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Title: Dominique
Author: Fromentin, Eugène, 1820-1876
Language: French
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produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



DOMINIQUE

DOMINIQUE d'EUGÈNE FROMENTIN, _premier volume des_ Modernes _de la_
BIBLIOTHÈQUE DU BIBLIOPHILE, _a été tiré à 1.000 exemplaires ainsi
numérotés, suivant la justification uniforme de cette collection:_

_Nos 1 à 10.--Exemplaires sur papier de Chine._

_Nos 11 à 30.--Exemplaires sur papier impérial du Japon._

_Nos 31 à 1.000.--Exemplaires sur vélin de France B. F. K. filigrané
au titre de la collection._

_Il a été tiré en outre 50 exemplaires hors commerce marqués de A à Z et
de I à XXV._

EXEMPLAIRE Nº 208

BIBLIOTHÈQUE DU BIBLIOPHILE

EUGÈNE FROMENTIN

LYON

H. LARDANCHET, ÉDITEUR

RUE PRÉSIDENT-CARNOT, Nº 10

1920


_A MADAME GEORGE SAND_

_Madame_,

_Voici ce petit livre que vous avez lu. A mon grand regret, je le publie
sans y rien changer, c'est-à-dire avec toutes les inexpériences qui
peuvent trahir une œuvre d'essai. De pareils défauts m'ont paru sans
remède: désespérant de les corriger, je les constate. Si le livre était
meilleur, je serais parfaitement heureux de vous l'offrir. Tel qu'il
est, me pardonnerez-vous, Madame, comme au plus humble de vos amis, de
le placer sous la protection d'un nom qui déjà m'a servi de sauvegarde,
et pour lequel j'ai autant d'admiration que de gratitude et de respect?_

EUG. FROMENTIN.

Paris, novembre 1862.



DOMINIQUE



I


CERTAINEMENT je n'ai pas à me plaindre--me disait celui dont je
rapporterai les confidences dans le récit très simple et trop peu
romanesque qu'on lira tout à l'heure--car, Dieu merci, je ne suis plus
rien, à supposer que j'aie jamais été quelque chose, et je souhaite à
beaucoup d'ambitieux de finir ainsi. J'ai trouvé la certitude et le
repos, ce qui vaut mieux que toutes les hypothèses. Je me suis mis
d'accord avec moi-même, ce qui est bien la plus grande victoire que nous
puissions remporter sur l'impossible. Enfin, d'inutile à tous, je
deviens utile à quelques-uns, et j'ai tiré de ma vie, qui ne pouvait
rien donner de ce qu'on espérait d'elle, le seul acte peut-être qu'on
n'en attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je
n'ai donc pas à me plaindre. Ma vie est faite et bien faite selon mes
désirs et mes mérites. Elle est rustique, ce qui ne lui messied pas.
Comme les arbres de courte venue, je l'ai coupée en tête: elle a moins
de port, de grâce et de saillie; on la voit de moins loin, mais elle
n'en aura que plus de racines et n'en répandra que plus d'ombre autour
d'elle. Il y a maintenant trois êtres à qui je me dois et qui me lient
par des devoirs précis, par des responsabilités qui n'ont rien de trop
lourd, par des attachements sans erreurs ni regrets. La tâche est
simple, et j'y suffirai. Et s'il est vrai que le but de toute existence
humaine soit moins encore de s'ébruiter que de se transmettre, si le
bonheur consiste dans l'égalité des désirs et des forces, je marche
aussi droit que possible dans les voies de la sagesse, et vous pourrez
témoigner que vous avez vu un homme heureux.»

Quoiqu'il ne fût pas le premier venu autant qu'il le prétendait, et
qu'avant de rentrer dans les effacements de sa province il en fût sorti
par un commencement de célébrité, il aimait à se confondre avec la
multitude des inconnus, qu'il appelait _les quantités négatives_. A ceux
qui lui parlaient de sa jeunesse et lui rappelaient les quelques lueurs
assez vives qu'elle avait jetées, il répondait que c'était sans doute
une illusion des autres et de lui-même, qu'en réalité il n'était
personne, et la preuve, c'est qu'il ressemblait aujourd'hui à tout le
monde, résultat de toute équité dont il s'applaudissait comme d'une
restitution légitime faite à l'opinion. Il répétait à ce sujet qu'il
n'est donné qu'à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle
de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain,
quand il n'est pas justifié par des dons supérieurs; que l'envie
audacieuse de se distinguer du commun de ses semblables n'est le plus
souvent qu'une tricherie commise envers la société et une injure
impardonnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien; que
s'attribuer un lustre auquel on n'a pas droit, c'est usurper les titres
d'autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit
de pillage dans le trésor public de la renommée.

Peut-être se diminuait-il ainsi pour expliquer sa retraite et pour ôter
le moindre prétexte de retour à ses propres regrets comme aux regrets de
ses amis. Était-il sincère? Je me le suis demandé souvent, et
quelquefois j'ai pu douter qu'un esprit comme le sien, épris de
perfection, fût aussi complètement résigné dans sa défaite. Mais il y a
tant de nuances dans la sincérité la plus loyale! il y a tant de
manières de dire la vérité sans la dire tout entière! L'absolu
détachement des choses n'admettrait-il aucun regard jeté de loin sur les
choses qu'on désavoue? Et quel est le cœur assez sûr de lui pour
répondre qu'il ne se glissera jamais un regret entre la résignation, qui
dépend de nous, et l'oubli, qui ne peut nous venir que du temps?

Quoi qu'il en soit de ce jugement porté sur un passé qui ne s'accordait
pas très bien avec sa vie présente, à l'époque dont je parle du moins,
il était arrivé à ce degré de démission de lui-même et d'obscurité qui
semblait lui donner tout à fait raison. Aussi ne fais-je que le prendre
au mot en le traitant à peu près comme un inconnu. Il était devenu,
d'après ses propres termes, si peu quelqu'un, et tant d'autres que lui
pourraient à la rigueur se reconnaître dans ces pages, que je ne vois
pas la moindre indiscrétion à publier de son vivant le portrait d'un
homme dont la physionomie se prête à tant de ressemblances. Si quelque
chose le distingue un peu du grand nombre de ceux qui volontiers
retrouveraient en lui leur propre image, c'est que, par une exception
qui, je le crois, ne fera envie à personne, il avait eu le courage assez
rare de s'examiner souvent, et la sévérité plus rare encore de se juger
médiocre. Enfin il existe si peu, quoiqu'il existe, qu'il est presque
indifférent de parler de lui soit au présent, soit au passé.

La première fois que je le rencontrai, c'était en automne. Le hasard me
le faisait connaître à cette époque de l'année qu'il aime le plus, dont
il parle le plus souvent, peut-être parce qu'elle résume assez bien
toute existence modérée qui s'accomplit ou qui s'achève dans un cadre
naturel de sérénité, de silence et de regrets. «Je suis un exemple,
m'a-t-il dit maintes fois depuis lors, de certaines affinités
malheureuses qu'on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J'ai fait
l'impossible pour n'être point un mélancolique, car rien n'est plus
ridicule à tout âge et surtout au mien; mais il y a dans l'esprit de
certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se
répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux qui sont nés dans
les brouillards d'octobre!» ajoutait-il en souriant à la fois et de sa
métaphore prétentieuse et de cette infirmité de nature dont il était au
fond très humilié.

Ce jour-là, je chassais aux environs du village qu'il habite. Je m'y
trouvais arrivé de la veille et sans autre relation que l'amitié de mon
hôte le docteur ***, fixé depuis quelques années seulement dans le pays.
Au moment où nous sortions du village, un chasseur parut en même temps
que nous sur un coteau planté de vignes qui borne l'horizon de
Villeneuve au levant. Il allait lentement et plutôt en homme qui se
promène, escorté de deux grands chiens d'arrêt, un épagneul à poils
fauves, un braque à robe noire, qui battaient les vignes autour de lui.
C'étaient ordinairement, je l'ai su depuis, les deux seuls compagnons
qu'il admît à le suivre dans ces expéditions presque journalières, où la
poursuite du gibier n'était que le prétexte d'un penchant plus vif, le
désir de vivre au grand air et surtout le besoin d'y vivre seul.

«Ah! voici M. Dominique qui chasse», me dit le docteur en reconnaissant
à toute distance l'équipage ordinaire de son voisin. Un peu plus tard,
nous l'entendîmes tirer, et le docteur me dit: «Voilà M. Dominique qui
tire.» Le chasseur battait à peu près le même terrain que nous et
décrivait autour de Villeneuve la même évolution, déterminée d'ailleurs
par la direction du vent, qui venait de l'est, et par les remises assez
fixes du gibier. Pendant le reste de la journée, nous l'eûmes en vue,
et, quoique séparés par plusieurs cents mètres d'intervalle, nous
pouvions suivre sa chasse comme il aurait pu suivre la nôtre. Le pays
était plat, l'air très calme, et les bruits en cette saison de l'année
portaient si loin, que même après l'avoir perdu de vue, on continuait
d'entendre très distinctement chaque explosion de son fusil et jusqu'au
son de sa voix quand, de loin en loin, il redressait un écart de ses
chiens ou les ralliait. Mais soit discrétion, soit, comme un mot du
docteur me l'avait fait présumer, qu'il eût peu de goût pour la chasse à
trois, celui que le docteur appelait M. Dominique ne se rapprocha tout à
fait que vers le soir, et la commune amitié qui s'est formée depuis
entre nous devait avoir ce jour-là pour origine une circonstance des
plus vulgaires. Un perdreau partit à l'arrêt de mon chien juste au
moment où nous nous trouvions à peu près à demi-portée de fusil l'un de
l'autre. Il occupait la gauche, et le perdreau parut incliner vers lui.

«A vous, monsieur», lui criai-je.

Je vis, à l'imperceptible temps d'arrêt qu'il mit à épauler son fusil,
qu'il examinait d'abord si rigoureusement ni le docteur ni moi n'étions
assez près pour tirer; puis, quand il se fut assuré que c'était un coup
perdu pour tous s'il ne se décidait pas, il ajusta lestement et fit feu.
L'oiseau, foudroyé en plein vol, sembla se précipiter plutôt qu'il ne
tomba, et rebondit, avec le bruit d'une bête lourde, sur le terrain
durci de la vigne.

C'était un coq de perdrix rouge magnifique, haut en couleur, le bec et
les pieds rouges et durs comme du corail, avec des ergots comme un coq
et large de poitrail presque autant qu'un poulet bien nourri.

«Monsieur, me dit en s'avançant vers moi M. Dominique, vous m'excuserez
d'avoir tiré sur l'arrêt de votre chien; mais j'ai bien été forcé, je
crois, de me substituer à vous pour ne pas perdre une fort belle pièce,
assez peu commune en ce pays. Elle vous appartient de droit. Je ne me
permettrais pas de vous l'offrir, je vous la rends.»

Il ajouta quelques paroles obligeantes pour me déterminer tout à fait,
et j'acceptai l'offre de M. Dominique comme une dette de politesse à
payer.

C'était un homme d'apparence encore jeune, quoiqu'il eût alors passé la
quarantaine, assez grand, à peau brune, un peu nonchalant de tournure,
et dont la physionomie paisible, la parole grave et la tenue réservée ne
manquaient pas d'une certaine élégance sérieuse. Il portait la blouse et
les guêtres d'un campagnard chasseur. Son fusil seul indiquait
l'aisance, et ses deux chiens avaient au cou un large collier garni
d'argent sur lequel on voyait un chiffre. Il serra courtoisement la main
du docteur et nous quitta presque aussitôt pour aller, nous dit-il,
rallier ses vendangeurs, qui, ce soir-là même, achevaient sa récolte.

On était aux premiers jours d'octobre. Les vendanges allaient finir; il
ne restait plus dans la campagne, en partie rendue à son silence, que
deux ou trois groupes de vendangeurs, ce que dans le pays on appelle des
_brigades_, et un grand mât surmonté d'un pavillon de fête, planté dans
la vigne même où se cueillaient les derniers raisins, annonçait en effet
que la brigade de M. Dominique se préparait joyeusement _à manger
l'oie_, c'est-à-dire à faire le repas de clôture et d'adieu où, pour
célébrer la fin du travail, il est de tradition de manger, entre autres
plats extraordinaires, une oie rôtie.

Le soir venait. Le soleil n'avait plus que quelques minutes de trajet
pour atteindre le bord tranchant de l'horizon. Il éclairait longuement,
en y traçant des rayures d'ombre et de lumière, un grand pays plat,
tristement coupé de vignobles, de guérets et de marécages, nullement
boisé, à peine onduleux, et s'ouvrant de distance en distance, par une
lointaine échappée de vue, sur la mer. Un ou deux villages blanchâtres,
avec leurs églises à plates-formes et leurs clochers saxons, étaient
posés sur un des renflements de la plaine, et quelques fermes, petites,
isolées, accompagnées de maigres bouquets d'arbres et d'énormes meules
de fourrage, animaient seules ce monotone et vaste paysage, dont
l'indigence pittoresque eût paru complète sans la beauté singulière qui
lui venait du climat, de l'heure et de la saison. Seulement, à l'opposé
de Villeneuve et dans un pli de la plaine, il y avait quelques arbres un
peu plus nombreux qu'ailleurs et formant comme un très petit parc autour
d'une habitation de quelque apparence. C'était un pavillon de tournure
flamande, élevé, étroit, percé de rares fenêtres irrégulières et flanqué
de tourelles à pignons d'ardoise. Aux abords étaient agglomérées
quelques constructions plus récentes, maison de ferme et bâtiment
d'exploitation, le tout au surplus très modeste. Un brouillard bleu qui
s'élevait à travers les arbres indiquait qu'il y avait exceptionnellement
dans ce bas-fond du pays quelque chose au moins comme un cours d'eau;
une longue avenue marécageuse, sorte de prairie mouillée bordée de
saules, menait directement de la maison à la mer.

«Ce que vous voyez là, me dit le docteur en me montrant cet îlot de
verdure isolé dans la nudité des vignobles, c'est le château des
Trembles et l'habitation de M. Dominique.»

Cependant M. Dominique allait rejoindre ses vendangeurs et s'éloignait
paisiblement, son fusil désarmé, suivi cette fois de ses chiens à bout
de forces; mais à peine avait-il fait quelques pas dans le sentier
labouré d'ornières qui menait à ses vignes que nous fûmes témoins d'une
rencontre qui me charma.

Deux enfants dont on entendait les voix riantes, une jeune femme dont on
voyait seulement la robe d'étoffe légère et l'écharpe rouge, venaient
au-devant du chasseur. Les enfants lui faisaient des gestes joyeux et se
précipitaient de toute la vitesse de leurs petites jambes; la mère
arrivait plus lentement et de la main agitait un des bouts de son
écharpe couleur de pourpre. Nous vîmes M. Dominique prendre à son tour
chacun de ses enfants dans ses bras. Ce groupe animé de couleurs
brillantes demeura un moment arrêté dans le sentier vert, debout au
milieu de la campagne tranquille, illuminé des feux du soir et comme
enveloppé de toute la placidité du jour qui finissait. Puis la famille
au complet reprit le chemin des Trembles, et le dernier rayon qui venait
du couchant accompagna jusque chez lui ce ménage heureux.

Le docteur m'apprit alors en quelques mots que M. Dominique de Bray--on
l'appelait M. Dominique tout court en vertu d'un usage amical adopté par
les familiarités du pays--était un gentilhomme de l'endroit, maire de
la commune, et qui devait cette charge de confiance moins encore à son
influence personnelle, car il ne l'exerçait que depuis peu d'années,
qu'à l'ancienne estime attachée à son nom; qu'il était très secourable
aux malheureux, très aimé et fort bien vu de tous, quoiqu'il n'eût de
ressemblance avec ses administrés que par la blouse, quand il en
portait.

«C'est un aimable homme, ajouta le docteur, seulement un peu sauvage,
excellent, simple et discret, qui se répand beaucoup en services, peu en
paroles. Tout ce que je puis vous dire de lui, c'est que je lui connais
autant d'obligés qu'il y a d'habitants dans la commune.»

La soirée qui suivit cette journée champêtre fut si belle et si
parfaitement limpide, qu'on aurait pu se croire encore au milieu de
l'été. Je m'en souviens surtout à cause d'un certain accord
d'impressions qui fixe à la fois les souvenirs, même les moins
frappants, sur tous les points sensibles de la mémoire. Il y avait de la
lune, un clair de lune éblouissant, et la route crayeuse de Villeneuve,
avec ses maisons blanches, en était éclairée comme en plein midi, d'un
éclat plus doux, mais avec autant de précision. La grande rue droite qui
traverse le village était déserte. On entendait à peine, en passant
devant les portes, des gens qui soupaient en famille derrière leurs
volets déjà clos. De distance en distance, partout où les habitants ne
dormaient pas, un étroit rayon de lumière s'échappait par les serrures
ou par les _chattières_, et jaillissait comme un trait rouge à travers
la blancheur froide de la nuit. Les pressoirs seuls restaient ouverts
pour donner de l'air au plancher des _treuils_, et d'un bout à l'autre
du village une moiteur de raisins pressés, la chaude exhalaison des vins
qui fermentent, se mêlaient à l'odeur des poulaillers et des étables.
Dans la campagne, il n'y avait plus de bruit, hormis la voix des coqs
qui se réveillaient de leur premier sommeil, et chantaient pour annoncer
que la nuit serait humide. Des grives que le vent d'est amenait, des
oiseaux de passage qui émigraient du nord au sud, traversaient l'air
au-dessus du village et s'appelaient constamment, comme des voyageurs de
nuit. Entre huit et neuf heures, une sorte de rumeur joyeuse éclata dans
le fond de la plaine, et fit aboyer subitement tous les chiens de ferme
des environs; c'était la musique aigre et cadencée des cornemuses jouant
un air de contredanse.

«On danse chez M. Dominique, me dit le docteur. Bonne occasion pour lui
faire visite dès ce soir, si vous le voulez bien, puisque vous lui devez
des remercîments. Lorsqu'on danse au _biniou_ chez un propriétaire qui
fait vendanges, sachez que c'est presque une soirée publique.»

Nous prîmes le chemin des Trembles, et nous nous acheminâmes à travers
les vignes, doucement émus par l'influence de cette nuit magnifique. Le
docteur, qui la subissait à sa manière, se mit à regarder les rares
étoiles que le vif éclat de la lune n'eût pas éclipsées, et se perdit
dans des rêveries astronomiques, les seules rêveries qu'un pareil esprit
se crût permises.

On dansait devant la grille de la ferme sur une esplanade en forme
d'aire, entourée de grands arbres et parmi des herbes mouillées par
l'humidité du soir, comme s'il avait plu. La lune illuminait si bien ce
bal improvisé, qu'on pouvait se passer d'autres lumières. Il n'y avait
guère, en fait de danseurs, que les vendangeurs de la maison, et
peut-être un ou deux jeunes gens des environs que le signal de la
cornemuse avait attirés. Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du
biniou s'en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une
violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si
perçants, et qui déchiraient avec tant d'aigreur l'air sonore et calme
de la nuit, que je ne m'étonnais plus, en l'écoutant, que le bruit d'un
pareil instrument nous fût parvenu de si loin; à une demi-lieue à la
ronde, on pouvait l'entendre, et les jeunes filles de la plaine
devaient, sans contredit, rêver contredanses dans leur lit. Les garçons
avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes
et relevé leurs tabliers de ratine; mais tous avaient gardé leurs
sabots, disons comme eux leurs _bots_, sans doute pour se donner plus
d'aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de
cette lourde et sautante pantomime appelée la _bourrée._ Pendant ce
temps, dans la cour de la ferme, des servantes passaient une chandelle à
la main, allant et venant de la cuisine au réfectoire, et quand
l'instrument s'arrêtait pour reprendre haleine, on distinguait les
craquements du treuil où les hommes de corvée pressaient la vendange.

C'est là que nous trouvâmes M. Dominique, au milieu de ce laboratoire
singulier plein de charpentes, de madriers, de cabestans, de roues en
mouvement, qu'on appelle un pressoir. Deux ou trois lampes dispersées
dans ce grand espace, encombré de volumineuses machines et
d'échafaudages, l'éclairaient aussi peu que possible. On était en train
de couper la _treuillée_, c'est-à-dire qu'on équarrissait de nouveau la
vendange écrasée par la pression des machines, et qu'on la
reconstruisait en plateau régulier pour en exprimer tout le jus restant.
Le moût, qui ne s'égouttait plus que faiblement, descendait avec un
bruit de fontaine épuisée dans les auges de pierre, et un long tuyau de
cuir, pareil aux tuyaux d'incendie, le prenait aux réservoirs et le
conduisait dans les profondeurs d'un cellier où la saveur sucrée des
raisins foulés se changeait en odeur de vin, et aux approches duquel la
chaleur était très forte. Tout ruisselait de vin nouveau. Les murs
transpiraient humectés de vendanges. Des vapeurs capiteuses formaient un
brouillard autour des lampes. M. Dominique était parmi ses vignerons,
montés sur les étais du treuil, et les éclairant lui-même avec une lampe
de main qui nous le fît découvrir dans ces demi-ténèbres. Il avait gardé
sa tenue de chasse, et rien ne l'eût distingué des hommes de peine, si
chacun d'eux ne l'eût appelé monsieur notre maître.

«Ne vous excusez pas, dit-il au docteur qui lui demandait grâce pour
l'heure et le moment choisi de notre visite, sans quoi j'aurais trop
moi-même à m'excuser.»

Et je crois bien, tant il fut parfaitement aisé et poli en nous faisant,
sa lampe à la main, les honneurs de son pressoir, qu'il n'éprouva
d'autre embarras que celui de nous faire asseoir commodément en pareil
lieu.

Je n'ai rien à dire de notre entretien, le premier qui m'ait fait
écouter un homme avec lequel j'ai beaucoup causé depuis. Je me souviens
seulement qu'après avoir parlé vendange, récolte, chasse et campagne,
seuls sujets qui nous fussent communs, le nom de Paris se présenta tout
à coup comme une inévitable antithèse à toutes les simplicités comme à
toutes les rusticités de la vie.

«Ah! c'était le beau temps! dit le docteur, que ce nom de Paris
réveillait toujours en sursaut.

--Encore des regrets!» répondit M. Dominique.

Et cela fut dit avec un accent particulier, plus significatif que les
paroles, et qui me donna l'envie d'en chercher le sens.

Nous sortîmes au moment où les vendangeurs allaient souper. Il était
tard; nous n'avions plus qu'à regagner Villeneuve. M. Dominique nous fit
parcourir l'allée tournante d'un jardin dont les limites se confondaient
vaguement avec les arbres du parc, puis une longue terrasse en tonnelle
occupant toute la façade de la maison, et à l'extrémité de laquelle on
voyait la mer. En passant devant une chambre éclairée, dont la fenêtre
était ouverte à l'air tiède de la nuit, j'aperçus la jeune femme à
l'écharpe rouge, assise et brodant près de deux lits jumeaux. Nous nous
séparâmes à la grille. La lune éclairait en plein la large cour
d'honneur, où le mouvement de la ferme ne parvenait plus. Les chiens,
las d'une journée de chasse, y dormaient devant leurs niches, la chaîne
au cou, étendus à plat sur le sable. Des oiseaux se remuaient dans des
massifs de lilas, comme si la grande clarté de la nuit leur eût fait
croire à la venue du jour. On n'entendait plus rien du bal interrompu
par le souper; la maison des Trembles et les environs reposaient déjà
dans le plus grand silence, et cette absence de tout bruit soulageait du
bruit du biniou.

Très peu de jours après, nous trouvions, en rentrant au logis, deux
cartes de M. Dominique de Bray, qui s'était présenté dans la journée
pour nous faire sa visite, et le lendemain même un billet d'invitation
nous arrivait des Trembles. C'était une prière aimable signée du mari,
mais écrite au nom de madame de Bray; il s'agissait d'un dîner de
famille offert en voisins, et qu'on serait heureux de nous voir accepter
de même.

Cette nouvelle entrevue, la première, à vrai dire, qui m'ait donné
entrée dans la maison des Trembles, n'eut rien non plus de bien
mémorable, et je n'en parlerais pas si je n'avais à dire un mot tout de
suite de la famille de M. Dominique. Elle se composait des trois
personnes dont j'avais déjà vu de loin la silhouette fugitive au milieu
des vignes: une petite fille brune qu'on appelait Clémence, un garçon
blond, fluet, grandissant trop vite et qui déjà promettait de porter
avec plus de distinction que de vigueur le nom moitié féodal et moitié
campagnard de Jean de Bray. Quant à leur mère, c'était une femme et une
mère dans la plus excellente acception de ces deux mots, ni matrone ni
jeune fille, très jeune d'âge peut-être, avec la maturité et la dignité
puisées dans le sentiment bien compris de son double rôle; de très beaux
yeux dans un visage indécis, beaucoup de douceur, je ne sais quoi
d'ombrageux d'abord qui tenait sans doute à l'isolement accoutumé de sa
vie, mais avec infiniment de grâce et de manières.

Cette année-là, nos relations n'allèrent pas beaucoup plus loin: une ou
deux chasses où M. de Bray me pria de prendre part, quelques visites
reçues ou rendues, et qui me firent mieux connaître les chemins de son
village qu'elles ne m'ouvrirent les avenues discrètes de son amitié.
Puis novembre arriva, et je quittai Villeneuve sans avoir autrement
pénétré dans l'intimité de l'heureux ménage: c'est ainsi que le docteur
et moi nous désignions dorénavant les châtelains des Trembles.



II


L'ABSENCE a des effets singuliers. J'en fis l'épreuve pendant cette
première année d'éloignement qui me sépara de M. Dominique, sans
qu'aucun souvenir direct parût nous rappeler l'un à l'autre. L'absence
unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu'elle divise, elle fait se
souvenir, elle fait oublier; elle relâche certains liens très solides,
elle les tend et les éprouve au point de les briser; il y a des liaisons
soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d'irrémédiables
avaries; elle accumule des mondes d'indifférence sur des promesses de
souvenirs éternels. Et puis d'un germe imperceptible, d'un lien
inaperçu, d'un _adieu_, _monsieur_, qui ne devait pas avoir de
lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais
comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés
viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces
attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à
notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos
sentiments, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable
rayon qui va de l'un à l'autre, et ne craignent plus rien, ni des
distances ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les
prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n'est, en pareil cas,
que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans
les profondeurs du cœur et de l'esprit, et dont l'extrême tension
fait souffrir. Une année se passe. On s'est quitté sans se dire au
revoir; on se retrouve, et pendant ce temps l'amitié a fait en nous de
tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les
précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace
de vie et d'oubli, n'a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze
mois de silence vous ont donné tout à coup le besoin mutuel des
confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier.

Il y avait juste un an que j'avais mis le pied dans Villeneuve pour la
première fois, quand j'y revins, attiré par une lettre du docteur, qui
m'écrivait: «On parle de vous dans le voisinage, et l'automne est
superbe, venez.» J'arrivai sans me faire attendre, et quand un soir de
vendanges, par une journée tiède, par un soleil doux, au milieu des
mêmes bruits, je montai sans être annoncé le perron des Trembles, je vis
bien que l'union dont je parle était formée, et que l'ingénieuse absence
avait agi sans nous et pour nous.

J'étais un hôte attendu qui revenait, qui devait revenir, et qu'un usage
ancien avait rendu le familier de la maison. Ne m'y trouvais-je pas
moi-même on ne peut plus à l'aise? Cette intimité qui commençait à peine
était-elle ancienne ou nouvelle? C'était à ne plus le savoir, tant
l'intuition des choses m'avait longuement fait vivre avec elles, tant le
soupçon que j'avais d'elles ressemblait d'avance à des habitudes.
Bientôt les gens de service me connurent; les deux chiens n'aboyèrent
plus quand je parus dans la cour; la petite Clémence et Jean
s'habituèrent vite à me voir, et ne furent pas les derniers à subir
l'effet certain du retour et l'inévitable séduction des faits qui se
répètent.

Plus tard on m'appela par mon nom, sans supprimer tout à fait la formule
de _monsieur_, mais en la négligeant fréquemment. Puis il arriva qu'un
jour _M. de Bray_ (je disais ordinairement M. de Bray) ne se trouva plus
d'accord avec le ton de nos entretiens, et chacun de nous s'en aperçut à
la fois, comme d'une note qui résonnait faux. En réalité, rien aux
Trembles ne paraissait changé, ni les lieux, ni nous-mêmes, et nous
avions l'air, tant autour de nous tout se trouvait identique, les
choses, l'époque, la saison et jusqu'aux plus petits incidents de la
vie, de fêter jour par jour l'anniversaire d'une amitié qui n'avait plus
de date.

Les vendanges se firent et s'achevèrent comme les précédentes,
accompagnées des mêmes danses, des mêmes festins, au son de la même
cornemuse maniée par le même musicien. Puis, la cornemuse remise au
clou, les vignes désertes, les celliers fermés, la maison rentra dans
son calme ordinaire. Il y eut un mois pendant lequel les bras se
reposèrent un peu et les champs chômèrent. Ce fut ce mois de répit et
comme de vacances rurales qui s'écoule d'octobre à novembre, entre la
dernière récolte et les semailles. Il résume à peu près les derniers
beaux jours. Il conduit, comme une défaillance aimable de la saison,
des chaleurs tardives aux premiers froids. Puis un matin les charrues
sortirent; mais rien ne ressemblait moins aux bruyantes bacchanales des
vendanges que le morne et silencieux monologue du bouvier conduisant ses
bœufs de labour, et ce grand geste sempiternel du semeur semant son
grain dans des lieues de sillons.

La propriété des Trembles était un beau domaine, d'où Dominique tirait
une bonne partie de sa fortune, et qui le faisait riche. Il l'exploitait
lui-même, aidé de madame de Bray, qui, disait-il, possédait tout
l'esprit de chiffres et d'administration qui lui manquait. Pour
auxiliaire secondaire, avec moins d'importance et presque autant
d'action, dans ce mécanisme compliqué d'une exploitation agricole, il
avait un vieux serviteur hors rang dans le nombre de ses domestiques,
qui remplissait en fait les fonctions de régisseur ou d'intendant des
fermes. Ce serviteur, dont le nom reviendra plus tard dans ce récit,
s'appelait André. En qualité d'enfant du pays et je crois bien d'enfant
de la maison, il avait, vis-à-vis de son maître, autant de privautés que
de tendresse. «Monsieur notre maître», disait-il toujours, soit qu'il
parlât de lui ou qu'il lui parlât, et le maître à son tour le tutoyait
par une habitude qu'il avait gardée de sa jeunesse et qui perpétuait des
traditions domestiques assez touchantes entre le jeune chef de famille
et le vieux André. André était donc, après le maître et la maîtresse du
logis, le principal personnage des Trembles et le mieux écouté. Le
reste du personnel, assez nombreux, se distribuait dans les multiples
recoins de la maison et de la ferme. Le plus souvent tout paraissait
vide, excepté la basse-cour, où remuaient tout le jour durant des
troupeaux de poules, le grand jardin où les filles de la ferme
ramassaient des faix d'herbes, et la terrasse exposée au midi, où, quand
il faisait beau, madame de Bray et ses enfants se tenaient dans l'ombre,
chaque matin plus rare, des treilles, dont les pampres tombaient.
Quelquefois des journées entières se passaient sans qu'on entendît quoi
que ce fût qui rappelât la vie dans cette maison où tant de gens
vivaient cependant dans l'activité des soins ou du travail.

La mairie n'était point aux Trembles, quoique depuis deux ou trois
générations les de Bray eussent toujours été, comme par un droit acquis,
maires de la commune. Les archives étaient déposées à Villeneuve. Une
maison de paysan des plus rustiques servait à la fois d'école primaire
et de maison communale. Dominique s'y rendait deux fois par mois pour
présider le conseil et de loin en loin pour les mariages. Ce jour-là, il
partait avec son écharpe dans sa poche, et la ceignait en entrant dans
la salle des séances. Il accompagnait volontiers les formalités légales
d'une petite allocution qui produisait d'excellents effets. Il me fut
donné de l'entendre à l'époque dont je parle, deux fois de suite dans la
même semaine. Les vendanges amènent infailliblement les mariages; c'est,
avec les veillées de carême, la saison de l'année qui rend les garçons
entreprenants, attendrit le cœur des filles et fait le plus
d'amoureux.

Quant aux distributions de bienfaisance, c'était madame de Bray qui en
avait tout le soin. Elle tenait les clefs de la pharmacie, du linge, du
gros bois, des sarments; les bons de pain, signés du maire, étaient
écrits de sa main. Et si elle ajoutait du sien aux libéralités
officielles de la commune, personne n'en savait rien, et les pauvres en
recueillaient les bénéfices sans jamais apercevoir la main qui donnait.
De vrais pauvres d'ailleurs, grâce à un pareil voisinage, il n'y en
avait que très peu dans la commune. Les ressources de la mer voisine qui
venaient en aide à la charité publique, les levées de marais et quelques
prairies banales ou les plus gênés menaient pacager leurs vaches, un
climat très doux qui rendait les hivers supportables, tout cela faisait
que les années passaient sans trop de détresse, et que personne ne se
plaignait du sort qui l'avait fait naître à Villeneuve.

Telle était à peu près la part que Dominique prenait à la vie publique
de son pays: administrer une très petite commune perdue loin de tout
grand centre, enfermée de marais, acculée contre la mer qui rongeait ses
côtes et lui dévorait chaque année quelques pouces de territoire;
veiller aux routes, aux desséchements; tenir les levées en état; penser
aux intérêts de beaucoup de gens dont il était au besoin l'arbitre, le
conseil et le juge; empêcher les procès et les discordes aussi bien que
les disputes; prévenir les délits; soigner de ses mains, aider de sa
bourse; donner de bons exemples d'agriculture; tenter des essais
ruineux pour encourager les petites gens à en faire d'utiles;
expérimenter à tout risque, avec sa terre et ses capitaux, comme un
médecin essaye des médicaments sur sa santé, et tout cela le plus
simplement du monde, non pas même comme une servitude, mais comme un
devoir de position, de fortune et de naissance.

Il s'éloignait aussi peu que possible du cercle étroit de cette
existence active et cachée qui ne mesurait pas une lieue de rayon. Aux
Trembles, il recevait peu, sinon quelques voisins de campagne, venus
pour chasser des extrêmes limites du département, et le docteur et le
curé de Villeneuve, pour lesquels il y avait le dîner régulier des
dimanches.

Quand il avait, dès son lever, expédié les affaires de la commune, s'il
lui restait une heure ou deux pour s'occuper de ses propres affaires, il
donnait un coup d'œil à ses charrues, distribuait le blé des
semailles, faisait livrer le fourrage, ou bien il montait à cheval,
lorsqu'une nécessité de surveillance l'appelait un peu plus loin. A onze
heures, la cloche des Trembles annonçait le déjeuner: c'était le premier
moment de la journée qui réunît la famille au complet et mit les deux
enfants sous les yeux de leur père. L'un et l'autre apprenaient à lire,
modeste début surtout pour un garçon dont Dominique avait, je crois,
l'ambition de faire la réussite de sa propre vie manquée.

L'année se trouvait giboyeuse, et nous passions la plupart de nos
après-midi à la chasse, ou bien nous faisions dans ces campagnes nues
une promenade rapide, sans autre but le plus souvent que de côtoyer la
mer. Je remarquais que ces longues chevauchées coupées de silences, dans
un pays qui ne prêtait nullement au rire, le rendaient plus sérieux que
de coutume. Nous allions au pas, côte à côte, et souvent il oubliait que
j'étais là pour suivre dans une sorte de demi-sommeil un peu vague la
monotone allure de son cheval ou son piétinement sur les galets roulants
du rivage. Des gens de Villeneuve ou d'ailleurs croisaient notre route
et le saluaient. Tantôt c'était M. le maire et tantôt M. Dominique. La
formule variait avec le domicile des gens, le plus ou moins de rapports
avec le château, ou d'après le degré de servage.

«Bonjour, monsieur Dominique», lui criait-on à travers champs. C'étaient
des laboureurs, gens de main-d'œuvre, pliés en deux sur le dos de
leurs sillons. Ils relevaient tant bien que mal leurs reins faussés, et
découvraient de grands fronts frisés de cheveux courts, bizarrement
blancs, dans un visage embrasé de soleil. Quelquefois un mot dont le
sens n'était nullement défini pour moi, un souvenir d'un autre temps,
rappelé par un de ceux qui l'avaient vu naître, et qui lui disaient à
tous propos: «Vous souvenez-vous?» quelquefois, dis-je, un mot suffisait
pour le faire changer de visage et le jeter dans un silence
embarrassant.

Il y avait un vieux gardeur de moutons, très brave homme, qui tous les
jours, à la même heure, menait ses bêtes brouter les herbes salées de la
falaise. On l'apercevait, quelque temps qu'il fît, debout comme une
sentinelle à deux pieds du bord escarpé: son chapeau de feutre attaché
sous les oreilles, les pieds dans ses gros sabots remplis de paille, le
dos abrité sous une limousine de feutre grisâtre. «Quand on pense,
m'avait dit Dominique qu'il y a trente-cinq ans que je le connais et que
je le vois là!» Il était grand causeur, comme un homme qui n'a que de
rares occasions de se dédommager du silence, et qui en profite. Presque
toujours il se mettait devant nos chevaux, leur barrait le passage et
très ingénument nous obligeait à l'écouter. Il avait lui aussi, mais
plus que tous les autres, la manie des _vous souvenez-vous_? comme si
les souvenirs de sa longue vie de gardeur de moutons ne formaient qu'un
chapelet de bonheurs sans mélange. Ce n'était pas, je l'avais remarqué
dès le premier jour, la rencontre qui plaisait le plus à Dominique. La
répétition de cette même image, à la même place, le renouvellement des
choses mortes, inutiles, oubliées, venant tous les jours pour ainsi dire
à la même heure se poser indiscrètement devant lui, tout cela le gênait
évidemment comme une importunité réelle dans ses promenades. Aussi,
quoique excellent pour tous ceux qui l'aimaient, et le vieux berger
l'aimait beaucoup, Dominique le traitait un peu comme un vieux corbeau
bavard. «C'est bon, c'est bon, père Jacques, lui disait-il, à demain»,
et il tâchait de passer outre; mais l'obstination stupide du père
Jacques était telle, qu'il fallait, coûte que coûte, prendre son mal en
patience et laisser souffler les chevaux pendant que le vieux berger
causait.

Un jour, Jacques avait, comme de coutume, enjambé le talus de la falaise
du plus loin qu'il nous avait aperçus, et, planté comme une borne sur
l'étroit sentier, il nous avait arrêtés court. Il était plus que jamais
en humeur de parler du temps qui n'est plus, de rappeler des dates: la
saveur du passé lui montait ce jour-là au cerveau comme une ivresse.

«Salut bien, monsieur Dominique, salut bien, messieurs, nous dit-il en
nous montrant toutes les rides de son visage dévasté épanouies par la
satisfaction de vivre. Voilà du beau temps, comme on n'en voit pas
souvent, comme on n'en a pas vu peut-être depuis vingt ans. Vous
souvenez-vous, monsieur Dominique, il y a vingt ans?... Ah! quelles
vendanges, quelle chaleur pour ramasser,... et que le raisin _moûlait_
comme une éponge et qu'il était doux comme du sucre, et qu'on ne
suffisait pas à cueillir tout ce que le sarment portait!...»

Dominique écoutait impatiemment, et son cheval se tourmentait sous lui
comme s'il eût été piqué par les mouches.

«C'était l'année où il y avait tout ce monde au château, vous savez...
Ah! comme...»

Mais un écart du cheval de Dominique coupa la phrase et laissa le père
Jacques tout ébahi. Dominique cette fois avait passé quand même. Il
partait au galop et cinglait son cheval avec sa cravache, comme pour le
corriger d'un vice subit ou le punir d'avoir eu peur. Pendant le reste
de la promenade, il fut distrait, et garda le plus longtemps possible
une allure rapide.

Dominique avait assez peu de goût pour la mer: il avait grandi,
disait-il, au milieu de ses gémissements, et s'en souvenait avec
déplaisir, comme d'une complainte amère; c'était faute d'autres
promenades plus riantes que nous avions adopté celle-ci. D'ailleurs, vu
de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la
campagne et des flots devenait d'une grandeur saisissante à force d'être
vide. Et puis, dans ce contraste du mouvement des vagues et de
l'immobilité de la plaine, dans cette alternative de bateaux qui passent
et de maisons qui demeurent, de la vie aventureuse et de la vie fixée,
il y avait une intime analogie dont il devait être frappé plus que tout
autre, et qu'il savourait secrètement, avec l'âcre jouissance propre aux
voluptés d'esprit qui font souffrir. Le soir approchant, nous revenions
au petit pas, par des chemins pierreux enclavés entre des champs
fraîchement remués dont la terre était brune. Des alouettes d'automne se
levaient à fleur de sol et fuyaient avec un dernier frisson de jour sur
leurs ailes. Nous atteignions ainsi les vignes, l'air salé des côtes
nous quittait. Une moiteur plus molle et plus tiède s'élevait du fond de
la plaine. Bientôt après nous entrions dans l'ombre bleue des grands
arbres, et le plus souvent le jour était fini quand nous mettions pied à
terre au perron des Trembles.

La soirée nous réunissait de nouveau, en famille, dans un grand salon
garni de meubles anciens, où l'heure monotone était marquée par une
longue horloge, au timbre éclatant, dont la sonnerie retentissait
jusque dans les chambres hautes. Il était impossible de se soustraire à
ce bruit, qui nous réveillait la nuit, en plein sommeil, non plus qu'à
la mesure battue bruyamment par le balancier, et quelquefois nous nous
surprenions, Dominique et moi, écoutant sans mot dire ce murmure sévère
qui, de seconde en seconde, nous entraînait d'un jour dans un autre.
Nous assistions au coucher des enfants, dont la toilette de nuit se
faisait, par indulgence, au salon, et que leur mère emportait tout
enveloppés de blanc, les bras morts de sommeil et les yeux clos. Vers
dix heures on se séparait. Je rentrais alors à Villeneuve, ou bien plus
tard, quand les soirées devinrent pluvieuses, les nuits plus sombres,
les chemins moins faciles, quelquefois on me gardait aux Trembles pour
la nuit. J'avais ma chambre au second étage, à l'angle du pavillon
touchant à la tourelle. Dominique l'avait occupée autrefois pendant une
grande partie de sa jeunesse. De la fenêtre on découvrait toute la
plaine, tout Villeneuve et jusqu'à la haute mer, et j'entendais en
m'endormant le bruit du vent dans les arbres et ce ronflement de la mer
dont l'enfance de Dominique avait été bercée. Le lendemain, tout
recommençait comme la veille, avec la même plénitude de vie, la même
exactitude dans les loisirs et dans le travail. Les seuls accidents
domestiques dont j'eusse encore été témoin, c'étaient, pour ainsi dire,
des accidents de saison qui troublaient la symétrie des habitudes, comme
par exemple un jour de pluie venant quand on avait pris des dispositions
en vue du beau temps.

Ces jours-là, Dominique montait à son cabinet. Je demande pardon au
lecteur de ces menus détails, et de ceux qui vont suivre; mais ils le
feront pénétrer peu à peu, et par les voies indirectes qui m'y
conduisirent moi-même, de la vie banale du gentilhomme fermier dans la
conscience même de l'homme, et peut-être y trouvera-t-on des
particularités moins vulgaires. Ces jours-là, dis-je, Dominique montait
à son cabinet, c'est-à-dire qu'il revenait de vingt-cinq ou trente ans
en arrière, et cohabitait pour quelques heures avec son passé. Il y
avait là quelques miniatures de famille, un portrait de lui: jeune
visage au teint rosé, tout papilloté de boucles brunes, qui n'avait plus
un trait reconnaissable, quelques cartons étiquetés parmi des monceaux
de papiers, et une double bibliothèque, l'une ancienne, l'autre
entièrement moderne, et qui manifestait par un certain choix de livres
des prédilections qu'il appliquait en fait dans sa vie. Un petit meuble
enseveli dans la poussière contenait uniquement ses livres de collège,
livres d'études et livres de prix. Joignez encore un vieux bureau criblé
d'encre et de coups de canif, une fort belle mappemonde datant d'un
demi-siècle et sur laquelle étaient tracés à la main de chimériques
itinéraires à travers toutes les parties du monde. Outre ces témoignages
de sa vie d'écolier, respectés et conservés, je le crois, avec
attachement par l'homme qui se sentait vieillir, il y avait d'autres
attestations de lui-même, de ce qu'il avait été, de ce qu'il avait
pensé, et que je dois faire connaître, quoique le caractère en fût
bizarre autant que puéril. Je veux parler de ce qu'on voyait sur les
murs, sur les boiseries, sur les vitres, et des innombrables confidences
qu'on pouvait y lire.

On y lisait surtout des dates, des noms de jours, avec la mention
précise du mois et de l'année. Quelquefois la même indication se
reproduisait en série avec des dates successives quant à l'année, comme
si, plusieurs années de suite, il se fût astreint, jour par jour,
peut-être heure par heure, à constater je ne sais quoi d'identique, soit
sa présence physique au même lieu, soit plutôt la présence de sa pensée
sur le même objet. Sa signature était ce qu'il y avait de plus rare;
mais, pour demeurer anonyme, la personnalité qui présidait à ces sortes
d'inscriptions chiffrées n'en était pas moins évidente. Ailleurs il y
avait seulement une figure géométrique élémentaire. Au-dessous, la même
figure était reproduite, mais avec un ou deux traits de plus qui en
modifiaient le sens sans en changer le principe, et la figure arrivait
ainsi, et en se répétant avec des modifications nouvelles, à des
significations singulières qui impliquaient le triangle ou le cercle
originel, mais avec des résultats tout différents. Au milieu de ces
allégories dont le sens n'était pas impossible à deviner, il y avait
certaines maximes courtes et beaucoup de vers, tous à peu près
contemporains de ce travail de réflexion sur l'identité humaine dans le
progrès. La plupart étaient écrits au crayon, soit que le poète eût
craint, soit qu'il eût dédaigné de leur donner trop de permanence en les
gravant à perpétuité dans la muraille. Des chiffres enlacés, mais très
rares, où une même majuscule se nouait avec un D, accompagnaient presque
toujours quelques vers d'une acception mieux définie, souvenirs d'une
époque évidemment plus récente. Puis tout à coup, et comme un retour
vers un mysticisme plus douloureux ou plus hautain, il avait écrit--sans
doute par une rencontre fortuite avec le poète Longfellow--_Excelsior!
Excelsior! Excelsior!_ répétés avec un nombre indéfini de points
d'exclamation. Puis, à dater d'une époque qu'on pouvait calculer
approximativement par un rapprochement facile avec son mariage, il
devenait évident que, soit par indifférence, soit plutôt résolument, il
avait pris le parti de ne plus écrire. Jugeait-il que la dernière
évolution de son existence était accomplie? Ou pensait-il avec raison
qu'il n'avait plus rien à craindre désormais pour cette identité de
lui-même qu'il avait pris jusque là tant de soin d'établir? Une seule et
dernière date très apparente existait à la suite de toutes les autres,
et s'accordait exactement avec l'âge du premier enfant qui lui était né:
son fils Jean.

Une grande concentration d'esprit, une active et intense observation de
lui-même, l'instinct de s'élever plus haut, toujours plus haut, et de se
dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes
de la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la
nature qui se fait entendre, des sentiments qui naissent et
attendrissent ce jeune cœur égoïstement nourri de sa propre
substance, ce nom qui se double d'un autre nom et des vers qui
s'échappent comme une fleur de printemps fleurit, des élans forcenés
vers les hauts sommets de l'idéal, enfin la paix qui se fait dans ce
cœur orageux, ambitieux peut-être, et certainement martyrisé de
chimères,--voilà, si je ne me trompe, ce qu'on pouvait lire dans ce
registre muet, plus significatif dans sa mnémotechnie confuse que
beaucoup de mémoires écrits. L'âme de trente années d'existence
palpitait encore émue dans cette chambre étroite, et quand Dominique
était là, devant moi, penché vers la fenêtre, un peu distrait et
peut-être encore poursuivi par un certain écho des rumeurs anciennes,
c'était une question de savoir s'il venait là pour évoquer ce qu'il
appelait l'ombre de lui-même ou pour l'oublier.

Un jour il prit un paquet de plusieurs volumes déposés dans un coin
obscur de sa bibliothèque; il me fit asseoir, ouvrit un des volumes, et
sans autre préambule se mit à lire à demi-voix. C'étaient des vers sur
des sujets trop épuisés depuis longues années, de vie champêtre, de
sentiments blessés ou de passions tristes. Les vers étaient bons, d'un
mécanisme ingénieux, libre, imprévu, mais peu lyriques en somme, quoique
les intentions du livre le fussent beaucoup. Les sentiments étaient
fins, mais ordinaires, les idées débiles. Cela ressemblait, moins la
forme, qui, je le répète, à cause de qualités rares, formait un
désaccord assez frappant avec la faiblesse incontestable du fond, cela
ressemblait, dis-je, à tout essai de jeune homme qui s'épanouit sous
forme de vers, et qui se croit poète parce qu'une certaine musique
intérieure le met sur la voie des cadences et l'invite à parler en mots
rimés. Telle était du moins mon opinion, et, sans avoir à ménager
l'auteur, dont j'ignorais le nom, je la fis connaître à Dominique aussi
crûment que je l'écris.

«Voilà le poète jugé, dit-il, et bien jugé, ni plus ni moins que par
lui-même. Auriez-vous eu la même franchise, ajouta-t-il, si vous aviez
su que ces vers sont de moi?

--Absolument, lui répondis-je un peu déconcerté.

--Tant mieux, reprit Dominique, cela me prouve qu'en bien comme en mal
vous m'estimez ce que je vaux. Il y a là deux volumes de pareille force.
Ils sont de moi. J'aurais le droit de les désavouer, puisqu'ils ne
portent point de nom; mais ce n'est pas à vous que je tairai des
faiblesses, tôt ou tard il faudra que vous les sachiez toutes. Je dois
peut-être à ces essais manqués, comme beaucoup d'autres, un soulagement
et des leçons utiles. En me démontrant que je n'étais rien, tout ce que
j'ai fait m'a donné la mesure de ceux qui sont quelque chose. Ce que je
dis là n'est qu'à demi modeste; mais vous me pardonnerez de ne plus
distinguer la modestie de l'orgueil, quand vous saurez à quel point il
m'est permis de les confondre.»

Il y avait deux hommes en Dominique, cela n'était pas difficile à
deviner. «Tout homme porte en lui un ou plusieurs morts», m'avait dit
sentencieusement le docteur, qui soupçonnait aussi des renoncements
dans la vie du campagnard des Trembles. Mais celui qui n'existait plus
avait-il du moins donné signe de vie? Dans quelle mesure? à quelle
époque? N'avait-il jamais trahi son incognito que par deux livres
anonymes et ignorés?

Je pris ceux des volumes que Dominique n'avait point ouverts: cette fois
le titre m'en était connu. L'auteur, dont le nom estimé n'avait pas eu
le temps de pénétrer bien avant dans la mémoire des gens qui lisent,
occupait avec honneur un des rangs moyens de la littérature politique
d'il y a quinze ou vingt ans. Aucune publication plus récente ne m'avait
appris qu'il vécût ou écrivît encore. Il était du petit nombre de ces
écrivains discrets qu'on ne connaît jamais que par le titre de leurs
ouvrages, dont le nom entre dans la renommée sans que leur personne
sorte de l'ombre, et qui peuvent parfaitement disparaître ou se retirer
du monde sans que le monde, qui ne communique avec eux que par leurs
écrits, sache ce qu'il est arrivé d'eux.

Je répétai le titre des volumes et le nom de l'auteur, et je regardai
Dominique, qui se mit à sourire en comprenant que je le devinais.

«Surtout, me dit-il, ne flattez pas le publiciste pour consoler la
vanité du poète. La plus réelle différence peut-être qu'il y ait entre
les deux, c'est que la publicité s'est occupée du premier, tandis
qu'elle n'a pas fait le même honneur au second. Elle a eu raison de se
taire avec celui-ci; n'a-t-elle pas eu tort de si bien accueillir
l'autre? J'avais plusieurs motifs, continua-t-il, pour changer de nom
comme j'en avais eu de graves d'abord pour garder tout à fait l'anonyme,
des raisons diverses et qui toutes ne tenaient pas seulement à des
considérations de prudence littéraire et de modestie bien entendue. Vous
voyez que j'ai bien fait, puisque nul ne sait aujourd'hui que celui qui
signait mes livres a fini platement par se faire maire de sa commune et
vigneron.

--Et vous n'écrivez plus? lui demandai-je.

--Oh! pour cela, non, c'est fini! D'ailleurs, depuis que je n'ai plus
rien à faire, je puis dire que je n'ai plus le temps de rien. Quant à
mon fils, voici quelles sont mes idées sur lui. Si j'avais été ce que je
ne suis pas, j'estimerais que la famille des de Bray a assez produit,
que sa tâche est faite, et que mon fils n'a plus qu'à se reposer; mais
la Providence en a décidé autrement, les rôles sont changés. Est-ce tant
mieux ou tant pis pour lui? Je lui laisse l'ébauche d'une vie inachevée,
qu'il accomplira, si je ne me trompe. Rien ne finit, reprit-il, tout se
transmet, même les ambitions.»

Une fois descendu de cette chambre dangereuse, hantée de fantômes, où je
sentais que les tentations devaient l'assiéger en foule, Dominique
redevenait le campagnard ordinaire des Trembles. Il adressait un mot
tendre à sa femme et à ses enfants, prenait son fusil, sifflait ses
chiens, et, si le ciel s'embellissait, nous allions achever la journée
dans la campagne trempée d'eau.

Cette existence intime dura jusqu'en novembre, facile, familière, sans
grands épanchements, mais avec l'abandon sobre et confiant que
Dominique savait mettre en toutes choses où sa vie intérieure n'était
pas mêlée. Il aimait la campagne en enfant et ne s'en cachait pas; mais
il en parlait en homme qui l'habite, jamais en littérateur qui l'a
chantée. Il y avait certains mots qui ne sortaient jamais de sa bouche,
parce que, plus qu'aucun autre homme que j'aie connu, il avait la pudeur
de certaines idées, et l'aveu des sentiments dits poétiques était un
supplice au-dessus de ses forces. Il avait donc pour la campagne une
passion si vraie, quoique contenue dans la forme, qu'il demeurait à ce
sujet-là plein d'illusions volontaires, et qu'il pardonnait beaucoup aux
paysans, même en les trouvant pétris d'ignorance et de défauts, quand ce
n'est pas de vices. Il vivait avec eux dans de continuels contacts,
quoiqu'il ne partageât, bien entendu, ni leurs mœurs, ni leurs goûts,
ni aucun de leurs préjugés. La simplicité extrême de sa mise, celle de
ses manières et de toute sa vie auraient au besoin servi d'excuses à des
supériorités que personne au surplus ne soupçonnait. Tous à Villeneuve
l'avaient vu naître, grandir, puis, après quelques années d'absence,
revenir au pays et s'y fixer. Il y avait des vieillards pour lesquels, à
quarante-cinq ans tout à l'heure, il était encore le petit Dominique, et
parmi ceux qui passaient près des Trembles et reconnaissaient au second
étage, à droite, la chambre qui avait été la sienne, nul assurément ne
s'était jamais douté du monde d'idées et de sentiments qui la séparait
d'eux.

J'ai parlé des visites que Dominique recevait aux Trembles, et je dois y
revenir à cause d'un événement dont je fus en quelque sorte témoin et
qui le frappa profondément.

Au nombre des amis qui se réunirent aux Trembles cette année-là et selon
l'usage, pour fêter la Saint-Hubert, se trouvait un de ses plus anciens
camarades, fort riche, et qui vivait retiré, disait-on, sans famille,
dans un château éloigné d'une douzaine de lieues. On l'appelait d'Orsel.
Il était du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son
visage presque sans barbe lui donnassent par moments des airs de
jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C'était
un garçon de bonne tournure, très soigné de tenue, de formes séduisantes
et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les
paroles et l'accent, qui, au milieu d'un certain monde un peu blasé,
n'eût pas manqué d'un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de
lassitude, ou beaucoup d'indifférence, ou beaucoup d'apprêt. Il aimait
la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait
plus. Parisien d'adoption, presque de naissance, un beau jour on avait
appris qu'il quittait Paris, et, sans qu'on pût déterminer le vrai motif
d'une pareille retraite, il était venu s'ensevelir, au fond de ses
marais d'Orsel, dans la plus inconcevable solitude. Il y vivait
bizarrement, comme en un lieu de refuge et d'oubli, se montrant peu, ne
recevant pas du tout, et dans les obscurités de je ne sais quel parti
pris morose qui ne s'expliquait que par un acte de désespoir de la part
d'un homme jeune, riche, à qui l'on pouvait supposer sinon de grandes
passions, du moins des ardeurs de plus d'un genre. Très peu lettré,
quoiqu'il eût passablement appris par ouï-dire, il témoignait un certain
mépris hautain pour les livres et beaucoup de pitié pour ceux qui se
donnaient la peine de les écrire. A quoi bon? disait-il; l'existence
était trop courte et ne méritait pas qu'on en prît tant de souci. Et il
soutenait alors, avec plus d'esprit que de logique, la thèse banale des
découragés, quoiqu'il n'eût jamais rien fait qui lui donnât le droit de
se dire un des leurs. Ce qu'il y avait de plus sensible dans ce
caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont
les traits originaux commençaient à sentir l'usure, c'était comme une
passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les
grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l'espèce
d'hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne
prouvait que si quelque chose survivait au découragement de beaucoup
d'ambitions si vulgaires, c'était à la fois le dégoût de lui-même avec
l'amour excessif du bien-être. Aux Trembles, il était toujours le
bienvenu, et Dominique lui pardonnait la plupart de ses bizarreries en
faveur d'une ancienne amitié dans laquelle d'Orsel mettait au surplus
tout ce qu'il avait de cœur.

Pendant les quelques jours qu'il passa aux Trembles, il se montra ce
qu'il savait être dans le monde, c'est-à-dire un compagnon aimable, beau
chasseur, bon convive, et, sauf un ou deux écarts de sa réserve
ordinaire, rien à peu près ne parut de tout ce que contenait l'homme
ennuyé.

Madame de Bray avait entrepris de le marier, entreprise chimérique, car
rien n'était plus difficile que de l'amener à discuter raisonnablement
des idées pareilles. Sa réponse ordinaire était qu'il avait passé l'âge
où l'on se marie par entraînement, et que le mariage, comme tous les
actes capitaux ou dangereux de la vie, demandait un grand élan
d'enthousiasme.

«C'est un jeu, le plus aléatoire de tous, disait-il, qui n'est excusable
que par la valeur, le nombre, l'ardeur et la sincérité des illusions
qu'on y engage, et qui ne devient amusant que lorsque de part et d'autre
on y joue gros jeu.»

Et comme on s'étonnait de le voir s'enfermer à Orsel, dans une inaction
dont ses amis s'affligeaient, à cette observation, qui n'était pas
nouvelle, il répondit:

«Chacun fait selon ses forces.»

Quelqu'un dit:

«C'est de la sagesse.

--Peut-être, reprit d'Orsel. En tout cas, personne ne peut dire que ce
soit une folie de vivre paisiblement sur ses terres et de s'en trouver
bien.

--Cela dépend, dit madame de Bray.

--Et de quoi, je vous prie, madame?

--De l'opinion qu'on a sur les mérites de la solitude, et d'abord du
plus ou moins de cas qu'on fait de la famille, ajouta-t-elle en
regardant involontairement ses deux enfants et son mari.

--Vous saurez, interrompit Dominique, que ma femme considère une
certaine habitude sociale, souvent discutée d'ailleurs, et par de très
bons esprits, comme un cas de conscience et comme un acte obligatoire.
Elle prétend qu'un homme n'est pas libre, et qu'il est coupable de se
refuser à faire le bonheur de quelqu'un quand il le peut.

--Alors vous ne vous marierez jamais? reprit encore madame de Bray.

--C'est probable, dit d'Orsel sur un ton beaucoup plus sérieux. Il y a
tant de choses que j'aurais dû faire avec moins de dangers pour d'autres
et d'appréhensions pour moi-même et que je n'ai pas faites! Risquer sa
vie n'est rien, engager sa liberté, c'est déjà plus grave; mais épouser
la liberté et le bonheur d'une autre!... Il y a quelques années que je
réfléchis là-dessus, et la conclusion, c'est que je m'abstiendrai.»

Le soir même de cette conversation, qui mettait en relief une partie des
sophismes et des impuissances de M. d'Orsel, celui-ci quitta les
Trembles. Il partit à cheval, suivi de son domestique. La nuit était
claire et froide.

«Pauvre Olivier!» dit Dominique en le voyant s'éloigner au galop de
chasse dans la direction d'Orsel.

Quelques jours plus tard, un exprès, accouru d'Orsel à toute bride,
remit à Dominique une lettre cachetée de noir dont la lecture le
bouleversa, lui, si parfaitement maître de ses émotions.

Olivier venait d'éprouver un grave accident. De quelle nature? Ou le
billet tristement scellé ne le disait pas, ou Dominique avait un motif
particulier pour ne l'expliquer qu'à demi. A l'instant même il fit
atteler sa voiture de voyage, envoya prévenir le docteur en le priant de
se tenir prêt à l'accompagner; et, moins d'une heure après l'arrivée de
la mystérieuse dépêche, le docteur et M. de Bray prenaient en grande
hâte la route d'Orsel.

Ils ne revinrent qu'au bout de plusieurs jours, vers le milieu de
novembre, et leur retour eut lieu pendant la nuit. Le docteur, qui le
premier me donna des nouvelles de son malade, fut impénétrable, comme il
convient aux hommes de sa profession. J'appris seulement que les jours
d'Olivier n'étaient plus en danger, qu'il avait quitté le pays, que sa
convalescence serait longue et l'obligerait probablement à un séjour
prolongé dans un climat chaud. Le docteur ajoutait que cet accident
aurait au surplus pour résultat d'arracher cet incorrigible solitaire à
l'affreux isolement de son château, de le faire changer d'air, de
résidence et peut-être d'habitudes.

Je trouvai Dominique fort abattu, et la plus vive expression de chagrin
se peignit sur son visage au moment où je me permis de lui adresser
quelques questions de sincère intérêt sur la santé de son ami.

«Je crois inutile de vous tromper, me dit-il. Tôt ou tard la vérité se
fera jour sur une catastrophe trop facile à prévoir et malheureusement
impossible à conjurer.»

Et il me remit la lettre même d'Olivier.

     «Orsel, novembre 18...

     Mon cher Dominique,

     «C'est bien véritablement un mort qui t'écrit. Ma vie ne servait à
     personne, on me l'a trop répété, et ne pouvait plus qu'humilier
     tous ceux qui m'aiment. Il était temps de l'achever moi-même. Cette
     idée, qui ne date pas d'hier, m'est revenue l'autre soir en te
     quittant. Je l'ai mûrie pendant la route. Je l'ai trouvée
     raisonnable, sans aucun inconvénient pour personne, et mon entrée
     chez moi, la nuit, dans un pays que tu connais, n'était pas une
     distraction de nature à me faire changer d'avis. J'ai manqué
     d'adresse, et n'ai réussi qu'à me défigurer. N'importe, j'ai tué
     _Olivier_. Le peu qui reste de lui attendra son heure. Je quitte
     Orsel et n'y reviendrai plus. Je n'oublierai pas que tu as été, je
     ne dirai pas mon meilleur ami, je dis mon seul ami. Tu es l'excuse
     de ma vie. Tu témoigneras pour elle. Adieu, sois heureux, et si tu
     parles de moi à ton fils, que ce soit pour qu'il ne me ressemble
     pas.

     «_Olivier._»

Vers midi, la pluie se mit à tomber. Dominique se retira dans son
cabinet, où je le suivis. Cette demi-mort d'un compagnon de sa jeunesse,
du seul ami de vieille date que je lui connusse, avait amèrement ravivé
certains souvenirs qui n'attendaient qu'une circonstance décisive pour
se répandre. Je ne lui demandai point ses confidences; il me les offrit.
Et comme s'il n'eût fait que traduire en paroles les mémoires chiffrés
que j'avais sous les yeux, il me raconta sans déguisements, mais non
sans émotion, l'histoire suivante.



III


CE que j'ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait
tenir en quelques mots: un campagnard qui s'éloigne un moment de son
village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie d'écrire,
et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son
histoire. Le plat résumé que voici, le dénoûment bourgeois que vous lui
connaissez, c'est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur
comme moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste
n'est instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes
souvenirs. Je n'en fais pas mystère, croyez-le bien; mais j'en parle le
moins possible, et cela pour des raisons particulières qui n'ont rien de
commun avec l'envie de me rendre plus intéressant que je ne le suis.

Des quelques personnes qui se trouvent mêlées à ce récit, et dont je
vous entretiendrai presque autant que de moi-même, l'un est un ami
ancien, difficile à définir, plus difficile encore à juger sans
amertume, et dont vous avez lu tout à l'heure la lettre d'adieu et de
deuil. Jamais il ne se serait expliqué sur une existence qui n'avait pas
lieu de lui plaire. C'est presque la réhabiliter que de la mêler à ces
confidences. L'autre n'a aucune raison d'être discret sur la sienne. Il
appartient à des situations qui font de lui un homme public: ou vous le
connaissez, ou il vous arrivera probablement de le connaître, et je ne
crois pas le diminuer du plus petit de ses mérites en vous avertissant
de la médiocrité de ses origines. Quant à la troisième personne dont le
contact eut une vive influence sur ma jeunesse, elle est placée
maintenant dans des conditions de sécurité, de bonheur et d'oubli, à
défier tout rapprochement entre les souvenirs de celui qui vous parlera
d'elle et les siens.

Je puis dire que je n'ai pas eu de famille, et ce sont mes enfants qui
me font connaître aujourd'hui la douceur et la fermeté des liens qui
m'ont manqué quand j'avais leur âge. Ma mère eut à peine la force de me
nourrir et mourut. Mon père vécut encore quelques années, mais dans un
état de santé si misérable que je cessai de sentir sa présence longtemps
avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au delà de son
décès réel, en sorte que je n'ai pour ainsi dire connu ni l'un ni
l'autre, et que le jour où, en deuil de mon père, qui venait de
s'éteindre, je demeurai seul, je n'aperçus aucun changement notable qui
me fît souffrir. Je n'attachai qu'un sens des plus vagues au mot
d'orphelin qu'on répétait autour de moi comme un nom de malheur, et je
comprenais seulement, aux pleurs de mes domestiques, que j'étais à
plaindre.

Je grandis au milieu de ces braves gens, surveillé de loin par une
sœur de mon père, madame Ceyssac, qui ne vint qu'un peu plus tard
s'établir aux Trembles, dès que les soins de ma fortune et de mon
éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un
enfant sauvage, inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus
difficile à convaincre, vagabond dans toute la force du terme, sans
nulle idée de discipline et de travail, et qui, la première fois qu'on
lui parla d'étude et d'emploi du temps, demeura bouche béante, étonné
que la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs. Jusque-là
je n'avais pas fait autre chose. Les derniers souvenirs qui m'étaient
restés de mon père étaient ceux-ci: dans les rares moments où la maladie
qui le minait lui laissait un peu de répit, il sortait, gagnait à pied
le mur extérieur du parc, et là, pendant de longues après-midi de
soleil, appuyé sur un grand jonc et avec la démarche lente qui me le
faisait paraître un vieillard, il se promenait des heures entières.
Pendant ce temps, je parcourais la campagne et j'y tendais mes pièges à
oiseaux. N'ayant jamais reçu d'autres leçons, à une légère différence
près, je croyais imiter assez exactement ce que j'avais vu faire à mon
père. Et quant aux seuls compagnons que j'eusse alors, c'étaient des
fils de paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l'école, ou
trop petits pour être mis au travail de la terre, et qui tous
m'encourageaient de leur propre exemple dans la plus parfaite
insouciance en fait d'avenir. La seule éducation qui me fût agréable, le
seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le
seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d'eux.
J'apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui
sont la science et le charme de la vie de campagne. J'avais, pour
profiter d'un pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables: une
santé robuste, des yeux de paysan, c'est-à-dire des yeux parfaits, une
oreille exercée de bonne heure aux moindres bruits, des jambes
infatigables, avec cela l'amour des choses qui se passent en plein air,
le souci de ce qu'on observe, de ce qu'on voit, de ce qu'on écoute, peu
de goût pour les histoires qu'on lit, la plus grande curiosité pour
celles qui se racontent; le merveilleux des livres m'intéressait moins
que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien
au-dessus des contes de fées.

A dix ans, je ressemblais à tous les enfants de Villeneuve: j'en savais
autant qu'eux, j'en savais un peu moins que leurs pères; mais il y avait
entre eux et moi une différence, imperceptible alors, et qui se
détermina tout à coup: c'est que déjà je tirais de l'existence et des
faits qui nous étaient communs des sensations qui toutes paraissaient
leur être étrangères. Ainsi, il est bien évident pour moi, lorsque je
m'en souviens, que le plaisir de faire des pièges, de les tendre le long
des buissons, de guetter l'oiseau, n'était pas ce qui me captivait le
plus dans la chasse; et la preuve, c'est que le seul témoignage un peu
vif qui me soit resté de ces continuelles embuscades, c'est la vision
très nette de certains lieux, la note exacte de l'heure et de la saison,
et jusqu'à la perception de certains bruits qui n'ont pas cessé depuis
de se faire entendre. Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de me
rappeler qu'il y a trente-cinq ans tout à l'heure, un soir que je
relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel
temps, tel vent, que l'air était calme, le ciel gris, que des
tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement
d'ailes très sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à
vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas.
Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer
dans ma mémoire, avec la date précise de l'année et peut-être bien du
jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation
d'un homme plus que mûr, je l'ignore; mais si je vous cite ce fait entre
mille autres, c'est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait
déjà de ma vie extérieure, et qu'il se formait en moi je ne sais quelle
mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d'une aptitude
singulière à se pénétrer des impressions.

Ce qu'il y avait de plus positif, surtout pour ceux que mon avenir eût
intéressés, c'est que cette éducation soi-disant vigoureuse était
détestable. Tout dissipé que je fusse, et coudoyé et tutoyé par des
camaraderies de village, au fond j'étais seul, seul de ma race, seul de
mon rang, et dans des désaccords sans nombre avec l'avenir qui
m'attendait. Je m'attachais à des gens qui pouvaient être mes
serviteurs, non mes amis; je m'enracinais sans m'en apercevoir, et Dieu
sait par quelles fibres résistantes, dans des lieux qu'il faudrait
quitter, et quitter le plus tôt possible; je prenais enfin des
habitudes qui ne menaient à rien qu'à faire de moi le personnage ambigu
que vous connaîtrez plus tard, moitié paysan et moitié _dilettante_,
tantôt l'un, tantôt l'autre, et souvent les deux ensemble, sans que
jamais ni l'un ni l'autre ait prévalu.

Mon ignorance, je vous l'ai déjà dit, était extrême; ma tante le sentit;
elle se hâta d'appeler aux Trembles un précepteur, jeune maître d'étude
du collège d'Ormesson. C'était un esprit bien fait, simple, direct,
précis, nourri de lectures, ayant un avis sur tout, prompt à agir, mais
jamais avant d'avoir discuté les motifs de ses actes, très pratique et
forcément très ambitieux. Je n'ai vu personne entrer dans la vie avec
moins d'idéal et plus de sang-froid, ni envisager sa destinée d'un
regard plus ferme, en y comptant aussi peu de ressources. Il avait
l'œil clair, le geste libre, la parole nette, et juste assez
d'agrément de tournure et d'esprit pour se glisser inaperçu dans les
foules. Il dépendait d'un tel caractère, aux prises avec le mien, qui
lui ressemblait si peu, de me faire beaucoup souffrir; mais j'ajouterai
qu'avec une bonté d'âme réelle, il avait une droiture de sentiments et
une rectitude d'esprit à toute épreuve. C'était le propre de cette
nature incomplète, et pourtant sans trop de lacunes, de posséder
certaines facultés dominantes qui lui tenaient lieu des qualités
absentes, et de se compléter elle-même en n'y laissant pas supposer le
moindre vide. On lui eût donné tout près de trente ans, quoiqu'il en eût
tout juste vingt-quatre. Son nom de baptême était Augustin; jusqu'à
nouvel ordre, je l'appellerai ainsi.

Aussitôt qu'il fut installé près de nous, ma vie changea, en ce sens du
moins qu'on en fit deux parts. Je ne renonçai point aux habitudes
prises, mais on m'en imposa de nouvelles. J'eus des livres, des cahiers
d'étude, des heures de travail; je n'en contractai qu'un goût plus vif
pour les distractions permises aux heures du repos, et ce que je puis
appeler ma passion pour la campagne ne fit que grandir avec le besoin de
divertissements.

La maison des Trembles était alors ce que vous la voyez. Était-elle plus
gaie ou plus triste? Les enfants ont une disposition qui les porte à
tellement égayer comme à grandir ce qui les entoure, que plus tard tout
diminue et s'attriste sans cause apparente, et seulement parce que le
point de vue n'est plus le même. André, que vous connaissez, et qui
n'est pas sorti de la maison depuis soixante ans, m'a dit bien souvent
que chaque chose s'y passait à peu près comme aujourd'hui. La manie, que
je contractai de bonne heure, d'écrire mon chiffre, et à tout propos de
poser des scellés commémoratifs, servirait au reste à redresser mes
souvenirs, si mes souvenirs sur ce point n'étaient pas infaillibles.
Aussi il y a des moments, vous comprendrez cela, où les longues années
qui me séparent de l'époque dont je vous parle disparaissent, où
j'oublie que j'ai vécu depuis, qu'il m'est venu des soins plus graves,
des causes de joie ou de tristesse différentes, et des raisons de
m'attendrir beaucoup plus sérieuses. Les choses étant demeurées les
mêmes, je vis de même; c'est comme une ancienne ornière où l'on
retombe, et, permettez-moi cette image, un peu plus conforme à ce que
j'éprouve, comme une ancienne plaie parfaitement guérie, mais sensible,
qui tout à coup se ranime, et, si l'on osait, vous ferait crier.
Imaginez qu'avant de partir pour le collège, où j'allai tard, pas un
seul jour je ne perdis de vue ce clocher que vous voyez là-bas, vivant
aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je retrouve aujourd'hui
les objets d'autrefois comme autrefois, et dans l'acception qui me les
fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de
cette époque n'est effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez
pas si je divague en vous parlant de réminiscences qui ont la puissance
certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y a
des noms, des noms de lieux surtout, que je n'ai jamais pu prononcer de
sang-froid: le nom des Trembles est de ce nombre.

Vous auriez beau connaître les Trembles aussi bien que moi, je n'en
aurais pas moins beaucoup de peine à vous faire comprendre ce que j'y
trouvais de délicieux. Et pourtant tout y était délicieux, tout,
jusqu'au jardin, qui, vous le savez cependant, est bien modeste. Il y
avait des arbres, chose rare dans notre pays, et beaucoup d'oiseaux, qui
aiment les arbres et qui n'auraient pu se loger ailleurs. Il y avait de
l'ordre et du désordre, des allées sablées faisant suite à des perrons,
menant à des grilles, et qui flattaient un certain goût que j'ai
toujours eu pour les lieux où l'on se promène avec quelque apparat, où
les femmes d'une autre époque auraient pu déployer des robes de
cérémonie. Puis des coins obscurs, des carrefours humides où le soleil
n'arrivait qu'à peine, où toute l'année des mousses verdâtres poussaient
dans une terre spongieuse, des retraites visitées de moi seul, avaient
des airs de vétusté, d'abandon, et sous une autre forme me rappelaient
le passé, impression qui dès lors ne me déplaisait pas. Je m'asseyais,
je m'en souviens, sur de hauts buis taillés en banquettes qui
garnissaient le bord des allées. Je m'informais de leur âge, ils étaient
horriblement vieux, et j'examinais avec des curiosités particulières ces
petits arbustes, aussi âgés, me disait André, que les plus vieilles
pierres de la maison, que mon père n'avait pas vu planter, ni mon
grand-père, ni le père de celui-ci. Puis, le soir, il arrivait une heure
où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je
regardais au fond du jardin, à l'angle du parc, les amandiers, les
premiers arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui
formaient un transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil
couchant. Dans le parc, il y avait beaucoup d'arbres blancs, de frênes
et de lauriers, où les grives et les merles habitaient en foule pendant
l'automne; mais ce qu'on apercevait de plus loin, c'était un groupe de
grands chênes, les derniers à se dépouiller comme à verdir, qui
gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu'en décembre et quand déjà
le bois tout entier paraissait mort, où les pies nichaient, où
perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les premiers
geais et les premiers corbeaux que l'hiver amenait régulièrement dans le
pays.

Chaque saison nous ramenait ses hôtes, et chacun d'eux choisissait
aussitôt ses logements, les oiseaux de printemps dans les arbres à
fleurs, ceux d'automne un peu plus haut, ceux d'hiver dans les
broussailles, les buissons persistants et les lauriers. Quelquefois en
plein hiver ou bien aux premières brumes, un matin, un oiseau plus rare
s'envolait à l'endroit du bois le plus abandonné avec un battement
d'ailes inconnu, très bruyant et un peu gauche, quoique rapide. C'était
une bécasse arrivée la nuit; elle montait en battant les branches et se
glissait entre les rameaux des grands arbres nus; à peine
apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit.
Puis on n'en rencontrait plus que l'année suivante, à la même époque, au
même lieu, à ce point qu'il semblait que c'était le même émigrant qui
revenait.

Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les
coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par
des soirées tièdes, et quand il y avait dans l'air je ne sais quel
épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les
profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers
blancs, dans les troënes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et
d'aromes, toute la nuit, pendant ces longues nuits où je dormais peu, où
la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et
sans bruit, comme des pleurs de joie,--pour mes délices et pour mon
tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Dès que le temps
était triste, ils se taisaient; ils reprenaient avec le soleil, avec les
vents plus doux, avec l'espoir de l'été prochain. Puis, les couvées
faites, on ne les entendait plus. Et quelquefois, à la fin de juin, par
un jour brûlant, dans la robuste épaisseur d'un arbre en pleines
feuilles, je voyais un petit oiseau muet et de couleur douteuse,
peureux, dépaysé, qui errait tout seul et prenait son vol: c'était
l'oiseau du printemps qui nous quittait.

Au dehors, les foins blondissaient prêts à mûrir. Le bois des plus vieux
sarments éclatait; la vigne montrait ses premiers bourgeons. Les blés
étaient verts; ils s'étendaient au loin dans la plaine onduleuse, où les
sainfoins se teignaient d'amarante, où les colzas éblouissaient la vue
comme des carrés d'or. Un monde infini d'insectes, de papillons,
d'oiseaux agrestes, s'agitait, se multipliait à ce soleil de juin dans
une expansion inouïe. Les hirondelles remplissaient l'air, et le soir,
quand les martinets avaient fini de se poursuivre avec leurs cris aigus,
alors les chauves-souris sortaient, et ce bizarre essaim, qui semblait
ressuscité par les soirées chaudes, commençait ses rondes nocturnes
autour des clochetons. La récolte des foins venue, la vie des campagnes
n'était plus qu'une fête. C'était le premier grand travail en commun qui
fît sortir les attelages au complet et réunît sur un même point un grand
nombre de travailleurs.

J'étais là quand on fauchait, là quand on relevait les fourrages, et je
me laissais emmener par les chariots qui revenaient avec leurs immenses
charges. Étendu tout à fait à plat sur le sommet de la charge, comme un
enfant couché dans un énorme lit, et balancé par le mouvement doux de la
voiture roulant sur des herbes coupées, je regardais de plus haut que
d'habitude un horizon qui me semblait n'avoir plus de fin. Je voyais la
mer s'étendre à perte de vue par-dessus la lisière verdoyante des
champs; les oiseaux passaient plus près de moi; je ne sais quelle
enivrante sensation d'un air plus large, d'une étendue plus vaste, me
faisait perdre un moment la notion de la vie réelle. Presque aussitôt
les foins rentrés, c'étaient les blés qui jaunissaient. Même travail
alors, même mouvement, dans une saison plus chaude, sous un soleil plus
cru:--des vents violents alternant avec des calmes plats, des midis
accablants, des nuits belles comme des aurores, et l'irritante
électricité des jours orageux. Moins d'ivresse avec plus d'abondance,
des monceaux de gerbes tombant sur une terre lasse de produire et
consumée de soleil: voilà l'été. Vous connaissez l'automne dans nos
pays, c'est la saison bénie. Puis l'hiver arrivait; le cercle de l'année
se refermait sur lui. J'habitais un peu plus ma chambre; mes yeux,
toujours en éveil, s'exerçaient encore à percer les brouillards de
décembre et les immenses rideaux de pluie qui couvraient la campagne
d'un deuil plus sombre que les frimas.

Les arbres entièrement dépouillés, j'embrassais mieux l'étendue du parc.
Rien ne le grandissait comme un léger brouillard d'hiver qui en
bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances; Plus de
bruit, ou fort peu; mais chaque note plus distincte. Une sonorité
extrême dans l'air, surtout le soir et la nuit. Le chant d'un roitelet
de muraille se prolongeait à l'infini dans des allées muettes et vides,
sans obstacles au son, imbibées d'air humide et pénétrées de silence. Le
recueillement qui descendait alors sur les Trembles était inexprimable;
pendant quatre mois d'hiver, j'amassais dans ce lieu où je vous parle,
je condensais, je concentrais, je forçais à ne plus jamais s'échapper ce
monde ailé, subtil, de visions et d'odeurs, de bruit et d'images qui
m'avait fait vivre pendant les huit autres mois de l'année d'une vie si
active et qui ressemblait si bien à des rêves.

Augustin s'emparait de moi. La saison lui venait en aide, je lui
appartenais alors presque sans partage, et j'expiais de mon mieux ce
long oubli de tant de jours sans emploi. Étaient-ils sans profit?

Très peu sensible aux choses qui nous entouraient, tandis que son élève
en était à ce point absorbé, assez indifférent au cours des saisons pour
se tromper de mois comme il se serait trompé d'heure, invulnérable à
tant de sensations dont j'étais traversé, délicieusement blessé dans
tout mon être, froid, méthodique, correct et régulier d'humeur autant
que je l'étais peu, Augustin vivait à mes côtés sans prendre garde à ce
qui se passait en moi, ni le soupçonner. Il sortait peu, quittait
rarement sa chambre, y travaillait depuis le matin jusqu'à la nuit, et
ne se permettait de relâche que dans les soirées d'été, où l'on ne
veillait point, et parce que la lumière du jour venait à lui manquer. Il
lisait, prenait des notes: pendant des mois entiers, je le voyais
écrire. C'était de la prose, et le plus souvent de longues pages de
dialogues. Un calendrier lui servait à choisir des séries de noms
propres. Il les alignait sur une page blanche avec des annotations à la
suite; il leur donnait un âge, il indiquait la physionomie de chacun,
son caractère, une originalité, une bizarrerie, un ridicule. C'était là,
dans ses combinaisons variables, le personnel imaginé pour des drames ou
des comédies. Il écrivait rapidement, d'une écriture déliée, symétrique,
très nette à l'œil, et semblait se dicter à lui-même à demi-voix.
Quelquefois il souriait quand une observation plus aiguë naissait sous
sa plume, et après chaque couplet un peu long, où sans doute un de ses
personnages avait raisonné juste et serré, il réfléchissait un moment,
le temps de reprendre haleine, et je l'entendais qui disait: «Voyons,
qu'allons-nous répondre?» Lorsque par hasard il était en humeur de
confidence, il m'appelait près de lui et me disait: «Écoutez donc cela,
monsieur Dominique.» Rarement j'avais l'air de comprendre. Comment me
serais-je intéressé à des personnages que je n'avais pas vus, que je ne
connaissais point?

Toutes ces complications de diverses existences si parfaitement
étrangères à la mienne me semblaient appartenir à une société imaginaire
où je n'avais nulle envie de pénétrer. «Allons, vous comprendrez cela
plus tard», disait Augustin. Confusément j'apercevais bien que ce qui
délectait ainsi mon jeune précepteur, c'était le spectacle même du jeu
de la vie, le mécanisme des sentiments, le conflit des intérêts, des
ambitions, des vices; mais, je le répète, il était assez indifférent
pour moi que ce monde fût un échiquier, comme me le disait encore
Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu'il y eût
des règles pour un pareil jeu. Augustin écrivait souvent des lettres. Il
en recevait quelquefois; plusieurs portaient le timbre de Paris. Il
décachetait celles-ci avec plus d'empressement, les lisait à la hâte;
une légère émotion animait un moment son visage, ordinairement très
discret, et la réception de ces lettres était toujours suivie, soit d'un
abattement qui ne durait jamais plus de quelques heures, soit d'un
redoublement de verve qui l'entraînait à toute bride pendant plusieurs
semaines.

Une ou deux fois je le vis faire un paquet de certains papiers, les
mettre sous enveloppe avec l'adresse de Paris et les confier avec des
recommandations pressantes au facteur rural de Villeneuve. Il attendait
alors dans une anxiété visible une réponse à son envoi, réponse qui
venait ou ne venait pas; puis il reprenait du papier blanc, comme un
laboureur passe à un nouveau sillon. Il se levait tôt, courait à son
bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort
tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s'il pleuvait ou s'il
faisait beau temps; et je crois bien que le jour où il a quitté les
Trembles il ignorait qu'il y eût sur les tourelles des girouettes sans
cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l'air et le retour
alternatif de certaines influences. «Qu'est-ce que cela vous fait?» me
disait-il, lorsqu'il me voyait m'inquiéter du vent. Grâce à une
prodigieuse activité dont sa santé ne se ressentait point et qui
semblait son naturel élément, il suffisait à tout, à mon travail en même
temps qu'au sien. Il me plongeait dans les livres, me les faisait lire
et relire, me faisait traduire, analyser, copier, et ne me lâchait en
plein air que lorsqu'il me voyait trop étourdi par cette immersion
violente dans une mer de mots. J'appris avec lui rapidement, et
d'ailleurs sans trop d'ennuis, tout ce que doit savoir un enfant dont
l'avenir n'est pas encore déterminé, mais dont on veut d'abord faire un
collégien. Son but était d'abréger mes années de collège en me préparant
le plus vite possible aux hautes classes. Quatre années se passèrent de
la sorte, au bout desquelles il me jugea prêt à me présenter en seconde.
Je vis approcher avec un inconcevable effroi le moment où j'allais
quitter les Trembles.

Jamais je n'oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ: ce
fut un accès de sensibilité maladive qui n'avait plus aucune apparence
de raison; un vrai malheur ne l'aurait pas développée davantage.
L'automne était venu; tout y concourait. Un seul détail vous en donnera
l'idée.

Augustin m'avait imposé, comme essai définitif de ma force, une
composition latine dont le sujet était le départ d'Annibal quittant
l'Italie. Je descendis sur la terrasse ombragée de vignes, et c'est en
plein air, sur la banquette même qui borde le jardin, que je me mis à
écrire. Le sujet était du petit nombre des faits historiques qui, dès
lors, avaient par exception le don de m'émouvoir beaucoup. Il en était
ainsi de tout ce qui se rattachait à ce nom, et la bataille de Zama
m'avait toujours causé la plus personnelle émotion, comme une
catastrophe où je ne regardais que l'héroïsme sans m'occuper du droit.
Je me rappelai tout ce que j'avais lu, je tâchai de me représenter
l'homme arrêté par la fortune ennemie de son pays, cédant à des
fatalités de race plutôt qu'à des défaites militaires, descendant au
rivage, ne le quittant qu'à regret, lui jetant un dernier adieu de
désespoir et de défi, et tant bien que mal j'essayai d'exprimer ce qui
me paraissait être la vérité, sinon historique, au moins lyrique.

La pierre qui me servait de pupitre était tiède; des lézards s'y
promenaient à côté de ma main sous un soleil doux. Les arbres, qui déjà
n'étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les
nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à
l'automne, de déclin, de défaillance et d'adieux. Les pampres tombaient
un à un, sans qu'un souffle d'air agitât les treilles. Le parc était
paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu'au
fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus
impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à
jaillir, mêlé d'amertume et de ravissement. Quand Augustin descendit sur
la terrasse, il me trouva tout en larmes.

«Qu'avez-vous? me dit-il. Est-ce Annibal qui vous fait pleurer?»

Mais je lui tendis, sans répondre, la page que je venais d'écrire.

Il me regarda de nouveau avec une sorte de surprise, s'assura qu'il n'y
avait autour de nous personne à qui il pût attribuer l'effet d'une aussi
singulière émotion, jeta un coup d'œil rapide et distrait sur le
parc, sur le jardin, sur le ciel, et me dit encore:

«Mais qu'avez-vous donc?»

Puis il reprit la page et se mit à lire.

«C'est bien, me dit-il quand il eut achevé, mais un peu mou. Vous pouvez
mieux faire, quoiqu'une pareille composition vous classe à un bon rang
dans une seconde de force moyenne. Annibal exprime trop de regrets; il
n'a pas assez de confiance dans le peuple qui l'attend en armes de
l'autre côté de la mer. Il devinait Zama, direz-vous; mais s'il a perdu
Zama, ce n'est pas sa faute. Il l'aurait gagné, s'il avait eu le soleil
à dos. D'ailleurs, après Zama, il lui restait Antiochus. Après la
trahison d'Antiochus, il avait le poison. Rien n'est perdu pour un homme
tant qu'il n'a pas dit son dernier mot.»

Il tenait à la main une lettre tout ouverte qu'il venait à la minute
même de recevoir de Paris. Il était plus animé que de coutume; une
certaine excitation forte, joyeuse et résolue éclairait ses yeux, dont
le regard était toujours très direct, mais qui s'illuminaient peu
d'habitude.

«Mon cher Dominique, reprit-il en faisant avec moi quelques pas sur la
terrasse, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, une nouvelle qui
vous fera plaisir, car je sais l'amitié que vous avez pour moi. Le jour
où vous entrerez au collège, je partirai pour Paris. Il y a longtemps
que je m'y prépare. Tout est prêt aujourd'hui pour assurer la vie que je
dois y mener. J'y suis attendu. En voici la preuve.»

Et en disant cela il me montrait la lettre.

«Aujourd'hui le succès ne dépend que d'un petit effort, et j'en ai fait
de plus grands; vous êtes là pour le dire, vous qui m'avez vu à
l'œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique: dans trois jours, vous
serez un collégien de seconde, c'est-à-dire un peu moins qu'un homme,
mais beaucoup plus qu'un enfant. L'âge est indifférent. Vous avez seize
ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir
dix-huit. Quittez les Trembles et n'y pensez plus. N'y pensez jamais que
plus tard, et quand il s'agira de régler vos comptes de fortune. La
campagne n'est pas faite pour vous, ni l'isolement, qui vous tuerait.
Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher,
c'est l'impossible; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n'est
pas là; regardez directement devant vous à hauteur d'homme, et vous la
verrez. Vous avez beaucoup d'intelligence, un beau patrimoine, un nom
qui vous recommande; avec un pareil lot dans son trousseau de collège,
on arrive à tout.--Encore un conseil: attendez-vous à n'être pas très
heureux pendant vos années d'études. Songez que la soumission n'engage à
rien pour l'avenir, et que la discipline imposée n'est rien non plus
quand on a le bon esprit de se l'imposer soi-même. Ne comptez pas trop
sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument
de les choisir; et quant aux jalousies dont vous serez l'objet, si vous
avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d'avance et
tenez-les pour un apprentissage. Maintenant, ne passez pas un seul jour
sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un
seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous
reverrons.»

Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne
fit qu'un bond jusqu'à l'escalier qui menait à sa chambre.

Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait
des plates-bandes.

«Qu'y a-t-il donc, monsieur Dominique? me demanda André en remarquant
que j'étais dans le plus grand trouble.

--Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre
André.»

Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu'au soir.



IV


TROIS jours après, je quittai les Trembles en compagnie de madame
Ceyssac et d'Augustin. C'était le matin de très bonne heure. Toute la
maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait
à la tête des chevaux, plus triste que je ne l'avais jamais vu depuis le
dernier événement qui avait mis la maison en deuil; puis il monta sur le
siège, quoiqu'il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les
chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je
connaissais si bien tous les visages, j'aperçus deux ou trois de mes
petits compagnons d'autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes,
qui s'en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le
dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu'il
s'agissait de quelque chose de plus qu'une promenade, ils me firent des
signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait.
Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux; je
vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me
considérait avec bonté. La physionomie d'Augustin rayonnait. J'éprouvais
presque autant d'embarras que j'avais de chagrin.

Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous
séparaient d'Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand
Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante:

«Madame, voici qu'on aperçoit les tours de Saint-Pierre.»

Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de
clochers d'église, commençait à se montrer derrière un rideau
d'oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules
blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite
et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de
limon. Au bord et parmi des joncs pliés en deux par le cours de l'eau,
il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands
échoués dans la vase, comme s'ils n'eussent jamais flotté. Des oies
descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture
en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de
petites métairies qu'on voyait de loin, perdues dans des chanvrières,
sur le bord des canaux, et une humidité qui n'était plus celle de la mer
me donnait le frisson, comme s'il eût fait très froid. La voiture
atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long
boulevard où l'obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux
qui résonna sur un pavé plus dur m'avertit que nous entrions dans la
ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du
départ, que douze lieues me séparaient des Trembles; je me dis que tout
était fini; irrévocablement fini, et j'entrai dans la maison de madame
Ceyssac comme on franchit le seuil d'une prison.

C'était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus
désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvents, avec
un très petit jardin qui moisissait dans l'ombre de ses hautes clôtures,
de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un
escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens
pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes
et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la
loi de l'étiquette, l'aisance, un grand bien-être et l'ennui. A l'étage
supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c'est-à-dire sur des
toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers.
C'est là qu'était ma chambre.

Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures, ou tous les
quarts d'heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct;
pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si
reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une
sorte de bruit pareil à celui d'une crécelle agitée violemment
retentissait dans ce silence particulier des villes qu'on pourrait
appeler le sommeil du bruit, et j'entendais une voix singulière, une
voix d'homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s'élevant
de syllabe en syllabe: «Il est une heure, il est deux heures, il est
trois heures, trois heures sonnées.»

Augustin entra dans ma chambre au petit jour.

«Je désire, me dit-il, vous introduire au collège et faire entendre au
proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation
serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s'adressait pas à un
homme qui m'a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait
apprécier mon zèle.»

La visite eut lieu comme il avait dit; mais j'étais absent de moi-même.
Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les
classes d'étude avec une indifférence absolue pour ces sensations
nouvelles.

Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant
lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se
rendit sur la place, où, tout attelée et déjà prête à partir,
stationnait la voiture de Paris.

«Madame, dit-il à ma tante, qui l'accompagnait avec moi, je vous
remercie encore une fois d'un intérêt qui ne s'est pas démenti pendant
quatre années. J'ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l'amour
de l'étude et les goûts d'un homme. Il est certain de me retrouver à
Paris quand il y viendra, et assuré de mon dévouement, à quelque moment
que ce soit, comme aujourd'hui.

--Écrivez-moi, me dit-il en m'embrassant avec une véritable émotion. Je
vous promets d'en faire autant. Bon courage et bonnes chances! Vous les
avez toutes pour vous.»

A peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon
rassembla les rênes.

«Adieu!» me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié
radieuse.

Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d'attelage et la voiture
se mit à rouler vers Paris.

Le lendemain, à huit heures, j'étais au collège. J'entrai le dernier
pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour
de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les
nouveaux venus. J'y marchai droit devant moi, l'œil fixé sur une
porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit:
_Seconde._ Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnants, blême
et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie.

«Allons, me dit-il, allons un peu plus vite.»

Ce rappel à l'exactitude, le premier mot de discipline qu'un inconnu
m'eût encore adressé, me fit lever la tête et le considérer. Il avait
l'air ennuyé, indifférent, et ne songeait déjà plus à ce qu'il m'avait
dit. Je me rappelai la recommandation d'Augustin. Un éclair de stoïcisme
et de décision me traversa l'esprit.

«Il a raison, pensai-je, je suis d'une demi-minute en retard», et
j'entrai.

Le professeur monta dans sa chaire et se mit à dicter. C'était une
composition de début. Pour la première fois mon amour-propre avait à
lutter contre des ambitions rivales. J'examinai mes nouveaux camarades,
et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre; il pleuvait. A
travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le
vent et dont les rameaux trop à l'étroit se frottaient contre les murs
noirâtres du préau. Ce bruit familier du vent pluvieux dans les arbres
se répandait comme un murmure intermittent au milieu du silence des
cours. Je l'écoutais sans trop d'amertume dans une sorte de tristesse
frissonnante et recueillie dont la douceur par moments devenait extrême.

«Vous ne travaillez donc pas? me dit tout à coup le professeur. Cela
vous regarde...»

Puis il s'occupa d'autre chose. Je n'entendis plus que les plumes
courant sur des papiers.

Un peu plus tard, l'élève auprès de qui j'étais placé me glissait
adroitement un billet. Ce billet contenait une phrase extraite de la
dictée, avec ces mots:

«Aidez-moi, si vous le pouvez; tâchez de m'épargner un contre-sens.»

Tout aussitôt je lui renvoyai la traduction, bonne ou mauvaise, mais
copiée sur ma propre version, moins les termes, avec un point
d'interrogation qui voulait dire:

«Je ne réponds de rien, examinez.»

Il me fit un sourire de remercîment, et sans examiner davantage il passa
outre. Quelques instants après il m'adressait un second message, et
celui-ci portait:

«Vous êtes nouveau?»

La question me prouvait qu'il l'était aussi. J'eus un mouvement de joie
véritable en répondant à mon compagnon de solitude:

«Oui.»

C'était un garçon de mon âge à peu près, mais de complexion plus
délicate, blond, mince, avec de jolis yeux bleus doucereux et vifs, le
teint pâle et brouillé d'un enfant élevé dans les villes, une mise
élégante et des habits d'une forme particulière où je ne reconnaissais
pas l'industrie de nos tailleurs de province.

Nous sortîmes ensemble.

«Je vous remercie, me dit mon nouvel ami quand il se trouva seul avec
moi. J'ai horreur du collège, et maintenant je m'en moque. Il y a là
toute une rangée de fils de boutiquiers qui ont les mains sales, et dont
jamais je ne ferai mes amis. Ils nous prendront en grippe, cela m'est
égal. A nous deux nous en viendrons à bout. Vous les primerez, ils vous
respecteront. Disposez de moi pour tout ce que vous voudrez, excepté
pour vous trouver le sens des phrases. Le latin m'ennuie, et si ce
n'était qu'il faut être reçu bachelier, je n'en ferais de ma vie.»

Puis il m'apprit qu'il s'appelait Olivier d'Orsel, qu'il arrivait de
Paris, que des nécessités de famille l'avaient amené à Ormesson, où il
finirait ses études, qu'il demeurait rue des Carmélites avec son oncle
et deux cousines, et qu'il possédait à quelques lieues d'Ormesson une
terre d'où lui venait son nom d'Orsel.

«Allons, reprit-il, voilà une classe de passée, n'y pensons plus jusqu'à
ce soir.»

Et nous nous quittâmes. Il marchait lestement, faisait craquer de fines
chaussures en choisissant avec aplomb les pavés les moins boueux, et
balançait son paquet de livres au bout d'un lacet de cuir étroit et
bouclé comme un bridon anglais.

A part ces premières heures, qui se rattachent, comme vous le voyez, aux
souvenirs posthumes d'une amitié contractée ce jour-là, tristement et
définitivement morte aujourd'hui, le reste de ma vie d'études ne nous
arrêtera guère. Si les trois années qui vont suivre m'inspirent à
l'heure qu'il est quelque intérêt, c'est un intérêt d'un autre ordre, où
les sentiments du collégien n'entrent pour rien. Aussi, pour en finir
avec ce germe insignifiant qu'on appelle un écolier, je vous dirai en
termes de classe que je devins un bon élève, et cela malgré moi et
impunément, c'est-à-dire sans y prétendre ni blesser personne; qu'on m'y
prédit, je crois, des succès futurs; qu'une continuelle défiance de moi,
trop sincère et très visible, eut le même effet que la modestie, et me
fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de
cas; enfin que ce manque total d'estime personnelle annonçait dès lors
les insouciances ou les sévérités d'un esprit qui devait s'observer de
bonne heure, se priser à sa juste valeur et se condamner.

La maison de madame Ceyssac n'était pas gaie, je vous l'ai dit, et le
séjour d'Ormesson l'était encore moins. Imaginez une très petite ville,
dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne
menant nulle part, ne servant à rien, d'où la vie se retirait de jour en
jour, et que la campagne envahissait; une industrie nulle, un commerce
mort, une bourgeoisie vivant étroitement de ses ressources, une
aristocratie qui boudait; le jour, des rues sans mouvement; la nuit,
des avenues sans lumières; un silence hargneux, interrompu seulement par
des sonneries d'église; et tous les soirs, à dix heures, la grosse
cloche de Saint-Pierre sonnant le couvre-feu sur une ville déjà aux
trois quarts endormie plutôt d'ennui que de lassitude. De longs
boulevards, plantés d'ormeaux très beaux, très sombres, l'entouraient
d'une ombre sévère. J'y passais quatre fois par jour, pour aller au
collège et pour en revenir. Ce chemin, non pas le plus direct, mais le
plus conforme à mes goûts, me rapprochait de la campagne: je la voyais
s'étendre au loin dans la direction du couchant, triste ou riante, verte
ou glacée, suivant la saison. Quelquefois j'allais jusqu'à la rivière;
le spectacle n'y variait pas: l'eau jaunâtre en était constamment remuée
en sens contraire par les mouvements de la marée, qui se faisait sentir
jusque-là. On y respirait, dans les vents humides, des odeurs de
goudron, de chanvre et de planches de sapin. Tout cela était monotone et
laid, et rien au fond ne me consolait des Trembles.

Ma tante avait le génie de sa province, l'amour des choses surannées, la
peur des changements, l'horreur des nouveautés qui font du bruit. Pieuse
et mondaine, très simple avec un assez grand air, parfaite en tout, même
en ses légères bizarreries, elle avait réglé sa vie d'après deux
principes qui, disait-elle, étaient des vertus de famille: la dévotion
aux lois de l'Église, le respect des lois du monde; et telle était la
grâce facile qu'elle savait mettre dans l'accomplissement de ces deux
devoirs, que sa piété, très sincère, semblait n'être qu'un nouvel
exemple de son savoir-vivre. Son salon, comme tout le reste de ses
habitudes, était une sorte d'asile ouvert et de rendez-vous pour ses
réminiscences ou ses affections héréditaires, chaque jour un peu plus
menacées. Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les
quelques survivants de son ancienne société. Tous appartenaient à la
monarchie tombée, et s'étaient retirés du monde avec elle. La
révolution, qu'ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds
commun d'anecdotes ou de griefs, les avait tous aussi façonnés de même
en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers
passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des
dortoirs de caserne où l'on couchait sans lit, des enfants qu'on
habillait avec des rideaux, du pain noir qu'on allait acheter en
cachette. On se surprenait à sourire de ce qui jadis avait été terrible.
La mansuétude de l'âge avait calmé les plus vives colères. La vie avait
repris son cours, fermant les blessures, réparant les désastres,
amortissant les regrets, ou les apaisant sous des regrets plus récents.
On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans
un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfants, et c'est
là que chuchotaient, tout en remuant les cartes, le parti de la jeunesse
et les représentants de l'avenir, c'est-à-dire de l'inconnu.

Le jour même de ma rencontre avec Olivier, en rentrant du collège, je
m'étais empressé de dire à ma tante que j'avais un ami.

«Un ami! m'avait dit madame Ceyssac; vous vous hâtez peut-être un peu,
mon cher Dominique. Savez-vous son nom; quel âge a-t-il?»

Je racontai ce que je savais d'Olivier, et le peignit sous les couleurs
aimables qui à première vue m'avaient séduit; mais le nom seul avait
suffi pour rassurer ma tante.

«C'est un des plus anciens noms et des meilleurs de notre pays, me
dit-elle. Il est porté par un homme pour lequel j'ai moi-même beaucoup
d'estime et d'amitié.»

Très peu de semaines après ce nouveau lien formé, l'union des deux
familles était complète, et le premier mois de l'hiver inaugura nos
réunions soit chez madame Ceyssac, soit à l'_hôtel d'Orsel_, comme
Olivier disait en parlant de la maison de la rue des Carmélites, habitée
sans grand apparat par son oncle et ses cousines.

De ces deux cousines, l'une était une enfant appelée Julie; l'autre,
plus âgée que nous d'un an à peu près, s'appelait Madeleine, et sortait
du couvent. Elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste,
l'embarras d'elle-même; elle en portait la livrée modeste; elle usait
encore, au moment dont je vous parle, une série de robes tristes,
étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres,
et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle.
Blanche, elle avait des froideurs de teint qui sentaient la vie à
l'ombre et l'absence totale d'émotions, des yeux qui s'ouvraient mal
comme au sortir du sommeil, ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse,
avec une taille indécise, qui avait besoin de se définir et de se
former; on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers sans
y prendre garde et sans y croire.

Quant à Olivier, que je ne vous ai montré que sur les bancs, imaginez un
garçon aimable, un peu bizarre, très ignorant en fait de lectures, très
précoce dans toutes les choses de la vie, aisé de gestes, de maintien,
de paroles, ne sachant rien du monde et le devinant, le copiant dans ses
formes, en adoptant déjà les préjugés; représentez-vous je ne sais quoi
d'inusité, comme une ardeur un peu singulière, jamais risible,
d'anticiper sur son âge et de s'improviser un homme à seize ans à peine;
quelque chose de naissant et de mûr, d'artificiel et de très séduisant,
et vous comprendrez comment madame Ceyssac en fut charmée au point de
pardonner à ses défauts d'écolier, comme au seul reste d'enfantillage
qu'il y eût en lui. Olivier d'ailleurs arrivait de Paris, et c'était là
la grande supériorité d'où lui venaient toutes les autres, et qui, sinon
pour ma tante, au moins pour nous, les résumait toutes.

Aussi loin que je retourne en arrière à travers ces souvenirs si
médiocres à leur source, si tumultueux plus tard, et dont j'ai quelque
peine à remonter le cours, je retrouve à leur place accoutumée, autour
de la table en drap vert, sous le jour des lampes, ces trois jeunes
visages, souriants alors, sans l'ombre d'un souci réel, et que des
chagrins ou des passions devaient un jour attrister de tant de manières:
la petite Julie avec des sauvageries d'enfant boudeur; Madeleine encore
à demi pensionnaire; Olivier, causeur, distrait, quinteux, élégant sans
viser à l'être, mis avec goût à une époque et dans un pays où les
enfants s'habillaient on ne peut plus mal, maniant les cartes vivement,
prestement, avec l'aplomb d'un homme qui jouera beaucoup et qui saura
jouer, puis tout à coup, dix fois en deux heures, quittant le jeu,
jetant les cartes, bâillant, disant: Je m'ennuie, et allant s'enfouir
dans une profonde bergère. On l'appelait, il ne bougeait pas. A quoi
pense Olivier? disait-on. Il ne répondait à personne, et continuait de
regarder devant lui sans dire un mot, avec cet air d'inquiétude qui
lui-même était un attrait, et cet étrange regard qui flottait dans la
demi-obscurité du salon comme une étincelle impossible à fixer. Assez
peu régulier d'ailleurs dans ses habitudes, déjà discret comme s'il
avait eu des mystères à cacher, inexact à nos réunions, introuvable chez
lui, actif, flâneur, toujours partout et nulle part, cette sorte
d'oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se créer des imprévus dans
la vie de province, et de voler comme en plein air dans sa prison. Il se
disait d'ailleurs exilé, et comme s'il eût quitté la Rome d'Auguste pour
venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux d'une
latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d'habiter chez les
bergers.

Avec un pareil compagnon, j'étais fort seul. Je manquais d'air, et
j'étouffais dans ma chambre étroite, sans horizon, sans gaieté, la vue
barrée par cette haute barrière de murailles grises où couraient des
fumées, au-dessus desquelles par hasard des goëlands de rivière
volaient. C'était l'hiver, il pleuvait des semaines entières, il
neigeait; puis un dégel subit emportait la neige, et la ville
apparaissait de plus en plus noire après ce rapide éblouissement qui
l'avait couverte un moment des fantaisies de cette âpre saison. Un
matin, longtemps après, des fenêtres s'ouvraient et faisaient revivre
des bruits; on entendait des voix s'appeler d'une maison à l'autre; des
oiseaux privés, qu'on exposait à l'air, chantaient; le soleil brillait;
je regardais d'en haut l'entonnoir de notre petit jardin, des bourgeons
pointaient sur les rameaux couleur de suie. Un paon, qu'on n'avait pas
vu de tout l'hiver, escaladait lentement le faîte d'une toiture et s'y
pavanait, le soir surtout, comme s'il eût choisi pour ses promenades les
tiédeurs modérées d'un soleil bas. Il épanouissait alors sur le ciel la
gerbe constellée de sa queue énorme, et se mettait à crier de sa voix
perçante, enrouée comme tous les bruits qu'on entend dans les villes.
J'apprenais ainsi que la saison changeait. Le désir de m'échapper ne
m'entraînait pas bien loin. Et moi aussi j'avais lu dans les _Tristes_
des distiques que je disais tout bas, en pensant à Villeneuve, le seul
pays que je connusse et qui me laissât des regrets cuisants.

J'étais tourmenté, agité, désœuvré surtout, même en plein travail,
parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne
comptait pour rien dans ma vie. J'avais dès lors deux ou trois manies,
entre autres celle des catégories et celle des dates. La première avait
pour but de faire une sorte de choix dans mes journées, toutes pareilles
en apparence, et sans aucun accident notable qui les rendît meilleures
ni pires, et de les classer d'après leur mérite. Or le seul mérite de
ces longues journées de pur ennui, c'était un degré de plus ou de moins
dans les mouvements de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où
je me reconnaissais plus d'ampleur de forces, plus de sensibilité, plus
de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d'un meilleur
timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou
d'expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là cette
autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes,
dont vous avez la preuve ici, comme partout où j'ai cru nécessaire
d'imprimer la trace d'un moment de plénitude et d'exaltation. Le reste
de ma vie, ce qui se dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le
comparais à ces bas-fonds taris qu'on découvre dans la mer à chaque
marée basse et qui sont comme la mort du mouvement.

Une pareille alternative ressemblait assez aux feux à éclipse des fanaux
tournants, et j'attendais incessamment je ne sais quel réveil en moi,
comme j'aurais attendu le retour du signal.

Ce que je vous raconte en quelques mots n'est, bien entendu, que le très
court abrégé de longues, obscures et multiples souffrances. Le jour où
je trouvai dans des livres, que je ne connaissais pas alors, le poème ou
l'explication dramatique de ces phénomènes très spontanés, je n'eus
qu'un regret, ce fut de parodier peut-être en les rapetissant ce que de
grands esprits avaient éprouvé avant moi. Leur exemple ne m'apprit rien,
leur conclusion, quand ils concluent, ne me corrigea pas non plus. Le
mal était fait, si l'on peut appeler un mal le don cruel d'assister à sa
vie comme à un spectacle donné par un autre, et j'entrai dans la vie
sans la haïr, quoiqu'elle m'ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi
inséparable, bien intime et positivement mortel: c'était moi-même.



V


TOUTE une année s'écoula de la sorte. Du fond de la ville, je vis
l'automne qui rougissait les arbres et reverdissait les pâturages, et le
jour où le collège se rouvrit, j'y ramenai comme à l'ordinaire un être
agité, malheureux, une sorte d'esprit plié en deux, comme un fakir
attristé qui s'examine.

Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable,
tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et
soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis
des actes les plus ingénus d'un âge où d'habitude on s'observe peu, tout
cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou
d'excitations qui me conduisaient tout droit à une crise.

Cette crise arriva vers le printemps, au moment même où je venais
d'atteindre mes dix-sept ans.

Un jour, c'était vers la fin d'avril, et ce devait être un jeudi, jour
de sortie, je quittai la ville de bonne heure et m'en allai seul, au
hasard, me promener sur les grandes routes. Les ormeaux n'avaient point
encore de feuilles, mais ils se couvraient de bourgeons; les prairies ne
formaient qu'un vaste jardin fleuri de marguerites; les haies d'épines
étaient en fleur; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les
alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles
pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des
insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à
la pointe des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient
à tire-d'aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés,
soit dans les buissons, vers des nids qu'on ne voyait pas. De loin en
loin se promenaient des malades ou des vieillards que le printemps
rajeunissait ou rendait à la vie; et dans les endroits plus ouverts au
vent, des troupes d'enfants lançaient des cerfs-volants à longues
banderoles frissonnantes, et les regardaient à perte de vue, fixés dans
le clair azur comme des écussons blancs, ponctués de couleurs vives.

Je marchais rapidement, pénétré et comme stimulé par ce bain de lumière,
par ces odeurs de végétations naissantes, par ce vif courant de puberté
printanière dont l'atmosphère était imprégnée. Ce que j'éprouvais était
à la fois très doux et très ardent. Je me sentais ému jusqu'aux larmes,
mais sans langueur ni fade attendrissement. J'étais poursuivi par un
besoin de marcher, d'aller loin, de me briser par la fatigue, qui ne me
permettait pas de prendre une minute de repos. Partout où j'apercevais
quelqu'un qui pût me reconnaître, je tournais court, prenais un biais,
et je m'enfonçais à perte d'haleine dans les sentiers étroits coupant
les blés verts, là où je ne voyais plus personne. Je ne sais quel
sentiment sauvage, plus fort que jamais, m'invitait à me perdre au sein
même de cette grande campagne en pleine explosion de sève. Je me
souviens que d'un peu loin j'aperçus les jeunes gens du séminaire
défilant deux à deux le long des haies fleuries, conduits par de vieux
prêtres qui, tout en marchant, lisaient leur bréviaire. Il y avait de
longs adolescents rendus bizarres et comme amaigris davantage par
l'étroite robe noire qui leur collait au corps, et qui en passant
arrachaient des fleurs d'épines et s'en allaient avec ces fleurs brisées
dans la main. Ce ne sont point des contrastes que j'imagine, et je me
rappelle la sensation que fît naître en moi en pareille circonstance, à
pareille heure, en pareil lieu, la vue de ces tristes jeunes gens, vêtus
de deuil et déjà tout semblables à des veufs. De temps en temps je me
retournais du côté de la ville; on ne voyait plus à la limite lointaine
des prairies que la ligne un peu sombre de ses boulevards et l'extrémité
de ses clochers d'église. Alors je me demandais comment j'avais fait
pour y demeurer si longtemps, et comment il m'avait été possible de m'y
consumer sans y mourir; puis j'entendis sonner les vêpres, et ce bruit
de cloches, accompagné de mille souvenirs, m'attrista, comme un rappel à
des contraintes sévères. Je pensai qu'il faudrait revenir, rentrer avant
la nuit, m'enfermer de nouveau, et je repris avec plus d'emportement ma
course du côté de la rivière.

Je revins, non pas épuisé, mais plus excité au contraire par ce
vagabondage de plusieurs heures au grand air, dans la tiédeur des
routes, sous l'âpre et mordant soleil d'avril. J'étais dans une sorte
d'ivresse, rempli d'émotions extraordinaires, qui sans contredit se
manifestaient sur mon visage, dans mon air, dans toute ma personne.

«Qu'avez-vous, mon cher enfant? me dit madame Ceyssac en m'apercevant.

--J'ai marché très vite», lui dis-je avec égarement.

Elle m'examina de nouveau, et, par un geste de mère inquiète, elle
m'attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J'en fus
horriblement troublé; je ne pus supporter ni la douceur de leur examen,
ni la pénétration de leur tendresse; je ne sais quelle confusion me
saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard
insupportable.

«Laissez-moi, je vous prie, ma chère tante», lui dis-je.

Et je montai précipitamment à ma chambre.

Je la trouvai tout illuminée par les rayons obliques du soleil couchant,
et je fus comme ébloui par le rayonnement de cette lumière chaude et
vermeille qui l'envahissait comme un flot de vie. Pourtant je me sentis
plus calme en m'y voyant seul, et me mis à la fenêtre, attendant l'heure
salutaire où ce torrent de clarté allait s'éteindre. Peu à peu la face
des hauts clochers rougit, les bruits devinrent plus distincts dans
l'air un peu plus humide, des barres de feu se formèrent au couchant, du
côté où s'élevaient, au-dessus des toitures, les mâts des navires
amarrés dans la rivière. Je restai là jusqu'à la nuit, me demandant ce
que j'éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant,
étouffé par des pulsations d'une vie extraordinaire, plus émue, plus
forte, plus active, moins compressible que jamais. J'aurais souhaité que
quelqu'un fût là; mais pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Et qui? Je le
savais encore moins. S'il m'avait fallu choisir à l'heure même un
confident parmi les êtres qui m'étaient alors le plus chers, il m'eût
été impossible de nommer personne.

Quelques minutes seulement avant que le dernier rayon du jour eût
disparu, je descendis. Je me glissai par les rues que je savais désertes
jusqu'aux endroits du boulevard où l'herbe poussait en pleine solitude.
Je longeai la place où j'entendis commencer les premières sonneries de
la retraite militaire. Puis le bruit des clairons s'éloigna, et j'en
suivis la marche de loin par les rues sinueuses, d'après des échos plus
distincts ou plus confus suivant la largeur de l'espace où, dans l'air
tranquille du soir, le son se déployait. Seul, tout seul, dans le
crépuscule bleu qui descendait du ciel, sous les ormeaux garnis de
frondaisons légères, aux lueurs des premières étoiles qui s'allumaient à
travers les arbres, comme des étincelles de feu semées sur la dentelle
des feuillages, je marchais dans la longue avenue, écoutant cette
musique si bien rythmée, et me laissant conduire par ses cadences. J'en
marquais la mesure; mentalement je la répétai quand elle eut fini de se
faire entendre. Il m'en resta dans l'esprit comme un mouvement qui se
continua, et cela devint une sorte de mode et d'appui mélodique sur
lequel involontairement je mis des paroles. Je n'ai plus aucun souvenir
des paroles, ni du sujet, ni du sens des mots, je sais seulement que
cette exhalaison singulière sortit de moi, d'abord comme un rythme, puis
avec des mots rythmés, et que cette mesure intérieure tout à coup se
traduisit, non seulement par la symétrie des mesures, mais par la
répétition double ou multiple de certaines syllabes sourdes ou sonores
se correspondant et se faisant écho. J'ose à peine vous dire que
c'étaient là des vers, et cependant ces paroles chantantes y
ressemblaient beaucoup.

A ce moment même, et pendant que je faisais cette réflexion, je reconnus
devant moi, dans l'allée que je suivais, notre ami de tous les jours, M.
d'Orsel, et ses deux filles. J'étais trop près d'eux pour les éviter, et
la préoccupation même où j'étais plongé ne m'en eût pas laissé la force.
Je me trouvais donc face à face avec le regard paisible et le blanc
visage de Madeleine.

«Comment! vous ici?» me dit-elle.

J'entends encore cette voix nette, aérienne, avec un léger accent du
midi qui me fit frissonner. Je pris machinalement la main qu'elle me
tendait, sa petite main fine et fraîche, et la fraîcheur de ce contact
me fit sentir que la mienne était brûlante. Nous étions si près l'un de
l'autre, et je distinguais si nettement les contours de son visage que
je fus effrayé de penser qu'elle me voyait aussi.

«Nous vous avons fait peur?» ajouta-t-elle.

Je compris au changement de sa voix à quel point mon trouble était
visible. Et comme rien au monde n'aurait pu me retenir une seconde de
plus dans cette situation sans issue, je balbutiai je ne sais quoi de
déraisonnable, et, perdant tout à fait la tête, étourdiment, sottement,
je pris la fuite.

Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je
m'enfermai dans ma chambre, de peur qu'on ne m'y surprît. Là, sans
réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme
attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l'épouvante
autant qu'elle le séduit, d'une haleine, sans me relire, presque sans
hésiter, j'écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent
me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur,
et dont il était soulagé au fur et à mesure qu'il se désemplissait. Ce
travail fiévreux m'entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla
que ma tâche était faite; toutes les fibres irritées se calmèrent, et
vers le matin, à l'heure où s'éveillent les premiers oiseaux, je
m'endormis dans une lassitude délicieuse.

Le lendemain, Olivier me parla de ma rencontre avec ses cousines, de mon
embarras, de ma fuite.

«Tu fais le mystérieux, me dit-il, tu as tort; si j'avais un secret, je
le partagerais avec toi.»

J'hésitai d'abord à lui dire la vérité. C'était ce qu'il y avait de plus
simple, et cela certainement aurait mieux valu; mais il y avait dans un
pareil aveu mille embarras réels ou imaginaires, qui me le
représentaient comme impossible. En quels termes d'ailleurs lui faire
comprendre ce que j'éprouvais depuis longtemps, sans que personne en eût
le soupçon? Comment lui parler de sang-froid de ces pudeurs extrêmes que
le grand jour offusquait, qui ne supportaient aucun examen, pas plus le
mien que celui des autres, et qui demandaient, comme une plaie trop vive
ou trop récente, à n'être pas même effleurées du regard? Comment lui
raconter cette crise de sensibilité inexplicable et cet ensorcellement
de la nuit, dont j'avais trouvé le matin même à mon réveil le témoignage
écrit?

Je répondis par un mensonge: j'étais souffrant depuis quelques jours; la
chaleur de la veille m'avait donné une sorte de vertige, et je priais
Madeleine d'excuser la sotte figure que j'avais faite en la rencontrant.

«Madeleine! reprit Olivier; mais nous n'avons pas de comptes à rendre à
Madeleine... Il y a des choses qui ne la regardent plus.»

Il avait en disant cela un singulier sourire, avec un regard des plus
pénétrants et des plus vifs. Quelque effort qu'il fît cependant pour
lire au fond de ma pensée, j'étais bien sûr qu'il n'y verrait rien; mais
je comprenais aussi qu'il y cherchait quelque chose, et si je ne
devinais pas quels étaient les sentiments très présumables qu'Olivier me
supposait en raisonnant d'après lui-même, je me vis l'objet d'une
investigation qui me fit réfléchir et d'un soupçon qui m'embarrassa.

J'étais si parfaitement candide et ignorant que le premier éveil qui
m'ait surpris au milieu de mes ingénuités me vint ainsi d'un regard
inquiet de ma tante, d'un sourire équivoque et curieux d'Olivier. Ce fut
l'idée qu'on me surveillait qui me donna le désir d'en chercher la
cause, et ce fut un faux soupçon qui pour la première fois de ma vie me
fit rougir. Je ne sais quel indéfinissable instinct me gonfla le cœur
d'une émotion tout à fait nouvelle. Une lueur bizarre éclaira tout à
coup ce verbe enfantin, le premier que nous avons tous conjugué soit en
français, soit en latin, dans les grammaires. Deux jours après ce vague
avertissement donné par une mère prudente et par un camarade émancipé,
je n'étais pas loin d'admettre, tant mon cerveau roulait de scrupules,
de curiosités et d'inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison
en me supposant amoureux, mais de qui?

La soirée du dimanche suivant nous réunit tous comme à l'ordinaire dans
le salon de madame Ceyssac. J'y vis paraître Madeleine avec un certain
trouble; je ne l'avais pas revue depuis le jeudi soir. Sans doute elle
attendait une explication: moins que jamais je me sentais en disposition
de la lui donner, et je me tus. J'étais affreusement embarrassé de ma
personne et distrait. Olivier, qui ne se croyait aucune raison d'être
charitable, me harcelait de ses épigrammes. Rien n'était plus
inoffensif, et cependant j'en étais atteint, tant l'état d'extrême
irritabilité nerveuse où je me trouvais depuis quelques jours me rendait
vulnérable et me prédisposait à souffrir sans motif. J'étais assis près
de Madeleine, d'après une ancienne habitude où la volonté de l'un et de
l'autre n'entrait pour rien. Tout à coup l'idée me vint de changer de
place. Pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la
lumière directe des lampes me blessait, et qu'ailleurs je me trouverais
mieux. En levant les yeux qu'elle tenait abaissés sur son jeu,
Madeleine me vit assis de l'autre côté de la table, précisément
vis-à-vis d'elle.

«Eh bien!» dit-elle avec un air de surprise.

Mais nos yeux se rencontrèrent; je ne sais ce qu'elle aperçut
d'extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui
permit pas d'achever.

Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d'elle, et pour la
première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut
voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu'on ne le disait,
et bien autrement que je ne l'avais cru. De plus, elle avait dix-huit
ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m'éclairer peu à peu,
m'apprit en une demi-seconde tout ce que j'ignorais d'elle et de
moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les
révélations des jours précédents, les réunit pour ainsi dire en un
faisceau d'évidences, et, je crois, les expliqua toutes.



VI


QUELQUES semaines après, M. d'Orsel se rendait à une ville d'eaux, sous
prétexte de promenade et de santé, mais en réalité pour des raisons
particulières que tout le monde ignorait, et que je ne connus qu'un peu
plus tard. Madeleine et Julie l'accompagnaient.

Cette séparation, dont un autre aurait gémi comme d'un déchirement, me
délivra d'un grand embarras. Je ne pouvais plus vivre à côté de
Madeleine, à cause de timidités soudaines qui toutes me venaient de sa
présence. Je la fuyais. L'idée de lever les yeux sur elle était un trait
d'audace. A la voir si calme quand je ne l'étais plus, à la trouver si
parfaitement jolie, tandis que j'avais tant de motifs pour me déplaire
avec ma tenue de collège et mon teint de campagnard mal débarbouillé,
j'éprouvais je ne sais quel sentiment subalterne, comprimé, humiliant,
qui me remplissait de défiance et transformait la plus paisible des
camaraderies en une sorte de soumission sans douceur et d'asservissement
mal enduré. C'était ce qu'il y avait eu de plus clair et de fort
troublant dans l'effet instantané produit par la soirée que je vous ai
dite. Madeleine en un mot me faisait peur. Elle me dominait avant de me
séduire: le cœur a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes
passionnés commencent ainsi.

Le lendemain de son départ, je courais rue des Carmélites. Olivier
habitait une petite chambre perdue dans un pavillon élevé de l'hôtel.
Habituellement je venais le prendre aux heures du collège, et l'appelais
du jardin pour qu'il descendît. Je me souvins qu'à pareille heure,
presque tous les jours, une autre voix me répondait, que Madeleine alors
mettait la tête à sa fenêtre et me disait bonjour; je pensais à l'émoi
que me causait cette entrevue quotidienne, autrefois sans charme ni
dangers, devenue si subitement un vrai supplice; et j'entrai hardiment,
presque joyeux, comme si quelque chose en moi de craintif et de
surveillé prenait ses vacances.

La maison était vide. Les domestiques allaient et venaient, comme
étonnés, eux aussi, de n'avoir plus à se contraindre. On avait ouvert
toutes les fenêtres et le soleil de mai jouait librement dans les
chambres, où toutes choses étaient remises en place. Ce n'était pas
l'abandon, c'était l'absence. Je soupirai. Je calculai ce que cette
absence devait durer. Deux mois! Cela me paraissait tantôt très long,
tantôt très court. J'aurais souhaité, je crois, tant j'avais besoin de
m'appartenir, que ce mince répit n'eût plus de fin.

Je revins le lendemain, les jours suivants: même silence et même
sécurité. Je me promenai dans toute la maison, je visitai le jardin
allée par allée; Madeleine était partout. Je m'enhardis jusqu'à
m'entretenir librement avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et
j'y revis sa jolie tête. J'entendis sa voix dans les allées du parc, et
je me mis à fredonner, pour retrouver comme un écho de certaines
romances qu'elle se plaisait à chanter en plein air, que le vent rendait
si fluides et que le bruit des feuilles accompagnait. Je revis mille
choses que j'ignorais d'elle ou qui ne m'avaient pas frappé, certains
gestes qui n'étaient rien et qui devenaient charmants; je trouvai pleine
de grâce l'habitude un peu négligée qu'elle avait de tordre ses cheveux
en arrière et de les porter relevés sur la nuque et liés par le milieu
comme une gerbe noire. Les moindres particularités de sa mise ou de sa
tournure, une odeur exotique qu'elle aimait et qui me l'eût fait
reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu'à ses couleurs adoptées depuis
peu, le bleu qui la paraît si bien et qui faisait valoir avec tant
d'éclat sa blancheur sans trouble, tout cela revivait avec une lucidité
surprenante, mais en me causant une autre émotion que sa présence, comme
un regret, agréable à caresser, des choses aimables qui n'étaient plus
là. Peu à peu, je me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un
attendrissement continu, de ces réminiscences, le seul attrait presque
vivant qui me restât d'elle, et moins de quinze jours après le départ de
Madeleine ce souvenir envahissant ne me quittait plus.

Un soir, je montais chez Olivier, et comme à l'ordinaire je passais
devant la chambre de Madeleine. Bien souvent déjà j'en avais trouvé la
porte grande ouverte sans que la pensée me fût jamais venue d'y
pénétrer. Ce soir-là, je m'arrêtai court, et après quelques hésitations
accordées à des scrupules aussi nouveaux que tous les autres sentiments
qui m'agitaient, je cédai à une tentation véritable, et j'entrai.

Il y faisait presque nuit. Le bois sombre de quelques meubles anciens se
distinguait à peine, l'or des marqueteries luisait faiblement. Des
étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un ensemble
de choses pâles et douces y répandait une sorte de léger crépuscule et
de blancheur de l'effet le plus tranquille et le plus recueilli. L'air
tiède y venait du dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur; mais
surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les
autres, l'habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine. J'allai
jusqu'à la fenêtre: c'était là que Madeleine avait l'habitude de se
tenir, et je m'assis dans un petit fauteuil à dossier bas qui lui
servait de siège. J'y demeurai quelques minutes en proie à une anxiété
des plus vives, retenu malgré moi par le désir de savourer des
impressions dont la nouveauté me paraissait exquise. Je ne regardais
rien; pour rien au monde, je n'aurais osé porter la main sur le moindre
des objets qui m'entouraient. Immobile, attentif seulement à me pénétrer
de cette indiscrète émotion, j'avais au cœur des battements si
convulsifs, si précipités, si distincts, que j'appuyais les deux mains
sur ma poitrine pour en étouffer autant que possible les palpitations
incommodes.

Tout à coup j'entendis dans les corridors le pas rapide et sec
d'Olivier. Je n'eus que le temps de me glisser jusqu'à la porte; il
arrivait.

«Je t'attendais», me dit-il assez simplement pour me persuader, ou qu'il
ne m'avait pas vu sortir de la chambre de Madeleine, ou qu'il n'y
trouvait rien à redire.

Il était fort élégamment mis, en tenue légère, avec une cravate un peu
lâche et des habits larges, tels qu'il aimait à les porter, surtout en
été. Il avait cette démarche aisée, cette façon libre de se mouvoir dans
des habits flottants qui lui donnaient à certains moments comme un air
fort original de jeune homme étranger, soit anglais, soit créole.
C'était l'instinct d'un goût très sûr qui l'invitait à s'habiller de la
sorte. Il en tirait une grâce toute personnelle, et moi qui ai connu ses
qualités en même temps que ses faiblesses, je ne puis pas dire qu'il y
mît beaucoup de prétention, quoiqu'il en fît l'objet d'une réelle étude.
Il considérait la composition d'une toilette, le choix des nuances, les
proportions d'un habit comme une chose très sérieuse dans la conduite
générale d'un homme de bon ton; mais une fois la toilette admise, il n'y
pensait plus, et c'eût été lui faire injure que de le supposer préoccupé
de sa mise au delà du temps voulu par les soins ingénieux qu'il y
donnait.

«Allons jusqu'aux boulevards, me dit-il en s'emparant de mon bras. Je
désire que tu m'accompagnes, et voici la nuit.»

Il marchait vite et m'entraînait comme s'il eût été pressé par l'heure.
Il prit le plus court, traversa lestement les allées désertes et me
conduisit tout droit vers cette partie des avenues où l'on se promenait
l'été à la nuit tombante. Il y avait une certaine foule, ce qu'une très
petite ville comme Ormesson comptait alors de plus mondain, de plus
riche et de plus élégant. Olivier s'y glissa sans s'arrêter, les yeux en
éveil, excité par une secrète impatience qui l'absorbait au point de lui
faire oublier que j'étais là. Tout à coup il ralentit le pas, se
raffermit à mon bras pour se contraindre à modérer je ne sais quelle
enfantine effervescence qui sans doute aurait manqué de mesure ou
d'esprit. Je compris qu'il était au bout de ses recherches.

Deux femmes se dirigeaient vers nous, au bord de l'allée et assez
mystérieusement abritées sous le plafond bas des ormeaux. L'une était
jeune et remarquablement jolie; ma très récente expérience m'avait formé
le goût sur ces définitions délicates, et je ne m'y trompais plus.
J'observais cette façon légère et contenue de fouler à petits pas le
gazon qui s'étendait aux pieds des arbres, comme si elle eût marché sur
les laines souples d'un tapis. Elle nous regardait fixement, avec moins
de charme que Madeleine, plus de volonté que jamais celle-ci n'eût osé
le faire, et, de loin, se préparait par un sourire insolite à répondre
au salut d'Olivier. Ce salut fut échangé d'aussi près que possible avec
la même grâce un peu négligée; et dès que la jeune tête blonde et encore
souriante eut disparu dans les dentelles de son chapeau, Olivier se
tourna vers moi avec un air d'interrogation audacieuse.

«Tu connais madame X...?» me dit-il.

Il me nommait une personne dont on parlait un peu dans le monde où
quelquefois j'accompagnais ma tante. Il n'était que très naturel
qu'Olivier lui eût été présenté, et naïvement je le lui dis.

«Précisément, ajouta-t-il, j'ai dansé un soir de cet hiver avec elle, et
depuis...»

Il s'interrompit, et après un silence: «Mon cher Dominique, reprit-il,
je n'ai ni père ni mère, tu le sais; je ne suis que le neveu de mon
oncle, et de ce côté je n'attends que les affections qui me sont dues,
c'est-à-dire une bien petite part dans le patrimoine de tendresse qui
revient de droit à mes deux cousines. J'ai donc besoin qu'on m'aime, et
autrement que d'une amitié de collège... Ne te récrie pas; je te suis
reconnaissant de l'attachement que tu me témoignes, et je suis sûr que
tu me le continueras, quoi qu'il arrive. Je te dirai aussi que tu m'es
très cher. Mais enfin tu me permettras de trouver un peu tièdes les
affections estimables qui me sont échues. Il y a deux mois qu'un soir,
au bal, je parlais à peu près des mêmes choses à la personne que nous
venons de rencontrer. Elle s'en est amusée d'abord, n'y voyant que les
doléances d'un collégien que le collège ennuie; or, comme j'avais la
ferme volonté d'être écouté sérieusement quand je parlais de même, et la
certitude qu'on me croirait si je le voulais bien: «Madame, lui dis-je,
ce sera une prière, s'il vous plaît de le prendre ainsi; sinon, c'est un
regret que vous n'entendrez plus.» Elle me donna deux petits coups
d'éventail, sans doute afin de m'interrompre; mais je n'avais plus rien
à lui dire, et pour ne pas me démentir je quittai le bal aussitôt.
Depuis j'ai tenu parole, je n'ai pas ajouté un mot qui pût lui faire
croire que j'eusse ou la moindre espérance ou le moindre doute. Elle ne
m'entendra plus ni me plaindre, ni la supplier. Je sens qu'en pareil cas
j'aurai beaucoup de patience, et j'attendrai.»

En me parlant ainsi, Olivier était très calme. Un peu plus de brusquerie
dans son geste, un certain accent plus vibrant dans sa voix, c'était le
seul signe perceptible qui trahît le tremblement intérieur, s'il
tremblait au fond du cœur, ce dont je doute. Quant à moi je
l'écoutais avec une réelle et profonde angoisse. Ce langage était si
nouveau, la nature de ses confidences était telle que je n'en ressentis
d'abord qu'un grand trouble, comme au contact d'une idée tout à fait
incompréhensible.

«Eh bien! lui dis-je, sans trouver autre chose à répondre que cette
exclamation de naïf ébahissement.

--Eh bien! voilà ce que je voulais t'apprendre, Dominique, ceci et pas
autre chose. Lorsqu'à ton tour tu me diras de t'écouter, je saurai le
faire.»

Je lui répondis plus laconiquement encore par un serrement de main des
plus tendres, et nous nous séparâmes.

Il en fut des confidences d'Olivier comme de toutes les leçons trop
brusques ou trop fortes: cette infusion capiteuse me fit tourner
l'esprit, et il me fallut beaucoup de méditations violentes pour démêler
les vérités utiles ou non que contenaient des aveux si graves. Au point
où j'en étais, c'est-à-dire osant à peine épeler sans émoi le mot le
plus innocent et le plus usuel de la langue du cœur, mes prévisions
les plus hardies n'auraient jamais dépassé toutes seules l'idée d'un
sentiment désintéressé et muet. Partir de si peu pour arriver aux
hypothèses ardentes où m'entraînaient les témérités d'Olivier, passer du
silence absolu à cette manière libre de s'exprimer sur les femmes, le
suivre enfin jusqu'au but marqué par son attente, il y avait là de quoi
me beaucoup vieillir en quelques heures. Cette enjambée exorbitante, je
la fis cependant, mais avec des effrois et des éblouissements que je ne
saurais vous dire, et ce qui m'étonna le plus quand j'eus acquis le
degré de lucidité voulu pour comprendre pleinement les leçons d'Olivier,
ce fut de comparer les chaleurs qui m'en venaient avec la froide
contenance et les calculs savants de ce soi-disant amoureux.

Quelques jours après il me montrait une lettre sans signature.

«Vous vous écrivez? lui demandai-je.

--Cette lettre, me dit-il, est le seul billet que j'aie reçu d'elle, et
je n'ai pas répondu.»

La lettre était à peu près conçue en ces termes:

«Vous êtes un enfant qui prétendez agir comme un homme, et vous avez
doublement tort de vous vieillir. Les hommes, quoi que vous fassiez,
seront toujours meilleurs ou pires que vous n'êtes. Je vous crois à
plaindre, car vous êtes seul, et je vous estime assez pour admettre que
vous devez en effet souffrir d'être privé d'une amitié vigilante et
tendre; mais vous feriez mieux de parler à cœur ouvert que de vous
confier un jour à l'improviste à quelqu'un qui vous apprécie, et puis de
vous taire. Je ne vois ni le bien que j'ai pu vous faire en écoutant vos
confidences, ni le but que vous vous proposez en ne les renouvelant
plus. Vous avez trop de raison pour un âge dont l'ingénuité est à la
fois le seul attrait et la seule excuse, et, si vous aviez autant
d'abandon que de sang-froid, vous seriez plus intéressant et surtout
plus heureux.»

Malgré ces rares accès de franchise auxquels il cédait par caprice, je
n'étais qu'à demi dans les confidences d'Olivier. Quoiqu'à peu près de
mon âge et inférieur à moi sur beaucoup de points sans doute, il me
trouvait un peu jeune, comme il disait, sur les questions de conduite
qui s'agitaient dans son esprit. C'était à peine si je pouvais accepter
le premier mot du dessein qu'il entendait poursuivre jusqu'à la pleine
satisfaction de son amour-propre ou de son plaisir. Je le voyais
toujours aussi calme, libre d'esprit, prompt à tout, avec son aimable
visage aux accents un peu froids, ses yeux impertinents pour tous ceux
qui n'étaient pas ses amis, et ce sourire rapide et très séduisant dont
il savait faire avec tant d'à-propos tantôt une caresse et tantôt une
arme. Il n'était aucunement triste et pas beaucoup plus distrait, même
dans les circonstances où, de son propre aveu, son imperturbable
confiance avait un peu souffert. Le dépit ne se traduisait chez lui que
par une sorte d'irritabilité plus aiguë, et ne faisait pour ainsi dire
qu'ajouter un ressort de trempe plus sèche à son audace.

«Si tu crois que je vais me rendre malheureux, tu te trompes, me
disait-il à quelque temps de là, dans un de ces moments de courtes
hésitations où, comme à plaisir, il donnait à ses paroles une expression
d'hostilité méchante. Si elle m'aime un jour, tôt ou tard, ceci n'est
rien. Sinon...

--Sinon?» lui dis-je.

Sans me répondre, il fit tournoyer et siffler autour de sa tête un petit
jonc qu'il tenait à la main, comme s'il eût voulu trancher quelque chose
en fendant l'air. Puis, tout en continuant de fouetter le vide avec une
véhémence extrême, il ajouta:

«Si je pouvais seulement lire dans ses yeux un oui ou non! Je n'en
connais pas d'aussi tourmentants et d'aussi beaux, excepté ceux de mes
deux cousines, qui ne me disent rien.»

Un autre jour, un accident contraire le rendait à lui-même. Il devenait
sensible, agité, légèrement enthousiaste, en tout beaucoup plus naturel.
Il s'abandonnait à quelques douceurs de gestes et de langage, qui,
quoique toujours fort réservées, m'en apprenaient assez sur ses
espérances.

«Es-tu bien sûr de l'aimer?» lui demandai-je enfin, tant cette première
condition pour qu'il se montrât exigeant me semblait indispensable, et
cependant douteuse.

Olivier me regarda dans le blanc des yeux, et, comme si ma question lui
paraissait le comble de la niaiserie ou de la folie, il partit d'un
éclat de rire insolent qui m'ôta toute envie de continuer.

L'absence de Madeleine dura le temps convenu. Quelques jours avant son
retour, en pensant à elle, et j'y pensais à toutes les minutes, je
récapitulai les changements qui s'étaient opérés en moi depuis son
départ, et j'en fus stupéfait. Le cœur gros de secrets, l'âme émue
d'impulsions hardies, l'esprit chargé d'expérience avant d'avoir rien
connu, je me vis en un mot tout différent de celui qu'elle avait quitté.
Je me persuadai que cela me servirait à diminuer d'autant l'ascendant
bizarre auquel j'étais soumis, et cette légère teinte de corruption
répandue sur des sentiments parfaitement candides me donna comme un
semblant d'effronterie, c'est-à-dire tout juste assez de bravoure pour
courir au-devant de Madeleine sans trop trembler.

Elle arriva vers la fin de juillet. De loin j'entendis les grelots des
chevaux, et je vis approcher, encadrée dans le rideau vert des
charmilles, la chaise de poste, toute blanche de poussière, qui les
amena par le jardin jusque devant le perron. Ce que j'aperçus d'abord,
ce fut le voile bleu de Madeleine, qui flottait à la portière de la
voiture. Elle en descendit légèrement et se jeta au cou d'Olivier. Je
sentis, à la vive et fraternelle étreinte de ses deux petites mains
cordialement posées dans les miennes, que la réalité de mon rêve était
revenue; puis, s'emparant avec une familiarité de sœur aînée du bras
d'Olivier et du mien, s'appuyant également sur l'un et sur l'autre, et
versant sur tous les deux comme un rayon de vrai soleil, la limpide
lumière de son regard direct et franc, comme une personne un peu lasse,
elle monta les escaliers du salon.

Cette soirée-là fut pleine d'effusion. Madeleine avait tant à nous dire!
Elle avait vu de beaux pays, découvert toute sorte de nouveautés, de
mœurs, d'idées, de costumes. Elle en parlait dans le premier désordre
d'une mémoire encombrée de souvenirs tumultueux, avec la volubilité d'un
esprit impatient de répandre en quelques minutes cette multitude
d'acquisitions faites en deux mois. De temps en temps elle
s'interrompait, essoufflée de parler, comme si elle l'eût été de monter
et de descendre encore les échelons de montagne où son récit nous
conduisait. Elle passait la main sur son front, sur ses yeux, relevait
en arrière de ses tempes ses épais cheveux, un peu hérissés par la
poussière et le vent du voyage. On eût dit que ce geste d'une personne
qui marche et qui a chaud rafraîchissait aussi sa mémoire. Elle
cherchait un nom, une date, perdait et retrouvait sans cesse le fil
embrouillé d'un itinéraire, puis se mettait à rire aux éclats quand, la
confusion s'introduisant dans son récit, elle était obligée d'appeler à
son aide la claire et sûre mémoire de Julie. Elle exhalait la vie, le
plaisir d'apprendre, les curiosités satisfaites. Quoique brisée par un
long voyage en voiture, il lui restait encore de ce perpétuel
déplacement une habitude de se mouvoir vite qui la faisait dix fois de
suite se lever, agir, changer de place, jeter les yeux dans le jardin,
donner un coup d'œil de bienvenue aux meubles, aux objets retrouvés.
Quelquefois elle nous regardait, Olivier et moi, attentivement, comme
pour être bien assurée de se reconnaître et mieux constater son retour
et sa présence au milieu de nous; mais soit qu'elle nous trouvât l'un et
l'autre un peu changés, soit que deux mois de séparation et la vue de
tant de figures nouvelles l'eussent déshabituée de nos visages, je
voyais dans sa physionomie poindre une vague surprise.

«Eh bien! lui disait Olivier, nous retrouves-tu?

--Pas tout à fait, disait-elle ingénument; je vous voyais autrement
quand j'étais loin.»

Je restais cloué sur un fauteuil. Je la regardais, je l'écoutais, et
quoi qu'elle pût penser de nous, le changement que j'apercevais en elle
était bien autrement réel, et sans contredit plus absolu, sinon plus
profond.

Elle avait bruni. Son teint, ranimé par un hâle léger, rapportait de ses
courses en plein air comme un reflet de lumière et de chaleur qui le
dorait. Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus
maigre, les yeux comme élargis par l'effort d'une vie très remplie et
par l'habitude d'embrasser de grands horizons. Sa voix, toujours
caressante et timbrée pour l'expression des mots tendres, avait acquis
je ne sais quelle plénitude nouvelle qui lui donnait des accents plus
mûrs. Elle marchait mieux, d'une façon plus libre; son pied lui-même
s'était aminci en s'exerçant à de longues courses dans les sentiers
difficiles. Toute sa personne avait pour ainsi dire diminué de volume en
prenant des caractères plus fermes et plus précis, et ses habits de
voyage, qu'elle portait à merveille, achevaient cette fine et robuste
métamorphose. C'était Madeleine embellie, transformée par
l'indépendance, par le plaisir, par les mille accidents d'une existence
imprévue, par l'exercice de toutes ses forces, par le contact avec des
éléments plus actifs, par le spectacle d'une nature grandiose. C'était
toute la juvénilité de cette créature exquise, avec je ne sais quoi de
plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui marquait un progrès
dans la beauté, mais qui certainement aussi révélait un pas décisif dans
la vie.

Je ne sais pas si je me rendis compte alors de tout ce que je vous dis
là; je sais seulement que je devinais d'elle à moi des supériorités de
plus en plus manifestes, et jamais encore je n'avais mesuré avec tant de
certitude et d'émotion la distance énorme qui séparait une fille de
dix-huit ans à peu près d'un écolier de dix-sept ans.

Un autre indice plus positif encore aurait dû dès ce soir-là m'ouvrir
les yeux.

Il y avait parmi les bagages un admirable bouquet de rhododendrons,
arrachés de terre avec leurs racines, et qu'une main prévoyante avait
entourés de fougères et de plantes alpestres encore humides des eaux de
la montagne. Ce bouquet, apporté de si loin, et dont M. d'Orsel
paraissait prendre un soin particulier, leur avait été envoyé, disait
Madeleine, en souvenir d'une excursion faite au pic de *** par un
compagnon de voyage qu'on désignait vaguement comme un homme aimable,
poli, prévenant, rempli d'égards pour M. d'Orsel. Au moment où Julie
défaisait les enveloppes, une carte s'en détacha. Olivier la vit tomber,
s'en empara prestement, la retourna une ou deux fois, afin d'en examiner
en quelque sorte la physionomie, puis il y lut un nom: _Comte Alfred de
Nièvres_.

Personne ne releva ce nom, qui résonna sèchement au milieu d'un silence
absolu et résolu. Madeleine eut l'air de ne pas entendre. Julie ne
sourcilla pas. Olivier se tut. M. d'Orsel prit la carte et la déchira.
Quant à moi, le plus intéressé de tous à préciser les moindres
circonstances de ce voyage, que vous dirai-je? J'avais besoin d'être
heureux: là est le secret de beaucoup d'aveuglements moins explicables
encore que celui-ci.

Entre Madeleine presque femme et l'adolescent à peine émancipé que je
vous montre, entre ses brillantes années et les miennes, il y avait
mille obstacles connus ou inconnus, flagrants ou cachés, nés ou à
naître. N'importe, je m'obstinais à n'en voir aucun. J'avais regretté
Madeleine, je l'avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d'une
fois depuis son départ j'avais maudit le misérable esprit de rébellion
qui m'avait aigri contre la plus enviable, la plus douce et la moins
calculée des servitudes. Elle revenait enfin, affectueuse à me ravir,
séduisante à m'émerveiller; je la possédais; et, comme il arrive aux
gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n'apercevais rien au
delà du confus éblouissement qui m'aveuglait.

Grâce à cette absence de raison, je devrais dire à cette cécité, je me
plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j'étais entré dans un
infini. Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme
toutes les saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons
généreuses, d'imprévoyances, de joies parfaites. Autant je m'étais
étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui me
surprenait dans l'engourdissement de la véritable enfance, autant je mis
de promptitude à m'épanouir. Je ne demandai point s'il m'était permis de
m'offrir; je me donnai, sans réserve, et dans des effusions où je
prodiguai ce qu'il y avait en moi de sincèrement intelligent, de
meilleur, surtout de plus inflammable. Je vous peindrais mal ce rare et
court moment de désintéressement total qui peut servir d'excuse à bien
des accès d'égoïsme où je tombai depuis, et pendant lequel ma vie brûla
tout entière en manière d'offrande, et flamba sous les pieds de
Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu
d'autel.

Nous reprîmes nos vieilles habitudes. C'était le cadre ancien embelli
par le prodigieux éclat d'une vie nouvelle. Je m'étonnai de trouver tout
si dissemblable, et qu'une seule influence eût pu changer la physionomie
des choses au point de rajeunir tant de décrépitudes et de remplacer des
aspects si moroses par de pareilles gaietés. Les veillées étaient
courtes, les soirées chaudes. On ne se réunissait plus guère au salon.
On veillait soit sous les arbres du jardin d'Orsel, soit en pleine
campagne au bord des prés humides. Quelquefois je donnais le bras à
Julie pendant de lentes promenades faites en commun. Les grands parents
suivaient. La nuit venait et faisait descendre entre nous de longs
silences, autorisés par ces heures douteuses où l'on parle moins et plus
bas. La ville enfermait l'horizon de ses silhouettes graves; le bruit
des cloches, des sonneries gothiques accompagnaient ces sortes de
promenades allemandes où je n'étais pas Werther, où je crois que
Madeleine aurait valu Charlotte. Je ne lui parlais point de Klopstock,
et jamais ma main ne se posa sur la sienne autrement que comme une main
de frère.

La nuit, je continuais d'écrire avec fureur, car je ne faisais plus rien
à demi. Il me semblait parfois, tant je ne sais quel amas d'illusions se
donnaient rendez-vous dans ma tête, que j'étais près d'enfanter des
chefs-d'œuvre. J'obéissais à une force étrangère à ma volonté, comme
toutes celles qui me possédaient. Si, avec les souvenirs de cette
époque, j'avais conservé de même la moindre des ignorances qui la
rendirent si belle et si stérile, je vous dirais que cette faculté
singulière, toujours dominante et jamais soumise, inégale,
indisciplinable, impitoyable, venant à son heure et s'en allant comme
elle était venue, ressemblait, à s'y méprendre, à ce que les poètes
nomment l'inspiration et personnifient dans la Muse. Elle était
impérieuse et infidèle, deux traits saillants qui me la firent prendre
pour l'inspiratrice ordinaire des esprits vraiment doués, jusqu'au jour
où, plus tard, je compris que la visiteuse à qui je dus tant de joies
d'abord et puis tant de mécomptes n'avait rien des caractères de la
Muse, sinon beaucoup d'inconstance et de cruauté.

Cette double vie de fièvre de cœur, de fièvre d'esprit, faisait de
moi un être fort équivoque. Je le sentis. Il y avait là plus d'un danger
auquel je voulus parer, et je crus le moment venu de me débarrasser d'un
secret sans valeur, pour en sauver un plus précieux.

«C'est singulier,... me dit Olivier; où cela te mènera-t-il?... Au fait,
tu as raison, si cette occupation t'amuse.»

Courte réponse qui contenait pas mal de dédain et peut-être beaucoup
d'étonnement.

Au milieu de ces diversions, mes études allaient comme elles pouvaient.
Une grâce d'état continuait de me donner des succès que je dédaignais en
les comparant à des hauteurs de sentiments qui faisaient de moi un si
petit jeune homme et, je l'imaginais, un cœur si grand. De loin en
loin cependant je recevais du dehors une impulsion qui me rendait ces
succès moins méprisables. Depuis le jour où nous nous étions séparés,
Augustin ne m'avait jamais perdu de vue. Autant qu'il le pouvait, il
continuait à distance ses enseignements commencés aux Trembles. Avec la
supériorité que lui donnait l'expérience de la vie abordée par ses côtés
les plus difficiles, sur le plus grand des théâtres, et d'après les
progrès d'esprit qu'il supposait aussi dans son élève, il avait peu à
peu élevé le ton de ses conseils. Ses leçons devenaient presque des
conversations d'homme à homme. Il me parlait peu de lui, excepté dans
des termes vagues et pour me dire qu'il travaillait, qu'il rencontrait
de grands obstacles, mais qu'il espérait en venir à bout. Quelquefois un
tableau rapide, un aperçu du monde, des faits, des ambitions qui
l'entouraient, venait après des encouragements tout personnels, comme
pour m'éprouver d'avance et me préparer aux leçons pratiques que j'étais
exposé plus tard à recevoir des réalités les plus brutales. Il
s'inquiétait de ce que je faisais, de ce que je pensais, et me demandait
sans cesse ce que j'avais enfin résolu d'entreprendre après ma sortie de
province.

«J'apprends, me disait-il, que vous êtes à la tête de votre classe.
C'est bien. Ne faites pas fi de pareils avantages. L'émulation au
collège est la forme ingénue d'une ambition que vous connaîtrez plus
tard. Habituez-vous à garder le premier rang, et tenez-vous-y, afin de
n'être jamais satisfait de vous dans la suite, s'il vous arrivait de
n'occuper que le second. Surtout ne vous trompez pas de mobile, et ne
confondez pas l'orgueil avec le sentiment modeste de ce que vous pouvez.
Ne considérez en toutes choses, surtout dans les choses de l'esprit, que
l'extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité
d'en approcher le plus possible; cela vous rendra très humble et très
fort. L'impossibilité, presque égale pour tous, d'atteindre l'extrémité
de certains rêves, vous fera paraître estimable et digne de pitié
l'effort que tout homme de bonne foi tentera vers la perfection. Si vous
vous en sentez plus près que lui, calculez de nouveau ce qui vous reste
à faire, et vos découragements vaudront mieux au point de vue moral, et
vous profiteront plus que vos vanités.»

Au reste, laissez-moi vous rapporter quelques extraits des lettres
d'Augustin; il vous sera facile, en supposant les réponses, de
comprendre l'esprit général de notre correspondance, et vous y verrez
plus complètement ce qu'étaient alors sa vie et la mienne.

«Paris, 18...

«Déjà dix-huit mois que je suis ici! Oui, mon cher Dominique, il y a
dix-huit mois que je vous ai quitté sur cette petite place où nous nous
sommes dit _au revoir._ Vingt-quatre heures après, chacun de nous se
mettait à l'œuvre. Je vous souhaite, mon cher ami, d'être plus
satisfait de vous que je ne le suis de moi. La vie n'est facile pour
personne, excepté pour ceux qui l'effleurent sans y pénétrer. Pour
ceux-là, Paris est le lieu du monde où l'on peut le plus aisément avoir
l'air d'exister. Il suffit de se laisser aller dans le courant, comme un
nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l'on ne s'y noie
pas. Vous verrez cela un jour, et vous serez témoin de bien des succès
qui ne tiennent qu'à la légèreté des caractères, et de certaines
catastrophes qui n'auraient point eu lieu avec un poids différent dans
les convictions. Il est bon de se familiariser de bonne heure avec le
spectacle vrai des causes et des résultats. J'ignore quelles idées vous
avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il est peu
probable qu'elles soient justes, et ce qu'il y a de plus triste, c'est
que vous avez raison. Le monde devrait être tout pareil à ce que vous
l'imaginez. Si vous saviez pourtant comme il est différent. En attendant
que vous en jugiez par vous-même, accoutumez-vous à ces deux idées:
qu'il y a des vérités et qu'il y a des hommes. Ne variez jamais sur le
sentiment natif que vous avez des unes; quant aux autres, attendez-vous
à tout pour le jour où vous les connaîtrez.»

«Écrivez-moi plus souvent. Ne dites pas que je connais d'avance votre
vie et que vous n'avez rien à m'en apprendre. A l'âge que vous avez et
dans un esprit comme le vôtre, il y a chaque jour du nouveau. Vous
souvenez-vous de l'époque où vous mesuriez les feuilles naissantes et me
disiez de combien de lignes elles avaient grandi sous l'action d'une
nuit de rosée ou d'une journée de fort soleil? Il en est de même pour
les instincts d'un garçon de votre âge. Ne vous étonnez pas de cet
épanouissement rapide, qui, si je vous connais bien, doit vous
surprendre et peut-être vous effrayer. Laissez agir des forces qui
n'auront chez vous rien de dangereux: parlez-moi seulement pour que je
vous connaisse; permettez-moi de vous voir tel que vous êtes, et c'est
moi, à mon tour, qui vous apprendrai de combien vous aurez grandi.
Surtout soyez naïf dans vos sensations. Qu'avez-vous besoin de les
étudier? N'est-ce point assez d'en être ému? La sensibilité est un don
admirable; dans l'ordre des créations que vous devez produire, elle peut
devenir une rare puissance, mais à une condition, c'est que vous ne la
retournerez pas contre vous-même. Si d'une faculté créatrice, éminemment
spontanée et subtile, vous faites un sujet d'observations, si vous
raffinez, si vous examinez, si la sensibilité ne vous suffit pas et
qu'il vous faille encore en étudier le mécanisme, si le spectacle d'une
âme émue est ce qui vous satisfait le plus dans l'émotion, si vous vous
entourez de miroirs convergents pour en multiplier l'image à l'infini,
si vous mêlez l'analyse humaine aux dons divins, si de sensible vous
devenez sensuel, il n'y a pas de limites à de pareilles perversités, et,
je vous en préviens, cela est très grave. Il y a dans l'antiquité une
fable charmante qui se prête à beaucoup de sens et que je vous
recommande. Narcisse devint amoureux de son image; il ne la quitta point
des yeux, ne put la saisir et mourut de cette illusion même qui l'avait
charmé. Pensez à cela, et quand il vous arrivera de vous apercevoir
agissant, souffrant, aimant, vivant, si séduisant que soit le fantôme de
vous-même, détournez-vous.»

«Vous vous ennuyez, dites-vous. Cela veut dire que vous souffrez:
l'ennui n'est fait que pour les esprits vides et pour les cœurs qui
ne sauraient être blessés de rien; mais de quoi souffrez-vous? Cela
peut-il se dire? Si j'étais près de vous, je le saurais. Quand vous
m'aurez donné le droit de vous interroger plus positivement, je vous
dirai ce que j'imagine. Si je ne me trompe pas et s'il est vrai que vous
ignoriez vous-même ce qui commence à vous faire souffrir, tant mieux,
c'est un signe que votre cœur a retenu toute la naïveté que votre
esprit n'a plus.»

«Ne me demandez pas que je vous parle de moi; mon moi n'est rien jusqu'à
présent. Qui le connaît, excepté vous? Il n'est vraiment intéressant
pour personne. Il travaille, il s'efforce, il ne se ménage point, ne
s'amuse guère, espère quelquefois, et quand même continue de vouloir.
Cela suffit-il? Nous verrons....

«J'habite un quartier qui probablement ne sera pas le vôtre, car vous
aurez le droit de choisir. Tous ceux qui comme moi partent de rien pour
arriver à quelque chose viennent où je suis, dans la ville des livres,
en un coin désert, consacré par quatre ou cinq siècles d'héroïsmes, de
labeurs, de détresses, de sacrifices, d'avortements, de suicides et de
gloire. C'est un très triste et très beau séjour. J'aurais été libre que
je n'en aurais pas choisi d'autre. Ne me plaignez donc pas d'y vivre,
j'y suis à ma place.»

«Vous écrivez, cela devait être. Que vous en fassiez un secret pour ceux
qui vous entourent, c'est une timidité que je comprends, et je vous sais
d'autant plus gré de vous ouvrir à moi. Le jour où votre besoin de
confidences ira jusque-là, envoyez-moi les fragments que vous pourrez me
communiquer, sans trop effaroucher vos premières pudeurs d'écrivain...

«Autre renseignement qu'il me plairait bien d'avoir: que devient cet ami
dont vous ne me parlez presque plus? Le portrait que vous me faisiez de
lui était séduisant. Si je vous ai bien compris, ce doit être un
charmant mauvais écolier. Il prendra la vie par les côtés faciles et
brillants. Conseillez-lui, dans ce cas, de vivre sans ambition, les
ambitions qu'il aurait étant de la pire espèce. Et dites-lui bien qu'il
n'a qu'une chose à faire, c'est d'être heureux. Il serait impardonnable
d'introduire des chimères dans des satisfactions si positives, et de
mêler ce que vous appelez l'idéal à des appétits de pure vanité.

«Votre Olivier ne me déplaît pas; il m'inquiète. Il est évident que ce
jeune homme précoce, positif, élégant, résolu, peut faire fausse route
et passer à côté du bonheur sans s'en douter. Il aura, lui aussi, ses
fantasmagories, et se créera des impossibilités. Quelle folie! Il a du
cœur, j'aime à le croire, mais quel usage en fera-t-il?... N'a-t-il
pas deux cousines, m'avez-vous dit, ce Chérubin qui aspire à devenir un
don Juan?... Mais j'oublie, en vous citant ces deux noms, que vous ne
connaissez peut-être encore ni l'un ni l'autre. Votre professeur de
rhétorique vous a-t-il déjà permis Beaumarchais et le _Festin de Pierre_?
Quant à Byron, j'en doute, et sans inconvénient vous pouvez
attendre.....»

Plusieurs mois s'étaient écoulés sans aucun trouble, l'hiver approchait,
quand je crus apercevoir sur le visage de Madeleine une ombre et comme
un souci qui n'y avait jamais paru. Sa cordialité, toujours égale,
contenait autant d'affection, mais plus de gravité. Une appréhension, un
regret peut-être, quelque chose dont l'effet seul était visible venait
de s'introduire entre nous comme un premier avis de désunion. Rien de
net, mais un ensemble de désaccords, d'inégalités, de différences, qui
la transfiguraient en quelque sorte en une personne absente et déjà lui
donnaient le charme particulier des choses que le temps ou la raison
nous dispute, et qui s'en vont. Par des silences, par des retraites
soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et
sans rien briser, on eût dit qu'elle s'appliquait, avec des ménagements
extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait
rendus trop étroits. Je pensais à son âge; je la comparais à beaucoup de
femmes qui n'avaient pas beaucoup plus d'années. Tout à coup un souvenir
oublié, un nom étranger que je n'avais entendu qu'une fois, bref une
supposition positive et menaçante me traversait le cœur; puis cette
sensation aiguë se dissipait elle-même au moindre retour de sécurité,
pour revivre l'instant d'après avec la vivacité d'une évidence.

Un dimanche, on attendit en vain Madeleine et Julie. Le lendemain,
Olivier ne vint point au collège. Trois jours se passèrent ainsi sans
nouvelles. J'étais horriblement inquiet. Le soir, je courus droit à la
rue des Carmélites, et je demandai Olivier.

«M. Olivier est au salon, me dit le domestique.

--Seul?

--Non, monsieur, il y a quelqu'un.

--Alors je vais l'attendre.»

A peine engagé dans l'escalier qui menait à la chambre d'Olivier, je
n'allai pas plus loin, arrêté sur place par un battement de cœur
inexprimable. Je redescendis, je traversai sans bruit l'antichambre
déserte, et me glissai par une des allées latérales qui conduisaient de
la cour au jardin. Le salon s'ouvrait au rez-de-chaussée par trois
fenêtres élevées au-dessus du parterre de toute la hauteur du perron.
Sous chacune des fenêtres, il y avait un banc de pierre. J'y montai. La
nuit était noire; personne ne pouvait se douter que j'étais là; je
plongeai les yeux dans le salon.

Toute la famille était réunie, toute, y compris Olivier, qui, droit et
ferme, habillé de noir, se tenait debout près de la cheminée. Deux
personnes se faisaient face au coin du foyer. L'une était M. d'Orsel;
l'autre, un homme jeune encore, grand, correct, de mise irréprochable;
Olivier à trente-cinq ans, avec moins de finesse et plus de roideur. Je
distinguais le geste un peu lent dont il accompagnait ses paroles et la
grâce sérieuse avec laquelle il se tournait de temps à autre vers
Madeleine. Madeleine était assise près d'une table de travail. Je la
vois encore, la tête un peu penchée sur sa tapisserie, le visage envahi
par l'ombre de ses cheveux bruns, enveloppée dans le reflet rougissant
des lampes. Julie, les deux mains posées sur ses genoux, immobile, avec
l'expression de la plus intense curiosité, tenait ses grands yeux
taciturnes fixés sur l'étranger.

Ce que je vous dis là, je m'en rendis compte en quelques secondes. Puis
il me sembla que les lumières s'éteignaient. Mes jambes fléchirent. Je
tombai sur le banc. De la tête aux pieds, je fus pris d'un tremblement
affreux. Je sanglotais dans un état de douleur à faire pitié, me tordant
les mains et répétant: «Madeleine est perdue, et je l'aime!»



VII


MADELEINE était perdue pour moi, et je l'aimais. Une secousse un peu
moins vive ne m'aurait peut-être éclairé qu'à demi sur l'étendue de ce
double malheur, mais la vue de M. de Nièvres, en m'atteignant à ce
point, m'avait tout appris. Je restai anéanti, n'ayant plus qu'à subir
une destinée qui fatalement s'accomplissait, et comprenant trop bien que
je n'avais ni le droit d'y rien changer ni le pouvoir de la retarder
d'une heure.

Je vous ai dit comment j'aimais Madeleine, avec quelle étourderie de
conscience et quel détachement de tout espoir précis. L'idée d'un
mariage, idée cent fois déraisonnable d'ailleurs, n'avait pas même
encouragé le naïf élan d'une affection qui se suffisait presque à
elle-même, se donnait pour se répandre, et cherchait un culte uniquement
afin d'adorer. Quels étaient les sentiments de Madeleine? Je n'y
songeais pas non plus. A tort ou à raison, je lui prêtais des
indifférences et des impassibilités d'idole; je la supposais étrangère à
tous les attachements qu'elle inspirait; je la plaçais ainsi dans des
isolements chimériques, et cela suffisait au secret instinct qui, malgré
tout, se loge au fond des cœurs les moins occupés d'eux-mêmes, au
besoin d'imaginer que Madeleine était insensible et n'aimait personne.

Madeleine, j'en étais certain, ne pouvait ressentir aucun intérêt pour
un étranger que le hasard avait jeté dans sa vie comme un accident. Il
était possible qu'elle regrettât son passé de jeune fille, et qu'elle ne
vît pas approcher sans alarmes le moment d'adopter un parti si grave.
Mais il n'était pas douteux non plus, en admettant qu'elle fût libre de
toute affection sérieuse, que le désir de son père, les considérations
de rang, de position, de fortune, ne la décidassent pour une union où M.
de Nièvres apportait, en outre de tant de convenances, des qualités
sérieuses et attachantes.

Je n'éprouvais contre l'homme qui me rendait si malheureux ni
ressentiment, ni colère, ni jalousie. Déjà il représentait l'empire de
la raison avant de personnifier celui du droit. Aussi le jour où, dans
le salon de madame Ceyssac, M. d'Orsel nous présenta l'un à l'autre en
disant de moi que j'étais le meilleur ami de sa fille, je me souviens
qu'en serrant la main de M. de Nièvres, loyalement, je me dis: «Eh bien!
s'il en est aimé, qu'il l'aime!» Et tout aussitôt j'allai m'asseoir au
fond du salon; et là, les regardant tous deux, bien convaincu de mon
impuissance, plus que jamais condamné à me taire, sans aucune irritation
contre l'homme qui ne me prenait rien, puisqu'on ne m'avait rien donné,
je revendiquai pourtant le droit d'aimer comme inséparable du droit de
vivre, et je me disais avec désespoir: «Et moi!»

A partir de ce jour, je m'isolai beaucoup. Moins qu'à personne, il
m'appartenait de gêner des tête-à-tête d'où devait sortir
l'intelligence de deux cœurs sans doute assez loin de se connaître.
Je n'allai plus que le moins possible à l'hôtel d'Orsel. J'y jouais
dorénavant un si petit rôle au milieu des intérêts qui s'y débattaient
qu'il n'y avait pas le moindre inconvénient à m'y faire oublier.

Aucun de ces changements de conduite n'échappa certainement à Olivier;
mais il eut l'air de les trouver tout naturels, ne me parla de rien, ne
s'étonna de rien, et ne s'expliqua pas davantage sur les faits qui se
passaient dans sa famille. Une seule fois, une fois pour toutes, avec
une habileté qui me dispensait presque d'un aveu, il avait établi que
nous nous comprenions au sujet de M. de Nièvres.

«Je ne te demande pas, me dit-il, comment tu trouves mon futur cousin.
Tout homme qui, dans un petit monde aussi restreint et aussi uni que le
nôtre, vient prendre une femme, c'est-à-dire nous enlever une sœur,
une cousine, une amie, apporte par cela même un certain trouble, fait un
trou dans nos amitiés, et dans aucun cas ne saurait être le bienvenu.
Quant à moi, ce n'est pas précisément le mari que j'aurais voulu pour
Madeleine. Madeleine est de sa province. M. de Nièvres me semble n'être
de nulle part, comme beaucoup de gens de Paris; il la transplantera et
ne la fixera pas. A cela près, il est fort bien.

--Fort bien! lui dis-je: je suis convaincu qu'il fera le bonheur de
Madeleine... et c'est après tout...

--Sans doute, reprit Olivier sur un ton de négligence affectée, sans
doute, avec désintéressement; c'est tout ce que nous pouvons souhaiter.»

Le mariage avait été fixé pour la fin de l'hiver, et nous y touchions.
Madeleine était sérieuse; mais cette attitude toute de convenance ne
laissait plus le moindre doute sur l'état de ses résolutions. Elle
gardait seulement cette mesure exquise qui lui servait à limiter avec
tant de finesse l'expression des sentiments les plus délicats. Elle
attendait en pleine indépendance, au milieu de délibérations loyales,
l'événement qui devait la lier pour toujours et de son propre aveu. De
son côté, pendant cette épreuve aussi difficile à diriger qu'à subir, M.
de Nièvres avait beaucoup plu et déployé les ressources du savoir-vivre
le plus sûr unies aux qualités du plus galant homme.

Un soir qu'il causait avec Madeleine, dans l'entraînement d'un entretien
à demi-voix, on le vit faire le geste amical de lui présenter les deux
mains. Madeleine alors jeta un rapide regard autour d'elle, comme pour
nous prendre tous à témoin de ce qu'elle allait faire; puis elle se
leva, et, sans prononcer une seule parole, mais en accompagnant ce
mouvement d'abandon du plus candide et du plus beau des sourires, elle
posa ses deux mains dégantées dans les mains du comte.

Ce soir-là même, elle m'appela près d'elle, et, comme si la netteté de
sa situation nouvelle lui permettait dorénavant de traiter en toute
franchise les questions relatives à des affections secondaires:

«Asseyez-vous là que nous causions, me dit-elle. Il y a longtemps que je
ne vous vois plus. Vous avez cru devoir vous retirer un peu de nous, ce
dont je suis fâchée pour M. de Nièvres, car, grâce à votre discrétion
vous ne le connaissez guère... Enfin je me marie dans huit jours, et
c'est le moment ou jamais de nous entendre. M. de Nièvres vous estime;
il sait le prix des affections que je possède; il est et sera votre ami,
vous serez le sien: c'est un engagement que j'ai pris en votre nom, et
que vous tiendrez, j'en suis certaine.....»

Elle continua de la sorte simplement, librement, sans aucune ambiguïté
de langage, parlant du passé, réglant en quelque sorte les intérêts de
notre amitié future, non pour y mettre des conditions, mais pour me
convaincre que les liens en seraient plus étroits; puis elle ramenait
entre nous le nom de M. de Nièvres, qui, disait-elle, ne désunissait
rien, mais consolidait au contraire des relations qu'un autre mariage
peut-être aurait pu briser. Son but évident, en m'intéressant de la
sorte aux garanties offertes par M. de Nièvres, était d'obtenir de moi
quelque chose comme une adhésion au choix qu'elle avait fait, et de
s'assurer que sa détermination, prise en dehors de tout conseil d'ami,
ne me causait aucun déplaisir.

Je fis de mon mieux pour la satisfaire, je lui promis que rien ne serait
changé entre nous, et je lui jurai de demeurer fidèle à des sentiments
mal exprimés, c'était possible, mais trop évidents pour qu'elle en
doutât. Pour la première fois peut-être j'eus du sang-froid, de
l'audace, et je réussis à mentir impudemment. Les mots d'ailleurs se
prêtaient à tant de sens, les idées à tant d'équivoques, qu'en toute
autre circonstance les mêmes protestations auraient pu signifier
beaucoup plus. Elle les prit dans le sens le plus simple, et m'en
remercia si chaudement qu'elle faillit m'ôter tout courage.

«A la bonne heure. J'aime à vous entendre parler ainsi. Répétez encore
ce que vous avez dit, pour que j'emporte de vous ces bonnes paroles qui
consolent de vos ennuyeux silences et réparent bien des oublis qui
blessent sans que vous le sachiez.»

Elle parlait vite, avec une effusion de gestes et de paroles, une ardeur
de physionomie qui rendaient notre entretien des plus dangereux.

«Ainsi voilà qui est convenu, continua-t-elle. Notre bonne et vieille
amitié n'a plus rien à craindre. Vous en répondez pour ce qui vous
regarde. C'est tout ce que je voulais savoir. Il faut qu'elle nous suive
et qu'elle ne se perde pas dans ce grand Paris, qui, dit-on, disperse
tant de bons sentiments et rend oublieux les cœurs les plus droits.
Vous savez que M. de Nièvres a l'intention de s'y fixer, au moins
pendant les mois d'hiver. Olivier et vous, vous y serez à la fin de
l'année. J'emmène avec moi mon père et Julie. J'y marierai ma sœur.
Oh! j'ai pour elle toutes sortes d'ambitions, les mêmes à peu près que
pour vous, dit-elle en rougissant imperceptiblement. Personne ne
connaît Julie. C'est encore un caractère fermé, celui-là; mais moi, je
la connais. Et maintenant je vous ai dit, je crois, tout ce que j'avais
à vous dire, excepté sur un dernier point que je vous recommande.
Veillez sur Olivier. Il a le meilleur cœur du monde; qu'il en soit
économe, et qu'il le réserve pour les grands moments.--Et ceci est mon
testament de jeune fille», ajouta-t-elle assez haut pour que M. de
Nièvres l'entendît. Et elle l'invita à se rapprocher.

Très peu de jours après, le mariage eut lieu. C'était vers la fin de
l'hiver, par une gelée rigoureuse. Le souvenir d'une réelle douleur
physique se mêle encore aujourd'hui, comme une souffrance ridicule, au
sentiment confus de mon chagrin. Je donnais le bras à Julie, et c'est
moi qui la conduisis à travers la longue église encombrée de curieux,
suivant l'usage importun des provinces. Elle était pâle comme une morte,
tremblante de froid et d'émotion. Au moment où fut prononcé le oui
irrévocable qui décidait du sort de Madeleine et du mien, un soupir
étouffé me tira de la stupeur imbécile où j'étais plongé. C'était Julie
qui se cachait le visage dans son mouchoir et qui sanglotait. Le soir,
elle était encore plus triste, si c'est possible; mais elle faisait des
efforts inouïs pour se contraindre devant sa sœur.

Quelle étrange enfant c'était alors: brune, menue, nerveuse, avec son
air impénétrable de jeune sphinx, son regard qui quelquefois
interrogeait, mais ne répondait jamais, son œil absorbant! Cet
œil, le plus admirable et le moins séduisant peut-être que j'aie
jamais vu, était ce qu'il y avait de plus frappant dans la physionomie
de ce petit être ombrageux, souffrant et fier. Grand, large, avec de
longs cils qui n'y laissaient jamais paraître un seul point brillant,
voilé d'un bleu sombre qui lui donnait la couleur indéfinissable des
nuits d'été, cet œil énigmatique se dilatait sans lumière, et tous
les rayonnements de la vie s'y concentraient pour n'en plus jaillir.

«Prenons garde à Madeleine», me disait-elle dans une angoisse où
perçaient des perspicacités qui m'effrayaient.

Puis elle essuyait ses joues avec colère, et s'en prenait à moi de cet
excès d'insurmontable faiblesse contre lequel les vigoureux instincts de
sa nature se révoltaient.

«C'est aussi votre faute si je pleure. Regardez Olivier, comme il se
tient bien.»

Je comparais cette douleur innocente à la mienne, je lui enviais
amèrement le droit qu'elle avait de la laisser paraître, et ne trouvais
pas un mot pour la consoler.

La douleur de Julie, la mienne, la longueur des cérémonies, la vieille
église où tant de gens indifférents chuchotaient gaiement autour de ma
détresse, la maison d'Orsel transformée, parée, fleurie, pour cette fête
unique, des toilettes, des élégances inusitées, un excès de lumière et
d'odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations
poignantes dont le ressentiment a persisté longtemps comme la trace
d'inguérissables piqûres, en un mot les souvenirs incohérents d'un
mauvais rêve: voilà tout ce qui reste aujourd'hui de cette journée qui
vit s'accomplir un des malheurs de ma vie les moins douteux. Une figure
apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le
résume: c'est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son
bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il
des moments, tant la légèreté singulière de cette vision contraste avec
les réalités plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la
confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse, vierge,
voilée et disparue.

J'étais le seul qui n'eût point osé embrasser madame de Nièvres au
retour de l'église. En fit-elle la remarque? Y eut-il chez elle un
mouvement de dépit, ou céda-t-elle tout simplement à l'élan plus naturel
d'une amitié dont elle avait voulu, quelques jours auparavant, régler
elle-même les engagements très sincères? Je ne sais; mais dans la soirée
M. d'Orsel vint à moi, me prit par le bras et m'amena plus mort que vif
jusque devant Madeleine. Elle était au milieu du salon, debout près de
son mari, dans cette tenue éblouissante qui la transfigurait.

«Madame...» lui dis-je.

Elle sourit à ce nom nouveau, et, j'en demande pardon à la mémoire d'un
cœur irréprochable, incapable de détour et de trahison, son sourire
avait à son insu des significations si cruelles qu'il acheva de me
bouleverser. Elle fit un geste pour se pencher vers moi. Je ne sais plus
ni ce que je lui dis, ni ce qu'elle ajouta. Je vis ses yeux effrayants
de douceur tout près des miens, puis tout cessa d'être intelligible.

Quand il me fut possible de me reconnaître au milieu d'un cercle
d'hommes et de femmes parées qui m'examinaient avec un intérêt indulgent
capable de me tuer, je sentis que quelqu'un me saisissait rudement; je
tournai la tête, c'était Olivier.

«Tu te donnes en spectacle; es-tu fou?» me dit-il assez bas pour que
personne autre que moi ne l'entendît, mais avec une vivacité
d'expression qui me remplit d'épouvante.

Je restai quelques instants encore contenu par la violence de son
étreinte; puis je gagnai la porte avec lui. Arrivé là, je me dégageai.

«Ne me retiens pas, lui dis-je, et au nom de ce qu'il y a de plus sacré,
ne me parle jamais de ce que tu as vu.»

Il me suivit jusque dans la cour et voulut parler.

«Tais-toi», lui dis-je encore, et je m'échappai.

Aussitôt que je fus rentré dans ma chambre et que je pus réfléchir,
j'eus un accès de honte, de désespoir et de folie amoureuse qui ne me
consola pas, mais qui me soulagea. Je serais bien en peine de vous dire
ce qui se passa en moi pendant ces quelques heures tumultueuses, les
premières qui me firent connaître avec mille pressentiments de délices,
mille souffrances toutes atroces, depuis les plus avouables jusqu'aux
plus vulgaires. Sensation de ce que je pouvais rêver de plus doux,
crainte effroyable de m'être à jamais perdu, angoisses de l'avenir,
sentiment humiliant de ma vie présente, tout, je connus tout, y compris
une douleur inattendue, très cuisante, et qui ressemblait beaucoup à
l'âcre frisson de l'amour-propre blessé.

Il était tard, la nuit était profonde. Je vous ai parlé de ma chambre
située dans les combles, sorte d'observatoire où je m'étais créé, comme
aux Trembles, de continuelles intelligences avec ce qui m'entourait,
soit par la vue, soit par l'habitude constante d'écouter. J'y marchai
longtemps (et mes souvenirs redeviennent ici très précis) dans un
abattement que je ne saurais vous peindre. Je me disais: «J'aime une
femme mariée!» Je demeurais fixé sur cette idée, vaguement aiguillonné
par ce qu'elle avait d'irritant, mais atterré surtout et fasciné pour
ainsi dire par ce qu'elle contenait d'impossible, et je m'étonnais de
répéter le mot qui m'avait tant surpris dans la bouche d'Olivier:
J'attendrai..... Je me demandais: quoi? Et à cela, je n'avais rien à
répondre, sinon des suppositions abominables dont l'image de Madeleine
me paraissait aussitôt profanée. Puis j'apercevais Paris, l'avenir, et
dans des lointains en dehors de toute certitude, la main cachée du
hasard qui pouvait simplifier de tant de manières ce terrible tissu de
problèmes, et, comme l'épée du Grec, les trancher, sinon les résoudre.
J'acceptais même une catastrophe, à la condition qu'elle fût une issue,
et peut-être, avec quelques années de plus, j'aurais lâchement cherché
le moyen de terminer tout de suite une vie qui pouvait nuire à tant
d'autres.

Vers le milieu de la nuit, j'entendis à travers le toit, à travers la
distance, à toute portée de son, un cri bref, aigu, qui, même au plus
fort de ces convulsions, me fit battre le cœur comme un cri d'ami.
J'ouvris la fenêtre et j'écoutai. C'étaient des courlis de mer qui
remontaient avec la marée haute et se dirigeaient à plein vol vers la
rivière. Le cri se répéta une ou deux fois, mais il fallut le surprendre
au passage, puis on ne l'entendit plus. Tout était immobile et
sommeillant. Un petit nombre d'étoiles très brillantes vibraient dans
l'air calme et bleu de la nuit. A peine avait-on le sentiment du froid,
quoiqu'il fût rendu plus intense encore par la limpidité du ciel et
l'absence de vent.

Je pensai aux Trembles; il y avait si longtemps que je n'y pensais plus!
Ce fut comme une lueur de salut. Chose bizarre, par un retour subit à
des impressions si lointaines, je fus rappelé tout à coup vers les
aspects les plus austères et les plus calmants de ma vie champêtre. Je
revis Villeneuve avec sa longue ligne de maisons blanches à peine
élevées au-dessus du coteau, ses toits fumants, sa campagne assombrie
par l'hiver, ses buissons de prunelliers roussis par les gelées et
bordant des chemins glacés. Avec la lucidité d'une imagination
surexcitée à un point extrême, j'eus en quelques minutes la perception
rapide, instantanée de tout ce qui avait charmé ma première enfance.
Partout où j'avais puisé des agitations, je ne rencontrais plus que
l'immuable paix. Tout était douceur et quiétude dans ce qui m'avait
autrefois causé les premiers troubles que j'aie connus. Quel changement!
pensais-je, et sous les incandescences dont j'étais brûlé, je retrouvais
plus fraîche que jamais la source de mes premiers attachements.

Le cœur est si lâche, il a si grand besoin de repos, que, pendant un
moment, je me jetai dans je ne sais quel espoir aussi chimérique que
tous les autres de retraite absolue dans ma maison des Trembles.
Personne autour de moi, des années entières de solitude avec une
consolation certaine, mes livres, un pays que j'adore et le travail;
toutes choses irréalisables, et cependant cette hypothèse était la plus
douce, et je retrouvai un peu de calme en y songeant.

Puis les heures voisines du matin se mirent à sonner. Deux horloges les
répétèrent ensemble, presque à l'unisson, comme si la seconde eût été
l'écho immédiat de la première. C'étaient le séminaire et le collège. Ce
brusque rappel aux réalités dérisoires du lendemain écrasa ma douleur
sous une sensation unique de petitesse, et m'atteignit en plein
désespoir comme un coup de férule.



VIII


«TRÈS certainement il faut que vous ayez beaucoup souffert, m'écrivait
Augustin en réponse à des déclamations fort exaltées que je lui
adressais très peu de jours après le départ de Madeleine et de son mari;
mais de quoi? comment? par qui? J'en suis encore à me poser des
questions que vous ne voulez jamais résoudre. J'entends bien en vous le
retentissement de quelque chose qui ressemble à des émotions très
connues, très définies, toujours uniques et sans pareilles pour celui
qui les éprouve; mais cette chose n'a pas encore de nom dans vos
lettres, et vous m'obligez à vous plaindre aussi vaguement que vous vous
plaignez. Ce n'est pourtant pas ce que je voudrais faire. Rien ne me
coûte, vous le savez, quand il s'agit de vous, et vous êtes dans la
situation de cœur ou d'esprit, comme vous le voudrez, à réclamer
quelque chose de plus actif et de plus efficace que des mots, si
compatissants qu'ils soient. Vous devez avoir besoin de conseils. Je
suis un triste médecin pour les maux dont je vous crois atteint; je vous
conseillerais pourtant un remède qui s'applique à tout, même à ces
maladies de l'imagination que je connais mal: c'est une hygiène.
J'entends par là l'usage des idées justes, des sentiments logiques, des
affections possibles, en un mot l'emploi judicieux des forces et des
activités de la vie. La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le
grand remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur.
Le jour où vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle,
entendez-vous bien; le jour où vous la connaîtrez avec ses lois, ses
nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et
ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantements, vous verrez comme
elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses
exactitudes; ce jour-là, vous trouverez que le reste est factice, qu'il
n'y a pas de fictions plus grandes, que l'enthousiasme ne s'élève pas
plus haut, que l'imagination ne va pas au delà, qu'elle comble les
cœurs les plus avides, qu'elle a de quoi ravir les plus exigeants, et
ce jour-là, mon cher enfant, si vous n'êtes pas incurablement malade,
malade à mourir, vous serez guéri.

«Quant à vos recommandations, je les suivrai. Je verrai M. et madame de
Nièvres, et je vous sais gré de me donner cette occasion de m'entretenir
de vous avec des amis qui ne sont pas étrangers, je suppose, aux
agitations que je déplore. Soyez sans inquiétude, au surplus, j'ai la
meilleure des raisons pour être discret: j'ignore tout.»

Un peu plus tard, il m'écrivait encore:

«J'ai vu madame de Nièvres; elle a bien voulu me considérer comme un de
vos meilleurs amis. A ce titre, elle m'a dit à propos de vous et sur
vous des choses affectueuses qui me prouvent qu'elle vous aime
beaucoup, mais qu'elle ne vous connaît pas très bien. Or, si votre
amitié mutuelle ne vous a pas mieux éclairés l'un sur l'autre, ce doit
être votre faute, et non la sienne, ce qui ne prouve pas que vous avez
eu tort de ne vous révéler qu'à demi, mais ce qui me démontrerait au
moins que vous l'avez voulu. J'arrive ainsi à des conclusions qui
m'inquiètent. Encore une fois, mon cher Dominique, la vie, le possible,
le raisonnable! Je vous en supplie, ne croyez jamais ceux qui vous
diront que le raisonnable est l'ennemi du beau, parce qu'il est
l'inséparable ami de la justice et de la vérité.»

Je vous rapporte une partie des conseils qu'Augustin m'adressait, sans
savoir au juste à quoi les appliquer, mais en le devinant.

Quant à Olivier, le lendemain même de cette soirée, qui devait
m'épargner les premiers aveux, à l'heure même où Madeleine et M. de
Nièvres partaient pour Paris, il entrait dans ma chambre.

«Elle est partie? lui dis-je en l'apercevant.

--Oui, me répondit-il, mais elle reviendra; elle est presque ma sœur;
tu es plus que mon ami, il faut tout prévoir.»

Il allait continuer, quand le pitoyable état d'abattement où il me vit
le désarma sans doute et lui fit ajourner ses explications.

«Nous en recauserons», dit-il.

Puis il tira sa montre, et comme il était tout près de huit heures:

«Allons, Dominique, viens au collège, c'est ce que nous pouvons faire de
plus sage.»

Il devait arriver que ni les conseils d'Augustin ni les avertissements
d'Olivier ne prévaudraient contre un entraînement trop irrésistible pour
être arrêté par des avis. Ils le comprirent et ils firent comme moi: ils
attendirent ma délivrance ou ma perte de la dernière ressource qui reste
aux hommes sans volonté ou à bout de combinaisons, l'inconnu.

Augustin m'écrivit encore une ou deux fois pour m'envoyer des nouvelles
de Madeleine. Elle avait visité près de Paris la terre où l'intention de
M. de Nièvres était de passer l'été. C'était un joli château dans les
bois, «le plus romantique séjour, m'écrivait Augustin, pour une femme
qui peut-être partage à sa manière vos regrets de campagnard et vos
goûts de solitaire». Madeleine écrivait de son côté à Julie, et sans
doute avec des épanchements de sœur qui ne parvenaient pas jusqu'à
moi. Une seule fois, pendant ces plusieurs mois d'absence, je reçus un
court billet d'elle où elle me parlait d'Augustin. Elle me remerciait de
le lui avoir fait connaître, me disait le bien qu'elle pensait de lui:
que c'était la volonté même, la droiture et le plus pur courage; et me
donnait à entendre qu'en dehors des besoins du cœur je n'aurais
jamais de plus ferme et de meilleur appui. Ce billet, signé de son nom
de Madeleine, était accompagné des souvenirs affectueux de son mari.

Ils ne revinrent qu'aux vacances, et très peu de jours avant la
distribution des prix, dernier acte de ma vie de dépendance qui
m'émancipait.

J'aurais beaucoup mieux aimé, vous le comprendrez, que Madeleine
n'assistât pas à cette cérémonie. Il y avait en moi de telles
disparates, ma condition d'écolier formait avec mes dispositions morales
des désaccords si ridicules, que j'évitais comme une humiliation
nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux ces
désaccords. Depuis quelque temps surtout, mes susceptibilités sur ce
point devenaient très vives. C'était, je vous l'ai dit, le côté le moins
noble et le moins avouable de mes douleurs, et si j'y reviens à propos
d'un incident qui fit de nouveau crier ma vanité, c'est pour vous
expliquer par un détail de plus la singulière ironie de cette situation.

La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle abandonnée depuis
longtemps, qui n'était ouverte et décorée qu'une fois par an pour ce
jour-là. Cette chapelle était située au fond de la grande cour du
collège; on y arrivait en passant sous la double rangée de tilleuls dont
la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. De loin, je vis
entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son monde en
toilette d'été, habillées de couleurs claires avec des ombrelles tendues
qui se diapraient d'ombre et de soleil. Une fine poussière, soulevée par
le mouvement des robes, les accompagnait comme un léger nuage, et la
chaleur faisait que des extrémités des rameaux déjà jaunis une quantité
de feuilles et de fleurs mûres tombaient autour d'elles, et
s'attachaient à la longue écharpe de mousseline dont Madeleine était
enveloppée. Elle passa, riante, heureuse, le visage animé par la marche,
et se retourna pour examiner curieusement notre bataillon de collégiens
réunis sur deux lignes et maintenus en bon ordre comme de jeunes
conscrits. Toutes ces curiosités de femmes, et celle-ci surtout,
rayonnaient jusqu'à moi comme des brûlures. Le temps était admirable;
c'était vers le milieu du mois d'août. Les oiseaux familiers s'étaient
enfuis des arbres et chantaient sur les toitures où le soleil dardait.
Des murmures de foule suspendaient enfin ce long silence de douze mois,
des gaietés inouïes épanouissaient la physionomie du vieux collège, les
tilleuls le parfumaient d'odeurs agrestes. Que n'aurais-je pas donné
pour être déjà libre et pour être heureux!

Les préliminaires furent très longs, et je comptais les minutes qui me
séparaient encore du moment de ma délivrance. Enfin le signal se fit
entendre. A titre de lauréat de philosophie, mon nom fut appelé le
premier. Je montai sur l'estrade; et quand j'eus ma couronne d'une main,
mon gros livre de l'autre, debout au bord des marches, faisant face à
l'assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux madame Ceyssac: le
premier regard que je rencontrai avec celui de ma tante, le premier
visage ami que je reconnus précisément au-dessous de moi, au premier
rang, fut celui de madame de Nièvres. Éprouva-t-elle un peu de confusion
elle-même en me voyant là dans l'attitude affreusement gauche que
j'essaye de vous peindre? Eut-elle un contre-coup du saisissement qui
m'envahit? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement
en devinant que je pouvais souffrir? Quels furent au juste ses
sentiments pendant cette rapide mais très cuisante épreuve qui sembla
nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens? Je
l'ignore; mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage
quand elle me vit descendre et m'approcher d'elle. Et quand ma tante,
après m'avoir embrassé, lui passa ma couronne en l'invitant à me
féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas bien sûr
de ce qu'elle me dit pour me témoigner qu'elle était heureuse et me
complimenter suivant l'usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya,
je crois, de me dire:

«Je suis bien fière, mon cher Dominique», ou: «C'est très bien.»

Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme ou
d'intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de jeune
femme timide..... Qui sait! Je me le suis demandé souvent, et je ne l'ai
jamais su.

Nous sortîmes. Je jetai mes couronnes dans la cour des classes avant
d'en franchir le seuil pour la dernière fois. Je ne regardai pas
seulement en arrière, pour rompre plus vite avec un passé qui
m'exaspérait. Et si j'avais pu me séparer de mes souvenirs de collège
aussi précipitamment que j'en dépouillai la livrée, j'aurais eu
certainement à ce moment-là des sensations d'indépendance et de virilité
sans égales.

«Maintenant qu'allez-vous faire? me demanda madame Ceyssac à quelques
heures de là.

--Maintenant? lui dis-je, je n'en sais rien.»

Et je disais vrai, car l'incertitude où j'étais s'étendait à tout,
depuis le choix d'une position qu'elle espérait et voulait brillante
jusqu'à l'emploi d'une autre partie de mes ardeurs qu'elle ignorait.

Il était convenu que Madeleine irait d'abord se fixer à Nièvres, puis
qu'elle reviendrait achever l'hiver à Paris. Quant à nous, nous devions
nous y rendre directement, de manière qu'elle nous y trouvât déjà
établis et dans des habitudes de travail dont le choix dépendait de
nous-mêmes, mais dont la direction regarderait beaucoup Augustin. Ces
dispositions de départ et ces sages projets nous occupèrent ensemble une
partie de ces dernières vacances; et cependant cette idée de travail, de
but à poursuivre, ce programme très vague dont le premier article était
encore à formuler, n'avaient pas de sens bien défini, ni pour Olivier,
ni pour moi. Dès le lendemain de ma liberté, j'avais complètement oublié
mes années de collège; c'était la seule époque de mon passé qui me
laissât l'âme froide, le seul souvenir de moi-même qui ne me rendît pas
heureux. Quant à Paris, j'y pensais avec la confuse appréhension qui
s'attache à des nécessités prévues, inévitables, mais peu riantes, et
qu'on connaîtra toujours assez tôt. Olivier, à mon grand étonnement, ne
témoignait aucune espèce de regret de s'éloigner.

«Maintenant, me dit-il avec beaucoup de sang-froid, quelques jours
seulement avant notre départ, je n'ai plus rien qui me retienne en
province.»

En avait-il donc si vite épuisé toutes les joies?



IX


NOUS arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il
pleuvait; il faisait froid. Je n'aperçus d'abord que des rues boueuses,
des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et
continuel éclair de voitures qui se croisaient en s'éclaboussant, une
multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie
dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut
prodigieuse. Je fus frappé, je m'en souviens, des odeurs de gaz qui
annonçaient une ville où l'on vivait la nuit autant que le jour, et de
la pâleur des visages qui m'aurait fait croire qu'on s'y portait mal.
J'y reconnus le teint d'Olivier, et je compris mieux qu'il avait une
autre origine que moi.

Au moment où j'ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la
rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas,
et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer
au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers
portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes
flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au
galop.

«Regarde vite, me dit Olivier, c'est le roi.»

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce
défilé retentissant d'hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer
fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au
loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s'assura de la direction que prenaient les attelages; puis,
quand la dernière voiture eut disparu:

«C'est bien cela, dit-il avec la satisfaction d'un homme qui connaît son
Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens.»

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit,
quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens
inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille
intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.

«Es-tu content?» lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette
vie extraordinaire l'eût tout à coup rempli d'aspirations démesurées.

«Et toi?» me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse:

«Oh! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n'es pas plus à Paris que
je n'étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer
jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C'est ici qu'on
envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des
hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas; tu es riche, tu n'es
pas le premier venu, et tu aimes!» ajouta-t-il en me parlant aussi bas
que possible.

Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m'embrassa et
me dit:

«A demain, cher ami, à toujours!»

Une heure après, le silence était aussi profond qu'en pleine campagne.
Cette suspension de vie, l'engourdissement subit et absolu de cette
ville enfermant un million d'hommes, m'étonna plus encore que son
tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense
sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que
par une sorte d'évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je
m'appuyais sur quelqu'un. Il avait déjà vieilli, quoiqu'il fût très
jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus
d'ouverture et plus d'éclat. Sa main toute blanche, à peau plus fine,
s'était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail
exclusif du maniement de la plume. Personne n'aurait pu dire, à voir sa
tenue, s'il était pauvre ou riche. Il portait des habits très simples et
les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment
assez fier que l'habit n'est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un
jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d'attendre avant d'en
faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu'à demi,
soit que l'enveloppe de l'homme lui parût bizarre, soit qu'il sentît
par-dessous la résistance d'une volonté tout aussi bien trempée que la
sienne et formée d'un métal plus pur.

«J'avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral.
Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable,
mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera
dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même
étoile.»

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre:

«Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant
et censeur, comme tous les gens qui n'ont pour eux que le vouloir et qui
n'arrivent que par le travail. J'aime mieux des dons d'esprit ou de la
naissance, ou, faute de cela, j'aime mieux rien.»

Plus tard leur opinion changea: Augustin finit par aimer Olivier, mais
sans jamais l'estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime
véritable, mais ne l'aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements
voisins, mais séparés. Notre amitié très étroite et l'indépendance de
chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos
habitudes étaient celles d'étudiants libres à qui leurs goûts ou leur
position permettent de choisir, de s'instruire un peu au hasard et de
puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit
devra s'arrêter.

Très peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous
invitait l'un et l'autre à nous rendre à Nièvres.

C'était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois
de châtaigniers et de chênes. J'y passai une semaine de beaux jours
froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des
horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles; mais qui
m'empêchèrent de les regretter, tant ils étaient beaux, et qui
semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence
plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les
tourelles ne dépassaient que de très peu sa ceinture de vieux chênes, et
qu'on n'apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec
sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée,
ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes,--le
château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère
attristé de la saison et du lieu. C'était toute une existence nouvelle
pour Madeleine, et pour moi c'était aussi quelque chose de bien nouveau
que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus
vastes, avec la liberté d'allures, l'ampleur d'habitudes, ce je ne sais
quoi de supérieur et d'assez imposant que donnent l'usage et la
responsabilité d'une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la
rue des Carmélites: c'était M. d'Orsel. Quant à moi, les lieux ne
m'étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd'hui mon présent
et mon passé. Entre Madeleine et madame de Nièvres il n'y avait que la
différence d'un amour impossible à un amour coupable; et quand je
quittai Nièvres, j'étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites,
devait, quoi qu'il dût arriver, s'ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l'hiver, diverses circonstances
ayant retardé l'établissement que M. de Nièvres projetait d'y faire.
Elle était heureuse, entourée de tout son monde; elle avait Julie, son
père; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse,
de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui
l'attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de
Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la
revis une ou deux fois dans l'été, mais à de longs intervalles et
pendant de très courts moments, lâchement surpris à l'impérieux devoir
qui me recommandait de la fuir.

J'avais eu l'idée de profiter de cet éloignement très opportun pour
tenter franchement d'être héroïque et pour me guérir. C'était déjà
beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient
de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n'y plus penser. Je me
plongeai dans le travail. L'exemple d'Augustin m'en aurait donné
l'émulation, si naturellement je n'en avais pas eu le goût. Paris
développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands
centres d'activité, surtout dans l'ordre des activités de l'esprit; et,
si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas,
tant s'en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Quant à la vie de Paris, telle que l'entendait Olivier, je ne me
faisais point d'illusions, et ne la considérais nullement comme un
secours. J'y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour
m'étourdir, et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre
persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce
qu'il avait changé de milieu. N'en déplaise à ceux qui pourraient nier
l'influence du terroir, je sentais qu'il y avait en moi je ne sais quoi
de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu'à demi, et
si le désir de m'acclimater m'était venu, les mille liens indéracinables
des origines m'auraient averti par de continuelles et vaines souffrances
que c'était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie
où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne
serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec
les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des
contacts nouveaux, le plus possible j'évitais ce terrible frottement de
la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu'à
l'usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu'elle a d'éblouissant,
ni troublé par ce qu'elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu'elle
promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me
garantir contre ses atteintes, j'avais d'abord un défaut qui valait une
qualité, c'était la peur de ce que j'ignorais, et cet incorrigible
effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités
de l'expérience.

J'étais seul ou à peu près, car Augustin ne s'appartenait guère, et dès
le premier jour j'avais bien compris qu'Olivier n'était pas homme à
m'appartenir longtemps. Tout de suite il avait pris des habitudes qui ne
gênaient en rien les miennes, mais n'y ressemblaient nullement. Je
fouillais les bibliothèques, je pâlissais de froid dans de graves
amphithéâtres, et m'enfouissais le soir dans des cabinets de lecture où
des misérables, condamnés à mourir de faim, écrivaient, la fièvre dans
les yeux, des livres qui ne devaient ni les illustrer, ni les enrichir.
Je devinais là des impuissances et des misères physiques et morales dont
le voisinage était loin de me fortifier. J'en sortais navré. Je
m'enfermais chez moi, j'ouvrais d'autres livres et je veillais.
J'entendis ainsi passer sous mes fenêtres toutes les fêtes nocturnes du
carnaval. Quelquefois, en pleine nuit, Olivier frappait à ma porte. Je
reconnaissais le son bref du pommeau d'or de sa canne. Il me trouvait à
ma table, me serrait la main et gagnait sa chambre en fredonnant un air
d'opéra. Le lendemain, je recommençais sans ostentation, sans viser au
martyre, avec la conviction ingénue que cet austère régime était
excellent.

Au bout de quelques mois passés ainsi, je n'en pouvais plus. Mes forces
étaient épuisées, et comme un édifice élevé par miracle, un matin, en
m'éveillant, je sentis mon courage s'écrouler. Je voulus retrouver une
idée poursuivie la veille, impossible! Je me répétai vainement certains
mots de discipline qui m'aiguillonnaient quelquefois, comme on stimule
avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied. Un
immense dégoût me vint aux lèvres rien qu'à la pensée de reprendre un
seul jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L'été était
venu. Il y avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets
tourbillonnaient gaiement autour d'un clocher pointu qu'on voyait de ma
fenêtre. Sans hésiter une seule minute et sans réfléchir que j'allais
perdre en un instant le bénéfice de tant de mois de sagesse, j'écrivis à
Madeleine. Ce que je lui disais était insignifiant. De courts billets
que j'avais reçus d'elle avaient établi une fois pour toutes le ton de
notre correspondance. Je ne mis dans celui-ci rien de plus ni rien de
moins, et cependant, la lettre partie, j'attendis la réponse comme un
événement.

Il y a dans Paris un grand jardin fait pour les ennuyés: on y trouve une
solitude relative, des arbres, des gazons verts, des plates-bandes
fleuries, des allées sombres, et une foule d'oiseaux qui paraissent s'y
plaire presque autant que dans un séjour champêtre. J'y courus. J'y
errai pendant le reste de la journée, étonné d'avoir secoué mon joug, et
plus étonné encore de l'extrême intensité d'un souvenir que j'avais eu
la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se
rallume, je sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les
arbres, discourant tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement
d'un homme enchaîné longtemps qui se délivre.

«Comment! me disais-je, elle ne saura pas même que je l'ai aimée! elle
ignorera que pour elle, à cause d'elle, j'ai usé ma vie et tout
sacrifié, tout, jusqu'au bonheur si innocent de lui montrer ce que j'ai
fait dans l'intérêt de son repos! Elle croira que j'ai passé à côté
d'elle sans la voir, que nos deux existences auront coulé bord à bord
sans se confondre ni même se toucher, pas plus que deux ruisseaux
indifférents! Et le jour où plus tard je lui dirai: «Madeleine,
savez-vous que je vous ai beaucoup aimée?» elle me répondra: «Est-ce
possible?» Et ce ne sera plus l'âge où elle aurait pu me croire!»

Puis je sentais qu'en effet nos deux destinées étaient parallèles, très
rapprochées, mais irréconciliables, qu'il fallait vivre côte à côte et
séparés, et que c'était fini de moi. Alors j'imaginais des hypothèses.
Il y avait des: Qui sait? qui surgissaient aussitôt comme des
tentations. A quoi je répondais: Non, cela ne sera jamais! Mais de ces
suppositions insensées il me restait je ne sais quelle saveur
horriblement douce dont le peu de volonté que j'avais était enivré; puis
je pensais que c'était bien la peine d'avoir si courageusement lutté
pour en arriver là.

Je découvrais en moi une telle absence d'énergie et je concevais un tel
mépris de moi-même, que ce jour-là très sérieusement je désespérai de ma
vie. Elle ne me semblait plus bonne à rien, pas même à être employée à
des travaux vulgaires. Personne n'en voulait, et je n'y tenais plus. Des
enfants vinrent jouer sous les arbres. Des couples heureux passèrent
étroitement liés. J'évitai leur approche, et je m'éloignai, cherchant où
je pourrais aller, moi, pour n'être plus seul. Je revins par des rues
désertes. Il y avait là de grands ateliers d'industrie, clos et
bruyants, des usines dont les cheminées fumaient, où l'on entendait
bouillonner des chaudières, gronder des rouages. Je pensai à ces
effervescences qui me consumaient depuis plusieurs mois, à ce foyer
intérieur toujours allumé, toujours brûlant, mais pour une application
qui n'était pas prévue. Je regardai les vitres noires, le reflet des
fourneaux; j'écoutai le bruit des machines.

«Qu'est-ce qu'on fait là-dedans? me disais-je. Qui sait ce qui doit en
sortir, si c'est du bois ou du métal, du grand ou du petit, du très
utile ou du superflu?»--Et l'idée qu'il en était ainsi de mon esprit
n'ajouta rien à un découragement déjà complet, mais le confirma.

J'avais couvert des rames de papier. Il y en avait une montagne
accumulée sur ma table de travail. Je ne les considérais jamais avec
beaucoup d'orgueil; j'évitais ordinairement d'y jeter les yeux de trop
près, et je vivais au jour le jour des illusions de la veille. Dès le
lendemain, j'en fis justice. J'en feuilletai au hasard des lambeaux: une
fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le tout et le
mis au feu. J'étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui, en toute
autre circonstance, m'aurait coûté quelques regrets. En ce moment même
la réponse de Madeleine arriva. Sa lettre était ce qu'elle devait être,
cordiale, tendre, exquise, et pourtant je restai stupéfait de me sentir
au cœur un espoir déçu. Le flamboiement de tant de paperasses brûlées
éclairait encore ma chambre, et j'étais debout, tenant à la main la
lettre de Madeleine, comme un homme qui se noie tient un fil brisé,
quand par hasard Olivier entra.

Il vit cet amas de cendres fumantes et comprit; il jeta un rapide coup
d'œil sur la lettre.

«On se porte bien à Nièvres?» me dit-il froidement.

Pour prévenir le moindre soupçon, je lui tendis la lettre; mais il
affecta de ne point la lire, et comme s'il eût décidé que le moment
était venu de me parler raison et de débrider largement une plaie qui
languissait sans résultat:

«Ah çà! me dit-il, où en es-tu? Depuis six mois, tu veilles, tu te
morfonds; tu mènes une vie de séminariste qui a fait des vœux, de
bénédictin qui prend des bains de science pour calmer la chair; où cela
t'a-t-il mené?

--A rien, lui dis-je.

--Tant pis, car toute déception prouve au moins une chose: c'est qu'on
s'est trompé sur les moyens de réussir. Tu t'es imaginé que la solitude,
quand on doute de soi, est le meilleur des conseillers. Qu'en penses-tu
aujourd'hui? Quel conseil t'a-t-elle donné, quel avis qui te serve,
quelle leçon de conduite?

--De me taire toujours, lui dis-je avec désespoir.

--Si telle est la conclusion, je t'engage alors à changer de système. Si
tu attends tout de toi, si tu as assez d'orgueil pour supposer que tu
viendras à bout d'une situation qui en a découragé de plus forts, et que
tu pourras demeurer sans broncher debout sur cette difficulté
effroyable où tant de braves cœurs ont défailli, tant pis encore une
fois, car je te crois en danger, et sur l'honneur je ne dormirai plus
tranquille.

--Je n'ai ni orgueil ni confiance, et tu le sais aussi bien que moi. Ce
n'est pas moi qui veux; c'est, comme tu le dis, une situation qui me
commande. Je ne puis empêcher ce qui est, je ne puis prévoir ce qui doit
être. Je reste où je suis, sur un danger, parce qu'il m'est défendu
d'être ailleurs. Ne plus aimer Madeleine ne m'est pas possible, l'aimer
autrement ne m'est pas permis. Le jour où sur cette difficulté, d'où je
ne puis descendre, la tête me tournera, eh bien! ce jour-là tu pourras
me pleurer comme un homme mort.

--Mort! non, reprit Olivier, mais tombé de haut. N'importe, ceci est
funèbre. Et ce n'est point ainsi que j'entends que tu finisses. C'est
bien assez que la vie nous tue tous les jours un peu; pour Dieu, ne
l'aidons pas à nous achever plus vite. Prépare-toi, je te prie, à
entendre des choses très dures, et si Paris te fait peur comme un
mensonge, habitue-toi du moins à causer en tête-à-tête avec la vérité.

--Parle, lui dis-je, parle. Tu ne me diras rien que je ne me sois mille
fois répété.

--C'est une erreur. J'affirme que tu ne t'es jamais tenu le langage
suivant: Madeleine est heureuse; elle est mariée; elle aura l'une après
l'autre les joies légitimes de la famille, sans en excepter aucune, je
le désire et je l'espère. Elle peut donc se passer de toi. Elle ne t'est
rien qu'une amie fort tendre, tu n'es rien non plus pour elle qu'un
excellent camarade qu'elle serait désespérée de perdre comme ami,
impardonnable de prendre pour amant. Ce qui vous unit n'est donc qu'un
lien, charmant s'il n'est qu'un lien, horrible s'il devenait une chaîne.
Tu lui es nécessaire dans la mesure où l'amitié compte et pèse dans la
vie; tu n'as en aucun cas le droit de faire de toi un embarras. Je ne
parle pas de mon cousin, qui, s'il était consulté, ferait valoir ses
droits suivant les formes connues et avec les arguments des maris
menacés dans leur honneur, ce qui est déjà grave, et dans leur bonheur,
ce qui est beaucoup plus sérieux. Voilà pour madame de Nièvres. En ce
qui te regarde, la position n'est pas moins simple. Le hasard, qui t'a
fait rencontrer Madeleine, t'avait fait naître aussi six ou huit ans
trop tard, ce qui est certainement un grand malheur pour toi et
peut-être un accident regrettable pour elle. Un autre est venu qui l'a
épousée. M. de Nièvres n'a donc pris que ce qui n'était à personne:
aussi n'as-tu jamais protesté, parce que tu as beaucoup de sens, même en
ayant beaucoup de cœur. Après avoir décliné toute prétention sur
Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y prétendre autrement? Et
pourtant tu continues de l'aimer. Tu n'as pas tort, parce qu'un
sentiment comme le tien n'a jamais tort; mais tu n'es pas dans le vrai,
parce qu'une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n'y a dans la
vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les
plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans
avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n'y laisseras rien, je
l'espère, ni ton honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t'en offense
pas: Madeleine n'est pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni
qui soit jolie, ni qui soit sensible, ni qui soit faite pour te
comprendre et pour t'estimer. Suppose un hasard différent: Madeleine
serait une autre femme, que tu aimerais de même exclusivement, et dont
tu dirais pareillement: Elle, et pas une autre! Il n'y a donc de
nécessaire et d'absolu qu'une chose, le besoin et la force d'aimer. Ne
t'occupe pas de savoir si je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes
théories sont affreuses. Tu aimes et tu dois aimer, le reste est le fait
de la chance. Je ne connais pas de femme, pourvu que je la suppose digne
de toi, qui ne soit en droit de te dire: Le véritable et l'unique objet
de vos sentiments, c'est moi!

--Ainsi, m'écriai-je, il faudrait ne plus aimer?

--Au contraire, mais une autre.

--Ainsi il faudrait l'oublier?

--Non, mais la remplacer.

--Jamais! lui dis-je.

--Ne dis pas: Jamais; dis: Pas maintenant.»

Et là-dessus Olivier sortit.

J'avais les yeux secs, mais une atroce douleur me tenaillait le cœur.
Je relus la lettre de Madeleine; il s'en exhalait cette vague tiédeur
des amitiés vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus. «Il
a raison, cent fois raison», pensais-je en me répétant comme un arrêt
sans appel l'agaçante argumentation d'Olivier. Et tout en repoussant ses
conclusions de toute l'horreur d'un cœur passionnément épris, je me
disais cette vérité irréfutable: «Je ne suis rien à Madeleine, rien
qu'un obstacle, une menace, un être inutile ou dangereux!»

Je regardai ma table vide. Un monceau de cendres noires encombrait le
foyer. Cette destruction d'une autre partie de moi-même, cette ruine
totale et de mes efforts et de mon bonheur m'abattit enfin sous la
sensation sans pareille d'un néant complet.

«A quoi donc suis-je bon?» m'écriai-je.

Et le visage caché dans mes mains, je restai là, les yeux dans le vide,
ayant devant moi toute ma vie, immense, douteuse et sans fond comme un
précipice.

Au bout d'une heure, Olivier me retrouva dans le même état, c'est-à-dire
inerte, immobile et consterné. Très amicalement il me posa la main sur
l'épaule et me dit:

«Veux-tu m'accompagner ce soir au théâtre?

--Y vas-tu seul?» lui demandai-je.

Il sourit et me répondit:

«Non.

--Alors tu n'as pas besoin de moi», lui dis-je, et je lui tournai le
dos.

«Soit!» dit-il avec un accent d'impatience.

Puis se ravisant tout à coup:

«Tu es stupide, injuste et insolent, reprit-il en se posant carrément
devant moi. Que crois-tu donc? que je veux te surprendre? Joli métier
que tu m'attribues! Non, mon cher, je ne préparerai jamais la plus
innocente épreuve où ta probité de cœur puisse être engagée. Ce
serait un vilain calcul et de plus un procédé maladroit. Ce que je veux,
m'entends-tu? c'est que tu sortes de ta tanière, esprit chagrin, pauvre
cœur blessé. Tu t'imagines que la terre a pris le deuil et que la
beauté s'est voilée, et que tous les visages sont en larmes, et qu'il
n'y a plus ni espérances, ni joies, ni vœux comblés, parce que dans
ce moment la destinée te maltraite. Regarde donc un peu autour de toi,
et mêle-toi à la foule des gens qui sont heureux ou qui croient l'être.
Ne leur envie pas l'insouciance, mais apprends d'eux ceci: c'est que la
Providence, en qui tu crois, a pourvu à tout, qu'elle a tout
proportionné et qu'elle a disposé d'inépuisables ressources pour les
besoins des cœurs affamés.»

Je ne fus point ébranlé par ce flux de paroles, mais je finis par les
écouter. L'affectueuse exaspération d'Olivier agit comme un calmant sur
mes nerfs, affreusement tendus, et les attendrit. Je lui pris la main.
Je le fis asseoir près de moi. Je lui demandai pardon d'un mot dit
étourdiment, qui ne contenait nulle défiance. Je le suppliai de laisser
passer cette crise de défaillance, qui ne durerait pas, lui disais-je;
et qui résultait de longues fatigues. Je lui promis d'ailleurs de
changer de conduite. Nous avions le même monde, j'avais le plus grand
tort de n'y jamais aller. Il était de mon devoir de m'y faire connaître
et de ne pas me singulariser par un éloignement systématique. Je lui dis
une foule de choses sensées, comme si la raison m'était subitement
revenue. Et comme il subissait lui-même l'influence d'un épanchement
qui semblait nous rendre tous les deux ensemble plus souples, plus
conciliants et meilleurs, je parlai de lui, de sa vie presque
entièrement passée loin de moi, et me plaignis de ne pas mieux savoir ni
ce qu'il faisait, ni s'il avait des raisons d'être satisfait.

«Satisfait est le mot, me dit-il avec une expression à moitié comique.
Chaque homme a le vocabulaire de ses ambitions. Oui, je suis à peu près
satisfait dans ce moment, et si je m'en tiens à des satisfactions qui
n'ont rien de chimérique, ma vie se passera dans un équilibre parfait et
sera comblée jusqu'à satiété.

--As-tu des nouvelles d'Ormesson? lui demandai-je.

--Aucune. Tu sais comment l'histoire a fini.

--Par une rupture?

--Par un départ, ce qui n'est pas la même chose, car nous avons gardé
l'un de l'autre le seul regret qui ne gâte jamais les souvenirs.

--Et maintenant?

--Maintenant! Est-ce que tu sais?...

--Je ne sais rien; mais j'imagine que tu as dû faire ce que tu me
recommandes.

--C'est vrai», dit-il en souriant.

Puis il devint sérieux, et me dit:

«Dans tout autre moment, je te raconterais, mais pas aujourd'hui. L'air
de cette chambre est plein d'une émotion respectable. Il n'y a pas de
promiscuité permise entre la femme dont j'aurais à t'entretenir et celle
dont il ne faut pas même prononcer le nom lorsqu'il est question de la
première.»

Le bruit d'un pas dans l'antichambre l'interrompit. Mon domestique
annonça Augustin, qui venait rarement à pareille heure. La vue de cette
ardente et inflexible physionomie me rendit en quelque sorte une lueur
de courage. Il me semblait que c'était un renfort que le hasard
m'envoyait dans un moment où j'en avais si grand besoin.

«Vous venez à propos lui dis-je en faisant bonne contenance. Tenez,
c'était bien la peine de me donner tant de mal. J'ai tout détruit.»

Je lui parlais toujours un peu comme un ex-disciple à son ancien maître,
et je lui reconnaissais le droit de m'interroger sur mon travail.

«C'est à recommencer, dit-il sans s'émouvoir autrement; je connais
cela.»

Olivier se taisait. Après quelques minutes de silence, il passa la main
dans ses cheveux bouclés, bâilla doucement et nous dit:

«Je m'ennuie, et je vais au bois.»



X


EST-CE qu'il travaille? me demanda Augustin quand Olivier nous eut
quittés.

--Fort peu, et cependant il apprend comme s'il travaillait.

--Tant mieux; il a séduit la fortune. Si la vie n'était qu'une loterie,
reprit Augustin, ce jeune homme rêverait toujours les numéros gagnants.»

Augustin n'était pas de ceux qui séduisent la fortune, ni qu'un numéro
rêvé doit enrichir. Ce que je vous ai dit de lui peut vous faire
comprendre qu'il n'était pas né pour les faveurs du hasard, et que, dans
toutes les combinaisons où jusqu'à présent il avait mis sa volonté pour
enjeu, l'enjeu représentait beaucoup plus que le gain. Depuis le jour où
vous l'avez vu quitter les Trembles, tenant à la main une lettre reçue
de Paris, comme un jeune soldat muni de sa feuille de route, ses
espérances avaient, je crois, reçu plus d'un échec, mais sans diminuer
sa foi robuste ni le faire douter une seule minute que le succès, sinon
la gloire, ne fût à Paris même et juste au bout du chemin qu'il y
suivait. Il ne se plaignait point, n'accusait personne, ne désespérait
de rien. Il avait, sans aucune illusion, la ténacité des espoirs
aveugles, et ce qui chez d'autres aurait pu passer pour de l'orgueil
n'existait chez lui que comme un sentiment très exactement déterminé de
son droit. Il appréciait les choses avec le sang-froid d'un lapidaire
essayant des bijoux de qualité douteuse, et se trompait rarement sur le
choix de celles qui méritaient de lui de la peine et du temps.

Il avait eu des protecteurs. Il ne trouvait pas que solliciter fût un
déshonneur, parce qu'il ne proposait alors qu'un échange de valeurs
équivalentes, et que de pareils contrats, disait-il, n'humilient jamais
celui qui, pour sa part de société, apporte l'appoint de son
intelligence, de son zèle et de son talent. Il n'affectait pas de
mépriser l'argent, dont il avait grand besoin, je le savais, sans qu'il
en parlât. Il n'en dédaignait point les résultats, mais le mettait
beaucoup au-dessous d'un capital d'idées que, selon lui, rien ne saurait
ni représenter ni payer.

«Je suis un ouvrier, disait-il, qui travaille avec des outils fort peu
coûteux, c'est vrai; mais ce qu'ils produisent est sans prix, quand cela
est bon.»

Il ne se considérait donc comme l'obligé de personne. Les services qu'on
avait pu lui rendre, il les avait achetés et bien payés. Et dans ces
sortes de marchés, qui de sa part excluaient, sinon tout savoir-vivre,
du moins toute humilité, il avait une manière de s'offrir qui marquait
au plus juste le haut prix qu'il entendait y mettre.

«Du moment qu'on traite avec l'argent, disait-il, ce n'est plus qu'une
affaire où le cœur n'entre pour rien, et qui n'engage aucunement la
reconnaissance. Donnant, donnant. Le talent même en pareil cas n'est
qu'une obligation de probité.»

Il avait essayé de beaucoup de situations, tenté déjà beaucoup
d'entreprises, non par aptitude, mais par nécessité. N'ayant pas le
choix des moyens, il avait l'application plus encore que la souplesse
qui permet de les employer tous. A force de volonté, de clairvoyance,
d'ardeurs, il suppléait presque aux qualités naturelles dont il se
savait privé. Sa volonté seule, appuyée sur un rare bon sens, sur une
droiture parfaite, sa volonté faisait des miracles. Elle prenait toutes
les formes, jusqu'aux plus élevées, jusqu'aux plus nobles, quelquefois
jusqu'aux plus brillantes. Il ne sentait pas tout, mais il n'y avait
rien qu'il ne comprît. Il approchait ainsi de l'imagination par la
tension d'un esprit sans cesse en contact avec ce que le monde des idées
contient de meilleur et de plus beau, et touchait au pathétique par la
connaissance parfaite des duretés de la vie et par l'ambition dévorante
d'en gagner les joies légitimes, fût-ce au prix de beaucoup de combats.

Après avoir à ses débuts abordé le théâtre, pour lequel il ne se jugeait
ni assez recommandé ni assez mûr, il s'était jeté dans le journalisme.
Quand je dis jeté, le mot n'est pas exact pour un homme qui ne faisait
rien à l'étourdie, et qui se présentait sur le champ de bataille avec
cette hardiesse mêlée de prudence qui ne risque beaucoup que pour
réussir. Plus récemment, il venait d'entrer comme secrétaire dans le
cabinet d'un homme politique éminent.

«J'y suis, me disait-il, au centre d'un mouvement qui ne m'édifie point,
mais qui m'intéresse et qui m'éclaire. La politique, à l'heure qu'il
est, touche à tant d'idées, élabore tant de problèmes, qu'il n'y a pas
d'étude plus instructive, ni de meilleur carrefour pour une ambition qui
cherche un débouché.»

Sa situation matérielle m'était inconnue. Je la supposais difficile;
mais c'était un des rares sujets sur lesquels il me paraissait interdit
de l'interroger.

Quelquefois seulement cet inébranlable courage trahissait non
l'hésitation, mais la souffrance. Le stoïque Augustin n'en disait rien.
Son attitude était la même, sa ferme raison toujours aussi claire. Il
continuait d'agir, de penser, de résoudre, comme s'il n'avait jamais
reçu la moindre atteinte; mais il y avait en lui je ne sais quoi, comme
ces taches rouges qu'on voit paraître sur les habits d'un soldat blessé.
Longtemps je m'étais demandé quelle partie vulnérable, dans cette
organisation de fer, un mal quelconque avait pu frapper; puis je m'étais
aperçu qu'Augustin, tout comme les autres, avait un cœur, et j'avais
enfin compris que c'était ce pauvre et vaillant cœur qui saignait.

Dès qu'il se fut assis, et que je le vis croiser ses jambes l'une sur
l'autre dans l'attitude d'un homme qui n'a rien à dire et qui entre en
oubliant l'objet de sa visite, je m'aperçus bien qu'il n'était pas, lui
non plus, dans des dispositions riantes.

«Et vous aussi, mon cher Augustin, lui dis-je, vous n'êtes pas heureux?

--Vous le devinez, me dit-il, avec un peu d'amertume.

--Il le faut bien, puisque vous avez l'orgueil de ne pas l'avouer.

--Mon cher enfant, reprit-il dans ces formes un peu paternelles qu'il
n'abandonnait pas et qui donnaient un certain charme à la roideur de ses
conseils, la question n'est pas de savoir si l'on est heureux, mais de
savoir si l'on a tout fait pour le devenir. Un honnête homme mérite
incontestablement d'être heureux, mais il n'a pas toujours le droit de
se plaindre quand il ne l'est pas encore. C'est une affaire de temps, de
moment et d'à-propos. Il y a beaucoup de manières de souffrir: les uns
souffrent d'une erreur, les autres d'une impatience. Pardonnez-moi ce
peu de modestie, je suis peut-être seulement trop impatient.

--Impatient? et de quoi? Peut-on le savoir?

--De n'être plus seul, me dit-il avec une singulière émotion, afin que,
si j'ai jamais quelque nom, je n'en sois pas réduit à ce triste résultat
d'en couronner mon égoïsme.»

Puis il ajouta:

«Ne parlons pas de ces choses-là trop tôt. Vous serez le premier que
j'en instruirai quand le moment sera venu.»

«Ne restons pas ici, me dit-il au bout d'un instant, cela sent la
déroute. Ce n'est pas qu'on s'y ennuie, mais on y contracte des envies
de se laisser aller.»

Nous sortîmes ensemble, et chemin faisant je le mis au courant des
motifs particuliers de lassitude et de découragement que j'avais. Mes
lettres l'avaient averti, et le reste lui était devenu bien clair le
jour où madame de Nièvres et lui s'étaient rencontrés. Je n'avais donc
pas eu l'embarras de lui expliquer les difficultés d'une situation qu'il
connaissait aussi bien que moi, ni les perplexités d'un esprit dont il
avait mesuré toutes les résistances comme toutes les faiblesses.

«Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot
que je prononçai.

--Quatre ans? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors madame de
Nièvres.

--Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris
pleurant sur les malheurs d'Annibal? Eh bien! je m'en suis étonné
d'abord, n'admettant pas qu'une composition de collège pût émouvoir
personne à ce point. Depuis, j'ai bien pensé qu'il n'y avait rien de
commun entre Annibal et votre émotion; en sorte qu'à la première
ouverture de vos lettres, je me suis dit: Je le savais; et, à la
première vue de madame de Nièvres, j'ai compris qu'il s'agissait
d'elle.»

Quant à ma conduite, il la jugeait difficile, mais non pas impossible à
diriger. Avec des points de vue très différents de ceux d'Olivier, il me
conseillait aussi de me guérir, mais par des moyens qui lui semblaient
les seuls dignes de moi.

Nous nous séparâmes après de longs circuits sur les quais de la Seine.
Le soir venait. Je me retrouvai seul au milieu de Paris à une heure
inaccoutumée, sans but, n'ayant plus d'habitudes, plus de liens, plus de
devoirs, et me disant avec anxiété: «Que vais-je faire ce soir? que
ferai-je demain?» J'oubliais absolument que depuis des mois, pendant un
long hiver, les trois quarts du temps je n'avais pas eu de compagnon. Il
me sembla que, celui qui agissait en moi m'ayant quitté, il ne me
restait plus d'auxiliaire aujourd'hui pour se charger d'une vie qui
désormais allait m'accabler de son vide et de son désœuvrement.
L'idée de rentrer chez moi ne me vint même pas, et la pensée d'aller
feuilleter des livres m'aurait rendu malade de dégoût.

Je me rappelai qu'Olivier devait être au théâtre. Je savais dans quel
théâtre et dans quelle compagnie. N'ayant plus à me roidir contre une
lâcheté de plus, je pris une voiture et m'y fis conduire. Je louai une
stalle obscure, d'où j'espérais découvrir Olivier sans être aperçu. Je
ne le vis dans aucune des loges qui me faisaient face. J'en conclus ou
qu'il avait changé de projet ou qu'il était placé juste au-dessus de moi
dans cette autre partie de la salle qui m'était cachée. Ce désir bizarre
et indiscret que j'avais eu de le surprendre en partie galante étant
déçu, je me demandai ce que j'étais venu faire en pareil lieu. J'y
restai cependant, et j'aurais de la peine à vous expliquer pourquoi,
tant le désordre de mon esprit se compliquait de chagrin, d'ennuis, de
faiblesses et de curiosités perverses. Je plongeais les yeux dans toutes
les loges peuplées de femmes; cela formait, vu d'en bas, une irritante
exposition de bustes à peu près sans corsage et de bras nus gantés très
court. J'examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires;
j'y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au
souvenir si parfait de Madeleine. Je n'avais plus qu'une idée,
l'impétueuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce
souvenir unique. Je l'avilissais à plaisir et le déshonorais, espérant
par là le rendre indigne d'elle et m'en débarrasser par des salissures.
A la sortie du théâtre et comme je traversais le péristyle, une voix que
j'entendis dans la foule me fit reconnaître Olivier. Il passa tout près
de moi sans me voir. Je pus à peine apercevoir la personne élégante et
de grande allure qu'il accompagnait. Nous rentrâmes pour ainsi dire
ensemble, et j'étais encore en tenue de sortie quand il parut au seuil
de ma chambre.

«D'où viens-tu? me dit-il.

--Du théâtre.»

Je lui nommai lequel.

«M'as-tu cherché?

--Je n'y suis point allé pour te chercher, lui dis-je, mais pour te
voir.

--Je ne te comprends pas, me dit-il; dans tous les cas, ce sont des
enfantillages ou des taquineries qu'un autre que moi ne te pardonnerait
pas; mais tu es malade, et je te plains.»

Je ne le vis plus pendant deux ou trois jours. Il eut la sévérité de me
tenir rigueur. Il s'informa de moi près de mon domestique, et je sus
qu'il se préoccupait de mon état et me surveillait sans en avoir l'air.
Chaque journée d'inaction m'épuisait et me démoralisait davantage. Je ne
prenais aucun parti décisif, mais il me semblait que ma faiblesse
allait s'abattre devant le premier accident qui la ferait broncher.

Très peu de jours après, dans une avenue du bois où je me promenais seul
en désespéré, je vis venir une voiture légère menée doucement et
parfaitement attelée. Elle contenait trois personnes: deux jeunes femmes
en compagnie d'Olivier. Olivier me découvrit à l'instant même où je le
reconnus. Il fit arrêter, sauta lestement dans l'allée, me prit par le
bras, et, sans dire un mot, me poussa dans la voiture; puis, après
s'être assis à côté de moi, comme s'il se fût agi d'un enlèvement, il
dit au cocher: «Continuez.» Je me sentis perdu, et je l'étais en effet,
au moins pour quelque temps.

Des deux mois que dura cet inutile égarement, car il dura deux mois tout
au plus, je vous dirai seulement l'incident facile à prévoir qui le
termina. D'abord j'avais cru oublier Madeleine, parce que, chaque fois
que son souvenir me revenait, je lui disais: «Va-t'en!» comme on dérobe
à des yeux respectés la vue de certains tableaux blessants ou honteux.
Je ne prononçai pas une seule fois son nom. Je mis entre elle et moi un
monde d'obstacles et d'indignités. Olivier put croire un moment que
c'était bien fini; mais la personne avec qui je tâchais de tuer cette
mémoire importune ne s'y trompa pas. Un jour j'appris par une étourderie
d'Olivier, qui s'observait un peu moins à mesure qu'il se croyait plus
sûr de ma raison, j'appris que des nécessités d'affaires rappelaient M.
d'Orsel en province, et que tous les habitants de Nièvres allaient
bientôt partir pour Ormesson. A la minute même, ma détermination fut
prise, et je voulus rompre.

«Je viens vous dire adieu, dis-je en entrant dans un appartement où je
ne devais plus remettre les pieds.

--Ce que vous faites, je l'aurais fait un peu plus tard, mais bientôt,
me dit-elle sans marquer ni surprise ni contrariété.

--Alors vous ne m'en voulez pas?

--Aucunement. Vous ne vous appartenez pas.»

Elle était à sa toilette et s'y remit.

«Adieu», reprit-elle sans tourner la tête.

Elle me regarda dans son miroir et sourit. Je la quittai sans aucune
autre explication.

«Encore une sottise! me dit Olivier quand il fut informé de ce que
j'avais fait.

--Sottise ou non, me voilà libre, lui dis-je. Je pars pour les Trembles,
et je t'emmène. Il ne sera pas difficile de les déterminer tous à venir
y passer les vacances.

--Aux Trembles avec toi, Madeleine aux Trembles! reprenait Olivier, dont
cette brusque et téméraire décision renversait tous les plans de
conduite.

--Cher ami, lui dis-je, en me jetant follement dans ses bras, ne me dis
rien, n'objecte rien; je serai sage, je serai prudent, mais je serai
heureux; accorde-moi ces deux mois qui ne reviendront plus, que je ne
retrouverai jamais; c'est bien court, et c'est peut-être tout ce que
j'aurai de bonheur dans ma vie.»

Je lui parlai dans l'entraînement d'un désir si vrai, il me vit si
ranimé, si transformé par la perspective inattendue de ce voyage, qu'il
se laissa séduire, et qu'il eut la faiblesse et la générosité de
consentir à tout.

«Soit, dit-il. En définitive, cela vous regarde. Je n'ai pas charge
d'âmes, et c'est trop d'avoir à gouverner tout seul deux fous comme toi
et moi.»



XI


CES deux mois de séjour avec Madeleine dans notre maison solitaire, en
pleine campagne, au bord de notre mer si belle en pareille saison, ce
séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange de continuelles délices
et de tourments où je me purifiai. Il n'y a pas un jour qui ne soit
marqué par une tentation petite ou grande, pas une minute qui n'ait eu
son battement de cœur, son frisson, son espérance ou son dépit. Je
pourrais vous dire aujourd'hui, moi dont c'est la grande mémoire, la
date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace
est cependant restée. Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier
de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où
l'âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et
le mien, que si je l'y cherchais encore, et Dieu m'en garde, je l'y
retrouverais aussi reconnaissable qu'au lendemain de notre départ.

Madeleine n'était jamais venue aux Trembles, et ce séjour un peu triste
et fort médiocre lui plaisait pourtant. Quoiqu'elle n'eût pas les mêmes
raisons que moi pour l'aimer, elle m'en avait si souvent entendu parler,
que mes propres souvenirs en faisaient pour elle une sorte de pays de
connaissance et l'aidaient sans doute à s'y trouver bien.

«Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce
qu'il était, rien qu'en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d'une
chaleur douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je
m'explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre
esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal.»

Je trouvais le plus grand plaisir à l'introduire ainsi dans la
familiarité de tant de choses étroitement liées à ma vie. C'était comme
une suite de confidences subtiles qui l'initiaient à ce que j'avais été,
et l'amenaient à comprendre ce que j'étais. Outre la volonté de
l'entourer de bien-être, de distractions et de soins, il y avait aussi
ce secret désir d'établir entre nous mille rapports d'éducation,
d'intelligence, de sensibilité, presque de naissance et de parenté, qui
devaient rendre notre amitié plus légitime en lui donnant je ne sais
combien d'années de plus en arrière.

J'aimais surtout à essayer sur Madeleine l'effet de certaines influences
plutôt physiques que morales auxquelles j'étais moi-même si
continuellement assujetti. Je la mettais en face de certains tableaux de
la campagne choisis parmi ceux qui, invariablement composés d'un peu de
verdure, de beaucoup de soleil et d'une immense étendue de mer, avaient
le don infaillible de m'émouvoir. J'observais dans quel sens elle en
serait frappée, par quels côtés d'indigence ou de grandeur ce triste et
grave horizon toujours nu pourrait lui plaire. Autant que cela m'était
permis, je l'interrogeais sur ces détails de sensibilité tout
extérieure. Et lorsque je la trouvais d'accord avec moi, ce qui arrivait
beaucoup plus souvent que je ne l'eusse espéré, lorsque je distinguais
en elle l'écho tout à fait exact et comme l'unisson de la corde émue qui
vibrait en moi, c'était une conformité de plus dont je me réjouissais
comme d'une nouvelle alliance.

Je commençais ainsi à me laisser voir sous beaucoup d'aspects qu'elle
avait pu soupçonner, mais sans les comprendre. En jugeant à peu près des
habitudes normales de mon existence, elle arrivait à connaître assez
exactement quel était le fond caché de ma nature. Mes prédilections lui
révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu'elle appelait des
bizarreries lui devenait plus clair à mesure qu'elle en découvrait mieux
les origines. Rien de tout cela n'était un calcul; j'y cédais assez
ingénument pour n'avoir aucun reproche à me faire, si tant est qu'il y
eût là la moindre apparence de séduction; mais que ce fût innocemment ou
non, j'y cédais. Elle en paraissait heureuse. De mon côté, grâce à ces
continuelles communications qui créaient entre nous d'innombrables
rapports, je devenais plus libre, plus ferme, plus sûr de moi dans tous
les sens, et c'était un grand progrès, car Madeleine y voyait un pas
fait dans la franchise. Cette fusion complète, et de tous les instants,
dura sans aucun accident pendant deux grands mois. Je vous cache les
blessures secrètes, sans nombre, infinies; elles n'étaient rien, si je
les compare aux consolations qui aussitôt les guérissaient. Somme toute,
j'étais heureux; oui, je crois que j'étais heureux, si le bonheur
consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun
sujet de repentir et sans espoir.

M. de Nièvres était chasseur, et c'est à lui que je dois de l'être
devenu. Il me dirigeait avec beaucoup de cordialité dans ces premiers
essais d'un exercice que depuis j'ai passionnément aimé. Quelquefois
madame de Nièvres et Julie nous accompagnaient à distance ou nous
attendaient sur les falaises pendant que nous faisions de longues
battues dans la direction de la mer. On les apercevait de loin, comme de
petites fleurs brillantes posées sur les galets, tout à fait au bord des
flots bleus. Quand le hasard de la chasse nous avait entraînés trop
avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on entendait la voix
de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait tantôt son mari,
tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels alternatifs de
nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord de la mer
dans de grands espaces, s'affaiblissaient à mesure en volant au-dessus
de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle
un peu sonore, et quand j'y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la
sensation de douceur et de tristesse infinies que j'en éprouvais.
Quelquefois le soleil se couchait que nous étions encore assis sur la
côte élevée, occupés à regarder mourir à nos pieds les longues houles
qui venaient d'Amérique. Des navires passaient tout empourprés des
lueurs du soir. Des feux s'allumaient à fleur d'eau: soit la vive
étincelle des phares, soit le fanal rougeâtre des bateaux mouillés en
rade, ou le feu résineux des canots de pêche. Et le vaste mouvement des
eaux, qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par
ses rumeurs, nous plongeait dans un silence où chacun de nous pouvait
recueillir un monde incalculable de rêveries.

A l'extrémité du pays, sur une sorte de presqu'île caillouteuse battue
de trois côtés par les lames, il y avait un phare, aujourd'hui détruit,
entouré d'un très petit jardin, avec des haies de tamarix plantés si
près du bord qu'ils étaient noyés d'écume à chaque marée un peu forte.
C'était assez ordinairement le lieu choisi pour les rendez-vous de
chasse dont je vous parle. L'endroit était particulièrement désert, la
falaise y était plus haute, la mer plus vaste et plus conforme à l'idée
qu'on se fait de ce bleu désert sans limites et de cette solitude
agitée. L'horizon circulaire qu'on embrassait de ce point culminant du
rivage, même sans quitter le pied de la tour, offrait une surprise
grandiose dans un pays si pauvrement dessiné qu'il n'a presque jamais ni
contours ni perspectives.

Je me souviens qu'un jour Madeleine et M. de Nièvres voulurent monter au
sommet du phare. Il faisait du vent. Le bruit de l'air, que l'on
n'entendait point en bas, grandissait à mesure que nous nous élevions,
grondait comme un tonnerre dans l'escalier en spirale, et faisait frémir
au-dessus de nous les parois de cristal de la lanterne. Quand nous
débouchâmes à cent pieds du sol, ce fut comme un ouragan qui nous
fouetta le visage, et de tout l'horizon s'éleva je ne sais quel murmure
irrité dont rien ne peut donner l'idée quand on n'a pas écouté la mer de
très haut. Le ciel était couvert. La marée basse laissait apercevoir
entre la lisière écumeuse des flots et le dernier échelon de la falaise
le morne lit de l'Océan pavé de roches et tapissé de végétations
noirâtres. Des flaques d'eau miroitaient au loin parmi les varechs, et
deux ou trois chercheurs de crabes, si petits qu'on les aurait pris pour
des oiseaux pêcheurs, se promenaient au bord des vases, imperceptibles
dans la prodigieuse étendue des lagunes. Au delà commençait la grande
mer, frémissante et grise, dont l'extrémité se perdait dans les brumes.
Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la
mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l'un et
l'autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse
et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de
l'immensité répétée deux fois, et par conséquent double d'étendue, aussi
haute qu'elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la
plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit.
Chacun de nous en fut frappé diversement sans doute; mais je me souviens
qu'il eut pour effet de suspendre aussitôt tout entretien, et que le
même vertige physique nous fit subitement pâlir et nous rendit sérieux.
Une sorte de cri d'angoisse s'échappa des lèvres de Madeleine, et, sans
prononcer une parole, tous accoudés sur la légère balustrade qui seule
nous séparait de l'abîme, sentant très distinctement l'énorme tour
osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par
l'immense danger, et comme sollicités d'en bas par les clameurs de la
marée montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur,
semblables à des gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle,
auraient un jour l'aventure inouïe de regarder et de voir au delà.

C'était là comme une place marquée.

Je sentis parfaitement que, sous un pareil frisson, une corde humaine
devait se briser. Il fallait que l'un de nous cédât; sinon le plus ému,
du moins le plus frêle. Ce fut Julie.

Elle était immobile à côté d'Olivier, sa petite main tremblante placée
tout près de la main du jeune homme et fortement crispée sur la rampe,
la tête penchée vers la mer, avec des yeux demi-fermés, cette expression
d'égarement que donne le vertige, et presque la pâleur d'un enfant qui
va mourir. Olivier s'aperçut le premier qu'elle allait s'évanouir, il la
prit dans ses bras. Quelques secondes après, elle revint à elle en
poussant un soupir d'angoisse qui souleva son mince corsage.

«Ce n'est rien», dit-elle en réagissant aussitôt contre cet irrésistible
accès de défaillance, et nous descendîmes.

On n'eut plus à parler de cet incident, qui fut oublié sans doute comme
beaucoup d'autres. Je me le rappelle aujourd'hui, en vous parlant de nos
promenades au phare, comme étant la première indication de certains
faits très obscurs qui devaient avoir leur dénoûment beaucoup plus
tard.

Quelquefois, quand le temps était particulièrement calme et beau, un
bateau venait nous prendre à la côte au bout de la prairie et nous
conduisait assez loin en mer. C'était un bateau de pêche, et dès qu'il
avait gagné le large, on amenait les voiles; puis, dans une mer lourde,
plate et blanche au soleil comme de l'étain, le patron de la barque
laissait tomber des filets plombés. D'heure en heure on retirait les
filets, et nous voyions apparaître toute sorte de poissons aux vives
écailles et de produits étranges, surpris dans les eaux les plus
profondes ou arrachés pêle-mêle avec des algues du fond de leurs
retraites sous-marines. Chaque nouveau sondage amenait une surprise;
puis on rejetait le tout à la mer, et le bateau s'en allait à la dérive,
maintenu seulement par le gouvernail et légèrement incliné du côté où
les filets plongeaient. Nous passions ainsi des journées entières à
regarder la mer, à voir s'amincir ou s'élever la terre éloignée, à
mesurer l'ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la
longue aiguille d'un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le
silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire
frappés d'oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour
finissait, et quelquefois c'était en pleine nuit que la marée du soir
nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.

Rien n'était plus innocent pour tous, et cependant je me rappelle
aujourd'hui ces heures de prétendu repos et de langueur comme les plus
belles et les plus dangereuses peut-être que j'aie traversées dans ma
vie. Un jour entre autres le bateau ne marchait presque plus.
D'insensibles courants le conduisaient en le faisant à peine osciller.
Il filait droit et très lentement, comme s'il eût glissé sur un plan
solide; le bruit du sillage était nul, tant l'eau se déchirait doucement
sous la quille. Les matelots se taisaient, réunis dans le faux pont, et
tous mes compagnons, hormis Julie, sommeillaient sur les planches
chaudes de la barque, à l'abri de la voile étendue sur l'arrière en
forme de tente. Rien ne bougeait à bord. La mer était figée comme du
plomb à demi fondu. Le ciel, limpide et décoloré par l'éclat de midi,
s'y reproduisait comme dans un miroir terni. Il n'y avait pas un bateau
de pêche en vue. Seulement, au large et déjà coupé à demi par la ligne
de l'horizon, un navire, toutes voiles déployées, attendait le retour de
la brise de terre, et s'y préparait, comme un oiseau de grand vol, en
ouvrant ses hautes ailes blanches.

Madeleine, à demi couchée, dormait. Ses mains molles et légèrement
ouvertes s'étaient séparées de celles du comte. Elle avait la pose
abandonnée que donne le sommeil. La chaleur concentrée sous la tente
animait ses joues d'ardeurs un peu plus vives, et je voyais dans
l'écartement de ses lèvres briller l'extrémité de ses petites dents
blanches, comme les deux bords d'une coquille de nacre. Il n'y avait
personne autre que moi pour assister au sommeil de cet être charmant.
Julie, perdue dans je ne sais quelle confuse aspiration, surveillait
attentivement le départ du grand navire qui appareillait. Alors je
tâchai de fermer les yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères
efforts pour oublier. Je me levai, j'allai m'asseoir à l'avant, sans
ombre sur la tête, appuyé contre le beaupré brûlant; puis malgré moi mes
yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines
légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je
ravi? Étais-je torturé? J'aurais plus de peine encore à vous dire si
j'aurais souhaité quelque chose au delà de cette vision décente et
exquise qui contenait à la fois toutes les retenues et tous les
attraits. Pour rien au monde, je n'aurais fait le plus petit mouvement
qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable
enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs
minutes; mais j'eus le temps de beaucoup réfléchir, autant qu'un esprit
peut le faire lorsqu'il est aux prises avec un cœur absolument privé
de sang-froid.

Quand mes compagnons s'éveillèrent, ils me trouvèrent occupé à regarder
le sillage.

«Le beau temps! dit Madeleine avec un épanouissement de femme heureuse.

--Et qui ferait tout oublier, ajouta Olivier, ce qui n'est pas dommage.

--Seriez-vous homme à avoir des soucis? demanda en souriant M. de
Nièvres.

--Qui le sait?» répondit Olivier.

Le vent ne se leva point. La mer, absolument morte, nous retint au large
jusqu'à la nuit tombante. Vers sept heures, au moment où la pleine lune
apparut au-dessus des terres, toute ronde et dans des brouillards chauds
qui la rougissaient, on fut obligé, faute d'air, de prendre les
avirons. Ce que je vous raconte, jadis quand j'étais jeune, plus d'une
fois il m'a passé par la tête de l'écrire, ou, comme on disait alors, de
le chanter. A cette époque, il me semblait qu'il n'y avait qu'une langue
pour fixer dignement ce que de pareils souvenirs avaient, selon moi,
d'inexprimable. Aujourd'hui que j'ai retrouvé mon histoire dans les
livres des autres, dont quelques-uns sont immortels, que vous dirais-je?
Nous revînmes aux étoiles, au bruit des rames, conduits, je crois, par
les bateliers d'Elvire.

Ce furent là les adieux de la saison; presque aussitôt les premières
brumes arrivèrent, puis les pluies qui nous avertirent que l'hiver
approchait. Le jour où le soleil, qui nous avait comblés, disparut pour
ne plus se montrer que de loin en loin et dans les pâleurs de son
déclin, j'y vis comme un triste présage qui me serra le cœur.

Ce jour-là, et comme si le même avertissement de départ eût été donné
pour chacun de nous, Madeleine me dit:

«Il est temps de penser aux choses sérieuses. Les oiseaux que nous
devions si bien imiter sont partis depuis un mois déjà. Faisons comme
eux, croyez-moi; voici la fin de l'automne, retournons à Paris.

--Déjà», lui dis-je avec une expression de regret qui m'échappa.

Elle s'arrêta court, comme si pour la première fois elle eût entendu un
son nouveau.

Le soir, il me sembla qu'elle était plus sérieuse, et qu'avec une
adresse extrême elle me surveillait d'assez près. Je réglai ma tenue en
vue de ces indications, bien légères sans doute et cependant assez
inquiétantes. Les jours suivants, je m'observai davantage encore, et
j'eus la joie de retrouver la confiance de Madeleine et de me
tranquilliser tout à fait.

Je passai les derniers moments qui nous restaient à rassembler, à mettre
en ordre pour l'avenir toutes les émotions si confusément amassées dans
ma mémoire. Ce fut comme un tableau que je composai avec ce qu'elles
contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce dernier nuage
excepté, on eût dit, à les voir déjà d'un peu loin, que ces jours
cependant mêlés de beaucoup de soucis n'avaient plus une ombre. La même
adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.

Madeleine me surprit une fois dans les allées sinueuses du parc au
milieu de mes réminiscences. Julie la suivait, portant une énorme gerbe
de chrysanthèmes qu'elle avait cueillie pour les vases du salon. Un
clair massif de lauriers nous séparait.

«Vous faites un sonnet? me dit-elle en m'interpellant à travers les
arbres.

--Un sonnet? lui dis-je; à quel propos? Est-ce que j'en suis capable?

--Oh! pour cela oui», dit-elle en jetant un petit éclat de rire qui
retentit dans le bois sonore comme un chant de fauvette.

Je rebroussai chemin, et, la suivant dans la contre-allée, toujours une
épaisseur de taillis entre nous deux:

«Olivier est un bavard! lui criai-je.

--Nullement bavard, dit-elle. Il a bien fait de m'avertir; sans lui, je
vous aurais cru une passion malheureuse, et je sais maintenant ce qui
vous distrait: ce sont des rimes», ajouta-t-elle en insistant de la voix
sur ce dernier mot, qui résonna de loin comme une impertinence joyeuse.

Nous touchions au moment du départ, que je ne pouvais encore m'y
résoudre. Paris me faisait plus peur que jamais. Madeleine allait y
venir. Je l'y verrais, mais à quel prix? Elle présente, je ne risquais
plus de défaillir, du moins de tomber si bas; mais pour un danger de
moins combien d'autres surgiraient! Cette vie que nous avions menée ici,
cette vie de loisir et d'imprévoyance, silencieuse et exaltée, si
constamment et si diversement émue, cette vie de réminiscences et de
passions, tout entière calquée sur d'anciennes habitudes, reprise à ses
origines et renouvelée par des sensations d'un autre âge, ces deux mois
de rêve, en un mot, m'avaient replongé plus avant que jamais dans
l'oubli des choses et dans la peur des changements. Il y avait quatre
ans que j'avais quitté les Trembles pour la première fois, vous vous
souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces
adieux, les premiers qu'il m'ait fallu faire à des objets aimés, se
ranimaient à la même date, au même lieu, dans des conditions extérieures
à peu près semblables, mais cette fois combinés avec des sentiments
nouveaux, qui les rendaient bien autrement poignants.

Je proposai pour la veille même du départ une promenade qui fut
acceptée. Ce devait être la dernière, et, sans prévoir l'avenir, je
supposais, je ne sais trop pourquoi, que les chemins de mon village ne
nous reverraient jamais ensemble. Le temps était à demi pluvieux, et par
cela même, disait Madeleine, que son éducation de province avait
aguerrie, très bien approprié à des visites d'adieux. Les dernières
feuilles tombaient; des débris roussâtres se mêlaient assez tristement à
la rigidité des rameaux nus. La plaine, dépouillée et sévère, n'avait
plus un brin de chaume sec qui rappelât ni l'été ni l'automne, et ne
montrait pas une herbe nouvelle qui fît espérer le retour des saisons
fertiles. Des charrues s'y promenaient encore de loin en loin, attelées
de bœufs roux, d'un mouvement lent et comme embourbées dans les
terres grasses. A quelque distance que ce fût, on distinguait la voix
des valets de labour qui stimulaient les attelages. Cet accent plaintif
et tout local se prolongeait indéfiniment dans le calme absolu de cette
journée grise. De temps en temps, une pluie fine et chaude descendait à
travers l'atmosphère, comme un rideau de gaze légère. La mer commençait
à rugir au fond des passes. Nous suivîmes la côte. Les marais étaient
sous l'eau; la marée haute avait en partie submergé le jardin du phare
et battait paisiblement le pied de la tour, qui ne reposait plus que sur
un îlot.

Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. A chaque pas,
elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure
étroite à talons saillants. Je regardais cette trace fragile, je la
suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais
ce qu'elle pouvait durer. J'aurais souhaité qu'elle restât toujours
incrustée, comme des témoignages de présence, pour l'époque incertaine
où je repasserais là sans Madeleine; puis je pensais que le premier
passant venu l'effacerait, qu'un peu de pluie la ferait disparaître, et
je m'arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce
singulier sillage laissé par l'être que j'aimais le plus sur la terre
même où j'étais né.

Au moment où nous approchions de Villeneuve, je montrai de loin la route
blanchâtre qui sort du village et s'étend en ligne droite jusqu'à
l'horizon.

«Voilà la route d'Ormesson», dis-je à Madeleine.

Ce mot d'Ormesson sembla réveiller en elle une série de souvenirs déjà
affaiblis; elle suivit attentivement des yeux cette longue avenue
plantée d'ormeaux, tous pliés de côté par les vents de mer, et sur
laquelle il y avait au loin des chariots qui roulaient, les uns pour
rentrer à Villeneuve, les autres pour s'en éloigner.

«Cette fois, reprit-elle, vous n'y voyagerez plus seul.

--En serai-je plus heureux? répondis-je. Serai-je plus certain de ne
rien regretter? Où retrouverai-je ce que je laisse ici?»

Madeleine alors me prit le bras, s'y appuya avec l'apparence d'un entier
abandon, et me répondit un seul mot:

«Mon ami, vous êtes un ingrat!»

Nous quittâmes les Trembles au milieu de novembre, par une froide
matinée de gelée blanche. Les voitures suivirent l'avenue, traversèrent
Villeneuve, comme autrefois je l'avais fait. Et je regardais
alternativement et la campagne, qui disparaissait derrière nous, et
l'honnête visage de Madeleine assise en face de moi.



XII


J'EN avais fini avec les jours heureux; cette courte pastorale achevée,
je retombai dans de grands soucis. A peine installés dans le petit hôtel
qui devait leur servir de pied-à-terre à Paris, Madeleine et M. de
Nièvres se mirent à recevoir, et le mouvement du monde fit irruption
dans notre vie commune.

«Je serai chez moi une fois par semaine pour les étrangers, me dit
Madeleine; pour vous, j'y suis tous les jours. Je donne un bal la
semaine prochaine; y viendrez-vous?

--Un bal!... Cela ne me tente guère.

--Pourquoi? Le monde vous fait peur?

--Absolument comme un ennemi.

--Et moi, reprit-elle, croyez-vous donc que j'en sois bien éprise?

--Soit. Vous me donnez l'exemple, et je vous obéirai.»

Le soir indiqué, j'arrivai de bonne heure. Il n'y avait encore qu'un
très petit nombre d'invités réunis autour de Madeleine, près de la
cheminée du premier salon. Quand elle entendit annoncer mon nom, par un
élan de familiarité qu'elle ne tenait nullement à réprimer, elle fit un
mouvement vers moi qui l'isola de son entourage et me la montra de la
tête aux pieds comme une image imprévue de toutes les séductions.
C'était la première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide
et indiscrète d'une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais
de couleur, et qu'au lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux
s'arrêtaient maladroitement sur un nœud de diamants qui flamboyait à
son corsage. Nous demeurâmes une seconde en présence, elle interdite,
moi fort troublé. Personne assurément ne se douta du rapide échange
d'impressions qui nous apprit, je crois, de l'un à l'autre que de
délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla
frissonner des épaules, comme si subitement elle avait froid, puis,
s'interrompant au milieu d'une phrase qui ne voulait rien dire, elle se
rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de dentelles, et le plus
naturellement du monde elle s'en couvrit. Ce seul geste pouvait
signifier bien des choses; mais je voulus n'y voir qu'un acte ingénu de
condescendance et de bonté qui me la rendit plus adorable que jamais et
me bouleversa pour le reste de la soirée. Elle-même en garda pendant
quelques minutes un peu d'embarras. Je la connaissais trop bien
aujourd'hui pour m'y tromper. Deux ou trois fois je la surpris me
regardant sans motif, comme si elle eût été encore sous l'empire d'une
sensation qui durait; puis des obligations de politesse lui rendirent
peu à peu son aplomb. Le mouvement du bal agit sur elle et sur moi en
sens contraire: elle devint parfaitement libre et joyeuse; quant à moi,
je devins plus sombre à mesure que je la voyais plus gaie, et plus
troublé à mesure que je découvrais en elle des attraits extérieurs qui
d'une créature presque angélique faisaient tout simplement une femme
accomplie.

Elle était admirablement belle, et l'idée que tant d'autres le savaient
aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement.
Jusque-là, mes sentiments pour Madeleine avaient par miracle échappé à
la morsure des sensations venimeuses. «Allons, me dis-je, un tourment de
plus!» Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour
apparemment n'était pas complet: il lui manquait un des attributs de
l'amour, non pas le plus dangereux, mais le plus laid.

Je la vis entourée; je me rapprochai d'elle. J'entendis autour de moi
des mots qui me brûlèrent; j'étais jaloux.

Être jaloux, on ne l'avoue guère; ces sensations ne sont pas cependant
de celles que je désavoue. Il est bon que toute humiliation profite, et
celle-ci m'éclaira sur bien des vérités; elle m'aurait rappelé, si
j'avais pu l'oublier, que cet amour exalté, contrarié, malheureux,
légèrement gourmé et tout près de se piquer d'orgueil, ne s'élevait pas
de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu'il n'était ni
pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l'air d'en
différer, c'était d'être un peu moins possible que beaucoup d'autres.
Quelques facilités de plus l'auraient infailliblement fait descendre de
son piédestal ambitieux; et comme tant de choses de ce monde dont
l'unique supériorité vient d'un défaut de logique ou de plénitude, qui
sait ce qu'il serait devenu, s'il avait été moins déraisonnable ou plus
heureux?

«Vous ne dansez pas, me dit Madeleine un peu plus tard en me rencontrant
sur son passage, et je m'y trouvais souvent sans le vouloir.

--Non, je ne danserai pas, lui dis-je.

--Pas même avec moi? reprit-elle avec un peu d'étonnement.

--Ni avec vous ni avec personne.

--Comme vous voudrez», dit-elle en répondant sèchement à mes airs
bourrus.

Je ne lui parlai plus de la soirée, et je l'évitai, tout en la perdant
de vue le moins possible.

Olivier n'arriva qu'après minuit. Je causais avec Julie, qui n'avait
dansé qu'à contre-cœur et ne dansait plus, quand il entra calme,
aisé, souriant, les yeux armés de ce regard direct dont il se couvrait
comme d'une épée tendue chaque fois qu'il se trouvait en présence de
visages nouveaux, et surtout de visages de femmes. Il alla serrer la
main de Madeleine. Je l'entendis s'excuser de ce qu'il arrivait si tard;
puis il fit le tour du salon, salua deux ou trois femmes dont il était
connu, s'approcha de Julie, et, s'asseyant familièrement à côté d'elle:

«Madeleine est très bien..... Et toi aussi, tu es très bien, ma petite
Julie, dit-il à sa cousine avant même d'avoir examiné sa toilette.
Seulement, reprit-il sur le même ton de lassitude ennuyée, tu as là des
nœuds roses qui te brunissent un peu trop.»

Julie ne bougea pas. D'abord elle eut l'air de ne pas entendre, puis
elle fixa lentement sur Olivier l'émail bleu noir de ses prunelles sans
flamme, et après quelques secondes d'un examen capable de déraciner même
la ferme constance d'Olivier:

«Voulez-vous me conduire auprès de ma sœur?» me dit-elle en se
levant.

Je fis ce qu'elle voulait, après quoi je me hâtai de rejoindre Olivier.

«Tu as blessé Julie? lui dis-je.

--C'est possible, mais Julie m'agace.» Et puis il me tourna le dos pour
couper court à toute insistance.

J'eus le courage, était-ce un courage? de rester jusqu'à la fin du bal.
J'avais besoin de revoir Madeleine presque seul à seul, et de la
posséder plus étroitement après le départ de tant de gens qui se
l'étaient pour ainsi dire partagée. J'avais supplié Olivier de
m'attendre en lui représentant qu'il avait d'ailleurs à réparer sa venue
tardive. Bonne ou mauvaise, cette dernière raison, dont il n'était pas
dupe, eut l'air de le décider. Nous étions, l'un vis-à-vis de l'autre,
dans ces veines de cachotterie qui faisaient de notre amitié, toujours
très clairvoyante, la chose la plus inégale et la plus bizarre. Depuis
notre départ pour les Trembles, surtout depuis notre retour à Paris,
quelque jugement qu'il portât sur ma conduite, il semblait avoir adopté
le parti de me laisser agir sans tutelle. Il était trois ou quatre
heures du matin. Nous nous étions comme oubliés dans un petit salon, où
quelques joueurs obstinés s'attardaient encore. Quand enfin, n'entendant
plus de bruit, nous en sortîmes, il n'y avait plus ni musiciens, ni
danseurs, ni personne. Madame de Nièvres, assise au fond du grand salon
vide, causait vivement avec Julie, pelotonnée comme une chatte dans un
fauteuil. Elle fit une exclamation de surprise en nous voyant apparaître
au milieu de ce désert, à pareille heure, après cette interminable nuit
si mal employée. Elle était lasse. Des traces de fatigue entouraient ses
beaux yeux et leur donnaient cet éclat extraordinaire qui succède à des
soirées de fête. M. de Nièvres était au jeu, M. d'Orsel y était aussi.
Elle était seule avec Julie; j'étais seul debout, appuyé sur le bras
d'Olivier. Les bougies s'éteignaient. Un demi-jour rougeâtre tombant de
haut ne formait plus qu'une sorte de brouillard lumineux, composé de la
fine poussière odorante et des impalpables vapeurs du bal. Il y avait
sur les meubles, sur les tapis, des débris de fleurs, des bouquets
défaits, des éventails oubliés, avec des carnets sur lesquels on venait
d'inscrire des contredanses. Les dernières voitures roulaient dans la
cour de l'hôtel; j'entendais relever les marchepieds et le bruit sec des
panneaux vitrés qu'on fermait.

Je ne sais quel rapide retour vers une autre époque où nous nous étions
si souvent trouvés tous les quatre en pareil rapprochement, mais dans
des situations si différentes et dans une simplicité de cœur à tout
jamais perdue, me fit jeter les yeux autour de moi et résumer en une
seule sensation tout ce que je vous dis là. Je me détachai assez de
moi-même pour envisager, comme un spectateur au théâtre, ce tableau
singulier composé de quatre personnages groupés intimement à la fin d'un
bal, s'examinant, se taisant, donnant le change à leurs pensées par un
mot banal, voulant se rapprocher dans l'ancienne union et trouvant un
obstacle, essayant de s'entendre comme autrefois et ne le pouvant plus.
Je sentis parfaitement le drame obscur qui se jouait entre nous. Chacun
y tenait un rôle, dans quelle mesure? je l'ignorais; mais j'avais assez
de sang-froid désormais pour affronter les dangers de mon propre rôle,
le plus périlleux de tous, du moins je le croyais, et j'allais avec
audace rentrer dans les souvenirs du passé en proposant de finir la nuit
par un des jeux qui nous amusaient chez ma tante, quand, les derniers
joueurs partis, M. d'Orsel et M. de Nièvres revinrent au salon.

M. d'Orsel nous traitait tous comme des enfants, y comprit sa fille
aînée que par un calcul de tendresse il se plaisait à rajeunir encore et
remettait en minorité par des noms qui rappelaient le couvent. M. de
Nièvres entra plus froidement, et la vue de ce quatuor intime sembla
produire sur lui un tout autre effet. Je ne sais si ce fut imaginaire ou
réel, mais je le trouvai guindé, sec et tranchant. Son maintien me
déplut. Avec sa cravate un peu haute, sa mise irréprochable, cet air
toujours un peu particulier d'un homme en tenue de cérémonie qui vient
de recevoir et se sent chez lui, il ressemblait encore moins au chasseur
aimable et négligé qui avait été mon hôte aux Trembles, que Madeleine,
avec la rosace étincelante de son corsage et sa magnifique chevelure
étoilée de diamants, ne ressemblait à la modeste et intrépide marcheuse
qui nous suivait, un mois auparavant, sous la pluie, les pieds dans la
mer. Était-ce seulement un changement de costume? était-ce plutôt un
changement d'esprit? Il avait repris cette allure un peu compassée,
surtout ce ton supérieur, qui m'avaient si fortement frappé le soir où,
pour la première fois, dans le salon d'Orsel, je le surpris faisant
solennellement sa cour à Madeleine. Je crus sentir en lui des froideurs
de coup d'œil que je ne connaissais pas, et je ne sais quelle
assurance orgueilleuse dans sa situation de mari qui m'apprenait encore
une fois que Madeleine était sa femme et que je n'étais rien. Que ce fût
ou non l'ingénieuse erreur d'un cœur malade, il y eut un moment où
cette dernière leçon me parut si claire que je n'en doutai plus. Nos
adieux furent brefs. Nous sortîmes. Nous nous jetâmes dans une voiture.
J'eus l'air de dormir; Olivier m'imita. Je récapitulai tout ce qui
s'était passé dans cette soirée, qui, je ne sais pourquoi, me paraissait
contenir le germe de beaucoup d'orages; puis je pensai à M. de Nièvres,
à qui je croyais avoir pour toujours pardonné, et je m'aperçus nettement
que je le détestais.

Je fus plusieurs jours, une semaine au moins, sans donner signe de vie à
Madeleine. Je profitai d'une circonstance où je la savais absente pour
déposer ma carte chez elle. Cette dette de politesse réglée, je me crus
quitte envers M. de Nièvres. Quant à madame de Nièvres, je lui en
voulais: de quoi? je ne me l'avouai pas; mais ce cruel dépit me donna
momentanément la force de l'éviter.

A partir de ce jour, le mouvement de Paris nous saisit, et nous fûmes
entraînés dans ce tourbillon où les plus fortes têtes risquent de
s'étourdir, où les cœurs les plus robustes ont mille chances pour
une de faire naufrage. Je ne savais presque rien du monde, et, après
l'avoir fui pendant une année, je m'y trouvais introduit tout à coup
dans le salon de madame de Nièvres, c'est-à-dire avec toutes les raisons
possibles de le subir. J'avais beau lui répéter que je n'étais pas fait
pour une pareille vie; elle n'aurait eu qu'une chose à me répondre:
«Allez-vous-en»; mais c'était un conseil qui peut-être lui aurait coûté,
et que dans tous les cas je n'aurais pas suivi. Elle entendait me
présenter dans la plupart des salons où elle allait. Elle souhaitait que
je fusse aussi exact dans ces devoirs tout artificiels qu'on était en
droit de l'exiger, disait-elle, d'un homme bien né, produit sous son
patronage. Souvent elle exprimait seulement un désir poli dont mon
imagination, habile à tout transformer, me faisait des ordres. Blessé
partout, sans cesse malheureux, je la suivais toujours, ou, quand je ne
la suivais plus, je la regrettais, je maudissais ceux qui me disputaient
sa présence, et je me désespérais.

Quelquefois je me révoltais sincèrement contre des habitudes qui me
dissipaient sans fruit, n'ajoutaient pas grand'chose à mon bonheur, et
m'ôtaient un reste de raison. Je haïssais cordialement les gens dont je
me servais cependant pour arriver jusqu'à Madeleine, quand la prudence
ou d'autres motifs m'éloignaient de sa maison. Je sentais, et je n'avais
pas tort, qu'ils étaient les ennemis de Madeleine autant que les miens.
Cet éternel secret, ballotté dans de pareils milieux, devait, à n'en
pas douter, jeter, comme un foyer en plein vent, des étincelles
imprudentes qui le trahissaient. On devait le connaître, du moins on
pouvait l'apprendre. Il y avait une foule de gens dont je me disais avec
fureur: «Ceux-là, j'en suis sûr, sont mes confidents.» Que pouvais-je
attendre d'eux? Des conseils? Je les connaissais pour les avoir reçus
déjà de la seule personne dont l'amitié me les rendît supportables,
d'Olivier. Des complicités et des complaisances? Non, cent fois non.
J'en étais plus effrayé que je ne l'eusse été d'une vaste inimitié
conjurée contre mon bonheur, à supposer que ce triste et famélique
bonheur eût pu faire envie à qui que ce fût.

A Madeleine, je ne disais que la moitié de la vérité. Je ne lui cachais
rien de mon aversion pour le monde, sauf à lui déguiser le motif tout
personnel de certains griefs. Quand il s'agissait de juger le monde
d'une façon plus générale, indépendamment du perpétuel soupçon qui me le
faisait considérer en masse comme un voleur de mon bien, alors je
donnais cours à mes invectives avec une joie féroce. Je le dépeignais
comme hostile à ce que j'aimais, comme indifférent pour tout ce qui est
bien et plein de mépris pour ce qu'il y a de plus respectable en fait de
sentiments comme en fait d'opinions. Je lui parlais de mille spectacles
dont tout homme de sens devait être blessé, de la légèreté des maximes,
de la légèreté plus grande encore des passions, de la facilité des
consciences, pour quelque prix que ce fût d'ambition, de gloire ou de
vanité. Je lui signalais cette façon libre d'envisager non-seulement un
devoir, mais tous les devoirs, cet abus de mots, cette confusion de
toutes les mesures, qui fait qu'on pervertit les idées les plus simples,
qu'on arrive à ne plus s'entendre sur rien, ni sur le bien, ni sur le
vrai, ni sur le mauvais, ni sur le pire, et qu'il n'y a pas plus de
distance appréciable entre la gloire et la vogue que de limite bien
nette entre les scélératesses et les étourderies. Je lui disais que ce
culte léger pour les femmes, ces adorations mêlées de badinages
cachaient au fond un universel mépris, et que les femmes avaient bien
tort de garder vis-à-vis des hommes des apparences de vertu, quand les
hommes ne gardaient plus vis-à-vis d'elles le moindre semblant d'estime.
«Tout cela est hideux, lui disais-je, et si j'avais à sauver une seule
maison dans cette ville de réprouvés, il n'y en a qu'une que je
marquerais de blanc.

--Et la vôtre? disait Madeleine.

--La mienne aussi, uniquement pour me sauver avec vous.»

A la fin de ces longs anathèmes, Madeleine souriait assez tristement. Je
savais bien qu'elle était de mon avis, elle qui était la sagesse, la
droiture et la vérité même, et cependant elle hésitait à me donner
raison, parce que depuis longtemps déjà elle se demandait si, en disant
beaucoup de choses vraies, je disais tout. Depuis quelque temps, elle
affectait de ne me parler qu'avec retenue de cette autre portion de ma
vie de jeune homme qui ne faisait pas partie de la sienne, mais qui n'en
était pas moins blanche de tout mystère. Elle savait à peine où je
demeurais, du moins elle avait l'air ou de l'ignorer ou de l'oublier.
Jamais elle ne me questionnait sur l'emploi des soirées qui ne lui
appartenaient pas, et sur lesquelles il lui convenait pour ainsi dire de
laisser planer quelques doutes. Au milieu même de ces habitudes
décousues, qui réduisaient mon sommeil à peu de chose et me tenaient
dans un continuel état de fièvre, j'avais retrouvé une sorte d'énergie
maladive, et je dirai presque un insatiable appétit d'esprit, qui
m'avaient rendu le goût du travail plus piquant. En quelques mois,
j'avais réparé à peu près le temps perdu, et sur ma table il y avait,
comme un tas de gerbes dans une aire, une nouvelle récolte amassée, dont
le produit seul était douteux. C'était le seul point peut-être dont
Madeleine me parlât avec abandon; mais ici c'était moi qui élevais des
barrières. De mes occupations d'esprit, de mes lectures, de mon travail,
et Dieu sait avec quelle orgueilleuse sollicitude elle en suivait le
cours! je lui faisais connaître un seul détail, toujours le même:
j'étais mécontent. Ce mécontentement absolu des autres et de moi-même en
disait beaucoup plus qu'il ne fallait pour l'éclairer. Si quelque
circonstance encore restait dans l'ombre, en dehors d'une amitié qui,
sauf un secret immense, n'avait pas de secret, c'est que Madeleine en
jugeait l'explication inutile ou peu prudente. Il y avait entre nous un
point délicat, tantôt dans le doute et tantôt dans la lumière, qui
demandait, comme toutes les vérités dangereuses, à n'être pas éclairci.

Madeleine était avertie, il était impossible qu'elle ne le fût pas;
depuis combien de temps? Peut-être depuis le jour où, respirant
elle-même un air plus agité, elle y avait senti passer des chaleurs qui
n'étaient plus à la température de notre ancienne et calme amitié. Le
jour où je crus avoir la certitude de ce fait, cela ne me suffit pas. Je
voulus en tenir la preuve et forcer pour ainsi dire Madeleine elle-même
à me la donner. Je ne m'arrêtai pas une seule minute à la pensée qu'un
pareil manège était détestable, méchant et odieux. Je la pressai de
questions muettes. A mille sous-entendus qui nous permettaient, comme
aux gens qui se connaissent à fond, de nous comprendre à demi-mot, j'en
ajoutai de plus précis. Nous marchions prudemment sur un terrain semé de
pièges: j'y dressai des embûches à tous les pas. Je ne sais quelle envie
perverse me prit de la gêner, de l'assiéger, de la contraindre dans sa
dernière réserve. Je voulais me venger de ce long silence imposé d'abord
par timidité, puis par égard, puis par respect, enfin par pitié. Ce
masque porté depuis trois ans m'était insupportable; je le jetai. Je ne
craignais pas que la lumière se fît entre nous. Je souhaitais presque
une explosion qui devait la couvrir de terreur, et quant à son repos,
que cette aveugle et homicide indiscrétion pouvait tuer, je l'oubliais.

Ce fut une crise humiliante, et dont j'aurais de la peine à vous rendre
compte. Je ne souffrais presque plus, tant j'étais buté contre une idée
fixe. J'agissais en sens direct, l'esprit clair, la conscience fermée,
comme s'il se fût agi d'une partie d'escrime où je n'aurais joué que
mon amour-propre.

A cette stratégie insensée, Madeleine opposa tout à coup des moyens de
défense inattendus. Elle y répondit par un calme parfait, par une
absence totale de finesse, par des ingénuités que rien ne pouvait plus
entamer. Elle éleva doucement entre nous comme un mur d'acier d'une
froideur et d'une résistance impénétrables. Je m'irritais contre ce
nouvel obstacle et ne pouvais le vaincre. J'essayais de nouveau de me
faire comprendre; toute intelligence avait cessé. J'aiguisais des mots
qui n'arrivaient pas jusqu'à elle. Elle les prenait, les relevait, les
désarmait par une réponse sans réplique; comme elle eût fait d'une
flèche adroitement reçue, elle en ôtait le trait acéré qui pouvait
blesser. Le résumé de son maintien, de son accueil, de ses poignées de
main affectueuses, de ses regards excellents, mais courts et sans
portée, en un mot le sens de toute sa conduite admirable et désespérante
de force, de simplicité et de sagesse, était celui-ci: «Je ne sais rien,
et si vous avez cru que je devinais quelque chose, vous vous êtes
trompé.»

Je disparaissais alors pour quelque temps, honteux de moi-même, furieux
d'impuissance, aigri, et, quand je revenais à elle avec des idées
meilleures et des intentions de repentir, elle n'avait pas plus l'air de
comprendre celles-ci qu'elle n'avait admis les autres.

Ceci se passait au milieu des entraînements mondains, qui s'étaient,
cette année-là, prolongés jusqu'au milieu du printemps. Je comptais
quelquefois sur les accidents de cette vie affaiblissante pour
surprendre Madeleine en défaut et me rendre maître enfin de cet esprit
si sûr de lui. Il n'en fut rien. J'étais à moitié malade d'impatience.
Je ne savais presque plus si j'aimais Madeleine, tant cette idée
d'antagonisme, qui me faisait sentir en elle un adversaire, se
substituait à toute autre émotion et me remplissait le cœur de
passions mauvaises. Il y a des journées de plein été poudreuses,
nuageuses, avec des soleils blancs et des bises du nord, qui ressemblent
à cette période violente, tantôt brûlante et tantôt glacée, où je crus
un moment que ma passion pour Madeleine allait finir, et de la plus
triste façon, par un dépit.

Il y avait plusieurs semaines que je ne l'avais vue. J'avais usé mes
rancunes dans un travail acharné. J'attendais qu'elle me fît signe de
reparaître. J'avais rencontré M. de Nièvres une fois; il m'avait dit:
«Que devenez-vous?» ou bien: «On ne vous voit plus.» L'une ou l'autre de
ces formules que j'oublie n'était pas une invitation bien pressante à
revenir. Je tins bon pendant quelques jours encore; mais un pareil
éloignement devenait un état négatif qui pouvait durer indéfiniment sans
rien décider. Enfin je pris le parti de brusquer les choses. Je courus
chez Madeleine; elle était seule. J'entrai rapidement, sans avoir d'idée
bien arrêtée sur ce que j'allais dire ou faire, mais avec le projet
formel de briser cette armure de glace et de chercher dessous si le
cœur de mon ancienne amie vivait toujours.

Je la trouvai dans son boudoir, dont le seul grand luxe était des
fleurs, près d'un petit guéridon, dans la tenue la plus simple, assise
et brodant. Elle était sérieuse, elle avait les yeux un peu rouges,
comme si les nuits précédentes elle avait beaucoup veillé, ou qu'elle
eût pleuré quelques minutes auparavant. Elle avait ces airs paisibles et
recueillis qui lui revenaient quelquefois dans ses moments de retour sur
elle-même et faisaient revivre en elle la pensionnaire d'autrefois. Avec
sa robe montante, toutes ces fleurs qui l'entouraient, les fenêtres
ouvertes et donnant sur des arbres, on l'eût dite encore dans son jardin
d'Ormesson.

Cette transfiguration complète, cette attitude attristée, soumise, pour
ainsi dire à moitié vaincue, m'ôta toute idée de triomphe et fit tomber
subitement mes audaces.

«Je suis bien coupable envers vous, lui dis-je, et je viens m'excuser.

--Coupable? vous excuser? dit-elle en cherchant à se remettre un peu de
sa surprise.

--Oui, je suis un fou, un ami cruel et désolé qui vient se mettre à vos
pieds, vous demander son pardon.....

--Mais qu'ai-je donc à vous pardonner? reprit-elle, un peu effrayée de
cette chaleureuse invasion dans la tranquillité de sa retraite.

--Ma conduite passée, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai dit, avec
la stupide intention de vous blesser.»

Elle avait repris son calme.

«Vous vous imaginez des choses qui ne sont pas, ou du moins ce sont des
torts si légers que je ne m'en souviendrai plus le jour où je sentirai
que vous les oubliez. Savez-vous le seul tort que vous ayez eu? C'est de
m'abandonner depuis un mois. Il y a un mois aujourd'hui, je crois,
dit-elle en ne me cachant pas qu'elle observait les dates, que nous nous
sommes quittés un soir, vous me disant à demain.

--Je ne suis pas revenu, c'est vrai; mais ce n'est pas de cela que je
m'accuse avec chagrin, non, je m'accuse mortellement.....

--De rien, dit-elle en m'interrompant impérieusement. Et depuis lors,
reprit-elle aussitôt, qu'êtes-vous devenu? Qu'avez-vous fait?

--Beaucoup de choses et peu de chose; cela dépendra du résultat.

--Et puis?

--Et puis c'est tout», lui dis-je en voulant faire comme elle et rompre
l'entretien où cela me convenait.

Il y eut quelques secondes d'un silence embarrassant, après quoi
Madeleine se mit à me parler sur un ton tout à fait naturel et très
doux.

«Vous êtes d'un caractère malheureux et difficile. On a de la peine à
vous comprendre et plus de peine encore à vous assister. On voudrait
vous encourager, vous soutenir, quelquefois vous plaindre; on vous
interroge, et vous vous renfermez.

--Que voulez-vous que je vous dise, sinon que celui en qui vous aviez
confiance n'émerveillera personne et trompera, j'en ai peur, l'espoir
obligeant de ses amis?

--Pourquoi tromperiez-vous l'espoir de ceux qui vous veulent une
position digne de vous? continua Madeleine en se rassurant tout à fait
sur un terrain qui lui semblait beaucoup plus ferme.

--Oh! pour une raison bien simple: c'est que je n'ai aucune ambition.

--Et ce beau feu de travail qui vous prend par accès?

--Il dure un peu, flambe extraordinairement vite et fort, et puis
s'éteint. Cela durera quelques années encore, après quoi, l'illusion
ayant cessé, la jeunesse étant loin, je verrai nettement qu'il faut en
finir avec ces duperies. Alors je mènerai la seule vie qui me convienne,
une vie de dilettantisme agréable dans quelque coin retiré de la
province, où les stimulants et les remords de Paris ne m'atteindront
pas. J'y vivrai de l'admiration du génie ou du talent des autres, ce qui
suffit amplement pour occuper les loisirs d'un homme modeste qui n'est
pas un sot.

--Ce que vous dites là est insoutenable, reprit-elle avec beaucoup de
vivacité; vous prenez plaisir à tourmenter ceux qui vous estiment. Vous
mentez.

--Rien n'est plus vrai, je vous le jure. Je vous ai dit autrefois, il
n'y a pas longtemps, que je me sentais des velléités non pas d'être
quelqu'un, ce qui est, selon moi, un non sens, mais de produire, ce qui
me paraît être la seule excuse de notre pauvre vie. Je vous l'ai dit, et
je l'essayerai: ce ne sera pas, entendez-le bien, pour en faire profiter
ni ma dignité d'homme, ni mon plaisir, ni ma vanité, ni les autres, ni
moi-même, mais pour expulser de mon cerveau quelque chose qui me gêne.»

Elle sourit à cette bizarre et vulgaire explication d'un phénomène assez
noble.

«Quel homme singulier vous faites avec vos paradoxes! Vous analysez tout
au point de changer le sens des phrases et la valeur des idées. J'aimais
à croire que vous étiez un esprit mieux organisé que beaucoup d'autres,
et meilleur par beaucoup de points. Je vous croyais peu de volonté, mais
avec un certain don d'inspiration. Vous avouez que vous êtes sans
volonté, et, de l'inspiration, voilà que vous faites un exorcisme.

--Appelez les choses du nom que vous voudrez», lui dis-je, et je la
suppliai de changer de conversation.

Changer de conversation n'était pas possible; il fallait revenir au
point de départ ou continuer. Elle crut plus sûr apparemment de parler
raison. Je la laissai dire, et ne répondis plus que par la formule
absolue du découragement total:--A quoi bon?

«Vous parlez en ce moment comme Olivier, disait Madeleine, et personne
au contraire ne lui ressemble moins.

--Le croyez-vous? lui-dis-je en la regardant tout à coup assez
passionnément pour la dominer de nouveau; croyez-vous qu'en effet nous
soyons si différents? Je crois, au contraire, que nous nous ressemblons
beaucoup. Nous obéissons l'un et l'autre exclusivement, aveuglément, à
ce qui nous charme. Ce qui nous charme est pour lui, comme pour moi,
plus ou moins impossible à saisir, ou chimérique, ou défendu. Cela fait
qu'en suivant des chemins très opposés nous nous rencontrerons un jour
au même but, tous deux découragés et sans famille», ajoutai-je, en
disant le mot de famille au lieu d'un mot plus clair encore qui me vint
aux lèvres.

Madeleine avait les yeux baissés sur sa broderie, qu'elle piquait un peu
au hasard de son aiguille. Elle avait complètement changé de visage,
d'allure; son air, encore une fois soumis et désarmé, m'attendrit
jusqu'à me faire oublier le but insensé de ma visite.

«Comprenez-moi bien, reprit-elle avec un léger trouble dans la voix. Il
y a pour tout le monde, on le dit, je le crois..... (elle hésitait un
peu sur le choix des mots) il y a un moment difficile pendant lequel on
doute de soi, quand ce n'est pas des autres. Le tout est d'éclaircir ses
doutes et de se résoudre. Le cœur a quelquefois besoin de dire: Je
veux!--du moins je l'imagine ainsi pour l'avoir éprouvé déjà une
fois,--dit-elle en hésitant encore davantage sur un souvenir qui nous
rappelait à tous les deux l'histoire entière de son mariage. On cite une
marquise du commencement de ce siècle, qui prétendait qu'en le voulant
bien on pouvait s'empêcher de mourir. Elle n'est peut-être morte que
d'une distraction. Il en est ainsi de beaucoup d'accidents présumés
involontaires. Qui sait même si le bonheur n'est pas en grande partie
dans la volonté d'être heureux?

--Dieu vous entende, chère Madeleine!» m'écriai-je en l'appelant d'un
nom que je n'avais pas prononcé depuis trois ans.

Et je me levai en disant ces derniers mots, empreints d'un
attendrissement dont je n'étais plus maître. Le mouvement que je fis fut
si soudain, si imprévu, il ajoutait une telle ardeur à l'accent déjà si
décisif de mes paroles, que Madeleine en reçut comme une secousse au
cœur qui la fit pâlir. Et j'entendis au fond de sa poitrine comme une
douloureuse exclamation de détresse qui cependant n'arriva pas jusqu'à
ses lèvres.

Souvent je m'étais demandé ce qui arriverait, si, pour me débarrasser du
poids trop lourd qui m'écrasait, très simplement, et comme si mon amie
Madeleine pouvait entendre avec indulgence l'aveu des sentiments qui
s'adressaient à madame de Nièvres, je disais à Madeleine que je
l'aimais. Je mettais en scène cette explication fort grave. Je la
supposais seule, en état de m'écouter, et dans une situation qui
supprimait tout danger. Je prenais alors la parole, et, sans préambule,
sans adresse, sans faux-fuyants, sans phrases, aussi franchement que je
l'aurais dite au confident le plus intime de ma jeunesse, je lui
racontais l'histoire de mon affection, née d'une amitié d'enfant devenue
subitement de l'amour. J'expliquais comment ces transitions insensibles
m'avaient mené peu à peu de l'indifférence à l'attrait, de la peur à
l'entraînement, du regret de son absence au besoin de ne plus la
quitter, du sentiment que j'allais la perdre à la certitude que je
l'adorais, du soin de sa tranquillité au mensonge, enfin de la nécessité
de me taire à jamais à l'irrésistible besoin de lui tout avouer et de
lui demander pardon. Je lui disais que j'avais résisté, lutté, que
j'avais beaucoup souffert; ma conduite en était le meilleur témoignage.
Je n'exagérais rien, je ne lui faisais au contraire qu'à demi le tableau
de mes douleurs, pour la mieux convaincre que je mesurais mes paroles et
que j'étais sincère. Je lui disais en un mot que je l'aimais avec
désespoir, en d'autres termes, que je n'espérais rien que son absolution
pour des faiblesses qui se punissaient elles-mêmes, et sa pitié pour des
maux sans ressource.

Ma confiance en la bonté de Madeleine était si grande que l'idée d'un
pareil aveu me semblait encore la plus naturelle au milieu des idées
folles ou coupables qui m'assiégeaient. Je la voyais alors,--du moins
j'aimais à l'imaginer ainsi,--triste et très sincèrement affligée, mais
sans colère, m'écoutant avec la compassion d'une amie impuissante à
consoler, et disposée, par hauteur d'âme et par indulgence, à me
plaindre pour des maux qui, en effet, n'avaient pas de remède. Et, chose
singulière, cette pensée d'être compris, qui m'avais jadis causé tant
d'effroi, ne me causait aujourd'hui aucun embarras. J'aurais de la peine
à vous expliquer comment une fantaisie aussi hardie pouvait naître dans
un esprit que je vous ai montré d'abord si pusillanime; mais bien des
épreuves m'avaient aguerri. Je n'en étais plus à trembler devant
Madeleine, au moins de peur comme autrefois, et toute irrésolution
semblait devoir cesser dès que j'allais effrontément au-devant de la
vérité.

Pendant un court moment d'angoisse extrême, cette idée d'en finir se
présenta de nouveau, comme une tentation plus forte et plus
irrésistible que jamais. Je me rappelai tout à coup pourquoi j'étais
venu. Je pensai qu'en aucun temps peut-être une pareille occasion ne me
serait offerte. Nous étions seuls. Le hasard nous plaçait dans la
situation exacte que j'avais choisie. La moitié des aveux étaient faits.
L'un et l'autre nous arrivions à ce degré d'émotion qui nous permettait,
à moi de beaucoup oser, à elle de tout entendre. Je n'avais plus qu'un
mot à dire pour briser cet horrible écrou du silence qui m'étranglait
chaque fois que je pensais à elle. Je cherchais seulement une phrase,
une première phrase; j'étais très calme, je croyais du moins me sentir
tel: il me semblait même que mon visage ne laissait pas trop apercevoir
le débat extraordinaire qui se passait en moi. Enfin j'allais parler,
quand, pour m'enhardir davantage, je levai les yeux sur Madeleine.

Elle était dans l'humble attitude que je vous ai dite, clouée sur son
fauteuil, sa broderie tombée, les deux mains croisées par un effort de
volonté, qui sans doute en diminuait le tremblement, tout le corps un
peu frissonnant, pâle à faire pitié, les joues comme un linge, les yeux
en larmes, grands ouverts, attachés sur moi avec la fixité lumineuse de
deux étoiles. Ce regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une
signification de reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût
dit qu'elle était moins surprise encore d'un aveu qui n'était plus à
faire, qu'effrayée de l'inutile anxiété qu'elle apercevait en moi. Et
s'il lui avait été possible de parler, dans un instant où toutes les
énergies de sa tendresse et de sa fierté me suppliaient ou m'ordonnaient
de me taire, elle m'eût dit une seule chose que je savais trop bien:
c'est que les confidences étaient faites, et que je me conduisais comme
un lâche! Mais elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les
lèvres fermées, les yeux rivés sur moi, les joues en pleurs, sublime
d'angoisse, de douleur et de fermeté.

«Madeleine, m'écriai-je en tombant à ses genoux, Madeleine,
pardonnez-moi...»

Mais elle se leva à son tour, par un mouvement de femme indignée que je
n'oublierai jamais; puis elle fit quelques pas vers sa chambre; et comme
je me traînais vers elle, la suivant, cherchant un mot qui ne l'offensât
plus, un dernier adieu pour lui dire au moins qu'elle était un ange de
prévoyance et de bonté, pour la remercier de m'avoir épargné des
folies,--avec une expression plus accablante encore de pitié,
d'indulgence et d'autorité, la main levée comme si de loin elle eût
voulu la poser sur mes lèvres, elle fit encore le geste de m'imposer
silence et disparut.



XIII


PENDANT plusieurs jours, je pourrais dire pendant plusieurs mois,
l'image offensée et si pleine d'angoisse de Madeleine me poursuivit
comme un remords, et me fit cruellement expier mes fautes. Je ne cessai
pas de voir briller ces larmes qu'un oubli de toute sagesse avait fait
couler, et je demeurai comme prosterné, dans une obéissance hébétée,
devant la douceur impérieuse de ce geste qui m'ordonnait à jamais de
sceller des lèvres indiscrètes qui avaient failli lui faire tant de mal.
J'avais honte de moi. Je rachetai cette folle et coupable entreprise par
un repentir sincère. Le lâche orgueil qui m'avait armé contre Madeleine
et fait combattre contre mon propre amour, ce désir malfaisant de
chercher un adversaire dans l'être inoffensif et généreux que j'adorais,
les aigreurs, les révoltes d'un cœur malade, les duplicités d'un
esprit chagrin, tout ce que cette crise malsaine avait pour ainsi dire
extravasé dans mes sentiments les plus purs, tout cela se dissipa comme
par enchantement. Je ne craignis plus de m'avouer vaincu, de me voir
humilié, et de sentir le pied d'une femme se poser encore une fois sur
le démon qui me possédait.

La première fois que je revis Madeleine, et je me contraignis à la
revoir dès les premiers jours, elle reconnut en moi un tel changement
qu'elle en fut aussitôt rassurée. Je n'eus pas de peine à lui prouver
dans quelles intentions soumises je revenais à elle; elle les comprit au
premier coup d'œil que nous échangeâmes. Elle attendit encore un peu
pour s'assurer si vraiment ces intentions seraient solides; et dès
qu'elle m'eut vu persister et tenir bon devant certaines épreuves
difficiles, elle quitta aussitôt son attitude défensive, et sembla ne
plus se souvenir de rien, ce qui, de toutes les manières de me
pardonner, était la plus charitable et la seule qui lui fût permise.

A quelque temps de là, un jour que, le calme revenu, tout danger passé
et ne voyant plus grand inconvénient à lui parler du repentir qui ne me
quittait pas, je lui disais: «Je vous ai fait bien du mal, et je
l'expie!--Assez, me dit-elle, ne parlons plus de cela: guérissez-vous
seulement, je vous y aiderai.»

A partir de ce moment, Madeleine eut l'air de s'oublier pour ne plus
songer qu'à moi. Avec un courage, avec une charité sans bornes, elle me
tolérait auprès d'elle, me surveillait, m'assistait de sa continuelle
présence. Elle imaginait des moyens de me distraire, de m'étourdir, de
m'intéresser à des occupations sérieuses et de m'y fixer. On eût dit
qu'elle se sentait à moitié responsable des sentiments qu'elle avait
fait naître, et qu'une sorte de devoir héroïque lui conseillait de les
subir, lui recommandait surtout d'en chercher sans cesse la guérison.
Toujours calme, discrète, résolue, devant des dangers qui en aucun cas
ne devaient l'atteindre, elle m'encourageait à la lutte, et quand elle
était contente de moi, c'est-à-dire quand je m'étais bien brisé le
cœur pour le forcer à battre plus doucement, alors elle m'en
récompensait par des mots calmants qui me faisaient fondre en larmes, ou
par des consolations qui m'embrasaient. Elle vivait ainsi dans la
flamme, à l'abri de tout contact avec les sensations les plus brûlantes,
pour ainsi dire enveloppée d'un vêtement d'innocence et de loyauté qui
la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui venaient de moi, comme aux
soupçons qui pouvaient lui venir du monde.

Rien n'était plus délicieux, plus navrant et plus redoutable que cette
complicité singulière où Madeleine usait à mon profit des forces qui ne
me rendaient point la santé. Cela dura des mois, peut-être une année,
car j'entre ici dans une époque tellement confuse et agitée, qu'il ne
m'en est resté que le sentiment assez vague d'un grand trouble qui
continuait, et qu'aucun accident notable ne mesurait plus.

Elle quitta Paris pour aller aux bains d'Allemagne.

«J'entends que vous ne me suiviez pas, dit-elle. Il y aurait là mille
inconvénients pour vous et pour moi.»

C'était la première fois que je la voyais s'occuper du soin de sa propre
sûreté. Huit jours après son départ, je recevais d'elle une lettre
admirablement sage et bonne. Je ne lui répondis point d'après sa prière.
«Je vous tiendrai compagnie de loin, m'écrivait-elle, autant que cela se
pourra.» Et pendant tout le temps que dura son absence, à des
intervalles réguliers, elle mit la même patience à m'écrire; c'était
ainsi qu'elle me récompensait de mon obéissance à ne pas la suivre. Elle
savait bien que l'ennui et la solitude étaient de mauvais conseillers;
elle ne voulait pas me laisser seul avec son souvenir, sans intervenir
de temps en temps par un signe évident de sa présence.

Je savais le jour de son retour. Je courus chez elle. Je fus reçu par M.
de Nièvres, que je ne rencontrais plus sans un vif déplaisir. J'étais
peut-être parfaitement injuste à son égard, et j'aime à croire que rien
n'était fondé dans les suppositions désobligeantes que j'avais faites;
mais je voyais le mari de madame de Nièvres à travers des imaginations
peu lucides; et, à tort ou à raison, ces imaginations me le montraient
réservé, défiant, presque hostile. Ils étaient arrivés vers le matin.
Julie, mal portante et fatiguée, dormait. Madame de Nièvres ne pouvait
me recevoir. Elle parut au moment où j'écoutais ces explications, et M.
de Nièvres nous quitta aussitôt.

Une idée subite me vint, et comme un conseil de prudence, en serrant la
main de cette femme vaillante à qui je faisais courir tant de risques:

«J'aurais l'intention de voyager pendant quelque temps, lui dis-je,
après de courts remercîments pour ses bontés. Qu'en dites-vous?

--Si vous croyez cela utile, faites-le, dit-elle en manifestant
seulement un peu de surprise.

--Utile! qui sait? Dans tous les cas, c'est à essayer.

--C'est peut-être à essayer, reprit Madeleine assez gravement; mais
alors comment aurons-nous de nos nouvelles?

--Comment? mais par les mêmes moyens, si vous y consentez.

--Oh! non, cela ne sera pas, cela ne peut pas être. Vous écrire
d'Allemagne à Paris, c'était possible, mais de Paris... au hasard,
dit-elle, vous comprendrez bien que ce serait déraisonnable.»

Cette dure perspective d'être pendant plusieurs mois absolument privé de
tout contact, même indirect, avec Madeleine me fit d'abord hésiter. Une
autre réflexion me décida pour l'épreuve la plus radicale, et je lui
dis:

«Soit; je n'entendrai plus parler de vous, sinon par Olivier, qui n'est
pas le plus exact des correspondants. Vous m'avez donné mille preuves de
générosité qui me font rougir. Je ne puis m'en montrer digne qu'en me
résignant. Vous apprécierez ce que cet effort pourra me coûter.

--Ainsi vous partez sérieusement? reprit Madeleine, qui voulait en
douter encore.

--Demain, lui dis-je. Adieu!

--Allez! me dit-elle avec un froncement de sourcil qui lui donna tout à
coup une expression singulière, et que Dieu vous conseille!»

Le lendemain, en effet, j'étais en voiture. Olivier, qui s'était engagé
sur l'honneur à m'écrire, tint sa promesse aussi loyalement que son
incurable inertie le lui permettait. Je sus par lui l'état de santé de
Madeleine. Madeleine apprit sans doute aussi qu'elle n'avait rien à
craindre pour la vie du voyageur; mais ce fut tout.

Je ne vous dirai rien de ce voyage, le plus magnifique et le moins
profitable que j'aie jamais fait. Il y a des lieux dans le monde où je
suis comme humilié d'avoir promené des chagrins si ordinaires et versé
des larmes si peu viriles. Je me souviens d'un jour où je pleurais
sincèrement, amèrement, comme un enfant que les larmes ne font point
rougir, au bord d'une mer qui a vu des miracles, non pas divins, mais
humains. J'étais seul, les pieds dans le sable, assis sur des roches
vives où l'on voyait des boucles d'airain qui jadis avaient attaché des
navires. Il n'y avait personne, ni sur cette plage abandonnée par
l'histoire, ni en mer, où pas une voile ne passait. Un oiseau blanc
volait entre le ciel et l'eau, dessinant sa grêle envergure sur le ciel
immuablement bleu et la reproduisant dans la mer calme. J'étais seul
pour représenter à cette heure-là, dans un lieu unique, la petitesse et
les grandeurs d'un homme vivant. Je jetai au vent le nom de Madeleine,
je le criai de toutes mes forces pour qu'il se répétât à l'infini dans
les rochers sonores du rivage; puis un sanglot me coupa la voix, et je
me demandai, la confusion dans le cœur, si les hommes d'il y a deux
mille ans, si intrépides, si grands et si forts, avaient aimé autant que
nous!

J'avais annoncé plusieurs mois d'absence: je revins au bout de quelques
semaines. Rien au monde ne m'aurait fait prolonger mon voyage un seul
jour de plus. Madeleine me croyait encore à quatre ou cinq cents lieues
d'elle, quand j'entrai, un soir, dans un salon où je savais la trouver.
Elle fit un mouvement de toute imprudence en m'apercevant. Fort peu de
gens connaissaient mon absence. On disparaît si commodément dans ce
grand Paris, qu'un homme aurait le temps de faire le tour de la terre
avant qu'on se fût aperçu de son départ. Je saluai Madeleine comme si je
l'avais vue la veille. Au premier regard, elle comprit que je revenais à
elle épuisé, affamé de la voir et le cœur intact.

«Vous m'avez beaucoup inquiétée», me dit-elle.

Et elle poussa un soupir de soulagement. On eût dit que mon retour, au
lieu de l'effrayer, la débarrassait au contraire d'un souci plus amer
que tous les autres.

Elle reprit audacieusement sa tâche écrasante. Tous les moyens employés
pour me sauver (c'était le seul mot dont elle se servît pour définir une
entreprise où il s'agissait en effet de mon salut et du sien), tous
étaient mauvais, quand ils ne venaient pas directement de son appui.
Elle voulait seule intervenir désormais dans ce débat dont elle était
cause.

«Ce que j'ai fait, je le déferai!» me dit-elle, un jour, dans un accès
de fier défi poussé jusqu'à la folie.

Tout son sang-froid l'avait abandonnée. Elle commit des étourderies
sublimes et qui sentaient le désespoir. Ce n'était plus assez pour elle
d'assister à ma vie d'aussi près que possible, de m'encourager si je
faiblissais, de me calmer lorsque je m'exaspérais. Elle sentait que son
souvenir même contenait des flammes; elle imagina de les éteindre, en
veillant pour ainsi dire heure par heure sur mes pensées les plus
secrètes. Il aurait fallu, pour cela, multiplier à l'infini des visites
qui déjà se répétaient trop souvent. C'est alors qu'elle osa inventer
des moyens de me voir hors de sa maison. Elle y mit cette effrayante
effronterie qui n'est permise qu'aux femmes qui risquent leur honneur,
ou à la pure innocence. Bravement, elle me donna des rendez-vous. Le
lieu désigné était désert, quoique peu éloigné de son hôtel. Et ne
supposez pas qu'elle choisît, pour ces expéditions périlleuses, les
occasions fréquentes où M. de Nièvres s'absentait. Non, c'était lui
présent à Paris, au risque de le rencontrer, de se perdre, qu'elle
accourait à heure dite et presque toujours aussi maîtresse d'elle-même,
aussi résolue que si elle eût tout sacrifié.

Son premier coup d'œil était un examen. Elle m'enveloppait de ce
large et éclatant regard qui voulait sonder ma conscience et reconnaître
au fond de mon cœur les orages amassés ou dissipés depuis la veille.
Son premier mot était une question: «Comment allez-vous?» Ce
_Comment-allez-vous_? signifiait: «Êtes-vous plus sage?» Quelquefois je
lui répondais par un demi-mensonge courageux qui ne la trompait guère,
mais qui alors éveillait en elle des curiosités et des inquiétudes d'un
autre genre. Elle prenait mon bras et nous marchions sous les arbres,
nous taisant par intervalles, ou causant avec le calme apparent de deux
amis qui se sont rencontrés par hasard. Elle me dévoilait, pendant ces
heures de douce et brûlante étreinte, elle me révélait, comme autant de
merveilles, des trésors de dévouement, d'abnégation, des ressources de
prévoyance presque égales aux profondeurs de sa charité. Elle
disciplinait ma vie mal réglée, ou plutôt déréglée et portée sans mesure
à tous les excès contraires du travail acharné ou de la pure inertie.
Elle gourmandait mes lâchetés, s'indignait de mes défaillances et me
reprochait les invectives dont je m'accablais à plaisir, parce qu'elle y
voyait, disait-elle, les inquiétudes d'un esprit mal équilibré et plus
perplexe encore qu'équitable. Si j'avais été capable de concevoir les
moindres ambitions un peu fortes, ce qu'elle me communiquait de vrai
courage aurait dû les allumer en moi comme un incendie.

«Je vous veux heureux, me disait-elle; si vous saviez avec quelle
ferveur je le désire!»

Elle hésitait ordinairement sur le mot d'avenir, qui cruellement nous
blessait par des avis, hélas! trop raisonnables. Quelle perspective,
quelle issue envisageait-elle au-delà du lendemain qui bornait nos
rêves? Aucune sans doute. Elle y substituait je ne sais quoi de vague et
de chimérique, comme ce dernier espoir qui reste aux gens qui n'espèrent
plus.

Lorsqu'il lui arrivait de manquer à cette mission de presque tous les
jours, qu'elle accomplissait avec l'enthousiasme d'un médecin qui se
dévoue, le lendemain elle m'en demandait pardon comme d'une faute. J'en
étais venu à ne plus savoir si je devais accepter ou non la douceur
d'une assistance aussi terrible. Je sentais se glisser en moi de telles
perfidies, que je ne discernais plus dans quelle mesure j'étais coupable
ou seulement malheureux. Malgré moi, j'ourdissais des plans abominables;
et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des
trahisons. Je n'en étais plus à ignorer qu'il n'y a pas de courage
au-dessus de certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à
toutes les minutes, court de grands risques, et que de toutes les
maladies, celle dont on entreprenait de me guérir était certainement la
plus contagieuse.

M. de Nièvres ayant brusquement quitté Paris, Madeleine me fit savoir
que nos promenades devraient être suspendues. Nous les reprîmes aussitôt
après le retour de son mari, avec plus d'exaltation et de décision. Ce
perpétuel _me, me adsum qui feci_,--c'est moi, moi seule qui en suis
cause,--revenait sous toutes les formes dans des paroxysmes de
générosité qui m'accablaient de honte et de bonheur.

Elle arriva ainsi jusqu'au point le plus escarpé d'une tentative où
jamais femme héroïque ait pu parvenir sans se précipiter. Elle s'y
maintint encore quelque temps intrépidement et sans trop de défaillance,
comme un être en possession de secours surnaturels, que le vertige a
privé de sens et que l'excès du danger retient au bord de l'abîme, en
paralysant tout à coup sa raison. A ce moment, je vis qu'elle était à
bout de force. Cette miraculeuse organisation se détendit d'elle-même.
Elle ne se plaignit pas, n'avoua rien qui pût trahir sa faiblesse. Se
reconnaître impuissante et découragée, c'était tout remettre aux mains
du hasard; et le hasard lui faisait peur comme de tous les auxiliaires
le plus incertain, le plus perfide et peut-être le plus menaçant. Se
dire épuisée, c'était m'ouvrir son cœur à deux mains et me montrer le
mal incurable que j'y avais fait. Elle ne jeta pas un cri de détresse.
Elle tomba pour ainsi dire de lassitude; ce fut le seul signe auquel je
reconnus qu'elle n'en pouvait plus.

Un jour je lui dis:

«Vous m'avez guéri, Madeleine, je ne vous aime plus.»

Elle s'arrêta court, devint horriblement pâle, et hésita comme effrayée
par une méchanceté qui la blessait jusqu'au fond de l'âme.

«Oh! rassurez-vous, lui dis-je, le jour où cela serait.....

--Le jour où cela serait?.....» reprit-elle, et la voix lui manquant,
elle fondit en larmes.

Le lendemain pourtant, elle revint. Je la vis descendre de voiture si
changée, si abattue, que j'en fus épouvanté.

«Qu'avez-vous?» lui dis-je en courant à sa rencontre, tant j'avais peur
qu'elle ne défaillît au premier pas.

Elle se remit un peu, grâce à de prodigieux efforts dont je ne fus pas
dupe, et me répondit seulement:

«Je suis bien fatiguée.»

Alors je fus pris d'un remords horrible.

«Je suis un misérable sans cœur et sans honnêteté! m'écriai-je. Je
n'ai pas su me sauver; vous venez à moi, et je vous perds! Madeleine,
je n'ai plus besoin de vous, je ne veux plus de secours, je ne veux plus
rien..... Je ne veux pas d'une assistance achetée si cher et d'une
amitié que j'ai rendue trop lourde et qui vous tuerait. Que je souffre
ou non, cela me regarde. Mon soulagement viendra de moi; mes misères me
concernent, et quelle qu'en soit la fin, elle n'atteindra plus
personne.»

Elle m'écouta d'abord sans répondre, comme réduite à cet état de
faiblesse maladive ou de fragilité enfantine qui nous rend incapables de
comprendre certaines idées fortes et de nous résoudre.

«Séparons-nous, lui dis-je, pour tout à fait! Oui, séparons-nous, cela
vaudra mieux. Ne nous voyons plus, oublions-nous!... Paris nous désunira
bien assez, sans que nous mettions entre nous des lieues de distance. Au
premier mot de vous qui m'apprendrait que vous avez besoin de moi, vous
me trouverez, je serai là. Autrement.....

--Autrement?» dit-elle en se réveillant lentement de sa torpeur.

Elle mit quelques secondes à retourner dans son esprit ce mot qui nous
menaçait tous les deux d'un adieu définitif. D'abord, il n'eut pas l'air
d'avoir un sens bien compréhensible.

«C'est vrai, reprit-elle, je suis un bien mauvais soutien, n'est-ce pas!
un raisonneur fatiguant, un ami peut-être inutile.....»

Puis, elle eut l'air de chercher des issues différentes et des solutions
moins vigoureuses. Et comme j'attendais une réponse dans une anxiété qui
m'étouffait, elle fit le geste d'un malade épuisé qu'on tourmente en
l'entretenant d'affaires trop sérieuses.

«Pourquoi donc êtes-vous venu, me dit-elle, me proposer des choses
impossibles?... Vous me persécutez à plaisir. Allez, mon ami,
allez-vous-en, je vous en prie. Je suis souffrante aujourd'hui. Je n'ai
pas le premier mot d'un bon conseil à vous donner. Vous savez mieux que
moi quelle chance vous offre un pareil parti. Celui que vous prendrez
sera le seul raisonnable: l'estime que je vous porte et l'amitié que
vous avez pour moi ne me permettent pas d'en douter.»

Je la quittai bouleversé, et je renonçai bientôt à des extrémités sans
retour, qui nous eussent séparés pour toujours, quand ni l'un ni l'autre
nous n'en avions la volonté. Seulement, je réglai ma conduite en vue
d'un détachement lent, continu, qui pouvait peut-être plus tard ramener
entre nous des accords plus tièdes et tout pacifier sans trop de
sacrifices. Je ne la menaçai plus de ce mot d'oubli, trop désespéré pour
être sincère, et qui l'eût fait sourire de pitié, si elle avait eu
elle-même un peu de bon sens le jour où je le lui proposais comme un
moyen. Je continuai de vivre assez près d'elle pour lui prouver que
j'adoptais un parti moins extrême, assez loin pour la laisser libre et
ne plus lui imposer des complicités dont je rougissais.

Que se passa-t-il alors dans l'esprit de Madeleine? Je vous en fais
juge. A peine affranchie de ce rôle extraordinaire de confidente et de
sauveur, tout à coup elle se transforma. Son humeur, son maintien,
l'inaltérable douceur de son regard, la parfaite égalité de ce caractère
composé d'or maniable et d'acier, c'est-à-dire d'indulgence et de pure
vertu; cette nature résistante et sans dureté, patiente, unie, toujours
dans l'équilibre d'un lac abrité, cette consolatrice ingénieuse, cette
bouche inépuisable en mots exquis, tout cela changea. Je vis paraître
alors un être nouveau, bizarre, incohérent, inexplicable et fugace,
aigri, chagrin, blessant et ombrageux, comme si elle eût été entourée de
pièges, aujourd'hui que je me dévouais sans réserve au soin d'aplanir sa
vie et d'en écarter l'ombre d'un souci. Quelquefois je la trouvais en
larmes. Elle les dévorait aussitôt, passait la main sur ses yeux avec un
geste indicible d'indignation ou de dégoût, et les essuyait, comme elle
aurait fait d'une souillure. Elle rougissait sans cause et semblait
prise au dépourvu dans la contemplation d'une idée mauvaise. Je la vis
se rapprocher de sa sœur plus étroitement que jamais, sortir plus
souvent au bras de son père, qui l'adorait, mais qui n'avait ni ses
goûts ni tout à fait ses habitudes du monde. Un jour que j'allai chez
elle, et mes visites étaient comptées:

«Voulez-vous voir M. de Nièvres? me dit-elle. Il est dans son cabinet,
je crois.»

Elle sonna, fit appeler M. de Nièvres, et le mit entre nous.

Elle fut extrêmement gaie pendant cette visite, la première peut-être
que je lui eusse faite en attitude de cérémonie. M. de Nièvres se montra
plus souple, sans se départir d'une certaine réserve, qui devenait de
plus en plus évidente en devenant, je crois, plus systématique. Elle
soutint presque à elle seule le poids d'une conversation qui menaçait à
chaque instant de tomber et de nous laisser béants. Grâce à ce tour de
force d'adresse et de volonté, la comédie qui se jouait entre nous
arriva jusqu'à la fin sans se démentir, et rien ne parut qui la rendît
trop choquante. Elle récapitula devant moi l'emploi des soirées qui
devaient l'occuper pendant la semaine, et sans moi, bien entendu.

«M'accompagnerez-vous ce soir? dit-elle à son mari.

--Vous me priez de faire une chose que je ne vous ai jamais refusée, je
crois», répondit M. de Nièvres assez froidement.

Elle me suivit jusqu'à la porte de son boudoir, appuyée au bras de son
mari, droite, assurée sur ce ferme soutien. Je la saluai en répondant
par un unisson parfait au ton cordial et froid de son adieu.

«Pauvre et chère femme! me disais-je en m'en allant. Chère conscience où
j'ai fait entrer des terreurs!»

Et, par un de ces retours qui déshonorent en un moment les meilleurs
élans, je pensai à ces statues accoudées sur un étai qui les met
d'aplomb et qui tomberaient sans ce point d'appui.



XIV


C'EST à cette époque que j'appris d'Augustin l'accomplissement d'un
projet que cet honnête cœur nourrissait et poursuivait depuis
longtemps; vous vous souvenez peut-être qu'il me l'avait donné à
entendre.

Je continuais de voir Augustin, non pas à mes moments perdus; je le
cherchais au contraire, et le trouvais à mes ordres chaque fois, et
c'était souvent, que je me sentais un plus grand besoin de me retremper
dans des eaux plus saines. Il n'avait point à me donner des conseils
meilleurs, ni des consolations plus efficaces. Je ne lui parlais jamais
de moi, quoique mon égoïste chagrin transpirât dans toutes mes paroles,
mais sa vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de
leçons. Quand j'étais bien las, bien découragé, bien humilié d'une
lâcheté nouvelle, je venais à lui, je le regardais vivre, comme on va
prendre l'idée de la force physique en assistant à des assauts de
lutteurs. Il n'était pas heureux. Le succès n'avait encore récompensé ce
rigide et laborieux courage que par de maigres faveurs; mais il pouvait
du moins avouer ses défaillances, et les difficultés qui l'exerçaient à
des luttes si vives n'étaient pas de celles dont on rougit.

J'appris un jour qu'il n'était plus seul.

Augustin me fit part de cette nouvelle, qui, pour beaucoup de raisons,
avait la gravité d'un secret, pendant une longue nuit d'entretien qu'il
passa tout entière à mon chevet. Je me souviens que c'était vers la fin
de l'hiver: les nuits étaient encore longues et froides, et l'ennui de
retourner chez lui si tard l'avait décidé à attendre le jour dans ma
chambre. Olivier vint nous interrompre au milieu de la nuit. Il rentrait
du bal; il en rapportait dans ses habits comme une odeur de luxe, de
bouquets de femmes et de plaisirs; et sur son visage, un peu fatigué par
les veilles, il y avait des lueurs de fête et comme une pâleur émue qui
lui donnaient une élégance infiniment séduisante. Je me souviens que je
l'examinai pendant le court moment qu'il resta debout près d'Augustin,
achevant un cigare et comptant des louis qu'il avait gagnés entre deux
valses; et j'ai peut-être tort de vous avouer que le contraste de la
tenue, de la mise et de la roideur un peu scolastique d'Augustin
m'attrista par des côtés presque vulgaires. Je me rappelais ce
qu'Olivier m'avait dit des gens qui n'ont que le travail et la volonté
pour tout patrimoine, et derrière le spectacle incontestablement beau de
l'héroïsme déployé par un homme qui veut, j'apercevais des médiocrités
d'existence qui, malgré moi, me faisaient frémir. Heureusement pour lui,
Augustin sentait peu ces différences, et l'ambition qu'il avait
d'arriver à des positions élevées ne devait jamais se compliquer de
l'ambition, nulle pour lui, de s'habiller, de vivre et de respirer les
élégances de la vie comme Olivier.

Olivier parti, Augustin se remit à m'entretenir de sa situation. C'était
la première fois qu'il me faisait des confidences aussi larges. Il ne me
disait point quelle était la personne qu'il appelait dorénavant sa
compagne et le but de sa vie, en attendant d'autres devoirs que l'avenir
lui faisait envisager, et auxquels il souriait d'avance avec convoitise.
Il commença même en termes si vagues que je ne compris pas d'abord
quelle était exactement la nature de ces liens qui le rendaient à la
fois si précis dans ses espérances et si maritalement heureux.

«Je suis seul, me disait-il, seul au monde, de toute une famille que la
misère, le malheur, des morts prématurées, ont dispersée ou détruite. Il
ne me reste que des parents éloignés qui n'habitent pas la France et qui
sont Dieu sait où. Votre Olivier, dans une situation semblable,
attendrait un jour un héritage; il l'escompterait d'avance sur la
garantie de sa bonne étoile, et l'héritage arriverait à heure fixe. Moi,
je n'attends rien, et je fais sagement. Bref, je n'avais besoin de
personne pour un consentement qui aurait soulevé peut-être quelques
difficultés. J'ai réfléchi, j'ai calculé les chances, les charges, j'ai
bien pesé toutes les responsabilités, j'ai prévu les inconvénients, et
toute chose en a, même le bonheur; je me suis tâté le pouls pour savoir
si ma bonne santé, si mon courage suffiraient aussi bien à deux, un jour
à trois, peut-être à plusieurs; je n'ai pas cru payer trop cher, au prix
de quelques efforts de plus, la tranquillité, la joie, la plénitude de
mon avenir, et je me suis décidé.

--Vous êtes donc marié? lui dis-je, comprenant enfin qu'il s'agissait
d'une liaison sérieuse et définitive.

--Mais sans doute. Croyez-vous donc que je vous parlais de ma maîtresse?
Mon cher ami, je n'ai ni assez de temps, ni assez d'argent, ni assez
d'esprit pour suffire aux dépenses de pareilles liaisons. D'ailleurs,
avec la manie que vous me connaissez de prendre tout au sérieux, je les
considère comme des mariages aussi coûteux que les autres, moins
satisfaisants, même quand ils sont plus heureux, et souvent plus
difficiles à rompre, ce qui prouve une fois de plus combien nous aimons
les cercles vicieux. Beaucoup de gens se lient pour éviter le mariage,
qui devraient au contraire se marier pour briser des chaînes. Je
redoutais beaucoup ce piège, où je me savais trop enclin à tomber, et
j'ai pris, vous le voyez, le bon parti. J'ai établi ma femme à la
campagne, tout près de Paris,--pauvrement, je dois vous le dire,
ajouta-t-il en ayant l'air de comparer son intérieur avec le mien, qui
cependant était très modeste,--et un peu tristement, je le crains pour
elle. Aussi j'ose à peine vous inviter à venir nous voir.

--Quand vous voudrez, lui dis-je en lui serrant tendrement la main,
aussitôt que vous consentirez à présenter un de vos plus anciens amis et
des meilleurs à madame..., j'allais dire son nom.

--J'ai changé de nom, me dit-il en m'interrompant. J'ai demandé une
autorisation qui me permît de prendre le nom de ma mère, une femme
excellente et respectable dont le souvenir, car je l'ai perdue trop tôt,
vaut mieux que celui de mon père, à qui je dois seulement l'accident de
ma naissance.»

Je n'avais jamais songé à m'informer si Augustin avait une famille, tant
il avait les allures d'un orphelin, c'est-à-dire l'air indépendant et
abandonné, en d'autres termes, le caractère de la vie individuelle, sans
origines, ni liens, ni devoirs, ni douceurs. Il rougit légèrement en
prononçant le mot d'«accident de naissance», et je compris qu'il était
encore plus qu'orphelin.

Il reprit et me dit:

«Je vous prierai, jusqu'à nouvel ordre, de ne pas m'amener votre ami
Olivier. Il ne rencontrerait chez moi rien de ce qui lui plaît, sinon
une femme très bonne et parfaitement dévouée, qui me remercie chaque
jour de l'avoir épousée, qui voit, grâce à moi, l'avenir tout en rose,
qui n'aura d'autre ambition que de me savoir heureux d'abord, et qui
aimera mes succès le jour où je lui en aurai fait goûter.»

Le jour se levait, qu'Augustin, dont ce fut assurément le plus long
discours, parlait encore; et à peine le premier crépuscule eut-il fait
pâlir la lampe et rendu les objets visibles, qu'il alla vers la fenêtre
se baigner le visage à l'air glacé du matin. Je voyais sa figure
anguleuse et blême se dessiner comme un masque souffrant sur le champ du
ciel, mal éclairé de lueurs incertaines. Il était vêtu de couleurs
sombres; toute sa personne avait cet air réduit, comprimé, pour ainsi
dire diminué, des gens qui travaillent beaucoup sans agir, et quoiqu'il
fût au-dessus de toute fatigue, il allongeait ses mains maigres et
s'étirait les bras comme un ouvrier qui s'est assoupi entre deux tâches
et qui se réveille au chant du coq.

«Dormez, me dit-il. J'ai trop abusé de votre complaisance à m'écouter.
Laissez-moi seulement ici pour une heure encore.»

Et il se mit à ma table à préparer un travail qui devait être achevé le
matin même.

Je ne l'entendis point sortir de ma chambre. Il se déroba sans bruit, au
point qu'en m'éveillant, je crus avoir rêvé toute une histoire austère
et touchante dont la moralité s'adressait à moi.

Dans la matinée il revint.

«Je suis libre aujourd'hui, me dit-il d'un air rayonnant, et j'en
profite pour aller chez moi. Le temps est fort laid: vous sentez-vous de
force à m'accompagner?»

Il y avait plusieurs jours que je n'avais vu Madeleine. Tout écart entre
des rencontres qui n'amenaient plus que des malentendus blessants ou des
susceptibilités désolantes me paraissant une occasion bonne à saisir:

«Je n'ai rien qui me retienne à Paris aujourd'hui, dis-je à Augustin, et
je suis à vous.»

Il habitait une maison isolée sur la limite d'un village, mais aussi
près que possible des champs. La maison était fort exiguë, garnie de
volets verts et d'espaliers disposés entre les fenêtres, le tout propre,
simple, modeste comme le maître lui-même, avec cette absence de
bien-être qui n'aurait rien fait préjuger chez Augustin garçon, mais
qui, dans son ménage, annonçait immédiatement la gêne. Sa femme était,
comme il me l'avait dit, une très agréable jeune femme; je fus même
étonné de la trouver beaucoup plus jolie que je ne l'avais supposé
d'après les opinions systématiques d'Augustin sur les agréments
extérieurs des choses. Elle sauta avec une surprise joyeuse au cou de
son mari, qu'elle n'attendait pas ce jour-là, et me fit, dans ces formes
gracieuses et timides d'une personne prise au dépourvu, les honneurs de
son petit jardin, où les jacinthes commençaient à peine à fleurir.

Il faisait froid. Je n'étais pas gai. Je ne sais quelle tristesse
empreinte dans les lieux, dans la saison, la pauvreté manifeste de ce
que je voyais, la prévision de ce qu'on ne voyait pas, la difficulté
même d'occuper cette longue journée pluvieuse, dans un milieu si peu
fait pour nous mettre à l'aise, tout m'enveloppait d'une atmosphère de
glace. Je me souviens qu'on voyait des fenêtres deux grands moulins à
vent qui dépassaient les murs de clôture, et dont les ailes grises,
rayées de baguettes sombres, tournaient sans cesse devant les yeux avec
une monotonie de mouvement assoupissante. Augustin s'occupa lui-même
d'une foule de soins domestiques et de détails de ménage, d'où je
conclus que sa femme était peu servie, peut-être pas servie du tout, et
que la femme et le mari faisaient au moins beaucoup de choses de leurs
propres mains. Il s'inquiéta des besoins de la maison pour le lendemain,
pour les jours suivants. «Tu sais, disait-il à sa femme, que je ne
reviendrai pas avant dimanche.» Il donna un coup d'œil au bûcher: la
provision de bois coupée était épuisée. «Je vous demande un quart
d'heure», me dit-il. Il ôta sa redingote, prit une scie et se mit à
l'ouvrage. Je lui proposai de l'aider; il accepta l'aide que je lui
offrais, et me dit simplement: «Volontiers, mon cher ami, à nous deux
nous irons plus vite.» Je mis mon amour-propre à ce travail, dans lequel
j'étais fort maladroit. Au bout de cinq minutes, j'étais exténué, mais
il n'en parut rien, et je donnais le dernier coup de scie quand Augustin
lui-même s'arrêta. J'ai accompli de plus grands devoirs dans ma vie, je
n'en connais pas qui m'aient fait éprouver plus de vrai plaisir. Ce
petit effort musculaire m'apprit ce que peut la conscience, exercée dans
l'ordre des actes moraux, en se roidissant.

Dans la soirée, il se fit une embellie qui nous permit de sortir. Un
sentier glissant, percé dans le taillis, conduisait jusqu'à de grands
bois qui couronnaient une partie de l'horizon de leurs sombres couleurs
d'hiver. A l'opposé, et dans les brumes grisâtres, on apercevait la
masse immense, compacte, étendue en cercle entre des collines, de la
ville entassée et fumeuse, agrandie encore d'une partie de ses
faubourgs. Sur toutes les routes qui sillonnaient le pays et se
dirigeaient vers ce grand centre comme les rayons d'une roue au même
sommet, on entendait tinter des colliers de chevaux, rouler des chariots
lourds, claquer des fouets et retentir des voix brutales. C'était la
vilaine limite où l'on commence, par la laideur de la banlieue, à
entrer dans l'activité du tourbillon de Paris.

«Tout ce que vous voyez là n'est pas beau, me disait Augustin; que
voulez-vous? il ne faut pas considérer ceci comme un séjour d'agrément,
mais seulement comme un lieu d'attente.»

Nous revînmes à la nuit, les nécessités de sa position le rappelant le
soir même. Il nous fallut gagner à pied, par des routes embourbées, le
lieu de la station de la voiture publique qui devait nous ramener à
Paris. Chemin faisant, Augustin m'entretenait encore de ses espérances;
il disait «ma femme» avec un air de possession tranquille et assurée qui
me faisait oublier toutes les duretés de sa carrière, et me représentait
la plus parfaite expression du bonheur.

Je le conduisis, non pas à son appartement, situé dans cette partie de
Paris qu'il appelait le quartier des livres, mais à l'hôtel même du
personnage dont il était, je vous l'ai dit, le secrétaire. Il sonna en
homme accoutumé à se considérer là comme un peu chez lui, et, quand je
le vis s'engager dans la cour somptueuse, monter lentement le perron et
disparaître dans une antichambre de petit palais, mieux que jamais je
compris pourquoi ce maigre jeune homme aux airs modestes et résolus ne
serait en aucun cas le valet de personne, et j'eus le sentiment net de
sa destinée.

Je rentrai, moins attristé encore des plaies secrètes que je venais de
toucher du doigt qu'humilié vis-à-vis de moi-même de mon impuissance à
en rien conclure de pratique. Je trouvai Olivier qui m'attendait; il
était las et ennuyé.

«Je reviens de chez Augustin», lui dis-je.

Il examina mes vêtements tachés de boue, et comme il avait l'air de ne
pas comprendre de quel lieu je pouvais sortir en pareil état:

«Augustin est marié, lui dis-je.

--Marié! reprit Olivier, lui!

--Et pourquoi non?

--Cela devait être. Un pareil homme devait infailliblement commencer par
là. As-tu remarqué, continua-t-il sérieusement, qu'il y a deux
catégories d'hommes qui ont la rage de se marier de bonne heure, quoique
leur situation les mette dans l'impossibilité certaine soit de vivre
avec leurs femmes, soit de les faire vivre? Ce sont les marins et les
gens qui n'ont pas le sou. Et madame Augustin? reprit-il.

--Sa femme, qui ne s'appelle point madame Augustin, habite la campagne.
Il a bien voulu me présenter à elle aujourd'hui.»

Et je le mis en quelques mots au courant de ce qu'il me convenait de lui
faire connaître de la vie domestique d'Augustin.

«Ainsi tu as vu des choses qui t'ont édifié?»

Cette résistance à se laisser toucher par un tel exemple de courageuse
probité me déplut, et je ne lui répondis pas.

«Soit, reprit Olivier avec l'impertinence amère qu'il avait dans ses
moments de mauvaise humeur; mais qu'avez-vous pu faire entre ces quatre
murs?

--Nous avons scié du bois, lui dis-je en lui montrant nettement que je
ne plaisantais pas.

--Tu as froid, reprit Olivier en se levant pour me quitter, tu as
piétiné sous la pluie, tes habits mouillés transpirent les odieuses
rigueurs de la vie nécessiteuse et de l'hiver, tu reviens tout imbibé de
stoïcisme, de misère et d'orgueil: attendons à demain pour causer plus
raisonnablement.»

Je le laissai sortir sans lui dire un mot de plus, et je l'entendis qui
fermait la porte avec impatience. Je crus comprendre qu'il avait sans
doute des ennuis particuliers qui le rendaient injuste, et ces ennuis,
si je n'en connaissais pas l'objet positif, je pouvais du moins en
deviner la nature. J'imaginai des aventures nouvelles ou des accidents
dans une liaison déjà bien ancienne, et dont la durée était d'ailleurs
peu probable. Je savais la facilité qu'il avait à se détacher des choses
et l'impatience maladive qui le portait au contraire à se précipiter
vers les nouveautés. Entre ces deux hypothèses d'une rupture ou d'une
inconstance, je m'arrêtai donc plus volontiers à la seconde. J'étais en
veine d'indulgence; ma visite à Augustin m'avait mis, je puis le dire,
en humeur de mansuétude. Aussi dès le lendemain matin j'entrai chez
Olivier. Il dormait ou feignait de dormir.

«Qu'as-tu? lui dis-je en lui prenant la main comme à un ami dont on veut
briser les bouderies.

--Rien, me dit-il en me montrant son visage fatigué par une nuit
d'insomnie ou de rêves pénibles.

--Tu t'ennuies?

--Toujours.

--Et qu'est-ce qui t'ennuie?

--Tout, répondit-il avec la plus évidente sincérité. J'arrive à
détester tout le monde, et moi plus que personne.»

Il était en disposition de se taire, et je sentis que toute question
n'amènerait que des faux-fuyants, et l'irriterait encore sans me
satisfaire.

«Je croyais, lui dis-je, que tu avais quelques causes accidentelles de
soucis ou d'embarras, et je venais mettre à ta disposition mes services
ou mes avis.»

Il sourit à ce dernier mot, qui lui parut en effet dérisoire, tant les
avis que nous nous étions mutuellement donnés avaient peu servi jusqu'à
présent.

«Si tu consens à me rendre un service, je le veux bien, reprit-il. Tu le
peux sans beaucoup de peine. Il suffit pour cela d'aller chez Madeleine,
et de réparer de ton mieux une sottise que j'ai faite hier en me
montrant dans un lieu public où Madeleine et Julie se trouvaient avec
mon oncle. Je n'étais pas seul. Il est possible qu'on m'ait vu, car
Julie a des yeux qui me trouveraient là où je ne suis pas. Je te serais
très obligé de t'assurer du fait en les questionnant l'une et l'autre
adroitement. Si ce que je crains avait eu lieu, imagine alors une
explication vraisemblable et qui ne compromette personne en supposant à
celle que j'accompagnais un nom, des relations, des habitudes, un monde
enfin qui la recommande, mais dont ni mon cher cousin ni Madeleine ne
puissent vérifier l'exactitude, si par hasard l'envie leur en venait.»

Le soir même, je vis madame de Nièvres. C'était un de ses vendredis,
jour de visites. Je me donnai pour occupation de remplir uniquement la
mission d'Olivier. Son nom ne fut pas prononcé. Je n'appris donc rien de
positif. Julie était un peu souffrante. Elle avait eu la veille au soir
un accès de fièvre léger dont il lui restait encore une suite de
faiblesse et d'agitation nerveuse. Je dois vous dire ici que depuis
longtemps l'état de Julie m'inquiétait. J'avais fais à son sujet
beaucoup de réflexions que j'ai passées sous silence, parce que le souci
de cette petite personne, si véritable que fût mon affection pour elle,
disparaissait, je vous l'avoue, dans le mouvement égoïste de mes propres
soucis.

Vous vous souvenez peut-être qu'un soir, à la veille même de son
mariage, en m'entretenant avec solennité de ce qu'elle appelait ses
dernières volontés de jeune fille, Madeleine avait introduit le nom de
Julie et l'avait rapproché du mien dans des espérances communes dont le
sens était clair. Depuis lors, soit à Nièvres, soit à Paris, elle avait
renouvelé la même insinuation sans que ni Julie ni moi nous eussions
l'air de l'accueillir. Un jour entre autres et devant son père, qui
souriait doucement de ces ingénieux enfantillages, elle prit le bras de
sa sœur, le passa au mien, et nous considéra ainsi avec l'expression
d'une joie véritable. Elle nous maintint devant elle dans cette attitude
qui m'embarrassait extrêmement, et qui ne paraissait pas non plus du
goût de Julie; puis, sans deviner qu'il y eût entre sa sœur et moi
plus d'un obstacle déjà formé qui déjouait ses projets d'union, elle
prit Julie dans ses bras, comme aurait fait une mère, l'embrassa
tendrement, longuement, et lui dit: «Ne nous quittons pas, ma chère
petite sœur; puissions-nous ne jamais nous quitter!»

Depuis, et cela datait du jour où l'attention de Madeleine avait pu
s'éveiller sur le véritable état de mes sentiments, pas un mot n'avait
été dit sur ce sujet, et jamais le plus léger signe ne m'avait appris
que Madeleine y pensait encore. Au contraire, si le hasard faisait
naître l'idée d'un projet qui sans contredit l'avait autrefois occupée,
elle semblait l'avoir entièrement oublié ou ne l'avoir jamais eu.
Quelquefois seulement, elle regardait Julie d'un air plus tendre ou plus
attristé. J'en concluais qu'elle achevait de briser des espérances
devenues impossibles, et que l'avenir de sa sœur, arrêté un moment
d'après des combinaisons chimériques, l'inquiétait aujourd'hui comme une
difficulté à examiner de nouveau.

Quant à Julie, elle n'avait pas eu à revenir de si loin. Ses sentiments,
déterminés dès l'origine et invariablement attachés au même objet,
n'avaient pas fléchi. Seulement les susceptibilités dont se plaignait
Olivier s'accusaient tous les jours davantage, et coïncidaient
invariablement avec une absence trop longue, un mot trop vif, un air
plus distrait de son cousin. Sa santé s'altérait. Elle avait les fiertés
de sa sœur, qui l'empêchaient de se plaindre; mais elle ne possédait
pas ce don merveilleux d'être secourable à ceux qui la blessaient, qui
des martyres de Madeleine devait faire des dévouements. On eût dit que
l'intérêt de qui que ce fût lui faisait injure, excepté celui
d'Olivier, qui, de tous les intérêts qu'elle pouvait attendre, était le
plus rare. Elle eût plutôt accepté l'impitoyable dédain de celui-ci que
de se soumettre à des pitiés qui l'offensaient. Son caractère ombrageux
à l'excès prenait de jour en jour des angles plus vifs, son visage des
airs plus impénétrables, et toute sa personne un caractère mieux dessiné
d'entêtement et d'obstination dans une idée fixe. Elle parlait de moins
en moins; ses yeux, qui n'interrogeaient presque plus, pour éviter plus
que jamais de répondre, semblaient avoir replié la seule flamme un peu
vivante qui les mêlait à la pensée des autres.

«Je ne suis pas contente de la santé de Julie, m'avait dit Madeleine
bien souvent. Elle est décidément mal portante, et d'un caractère à se
déplaire partout, même avec ceux qu'elle aime le plus. Dieu sait
pourtant que ce n'est pas la force de s'attacher aux gens qui lui
manque!»

A une autre époque, Madeleine ne m'aurait certainement pas parlé de sa
sœur en de pareils termes. De plus, cette idée de tendresse excessive
et ces qualités affectueuses mises en relief par Madeleine ne
s'accordaient pas très bien avec la froideur des enveloppes qui
rendaient les abords de Julie si glacés.

J'en étais là de mes conjectures quand plusieurs incidents que je ne
vous dis pas m'ouvrirent tout à fait les yeux. La démarche dont me
chargeait Olivier avait donc pour moi la signification la plus grave,
bien qu'il ne m'en eût révélé que la moitié, comme on fait avec un
agent diplomatique qu'on ne veut pas mettre à fond dans ses secrets. Je
m'informai avec un soin particulier de l'origine et de l'heure de
l'indisposition subite de Julie. Ce que j'en appris s'accordait
exactement avec les renseignements donnés par Olivier. Madeleine était
imperturbablement maîtresse de ses réponses, et parlait de la fièvre de
sa sœur comme un médecin du corps en eût parlé.

Je rentrai fort tard, et je trouvai Olivier debout et qui m'attendait.

«Eh bien? me dit-il vivement, comme si son impatience avait tout à coup
grandi pendant la durée de ma visite.

--Je n'ai rien appris, lui dis-je. Tout ce que je sais, c'est que Julie
est revenue hier du concert avec la fièvre, que la fièvre continue, et
qu'elle est malade.

--L'as-tu vue? me demanda Olivier.

--Non», lui dis-je en faisant un mensonge dont j'avais besoin pour
l'intéresser un peu plus à l'indisposition, d'ailleurs très légère, de
Julie.

Il fit un mouvement de colère: «J'en étais certain, dit-il; elle m'a vu!

--Je le crains», lui dis-je.

Il fit une ou deux fois le tour de sa chambre en marchant très vite;
puis il s'arrêta, frappa du pied en jurant:

«Eh bien! tant pis! s'écria-t-il, tant pis pour elle! Je suis libre, et
je fais ce qui me plaît.»

Je connaissais toutes les nuances de l'esprit d'Olivier; il était rare
que le dépit montât chez lui jusqu'à l'exaspération de la colère. Je ne
craignis donc point de me tromper en abordant une question où le cœur
d'une honnête fille se trouvait engagé.

«Olivier, lui dis-je, que se passe-t-il entre Julie et toi?

--Il se passe que Julie est amoureuse de moi, mon cher, et que je ne
l'aime pas.

--Je le savais, repris-je, et par intérêt pour vous deux.....

--Je te remercie. Tu n'as pas à te tourmenter pour moi d'une chose que
je n'ai point voulue, que je n'ai ni encouragée, ni accueillie, qui ne
m'atteindra jamais, et qui m'est indifférente comme çà, dit-il en
secouant en l'air la cendre de son cigare. Quant à Julie, je te permets
de la plaindre, car elle s'entête dans une idée folle..... Elle fait son
malheur à plaisir.»

Il était exaspéré, parlait très haut, et pour la première fois peut-être
de sa vie mettait des hyperboles là où sans cesse il employait des
diminutifs de mots ou d'idées.

«Que veux-tu que j'y fasse après tout? continua-t-il. C'est une
situation absurde; il y a d'autres situations qui le sont au moins
autant que celle-ci.

--Ne parlons pas de moi, lui dis-je en lui faisant comprendre que mes
propres affaires n'étaient point en jeu, et que récriminer n'était pas
se donner raison.

--Soit; c'est à celui qui se trouve en peine de s'en tirer, sans prendre
exemple sur autrui ni consulter personne. Eh bien! moi, je n'ai qu'un
moyen d'en sortir, c'est de dire non, non, toujours non!

--Ce qui ne remédiera à rien, car tu dis non depuis que je te connais,
et depuis que je connais Julie, elle veut être ta femme.»

Ce dernier mot lui fit faire un soubresaut de véritable terreur; puis il
partit d'un éclat de rire, dont Julie serait morte, si elle l'eût
entendu.

«Ma femme! reprit-il avec une expression d'inconcevable mépris pour une
idée qui lui semblait de la démence. Moi! le mari de Julie! Ah çà! mais
tu ne me connais donc pas, Dominique, pas plus que si nous nous étions
rencontrés depuis une heure? D'abord je vais te dire pourquoi je
n'épouserai jamais Julie, et puis je te dirai pourquoi je n'épouserai
jamais qui que ce soit. Julie est ma cousine, ce qui est peut-être une
raison pour qu'elle me plaise un peu moins qu'une autre. Je l'ai
toujours connue. Nous avons pour ainsi dire dormi dans le même berceau.
Il y a des gens que cette quasi-fraternité pourrait séduire. Moi, cette
seule pensée d'épouser quelqu'un que j'ai vue poupée me paraît comique
comme l'idée d'accoupler deux joujoux. Elle est jolie, elle n'est pas
sotte, elle a toutes les qualités que tu voudras. M'adorant quand même,
et Dieu sait si je me rends adorable! elle sera d'une constance à toute
épreuve; je serai son culte, elle sera la meilleure des femmes. Une fois
satisfaite, elle en sera la plus douce; heureuse, elle en deviendra la
plus charmante..... Je n'aime pas Julie! je ne l'aime pas, je ne la
veux pas. Si cela continue, je la haïrai, dit-il en s'exaspérant de
nouveau. Je la rendrais malheureuse d'ailleurs, horriblement
malheureuse; le beau profit! Le lendemain de mes noces, elle serait
jalouse, elle aurait tort. Six mois après, elle aurait raison. Je la
planterais là, je serais impitoyable; je me connais, et j'en suis sûr.
Si cela dure, je m'en irai; je fuirai plutôt au bout du monde. Ah! l'on
veut s'emparer de moi! On me surveille, on m'épie, on découvre que j'ai
des maîtresses, et ma future femme est mon espion!

--Tu déraisonnes, Olivier, lui dis-je en l'interrompant brusquement.
Personne n'épie tes démarches. Personne ne conspire avec la pauvre Julie
pour s'emparer de ta volonté et la lui amener pieds et poings liés. Tu
veux parler de moi, n'est-ce pas? Eh bien! je n'ai formé qu'un vœu,
c'est que Julie et toi vous vous entendissiez un jour; j'y voyais pour
elle un bonheur certain, et pour toi des chances que je ne vois nulle
part ailleurs.

--Un bonheur certain pour Julie, pour moi des chances uniques! à
merveille! Si cela pouvait être, tes conclusions seraient mon salut. Eh
bien! je te déclare encore une fois que tu te fais l'instrument du
malheur de Julie, et que, pour lui épargner un mécompte, tu me rendrais
un lâche criminel, et tu la tuerais. Je ne l'aime pas, est-ce assez
clair? Tu sais ce qu'on entend par aimer ou ne pas aimer; tu sais bien
que les deux contraires ont la même énergie, la même impuissance à se
gouverner. Essaye donc d'oublier Madeleine; moi, j'essayerai d'adorer
Julie; nous verrons lequel de nous deux y réussira le plus tôt.
Retourne-moi le cœur sens dessus dessous, aie la curiosité d'y
fouiller, ouvre-moi les veines, et si tu y trouves la moindre pulsation
qui ressemble à de la sympathie, le moindre rudiment dont on puisse dire
un jour: Ceci sera de l'amour! conduis-moi droit à ta Julie, et je
l'épouse, sinon ne me parle plus de cette enfant qui m'est insupportable
et.....»

Il s'arrêta; non pas qu'il fût à bout d'arguments, car il les
choisissait au hasard dans un arsenal inépuisable, mais comme s'il eût
été calmé subitement par un retour instantané sur lui-même. Rien
n'égalait chez Olivier la peur de se montrer ridicule, le soin de ne
dire ni trop ni trop peu, le sens rigoureux des mesures. Il s'aperçut,
en s'écoutant, que depuis un quart d'heure il divaguait.

«Ma parole d'honneur, s'écria-t-il, tu me rends imbécile, tu me fais
perdre la tête. Tu es là devant moi avec le sang-froid d'un confident de
théâtre, et j'ai l'air de te donner le spectacle d'une farce tragique.»

Puis il alla s'asseoir dans un fauteuil; il y prit la pose naturelle
d'un homme qui s'apprête non plus à pérorer, mais à discourir sur des
idées légères, et changeant de ton aussi vite et aussi complètement
qu'il avait changé d'allures, les yeux un peu clignotants, le sourire
aux lèvres, il continua:

«Il est possible qu'un jour je me marie. Je ne le crois pas, mais pour
parler sagement, je te dirai, si tu veux, que l'avenir permet de tout
admettre; on a vu des conversions plus étonnantes. Je cours après
quelque chose que je ne trouve pas. Si jamais ce quelque chose se
montrait à moi dans les formes qui me séduisent, orné d'un nom qui forme
une alliance agréable avec le mien, quelle que soit d'ailleurs la
fortune, il pourrait arriver que je fisse une folie, car dans tous les
cas c'en serait une; mais celle-ci du moins serait de mon choix, de mon
goût, et ne m'aurait été inspirée que par ma fantaisie. Pour le moment,
j'entends vivre à ma guise. Toute la question est là: trouver ce qui
convient à sa nature et ne copier le bonheur de personne. Si nous nous
proposions mutuellement de changer de rôle, tu ne voudrais jamais de mon
personnage, et je serais encore plus embarrassé du tien. Quoi que tu en
dises, tu aimes les romans, les imbroglios, les situations scabreuses;
tu as juste assez de force pour friser les difficultés sans avaries,
assez de faiblesse pour en savourer délicatement les transes. Tu te
donnes à toi-même toutes les émotions extrêmes, depuis la peur d'être un
malhonnête homme jusqu'au plaisir orgueilleux de te sentir quasiment un
héros. Ta vie est tracée, je la vois d'ici; tu iras jusqu'au bout, tu
mèneras ton aventure aussi loin qu'on peut aller sans commettre une
scélératesse, tu caresseras cette idée délicieuse de te sentir à deux
doigts d'une faute et de l'éviter. Veux-tu que je te dise tout?
Madeleine un jour tombera dans tes bras en te demandant grâce; tu auras
la joie sans pareille de voir une sainte créature s'évanouir de
lassitude à tes pieds; tu l'épargneras, j'en suis sûr, et tu t'en iras,
la mort dans l'âme, pleurer sa perte pendant des années.

--Olivier, lui dis-je, Olivier, tais-toi par respect pour Madeleine, si
ce n'est par pitié pour moi.

--J'ai fini, me dit-il sans aucune émotion; ce que je te dis n'est point
un reproche, ni une menace, ni une prophétie, car il dépend de toi de me
donner tort. Je veux seulement te montrer en quoi nous différons et te
convaincre que la raison n'est d'aucun côté. J'aime à voir très clair
dans ma vie: j'ai toujours su, dans des circonstances pareilles, et ce
qu'on risquait et ce que je risquais moi-même. De part et d'autre
heureusement, on ne risquait rien de très précieux. J'aime les choses
qui se décident promptement et se dénouent de même. Le bonheur, le vrai
bonheur, est un mot de légende. Le paradis de ce monde s'est refermé sur
les pas de nos premiers parents; voilà quarante-cinq mille ans qu'on se
contente ici-bas de demi-perfections, de demi-bonheurs et de
demi-moyens. Je suis dans la vérité des appétits et des joies de mes
semblables. Je suis modeste, profondément humilié de n'être qu'un homme,
mais je m'y résigne. Sais-tu quel est mon plus grand souci? c'est de
tuer l'ennui. Celui qui rendrait ce service à l'humanité serait le vrai
destructeur des monstres. Le vulgaire et l'ennuyeux! toute la mythologie
des païens grossiers n'a rien imaginé de plus subtil et de plus
effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce que l'un et l'autre ils
sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et qu'ils donnent de la
vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où l'on y met le
pied. De plus, ils sont inséparables, et c'est un couple hideux que tout
le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes!
Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c'est là
peut-être que tu as pu les apercevoir; ils n'ont pas cessé de l'habiter
un seul jour pendant les trois années de platitudes et de mesquineries
que j'y ai passées. Permets-moi de te le dire, ils venaient quelquefois
chez ta tante et aussi chez mes deux cousines. J'avais presque oublié
qu'ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans
le bruit, dans l'imprévu, dans le luxe, avec l'idée que ces deux petits
spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m'y
suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de
passions soi-disant mortelles; je connais leurs habitudes homicides, et
j'en ai peur.....»

Il continua de la sorte sur un ton demi-sérieux qui contenait l'aveu
d'incurables erreurs, et me faisait vaguement redouter des
découragements dont vous connaissez l'issue. Je le laissai dire, et
quand il eut fini:

«Iras-tu prendre des nouvelles de Julie? lui demandai-je.

--Oui, dans l'antichambre.

--La reverras-tu?

--Le moins possible.

--As-tu prévu ce qui l'attend?

--J'ai prévu qu'elle se mariera avec un autre, ou qu'elle restera fille.

--Adieu, lui dis-je, bien qu'il n'eût pas quitté ma chambre.

--Adieu», me dit-il.

Et nous nous séparâmes sur ce dernier mot, qui n'atteignit pas le fond
de notre amitié, mais qui brisa toute confiance, sans autre éclat et
sèchement, comme on brise un verre.



XV


IL y avait plus d'un grand mois que je n'avais vu Madeleine cinq minutes
de suite sans témoin, et plus longtemps encore que je n'avais obtenu
d'elle quoi que ce fût qui ressemblât à ses aménités d'autrefois. Un
jour je la rencontrai, par hasard, dans une rue déserte du quartier que
j'habitais. Elle était seule et à pied. Tout le sang de son cœur
reflua vers ses joues quand elle m'aperçut, et j'eus besoin, je crois,
de toute ma résolution pour ne pas courir à sa rencontre et la serrer
dans mes bras en pleine rue.

«D'où venez-vous et où allez-vous?»

Ce fut la première question que je lui adressai, en la voyant ainsi
égarée et comme aventurée dans une partie de Paris qui devait être le
bout du monde pour Madame de Nièvres.

«Je vais à deux pas d'ici, me répondit-elle avec un peu d'embarras,
faire une visite.»

Elle me nomma la personne chez qui elle allait.

«Que je sois reçue ou non, reprit-elle aussitôt, séparons-nous. Il est
bon qu'on ne nous voie pas ensemble. Il n'y a plus rien d'innocent dans
vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c'est à moi
d'être prudente.

--Je vous quitte, lui dis-je en la saluant.

--A propos, reprit Madeleine au moment où je m'éloignais, je vais ce
soir au théâtre avec mon père et ma sœur. Il y a une place pour vous,
si vous la voulez.

--Permettez....., lui dis-je en ayant l'air de réfléchir à des
engagements que je n'avais pas, ce soir je ne suis pas libre.

--J'avais pensé....., ajouta-t-elle avec la douceur d'un enfant pris en
faute, j'espérais.....

--Cela me sera tout à fait impossible», répondis-je avec un sang-froid
cruel.

On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à
la torturer.

Le soir, à huit heures et demie, j'entrais dans sa loge. Je poussai la
porte aussi doucement que possible. Madeleine eut le sentiment que
c'était moi, car elle affecta de ne pas même tourner la tête. Elle resta
tout entière occupée de la musique, les yeux attachés sur la scène. Ce
fut seulement au premier repos des chanteurs que je pus m'approcher
d'elle et la forcer à recevoir mon salut.

«Je viens vous demander une place dans votre loge, lui dis-je en la
mettant de moitié dans une fourberie, à moins que cette place ne soit
réservée à M. de Nièvres.

--M. de Nièvres ne viendra pas», répondit Madeleine en se retournant du
côté de la salle.

On donnait un immortel chef-d'œuvre. La salle était splendide. Des
chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de
fête. L'auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette
merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la
main, cette masse d'esprits lourds ou de cœurs distraits, et
communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d'inspiré. Un
ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à
deux pas de nous. Il s'y tint un moment dans l'attitude recueillie et un
peu gauche d'un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal
costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès
les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme
dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si
extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j'aie
voulu l'entendre. Tout était exquis, jusqu'à cette langue fluide,
voltigeante et rythmée, qui donne à l'idée des chocs sonores, et fait du
vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l'hymne
éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et
dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes
les ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit
qu'il s'adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement,
pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été
le confident de mes propres douleurs. J'aurais cherché cent ans dans le
fond de mon cœur torturé et brûlant, avant d'y trouver un seul mot
qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses
et n'en éprouvait aucune.

Madeleine écoutait, haletante. J'étais assis derrière elle, aussi près
que le permettait le dossier de son fauteuil, où je m'appuyais. Elle s'y
renversait aussi de temps en temps, au point que ses cheveux me
balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté
que je ne sentisse aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme
une ardeur de plus. Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine,
peut-être pour en comprimer les battements. Tout son corps, penché en
arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et chaque
respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras,
m'imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma
propre vie. C'était à croire que le même souffle nous animait à la fois
d'une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le
mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l'amour.

A ce moment, il se fit un peu de bruit dans une loge située de l'autre
côté de la salle, où deux femmes entraient seules, en grand étalage, et
fort tard pour produire plus d'effet. A peine assises, elles
commencèrent à lorgner, et leurs yeux s'arrêtèrent sur la loge de
Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant
une seconde un échange d'examen qui me glaça d'effroi, car au premier
coup d'œil j'avais reconnu un visage témoin d'anciennes faiblesses et
retrouvé des souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur
nous, Madeleine eut-elle un soupçon? Je le crois, car elle se tourna
tout à coup comme pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le
plus immédiat et le plus clairvoyant que j'aie jamais affronté. Il se
serait agi de sa vie que je n'aurais pas été plus déterminé dans un acte
de témérité qui me demanda le plus grand effort. Le reste de la soirée
se passa mal. Madeleine parut moins occupée de la musique et distraite
par une idée gênante, comme si ce vis-à-vis malencontreux l'importunait.
Une ou deux fois encore, elle essaya d'éclairer ses doutes; puis elle
devint étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle, et je compris
qu'elle se retirait au fond de sa pensée.

Je la reconduisis jusqu'à sa voiture. Arrivé là, le marchepied baissé,
Madeleine enfouie dans ses fourrures:

«Me permettez-vous de vous accompagner?» lui dis-je.

Il n'y avait aucune réponse à me faire, surtout en présence de M.
d'Orsel et de Julie. La demande était d'ailleurs des plus simples. Je
montai avant même qu'on me l'eût permis.

Il n'y eut pas un mot de prononcé pendant ce trajet sur un pavé bruyant,
au pas rapide et retentissant des chevaux. M. d'Orsel fredonnait en
souvenir de la pièce. Julie m'examinait à la dérobée, puis se collait le
visage aux vitres et regardait les rues. Madeleine, à demi renversée,
comme elle l'eût été sur un lit de repos, froissait par un geste nerveux
un énorme bouquet de violettes qui toute la soirée m'avait enivré. Je
voyais l'éclat bizarre et fiévreux de ses yeux fixes. J'étais dans un
grand trouble, et je sentais distinctement qu'il y avait d'elle à moi je
ne sais quoi de très grave, comme un débat décisif.

Elle descendit la dernière, et je tenais encore sa main que déjà M.
d'Orsel et Julie montaient devant nous le perron de l'hôtel. Elle fit un
pas pour les suivre, et laissa tomber son bouquet. Je feignis de ne pas
m'en apercevoir.

«Mon bouquet, je vous prie?» me dit-elle, comme si elle eût parlé à son
valet de pied.

Je lui tendis sans dire un seul mot; j'aurais sangloté. Elle le prit, le
porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût
voulu le mettre en pièces.

«Vous me martyrisez et vous me déchirez», me dit-elle tout bas avec un
suprême accent de désespoir; puis, par un mouvement que je ne puis vous
rendre, elle arracha son bouquet par moitié: elle en prit une, et me
jeta pour ainsi dire l'autre au visage.

Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un
lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis
ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers.
Je m'en allais au hasard, ivre de joie, me répétant un mot qui
m'éblouissait comme un soleil levant. Je ne m'inquiétais ni de l'heure
ni des rues. Après m'être égaré dix fois dans le quartier de Paris que
je connaissais le mieux, j'arrivai sur les quais. Je n'y rencontrai
personne. Paris tout entier dormait, comme il dort entre trois et six
heures du matin. La lune éclairait les quais déserts et fuyants à perte
de vue. Il ne faisait presque plus froid: c'était en mars. La rivière
avait des frissons de lumière qui la blanchissaient, et coulait sans
faire le moindre bruit entre ses hautes bordures d'arbres et de palais.
Au loin s'enfonçait la ville populeuse, avec ses tours, ses dômes, ses
flèches, où les étoiles avaient l'air d'être allumées comme des fanaux,
et le Paris du centre sommeillait, confusément étendu sous des brumes.
Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui
me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son
intensité. Je me rappelais ce que j'avais souffert, soit dans les
foules, soit chez moi, toujours dans l'isolement, en me sentant perdu,
médiocre, et continuellement abandonné. Je compris que cette longue
infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait
d'un défaut de bonheur. «Un homme est tout ou n'est rien, me disais-je.
Le plus petit devient le plus grand; le plus misérable peut faire
envie!» Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient
Paris.

Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans
excuse s'ils n'avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir
Madeleine le lendemain, la voir à tout prix. «Il n'y aura plus, me
disais-je, ni subterfuges, ni déguisements, ni habileté, ni barrières
qui prévaudront contre ce que je veux et contre la certitude que je
tiens.» J'avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais;
je les couvrais de baisers; je les interrogeais comme si elles avaient
gardé le secret de Madeleine; je leur demandais ce que Madeleine avait
dit en les déchirant, si c'étaient des caresses ou des insultes..... Je
ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était
perdue et que je n'avais plus qu'à oser!

Dès le lendemain, je courus chez madame de Nièvres. Elle était sortie.
J'y revins les jours suivants: Madeleine était introuvable. J'en conclus
qu'elle ne répondait plus d'elle-même, et qu'elle recourait aux seuls
moyens de défense qui fussent à toute épreuve.

Trois semaines à peu près se passèrent ainsi, dans une lutte contre des
portes fermées et dans des exaspérations qui faisaient de moi une sorte
de brute égarée, entêtée contre des barrières. Un soir on me remit un
billet. Je le tins un moment fermé, suspendu devant moi, comme s'il eût
contenu ma destinée.

«Si vous avez la moindre amitié pour moi, me disait Madeleine, ne vous
obstinez pas à me poursuivre; vous me faites mal inutilement. Tant que
j'ai gardé l'espoir de vous sauver d'une erreur et d'une folie, je n'ai
rien épargné qui pût réussir. Aujourd'hui je me dois à d'autres soins
que j'ai trop oubliés. Faites comme si vous n'habitiez plus Paris, au
moins pour quelque temps. Il dépend de vous que je vous dise adieu ou au
revoir.»

Ce congé banal, d'une sécheresse parfaite, me produisit l'effet d'un
écroulement. Puis à l'abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la
colère qui me sauva. Elle me donna l'énergie de réagir et de prendre un
parti extrême. Ce jour-là même, j'écrivis un ou deux billets pour dire
que je quittais Paris. Je changeai d'appartement, j'allai me cacher dans
un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison,
d'intelligence et d'amour du bien, et je recommençai une nouvelle
épreuve dont j'ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait
être la dernière.



XVI


CE changement s'opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n'était
plus le moment d'hésiter ni de se morfondre. Maintenant j'avais horreur
des demi-mesures. J'aimais la lutte. L'énergie surabondait en moi.
Rebutée d'un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre
sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi
dire en quelques heures, et de s'y ruer. Le temps me pressait. Toute
question d'âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très mûr.
Je n'étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout endolori
sur les pentes molles de la jeunesse. J'étais un homme orgueilleux,
impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait
tout à coup au beau milieu de la vie,--comme un soldat de fortune un
jour d'action décisive à midi,--le cœur plein de griefs, l'âme amère
d'impuissance, et l'esprit en pleine explosion de projets.

Je ne mis plus les pieds dans le monde, au moins dans cette partie de la
société où je risquais de me faire apercevoir et de rencontrer des
souvenirs qui m'auraient tenté. Je ne m'enfermai pas trop à l'étroit,
j'y serais mort d'étouffement; mais je me circonscrivis dans un cercle
d'esprits actifs, studieux, spéciaux, absorbés, ennemis des chimères,
qui faisaient de la science, de l'érudition ou de l'art, comme ce
Florentin ingénu qui créait la perspective, et la nuit réveillait sa
femme pour lui dire: «Quelle douce chose que la perspective!» Je me
défiais des écarts de l'imagination: j'y mis bon ordre. Quant à mes
nerfs, que j'avais si voluptueusement ménagés jusqu'à présent, je les
châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est
maladif et le parti pris de n'estimer que ce qui est robuste et sain. Le
clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux
fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être
produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs
qui me venaient d'un air trop vif et les bonnes pensées qui m'étaient
inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet
asservissement de l'esprit, cette petite raison, ces sensations
exorbitantes,--j'en fis l'objet d'un examen qui décréta tout cela
indigne d'un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m'enveloppaient
d'un tissu d'influences et d'infirmités, je les brisai. Je menais une
vie très active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas,
j'amassais. Le sentiment âpre d'un sacrifice se combinait avec l'attrait
d'un devoir à remplir envers moi-même. J'y puisais je ne sais quelle
satisfaction sombre qui n'était pas de la joie, encore moins de la
plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le plaisir hautain
d'un vœu monacal bien rempli. Je ne jugeais pas qu'il y eût rien de
puéril dans une réforme qui avait une cause si grave, et qui pouvait
avoir un résultat très sérieux. Je fis de mes lectures ce que j'avais
fait de mille autres choses; les considérant comme un aliment d'esprit
de toute importance, je les expurgeai. Je ne me sentais plus aucun
besoin d'être éclairé sur les choses du cœur. Me reconnaître dans des
livres émouvants, ce n'était pas la peine au moment même où je me
fuyais. Je ne pouvais que m'y retrouver meilleur ou pire: meilleur,
c'était une leçon superflue, et pire, c'était un exemple à ne point
chercher. Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire
parmi ce que l'esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au
point de vue moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j'avais
promis à Madeleine d'essayer mes forces, et ce serment, je voulais le
tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu'il y avait en moi de
puissance sans emploi, et pour qu'elle pût bien mesurer la durée et
l'énergie d'une ambition qui n'était au fond que de l'amour converti.

Au bout de quelques mois de ce régime inflexible, j'arrivai à une sorte
de santé artificielle et de solidité d'esprit qui me parut propre à
beaucoup entreprendre. Je réglai d'abord mes comptes avec le passé.
J'avais eu, vous le savez, la manie des vers. Soit complaisance
involontaire pour des jours aimables et regrettés, soit avarice, je ne
voulus pas que cette partie vivante de ma jeunesse fût entièrement
détruite. Je m'imposai la tâche de fouiller ce vieux répertoire de
choses enfantines et de sensations à peine éveillées. Ce fut comme une
sorte de confession générale, indulgente, mais ferme, sans aucun danger
pour une conscience qui se juge. De ces innombrables péchés d'un autre
âge, je composai deux volumes. J'y mis un titre qui en déterminait le
caractère un peu trop printanier. J'y joignis une préface ingénieuse qui
devait du moins les mettre à l'abri du ridicule, et je les publiai sans
signature. Ils parurent et disparurent. Je n'en espérais pas plus. Il y
a peut-être deux ou trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont
lus. Je ne fis rien pour les sauver d'un oubli total, bien convaincu que
toute chose est négligée qui mérite de l'être, et qu'il n'y a pas un
rayon de vrai soleil qui soit perdu dans tout l'univers.

Ce balayage de conscience accompli, je m'occupai de soins moins
frivoles. On faisait beaucoup de politique alors partout, et
particulièrement dans le monde observateur et un peu chagrin où je
vivais. Il y avait dans l'air de cette époque une foule d'idées à l'état
nébuleux, de problèmes à l'état d'espérances, de générosités en
mouvement qui devaient se condenser plus tard et former ce qu'on appelle
aujourd'hui le ciel orageux de la politique moderne. Mon imagination, à
demi matée, pas du tout éteinte, trouvait là de quoi se laisser séduire.
La situation d'homme d'État était, à l'époque dont je vous parle, le
couronnement nécessaire, en quelque sorte l'avènement au titre d'homme
utile, pour tout homme de génie, de talent, ou seulement d'esprit. Je
m'épris de cette idée de devenir utile après avoir été si longtemps
nuisible. Et quant à l'ambition d'être illustre, elle me vint aussi par
moments, mais Dieu sait pour qui!--Je fis d'abord une sorte de stage
dans l'antichambre même des affaires publiques, je veux dire au milieu
d'un petit parlement composé de jeunes volontés ambitieuses, de très
jeunes dévouements tout prêts à s'offrir, où se reproduisait en
diminutif une partie des débats qui agitaient alors l'Europe. J'y eus
des succès, je puis le dire sans orgueil aujourd'hui que notre parlement
lui-même est oublié. Il me sembla que ma route était toute tracée. J'y
trouvais à déployer l'activité dévorante qui me consumait. Je ne sais
quel insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne
m'avait-elle pas dit: «Adieu ou au revoir»? J'entendais qu'elle me revît
meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion.
Tout se mêlait ainsi dans les stimulants qui m'aiguillonnaient. Le
souvenir acharné de Madeleine bourdonnait au fond de mes soi-disant
ambitions, et il y avait des moments où je ne savais plus distinguer,
dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui venait du philanthrope
ou de l'amoureux.

Quoi qu'il en soit, je me résumai d'abord dans un livre qui parut sous
un nom fictif. Quelques mois après, j'en lançai un second. Ils eurent
l'un et l'autre beaucoup plus de retentissement que je ne le supposais.
En très peu de temps, d'absolument obscur je faillis devenir célèbre. Je
savourai délicatement ce plaisir vaniteux, furtif et tout particulier,
de m'entendre louer dans la personne de mon pseudonyme. Le jour où le
succès fut incontestable, je portai mes deux volumes à Augustin. Il
m'embrassa de tout son cœur, me déclara que j'avais un grand talent,
s'étonna qu'il se fût révélé si vite et du premier coup, et me prédit
comme infaillibles des destinées à me faire tourner la tête. Je voulus
que Madeleine eût l'avant-goût de ma célébrité, et j'adressai mes livres
à M. de Nièvres. Je le priais de ne pas me trahir; je lui donnais de ma
retraite une explication plausible; elle devenait à peu près excusable
depuis qu'il était avéré qu'elle avait un but. La réponse de M. de
Nièvres ne contenait guère que des remercîments et des éloges calqués
sur des bruits publics. Madeleine n'ajoutait pas un mot aux remercîments
de son mari.

Le léger trouble d'esprit qui suivit ces heureux débuts de ma vie
littéraire se dissipa très vite. A l'effervescence excitée par une
production prompte, entraînante, presque irréfléchie, succéda un grand
calme, je veux dire un moment de sang-froid et d'examen singulièrement
lucide. Il y avait en moi un ancien moi-même dont je ne vous parle plus
depuis longtemps, qui se taisait, mais qui survivait. Il profita de ce
moment de répit pour reparaître et me tenir un langage sévère. Je m'en
étais complètement affranchi dans mes entraînements de cœur. Il
reprit le dessus dès qu'il s'agit de choses plus discutables, et se mit
à délibérer froidement les intérêts plus positifs de mon esprit. En
d'autres termes, j'examinai posément ce qu'il y avait de légitime au
fond d'un pareil succès, ce qu'il fallait en conclure, s'il y avait là
de quoi m'encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir,
c'est-à-dire des ressources acquises, et de mes dons, c'est-à-dire de
mes forces vives; je comparai ce qui était factice et ce qui était
natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j'avais
en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi
méthodiquement qu'une liquidation d'affaires, fut que j'étais un homme
distingué et médiocre.

J'avais eu d'autres déceptions plus cruelles; celle-ci ne me causa pas
la plus petite amertume. D'ailleurs c'était à peine une déception.

Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante.
Je la considérai tout différemment. Ce petit monstre moderne qu'Olivier
nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le
conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un
autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde
inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps,
il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions
d'idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des
adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d'avis;
je les accueillis comme la naïve expression du jugement public, à une
époque où l'abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et
émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l'opinion
parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son
procès et le mien.

Je me souviens qu'un jour j'essayai une épreuve plus convaincante encore
que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de
livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité
procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à
chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu'il avait de se
dire utile. Je m'aperçus que bien peu remplissaient la première
condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires.
Beaucoup avaient fait l'amusement passager de leurs contemporains, sans
autre résultat que de plaire et d'être oubliés. Quelques-uns avaient un
faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l'avenir se
chargea de définir. Un tout petit nombre, et j'en fus effrayé,
possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît
toute création divine et humaine, de pouvoir être imitée, mais non
suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente.
Cette sorte de jugement posthume, exercé par le plus indigne sur tant
d'esprits d'élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des
épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque
m'aurait certainement laissé de l'autre côté du fleuve. Et j'y restai.

Une fois encore j'entretins le public de mon nom, du moins de mon
personnage imaginaire; ce fut la dernière. Alors je me demandai ce qui
me restait à faire, et je fus quelque temps à me résoudre. Il y avait à
cela une difficulté de premier ordre. Ma vie, détachée de bien des
liens, comme vous voyez, et désabusée de bien des erreurs, ne tenait
plus qu'à un fil, mais ce fil, horriblement tendu, plus résistant que
jamais, me garrottait toujours, et je n'imaginais point que rien pût le
briser.

Je n'entendais presque plus parler de Madeleine, excepté par Olivier,
que je voyais peu, ou par Augustin, que madame de Nièvres avait attiré
chez elle, surtout depuis l'époque où j'avais disparu. Je savais
vaguement quel était l'emploi de sa vie extérieure; je savais qu'elle
avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris
deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau, presque sans motif et
comme sous l'empire d'un malaise qui se serait traduit par une
perpétuelle instabilité d'humeur, et par des besoins de déplacement.
Quelquefois je l'avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel
trouble, que chaque fois j'avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il
m'était resté de ces fugitives apparitions l'impression d'une image
bizarre, d'un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit
eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.

A cette époque à peu près, j'eus une grande émotion. Il y avait une
exposition de peinture moderne. Quoique très ignorant dans un art dont
j'avais l'instinct sans nulle culture, et dont je parlais d'autant moins
que je le respectais davantage, j'allais quelquefois poursuivre, à
propos de peinture, des examens qui m'apprenaient à bien juger mon
époque, et chercher des comparaisons qui ne me réjouissaient guère. Un
jour, je vis un petit nombre de gens qui devaient être des connaisseurs
arrêtés devant un tableau et discourant. C'était un portrait coupé à
mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume
indécis, sans nul accessoire: deux mains splendides, une chevelure à
demi perdue, la tête présentée de face, ferme de contours, gravée sur la
toile avec la précision d'un émail, et modelée je ne sais dans quelle
manière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie
des incertitudes extraordinaires, et faisait palpiter une âme émue dans
la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d'une
médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité
et de tristesse. La signature était celle d'un peintre illustre. Je
recourus au livret: j'y trouvai les initiales de madame de Nièvres. Je
n'avais pas besoin de ce témoignage. Madeleine était là devant moi qui
me regardait, mais avec quels yeux! dans quelle attitude! avec quelle
pâleur et quelle mystérieuse expression d'attente et de déplaisir amer!

Je faillis jeter un cri, et je ne sais comment je parvins à me contenir
assez pour ne pas donner aux gens qui m'entouraient le spectacle d'une
folie. Je me mis au premier rang; j'écartai tous ces curieux importuns
qui n'avaient rien à faire entre ce portrait et moi. Pour avoir le droit
de l'observer de plus près et plus longtemps, j'imitai le geste,
l'allure, la façon de regarder, et jusqu'aux petites exclamations
approbatives des amateurs exercés. J'eus l'air d'être passionné pour
l'œuvre du peintre, tandis qu'en réalité je n'appréciais et n'adorais
passionnément que le modèle. Je revins le lendemain, les jours suivants,
je me glissais de bonne heure à travers les galeries désertes,
j'apercevais le portrait de loin comme un brouillard; il ressuscitait à
chaque pas que je faisais en avant. J'arrivais: tout artifice
appréciable disparaissait; c'était Madeleine de plus en plus triste, de
plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de
songes. Je lui parlais, je lui disais toutes les choses déraisonnables
qui me torturaient le cœur depuis près de deux années; je lui
demandais grâce, et pour elle, et pour moi. Je la suppliais de me
recevoir, de me laisser revenir à elle. Je lui racontais ma vie tout
entière avec le plus lamentable et le plus légitime des orgueils. Il y
avait des moments où le modelé fuyant des joues, l'étincelle des yeux,
l'indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie
des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu'elle m'écoutait, me
comprenait, et que l'impitoyable et savant burin qui l'avait emprisonnée
dans un trait si rigide l'empêchait seul de s'émouvoir et de me
répondre.

Quelquefois l'idée me venait que Madeleine avait prévu ce qui arrivait:
c'est que je la reconnaîtrais, et que je deviendrais fou de douleur et
de joie dans ce fantastique entretien d'un homme vivant et d'une
peinture. Et, suivant que j'y voyais des compassions ou des malices,
cette idée m'exaspérait de colère, ou me faisait fondre en larmes de
reconnaissance.

Ce que je vous dis là dura près de deux grands mois; après quoi, le
lendemain d'un jour où je lui fis des adieux vraiment funèbres, les
salles furent fermées, et le portrait disparu me laissa plus seul que
jamais.

A quelque temps de là, je reçus la visite d'Olivier. Il était sérieux,
embarrassé et comme chargé d'un cas de conscience qui lui pesait. Rien
qu'à le voir, je me sentis trembler.

«Je ne sais ce qui se passe à Nièvres, me dit-il; mais tout y va mal.

--Madeleine?... lui dis-je avec épouvante.

--Julie est malade, me dit-il, assez malade pour qu'on s'inquiète.
Madeleine elle-même n'est pas bien. Je voudrais y aller, mais la
situation ne serait pas tenable. Mon oncle m'écrit des lettres fort
désolées.

--Et Madeleine?... lui dis-je encore, comme s'il y avait un autre
malheur qu'il me cachât.

--Je te répète que Madeleine est dans un triste état de santé. Au reste,
cet état n'a point empiré depuis quelque temps, mais il continue.

--Olivier, que tu ailles à Nièvres ou non, j'y serai demain. Personne ne
m'a chassé de la maison de Madeleine, je m'en suis éloigné
volontairement. J'avais dit à Madeleine de m'écrire le jour où elle
aurait besoin de moi; elle a des motifs pour se taire, j'en ai pour
courir à elle.

--Tu feras absolument ce que tu voudras. En pareil cas, j'agirais comme
toi, sauf à m'en repentir, si le remède était pire que le mal.

--Adieu.

--Adieu.»



XVII


LE lendemain, j'étais à Nièvres. J'y arrivai dans la soirée, un peu
avant la nuit. C'était en novembre. Je me fis descendre à quelque
distance de la grille, en plein bois. Je traversai la cour d'entrée sans
être aperçu. A l'extrémité des communs, à droite, un feu brillait dans
les cuisines. Deux fenêtres déjà éclairées se détachaient en lumière sur
la façade du château. J'allai droit au vestibule, dont la porte était
seulement poussée; quelqu'un le traversait au moment où j'y entrais. Il
faisait très sombre. «Madame de Nièvres?» dis-je en croyant parler à une
femme de chambre. La personne à qui je m'adressais se retourna
brusquement, vint droit à moi et jeta un cri. C'était Madeleine.

Elle resta pétrifiée de surprise, et je lui pris la main, sans trouver
la force d'articuler une seule parole. Le peu de jour qui venait du
dehors lui donnait la blancheur inanimée d'une statue; ses doigts, tout
à fait inertes et glacés, se détachaient insensiblement de mon étreinte
comme la main d'une morte. Je la vis chanceler, mais au geste que je fis
pour la soutenir, elle se dégagea par un mouvement d'inconcevable
terreur, ouvrit démesurément des yeux égarés, et me dit:
«Dominique!...» comme si elle se réveillait et me reconnaissait après
deux années d'un mauvais sommeil; puis elle fit quelques pas vers
l'escalier, m'entraînant avec elle et n'ayant plus ni conscience ni
idée. Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la
main. Arrivée dans l'antichambre du premier étage, une lueur de présence
d'esprit lui revint:

«Entrez ici, me dit-elle, je vais prévenir mon père.»

Je l'entendis appeler son père et se diriger vers la chambre de Julie.

Le premier mot de M. d'Orsel fut celui-ci:

«Mon cher fils, j'ai beaucoup de chagrin.»

Ce mot en disait plus que tous les reproches et se planta dans mon
cœur comme un coup d'épée.

«J'ai su que Julie était malade, lui dis-je sans faire aucun effort pour
déguiser le tremblement de ma voix qui défaillait. J'ai su aussi que
madame de Nièvres était souffrante, et je viens vous voir. Il y a si
longtemps.....

--C'est vrai, reprit M. d'Orsel, il y a longtemps... La vie sépare;
chacun a ses devoirs et ses soucis.....»

Il sonna, fit allumer les lampes, m'examina rapidement comme s'il eût
voulu constater je ne sais quel changement en moi, analogue aux
altérations profondes que ces deux années avaient produites chez ses
enfants.

«Vous avez vieilli, vous aussi, reprit-il avec une sorte de
bienveillance et d'intérêt tout à fait affectueux. Vous avez beaucoup
travaillé, nous en avons la preuve.....»

Puis il me parla de Julie, des vives inquiétudes qu'ils avaient eues,
mais qui heureusement étaient dissipées depuis quelques jours. Julie
entrait en convalescence, ce n'était plus qu'une affaire de soins, de
ménagements et de quelques jours de repos. Il passa encore une fois d'un
sujet à un autre.

«Vous voilà un homme, continua-t-il, et déjà célèbre. Nous avons suivi
tout cela avec le plus sincère intérêt.»

Il marchait de long en large, me parlant ainsi, sans suite et de la
façon la plus décousue. Ses cheveux étaient entièrement blancs, sa
grande taille un peu voûtée lui donnait un air singulièrement noble de
vieillesse anticipée ou de lassitude.

Madeleine vint nous interrompre au bout de cinq minutes. Elle était
habillée de couleurs sombres et ressemblait, avec la vie de plus, au
portrait qui m'avait tant ému. Je me levai, j'allai à sa rencontre; je
balbutiai deux ou trois phrases incohérentes qui n'avaient aucun sens;
je ne savais plus, ni comment expliquer ma venue, ni comment combler
tout à coup ce vide énorme de deux années qui mettait entre nous comme
un abîme de secrets, de réticences et d'obscurités. Je me remis pourtant
en la voyant beaucoup plus sûre d'elle-même, et je lui parlai aussi
posément que possible de l'alerte qui m'avait été donnée par Olivier.
Quand je prononçai ce nom, elle m'interrompit:

«Viendra-t-il? me dit-elle.

--Je ne crois pas, répondis-je, du moins de quelques jours.»

Elle fit un geste de découragement absolu, et nous retombâmes tous les
trois dans le plus pénible silence.

Je demandai où était M. de Nièvres, comme s'il était possible d'admettre
qu'Olivier ne m'eût pas informé de son voyage, et je parus étonné de le
savoir absent.

«Oh! nous sommes dans un grand abandon, reprit Madeleine. Tous malades
ou à peu près. Il y a dans l'air de mauvaises influences, la saison est
malsaine et n'est pas gaie», ajouta-t-elle en jetant les yeux sur les
hautes fenêtres à fermeture ancienne, dont le jour aux trois quarts
éteint bleuissait encore imperceptiblement les vitres.

Elle se mit alors, sans doute pour échapper à l'embarras d'une
conversation impossible, à parler des misères des gens qui
l'entouraient, de l'hiver qui s'annonçait par des maladies chez les uns,
chez les autres par des détresses, d'un enfant qui se mourait dans le
village, que Julie avait assisté, soigné jusqu'au jour où grièvement
atteinte elle-même, elle avait dû remettre à d'autres son rôle,
malheureusement impuissant contre la mort, de sœur de charité.
Madeleine semblait se complaire dans ces récits pitoyables, et énumérer
avec je ne sais quelle sombre avidité toutes ces calamités voisines qui
formaient autour de sa vie un concours de conjonctures attristantes.
Puis elle fit comme M. d'Orsel et me parla de moi tantôt avec réserve,
tantôt au contraire avec un abandon admirablement calculé pour nous
mettre tous à l'aise.

Mon intention était de lui faire une simple visite et de regagner dans
la soirée l'auberge du village où j'avais retenu une chambre; mais
Madeleine en disposa autrement: je m'aperçus qu'elle avait donné des
ordres pour qu'on m'établît au second étage du château, dans un petit
appartement que j'avais occupé déjà, lors de mon premier séjour à
Nièvres.

Le soir même, avant de nous séparer, moi présent, elle écrivit à son
mari.

«J'apprends à M. de Nièvres que vous êtes ici», me dit-elle.

Et je compris ce qu'une pareille précaution, prise en ma présence,
contenait de scrupules et de résolutions loyales.

Je n'avais pas vu Julie. Elle était faible et agitée. La nouvelle de mon
arrivée, malgré tous les ménagements possibles, lui avait causé une
secousse très vive. Quand il me fut permis le lendemain d'entrer dans sa
chambre, je trouvai la malade étendue sur un long canapé, dans un ample
peignoir qui dissimulait l'exiguïté de ses formes et lui donnait des
airs de femme. Elle était très changée, beaucoup plus que ne pouvaient
s'en apercevoir ceux qui l'approchaient à toutes les minutes du jour. Un
petit épagneul dormait à ses pieds, la tête appuyée sur le bout de ses
pantoufles. Il y avait à portée de sa main, sur un guéridon garni
d'arbustes et de plantes en fleur, des oiseaux en cage qu'elle élevait,
et qui chantaient gaiement au milieu de ce jardinet d'hiver. Je regardai
ce mince visage, miné par la fièvre, amaigri et bleui autour des tempes,
ces yeux creusés, plus ouverts et plus noirs que jamais, où flambait
dans l'obscurité des prunelles un feu sombre, mais inextinguible; et
cette pauvre fille amoureuse et à demi morte sous le mépris d'Olivier me
fit une peine horrible.

«Guérissez-la, sauvez-la, dis-je à Madeleine quand nous l'eûmes quittée;
mais ne l'abusez plus!»

Madeleine eut l'air de douter encore, comme s'il lui fût resté un faible
espoir dont elle ne voulait pas à toute force se séparer.

«Ne pensez plus à Olivier, repris-je résolûment, et ne l'accusez pas
plus que de raison.»

Je lui fis connaître les motifs bons ou mauvais qui décidaient du sort
de sa sœur. J'expliquai le caractère d'Olivier, sa répugnance absolue
pour tout mariage. J'insistai sur ce sentiment peut-être déraisonnable,
mais sans réplique, qu'il rendrait une femme malheureuse, et non pas
une, mais toutes sans exception. J'atténuais ainsi ce que sa résistance
pouvait avoir de blessant.

«Il en fait une question de probité», dis-je à Madeleine comme dernier
argument.

Elle sourit tristement à ce mot de probité, qui s'accordait si mal avec
l'irréparable malheur dont la responsabilité pesait à ses yeux sur
Olivier.

«Il est le plus heureux de nous tous», dit-elle.

Et de grosses larmes coulèrent sur ses joues.

Dès le surlendemain, Julie put faire quelques pas dans sa chambre.
L'indomptable vigueur de ce petit être, exercée secrètement par tant de
dures épreuves, se réveilla, non pas lentement, mais en quelques heures.
A peine en convalescence, on la vit se roidir contre le souvenir
humiliant d'avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se prendre
de lutte avec le mal physique, le seul qu'elle pût vaincre, et le
dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au
salon, repoussant tout appui, quoiqu'une sueur de défaillance perlât sur
son front à peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent
tressaillir à chaque pas. Ce jour-là même, elle voulut sortir en
voiture. Nous la conduisîmes dans les allées les plus douces du bois. Il
faisait beau. Elle en revint ranimée, rien que pour avoir respiré la
senteur des chênes, dans de grands abatis chauffés par un soleil clair.
Elle rentra méconnaissable, presque avec des rougeurs, tout émue d'un
frisson fiévreux, mais de bon augure, qui n'était que le retour actif du
sang dans ses veines appauvries. J'étais consterné de la voir renaître
ainsi pour si peu, d'un rayon de soleil d'hiver et d'une odeur résineuse
de bois coupé; et je compris qu'elle s'acharnerait à vivre avec une
obstination qui lui promettait de longs jours misérables.

«Parle-t-elle quelquefois d'Olivier? demandai-je à Madeleine.

--Jamais.

--Elle pense à lui constamment?

--Constamment.

--Et cela durera, vous le croyez?

--Toujours», répondit Madeleine.

Aussitôt affranchie du trop réel souci qui depuis trois semaines
l'attachait au chevet de Julie, Madeleine eut l'air de perdre tout à
coup la raison. Je ne sais quel étourdissement la prit qui la rendit
extraordinaire et positivement folle d'imprévoyance, d'exaltation et de
hardiesse. Je reconnus ce regard foudroyant d'éclat qui m'avait appris
le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à
outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son cœur
à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.

Nous passâmes ainsi trois jours en promenades, en courses téméraires,
soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur,
si le sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos
peut s'appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et
désespérée, sans exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et
qui ne ressemble à rien, sinon à ces heures de copieuses et funèbres
satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à
mourir le lendemain.

Le troisième jour, elle exigea, malgré mes refus, que je montasse un des
chevaux de son mari.

«Vous m'accompagnerez, me dit-elle; j'ai besoin d'aller vite et de me
promener très loin.»

Elle courut s'habiller, fit seller un cheval que M. de Nièvres avait
dressé pour elle, et, comme s'il se fût agi de se faire audacieusement
enlever devant ses domestiques, en plein jour:

«Partons», me dit-elle.

A peine arrivée sous bois, elle prit le galop. Je fis comme elle, et je
la suivis. Elle hâta le pas dès qu'elle me sentit sur ses talons,
cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de train. Je me mis à
son allure, et j'allais l'atteindre quand elle fit un nouvel effort qui
me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors de
moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa
vitesse. A peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le
poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait
éperdûment et comme emportée par un oiseau. Je courais moi-même à toute
allure, immobile, les lèvres sèches, avec la fixité machinale d'un
jockey dans une course de fond. Elle tenait le milieu d'un sentier
étroit, un peu encaissé, raviné par le bord, où deux chevaux ne
pouvaient passer de front, à moins que l'un des deux ne se rangeât. La
voyant obstinée à me barrer le passage, je grimpai sous bois, et je
l'accompagnai quelque temps ainsi, au risque de me briser la tête cent
fois pour une; puis, le moment venu de lui couper la route, je franchis
le talus, tombai dans le chemin creux et y mis mon cheval en travers.
Elle vint s'arrêter court à deux pas de moi, et les deux bêtes, animées
et tout écumantes, se cabrèrent un moment, comme si elles avaient eu le
sentiment que leurs cavaliers voulaient combattre. Je crois vraiment que
Madeleine et moi nous nous regardâmes avec colère, tant cette joute
extravagante mêlait d'excitations et de défis à d'autres sentiments
intraduisibles. Elle se tint devant moi, sa cravache à pommeau d'écaille
entre les dents, les joues livides, les yeux injectés et m'éclaboussant
de lueurs sanglantes; puis elle fit entendre un ou deux éclats de rire
convulsifs qui me glacèrent. Son cheval repartit ventre à terre.

Pendant une minute au moins, comme Bernard de Mauprat attaché aux pas
d'Edmée, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son
voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle
agilité d'un petit démon noir. Quand elle eut atteint l'extrémité du
sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs
du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir.
Arrivé juste à l'endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans
l'entrecroisement de deux routes, arrêtée, haletante, et m'attendant le
sourire aux lèvres.

«Madeleine, lui dis-je en me ruant sur elle et lui prenant le bras,
cessez ce jeu cruel; arrêtez-vous, ou je me fais tuer!»

Elle me répondit seulement par un regard direct qui m'empourpra le
visage, et reprit plus posément l'allée du château. Nous revînmes au
pas, sans échanger une seule parole, nos chevaux marchant côte à côte,
se frôlant des mâchoires et se couvrant mutuellement d'écume. Elle
descendit à la grille, traversa la cour à pied tout en fouettant le
sable avec sa cravache, monta droit à sa chambre et ne reparut que le
soir.

A huit heures, on nous remit le courrier. Il y avait une lettre de M. de
Nièvres. Madeleine, en la décachetant, changea de couleur.

«M. de Nièvres va bien, dit-elle; il ne reviendra pas avant le mois
prochain.»

Puis elle se plaignit d'une grande fatigue et se retira.

Il en fut de cette nuit comme des précédentes: je la passai debout et
sans sommeil. Le billet de M. de Nièvres, tout insignifiant qu'il fût,
intervenait entre nous comme une revendication de mille choses oubliées.
Il eût écrit ce seul mot: «Je suis vivant», que l'avertissement n'eût
pas été plus clair. Je résolus de quitter Nièvres le lendemain,
absolument comme j'avais résolu d'y venir, sans autre réflexion ni
calcul. A minuit, il y avait encore de la lumière dans la chambre de
Madeleine. Un massif d'érables plantés près du château et directement en
face de ses fenêtres recevait un reflet rougissant qui toutes les nuits
m'apprenait à quelle heure Madeleine achevait sa veillée. Le plus
souvent, c'était fort tard. Une heure après minuit, le reflet paraissait
encore. Je pris une chaussure légère et je descendis l'escalier à
tâtons. J'allai ainsi jusqu'à la porte de l'appartement de Madeleine,
situé à l'opposé de celui de Julie, à l'extrémité d'un interminable
corridor. Une seule femme de chambre couchait auprès d'elle en l'absence
de son mari. J'écoutai: je crus entendre une ou deux fois résonner
sèchement une petite toux nerveuse assez habituelle à Madeleine dans ses
moments de dépit ou de vive contrariété. Je posai la main sur la
serrure; la clef y était. Je m'éloignai, je revins, et je m'éloignai de
nouveau. Mon cœur battait à se rompre. J'étais littéralement hébété,
et je tremblais de tous mes membres. Je rôdai quelque temps encore dans
le corridor, en pleines ténèbres; puis je restai cloué sur place sans
aucune idée de ce que j'allais faire. Le même soubresaut qui m'avait un
beau jour, sous le coup d'alarmes très vives, poussé machinalement à
Nièvres et m'y avait fait tomber comme un accident, peut-être comme une
catastrophe, me promenait encore, au milieu de la nuit, dans cette
maison confiante et endormie, m'amenait jusqu'à la chambre à coucher de
Madeleine, et m'y faisait buter comme un homme qui rêve. Étais-je un
malheureux à bout de sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire
que tous mes semblables? étais-je un scélérat? Cette question capitale
me travaillait vaguement l'esprit, mais sans y déterminer la moindre
décision précise qui ressemblât, soit à de l'honnêteté, soit au projet
formel de commettre une infamie. La seule chose dont je ne doutais pas,
et qui cependant me laissait indécis, c'est qu'une faute tuerait
Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.

Je ne saurais vous dire ce qui me sauva. Je me retrouvai dans le parc
sans comprendre ni pourquoi ni comment j'y étais venu. Comparativement à
l'obscurité totale des corridors, il y faisait clair, quoiqu'il n'y eût,
je crois, ni lune ni étoiles. La masse entière des arbres ne formait que
de longs escarpements montueux et noirs, au pied desquels on distinguait
les sinuosités blanchâtres des allées. J'allais au hasard, je côtoyais
les étangs. Des oiseaux s'éveillaient et gloussaient dans les roseaux.
Longtemps après, une sensation de froid intense me rappela un peu à
moi-même. Je rentrai; je refermai les portes avec la dextérité des
somnambules ou des voleurs, et je me jetai tout habillé sur mon lit.

J'étais debout avec le jour, me souvenant à peine du cauchemar qui
m'avait fait errer toute la nuit, et me disant: «Je pars aujourd'hui.»
J'en informai Madeleine aussitôt que je la vis.

«Comme vous voudrez», répondit-elle.

Elle était horriblement défaite et dans une agitation de corps et
d'esprit qui me faisait mal.

«Allons voir nos malades», me dit-elle un peu après midi.

Je l'accompagnai, et nous nous rendîmes au village. L'enfant que Julie
soignait et qu'elle avait pour ainsi dire adopté était mort depuis la
veille au soir. Madeleine se fit conduire auprès du berceau qui
contenait le petit cadavre, et voulut l'embrasser; puis au retour elle
pleura abondamment, et répéta le mot _enfant_ avec une douleur aiguë qui
m'en apprenait bien long sur un chagrin qui rongeait sa vie et dont
j'étais impitoyablement jaloux.

Je m'y pris de bonne heure pour faire mes adieux à Julie et adresser à
M. d'Orsel mes remercîments qui voulaient être dits de sang-froid; après
quoi, ne sachant plus comment occuper ma journée et ne tenant pour ainsi
dire en aucune manière à l'emploi d'une vie que je sentais se détacher
de moi minute par minute, j'allai m'accouder sur la balustrade qui
dominait les fossés de ceinture, et j'y restai je ne sais combien de
temps dans des distractions de pur idiotisme. Je ne savais plus où était
Madeleine. De temps en temps, je croyais entendre sa voix dans les
corridors ou la voir passer d'une cour à l'autre allant et venant, se
déplaçant, elle aussi, sans autre but que de s'agiter.

Il y avait au tournant des douves, à la base d'une des tourelles, une
sorte de cellule à moitié bouchée, qui servait autrefois de porte
dérobée. Le pont qui la reliait aux allées du parc était détruit. Il
n'en restait que trois piles, en partie submergées, et que l'eau
marécageuse du fossé salissait incessamment de lies écumeuses. Je ne
sais quelle envie me prit de me cacher là pour le reste du jour. Je
passai d'un pilier sur l'autre, et je me tapis dans cette chambre en
ruine, les pieds touchant au courant, dans le demi-jour lugubre de ce
vaste et profond fossé où coulaient des eaux de lavoir. Deux ou trois
fois, je vis Madeleine passer de l'autre côté des douves, et regarder
vers les allées, comme si elle eût cherché quelqu'un. Elle disparut et
revint encore; elle hésita entre trois ou quatre routes qui menaient du
parterre aux confins du parc, puis elle prit, sous un couvert d'ormeaux,
l'allée des étangs. Je ne fis qu'un bond pour m'élancer d'un bord à
l'autre, et je la suivis. Elle marchait vite, sa coiffure de campagne
mal attachée sur ses oreilles, tout enveloppée d'un long cachemire qui
l'emmaillottait comme si elle avait eu très froid. Elle tourna la tête
en m'entendant venir, rebroussa chemin brusquement, passa près de moi
sans me regarder, gagna le perron du parterre et se mit à escalader
l'escalier. Je la rejoignis au moment où elle mettait le pied dans le
petit salon qui lui servait de boudoir, et où elle se tenait le jour.

«Aidez-moi à plier mon châle», me dit-elle.

Elle avait l'esprit et les yeux ailleurs, et s'y prenait tout de
travers. La longue étoffe chamarrée était entre nous, pliée dans le sens
de sa longueur, et ne formait déjà plus qu'une bande étroite dont chacun
de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes; il restait à
joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit
défaillance, la frange échappa tout à coup des mains de Madeleine. Elle
fit un pas encore, chancela d'abord en arrière, puis en avant, et tomba
dans mes bras tout d'une pièce. Je la saisis, je la tins quelques
secondes ainsi collée contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux
clos, les lèvres froides, à demi morte et pâmée, la chère créature, sous
mes baisers. Puis une terrible contraction la fit tressaillir; elle
ouvrit les yeux, se dressa sur la pointe des pieds pour arriver à ma
hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa force, ce fut elle à son
tour qui m'embrassa.

Je la saisis de nouveau; je la réduisis à se défendre, comme une proie
se débat, contre un embrassement désespéré. Elle eut le sentiment que
nous étions perdus; elle poussa un cri. J'ai honte de vous le dire, ce
cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât
d'un homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais; je ne
distinguais pas très bien s'il s'agissait de son honneur ou de sa vie.
Je n'ai pas à me vanter d'un acte de générosité qui fut presque
involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut peu de part! Je
lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre. La chère victime
fit un dernier effort; c'était peine inutile, je ne la tenais plus.
Alors, avec un effarement qui m'a fait comprendre ce que c'est que le
remords d'une honnête femme, avec un effroi qui m'aurait prouvé, si
j'avais été en état d'y réfléchir, à quel degré d'abaissement elle me
voyait réduit, comme si instantanément elle eût senti qu'il n'y avait
plus entre nous ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que
cette commisération de pur instinct n'était qu'un accident qui pouvait
se démentir; avec une pantomime effrayante qui répand encore aujourd'hui
sur ces anciens souvenirs toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine
marcha lentement vers la porte, et, ne me quittant pas des yeux, comme
on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là
seulement elle se retourna et s'enfuit.

J'avais perdu connaissance, tout en me maintenant encore debout. Je me
traînai, comme je le pus, jusqu'à mon appartement: je n'avais qu'une
idée, c'est qu'on ne me trouvât pas évanoui dans les escaliers. Arrivé
devant ma porte, même avant d'avoir pu l'ouvrir, il me fut impossible de
me soutenir davantage. Machinalement, je m'assurai qu'il n'y avait
personne dans les corridors. Le dernier sentiment qui subsista une
seconde encore fut que Madeleine était en sûreté, et je tombai roide sur
le carreau.

Ce fut là que je revins à moi, une ou deux heures après, tout à fait à
la nuit, avec le souvenir incohérent d'une scène affreuse. On sonnait le
dîner; il me fallut descendre. J'agissais, j'avais les jambes libres,
il me semblait avoir reçu un choc violent sur la tête. Grâce à cette
paralysie très réelle, j'éprouvais une sensation générale de grande
souffrance, mais je ne pensais pas. La première glace où je m'aperçus me
montra la figure étrangement bouleversée d'un fantôme à peu près
semblable à moi, que j'eus de la peine à reconnaître. Madeleine ne parut
point, et il m'était presque indifférent qu'elle fût là ou ailleurs.
Julie, fatiguée, chagrine, ou inquiète de sa sœur et très
probablement bourrelée de soupçons,--car, avec cette singulière fille
clairvoyante et cachée, toutes les suppositions étaient permises, et
cependant demeuraient douteuses,--Julie ne devait pas nous rejoindre au
salon. Je me trouvai seul avec M. d'Orsel jusqu'au milieu de la soirée;
j'étais inerte, insensible et comme de sang-froid, tant il me restait
peu de sens pour réfléchir et de force pour être agité.

Il était dix heures à peu près quand Madeleine entra, changée à faire
peur et méconnaissable aussi, comme un convalescent que la mort a touché
de près.

«Mon père, dit-elle sur un ton d'inflexible audace, j'ai besoin d'être
seule un moment avec M. de Bray.»

M. d'Orsel se leva sans hésiter, embrassa paternellement sa fille et
sortit.

«Vous partez demain, me dit Madeleine en me parlant debout, et j'étais
debout comme elle.

--Oui, lui dis-je.

--Et nous ne nous reverrons jamais!»

Je ne répondis pas.

«Jamais, reprit-elle; entendez-vous? Jamais. J'ai mis entre nous le seul
obstacle qui puisse nous séparer sans idée de retour.»

Je me jetai à ses pieds, je pris ses deux mains sans qu'elle y résistât;
je sanglotais. Elle eut une courte faiblesse qui lui coupa la voix; elle
retira ses mains, et me les rendit dès qu'elle eut repris sa fermeté.

«Je ferai tout mon possible pour vous oublier. Oubliez-moi, cela vous
sera plus facile encore. Mariez-vous, plus tard, quand vous voudrez. Ne
vous imaginez pas que votre femme puisse être jalouse de moi, car à ce
moment-là je serai morte ou heureuse, ajouta-t-elle, avec un tremblement
qui faillit la renverser. Adieu.»

Je restai à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu'elle
ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui
arracha.

«Mon pauvre ami! me dit-elle; il fallait en venir là. Si vous saviez
combien je vous aime! Je ne vous l'aurais pas dit hier; aujourd'hui cela
peut s'avouer, puisque c'est le mot défendu qui nous sépare.»

Elle, exténuée tout à l'heure, elle avait retrouvé par miracle je ne
sais quelle ressource de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n'en
avais plus aucune.

Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n'entendis pas; puis
elle s'éloigna doucement comme une vision qui s'évanouit, et je ne la
revis plus, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais.

Je partis au lever du jour sans voir personne. J'évitai de traverser
Paris, et je me fis conduire directement à la maison d'extrême banlieue
qu'habitait Augustin. C'était un dimanche; il était chez lui.

Au premier coup d'œil, il comprit qu'un malheur m'était arrivé.
D'abord, il crut que madame de Nièvres était morte, parce que, dans sa
parfaite honnêteté d'homme et de mari, il n'imaginait pas de malheur
plus grand. Quand je lui eus fait connaître le véritable accident qui me
réduisait à l'un de ces veuvages qu'on n'avoue pas:

«J'ignore ces chagrins-là, me dit-il; mais je vous plains de toute mon
âme.»

Et je ne doutais pas qu'il ne me plaignît en effet du fond du cœur,
pour peu qu'il raisonnât d'après les pires désastres qu'il pouvait
envisager dans l'avenir incertain de sa propre vie.

Il travaillait quand je le surpris. Sa femme était auprès de lui, et
elle avait sur ses genoux un petit enfant de six mois qui leur était né
pendant mon exil. Ils étaient heureux. Leur situation prospérait, je pus
m'en apercevoir à des signes de relative opulence. Ils me donnèrent à
coucher. La nuit fut effroyable; une tempête de fin d'automne régna sans
discontinuité depuis le soir jusqu'après le soleil levé. Je ne fis pas
autre chose, dans le morne bercement de ce long murmure de vent et de
pluie, que de penser au tumulte que le vent devait produire autour de la
chambre et du sommeil de Madeleine, si Madeleine dormait. Ma force de
réfléchir n'allait pas au delà de cette sensation puérile et toute
physique. L'orage étant dissipé, Augustin m'obligea de sortir dès le
matin. Il avait une heure à lui avant de se rendre à Paris. Il me
conduisit dans les bois, ravagés par le vent de la nuit; l'eau courait
encore dans les sentiers plongeants, et roulait les dernières feuilles
de l'année.

Nous marchâmes longtemps ainsi, avant que j'eusse pu recueillir l'ombre
d'une idée lucide parmi les déterminations urgentes qui m'avaient amené
chez Augustin. Je me rappelai enfin que j'avais des adieux à lui faire.
Il crut d'abord que c'était un parti désespéré, pris seulement depuis la
veille, et qui ne tiendrait pas contre de sages réflexions; puis, quand
il vit que ma résolution datait de plus loin, qu'elle était le résultat
d'examens sans réplique, et que tôt ou tard elle se serait accomplie, il
ne discuta ni l'opinion que j'avais de moi-même, ni le jugement que je
portais sur mon temps; il me dit seulement:

«Je pense et je raisonne à peu près comme vous. Je me sens peu de chose,
et ne me crois pas non plus de beaucoup inférieur au plus grand nombre;
seulement, je n'ai pas le droit que vous avez d'être conséquent jusqu'au
bout. Vous désertez modestement; moi je reste, non par forfanterie, mais
par nécessité, et d'abord par devoir.

--Je suis bien las, lui dis-je, et de toutes les manières j'ai besoin de
repos.»

Nous nous séparâmes à Paris en nous disant: Au revoir! comme on fait
d'ordinaire quand il en coûterait trop de se dire adieu, mais sans
prévoir le lieu ni l'époque où nous pourrions nous retrouver. J'avais
de courtes affaires à régler dont je chargeai mon domestique. J'allai
seulement prendre congé d'Olivier. Il se disposait à quitter la France.
Il ne me questionna pas sur mon séjour à Nièvres: en m'apercevant, il
avait deviné que tout était fini.

Je n'avais plus à lui parler de Julie, il n'avait plus à me parler de
Madeleine. Les liens qui nous avaient unis depuis plus de dix années
venaient de se rompre à la fois, au moins pour longtemps.

«Tâche d'être heureux», me dit-il, comme s'il n'y comptait pas plus pour
moi que pour lui-même.

Trois jours après mon départ de Nièvres, j'étais à Ormesson. J'y passai
la nuit seulement auprès de madame Ceyssac, que mon retour éclaira sur
bien des choses, et qui me donna à entendre qu'elle avait souvent
déploré mes erreurs dans sa tendre pitié de femme pieuse et de
demi-mère. Le lendemain, sans prendre une heure de véritable repos, dans
cette course lamentable qui me ramenait au gîte comme un animal blessé
qui perd du sang et ne veut pas défaillir en route, le lendemain soir, à
la nuit tombée, j'arrivais en vue de Villeneuve. Je mis pied à terre aux
abords du village; la voiture continua de suivre la route pendant que je
prenais un chemin de traverse qui me conduisait chez moi par le marais.

Il y avait quatre jours et quatre nuits qu'une douleur fixe me bridait
le cœur et me tenait les yeux aussi secs que si je n'eusse jamais
pleuré. Au premier pas que je fis sur le chemin des Trembles, il y eut
en moi un tressaillement de souvenirs qui rendit la douleur plus
cuisante et cependant un peu moins tendue.

Il faisait très froid. La terre était dure, la nuit presque complète, au
point que la ligne des côtes et la mer ne formaient plus qu'un horizon
compact et tout noir. Un reste de rougeur s'éteignait à la base du ciel
et blêmissait de minute en minute. Un chariot passait au loin près de la
falaise; on l'entendait cahoter et crier sur le pavé gelé. L'eau des
marais était prise; par endroits seulement, de larges carrés d'eau
douce, qui ne gelaient point, continuaient de se mouvoir doucement, et
demeuraient blanchâtres. Six heures sonnèrent au clocher de Villeneuve.
Le silence et l'obscurité devenaient si grands, qu'on aurait cru qu'il
était minuit. Je marchais sur les levées, et je ne sais comment je me
rappelai qu'à cet endroit-là même autrefois, dans de froides nuits
pareilles, j'avais chassé des canards. J'entendais au-dessus de ma tête
le susurrement rapide et singulier que font ces oiseaux en volant très
vite. Un coup de fusil retentit. Je vis la lueur de la poudre, et
l'explosion m'arrêta court. Un chasseur sortit de sa cachette, descendit
vers la mare et se mit à y piétiner; un autre lui parla. Dans cet
échange de paroles brèves dites assez bas, mais que la nuit rendait très
distinctes, je saisis comme un son de voix qui me frappa.

«André!» criai-je.

Il y eut un silence, après quoi je répétai de nouveau: «André!

--Quoi?» dit une voix qui ne me laissa plus aucun doute.

André fit quelques pas à ma rencontre. Je le distinguais assez mal,
quoiqu'il dépassât de toute la taille la levée obscure. Il avançait
lentement, un peu à tâtons, sur ce chemin foulé par des pas d'animaux;
il répétait: «Qui est là? qui m'appelle?» avec un émoi croissant, et
comme s'il hésitait de moins en moins à reconnaître celui qui l'appelait
et qu'il croyait si loin.

«André! lui dis-je une troisième fois, quand il n'eut plus qu'un ou deux
pas à faire.

--Comment? quoi?... Ah! monsieur! monsieur Dominique! dit-il en laissant
tomber son fusil.

--Oui, c'est moi, c'est bien moi, mon vieux André!...»

Je me jetai dans les bras de mon vieux domestique. Mon cœur, à la fin
de ces contraintes, éclata de lui-même et se fondit librement en
sanglots.



XVIII


DOMINIQUE avait achevé son récit. Il s'arrêta sur ces dernières paroles
dites avec la voix précipitée d'un homme qui se hâte et cette expression
de pudeur attristée qui suit ordinairement des épanchements trop
intimes. Ce que de pareilles confidences avaient dû coûter à une
conscience ombrageuse et si longtemps fermée, je le devinais, et je le
remerciai d'un geste attendri auquel il ne répondit que par un mouvement
de tête. Il avait ouvert la lettre d'Olivier, dont l'adieu funèbre
présidait pour ainsi dire à ce récit, et se tenait debout, les yeux
tournés vers la fenêtre où s'encadrait un tranquille horizon de plaine
et d'eau. Il demeura ainsi quelque temps dans un silence embarrassé que
je ne voulus pas rompre. Il était pâle. Sa physionomie, légèrement
altérée par la fatigue ou rajeunie par les lueurs passionnées d'une
autre époque, reprenait peu à peu son âge, ses flétrissures et son
caractère de grande sérénité. Le jour baissait à mesure que la paix des
souvenirs s'établissait aussi sur son visage. L'ombre envahissait
l'intérieur poudreux et étouffé de la petite chambre où se terminait
cette longue série d'évocations dont plus d'une avait été douloureuse.
Des inscriptions des murailles, on ne distinguait presque plus rien.
L'image extérieure et l'image intérieure pâlissaient donc en même temps,
comme si tout ce passé ressuscité par hasard rentrait à la même minute,
et pour n'en plus sortir, dans le vague effacement du soir et de
l'oubli.

Des voix de laboureurs qui longeaient les murs du parc nous tirèrent
l'un et l'autre d'un embarras réel, celui de nous taire ou de reprendre
un entretien brisé.

«Voici l'heure de descendre», dit Dominique; et je le suivis jusqu'à la
ferme, où tous les soirs, à pareille heure, il avait quelques soins de
surveillance à remplir.

Les bœufs rentraient du labour, et c'était le moment où la ferme
s'animait. Accouplés par deux ou trois paires,--car à cause de la
lourdeur des terres mouillées on avait dû tripler les attelages,--ils
arrivaient traînant leur timon, le mufle soufflant, les cornes basses,
les flancs émus, avec de la boue jusqu'au ventre. Les animaux de
rechange qui n'avaient pas travaillé ce jour-là mugissaient au fond de
l'étable en entendant revenir leurs actifs compagnons. Ailleurs,
c'étaient les troupeaux déjà renfermés qui s'agitaient dans la bergerie;
et des chevaux piétinaient et hennissaient, parce qu'on remuait du
fourrage au-dessus de leurs mangeoires.

Les gens de service vinrent se ranger autour du maître, tête nue, avec
des gestes un peu las. Dominique s'enquit minutieusement si des
instruments de labour d'un emploi nouveau avaient produit les résultats
qu'il en attendait; puis il donna ses ordres pour le lendemain; il les
multiplia surtout au sujet des semailles; et je compris que toute la
semence dont il indiquait ainsi la distribution n'était pas destinée à
ses propres terres; il y avait là beaucoup de prêts sans doute, des
avances faites ou des aumônes.

Ces précautions prises, il me ramena sur la terrasse. Le temps s'était
éclairci. La saison, alternée de soleil, de tiédeur et de pluie, et
remarquablement douce, quoique nous eussions passé la mi-novembre, était
bien faite pour mettre en joie tout esprit foncièrement campagnard. La
journée, si maussade à midi, s'achevait par une soirée d'or. Les enfants
jouaient dans le parc, pendant que madame de Bray allait et venait dans
l'allée qui conduisait au bois, surveillant leurs jeux à petite
distance. Ils se poursuivaient, à travers les fourrés, avec des cris
imités de bêtes chimériques, et les plus propres à les effrayer. Des
merles, les derniers oiseaux qui se fassent entendre à cette heure
tardive, leur répondaient par ce sifflement bizarre et saccadé pareil à
de tumultueux éclats de rire. Un reste de jour éclairait paisiblement la
longue tonnelle; les pampres déjà clair-semés formaient sur le ciel très
pâle autant de découpures aiguës, et des rats pillards qui rôdaient le
long des poutrelles égrenaient avec précaution les quelques raisins
flétris qui restaient aux vignes. Ce calme déclin d'une journée
soucieuse menant à des lendemains plus sereins, l'assurance du ciel qui
s'embellissait, ces joies d'enfants pour animer le vieux parc à demi
dépouillé; la mère confiante, heureuse, servant de lien affectueux
entre le père et les enfants; celui-ci grave, songeur, mais raffermi,
parcourant à petits pas la riche et féconde allée tendue de treilles;
cette abondance avec cette paix, cet accomplissement dans le
bonheur:--tout cela formait, après notre entretien, une conclusion si
noble, si légitime et si évidente, que je pris le bras de Dominique et
le serrai plus affectueusement encore que de coutume.

«Oui, me dit-il, mon ami, me voici arrivé. A quel prix? vous le savez;
avec quelle certitude? vous en êtes témoin.»

Il y avait dans son esprit un mouvement d'idées qui se continuait; et,
comme s'il eût voulu s'expliquer plus clairement sur des résolutions qui
se manifestaient d'ailleurs d'elles-mêmes, il reprit encore, lentement
et sur un tout autre ton:

«Bien des années se sont passées depuis le jour où je suis rentré au
gîte. Si personne n'a oublié les événements que je viens de vous
raconter, personne ne semble du moins se les rappeler; le silence que
l'éloignement et le temps ont amené pour toujours entre quelques
personnages de cette histoire leur a permis de se croire mutuellement
pardonnés, réhabilités et heureux. Olivier est le seul, j'aime à le
supposer, qui se soit obstiné jusqu'à la dernière heure dans ses
systèmes et dans ses soucis. Il avait désigné, vous vous en souvenez,
l'ennemi mortel qu'il redoutait plus que tous les autres; on peut dire
qu'il a succombé dans un duel avec l'ennui.

--Et Augustin? lui demandai-je.

--Celui-ci est le seul survivant de mes vieilles amitiés. Il est au bout
de sa tâche. Il y est arrivé en droite ligne, comme un rude marcheur au
but d'un difficile et long voyage. Ce n'est point un grand homme, c'est
une grande volonté. Il est aujourd'hui le point de mire de beaucoup de
nos contemporains, chose rare qu'une pareille honnêteté parvenant assez
haut pour donner aux braves gens l'envie de l'imiter.

--Pour moi, reprit M. de Bray, j'ai suivi très tard, avec moins de
mérite, moins de courage, avec autant de bonheur, l'exemple que ce
cœur solide m'avait donné presque au début de sa vie. Il avait
commencé par le repos dans des affections sans trouble, et j'ai fini par
là. Aussi, j'apporte dans mon existence nouvelle un sentiment qu'il n'a
jamais connu, celui d'expier une ancienne vie certainement nuisible et
de racheter des torts dont je me sens encore aujourd'hui responsable,
parce qu'il y a, selon moi, entre toutes les femmes également
respectables, une solidarité instinctive de droits, d'honneur et de
vertus. Quant au parti que j'ai adopté de me retirer du monde, je ne
m'en suis jamais repenti. Un homme qui prend sa retraite avant trente
ans et y persiste témoigne assez ouvertement par là qu'il n'était pas né
pour la vie publique, pas plus que pour les passions. Je ne crois pas
d'ailleurs que l'activité réduite où je vis soit un mauvais point de vue
pour juger les hommes en mouvement. Je m'aperçois que le temps a fait
justice au profit de mes opinions de beaucoup d'apparences qui jadis
auraient pu me causer l'ombre d'un doute, et comme il a vérifié la
plupart de mes conjectures, il se pourrait qu'il eût aussi confirmé
quelques-unes de mes amertumes. Je me rappelle avoir été sévère pour les
autres à un âge où je considérais comme un devoir de l'être beaucoup
pour moi-même. Chaque génération plus incertaine qui succède à des
générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans
descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un
abaissement dans la température morale d'un pays. J'entends dire qu'il
n'y a pas grand espoir à tirer d'une époque où les ambitions ont tant de
mobiles et si peu d'excuses, où l'on prend communément le viager pour le
durable, où tout le monde se plaint de la rareté des œuvres, où
personne n'ose avouer la rareté des hommes.....

--Et si la chose était vraie! lui dis-je.

--Je serais disposé à le croire, mais je me tais sur ce point comme sur
beaucoup d'autres. Il n'appartient pas à un déserteur de faire fi des
innombrables courages qui luttent, là même où il n'a pas su demeurer.
D'ailleurs, il s'agit de moi, de moi seul, et, pour en finir avec le
principal personnage de ce récit, je vous dirai que ma vie commence. Il
n'est jamais trop tard, car si une œuvre est longue à faire, un bon
exemple est bientôt donné. J'ai le goût et la science de la
terre,--mince amour-propre que je vous prie de me pardonner.--Je
fertiliserai mes champs mieux que je n'ai fait de mon esprit, à moins de
frais, avec moins d'angoisse et plus de rapport, pour le plus grand
profit de ceux qui m'entourent. J'ai failli mêler l'inévitable prose de
toutes les natures inférieures à des productions qui n'admettaient aucun
élément vulgaire. Aujourd'hui, très heureusement pour les plaisirs d'un
esprit qui n'est point usé, il me sera permis d'introduire quelque grain
d'imagination dans cette bonne prose de l'agriculture et...»

Il cherchait un mot qui rendît modestement le véritable esprit de sa
nouvelle mission.

«Et de la bienfaisance? lui dis-je.

--Soit, dit-il, j'accepte le mot pour madame de Bray, car ceci la
regarde exclusivement.»

En ce moment même, madame de Bray ramenait ses enfants essoufflés et
tout en nage. Il y eut un instant de complet silence pendant lequel,
comme à la fin d'une symphonie qui expire en d'infiniment petits
accords, on n'entendit plus que le chuchotement des merles branchés qui
jasaient encore, mais ne riaient plus.

Très peu de jours après cette conversation, qui m'avait fait pénétrer
dans l'intimité d'un esprit dont la plus réelle originalité était
d'avoir strictement suivi la maxime ancienne de se connaître soi-même,
une chaise de poste s'arrêta dans la cour des Trembles.

Il en descendit un homme à cheveux rares, gris et coupés court, petit,
nerveux, avec tout l'extérieur, la physionomie, l'assiette et la
précision d'un homme peu ordinaire et préoccupé d'affaires graves, même
en voyage; parfaitement mis d'ailleurs, et là encore on pouvait définir
des habitudes élevées de situation, de monde et de rang. Il examina
vivement ce qu'on apercevait du château, la tonnelle, un coin du parc;
il leva les yeux vers les tourelles et se retourna pour considérer les
petites fenêtres en lucarne de l'ancien appartement de Dominique.

Dominique arrivait sur la terrasse; ils se reconnurent.

«Ah! quelle surprise, mon bien cher ami! dit Dominique, en marchant
au-devant du visiteur, les deux mains cordialement ouvertes.

--Bonjour, de Bray», dit celui-ci avec l'accent net et franc d'un homme
dont la vérité semblait avoir, pendant toute sa vie, rafraîchi les
lèvres.

C'était Augustin.

FIN

       *       *       *       *       *


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Commencé en septembre 1859, DOMINIQUE ne fut achevé, après plusieurs
remaniements, qu'au début de 1862 où il parut dans la _Revue des Deux
Mondes_ en trois parties ainsi divisées: première partie, chap. I-V, nº
du 15 avril, pp. 777 à 825; deuxième partie, chap. VI-XI, nº du 1er
mai, pp. 143 à 194; dernière partie, chap. XII-XVIIIdu 15 mai, pp. 384 à
445.

La première édition parut en janvier 1863 avec la collation suivante:

EUGÈNE FROMENTIN. DOMINIQUE. _Paris, librairie de L. Hachette et Cie,
boulevard Saint-Germain, nº 77_ (Impr. Lahure et Cie), 1863, in-8º.

1 faux titre portant au verso la mention suivante: «Cet ouvrage a paru
pour la première fois en 1862, dans la _Revue des Deux Mondes_»; 1 titre
et 372 p. de texte. Couverture imprimée.

Édition originale imprimée sur papier de Hollande et non mise dans le
commerce.

Il était tiré en même temps une édition in-18º sur papier ordinaire,
mise en vente à 3 fr. 50, qui figure dans la _Bibliographie de la
France_ à la date du 3 janvier, alors que l'édition in-8º n'y a été
enregistrée que le 31 janvier.

Ultérieurement cette édition a été comprise par l'éditeur dans la
collection: _Littérature contemporaine, romans et voyages_, à 1 franc le
volume.

Il y a des variantes assez nombreuses, quoique peu importantes (sauf en
ce qui concerne la fin du chap. II que nous donnons plus loin), entre le
texte primitif de la _Revue des Deux Mondes_ et celui de l'édition
originale.

L'on relève aussi quelques différences portant sur la ponctuation et la
composition, entre l'édition in-8º et l'édition in-18º, notamment aux
pages 49, 53, 59, 67, 115, 125 et 177.

Un grand nombre des exemplaires in-8º et in-18º de l'édition Hachette
(de même d'ailleurs, que le texte de la _Revue des Deux Mondes_),
contiennent à la page 177 la faute suivante qui a été reproduite dans
les autres éditions, spécialement dans les éditions Plon et Crès, et
dans celle du Livre Contemporain: chap. VIII, au lieu de _Il sera pédant
et censeur_ (p. 141, 12e ligne de notre édition), on lit: Il sera
pédant et en sueur.

Il est, de même, deux fautes qu'on relève communément dans les éditions
modernes: chap. XIII (p. 216, 10e ligne de notre édition), au lieu de
_parce qu'elle y voyait_..., on lit: _parce qu'elle voyait_...; et chap.
XIV (p. 245, 27e ligne de notre édition), au lieu de _As-tu prévu ce
qui l'attend_, on lit: _As-tu prévu ce qui t'attend._

Depuis 1876, DOMINIQUE est édité par la maison Plon.

       *       *       *       *       *

Voici la fin du chap. II telle qu'elle figure à la _Revue des Deux
Mondes_ (p. 799 du nº du 15 mai 1862), qu'il nous a paru intéressant de
rapprocher du texte de notre édition qui est celui de l'édition
originale (v. _supra_ p. 40-42), parce qu'elle en diffère assez
sensiblement:

«Pauvre Olivier!» dit Dominique en le voyant s'éloigner au galop de
chasse dans la direction d'Orsel.

Quinze jours après, ce devait être au milieu de novembre, le facteur
rural entra le matin, et remit à Dominique une lettre cachetée de noir.
Dominique, en la lisant, devint très pâle; puis il passa sur la
terrasse, en nous faisant signe de laisser les enfants au salon.

«Voici des nouvelles d'Olivier, dit-il; j'étais certain qu'il en
viendrait là.»

_Suit la lettre d'Olivier, qui est la même dans les différentes
éditions._

Vers midi, la pluie se mit à tomber. Dominique se retira dans son
cabinet, où je l'accompagnai. La lettre d'Olivier avait amèrement ravivé
certains souvenirs qui n'attendaient qu'une circonstance décisive pour
se répandre.

_La fin, comme p. 42._

       *       *       *       *       *

Les éditions de luxe de DOMINIQUE sont les suivantes:

EUGÈNE FROMENTIN. DOMINIQUE. _Paris, Le Livre Contemporain_, 1905,
in-8º.

1 faux titre; 1 frontispice; 1 titre imprimé en rouge et noir; 1 f. pour
la dédicace à George Sand; 333 p. de texte; 1 f. pour l'achevé
d'imprimer. Couverture bleue imprimée en or.

Édition ornée d'un frontispice et de 37 paysages en vignettes ou
culs-de-lampe, dessinés et gravés à l'eau-forte par Gustave Leheutre, et
tirée à 117 exemplaires sur papier vergé d'Arches non mis dans le
commerce.

Les eaux-fortes ont été tirées chez Eugène Delâtre, et le texte imprimé
chez Plon-Nourrit et Cie.

EUGÈNE FROMENTIN. DOMINIQUE. _Paris, L. Conard, 17, boulevard de la
Madeleine_, 1906, in-8º. Couverture imprimée.

Édition ornée d'un frontispice gravé à l'eau-forte en couleurs, imprimée
à l'Imprimerie Nationale et tirée à 225 exemplaires, savoir: 200 ex. sur
papier de Rives (30 fr.), et 25 ex. sur japon ancien (60 fr.).

Fait partie de _Cinq confessions d'amour._

EUGÈNE FROMENTIN. DOMINIQUE. Édition suivie de plusieurs lettres de
l'auteur et ornée d'un portrait gravé sur bois par P.-E. Vibert. _Paris,
Georges Crès et Cie, Les Maîtres du Livre, 3, place de la Sorbonne,
3_, (Evreux, Impr. de Paul Hérissey), MCMXII, petit in-8º.

1 faux titre avec, au verso, le nº de l'exemplaire et la nature du
papier; 1 portrait; 1 titre; 1 f. pour la dédicace à George Sand; 1
second faux titre; 388 p. de texte; 2 fac-similés hors texte du
manuscrit de l'auteur; 1 f. pour la justification du tirage. Couverture
imprimée.

Sixième volume de la collection _Les Maîtres du Livre_, tiré à 839
exemplaires, soit: 3 ex. sur vieux japon impérial numérotés de 1 à 3 (40
fr.); 5 ex. sur chine, numérotés de 4 à 8 (30 fr.); 46 ex. sur japon
impérial (dont 6 hors commerce), numérotés de 9 à 48 et de 49 à 54 (20
fr.); et 785 ex. sur papier d'Arches (dont 40 hors commerce), numérotés
de 55 à 804 et de 805 à 839 (7 fr. 50).

Cette édition, dont le texte contient de nombreuses fautes, comprend
(pp. 373 à 388) six lettres extraites d'une correspondance échangée
entre E. Fromentin et George Sand, et relatives à la conception de
DOMINIQUE.

       *       *       *       *       *

Les variantes qu'on relève entre le texte de la _Revue des Deux Mondes_
et celui de la première édition de DOMINIQUE, ont pour origine les
conseils que George Sand avaient donnés à Fromentin pendant le séjour
que celui-ci fit à Nohant en juin 1862, c'est-à-dire entre la
publication des deux versions.

L'on trouve d'ailleurs dans les _Correspondance_ et _Fragments inédits_
de Fromentin (recueillis par M. P. Blanchon, Plon, 1912, 1 vol. in-18º),
les notes prises par l'auteur sous la dictée de George Sand qui lui
avait suggéré certains changements à faire à son roman.

Fromentin tint compte de quelques-unes de ces indications, notamment de
celles qui concernent la fin du chap. II (v. la première version que
nous donnons plus haut), la promenade au bois de Boulogne (p. 165 de
notre édition), l'allusion à Mauprat dans la course à cheval avec
Madeleine (ibid., p. 277). George Sand avait en outre conseillé
d'introduire un avant-dernier chapitre où Dominique aurait, à son retour
de Nièvres, expliqué à Augustin les sentiments qui l'animaient à l'égard
de Madeleine perdue pour lui, et où l'on aurait vu apparaître celle qui
devait devenir Mme de Bray. Le chapitre xviii serait alors devenu le
chapitre xix, avec quelques adjonctions relatives à la guérison de
Dominique. Fromentin n'obéit pas à cette suggestion et ce chapitre ne
fut pas écrit.

Dans une lettre à George Sand du 9 novembre 1862, Fromentin s'excuse,
d'ailleurs, de n'avoir pu faire à son œuvre les changements convenus.

Le 9 janvier 1863, il lui annonce l'envoi d'un exemplaire de DOMINIQUE,
«de format in-8º, papier propre, que le brochage de cette édition de
cérémonie», non encore fini, l'empêche de faire parvenir à son amie.

DOMINIQUE paraît officiellement en librairie le 10 janvier 1863. Et le
27 janvier, Fromentin écrit à George Sand en lui disant que s'il ne lui
a pas envoyé l'exemplaire annoncé, c'est qu'il y a relevé des fautes
énormes, des corrections faites à l'imprimerie, _après le bon à tirer_,
par un correcteur scrupuleux qui s'était permis de substituer des
non-sens à certaines hardiesses..., et qu'il a fallu tout arrêter et
introduire des cartons. Il explique qu'il a lâché tels quels quelques
exemplaires de librairie, mais qu'il en reçoit à la minute même de plus
propres dont le premier va être adressé à Nohant.

Nous trouvons là l'explication des fautes relevées sur un certain nombre
d'exemplaires de l'édition originale, même de l'édition in-octavo. Ce
qui semble plus singulier, c'est de voir les mêmes fautes reparaître
dans les éditions ultérieures, et à plus forte raison, dans les éditions
de luxe.

       *       *       *       *       *

Dans quelle mesure DOMINIQUE est-il une autobiographie? C'est ce qu'il
est facile de savoir par les _Lettres de jeunesse_ de Fromentin (Plon,
1912, 1 vol. in-18º), et par les notes si intéressantes dont M. Pierre
Blanchon les a reliées entre elles.

En ce qui touche les lieux, nous y apprenons d'abord que pour les
Trembles, Fromentin a pris comme modèle de sa description en partie la
maison de campagne que ses parents avaient aux portes de La Rochelle, à
Saint-Maurice; toutefois, certains traits, l'aspect du paysage, les
grands horizons voilés, sont empruntés à la propriété que des amis de sa
famille, les Seignette, avaient tout à côté, à Vaugoin.

Ormesson, la petite ville basse, hérissée de clochers d'église...,
dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, c'est
La Rochelle, telle qu'elle existait au commencement du siècle dernier.

Les personnages. Dans Augustin, M. Louis Gillet (_Revue de Paris_, du
1er août 1905) voit un jeune professeur du lycée, Bardant, dont
l'influence avait été grande sur ses élèves. Pour M. Louis Audiat
(_Revue des Charentes_, 30 septembre 1905), c'est un mélange de Léopold
Delayant, qui fut le maître de Fromentin à La Rochelle et s'intéressa
beaucoup à ses débuts, et aussi de son grand ami, Émile Beltrémieux.

Le modèle d'Olivier d'Orsel est un des camarades de collège d'Eugène,
Léon Mouliade, fils d'un propriétaire de Fontenay-le-Comte. La finesse
de sa nature, la distinction de ses manières, sa mise recherchée et
l'air de dandysme répandu sur toute sa personne, avaient infiniment plu
à Fromentin qui entretint avec lui des relations longtemps suivies, bien
qu'assez espacées.

Quant à Madeleine, qui ne s'appelait pas Madeleine, elle était la fille
de la veuve d'un capitaine au long cours, voisine de campagne de la
famille Fromentin. De sang créole par sa mère, elle était très brune,
avec un teint mat et une peau blanche. Gaie, enjouée, spirituelle plus
qu'intelligente, et assez coquette, elle se prêtait facilement au
sentiment très vif qui attirait vers elle son compagnon de jeunesse,
encore bien qu'elle eût quatre ans de plus que lui. En octobre 1836,
Madeleine épousait un jeune homme de vingt-deux ans--elle en avait
dix-sept--attaché à l'administration des contributions directes, mais
qui devait par la suite acheter une charge d'agent de change à La
Rochelle.

C'est à ce moment qu'Eugène Fromentin eut nettement conscience de son
amour pour Madeleine. Pendant quatre ou cinq ans, il vécut de ce
sentiment exclusif qui absorba toutes les forces de sa jeunesse et de
son talent. Il la cherchait partout où il pouvait la rencontrer, à la
promenade, au théâtre, dans le monde. Pendant les absences de son mari,
maussade et bourru, et qui semble ne pas l'avoir rendue heureuse, elle
recevait Eugène chez elle, trouvant surtout dans cette intrigue une
distraction à l'existence monotone qu'elle menait. Malgré ces
imprudences, il est difficile d'admettre qu'il y ait eu entre eux autre
chose que des conversations passionnées et un commerce purement
sentimental.

«Au cours de l'été 1838, Eugène Fromentin était parvenu aux termes de
ses humanités. La distribution des prix fut pour lui l'occasion de la
scène qui est racontée dans DOMINIQUE avec un accent de sincérité auquel
il n'est pas permis de se tromper.»

En novembre 1839, Fromentin partit pour Paris où il devait faire son
droit. Il revient à Saint-Maurice aux vacances, et il retrouve
Madeleine. Il s'efforce de lutter contre sa passion qui l'a repris tout
entier. Mais l'affection profonde qu'il avait vouée à la jeune femme
persistait toujours, malgré les efforts réunis de tous, mari, parents et
amis, pour amener une rupture.

Et cela dura jusqu'en 1844 où Madeleine dont la santé était depuis
longtemps précaire, vint subir à Paris une grave opération dont elle
mourut le 4 juillet. Elle avait un peu plus de vingt-sept ans et
laissait trois jeunes enfants.

Sous le choc terrible qu'il reçoit de cette mort, Fromentin envisage sa
retraite dans un couvent. Sa douleur s'épanche dans les lettres qu'il
envoie à ses amis, de Meudon où il s'est réfugié. Ses années d'enfance
lui refluent à l'esprit et au cœur.

«Tout mon passé m'a traversé la mémoire, écrit-il, depuis mes lointaines
rêveries dans mon allée verte de Saint-Maurice... Puis le souvenir
incessant de ma pauvre amie s'est emparé de moi pour ne plus me quitter.
En quelques secondes, j'ai remonté le cours des sept années passées
ensemble. Enfin je l'ai revue morte...

«Je pense à toi qui dors _là-bas_ sous l'herbe mouillée du cimetière,
pauvre tête si belle, aux yeux si doux, au teint si blanc, aux cheveux
si noirs...»

Et voici DOMINIQUE qui apparaît, à quinze ans de distance: «Amie, ma
divine et sainte amie, je veux et vais écrire notre histoire commune,
depuis le premier jour jusqu'au dernier. Et chaque fois qu'un souvenir
effacé luira subitement dans ma mémoire, chaque fois qu'un mot plus
tendre et plus ému jaillira de mon cœur, ce seront autant de marques
pour moi que tu m'entends et que tu m'assistes...»

Celle qui fut Madeleine est enterrée dans le cimetière de Saint-Maurice,
non loin du tombeau d'Eugène Fromentin. Elle reçoit de temps en temps la
visite des fervents de DOMINIQUE, car il est impossible à tous ceux qui
l'ont goûtée d'oublier la figure idéale de charme, de jeune gravité et
d'ardente tendresse de Madeleine de Nièvres.

       *       *       *       *       *

CETTE ÉDITION DE _DOMINIQUE_

PRÉPARÉE PAR LES SOINS DE G.-J. PLACE

A ÉTÉ ACHEVÉE D'IMPRIMER

PAR PROTAT FRÈRES A MACON

LE 24 OCTOBRE 1920

CENTENAIRE DE LA NAISSANCE

D'EUGÈNE FROMENTIN





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