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Title: Le roman bourgeois - Ouvrage comique
Author: Furetière, Antoine, 1619-1688
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



LE

ROMAN BOURGEOIS

OUVRAGE COMIQUE

PAR ANTOINE FURETIÈRE

NOUVELLE ÉDITION

_Avec des notes historiques et littéraires_

PAR M. ÉDOUARD FOURNIER

Précédée d'une Notice

PAR M. CHARLES ASSELINEAU

A PARIS

Chez P. Jannet, Libraire

_Rue des Bons-Enfants_, 28

MDCCCLIV



PRÉFACE


La fatalité qui a poursuivi Furetière pendant sa vie s'est attachée
après sa mort à ses écrits. Cet auteur, d'une incontestable
originalité, d'un immense savoir et d'une rare intelligence au
travail, peut passer pour exemple de ce qu'une seule mauvaise
qualité peut faire perdre à une réunion de facultés éminentes.

Le procès du Dictionnaire, une des causes célèbres de la
littérature, est trop connu pour que je croie devoir m'en faire en
cette occasion le rapporteur après tant d'autres[1]. Les pièces en
sont d'ailleurs à la disposition de tout le monde: il y a eu jusqu'à
quatre éditions des _Factums_.

[Note 1: Les démêlés de Furetière avec l'Académie ont été, en
dernier lieu, analysés par M. Francis Wey dans un article de la
_Revue contemporaine_ (Juillet et Août 1852), dont nous nous sommes
appuyé plus d'une fois dans la première partie de cette notice.]

Bien qu'il soit assez difficile d'émettre un jugement favorable sur
l'une ou l'autre des deux parties, on reste convaincu après lecture
que Furetière n'eut pas seulement pour lui l'esprit et la verve, et
qu'il eut quelque raison d'exciper de sa bonne foi.

Ce n'est pas sans étonnement que nous voyons, dans le Discours
préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie
françoise, le secrétaire perpétuel reproduire contre l'auteur du
_Dictionnaire universel_ cette vieille accusation d'avoir dérobé le
travail de ses confrères. Il eût été digne de l'Académie, digne de
M. Villemain, de rendre enfin justice au mérite de Furetière et
d'accorder à ses torts le bénéfice d'une prescription de près de
trois siècles.

Les pamphlets de Furetière, en raison de la supériorité du talent de
l'auteur, qui en a fait de véritables modèles en ce genre d'écrits,
ont naturellement survécu à ceux de ses adversaires. Néanmoins le
recueil en deux tomes imprimé en Hollande, après sa mort (Amsterdam,
Henri Desbordes, 1694, in-12), en contient quelque partie, notamment
le _Dialogue de M. V., de l'Académie françoise et de l'avocat L.
M._, dont l'académicien Charpentier, le plus vivement attaqué, il
est vrai, des ennemis de Furetière, s'est reconnu l'auteur[2]. On y
voit Furetière accusé d'avoir prostitué sa soeur pour se mettre en
état d'acheter la charge de procureur fiscal de l'abbaye de
Saint-Germain-des-Prés; il y est dit qu'il se déshonora dans ce
poste par des prévarications et qu'il s'y fit le protecteur déclaré
des filous et des filles publiques; on y raconte comment il abusa de
sa charge pour escroquer, par une manoeuvre qui, selon le
vocabulaire moderne, seroit qualifiée de _chantage_, le bénéfice
d'un jeune abbé; enfin, retournant une plaisanterie de Furetière
contre lui-même, l'auteur prétend que le _Roman Bourgeois_,--ce
détestable ouvrage--a été dédié par lui au bourreau, comme au seul
patron digne d'une telle oeuvre. Ce mensonge, dont l'audace confond
le lecteur, s'est néanmoins accrédité pendant deux cents ans près
des esprits prévenus.

[Note 2: «J'avois déjà commencé à lui riposter par un dialogue
de M. _Le Maistre_ et de M. _Despréaux_... etc... Nous avions
pourtant été autrefois amis, etc.» (_Carpenteriana_, 1o 488.)
Quelques pages plus haut (474), Charpentier parle ainsi de
Furetière: «Il me siéroit bien, par exemple, de dire que Furetière
n'avoit pas d'esprit, et cela parcequ'il m'a outragé dans plusieurs
endroits de ses écrits. Non, bien loin de vouloir donner une
pareille idée de Furetière, j'avouerai toujours qu'il est un des
meilleurs satyriques que nous ayons, et qu'il ne le cède en rien de
ce côté à M. Despréaux.»]

Furetière, dans son _Dernier placet_[3], relève, sans y répondre,
toutes ces turpitudes: il se plaint d'un gros volume, joint au
dossier, qui a long-temps couru la ville, et dans lequel il est
traité, dit-il, de _bélitre, maraut, fripon, fourbe, buscon,
saltimbanque, infâme, traître, fils de laquais, impie, sacrilége,
voleur, subornateur de témoins, faux monnoyeur, banqueroutier
frauduleux, faussaire, d'homme sans honneur, plein de turpitudes et
de comble d'horreurs_, etc.[4] Après cela le grief d'infidélité
littéraire n'est plus qu'une légèreté.

[Note 3: _Dernier placet et très humbles remontrances à
monseigneur le chancelier._]

[Note 4: Voy. _Dernier placet._]

Ces aménités étoient alors d'usage entre savants, et, en rapprochant
même les Factums de Furetière des libelles publiés par Saumaise et
par Scaliger contre leurs antagonistes, ou ne peut s'empêcher de
trouver sa modération égale à la verve de son esprit. Les attaques
qu'il dirige contre ses adversaires sont, il est vrai, plus
mordantes, mais aussi moins scandaleuses, et à part le seul La
Fontaine, qu'il accuse de tirer profit des galanteries de sa femme,
il est rare qu'il les poursuive dans le secret de la vie privée. «Je
n'ay fait, dit-il, aucun reproche à mes parties qui regardât les
moeurs; je ne les accuse pas d'être faussaires, adultères, ny
malhonnêtes gens...[5]», quoique (ajoute-t-il) ce ne soit pas faute
de matière, ny de preuves.

[Note 5: _Dernier placet._]

Au surplus, l'incertitude et l'obscurité où sont tombées les
imputations des deux parties ne laisse pas de tourner à l'avantage
de notre auteur, car, s'il est impossible de prouver aujourd'hui que
Furetière ait réellement prostitué sa soeur et acquis par simonie
ses bénéfices, il n'est pas besoin de preuves pour reconnoître que
Lorau, Charpentier, Leclerc, Barbier d'Aucourt, Regnier Desmarais et
consorts, étoient les uns des ignorants, les autres de détestables
écrivains.

Les témoignages contemporains, qui seuls pourroient nous éclairer
sur la véracité des ennemis de Furetière, ne confirment en rien
leurs imputations.

Bussy, dans la lettre imprimée à la suite des _Factums_, et souvent
citée depuis, plaint Furetière d'avoir été poussé à de telles
extrémités et de n'avoir pu produire sa défense en justice; il ne
fait de réserves qu'en faveur de Benserade, son ami, et de La
Fontaine, que Furetière confond dans ses invectives avec leurs
collègues de la commission du Dictionnaire.

Dans sa conduite à l'égard de La Fontaine est le secret de l'humeur
de Furetière et des haines qu'il souleva.

La Fontaine, de même que Boileau et Racine, étoit pour Furetière un
ancien ami. Dans la préface de son Recueil de Fables, publié trois
ans après la première édition des Fables de La Fontaine, Furetière
avoit rendu justice à son talent de poète et de fabuliste. Plus tard
nous voyons La Fontaine tenter, de conserve avec Boileau et Racine,
une démarche amicale pour réconcilier Furetière avec ses collègues
de l'Académie, démarche que l'extrême irritation du lexicographe
rendit inutile.

Malheureusement La Fontaine, et en cela il se sépare de Boileau et
de Racine, qui l'un et l'autre protégèrent jusqu'à la fin leur ami,
au moins par leur silence, finit, dans la suite de la querelle, par
épouser le parti de l'Académie.

Dès lors cet homme, cet ancien ami, ce _poète inimitable, dont le
style naïf et marotique fait tant d'honneur aux fables des anciens
et ajoute de grandes beautés aux originaux_[6], n'est plus qu'un
misérable écrivain licencieux, auteur de contes infâmes, un _Crétin
mitigé_, tout plein d'ordures et d'impiétés, un fauteur de débauche
digne du bourreau; Furetière pousse l'animosité jusqu'à reproduire à
la suite de son libelle la sentence de police portant suppression de
ses contes, et l'accuse, comme je l'ai déjà dit, de spéculer sur sa
propre turpitude, en vivant de la prostitution de sa femme.

[Note 6: Voy. Préface des _Fables de Furetière_.]

Là est évidemment la clé du caractère de Furetière et l'explication
de ses infortunes. On devine à ce brusque revirement une de ces
natures impétueuses, irascibles, passant d'une extrémité à l'autre,
et incapables, au lendemain de l'insulte, d'apercevoir une seule des
qualités de l'homme dont elles ne voyoient pas la veille les
défauts.

La Fontaine riposta par une assez médiocre épigramme; Benserade
écrivit à Bussy pour lui reprocher son trop d'indulgence à l'endroit
de ce _misérable Furetière_.


Dans l'impossibilité de vider la question de moralité entre
Furetière et ses accusateurs, que nous reste-t-il à juger, à nous
postérité?

D'un côté un ouvrage considérable, un ouvrage gigantesque, et qu'en
raison de l'étendue et de la nouveauté du plan on peut appeler
original; un livre qui, rajeuni de siècle en siècle par les
révisions de grammairiens tels que Huet, Basnage et les Pères de
Trévoux, est encore resté aujourd'hui, pour l'homme de lettres,
l'autorité décisive et l'encyclopédie grammaticale la plus complète;
de l'autre une obscure Batrachomyomachie de tracasseries misérables,
de questions personnelles, sans profit pour le public et sans
intérêt pour l'histoire. Tels sont, en dernière analyse, les
véritables termes de la question; et c'est ainsi que nous aurions
voulu la voir présenter dans le discours préliminaire du secrétaire
perpétuel de l'Académie françoise.

Et maintenant, comment l'auteur d'un travail aussi important,
comment cet homme assez érudit, et en même temps assez intelligent,
pour concevoir et conduire à fin, seul, une entreprise de cette
taille, le premier répertoire complet du langage françois; ce savant
qui à la qualité d'érudit intelligent et laborieux réunissoit à un
haut degré la verve originale du romancier, le goût dans la
critique, la vivacité d'esprit du pamphlétaire; comment cet homme
a-t-il pu descendre dans un aussi complet oubli?

Ne seroit-ce pas qu'il y a une damnation particulière sur la vie du
satirique? que ces âmes inflammables, auxquelles la nature donne de
si vigoureuses colères contre le vice, de si éloquents ressentiments
de l'injustice, portent en elles le châtiment de leur propre
délicatesse, et sont destinées à expier dans leurs personnes les
vices qu'elles châtient? Que sait-on de la vie de Juvénal, si ce
n'est qu'il vécut pauvre et paya de dix ans d'exil le mépris qu'il
exprima pour les débordements honteux de Domitien? Machiavel, dont
le _Traité du Prince_ peut passer pour un pamphlet contre la
corruption des moeurs de son temps, et dont les comédies sont à coup
sûr des satires du genre le plus vif, après avoir subi deux fois
l'exil et la torture, meurt victime d'une méprise, pour s'être
trompé sur la dose du médicament destiné à le soulager. Au
commencement de ce siècle, le mordant pamphlétaire de la
Restauration, Courier, meurt obscurément d'un coup de fusil tiré par
une main invisible.

Furetière eut une fin moins tragique, mais non moins douloureuse.
Miné pendant quatre ans par la fièvre et le désespoir que lui
causoient les tracasseries de ses adversaires, obligé, il le dit, de
se cacher pour défendre son repos et sa liberté menacés, exaspéré
jusqu'au point d'être tenté de brûler son livre, l'occupation et
l'espoir de toute sa vie, il s'éteignit à l'âge de soixante-huit
ans, moins usé sans doute par les années et la maladie que par la
fatigue et par l'angoisse.

Un an auparavant, sur le bruit qui avoit couru de sa fin prochaine,
Boileau écrivoit à Racine ce peu de mots, où se trouve l'accent d'un
intérêt sincère (lettre du 19 mai 1687): «On vient de me dire que
Furetière est à l'extrémité, et que par l'avis de son confesseur il
a envoyé quérir tous les académiciens offensés dans son _factum_, et
qu'il leur a fait une amende honorable dans toutes les formes, mais
qu'il se porte mieux maintenant. J'aurai soin de m'éclaircir de la
chose, et je vous en manderai le détail[7].» Ménage, dont les
lumières eussent été si utiles à l'Académie, et à qui elle préféra
Bergeret, écrivoit dans ses _Anas_ (tome 1er, p. 97): «L'Académie
tout entière a été sacrifiée à la passion de quelques uns de son
corps. Je ne les nommerai pas, car il y en a qui sont de mes amis.
M. de Furetière étoit un sujet à ménager: n'avoit-il pas les rieurs
de son côté[8]? et, excepté quelques intéressés de l'Académie, tout
le reste lui donnoit les mains. Cependant, et l'Académie, et lui,
ont joué à la bascule, comme les enfants, sans pouvoir convenir d'un
équilibre qui leur auroit sauvé, à l'un et à l'autre, tant de
mauvaises démarches dont le public se divertit.»

[Note 7: _Ménagiana_, t. 1er.]

[Note 8: _Le Carpenteriana_ corrobore sur ce point le témoignage
de Ménage: «Je ne crois pas faire grand tort au corps entier de
l'Académie en m'attribuant l'épître et la préface de son
Dictionnaire, puisque j'en suis l'auteur. Il seroit à souhaiter que
chaque académicien eût autant travaillé que moi à cet ouvrage,
_Furetière n'auroit pas le public de son côté_.» (_Carp._, p. 371.)]

Ces deux témoignages, rapprochés de la dernière phrase de la lettre
de Bussy[9], et de l'approbation de Bossuet[10], sont la meilleure
caution de Furetière et sa véritable oraison funèbre.

[Note 9: «Je diray quand j'en seray persuadé que ce sont deux
hommes de mérite (La Fontaine et Benserade) qui ont fait une
injustice à un homme d'honneur et d'esprit. Voilà comme je parle
toujours, amy de la vérité préférablement à tout le monde, et vous
me devez croire aussy quand je vous asseure que je suis sincèrement
votre très humble et très obéissant serviteur. Bussy-Rabutin.»]

[Note 10: «Bossuet blâma les meneurs de cette affaire... Il
daigna informer Furetière que, si la chose dépendoit de lui seul,
que s'il étoit chancelier, il lui accorderoit cent priviléges pour
un, et il le combla d'éloges sur la beauté de son travail.
Cependant, plus tard, quand l'honneur et l'existence même de la
compagnie eurent été engagés par l'imprudente vivacité de Furetière,
il engagea le chancelier à employer son autorité pour le réduire au
silence.» (Francis Wey, _Revue contemporaine_.)]

Lui mort, ses ennemis s'empressèrent de profiter de l'avantage
vulgaire acquis au dernier qui parle. Dans le mois même où il mourut
(mai 1688), Tallemant l'aîné adressa, sous forme de lettre, au
_Mercure_, une relation où, avec le ton d'une feinte impartialité,
il reproduit contre Furetière les charges dont il s'étoit défendu
dans ses factums[11]. La lettre de Douja, le libelle de Charpentier,
circulèrent de nouveau. Puis, afin qu'il n'y eût plus à y revenir,
et de peur apparemment que l'écrivain ne survécût à l'homme
déshonoré, la conspiration du silence s'organisa peu à peu autour de
sa mémoire. La Chapelle, qui lui succéda à l'Académie, esquiva par
une allusion voilée le panégyrique de son prédécesseur.[12] L'abbé
d'Olivet, dans le complément qu'il a donné à la galerie des
portraits académiques de Pélisson, étend sur le cadre destiné à
Furetière le crêpe noir des Doges décapités. Titon du Tillet, qui,
dans son _Parnasse françois_, a consacré de si pompeuses notices à
tant d'écrivains médiocres, se borne à quelques lignes et se met à
l'abri derrière les _on dit_, sans oser remonter aux sources.

[Note 11: Louis XIV refusa de consentir à ce que Furetière fût
remplacé de son vivant. Tallemant l'aîné, dans son article du
Mercure, cherche à expliquer ce refus par un malentendu.]

[Note 12: On essaya même de se dispenser envers lui des
formalités usitées depuis la création de l'Académie pour les
funérailles de ses membres. Il fallut l'autorité de la parole de
Boileau pour rappeler les ennemis de Furetière à la décence et à la
charité. Voici comment le fait est rapporté dans le _Bolæana_
(p.68):

«A la mort de Furetière, il fut délibéré dans l'Académie si l'on
feroit un service au défunt, selon l'usage pratiqué dès son
établissement. M. Despréaux y alla exprès avec M. Racine le jour que
la chose devoit être décidée; mais, voyant que le gros de l'Académie
prenoit parti pour la négative, lui seul osa parler ainsi à cette
compagnie:

«Messieurs, il y a trois choses à considérer ici: Dieu, le public et
l'Académie. A l'égard de Dieu, il vous saura sans doute très bon gré
de lui sacrifier votre ressentiment et de lui offrir des prières
pour un mort qui en auroit besoin plus qu'un autre, quand il ne
seroit coupable que de l'animosité qu'il a montrée contre vous.
Devant le public, il vous sera très glorieux de ne pas poursuivre
votre ennemi par delà le tombeau. Et pour ce qui regarde l'Académie,
sa modération sera très estimable quand elle répondra à des injures
par des prières, et qu'elle n'enviera pas à un chrétien les
ressources qu'offre l'église pour apaiser la colère divine. D'autant
mieux qu'outre l'obligation indispensable de prier Dieu pour vos
ennemis, vous vous êtes fait une loi particulière de prier pour vos
confrères.»]

Nous avons vu déjà comment, jusqu'à nos jours, l'Académie a persisté
à ne voir dans l'auteur du _Dictionnaire universel_ qu'un misérable
voleur: tant est vivace et profonde la haine des corps constitués!
L'Académie n'a jamais pardonné à Furetière d'avoir prouvé que, pour
exécuter un monument de critique et de vaste érudition, un seul
cerveau bien organisé valoit mieux qu'une réunion d'esprits inégaux
de savoir et d'aptitude.[13]

[Note 13: Regnier-Desmarets, qui tint la plume pour l'Académie
pendant tout le temps de la querelle, prétend, au contraire, que
_les décisions d'un particulier sur la langue ne peuvent jamais être
si sûres ni d'une si grande autorité que celles d'une compagnie
instituée pour la perfectionner_.]


Ces considérations étoient nécessaires pour expliquer comment
l'oubli injuste où Furetière est tombé peut n'être pas un argument
contre sa valeur comme écrivain, et même comme romancier.

Je me suis souvent étonné, en constatant le chiffre d'éditions
atteint par le _Roman comique_ de Scarron, de n'en trouver que trois
du _Roman bourgeois_. Non pas qu'il soit jamais entré dans ma pensée
d'établir un parallèle entre les deux livres. Le roman de Scarron,
chef-d'oeuvre de verve imaginative, d'invention et de fantaisie,
appartient excellemment à l'ordre des récits d'intrigues et
d'aventures; c'est un roman _romanesque_, admirable assurément. Le
roman de Furetière, peinture aussi exacte que vive des habitudes et
des travers de toute une classe de la société, est un tableau; c'est
le premier roman d'observation qu'ait produit la littérature
françoise.

Les deux auteurs se rencontrent néanmoins dans une intention commune
de réaction contre le romanesque guindé et emphatique des Scudéry,
des Gomberville et des La Calprenède. Tout le monde connoît, sans
que j'aie besoin de la rapporter, la phrase en forme de charade par
laquelle débute le _Roman comique_.

«--Je chante, dit l'auteur du _Roman bourgeois_, les amours et les
advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l'un et de l'autre
sexe.--Et, ce qui est de plus merveilleux, c'est que je les chante,
et si je ne sçay pas la musique.» L'identité des deux intentions est
frappante. Là, au surplus, s'arrête la similitude; on ne la
ressaisit plus à travers le livre de Furetière que dans certaines
boutades à intention comique ou burlesque, comme par exemple la
scène ou Nicodème, voulant se jeter aux genoux de sa maîtresse, met
en pièces le ménage de Mme Vollichon; ou celle encore des laquais
vengeant leur maître, éclaboussé, par des coups de fouet et de
pierres lancés au dos des maquignons.

Peindre, telle est l'intention fondamentale du roman de Furetière,
et peindre en caricature.

Pour bien entrer dans le sens intime de sa satire, il est nécessaire
de considérer l'époque de révolution sociale où il écrivoit.

La pacification du royaume, fatale aux princes, qu'elle avoit fait
descendre des rôles de chefs de parti et de souverains aux charges
d'intendants de provinces et de commandants militaires, avoit aidé
à la marche ascendante de la bourgeoisie. Débarrassée de la
domination des partisans, elle s'avançoit par toutes les avenues,
par la magistrature, par les finances, les affaires, les lettres,
etc., et se poussoit à la cour, favorisée par le despotisme
ombrageux de Louis XIV, que tenoient en alarme les souvenirs de la
Fronde et de la faction des Importants. On sait quelle indignation
éprouvoit Saint-Simon à voir tomber aux mains des Pontchartrain, des
Le Tellier, des La Vrillière, les ministères et les charges d'état,
jusque là dévolus aux ducs. Dans ce conflit de deux classes, l'une
envahissante, l'autre mise en état de défense par la menace d'une
décadende prochaine; de la bourgeoisie, ou, si l'on veut, de la
ville et de la cour, les préférences des gens de lettres étoient
pour la noblesse, à laquelle les rattachoient d'abord leur intérêt,
leurs pensions, les fonctions de secrétaires, de précepteurs et de
bibliothécaires, enfin l'attrait, si puissant pour des esprits
délicats, de la bonne compagnie, seule capable de les comprendre et
de flatter leur vanité. Qu'étoit, en effet, le bourgeois pour les
gens de lettres d'alors? Le créancier, le procureur qui poursuit en
son nom, le voisin incommode, parfois le confrère envieux, souvent
même le parent importun; mais surtout c'étoit l'homme illettré, le
rustre, le rustique, méprisant les travaux de l'esprit, dont il
n'est apte à saisir ni la valeur, ni le charme; l'homme qui n'achète
pas les livres, et borne le catalogue de ses lectures aux ouvrages
surannés:

    Les _Quatrains_ de Pibrac et les doctes _Tablettes_
    Du conseiller Mathieu.

Parmi toutes les caricatures qui se meuvent dans le roman de
Furetière, procureurs, pédants, avocats, plaideurs, joueurs, etc.,
un seul homme a vraiment le beau rôle, l'homme de cour, le marquis,
un Clitandre de Molière.

Cette rencontre avec le poète comique n'est pas fortuite. Il est
aisé de voir qu'elle n'est que l'effet d'une communauté d'idées
facile à constater. Quels sont les personnages le plus ordinairement
drapés dans le théâtre de Molière?--Le faux noble, le bourgeois
enrichi (Jourdain), le manant ambitieux (Georges Dandin), le
hobereau de province qui ne va point à Versailles (Pourceaugnac, la
marquise d'Escarbagnas). Trissotin n'est pas plus ridicule comme
cuistre qu'ennemi des courtisans; c'est un bourgeois goguenard; lui
et son acolyte Vadius sont des pédants en us, c'est-à-dire des
auteurs écrivant pour leurs pareils, et point pour la cour. Si
Gorgibus et le bonhomme Chrysale se produisent parfois avec avantage
comme personnifications du bon sens, on ne peut nier, tant la
bourgeoisie est ravalée en leurs personnes, que de pareils modèles
ne soient une ironie de plus.

L'identité d'inspiration se retrouve jusque dans le choix des
personnages de la charmante nouvelle allégorique que Furetière a,
suivant le goût du temps, intercalée dans la seconde partie de son
roman. L'Amour, descendu sur la terre pour fuir une correction
maternelle, s'attache successivement à différents types, destinés,
dans la pensée de l'auteur, à attester la dépravation des sentiments
et l'avilissement des coeurs de son siècle: une pédante,
Polymathie-Armande; une prude, Archelaïde-Arsinoë; une coquette,
Polyphile-Célimène; Landore, une sotte; Polione, une courtisane,
etc., etc. Quant à l'allusion reconnue aux amours de Fouquet, ce
n'est rien qu'un épisode pour ainsi dire hors d'oeuvre que Furetière
a joint à son récit afin d'amorcer la curiosité par le scandale.
C'est ce sentiment de haine pour le bourgeois, pour le pédant, qui
apparente Furetière aux écrivains les plus marquants de cette
période de 1650 à 1680, qu'on est convenu d'appeler le siècle de
Louis XIV. Cette conformité de tendance, dont on a eu soin de
relever dans les notes toutes les preuves, justifie la liaison de
Furetière avec Boileau et Racine, liaison attestée d'ailleurs par
leur correspondance, par les mémoires de Racine le fils et par les
anecdotes de Ménage; elle assigne une date au livre et lui donne
l'importance d'un document historique. On voit alors la littérature
sous toutes ses formes attaquer la bourgeoisie, devenue puissance,
et continuer ainsi le rôle d'opposition que la poésie populaire
avoit rempli pendant tout le moyen âge contre la puissance dominante
à cette époque, la puissance sacerdotale.

Jamais la bourgeoisie, ses moeurs et ses habitudes, n'avoient été
jusque alors l'objet d'une analyse aussi studieuse, aussi détaillée,
que celle que leur consacre Furetière dans son roman. La maison du
procureur, son intérieur, son mobilier, son jargon, ses plaisirs, le
caquet de sa femme, et jusqu'au menu de ses repas et de ses festins,
y sont pour la première fois décrits avec la fidélité et la minutie
d'un procès-verbal; les personnages s'y montrent non pas tels qu'il
a plu au romancier de les faire, mais tels qu'ils ont dû être
rigoureusement par rapport à leur époque et à leur fonction, et l'on
sent parfaitement, à la façon dont ils se conduisent, que l'auteur
se préoccupe bien moins de leur faire jouer un rôle que d'accuser
scrupuleusement jusqu'aux moindres circonstances de leurs habitudes
et jusqu'aux moindres détails de leur physionomie.

Cette fidélité rigoureuse de peinture a accrédité le préjugé que
tout le mérite du roman de Furetière consistoit dans une suite de
caricatures et d'allusions personnelles intéressantes pour les seuls
contemporains. Certains critiques l'ont représenté comme une longue
allégorie dont la clef seroit perdue pour nous. Nous pouvons
affirmer que ces critiques ne l'avoient pas lu. Non, quand même nous
ne saurions pas que Vollichon est le procureur Rollet, que
Charroselles est Charles Sorel, et la plaideuse Collantine Mme de
Cressé, le roman de Furetière n'en seroit pas pour cela dépourvu de
charme et d'intérêt; il y resteroit, indépendamment du mérite
aléatoire de sa caricature, l'observation des moeurs intimes d'une
époque importante et curieuse comme toute époque de transition; il
resteroit la lutte du vieil esprit frondeur, égoïste et sournois des
corporations, avec les moeurs d'une société plus polie et plus
cordiale; il resteroit la fusion de l'élément bourgeois et de la
noblesse, s'effectuant par l'ambition de l'une et par la corruption
de l'autre; il resteroit enfin de précieux enseignements pour
l'histoire judiciaire et pour l'histoire littéraire, au moment où,
en raison de révolutions inattendues, le métier d'hommes de lettres,
le métier d'avocat, alloient monter au premier rang des fonctions
sociales.

Furetière, d'ailleurs, ne s'est pas toujours borné, ainsi qu'on a
voulu le faire croire, à critiquer les vices et les ridicules
particuliers à son temps: le _Tarif des partis sortables en mariage,
l'Inventaire de Mytophilacte_ et la _Somme dédicatoire_, où se
trouve formulée l'idée de l'association des gens de lettres telle
que nous l'avons aujourd'hui, sont de la satire générale et
éternelle.

Ainsi que plusieurs autres romans de la même époque, entre autres le
_Roman comique_, le _Roman bourgeois_ ne finit point, ou, du moins,
il n'est pas complet. Les trois épisodes dont il se compose se
relient, il est vrai, entre eux, par l'intervention des mêmes
personnages, à peu près comme se relient les différents épisodes de
la _Comédie humaine_. Néanmoins, bien qu'à la fin de chaque partie
l'auteur ait soin de nous en montrer les acteurs pourvus, ceux-ci
par un mariage, ceux-là par la fuite, on sent, à la brusquerie avec
laquelle est terminé le dernier chapitre, que le plan n'est pas
exactement rempli et que le livre manque de conclusion.

Peut-être Furetière avoit-il l'intention de compléter quelque jour
son oeuvre, et, après nous avoir montré la bourgeoisie plaideuse, la
bourgeoisie pédante, la bourgeoisie vivant d'aventures, de nous
faire voir la bourgeoisie marchande, usurière, etc. Les malheurs qui
l'ont assailli dans ses dernières années ne l'excusent que trop de
s'être manqué de parole à lui-même.

Tel qu'il est, toutefois, le _Roman bourgeois_ ne laissera pas
d'être pour l'historien, pour le philologue et pour l'homme du
monde, une lecture pleine de profit et d'agrément.

L'édition que nous en donnons, collationnée avec soin sur celle
imprimée du vivant de l'auteur (Paris, Barbin et Billaine, 1666),
n'offrira, nous l'espérons, grâce aux notes dont elle est
accompagnée, d'obscurité pour aucune classe de lecteurs.

Nous nous féliciterons, quel qu'en soit le succès, d'avoir remis en
lumière un des livres les plus curieux, et les plus estimables,
comme aussi des plus injustement oubliés, de la littérature
françoise.

Charles ASSELINEAU.



UN MOT SUR L'ORTHOGRAPHE DE CETTE ÉDITION.


Les philologues qui publient d'anciens ouvrages suivent
ordinairement, quant à l'orthographe, l'un des deux systèmes que
voici: ou ils adoptent invariablement l'orthographe de Voltaire, et
font rimer _les lois_ avec _les Français_, ou ils reproduisent
scrupuleusement l'orthographe de l'original, avec toutes ses
irrégularités, avec ces bizarreries qui rendent souvent la lecture
pénible et rebutante. Ils commenceraient ainsi le _Roman bourgeois_:
_Ie_ chante les amours et les _aduantures_ de plusieurs bourgeois de
Paris de l'un et l'autre sexe. Nous n'avons pu nous résoudre à
suivre, pour les publications d'anciens livres que nous offrons au
public, ni l'un ni l'autre de ces systèmes. Nous imprimons les
_François_, comme on imprimait autrefois; mais nous imprimons _je_
et _un_, comme on a toujours prononcé. A part cette substitution du
_j_ à l'_i_, du _v_ à l'_u_: et _vice versa_, nous reproduisons
exactement l'orthographe des ouvrages antérieurs au XVIIe siècle,
parceque ces ouvrages, pleines de tournures et d'expressions
vieillies, perdraient beaucoup de leur charme à être habillés à la
moderne. Quant aux ouvrages du XVIIe siècle, qui ne contiennent
guère que des mots encore familiers à tout le monde, nous imprimons
à peu près selon les règles de l'Académie. Il est d'ailleurs à
remarquer que l'orthographe, ordinairement assez régulière et
parfois très savante au XVIe siècle, était devenue, au XVIIe,
extrêmement arbitraire, incohérente, irrégulière, si bien que le
même mot s'imprimait, dans la même page, de trois ou quatre manières
différentes.

Pour le _Roman bourgeois_, écrit dans la seconde moitié du XVIIe
siècle, nous comptions suivre une orthographe régulière. Les deux
jeunes érudits qui ont bien voulu se charger de la direction
littéraire nous ont fait observer que Furetière, comme lexicographe
éminent, méritait une exception, et devait être reproduit
littéralement. L'observation était juste, et nous avons cédé.
C'était d'ailleurs un moyen de poser nettement la question devant le
public. En attendant sa décision, nous suivrons, pour nos autres
publications, notre méthode ordinaire.

P. Jannet.



ADVERTISSEMENT DU LIBRAIRE AU LECTEUR.


_Amy lecteur, quoyque tu n'acheptes et ne lises ce livre que pour
ton plaisir, si neantmoins tu n'y trouvois autre chose, tu devrois
avoir regret à ton temps et à ton argent. Aussi je te puis asseurer
qu'il n'a pas esté fait seulement pour divertir, mais que son
premier dessein a esté d'instruire. Comme il y a des médecins qui
purgent avec des potions agréables, il y a aussi des livres plaisans
qui donnent des advertissemens fort utiles. On sçait combien la
morale dogmatique est infructueuse; on a beau prescher les bonnes
maximes, on les suit encore avec plus de peine qu'on ne les écoute.
Mais quand nous voyons le vice tourné en ridicule, nous nous en
corrigeons, de peur d'estre les objets de la risée publique. Ce
qu'on pourroit trouver à redire au present que je te fais, c'est
qu'il n'y est parlé que de bagatelles, et qu'il n'instruit que de
choses peu importantes. Mais il faut considerer qu'il n'y a que trop
de predicateurs qui exhortent aux grandes vertus et qui crient
contre les grands vices, et il y en a tres-peu qui reprennent les
défauts ordinaires, qui sont d'autant plus dangereux qu'ils sont
plus frequens: car on y tombe par habitude, et personne presque ne
s'en donne de garde. Ne voit-on pas tous les jours une infinité
d'esprits bourus, d'importuns, d'avares, de chicaneurs, de
fanfarons, de coquets et de coquettes? Cependant y a-il quelqu'un
qui les oze advertir de leurs defauts et de leurs sottises, si ce
n'est la comédie ou la satyre? Celles-cy, laissant aux docteurs et
aux magistrats le soin de combattre les crimes, s'arrestent à
corriger les indecences et les ridiculitez, s'il est permis d'user
de ce mot. Elles ne sont pas moins necessaires, et sont souvent plus
utiles que tous les discours sérieux. Et, comme il y a plusieurs
personnes qui se passent de professeurs de philosophie, qui n'ont pu
se passer de maistres d'escoles, de mesme on a plus de besoin de
censeurs des petites fautes, où tout le monde est sujet, que des
grandes, où ne tombent que les scelerats. Le plaisir que nous
prenons à railler les autres est ce qui fait avaller doucement cette
medecine qui nous est si salutaire. Il faut pour cela que la nature
des histoires et les caracteres des personnes soient tellement
appliqués à nos moeurs, que nous croyions y reconnoistre les gens
que nous voyons tous les jours. Et comme un excellent portrait nous
demande de l'admiration, quoy que nous n'en ayons point pour la
personne dépeinte, de même on peut dire que des histoires fabuleuses
bien décrites et sous des noms empruntez, font plus d'impression sur
notre esprit que les vrais noms et les vrayes adventures ne
sçauroient faire. C'est ainsi que celui qui contrefait le bossu
devant un autre bossu luy fait bien mieux sentir son fardeau que la
veuë d'un autre homme qui auroit une pareille incommodité. C'est
ainsi que l'histoire fabuleuse de Lucrece, que tu verras dans ce
livre, a guery, à ce qu'on m'a asseuré, une fille fort considerable
de la ville de l'amour qu'elle avoit pour un marquis, dont la
conclusion, selon toutes les apparences, eust esté semblable. Voilà
comment, _Lecteur_, je te donne des drogues éprouvées. Toute la
grace que je te demande, c'est qu'après t'avoir bien adverty qu'il
n'y a rien que de fabuleux dans ce livre, tu n'ailles point
rechercher vainement quelle est la personne dont tu croiras
reconnoistre le portrait ou l'histoire, pour l'appliquer à monsieur
un tel ou à mademoiselle une telle, sous prétexte que tu y trouveras
un nom approchant ou quelque caractère semblable. Je sçais bien que
le premier soin que tu auras en lisant ce roman, ce sera d'en
chercher la clef; mais elle ne te servira de rien, car la serrure
est mêlée. Si tu crois voir le portrait de l'un, tu trouveras les
adventures de l'autre: il n'y a point de peintre qui, en faisant un
tableau avec le seul secours de son imagination, n'y fasse des
visages qui auront de l'air de quelqu'un que nous connaissons, quoy
qu'il n'ait eu dessein que de peindre des heros fabuleux. Ainsi,
quand tu appercevrois dans ces personnages dépeints quelques
caracteres de quelqu'un de ta connoissance, ne fay point un jugement
temeraire pour dire que ce soit luy; prends plustost garde que,
comme il y a icy les portraits de plusieurs sortes de sots, tu n'y
rencontres le tien: car il n'y a presque personne qui ait le
privilege d'en estre exempt, et qui n'y puisse remarquer quelque
trait de son visage, moralement parlant. Tu diras peut-estre que je
ne parle point en libraire, mais en autheur; aussi la verité
est-elle que tout ce que je t'ay dit a esté tiré d'une longue
preface que l'autheur mesme avoit mise au devant du livre. Mais le
mal-heur a voulu qu'ayant esté fait il y a long-temps par un homme
qui s'est diverty à le composer en sa plus grande jeunesse, il luy
est arrivé tous les accidens à quoy les premiers fueillets d'une
vieille coppie sont sujets. Et, comme maintenant ses occupations
sont plus sérieuses, cet ouvrage n'auroit jamais veu le jour si
l'infidelité de quelques-uns à qui il l'avoit confié ne l'avoit fait
tomber entre mes mains: C'est pourquoy je ne t'ay pû donner la
preface entière; j'en ay tiré ce que j'ay pû, aussi bien que de
plusieurs autres endroits du livre, que j'ay fait accommoder à ma
maniere. J'en ay fait oster ce que j'y ai trouvé de trop vieux, j'y
ay fait adjoûter quelque chose de nouveau pour le mettre à la mode.
Si tu y trouves du goust, je feray r'ajuster de mesme la suite, dont
je te feray un pareil present, si tu as agreable de le bien payer._



LE ROMAN BOURGEOIS

OUVRAGE COMIQUE

LIVRE PREMIER


Je chante les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de
Paris, de l'un et de l'autre sexe; et ce qui est de plus
merveilleux, c'est que je les chante, et si je ne sçay pas la
musique. Mais puisqu'un roman n'est rien qu'une poésie en prose, je
croirois mal débuter si je ne suivois l'exemple de mes maistres, et
si je faisois un autre exorde: car, depuis que feu Virgile a chanté
Ænée et ses armes, et que le Tasse, de poëtique memoire, a distingué
son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n'estoient pas
meilleurs musiciens que moy, ont tous repeté la mesme chanson, et
ont commencé d'entonner sur la mesme notte. Cependant je ne
pousseray pas bien loin mon imitation; car je ne feray point d'abord
une invocation des muses, comme font tous les poëtes au commencement
de leurs ouvrages, ce qu'ils tiennent si necessaire, qu'ils n'osent
entreprendre le moindre poëme sans leur faire une priere, qui n'est
gueres souvent exaucée. Je ne veux point faire aussi de fictions
poëtiques, ny écorcher l'anguille par la queue, c'est à dire
commencer mon histoire par la fin, comme font tous ces messieurs,
qui croyent avoir bien r'affiné pour trouver le merveilleux et le
surprenant quand ils font de cette sorte le recit de quelque
avanture. C'est ce qui leur fait faire le plus souvent un long
galimathias, qui dure jusqu'à ce que quelque charitable escuyer ou
confidente viennent éclaircir le lecteur des choses precedentes
qu'il faut qu'il sçache, ou qu'il suppose, pour l'intelligence de
l'histoire.

Au lieu de vous tromper par ces vaines subtilitez, je vous
raconteray sincerement et avec fidelité plusieurs historiettes ou
galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ny heros ny
heroïnes, qui ne dresseront point d'armées, ny ne renverseront point
de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de mediocre
condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns
seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots;
et ceux-cy ont bien la mine de composer le plus grand nombre. Cela
n'empeschera pas que quelques gens de la plus haute vollée ne s'y
puissent reconnoître, et ne profitent de l'exemple de plusieurs
ridicules dont ils pensent estre fort éloignez. Pour éviter encore
davantage le chemin battu des autres, je veux que la scène de mon
roman soit mobile, c'est à dire tantost en un quartier et tantost en
un autre de la ville; et je commenceray par celuy qui est le plus
bourgeois, qu'on appelle communément la place Maubert.

Un autre autheur moins sincère, et qui voudroit paroistre éloquent,
ne manqueroit jamais de faire icy une description magnifique de
cette place. Il commenceroit son éloge par l'origine de son nom; il
diroit qu'elle a esté annoblie par ce fameux docteur Albert le
Grand, qui y tenoit son écolle, et qu'elle fut appelée autrefois la
place de Me Albert, et, par succession de temps, la place
Maubert. Que si, par occasion, il écrivoit la vie et les ouvrages de
son illustre parrain, il ne seroit pas le premier qui auroit fait
une digression aussi peu à propos. Après cela il la bâtiroit
superbement selon la dépense qu'y voudroit faire son imagination. Le
dessein de la place Royalle ne le contenterait pas; il faudroit du
moins qu'elle fût aussi belle que celle où se faisoient les
carrousels, dans la galente et romanesque ville de Grenade. N'ayez
pas peur qu'il allast vous dire (comme il est vray) que c'est une
place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de
la bourgeoisie; il se pendroit plûtost qu'il ne la fist quarrée,
qu'il ne changeast toutes les boutiques en porches et galleries,
tous les aulvens en balcons, et toutes les chaines de pierre de
taille en beaux pilastres. Mais quand il viendroit à décrire
l'église des Carmes, ce seroit lors que l'architecture joüerait son
jeu, et auroit peut-estre beaucoup à souffrir. Il vous feroit voir
un temple aussi beau que celuy de Diane d'Ephese; il le feroit
soûtenir par cent colomnes corinthiennes; il rempliroit les niches
de statues faites de la main de Phidias ou de Praxitelle; il
raconterait les histoires figurées dans les bas reliefs; il feroit
l'autel de jaspe et de porphire; et, s'il luy en prenoit fantaisie,
tout l'édifice: car, dans le pays des romans, les pierres precieuses
ne coûtent pas plus que la brique et que le moilon. Encore il ne
manqueroit pas de barboüiller cette description de metopes,
trigliphes; volutes, stilobates, et autres termes inconnus qu'il
auroit trouvez dans les tables de Vitruve ou de Vignoles; pour faire
accroire à beaucoup de gens qu'il seroit fort expert en
architecture. C'est aussi ce qui rend les autheurs si friands de
telles descriptions, qu'ils ne laissent passer aucune occasion d'en
faire; et ils les tirent tellement par les cheveux, que, mesme pour
loger un corsaire qui est vagabond et qui porte tout son bien avec
soy, ils luy bâtissent un palais plus beau que le Louvre, ny que le
Serrail.

Grace à ma naïveté, je suis déchargé de toutes ces peines, et quoy
que toutes ces belles choses se fassent pour la decoration du
theatre à fort peu de frais, j'aime mieux faire jouer cette piece
sans pompe et sans appareil, comme ces comedies qui se jouent chez
le bourgeois avec un simple paravent. De sorte que je ne veux pas
mesme vous dire comme est faite cette église, quoy qu'assez celebre:
car ceux qui ne l'ont point veue la peuvent aller voir, si bon leur
semble, ou la bâtir dans leur imagination comme il leur plaira. Je
diray seulement que c'est le centre de toute la galanterie
bourgeoise du quartier, et qu'elle est tres-frequentée, à cause que
la licence de causer y est assez grande. C'est là que, sur le midy,
arrive une caravane de demoiselles à fleur de corde[14], dont les
meres, il y a dix ans, portoient le chapperon, qui estoit la vraye
marque et le caractere de bourgeoisie, mais qu'elles ont tellement
rogné petit à petit, qu'il s'est evanoüy tout à fait. Il n'est pas
besoin de dire qu'il y venoit aussi des muguets et des galans, car
la consequence en est assez naturelle: chacune avoit sa suite plus
ou moins nombreuse, selon que sa beauté ou son bonheur les y
attiroit.

[Note 14: Terme de jeu de paume: «On dit qu'une balle a passé à
fleur de corde, ou qu'elle a frisé la corde, pour dire que peu s'en
est fallu qu'elle n'ait été dehors.» (_Dictionn. de Furetière_.)]

Cette assemblée fut bien plus grande que de coustume un jour d'une
grande feste qu'on y solemnisoit. Outre qu'on s'y empressoit par
devotion, les amoureux de la symphonie y estoient aussi attirez par
un concert de vingt-quatre violons de la grande bande; d'autres y
couroient pour entendre un predicateur poly[15]. C'estoit un jeune
abbé sans abbaye, c'est à dire un tonsuré de bonne famille, où l'un
des enfans est tousjours abbé de son nom. Il avoit un surpelis ou
rochet bordé de dentele, bien plicé et bien empesé; il avoit la
barbe bien retroussée, ses cheveux estoient fort frisez, afin qu'ils
parussent plus courts, et il affectoit de parler un peu gras, pour
avoir le langage plus mignard. Il vouloit qu'on jugeast de
l'excellence de son sermon par les chaises, qui y estoient louées
deux sous marqués. Aussi avoit-il fait tout son possible pour
mandier des auditeurs, et particulièrement des gens à carosse. Il
avoit envoyé chez tous ses amis les prier d'y assister, ayant fait
pour cela des billets semblables à ceux d'un enterrement, hormis
qu'ils n'estoient pas imprimez.

[Note 15: C'est certainement de l'abbé Cotin ou de l'abbé
Cassaigne qu'il est question. On sait, en effet, que Furetière
partageoit la belle haine de Boileau contre ces prédicateurs à la
mode; il paroît même, par une note de Brossette sur le vers 60 de la
3e satire, que c'est lui qui les avoit recommandés au satirique:
«Ce fut l'abbé Furetière qui indiqua à notre auteur les deux mauvais
prédicateurs qui sont ici nommés, l'abbé Cassaigne et l'abbé Cotin,
tous deux de l'Académie françoise.»]

Une belle fille qui devoit y quêter ce jour-là[16] y avoit encore
attiré force monde, et tous les polis qui vouloient avoir quelque
part en ses bonnes grâces y estoient accourus exprès pour luy donner
quelque grosse pièce dans sa tasse: car c'estoit une pierre de
touche pour connoistre la beauté d'une fille ou l'amour d'un homme
que cette queste. Celuy qui donnoit la plus grosse piéce estoit
estimé le plus amoureux, et la demoiselle qui avoit fait la plus
grosse somme estoit estimée la plus belle. De sorte que, comme
autrefois, pour soutenir la beauté d'une maîtresse, la preuve
cavallière estoit de se présenter la lance à la main en un tournoy
contre tous venans, de même la preuve bourgeoise estoit en ces
derniers temps de faire presenter sa maîtresse la tasse à la main en
une queste, contre tous les galans.

[Note 16: La quête aux grands jours, dans une belle église, en
brillante toilette, étoit une mode bourgeoise que Furetière ne
devoit pas oublier. Il ne fait qu'en indiquer le ridicule, d'autres
en ont relevé l'inconvenance; ainsi le P. Sanlecque, en deux vers
célèbres de sa satire contre une _mère coquette, etc._, et l'auteur
anonyme d'une satire contre _l'Indécence des questeuses_, que nous
trouvons dans un petit volume assez rare, _Poésies chrestiennes_,
etc., par le sieur D... Paris, 1710, in-8.]

Certainement la questeuse estoit belle, et si elle eust esté née
hors la bourgeoisie, je veux dire si elle eust esté élevée parmi le
beau monde, elle pouvoit donner beaucoup d'amour à un honneste
homme. N'attendez pas pourtant que je vous la décrive icy, comme on
a coustume de faire en ces occasions; car, quand je vous aurois dit
qu'elle estoit de la riche taille, qu'elle avoit les yeux bleus et
bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres
particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour
cela, et ce ne seroit pas à dire qu'elle fût entierement belle; car
elle pourroit avoir des taches de rousseurs, ou des marques de
petite vérole. Témoin plusieurs héros et héroïnes, qui sont beaux et
blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et
bien basanez en chair et en os et à découvert. J'aurois bien plutost
fait de vous la faire peindre au devant du livre, si le libraire en
vouloit faire la dépense. Cela seroit bien aussi nécessaire que tant
de figures, tant de combats, de temples et de navires, qui ne
servent de rien qu'à faire acheter plus cher les livres[17]. Ce
n'est pas que je veuille blasmer les images, car on diroit que je
voudrois reprendre les plus beaux endroits de nos ouvrages modernes.

[Note 17: Cela est un trait contre La Serre, qui avoit la manie
des _illustrations_ pour ses livres: «Il tenoit pour maxime, dit
Tallement (édit, in-8., t. 5, p. 24), qu'il ne falloit qu'un beau
titre et une belle taille douce; aussi madame Margonne
l'appeloit-elle _le tailleur des muses_, parcequ'il les habilloit
assez bien.»]

Je reviens à ma belle questeuse, et pour l'amour d'elle je veux
passer sous silence (du moins jusqu'à une autre fois) toutes les
autres avantures qui arriverent cette journée-là dans cette grande
assemblée de gens enroollez sous les étendars de la galanterie.
Cette fille estoit pour lors dans son lustre, s'estant parée de tout
son possible, et ayant esté coiffée par une demoiselle suivante du
voisinage, qui avoit appris immediatement de la Prime. Elle ne
s'estoit pas contentée d'emprunter des diamants, elle avoit aussi un
laquais d'emprunt qui lui portoit la queue, afin de paroistre
davantage. Or, quoy que cela ne fût pas de sa condition, neantmoins
elle fut bien aise de ménager cette occasion de contenter sa vanité;
car on ne doit point trouver à redire à tout ce qui se fait pour le
service et l'avantage de l'Eglise. Quant à son meneur, c'estoit le
maistre clerc du logis, qu'elle avoit pris par nécessité autant que
par ostentation; car le moyen sans cela de traverser l'Eglise sur
des chaises, sur lesquelles on entendoit le sermon, à moins que
d'avoir une asseurance de danceur de corde? Avec ces avantages, elle
fit fort bien le profit de la sacristie; mais avant que je la
quitte, je suis encore obligé de vous dire qu'elle estoit fort
jeune, car cela est necessaire à l'Histoire, comme aussi que son
esprit avoit alors beaucoup d'innocence, d'ingenuité ou de sottise.
Je n'ose dire asseurément laquelle elle avoit de ces trois belles
qualitez; vous en jugerez vous-mesme par la suite.

A cette solemnité se trouva un homme amphibie, qui estoit le matin
advocat et le soir courtisan; il portoit le matin la robe au Palais
pour plaider ou pour écouter, et le soir il portoit les grands
canons, et les galands d'or, pour aller cajoler les dames. C'estoit
un de ces jeunes bourgeois qui, malgré leur naissance et leur
éducation, veulent passer pour des gens du bel air, et qui croyent,
quand ils sont vestus à la mode et qu'ils méprisent ou raillent leur
parenté, qu'ils ont acquis un grand degré d'élevation au dessus de
leurs semblables. Cettuy-cy n'estoit pas reconnoissable quand il
avoit changé d'habit. Ses cheveux, assez courts, qu'on luy voyoit le
matin au Palais, estoient couverts le soir d'une belle perruque
blonde, tres-frequemment visitée par un peigne qu'il avoit plus
souvent à la main que dans sa poche. Son chapeau avoit pour elle un
si grand respect, qu'il n'osoit presque jamais luy toucher. Son
collet de manteau estoit bien poudré, sa garniture fort enflée, son
linge orné de dentelle; et ce qui le paroit le plus estoit que, par
bon-heur, il avoit un porreau au bas de la joue, qui luy donnoit un
honneste prétexte d'y mettre une mouche. Enfin il estoit ajusté de
manière qu'un provincial n'auroit jamais manqué de le prendre pour
modelle pour se bien mettre. Mais j'ay eu tort de dire qu'il
n'estoit pas reconnoissable: sa mine, son geste, sa contenance et
son entretien le faisoient assez connoistre, car il est bien plus
difficile d'en changer que de vestement, et toutes ses grimaces et
affectations faisoient voir qu'il n'imitoit les gens de la cour
qu'en ce qu'ils avoient de deffectueux et de ridicule. C'est ce
qu'on peut dire, en passant, qui arrive à tous les imitateurs, en
quelque genre que ce soit.

Cet homme donc n'eut pas si-tost jetté les yeux sur Javotte (tel
estoit le nom de la demoiselle charitable qui questoit) qu'il en
devint fort passionné, chose pour lui fort peu extraordinaire, car
c'estoit, à vray dire, un amoureux universel. Neantmoins, pour cette
fois, l'Amour banda son arc plus fort, ou le tira de plus près, de
sorte que la flèche enfonça plus avant dans son coeur qu'elle
n'avoit accoustumé. Je ne vous sçaurois dire précisément quelle fut
l'émotion que son coeur sentit à l'approche de cette belle (car
personne pour lors ne luy tasta le poux), mais je sçay bien que ce
fut ce jour-là précisément qu'il fit un voeu solemnel de luy rendre
service. Bien-tost après, une heureuse occasion s'en présenta tout à
propos. Elle vint quester à un jeune homme qui estoit auprès de luy.
C'estoit un autre petit clerc du logis, très malicieux, qui estoit
en colère contre elle parce qu'elle avoit retiré les clefs de la
cave des mains d'une servante qui luy donnoit du vin. Comme il vid
qu'elle faisoit vanité de faire voir que sa tasse estoit pleine d'or
et de grosses pieces blanches, il tira de sa poche une poignée de
deniers; il en arrosa sa tasse pour luy faire dépit, et couvrit
toutes les pieces qu'elle estalloit en parade. La questeuse en
rougit de honte, et du doigt écarta le plus qu'elle pût cette menue
monnoye, qui, malgré toute son adresse, ne parût encore que trop. Ce
fut alors que Nicodème (ainsi s'appeloit le nouveau blessé), lui
presentant une pistolle, feignit de luy en demander la monnoye; mais
il ne fit que retirer de la tasse les deniers, et il luy donna le
reste en pur don.

Cette nouvelle sorte de galenterie fut remarquée par Javotte, qui en
son ame en eust de la joye, et qui crût en effet luy en avoir de
l'obligation. Ce qui fit qu'au sortir de l'église, elle souffrit
qu'il l'abordast avec un compliment qu'il avoit medité pendant tout
le temps qu'il l'avoit attendue. Cette occasion luy fut fort
favorable, car Javotte ne sortoit jamais sans sa mere, qui la
faisoit vivre avec une si grande retenue qu'elle ne la laissoit
jamais parler à aucun homme, ny en public, ny à la maison. Sans cela
cet abord n'eut pas esté fort difficile pour luy, car, comme Javotte
estoit fille d'un procureur et Nicodeme estoit advocat, ils estoient
de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie,
de sorte qu'elles souffrent une aussi prompte connoissance que celle
d'une suivante avec un valet de chambre.

Dès que l'office fut dit et qu'il la pût joindre, il luy dit, comme
une tres-fine galanterie: Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous
n'avez pu manquer de faire une heureuse queste, avec tant de mérite
et tant de beauté. Hélas, Monsieur (repartit Javotte avec une grande
ingenuité), vous m'excuserez; je viens de la compter avec le pere
sacristain: je n'ay fait que soixante et quatre livres cinq sous;
mademoiselle Henriette fit bien dernièrement quatre-vingts dix
livres; il est vray qu'elle questa tout le long des prieres de
quarante heures, et que c'estoit en un lieu où il y avoit un Paradis
le plus beau qui se puisse jamais voir. Quand je parle du bon-heur
de vostre queste (dit Nicodeme), je ne parle pas seulement des
charitez que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour
l'église; j'entens aussi parler du profit que vous avés fait pour
vous. Ha! Monsieur (reprit Javotte), je vous asseure que je n'y en
ay point fait; il n'y avoit pas un denier davantage que ce que je
vous ay dit; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en
cette occasion? Ce seroit un gros peché d'y penser. Je n'entends pas
(dit Nicodeme) parler ny d'or ny d'argent, mais je veux dire
seulement qu'il n'y a personne qui, en vous donnant l'aumosne, ne
vous ait en mesme temps donné son coeur. Je ne sçay (repartit
Javotte) ce que vous voulez dire de coeurs; je n'en ay trouvé pas un
seul dans ma tasse. J'entends (ajousta Nicodeme) qu'il n'y a
personne à qui vous vous soyez arrestée qui, ayant veu tant de
beauté, n'ait fait voeu de vous aimer et de vous servir, et qui ne
vous ait donné son coeur. En mon particulier, il m'a esté impossible
de vous refuser le mien. Javotte luy repartit naïvement: Et bien,
Monsieur, si vous me l'avez donné, je vous ay en mesme temps
répondu: Dieu vous le rende. Quoy! (reprit Nicodeme un peu en
colère) agissant si serieusement, faut-il se railler de moy? et
faut-il ainsi traitter le plus passionné de tous vos amoureux? A ce
mot, Javotte répondit en rougissant: Monsieur, prenez garde comme
vous parlez; je suis honneste fille: je n'ai point d'amoureux; maman
m'a bien deffendu d'en avoir. Je n'ay rien dit qui vous puisse
choquer (repartit Nicodeme), et la passion que j'ay pour vous est
toute honneste et toute pure, n'ayant pour but qu'une recherche
legitime. C'est donc, Monsieur (repliqua Javotte), que vous me
voulez épouser? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et à
maman: car aussi bien je ne sçais pas ce qu'ils me veulent donner en
mariage. Nous n'en sommes pas encore à ces conditions (reprit
Nicodeme); il faut que je sois auparavant asseuré de vostre estime,
et que je sçache si vous agréerez que j'aye l'honneur de vous
servir. Monsieur (dit Javotte), je me sers bien moy-mesme, et je
sçais faire tout ce qu'il me faut.

Cette réponse bourgeoise defferra fort ce galand, qui vouloit faire
l'amour en stile poly. Asseurément il alloit débiter la fleurette
avec profusion, s'il eust trouvé une personne qui luy eust voulu
tenir teste. Il fut bien surpris de ce que, dès les premieres offres
de service, on l'avoit fait expliquer en faveur d'une recherche
legitime. Mais il avoit tort de s'en estonner, car c'est le deffaut
ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu'un homme
soit amoureux d'elles si-tost qu'il leur a dit une petite douceur,
et que, si-tost qu'il en est amoureux, il aille chez des notaires ou
devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus
asseurez. Elles ne sçavent ce que c'est de lier de ces douces
amitiez et intelligences qui font passer si agreablement une partie
de la jeunesse, et qui peuvent subsister avec la vertu la plus
severe. Elles ne se soucient point de connoistre pleinement les
bonnes ou les mauvaises qualitez de ceux qui leur font des offres de
service, ny de commencer par l'estime pour aller en suite à l'amitié
ou à l'amour. La peur qu'elles ont de demeurer filles les fait
aussi-tost aller au solide, et prendre aveuglément celuy qui a le
premier conclu. C'est aussi la cause de cette grande différence qui
est entre les gens de la cour et la bourgeoisie: car la noblesse
faisant une profession ouverte de galanterie, et s'accoûtumant à
voir les dames dès la plus tendre jeunesse, se forme certaine
habitude de civilité et de politesse qui dure toute la vie. Au lieu
que les gens du commun ne peuvent jamais attraper ce bel air, parce
qu'ils n'étudient point cet art de plaire qui ne s'apprend qu'aupres
des dames, et qu'apres estre touché de quelque belle passion. Ils ne
font jamais l'amour qu'en passant et dans une posture forcée,
n'ayant autre but que de se mettre vistement en ménage. Il ne faut
pas s'étonner apres cela si le reste de leur vie ils ont une humeur
rustique et bourrue qui est à charge à leur famille et odieuse à
tous ceux qui les frequentent. Nôtre demy courtisan auroit bien
voulu faire l'amour dans les formes; il n'auroit pas voulu oublier
une des manieres qu'il avoit trouvées dans ses livres, car il avoit
fait son cours exprés dans Cyrus et dans Clelie. Il auroit
volontiers envoyé des poulets, donné des cadeaux et fait des vers,
qui pis est; mais le moyen de jouer une belle partie de paume avec
une personne qui met à tous les coups sous la corde?

Il n'eust pas si-tost remené sa maistresse jusqu'à sa porte, qu'avec
une profonde reverence elle le quitta, luy disant qu'il falloit
qu'elle allast songer aux affaires du ménage, et qu'aussi bien sa
maman lui crieroit si elle la voyoit causer avec des garçons. Il fut
donc obligé de prendre congé d'elle, en resolution de la venir
bien-tost revoir. Mais la difficulté estoit d'avoir entrée dans la
maison, car personne n'y estoit reçeu s'il n'y avoit bien à faire,
encore n'entroit-on que dans l'étude du procureur; car si quelqu'un
fust venu pour rendre visite à Javotte, la mere seroit venue sur la
porte luy demander: Qu'est-ce que vous avez à dire à ma fille? La
necessité obligea donc Nicodeme de chercher à faire connoissance
avec Vollichon[18] (le pere de Javotte s'appelloit ainsi), ce qui ne
fut pas difficile, car il le connoissoit desja de veue pour l'avoir
rencontré au Chastelet, où il estoit procureur, et où Nicodeme
alloit plaider quelquefois. Il feignit de luy consulter quelque
difficulté de pratique, puis il lui dit qu'il le vouloit charger
d'un exploit pour un de ses amis. En effet, il luy en porta un chez
luy; mais cela ne fit que l'introduire dans l'étude comme les
autres: car l'appartement des femmes fut pour luy fermé, comme si
c'eust esté un petit serrail. Il s'avisa d'une ruse pour les voir:
il feignit qu'il avoit une excellente garenne à la campagne, d'où on
luy envoyoit souvent des lapins. Il dit à Vollichon qu'il luy en
envoyeroit deux, et qu'il les iroit manger avec luy, dans la pensée
qu'il verroit, pour le moins pendant le disner, sa femme et sa
fille. Il en fit donc acheter deux à la Vallée de misere; mais ce
fut de l'argent perdu, non pas à cause que c'estoient des lapins de
clapié (car le procureur ne les trouva encore que trop bons), mais
parce que cela ne lui donna point occasion de voir sa maistresse,
qui, ce jour-là, ne disna point à la grande table, peut-estre à
cause qu'elle n'estoit pas habillée, ou qu'elle faisoit quelque
affaire du ménage. Il poussa donc plus loin ses inventions: il fit
partie avec Vollichon pour aller jouer à la boule[19], qui est le
plus grand regale qu'on puisse faire à un procureur, et le plus
puissant aimant pour l'attirer hors de son étude. Cela les rendit
bientost bons amis, et ce qui y contribua beaucoup, c'est que
Nicodeme se laissa d'abord gagner quelque argent; mais il n'oublioit
point de jouer pour la derniere partie un chapon, qui se mangeoit
aussi-tost chez le procureur.

[Note 18: Ici Furetière n'a pas, en apparence au moins, autant
de franchise que Despréaux. Dans sa 1re satire, celui-ci avoit
dit:

    Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom;
    J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Or, c'est ce même Rolet que Furetière, moins hardi, va peindre ici
sous le pseudonyme de Vollichon. Il étoit bien connu au Palais. On
ne l'y appeloit que _l'âme damnée_, et, quand le président Lamoignon
vouloit désigner un insigne fripon, il disoit: C'est un Rolet. Selon
Brossette, dans sa note sur le vers 157 de la 15e satire de
Régnier, c'est à lui surtout qu'il falloit appliquer ce vers:

    Un avocat instruire en l'un ou l'autre cause.

Rolet ne faisoit pas autre chose; même il faisoit pis. En 1681, il
fut convaincu d'avoir fait revivre une obligation de 500 livres,
dont il avoit déjà reçu le paiement. Un arrêt le condamna à un
bannissement de neuf années, et, entre autres amendes et dépens, à
4,000 fr. de réparation civile. La minute et la grosse de
l'obligation incriminée furent lacérées par le greffier en présence
de Rolet. La sentence est du 12 août 1681, c'est-à-dire long-temps
après la publication du _Roman bourgeois_. Mais il y avoit longues
années que Rolet se mettoit en mesure de la mériter, et qu'on l'en
déclaroit digne au Palais et dans le monde. Toutefois, comme ses
friponneries n'étoient pas chose jugée, on n'osoit pas, de peur d'un
procès qu'il n'eût pas manqué de vous faire, dire hautement et sous
son nom ce qu'étoit Rolet. Despréaux, je l'ai dit, l'osa seul; mais,
comme s'il eût eu peur de sa hardiesse, il l'atténua fort et
l'annula même dans la 2e édition de ses satires, en mettant en
note, pour le nom de Rolet, que c'étoit un hôtelier du pays
blaisois. C'étoit se repentir d'avoir eu du courage, et en réalité
n'être pas plus franc que ne l'avoit été Furetière avec son
pseudonyme de Vollichon. Le plus comique de l'affaire, c'est que,
selon Brossette, il se trouva en effet dans le Blaisois «un hôtelier
de même nom, qui fit faire à Boileau de grandes plaintes. A Rouen,
dit encore Brossette, dans une 1re édition qui fut faite sans la
participation de l'auteur, on avoit mis un autre nom que celui de
Rolet», ce qui nous étonne beaucoup, d'autant plus qu'à cette
époque, dans cette même ville de Rouen, on jouoit une comédie en un
acte, en vers, _le Moulin de Bouille_ (Rouen, J.-B. Besongne, pet.
in-12), dans laquelle Rolet étoit franchement nommé et mis en
scène.--Furetière, dans son libelle allégorique, _les Couches de
l'Académie_, fit encore, preuve qu'il le connoissoit bien, allusion
à Rolet, comme au plus grand chicaneur du Palais. Il dit que la
déesse Justice avoit, dans une écurie qu'on nomme _Chicane_, six
harpies qu'on atteloit à son char, et à l'une d'elles, la première,
la plus fameuse, il donne le nom de _Rolette_. Le patibulaire
procureur finit mieux qu'il ne méritoit. On le déchargea de la peine
du bannissement, à laquelle l'avoit condamné l'arrêt de 1681; il
obtint une place de garde au château de Vincennes, et il y mourut.]

[Note 19: C'étoit le jeu à la mode de ce temps-là, et l'on sait
par Louis Racine que Boileau y excelloit. Les procureurs surtout en
faisoient leur amusement favori. Furetière en a fait le sujet d'une
des satires qu'on a imprimées à la suite du _Roman bourgeois_, édit.
de Nancy, 1713, in-12., p. 319-327. C'est au quai Saint-Bernard que
Furetière place la fameuse partie de boules qui remplit sa satire;
mais on sait par Regnard, dans sa comédie du _Divorce_ (prologue),
que les joueurs de la bazoche avoient encore d'autres lieux de
réunion: «JUPITER. Je me suis amusé en venant à jouer à la boule,
aux Petits Carreaux, contre quatre procureurs, qui ne m'ont laissé
que trente sols.--ARLEQUIN Où diable vous êtes-vous fourré là? Ces
messieurs savent aussi bien rouler le bois que ruiner une famille.»]

Ce fut au quatriéme ou cinquiéme chapon que Nicodeme eust le plaisir
de voir sa maistresse à table avec luy; mais ce plaisir fut de peu
de durée, car elle ne parut que long-temps apres que les autres
furent assis, et elle se leva sitost qu'on apporta le dessert, apres
avoir plié sa serviette et emporté son assiette elle-mesme. Encore
durant le repas elle ne profera pas un mot et ne leva pas presque
les yeux, monstrant avec sa grande modestie qu'elle sçavoit bien
pratiquer tout ce qui estoit dans sa _Civilité puérile_. Elle s'alla
aussitost renfermer dans sa chambre avec sa mere, pour travailler à
quelque dentelle ou tapisserie. Enfin jamais il n'y eut demoiselle
avec qui il fust plus difficile de nouer conversation: car au logis
elle estoit tenue de court, et dehors elle ne sortoit qu'avec sa
mere, ainsi qu'il a esté dit; de sorte que sans le hazard de la
queste, qui luy donna un moment de liberté et luy permit de
retourner seule chez elle, jamais Nicodeme n'auroit trouvé occasion
de l'accoster. L'amitié de Vollichon luy estoit presque inutile;
cependant elle s'augmentoit de jour en jour, et, pour en connoistre
un peu mieux les fondemens, il est bon de dire quelque chose du
caractere de ce procureur, qui estoit encore un original, mais d'une
autre espece.

C'étoit un petit homme trapu grisonnant, et qui étoit de mesme âge
que sa calotte. Il avoit vieilli avec elle sous un bonnet gras et
enfoncé qui avoit plus couvert de méchancetez qu'il n'en auroit pu
tenir dans cent autres testes et sous cent autres bonnets: car la
chicane s'estoit emparée du corps de ce petit homme, de la mesme
maniere que le demon se saisit du corps d'un possédé. On avoit sans
doute grand tort de l'appeler, comme on faisoit, ame damnée, car il
le falloit plûtost appeler ame damnante, parce qu'en effect il
faisoit damner tous ceux qui avoient à faire à luy, soit comme ses
clients ou comme ses parties adverses. Il avoit la bouche bien
fendue, ce qui n'est pas un petit avantage pour un homme qui gagne
sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualitez c'est d'estre
fort en gueule. Ses yeux estoient fins et éveillez, son oreille
estoit excellente, car elle entendoit le son d'un quart-d'escu de
cinq cens pas, et son esprit étoit prompt, pourveu qu'il ne le
fallût pas appliquer à faire du bien. Jamais il n'y eut ardeur
pareille à la sienne, je ne dis pas tant à servir ses parties comme
à les voler. Il regardoit le bien d'autrui comme les chats regardent
un oiseau dans une cage, à qui ils tâchent, en sautant autour, de
donner quelque coup de griffe. Ce n'est pas qu'il ne fist
quelquefois le genereux, car s'il voyoit quelque pauvre personne qui
ne sçeust pas les affaires, il luy dressoit une requeste volontiers,
et luy disoit hautement qu'il n'en vouloit rien prendre; mais il luy
faisoit payer la signification plus que ne valloit la vacation de
l'huissier et la sienne ensemble. Il avoit une antipathie naturelle
contre la verité: car jamais pas une n'eut osé approcher de luy
(quand mesme elle eût esté à son avantage) sans se mettre en danger
d'estre combattue.

On peut juger qu'avec ces belles qualitez il n'avoit pas manqué de
devenir riche, et en mesme temps d'estre tout à fait descrié: ce qui
avoit fait dire à un galand homme fort à propos, en parlant de ce
chicanneur, que c'estoit un homme dont tout le bien estoit mal
acquis, à la reserve de sa reputation. Il en demeuroit mesme
quelquefois d'accord; mais il asseuroit qu'il estoit beaucoup
changé, et il disoit un jour à Nicodeme, pour l'exciter à suivre le
chemin de la vertu, qu'il avoit plus gagné depuis un an qu'il estoit
devenu honneste homme qu'en dix ans auparavant, qu'il avoit vécu en
fripon. Peut-être avoit-il quelque raison de parler ainsi: car il
est vray que les amendes et les interdictions dont on avoit puny
quelques unes de ses friponneries, qui avoient esté descouvertes,
luy avoient cousté fort cher. J'en ai appris une entr'autres qu'il
n'est pas hors de propos de reciter, parce qu'elle marque assez bien
son caractere. Il avoit coustume d'occuper pour deux ou trois
parties en mesme procez, sous le nom de differens procureurs de ses
amis. Un jour qu'il ne pouvoit plus differer la condemnation d'un
debiteur fuyard, il suscita un intervenant qui mit le procez hors
d'état d'estre jugé; mais comme celuy qui le poursuivoit s'en
plaignit, Vollichon, pour oster la pensée que ce fust luy, dressa
des écritures pour cet intervenant, où il declama de tout son
possible contre luy-mesme; il soustenoit que Vollichon estoit
l'autheur de toute la chicanne du procez; que c'estoit un homme
connu dans le presidial pour ses friponneries; qu'il avoit esté
plusieurs fois pour cela noté et interdit; et, apres s'estre dit
force injures, il laissa à un clerc le soin de les décrire et de les
faire signifier. Le clerc, paresseux de les coppier et encore plus
de les lire, les donna à signifier comme elles estoient, escrites de
la main de Vollichon. Elles vinrent ainsi entre les mains de sa
partie adverse, et de là en celle des juges, qui en éclatterent de
rire, mais qui ne laisserent pas de l'en punir rigoureusement.

Tel estoit donc le genie de Vollichon, qui vint à ce poinct de décry
que le bourreau mesme, dont il estoit le procureur, le revoqua, sur
ce qu'il ne le trouva pas assez honneste homme pour se servir de
luy. Je laisse maintenant à penser si Nicodeme, qui n'étoit pas fort
avare, mais qui estoit tres-amoureux, pouvoit bientost gagner les
bonnes graces d'un homme aussi affamé que Vollichon. Il luy faisoit
des escritures à dix sous par roolle; il s'abonnoit avec luy pour
plaider ses causes à vil prix, moyennant certaine somme par an; il
luy faisoit des presens; il luy donnoit à manger, et generalement
par tous moyens il s'efforçoit de gagner son amitié. Il y avoit
encore une chose dans la conversation qui les attachoit puissamment,
c'est que Nicodeme estoit un grand diseur de beaux mots, de pointes,
de phoebus et de galimatias, et Vollichon un grand diseur de
proverbes et de quolibets; et comme ils s'applaudissoient souvent
l'un à l'autre, leur entretien estoit fort divertissant.

Nonobstant cette grande amitié qui donnoit desormais une libre
entrée à Nicodeme dans la maison, elle ne luy servoit de rien pour
entretenir Javotte; car, ou elle se retiroit dans une autre chambre
en le voyant venir, ou, si elle y demeuroit, elle ne luy disoit pas
un mot, tant elle avoit de retenue en presence de sa mère, qui
estoit tousjours auprés d'elle. Il fallut donc qu'à la fin il devint
amant declaré, pour luy pouvoir parler à son aise. Ce qui le porta
encore plûtost à la demander en mariage, ce fut cette consideration,
que c'est toûjours un party sortable pour un advocat que la fille
d'un procureur. Car Vollichon estoit riche et avoit une fort bonne
estude, qu'on devoit bien plûtost appeller boutique, parcequ'on y
vendoit les parties. D'autre costé Vollichon ne vouloit avoir pour
gendre qu'un homme de sac et de corde. C'est ainsi qu'il appeloit en
sa langue celuy que nous dirions en la nostre qui est fort attaché
au Palais, et qui ne se plaist qu'à voir des papiers. Il ne se
soucioit pas qu'il fût beau, poly ou galand, pourveu qu'il fût
laborieux et bon ménager. Il ne comptoit mesme pour rien la rare
beauté de Javotte, et il ne s'attendoit pas qu'elle luy fist faire
fortune. Peut-estre mesme qu'en cecy il ne manquoit pas de raison;
car il arrive la pluspart du temps que ceux qui content là dessus se
trouvent attrapez, et que ces fortunes que les bourgeoises font pour
leur beauté aboutissent bien souvent à une question de rapt que font
les parens du jeune homme qui les espouse, ou a une séparation de
biens que demande la nouvelle mariée à un fanfaron ruiné.

Cette disposition favorable fut cause que Nicodeme, pressé
d'ailleurs de son amour, fit une belle declaration et une demande
précise au nom de mariage au pere de Javotte, qui, ayant receu cette
proposition avec la civilité dont un homme de l'humeur de Vollichon
estoit capable, s'enquit exactement de la quantité de son bien, s'il
n'estoit point embrouillé, et s'il n'avoit point fait de débauches
ny de debtes. La seule difficulté qu'il y trouvoit estoit que ce
marié estoit trop beau, c'est à dire qu'il estoit trop bien mis et
trop coquet. Car, à vrai dire, la propreté qui plaist à tous les
honnestes gens est-ce qui choque le plus ces barbons. Il disoit que
le temps qu'on employoit à s'habiller ainsi proprement estoit perdu,
et que cependant on auroit fait cinq ou six roolles d'écritures. Il
se plaignoit aussi que telle piece d'ajustement coûtoit la valeur de
plus de vingt plaidoyers. Neantmoins l'estime qu'il avoit conceue
pour Nicodeme effaçoit tout ce dégoust; et, devenant indulgent en sa
faveur, il disoit qu'il falloit que la jeunesse se passast; mais, ne
croyant pas qu'elle s'estendist au delà du temps qu'il falloit pour
rechercher une fille, il esperoit dans trois mois de le voir aussi
crasseux que lui.

Enfin, apres qu'il eut examiné l'inventaire, les partages et tous
les titres de la famille, dressé et contesté tous les articles du
mariage, le contrat en fut passé, et on permit alors à Nicodeme de
voir sa maistresse un peu plus librement, c'est à dire en un bout de
la chambre, en presence de sa mere, qui estoit un peu à quartier
occupée à quelque travail. Ce bon-heur ne luy dura pas long-temps,
car peu de jours apres Vollichon voulut qu'on se preparât pour les
fiançailles, et mesme il fit publier les bans à l'eglise.

Je me doute bien qu'il n'y aura pas un lecteur (tant soit-il
benevole) qui ne dise icy en lui-même: Voicy un méchant Romaniste!
Cette histoire n'est pas fort longue ny fort intriguée. Comment! il
conclud d'abord un mariage, et on n'a coûtume de les faire qu'à la
fin du dixième tome? Mais il me pardonnera, s'il lui plaist, si
j'abrege et si je cours en poste à la conclusion. Il me doit mesme
avoir beaucoup d'obligation de ce que je le gueris de cette
impatience qu'ont beaucoup de lecteurs de voir durer si long-temps
une histoire amoureuse, sans pouvoir deviner quelle en sera la fin.
Neantmoins, s'il est d'humeur patiente, il peut sçavoir qu'il
arrive, comme on dit, beaucoup de choses entre la bouche et le
verre. Ce mariage n'est pas si avancé qu'on diroit bien et qu'il se
l'imagine.

Il ne tiendroit qu'à moi de faire icy une heroïne qu'on enleveroit
autant de fois que je voudrois faire de volumes. C'est un mal-heur
assez ordinaire aux heros, quand ils pensent tenir leur maistresse,
de n'embrasser qu'une nue, comme de mal-heureux Ixions, qui gobent
du vent, tandis qu'un de leurs confidens la leur enleve sur la
moustache. Mais comme l'on ne joue pas icy la grande piece des
machines, et comme j'ay promis une histoire veritable, je vous
confesseray ingenuëment que ce mariage fut seulement empêché par une
opposition formée à la publication des bans, sous le nom d'une fille
nommée Lucrece, qui pretendoit avoir de Nicodeme une promesse de
mariage, ce qui le perdit de reputation chez les parens de Javotte,
qui le tinrent pour un débauché, et qui ne voulurent plus le voir ny
le souffrir. Or, pour vous dire d'où venoit cette opposition (car je
croy que vous en avez curiosité) il faut remonter un peu plus haut,
et vous reciter une autre histoire; mais tandis que je vous la
conteray, n'oubliez pas celle que je viens de vous apprendre, car
vous en aurez encore tantost besoin.


Histoire de Lucrece la bourgeoise.

Cette Lucrece, que j'ai appellée la Bourgeoise, pour la distinguer
de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d'une humeur fort
differente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui
avoit de l'esprit et du courage, mais de la vanité plus que de tout
le reste. C'est dommage qu'elle n'avoit pas esté nourrie à la Cour
ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guerie de plusieurs
grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel
esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu où elle avoit esté
élevée.

Elle estoit fille d'un referendaire en la chancellerie, et avoit
esté laissée en bas âge, avec peu de bien, sous la conduite d'une
tante, femme d'un advocat du tiers ordre, c'est à dire qui n'étoit
ni fameux ni sans employ. Ce pauvre homme, qui estoit moins docte
que laborieux, estoit tout le jour enfermé dans son estude, et
gagnoit sa vie à faire des rooles d'écritures assez mal payez. Il ne
prenoit point garde à tout ce qui se passoit dans sa maison. Sa
femme estoit d'un costé une grande ménagere, car elle eût crié deux
jours si elle eût veu que quelque bout de chandelle n'eust pas esté
mis à profit, ou si on eût jetté une alumette avant que d'avoir
servy par les deux bouts; mais d'autre part c'estoit une grande
joüeuse, et qui hantoit, à son dire, le grand monde, ou, pour mieux
parler, qui voyoit beaucoup de gens. De sorte que toutes les
aprédisnées on mettoit sur le tapis deux jeux de cartes et un
tricquetrac, et aussi-tost arrivoient force jeunes gens de toutes
conditions, qui y estoient plûtost attirez pour voir Lucrece que
pour divertir l'advocate. Quand elle avoit gagné au jeu, elle
faisoit l'honnorable, et faisoit venir une tourte et un
poupelin[20], avec une tasse de confitures faites à la maison, dont
elle donnoit la collation à la compagnie, ce qui tenoit lieu de
souper à elle et à sa niepce, et par fois aussi au mary, qui n'en
tastoit pas, parce qu'elle ne songeoit pas à luy preparer à manger,
quand elle n'avoit pas faim. Elle passoit par ce moyen dans le
voisinage pour estre fort splendide; sa maison estoit appellée une
maison de bouteilles[21] et de grande chère, et il me souvient
d'avoir oüy une greffiere du quartier qui disoit d'elle en
enrageant: Il n'appartient qu'à ces advocates à faire les
magnifiques.

[Note 20: «Pièce de four, pâtisserie délicate faite avec du
beurre, du lait et des oeufs frais, pétrie avec de la fleur de
farine; on y mêle du sucre et de l'écorce de citron. Le _poupelin_
se sert d'ordinaire avec la tourte.» (_Dict. de Furetière._)]

[Note 21: On appeloit ainsi les petites villas bourgeoises, les
vide-bouteilles des marchands et des procureurs. La Fontaine, dans
sa fable du _Testament expliqué par Esope_, emploie ce mot dans ce
sens-là; plus tard il finit par signifier simplement _guinguette_.
(_Journ. de Barbier_, t. Ier, p.350.)]

Lucrece fut donc élevée en une maison conduitte de cette sorte, qui
est un poste tres-dangereux pour une fille qui a quelques
necessitez, et qui est obligée à souffrir toutes sortes de galans.
Il auroit fallu que son coeur eût esté ferré à glace pour se bien
tenir dans un chemin si glissant. Toute sa fortune estoit fondée sur
les conquestes de ses yeux et de ses charmes, fondement fort fresle
et fort delicat, et qui ne sert qu'à faire vieillir les filles ou à
les faire marier à l'officialité. Elle portoit cependant un estat de
fille de condition, quoy que, comme j'ay dit, elle eût peu de bien
ou plûtost point du tout. Elle passoit pour un party qui avoit,
disoit-on, quinze mil écus; mais ils estoient assignez sur les
broüillarts de la riviere de Loyre, qui sont des effects à la verité
fort liquides, mais qui ne sont pas bien clairs. Sur cette fausse
supposition, Lucrece ne laissoit pas de bastir de grandes
esperances, et, quand on luy proposoit pour mary un advocat, elle
disoit en secouant la teste: Fy, je n'ayme point cette bourgeoisie!
Elle pretendoit au moins d'avoir un auditeur des comptes ou un
tresorier de France: car elle avoit trouvé que cela estoit deub à
ses pretendus quinze mil escus, dans le tariffe des partis
sortables.

Cette citation, Lecteur, vous surprend sans doute: car vous n'avez
peut-estre jamais entendu parler de ce tariffe. Je veux bien vous
l'expliquer, et, pour l'amour de vous, faire une petite digression.
Sçachez donc que, la corruption du siecle ayant introduit de marier
un sac d'argent avec un autre sac d'argent, en mariant une fille
avec un garçon; comme il s'estoit fait un tariffe lors du decry des
monnoyes pour l'évaluation des espèces, aussi, lors du decry du
merite et de la vertu, il fut fait un tariffe pour l'évaluation des
hommes et pour l'assortiment des partis. Voicy la table qui en fut
dressée, dont je vous veux faire part.


_Tariffe ou evaluation des partis sortables pour faire facilement
les mariages._

Pour une fille qui a deux          |  Il luy faut un marchant du
mille livres en mariage, ou        |  Palais, ou un petit commis,
environ, jusqu'à six mille livres. |  sergent, ou solliciteur de
                                   |  proces.
-----------------------------------+--------------------------------
Pour celle qui a six mille         |  Un marchand de soye,
livres, et au dessus jusqu'à       |  drappier, mouleur de bois,
douze mille livres.                |  procureur du Chastelet, maistre
                                   |  d'hostel, et secrétaire de
                                   |  grand seigneur.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a douze             |  Un procureur en parlement,
mille livres et au dessus, jusqu'à |  huissier, notaire ou
vingt mille livres.                |  greffier.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a vingt mille       |  Un advocat, conseiller du
livres et au dessus, jusqu'à       |  trésor ou des eauds et
trente mille livres.               |  forests, substitut du parquet
                                   |  et general des monnoyes.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a depuis            |  Un auditeur des comptes,
trente mille livres jusqu'à        |  trésorier de France ou payeur
quarante-cinq mille livres.        |  des rentes.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a depuis            |  Un conseiller de la cour des
quinze mil jusqu'à vingt-cinq      |  aydes, ou conseiller du grand
mil escus.                         |  conseil.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a depuis            |  Un conseiller au parlement,
vingt-cinq jusqu'à cinquante       |  ou un maistre des comptes.
mil escus.                         |
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a depuis            |  Un maistre des requêtes,
cinquante jusqu'à cent mil         |  intendant des finances,
escus.                             |  greffier et secretaire du
                                   |  conseil, president aux
                                   |  enquétes.
-----------------------------------+---------------------------------
Pour celle qui a depuis            |  Un president au mortier,
cent mil jusqu'à deux cent         |  vray marquis, sur-intendant,
mil escus.                         |  duc et pair.
-----------------------------------+---------------------------------

On trouvera peut-estre que ce tariffe est trop succinct, veu le
grand nombre de charges qui sont creées en ce royaume, dont il n'est
fait icy aucune mention; mais, en ce cas, il faudra seulement avoir
un extraict du registre qui est aux parties casuelles, de
l'évaluation des offices, car, sur ce pied, on en peut faire
aisément la réduction à quelqu'une de ces classes. La plus grande
difficulté est pour les hommes qui vivent de leurs rentes, dont on
ne fait icy aucun estat, comme de gens inutiles, et qui ne doivent
songer qu'au celibat. Car ce n'est pas mal à propos qu'un de nos
autheurs a dit qu'une charge estoit le chausse-pied du mariage, ce
qui a rendu nos François (naturellement galands et amoureux) si
friands de charges, qu'ils en veulent avoir à quelque prix que ce
soit, jusqu'à achepter cherement des charges de mouleur de bois, de
porteur de sel et de charbon. Toutefois, s'il arrive par mal-heur
qu'une vieille fille marchande quelqu'un de ces rentiers, ils sont
d'ordinaire évaluez au denier six, comme les rentes sur la ville et
autres telles denrées; c'est à dire qu'une fille qui a dix mil escus
doit trouver un homme qui en ayt soixante mil, et ainsi à
proportion.

Il y en aura encore qui eussent souhaitté que ce tariffe eût esté
porté plus avant; mais cela ne s'est pû faire, n'y ayant au delà que
confusion, parce que les filles qui ont au delà de deux cent mille
escus sont d'ordinaire des filles de financiers ou de gens
d'affaires qui sont venus de la lie du peuple, et de condition
servile. Or, elles ne sont pas vendues à l'enchere comme les autres,
mais délivrées au rabais; c'est à dire qu'au lieu qu'une autre fille
qui aura trente mille livres de bien est vendue à un homme qui aura
un office qui en vaudra deux fois autant, celles-cy, au contraire,
qui auront deux cens mille escus de bien, seront livrées à un homme
qui en aura la moitié moins; et elles seront encore trop heureuses
de trouver un homme de naissance et de condition qui en veuille.

La seule observation qu'il faut faire, de peur de s'y tromper, est
qu'il arrive quelquefois que le merite et la beauté d'une fille la
peut faire monter d'une classe, et celle de trente mille livres
avoir la fortune d'une de quarante; mais il n'en est pas de mesme
d'un homme, dont le merite et la vertu sont tousjours comptez pour
rien. On ne regarde qu'à sa condition et à sa charge, et il ne fait
point de fortune en mariage, si ce n'est en des lieux où il trouve
beaucoup d'années meslées avec de l'argent, et qu'il achepte le tout
en tâche et en bloc.

Mais c'est assez parlé de mariage: il faut revenir à Lucrece, que je
perdois presque de veue. Ses charmes ne la laissoient point manquer
de serviteurs. Elle n'avoit pas seulement des galands à la douzaine,
mais encore à quarterons et à milliers; car, dans ces maisons où on
tient un honneste berlan ou académie de jeu, il s'en tient aussi une
d'amour, qui d'abord est honneste, mais qui ne l'est pas trop à la
fin; ce qui me fait souvenir de ce qu'un galant homme disoit, que
c'étoit presque mettre un bouchon, pour faire voir qu'il y avoit
quelque bonne pièce preste à mettre en perce.

Ils venoient, comme j'ay dit, plûtost pour voir Lucrece que pour
jouer; cependant il falloit jouer pour la voir. Tel, après avoir
joué quelque temps, donnoit son jeu à tenir à quelqu'autre pour
venir causer avec elle; et tel disoit qu'il estoit de moitié avec sa
tante. Elle faisoit de son costé la mesme chose, et estoit de moitié
avec quelqu'un qu'elle avoit embarqué au jeu; mais, apres avoir
rangé son monde en bataille, elle alloit par la salle entretenir la
compagnie, et sçavoit si bien contenter ses galands par l'égalité
qu'elle apportoit à leur parler, qu'on eust dit qu'elle eust eu un
sable pour régler tous ses discours.

Elle tiroit un grand avantage du jeu, car elle partageoit le guain
qui se faisoit, et ne payoit rien de la perte qui arrivoit. Sur tout
elle trouvoit bien son compte quand il tomboit entre ses mains
certains badauts qui faisoient consister la belle galanterie à se
laisser gagner au jeu par les filles, pour leur faire par ce moyen
accepter sans honte les presens qu'ils avoient dessein de leur
faire. Erreur grande du temps jadis, et dont, par la grace de Dieu,
les gens de cour et les fins galans sont bien déduppez. Il est vray
que les coquettes rusées sont fort aises de gagner au jeu; mais,
comme elles appellent conqueste un effect qu'elles attribuent à leur
adresse ou à leur bonne fortune, elles n'en ont point d'obligation
au pauvre sot qui se laisse perdre, qu'elles nomment leur duppe, et
qu'elles n'abandonnent point qu'apres leur avoir tiré la derniere
plume. Et lors il n'est plus temps de commencer une autre
galanterie, car elles n'ont jamais d'estime pour un homme qui a fait
le fat, quoy qu'à leur profit. Aussi bien, à quoy bon chercher tant
de destours? ne fait-on pas mieux aujourd'huy de jouer avec les
femmes à la rigueur, et de ne leur pardonner rien, et, si on leur
veut faire des presens, de leur donner sans cérémonie? En voit-on
quantité qui les refusent et qui les renvoyent? Cela estoit bon au
temps passé, quand on ne sçavoit pas vivre. Je croy mesme, pour peu
que nous allions en avant, comme on se raffine tous les jours, qu'on
pratiquera la coustume qui s'observe déjà en quelques endroits, de
bien faire son marché, et de dire: Je vous envoye tel present pour
telle faveur, et d'en prendre des assurances: car, en effect, les
femmes sont fort trompeuses.

Mais, en parlant de jeu, j'avois presque écarté Lucrece, qui aymoit,
sur tous les galands, les joueurs de discretions[22]: car, dans sa
perte, elle payoit d'un siflet ou d'un ruban, et, dans le guain,
elle se faisoit donner des beaux bijoux et de bonnes nippes. Elle
n'estoit vétuë que des bonnes fortunes du jeu ou de la sottise de
ses amans. Le bas de soye qu'elle avoit aux jambes estoit une
discretion; sa cravatte de poinct de Gennes, autre discretion; son
collier et mesme sa juppe, encore autre discretion; enfin, depuis
les pieds jusqu'à la teste, ce n'estoit que discretion. Cependant
elle joüa tant de fois des discretions, qu'elle perdit à la fin la
sienne, comme vous entendrez cy-apres. Je vous en advertis de bonne
heure, car je ne vous veux point surprendre, comme font certains
autheurs malicieux qui ne visent à autre chose.

[Note 22: L'usage de jouer des enjeux indéterminés, laissés à la
_discrétion_ du gagnant, nous étoit venu d'Italie, de Florence, où
il ne s'est pas perdu encore. Henri Estienne, dans ses _Dialogues du
nouveau langage françoys italianisé_, appelle déjà _discrétion_ le
prix de certaines gageures; mais, dans les lettres de Voiture, nous
trouvons mieux encore le mot avec le sens que Furetière lui donne
ici, et qu'il a gardé. La 70e lettre du grand épistolier,
adressée à mademoiselle de Rambouillet, _en luy envoyant douze
galants de rubans d'Angleterre, pour une discrétion qu'il avoit
perdue contre elle_, commence ainsi: «Mademoiselle, puisque la
discrétion est une des principales parties d'un galant, je croy
qu'en vous en envoyant douze, je vous paye bien libéralement ce que
je vous dois.» Quelquefois il en coûtoit cher de jouer pareil enjeu:
«On dit que, pour une discrétion, il (Gondran) donna une toilette de
cinq cents écus, où tout est d'orfèvrerie, et on parle de pendants
de 6000 livres.» (Tallemant, _Historiettes_, in-8: t. 4, p. 292.)]

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur adoroit Lucrece, se
trouva un jeune marquis; mais c'est peu de dire marquis, si on
n'adjouste de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de
rente: car il y en a tant d'inconnus et de la nouvelle fabrique,
qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter à leur marquisat
le nom de leur revenu, comme fit autrefois celuy qui se faisoit
nommer seigneur de dix-sept cens mille escus. On n'avoit pas compté
avec celuy-cy, mais il faisoit grande dépense et changeoit tous les
jours d'habits, de plumes, et de garnitures. C'est la marque la plus
ordinaire à quoy on connoist dans Paris les gens de qualité, bien
que cette marque soit fort trompeuse. Il avoit veu Lucrece dans
cette eglise (j'ay failly à dire: que j'ay déjà décrite) où il
estoit allé le jour de cette solemnité dont j'ay parlé, pour toute
autre affaire que pour prier Dieu. D'abord qu'il la vid il en fut
charmé, et quand elle sortit il commanda à son page de la suivre
pour sçavoir qui elle estoit; mais, devant que le page fut de
retour, il avoit déjà tout sçeu d'un Suisse François qui chasse les
chiens et louë les chaises dans l'eglise, et qui gagne plus à
sçavoir les intrigues des femmes du quartier qu'à ses deux autres
mestiers ensemble. Une piece blanche luy avoit donc appris le nom,
la demeure, la qualité de Lucrece, celle de sa tante, ses exercices
ordinaires et les noms de la pluspart de ceux qui la frequentoient;
enfin mille choses qu'en une maison privée on n'auroit découvert
qu'avec bien du temps; ce qui fait juger que celles où on se
gouverne de la sorte commencent à passer pour publiques. Il songea,
comme il estoit assez discret, à chercher quelqu'un qui le pust
introduire chez elle; en tout cas, il se resolvoit de se servir du
prétexte du jeu, qui est le grand passe-par-tout pour avoir entrée
dans de telles compagnies; il n'eust besoin de l'une ni de l'autre,
car dès le lendemain, passant en carrosse dans la ruë de Lucrece, il
la vid de loin sur le pas de sa porte. L'impatience qu'elle avoit de
voir que personne n'estoit encore venu l'y avoit portée, et dès
qu'elle entendit le bruit d'un carrosse, elle tourna la teste de ce
côté-là, pensant que c'estoit quelqu'un qui venoit chez elle. Le
marquis se mit à la portiere pour la saluer et tascher à noüer
conversation.

Voicy une mal-heureuse occasion qui luy fut favorable: un petit
valet de maquignon poussoit à toute bride un cheval qu'il piquoit
avec un éperon rouillé, attaché à son soullier gauche; et comme la
ruë estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de bouë le
carrosse, le marquis et la demoiselle. Le marquis voulut jurer, mais
le respect du sexe le retint; il voulut faire courir après, mais le
piqueur estoit si bien monté qu'on ne lui pouvoit faire de mal, si
on ne le tiroit en volant. Il descendit, tout crotté qu'il estoit,
pour consoler Lucrece et luy dit en l'abordant: Mademoiselle, j'ay
esté puny de ma temerité de vous avoir voulu voir de trop prés; mais
je ne suis pas si fâché de me voir en cet estat que je le suis de
vous voir partager avec moi ce vilain present. Lucrece, honteuse de
se voir ainsi ajustée, et qui n'avoit point de compliment prest pour
un accident si inopiné, se contenta de luy offrir civilement la
salle pour se venir nettoyer, ou pour attendre qu'il eust envoyé
querir d'autre linge, et elle prit aussi-tost congé de luy pour en
aller changer de son costé. Mais elle revint peu apres avec d'autre
linge et un autre habit, et ce ne fut pas un suiet de petite vanité
pour une personne de sa sorte de montrer qu'elle avoit plusieurs
paires d'habits et de rapparter en si peu de temps un poinct de
Sedan qui eut pû faire honte à un poinct de Gennes qu'elle venoit de
quitter.

La premiere chose que fit le marquis, ce fut d'envoyer son page en
diligence chez luy, pour luy apporter aussi un autre habit et
d'autre linge, esperant qu'on lui presteroit quelque garde-robe où
il pourroit changer de tout. Mais le page revint tout en sueur luy
dire que le valet de chambre avoit emporté la clef de la garde-robe,
et que, depuis le matin qu'il avoit habillé son maistre, il ne
revenoit à la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces
faineans, que leurs maistres laissent joüer, yvrogner et filouter
tout le jour, faute de leur donner de l'employ, croyant deroger à
leur grandeur, s'ils les employoient à plus d'un office. Il fallut
donc qu'il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu'il
condamnast son peu de prevoyance de n'avoir pas mis dans la voiture
une carte où il y eust une garniture de linge, puisque le cocher
avoit bien le soin d'y mettre un marteau et des clous pour
r'attacher les fers des chevaux quand ils venoient à se déferrer.
Tout ce qu'il pût faire, ce fut de se placer dans le coin de la
salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de
cacher ses playes le mieux qu'il pourroit. Il a juré depuis (et ce
n'est pas ce qui doit obliger à le croire, car il juroit quelquefois
assez legerement, mais j'ay veu des experts en galanterie qui
disoient que cela pouvoit estre vray) que, dans toutes ses avantures
amoureuses, il n'a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus
cuisantes douleurs, qu'avoir esté obligé de paroistre en ce mauvais
estat la première fois qu'il aborda sa maistresse; aussi, quoy que
la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer
sa passion, et qu'il s'en trouvast mesme des occasions favorables,
il reserra tous ses compliments, et, s'imaginant qu'autant de
crottes qu'il avoit sur son habit estoient autant de taches à son
honneur, il estoit merveilleusement humilié, et il ressembloit au
pan, qui, apres avoir regardé ses pieds, baisse incontinent la
queuë.

Pour comble de mal-heurs, dès qu'il fut assis, il arriva chez
Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses
amies et les autres non: car elles alloient en cet endroit comme en
un rendez-vous general de galans, et elles y alloient chercher un
party comme on iroit au bureau d'adresse[23] chercher un lacquais ou
un valet de chambre. Les unes se mirent à jouer avec de jeunes gens
qui y estoient aussi fraichement arrivez; les autres allerent causer
avec Lucrece. Elles ne connoissoient point le marquis, et ainsi
elles le prirent pour quelque miserable provincial. Comme les
bourgeoises commencent à railler des gens de province aussi bien que
les femmes de la cour, elles ne manquerent pas de luy donner chacune
son lardon. L'une luy disoit: Vrayment, monsieur est bien galant
aujourd'huy; il ne manque pas de mouches. L'autre disoit: Mais
est-ce la mode d'en mettre aussi sur le linge? La troisiéme
adjoustoit: Monsieur avoit manqué ce matin de prendre de
l'eau-beniste, mais quelque personne charitable luy a donné de
l'aspergés; et la derniere, franche bourgeoise, repliquoit: Voila
bien de quoi! ce ne sera que de la poudre à la Saint-Jean.

[Note 23: On appeloit ainsi, dit Furetière dans son
_Dictionnaire_, «un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot,
fameux médecin, où l'on trouve les adresses de plusieurs choses dont
on a besoin.» Suivant le _Dict. de Trévoux_, qui n'est, comme on
sait, qu'un remaniment de celui de Furetière, le bureau d'adresses
fut long-temps interrompu, à cause de son peu de succès, qui avoit
découragé «ceux qui s'en étoient mêlés.» Il y est dit toutefois
(édit. 1732): «On vient de le rétablir en 1702, et la manière dont
on y a établi le bon ordre pour la commodité du public fait espérer
qu'il réussira.» Par un autre dictionnaire, _Novitius_ (Paris, 1721,
in-4., p. 75), on sait le nom de celui qui le dirigeoit. Il y est
dit, au mot _Nomenclator_: «Herpin, qui enseigne à Paris les noms et
les demeures des personnes de qualité.» C'est à cet Herpin, sans
doute, que Le Sage fait allusion dans Gil-Blas (liv. Ier, ch 17),
quand il fait dire par Fabrice à Gil-Blas: «Je vais de ce pas te
conduire chez un homme à qui s'adresse la plupart des laquais qui
sont sur le pavé... Il sait où l'on a besoin de valet, et il tient
un registre non seulement des places vacantes, mais des bonnes et
des mauvaises qualités des maîtres.»]

Le marquis d'abord souffroit patiemment tous ces brocards assez
communs, et, pressé du remords de sa conscience, n'osoit se défendre
d'une accusation dont il se sentoit fort bien convaincu. Enfin, on
le poussa tant là dessus qu'il fut contraint de repartir: Je vois
bien, mesdemoiselles, que vous me voulez obliger à défendre les gens
mal-propres, mais je ne sçay si je pourray bien m'en acquitter, car
jusqu'ici j'ay songé si peu à m'exercer sur cette matiere, que je ne
croyois pas avoir jamais besoin d'en parler pour moy, sans le
malheur qui m'est arrivé aujourd'huy. Vous en serez moins suspect
(reprit Lucrece) si vous n'avez pas grand interet en la cause; il y
a en recompense beaucoup de personnes a qui vous ferez grand plaisir
de la bien plaider. Je ne suis point (dit le marquis) de profession
à faire des plaidoyers ny des apologies, mais je dirai, puisqu'il
s'en présente occasion, que je trouve estrange qu'en la pluspart des
compagnies on n'estime point un homme, et qu'on ait mesme de la
peine à le souffrir, s'il n'est dans une excessive propreté, et
souvent encore s'il n'est magnifique. On n'examine point son merite;
on en juge seulement par l'exterieur et par des qualitez qu'il peut
aller prendre à tous moments à la rue aux Fers ou à la Fripperie.
Cela est vray (dit en l'interrompant la franche bourgeoisie dont
j'ay parlé), et si Paris est tellement remply de crottes, qu'on ne
s'en sçauroit sauver.

J'éprouve bien aujourd'huy (reprit le marquis), qu'on s'en sauve
avec bien de la peine, puisque le carrosse ne m'en a pu garentir; et
je me range à l'opinion de ceux qui soustiennent qu'il faut aller en
chaise pour estre propre. L'ancien proverbe qui, pour expliquer un
homme propre, dit qu'il semble sortir d'une boëte, se trouve bien
vray maintenant, et c'est peut-estre luy qui a donné lieu à
l'invention de ces boëtes portatives. Mais (interrompit encore la
bourgeoise) tout le monde ne s'y peut pas faire porter, car les
porteurs vous rançonnent, et il en coûte trop d'argent. Je ne m'y
suis voulu faire porter qu'une fois à cause qu'il pleuvoit, et ils
me demandoient un escu pour aller jusqu'à Nostre-Dame. Il est vray
(dit le marquis) que la dépense en est grande et ne peut pas estre
supportée par ceux qui sont dans les fortunes basses ou mediocres,
comme sont la pluspart des personnes d'esprit et de sçavoir, et
c'est ce qui fait qu'il sont reduits à ne voir que leurs voisins,
comme dans les petites villes, et ils n'ont pas l'avantage que Paris
fournit d'ailleurs, car on y pourroit choisir pour faire une petite
société les personnes les plus illustres et les plus agreables, si
ce n'estoit que le hasard et les affaires les dispersent en
plusieurs quartiers fort éloignez les uns des autres.

Il n'y a que peu de jours qu'un des plus illustres me fit une fort
agreable doleance sur un pareil accident qui luy estoit arrivé. Il
estoit (dit-il) party du fauxbourg Saint-Germain pour aller au
Marais, fort propre en linge et en habits, avec des galoches fort
justes et en un temps assez beau. Il s'estoit heureusement sauvé des
boues à la faveur des boutiques et des allées, où il s'estoit
enfoncé fort judicieusement au moindre bruit qu'il entendoit d'un
cheval ou d'un carosse. Enfin, grace à son adresse et au long détour
qu'il avoit pris pour choisir le beau chemin, il estoit prest
d'arriver au port desiré quand un malautru baudet, qui alloit
modestement son petit pas sans songer en apparence à la malice, mit
le pied dans un trou, qui estoit presque le seul qui fust dans la
rue, et le crotta aussi coppieusement qu'auroit pû faire le cheval
le plus fringuant d'un manege. Cela fit qu'il n'osa continuer le
dessein de sa visite, et qu'il s'en retourna honteusement chez luy
le nez dans son manteau. Ainsi il fut privé des plaisirs qu'il
esperoit trouver en cette visite, et celles qui la devoient recevoir
perdirent les douceurs de sa conversation. Cet accident, au reste,
l'a tellement dégoûté de faire des visites éloignées, qu'il a perdu
toutes les habitudes qu'il avoit hors de son quartier. Vôtre amy
(dit alors Lucrece) estoit un peu scrupuleux; s'il eut bien fait il
se seroit contenté de faire d'abord quelque compliment en faveur de
ses canons crottez, quelque invective contre les desordres de la
ville et contre les directeurs du nettoyement des boues, et un petit
mot d'imprécation contre cet asne hypocrite, autheur du scandalle.
Cela eût esté, ce me semble, suffisant pour le mettre à couvert de
tout reproche. Je trouve (interrompit Hyppolite, qui estoit une
veritable coquette, et qui avoit fait la premiere raillerie) qu'il
fit prudemment de s'en retourner, car, s'il y eust eu là quelqu'un
de mon humeur, il n'eût pas manqué d'avoir quelque attaque. Quoy
(reprit Lucrece) y avoit-il de sa faute? N'avez-vous pas remarqué
toutes les precautions qu'il avoit prises? Quoy, tout le temps et
les pas qu'il avoit perdus en s'enfonçant dans les boutiques et dans
les allées ne luy seront-ils contez pour rien? Non (dit
l'Hyppolite), tout cela n'importe; que ne venoit-il en chaise?

Vous ne demandez pas s'il avoit moyen de la payer (reprit le
marquis); mais vous n'estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy
que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra
enfin que quelques grands seigneurs, à l'exemple de ceux qui ont
fondé des chaises de théologie, de medecine et de mathematique,
fondent des chaises de Sous-carriere[25], pour faire porter
proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat
d'estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece,
une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de
lettres; mais elle coûteroit beaucoup, car il y a bien des illustres
pretendus. Il faudroit au moins les restreindre à ceux de
l'Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu'on en
briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis,
ne se fera peut-estre pas si-tost, et je la souhaite plus que je ne
l'espere en faveur de mademoiselle (dit-il) en montrant Hyppolite,
dont il ne sçavoit pas le nom, afin qu'elle n'ayt point le déplaisir
de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec
assez d'aigreur, estant animé de ce qu'elle l'avoit raillé d'abord,
et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement: Encore je
souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des
appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des
parfumés, eussent de la peine et du dégoust à souffrir d'autres
gens; mais je trouve estrange que des bourgeoises les veüillent
imiter, elles qui iront le matin au marché avec une escharpe[24] et
des souliers de vache retournée, et qui, pour les necessitez de la
maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, où il n'y
a rien à risquer qu'un peu d'exercice pour les bras de la servante
qui frotte le plancher; cependant ce sont elles qui sont les plus
delicates sur la propreté, quand elles ont mis leurs souliers brodez
et leur belle juppe.

[Note 24: Ou appeloit ainsi les chaises à porteur
perfectionnées, sous Louis XIII, par Montbrun de Souscarrière,
bâtard du duc de Bellegarde. Avant lui, celles dont, en 1617, P. Le
Petit avait eu le privilége n'étoient pas couvertes; ce n'étoient
que de simples fauteuils fixés à deux bâtons en forme de brancards.
Dans un voyage qu'il fit à Londres, Montbrun vit des _chaises_
couvertes et fermées, et à son retour il se hâta d'en faire établir
de pareilles à Paris, pour lesquelles il obtint, lui aussi, un
privilége, par lettres-patentes enregistrées en parlement. (Sauval,
_Antiq. de Paris_, chap. _Voitures_, t. Ier, p. 192.) Montbrun le
partageoit avec madame de Cavoye. Il mit tout en oeuvre pour que ses
chaises devinssent à la mode. «Il n'alloit plus autrement, dit
Tallemant, et durant un an on ne rencontroit que lui par les rues,
afin qu'on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise lui
rend, toutes les semaines, cent sous; il est vrai qu'il fournit de
chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu'ils
rompent,» (_Historiettes_, 1re édit., t. 4, p. 188, 191.) Ces
chaises étoient numérotées, comme nos fiacres. (Id., t. 3, p. 253.)
Elles firent vite fortune. Mascarille, comme un vrai marquis, s'en
passoit la fantaisie: «Il fait un peu crotté, mais nous avons la
chaise.--MADELON. Il est vrai que la chaise est un retranchement
merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.»
(_Les Précieuses ridicules_, scène 10.)]

[Note 25: L'escharpe ne se mettoit alors qu'en déshabillé; les
femmes ne la portoient «qu'en habit de couleur et négligées.»
(_Dict. de Trévoux_.)]

Certes (dit alors Lucrece) Monsieur a grande raison, et, pour estre
de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de
la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d'icy,
qui sont si difficiles à contenter sur ce poinct qu'elles en sont
insupportables, et je crois qu'elles aimeroient mieux qu'un homme
apportast dix sottises en conversation que la moindre irrégularité
en l'adjustement. Je pense mesme qu'elles ne venient voir des gens
bien mis qu'afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais
(dit Hyppolite) approuvez-vous la conduite de certains illustres,
qui, sous ombre de quelque capacité qu'ils ont au-dedans, negligent
tout à fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un
homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy
vient jusqu'au menton, et quand il auroit des oreilles d'asne comme
Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j'en sçais un
autre dont le manteau et les éguillettes sont tellement effilées que
je voudrois qu'il tombast dans l'eau, à cause du grand besoin
qu'elles ont d'estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces
chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une
honneste compagnie où ils voudroient s'introduire d'en faire des
railleries? Je ne crois pas (repliqua le marquis) que personne ayt
jamais loué ces vitieuses affectations; au contraire, on voit avec
mépris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les
habits sont aussi ridicules que les moeurs. Mais il faut avoir
quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus
souvent occupées à des choses plus agreables, n'ont ny le loysir ny
le moyen de songer à se parer. Ce n'est pas que je loüe ceux qui,
par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au
coeur ou qui blesse la veuë. Car ce sont deux vices qu'il faut
également blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu'ils
prennent à s'ajuster et à cacher leur pauvreté, ne peuvent empescher
qu'elle ne paroisse tousjours à quelque chapeau qui baisse
l'oreille, quelque manteau pelé, quelque chausse rompuë, ou quelque
autre playe dont il ne faut accuser que la fortune?

Votre sentiment (dit Lucrece) est tres-raisonnable, et j'ay toujours
fort combatu ces delicatesses; mais encore ce seroit beaucoup s'il
ne falloit qu'estre propre, qui est une qualité necessaire à un
honneste homme; il faut aussi avoir dans ses vestements de la
diversité et de la magnificence: car on donne aujourd'huy presque
partout aux hommes le rang selon leur habit; on met celuy qui est
vestu de soye au dessus de celuy qui n'est vestu que de camelot, et
celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n'est vestu
que de serge. Comme aussi on juge du mérite des hommes à proportion
de la hauteur de la dentelle qui est à leur linge, et on les éleve
par degrez depuis le pontignac jusqu'au poinct de Gennes. Il est
vray qu'on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu'on a raison.
Car comment jugerez-vous d'un homme qui entre en une compagnie si ce
n'est par l'extérieur? S'il est richement vestu, on croit que c'est
un homme de condition, qui a esté bien nourry et élevé, et qui, par
conséquent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison
(reprit le marquis) si vous n'en usiez ainsi qu'envers les inconnus:
car j'excuserois volontiers l'honneur qu'on fait à un faquin qui
passe pour un homme de condition à la faveur de son habit, puisque
vous ne feriez qu'honorer la noblesse que vous croiriez estre en
luy; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus,
et j'ay veu beaucoup de femmes qui n'estimoient les hommes que par
le changement des habits, des plumes et des garniturcs[26]. J'en ay
veu qui, au sortir d'un bal ou d'une visite, ne s'entretenoient
d'autre chose. L'une disoit: Monsieur le comte avoit une garniture
de huit cent livres, je n'en ay point veu de plus riche; l'autre:
Monsieur le baron estoit vestu d'une estoffe que je n'avois point
encore veue, et qui est tout à fait jolie; une troisiéme disoit: Ce
gros pifre[27] de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur
de Lyons; il n'oseroit changer d'habits, il a peur qu'on le
méconnoisse. Cependant, il est souvent arrivé que le gros pifre a
battu la belle garniture portée par un poltron, et que celuy qui
avoit l'étoffe fort jolie n'aura dit que des fadaises. J'en ay veu
mesme une assez sotte pour louer l'extravagance d'un certain galand
de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse,
avoit fait faire exprès une garniture de rubans noirs et blancs,
avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui
sont aux parements d'église le jour d'un enterrement. Je crois
(interrompit Lucrece) qu'on doit plustost dire qu'il portoit le
deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray (repliqua le
marquis), mais il n'en devoit porter que le petit deuil, car il y
avoit longtemps qu'elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne
grace, dit Lucrece, des personnes qui m'ont tousjours fort dépleu; à
dire vray, je n'attendois pas de tels sentiments d'un homme de la
Cour, et qui a la mine de se piquer d'estre propre et magnifique.

[Note 26: On appeloit ainsi l'ensemble de plumes, de rubans, de
noeuds, dont on chargeoit ses habits et sa coiffure. C'est ce que
Mascarille appelle sa _petite-vie_. Il falloit, comme il dit,
qu'elle fût «congruente à l'habit.» (_Précieuses ridicules_. sc.
10.)]

[Note 27: Ce mot _pifre_, que nous avons si étrangement détourné
de son sens, étoit depuis le XIIIe siècle employé comme terme de
mépris. On n'appeloit pas autrement que _pifres_ ou _bougres_
certains hérétiques des Flandres et de la Bourgogne. (_Valesiana_,
p. 81-82.) Fleury de Bellingen explique ainsi l'étymologie de ce
mot: «On nomme ordinairement gros _piffre_ un gros homme qui a les
joues rebondies de graisse. Mot emprunté et corrompu de l'allemand
_pfeiffer_, qui signifie un joueur de fiffre, et approprié à telles
sortes d'hommes, parce qu'un joueur de fiffre se fait enfler les
joues à force de souffler, en flûtant, comme ceux-ci les ont enflées
à force de manger.» (_L'Etymologie des Proverbes français_, La Haye,
1656, in-8., p. 3.)]

Je vous avoue (dit le marquis) que ma condition m'oblige à faire
dépense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi; et
pour ne pas avoir la tache d'avarice ou de rusticité, je suy les
modes et j'en invente quelquefois; mais c'est contre mon
inclination, et je voudrois qu'il me fust permis de convertir ces
folles dépenses en de pures liberalitez envers d'honnestes gens qui
en ont besoin. Sur tout j'ay toûjours blâmé l'exces où l'on porte
toutes ces choses, car c'est un grand malheur lorsqu'on tombe entre
les mains de ces coquettes fieffées qui sont de loisir, et qui ne
sçavent s'entretenir d'autres choses. Elles examineront un homme
comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu'à la
teste, et quelque soin qu'il ait pris à se bien mettre, elles ne
laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouvé souvent
engagé en ces conferences de bagatelles où j'ay veu agiter fort
serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J'y vis une fois un
sot de qualité qu'on avoit pris au collet; une femme luy dit que son
rabat n'estoit pas bien mis, l'autre dit qu'il n'estoit pas bien
empesé, et la troisième soûtint que son défaut venoit de
l'échancrure; mais il se deffendit bravement en disant qu'il venoit
de la bonne faiseuse, qui prend un escu de façon de la piece. Le
rabat fut declaré bien fait au seul nom de cette illustre; je dis
illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile
en illustres qu'il y en a qui ont acquis ce titre à faire des
mouches. Cette authorité (dit Lucrece) estoit decisive, et la
question apres cela n'estoit plus problematique; aussi il faut
demeurer d'accord que le rabat est la plus difficile et la plus
importante des pieces de l'adjustement; que c'est la premiere marque
à laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu'on n'y peut
employer trop de temps et trop de soins, comme j'ay ouy dire d'une
presidente[28], qu'elle est une heure entiere à mettre ses
manchettes, et elle soûtient publiquement qu'on ne les peut bien
mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examiné
(adjoûta le marquis), on descendit sur les chausses à la
Candalle[29]; on regarda si elles estoient trop plicées en devant ou
en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent
partagées. En suite on vint à parler du bas de soye, et alors on
traitta une question fort grande et fort nouvelle, n'estant encore
decidée par aucun autheur: Si le bas de soye est mieux mis quand on
le tire tout droit que quand il est plicé sur le gras de la jambe.
Et après avoir employé deux heures à ce ridicule entretien, comme je
vis qu'elles alloient examiner tout le reste article par article,
comme si c'eust esté un compte, je rompis la conversation en me
retirant, et je vis qu'elles remirent à une autre fois à parler du
reste; car, pour juger un proces si important, elles y employerent
plusieurs vaccations.

[Note 28: Il s'agit ici de la présidente Tambonneau: «Une fois,
dit Tallemant, elle alla fort ajustée chez la maréchale de
Guébriant; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit diné;
la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe;
qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon
air: car elle croyoit qu'il n'y avoit personne au monde qui les sut
mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort
promptement, quoique madame Anne, sa duena, fut une heure et demie à
les ajuster.» (_Historiettes_, 2e édit., t. 9, p. 161.)]

[Note 29: C'étoit un des ajustements mis à la mode par le duc de
Candale, le Brummell, le d'Orsay du XVIIe siècle. Bussy, dans son
_Histoire amoureuse des Gaules_, a raconté ses amours avec madame
d'Olonne (édit. 1754, t. 1er, p. 1-42). Saint-Evremond nous a
donné de lui un charmant portrait (OEuvres, 1753, in-12, t. 3, p.
154-180), et nous savons par les _Mémoires de Cavagnac_ (t. 1er,
p. 220) et par ceux de mademoiselle de Montpensier (coll. Petitot,
2e série, t. 41, p. 489), l'histoire de sa querelle avec Bartet,
au sujet même de cette recherche de M. de Candale pour les
ajustements. Bartet, jaloux des préférences que la marquise de
Gouville accordoit à Candale, avoit dit: «Si l'on ôtoit à ce beau
duc ses grands cheveux, ses _grands canons_, ses grandes manchettes
et ses grosses touffes de galant, il ne seroit plus qu'un squelette
et un atôme.» Candale le sut, et un jour, en pleine rue
Saint-Thomas-du-Louvre, il fit arrêter Bartet par Laval, son écuyer,
et par onze de ses gens, qui, le poignard d'une main, les ciseaux de
l'autre, lui coupèrent un côté de cheveux, un côté de moustache, lui
arrachèrent son rabat, ses canons, ses manchettes, etc., et le
laissèrent en lui disant que c'étoit de la part de M. de Candale.
Tallement nous a aussi parlé de ce muguet brutal. Il a raconté ses
amours avec madame de Saint-Loup. (_Historiettes_, t. 8, p. 88,
édit. in-12.)]

Vous raillez si agreablement (dit Lucrece) ces personnes qui vous
ont dépleû, qu'il faut bien prendre garde à l'entretien qu'on a avec
vous, et je ne sçay si vous n'en direz point autant de celuy que
nous avons aujourd'huy ensemble. Je respecte trop (dit le marquis)
tout ce qui vient d'une si belle bouche, et je vous ay veu des
sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de
railler, que vous n'avez rien à craindre de ce costé-là. En effet
(reprit Lucrece) je n'approuve point qu'on s'entretienne de ces
bagatelles, ny qu'on aille pointiller sur le moindre defaut qu'on
trouve en une personne; il suffit qu'elle n'ait rien qui choque la
veue. Aussi bien je sçais que, quelque soin qu'on prenne à
s'adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y
trouvera toujours à redire: car, comme la mode change tous les
jours, et que ces jours ne sont pas des festes marquées dans le
calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions à la cour, qui
vous advertissent à tous momens des changemens qui s'y font;
autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour
provincial.

Vous avez grande raison (adjousta le marquis), cette difficulté que
vous proposez est presque invincible, à moins qu'il y eust un bureau
d'adresse estably ou un gazetier de modes[30] qui tint un journal de
tout ce qui s'y passeroit de nouveau. Ce dessein (dit Hyppolite)
seroit fort joly, et je croy qu'on vendroit bien autant de ces
gazettes que des autres.

[Note 30: Dans un petit volume in-12 paru à Rouen en 1609, sous
le titre de la _Gazette_ (en vers), ce même projet avoit été déjà
émis et presque exécuté (V. _Biblioth. poét._ de M. Viollet Le Duc,
p. 349-350). Mais cent ans après la publication du _Roman
bourgeois_, cette idée eut à Londres son exécution bien plus
complète, par la publication du _Ladies Journal_, «meuble, dit
l'abbé Prevost (_le Pour et le Contre_, 1733, in-12, t. 1er, p.
161) qui manquoit sur la toilette des dames, et dont il est
surprenant qu'une nation aussi galante que les François se soit
laissé ravir l'invention. À la vérité, ajoute-t-il, Brantôme en
avoit tracé le plan il y a déjà près de deux siècles.» Et il cite à
l'appui ce passage de l'auteur des _Dames galantes_, que Furetière
n'a presque fait que reproduire: «Il seroit à souhaiter que quelques
uns de ces galants de profession, qui sont dévoués de coeur et
d'esprit au service des dames, nous voulût faire des chroniques
d'amour, comme plusieurs font celle des nations et des royaumes,
etc.»]

Puisque vous vous plaisez à ces desseins (dit le marquis), je vous
en veux reciter un bien plus beau, que j'ouys dire ces jours passez
à un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet
advis; et ne vous estonnez pas si j'ay commerce avec les gens du
palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux
mal-heureux proces qui m'ont obligé de les frequenter m'en ont fait
apprendre à mes dépens plus que je n'en voulois savoir. Il disoit
qu'il seroit tres-important de créer en ce royaume un grand conseil
de modes, et qu'il seroit aisé de trouver des officiers pour le
remplir: car, premierement, des six corps des marchands on tireroit
des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de
nouvelles pour avoir du débit; du corps des tailleurs on tireroit
des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les
mettroient en estat d'estre jugées, et en feroient le rapport; pour
juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la
cour, de l'un et de l'autre sexe, qui auroient pouvoir de les
arrêter et verifier, et de leur donner authorité et credit. Il y
auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le
royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui
seroient de bons prud'hommes qui mettroient des bornes à leur
extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des
chapeaux ne devinssent hautes comme des pots à beure, ou plattes
comme des calles, chose qui est fort à craindre lors que chacun les
veut hausser ou applattir à l'envy de son compagnon, durant le flux
et reflux de la mode des chapeaux; ils auroient soin aussi de
procurer la reformation des habits, et les décris necessaires, comme
celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu'il
semble qu'elles soient montées en graine, et viennent jusqu'aux
pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec
un estalon et toutes sortes de mesures, pour régler les differens
qui se formeraient dans la juridiction, avec une figure vestue selon
la derniere mode, comme ces poupées qu'on envoie pour ce sujet dans
les provinces[31]. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir
de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures
sur les plans des édifices qu'on leur donne à faire. Il y auroit
pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau où seroient
specifiez par le menu les manieres et les regles pour s'habiller,
avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les
qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des
habits, le tout de la mesme forme que les devis de maçonnerie et de
charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en
retireroit: c'est qu'il arrive souvent qu'un riche bourgeois, et
surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigué beaucoup
d'argent pour se vestir le mieux qu'il luy aura esté possible, et il
n'y aura pas réussi, quelque consultation qu'il ait faite de toute
sorte d'officiers qu'il aura pû assembler pour resoudre toutes ses
difficultez. Car il se trouvera souvent que, si l'habit est bien
fait, il n'en sera pas de mesme des bas ou du chapeau; enfin il
vivra tousjours dans l'ignorance et dans l'incertitude. Au lieu que,
s'il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien
faite, il n'aura qu'à la porter au bureau des modes, pour la faire
jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu'on
marque à l'Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner
depuis les pieds jusqu'à la teste, et en ayant tiré bon certificat,
il auroit sa conscience en repos de ce costé-là, et son honneur
seroit à couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la
coquette la plus critique.

[Note 31: Ces poupées de modes, qui donnoient le ton pour les
toilettes, avoient d'abord été attifées chez mademoiselle de
Scudéry, d'où elles partoient pour la province ou l'étranger. L'une
était pour le négligé, l'autre pour les grandes toilettes. On les
appeloit la _grande_ et la _petite Pandore_, et c'est aux petites
assemblées du samedi qu'on procédoit à leur ajustement dans le
cercle des précieuses. Un siècle plus tard, nous trouvons encore une
de ces poupées courant le monde pour y propager les modes
parisiennes. «On assure, lisons-nous dans un livre très rare, que
pendant la guerre la plus sanglante entre la France et l'Angleterre,
du temps d'Addison, qui en fait la remarque, ainsi que M. l'abbé
Prevost, par une galanterie qui n'est pas indigne de tenir une place
dans l'histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de
Saint-James accordoient en faveur des dames un passeport inviolable
à la grande poupée, qui étoit une figure d'albâtre de trois ou
quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée suivant les modes les plus
récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu
des hostilités furieuses qui s'exerçoient de part et d'autre, cette
poupée étoit la seule chose qui fût respectée par les armes.»
(_Souv. d'un homme du monde_, Paris, 1789, in-12, t. 2, p. 170, nº
395.)]

C'est dommage (dit Lucrece) que vous n'estes associé avec cet homme
qui a inventé ce party: vous le feriez bien valoir. Je crois qu'il y
a beaucoup d'officiers en France moins utiles que ceux-là, et
beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu'ils feroient.
J'ai mesme ouy dire à des sçavans qu'il y avoit de certains pays où
estoient establis de certains officiers expressément pour faire
regler les habits; mais comme je ne suis pas sçavante, je ne vous
puis dire quels ils sont.

Lucrece n'avoit pas encore achevé quand sa tante rompit le jeu, et
mesme un cornet qu'elle tenoit à la main, à cause d'un ambezas[32]
qui luy estoit venu le plus mal à propos du monde. Cela rompit aussi
cette conversation, car elle s'en vint avec un grand cry annoncer le
coup de malheur qui luy estoit arrivé, qu'elle plaignit avec des
termes aussi pathetiques que s'il y fust allé de la ruine de
l'estat. Cela troubla tout ce petit peloton; quelques-uns, par
complaisance, luy aidèrent à pester contre ce malheureux Ambezas qui
estoit venu sans qu'on l'eust mandé; d'autres la consolerent sur
l'inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez
pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit
qu'une occasion de se retirer, prit congé de Lucrece, non sans luy
dire en particulier qu'il esperoit de venir chez elle le lendemain
en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses
visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme
accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-là.
Il ne put battre celuy-cy non plus que l'autre, à cause de sa fuite;
mais son page l'en vengea, et, n'estant pas dans sa colère si
raisonnable que son maistre, il la déchargea sur un autre maquignon
qui estoit à pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme
lui disoit: Ha, monsieur, je ne crotte personne! Hé bien, c'est pour
ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et
chastiment remarquable, qui devroit faire honte à nos officiers de
police.

[Note 32: Terme du jeu de trictrac. C'est lorsque chaque dé jeté
amène l'as (_ambo asses_, deux as).]

A peine le marquis estoit-il remonté dans son carosse que ses
laquais, à l'exemple du maistre et du page, animez contre les
crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de
leurs mulets accouplez trois à trois, qui faisoient aussi belle
diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta
un gros pavé qu'il trouva dans sa main à l'un de ces meuniers avec
une telle force que cela eust été capable de rompre les reins de
tout autre; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par
dessus l'épaule, lui dit avec un ris badin: Ha ouy, je t'engeolle.
Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poignée de
son fouet, il se vit bien-tost hors de la portée des pavez. Dés le
lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un équipage qui fit bien
connoistre que ce n'estoit pas pour luy qu'il avoit fait l'apologie
du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu'il luy découvrit sa passion;
on n'en sçait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu'il n'en
auroit parlé que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient
fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu'en particulier.
Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n'avoit point de
confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils repetassent en
propres termes leurs plus secrettes conversations. C'est une chose
qui n'a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans
cela, d'écrire leurs avantures? Le moyen qu'on pust savoir tous
leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées? qu'on pust avoir
coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez,
et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue?
Nos amants n'estoient point de condition à avoir de tels officiers,
de sorte que je n'en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en
public; encore ne l'ay-je pas tout sçeu d'une mesme personne, parce
qu'elle n'auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot à
mot tous leurs entretiens; mais j'en ay appris un peu de l'un et un
peu de l'autre, et, à n'en point mentir, j'y ay mis aussi un peu du
mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on découvre sa
passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans
l'Amadis, dans l'Astrée, dans Cirus et dans tous les autres romans,
que je n'ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober,
comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des
inventions de ceux qui avoient écrit auparavant eux. Je ne veux pas
mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages;
mais vous ne pouvez manquer d'en trouver à l'ouverture de ces
livres. Vous verrez seulement que c'est toujours la mesme chose, et
comme on sçait assez le refrain d'une chanson quand on en écrit le
premier mot avec un etc., c'est assez de vous dire maintenant que
nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou
suppléerez aisément ce qu'il luy dit ou ce qu'il luy pouvoit dire
pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succès de
son amour; car vous serez sans doute curieux de sçavoir si Lucrece
fut douce ou cruelle, parce que l'un pouvoit arriver aussi-tost que
l'autre. Sçachez donc qu'en peu de temps le marquis fit de grands
progrés; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy
acquirent le coeur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des
mieux faits de France et un des plus spirituels, qu'il eût l'air
galand et l'ame passionnée, cela n'estoit pas ce qui faisoit le plus
d'impression sur son esprit: elle faisoit grand cas de toutes ces
belles qualités; mais elle ne vouloit point engager son coeur qu'en
establissant sa fortune. Le marquis fut donc obligé de luy faire
plus de promesses qu'il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste
homme qu'il fust: car qu'est-ce que ne promet point un amant quand
il est bien touché? Et qu'y a-t-il dont ne se dispense un
gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne
alliance? Il avoit commencé d'acquerir l'estime de Lucrece en
faisant grande dépense pour elle; il luy laissa mesme gagner quelque
argent, en faisant voir neantmoins qu'il ne perdoit pas par sottise,
ni faute de sçavoir le jeu. Apres, il s'accoustuma à luy faire des
presens en forme, qu'elle reçut volontiers, quoy qu'elle eust assez
de coeur; mais elle estoit obligée d'en user ainsi, car elle avoit
moins de bien que de vanité. Elle vouloit paroistre, et ne le
pouvoit faire qu'aux dépens de ses amis. Les cadeaux n'estoient pas
non plus épargnez; les promenades à Saint-Clou, à Meudon et à
Vaugirard, estoient fort frequentes[33], qui sont les grands chemins
par où l'honneur bourgeois va droit à Versailles[34], comme parlent
les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien;
Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu'il falloit que
le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint,
vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l'épouser, signée
de sa main et écrite de son sang, pour la rendre plus authentique.
C'est là une puissante mine pour renverser l'honneur d'une pauvre
fille, et il n'y a guere de place qui ne se rende si-tost qu'on la
fait jouer. Lucrece ne s'en deffendit pas mieux qu'une autre; elle
ne feignit point de donner son coeur au marquis et de lui vouer une
amour et une foy réciproque. Ils vécurent depuis en parfaite
intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se
flattèrent tous deux de la plus douce esperance du monde: le marquis
de l'esperance de posseder sa maîtresse, et Lucrece de l'esperance
d'estre marquise. Mais ce n'estoit pas le compte de cet amant
impatient; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps
les dernieres faveurs.

[Note 33: C'est là qu'on faisoit alors les fines parties, et
Furetière est loin d'avoir tort dans ce qu'il ajoute sur les risques
qu'y couroit «l'honneur bourgeois». Ailleurs il en avoit parlé, et
sur le même ton (V. _le Voyage de Mercure_, liv. 4, Paris, 1653,
in-4. p. 88)--Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son
_Ode à Calliope_, dit aussi, par allusion au scandale de ces
gaités-champêtres: «Si je devine bien, le mot d'aventure et le lieu
de Saint-Clou (_sic_) vous feront d'abord songer à quelque chose
d'étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie
et votre très humble serviteur.» Un amant ne pardonnoit pas à sa
maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud:

        Je ne saurois vous pardonner
    Le regal qu'à _Saint-Cloud_ Paul vient de vous donner;
    C'est le plus dégoûtant de tous les esprits fades.
        Vous aimez trop les promenades,
        Iris: allez vous promener.

    (_Poésies de Charleval_, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)
]

[Note 34: «_Aller à Versailles_, être renversé.» Ant. Oudin,
_Curiositez françoises_, Paris, 1640, in-12. p. 569.]

D'ailleurs il y avoit un obstacle invincible à l'exécution de sa
promesse de mariage, supposé qu'il eust eu dessein de l'exécuter. Il
estoit encore mineur, et il avoit une mère et un oncle qui
possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa
maison estoit fondée. L'un et l'autre n'y auraient jamais donné leur
consentement; au contraire, il estoit en danger d'estre désherité ou
mesme de voir casser son mariage s'il eust esté fait. Il redoubla
donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une
occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu'ils
faisoient souvent ensemble.

Ce n'est pas que Lucrece n'y allast tousjours avec sa tante et
quelques autres filles du voisinage accompagnées de leurs meres;
mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seureté
pourveu qu'elles fussent sorties du logis avec elles, et qu'elles y
revinssent en même temps. Il y en a plusieurs attrapées à ce piege;
car, comme la campagne donne quelque espece de liberté, à cause que
les témoins et les espions y sont moins frequens et qu'il y a plus
d'espace pour s'écarter, il s'y rencontre souvent une occasion de
faire succomber une maîtresse, et c'est proprement l'heure du
berger[35]. D'ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim
faute de demander leurs necessitez; ils prennent des avantages sur
une bourgeoise coquette qu'ils n'oseroient pas prendre sur une
personne de condition, dont ils respecteroient la qualité. Enfin,
notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la
serra de si près qu'il la prit un jour au dépourveu et éloignée de
tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occuppée à
une importante partie de triquetrac qu'elle faillit gagner à
bredoüille.

[Note 35: Nous ne nous arrêterions pas sur cette expression,
devenue très commune, si elle n'avoit été, du temps de Furetière,
fort à la mode et de bon ton, à ce point qu'on fit, en manière de
définition galante, un petit traité de l'_Heure du Berger_, qui se
trouve dans le _Recueil de pièces en prose les plus agréables du
temps_, etc., Paris, 1671, quatrième partie, p. 72-75.]

Lucrece se rendit donc; je suis fâché de le dire, mais il est vray.
Je voudrois seulement pour son honneur sçavoir les parolles
pathetiques que luy dit son amant passionné pour la toucher. Elles
furent plus heureuses que toutes les autres qu'il luy avoit dites
jusques-là. Je croy qu'il luy fit bien valoir le saffran qu'il avoit
sur le visage; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy.
Je croy aussi qu'il tira un poignard de sa poche pour se percer le
coeur en sa presence, puisque son amour ne l'avoit pû encore faire
mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la
promesse de mariage qu'il luy avoit donnée, et de luy faire là
dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne
sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret; ce
qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette
demoiselle. Seulement il faut croire qu'il y fit de grands efforts;
car, en effet, Lucrece estoit une fille d'honneur et de vertu, et
elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien
que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une
bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu'il en soit, elle songea
plustost à establir sa fortune qu'à contenter son amour. Elle ne
crut pas pouvoir mener d'abord le marquis chez un notaire ou devant
un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de
divulguer l'affaire et de donner occasion aux parens de son amant de
la rompre. Elle crut qu'il falloit qu'il y eust quelque engagement
precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de
manquer une occasion d'estre grande dame. Ce n'est point la faute de
Lucrece si le marquis n'a point tenu sa parolle, qu'elle avoit ouy
dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a
beaucoup qui ne se mocqueront pas d'elle, parce qu'elles y ont esté
aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de
familiarité qu'auparavant, sans qu'il y arrivast rien de memorable;
car il n'y eust point de rival qui contestast au marquis la place
qu'il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses
lettres. Il n'y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet
de cheveux qui fust pris ou égaré, ou qui eust passé en d'autres
mains, point d'absence ny de fausse nouvelle de mort ou de
changement d'amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque
fausse vision ou équivoque, qui sont toutes les choses necessaires
et les matériaux les plus communs pour bastir des intrigues de
romans, inventions qu'on a mises en tant de formes et qu'on a
repetassées si souvent qu'elles sont toutes usées.

Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire; car toutes
les particularitez que j'en pourrois sçavoir, si j'en estois
curieux, ce seroit d'apprendre combien un tel jour on a mangé de
dindons à Saint-Cloud chez la Durier[36], combien de plats de petits
pois ou de fraises on a consommés au logis de _petit Maure_ à
Vaugirard, parce qu'on pourroit encore trouver les parties de ces
collations chez les hostes où elles ont esté faites, quoy qu'elles
ayent esté acquitées peu de tems apres par le marquis, qui payoit si
bien que cela faisoit tort à la noblesse. Ils furent mesme si
discrets qu'on ne s'avisa point qu'il y eust plus de privauté
qu'auparavant, et cela n'empescha pas qu'il n'y eust plusieurs
personnes du second ordre qui entretinssent Lucrece et qui en
fissent les amoureux et les passionnez. Mais c'estoit toûjours avec
quelque espece de respect pour le marquis, et sous son bon plaisir.
Ils prenoient leur avantage quand il n'y estoit pas, et ils luy
cedoient la place quand il arrivoit; car chacun sait que ces nobles
sont un peu redoutables aux bourgeois, et par conséquent nuisent
beaucoup aux filles, à cause qu'ils écartent les bons partis.

[Note 36: C'étoit, sous Louis XIII, la plus fameuse cabaretière
des environs de Paris. On trouve dans Tallemant (édit. in-12, t. 9,
p. 223-226) une longue et curieuse _historiette_ sur elle, sur son
vaste cabaret de Saint-Cloud, sur les longs crédits qu'elle faisoit
à la noblesse, etc. Il y est aussi parlé de ses amours avec
Saint-Preuil, et de la belle conduite qu'elle tint quand, aux
instigations du duc de la Meilleraye, ce gouverneur d'Arras fut jugé
et décapité à Amiens. «Elle reçut sa tête dans un tablier, dit
Tallemant, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens.»
Dans les notes curieuses qu'il a données sur ce passage des
_Historiettes_, M. Monmarqué omet de dire qu'en décembre 1803, lors
des fouilles qu'on fit dans l'enclos des Feuillans d'Amiens, on a eu
la preuve des soins pieux que prit la Durier pour l'inhumation de
Saint-Preuil; on retrouva le corps et la tête embaumés. Le détail de
cette découverte et du bruit qu'elle fit à Amiens se lit tout entier
au t. 2, p. 198-199, des _Essais historiques sur Paris_, publiés en
1812, in-12, par le neveu de Saint-Foix, pour faire suite à ceux
publiés par son oncle.--Quelques auteurs du temps ont aussi parlé de
la Durier, entre autres Sarrazin, qui, dans la préface de son _Ode à
Calliope_, se fait dire par sa muse: «Je quitteray pour vous la
table des dieux si vous quittez pour moi celle de la Durier.» (_Les
OEuvres de M. Sarrazin_, etc., Paris, 1696, in-8, p. 283.)]

Lucrece avoit accoustumé son amant à souffrir qu'elle entretinst,
comme elle avoit toujours fait, tous ceux qui viendroient chez elle.
Particulierement depuis sa faute, que le remords de sa conscience
luy faisoit encore plus publique qu'elle n'estoit, elle les traita
encore plus favorablement. Peut-estre aussi que par adresse elle en
usoit de la sorte; car, quoiqu'elle se flattast toujours de
l'esperance d'estre Madame la marquise, neantmoins comme la chose
n'estoit pas faite et qu'il n'y a rien de si asseuré qui ne puisse
manquer, elle estoit bien aise d'avoir encore quelques autres
personnes en main pour s'en servir en cas de necessité. Outre qu'il
est fort naturel aux coquettes d'aymer à se faire dire des douceurs
par toutes sortes de gens, quoiqu'elles n'ayent pour eux ny amour ny
estime.

Parmy ce corps de reserve de galands assez nombreux se trouva
Nicodeme, qui estoit un grand diseur de fleurettes, et, comme j'ay
dit, un amoureux universel. Il s'engagea si avant dans cette amour,
qu'un jour, apres avoir prosné sa passion avec les plus belles
Marguerites françoises[37] qu'il pust trouver, Lucrece, pour s'en
défaire, dit qu'elle n'adjoustoit point de foy à ses parolles, et
qu'elle en voudroit voir de plus puissans témoignages. Il luy
respondit serieusement qu'il luy en donneroit de telle nature
qu'elle voudroit; elle luy repliqua qu'elle se raportoit à luy de
les choisir. Aussi-tost Nicodeme, pour luy monstrer qu'il la vouloit
aymer toute sa vie, lui dit qu'il luy en donneroit tout à l'heure
une promesse par écrit. Tout en riant elle l'en deffia, et un peu de
temps apres, Nicodeme, s'estant retiré expressément dans une
antichambre, luy apporta en effet une promesse de mariage qu'il luy
mit en main. Elle la prit en continuant sa raillerie, et luy demanda
seulement: La quantième est-ce d'aujourd'huy? (Car c'estoit un homme
sujet à de telles foiblesses.) En mesme temps, pour monstrer qu'elle
n'en faisoit pas grand estat, elle s'en servit à envelopper une
orange de Portugal qu'elle tenoit en sa main. Neantmoins elle ne
laissa pas de la serrer proprement pour les besoins qu'elle en
pourroit avoir, quand ce n'eust esté que pour faire voir un jour
qu'elle avoit eu des amans.

[Note 37: Il est fait allusion ici au livre de François Desrues:
_Les Marguerites françoises, ou fleurs de bien dire, contenant
plusieurs belles et rares sentences morales recueillies des
meilleurs auteurs, et mises en ordre alphabètique._ Rouen, Behourt,
1625, in-12. Cette édition, décrite par Brunet, _Manuel_, II, 65,
n'est pas la plus ancienne de ce recueil, qui s'appeloit auparavant:
_Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus rares
esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de l'un
comme de l'autre sexe_, etc. Il y en a sous ce titre une édition de
1598, Paris, Guillemot, pet. in-12.]

Cela s'estoit passé auparavant que Nicodeme fust engagé avec
Javotte. Quelque temps après, il arriva qu'un procureur de
l'officialité, nommé Villeflatin, qui estoit amy et voisin de
l'oncle de Lucrece, le vint voir et le trouva dans sa chambre au
coin du feu. Par hasard, Lucrece estoit à fouiller dans un buffet
qu'elle avoit dans la mesme chambre. Comme c'est la première
cajolerie des vieillards de demander aux jeunes filles quand elles
seront mariées, ce fut aussi le premier compliment de ce procureur.
Hé bien! lui dit-il, mademoiselle, quand est-ce que nous danserons à
vostre nopce! Je ne sçay pas quand ce sera, répondit Lucrece en
riant; au moins ce ne sera pas faute de serviteurs: voilà une
promesse; si j'en veux, il ne tient qu'à moy de l'accepter. Elle dit
cela en monstrant un papier plié, qui estoit cette promesse qu'elle
avoit trouvée fortuitement sous sa main, sur quoy neantmoins elle ne
faisoit pas grand fondement, car elle mettoit toutes ses esperances
en celle du marquis, dont elle n'avoit garde de faire alors mention.
Le procureur, par curiosité, jetta la main dessus sans qu'elle y
prist garde, et, faisant semblant de la vouloir arracher, elle fut
obligée de la lascher de peur de la rompre. Il la lut exactement, et
il luy dit qu'il connaissoit celuy qui l'avoit souscrite, qu'il
avoit du bien; il n'en fit point d'autre éloge, car il croyoit bien
par ce mot avoir dit tout ce qui s'en pouvoit dire. Il luy demanda
si la promesse estoit reciproque, et si elle en avoit donné une
autre; mais Lucrece, sans dire ny ouy, ny non, lui répondit
tousjours en bouffonnant. Il luy recommanda serieusement de la bien
garder, luy offrant de la servir en cette occasion et de faire une
exacte enqueste du bien que Nicodeme pouvoit avoir.

A quelques jours de là il avint que, Villeflatin estant allé au
Châtelet pour quelques affaires, y trouva Vollichon, pere de
Javotte; et comme il le connoissoit de longue main, Vollichon lui
fit part de la joyeuse nouvelle du mariage prochain de sa fille.
Villeflatin s'en rejouyt d'abord avec luy, disant qu'il faisoit fort
bien de la marier ainsi jeune; qu'une fille est de grande garde;
qu'un pere en est déchargé et n'est plus responsable de ses
fredaines quand elle est entre les mains d'un mary, qui est obligé
d'en avoir le soin. Qu'à la vérité sa petite Javotte estoit bien
sage; mais que le siecle estoit si corrompu, et la jeunesse si
dépravée, qu'on ne faisoit non plus de scrupule de surprendre une
pauvre innocente que de boire un verre d'eau. Et apres d'autres
discours de cette nature que j'obmets à dessein, non pas faute de
les sçavoir (car je les ay ouy dire mille fois), il luy demanda qui
estoit celuy qu'il avoit choisi pour faire entrer en son alliance,
et quand se feroit la solemnité du mariage. Vollichon luy répondit
que les bans estoient desja jettez à Saint-Nicolas et à
Saint-Severin, les parroisses des futurs espoux; que les fiançailles
se devoient faire dans deux jours, et que c'estoit Nicodeme qui
devoit estre son gendre. Comment! (s'écria Villeflatin) et on disoit
qu'il devoit épouser mademoiselle Lucrece, nostre voisine! J'ai veu,
leu et tenu une promesse de mariage à son profit, et qui est bien
signée de luy. Vous me surprenez (dit Vollichon), je vous prie de
m'en faire sçavoir des nouvelles certaines, et de me dire s'il...
Et, sans achever, il le quitta avec furie, en criant: Qui appelle
Vollichon? C'estoit le guichetier de la porte du presidial, qui
appelloit Vollichon pour venir parler sur la montée à une partie
qu'on ne vouloit pas laisser entrer. Son avidité, qui ne vouloit
rien laisser perdre, ne luy permit pas de faire reflexion qu'il
quittoit une affaire tres importante pour une autre qui estoit
peut-estre de neant, comme elle estoit en effet. Si-tost qu'il eut
expédié cette partie, il retourna au lieu où il avoit laissé
Villeflatin, pour luy demander s'il se souvenoit des termes ausquels
la promesse de mariage estoit conçue, puisqu'il l'avoit eue entre
ses mains; mais il ne le trouva plus: car, comme celuy-cy estoit
fort zelé pour le service de Lucrece et de toute sa famille, voyant
le brusque départ de Vollichon, il s'imagina qu'il estoit allé
promptement faire avertir sa femme et sa fille qu'on vouloit aller
sur son marché et qu'une autre personne avoit surpris une promesse
de mariage de Nicodeme. Enfin il crut qu'il estoit allé donner ordre
d'achever le mariage avant qu'on y pust former opposition, de peur
de laisser échapper ce party, qui en effet lui estoit avantageux. Il
eut peur que ce qu'il avoit découvert à Vollichon ne le poussast
encore plustost à precipiter l'affaire. C'est ce qui l'obligea
d'aller tout de ce pas et de son propre mouvement (sans parler de
rien à Lucrece, ny à son oncle, ny à sa tante), afin de ne perdre
point de temps, former une opposition au mariage entre les mains des
curez de Saint-Nicolas et de Saint-Severin. Et non content de cela,
il obtint du lieutenant civil et de l'official des deffenses de
passer outre, qu'il fit signifier aux mesmes curez et à Vollichon,
car, quand à Nicodeme, il ne sçavoit où il demeuroit. Puis il vint
tout en sueur, sur les trois heures apres midy, dire à Lucrece qu'il
y avoit bien des nouvelles, qu'elle luy avoit bien de l'obligation,
qu'il n'avoit ny bu ni mangé de tout le jour, qu'il avoit toujours
couru pour son service. Et apres plusieurs autres prologues, il lui
raconta la rencontre qu'il avoit faite de Vollichon et tous les
exploits qu'il avoit fait depuis.

Lucrece fut fort surprise de ce recit, et il lui monta au visage une
rougeur plus forte qu'aucune qu'elle eust jamais eue. Pour tout
remerciment de la bonne volonté de ce procureur, elle luy dit qu'il
la servoit vraiment avec beaucoup de chaleur, puisqu'il n'avoit pas
mesme pris le temps d'en parler à son oncle ny à sa tante; qu'en son
particulier, elle n'avoit point dessein d'épouser Nicodeme, et
encore moins par l'ordre de la justice. Ha, ha (dit alors le
procureur), il faut apprendre à cette jeunesse éventée à ne se
moquer pas des filles d'honneur: nous avons sa signature, il faudra
au moins qu'il paye des dommages et interests; laissez-moi seulement
faire. Et avec un «Nous nous verrons tantost plus amplement; je n'ay
ny bu ny mangé d'aujourd'huy», il enfila l'escalier, et tira la
porte de la chambre apres luy; il la ferma mesme à double tour pour
empescher qu'on ne courust apres luy pour le reconduire.

Lucrece, que par bon-heur il avoit trouvée seule, demeura en grande
perplexité. Son marquis s'en estoit allé il y avoit quelque temps et
luy avoit laissé des marques de son amour. Peu avant son départ,
elle s'estoit apperceue d'un certain mal qui avoit la mine de luy
gaster bien-tost la taille. Cela mesme l'avoit obligée de le presser
de l'épouser; mais lorsqu'elle le conjuroit si vivement qu'il ne
s'en pouvoit presque plus deffendre, il luy vint un ordre de la cour
d'aller joindre son regiment: à quoi il obeyt en apparence avec
regret, et en lui faisant de grandes protestations de revenir au
plustost satisfaire à sa promesse. Il partit bien, mais je ne sçay
quel terme il prit pour son retour, tant y a qu'il n'est point
encore revenu. Lucrece luy écrivit force lettres, mais elle n'en
reçeut point de réponse. Elle vit bien alors, mais trop tard,
qu'elle estoit abusée, et ce qui la confirma dans cette pensée,
c'est que, depuis le départ du marquis, elle n'avoit plus trouvé la
promesse de mariage qu'il luy avoit donnée. Elle ne pouvoit pas
mesme s'ymaginer comme elle l'avoit perdue, veu le grand soin
qu'elle avoit eu de la serrer dans son cabinet. Or, voicy comme la
chose estoit arrivée:

La passion du marquis estant un peu refroidie par la jouyssance, il
fit reflexion sur la sottise qu'il alloit faire s'il executoit la
parolle qu'il avoit donnée à Lucrece. Outre le tort qu'il faisoit à
sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parens animez contre
luy, qui luy feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne
pouvoit soustenir l'éclat de sa naissance. Il voyoit, d'un autre
costé, que, si Lucrece playdoit contre luy en vertu de sa promesse
de mariage, cela luy feroit une tres-fâcheuse affaire: car, outre
que ces sortes de procés laissent tousjours quelque tache à
l'honneur d'un honneste homme, à cause qu'il est accusé en public de
trahison et de manquement de parolle, les evenemens en sont
quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu'on en sorte, ils
coustent toujours tres-cher. Il se résolut donc d'user de stratagéme
pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l'avoit
engagé. Pour cet effet il mena sa maistresse à la foire
Saint-Germain, et, luy disant qu'il luy vouloit donner le plus beau
cabinet d'ébeine qui s'y trouveroit, il la pria de le choisir et
d'en faire le prix. Elle fit l'un et l'autre, et de plus elle le
remercia de sa liberalité. Le marquis prit le soin de le luy faire
porter chez elle; mais auparavant il commanda secrettement au
marchand d'y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par
devers luy et il fit livrer les autres à Lucrece avec le cabinet.
Soudain qu'elle eut ce present, elle y serra avec joie ses plus
précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d'y mettre sa promesse de
mariage qu'elle avoit du marquis.

Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse,
il alla chez Lucrece à une heure où il sçavoit qu'elle n'estoit pas
au logis; il y entra familierement comme il avoit accoustumé, et,
feignant d'avoir quelque chose d'importance à luy dire, il demanda
permission de l'attendre dans sa chambre. Estant là, il se trouva
bien-tost seul, et alors, avec la clef qu'il avoit par devers luy,
il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s'en saisit, sans
que Lucrece, quand elle fut arrivée, s'apperceût d'aucune chose.
Elle n'avoit mesme reconnu ce vol que peu de jours avant ce procés
que venoit de former Villeflatin contre Nicodeme, et n'en avoit pas
encore soubçonné le marquis; mais quand elle vid que son absence
duroit, qu'il ne luy écrivoit point et que sa promesse estoit
perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir elle
ne trouva point de meilleur remede à son affliction que d'entretenir
avec plus de soin ses autres conquestes. Or comme il falloit qu'elle
se mariast avant qu'on s'apperceust de ce qu'elle avoit tant de
sujet de cacher, elle commença à s'affliger moins du zele indiscret
de son voisin, qui luy cherchoit un mary malgré elle par les voyes
de la justice.

Elle attendit donc avec patience le succés de cette affaire,
raisonnant ainsi en elle-mesme, que si elle gagnoit sa cause, elle
gagnoit un mary dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit,
elle pourroit dire (comme il estoit vray) qu'elle n'avoit point
approuvé cette procedure, et qu'on l'avoit commencée à son insceu,
ce qu'elle croyoit estre suffisant pour mettre son honneur à
couvert. Aussi bien il n'estoit plus temps de deliberer; la
promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit
arriver; la matiere estoit desja donnée aux caquets et aux
railleries; il falloit voir seulement où cela aboutiroit.
Villeflatin, la revenant voir le soir, luy dit qu'elle luy donnast
sa promesse. La honte ne l'ayant pas encore fait resoudre, elle fit
semblant de l'avoir égarée et luy dit mesme qu'elle craignoit
qu'elle ne fust perduë. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle
affaire. Or sus, trouvez là au plustost, cependant que ce mariage
est arresté; il ne peut passer outre au prejudice de nos deffenses;
mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoistre. Dites-moi
cependant: n'a-t-il point eu d'autres privautez avec vous? n'y
a-t-il point eu de copule? Dites hardiment, cela peut servir à
vostre cause? Dame, en ces occasions il faut tout dire; on n'y
seroit pas receu par apres.

Lucrece rougit alors avec une confusion qui n'est pas imaginable et
qui l'empescha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise
de cette grosse parolle, qu'elle fut toute preste à luy advoüer son
malheur, dont elle croyait qu'il se fust desja apperceu, de la sorte
qu'il la traitoit. Elle l'alloit prier en mesme temps de
s'entremettre auprés de son oncle et de sa tante pour obtenir le
pardon de sa faute. Ville-flattin crût que sa rougeur venoit de ce
qu'il luy avoit demandé assez cruement une chose dont un homme plus
civil que luy se seroit informé avec plus d'honnesteté; de sorte
que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, luy disant:
Soyez aussi sage à l'advenir comme vous avez esté jusqu'icy, et vous
reposez sur moi de cette affaire.

Cependant Nicodeme qui ne sçavoit rien de ces nouveaux incidens,
alla le soir mesme voir Javotte, sa vraye maistresse, et ayant mis
des canons blancs, s'estant bien frisé et bien poudré, il y arriva
en chaise, fort gay, retroussant sa moustache et gringottant un air
nouveau. Il rencontra dans la salle la mere et la fille, toutes deux
bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le
trousseau de l'accordée. Le froid accueil qu'elles luy firent le
surprit un peu, et, commençant la conversation par l'ouvrage
qu'elles tenoient: Certes, ma bonne maman (luy dit-il), vostre fille
vous aura bien de l'obligation, car je me doute bien que ce linge à
quoy vous travaillez est pour elle. La prétenduë belle-mere luy
répondit assez brusquement: Ouy, monsieur, c'est pour elle; mais il
vous passera bien loin du nez. Je vous trouve bien hardy de venir
encore ceans, apres nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est
jeune et ne manquera pas de partis; nous ne sommes pas des personnes
à aller playder à l'officialité pour avoir un gendre. Allez trouver
vostre maistresse à qui vous avez promis mariage; nous ne voulons
pas estre cause qu'elle soit dés-honorée. Nicodeme, encore plus
estonné, jura qu'il n'avoit aucun engagement qu'avec sa fille.
Vrayment (reprit aussi-tost la procureuse), il nous en feroit bien
accroire si nous n'avions de quoy le convaincre; et, appelant la
servante, elle luy dit: Julienne, allez querir un papier là haut sur
le manteau de la cheminée, que je luy fasse voir son bec-jaune.
Quand il fut apporté: Tenez (dit-elle), voyez si je parle par coeur!
Nicodeme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit
le coeur de Lucrece, et il ne pouvoit concevoir qu'une si fiere
personne voulust playder à l'officialité pour avoir un mary. Il
sçavoit qu'elle n'avoit receu la promesse qu'en riant et sans fonder
sur cela aucune esperance ny dessein de mariage; aussi n'en
avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu'il s'imagina que cela
n'estoit point fait par son ordre; il dit donc à sa belle mere:
Voilà une piece que quelque ennemy me jouë; s'il ne tient qu'à cela,
je vous apporte dés demain une main-levée de cette opposition
pardevant notaires.

Je n'ay que faire (répondit-elle) de notaires ni d'advocats; je ne
veux point donner ma fille à ces débauchez et à ces amoureux des
onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mary et qui gagne
bien sa vie.

Nicodeme, qui ne trouvoit pas là grande satisfaction, d'ailleurs
impatient de sçavoir la cause de cette broüillerie, prit congé
d'elle peu de temps apres. Il ne fut pas assez hardy pour saluer, en
sortant, sa maistresse de la maniere qu'il est permis aux amans
declarez. Pour Javotte, elle se contenta de luy faire une reverence
muette; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et
ses ciseaux, qui estoient sur sa juppe. Nicodeme se jette aussi-tost
avec precipitation à ses pieds pour les relever; Javotte se baisse,
de son costé, pour le prévenir; et, se relevant tous deux en mesme
temps, leurs deux fronts se heurtèrent avec telle violence, qu'ils
se firent chacun une bosse. Nicodeme, au desespoir de ce malheur,
voulut se retirer promptement; mais il ne prit pas garde à un buffet
boiteux qui estoit derrière luy, qu'il choqua si rudement qu'il en
fit tomber une belle porcelaine, qui estoit une fille unique fort
estimée dans la maison. Là dessus, la mère éclate en injures contre
luy. Il fait mille excuses, et en veut ramasser les morceaux pour en
renvoyer une pareille; mais en marchant brusquement avec des
souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu'il devoit estre
pour des fiançailles, le pied luy glissa, et comme, en ces
occasions, on tâche à se retenir à ce qu'on trouve, il se prit aux
houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché; or, le poids de
son corps les ayant rompus, Nicodeme et le miroir tombèrent en mesme
temps. Le plus blessé des deux, neantmoins, ce fut le miroir, car il
se cassa en mille pièces, Nicodème en fut quitte pour deux
contusions assez légères. La procureuse, s'ecriant plus fort
qu'auparavant, luy dit: Qui m'amène ici ce ruine-maisons, ce
brise-tout? et se met en estat de le chasser avec le manche du
ballay. Nicodeme, tout honteux, gagne la porte de la salle; mais,
estant en colere, il l'ouvrit avec tant de violence, qu'elle alla
donner contre un theorbe qu'un voisin avoit laissé contre la
muraille, qui fut entierement brisé. Bien luy en prit qu'il estoit
tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée
auroit fait courir les petits enfans apres luy. Il s'en alla donc
egalement rouge de honte et de colere; et, à cause de l'heure, ne
pouvant rien faire ce soir-là, il se resolut d'attendre au jour
d'apres à voir Lucrece.

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle
garniture de dentelle, qui luy fut apportée, à la reserve du rabat,
qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chés
sa blanchisseuse, qui répondit par ce trucheman qu'elle ne l'avoit
point. Comme Nicodeme estoit bon bourgeois et bon ménager, il alla
le chercher luy-mesme; il foüilla et renversa tout son linge sale,
et il trouva à la fin ce qu'il cherchoit et même ce qu'il ne
cherchoit pas. Car il faut sçavoir que cette blanchisseuse, nommée
dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrece et y estoit
fort familiere. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une
chemise de femme assez haute en couleur, il luy demanda en riant si
c'estoit une chemise de mademoiselle Lucrece. Dame Roberte luy
répondit avec une grande naïveté: Vrayement nenny, ce n'en est pas;
mademoiselle Lucrece est maintenant la plus propre fille qu'il y ait
à Paris; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à
son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand
je le reporte. Et comment se porte-t'elle? luy dit Nicodeme. Dame
Roberte luy repondit avec la mesme ingenuité: La pauvre fille est
toute mal bastie; quand je vais chés elle le matin, je la trouve qui
a des vomissemens et de si grands maux de coeur et d'estomac,
qu'elle ne peut durer lassée dans son corps de juppe; elle est
tousjours avec ses brassieres de satin blanc. Toutefois cette pauvre
fille ne se plaint pas, et cache si bien son mal qu'on ne sçait pas
mesme au logis qu'elle soit malade; l'apres-disnée elle recoit son
monde comme si de rien n'estoit: c'est la meilleure ame et la plus
patiente creature qui se puisse voir. Nicodeme remarqua ces parolles
ingenuës, et, changeant de dessein, au lieu d'aller voir Lucrece il
alla consulter un medecin et un de ses amis du barreau; enfin il se
douta de la verité, et son imagination alla encore au delà; car il
s'imagina que, pour remedier au mal de Lucrece, ses parens avoient
formé cette action afin de la luy faire épouser. Il crut aussi que,
pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu'il avoit
abusé d'elle sous la promesse de mariage qu'il luy avoit sottement
donnée. Il avoit appris de ses amis qu'il avoit consulté, et il le
pouvoit sçavoir luy-mesme, puisque c'estoit son mestier, que son
affaire estoit mauvaise; qu'une fille enceinte fondée en promesse de
mariage seroit plustost cruë en justice que luy, et que, quelques
sermens qu'il fist du contraire, il ne détruiroit point la
presomption qu'on auroit que ce ne fust de ses oeuvres. D'ailleurs
Lucrece estoit belle et avoit beaucoup d'amis de gens de robbe, qui
luy pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu'elle fust,
outre qu'elle estoit si discrette en apparence qu'il ne la pouvoit
pas convaincre d'aucune débauche, quoy que sa coquetterie fust
publique. Il resolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix
que ce fust avant qu'elle éclatast tout à fait; car il s'imaginoit
que si-tost qu'il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition,
il renoüeroit aisément avec les parens de Javotte, de laquelle il
estoit amoureux au dernier point, et certainement, si on eust connu
son foible, il luy en eust coûté bon. Il employa quelque temps à
chercher des connoissances pour faire parler sous main à l'oncle de
Lucrece, n'osant pas y aller en personne, de peur d'un _amené sans
scandale_. Il y trouva quelque accés par le moyen d'un amy qui
connoissoit Villeflattin, le plenipotentiaire et le grand directeur
de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions.

Cependant Lucrece estoit demeurée dans un grand embarras; elle
craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne
devint public, et, voyant bien qu'il ne falloit plus avoir
d'espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager
l'affaire que le hazard et la promptitude de ce procureur luy avoit
preparée. Ce qui la fit encore plustost resoudre, c'est qu'elle
avoit presté l'oreille à une consultation qui s'estoit faite chez
son oncle sur une pareille espece, où l'affaire avoit esté decidée
en faveur d'une fille qui estoit en une semblable agonie. Elle prit
donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en
luy demandant pardon de sa faute, de luy faire reparer son honneur.
Mais, hélas! en ce moment, elle avoit deux estranges repugnances:
l'une de decouvrir sa faute, et l'autre d'en charger un innocent, ce
qui estoit pourtant necessaire en cette occasion.

Trois fois elle monta en la chambre de son oncle, et trois fois elle
en descendit sans rien faire. Enfin, y étant retournée avec une
bonne resolution, elle commença à luy dire: Mon oncle... et, se
repentant d'avoir commencé, elle s'arresta aussi-tost. Son oncle luy
ayant demandé ce qu'elle desiroit, elle luy demanda s'il n'avoit
point veu ses ciseaux, qu'elle avoit laissez sur la table. A la fin
pourtant, apres avoir longuement tournoyé, elle luy dit tout de bon:
Mon oncle, je voudrois bien vous entretenir d'une affaire en
laquelle je vous prie de m'estre favorable. Mais comme elle
commençoit à s'expliquer et en mesme temps à rougir, on vint dire à
son oncle qu'on le demandoit en bas pour une affaire fort pressée.
Il descendit promptement, et un peu apres envoya querir ses gants et
son manteau. Lucrece alors tint à bonheur de n'avoir pas commencé le
recit de son adventure, car elle auroit esté faschée de s'y voir
interrompue. Or cette affaire estoit que Villeflattin avoit envoyé
querir cet oncle, pour luy parler de l'affaire qu'il avoit
poursuivie à son insçeu et de son propre mouvement, dans la
confiance qu'il avoit qu'il ne seroit point desavoué, à cause du
grand soin qu'il prenoit des intérêts de toute la famille. Ce bon
homme fut fort surpris de cette nouvelle, et dit qu'il s'estonnoit
fort de ce que sa niece ne lui en avoit rien dit. Mais il fut encore
plus surpris quand Villeflattin, luy ayant fait le recit de tout ce
qui s'y estoit passé dans le peu de jours que l'affaire avoit duré,
luy dit que le proces estoit terminé s'il vouloit; qu'on luy offroit
de gros dommages et interêts, et qu'en effet, l'entremetteur de
Nicodeme estoit chés luy, qui faisoit une proposition de donner deux
mille ecus d'argent comptant à Lucrece, à la charge de terminer
l'affaire sur le champ. Il leur faisoit entendre que Nicodeme ne
craignoit pas l'évenement de cette opposition en justice, et qu'il
monstreroit bien qu'elle estoit sans fondement, mais qu'il vouloit
seulement lever l'ombrage qu'elle donnoit aux parens de Javotte,
qu'il estoit prest d'épouser, et particulierement à cause que
l'Avent qui approchoit ne luy permettoit pas de laisser tirer
l'affaire en longueur; qu'enfin il sacrifioit cette somme d'argent à
son plaisir, afin de ne perdre point de temps, ce qu'il n'eust pas
fait en autre saison. Villeflattin, à qui on avoit promis en
particulier une bonne paraguante[38], sçeut si bien cajoller le bon
homme, qu'il le fit resoudre d'accepter cette proposition, dans la
menace qui leur estoit faite de révoquer le lendemain ces offres
pour en playder tout de bon. Et ce qui l'y porta encore plustost fut
que Villeflattin luy dit que Lucrece avoit égaré la promesse qu'il
falloit produire, ce qui la mettoit en danger d'estre debouttée au
premier jour de sa demande. Il luy fit considerer aussi que, n'y
ayant qu'une simple promesse de mariage, sans autre suitte ny
engagement avec Lucrece, et y ayant d'ailleurs un contract solemnel
fait avec Javotte, cette action ne se pourroit resoudre qu'en
quelques dommages et interests, qu'on n'arbitre pas tousjours fort
grands, et qui dépendent purement du caprice des juges.

[Note 38: C'est proprement une expression espagnole qui veut
dire _pour les gants_, et qui fait allusion à _la paire de gants_
qui étoit alors le seul droit de commission, le seul pot-de vin de
certains services; les locutions _avoir les gants, se donner les
gants d'une chose_, viennent de là. Molière, dans _l'Etourdi_, a
employé le mot _paraguante_, et Le Sage, dans _Gil Blas_ (liv. 7,
ch. 2), a dit, parlant d'un secrétaire du duc de Lerme: «Pourvu
qu'il tire des paraguantes d'une affaire, il se soucie fort peu des
épilogueurs.» Le mot nous étoit venu d'Espagne au XVIIe siècle;
nous avions l'usage auparavant. Ainsi, dans le _Roman de la Rose_
(édit. Lenglet Dufresnoy, t. 2, p. 158), il est parlé d'une paire de
gants ainsi donnée, et dans le _Perceforest_, le roi dit au valet
qui lui amène le cheval de sa maîtresse: «Passavant, je vous doibs
vos gants.»]

Il passa donc aussi-tost une transaction, en laquelle il ne fut pas
besoin de faire parler Lucrece, qui estoit mineure, et dont l'oncle,
qui estoit son tuteur, crut bien procurer l'avantage. Il receut donc
les deux mille écus, qui luy servirent bien depuis. Aussi-tost on
vint annoncer cette bonne nouvelle à Lucrece, et Villeflattin luy
cria dès la porte: Ne vous avois-je pas bien dit que je vous ferois
avoir des dommages et interests? Tenez, voilà deux mille écus que
j'en ay tiré, et si je n'avois pas la promesse en main; regardez ce
que c'eust esté si vous ne l'eussiez point perdue. Hé bien! si on
vous eust creue, vous alliez laisser tout perdre. Vous m'en
remercierez si vous voulez, mais c'est comme si je vous les donnois
en pur don.

Lucrece, surprise de ce compliment, et encore plus de cet accord
qu'elle n'avoit esté du commencement du procès, ne répondit qu'avec
une action qui témoignoit un genereux mépris des richesses. Elle
feignit qu'elle n'attendoit pas à vivre apres cela, et qu'elle
n'avoit jamais approuvé tout ce procedé. Elle le remercia pourtant
de la bonne volonté qu'il avoit témoignée pour elle. Dès le soir
elle luy envoya une somme d'argent pour le payer de ses peines,
qu'il refusa genereusement, et le lendemain elle luy envoya le
triple en presens qu'il receut fort bien.

Lucrece n'eut plus besoin alors de découvrir son mal secret, mais de
chercher de nouvelles adresses pour le cacher et pour le couvrir, et
elle en vint à bout à la fin, comme vous verrez dans la suitte; mais
je veux la laisser un peu reposer, car il ne faut pas tant
travailler une personne enceinte.

Nicodeme, sorty de cette fascheuse affaire, et joyeux d'avoir la
main-levée de cette opposition, alla aussi-tost trouver le père de
Javotte, apres avoir neantmoins appaisé la mere, en lui renvoyant un
autre miroir, un autre theorbe, et une autre porcelaine. Vollichon
lui fit un accueil plus froid qu'il ne croyoit, car il ne fit pas
grand cas de la main-levée de cette opposition, et, sous pretexte
que, s'il avoit fait cette sottise-là, il en pourroit bien avoir
fait d'autres, dont il desiroit s'informer, il luy demanda du temps
pour ne rien precipiter, et il remit le mariage au lendemain des
roys, à cause que l'advent estoit fort proche. Ce que Nicodeme fut
obligé de souffrir, en regrettant neantmoins l'argent qu'il avoit
donné dans l'esperance de se marier deux jours apres. Or ce n'estoit
pas ce qui arrestoit Vollichon, mais c'est que, deux jours
auparavant, on luy avoit parlé d'un autre party pour sa fille, qui
estoit plus avantageux, et voulant avoir (comme il disoit) deux
cordes à son arc, il ne vouloit differer qu'afin de voir s'il
pourroit s'engager avec le plus riche, pour rompre aussi-tost avec
celuy qui l'estoit le moins.

Ce beau galand qu'on luy avoit proposé pour Javotte estoit encore un
advocat, ou, pour le moins, un homme qui portoit au Palais la robbe
et le bonnet. La seule fois qu'il parut au barreau, ce fut lors
qu'il presta serment de garder les ordonnances. Et vrayment il les
garda bien, car il ne trouva jamais occasion de les transgresser.
Depuis vingt ans il n'avoit pas manqué un matin de se trouver au
Palais, et cependant il n'avoit jamais fait consultation, escritures
ny plaidoyer. En recompense il estoit fort employé à discourir sur
plusieurs fausses nouvelles qui se debitoient à son pillier; et il
avoit fait plusieurs consultations sur les affaires publiques et sur
le gouvernement, car il se meloit parmy de gros pelotons de gens
inutiles, qui tous les matins vont au Palais, et y parlent de toutes
sortes de nouvelles, comme s'ils estoient controlleurs d'estat
(offices fort courus et fort en vogue); je m'étonne de ce qu'on ne
les fait pas financer. L'apresdisnée il alloit aux conferences du
bureau d'adresse[39], aux harangues qui se faisoient par les
professeurs dans les colleges, aux sermons, aux musiques des
eglises, à l'orvietan[40], et à tous les autres jeux et
divertissemens publics qui ne coustoient rien, car c'estoit un homme
que l'avarice dominoit entierement, qualité qu'il avoit trouvée dans
la succession de son pere. Il estoit fils d'un marchand bonnetier
qui estoit devenu fort riche à force d'épargner ses écus, et fort
barbu à force d'épargner sa barbe. Il se nommoit Jean Bedout, gros
et trapu, un peu camus, et fort large des épaules.

[Note 39: C'étoient celles qui se tenoient, à propos des
nouvelles du jour, chez Théophraste Renaudot. On sait que ce premier
de nos faiseurs de gazettes prenoit pour titre celui de _maître
général des bureaux d'adresse_, et que, long-temps, on put lire au
bas de la dernière page du journal dont il étoit le fondateur: _Du
bureau d'adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au
Marché-Neuf, près le Palais, à Paris._]

[Note 40: C'étoit un des plus fameux opérateurs du Pont-Neuf. Il
devoit à la ville d'Orviéto, d'où il venoit, le nom qu'il portoit et
que sa drogue a gardé. On en trouve la recette dans la _Pharmacopée_
de Moïse Charas (1753, 2 vol. in-4); la thériaque en étoit la base.
La vogue de ce remède survécut à son inventeur, et fit la fortune de
celui qui en acheta le secret. Nous lisons, en effet, dans le _Livre
commode des adresses_ pour 1690, au chapitre des _Matières
médicinales_: «M. de Blegny fils, apothicaire ordinaire du roy...,
c'est le seul artiste à qui les descendants du signor Hieronimo de
Ferranti, inventeur de l'Orviétan, ayent communiqué le secret
original.» Je ne sais que ce passage où ce nom soit cité.--On peut
lire dans Gui-Patin (lettre du 6 janv. 1654) comment il se fit que
la drogue de l'Orviétan, à l'instigation du médecin de Gorris, fut
autorisée par douze docteurs de la Faculté, et ce qu'il en advint de
rigoureux pour eux quand on sut l'affaire, et le prix qu'ils en
avoient touché.]

Sa chambre estoit une vraye salle des antiques; ce n'est pas qu'il y
eust force belles curiositez, mais à cause des meubles dont elle
estoit garnie. Son buffet et sa table estoient pleines de vieilles
sculptures, et si délicates (j'entends la table et le buffet)
qu'elles n'eussent pu souffrir les travaux du demenagement, car il
les auroit fallu embourer ou garnir de paille pour les transporter
comme si c'eust esté de la poterie. Sa tapisserie et ses sieges
estoient de pieces rapportées, et de tel prix que pas un n'avoit son
pareil. Sa cheminée estoit garnie d'un ratelier chargé d'armes qui
estoient rouillées dès le temps des guerres de la ligue, et à sa
poultre estoient attachées plusieurs cages pleines d'oyseaux qui
avoient appris à siffler sous luy. La seule chose où il s'efforçoit
de faire dépense estoit en bibliotheque. Il avoit tous livres
d'élite; je veux dire qu'il choisissoit ceux qui estoient à meilleur
marché. Un mesme auteur estoit composé de plusieurs tomes d'inégale
grandeur, d'impression, de volume et de relieure differente; encore
estoit-il toujours imparfait. Entre les caracteres, ceux qu'il
estimoit le plus c'étoient les gothiques, et entre les relieures
celles de bois. Il fuyoit la conversation des honnestes gens, à
cause qu'il pourroit arriver par mal-heur qu'on y seroit engagé à
faire quelque dépense. Il se trouva mesme une fois mélé dans une
conference de gens d'esprit, où, comme on discutoit de plusieurs
matieres, il y avoit à faire un grand fruit; mais il rompit avec
eux, à cause qu'à la fin de l'année il falloit payer un quart d'écu
pour quelques menues necessitez, et pour donner à un pauvre homme
qui avoit soin de nettoyer la salle. Il trouva ce present trop
excessif, et n'ayant voulu donner pour sa part que cinq sous, il les
tira avec grande peine de son gousset; mais pour les en faire sortir
il fallut qu'il retournast tout à fait sa pochette, tant il avoit
dedans d'autres brimborions. Il s'y trouva mesme une grosse poignée
de miettes de pain, ce qui donna sujet à quelques railleurs de dire
qu'il avoit mis exprés ces miettes avec son argent, de peur qu'il ne
se rouillast, de mesme qu'on met des cousteaux dans du son quand on
est longtemps sans les faire servir. Cette rupture leur fit grand
plaisir, parce qu'ils virent bien que son esprit estoit une
pierreponce, qu'il estoit tout à fait impossible de polir.

Il avoit pourtant quelques bonnes qualitez: car la chasteté et la
sobriété estoient en luy en un souverain degré, et generalement
toutes les vertus épargnantes. Il avoit une pudeur ingenue, qui luy
eust esté bienseante s'il eut esté jeune. Il seroit devenu plus
rouge qu'un cherubin s'il eust levé les yeux sur une femme. Il
estoit mesme si honteux en tout temps qu'en parlant à l'un il
regardoit l'autre; il tournoit ses glans ou ses boutons, mordoit ses
gants et se grattoit où il ne luy demangeoit pas; en un mot, il
n'avoit point de contenance asseurée. Ses habits estoient aussi
ridicules que sa mine; c'estoient des memorians ou repertoires des
anciennes modes qui avoient regné en France. Son chapeau estoit
plat, quoy que sa teste fust pointue; ses souliers estoient de
niveau avec le plancher, et il ne se trouva jamais bien mis que
quand on porta de petits rabats, de petites basques et des chausses
estroites: car, comme il y trouva quelque épargne d'étoffe, il
retint opiniastrement ces modes. Il avoit la teste grasse, quoique
son visage fut maigre, et ses sourcils et sa barbe estoient assez
bien nourris, veu la petite chere qu'il faisoit.

C'eust esté dommage qu'une si belle plante, et unique en son espece,
n'eust point eu de rejeton; il parla donc de se marier, ou plutost
quelqu'autre en parla pour luy: car c'estoit un homme à marier par
ambassadeur, comme les princes; mais ce que ceux-là font par
grandeur, cettuy-cy le faisoit par timidité. Cela l'excita à faire
l'honorable et à visiter un peu les bourgeois de son quartier,
jusqu'à telle familiarité qu'ils soupoient ensemble les festes et
les dimanches, à condition que chacun feroit apporter son souper de
son logis. Il arriva un jour fort plaisamment qu'il s'y trouva huit
éclanches, venans de huit ménages qui composoient l'assemblée. Mais
sa plus grande dépense fut au temps du carnaval, où il donnoit à
manger à son tour aussi bien que les autres, et là furent mangez
quelques coqs-d'inde et quelques cochons de lait qui n'avoient point
passé par les mains du rotisseur, car le maistre du festin avoit
coustume de dire qu'ils estoient plus propres quand on les
accommodoit à la maison.

Je ne saurois me tenir que je ne raconte une adventure qui arriva à
l'une de ces réjouyssances du quartier. Une greffiere avoit coustume
d'emporter la clef de l'armoire au pain, apres en avoir taillé
quelques morceaux qu'elle laissoit à la servante et aux clercs pour
leur souper. Un jour qu'elle alloit manger chez un de ses voisins,
elle avoit oublié de leur laisser leurs bribes, de sorte qu'un des
clercs fut député, qui luy alla demander la clef de l'armoire au
pain, au milieu de la compagnie. Elle en rougit, et n'osa pas la luy
refuser; mais quand elle fut au logis, elle luy fit de grandes
réprimandes sur son indiscretion, et luy deffendit bien expressément
de lui venir jamais demander la clef du pain quand elle seroit en
quelque assemblée. Il retint bien cette leçon, et une autre fois
qu'il arriva à la greffiere un pareil défaut de memoire, le mesme
clerc luy vint dire devant tout le monde: Madame, puisque vous ne
voulez pas qu'on vous demande la clef du pain, je vous prie au moins
de nous ouvrir ici l'armoire; et en mesme temps il fit entrer un
crocheteur qui avoit l'armoire chargée sur son dos, ce qui fit
éclatter de rire toute la compagnie. Peu apres, il arriva un petit
incident de cuisine qui fit continuer la risée: car un barbier
estuviste qui estoit de la feste, se piquant de faire des sauces, se
mit en devoir de faire un salmigondis; mais ayant mis chauffer le
plat sur les cendres auprés du feu qui estoit trop ardent, un des
bords du plat se fondit, et il s'y fit une échancrure pareille à
celle des bassins à faire la barbe. Comme il le servit chaudement
sur la table, un galant homme qui se trouva par hazard dans la
trouppe dit assez plaisamment: Je sçavois bien que ce barbier
maladroit nous donneroit icy un plat de son mestier. Ces rencontres,
qui arriverent, par bonheur pour Bedout, lors qu'il rendit le
bouquet[41], furent bien-tost connues par la ville, de sorte qu'on
ne parloit en tous lieux que de son soupper, qui, par ce moyen, fut
mis en reputation.

[Note 41: On disoit donner le bouquet quand on engageoit
quelqu'un pour un repas et surtout pour un bal. Cela venoit de ce
que les dames, qui souvent alors donnoient à danser et _payoient les
violons_, c'est le mot, engageoient leurs cavaliers à la danse en
leur présentant un bouquet. Il en étoit ainsi sous Louis XIII V.
Tallemant, t. 8, p. 20 à 25.--Rendre _le bouquet_, c'étoit
s'acquitter, par une invitation pareille, de celle qu'on vous avoit
faite.]

Or, comme il ne vouloit pas perdre cette dépense, cela fit qu'il
resolut, pendant ce temps de bonne chere, de se marier tout de bon.
Il se mit donc sur sa bonne mine; il fit lustrer son chapeau et le
remettre en forme; il mit un peu de poudre sur ses cheveux. Il
augmenta sa manchette de deux doigts; il mit mesme des canons, mais
si petits, qu'il sembloit plûtost avoir des bandeaux sur les jambes
que des canons. Il fit abattre la haute fustaye de sa barbe et le
taillis de ses sourcils. Enfin, à force de soins, il devint un peu
moins effroyable qu'auparavant. Une de ses cousines parla aux
parents de Javotte, qui estoit du voisinage, de la marier avec cet
Adonis, qui avoit tous ses charmes enfermez sous la clef de son
coffre. Elle fit bien-tost agréer cette proposition au pere et à la
mere, parce qu'elle asseura qu'il avoit beaucoup de bien, et sur
tout que ce seroit un bon homme de mary, qui ne mangeroit pas son
fait ny la dot de sa femme. Mais comme Vollichon estoit plus
formaliste, il dit qu'il vouloit voir plus precisément en quoy
consistoient ses effets, et il luy en fit demander le memoire pour
s'en informer. Bedout le refusa absolument, et dit pour toutes
raisons qu'il avoit esté taxé aux aisez[42] et contraint de se
cacher pour cela six mois dans le Temple; que les partisans, qui
avoient des espions partout, pourroient voir le memoire de son bien,
s'il l'avoit donné une fois à quelqu'un, et qu'ils recommenceroient
leurs poursuites. Il se contenta de dire qu'il monstreroit toujours
autant de bien qu'on en donneroit à la fille qu'on lui proposoit.
Or, comme sa richesse estoit assez évidente, et qu'elle consistoit
en maisons dans la ville et dans les fauxbourgs, Laurence, tel
estoit le nom de sa cousine, fit qu'on n'insista pas d'avantage sur
cette formalité. Mais elle se trouva bien embarrassée pour faire
l'entreveue de luy et de la maistresse qu'elle lui destinoit, afin
de voir s'ils seroient agreables l'un à l'autre.

[Note 42: Cette _taxe des aisés_, qui, son nom l'indique, ne
frappoit que les riches, étoit une contribution exorbitante,
d'autant plus qu'on ne l'imposait qu'arbitrairement. Une anecdote
racontée par Tallemant, édit. in-8, t. 1er, p. 374-375, prouve
que Richelieu s'en faisoit une arme pour avoir raison de ceux dont
il vouloit se venger. Il molesta de cette sorte Barentin, maître de
la chambre aux deniers.]

Bedout esquiva la partie qu'elle vouloit faire pour cela, et il luy
dit que rien ne pressoit, qu'il ne prenoit pas une femme pour sa
beauté, qu'il seroit assez temps de la voir quand l'affaire seroit
conclue; qu'enfin telle qu'on la luy voudroit donner elle luy
plairoit assez. Mais si vous ne lui plaisez pas (luy dit Laurence)?
Bedout répondit qu'une honneste femme ne devoit point avoir d'yeux
pour les défauts de son mary. Nonobstant ces brutalitez, l'affaire
s'avançoit toujours, et vint au point que Laurence voulut, à quelque
prix que ce fut, les faire rencontrer ensemble. Elle invita donc son
cousin de venir chés elle un jour qu'elle sçavoit que madame
Vollichon luy devoit venir rendre visite avec sa fille. Il y vint
sans se douter de l'embuscade qui luy estoit préparée, et apres
quelque temps, quand il vit entrer ces deux dames qu'il ne
connoissoit point encore, il rougit, perdit contenance et à toute
force voulut s'en aller. Mais Laurence le retint par le bras et luy
dit: Demeurez, mon cousin: la fortune vous favorise beaucoup
aujourd'huy; voilà celle que vous devez peut-estre avoir pour femme
et celle que vous aurez ainsi pour belle-mere. Cela l'embarrassa
encore davantage; il fut pourtant obligé de demeurer. Aussi-tost il
fit deux reverences, l'une du pied droit et l'autre du pied gauche,
à chacune la sienne, et laissa parler pour luy sa cousine, qui fit
les honneurs de la maison.

Or, comme il se trouva plus prés de Javotte quand ils eurent pris
des sieges, ayant mis son chapeau sous son coude, et frottant ses
mains l'une dans l'autre, apres un assez long silence, peut-estre
afin de méditer ce qu'il devoit dire, il ouvrit ainsi la
conversation: Hé bien (Mademoiselle), c'est donc vous dont on m'a
parlé? Javotte répondit avec son innocence accoustumée: Je ne sçay
pas (Monsieur) si on vous a parlé de moy; mais je sçais bien qu'on
ne m'a point parlé de vous. Comment (reprit-il), est-ce qu'on
pretend vous marier sans vous en rien dire? Je ne sçais (dit-elle).
Mais que diriez-vous (repartit-il) si on vous proposoit un mariage?
Je ne dirois rien (répondit Javotte). Cela me seroit bien avantageux
(reprit Bedout assez haut, croyant dire un bon mot), car nos lois
portent en termes formels que qui ne dit mot semble consentir. Je ne
sçais quelles sont vos loix (luy dit-elle); mais pour moy, je ne
connois que les loix de mon papa et de maman. Mais (reprit-il) s'ils
vous commandoient d'aymer un garçon comme moy, le feriez-vous? Non
(dit Javotte): car ne sait-on pas bien que les filles ne doivent
jamais aymer les garçons? J'entends (repliqua Bedout) s'il estoit
devenu mary. Ho, ho (dit-elle), il ne l'est pas encore; il passera
bien de l'eau sous les ponts entre-cy et là. La bonne mere, qui
vouloit ce parti, qu'elle regardoit comme tres-advantageux, se mit
de la partie, et luy dit: Il ne faut pas (Monsieur) prendre garde à
ce qu'elle dit; c'est une fille fort jeune, et si innocente qu'elle
en est toute sotte. Ha, Madame (reprit Bedout), ne dites pas cela;
c'est vôtre fille, et il ne se peut qu'elle ne vous ressemble. Quand
à moy, je trouve qu'il n'y a rien de tel que de prendre pour femme
une fille fort jeune, car on la forme comme l'on veut avant qu'elle
ait pris son ply. La mere reprend aussitost: Ma fille a toujours
esté bien élevée, et je la livreray à un mary bonne ménagere; depuis
le matin jusques au soir elle ne leve pas les yeux de dessus sa
besogne. Quoy (interrompit Javotte), faudra-t-il encore travailler
quand je seray mariée? Je croyois que quand on estoit maistresse on
n'avoit autre chose à faire qu'à joüer, se promener et faire des
visites? Si je sçavois cela, j'aymerois autant demeurer comme je
suis. A quoy sert donc le mariage? Laurence, qui estoit adroite et
malicieuse, se mit là dessus à luy dire: Non, non, Mademoiselle,
n'ayez point de peur; mon cousin est plus galant homme qu'il ne
semble; il a du bien assez pour vivre honorablement, sans que vous
songiez tant à le ménager. Vous vivrez à vostre aise et fort en
repos; vous dormirez toute la matinée, vous irez joüer et vous
promener tout le reste du jour; pourveu que vous soyez avec luy à
disner et à souper, cela suffira. Vous parlez sans procuration
speciale (luy dit Bedout presque en colere); un mary ne prend une
femme que pour avoir de la compagnie et pour regler sa maison.
Cependant, au lieu de ménager son bien, elle iroit le dissiper! le
bien de Cresus n'y fourniroit pas. Pour moy, je voudrois qu'une
femme vescust à ma mode, et qu'elle ne prist plaisir qu'à voir son
mary. Vous donneriez (dit Laurence) des bornes bien estroites à ses
plaisirs. Pour moy (reprit Bedout), je vous vais prouver par cent
authoritez que cela doit aller ainsi; et il alloit enfiler cent
sottises et pedanteries quand, par bon-heur, une collation entra
dans la salle, qui rompit ce ridicule entretien.

La seule galenterie qu'il fit ce jour là, fut qu'il voulut peler une
poire pour sa maistresse; mais comme c'estoit presque fait, elle luy
échappa des doigts, et se sucra d'elle-mesme sur le plancher de la
chambre. Il la ramassa avec une fourchette, souffla dessus, la
ratissa un peu, puis la luy offrit, et luy dit encore, comme font
plusieurs personnes maintenant, qu'il luy demandoit un million
d'excuses. A quoy Javotte répondit ingenuement: Monsieur, je ne vous
en sçaurois donner, car je n'en ay pas une seule. Après quelques
discours et aventures semblables, la visite se termina. Bedout se
hazarda jusqu'à reconduire sa maistresse chés elle; mais il prit
tousjours le haut du pavé, ce qu'il ne faisoit pas pourtant par
incivilité ny par ambition, mais par ignorance, qui estoit bien
pardonnable à un homme qui faisoit son apprentissage d'escuyer, et à
qui semblable faute n'estoit jamais arrivée. A peine l'eut-il
quittée, que Javotte dit à sa mere: Mon Dieu, maman, que voilà un
homme qui me déplaist; qui luy répondit seulement: Taisez-vous,
petite Babouine; vous ne sçavez pas ce qui vous est propre.

Bedout en s'en retournant rentra chez sa cousine pour prendre congé
d'elle, qui luy demanda aussi-tost ce qu'il disoit d'une si jolie
personne. Il répondit qu'il n'y trouvoit rien à redire, sinon que la
mariée estoit trop belle. Et comme les timides sont tousjours
défians et jaloux, il luy advoua que, si elle devenoit sa femme, il
auroit bien de la peine à la garder. Neantmoins, la beauté ayant des
forces si puissantes qu'elle fait de vives impressions sur les
coeurs les plus bourus et les plus farouches, il s'en trouva dés
lors amoureux, et pria sa cousine de continuer ses soins pour
avancer au plustost ce mariage. Cependant il crût faire mieux sa
cour dans son cabinet, en écrivant à sa maistresse quelque chose
qu'il auroit eu le loisir de méditer, qu'en lui parlant de vive
voix, à cause que sa timidité luy ostoit quelquefois la facilité de
s'exprimer sur le champ. Il se mit donc à travailler serieusement,
et apres avoir bien griffonné des sottises pour faire une lettre
galante, il la mit au net dans du papier doré, et la cacheta bien
proprement avec de la soye: c'estoit un soin qu'il n'avoit jamais
pris pour personne. Il la donna à porter a un laquais nouvellement
venu de Picardie, et partant bien digne d'un tel maistre. Le laquais
avoit charge de donner la lettre à mademoiselle Javotte en main
propre, ce qu'il fit; mais aussi ce fut tout. Car il ne luy dit
aucune chose, ny à qui elle s'addressoit, ny d'où elle venoit. Elle
luy demanda seulement si le port estoit payé, et elle la porta
soudain à son pere, à qui elle crut qu'elle s'adressoit. Car elle
avoit accoustumé d'en recevoir souvent pour luy, et n'en avoit
jamais receu pour elle; de sorte qu'elle ne songea pas seulement à
lire l'adresse, quoy que je ne sçache pas précisément s'il y en
avoit. Vollichon l'ouvrit et la leût, et en mesme temps sousrit de
la naïfveté de sa fille, et admira le bel esprit de celuy qu'il
destinoit pour son gendre, qui écrivoit en un style si magnifique et
si peu commun. Le laquais s'en retourna donc sans réponse. Bedout
luy demanda où il s'estoit amusé si long-temps, et le cria fort de
ce qu'il avoit tant tardé à revenir. Je me suis arresté à voir de
petites demoiselles pas plus hautes que cela (dit le laquais en
monstrant la hauteur de son coude), que tout le monde regardoit au
bout du Pont-Neuf, qui se battoient. Or ce beau spectacle estoit
qu'il avoit veu la monstre des marionettes, qu'il croyoit ingenument
estre de chair et d'os, et animées. Bedout ne pouvant donc pas
apprendre d'un laquais si spirituel comme sa maistresse avoit receu
son ambassade, resolut de l'aller voir sur le soir en personne. S'il
y eust esté seul, il auroit peut-estre eu la mesme peine à y estre
receu que Nicodeme; mais c'est ce qu'il n'avoit garde de faire. Il
falloit mesme que son amour fust desja bien violente pour luy faire
entreprendre d'y aller avec une bonne et seure introduction. Il pria
donc sa cousine Laurence d'aller rendre à madame Vollichon sa
visite, et de trouver bon qu'il luy servit d'escuyer. Laurence fut
ravie de luy rendre ce service, et mesme rendit grace à Dieu de ce
qu'elle voyoit son cousin si changé, n'ayant pas creû qu'il peust
jamais avoir la hardiesse d'aller voir sa maistresse. Elle fut fort
bien receue de la mère et de la fille, et à sa faveur Bedout le fut
aussi. Et comme il n'estoit pas si bien mis que Nicodeme, et qu'il
n'avoit pas la mine d'un cajolleur dangereux, madame Vollichon ne
craignit point de le laisser seul avec sa fille, tandis qu'elle
entretenoit Laurence, qui l'avoit adroitement tirée un peu à l'écart
pour favoriser ce nouvel amant. Bedout, impatient de sçavoir le
succès du grand effort de son esprit, dès les premiers complimens
qu'il fit à Javotte, il luy demanda ce qu'elle disoit de la lettre
qu'elle avoit receue, et pourquoy elle n'y avoit pas fait réponse.
Elle luy répondit froidement qu'elle n'avoit point veu de lettre,
sinon une pour son papa, qu'elle luy avoit portée, et qui y feroit
réponse par la poste. Je ne vous parle pas de celle-là
(repliqua-t-il); je vous parle d'une que vous a donné aujourd'huy
mon laquais, et qui estoit pour vous-mesme. Pour moy (reprit Javotte
en s'estonnant)? hé! les filles reçoivent-elles des lettres?
N'est-ce pas pour des affaires qu'on les écrit? Et puis, qui est-ce
qui me l'auroit envoyée? Bedout luy dit que c'estoit luy qui avoit
pris cette hardiesse. Vous (dit-elle)! Et vous n'estes pas aux
champs? Vous me prenez bien pour une ignorante, comme si je ne
sçavois pas que toutes les lettres viennent de bien loin par des
messagers? Nous en recevons tous les jours ceans, et mon papa ne
fait que se plaindre de l'argent qu'il couste à en payer le port.
Aussi bien, à quoy bon m'écrire? Ne me direz-vous pas bien
vous-mesme ce que vous voudrez, sans me le mander, puisque vous
venez ici? Aviez-vous quelque chose de si pressé à me dire? Bedout,
qui croyoit avoir fait une merveilleuse lettre, et qui en attendoit
de grandes louanges, la prit au mot, en disant: Puisque vous voulez
donc bien sçavoir ce qui est dans ma lettre, je vous en veux faire
la lecture; car j'en ay gardé une coppie, qu'il tira en mesme temps
de sa poche, et qu'il leût en ces termes:


_Epistre amoureuse à Mademoiselle Javotte._

Mademoiselle, comme j'agis sous l'aveu et l'authorité de messieurs
vos parens, qui m'ont permis d'esperer d'entrer en leur alliance, je
ne crois pas qu'il soit hors des limites de la bien-seance de vous
tracer ces lignes, et vous faire là-dessus ma déclaration, qui est
que je vous offre un coeur tout neuf, tout pur et tout net, et qui
est comme un parchemin vierge où votre image se pourra peindre à son
aise, n'ayant jamais esté broüillé par aucun autre crayon ou
portrait qu'il ait receu. Mais que dis-je? C'est plûtost une planche
d'airain sur laquelle, par le burin et les pointes de vos regards,
vostre belle figure a esté desseignée; et puis, y ayant versé l'eau
forte de vos rigueurs, elle y a esté gravée si profondément, que
vous pouvés desormais en tirer tant d'espreuves qu'il vous plaira.
Je voudrois, en revanche, que je me pusse voir sur le vostre gravé
en taille-douce; et, pour ne pas pousser plus loin mon allegorie, je
voudrois que nos deux coeurs, passans sous la presse du mariage,
receussent de si belles impressions, qu'ils pussent estre apres
reliés ensemble avec des nerfs indissolubles, pour venir tous deux
habiter dans une estude où nous apprendrions à joüir des bon-heurs
d'une vie privée et tranquille; bon-heurs que vous souhaitte dés
aujourd'huy et pour toûjours votre tres-humble et tres-affectionné
futur espoux.

    Jean Bedout.

Apres que Javotte eut bien escouté cette lettre, et qu'elle n'y eut
rien entendu, elle crut que c'estoit faute d'y avoir esté assés
attentive. Elle pria donc Bedout de la relire, ce qu'il fit
tres-volontiers, croyant que c'étoit une marque de la bonté de la
pièce. Mais sur ce mot d'allegorie, elle l'interrompit avec un grand
cri: (disant): Ha, mon Dieu, quel grand vilain mot! N'y a-t-il rien
de caché de mauvais là dessous? Et comme il se mit en devoir de le
luy expliquer, elle lui dit en l'interrompant derechef: Non, non, je
ne le veux pas sçavoir, il suffit que maman m'a tousjours deffendu
d'entendre dire de gros mots. Et sans vouloir entendre lire
davantage, elle alla joindre sa mère. De sorte que Bedout fut
reduit, faute de meilleur entretien, d'ayder à Javotte à devider
quelques pelotons de laine.

Cependant madame Vollichon, avec son entretien bourgeois, faisoit
beaucoup souffrir la pauvre Laurence, qui estoit une femme d'esprit
et accoustumée à voir le beau monde. Elle luy avoit déjà fait des
plaintes de l'embaras et des soins que donnent les enfans; de la
difficulté d'avoir de bonnes servantes; et elle luy avoit demandé si
elle n'en sçavoit point quelqu'une parce qu'elle vouloit chasser la
sienne, non sans luy raconter tous les défauts de celle-cy, et sans
regretter les bonnes qualités de celles qu'elle avoit eues
auparavant. Elle luy avoit aussi fait plainte de la despence de la
maison et de la cherté des vivres, disant tousjours pour refrain
qu'un ménage avoit la gueulle bien grande, et une autre fois, que
c'étoit un gouffre et un abisme.

Quand Laurence, pour destourner cette basse conversation, luy parla
de quelques femmes du quartier, et entr'autres d'une trésorière de
France logée vis à vis d'elle qui faisoit assez de bruit dans le
voisinage: Ha, ne me parlez point de celle-la (reprit madame
Vollichon)! C'est une glorieuse que je ne sçaurois souffrir. J'ay
deux sujets de me plaindre d'elle, que je ne luy pardonneray jamais.
Laurence s'étant enquise de la qualité de ces deux injures, elle
aprit que c'étoit parce que la tresoriere n'étoit pas venue voir
madame Vollichon à sa derniere couche, et ne luy avoit pas envoyé du
cousin quand elle avoit fait le pain bénit. Laurence rioit encore de
ce plaisant ressentiment, quand Vollichon entra dans la chambre. Il
avoit tout le jour fait la débauche, ayant esté à la comedie, et de
là au cabaret, où une de ses parties l'avoit traitté. L'espargne
d'un repas et les fumées du vin l'avoient rendu plus gay que de
coustume, ce qui l'avoit empesché de s'aller r'enfermer dans son
estude pour y travailler jusqu'à minuit, comme il avoit accoustumé.
A peine fut-il entré, qu'il dit tout en haletant, et avec un
transport merveilleux, qu'il avoit esté à la plus belle comedie qui
se pust jamais voir; et qu'il y avoit tant de monde; qu'on ne
pouvoit entrer à la porte. Il dit mesme qu'il avoit trouvé là des
imprimeurs et des gens qui travailloient à la presse. On n'entendoit
pas d'abord ce quolibet; mais il l'expliqua, en disant que
c'estoient des coupeurs de bourse, qui avoient pris une monstre à un
homme dans cette grande foule. Laurence luy demanda quelle piéce on
avoit jouée. Il luy respondit: Attendéz, je vais vous le dire, voici
le fait: Un particulier nommé Cinna s'advise de vouloir tuer un
empereur; il fait ligue offensive et deffensive avec un autre
appellé Maxime. Mais il arrive qu'un certain quidam va descouvrir le
pot aux roses. Il y a là une demoiselle qui est cause de toute cette
manigance, et qui dit les plus belles pointes du monde. On y voit
l'empereur assis dans un fauteuil, devant qui ces deux messieurs
font de beaux plaidoyers, où il y a de bons argumens. Et la piece
est toute pleine d'accidens qui vous ravissent. Pour conclusion,
l'empereur leur donne des lettres de remission, et ils se trouvent à
la fin camarades comme cochons. Tout ce que j'y trouve à redire,
c'est qu'il y devroit avoir cinq ou six couplets de vers, comme j'en
ay veu dans le Cid, car c'est le plus beau des pieces. C'est dommage
(dit Laurence) qu'on ne vous donne la commission de faire des
prologues, car vous reussissés merveilleusement à expliquer le sujet
d'une tragédie.

Nicodeme les interrompit par son arrivée. La bonne humeur où estoit
Vollichon fut cause qu'il le receut mieux qu'à l'ordinaire, bien
qu'en son ame il eust dessein de rompre avec luy, attendant
seulement que quelqu'une de ses legeretés luy en fournist
l'occasion. Aussi ne luy pouvoit-on pas refuser un libre accés
aupres de sa maistresse tant que l'engagement qu'il avoit avec elle,
c'est à dire son contrat, subsisteroit.

Dès que cet amant eut fait ses reverences, il dit à Madame
Vollichon: Hé bien, ma bonne maman, ne m'avés-vous pas donné une
generalle amnistie de tout le passé? Quest-ce que vous me venés
conter (répondit-elle brusquement) avec votre amnistie? Je veux dire
(reprit Nicodeme) que je crois que vous avès noyé toutes mes fautes
dans le fleuve d'oubly. Voilà bien débutté (dit Vollichon), les
oublies sont chez le patissier; et il se mit à rire à gorge
desployée, comme il faisoit à tous ses méchans quolibets. Si j'ai
fait icy quelque bicestre (continua Nicodeme), j'en ai payé les
dommages et interests, et je suis prest de parfournir ce qui y
manquera. Ce n'est pas de cela que je suis en colere (dit Madame
Vollichon), mais de ce que vous estes un perdu, un vilain et un
desbauché. Aussi-tost son mari adjousta, en adressant la parole à
Nicodeme: Je veux envoyer un commissaire chez vous, car on dit que
vous vivez mal. Nicodeme se voulut justifier et jurer qu'il n'avoit
jamais fait aucun scandale, quand Laurence (voyant un souris
goguenard de Vollichon) interpreta ainsi ce brocard. Je vois bien
(dit-elle), à la mine de Monsieur, qu'il vous veut reprocher que
vous ne faites pas bonne chère. Il ne tiendra qu'à luy (repartit
Nicodeme) de faire l'experience du contraire, car je le traiteray
quand il voudra de maniere qu'il en sera content. Hé bien (dit
Vollichon), je vous prends au mot: j'iray demain diner chez vous et
je porteray de quoy manger. Il ne sera pas nécessaire que vous
apportiez de quoi manger (reprit Nicodeme); la ville est bonne, je
ne vous laisseray pas mourir de faim. Laurence fut encore
l'interprete d'un pareil souris de Vollichon, en disant: Je vois
bien que Monsieur n'a pas dessein de rien porter chez vous pour
augmenter la bonne chère; mais qu'il veut dire qu'il y portera ses
dents, qui sont des instruments pour manger. A la bonne heure (dit
Nicodeme) je vous attendray demain, et vostre compagnie (il dit cela
en monstrant Bedout, qu'il connoissoit pour l'avoir veu au Palais,
et qu'il croyoit estre venu avec Vollichon, sans sçavoir que ce fust
son rival). Bedout repartit aussi-tost qu'il l'en remercioit, et
qu'il n'estoit pas un homme à estre à charge à ses amis, pour aller
ainsi disner chez eux sans nécessité. Et bien (dit Vollichon), je
porteray les deux, je mangeray pour luy et pour moy. Gardez bien
(dit Nicodeme) de faire vanité d'estre grand mangeur, de peur
d'attirer le reproche qu'on fait souvent aux procureurs du
Chastelet, de faire mille mangeries. Il n'y a rien qui ait moins de
fondement que cela (repliqua Vollichon), car notre mestier
maintenant est celuy d'un gagne-petit. Il est vray (dit alors
Bedout) que la journée d'un procureur du Chastelet n'est taxée que
six deniers; mais cette taxe est tant de fois reïtérée, et il se
passe si grand nombre d'actes en un jour, que cela monte à des
sommes immenses. Je ne sçais pourquoy on a souffert jusqu'icy un si
grand abus; et je ne m'estone point qu'il y ait beaucoup de ces
Messieurs qui aient fait de grandes fortunes en fort peu de temps.
Bedout alloit faire de grandes moralitez sur la justice, car sur ces
matieres il estoit grand discoureur, au lieu que sur celle de la
galanterie il estoit toûjours muet, quand Nicodeme luy rompit les
chiens pour mettre Javotte de la conversation; et la voyant qui
devidoit un peloton de laine, il luy dit assez poëtiquement: Quand
je vous vois occupée à ce travail, il me semble que je vois une de
ces parques qui devident le fil de la vie des hommes; et comme ma
destinée est en vos mains, il me semble aussi que c'est la mienne
que vous devidez, de sorte que je crains à toute heure que vos
rigueurs n'en couppent le fil. Je n'entends point tout ce que vous
dites (répondit Javotte); je n'ai point de destinée entre les mains;
je n'ai qu'un peloton de laine, pour faire ma tapisserie. Mais quoy
(reprit Nicodeme), n'avez-vous pas dessein de me faire mourir mille
fois par les cruelles longueurs que vous apportez à me rendre
heureux? car quand je vois vostre tapisserie en vos mains, je crois
voir encore la toile de Penelope? Je ne sçais comment sont faites
vos toiles de Peneloppe (repliqua Javotte); je n'en ay point veu
chez pas une lingere de Paris; et pour le reste, ce n'est point de
moy que cela dépend. S'il en dépendoit, je vous asseure que ce ne
seroit encore de long-temps. Madame Vollichon, qui prestoit
l'oreille à cet entretien, dit là dessus, prenant la parole:
Vrayman, vrayman, vous avez tout le loisir de mascher à vuide. Je me
garderay bien de passer outre jusqu'à ce que j'aye fait d'autres
enquestes. Vous voyez (adjousta son mari), elle n'est encore qu'à la
premiere des enquestes; mais je ne me soucie pas qu'elle passe par
toutes les chambres, pourvu qu'elle n'aille point à la Cour des
aydes. Ha Monsieur (interrompit Laurence), vous avez une trop
honneste femme pour avoir rien à craindre de ce costé-là. Je le
crois (dit Vollichon), mais ces bonnes ménageres sont fort à
craindre, qui font que leurs maris ont leur provision de bois sans
aller la chercher sur le port.

Vous auriez esté bon du temps du vieux Testament (dit Nicodeme);
vous ne parlez que par figures. Il faudra donc (interrompit Bedout)
ne prendre ses parolles que dans le sens tropologique[43]. Est-ce là
du latin (dit alors Vollichon)? je ne l'entends point, mais du
grais, je vous en casse. Il y a long-temps (dit alors Laurence) que
j'admire vostre maniere de parler; il faut que vous ayez un
dictionnaire de quolibets que vous ayez appris par coeur, pour les
prodiguer comme vous faites. Vrayement (dit Vollichon) j'en sçais
bien d'autres dont je ne prens point d'argent; et en effet il en
alloit enfiler un grand nombre, si ce n'eust esté qu'un petit garçon
vint à sa soeur Javotte demander tout haut en sa langue de petit
enfant quelques pressantes nécessitez. Cette conversation fut ainsi
interrompuë; et quand elle auroit esté mille fois plus sérieuse,
elle ne l'auroit pas esté moins, car c'est la coustume de ces bons
bourgeois d'avoir toujours leurs enfans devant leurs yeux, d'en
faire le principal sujet de leur entretien, d'en admirer les
sottises et d'en boire toutes les ordures. Le petit Toinon fut
aussi-tost loüé de sa propreté; on luy promit à cause de cela du
bonbon; et apres qu'on l'eut mis bien à son aise, Madame Vollichon
ne parla plus avec Mademoiselle Laurence que des belles qualitez de
son fils, de ses miesvretez et postiqueries. Ce sont les termes
consacrez chez les bourgeois et les mots de l'art pour expliquer les
gentillesses de leurs enfans. Elle ne se contenta pas de parler de
celuy-là; elle en loüa encore un autre qui estoit encore à la
mammelle, disant de luy qu'il parloit tout seul, qu'il avoit la plus
belle éloquence du monde, et qu'il sçavoit déjà huit ou dix mots.

[Note 43: Chercher le sens tropologique, c'est, sous la figure,
le _trope_, la parabole, démêler le sens moral, ce qui est très
nécessaire pour l'Ecriture.]

Toinon r'entra peu de temps apres dans la salle en equipage de
cavallier, c'est à dire avec un baston entre les jambes, qu'il
appelloit son dada. Vollichon prit aussi-tost un manche de balay
qu'il mit entre les siennes, et, courant apres son fils, ils firent
ensemble trois tours autour de la table, ce qui donna occasion à
Nicodeme d'appeler cette course un tournoy.

Laurence commençoit à rire de la folie de Vollichon, quant Bedout
luy remonstra qu'elle avoit tort de trouver à redire à cette action,
et que, si elle avoit leu Plutarque, elle auroit veu qu'autrefois
Agesilaus fut surpris en la même posture, et qu'au lieu de s'en
deffendre il pria seulement ceux qui l'avoient veu de n'en rien dire
jusqu'à ce qu'ils eussent des enfans. Laurence ne répondit autre
chose, sinon qu'on ne pouvoit rien faire qui n'eust son exemple dans
l'antiquité, et, par discretion, elle ne voulut pas continuer sa
risée au nez de Vollichon, de peur de le fascher; elle se contenta
de faire en elle-mesme reflexion sur la sottise des bourgeois, qui
quittent l'entretien de la meilleure compagnie du monde pour joüer
et badiner avec leurs enfans, et qui croyent estre bien excusez en
alleguant l'affection paternelle, comme s'ils n'avoient pas assez de
temps pour y satisfaire quand ils sont en particulier et dans leur
domestique, et comme si le reste de la compagnie, qui n'est pas
obligé d'avoir la mesme affection, devoit prendre le mesme
divertissement à leurs jeux et à leurs gambades; sottise d'autant
plus ridicule qu'elle s'estend bien souvent jusqu'aux gens les plus
esloignez de la bourgeoisie, et qui ne s'en deffendent que par
l'exemple qu'avoit cité Bedout inutilement, puisqu'Agesilaus ne se
divertissoit ainsi qu'en secret; encore estoit-il honteux d'avoir
été surpris en cette action.

Le reste de cette visite se passa en actions aussi badines. Laurence
en fut bien-tost fatiguée, et, se levant, emmena avec elle son
cousin. Nicodeme fut obligé de sortir en même temps, parce que
Madame Vollichon se vouloit retirer et mettre la clef de la maison
sous son chevet. Ces deux amans firent encore plusieurs visites
aussi ridicules, mais je ne veux pas m'amuser à repeter toutes les
sottises qui s'y dirent de part et d'autre; ce que nous en avons
rapporté suffit.

Cependant les affaires de Nicodeme alloient de mal en pis, et celles
de Bedout de mieux en mieux. Ce n'estoit pas que l'un eust plus de
part aux bonnes graces de leur maistresse que l'autre, car Javotte
avoit pour eux une égale indifférence, ou plustost une égale
aversion. Mais c'est que Vollichon trouvoit plus de bien et moins de
légèreté et de fanfaronnade en Bedout qu'en Nicodeme. Il resolut
donc tout a fait dans sa teste le mariage avec Bedout, sans demander
l'advis de sa fille, et il differa seulement la signature des
articles, jusqu'à ce qu'il fust desgagé d'avec Nicodeme, avec lequel
il esperoit de rompre bien-tost.

Comme on ne douta plus alors que Javotte ne fust bien-tost mariée, à
cause qu'on avoit en main ces deux partis, on commença à luy donner
chez elle plus de liberté qu'elle n'avoit auparavant. On luy fit
venir un maistre à danser pour la façonner, et on choisit entre tous
ceux de la ville celuy qui monstroit à meilleur marché; encore sa
mère voulut qu'il luy monstrast principalement les cinq pas et les
trois visages[44]; danses qui avoient esté dancées à sa nopce, et
qu'elle disoit estre les plus belles de toutes. On luy permit aussi
de voir le beau monde, de faire des visites dans les beaux réduits,
et de se mesler en des compagnies d'illustres et de pretieuses: le
tout néantmoins sans s'esloigner beaucoup de son quartier, car on ne
la vouloit pas perdre de veuë. Elle fut introduite dans la plus
belle de ces compagnies par Laurence, qui en estoit. Son exquise
beauté fut cause qu'elle y fut la bien venuë, malgré son innocence
et son ingenuité: car une belle personne est toujours un grand
ornement dans une compagnie de femmes. Ce beau reduit estoit une de
ces Academies bourgeoises dont il s'est estably quantité en toutes
les villes et en tous les quartiers du royaume; où on discouroit de
vers et de prose, et où on faisoit les jugements de tous les
ouvrages qui paroissoient au jour. La pluspart des personnages qui
la composoient vouloient estre traittez d'illustres, et avec raison,
puisqu'il n'y en avoit pas un qui ne se fist remarquer par quelque
caractere particulier. Elle se tenoit chez Angelique, qui estoit une
personne de grand mérite que je ne sçay quel hazard avoit engagée
dans cette societé. Elle n'avoit point voulu prendre d'autre nom de
guerre ny de roman que le sien: car le nom d'Angelique est au poil
et à la plume, passant par tout, bon en prose et bon en vers, et
celebre dans l'histoire et dans la fable. Elle avoit appris quelques
langues et leu toutes sortes de bons livres; mais elle s'en cachoit
comme d'un crime. Elle ne faisoit point vanité d'estaller ses
sentimens, qui estoient tousjours fort justes, mais presque
tousjours contredits, car, comme dans cette assemblée le nombre des
gens raisonnables estoit le moindre, elle ne manquoit jamais de
perdre sa cause à la pluralité des voix. Et à propos de cela, elle
se comparoit à cette Cassandre qui n'estoit jamais creuë quand elle
disoit la vérité. Elle avoit une de ses parentes qui prenoit tout le
contrepied. C'étoit la fille d'un receveur et payeur des rentes de
l'Hostel de Ville, que, pour parler plus correctement, il falloit
seulement appeller receveur; car, pour la seconde partie de sa
charge, il ne la faisoit point. Elle s'appelloit Phylippote en son
nom ordinaire, et en son nom de roman elle se faisoit appeller
Hyppolite, qui est l'anagramme du nom de Phylippote[45], ce qui
n'est pas une petite fortune pour une pretenduë heroïne, quand son
nom de roman se peut faire avec les lettres d'un nom de baptesme.
Elle affectoit de paroistre sçavante avec une pedanterie
insupportable. Un de ses amans lui enseignoit le latin, un autre
l'italien, un autre la chiromance, un autre à faire des vers, de
sorte qu'elle avoit presque autant de maistres que de serviteurs. Il
y avoit en cette compagnie des esprits de toutes les sortes, dont le
plus honneste homme s'appelloit Philalethe, passioné admirateur des
vertus et des beautés d'Angelique, et qui faisoit tout son possible
pour se bien mettre dans son esprit. D'autre costé, un certain
autheur, nommé Charoselles, y venoit aussi; il avoit esté assez
fameux en sa jeunesse, mais il s'estoit décrié à tel point, qu'il ne
pouvoit plus trouver de libraires pour imprimer ses ouvrages. Il se
consoloit neantmoins par la lecture qu'il essayoit d'en faire à
toutes les compagnies, et... Mais tout beau! si je voulois descrire
icy par le menu toutes ses qualitez et celles de ces autres
personnages, je ferois une trop longue digression, et ce seroit trop
differer le mariage qui est sur le tapis. Pour coupper court, il
s'amassoit tous les jours bonne compagnie chez Angelique.
Quelquefois on y traittoit des questions curieuses; d'autrefois on y
faisoit des conversations galantes, et on tâchoit d'imiter tout ce
qui se pratique dans les belles ruelles par les pretieuses du
premier ordre.

[Note 44: C'étoient, en effet, des danses de l'autre règne, et,
partant, passées de mode. La première est décrite par Aut. Arena
dans son poëme macaronique sur la danse, au chapitre _Quos passibus
duplum esse debet._ Régnier en parle aussi dans sa 5e satyre, V.
220.

    Jadis, de votre temps, la vertu simple et pure
    Sans fard, sans fiction, imitoit la nature...
    ... la nostre aujourd'hui qu'on revère icy-bas
    Va la nuit dans le bal et danse les _cinq pas_.
]

[Note 45: Allusion satirique à l'heureux anagramme que fit
Malherbe, quand il transforma le nom de _Catherine_, que portoit
madame de Rambouillet, en celui d'_Arthenice_. (Tallemant,
_Historiettes_, 2e édit., t. I, p. 271.)]

Le jour que Javotte fut introduitte dans cette compagnie il y avoit
moins de monde, et elle ne fut pas si tumultueuse qu'à l'ordinaire.
Il arriva mesme que la conversation y fut assés agreable et
spirituelle. Or quoy que Javotte n'y contribuast que de sa presence,
il ne sera pas hors de propos d'en inserer icy une partie, qu'elle
escouta avec une attention merveilleuse. Pour vous consoler de cette
digression, imaginez-vous, si vous voulez, qu'il arrive icy comme
dans tous les romans; que Javotte est embarquée; qu'il vient une
tempeste qui la jette sur des bords estrangers; ou qu'un ravisseur
l'enlève en des lieux d'où l'on ne peut avoir de long-temps de ses
nouvelles; encore aurez-vous cela de bon que vous ne la perdrez
point de veuë, et vous la pourrez tousjours loüer de son silence,
qui est une vertu bien rare en ce sexe.

Si-tost que les premiers compliments furent faits, dont les plus
ingenües se tirent quelquefois assez bien, parce que cela ne
consiste d'ordinaire qu'en une profonde reverence, et en un petit
galimatias qu'on prononce si bas qu'on ne l'entend point, Hyppolite,
qui n'aymoit que les entretiens sçavans, esloigna bientost ces
discours communs qui se font dans les visites ordinaires. Elle se
plaignit de Laurence, qui avoit commencé à parler des nouvelles de
la ville et du voisinage, luy disant que cela sentoit sa visite
d'accouchée[46], ou les discours de commères, et que parmy le beau
monde il ne falloit parler que de livres et de belles choses.
Aussi-tost elle se jetta sur la fraipperie de plusieurs pauvres
autheurs, qui sont les premiers qui ont à souffrir de ces fausses
pretieuses, quand cette humeur critique les saisit. Dieu sçait donc
si elle les ajusta de toutes pièces. Mais dispensez-moy de vous
reciter cet endroit de leur conversation, que je veux passer sous
silence, car je n'oserois nommer pas un des autheurs vivans: ils
m'accuseroient de tout ce qui auroit esté dit alors, quoy que je
n'en pusse mais. J'aurois beau condamner tous les jugemens qui
auroient esté prononcez contre eux, ce seroit un crime capital d'en
faire seulement mention. Ils me traitteroient bien plus
rigoureusement qu'un historien ou un gazetier, qui ne sont jamais
garands des recits qu'ils font. Outre que ces messieurs sont si
delicats, qu'il faut bien prendre garde comme on parle d'eux; ils
sont si faciles à piquer, que le moindre mot de raillerie, ou une
louange médiocre, les met aux champs, et les rend ennemis
irreconciliables. Apres quoy, ce sont autant de bouches que vous
fermez à la Renommée, qui auparavant parloient pour vous, et cela
fait grand tort au libraire qui est interessé au débit d'un livre.
J'ay mesme ce respect pour eux, que je ne veux pas faire comme
certains escrivains, qui, lors qu'ils en parlent, retournent leurs
noms, les escorchent, ou les anagrammatisent. Invention assez
inutile, puisque, si leur nom est bien caché, le discours est obscur
et perd de sa force et de sa grace, on n'est tout au plus plaisant
qu'à peu de personnes; et si on le descouvre (comme il arrive
presque tousjours) ce déguisement ne sert de rien, veu que les
lecteurs font si bien qu'ils en attrapent la clef, et il arrive
souvent qu'il y a des larrons d'honneur qui en font faire de fausses
clefs. C'est pourquoy je ne parlerai point du destail, mais
seulement de ce qui fut dit en general, et dont personne ne se peut
choquer, s'il n'est de bien mauvaise humeur, et s'il n'a la
conscience bien chargée. On s'estendit d'abord sur les poëmes et sur
les romans, et l'on y parla fort de l'institution du poëte, de la
maniere de devenir autheur, et d'acquerir de la reputation dans le
monde.

[Note 46: Pendant le temps de leurs couches, les bourgeoises
avoient coutume de recevoir toutes les visites des voisines. Leur
lit étoit paré pour cela, et surmonté d'un pavillon qu'on n'étendoit
que dans ces occasions. _Je vous revois_, dit Coulanges (Chansons
choisies, 1694, in-12, p. 72),

    Je vous revois, vieux lit si chéri de mes pères,
              Où jadis toutes mes grand's mères,
    Lorsque Dieu leur donnoit d'heureux accouchements,
    De leur fécondité recevoient compliments.

Ces compliments étoient bavards, et, à la longue, tournoient au
commérage. On en fit le texte de petits pamphlets bourgeois parus
successivement, au nombre de huit, en 1623. En 1624, on fit une
édition collective de toutes ces pièces, sous le titre de _Recueil
général des caquets de l'accouchée_... 1624, pet. in-12. D'autres
pièces du XVIIe siècle portent le même titre.]

La plus grande passion que j'aurois (dit entre autres Hyppolite) ce
seroit de pouvoir faire un livre; c'est la seule chose dont je porte
envie aux hommes; je leur en vois faire en si grand nombre, que je
m'imagine que l'advantage de leur sexe leur donne cette facilité. Il
n'est point necessaire (répondit Angélique) de souhaitter pour cela
d'estre d'un autre sexe; le nostre a produit en tout temps d'assez
beaux ouvrages, jusqu'à pouvoir estre enviez par les hommes. Cela
est vray (dit Laurence), mais celles qui en font bien s'en cachent
comme d'un crime; et celles qui en font mal sont la fable et la
risée de tout le monde; de sorte que, de quelque costé que ce soit,
il ne nous en revient pas grande gloire. Pour moy (dit Philalethe,
qui estoit cet honneste homme dont j'ai parlé), je ne suis pas de
cet avis, et je tiens qu'à l'égard de celles qui cachent leur
science, elles acquierent une double gloire, puisqu'elles joignent
celle de la modestie à celle de l'habileté; et à l'esgard des
autres, elles ne laissent pas d'estre loüables de tascher à se
mettre au dessus du commun de leur sexe, malgré le deffaut de leur
esprit. Et moy (ajouta Charroselles), si je suis jamais roy, je
feray faire deffences à toutes les filles de se mesler de faire des
livres; ou, si je suis chancellier, je ne leur donneray point de
privilege; car, sous pretexte de quelques bagatelles de poësies ou
de romans qu'elles nous donnent, elles épuisent tellement l'argent
des libraires, qu'il ne leur en reste plus pour imprimer des livres
d'histoire ou de philosophie des autheurs graves. C'est une chose
qui me tient fort au coeur, et qui nuit grandement à tous les
escrivains feconds, dont je puis parler comme sçavant. Vrayement,
Monsieur (dit Pancrace, qui estoit un autre gentil-homme qui
s'estoit trouvé par hazard dans cette mesme assemblée), on voit bien
que vostre interest vous fait parler; mais considérez que,
nonobstant qu'on imprime beaucoup de vers et de romans, on ne laisse
pas d'imprimer encore un nombre infini de gros autheurs anciens et
modernes. De sorte que, si les libraires en rebutent quelques-uns,
ce n'est pas une bonne marque de leur merite. S'il ne tenoit plus
qu'à cela (reprit Hyppolite), je ne m'en mettrois gueres en peine;
car j'ay un libraire qui me loue des romans, qui ne demanderoit pas
mieux que de travailler pour moy, particulierement à cause que je ne
luy en demanderois point d'argent, car je sçais bien qu'ils n'ont
jamais refusé de coppies gratuittes. Et puis j'ai tant d'amis et une
si grande caballe, que je leur en ferois voir le debit asseuré. Ce
dernier moyen (dit Charroselles) est le meilleur pour faire imprimer
et vendre des livres, et c'est à ce deffaut que j'impute la mauvaise
fortune des miens. Malheureusement pour moy, je me suis advisé
d'abord de satiriser le monde, et je me suis mis tous les autheurs
contre moy. Ainsi les prosneurs m'ont manqué dans le besoin. Ha! que
si c'estoit à recommencer... Vous diriez du bien (dit Laurence, qui
le connoissoit de longue main); ce seroit bien le pis que vous
pourriez faire; vous y seriez fort nouveau, et ce seroit un grand
hazard si vous y pouviez reüssir. Hé bien! je ne regretteray plus le
passé (dit Charroselles), puisqu'il ne peut plus se rappeler; mais
du moins, pour me vanger, je donneray au public mon traitté de la
grande caballe[47], où je traitteray des fourbes de beaucoup
d'autheurs au grand collier, et j'y feray voir que ce sont de vrays
escrocs de reputation, plus punissables que tous ceux qui pipent au
jeu; et si je trouveray bien moyen de le faire imprimer malgré les
libraires, quand je le devrois donner à quelqu'un de ces autheurs
qui ont amené la mode d'adopter des livres.

[Note 47: Ch. Sorel (Charroselles) se mêla, en effet, de livres
de magie. En 1636, il avoit publié un volume des _Talismans ou
figures peintes sous certaines constellations_, Paris, in-8. Il
avoit pris pour cet ouvrage un pseudonyme dont nous reparlerons.]

Il est vray (dit alors Angélique) que les amis et la caballe ont
servi quelquefois à mettre des gens en reputation; mais ç'a esté
tant qu'ils ont eu la discretion et la retenue de cacher leurs
ouvrages, ou d'en faire juger sur la bonne foy de ceux qui les
annonçoient. Mais si-tost qu'ils les ont donnez au public, il a
rendu justice à leur merite, et toute leur reputation, qui n'estoit
pas establie sur de solides fondemens, est tombée par terre. Je
mourois de peur (adjousta Pancrace) que vous ne citassiez quelque
exemple qui nous eut attiré quelque querelle sur les bras, non pas
de la nature de celles dont je me desmeslerois le mieux. Mais (dit
Philalethe) ne mettriez-vous point en mesme rang ceux qui font des
vers au devant d'un livre, des prefaces ou des commentaires: car ce
sont des gens qui loüent tant qu'il leur plaist, sans que la
modestie de l'autheur courre aucune fortune. Ouy dea (respondit
Charroselles), et ce n'est pas un petit stratageme pour mendier de
l'estime. Ce n'est pas qu'il n'y arrive souvent quelque fourbe, car
un autheur emprunte quelquefois le nom d'un amy, ou suppose un nom
de roman pour se loüer librement luy-mesme. Je puis dire icy entre
nous que je l'ay pratiqué avec assez de succès, et que sous un nom
empruntée de commentateur de mon propre ouvrage, je me suis donné de
l'encens tout mon soul.

Quoy qu'il en soit (reprit Hyppolite), je n'ay jamais pû concevoir
comment on faisoit ces gros volumes, avec une suitte de tant
d'intrigues et d'incidens: j'ai essayé mille fois de faire un roman,
et n'en ai pû venir à bout; pour des madrigaux, des chansons, et
d'autres petites pieces, on sait que je m'en escrime assez bien, et
que j'en ferai tant qu'on en voudra. Voila (dit Charroselles) un
second moyen pour arriver promptement à la gloire, en ce malheureux
siecle où on ne s'amuse qu'à la bagatelle. C'est tout ce qu'on
estime et ce qu'on debite, pendant que les plus grands efforts
d'esprit et les plus nobles travaux nous demeurent sur les bras.

Vous estes donc (dit Angelique) de l'opinion de ceux qui disent que
le premier pas pour aller à la gloire est le madrigal, et le premier
pour en décheoir est le grand poëme? Il y a grande apparence
(adjousta Pancrace). Mais comment est-ce que si peu de chose
pourroit mettre les gens en reputation? Vous ne dites pas le
meilleur (adjousta Laurence); c'est qu'il faut qu'ils soient mis en
musique pour estre bien estimez. Asseurement (interrompit
Charroselles); c'est pour cela que vous voyez tous ces petits poëtes
caresser Lambert, le Camus, Boisset et les autres musiciens de
reputation, et qui ne mettent jamais en air que les vers de leurs
favoris; car autrement ils auroient fort à faire. On ne peut nier
(dit Philalete) que cette invention ne soit bonne pour se mettre
fort en vogue: car c'est un moyen pour faire chanter leurs vers par
les plus belles bouches de la cour, et leur faire ensuite courir le
monde. Outre que la beauté de l'air est une espèce de fard qui
trompe et qui esbloüit; et j'ai veu estimer beaucoup de choses quand
on les chantoit, qui estoient sur le papier de purs galimathias, où
il n'y avoit ny raison ny finesse. Je les compare volontiers (reprit
Charroselles) à des images mal enluminées, qui, estant couvertes
d'un talc ou d'un verre, passent pour des tableaux dans un oratoire.
Et moi (dit Pancrace) à un habit de droguet[48], enrichy de broderie
par le caprice d'un seigneur.

[Note 48: Le _droguet_ étoit une étoffe de soie qui devoit son
nom à la ville d'Irlande Drogheda, d'où elle avoit d'abord été
importée chez nous. (Fr. Michel, _Recherches sur le commerce et la
fabrication des étoffes de soie, etc._ Paris, 1854, in-4, t. 2, p.
244.)]

Cela me fait souvenir (adjoûta Laurence) d'un homme que j'ay veu à
la cour d'une grande princesse[49], qui s'estoit mis en reputation
par la bagatelle melodieuse. Il avoit fait quantité de paroles pour
des chansons; de sorte qu'on disoit de luy que c'estoit un homme de
belles paroles. Il se vantoit d'avoir des pensées fort delicates, et
en effect elles l'estoient tellement que les plus esclairez souvent
n'en pouvoient voir la finesse; mais si-tost que son esprit voulut
un peu prendre l'essor et faire une galanterie seulement de
cinquante vers, elle fut generallement bernée. Voyla qui me surprend
(dit Hyppolite), car un poëte de cour a tousjours assez
d'approbateurs et de gens qui font valloir son ouvrage. Il falloit
que son livre fust bien mauvais, ou que cet autheur eut bien peu
d'amis. C'est là où je vous attendois (interrompit Charroselles),
puisque je tiens que la plus necessaire qualité à un poëte pour se
mettre en reputation, c'est de hanter la cour, ou d'y avoir esté
nourry: car un poëte bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu
consideré. Je voudrois qu'il eust accès dans toutes les ruelles,
reduits et academies illustres; qu'il eust un Mecenas de grande
qualité qui le protegeast, et qui fist valloir ses ouvrages,
jusques-là qu'on fust obligé d'en dire du bien malgré soy, et pour
faire sa cour. Je voudrois qu'il escrivist aux plus grands
seigneurs; qu'il fist des vers de commande pour les filles de la
reyne, et sur toutes les avantures du cabinet; qu'il en contrefist
mesme l'amoureux, et qu'il escrivist encore ses amours sous quelque
nom emprunté, ou dans une histoire fabuleuse. Le meilleur seroit
qu'il eust assez de credit pour faire les vers d'un balet du roy;
car c'est une fortune que les poëtes doivent autant briguer que les
peintres font le tableau du May[50] qu'on presente à Nostre-Dame.

[Note 49: C'est sans doute Benserade. Ce qui est dit ici de
«bagatelles mélodieuses, etc.», et un peu plus loin (p. 139), de
l'avantage qu'on trouve à faire «les vers d'un ballet du roy», se
rapporte au mieux à ce rimeur courtisan, dont la verve n'alla jamais
plus loin qu'un rondeau ou un madrigal, et dont la plus grande
gloire fut d'aider Molière dans les ballets à régler pour la cour.
Si c'est Benserade, la grande princesse dont il est parlé ici doit
être madame de Longueville, qui, en effet, fut sa protectrice,
surtout dans l'affaire des sonnets de Job et d'Uranie. On sait que
ce dernier étoit de Benserade, et c'est pour lui qu'elle se déclara
hautement.]

[Note 50: Jusqu'au commencement du XVIIIe siècle, la
communauté des orfèvres avoit l'usage d'offrir, le premier jour de
mai, à Notre-Dame, un grand tableau qui, à cause du jour où on
l'offroit, s'appeloit _tableau du mai_. On l'appendoit ce jour-là à
la porte de l'église, puis on lui donnoit une place à l'intérieur.
Ces tableaux n'avoient pas moins de onze ou douze pieds de hauteur.
Les piliers de la nef et plusieurs des chapelles en étoient ornés.
(Piganiol, _Descript. de Paris_, t. 1er, p. 310-311.) On lit dans
le _Dictionnaire de Trévoux_, édit. 1732, que, depuis quelques
années, cet usage s'étoit perdu.]

On ne peut nier (répondit Angelique) que toutes ces inventions, et
sur tout les amis et l'authorité d'un grand seigneur, ne servent
beaucoup à ces messieurs; car les trois quarts du monde jugent des
ouvrages d'autruy sans les connoistre, et sont de l'opinion de celuy
qui a dit le premier son advis, comme nous voyons que les moutons se
laissent conduire au premier qui marche. Adjoustez (dit Philalethe)
qu'il y en a plusieurs qui, à force de parler contre leur sentiment,
changent d'opinion, et se persuadent à la fin qu'une chose qu'ils
auront condamnée d'abord avec justice, sera bonne parce qu'ils
auront esté souvent obligez de parler en sa faveur pour d'autres
considérations. Pour moi (dit Pancrace), j'ay veu un mauvais poëte
de l'autre cour[51] fort estimé parce qu'on faisoit quelquefois sa
fortune en loüant ses ouvrages, comme luy-mesme avec de meschans
vers avoit fait la sienne. Je l'ay aussi connu (reprit Hyppolite),
et je trouve qu'on avoit raison de l'estimer; car, entre tous les
poëtes, ceux qui sont en fortune ont tout à fait mon approbation, et
dés qu'un homme est assez accommodé pour avoir un carrosse à luy, je
ne veux pas qu'on songe seulement à censurer ses ouvrages. La
naissance un peu riche sert bien autant à un poëte pour arriver à la
gloire que ce génie qu'il faut qu'il obtienne de la nature, et qui a
fait dire qu'on peut bien devenir orateur, mais qu'il faut naistre
poëte. Et pour moy, je conseillerois à quiconque voudra estre de ce
mestier, de vendre tout le reste de son bien pour obtenir ce degré
d'honneur. Aussi bien (dit Pancrace) un carosse de poëte ou de
musicien ne couste gueres à achetter: témoin celui d'un illustre
marquis, dont l'attelage ne cousta que quarante francs, et qui, à la
vérité, eut la honte de demeurer embourbé dans un crachat. Et quant
à l'entretien, il couste aussi peu, veu que ces messieurs sont
accoustumez à vivre aux dépens d'autruy, allant, à la ville et à la
campagne, tantost chez l'un et tantost chez l'autre. Hélas!
(interrompit Charroselles avec un grand soupir) que ce raisonnement
est vain! il y a long-temps que j'entretiens exprès un carosse qui
sent assez l'autheur, comme vous sçavez, et cependant je n'en ay pas
eu plus de creance chez ces damnez de libraires, qui ne veulent
point imprimer mes ouvrages.

[Note 51: Il doit être ici question de Boisrobert, que ses vers,
et mieux encore ses bouffonneries, poussèrent auprès de Richelieu,
et qui fit partager sa faveur à tous les poètes ses amis et ses
flatteurs. Il en peupla l'Académie naissante. On appela tous ces
académiciens de remplissage les _enfants de la pitié de Boisrobert_;
et lui-même, songeant à ce qu'il avoit obtenu pour eux du cardinal,
se donnoit le titre de _solliciteur des muses affligées_. V. son
_Historiette_ parmi celles de Tallemant, 2e édit., t. 3, p. 148.]

J'ay un bon avis à vous donner (dit Laurence): vous n'avez qu'à en
donner des pieces separées aux faiseurs de Recueils; ils n'en
laissent échapper aucunes. Les belles pièces font valloir les
mauvaises, comme la fausse monnoye passe à la faveur de la bonne
qu'on y mesle. Je me suis déja advisé de cette invention (répondit
Charroselles avec un autre grand hélas!); mais elle ne m'a servi
qu'une fois. Car il est vray qu'apres qu'on m'eut rebuté un livre
entier, je le hachay en plusieurs petites pièces, episodes et
fragments, et ainsi je fis presque imprimer un volume de moy seul,
quoy que sous le titre de Recueil de pièces de divers autheurs[52].
Mais malheureusement le libraire descouvrit la chose, et me fit des
reproches de ce qu'il ne le pouvoit débiter. Cela m'estonne (dit
alors Philalethe), car les receuils se vendoient bien autrefois[53];
il est vray qu'ils sont maintenant un peu descriez, et ils ont en
cela je ne sçay quoy de commun avec le vin, qui ne vaut plus rien
quand il est au dessous de la barre, quoy qu'il fust excellent quand
il estoit frais percé. A propos (reprit Hyppolite), ne trouvez-vous
pas que ces recueils fournissent une occasion de se faire connoistre
bien facilement et à peu de frais? Je vois beaucoup d'autheurs qui
n'ont esté connus que par là. Pour moy, j'ay quasi envie d'en faire
de mesme; je fourniray assez de madrigaux et de chansons pour faire
imprimer mon nom, et le faire afficher s'il est besoin. Il semble
(dit Angélique) qu'ils peuvent du moins servir à faire une tentative
de réputation: car, si les pièces qu'on y hazarde sont estimées, on
en recueille la gloire en seureté; et si elles ne plaisent pas, on
en est quitte pour les desadvouer, ou pour dire qu'on vous les a
desrobées, et qu'elles n'estoient pas faites à dessein de leur faire
voir le jour.

[Note 52: Il est parlé ici du nouveau _Recueil de pièces les
plus agréables de ce temps, en suite des jeux de l'inconnu_ (Paris,
1644, in-12), dont l'éditeur étoit en effet Ch. Sorel, l'original de
Charroselles. Nous en reparlerons plus bas.]

[Note 53: Ils eurent, en effet, une grande vogue pendant tout le
XVIIe siècle. Quoi qu'en dise même Furetière, qui n'avoit guère
droit de décrier ce genre de publication, puisqu'il fit paroître
quelques unes de ses poésies dans le _Recueil de poésies diverses_
donné par La Fontaine (Paris, 1671, in-12), la mode des recueils
étoit encore très florissante de son temps, et devoit même lui
survivre. La préface du _Nouveau choix de poésies_ donné à La Haye
en 1715, in-12, prouve qu'au XVIIIe siècle elle étoit encore en
pleine faveur. Une bibliographie des _Recueils_ seroit de trop ici.
Nous renverrons, pour les principaux, au _Catalogue de la
Bibliothèque_ de M. Viollet le Duc (_Supplément_, p. 3-4.)]

J'advoue bien (dit Pancrace) que ceux qui sont déjà en réputation,
et dont les ouvrages ont esté louez dans les ruelles et dans les
caballes, l'ont bien conservée dans les Recueils. Mais je ne vois
pas que ceux-là en ayent beaucoup acquis qui n'estoient point connus
auparavant d'ailleurs. De sorte qu'il est arrivé que la pluspart des
honnestes gens n'ont pas souffert qu'on y ait mis leur nom, et il
n'y a eu que quelques ignorans qui se sont empressez pour cela. Je
vis ces jours passez un different (adjousta Philalethe) qui
serviroit bien à confirmer ce que vous dites: c'etoit à la boutique
d'un des plus fameux faiseurs de Recueils. Un fort honneste homme
qui ne vouloit point passer pour autheur déclaré le vînt menacer de
lui donner des coups de baston à cause qu'il avoit fait imprimer un
petit nombre de vers de galenterie sous son nom, et l'avoit mis au
commencement du livre, dans le catalogue des autheurs, qu'il avoit
mesme fait afficher au coin des rues. Le pauvre libraire, avec un
ton pleureux (aussi pleuroit-il effectivement), lui dit: Hélas!
monsieur, les pauvres libraires comme moy sont bien miserables et
ont bien de la peine à contenter messieurs les autheurs: il en vient
de sortir un autre qui m'a fait la mesme menace, à cause que je n'ay
pas mis son nom à ce rondeau; et en disant cela il luy monstra un
rondeau qui estoit la plus méchante pièce du livre.

Voyla comme les gousts sont différents (dit Laurence). Il y auroit
eu bien du plaisir si ces messieurs eussent tous deux exécuté leur
dessein en mesme temps. Pour moy (reprit Charroselles), je ne
sçaurois condamner ceux qui taschent d'acquerir de la gloire par ce
moyen: car en matiere de poësie (que vous sçavez que j'ay tousjours
traittée de bagatelle) je trouve qu'il n'y a point de plus méchant
trafic que d'en estre marchant grossier, c'est-à-dire de faire
imprimer tout à la fois ses ouvrages, et en donner un juste volume;
la methode est bien meilleure de les débiter en détail, et de les
faire courir pièce à pièce, de la mesme maniere qu'on debite les
moulinets et les poupées pour amuser les petits enfants. Vostre
maxime est assez confirmée par l'expérience (dit Angélique), car
elle nous a fait voir des autheurs qui, pour de petites pièces, ont
acquis autant et plus de gloire que ceux qui nous ont donné de
grands ouvrages tout à la fois, et qui estoient en effect d'un plus
grand merite. Ne vous estonnez pas de cela (dit Philalethe):
l'humeur impatiente de nostre nation est cause qu'elle ne se plaist
pas aux grands ouvrages; et une marque de cela, c'est que, si on
tient un livre de vers, on lira plustost un sonnet qu'une élégie, et
une épigramme qu'un sonnet; et si un livre n'est plein que
d'épigrammes, on lira plustost celles de quatre vers que celles de
dix ou de douze.

Je suis bien heureuse (dit Hyppolite) qu'on estime en France
davantage les petites pièces que les grandes, car, pour des
madrigaux, j'en feray tant qu'on voudra, comme j'ay déja dit: on n'a
presque qu'à trouver des rimes et quelque petite douceur, et on en
est quitte; au lieu qu'il est bien difficile de trouver des pointes
pour faire des épigrammes, et des vers pompeux pour faire des
sonnets. Ce n'est pas tout (adjousta Charroselles) que de faire de
petites pièces; il faut, pour les faire bien courir, que ce soient
pièces du temps, c'est-à-dire à la mode, de sorte que ce sont
tantost sonnets, rondeaux, portraits, enigmes, metamorphoses,
tantost triolets, ballades, chansons, et jusqu'à des bouts rimez.
Encore, pour les faire courir plus viste, il faut choisir le sujet,
et que ce soit sur la mort d'un petit chien ou d'un perroquet[54],
ou de quelques grandes aventures arrivées dans le monde galant et
poétique.

[Note 54: Encore une mode poétique de ce temps-là, qui datoit du
XVIe siècle, et qui ne se perdit qu'au XVIIIe. Il y a dans le
_Palais Mazarin_, de M. de Laborde, p. 349, note 517, quelques
détails curieux sur ces chiens et ces chats poétiquement célébrés,
et M. Joncières a publié dans _l'Artiste_ de juillet 1840 un article
intéressant sous ce titre: _Du rôle des chiens et des chats en
littérature_.]

Quand à moy (reprit Hyppolite), j'ayme sur tout les bouts-rimez,
parce que ce sont le plus souvent des in-promptus, ce que j'estime
la plus certaine marque de l'esprit d'un homme. Vous n'estes pas
seule de vostre advis (dit Angelique); j'ay veu plusieurs femmes
tellement infatuées de cette sorte de galanterie d'in-promptu,
qu'elles les preferoient aux ouvrages les plus accomplis et aux plus
belles meditations. Je ne suis pas de l'advis de ces dames (reprit
brusquement Charroselles, dont l'humeur a esté tousjours peu civile
et peu complaisante), et je ne trouve point de plus grande marque de
reprobation à l'égard du jugement que d'aymer ces sortes de choses:
car ceux qui y reussissent le mieux, ce sont les personnes gayes et
bouffonnes, et mesme les foux achevez font quelquefois d'heureuses
rencontres, au lieu que la vraye estime se doit donner aux ouvrages
travaillez avec meure deliberation, où l'art se mesle avec le genie.
Ce n'est pas que les gens d'esprit ne puissent faire quelquefois sur
le champ quelques gaillardises, mais il faut qu'ils en usent avec
grande discretion, car autrement ils se hasardent souvent à dire de
grandes sottises, comme font tous ces faiseurs d'in-promptu et gens
de reputation subite. Adjoutez à cela (dit Philalethe) qu'on ne
debite point de marchandise où il y ayt plus de tromperie, car,
comme dans les academies de jeu on pippe souvent avec de faux dez et
de fausses cartes, de mesme dans les reduits academiques on pippe
souvent l'in-promptu, et il y en a tel qu'on prend pour un nouveau
né, qui pourroit passer pour vieux et barbon. Cela est vrai
(adjousta Pancrace), car j'ay connu un certain folastre qui a fait
assez de bruit dans le monde, qui avoit toûjours des in-promptu de
poche, et qui en avoit de preparés sur tant de sujets, qu'il en
avoit fait de gros lieux communs. Il menoit avec luy d'ordinaire un
homme de son intelligence, avec l'ayde duquel il faisoit tourner la
conversation sur divers sujets, et il faisoit tomber les gens en
certains defilez où il avoit mis quelque in-promptu en embuscade, où
ce galant tiroit son coup et deffaisoit le plus hardy champion
d'esprit, non sans grande surprise de l'assemblée. Avec la mesme
invention il se faisoit donner publiquement par son camarade des
bouts-rimez, sur lesquels, à quelques moments de là, il rapportoit
un sonnet qu'il donnoit pour estre fait sur le champ, et qu'il avoit
fait chez luy en toute liberté et à loisir. Il est vrai qu'il lui
arriva un jour un petit esclandre: c'est qu'une dame, qui avoit
descouvert la chose par l'infidelité de son associé, et qui
connoissoit d'ailleurs l'humeur du personnage et la portée de son
esprit, luy dit lors qu'il luy mit en main un sonnet dont il vouloit
faire admirer la promptitude: Vous me le pouviez donner encore en
moins de temps, ou vous estes bien long à escrire.

Je suis bien aise d'apprendre (dit Laurence) les faussetez qui s'y
commettent, car quand on m'en donnera je voudray avoir de bons
certificats de gens de bien et d'honneur pour attester qu'ils ont
esté faits en leur presence, et qu'il n'y sera arrivé ny fraude ny
mal-engin. Quand à moy (reprit Angelique), je n'ay jamais voulu
donner mon approbation à ces sortes de pieces, car ce seroit donner
de la reputation à bon marché; je la reserve pour les ouvrages polis
et serieux, et particulierement pour le sonnet, qui est (comme dit
un de mes bons amis[55]) le chef-d'oeuvre de la poesie et le plus
noble de tous les poëmes.

[Note 55: C'est de Boileau qu'il s'agit, et Furetière parle ici
moins pour Angélique que pour lui-même. Ils étoient, en effet, fort
amis, et d'esprit d'ailleurs à se bien comprendre. Ils se prêtoient
mutuellement des traits pour leurs satires. Ainsi l'on sait par
Brossette que c'est Furetière qui désigna à Boileau les abbés Cotin
et Cassagne pour les vers de la 3e satire, où ils commencent à
être fustigés; peut-être, en revanche, Boileau désigna-t-il à
Furetière d'autres victimes de sa connoissance pour le _Roman
bourgeois_. Par une singulière coïncidence, qui, toutefois, semble
être moins un hasard qu'une entente satirique, les sept premières
satires de Boileau parurent la même année (1666) que le _Roman
bourgeois_, et chez le même libraire, Billaine. Deux ans auparavant,
c'est chez Furetière, de l'aveu même de Boileau, que la scène du
_Chapelain décoiffé_ avoit été faite entre eux, en compagnie de
Racine, contre des poètes qu'ils détestoient en commun. La Serre,
que Furetière épargne si peu, étoit, on le sait, du nombre. D'après
cela, on peut comprendre que Furetière fût dans la confidence des
travaux de Boileau, et que, dès 1666, étant l'un des premiers
initiés à ses oeuvres ébauchées, il pût faire allusion déjà à l'un
des plus fameux passages de _l'Art poétique_, bien que ce poème ne
dut voir le jour qu'en 1674. Il est vrai que, dès 1669, Boileau le
trouvoit assez achevé pour en faire des lectures dans le monde,
notamment chez Patru.]

Vous ne seriez pas souvent en estat de la prodiguer (adjousta
Charroselles), car il faut un grand effort d'esprit, ou plustost un
grand effort de patience, pour y reussir. Encore y a-t'il peu de
gens qui fassent profession d'en faire, et de plus, pour un bon
qu'ils feront, il y en aura cent de mauvais. J'en ay veu tant de
meschans (adjousta Pancrace) que je suis persuadé que la pluspart ne
valent rien, et à moins qu'une personne d'esprit m'asseure
auparavant de leur bonté, je ne me sçaurois resoudre à les lire. Ce
n'est pas d'aujourd'huy (adjousta Philalethe) que je sçay la
difficulté qu'il y a d'en faire de bons, et j'ay veu des poëtes
fameux qui avoient acquis de la gloire par de grands poëmes, dont la
réputation est eschouée aupres d'un sonnet.

A propos de sonnet (dit Javotte, qui jusques-là avoit esté muette),
j'en ai sur moi un fort beau, qu'une partie de mon papa a laissé
dans son estude en venant solliciter son procés. Pancrace la pria de
le lire par complaisance, et pour la faire parler. Je vous prie
(répondit-elle) de m'en dispenser: car il est si long, si long, si
long, que ce seroit trop vous interrompre. Comment (lui dit
Hyppolite)! faut-il tant de temps pour lire quatorze vers? Comment
(respondit Javotte)! il y en a plus de quatre cens; et en mesme
temps elle tira de sa poche un petit livret relié de papier marbré,
contenant un poëme entier: c'estoit la metamorphose des yeux de
Philis en astres[56]. La compagnie ne se put tenir de rire de cette
naïfveté, surtout Hyppolite en éclatta; sur quoi Javotte dit en
rougissant: Hé quoi! ne sont-ce pas là des vers? du moins mon papa
m'a dit que c'en estoit. Ouy sans doute (répondit Pancrace). Hé bien
(repliqua Javotte), un sonnet, n'est-ce pas aussi des vers? Qu'y
a-t-il donc tant à rire? La risée fut plus forte qu'auparavant; de
sorte qu'Angelique, par civilité, rompit la conversation et se leva
pour aller faire des excuses à Javotte et pour la tirer de cette
confusion; elle l'effaça par des caresses redoublées qu'elle luy
fit. Pancrace se mit aussi de la partie pour la consoler, à quoy il
s'employa de tout son coeur. Il commençoit déjà à nouer une
conversation particuliere avec Javotte, pour laquelle, pendant toute
cette visite, il avoit senti une extraordinaire émotion, quand ils
furent interrompus par un grand cry que fit Hyppolite, qui dit:
Vrayment, voicy un poulet de belle taille! J'ai envie de voir tout à
l'heure ce qu'il chante. Elle dit cela à l'occasion d'un certain
cahier qu'elle venoit de ramasser, tombé de la poche d'Angélique
lorsqu'elle s'étoit brusquement levée. Angelique le lui redemanda
civilement, lui reprochant qu'elle vouloit sçavoir ses secrets. On
ne les met point en si gros volume (reprit Hyppolite); asseurément
c'est quelque ouvrage de galenterie, dont il ne faut pas que vous
ayez le plaisir toute seule; à tout le moins j'en veux voir le
titre. Et si-tost qu'elle l'eut leu, elle s'escria encore plus haut:
Vrayement, vous seriez la plus des-obligeante personne du monde, de
vouloir priver une si belle compagnie du divertissement qu'elle aura
d'entendre une piece dont le titre promet beaucoup. Au pis-aller, je
l'emporteray et je la liray malgré vous. J'y retiens part (répondit
alors Charroselles), et je seray bien d'avis qu'on la lise icy tout
haut; en récompense je vous lirai une autre composition de ma façon,
qui sera deux fois plus longue et qui ne sera peut-estre jamais
imprimée.

[Note 56: C'est la pièce la plus célèbre d'Habert de Cerizy,
l'un des premiers de l'Académie Françoise. Elle fut publiée en 1639,
in-8. Elle eut un si long succès qu'en 1689 on en fit une traduction
en vers latins, _Oculi Phylidis in astra_, etc., Paris, Muguet,
1689, in-12.--Ce madrigal, de près de 500 vers, n'étoit au reste
qu'une imitation évidente du poème de Callimaque sur _la Chevelure
de Bérenice transformée en comête_. L'abbé Goujet l'a justement
remarqué dans son article sur Habert de Cerisy, _Biblioth. franç._,
t. 14, p. 215.]

Philalethe, qui connoissoit l'humeur de Charroselles, qui alloit
lire dans les compagnies ses ouvrages pour se consoler de ce que les
libraires ne les vouloient point imprimer, fremit de peur à cette
menace pour toute la compagnie; et, de crainte d'en attirer sur elle
l'effet, il se joignit à Angelique pour combattre l'opiniastre
Hyppolite, luy disant que cette lecture seroit trop ennuieuse, et
qu'on s'entretiendroit plus agreablement de vive voix. Il dit mesme
qu'il avoit veu la piece, et qu'elle ne meritoit pas l'attention
d'une si belle trouppe. Le mespris qu'il en fit fut cause qu'on le
soubçonna aussitost de l'avoir faite et de l'avoir donnée à
Angelique, car on connoissoit l'intelligence qu'ils avoient
ensemble, et il estoit d'ailleurs trop discret pour mespriser ainsi
publiquement les ouvrages d'autruy. Cela fit redoubler la curiosité
d'Hyppolite, qui l'emporta sur la resistance d'Angelique; et les
allant tirer par le bras les uns apres les autres, elle fit
r'asseoir chacun en sa place. Puis adressant la parole à Philalethe,
elle luy dit: Pour votre punition de nous avoir voulu priver de
cette lecture, il faut que ce soit vous qui la fassiez. Aussi bien,
comme je vous en crois l'auteur, cela vous ostera le chagrin que
vous auriez à me l'entendre lire mal. Philalethe, recevant le cahier
fort civilement, luy dit: Je renonce à la gloire que vous me donnez
de la composition; mais j'accepte volontiers celle de vous obéir, et
en disant cela, il commença de lire en ces termes:


_Historiette de l'Amour esgaré._

S'il y eut jamais un enfant incorrigible, ce fut le petit Cupidon.
C'estoit, à vray dire, un enfant gasté, à qui sa mere trop
indulgente ne refusoit rien. Tous ceux de cour celeste luy en
venoient faire des plaintes; Junon disoit qu'elle ne pouvoit
gouverner deux jours son mary; Diane, qu'il luy debauchoit toutes
ses nymphes. Il n'y avoit que Minerve à qui il n'osoit se jouer, car
elle n'entendoit point raillerie. Venus le menaçoit souvent de lui
donner le fouet, sans qu'elle en fist rien, et, pour fortifier sa
menace, elle avoit fait tremper des branches de mirthe dans du
vinaigre, qui faisoient grand peur au petit Amour. Mais si-tost
qu'elle se mettoit en devoir de le chastier, il se sauvoit, à la
faveur des Graces, qui l'eussent volontiers mis sous leurs propres
juppes, si elles n'eussent point esté nues, et qui le desroboient à
la colere de sa mere. Un jour neantmoins qu'elle estoit en mauvaise
humeur (je ne sçay si ce ne fut point le jour qu'elle apprit la mort
d'Adonis), elle le voulut corriger tout de bon; et comme, à cause de
sa tristesse, les Graces l'avoient quittée, il ne trouva plus son
azile ordinaire. Ainsi ce petit dieu alloit mal passer son temps,
s'il n'eust eu recours à la ruse ordinaire des enfants, qui,
s'enfuyant de leur mere, se sauvent chez leur grand maman. Il se
jetta donc à corps perdu entre les bras de Thetis, qui estoit pres
de là, et il ne perdit point de temps à se deshabiller, parce qu'il
marche ordinairement tout nud. Ses aisles luy ayant servy de
nageoires, il arriva dans son palais de cristal, et, parce qu'il
faisoit le pleureux, elle le reconforta (suivant la coustume des
bonnes vieilles, qui applaudissent à toutes les sottises de leurs
petits-enfans) le flatta et luy donna des pois sucrez. Il s'y trouva
mesme si bien qu'il y demeura long-temps; mais, pendant son sejour,
ne pouvant se tenir de faire des tours de son métier, il eschauffa
si bien d'amour les poissons (qui jusqu'alors estoient froids de
leur naturel) qu'ils sont devenus depuis les animaux les plus
prolifiques du monde; de sorte que Thetis vit son royaume tellement
peuplé, que, si ses sujets ne se mangeoient les uns les autres
(comme font les loups et les poëtes), quelques grandes que soient
les campagnes de la mer, elles ne pourroient pas les nourrir ny les
loger. Il n'y auroit pas eu grand mal s'il n'eust rien fait
d'avantage. Passe encore pour enflammer les Syrenes, qui sont les
chanteuses de cette cour, veu que les personnes de ce métier sont
assez subjettes à caution; mais il s'attaqua mesme aux Nereides, qui
sont les princesses et les filles d'honneur de la reyne maritime. Le
plus grand scandale fut lorsqu'il s'adressa à la plus prude de
toutes (dont par honneur je tairay le nom), car il fit en sorte
qu'elle se laissa suborner par l'intendant des coquilles de
Neptune[57]. Or ce n'estoit pas assez pour ces amants d'avoir le
dessein de jouir de leurs amours, la difficulté estoit de
l'exécuter: car, comme les palais de Thetis et des Nereïdes sont de
cristal, et mesme du plus transparent, il ne s'y pouvoit rien faire
qui ne fut aperceu d'une infinité de tritons, qui sont les
janissaires du dieu marin. Ils furent donc obligez de se donner un
rendez-vous aupres de Caribde, où il y a une cascade en forme de
gouffre, si dangereuse qu'il n'y passe presque personne. Cependant
ils ne purent faire si peu de bruit en faisant leurs petites
affaires qu'ils ne fussent entendus de ces chiens que Scille nourit
pres de là (car c'est en cet endroit qu'est le chenil de Neptune.)
Dés que l'un eust aboyé, tous les autres en firent autant, et par
cette belle musique Scille fust bien-tost esveillée, aussi bien
qu'un Triton jaloux, endormy à ses costez. Elle voulut en mesme
temps sçavoir la cause de ce bruit, croyant que ses chiens aboyoient
apres quelques voleurs qui venoient ravir les grands trésors qu'elle
a amassez du debris des naufrages qui se font ordinairement sur sa
seigneurie. Ces malheureux amans furent ainsi pris sur le fait; la
pauvre Nereïde en fut fort honteuse, et devint plus rouge qu'une
escrevisse et plus muette qu'une carpe. Or comme les petits
officiers portent toujours envie aux grands et taschent de se mettre
en credit en les destruisant, ce Triton, qui avoit la dent un peu
venimeuse et tenant un peu de celle du brochet, fut ravi de trouver
une occasion de mordre sur l'intendant des coquilles. Il alla
incontinent trompeter partout cette advanture, jusque-là qu'elle
vint aux oreilles de Thetis. La colere dont elle s'enflama à cette
nouvelle la fit gronder, escumer et tempester d'une telle sorte, que
tous les voyageurs qu'elle avoit à dos eurent cependant beaucoup à
souffrir. Elle condamna la pauvre Nereïde à estre enfermée le reste
de ses jours dans une prison de glace au fond de la mer Balthique,
et le seducteur fut emprisonné dans une coquille de limaçon, où
toûjours depuis il se tint caché, et n'osa monstrer ses cornes,
sinon quelquefois à la fin d'un orage. Et quand au petit autheur du
scandale, Thetis voulut le chastier sur le champ. Elle fit cueillir
une poignée de branches de coral pour luy en donner le foüet
vertement: car le coral, quand il est dans la mer, est une herbe
mole et souple comme de l'ozier, et ne durcit ny ne rougit qu'apres
estre tiré de l'eau; ainsi le tesmoigne Pline, qui peut estre est un
faux tesmoin.

[Note 57: Je ne serois pas éloigné de croire, avec M. Eugène
Maron, dans son intéressant travail sur le _Roman bourgeois_ au
XVIIe siècle (_Revue indépendante_, 10 février 1848, p. 289),
qu'il s'agit ici du surintendant Fouquet. Comme _l'intendant des
coquilles_, qui s'attaquoit aux Néréides, qui sont les princesses et
les filles d'honneur de la reine maritime, Fouquet s'étoit adressé
aux filles de la reine. «Il se seroit épuisé, dit Brienne
(_Mémoires_, t. 2, p. 212) pour avoir la satisfaction de coucher une
nuit avec une duchesse, qui refusa, dit-on, les cent mille écus que
le surintendant lui fit porter. Il se rabattit sur Menneville, fille
d'honneur de la reine-mère, en rabattant aussi de moitié pour la
somme, puisqu'il ne lui donna que 150,000 livres.»]

Voyla donc Cupidon en un aussi grand danger que celui qu'il avoit
couru auparavant. Il voyoit déja plusieurs cancres, qui sont les
sattelites de ce païs là, qui estoient prests à le happer, lors
qu'il leur eschappa des mains comme une anguille, car il est agile
et dispos (sur tout lors qu'il est question de s'enfuir), et il se
sauva en terre ferme, hors du pouvoir de sa rigoureuse grand maman.
Il estoit encore en pays de connoissance s'il eust voulu y paroître,
car c'estoit chez Cibele, mère des dieux, sa bizayeule; mais comme
elle estoit vieille, ridée, fort bossue, et coeffée de villes et de
chasteaux, il en auroit eu peur en la voyant, outre que la crainte
du chastiment qu'il venoit d'eschaper (qui est le dernier suplice
pour les enfants) luy rendoit toute sa parenté suspecte. Il se
voulut donc tenir caché, et il ne le put mieux faire qu'en se
retirant dans de petites cabanes de bergers qu'il trouva aux
environs. Ils luy firent un fort bon accueil, et, par charité, ils
luy donnerent un habit dont ils croyoient qu'il avoit besoin, le
voyant tout nud, car ils ne connoissoient pas la chaleur interieure
qu'il avoit. Je ne sçay si la crainte du foüet l'avoit rendu sage,
ou s'il eut pitié de l'ignorance de ses hostes; tant y a qu'il
vescut avec une grande retenue tant qu'il fut chez eux, et il ne
leur fit ny malice ny supercherie. Tant s'en faut: pour recompenser
le charitable traittement qu'il en avoit receu, il leur aprit à
faire l'amour, car vous apprendrez, si vous ne le sçavez, que
l'amour estoit jusqu'alors inconnu parmy les hommes; tous les
accouplemens s'y estoient faits à la manière des bestes, par un
instinc de la nature, et pour servir seulement à la generation.
Cette belle passion, qui s'insinue dans les coeurs, qui leur donne
de si grandes joyes, et qui sert à unir les ames plutost que les
corps, étoit encore ignorée sur la terre. C'estoit un friand morceau
que les Dieux s'estoient reservé, et qui faisoit un des grands
poincts de leur felicité. Aussi tout le monde est d'accord que les
bergers ont esté les premiers qui ont gousté de ses douceurs; il ne
se faut pas estonner s'ils l'ont traitté d'une maniere si delicate,
puisque leur premier maistre d'escole a esté le dieu mesme qui fait
aymer. Comme toutes les choses, dans leur naissance, sont meilleures
et moins corrompues, ces premieres amours eurent toute la vertu et
la pureté imaginable. Ce dieu mesnagea si bien les coups de ses
flesches, qu'il fit naistre des flammes mutuelles dans les coeurs de
chaque berger et de chaque bergère; le soin de plaire estoit le seul
qui les occupoit; l'affection estoit reciproque et la fidelité
inviolable. Ils n'avoient point à essuyer de rigueurs ni de
cruautez, parce qu'ils n'avoient point d'injustes desirs; il ne leur
restoit dans l'ame aucun repentir ni remords, parce que le vice n'y
avoit aucune part. Enfin c'estoit le siecle d'or de l'amour; on en
goustoit tous les plaisirs, et on ne ressentoit aucune de ses
amertumes. Mais enfin, apres avoir passé quelque temps avec eux, il
se lassa de vivre dans la solitude. Il eut la curiosité de voir ce
qui se passoit sur la terre, qu'il n'avoit pas veue encore, à cause
de sa jeunesse. Il luy prit donc envie d'aller à une ville
prochaine, et, parce qu'elle estoit belle et grande, il y demeura
quelque temps pour la mieux connoistre. La premiere chose qu'il y
fit, ce fut d'y chercher condition; et ne vous estonnez pas que sa
divinité ne luy fist pas dedaigner de servir, car la servitude est
son élement. Le hazard le fit engager d'abord avec une femme bien
faite, mais dont la physionomie estoit fort innocente. Elle avoit
les cheveux blonds et le teint blanc, mais un peu fade; les yeux
bleus, mais un peu esgarez; la taille haute, mais peu aisée, et la
contenance peu ferme; à cela près, elle estoit fort belle et fort
agréable. Elle se nommoit Landore, et avoit une indifférence
generale pour tout le monde; elle tesmoignoit un certain mespris qui
ne venoit pas d'orgueil, mais d'une froideur de temperament qui
desesperoit les gens. En un mot, elle avoit une si grande
nonchalance dans toutes ses actions, qu'il paroissoit qu'elle ne
prenoit rien à coeur. Cupidon ne fut pas longtemps chez elle sans y
vouloir faire la mesme chose qu'il avoit faite chez les bergers:
car, comme il craignoit de se gaster la main faute de s'exercer à
tirer ses fléches, qui est la seule chose qui le fait valoir, il en
décocha quelques-unes d'un petit arc de poche qu'il avoit; mais
c'estoit d'abord plustost en badinant que de dessein formé, comme on
voit des enfans se jouer avec des sarbatanes. Un jour, il vid
réjaillair à ses pieds une des flesches qu'il avoit tirées contre
Landore, et, en la ramassant, il reconnut que le fer en estoit
rebouché. Il n'y a rien qui choque plus ce petit mutin que la
resistance; cela fit qu'il s'opiniastra à vouloir blesser tout de
bon cette insensible. Il prit les flesches les mieux acerées qu'il
put trouver, et, pendant qu'elle estoit en compagnie de quantité
d'honnestes gens, il luy en tira plusieurs droit au coeur. Mais, par
un grand prodige, elles faisoient le mesme effet contre ce coeur de
diamant que des balles qui font des bricoles contre le mur d'un
tripot, et elles alloient blesser ceux qui se trouvoient aux
environs. Chacun de ces blessez fit tous les efforts imaginables
pour communiquer son mal à celle qui en estoit cause, et il n'y en
avoit pas un qui ne deust concevoir de belles esperances, puisqu'il
avoit un secours secret de ce petit dieu qui fait aymer. Cependant
aucun ne put reussir; tous les soins et toutes les galenteries
qu'ils employerent ne firent que blanchir contre sa froideur. Il se
trouva enfin dans la troupe un homme qui n'estoit ny bien ny mal
fait, qui avoit la physionomie fort ingenue et qui monstroit tenir
beaucoup du stupide. Sa taille estoit grande et menue, mais flasque
et voutée; il avoit la desmarche lente, la bouche entr'ouverte et
les cheveux d'un blond de filasse, fort longs et fort droits. Ce fut
derriere luy que Cupidon se posta un jour pour faire la guerre à sa
rebelle. Il n'avoit point dessein de favoriser de ses graces un
homme qui estoit fort peu de ses amis; c'estoit plustost pour luy
faire piece qu'il s'en servit comme d'une mire à descocher le trait
dont Landore fut blessée. A ce coup toute la froideur de la dame
s'esvanoüit; elle sentit pour cet homme qui estoit devant elle une
ardeur qui ne peut estre exprimée, jusque-là qu'elle se vid preste
de lui declarer elle-mesme sa passion, si la pudeur du sexe ne
l'eust retenuë. Elle trouva enfin une occasion de luy descouvrir ce
qu'elle tenoit caché, parce qu'ils estoient tous les jours ensemble.
Cet homme ressentit presque en mesme temps de pareilles motions pour
elle; peut-estre luy estoit-il tombé sur le gros orteüil une des
flesches perduës dont nous avons parlé, dont la piqueure avoit un
certain venin, qui, insensiblement, lui avoit gagné le coeur. En un
mot, ils s'aymerent, mais d'une amour si facile et si douce qu'ils
n'eurent point besoin de mettre en usage ny les plaintes ny les
soupirs, et il n'y eut jamais d'ames ny mieux ny plus facilement
unies. Toutes ces addresses dont, entre toutes les autres
rencontres, l'on se sert pour se faire aymer, leur furent inutiles;
ils se contentoient de faire l'amour des yeux; à peine y
employoient-ils les paroles, et la plus serieuse occupation de cet
amour badin estoit la plupart du temps de joüer au pied de beuf, de
se regarder sans rire. Le petit dieu trouva ce procedé fort
choquant, et se fascha de les voir agir si negligemment en une chose
dont tant de gens font une affaire tres importante. Comme son
inclination le porte à rendre service à ceux qu'il a blessez, il
s'ennuya bientost de se trouver inutile aupres de ces amans, et son
naturel agissant ne luy permit pas de demeurer tous les jours les
bras croisez dans la faineantise. Il fit seulement reflexion sur le
coup qu'il avoit porté, car, à vray dire, il est philosophe quand il
veut, et raisonne bien, surtout quand il a osté son bandeau. Il
reconnut alors qu'il s'estoit trompé en s'attribuant la gloire de
cette deffaite: car il demeura d'accord que tout l'honneur en estoit
deub au hazard, qui avoit fait rencontrer ensemble deux personnes
dont les visages et les humeurs avoient tant de rapport et de
simpatie qu'ils sembloient nez l'un pour l'autre. De là il conclud
qu'on pourroit bien l'accuser à l'avenir de plusieurs choses dont il
seroit innocent; enfin, la honte d'estre à ne rien faire luy fit
demander son congé, et il luy fut facile de l'obtenir de maistres
qui se passoient bien de luy.

Au partir de ce lieu, il s'attacha au service d'une fille studieuse.
D'abord cette condition luy plut fort, parce qu'il espera d'y
apprendre beaucoup de choses et de n'y manquer point d'employ. Cette
fille, nommée Polymathie[58], n'avoit pas eu la beauté en partage,
tant s'en faut; sa laideur estoit au plus haut degré, et je ferois
quelque scrupule de la descrire toute entiere, de peur d'offenser
les lecteurs d'imagination delicate. Aussi n'est-il pas possible que
les filles se puissent piquer en mesme temps de science et de
beauté; car la lecture et les veilles leur rendent les yeux battus,
et elles ne peuvent conserver leur teint frais ou leur enbonpoint,
si elles ne vivent dans la delicatesse et dans l'oysiveté. Outre
qu'il leur est difficile de ménager pour l'estude quelque heure d'un
jour qui n'est pas trop long pour se parer et pour se farder. Mais,
d'un autre côté, Polymathie avoit l'esprit incomparable, et elle
parloit si bien qu'on auroit peu estre charmé par les oreilles, si
l'on n'avoit point esté effrayé par les yeux. Elle sçavoit la
philosophie et les sciences les plus relevées; mais elle les avoit
assaisonnées au goust des honnestes gens, et on n'y reconnoissoit
rien qui sentist la barbarie des colleges. Ses admirables
compositions en vers et en prose attiroient aupres d'elle les plus
apparens et les plus polis de son siecle. Le dieu d'amour, estant
chez elle, ne voulut pas laisser ses armes inutiles; mais il arresta
quelque temps son bras, à cause qu'il vid pousser à sa maistresse
tant de beaux sentimens de vertu et de tempérance qu'il desespera de
reussir en son entreprise et de vaincre cette froideur dont elle
faisoit vanité. Il avoit mesme quelque respect pour cette
philosophie dont elle estoit secondée, craignant avec quelque sujet
d'en estre mal-mené. Il faisoit encore reflection sur le mauvais
office qu'il luy rendroit s'il la faisoit devenir amoureuse, ne se
croyant pas assez fort pour faire naistre dans le coeur de quelqu'un
de la passion pour elle, s'il ne l'alloit chercher parmy les
aveugles. Il voulut donc auparavant tascher de blesser quelqu'un de
ces scavans et de ces polis qui la frequentoient; mais il eust beau
tirer ses fleches les mieux acerées, tous leurs coups
s'amortissoient comme s'ils eussent esté tirez contre une balle de
laine. Ce qui le fit le plus enrager, ce fut l'hypocrisie de ces
messieurs les doucereux (car il n'y a point de dieu, tant fabuleux
soi-il, que l'hypocrisie ne choque horriblement); ils ne se
contentoient pas de tesmoigner de l'admiration pour l'esprit de
Polymathie, ils faisoient encore aupres d'elle les galands et les
passionnez pour sa beauté, et leur impudence alloit jusqu'à ce point
qu'ils la traittoient de soleil, de lune et d'aurore, dans les vers
et dans les billets qu'ils luy envoyoient. Ceux qui ne l'avoient
veuë que dans ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne
l'auroient jamais reconnuë: car, en effet, elle ne ressembloit au
soleil que par la couleur que luy avoit donnée la jaunisse; elle ne
tenoit de la lune que d'estre un peu maflée, ny de l'aurore que
d'avoir le bout du nez rouge. O! que les pauvres lecteurs sont
trompez quand ils lisent un poëte de bonne foy, et qu'ils prennent
les vers au pied de la lettre! Ils se forment de belles idées de
personnes qui sont chimeriques, ou qui ne ressemblent en aucune
façon à l'original. Ainsi, quand on trouve dans certains vers:

    Je ne suis point, ma guerriere Cassandre,
    Ny Mirmidon, ny Dolope soudart[59],

il n'y a personne qui ne se figure qu'on parle d'une Pantasilée ou
d'une Talestris; cependant, cette guerriere Cassandre n'estoit en
effet qu'une grande _Halebreda[60], qui tenoit le cabaret du Sabot,
dans le Fauxbourg Saint-Marceau_. Quelque laide pourtant que puisse
estre une fille, elle n'est point choquée d'une fausse loüange, et
ne croira jamais qu'on la raille, quoy qu'elle accuse les gens de
parler avec raillerie; elle ne donnera jamais un démenty à personne
que par une feinte modestie. Quelque clairvoyant que soit son
esprit, il ne sera jamais persuadé de ses défauts; elle les excusera
par quelque autre bonne qualité; enfin, elle fera si bien son
compte, qu'elle se trouvera tousjours des charmes de reste pour
donner bien de l'amour. Cupidon, tout aveugle qu'on se le figure,
reconnoissoit bien, malgré toutes ces feintes galanteries, quoy
qu'elles fissent beaucoup d'éclat, que pas un n'estoit blessé au
dedans, car il ne s'estoit pas trouvé une seule des flesches qu'il
avoit ramassées qui fust sanglante; cela le fit opiniastrer
d'avantage en son entreprise, et il jura hautement que quelqu'un en
payeroit la folle-enchere. Apres avoir fait encore plusieurs
tentatives, et vuidé son carquois, ne sachant presque plus de quel
bois faire flesches, ny de quel acier les ferrer, enfin il fut
reduit à y appliquer le fer du mesme canif avec lequel Polymathie
tailloit ses plumes, qui devenoient éloquentes si-tost qu'elles
avoient esté tranchées par ce fer enchanté. Il fut si heureux que ce
coup porta sur un bel esprit veritablement digne d'elle, et bien
propre pour luy estre aparié, en telle sorte que, si on les avoit
mis dans deux niches, ils auroient fait une fort belle simmetrie. Sa
taille estoit petite, mais, en recompense, une bosse qu'il portoit
sur ses espaules estoit fort grande; ses deux jambes estoient
d'inégale grandeur; il estoit borgne d'un oeil et ne voyoit guere
clair de l'autre, et tout l'esclat de ses yeux consistoit en une
bordure d'escarlate de si bon teint qu'il ne s'en alloit point à
l'eau qui en distilloit incessamment. Que si son corps donnoit du
degoust, son esprit avoit des agrémens tous particuliers; il auroit
esté bon à faire l'amour à la manière des Espagnols, qui ne la font
que de nuit, car il auroit esté bien favorisé par les tenebres.
Cette playe ne fut pas si-tost faite dans le coeur de ce spirituel
disgracié, que voila les elegies, les sonnets et les madrigaux en
campagne; jamais veine ne fut plus feconde ny genie plus eschauffé;
jamais il n'y eut si grande profusion de tendresses rimées. Ce qui
fut nouveau, c'est que deslors toute la dissimulation s'évanoüit.
Tous ces charmes et ces appas, qu'il ne mettoit auparavant dans ses
vers que par fiction poëtique, il les y insera depuis de bonne foy.

L'amant crut en saine conscience que sa maîtresse estoit un vray
soleil et une vraye aurore; et quoy que cet amour n'eust commencé
que par l'esprit, le tendre heros fut tellement esblouy de ses
brillans, qu'il ne reconnut plus aucune imperfection dans le corps,
pour lequel il eut aussi-tost la même passion. Je ne sçay si l'amour
fit d'une flesche deux coups, ou si Polymathie fut touchée des
pointes poëtiques que son amant lui décocha: tant y a qu'elle eut
pour luy une amour reciproque; et elle fit judicieusement de ne pas
laisser eschapper cette occasion, car elle auroit eu de la peine à
la recouvrer. Elle ne fut pas plus avare que luy de prose et de
vers, et ce fut lors que ce petit Dieu travesty ne manqua pas
d'occupation, ny de sujets d'exercer ses jambes. Il n'avoit pas
si-tost porté un poulet, qu'il falloit retourner porter des stances;
et pendant l'intervalle du temps qu'il employoit à ce message, un
madrigal se trouvoit fait, qu'il falloit aussi porter tout frais
esclos. Que si par malheur on faisoit response sur le champ, il
falloit porter la replique avec mesme diligence; et dans cet assaut
de reputation, nos amants se renvoyoient si viste des in-promptu,
qu'ils ressembloient à des joüeurs de volant quand ils tricottent.
Je ne vous diray point la suitte ny la fin de ces amours; elles
continuerent longtemps de la mesme force. Les seuls qui en
profiterent furent les libraires faiseurs de recueils, qui
ramasserent les pieces et les vers que ces amans laisserent courir
par le monde, dont ils firent de beaux volumes. Tous les autres
marchands n'y gagnerent rien; il n'y eut aucun commerce de juppes,
de mouchoirs, ni de bijoux; tous les presens furent faits en papier,
jusques à celuy des estrennes. Il ne se donna ny bal ny musique,
mais seulement force vers de ballet, et force parolles pour mettre
en air. Ce qui est fort surprenant et bien contraire à l'humeur du
siècle, c'est qu'il n'y eut jamais ny festin ny cadeau; la
promenade, quoy qu'elle leur plust fort, estoit toûjours seiche, et
les traitteurs ny les patissiers ne receurent jamais de leurs
visites ny de leur argent. Le petit Amour avoit esté jusques alors
nourry de viande creuse; voicy par quelle adventure il devint
friand: Un jour que sa maistresse passionnée estoit allée chercher
la solitude d'un petit bois, où elle confioit quelques soupirs et
quelques tendresses à la discretion des echos et des zephirs, il
s'estoit tenu un peu à l'escart. La fortune voulut qu'il rencontra
un page d'une dame de qualité, à qui on donnoit cadeau dans une
belle maison proche de ce bois. Comme il n'y a point de connoissance
si-tost faite que celle des chiens et des laquais (sous ce nom sont
compris tous ceux qui portent couleurs), l'Amour et le page eurent
bien-tost fait amitié ensemble. Son nouveau camarade le mena voir le
superbe festin qu'on avoit appresté pour la dame, et l'un et l'autre
eurent dequoy faire bonne chere des superfluitez qui s'y trouverent.
Cupidon commença à trouver du goust aux bisques et aux faisants, qui
le firent ressouvenir du nectar et de l'ambroisie. Et ce qu'il prisa
le plus, fut le reste d'un plat de petits pois[61], sur lequel il se
jetta, qui avoit plus cousté que n'auroit fait la terre sur laquelle
on en auroit recueilly un muid. Le bon traittement, et la credulité
qu'il eut aux paroles de son camarade le desbaucherent, car il ne
marchanda point pour entrer au service de cette dame, qui, dés
qu'elle l'eust veu, le voulut avoir pour luy porter la queuë. C'est
ainsi qu'il quitta cette spirituelle maistresse sans luy dire adieu.
Elle eut grand regret de n'avoir pas pris de luy un répondant, parce
qu'elle luy auroit fait payer la valeur de certains vers que ce
petit voleur luy avoit emportez, dont elle n'avoit point gardé de
coppie. Quant à la nouvelle maistresse, il en fut tellement chery,
qu'elle chercha toutes les inventions imaginables pour le rendre
leste et propre. Elle luy fit faire de certaines trousses avec
lesquelles les peintres, qui font scrupule de le peindre tout nud,
le dépeignent encore aujourd'huy. Quelque reputation qu'il eust
d'être dangereux, ce n'estoit rien au pris des malices qu'il fit
depuis qu'il fut chargé de ce pestilent habit. Archelaïde (tel
estoit le nom de cette dame) estoit une femme parfaitement
accomplie, car, outre qu'elle possédoit les beautez dont se vantent
les personnes les mieux faites, sa naissance luy donnoit encore un
certain air majestueux, qui luy faisoit avoir un grand avantage sur
celles qui l'auroient peû égaler par la richesse de leur taille.
L'encens et les adorations estoient des tributs legitimes, qu'on
payoit volontairement à son merite. L'Amour, qui avoit esté nourry
dans un lieu où on reçoit continuellement de pareils presens,
s'imaginoit presque déja revoir sa patrie, et il se plut
merveilleusement en cette cour, quoy qu'il y fust inconnu et
travesty. Il estoit bien aise de voir le profond respect que
plusieurs illustres personnes rendoient à la divinité visible qu'il
ne dédaignoit pas de servir. Mais apres y avoir esté quelque temps,
une chose le choqua fort: c'est qu'il pretend que dans tous les
lieux où il séjourne, il doit trouver quelque égalité et quelque
douce intelligence. Il n'en vid icy aucune; tous ceux qui
approchoient d'Archelaïde n'osoient lever les yeux sur elle, non pas
mesme pour l'admirer, et sa fierté naturelle leur ostoit toute la
hardiesse que leur mérite leur auroit pû donner legitimement. Ce fut
la principale raison qui fit concevoir à l'Amour le dessein
d'assaillir ce rocher, qui portoit son orgueil jusque dans les nuës,
car sa generosité l'excite à faire d'illustres conquestes et à
dompter les coeurs les plus rebelles. Cependant, comme un ruzé
capitaine, devant que de dresser sa batterie contre le lieu qu'il
avoit résolu d'attaquer, il voulut luy-mesme aller reconnoistre la
place. La subtilité de sa nature divine luy fournit de grandes
facilitez pour cela, car elle luy donne droit d'entrer quand il luy
plaist dans le plus profond des coeurs, et d'y voir tout ce qui s'y
passe de plus secret. Il fut bien surpris, quand il visita celui
d'Archelaïde, de voir que la nature avoit déja fait ce qu'il avoit
dessein de faire. Elle avoit si bien disposé les matières, qu'une
petite étincelle qui tomba de son flambeau y causa un embrasement
capable d'y reduire tout en cendre. Il voulut aussi-tost reparer le
mal qu'il avoit fait, et le plus prompt remède qu'il y apporta, ce
fut de decocher de nouvelles flesches sur ceux qui approchoient
d'Archelaïde, afin qu'ils vinssent en foule luy apporter du secours
et dequoy éteindre ses flammes. Il y eut aussi-tost toutes sortes de
gens de qualité, d'esprit et de bonne mine, qui luy vinrent offrir
leur service; mais ce fut tousjours avec des respects et des
soumissions qui ne sont pas imaginables. Quelque ardeur que l'amour
inspire dans les coeurs dont il est le maistre, il n'y en avoit
point entr'eux de si temeraire qui osast luy faire une déclaration
d'amour, ny lascher la moindre parolle de douceur ou de tendresse.
C'estoient des muets qui n'osoient pas mesme parler des yeux, et qui
estouffoient tellement leurs soupirs que l'oreille la plus subtile
ne s'en pouvoit pas appercevoir. Ils estoient préoccupez de cette
maxime, tenue pour hérétique dans les escoles d'amour, qu'aupres des
dames de qualité il faut attendre leurs faveurs, au lieu qu'on les
peut demander aux autres. Mais ces malheureux avoient tout loisir de
languir dans une pareille attente. Archelaide estoit si jalouse du
soin de son honneur, et la fierté luy estoit si naturelle, qu'elle
auroit mieux aymé perir mille fois, que d'en relascher le moins du
monde. Elle croyoit qu'il luy seroit honteux d'abaisser ses regars
sur des gens au dessous d'elle, qu'elle se seroit par ce moyen
esgalez en quelque façon; que cela les pourroit enfler de vanité, et
leur feroit perdre la discretion, ce qui seroit la ruine de sa
reputation et de sa vertu. C'est pourquoy elle ne voulut point
prendre ce secours estranger, et elle mit à sa porte un gros Suisse
vigoureux, qui empeschoit tous les gens de dehors de venir piller ce
trésor de vertu et d'honneur, qu'elle luy laissa en garde. Mais par
mal-heur il n'y avoit personne pour garder le Suisse, qu'elle
appelloit quelquefois à son secours, dans une pressante necessité,
pour chasser les ennuys secrets que luy causoit la solitude. Le
petit espion domestique qu'elle avoit, et à qui rien de ce qui se
fait contre l'honneur n'est caché, descouvrit un jour le secret de
cette adventure. Ce fut alors que, pour luy faire honte, il se
descouvrit à elle avec toutes les beautez qui donnerent assez de
curiosité à Psyché pour l'eschauder. Il luy fit mille reproches
sanglans du tort qu'elle se faisoit, et à tout l'empire de l'Amour,
de douter de la discretion de tant d'honnestes gens qui mourroient
pour elle, et de vouloir confier son honneur à la crainte servile
d'un rustre. Il luy fit voir qu'elle ne meritoit pas de jouir des
joyes delicates qui se trouvent dans cette belle passion, et en un
mot il luy dit que, pour se vanger d'elle, il l'alloit quitter, et
publier par tout son advanture; il jura en mesme temps par son
flambeau que, puisque l'Honneur luy avoit joué cette piece, il luy
en jouëroit une autre; qu'il seroit d'oresnavant son ennemy declaré,
et qu'il luy donneroit la chasse en tous les lieux où il le pourroit
rencontrer. Archelaïde, qui crut que cette apparition estoit un
songe, frotta ses yeux pour s'esveiller, comme si elle eust dormy,
et ne trouvant que son page à la place du dieu qu'elle avoit crû
voir, elle luy fit une querelle d'Allemand, et appella son escuyer
pour lui faire donner le foüet. Mais l'Amour et le page
s'esvanouirent à ses yeux; ainsi voyant que la menace qu'il avoit
fait de la quitter estoit vraye, elle ne douta plus de la verité de
l'apparition. Elle en profita si bien, qu'ayant honte de sa faute,
elle quitta le monde et se retira en une affreuse solitude, loin des
palais et des Suisses, où elle a vescu depuis dans une grande
modestie et retenuë.

[Note 58: Ce doit être mademoiselle de Scudéry. Ce qui est dit
plus bas (p. 164) sur son amant, aussi laid qu'elle, me le confirme
tout à fait. On sait que Pélisson, qui fut le seul amoureux de
l'illustre Sapho, luttoit, en effet, de laideur avec elle, «abusant,
comme on l'a dit, de la permission qu'ont les gens d'esprit d'être
laids».]

[Note 59: Tout le monde a reconnu Ronsard et son amour le plus
chanté. Ce que dit Furetière n'est pas une médisance. Il est certain
que sa Cassandre étoit une fille de basse extraction, qu'elle fut
une grisette de Blois, déjà possédée par Saint-Gelais, comme l'ont
dit quelques uns, ou bien une servante de taverne, comme il est dit
ici. Le poète, d'ailleurs, n'a pas toujours désavoué cette roture de
ses amours. Dans une de ses odes, par un élan de franchise, plutôt
encore que pour imiter l'ode d'Horace à Xanthias Proccus, il a dit:

    Si j'aime depuis naguière
    Une belle chambrière,
    Hé! qui m'oseroit blasmer
    De si bassement aimer?

    ....

    Quant à moy, je laisse dire
    Ceux qui sont prompts à mesdire.
    Je ne veux laisser pour eux
    En bas lieu d'être amoureux.

Il laissa dire, en effet; après Cassandre, il aima Genêvre, qu'il
avoit connue dans le même quartier, et qui, dit-on, n'étoit autre
que _la femme du concierge de la geôle de Saint-Marcel_.--Tout le
monde savoit ce qu'avoient de roturier et d'infime les amours de
Ronsard. G. Gueret le donne à entendre dans son _Parnasse réformé_,
p. 73, et on lit dans le _Carpenteriana_, p. 10, ce passage, qui
confirme tout à fait ce que vient de dire Furetière: «_Je ne suis
point, ma guerrière Cassandre, etc._ Sa mademoiselle Cassandre, qui
étoit, à ce qu'on dit, une cabaretière, n'y pouvoit rien comprendre,
non plus que bien d'honnestes gens d'à présent.»]

[Note 60: Ce mot s'employoit tantôt ou masculin, tantôt au
féminin, mais toujours en mauvaise part et pour désigner une
personne mal bâtie. Voiture, et après lui Tallemant (_Historiettes_,
2e édit., t. 10, p. 136) l'ont mis au masculin.]

[Note 61: C'étoit un grand luxe alors. Les primeurs surtout
étoient du plus haut prix. On peut lire à ce sujet le _Jardinier
français_ de Bonnefonds, valet de chambre du Roy, Paris, 1651,
in-12. Dans la comédie de de Visé, _les Côteaux_ ou _les Friands
marquis_, jouée en 1665, l'un des personnages ne veut manger les
petits pois qu'à cent francs le litron. Encore étoit-ce peu; d'après
une _Vie de Colbert_, imprimée en 1693, on alloit jusqu'à cinquante
écus. C'était une fureur. «Le chapitre des pois dure toujours, écrit
madame de Maintenon sous la date du 10 mai de cette même année 1696;
l'impatience d'en manger, le plaisir d'en avoir mangé et la joie
d'en manger encore sont les trois points que nos princes traitent
depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le
roi, et bien soupé, trouvent des pois chez elles pour manger avant
de se coucher, au risque d'une indigestion. C'est une mode, une
fureur, et l'une suit l'autre.» Dans les _cadeaux_, fête qu'un amant
donnoit à sa maîtresse (V. _Ecole des maris_, acte I, sc. 1), les
petits pois étoient de rigueur.]

Quoy que l'Amour fut indigné d'avoir receu cet affront, il ne voulut
pas quitter si-tost la terre, où il crut qu'il y avoit encore pour
luy quelque chose à apprendre. Il entra au service d'une femme
nommée Polyphile[62], qui avoit de l'esprit et de la beauté
passablement. Dés les premiers jours qu'il fut avec elle, pour faire
le bon valet, il lui acquit avec ses armes ordinaires grand nombre
de serviteurs ou de souspirans. C'étoit ce qui flattoit le plus le
génie de sa maistresse; bien que dans le monde elle passast pour
prude, elle ne laissoit pas d'escouter volontiers les plaintes de
ceux qui souffroient pour elle; en un mot, elle estoit de ces femmes
qu'on peut nommer prudo-coquettes, dont la race s'est si bien
multipliée qu'on ne rencontre aujourd'huy presque autre chose. Il
n'eut jamais tant à souffrir que sous cette derniere maistresse.
Elle l'habilla d'abord fort proprement; elle lui donna un habit et
une calle bien gallonnée[63] et passementée avec une garniture de
rubans de trois couleurs, et, pour son nom de guerre, elle l'appela
Gris de lin. Sa principale passion estoit la magnificence des
habits, et sa propreté alloit dans l'excès; elle n'avoit jamais
souhaité d'avoir un esprit inventif que pour trouver de nouvelles
modes et de nouveaux ajustemens. C'est ce qui aidoit
merveilleusement à donner du lustre à sa beauté mediocre. A tout
prendre, elle avoit un certain air joly et affecté, certains
agrémens et mignardises qui la rendoient la personne du monde la
plus engageante. Avec cela son plus puissant charme estoit une
civilité et une complaisance extraordinaire pour les nouveaux venus,
qu'elle redoubloit souvent pour retenir ceux qui commençoient de
s'esloigner d'elle. D'autre côté, elle faisoit paroistre une grande
severité pour ceux qu'elle avoit bien engagez, et qu'elle ne croyoit
pas pouvoir sortir de ses liens. Jamais femme ne fut plus avide de
coeurs. Il n'y en avoit point qui ne lui fust propre; le blondin et
le brunet, le spirituel et le stupide, le courtisan et le bourgeois,
lui estoient esgalement bons; c'estoit assez qu'elle fist une
nouvelle conqueste. Son plus grand plaisir estoit d'enlever un amant
à la meilleure de ses amies, et son plus grand dépit estoit de
perdre le moindre des siens. Ce n'est pas qu'elle ne fist bien de la
différence entre ses cajoleurs: ce fut elle qui s'advisa d'en mettre
entre les gens de cour et les gens de ville; ce fut elle qui donna
la preference aux plumes, aux grands canons, sur ceux qui portoient
le linge uny et les habits de moëre-lice. Elle avoit une estime
particuliere pour les belles garnitures et pour les testes
fraischement peignées, et, nonobstant cela, elle ne laissoit pas de
faire bon accueil aux bourgeois qui prestoient des romans et des
livres nouveaux. Le riche brutal qui lui donnoit la musique et la
comédie estoit aussi le bien venu. Mesme pour avoir plus de
chalandise, elle avoit certains jours de la sepmaine destinés à
recevoir le monde dans son alcove[64], de la même façon qu'il y en a
pour les marchands dans les places publiques. Le dieu servant, qui
vouloit faire la cour à sa maistresse, lui rendit de bons offices,
car, comme il a esté dit, il luy fit faire force conquestes. Jamais
il n'eut plus belle occasion de s'exercer à tirer: il ne faut pas
s'estonner si maintenant il sçait tirer droit au coeur; autrement il
faudrait qu'il fust bien maladroit de n'estre pas devenu bon tireur
apres avoir fait un si bel apprentissage. Tous les blessez venoient
aussitost demander à Polyphile quelque remede à leurs maux, et par
de douces faveurs elle leur faisoit esperer guerison. Mais elle les
traitoit à la maniere de ces dangereux chirurgiens qui, lors qu'ils
pensent une petite playe avec leurs ferrements et poudres
caustiques, la rendent grande et dangereuse. C'est ainsi qu'avec de
feintes caresses elles jettoit de l'huile sur le feu et envenimoit
ce qu'elle faisoit semblant de guérir. Ce n'est pas que d'autre
costé l'Amour, pour les soulager, ne décochast plusieurs flesches
contre le coeur de Polyphile, qui y firent des blessures en assez
grand nombre. Il fut bien surpris de voir que la pluspart ne
faisoient qu'effleurer la peau, et que, s'il y faisoit quelquefois
des playes profondes, elles estoient gueries des le lendemain, et
refermées comme si on y eust mis de la poudre de sympathie[65]. Ce
fut bien pis quand il reconnut que Polyphile, ne se contentant pas
des beautez que le ciel lui avoit données en partage, en recherchoit
encore d'empruntées. Il n'avoit point encore connu jusqu'alors le
déguisement et l'artifice; il s'estonna beaucoup de voir du fard,
des pommades, des mouches et le tour de cheveux blonds. Jusque là
qu'ayant veu le soir sa maistresse en cheveux noirs, il la mesconnut
le lendemain quand il la vit blonde; et, lui voyant le visage
couvert de mousches, il crut que c'estoit pour cacher quelques
bourgeons ou esgratignures. Mais l'Amour n'eut pas esté long-temps à
cette escole qu'il apprit à se déniaiser tout à fait et à devenir
malicieux au dernier point. Ce n'estoit plus le dieu qui inspiroit
la dame, c'estoit la dame qui inspiroit le dieu et qui le fit
devenir coquet; ce fut là qu'il estudia toutes les méchancetez qu'il
a sceu depuis, qu'il apprit à estre traistre, parjure et infidelle,
au lieu qu'auparavant il agissoit de bonne foy et ne parloit que du
coeur. Il devint malin et fantasque de telle sorte qu'on ne sceut
plus de quelle maniere le gouverner. Ce n'estoit plus le temps qu'on
l'amusoit avec des dragées et du pain d'espice; il luy falloit des
perdreaux et des ragousts. On ne luy presentoit plus des hochets et
des poupées; il luy falloit des bijoux pleins de diamans et des
plaques de vermeil doré. Enfin il n'y eut rien de plus corrompu, et
cette maison estoit un escueil dangereux pour les libertez et pour
les fortunes de ceux qui s'en approchoient; cependant, sous prétexte
de quelques adresses que Polyphile apportoit à cacher son jeu, à la
faveur desquelles elle passoit pour femme d'honneur, elle exerçoit
toutes les tyrannies et les pilleries imaginables. Cette façon de
vivre dura quelque temps, et comme il paroissoit toûjours de
nouvelles duppes sur les rangs, c'estoit le moyen de ne s'ennuyer
jamais et de trouver toûjours de nouveaux divertissemens. Le bal et
la danse plaisoient sur tous les autres à Polyphile, comme ils
plaisent encore aujourd'huy à toutes les coquettes de sa sorte, qui
ont pour cela tant d'empressement qu'on peut dire que, si la harpe a
guery autrefois des possedez, le violon fait aujourd'huy des
demoniaques. Elle s'y engagea mesme si avant, que malgré son esprit
inconstant sa liberté y fit entierement naufrage. Elle devint
esperduëment amoureuse d'un baladin. La laideur et la mauvaise mine
de cet homme vray-semblablement luy devoient faire perdre le goust
qu'elle prenoit à luy voir remuer les pieds bien legerement.
Cependant ce fut luy qui se mit en possession du coeur, tandis que
plusieurs honnestes-gens qui avoient l'advantage de l'esprit, de la
beauté et de la noblesse, furent amusez avec du babil et autres
vaines faveurs. L'Amour fut tellement en colere contre cette
injustice, qu'il chercha dans son carquois une de ces flesches
empoisonnées dont il se servoit autrefois pour faire des
metamorphoses, et la décocha sur le violon chery de Polyphile. La
legereté de ses pieds ne luy servit de rien pour l'éviter, et par la
vertu de sa fléche, de baladin qu'il estoit il fut métamorphosé en
singe, qui conserva, avec un peu de sa premiere forme, toute sa
laideur et son agilité. Ce singe vint depuis au pouvoir d'un
basteleur qui le nomma Fagotin[66], et qui surprit merveilleusement
un grand nombre de badauts de le voir danser sur la corde, car ils
ne se doutoient nullement qu'il eust appris ce mestier durant qu'il
estoit homme, amoureux et violon.

[Note 62: M. Eugène Maron, dans son article déjà cité, pense que
c'est Ninon, et, sauf la pruderie, qui est plus grande dans
Polyphile qu'elle ne l'étoit chez mademoiselle de Lenclos, rien ne
dément guère cette opinion. Un passage lui donne même tout à fait
raison: c'est celui (V. page 176) qui a rapport au baladin ou plutôt
au danseur aimé par Polyphile. Il est vrai que Ninon eut, en effet,
une belle passion pour Pecourt, le danseur, et on lit à ce sujet,
dans les _Anecdotes dramatiques_, t. 3, p 384, une assez curieuse
histoire.]

[Note 63: On appeloit ainsi une sorte de bonnet rond et plat qui
ne couvroit que le sommet de la tête: «Les bedeaux, les pâtissiers,
les _petits laquais_ des femmes, portent des _cales_.» (_Diction. de
Trévoux_, édit. 1732.)]

[Note 64: On peut consulter, sur cette mode et les habitudes des
_ruelles_ littéraires, une curieuse note de M. Valckenaër dans ses
_Mémoires sur la vie de madame de Sévigné_, t. II, p. 387, et une
autre de M. L. de Laborde, _Palais Mazarin_, p. 331, note 360.]

[Note 65: Allusion à la fameuse panacée inventée par le
chevalier Digby, et pour laquelle il avoit fait tout un traité,
souvent réimprimé: _Discours sur la poudre de sympathie pour la
guérison des plaies_, Paris, 1658, 1662, 1730, in-12. Cette poudre,
en somme, ne se composoit que de _sulfate_ de fer, pulvérisé avec de
la gomme arabique. V. Tallemant, in-8o, t. 3, p. 209.]

[Note 66: C'étoit le singe de Brioché, le montreur de
marionnettes de la porte de Nesle. La Fontaine l'a nommé et a vanté
ses tours dans sa fable de la _Cour du Lion_ (liv. 7, fab. 7), et
Molière lui a fait le même honneur dans _Tartuffe_ (acte 2, sc. 4).
Un jour, ayant eu l'imprudence de faire une trop laide grimace au
nez de Cyrano, le grand bretteur, qui le prit pour un laquais
minuscule, l'abattit d'un coup d'épée; c'est ce que nous apprend une
facétie publiée vers 1655, sous ce titre: _Combat de Cirano de
Bergerac contre le singe de Brioché_. A la page 10 de cette
brochure, réimprimée en 1704, en 1707, puis encore de notre temps,
mais toujours rare, et curieusement analysée par M. Ch. Magnin dans
son _Histoire des marionnettes_, p. 136-137, se trouve la
description complète du fameux singe, avec son costume: «Il étoit
grand comme un petit homme et bouffon en diable; son maître l'avoit
coiffé d'un vieux vigogne dont un plumet cachoit les fissures et la
colle; il luy avoit ceint le cou d'une fraise à la scaramouche; il
luy faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de
passement et d'aiguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme; il
luy avoit concédé un baudrier d'où pendoit une lame sans pointe.»]

L'Amour, après ce beau coup, ne crut pas qu'il fust seur pour lui de
demeurer chez sa maistresse; c'est pourquoy il quitta encor celle-cy
sans luy dire adieu, et il ne fut pas longtemps sans trouver
condition. Poléone trouva que c'estoit son fait, en consideration
particulierement de ce qu'il avoit un habit neuf et qu'il ne luy
falloit rien dépenser de longtemps pour l'ajuster. Il la servit
volontiers, quoy que ce ne fust qu'une marchande, parce qu'il luy
vit une mine fort bourgeoise et fort éloignée de cette coquetterie
de laquelle il avoit esté auparavant si fatigué. L'exquise beauté de
cette femme reparoit le deffaut de cet air un peu niais qu'elle
faisoit paroistre, et couvrait cette grande ignorance qu'elle avoit
en toutes choses, hormis en l'art de sçavoir priser et vendre sa
marchandise. L'Amour mesme oublia pendant quelque temps qu'il avoit
esté page et laquais, et, empruntant un peu de l'humeur du courtaud,
vescut en assez honneste garçon. Mais un peu apres, il mit la main
aux armes dont il se sçait si bien escrimer, et il fit plusieurs
plaies dans les coeurs de ceux que la beauté de sa maîtresse
attiroit à sa boutique. Ces amans avoient beau l'accabler de
douceurs, de tendresses et de fleurettes, c'estoit autant de chasses
mortes; à tout cela elle faisoit la sourde oreille, ou plûtost une
surdité d'esprit l'empeschoit d'y répondre. Le petit dieu
n'espargnoit pas aussi le coeur de Poléone; mais il ne la put jamais
blesser, tant qu'il se servit de ses flèches à pointes d'acier. Il
en trouva un jour qui estoient preparées pour une solemnelle
mascarade, qui avoient un bout d'argent, dont il vit un effet
merveilleux sur ce coeur impénétrable à tous autres coups. Il fit
naistre en son ame deux passions à la fois, celle de l'amour et
celle de l'interest, encor qu'on puisse dire que celle-cy y regnoit
auparavant et qu'elle y fut seulement ralumée pour s'unir à l'autre;
car il est vray qu'encore que Poléone fut amoureuse, on ne pouvoit
dire que ce fut de Celadon, d'Hylas ou de Silvandre; mais que
c'estoit de l'homme en general. Ce fut alors que plusieurs marchands
qui venoient achepter la marchandise acheptoient en mesme temps la
marchande; ainsi ce fut la premiere qui fut assez heureuse pour
joindre ensemble le gain et la volupté. Comme les petits enfans sont
les singes des grandes personnes, le petit Amour, qui vouloit imiter
sa maistresse, prit bientost ses inclinations. Luy qui n'avoit
jamais manié d'argent que pour achepter quelque bagatelles, il avoit
toûjours les yeux attachez sur le contoir, et il disoit qu'il
prenoit plus de plaisir à voir les pieces d'or que celles d'argent.
Ensuite, parcequ'il oüit sa maîtresse se plaindre d'estre souvent
trompée, et que, s'il y avoit une pistolle rognée ou un louïs faux,
c'estoit ce qu'on luy mettoit dans la main, il apprit à son exemple
à faire sonner les louïs et à peser les pistolles, et pour cet effet
il jetta la moitié des flêches de son carquois pour y trouver la
place d'un trebuchet. Une fille de chambre, qui estoit sa
confidente, luy apprit comme les entremetteurs partageoient le gain
provenant de ce commerce; en peu de temps il y fut fort affriolé,
jusques là qu'il ne se voulut plus servir que de fleches argentées
et dorées, avec lesquelles il ne manquoit jamais son coup. C'est
ainsi que l'amour mercenaire est tellement venu à la mode, que,
depuis la duchesse jusques à la soubrette, on fait l'amour à prix
d'argent, de sorte que désormais l'on peut icy appliquer le proverbe
qu'on avoit autresfois inventé pour les Suisses et dire: Point
d'argent point de femmes. C'est ainsi que de gros milords, des
pansars et des mustaphas, cajollent aujourd'huy, dans des alcoves
magnifiques et sur des carreaux en broderie, des _blondelettes_,
_blanchelettes_, _mignardelettes_; ou, pour ne parler point Ronsard
Vendosmois, des beautez blondes, blanches et mignardes, cependant
que des galands qui ne sont riches qu'en esprit et en bonne mine
sont reduits à chercher la demoiselle suivante, et quelquefois la
fille de chambre et la cuisiniere, pour prendre leurs repas amoureux
à juste prix. Ce fut alors que les sonnets, les madrigaux et les
billets galands furent descriez comme vieille monnoye, et qu'on
donna quatre douzaines de rondeaux redoublez pour un double loüis.
Cependant cette nouvelle maniere d'agir faisoit que plusieurs s'en
trouvoient mauvais marchands, car, au lieu qu'auparavant avec les
monnoyes spirituelles les galands acheptoient l'ame et l'affection
des personnes, les brutaux avec des especes materielles n'en
acheptoient plus que le corps et la chair, et ils faisoient le mesme
commerce que s'ils eussent esté trafiquer dans le marché au
cochons[67]; encore en celuy-cy auroient-ils eu l'advantage d'y
trouver certains officiers du roy, nommez langueyeurs, qui leur
auroient respondu de la santé de la beste, au lieu que, par un grand
malheur, cette police ne s'est pas encore estenduë jusques aux
marchez d'amour, où neantmoins elle seroit bien plus necessaire.
Enfin le ciel vangeur se mit en devoir de punir ce honteux trafic.
Ce fut Bacchus, devenu le grand ennemy des femmes depuis qu'il avoit
abandonné Ariane pour ne faire plus l'amour qu'au flacon, qui fit
venir une certaine peste du pays des Indes, qu'il avoit conquis,
pour infecter toute cette maudite engeance qui avoit introduit dans
le monde l'amour mercenaire. Elle s'espandit partout en fort peu de
temps, avec une telle fureur qu'il n'y eut personne de ceux qui
estoient complices de cette corruption d'amour qui eschapast à cette
juste punition de son crime. Le pauvre Cupidon, tout Dieu qu'il
estoit, en eust sa part comme les autres, car en buvant et en
mangeant les restes de sa maistresse (comme sa qualité de valet l'y
obligeoit) il huma un peu de ce dangereux venin, qui, s'insinuant
peu à peu dans ses veines, le rendit tout vilain et bourgeonné. Sa
mere Venus, estant en peine de luy depuis long-temps, resolut de
l'aller chercher par mer et par terre. Pour ce dessein elle envoya
dans son colombier, qui est son escurie, prendre deux pigeons de
carosse, qu'elle fit atteler à son char, avec lesquels (les poëtes
sont guarens de cette verité) elle fendit les airs d'une tres grande
vitesse; et elle arriva enfin en Suede, où elle trouva son fils
parmy un grand nombre de devots qu'elle commençoit d'avoir en ce
pays là. Elle eut de la peine à le reconnoistre, tant à cause qu'il
n'avoit plus les marques de sa domination, que parce qu'il estoit
estrangement défiguré. Elle courut à lui, et l'embrassant avec une
tendresse de mere, pour le flatter comme autrefois, luy voulut
donner un cornet de muscadins; mais il se mocqua bien d'elle, il luy
montra de pleines gibecieres d'or et d'argent, et luy fit voir qu'il
avoit amassé de grands tresors. En effet, il n'y auroit pas une plus
belle fortune à souhaiter que de partager tout l'argent qui est dans
le commerce d'Amour. Apres lui avoir fait le recit de toutes ses
advantures, il ne pût luy celer le malheureux estat où il estoit
reduit, dont aussi bien la deesse s'appercevoit, ayant desja bien eu
des voeux de cette nature. Elle le mena aussitost à Esculape, à qui
elle fit des prieres tres instantes de le guerir, mais il n'en pût
venir à bout tout seul: il eut beau envoyer querir des medicamens
exquis jusques au pays des Indes, d'où le mal estoit venu, il falut
qu'il appellast à son secours une autre divinité. Mercure enfin
entreprit cette cure et le guérit, non sans le faire beaucoup
endurer, pour se vanger de luy en quelque sorte, pour les peines
qu'il lui avoit données à l'occasion des messages de Jupiter à ses
maistresses. Dès qu'il se porta bien, la deesse le ramena en sa
maison, où depuis elle l'a retenu un peu de court, et a veillé plus
exactement sur sa conduite. Il est vray qu'il a esté beaucoup plus
sage qu'auparavant, et que pour le corriger il ne luy a plus fallu
monstrer des verges, mais le menacer de Mercure; c'est ce qui a eu
plus de pouvoir sur luy que toutes les remonstrances que ceux qui
avoient entrepris de le corriger luy auroient peû faire. Il a depuis
tousjours hay au dernier point toutes les affections mercenaires; il
a juré hautement, par son bandeau et par sa trousse, qu'il n'en
seroit jamais l'entremetteur, et que, bien loin d'y fournir ses
flesches, il en retireroit entierement ses faveurs si-tost qu'on y
mesleroit de l'argent et des presens. C'est aux seuls amans tendres
et passionnez qu'il a reservé son secours, et à ces ames nobles et
espurées qui aiment seulement la beauté, l'esprit et la vertu,
toutes trois originaires du ciel. Tous les autres qui ont des desirs
brutaux et interessez, il les abandonne à leurs remords et à leurs
supplices; il les desadvoue et ne les veut plus reconnoistre pour
les sujets de son empire.

[Note 67: Dans la pièce de Boisfranc, _les Bains de la porte
Saint-Bernard_, comédie en trois actes, en prose (1696), le trafic
des mariages est comparé, un peu plus noblement qu'ici, à celui qui
se fait au marché aux chevaux. «Il ne seroit pas mauvais, y est-il
dit (acte 3, se. 2), qu'il y eût à Paris un marché aux maris, comme
il y a un marché aux chevaux: ce sont des pestes d'animaux où l'on
est plus trompé qu'à tout le reste de l'équipage. On iroit là les
examiner, on les mettroit au pas, à l'entre-pas; on les feroit
trotter, galoper, et, sans s'amuser à la belle encolure, qui souvent
attrape les sottes, on ne prendrait que ceux qui ont bon pied, bon
oeil, et dont on pourroit tirer un bon service.»]


_Suite de l'histoire de Javotte._

Quand cette lecture fut achevée, chacun y applaudit, à la reserve de
Charroselles, qui ne trouvoit rien de bon que ce qu'il faisoit. Il
auroit peû mesme estre secondé d'Hyppolite, qui vouloit donner son
jugement de tout à tort ou à travers; mais comme il vid que l'examen
de cette piece, s'il s'y engageoit une fois, pourroit tirer en
longueur et empescher le dessein qu'il avoit d'en lire aussi une
autre de sa façon, il pria Angelique de luy prester ce cahier pour
en faire une coppie. Son dessein estoit de la faire imprimer par un
faiseur de Recueils, et de faire passer à la faveur de cette piece
quelqu'une des siennes pour le pardessus. Angelique dit qu'elle
n'osoit pas prendre cette liberté, à cause que l'ouvrage n'estoit
pas à elle. Je vous en donneray plustost un des miens (dit
Charroselles) et je m'en vais vous le lire comme je vous l'ay
promis. A ce mot Phylalete, ayant tressailly, se leva, et témoigna
de s'en vouloir aller. Angelique se leva aussy pour luy faire
quelques civilitez; le reste de la compagnie en fit de mesme, dont
Charroselles pensa enrager, voyant qu'on luy avoit ainsi rompu son
coup, car il se faisoit tard, et il luy fut impossible de faire
rasseoir personne. Il y eut encore quelques petits entretiens tout
debout et separez, et surtout entre Javotte et Pancrace, qui fit
dessein deslors de s'attacher tout à fait à elle. Comme il aimoit
bien autant le corps que l'esprit, il trouva sa beauté si admirable,
qu'elle luy osta le dégoust que d'autres en auroient pû avoir, pour
n'estre pas accompagnée d'esprit. Il se mit à luy dire plusieurs
fleurettes; mais elle sousrioit à toutes, et ne répondit à pas une,
si ce n'est quand il luy dit, avec un grand serment, qu'il estoit
son serviteur, et qu'il la prioit de le croire.

Elle luy répondit aussi-tost naïfvement: Ha! Monsieur, ne me dites
point cela, je vous prie; il n'y a encore que deux personnes qui
m'ont dit qu'ils sont mes serviteurs, qui me déplaisent fort, et que
je hay mortellement; vous avez trop bonne mine pour faire comme eux.
Comment! Mademoiselle (repliqua-t'il), c'est peut-estre que vous
avez eu quelques amans qui ont manqué de respect pour vous, et qui
vous ont fait quelque déclaration d'amour trop hardie. Point du
tout, Monsieur (reprit Javotte), ils ne l'ont dit qu'à mon papa et à
maman, et chacun de son costé m'asseure que je luy suis promise en
mariage; mais je ne sçais ce qu'ils m'ont fait, je ne les sçaurois
souffrir.

Si vous avez eu jusqu'à present des serviteurs si desagreables (dit
le gentilhomme), ce n'est pas à dire que tous les autres leur
ressemblent; au contraire, puisque ceux-là ne vous sont pas propres,
il en faut chercher de plus accomplis. Je ne veux point de
serviteurs (dit Javotte); aussi bien, quand j'en aurais, je ne
sçaurois que leur dire ny qu'en faire. Quoy! (reprit Pancrace)
est-ce qu'on ne pourroit pas trouver quelque occasion de vous rendre
service? Non (luy dit Javotte); pourtant vous me feriez bien un
plaisir si vous vouliez; mais je n'oserois vous le demander, car
vous ne le voudriez peut-estre pas. Comment! Mademoiselle (reprit-il
en eslevant un peu sa voix), y a-t'il au monde quelque chose assez
difficile dont je ne voulusse pas venir à bout pour l'amour de vous?
Cela n'est pas trop malaisé (continua Javotte), et si vous me voulez
bien promettre de l'accomplir, je vous le diray. Je vous le promets
(adjousta Pancrace fort brusquement) et je vous le jure par tout ce
qu'il y au monde que je respecte le plus; je souhaite mesme que la
chose soit bien difficile, afin que l'execution soit une plus forte
preuve de la passion que j'ay de vous servir. Apres cette asseurance
(reprit Javotte), je vous avouë que, vous ayant oüy dire tantost de
belles choses, en disputant avec ces demoiselles, je voudrois bien
vous prier de me prester le livre où vous avez pris tout ce que vous
avez dit: car j'avouë ingenuëment que je suis honteuse de ne point
parler, et cependant je ne sçay que dire; je voudroys bien avoir le
secret de ces demoiselles, qui causent si bien; si j'avois trouvé
leur livre où tout cela est, je l'estudierois tant que je causerois
plus qu'elles. Pancrace fut surpris de cette grande naïfveté, et luy
dit qu'il n'y avoit pas un livre où tout ce qu'on disoit dans les
conversations fust escrit; que chacun discouroit selon le sujet qui
se presentoit, et selon les pensées qui lui venoient dans l'esprit.
Ha! je me doutois bien (luy dit Javotte) que vous feriez le secret,
comme si je ne sçavois pas bien le contraire. Quand maman parle de
mademoiselle Philippotte, qui a tant parlé aujourd'huy, elle dit que
c'est une fille qui a tousjours un livre à la main; qu'elle a
estudié comme un docteur, mais qu'elle ne sçait pas ficher un point
d'aiguille; que je me donne bien de garde de l'imiter, et qu'un
garçon à marier qui prendroit son conseil ne voudroit point d'elle;
mais elle a beau dire, si j'avois attrappé son livre, je
l'apprendrois tout par coeur.

Pancrace, qui reconnut que c'estoit une fille qui vouloit se mettre
à la lecture et qui avoit esté eslevée jusqu'alors dans l'ignorance,
crut trouver une belle occasion de luy rendre de petits services, en
luy envoyant des livres. Ainsi il commença de luy applaudir, et
demeura aucunement d'accord qu'on tiroit des livres beaucoup de
choses qui se disoient dans les conversations; que, quoy qu'elles
n'y fussent pas mot à mot, les livres ouvroient l'esprit et le
remplissoient de plusieurs idées qui luy fournissoient des matieres
pour bien discourir. Il luy promit donc de luy en envoyer dés le
soir, et la pria de croire qu'il n'y avoit point de si violente
passion que celle qu'il avoit pour elle. Comme il achevoit cette
protestation, Laurence, qui avoit amené Javotte, la vint advertir
qu'il estoit temps de s'en retourner, et qu'on seroit en peine
d'elle à la maison, de sorte qu'avec une profonde reverence elle
prit congé de la compagnie, à laquelle sa beauté et son ingénuité
ayant servi quelque temps d'entretien, le reste se sépara.


Javotte, estant arrivée au logis, ne se pouvoit taire du plaisir
qu'elle avoit eu de voir ce beau monde, et d'entendre tant de belles
choses; elle donna ordre à la servante, qui avoit esté sa nourrice,
et sa confidente par consequent, de recevoir les livres qu'on lui
envoieroit, et de les cacher dans la paillasse de son lit, de peur
que l'on ne les trouvast dans son coffre, où sa mere foüilloit
quelquefois. Les livres arriverent bien-tost apres (c'estoient les
cinq tomes de l'Astrée, que Pancrace luy envoyoit). Elle courut à sa
chambre, s'enferma au verroüil, et se mit à lire jour et nuit avec
tant d'ardeur qu'elle en perdoit le boire et le manger. Et quand on
vouloit la faire travailler à sa besogne ordinaire, elle feignoit
qu'elle estoit malade, disant qu'elle n'avoit point dormy toute la
nuit, et elle monstroit des yeux battus, qui le pouvoient bien estre
en effet, à cause de son assiduité à la lecture. En peu de temps
elle y profita beaucoup, et il luy arriva une assez plaisante chose.

Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d'un homme
inconnu, fut-il fabuleux, de nous en figurer au hazard une idée en
nostre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu'un
que nous connoissons, ainsi Javotte, en songeant à Celadon, qui
estoit le heros de son roman, se le figura de la mesme taille et tel
que Pancrace, qui estoit celuy qui luy plaisoit le plus de tous ceux
qu'elle connoissoit. Et comme Astrée y estoit aussi dépeinte
parfaitement belle, elle crût en mesme temps luy ressembler, car une
fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu'elle
prenoit tout ce que Celadon disoit à Astrée comme si Pancrace le luy
eust dit en propre personne, et tout ce qu'Astrée disoit à Celadon,
elle s'imaginoit le dire à Pancrace. Ainsi il estoit fort heureux,
sans le sçavoir, d'avoir un si galand solliciteur qui faisoit
l'amour pour luy en son absence, et qui travailla si
advantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la
rendit éperduëment amoureuse de luy. Et certes on ne doit point
trouver cette avanture trop surprenante, veu qu'il arrive souvent
aux personnes qui ont esté eslevées en secret, et avec une trop
grande retenuë, que si-tost qu'elles entrent dans le monde, et se
trouvent en la compagnie des hommes, elles conçoivent de l'amour
pour le premier homme de bonne mine qui leur en vient conter. Comme
les deux sexes sont nez l'un pour l'autre, ils ont une grande
inclination à s'approcher, et il en est comme d'un ressort qu'on a
mis en un estat violent, qui se rejoint avec un plus grand effort,
quand il a esté lâché. Il faut les gouverner avec ce doux
temperament, qu'ils s'accoustument à se voir et qu'ils
s'apprivoisent ensemble, mais qu'il y ait cependant quelque oeil
surveillant, qui par son respect y fasse conserver la pudeur et en
bannisse la licence.

Il arrive la mesme chose pour la lecture: si elle a esté interdite à
une fille curieuse, elle s'y jettera à corps perdu, et sera d'autant
plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans
discretion, elle en pourra trouver quelqu'un qui d'abord lui
corrompra l'esprit. Tel entre ceux-là est l'Astrée: plus il exprime
naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s'insinuent
dans les jeunes ames, où il se glisse un venin imperceptible, qui a
gagné le coeur avant qu'on puisse avoir pris du contrepoison. Ce
n'est pas comme ces autres romans où il n'y a que des amours de
princes et de palladins, qui, n'ayant rien de proportionné avec les
personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naistre
d'envie de les imiter.

Il ne faut donc pas s'estonner si Javotte, qui avoit esté eslevée
dans l'obscurité, et qui n'avoit point fait de lecture qui luy eust
pû former l'esprit ou l'accoustumer au recit des passions
amoureuses, tomba dans ce piege, comme y tomberont infailliblement
toutes celles qui auront une education pareille. Elle ne pouvoit
quitter le roman dont elle estoit entestée que pour aller chez
Angelique. Elle ménageoit toutes les occasions de s'y trouver, et
prioit souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d'obtenir
pour elle congé de sa mère. Pancrace y estoit aussi
extraordinairement assidu, parce qu'il ne pouvoit voir ailleurs sa
maistresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrés
qu'elle avoit fait à la lecture, et le changement qui estoit arrivé
dans son esprit. Elle n'estoit plus muette comme auparavant, elle
commençoit à se mesler dans la conversation et à monstrer que sa
naïfveté n'estoit pas tant un effet de son peu d'esprit que du
manque d'education, et de n'avoir pas veu le grand monde.

Il fut encore plus estonné de voir que l'ouvrage qu'il alloit
commencer estoit bien advancé, quand il découvrit qu'il estoit desja
si bien dans son coeur: car quoy qu'elle eust pris Astrée pour
modele et qu'elle imitast toutes ses actions et ses discours,
qu'elle voulust mesme estre aussi rigoureuse envers Pancrace que
cette bergere l'estoit envers Celadon, neantmoins elle n'estoit pas
encore assez expérimentée ny assez adroite pour cacher tout à fait
ses sentimens. Pancrace les découvrit aisément, et pour l'entretenir
dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu'il estoit
malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les
grimaces et les emportemens que font les amans passionnez qui
languissent, ce qui plaisoit infiniment à Javotte, qui vouloit qu'on
luy fist l'amour dans les formes et à la manière du livre qui
l'avoit charmée. Aussi, dés qu'il eut connu son foible, il en tira
de grands avantages. Il se mit luy-mesme à relire l'Astrée, et
l'estudia si bien, qu'il contrefaisoit admirablement Celadon. Ce fut
ce nom qu'il prit pour son nom de roman, voyant qu'il plaisoit à sa
maistresse, et en même temps elle prit celuy d'Astrée. Enfin ils
imitèrent si bien cette histoire, qu'il sembla qu'ils la joüassent
une seconde fois, si tant est qu'elle ait esté joüée une premiere, à
la reserve neantmoins de l'avanture d'Alexis, qu'ils ne purent
executer. Pancrace luy donna encore d'autres romans, qu'elle lût
avec la mesme avidité, et à force d'estudier nuit et jour, elle
profita tellement en peu de temps, qu'elle devint la plus grande
causeuse et la plus coquette fille du quartier.

Le pere et la mere de Javotte s'apperceurent bien-tost du changement
de sa vie, et s'estonnerent de voir combien elle avoit profité à
hanter compagnie. Elle paroissoit mesme trop sçavante à leur gré;
ils se plaignoient déja qu'elle estoit gastée, et de peur de la
laisser corrompre d'avantage, ils se resolurent de la marier dans le
carnaval. Le seul embarras où ils se trouvoient estoit de bien
balancer les deux partis qu'ils avoient en main. Ils avoient de
l'engagement avec le premier, mais le second estoit, comme j'ay dit,
sans comparaison plus avantageux. La mere ne pouvoit souffrir
Nicodeme depuis l'avanture du miroir et du theorbe, et ne l'appeloit
plus que Brise-tout; le pere en estoit dégousté depuis l'opposition
formée par Lucrece, quoy que cet amant crust bien avoir racommodé
son affaire par le dédommagement qu'il avoit fait, et par la
main-levée qu'il avoit apportée. Il n'y avoit plus qu'à trouver une
occasion de rompre avec luy pour traitter avec Bedout. Sa sottise en
fit naistre une bien-tost apres, qui, bien que legere, ne laissa pas
d'estre prise aux cheveux.

Il vint un jour chez sa maîtresse fort eschauffé et fort gay, et,
luy faisant voir quantité d'or dans ses poches, il luy dist qu'il
estoit le plus heureux garçon du monde, et qu'il venoit de gagner
six cens pistolles à trois dez. Monsieur et madame Vollichon, avares
de leur naturel, réjoüis du seul éclat de cette belle monnoye, sans
y faire autre reflexion, le louërent de son bonheur, et peu s'en
fallut qu'ils ne souhaitassent de l'avoir desja marié avec leur
fille, puisqu'il faisoit si facilement fortune. Mais un oncle de
Javotte, qui estoit un ecclesiastique sage et judicieux, leur
remonstra que, s'il avoit gagné ce jour-là six cens pistolles, la
fortune se pouvoit changer le lendemain, et luy en faire perdre
mille; qu'il ne falloit point mettre en leur alliance un joüeur, qui
pouvoit en un moment perdre tout le mariage de leur fille, et
qu'enfin ceux qui s'adonnent au jeu ne sont point attachez au soin
de leur famille et de leur profession; qu'au reste, s'ils vouloient
rompre avec luy, il n'en falloit point laisser eschapper une si
belle occasion. Pour surcroist de mal-heur, Ville-flatin,
rencontrant le lendemain Vollichon, luy demanda comment alloit
l'affaire du mariage de sa fille; et sans attendre sa réponse, il
luy dit: Hé bien, nous avons tiré des plumes de nostre oison
(parlant de Nicodeme); j'en ay fait avoir à mademoiselle Lucrece de
bons dommages et interests, comme je l'avois entrepris: quand je me
mesle d'une affaire pour mes amis, elle reüssit. En suite il luy
raconta le succés de l'opposition qu'il avoit formée, et comme il en
avoit fait toucher deux mille escus à sa partie, par la seule peur
qu'avoit eu Nicodeme d'en estre poursuivy. Vollichon crut qu'il y
avoit de la part de cet estourdy ou grande débauche, ou grande
profusion, puisqu'il avoit acheté si cherement la paix de Lucrece,
et il conceut le mal plus grand qu'il n'estoit en effet. Cela le
determina tout a fait à la rupture, dont il donna dés le soir
quelques témoignages à Nicodeme, qui, nonobstant cela, vouloit
encore tenir bon. Il les fit ensuite confirmer par Javotte mesme,
qui luy fit de bon coeur une déclaration precise qu'elle ne seroit
jamais sa femme, et que, quand ses parens la forceroient à
l'espouser, elle ne pourroit jamais se resoudre à l'aimer ny à le
souffrir. Il vid bien alors qu'il ne pouvoit aller contre vent et
marée; que s'il vouloit passer outre il ne gagneroit peut-estre que
des cornes, et que s'il intentoit un procès l'issuë en seroit
incertaine; qu'il pouvoit bien laisser Javotte dans l'engagement,
mais qu'il y demeureroit en mesme temps luy-mesme, et que cela
l'empescheroit de chercher fortune et de se pourvoir ailleurs.
Enfin, apres deux ou trois jours d'irresolution, il prit conseil de
ses amis, et non point de son amour, qui s'esvanoüit peu de temps
apres, car l'amour n'est pas opiniastre dans une teste bourgeoise
comme il l'est dans un coeur héroïque; l'attachement et la rupture
se font communément et avec une grande facilité; l'interest et le
dessein de se marier est ce qui regle leur passion. Il n'appartient
qu'à ces gens faineans et fabuleux d'avoir une fidelité à l'épreuve
des rigueurs, des absences et des années. Nicodeme resolut donc de
rapporter les articles qui avoient esté signez, qui furent de part
et d'autre déchirez ou bruslez. Je n'ay pas esté bien precisément
instruit de cette circonstance: peut-estre furent-ils l'un et
l'autre, car ils estoient encore en saison de parler auprès du feu.
Il prit congé neantmoins de bonne grace, et avec protestation de
services dont on ne fit pas grand estat, et il eut seulement le
regret d'avoir perdu en mesme temps son argent et ses peines auprès
de deux maistresses différentes. Le voilà donc libre pour aller
fournir encore la matiere de quelqu'autre histoire de mesme nature.
Mais je ne suis pas asseuré qu'il vienne encore paroistre sur la
scène, il faut maintenant qu'il fasse place à d'autres; et, afin que
vous n'en soyez pas estonnez, imaginez-vous qu'il soit icy tué,
massacré, ou assassiné par quelque avanture, comme il seroit facile
de le faire à un autheur peu consciencieux.

Si-tost que Vollichon eut rompu avec Nicodeme, il songea à conclure
promptement l'affaire avec Jean Bedout. Il proposa des articles, sur
lesquels il y eut bien plus de contestation qu'au premier contract:
car, quoy que Nicodeme fust un grand sot, il ne laissoit pas d'estre
estimé habille homme dans le palais, où ces qualitez ne sont pas
incompatibles. De sorte que, quoy qu'il n'eust pas de si grands
biens que son rival, on ne faisoit pas tant de difficultez avec luy
qu'avec Jean Bedout, qui estoit beaucoup plus riche, mais incapable
d'employ. On vouloit que, par les avantages que celuy-cy feroit à sa
femme, il recompensast sa mauvaise mine et son peu d'industrie. Luy,
qui ne calculoit point sur ces principes, n'y trouvoit point du tout
son compte; s'il eust suivy son inclination ordinaire, il auroit
voulu marchander une femme comme il auroit fait une piece de drap.
Mais le petit messer Cupidon fut l'entremetteur de cette affaire. Il
l'avoit navré tout à bon, et en mesme temps il l'avoit changé de
telle sorte, que, comme il n'y a point de telle liberalité que celle
des avaricieux quand quelqu'autre passion les domine, il se laissa
brider comme on voulut, accordant plus qu'on ne luy avoit demandé.
Le jour est pris pour signer le contract, les amis mandez, et, qui
pis est, la collation preparée; les articles sont accordez et signez
d'abord du futur espoux. Quand ce vint à Javotte à signer, le pere,
qui avoit fait son compte sur son obeïssance filiale, et qui ne lui
avoit point communiqué le détail de cette affaire, fut fort surpris
quand elle refusa de prendre la plume. Il crût d'abord qu'une
honneste pudeur la retenoit, et que par ceremonie elle ne vouloit
pas signer devant les autres. Enfin, apres plusieurs remonstrances,
l'ayant assez vivement pressée, elle répondit assez galamment:
Qu'elle remercioit ses parens de la peine qu'ils avoient prise de
luy chercher un espoux, mais qu'ils devoient en laisser le soin à
ses yeux; qu'ils estoient assez beaux pour luy en attirer à choisir;
qu'elle avoit assez de mérite pour espouser un homme de qualité qui
auroit des plumes, et qui n'auroit point cet air bourgeois qu'elle
haïssoit à mort; qu'elle vouloit avoir un carosse, des laquais et la
robe de velours. Elle cita là-dessus l'exemple de trois ou quatre
filles qui avoient fait fortune par leur beauté, et épousé des
personnes de condition. Qu'au reste elle estoit jeune, qu'elle
vouloit estre fille encore quelque temps, pour voir si le bonheur
lui en diroit, et qu'au pis aller elle trouveroit bien un homme qui
vaudroit du moins le sieur Bedout, qu'elle appeloit un malheureux
advocat de causes perduës.

Toute la compagnie fut estonnée de cette réponse, qu'on n'attendoit
point d'une fille qui avoit vescu jusqu'alors dans une grande
innocence et dans une entière soumission à la volonté de ses parens.
Mais ce qui luy donnoit cette hardiesse estoit la passion qu'elle
avoit pour Pancrace, auparavant laquelle tout engagement luy estoit
indifferent. Vollichon, la regardant avec un courroux qui luy
suffoquoit presque la voix, luy dit: Ah! petite insolente, qui vous
a appris tant de vanité? Est-ce depuis que vous hantez chez
mademoiselle Angelique? Vrayement, il vous appartient bien de vous
former sur le modèle d'une fille qui a cinquante mille escus en
mariage! Quelque muguet vous a cajollée; vous voulez avoir des
plumets, qui, apres avoir mangé leur bien, mangeront encore le
vostre. Hé bien, bien! je sais comment il faut apprendre
l'obéissance aux filles qui font les sottes: quand vous aurez esté
six mois dans un cul de couvent, vous apprendrez à parler un autre
langage. Allez, vous estes une maladvisée de nous avoir fait
souffrir cet affront; retirez-vous de devant mes yeux et faites tout
à l'heure vostre pacquet.

Si-tost que son emportement luy eut permi de revenir à soy, il vint
faire des excuses à la compagnie et au futur espoux de ce que ce
mariage ne s'achevoit pas. Il commença par une grande declamation
contre le malheur de la jeunesse, qui ne sçavoit pas connoistre ce
qui lui est propre. Ha! disoit-il à peu prés en ces termes, que le
siecle d'apresent est perverty! Vous voyez, messieurs, combien la
jeunesse est libertine, et le peu d'authorité que les peres ont sur
leurs enfans. Je me souviens encore de la maniere que j'ay vescu
avec feu mon pere (que Dieu veuille avoir son ame). Nous estions
sept enfans dans son estude, tous portans barbe; mais le plus hardy
n'eût pas osé seulement tousser ou cracher en sa présence; d'une
seule parole il faisoit trembler toute la maison. Vrayment il eust
fait beau voir que moy, qui estois l'aisné de tous, et qui n'ay esté
marié qu'à quarante ans, moy, dis-je, j'eusse resisté à sa volonté,
ou que je me fusse voulu mesler de raisonner avec luy! J'aurois esté
le bien venu et le mal receu; il m'auroit fait pourrir à
Saint-Lazare ou à Saint-Martin[68]. Vollichon ne faisoit que
commencer la declamation contre les moeurs incorrigibles de la
jeunesse, quand sa femme luy dit en l'interrompant: Helas! Mouton
(c'estoit le nom de cajollerie qu'elle donnoit à son mary, qui, de
son costé, l'appeloit Moutonne), il n'est que trop vray que le monde
est bien perverty; quand nous estions filles, il nous falloit vivre
avec tant de retenuë, que la plus hardie n'auroit pas osé lever les
yeux sur un garçon; nous observions tout ce qui estoit dans nostre
Civilité puérile, et, par modestie, nous n'aurions pas dit un petit
mot à table; il falloit mettre une main dans sa serviette, et se
lever avant le dessert. Si quelqu'une de nous eust mangé des
asperges ou des artichaux, on l'auroit monstrée au doigt; mais les
filles d'aujourd'huy sont presque aussi effrontées que des pages de
cour. Voilà ce que c'est que de leur donner trop de liberté. Tant
que j'ay tenu Javotte auprès de moy à ourler du linge et à faire de
la tapisserie, ç'a esté une pauvre innocente qui ne sçavoit pas
l'eau troubler. Dans ce peu de temps qu'elle a hanté chez
mademoiselle Angelique, où il ne va que des gens poudrez et à grands
canons, toute sa bonne éducation a esté gastée; je me répens bien de
luy avoir ainsi laissé la bride sur le cou.

[Note 68: Il est parlé ici de la tour de l'ancienne abbaye
Saint-Martin, dont on avoit fait une prison pour les filles
débauchées. C'est là qu'elles attendoient qu'on les fît comparoître,
dans une salle du grand Châtelet, devant le lieutenant général de
police, qui les jugeoit. C'est le premier vendredi de chaque mois
que se tenoient ces audiences.--La tour Saint-Martin existe encore
en partie au coin de la rue du Verthois; la fontaine Saint-Martin,
établie en 1712, y est adossée. V., pour cette prison, _Journal de
Barbier_, t. 3, p. 109, 110, 116.]

Laurence, qui estoit invitée à la cérémonie, et qui, quoy que
bourgeoise, voyoit, comme j'ay dit, le beau monde, prit là dessus la
parole et leur dit: Quand vous voudriez blâmer mademoiselle vostre
fille, il ne faudroit point pour cela en accuser la frequentation de
mademoiselle Angelique. C'est une maison où il hante plusieurs
personnes d'esprit et de qualité, mais qui y vivent avec tant de
respect et de discretion, qu'on peut dire que c'est une vraye escole
d'honneur et de vertu. Mais peut estre aussi qu'une fille qui se
sent de la beauté est excusable, si cet advantage de la nature luy
enfle quelque peu le coeur et luy augmente cette vanité qui est si
naturelle à nostre sexe. Si-tost qu'on a hanté un peu le grand
monde, on y voit un certain air qui dégoûte fort de celuy des gens
qui vivent dans l'obscurité. Ainsi il ne faut point trouver estrange
qu'une fille jeune, qui se void recherchée de beaucoup de gens, ne
veüille rien precipiter quand il est question d'un si grand
engagement, et si elle attend avec patience que son merite luy fasse
trouver quelque bonne occasion. J'accuserois plustost le malheur et
la promptitude de mon cousin, qui n'a point du tout suivy mon
conseil dans cette recherche. Au lieu de faire l'amant durant
quelques jours, il a voulu d'abord faire le mary. Il falloit gagner
les bonnes grâces de sa maistresse par quelques visites et petits
services, plustost que de la devoir toute entiere au respect et à
l'obeïssance paternelle. En tout cas, s'il avoit veu qu'elle eust eu
quelque aversion pour luy, il se seroit épargné la honte d'un refus
si solemnel. Vous avez raison, dit Prudence (c'estoit l'oncle dont
j'ay parlé, qui estoit aussi de la nopce), quand vous dites qu'il
est bon que ceux qui se veulent marier ayent quelques conversations
ensemble, afin que chacun connoisse les humeurs de la personne avec
qui il a à vivre d'oresnavant. Mais vous n'en avez point du tout
quand vous voulez excuser ma niepce dans son procedé, non seulement
en ce qu'elle a attendu à faire sa declaration si mal à propos, mais
encore en ce qu'elle n'a pas voulu suivre aveuglement le choix de
ses parens. Ils ont bien sçeu luy chercher ses avantages, qu'ils
connoissent mieux qu'elle mesme; et ce refus est d'autant plus
ridicule, qu'il est fondé sur une folle esperance, qui n'arrivera
peut-estre jamais, de trouver un marquis qui l'espouse pour son
merite. C'est un dangereux exemple que celuy d'une fille qui par sa
beauté aura fait fortune; il fera vieillir cent autres qui s'y
attendront, si tant est qu'il ne leur arrive encore pis, et que leur
honneur ne fasse pas cependant naufrage. Souvent celle qui voudra
engager par ses cajolleries quelque homme de condition se trouvera
engagée elle-mesme, et verra eschapper avec regret, et quelquefois
avec honte, celuy qu'elle croyoit tenir dans ses liens. Au bout du
compte, quel sujet a ma niepce de se plaindre, puis qu'on luy a
trouvé un party sortable, et un homme accommodé, qui est de la
condition de tous ses proches?

Vous avez touché au but (dit Jean Bedout, que la honte de cet
affront et sa naturelle timidité avoient jusques-là rendu muet), car
il est certain que les meilleurs mariages sont ceux qui se font
entre pareils; et vous sçavez, monsieur le prieur, vous qui entendez
le latin, ce bel adage: _Si tu vis nubere, nube pari_. Il n'y a rien
de plus condemnable que cette ambition d'augmenter son estat en se
mariant; c'est pourquoy je ne puis assez loüer la loy establië chez
les Chinois, qui veut que chacun soit de mesme mestier que son pere.
Or, comme nostre estat n'est pas si bien policé, je m'étonne peu que
mademoiselle Javotte n'ait pas reglé ses desirs conformément à cette
loy. Elle a eu peut-estre raison de ne pas trouver en moy assez de
merite; mais son refus n'empeschera pas que je ne sois encore
disposé à luy rendre service. Je luy auray du moins cette
obligation, qu'elle m'empeschera peut-estre de me marier jamais. Car
j'advouë que ce qui m'en avoit dégousté jusqu'à present, ce sont
toutes ces approches et ces galenteries qu'il faut faire, qui ne
sont point de mon genie ni de mon humeur. J'avois dessein de me
marier de la façon que je vois faire à quantité de bons bourgeois,
qui se contentent qu'on leur fasse voir leur maistresse à certain
banc ou à certain pilier d'une église, et qui luy rendent là une
visite muette, pour voir si elle n'est ny tortuë ny bossuë; encore
n'est-ce qu'apres estre d'accord avec les parens de tous les
articles du contract: toutes les autres ceremonies sont purement
inutiles. J'en ay tant veu reüssir de la sorte, que je ne croyois
pas que celuy-cy eust une autre issuë; mais, puisque j'y ay esté
trompé, il faut que j'essaye de m'en consoler avec Seneque et
Petrarque, ou avec monsieur de la Serre, que je liray exprés dés ce
soir.

Cessons, reprit Vollichon, d'examiner de quelle maniere on doit
traitter les mariages, puisque ce seroit mettre l'authorité
paternelle en compromis; mais, en attendant que j'aye appris à ma
fille à m'obeyr, je ne sçaurois assez vous témoigner le déplaisir
que j'ay que cette affaire ne s'accomplisse pas avec vous: car vous
avez la mine d'estre bon ménager et de bien reüssir au barreau, si
on vous employe. J'avois envie de vous donner bien de la pratique,
et, pour vous le monstrer, c'est que j'avois des-jà mis à part sur
mon bureau un sac d'une cause d'appareil pour vous faire plaider au
presidial un de ces matins. C'est une appellation verbale d'une
sentence renduë par le prevost de Vaugirard ou son lieutenant audit
lieu, où on peut bien dire du latin et cracher du grec. Voici quelle
en est l'espece.... Et, en continuant, au lieu de lui faire les
excuses et les compliments qui estoient de saison, pour le consoler
de l'affront qu'il venoit de recevoir, il luy fit un recit prolixe
de cette cause, avec tous les moyens de fait et de droit, aussi
ponctuellement que s'il eust voulu la plaider luy-mesme. Pendant que
l'un déduisoit et que l'autre escoûtoit ce beau procés, Prudence,
madame Vollichon et Laurence continuoient l'entretien qu'ils avoient
commencé, et les autres invitez, par petits pelottons,
s'entretenoient à part, en divers endroits de la salle, de l'affaire
qui venoit d'arriver, le tout aux dépens du miserable Bedout. Ce fut
mesme à ses dépens que se rompit la conversation de Vollichon et de
luy: car elle n'eust pas si-tost finy, n'eust esté qu'une collation
qu'il avoit fait apporter de son logis entra dans la salle, ou du
moins il y en entra une partie: car une vieille servante faite à son
badinage, ayant veu que le mariage de son maistre alloit à vau
l'eau, avoit eu soin de faire reporter chez luy quelques boëttes de
confitures et quelques fruits qui se pouvoient conserver pour une
autre occasion; elle ne laissa servir que quelque pasté, jambon et
poulet-d'Inde froid, qui estoient des mets sujets à se corrompre.
Enfin, quand la collation fut achevée, apres de longs complimens
bourgeois, dont les uns contenoient des plaintes, les autres des
regrets, les autres des excuses, les autres des remerciemens, la
compagnie se separa, et chacun se dit adieu jusqu'au revoir. A
l'égard de Jean Bedout, apres une grande diversité de sentimens qui
lui agiterent l'esprit, enfin cette honte l'ayant refroidy, il en
vint à ce point qu'il remercia son bon ange de l'avoir préservé des
cornes, que naturellement il craignoit, dans une occasion où il
estoit en peril eminent d'en avoir; et il eut presque autant de
regret à la collation mangée qu'à sa maistresse perduë.

Dès le lendemain, tant pour punir Javotte de sa desobeyssance que
pour la retirer du grand monde, où on croyoit qu'elle puisoit sa
vanité, elle fut mise en pension chez des religieuses, qui avoient
fait un nouvel establissement dans un des fauxbourgs de Paris. Ce ne
fut pas sans lui faire des reprimandes et des reproches de la faute
qu'elle avoit faite, et sans de grandes menaces de la laisser
enfermée jusqu'à ce qu'elle fust devenuë sage. Mais, hélas! que ce
fut un mauvais expedient pour sa correction! elle tomba, comme on
dit, de fiévre en chaut-mal: car, quoy que ces bonnes soeurs
vescussent entre-elles avec toute la vertu imaginable, elles avoient
ce malheur de ne pouvoir subsister que par les grosses pensions
qu'on leur donnoit pour entrer chez elles. C'est ce qui leur faisoit
recevoir indifferemment toutes sortes de pensionnaires. Toutes les
femmes qui vouloient plaider contre leurs maris ou cacher le
desordre de leur vie ou leurs escapades y estoient reçeuës, de mesme
que toutes les filles qui vouloient éviter les poursuites d'un
galand, ou en attendre et en attrapper quelqu'un. Celles-là, qui
estoient experimentées, et qui sçavoient toutes les ruses et les
adresses de la galanterie, enseignoient les jeunes innocentes que
leur malheur y avoit fait entrer, qui y faisoient un noviciat de
coqueterie, en mesme temps qu'on croyoit leur en faire faire un de
religion. En un mot, à leur égard il n'y avoit autre reforme que les
grilles, qui mettoient les corps en seureté; encore cela ne
regardoit pas celles qui avoient privilege de sortir deux ou trois
fois la semaine, sous pretexte de soliciter leurs procès. Douze
parloirs qu'il y avoit au couvent estoient plains tout le jour;
encore il les falloit retenir de bonne heure pour y avoir place,
comme on auroit fait les chaises au sermon d'un predicateur
episcopisant.

Javotte fit bien-tost sçavoir à son amant le lieu où on l'avoit
enfermée; il ne faut pas demander s'il s'y rendoit tous les jours.
Quand il sortoit, ses porteurs de chaise ne luy demandoient point de
quel costé il falloit tourner: de leur propre mouvement ils alloient
tousjours de ce costé-là. Jamais il ne trouva de lieu qui fut plus
selon ses souhaits pour prescher son amour tout à loisir: car il
avoit là cet avantage de parler à sa maistresse seul à seul, et tant
qu'il vouloit; au lieu que pendant que Javotte estoit dans le monde,
il ne la voyoit que hors de chez elle, et fort rarement dans des
compagnies où elle lui donnoit rendez-vous, et où ils estoient
perpétuellement interrompus par les changemens qui y arrivent
d'ordinaire. Il eût donc tout loisir pour la remercier de la
genereuse action qu'elle avoit faite en sa faveur, et pour rire de
la confusion qu'elle avoit fait à son malheureux et ridicule rival,
dont les discours et les moeurs leur fournirent la matiere d'un
assez long entretien. Il eut encore le temps de luy expliquer et
faire connoistre comment la passion qu'il avoit pour elle augmentoit
de jour en jour; et les témoignages qu'il luy en donna la
persuaderent si bien, que jamais il n'y eut deux personnes plus
unies. Quand il estoit obligé de la quitter, il lui laissoit des
livres qui entretenoient son esprit dans des pensées amoureuses, de
sorte que tout le temps qu'elle déroboit au parloir, elle le donnoit
à cette lecture agreable. Ainsi elle ne s'ennuyoit point du tout.
Quand sa mère l'alloit voir, elle estoit toute estonnée que le lieu
qu'elle croyoit luy avoir donné pour supplice et pour prison ne
l'avoit point du tout changée et ne luy donnoit point les sentimens
qu'elle desiroit. Cependant, apres que sept ou huit mois se furent
écoulez, et que Javotte eut leu tous les romans et les livres de
galenterie qui estoient en reputation (car elle commençoit à s'y
connoistre, et ne pouvoit souffrir les méchans, qui l'auroient
occupée à l'infiny), le chagrin et l'ennui s'emparerent de son
esprit, qui n'avoit plus à quoy s'attacher, et elle connût ce que
c'estoit que la closture et la perte de la liberté. Elle escrivit
dans cette pensée à ses parens pour les prier de la tirer de la
captivité. Ils y consentirent aussi-tost, à condition qu'elle
signeroit le contract de mariage avec l'advocat Bedout, qu'ils
croyoient encore estre à leur devotion; mais ils se trompoient en
leur calcul. Elle refusa de sortir à ces conditions, et, apres avoir
beaucoup de fois reïteré ses prieres, et mesme témoigné par quelque
espece de menaces le déplaisir qu'elle avoit d'estre enfermée, enfin
le desespoir, ou, pour n'en point mentir, la passion qu'elle avoit
pour Pancrace, la firent consentir aux propositions qu'il luy fit de
l'enlever.

Je ne tiens pas necessaire de vous rapporter icy par le menu tous
les sentimens passionnez qu'il estalla et toutes les raisons qu'il
allegua pour l'y faire resoudre, non plus que les honnestes
resistances qu'y fit Javotte, et les combats de l'amour et de
l'honneur qui se firent dans son esprit: car vous n'estes gueres
versez dans la lecture des romans, ou vous devez sçavoir 20 ou 30 de
ces entretiens par coeur, pour peu que vous ayez de memoire. Ils
sont si communs que j'ay veu des gens qui, pour marquer l'endroit où
ils en estoient d'une histoire, disoient: J'en suis au huictiesme
enlevement, au lieu de dire: J'en suis au huictiesme tome. Encore
n'y a-t-il que les autheurs bien discrets qui en fassent si peu, car
il y en a qui non seulement à chaque tome, à chaque livre, à chaque
episode ou historiette, ne manquent jamais d'en faire. Un plus grand
orateur ou poëte que moy, quelque inventif qu'il fust, ne vous
pourroit rien faire lire que vous n'eussiez veu cent fois. Vous en
verrez dont on fait seulement la proposition, et on y resiste; vous
en verrez d'autres qui sont de necessité, et on s'y resout. Je vous
y renvoye donc, si vous voulez prendre la peine d'y en chercher, et
je suis fasché, pour vostre soulagement, qu'on ne se soit point
advisé dans ces sortes de livres de faire des tables, comme en
beaucoup d'autres qui ne sont pas si gros et qui sont moins
feüilletez. Vous entrelarderez icy celuy que vous trouverez le plus
à vostre goust, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J'ay
pensé mesme de commander à l'imprimeur de laisser en cet endroit du
papier blanc, pour y transplanter plus commodement celuy que vous
auriez choisi, afin que vous pussiez l'y placer. Ce moyen auroit
satisfait toutes sortes de personnes: car il y en a tel qui trouvera
à redire que je passe des endroits si importans sans les
circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans ce combat de
passions qui en sont les plus beaux endroits, c'est la mesme chose
que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses
temples. Mais il y en aura tel autre qui, voulant faire plus de
diligence et battre bien du pays en peu de temps, n'en demandera que
l'abregé. C'estoit l'humeur de ce bon prestre qui s'étonnoit de ceux
qui se plaignoient qu'il falloit employer bien du temps à dire leur
breviaire: car, par simplicité, il disoit son office ponctuellement
comme il le trouvoit dans son livre, où il recitoit tout de suite
l'antienne, les versets, les leçons et les premiers mots de chaque
pseaume et de chaque hymne, avec l'etc. qui estoit au bout et le
chiffre du renvoy qu'on faisoit à la page où estoit le reste de
l'hymne ou du pseaume. Voilà le moyen d'expedier besogne, et il ne
mentoit pas quand il asseuroit qu'il y employoit moins d'un
quart-d'heure.

Pour revenir à mon sujet, je vous avoüeray franchement que, si je
n'ay pas escrit le combat de l'amour et de la vertu de Javotte,
c'est que je n'en ay point eu de memoires particuliers; il dépendra
de vous d'avoir bonne ou mauvaise opinion de sa conduite. Je
n'escris point icy une morale, mais seulement une histoire. Je ne
suis pas obligé de la justifier: elle ne m'a pas payé pour cela,
comme on paye les historiens qu'on veut avoir favorables. Tout ce
que j'en ay pû apprendre, c'est qu'elle fut facilement enlevée par
le moyen d'une échelle qu'on appliqua aux murs du jardin, qui
estoient fort bas: car ces bonnes religieuses avoient achepté depuis
peu d'un pauvre jardinier ce jardin, dont les murs n'avoient esté
faits que pour conserver ses choux, qui sont bien plus aisez à
garder que des filles. Si-tost que Pancrace eut ce precieux butin,
il l'emmena dans un chasteau sur la frontiere, où il avoit une
garnison qu'il commandoit; et de là il fit nargue aux commissaires
du Chastelet, qui se mirent vainement en peine de sçavoir ce que ce
couple d'amans estoit devenu; car, dès le lendemain, Vollichon,
apres avoir fait de grandes declamations sur le libertinage des
filles, et des regrets inutiles sur sa severité, n'eut autre remede
et consolation dans son malheur que de faire une plainte et
information pardevant un commissaire de ses intimes amis, lequel ne
laissa pas de la lui faire payer bien cherement, sous pretexte de ce
qu'ils font bourse commune; et le tout aboutit à un decret de prise
de corps contre six quidams vestus de gris et de verd, ayans plumes
à leur chapeau, l'un de poil blond, de grande stature, l'autre de
poil chastain, de mediocre grandeur, qui devoient estre indiquez par
la partie civile. Or, comme Vollichon n'estoit pas à cet enlevement,
et qu'il ne connoissoit point ces quidams, dont le chef estoit en
seureté, ce decret est demeuré depuis sans exécution. Que si je puis
avoir quelques nouvelles de la demoiselle et de son amant, je vous
promets, foy d'autheur, que je vous en ferai part.

Je reviens à Lucrece, que j'ai laissée dans un grand embarras, à
cause de la maladie qui commençoit à la presser. Pour mettre ordre à
ses affaires, elle fut quelque temps qu'elle ne parloit plus que
contre les vanitez du monde, et de la difficulté qu'il y avoit de
faire son salut dans les grandes compagnies; du peu de conscience et
de l'infidelité des hommes; des fourbes et des artifices qu'ils
employoient pour surprendre le beau sexe; et le tout neanmoins si
adroitement, qu'on ne pouvoit pas croire qu'elle en parlast comme
bien experimentée. Elle disoit que les promenades et les cadeaux,
qui ont de si grands charmes pour les filles, n'estoient bons que
pour un temps, lors qu'on estoit dans la plus grande jeunesse, et
qu'on n'avoit pas assez de fermeté d'esprit pour trouver de
meilleures occupations; pour elle, qu'elle en avoit assez tasté pour
en avoir du dégoust et pour n'aspirer plus qu'au bon-heur de la vie
solitaire. Elle ne hantoit que les églises et les confessionnaus;
elle estoit aussi affamée de directeurs qu'elle avoit esté autrefois
de galands; tout son entretien n'estoit que de scrupules sur la
conduite des moeurs, et des cas de conscience. Elle ne faisoit que
s'enquerir où il y avoit des predicateurs, des festes, des
confrairies et des indulgences. Ses romans estoient convertis en
livres spirituels; elle ne lisoit que des Soliloques et des
Meditations; enfin sa sainteté en estoit des-jà venuë aux
apparitions, et, pour peu qu'elle se fust accruë, elle fust arrivée
aux extases. Elle declama mesme (ô prodige) contre les mouches,
contre les rubans et contre les cheveux bouclez, et par modestie
elle devint tellement negligée, qu'elle ne s'habilloit presque plus.
Aussi auroit-elle eu bien de la peine à le faire, et ce fut fort à
propos pour elle que la mode vint de porter des escharpes et de fort
amples juste-au-corps, car ils sont merveilleusement propres à
reparer le deffaut des filles qui se font gaster la taille.

On ne parla plus dans le quartier que de la conversion de Lucrece,
quoy qu'elle y eust tousjours passé pour une personne d'honneur,
mais un peu trop enjoüée, et on ne douta plus qu'elle ne se deût
retirer bientost du monde. En effet, on ne fut pas trop surpris
quand un beau matin ou entendit dire qu'elle estoit entrée en
religion. Le hazard voulut que ce fut dans le mesme couvent où on
avoit mis en pension Javotte. Je ne crois pas neantmoins que ce
hazard serve de rien à l'histoire, ny fasse aucun bel evenement dans
la suite; mais, par une maudite coustume qui regne il y a long-temps
dans les romans, tous les personnages sont sujets à se rencontrer
inopinément dans les lieux les plus esloignez, quelque route qu'ils
puissent prendre, ou quelque differend dessein qu'ils puissent
avoir. Cela est tousjours bon à quelque chose, et espargne une
nouvelle description, quand on est exact à en faire de tous les
lieux dont on fait mention, ainsi que font les autheurs qui veulent
faire de gros volumes, et qui les enflent comme les bouchers font la
viande qu'ils apprestent. En tout cas, ces rencontres donnent
quelque liaison et connexité à l'ouvrage, qui sans cela seroit
souvent fort disloqué. La verité est que ces deux avanturieres de
galenterie firent grande amitié ensemble; que dès le premier jour,
elles furent l'une à l'autre cheres et fideles, et se conterent
reciproquement leurs avantures, mais non pas sincerement. Elles
n'eurent pas le loisir de la cultiver long-temps, car, apres que
Lucrece eut receu à la grille trois ou quatre visites de ses amies,
qui publierent dans le monde la verité de sa closture et de sa
reforme, elle en sortit secrettement sous pretexte de se trouver
mal, et ayant donné liberalement aux religieuses tout le premier
quartier de sa pension qu'elle avait advancée, pour n'avoir point de
démélé avec elles. La Touriere, qui loge au dehors, fut celle
qu'elle eut soin particulierement de gagner, par les presens qu'elle
luy fit, afin qu'elle dit à toutes les personnes qui la viendroient
demander qu'elle estoit tousjours enfermée dans le couvent. Elle
prit pour cela des pretextes assez specieux, comme de dire qu'elle
vouloit éviter l'importunité des visites[69] de beaucoup de
personnes qui l'empeschoient de bien vacquer à la pieté, et que
c'estoit pour les éviter qu'elle avoit abandonné le siecle. Elle
pria mesme, tant de bouche que par escrit, tous ses amis, de la
laisser en repos dans son cloistre, au lieu de luy venir estaller
des vanitez ausquelles elle avoit renoncé.

[Note 69: Les pensionnaires des cloîtres ne se contentoient pas
de recevoir des visites, elles en rendoient aussi. Le père Laguille
nous parle de celles que mademoiselle d'Aubigné faisoit à Scarron
lorsqu'elle étoit au couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques,
le même peut-être où Furetière met Lucrèce en retraite. (_Frag. des
Mém._ du P. Laguille, _Archives littéraires de l'Europe_, no
XXXV, p. 370.) On sait d'ailleurs combien ces retraites, qui, pour
les dames de la cour, se faisoient la plupart aux Carmélites de la
rue du Bouloi, avoient peu d'austérité. (V. _Lettres de Sévigné_, 15
oct. 1677 et 25 mai 1680.)]

Quand il est question de salut, il n'est rien si aisé que de faire
mentir des gens devots: la pauvre touriere, qui estoit simple, et
qui ne rafinoit pas assez pour songer que Lucrece pouvoit, en
demeurant dans son cloistre, se garantir de cet inconvenient, la
crut avec toute la facilité possible, et ne manqua pas de dire au
peu de gens qui venoient pour la voir, qu'on ne pouvoit pour lors
parler à elle; tantost elle estoit indisposée, tantost elle estoit
en retraite, tantost elle disoit son office, tantost elle estoit en
méditation. Comme personne n'avoit interest d'aprofondir la vérité
de la chose, on s'en retournoit sans se douter de rien. Au sortir de
là elle se mit en une autre sorte de retraite chez une sage-femme de
ses amies, dont elle connoissoit la discrétion, qui la fit deslivrer
fort secrettement, et qui se chargea de la nourriture de son fruit.
Enfin, apres deux mois et demy de pleine éclipse, Lucrece entra dans
une autre religion, mieux rentée et plus austère que la precedente.
Quand elle y eut esté quelques jours fort recluse, peu à peu elle
fit sçavoir à ses connoissances et à son voisinage le nouveau
monastere où elle s'estoit retirée; et pour pretexte de son
changement, elle alleguoit que dans l'autre elle s'estoit tousjours
mal portée, et qu'il falloit que l'air n'y fust pas bon. Quelquefois
elle adjoustoit fort dévotement qu'elle y avoit trouvé un peu trop
de licence; qu'elle n'approuvoit point que les parloirs fussent si
remplis de toutes sortes de gens; et elle confessoit mesme que
souvent elle s'estoit fait celer tout exprés, de peur d'y aller et
d'y voir tout ce desordre. C'est ce qui édifioit merveilleusement
tous ceux qui l'entendoient parler, et particulierement ceux qui
l'avoient connuë dans sa premiere mondanité. Elle prit mesme un
voile blanc, et quoy qu'elle ne fust là que comme pensionnaire,
neantmoins elle faisoit toutes les actions de religieuse, et un
certain essay de noviciat, qui estoit plus austère que celuy qui se
faisoit en effet dans l'année de probation[70]. Ces oeuvres de
surerogation et de devotion outrée la mirent en peu de temps en
telle reputation de vertu, que toutes les religieuses l'admiroient
au dedans, et les directeurs la publioient au dehors. Ce bruit vint
jusques aux oreilles de mademoiselle Laurence, qui hantoit
quelquefois dans ce couvent, à cause qu'une de ses amies y estoit
nouvellement professe. Apres qu'elle se fut bien instruite de la
qualité de cette nouvelle pensionnaire, elle crut que ce seroit bien
le fait de son cousin Bedout, qu'elle avoit dessein de marier à
quelque prix que ce fust. Depuis qu'il avoit si honteusement perdu
sa maistresse Javotte, elle l'avoit souvent entendu pester contre la
coquetterie des filles du siecle, puisque celle-là en avoit tant
fait paroistre, malgré la grande retenuë et la severe éducation de
sa jeunesse. De sorte qu'il avoit hautement juré qu'il n'épouseroit
jamais de fille, si ce n'estoit au sortir de quelque religion bien
reglée. Elle luy proposa ce nouvel exemple de vertu, qu'elle disoit
estre son vray fait, ce qu'il escouta volontiers. La seule
difficulté qu'ils trouverent, ce fut de sçavoir comme on pourrait
tirer Lucrece de ce couvent, et luy faire proposer une chose si
opposée à la vocation manifeste qu'elle avoit à la vie religieuse.
Laurence fit en sorte que, pour mieux instruire Bedout de son
merite, il luy tint compagnie quand elle vint voir la religieuse de
sa connoissance, qu'elle fit prier d'amener avec elle Lucrece à la
grille.

[Note 70: Autrement dit année d'épreuve ou de noviciat, qui
commençoit le jour de la prise d'habit.]

Là, Bedout n'estoit pas obligé à faire le galand; c'est ce qui
l'enhardit d'y aller. Mais il se contenta d'être auditeur, et il fut
ravy des belles moralitez qu'il y entendit debiter à Lucrece sur les
malheurs de cette vie transitoire et sur l'excellence de la
retraite, qui se terminerent à des prieres qu'elle fit à Dieu de luy
donner des forces pour soustenir les austeritez de la regle. Il
n'osa pas luy parler d'amour ny de mariage, car il n'en eust pas
mesme osé parler aux filles du siecle; cependant il auroit bien
voulu faire l'un et l'autre, car, outre que son esprit et sa beauté
estoient plus que suffisans pour luy donner dans la veuë, il estoit
tout a fait charmé de sa modestie et de sa vertu. Il pria sa
cousine, qui estoit adroite, de luy en faire parler, et elle ne
trouva point de meilleur moyen que de faire faire la chose par des
directeurs. Je ne sçay par quel artifice ny sous quel pretexte elle
les mit dans ses interests; tant y a qu'ils travaillerent fort
utilement selon ses souhaits. Ce ne fut pas neantmoins sans peine,
car Lucrece fit long-temps la sourde-oreille à ces propositions;
mais elle auroit eu grand regret qu'on ne les eust pas recommancées.
Elle faisoit quelquesfois semblant de craindre que ce ne fussent des
tentations que Dieu luy envoyoit pour éprouver si elle estoit ferme
en ses bons desseins; et puis feignant de se r'asseurer sur la
qualité de ceux qui luy en parloient, elle demandoit du temps pour
se mettre en prieres et obtenir de Dieu la grace de luy inspirer ce
qu'il vouloit faire d'elle. Quand elle parut à demy persuadée, elle
commença de se trouver mal, de demander quelquefois des dispenses
pour les jeusnes et pour l'office, et de paroistre trop delicate
pour la maniere de vivre de ce couvent. D'abord elle feignit de
vouloir passer à un ordre plus mitigé; enfin, elle se fit tellement
remonstrer qu'on pouvoit faire aussi bien son salut dans le monde,
en vivant bien avec son mary et en eslevant des enfans dans la
crainte de Dieu, qu'on la fit resoudre au mariage, avec la mesme
peine qu'un criminel se résoudrait à la mort.

Laurence en advertit aussitost son cousin, qui, ménageant
brusquement cette occasion, fut si aise d'avoir, à son advis,
suborné une religieuse, qu'il ne chicana point comme l'autrefois sur
les articles, et il s'enquit fort peu de son bien, se contentant
d'apprendre, par le bruit commun de la religion, qu'elle en avoit
beaucoup, ne croyant pas que des gens devots pussent mentir, ny
faire un jugement temeraire. D'avantage elle eut l'adresse de faire
acheter beaucoup de meubles necessaires pour un honeste ménage, dont
elle ne paya qu'un tiers comptant, car elle eut facilement credit du
surplus. C'est à quoy elle employa utilement les deux mille escus
qu'elle avoit receu de Nicodeme, qui parurent beaucoup davantage. Et
comme on a maintenant la sotte coustume de dépenser en meubles,
presens et frais de nopces la moitié de la dot d'une femme[71], et
quelquefois le tout, ce ne fut pas une legere amorce pour Bedout de
voir qu'il épargnoit toute cette dépense et ces frais. Ce qui luy
plaisoit sur tout, c'est qu'on le pria que l'affaire se fit sans
ceremonie; cela se pouvoit appeler pour luy la derniere faveur. Et
de peur de laisser prendre un mauvais air à sa maistresse, elle ne
sortit point du couvent que pour aller à l'eglise, et de là à la
maison de son mary, qui crut avoir la fleur de virginité la plus
asseurée qui fut jamais. Ainsi, on peut dire que cette fille adroite
avoit fait comme ces oyseleurs qui mettent un oyseau dans une cage,
sous un trebuchet, pour en attraper un autre[72], par ce que la
religion et la grille ne luy servirent que pour attraper un mary.
S'ils vescurent bien ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque
jour, si la mode vient d'écrire la vie des femmes mariées.

[Note 71: «L'utile et la louable pratique, dit La Bruyère, de
perdre en frais de noces le tiers de la dot qu'une femme apporte! de
commencer par s'appauvrir de concert par l'amas de choses
superflues, et de prendre déjà sur son fonds de quoi payer Gaultier
(marchand d'étoffes), les meubles et la toilette.» (_Les
Caractères_, de la Ville, § 18.)

    A peine est elle entrée en sa quinzième année;
    Il l'épouse, pourtant; la parole est donnée,
    Et déjà de ses biens le futur héritier
    S'attend d'en voir passer la moitié chez Gautier.

(_Satyre nouvelle sur les promenades de Paris, etc._, Paris, 1699,
in 8., p. 7.)]

[Note 72: Comparaison empruntée aux _Quinze joyes de mariage_.]

_Fin du premier livre._



LIVRE SECOND.


Si vous vous attendez, lecteur, que ce livre soit la suite du
premier, et qu'il y ait une connexité necessaire entr'eux, vous
estes pris pour duppe. Détrompez-vous de bonne heure, et sçachez que
cet enchainement d'intrigues les uns avec les autres est bien seant
à ces poëmes héroïques et fabuleux où l'on peut tailler et rogner à
sa fantaisie. Il est aisé de les farcir d'épisodes, et de les coudre
ensemble avec du fil de roman, suivant le caprice ou le genie de
celuy qui les invente. Mais il n'en est pas de mesme de ce
tres-veritable et tres-sincere recit, auquel je ne donne que la
forme, sans altérer aucunement la matière. Ce sont de petites
histoires et advantures arrivées en divers quartiers de la ville,
qui n'ont rien de commun ensemble, et que je tasche de rapprocher
les unes des autres autant qu'il m'est possible. Pour le soin de la
liaison, je le laisse à celuy qui reliera le livre. Prenez donc cela
pour des historiettes separées, si bon vous semble, et ne demandez
point que j'observe ny l'unité des temps ny des lieux, ny que je
fasse voir un héros dominant dans toute la piece. N'attendez pas non
plus que je reserve à marier tous mes personnages à la fin du livre,
où on void d'ordinaire celebrer autant de nopces qu'à un carnaval,
car il y en aura peut-estre quelques-uns qui, aprés avoir fait
l'amour, voudront vivre dans le célibat; d'autres se marieront
clandestinement, et sans que vous ny moy en sçachions rien. Je ne
m'oblige point encore à n'introduire que des amours sur la scene; il
y aura aussi des histoires de haine et de chicane, comme celle-cy
qui vous va estre racontée. Enfin, toutes les autres passions qui
agitent l'esprit bourgeois y pourront trouver leur place dans
l'occasion. Que si vous y vouliez rechercher cette grande regularité
que vous n'y trouverez pas, sçachez seulement que la faute ne seroit
pas dans l'ouvrage, mais dans le titre: ne l'appellez plus roman, et
il ne vous choquera point, en qualité de recit d'aventures
particulières. Le hazard plustost que le dessein y pourra faire
rencontrer des personnages dont on a cy-devant parlé. Témoin
Charroselles, qui se presente icy le premier à mon esprit, de
l'humeur duquel j'ay des-ja donné un petit échantillon, et dont j'ay
obmis expres de faire la description, pour la donner en ce lieu-cy.
Si vous en estes curieux, vous n'avez qu'à continuer de lire.


_Histoire de Charroselles[73], de Collantine et de Belastre_.

[Note 73: Les clefs, notamment celle de l'édit. de Nancy 1713,
in-12, page 193, nous disent que Charroselles n'est autre que
Charles Sorel, auteur de la _Science universelle_, du _Berger
extravagant_, de la _Bibliothèque françoise_, de _Francion_, etc.,
et il est en effet facile de voir que le nom de l'un est l'anagramme
de celui de l'autre. Toutefois, faute d'autres preuves, on doutoit
encore que l'intention de Furetière eût été de peindre aussi au vif
et presque en le nommant un homme qui vivoit encore lors de la
première édition du _Roman bourgeois_. Sorel ne mourut qu'en 1674.
Un passage d'une lettre de Gui Patin (25 novembre 1653) est venu
détruire ce doute pour nous. En comparant ce qu'il y est dit de Ch.
Sorel avec le portrait détaillé que Furetière fait de Charroselles,
nous avons acquis la preuve qu'il y a entre les deux identité
complète. Nous le ferons voir, du reste, en citant, au fur et à
mesure que les détails du portrait dessiné par Furetière se
présenteront, les phrases de Gui Patin qui correspondent et
établissent la ressemblance.--Une chose reste à connoître après
cela, c'est le motif de la haine qui envenime cette satire.
Furetière ne l'avoit pas toujours éprouvée contre Sorel, et
celui-ci, de son côté, ne semble s'être jamais montré hostile à
l'auteur du _Roman bourgeois_. En 1658, ayant à parler de Sorel dans
sa _Nouvelle allégorique_, _etc._, p. 38, Furetière s'étoit exprimé
sur lui en bons termes. A l'entendre alors, c'étoit un auteur
«d'excellents livres satiriques et comiques», qui, s'étant acquis
grand crédit dans l'empire des _Ironies_, «s'étoit rendu formidable
même aux quarante _barons_». Sorel, sensible à cette mention
flatteuse, avoit rendu la pareille à Furetière dans sa _Bibliothèque
françoise_, p. 172. Il avoit dit de cette _Nouvelle allégorique_,
_etc._, qu'il appelle _Relation des guerres de l'éloquence_,
«qu'elle contient une fort agréable description des différends de
divers auteurs du siècle, etc.». Il y avoit donc, on le voit, entre
Furetière et Sorel, échange de bons rapports et même d'éloges.
L'attaque contenue dans le _Roman bourgeois_ n'en dut être que plus
inattendue. Elle le fut pour tout le monde, sans doute, et
certainement pour Sorel tout le premier. Il s'y attendoit si peu,
que, travaillant à la 2e édition de sa _Bibliothèque françoise_
au moment où la mise en vente du _Roman bourgeois_ étoit annoncée,
il ne voulut pas perdre l'occasion d'en dire du bien préventivement,
et de se faire ainsi l'écho des éloges qu'en débitoient d'avance les
confidents de l'auteur. «Voilà, écrivoit-il, page 199, voilà qu'on
nous donne un livre appelé le _Roman bourgeois_, dont il y a déjà
quelque temps qu'on a ouy parler, et qui doit estre fort
divertissant, selon l'opinion de diverses personnes. Comme on croit
que cest ouvrage a toutes les bonnes qualités des livres comiques et
des burlesques tout ensemble, quand on l'aura veu, on le mettra avec
ceux de son genre, selon le rang que son mérite luy pourra
apporter.»--Le _Roman bourgeois_, qui est de la fin de 1666, parut
avant cette seconde édition de la _Bibliothèque françoise_, qui ne
porte que la date de 1667. Sorel fut ainsi à même de juger ce
qu'étoit le livre dont il avoit fait l'éloge sur parole; il put
surtout se reconnoître dans Charroselles, et il ne tint qu'à lui de
se venger aussitôt du portrait anagrammatique en substituant
quelques phrases amères à celles qu'il avoit d'abord écrites. Il
avoit trop d'esprit pour cela. Il ne changea rien à sa première
rédaction; il continua de déclarer qu'il n'avoit pas encore lu.
Comment prouver mieux qu'il ne s'étoit pas reconnu?]

Charroselles ne vouloit point passer pour autheur, quoy ce fust la
seule qualité qui le rendist recommandable, et qui l'eust fait
connoistre dans le monde. Je ne sçay si quelque remors de conscience
des fautes de sa jeunesse luy faisoit prendre ce nom à injure; tant
y a qu'il vouloit passer seulement pour gentilhomme[74], comme si
ces deux qualitez eussent esté incompatibles[75], encore qu'il n'y
eust pas plus de trente ans que son pere fust mort procureur[76]. Il
s'estoit advisé de se piquer de noblesse dés qu'il avoit eu le moyen
d'atteller deux haridelles à une espece de carrosse tousjours
poudreux et crotté. Ces deux Pegases (tel fut leur nom pendant
qu'ils servirent à un nourriçon du Parnasse) ne s'estoient point
enorgueillis, et n'avoient la teste plus haute ny la démarche plus
fiere que lors qu'ils labouroient les pleines fertiles
d'Aubervilliers. Leur maistre les traittoit aussi delicatement que
des enfans de bonne maison. Jamais il ne leur fit endurer le serain
ny ne leur donna trop de charge; il eust presque voulu en faire des
Bucephales, pour ne porter ou du moins ne traisner que leur
Alexandre. Car il estoit tousjours seul dans son carosse; ce n'est
pas qu'il n'aimast beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à
estre solitaire[77], et on le laissoit volontiers faire bande à
part. Quelque hardy que fust un homme à lui dire des injures, il
n'osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez estoit vindicatif
et prompt à payer. Cependant il fouroit son nez par tout, et il n'y
avoit gueres d'endroits dans Paris où il ne fust connu. Ce nez,
qu'on pouvoit à bon droit appeler son Eminence, et qui estoit
tousjours vestu de rouge, avoit esté fait en apparence pour un
colosse; neantmoins il avoit esté donné à un homme de taille assez
courte. Ce n'est pas que la nature eust rien fait perdre à ce petit
homme, car ce qu'elle luy avoit osté en hauteur, elle le lui avoit
rendu en grosseur, de sorte qu'on luy trouvoit assez de chair, mais
fort mal pestrie. Sa chevelure estoit la plus desagreable du monde,
et c'est sans doute de luy qu'un peintre poëtique, pour ébaucher le
portrait de sa teste, avoit dit:

    On y void de piquans cheveux,
    Devenus gras, forts et nerveux,
    Herisser sa teste pointuë,
    Qui tous meslez s'entraccordans,
    Font qu'un peigne en vain s'évertuë
    D'y mordre avec ses grosses dents.

[Note 74: C'etoit, en effet, un des foibles de Ch. Sorel. Ainsi,
comme le constate Niceron, il prit successivement les noms de de
Souvigny et de de l'Isle. Il signa même de ce dernier l'un de ses
ouvrages, _Des Talismans, ou figures peintes sous certaines
constellations_, Paris, 1636, in-8. On s'en moquoit dans le monde,
et surtout dans la société des auteurs, dont Furetière faisoit alors
partie, avec Boileau, Racine, La Fontaine et Molière. Il seroit même
probable que celui-ci pensoit à Ch. Sorel et à son dernier
pseudonyme nobiliaire quand il écrivit dans _l'Ecole des femmes_
(acte 1er, sc. 1re):

    Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre,
    Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,


    Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

La Monnoye, et d'après lui Niceron, sont en cela de notre avis,
contre l'opinion de l'abbé d'Aubignac, qui pensoit, chose
inadmissible, que Molière s'étoit ici moqué de son ami Thomas
Corneille. V. Niceron, _Mémoires pour servir à l'histoire des hommes
illustres_, t. 31, p 391.]

[Note 75: Elles passoient pour l'être en effet: «Dans le monde,
dit M. Meyer, _Commentaire sur les lettres persanes_, p. 122, il
étoit notoire qu'on dérogeoit au titre de noble en se faisant poète
ou homme de lettres.» On peut consulter à ce sujet les _Trois
traités de la noblesse_, de Thierriat (1606), au chapitre de la
_Dérogeance_, et lire un curieux article inséré sous ce titre: _Sur
un ancien préjugé_, dans _les Saisons du Parnasse_ (printemps 1806),
p. 218-220]

[Note 76: De même pour Charles Sorel: «Il est fils, dit Gui
Patin, d'un procureur en parlement»; puis il ajoute en vrai médecin:
«sa mère est morte hydropique, et son père d'une fièvre quarte, qui
est la plupart du temps fatale aux vieillards.»]

[Note 77: Pour tout ce qui suit, jusqu'à la description de la
taille rondelette et courte de Charroselles, il faut encore lire Gui
Patin, qui, en une phrase, fait le même portrait pour Charles Sorel:
«C'est, dit-il, un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui
regarde de près.»]

Aussi ne se peignoit-il jamais qu'avec ses doigts, et dans toutes
les compagnies c'estoit sa contenance ordinaire. Sa peau estoit
grenuë comme celle des maroquins, et sa couleur brune estoit
rechauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon
nombre. En general il avoit une vraye mine de satyre. La fente de sa
bouche estoit copieuse, et ses dents fort aiguës: belles
dispositions pour mordre. Il l'accompagnoit d'ordinaire d'un ris
badin, dont je ne sçay point la cause, si ce n'est qu'il vouloit
monstrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient
quelque chose de plus que d'estre à fleur de teste. Il y en a qui
ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des
fenestres pour decouvrir de plus loin, aussi la nature luy avoit mis
des yeux en dehors, pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses
voisins. Jamais il n'y eut un homme plus medisant ny plus envieux;
il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S'il eut esté du
conseil de la creation, nous n'aurions rien veu de tout ce que nous
voyons à present. C'estoit le plus grand reformateur en pis qui ait
jamais esté, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les
mettre mal. Il n'a point veu d'assemblée de gens illustres qu'il
n'ait tâché de la decrier; encore, pour mieux cacher son venin, il
faisoit semblant d'en faire l'eloge, lors qu'il en faisoit en effet
la censure, et il ressembloit à ces bestes dangereuses qui en
pensant flatter égratignent: car il ne pouvoit souffrir la gloire
des autres, et autant de choses qu'on mettoit au jour, c'estoient
autant de tourmens qu'on luy preparoit. Je laisse à penser si en
France, où il y a tant de beaux esprits, il estoit cruellement
bourrelé. Sa vanité naturelle s'estoit accruë par quelque reputation
qu'il avait euë en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui
avoient eu quelque debit. Ce fut là un grand malheur pour les
libraires; il y en eut plusieurs qui furent pris à ce piege, car,
apres qu'il eut quitté le stile qui estoit selon son genie pour
faire des ecrits plus serieux, il fit plusieurs volumes[78] qui
n'ont jamais esté leus que par son correcteur d'imprimerie. Ils ont
esté si funestes aux libraires qui s'en sont chargez, qu'il a des-ja
ruiné le Palais et la ruë S. Jacques, et, poussant plus haut son
ambition, il pretend encore ruiner le Puits-Certain[79]. Il donne à
tout le monde des catalogues des livres qu'il a tous prests à
imprimer, et il se vante d'avoir cinquante volumes manuscrits[80]
qu'il offre aux libraires qui se voudront charitablement ruiner pour
le public. Mais comme il n'en trouve point qui veüille sacrifier du
papier à sa réputation, il s'est advisé d'une invention
merveilleuse. Il fait exprés une satire contre quelque autheur ou
quelque ouvrage qui est en vogue, s'imaginant bien que la nouveauté
ou la malice de sa piéce en rendront le debit assuré; mais il ne la
donne point au libraire qu'il n'imprime pour le pardessus quelqu'un
de ses livres serieux. Avec ces belles qualitez, cet homme s'est
fait un bon nombre d'ennemis, dont il ne se soucie gueres, car il
hayt tout le genre humain; et personne n'est ingrat envers luy,
parce qu'on luy rend le reciproque. Que si c'estoit icy une histoire
fabuleuse, je serois bien en peine de sçavoir quelles avantures je
pourrois donner à ce personnage: car il ne fit jamais l'amour, et si
on pouvait aussi bien dire en françois faire la haine, je me
servirois de ce terme pour expliquer ce qu'il fit toute sa vie. Il
n'eut jamais de liaison avec personne que pour la rompre aussi-tost,
et celle qui luy dura le plus long-temps fut celle qu'il eut avec
une fille qu'il rencontra d'une humeur presque semblable à la
sienne. C'estoit la fille d'un sergent, conceuë dans le procés et
dans la chicane, et qui estoit née sous un astre si malheureux
qu'elle ne fit autre chose que plaider toute sa vie. Elle avoit une
haine generale pour toutes choses, excepté pour son interest. La
vanité mesme et le luxe des habits, si naturels au sexe, faisoient
une de ses aversions. Elle ne paroissoit gouluë sinon lors qu'elle
mangeoit aux dépens d'autruy; et la chasteté qu'elle possedoit au
souverain degré estoit une vertu forcée, car elle n'avoit jamais pû
estre d'accord avec personne. Toute sa concupiscence n'avoit pour
objet que le bien d'autruy, encore n'envyoit-elle, à proprement
parler, que le litigieux, car elle eust joüy avec moins de plaisir
de celuy qui luy auroit esté donné que de celuy qu'elle auroit
conquis de vive force et à la pointe de la plume. Elle regardoit
avec un oeil d'envie ces gros procès qui font suer les laquais des
conseillers qui les vont mettre sur le bureau, et elle accostoit
quelquefois les pauvres parties qui les suivoyent, pour leur
demander s'ils estoient à vendre; comme les maquignons en usent à
l'egard des chevaux qu'on meine à l'abreuvoir.

[Note 78: «Ce M. Sorel a fait beaucoup de livres françois, et,
entre autres, _Francion, le Berger extravagant_, _l'Ophir de
Chrysanthe_, _l'Histoire de France_, et une _Philosophie
universelle_.» (Gui Patin)]

[Note 79: C'est ainsi qu'on désignoit le quartier des libraires
groupés au haut du mont Saint-Hilaire, à l'embranchement des rues
des Sept-Voies et des Carmes, tout près du clos Bruneau et de ses
écoles. Le Puits-Certain étoit un puits banal, construit vers 1660,
au carrefour de la rue Saint-Jean-de-Beauvais et de la rue
Saint-Hilaire (qui en avoit même pris le nom pendant quelque temps),
par Robert Certain, curé de Saint-Hilaire, et, plus tard, principal
du collège de Sainte-Barbe, (Piguniol, _Descript. hist. de Paris_,
t. 6, p. 20.)--Les libraires avoient surtout afflué dans ce quartier
depuis que, par arrêt du 1er avril 1620, ordre avoit été donné «à
tous imprimeurs de se retirer au dessus de Saint-Yves (rue des
Noyers), avec défense de tenir imprimerie et presse en tout autre
lieu, sur peine de la vie.» (_Registres du Parlement_, à sa date.)]

[Note 80: Furetière exagère ici. Gui Patin dit seulement: «Il a
encore plus de vingt volumes à faire, et voudroit bien que tout cela
fût fait avant de mourir; mais il ne peut venir à bout des
imprimeurs.»]

Cette fille estoit seiche et maigre du soucy de sa mauvaise fortune,
et pour seconde cause de son chagrin elle avoit la bonne fortune des
autres; car tout son plaisir n'estoit qu'à troubler le repos
d'autruy, et elle avoit moins de joye du bien qui luy arrivoit que
du mal qu'elle faisoit. Sa taille menuë et déchargée luy donnoit une
grande facilité de marcher, dont elle avoit bon besoin pour ses
solicitations, car elle faisoit tous les jours autant de chemin
qu'un semonneur d'enterremens[81]. Sa diligence et son activité
estoient merveilleuses: elle estoit plus matinale que l'aurore, et
ne craignoit non plus de marcher de nuit que le loup-garou. Son
adresse à cajoller des clercs et à courtiser les maistres estoit
aussi extraordinaire, aussi bien que sa patience à souffrir leurs
rebuffades et leurs mauvaises humeurs; toutes qualitez necessaires à
perfectionner une personne qui veut faire le mestier de plaider. Je
ne puis me tenir de raconter quelques traits de sa jeunesse, qui
donnerent de belles esperances de ce qu'elle a esté depuis. Sa mere,
pendant sa grossesse, songea qu'elle accouchoit d'une harpie, et
mesme il parut sur son visage qu'elle tenoit quelque chose d'un tel
monstre. Quand elle estoit au maillot, au lieu qu'on donne aux
autres enfans un hochet pour les amuser, elle prenoit plaisir à se
joüer avec l'escritoire de son pere, et elle mettoit le bout de la
casse sur ses gencives pour adoucir le mal des dents qui
commençoient à luy percer. Quand elle fut un peu plus grande, elle
faisoit des poupées avec des sacs de vieux papiers, disant que la
corde en estoit la lisiere, et l'etiquette la bavette ou le tablier.
Au lieu que les autres filles apprennent à filer, elle apprit à
faire des tirets, qui est, pour ainsi dire, filer le parchemin pour
attacher des papiers et des etiquettes. Ce merveilleux genie qu'elle
avoit pour la chicane parut sur tout à l'escole lors qu'on l'y
envoya, car elle n'eut pas si-tost appris à lire ses sept Pseaumes,
quoy qu'ils fussent moulez, que des exploits et des contracts bien
griffonnez.

[Note 81: Celui qui annonçoit les morts et qui portoit les
billets d'enterrement. Le mot _semonneur_ vient du vieux verbe
_semondre_, signifiant avertir, inviter, qu'on trouve encore employé
dans _l'Étourdi_ (act. 2, sc. 6), mais qui, selon Regnier Desmarais,
n'étoit plus d'usage de son temps qu'à l'infinitif (_Grammaire_,
etc., Paris, 1706, p. 479).--Le _semonneur d'enterrements_
s'appeloit aussi _crieur de corps morts_ (Tallem., _Histor._,
in-8o, t. 4, p. 345). C'est d'un de ces hommes et de leurs
attributions funèbres que parle la Lisette du _Légataire_ (act. 4,
sc. 8), quand elle dit:

    ..... Le crieur a voulu malgré moi
    Faire entrer avec lui l'attirail d'un convoi.
]

Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l'âge le
fleau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu'un
procureur de seigneurie l'est des villageois, je luy laisseray
passer une partie de sa vie sans en raconter les memorables
chicanes, qui ne font rien à nostre sujet, jusques au jour qu'elle
connut nostre censeur heroïque. Cette connoissance se fit au palais,
aussi luy auroit-il esté bien difficile de la faire ailleurs, et
cela comme elle estoit dans un Greffe pour solliciter quelque
expedition. Charroselles s'y trouva aussi pour solliciter un procés
contre son libraire, sur une saisie d'un de ses livres où il avoit
satirisé quelqu'un qui en vouloit empescher le debit[82]. Il n'y a
rien de plus naturel à des plaideurs que de se couter leurs procés
les uns aux autres. Ils font facilement connoissance ensemble, et ne
manquent point de matiere pour fournir à la conversation.

[Note 82: Peut-être s'agit-il du roman de _Francion_, dans
lequel en effet, selon Tallemant, Sorel avoit _satirisé_, sous le
nom d'Hortensius, Balzac, qui étoit d'humeur assez vindicative pour
chercher, comme il est dit ici, à arrêter le débit du livre
(_Historiettes_, in-8o, t. 3, p. 155). D'un autre côté, _le
Berger extravagant_, cette grande parodie des romans à la mode, où
Sorel se moque à chaque ligne de l'_Endymion_ de Gombauld; du
_Polexandre_, de la _Caritie_, de l'_Alcidiane_, de la _Cythérée_ de
Gomberville; de la _Cassandre_, de la Calprenede; du _Cyrus_ et de
la _Clélie_, mais surtout de l'_Astrée_, avoit pu lui attirer aussi,
de la part des auteurs, tous très puissants, les représailles
judiciaires dont il est ici question.]

Collantine (c'estoit le nom de la demoiselle chicaneuse) d'abord luy
demanda à qui il en vouloit; Charroselles la satisfit aussi-tost, et
luy deduisit au long son procès. Quand il eut finy, pour luy rendre
la pareille, il luy demanda qui estoit sa partie. Ma partie
(dit-elle, faisant un grand cry), vrayement j'en ai un bon nombre.
Comment (reprit-il)! plaidez-vous contre une communauté, ou contre
plusieurs personnes interessées en une mesme affaire? Nenny dea
(repliqua Collantine); c'est que j'ay toutes sortes de procés, et
contre toutes sortes de personnes. Il est vray que celuy pour qui je
viens maintenant icy contient une belle question de droit, et qui
merite bien d'estre escoutée. Je n'ai acheté ce procès que cent
escus, et si j'en ai des-ja retiré prés de mille francs. Ces
dernieres paroles furent entenduës par un gentil-homme gascon, qui
se trouva aussi dans le greffe. Il lui dit avec un grand jurement:
Comment, vous donnez cent escus pour un procés! j'en ay deux que je
vous veux donner pour rien. Cela ne sera pas de refus (dit la
demoiselle); je vous promets de les poursuivre; il y aura bien du
malheur si je n'en tire quelque chose. Et, pour donner plus
d'authorité à son dire, elle luy voulut raconter quelqu'un de ses
exploits. Or, c'estoit assez le faire que de continuer le discours
qu'elle avoit commencé avant cette interruption. Il n'étoit gueres
advancé quand le greffier sortit du greffe, apres lequel ce gascon
courrut brusquement sans dire adieu. Elle auroit bien fait la mesme
chose, si ce n'estoit qu'elle avoit l'esprit trop attaché à son
recit. Aussi elle n'accusa point le gascon pour cela d'incivilité,
car c'est l'usage du palais qu'on quitte souvent ainsi les premiers
complimens et les conversations où on est le plus engagé.
Charroselles eust aussi voulu suivre le greffier, mais Collantine le
retint par son manteau pour continuer le recit de son procés, dont
le sujet estoit assez plaisant, mais la longueur un peu ennuyeuse.
Si j'estois de ces gens qui se nourrissent de romans, c'est à dire
qui vivent des livres qu'ils vendent, j'aurois icy une belle
occasion de grossir ce volume et de tromper un marchand qui
l'acheteroit à la fueille. Comme je n'ay pas ce dessein, je veux
passer sous silence cette conversation, et vous dire seulement que
l'homme le plus complaisant ne presta jamais une plus longue
audiance que fit Charroselles; et, comme il croyoit en estre quitte,
il fut tout estonné que la demoiselle se servit de la fin de ce
procés pour faire une telle transition. Mais celuy-là n'est rien (ce
dit-elle) au prix d'un autre que j'ay à l'edit[83], sur une belle
question de coustume, que je vous veux reciter, afin de sçavoir
vostre sentiment; je l'ay des-ja consultée à trois advocats, dont le
premier m'a dit oüy, l'autre m'a dit non et le troisiéme il faut
voir. Je me suis quelquefois mieux trouvée d'une consultation faite
à un homme d'esprit et de bon sens (comme vous me paroissez) qu'à
tous ces grands citeurs de code et d'indigeste. Cette petite
flatterie dont il se sentit chatoüiller l'obligea de prester encore
une semblable audience; il trepignoit souvent des pieds, il faisoit
beaucoup d'interruptions; mais tout ainsi qu'un edifice au milieu de
la riviere, apres en avoir divisé le cours, la fait aller avec plus
d'impétuosité, de mesme ces interruptions ne faisoient qu'augmenter
la violence du torrent des paroles de Collantine. Elle poussa son
affaire et la patience de son auditeur à bout, et négligea mesme à
la fin d'écouter l'advis qu'elle luy avoit demandé, pour se servir
de la même fleur de rethorique dont elle s'estoit servie l'autre
fois, et passer, sans estre interrompuë, au recit d'une autre
affaire. Mais une puissance superieure y pourvût, car la nuit vint,
et fort obscure, de sorte qu'à son grand regret elle brisa là, et
promit de conter le reste la premiere fois qu'elle auroit l'honneur
de le voir. A son geste et à son regard parut assez son
mécontentement; sans doute que, dans son ame, elle dit plusieurs
fois: _O nuit, jalouse nuit_[84]! et qu'elle fit contre elle des
imprécations aussi fortes qu'un amant en fait contre l'aurore qui
vient arracher sa maîtresse d'entre ses bras. Ses plaisirs donc se
terminerent par cette necessaire separation; ils ne laisserent pas
de se faire quelques complimens, et de se promettre des services et
des sollicitations reciproques en leurs affaires. Collantine, la
plus ardente, fut la premiere à demander à Charroselles un placet
pour donner à son rapporteur, auprés duquel elle disoit avoir une
forte recommandation. Il lui en donna un avec joie, et luy offrit de
luy rendre un pareil office s'il en trouvoit l'occasion. Elle la
prit aux cheveux, et, tirant de sa poche une grosse liasse de
placets differens, avec une liste generale des chambres du
parlement, elle luy dit: Regardez si vous ne connoissez personne de
ces messieurs. Il luy demanda en quelle chambre elle avoit affaire.
Elle luy repondit: Il n'importe, car j'ay des procés en toutes.
Charroselles prit la liste et l'examina à la lueur de la chandelle
d'un marchand de la galerie. Il en remarqua deux qu'il dit estre de
ses intimes amis, et qu'il gouvernoit absolument; il en remarqua
deux ou trois autres qu'il dit estre gouvernez par des gens de sa
connoissance, et il ne manqua pas de se servir des termes ordinaires
dont se servent ceux qui promettent de recommander des affaires: Je
vous donnerai celuy-cy, je vous donnerai cet autre, et le tout avec
la mesme asseurance que s'ils avoient les voix et les suffrages de
ces messieurs dans leurs poches. Il prit donc de ces placets pour en
donner et en faire tenir; cependant il ne fit ny l'un ny l'autre,
comme font plusieurs qui s'en chargent et qui s'en servent seulement
à fournir leur garderobbe, ce qui est un pur larcin qu'ils font à
celles des conseillers. Pour Charroselles, il estoit excusable d'en
user ainsi, car il ne vouloit pas rompre le veu qu'il avoit fait de
ne faire jamais de bien à personne.

[Note 83: Les chambres de l'édit, qu'on nommoit ainsi parce-que
c'étoit une juridiction crée par l'édit de Nantes, se composoient
moitié de magistrats catholiques, moitié de protestants. On y
jugeoit les causes de ceux-ci. Dès avant la révocation de l'édit,
elles n'existoient plus. Louis XIV les supprima en 1670. Le
Coigneux, père de Bachaumont, étoit président à l'édit. (Tallemant,
_Historiettes_, édit. in-8o, t. 3, p. 107.)]

[Note 84: C'est la fameuse chanson de Desportes, «qui, dit M.
Sainte-Beuve, confirmé d'ailleurs par ce passage de Furetière, se
chantoit encore sous la minorité de Louis XIV.»

    O nuit! jalouse nuit, contre moi conjurée,
    Qui renflammes le ciel de nouvelle clairté,
    T'ai-je donc aujourd'hui tant de fois désirée
    Pour être si contraire à ma félicité?

(_OEuvrez de Desportes_, Rouen, Raphaël du Petit-Val, 1611, p.
518.)

Regnier, dans sa 10e satire (v. 406), fait aussi allusion à cette
chanson célèbre. Desportes l'avoit imitée du capitolo VII des
poésies diverses de l'Arioste: _O ne miei danni_, qui avoit déjà
inspiré à Olivier de Magny (1559) la _Description d'une nuit
amoureuse_ (V. ses Odes), et qui devoit donner encore à Gille Durant
l'idée de ses stances: _O nuit! heureuse nuit!_]

Collantine ne fut pas encore satisfaite de ces offres si courtoises,
car, en continuant dans le style ordinaire des plaideurs, qui vont
rechercher des habitudes auprés des juges dans une longue suite de
generations et jusqu'au dixième degré de parenté et d'alliance, elle
demanda à Charroselles s'il ne luy pourroit point donner quelques
adresses pour avoir de l'accés auprès de quelques autres
conseillers. Il reprit donc la liste, et en trouva beaucoup où il
luy pourroit donner satisfaction, et entr'autres, luy en marquant un
avec son ongle, il luy dit: Je connais assez le secrétaire du
secrétaire de celuy-là; je puis par son moyen faire recommander
vostre procés au maistre secrétaire, et par le maistre secretaire à
monsieur le conseiller. Ce n'est pas (répondit-elle) la pire
habitude qu'on y puisse avoir. Il luy dit encore, en lui en marquant
un autre: Ma belle-soeur a tenu un enfant du fils aîné de la
nourrice de celuy-là, chez lequel elle est cuisiniere; je puis luy
faire tenir un placet par cette voye. Cela ne sera pas à négliger
(reprit Collantine); il arrive assez souvent que nous nous laissons
gouverner par nos valets plus puissamment que par des parents ou des
personnes de qualité. Mais, à propos, ne connoistrez vous point
quelque chasseur, car j'ay affaire à un homme qui aime grandement la
chasse; de chasseur à chasseur il n'y a que la main: si j'en sçavois
quelqu'un, je le prirois de luy en parler quand il seroit avec luy à
la campagne. Je craindrois (luy dit Charroselles, qui vouloit faire
le bel esprit), une telle sollicitation, et qu'on ne lui en parlast
qu'en courant et à travers les champs. C'est tout un (repliqua la
chicaneuse); cela fait tousjours quelque impression sur l'esprit;
et, avec la mesme importunité, elle luy en designa un autre de la
faveur duquel elle avoit besoin. Pour celuy-là (luy dit-il), c'est
un homme fort devot; si vous connoissez quelqu'un aux Carmes
deschaussez, vostre affaire est dans le sac; car on m'a dit qu'il y
a un des peres de ce couvent qui en fait tout ce qu'il veut; je ne
sçay pas son nom, mais ces bons peres font volontiers les uns pour
les autres. Helas (reprit Collantine avec un grand soûpir)! je n'y
ai connoissance quelconque; toutefois, attendez: je connois un
religieux recollet de la province de Lyon, à qui j'ay oüy dire, ce
me semble, qu'il avoit un cadet qui estoit de ce couvent; il
trouvera quelqu'un de cet ordre ou d'un autre, il n'importe, qui
fera mon affaire.

Là dessus Charroselles luy voulut dire adieu, mais elle le suivit en
le costoyant; et en luy nommant un nouveau conseiller, elle luy
demanda la mesme grace qu'il lui avoit faite auparavant. Pour
celuy-cy (luy dit-il), c'est un homme qui passe pour galant; il est
fort civil au sexe, et vous estes asseurée d'une favorable audiance,
si vous l'allez voir avec quelque personne qui soit bien faite. Ha
(reprit-elle)! je sçay une demoiselle suivante qu'on avoit prise
dernierement pour quester à nostre parroisse à cause de sa beauté.
Je la prieray de m'y mener, et je ne crois pas qu'elle me refuse,
car elle a tenu ces jours-cy un enfant sur les fonds avec le clerc
d'un procureur qui occupe pour moy en quelques instances.
Charroselles luy dit un second adieu; mais elle l'arresta encore en
lui disant: Je ne vous veux plus nommer que celuy-cy; dites-moi si
vous ne connoissez point quelques uns de ses amis. J'en connois
quantité qui le sont beaucoup (luy dit-il). Hé! de grace, comment
s'appellent ils (lui répondit-elle avec une grande émotion)? Ils
s'appellent Loüis (répliqua-t-il). On dit que quand ils vont en
compagnie le prier de quelque chose, ils l'obtiennent aisément. Vous
estes un rieur (repartit nostre importune); je ne voudrois pas trop
me fier à ce qu'on en dit: on fait beaucoup de médisance sans
fondement, et il n'y a point de si bon juge que la partie qui a
perdu sa cause n'accuse d'avoir esté corrompu par argent ou par
amis; cependant cela n'est presque jamais vray.

Cette raillerie servit utilement Charroselles, car il ne se fust
jamais autrement sauvé des mains et des questions de cette fille.
Ils se separerent enfin, non sans protestation de se revoir, et ils
s'en allerent chacun de son costé chercher son logis à tastons, et
en pas de loup-garou, chose qui arrive souvent aux plaideurs.
Charroselles, retournant chez luy fort fatigué, se mit à table avec
sa soeur et son beau frere, qui estoit médecin, chez lequel il
s'estoit mis en pension[85], et il leur raconta une partie des
avantures de cette journée, et des discours qu'il avoit tenus avec
une fille si extraordinaire. Ils admirerent ensemble le naturel des
plaideurs, et demeurerent d'accord qu'il faut estre bien chery du
ciel pour estre exempt de tomber dans ces deux sottises, generales à
tous ceux de ce mestier, d'estre si aspres à chercher des
connoissances pour donner des placets à des juges, et d'estre si
importuns à raconter leurs affaires, et à les consulter à tous les
gens qu'ils rencontrent. Pour moy, dit Lambertin (c'estoit le nom du
beau-frere), j'admire que l'on cherche avec tant d'empressement des
sollicitations, puis qu'elles servent si peu, et je ne m'estonne
point aussi qu'on en fasse si peu de cas, puisqu'elles viennent de
connoissances si esloignées. Adjoustez (dit Charroselles) que la
pluspart donnent des placets fort froidement, et si fort par maniere
d'acquit, que j'aimerois presque autant voir distribuer sur le
Pont-Neuf de ces billets qui annoncent la science et le logis d'un
operateur[86]. Pour les donneurs de factums (reprit Lambertin), je
leur pardonnerois plus volontiers; car, comme ils contiennent une
instruction de l'affaire, cela peut estre utile à quelque chose;
mais le malheur est que ces messieurs en reçoivent tant que, s'ils
vouloient les lire tous, il faudroit qu'ils ne fissent autre chose
toute leur vie; de sorte que leur destin le plus ordinaire est
d'accompagner les placets à la garderobbe. En cela (dit
Charroselles) consiste quelquefois leur fortune; car, s'il arrive
que Monsieur ait le ventre dur, il peut s'amuser à les lire pendant
qu'il est en travail, et je tiens que, de mesme qu'un amant seroit
ravi de sçavoir l'heure du berger, aussi un plaideur seroit heureux
s'il sçavoit l'heure du constipé. Il faut confesser (reprit
Lambertin) que tous ceux qui cherchent les voyes d'instruire leurs
juges, par quelque façon que ce soit, sont excusables; mais les
autres ne le sont pas qui vont importuner une personne estrangere
d'un recit long et fascheux d'un procés où ils n'ont aucun interest.
Et il arrive qu'à la fin l'auditeur n'y peut rien comprendre, non
seulement parce que souvent l'affaire est trop embroüillée, mais
aussi parce que le plaideur en taist beaucoup de circonstances
necessaires pour la faire entendre; et comme il en a l'idée remplie,
il croit que les autres en sont aussi bien instruits que luy. Le pis
est encore que les avis qu'il demande ne peuvent servir de rien:
car, s'il parle à des ignorans, ils ne peuvent donner aucune
resolution qui soit pertinente; et si c'est à des sçavans, ils
veulent voir les pieces et les procedures pour faire une bonne et
seure consultation. Cependant, ce ne sont pas seulement les
plaideurs qui ont cette manie; tous ceux qui frequentent avec eux en
sont encore entachez, et ne peuvent se deffendre de tomber en mesme
faute. J'en fis ces derniers jours une assez plaisante experience,
dont je vous veux reciter briefvement l'avanture.

[Note 85: Ceci regarde encore Charles Sorel: «Il n'est point
marié, dit Gui Patin, et demeure avec une sienne soeur, femme de M.
Parmentier, avocat général.»--Furetière dit médecin; c'est tout ce
qu'il change à la vérité.]

[Note 86: Nous n'avons vu aucun de ces billets-réclames, mais
nous nous faisons une idée de leur style par ce que nous savons des
tableaux établis comme enseignes par ces mêmes opérateurs.
«Carmeline, lit-on dans le _Cherræana_ (p. 142), qui étoit un fameux
arracheur de dents, et qui en remettoit d'autres en leur place;
avoit fait mettre à côté de son portrait, exposé en vue sur la
fenêtre de sa chambre qui regarde le cheval de bronze, le mot de
Virgile sur le rameau d'or du 6e livre de l'_Enéide_,

    Uno avulso, non deficit alter,

et l'application est heureuse.»]

Un homme de robbe, m'ayant témoigné qu'il vouloit lier une estroite
amitié avec moy, m'avoit invité puissamment de l'aller voir. Je luy
fis ma premiere visite un dimanche, sur les dix heures du matin.
Si-tost qu'il sceut ma venue, il me fit prier de l'attendre dans une
salle, tandis qu'il recevoit dans une autre la sollicitation d'un de
ses amis de qualité. Apres une heure entiere il me vint faire un
accueil tres-civil, et, pour premier compliment, il me témoigna le
déplaisir qu'il avoit de m'avoir tant fait attendre. Il me dit pour
s'excuser qu'il estoit engagé avec une personne de condition, qui
luy venoit recommander une affaire qui estoit de grande discussion,
et où il y avoit les plus belles questions du monde, et là dessus il
commença à m'en deduire le fait et à m'en expliquer toutes les
circonstances avec les mesmes particularitez qu'il venoit
d'apprendre de la partie. Ce recit dura une autre heure, au bout de
laquelle midy sonna, et comme il n'avoit pas esté à la messe, il
nous fallut separer brusquement sans autre entretien. Je vous laisse
à penser quel fruit et quelle satisfaction nous avons receu l'un et
l'autre de cette visite, et s'il n'étoit pas plaisant de luy voir
commettre la mesme faute qu'il avoit dessein de reprendre et de
blâmer.

Lambertin et Charroselles s'entretenoient ainsi pendant le soupper;
et comme la matiere de railler les plaideurs est assez ample, cette
conversation auroit esté poussée fort loin si, au milieu de la plus
grande chaleur, elle n'eust esté interrompue par un grand bruit de
cinq petits enfans, qui, estant au bout de la table rangez comme les
tuyaux d'un sifflet de chaudronnier, vinrent crier de toute leur
force: _Laus Deo_, _pax vivis_, et firent un piaillement semblable à
celuy des cannes ou des oysons qu'on effarouche. Chacun fit silence
et joignit les mains, puis la mere prit le plus petit des enfans sur
ses genoux pour l'amignotter. Lambertin, accostant sa teste sur son
fauteüil, se mit à ronfler; Charroselles, homme d'estude, monta en
son cabinet, où la premiere chose qu'il fit, ce fut son examen de
conscience de bons mots, ainsi qu'il avoit accoustumé. C'est à dire
qu'il faisoit un recueil où il mettoit par escrit tous les beaux
traits et toutes les choses remarquables qu'il avoit oüyes pendant
le jour dans les compagnies où il s'estoit rencontré. Apres cela il
en faisoit bien son profit, car par fois il se les attribuoit et en
compiloit des ouvrages entiers; par fois il les alloit debiter
ailleurs comme venant de son crû. Ce qui luy arriva cette journée
fut une grande recolte pour luy, car sans doute il en couchera
l'histoire dans le premier livre qui sortira de sa plume, et bien
plus amplement que je ne la raconte icy. Ce ne sera que la faute des
libraires si vous ne la voyez pas.

Dés les premiers jours suivans, il ne manqua pas d'aller voir
Collantine, comme il alloit voir toutes les autres filles et femmes
de la Ville. La grande sympathie qu'ils avoient à faire du mal à
leur prochain, chacun en son genre, fit qu'ils lierent ensemble une
grande....... N'attendez pas que je vous dise amitié ou
intelligence; mais familiarité, tant qu'il vous plaira.

Lors de sa premiere visite, et immediatement apres le premier
compliment, Charroselles la voulut regaler de son bel esprit, et luy
monstrer le catalogue de ses ouvrages. Mais Collantine
l'interrompit, et luy fit voir auparavant tous les étiquettes de ses
procés. Apres cela il se mit en devoir de luy lire une satyre contre
la chicane, où il décrivoit le malheur des plaideurs. Mais
auparavant, elle lui leut un advertissement dressé contre un faux
noble qu'elle avoit fait assigner à la Cour des aydes sur ce qu'il
avoit pris la qualité d'escuyer[87]. Comme il vid qu'il ne pouvoit
obtenir longue audience, il luy voulust monstrer un sonnet qu'il lui
dit estre un chef-d'oeuvre de poësie. Ha! pour des chef-d'oeuvres
(dit-elle), je vous veux lire un exploit en retrait lignager aussi
bien dressé qu'on en puisse voir. Il crut estre plus heureux en lui
annonçant de petites stances, où il disoit qu'un amant faisoit à sa
maistresse sa déclaration. Pour des déclarations (interrompit-elle
encore), j'en ay une de dépens si bien dressée, que de trois cens
articles, il n'y en a pas un de rayé ni de croisé. Au lieu de se
rebuter, il la pria instamment d'oüir la lecture d'une epistre. Elle
répondit aussi tost qu'elle n'entendoit point le latin: car elle ne
croyoit pas, en effet, qu'il y eust d'autres epistres que celles qui
se lisent devant l'Evangile. Charroselles, pour s'expliquer mieux,
luy dit que c'estoit une lettre. Quant aux lettres (luy répondit
Collantine), j'en ai de toutes les façons, et je vous en veux
monstrer en forme de requeste civile obtenues contre treize arrests
tous contradictoires. Quand il vid qu'il estoit impossible qu'il
fust escouté, il tira un livret imprimé de sa poche, contenant une
petite nouvelle[88], qu'il lui donna, à la charge qu'elle la liroit
le soir. Elle ne parut point ingrate, et aussitost elle luy donna un
gros factum à pareille condition. Enfin, je ne sçay si ce fut encore
la nuit ou quelque autre interruption qui les separa; tant y a
qu'ils se quitterent fort satisfaits, comme je crois, de s'estre
fait enrager l'un l'autre.

[Note 87: A partir de 1661, on inquiéta les usurpateurs de
noblesse. (Subligny, _Muse dauphine_, in-12, p. 235.) La Fontaine
fut condamné, en 1662, à 2,000 fr. d'amende pour avoir pris indûment
le titre d'écuyer. (V. son _Histoire_, par Walckenaër, 1re édit.,
p. 341.) Boileau fut aussi poursuivi, mais il gagna son procès,
(_Lettre à Brossette_, 9 mai 1699.)]

[Note 88: On a de Ch. Sorel des _Nouvelles françoises_, 1683,
in-8o.]

Comme il ne manquoit à Charroselles aucune de toutes les mauvaises
qualitez, il avoit sans doute beaucoup d'opiniastreté. Il
s'opiniastra donc à vouloir faire entendre à Collantine quelqu'un de
ses ouvrages, et s'estant trouvé malheureux cette journée, il voulut
jouer d'un stratagème. Il s'advisa donc un jour de la prendre à
l'impourveu pour la mener à la promenade hors la Ville, raisonnant
ainsi en luy-mesme que, quand il lui liroit quelqu'une de ses
pieces, elle ne pourroit pas l'interrompre pour luy faire voir
d'autres papiers, parce qu'elle ne les auroit pas alors sous sa
main. Mais helas! que les raisonnemens des hommes sont foibles et
trompeurs! Comme il la tenoit en pleine campagne, ignorante de son
dessein, et sans qu'elle eut songé à prendre aucunes armes
deffensives, il se mit en devoir de luy lire un episode de certain
roman qui contenoit (disoit-il) une histoire fort intriguée.
Vrayement (dit Collantine), il faut qu'elle le soit beaucoup si elle
l'est d'avantage que celle d'un procés que j'ay; et en disant cela,
elle tira de dessous la juppe sa coppie d'un procès-verbal,
contenant 55 roolles de grand papier bien minuttez. Je vous le veux
lire devant que je le rende à mon procureur, qui le doit signifier
demain; je l'ay pris exprès sur moy pour le luy laisser à mon
retour; un bel esprit comme vous en fera bien son profit, car il y a
de la matiere pour en faire un roman.

Puisque la loy de nature est telle qu'il faut que le plus foible
cede au plus fort, il fallut que l'episode cedast au procès verbal,
de mesme qu'un pygmée à un geant. Charroselles fut donc resduit à
l'escouter, ou plustost à la laisser lire, et cependant il faisoit
en lui mesme cette reflection: Ne suis-je pas bien malheureux
d'avoir pris tant de peine à composer de beaux ouvrages, et estre
reduit non seulement à ne les pouvoir faire voir au public, puisque
ces maudits libraires ne les veulent pas imprimer, mais mesme à ne
trouver personne qui ait la complaisance de les ouïr lire en
particulier? Il faudra que je fasse enfin comme ces amans infortunez
qui recitent leurs avantures à des bois et à des rochers, et que
j'imite l'exemple du venerable Béde, qui preschoit à un tas de
pierres. Encore si je ne souffrois ce rebut que par ces critiques
qui ne trouvent rien à leur goust que ce qu'ils ont fait, je
l'endurerois plus patiemment; mais qu'il le faille aussi souffrir
d'une personne vulgaire, qui ne seroit pas capable de voir les
defauts de mes ouvrages, supposé qu'il y en eust, et dont je ne
devrais attendre que des applaudissemens, c'est ce qui est capable
de pousser à bout ma patience.

Cependant Collantine lisoit, et souvent interrompoit la triste
resverie de nostre Autheur inconsolable, et en le poussant du coude,
luy disoit: N'admirez-vous point que j'ay un procureur qui verbalise
bien? Vous verrez tantost le dire d'un intervenant qui n'est rien en
comparaison. Elle demandoit aussi de fois à autre ce qu'il luy en
sembloit, et luy, qui estoit de serment de ne rien loüer, et qui eut
esté excusable de ne se point parjurer en cette occasion, luy dit en
langue de pedant, dont il tenoit un peu: Je ne trouve rien là, _nisi
verba et voces_. Et estant enquis de l'explication de ces mots, il
dit qu'il ne trouvoit rien de mieux baptisé qu'un procés verbal,
car, en effet, il ne contient que des paroles.

Collantine eut plutost le gosier sec qu'elle ne fut lasse de lire,
et cette alteration, aussi bien que la chaleur qu'il faisoit,
obligerent ce peu galand homme à luy offrir un petit doit de
collation, et pour cet effet ils descendirent à la Pissote[89]. Le
couvert ne fut pas sitost mis sur la table, que la demoiselle,
souspesant le pain dans ses mains, se mit à crier contre l'hoste
qu'il n'estoit pas du poids de l'ordonnance, et qu'elle y feroit
bien mettre la police. Cette querelle, jointe au mauvais ordre que
le meneur y avoit donné, qui estoit d'ailleurs fort oeconome, leur
fit faire un tres-mauvais repas, et qui se pouvoit bien appeler
gouster, en prenant ce mot dans sa plus estroite signification.

[Note 89: C'étoit un fameux cabaret des environs de Vincennes.
Le hameau auquel il attenoit en a gardé long-temps le nom.]

Le pis fut quand ce vint à conter. Charroselles contestoit avec
l'hoste sur chaque article, et faisoit assez grand bruit, lorsque
Collantine y accourut, disant qu'elle vouloit estre receuë partie
intervenante en ce procés. Elle prit elle-mesme les jettons, chicana
sur chaque article, et rogna mesme de ceux qui avoient esté des-ja
alloüez. Sur tout elle ne vouloit pas qu'on payast le pain qu'à
raison de dix sols la douzaine, asseurant que l'hoste l'avoit à ce
prix du boulanger, et que c'estoit assez pour luy d'y gagner le
troiziéme. Cependant, l'hoste estant ferme à son mot, elle voulut
envoyer querir un officier de justice pour consigner entre ses mains
le prix de l'escot, et s'opposer à la délivrance des deniers, avec
assignation pour en voir faire la taxe. Elle disoit hautement que ce
n'estoit pas pour la somme, mais qu'il ne falloit pas accoustumer
ces rançonneurs de gens à leur donner tout ce qu'ils demandoient;
excuse ordinaire des avares, qui protestent tousjours de ne pas
contester pour la consequence de l'argent, mais qui neantmoins ne
contesteroient point s'il n'en falloit point donner. Enfin la
liberalité forcée de Charroselles les tira de cet embarras; au grand
regret de Collantine d'avoir manqué une occasion d'avoir un procés,
asseurant tout haut que, si c'eust esté son affaire, l'hoste en eust
esté mauvais marchand; qu'il luy en eust cousté bon; et elle se
consola neantmoins, sur la menace qu'elle luy fit d'y envoyer un
commissaire, pour le faire condamner à l'amende à la police.

Nostre pauvre autheur, qui n'avoit pas eu mesme de la loüange pour
son argent, chercha plusieurs autres occasions, dans les visites
qu'il rendit à Collantine, de luy faire quelque lecture; mais elle
estoit tousjours en garde de ce costé-là. Ce n'est pas qu'elle eust
de l'aversion pour ses ouvrages, mais c'est qu'elle avoit tant
d'autres papiers à lire, où elle prenoit plus de goust, qu'elle
n'avoit de loisir que pour ceux qui flattoient sa passion. Un jour
entr'autres, qu'il avoit fait plusieurs tentatives inutiles, il se
mit tellement en colere contre elle, qu'il estoit presque resolu de
la lier, et de luy mettre un baillon dans la bouche pour avoir sa
revanche, et la prescher tout à loisir, quand voicy qu'il survient
une nouvelle occasion de procés.

Je ne sçay sur quel point de conversation ils estoient, quand la
demoiselle luy dit: A propos, j'ay une priere à vous faire:
faites-moy le plaisir de me prester une chose que vous trouverez
dans l'estude de feu monsieur vostre pere. Quoy (dit Charroselles),
avez-vous besoin de livres de guerre ou de chevalerie? J'ai les
fortifications d'Errart[90], de Fritat, de de Ville[91], et de
Marolois[92]; j'ay les livres de machines de Jean Baptiste Porta[93]
et de Salomon de Caux[94], les livres de Pluvivel[95] et de la
Colombiere[96]; voulant faire croire par là que son pere estoit un
grand homme de guerre.

[Note 90: On a de J. Errart, le premier ingénieur françois qui
ait écrit sur cette matière: _La fortification démonstrée et
réduicte en art_, 1594, in fol.--Une autre édition en fut donnée à
Cologne en 1604.]

[Note 91: Son traité, imprimé a Lyon en 1628, a pour titre: _Les
fortifications du chevalier A. De Ville_.]

[Note 92: Samuel Marolois, de qui l'on a aussi des travaux sur
la perspective et sur l'optique, a laissé: _Artis muniendi, sive
fortificat, pars prima et secunda_, Amst., 1633, in-fol.--Son nom ne
se trouve dans aucune biographie.]

[Note 93: Furetière parle ici de quelques uns des nombreux
ouvrages du fameux physicien napolitain: _Pneumaticorum libri III_,
Naples, 1601, in-4o; _De distilationibus_, Rome, 1608, in-4o;
etc.]

[Note 94: C'est du fameux ouvrage de l'ingénieur normand, _La
raison des forces mouvantes_, _etc._, 1615, in-fol., dans lequel se
trouve la première idée de la machine à vapeur, que Furetière veut
parler ici. Cette mention seule suffiroit à prouver que les travaux
de Salomon de Caus ne furent pas aussi dédaignés de son temps qu'on
l'a prétendu. On pouvoit n'en pas comprendre la portée, mais on les
lisoit, et, ce passage-ci en est la preuve, on les citoit parmi les
meilleurs.]

[Note 95: Il étoit sous-gouverneur du Dauphin (Louis XIII), et
son maître pour les exercices du corps. On lui doit le _Manége
royal_, Paris, 1615, in-fol., réimprimé sous le titre d'_Instruction
du Roy en l'exercice de monter à cheval_, Paris, 1625, in-fol.]

[Note 96: On a du sieur de la Colombière: _Le vray théâtre
d'honneur et de chevalerie_, 1 vol. in-4o, et plusieurs autres
ouvrages.]

Ce n'est point cela (luy dit-elle); je n'ay affaire que d'un papier.
Ha (repliqua-t'il), il en avoit que tres-curieux: il avoit toutes
les pieces qui ont esté faites durant la Ligue et contre le
gouvernement: le Divorce Satirique[97], la Ruelle mal-assortie[98],
la Confession de Sancy, et plusieurs autres. Ce n'est point encore
cela (repartit Collantine); c'est qu'en un procés que j'ay, je
voudrois bien produire un arrest qui a esté rendu en cas pareil.
J'ay entendu dire qu'il y en a eu un rendu sur une espece semblable,
en une instance où feu monsieur vostre pere estoit procureur; on luy
aura peut-estre laissé les sacs; je vous prie de prendre ce memoire
et de le faire chercher, ou à tout le moins de m'en dire le datte.
Dites-vous cela (reprit Charroselles) pour me faire injure? Ne
sçavez-vous pas que je suis gentilhomme? j'ay quatre-vingt mille
livres de bien, un carosse entretenu, deux laquais, valet de
chambre, et apres cela vous me faites ce tort de me croire fils d'un
procureur. Quand il seroit ainsi (luy répondit Collantine), je ne
vous ferois pas grand tort, car j'estime autant et plus un procureur
qu'un gentilhomme. J'en sçais cent raisons, et sur tout une qui est
decisive, pour faire voir l'avantage que l'un a sur l'autre: c'est
qu'il n'y a point de gentilhomme, tant puissant soit-il, qui ait pû
ruiner le plus chetif procureur; et il n'y a point de si chetif
procureur qui n'ait ruiné plusieurs riches gentilhommes. Et sans luy
donner le loisir de l'interrompre, elle qui sçavoit admirablement
son palais, pour luy monstrer qu'elle ne parloit point en l'air, luy
dit le nom et la demeure de celuy qui estoit subrogé à la pratique
de son pere, luy nomma l'huissier qu'il employoit à faire ses
significations, le commis du greffe qui mettoit ses arrests en
peau[99], la buvette où il alloit déjeuner, les clercs qui avoiest
esté dans son estude, enfin tant de choses que Charroselles,
convaincu de cette verité et confus de ce reproche, n'eut autre
recours pour s'en sauver qu'à son impudence, et à luy soustenir
hautement que tout cela estoit faux. Collantine en infera
aussi-tost: J'ay donc menty! et en mesme temps il y eut souflets et
coups de poing respectivement donnez. Elle fut la premiere à
souffleter et à crier: Au meurtre! on m'assassine! et quoy qu'elle
fust la moins battuë, c'estoit elle qui se plaignoit le plus haut.
Pour le pauvre Charroselles, il n'estoit que sur la deffensive; et
quoy que ce ne fust pas le respect du sexe qui le reteint (car il
n'en avoit ny pour sexe, ny pour âge), neantmoins l'avantage
n'estoit pas de son costé, car il n'estoit accoutumé qu'à mordre, et
non point à souffleter ny à battre. Le plus plaisant fut que, parmy
les voisins qui arriverent au secours, se trouva fortuitement le
frere de Collantine, qui avoit hérité de l'office de sergent
qu'avoit son pere. Quoy qu'il eust beaucoup d'affection pour elle,
il se donna bien de garde de separer ces combatans, qui
s'embrassoient fort peu amoureusement; mais, disant aux assistans
qu'il les prenoit à tesmoins, il escrivit cependant à la haste une
requeste de plainte, et tant plus il les voyoit battre, tant mieux
il rolloit. Le mal-heureux autheur fut donc obligé de s'enfuir, car
tout le voisinage accouru se rua sur sa fripperie et le mit en aussi
pitoyable estat qu'un oyson sans plume. Le sergent envoya querir
vistement la justice ordinaire du lieu, dont sa soeur le querella
fort, luy disant qu'il se meslast de ses affaires; qu'elle sçavoit
assez bien, Dieu mercy, les destours de la pratique pour ruiner sa
partie de fonds en comble; en un mot, qu'elle vouloit avoir la
gloire toute seule de commencer et de pousser à bout ce procez.

[Note 97: C'est le plus sanglant libelle qui ait été écrit
contre la reine Marguerite, première femme _divorcée_ de Henri IV.
«Dans ce libelle, dit M. Bazin, où il ne faut chercher ni fidélité
historique, ni talent de style, mais qui ne manque pas d'une
certaine verve ordurière, l'auteur feint qu'il s'est élevé quelque
blâme contre la dissolution du premier mariage de Henri IV, et il
place dans la bouche du roi lui-même le récit scandaleux des faits
qui ont rendu cette séparation nécessaire, ou qui, depuis, l'ont
trop justifiée. Nous croyons qu'on ne s'est pas mépris en attribuant
cet écrit à d'Aubigné. Un voyage qu'il fit à la cour, vers l'époque
où l'on voit que ce pamphlet fut composé (1608), pourroit bien lui
en avoir fourni l'occasion. Au reste, de lui ou d'un autre, il sent
évidemment son huguenot hargneux, sorte de gens que Marguerite avoit
toujours trouvés sans respect et sans pitié pour elle. Le _Divorce
satirique_ ne fut pas alors imprimé, mais il s'en fit des copies,
qui coururent les châteaux des gentilshommes réformés, et, en 1662
seulement, les presses de Hollande le donnèrent à la suite du
_Journal de Henri III_, ce qui étoit parfaitement sa place.» (Art.
sur Marguerite de Valois, _Rev. de Paris_, 5 mars 1843, p.
25-26.)--On voit que Furetière a raison de ranger _le Divorce
satirique_ parmi les pièces rares et curieuses. Ajoutons qu'on ne
l'attribue pas seulement à d'Aubigné, mais à Louise-Marguerite de
Lorraine, princesse de Conti, fille du duc de Guise. (Dreux du
Radier, _Tablettes historiques... des rois de France_, t. 1, p.
11.)]

[Note 98: Pièce encore plus rare que la précédente. Tallemant
l'attribue à la reine Marguerite elle-même. «On a, dit-il, une pièce
d'elle, qu'elle a intitulée _la Ruelle mal assortie_, où l'on peut
voir quel étoit son style de galanterie.» Elle est si peu connue,
que M. Moumerqué mit en note, à propos de ce passage de Tallemant:
«Cette pièce ne paroît pas avoir été imprimée.» (_Historiettes_,
2e édit., t. 1er, p. 163.) C'étoit une erreur: M. Paulin Paris
a retrouvé _la Ruelle mal assortie_ à la page 96 du _Nouveau recueil
de pièces les plus agréables de ce temps, en suite des jeux de
l'inconnu_, Paris, chez Nicolas de Sercy, 1644, et il a consigné sa
découverte dans une note de la nouvelle édition qu'il donne des
_Historiettes_, t. 1er, p. 151-152. Le plus curieux pour nous,
c'est que le recueil où _la Ruelle_ se trouve ainsi avoit été
justement publié par Charles Sorel, prototype du Charroselles, en
possession de qui Furetière, non sans intention, nous montre la
curieuse pièce. Une réimpression à petit nombre de _la Ruelle mal
assortie_ se prépare à la libraire d'Aug. Aubry.]

[Note 99: On disoit autrefois peau pour parchemin. «Tous les
arrêts, lit-on dans le _Dictionnaire de Furetière_, s'expédient en
peau.--Il y a une vingtaine de greffiers en peau.»]

Le bailly venu, elle fit faire en moins de rien de gros volumes
d'informations, et on connut alors le dire d'un autheur espagnol
trés-véritable, qu'il n'y a rien qui croisse tant et en si peu
d'heure, qu'un crime sous la plume d'un greffier. Elle obtint
bientost un décret de prise de corps, et parce qu'elle n'avoit point
de veritables blessures, elle se frotta les bras avec un peu de mine
de plomb; en suite elle se fit mettre quelques emplastres par un
chirurgien et obtint un rapport de plusieurs échinoses (c'est à dire
esgratignures). Ce grand mot donna lieu à deux sentences de
provision de 80 livres parisis chacune. Charroselles, qui ne sçavoit
autre chicane que celle qui luy servoit à invectiver contre les
autheurs, fut si embarassé que, pour éviter la prison, il fut obligé
de se cacher quelques jours en une maison de campagne d'un de ses
amis. Là, toute sa consolation fut de décharger sa colère sur du
papier et de se servir des outils de sa profession. Il se mit à
faire une satyre contre Collantine, et sa bile mesme s'épandit sur
tout le sexe. Il chercha dans ses lieux communs tout ce qui avoit
esté dit contre les femmes. Il n'oublia pas le passage de Salomon,
qui dit que de mille hommes il en avoit trouvé un de bon, et de
toutes les femmes pas une. En suite il fit un catalogue de toutes
les méchantes femmes de l'antiquité, et les compara à sa partie
adverse, qu'il chargea seule de tous leurs crimes. Il la dépeignit
cent fois plus horrible que Megere, qu'Alecto, ny que Tusiphone.
Mais tandis qu'il estoit dans sa plus grande fureur d'invectiver, il
se souvint que tout ce qu'il escrivoit seroit peut-estre perdu,
parce que les libraires ne voudroient pas imprimer cet ouvrage,
comme beaucoup d'autres qu'ils luy avoient rebutez. C'est pourquoy
il resolut, pour ne plus travailler inutilement, de sonder à
l'advenir leur volonté devant que de commencer un ouvrage. En cela
il vouloit imiter ce qu'avoient fait autrefois la Serre et autres
autheurs gagistes des libraires, qui mangeoient leur bled en herbe,
c'est à dire qui traitoient avec eux d'un livre dont ils n'avoient
fait que le titre. Ils s'en faisoient advancer le prix[100], puis
ils l'alloient manger dans un cabaret[101], et là ils le composoient
au courant de la plume. Encore arrivoit-il souvent que les libraires
estoient obligez de les aller dégager de la taverne ou hostellerie,
où ils avoient fait de la dépence au delà de l'argent qu'ils leur
avoient promis.

[Note 100: G. Gueret, dans son _Parnasse réformé_, Paris, 1671,
in-12, p. 43-44, fait ainsi parler ce même La Serre: «Y a-t-il
d'autre marque de la bonté d'un ouvrage que le profit qu'en tire
l'auteur? Pourvu qu'il soit payé de son patron et du libraire aussi
avantageusement que je l'ay toujours été, n'est-ce pas une hérésie
que de douter de son mérite?... J'ay mieux aimé que mes ouvrages me
fissent vivre que de faire vivre mes ouvrages.... Je n'ai cherché
que l'expédition. J'ay laissé aux autres le soin de bien écrire, et
je n'ay pris pour moi que celuy d'écrire beaucoup.»]

[Note 101: La Serre s'acquoquina si bien au cabaret qu'il finit
par y prendre femme. «Il épousa... (en 1648), dit Tallemant, une
jolie personne, fille d'un cabaretier d'Auxerre. Ils s'attraperent
l'un l'autre.» (_Historiettes_, 1re édit., t. 5, p. 28.)--Si le
projet de libre échange émis par Hortensius, au liv. 11 de
_Francion_, eût été exécuté, les poëtes de ce temps-là y eussent
bien trouvé leur compte: «Qui n'aura pas d'argent, porte une stance
au tavernier, il aura demy-septier; chopine pour un sonnet, pinte
pour une ode, etc.;--quarte pour un poëme et ainsi des autres
pièces.» (_La vraye histoire comique de Francion_, etc, par M. De
Moulinet (Sorel), Rouen, 1663, in-8o, p. 615.)--Cette manière de
composer au cabaret étoit encore de tradition littéraire au
XVIIIe siècle. L'abbé Prevost ne faisoit pas autrement. «La
feuille d'impression lui étoit payée un louis, dit M. A. Firmin
Didot; nous possédons des traités signés au cabaret, au coin de la
rue de la Huchette, suivant l'usage du temps.» (_Encyclop. moderne_,
Paris, 1851, in-8o, t. 26 (art. _Tygographie_), p. 835, note.]

Il escrivit donc à tous ceux qu'il connoissoit; il leur manda son
dessein et leur envoya un plan ou un eschantillon de son ouvrage,
pour sçavoir d'eux s'ils le voudraient imprimer. Mais comme ces
libraires estoient dégoustez de tous ses écrits par les mauvais
succès qu'avoient eu ses livres precedens, ils luy manderent tout à
plat qu'ils n'imprimeroient rien de luy qu'il ne les eut dédommagez
des pertes qu'il leur avoit fait souffrir, ce qui le mit en une
telle colère, qu'il eust déchiré le livre qu'il composoit, sans la
tendresse paternelle qu'il avoit pour luy. Neantmoins cela luy fit
abandonner ce dessein. Toutesfois la rage où il estoit contre
Collantine n'estant pas satisfaite, il voulut faire du moins quelque
petite pièce contre elle, qu'il pust faire courir en manuscrit chez
les gens qui la connoissoient. Mais parce que la prose ne se peut
pas resserrer dans des bornes estroites, il fut contraint de tascher
à faire des vers. Cependant, il avoit une estrange aversion pour la
poësie[102], et quelque effort qu'il eust pû faire, de sa vie il
n'avoit pû assembler deux rimes. Enfin sa passion vint à un si haut
point, qu'elle se tourna en fureur poëtique, et comme autrefois le
fils de Croesus, qui avoit esté tousjours muët, se desnoüa la langue
par un grand effort qu'il fit pour avertir son père qu'on le vouloit
tuer, de mesme Charroselles, outré de colère contre Collantine,
malgre la haine qu'il avoit pour les vers, fit contr'elle cette
Epigramme.

[Note 102: Charles Sorel, bien qu'il ait cherché à faire tout ce
qui concernoit son etat d'auteur, n'a pas laissé en effet un seul
vers.]

Épigramme.

    Pilier mobile du Palais,
    Ame aux procés abandonnée,
    C'est dommage, tant tu t'y plais,
    Que Normande tu ne sois née.
    Je m'attends qu'un de ces matins
    Ton humeur chicaneuse plaide
    Contre le ciel et les destins,
    Qui t'ont fait si gueuse et si laide.

Quoy que cette epigramme ne fust pas bonne, elle estoit du moins
passable pour un homme qui foisoit son coup d'essay. Il l'envoya à
tous ses amis, mais bien luy en prit qu'elle ne vint point à la
connoissance de Collantine: car elle n'auroit pas manqué d'en faire
informer et de l'appeler libelle diffamatoire. Il se crut donc par
là bien vangé (poètiquement s'entend), car chacun se vange à sa
maniere, un autheur par des vers, un noble à coups de main, un
praticien en faisant couster de l'argent. Quelque temps après,
Charroselles, par je ne sçay quel bonheur, fit connoissance avec un
procureur du Chastelet, excellent dans son mestier et digne
antagoniste de Collantine et de son frère le sergent, quand il les
auroit eu tous deux à combattre. Cettuy-cy pour luy préparer une
autre vengeance à sa maniere, le fit adresser à un commissaire qui
luy fit répondre et antidater une requeste du jour que la querelle
estoit arrivée, chose qui se fait sans scrupule, à cause que cela
ameine de la pratique aux officiers royaux, par la prevention qu'ils
ont sur les subalternes. Il fit entendre pour témoins deux de ses
laquais, dont il fit déguiser les noms et la qualité, les ayant
produit sous un autre habit; il eut mesme, je ne sçay comment, un
rapport de chirurgie tel quel (car ses blessures dont il avoit eu
bon nombre estoient gueries). Avec cela il obtint de sa part un
pareil decret, et deux sentences de provision, qui furent données
deux fois plus fortes que celles de la justice ordinaire, par une
jalousie de jurisdiction: en telle sorte que le sergent, qu'il fit
comprendre dans le décret aussi bien que sa soeur, fut obligé pour
quelque temps d'aller, comme disent les bonnes gens, à Cachan. Le
remede fut d'obtenir un arrest portant deffences aux parties
d'executer ce decret et de faire des procedures ailleurs qu'en la
cour, les provisions compensées, le surplus payé, c'est le stile
ordinaire. Et en vertu de ce surplus, le pauvre sergent, quelque
temps après, lors qu'ils ne s'en doutoit en aucune sorte, fut
constitué injurieusement prisonnier par un de ses confreres, qui
pour peu d'argent se chargea volontiers de cette contrainte contre
luy. La cause fut mise au roolle, et après avoir esté long-temps
sollicitée et bien plaidée, les parties furent mises hors de cour et
de procès sans aucune reparation, dommages interests, ny dépends.
Ainsi, qui avoit esté battu demeura battu, et tous les grands frais
que les parties avoient fait de part et d'autre furent à chacune
pour son compte.

Or, lecteur, vous devez sçavoir qu'il estoit escrit dans les livres
des Destinées, ou du moins dans la teste opiniastre de Collantine,
qui ne changeoit guère moins; qu'elle ne seroit jamais mariée à
personne qu'il ne l'eust vaincuë en procés, de mesme qu'autrefois
Atalante ne vouloit se donner à aucun amant qu'il ne l'eust vaincuë
à la course. De sorte que cet heureux succés de Charroselles luy
servit au lieu de luy nuire; et quoy qu'en effet il ne l'eust pas
surmontée entierement, du moins il luy avoit fait perdre ses
avantages, comme il arrivoit en ces anciens combats de chevaliers
qui se terminoient après un témoignage reciproque de valeur, sans la
deffaite entière de leur ennemy. De manière qu'on ne vit point icy
arriver ce qui suit ordinairement les procés, car cela ne servit
qu'à les réjoindre plus estroitement, et à leur donner une estime
reciproque l'un pour l'autre. Sur tout Collantine, qui se croyoit
invincible en ce genre de combat, admiroit le heros qui luy avoit
tenu teste, et commença de le trouver digne d'elle. Mais voicy
cependant un rival, ou plustost un autre plaideur qui se jette à la
traverse.

Je ne sçaurois obmettre la description d'une personne si
extraordinaire. C'estoit un homme qui, par les ressorts de la
Providence inconnus aux hommes, avoit obtenu une charge importante
de judicature. Et pour vous faire connoistre sa capacité, sçachez
qu'il estoit né en Perigort, cadet d'une maison qui estoit noble, à
ce qu'il disoit, mais qui pouvoit bien estre appellée une noblesse
de paille, puisqu'elle estoit renfermée sous une chaumiere. La
pauvreté plustost que le courage l'avoit fait devenir soldat dans un
régiment, et la fortune enfin l'avoit poussé jusqu'à l'avoir rendu
cavalier, quand elle le ramena à Paris. Du moins ceux qui estoient
bons naturalistes appelloient cheval la beste sur laquelle il estoit
monté; mais ceux qui ne regardoient que sa taille, son port et sa
vivacité, ne la prenoient que pour un baudet. Il fut vendu vingt
escus à un jardinier dés le premier jour de marché, et bien luy en
prit, car il auroit fait pis que Saturne, qui mange ses propres
enfans: il se seroit consommé luy-mesme. Le laquais qui suivoit ce
cheval (il faut me resoudre à l'appeller ainsi) estoit proportionné
à sa taille et à son merite. Il estoit Pigmée et barbu, sçavant à
donner des nazardes, et à ficher des épingles dans les fesses; en un
mot, assez malicieux pour meriter d'estre page, s'il eut esté noble,
supposé qu'on cherche tousjours de la noblesse dans ces messieurs.
Pour bonnes qualitez, il avoit celle d'encherir sur ceux qui
jeusnent au pain et à l'eau, car il avoit appris à jeusner à l'eau
et à la chastagne. Aussi cela luy estoit-il necessaire pour vivre
avec un tel maistre, puisque, pour peu qu'il eust esté goulu, il
l'eust mangé jusqu'aux os; encore n'auroit-il pas fait grande chere,
ce pauvre homme et sa bource estant deux choses fort maigres. Si ce
proverbe est veritable, tel maistre tel valet, vous pouvez juger
(mon cher lecteur, qu'il y a, ce me semble, long-temps que je n'ay
apostrophé) quel sera le maistre dont vous attendez sans doute que
je vous fasse le portrait. Je vous en donneray du moins une
esbauche. Il estoit aussi laid qu'on le puisse souhaiter, si tant
est qu'on fasse des souhaits pour la laideur; mais je ne suis pas le
premier qui parle ainsi. Il avoit la bouche de fort grande estenduë,
témoignant de vouloir parler de prés à ses aureilles, qui estoient
aussi de grande taille, témoins asseurez de son bel esprit. Ses
dents estoient posées alternativement sur ses gencives, comme les
creneaux sur les murs d'un chasteau. Sa langue estoit grosse et
seiche comme une langue de boeuf; encore pouvoit elle passer pour
fumée, car elle essuyoit tous les jours la vapeur de six pippes de
tabac. Il avoit les yeux petits et battus, quoy qu'ils fussent fort
enfoncez, et vivans dans une grande retraite; le nez fort camus, le
front eminent, les cheveux noirs et gras, la barbe rousse et seiche.
Pour le peu qu'il avoit de cou, ce n'est pas la peine d'en parler;
une espaule commandoit à l'autre comme une montagne à une colline,
et sa taille estoit aussi courte que son intelligence. En un mot, sa
physionomie avoit toute sorte de mauvaises qualitez, horsmis qu'elle
n'estoit point menteuse. On le pouvoit bien appeller vaillant depuis
les pieds jusqu'à la teste, car sa valeur paroissoit en ses
machoires et en ses talons. Mais l'infortune l'avoit tellement
tallonné à l'armée, qu'apres vingt campagnes il n'avoit pas encore
gagné autant que valoit sa legitime (l'on ne sçauroit rien dire de
moins), et il estoit obligé de venir chercher sa subsistance à
Paris, qui estoit son meilleur quartier d'hyver.

Quant à son esprit, il estoit tout à fait digne de son corps; et
quoy qu'il n'ait bien paru que lors qu'il a esté placé sur le
tribunal, il en fit voir neantmoins quelque eschantillon, par où
l'on peut juger de son caractere. Un jour qu'on luy parloit de la
grande Chartreuse, il demanda si c'estoit la femme du general des
Chartreux. Il demanda aussi à d'autres gens de quelle matiere estoit
fait le cheval de bronze, qui, voyant sa naïfveté luy persuaderent
que les pecheurs venoient la nuit tirer du poil de sa queuë pour
faire leurs lignes. Il gagea un jour que la Samaritaine estoit de
Paris, et se mocqua d'un bachelier qui luy vouloit prouver le
contraire par la Bible. Ayant oüy parler un jour de l'estoile
poussiniere[103], il demanda combien de fois l'année elle avoit des
poussins. Une autrefois, un Jacobin luy ayant parlé de la sainte
Inquisition, il l'alla retrouver le lendemain, pour luy dire que
c'estoit un grand abus de la croire sainte; qu'il n'avoit point
trouvé sa feste dans l'almanac, ny sa vie dans la Fleur des
Saints[104]. Comme il se promenoit un jour dans les Thuilleries,
quelqu'un s'estonnant de la cause qui avoit peu faire ainsi nommer
ce jardin, il répondit qu'il y avoit eu autrefois un roy de France
qui s'appelloit Thuille, qui lui avoit donné son nom. C'estoit
sçavoir l'histoire de son pays merveilleusement. Je ne sçay s'il
n'avoit point autant de raison que cet autre etimologiste, qui
vouloit que la salade eust esté inventée par Saladin, à cause de la
ressemblance du nom. A propos de princes, quand il vouloit parler de
ceux des Vénitiens et des Persans, il avoit coustume de dire le
dogue de Venise et le saphir de Perse, au lieu de dire le doge et le
sophy. Une autre fois, ayant découvert un clocher en approchant de
Charenton, il demanda ce que c'estoit; on luy répondit que c'estoit
la maison des Carmes deschaussez. Ha! vrayement (dit-il, trompé sur
ce que nous appellons ceux de la Religion des Charentonniers), je ne
croyois pas qu'il y eust des Carmes deschaussez huguenots. Le nombre
de ses apophtegmes seroit grand si on les vouloit recueillir, et
pourroit servir de supplément au livre du sieur Gaulard[105], qui
avoit à peu prés un mesme genie. Cependant, avec ces ridicules
qualitez de corps et d'esprit, la fortune s'advisa d'aller choisir
ce magot pour le faire paroistre sur un grand theatre, de la mesme
maniere que les charlatans y eslevent des singes et des guenons pour
faire rire le peuple.

[Note 103: On nommoit encore ainsi au XVIIe siècle l'étoile
qui se trouve au centre de la constellation des pléiades. Ainsi
placée au milieu de ces six étoiles, elle semble une poule
_poussinière_ au milieu de ses petits; de là son nom, qui se lit
aussi dans Rabelais (liv. 1, chap. 53; liv. 4, chap. 43) et dans
Regnier (sat. 6, v. 219).]

[Note 104: _Fleurs des vies des saints_, traduites du _Flos
sanctorum_ du P. Ribadeneyra par les PP. Gaultier et Bonnet, Paris,
1641, 2 vol. in-fol. C'est le même livre dont parle la Dorine du
_Tartuffe_, acte 1, sc. 3).]

[Note 105: Le livre de ce prototype des Jocrisses, imprimé
d'ordinaire à la suite des _Bigarrures et touches du seigneur des
Accords_, a pour titre: _les Contes facétieux du sieur Gaulard,
gentilhomme de la Franche-Comté bourguignotte_.]

Il y avoit une charge de prevost vacante depuis long-temps en une
justice des plus considérables de la ville. D'abord plusieurs
personnes d'esprit et de sçavoir se presenterent pour en traiter;
mais il s'y trouva tant d'obstacles de la part d'un nombre infiny de
creanciers, que les honnestes gens, qui estoient incapables de faire
les intrigues necessaires pour acheter les suffrages de tant de
personnes, s'en rebutèrent. On y mit cependant un commissionnaire, à
qui on fit le procés pour diverses voleries, et la haine qu'on eut
pour luy, et la nécessité de le chasser, en faciliterent l'entrée à
Belastre (car c'est ainsi que se nommoit nostre futur ridicule
magistrat). Voicy comme il parvint à cette dignité, qui auroit esté
un lieu d'honneur pour un autre, mais qui en fut un de deshonneur
pour luy.

Un de ses freres avoit espousé en secondes nopces la fille du
premier lit de la seconde femme du deffunt prevost, possesseur de la
charge dont il s'agit. Cette veufve étoit une femme vieille, laide,
gueuse, méchante, harpie, intrigueuse[106], médisante, fourbe,
menteuse, banqueroutiere, et qui avoit toutes ces mauvaises qualitez
en un souverain degré. Son mary ne s'estoit pas contenté de se faire
separer de corps et de biens d'avec cette peste; il n'avoit peû
estre à couvert de sa malice qu'en la faisant enfermer dans un des
cachots de la conciergerie, où elle demeura tant qu'il vescut. Apres
sa mort, elle se mit en teste de disposer de cette charge, sous
pretexte de sa qualité de veuve, quoy qu'elle n'y eust aucun
interest, parce que le nombre de ses creanciers et de son mary
absorboit trois fois la valeur de sa succession. Mais par de feintes
promesses, elle engagea dans son party une bourgeoise dont la
creance estoit fort considérable, luy faisant entendre qu'elles
partageroient ensemble les revenus de l'office, qu'elle luy fit
paroistre bien plus grands qu'ils n'estoient en effet. Cette femme
donna dans le paneau, et comme le chien d'Esope, qui prit l'ombre
pour le corps, s'obligea avec elle de payer tous les creanciers.

[Note 106: Ce mot, employé par Saint-Evremond, dans sa satire du
_Cercle_, ne se trouve ni dans le dictionnaire de Nicot (1606), ni
dans le _Richelet_ de 1680; mais la première édition de l'Academie
le donne, en faisant remarquer qu'_intrigueuse_ est plus employé
qu'_intrigueur_. _Intrigant_ ne parut qu'après 1694.]

Belastre fut le personnage du nom duquel le traité fut remply, qui,
ayant par ce moyen le titre, se vit en une plus grande difficulté
d'avoir l'agrément du seigneur dont la charge dépendoit. Il se
trouva qu'il avoit rendu, à l'armée, un service tres-considerable à
une personne de la premiere qualité. Il n'y a rien dont les grands
soient si prodigues que de sollicitations, ne se pouvant acquitter à
moindres frais des vrais services qu'on leur a rendus qu'en donnant
des paroles et des complimens. Le seigneur de la justice ne put
refuser des provisions à Belastre, apres la prière qui luy en fut
faite de la part de cet illustre solliciteur. Mais quoy qu'il eust
interessé tous ses officiers, afin de ne point gaster cette
sollicitation, il y en eut quelqu'un d'oublié, qui donna advis du
peu d'esprit et de capacité de l'aspirant, dont il donnoit
d'ailleurs assez de marques par l'aspect de sa personne. Voicy
comment cette affronteuse y remedia. Elle leurra une veuve nommée de
Prehaut de l'esperance d'épouser ce magistrat quand il seroit
parvenu dans son estat de gloire. Celle-cy, qui estoit si affamée de
mary qu'elle en auroit esté chercher en Canada[107], la crut, et
engagea sa mere dans son party, qui estoit encore une insigne
charlatane, et fameuse par ses intrigues et par ses affiches[108].
Sa hablerie, plustot que sa science, lui avoit acquis quelque
reputation à faire des cures de certaines maladies du scroton. Elle
pensoit, ou plustot elle abusoit comme les autres, le fils d'un
conseiller du Parlement, qui, sur sa fausse reputation, s'estoit mis
entre ses mains. Ce conseiller estoit en tres-grande estime dans le
palais, et n'avoit autre foiblesse que de deferer trop legerement
aux prieres de ses enfans, dont il estoit infatué. La vieille donc
pria cette veuve, la veuve pria sa mere, la mere pria son malade, le
malade pria son pere; et par surprise, à leur relation, il signa un
certificat en faveur de Belastre, sans l'examiner, par lequel il
attestoit qu'il estoit noble et de bonne vie et moeurs; mesme il y
avoit un article faisant mention de sa capacité. Apres celuy-là,
elle en fit signer plusieurs autres semblables, jusqu'au nombre de
vingt-cinq, par des officiers de cour souveraine, avec quelque
legere recommandation, et bien plus de facilité; car tous les hommes
péchent volontiers par exemple, et, comme s'ils estoient au bal, se
laissent conduire par celuy qui meine la bransle. Tant y a qu'apres
ces témoignages authentiques (que le seigneur garda pardevers luy
comme ses garends) il ne put se deffendre d'agréer un homme qui se
rendit aussi fameux par son ignorance, que les autres l'auroient pû
faire par leur doctrine.

[Note 107: C'est là que l'arrêt du 18 avril 1663 envoyoit les
filles _affamées_ comme cette veuve de Préhault. Il courut plusieurs
pièces et chansons sur leur départ et sur leurs adieux à la ville et
aux faubourgs de Paris; une des plus curieuses se trouve dans le
livre de Bussy-Rabutin, _Amours des dames illustres de notre
siècle_, Cologne, 1681, in-12, p. 371, 380:

    Voilà nos plaisirs qui sont morts,
    Et nous en sommes aux remords.
    Adieu promenades de Seine,
    Chaillot, Saint-Cloud, Ruel, Suresue.
    Ah! que nous allons loin d'Issy,
    De Vaugirard et de Passy!....
    Defits s'y prend comme il faut;
    Bourgeois, voilà ce que vous vaut,
    Un magistrat de cette sorte
    Et qui n'y va pas de main morte.....
    Faisons le triage, et comptons
    Combien sont nos brebis galeuses:
    Les listes sont assez nombreuses
    Pour les envoyer en troupeau
    Paître dans le monde nouveau.
]

[Note 108: Locke, dans le _Journal_ du voyage qu'il fit en
France vers cette époque, parle, comme l'ayant vue, d'une affiche à
peu près pareille à celle-ci. C'est au duc de Bouillon que le
privilège du remède qu'elle annonçoit, «un sachet... _sans
mercure_», avoit été accordé, le 17 septembre 1667. (_Extrait du
Journal de Locke_, Rev. de Paris, t. 14, p. 79.)]

Aussi-tost, le nouveau pourveu publia que sa promotion à cette
charge estoit un ouvrage de la providence divine; et pour preuve
(disoit-il) qu'elle s'estoit meslée de son affaire, c'est qu'il
avoit obtenu tant de certificats de capacité de personnes qui ne
l'avoient jamais veu ny conneu. Le curé mesme de la paroisse
l'appela, dans son prosne, prevost Dieu-donné, trompé par les
premieres apparences qu'il luy donna de devotion.

Quand il fust installé dans son siege, le premier reglement qu'il
fit, ce fut d'ordonner que les procureurs, greffiers, sergens et
autres officiers escriroient doresnavant tous leurs actes en lettre
italienne bastarde. Car, comme il escrivoit à la manière des nobles,
c'est à dire d'un caractère large de deux doigts, il ne pouvoit lire
que cette sorte d'escriture. Il appeloit chicane tout ce qu'il
voyoit escrit en minutte, et il adjoustoit qu'il avoit tousjours oüi
dire que la chicane estoit une méchante beste, qu'il ne la vouloit
point souffrir dans sa justice. S'il desiroit voir quelques
expéditions ou procedures, il disoit: Apportez-moy un papier,
nommant de ce nom general tous les actes qui se font en justice, de
mesme que font les bonnes gens qui n'ont aucune connoissance des
affaires. Il se servoit encore des termes de la guerre pour
s'expliquer dans la robbe, et quand il vouloit se faire payer de ses
vacations ou de ses espices, il disoit ordinairement: Payez-moy ma
solde. Il avoit peut-estre appris ce qui se raconte d'un gentilhomme
de fortune, qui, sans avoir esté à la guerre, tout d'un coup fut
fait general d'armée, et qui chercha aussi-tost un maistre de
fortifications pour luy apprendre (disoit-il) l'art militaire de la
guerre, à quatre pistoles par mois. Celuy-cy en fit chercher un pour
luy apprendre le mestier de juge, à la charge qu'on luy en viendroit
faire des leçons chez luy. Il s'imaginoit que cela s'apprenoit comme
la science d'un escrimeur; et il adjoustoit que, puisqu'il avoit
bien esté à l'armée sans avoir esté à l'académie, il pourroit bien
aussi estre juge sans avoir esté jamais au collège. Il se targuoit
quelquefois de l'exemple d'un boucher de Lyon qui avoit acheté un
office d'esleu[109]; le gouverneur de la ville s'estonnant comment
il le pourroit exercer, veu qu'il ne sçavoit ni lire ni escrire, il
luy répondit avec une ignorante fierté: Hé! vrayement, si je ne
sçais escrire, je hocheray; voulant dire que, comme il faisoit des
hoches sur une table pour marquer les livres de viande qu'il livroit
à ses chalans, il en feroit autant sur du papier pour lui tenir lieu
de signature. Mais en faveur du boucher, on pourroit alléguer une
disparité qui le rendroit excusable; car les esleus sont gens
ignares et non lettrez par l'édit de leur creation, et c'est en ce
point que l'édit, grace à Dieu, est bien observé. Je ne puis
obmettre une belle preuve qu'il donna de sa capacité un peu
auparavant que de devenir juge. Il estoit au Palais avec quelques
officiers d'armée, qui achetoient des livres à la boutique de
Rocolet[110]; par vanité il en voulut aussi acheter, et en effet il
en demanda un au marchand. Rocolet luy demanda quel livre il
cherchoit, et s'il en vouloit un in-folio, ou un in-quarto.
Belastre, ignorant de ces termes, n'auroit pas compris ce que cela
vouloit dire, si ce n'est qu'en mesme temps on luy monstroit du
doigt le volume. Il répondit donc qu'il vouloit un grand livre.
Rocolet luy demanda encore s'il vouloit un livre d'histoire, de
philosophie, ou de quelqu'autre science. Belastre luy répondit qu'il
ne s'en soucioit pas, et qu'il vouloit seulement qu'il luy vendist
un livre. Mais encore (insista le marchand), afin que je vous en
donne un qui vous puisse estre plus utile, dites-moy à quoy vous
vous en voulez servir. Belastre luy répondit brusquement: C'est à
mettre en presse mes rabats[111]. Cette réponse fit rire le libraire
et tous ceux qui l'entendirent, et monstra que cet homme se
connoissoit fort en livres, et qu'il en sçavoit merveilleusement
l'usage. Il estoit si peu versé dans la connoissance du Palais, que,
mesme depuis qu'il fut magistrat, il croyoit que les chambres des
enquestes[112] estoient comme les classes du collège, et qu'on
montoit de l'une à l'autre à mesure qu'on devenoit plus capable; de
sorte qu'ayant veu un jeune homme sortir de la quatriesme chambre,
il s'en estonna, et dit tout haut: Voila un conseiller bien advancé
pour son âge. Une autrefois, à la table d'un president, quelqu'un
vint à citer la loy des douze tables. Vrayement (luy dit Belastre en
l'interrompant), il falloit que ces Romains fussent gens de bonne
chere. Un galant homme qui se trouva de la compagnie, pour ne pas
laisser perdre ce plaisant mot, en fit sur le champ ce quatrain:

    Un ignorant que les destins
    Font un juge des plus notables
    Croit que les loix des douze Tables
    Sont faites pour les grands festins.

[Note 109: L'_élu_ étoit un conseiller d'_élection_, sorte de
juridiction chargée de répartir l'impôt, d'avoir raison des
contribuables, etc., et qui d'abord, son nom l'indique, n'avoit que
des charges données par _élection_. Avec le temps on en arriva à les
vendre, comme on le voit ici. C'étoient des emplois très
subalternes, ce passage le prouve aussi, et Dorine, dans _Tartufe_
(act. 1er, sc. 5), mettant sur la même ligne

    Madame la Baillive et madame l'Elue

ne fait pas grand honneur à la première. Les ancêtres de Cinq-Mars
avoient tenu ce mince emploi; aussi, quand, au grand étonnement de
tous, le maréchal d'Effiat fut fait chevalier de l'ordre,
Bassompierre dit: «Je ne sais pas s'il a été nommé, mais je sais
qu'il a été élu.» (Tallemant, _Hist._, in-8, t. 3, p. 16.)--Dans
_les Bourgeoises de qualité_, de Dancourt, Mme l'Elue joue l'un
des principaux rôles.]

[Note 110: Reçu imprimeur-libraire en 1618, imprimeur du roi en
1635, ce fut, jusqu'en 1666, année de sa mort, l'un des plus fameux
libraires de son temps. (La Caille, _Hist. de l'imprimerie_, in-4,
p. 228-230.) Entre autres livres d'art militaire, il avoit publié,
avec un grand luxe de figures, _Instruction pour apprendre à monter
à cheval_, par Antoine de Pluvinel (1627, in-fol.) Il n'est donc pas
étonnant que Furetière fasse venir des officiers d'armée à son
étalage. Rocolet pouvoit aussi offrir, comme il le fait plus loin,
des livres de philosophie. En 1626, il avoit donné une édition des
oeuvres de Bacon.]

[Note 111: Encore une plaisante idée que Molière reprendra plus
tard pour en faire un des meilleurs traits de la grande tirade de
Chrysale dans _les Femmes savantes_:

    Et, hors un grand Plutarque à mettre mes rabats,
    Vous devriez brûler tout ce meuble inutile.

Ce Plutarque ainsi employé reparoît dans le _discours_ que Palaprat
a mis en tête de sa comédie des _Empiriques_: «C'est, ajoute-t-il,
un grand in-folio de Vascosan.» (_Les oeuvres de monsieur Palaprat_,
etc., Paris, 1712, in-8, t. 2, p. 36.)]

[Note 112: «On y jugeoit des procès par écrit. Il y en avoit
cinq à Paris.» (_Dict. de Furetière._)]

Apres le dîner, ayant suivy ce president, qui entroit en son cabinet
pour y examiner le plan d'une maison qu'il vouloit faire bastir,
Belastre le prit apres luy pour le voir, faisant semblant de s'y
connoistre; mais, ayant apperceu au bas une ligne divisée en
plusieurs parties, avec cette inscription: _Eschelle de quinze
toises_: Vrayement (dit-il), pour faire une si grande eschelle, il
falloit de belles perches. Il luy arriva aussi un jour de demander à
un conseiller, quand le roy estoit en son lit de justice, s'il
estoit entre deux draps ou sur la couverture.

Mais pour revenir à son domestique (car on pourroit faire des livres
entiers de ses burlesques apophtegmes), il luy vint une appréhension
que cette demoiselle de Prehaut ne luy fist signer quelque papier
(c'est ainsi, comme j'ay dit, qu'il appeloit tous contracts), et
qu'elle ne surprist une promesse ou un contract de mariage. Il luy
avoit promis son alliance avant qu'il fust instalé, mais lors qu'il
crut n'avoir plus affaire d'elle, il la dédaigna, et ne voulut plus
tenir sa promesse. Comme il ne sçavoit pas lire, du moins
l'escriture ordinaire de la pratique, il ne signoit que sur la foy
d'un sifleur qu'il avoit; mais, la deffiance estant fort naturelle
aux méchans et aux ignorans, il eut peur qu'il ne fust gagné par
cette femme, qui passoit pour fort artificieuse. Voicy la belle
precaution de laquelle il s'avisa, et dont il ne demanda advis à
personne. Il fit commandement à un de ses sergens d'aller faire
deffenses au curé de la paroisse de le marier en son absence. Le
sergent luy remonstra qu'il se mocquoit de luy, mais cela fit croire
à Belastre qu'il s'entendoit aussi avec sa partie, de sorte qu'il
fit le mesme commandement à un autre, qui luy fit une pareille
réponse. Enfin, se fâchant de n'estre pas obey, et les menaçant
d'interdiction, il alla luy-mesme dire au curé, en présence de
plusieurs témoins qu'il mena exprés: Je vous fais deffence, par
l'authorité que j'ay en main, de me marier que je n'y sois présent
en personne; et au retour, par maniere de congratulation, il disoit
à ses domestiques: Voila comme les gens prudens donnent ordre à
leurs affaires et se gardent d'estre surpris.

Tel estoit donc la mine et le genie de ce personnage, qui ne
divertissoient pas mal tous ceux qui le connoissoient. On prenoit
aussi un tres grand plaisir à examiner son action et ses habits, qui
n'estoient pas mal assortis avec le reste. Il faisoit beau le voir
dans les ruës, car il marchoit avec une carre et une gravité de
president gascon. Il avoit cherché le plus grand laquais de Paris
pour porter la queuë de sa robbe, et il la faisoit tousjours aller
de niveau avec sa teste, car il s'estoit sottement imaginé que quand
on la portoit bien haute, c'estoit une grande marque d'élevation. En
cet estat elle découvroit une soûtane de satin gras et un bas de
soye verte qui estoit une chose moult belle à voir. Dans son siege,
c'estoit encore pis, car en cinq ans que dura son regne, il ne put
jamais apprendre à mettre son bonnet, et la corne la plus élevée,
qui doit estre sur le derriere, estoit tousjours sur le devant ou à
costé. Il estoit là comme ces idoles qui ne rendoient point
d'oracles toutes seules. Il y avoit un advocat qui montoit au siege
auprés de luy, pour luy servir de conseil ou de truchemant, qui luy
souffloit[113] mot à mot tout ce qu'il avoit à prononcer; mais ce
secours ne luy dura gueres, car les parties interessées à l'honneur
de la justice eurent d'abord cet avantage, qu'ils firent deffendre à
ce sifleur de monter au siege avec luy, afin que, son ignorance
estant plus connuë, il peût estre plus facilement dépossedé. Le
sifleur fut donc obligé de se retirer au barreau, d'où il luy
faisoit quelques signes dont ils estoient convenus pour les
prononciations les plus communes; mais il s'y trompoit quelquefois
lourdement. L'extention de l'index estoit le signe qu'ils avoient
pris pour signifier un appointement en droit. Un jour qu'il estoit
question d'en prononcer un, le truchemant luy monstra le doigt, mais
un peu courbé; le juge crut qu'il y avoit quelque chose à changer en
la prononciation, et appointa les parties en tortu. Ce n'est pas le
seul jugement tortu qu'il ait donné. Comme il n'en sçavoit point
d'autre par coeur que: deffaut et soit reassigné, il se trouva qu'un
jour en le prononçant un procureur comparut pour la partie; il ne
laissa pas d'insister à sa prononciation, disant au procureur, qui
s'en plaignoit: Quel tort vous fait-on de donner deffaut et dire que
vous serez reassigné? Le procureur ayant repliqué que cette
reassignation n'auroit autre effet que de lui faire faire une
pareille presentation, il le fit taire, et le condamna à l'amande
pour son irreverance. Il condamna pareillement à l'amande un advocat
qui, en plaidant devant luy contre des chartreux, pour faire le beau
parleur, les avoit appelez, icthyophages (voulant dire qu'ils ne
mangeoient que du poisson), à cause, disoit ce docte officier, qu'il
ne vouloit pas souffrir dans son siege que des advocats dissent de
vilaines injures à leurs parties adverses, et surtout à de si bons
religieux. Il arriva une autre fois qu'y ayant eu une cause plaidée
long-temps avec chaleur, l'affaire demeura obscure pour luy, qui
auroit esté fort claire pour un autre, sur quoy il se contenta de
prononcer: Attendu qu'il ne nous appert de rien, nous en jugeons de
mesme. Hors du siege, il ne prenoit point de connoissance des
affaires; et quand quelque amy qu'il vouloit gratifier venoit faire
chez luy une sollicitation, il luy répondoit seulement en ces
termes: Faites composer une requeste, je la seigneray, et je
mettray: Soit fait ainsi qu'il est requis.

[Note 113: Si l'on avoit pu croire que le souffleur donné à
Petit-Jean, fait avocat, au troisième acte des _Plaideurs_, étoit
une invention de Racine, ce passage de Furetière seroit une preuve
qu'on se trompoit, et que cette industrie existoit réellement au
XVIIe siècle. Ceux qui l'exerçoient étoient en même temps ce que
nous appellerions des _répétiteurs_, ils enseignoient le droit en
chambre; mais, le plus fort de leur métier étant de _souffler_ les
avocats, on les appeloit _souffleurs_. (V. à ce mot le _Dict. de
Trévoux_.)]

J'apprehende icy qu'on ne croye que tout ce que j'ay rapporté
jusqu'à present ne passe pour des contes de la cigogne ou de ma mere
l'oye[114], à cause que cela semble trop ridicule ou trop
extravagant; mais pour en oster la pensée, je veux bien rapporter en
propres termes une sentence qu'un jour il rendit, dont il courut
assez de coppies imprimées dans le palais lors qu'on poursuivoit le
procés de son interdiction. Belastre la rendit tout seul et de son
propre mouvement (son sifleur estant malheureusement pour lors à la
campagne) sur une affaire tres-épineuse, et qui ne pouvoit estre
bien decidée que par le juge Bridoye[115] ou par luy; la voicy en
propres termes et telle qu'elle a paru en plein parlement, où on en
produisit l'original:

[Note 114: On n'est pas d'accord sur l'origine du nom de ces
contes, et, faute d'autre étymologie, on est obligé de s'en tenir à
l'opinion de ceux qui croient qu'il s'agit ici des contes semblables
à celui de la reine Pédauque, reine à _la patte d'oie_ (V. Rabelais,
liv. 4, chap. 41), ou d'adopter la version émise dans la
_Bibliothèque des Romans_, où il est dit: «Cette expression (_contes
de ma mère l'oie_) est prise d'un ancien fabliau dans lequel on
représente une mère oie instruisant de petits oisons, et leur
faisant des contes dignes d'elle et d'eux, etc.» Reste à trouver le
fabliau. D'après une phrase de Ch. Perrault, qui devoit s'y
connoître, dans son _Parallèle des anciens et des modernes_, on
pourroit penser que _la mère l'oye_ étoit un conte aussi bien que
_Peau d'âne_, et qu'étant plus fameux que les autres, il avoit donné
son nom à toute la série. Il est étrange alors que Perrault ne l'ait
pas reproduit dans son recueil, d'autant que le titre de sa première
édition (1697) est celui-ci: _Contes de ma Mère l'oye_.--L'oie
sauvage et la cigogne passant pour être le même oiseau dans quelques
pays, comme la Hollande, on comprendra que les _contes de l'oie_
aient pu être appelés aussi bien contes de la cigogne. Dans la
_Comédie des Proverbes_, acte 2, sc. 2, on ne les désigne que sous
ce dernier nom.]

[Note 115: C'est le même qui s'appellera Bridoison dans le
_Mariage de Figaro_, et que Rabelais nous avoit déjà fait connoître,
avec le nom significatif qu'il porte ici, au livre 3, chap. 37-41,
de _Pantagruel_.]


_Jugement des buchettes, rendu au siege de...., le 24 septembre
1644._

Entre maistre Jean Prud'homeau, demandeur en restitution d'une
pistole d'or d'Espagne de poids, et trois pieces de treize sols six
deniers legeres, comparant en sa personne, d'une part. Contre Pierre
Brien et Marie Verot, sa femme; ladite Verot aussi en personne.
Ledit demandeur a dit avoir fait convenir par devant nous les
deffendeurs, pour se voir condamner a luy rendre et restituer une
pistole d'or d'Espagne de poids, et trois pieces de treize sols six
deniers legeres, qu'il auroit mis és mains ce jourd'huy de ladite
Verot, pour en avoir la monnoye, et luy payer quatorze sous de
dépence; c'est à quoy il conclud et aux dépens. Ladite Verot
reconnoist avoir eu entre les mains une pistole, laquelle ledit
Prud'homeau luy avoit baillée pour la luy faire peser, mais que, la
luy ayant renduë et mise sur la table, elle fait dénégation de
l'avoir prise, et partant mal convenue par le demandeur; et pour le
regard des trois pieces de treize sols six deniers legeres,
reconnoist les avoir euës, offrant les luy rendre, en payant
quatorze sols, que leur doit ledit Prud'homeau, de dépence;
requerant estre renvoyée avec depens. Et par ledit Prud'homeau a
esté persisté en ce qu'il a dit cy-dessus, et fait dénegation que
ladite Verot luy ait rendu ladite pistole, ny ne l'avoir veu mettre
sur la table, ne sçachant si elle l'a mise ou non, et ne l'avoir
veuë du depuis; c'est pourquoy il conclud à la restitution d'icelle
et aux dépens.

Sur quoy, et apres que les parties respectivement ont fait plusieurs
et divers sermens, chacune à ses fins, et voyant que la preuve des
faits cy-dessus posez estoit impossible, nous avons ordonné que le
sort sera presentement jetté, et à cet effet avons d'office pris
deux courtes pailles ou buchettes[116] entre nos mains, enjoint aux
parties de tirer chacun l'une d'icelles; et pour sçavoir qui
commenceroit à tirer, nous avons jetté une piece d'argent en l'air
et fait choisir pour le demandeur l'un des costez de ladite piece
par nostre serviteur domestique; lequel ayant choisi la teste de
ladite piece, et la croix, au contraire, estant apparuë, avons donné
à tirer à la deffenderesse l'une des buchettes, que nous avons
serrées entre le pouce et le doigt index, en sorte qu'il ne
paroissoit que les deux bouts par en haut, avec declaration que
celle des parties qui tireroit la plus grande des buchettes
gagneroit sa cause. Estant arrivé que la deffenderesse a tiré la
grande, nous, deferant le jugement de la cause à la providence
divine, avons envoyé icelle deffenderesse de la demande du demandeur
pour le regard de la pistole, sans dépens, et ordonné que les trois
pieces de treize sols six deniers seront renduës, en payant par le
demandeur quatorze sols pour son escot. Dont ledit Prud'homeau a
declaré estre appelant, et de fait a appelé et a requis acte à moy
greffier sous-signé, qui luy a esté octroyé. Donné à ..... le 24
septembre 1644.

[Note 116: Il doit être fait allusion ici à quelque jugement que
sa bizarrerie auroit rendu célèbre alors. Furetière laisse ignorer
le nom du siége. Mais La Fontaine, qui, selon nous, veut rappeler le
même fait dans le 10e conte de son livre 2, n'est pas aussi
discret. Il nous apprend que ce fameux jugement des buchettes fut
rendu à Mesle ou Mêle, petite ville sur la Sarthe. Furetière nous a
dit la date, 1644. Sauf le vrai nom du juge et le vrai motif de
l'affaire, nous sommes donc ainsi complétement édifiés sur le tout.]


Cette piece, qu'on a rapportée en propres termes et en langage
chicanourois, pour estre plus authentique, est assez suffisante pour
establir la verité que quelques envieux voudraient contester à cette
histoire: apres quoy on ne sçauroit rien dire qui puisse mieux
monstrer le caractere et la suffisance de Belastre. C'estoit donc un
digne objet des satyres et railleries publiques et particulieres;
mais ce ne fut pas là son plus grand malheur: il se fut bien garenty
des escrits et des pointes des autheurs, et il ne le put faire des
exploits et de la chicane de Collantine. Malheureusement pour luy,
elle eut un procés en sa justice contre un teinturier, où il ne
s'agissoit au plus que de trente sous. Elle n'en eut pas
satisfaction, ce qui la mit tant en colere, qu'elle le menaça en
plein siege qu'il s'en repentiroit; et comme elle ne cherchoit que
noises et procés, elle alla fueilleter ses papiers, où elle trouva
qu'autrefois il avoit esté deub quelque chose sur la charge de
Belastre à quelqu'un de ses parens; mais la poursuite de cette debte
avoit esté abandonnée, parce qu'un si grand nombre de creanciers
avoient saisi ce qui luy en pouvoit revenir, qu'ils en auraient
absorbé le fonds quand il auroit esté dix fois plus grand.

Quoy qu'elle n'y eust donc aucun veritable interest, elle se mit à
la teste de toutes les parties de Belastre, qui commençoient des-ja
à l'attaquer, mais foiblement, ayant peur de sa qualité de juge, et
elle fit tant de bruit et de procedures que le pauvre homme ne pût
jamais démesler cette fusée, et vit prononcer deux fois contre luy
une injurieuse interdiction. Encore avoit-elle l'adresse de ces
capitaines qui, portant la guerre dans un païs ennemy, y font
subsister leurs troupes. Car elle tiroit contribution de tous les
ennemis et creanciers de Belastre, et encore plus de ceux qui
pretendoient au titre ou à la commission de sa charge. Mais elle
changeoit aussi souvent de party que jadis les lansquenets, et sa
fidelité cessoit aussitost que sa pension. Cependant cinq ans de
plaidoirie aguerrirent si bien l'ignorant Belastre, qu'il devint
aussi grand chicaneur qu'il y en eust en France; aussi ne pouvoit-il
manquer d'apprendre bien son mestier, estant à l'escole de
Collantine. A force donc de voir ses procureurs et ses advocats, il
apprit quelques termes de chicane; et dés qu'il en sçeut une
douzaine, il crut en sçavoir tout le secret et toutes les ruses. Il
luy arriva donc ce que j'ay remarqué arriver à beaucoup d'autres;
car dés qu'un gentilhomme ou un paysan se sont mis une fois à
plaider, ils y prennent un tel goust qu'ils y passent toute leur
vie, et y mangent tout leur bien, de sorte qu'il n'y a point de plus
opiniastres ni de plus dangereuses parties, au lieu que ceux qui
sont les plus entendus dans le mestier sont ceux qui plaident le
plus tard et qui s'accordent le plustost. Il lui arriva mesme
d'avoir quelquefois l'avantage sur Collantine, car il combatoit en
fuyant, et à la maniere des Parthes, ce qu'on pratique ordinairement
quand on est deffendeur, et en possession de la chose contestée. Il
faloit qu'elle avançast tous les frais, ce qu'elle ne pouvoit faire
quand ses contributions manquoient; pour de la patience, elle en
avoit de reste, et elle ne se fust jamais lassée. Tant y a qu'on
peut dire que, tant que la guerre dura entr'eux, les armes furent
journalieres.

Neantmoins, à l'exemple des grands capitaines, qui ne laissent pas
de se faire des civilitez malgré l'animosité des partis, Belastre ne
laissoit pas de rendre visite quelquefois à Collantine. Quelques-uns
croyoient que c'estoit pour chercher les voyes de s'accommoder avec
elle; mais ceux qui la connoissoient sçavoient bien que c'estoit une
tres-grande ennemie des transactions, et que c'estoit eschauffer la
guerre que de luy parler d'accord. Pour luy, il prenoit pretexte
d'exercer une vertu chrestienne qui luy commandoit d'aimer ses
ennemis; car, quoy que sa conscience luy reprochast qu'il possedoit
le bien d'autruy injustement, il ne laissoit pas de faire le devot,
qui sont deux choses que beaucoup de gens aujourd'huy accordent
ensemble. Quand à Collantine, si elle n'eust voulu recevoir visite
que de ses amis, il luy auroit fallu vivre dans une perpetuelle
solitude. Elle fut donc obligée de recevoir les visites peu
charmantes de cet ennemy, et la fortune, qui cherchoit tous les
moyens de le rendre ridicule, luy fit aimer tout de bon cette
personne, qu'il auroit aimée sans rival, si ce n'eust esté
l'opiniastreté de Charroselles, qui s'y attacha alors plus
fortement, non pas tant par amour qu'il eust pour elle, que pour
faire dépit à ce nouveau concurrent.

Je ne pécheray point contre la regle que je me suis prescrite, de ne
point dérober ny repeter ce qui se trouve mille fois dans les autres
romans, si je rapporte icy la declaration d'amour que Belastre fit à
Collantine, parce qu'elle fut assez extraordinaire. Je ne sçais à la
quantiesme visite ce fut que, pour commencer à la cajoller, il luy
repeta ce qu'il lui avoit dit desja plusieurs fois: Mademoiselle, si
je viens icy rechercher vostre amour, ce n'est point pour vous
demander ny paix ny trefve. Vous y seriez fort mal venu, Monsieur le
prevost (interrompit brusquement Collantine). Mais pour vous
declarer (continua Belastre) qu'estant obligé par l'evangile d'aimer
mes ennemis, je n'en ay point trouvé de pire que vous, et que par
consequent je sois tenu d'aimer d'avantage. Vrayement, Monsieur le
prevost (répondit Collantine), vous ne me devez pas appeler votre
ennemie, mais seulement votre partie adverse; et pourveu que vous
vouliez bien que nous plaidions tousjours ensemble, nous serons au
reste amis tant qu'il vous plaira. J'advouë qu'un petit sentiment de
vengeance m'a fait commencer ce procès; mais je ne le continuë que
par l'inclination naturelle que j'ay à plaider. Je vous ay mesme
quelque obligation de m'avoir donné l'occasion de feuilleter des
papiers que je negligeois, où j'ay trouvé un si beau sujet de
procès, et qui a si bien fructifié entre mes mains. Quant à moy
(reprit Belastre) j'avouë que ce procès m'a esté d'abord un grand
sujet de mortification; mais maintenant que j'ay appris la chicane,
Dieu merci et à vous, j'y prends un goust tout particulier; et je
vois bien que nous avons quelque sympathie ensemble, puisque nos
inclinations sont pareilles. Tout le regret que j'ay, c'est que je
n'aye à plaider contre une autre personne, car je suis tellement
disposé à vouloir tout ce que vous voulez, que je vous passeray
volontiers condamnation. Ha! donnez-vous-en bien de garde, Monsieur
le prevost (repliqua brusquement Collantine); car le seul moyen de
me plaire est de se deffendre contre moy jusqu'à l'extrémité. Je
veux qu'on plaide depuis la justice subalterne jusqu'à la requeste
civile et à la cassation d'arrest au conseil privé[117]. Enfin, à
l'exemple des cavaliers qui se battent, je tiens aussi lâche celuy
qui veut passer un arrest par appointé, que celuy qui, en combat
singulier, demande la vie au premier sang. J'avouë que cette façon
d'agir est nouvelle et fort surprenante; mais ceux qui s'en
estonneront en peuvent rechercher la cause dans le ciel, qui me fit
d'un naturel tout à fait extraordinaire. Bien donc (dit alors
Belastre), puisque, sans vous fascher, il faut plaider contre vous,
je veux intenter un procés criminel contre vos yeux, qui m'ont
assassiné, et qui ont fait un rapt cruel de mon coeur; je pretends
les faire condamner, et par corps, en tous mes dommages et
interests. Ha! voilà parler d'amour bien élegamment (luy repartit
Collantine); ce langage me plaist bien plus que celui d'un certain
autheur qui me vient souvent importuner, et qui me parle comme si
c'estoit un livre de fables. Mais dites-moy, Monsieur le prevost, où
avez-vous pesché ces fleurettes? qui vous en a tant appris? on dit
par tout que vous ne sçavez pas un mot de vostre mestier. J'en sçais
bien d'autres (répliqua Belastre), la robbe et le bonnet m'inspirent
tant de belles pensées, que mon beau-frere dit qu'il a peine de me
reconnoistre, et que j'ay le genie de la magistrature. Je ne sçay
pas bien ce que veut dire ce mot, mais je suis asseuré que bien
souvent par hazard je juge mieux que je n'avois pensé: témoin une
sentence que par surprise on me fit signer tout à rebours de ce que
je l'avois resoluë, qui fut confirmée par arrest. Voilà comme le
ciel ayde aux gens qui sont inspirez de luy. Ne croyez donc pas ces
calomniateurs qui disent que je suis ignorant. Il est vray que je
n'ay pas esté au college, mais j'ay des licences comme l'advocat le
plus huppé; je les ay monstrées à mon rapporteur, et ce que j'y
trouve à redire, c'est qu'elles sont escrites d'une chienne
d'escriture que je ne pus jamais lire devant luy. Vrayement,
Monsieur le prevost (dit alors Collantine), vous n'estes pas seul
qui avez eu des licences sans sçavoir le latin, ni les loix; et si
on ostoit la charge à tous les officiers qui ont esté receus sur la
foy de telles lettres, et apres un examen sur une loy pipée, il y
auroit bien des offices vacans aux parties casuelles. Prenez bon
courage, vous en apprendrez plus sous moy en plaidant, que si vous
aviez esté dix années dans les estudes.

[Note 117: La _justice subalterne_ ou _foncière_ connoissoit des
affaires de simple police.--«La requête civile est une voie de droit
par laquelle on se pourvoit contre les arrêts rendus injustement.»
(Dict. de Furetière.)--La _chambre du conseil_ étoit celle où se
rapportoient les procès par écrit. Les demandes en cassation d'arrêt
étoient portées au _conseil privé_, composé de conseillers d'état,
sous la présidence des chambres.]

Un clerc de procureur entra comme elle disoit ces paroles; la
qualité de cette personne estant pour elle si considerable qu'elle
lui auroit fait quitter l'entretien d'un roy, l'obligea de laisser
là Belastre pour faire mille caresses et questions à ce petit
basochien, s'il avoit fait donner une telle assignation, s'il avoit
levé un tel appointement, s'il avoit fait remettre une telle
production, et generalement l'estat de toutes ses affaires; ce qui
dura si longtemps, que Belastre, d'ailleurs fort patient, s'ennuya
de sorte qu'il fut contraint de la quitter, sans mesme obtenir son
audience de congé.

Si tost qu'il fut arrivé chez luy, voyant l'heureux succès
qu'avoient eu deux ou trois mots de pratique qui avoient pleu à
Collantine, il se mit à escrire un billet galand dans le mesme
stile, et mesme il ne croyoit pas qu'il y en eust un autre plus
relevé ny plus charmant: car la science que nous avons apprise de
nouveau est d'ordinaire celle que nous estimons le plus; or on
n'auroit pas pu trouver un plus moderne praticien. Dans cette
resolution, il prit son sujet sur ce que Collantine l'avoit fait
emprisonner un peu auparavant pour une amande, d'où il n'estoit
sorty que par un arrest. Il chercha dans un Praticien françois,
qu'il avoit tousjours sur sa table, les plus gros mots et les plus
barbares qu'il y pût trouver, de la mesme maniere que les escoliers
se servent des Epithetes de Textor et des Elegances poëtiques pour
leurs vers; et apres avoir basty un billet qui ne valoit rien, et
qui s'entendoit encores moins, il eut recours à son sifleur
domestique, lequel, l'ayant presque tout refait, le conceut enfin en
ces termes:


_Lettre de Belastre à Collantine._

Mademoiselle, si je forme complainte contre vos rigueurs, ce n'est
pas de m'avoir emprisonné tout entier dans la conciergerie, mais
c'est parce qu'au mépris des arrests qui m'ont eslargy, vos seuls
appas ont d'abondant decreté contre mon coeur, dont ayant eu advis,
il s'est volontairement rendu et constitué prisonnier en la geolle
de vostre merite. Il ne se veut point pourvoir contre ledit decret,
ny obtenir des defenses de passer outre; ains, au contraire, il
offre de prester son interrogatoire et de subir toutes les
condamnations qu'il vous plaira, si mieux vous n'aimez, me recevant
en mes faits justificatifs, me sceller des lettres de grace et de
remission de ma temerité, attendu que le cas est fort remissible, et
que si je vous ai offensée ce n'a esté qu'à mon coeur deffendant:
faisant à cet effet toutes les protestations qui sont à faire, et
particulierement celle d'estre toute ma vie

Votre tres humble et tres patient serviteur,

    Belastre.

Si tost que cette lettre fut achevée, Belastre en trouva le stile
merveilleux et magnifique, et s'applaudit à luy mesme comme s'il
l'eust composée, parce qu'il y reconnut deux ou trois termes de
pratique qu'il y avoit mis, qui avoient servy à son siffleur de
canevas pour la mettre en cette forme. Il ne laissa pas d'embrasser
tendrement son docteur, pour le remercier de sa correction; et il ne
l'eut pas si-tost mise au net, qu'il l'envoya à Collantine. De vous
dire quelle impression elle fit sur son esprit, je ne puis le faire
bien precisément, parce qu'il n'y a point eu d'espion ou de
confident qui en ayent pû faire un rapport fidelle, ce qui est un
grand malheur, et fort peu ordinaire: car regulierement, en la
reception de telles lettres, il se trouve tousjours quelqu'un qui
remarque les paroles ou les mouvemens du visage, témoins asseurez
des sentimens du coeur de la dame, et qui les decelle aussi-tost
indiscretement. Il y eut encore un malheur plus signalé: c'est que
la réponse qu'elle y fit (car elle a déclaré depuis y avoir répondu)
fut perduë, d'autant que, comme elle n'avoit point de laquais, elle
se contenta de mettre sa lettre dans de certaines boëstes[118] qui
estoient lors nouvellement attachées à tous les coins des rues, pour
faire tenir des lettres de Paris à Paris, sur lesquelles le ciel
versa de si malheureuses influences que jamais aucune lettre ne fut
renduë à son adresse, et, à l'ouverture des boëstes, on trouva pour
toutes choses des souris que des malicieux y avoient mises.

[Note 118: C'est l'invention de la petite poste. Loret en parle,
mais sans nous dire, comme Furetière, quel en fut le malencontreux
résultat. Voici ce qu'il écrivoit, sous la date du 13 août 1653, au
livre 4, p. 95, de sa _Muse historique_:

    On va bientôt mettre en pratique,
    Pour la commodité publique,
    Un certain établissement
    (Mais c'est pour Paris seulement)
    De boîtes nombreuses et drues
    Aux petites et grandes rues,
    Ou, par soi-même ou son laquais,
    On pourra porter des paquets,
    Et dedans, à toute heure, mettre
    Avis, billet, missive ou lettre,
    Que des gens commis pour cela
    Iront chercher et prendre là,
    Pour, d'une diligence habile,
    Les porter par toute la ville...
    Et si l'on veut savoir combien
    Coûtera le port d'une lettre,
    (Chose qu'il ne faut pas obmettre)
    Afin que nul n'y soit trompé,
    Ce ne sera qu'un sou tapé...

Un siècle après, l'utile et malheureux établissement de 1653 étoit
si bien oublié, que, M. de Chamousset l'ayant remis sur pied, on lui
en fit honneur comme s'il étoit le premier qui en eût eu l'idée. V.
_Mémoires secrets_, 28 avril 1773, t. 6, p. 363-364.]

Ce qu'on peut apprendre neantmoins du succes de cette lettre, par
les conjectures, c'est que le stile en plut fort à Collantine, comme
estant tout à fait selon son genie, et elle en conceut une nouvelle
estime pour Belastre, le jugeant digne par là d'estre poursuivy plus
vivement, comme elle fit en effet; car elle avoit reformé ce
proverbe commun: Qui bien aime, bien chastie, et elle disoit, pour
le tourner à sa maniere: Qui bien aime, bien poursuit. Belastre, de
son costé, poursuivoit sa pointe, et, sans préjudice de ses droits
et actions, c'est à dire de ses procés, qui alloient tousjours leur
train, il ne laissoit pas d'employer ses soins à faire la cour à
Collantine et à lui conter des fleurettes aussi douces que des
chardons. Il luy envoyoit mesme les chef-d'oeuvres des patissiers,
des rotisseurs, et semblables menus presens qu'il recevoit en
l'exercice de sa charge. Il luy donnoit les bouquets que luy
presentoient les jurées bouquetieres ou les maîtres de confrairies;
il luy faisoit bailler place commode dans les lieux publics, pour
voir les pendus et les roüez qu'il faisoit executer[119]. Et, enfin,
comme le singe des autres galands, poëtes ou non, qui ne croyoient
pas bien faire l'amour à leur maistresse s'ils ne lui envoyoient des
vers, il ne voulut pas negliger cette formalité en faisant l'amour
dans les formes. Mais comme sa temerité ne le porta pas d'abord
jusqu'à en vouloir faire de son chef (veu qu'il ne sçavoit par où
s'y prendre) et qu'il n'avoit personne à qui il pust commander d'en
faire exprés, ou plustost qu'il n'avoit pas dequoy les payer, ce qui
est le plus important, et qui n'appartient qu'aux grands seigneurs,
il trouva ce milieu commode de dérober dans quelque livre ceux qu'il
trouveroit les plus propres pour son dessein, et de les défigurer en
y changeant quelque chose, afin de les faire passer pour siens plus
aisément. Au reste, parce qu'on auroit facilement découvert son
larcin s'il l'eust fait dans quelqu'un de ces nouveaux autheurs qui
sont journellement dans les mains de tout le monde, son soin
principal fut de chercher les plus vieux poëtes qu'il pourroit
trouver. Or, à quoy pensez-vous qu'il connust si un autheur estoit
ancien ou moderne (car il ne connoissoit ny leur siecle, ny leur
nom, ny leur stile)? il alloit sur le Pont-Neuf[120] chercher les
livres les plus frippez, dont la couverture estoit la plus dechirée,
qui avoient le plus d'oreilles, et tels livres estoient ceux qu'il
croyoit de la plus haute antiquité.

[Note 119: Encore une idée de la même famille qu'une des plus
plaisantes de Molière et de Racine. Thomas Diafoirus, dans _le
Malade imaginaire_, offre à Angélique de lui faire voir une
dissection. Dans _les Plaideurs_, il y a un passage qui rappelle
plus directement la phrase de Furetière, et qui pourroit même en
procéder réellement. _Les Plaideurs_, en effet, ne sont que de 1668.

    DANDIN.

    N'avez vous jamais vu donner la question?

    ISABELLE.

    Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

    DANDIN.

    Venez, je vous en veux faire passer l'envie.

(Acte 3, sc. 4.)

Du reste, les similitudes de traits et de scènes qui peuvent exister
entre _les Plaideurs_ et _le Roman bourgeois_ ne doivent pas
étonner. Furetière étoit de la société des gais buveurs qui se
réunissoient au _Mouton_ du cimetière Saint-Jean, et au milieu de
laquelle naquit et grandit peu à peu la comédie de Racine. Louis
Racine, dans ses _Mémoires_ sur son père (page 74), avoue lui-même
indirectement cette collaboration de la spirituelle compagnie.]

[Note 120: C'est là en effet que les bouquinistes avoient leurs
étalages; ils y faisoient si grand commerce, que les libraires,
jaloux, se plaignirent du dommage que leurs boutiques en
éprouvoient. Après de longs débats, dont Gui Patin a parlé dans sa
lettre du 30 septembre 1650, ceux-ci eurent gain de cause, et
parvinrent à faire «quitter la place à cinquante libraires qui y
étoient, etc.» Entre autres _mémoires_ écrits pour cette affaire, il
en est un en faveur des bouquinistes, et dont Baluze pourroit bien
être l'auteur, qui a été publié dans la _Bibliothèque de l'école des
Chartes_, 2e série, t. 5, p. 370.]

Il trouva un jour un Theophile qui avoit ces bonnes marques, qu'il
acheta le double de ce qu'il valoit, encore crut-il avoir fait une
bonne emplette, et avoir trompé le marchand. Il en fit quelques
extraits apres l'avoir bien feuilleté, et pourveu que les vers
parlassent d'amour, cela luy suffisoit pour les trouver bons. Il en
envoya quelques-uns à Collantine, apres les avoir corrigez et
ajustez à sa maniere, c'est à dire les avoir gastez et corrompus. Le
messager qui les porta eut ordre de dire qu'il les avoit veu faire à
la haste, et que Belastre n'avoit pas eu le loisir de les polir.

Quoy que Collantine ne se connust point du tout en vers, elle ne
laissoit pas neantmoins de faire grand estat de ceux qu'on luy
envoyoit, non pas pour estre bons ou mauvais, mais parce seulement
qu'ils estoient faits pour elle. Car il n'y a point de bourgeoise,
pour sotte et ignorante qu'elle soit, qui n'en tire un grand sujet
de vanité, et mesme davantage que les personnes de condition, qui
sont accoustumées à en recevoir. Aussi n'y eut-il personne qui vint
chez elle à qui elle ne les monstrast comme une grande rareté,
depuis son procureur jusqu'à sa blanchisseuse. Mais entre ceux
qu'elle croyoit qui les devoient le plus admirer, elle contoit
Charroselles. Dés la premiere fois qu'elle le vid, elle courut à luy
avec des papiers à la main qui le firent blesmir, car il croyoit
encore que ce fussent quelques exploits. Elle luy dit brusquement:
Tenez, auriez-vous jamais cru qu'on eust fait des vers a ma loüange?
En voila pourtant, dea! et vous, qui faites des livres, n'avez
jamais eu l'esprit d'en faire un pour moy.

Charroselles luy baragoüina entre les dents certain compliment qu'il
auroit été difficile de deschiffrer, et prit ces papiers en
tremblant, croyant avoir encore plus à souffrir en la lecture de ces
vers qu'en celle des papiers pleins de chicane: car il contoit
des-jà qu'il luy en cousteroit quelque loüange, qu'exigent
d'ordinaire tous ceux qui presentent des vers à lire, ce qui estoit
pour luy un supplice insupportable. Cependant il en fut quitte à
meilleur marché, car il n'eust pas si-tost jetté les yeux dessus,
qu'il reconnut le larcin. Il dit donc à Collantine qu'ils estoient
de Theophile, et que c'estoit se mocquer de dire qu'on les avoit
fait exprès pour elle. Il lui apporta mesme le livre imprimé, pour
une pleine conviction, ce que Collantine receut avec grande joye.
Elle ne manqua pas de faire insulte au pauvre Belastre dés la
premiere fois qu'il la vint voir; pour premier compliment, elle luy
dit qu'elle avoit recouvert une piece decisive qu'elle alloit
produire contre luy. Belastre, qui croyoit son larcin aussi caché
que s'il l'eût fait chez les Antipodes, crut alors qu'elle vouloit
parler de ses procés, et répondit seulement qu'il y feroit fournir
de contredits par son advocat. Mais Collantine, le tirant d'erreur,
luy parla des vers qu'il lui avoit envoyez, et lui dit: Vraiment,
Monsieur, vous avez raison de dire que les vers ne vous coustent
gueres à faire, puisque vous les trouvez tous faits. Belastre, qui
attendoit de grands remercimens, se trouva fort surpris de cette
raillerie; et neantmoins, avec une asseurance de faux témoin, il lui
confirma, non sans un grand serment, qu'il les avoit fait tout
exprés pour elle. Mais que voulez-vous gager (reprit Collantine) que
je vous les monstreray imprimez dans ce livre (dit-elle en luy
monstrant un Theophile)? Tout ce que vous voudrez, dit Belastre,
qui, luy voyant tenir un livre relié de neuf, ne se douta aucunement
que ce fust le mesme que le sien, qu'il croyoit tres-vieux. La
gageure accordée d'une collation, le livre fut ouvert à l'endroit du
larcin, marqué d'une grande oreille, ce qui surprit davantage
Belastre que si on luy eust revelé sa confession. Il s'enquit
aussi-tost du nom de celuy qui avoit pû découvrir un si grand
secret, et apprenant que c'estoit son rival, il l'accusa soudain de
magie. Il crut qu'il falloit estre devin ou avoir parlé au diable
pour trouver une chose si cachée. Car (disoit-il) ou il faut que cet
homme ait leu tous les livres qu'il y a au monde, et qu'il les
sçache tous par coeur, ou il n'a point veu celuy que j'ay, qui est
le plus vieux que j'aye jamais pû trouver. Quelque temps apres ce
ridicule raisonnement, assez commun chez les ignorans, et la gageure
acquittée, il minutta sa sortie; et pour se vanger de son rival, il
ne fut pas si-tost dehors qu'il demanda à un des procureurs de son
siege comment il se falloit prendre à faire le procés à un sorcier.
On luy dit qu'il falloit avoir premierement quelque denonciateur. He
bien! (dit-il aussi-tost) où demeurent ces gens-là? envoyez-m'en
querir un par mes sergens? Cette ignorance fit faire alors un grand
éclat de rire à ceux qui estoient présens; sur quoy il adjouste en
colere: Quoy! ne sont-ce pas des gens créez en titre d'office? je
veux qu'ils fassent leur charge, ou je les interdiray sur le champ.
La risée ayant redoublé, Belastre, en persistant, dit encore: Vous
me prenez bien pour un ignorant, de croire qu'en France, où la
police est si exacte, et où on chomme si peu d'officiers, on ne
puisse pas trouver tous ceux qui sont nécessaires pour faire le
procés à un sorcier. Mais il eut beau se mettre en colere, il ne put
executer son dessein, et il fallut qu'il remist sa vengeance à une
autre occasion.

Pour éviter désormais un pareil affront, et reparer celuy qu'il
avoit receu, il se resolut, à quelque prix que ce fust, de faire des
vers de luy-mesme. Depuis qu'il en eut une fois tasté, il ne crut
pas qu'on se pust passer d'en faire; et on peut bien dire que c'est
une maladie semblable à la gravelle ou à la goutte: dés qu'on en a
senty une atteinte, on s'en sent toute sa vie. Il estoit fort en
peine de sçavoir avec quoy on les faisoit, et apres avoir feuilleté
quelques livres, le hasard le fit tomber sur certain endroit où un
poëte s'estonnoit de ce qu'il faisoit si bien des vers, veu qu'il
n'avoit pas beu de l'hippocrene. Il crut, par la ressemblance du
nom, que c'estoit une espece d'hypocras, et il demanda à un juré
apoticaire qui eut à faire à luy environ ce mesme temps qu'il lui
donnast quelques bouteilles d'hypocras à faire des vers. Il n'en eut
qu'une risée pour réponse, mais il adjousta: Ne faites point de
difficulté de m'en faire exprés, je le payeray bien, valust-il un
escu la pinte. Une autrefois, ayant leu que pour faire de bons vers
il falloit se mettre en fureur, s'arracher les cheveux et ronger ses
ongles, il pratiqua cela fort exactement. Il mordit ses ongles
jusques au sang, il se rendit la teste presque chauve, et il se mit
si fort en colere (il ne connoissoit point d'autre fureur) que son
pauvre clerc et son laquais en pâtirent, et porterent long-temps sur
les épaules des marques de sa verve poëtique. Enfin, il eut recours
à son siffleur, qui se méloit aussi de faire des vers (de méchans,
s'entend) et qui un peu auparavant avoit fait jouer dans sa chambre
une pastorale de sa façon, sur un theatre basty de trois ais et de
deux futailles, decoré des rideaux de son lit et de deux pieces de
bergame. Cet homme lui enseigna donc les regles des vers, qu'il ne
sçavoit pas luy-mesme. Il luy apprit à conter les syllabes sur ses
doigts, qu'il mesuroit auparavant avec un compas: car il ne
concevoit point d'autre façon de faire des vers, que de trouver
moyen de ranger des mots en haye, comme il avoit veu autrefois
ranger des soldats pour faire un bataillon.

Ce brave maistre luy apprit aussi qu'il y avoit des rimes masculines
et féminines; surquoy Belastre luy dit avec admiration: Est-ce donc
que les vers s'engendrent comme des animaux, en mettant le masle
avec la femelle? Enfin, apres quelques mois de noviciat, et apres
avoir autant broüillé de papier qu'un scrupuleux faiseur
d'anagrammes, il fit les trois méchans couplets qu'on verra en
suitte, non sans suer aussi fort que celuy qui auroit joüé quatre
parties de six jeux à la paulme. Encore faut-il que je recite de luy
une certaine naïfveté assez extraordinaire.

Il avoit oüy dire que les muses estoient des divinitez qu'il falloit
avoir favorables pour bien faire des vers, et que tous les grands
poëtes les avoient invoquées en commençant leur ouvrage. Il avoit
mesme marqué de rouge quatre vers dans un Virgile qu'avoit son
siffleur, qu'on luy avoit dit estre l'invocation de l'Eneïde. Il
avoit apris par coeur ces quatre vers, et les recitoit comme une
oraison fort devote toutes les fois qu'il se mettoit à ce travail,
de mesme qu'on fait lire la vie de sainte Marguerite pour faire
delivrer une femme enceinte. Quand Belastre eut si bien, à son sens,
reüssi dans son entreprise, et se fust applaudi cent fois luy-mesme
(car les ignorans sont ceux qui se trouvent les plus satisfaits de
leurs ouvrages), il s'en alla, avec ce beau chef-d'oeuvre dans sa
poche, voir Collantine. Il avoit une fierté nompareille sur son
visage, croyant bien effacer la honte qu'il avait auparavant receuë.
Il debuta par ce cartel: Je vous deffie (dit-il en lui monstrant un
papier qu'il tenoit à la main) de trouver que ces vers que je vous
apporte soient dérobez; car dans tous les livres qui sont au monde,
vous n'en verrez point de cette maniere. Ce n'est pas que je me
veüille piquer d'estre autheur, ny faire le bel esprit; mais vous
connoistrez que quand je m'y veux appliquer, je suis capable de
faire des vers à la cavaliere.

Par malheur pour luy, Charroselles, qui estoit entré un peu
auparavant, se trouva de la compagnie; il fit un grand cry dés qu'il
ouyt nommer cette sorte de vers, qui importune tant d'honnestes
gens; et sans songer s'il avoit un antagoniste raisonnable en
relevant cette parole, il luy dit brusquement: Qu'entendez-vous par
ces vers à la cavaliere? n'est-ce pas à dire de ces méchans vers
dont tout le monde est si fatigué? Belastre se hazarda de répondre
que c'estoient des vers faits par des gentilshommes qui n'en
sçavoient point les regles, qui les faisoient par pure galanterie,
sans avoir leu de livres, et sans que ce fust leur mestier. Hé! par
la mort, non pas de ma vie (reprit chaudement Charroselles).
Pourquoy diable s'en meslent-ils, si ce n'est pas leur mestier? Un
masson seroit-il excusé d'avoir fait une méchante marmite, ou un
forgeron une pantoufle mal faite, en disant que ce n'est pas son
mestier d'en faire? Ne se mocqueroit-on pas d'un bon bourgeois qui
ne feroit point profession de valeur si, pour faire le galand, il
alloit monster à la brêche, et monstrer là sa poltronnerie?

Quand je voy ces cavaliers, qui, pour se mettre en credit chez les
dames, negligent la voye des armes, des joustes et des tournois pour
faire les beaux esprits et les versificateurs, j'aimerois autant
voir les chevaliers du Port au foin faire les galans avec leurs
tournois à la bateliere, lors qu'ils tirent l'anguille ou l'oison,
et qu'il joustent avec leurs lances. Cependant il se coule mille
millions de méchans vers sous ce titre specieux de vers à la
cavaliere, qui effacent tous les bons, et qui prennent leur place.
Combien voyons-nous de femmes bien faites mépriser des vers tendres
et excellens qu'aura fait pour elles un honneste homme avec tout le
soin imaginable, pour admirer deux méchans quatrains que leur aura
donné un plumet, aussi polis que ceux de Nostradamus? O Muses! si
tant est que vostre secours soit necessaire aux amans, pourquoy
souffrez-vous que ceux qui vous barbouïllent et qui vous défigurent
soient favorisez par vostre entremise, et que vos plus chers
nourrissons soient d'ordinaire si mal receus?

L'entousiasme alloit emporter bien loin Charroselles, car il estoit
fort long en ses invectives (quoy qu'il n'eust pas grand interest en
celle-cy, comme faisant fort peu de vers), quand l'impatience de
Collantine l'interrompit, en disant fort haut: Or sus, sans faire
tant de préambules, voyons ces vers dont est question; qu'ils soient
bons ou mauvais, il suffit qu'ils soient faits à ma loüange pour me
plaire. Belastre ne s'en fit pas prier deux fois, de peur de
differer les applaudissemens qu'il en attendoit; il leut donc ces
vers avec la mesme gravité qu'il auroit deub prononcer ses
sentences:

    Belle bouche, beaux yeux, beau nez,
    Depuis que vous me chicanez,
    Mon coeur a souffert la migraine;
    Faites faire halte à vos rigueurs,
    Quoy? Voulez-vous par vos froideurs
    Egaler la Samaritaine?

Vrayment (dit Charroselles), je ne sçay si ces vers ne sentent point
plus le praticien que le cavalier; mais du moins on ne dira pas
qu'ils sentent le médecin, car il n'y en a point qui pust dire que
la migraine, qui est une maladie de la teste, fust dans le coeur.
Cela peut passer neantmoins à la faveur de cette comparaison qui a
toute la froideur que vous luy attribuez; continuez donc.

    Vous trapercez si fort un coeur
    Que, quand je l'aurois aussi dur
    Que celuy du cheval de bronze,
    Il faudroit ceder à vos coups,
    Et je vous les donnerois trestous
    Quand bien j'en aurois dix ou onze.

Voila (dit Charroselles) une rime gasconne[121] ou perigourdine, et
vous la pouvez faire trouver bonne en deux façons, en violentant un
peu la prononciation, car vous pouvez dire un _coeur_ aussi _deur_,
ou un _cur_ aussi _dur_; mais en recompense la rime de _onze_ est
fort bien trouvée. Quant au cinquième vers, si vous l'aviez bien
mesuré vous le trouveriez trop long d'une sillabe. A cela (répondit
Belastre) le remede sera facile; je n'auray qu'à le faire écrire
plus menu, il ne sera pas plus long que les autres. Je ne me serois
pas advisé de ce remede (dit Charroselles), et j'aurois plustost dit
_donrois_ au lieu de _donnerois_, comme faisoient les anciens, qui
usoient de la sincope. Qu'est-ce à dire, sincope (reprit Belastre)?
n'est-ce pas une grande maladie? qu'a-t-elle de commun avec les
vers? Ensuite il continua:

    Et, qui pis est, vostre attentat
    Se commet contre un magistrat.
    Doublement peche qui le tue.
    Quand il s'agit de resister
    Aux coups qu'il vous plaist me porter
    Je n'ay ny force ny vertue.

[Note 121: Cette façon de rimer, et partant de prononcer,
n'étoit pas si exclusivement gasconne que le dit Charroselles. Sous
Louis XIII, on ne faisoit pas autrement à Paris. Grâce à la
prononciation, _dur_ y rimoit très bien avec _coeur_, ce dont
s'indignoit le Normand Malherbe. «Il ne vouloit pas, dit Tallemant,
qu'on rimât sur _bonheur_ ni sur _malheur_, parce que les Parisiens
n'en prononcent que l'u, comme s'il y avoit _bonhur_, _malhur_,
etc.» (_Historiettes_, édit. in-12, t. 1, p. 267.)]

Charroselles, estonné de ce dernier mot, demanda le papier pour voir
comment il estoit escrit; mais il fut surpris de voir que l'autheur,
qui estoit mieux fondé en rime qu'en raison, avoit mieux aimé faire
un soloecisme qu'une rime fausse. Il admira sa naïveté, et luy
demanda s'il en avoit fait encore d'autres. Belastre répondit qu'il
y en avoit beaucoup qu'il n'avoit pas eu le loisir de décrire.
Charroselles luy repliqua: Ce n'est donc icy qu'un fragment? A quoy
Belastre repartit: Je ne sçay; mais, je vous prie, dites-moy combien
il faut que l'on mette de vers pour faire un fragment? Cette
nouvelle naïveté causa un grand esclat de rire, qui ne fut pas
sitost passé que Belastre, voulant recueillir le fruit de son
travail, demanda ce qu'on pensoit de ses vers, c'est-à-dire,
exigeoit de l'approbation, quand Charroselles luy dit: Vrayement,
Monsieur, vous faites des vers à la maniere des Grecs, qui avoient
beaucoup de licences. Pourquoy non (reprit Belastre)? n'ay-je pas eu
mes licences, qui m'ont cousté de bel et bon argent? Il est vray que
je ne sçay de quelle université elles sont, mais mademoiselle les a
veuës, car je les ay produites quand elle ma accusé de ne sçavoir
pas le latin. J'ay fait toutes mes classes, tel que vous me voyez;
il est vray qu'ayant esté long-temps à la guerre, j'ay tout oublié.

Vous estes donc (luy dit Charroselles) plus que docteur, car j'ai
ouy dire quelquefois qu'un bachelier est un homme qui apprend, et un
docteur un homme qui oublie; vous qui avez tout oublié estes quelque
chose par delà. Pour revenir à vos vers, ils sont d'une manière
toute extraordinaire; je n'en ay point veu de pareils, et je ne
doute point que vous ne fassiez de beaux chefs-d'oeuvres s'il vous
vient souvent de telles boutades. Ha (dit Belastre), je voudrois
bien sçavoir les regles d'une boutade; est-il possible que j'en aye
fait une bonne par hazard? Vous estes bien difficiles à contenter,
vous autres messieurs les delicats (dit là dessus Collantine); pour
moy, j'aime generalement tous les vers poetiques, et surtout les
quatrains de six vers, tels que sont ceux qui sont pour moy.
Charroselles sousrit de cette belle approbation, et insensiblement
prit occasion, en parlant de vers, de déclamer contre tous les
autheurs qu'il connoissoit, et il n'y en eut pas un, bon ou mauvais,
qui ne passast par sa critique, sans prendre garde s'il parloit à
des personnes capables de cet entretien. Mais j'obmettray encore à
dessein tout ce qu'il en dit, car on me diroit que c'est une
médisance de reciter celle que les autres font. La conclusion fut
que Collantine, qui s'étoit teuë long-temps pendant qu'il parloit de
ces autheurs, dont elle ne connoissoit pas un, voulant parler de
vers à quelque prix que ce fust, vint à dire: Pour moy, je ne trouve
point de plus beaux vers que ceux de la Misere des clercs des
procureurs; les pointes en sont bonnes et le sujet tout à fait
plaisant. Je les leus dernierement sur le bureau du maistre clerc de
mon procureur, durant qu'il me dressoit une requeste. Si les clercs
(répondit Charroselles) sont aussi miserables que ces vers, je
plains sans doute leur misere; mais quoy! ce ne sont pas seulement
les clercs qui sont à plaindre, les procureurs le sont aussi, et
encore plus les parties, enfin tous ceux qui se meslent de ce maudit
mestier de chicaner. Pourquoy dites-vous cela (reprit Collantine)?
je ne vois point qu'il y ait de meilleur mestier que celuy de
procureur postulant? Vous ne voyez point de fils de paysan ou de
gargotier qui soit entré dans une telle charge, la pluspart du temps
à credit, qui au bout de sept à huit ans n'achete une maison à porte
cochere[122], qu'il se fait adjuger par decret à si bon marché qu'il
veut, et qui ne fasse cependant subsister une assez nombreuse
famille. Que s'il ne tient pas bonne table, et s'il ne fait pas
grande dépence, c'est plustost par avarice que par incommodité. Je
ne doute point (repliqua Charroselles) que le gain n'en soit assez
grand, et je ne m'enquiers point s'il est legitime; mais il faut
avoüer que c'est une triste occupation d'avoir tousjours la veuë sur
des papiers dont le stile est si dégoustant, et de n'aquerir du bien
qui ne vienne de la ruine et du sang des miserables. A leur dam
(interrompit Collantine)! Pourquoy plaident-ils, ces miserables,
s'ils ne sont pas bien fondez? Fondez ou non (adjousta
Charroselles), les uns et les autres se ruinent également, témoin
une emblesme que j'ay veuë autrefois de la chicane, où le plaideur
qui avoit perdu sa cause estoit tout nud; celuy qui l'avoit gagnée
avoit une robbe, à la verité, mais si pleine de trous et si
déchirée, qu'on auroit pû croire qu'il estoit vestu d'un rezeau: les
juges et les procureurs estoient vestus de trois ou quatre robbes
les unes sur les autres.

[Note 122: Alors on faisoit une grande différence entre la
maison à _porte cochère_ et la maison à petite porte. C'est d'après
cela que l'on calculoit la fortune du propriétaire ou du locataire.
Pendant la fronde, quand on créa une garde bourgeoise pour la
défense de la ville, les portes cochères durent fournir chacune un
cavalier, tandis que les portes ordinaires ne devoient qu'un
fantassin. On lit à ce propos dans le _Courrier burlesque de la
guerre de Paris_:

    Le mardi (12 janvier 1649), le conseil de ville
    Fit un reglement fort utile,
    Savoir, que pour lever soldats,
    Tant de pied comme sur dadas,
    L'on taxeroit toutes les portes,
    Petites, grandes, foibles, fortes;
    Que la _cochère_ fourniroit
    Tant que le blocus dureroit
    Un bon cheval avec un homme,
    Ou qu'elle donneroit la somme
    De quinze pistoles de poids,
    Payable la première fois;
    Les petites, un mousquetaire,
    Ou trois pistoles pour en faire.

    (_Pièces à la suite des Mémoires du cardinal de Retz_,
    Amst., 1719, in-12. t. 4, p. 270.)
]

Vous estes bien hardy (luy dit Belastre en colère) de décrier ainsi
nostre mestier? Si j'avois icy mes sergens, je vous ferois mettre là
bas en vertu d'une bonne amande que je vous ferois payer sans
déport. Je le décrie moins (répondit Charroselles) que ne font les
advocats, parce qu'on ne les void jamais avoir de procés en leur
nom, de mesme que les medecins ne prennent jamais de leurs drogues.
J'ay ouy dire encore ce matin à un de mes amis qu'il n'avoit jamais
eu qu'un procès, qu'il avoit gagné, avec dépens et amende, mais
qu'il s'est trouvé à la fin que s'il eust abandonné dès le
commencement la debte pour laquelle il plaidoit, il auroit gagné
beaucoup davantage. Mais comment cela se peut-il faire (lui dit
Collantine)? Voicy comment il me la conté (reprit Charroselles): Il
luy estoit deub cent pistolles par un mauvais payeur, proprietaire
d'une maison qui valloit bien environ quatre mil francs. Il a mis
son obligation entre les mains d'un procureur, qui, ayant un
antagoniste aussi affamé que luy, a si bien contesté sur
l'obligation et sur les procedures du dècret qu'on a fait en suite
de cette maison, qu'il a obtenu jusqu'à sept arrests contre la
partie, tous avec amende et dépens. Or, par l'événement, les dépens
ayans esté taxez à 2500 livres, et la maison adjugée à 2000 livres
seulement au beau-frere de son procureur, il luy a cousté de son
argent 500 livres, outre la perte de sa debte. Mais il m'a juré que
son plus grand regret estoit à l'argent qu'il luy avoit fallu tirer
pour payer toutes les amandes à quoy sa partie avoit esté condamnée,
faute de quoy on ne luy vouloit pas délivrer ses arrests.

On avoit raison (repartit Collantine), car ne sçait-on pas bien que
c'est celuy qui gagne sa cause qui doit avancer l'amande de douze
livres? Mais on luy en donne, s'il veut, aussi-tost le remboursement
sur sa partie. Et que sert le remboursement (adjousta Charroselles)
si le debiteur est insolvable, comme le sont tous les chicaneurs? Ne
vaudroit-il pas bien mieux que Monsieur le receveur perdit la somme,
qui luy est un pur gain, que de la faire tomber, par l'evenement,
sur le dos de celuy qui avoit bon droit, et qui est chastié de la
faute d'autruy?

La mesme personne m'a fait encore une grande plainte sur la
declaration de ces dépens, qui luy tenoit fort au coeur, et l'a
traduite assez plaisamment en ridicule. Il m'a fait voir que pour un
mesme acte il y avoit cinq ou six articles separez, par exemple pour
le conseil, pour le memoire, pour l'assignation, pour la coppie,
pour la presentation, pour la journée, pour le parisis, pour le
quart en sus, etc.[123], et il m'a dit en suite qu'il s'imaginoit
estre à la comédie italienne, et voir Scaramouche hostelier compter
à son hoste pour le chapon, pour celuy qui l'a lardé, pour celuy qui
l'a châtré, pour le bois, pour le feu, pour la broche, etc. Vrayment
(dit alors Collantine), il faut bien le faire ainsi, puisque c'est
un ancien usage; j'avouë bien que c'est là où messieurs les
procureurs trouvent mieux leur compte, car pour faire cette taxe on
compte les articles, et tel de ces articles qui n'est que de dix
deniers couste quelquefois huit sous à taxer, comme en frais
extraordinaires de criées; sans compter les roles de la declaration,
qui par ce moyen s'amplifient merveilleusement. Aussi disent-ils que
c'est la piece la plus lucrative de leur mestier. Mais je vous
advoüray (ajousta-t'elle) que j'y trouve une chose qui me choque
fort: c'est qu'on y taxe de grands droits aux procureurs pour les
choses qu'ils ne font point du tout, comme les consultations et les
revisions d'ecritures, et on leur en taxe de très-petits pour celles
qu'ils font effectivement, comme les comparutions aux audiences pour
obtenir les arrests; c'est un point qu'il sera tres-important de
corriger, quand on fera la reformation des abus de la justice. Apres
cela (continua Charroselles, qui avoit esté aussi obligé d'apprendre
à plaider à ses dépens à cause du procés qu'il avoit eu contre
Collantine) n'avoüerez-vous pas que c'est un méchant mestier que de
plaider, puis qu'on est exposé à souffrir ces mangeries? Il faut
distinguer (répondit la demoiselle), car on a grand sujet de
plaindre ces plaideurs par necessité, qui sont obligez de se
deffendre le plus souvent sans en avoir les moyens, quand ils sont
attaquez par des personnes puissantes, et attirez hors de leur pays
en vertu d'un committimus. Mais il n'en est pas de mesme de ces
plaideurs volontaires qui attaquent les autres de gayeté de coeur,
car ils sont redoutables à toutes sortes de personnes, et ils ont
l'avantage de faire enrager bien des gens. Vous m'advouërez
vous-mesme que c'est le plus grand plaisir du monde, et qu'on peut
bien faire autant de mal par un exploit que par une satyre. Outre
que leurs parties sont tousjours contraintes, pour se racheter de
leurs vexations, de leur donner de l'argent ou de leur abandonner
une partie de la chose contestée, de sorte que, quelque méchant
procés qu'ils puissent avoir, pourveu qu'ils les sçachent tirer en
longueur, ils y trouvent plus de gain que de perte.

[Note 123: Cette curieuse énumération de frais rappelle celle
que fait Molière dans les _Fourberies de Scapin_ (acte 2, scène 8).
Comme cette pièce est de 1671, il se pourroit que le passage que
j'indique ne fût encore qu'une réminiscence, étendue, du reste, et
complétée, du _Roman bourgeois_.]

Vrayment (interrompit Charroselles), à propos de ces gens qui
chicanent à plaisir, je me souviens d'une rencontre que j'eus
dernierement au palais. Je me trouvay auprés d'un Manceau qui, ayant
donné un soufflet à un notaire de ses voisins (ainsi que j'appris
depuis), avoit esté obligé de soustenir un gros procés criminel
devolu par appel à la cour, et pour ce sujet il avoit esté condamné
en de grandes reparations, dommages et interests. J'oüys un de ses
compatriotes qui, pour le railler, luy disoit: Hé bien, qu'est-ce,
Baptiste (ainsi falloit-il que s'appellast ce tappe-notaire)? Tu es
bien chanceux: tu as perdu ton procés? Ce Manceau luy dit pour toute
réponse: Vrayment c'est mon, vla bien dequoy! N'en auray-je pas un
autre tout pareil quand je voudray? La risée que firent ceux qui
ouyrent cette réponse me donna la curiosité d'aprendre le sujet de
ce procés, et en suite d'avoüer qu'il n'y avoit rien de plus aisé
que de faire des procés de cette qualité, mais que ce n'estoit pas
un moyen de faire grande fortune.

Je n'entends pas parler de ces sortes de procés (dit alors
Collantine), Dieu m'en garde! il n'y a rien de si dangereux que
d'estre deffendeur en matiére criminelle; mais je parle de ces
droits litigieux qu'on achepte à bon marché de gens foibles et
ignorans des affaires, dont les plus embrouillez sont les meilleurs.
Car on n'a qu'à se faire recevoir partie intervenante, et pourvu
qu'on sçache bien faire des incidens et des chicanes, tantost se
ranger d'un party et tantost de l'autre, il faut enfin que les
autres parties acheptent la paix, à quelque prix que ce soit. Tel
est le mestier dont je subsiste il y a longtemps, et dont je me
trouve fort bien. J'ay des-ja ruiné sept gros paysans et quatre
familles bourgeoises, et il y a trois gentilshommes que je tiens au
cul et aux chausses. Si Dieu me fait la grace de vivre, je les veux
faire aller à l'hospital. Collantine commençoit des-ja à leur
vouloir conter ses exploits, tant en gros qu'en détail, et n'eust
finy de longtemps, quand elle fut interrompuë par Belastre, qui luy
dit: Sans aller plus loin, vous me faites faire une belle experience
de ce que vous sçavez faire. Il y a assez long-temps que vous me
chicanez, sous pretexte d'une vieille recherche de droits dont il ne
vous en est pas deub un carolus. Quoy (repliqua chaudement
Collantine)! vous ne me devez rien? Estes-vous assez hardy pour le
soustenir? Je vous vais bientost montrer le contraire. Je m'en
rapporte à Monsieur (dit-elle en monstrant Charroselles); il en
jugera luy-mesme. Ce fut lors qu'ils se mirent tous deux en devoir
de conter tous les procés et differens qu'ils avoient ensemble, en
la presence de Charroselles, comme s'il eust esté leur juge naturel.
Ils prirent tous deux la parole en mesme temps, plaiderent,
haranguerent et contesterent, sans que pas un voulust escouter son
compagnon. C'est une coustume assez ordinaire aux plaideurs de
prendre pour juge le premier venu, de plaider leur cause sur le
champ devant luy, et de s'en vouloir rapporter à ce qu'il en dira,
sans que cela aboutisse néantmoins à sentence ny à transaction; de
sorte que, si on avoit déduit au long cet incident, il n'auroit
point du tout choqué la vray-semblance. Mais cela auroit esté fort
plaisant à entendre, et le seroit peu à reciter. A peine
s'estoient-ils accordez à qui parleroit le premier (car la
contestation fut longue sur ce point), quand on ouyt heurter à la
porte. C'estoit le greffier de Belastre, qui l'estoit venu trouver
chez Collantine, sçachant qu'il y estoit, pour luy faire signer la
minutte d'un inventaire qu'il venoit d'achever; et outre le procés
verbal de scellé qu'il tenoit en main, il avoit encore sous le bras
un fort gros sac, contenant tous les papiers inventoriez, qui
devoient estre deposez au greffe pour la seureté des vacations des
officiers. Son arrivée fit faire trefve à ces deux parties
plaidantes, et apres qu'il eut eu une petite audiance en particulier
de Belastre, ce greffier qu'on avoit appellé Volaterran, (parce
qu'il voloit toute la terre) donna son procés verbal à signer à ce
vénérable magistrat. Charroselles, qui fouroit son nez par tout, fut
curieux de sçavoir ce que c'estoit, et s'estant baissé sous pretexte
de ramasser un de ses gans, il leut au dos du cahier cette
inscription:


Inventaire de Mythophilacte.

Comment (s'ecria-t'il aussitost)! le pauvre Mythophilacte est donc
mort! Quoy! cet homme qui a esté si fameux dans Paris, et par sa
façon de vivre et par ses ouvrages? Je m'asseure qu'on aura trouvé
chez luy de belles curiositez. Si vous les desirez voir (dit le
greffier assez civilement, contre l'ordinaire de ces messieurs, qui
ne sont point accusez d'estre civils), vous n'en sçauriez trouver un
memoire plus exact que cet inventaire que j'en ay dressé. Vous ne me
sçauriez faire un plus grand plaisir (dit Charroselles). Et à moy
aussi (dit de son costé Collantine), qui estoit ravie d'ouïr toute
sorte d'actes et d'expeditions de justice. Belastre, qui estoit
aussi bien aise d'entendre lire une piece intitulée de son nom, et
qui croyoit se faire beaucoup valoir par ce moyen à Collantine, non
seulement applaudit à cette curiosité, mais mesme, par l'authorité
qu'il avoit sur le greffier, luy commanda de la satisfaire. Le
greffier, luy obeyssant, s'assit auprés d'eux, et, apres qu'ils
eurent repris leur place et fait silence, Volaterran commença de
lire ainsi:


_Inventaire de Mythophilacte._

L'an mil six cens..... Je vous prie (interrompit Charroselles),
passez cette intitulation, qui ne contient que des qualitez
inutiles. Inutiles (reprit Collantine avec un grand cry)! vous vous
trompez fort: il n'y a rien de plus essentiel en une affaire que de
bien establir les qualitez. Cela seroit bon (reprit Charroselles),
si on avoit à instruire ou à juger un procés; mais comme nous
n'avons icy que la curiosité de voir les effets de Mythophilacte, ce
ne seroit que du temps et des paroles perduës. Cette raison ayant
prevalu, au grand regret neantmoins de Belastre, qui prenoit grand
plaisir à entendre lire ses qualitez, Volaterran passa plusieurs
pages de l'intitulation, apposition et levée des scellez, et
continua de lire:

Premierement un lit où estoit gisant ledit deffunt,
consistant en trois aix posez sur deux tresteaux, une
paillasse, avec une vieille valise servant de traversin, et
une couverture faite d'un morceau de tapisserie de
Rouen, prisez le tout ensemble vingt-cinq sous,
cy

                                                     25 sous.

_Item_, deux chaises de paille, avec un fauteuil garny
de mocquette, prisés dix sous, cy

                                                     10 sous

_Item_, un coffre de bois blanc, sur lequel avons reconnu
nos scellez sains et entiers, et dans iceluy ne
s'est trouvé que les papiers cy-apres inventoriez, ledit
coffre prisé douze sous, cy

                                                    12 sous.

De grace (dit Charroselles), allons vistement à ces papiers; c'est
la seule chose que je desire de voir, m'imaginant qu'il y en aura de
fort bons. Car pour le reste de ses meubles, il est aisé d'en juger
par l'échantillon, et je me doute bien que le pauvre Mythophilacte
est mort dans la dernière pauvreté. Je ne m'estonne plus qu'il
apprehendast si fort les visites, et qu'il eust tant de soin de
cacher la maison où il demeuroit à ses plus intimes amis, ausquels
elle estoit aussi inconnue que la source du Nil. Mais comme je
m'attends bien que par tout l'inventaire nous trouverons une
pareille gueuserie, je vous prie, monsieur le greffier, de coupper
court et de commencer à lire le chapitre des papiers, puisque la
curiosité de la compagnie ne s'estend que là. Ainsi fut dit, ainsi
fut fait: alors Volaterran, ayant sauté plusieurs feuillets,
continua de lire:

    Premierement, le testament ou ordonnance de derniere
    volonté dudit deffunt, en datte du 21 avril........

Hé! de grace, encore un coup (dit Charroselles), nous n'avons que
faire des dates; je vous prie, voyons seulement les dispositions de
ce testament, et sur tout sautez le preambule, et ce stile des
notaires qui ne fait que gaster du parchemin. Le greffier prit donc
en main ce testament, et en ayant parcouru en bredouillant deux ou
trois roolles pleins de ces vaines formalitez, il commença à lire
plus intelligiblement ces clauses:

    En premier lieu, à l'égard de mes funerailles et
    enterrement, j'en laisse le soin à l'hoste du logis où je
    seray decedé, me confiant assez d'ailleurs en son humanité,
    qui prendroit cette peine de luy-mesme, quand je ne l'en
    prierais point. Je m'attends aussi qu'il le fera sans
    pompe, sans tenture et sans luminaire, en toute humilité
    chrestienne, et convenablement à ma position et à ma
    fortune.

    _Item_, à chacun des pauvres autheurs qui se trouveront à
    mon enterrement, je donne et legue un exemplaire d'un livre
    par moy composé, intitulé: l'_Exercice journalier du
    poëte_, dont la delivrance leur sera faite sitost que ledit
    livre sera achevé d'imprimer, dans lequel ils trouveront un
    bel exemple de constance pour supporter la faim et la
    pauvreté, avec une oraison tres ardente que j'ay faite en
    leur faveur, afin que les riches aient plus de compassion
    d'eux qu'ils n'ont eu de moy.

    _Item_, je donne et legue à Claude Catharinet, mon meilleur
    amy et second moy-mesme, mon grand Agenda ou mon Almanach
    de disners, dans lequel sont contenus les noms et les
    demeures de toutes mes connoissances, avec les observations
    que j'ai faites pour decouvrir le foible des grands
    seigneurs, pour les flatter et gagner leurs bonnes graces,
    ensemble celles de leurs suisses et officiers de cuisine,
    esperant que, par le moyen de cet ouvrage, il pourra
    sustenter sa vie comme j'ay fait la mienne jusqu'à present.

    _Item_, à tous mes pretendus Mecenas, je donne et legue la
    liberation de ce qu'ils me doivent pour le prix de l'encens
    que je leur ay fourny et livré, tant par epistres
    dedicatoires, panegyriques, epitalames, sonnets, rogatons,
    qu'en quelque autre sorte et maniere que ce soit, ne
    desirant pas que leur ame soit tourmentée en l'autre monde,
    comme elle le pourroit estre pour avoir retenu le salaire
    deub à mes grands travaux. J'en fais la mesme chose à
    l'égard de ces méchans libraires qui ont mangé tout le
    fruit de mes veilles, et qui m'ont tant fait souffrir
    depuis que j'ay esté à leur discretion. Et quoy qu'ils
    aient souvent pris à tasche de me faire damner, je prie
    Dieu qu'il ne leur impute point le mal qu'ils m'ont fait,
    mais qu'il use envers eux de sa misericorde, de toute
    l'estendue de laquelle ils ont grand besoin.

    _Item_, je donne et legue à Georges Soulas, ci-devant mon
    valet et scribe, et maintenant, à force de manier mes
    ouvrages, devenu mon collegue et confrere en Apollon, tant
    pour paiement des gages que je luy puis devoir que par pure
    liberalité, donation à cause de mort, et en la meilleure
    forme que pourra valoir, tout le reste de mes ouvrages et
    papiers, tant imprimez qu'à imprimer, luy faisant don de
    tous les profits qu'il en pourra retirer des comédiens, des
    libraires et des personnes à qui il les pourra dédier; à la
    charge, et non autrement, qu'il fera imprimer lesdits
    manuscrits sous mon nom, et non sous le sien, et qu'il ne
    me privera point de la gloire qui m'en peut revenir, comme
    je sçay que quelques autheurs escrocs en ont cy-devant usé.
    Et pour exécuteur du présent testament, je nomme Charles de
    Sercy[124], maistre libraire juré au Palais, veu que
    j'espère de sa courtoisie que, comme il se forme sur le
    modèle de Courbé[125], qui ne dédaigne pas d'estre agent
    général des autheurs de la haute classe, luy qui commence
    de venir au monde ne dédaignera pas de rendre cet office à
    la mémoire de son tres humble serviteur et chalend. Voulant
    en cette considération que Georges Soulas, légataire
    universel de mes ouvrages, lorsqu'il en voudra faire faire
    l'impression, lui donne la preferance à tous les autres,
    pour le recompenser des pertes qu'il a faites sur tant de
    recueils et de rapsodies inutiles qu'il a imprimées, et qui
    le menacent d'une banqueroute prochaine et bien méritée:
    car ainsi le tout a esté par ledit testateur dicté, nommé,
    leu et releu, etc.

[Note 124: Il avoit été reçu imprimeur-libraire le 13 septembre
1649, mais il n'avoit guère commencé à marquer qu'en 1670, année où
il fut fait adjoint de la communauté. Furetière pouvoit donc, même
en 1666, époque, non de la rédaction, mais de la publication de son
livre, parler encore de lui comme il en parle.--Dans l'édition de
Nancy, de 1713, le nom de Jean Treyar est substitué à celui de Ch.
de Sercy.]

[Note 125: C'est d'Augustin Courbé qu'il est parlé ici. «Son
plus grand négoce, dit La Caille (_Hist. de l'impr._, p. 274.),
étoit de livres de galanteries et de romans, dont il faisoit grand
débit.»--Dans sa _Nouvelle allégorique_, etc., p. 115, Furetière
avoit déjà parlé de Courbé, à propos de mademoiselle de Scudéry,
dont il éditoit les romans: «La pucelle Sappho obtint permission de
mener des troupes dans la _Romanie_ pour la rétablir, a cause
qu'elle y avoit de belles terres et seigneuries, dont Augustin
Courbé étoit fermier général, et où il faisoit si bien son compte,
qu'il s'y seroit extraordinairement enrichi, sans les pertes que lui
a fait souffrir d'ailleurs le prince Galimathias.»]

Vrayment (dit alors Charroselles), j'avois grande estime pour le
pauvre Mythophilacte, mais je lui sçay fort mauvais gré de ce qu'il
destourne ces petits libraires du soin de faire des recueils. Chacun
sçait combien ceux qui sont haut hupez font les rencheris quand on
leur offre des coppies à imprimer. Ils ne veulent prendre que celles
d'une certaine caballe qui leur plaist, encore les payent-ils à leur
mode, et il leur faut jetter les autres à la teste, encore n'en
veulent-ils point imprimer.

Vous m'avez fait cent fois la mesme plainte de vos libraires (dit
Collantine); pourquoy les voudriez-vous obliger à imprimer vos
livres, si le debit n'en est pas heureux? Que ne les faites-vous
imprimer à vos frais, à l'exemple d'un certain autheur dont j'ai ouy
parler au Palais, qui en a pour cinquante mille francs sur les bras.
J'aimerois mieux, si j'estois à votre place, vendre mes chevaux et
mon carrosse, pour acheter la gloire qui m'en reviendroit, puisque
vous en estes si affamé. Ou plustost, que ne quittez-vous tout ce
fatras de compositions philosophiques, historiques et romanesques,
pour compiler des arrests, des plaidoyers ou des maximes de droit:
dame! ce sont des livres qu'on achete tousjours, quels qu'ils
soient, et il n'y a point de libraire qui n'en fust aussi friand que
des Heures à la chancelliere[126]. Mais, je vous prie, brisons là,
car je vois bien que vous voudriez faire en replique une longue
doleance. Puisque la compagnie est curieuse de voir ces papiers,
passons aux titres et contracts d'acquisitions de maisons et de
constitutions de rente, car ce sont les principaux articles d'un
inventaire.

[Note 126: _Exercice spirituel, contenant la manière d'employer
toutes les heures du jour au service de Dieu_, par V. C. P., dédié a
Mme la Chancelière. La corporation des relieurs de Paris avoit
fait cette galanterie à madame Ségnier, pour se rendre favorable le
chancelier, sous la direction duquel toutes les corporations
dépendantes de la librairie étoient placées. Le succès de ce livre
dura plus d'un siècle; en 1767 le libraire de Hausy en donna encore
une édition, reproduisant la dédicace que Collombat avoit faite pour
la première. Il n'y avoit de changé que la Chancelière, à qui l'on
dédioit.]

Ha! pour cela (dit Belastre), nous n'en avons trouvé aucuns, mais
seulement beaucoup d'exploits pour debtes passives: de sorte que
tout le reste de cet inventaire ne contient que le cathalogue de
quantité de livres et ouvrages manuscrits, qu'un des legataires nous
a requis d'inventorier, pour luy en faire en suite la delivrance,
parce qu'il dit que le deffunt luy en a fait don. Nous n'avons
affaire que de cela (reprit Charroselles), et c'est icy asseurément
le legs fait à Georges Soulas, dont vous venez d'entendre parler.
Lisons viste, je vous prie, ce catalogue. Je m'y oppose (dit
Collantine), et je veux auparavant qu'on m'explique un article de ce
testament, touchant ce grand agenda et cet almanach de disners qu'il
legue à Catharinet, et qu'il dit estre suffisant pour sa
subsistance.

Je le veux bien (répondit Belastre); je le vais faire chercher tout
à l'heure par mon greffier, car je me souviens bien de l'avoir fait
inventorier. J'aurois bien de la peine à vous le trouver maintenant
(repartit Volaterran), car ce n'est qu'un petit cahier de cinq ou
six fueilles, qui est meslé parmi un grand nombre d'escrits et de
paperasses; mais je vous diray bien ce qu'il contient en substance,
car je l'ay considéré assez attentivement, lors que j'en ay fait la
description. Cet almanach de disners est fait en forme de table
divisée par colomnes, et contient une liste de tous les gens qui
tiennent table à Paris, ou des autres connoissances du deffunt à qui
il alloit demander à disner. Cela est distribué par mois, par
semaines et par jours, tout de mesme qu'un calendrier. De sorte
qu'en la mesme maniere que les pauvres prestres vont demander leurs
messes le samedy à Nostre-Dame, le lundy au Saint-Esprit, le
vendredy à Sainte-Geneviefve, de mesme il assignoit ses repas à
certains jours chez certains grands, le lundy chez tel intendant, le
mardy chez tel prelat, le mercredy chez tel president, et ainsi il
subsistoit toute l'année, jusques là qu'il avoit marqué
subsidiairement, et en cas de besoin, pour son pis aller, les
auberges allemandes et françoises.

Voila qui suffit (dit Charroselles) pour nous donner l'intelligence
de tout l'ouvrage, sur lequel, sans l'avoir veu, je pourrois bien
faire des illustrations et des commentaires. Car je me doute bien
que pour faire un almanach parfait, il y avoit bien des jeusnes et
des jours maigres marquez, et peut estre plus qu'il n'en est observé
dans l'Eglise. Je crois bien aussi que pour le pronostique qu'on a
coustume d'y mettre à chaque lunation, on pouvoit souvent y escrire:
_grandeur de famine_, _secheresse d'amis_, _table rompüe_, _etc._,
prédiction plus claire et plus certaine que celle de Jean Petit et
de Mathurin Questier[127]. Je m'imagine encore qu'il pouvoit faire
un almanach historial des jours de nopce et de grands festins où il
avoit assisté, et qu'il avoit marqué à part ces jours-là dans son
calendrier, comme les jours heureux ou malheureux revelez au bon
Joseph.

[Note 127: C'étoient deux de ces pauvres diables de prophètes,
si nombreux alors, que Louis XIV fut obligé de donner, en 1682, une
déclaration sous forme d'édit portant peine de bannissement contre
les _astrologues_, _devins_, _magiciens_ et _enchanteurs_. V.
_Esprit des journaux_, mai 1789, p. 267. Il est parlé de Petit et de
Questier, comme astrologues, dans plusieurs mazarinades. Questier en
fit même quelques unes. V. le _Mascurat_, p. 194, et C. Moreau,
_Bibliogr. des Mazarin._, t. II, p. 94, no 1763.]

Il falloit (interrompit Collantine) que cet homme fust bien
miserable, puisqu'il ne pouvoit vivre sans escornifler: car c'est, à
mon sens, le dernier des métiers, et indigne d'un homme qui a du
pain et de l'eau. Ce ne seroit pas là une bonne consequence (dit
Charroselles): car il y a bien des marquis et des gens accommodés
qui ne se font point de scrupule d'estre escornifleurs habituez à
certaines bonnes tables, et j'ay veu souvent nostre pauvre
Mythophilacte se plaindre de ce desordre. Car (disoit-il), sous
pretexte que ces gens ont quelque capacité ou expérience sur le
chapitre des sauces, et qu'ils prétendent avoir le goust fin, ils
croyent avoir droit d'aller censurer les meilleures tables de la
ville, qui ne peuvent estre en reputation de friandes et de
delicates, si elles n'ont leur approbation; jusques-là qu'il
soustenoit quelquefois que ces gens estoient des larrons et des
sacriléges, qui deroboient et venoient manger le pain des pauvres.
Pour luy, qui n'y alloit point par goinfrerie, mais par nécessité,
je ne puis que je ne l'excuse: car comment pourroit vivre autrement
un autheur qui n'a point de patrimoine? il auroit beau travailler
nuit et jour, dés qu'il est à la mercy des libraires, il ne peut
gagner avec eux de l'eau pour boire.

Il me souvient de l'avoir veu une fois en une grande peine. Je le
trouvay en place de Sorbonne querellant avec un autre autheur, qui,
entr'autres injures, luy reprocha tout haut qu'il étoit un caymand
de gloire, et que de tous costez il en alloit mendier. Ce dernier
mot fut ouy par des archers qui cherchoient tous les mendians[128]
pour les mener à l'Hospital General. Ils le saisirent au collet en
ce moment (aussi bien estoit-il d'ailleurs assez déchiré), et j'eus
bien de la peine à le faire relascher. J'en vins pourtant à bout,
sur ce que je leur remonstray que le mestier de poëte, dont il
faisoit profession, le conduisoit naturellement à l'hospital, et
qu'il ne falloit point d'autres archers que ceux de son mauvais
destin pour l'y faire aller en diligence. J'aurois bien d'autres
particularitez assez plaisantes à vous reciter[129]; mais
l'impatience que j'ay de voir ce cathalogue de livres ne me permet
pas de m'arrester sur cecy d'avantage. Ce fut lors que Volaterran,
qui vit bien que Belastre, par un signe de teste, avoit dessein
qu'on luy donnast prompte satisfaction, continua de lire.

[Note 128: C'est vers 1656, époque où Bicêtre fut donné à
l'hôpital général, que ces mesures furent prises contre les gueux.
Le vieux château du cardinal Winchester avoit ainsi pris la place du
dépôt de mendicité projeté par Louis XIII en ses lettres patentes du
mois de février 1622, et qui devoit être placé au bout de la grande
allée du Cours-la-Reine.--Cl. Le Petit, dans les strophes de son
_Paris ridicule_ qu'il consacre au château de Bicêtre, nous montre
les gueux installés dans le vieux manoir, et y vivant _gais et
contents_. Or la première édition du _Paris ridicule_ est de
1668.--La fondation de l'hopital général étoit due à la charité du
président de Bellièvre. (Perrault, _Vie des hommes illustres_, p.
54.)]

[Note 129: Le portrait de Mythophilacte n'est pas tracé d'après
un original unique; c'est un type complexe; quelques traits
appartiennent à celui-ci, d'autres à celui-là. Montmaur a posé pour
tout ce qui concerne le poète parasite; pour une partie du reste,
c'est de Mailliet, le _Poète crotté_ de Saint-Amand, qui sert de
modèle. Il était gueux comme Mythophilacte, et comme lui quêteur de
dédicaces. Furetière, dans sa satire _des Poètes_, parue avec ses
_Poésies diverses_ deux ans avant le _Roman bourgeois_, avoit mis
déjà de Mailliet en scène, sous son vrai nom, et l'on y peut juger
de sa parenté avec le type ici analysé. Montmaur et Mailliet étoient
morts depuis long-temps.]


_Catalogue des livres de Mythophilacte._

    L'AMADISIADE, ou la Gauléide, poëme heroï-comique,
    contenant les dits, faits et prouesses d'Amadis de Gaule,
    et autres nobles chevaliers; divisé en vingt-quatre
    volumes, et chaque volume en vingt-quatre chants, et chaque
    chant en vingt-quatre chapitres, et chaque chapitre en
    vingt-quatre dixains, oeuvre de 1724800 vers, sans les
    argumens.

    APOLOGIE de Saluste du Bartas et d'autres poëtes anciens
    qui ont essayé de mettre en vogue les mots composez; où il
    est monstré que les François, en cette occasion, n'ont esté
    que des pagnottes[130], en comparaison des Grecs et des
    Romains, par l'exemple d'Aristophane, de Plaute, et
    d'autres autheurs.

    [Note 130: De l'italien _pagnola_, poltron, timide. V.
    la _Comédie des Proverbes_, act. I, sc. 6.]

    LE RAPPÉ du Parnasse, ou recueil de plusieurs vers anciens
    corrigez et remis dans le stile du temps.

    LA VIS sans fin, ou le projet et dessein d'un roman
    universel, divisé en autant de volumes que le libraire en
    voudra payer.

    LA SOURICIERE des envieux, ou la confutation des critiques
    ou censeurs de livres, ouvrage fait pour la consolation des
    princes poëtiques détronez, où il est monstré que ceux-là
    sont maudits de Dieu, qui découvrent la turpitude de leurs
    parens et de leurs frères.

    LA LARDOIRE des courtisans, ou satyre contre plusieurs
    ridicules de la cour, qui y sont si admirablement piquez
    que chacun y a son lardon.

    LA CLEF des sciences, ou la croix de par Dieu du prince,
    c'est-à-dire l'art de bien apprendre à lire et à escrire,
    dedié à monseigneur le dauphin; avec le passe-partout de
    devotion, ou un manuel d'oraison pour l'exercice journalier
    du chrestien.

    IMITATION des Thresnes de Jeremie, ou lamentation poëtique
    de l'autheur sur la perte qu'il fit, en déménageant, de
    quatorze mille sonnets, sans les stances, épigrammes, et
    autres pieces[131].

[Note 131: Mailliet, selon Furetière, 5e _satire_, V. 95-120,
avoit aussi perdu ses vers; un valet les lui avoit jetés au feu.]

Vrayment (dit Charroselles), j'ay esté present à la naissance de cet
ouvrage: jamais je ne vis un autheur plus déconforté que fust
celuy-cy en recevant la nouvelle de cet accident. Je taschay à le
consoler de tout mon possible, suivant le petit genie que Dieu m'a
donné; et comme j'avois appris du crocheteur qui avoit esté chargé
de ces papiers qu'il falloit qu'ils eussent esté perdus vers le
Marché-Neuf, j'asseuray Mythophilacte que quelque beuriere les
auroit ramassez, comme estant à son usage, et qu'il n'avoit qu'à
aller acheter tant de livres de beurre, qu'il peust recouvrer
jusqu'à la derniere piece qu'il avoit perduë. Vrayment (répondit
Belastre), voilà une consolation bien maligne, et qui est fort de
vostre genie, comme vous dites; mais ne faites point perdre de temps
à mon greffier, à qui j'ordonne de continuer. Volaterran, reprenant
où il en estoit demeuré, leut du mesme ton qu'il avoit commencé.

    DISCOURS des principes de la poësie, ou l'introduction à la
    vie libertine.

    PLACET rimé pour avoir privilege du Roy de faire des vers
    de ballet, chansons nouvelles, airs de cour et de
    pont-neuf, avec deffenses à toutes personnes de travailler
    sur de pareils sujets, recommandé à monsieur de
    B......[132], grand privilegiographe de France.

    [Note 132: Benserade, à qui Furetière a déjà fait
    allusion plus haut, p. 138.]

    _Forfantiados libri quatuor, de vita et rebus gestis
    Fatharelli._

    LE GRAND sottisier de France, ou le dénombrement des
    sottises qui se font en ce vaste royaume, par ordre
    alphabétique.

Vrayment (interrompit encore Charroselles), ce dessein est beau;
j'avois eu envie de l'entreprendre avant luy, et je l'aurois fait,
si je ne fusse point tombé en la disgrace des libraires, car cela
est fort selon mon genie. J'en ay conferé plusieurs fois avec le
pauvre deffunt; il me disoit qu'il avoit dessein d'en faire trente
volumes, dont chacun seroit plus gros que le Théatre de Lycosthene,
ou que les centuries de Magdebourg. Il est vray que je luy ay
tousjours predit que quelque laborieux qu'il fust, et quoy qu'il ne
fist autre chose toute sa vie, il laisseroit tousjours cet ouvrage
imparfait. Mais, Monsieur (dit-il au greffier), excusez si je vous
ay interrompu; je vous prie de continuer. Volaterran leut donc en
continuant.

    DICTIONNAIRE poëtique, ou recueil succint des mots et
    phrases propres à faire des vers, comme _appas_,
    _attraits_, _charmes_, _flèches_, _flammes_, _beauté sans
    pareille_, _merveille sans seconde_, etc. Avec une préface
    où il est monstré qu'il n'y a qu'environ une trentaine de
    mots en quoy consiste le levain poëtique pour faire enfler
    les poëmes et les romans à l'infiny.

    ILLUSTRATIONS et commentaires sur le livre d'Ogier le
    Danois, où il est monstré par l'explication du sens moral,
    allegorique, anagogique, mythologique et ænigmatique, que
    toutes choses y sont contenuës, qui ont esté, qui sont, ou
    qui seront; mesme que les secrets de la pierre philosophale
    y sont plus clairement que dans l'Argenis, le Songe de
    Polyphile, le Cosmopolite, et autres. Dedié à messieurs les
    administrateurs des petites maisons.

    TRAITÉ de chiromance pour les mains des singes, oeuvre non
    encore veuë ny imaginée.

    IMPRECATION contre Thersandre, qui apprit à l'autheur à
    faire des vers, ou paraphrase sur ce texte: _Hinc mihi
    prima mali labes_.

    RUBRICOLOGIE, ou de l'invention des titres et rubriques, où
    il est montré qu'un beau titre est le vray proxenete d'un
    livre, et ce qui en fait faire le plus prompt debit.
    Exemple à ce propos tiré des Pretieuses.

    PLADOYERS et harangues prononcées dans l'assemblée generale
    des libraires, consultans sur l'impression de plusieurs
    livres qu'on leur avoit presentez. Avec le jugement
    intervenu sur iceux, Midas presidant, par lequel le
    Cuisinier, le Patissier et le Jardinier François ont esté
    receus, et plusieurs bons autheurs anciens et modernes
    rebutez.

    DESCRIPTION merveilleuse d'un grand seigneur prophetisé par
    David, qui avoit des yeux et ne voyoit point, qui avoit des
    oreilles et n'entendoit point, qui avoit des mains et ne
    prenoit point, mais qui, en recompense, avoit des gens qui
    voyoient, entendoient et prenoient pour luy.

    DE L'USAGE du thelescopophore, ou de certaines lunettes
    dont se servent les grands, qui s'appliquent aux yeux
    d'autruy, exemptes de l'incommodité de les porter, mais
    sujettes à tous les accidens cottez au traité _De fallaciis
    visus_.

    ADVIS et memoires à monsieur le procureur du roy, pour
    eriger en corps de maistrise jurée les poëtes et les
    autheurs, et les faire incorporer avec les autres arts et
    mestiers de la ville, où il est traité des estranges abus
    qui se sont glissez dans cette profession, et que l'ordre
    de la police demande qu'on y mette des jurez et maistres
    gardes, comme dans tous les autres corps moins importans.

    SOMME DEDICATOIRE, ou examen general de toutes les
    questions qui se peuvent faire touchant la dedicace des
    livres, divisée en quatre volumes.

Ha! je vous prie (interrompit Charroselles), abandonnons le reste de
cette lecture, quelque agreable qu'elle soit, et nous arrestons
aujourd'huy à voir ce livre-cy en détail, car j'en ay souvent ouy
parler; et puis c'est un sujet nouveau et fort necessaire à tous les
autheurs.

Je voudrois bien (dit le greffier) satisfaire votre curiosité; mais
quelle apparence y a-t-il de vous lire ces quatre volumes, que nous
aurions de la peine à voir en douze vacations? Parcourons-en au
moins quelque chose (reprit l'opiniastre Charroselles); nous en
tirerons quelque fruit. Je trouve (dit le greffier, qui feüilletoit
cependant le livre) le moyen de vous contenter aucunement, car je
vois icy une table des chapitres, dont je vous feray la lecture si
vous voulez. La compagnie l'en pria, et il continua de lire.


_SOMME DÉDICATOIRE._

TOME PREMIER.

    _Chapitre 1._

    De la dedicace en general, et de ses bonnes ou mauvaises
    qualitez.

    _Chapitre 2._

    Si la dedicace est absolument necessaire à un livre.
    Question decidée en faveur de la negative, contre l'opinion
    de plusieurs autheurs anciens et modernes.

    _Chapitre 3._

    Qui fut le premier inventeur des dedicaces. Ensemble
    quelques conjectures historiques qui prouvent qu'elles ont
    esté trouvées par un mendiant.[133].

    [Note 133: Scarron avoit la même pensée que Furetière;
    il a dit que «faire une dédicace, c'étoit faire le gueux en
    vers ou en prose».]

    _Chapitre 4._

    Laquelle est la plus ancienne des dedicaces, celle des
    thèses ou celle des volumes; et de la profanation qui en a
    esté faite en les mettant au bas des simples images, par
    Baltazar Moncornet.

    _Chapitre 5._

    Le pedant Hortensius aigrement repris de sa ridicule
    opinion, pour avoir appelle un livre sans dedicace _Liber
    akephalos_.

    _Chapitre 6._

    Jugement des dedicaces railleuses et satyriques, comme de
    celles faites à un petit chien, à une guenon, à personne,
    et autres semblables; et du grand tort qu'elles ont fait à
    tous les autheurs trafiquans en maroquin.

    _Chapitre 7._

    Refutation de l'erreur populaire qui a fait croire à
    quelques-uns qu'un nom illustre de prince ou de grand
    seigneur mis au devant d'un livre servoit à le deffendre
    contre la médisance et l'envie. Plusieurs exemples
    justificatifs du contraire.

    _Chapitre 8._

    Des dedicaces bourgeoises et faites à des amis non
    reprouvées, et comparées à l'onguent miton-mitaine, qui ne
    fait ny bien ny mal.

    _Chapitre 9._

    Plainte et denonciation contre Rangouze, d'avoir fait un
    livre de telle nature, qu'autant de lettres sont autant de
    dedicaces; sur laquelle l'autheur soûtient que son procés
    luy doit estre fait, comme à ces magiciens qui se servent
    de pistoles volantes.

    _Chapitre 10._

    Sous quel aspect d'astres il fait bon semer et planter des
    eloges pour en recüeillir le fruit dans la saison. Avec
    l'horoscope d'un livre infortuné, qui ne fut pas seulement
    payé d'un grand mercy.

    _Chapitre 11._

    Distinction et catalogue des jours heureux et malheureux
    pour dedier les livres; où on decouvre le secret et
    l'observation de l'heure du berger pour presenter un livre,
    sçavoir: quand le Mecenas sort du jeu et a gagné force
    argent.


TOME SECOND.

    _Chapitre 1._

    De la qualité et nature des Mecenas en general.

    _Chapitre 2._

    Des diverses contrées où naissent les vrais Mecenas, et que
    les meilleurs se trouvent en Flandres et en Allemagne,
    comme les meilleurs melons en Touraine, et les meilleurs
    asnes en Mirebalais. La Serre cité à propos.

    _Chapitre 3._

    Des vrais et faux Mecenas, et de la difficulté qu'il y a de
    les connoistre. Si c'est une pierre de touche asseurée de
    sonder ou pressentir la liberalité qu'ils feront au futur
    dedicateur.


    _Chapitre 4._


    De la disette qu'il y a eu des Mecenas en plusieurs
    siecles, et particulierement de la merveilleuse sterilité
    qu'en a celuy-cy.

    _Chapitre 5._

    Preuve de l'antiquité de la poësie, à l'occasion de ce que
    la plus ancienne de toutes les plaintes est celle des
    poëtes sur le malheur du temps et sur l'ingratitude de leur
    siecle.

    _Chapitre 6._

    Continuation du mesme sujet, avec la liste des hommes de
    lettres morts de faim ou à l'hospital, illustrée des
    exemples d'Homere et de Torquato Tasso.

    _Chapitre 7._

    Examen de la comparaison faite par quelques-uns d'un vray
    Mecenas au phoenix; où il est montré que, si elle est juste
    en considerant sa rareté, elle cloche en ce qu'il ne dure
    pas 500 ans, et qu'il n'en renaist pas un autre de sa
    cendre.

    _Chapitre 8._

    Du choix judicieux qu'on doit faire des Mecenas, et que les
    plus ignorans sont les meilleurs, vérifié par raisons et
    inductions.

    _Chapitre 9._

    Difference des Mecenas de cour et des Mecenas de robe; avec
    une observation que ceux-cy sont tres-dangereux, à cause
    que d'ordinaire ils se contentent de promettre de vous
    faire gagner un procés ou de vous servir en temps et lieu.

    _Chapitre 10._

    Eloges de monsieur de Montauron[134], Mecenas bourgeois,
    premier de ce nom, recüeillis des epistres dedicatoires des
    meilleurs esprits de ce temps. Avec quelques regrets
    poëtiques sur sa decadence.

    [Note 134: Fameux financier, Mécène bourgeois, comme
    dit Furetière. Corneille lui dédia _Cinna_. (V. son
    _Historiette_ dans Tallemant, 1re édit. V, p. 15.)]

    _Chapitre 11._

    Paradoxe tres veritable, que les plus riches seigneurs ne
    sont pas les meilleurs Mecenas. Où il est traitté d'une
    soudaine paralysie à laquelle les grands sont sujets, qui
    leur tombe sur les mains quand il est question de donner.

    _Chapitre 12._

    Cinquante ruses et échapatoires des faux Mecenas, pour se
    garantir des pieges d'un autheur dediant et mendiant.

    _Chapitre 13._

    Recit d'un accident qui arriva à un tres-mediocre autheur à
    qui la teste tourna, à cause de l'honneur qu'il reçeut de
    la dedicace d'un livre que luy fit un sçavant illustre.

    _Chapitre 14._

    Indignation de l'autheur contre les dedicaces faites à
    d'indignes Mecenas. Comme pour s'en venger il prepara une
    epistre dedicatoire au bourreau pour le premier livre qu'il
    feroit.


TOME TROISIÈME.

    _Chapitre 1._

    De la remuneration en general qu'on doit faire pour les
    epistres dedicatoires, et si elle est de droit naturel, de
    droit des gens ou de droit civil.

    _Chapitre 2._

    Si en telle occasion on doit avoir égard à la qualité de
    celuy qui dedie; par exemple, si on doit donner un plus
    beau present à un autheur riche qu'à un pauvre. Avec
    plusieurs raisons alleguées de part et d'autre.

    _Chapitre 3._

    Si on doit mettre en consideration les frais faits à la
    relieure, desseins, estampes, vignettes, lettres capitales,
    et autres despences faites pour contenir les portraits,
    chifres, armes et devises du seigneur encensé. Avec une
    notable observation que toutes ces forfanteries font
    presumer que le merite du livre, de soy-mesme, n'est pas
    fort grand.

    _Chapitre 4._

    Pareillement, s'il faut rembourser à part et hors d'oeuvre
    les frais d'un voyage qu'aura fait un autheur pour aller
    trouver son Mecenas en un pays fort éloigné, et pour luy
    presenter son livre.

    _Chapitre 5._

    La juste Balance des livres, et si on les doit considerer
    par le poids ou par le merite, par la grosseur du volume ou
    par l'excellence de la matiere. Question traittée sous une
    allegorie dramatique, et l'introduction des personnages de
    l'Asne laborieux et du fin Renard.

    _Chapitre 6._

    Question incidente (_si cæteris paribus_): on doit payer
    davantage la dedicace des livres _in-folio_ que des
    _in-quarto_, et que des _in-octavo_ ou des _in-douze_. Avec
    un combat notable de Calepin contre _Velleius
    Paterculus_[135].

    [Note 135: Le dictionnaire de Calepin est un fort
    in-fol. L'_Abrégé de l'histoire romaine_, par Velleius
    Paterculus, un mince volume, souvent de très petit format.]

    _Chapitre 7._

    Autre question: si le mesme livre imprimé in-douze en petit
    caractere doit estre aussi bien payé que s'il estoit
    imprimé en gros caractere et en grand volume. Avec
    l'observation de la difference des enfans corporels et
    spirituels: car les premiers sont petits en leur naissance,
    et croissent avec le temps; et les autres, tout au
    contraire, d'abort s'impriment en grand, et avec le temps
    en petit.

    _Chapitre 8._

    Des epistres dedicatoires des reimpressions ou secondes
    editions; sçavoir quelle taxe leur est deuë. Plaisant trait
    d'un Mecenas qui donna pour recompense à un autheur qui luy
    avoit fait un pareil present un habit vieux et retourné.

    _Chapitre 9._

    De ceux qui font imprimer les anciens autheurs, et en font
    des dedicaces sous pretexte de les dire corrigez,
    illustrez, nottez, commentez, apostillez ou rapsodiez.
    Exemple d'une dedicace de cette nature payée de l'argent
    d'autruy par un partisan qui fit le lendemain banqueroute.

    _Chapitre 10._

    De ceux qui mettent au jour les anciens manuscrits non
    encore imprimez; où il est montré qu'on leur doit au moins
    le mesme salaire qu'à une sage femme, qui ayde à faire
    venir les enfans au monde.

    _Chapitre 11._

    Si on doit faire quelque consideration d'un libraire qui
    dediera l'ouvrage d'autruy ou un livre qu'il aura trouvé
    sans adveu. Juste paralelle de ces gens avec ceux qui
    empruntent des enfans, ou qui en vont prendre aux enfans
    trouvez, pour mieux demander l'aumosne.

    _Chapitre 12._

    Des glaneurs du Parnasse, ou des gens qui font des recüeils
    de pieces de vers et de prose, et qui les dedient comme des
    livres de leur façon. Telle maniere d'agir condamnée, comme
    estant une exaction et levée injuste sur le peuple
    poëtique. Avec les memoires d'un donneur d'avis pour faire
    créer des charges de garde-ouvrages, à l'instar des
    garde-bois ou garde-moissons, pour empescher ces
    inconveniens.

    _Chapitre 13._

    S'il y a lieu et action de se pourvoir en justice contre un
    Mecenas pour avoir payement d'une epistre dedicatoire, et
    si elle se doit payer au dire d'experts. Question décidée
    par un article de la coutume, au chapitre _Des fins de
    non-recevoir_, et par le droit _De his quæ sine causa_.

    _Chapitre 14._

    Si, au contraire, un Mecenas, ayant payé un livre sans le
    voir, peut estre relevé pour læsion énorme, en cas que le
    livre ne vaille rien ou qu'il n'y soit pas assez loüé, et
    s'il a cette action qu'on appelle, en droit, _condictio
    indebiti_.

    _Chapitre 15._

    Si les heritiers où creanciers d'un autheur deffunt sont,
    de droit, subrogez en son nom et actions, et s'ils peuvent
    tirer en justice le mesme émolument de la dedicace de son
    livre, quand ils le mettent au jour. Examen du titre _De
    actionibus quæ ad heredes transeunt_.

    _Chapitre 16._

    Arrest notable rendu au profit d'un pauvre autheur qui
    avoit fait une epistre dedicatoire sous le nom d'un
    libraire, moyennant 30 sous, lequel fut reçeu à partager la
    somme de 150 livres qu'un Allemand avoit donné au libraire
    pour la dedicace; avec les plaidoyers des advocats, où sont
    de belles descriptions de la grande misere de quelques
    autheurs, et de l'estrange coquinerie de tous les
    libraires.

    _Chapitre 17._

    Factum d'un procés pendant entre un libraire et un autheur
    qui travailloit à ses gages et à la journée, sur la
    question de sçavoir à qui appartiendroit la dedicace du
    livre, de laquelle il n'avoit point esté fait mention dans
    leur marché.

    _Chapitre 18._

    Si c'est un stellionnat poëtique (c'est-à-dire vendre
    plusieurs fois une même chose) de vendre une piece de
    theatre, premièrement à des comédiens, et puis à un
    libraire, et puis à un Mecenas. Question decidée en faveur
    des autheurs, fondez en droit coustumier.

    _Chapitre 19._

    Si un domestique ou commensal d'un Mecenas est obligé de
    luy dedier ses ouvrages privativement et à l'exclusion de
    tous autres, et si le Mecenas luy doit pour cela une
    recompense particulière, ou si le logement et la nourriture
    luy en doivent tenir lieu. Le droit des esclaves est ici
    traitté, qui veut qu'ils ne puissent rien acquérir que pour
    leur maistre. Où il est monstré que les esclaves de la
    fortune sont encore moins favorables que les esclaves pris
    en guerre.

    _Chapitre 20._

    D'un moyen facile et general qu'ont trouvé les Mecenas de
    soudre toutes les difficultez cy-dessus, en ne donnant
    rien. Description, à ce propos, de l'avarice, et du
    déménagement qu'elle a fait en nos jours; où on voit
    qu'elle habite dans les hôtels et dans les palais, au lieu
    qu'elle estoit cy-devant logée dans les colleges et dans
    les gargoteries.

TOME QUATRIESME.

    _Chapitre 1._

    Des eloges en general, avec leur distinction, nature et
    qualitez.

    _Chapitre 2._

    Que les eloges immoderez sont de l'essence des epitres
    dedicatoires. Avec la preuve experimentale que l'encens qui
    enteste le plus est celuy qui est trouvé le meilleur,
    contre l'opinion des médecins et droguistes.

    _Chapitre 3._

    Si le Mecenas doit payer la dedicace du livre à proportion
    de l'encens qu'on luy donne dans l'epistre. Avec
    l'invention de faire le trebuchet pour le pezer.

    _Chapitre 4._

    Si l'encens qu'on donne au Mecenas dans le reste du livre,
    où on trouve bonne ou mauvaise occasion de parler de lui,
    ne doit pas faire doubler ou tripler la dose du present
    qu'il avoit destiné pour la seule epitre.

    _Chapitre 5._

    Si les autres personnes dont on fait une honorable mention
    dans le livre, par occasion, doivent un present particulier
    à l'autheur, chacune pour sa part et portion des eloges
    qu'on luy donne.

    _Chapitre 6._

    Du titre ou carat de la louange. Où il est monstré que pour
    estre de bon alloy, et en avoir bon debit, elle doit estre
    de 24 carats, c'est-à-dire portée dans le dernier excès.

    _Chapitre 7._

    Si un autheur qui aura donné à son Mecenas la divinité ou
    l'immortalité doit estre deux fois mieux payé que celuy qui
    l'aura seulement appelle demy dieu, ange ou héros. Exemples
    de plusieurs apotheoses qui ont esté plus heureuses pour
    l'agent que pour le patient.

    _Chapitre 8._

    Paradoxe tres veritable, que la loüange la plus mediocre
    est la meilleure, contre l'opinion du siecle et des grands.
    Avec une table des degrez de consanguinité de la flaterie
    et de la berne, où on void qu'elles sont au degré de
    cousins issus de germain.

    _Chapitre 9._

    De la louange qui est notoirement fausse, avec la preuve
    qu'elle doit estre payée et recompensée au double, par deux
    raisons: la première, parce qu'il faut recompenser
    l'autheur du tort qu'il se fait en mentant avec impudence;
    la seconde, parce que le Mecenas seroit le premier à en
    confirmer la fausseté, si par un ample payement il n'en
    faisoit l'approbation.

    _Chapitre 10._

    Si les femmes, qu'on flatte souvent pour rien, et qui
    croyent que toutes les louanges leur sont deuës de droit,
    doivent payer, autant que les hommes, les eloges que leur
    donnent les auteurs dans leurs livres ou dans leurs
    epistres dedicatoires.

    _Chapitre 11._

    Si l'on doit un plus grand present pour les eloges couchez
    dans les histoires que dans les poësies ou romans.

    _Chapitre 12._

    Divers avantages qu'ont les historiens sur les poëtes et
    romanciers, et des belles occasions qu'ont ceux-là
    d'obliger plusieurs personnes. Sçavoir si la licence qu'ont
    ceux-cy de mentir et d'hyperboliser les peut égaler aux
    autres.

    _Chapitre 13._

    Si les historiens se doivent contenter des pensions que
    leur donnent les rois ou les ministres, ou s'ils peuvent
    honnètement dedier leurs livres à d'autres, et en recevoir
    des presens pour avoir bien parlé d'eux.

    _Chapitre 14._

    Quels gages ou pensions on doit à un autheur qui a écrit
    l'histoire ou la genealogie d'une famille. Du nombre
    prodigieux de personnes que tels escrivains ont annobly, et
    que c'est tres-proprement qu'on peut appeller cela noblesse
    de lettres.

    _Chapitre 15._

    S'il est permis à un autheur qui n'a rien reçeu d'une
    dedicace de la changer, et de dedier le mesme livre à un
    autre. Où la question est decidée en faveur de
    l'affirmative, suivant la regle du droit qui permet de
    revoquer une donation par ingratitude.

    _Chapitre 16._

    Question notable: supposé qu'un Mecenas vint à estre
    degradé, pendu, ou executé pour quelque crime, s'il
    faudrait supprimer ou changer l'epistre dedicatoire, ou
    bien continuer toûjours le debit du livre.

    _Chapitre 17._

    En une seconde impression du mesme livre, _quid juris?_

    _Chapitre 18._

    Apologie des docteurs italiens, qui n'exemptent pas de
    crime ceux qui excroquent les personnes qui se sacrifient à
    leurs plaisirs. Où il est monstré, par identité de raison,
    que les Mecenas qui excroquent les pauvres autheurs qui ont
    prostitué leur nom et leur plume pour leur reputation
    commettent un crime qui crie vengeance à Dieu, comme celui
    de retenir le salaire des serviteurs et pauvres
    mercenaires.

    _Chapitre 19._

    Extrait d'un procès de reglement de juges intenté par un
    autheur contre un Mecenas pour le payement de quelques
    eloges qu'il luy avoit vendus, avec l'arrest du conseil
    donné en conséquence, qui a renvoyé les parties pardevant
    les juges consuls, attendu qu'il s'agissoit de fait de
    marchandise.

    _Chapitre 20._

    Si le relieur qui a fourny le maroquin pour couvrir le
    livre dédié, ou le marchand qui a vendu le satin pour
    imprimer la these, ont une action réelle ou personnelle, et
    s'il suffiroit à l'autheur de faire cession et transport du
    present futur du Mecenas jusqu'à la concurrence de la
    debte. Contrarieté des decisions sur ce sujet de la cour du
    Parnasse et du siege du Chastelet.

    _Chapitre 21._

    Fin ménage d'un autheur, qui presenta à son Mecenas un
    livre couvert simplement de papier bleu[136], disant que
    c'estoit ainsi qu'on habilloit les pauvres orphelins et les
    enfans de l'hospital, témoin ceux du Saint-Esprit et de la
    Trinité.

    [Note 136: La _Bibliothèque bleue_, les _Contes bleus_,
    durent leur nom au papier qui leur servoit de couverture.
    De là vint aussi que l'on dit _bluet_ pour une brochure de
    peu d'importance (_Poésies du P. du Cerceau_, 1785, in-12,
    tom. 1, p. 312), et plus tard _bluette_.]

    _Chapitre 22._

    De la loy du talion, et si elle est reçeuë chez les
    autheurs. Par exemple, si, avec des complimens, on peut
    payer les eloges que donne un autheur dans sa dedicace.

    _Chapitre 23._

    Examen de l'exemple d'Auguste, cité sur ce sujet, qui donna
    à un poëte des vers pour des vers. Preuve qu'il ne doit
    point estre tiré en conséquence.

    _Chapitre 24._

    Si le Mecenas qui fait valloir la piece de l'autheur, ou
    qui met son livre en credit par des recommandations ou
    applaudissemens publics, s'acquite d'autant envers luy de
    la recompense qu'il luy doit donner. Raisons de douter et
    de decider.

    _Chapitre 25._

    Conseils utiles à un autheur pour faire reüssir une
    dedicace. De la necessité qu'il y a d'importuner les

    Mecenas pour arracher quelque chose d'eux.

    _Chapitre 26._

    Autre conseil tres important de faire de grandes civilitez
    et des presens de ses livres à tous les valets du Mecenas,
    afin qu'ils fassent commemoration de l'autheur en son
    absence, et qu'ils fassent valloir le livre auprés de leur
    maistre.

    _Chapitre 27._

    Digression pour parler de la nature des mules aux talons, à
    l'occasion de ce que les autheurs sont sujets à les gagner,
    en attendant l'heure favorable pour presenter leurs livres
    à leurs Mecenas.

    _Chapitre 28._

    Maxime verifiée par experience et par induction, que tous
    les autheurs qui ont fait fortune aupres des grands ne
    l'ont point faite en vertu de leur merite, mais pour leur
    avoir esté utiles en quelques autres affaires, ou par
    l'intrigue ou recommandation de quelqu'un.

    _Chapitre_ 29.

    Conclusion de tout ce discours, auquel est adjoustée une
    table dressée à _l'instar_ de celle de la liquidation
    d'interests, contenant la juste prisée et estimation qu'on
    doit faire des differens eloges. Ensemble le prix des
    places d'illustres et demy illustres qui sont à vendre dans
    tous les ouvrages de vers ou de prose, suivant la taxe qui
    en a esté cy-devant faite.

Vrayment (dit Charroselles), en attendant que je voye tout cet
ouvrage, dont j'ay une grande curiosité, monstrez-nous au moins ce
dernier chapitre, ou plustost cette table si nècessaire à tous les
autheurs. Je le veux bien (dit Volaterran), mais je ne sçaurois vous
satisfaire tout à fait: car, comme elle est dans le dernier feüillet
du livre, la pourriture ou les rats en ont mangé toute la marge où
les sommes sont tirées en ligne. Hé bien! nous nous contenterons de
voir seulement les articles (dit Charroselles). Le greffier s'y
accorda, et leut ainsi:


ESTAT ET ROLE DES SOMMES

_Auxquelles ont esté moderement taxées, dans le conseil
poétique, les places d'illustres et demy-ilustres,
dont la vente a esté ordonnée pour faire
un fonds pour la subsistance des
pauvres autheurs._


Pour un principal heros d'un roman de dix volumes
                                                 000. liv. parisis.

Pour une heroïne et maistresse du heros                  00. l. par.

Pour une place de son premier escuyer ou confident         0 . sis.

Pour une place de demoiselle suivante et confidente        3 par

Pour ceux de 5 volumes et au dessous, ils seront
taxez à proportion.

Pour un rival malheureux et qui est prince ou heros.

Pour le heros d'un episode ou histoire incidente.

Pour la commemoration d'une autre personne faite par occasion

Pour un portrait ou caractère d'un personnage
introduit.                                           20 l. tournois.

_Nota_ que, selon qu'on y met de beauté, de valeur et
d'esprit, il faut augmenter la taxe.

Pour la description d'une maison de campagne qu'on
deguise en palais enchanté, pour la façon seulement
sera payé

Pour la louange qu'on donne par occasion à des poëmes
et à des ouvrages d'autruy, _néant._. Et n'est ici
couché que pour memoire, attendu qu'on les donne à
la charge d'autant.

Pour l'anagramme du nom du personnage dépeint,
quarante sous.

Pour le fard dont on l'aura embelly: à discretion.

Pour faire qu'un amant ait avantage sur son rival et
qu'il soit heureux dans les combats et intrigues. _Idem._


_Le juste prix de toute sorte de vers._

Pour un poëme epique en vers alexandrins.                   2000 l.

_Nota_ que cela s'entend de pension par chacun an,
tant que durera la composition, pourveu que ce soit
sans fraude.

Pour les personnages introduits dans ces poëmes, la
taxe s'en fait au double de celle qui est faite pour pareilles
places de prose.

Pour les odes heroïques de dix ou douze vers chacune
strophe                                                      100 s.

Pour les autres de sixains ou quatrains

Pour un sonnet simple                                      trois l.

Pour un sonnet de bouts rimez, deux sous six deniers.

Pour un sonnet acrostiche.                                 24 s. p.

Pour un madrigal tendre et bien conditionné.                  30 s.

Pour une elegie.

Pour une chanson.

Pour un rondeau.

Pour un triollet.

Il y a apparence qu'il y en avoit encore quantité d'autres; mais non
seulement le chiffre a esté mangé, mais encore le texte de
l'article, dont il ne reste plus qu'une assez grande liste de pour,
que vous pouvez voir.

Vrayment, c'est dommage (dit Charroselles), je voudrois qu'il m'eust
cousté beaucoup, et en avoir l'original sain et entier: je le
donnerois à Cramoisy, imprimeur du roy pour les monnoyes, qui seroit
bien aise de l'imprimer. Mais pour ne vous pas importuner davantage,
je vous prie, monsieur le greffier, et vous, monsieur le prévost
(que je devois nommer premièrement), de me prester ces manuscrits
pour les lire en particulier; je vous en donneray mon recepissé, et
je vous les rendray dans deux fois vingt-quatre heures.

Je m'en donneray bien de garde que je ne sois payé de mes vacations
(reprit brusquement Belastre). Et moy de ma grosse (adjousta
Volaterran). Et tous deux en mesme temps dirent que, s'il vouloit
lever le procés verbal et payer les frais du scellé, qu'ils luy
donneroient tout ce qu'il voudroit. Vous devez mesme remercier
mademoiselle que voila (dit Belastre, en monstrant Collantine), de
ce que je vous en ay tant fait voir; c'est une prévarication que
j'ay faite en ma charge, et à laquelle les juges de ma sorte ne sont
gueres sujets. Charroselles dit alors qu'il ne vouloit point payer
si cher une si légere curiosité, et qu'il auroit patience que ces
livres tussent imprimez. Si est-ce pourtant (dit Collantine à
Belastre), puisque vous en avez tant fait, qu'il faut que vous me
monstriez encore une piece dont vous avez parlé dans ce dernier
livre que vous avez leu, en certain endroit où j'avois bien envie de
vous interrompre, et où il est parlé du bourreau: car, comme c'est
un officier de justice, et que je les respecte tous, je seray bien
aise de sçavoir ce qu'on dit de luy. Fort volontiers (reprit
Belastre): j'avois la mesme curiosité, et je n'aurois pas manqué de
la satisfaire si-tost que j'aurois esté chez moy; mais puisqu'il est
ainsi, nous la verrons tout à cette heure. Aussi-tost il commanda au
greffier de chercher dans le corps du livre cette piece, dont il
avoit veu le titre dans la table des chapitres. Le greffier obeït,
la trouva, et la leut en cette sorte:


ÉPISTRE DEDICATOIRE

_Du premier livre que je feray_[137].

    A tres haut et tres redouté seigneur Jean Guillaume, dit S.
    Aubin, maistre des hautes oeuvres de la ville, prevosté et
    vicomté de Paris.

    GUILLAUME,

Voicy asseurément la première fois qu'on vous dedie des livres; et
un present de cette nature est si rare pour vous que sans doute sa
nouveauté vous suprendra. Vous croirez peut-estre que je brigue vos
faveurs, comme tous les autheurs font d'ordinaire quand ils dedient.
Cependant il n'en est rien; je ne vous ay point d'obligation et ne
veux point vous en avoir. Voicy la premiere epistre dedicatoire qui
a esté faite sans interest, et qui sera d'autant plus estimable que
je n'y mettray point de sentimens deguisez ni corrompus. Il y a
long-temps que je suis las de voir les autheurs encenser des
personnes qui ne le meritent peut-estre pas tant que vous. Ils sont
leurrez par l'espoir d'obtenir des pensions et des recompenses qui
ne leur arrivent presque jamais; ils n'obtiennent pas mesme les
graces qu'on ne leur peut refuser avec justice, et j'ay veu encore
depuis peu un homme de merite acheter cherement une place pour
servir un faux Mecenas, qui en avoit esté exclus par la brigue d'un
goinfre et d'un hableur qui avoit gagné ses valets. Depuis que j'ay
veu louer tant de faquins qui ont des équipages de grands seigneurs,
et tant de grands seigneurs qui ont des ames de faquins, il m'a pris
envie de vous louer aussi, et certes ce ne sera pas sans y estre
aussi bien fondé que tous ces flatteurs. Combien y a-t-il de ces
gens qu'on vante si hautement, qu'il faudroit mettre entre vos mains
afin de leur apprendre à vivre? Ils ne font pas si bien leur mestier
comme vous sçavez faire le vostre: car il n'y a personne qui execute
plus ponctuellement les ordres de la justice, dont vous estes le
principal arcboutant. Ce n'est pas pourtant que je veuille establir
un paradoxe, ny faire comme Isocrate et les autres orateurs qui ont
loué Busire, Helene et la fièvre quarte. Je trouve qu'on vous peut
louer en conscience, quand il n'y auroit autre raison sinon que
c'est vous qui monstrez à beaucoup de gens le chemin de salut, et à
qui vous ouvrez la porte du ciel, suivant le proverbe qui dit que de
ces pendus il n'y en a pas un perdu. Quant à la noblesse de votre
employ, n'y a-t-il pas quelque part en Asie ou en Afrique un roy qui
tient à gloire de pendre lui-mesme ses sujets, et qui est si
persuadé que c'est un des plus beaux appennages de sa couronne,
qu'il puniroit comme un attentat celuy qui luy voudroit ravir cet
honneur? Lorsque les saints pères ont appelé Attila, Saladin et tant
d'autres roys les bouchers de la justice divine, ne vous ont-ils pas
donné d'illustres confrères? Vostre equipage mesme se sent de votre
dignité; et quand vous estes dans la fonction de vostre magistrature
vous ne marchez jamais sans gardes et sans un cortege fort nombreux.
Il y a une infinité d'officiers qui ne travaillent que pour vous et
qui ne taschent qu'à vous donner de l'employ. Que plust à Dieu
qu'ils vous fussent fideles! Vous seriez trop riche si vous teniez
dans vos filets tous ceux qui sont de vostre gibier. Cependant ils
ont beau frauder vos droits, vos richesses sont encore assez
considérables. Il n'y a point de revenus plus asseurez que les
vostres, puisque leur fonds est asseuré sur la malice des hommes,
qui croist de jour en jour et qui s'augmente à l'infini. Il faut
pourtant que vous ne soyez pas sans moderation, puisque vous avez le
moyen de faire votre fortune aussi grande que vous voudrez: car on
dit quand un homme fait bien ses affaires qu'il a sur luy de la
corde de pendu, et certes il n'y a personne qui en puisse avoir plus
que vous. Aussi vostre merite a tellement esté reconnu, qu'on s'est
détrompé depuis peu du scrupule qu'on avoit de vous frequenter. Au
lieu de vous fuir comme un pestiferé, on a veu beaucoup de gens de
naissance ne faire point de difficulté d'aller boire avec vous,
parce que vous aviez de bon vin. De sorte qu'il ne faut pas qu'on
s'étonne qu'insensiblement vous vous trouviez parmi les heros et les
Mecenas. Comme on a poussé si loin l'hyperbole et la flatterie, j'ai
souvent admiré qu'apres avoir placé au rang des demy-dieux tant de
voleurs et de coquins, on ne vous ait pas mis de leur nombre: car je
sçay que vous estes leur grand camarade, et je vous ay veu bien des
fois leur donner de belles accolades. Il est vray que vous leur
donniez incontinent apres un tour de vostre mestier; mais combien y
a-t-il de courtisans qui vous imitent, et qui en mesme temps qu'ils
baisent un homme et qu'ils l'embrassent, le trahissent et le
précipitent? Si on vous reproche que vous dépouillez les gens, vous
attendez du moins qu'ils soient morts; mais combien y a-t-il de
juges, de chicaneurs et de maltotiers qui les sucent jusques aux os
et qui les écorchent tout vifs? Enfin, tout conté et tout rabattu,
je trouve que vous meritez une epistre dedicatoire aussi bien que
beaucoup d'autres. Je craindrois pourtant qu'on ne crust pas que
c'en fust une, si je ne vous demandois quelque chose. Je vous prie
donc de ne pas refuser vostre amitié à plusieurs pauvres autheurs
qui ont besoin de vostre secours charitable: car l'injustice du
siècle est si grande que beaucoup d'illustres, abandonnez de leurs
Mecenas, languissent de faim, et, ne pouvant supporter leur mépris
et la pauvreté, ils sont reduits au desespoir. Or, comme ils n'ont
pas un courage d'Iscariot pour se pendre eux-mesmes, si vous en
vouliez prendre la peine, vous les soulageriez de beaucoup de
chagrin et de miseres. J'aurois fini en cet endroit, si je ne
m'estois souvenu qu'il falloit encore adjouter une chose qui
accompagne d'ordinaire les eloges que donnent à la haste les
faiseurs de dedicace: c'est la promesse d'ecrire amplement la vie ou
l'histoire de leur heros. J'espere m'acquitter quelque jour de ce
devoir, dans le dessein que j'ai de faire des commentaires sur
l'Histoire des larrons: car ce sera un lieu propre pour faire de
vous une ample commemoration, et pour celebrer vos prouesses et vos
actions plus memorables. En attendant, croyez que je suis, autant
que votre merite et vostre condition me peuvent permettre,

    GUILLAUME,

    Vostre, etc.

[Note 137: C'est cette épitre dédicatoire d'un livre _futur_ qui
a fait dire que Furetière avoit dédié son _Roman bourgeois_ au
bourreau. Nous avons déjà combattu cette erreur trop répétée dans un
article sur les _livres imaginaires_ publié par le _Journal de
l'amateur de livres_, tome 3, p. 10-11.]

Volaterran n'eut pas si-tost achevé cette lecture, que, de crainte
qu'on ne luy en demandast encore une autre, il se leva brusquement,
remit à la haste ses papiers dans son sac, et, en disant: Vrayment,
je ne gagne pas ici ma vie, il s'en alla sans faire aucun compliment
pour dire adieu. Mais cet empressement avec lequel il reserra ces
papiers fut cause que deux glisserent le long du sac, sans qu'il
s'en aperçeust, dont l'un fut ramassé par Charroselles, et l'autre
par Collantine. Celle-cy ouvrit vistement le sien, et trouva que
c'étoit un escriteau en grand volume, et en gros caractere, comme
ceux qu'on achete à S. Innocent pour les maisons à loüer, où il y
avoit écrit:

CEANS ON VEND DE LA GLOIRE A JUSTE PRIX, ET SI ON EN VA PORTER EN
VILLE.

La nouveauté de cet escriteau les surprit tous, car on n'en avoit
point encore veu de tels affichez dans Paris, quand Belastre leur
dit, prenant la parole: J'en ay esté surpris le premier, en ayant
trouvé une assez grosse liasse lorsque j'ay fait cet inventaire. Ce
qui m'a donné sujet d'interroger là dessus Georges Soulas, pour
sçavoir ce que le deffunt en vouloit faire. Il m'a répondu que ce
pauvre homme, pressé de la necessité, et ne trouvant plus si bon
débit de sa marchandise, pretendoit mettre cet escriteau à sa porte,
et qu'il ne doutoit point qu'il n'y eust beaucoup d'autres autheurs
qui, à son imitation, ouvriroient des boutiques de gloire. Je crois
(dit Collantine) qu'elles viendroient aussi-tost à la mode que
celles des limonadiers[138], qui sont si communes aujourd'huy, et
dont le mestier il n'y a gueres estoit tout à fait inconnu.

[Note 138: L'établissement de la communauté des limonadiers date
de 1676, époque où on leur permit de vendre du café. L'ouverture des
premières boutiques de limonades remonte à plusieurs années
auparavant, à 1630 environ. V. _Mélanges d'une grande bibliothèque_,
III., p. 187. Le grand d'Aussy, _Vie privée des François_, tom. III,
_passim_.]

Vrayment, monsieur le prevost (dit alors Charroselles), vous avez
interest que ce nouveau mestier s'établisse en vostre justice; mais
il le faudra aussi-tost unir et incorporer avec les vendeurs de
tabac[139], parce qu'ils ont cela de commun, qu'ils vendent tous
deux de la fumée. Oüy dea (dit Belastre), je le pourray bien faire,
mais je leur promets d'aller souvent en police chez eux, car on dit
que c'est une marchandise fort sophistiquée. Collantine, prenant à
son tour la parolle, et l'addressant à Charroselles: Vous ne me
montrez point (dit-elle) le papier que vous avez ramassé; il y a
long-temps que vous le considerez; n'est-ce point quelque obligation
ou lettre de change? Je crois (dit Charroselles, apres l'avoir
encore quelque temps examiné) que vous avez touché au but. C'est en
effet une lettre de change de reputation, tirée par Mythophilacte
sur un academicien humoriste de Florence; car il luy envoye un
ouvrage d'un de ses amis, et il le prie, à piece veuë, de luy
vouloir payer douze vers d'approbation pour valeur reçeuë, luy
promettant de luy en tenir compte, et de le payer en mesme monnoye.
Cette monnoye (reprit Collantine) ne se trouve point dans aucun edit
ou tariffe qui ait esté publié, de sorte que, si on la portoit au
marché, on mourroit bien de faim aupres. Il est vray (repliqua
Charroselles) qu'elle est aujourd'huy fort decriée, avec toutes les
especes legeres qu'on a ordonné de porter au billon, car il n'y a
rien de plus leger que de la fumée. Il alloit là-dessus donner
carriere à son esprit, et dire force méchantes pointes, estant fort
grand ennemy des donneurs de loüanges; mais il en fut empesché par
Belastre, qui, ayant esté adverty par son greffier qu'il y avoit
quelques interrogatoires fort pressez qu'il devoit faire en sa
justice, fut obligé de quitter la partie, et de s'en aller, non sans
un grand regret d'avoir esté interrompu par Volaterran, en voulant
plaider son procés devant Charroselles.

[Note 139: C'est à peu près la pensée de Saint-Amand à la fin de
l'un de ses sonnets:

    Non, je ne trouve pas beaucoup de différence
    De prendre du tabac et vivre d'espérance:
    Car l'un n'est que fumée et l'autre n'est que vent.
]

Il se consola par l'esperance qu'il eut d'en trouver une autrefois
l'occasion, ce qui ne luy fut pas mal-aisé, car, en continuant ses
visites, il y trouva plusieurs fois aussi Charroselles, qui pour ce
jour-là ny resta gueres plus long-temps que luy. Mais je serois fort
ennuyeux si je voulois décrire par le menu toutes les avantures de
ces amours (c'est ainsi que je les appelle à regret, chacun les
pourra nommer comme il luy plaira), car elles durerent assez
long-temps, et continuerent tousjours de mesme force. Il y eut sans
cesse querelles, differens et contestations, au lieu des fleurettes
et des complimens qui se debitent en semblables entretiens. La seule
complaisance qu'eut Charroselles pour Collantine, ce fut de luy
laisser deduire tous les procés qu'elle voulut, à la charge
d'entendre lire de ses ouvrages par apres en pareille quantité. Et
certes, il luy rendit bien son change, ne luy ayant pas esté à son
tour moins importun. Je m'abstiendray de reciter les uns et les
autres, et je croy, Dieu me pardonne, que je serois plustost
souffert en recitant au long ces procés, qu'en faisant lire ces
ouvrages maudits, qui sont condamnez à une prison perpetuelle.

Jugez donc du reste de l'histoire de ces trois personnages par
l'échantillon que j'en ay donné; et sans vous tenir d'avantage en
suspens, voicy quelle en fut la conclusion:

A l'égard de Belastre, son procés le mina si bien avec le temps,
ayant affaire à une partie qui sçavoit mieux son mestier que luy,
que non seulement il se vid entierement ruiné (ce qui n'eut pas esté
grand chose, car il l'estoit desja devant que d'arriver à Paris),
mais mesme interdit et depossedé de sa charge, qui estoit le seul
fondement de sa subsistance. Ses amys, qui prevoyoient bien cette
cheute, voulurent, avant qu'elle feust arrivée, tenter les voyes
d'accommodement avec Collantine, qui le pressoit le plus. Ils luy
monstrerent si bien qu'il n'avoit plus que ce moyen de se maintenir,
qu'ils le firent resoudre à luy faire faire des propositions de
l'épouser, malgré le peu de bien qu'elle avoit. Mais l'esprit de
Collantine estoit bâty de telle sorte, que cette esperance
d'accommodement, qui la devoit porter à faire faire ce mariage, fut
ce qui l'en empescha. Car, comme elle vint à considerer que, sitost
qu'elle seroit mariée à Belastre, il luy falloit quitter les
pretentions qu'elle avoit contre luy, elle ne s'y put jamais
resoudre, ni abandonner lâchement ce procés, qui estoit son plus
grand favory, à cause qu'il estoit le plus gros. Cette seule pensée
de paix qu'avoit euë Belastre fut cause qu'il eut tout à fait son
congé; depuis elle n'a point quitté prise, elle l'a poursuivy
jusqu'à son entiere défaite.

A l'égard de Charroselles, il n'en alloit pas de mesme: ils
n'avoient plus de procés ensemble qui fust pendant en justice, et
qui pust estre assoupi par un mariage, de sorte qu'il n'avoit pas
une pareille exclusion. Car tous les differens qu'ils avoient
ensemble, c'estoient de ces contestations qui leur arrivoient tous
les jours par leur opiniastreté et par leur mauvaise humeur; et tant
s'en faut que le mariage les appaise, qu'au contraire il les
multiplie merveilleusement. Je ne sçay pas ce qui le put porter à
songer au mariage, luy qui avoit tant pesté contre ce sacrement,
aussi bien que contre toutes les bonnes choses, et sur tout avec une
personne qui n'avoit ny bien, ny esprit, ny aucune qualité sociable.
Il faut qu'il l'ait voulu faire par dépit, et en hayne de luy-mesme,
pour montrer qu'il faisoit toutes choses au rebours des autres
hommes, ou plustost que ç'ait esté par un secret arrest de la
providence, qui ait voulu unir des personnes si peu sociables, pour
se servir de supplice l'une à l'autre.

Quoy qu'il en soit, le mariage fut proposé et conclud; mais, hélas!
qu'il y eut auparavant de contestations! Jamais traité de paix entre
princes ennemis n'a eu des articles plus debattus; jamais alliance
de couronnes n'a esté plus scrupuleusement examinée. Collantine
voulut excepter nommément de la communauté de biens, qu'on a
coustume de stipuler dans un tel contract, qu'elle solliciteroit ses
procés à part; qu'à cette fin son mary lui donneroit une generale
authorisation, et qu'elle se reservoit ses executoires de dépens,
dommages et interest liquidez et à liquider, et autres émolumens de
procés, qu'elle pourroit faire valoir comme un pecule particulier.
Il fut aussi consenty qu'elle feroit divorce et lict à part toutes
fois et quantes; et la clause portoit que, sans cette condition
expresse, le mariage n'eust point esté fait ni accomply. Mais ce
qu'il y eut de plaisant, c'est que les autres personnes, quand elles
font des contracts, taschent d'y mettre des termes clairs et
intelligibles, et toutes les clauses qu'elles peuvent s'imaginer
pour s'exempter de proces; mais Collantine, tout au contraire,
taschoit de faire remplir le sien de termes obscurs et équivoques,
mesme d'y mettre des clauses contradictoires, pour avoir l'occasion,
et en suite le plaisir, de playder tout son saoul.

Encore qu'ils eussent signé enfin ce contract, ils n'estoient pas
pour cela d'accord; leur contrarieté parut encore à l'eglise et
devant le prestre: car ils estoient si accoustumez à se contredire
que, quand l'un disoit ouy, l'autre disoit non, ce qui dura si
long-temps qu'on estoit sur le point de les renvoyer, lors que,
comme des joüeurs à la mourre, qui ne s'accordent que par hazard,
ils dirent tous deux ouy en mesme temps, chacun dans la pensée que
son compagnon diroit le contraire. Cet heureux moment fut ménagé par
le Prêtre, qui à l'instant les conjoignit, et ça esté presque le
seul où ils ayent paru d'accord.

Cette ceremonie faite, on fit celle des nopces, où il y eut quelques
avantures qui tinrent de celle des Centaures et des Lapites, et le
mauvais augure s'estendit si loin, que les violons mesmes n'y
peurent jamais accorder leurs instrumens. Les nopces estoient à
peine achevées, que Collantine et Charroselles eurent un proces,
qu'on peut dire en vérité estre fondé sur la pointe d'une aiguille;
car le lendemain, en s'habillant, elle avoit mis sur sa toilette une
aiguille de teste qui estoit d'or avec un petit rubis fin, dont elle
se servoit pour accommoder ses cheveux. Charroselles (en badinant)
s'en voulut curer une dent creuse; mais comme il avoit la dent
maligne, l'aiguille se rompit dés qu'elle y eut touché. Aussi-tost
Collantine vomit contre luy plusieurs injures et reproches, entre
lesquels elle n'oublia pas de luy reprocher le defaut dont sa dent
estoit accusée. Charroselles, qui vouloit faire durer sa
complaisance vingt-quatre heures du moins (c'estoit pour luy un
grand effort), offrit de luy en apporter une autre plus belle, et il
luy dit mesme qu'il luy en feroit donner une en present par quelque
libraire, à qui il donneroit plustost à imprimer un de ses livres
sans autre recompense. Vrayement, c'est mon (dit Collantine), vous
me renvoyez là à de belles gens; vous n'en avez jamais sçeu rien
tirer, et puis, quand vous m'en donneriez cent, je ne serois pas
satisfaite: je veux celle-là, et non point une autre; j'en fais état
à cause qu'elle vient de ma grand'mère, qui me l'a donnée à la
charge de la garder pour l'amour d'elle. L'affection que j'ay pour
ce bijou me fait souffrir des dommages et interests qui ne peuvent
pas tomber en estimation. Et en mesme temps elle recommença à luy
dire que c'estoit un mauvais ménager, qu'il la vouloit ruiner, qu'il
lui avoit osté le plus pretieux joyau qu'elle avoit; toutes
lesquelles parolles ne s'en estant pas allées sans repliques et
dupliques, la querelle s'échauffa si fort, que cela aboutit à dire
qu'elle se vouloit separer. Et aussi-tost elle luy fit donner un
exploit en separation de corps et de biens, que quelques-uns
asseurent qu'elle avoit fait dresser tout prest dés le jour de ses
fiançailles. Si je voulois raconter, mesme succinctement, tous les
proces et les broüilleries qui sont survenuës entre eux depuis, je
serois obligé d'écrire plus de dix volumes, et je passerois ainsi la
borne que nos escrivains modernes ont prescrite aux romans les plus
boursoufflez. Mais encore, lecteur, avant que de finir, je serois
bien aise de vous faire deviner quel fut le succes de ces
plaidoyries, et qui fut le plus opiniastre de Collantine ou de
Charroselles. J'ayme mieux pourtant vous tirer de peine, car je vois
bien que vous n'en viendriez jamais à bout; mais auparavant, il faut
que je vous fasse un petit conte:

Dans le pays des fées, il y avoit deux animaux privilegiez: l'un
estoit un chien fée, qui avoit obtenu le don qu'il attraperoit
toutes les bestes sur lesquelles on le lâcheroit; l'autre estoit un
liévre fée, qui de son costé avoit eu le don de n'estre jamais pris
par quelque chien qui le poursuivist. Le hazard voulut qu'un jour le
chien fée fut lasché sur le liévre fée. On demanda là-dessus quel
seroit le don qui prevaudroit, si le chien prendroit le liévre, ou
si le liévre échapperoit du chien, comme il estoit écrit dans la
destinée de chacun. La resolution de cette difficulté est qu'ils
courent encore. Il en est de mesme des proces de Collantine et de
Charroselles: ils ont tousjours plaidé et plaident encore, et
plaideront tant qu'il plaira à Dieu de les laisser vivre.

FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


Préface.                                                  Page 5

Un mot sur l'orthographe de cette édition.                    22

Avertissement du libraire au lecteur.                         23


LIVRE PREMIER                                                 27

Histoire de Lucrèce la bourgeoise.                            50

Tariffe ou évaluation des partis sortables pour faire
facilement les mariages.                                      53

Epistre amoureuse à mademoiselle Javotte.                    119

Historiette de l'amour esgaré.                               152

Suite de l'histoire de Javotte.                              183


LIVRE SECOND                                                 215

Historiette de Charroselles, de Collantine et de
Belastre.                                                    217

Jugement des buchettes, rendu au siege de... le 24
septembre 1644.                                              270

Lettre de Belastre à Collantine.                             278

Inventaire de Mythophilacte.                                 302

Catalogue des livres de Mythophilacte.                       312

Somme dedicatoire.                                           317

Estat et role des sommes auxquelles ont esté moderement
taxées, dans le conseil poétique, les places
d'illustres et demy-illustres, dont la vente a été ordonnée
pour faire un fonds pour la subsistance des
pauvres autheurs.                                            332

Le juste prix de toute sorte de vers.                        333

Epistre dedicatoire du premier livre que je feray.           336





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