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Title: Anatole, Vol. 2 Author: Gay, Sophie, 1776-1852 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Anatole, Vol. 2" *** produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. ANATOLE. TOME SECOND. _Tome II._ De l'Imprimerie de FIRMIN DIDOT. _Se trouve aussi à Paris,_ {DELAUNAY, Libraire, Galerie de Bois, au Palais-Royal. Chez{RENARD, rue de Caumartin, nº 12. {LAURENT-BEAUPRÉ, au Palais-Royal. ANATOLE. PAR L'AUTEUR DE LÉONIE DE MONTBREUSE. TOME SECOND. A PARIS, CHEZ FIRMIN DIDOT, LIBRAIRE, IMPRIMEUR DE L'INSTITUT DE FRANCE, rue Jacob, nº 24. 1815. ANATOLE. CHAPITRE XXIV. L'étourderie naturelle à l'âge d'Isaure lui empêcha de remarquer que sa tante revenait sans le voile de mousseline quelle lui avait vu le matin: mais mademoiselle Cécile, dont l'esprit d'ordre allait parfois jusqu'à la tyrannie, ne manqua pas de demander à sa maîtresse, d'un ton respectueusement impérieux, ce qu'elle avait fait de son voile. La marquise lui répondit, avec le trouble d'une enfant qui ment à sa gouvernante, qu'elle n'en savait rien.--Ah! je devine, madame l'aura sûrement oublié dans sa voiture; et, sans perdre de temps, mademoiselle Cécile descend dans la cour, retourne tous les coussins de la berline, et, ne trouvant rien, finit par conclure que la marquise aura laissé son voile dans l'église de Saint-Denis: elle veut absolument qu'un domestique monte à cheval pour l'aller chercher, mais on refuse tout net de lui obéir, en répondant qu'on ne fera ce voyage que par les ordres de madame; et la marquise est obligée d'employer son autorité pour s'opposer au zèle de mademoiselle Cécile, en disant que ce voile ne vaut pas tant de recherches, et qu'il est inutile d'en faire de nouvelles. On se doute bien que, le soir même de ce beau jour pour Anatole, Valentine reçut une lettre où le repentir, la reconnaissance, et l'amour, se peignaient à chaque ligne. L'espérance d'être aimé s'y laissait entrevoir à travers les regrets d'un amour sans espoir. Un reste de sentiment jaloux se mêlait aux serments de ne plus offenser par d'injustes reproches celle dont on n'avait pas le droit d'enchaîner la liberté. Pour le sacrifice de la vie entière, on n'exigeait d'autre retour qu'un peu d'amitié et quelque confiance: mais la moindre preuve d'indifférence frapperait d'un coup mortel le coeur le plus dévoué. Enfin, cette lettre était un chef-d'oeuvre de passion. C'est avouer qu'elle n'avait pas le sens commun. Aussi Valentine en fut elle enchantée; la joie qu'elle en ressentit donna à sa physionomie une expression si différente de celle qu'on y avait remarquée la veille, que madame de Nangis ne put s'empêcher de lui dire que l'aspect des tombeaux produisait sur elle d'étranges effets. »Je vous ai vue, ajouta-t-elle, revenir quelquefois de l'opéra, l'air triste et abattu, mais vivent les cimetières pour vous rendre à la gaité!» Valentine était de trop bonne humeur pour s'offenser de cette mauvaise plaisanterie; le chevalier d'Émerange y joignit les siennes en tâchant de les rendre piquantes, mais la marquise s'amusait à déconcerter leur malice par de vives reparties que la fatuité du chevalier lui fesait regarder comme autant d'agaceries de la part de Valentine. Cette petite lutte plaisait assez à la comtesse; elle remarquait dans les réponses du chevalier une certaine amertume qui devait piquer sa belle-soeur; et tout ce qui semblait nuire à leur intimité rassurait la comtesse. Jamais sécurité ne fut plus mal fondée, car pendant que le chevalier plaisantait Valentine sur la prétendue mélancolie qui lui fesait rechercher l'aspect des plus tristes lieux pour en rapporter les sentiments les plus gais, il admirait cette variété d'impressions qui la rendaient tour-à-tour si mélancolique si piquante, et se peignait d'avance tout le plaisir réservé à celui qui pourrait d'un seul mot faire naître la tristesse ou la joie sur ce beau visage. Malgré sa finesse et sa grande habitude d'observer, M. d'Émerange se flattait d'être pour beaucoup dans les agitations du coeur de Valentine: on s'étonnera peut-être de voir un homme d'esprit se tromper aussi lourdement sur les vrais sentiments d'une femme; mais quand on réfléchira que le chevalier, sans cesse témoin des hommages qu'on offrait à la marquise, avait pu se convaincre que nul n'était payé de la moindre préférence; que de plus, il s'était assuré, par M. de Nangis, de la parfaite indifférence de sa soeur pour ses voisins de Saverny; et qu'enfin tout décelait dans les actions de Valentine le trouble intérieur qui naît d'un sentiment combattu, on trouvera bien simple que M. d'Émerange s'en attribuât l'honneur; mais si toutes ses raisons ne justifiaient pas assez l'excès de sa présomption, l'expérience l'expliquerait suffisamment. Car personne n'ignore que si parfois l'amour rend fous les gens d'esprit, l'amour-propre les rend souvent imbécilles. Par une suite de son aveuglement, le chevalier crut devoir faire part à M. de Nangis des espérances qu'il concevait, et l'engager à prévenir, par quelques mots, la marquise sur leur projet. On devait profiter pour cela de la courte absence du chevalier, qui partait incessamment pour aller recevoir le dernier soupir de cet oncle dont l'avarice n'avait tant amassé que pour satisfaire la prodigalité d'un neveu. Ce fait convenu, le chevalier partit l'ame enivrée du plus doux espoir, et n'éprouvant d'autre embarras que celui de cacher sa joie aux amis du mourant. Le lendemain de son départ, Valentine était à l'opéra, parée d'un bouquet de jasmin qu'Anatole dut reconnaître, et bien plus occupée de sa présence que de l'absence du chevalier, lorsque M. de Nangis vint lui dire tout bas, et d'un air fin, que sa préoccupation serait remarquée de tout le monde, excepté de celui qui en était l'objet; c'est dommage, ajouta-t-il; car on doit être bien fier de vous rendre aussi rêveuse. Comme on suppose facilement ce que l'on craint, Valentine s'imagina que son frère voulait parler d'Anatole, et cette idée la troubla. Le comte ne s'étonna point de la voir aussi émue; et, sans s'expliquer davantage, il lui dit qu'ayant à lui parler d'affaires importantes, il l'engageait à venir déjeûner dans son cabinet le lendemain: elle promit de se rendre à l'invitation; mais cet entretien demandé avec tant de solennité tourmenta cruellement l'esprit de Valentine. Elle se perdit en conjectures pour en deviner le motif, et s'efforça vainement d'espérer quelque heureuse nouvelle. Un secret pressentiment lui fesait redouter les avis de son frère; et, comme le pigeon de La Fontaine, Valentine croyait beaucoup aux pressentiments. CHAPITRE XXV. Après une réception plus cérémonieuse que fraternelle, M. de Nangis entama la grande question par un long préambule, et finit par féliciter sa soeur sur le beau sort qui l'attendait. Ce début fit battre le coeur de Valentine; elle ne douta plus que son frère, instruit de l'amour d'Anatole, ne conçût le projet de surmonter tous les obstacles pour assurer son bonheur. Mais cette douce idée s'évanouit bientôt, lorsqu'elle entendit M. de Nangis faire un grand éloge de M. d'Émerange, et y ajouter ces mots: «Tant d'agréments réunis méritaient votre préférence; aussi me suis-je bien gardé de la contrarier; vous avez vu mes soins à multiplier les assiduités du chevalier chez moi; mais vous devez penser que si je lui ai offert aussi souvent les occasions de vous faire sa cour, j'étais rassuré d'avance sur la crainte de vous compromettre. La manière noble et franche dont le chevalier m'avait déclaré ses intentions ne pouvait me laisser aucun doute sur ses sentiments pour vous, et c'est en vous approuvant que je vous les voyais partager.»--Moi, mon frère, interrompit Valentine, avec un embarras mêlé de dépit, je vous jure que loin de les partager, je les ignorais.--Ah! Valentine, soyez de bonne foi, et vous conviendrez de ce que tout le monde sait déjà. Une femme s'aperçoit si vîte de l'amour qu'elle inspire! D'ailleurs il faut avouer que M. d'Émerange dissimulait fort mal celui qu'il a pour vous; car il y a déja très-longtemps que, plaisantant madame de Nangis sur l'attrait qui fixait auprès d'elle tant de gens aimables, et particulièrement un homme dont les plus jolies femmes se disputaient l'hommage, elle me fit remarquer que vous seule aviez l'honneur de ce triomphe.--A ces mots le front de Valentine se couvrit de rougeur, elle frémit de laisser soupçonner à son frère l'idée qui excitait sa honte pour une personne chère à tous deux; et la bonté de son coeur la décida à convenir que le chevalier lui avait en effet témoigné quelquefois le desir de lui plaire; mais que le caractère frivole dont il fesait gloire, l'avait empêchée d'attacher la moindre importance à ses discours.--Il n'en est pas moins vrai qu'ils vous étaient agréables, reprit le comte; ils vous le paraîtront encore plus maintenant que vous savez que cette apparence de galanterie cache un sentiment profond. Mais je suis de votre avis sur ces airs légers, qui sont tant à la mode; vous en voyez l'inconvénient, on ne sait à quoi s'en tenir sur tout ce qui se dit; la gravité est moins amusante, j'en conviens: mais quand il s'agit d'une affaire d'où dépend le destin de sa vie, on pourrait bien se résigner à en parler sérieusement. Au reste, pour mon compte, je n'ai pas ce reproche à faire à M. d'Émerange; et c'est avec toute la solennité d'une semblable démarche qu'il est venu me prier de vous offrir sa main.--Je suis fort honorée de son choix, répondit Valentine en baissant les yeux, mais je ne saurais me décider aussi promptement... à former un nouveau lien.--Voilà tout justement une réponse de comédie; vous oubliez, ma chère Valentine, que ce n'est ni un tuteur, ni un oncle qui vous interroge, et qu'étant parfaitement libre d'agir selon votre volonté, vous n'avez besoin d'aucun prétexte pour la satisfaire. Il est vrai que le respect des usages, et ce que l'on se doit à soi-même, imposent quelquefois plus de sacrifices que n'en saurait exiger l'autorité des parents les plus sévères; mais vous connaissez aussi bien que moi l'empire de ces devoirs, et vous n'avez pas plus à redouter mes avis que ceux de votre raison; ainsi donc pourquoi me feriez-vous mystère de vos projets et de vos sentiments?--Puisque vous m'autorisez à vous parler franchement, reprit Valentine avec plus d'assurance, je vous avouerai que, tout en rendant justice aux avantages séduisants de M. d'Émerange, je le crois incapable de s'occuper du bonheur de sa femme. Quand on a, comme lui, contracté l'habitude des succès brillants, on ne se réduit pas sans regret à des plaisirs plus calmes; et je ne me sens point le courage de consacrer ma vie à un homme fort aimable, sans doute, mais qui me semble impossible à fixer.--Vous avez cru probablement triompher de ce raisonnement, quand vous avez consenti à recevoir les soins du chevalier?--Je ne les ai jamais encouragés.--Du moins les avez-vous accueillis sans dédain, car autrement il aurait bientôt cessé de vous les consacrer. Son caractère est trop connu pour qu'on lui soupçonne jamais la duperie de persister dans un amour sans espoir? Aussi est-on déja convaincu dans le monde de votre préférence pour lui, et de l'heureux événement qui doit en résulter.--C'est ce qui m'afflige, repartit Valentine, le coeur oppressé par le ton de sévérité que venait de prendre son frère; cependant, ajouta-t-elle, je ne me crois pas obligée d'accomplir les prédictions qu'il plaît à quelques personnes de faire.--Songez bien que ces sortes de prédictions sont presque toujours dictées par le sentiment des convenances. Mais j'ai tort de vouloir soutenir une cause que votre coeur plaidera bien mieux que moi. J'ai rempli mon devoir en vous instruisant de la proposition de M. d'Émerange: il doit être de retour ici dans huit jours; réfléchissez d'ici à ce moment sur la réponse que vous devez lui faire, et pensez sur-tout qu'on ne refuse pas impunément d'aussi grands avantages.» En finissant ces mots, le comte sortit pour donner quelques ordres. Valentine, empressée de terminer un entretien que la contrainte rendait insupportable, rentra dans son appartement, et s'y renferma pour méditer sur la réponse qu'on lui demandait. Son incertitude ne portait pas sur l'idée d'accepter ou non la proposition du chevalier. Elle était bien décidée au refus. Mais la manière de motiver ce refus lui présentait de grandes difficultés. L'aveu de ses rapports avec Anatole n'aurait pas trouvé grace auprès de M. de Nangis, dont la froide raison ne comprenait rien aux faiblesses du coeur. D'ailleurs comment se flatter de voir approuver par qui que ce soit le sacrifice d'un sort brillant, pour les plaisirs d'un amour romanesque! Cette réflexion devait empêcher Valentine de confier jamais le principal motif de sa résistance aux voeux du chevalier. Il ne lui restait donc plus qu'à répéter les lieux communs dont on se sert ordinairement pour rejeter de semblables propositions, sans humilier l'amour-propre de celui qu'on refuse, et sans trahir le secret de celui qu'on préfère. CHAPITRE XXVI. Deux jours après l'entretien qui avait jeté tant de trouble dans l'esprit de Valentine, elle reçut un billet du commandeur, qui lui demandait s'il pourrait avoir l'honneur de la voir dans la matinée; ce message lui inspira des soupçons: elle répondit au commandeur qu'elle l'attendait; et lorsqu'elle le vit arriver, elle lui témoigna franchement l'impatience qu'elle avait d'apprendre ce qui lui procurait le plaisir de le voir d'aussi bonne heure.--Ah! vous devinez, dit-il, que je ne viens pas ici tout simplement pour vous faire ma cour. Vous me trouvez peut-être l'air important d'un ambassadeur chargé d'une mission délicate; je suis bien aise d'avoir le maintien convenable dans une circonstance aussi solemnelle.--Ah mon Dieu! qu'allez-vous m'annoncer, interrompit Valentine en riant de la plaisante gravité qu'affectait le commandeur.--Il ne s'agit point de rire, reprit-il, mais d'écouter posément tout ce que l'ambition, la raison et l'intérêt, vont vous dire par ma bouche. Une personne qui me fait l'honneur de me supposer beaucoup de crédit sur votre esprit, compte sur mes conseils pour vous déterminer à assurer d'un seul mot le bonheur de toute votre famille. J'ai promis de répondre à cette honorable preuve de confiance par tout le zèle qui pourrait m'en rendre digne. En véritable diplomate, je me suis bien gardé de nier l'influence que l'on me croyait sur la grande puissance que l'on voulait soumettre; car j'ai remarqué que les professeurs en ce genre aimaient mieux compromettre leur crédit que d'en laisser douter; et vous voudrez bien, j'espère, ne pas démentir une réputation dont je suis aussi fier.--Quoi, vous seriez député par mon frère pour me parler mariage?--Précisément.--Et c'est sur les avis de votre sagesse que l'on fonde l'espérance de me faire faire une folie?--Pourquoi pas? Ce ne serait pas la première fois que ma sagesse aurait aussi bien réussi.--Eh bien! je veux la mettre à l'épreuve dans cette circonstance, et m'en rapporter à tout ce qu'elle décidera. Je verrai quels seront ses arguments pour me prouver que je dois épouser l'homme du monde qui me convient le moins?--Qu'il vous convînt, ou non, si vous l'aimiez, comme je l'ai cru un moment, vous trouveriez mes arguments admirables. Mais il n'est point question ici de vos sentiments. Un homme bien né, beau, riche, et spirituel, vous offre sa main. Tant d'avantages réunis ne vous laissent qu'un seul motif de refus. Je sais que vous pourrez parler de la crainte d'un nouveau lien, du desir de rester libre, et de l'inconstance reconnue du chevalier; mais tous ces prétextes ne voudront jamais dire au fond que ces mots: _Je ne vous aime pas_. Et je me trompe fort, où M. d'Émerange ne vous pardonnera pas cette injure.--Cependant, je ne compte pas l'épouser par terreur de son ressentiment.--Ce serait d'autant plus mal calculé, que cela ne vous mettrait point à l'abri de celui que vous devez le plus redouter. Dans la position où vous vous trouvez, vous n'avez qu'à choisir entre deux vengeances; si vous redoutez celle du chevalier, la comtesse vous en punira. Ne vous offensez pas de cette réflexion, ce n'est pas le moment d'employer des subterfuges pour vous démontrer la vérité; je n'ai pas envie d'insulter, par la plus sotte médisance, une femme que vous devez aimer en dépit de ses torts; mais l'amitié dont vous m'honorez, me fait un devoir de vous garantir, s'il se peut, du mal que sa vanité cherchera à vous faire.--J'avoue qu'elle est faible, inconsidérée, mais, j'en suis sûre, elle n'est pas méchante, dit Valentine, les larmes aux yeux.--Non; mais elle le deviendrait bientôt, si elle se doutait une minute de la préférence qu'on vous accorde.--Hélas! pour lui laisser ignorer cette malheureuse préférence, je m'exilerais, je crois, au bout du monde!--Beau moyen! M. d'Émerange vous y suivrait, la comtesse en tomberait malade, et rien ne manquerait au scandale.--Que faut-il donc faire pour éviter tant de malheurs?--Il faut se résoudre à tromper l'amour-propre du chevalier, ou bien consentir à le satisfaire.--Vous me supposez trop de finesse, ou trop de résignation.--Si vous vous décidez au premier parti, je vous réponds du succès; et, à vous parler sans détour, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de prendre le second. Les défauts du chevalier auraient de grands inconvénients pour une femme ordinaire, mais celle dont l'esprit et la beauté flatteront son orgueil, n'aura jamais à en souffrir.--Il est égoïste.--Tant mieux; les égoïstes sont des maris parfaits; ils ont pour leurs femmes et leurs enfants cette tendre affection qu'ils portent sur tout ce qui fait partie d'eux-mêmes. Je vous proteste que ce défaut, si détestable dans la société, est une vertu de ménage.--Je ne saurais l'apprécier.--D'ailleurs, continua M. de Saint-Albert, je vous crois capable d'opérer de grandes conversions; et puis il y a si peu de différence entre les défauts des gens du monde, que ce n'est guère la peine de les discuter. Le mieux est de ne les pas voir ou de les aimer, et c'est ce que l'amour apprend à merveille.--Sans doute, mais il faut de l'amour.--A votre âge, on en a toujours.--Je ne m'en sens pourtant pas pour M. d'Émerange--C'est que vous en éprouvez pour un autre..... Voilà le grand secret que l'émotion qui vous colore en ce moment m'apprendrait assez, si je ne l'avais deviné depuis long-temps. Mais l'objet de cet amour, que le bonheur ne doit point couronner, tout en vous aimant avec idolâtrie, serait désespéré de vous voir sacrifier un sort brillant aux intérêts de sa folle passion; ne regardez pas ce noble sentiment comme une supposition de ma part, je viens d'en acquérir la preuve. Avant de me rendre auprès de vous, j'ai voulu consulter mon ami sur la démarche que votre frère exigeait de moi, et je dois rendre justice à celui qui vous inspire un si vif intérêt; il s'en est montré digne, en me conjurant de sacrifier sa vie au bonheur de la vôtre.--Indigne générosité! s'écria Valentine, hors d'elle-même; et c'est lui qui m'engage à épouser un homme qu'il méprise!--Ne vous abusez point, c'est de la haine qu'il a pour lui, et non pas du mépris. Son injustice envers le chevalier prouve assez les moyens qu'il lui croit de vous plaire; mais qu'importe l'opinion d'un rival? C'est de la probité qu'il faut, même en amour. Il n'est permis de disposer de la destinée d'une femme, qu'autant qu'on espère la rendre heureuse; lorsqu'on n'a pas cette espérance, on ne peut s'opposer à ce qu'un autre se charge du soin de son bonheur.--Je le sens, le mien est à jamais perdu; mais au moins n'aurai-je pas à me reprocher de l'avoir sacrifié à de vaines considérations. Ma résolution est irrévocablement prise, et je ne réclame plus vos conseils que sur la manière de la faire connaître; en refusant les offres de M. d'Émerange, je conviens que j'ai de grands ménagements à garder. Indiquez-moi les plus convenables, et je vous réponds de ma docilité. Mais n'en exigez pas davantage de la raison d'une femme, qui aime mieux vivre malheureuse à son gré, que de se voir comblée des bienfaits qui excitent l'envie de tout le monde. Après avoir écouté attentivement ces derniers mots de Valentine, le commandeur lui prit la main, la porta à ses lèvres avec toutes les marques d'un attendrissement qu'il ne pouvait dissimuler; et il sortit en répétant son exclamation favorite: Quel dommage! CHAPITRE XXVII. On venait d'apprendre le retour de M. d'Émerange, et, comme le dit un de nos auteurs les plus spirituels, il rapportait de son voyage _le crêpe et_ _la joie_ d'un riche héritier. Il ne se passait guère d'heures sans que Valentine pensât à ce retour, et cependant elle en fut surprise comme d'une nouvelle inattendue. Tous les projets de réponses qu'elle avait si sagement combinées avec M. de Saint-Albert, se confondirent dans son esprit. Elle sentit qu'il lui serait bien difficile de soutenir l'entrevue dans laquelle le commandeur exigeait qu'elle déclarât au chevalier qu'une raison, dont elle ne pouvait convenir, l'obligeait à refuser ses flatteuses propositions. Elle devait accompagner cette phrase insidieuse de tous les compliments qui peuvent rassurer l'amour-propre. Par ce moyen le commandeur espérait voir retomber sur madame de Nangis le ressentiment de M. d'Émerange, car celui-ci ne manquerait pas d'accuser la comtesse d'inspirer à sa soeur l'excès de délicatesse qui lui fesait rejeter l'offre de sa main. Alors Valentine, loin d'être soupçonnée de dédaigner l'amour du chevalier, paraîtrait à ses yeux comme la victime d'une amitié héroïque. En calculant ainsi, M. de Saint-Albert s'était trop méfié de la candeur de Valentine, pour lui confier tout ce qu'il attendait de cette ruse. Il lui avait persuadé qu'en répondant de cette manière elle disait la vérité sans trahir son secret, et laissait au chevalier encore assez d'espoir pour lui ôter l'envie de se venger d'un refus humiliant. Ce point convenu, le commandeur instruisit M. de Nangis du projet que la marquise avait de répondre elle-même à M. d'Émerange. Le comte s'en réjouit en pensant que si sa soeur avait le dessein de rejetter les voeux du chevalier, elle se serait probablement épargné le désagrément de lui apprendre elle-même cette mauvaise nouvelle. Ravi de cette espérance, le comte s'empressa de la faire partager à celui qui devait en recueillir le fruit. M. d'Émerange reçut la confidence en homme que le succès n'étonne jamais; il promit au comte de se rendre à l'invitation qu'il lui fesait de dîner le jour même chez lui, et ne douta pas que Valentine ne lui offrît, dans cette journée, quelques moyens d'attendre patiemment sa réponse. Il était déja trois heures, on n'attendait plus qu'une seule personne pour se mettre à table, lorsqu'on annonça M. le comte d'Émerange (c'était son nouveau titre). Ce nom provoqua des émotions bien différentes: madame de Nangis tressaillit de plaisir, et Valentine rougit d'embarras. Mais, à moins d'être dans le secret des femmes, on risque souvent de se tromper sur les impressions qu'elles reçoivent; et de moins présomptueux que M. d'Émerange auraient pu interpréter comme lui le trouble de Valentine; cependant il n'eut pas l'air de le remarquer; mais, quand il lui adressait la parole, il prenait un ton de reconnaissance qui semblait la remercier d'avance de tout ce qu'il attendait de son amour. Ses mots ingénieux, ses regards pénétrants étaient pour Valentine, mais tous ses soins étaient pour la comtesse: il paraissait vouloir se faire un mérite auprès de la première des égards qu'il conservait pour l'autre. Du reste, sérieux sans affectation, il répondait avec politesse à tous ceux qui se composaient le visage pour venir lui adresser des compliments de condoléance et des félicitations, sur la perte et l'héritage qu'il venait de faire. Madame de Nangis, que ce genre de conversation ennuyait à périr, fit entendre aux personnes qui s'obstinaient à savoir les détails de la mort du défunt, que la sensibilité de M. d'Émerange en serait trop affectée, et les pria de parler d'autre chose. On lui obéit sans peine; car au fond les plus curieux ne se souciaient pas beaucoup d'en apprendre davantage sur un événement qui leur était indifférent. Aussi fut-il bientôt oublié; en moins d'un quart d'heure la gaîté redevint générale; et la sensibilité de M. d'Émerange ne s'en offensa point. Son naturel piquant et le penchant qui l'entraînait vers la plaisanterie, se laissaient même entrevoir à travers le maintien grave que lui imposait la couleur sombre de son vêtement; et comme on ne respecte guère dans le monde que le deuil qu'on porte sur la physionomie, une jeune femme qui ne se souvenait plus de celui du comte d'Émerange, vint l'engager à chanter. Aussitôt chacun joignit ses instances à celles de l'aimable étourdie; et ce n'est qu'à l'air indigné qu'il prit pour refuser la proposition, qu'on s'en rappella toute l'inconvenance. Cependant la soirée s'avançait, et M. d'Émerange n'avait pu trouver l'occasion de dire un mot en particulier à Valentine: il est vrai que placée auprès de sa belle-soeur, il était impossible de parler à l'une des deux sans être entendu de l'autre. Pour se dédommager de cette privation et faire comprendre à Valentine qu'il comptait sur ce qu'elle avait chargé le commandeur de lui faire savoir, M. d'Émerange ne quitta plus celui-ci, et lui fit de grandes démonstrations de reconnaissance, pour que la marquise devinât qu'il le remerciait de l'intérêt qu'il avait pris à lui dans cette circonstance. Valentine le comprit assez; et lorsque le commandeur s'approchant d'elle, lui dit tout bas: Allons, du courage, demain l'on ira chercher votre réponse; souvenez-vous de ce dont nous sommes convenus; elle répondit en tremblant: Jamais je n'aurai la présence d'esprit qu'exige un semblable entretien; par pitié, faites en sorte de me l'épargner.--Cela est impossible.--Du moins, n'aura-t-il pas lieu demain, car j'ai à sortir toute la journée.--Voilà bien le propos d'un enfant qui croit tout gagner en différant l'instant de boire sa médecine,--Pourquoi tant se presser d'annoncer une chose désagréable?--Pour n'avoir plus à la dire; d'ailleurs je vous ai suffisamment démontré la nécessité de cette démarche; mais je le vois bien, ce n'est pas moi qui vous y déciderai, un autre en pourra seul obtenir l'honneur. Ici on vint les interrompre; et Valentine se retira plus indécise que jamais sur ce qu'elle allait faire. Le billet qu'on lui remit le lendemain à son réveil, lui rappela les derniers mots du commandeur. Elle le décacheta en disant: Voilà qui va fixer toutes mes incertitudes; et son coeur se livra d'avance au plaisir si doux d'obéir à ce qu'on aime; il faut avoir souffert les tourments attachés à la détermination d'une décision importante pour connaître tout le prix d'un ordre absolu. De combien de responsabilités il délivre. On profite du bien qu'il produit sans avoir à se reprocher le mal qui en résulte; et, quand cet ordre n'est qu'un desir, que de charmes dans l'obéissance! ANATOLE A VALENTINE. «Il y va du repos de votre existence, me dit-on: ah! Valentine, au nom du ciel, au nom de celui qui ne respire que pour vous adorer, suivez le conseil qu'un ami sage vous donne; j'ignore ce qu'il exige de votre soumission, mais dût-il vous demander ma vie, n'hésitez pas à la promettre, elle est à vous. Enfin, quel que soit le sacrifice, oubliez la pitié que mon sort vous inspire, et songez que ma destinée entière est dans votre bonheur.» CHAPITRE XXVIII. «Voilà qui est décidé, dit Valentine en serrant le billet dans son sein, je ne sortirai pas de la journée, et M. de Saint-Albert sera content de moi.» Ce qui voulait dire tout simplement: Anatole le desire, et j'obéis sans peine. En effet, dès ce moment l'ennui de l'entretien qu'elle redoutait disparut à ses yeux; elle rassembla ses idées avec ordre, et s'appliqua à prévoir les objections que lui ferait M. d'Émerange, pour arranger ses réponses d'avance. Mais cette belle précaution eut le succès ordinaire. La conversation s'entama tout autrement que la marquise ne l'avait prévu; et il lui fut impossible de placer une seule de ces phrases si ingénieusement méditées. Heureusement pour elle, son esprit suppléa sans peine au défaut de sa prévoyance. M. d'Émerange, qu'une conversation sérieuse effrayait toujours, commença par plaisanter Valentine sur l'excès de sa fraîcheur, en lui disant qu'il était bien cruel de retrouver la femme qu'on adorait ainsi embellie par l'absence. Ce ton de gaîté fut aussitôt adopté par la marquise; elle sentit qu'il servirait à-la-fois sa franchise et sa politesse. M. d'Émerange lui sut bon gré de prendre ainsi le ton qu'il préférait, et regarda cette condescendance comme une suite de la facilité qu'on a communément de saisir les manières des gens qu'on aime. Après lui avoir témoigné sa reconnaissance par mille choses flatteuses, il ajouta: Que je vous remercie de m'avoir épargné la frayeur d'entendre mon arrêt prononcé par votre frère; je sens qu'il m'aurait dit vingt fois que j'étais le plus heureux des hommes, sans me le persuader un instant, et je crois en vérité, qu'un refus de votre bouche m'attristerait moins qu'une bonne nouvelle sortie de la sienne.--Cela m'encourage, reprit en souriant Valentine.--N'allez pas abuser de cet aveu, pourtant.--Non, mais il me rassure, et m'engage à vous déclarer franchement...--Que vous me détestez peut-être.--Je mentirais; et vos procédés envers moi vous répondent au contraire de ma reconnaissance.--Je me soucie bien de votre reconnaissance; vraiment je ne la mérite pas, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne vous point aimer.--Pourquoi vous êtes-vous découragé sitôt?--Ah! vous vous en plaignez, c'est une manière de m'avouer....--Que toute honorée que je me trouve de votre choix, je n'y saurais répondre.--Et peut-on savoir la raison qui me condamne à d'éternels regrets? reprit le comte, d'un air moitié piqué et moitié dédaigneux.--Voilà ce qu'il faut que vous deviniez, dit en rougissant Valentine.--Mais si je la devine, vous n'en conviendrez pas?--Cela est vrai.--Eh bien! tant mieux, j'en agirai plus librement. Jusqu'à présent le desir de vous plaire et la crainte de voir troubler votre repos par la colère d'une femme dont la vanité se blesse de toutes les préférences qui ne sont pas pour elle, m'ont fait supporter patiemment ses caprices. Me voilà enfin dispensé de jouer plus long-temps un rôle ridicule qui n'eût jamais été le mien, sans l'espérance de me voir récompensé de tant de sacrifices. Au fait, je ne suis pas tenu à plus d'égards qu'on n'en a pour moi; et votre franchise me semble très-bonne à imiter. C'est bien assez d'avoir à souffrir de son amour, sans se laisser tourmenter par la folie d'une autre.--Vous n'avez pas toujours pensé ainsi, et cette folie qui vous importune aujourd'hui vous plaisait autrefois?--Faites-moi un crime de votre ouvrage! Pouvais-je deviner qu'il arriverait du fond de sa province une femme qui me tournerait la tête au point de ne plus voir qu'elle au monde? Certainement j'aurais mieux fait de répondre aux sentiments qu'on voulait bien me témoigner, que de persister dans ceux qu'elle dédaignerait; je ferais mieux encore d'oublier ma disgrace en cherchant loin d'elle quelques consolations; mais tout cela serait sage, et par conséquent au-dessus de mes forces. Je ne me pique point d'avoir cette vertu qui triomphe du sort; le mien veut que je vous aime en dépit de vous, et nous verrons qui l'emportera de votre volonté ou de ma constance.--Quels que soient vos projets, dit Valentine, d'un ton suppliant, par pitié pour moi ménagez la sensibilité d'une personne dont vous avez égaré la raison; songez qu'un éclat la perdrait pour toujours; et ne me réduisez pas au chagrin de la quitter pour la délivrer d'une odieuse présence.--Cette prière rendit au comte toutes ses espérances. Il s'affermit dans l'idée que la crainte de désespérer madame de Nangis était le seul motif du refus de Valentine, et il vit en un instant tout le parti qu'il pouvait tirer du sentiment généreux qui la mettait dans sa dépendance. Empressé d'en faire l'épreuve, il répondit «Je m'engage à suivre en tout votre exemple. Vous pouvez mieux qu'une autre m'apprendre les ménagements qu'on doit aux victimes d'un amour qui n'est point partagé.--Je le vois bien, reprit Valentine, en retenant des larmes de dépit, il faut que je m'éloigne de cette maison où le malheur va bientôt régner.--Oui, partez, répliqua M. d'Émerange avec feu, laissez ici l'intrigue et la vanité se débattre entre elles, et venez loin de cet empire de la coquetterie, venez éprouver la sincérité des sentiments que vous faites naître. Choisissez la retraite où rien ne saurait m'empêcher de vous suivre; là, vous pourrez vous convaincre que le bonheur de vous voir, de vous aimer, suffit à mon existence; et peut-être sentirez-vous alors le besoin de récompenser tant d'amour.--Oh ciel! que me proposez-vous! s'écria Valentine.--En ce moment la porte s'ouvrit, et l'on vit paraître madame de Nangis, pâle, les yeux égarés, et paraissant se soutenir avec peine; Isaure l'accompagnait, et quitta sa main pour venir se jeter dans les bras de sa tante. Les caresses de cette enfant tirèrent Valentine de l'espèce de stupeur où l'avait plongée la subite apparition de la comtesse. Elle essaya de dire quelques mots, mais le tremblement de sa voix trahissait son trouble, et lui donnait un air coupable, tandis que M. d'Émerange, jouissant de toute sa présence d'esprit, s'informait des nouvelles de la comtesse, du ton le plus naturel, et avec toute la sérénité d'une personne qui n'aurait pas eu la moindre chose à se reprocher envers elle. C'est ainsi que l'effronterie met plutôt à l'abri du soupçon que l'innocence. Le bavardage d'Isaure fut d'un grand secours dans cette circonstance, où chacun parlait au hasard, sans s'embarrasser de ce qu'il disait, pourvu que cela n'eût aucun rapport avec sa pensée; mais si la présence d'Isaure était appréciée, l'arrivée de madame de Réthel parut un coup du ciel. Elle venait rappeler à Valentine l'engagement qu'elles avaient pris de dîner le même jour chez la princesse de L.... Il était déja tard; la marquise n'avait point encore commencé sa toilette, madame de Réthel en fit la remarque, et M. d'Émerange se retira. Madame de Nangis le suivit, en priant sa belle-soeur de l'excuser auprès de la princesse.--«Je ne saurais profiter de son invitation, ajouta-t-elle, je souffre beaucoup, et vous pourrez lui affirmer que ce n'est pas d'un mal imaginaire.»--Ces derniers mots furent prononcés avec l'accent du reproche; ils allèrent frapper au coeur de Valentine; et la tristesse qu'elle en ressentit, résista même au souvenir d'Anatole. CHAPITRE XXIX Depuis ce jour, madame de Saverny ne goûta plus aucun repos. Persécutée par son frère, pour céder au desir de M. d'Émerange, dont la malignité inventait à chaque instant un nouveau moyen de la compromettre, et ne cessait de la menacer d'abandonner madame de Nangis à son ressentiment; poursuivie par la jalousie de sa belle-soeur; effrayée des transports de l'amour d'Anatole; Valentine, était dévorée de cette inquiétude qui précède le malheur. Ne sachant plus comment y échapper, elle confia à M. de Saint-Albert le projet qu'elle formait de partir secrètement pour l'Italie, en fesant savoir seulement à son frère, qu'elle entreprenait ce voyage pour se soustraire aux instances de M. d'Émerange, et faire cesser le bruit d'un mariage auquel elle ne consentirait jamais. Le commandeur, après avoir réfléchi long-temps sur ce voyage, finit par l'approuver, en disant: Vous avez raison, ce parti me semble le meilleur; mais il faut tout prévoir. Malgré le plus grand mystère, M. d'Émerange saura bientôt où vous allez. Il vous y suivra, il vous l'a promis, et dans sa position c'est le meilleur parti qu'il puisse prendre, car cette preuve de dévouement doit vous attendrir, ou vous perdre. Mais il est un moyen d'échapper à ce double danger, en ôtant au public l'occasion de mal interpréter une démarche fort simple; et ce moyen est d'emmener avec vous deux personnes dont l'âge et la réputation deviennent les garants de votre conduite aux yeux du monde, et dont l'amitié vous protége contre toutes les tentatives d'un fat.--Puisque mon frère m'abandonne, s'écria Valentine, en essuyant ses larmes, de qui puis-je espérer une si grande preuve d'attachement?--On croirait, reprit brusquement le commandeur, que votre coeur n'en est pas digne, à la manière dont vous doutez de celui de vos amis. Si quelqu'un m'avait dit: Il y a une personne dans le monde capable de grands sacrifices pour vous épargner un malheur; je vous aurais devinée tout de suite, moi.--Ah! mon ami! fut tout ce que put articuler Valentine; elle se jeta dans les bras de M. de Saint-Albert, qui la serra paternellement sur son coeur. Lorsque son émotion lui permit de parler, il assura Valentine que madame de Réthel serait enchantée de faire avec elle le voyage d'Italie. Nous irons à petites journées, ajouta-t-il en riant, par égard pour l'âge de l'aimable vieillard qui vous accompagne. Deux semaines suffiront pour les préparatifs de ce petit enlèvement; et si le monde en médit, comptez sur mon honneur pour réparer le tort que pourraient faire au vôtre mes moyens de séduction.--Cette plaisanterie fit sourire Valentine, et l'empêcha de se livrer à l'excès de son attendrissement. Elle se contenta de serrer la main du commandeur, en signe de reconnaissance; et tous deux se quittèrent, l'ame pénétrée de cette douce joie qui naît également du bien que l'on reçoit et de celui qu'on fait. Mais ce délai de quinze jours accordé aux différents manèges de l'amour-propre pouvait devenir bien funeste à Valentine; elle le prévoyait, sans oser en témoigner sa crainte. Un service obtenu sans l'avoir demandé rend si discret, qu'on préfère en perdre le prix, que de s'en assurer par une nouvelle sollicitation. Aussi la marquise se résigna-t-elle à attendre patiemment l'époque fixée pour son départ. Elle imagina de se composer une manière de vivre qui la mît à l'abri des scènes qu'elle redoutait le plus; et donnant l'ordre à ses gens de ne laisser entrer chez elle que le commandeur et sa nièce, elle se dit légèrement indisposée, et crut se faire oublier de ceux qui la tourmentaient, en se délivrant de leur présence. Pour se maintenir dans une résolution qui devait lui coûter le plaisir de rencontrer Anatole, il fallait bien trouver quelque dédommagement; et celui de lui écrire vint tout naturellement à sa pensée. A la veille de faire une longue absence on est plus confiant; il semble qu'on n'ait rien à redouter des aveux de sa faiblesse; l'idée qu'on ne se reverra peut-être jamais, en glaçant l'ame de terreur, la met au-dessus des considérations ordinaires, et ce qu'on dit alors a quelque chose de la solennité d'un dernier adieu. Cependant Valentine ne se laissa point entraîner par le charme d'exprimer ses pensées à celui qui les inspirait toutes. Elle lui parla des chagrins qui l'obligeaient à s'éloigner de sa famille, sans lui laisser soupçonner le secret de madame de Nangis; et comme elle donna pour raison de son voyage le desir de fuir M. d'Émerange, il est à présumer qu'Anatole fut de son avis, et qu'il trouva la lettre charmante. M. d'Émerange s'étant déja présenté plusieurs fois chez madame de Saverny, sans être reçu, devina qu'elle lui avait fait défendre sa porte. Ce procédé le choqua vivement; il se promit de s'en venger; et alla s'en plaindre à M. de Nangis, comme d'une insulte que sa conduite respectueuse envers sa soeur n'aurait pas dû lui attirer. M. de Nangis qui mettait le plus grand intérêt à maintenir les espérances du comte, l'assura que ce n'était sûrement qu'un malentendu de la part des gens de la marquise. Pour s'en convaincre, il se rendit chez elle, et demanda à la voir; mais on lui répondit que madame était souffrante, et reposait en ce moment. Assez mécontent de cette réponse, il fit appeler mademoiselle Cécile pour la questionner sur la maladie de sa maîtresse. A la manière dont on l'interrogeait, mademoiselle Cécile vit bien qu'il fallait mentir; mais, comme elle n'avait point reçu d'instructions à ce sujet, elle fit tant de mensonges inutiles, qu'elle laissa soupçonner la vérité. M. de Nangis en conçut beaucoup d'humeur, mais il la dissimula sous l'apparence d'une vive inquiétude. Se promettant bien d'éclaircir ce mystère, il entra chez sa femme en disant: Vous ignorez sûrement que Valentine est malade, elle n'est point sortie depuis deux jours, et ne reçoit personne; cela m'inquiète, et je vous engage à forcer sa porte pour lui offrir vos soins.--Je m'en garderai bien, reprit la comtesse d'un ton amer, cela m'est arrivé une fois la semaine dernière; et je n'ai pas envie de recommencer une pareille gaucherie. Cette phrase devait exciter la curiosité de M. de Nangis; et pour la satisfaire, la comtesse raconta comment elle avait trouvé M. d'Émerange en tête à tête avec sa belle-soeur. Elle accompagna ce récit de plusieurs réflexions malignes, qui indignèrent M. de Nangis. Il crut de son honneur de justifier Valentine des soupçons qu'on osait concevoir sur elle, en disant qu'il était bien permis de recevoir avec intimité l'homme que l'on devait épouser incessamment.--M. d'Émerange épouse votre soeur? s'écria la comtesse, d'une voix étouffée.--Vraiment nous en aurions parlé plutôt, reprit M. de Nangis, sans remarquer la fureur qui se peignait dans les yeux de sa femme, mais je ne sais quelle pruderie empêche Valentine de se décider; elle aime très-certainement M. d'Émerange; vous l'aviez déjà deviné, et depuis tout l'a confirmé. Cependant elle hésite, et donne pour prétexte la légèreté du comte, et cent autres mauvaises raisons dont vous pourriez facilement lui démontrer le ridicule. Peut-être aura-t-elle plus de confiance en vous: d'ailleurs vous triompherez mieux que moi de ces idées romanesques sur la constance. Ayez l'air de croire à celle du comte, et vous l'en convaincrez sans peine. Sur ce sujet, une femme sait toujours en persuader une autre; et je parie que votre esprit aura bientôt fait disparaître l'obstacle qu'elle oppose au mariage le plus brillant qu'elle puisse faire. Si vous réussissez, comme je n'en doute pas, vous pouvez compter sur la reconnaissance de M. d'Émerange, car il est amoureux fou de Valentine.» On peut imaginer ce qui se passa dans l'ame de la comtesse, à chaque mot de ce discours. Plongée dans une espèce d'anéantissement, elle s'efforçait vainement de rompre le silence; un poids énorme semblait oppresser sa poitrine; et, lorsque par un mouvement courageux elle essayait de répondre à ces mots cruels qui déchiraient son coeur, sa voix expirait sur ses lèvres livides. Un état aussi violent devenait impossible à dissimuler; et M. de Nangis allait peut-être découvrir le plus affreux secret, lorsqu'un domestique vint lui remettre un billet, qui demandait une prompte réponse. Le comte sortit alors en recommandant à sa femme de ne point oublier ce qu'il venait de lui dire, et tout ce qu'il attendait de sa complaisance. O vous, que de funestes passions égareront peut-être un jour, que ne pouvez-vous contempler leur hideux effet sur le coeur et les traits de cette femme jeune et belle! La pâleur de la mort couvre son visage; son regard éteint ne se ranime que lorsqu'un projet de vengeance vient flatter son imagination. Cette bouche, qu'embellissait l'expression d'une gaîté piquante, ne sourit plus qu'à l'idée de punir l'innocence du crime d'être aimée; et cet esprit élégant et coquet, autrefois uniquement occupé du desir de plaire, ne l'est plus maintenant que du barbare soin de chercher les moyens les plus sûrs de perdre sa rivale: aucun ne lui paraît trop cruel ou trop bas. Enfin les sentiments affreux que la vanité outragée inspire à cette femme coupable semblent flétrir à-la-fois son ame et sa beauté. CHAPITRE XXX. Pendant qu'il se tramait tant de conspirations contre le repos de Valentine, mademoiselle Cécile l'instruisait de la visite de M. de Nangis, et de l'humeur qu'il avait témoignée lorsqu'on lui avait signifié qu'il ne pouvait entrer chez sa soeur. «Allons, dit Valentine, je vois qu'il me faut renoncer même au plaisir d'être seule, puisque je ne puis m'y livrer sans offenser quelqu'un.» Et elle se disposa à sortir pour échapper, s'il était possible, à quelque visite importune. En s'occupant d'habiller sa maîtresse, mademoiselle Cécile rompit le silence qui lui était imposé ordinairement par celui que gardait la marquise avec elle, pour lui dire: «Madame fait très-bien de sortir aujourd'hui, car je ne sais ce qui se passe dans la maison, mais c'est à coup sûr quelque chose d'étrange; madame la comtesse tourmente et gronde tous ses gens à-la-fois; M. de Nangis a demandé ses chevaux plutôt qu'à l'ordinaire; Richard a déja porté ce matin trois lettres de sa maîtresse chez le comte d'Émerange, et j'étais à peine levée quand madame votre soeur m'a fait appeler pour lui donner de vos nouvelles, et répondre à cent questions sur la santé et les occupations de madame; après avoir dit que madame avait été indisposée depuis plusieurs jours, j'ai répondu à tout le reste: _Je n'en sais rien_; et madame la comtesse, ennuyée de m'entendre toujours répéter la même chose, m'a renvoyée en disant: Quelle sotte!» La marquise n'eut pas l'air de faire grande attention au rapport de mademoiselle Cécile, et feignit de regarder la curiosité de sa belle-soeur comme une preuve de l'intérêt qu'elle portait à sa santé; mais elle s'affligea en secret de voir jusqu'où s'abaissait la fierté de la comtesse. Qu'aurait-elle donc pensé si elle avait pu deviner que l'excès du ressentiment de cette insensée la porterait ce jour-là même à user de son autorité dans sa maison, pour se faire remettre dans le plus grand mystère les lettres adressées à madame de Saverny. L'espérance d'en trouver une de M. d'Émerange, qui lui apprendrait plus sûrement la vérité de ses rapports avec Valentine, était le seul motif de cette indigne action, dont le vil confident vint bientôt chercher la récompense. Vingt-cinq louis furent le prix de trois lettres remises à la comtesse par un laquais infidèle. De ces trois lettres l'une portait le timbre de Nevers, la seconde était un simple billet d'invitation qu'on pouvait lire sans le décacheter, et, sur la troisième, on ne reconnaissait pas l'écriture de M. d'Émerange. C'était donc inutilement pour cette fois que madame de Nangis venait de se laisser entraîner au plus indigne procédé; mais elle en pouvait assurer le secret en rendant les trois lettres comme elle les avait reçues. Sa conscience accueillait cette idée; avec une morale peu sévère, on se croit facilement innocent du mal dont on ne recueille pas le fruit. La comtesse se parait déja à ses propres yeux du mérite de résister au mouvement d'une curiosité sans objet, lorsqu'un nouveau soupçon vint triompher de tous ses scrupules. Elle pensa que M. d'Émerange pouvait bien se servir d'une autre main que la sienne pour écrire l'adresse de ses lettres à madame de Saverny. C'était un moyen souvent employé pour tromper les regards des jaloux; et madame de Nangis se rendait justice en supposant aux autres le desir d'échapper à son indiscrétion; à force de supposer ce qu'elle espère, elle croit céder à la certitude de tout apprendre, et rompt le cachet.... Bientôt une joie féroce étincelle dans ses yeux. Elle tient enfin l'instrument d'une vengeance sûre, qui va frapper du même coup l'ingrat qui la trahit, et la femme qu'on lui préfère. Munie de ce précieux dépôt, elle attend dans toute l'agitation d'une affreuse espérance le moment où le comte d'Émerange a promis de se rendre chez elle. Pour obtenir de lui cette promesse, il avait fallu employer la ruse, et lui cacher sur-tout ce qu'on avait appris de M. de Nangis. Ce soin important était le sujet des billets dont mademoiselle Cécile avait parlé à sa maîtresse, et auxquels le comte venait de répondre, en cédant avec peine aux instances de madame de Nangis. Lorsque M. d'Émerange parut, la comtesse prit un air riant pour le complimenter sur son futur mariage et sur le bonheur d'être aimé d'une femme accomplie; elle se vanta d'avoir prévu que cette provinciale, dont on prétendait se moquer, serait avant peu l'héroïne d'un roman nouveau, qui finirait par le dénoûment ordinaire. Avant de répondre à ces compliments ironiques, le comte chercha a démêler la véritable pensée de madame de Nangis sur cet événement. Il crut un instant que sa fierté l'emportait sur sa jalousie, et que le dédain triomphait de sa colère; il se réjouissait de lui voir prendre un parti si convenable. Mais le dépit d'une femme, ainsi que son amour, se trahit par ses soins mêmes à le cacher; et ce fut à la gaîté factice de la comtesse, que M. d'Émerange devina l'excès de son ressentiment. Cette découverte l'engagea à nier l'amour qu'on lui supposait pour la marquise; il convint seulement d'avoir consenti au projet de M. de Nangis, qui mettait la plus grande importance à ce mariage, et en avait fait toutes les démarches, avant même qu'il les eût approuvées. Il ajouta, en regardant finement la comtesse, que des raisons faciles à comprendre l'avaient empêché d'apporter beaucoup de résistance aux volontés de son mari, et que d'ailleurs on lui avait fait sentir la nécessité de se marier, comme étant l'unique rejeton de sa famille. Toutes ces considérations, dit-il, m'ont déterminé à laisser agir le zèle de mes amis; leur choix est tombé sur madame de Saverny, dont le rang et l'éducation sont dignes de la place que le Roi veut bien destiner à ma femme. Et c'est plus encore par convenance que par inclination que je me décide à l'épouser.--Je suis bien aise de voir tant de raison dans votre amour, reprit la comtesse, en s'apercevant aussi de la mauvaise foi du comte, il en sera moins surpris du sort qu'on lui réserve.--Vous savez que sur ce point je suis très-philosophe.--On l'est sans peine quand on se croit aimé.--Je ne saurais me prévaloir de cet avantage, car votre belle-soeur ne m'a point fait d'aveu; elle prétend au contraire avoir une raison de refuser ma main, qu'elle ne veut avouer à personne.--La voulez-vous savoir?--Vous m'allez dire comme M. de Nangis, qu'elle a peur de ma légèreté.--Non, elle vous rend trop de justice.--Au fait, répliqua-t-il, en jetant un regard tendre sur la comtesse, elle ferait mieux peut-être de redouter ma constance.--Non, Monsieur, elle a, pour dédaigner votre amour, de meilleures raisons que toutes celles-là. Tenez et jugez-en vous-même. En disant ces mots elle remet au comte la lettre suivante, et savoure le plaisir de la lui voir lire en tremblant de colère. «Vous partez, Valentine, et c'est le desir d'échapper aux importunités d'un fat qui vous éloigne des lieux que vous embellissez! L'honneur de l'emporter sur vos rivales, celui de briller à la cour de tout l'éclat de la fortune et de la beauté; le triomphe plus grand encore de fixer un coeur voué à l'inconstance; enfin, tous ces plaisirs enivrants de la vanité ne peuvent donc vous séduire? Vous réalisez le voeu que je formai en vous voyant pour la première fois. Ah! me disais-je alors, si j'étais le créateur d'un aussi bel ouvrage, je voudrais le parer de toutes les vertus. «Vous partez, et des pleurs de regrets ne viennent pas obscurcir mes yeux, et je ne maudis point cet exil volontaire! Tant de courage doit vous sembler un prodige, à vous qui savez que j'ai besoin pour vivre du même air que vous respirez; mais songez à ces timides oiseaux, qui, sans oser approcher du soleil, traversent les mers pour jouir en tout temps des bienfaits de sa présence, et vous aurez bientôt le secret de ma résignation.» Après un moment de silence, pendant lequel M. d'Émerange cherchait à modérer sa rage, il jeta les yeux sur madame de Nangis, et fut frappé de la joie qu'il vit éclater dans les siens. L'idée qu'elle se repaissait du plaisir de le voir humilié, lui inspira l'envie de s'en venger en l'humiliant elle-même. «Cette lettre n'est point signée, dit-il avec mépris, et rien ne prouve qu'elle soit destinée à la marquise.--Quoi, s'écria la comtesse, transportée de fureur, le nom de la marquise de Saverny, n'est-il pas sur l'adresse; et ne lisez vous point celui de Valentine?--Belle preuve! chacun en peut écrire autant à la femme qu'il veut calomnier ou compromettre. D'ailleurs, si cette lettre était connue de la marquise, comment se trouverait elle entre vos mains? Ici madame de Nangis resta interdite, son front se couvrit de rougeur; mais tout-à-coup, bravant la honte par la colère, elle arracha la lettre des mains du comte, et dit: «Puisque votre misérable amour préfère m'outrager par le plus odieux soupçon que d'en croire l'évidence, je saurai bien vous convaincre sans m'abaisser à me justifier. Mais si je me livre à tout l'excès de mon indignation, n'accusez que vous des malheurs qui en seront la suite. Le ciel m'est témoin que d'aussi barbares sentiments n'ont jamais possédé mon ame; je vous les dois tous et vous en subirez l'effet. J'ai appris de vous comment on peut joindre la perfidie à l'insulte; vous apprendrez de moi comment on se venge du mépris.» En finissant ces mots, la comtesse sortit avec précipitation de la chambre; et, défendant au comte de la suivre, elle alla s'enfermer dans son cabinet. CHAPITRE XXXI. Le bruit d'une voiture qui entrait dans la cour réveilla madame de Nangis de l'espèce d'anéantissement qui avait succédé à sa colère; elle craignit de se faire voir dans le désordre où elle était, et s'empressa d'ordonner qu'on éloignât, sous un prétexte quelconque, la visite qui arrivait: mais on lui répondit que le carosse dont elle avait entendu le bruit, était celui de M. le comte, qui venait de rentrer. En effet, le comte arrive presque aussitôt. Frappé de l'altération qu'il remarque sur le visage de sa femme, il lui en demande la cause: elle hésite à répondre; son mari insiste; elle se trouble encore davantage; et la nécessité de sortir d'embarras venant ajouter au desir de se venger, la comtesse feint de trahir avec peine le secret de sa belle-soeur. Elle raconte qu'un hasard, dont on ne doit accuser que la négligence de Valentine, a fait tomber entre ses mains la lettre qu'elle montre à M. de Nangis, et donne pour prétexte de l'émotion que son mari a remarquée, le chagrin profond que lui cause la conduite d'une personne qu'elle n'aurait jamais soupçonnée d'une pareille intrigue. Cette première dénonciation accueillie l'oblige à de nouveaux mensonges. Plus cette indigne action coûte à sa conscience, et mieux elle en veut assurer le prix. Enfin, l'esprit, la ruse, la trahison, la fausse pitié, tout fut employé pour abuser la tendresse d'un frère, et le porter à la plus coupable injustice. Lorsque, par ses différentes insinuations, la comtesse eut exalté la colère de son mari contre Valentine, elle pensa que c'était le moment de les mettre en présence. La marquise venait justement de rentrer. Son frère la fit prier de se rendre auprès de lui. Elle arrive: à son aspect la comtesse frémit. Il lui semble que la preuve de ses torts est tout entière dans l'air innocent de Valentine, et que l'accusée n'a qu'à lever ses yeux pour se justifier de tant de calomnies. «Connaissez-vous cette lettre? dit alors M. de Nangis, du ton d'un juge sévère.»--J'ignore ce qu'elle contient, reprit en balbutiant Valentine, qui avait déjà reconnu l'écriture d'Anatole.--Cependant elle vous est adressée, reprit le comte, et celui qui l'écrit se croit probablement assez connu de vous pour n'être pas obligé de la signer.--Ici la marquise prit la lettre des mains de son frère, en lut l'adresse, et lança à sa belle-soeur un regard de mépris qui ne laissa à la comtesse aucun doute sur le soupçon qui venait d'éclairer Valentine. Confuse de voir sa lâcheté devinée, elle n'en supporta la honte que dans l'espérance de jouir à son tour de la confusion où se trouverait sa rivale, en lisant les expressions de cet amour qu'elle voulait cacher, et en répondant à l'espèce d'interrogatoire que M. de Nangis ne manquerait pas de lui faire subir. Mais elle fut bien étonnée, lorsqu'elle s'aperçut que cette lecture, loin de troubler Valentine, sembler ranimer son courage, et calmer son agitation. Le comte, surpris lui-même de cette tranquillité, dit avec impatience: Eh bien! madame, daignerez-vous m'expliquer ce mystère, et m'apprendre si vous connaissez l'auteur de cette lettre?--Je pourrais avant tout, reprit la marquise avec dignité, demander comment il se fait qu'elle se trouve dans vos mains avant de m'être parvenue; mais je veux ignorer sur qui doit tomber le mépris attaché à de tels procédés. Votre âge, le titre de chef de notre famille, et plus encore, la tendresse que vous m'avez toujours témoignée, vous donnent sur moi les droits d'un père; et c'est au nom de ces droits que je consens à vous répondre avec toute la sincérité que vous devez attendre de mon caractère. Cette lettre m'était destinée, et j'en connais l'auteur.--Je desire infiniment savoir le nom de ce monsieur qui traite si bien de fat l'homme le plus aimable que je connaisse.--Son nom? Je l'ignore.--Quoi? s'écria la comtesse, en éclatant de rire d'une manière impertinente, vous ignorez le nom de celui qui veut vous suivre au-delà des mers?--Valentine ne daigna point faire attention à cette épigramme; mais elle en punit bientôt la comtesse, en la livrant à la plus cruelle inquiétude. Après s'être épuisé en sentences plus ou moins éloquentes sur l'extravagance des femmes, M. de Nangis dit à sa soeur;--«Il ne faut pas douter que l'amour de ce beau sylphe ne soit l'unique cause des refus que vous adressez à M. d'Émerange!--Non, répondit Valentine, cet amour n'est pas la seule cause de mon refus.--C'est pourtant de cette belle passion dont vous avez voulu parler, en nous assurant qu'un motif secret vous empêchait d'accepter sa main.»--En cet instant, les yeux de Valentine se tournèrent sur madame de Nangis, elle la vit dans l'attitude d'un coupable qui attend le prix de ses méchancetés. Un affreux tremblement agitait ses membres; elle écoutait d'un air avide les mots qui allaient sortir de la bouche de sa belle-soeur, et semblait implorer la pitié de sa victime. Il fallait s'être laissée entraîner à tous les torts d'une passion insensée pour méconnaître ainsi le coeur de Valentine; mais le premier châtiment de ceux qui renoncent à la vertu est de n'y plus croire. Aussi l'étonnement de madame de Nangis fut-il à son comble, lorsqu'elle entendit Valentine donner pour raison de son refus la différence de son caractère avec celui de M. d'Émerange, et beaucoup d'autres motifs, sans ajouter un mot qui pût faire soupçonner les sentiments de la comtesse. Ce procédé généreux, en dissipant sa crainte, la livra au remords; et rien ne saurait peindre ce qu'elle souffrit en voyant son mari s'animer de plus en plus contre sa soeur, et finir par l'outrager au point d'appeler du nom d'intrigue son intimité avec Anatole. Valentine avait supporté cette injure avec la résignation qui naît de l'innocence; mais quand elle se vit en même temps accuser de tous les manèges de la coquetterie envers le comte d'Émerange, la fierté de son ame se révolta de cette insulte. Elle déclara qu'aucune considération ne pouvait l'engager à souffrir les expressions du mépris de personne, pas même de son frère; et elle sortit en l'assurant que désormais il n'aurait plus l'occasion de la traiter avec tant d'injustice. «Le voilà donc arrivé ce fatal moment que j'ai si souvent redouté! s'écria Valentine, quand elle fut seule. Mon imprudence et la plus indigne calomnie m'enlèvent jusqu'à l'estime de mon frère, je ne puis plus habiter sa maison, sans trahir l'horreur que m'inspire tout ce qui s'y passe. Il faut m'en éloigner; il faut quitter cette famille que j'avais regardée comme un asyle protecteur, et emporter avec moi le mépris et la haine de deux êtres sur qui j'avais placé mon respect et ma tendresse!» En se livrant à ces tristes pensées, Valentine fondait en larmes. Mais son attendrissement, loin d'affaiblir sa résolution, redoublait le desir qu'elle avait de cacher sa peine à tous les yeux. Dans ce dessein, elle écrivit au commandeur qu'un obstacle imprévu l'obligeait à renoncer au projet d'aller en Italie; qu'elle était à la veille de partir pour Saverny, où une affaire importante la rappelait, mais qu'elle desirait vivement le voir avant de s'éloigner de Paris. Le domestique chargé de porter ce billet eut ordre de n'en remettre la réponse qu'à la marquise elle-même. Cette réponse se fit attendre jusqu'à dix heures du soir; le domestique s'excusa de la rendre aussi tard, en disant qu'il s'était cru obligé d'aller la chercher jusque chez madame de Réthel, à Auteuil, ou M. de Saint-Albert devait dîner. Il ajouta, qu'en sortant de table le commandeur avait été pris subitement d'une attaque de goutte qui l'avait forcé de se mettre au lit. Le billet était écrit de la main de madame de Réthel, qui donnait à Valentine les détails de ce fâcheux accident, et l'engageait à venir s'établir quelques jours à Auteuil, pour adoucir par sa présence les maux de leur vieil ami. La plus sincère affection, la reconnaissance, tout fesait un devoir à Valentine de se rendre à cette invitation, qui lui offrait en même temps une occasion de prodiguer ses soins au seul protecteur qui lui restât, et un prétexte de s'éloigner de la maison de son frère. Elle résolut de partir le lendemain, de grand matin, pour qu'on ne s'étonnât point dans la maison de ne lui voir faire ses adieux à personne, et chargea mademoiselle Cécile d'instruire les gens de la comtesse du motif qui la déterminait à se rendre sans délai chez madame de Réthel. Ces arrangements finis, Valentine essaya de prendre quelque repos, mais le sommeil ne vint point calmer ses sens en la délivrant du souvenir de ses peines. L'idée de reposer pour la dernière fois sous le toit fraternel remplissait son ame d'amertume: elle contemplait avec douleur cet appartement si élégamment orné pour la recevoir, où elle croyait passer sa vie au sein de sa famille. La place où elle relisait les lettres d'Anatole, la table sur laquelle elle y répondait, tout, jusqu'au petit fauteuil d'Isaure, excitait ses regrets. Le coeur attache tant de prix aux moindres objets qu'il va perdre! Valentine avait souvent desiré de n'être jamais venue dans ces lieux témoins de ses chagrins; mais il fallait s'en exiler pour toujours, et ses larmes coulaient à la seule pensée de ne les plus revoir. C'est ainsi que la cause de nos malheurs l'est quelquefois aussi de nos regrets. CHAPITRE XXXII. Sept heures venaient de sonner, les chevaux étaient déjà à la voiture, et madame de Saverny, assise auprès d'une croisée, attendait en silence que mademoiselle Cécile eût fermé tous ses paquets pour se mettre en route; Antoinette venait à chaque instant demander s'il était nécessaire d'emporter telle robe ou tel chapeau, et mademoiselle Cécile s'empressait de lui répondre: «Cela est très-inutile, puisque madame ne doit rester que huit jours à la campagne.» Cette réponse fit soupirer Valentine, et la replongea dans une triste rêverie, dont elle sortit tout-à-coup en se sentant presser par les bras d'un enfant qui l'accablait de ses caresses. «Quoi, dit-elle, en embrassant Isaure, déja levée, chère petite! le bruit qu'on a fait dans la cour t'aura sans doute réveillée?--Oh! non, ma tante, reprit l'enfant; je savais que vous deviez partir de bonne heure; j'étais déja couchée depuis long-temps, lorsque mademoiselle Cécile est venue le dire hier soir à ma bonne: elles me croyaient endormie, et j'ai entendu tout ce qu'elles ont dit. Quand j'ai su que j'allais rester huit jours entiers sans voir ma bonne tante, j'ai voulu l'embrasser avant son départ. Mademoiselle Cécile avait souvent répété que les chevaux étaient commandés pour sept heures; je me suis dit: En comptant toutes les heures qui sonneront à la pendule, je me réveillerai à temps. En effet, j'avais si peur de me lever trop tard, que j'ai très-peu dormi. Quand j'ai entendu du bruit dans la maison, je me suis habillée tout doucement, et je suis vîte accourue ici.--Chère enfant, dit Valentine, en la baignant de ses larmes!--Tu t'en vas donc pour toujours? s'écria Isaure en voyant l'excès de la douleur de sa tante.--Non, je te reverrai bientôt, je l'espère. Ne m'oublie pas.... Dis à ton père que je pars en pleurant.... que je vous aime tous.... et que je vous regretterai toute ma vie.» Ces paroles entrecoupees par des sanglots achevèrent de désoler Isaure. Elle se jeta au cou de Valentine, en pleurant aussi, et dit: «Encore, si j'avais ton portrait pour me consoler quand tu n'y seras plus!--Eh bien, qu'est-il devenu? demanda Valentine, avec une sorte d'inquiétude.--Je ne voulais pas vous le dire, reprit Isaure en baissant les yeux, mais l'autre jour, en jouant avec M. d'Émerange, la chaîne qui soutient le médaillon s'est cassée, et le verre s'est brisé en tombant par terre; j'ai bien pleuré quand j'ai vu ce malheur! Mais M. d'Émerange m'a promis que bientôt il n'y paraîtrait plus. Il a pris le collier en se chargeant de le faire raccommoder par son bijoutier, et il doit me le rendre la semaine prochaine: c'est encore bien long à attendre.» Valentine apprit avec peine que son portrait était entre les mains du comte, mais elle ne fit aucun reproche à Isaure de le lui avoir livré. Le mal était fait; il était inutile d'en apprendre les conséquences à une enfant trop innocente pour les comprendre. Elle se contenta de recommander à Isaure de ne plus s'adresser qu'à elle lorsqu'il s'agirait de confier son portrait. Mademoiselle Cécile vint en ce moment annoncer à sa maîtresse que tout était prêt. Valentine fit un effort pour s'arracher des bras d'Isaure qui voulait absolument la suivre, et ne consentit à la laisser partir qu'à la condition d'aller la rejoindre à Auteuil aussitôt que madame de Nangis en aurait accordé la permission. Quand il fallut se séparer de _Love_, les pleurs d'Isaure redoublèrent. Enfin on calma son chagrin par des cadeaux et des promesses; mais on ne put obtenir d'elle de la faire rentrer dans la maison avant que la voiture ne fût sortie de la cour; et Valentine était déjà bien loin, que la petite voix d'Isaure lui criait encore adieu. Le premier soin de la marquise, en arrivant à Auteuil, fut d'instruire Anatole du séjour qu'elle comptait y faire, et d'une partie des raisons qui la contraignaient à s'éloigner de sa famille. La nécessité d'empêcher Anatole de lui adresser de nouvelles lettres à l'hôtel de Nangis, l'obligeait à lui apprendre le sort qu'avait eu la dernière; mais elle évita soigneusement de lui laisser soupçonner la véritable cause de cette indiscrétion, qu'elle mit sur le compte de la maladresse d'un laquais et d'une distraction de son frère. Elle parla seulement des justes reproches qu'il lui avait fallu supporter de la part de M. de Nangis, sur le tort de s'être ainsi compromise; et finit par dire que l'impossibilité d'expliquer sa conduite sans trahir un secret inviolable, lui avait fait prendre le parti d'attendre loin de son frère le moment où elle pourrait se justifier des soupçons qu'on osait concevoir contre elle. Mais, pour atteindre à ce but, il fallait s'imposer des sacrifices, et réduire aux plus simples expressions de l'amitié une correspondance qui n'aurait jamais dû être fondée sur un autre sentiment. C'était à cette seule condition que Valentine consentait à recevoir encore des lettres d'Anatole; et elle en parlait déjà comme d'une chose convenue, sans se douter qu'elle demandait l'impossible. La douleur qui l'accablait se dissipa un peu à l'aspect du plaisir que causa son arrivée chez madame de Réthel. Le commandeur prétendit que la goutte pouvait s'amuser à ses dépens aussi long-temps qu'il plairait à Valentine de lui servir de garde-malade; «Car, disait-il en riant, qu'est-ce que cela me fait de souffrir, pourvu que je ne le sente pas.» Cette folie paraîtra bien sensée à tous ceux qui ont reconnu le pouvoir magique de la présence d'un ami sur les souffrances les plus aiguës. Si la gaîté de M. de Saint-Albert avait bravé la maladie, elle s'éteignit bientôt en écoutant le récit des nouveaux chagrins de Valentine. Il s'indigna de la voir l'objet d'une persécution aussi peu méritée, et, dans son premier mouvement, il voulait écrire à M. de Nangis pour l'éclairer sur l'excès de son injustice, et lui prouver qu'il était de son honneur de la réparer. Mais Valentine le conjura de renoncer à ce projet, en lui démontrant l'impossibilité d'instruire son frère des calomnies dont elle était victime, sans lui en dénoncer les auteurs. «Je ne le persuaderais pas, ajoutait Valentine, il persisterait à me demander l'explication d'un mystère que je ne comprends pas moi-même; et le silence qu'il me faudrait garder sur plusieurs points envers lui, ajouterait encore à l'idée des torts qu'il me suppose. Je ne regagnerais point sa confiance, et sa femme la perdrait pour toujours. Le ciel me préserve de jeter dans cette famille les premières semences du trouble qui doit y naître un jour! J'en conviens, les reproches d'un frère pèsent cruellement sur mon coeur, mais ceux que je pourrais m'adresser l'oppresseraient bien plus encore!--Eh bien, soit, reprit le commandeur, je vous obéirai; mais promettez-moi de ne plus vous exposer à des scènes inévitables partout ailleurs qu'ici. Vous ne savez pas encore ce que l'on vous réserve, et le parti que la méchanceté va tirer d'une aussi belle circonstance; moi, je m'en doute, et j'exige que vous choisissiez cette retraite pendant l'orage. L'éclat que nous redoutions ne peut plus s'éviter. La vengeance d'un amour-propre tel que celui de M. d'Émerange doit être sanglante; puissent tous nos soins vous en mettre à l'abri. Mais il est de la plus grande importance qu'il ignore à jamais le nom de l'imprudent qui s'est permis sur son compte une injure impardonnable. Vous ne doutez pas de toutes ses recherches pour le découvrir. Joignez-vous à moi pour ordonner à Anatole de s'y soustraire en s'éloignant de vous. Il est persuadé que sa lettre n'est tombée qu'entre les mains de votre frère, et ne soupçonne pas que M. d'Émerange en ait eu connaissance. Profitons de son erreur pour lui demander au nom de votre repos un sacrifice que les peines qu'il vous cause vous donnent bien le droit d'exiger. Sur-tout plus de lettres, vous en voyez le danger. Il n'est point de secret qui y résiste. Fiez-vous à mon amitié du soin de dissiper ses inquiétudes sur votre sort. Calmez les agitations qui tourmentent votre ame, et laissez lui croire en partant que son absence est le prix de votre bonheur.--Disposez de moi, reprit en soupirant Valentine, je souscris d'avance à tout ce que votre sage bonté imaginera pour nous épargner de nouveaux malheurs. Mais je n'ai plus le courage qui soutient la volonté; ordonnez pour moi.» L'émotion de Valentine l'empêcha d'en dire davantage; elle sortit précipitamment pour cacher l'excès de sa faiblesse, et s'enfuit dans un des bosquets du jardin que le printemps commençait à parer, et là, sans s'apercevoir des bienfaits d'une saison charmante, Valentine s'écriait en pleurant: Il faut donc que je renonce à tout dans la nature! CHAPITRE XXXIII. Si le démon de la jalousie enfante les querelles entre les plus tendres amants, celui de la vengeance sait réunir les plus fiers ennemis, et l'humanité s'afflige de voir les serments consacrés a cette furie, plus fidèlement gardés que les serments inspirés par l'amour. Depuis long-temps M. d'Émerange convaincu de son empire sur le coeur de madame de Nangis, dédaignait un succès facile que tout le monde lui croyait acquis. Uniquement occupé d'un triomphe plus flatteur pour sa vanité, la tendresse de madame de Nangis lui semblait importune. Mais le plus humiliant revers avait remplacé ce triomphe qu'il croyait certain. L'aveu de madame de Saverny, en reconnaissant la lettre présentée par son frère, prouvait assez la vérité; et la comtesse ne pouvait plus être accusée de mensonge. Enfin, l'homme le plus brillant de la cour, celui dont tant de femmes délaissées attestaient la séduction et l'inconstance, se voyait joué par la simplicité d'une femme de province, et insulté par un rival inconnu, dont l'obscurité semblait être le partage. Tant d'injures réunies demandaient une réparation éclatante; et comme la gloire d'un homme à la mode ne se soutient que par le déshonneur d'un grand nombre de victimes, c'est la perte de la réputation de madame de Saverny qui doit réhabiliter celle du comte d'Émerange. Pénétré de cette idée, il se rend chez madame de Nangis, en obtient sans peine le pardon de ses torts; et, profitant de l'excès d'indulgence qu'inspire le retour au bonheur, il avoue que, séduit par les coquetteries de la marquise, il n'a pu se défendre d'un attrait passager pour elle; mais qu'ayant bientôt reconnu la différence du caprice au sentiment, il n'attendait plus qu'une occasion de rompre sans impolitesse, pour venir retomber aux pieds de la seule femme qu'il eût jamais aimée. Après ce perfide aveu, desirant offrir une preuve incontestable de la sincérité de son repentir, le comte sort d'un porte-feuille le portrait de Valentine, et le livre à la comtesse comme un sacrifice qui lui répond de la franchise de ses sentiments. Dans tout autre moment la vue de ce portrait eût transporté de colère madame de Nangis; mais quand le coupable dont on pleurait l'abandon vient demander grace, s'indigne-t-on de quelque chose? Elle ne vit dans cette preuve d'infidélité que le plaisir d'en triompher; et son amour-propre satisfait trouva mille excuses aux torts de M. d'Émerange. Mais plus elle redoublait de clémence pour lui, et plus son ressentiment s'animait contre sa rivale. «Venir ainsi, disait-elle, afficher les dehors d'une conduite austère, parler de grands principes, se parer d'une candeur factice, et tout cela pour enlever à son amie l'affection qui fesait son bonheur, et sacrifier, l'amour d'un homme comme il faut à quelque aventurier! Certainement je ne me donnerai point dans le monde le ridicule de tolérer de semblables intrigues. M. de Nangis est bien libre d'approuver les nombreuses faiblesses de sa soeur; mais il ne peut m'obliger à jouer le rôle de confidente: aussi vais-je lui déclarer que je ne saurais habiter plus long-temps avec elle. Il sentira bien le tort qu'une intimité de ce genre pourrait faire à la réputation de sa femme, et je ne doute pas qu'il n'écrive dès demain à la marquise, pour l'engager à prolonger son séjour chez madame de Réthel. Probablement son héros est quelque ami de cette prude; et soit fierté, ou faiblesse, elle obéira sans murmurer aux volontés de son frère.» Ce plan servait à merveille les intentions de M. d'Émerange, et il se félicitait en voyant à quel point on pouvait se servir de la passion d'une femme pour se venger du mépris d'une autre: il quitta la comtesse en la conjurant d'épargner sa belle-soeur auprès des personnes que leur séparation allait surprendre. «Songez qu'elle appartient à votre famille, disait-il, et que vous devez autant qu'il vous sera possible, lui garder le secret de ses fautes. D'ailleurs que vous importent ses caprices; vous êtes bien sûre maintenant qu'ils ne vous coûteront jamais rien, ajoutait-il en baisant la main de la comtesse. Ce qu'il faudrait seulement découvrir, pour nous amuser un peu, c'est le nom de ce monsieur qui m'honore d'une estime si particulière.--Pour peu que vous y teniez, reprit la comtesse, nous le saurons bientôt; mais, si je consens à vous servir dans la recherche que vous voulez en faire, c'est à condition que vous m'assurerez qu'il n'entre pas le moindre sentiment jaloux dans votre curiosité.--Moi, jaloux de ce chevalier invisible? Je vous jure de ne l'être jamais, à moins pourtant qu'il ne lui plaise aussi de vous tourner la tête.» Cette dernière flatterie acheva d'enivrer la comtesse. La joie de régner encore sur un coeur infidèle, la crainte de le voir s'échapper une seconde fois, et l'idée, si trompeuse de se l'attacher pour toujours par la reconnaissance, entraînèrent madame de Nangis dans tout l'excès d'une générosité coupable. Mais si les folies du coeur sont suivies d'un aveuglement complet qui dissimule également à nos yeux les défauts de l'objet aimé et les torts de notre faiblesse, il n'en est pas de même des égarements de l'imagination. Ils mènent aussi loin, mais sans cacher les dangers qui nous menacent. Cette fièvre d'idées qui naît des agitations de l'amour-propre a ses intermittences; et c'est alors que la raison, la méfiance, et le regret, remplissent l'ame d'une mortelle inquiétude qui fait desirer le retour de l'accès. Madame de Nangis offrait une grande preuve de cette vérité. Tant que M. d'Émerange était resté près d'elle, elle n'avait pas douté un instant de sa franchise; pas la moindre rancune n'était venue troubler les plaisirs d'un retour aussi inattendu; et le comte venait de la quitter en lui répétant les assurances les plus tendres. Mais tout le prestige avait disparu avec sa présence. La réflexion avait succédé à l'ivresse, le soupçon à la confiance, le repentir au bonheur. Les yeux fixés sur le portrait de Valentine, il lui sembla difficile de ne pas regretter tant d'attraits. Une autre incertitude la tourmentait encore. Ce portrait paraissait un gage trop certain de la faiblesse de madame de Saverny, mais avait-il été donné par elle? Étonnée de n'avoir pas été plutôt frappée de cette pensée, la comtesse fait appeler sa fille, et lui demande ce qu'est devenu le portrait de sa tante: «Le voici, répond Isaure, en détachant de son cou le collier que M. d'Émerange lui a rapporté la veille.» La comtesse le prend, confronte les deux miniatures. Dans chacune des deux la pose est la même, mais le costume est différent. Cependant elle croit reconnaître que celle d'Isaure a servi de modèle à l'autre. La supposition que M. d'Émerange la trompe, et qu'elle ne doit peut-être ce portrait qu'à une supercherie, anime ses yeux de colère. «Je suis sûre, dit-elle à Isaure avec emportement, que vous avez prêté ce portrait à quelqu'un?--L'enfant effrayée se décide à mentir pour éviter d'être grondée, et se félicite de sa ruse, en voyant le bon effet qu'elle produit sur sa mère, qui prend un air riant, l'embrasse, et la renvoie. La comtesse rassurée par cette première épreuve, en médite encore d'autres, pour se convaincre de ce qu'elle desire. Mais elle sent avant tout la nécessité d'éloigner une rivale dont la perte peut seule assurer sa tranquillité. Son esprit ne rêve plus qu'aux moyens d'abuser de la confiance de son mari, pour servir sa jalousie. Déja elle se réjouit des succès que lui promet sa supériorité dans l'art de tromper, sans se douter que pendant ce temps elle est dupe elle-même des erreurs de son imagination, des serments d'un perfide, et de la petite ruse d'une enfant. CHAPITRE XXXIV. Les voeux de madame de Nangis ne furent que trop tôt remplis. Son mari, convaincu par l'évidence des preuves qu'elle lui donne contre Valentine, avoue que la conduite de sa soeur ne mérite plus d'indulgence, et c'est presque sous la dictée de la comtesse, qu'il écrit à madame de Saverny la lettre qui doit lui fermer pour jamais l'entrée de sa maison. La rupture bien constatée, madame de Nangis ne songe plus qu'à la publier dans le monde avec tous les détails qui doivent justifier la sévérité de son mari, et perdre la réputation de Valentine. En moins de huit jours l'histoire s'en est tellement répandue, qu'elle est l'objet de toutes les conversations. Les hommes, piqués de n'être pour rien dans les torts d'une aussi jolie personne, se plaisent à les exagérer; les femmes en parlent avec tout le mépris qui sert à déguiser l'envie. L'une se promet bien de ne pas lui rendre son salut, si jamais elle la rencontre; l'autre court chez son amie pour la prévenir du danger de recevoir une folle qui vient de s'afficher ainsi; et lorsque quelque ame charitable ose demander la cause de ces mesures rigoureuses: «Quoi, s'empresse-t-on de lui répondre, vous ignorez que cette belle marquise de Saverny, qu'on voulait nous donner pour modèle, et qui, disait-on, était insensible aux charmes de l'amour, menait tout doucement quatre intrigues à-la-fois? Vivent ces beautés timides pour savoir bien tromper leurs admirateurs! Ceux de la marquise en seraient peut-être encore dupes, si l'un de ses favoris n'avait eu la maladresse de laisser deviner son bonheur. On va jusqu'à dire que la preuve de ce bonheur oblige la marquise à faire une assez longue absence. Enfin, rien ne manque au scandale de ses aventures galantes; et pour peu qu'elle aime la célébrité, sa vanité doit être satisfaite.» A ces calomnies on joignait les plus injurieux commentaires; mais ces bruits n'étant pas encore parvenus à Versailles, Valentine reçut une lettre de la dame d'honneur de la reine, qui lui annonçait que le jour de sa présentation à la cour était fixé au dimanche suivant. Cette lettre était la réponse de la demande que M. de Nangis avait adressée quelques mois après l'arrivée de madame de Saverny. Cette présentation aurait eu lieu beaucoup plutôt, sans la grossesse de la reine, mais on venait de célébrer son retour à la santé, et la naissance d'une auguste princesse. La cour allait reprendre ses habitudes, et déja l'on se félicitait d'y voir paraître une femme qui devait y briller à tant de titres. C'était uniquement par condescendance aux volontés de son frère que Valentine avait consenti à réclamer l'honneur auquel sa famille et le nom du marquis de Saverny, lui donnaient des droits incontestables. Mais cette cérémonie qui, dans toute autre circonstance, aurait peut-être flatté son amour-propre, aujourd'hui devenait un supplice pour elle. L'idée de s'offrir à tout les regards dans un moment où le malheur et la méchanceté semblaient se réunir pour l'accabler effrayait son courage. Elle s'adressa encore à M. de Saint-Albert, pour le prier de lui indiquer un moyen de la dispenser de ce devoir pénible. Mais il lui répondit, qu'il en connaissait fort peu, et que tous offraient de grands inconvénients. «D'ailleurs, ajouta-t-il, votre position exige ce sacrifice. Quand, par l'effet d'un événement fâcheux, on a le malheur d'occuper de soi les oisifs d'une grande ville, on ne doit pas plus affecter de se montrer que de se cacher. Les mêmes gens qui vous blâmeraient s'ils vous voyaient braver dans le grand monde l'injustice de votre famille, ne manqueraient pas d'interpréter fort mal le motif qui retarderait votre présentation à la cour. Il y a tant de gens qui s'y feraient porter à l'agonie pour une semblable cérémonie, que vous ne leur persuaderez jamais qu'on s'en dispense volontairement; ils trouveront bien plus simple de supposer qu'on vous exclut de la cour, que de croire aux raisons qui vous en éloignent.» En lui tenant ce discours, le commandeur savait déja tous les bruits qui circulaient sur le compte de Valentine. La princesse de L... venait de les lui mander en lui marquant qu'elle ne saurait y ajouter foi, avant de les entendre confirmer par lui. On devine bien que malgré ses souffrances, M. de Saint-Albert ne perdit pas un moment pour aller convaincre la princesse de l'innocence de Valentine, et la conjurer d'accorder à cette intéressante victime de l'envie et de l'injustice, toute la protection qu'elle méritait. C'est dans la certitude que la princesse de L... partagerait l'indignation qui le transportait contre les ennemis de la marquise, et qu'elle prendrait hautement sa défense, qu'il engageait Valentine à paraître à la cour. Il pensait que l'appui d'une personne aussi justement révérée, devait servir d'égide contre les traits de la méchanceté; mais si la protection des princes est un grand titre à la bienveillance du souverain, elle en est un plus grand à la haine des envieux. Le respect des courtisans s'arrête aux favoris des rois; et c'est ordinairement sur les protégés de celui que la fortune favorise qu'on se venge des succès du protecteur. Valentine, soumise aux avis de M. de Saint-Albert, envoya mademoiselle Cécile à Paris, pour commander ses habits de cour et rapporter avec elle le reste des effets qu'elle avait laissés à l'hôtel de Nangis. Tous les gens attachés au service de la marquise reçurent l'ordre de venir la retrouver à Auteuil; et lorsque mademoiselle Cécile fut au moment d'y retourner, Richard lui dit: «Eh bien! c'est donc un parti pris, vous nous quittez pour toujours; ma foi j'en suis fâché, car la marquise est une excellente maîtresse, et si j'en juge par les bonnes étrennes qu'elle nous a données cet hiver, à nous, qui ne lui rendions pas de grands services, je pense que les vôtres sont bien payés. Richard accompagna ces derniers mots d'un air malin qui fut très-bien compris de mademoiselle Cécile; elle dissimula l'indignation qu'elle en ressentait pour mieux savoir jusqu'où Richard portait ses conjectures. Il ne se fit pas prier pour lui raconter assez grossièrement tout ce qui se disait dans les antichambres, de la séparation de la marquise d'avec sa belle-soeur. De cet entretien il résulta une vive querelle dans laquelle mademoiselle Cécile prit avec chaleur le parti de sa maîtresse, en injuriant de tout son pouvoir celle de Richard, et finit par dire: «Eh bien! quand madame de Saverny aurait autant d'amants que sa soeur lui en donne, n'est-elle pas libre de vivre à son gré? A-t-elle un mari à tromper, ou des enfants à corrompre par son mauvais exemple? Allez, M. Richard, le temps viendra bientôt où la vérité se fera connaître: votre maître ne sera pas toujours aussi dupe, et c'est alors qu'il récompensera le fidèle porteur des petits billets de la comtesse.» Ravie d'avoir répondu par ce trait malin aux propos de son camarade, mademoiselle Cécile prit congé des femmes de madame de Nangis, sans oublier de leur faire le détail de la magnifique parure qui embellirait la marquise le jour de sa présentation. Elle fut récompensée de cette preuve de confiance, par plusieurs petites confidences; on lui raconta le chagrin de la pauvre Isaure, à qui sa mère avait positivement défendu d'aller voir sa tante, et qui de plus, avait reçu l'ordre de ne jamais prononcer le nom de madame de Saverny. Enfin, après s'être longuement livrée à tous les plaisirs du commérage, mademoiselle Cécile sortit de l'hôtel de Nangis, sans éprouver d'autre regret que celui de n'y pouvoir causer encore. CHAPITRE XXXV. La nouvelle de la prochaine présentation de la marquise, jointe à toutes celles qui se débitaient sur ses prétendues aventures, excita les clameurs de toute la brillante société de Paris. Plusieurs femmes d'un rang distingué furent sollicitées, par ces officieuses personnes que l'on trouve partout, pour tâcher de faire parvenir aux oreilles de la Reine les bruits qui couraient sur madame de Saverny. Mais quand on avait l'honneur d'approcher souvent de la Reine, on savait avec quel mépris elle recevait toute espère de dénonciation de ce genre; d'ailleurs c'était madame la princesse de L... qui devait présenter elle-même la marquise, et toutes les tentatives de la méchanceté échouaient devant cette marque de considération particulière. Le dépit de ne pouvoir réussir à éloigner Valentine de la cour, redoubla la curiosité de voir l'accueil qu'elle y recevrait; et toutes les personnes qui par leur rang pouvaient y être admises ne manquèrent point à cette cérémonie. Déjà les galeries de Versailles étaient remplies de courtisans dont l'ironie s'exerçait, en attendant mieux, sur la famille de M. de Nangis, sans s'apercevoir que le comte était là très à portée de les entendre. Après y avoir bien réfléchi, il n'avait pas cru pouvoir se dispenser d'assister à la présentation de sa soeur, sur-tout en pensant qu'on l'avait accordée à sa sollicitation. Mais il avait conjuré la comtesse de n'en pas être témoin, pour éviter, disait-il, l'embarras d'une entrevue désagréable, et l'inconvénient d'offrir à toute la cour le spectacle de leur désunion. Enfin, l'on vint avertir que le Roi allait passer dans les grands appartements, et tout rentra dans le plus profond silence. Lorsque toute la cour fut rangée auprès de Sa Majesté, on vit paraître la princesse de L... dans le costume le plus simple, et tenant par la main la marquise de Saverny, dont la magnifique parure semblait rivaliser avec l'éclat de sa beauté. Jamais plus de noblesse et plus de modestie n'avaient embelli tant d'attraits. La timidité qui colorait son teint en augmentait la fraîcheur; son regard à demi baissé semblait réclamer l'indulgence, en même temps que sa taille élégante et son noble maintien commandaient l'admiration. Elle fit ses révérences sans assurance et sans gaucherie, et ce fut avec toutes les graces de la simplicité, qu'elle répondit aux choses obligeantes que le Roi daigna lui dire. Cette réception déconcertait bien de malignes espérances; les femmes en témoignaient tout haut leur dépit: «Voilà, disaient-elles, comme avec de la beauté on peut tout se permettre impunément: prêchons, après de pareils exemples, la vertu à nos filles! Mais si la vérité n'arrive jamais aux pieds du trône, le monde qui la connaît sait punir les erreurs.» A ces discours les hommes, déja séduits par l'aspect de Valentine, essayaient de répondre qu'avant de la juger aussi sévèrement, il fallait attendre des preuves plus positives de son inconséquence. Quelques-uns refusaient tout net de la croire coupable, et les plus malveillants ne savaient comment accorder tant de travers avec tant de modestie. Valentine, un peu remise du premier trouble inséparable d'une solennité dont on est le principal objet, essaya de lever les yeux pour contempler ce spectacle brillant et nouveau pour elle; mais toute la pompe de la cour disparut bientôt à ses regards, lorsque les portant du côté où était placé le corps diplomatique, elle reconnut l'ambassadeur d'Espagne, et près de lui... Anatole. Qui pourrait peindre l'émotion qui s'empara d'elle au moment où leurs yeux se rencontrèrent! Elle eut besoin de tout son courage pour n'y pas succomber, et elle crut que la princesse de L..., touchée de son état, arrivait pour lui sauver la vie, quand elle vint la prendre pour la conduire chez les princesses du sang, et lui faire faire, suivant l'usage, quelques visites dans le château. Elle fut invitée à souper le même jour chez la comtesse d'Art.... C'est-là que l'attendaient l'intrigue et la jalousie des femmes qui se promettaient de lui faire payer ses triomphes du matin par toutes les humiliations de la soirée; la princesse de L... était chez la Reine, et madame de Réthel se trouvant forcée de retourner auprès de son oncle, rien ne s'opposait au projet d'affliger la marquise. Il est vrai que la bonté de la comtesse d'Art... lui répondait d'un accueil agréable; mais les premières politesses finies, la comtesse et les princes ses frères se mettraient au jeu, et la pauvre Valentine resterait livrée à elle-même ou plutôt à la vengeance de toutes ses rivales. C'est ce qui arriva bientôt. Dès que la comtesse rompit le cercle pour s'approcher de la table, toutes les femmes s'éloignèrent de Valentine en lui prodiguant les marques du plus humiliant dédain. Confuse de se voir ainsi abandonnée au milieu du salon, elle fut se placer auprès de la jeune duchesse de M..., qu'elle avait souvent rencontrée chez madame de Nangis. Mais la duchesse qui la croyait de bonne foi coupable de tous les procédés que lui reprochait sa belle-soeur, se mit à lui tourner le dos, comme pour l'empêcher d'entendre ce qu'elle racontait d'elle à une autre personne. Malgré la paix de sa conscience, Valentine éprouvait le supplice de s'entendre calomnier sans pouvoir se défendre, et de se voir insultée sans oser se plaindre. L'arrivée de M. d'Émerange vint encore ajouter à l'horreur de sa position. A peine daigna-t-il la saluer. Cette impolitesse ne l'aurait pas affectée, s'il ne l'avait pas aggravée par les airs les plus impertinents. La crainte de voir la marquise recevoir quelques soins du petit nombre de personnes qui ne jouaient pas, les lui fit rassembler autour de lui, et captiver leur attention par des récits amusants. Souvent on l'accablait de questions auxquelles il répondait en élevant le ton: «Non, ce n'est pas cela, vous êtes par trop méchant; puis, jetant un regard sur Valentine, il reprenait à voix basse la défense de l'accusée, et l'entremêlait de plaisanteries si piquantes, que les auditeurs riaient encore plus des ridicules de la coupable, qu'ils ne s'indignaient de ses fautes. Ce manège dura jusqu'au moment où la soirée finit. Valentine en vit approcher le terme avec toute l'impatience d'un prisonnier qui attend sa délivrance. Et lorsque ses chevaux l'entraînèrent loin de ce séjour où l'intrigue est un mérite, et l'innocence un ridicule, elle s'écria, le coeur oppressé de larmes. «Ah! fuyons pour toujours des lieux où la bonté du souverain ne garantit pas de tant d'insultes, où le moindre succès s'achète par tant d'humiliations! Je n'y dois plus paraître, puisque le ciel m'a refusé la fausseté, la souplesse et l'audace.» CHAPITRE XXXVI. ANATOLE A VALENTINE. «Puisque l'ordre m'en vient de vous, j'obéirai, Valentine; demain, à cette même heure, je serai déjà bien loin de tout ce que j'adore. Ah! si le tort d'avoir compromis votre repos mérite le plus grand supplice, je le subirai... Mais non, rien ne saurait me punir assez du malheur d'avoir fait couler vos larmes. C'est ma coupable imprudence qui vous livre au ressentiment d'un frère; c'est avec l'assurance de ne pouvoir jamais causer votre bonheur que j'ose y attenter! Ah! ce n'est point assez de ma vie pour expier un tel crime, et sans les remords qui déchirent mon coeur, vous ne seriez point assez vengée. «Avant d'accomplir ma triste destinée, j'ai voulu m'enivrer encore une fois du plaisir de contempler tout ce que la nature a formé de plus divin; mais grands dieux! quels transports inconnus ont agité mon ame, lorsque j'ai vu paraître au milieu de cette assemblée brillante celle dont la beauté céleste éclipsait jusqu'à l'éclat du trône! A son aspect enchanteur, j'ai cru voir la cour entière partager mon délire! le souverain lui-même, séduit par la réunion de tant de charmes à tant de modestie, semblait fier de compter au nombre de ses sujets une femme si digne de régner sur tous les coeurs. Mais il faut vous avouer ma faiblesse, tout en jouissant de l'admiration qu'inspirait Valentine au plus puissant roi de l'Europe, j'ai frémi en pensant à ce que j'aurais redouté de cette admiration sous un roi, d'une vertu moins austère, et, dans ce moment, je n'ai pas regretté le siècle de Louis XIV. «Ce triomphe si beau, ce doux instant a passé comme un songe. Un regard de Valentine, ainsi que celui d'Orphée, après avoir comblé les voeux d'une ame passionnée, l'a replongée dans le néant. Bonheur, espoir, courage, j'ai tout perdu avec votre présence. L'affreuse idée d'en être privé pour toujours est venue me frapper d'un coup mortel, et les moments que j'ai passés depuis semblent ne plus appartenir à l'existence. Mais que l'excès de ce désespoir ne vous afflige pas, Valentine, je ne souffre déja plus. Ne vous accusez point sur-tout, des peines qui m'accablent; le ciel m'avait dès ma naissance condamné au malheur. C'est par vous seule que j'ai connu le charme de la vie. En me permettant de vous aimer, je vous ai dû une félicité au-dessus de mes espérances; et ce n'est pas votre faute si mon amour insensé a besoin de joindre un autre bonheur à celui de penser à vous... Je le sens: cet amour qui me dévore devait m'entraîner à tout braver pour tout obtenir de votre pitié... La mort la plus inévitable ne m'aurait pas arrêté... Mais s'exposer au mépris de Valentine... se voir l'objet de son dédain..... Ah! plutôt mille fois succomber à la douleur de s'éloigner d'elle. C'en est fait, mon sort est rempli; je l'ai vue, je l'ai adorée, ses yeux ont daigné quelquefois se fixer sur les miens; tant d'heureux souvenirs valent plus que ma vie. Adieu. Valentine! Adieu.» Cette lettre fut remise à madame de Saverny, à son retour de Versailles; et de tous les événements de la journée, le seul qui resta dans son souvenir, ce fut le moment où elle avait vu pour la dernière fois Anatole. «Il est parti, disait-elle avec l'accent d'un désespoir concentré; il est parti, et c'est pour m'obéir qu'il m'abandonne à tout l'excès de ma douleur!... Accablée d'injustices, rejetée par ma famille, je n'avais pour consolations que les preuves de son amour?... Ah! pourquoi sa barbare générosité m'a-t-elle sauvé la vie!... Que ferai-je d'un bien que je ne puis plus lui consacrer!... Car c'est en vain que je chercherais encore à m'abuser sur le sentiment qu'il m'inspire. Ce cruel sentiment règne seul dans mon coeur; l'amitié même ne peut m'offrir de secours contre les regrets qui me tuent.... Ah! puisque je consentais à t'aimer sans espoir de bonheur, cruel! pourquoi m'as-tu ravi les tourments délicieux qui agitaient mon ame?...» C'est en exhalant ainsi sa douleur, que Valentine passa le reste de la nuit; lorsqu'elle se rendit le matin auprès du commandeur, il fut frappé de l'altération de son visage. «Ah! lui dit-il en prenant sa main avec affection, ménagez-moi, Valentine, je ne suis pas en état de supporter l'accablement où je vous vois; si votre courage ne soutient pas le mien, je m'accuserai de vos peines, et vous me verrez mourir du remords d'avoir empoisonné votre existence.--Eh! quel reproche pourrait troubler votre repos? N'est-ce pas à vous, mon ami, que je dois l'unique consolation qui me reste.--Non, reprit M. de Saint-Albert, c'est peut-être à moi seul que vous devez tous vos malheurs. La connaissance du monde qui m'a servi tant de fois, m'a trompé celle-ci; j'avais remarqué toute ma vie, dans le caractère des femmes, un fond de légèreté qui devait les rendre incapables d'éprouver un sentiment profond. Les plus estimables mêmes ne me semblaient pas à l'abri des séductions de la vanité; et tout en rendant justice à leur sensibilité, à la durée de leurs affections, et au noble dévouement qui en était souvent la suite, je croyais qu'on ne pouvait obtenir autant de leur coeur, qu'en flattant leur amour-propre. J'en ai tant vu préférer la gloire d'être affichées publiquement, au bonheur d'être aimées en secret! Mais vous m'avez prouvé que ce bonheur pouvait suffire à l'ame la plus pure. Vous avez dissipé mon erreur, et vous me livrez maintenant au regret d'avoir fait naître dans votre coeur un sentiment que je n'y saurais détruire.--Ah! cessez de vous accuser d'un mal qui n'est pas votre ouvrage, interrompit Valentine, son image était gravée dans mon coeur, bien avant que vous ne l'eussiez fait battre en me parlant de lui!--Vous voulez en vain me justifier; à mon âge on ne se fait plus d'illusion sur ses torts. C'est en vous parlant des vertus d'Anatole, que je vous ai fait oublier le danger de l'aimer; c'est, rassuré par l'idée que cette passion qui égarait sa raison, ne troublerait jamais la vôtre; c'est peut-être aussi par je ne sais quelle vague espérance de voir récompenser tant d'amour par un sacrifice héroïque, que je me suis aveuglé moi-même sur les malheurs qui pouvaient résulter d'une intimité de ce genre. Enfin, je reconnais toute l'étendue de mon imprudence, et je ne me sens pas la force de vous en voir souffrir.» La première des consolations est d'en pouvoir offrir, et Valentine, en s'efforçant de consoler son ami des chagrins qui la désolaient, finit aussi par en être moins oppressée. Elle lui parla sans contrainte de son amour, et lui avoua qu'elle doutait que l'absence et le temps parvinssent à en triompher.--«Eh bien! faites-en toujours l'épreuve, reprit le commandeur; et, s'il est vrai que votre constance sache braver ces deux grands ennemis de l'amour, vous aurez peut-être le courage d'être heureuse en dépit de tous les obstacles.» Malgré le mystère répandu dans cette dernière phrase, Valentine sentit qu'elle ranimait sa vie en lui rendant quelque espoir. Dès ce moment, elle promit au commandeur de surmonter sa faiblesse, et se prêta de bonne grace à tous les moyens qu'il imagina pour la distraire. L'ingénieuse bonté de madame de Réthel en inventait chaque jour de nouveaux; mais Valentine refusait obstinément de jouir d'autres plaisirs que de ceux de la campagne. Le récit qu'elle avait fait à madame de Réthel de sa soirée de Versailles, lui donnait bien le droit de fuir le grand monde; et le commandeur était d'avis qu'elle laissât passer ce premier feu de méchanceté, qui s'éteint comme tant d'autres, quand il n'est pas alimenté par la présence de l'objet qui l'excite. Ainsi Valentine passa l'été chez madame de Réthel, dans cette retraite agréable, où les charmes de l'esprit et les douceurs de l'amitié se disputaient le plaisir de tromper ses regrets. Occupée de répondre aux soins de ses amis, elle vivait dans l'ignorance de ce qui se passait chez les personnes dont elle avait tant à se plaindre, et se consolait de la haine de ses ennemis, par le souvenir de l'amour d'Anatole. CHAPITRE XXXVII. Deux mois s'écoulèrent dans cette vie paisible, pendant lesquels le commandeur avait reçu plusieurs lettres d'Anatole. Valentine était souvent présente quand on les lui remettait, mais il gardait le plus profond silence sur leur contenu; et si elles n'avaient pas porté le timbre de Madrid, Valentine eût ignoré jusqu'au pays où vivait Anatole. Tant de discrétion lui paraissait quelquefois pénible à supporter. Cependant elle n'osait s'en plaindre; et, forte de la sagesse de son ami, elle se livrait à toute la folie de son amour. La patience et le beau temps ayant triomphé de la goutte de M. de Saint-Albert, il arriva un matin chez madame de Saverny, et lui dit: «Pour cette fois, il n'y a pas moyen de refuser. Lisez ce billet, et voyez si nous pouvons nous dispenser de céder aux instances d'une personne qui vous aime tant.» Ce billet contenait une invitation de la princesse de L..., qui priait le commandeur d'employer tout son ascendant sur Valentine, pour l'engager à venir souper chez elle le sur-lendemain. C'était le jour de sa fête, et elle ajoutait dans les termes les plus affectueux, qu'elle douterait de l'amitié de Valentine, si elle ne venait pas se joindre aux amis qui devaient la fêter. Le commandeur n'eut pas besoin d'insister pour faire sentir à Valentine combien un refus de sa part serait déplacé dans cette circonstance; et il fut convenu entre eux et madame de Réthel, qu'on se rendrait le sur-lendemain à Paris, d'assez bonne heure, pour aller voir le salon des tableaux dont on venait de faire l'exposition au Louvre; et qu'après avoir dîné chez le commandeur, on se rendrait chez la princesse. Ce ne fut pas sans beaucoup d'émotion que Valentine passa devant l'hôtel de Nangis, pour se rendre au Louvre. Mais elle en éprouva bien davantage lorsqu'elle entra dans ce palais des arts et du génie. Ses yeux furent d'abord éblouis par le mélange de ces vives couleurs, dont les jeunes élèves se plaisent à recouvrir les défauts de leurs dessins, sans penser qu'ils ne tirent d'autre avantage de ce charlatanisme, que d'absorber l'effet des tableaux des grands maîtres. Son bon goût admira les premiers essais de ces beaux talents qui devaient un jour faire l'orgueil de la France. Elle envia au pinceau d'une femme charmante cette grace enchanteresse qui, dans chacun de ses portraits, semblait passer de l'artiste au modèle. Enfin la curiosité la conduisit auprès d'un tableau qui attirait la foule des amateurs. Elle fut long-temps sans pouvoir en approcher, et prenait patience en écoutant les éloges que tout le monde en fesait. «C'est, disait-on, d'une composition admirable, d'une vérité parfaite. L'ensemble du monument, le fini des détails, le dessin des figures, le coloris, enfin tout en est ravissant.» Chacun de ces éloges donnait à Valentine le desir de les vérifier; mais lorsque la politesse d'une personne qui lui céda sa place la mit à portée d'en juger, le dessin, les détails, le coloris ne furent pas l'objet de son admiration. Ses yeux frappés d'étonnement croyaient se tromper en reconnaissant cette chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, qui renfermait le tombeau de Valentine de Milan. On voyait sur le premier plan une enfant en prière sur les marches d'un autel; plus loin, une femme était posée de manière à ne laisser voir que la beauté de sa taille et une partie de son profil, que des cheveux flottants dissimulaient encore. Un voile de mousseline venait de tomber à ses pieds, et l'on voyait un jeune homme sous le costume d'un simple ménestrel se prosterner pour ramasser le voile, et le presser sur son coeur. A cet aspect inattendu, Valentine fut saisie d'un tremblement si violent, qu'elle se vit obligée de s'appuyer sur la balustrade qui entoure la galerie. Quand l'émotion causée par un souvenir aussi vif lui eut permis de reprendre ses sens, elle appela madame de Réthel, et lui dit: «Sortons d'ici, je ne me sens pas bien.» Madame de Réthel, effrayée du trouble où elle la vit, l'entraîna sur-le-champ hors de la salle. Le commandeur vint bientôt les rejoindre dans le vestibule, en se plaignant de leur fuite précipitée qui l'avait privé, disait-il, du plaisir d'admirer ce tableau qui captivait tous les suffrages du public. Valentine lui répondit qu'en regardant ce même tableau, elle avait été saisie d'un étourdissement qui l'avait forcée de sortir pour venir prendre l'air. «Si ce tableau magique produit d'aussi grands effets, reprit en souriant le commandeur, j'en regrette moins la vue.--Je dois avouer, dit Valentine, qu'il m'a fait une vive impression.--Il est donc d'une grande beauté, dit madame de Réthel?--Vraiment, je n'en sais rien, repartit Valentine; tout ce que je puis vous en dire, c'est qu'il est d'une exacte vérité.--On vous a sûrement dit quel en est l'auteur?--Je n'ai pas pensé à le demander, mais comme je me souviens qu'il est sous le nº 63, nous pouvons le voir dans le livret.» Alors Valentine chercha l'article qui concernait le tableau, et n'y lut que ces mots: Vue de l'intérieur d'une chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, par un anonyme. «Ah! le succès qu'il obtient, dit madame de Réthel, nous promet que l'auteur ne gardera pas long-temps son secret; d'ailleurs les amateurs vont s'empresser d'acquérir cet ouvrage pour en décorer leurs galeries; et l'on sait que, pour la plupart de ces amateurs, le nom du peintre a presqu'autant de prix que le mérite du tableau.--Si je savais que celui-là fût à vendre, dit Valentine, je ferais de grands sacrifices pour l'acheter.--Vous le payeriez peut-être trop cher, reprit le commandeur; chargez moi du soin de cette affaire; je connais la personne qui préside aux expositions du Louvre; il est par sa place dans la confidence de tous les artistes; et je suis sûr qu'il m'indiquera le moyen d'obtenir à peu de frais le tableau que vous desirez.» Un regard plein de reconnaissance, fut le seul remerciement de Valentine. L'idée de posséder bientôt ce charmant ouvrage, qui ne pouvait avoir été fait ou commandé que pour elle, remplit son ame d'une douce joie. Quelle manière ingénieuse, se disait-elle, de m'assurer de son souvenir; et comment pourrais-je oublier celui qui se rappelle sans cesse à mon coeur par tant de preuves d'amour! CHAPITRE XXXVIII. A l'heure indiquée, on se rendit chez la princesse de L... Dès les premières marches du palais, on sentait le parfum des fleurs; les vestibules étaient ornés de caisses remplies d'arbustes étrangers, de plantes odoriférantes. Chacun de ces tributs semblait avoir été déposé par la reconnaissance. Enfin, on y voyait jusqu'au bouquet des pauvres de la paroisse. Arrivées dans le sallon qui précédait celui de la princesse, madame de Réthel et Valentine se trouvèrent au milieu d'un petit bal d'enfants dont les cris joyeux l'emportaient sur le bruit de l'orchestre. Il y avait un grand désordre dans la marche des contredanses; et, malgré les efforts d'un petit monsieur qui, l'épée au côté et la tête droite, semblait commander d'une voix enrouée à toute une armée, la déroute était complète, et le maître à danser se désespérait de voir ses élèves sauter et se divertir ainsi contre toutes les règles de l'art. Ce fut encore bien pis lorsque Isaure laissant-là son danseur, vint se jeter dans les bras de sa tante. Le plaisir que Valentine éprouva en l'embrassant fut un peu troublé par l'idée qu'elle allait probablement rencontrer sa mère. Elle aurait préféré le plaisir de rester toute la soirée dans cette petite réunion, à l'honneur de s'offrir aux regards d'une plus grande assemblée. Elle frémissait déja de l'effet qu'allait produire son entrée dans le sallon de la princesse, et tâchait par mille prétextes d'en reculer l'instant, mais le commandeur qui devinait sa pensée vint lui prendre la main; elle entendit annoncer «Madame la marquise de Saverny»; elle fut bien obligée de paraître. A ce nom, le silence de l'étonnement régna dans l'assemblée; chacun se retourna pour voir s'il était bien vrai que la marquise reparût tout-à-coup dans le monde, après s'en être éloignée si long-temps. La princesse ayant remarqué le mouvement qui s'était fait à l'arrivée de Valentine, se leva pour aller au-devant d'elle, et la conduisit, ainsi que madame de Réthel, à des places qui avaient été réservées à côté de la sienne. Cette aimable attention toucha sensiblement Valentine; elle pensa que la princesse avait appris les mauvais procédés dont elle avait souffert la dernière fois qu'elle s'était trouvée dans une semblable réunion, et qu'elle voulait la protéger par les marques d'une considération particulière contre l'impertinence de ses ennemis. En pensant ainsi, elle rendait justice à la princesse, et ne se doutait pas que l'influence de l'opinion d'une personne aussi respectable dût ramener celle de tous les gens raisonnables. En effet, tous ceux que les manières inconsidérées et l'ironie continuelle de madame de Nangis commençaient à importuner, trouvèrent assez simple que sa belle-soeur eût témoigné le desir de ne plus vivre avec elle, et finirent par conclure qu'une femme honorée par la constante amitié de la princesse de L..., et par l'attachement du commandeur, ne pouvait être indigne de l'estime des gens comme il faut. D'après ce raisonnement, plusieurs personnes vinrent s'informer, d'un ton respectueux, des nouvelles de madame de Saverny, et se plaindre de son goût pour la retraite, qui les privait aussi long-temps du plaisir de la voir. Madame de Nangis, placée en face, de l'autre côté du salon, voyait avec humeur les marques de considération que l'on donnait à Valentine, et mettait tous ses soins à cacher le dépit qu'elle en ressentait, par les signes d'une gaîté factice. Cherchant par différents moyens à détourner l'attention favorable qui se portait sur sa belle-soeur, elle demanda la lecture des vers dont chaque poëte, invité à la fête, s'était cru obligé d'accompagner son bouquet. A cette proposition, les plus modestes réclamèrent l'avantage de passer les premiers, pour s'épargner, disaient-ils, le désagrément d'arriver après un succès. Le fait est qu'ils savaient bien à quoi s'en tenir sur la nouveauté de leurs pensées à tous, et qu'ils préféraient le plaisir de les dire, à l'ennui de les répéter. Déja plusieurs d'entre eux avaient assiégé l'Olympe pour en rapporter les comparaisons les plus exagérées, et l'on commençait à s'ennuyer de ce cours de Mythologie, lorsque le chevalier de Florian, et le chevalier de Boufflers, vinrent au secours des auditeurs, l'un avec une fable ingénieuse, l'autre avec des couplets charmants. Ceux que le premier avait attendris par les traits d'une sensibilité touchante étaient transportés par l'esprit piquant et la gaîté de l'auteur d'Aline; il est vrai que son nom et son état dans le monde lui donnaient les moyens de faire valoir à son gré tous les agréments de son esprit. Quand un homme de la cour se donne la peine d'avoir des talents, et qu'il daigne y joindre quelque instruction, ses succès n'ont plus de bornes, il peut prendre à son choix tous les tons; sa gravité passe pour celle d'un homme d'état, et sa gaîté ne paraît jamais trop familière; tandis qu'un pauvre poëte est toujours obligé de soumettre son talent au ton de la flatterie. On croit peut-être qu'après les applaudissements si justement prodigués aux jolis couplets du chevalier de Boufflers, personne n'osa plus se présenter pour en chanter d'autres. Mais s'il y a des gens qui ne doutent de rien dans le monde, c'est bien sûrement dans la classe des feseurs de madrigaux qu'on peut les rencontrer. Un des plus intrépides entamait déja son préambule, lorsque la princesse, fatiguée du retour de ces éternelles rimes: _de la fête, qu'on apprête, et de l'ivresse, de la tendresse_, vint en suspendre le cours en priant le comte d'Émerange de chanter quelques romances. C'était prévenir ses desirs; et il se rendit aussitôt à ceux de la princesse. En préludant sur le piano, ses yeux se portèrent sur madame de Saverny, et il la regarda d'une manière qui semblait dire à chacun: C'est d'elle que je vais vous parler. Lorsque le plus profond silence l'eut assuré de l'attention générale, il commença cette romance de M. de Moncrif, qui n'était alors connue que de ses intimes amis, et dont voici le premier couplet: Elle m'aima cette belle Aspasie, En moi trouva le plus tendre retour; Elle m'aima: ce fut sa fantaisie; Mais celle-là ne lui dura qu'un jour. La malignité fit bientôt l'application de ces paroles à madame de Saverny. Les chuchotements des femmes et cet empressement à mettre leur éventail devant leur visage pour cacher un rire moqueur que décelait leur attitude, apprirent sans peine à la marquise le succès qu'obtenait la fatuité du comte. Elle résolut de la déjouer, en dissimulant l'embarras qu'elle en ressentait, et fit bonne contenance. La joie que montra madame de Nangis dans cette circonstance, et son affectation à conjurer M. d'Émerange de recommencer cette romance dont les paroles étaient si piquantes, déplurent à beaucoup de personnes, et particulièrement à la princesse, qui fit changer sur-le-champ la conversation, en demandant à Valentine si elle avait été à l'exposition du Louvre. Dès-lors la discussion s'engagea sur le mérite des peintres modernes et de leurs ouvrages, et il ne fut plus question de musique. On ne tarda pas à parler de ce tableau qui fesait tant de bruit, et chacun s'étonna de n'en pouvoir connaître l'auteur. «C'est, m'a-t-on assuré, dit la baronne de T..., l'ouvrage d'un amateur.--Un amateur de cette force, reprit une autre, sera bientôt connu.--Mais il y a quelqu'un ici, reprit un troisième, qui pourra nous tirer d'incertitude; c'est le marquis d'Alvaro. Je lui ai entendu dire qu'il avait vu l'esquisse de ce tableau dans l'atelier d'un amateur de ses amis.»--Il faut absolument qu'il nous dise son nom, s'écria tout le monde; et plusieurs personnes s'empressèrent d'aller chercher le marquis d'Alvaro, qui fesait une partie d'échecs dans une pièce voisine. Si le coeur de Valentine avait battu dès les premiers mots qui s'étaient dits sur ce tableau, on peut s'imaginer l'agitation où elle se trouva pendant que l'on cherchait le marquis d'Alvaro, et le tremblement qui la saisit en le voyant paraître. D'abord, on lui adressa cent questions à-la-fois; ce qui ne lui permit d'en distinguer aucune. Mais la princesse lui ayant expliqué ce qu'on desirait savoir de lui, il répondit que ce tableau, qui excitait si vivement la curiosité, était l'ouvrage du jeune duc de Linarès, dont le talent en peinture égalait celui des plus grands professeurs. Quoi! s'écria la princesse, c'est le parent de l'ambassadeur d'Espagne? ce jeune Anatole, si beau, si spirituel, qui est sourd-muet de naissance?... Valentine n'en entendit pas davantage. Un froid mortel circula dans ses veines; sa tête se pencha vers madame de Réthel; et elle perdit connaissance. Cet événement causa un effroi général; on transporta Valentine sur le lit de la princesse, où les plus prompts secours lui furent prodigués par le docteur P... qui se trouvait présent. Il ordonna que chacun se retirât pour laisser respirer la malade, et ne laissa près d'elle que la princesse et madame de Réthel. Lorsque Valentine reprit ses sens, un violent accès de fièvre se déclara, et le docteur craignit que ce ne fût le symptôme d'une véritable maladie; il insista pour que la marquise restât à Paris, en disant qu'il serait plus à portée de lui donner ses soins. La princesse joignit ses instances à celles du docteur pour la déterminer à accepter un appartement chez elle; mais rien ne put faire renoncer Valentine au projet de retourner le soir même à Auteuil; et l'on fut obligé de céder à sa volonté. Elle pria madame de Réthel d'avertir son oncle qu'elle était décidée à partir sur-le-champ. Elle adressa d'une voix éteinte ses remerciements à la princesse, lui serra tendrement la main, promit au docteur de suivre ses avis, et se fit porter dans sa voiture. Elle arriva bientôt à Auteuil. Le commandeur et sa nièce qui l'avaient accompagnée, passèrent la nuit auprès d'elle. Ils l'engagèrent vainement à prendre quelque repos; ses sens étaient agités, ses yeux égarés, sa tête en délire; mais, au milieu de ses souffrances, l'ardeur de la fièvre la délivrait au moins du tourment de penser. CHAPITRE XXXIX. «L'auriez-vous jamais deviné? s'écria madame de Nangis, lorsqu'elle se trouva seule avec M. d'Émerange, en sortant de chez la princesse. Vraiment je conçois qu'on en meure de surprise. Voilà une découverte bien autrement dramatique que celle de madame de V...., lorsqu'elle reconnut son amant dans un marchand d'étoffes. C'est quelque chose de fort glorieux sans doute que d'inspirer de l'amour à un jeune homme beau, riche, et qui, par-dessus tout cela, porte le nom de duc de Linarès. Mais c'est acheter un peu cher ce grand avantage, que d'être réduite au plaisir de faire signe à son amant, qu'on l'aime.--Au moins peut-on compter sur sa discrétion, dit en riant le comte.--Vous vous trompez, reprit la comtesse, on n'est pas plus en sûreté avec ces muets-là qu'avec vous. Depuis que l'abbé de l'Épée s'est imaginé de leur donner une éducation savante, ils se dédommagent du malheur de ne pouvoir bavarder par la manie d'écrire; et la seule différence qui existe entre leurs billets et les propos d'un indiscret, est celle de la preuve au soupçon. Celui-ci vous en offre un exemple, et sa lettre à Valentine vous en a certainement plus dit que toutes les conversations possibles.--Rien n'était plus clair, j'en conviens; et si je connaissais quelques moyens de me faire entendre aussi clairement de ce beau silencieux, je ne me refuserais point la petite satisfaction de lui prouver ma reconnaissance.--Quelle folie! n'allez vous pas chercher à vous battre avec un pauvre infirme?--Ah! quand je lui couperais un peu les oreilles, pour ce qu'il en fait, il n'y aurait pas grand dommage.--Allons donc, ce serait une lâcheté; voulez-vous qu'on dise dans le monde que vous vous êtes battu avec un muet pour ses propos? Il y aurait là de quoi vous couvrir d'un ridicule éternel.--Cependant, il m'a grièvement insulté!--Bah! qui s'en doute?--Mais, lui et moi, par exemple, et cela suffit bien.--Si l'on est convenu d'excuser les injures d'un rival ordinaire, on doit encore moins se blesser de celles d'un pauvre homme qui ignore peut-être la valeur des mots dont il se sert. Qui sait? Dans le langage de l'abbé de l'Épée, _fat_ veut peut-être dire, _amant heureux_?--Oui, tout aussi bien que _Belmen_ veut dire en turc, pour M. Jourdain: _Allez vîte vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de..._--Ah! vous êtes insupportable, interrompit la comtesse, en éclatant de rire; on ne saurait parler raison un instant avec vous.--C'est votre faute, vraiment, en cherchant à me mystifier avec votre langage muet, vous me rappelez tout naturellement la meilleure mystification que je connaisse en ce genre. Mais, puisque vous l'exigez, parlons sérieusement. Que pensez-vous du résultat de ce coup de théâtre qui a fait tant de sensation ce soir chez la princesse?--Mais je ne serais pas étonnée que, ce premier moment de surprise une fois passé, Valentine ne s'accoutumât petit à petit à l'idée d'aimer un homme de cette espèce: il est passionné; elle est romanesque, et s'il lui est bien prouvé qu'aucune femme ne puisse être capable d'un pareil dévouement, vous verrez qu'elle en fera la folie.--C'est ce qu'il faut empêcher au nom de l'humanité; mais je m'en rapporte bien à M. de Nangis pour cela. Vraiment, je regrette qu'il n'ait pas retardé de deux jours son départ pour la campagne; j'aurais voulu voir de quel air il eût appris cette étrange nouvelle!--Ah! je puis vous assurer que le nom du duc de Linarès aurait seul captivé son intérêt, et qu'il ne se serait point embarrassé du reste. Dans son opinion, il est si convaincu qu'il ne manque jamais rien à un grand seigneur pour rendre une femme heureuse!--Ah! vous le vantez, et je ne saurais jamais lui supposer tant de respect pour les grandeurs. C'est une vertu de parvenus....--Dont beaucoup de gens de qualités sont susceptibles, interrompit la comtesse. Mais si vous doutez de l'exactitude de mon jugement sur M. de Nangis, venez vous en convaincre en lui apprenant vous-même le nom et les agréments du rival à qui sa soeur vous sacrifiait.--Quoi! vous voulez sitôt...?--Vous savez à quelle condition j'ai promis de rejoindre le comte à Varennes, et s'il me serait possible d'aller m'enterrer à la campagne seule avec lui; c'est uniquement à vos sollicitations que j'ai cédé, en consentant à partir cette semaine: j'ai déja prévenu toutes les personnes qui doivent m'accompagner; mais si vous n'êtes pas du nombre, je reste. Enfin, je ne tiendrai ma parole qu'autant que vous serez fidèle à la vôtre. Cette déclaration intimida M. d'Émerange. Il promit à la comtesse de partir avec elle pour sa terre, en se réservant un prétexte de revenir à Paris où différents intérêts le rappeleraient bientôt. Le plus vif était bien certainement de savoir quel parti allait prendre madame de Saverny dans cette circonstance. Il lui semblait impossible que son amour résistât au coup qui venait de lui être porté. Braver les convenances, les obstacles, les devoirs les plus sacrés, lui paraissait l'effort d'un courage ordinaire; mais braver le ridicule, était à ses yeux le comble de l'héroïsme; et, malgré toute l'admiration que lui inspirait le caractère de Valentine, il ne la supposait point capable d'une vertu qu'il regardait comme au-dessus de l'humanité. Le bruit de la maladie de la marquise étant parvenu à madame de Nangis, elle se contenta d'envoyer savoir de ses nouvelles; et, comme on lui fit répondre au bout de quelques jours qu'elle était hors de danger, la comtesse partit pour la campagne, suivie d'une partie de sa cour. Fière d'entraîner à son char M. d'Émerange, elle ne s'occupa que des moyens de l'enchaîner près d'elle par l'attrait des plaisirs les plus variés; mais combien il entre d'amertume dans cette peine continuelle de rechercher des plaisirs étrangers à l'amour, pour retenir près de soi l'objet qu'on aime! et qu'il est douloureux de s'avouer qu'on ne doit ses succès qu'à son _adresse_ à plaire! Oui, le tourment de sacrifier au devoir un amant justement adoré, vaut mieux que le triste bonheur de captiver quelques instants un infidèle. CHAPITRE XL. Après huit jours de fièvre, Valentine revint à la santé, et au souvenir de ses peines. Mais l'affaiblissement qui suit la maladie calme aussi les idées, et l'on croirait qu'après avoir ainsi approché de la mort, l'ame renaît dégagée des illusions qui égarent dans la vie. Ce repos des sens, que produit la raison, n'est pas toujours de longue durée; et Valentine en desira profiter pour entendre du commandeur le récit de tout ce qui lui restait encore à apprendre sur Anatole. M. de Saint-Albert voulut d'abord se justifier, par le serment qui l'engageait, du secret qu'il avait gardé envers elle. Mais Valentine lui ayant répondu que sa discrétion était un titre de plus à l'estime qu'elle lui portait, il lui dit: «Vous avez raison de m'en louer, car elle m'a bien coûté; mais vous allez voir si je pouvais moins faire pour l'être que j'aime le plus au monde. J'avais vingt-huit ans, une fortune médiocre, et le peu d'avantages que vous me connaissez, lorsque je devins passionnément amoureux de la fille du marquis de Belduc. Sa beauté a fait tant de bruit dans le temps, que M. de Saverny vous en aura peut-être parlé. Les attraits qui captivaient les hommages d'un grand nombre d'adorateurs, ne m'auraient pas séduit, si l'intimité de son père avec toute ma famille ne m'avait fourni les occasions de la voir souvent, et de me convaincre qu'il était possible de réunir les qualités d'une ame sensible aux ornements d'un esprit supérieur, et tous les charmes de la modestie à ceux de la figure. Cette découverte décida du destin de ma vie; je me reprochai le temps que j'avais perdu dans ce commerce de galanterie, où plusieurs femmes s'étaient livrées au plaisir de me trahir sans se donner la peine de me tromper, et je consacrai tous mes instants au soin de prouver à Mélanie que je ne vivais que pour elle. Son coeur me devina bientôt, et répondit au mien. Modestie à part, je ne puis expliquer cette préférence que par l'excès de mon amour; car, dans le nombre de mes rivaux, il y en avait de très-séduisants; et je crois que s'ils avaient pu se résoudre à s'aimer un peu moins eux-mêmes, ils auraient été plus aimés que moi. Lorsque je reçus l'aveu de Mélanie, je me crus roi de l'univers, et je défiai toutes les puissances du monde de s'opposer à l'accomplissement de notre bonheur mutuel. Nous en avions déja fixé l'époque; et, comme nous formions tous ces projets sous les yeux de nos parents, nous ne doutions pas de leur consentement. Mais le marquis de Belduc ne nous laissa pas long-temps jouir d'une si douce illusion: il entra un matin chez sa fille, l'embrassa plus tendrement qu'à l'ordinaire, et lui déclara qu'il touchait enfin au moment de voir son ambition satisfaite. Ce début glaça l'ame de Mélanie; elle pressentit nos malheurs; et ce fut avec tous les signes d'un profond désespoir qu'elle apprit de son père qu'il venait de promettre sa main au duc de Linarès. Mélanie, insensible à l'honneur de devenir la femme d'un Grand d'Espagne, osa le refuser. Son père, furieux, l'accusa de caprice; elle crut se justifier en avouant notre amour. En effet, cette nouvelle fut assez bien accueillie de son père; il approuva son choix tout en déplorant la nécessité de le sacrifier aux grands intérêts de sa famille, et finit par lui dire qu'il connaissait assez la noblesse de mes sentiments pour attendre de moi la soumission qui servirait d'exemple à Mélanie. A peine eut-il terminé cet entretien, qu'il se rendit chez moi, et commença sans préambule le récit de ce qui venait de se passer entre sa fille et lui.--«J'ai répondu de votre honneur, ajouta-t-il, et ne crois pas m'être trop engagé en assurant ma fille que vous étiez incapable d'abuser de votre empire sur son coeur pour l'encourager dans une désobéissance qui détruirait mon bonheur sans accomplir le vôtre. Vous savez comme moi le résultat de ces mariages d'inclination qui font d'abord le désespoir des parents, et bientôt après celui des époux. D'ailleurs, avec Mélanie, vous n'auriez même pas la ressource de tenter cette folie; elle est trop attachée à ses devoirs pour que la passion la plus vive l'égare au point de se déshonorer. Mais vous pouvez la rendre malheureuse toute sa vie: dites-lui que le sublime de l'amour est de résister aux obstacles; qu'elle doit refuser le plus beau sort pour vivre d'un sentiment dont la constance finira par m'attendrir. Elle croira toutes ces belles phrases, persistera dans son refus; je l'enfermerai au couvent; elle y prendra le voile; et je partirai pour Saint-Domingue, où j'irai vivre du produit de la seule habitation qui me reste.» J'essayai vainement d'opposer à toutes ces raisons les intérêts de notre amour et le bonheur que je trouverais à donner ma fortune à Mélanie, sans rien attendre de celle de son père. Il répondait à tout: «Je suis ruiné: le duc de Linarès, épris de Mélanie, consent à l'épouser sans dot: il a déjà obtenu de son souverain la promesse d'un gouvernement qu'il me destine; vous voyez que ce mariage, en plaçant ma fille au rang le plus distingué, illustre ma maison et répare ma fortune. Jugez maintenant si un galant homme peut se permettre de priver toute une famille d'aussi grands avantages, sans s'exposer aux reproches de sa conscience, et même à ceux de la femme qu'il rendrait victime de son amour.» Ce dernier argument l'emporta sur tous les autres. L'honneur parut m'ordonner ce grand sacrifice. Je le promis au marquis; et je tins parole. Je ne vous dirai pas ce qu'il m'en coûta pour déterminer Mélanie à se soumettre aux ordres de son père. Dès que j'eus obtenu de son amour la promesse de m'oublier, je m'enfuis en Angleterre pour n'être pas témoin de ce fatal mariage. Quelques mois après, je passai à Malte, où je prononçai des voeux dictés par le désespoir. Lorsque je revins en France au bout de deux ans, Mélanie était en Espagne: j'appris qu'elle était mère, et qu'elle devait peut-être la vie à son enfant; car, lors de son départ de Paris, elle était atteinte d'une maladie de langueur qu'elle ne voulait combattre d'aucune manière. Le desir de conserver son enfant fut le seul motif qui l'engagea à prendre quelque soin de sa santé; et je crois que c'est à cette maladie qu'on doit attribuer l'infirmité d'Anatole. On fut quelque temps sans s'en apercevoir, et plus encore à espérer pour lui un heureux changement. Il paraissait impossible que la nature, en comblant cet enfant de ses dons les plus précieux, eût voulu en détruire l'effet par la privation la plus cruelle. Le duc de Linarès, après avoir mis à bout la science de tous les médecins d'Espagne, se décida à venir consulter ceux de Paris. C'est alors que je revis Mélanie; elle me présenta à son mari en lui disant: «Voici un ancien ami de ma famille, je l'aime comme un frère;» et tout me prouva à mon grand regret la sincérité de cet aveu. L'amour maternel remplissait uniquement le coeur de Mélanie, et j'aurais pu penser qu'elle avait perdu jusqu'au souvenir de ma passion pour elle, si le nom d'Anatole qu'elle avait donné à son fils, ne m'avait prouvé que ce nom, qui est le mien, lui était encore cher. Un sentiment très-blâmable et très-commun chez la plupart des hommes, me fit tenter plusieurs moyens de ranimer dans le coeur de Mélanie l'amour qu'elle avait sacrifié au devoir; mais ce coupable projet faillit me coûter jusqu'à l'estime de Mélanie; je n'obtins le pardon d'en avoir conçu l'idée que par le serment d'y renoncer à jamais, et plus encore peut-être par le penchant qui m'entraînait à partager sa tendresse pour son fils. Dès-lors l'état de cet aimable enfant devint l'objet de toutes mes sollicitudes; je fis plusieurs voyages dans la seule intention de courir après de prétendus docteurs dont les journaux attestaient les miracles, et dont les consultations prouvaient l'ignorance. Enfin, lorsqu'il nous fut bien démontré qu'il n'existait aucun moyen de guérir de cette infirmité, nous prîmes le parti de chercher à en triompher, en confiant Anatole aux soins de ce bienfaiteur de l'humanité, dont les élèves sont autant de prodiges. L'abbé de l'Épée fut bientôt frappé des dispositions inouies d'Anatole; il prédit tout ce qu'il serait un jour; mais, pour accomplir une éducation qui lui promettait tant de succès, il exigea du duc et de la duchesse de Linarès une entière confiance, et la promesse de ne déranger par aucune distraction le plan qu'il formait pour son élève. Comme la faiblesse de Mélanie ne lui aurait pas permis de tenir cet engagement dans toute la rigueur nécessaire, elle consentit à retourner avec son mari en Espagne, après m'avoir fait jurer de veiller sur son fils aussi tendrement que s'il était le mien. C'est à ce devoir sacré que j'ai dû toutes les consolations de ma vie. Avec quel plaisir je rendais compte à cette tendre mère de tous les progrès de son enfant! Et comment vous peindrai-je la joie qui pénétra mon ame, lorsqu'après dix années d'absence, je conduisis cet aimable jeune homme dans les bras de sa mère. Je crus qu'elle succomberait à l'excès de son bonheur, en retrouvant dans son fils la sensibilité, l'esprit, et toutes les qualités qui le mettent au rang des gens les plus aimables. Dans sa reconnaissance pour l'abbé de l'Épée, elle aurait voulu pouvoir lui faire accepter sa fortune entière; mais on sait que le désintéressement de ce philosophe égalait sa bienfesance. A cette époque, je fus rappelé en France pour le mariage de ma nièce, et quelques affaires de famille, dont le résultat vint augmenter de beaucoup ma fortune. J'appris, peu de temps après, la mort du duc de Linarès, et la faveur dont le roi d'Espagne venait d'honorer son fils, en employant ses talents dans la diplomatie. Il avait alors vingt ans, et le séjour de la cour commençait à devenir dangereux pour lui; plusieurs des femmes qu'il y rencontrait sans cesse, affectaient d'abord de le traiter avec le dédain ou la protection qu'on a pour un infirme; mais s'apercevant bientôt que ce défaut était racheté par les agréments et les qualités les plus séduisantes, on les voyait changer de manières et devenir aussi prévenantes pour lui qu'elles avaient paru dédaigneuses. Sa fierté naturelle le garantit quelque temps des pièges de la coquetterie; il sentait que dans sa position le succès pouvait seul mettre à l'abri du ridicule, et son coeur n'étant pas encore atteint, il triomphait sans peine du trouble de son imagination; mais quand on n'est soutenu dans sa sagesse que par la crainte d'un revers, on doit facilement succomber à la certitude de réussir: et c'est ce qui arriva. Anatole, se trouvant un soir chez la reine, reçut deux mots tracés au crayon sur l'éventail de la jolie comtesse d'Alméria. Cette jeune veuve, aussi emportée dans ses desirs, qu'inconstante dans ses affections, avait imaginé que le plus sûr moyen de lui inspirer une passion folle, était de l'attacher par la reconnaissance. L'idée de captiver tous les sentiments d'un homme que son malheur et ses avantages rendaient également intéressant, flattait son amour-propre. Ce caprice lui présentait tous les charmes d'une liaison piquante, qui pouvait se changer en attachement sérieux, et devenir le but de son ambition, après avoir été celui de son amusement. Mais la duchesse de Linarès, qui redoutait l'empire qu'une femme de ce caractère pourrait exercer sur le coeur exalté de son fils, mit tous ses soins à l'éloigner d'elle. L'état de sa santé lui en fournit bientôt l'occasion. A la suite d'une maladie grave, les médecins ordonnèrent à la duchesse les eaux de Pise, et son fils s'empressa de l'y accompagner. Quelque temps après le départ d'Anatole, la comtesse Alméria le punit du tort d'être absent. C'était un crime qui n'obtenait jamais grace à ses yeux. Le bruit de sa vengeance parvint bientôt à la duchesse; elle en instruisit Anatole avec tous les ménagements convenables, et fut très-étonnée de le trouver beaucoup plus modéré dans ses regrets qu'elle ne l'aurait espéré. La précipitation avec laquelle il avait obtenu son bonheur lui avait souvent donné l'idée qu'il pourrait le perdre de même; et d'ailleurs cette félicité fugitive avait plus enivré ses sens, que pénétré son ame. Loin d'éprouver ce vide affreux où laisse l'abandon du seul objet qu'on puisse aimer au monde, quelque chose l'avertissait que la perte d'une femme, qui n'était que jolie, se réparait facilement par la possession d'une autre; et il fut bientôt convaincu de cette vérité, lorsque les préférences de plusieurs belles Italiennes vinrent achever de le distraire du chagrin d'être trahi. La duchesse de Linarès, ravie de voir l'effet que produisait sur son fils le séjour de l'Italie, résolut de s'y fixer quelques temps. Elle se rendit à Rome dans l'intention d'y passer l'hiver; mais lorsque le printemps vint parer de sa verdure les beaux sites et les ruines dont raffolait Anatole, il fut impossible de l'arracher de cette terre de souvenirs. Son imagination s'enflamma à l'aspect de tant de merveilles; le desir de les chanter et de les retracer le rendit peintre et poëte; et il se livra aux arts avec toute la passion de son caractère. Mais, comme ce genre d'étude est celui qui dispose le mieux un coeur tendre aux impressions de l'amour, on le vit bientôt tomber dans des accès de mélancolie qui menaçaient d'altérer sa santé. Sa mère s'en inquiéta, et voulut en savoir la cause. C'est alors qu'il lui fit l'aveu du sentiment pénible qui attristait son ame, en pensant que le ciel l'avait condamné à ne jamais goûter l'unique bonheur qui lui fesait envie. Je n'ai rien lu de plus touchant que la lettre où il demandait pardon à sa mère d'oser desirer la tendresse d'une autre femme, lorsqu'il était l'objet de son amour maternel. Mais, lui disait-il, peignez-vous le désespoir d'un coeur dévoré du besoin d'aimer, sans jamais pouvoir prétendre à inspirer le moindre retour. Quoi! ce délire enchanteur dont je vois partout les traces, ce feu qui anima le Tasse et Pétrarque, cette reconnaissance divine qui naît des faveurs d'un sentiment partagé; enfin, tous ces bienfaits de l'amour, je ne les connaîtrai jamais: réduit au misérable avantage de profiter d'un instant de caprice, ou des calculs de l'intérêt, je dois mourir sans rencontrer un coeur qui réponde jamais aux battements du mien. La duchesse affligée de le voir se livrer ainsi aux idées d'un malheur sans espoir, imagina de distraire Anatole par un voyage à Paris. Elle le chargea d'y faire l'acquisition d'une terre qu'elle viendrait habiter aussitôt qu'elle aurait obtenu de la reine d'Espagne la permission de se retirer de la cour. Ce fut par pure obéissance qu'Anatole se sépara de sa mère pour se rendre ici, suivi de son ancien gouverneur. Ils me remirent une lettre de la duchesse qui m'instruisait de ses craintes sur son fils, et le confiait encore une fois à mes soins. Vous devinez sans peine avec quel plaisir je les lui prodiguais. En recherchant toutes les occasions de le distraire, je me crus simplement inspiré par le desir d'accomplir les volontés d'une femme chérie; mais bientôt, captivé par tout ce qu'Anatole a d'aimable, je sentis que son bonheur était indispensable au mien, et dès ce moment je ne m'occupai plus que des moyens de l'assurer. L'acquisition du château de Merville fut celui qui me réussit le mieux. Anatole s'obstinait à fuir les plaisirs du grand monde. Vainement l'ambassadeur d'Espagne, son parent, l'ancien ami de son père, voulut le présenter dans les maisons les plus agréables de Paris. Excepté à la cour, où il consentit à le suivre quelquefois, il refusa de l'accompagner dans les endroits où ses manières et son rang lui promettaient l'accueil le plus flatteur. Dans cette disposition d'esprit, le séjour de la campagne lui parut le seul convenable à ses goûts. Il s'y fixa pour faire exécuter sous ses yeux le plan tracé par lui, et qui devait rendre Merville un des plus beaux lieux de la France. Le soin d'embellir la retraite destinée à sa mère parvint à le distraire, pendant plusieurs mois, de ses tristes rêveries; mais j'en prévoyais le retour, et je cherchais à l'éloigner en attirant Anatole à Paris sous différents prétextes. Ses amis se joignaient à moi pour imaginer sans cesse de nouveaux motifs de l'y retenir: mais nous commencions à nous voir au bout de nos ressources en ce genre, lorsqu'un soir, d'heureuse ou fatale mémoire, dit le commandeur en fixant les yeux sur Valentine, je vis entrer chez moi M. de Selmos, cet ancien gouverneur d'Anatole, la pâleur sur le front, et dans tout le désordre d'un homme qui vient annoncer une affreuse nouvelle. L'excès de sa douleur ne lui permit pas de me préparer au spectacle qui allait me frapper, et je pensai mourir d'effroi en voyant déposer sur mon lit le corps inanimé de ce pauvre Anatole. Le désespoir de son gouverneur, les larmes que répandaient ses gens, tout me persuada qu'il n'existait plus, et je frémis encore du souvenir de ce qui se passa dans mon ame à cette horrible idée. Mais le chirurgien qu'on avait fait appeler vint me rendre la vie en m'assurant que le malade ne tarderait pas à revenir de l'évanouissement où l'avait plongé la violence du coup qu'il avait reçu. En effet, Anatole ouvrit bientôt les yeux: son premier mouvement fut de me tendre la main, ensuite il la porta sur sa blessure, en me fesant signe qu'elle n'était point dangereuse. Cependant il avait l'épaule cassée, et une forte contusion à la poitrine. On le saigna après avoir pansé sa blessure, et je fus étonné de voir son visage conserver, au milieu des souffrances les plus aiguës, une expression de bonheur que j'y remarquais pour la première fois. Impatient d'expliquer ce mystère, je questionnai M. de Selmos, qui me raconta ce qui venait de se passer à l'Opéra. Quand j'appris que c'était pour vous que mon ami venait de risquer sa vie, et peut-être celle de sa mère; je vous en demande pardon, Valentine, je me fis le reproche de lui avoir peint, trop fidèlement, le plaisir que j'avais eu à vous rencontrer, et celui que je trouvais chaque jour à découvrir autant de sensibilité que de modestie dans une femme que son esprit et sa beauté auraient pu rendre vaine. Je me reprochai surtout de lui avoir dit qu'il existait entre vous et la duchesse de Linarès, une ressemblance qui me rappelait sa mère à votre âge. Car, à dater de ce moment, il ne chercha plus qu'une occasion de vous voir; le hasard la lui fourni bientôt; et j'ai su qu'il avait déja joui plusieurs fois du plaisir de vous admirer avant d'avoir eu le bonheur de vous secourir. La joie qu'il ressentait de vous avoir peut-être sauvé la vie, approchait du délire; je tentai vainement de lui persuader que sa blessure exigeait le plus parfait repos: il voulut être transporté sur le champ à Merville, pour mieux cacher les suites de cet événement; et, après m'avoir déclaré que son existence entière tenait au secret qu'il voulait garder auprès de vous, il défendit à ses gens de dire un mot de ce qui lui était arrivé a la sortie de l'Opéra. Le chirurgien reçut la même recommandation, et je le décidai à nous suivre à Merville, pour y soigner Anatole jusqu'à son parfait rétablissement. Ce voyage ne parut pas augmenter les souffrances du malade, ou du moins il n'osa point s'en plaindre. Pour obtenir de lui quelque soumission aux ordres du docteur, j'étais obligé de lui donner chaque jour de vos nouvelles, et de répondre à toutes les questions qu'il ne cessait de me faire sur votre compte. Comme son état exigeait une parfaite immobilité, nous ne lui permettions aucun signe, mais il s'en vengeait en écrivant au crayon sur ses tablettes, des phrases auxquelles je répondais dans son langage; ensuite il essayait de tracer un profil dont je reconnaissais les traits, et que pour rendre plus frappant il effaçait, puis retraçait encore; enfin, je reconnus tous les symptômes d'une passion qui allait ranimer sa vie. Je pressentis les chagrins qu'elle pourrait lui coûter, et lui en fis un tableau effrayant; mais je me sentis forcé de l'approuver, lorsqu'il m'assura que tous les tourments de l'amour étaient préférables à cet état de langueur qui menaçait d'éteindre toutes les facultés de son ame. D'ailleurs il prétendait être fort heureux du seul bonheur de vous aimer, pourvu qu'il n'eût jamais à supporter vos dédains. L'idée de vous attacher par la reconnaissance, en vous restant inconnu, l'égarait au point de croire que, s'il obtenait cette faveur, il ne lui resterait plus rien à desirer. Ce sentiment si désintéressé, si peu dangereux pour vous, me toucha vivement, et je le regardai comme un moyen d'occuper dignement le coeur d'Anatole. En pensant ainsi, j'étais loin de me flatter du moindre succès pour son amour; mais je dois vous avouer que voyant tout ce que la reconnaissance vous inspirait pour lui, je n'ai pas eu le courage d'en diminuer l'impression, en vous cachant qu'il était aussi digne de votre estime que de votre intérêt; comment aurais-je pu me refuser au plaisir de voir ses yeux briller de la plus pure joie, quand je lui parlais de vous, comment n'aurais-je pas été entraîné par la certitude plus séduisante encore de lui faire passer des moments enchanteurs, en lui disant seulement que vous pensiez souvent à lui. Ici Valentine leva les yeux au ciel, et le commandeur répondit à ce regard en ajoutant: Je sens combien cette complaisance vous paraît coupable, mais, avant de blâmer ma conduite, voyez un peu ce qui la justifie: d'abord j'étais lié par un serment qui ne me permettait pas d'arrêter les conjectures de votre imagination par le moindre mot qui aurait pu vous faire soupçonner la vérité; je savais que la loyauté du caractère d'Anatole s'opposerait toujours à ce qu'il vous trompât, et que, loin de profiter de l'intérêt romanesque que son mystérieux amour devait vous inspirer, il vous avait avoué qu'un obstacle invincible le condamnait à s'éloigner éternellement de vous. Ensuite je vous dirai que cet obstacle, qui paraît si insurmontable aux yeux de beaucoup de personnes et peut-être aux vôtres, ne me frappait pas de même. Habitué à voir Anatole depuis son enfance, je me suis plus occupé des avantages qui le distinguent, que de la disgrace qui l'afflige. D'ailleurs, ayant appris sans peine son langage, je ne sentais aucun des inconvénients de ce malheur; j'étais avec lui comme auprès d'un étranger dont on entend la langue, et qui s'exprime avec toute la vivacité d'une imagination ardente et d'un esprit supérieur. Combien de fois cette conversation originale et piquante m'a-t-elle consolé de l'ennui d'un bavardage insipide! Enfin, les moments que j'ai passés près d'Anatole sont au nombre des plus heureux de ma vie; et l'on ne doit pas s'étonner que, trouvant en lui la réunion de toutes les qualités aimables, j'aie pu concevoir un instant l'espérance de le voir aimé. CHAPITRE XLI Le récit du commandeur fit rêver long-temps Valentine; elle ne l'avait interrompu par aucune réflexion, et n'en fit pas davantage après l'avoir attentivement écouté, mais elle adressa à M. de Saint-Albert plusieurs questions sur différents petits événements qui avaient excité sa surprise, et que l'intimité secrète de Saint-Jean et de mademoiselle Cécile lui expliqua bientôt. Le prix des innocents services de mademoiselle Cécile, qui se bornait à dire à Saint-Jean les projets de sa maîtresse, était tout entier dans l'espérance d'épouser ce brave garçon, que son maître récompensait généreusement; et Valentine n'osa pas punir des indiscrétions qu'elle feignit de regarder comme un excès de confiance amoureuse. Le commandeur s'apercevant de l'espèce d'abattement où paraissait être Valentine, s'excusa de l'avoir fatiguée par un aussi long entretien, et voulut se retirer pour lui laisser prendre quelque repos; mais elle n'y consentit qu'après lui avoir fait promettre de cacher au duc de Linarès quelle avait découvert son secret. Il lui en donna l'assurance: Comptez sur ma parole, lui dit-il: j'y serai d'autant plus fidèle que je ne saurais vous trahir sans le désespérer; jugez-en vous-même. En finissant ces mots, le commandeur remit à Valentine la lettre suivante, et il sortit: ANATOLE, A M. DE SAINT-ALBERT. «J'apprends, mon excellent ami, que le marquis d'Alvaro vient d'exposer, au salon du Louvre, le tableau que je lui avais envoyé pour le faire encadrer, et vous l'offrir. Je tremble que cette indiscrétion ne me coûte plus que la vie, en apprenant à Valentine mon nom et mes malheurs. La seule idée de perdre avec mon secret jusqu'au souvenir qu'elle me conserve, me livre au plus affreux désespoir. Car il n'en faut pas douter, l'instant qui lui dévoilerait à quel supplice la nature m'a condamné, changerait tous ses sentiments pour moi. A la place de ce tendre intérêt, dont je relis chaque jour les témoignages, la dédaigneuse pitié viendrait accabler mon amour du poids de ses humiliations; au lieu d'inspirer à Valentine cette affection qui fesait mon bonheur, je serais réduit à sa reconnaissance; ou peut-être son coeur, indigné de l'audace du mien, ne me pardonnerait pas d'oser l'adorer. Ah! mon ami! sauvez-moi de ce malheur cent fois pire que la mort; et n'essayez plus de me prouver que mes craintes à ce sujet sont exagérées. Je sais comme vous de combien d'éléments divins le ciel a composé l'ame de Valentine; mais, plus elle est supérieure à tout ce qu'on admire, plus elle a le droit d'exiger de celui qui aspire à lui plaire. Je me rends justice; les faibles qualités qui m'ont acquis votre amitié pourraient me mériter la sienne. Mais le même sentiment qui dans votre coeur est la source de mes plus douces consolations, de sa part ne me semblerait qu'un outrage fait à mon amour. Songez qu'un moment dans ma vie j'ai joui du plaisir enivrant de contempler sur ses traits enchanteurs une partie de l'émotion qui pénétrait mes sens; que plus d'une fois ses yeux ont répondu aux miens; et voyez si je pourrais survivre à l'illusion qui m'a valu tant de félicité.» A cette lettre en était jointe une autre pour le marquis d'Alvaro, par laquelle on le priait de faire porter sans délai le tableau d'Anatole chez le commandeur. Deux jours après, Valentine sortit pour la première fois de son appartement, et lorsqu'elle entra chez M. de Saint-Albert, elle ne s'étonna point d'y trouver ce tableau à la place d'un ancien portrait de famille, qui jusqu'alors avait eu les honneurs du salon. Souvent, les yeux fixés sur l'ouvrage d'Anatole, elle le considérait sans proférer une parole. Ses amis respectaient son silence, et bornaient leurs soins à distraire son esprit, sans chercher à pénétrer ce qui se passait dans son ame. Discrétion bien rare en amitié! Les médecins venaient de déclarer que la santé de Valentine était parfaitement rétablie; cependant son teint n'avait point repris son éclat; son regard était triste; et tout en elle montrait un état languissant; mais lorsque madame de Réthel en témoignait quelque inquiétude au docteur, il lui répondait, avec cette assurance que l'on met assez souvent à décider des choses que l'on ne comprend pas, que les maladies inflammatoires étaient toujours suivies d'un accablement profond, qui n'empêchait pas de se bien porter; et madame de Réthel, sans y rien comprendre non plus, adoptait cette sentence. Le commandeur, moins facile à rassurer, desirait qu'un événement quelconque pût distraire Valentine de la vie monotone qu'elle avait adoptée. Une lettre de M. de Nangis ne vint que trop tôt seconder ses voeux. Elle était datée de Londres, et contenait le récit de l'aventure scandaleuse qui venait de lui révéler l'indigne conduite de sa femme. La scène s'était passée au château de Varennes, où la comtesse avait eu l'imprudence d'emmener avec elle la jeune baronne de Tresanne, dont la beauté commençait à faire autant de bruit que les extravagances. La certitude de la rencontrer à Varennes était entrée pour beaucoup dans la promesse que M. d'Émerange avait faite à madame de Nangis de l'y suivre; deux jours s'étaient à peine écoulés, que la plus parfaite intimité régnait déja entre le comte et la jolie baronne; mais ce n'était pas sans conditions que madame de Tresanne s'était décidée à récompenser d'avance l'éternel amour que lui avait juré M. d'Émerange. Le sacrifice de madame de Nangis en avait été la première récompense; et il fut résolu entre eux qu'après avoir satisfait aux devoirs d'usage en pareil cas, le comte se dégagerait, sans retour, d'une chaîne importune. Déja plusieurs tentatives lui avaient prouvé la difficulté de réussir. La comtesse était moins résignée que jamais à perdre les avantages d'une liaison qui coûtait aussi cher à sa conscience qu'à son repos; et madame de Tresanne, prévoyant bien que les ménagements du comte ne serviraient qu'à prolonger l'erreur de sa victime, feignit de s'irriter de tant de complaisance, et déclara positivement à M. d'Émerange, qu'elle aimait mieux céder l'empire de son coeur, que de le partager plus long-temps. Cette menace produisit tout l'effet qu'elle en pouvait attendre; la crainte de voir s'échapper sa nouvelle conquête avant de l'avoir constatée publiquement, soumit les volontés du comte à toutes celles de madame de Tresanne, et il s'en remit à elle du choix des moyens à employer. La persévérance de la comtesse en ayant fait échouer plusieurs, madame de Tresanne se décida au plus atroce comme au plus infaillible. Un billet anonyme instruisit M. de Nangis de la perfidie de sa femme, en lui indiquant une occasion de s'en convaincre. Dès ce moment la colère et le désespoir régnèrent dans le château de Varennes: madame de Tresanne s'empressa d'en sortir au premier bruit de l'éclat qu'elle avait provoqué; et sans vouloir en apprendre la cause au comte d'Émerange, elle lui ordonna de tout quitter pour la suivre à Bagnères. Elle s'y rendit sans s'arrêter pour soustraire M. d'Émerange aux premiers effets du ressentiment de M. de Nangis. Les amis de la comtesse retournèrent bientôt à Paris dans l'intention charitable d'y publier l'aventure scandaleuse dont ils venaient d'être témoins, et que le brusque départ de M. de Nangis allait certifier à tous ceux qui oseraient en douter. Effectivement, ce malheureux époux, sans calculer si la conduite présente de sa femme n'était pas le fruit de l'indulgence outrée qu'il avait montrée pour ses premières inconséquences, croyait reparer les torts de sa faiblesse par l'on punit souvent des fautes qu'avec plus de soin on aurait pu prévenir. Après une scène violente, dans laquelle la comtesse avait fait l'aveu de tout ce que sa folle passion lui avait suggéré contre Valentine, le comte de Nangis était parti brusquement pour Londres, en arrachant Isaure des bras de sa coupable mère. Abandonnée de tout ce qui lui était cher; livrée aux injures de sa médisance implacable dont elle avait si souvent dirigé les traits; enfin, seule avec ses remords, cette infortunée s'était réfugiée dans un couvent de Paris, où les soins pieux des Soeurs de la Miséricorde ne parvenaient point à calmer les tourments de son coeur. Ce coeur, si souvent dominé par la vanité, n'éprouvait plus alors que la honte et les regrets d'avoir perdu tous ses droits maternels. La crainte de ne pouvoir réparer les fautes de sa vie en la consacrant toute entière à l'éducation et au bonheur de sa fille, ôtait à madame de Nangis tout espoir de consolation. Malgré la frivolité de son esprit, elle avait observé que la sévérité des gens du monde se laissait désarmer à la vue d'une jeune personne dont la candeur et les vertus fesaient oublier les égarements de sa mère. En effet, comment se rappeler les torts d'une femme coupable, en admirant l'ouvrage d'une mère aussi tendre que sage! Et quel homme assez méchant oserait porter atteinte au respect qu'elle inspire à sa fille, en affectant de ne le point partager? CHAPITRE XLII. Valentine prévoyait depuis long-temps les malheurs qui menaçaient sa famille, et cependant, en les apprenant, elle en fut frappée comme d'une nouvelle inattendue; le bonheur de reconquérir l'estime de son frère, qui le priait en grace de se charger de l'éducation d'Isaure, ne la consolait pas du triste événement qui lui valait une aussi éclatante réparation. En répondant à la lettre où M. de Nangis la conjurait de lui pardonner son injustice et les injures qui lui avaient été dictées par une femme perfide, elle avait tenté de modérer l'indignation de son frère, en excitant sa pitié pour le sort de cette malheureuse mère, qui, lui disait-elle, serait encore digne de sa tendresse, si de misérables flatteurs, trop bien accueillis par lui-même, ne s'étaient fait un jeu d'égarer sa raison. Il y avait autant de vérité que d'indulgence dans cette supposition; mais M. de Nangis était trop irrité pour se rendre aux avis de sa soeur; il les mit sur le compte de la générosité naturelle au caractère de Valentine, et n'en persista pas moins dans le dessein de punir rigoureusement celle qui venait de l'outrager. Comme il se méfiait avec juste raison de l'extrême bonté de sa soeur, ce n'est qu'après avoir exigé d'elle la promesse de ne jamais confier à une autre le soin d'élever Isaure, qu'il s'était déterminé à la lui envoyer. Avec quel plaisir cette aimable enfant se retrouva dans les bras de Valentine! et combien de fois elle remercia son père de l'avoir confiée à sa tante, pendant le grand voyage que venait d'entreprendre sa mère! car c'est ainsi qu'on avait motivé l'absence de la comtesse, et la cause des larmes qu'elle avait vues inonder son visage au moment de leur séparation. La présence d'Isaure sembla ranimer l'existence de Valentine. Elle consentit à quitter la campagne pour se rendre à Paris, dans l'unique intention d'y faire donner à son élève les leçons des meilleurs maîtres. Mais l'attachement qu'elle portait à ses amis ne lui permettant pas de s'en séparer, elle accepta la proposition que lui fit madame de Réthel, de partager l'hôtel qu'elle occupait avec son oncle. De retour à Paris, il se fit un grand changement dans les habitudes de la marquise: on la voyait sortir tous les matins à la même heure, et passer le reste de la journée dans la retraite. Le salon du commandeur était le seul où l'on pût la rencontrer quelquefois; car pour les fêtes et le spectacle, elle paraissait également décidée à les fuir; et l'on trouvait cette conduite assez simple après l'éclat qui venait d'avoir lieu dans sa famille. Mais ce qui parfois échappe aux yeux des indifférents, attire l'attention d'un ami, et M. de Saint-Albert, loin d'expliquer si facilement les motifs qui inspiraient à Valentine le desir de s'éloigner de toutes les personnes qui possédaient autrefois sa confiance, redoutait les suites de cet état de contrainte perpétuelle. Il essayait quelquefois de vaincre la résolution qu'elle semblait avoir prise d'éviter toute conversation relative à Anatole, en se fesant apporter devant elle les lettres qu'il recevait de lui; mais il en lisait tout haut le timbre, la date, et même les premières lignes, sans que Valentine lui témoignât la moindre curiosité d'en savoir davantage; et le commandeur ne retirait d'autre résultat de ces petites épreuves, que de voir se prolonger le silence rêveur de Valentine. Un jour pourtant que M. de Saint-Albert lisait, comme à l'ordinaire, sa correspondance, tandis que sa nièce et madame de Saverny s'occupaient à broder, elles l'entendirent prononcer quelques mots sans suite, et d'une voix qui semblait altérée par l'émotion la plus pénible.--Ciel! s'écria madame de Réthel, quelle triste nouvelle vous apprend-on?--Ce n'est rien, reprit-il, en cherchant à se remettre, mais vous savez qu'il est impossible de ne point partager les impressions que la duchesse de Linarès sait peindre avec tant de vérité; sa manière touchante de parler de ses peines, de ses inquiétudes, les fait passer tout entières dans le coeur de ses amis.--Lui serait-il arrivé quelque malheur? demanda vivement Valentine.--Non pas à elle.--Cette réponse fit pâlir la marquise, et parut lui ôter la force de faire une autre question. Madame de Réthel, s'apercevant de ce qu'elle éprouvait, s'empressa d'interroger son oncle sur la santé d'Anatole.--Mais, lui répondit-il, d'après ce que me mande sa mère, il se porte aussi bien qu'on peut le faire avec un coup d'épée dans le bras.--Un coup d'épée s'écrièrent à-la-fois Valentine et son amie.--Il faut bien, reprit le commandeur, d'un ton calme, payer de quelque chose le plaisir de punir les impertinences d'un fat. Ce nom de fat, que M. de Saint-Albert ne prononçait jamais qu'en parlant de M. d'Émerange, fit tressaillir Valentine, elle pensa qu'elle seule était cause de l'événement malheureux dont elle n'osait demander les détails, elle s'en fit tout haut le reproche, et ses yeux se remplirent de larmes.--Cessez de vous accuser, lui répondit le commandeur, d'un fait dont vous êtes complètement innocente. C'est pour y soigner la santé de sa mère qu'Anatole est resté a Bagnères un mois de plus qu'il ne le devait. Vous savez quel motif vient d'y conduire dernièrement M. d'Émerange; ce n'est pas vous qui lui avez dicté les couplets insultants qu'il s'est amusé à composer sur les amours discrets d'un muet de naissance, et dont, malheureusement pour lui, une copie est tombée entre les mains d'Anatole. Ainsi donc ne vous reprochez pas la blessure qui vient de défigurer pour toujours un visage moins joli qu'insolent; c'est un trait de la justice divine, dont la gloire était réservée à l'adresse d'Anatole. M. d'Émerange a follement pensé qu'on pouvait insulter impunément un homme que son infirmité dispensait du devoir de la vengeance. Cette lâcheté a été justement punie; et la providence devrait frapper de même tous ceux qui ne consacrent qu'à nuire les dons heureux qu'ils ont reçus du ciel.--Mais Anatole est aussi blessé, dit Valentine, avec inquiétude.--Très-légèrement, reprit le commandeur, et sur ce point on peut en croire la duchesse: je voudrais bien être aussi rassuré sur l'état de cette bonne mère. Jugez de ce qu'elle a dû souffrir lorsqu'elle a appris par l'effet du hasard le moment où son fils allait se battre. Je m'étonne qu'elle ait résisté à une semblable épreuve, et j'en redoute les suites pour sa santé.--Ah! mon cher oncle, interrompit madame de Réthel, si vous avez cette crainte, ne souffrez pas que la duchesse de Linarès se livre avec confiance aux médecins des eaux. Écrivez à son fils de nous la ramener. C'est ici qu'elle trouvera les plus savants docteurs et ses meilleurs amis.--Vraiment elle avait bien le projet de se rendre à Paris; mais son fils refuse de l'y suivre, ajouta le commandeur, en regardant Valentine, avant d'avoir obtenu un consentement à son retour de la même personne qui ordonna son départ..--Eh! qu'allez-vous répondre? demanda la marquise.--Mais ce qu'il vous plaira.--Je ne saurais, reprit-elle, me prévaloir d'un ordre que je n'ai donné qu'en obéissant. C'est à vous à le rétracter.--Je ne le puis.--Qui vous en empêche?--Le devoir que je me suis imposé de ne plus décider des actions de mes amis.--Vous n'avez pas juré, j'espère, de ne plus leur servir d'interprète.--Non: mais c'est un oubli que je peux réparer.--Attendez pour cela, dit Valentine, en se levant, que vous ayez répondu au duc de Linarès que rien ne s'oppose à son prochain retour.» CHAPITRE XLIII. Peu de jours après cet entretien, Valentine fut péniblement distraite du souvenir qu'elle en conservait par de mortelles inquiétudes. M. de Nangis, ennemi déclaré de toutes les innovations, s'était constamment opposé au desir que lui avait souvent témoigné sa femme, de faire inoculer Isaure, et la pauvre enfant venait d'être atteinte de tous les symptômes d'une violente petite-vérole. Dès les premiers moments de la maladie, Valentine s'était comme attachée au pied du lit de sa nièce, et avait recommandé qu'on ne laissât pénétrer personne dans son appartement. Déja six nuits s'étaient écoulées sans qu'elle eût consenti à prendre le moindre repos, lorsqu'on vint l'avertir qu'une femme à laquelle on avait répété plusieurs fois que madame de Saverny n'était pas visible, s'obstinait à rester sur les marches de l'escalier, pour y attendre le moment où le docteur P... sortirait de chez elle. Valentine s'informa du nom de cette femme, et apprit avec étonnement qu'elle refusait de le dire. C'est probablement, ajouta le domestique, quelque pauvre femme qui se recommande à la charité de Madame; elle est vêtue de manière à le faire croire, et le soin qu'elle prend de cacher son visage sous un grand voile noir, prouve qu'elle est honteuse de demander l'aumône.--Si c'est ainsi, reprit la marquise, dites-lui de me laisser son adresse, et qu'avant peu j'enverrai chez elle; recommandez-lui surtout de s'éloigner au plus vîte d'une maison dont l'air est infecté par une affreuse maladie. Le domestique sortit pour remplir cette commission; mais il rentra bientôt en disant à sa mai tresse, avec l'accent de la plus vive pitié:--Ah! Madame, si vous ne daignez pas venir à son secours, cette pauvre femme va mourir; je lui ai vainement répété qu'elle pouvait compter sur la bienfesance de madame la marquise: Je ne veux point de ses bienfaits, s'est-elle écriée en sanglotant, je ne lui demande qu'un seul mot; qu'elle me l'accorde, ou je meurs à l'instant. En disant cela elle s'est traînée jusqu'à la porte du salon en me suppliant de ne la point renvoyer; et vraiment je ne l'aurais pu faire, car ses forces l'ayant abandonnée, elle est tombée sans connaissance; je viens demander à Madame s'il ne faut pas lui faire prendre quelques gouttes d'éther.--Conduisez-moi vers elle, dit aussitôt la marquise, après avoir recommandé à mademoiselle Cécile de ne pas quitter Isaure. En entrant dans le sallon, Valentine fut saisie d'un battement de coeur qui lui ôtait presque la respiration. Son visage, déja altéré par l'inquiétude et les veilles, prit tout-à-coup un air d'effroi en apercevant cette infortunée, si digne de pitié; elle veut s'en approcher pour la secourir, mais à peine a-t-elle fait un mouvement, que des yeux égarés se fixent sur les siens, et qu'une voix s'écrie: «Malheureuse, elle est morte!» Ce cri funèbre retentit au coeur de Valentine, elle n'y répond que par ces mots: «Ah! ma soeur!» Mais ils ne sont pas entendus de cette misérable mère, elle a cru lire l'arrêt de son enfant dans le regard désespéré de Valentine; un frisson mortel a glacé ses veines, et c'est en vain que sa soeur la rassure, la presse sur son sein; l'excès de la douleur à suspendu sa vie. Valentine, qui la voit expirante, tente un dernier moyen: elle compte sur cet instinct maternel qui survit à tout pour lui faire deviner la présence de son enfant, et sans calculer si ses forces répondent à son courage, elle entraîne elle-même cette mère mourante, et la dépose aux pieds du lit de sa fille. Les inspirations du coeur sont rarement trompeuses, et l'on croirait, au succès qu'elles obtiennent dans les moments extrêmes de la vie, que, touchée de notre infortune, la divinité daigne alors penser pour nous. Ce que tous les secours n'avaient pu faire, une seule plainte d'Isaure l'opéra: le son de cette voix chérie ranima les esprits de madame de Nangis, et l'existence parut lui revenir avec la certitude que son enfant respirait encore. En ce moment le docteur P... arriva, et partagea ses soins entre Isaure et sa mère. Il les prodigua avec d'autant plus de zèle, qu'il s'accusait d'être la cause de l'état ou il voyait la comtesse. En effet, c'est lui qui avait parlé la veille, chez l'abbesse du couvent des Filles de la Miséricorde, du danger où se trouvait la nièce de madame de Saverny. Il l'avait peint dans toute sa force, pour engager ces dames à prendre de grandes précautions pour leurs pensionnaires, sans se rappeler que madame de Nangis habitait leur maison. Le bruit de la maladie de sa fille lui parvint bientôt, avec tous les détails qui pouvaient augmenter son effroi. Son imagination, déja exaltée par le repentir et la douleur, se peignit la mort de son enfant comme un châtiment dû à ses fautes. Et dès-lors, le désespoir s'emparant de son ame, elle ne pensa plus qu'à revoir une seule fois l'objet de ses regrets, avant de le suivre au tombeau. Quelques louis donnés à la tourière, lui obtinrent la facilité de sortir du couvent avant qu'il fît jour. Elle erra long-temps dans les rues de Paris, sans pouvoir reconnaître celles qui la conduiraient chez Valentine; enfin, s'étant adressée à un pauvre savoyard que la misère rendait plus matinal qu'un autre, il lui indiqua son chemin, en marchant devant elle. C'est avec ce guide qu'elle était arrivée à la porte de l'hôtel du commandeur; et c'est assise sur un banc de pierre, qu'elle avait attendu le moment de la voir ouvrir. Après avoir long-temps examiné l'état d'Isaure, le docteur déclara qu'il lui paraissait moins alarmant que la veille, mais qu'il ne pouvait répondre de rien avant la fin du neuvième jour. En écoutant ces mots, la plus vive terreur se manifesta dans les yeux de la comtesse; elle pensa que, par pitié pour elle, le docteur n'osait prononcer la sentence d'Isaure, et qu'il voulait la préparer au coup fatal par trois jours d'anxiété; et pénétrée de cette horrible pensée, toute son attitude semblait dire: «Où vais-je passer ces trois jours de supplice.» Valentine comprit son silence, et dit en lui serrant la main: «Rassurez-vous, ma soeur, nos soins la sauveront.--Quoi, s'écria la comtesse, en se précipitant aux genoux de Valentine, vous permettrez que je ne la quitte pas! vous, à qui l'on a fait jurer de la tenir éloignée pour toujours de sa mère, vous que j'ai si cruellement offensée, qui devez me haïr! Ah! tant de générosité ajoute à mes remords; et c'est vous venger deux fois que de vouloir prolonger ma vie jusqu'au dernier soupir de mon enfant.» A ces mots un torrent de larmes inonda le sein de cette malheureuse mère, et la soulagea un instant de l'oppression qui l'accablait. Valentine redoubla cet attendrissement par les expressions de la plus touchante amitié, et le docteur lui-même ne put se défendre d'une émotion très-vive en contemplant le spectacle si doux du repentir qui implore, et de la vertu qui pardonne. Avant de le laisser partir, la marquise exigea de lui le secret sur la scène dont il venait d'être témoin, et le pria de se charger d'un mot pour l'abbesse du couvent de la Miséricorde, à qui elle devait rendre compte de l'absence de la comtesse. Tout fut disposé pour cacher l'arrivée de madame de Nangis chez Valentine: les gens de la maison reçurent l'ordre de n'en point parler, même à ceux du commandeur; et mademoiselle Cécile fut d'autant plus discrète dans cette circonstance, qu'elle avait à réparer sa réputation. Valentine fit valoir le grand intérêt qui devait les occuper uniquement, pour empêcher sa soeur de revenir trop souvent sur les regrets de sa conduite passée, et il fut convenu entre elles que désormais les soins relatifs à Isaure seraient l'unique sujet de leurs conversations. Enfin arriva ce neuvième jour aussi redouté qu'attendu. Après un redoublement de fièvre et de délire, le calme survint tout-à-coup, et fut suivi d'un sommeil profond. A son réveil, Isaure entr'ouvrit les yeux, reconnut sa mère, la nomma; et ce premier mot échappé de son coeur devint le signal de la résurrection de toutes deux. Dans ce passage subit du désespoir à la joie, madame de Nangis oublia tout ce qu'elle avait promis à Valentine pour se livrer sans réserve à l'excès de sa reconnaissance. «Ah! mon amie, lui disait-elle, disposez de l'existence qui nous est rendue; c'est à vos voeux que le ciel l'accorde, sa justice devait me punir en m'arrachant le seul lien qui m'attache à la terre; mais, en adoptant ma fille, en protégeant sa mère, vous avez obtenu sa vie et mon pardon: tant de bienfaits n'étaient dus qu'aux célestes vertus d'un ange.» A la vue d'un bonheur qui était en partie son ouvrage, Valentine recueillit le fruit de tous ses sacrifices, et se félicita d'avoir acquis, par sa générosité, le droit de ramener à tous les charmes d'une vie douce et pure l'amie que tant d'erreurs semblaient condamner à d'éternels chagrins. Mais, tout en se livrant au desir d'adoucir le sort de sa belle-soeur, Valentine voulait rester fidèle à sa promesse envers son frère; et voilà ce qu'elle imagina pour concilier ces deux intérêts. En fesant le serment de ne jamais se séparer d'Isaure, elle ne s'était point engagée à la priver des soins étrangers que pourrait exiger son éducation, et rien ne l'empêchait de les partager avec madame de Nangis, pourvu que cette dernière consentît à ne pas abuser de son autorité maternelle. Cette condition une fois remplie, Valentine proposa à sa belle-soeur d'habiter un petit appartement attenant au sien, où elle pourrait accomplir facilement le voeu de retraite absolue qu'elle avait formé. Avant d'accepter cette proposition qui comblait tous ses desirs, la comtesse prévint Valentine qu'elle ne consentirait à s'établir chez elle qu'en qualité d'institutrice d'Isaure; et que, pour ôter tout soupçon, elle prendrait le nom de madame Sainte-Hélène, et passerait dans la maison pour une de ces personnes qu'un revers de fortune oblige à fuir le monde pour se consacrer à l'éducation des enfants. Le but de ce mystère était de cacher à M. de Nangis la demeure de sa femme, et Valentine l'approuva. Dès que le docteur lui eut déclaré qu'Isaure était en pleine convalescence, elle reconduisit elle-même la comtesse à son couvent, et deux jours après annonça chez elle la prochaine arrivée de madame de Sainte-Hélène. Une femme-de-chambre nouvelle fut arrêtée pour le service particulier de cette institutrice dont mademoiselle Cécile avait seule le secret. Quant à Isaure, il ne fut pas difficile de lui faire croire que la moindre indiscrétion de sa part la priverait pour toujours de la présence de sa mère. L'effroi que lui inspirait cette menace répondait de sa soumission, et jamais on n'eut à lui reprocher un mot qui pût trahir le mystère qu'elle respecta sans chercher à en comprendre la cause. CHAPITRE XLIV. Isaure avait repris ses forces, sa gaieté, et l'on ne craignait même plus pour son joli visage; Valentine venait d'en apprendre l'heureuse nouvelle à son frère; madame de Nangis, ravie du bonheur de retrouver son enfant, de recevoir les consolations d'une amie, oubliait le monde et ses travers, auprès des objets de son affection. Enfin tout semblait promettre à Valentine le repos auquel elle aspirait depuis si long-temps. Mais une seule idée troublait encore son ame, et lui fesait éprouver que la douceur d'une vie calme ne peut rien contre les agitations du coeur. Un matin, la marquise se disposant à sortir, comme à son ordinaire, Isaure vint lui demander, de la part de sa mère, à qui était une voiture attelée de six chevaux de poste qui venait d'entrer dans la cour. Devinant bien ce qui motivait la curiosité de la comtesse, Valentine fit appeler mademoiselle Cécile, qui répondit: Cette voiture est celle de la duchesse de Linarès.--Viendrait-elle loger ici? demanda vivement la marquise?--Je ne le crois pas, madame, car les gens qui se trouvaient dans sa voiture de suite, ont reçu ordre d'aller tout préparer pour la recevoir dans l'appartement qu'elle occupe ordinairement chez l'ambassadeur d'Espagne.--Dites qu'on ôte mes chevaux, reprit Valentine, après un moment de silence; je ne sortirai pas. En donnant cet ordre, elle congédia Isaure et alla se renfermer dans son cabinet. Elle y était depuis une heure, lorsque M. de Saint-Albert se fit annoncer. A son aspect il la vit rougir, et il s'excusa de venir ainsi la troubler: Je le vois, dit-il, ma présence vous importune; c'est l'effet que produit communément celle d'un ami qui n'inspire plus de confiance; mais tranquillisez-vous; je ne viens pas questionner votre coeur, ni vous parler des sentiments que je lui suppose; j'avais prévu ce que vous cherchez à dissimuler, et je suis bien loin de le blâmer. Tout ce que je vous demande, c'est de m'aider à rappeler la raison d'un insensé qui est au moins digne de votre pitié; puis s'apercevant que Valentine hésitait à répondre, le commandeur ajouta: Anatole sait que vous demeurez ici, et dans sa résolution de n'y point venir, il me supplie de lui permettre de vous écrire. Comme je me rends à l'instant même chez lui pour le lui défendre par toute l'autorité de mon amitié, j'ai cru devoir vous en prévenir, et vous supplier de vous prêter au moyen très-innocent dont je viens de convenir avec sa mère, pour le ramener à des sentiments plus raisonnables.--Et quel est ce moyen, demanda Valentine?--Mais en pareil cas, celui qui ôte toute espérance, me semble le meilleur. La passion d'Anatole est arrivée à un point qui touche au délire. Six mois d'absence et de regrets n'ont fait que l'exalter, et l'idée qu'elle ne peut plus troubler votre repos, l'encourage encore. Il est temps d'y mettre un frein en lui prouvant qu'il ne doit exister entre vous qu'une simple amitié, puisque le choix d'un nouvel époux va bientôt assurer votre bonheur.--Mais ce serait l'abuser....--Que vous importe, interrompit le commandeur, cela ne vous engage à rien, pas même à le tromper; nous vous demandons pour toute grace, de ne pas nous contredire. C'est de moi seul qu'il apprendra les projets que je vous supposerai, et je sais d'avance qu'il se soumettra à tout ce que l'honneur ordonne en pareille circonstance. Une fois convaincu de votre prochain mariage, il sentira la nécessité de renoncer aux illusions romanesques qu'il nourrit depuis trop long-temps, et cessant de garder un secret désormais inutile, il sacrifiera bientôt les intérêts de son amour-propre au plaisir de jouir sans contrainte de votre affection. Combien alors cette tendre mère vous bénira d'avoir rendu son fils à la vie par l'amour, et à la raison par l'amitié. Vous deviendrez l'ange tutélaire de cette intéressante famille, et votre vieil ami vous devra la fin de toutes ses peines.--Ah! si tant de bonheur est en ma puissance, s'écria Valentine avec l'accent de la plus vive émotion, je consens à tout pour vous l'assurer. Oui, dites à votre ami que mon coeur n'est plus libre, et qu'avant peu j'aurai disposé de ma main; mais en lui fesant cette confidence, ménagez sa sensibilité, persuadez-lui bien que j'ai besoin de son bonheur pour être heureuse, et qu'il doit vivre pour être l'objet de mon éternelle reconnaissance. En disant ces derniers mots, le visage de Valentine s'anima des plus vives couleurs, et son regard brilla du feu de l'enthousiasme; le commandeur surpris de l'air inspiré qu'il remarquait en elle, la considéra quelque temps en silence, puis se levant tout-à-coup, il la quitta pour se rendre auprès d'Anatole. Deux heures après, la marquise reçut le billet suivant: ANATOLE A VALENTINE. «Votre bonheur est décidé, madame, et vous daignez encore vous occuper du mien! Tant de bonté ne m'étonne pas. J'y voudrais répondre en vous obéissant; mais vous m'ordonnez en vain d'être heureux; le ciel, moins généreux que vous, me défend d'y prétendre, et la fin de mes tourments est l'unique voeu qu'il me permette désormais de former. Ah! puisse-t-il bientôt l'accomplir, en me laissant pour dernière pensée le souvenir du seul moment où j'aie aimé la vie!» A peine Valentine a-t-elle achevé la lecture de ce billet, qu'elle fait demander si M. de Saint-Albert est de retour. On lui répond qu'il vient de rentrer; elle se rend aussitôt près de lui, et, sans perdre de temps, elle le prie de lui dire franchement comment Anatole a reçu la nouvelle qu'il vient de lui porter. Le ton décidé qui accompagnait cette prière en fesait presque un ordre, et le commandeur pensa qu'il fallait qu'un sentiment violent agitât Valentine pour altérer ainsi la douceur de sa voix. Il essaya d'abord de lui répondre vaguement, en lui laissant entendre qu'il valait mieux pour elle-même qu'elle ignorât l'effet d'un désespoir que le temps seul pourrait calmer; mais la marquise ayant insisté de manière à ne lui laisser aucun moyen d'éluder une réponse positive: «Eh bien! dit-il, puisque vous voulez savoir les projets qu'il médite en son extravagance, apprenez qu'il part cette nuit même pour aller cacher, je ne sais où, la douleur qui l'accable. J'ai vainement employé mon ascendant sur lui pour le déterminer à prendre quelque parti plus sage. Je n'ai rien obtenu de tout ce que j'ai demandé, même au nom de sa mère. Il m'a fait jurer de ne la quitter de ma vie, et de faire tout ce qui dépendrait de moi pour vous lier avec elle; car il ne doute pas que le bonheur de vous voir souvent ne la console de l'absence de son fils. Il a paru attacher le plus vif intérêt à ce que je pusse vous réunir ce soir même toutes deux chez moi. J'ai promis de satisfaire à tout ce qu'il exigeait de mon amitié, pourvu qu'il renonçât au desir de vous revoir encore une fois. Il ne voulait que se trouver sur votre passage, au moment où vous viendrez chez ma nièce; mais j'ai résolu de vous sauver une semblable entrevue, qu'il n'est pas lui-même en état de supporter.--Je vous en remercie, interrompit Valentine (sans paraître fort émue de ce qu'elle venait d'entendre), et j'accepte avec empressement l'offre que vous me faites de me présenter aujourd'hui à votre ancienne amie. Vous m'excuserez, si j'arrive un peu tard. Je me suis engagée à conduire ce soir Isaure à l'Opéra; c'est une récompense depuis long-temps promise, je ne saurais manquer à ma parole: madame de Réthel vient de s'engager à nous y accompagner, et si la duchesse ne doit se rendre qu'à dix heures chez vous, nous nous y trouverons avant elle.--Puisque cet arrangement est celui qui vous convient le mieux, reprit le commandeur d'un air piqué, je vais tout disposer pour satisfaire au voeu de mon ami, sans nuire à vos projets.» A ces mots, Valentine quitta le commandeur, sans paraître remarquer le mécontentement qu'il témoignait. Voilà bien les femmes! s'écria-t-il, lorsqu'elle fut partie: exaltées jusqu'à la folie, quand l'amour les domine; insensibles jusqu'à la dureté, quand le prestige de leur imagination est détruit. A l'heure du spectacle, la marquise et son amie font de vaines instances pour le déterminer à leur donner la main; il s'y refuse en disant que de tristes adieux à faire le privent de l'avantage de partager les plaisirs de ces dames. Après plusieurs phrases de ce genre, fort bien comprises de Valentine, il la voit s'éloigner sans en obtenir d'autre réponse que ces mots: _A ce soir_. Blessé de tant de marques de légèreté, il veut en faire le récit à son malheureux ami, et lui prouver qu'il ne peut sans crime sacrifier le bonheur de sa famille entière au regret de n'être point aimé d'une femme ingrate. Dans ce dessein, il se fait conduire chez Anatole, et n'apprend pas sans étonnement qu'il vient de partir pour l'Opéra. Un valet de chambre est appelé, il confirme cette réponse, et dit qu'en effet son maître s'est déterminé tout-à-coup à sortir après avoir reçu un billet.--Et savez-vous de quelle part il venait, interrompt vivement le commandeur?--Non, monsieur. Je sais seulement qu'un domestique, portant la livrée de madame la marquise de Saverny, m'a chargé de le remettre à mon maître.--Ces mots augmentent encore la surprise de M. de Saint-Albert. Il veut éclaircir le mystère, et se rend sans délai à l'Opéra. En entrant dans la salle, il aperçoit Anatole dans le fond de la loge de l'ambassadeur d'Espagne. Il le voit debout, appuyé sur une colonne, et les yeux fixés de manière à lui indiquer l'endroit où se trouve madame de Saverny. Le commandeur tourne alors ses regards de ce côté, et il est frappé de l'air rayonnant de Valentine. L'émotion la plus vive semble animer ses traits, et tout en elle démontre autant de trouble que de joie. En vain la plus célèbre danseuse captive l'attention du public. Valentine profite de ce moment pour se livrer au plaisir de revoir Anatole, mais l'expression d'un bonheur dont il ne se croit pas la cause, lui devient bientôt insupportable. Son désespoir s'en irrite, il veut fuir pour en cacher l'excès. Déja il n'a plus qu'un pas à faire pour être à jamais séparé de celle qu'il adore. Cette funeste pensée l'arrête un instant; il se retourne, et veut par un dernier regard lui dire un éternel adieu; mais un signe de Valentine lui dit: _Restez_. Il n'ose en croire ses yeux, ni reconnaître le seul langage qu'il parle, qu'il entende, et que Valentine vient d'apprendre pour lui; un second signe ajoute, _je vous aime_, et il tombe anéanti sous le poids de sa félicité. Au même instant le commandeur arrive, l'entraîne hors de la salle, et lui prodigue tous ses soins; Valentine, tourmentée d'une douce inquiétude, n'attend pas la fin du spectacle pour se rendre chez M. de Saint-Albert. Un seul mot instruit madame de Réthel de ce qui se passe dans l'ame de son amie. Elle n'a plus de secrets pour elle, et trouve du plaisir à lui avouer que depuis trois mois les leçons de l'abbé de l'Épée l'ont rendue très-savante dans le langage d'Anatole.--Quoi! s'écrie madame de Réthel, c'est donc à cette occupation que vous consacriez ces longues matinées où vous étiez invisible pour tout le monde.--Vraiment oui, répondit Valentine; lorsque j'ai senti que rien ne pouvait m'empêcher de l'aimer, j'ai voulu apprendre à le lui dire.» Comme elle achevait ces mots, la voiture s'arrête; on l'ouvre précipitamment, et la marquise s'élance dans les bras de M. de Saint-Albert, qui s'écrie: O mon amie! est-il bien vrai?» L'émotion de Valentine ne lui permet pas de répondre; elle se laisse conduire par le commandeur sans voir où il l'entraîne. Bientôt Anatole est à ses pieds. Une femme, baignée de pleurs, la presse sur son sein; à ses traits, aux transports de sa reconnaissance, Valentine devine qu'elle embrasse la mère d'Anatole, et son coeur éprouve tout ce que le ciel a voulu attacher de divin au plaisir de faire des heureux. CHAPITRE XLV ET DERNIER. Voilà, dira-t-on, un trait d'héroïsme au-dessus du courage des femmes. Ce n'est pas dans l'amour qu'inspire un homme, dont les qualités brillantes rachètent une disgrace qui ne le rend à charge à personne, qu'on doit admirer l'effort d'un si beau dévouement; c'est dans la résolution de braver le ridicule attaché à un choix semblable, que se trouve tout le sublime d'une action si généreuse! Madame de Saverny n'eut pas à se repentir d'en avoir offert l'exemple. En la voyant devenir l'épouse d'Anatole, d'abord on pensa dans le monde qu'elle se sacrifiait à la reconnaissance; mais bientôt la réalité de son bonheur vint prouver aux plus incrédules, que la certitude d'être constamment adorée peut suffire à la félicité d'une femme sensible; et que, dans une union formée par l'amour, on s'entend toujours assez tant qu'on s'aime beaucoup. M. de Nangis quitta Londres pour être témoin du mariage de sa soeur, qui se fit à Merville. Avant de se rendre à l'église, Valentine demanda à son frère la permission de lui présenter la gouvernante d'Isaure, l'amie intéressante dont les soins l'avaient aidée à rappeler son enfant à la vie.--Conduisez-moi vers elle, répond le comte, impatient de remercier celle à qui il croit devoir la plus douce consolation qui lui reste.» Au même instant, Valentine ouvre la porte d'un cabinet où madame de Nangis attendait en tremblant l'arrêt qui devait finir ou éterniser son supplice. Sans laisser aux deux époux le temps de se livrer aux différents sentiments qui les agitent, Valentine les conduit dans les bras l'un de l'autre, en disant: «Le pardon de madame de Nangis est bien dû à la mère d'Isaure!» Mais que dira le monde, s'écria le comte, en essuyant les larmes qui s'échappaient de ses yeux?--Restez ici près de nous, reprit Valentine; et vous ne le saurez pas. Ce monde vaut-il donc la peine de tant lui sacrifier? et la peur d'une raillerie doit-elle empêcher de pardonner des torts expiés par la douleur et le repentir? Ah! tout me le prouve: ce n'est pas dans les plaisirs bruyants de ce monde frivole qu'on peut trouver l'oubli de ses chagrins. Imitez-moi, mon frère; ayez le courage d'être heureux. Qu'en arrivera-t-il? On plaisantera de l'excès de votre bonté; on rira de mon choix; et l'on enviera bientôt notre bonheur. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Anatole, Vol. 2" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.