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Title: Anatole, Vol. 2
Author: Gay, Sophie, 1776-1852
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Anatole, Vol. 2" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



    Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
    le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
    conservée et n'a pas été harmonisée.



    ANATOLE.

    TOME SECOND.

    _Tome II._



    De l'Imprimerie de FIRMIN DIDOT.

    _Se trouve aussi à Paris,_

        {DELAUNAY, Libraire, Galerie de Bois, au Palais-Royal.
    Chez{RENARD, rue de Caumartin, nº 12.
        {LAURENT-BEAUPRÉ, au Palais-Royal.



    ANATOLE.

    PAR L'AUTEUR

    DE LÉONIE DE MONTBREUSE.

    TOME SECOND.

    A PARIS,

    CHEZ FIRMIN DIDOT, LIBRAIRE,

    IMPRIMEUR DE L'INSTITUT DE FRANCE,

    rue Jacob, nº 24.

    1815.



ANATOLE.



CHAPITRE XXIV.


L'étourderie naturelle à l'âge d'Isaure lui empêcha de remarquer que
sa tante revenait sans le voile de mousseline quelle lui avait vu le
matin: mais mademoiselle Cécile, dont l'esprit d'ordre allait
parfois jusqu'à la tyrannie, ne manqua pas de demander à sa
maîtresse, d'un ton respectueusement impérieux, ce qu'elle avait
fait de son voile. La marquise lui répondit, avec le trouble d'une
enfant qui ment à sa gouvernante, qu'elle n'en savait rien.--Ah! je
devine, madame l'aura sûrement oublié dans sa voiture; et, sans
perdre de temps, mademoiselle Cécile descend dans la cour, retourne
tous les coussins de la berline, et, ne trouvant rien, finit par
conclure que la marquise aura laissé son voile dans l'église de
Saint-Denis: elle veut absolument qu'un domestique monte à cheval
pour l'aller chercher, mais on refuse tout net de lui obéir, en
répondant qu'on ne fera ce voyage que par les ordres de madame; et
la marquise est obligée d'employer son autorité pour s'opposer au
zèle de mademoiselle Cécile, en disant que ce voile ne vaut pas tant
de recherches, et qu'il est inutile d'en faire de nouvelles.

On se doute bien que, le soir même de ce beau jour pour Anatole,
Valentine reçut une lettre où le repentir, la reconnaissance, et
l'amour, se peignaient à chaque ligne. L'espérance d'être aimé s'y
laissait entrevoir à travers les regrets d'un amour sans espoir. Un
reste de sentiment jaloux se mêlait aux serments de ne plus offenser
par d'injustes reproches celle dont on n'avait pas le droit
d'enchaîner la liberté. Pour le sacrifice de la vie entière, on
n'exigeait d'autre retour qu'un peu d'amitié et quelque confiance:
mais la moindre preuve d'indifférence frapperait d'un coup mortel le
coeur le plus dévoué. Enfin, cette lettre était un chef-d'oeuvre de
passion. C'est avouer qu'elle n'avait pas le sens commun. Aussi
Valentine en fut elle enchantée; la joie qu'elle en ressentit donna
à sa physionomie une expression si différente de celle qu'on y avait
remarquée la veille, que madame de Nangis ne put s'empêcher de lui
dire que l'aspect des tombeaux produisait sur elle d'étranges
effets. »Je vous ai vue, ajouta-t-elle, revenir quelquefois de
l'opéra, l'air triste et abattu, mais vivent les cimetières pour
vous rendre à la gaité!» Valentine était de trop bonne humeur pour
s'offenser de cette mauvaise plaisanterie; le chevalier d'Émerange y
joignit les siennes en tâchant de les rendre piquantes, mais la
marquise s'amusait à déconcerter leur malice par de vives reparties
que la fatuité du chevalier lui fesait regarder comme autant
d'agaceries de la part de Valentine. Cette petite lutte plaisait
assez à la comtesse; elle remarquait dans les réponses du chevalier
une certaine amertume qui devait piquer sa belle-soeur; et tout ce
qui semblait nuire à leur intimité rassurait la comtesse. Jamais
sécurité ne fut plus mal fondée, car pendant que le chevalier
plaisantait Valentine sur la prétendue mélancolie qui lui fesait
rechercher l'aspect des plus tristes lieux pour en rapporter les
sentiments les plus gais, il admirait cette variété d'impressions
qui la rendaient tour-à-tour si mélancolique si piquante, et se
peignait d'avance tout le plaisir réservé à celui qui pourrait d'un
seul mot faire naître la tristesse ou la joie sur ce beau visage.

Malgré sa finesse et sa grande habitude d'observer, M. d'Émerange se
flattait d'être pour beaucoup dans les agitations du coeur de
Valentine: on s'étonnera peut-être de voir un homme d'esprit se
tromper aussi lourdement sur les vrais sentiments d'une femme; mais
quand on réfléchira que le chevalier, sans cesse témoin des hommages
qu'on offrait à la marquise, avait pu se convaincre que nul n'était
payé de la moindre préférence; que de plus, il s'était assuré, par
M. de Nangis, de la parfaite indifférence de sa soeur pour ses
voisins de Saverny; et qu'enfin tout décelait dans les actions de
Valentine le trouble intérieur qui naît d'un sentiment combattu, on
trouvera bien simple que M. d'Émerange s'en attribuât l'honneur;
mais si toutes ses raisons ne justifiaient pas assez l'excès de sa
présomption, l'expérience l'expliquerait suffisamment. Car personne
n'ignore que si parfois l'amour rend fous les gens d'esprit,
l'amour-propre les rend souvent imbécilles.

Par une suite de son aveuglement, le chevalier crut devoir faire
part à M. de Nangis des espérances qu'il concevait, et l'engager à
prévenir, par quelques mots, la marquise sur leur projet. On devait
profiter pour cela de la courte absence du chevalier, qui partait
incessamment pour aller recevoir le dernier soupir de cet oncle dont
l'avarice n'avait tant amassé que pour satisfaire la prodigalité
d'un neveu.

Ce fait convenu, le chevalier partit l'ame enivrée du plus doux
espoir, et n'éprouvant d'autre embarras que celui de cacher sa joie
aux amis du mourant. Le lendemain de son départ, Valentine était à
l'opéra, parée d'un bouquet de jasmin qu'Anatole dut reconnaître, et
bien plus occupée de sa présence que de l'absence du chevalier,
lorsque M. de Nangis vint lui dire tout bas, et d'un air fin, que sa
préoccupation serait remarquée de tout le monde, excepté de celui
qui en était l'objet; c'est dommage, ajouta-t-il; car on doit être
bien fier de vous rendre aussi rêveuse. Comme on suppose facilement
ce que l'on craint, Valentine s'imagina que son frère voulait parler
d'Anatole, et cette idée la troubla. Le comte ne s'étonna point de
la voir aussi émue; et, sans s'expliquer davantage, il lui dit
qu'ayant à lui parler d'affaires importantes, il l'engageait à venir
déjeûner dans son cabinet le lendemain: elle promit de se rendre à
l'invitation; mais cet entretien demandé avec tant de solennité
tourmenta cruellement l'esprit de Valentine. Elle se perdit en
conjectures pour en deviner le motif, et s'efforça vainement
d'espérer quelque heureuse nouvelle. Un secret pressentiment lui
fesait redouter les avis de son frère; et, comme le pigeon de La
Fontaine, Valentine croyait beaucoup aux pressentiments.



CHAPITRE XXV.


Après une réception plus cérémonieuse que fraternelle, M. de Nangis
entama la grande question par un long préambule, et finit par
féliciter sa soeur sur le beau sort qui l'attendait. Ce début fit
battre le coeur de Valentine; elle ne douta plus que son frère,
instruit de l'amour d'Anatole, ne conçût le projet de surmonter
tous les obstacles pour assurer son bonheur. Mais cette douce idée
s'évanouit bientôt, lorsqu'elle entendit M. de Nangis faire un grand
éloge de M. d'Émerange, et y ajouter ces mots: «Tant d'agréments
réunis méritaient votre préférence; aussi me suis-je bien gardé de
la contrarier; vous avez vu mes soins à multiplier les assiduités du
chevalier chez moi; mais vous devez penser que si je lui ai offert
aussi souvent les occasions de vous faire sa cour, j'étais rassuré
d'avance sur la crainte de vous compromettre. La manière noble et
franche dont le chevalier m'avait déclaré ses intentions ne pouvait
me laisser aucun doute sur ses sentiments pour vous, et c'est en
vous approuvant que je vous les voyais partager.»--Moi, mon frère,
interrompit Valentine, avec un embarras mêlé de dépit, je vous jure
que loin de les partager, je les ignorais.--Ah! Valentine, soyez de
bonne foi, et vous conviendrez de ce que tout le monde sait déjà.
Une femme s'aperçoit si vîte de l'amour qu'elle inspire! D'ailleurs
il faut avouer que M. d'Émerange dissimulait fort mal celui qu'il a
pour vous; car il y a déja très-longtemps que, plaisantant madame de
Nangis sur l'attrait qui fixait auprès d'elle tant de gens aimables,
et particulièrement un homme dont les plus jolies femmes se
disputaient l'hommage, elle me fit remarquer que vous seule aviez
l'honneur de ce triomphe.--A ces mots le front de Valentine se
couvrit de rougeur, elle frémit de laisser soupçonner à son frère
l'idée qui excitait sa honte pour une personne chère à tous deux; et
la bonté de son coeur la décida à convenir que le chevalier lui
avait en effet témoigné quelquefois le desir de lui plaire; mais que
le caractère frivole dont il fesait gloire, l'avait empêchée
d'attacher la moindre importance à ses discours.--Il n'en est pas
moins vrai qu'ils vous étaient agréables, reprit le comte; ils vous
le paraîtront encore plus maintenant que vous savez que cette
apparence de galanterie cache un sentiment profond. Mais je suis de
votre avis sur ces airs légers, qui sont tant à la mode; vous en
voyez l'inconvénient, on ne sait à quoi s'en tenir sur tout ce qui
se dit; la gravité est moins amusante, j'en conviens: mais quand il
s'agit d'une affaire d'où dépend le destin de sa vie, on pourrait
bien se résigner à en parler sérieusement. Au reste, pour mon
compte, je n'ai pas ce reproche à faire à M. d'Émerange; et c'est
avec toute la solennité d'une semblable démarche qu'il est venu me
prier de vous offrir sa main.--Je suis fort honorée de son choix,
répondit Valentine en baissant les yeux, mais je ne saurais me
décider aussi promptement... à former un nouveau lien.--Voilà tout
justement une réponse de comédie; vous oubliez, ma chère Valentine,
que ce n'est ni un tuteur, ni un oncle qui vous interroge, et
qu'étant parfaitement libre d'agir selon votre volonté, vous n'avez
besoin d'aucun prétexte pour la satisfaire. Il est vrai que le
respect des usages, et ce que l'on se doit à soi-même, imposent
quelquefois plus de sacrifices que n'en saurait exiger l'autorité
des parents les plus sévères; mais vous connaissez aussi bien que
moi l'empire de ces devoirs, et vous n'avez pas plus à redouter mes
avis que ceux de votre raison; ainsi donc pourquoi me feriez-vous
mystère de vos projets et de vos sentiments?--Puisque vous
m'autorisez à vous parler franchement, reprit Valentine avec plus
d'assurance, je vous avouerai que, tout en rendant justice aux
avantages séduisants de M. d'Émerange, je le crois incapable de
s'occuper du bonheur de sa femme. Quand on a, comme lui, contracté
l'habitude des succès brillants, on ne se réduit pas sans regret à
des plaisirs plus calmes; et je ne me sens point le courage de
consacrer ma vie à un homme fort aimable, sans doute, mais qui me
semble impossible à fixer.--Vous avez cru probablement triompher de
ce raisonnement, quand vous avez consenti à recevoir les soins du
chevalier?--Je ne les ai jamais encouragés.--Du moins les avez-vous
accueillis sans dédain, car autrement il aurait bientôt cessé de
vous les consacrer. Son caractère est trop connu pour qu'on lui
soupçonne jamais la duperie de persister dans un amour sans espoir?
Aussi est-on déja convaincu dans le monde de votre préférence pour
lui, et de l'heureux événement qui doit en résulter.--C'est ce qui
m'afflige, repartit Valentine, le coeur oppressé par le ton de
sévérité que venait de prendre son frère; cependant, ajouta-t-elle,
je ne me crois pas obligée d'accomplir les prédictions qu'il plaît à
quelques personnes de faire.--Songez bien que ces sortes de
prédictions sont presque toujours dictées par le sentiment des
convenances. Mais j'ai tort de vouloir soutenir une cause que votre
coeur plaidera bien mieux que moi. J'ai rempli mon devoir en vous
instruisant de la proposition de M. d'Émerange: il doit être de
retour ici dans huit jours; réfléchissez d'ici à ce moment sur la
réponse que vous devez lui faire, et pensez sur-tout qu'on ne refuse
pas impunément d'aussi grands avantages.» En finissant ces mots, le
comte sortit pour donner quelques ordres. Valentine, empressée de
terminer un entretien que la contrainte rendait insupportable,
rentra dans son appartement, et s'y renferma pour méditer sur la
réponse qu'on lui demandait. Son incertitude ne portait pas sur
l'idée d'accepter ou non la proposition du chevalier. Elle était
bien décidée au refus. Mais la manière de motiver ce refus lui
présentait de grandes difficultés. L'aveu de ses rapports avec
Anatole n'aurait pas trouvé grace auprès de M. de Nangis, dont la
froide raison ne comprenait rien aux faiblesses du coeur. D'ailleurs
comment se flatter de voir approuver par qui que ce soit le
sacrifice d'un sort brillant, pour les plaisirs d'un amour
romanesque! Cette réflexion devait empêcher Valentine de confier
jamais le principal motif de sa résistance aux voeux du chevalier.
Il ne lui restait donc plus qu'à répéter les lieux communs dont on
se sert ordinairement pour rejeter de semblables propositions, sans
humilier l'amour-propre de celui qu'on refuse, et sans trahir le
secret de celui qu'on préfère.



CHAPITRE XXVI.


Deux jours après l'entretien qui avait jeté tant de trouble dans
l'esprit de Valentine, elle reçut un billet du commandeur, qui lui
demandait s'il pourrait avoir l'honneur de la voir dans la matinée;
ce message lui inspira des soupçons: elle répondit au commandeur
qu'elle l'attendait; et lorsqu'elle le vit arriver, elle lui
témoigna franchement l'impatience qu'elle avait d'apprendre ce qui
lui procurait le plaisir de le voir d'aussi bonne heure.--Ah! vous
devinez, dit-il, que je ne viens pas ici tout simplement pour vous
faire ma cour. Vous me trouvez peut-être l'air important d'un
ambassadeur chargé d'une mission délicate; je suis bien aise d'avoir
le maintien convenable dans une circonstance aussi solemnelle.--Ah
mon Dieu! qu'allez-vous m'annoncer, interrompit Valentine en riant
de la plaisante gravité qu'affectait le commandeur.--Il ne s'agit
point de rire, reprit-il, mais d'écouter posément tout ce que
l'ambition, la raison et l'intérêt, vont vous dire par ma bouche.
Une personne qui me fait l'honneur de me supposer beaucoup de
crédit sur votre esprit, compte sur mes conseils pour vous
déterminer à assurer d'un seul mot le bonheur de toute votre
famille. J'ai promis de répondre à cette honorable preuve de
confiance par tout le zèle qui pourrait m'en rendre digne. En
véritable diplomate, je me suis bien gardé de nier l'influence que
l'on me croyait sur la grande puissance que l'on voulait soumettre;
car j'ai remarqué que les professeurs en ce genre aimaient mieux
compromettre leur crédit que d'en laisser douter; et vous voudrez
bien, j'espère, ne pas démentir une réputation dont je suis aussi
fier.--Quoi, vous seriez député par mon frère pour me parler
mariage?--Précisément.--Et c'est sur les avis de votre sagesse que
l'on fonde l'espérance de me faire faire une folie?--Pourquoi pas?
Ce ne serait pas la première fois que ma sagesse aurait aussi bien
réussi.--Eh bien! je veux la mettre à l'épreuve dans cette
circonstance, et m'en rapporter à tout ce qu'elle décidera. Je
verrai quels seront ses arguments pour me prouver que je dois
épouser l'homme du monde qui me convient le moins?--Qu'il vous
convînt, ou non, si vous l'aimiez, comme je l'ai cru un moment, vous
trouveriez mes arguments admirables. Mais il n'est point question
ici de vos sentiments. Un homme bien né, beau, riche, et spirituel,
vous offre sa main. Tant d'avantages réunis ne vous laissent qu'un
seul motif de refus. Je sais que vous pourrez parler de la crainte
d'un nouveau lien, du desir de rester libre, et de l'inconstance
reconnue du chevalier; mais tous ces prétextes ne voudront
jamais dire au fond que ces mots: _Je ne vous aime pas_. Et je
me trompe fort, où M. d'Émerange ne vous pardonnera pas cette
injure.--Cependant, je ne compte pas l'épouser par terreur de son
ressentiment.--Ce serait d'autant plus mal calculé, que cela ne vous
mettrait point à l'abri de celui que vous devez le plus redouter.
Dans la position où vous vous trouvez, vous n'avez qu'à choisir
entre deux vengeances; si vous redoutez celle du chevalier, la
comtesse vous en punira. Ne vous offensez pas de cette réflexion, ce
n'est pas le moment d'employer des subterfuges pour vous démontrer
la vérité; je n'ai pas envie d'insulter, par la plus sotte
médisance, une femme que vous devez aimer en dépit de ses torts;
mais l'amitié dont vous m'honorez, me fait un devoir de vous
garantir, s'il se peut, du mal que sa vanité cherchera à vous
faire.--J'avoue qu'elle est faible, inconsidérée, mais, j'en suis
sûre, elle n'est pas méchante, dit Valentine, les larmes aux
yeux.--Non; mais elle le deviendrait bientôt, si elle se doutait une
minute de la préférence qu'on vous accorde.--Hélas! pour lui
laisser ignorer cette malheureuse préférence, je m'exilerais, je
crois, au bout du monde!--Beau moyen! M. d'Émerange vous y suivrait,
la comtesse en tomberait malade, et rien ne manquerait au
scandale.--Que faut-il donc faire pour éviter tant de malheurs?--Il
faut se résoudre à tromper l'amour-propre du chevalier, ou bien
consentir à le satisfaire.--Vous me supposez trop de finesse, ou
trop de résignation.--Si vous vous décidez au premier parti, je vous
réponds du succès; et, à vous parler sans détour, je ne vois pas ce
qui vous empêcherait de prendre le second. Les défauts du chevalier
auraient de grands inconvénients pour une femme ordinaire, mais
celle dont l'esprit et la beauté flatteront son orgueil, n'aura
jamais à en souffrir.--Il est égoïste.--Tant mieux; les égoïstes
sont des maris parfaits; ils ont pour leurs femmes et leurs
enfants cette tendre affection qu'ils portent sur tout ce qui
fait partie d'eux-mêmes. Je vous proteste que ce défaut, si
détestable dans la société, est une vertu de ménage.--Je ne saurais
l'apprécier.--D'ailleurs, continua M. de Saint-Albert, je vous crois
capable d'opérer de grandes conversions; et puis il y a si peu de
différence entre les défauts des gens du monde, que ce n'est guère
la peine de les discuter. Le mieux est de ne les pas voir ou de les
aimer, et c'est ce que l'amour apprend à merveille.--Sans doute,
mais il faut de l'amour.--A votre âge, on en a toujours.--Je ne m'en
sens pourtant pas pour M. d'Émerange--C'est que vous en éprouvez
pour un autre..... Voilà le grand secret que l'émotion qui vous
colore en ce moment m'apprendrait assez, si je ne l'avais deviné
depuis long-temps. Mais l'objet de cet amour, que le bonheur ne doit
point couronner, tout en vous aimant avec idolâtrie, serait
désespéré de vous voir sacrifier un sort brillant aux intérêts de sa
folle passion; ne regardez pas ce noble sentiment comme une
supposition de ma part, je viens d'en acquérir la preuve. Avant de
me rendre auprès de vous, j'ai voulu consulter mon ami sur la
démarche que votre frère exigeait de moi, et je dois rendre justice
à celui qui vous inspire un si vif intérêt; il s'en est montré
digne, en me conjurant de sacrifier sa vie au bonheur de la
vôtre.--Indigne générosité! s'écria Valentine, hors d'elle-même; et
c'est lui qui m'engage à épouser un homme qu'il méprise!--Ne vous
abusez point, c'est de la haine qu'il a pour lui, et non pas du
mépris. Son injustice envers le chevalier prouve assez les moyens
qu'il lui croit de vous plaire; mais qu'importe l'opinion d'un
rival? C'est de la probité qu'il faut, même en amour. Il n'est
permis de disposer de la destinée d'une femme, qu'autant qu'on
espère la rendre heureuse; lorsqu'on n'a pas cette espérance, on ne
peut s'opposer à ce qu'un autre se charge du soin de son
bonheur.--Je le sens, le mien est à jamais perdu; mais au moins
n'aurai-je pas à me reprocher de l'avoir sacrifié à de vaines
considérations. Ma résolution est irrévocablement prise, et je ne
réclame plus vos conseils que sur la manière de la faire connaître;
en refusant les offres de M. d'Émerange, je conviens que j'ai de
grands ménagements à garder. Indiquez-moi les plus convenables, et
je vous réponds de ma docilité. Mais n'en exigez pas davantage de la
raison d'une femme, qui aime mieux vivre malheureuse à son gré, que
de se voir comblée des bienfaits qui excitent l'envie de tout le
monde.

Après avoir écouté attentivement ces derniers mots de Valentine, le
commandeur lui prit la main, la porta à ses lèvres avec toutes les
marques d'un attendrissement qu'il ne pouvait dissimuler; et il
sortit en répétant son exclamation favorite: Quel dommage!



CHAPITRE XXVII.


On venait d'apprendre le retour de M. d'Émerange, et, comme le dit
un de nos auteurs les plus spirituels, il rapportait de son voyage
_le crêpe et_ _la joie_ d'un riche héritier. Il ne se passait guère
d'heures sans que Valentine pensât à ce retour, et cependant elle en
fut surprise comme d'une nouvelle inattendue. Tous les projets de
réponses qu'elle avait si sagement combinées avec M. de Saint-Albert,
se confondirent dans son esprit. Elle sentit qu'il lui serait bien
difficile de soutenir l'entrevue dans laquelle le commandeur
exigeait qu'elle déclarât au chevalier qu'une raison, dont elle ne
pouvait convenir, l'obligeait à refuser ses flatteuses propositions.
Elle devait accompagner cette phrase insidieuse de tous les
compliments qui peuvent rassurer l'amour-propre. Par ce moyen
le commandeur espérait voir retomber sur madame de Nangis le
ressentiment de M. d'Émerange, car celui-ci ne manquerait pas
d'accuser la comtesse d'inspirer à sa soeur l'excès de délicatesse
qui lui fesait rejeter l'offre de sa main. Alors Valentine, loin
d'être soupçonnée de dédaigner l'amour du chevalier, paraîtrait à
ses yeux comme la victime d'une amitié héroïque. En calculant ainsi,
M. de Saint-Albert s'était trop méfié de la candeur de Valentine,
pour lui confier tout ce qu'il attendait de cette ruse. Il lui avait
persuadé qu'en répondant de cette manière elle disait la vérité sans
trahir son secret, et laissait au chevalier encore assez d'espoir
pour lui ôter l'envie de se venger d'un refus humiliant.

Ce point convenu, le commandeur instruisit M. de Nangis du projet
que la marquise avait de répondre elle-même à M. d'Émerange. Le
comte s'en réjouit en pensant que si sa soeur avait le dessein de
rejetter les voeux du chevalier, elle se serait probablement épargné
le désagrément de lui apprendre elle-même cette mauvaise nouvelle.
Ravi de cette espérance, le comte s'empressa de la faire partager à
celui qui devait en recueillir le fruit. M. d'Émerange reçut la
confidence en homme que le succès n'étonne jamais; il promit au
comte de se rendre à l'invitation qu'il lui fesait de dîner le jour
même chez lui, et ne douta pas que Valentine ne lui offrît, dans
cette journée, quelques moyens d'attendre patiemment sa réponse.

Il était déja trois heures, on n'attendait plus qu'une seule
personne pour se mettre à table, lorsqu'on annonça M. le comte
d'Émerange (c'était son nouveau titre). Ce nom provoqua des émotions
bien différentes: madame de Nangis tressaillit de plaisir, et
Valentine rougit d'embarras. Mais, à moins d'être dans le secret des
femmes, on risque souvent de se tromper sur les impressions qu'elles
reçoivent; et de moins présomptueux que M. d'Émerange auraient pu
interpréter comme lui le trouble de Valentine; cependant il n'eut
pas l'air de le remarquer; mais, quand il lui adressait la parole,
il prenait un ton de reconnaissance qui semblait la remercier
d'avance de tout ce qu'il attendait de son amour. Ses mots
ingénieux, ses regards pénétrants étaient pour Valentine, mais tous
ses soins étaient pour la comtesse: il paraissait vouloir se faire
un mérite auprès de la première des égards qu'il conservait pour
l'autre. Du reste, sérieux sans affectation, il répondait avec
politesse à tous ceux qui se composaient le visage pour venir lui
adresser des compliments de condoléance et des félicitations, sur la
perte et l'héritage qu'il venait de faire. Madame de Nangis, que ce
genre de conversation ennuyait à périr, fit entendre aux personnes
qui s'obstinaient à savoir les détails de la mort du défunt, que la
sensibilité de M. d'Émerange en serait trop affectée, et les pria de
parler d'autre chose. On lui obéit sans peine; car au fond les plus
curieux ne se souciaient pas beaucoup d'en apprendre davantage sur
un événement qui leur était indifférent. Aussi fut-il bientôt
oublié; en moins d'un quart d'heure la gaîté redevint générale; et
la sensibilité de M. d'Émerange ne s'en offensa point. Son naturel
piquant et le penchant qui l'entraînait vers la plaisanterie, se
laissaient même entrevoir à travers le maintien grave que lui
imposait la couleur sombre de son vêtement; et comme on ne respecte
guère dans le monde que le deuil qu'on porte sur la physionomie,
une jeune femme qui ne se souvenait plus de celui du comte
d'Émerange, vint l'engager à chanter. Aussitôt chacun joignit ses
instances à celles de l'aimable étourdie; et ce n'est qu'à l'air
indigné qu'il prit pour refuser la proposition, qu'on s'en rappella
toute l'inconvenance.

Cependant la soirée s'avançait, et M. d'Émerange n'avait pu trouver
l'occasion de dire un mot en particulier à Valentine: il est vrai
que placée auprès de sa belle-soeur, il était impossible de parler à
l'une des deux sans être entendu de l'autre. Pour se dédommager de
cette privation et faire comprendre à Valentine qu'il comptait sur
ce qu'elle avait chargé le commandeur de lui faire savoir, M.
d'Émerange ne quitta plus celui-ci, et lui fit de grandes
démonstrations de reconnaissance, pour que la marquise devinât qu'il
le remerciait de l'intérêt qu'il avait pris à lui dans cette
circonstance. Valentine le comprit assez; et lorsque le commandeur
s'approchant d'elle, lui dit tout bas: Allons, du courage, demain
l'on ira chercher votre réponse; souvenez-vous de ce dont nous
sommes convenus; elle répondit en tremblant: Jamais je n'aurai la
présence d'esprit qu'exige un semblable entretien; par pitié,
faites en sorte de me l'épargner.--Cela est impossible.--Du
moins, n'aura-t-il pas lieu demain, car j'ai à sortir toute la
journée.--Voilà bien le propos d'un enfant qui croit tout gagner en
différant l'instant de boire sa médecine,--Pourquoi tant se presser
d'annoncer une chose désagréable?--Pour n'avoir plus à la dire;
d'ailleurs je vous ai suffisamment démontré la nécessité de cette
démarche; mais je le vois bien, ce n'est pas moi qui vous y
déciderai, un autre en pourra seul obtenir l'honneur. Ici on vint
les interrompre; et Valentine se retira plus indécise que jamais sur
ce qu'elle allait faire.

Le billet qu'on lui remit le lendemain à son réveil, lui rappela les
derniers mots du commandeur. Elle le décacheta en disant: Voilà qui
va fixer toutes mes incertitudes; et son coeur se livra d'avance au
plaisir si doux d'obéir à ce qu'on aime; il faut avoir souffert les
tourments attachés à la détermination d'une décision importante
pour connaître tout le prix d'un ordre absolu. De combien de
responsabilités il délivre. On profite du bien qu'il produit sans
avoir à se reprocher le mal qui en résulte; et, quand cet ordre
n'est qu'un desir, que de charmes dans l'obéissance!


ANATOLE A VALENTINE.

«Il y va du repos de votre existence, me dit-on: ah! Valentine, au
nom du ciel, au nom de celui qui ne respire que pour vous adorer,
suivez le conseil qu'un ami sage vous donne; j'ignore ce qu'il exige
de votre soumission, mais dût-il vous demander ma vie, n'hésitez pas
à la promettre, elle est à vous. Enfin, quel que soit le sacrifice,
oubliez la pitié que mon sort vous inspire, et songez que ma
destinée entière est dans votre bonheur.»



CHAPITRE XXVIII.


«Voilà qui est décidé, dit Valentine en serrant le billet dans son
sein, je ne sortirai pas de la journée, et M. de Saint-Albert sera
content de moi.» Ce qui voulait dire tout simplement: Anatole le
desire, et j'obéis sans peine. En effet, dès ce moment l'ennui de
l'entretien qu'elle redoutait disparut à ses yeux; elle rassembla
ses idées avec ordre, et s'appliqua à prévoir les objections que lui
ferait M. d'Émerange, pour arranger ses réponses d'avance. Mais
cette belle précaution eut le succès ordinaire. La conversation
s'entama tout autrement que la marquise ne l'avait prévu; et il lui
fut impossible de placer une seule de ces phrases si ingénieusement
méditées. Heureusement pour elle, son esprit suppléa sans peine au
défaut de sa prévoyance.

M. d'Émerange, qu'une conversation sérieuse effrayait toujours,
commença par plaisanter Valentine sur l'excès de sa fraîcheur, en
lui disant qu'il était bien cruel de retrouver la femme qu'on
adorait ainsi embellie par l'absence. Ce ton de gaîté fut aussitôt
adopté par la marquise; elle sentit qu'il servirait à-la-fois sa
franchise et sa politesse. M. d'Émerange lui sut bon gré de prendre
ainsi le ton qu'il préférait, et regarda cette condescendance comme
une suite de la facilité qu'on a communément de saisir les manières
des gens qu'on aime. Après lui avoir témoigné sa reconnaissance par
mille choses flatteuses, il ajouta: Que je vous remercie de m'avoir
épargné la frayeur d'entendre mon arrêt prononcé par votre frère;
je sens qu'il m'aurait dit vingt fois que j'étais le plus heureux
des hommes, sans me le persuader un instant, et je crois en vérité,
qu'un refus de votre bouche m'attristerait moins qu'une bonne
nouvelle sortie de la sienne.--Cela m'encourage, reprit en souriant
Valentine.--N'allez pas abuser de cet aveu, pourtant.--Non, mais il
me rassure, et m'engage à vous déclarer franchement...--Que vous me
détestez peut-être.--Je mentirais; et vos procédés envers moi vous
répondent au contraire de ma reconnaissance.--Je me soucie bien de
votre reconnaissance; vraiment je ne la mérite pas, car j'ai fait
tout ce que j'ai pu pour ne vous point aimer.--Pourquoi vous
êtes-vous découragé sitôt?--Ah! vous vous en plaignez, c'est une
manière de m'avouer....--Que toute honorée que je me trouve de votre
choix, je n'y saurais répondre.--Et peut-on savoir la raison qui me
condamne à d'éternels regrets? reprit le comte, d'un air moitié
piqué et moitié dédaigneux.--Voilà ce qu'il faut que vous deviniez,
dit en rougissant Valentine.--Mais si je la devine, vous n'en
conviendrez pas?--Cela est vrai.--Eh bien! tant mieux, j'en agirai
plus librement. Jusqu'à présent le desir de vous plaire et la
crainte de voir troubler votre repos par la colère d'une femme dont
la vanité se blesse de toutes les préférences qui ne sont pas pour
elle, m'ont fait supporter patiemment ses caprices. Me voilà enfin
dispensé de jouer plus long-temps un rôle ridicule qui n'eût jamais
été le mien, sans l'espérance de me voir récompensé de tant de
sacrifices. Au fait, je ne suis pas tenu à plus d'égards qu'on n'en
a pour moi; et votre franchise me semble très-bonne à imiter. C'est
bien assez d'avoir à souffrir de son amour, sans se laisser
tourmenter par la folie d'une autre.--Vous n'avez pas toujours pensé
ainsi, et cette folie qui vous importune aujourd'hui vous plaisait
autrefois?--Faites-moi un crime de votre ouvrage! Pouvais-je
deviner qu'il arriverait du fond de sa province une femme qui me
tournerait la tête au point de ne plus voir qu'elle au monde?
Certainement j'aurais mieux fait de répondre aux sentiments qu'on
voulait bien me témoigner, que de persister dans ceux qu'elle
dédaignerait; je ferais mieux encore d'oublier ma disgrace en
cherchant loin d'elle quelques consolations; mais tout cela serait
sage, et par conséquent au-dessus de mes forces. Je ne me pique
point d'avoir cette vertu qui triomphe du sort; le mien veut que je
vous aime en dépit de vous, et nous verrons qui l'emportera de votre
volonté ou de ma constance.--Quels que soient vos projets, dit
Valentine, d'un ton suppliant, par pitié pour moi ménagez la
sensibilité d'une personne dont vous avez égaré la raison; songez
qu'un éclat la perdrait pour toujours; et ne me réduisez pas au
chagrin de la quitter pour la délivrer d'une odieuse présence.--Cette
prière rendit au comte toutes ses espérances. Il s'affermit dans
l'idée que la crainte de désespérer madame de Nangis était le seul
motif du refus de Valentine, et il vit en un instant tout le parti
qu'il pouvait tirer du sentiment généreux qui la mettait dans sa
dépendance. Empressé d'en faire l'épreuve, il répondit «Je m'engage
à suivre en tout votre exemple. Vous pouvez mieux qu'une autre
m'apprendre les ménagements qu'on doit aux victimes d'un amour qui
n'est point partagé.--Je le vois bien, reprit Valentine, en retenant
des larmes de dépit, il faut que je m'éloigne de cette maison où le
malheur va bientôt régner.--Oui, partez, répliqua M. d'Émerange avec
feu, laissez ici l'intrigue et la vanité se débattre entre elles, et
venez loin de cet empire de la coquetterie, venez éprouver la
sincérité des sentiments que vous faites naître. Choisissez la
retraite où rien ne saurait m'empêcher de vous suivre; là, vous
pourrez vous convaincre que le bonheur de vous voir, de vous aimer,
suffit à mon existence; et peut-être sentirez-vous alors le besoin
de récompenser tant d'amour.--Oh ciel! que me proposez-vous!
s'écria Valentine.--En ce moment la porte s'ouvrit, et l'on vit
paraître madame de Nangis, pâle, les yeux égarés, et paraissant se
soutenir avec peine; Isaure l'accompagnait, et quitta sa main pour
venir se jeter dans les bras de sa tante. Les caresses de cette
enfant tirèrent Valentine de l'espèce de stupeur où l'avait plongée
la subite apparition de la comtesse. Elle essaya de dire quelques
mots, mais le tremblement de sa voix trahissait son trouble, et lui
donnait un air coupable, tandis que M. d'Émerange, jouissant de
toute sa présence d'esprit, s'informait des nouvelles de la
comtesse, du ton le plus naturel, et avec toute la sérénité d'une
personne qui n'aurait pas eu la moindre chose à se reprocher envers
elle. C'est ainsi que l'effronterie met plutôt à l'abri du soupçon
que l'innocence.

Le bavardage d'Isaure fut d'un grand secours dans cette circonstance,
où chacun parlait au hasard, sans s'embarrasser de ce qu'il disait,
pourvu que cela n'eût aucun rapport avec sa pensée; mais si la
présence d'Isaure était appréciée, l'arrivée de madame de Réthel
parut un coup du ciel. Elle venait rappeler à Valentine l'engagement
qu'elles avaient pris de dîner le même jour chez la princesse de
L.... Il était déja tard; la marquise n'avait point encore commencé
sa toilette, madame de Réthel en fit la remarque, et M. d'Émerange
se retira. Madame de Nangis le suivit, en priant sa belle-soeur de
l'excuser auprès de la princesse.--«Je ne saurais profiter de son
invitation, ajouta-t-elle, je souffre beaucoup, et vous pourrez lui
affirmer que ce n'est pas d'un mal imaginaire.»--Ces derniers mots
furent prononcés avec l'accent du reproche; ils allèrent frapper au
coeur de Valentine; et la tristesse qu'elle en ressentit, résista
même au souvenir d'Anatole.



CHAPITRE XXIX


Depuis ce jour, madame de Saverny ne goûta plus aucun repos.
Persécutée par son frère, pour céder au desir de M. d'Émerange, dont
la malignité inventait à chaque instant un nouveau moyen de la
compromettre, et ne cessait de la menacer d'abandonner madame de
Nangis à son ressentiment; poursuivie par la jalousie de sa
belle-soeur; effrayée des transports de l'amour d'Anatole;
Valentine, était dévorée de cette inquiétude qui précède le
malheur. Ne sachant plus comment y échapper, elle confia à M. de
Saint-Albert le projet qu'elle formait de partir secrètement pour
l'Italie, en fesant savoir seulement à son frère, qu'elle
entreprenait ce voyage pour se soustraire aux instances de M.
d'Émerange, et faire cesser le bruit d'un mariage auquel elle ne
consentirait jamais. Le commandeur, après avoir réfléchi long-temps
sur ce voyage, finit par l'approuver, en disant: Vous avez raison,
ce parti me semble le meilleur; mais il faut tout prévoir. Malgré le
plus grand mystère, M. d'Émerange saura bientôt où vous allez. Il
vous y suivra, il vous l'a promis, et dans sa position c'est le
meilleur parti qu'il puisse prendre, car cette preuve de dévouement
doit vous attendrir, ou vous perdre. Mais il est un moyen
d'échapper à ce double danger, en ôtant au public l'occasion de mal
interpréter une démarche fort simple; et ce moyen est d'emmener avec
vous deux personnes dont l'âge et la réputation deviennent les
garants de votre conduite aux yeux du monde, et dont l'amitié vous
protége contre toutes les tentatives d'un fat.--Puisque mon frère
m'abandonne, s'écria Valentine, en essuyant ses larmes, de qui
puis-je espérer une si grande preuve d'attachement?--On croirait,
reprit brusquement le commandeur, que votre coeur n'en est pas
digne, à la manière dont vous doutez de celui de vos amis. Si
quelqu'un m'avait dit: Il y a une personne dans le monde capable de
grands sacrifices pour vous épargner un malheur; je vous aurais
devinée tout de suite, moi.--Ah! mon ami! fut tout ce que put
articuler Valentine; elle se jeta dans les bras de M. de
Saint-Albert, qui la serra paternellement sur son coeur. Lorsque son
émotion lui permit de parler, il assura Valentine que madame de
Réthel serait enchantée de faire avec elle le voyage d'Italie. Nous
irons à petites journées, ajouta-t-il en riant, par égard pour l'âge
de l'aimable vieillard qui vous accompagne. Deux semaines suffiront
pour les préparatifs de ce petit enlèvement; et si le monde en
médit, comptez sur mon honneur pour réparer le tort que pourraient
faire au vôtre mes moyens de séduction.--Cette plaisanterie fit
sourire Valentine, et l'empêcha de se livrer à l'excès de son
attendrissement. Elle se contenta de serrer la main du commandeur,
en signe de reconnaissance; et tous deux se quittèrent, l'ame
pénétrée de cette douce joie qui naît également du bien que l'on
reçoit et de celui qu'on fait.

Mais ce délai de quinze jours accordé aux différents manèges de
l'amour-propre pouvait devenir bien funeste à Valentine; elle le
prévoyait, sans oser en témoigner sa crainte. Un service obtenu sans
l'avoir demandé rend si discret, qu'on préfère en perdre le prix,
que de s'en assurer par une nouvelle sollicitation. Aussi la
marquise se résigna-t-elle à attendre patiemment l'époque fixée pour
son départ. Elle imagina de se composer une manière de vivre qui la
mît à l'abri des scènes qu'elle redoutait le plus; et donnant
l'ordre à ses gens de ne laisser entrer chez elle que le commandeur
et sa nièce, elle se dit légèrement indisposée, et crut se faire
oublier de ceux qui la tourmentaient, en se délivrant de leur
présence. Pour se maintenir dans une résolution qui devait
lui coûter le plaisir de rencontrer Anatole, il fallait bien
trouver quelque dédommagement; et celui de lui écrire vint tout
naturellement à sa pensée. A la veille de faire une longue absence
on est plus confiant; il semble qu'on n'ait rien à redouter des
aveux de sa faiblesse; l'idée qu'on ne se reverra peut-être jamais,
en glaçant l'ame de terreur, la met au-dessus des considérations
ordinaires, et ce qu'on dit alors a quelque chose de la solennité
d'un dernier adieu. Cependant Valentine ne se laissa point entraîner
par le charme d'exprimer ses pensées à celui qui les inspirait
toutes. Elle lui parla des chagrins qui l'obligeaient à s'éloigner
de sa famille, sans lui laisser soupçonner le secret de madame de
Nangis; et comme elle donna pour raison de son voyage le desir de
fuir M. d'Émerange, il est à présumer qu'Anatole fut de son avis,
et qu'il trouva la lettre charmante.

M. d'Émerange s'étant déja présenté plusieurs fois chez madame de
Saverny, sans être reçu, devina qu'elle lui avait fait défendre sa
porte. Ce procédé le choqua vivement; il se promit de s'en venger;
et alla s'en plaindre à M. de Nangis, comme d'une insulte que sa
conduite respectueuse envers sa soeur n'aurait pas dû lui attirer.
M. de Nangis qui mettait le plus grand intérêt à maintenir les
espérances du comte, l'assura que ce n'était sûrement qu'un
malentendu de la part des gens de la marquise. Pour s'en convaincre,
il se rendit chez elle, et demanda à la voir; mais on lui répondit
que madame était souffrante, et reposait en ce moment. Assez
mécontent de cette réponse, il fit appeler mademoiselle Cécile pour
la questionner sur la maladie de sa maîtresse. A la manière dont on
l'interrogeait, mademoiselle Cécile vit bien qu'il fallait mentir;
mais, comme elle n'avait point reçu d'instructions à ce sujet, elle
fit tant de mensonges inutiles, qu'elle laissa soupçonner la vérité.
M. de Nangis en conçut beaucoup d'humeur, mais il la dissimula sous
l'apparence d'une vive inquiétude. Se promettant bien d'éclaircir ce
mystère, il entra chez sa femme en disant: Vous ignorez sûrement que
Valentine est malade, elle n'est point sortie depuis deux jours, et
ne reçoit personne; cela m'inquiète, et je vous engage à forcer sa
porte pour lui offrir vos soins.--Je m'en garderai bien, reprit la
comtesse d'un ton amer, cela m'est arrivé une fois la semaine
dernière; et je n'ai pas envie de recommencer une pareille
gaucherie. Cette phrase devait exciter la curiosité de M. de Nangis;
et pour la satisfaire, la comtesse raconta comment elle avait trouvé
M. d'Émerange en tête à tête avec sa belle-soeur. Elle accompagna ce
récit de plusieurs réflexions malignes, qui indignèrent M. de
Nangis. Il crut de son honneur de justifier Valentine des
soupçons qu'on osait concevoir sur elle, en disant qu'il était
bien permis de recevoir avec intimité l'homme que l'on devait épouser
incessamment.--M. d'Émerange épouse votre soeur? s'écria la
comtesse, d'une voix étouffée.--Vraiment nous en aurions parlé
plutôt, reprit M. de Nangis, sans remarquer la fureur qui se
peignait dans les yeux de sa femme, mais je ne sais quelle pruderie
empêche Valentine de se décider; elle aime très-certainement M.
d'Émerange; vous l'aviez déjà deviné, et depuis tout l'a confirmé.
Cependant elle hésite, et donne pour prétexte la légèreté du comte,
et cent autres mauvaises raisons dont vous pourriez facilement lui
démontrer le ridicule. Peut-être aura-t-elle plus de confiance en
vous: d'ailleurs vous triompherez mieux que moi de ces idées
romanesques sur la constance. Ayez l'air de croire à celle du comte,
et vous l'en convaincrez sans peine. Sur ce sujet, une femme sait
toujours en persuader une autre; et je parie que votre esprit aura
bientôt fait disparaître l'obstacle qu'elle oppose au mariage le
plus brillant qu'elle puisse faire. Si vous réussissez, comme je
n'en doute pas, vous pouvez compter sur la reconnaissance de M.
d'Émerange, car il est amoureux fou de Valentine.» On peut imaginer
ce qui se passa dans l'ame de la comtesse, à chaque mot de ce
discours. Plongée dans une espèce d'anéantissement, elle s'efforçait
vainement de rompre le silence; un poids énorme semblait oppresser
sa poitrine; et, lorsque par un mouvement courageux elle essayait de
répondre à ces mots cruels qui déchiraient son coeur, sa voix
expirait sur ses lèvres livides. Un état aussi violent devenait
impossible à dissimuler; et M. de Nangis allait peut-être découvrir
le plus affreux secret, lorsqu'un domestique vint lui remettre un
billet, qui demandait une prompte réponse. Le comte sortit alors en
recommandant à sa femme de ne point oublier ce qu'il venait de lui
dire, et tout ce qu'il attendait de sa complaisance.

O vous, que de funestes passions égareront peut-être un jour, que ne
pouvez-vous contempler leur hideux effet sur le coeur et les traits
de cette femme jeune et belle! La pâleur de la mort couvre son
visage; son regard éteint ne se ranime que lorsqu'un projet de
vengeance vient flatter son imagination. Cette bouche, qu'embellissait
l'expression d'une gaîté piquante, ne sourit plus qu'à l'idée de
punir l'innocence du crime d'être aimée; et cet esprit élégant et
coquet, autrefois uniquement occupé du desir de plaire, ne l'est
plus maintenant que du barbare soin de chercher les moyens les plus
sûrs de perdre sa rivale: aucun ne lui paraît trop cruel ou trop
bas. Enfin les sentiments affreux que la vanité outragée inspire à
cette femme coupable semblent flétrir à-la-fois son ame et sa
beauté.



CHAPITRE XXX.


Pendant qu'il se tramait tant de conspirations contre le repos de
Valentine, mademoiselle Cécile l'instruisait de la visite de M. de
Nangis, et de l'humeur qu'il avait témoignée lorsqu'on lui avait
signifié qu'il ne pouvait entrer chez sa soeur. «Allons, dit
Valentine, je vois qu'il me faut renoncer même au plaisir d'être
seule, puisque je ne puis m'y livrer sans offenser quelqu'un.» Et
elle se disposa à sortir pour échapper, s'il était possible, à
quelque visite importune. En s'occupant d'habiller sa maîtresse,
mademoiselle Cécile rompit le silence qui lui était imposé
ordinairement par celui que gardait la marquise avec elle, pour lui
dire: «Madame fait très-bien de sortir aujourd'hui, car je ne sais
ce qui se passe dans la maison, mais c'est à coup sûr quelque chose
d'étrange; madame la comtesse tourmente et gronde tous ses gens
à-la-fois; M. de Nangis a demandé ses chevaux plutôt qu'à
l'ordinaire; Richard a déja porté ce matin trois lettres de sa
maîtresse chez le comte d'Émerange, et j'étais à peine levée quand
madame votre soeur m'a fait appeler pour lui donner de vos
nouvelles, et répondre à cent questions sur la santé et les
occupations de madame; après avoir dit que madame avait été
indisposée depuis plusieurs jours, j'ai répondu à tout le reste: _Je
n'en sais rien_; et madame la comtesse, ennuyée de m'entendre
toujours répéter la même chose, m'a renvoyée en disant: Quelle
sotte!»

La marquise n'eut pas l'air de faire grande attention au rapport de
mademoiselle Cécile, et feignit de regarder la curiosité de sa
belle-soeur comme une preuve de l'intérêt qu'elle portait à sa
santé; mais elle s'affligea en secret de voir jusqu'où s'abaissait
la fierté de la comtesse. Qu'aurait-elle donc pensé si elle avait pu
deviner que l'excès du ressentiment de cette insensée la porterait
ce jour-là même à user de son autorité dans sa maison, pour se
faire remettre dans le plus grand mystère les lettres adressées à
madame de Saverny. L'espérance d'en trouver une de M. d'Émerange,
qui lui apprendrait plus sûrement la vérité de ses rapports avec
Valentine, était le seul motif de cette indigne action, dont le vil
confident vint bientôt chercher la récompense. Vingt-cinq louis
furent le prix de trois lettres remises à la comtesse par un laquais
infidèle. De ces trois lettres l'une portait le timbre de Nevers, la
seconde était un simple billet d'invitation qu'on pouvait lire sans
le décacheter, et, sur la troisième, on ne reconnaissait pas
l'écriture de M. d'Émerange. C'était donc inutilement pour cette
fois que madame de Nangis venait de se laisser entraîner au plus
indigne procédé; mais elle en pouvait assurer le secret en rendant
les trois lettres comme elle les avait reçues. Sa conscience
accueillait cette idée; avec une morale peu sévère, on se croit
facilement innocent du mal dont on ne recueille pas le fruit. La
comtesse se parait déja à ses propres yeux du mérite de résister au
mouvement d'une curiosité sans objet, lorsqu'un nouveau soupçon vint
triompher de tous ses scrupules. Elle pensa que M. d'Émerange
pouvait bien se servir d'une autre main que la sienne pour écrire
l'adresse de ses lettres à madame de Saverny. C'était un moyen
souvent employé pour tromper les regards des jaloux; et madame de
Nangis se rendait justice en supposant aux autres le desir
d'échapper à son indiscrétion; à force de supposer ce qu'elle
espère, elle croit céder à la certitude de tout apprendre, et rompt
le cachet.... Bientôt une joie féroce étincelle dans ses yeux. Elle
tient enfin l'instrument d'une vengeance sûre, qui va frapper du
même coup l'ingrat qui la trahit, et la femme qu'on lui préfère.
Munie de ce précieux dépôt, elle attend dans toute l'agitation d'une
affreuse espérance le moment où le comte d'Émerange a promis de se
rendre chez elle. Pour obtenir de lui cette promesse, il avait fallu
employer la ruse, et lui cacher sur-tout ce qu'on avait appris de
M. de Nangis. Ce soin important était le sujet des billets dont
mademoiselle Cécile avait parlé à sa maîtresse, et auxquels le comte
venait de répondre, en cédant avec peine aux instances de madame de
Nangis.

Lorsque M. d'Émerange parut, la comtesse prit un air riant pour le
complimenter sur son futur mariage et sur le bonheur d'être aimé
d'une femme accomplie; elle se vanta d'avoir prévu que cette
provinciale, dont on prétendait se moquer, serait avant peu
l'héroïne d'un roman nouveau, qui finirait par le dénoûment
ordinaire. Avant de répondre à ces compliments ironiques, le comte
chercha a démêler la véritable pensée de madame de Nangis sur cet
événement. Il crut un instant que sa fierté l'emportait sur sa
jalousie, et que le dédain triomphait de sa colère; il se
réjouissait de lui voir prendre un parti si convenable. Mais le
dépit d'une femme, ainsi que son amour, se trahit par ses soins
mêmes à le cacher; et ce fut à la gaîté factice de la comtesse, que
M. d'Émerange devina l'excès de son ressentiment. Cette découverte
l'engagea à nier l'amour qu'on lui supposait pour la marquise; il
convint seulement d'avoir consenti au projet de M. de Nangis, qui
mettait la plus grande importance à ce mariage, et en avait fait
toutes les démarches, avant même qu'il les eût approuvées. Il
ajouta, en regardant finement la comtesse, que des raisons faciles
à comprendre l'avaient empêché d'apporter beaucoup de résistance aux
volontés de son mari, et que d'ailleurs on lui avait fait sentir la
nécessité de se marier, comme étant l'unique rejeton de sa famille.
Toutes ces considérations, dit-il, m'ont déterminé à laisser agir le
zèle de mes amis; leur choix est tombé sur madame de Saverny, dont
le rang et l'éducation sont dignes de la place que le Roi veut bien
destiner à ma femme. Et c'est plus encore par convenance que par
inclination que je me décide à l'épouser.--Je suis bien aise de voir
tant de raison dans votre amour, reprit la comtesse, en s'apercevant
aussi de la mauvaise foi du comte, il en sera moins surpris du
sort qu'on lui réserve.--Vous savez que sur ce point je suis
très-philosophe.--On l'est sans peine quand on se croit aimé.--Je ne
saurais me prévaloir de cet avantage, car votre belle-soeur ne m'a
point fait d'aveu; elle prétend au contraire avoir une raison de
refuser ma main, qu'elle ne veut avouer à personne.--La voulez-vous
savoir?--Vous m'allez dire comme M. de Nangis, qu'elle a peur de
ma légèreté.--Non, elle vous rend trop de justice.--Au fait,
répliqua-t-il, en jetant un regard tendre sur la comtesse, elle
ferait mieux peut-être de redouter ma constance.--Non, Monsieur,
elle a, pour dédaigner votre amour, de meilleures raisons que
toutes celles-là. Tenez et jugez-en vous-même. En disant ces mots
elle remet au comte la lettre suivante, et savoure le plaisir de la
lui voir lire en tremblant de colère.

«Vous partez, Valentine, et c'est le desir d'échapper aux
importunités d'un fat qui vous éloigne des lieux que vous
embellissez! L'honneur de l'emporter sur vos rivales, celui de
briller à la cour de tout l'éclat de la fortune et de la beauté; le
triomphe plus grand encore de fixer un coeur voué à l'inconstance;
enfin, tous ces plaisirs enivrants de la vanité ne peuvent donc vous
séduire? Vous réalisez le voeu que je formai en vous voyant pour la
première fois. Ah! me disais-je alors, si j'étais le créateur d'un
aussi bel ouvrage, je voudrais le parer de toutes les vertus.

«Vous partez, et des pleurs de regrets ne viennent pas obscurcir mes
yeux, et je ne maudis point cet exil volontaire! Tant de courage
doit vous sembler un prodige, à vous qui savez que j'ai besoin pour
vivre du même air que vous respirez; mais songez à ces timides
oiseaux, qui, sans oser approcher du soleil, traversent les mers
pour jouir en tout temps des bienfaits de sa présence, et vous aurez
bientôt le secret de ma résignation.»

Après un moment de silence, pendant lequel M. d'Émerange cherchait
à modérer sa rage, il jeta les yeux sur madame de Nangis, et fut
frappé de la joie qu'il vit éclater dans les siens. L'idée qu'elle
se repaissait du plaisir de le voir humilié, lui inspira l'envie de
s'en venger en l'humiliant elle-même. «Cette lettre n'est point
signée, dit-il avec mépris, et rien ne prouve qu'elle soit destinée
à la marquise.--Quoi, s'écria la comtesse, transportée de fureur, le
nom de la marquise de Saverny, n'est-il pas sur l'adresse; et ne
lisez vous point celui de Valentine?--Belle preuve! chacun en peut
écrire autant à la femme qu'il veut calomnier ou compromettre.
D'ailleurs, si cette lettre était connue de la marquise, comment se
trouverait elle entre vos mains? Ici madame de Nangis resta
interdite, son front se couvrit de rougeur; mais tout-à-coup,
bravant la honte par la colère, elle arracha la lettre des mains du
comte, et dit: «Puisque votre misérable amour préfère m'outrager par
le plus odieux soupçon que d'en croire l'évidence, je saurai bien
vous convaincre sans m'abaisser à me justifier. Mais si je me livre
à tout l'excès de mon indignation, n'accusez que vous des malheurs
qui en seront la suite. Le ciel m'est témoin que d'aussi barbares
sentiments n'ont jamais possédé mon ame; je vous les dois tous et
vous en subirez l'effet. J'ai appris de vous comment on peut
joindre la perfidie à l'insulte; vous apprendrez de moi comment on
se venge du mépris.» En finissant ces mots, la comtesse sortit avec
précipitation de la chambre; et, défendant au comte de la suivre,
elle alla s'enfermer dans son cabinet.



CHAPITRE XXXI.

Le bruit d'une voiture qui entrait dans la cour réveilla madame de
Nangis de l'espèce d'anéantissement qui avait succédé à sa colère;
elle craignit de se faire voir dans le désordre où elle était, et
s'empressa d'ordonner qu'on éloignât, sous un prétexte quelconque,
la visite qui arrivait: mais on lui répondit que le carosse dont
elle avait entendu le bruit, était celui de M. le comte, qui venait
de rentrer. En effet, le comte arrive presque aussitôt. Frappé de
l'altération qu'il remarque sur le visage de sa femme, il lui en
demande la cause: elle hésite à répondre; son mari insiste; elle se
trouble encore davantage; et la nécessité de sortir d'embarras
venant ajouter au desir de se venger, la comtesse feint de trahir
avec peine le secret de sa belle-soeur. Elle raconte qu'un hasard,
dont on ne doit accuser que la négligence de Valentine, a fait
tomber entre ses mains la lettre qu'elle montre à M. de Nangis, et
donne pour prétexte de l'émotion que son mari a remarquée, le
chagrin profond que lui cause la conduite d'une personne qu'elle
n'aurait jamais soupçonnée d'une pareille intrigue. Cette première
dénonciation accueillie l'oblige à de nouveaux mensonges. Plus cette
indigne action coûte à sa conscience, et mieux elle en veut assurer
le prix. Enfin, l'esprit, la ruse, la trahison, la fausse pitié,
tout fut employé pour abuser la tendresse d'un frère, et le porter à
la plus coupable injustice.

Lorsque, par ses différentes insinuations, la comtesse eut exalté la
colère de son mari contre Valentine, elle pensa que c'était le
moment de les mettre en présence. La marquise venait justement de
rentrer. Son frère la fit prier de se rendre auprès de lui. Elle
arrive: à son aspect la comtesse frémit. Il lui semble que la preuve
de ses torts est tout entière dans l'air innocent de Valentine, et
que l'accusée n'a qu'à lever ses yeux pour se justifier de tant de
calomnies.

«Connaissez-vous cette lettre? dit alors M. de Nangis, du ton d'un
juge sévère.»--J'ignore ce qu'elle contient, reprit en balbutiant
Valentine, qui avait déjà reconnu l'écriture d'Anatole.--Cependant
elle vous est adressée, reprit le comte, et celui qui l'écrit se
croit probablement assez connu de vous pour n'être pas obligé de la
signer.--Ici la marquise prit la lettre des mains de son frère, en
lut l'adresse, et lança à sa belle-soeur un regard de mépris qui ne
laissa à la comtesse aucun doute sur le soupçon qui venait
d'éclairer Valentine. Confuse de voir sa lâcheté devinée, elle n'en
supporta la honte que dans l'espérance de jouir à son tour de la
confusion où se trouverait sa rivale, en lisant les expressions de
cet amour qu'elle voulait cacher, et en répondant à l'espèce
d'interrogatoire que M. de Nangis ne manquerait pas de lui faire
subir. Mais elle fut bien étonnée, lorsqu'elle s'aperçut que cette
lecture, loin de troubler Valentine, sembler ranimer son courage,
et calmer son agitation. Le comte, surpris lui-même de cette
tranquillité, dit avec impatience: Eh bien! madame, daignerez-vous
m'expliquer ce mystère, et m'apprendre si vous connaissez l'auteur
de cette lettre?--Je pourrais avant tout, reprit la marquise avec
dignité, demander comment il se fait qu'elle se trouve dans vos
mains avant de m'être parvenue; mais je veux ignorer sur qui doit
tomber le mépris attaché à de tels procédés. Votre âge, le titre de
chef de notre famille, et plus encore, la tendresse que vous m'avez
toujours témoignée, vous donnent sur moi les droits d'un père; et
c'est au nom de ces droits que je consens à vous répondre avec
toute la sincérité que vous devez attendre de mon caractère. Cette
lettre m'était destinée, et j'en connais l'auteur.--Je desire
infiniment savoir le nom de ce monsieur qui traite si bien
de fat l'homme le plus aimable que je connaisse.--Son nom? Je
l'ignore.--Quoi? s'écria la comtesse, en éclatant de rire d'une
manière impertinente, vous ignorez le nom de celui qui veut vous
suivre au-delà des mers?--Valentine ne daigna point faire attention
à cette épigramme; mais elle en punit bientôt la comtesse, en la
livrant à la plus cruelle inquiétude. Après s'être épuisé en
sentences plus ou moins éloquentes sur l'extravagance des femmes,
M. de Nangis dit à sa soeur;--«Il ne faut pas douter que l'amour de
ce beau sylphe ne soit l'unique cause des refus que vous adressez à
M. d'Émerange!--Non, répondit Valentine, cet amour n'est pas la
seule cause de mon refus.--C'est pourtant de cette belle passion
dont vous avez voulu parler, en nous assurant qu'un motif secret
vous empêchait d'accepter sa main.»--En cet instant, les yeux de
Valentine se tournèrent sur madame de Nangis, elle la vit dans
l'attitude d'un coupable qui attend le prix de ses méchancetés. Un
affreux tremblement agitait ses membres; elle écoutait d'un air
avide les mots qui allaient sortir de la bouche de sa belle-soeur,
et semblait implorer la pitié de sa victime. Il fallait s'être
laissée entraîner à tous les torts d'une passion insensée pour
méconnaître ainsi le coeur de Valentine; mais le premier châtiment
de ceux qui renoncent à la vertu est de n'y plus croire. Aussi
l'étonnement de madame de Nangis fut-il à son comble, lorsqu'elle
entendit Valentine donner pour raison de son refus la différence de
son caractère avec celui de M. d'Émerange, et beaucoup d'autres
motifs, sans ajouter un mot qui pût faire soupçonner les sentiments
de la comtesse. Ce procédé généreux, en dissipant sa crainte, la
livra au remords; et rien ne saurait peindre ce qu'elle souffrit en
voyant son mari s'animer de plus en plus contre sa soeur, et finir
par l'outrager au point d'appeler du nom d'intrigue son intimité
avec Anatole. Valentine avait supporté cette injure avec la
résignation qui naît de l'innocence; mais quand elle se vit en même
temps accuser de tous les manèges de la coquetterie envers le comte
d'Émerange, la fierté de son ame se révolta de cette insulte. Elle
déclara qu'aucune considération ne pouvait l'engager à souffrir les
expressions du mépris de personne, pas même de son frère; et elle
sortit en l'assurant que désormais il n'aurait plus l'occasion de la
traiter avec tant d'injustice.

«Le voilà donc arrivé ce fatal moment que j'ai si souvent redouté!
s'écria Valentine, quand elle fut seule. Mon imprudence et la plus
indigne calomnie m'enlèvent jusqu'à l'estime de mon frère, je ne
puis plus habiter sa maison, sans trahir l'horreur que m'inspire
tout ce qui s'y passe. Il faut m'en éloigner; il faut quitter cette
famille que j'avais regardée comme un asyle protecteur, et emporter
avec moi le mépris et la haine de deux êtres sur qui j'avais placé
mon respect et ma tendresse!» En se livrant à ces tristes pensées,
Valentine fondait en larmes. Mais son attendrissement, loin
d'affaiblir sa résolution, redoublait le desir qu'elle avait de
cacher sa peine à tous les yeux. Dans ce dessein, elle écrivit au
commandeur qu'un obstacle imprévu l'obligeait à renoncer au projet
d'aller en Italie; qu'elle était à la veille de partir pour Saverny,
où une affaire importante la rappelait, mais qu'elle desirait
vivement le voir avant de s'éloigner de Paris. Le domestique chargé
de porter ce billet eut ordre de n'en remettre la réponse qu'à la
marquise elle-même. Cette réponse se fit attendre jusqu'à dix heures
du soir; le domestique s'excusa de la rendre aussi tard, en disant
qu'il s'était cru obligé d'aller la chercher jusque chez madame de
Réthel, à Auteuil, ou M. de Saint-Albert devait dîner. Il ajouta,
qu'en sortant de table le commandeur avait été pris subitement
d'une attaque de goutte qui l'avait forcé de se mettre au lit. Le
billet était écrit de la main de madame de Réthel, qui donnait à
Valentine les détails de ce fâcheux accident, et l'engageait à
venir s'établir quelques jours à Auteuil, pour adoucir par sa
présence les maux de leur vieil ami. La plus sincère affection, la
reconnaissance, tout fesait un devoir à Valentine de se rendre à
cette invitation, qui lui offrait en même temps une occasion de
prodiguer ses soins au seul protecteur qui lui restât, et un
prétexte de s'éloigner de la maison de son frère.

Elle résolut de partir le lendemain, de grand matin, pour qu'on ne
s'étonnât point dans la maison de ne lui voir faire ses adieux à
personne, et chargea mademoiselle Cécile d'instruire les gens de la
comtesse du motif qui la déterminait à se rendre sans délai chez
madame de Réthel. Ces arrangements finis, Valentine essaya de
prendre quelque repos, mais le sommeil ne vint point calmer ses sens
en la délivrant du souvenir de ses peines. L'idée de reposer pour la
dernière fois sous le toit fraternel remplissait son ame d'amertume:
elle contemplait avec douleur cet appartement si élégamment orné
pour la recevoir, où elle croyait passer sa vie au sein de sa
famille. La place où elle relisait les lettres d'Anatole, la table
sur laquelle elle y répondait, tout, jusqu'au petit fauteuil
d'Isaure, excitait ses regrets. Le coeur attache tant de prix aux
moindres objets qu'il va perdre! Valentine avait souvent desiré de
n'être jamais venue dans ces lieux témoins de ses chagrins; mais il
fallait s'en exiler pour toujours, et ses larmes coulaient à la
seule pensée de ne les plus revoir. C'est ainsi que la cause de nos
malheurs l'est quelquefois aussi de nos regrets.



CHAPITRE XXXII.


Sept heures venaient de sonner, les chevaux étaient déjà à la
voiture, et madame de Saverny, assise auprès d'une croisée,
attendait en silence que mademoiselle Cécile eût fermé tous ses
paquets pour se mettre en route; Antoinette venait à chaque instant
demander s'il était nécessaire d'emporter telle robe ou tel chapeau,
et mademoiselle Cécile s'empressait de lui répondre: «Cela est
très-inutile, puisque madame ne doit rester que huit jours à la
campagne.» Cette réponse fit soupirer Valentine, et la replongea
dans une triste rêverie, dont elle sortit tout-à-coup en se sentant
presser par les bras d'un enfant qui l'accablait de ses caresses.
«Quoi, dit-elle, en embrassant Isaure, déja levée, chère petite! le
bruit qu'on a fait dans la cour t'aura sans doute réveillée?--Oh!
non, ma tante, reprit l'enfant; je savais que vous deviez partir de
bonne heure; j'étais déja couchée depuis long-temps, lorsque
mademoiselle Cécile est venue le dire hier soir à ma bonne: elles me
croyaient endormie, et j'ai entendu tout ce qu'elles ont dit. Quand
j'ai su que j'allais rester huit jours entiers sans voir ma bonne
tante, j'ai voulu l'embrasser avant son départ. Mademoiselle Cécile
avait souvent répété que les chevaux étaient commandés pour sept
heures; je me suis dit: En comptant toutes les heures qui sonneront
à la pendule, je me réveillerai à temps. En effet, j'avais si peur
de me lever trop tard, que j'ai très-peu dormi. Quand j'ai entendu
du bruit dans la maison, je me suis habillée tout doucement, et je
suis vîte accourue ici.--Chère enfant, dit Valentine, en la
baignant de ses larmes!--Tu t'en vas donc pour toujours? s'écria
Isaure en voyant l'excès de la douleur de sa tante.--Non, je te
reverrai bientôt, je l'espère. Ne m'oublie pas.... Dis à ton père
que je pars en pleurant.... que je vous aime tous.... et que je vous
regretterai toute ma vie.» Ces paroles entrecoupees par des sanglots
achevèrent de désoler Isaure. Elle se jeta au cou de Valentine, en
pleurant aussi, et dit: «Encore, si j'avais ton portrait pour me
consoler quand tu n'y seras plus!--Eh bien, qu'est-il devenu?
demanda Valentine, avec une sorte d'inquiétude.--Je ne voulais pas
vous le dire, reprit Isaure en baissant les yeux, mais l'autre
jour, en jouant avec M. d'Émerange, la chaîne qui soutient le
médaillon s'est cassée, et le verre s'est brisé en tombant par
terre; j'ai bien pleuré quand j'ai vu ce malheur! Mais M. d'Émerange
m'a promis que bientôt il n'y paraîtrait plus. Il a pris le collier
en se chargeant de le faire raccommoder par son bijoutier, et il
doit me le rendre la semaine prochaine: c'est encore bien long à
attendre.» Valentine apprit avec peine que son portrait était entre
les mains du comte, mais elle ne fit aucun reproche à Isaure de le
lui avoir livré. Le mal était fait; il était inutile d'en apprendre
les conséquences à une enfant trop innocente pour les comprendre.
Elle se contenta de recommander à Isaure de ne plus s'adresser qu'à
elle lorsqu'il s'agirait de confier son portrait. Mademoiselle
Cécile vint en ce moment annoncer à sa maîtresse que tout était
prêt. Valentine fit un effort pour s'arracher des bras d'Isaure qui
voulait absolument la suivre, et ne consentit à la laisser partir
qu'à la condition d'aller la rejoindre à Auteuil aussitôt que madame
de Nangis en aurait accordé la permission. Quand il fallut se
séparer de _Love_, les pleurs d'Isaure redoublèrent. Enfin on calma
son chagrin par des cadeaux et des promesses; mais on ne put obtenir
d'elle de la faire rentrer dans la maison avant que la voiture ne
fût sortie de la cour; et Valentine était déjà bien loin, que la
petite voix d'Isaure lui criait encore adieu.

Le premier soin de la marquise, en arrivant à Auteuil, fut
d'instruire Anatole du séjour qu'elle comptait y faire, et d'une
partie des raisons qui la contraignaient à s'éloigner de sa famille.
La nécessité d'empêcher Anatole de lui adresser de nouvelles lettres
à l'hôtel de Nangis, l'obligeait à lui apprendre le sort qu'avait eu
la dernière; mais elle évita soigneusement de lui laisser soupçonner
la véritable cause de cette indiscrétion, qu'elle mit sur le compte
de la maladresse d'un laquais et d'une distraction de son frère.
Elle parla seulement des justes reproches qu'il lui avait fallu
supporter de la part de M. de Nangis, sur le tort de s'être ainsi
compromise; et finit par dire que l'impossibilité d'expliquer sa
conduite sans trahir un secret inviolable, lui avait fait prendre le
parti d'attendre loin de son frère le moment où elle pourrait se
justifier des soupçons qu'on osait concevoir contre elle. Mais, pour
atteindre à ce but, il fallait s'imposer des sacrifices, et réduire
aux plus simples expressions de l'amitié une correspondance qui
n'aurait jamais dû être fondée sur un autre sentiment. C'était à
cette seule condition que Valentine consentait à recevoir encore des
lettres d'Anatole; et elle en parlait déjà comme d'une chose
convenue, sans se douter qu'elle demandait l'impossible.

La douleur qui l'accablait se dissipa un peu à l'aspect du plaisir
que causa son arrivée chez madame de Réthel. Le commandeur prétendit
que la goutte pouvait s'amuser à ses dépens aussi long-temps qu'il
plairait à Valentine de lui servir de garde-malade; «Car, disait-il
en riant, qu'est-ce que cela me fait de souffrir, pourvu que je ne
le sente pas.» Cette folie paraîtra bien sensée à tous ceux qui ont
reconnu le pouvoir magique de la présence d'un ami sur les
souffrances les plus aiguës.

Si la gaîté de M. de Saint-Albert avait bravé la maladie, elle
s'éteignit bientôt en écoutant le récit des nouveaux chagrins de
Valentine. Il s'indigna de la voir l'objet d'une persécution aussi
peu méritée, et, dans son premier mouvement, il voulait écrire à M.
de Nangis pour l'éclairer sur l'excès de son injustice, et lui
prouver qu'il était de son honneur de la réparer. Mais Valentine le
conjura de renoncer à ce projet, en lui démontrant l'impossibilité
d'instruire son frère des calomnies dont elle était victime, sans
lui en dénoncer les auteurs. «Je ne le persuaderais pas, ajoutait
Valentine, il persisterait à me demander l'explication d'un mystère
que je ne comprends pas moi-même; et le silence qu'il me faudrait
garder sur plusieurs points envers lui, ajouterait encore à l'idée
des torts qu'il me suppose. Je ne regagnerais point sa confiance, et
sa femme la perdrait pour toujours. Le ciel me préserve de jeter
dans cette famille les premières semences du trouble qui doit y
naître un jour! J'en conviens, les reproches d'un frère pèsent
cruellement sur mon coeur, mais ceux que je pourrais m'adresser
l'oppresseraient bien plus encore!--Eh bien, soit, reprit le
commandeur, je vous obéirai; mais promettez-moi de ne plus vous
exposer à des scènes inévitables partout ailleurs qu'ici. Vous ne
savez pas encore ce que l'on vous réserve, et le parti que la
méchanceté va tirer d'une aussi belle circonstance; moi, je m'en
doute, et j'exige que vous choisissiez cette retraite pendant
l'orage. L'éclat que nous redoutions ne peut plus s'éviter. La
vengeance d'un amour-propre tel que celui de M. d'Émerange doit être
sanglante; puissent tous nos soins vous en mettre à l'abri. Mais
il est de la plus grande importance qu'il ignore à jamais le nom
de l'imprudent qui s'est permis sur son compte une injure
impardonnable. Vous ne doutez pas de toutes ses recherches pour le
découvrir. Joignez-vous à moi pour ordonner à Anatole de s'y
soustraire en s'éloignant de vous. Il est persuadé que sa lettre
n'est tombée qu'entre les mains de votre frère, et ne soupçonne pas
que M. d'Émerange en ait eu connaissance. Profitons de son erreur
pour lui demander au nom de votre repos un sacrifice que les peines
qu'il vous cause vous donnent bien le droit d'exiger. Sur-tout plus
de lettres, vous en voyez le danger. Il n'est point de secret qui y
résiste. Fiez-vous à mon amitié du soin de dissiper ses inquiétudes
sur votre sort. Calmez les agitations qui tourmentent votre ame, et
laissez lui croire en partant que son absence est le prix de votre
bonheur.--Disposez de moi, reprit en soupirant Valentine, je
souscris d'avance à tout ce que votre sage bonté imaginera pour nous
épargner de nouveaux malheurs. Mais je n'ai plus le courage qui
soutient la volonté; ordonnez pour moi.» L'émotion de Valentine
l'empêcha d'en dire davantage; elle sortit précipitamment pour
cacher l'excès de sa faiblesse, et s'enfuit dans un des bosquets du
jardin que le printemps commençait à parer, et là, sans s'apercevoir
des bienfaits d'une saison charmante, Valentine s'écriait en
pleurant: Il faut donc que je renonce à tout dans la nature!



CHAPITRE XXXIII.


Si le démon de la jalousie enfante les querelles entre les plus
tendres amants, celui de la vengeance sait réunir les plus fiers
ennemis, et l'humanité s'afflige de voir les serments consacrés a
cette furie, plus fidèlement gardés que les serments inspirés par
l'amour. Depuis long-temps M. d'Émerange convaincu de son empire sur
le coeur de madame de Nangis, dédaignait un succès facile que tout
le monde lui croyait acquis. Uniquement occupé d'un triomphe plus
flatteur pour sa vanité, la tendresse de madame de Nangis lui
semblait importune. Mais le plus humiliant revers avait remplacé ce
triomphe qu'il croyait certain. L'aveu de madame de Saverny, en
reconnaissant la lettre présentée par son frère, prouvait assez la
vérité; et la comtesse ne pouvait plus être accusée de mensonge.
Enfin, l'homme le plus brillant de la cour, celui dont tant de
femmes délaissées attestaient la séduction et l'inconstance, se
voyait joué par la simplicité d'une femme de province, et insulté
par un rival inconnu, dont l'obscurité semblait être le partage.
Tant d'injures réunies demandaient une réparation éclatante; et
comme la gloire d'un homme à la mode ne se soutient que par le
déshonneur d'un grand nombre de victimes, c'est la perte de la
réputation de madame de Saverny qui doit réhabiliter celle du comte
d'Émerange.

Pénétré de cette idée, il se rend chez madame de Nangis, en obtient
sans peine le pardon de ses torts; et, profitant de l'excès
d'indulgence qu'inspire le retour au bonheur, il avoue que, séduit
par les coquetteries de la marquise, il n'a pu se défendre d'un
attrait passager pour elle; mais qu'ayant bientôt reconnu la
différence du caprice au sentiment, il n'attendait plus qu'une
occasion de rompre sans impolitesse, pour venir retomber aux pieds
de la seule femme qu'il eût jamais aimée. Après ce perfide aveu,
desirant offrir une preuve incontestable de la sincérité de son
repentir, le comte sort d'un porte-feuille le portrait de Valentine,
et le livre à la comtesse comme un sacrifice qui lui répond de la
franchise de ses sentiments.

Dans tout autre moment la vue de ce portrait eût transporté de
colère madame de Nangis; mais quand le coupable dont on pleurait
l'abandon vient demander grace, s'indigne-t-on de quelque chose?
Elle ne vit dans cette preuve d'infidélité que le plaisir d'en
triompher; et son amour-propre satisfait trouva mille excuses aux
torts de M. d'Émerange. Mais plus elle redoublait de clémence pour
lui, et plus son ressentiment s'animait contre sa rivale. «Venir
ainsi, disait-elle, afficher les dehors d'une conduite austère,
parler de grands principes, se parer d'une candeur factice, et tout
cela pour enlever à son amie l'affection qui fesait son bonheur, et
sacrifier, l'amour d'un homme comme il faut à quelque aventurier!
Certainement je ne me donnerai point dans le monde le ridicule de
tolérer de semblables intrigues. M. de Nangis est bien libre
d'approuver les nombreuses faiblesses de sa soeur; mais il ne peut
m'obliger à jouer le rôle de confidente: aussi vais-je lui déclarer
que je ne saurais habiter plus long-temps avec elle. Il sentira bien
le tort qu'une intimité de ce genre pourrait faire à la réputation
de sa femme, et je ne doute pas qu'il n'écrive dès demain à la
marquise, pour l'engager à prolonger son séjour chez madame de
Réthel. Probablement son héros est quelque ami de cette prude; et
soit fierté, ou faiblesse, elle obéira sans murmurer aux volontés de
son frère.»

Ce plan servait à merveille les intentions de M. d'Émerange, et il
se félicitait en voyant à quel point on pouvait se servir de la
passion d'une femme pour se venger du mépris d'une autre: il quitta
la comtesse en la conjurant d'épargner sa belle-soeur auprès des
personnes que leur séparation allait surprendre. «Songez qu'elle
appartient à votre famille, disait-il, et que vous devez autant
qu'il vous sera possible, lui garder le secret de ses fautes.
D'ailleurs que vous importent ses caprices; vous êtes bien sûre
maintenant qu'ils ne vous coûteront jamais rien, ajoutait-il en
baisant la main de la comtesse. Ce qu'il faudrait seulement
découvrir, pour nous amuser un peu, c'est le nom de ce monsieur qui
m'honore d'une estime si particulière.--Pour peu que vous y teniez,
reprit la comtesse, nous le saurons bientôt; mais, si je consens à
vous servir dans la recherche que vous voulez en faire, c'est à
condition que vous m'assurerez qu'il n'entre pas le moindre
sentiment jaloux dans votre curiosité.--Moi, jaloux de ce chevalier
invisible? Je vous jure de ne l'être jamais, à moins pourtant qu'il
ne lui plaise aussi de vous tourner la tête.» Cette dernière
flatterie acheva d'enivrer la comtesse. La joie de régner encore sur
un coeur infidèle, la crainte de le voir s'échapper une seconde
fois, et l'idée, si trompeuse de se l'attacher pour toujours par la
reconnaissance, entraînèrent madame de Nangis dans tout l'excès
d'une générosité coupable.

Mais si les folies du coeur sont suivies d'un aveuglement complet
qui dissimule également à nos yeux les défauts de l'objet aimé et
les torts de notre faiblesse, il n'en est pas de même des égarements
de l'imagination. Ils mènent aussi loin, mais sans cacher les
dangers qui nous menacent. Cette fièvre d'idées qui naît des
agitations de l'amour-propre a ses intermittences; et c'est alors
que la raison, la méfiance, et le regret, remplissent l'ame d'une
mortelle inquiétude qui fait desirer le retour de l'accès. Madame de
Nangis offrait une grande preuve de cette vérité. Tant que M.
d'Émerange était resté près d'elle, elle n'avait pas douté un
instant de sa franchise; pas la moindre rancune n'était venue
troubler les plaisirs d'un retour aussi inattendu; et le comte
venait de la quitter en lui répétant les assurances les plus
tendres. Mais tout le prestige avait disparu avec sa présence. La
réflexion avait succédé à l'ivresse, le soupçon à la confiance, le
repentir au bonheur. Les yeux fixés sur le portrait de Valentine, il
lui sembla difficile de ne pas regretter tant d'attraits. Une autre
incertitude la tourmentait encore. Ce portrait paraissait un gage
trop certain de la faiblesse de madame de Saverny, mais avait-il
été donné par elle? Étonnée de n'avoir pas été plutôt frappée de
cette pensée, la comtesse fait appeler sa fille, et lui demande ce
qu'est devenu le portrait de sa tante: «Le voici, répond Isaure, en
détachant de son cou le collier que M. d'Émerange lui a rapporté la
veille.» La comtesse le prend, confronte les deux miniatures. Dans
chacune des deux la pose est la même, mais le costume est différent.
Cependant elle croit reconnaître que celle d'Isaure a servi de
modèle à l'autre. La supposition que M. d'Émerange la trompe, et
qu'elle ne doit peut-être ce portrait qu'à une supercherie, anime
ses yeux de colère. «Je suis sûre, dit-elle à Isaure avec
emportement, que vous avez prêté ce portrait à quelqu'un?--L'enfant
effrayée se décide à mentir pour éviter d'être grondée, et se
félicite de sa ruse, en voyant le bon effet qu'elle produit sur sa
mère, qui prend un air riant, l'embrasse, et la renvoie.

La comtesse rassurée par cette première épreuve, en médite encore
d'autres, pour se convaincre de ce qu'elle desire. Mais elle sent
avant tout la nécessité d'éloigner une rivale dont la perte peut
seule assurer sa tranquillité. Son esprit ne rêve plus qu'aux moyens
d'abuser de la confiance de son mari, pour servir sa jalousie. Déja
elle se réjouit des succès que lui promet sa supériorité dans l'art
de tromper, sans se douter que pendant ce temps elle est dupe
elle-même des erreurs de son imagination, des serments d'un perfide,
et de la petite ruse d'une enfant.



CHAPITRE XXXIV.


Les voeux de madame de Nangis ne furent que trop tôt remplis. Son
mari, convaincu par l'évidence des preuves qu'elle lui donne contre
Valentine, avoue que la conduite de sa soeur ne mérite plus
d'indulgence, et c'est presque sous la dictée de la comtesse, qu'il
écrit à madame de Saverny la lettre qui doit lui fermer pour jamais
l'entrée de sa maison. La rupture bien constatée, madame de Nangis
ne songe plus qu'à la publier dans le monde avec tous les détails
qui doivent justifier la sévérité de son mari, et perdre la
réputation de Valentine. En moins de huit jours l'histoire s'en est
tellement répandue, qu'elle est l'objet de toutes les conversations.
Les hommes, piqués de n'être pour rien dans les torts d'une aussi
jolie personne, se plaisent à les exagérer; les femmes en parlent
avec tout le mépris qui sert à déguiser l'envie. L'une se promet
bien de ne pas lui rendre son salut, si jamais elle la rencontre;
l'autre court chez son amie pour la prévenir du danger de recevoir
une folle qui vient de s'afficher ainsi; et lorsque quelque ame
charitable ose demander la cause de ces mesures rigoureuses:

«Quoi, s'empresse-t-on de lui répondre, vous ignorez que cette belle
marquise de Saverny, qu'on voulait nous donner pour modèle, et qui,
disait-on, était insensible aux charmes de l'amour, menait tout
doucement quatre intrigues à-la-fois? Vivent ces beautés timides
pour savoir bien tromper leurs admirateurs! Ceux de la marquise en
seraient peut-être encore dupes, si l'un de ses favoris n'avait eu
la maladresse de laisser deviner son bonheur. On va jusqu'à dire que
la preuve de ce bonheur oblige la marquise à faire une assez longue
absence. Enfin, rien ne manque au scandale de ses aventures
galantes; et pour peu qu'elle aime la célébrité, sa vanité doit être
satisfaite.»

A ces calomnies on joignait les plus injurieux commentaires; mais
ces bruits n'étant pas encore parvenus à Versailles, Valentine reçut
une lettre de la dame d'honneur de la reine, qui lui annonçait que
le jour de sa présentation à la cour était fixé au dimanche suivant.
Cette lettre était la réponse de la demande que M. de Nangis avait
adressée quelques mois après l'arrivée de madame de Saverny. Cette
présentation aurait eu lieu beaucoup plutôt, sans la grossesse de la
reine, mais on venait de célébrer son retour à la santé, et la
naissance d'une auguste princesse. La cour allait reprendre ses
habitudes, et déja l'on se félicitait d'y voir paraître une femme
qui devait y briller à tant de titres.

C'était uniquement par condescendance aux volontés de son frère
que Valentine avait consenti à réclamer l'honneur auquel sa famille
et le nom du marquis de Saverny, lui donnaient des droits
incontestables. Mais cette cérémonie qui, dans toute autre
circonstance, aurait peut-être flatté son amour-propre, aujourd'hui
devenait un supplice pour elle. L'idée de s'offrir à tout les
regards dans un moment où le malheur et la méchanceté semblaient se
réunir pour l'accabler effrayait son courage. Elle s'adressa encore
à M. de Saint-Albert, pour le prier de lui indiquer un moyen de la
dispenser de ce devoir pénible. Mais il lui répondit, qu'il en
connaissait fort peu, et que tous offraient de grands inconvénients.
«D'ailleurs, ajouta-t-il, votre position exige ce sacrifice. Quand,
par l'effet d'un événement fâcheux, on a le malheur d'occuper de soi
les oisifs d'une grande ville, on ne doit pas plus affecter de se
montrer que de se cacher. Les mêmes gens qui vous blâmeraient s'ils
vous voyaient braver dans le grand monde l'injustice de votre
famille, ne manqueraient pas d'interpréter fort mal le motif qui
retarderait votre présentation à la cour. Il y a tant de gens qui
s'y feraient porter à l'agonie pour une semblable cérémonie, que
vous ne leur persuaderez jamais qu'on s'en dispense volontairement;
ils trouveront bien plus simple de supposer qu'on vous exclut de la
cour, que de croire aux raisons qui vous en éloignent.» En lui
tenant ce discours, le commandeur savait déja tous les bruits qui
circulaient sur le compte de Valentine. La princesse de L... venait
de les lui mander en lui marquant qu'elle ne saurait y ajouter foi,
avant de les entendre confirmer par lui. On devine bien que malgré
ses souffrances, M. de Saint-Albert ne perdit pas un moment pour
aller convaincre la princesse de l'innocence de Valentine, et la
conjurer d'accorder à cette intéressante victime de l'envie et de
l'injustice, toute la protection qu'elle méritait. C'est dans la
certitude que la princesse de L... partagerait l'indignation qui le
transportait contre les ennemis de la marquise, et qu'elle prendrait
hautement sa défense, qu'il engageait Valentine à paraître à la
cour. Il pensait que l'appui d'une personne aussi justement révérée,
devait servir d'égide contre les traits de la méchanceté; mais si la
protection des princes est un grand titre à la bienveillance du
souverain, elle en est un plus grand à la haine des envieux. Le
respect des courtisans s'arrête aux favoris des rois; et c'est
ordinairement sur les protégés de celui que la fortune favorise
qu'on se venge des succès du protecteur.

Valentine, soumise aux avis de M. de Saint-Albert, envoya
mademoiselle Cécile à Paris, pour commander ses habits de cour et
rapporter avec elle le reste des effets qu'elle avait laissés à
l'hôtel de Nangis. Tous les gens attachés au service de la marquise
reçurent l'ordre de venir la retrouver à Auteuil; et lorsque
mademoiselle Cécile fut au moment d'y retourner, Richard lui dit:
«Eh bien! c'est donc un parti pris, vous nous quittez pour toujours;
ma foi j'en suis fâché, car la marquise est une excellente
maîtresse, et si j'en juge par les bonnes étrennes qu'elle nous a
données cet hiver, à nous, qui ne lui rendions pas de grands
services, je pense que les vôtres sont bien payés. Richard
accompagna ces derniers mots d'un air malin qui fut très-bien
compris de mademoiselle Cécile; elle dissimula l'indignation qu'elle
en ressentait pour mieux savoir jusqu'où Richard portait ses
conjectures. Il ne se fit pas prier pour lui raconter assez
grossièrement tout ce qui se disait dans les antichambres, de la
séparation de la marquise d'avec sa belle-soeur. De cet entretien il
résulta une vive querelle dans laquelle mademoiselle Cécile prit
avec chaleur le parti de sa maîtresse, en injuriant de tout son
pouvoir celle de Richard, et finit par dire: «Eh bien! quand madame
de Saverny aurait autant d'amants que sa soeur lui en donne,
n'est-elle pas libre de vivre à son gré? A-t-elle un mari à tromper,
ou des enfants à corrompre par son mauvais exemple? Allez, M.
Richard, le temps viendra bientôt où la vérité se fera connaître:
votre maître ne sera pas toujours aussi dupe, et c'est alors qu'il
récompensera le fidèle porteur des petits billets de la comtesse.»
Ravie d'avoir répondu par ce trait malin aux propos de son camarade,
mademoiselle Cécile prit congé des femmes de madame de Nangis, sans
oublier de leur faire le détail de la magnifique parure qui
embellirait la marquise le jour de sa présentation. Elle fut
récompensée de cette preuve de confiance, par plusieurs petites
confidences; on lui raconta le chagrin de la pauvre Isaure, à qui sa
mère avait positivement défendu d'aller voir sa tante, et qui de
plus, avait reçu l'ordre de ne jamais prononcer le nom de madame de
Saverny. Enfin, après s'être longuement livrée à tous les plaisirs
du commérage, mademoiselle Cécile sortit de l'hôtel de Nangis, sans
éprouver d'autre regret que celui de n'y pouvoir causer encore.



CHAPITRE XXXV.


La nouvelle de la prochaine présentation de la marquise, jointe à
toutes celles qui se débitaient sur ses prétendues aventures, excita
les clameurs de toute la brillante société de Paris. Plusieurs
femmes d'un rang distingué furent sollicitées, par ces officieuses
personnes que l'on trouve partout, pour tâcher de faire parvenir aux
oreilles de la Reine les bruits qui couraient sur madame de Saverny.
Mais quand on avait l'honneur d'approcher souvent de la Reine, on
savait avec quel mépris elle recevait toute espère de dénonciation
de ce genre; d'ailleurs c'était madame la princesse de L... qui
devait présenter elle-même la marquise, et toutes les tentatives de
la méchanceté échouaient devant cette marque de considération
particulière.

Le dépit de ne pouvoir réussir à éloigner Valentine de la cour,
redoubla la curiosité de voir l'accueil qu'elle y recevrait; et
toutes les personnes qui par leur rang pouvaient y être admises ne
manquèrent point à cette cérémonie. Déjà les galeries de Versailles
étaient remplies de courtisans dont l'ironie s'exerçait, en
attendant mieux, sur la famille de M. de Nangis, sans s'apercevoir
que le comte était là très à portée de les entendre. Après y avoir
bien réfléchi, il n'avait pas cru pouvoir se dispenser d'assister à
la présentation de sa soeur, sur-tout en pensant qu'on l'avait
accordée à sa sollicitation. Mais il avait conjuré la comtesse de
n'en pas être témoin, pour éviter, disait-il, l'embarras d'une
entrevue désagréable, et l'inconvénient d'offrir à toute la cour le
spectacle de leur désunion.

Enfin, l'on vint avertir que le Roi allait passer dans les grands
appartements, et tout rentra dans le plus profond silence. Lorsque
toute la cour fut rangée auprès de Sa Majesté, on vit paraître la
princesse de L... dans le costume le plus simple, et tenant par la
main la marquise de Saverny, dont la magnifique parure semblait
rivaliser avec l'éclat de sa beauté. Jamais plus de noblesse et plus
de modestie n'avaient embelli tant d'attraits. La timidité qui
colorait son teint en augmentait la fraîcheur; son regard à demi
baissé semblait réclamer l'indulgence, en même temps que sa taille
élégante et son noble maintien commandaient l'admiration. Elle fit
ses révérences sans assurance et sans gaucherie, et ce fut avec
toutes les graces de la simplicité, qu'elle répondit aux choses
obligeantes que le Roi daigna lui dire.

Cette réception déconcertait bien de malignes espérances; les femmes
en témoignaient tout haut leur dépit: «Voilà, disaient-elles, comme
avec de la beauté on peut tout se permettre impunément: prêchons,
après de pareils exemples, la vertu à nos filles! Mais si la vérité
n'arrive jamais aux pieds du trône, le monde qui la connaît sait
punir les erreurs.» A ces discours les hommes, déja séduits par
l'aspect de Valentine, essayaient de répondre qu'avant de la juger
aussi sévèrement, il fallait attendre des preuves plus positives de
son inconséquence. Quelques-uns refusaient tout net de la croire
coupable, et les plus malveillants ne savaient comment accorder tant
de travers avec tant de modestie.

Valentine, un peu remise du premier trouble inséparable d'une
solennité dont on est le principal objet, essaya de lever les yeux
pour contempler ce spectacle brillant et nouveau pour elle; mais
toute la pompe de la cour disparut bientôt à ses regards, lorsque
les portant du côté où était placé le corps diplomatique, elle
reconnut l'ambassadeur d'Espagne, et près de lui... Anatole. Qui
pourrait peindre l'émotion qui s'empara d'elle au moment où leurs
yeux se rencontrèrent! Elle eut besoin de tout son courage pour n'y
pas succomber, et elle crut que la princesse de L..., touchée de son
état, arrivait pour lui sauver la vie, quand elle vint la prendre
pour la conduire chez les princesses du sang, et lui faire faire,
suivant l'usage, quelques visites dans le château.

Elle fut invitée à souper le même jour chez la comtesse d'Art....
C'est-là que l'attendaient l'intrigue et la jalousie des femmes qui
se promettaient de lui faire payer ses triomphes du matin par toutes
les humiliations de la soirée; la princesse de L... était chez la
Reine, et madame de Réthel se trouvant forcée de retourner auprès de
son oncle, rien ne s'opposait au projet d'affliger la marquise. Il
est vrai que la bonté de la comtesse d'Art... lui répondait d'un
accueil agréable; mais les premières politesses finies, la comtesse
et les princes ses frères se mettraient au jeu, et la pauvre
Valentine resterait livrée à elle-même ou plutôt à la vengeance de
toutes ses rivales. C'est ce qui arriva bientôt. Dès que la
comtesse rompit le cercle pour s'approcher de la table, toutes les
femmes s'éloignèrent de Valentine en lui prodiguant les marques du
plus humiliant dédain. Confuse de se voir ainsi abandonnée au milieu
du salon, elle fut se placer auprès de la jeune duchesse de M...,
qu'elle avait souvent rencontrée chez madame de Nangis. Mais la
duchesse qui la croyait de bonne foi coupable de tous les procédés
que lui reprochait sa belle-soeur, se mit à lui tourner le dos,
comme pour l'empêcher d'entendre ce qu'elle racontait d'elle à une
autre personne. Malgré la paix de sa conscience, Valentine éprouvait
le supplice de s'entendre calomnier sans pouvoir se défendre, et de
se voir insultée sans oser se plaindre. L'arrivée de M. d'Émerange
vint encore ajouter à l'horreur de sa position. A peine daigna-t-il
la saluer. Cette impolitesse ne l'aurait pas affectée, s'il ne
l'avait pas aggravée par les airs les plus impertinents.

La crainte de voir la marquise recevoir quelques soins du petit
nombre de personnes qui ne jouaient pas, les lui fit rassembler
autour de lui, et captiver leur attention par des récits amusants.
Souvent on l'accablait de questions auxquelles il répondait en
élevant le ton: «Non, ce n'est pas cela, vous êtes par trop méchant;
puis, jetant un regard sur Valentine, il reprenait à voix basse la
défense de l'accusée, et l'entremêlait de plaisanteries si
piquantes, que les auditeurs riaient encore plus des ridicules de la
coupable, qu'ils ne s'indignaient de ses fautes. Ce manège dura
jusqu'au moment où la soirée finit. Valentine en vit approcher le
terme avec toute l'impatience d'un prisonnier qui attend sa
délivrance. Et lorsque ses chevaux l'entraînèrent loin de ce séjour
où l'intrigue est un mérite, et l'innocence un ridicule, elle
s'écria, le coeur oppressé de larmes. «Ah! fuyons pour toujours des
lieux où la bonté du souverain ne garantit pas de tant d'insultes,
où le moindre succès s'achète par tant d'humiliations! Je n'y dois
plus paraître, puisque le ciel m'a refusé la fausseté, la souplesse
et l'audace.»



CHAPITRE XXXVI.

ANATOLE A VALENTINE.


«Puisque l'ordre m'en vient de vous, j'obéirai, Valentine; demain, à
cette même heure, je serai déjà bien loin de tout ce que j'adore.
Ah! si le tort d'avoir compromis votre repos mérite le plus grand
supplice, je le subirai... Mais non, rien ne saurait me punir assez
du malheur d'avoir fait couler vos larmes. C'est ma coupable
imprudence qui vous livre au ressentiment d'un frère; c'est avec
l'assurance de ne pouvoir jamais causer votre bonheur que j'ose y
attenter! Ah! ce n'est point assez de ma vie pour expier un tel
crime, et sans les remords qui déchirent mon coeur, vous ne seriez
point assez vengée.

«Avant d'accomplir ma triste destinée, j'ai voulu m'enivrer encore
une fois du plaisir de contempler tout ce que la nature a formé de
plus divin; mais grands dieux! quels transports inconnus ont agité
mon ame, lorsque j'ai vu paraître au milieu de cette assemblée
brillante celle dont la beauté céleste éclipsait jusqu'à l'éclat du
trône! A son aspect enchanteur, j'ai cru voir la cour entière
partager mon délire! le souverain lui-même, séduit par la réunion de
tant de charmes à tant de modestie, semblait fier de compter au
nombre de ses sujets une femme si digne de régner sur tous les
coeurs. Mais il faut vous avouer ma faiblesse, tout en jouissant de
l'admiration qu'inspirait Valentine au plus puissant roi de
l'Europe, j'ai frémi en pensant à ce que j'aurais redouté de cette
admiration sous un roi, d'une vertu moins austère, et, dans ce
moment, je n'ai pas regretté le siècle de Louis XIV.

«Ce triomphe si beau, ce doux instant a passé comme un songe. Un
regard de Valentine, ainsi que celui d'Orphée, après avoir comblé
les voeux d'une ame passionnée, l'a replongée dans le néant.
Bonheur, espoir, courage, j'ai tout perdu avec votre présence.
L'affreuse idée d'en être privé pour toujours est venue me frapper
d'un coup mortel, et les moments que j'ai passés depuis semblent ne
plus appartenir à l'existence. Mais que l'excès de ce désespoir ne
vous afflige pas, Valentine, je ne souffre déja plus. Ne vous
accusez point sur-tout, des peines qui m'accablent; le ciel m'avait
dès ma naissance condamné au malheur. C'est par vous seule que j'ai
connu le charme de la vie. En me permettant de vous aimer, je vous
ai dû une félicité au-dessus de mes espérances; et ce n'est pas
votre faute si mon amour insensé a besoin de joindre un autre
bonheur à celui de penser à vous... Je le sens: cet amour qui me
dévore devait m'entraîner à tout braver pour tout obtenir de votre
pitié... La mort la plus inévitable ne m'aurait pas arrêté... Mais
s'exposer au mépris de Valentine... se voir l'objet de son
dédain..... Ah! plutôt mille fois succomber à la douleur de
s'éloigner d'elle. C'en est fait, mon sort est rempli; je l'ai vue,
je l'ai adorée, ses yeux ont daigné quelquefois se fixer sur les
miens; tant d'heureux souvenirs valent plus que ma vie. Adieu.
Valentine! Adieu.»

Cette lettre fut remise à madame de Saverny, à son retour de
Versailles; et de tous les événements de la journée, le seul qui
resta dans son souvenir, ce fut le moment où elle avait vu pour la
dernière fois Anatole. «Il est parti, disait-elle avec l'accent d'un
désespoir concentré; il est parti, et c'est pour m'obéir qu'il
m'abandonne à tout l'excès de ma douleur!... Accablée d'injustices,
rejetée par ma famille, je n'avais pour consolations que les preuves
de son amour?... Ah! pourquoi sa barbare générosité m'a-t-elle sauvé
la vie!... Que ferai-je d'un bien que je ne puis plus lui
consacrer!... Car c'est en vain que je chercherais encore à m'abuser
sur le sentiment qu'il m'inspire. Ce cruel sentiment règne seul dans
mon coeur; l'amitié même ne peut m'offrir de secours contre les
regrets qui me tuent.... Ah! puisque je consentais à t'aimer sans
espoir de bonheur, cruel! pourquoi m'as-tu ravi les tourments
délicieux qui agitaient mon ame?...»

C'est en exhalant ainsi sa douleur, que Valentine passa le reste de
la nuit; lorsqu'elle se rendit le matin auprès du commandeur, il fut
frappé de l'altération de son visage. «Ah! lui dit-il en prenant sa
main avec affection, ménagez-moi, Valentine, je ne suis pas en état
de supporter l'accablement où je vous vois; si votre courage ne
soutient pas le mien, je m'accuserai de vos peines, et vous me
verrez mourir du remords d'avoir empoisonné votre existence.--Eh!
quel reproche pourrait troubler votre repos? N'est-ce pas à vous,
mon ami, que je dois l'unique consolation qui me reste.--Non, reprit
M. de Saint-Albert, c'est peut-être à moi seul que vous devez tous
vos malheurs. La connaissance du monde qui m'a servi tant de fois,
m'a trompé celle-ci; j'avais remarqué toute ma vie, dans le
caractère des femmes, un fond de légèreté qui devait les rendre
incapables d'éprouver un sentiment profond. Les plus estimables
mêmes ne me semblaient pas à l'abri des séductions de la vanité; et
tout en rendant justice à leur sensibilité, à la durée de leurs
affections, et au noble dévouement qui en était souvent la suite, je
croyais qu'on ne pouvait obtenir autant de leur coeur, qu'en
flattant leur amour-propre. J'en ai tant vu préférer la gloire
d'être affichées publiquement, au bonheur d'être aimées en secret!
Mais vous m'avez prouvé que ce bonheur pouvait suffire à l'ame la
plus pure. Vous avez dissipé mon erreur, et vous me livrez
maintenant au regret d'avoir fait naître dans votre coeur un
sentiment que je n'y saurais détruire.--Ah! cessez de vous accuser
d'un mal qui n'est pas votre ouvrage, interrompit Valentine, son
image était gravée dans mon coeur, bien avant que vous ne l'eussiez
fait battre en me parlant de lui!--Vous voulez en vain me justifier;
à mon âge on ne se fait plus d'illusion sur ses torts. C'est en vous
parlant des vertus d'Anatole, que je vous ai fait oublier le danger
de l'aimer; c'est, rassuré par l'idée que cette passion qui égarait
sa raison, ne troublerait jamais la vôtre; c'est peut-être aussi par
je ne sais quelle vague espérance de voir récompenser tant d'amour
par un sacrifice héroïque, que je me suis aveuglé moi-même sur les
malheurs qui pouvaient résulter d'une intimité de ce genre. Enfin,
je reconnais toute l'étendue de mon imprudence, et je ne me sens
pas la force de vous en voir souffrir.»

La première des consolations est d'en pouvoir offrir, et Valentine,
en s'efforçant de consoler son ami des chagrins qui la désolaient,
finit aussi par en être moins oppressée. Elle lui parla sans
contrainte de son amour, et lui avoua qu'elle doutait que l'absence
et le temps parvinssent à en triompher.--«Eh bien! faites-en
toujours l'épreuve, reprit le commandeur; et, s'il est vrai que
votre constance sache braver ces deux grands ennemis de l'amour,
vous aurez peut-être le courage d'être heureuse en dépit de tous les
obstacles.»

Malgré le mystère répandu dans cette dernière phrase, Valentine
sentit qu'elle ranimait sa vie en lui rendant quelque espoir. Dès ce
moment, elle promit au commandeur de surmonter sa faiblesse, et se
prêta de bonne grace à tous les moyens qu'il imagina pour la
distraire. L'ingénieuse bonté de madame de Réthel en inventait
chaque jour de nouveaux; mais Valentine refusait obstinément de
jouir d'autres plaisirs que de ceux de la campagne. Le récit qu'elle
avait fait à madame de Réthel de sa soirée de Versailles, lui
donnait bien le droit de fuir le grand monde; et le commandeur était
d'avis qu'elle laissât passer ce premier feu de méchanceté, qui
s'éteint comme tant d'autres, quand il n'est pas alimenté par la
présence de l'objet qui l'excite. Ainsi Valentine passa l'été chez
madame de Réthel, dans cette retraite agréable, où les charmes de
l'esprit et les douceurs de l'amitié se disputaient le plaisir de
tromper ses regrets. Occupée de répondre aux soins de ses amis, elle
vivait dans l'ignorance de ce qui se passait chez les personnes dont
elle avait tant à se plaindre, et se consolait de la haine de ses
ennemis, par le souvenir de l'amour d'Anatole.



CHAPITRE XXXVII.


Deux mois s'écoulèrent dans cette vie paisible, pendant lesquels le
commandeur avait reçu plusieurs lettres d'Anatole. Valentine était
souvent présente quand on les lui remettait, mais il gardait le plus
profond silence sur leur contenu; et si elles n'avaient pas porté le
timbre de Madrid, Valentine eût ignoré jusqu'au pays où vivait
Anatole. Tant de discrétion lui paraissait quelquefois pénible à
supporter. Cependant elle n'osait s'en plaindre; et, forte de la
sagesse de son ami, elle se livrait à toute la folie de son amour.

La patience et le beau temps ayant triomphé de la goutte de M. de
Saint-Albert, il arriva un matin chez madame de Saverny, et lui dit:
«Pour cette fois, il n'y a pas moyen de refuser. Lisez ce billet, et
voyez si nous pouvons nous dispenser de céder aux instances d'une
personne qui vous aime tant.» Ce billet contenait une invitation de
la princesse de L..., qui priait le commandeur d'employer tout son
ascendant sur Valentine, pour l'engager à venir souper chez elle le
sur-lendemain. C'était le jour de sa fête, et elle ajoutait dans les
termes les plus affectueux, qu'elle douterait de l'amitié de
Valentine, si elle ne venait pas se joindre aux amis qui devaient la
fêter. Le commandeur n'eut pas besoin d'insister pour faire sentir à
Valentine combien un refus de sa part serait déplacé dans cette
circonstance; et il fut convenu entre eux et madame de Réthel, qu'on
se rendrait le sur-lendemain à Paris, d'assez bonne heure, pour
aller voir le salon des tableaux dont on venait de faire
l'exposition au Louvre; et qu'après avoir dîné chez le commandeur,
on se rendrait chez la princesse. Ce ne fut pas sans beaucoup
d'émotion que Valentine passa devant l'hôtel de Nangis, pour se
rendre au Louvre. Mais elle en éprouva bien davantage lorsqu'elle
entra dans ce palais des arts et du génie. Ses yeux furent d'abord
éblouis par le mélange de ces vives couleurs, dont les jeunes élèves
se plaisent à recouvrir les défauts de leurs dessins, sans penser
qu'ils ne tirent d'autre avantage de ce charlatanisme, que
d'absorber l'effet des tableaux des grands maîtres. Son bon goût
admira les premiers essais de ces beaux talents qui devaient un jour
faire l'orgueil de la France. Elle envia au pinceau d'une femme
charmante cette grace enchanteresse qui, dans chacun de ses
portraits, semblait passer de l'artiste au modèle. Enfin la
curiosité la conduisit auprès d'un tableau qui attirait la foule des
amateurs. Elle fut long-temps sans pouvoir en approcher, et prenait
patience en écoutant les éloges que tout le monde en fesait. «C'est,
disait-on, d'une composition admirable, d'une vérité parfaite.
L'ensemble du monument, le fini des détails, le dessin des figures,
le coloris, enfin tout en est ravissant.» Chacun de ces éloges
donnait à Valentine le desir de les vérifier; mais lorsque la
politesse d'une personne qui lui céda sa place la mit à portée d'en
juger, le dessin, les détails, le coloris ne furent pas l'objet de
son admiration. Ses yeux frappés d'étonnement croyaient se tromper
en reconnaissant cette chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, qui
renfermait le tombeau de Valentine de Milan. On voyait sur le
premier plan une enfant en prière sur les marches d'un autel; plus
loin, une femme était posée de manière à ne laisser voir que la
beauté de sa taille et une partie de son profil, que des cheveux
flottants dissimulaient encore. Un voile de mousseline venait de
tomber à ses pieds, et l'on voyait un jeune homme sous le costume
d'un simple ménestrel se prosterner pour ramasser le voile, et le
presser sur son coeur. A cet aspect inattendu, Valentine fut saisie
d'un tremblement si violent, qu'elle se vit obligée de s'appuyer sur
la balustrade qui entoure la galerie. Quand l'émotion causée par un
souvenir aussi vif lui eut permis de reprendre ses sens, elle
appela madame de Réthel, et lui dit: «Sortons d'ici, je ne me sens
pas bien.» Madame de Réthel, effrayée du trouble où elle la vit,
l'entraîna sur-le-champ hors de la salle.

Le commandeur vint bientôt les rejoindre dans le vestibule, en se
plaignant de leur fuite précipitée qui l'avait privé, disait-il, du
plaisir d'admirer ce tableau qui captivait tous les suffrages du
public. Valentine lui répondit qu'en regardant ce même tableau, elle
avait été saisie d'un étourdissement qui l'avait forcée de sortir
pour venir prendre l'air. «Si ce tableau magique produit d'aussi
grands effets, reprit en souriant le commandeur, j'en regrette moins
la vue.--Je dois avouer, dit Valentine, qu'il m'a fait une vive
impression.--Il est donc d'une grande beauté, dit madame de
Réthel?--Vraiment, je n'en sais rien, repartit Valentine; tout ce
que je puis vous en dire, c'est qu'il est d'une exacte vérité.--On
vous a sûrement dit quel en est l'auteur?--Je n'ai pas pensé à le
demander, mais comme je me souviens qu'il est sous le nº 63, nous
pouvons le voir dans le livret.» Alors Valentine chercha l'article
qui concernait le tableau, et n'y lut que ces mots: Vue de
l'intérieur d'une chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, par un
anonyme. «Ah! le succès qu'il obtient, dit madame de Réthel, nous
promet que l'auteur ne gardera pas long-temps son secret;
d'ailleurs les amateurs vont s'empresser d'acquérir cet ouvrage pour
en décorer leurs galeries; et l'on sait que, pour la plupart de ces
amateurs, le nom du peintre a presqu'autant de prix que le mérite du
tableau.--Si je savais que celui-là fût à vendre, dit Valentine, je
ferais de grands sacrifices pour l'acheter.--Vous le payeriez
peut-être trop cher, reprit le commandeur; chargez moi du soin de
cette affaire; je connais la personne qui préside aux expositions du
Louvre; il est par sa place dans la confidence de tous les artistes;
et je suis sûr qu'il m'indiquera le moyen d'obtenir à peu de frais
le tableau que vous desirez.» Un regard plein de reconnaissance,
fut le seul remerciement de Valentine. L'idée de posséder bientôt ce
charmant ouvrage, qui ne pouvait avoir été fait ou commandé que pour
elle, remplit son ame d'une douce joie. Quelle manière ingénieuse,
se disait-elle, de m'assurer de son souvenir; et comment pourrais-je
oublier celui qui se rappelle sans cesse à mon coeur par tant de
preuves d'amour!



CHAPITRE XXXVIII.


A l'heure indiquée, on se rendit chez la princesse de L... Dès les
premières marches du palais, on sentait le parfum des fleurs; les
vestibules étaient ornés de caisses remplies d'arbustes étrangers,
de plantes odoriférantes. Chacun de ces tributs semblait avoir été
déposé par la reconnaissance. Enfin, on y voyait jusqu'au bouquet
des pauvres de la paroisse.

Arrivées dans le sallon qui précédait celui de la princesse, madame
de Réthel et Valentine se trouvèrent au milieu d'un petit bal
d'enfants dont les cris joyeux l'emportaient sur le bruit de
l'orchestre. Il y avait un grand désordre dans la marche des
contredanses; et, malgré les efforts d'un petit monsieur qui, l'épée
au côté et la tête droite, semblait commander d'une voix enrouée à
toute une armée, la déroute était complète, et le maître à danser se
désespérait de voir ses élèves sauter et se divertir ainsi contre
toutes les règles de l'art. Ce fut encore bien pis lorsque Isaure
laissant-là son danseur, vint se jeter dans les bras de sa tante. Le
plaisir que Valentine éprouva en l'embrassant fut un peu troublé par
l'idée qu'elle allait probablement rencontrer sa mère. Elle aurait
préféré le plaisir de rester toute la soirée dans cette petite
réunion, à l'honneur de s'offrir aux regards d'une plus grande
assemblée. Elle frémissait déja de l'effet qu'allait produire son
entrée dans le sallon de la princesse, et tâchait par mille
prétextes d'en reculer l'instant, mais le commandeur qui devinait sa
pensée vint lui prendre la main; elle entendit annoncer «Madame la
marquise de Saverny»; elle fut bien obligée de paraître. A ce nom,
le silence de l'étonnement régna dans l'assemblée; chacun se
retourna pour voir s'il était bien vrai que la marquise reparût
tout-à-coup dans le monde, après s'en être éloignée si long-temps.
La princesse ayant remarqué le mouvement qui s'était fait à
l'arrivée de Valentine, se leva pour aller au-devant d'elle, et la
conduisit, ainsi que madame de Réthel, à des places qui avaient été
réservées à côté de la sienne. Cette aimable attention toucha
sensiblement Valentine; elle pensa que la princesse avait appris les
mauvais procédés dont elle avait souffert la dernière fois qu'elle
s'était trouvée dans une semblable réunion, et qu'elle voulait la
protéger par les marques d'une considération particulière contre
l'impertinence de ses ennemis. En pensant ainsi, elle rendait
justice à la princesse, et ne se doutait pas que l'influence de
l'opinion d'une personne aussi respectable dût ramener celle de
tous les gens raisonnables. En effet, tous ceux que les manières
inconsidérées et l'ironie continuelle de madame de Nangis
commençaient à importuner, trouvèrent assez simple que sa
belle-soeur eût témoigné le desir de ne plus vivre avec elle, et
finirent par conclure qu'une femme honorée par la constante amitié
de la princesse de L..., et par l'attachement du commandeur, ne
pouvait être indigne de l'estime des gens comme il faut. D'après ce
raisonnement, plusieurs personnes vinrent s'informer, d'un ton
respectueux, des nouvelles de madame de Saverny, et se plaindre de
son goût pour la retraite, qui les privait aussi long-temps du
plaisir de la voir. Madame de Nangis, placée en face, de l'autre
côté du salon, voyait avec humeur les marques de considération que
l'on donnait à Valentine, et mettait tous ses soins à cacher le
dépit qu'elle en ressentait, par les signes d'une gaîté factice.
Cherchant par différents moyens à détourner l'attention favorable
qui se portait sur sa belle-soeur, elle demanda la lecture des vers
dont chaque poëte, invité à la fête, s'était cru obligé
d'accompagner son bouquet. A cette proposition, les plus modestes
réclamèrent l'avantage de passer les premiers, pour s'épargner,
disaient-ils, le désagrément d'arriver après un succès. Le fait est
qu'ils savaient bien à quoi s'en tenir sur la nouveauté de leurs
pensées à tous, et qu'ils préféraient le plaisir de les dire, à
l'ennui de les répéter.

Déja plusieurs d'entre eux avaient assiégé l'Olympe pour en
rapporter les comparaisons les plus exagérées, et l'on commençait à
s'ennuyer de ce cours de Mythologie, lorsque le chevalier de
Florian, et le chevalier de Boufflers, vinrent au secours des
auditeurs, l'un avec une fable ingénieuse, l'autre avec des couplets
charmants. Ceux que le premier avait attendris par les traits d'une
sensibilité touchante étaient transportés par l'esprit piquant et la
gaîté de l'auteur d'Aline; il est vrai que son nom et son état dans
le monde lui donnaient les moyens de faire valoir à son gré tous
les agréments de son esprit. Quand un homme de la cour se donne la
peine d'avoir des talents, et qu'il daigne y joindre quelque
instruction, ses succès n'ont plus de bornes, il peut prendre à son
choix tous les tons; sa gravité passe pour celle d'un homme d'état,
et sa gaîté ne paraît jamais trop familière; tandis qu'un pauvre
poëte est toujours obligé de soumettre son talent au ton de la
flatterie.

On croit peut-être qu'après les applaudissements si justement
prodigués aux jolis couplets du chevalier de Boufflers, personne
n'osa plus se présenter pour en chanter d'autres. Mais s'il y a des
gens qui ne doutent de rien dans le monde, c'est bien sûrement dans
la classe des feseurs de madrigaux qu'on peut les rencontrer. Un des
plus intrépides entamait déja son préambule, lorsque la princesse,
fatiguée du retour de ces éternelles rimes: _de la fête, qu'on
apprête, et de l'ivresse, de la tendresse_, vint en suspendre le
cours en priant le comte d'Émerange de chanter quelques romances.
C'était prévenir ses desirs; et il se rendit aussitôt à ceux de la
princesse. En préludant sur le piano, ses yeux se portèrent sur
madame de Saverny, et il la regarda d'une manière qui semblait dire
à chacun: C'est d'elle que je vais vous parler. Lorsque le plus
profond silence l'eut assuré de l'attention générale, il commença
cette romance de M. de Moncrif, qui n'était alors connue que de ses
intimes amis, et dont voici le premier couplet:

    Elle m'aima cette belle Aspasie,
    En moi trouva le plus tendre retour;
    Elle m'aima: ce fut sa fantaisie;
    Mais celle-là ne lui dura qu'un jour.

La malignité fit bientôt l'application de ces paroles à madame de
Saverny. Les chuchotements des femmes et cet empressement à mettre
leur éventail devant leur visage pour cacher un rire moqueur que
décelait leur attitude, apprirent sans peine à la marquise le succès
qu'obtenait la fatuité du comte. Elle résolut de la déjouer, en
dissimulant l'embarras qu'elle en ressentait, et fit bonne
contenance. La joie que montra madame de Nangis dans cette
circonstance, et son affectation à conjurer M. d'Émerange de
recommencer cette romance dont les paroles étaient si piquantes,
déplurent à beaucoup de personnes, et particulièrement à la
princesse, qui fit changer sur-le-champ la conversation, en
demandant à Valentine si elle avait été à l'exposition du Louvre.
Dès-lors la discussion s'engagea sur le mérite des peintres modernes
et de leurs ouvrages, et il ne fut plus question de musique.

On ne tarda pas à parler de ce tableau qui fesait tant de bruit, et
chacun s'étonna de n'en pouvoir connaître l'auteur. «C'est,
m'a-t-on assuré, dit la baronne de T..., l'ouvrage d'un amateur.--Un
amateur de cette force, reprit une autre, sera bientôt connu.--Mais
il y a quelqu'un ici, reprit un troisième, qui pourra nous tirer
d'incertitude; c'est le marquis d'Alvaro. Je lui ai entendu dire
qu'il avait vu l'esquisse de ce tableau dans l'atelier d'un amateur
de ses amis.»--Il faut absolument qu'il nous dise son nom, s'écria
tout le monde; et plusieurs personnes s'empressèrent d'aller
chercher le marquis d'Alvaro, qui fesait une partie d'échecs dans
une pièce voisine. Si le coeur de Valentine avait battu dès les
premiers mots qui s'étaient dits sur ce tableau, on peut s'imaginer
l'agitation où elle se trouva pendant que l'on cherchait le marquis
d'Alvaro, et le tremblement qui la saisit en le voyant paraître.
D'abord, on lui adressa cent questions à-la-fois; ce qui ne lui
permit d'en distinguer aucune. Mais la princesse lui ayant expliqué
ce qu'on desirait savoir de lui, il répondit que ce tableau, qui
excitait si vivement la curiosité, était l'ouvrage du jeune duc de
Linarès, dont le talent en peinture égalait celui des plus grands
professeurs. Quoi! s'écria la princesse, c'est le parent de
l'ambassadeur d'Espagne? ce jeune Anatole, si beau, si spirituel,
qui est sourd-muet de naissance?... Valentine n'en entendit pas
davantage. Un froid mortel circula dans ses veines; sa tête se
pencha vers madame de Réthel; et elle perdit connaissance.

Cet événement causa un effroi général; on transporta Valentine sur
le lit de la princesse, où les plus prompts secours lui furent
prodigués par le docteur P... qui se trouvait présent. Il ordonna
que chacun se retirât pour laisser respirer la malade, et ne laissa
près d'elle que la princesse et madame de Réthel. Lorsque Valentine
reprit ses sens, un violent accès de fièvre se déclara, et le
docteur craignit que ce ne fût le symptôme d'une véritable maladie;
il insista pour que la marquise restât à Paris, en disant qu'il
serait plus à portée de lui donner ses soins. La princesse joignit
ses instances à celles du docteur pour la déterminer à accepter un
appartement chez elle; mais rien ne put faire renoncer Valentine au
projet de retourner le soir même à Auteuil; et l'on fut obligé de
céder à sa volonté. Elle pria madame de Réthel d'avertir son oncle
qu'elle était décidée à partir sur-le-champ. Elle adressa d'une voix
éteinte ses remerciements à la princesse, lui serra tendrement la
main, promit au docteur de suivre ses avis, et se fit porter dans sa
voiture. Elle arriva bientôt à Auteuil. Le commandeur et sa nièce
qui l'avaient accompagnée, passèrent la nuit auprès d'elle. Ils
l'engagèrent vainement à prendre quelque repos; ses sens étaient
agités, ses yeux égarés, sa tête en délire; mais, au milieu de ses
souffrances, l'ardeur de la fièvre la délivrait au moins du tourment
de penser.



CHAPITRE XXXIX.


«L'auriez-vous jamais deviné? s'écria madame de Nangis, lorsqu'elle
se trouva seule avec M. d'Émerange, en sortant de chez la princesse.
Vraiment je conçois qu'on en meure de surprise. Voilà une découverte
bien autrement dramatique que celle de madame de V...., lorsqu'elle
reconnut son amant dans un marchand d'étoffes. C'est quelque chose
de fort glorieux sans doute que d'inspirer de l'amour à un jeune
homme beau, riche, et qui, par-dessus tout cela, porte le nom de duc
de Linarès. Mais c'est acheter un peu cher ce grand avantage, que
d'être réduite au plaisir de faire signe à son amant, qu'on
l'aime.--Au moins peut-on compter sur sa discrétion, dit en riant le
comte.--Vous vous trompez, reprit la comtesse, on n'est pas plus en
sûreté avec ces muets-là qu'avec vous. Depuis que l'abbé de l'Épée
s'est imaginé de leur donner une éducation savante, ils se
dédommagent du malheur de ne pouvoir bavarder par la manie
d'écrire; et la seule différence qui existe entre leurs billets et
les propos d'un indiscret, est celle de la preuve au soupçon.
Celui-ci vous en offre un exemple, et sa lettre à Valentine
vous en a certainement plus dit que toutes les conversations
possibles.--Rien n'était plus clair, j'en conviens; et si je
connaissais quelques moyens de me faire entendre aussi clairement de
ce beau silencieux, je ne me refuserais point la petite satisfaction
de lui prouver ma reconnaissance.--Quelle folie! n'allez vous pas
chercher à vous battre avec un pauvre infirme?--Ah! quand je lui
couperais un peu les oreilles, pour ce qu'il en fait, il n'y aurait
pas grand dommage.--Allons donc, ce serait une lâcheté; voulez-vous
qu'on dise dans le monde que vous vous êtes battu avec un muet pour
ses propos? Il y aurait là de quoi vous couvrir d'un ridicule
éternel.--Cependant, il m'a grièvement insulté!--Bah! qui s'en
doute?--Mais, lui et moi, par exemple, et cela suffit bien.--Si l'on
est convenu d'excuser les injures d'un rival ordinaire, on doit
encore moins se blesser de celles d'un pauvre homme qui ignore
peut-être la valeur des mots dont il se sert. Qui sait? Dans le
langage de l'abbé de l'Épée, _fat_ veut peut-être dire, _amant
heureux_?--Oui, tout aussi bien que _Belmen_ veut dire en turc,
pour M. Jourdain: _Allez vîte vous préparer pour la cérémonie, afin
de voir ensuite votre fille, et de..._--Ah! vous êtes insupportable,
interrompit la comtesse, en éclatant de rire; on ne saurait parler
raison un instant avec vous.--C'est votre faute, vraiment, en
cherchant à me mystifier avec votre langage muet, vous me rappelez
tout naturellement la meilleure mystification que je connaisse en ce
genre. Mais, puisque vous l'exigez, parlons sérieusement. Que
pensez-vous du résultat de ce coup de théâtre qui a fait tant de
sensation ce soir chez la princesse?--Mais je ne serais pas étonnée
que, ce premier moment de surprise une fois passé, Valentine ne
s'accoutumât petit à petit à l'idée d'aimer un homme de cette
espèce: il est passionné; elle est romanesque, et s'il lui est bien
prouvé qu'aucune femme ne puisse être capable d'un pareil
dévouement, vous verrez qu'elle en fera la folie.--C'est ce qu'il
faut empêcher au nom de l'humanité; mais je m'en rapporte bien à M.
de Nangis pour cela. Vraiment, je regrette qu'il n'ait pas retardé
de deux jours son départ pour la campagne; j'aurais voulu voir de
quel air il eût appris cette étrange nouvelle!--Ah! je puis vous
assurer que le nom du duc de Linarès aurait seul captivé son
intérêt, et qu'il ne se serait point embarrassé du reste. Dans son
opinion, il est si convaincu qu'il ne manque jamais rien à un grand
seigneur pour rendre une femme heureuse!--Ah! vous le vantez, et je
ne saurais jamais lui supposer tant de respect pour les grandeurs.
C'est une vertu de parvenus....--Dont beaucoup de gens de qualités
sont susceptibles, interrompit la comtesse. Mais si vous doutez de
l'exactitude de mon jugement sur M. de Nangis, venez vous en
convaincre en lui apprenant vous-même le nom et les agréments du
rival à qui sa soeur vous sacrifiait.--Quoi! vous voulez
sitôt...?--Vous savez à quelle condition j'ai promis de rejoindre le
comte à Varennes, et s'il me serait possible d'aller m'enterrer à la
campagne seule avec lui; c'est uniquement à vos sollicitations que
j'ai cédé, en consentant à partir cette semaine: j'ai déja prévenu
toutes les personnes qui doivent m'accompagner; mais si vous n'êtes
pas du nombre, je reste. Enfin, je ne tiendrai ma parole qu'autant
que vous serez fidèle à la vôtre. Cette déclaration intimida M.
d'Émerange. Il promit à la comtesse de partir avec elle pour sa
terre, en se réservant un prétexte de revenir à Paris où différents
intérêts le rappeleraient bientôt. Le plus vif était bien
certainement de savoir quel parti allait prendre madame de Saverny
dans cette circonstance. Il lui semblait impossible que son amour
résistât au coup qui venait de lui être porté. Braver les
convenances, les obstacles, les devoirs les plus sacrés, lui
paraissait l'effort d'un courage ordinaire; mais braver le ridicule,
était à ses yeux le comble de l'héroïsme; et, malgré toute
l'admiration que lui inspirait le caractère de Valentine, il ne la
supposait point capable d'une vertu qu'il regardait comme au-dessus
de l'humanité.

Le bruit de la maladie de la marquise étant parvenu à madame de
Nangis, elle se contenta d'envoyer savoir de ses nouvelles; et,
comme on lui fit répondre au bout de quelques jours qu'elle était
hors de danger, la comtesse partit pour la campagne, suivie d'une
partie de sa cour. Fière d'entraîner à son char M. d'Émerange, elle
ne s'occupa que des moyens de l'enchaîner près d'elle par l'attrait
des plaisirs les plus variés; mais combien il entre d'amertume dans
cette peine continuelle de rechercher des plaisirs étrangers à
l'amour, pour retenir près de soi l'objet qu'on aime! et qu'il est
douloureux de s'avouer qu'on ne doit ses succès qu'à son _adresse_ à
plaire! Oui, le tourment de sacrifier au devoir un amant justement
adoré, vaut mieux que le triste bonheur de captiver quelques
instants un infidèle.



CHAPITRE XL.


Après huit jours de fièvre, Valentine revint à la santé, et au
souvenir de ses peines. Mais l'affaiblissement qui suit la maladie
calme aussi les idées, et l'on croirait qu'après avoir ainsi
approché de la mort, l'ame renaît dégagée des illusions qui égarent
dans la vie. Ce repos des sens, que produit la raison, n'est pas
toujours de longue durée; et Valentine en desira profiter pour
entendre du commandeur le récit de tout ce qui lui restait encore à
apprendre sur Anatole. M. de Saint-Albert voulut d'abord se
justifier, par le serment qui l'engageait, du secret qu'il avait
gardé envers elle. Mais Valentine lui ayant répondu que sa
discrétion était un titre de plus à l'estime qu'elle lui portait, il
lui dit: «Vous avez raison de m'en louer, car elle m'a bien coûté;
mais vous allez voir si je pouvais moins faire pour l'être que
j'aime le plus au monde.

J'avais vingt-huit ans, une fortune médiocre, et le peu d'avantages
que vous me connaissez, lorsque je devins passionnément amoureux de
la fille du marquis de Belduc. Sa beauté a fait tant de bruit dans
le temps, que M. de Saverny vous en aura peut-être parlé. Les
attraits qui captivaient les hommages d'un grand nombre
d'adorateurs, ne m'auraient pas séduit, si l'intimité de son père
avec toute ma famille ne m'avait fourni les occasions de la voir
souvent, et de me convaincre qu'il était possible de réunir les
qualités d'une ame sensible aux ornements d'un esprit supérieur, et
tous les charmes de la modestie à ceux de la figure. Cette
découverte décida du destin de ma vie; je me reprochai le temps que
j'avais perdu dans ce commerce de galanterie, où plusieurs femmes
s'étaient livrées au plaisir de me trahir sans se donner la peine de
me tromper, et je consacrai tous mes instants au soin de prouver à
Mélanie que je ne vivais que pour elle. Son coeur me devina bientôt,
et répondit au mien. Modestie à part, je ne puis expliquer cette
préférence que par l'excès de mon amour; car, dans le nombre de mes
rivaux, il y en avait de très-séduisants; et je crois que s'ils
avaient pu se résoudre à s'aimer un peu moins eux-mêmes, ils
auraient été plus aimés que moi.

Lorsque je reçus l'aveu de Mélanie, je me crus roi de l'univers, et
je défiai toutes les puissances du monde de s'opposer à
l'accomplissement de notre bonheur mutuel. Nous en avions déja fixé
l'époque; et, comme nous formions tous ces projets sous les yeux de
nos parents, nous ne doutions pas de leur consentement. Mais le
marquis de Belduc ne nous laissa pas long-temps jouir d'une si
douce illusion: il entra un matin chez sa fille, l'embrassa plus
tendrement qu'à l'ordinaire, et lui déclara qu'il touchait enfin au
moment de voir son ambition satisfaite. Ce début glaça l'ame de
Mélanie; elle pressentit nos malheurs; et ce fut avec tous les
signes d'un profond désespoir qu'elle apprit de son père qu'il
venait de promettre sa main au duc de Linarès. Mélanie, insensible à
l'honneur de devenir la femme d'un Grand d'Espagne, osa le refuser.
Son père, furieux, l'accusa de caprice; elle crut se justifier en
avouant notre amour. En effet, cette nouvelle fut assez bien
accueillie de son père; il approuva son choix tout en déplorant la
nécessité de le sacrifier aux grands intérêts de sa famille, et
finit par lui dire qu'il connaissait assez la noblesse de mes
sentiments pour attendre de moi la soumission qui servirait
d'exemple à Mélanie. A peine eut-il terminé cet entretien, qu'il se
rendit chez moi, et commença sans préambule le récit de ce qui
venait de se passer entre sa fille et lui.--«J'ai répondu de votre
honneur, ajouta-t-il, et ne crois pas m'être trop engagé en assurant
ma fille que vous étiez incapable d'abuser de votre empire sur son
coeur pour l'encourager dans une désobéissance qui détruirait mon
bonheur sans accomplir le vôtre. Vous savez comme moi le résultat de
ces mariages d'inclination qui font d'abord le désespoir des
parents, et bientôt après celui des époux. D'ailleurs, avec Mélanie,
vous n'auriez même pas la ressource de tenter cette folie; elle est
trop attachée à ses devoirs pour que la passion la plus vive l'égare
au point de se déshonorer. Mais vous pouvez la rendre malheureuse
toute sa vie: dites-lui que le sublime de l'amour est de résister
aux obstacles; qu'elle doit refuser le plus beau sort pour vivre
d'un sentiment dont la constance finira par m'attendrir. Elle croira
toutes ces belles phrases, persistera dans son refus; je
l'enfermerai au couvent; elle y prendra le voile; et je partirai
pour Saint-Domingue, où j'irai vivre du produit de la seule
habitation qui me reste.» J'essayai vainement d'opposer à toutes
ces raisons les intérêts de notre amour et le bonheur que je
trouverais à donner ma fortune à Mélanie, sans rien attendre de
celle de son père. Il répondait à tout: «Je suis ruiné: le duc de
Linarès, épris de Mélanie, consent à l'épouser sans dot: il a déjà
obtenu de son souverain la promesse d'un gouvernement qu'il me
destine; vous voyez que ce mariage, en plaçant ma fille au rang le
plus distingué, illustre ma maison et répare ma fortune. Jugez
maintenant si un galant homme peut se permettre de priver toute une
famille d'aussi grands avantages, sans s'exposer aux reproches de sa
conscience, et même à ceux de la femme qu'il rendrait victime de
son amour.» Ce dernier argument l'emporta sur tous les autres.
L'honneur parut m'ordonner ce grand sacrifice. Je le promis au
marquis; et je tins parole.

Je ne vous dirai pas ce qu'il m'en coûta pour déterminer Mélanie à
se soumettre aux ordres de son père. Dès que j'eus obtenu de son
amour la promesse de m'oublier, je m'enfuis en Angleterre pour
n'être pas témoin de ce fatal mariage. Quelques mois après, je
passai à Malte, où je prononçai des voeux dictés par le désespoir.
Lorsque je revins en France au bout de deux ans, Mélanie était en
Espagne: j'appris qu'elle était mère, et qu'elle devait peut-être
la vie à son enfant; car, lors de son départ de Paris, elle était
atteinte d'une maladie de langueur qu'elle ne voulait combattre
d'aucune manière. Le desir de conserver son enfant fut le seul motif
qui l'engagea à prendre quelque soin de sa santé; et je crois que
c'est à cette maladie qu'on doit attribuer l'infirmité d'Anatole. On
fut quelque temps sans s'en apercevoir, et plus encore à espérer
pour lui un heureux changement. Il paraissait impossible que la
nature, en comblant cet enfant de ses dons les plus précieux, eût
voulu en détruire l'effet par la privation la plus cruelle. Le duc
de Linarès, après avoir mis à bout la science de tous les médecins
d'Espagne, se décida à venir consulter ceux de Paris. C'est alors
que je revis Mélanie; elle me présenta à son mari en lui disant:
«Voici un ancien ami de ma famille, je l'aime comme un frère;» et
tout me prouva à mon grand regret la sincérité de cet aveu. L'amour
maternel remplissait uniquement le coeur de Mélanie, et j'aurais pu
penser qu'elle avait perdu jusqu'au souvenir de ma passion pour
elle, si le nom d'Anatole qu'elle avait donné à son fils, ne m'avait
prouvé que ce nom, qui est le mien, lui était encore cher. Un
sentiment très-blâmable et très-commun chez la plupart des hommes,
me fit tenter plusieurs moyens de ranimer dans le coeur de Mélanie
l'amour qu'elle avait sacrifié au devoir; mais ce coupable projet
faillit me coûter jusqu'à l'estime de Mélanie; je n'obtins le pardon
d'en avoir conçu l'idée que par le serment d'y renoncer à jamais, et
plus encore peut-être par le penchant qui m'entraînait à partager sa
tendresse pour son fils. Dès-lors l'état de cet aimable enfant
devint l'objet de toutes mes sollicitudes; je fis plusieurs voyages
dans la seule intention de courir après de prétendus docteurs dont
les journaux attestaient les miracles, et dont les consultations
prouvaient l'ignorance. Enfin, lorsqu'il nous fut bien démontré
qu'il n'existait aucun moyen de guérir de cette infirmité, nous
prîmes le parti de chercher à en triompher, en confiant Anatole aux
soins de ce bienfaiteur de l'humanité, dont les élèves sont autant
de prodiges. L'abbé de l'Épée fut bientôt frappé des dispositions
inouies d'Anatole; il prédit tout ce qu'il serait un jour; mais,
pour accomplir une éducation qui lui promettait tant de succès, il
exigea du duc et de la duchesse de Linarès une entière confiance, et
la promesse de ne déranger par aucune distraction le plan qu'il
formait pour son élève. Comme la faiblesse de Mélanie ne lui aurait
pas permis de tenir cet engagement dans toute la rigueur nécessaire,
elle consentit à retourner avec son mari en Espagne, après m'avoir
fait jurer de veiller sur son fils aussi tendrement que s'il était
le mien. C'est à ce devoir sacré que j'ai dû toutes les consolations
de ma vie. Avec quel plaisir je rendais compte à cette tendre mère
de tous les progrès de son enfant! Et comment vous peindrai-je la
joie qui pénétra mon ame, lorsqu'après dix années d'absence, je
conduisis cet aimable jeune homme dans les bras de sa mère. Je crus
qu'elle succomberait à l'excès de son bonheur, en retrouvant dans
son fils la sensibilité, l'esprit, et toutes les qualités qui le
mettent au rang des gens les plus aimables. Dans sa reconnaissance
pour l'abbé de l'Épée, elle aurait voulu pouvoir lui faire accepter
sa fortune entière; mais on sait que le désintéressement de ce
philosophe égalait sa bienfesance. A cette époque, je fus rappelé en
France pour le mariage de ma nièce, et quelques affaires de famille,
dont le résultat vint augmenter de beaucoup ma fortune. J'appris,
peu de temps après, la mort du duc de Linarès, et la faveur dont le
roi d'Espagne venait d'honorer son fils, en employant ses talents
dans la diplomatie. Il avait alors vingt ans, et le séjour de la
cour commençait à devenir dangereux pour lui; plusieurs des femmes
qu'il y rencontrait sans cesse, affectaient d'abord de le traiter
avec le dédain ou la protection qu'on a pour un infirme; mais
s'apercevant bientôt que ce défaut était racheté par les agréments
et les qualités les plus séduisantes, on les voyait changer de
manières et devenir aussi prévenantes pour lui qu'elles avaient paru
dédaigneuses. Sa fierté naturelle le garantit quelque temps des
pièges de la coquetterie; il sentait que dans sa position le succès
pouvait seul mettre à l'abri du ridicule, et son coeur n'étant pas
encore atteint, il triomphait sans peine du trouble de son
imagination; mais quand on n'est soutenu dans sa sagesse que par la
crainte d'un revers, on doit facilement succomber à la certitude de
réussir: et c'est ce qui arriva. Anatole, se trouvant un soir chez
la reine, reçut deux mots tracés au crayon sur l'éventail de la
jolie comtesse d'Alméria. Cette jeune veuve, aussi emportée dans ses
desirs, qu'inconstante dans ses affections, avait imaginé que le
plus sûr moyen de lui inspirer une passion folle, était de
l'attacher par la reconnaissance. L'idée de captiver tous les
sentiments d'un homme que son malheur et ses avantages rendaient
également intéressant, flattait son amour-propre. Ce caprice lui
présentait tous les charmes d'une liaison piquante, qui pouvait se
changer en attachement sérieux, et devenir le but de son ambition,
après avoir été celui de son amusement. Mais la duchesse de Linarès,
qui redoutait l'empire qu'une femme de ce caractère pourrait exercer
sur le coeur exalté de son fils, mit tous ses soins à l'éloigner
d'elle. L'état de sa santé lui en fournit bientôt l'occasion. A la
suite d'une maladie grave, les médecins ordonnèrent à la duchesse
les eaux de Pise, et son fils s'empressa de l'y accompagner. Quelque
temps après le départ d'Anatole, la comtesse Alméria le punit du
tort d'être absent. C'était un crime qui n'obtenait jamais grace à
ses yeux. Le bruit de sa vengeance parvint bientôt à la duchesse;
elle en instruisit Anatole avec tous les ménagements convenables, et
fut très-étonnée de le trouver beaucoup plus modéré dans ses regrets
qu'elle ne l'aurait espéré. La précipitation avec laquelle il avait
obtenu son bonheur lui avait souvent donné l'idée qu'il pourrait le
perdre de même; et d'ailleurs cette félicité fugitive avait plus
enivré ses sens, que pénétré son ame. Loin d'éprouver ce vide
affreux où laisse l'abandon du seul objet qu'on puisse aimer au
monde, quelque chose l'avertissait que la perte d'une femme, qui
n'était que jolie, se réparait facilement par la possession d'une
autre; et il fut bientôt convaincu de cette vérité, lorsque les
préférences de plusieurs belles Italiennes vinrent achever de le
distraire du chagrin d'être trahi. La duchesse de Linarès, ravie de
voir l'effet que produisait sur son fils le séjour de l'Italie,
résolut de s'y fixer quelques temps. Elle se rendit à Rome dans
l'intention d'y passer l'hiver; mais lorsque le printemps vint
parer de sa verdure les beaux sites et les ruines dont raffolait
Anatole, il fut impossible de l'arracher de cette terre de
souvenirs. Son imagination s'enflamma à l'aspect de tant de
merveilles; le desir de les chanter et de les retracer le rendit
peintre et poëte; et il se livra aux arts avec toute la passion de
son caractère. Mais, comme ce genre d'étude est celui qui dispose le
mieux un coeur tendre aux impressions de l'amour, on le vit bientôt
tomber dans des accès de mélancolie qui menaçaient d'altérer sa
santé. Sa mère s'en inquiéta, et voulut en savoir la cause. C'est
alors qu'il lui fit l'aveu du sentiment pénible qui attristait son
ame, en pensant que le ciel l'avait condamné à ne jamais goûter
l'unique bonheur qui lui fesait envie. Je n'ai rien lu de plus
touchant que la lettre où il demandait pardon à sa mère d'oser
desirer la tendresse d'une autre femme, lorsqu'il était l'objet de
son amour maternel. Mais, lui disait-il, peignez-vous le désespoir
d'un coeur dévoré du besoin d'aimer, sans jamais pouvoir prétendre à
inspirer le moindre retour. Quoi! ce délire enchanteur dont je vois
partout les traces, ce feu qui anima le Tasse et Pétrarque, cette
reconnaissance divine qui naît des faveurs d'un sentiment partagé;
enfin, tous ces bienfaits de l'amour, je ne les connaîtrai jamais:
réduit au misérable avantage de profiter d'un instant de caprice, ou
des calculs de l'intérêt, je dois mourir sans rencontrer un coeur
qui réponde jamais aux battements du mien. La duchesse affligée de
le voir se livrer ainsi aux idées d'un malheur sans espoir, imagina
de distraire Anatole par un voyage à Paris. Elle le chargea d'y
faire l'acquisition d'une terre qu'elle viendrait habiter aussitôt
qu'elle aurait obtenu de la reine d'Espagne la permission de se
retirer de la cour. Ce fut par pure obéissance qu'Anatole se sépara
de sa mère pour se rendre ici, suivi de son ancien gouverneur. Ils
me remirent une lettre de la duchesse qui m'instruisait de ses
craintes sur son fils, et le confiait encore une fois à mes soins.
Vous devinez sans peine avec quel plaisir je les lui prodiguais. En
recherchant toutes les occasions de le distraire, je me crus
simplement inspiré par le desir d'accomplir les volontés d'une femme
chérie; mais bientôt, captivé par tout ce qu'Anatole a d'aimable, je
sentis que son bonheur était indispensable au mien, et dès ce moment
je ne m'occupai plus que des moyens de l'assurer. L'acquisition du
château de Merville fut celui qui me réussit le mieux. Anatole
s'obstinait à fuir les plaisirs du grand monde. Vainement
l'ambassadeur d'Espagne, son parent, l'ancien ami de son père,
voulut le présenter dans les maisons les plus agréables de Paris.
Excepté à la cour, où il consentit à le suivre quelquefois, il
refusa de l'accompagner dans les endroits où ses manières et son
rang lui promettaient l'accueil le plus flatteur. Dans cette
disposition d'esprit, le séjour de la campagne lui parut le seul
convenable à ses goûts. Il s'y fixa pour faire exécuter sous ses
yeux le plan tracé par lui, et qui devait rendre Merville un des
plus beaux lieux de la France. Le soin d'embellir la retraite
destinée à sa mère parvint à le distraire, pendant plusieurs mois,
de ses tristes rêveries; mais j'en prévoyais le retour, et je
cherchais à l'éloigner en attirant Anatole à Paris sous différents
prétextes. Ses amis se joignaient à moi pour imaginer sans cesse de
nouveaux motifs de l'y retenir: mais nous commencions à nous voir au
bout de nos ressources en ce genre, lorsqu'un soir, d'heureuse ou
fatale mémoire, dit le commandeur en fixant les yeux sur Valentine,
je vis entrer chez moi M. de Selmos, cet ancien gouverneur
d'Anatole, la pâleur sur le front, et dans tout le désordre d'un
homme qui vient annoncer une affreuse nouvelle. L'excès de sa
douleur ne lui permit pas de me préparer au spectacle qui allait me
frapper, et je pensai mourir d'effroi en voyant déposer sur mon lit
le corps inanimé de ce pauvre Anatole. Le désespoir de son
gouverneur, les larmes que répandaient ses gens, tout me persuada
qu'il n'existait plus, et je frémis encore du souvenir de ce qui se
passa dans mon ame à cette horrible idée. Mais le chirurgien qu'on
avait fait appeler vint me rendre la vie en m'assurant que le malade
ne tarderait pas à revenir de l'évanouissement où l'avait plongé la
violence du coup qu'il avait reçu. En effet, Anatole ouvrit bientôt
les yeux: son premier mouvement fut de me tendre la main, ensuite il
la porta sur sa blessure, en me fesant signe qu'elle n'était point
dangereuse. Cependant il avait l'épaule cassée, et une forte
contusion à la poitrine. On le saigna après avoir pansé sa blessure,
et je fus étonné de voir son visage conserver, au milieu des
souffrances les plus aiguës, une expression de bonheur que j'y
remarquais pour la première fois. Impatient d'expliquer ce mystère,
je questionnai M. de Selmos, qui me raconta ce qui venait de se
passer à l'Opéra. Quand j'appris que c'était pour vous que mon ami
venait de risquer sa vie, et peut-être celle de sa mère; je vous en
demande pardon, Valentine, je me fis le reproche de lui avoir peint,
trop fidèlement, le plaisir que j'avais eu à vous rencontrer, et
celui que je trouvais chaque jour à découvrir autant de sensibilité
que de modestie dans une femme que son esprit et sa beauté auraient
pu rendre vaine. Je me reprochai surtout de lui avoir dit qu'il
existait entre vous et la duchesse de Linarès, une ressemblance qui
me rappelait sa mère à votre âge. Car, à dater de ce moment, il ne
chercha plus qu'une occasion de vous voir; le hasard la lui fourni
bientôt; et j'ai su qu'il avait déja joui plusieurs fois du plaisir
de vous admirer avant d'avoir eu le bonheur de vous secourir.

La joie qu'il ressentait de vous avoir peut-être sauvé la vie,
approchait du délire; je tentai vainement de lui persuader que sa
blessure exigeait le plus parfait repos: il voulut être transporté
sur le champ à Merville, pour mieux cacher les suites de cet
événement; et, après m'avoir déclaré que son existence entière
tenait au secret qu'il voulait garder auprès de vous, il défendit à
ses gens de dire un mot de ce qui lui était arrivé a la sortie de
l'Opéra. Le chirurgien reçut la même recommandation, et je le
décidai à nous suivre à Merville, pour y soigner Anatole jusqu'à son
parfait rétablissement. Ce voyage ne parut pas augmenter les
souffrances du malade, ou du moins il n'osa point s'en plaindre.
Pour obtenir de lui quelque soumission aux ordres du docteur,
j'étais obligé de lui donner chaque jour de vos nouvelles, et de
répondre à toutes les questions qu'il ne cessait de me faire sur
votre compte. Comme son état exigeait une parfaite immobilité, nous
ne lui permettions aucun signe, mais il s'en vengeait en écrivant au
crayon sur ses tablettes, des phrases auxquelles je répondais dans
son langage; ensuite il essayait de tracer un profil dont je
reconnaissais les traits, et que pour rendre plus frappant il
effaçait, puis retraçait encore; enfin, je reconnus tous les
symptômes d'une passion qui allait ranimer sa vie. Je pressentis les
chagrins qu'elle pourrait lui coûter, et lui en fis un tableau
effrayant; mais je me sentis forcé de l'approuver, lorsqu'il
m'assura que tous les tourments de l'amour étaient préférables à cet
état de langueur qui menaçait d'éteindre toutes les facultés de son
ame. D'ailleurs il prétendait être fort heureux du seul bonheur de
vous aimer, pourvu qu'il n'eût jamais à supporter vos dédains.
L'idée de vous attacher par la reconnaissance, en vous restant
inconnu, l'égarait au point de croire que, s'il obtenait cette
faveur, il ne lui resterait plus rien à desirer. Ce sentiment si
désintéressé, si peu dangereux pour vous, me toucha vivement, et je
le regardai comme un moyen d'occuper dignement le coeur d'Anatole.
En pensant ainsi, j'étais loin de me flatter du moindre succès pour
son amour; mais je dois vous avouer que voyant tout ce que la
reconnaissance vous inspirait pour lui, je n'ai pas eu le courage
d'en diminuer l'impression, en vous cachant qu'il était aussi digne
de votre estime que de votre intérêt; comment aurais-je pu me
refuser au plaisir de voir ses yeux briller de la plus pure joie,
quand je lui parlais de vous, comment n'aurais-je pas été entraîné
par la certitude plus séduisante encore de lui faire passer des
moments enchanteurs, en lui disant seulement que vous pensiez
souvent à lui. Ici Valentine leva les yeux au ciel, et le commandeur
répondit à ce regard en ajoutant: Je sens combien cette complaisance
vous paraît coupable, mais, avant de blâmer ma conduite, voyez un
peu ce qui la justifie: d'abord j'étais lié par un serment qui ne
me permettait pas d'arrêter les conjectures de votre imagination par
le moindre mot qui aurait pu vous faire soupçonner la vérité; je
savais que la loyauté du caractère d'Anatole s'opposerait toujours à
ce qu'il vous trompât, et que, loin de profiter de l'intérêt
romanesque que son mystérieux amour devait vous inspirer, il vous
avait avoué qu'un obstacle invincible le condamnait à s'éloigner
éternellement de vous. Ensuite je vous dirai que cet obstacle, qui
paraît si insurmontable aux yeux de beaucoup de personnes et
peut-être aux vôtres, ne me frappait pas de même. Habitué à voir
Anatole depuis son enfance, je me suis plus occupé des avantages qui
le distinguent, que de la disgrace qui l'afflige. D'ailleurs, ayant
appris sans peine son langage, je ne sentais aucun des inconvénients
de ce malheur; j'étais avec lui comme auprès d'un étranger dont on
entend la langue, et qui s'exprime avec toute la vivacité d'une
imagination ardente et d'un esprit supérieur. Combien de fois cette
conversation originale et piquante m'a-t-elle consolé de l'ennui
d'un bavardage insipide! Enfin, les moments que j'ai passés près
d'Anatole sont au nombre des plus heureux de ma vie; et l'on ne doit
pas s'étonner que, trouvant en lui la réunion de toutes les qualités
aimables, j'aie pu concevoir un instant l'espérance de le voir aimé.



CHAPITRE XLI


Le récit du commandeur fit rêver long-temps Valentine; elle ne
l'avait interrompu par aucune réflexion, et n'en fit pas davantage
après l'avoir attentivement écouté, mais elle adressa à M. de
Saint-Albert plusieurs questions sur différents petits événements
qui avaient excité sa surprise, et que l'intimité secrète de
Saint-Jean et de mademoiselle Cécile lui expliqua bientôt. Le prix
des innocents services de mademoiselle Cécile, qui se bornait à dire
à Saint-Jean les projets de sa maîtresse, était tout entier dans
l'espérance d'épouser ce brave garçon, que son maître récompensait
généreusement; et Valentine n'osa pas punir des indiscrétions
qu'elle feignit de regarder comme un excès de confiance amoureuse.

Le commandeur s'apercevant de l'espèce d'abattement où paraissait
être Valentine, s'excusa de l'avoir fatiguée par un aussi long
entretien, et voulut se retirer pour lui laisser prendre quelque
repos; mais elle n'y consentit qu'après lui avoir fait promettre de
cacher au duc de Linarès quelle avait découvert son secret. Il lui
en donna l'assurance: Comptez sur ma parole, lui dit-il: j'y serai
d'autant plus fidèle que je ne saurais vous trahir sans le
désespérer; jugez-en vous-même. En finissant ces mots, le commandeur
remit à Valentine la lettre suivante, et il sortit:

ANATOLE, A M. DE SAINT-ALBERT.

«J'apprends, mon excellent ami, que le marquis d'Alvaro vient
d'exposer, au salon du Louvre, le tableau que je lui avais envoyé
pour le faire encadrer, et vous l'offrir. Je tremble que cette
indiscrétion ne me coûte plus que la vie, en apprenant à Valentine
mon nom et mes malheurs. La seule idée de perdre avec mon secret
jusqu'au souvenir qu'elle me conserve, me livre au plus affreux
désespoir. Car il n'en faut pas douter, l'instant qui lui
dévoilerait à quel supplice la nature m'a condamné, changerait tous
ses sentiments pour moi. A la place de ce tendre intérêt, dont je
relis chaque jour les témoignages, la dédaigneuse pitié viendrait
accabler mon amour du poids de ses humiliations; au lieu d'inspirer
à Valentine cette affection qui fesait mon bonheur, je serais réduit
à sa reconnaissance; ou peut-être son coeur, indigné de l'audace du
mien, ne me pardonnerait pas d'oser l'adorer. Ah! mon ami!
sauvez-moi de ce malheur cent fois pire que la mort; et n'essayez
plus de me prouver que mes craintes à ce sujet sont exagérées. Je
sais comme vous de combien d'éléments divins le ciel a composé l'ame
de Valentine; mais, plus elle est supérieure à tout ce qu'on admire,
plus elle a le droit d'exiger de celui qui aspire à lui plaire. Je
me rends justice; les faibles qualités qui m'ont acquis votre amitié
pourraient me mériter la sienne. Mais le même sentiment qui dans
votre coeur est la source de mes plus douces consolations, de sa
part ne me semblerait qu'un outrage fait à mon amour. Songez qu'un
moment dans ma vie j'ai joui du plaisir enivrant de contempler sur
ses traits enchanteurs une partie de l'émotion qui pénétrait mes
sens; que plus d'une fois ses yeux ont répondu aux miens; et voyez
si je pourrais survivre à l'illusion qui m'a valu tant de félicité.»

A cette lettre en était jointe une autre pour le marquis d'Alvaro,
par laquelle on le priait de faire porter sans délai le tableau
d'Anatole chez le commandeur. Deux jours après, Valentine sortit
pour la première fois de son appartement, et lorsqu'elle entra chez
M. de Saint-Albert, elle ne s'étonna point d'y trouver ce tableau à
la place d'un ancien portrait de famille, qui jusqu'alors avait eu
les honneurs du salon. Souvent, les yeux fixés sur l'ouvrage
d'Anatole, elle le considérait sans proférer une parole. Ses amis
respectaient son silence, et bornaient leurs soins à distraire son
esprit, sans chercher à pénétrer ce qui se passait dans son ame.
Discrétion bien rare en amitié!

Les médecins venaient de déclarer que la santé de Valentine était
parfaitement rétablie; cependant son teint n'avait point repris son
éclat; son regard était triste; et tout en elle montrait un état
languissant; mais lorsque madame de Réthel en témoignait quelque
inquiétude au docteur, il lui répondait, avec cette assurance que
l'on met assez souvent à décider des choses que l'on ne comprend
pas, que les maladies inflammatoires étaient toujours suivies d'un
accablement profond, qui n'empêchait pas de se bien porter; et
madame de Réthel, sans y rien comprendre non plus, adoptait cette
sentence.

Le commandeur, moins facile à rassurer, desirait qu'un événement
quelconque pût distraire Valentine de la vie monotone qu'elle avait
adoptée. Une lettre de M. de Nangis ne vint que trop tôt seconder
ses voeux. Elle était datée de Londres, et contenait le récit de
l'aventure scandaleuse qui venait de lui révéler l'indigne conduite
de sa femme. La scène s'était passée au château de Varennes, où la
comtesse avait eu l'imprudence d'emmener avec elle la jeune baronne
de Tresanne, dont la beauté commençait à faire autant de bruit que
les extravagances. La certitude de la rencontrer à Varennes était
entrée pour beaucoup dans la promesse que M. d'Émerange avait faite
à madame de Nangis de l'y suivre; deux jours s'étaient à peine
écoulés, que la plus parfaite intimité régnait déja entre le comte
et la jolie baronne; mais ce n'était pas sans conditions que madame
de Tresanne s'était décidée à récompenser d'avance l'éternel amour
que lui avait juré M. d'Émerange. Le sacrifice de madame de Nangis
en avait été la première récompense; et il fut résolu entre eux
qu'après avoir satisfait aux devoirs d'usage en pareil cas, le
comte se dégagerait, sans retour, d'une chaîne importune. Déja
plusieurs tentatives lui avaient prouvé la difficulté de réussir. La
comtesse était moins résignée que jamais à perdre les avantages
d'une liaison qui coûtait aussi cher à sa conscience qu'à son repos;
et madame de Tresanne, prévoyant bien que les ménagements du comte
ne serviraient qu'à prolonger l'erreur de sa victime, feignit de
s'irriter de tant de complaisance, et déclara positivement à M.
d'Émerange, qu'elle aimait mieux céder l'empire de son coeur, que de
le partager plus long-temps. Cette menace produisit tout l'effet
qu'elle en pouvait attendre; la crainte de voir s'échapper sa
nouvelle conquête avant de l'avoir constatée publiquement, soumit
les volontés du comte à toutes celles de madame de Tresanne, et il
s'en remit à elle du choix des moyens à employer. La persévérance de
la comtesse en ayant fait échouer plusieurs, madame de Tresanne se
décida au plus atroce comme au plus infaillible. Un billet anonyme
instruisit M. de Nangis de la perfidie de sa femme, en lui indiquant
une occasion de s'en convaincre. Dès ce moment la colère et le
désespoir régnèrent dans le château de Varennes: madame de Tresanne
s'empressa d'en sortir au premier bruit de l'éclat qu'elle avait
provoqué; et sans vouloir en apprendre la cause au comte
d'Émerange, elle lui ordonna de tout quitter pour la suivre à
Bagnères. Elle s'y rendit sans s'arrêter pour soustraire M.
d'Émerange aux premiers effets du ressentiment de M. de Nangis. Les
amis de la comtesse retournèrent bientôt à Paris dans l'intention
charitable d'y publier l'aventure scandaleuse dont ils venaient
d'être témoins, et que le brusque départ de M. de Nangis allait
certifier à tous ceux qui oseraient en douter. Effectivement, ce
malheureux époux, sans calculer si la conduite présente de sa femme
n'était pas le fruit de l'indulgence outrée qu'il avait montrée pour
ses premières inconséquences, croyait reparer les torts de sa
faiblesse par l'on punit souvent des fautes qu'avec plus de soin on
aurait pu prévenir. Après une scène violente, dans laquelle la
comtesse avait fait l'aveu de tout ce que sa folle passion lui avait
suggéré contre Valentine, le comte de Nangis était parti brusquement
pour Londres, en arrachant Isaure des bras de sa coupable mère.
Abandonnée de tout ce qui lui était cher; livrée aux injures de sa
médisance implacable dont elle avait si souvent dirigé les traits;
enfin, seule avec ses remords, cette infortunée s'était réfugiée
dans un couvent de Paris, où les soins pieux des Soeurs de la
Miséricorde ne parvenaient point à calmer les tourments de son
coeur. Ce coeur, si souvent dominé par la vanité, n'éprouvait plus
alors que la honte et les regrets d'avoir perdu tous ses droits
maternels. La crainte de ne pouvoir réparer les fautes de sa vie en
la consacrant toute entière à l'éducation et au bonheur de sa fille,
ôtait à madame de Nangis tout espoir de consolation. Malgré la
frivolité de son esprit, elle avait observé que la sévérité des gens
du monde se laissait désarmer à la vue d'une jeune personne dont la
candeur et les vertus fesaient oublier les égarements de sa mère. En
effet, comment se rappeler les torts d'une femme coupable, en
admirant l'ouvrage d'une mère aussi tendre que sage! Et quel homme
assez méchant oserait porter atteinte au respect qu'elle inspire à
sa fille, en affectant de ne le point partager?



CHAPITRE XLII.


Valentine prévoyait depuis long-temps les malheurs qui menaçaient sa
famille, et cependant, en les apprenant, elle en fut frappée comme
d'une nouvelle inattendue; le bonheur de reconquérir l'estime de son
frère, qui le priait en grace de se charger de l'éducation d'Isaure,
ne la consolait pas du triste événement qui lui valait une aussi
éclatante réparation. En répondant à la lettre où M. de Nangis la
conjurait de lui pardonner son injustice et les injures qui lui
avaient été dictées par une femme perfide, elle avait tenté de
modérer l'indignation de son frère, en excitant sa pitié pour le
sort de cette malheureuse mère, qui, lui disait-elle, serait encore
digne de sa tendresse, si de misérables flatteurs, trop bien
accueillis par lui-même, ne s'étaient fait un jeu d'égarer sa
raison. Il y avait autant de vérité que d'indulgence dans cette
supposition; mais M. de Nangis était trop irrité pour se rendre aux
avis de sa soeur; il les mit sur le compte de la générosité
naturelle au caractère de Valentine, et n'en persista pas moins dans
le dessein de punir rigoureusement celle qui venait de l'outrager.

Comme il se méfiait avec juste raison de l'extrême bonté de sa
soeur, ce n'est qu'après avoir exigé d'elle la promesse de ne
jamais confier à une autre le soin d'élever Isaure, qu'il s'était
déterminé à la lui envoyer. Avec quel plaisir cette aimable enfant
se retrouva dans les bras de Valentine! et combien de fois elle
remercia son père de l'avoir confiée à sa tante, pendant le grand
voyage que venait d'entreprendre sa mère! car c'est ainsi qu'on
avait motivé l'absence de la comtesse, et la cause des larmes
qu'elle avait vues inonder son visage au moment de leur séparation.

La présence d'Isaure sembla ranimer l'existence de Valentine. Elle
consentit à quitter la campagne pour se rendre à Paris, dans
l'unique intention d'y faire donner à son élève les leçons des
meilleurs maîtres. Mais l'attachement qu'elle portait à ses amis ne
lui permettant pas de s'en séparer, elle accepta la proposition que
lui fit madame de Réthel, de partager l'hôtel qu'elle occupait avec
son oncle.

De retour à Paris, il se fit un grand changement dans les habitudes
de la marquise: on la voyait sortir tous les matins à la même heure,
et passer le reste de la journée dans la retraite. Le salon du
commandeur était le seul où l'on pût la rencontrer quelquefois; car
pour les fêtes et le spectacle, elle paraissait également décidée à
les fuir; et l'on trouvait cette conduite assez simple après
l'éclat qui venait d'avoir lieu dans sa famille. Mais ce qui parfois
échappe aux yeux des indifférents, attire l'attention d'un ami, et
M. de Saint-Albert, loin d'expliquer si facilement les motifs qui
inspiraient à Valentine le desir de s'éloigner de toutes les
personnes qui possédaient autrefois sa confiance, redoutait les
suites de cet état de contrainte perpétuelle. Il essayait
quelquefois de vaincre la résolution qu'elle semblait avoir prise
d'éviter toute conversation relative à Anatole, en se fesant
apporter devant elle les lettres qu'il recevait de lui; mais il en
lisait tout haut le timbre, la date, et même les premières lignes,
sans que Valentine lui témoignât la moindre curiosité d'en savoir
davantage; et le commandeur ne retirait d'autre résultat de ces
petites épreuves, que de voir se prolonger le silence rêveur de
Valentine.

Un jour pourtant que M. de Saint-Albert lisait, comme à l'ordinaire,
sa correspondance, tandis que sa nièce et madame de Saverny
s'occupaient à broder, elles l'entendirent prononcer quelques mots
sans suite, et d'une voix qui semblait altérée par l'émotion la plus
pénible.--Ciel! s'écria madame de Réthel, quelle triste nouvelle
vous apprend-on?--Ce n'est rien, reprit-il, en cherchant à se
remettre, mais vous savez qu'il est impossible de ne point partager
les impressions que la duchesse de Linarès sait peindre avec tant
de vérité; sa manière touchante de parler de ses peines, de ses
inquiétudes, les fait passer tout entières dans le coeur de ses
amis.--Lui serait-il arrivé quelque malheur? demanda vivement
Valentine.--Non pas à elle.--Cette réponse fit pâlir la marquise, et
parut lui ôter la force de faire une autre question. Madame de
Réthel, s'apercevant de ce qu'elle éprouvait, s'empressa
d'interroger son oncle sur la santé d'Anatole.--Mais, lui
répondit-il, d'après ce que me mande sa mère, il se porte aussi bien
qu'on peut le faire avec un coup d'épée dans le bras.--Un coup
d'épée s'écrièrent à-la-fois Valentine et son amie.--Il faut bien,
reprit le commandeur, d'un ton calme, payer de quelque chose le
plaisir de punir les impertinences d'un fat. Ce nom de fat, que M.
de Saint-Albert ne prononçait jamais qu'en parlant de M. d'Émerange,
fit tressaillir Valentine, elle pensa qu'elle seule était cause de
l'événement malheureux dont elle n'osait demander les détails, elle
s'en fit tout haut le reproche, et ses yeux se remplirent de
larmes.--Cessez de vous accuser, lui répondit le commandeur, d'un
fait dont vous êtes complètement innocente. C'est pour y soigner la
santé de sa mère qu'Anatole est resté a Bagnères un mois de plus
qu'il ne le devait. Vous savez quel motif vient d'y conduire
dernièrement M. d'Émerange; ce n'est pas vous qui lui avez dicté
les couplets insultants qu'il s'est amusé à composer sur les amours
discrets d'un muet de naissance, et dont, malheureusement pour lui,
une copie est tombée entre les mains d'Anatole. Ainsi donc ne vous
reprochez pas la blessure qui vient de défigurer pour toujours un
visage moins joli qu'insolent; c'est un trait de la justice divine,
dont la gloire était réservée à l'adresse d'Anatole. M. d'Émerange a
follement pensé qu'on pouvait insulter impunément un homme que son
infirmité dispensait du devoir de la vengeance. Cette lâcheté a été
justement punie; et la providence devrait frapper de même tous ceux
qui ne consacrent qu'à nuire les dons heureux qu'ils ont reçus du
ciel.--Mais Anatole est aussi blessé, dit Valentine, avec
inquiétude.--Très-légèrement, reprit le commandeur, et sur ce point
on peut en croire la duchesse: je voudrais bien être aussi rassuré
sur l'état de cette bonne mère. Jugez de ce qu'elle a dû souffrir
lorsqu'elle a appris par l'effet du hasard le moment où son fils
allait se battre. Je m'étonne qu'elle ait résisté à une semblable
épreuve, et j'en redoute les suites pour sa santé.--Ah! mon cher
oncle, interrompit madame de Réthel, si vous avez cette crainte, ne
souffrez pas que la duchesse de Linarès se livre avec confiance aux
médecins des eaux. Écrivez à son fils de nous la ramener. C'est ici
qu'elle trouvera les plus savants docteurs et ses meilleurs
amis.--Vraiment elle avait bien le projet de se rendre à Paris; mais
son fils refuse de l'y suivre, ajouta le commandeur, en regardant
Valentine, avant d'avoir obtenu un consentement à son retour de la
même personne qui ordonna son départ..--Eh! qu'allez-vous répondre?
demanda la marquise.--Mais ce qu'il vous plaira.--Je ne saurais,
reprit-elle, me prévaloir d'un ordre que je n'ai donné qu'en
obéissant. C'est à vous à le rétracter.--Je ne le puis.--Qui vous en
empêche?--Le devoir que je me suis imposé de ne plus décider des
actions de mes amis.--Vous n'avez pas juré, j'espère, de ne plus
leur servir d'interprète.--Non: mais c'est un oubli que je peux
réparer.--Attendez pour cela, dit Valentine, en se levant, que vous
ayez répondu au duc de Linarès que rien ne s'oppose à son prochain
retour.»



CHAPITRE XLIII.


Peu de jours après cet entretien, Valentine fut péniblement
distraite du souvenir qu'elle en conservait par de mortelles
inquiétudes. M. de Nangis, ennemi déclaré de toutes les innovations,
s'était constamment opposé au desir que lui avait souvent témoigné
sa femme, de faire inoculer Isaure, et la pauvre enfant venait
d'être atteinte de tous les symptômes d'une violente petite-vérole.
Dès les premiers moments de la maladie, Valentine s'était comme
attachée au pied du lit de sa nièce, et avait recommandé qu'on ne
laissât pénétrer personne dans son appartement. Déja six nuits
s'étaient écoulées sans qu'elle eût consenti à prendre le moindre
repos, lorsqu'on vint l'avertir qu'une femme à laquelle on avait
répété plusieurs fois que madame de Saverny n'était pas visible,
s'obstinait à rester sur les marches de l'escalier, pour y attendre
le moment où le docteur P... sortirait de chez elle. Valentine
s'informa du nom de cette femme, et apprit avec étonnement qu'elle
refusait de le dire. C'est probablement, ajouta le domestique,
quelque pauvre femme qui se recommande à la charité de Madame; elle
est vêtue de manière à le faire croire, et le soin qu'elle prend de
cacher son visage sous un grand voile noir, prouve qu'elle est
honteuse de demander l'aumône.--Si c'est ainsi, reprit la marquise,
dites-lui de me laisser son adresse, et qu'avant peu j'enverrai chez
elle; recommandez-lui surtout de s'éloigner au plus vîte d'une
maison dont l'air est infecté par une affreuse maladie. Le
domestique sortit pour remplir cette commission; mais il rentra
bientôt en disant à sa mai tresse, avec l'accent de la plus vive
pitié:--Ah! Madame, si vous ne daignez pas venir à son secours,
cette pauvre femme va mourir; je lui ai vainement répété qu'elle
pouvait compter sur la bienfesance de madame la marquise: Je ne
veux point de ses bienfaits, s'est-elle écriée en sanglotant, je ne
lui demande qu'un seul mot; qu'elle me l'accorde, ou je meurs à
l'instant. En disant cela elle s'est traînée jusqu'à la porte du
salon en me suppliant de ne la point renvoyer; et vraiment je ne
l'aurais pu faire, car ses forces l'ayant abandonnée, elle est
tombée sans connaissance; je viens demander à Madame s'il ne faut
pas lui faire prendre quelques gouttes d'éther.--Conduisez-moi vers
elle, dit aussitôt la marquise, après avoir recommandé à
mademoiselle Cécile de ne pas quitter Isaure. En entrant dans le
sallon, Valentine fut saisie d'un battement de coeur qui lui ôtait
presque la respiration. Son visage, déja altéré par l'inquiétude et
les veilles, prit tout-à-coup un air d'effroi en apercevant cette
infortunée, si digne de pitié; elle veut s'en approcher pour la
secourir, mais à peine a-t-elle fait un mouvement, que des yeux
égarés se fixent sur les siens, et qu'une voix s'écrie:
«Malheureuse, elle est morte!» Ce cri funèbre retentit au coeur de
Valentine, elle n'y répond que par ces mots: «Ah! ma soeur!» Mais
ils ne sont pas entendus de cette misérable mère, elle a cru lire
l'arrêt de son enfant dans le regard désespéré de Valentine; un
frisson mortel a glacé ses veines, et c'est en vain que sa soeur la
rassure, la presse sur son sein; l'excès de la douleur à suspendu
sa vie. Valentine, qui la voit expirante, tente un dernier moyen:
elle compte sur cet instinct maternel qui survit à tout pour lui
faire deviner la présence de son enfant, et sans calculer si ses
forces répondent à son courage, elle entraîne elle-même cette mère
mourante, et la dépose aux pieds du lit de sa fille.

Les inspirations du coeur sont rarement trompeuses, et l'on
croirait, au succès qu'elles obtiennent dans les moments extrêmes de
la vie, que, touchée de notre infortune, la divinité daigne alors
penser pour nous. Ce que tous les secours n'avaient pu faire, une
seule plainte d'Isaure l'opéra: le son de cette voix chérie ranima
les esprits de madame de Nangis, et l'existence parut lui revenir
avec la certitude que son enfant respirait encore.

En ce moment le docteur P... arriva, et partagea ses soins entre
Isaure et sa mère. Il les prodigua avec d'autant plus de zèle, qu'il
s'accusait d'être la cause de l'état ou il voyait la comtesse. En
effet, c'est lui qui avait parlé la veille, chez l'abbesse du
couvent des Filles de la Miséricorde, du danger où se trouvait la
nièce de madame de Saverny. Il l'avait peint dans toute sa force,
pour engager ces dames à prendre de grandes précautions pour leurs
pensionnaires, sans se rappeler que madame de Nangis habitait leur
maison. Le bruit de la maladie de sa fille lui parvint bientôt,
avec tous les détails qui pouvaient augmenter son effroi. Son
imagination, déja exaltée par le repentir et la douleur, se peignit
la mort de son enfant comme un châtiment dû à ses fautes. Et
dès-lors, le désespoir s'emparant de son ame, elle ne pensa plus
qu'à revoir une seule fois l'objet de ses regrets, avant de le
suivre au tombeau. Quelques louis donnés à la tourière, lui
obtinrent la facilité de sortir du couvent avant qu'il fît jour.
Elle erra long-temps dans les rues de Paris, sans pouvoir
reconnaître celles qui la conduiraient chez Valentine; enfin,
s'étant adressée à un pauvre savoyard que la misère rendait plus
matinal qu'un autre, il lui indiqua son chemin, en marchant devant
elle. C'est avec ce guide qu'elle était arrivée à la porte de
l'hôtel du commandeur; et c'est assise sur un banc de pierre,
qu'elle avait attendu le moment de la voir ouvrir.

Après avoir long-temps examiné l'état d'Isaure, le docteur déclara
qu'il lui paraissait moins alarmant que la veille, mais qu'il ne
pouvait répondre de rien avant la fin du neuvième jour. En écoutant
ces mots, la plus vive terreur se manifesta dans les yeux de la
comtesse; elle pensa que, par pitié pour elle, le docteur n'osait
prononcer la sentence d'Isaure, et qu'il voulait la préparer au
coup fatal par trois jours d'anxiété; et pénétrée de cette horrible
pensée, toute son attitude semblait dire: «Où vais-je passer ces
trois jours de supplice.» Valentine comprit son silence, et dit en
lui serrant la main: «Rassurez-vous, ma soeur, nos soins la
sauveront.--Quoi, s'écria la comtesse, en se précipitant aux genoux
de Valentine, vous permettrez que je ne la quitte pas! vous, à qui
l'on a fait jurer de la tenir éloignée pour toujours de sa mère,
vous que j'ai si cruellement offensée, qui devez me haïr! Ah! tant
de générosité ajoute à mes remords; et c'est vous venger deux fois
que de vouloir prolonger ma vie jusqu'au dernier soupir de mon
enfant.» A ces mots un torrent de larmes inonda le sein de cette
malheureuse mère, et la soulagea un instant de l'oppression qui
l'accablait. Valentine redoubla cet attendrissement par les
expressions de la plus touchante amitié, et le docteur lui-même ne
put se défendre d'une émotion très-vive en contemplant le spectacle
si doux du repentir qui implore, et de la vertu qui pardonne.

Avant de le laisser partir, la marquise exigea de lui le secret sur
la scène dont il venait d'être témoin, et le pria de se charger d'un
mot pour l'abbesse du couvent de la Miséricorde, à qui elle devait
rendre compte de l'absence de la comtesse. Tout fut disposé pour
cacher l'arrivée de madame de Nangis chez Valentine: les gens de la
maison reçurent l'ordre de n'en point parler, même à ceux du
commandeur; et mademoiselle Cécile fut d'autant plus discrète dans
cette circonstance, qu'elle avait à réparer sa réputation. Valentine
fit valoir le grand intérêt qui devait les occuper uniquement, pour
empêcher sa soeur de revenir trop souvent sur les regrets de sa
conduite passée, et il fut convenu entre elles que désormais les
soins relatifs à Isaure seraient l'unique sujet de leurs
conversations.

Enfin arriva ce neuvième jour aussi redouté qu'attendu. Après un
redoublement de fièvre et de délire, le calme survint tout-à-coup,
et fut suivi d'un sommeil profond. A son réveil, Isaure entr'ouvrit
les yeux, reconnut sa mère, la nomma; et ce premier mot échappé de
son coeur devint le signal de la résurrection de toutes deux. Dans
ce passage subit du désespoir à la joie, madame de Nangis oublia
tout ce qu'elle avait promis à Valentine pour se livrer sans réserve
à l'excès de sa reconnaissance. «Ah! mon amie, lui disait-elle,
disposez de l'existence qui nous est rendue; c'est à vos voeux que
le ciel l'accorde, sa justice devait me punir en m'arrachant le seul
lien qui m'attache à la terre; mais, en adoptant ma fille, en
protégeant sa mère, vous avez obtenu sa vie et mon pardon: tant de
bienfaits n'étaient dus qu'aux célestes vertus d'un ange.»

A la vue d'un bonheur qui était en partie son ouvrage, Valentine
recueillit le fruit de tous ses sacrifices, et se félicita d'avoir
acquis, par sa générosité, le droit de ramener à tous les charmes
d'une vie douce et pure l'amie que tant d'erreurs semblaient
condamner à d'éternels chagrins. Mais, tout en se livrant au desir
d'adoucir le sort de sa belle-soeur, Valentine voulait rester fidèle
à sa promesse envers son frère; et voilà ce qu'elle imagina pour
concilier ces deux intérêts. En fesant le serment de ne jamais se
séparer d'Isaure, elle ne s'était point engagée à la priver des
soins étrangers que pourrait exiger son éducation, et rien ne
l'empêchait de les partager avec madame de Nangis, pourvu que cette
dernière consentît à ne pas abuser de son autorité maternelle. Cette
condition une fois remplie, Valentine proposa à sa belle-soeur
d'habiter un petit appartement attenant au sien, où elle pourrait
accomplir facilement le voeu de retraite absolue qu'elle avait
formé. Avant d'accepter cette proposition qui comblait tous ses
desirs, la comtesse prévint Valentine qu'elle ne consentirait à
s'établir chez elle qu'en qualité d'institutrice d'Isaure; et que,
pour ôter tout soupçon, elle prendrait le nom de madame
Sainte-Hélène, et passerait dans la maison pour une de ces
personnes qu'un revers de fortune oblige à fuir le monde pour se
consacrer à l'éducation des enfants. Le but de ce mystère était de
cacher à M. de Nangis la demeure de sa femme, et Valentine
l'approuva. Dès que le docteur lui eut déclaré qu'Isaure était en
pleine convalescence, elle reconduisit elle-même la comtesse à son
couvent, et deux jours après annonça chez elle la prochaine arrivée
de madame de Sainte-Hélène. Une femme-de-chambre nouvelle fut
arrêtée pour le service particulier de cette institutrice dont
mademoiselle Cécile avait seule le secret. Quant à Isaure, il ne fut
pas difficile de lui faire croire que la moindre indiscrétion de sa
part la priverait pour toujours de la présence de sa mère. L'effroi
que lui inspirait cette menace répondait de sa soumission, et jamais
on n'eut à lui reprocher un mot qui pût trahir le mystère qu'elle
respecta sans chercher à en comprendre la cause.



CHAPITRE XLIV.


Isaure avait repris ses forces, sa gaieté, et l'on ne craignait même
plus pour son joli visage; Valentine venait d'en apprendre
l'heureuse nouvelle à son frère; madame de Nangis, ravie du bonheur
de retrouver son enfant, de recevoir les consolations d'une amie,
oubliait le monde et ses travers, auprès des objets de son
affection. Enfin tout semblait promettre à Valentine le repos auquel
elle aspirait depuis si long-temps. Mais une seule idée troublait
encore son ame, et lui fesait éprouver que la douceur d'une vie
calme ne peut rien contre les agitations du coeur.

Un matin, la marquise se disposant à sortir, comme à son ordinaire,
Isaure vint lui demander, de la part de sa mère, à qui était une
voiture attelée de six chevaux de poste qui venait d'entrer dans la
cour. Devinant bien ce qui motivait la curiosité de la comtesse,
Valentine fit appeler mademoiselle Cécile, qui répondit: Cette
voiture est celle de la duchesse de Linarès.--Viendrait-elle loger
ici? demanda vivement la marquise?--Je ne le crois pas, madame, car
les gens qui se trouvaient dans sa voiture de suite, ont reçu ordre
d'aller tout préparer pour la recevoir dans l'appartement qu'elle
occupe ordinairement chez l'ambassadeur d'Espagne.--Dites qu'on ôte
mes chevaux, reprit Valentine, après un moment de silence; je ne
sortirai pas. En donnant cet ordre, elle congédia Isaure et alla se
renfermer dans son cabinet. Elle y était depuis une heure, lorsque
M. de Saint-Albert se fit annoncer. A son aspect il la vit rougir,
et il s'excusa de venir ainsi la troubler: Je le vois, dit-il, ma
présence vous importune; c'est l'effet que produit communément celle
d'un ami qui n'inspire plus de confiance; mais tranquillisez-vous;
je ne viens pas questionner votre coeur, ni vous parler des
sentiments que je lui suppose; j'avais prévu ce que vous cherchez à
dissimuler, et je suis bien loin de le blâmer. Tout ce que je vous
demande, c'est de m'aider à rappeler la raison d'un insensé qui est
au moins digne de votre pitié; puis s'apercevant que Valentine
hésitait à répondre, le commandeur ajouta: Anatole sait que vous
demeurez ici, et dans sa résolution de n'y point venir, il me
supplie de lui permettre de vous écrire. Comme je me rends à
l'instant même chez lui pour le lui défendre par toute l'autorité de
mon amitié, j'ai cru devoir vous en prévenir, et vous supplier de
vous prêter au moyen très-innocent dont je viens de convenir avec sa
mère, pour le ramener à des sentiments plus raisonnables.--Et quel
est ce moyen, demanda Valentine?--Mais en pareil cas, celui qui ôte
toute espérance, me semble le meilleur. La passion d'Anatole est
arrivée à un point qui touche au délire. Six mois d'absence et de
regrets n'ont fait que l'exalter, et l'idée qu'elle ne peut plus
troubler votre repos, l'encourage encore. Il est temps d'y mettre
un frein en lui prouvant qu'il ne doit exister entre vous qu'une
simple amitié, puisque le choix d'un nouvel époux va bientôt assurer
votre bonheur.--Mais ce serait l'abuser....--Que vous importe,
interrompit le commandeur, cela ne vous engage à rien, pas même à le
tromper; nous vous demandons pour toute grace, de ne pas nous
contredire. C'est de moi seul qu'il apprendra les projets que je
vous supposerai, et je sais d'avance qu'il se soumettra à tout ce
que l'honneur ordonne en pareille circonstance. Une fois convaincu
de votre prochain mariage, il sentira la nécessité de renoncer aux
illusions romanesques qu'il nourrit depuis trop long-temps, et
cessant de garder un secret désormais inutile, il sacrifiera bientôt
les intérêts de son amour-propre au plaisir de jouir sans contrainte
de votre affection. Combien alors cette tendre mère vous bénira
d'avoir rendu son fils à la vie par l'amour, et à la raison par
l'amitié. Vous deviendrez l'ange tutélaire de cette intéressante
famille, et votre vieil ami vous devra la fin de toutes ses
peines.--Ah! si tant de bonheur est en ma puissance, s'écria
Valentine avec l'accent de la plus vive émotion, je consens à tout
pour vous l'assurer. Oui, dites à votre ami que mon coeur n'est plus
libre, et qu'avant peu j'aurai disposé de ma main; mais en lui
fesant cette confidence, ménagez sa sensibilité, persuadez-lui bien
que j'ai besoin de son bonheur pour être heureuse, et qu'il doit
vivre pour être l'objet de mon éternelle reconnaissance.

En disant ces derniers mots, le visage de Valentine s'anima des plus
vives couleurs, et son regard brilla du feu de l'enthousiasme; le
commandeur surpris de l'air inspiré qu'il remarquait en elle, la
considéra quelque temps en silence, puis se levant tout-à-coup, il
la quitta pour se rendre auprès d'Anatole.

Deux heures après, la marquise reçut le billet suivant:


ANATOLE A VALENTINE.

«Votre bonheur est décidé, madame, et vous daignez encore vous
occuper du mien! Tant de bonté ne m'étonne pas. J'y voudrais
répondre en vous obéissant; mais vous m'ordonnez en vain d'être
heureux; le ciel, moins généreux que vous, me défend d'y prétendre,
et la fin de mes tourments est l'unique voeu qu'il me permette
désormais de former. Ah! puisse-t-il bientôt l'accomplir, en me
laissant pour dernière pensée le souvenir du seul moment où j'aie
aimé la vie!»

A peine Valentine a-t-elle achevé la lecture de ce billet, qu'elle
fait demander si M. de Saint-Albert est de retour. On lui répond
qu'il vient de rentrer; elle se rend aussitôt près de lui, et, sans
perdre de temps, elle le prie de lui dire franchement comment
Anatole a reçu la nouvelle qu'il vient de lui porter. Le ton décidé
qui accompagnait cette prière en fesait presque un ordre, et le
commandeur pensa qu'il fallait qu'un sentiment violent agitât
Valentine pour altérer ainsi la douceur de sa voix. Il essaya
d'abord de lui répondre vaguement, en lui laissant entendre qu'il
valait mieux pour elle-même qu'elle ignorât l'effet d'un désespoir
que le temps seul pourrait calmer; mais la marquise ayant insisté de
manière à ne lui laisser aucun moyen d'éluder une réponse positive:
«Eh bien! dit-il, puisque vous voulez savoir les projets qu'il
médite en son extravagance, apprenez qu'il part cette nuit même pour
aller cacher, je ne sais où, la douleur qui l'accable. J'ai
vainement employé mon ascendant sur lui pour le déterminer à prendre
quelque parti plus sage. Je n'ai rien obtenu de tout ce que j'ai
demandé, même au nom de sa mère. Il m'a fait jurer de ne la quitter
de ma vie, et de faire tout ce qui dépendrait de moi pour vous lier
avec elle; car il ne doute pas que le bonheur de vous voir souvent
ne la console de l'absence de son fils. Il a paru attacher le plus
vif intérêt à ce que je pusse vous réunir ce soir même toutes deux
chez moi. J'ai promis de satisfaire à tout ce qu'il exigeait de mon
amitié, pourvu qu'il renonçât au desir de vous revoir encore une
fois. Il ne voulait que se trouver sur votre passage, au moment où
vous viendrez chez ma nièce; mais j'ai résolu de vous sauver une
semblable entrevue, qu'il n'est pas lui-même en état de
supporter.--Je vous en remercie, interrompit Valentine (sans
paraître fort émue de ce qu'elle venait d'entendre), et j'accepte
avec empressement l'offre que vous me faites de me présenter
aujourd'hui à votre ancienne amie. Vous m'excuserez, si j'arrive un
peu tard. Je me suis engagée à conduire ce soir Isaure à l'Opéra;
c'est une récompense depuis long-temps promise, je ne saurais
manquer à ma parole: madame de Réthel vient de s'engager à nous y
accompagner, et si la duchesse ne doit se rendre qu'à dix heures
chez vous, nous nous y trouverons avant elle.--Puisque cet
arrangement est celui qui vous convient le mieux, reprit le
commandeur d'un air piqué, je vais tout disposer pour satisfaire au
voeu de mon ami, sans nuire à vos projets.» A ces mots, Valentine
quitta le commandeur, sans paraître remarquer le mécontentement
qu'il témoignait.

Voilà bien les femmes! s'écria-t-il, lorsqu'elle fut partie:
exaltées jusqu'à la folie, quand l'amour les domine; insensibles
jusqu'à la dureté, quand le prestige de leur imagination est
détruit.

A l'heure du spectacle, la marquise et son amie font de vaines
instances pour le déterminer à leur donner la main; il s'y refuse en
disant que de tristes adieux à faire le privent de l'avantage de
partager les plaisirs de ces dames. Après plusieurs phrases de ce
genre, fort bien comprises de Valentine, il la voit s'éloigner sans
en obtenir d'autre réponse que ces mots: _A ce soir_.

Blessé de tant de marques de légèreté, il veut en faire le récit à
son malheureux ami, et lui prouver qu'il ne peut sans crime
sacrifier le bonheur de sa famille entière au regret de n'être
point aimé d'une femme ingrate. Dans ce dessein, il se fait conduire
chez Anatole, et n'apprend pas sans étonnement qu'il vient de partir
pour l'Opéra. Un valet de chambre est appelé, il confirme cette
réponse, et dit qu'en effet son maître s'est déterminé tout-à-coup à
sortir après avoir reçu un billet.--Et savez-vous de quelle part il
venait, interrompt vivement le commandeur?--Non, monsieur. Je sais
seulement qu'un domestique, portant la livrée de madame la marquise
de Saverny, m'a chargé de le remettre à mon maître.--Ces mots
augmentent encore la surprise de M. de Saint-Albert. Il veut
éclaircir le mystère, et se rend sans délai à l'Opéra. En entrant
dans la salle, il aperçoit Anatole dans le fond de la loge de
l'ambassadeur d'Espagne. Il le voit debout, appuyé sur une colonne,
et les yeux fixés de manière à lui indiquer l'endroit où se trouve
madame de Saverny. Le commandeur tourne alors ses regards de ce
côté, et il est frappé de l'air rayonnant de Valentine. L'émotion la
plus vive semble animer ses traits, et tout en elle démontre autant
de trouble que de joie. En vain la plus célèbre danseuse captive
l'attention du public. Valentine profite de ce moment pour se livrer
au plaisir de revoir Anatole, mais l'expression d'un bonheur dont il
ne se croit pas la cause, lui devient bientôt insupportable. Son
désespoir s'en irrite, il veut fuir pour en cacher l'excès. Déja il
n'a plus qu'un pas à faire pour être à jamais séparé de celle qu'il
adore. Cette funeste pensée l'arrête un instant; il se retourne, et
veut par un dernier regard lui dire un éternel adieu; mais un signe
de Valentine lui dit: _Restez_. Il n'ose en croire ses yeux, ni
reconnaître le seul langage qu'il parle, qu'il entende, et que
Valentine vient d'apprendre pour lui; un second signe ajoute, _je
vous aime_, et il tombe anéanti sous le poids de sa félicité.

Au même instant le commandeur arrive, l'entraîne hors de la salle,
et lui prodigue tous ses soins; Valentine, tourmentée d'une douce
inquiétude, n'attend pas la fin du spectacle pour se rendre chez M.
de Saint-Albert. Un seul mot instruit madame de Réthel de ce qui se
passe dans l'ame de son amie. Elle n'a plus de secrets pour elle, et
trouve du plaisir à lui avouer que depuis trois mois les leçons de
l'abbé de l'Épée l'ont rendue très-savante dans le langage
d'Anatole.--Quoi! s'écrie madame de Réthel, c'est donc à cette
occupation que vous consacriez ces longues matinées où vous étiez
invisible pour tout le monde.--Vraiment oui, répondit Valentine;
lorsque j'ai senti que rien ne pouvait m'empêcher de l'aimer, j'ai
voulu apprendre à le lui dire.»

Comme elle achevait ces mots, la voiture s'arrête; on l'ouvre
précipitamment, et la marquise s'élance dans les bras de M. de
Saint-Albert, qui s'écrie: O mon amie! est-il bien vrai?» L'émotion
de Valentine ne lui permet pas de répondre; elle se laisse conduire
par le commandeur sans voir où il l'entraîne. Bientôt Anatole est à
ses pieds. Une femme, baignée de pleurs, la presse sur son sein; à
ses traits, aux transports de sa reconnaissance, Valentine devine
qu'elle embrasse la mère d'Anatole, et son coeur éprouve tout ce que
le ciel a voulu attacher de divin au plaisir de faire des heureux.



CHAPITRE XLV ET DERNIER.


Voilà, dira-t-on, un trait d'héroïsme au-dessus du courage des
femmes. Ce n'est pas dans l'amour qu'inspire un homme, dont les
qualités brillantes rachètent une disgrace qui ne le rend à charge à
personne, qu'on doit admirer l'effort d'un si beau dévouement; c'est
dans la résolution de braver le ridicule attaché à un choix
semblable, que se trouve tout le sublime d'une action si généreuse!
Madame de Saverny n'eut pas à se repentir d'en avoir offert
l'exemple. En la voyant devenir l'épouse d'Anatole, d'abord on
pensa dans le monde qu'elle se sacrifiait à la reconnaissance; mais
bientôt la réalité de son bonheur vint prouver aux plus incrédules,
que la certitude d'être constamment adorée peut suffire à la
félicité d'une femme sensible; et que, dans une union formée par
l'amour, on s'entend toujours assez tant qu'on s'aime beaucoup.

M. de Nangis quitta Londres pour être témoin du mariage de sa soeur,
qui se fit à Merville. Avant de se rendre à l'église, Valentine
demanda à son frère la permission de lui présenter la gouvernante
d'Isaure, l'amie intéressante dont les soins l'avaient aidée à
rappeler son enfant à la vie.--Conduisez-moi vers elle, répond le
comte, impatient de remercier celle à qui il croit devoir la plus
douce consolation qui lui reste.» Au même instant, Valentine ouvre
la porte d'un cabinet où madame de Nangis attendait en tremblant
l'arrêt qui devait finir ou éterniser son supplice. Sans laisser aux
deux époux le temps de se livrer aux différents sentiments qui les
agitent, Valentine les conduit dans les bras l'un de l'autre, en
disant: «Le pardon de madame de Nangis est bien dû à la mère
d'Isaure!» Mais que dira le monde, s'écria le comte, en essuyant les
larmes qui s'échappaient de ses yeux?--Restez ici près de nous,
reprit Valentine; et vous ne le saurez pas. Ce monde vaut-il donc
la peine de tant lui sacrifier? et la peur d'une raillerie doit-elle
empêcher de pardonner des torts expiés par la douleur et le
repentir? Ah! tout me le prouve: ce n'est pas dans les plaisirs
bruyants de ce monde frivole qu'on peut trouver l'oubli de ses
chagrins. Imitez-moi, mon frère; ayez le courage d'être heureux.
Qu'en arrivera-t-il? On plaisantera de l'excès de votre bonté; on
rira de mon choix; et l'on enviera bientôt notre bonheur.

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.





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