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Title: Histoire littéraire d'Italie (5/9)
Author: Ginguené, Pierre-Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (5/9)" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE

Par P. L. GINGUENÉ,
DE L'INSTITUT DE FRANCE.

SECONDE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, ORNÉE DE SON PORTRAIT,
ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE PAR M. DAUNOU.


TOME CINQUIÈME.


A PARIS,
CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, Nº 3.

M. DCCC. XXIV.



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE.



DEUXIÈME PARTIE.



CHAPITRE XI.

_Suite de l'Épopée romanesque; poëmes sur d'autres sujets que
Charlemagne et ses Paladins; poëmes tirés des fables grecques; sujets
purement imaginaires; romans de chevalerie de la Table ronde; Giron le
Courtois de l'Alamanni; Vie de ce poëte, idée de son poëme._


Dégagés enfin, non sans peine, de cette branche beaucoup trop féconde
des poëmes romanesques italiens[1], nous aurions lieu d'être effrayés,
si les deux autres que nous avons précédemment indiquées[2], les romans
de la Table ronde et ceux des Amadis étaient aussi fertiles, et si ceux
qui ont pour fondement d'autres fables connues, et les romans de pure
imagination qui sont encore autre chose, avaient de leur côté la même
abondance. Fort heureusement il n'en est rien. La fable de Charlemagne
et de ses pairs avait eu la priorité; elle conserva la préférence, et
peu s'en fallut même que cette préférence ne fût exclusive. Pour
procéder avec ordre dans ce qui nous reste à connaître, commençons par
les poëmes étrangers aux Amadis comme à la Table ronde, et qui, devant
moins nous intéresser, doivent aussi nous arrêter moins.

      [Note 1: Le chapitre précédent contient lui seul, ou les
      extraits, ou les simples notices d'environ quarante poëmes.]

      [Note 2: Chap. III de cette seconde partie.]

Il faut ranger parmi les poëmes romanesques la vieille histoire de _la
Destruction de Troie_, en vingt chants, imprimée dès le quinzième
siècle, et dont l'auteur, d'ailleurs tout-à-fait inconnu, est un certain
Jacques, fils de Charles, prêtre florentin[3]. Les choses y sont prises
de fort haut avant le siége de Troie, et conduites fort loin après. Le
poëme commence par la conquête de la Toison d'or, et redescend
non-seulement jusqu'à la fondation de Rome, mais jusqu'au temps de César
et à la guerre de Jugurtha. Il plaît au _Quadrio_ de dire que ce sujet
n'y est pas mal traité[4]; il l'est à peu près du même style que
l'_Ancroja_ et les autres poëmes de cette nature dont nous avons
ci-devant parlé[5]. L'auteur, il est vrai, n'oublie pas de marquer le
passage d'un chant à l'autre, par la manière dont il finit et dont il
commence; mais s'il a cette partie des formes du roman épique, il n'a
aucun des agréments que l'imagination trouve quelquefois dans ceux mêmes
qui n'ont d'autre mérite que de la frapper ou de la surprendre. Les
événements y sont liés et amenés sans art, et tels à peu près qu'ils se
succèdent dans Dictys de Crète et Darès de Phrygie, puis dans Virgile et
dans les historiens de Rome. C'est la fable, sans ce qui amuse, et
l'histoire sans ce qui instruit.

      [Note 3: _Ser Jacopo di Carlo, prete fiorentino._ Ce nom et
      cette qualité sont inscrits à la fin de son poëme; on n'en sait
      pas davantage. Le titre du poëme est: _Il Trojano dove si tratta
      tutte le battaglie che fecero li Greci con li Trojani_, Vinegia,
      1491, in-4º.; _ibidem_; 1509, in-4º., _con figure_; et après
      plusieurs autres éditions, _ibidem_, 1569, in-8º., sous le titre
      de _Trojano, il qual tratta la destruction de Troja, fatta per li
      Greci, e come per tal destruction fu edificata Roma, Padova e
      Verona_, etc.]

      [Note 4: _In versi italiani non malamente questo soggetto fa
      trattato nel seguente romanzo; il Trojano_, etc., t. VI, p. 475.]

      [Note 5: Chap. IV de cette seconde partie.]

Ce fut encore aux formes du poëme romanesque que le laborieux Louis
_Dolce_[6] eut le courage, ou si l'on veut la patience de réduire le
même sujet, qu'il tira de l'_Iliade_ et de l'_Énéide_ tout entières,
sous le titre de l'_Achille e l'Enea_[7]. Il divisa cette immense
matière en cinquante-cinq chants, qui ont tous pour exorde quelques
maximes philosophiques renfermées le plus souvent dans une octave, et
finissant tous par ces renvois au chant suivant, qui ne donne pas
toujours le désir de voir le chant suivant commencer. Son style est sans
doute beaucoup meilleur; sa manière est sage, sa narration claire et
facile, mais cinquante-cinq chants sont bien longs[8].

      [Note 6: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 534 et suiv.]

      [Note 7: _L'Achille e l'Enea di messer Lod. Dolce, dove egli
      tessendo l'historia della Iliade d'Homero a quella dell'Eneide di_
      _Virgelio, ambedue l'ha divinamente ridotte in ottava rima_,
      Vinegia, 1572, in-4º.]

      [Note 8: Il n'y en a pas moins de vingt-quatre pour la seule
      _Énéide_, dans un roman épique beaucoup plus ancien, tiré du poëme
      de Virgile, mais dont l'action, à la vérité, se continue
      jusqu'après la mort de César, et même, si l'on en croit le titre
      (car je n'ai pu me procurer ce bel ouvrage), embrasse jusqu'au
      temps de l'auteur. Chacun des chants a pour exorde une invocation
      à la manière des romans. Ce n'est point, dit le _Quadrio_, t. VI,
      p. 476, une traduction de l'_Énéide_, mais l'_Énéide_ transformée
      en roman. L'auteur est inconnu. Voici le titre du poëme:
      _Incomincia il libro de lo famoso et excellente poeta Virgilio
      Mantovano, chiamato la Eneida volgare, nel quale si narrano li
      gran facti per lui descripti, et appresso la morte di Cesare
      imperadore, con la morte di tutti li gran principi, e signori di
      gran fama li quali a li dì nostri sono stati in Italia, come
      leggendo chiaramente patrai intendere._ La date de l'édition
      placée à la fin est: Bologne, 23 décembre 1491, in-4º.]

L'_Ulisse_[9], dans lequel le même auteur mit en vingt chants tout le
sujet de l'_Odyssée_, porte moins de ces signes auxquels on reconnaît le
roman épique. Aux débuts de chant, point de maximes, point d'exordes; le
récit continue simplement comme dans les poëmes héroïques, et le premier
chant même commence sans invocation, sans exposition. «Tous les Grecs
étaient retournés dans leur patrie, et avaient revu leur terre natale,
tous ceux du moins qui avaient échappé à la mort et que le fer des
Troyens n'avait pas moissonnés[10].» Mais à la fin de tous les chants,
l'auteur met encore le cachet du genre romanesque, en s'interrompant
lui-même, en congédiant son auditoire, et le renvoyant à l'autre chant.
«Télémaque s'est mis au lit; qu'il y reste: pour moi, je veux le laisser
là pour ne pas ajouter d'autre papier à cette feuille[11]; le soleil
vient de se coucher dans l'Océan, Homère faisant ici une pause, je
suspendrai aussi mon chant[12].» Tantôt c'est: mais pour que la longueur
de ce récit ne vous ennuie pas, je raconterai le reste une autre
fois[13]; tantôt: c'est ce que je vous réserve pour l'autre chant, si
vous voulez l'entendre[14], et tantôt: ce qui arrive ensuite à ce baron
invincible (et notez bien que ce baron est Ulysse), est écrit dans
l'autre chant, pour votre plaisir[15]; ainsi du reste. Ces formes peu
homériques sont des disparates d'autant plus étranges, que dans tout le
cours de sa narration, le ton de l'auteur est le plus sérieux du monde.

      [Note 9: _L'Ulisse di M. Lod. Dolce da lui tratto dall'Odissea
      d'Homero e ridotto in ottava rima_, Vinegia, 1573, in-4º.]

      [Note 10:
      _Erano tutti i Greci ritornati A le lor patrie, a le natie
      contrade,_ etc.
      (C. I, st. 1.)]

      [Note 11: Fin du c. I.]

      [Note 12:--du c. III.]

      [Note 13:--du c. IV.]

      [Note 14: Fin du c. V.]

      [Note 15:--du c. VI.]

Dans deux autres grands poëmes, qui parurent de son vivant, il traita du
moins des sujets absolument romanesques; il choisit deux héros dont les
aventures fabuleuses font suite au roman des Amadis, Palmerin d'Olive et
Primaléon son fils[16]. Chacun d'eux fut le sujet d'un véritable roman
épique, l'un en trente-deux et l'autre en trente-neuf chants. Il les
publia l'un après l'autre, à une seule année d'intervalle[17]. Cette
facilité paraît merveilleuse; mais le merveilleux disparaît, quand on
voit combien le style de ces deux poèmes est faible, traînant et peu
travaillé. Ce n'est absolument que de la prose rimée; et n'ayant eu
d'autre peine que de versifier les traductions en prose italienne de
deux romans espagnols, il n'est pas étonnant que dans une langue aussi
abondante en rimes, l'auteur ait pu fournir deux fois, en si peu de
temps, une si longue carrière.

      [Note 16: Je parlerai des Amadis dans le chapitre suivant.]

      [Note 17: _Palmerino di Oliva_, Venezia, 1561, in-4º.;
      _Primaleone figliuolo del Re Palmerino_, Venezia, 1562, in-4º.]

Quant au fond même de ce double sujet, il n'est pas d'un intérêt assez
vif pour racheter la faiblesse de l'exécution. Pigmalion, roi de
Macédoine, mais roi de la façon du premier auteur de ces romans, eut un
fils nommé _Florendo_, qui devint amoureux d'Agriane, fille d'un
empereur de Constantinople. L'intelligence des deux amants eut des
suites. Pour les cacher, Agriane fit porter sur la montagne d'Olive
l'enfant dont elle accoucha en secret. Enveloppé dans une corbeille, il
fut suspendu aux branches d'un palmier. Un villageois qui vint à passer
ayant entendu les cris de cet enfant, en eut pitié, le détacha du
palmier, l'emporta dans sa maison, et ne sachant de quel nom l'appeler,
lui donna celui de Palmerin d'Olive, à cause de l'arbre et de la
montagne où il l'avait trouvé. Agriane fut ensuite mariée avec Tarise,
roi usurpateur de Hongrie; mais _Florendo_ attaqua ce roi, le tua, et
reconquit tous ses droits sur sa chère Agriane.

Palmerin, leur fils, avait montré dès sa première jeunesse un courage à
toute épreuve. Instruit de bonne heure que le paysan qui l'avait
recueilli n'était point son père, il était allé chercher les aventures.
Il mérita d'être armé chevalier en Macédoine par _Florendo_, son père,
qui ne le connaissait pas, et se couvrit de gloire dans des expéditions
périlleuses et lointaines. Point de chevalier sans une maîtresse;
Palmerin prit pour la sienne la fille de l'empereur d'Allemagne,
princesse très-belle et très-tendre, mais qui, par malheur, n'avait pas
un nom très-poétique: elle s'appelait Polinarde. C'est pour lui plaire
que Palmerin fit des exploits et entreprit des guerres à ne point finir.
Une de ses expéditions fut de délivrer _Florendo_ et Agriane d'une
prison où ils avaient été jetés après que _Florendo_ eût détrôné et tué
son rival, le roi usurpateur de Hongrie. C'est après cet exploit qu'ils
reconnaissent Palmerin pour leur fils. L'empereur de Constantinople
ayant enfin consenti au mariage de sa fille Agriane avec _Florendo_,
l'empereur d'Allemagne consent aussi à donner Polinarde sa fille au
brave Palmerin d'Olive. Palmerin finit, après bien d'autres exploits,
par succéder à son père et à son beau-père, sur le trône de Macédoine et
sur celui de Constantinople; et ce fut un des plus grands et des plus
glorieux empereurs qu'ait eus la Grèce, quoiqu'il ne soit pas fait la
moindre mention de lui dans l'histoire du Bas-Empire.

Son fils Primaléon ne fit pas de moins belles choses. Le nom de sa
maîtresse n'était pas beaucoup plus heureux; mais Gridonie avait autant
de beauté qu'en avait eu Polinarde, et Primaléon fit pour l'obtenir tout
ce que l'amour et la valeur faisaient alors entreprendre. Devenu son
époux, il gouverna long-temps la Grèce sous les ordres de Palmerin son
père, soutint l'honneur de sa couronne dans des guerres terribles, qu'il
parvint à terminer heureusement; et, devenu héritier de son trône, il le
fut aussi de sa gloire.

Tel est, en peu de mots, le sujet de ces deux poëmes, dont les
embellissements sont, comme à l'ordinaire, de grands combats, des
tournois, des dragons, des géants, des enchantements et des fées. Ils
méritent peu qu'on s'y arrête; et, soit par les vices du sujet même,
soit par la faute du poëte, on parle peu de Palmerin et de Primaléon, et
on les lit peut-être encore moins.

Quoique les sujets de tous ces poëmes puissent être appelés imaginaires,
il en est cependant à qui l'on peut plus strictement donner ce nom,
parce qu'ils ne roulent sur aucune tradition, même romanesque, mais sur
des aventures particulières et des histoires d'amour prises dans la vie
commune, et qui sont le plus souvent de pure invention. Tel est celui de
Gaspard Visconti, poëte lyrique de quelque réputation au quinzième
siècle[18], que l'on joint ordinairement à l'_Unico_, au _Notturno_, à
l'_Altissimo_, pour marquer dans l'histoire de la poésie une époque de
décadence. Il raconta en huit livres, et en _ottava rima_, les amours de
Paul Visconti, son parent, avec une belle _Daria_[19], qui n'est connue
que par ce poëme, et par conséquent ne l'est guère, attendu qu'on le lit
peu.

      [Note 18: 1: Il était de Milan, et en faveur auprès du duc
      Louis Sforce et de la duchesse Béatrix. Ses poésies sont
      intitulées; _Rime del magnifico messer Gasparo Visconti_,
      Mediolani, 1493, in-4º.]

      [Note 19: _De dui Amanti, poema di Gasparo Visconti_, Milano,
      1492, in-4º.; 1495, _idem._]

On lit un peu davantage, et du moins par curiosité, un autre roman du
même genre, dont le titre est _Philogine_; le sujet, les amours d'Adrien
et de Narcise[20]; l'auteur, _Andrea Bajardo_ ou _Bajardi_. C'était un
gentilhomme parmesan, qui se distingua dans sa jeunesse par son adresse
et par sa force dans les tournois et dans tous les exercices
chevaleresques, et qui fut capitaine d'une compagnie d'hommes d'armes
sous notre roi Louis XII. Il le suivit en France, vécut à sa cour, et
fut honoré à Paris, par ordre du roi, d'une couronne de laurier.

      [Note 20: Voici le titre entier: _Libro d'arme e d'amore
      nomato_ PHILOGINE, _nel qual si tratta d' Hadriano e di Narcisa,
      delle giostre e guerre fatte per lui e de molte altre cose amorose
      e degne: composto per il magnifico cavaliero messer_ ANDREA
      BAJARDO _da Parma_, etc., Parma, 1508, in-4º.--Vinegia,
      1530,--_Ibid._, 1547.]

Ce brave chevalier cultivait les lettres et surtout la poésie. Il avait
aussi composé en prose un traité de l'œil, un autre de l'esprit, et un
roman dont la trompe ou le cor de Roland était le sujet. Un recueil de
ses sonnets qui courait manuscrit[21], ayant été lu par une dame à qui
sans doute il ne pouvait rien refuser, elle voulut absolument qu'il
composât un traite ou un roman d'amour, où il pût mettre en action les
sentiments répandus dans ce recueil de poésies. Ce fut pour lui obéir,
qu'il écrivit ce poème. Il l'intitula _Philogine_, c'est-à-dire ami des
femmes. Sous le nom d'Adrien et de Narcise, il y raconta ses premières
amours. Adrien, jeune guerrier d'une haute naissance, étant à l'église,
par un beau jour de la Pentecôte, y voit Narcise, belle et très-aimable
veuve du vingt ans. Elle le voit aussi. L'amour naît entre eux de ce
premier regard. Les tourments qu'ils ont à souffrir, les obstacles à
vaincre, les ruses des serviteurs qu'ils emploient, les doux entretiens
qu'ils se procurent, les faits d'armes qu'Adrien entreprend pour sa
maîtresse, enfin tous les petits ou grands accidents qui peuvent naître
dans une intrigue amoureuse, et qui se terminent par l'union désirée des
deux amants, forment toute la matière du poëme.

[Note 21: Ils ont été imprimés à Milan en 1756, par Fr. _Fogliazzi_,
avec des Mémoires sur la vie de l'auteur.]

Il est divisé en deux livres, mais à l'imitation du _Roland amoureux_,
chacun de ces livres est subdivisé en chants; le premier en contient
sept, et le second cinq. Chacun des chants commence, ainsi que le
premier, par une invocation à Vénus. Il n'y en a qu'une dans Lucrèce,
mais Vénus dut en être plus contente que des sept invocations de
_Bajardi_. Tous ses chants se terminent, non par deux ou trois vers,
comme dans la plupart des autres poèmes romanesques, mais par une octave
entière, où il annonce que sa narration est interrompue et qu'il la
reprendra le lendemain. Le style de ce poëte est simple et clair, mais
dépourvu de grâce, de force et de coloris.

C'est encore un roman tout imaginaire que _les Amours de Pâris et de
Vienna_, mis en dix chans et en octaves par _Mario Teluccini_, surnommé
_il Bernia_, à qui l'on doit un plus long poëme sur _les Folies du neveu
de Rodomont_[22]; mais ce n'est que la traduction en vers d'un vieux
roman français, dont il avait paru vingt ans auparavant une traduction
en prose[23]. On ne peut appeler des poëmes, mais simplement des
Nouvelles en vers l_'Histoire de Gentil et Fidèle_[24], quoiqu'elle soit
d'un littérateur célèbre, _Lilio Giraldi Cintio_; et celle d_'Octinel et
de Julie_[25] dont l'auteur est inconnu; et l_'Histoire lamentable,
amoureuse, antique et exemplaire de Pirame et Thisbé_[26]; et à plus
forte raison _la Brune et la Blanche_ [27]; et _la Nouvelle de madame
Isotte de Pise_[28]; et celle de _la prudente Flaminie_[29]; et
l'_Histoire du jaloux, où l'on raconte les grands tourments et les
excessives douleurs que souffrent nuit et jour ceux qui tombent dans
cette infortune_[30].

      [Note 22: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 557, et note 1. Le titre
      de ce roman-ci est: _Innamoramento di doi fidelissimi amanti Paris
      e Vienna_, avec figures, et sans nom d'auteur; Genova, 1571,
      in-4º.; Venezia, 1577, in-8º.]

      [Note 23: Sous le simple titre de _Paris e Vienna_, Venezia,
      1549, in-8º. Ce même roman a été remis en vers et en _ottava
      rima_, dans le siècle suivant, sous le même titre, par un certain
      _Angelo Albani_ d'Orviéte, Roma, 1626, in-12.]

      [Note 24: _La leggiadra istoria di Zentile e Fedele_, sans nom
      de lieu et sans date, mais imprimé, selon toute apparence à
      Venise, vers la fin du quinzième siècle.]

      [Note 25: _Incomincia la historia di Octinello et Julia, in
      ottava rima_, in-4º., sans nom de lieu et sans date, mais du
      commencement du seizième siècle.]

      [Note 26: _Piramo e Tisbe, historia compassionevole, amorosa y
      antichissima, et esemplare_, Milano, sans date, in-4º.]

      [Note 27: _La Bruna e la Bianca_, in-8º., sans date et sans
      nom de ville, mais imprimé à Sienne.]

      [Note 28: _Novella di madonna Isotta de Pisa, dove si
      comprende la sapienza d'un giovane nel corregger la superba
      moglie, composta per Andrea Volpino, cosa ridicolosa e piacevole_,
      Treviso, in-4º., sans date.]

      [Note 29: _Flaminia prudente, composta per capriccio da Paolo
      Caggio, Palermitano_, Venezia, 1551, in-8º.]

      [Note 30: _Istoria del Geloso, nella quale si narra i grandi
      affanni, ed eccessivi dolori che di e notte patiscono quegli
      infelici che in tal caso si abbattono, con i grandissimi lamenti_,
      etc., _Firenze Pistoja_, in-4º., sans date.]

Mais il est temps de quitter ces petits objets et de jeter les yeux sur
deux véritables romans épiques, recommandables par le nom et la
réputation de leurs auteurs, et d'autant plus remarquables qu'ils sont à
peu près les seuls qu'aient fournis à l'Italie deux branches de romans
qui ont eu tant de vogue, et produit tant et de si gros volumes en
France et en Espagne, la Table ronde et les Amadis.

Les deux principaux sujets tirés de la Table ronde, Lancelot du Lac et
Tristan le Léonois, furent connus de très-bonne heure en Italie par des
traductions en prose de nos vieux romans français. Mais ces deux fables
intéressantes n'y inspirèrent long-temps aucune Muse, et ne furent mises
qu'assez tard et très-imparfaitement en vers. Les amours de Lancelot et
de la belle Genèvre, déjà célèbres au temps du Dante, comme on le voit
dans son admirable épisode de _Francesca da Rimini_, ne reçurent les
honneurs du roman épique _in ottava rima_[31], que d'un _Niccolò
Agostini_, qui n'est pas le même que le mauvais continuateur du
_Bojardo_, mais qui n'est pas meilleur que lui. Il n'y eut qu'un mauvais
petit poëme anonyme sur le beau sujet des amours de Tristan et de la
belle Iseult[32]; mais ce fut enfin un véritable poëte qui traita cette
chevalerie de la Table ronde, quand l'_Alamanni_, réfugié en France,
composa son _Girone il Cortese_ d'après un vieux roman, célèbre dans
notre ancienne littérature.

      [Note 31: _Lo Innamoramento di Lancilotto e di Ginevra nel
      quale si trattano le orribili prodezze, e le strane venture di
      tutti i cavalieri erranti della Tavola ritonda, libri due_,
      Venezia, 1531, in-4º., _libro terzo ed ultimo_, etc., Venezia,
      1526, in-4º., _configure_. _Agostini_ ne put pas terminer ce
      troisième livre, et ce fut _Marco Guazzo_ qui l'acheva. Un
      meilleur poëte, _Erasmo di Valvasone_, dont nous verrons un fort
      bon poëme sur la chasse, entreprit de remettre en vers tout ce
      roman; mais, quelle que fût la cause de cette interruption, il
      s'arrêta au quatrième chant, et cet ouvrage est resté imparfait.
      Il est intitulé: _I quattro primi canti del Lancilotto_, Venezia,
      1580, in-4º.]

      [Note 32: _Innamoramento di M. Tristano e di madonna Isotta_,
      in-4º., sans nom de lieu et sans date.]

_Luigi Alamanni_ était né à Florence, le 8 octobre 1495, d'une ancienne
famille noble[33]. Il fit ses études dans l'université de sa patrie, et
eut pour maître le savant _Cattani da Diacetto_. Ses progrès furent
au-dessus de son âge. A peine sorti du collège, il fut admis à de
savantes réunions qui se formaient dans les jardins de _Bernardo
Ruccellaj_, reste de cette ancienne académie platonicienne qui avait
fleuri sous les auspices de Laurent de Médicis. Il y acquit l'amitié de
la plupart des savants qui la composaient, et surtout celle du Trissin
qu'il regarda toujours comme son maître. Marié dès l'âge de vingt-un
ans[34], le bonheur dont il jouissait fut bientôt troublé. Le cardinal
Jules de Médicis gouvernait alors la république de Florence. Le père de
_Luigi_ était très-attaché au parti des Médicis, et le jeune poëte était
lui-même en faveur auprès du cardinal; un désagrément qu'il éprouva
changea ses sentiments et sa position. Dans la fermentation où Florence
était alors, le cardinal avait défendu le port d'armes, sous peine d'une
assez forte amende. L'_Alamanni_ fut pris en contravention pendant la
nuit, et obligé de payer l'amende, quelques réclamations qu'il pût
faire. Son ressentiment fut profond: il se lia avec d'autres mécontents,
et lorsqu'à la mort de Léon X, il se forma une conjuration pour secouer
le joug des Médicis[35], il y entra des premiers.

      [Note 33: Son père, _Pietro di Francesco Alamanni_, et sa
      mère, _Ginevra Paganelli_, eurent cinq autres fils.]

      [Note 34: En 1516.]

      [Note 35: Voyez _Varchi_, _Segni_, _Nerli_, et tous les
      historiens de Florence.]

Le mauvais succès de cette entreprise le força de s'enfuir
précipitamment de Florence[36]. Il se retira d'abord chez le duc
d'Urbin, et ensuite à Venise, où il reçut le meilleur accueil dans la
maison de _Carlo Capello_, sénateur, ami des lettres et qui les
cultivait lui-même. Condamné comme rebelle à une amende de 500 florins
d'or, ses craintes se portèrent plus loin lorsqu'il vit le cardinal Jules
devenu pape sous le nom de Clément VII[37]; et ne se trouvant pas en
sûreté à Venise, il voulut se retirer en France, avec _Zanobi
Buondelmonte_ son ami, son complice et compagnon de son exil. Ils furent
arrêtés à Brescia, et mis en prison à la demande du pape; mais _Capello_
l'ayant appris, employa si bien son crédit et les moyens que lui donnait
sa fortune, qu'il parvint à les faire échapper.

      [Note 36: Mai 1522.]

      [Note 37: En 1523.]

Alors l'_Alamanni_ commença une vie errante. Accueilli en France avec
distinction par François Ier., il eut part aux bonnes grâces et aux
libéralités de ce monarque. En 1525, il essaya de se rapprocher de sa
patrie; étant en mer aux environs de l'île d'Elbe, il fut attaqué d'une
maladie dont il fut sur le point de mourir. Il était à Lyon au
commencement de l'année suivante. Il alla ensuite à Gênes[38], où il
demeura quelque temps. Enfin la fortune parut s'adoucir en sa faveur.
L'armée de Charles-Quint s'empara de Rome[39]: la pape était assiégé
dans le château Saint-Ange: Florence se souleva, chassa les Médicis et
rappela ses citoyens exilés. L'_Alamanni_ rentré dans ses foyers, ne
songea d'abord qu'à se livrer à son goût pour la poésie; mais dans les
orages politiques qui peut se flatter de n'être pas arraché à de
paisibles études? Dans une assemblée des principaux citoyens, où l'on
examinait si Florence devait rester liguée avec le roi de France contre
l'empereur, ou tâcher de se réconcilier avec le pape et de renouveler
avec l'empereur les anciens traités, l'_Alamanni_ fut appelé, malgré sa
jeunesse, et quoiqu'il n'eût aucun emploi public. Frappé des dangers que
courait sa patrie en restant attachée à la France, dont les affaires
n'avaient jamais pu se rétablir depuis la bataille de Pavie, il soutint
l'opinion d'une ligue avec l'empereur, dans un discours que le _Varchi_
rapporte au cinquième livre de son histoire.

      [Note 38: En 1526.]

      [Note 39: En 1527.]

Rien de plus intéressant que le portrait du jeune poëte tracé par ce
grave historien. «Louis _Alamanni_, dit-il, outre la noblesse de sa
maison, outre la grande réputation que ses études, ses travaux assidus,
et principalement ses poésies en langue toscane lui donnaient déjà dans
les lettres, avait un extérieur très-agréable, un caractère plein de
douceur, et par-dessus tout un ardent amour de la liberté. Après qu'on
eut délibéré quelque temps, et ouvert différents avis selon la diversité
des opinions et des partis, lorsqu'on le pria de dire son opinion sur
cette affaire et sur ce qu'exigeait en général le salut de la
république, il se leva en rougissant, se découvrit avec respect[40], et
tout le monde ayant fait silence et tenant les yeux attentivement fixés
sur lui, il parla ainsi, non pas avec une voix forte (car il l'avait
aussi faible que son esprit était distingué), mais avec beaucoup de
grâce.»

      [Note 40: Le texte dit: _E il cappuccio di testa
      reverentemente cavatosi_; ce qui prouve que les Florentins
      portaient encore le capuce au seizième siècle.]

Ce discours, très-long dans _Varchi_, paraît, comme ceux de Tite-Live,
appartenir plus à l'historien qu'au personnage: mais si toutes les
paroles ne sont pas de l'_Alamanni_, le fond en est sans doute. On a vu
quelle fut son opinion. L'avis contraire l'ayant emporté, on répandit le
bruit qu'il avait parlé en faveur des Médicis ses ennemis, contre le roi
de France son bienfaiteur. Devenu suspect au parti populaire, il
séjourna moins à Florence, et fit à Gênes de fréquents voyages. Il y
était en 1527, lorsqu'une armée française et vénitienne s'étant
approchée de Livourne; il fut nommé commissaire général pour le logement
et l'approvisionnement des troupes, emploi qu'il accepta et qu'il
remplit avec beaucoup de zèle. Peu de temps après, Florence ayant armé
tous ceux de ses citoyens qui étaient entre dix-huit et trente-six ans,
l'_Alamanni_ prit les armes. Il fit cependant de nouveaux efforts pour
engager les Florentins à traiter avec l'empereur. Il y était excité par
le célèbre André Doria; le libérateur de Gênes, qui avait conçu pour
lui beaucoup d'amitié; mais le parti français étant toujours le plus
nombreux et le plus fort dans le conseil, l'_Alamanni_ se rendit
inutilement plusieurs fois de Florence à Gênes et de Gènes à Florence.
Doria partit alors pour l'Espagne avec ses galères; il y conduisit
l'_Alamanni_, qui ne tarda pas à être instruit de ce qui se tramait
entre le pape et l'empereur contre la liberté de Florence. Il expédia
aussitôt de Barcelone un brigantin pour en avertir son gouvernement;
mais on n'en voulut rien croire, et on lui sut mauvais gré de ce
service.

Cependant Charles-Quint s'étant rendu à Gênes avec la flotte de Doria,
les Florentins, revenus trop tard de leur aveuglement, nommèrent quatre
ambassadeurs pour se rendre auprès de lui, et chargèrent l'_Alamanni_
d'en prévenir l'empereur et de le disposer à les recevoir. Ces
ambassadeurs ne purent rien obtenir. Le sort de la malheureuse Florence
était décidé. Les troupes du pape et de l'empereur en pressaient le
siége, les assiégés, réduits aux dernières extrémités, furent enfin
obligés de se rendre[41], et de recevoir pour maître Alexandre de
Médicis. Les principaux du parti populaire furent condamnés, les uns à
la mort, les autres au bannissement. L'_Alamanni_ fut exilé en Provence;
mais bientôt après, sous prétexte qu'il observait mal son ban, on lui
fit son procès comme rebelle. Ayant donc perdu l'espoir de rentrer dans
sa patrie, il résolut de se fixer en France. Il trouva dans François
Ier un généreux protecteur. Ce roi, dont la véritable gloire est
d'avoir été pour nous le restaurateur des lettres, donna au poëte
florentin des emplois lucratifs, le décora du cordon de Saint-Michel,
lui procura enfin un repos honorable dont plusieurs de ses meilleurs
ouvrages furent le fruit. Ce fut alors qu'il publia en deux volumes le
recueil de ses poésies toscanes[42], qu'il dédia au roi. Il lui dédia de
même son beau poëme didactique de _la Coltivazione_, qu'il fit imprimer
environ quatorze ans après[43].

      [Note 41: Août 1530.]

      [Note 42: Lyon 1532.]

      [Note 43: Paris, 1546.]

Malgré les avantages dont il jouissait en France, il désira revoir
l'Italie. Il y fit un voyage en 1537. Le duc Alexandre et le pape
Clément VII n'étant plus, il espéra, mais en vain, la fin de son exil.
Il resta plus d'un an à Rome, se rendit ensuite à Naples; puis revenant
sur ses pas, il reprit le chemin de la Lombardie. En passant à la vue du
territoire de Florence, en touchant, comme il le dit dans un fort beau
sonnet[44], cette terre qu'il avait trop aimée, il se sentit
profondément ému. Ferrare, Padoue, Mantoue l'arrêtèrent quelque temps.
De là il revint en France, où la faveur de François Ier l'attendait.
Lorsque ce roi voulut envoyer un ambassadeur à Charles-Quint en Espagne,
après la paix de Crespi[45], ce fut de l'_Alamanni_ qu'il fit choix. Une
circonstance particulière rendait ce choix singulier, et produisit une
scène assez piquante entre l'ambassadeur et l'empereur. Long-temps
auparavant, l'_Alamanni_ avait adressé à François Ier un dialogue
allégorique entre le coq et l'aigle, _Il Gallo e l'Aquila_, dans lequel
le coq, emblème du roi de France, appelait l'aigle, qui désignait
l'empereur,

                    _Aquila grifagna
        Che per più divorar due becchi porta,_

oiseau de proie, qui porte deux becs pour dévorer davantage. Charles
connaissait ces vers. Dans l'audience où l'_Alamanni_ lui fut présenté,
au milieu d'une cour nombreuse, l'ambassadeur fit l'éloge de l'empereur,
en orateur ou même en poëte. Il commença par le mot _Aquila_ plusieurs
de ses périodes. Quand il eut fini, Charles qui l'avait écouté avec
beaucoup d'attention et l'œil continuellement fixé sur lui, se contenta
de répondre:

                    _Aquila grifagna
        Che per più divorar due becchi porta._

      [Note 44: Ce sonnet ne se trouve point dans les Œuvres de
      l'_Alamanni_, mais dans un recueil intitulé: _Rime diverse di_
      _molti eccellentissimi autori_, Venezia, 1549, in-8º., l. II, p.
      49. Il commence par ces deux vers:

        _Io ho varcato il Tebro, e muovo i passi,
        Donna gentil, sovra le tosche rive._

      Et finit par ce tercet:

        _Quinci dico fra me: pur giunto io sono
          Dopo due lustri almen tra miei vicini
          A toccar il terren che troppo omai._]

      [Note 45: En 1544.]

Tout autre en aurait peut-être été troublé; mais l'_Alamanni_ reprit
sur-le-champ d'un air grave: «Puisque ces vers sont parvenus jusqu'à V.
M., je lui déclare que je les ai faits, mais en poëte à qui la fiction
appartient; maintenant, je lui parle en ambassadeur, à qui le mensonge
n'est jamais permis. Il me le serait moins qu'à tout autre, puisque je
suis envoyé par un roi dont la sincérité est connue, à un monarque aussi
sincère que l'est V. M. J'écrivais alors en jeune homme; aujourd'hui je
parle en homme mûr. J'étais indigné de me voir chassé de ma patrie par
le duc Alexandre, gendre de V. M. Je suis maintenant libre de toute
passion et persuadé que V. M. n'autorise aucune injustice.» Cette
réponse aussi sage que spirituelle, plut beaucoup à l'empereur. Il se
leva, mit une main sur l'épaule de l'ambassadeur, et lui dit: «Vous
n'avez point à vous plaindre de votre exil, puisque vous avez trouvé un
protecteur tel que le roi de France, et que pour l'homme de talent tout
pays est une patrie: c'est le duc de Florence[46] qu'il faut plaindre
d'avoir perdu un gentilhomme aussi sage, et d'autant de mérite que
vous.» Dès ce moment l'_Alamanni_ fut traité avec la plus grande
distinction dans cette cour; et ayant obtenu tout ce qu'il demandait au
nom du roi, il partit comblé d'honneurs et de présents.

      [Note 46: C'était alors le jeune Cosme de Médicis qui avait
      succédé au duc Alexandre, assassiné par _Lorenzino_.]

François Ier, mourut en 1547; son fils Henri II n'eut pas moins de
bienveillance que lui pour notre poëte. Il l'engagea à terminer son
poëme de _Girone il Cortese_, dont François Ier lui avait donné le
sujet. L'_Alamanni_ publia ce poëme l'année suivante, et le dédia au
nouveau roi. Ce prince l'employa comme avait fait son père, dans
plusieurs négociations. Il l'envoya à Gênes[47], pour engager cette
république dans ses querelles avec Charles-Quint; mais toute l'adresse
du négociateur fut inutile, et il revint sans y avoir pu réussir. Il ne
devait plus revoir sa chère Italie. Cinq ans après, il était à Amboise
avec la cour, lorsqu'il fut attaqué d'une dyssenterie dont il mourut,
âgé de soixante ans et demi[48].

      [Note 47: En 1551.]

      [Note 48: 18 avril 1556.]

Il avait été marié deux fois. Baptiste, l'aîné de deux fils qu'il avait
eus de sa première femme, fit fortune dans l'état ecclésiastique. Il fut
abbé de Belleville, évêque de Bazas, et ensuite de Mâcon. Le second,
nommé Nicolas, fut chevalier de l'ordre de St-Michel et capitaine des
gardes du roi. C'est de celui-ci que sont sorties les différentes
branches de cette famille qui ont existé, et qui existent même encore,
en France et jusqu'en Pologne[49].

      [Note 49: Voyez l'Histoire généalogique des familles de
      Toscane, par le P. _Gamurrini_.]

Quoique marié et père de famille, l'_Alamanni_ aima, ou parut aimer
plusieurs femmes, peut-être seulement pour en faire le sujet de ses
vers; car il arrive souvent que les poëtes placent dans leur imagination
une maîtresse, comme les peintres posent devant leurs yeux un modèle. On
voit dans ses _rime_, ou poésies lyriques, une Cinthie et une Flore tout
à la fois. Pendant son séjour en Provence, il ne trouva point de beauté
capable de le fixer. Il en dit, dans une de ses satires, des raisons qui
ne sont pas flatteuses pour les manières et pour l'esprit des
Provençales de ce temps-là. Une seule fit sur lui quelque impression, et
lui donna des espérances; mais il s'aperçut bientôt qu'elle se jouait de
lui; et, rompant avec elle, il aima mieux reprendre en imagination les
fers de quelques beautés italiennes.

Il porta surtout ceux d'une belle Génoise, qu'il désigne souvent sous
le nom de Plante Ligurienne, _Ligure Planta_. On croit que son vrai nom
était _Larcara Spinola_: on croit aussi qu'elle était pour quelque chose
dans les fréquents voyages qu'il fit à Gênes, depuis les premiers
dégoûts politiques qu'il avait éprouvés à Florence. Il aima encore une
certaine _Béatrice_, de la noble maison des _Pii_, peut-être pour avoir
un rapport avec Dante, comme il s'était félicité d'en avoir un avec
Pétrarque, en chantant sa _Plante Ligurienne_, auprès de la Sorgue et
de Vaucluse. Au reste il ne paraît pas que toutes ces passions aient
rien coûté aux belles dames qui eu furent les objets: raison de plus
pour croire qu'elles ne furent que poétiques, et qu'elles ne lui
coûtèrent à lui-même que des vers.

L'_Alamanni_ est un des poëtes qui font le plus d'honneur à l'Italie, et
auxquels il est le plus honorable pour la France d'avoir offert un
asyle. Son titre de gloire le plus solide est le poëme de
l'_Agriculture_, que nous trouverons au premier rang, quand nous en
serons à la poésie didactique. Ses poésies diverses contiennent des
élégies, des églogues, des satires, des sonnets, des hymnes, des sylves
ou petits poëmes, une imitation en vers de l'_Antigone_ de Sophocle,
etc. Ce recueil[50], imprimé à Florence presque en même temps qu'il le
fut à Lyon, fut brûlé publiquement à Rome, par ordre de Clément VII,
sans doute pour quelques traits amers répandus dans les satires, mais
surtout en haine de l'auteur. A Florence, un malheureux libraire s'étant
avisé de le mettre en vente, fut condamné par le duc Alexandre à une
amende et au bannissement. Un autre qui n'en avait vendu que quatre
exemplaires, n'en fut pas quitte à moins de 200 écus. Les traits
satiriques contre Rome et contre Florence étaient accompagnés de
quelques autres contre les tyrans; et ces derniers traits auraient moins
ressemblé à Alexandre, s'il eût été capable de les pardonner.

      [Note 50: _Opere toscane, tomo primo, Lugduni_, 1532, in 8º.;
      _tomo secondo, ibid._ 1533. Le premier volume fut réimprimé à
      Florence la même année 1532. Les deux volumes reparurent ensemble,
      à Venise 1533, et _ibid._ 1542, in-8º.]

L'_Alamanni_ laissa de plus une comédie intitulée _Flora_, des sonnets
et d'autres pièces de vers épars dans différents recueils, des
épigrammes, et le poëme héroïque de l'_Avarchide_, qu'il fit dans les
dernières années de sa vie, et qui ne fut imprimé qu'après sa mort. On
voit dans tous ses ouvrages une grande pureté de style, de l'élégance,
et une extrême facilité, mais qui manque souvent de concision et de
force. Il écrivait rapidement, il improvisait même dans l'occasion, sur
toute sorte de sujets, et c'est un des seuls improvisateurs italiens qui
aient été de véritables poëtes. Il employa tout au plus deux ans à
composer _Giron le Courtois_, qui est en vingt-quatre chants, chacun de
mille à douze cents vers et quelquefois davantage[51].

      [Note 51: _Gyrone il Cortese di Luigi Alamanni, al
      christianissimo et invittissimo re Arrigo secondo. Stampato in
      Parigi da Rinaldo Calderio et Claudio suo figliuolo_, 1548, in-4.,
      Venezia, 1549, in-4º., etc.]

Ce poëme est conduit avec art; l'ordonnance en est plus régulière que
celle des romans épiques ne l'est ordinairement. Le poëte n'y parle
point en son nom: point d'exordes au commencement des chants, ou plutôt
des livres, car ce titre, seul connu des anciens, est rétabli[52]; point
d'adieux au lecteur à la fin, point de digressions. Le fil des
événements est suivi; les aventures n'y croisent pas continuellement les
aventures. Ce serait enfin un poëme épique régulier, si la nature même
de l'action et des incidents n'était pas toute romanesque.

Dans son épître dédicatoire à Henri II; datée de Fontainebleau, la plus
longue qu'aucun poëte épique italien ait mise au devant d'un poëme[53],
l'_Alamanni_, sans doute pour que ce roi fût plus en état de goûter les
beautés et d'apprécier l'utilité du sien, fait toute l'histoire d'Artus,
roi de la Grande-Bretagne et de l'institution de la Table ronde; il en
fait connaître les principaux chevaliers, compagnons d'armes de son
héros. Il rapporte même tous les statuts de cet ordre, et met ainsi le
code de la courtoisie chevaleresque en tête du récit des actions du plus
courtois de tous les chevaliers.

      [Note 52: Dans les éditions postérieures, on lit à chaque
      division du poëme, _canto_ 1º, _canto_ 2º, etc.; mais dans celle
      de Paris, qui est la première et faite sous les yeux de l'auteur,
      _libro_ 1º, _libro_ 2º, etc.]

      [Note 53: Elle remplit treize pages in-4º dans l'édition de
      Paris.]

La fable de _Giron_, surnommé _le Courtois_, n'est pas une des moins
intéressantes du roman de la Table ronde. Ce chevalier était fils d'un
autre _Giron_, nommé _le Vieux_, qui avait eu des droits à la couronne
de France, mais qui l'avait laissée usurper par Pharamond. Le jeune
chevalier se distingua de bonne heure par des actes de courtoisie, qui
lui valurent son surnom. Intime ami d'un autre chevalier, nommé Danaïn
le Roux, seigneur du château de Maloanc[54], il inspira des sentiments
très-tendres à la femme du chevalier, qui était la plus belle personne
de toute la Grande-Bretagne. Cette dame lui ayant fait à deux reprises
les déclarations les plus vives, il sut, sans l'offenser, la rappeler
aux lois du devoir et rester fidèle à l'amitié. Mais cette fermeté eut
un terme. Dans un tournoi, dont Giron et son ami Danaïn remportèrent le
prix, la dame de Maloanc parut avec un éclat extraordinaire, et lit sur
le cœur de Giron un effet qu'elle n'avoit point encore produit. Après ce
tournoi, elle retournait à son château avec les dames et les demoiselles
de sa suite, sous l'escorte de plusieurs chevaliers. Un chevalier plus
fort et plus terrible qu'eux tous, qui avait dessein de l'enlever, fond
sur l'escorte, tue les uns, renverse les autres, met le reste en fuite.
Giron qui a tout vu, tout laissé faire, pour avoir une plus belle
occasion d'exercer Son courage, défie le ravisseur, le combat, le
terrasse, et délivre la belle dame[55]. Alors ils se trouvent tous deux
seuls, dans un bois épais, au bord d'une claire fontaine. Après un
silence très-intelligible, ils parlent et s'entendent encore mieux; Le
cœur de la dame est toujours le même: celui de Giron sent naître tout le
feu des désirs. On voit ce qui serait arrivé, si la lance du chevalier,
suspendue à un arbre, n'eût tombé sur son épée, qui était auprès de lui,
et si l'épée n'eût tombé dans la fontaine.

      [Note 54: Ce nom est ainsi dans le roman. L'_Alamanni_ a mis
      dans presque tout son poëme _Maloalto_, qu'il faudrait traduire
      _Malehauly_; vers la fin cependant il a écrit plusieurs fois
      _Maloanco_. On a cru devoir mettre partout Maloanc.]

      [Note 55: Lib. V.]

Cette épée lui était très-chère. Il la tenait du grand chevalier Hector
le Brun qui avait été son maître dans le métier des armes, et qui la lui
avait donnée en mourant. Ces mots étaient gravés sur la lame: _Loyauté
passe tout; trahison honnit tout_[56]. En retirant de l'eau son épée,
Giron jette les yeux sur cette devise. Elle lui fait sentir l'énormité
de la faute qu'il allait commettre. Il lui prend un accès de désespoir;
il veut se tuer avec cette épée, et se la passe du premier coup à
travers la poitrine. Giron perd beaucoup de sang et commence à
défaillir; ils se font de tendres adieux; elle reste auprès de lui
fondant en larmes.

      [Note 56: Cette devise est ainsi dans le roman français.
      L'_Alamanni_ a mis en deux vers:

        _Lealtà reca honor, vittoria e fama,
        Falsitade honta e duol dona a ciascuno._

      Ils ne sont pas bons, et pourraient se rendre ainsi en notre vieux
      style:

        De loyauté naît les, victoire, honneur;
        De fausseté rien que honte et douleur.

      Mais l'ancienne devise vaut mieux.]

Un tiers bien incommode survient; c'est Danaïn, Il a été successivement
instruit de tout ce qui s'est passé; mais un méchant et malveillant
témoin de la dernière scène l'a dénaturée en la lui racontant. Il croit
donc que son infidèle ami et son infidèle épouse lui ont fait le dernier
outrage, qu'ensuite un chevalier, qui a voulu le venger, a attaqué Giron
et l'a blessé à mort. Il arrive auprès d'eux; ce qu'il voit est d'accord
avec ce qu'on lui a dit.

Ses reproches font voir aux deux coupables qu'ils passent dans son
esprit pour l'être plus qu'ils ne sont. Ils avouent ce qui est. Chacun
des deux s'accuse et prend sur soi toute sa faute; mais tous deux
protestent, au nom du ciel et de l'honneur, que le crime n'a point été
commis. La sincérité, la tendresse même de leurs déclarations commence à
persuader Danaïn. Leur dénonciateur, qui l'avait été par jalousie et par
vengeance, vient pour jouir du fruit de ses calomnies. Danaïn
l'aperçoit, court à lui, le menace, et tire de lui l'aveu de sa lâcheté.
Alors il ne lui reste plus de doute; il ne peut en vouloir à son ami
d'un sentiment involontaire qui s'est tenu dans les bornes de l'honneur;
il fait transporter Giron à Maloanc, lui fait donner tous les secours de
l'art et lui rend tous les soins de l'amitié. Sa femme, dont la raison
est tout à fait revenue, le seconde; le courtois chevalier n'est pas
devenu moins sage qu'elle;

        Et sans honteux désirs, en tout bien tout honneur,
        Toujours elle garda Giron pour serviteur[57].

      [Note 57:

      _E con più honesta voglia e miglior core Hebbe_
              _Giron per sempre servitore._ (Fin du liv. VI.)]

Il est vrai qu'il avait une autre maîtresse que cette aventure lui avait
fait oublier. C'était la plus belle personne du monde et la plus tendre;
il se la rappelle, et lorsqu'il est un peu rétabli, il prie son ami
Danaïn de l'aller chercher, et de la conduire auprès de lui. Danaïn s'en
charge volontiers; mais en chemin, il trouve celle qu'il conduit si
belle qu'il en devient amoureux. Il la mène dans un château voisin et
s'y enferme avec elle. Il l'entraîne ensuite par force vers des lieux
plus éloignés, marchant de nuit par des chemins détournés, et fuyant
tous les regards. Giron; instruit de cette déloyauté, sort du château de
Maloanc dès qu'il peut porter ses armes, et se met à la recherche de son
perfide ami[58]. Arrêté et souvent détourné par un grand nombre
d'aventures, où il donne de nouvelles preuves de courtoisie et de
valeur, il trouve presque partout des traces du passage de Danaïn et se
met toujours à sa poursuite. Il le rencontre enfin, l'accable de
reproches et le défie au combat[59]. Ce combat est long et terrible,
plusieurs fois interrompu et repris. Enfin Danaïn est renversé et mis
hors d'état de se défendre. Giron, prêt à lui donner la mort, est retenu
par son ancienne amitié. Il envoie chercher du secours à un monastère
voisin; on y transporte son ami blessé, qu'il accompagne tristement.

      [Note 58: L. IX, st. 1.]

      [Note 59: L. XVII.]

Peu de jours après, tandis qu'il parcourt les environs du monastère, un
horrible géant y pénètre; enlève Danaïn du lit où le retenaient ses
blessures et l'emporte. Giron averti court sur ses traces, atteint le
monstre, délivre son ami, le remet entre les mains du bon abbé de ce
couvent, et part, emmenant avec lui sa dame, ou plutôt sa demoiselle,
que Danaïn lui a rendue, et que malgré tous ses efforts il n'avait pu
rendre infidèle. Giron tombe avec elle dans les pièges d'un scélérat, à
qui, peu de temps auparavant, il avait sauvé la vie, et qui les destine
à une fin cruelle. Tous deux surpris pendant la nuit, et attachés avec
de forts liens, sont exposés dans un bois pour y mourir de froid et de
faim. Un chevalier survient, attaque le scélérat et ceux de sa suite,
délivre Giron et sa maîtresse, qui reconnaissent en lui Danaïn[60]. Les
deux amis, réconciliés par des services mutuels, voudraient ne se plus
séparer, mais Giron doit terminer une grande aventure, où l'honneur lui
prescrit d'agir seul; il dépose, auprès d'une bonne et sage dame, sa
belle, qui ne le voit point partir sans verser beaucoup de larmes.
Danaïn et lui s'embrassent. Ils étaient prêts à se quitter, quand Danaïn
demande en grâce à son ami de se présenter le premier à l'aventure
périlleuse qu'il va courir. Il s'agit d'arracher au méchant Nabon le
Noir, ennemi du roi Artus et de toute la Table ronde, Pharamond, roi des
Gaules, le roi Lac de Grèce, Meliadus de Léonois, le roi d'Estrangor, et
d'autres chevaliers qu'il avait attirés dans ses pièges, et qu'il
retenait en prison. Giron ne peut résister aux prières de son ami,
fondées sur les plus hauts motifs de la chevalerie; et c'est Danaïn qui
va s'exposer le premier aux dangers de cette entreprise[61].

      [Note 60: L. XX.]

      [Note 61: L. XXI.]

Chemin faisant, il trouve une aventure très-belle et très-merveilleuse
qu'il met à fin[62]; Giron en rencontre aussi, mais elles l'arrêtent
peu, et il revient à Maloanc, où il était convenu qu'il attendrait
Danaïn. Il trouve la dame du château toute occupée de son mari, dont
l'absence l'inquiète. De tristes présages lui font craindre sa perte.
Giron cherche à la rassurer; mais il commence à craindre lui-même, et,
après deux jours de repos, il part, très-empressé d'apprendre des
nouvelles de son ami[63]. Danaïn était arrivé au château de Nabon le
Noir; il avait livré un terrible combat, dont l'issue était malheureuse.
Son adversaire et lui, blessés tous deux, et presque sans mouvement,
avaient été transportés au château, où il devait rester prisonnier.
Giron y arrive le lendemain; il se nomme et fait dire au noir Nabon que
c'est lui même, et lui seul qu'il défie. Nabon, que le nom de Giron
effraie, voudrait bien se dispenser de soutenir une trop forte gageure;
mais en sa qualité de grand-seigneur, il ne manque pas de flatteurs qui
piquent son amour-propre et lui promettent la victoire[64]. Ou lui donne
pourtant un conseil plus conforme à sa perverse nature, c'est d'opposer
la ruse à la force et à la valeur. Le premier jour, il fait sortir
contre Giron seul cent chevaliers, qui l'entourent et l'attaquent tout à
la fois. Loin de les craindre, il les brave, bat le capitaine, en
renverse un second, un troisième, les culbute les uns dans les autres,
les chasse tous devant lui comme un vil troupeau, et continue d'appeler
à haute voix et de défier leur maître.

      [Note 62: _Ibid._]

      [Note 63: L. XXII.]

      [Note 64:

        _Ma come spesso avviene a i gran signori_
        _Mentre ch'ei pensa e tacito si resta,_
        _Molti havea intorno degli adulatori,_
           etc. (st. 98.)]

Le lendemain, Nabon envoie au-devant de Giron une dame très-belle, mais
très-perfide, qui va dès le matin se présenter à lui avec tous ses
charmes. Le courtois chevalier, averti par sa prudence, lui reproche
doucement le rôle qu'elle joue auprès de lui, la force d'en rougir, et
la renvoie toute honteuse dans le château[65]. Une ruse d'un genre tout
différent réussit mieux; devant la porte du château étaient des caves
profondes; pendant la nuit, on enlève les voûtes et la terre qui les
couvre; on met, à la place, des pièces de bois très-faibles, ou de longs
bâtons, qu'on recouvre si bien de terre et de sable, que tout ce travail
ne paraît pas. Le lendemain, Giron se présente sous les armes; Nabon
sort à cheval de son château et le défie de loin. Giron court à lui la
lance en arrêt, et, parvenu à l'endroit où est le piège, y tombe avec
son cheval, qui meurt de cette chute. Le héros est aussitôt entouré de
lances et d'épées dirigées contre lui, saisi, lié, chargé de chaînes.
C'est une dernière épreuve pour son courage et pour son grand caractère.
Il la soutient sans se démentir. La dame perfide, qu'il avait fait
rougir, mais qu'il n'avait pas corrigée, vient l'insulter dans les fers.
«Femme coupable, lui dit-il, mort ou captif, je ne changerais pas mon
sort pour celui de ton Nabon[66].... Si mon corps est enchaîné, ma
pensée est plus que jamais libre et entière. Quoi qu'il arrive de moi,
il me suffit de rester ce Giron que je fus toujours, cet irréconciliable
ennemi du vice et de l'injustice, qui ne leur céda jamais ni par
espérance ni par crainte, qui jamais, fût-il sans lance et sans épée, ne
fut vaincu ni prisonnier, si ce n'est par le plus grand malheur, ou par
une trahison semblable à celle dont on use en ce moment contre moi.»
Nabon vient aussi le braver; Giron lui répond de même; il se tait
ensuite, et n'exprime plus son mépris que par ses regards.

      [Note 65: L. XXIII.]

      [Note 66:

        _Risponde, O donna ria, morto ò prigione
        Non cangerei mia sorte al tuo Nabone._
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        _E s'el corpo è legato, il mio pensiero
        Resta ancor più che mai libero e' ntero.
        Sia di me quel che vuol, che pur mi basta
        Di restar quel Giron che sempre fui,
        Ch'al vitio e'l torto volentier contrasta,
        Ne per speme o timor s'arrende a lui;_ etc.

        (L. XXIII, st. 32 et suiv.)]

Mais le lâche Nabon triomphe; l'orgueil l'enfle et l'aveugle au point
que, croyant désormais la Table ronde renversée et la chevalerie
détruite, il ose envoyer une ambassade au roi Artus pour le sommer de se
reconnaître son vassal. Artus, quoique tenté de punir ce trait de
démence, craignant pour la vie de Giron et de ses autres chevaliers,
dissimule et feint d'envoyer à son tour des ambassadeurs pour négocier.
Mais il choisit ses quatre guerriers les plus braves, Lancelot, Tristan,
Seguran et Palamède. Il les charge secrètement, non de traiter avec
Nabon, mais de renverser cette puissance qui ose s'élever contre la
sienne, et de lui ramener ses chevaliers. Les quatre invincibles
arrivent au château de Nabon[67]. Cette ambassade solennelle lui fait
perdre la tête. Selon l'usage des plus grands rois, dit le poëte, qui
pendant cinq ou six jours ne parlent aux ambassadeurs qu'ils reçoivent
que de choses agréables, de fêtes, de chasse, de danses et de concerts,
et ne songent qu'à étaler leur richesse et leur puissance, pour inspirer
plus de respect et plus de crainte, il reçoit les chevaliers d'Artus
avec magnificence, et ordonne pour le lendemain un grand tournoi.

      [Note 67: L. XXIV.]

Tous les chevaliers ses vassaux s'y rendent en foule. Les quatre de la
Table ronde tiennent leurs boucliers voilés et leurs devises cachées.
Invités à combattre, ils y montrent peu d'empressement, peu d'aptitude
et d'assurance; mais ils se sont partagé les rôles, se tiennent prêts,
et au signal donné, fondent à la fois sur Nabon le Noir, sur ses
courtisans, sur la foule de ses chevaliers. Le tyran tombe; nul ne
résiste; tous sont vaincus, renversés, mis en pièces ou en fuite; les
prisons sont ouvertes; les fers brisés, les chevaliers se reconnaissent,
s'embrassent et retournent à la cour d'Artus, triomphants et plus
satisfaits que s'ils rapportaient avec eux les trésors du monde entier,

        Puisque par leur courage et leurs brillants exploits,
        Ils ont rompu les fers de Giron le Courtois[68].

      [Note 68:
        _Lieti assai più che se del mondo intero
        Portassero i tesori in grembo accolti,
        Poi ch' han salvato e tratto di prigione
        Il cortese invitissimo Girone._

      Ce sont les derniers vers du poëme.]

Dans l'épître dédicatoire de ce poëme, tiré d'un vieux roman français,
l'_Alamanni_ avertit qu'il s'est permis d'y faire plusieurs changements.
Le plus considérable est au dénoûment. Dans le roman, Danaïn est en
prison d'un côté, Giron de l'autre; on les y laisse. Giron y était avec
sa maîtresse; la pauvre demoiselle était grosse; elle meurt en
accouchant. Elle meurt, dit le romancier français, «parce qu'elle
n'avait ame qui lui aidast à supporter sa douleur.» L'_Alamanni_ a donné
avec assez d'art un dénoûment à cette action qui, comme on voit, n'en a
point. Au lieu de jeter son héros dans la première prison venue, chez un
chevalier discourtois, qui n'a point encore figuré dans le poëme, il le
fait tomber dans les pièges de Nabon le Noir, qu'on y a déjà vu
paraître, et il tire de l'orgueil même et de la méchanceté de ce Nabon
une fin dont le merveilleux est analogue à celui qui règne dans tout
l'ouvrage.

Ce merveilleux ne consiste guère qu'en des exploits de chevalerie qui
passent toute croyance, mais sans féerie, proprement dite, sans
intervention d'aucune fée bien ou malfaisante; et l'on y voit toujours
des choses qui n'ont une vraisemblance convenue qu'au moyen des
enchantements, sans voir agir ou paraître aucun enchanteur. Le héros se
monstre, d'un bout à l'autre, digne de son surnom par ses actions et par
ses discours. Il tient, en quelque sorte, à tous venants, école de
courtoisie; il en fait un cours complet. La générosité la plus noble
respire dans tout ce qu'il dit; de sa bouche sortent, à tout moment et à
tout propos, des maximes élevées qui feraient bien regretter la
chevalerie errante, si chacun n'était pas libre de les professer dans
son cœur et d'y conformer sa vie, sans avoir le casque en tête et la
lance au poing, mais qui, par leurs retours continuels, et quelquefois
par leur longueur, ont un effet que produisent souvent les choses mêmes
qu'on admire. En un mot, _Giron le Courtois_ est un poëme fort noble,
fort raisonnable et généralement bien écrit, mais froid et par
conséquent un peu ennuyeux; peut-être par cela même que l'auteur y a mis
trop d'ordre et de raison; peut-être pourrait-on dire des poëmes
romanesques, ce que Térence dit de l'amour: «Vouloir soumettre à la
raison des choses qui y sont si contraires, c'est comme si l'on voulait
extravaguer avec sagesse[69].»

      [Note 69:

        _. . . . . . . . . Incerta hæc si postules
        Ratione certâ facere, nihilo plus agas
        Quam si des operam ut cum ratione insanias._

        (TER., _Eunuch._, act. I, sc. 1.)]



CHAPITRE XII.

_Fin de l'épopée romanesque; Notice sur la vie de Bernardo Tasso;
Analyse de son poëme d'Amadis; dernières observations sur ce genre de
poésie._


Il me reste à parler d'un poëme plus intéressant, dont l'auteur, soit
qu'on le considère comme homme, ou comme poëte, joue un rôle important
dans la littérature italienne; c'est l'_Amadis_ de _Bernardo Tasso_,
père du Tasse. Ce fut sans doute un grand bonheur pour Bernardo que
d'avoir produit et élevé dans son sein l'auteur de la _Jérusalem
délivrée_; mais son renom poétique en a souffert. La gloire du fils a
éclipsé celle du père, et si _Bernardo_ n'eût pas eu de fils, c'est lui
qui, dans la postérité, se serait appelé le Tasse. Je le nommerai le
plus souvent ainsi dans cette notice, où ce nom ne peut faire équivoque,
quoiqu'il désigne communément l'auteur de la _Jérusalem_, et non pas
celui d'_Amadis_.

_Bernardo Tasso_[70] naquit à Bergame, le 11 novembre 1493, de Gabriel
_Tasso_ et de Catherine _de' Tassi_ tous les deux issus de deux branches
de cette noble et ancienne famille[71]. Les dispositions qu'il annonça
dès sa première enfance engagèrent son père à ne rien négliger pour son
instruction. Il lui donna pour maître Jean-Baptiste _Pio_, de Bologne,
grammairien célèbre, qui enseignait alors publiquement à Bergame les
lettres latines. Mais cette première éducation fut interrompue par la
mort prématurée du père et de la mère, qui laissèrent à leur fils des
affaires embarrassées, très-peu de fortune, et deux jeunes sœurs à
pourvoir. Heureusement le chevalier _Domenico Tasso_, leur oncle[72], se
chargea des deux orphelines, maria l'une avantageusement et plaça
l'autre dans un couvent où elle fit ses vœux; l'évêque de Recanati[73],
frère du chevalier Dominique, prit soin du jeune _Tasso_, et l'entretint
à ses frais dans un collége, où il continua ses études. Il fit de grands
progrès dans le latin et dans le grec, et commença bientôt à cultiver
avec un égal succès la poésie et l'éloquence italiennes. Il composa des
pièces de vers où l'on distinguait déjà cette douceur de style et cette
fécondité de sentiments et de pensées qui lui est propre. Sa réputation
naissante s'étendit dans toute l'Italie, et lui procura des amis,
non-seulement parmi les gens de lettres, mais parmi les grands et les
princes.

      [Note 70: Cette Notice est tirée principalement de la Vie de
      _Bernardo Tasso_, que l'abbé _Serassi_ a mise au-devant de ses
      _Rime_, dans l'édition de Bergame, 1749, 2 vol. in-16, et du
      premier livre de la Vie de _Torquato Tasso_, par le même auteur,
      où il a rectifié quelques faits qui manquaient d'exactitude dans
      la première.]

      [Note 71: On a débité des fables sur la famille des _Tassi_.
      On l'a fait descendre, par exemple, des de la Tour, ou des
      _Torriani_, anciens seigneurs de Milan; le marquis _Manso_
      lui-même, dans sa Vie du Tasse, a adopté cette erreur. _Serassi_,
      mieux instruit par un arbre généalogique très-exact, a rétabli la
      vérité. _Omodeo Tasso_, première tige de cet arbre dressé dans le
      dernier siècle, florissait dans le treizième (en 1290). Sa gloire
      et la source de l'illustration de sa famille vient de ce qu'il
      renouvela et perfectionna l'ancienne invention des postes réglées,
      abolie et oubliée pendant les siècles de barbarie. C'est ce qui,
      dans la suite, en fit obtenir à ses descendants l'intendance
      générale en Italie, en Allemagne, en Espagne et en Flandre. Cette
      place devint titulaire et héréditaire dans la famille sous
      Charles-Quint; et c'est d'un _Lionardo Tasso_ de Bergame,
      petit-neveu de celui qui avait obtenu ce grand généralat des
      postes de l'empire, qu'est sortie la maison souveraine des
      _Taxis_. _Lionardo_ avait deux frères; ils formèrent trois
      branches, qui s'illustrèrent, sous Philippe II, dans les
      ambassades, les hauts emplois militaires, et les dignités
      ecclésiastiques, en différentes parties de l'empire, tandis que la
      première de toutes restait à Bergame, et y vivait avec splendeur.
      _Agostino Tasso_, chef de cette branche, fut général des postes
      pontificales sous les papes Alexandre VI et Jules II, et son
      petit-fils Gabriel sous Léon X. Ce Gabriel, qui n'est point le
      père de _Bernardo_, laissa deux fils, dont l'aîné, _Gian Jacopo
      Tasso_, comte et chevalier, héritier des biens de sa famille, fit
      bâtir à Bergame le palais qui existe encore et la magnifique
      _Villa_ de _Zanga_, à quelques lieues de cette ville. Gabriel,
      père de _Bernardo_, était fils d'un frère d'_Agostino_, général
      des postes sous Alexandre VI. Cette branche était moins riche;
      elle s'appauvrit encore, et _Bernardo_ se trouva dans sa jeunesse
      entouré d'une famille noble et opulente, mais lui-même dans un
      état voisin de la pauvreté.]

      [Note 72: Fils d'_Agostino Tasso_, dont il est parlé dans la
      note précédente.]

      [Note 73: Monsignor _Luigi Tasso_.]

Il se retirait souvent, pour se livrer à la poésie, dans une campagne
délicieuse que l'évêque son oncle avait à un mille de Bergame. Un
nouveau malheur l'y attendait. L'évêque y était allé passer quelques
jours; deux scélérats, ses domestiques, l'assaillirent pendant la
nuit[74], l'égorgèrent, volèrent l'argent, l'argenterie, les objets
précieux qui étaient dans la maison, s'enfuirent, et laissèrent le Tasse
dans le désespoir de la perte d'un oncle qu'il aimait tendrement,
dépouillé de tous les avantages qu'il retirait et de tous ceux qu'il
espérait de ses bontés. Il avait alors vingt-sept ans; réduit à son
mince patrimoine, il se retira à Padoue, pour achever ses études, et
surtout pour s'instruire, dans la société d'un grand nombre de savants
qui y étaient alors réunis. La poésie n'était pas le seul objet de ses
travaux; il se livrait à des études plus graves, et principalement à
cette partie de la philosophie morale qui embrasse la politique et le
gouvernement des états, ayant le projet de chercher à être employé
honorablement dans les cours de quelques princes, pour y faire valoir
ses talents et tâcher de vaincre sa mauvaise fortune. Il chercha aussi
dans l'amour quelque distraction à ses peines. Il aima tendrement
Genèvre Malatesta, personne d'une haute naissance et d'une vertu égale à
sa beauté. Il la célébra dans ses vers, tantôt ouvertement, tantôt sous
le nom allégorique du genièvre, _Ginebro_. Lorsqu'elle épousa le
chevalier _degli Obizzi_, et qu'il eut ainsi perdu toute espérance, il
se plaignit de ce malheur dans un sonnet[75] si tendre, et qui eut un si
grand succès, qu'il n'y eut homme ni femme en Italie qui ne voulût le
savoir par cœur.

      [Note 74: Septembre 1520.]

      [Note 75: _Poichè la parte men perfetta e bella_, etc.]

Mais tout cela ne rendait pas meilleure la situation du jeune poëte.
Enfin, le comte _Guido Rangone_, général de l'Église, ami et protecteur
des lettres, le prit à son service. Ayant reconnu en lui beaucoup
d'esprit et de discernement, il l'employa dans les affaires les plus
importantes, le chargea de négociations délicates, à Rome, auprès du
pape Clément VII; en France, auprès du roi François Ier. Le Tasse, du
consentement du comte _Rangone_, et même pour ses intérêts, fut ensuite
attaché à Mme. Renée de France, duchesse de Ferrare; mais il ne resta
pas long-temps dans cette cour; il revint libre à Padoue, et de là se
rendit à Venise, où il passa quelque temps, partagé entre la société de
ses amis et la culture des lettres. Il y fit imprimer un recueil de ses
poésies; ce recueil se répandit rapidement en Italie, et assura au Tasse
une des premières places parmi les poëtes vivants; il parvint à la
connaissance de _Ferrante Sanseverino_, prince de Salerne, qui conçut
dès-lors une haute estime pour l'auteur, et désira se l'attacher. Il lui
fit écrire d'une manière si pressante que le Tasse ne crut pas devoir
refuser l'emploi de secrétaire du prince qui lui était offert. Il partit
aussitôt pour l'aller trouver à Salerne[76]. Il y reçut l'accueil le
plus flatteur, bientôt suivi de riches présents, et d'une forte pension
que le prince lui assura pour toute sa vie. Enchanté de sa nouvelle
condition, il forma dès-lors le dessein de se fixer dans cette cour, et
se partagea tout entier entre le soin de répondre à la confiance de
_Sanseverino_ par l'habileté avec laquelle il conduisait ses affaires,
par le talent particulier qu'il déployait dans sa correspondance, enfin
par le zèle et la loyauté qu'il mettait à le servir; et celui de lui
plaire et d'amuser la princesse Isabelle _Villamarina_, son épouse, par
des compositions poétiques, neuves, ingénieuses, et dont la lecture
était pour les deux époux le passe-temps le plus agréable.

      [Note 76: Vers la fin de 1531.]

Il s'était tellement habitué à faire des vers parmi les embarras et le
mouvement des affaires, qu'il ne cessa point d'en produire même pendant
le siège de Tunis, où _Sanseverino_ fut employé par Charles-Quint, et où
il emmena le Tasse. _Bernardo_, aussi habile au métier des armes qu'à la
conduite des négociations, se distingua dans plusieurs actions pendant
le siège. Il en rapporta pour butin quelques antiquités précieuses, et
surtout un vase arabe d'un fort beau travail, destiné à mettre des
parfums; il en fit par la suite un encrier dont il se servit toute sa
vie. Après cette expédition, qui lui valut de nouvelles faveurs de son
prince[77], ayant été envoyé par lui en Espagne pour des affaires
importantes, il obtint, au retour, la permission d'aller passer quelque
temps à Venise. Ses affaires personnelles, le plaisir de revoir ses
amis, et l'impression d'un nouveau recueil de ses poésies l'y retinrent
pendant près d'une année[78]. C'est là ce que disent tous les historiens
de sa vie[79]; mais ils ne disent pas que la belle Tullie d'Aragon,
célèbre par ses talents poétiques et par la liberté de ses mœurs[80],
était alors à Venise, que _Bernardo_ en devint amoureux, qu'il s'en fit
aimer, qu'il la célébra dans ses vers, et que c'était là sans doute le
plus fort lien qui le retint dans cette ville, tandis que son devoir
l'appelait ailleurs. M. _Corniani_, en rétablissant ce fait[81], cite,
pour le prouver, un dialogue de _Speron Speroni_, ami du Tasse, que ses
autres historiens ne pouvaient pas ignorer. La chose y est si claire que
c'est l'amour mutuel du Tasse et de Tullie, la nécessité où elle est
d'aller rejoindre son prince et la douleur de cette séparation, qui font
le sujet du dialogue[82].

      [Note 77: Deux nouvelles pensions, l'une de deux cents ducats,
      l'autre de cent, sur les douanes de Sanseverino et de Salerne.]

      [Note 78: 1537.]

      [Note 79: Seghezzi, Tiraboschi et Serassi.]

      [Note 80: Voyez ci-dessus, t. IV., pag. 583 et 584.]

      [Note 81: _I secoli della Letteratura italiana_, t. V, p. 158
      et 159.]

      [Note 82: C'est le premier de la première partie, t. I des
      Œuvres de _Speron Speroni_, Venise, 1740, in-4º. Tullie y dit à
      _Bernardo: Del vostro amore son testimonio le vostre vaghe e
      leggiadre rime onde al mio nome eterna fama acquistate._ Et pour
      qu'on ne doute pas de la nature de ce sentiment, _Bernardo_ dit
      dans un autre endroit, que la raison même lui persuade d'aimer
      Tullie, en lui faisant trouver autant de plaisir à contempler ses
      grandes qualités et ses talents, que ses sens lui en procurent
      quand il jouit de sa beauté. _Ed ella_ (_la ragione_) _altrettanto
      di diletto mi fa sentire in contemplando la virtù vostra, quanto i
      sensi in godermi della vostra bellezza._ (_Ub. supr._, p. 6.) Si
      le talent de Tullie lui donnait le titre de poëte, sa conduite lui
      en méritait un autre. Ce même dialogue le prouve encore. _Niccolò
      Grazia_, l'un des interlocuteurs, parle d'un discours de
      _Brocardo_ à la louange des courtisanes, dans lequel il prétendait
      prouver que leur état est celui pour lequel la femme a été
      particulièrement créée. Tullie observe que c'était sans doute
      l'amour que cet auteur avait pour quelque femme de cette espèce,
      qui l'avait porté à soutenir une cause si déshonnête. _Grazia_
      répond que _Brocardo_ n'a point considéré la courtisane comme un
      être bas et vil, mais comme une chose essentiellement inconstante
      et changeante, et que c'était pour cela même qu'il en faisait cas.
      _Tale Saffo_, ajoute-t-il, _tale Corinna, tal fu colei onde
      Socrate, sapientissimo e dottissimo uomo, di avere appreso che
      cosa e quale si fusse amore si gloriava. Degnate adunque di esser
      la quarta in tal numero e fra cotanto valore_, etc. Tullie ne dit
      pas non, et continue de discourir paisiblement et ingénieusement
      sur l'amour. (_Ibid._, p. 27.)]

Si cette passion ne l'empêcha point de se rendre enfin à son devoir,
elle ne le détourna pas non plus de former un établissement honorable et
solide. Après son retour à Salerne, _Sanseverino_ et Isabelle,
satisfaits de plus en plus de son commerce et de ses services, le
marièrent avantageusement. Il épousa _Porzia de' Rossi_ qui joignait à
la beauté, aux talents et au mérite, de la naissance et de la
fortune[83]. Il eut la permission de se retirer avec elle à _Sorrento_,
petite ville dont la position est délicieuse, et de s'y fixer, en
gardant le titre de secrétaire du prince, qui, à l'occasion de son
mariage, augmenta encore de cinq à six cents ducats son revenu. Alors le
Tasse se trouva dans un état véritablement heureux. Il profita du loisir
honorable dont il jouissait pour commencer son poëme d'_Amadis_, que le
prince de Salerne, D. _Francesco_ de Tolède, D. Louis d'Avila, et
quelques autres grands seigneurs espagnols, amis des lettres, l'avaient
engagé à entreprendre. Pendant plusieurs années, son bonheur domestique
alla toujours croissant. Sa femme lui donna successivement trois
enfants; le troisième fut ce _Torquato Tasso_ que la nature doua d'un si
grand génie, et que la fortune destinait à tant de malheurs[84]. Son
père ne put être témoin de sa naissance. Il avait été obligé de suivre
_Sanseverino_ en Piémont, où les troupes de Charles-Quint et celles de
François Ier se faisaient la guerre. Il le suivit encore en Flandre, et
ne revint à _Sorrento_ que lorsque son fils était âgé de dix mois.

      [Note 83: 1539.]

      [Note 84: Il naquit le 11 mars 1544.]

Le service du prince exigea bientôt après qu'il quittât cette magnifique
et douce retraite, et qu'il revînt demeurer à Salerne. Il semble que
tout son bonheur l'abandonna en même temps. Ce fut alors que le vice-roi
don Pèdre de Tolède se mit en tête d'élever à Naples l'horrible tribunal
de l'Inquisition; son prétexte était d'empêcher les hérésies germaniques
de s'y introduire, et son vrai motif, suivant le véridique Muratori[85],
de se venger, sous le manteau de la religion, de ceux qu'il n'aimait
pas, et de se rendre redoutable aux seigneurs et aux barons du royaume,
dont il était haï, et contre lesquels il n'aurait pas osé, sans ce
moyen, procéder ouvertement.

      [Note 85: _Annali d'Italia_, 1547.]

L'édit de l'empereur était à peine affiché que le peuple et la noblesse
se soulevèrent, s'assemblèrent en tumulte et déchirèrent l'édit. Le
vice-roi déclara la ville en état de rébellion. Le mouvement n'en devint
que plus tumultueux et plus général. Les Napolitains députèrent Charles
de Brancas au prince de Salerne, pour le prier de se rendre auprès de
l'empereur, au nom de leur cité, et d'obtenir de lui que l'Inquisition
n'y fût pas introduite. Deux intimes confidents du prince furent d'avis
différents sur cette proposition. _Vincenzo Martelli_, son majordome,
homme d'esprit et bon poëte, lui conseilla de refuser, et _Bernardo
Tasso_ d'accepter une commission dangereuse peut-être, mais honorable,
et dans laquelle il pouvait servir sa patrie, la justice et
l'humanité[86].

      [Note 86: Voyez ses Lettres, t. I, p 564 à 570.]

Ces considérations l'emportèrent. _Sanseverino_ partit avec le Tasse et
une suite nombreuse; mais au lieu d'user de la plus grande diligence, il
voyagea trop à son aise, et n'arriva à la cour qu'après que le vice-roi
eût eu le temps d'instruire l'empereur de ce qui était arrivé, du
départ du prince pour se rendre auprès de lui, et des mesures prises
depuis ce départ pour faire rentrer Naples dans le devoir. _Sanseverino_
fut donc très-froidement reçu et ne put rien obtenir. Ce désagrément
ralentit beaucoup le zèle qu'il avait toujours eu pour le service de
l'empereur. Un déni personnel de justice l'en détacha entièrement.
Quelque temps après son retour à Salerne, on tira contre lui un coup de
fusil, dont il fut assez grièvement blessé à la poitrine. Persuadé que
ce coup venait du vice-roi son ennemi, il l'en accusa auprès de
l'empereur. Charles-Quint refusa de le croire; dès-lors _Sanseverino_
fut tenté de passer au service du roi de France. De nouvelles froideurs
l'y déterminèrent; et s'étant rendu à Venise, il se déclara ouvertement.
Don Pedre de Tolède apprit cette nouvelle avec joie, se hâta de le
proclamer rebelle, et de confisquer ses principautés et tous ses biens.

Le Tasse qu'il avait laissé à Salerne, était ensuite allé à Rome, où il
attendait patiemment le parti définitif que prendrait _Sanseverino_. Du
moment où il en fut instruit, après une courte délibération, la
reconnaissance et l'attachement le décidèrent; il jugea que ce serait
une action lâche et infâme que d'abandonner son prince dans le temps où
ses services pouvaient lui être le plus utiles; il résolut donc de
suivre son sort. Dès lors il fut lui-même déclaré rebelle, banni des
états de Naples, ses biens confisqués, et le fruit de tant de travaux
entièrement perdu. Sa femme et ses enfants restèrent à Naples, dans un
état pénible. _Porzia_, livrée à des parents peu délicats, eut besoin de
tout son courage et des consolations qu'elle puisait dans les lettres de
son mari. Bientôt il fut plus éloigné d'elle; _Sanseverino_ crut
nécessaire de l'envoyer à la cour de France, pour engager le roi Henri
II à une entreprise sur Naples. _Bernardo_ vint à Paris[87]; il tâcha,
par ses sollicitations auprès des ministres, de faire décider cette
expédition, et par plusieurs pièces de vers adressées au roi,
d'enflammer son courage et de lui donner l'espérance d'une conquête
facile, tandis que de son côté le prince de Salerne négociait à
Constantinople, et promettait que le Grand-seigneur faciliterait encore
cette conquête par de puissants secours. Le Tasse ayant fait tout ce qui
était en son pouvoir, et voyant s'en aller en fumée tout ce projet d'une
nouvelle guerre de Naples, cessa de suivre la cour, et se retira à
Saint-Germain. Il y passa l'hiver, se consolant de ses disgrâces par le
commerce des muses, et tantôt travaillant à son poëme, tantôt célébrant
dans ses rimes Marguerite de Valois, sœur du roi, dont la beauté,
l'amabilité et les grâces étaient alors l'objet des chants de tous les
poëtes.

      [Note 87: Septembre 1552.]

Mais le désir de se rapprocher de sa famille l'engagea enfin à
solliciter de son prince la permission de retourner en Italie. Il fit
courageusement ce voyage, au milieu des rigueurs de l'hiver, et arriva
au mois de février à Rome[88], où il s'occupa sans délai des moyens de
faire venir sa femme et ses enfants; mais la famille de _Porzia de'
Rossi_ mit des obstacles à ce qu'elle quittât Naples pour suivre un
proscrit. _Bernardo_ ne pouvant plus souffrir ces délais, voulut au
moins avoir auprès de lui son fils _Torquato_. L'arrivée de cet enfant
chéri lui fit oublier tous ses chagrins; mais la malheureuse _Porzia_
sentit douloureusement le coup de cette séparation. Retirée dans un
couvent avec sa fille Cornélie, persécutée par des frères avides qui lui
retenaient sa dot, séparée de son époux et de son fils, sans espoir de
voir finir cet état de solitude et d'abandon, elle ne put le supporter
long-temps. Sa santé s'altéra; tout à coup elle fut saisie d'un mal si
violent et si prompt qu'en moins de vingt-quatre heures elle mourut[89].
On ne peut exprimer la douleur que le Tasse ressentit de cette perte
imprévue. De nouveaux malheurs fondirent sur lui. L'empereur et le pape
se brouillèrent. Le duc d'Albe, alors vice-roi de Naples, marcha sur
Rome, et s'empara d'Ostie et de Tivoli. Rome était hors d'état de faire
la moindre résistance. Le Tasse craignant d'être pris par les Impériaux
et d'être exécuté comme rebelle, obtint avec beaucoup de peine, dans le
trouble où était la cour de Rome, la permission, d'aller chercher un
autre asyle. Il l'obtint pour lui seul, et non pour un mobilier assez
riche, reste de son ancienne fortune, et seul bien qu'il pût laisser à
ses enfants. Il fit partir précipitamment son fils pour Bergame sa
patrie, où il l'envoyait chez ses parents: et tranquille sur ce qu'il
avait de plus cher, il partit pour Ravenne, où il arriva dépourvu de
tout, sans hardes, sans linge, avec deux seules chemises et son poëme
d'_Amadis_.

      [Note 88: 1554.]

      [Note 89: Février 1556.]

Le duc d'Urbin[90] ne l'y laissa pas long-temps. Dès que ce généreux
protecteur des lettres sut que le Tasse était si près de lui et dans un
état si peu digne de ses talents et de sa renommée, il l'invita avec
beaucoup d'empressement à venir s'établir à Pesaro, lui offrant une
habitation charmante[91], où il serait libre de se livrer à ses travaux
poétiques. Le Tasse ne refusa point des offres si avantageuses. Dans
cette paisible retraite, où il recevait chaque jour de nouveaux
témoignages de l'intérêt et de la libéralité du duc, il commença enfin à
respirer après de si longues épreuves, et c'est là qu'il mit la
dernière main à son _Amadis_[92]. Ce poëme était attendu de toute
l'Europe littéraire; et il espérait en retirer quelque fruit. Ayant
obtenu quelques avances du duc d'Urbin, du cardinal de Tournon, avec qui
il s'était lié d'amitié en France, et de quelques autres amis, il se
rendit à Venise, où comblé de marques d'estime par les principaux
citoyens, admis dans l'académie vénitienne qui s'était alors formée pour
l'avancement des lettres, et aidé des soins et des conseils de plusieurs
savants qui la composaient, il donna en 1560 une belle édition de son
_Amadis_, et une seconde de ses poésies considérablement augmentée.

      [Note 90: _Guidobaldo II_ de la Rovère.]

      [Note 91: _Il Barchetto_, maison de délices bâtie par le duc
      son père.]

      [Note 92: 1557.]

Le duc d'Urbin était alors en faveur auprès du roi d'Espagne, Philippe
II, et son capitaine général en Italie: il espéra pouvoir obtenir par
son crédit la restitution des biens du Tasse, dans le royaume de Naples,
ou du moins ce qui devait revenir à ses enfants de la succession de leur
mère. Le duc employa pour cette affaire les amis puissants qu'il avait à
la cour de Madrid. Pour seconder ces bonnes dispositions, le Tasse
envoya en Espagne et fit présenter à Philippe un magnifique exemplaire
de son poëme qui lui était dédié; mais après une longue attente il fut
obligé de renoncer à toute espérance: il ne reçut pas même de réponse à
l'hommage qu'il avait offert, et au présent qu'il avait fait.

C'est dans ces circonstances qu'il apprit que son fils _Torquato_, qu'il
avait toujours eu avec lui à Urbin, à Pesaro et à Venise, et qu'il avait
depuis peu envoyé à Padoue pour y étudier les lois, venait, à l'âge de
dix-huit ans, d'y composer son poëme de _Rinaldo_, et se disposait à le
faire imprimer. Ce tendre père n'était pas dans un moment où il pût
regarder la poésie comme un grand moyen de fortune; il fut très-affligé
d'apprendre, et cette composition, et cette disposition de son fils. Il
s'opposa d'abord à l'impression du poëme; mais vaincu par les instances
de ses amis les plus distingués dans les lettres[93], la destinée de son
fils et celle de la poésie italienne l'emportèrent, et il y consentit à
la fin[94].

      [Note 93: _Molino_, _Domenico Veniero_, _Danese Cattaneo_,
      etc.]

      [Note 94: En 1562.]

L'année suivante, Guillaume, duc de Mantoue, appela _Bernardo Tasso_ à
sa cour, se l'attacha en qualité de premier secrétaire[95], lui prodigua
les meilleurs traitements et les preuves de la confiance la plus intime.
Son âge qui était alors de plus de soixante-dix ans, et les affaires
importantes dont il se trouva chargé, ne l'empêchèrent point de se
livrer à ses études chéries. Il entreprit de tirer de son _Amadis_
l'épisode de _Floridante_, et d'en faire un poëme à part; mais il ne put
avancer beaucoup ce travail. Ayant été nommé par le duc de Mantoue
gouverneur d'_Ostia_ ou d'_Ostiglia_, petite place sur le Pô, il y était
à peine arrivé qu'il tomba malade. Il mourut un mois après[96], entre
les bras de son fils, accouru au premier bruit de sa maladie, de la cour
de Ferrare où il était alors. Les regrets que causa sa mort furent aussi
vifs que si elle eût été prématurée. Le duc, pour honorer les restes
d'un si grand homme, fit porter son corps à Mantoue, dans l'église de
_Sant' Egidio_, et l'ayant fait placer dans un tombeau d'un très-beau
marbre, il y fit graver cette noble et simple inscription: OSSA BERNARDI
TASSI. Mais quelque temps après il vint un ordre du pape de détruire
dans les églises tous les tombeaux élevés au-dessus de terre ou
incrustés dans les murs; celui du Tasse étant dans le premier cas, son
fils _Torquato_ fit transporter religieusement ses cendres à Ferrare,
dans l'église de Saint-Paul.

      [Note 95: _Segretario maggiore._]

      [Note 96: 4 septembre 1569.]

Le Tasse avait la taille haute et droite. Son portrait, que l'on voit
encore à Bergame dans la salle du grand conseil, le représente avec un
front grand et ouvert, des yeux vifs, une barbe noire et épaisse, peu
d'embonpoint, mais des membres forts et bien proportionnés, une
physionomie prévenante et agréable. Son caractère était franc, sincère,
naturellement enclin à l'amour, à l'amitié, à l'oubli des injures, sans
orgueil et sans ambition dans le bonheur, et d'une constance à toute
épreuve dans l'adversité. Il était libéral et magnifique, quand sa
fortune lui permettait de l'être; il aimait que sa maison fût richement
meublée et décorée. Il faisait quelquefois des présents dignes d'un
prince, comme lorsqu'il donna trois chevaux de race au chevalier _Tasso_
son parent. Il eut un grand nombre d'amis, et mit toujours beaucoup de
soin à les cultiver. Ceux qui lui furent les plus chers, et qui sont en
même temps les plus connus dans les lettres, furent _Sperone Speroni_,
_Bernardo Capello_, _Annibal Caro_, le _Muzio_, le _Varchi_, le
_Ruscelli_ et le _Dolce_. Enfin il fut exempt de cet amour-propre
excessif et de cette triste passion de l'envie, à laquelle le sentiment
exagéré de notre mérite conduit presque toujours, peut-être parce
qu'ayant appliqué son esprit aux grandes affaires en même temps qu'aux
lettres, il mettait chaque chose à sa place, et que sans faire descendre
les lettres du premier rang qui leur appartient, il avait reconnu qu'il
existe encore après elles des choses dont on peut s'occuper, et
auxquelles on peut s'intéresser dans la vie. Enfin il était doué d'un de
ces caractères essentiellement heureux, que la mauvaise fortune peut
bien troubler quelquefois, mais qu'elle n'empêche pas toujours de
l'être.

On a de lui, en prose, un discours sur la poésie, prononcé dans
l'académie vénitienne, et trois volumes de lettres, intéressantes pour
l'histoire littéraire et même pour l'histoire politique de son siècle,
en même temps qu'elles le sont pour la connaissance des événements de sa
vie, et des premières années de son fils. Ses cinq livres de poésies
lyriques sont surtout recommandables par une certaine douceur de style
qui rappelle souvent celle des vers de Pétrarque. Cette qualité,
analogue à la trempe de son caractère et de son génie, était ce dont il
se piquait le plus. On lui vantait un jour les poésies de son fils; on
les mettait même devant lui au-dessus des siennes. Mon fils,
répondit-il, fera des vers plus savants que les miens, mais il n'en fera
jamais d'aussi doux.

Après avoir fait beaucoup de grandes _canzoni_ à la manière de Pétrarque
et des autres lyriques italiens, il essaya le premier de naturaliser
dans sa langue l'ode en strophes de quatre, de cinq et de six vers; et
cette partie de ses poésies est particulièrement estimée. Dans ses
élégies, ses églogues, ses petits poëmes de _Pirame et Thisbé_, de
_Léandre et Hèro_, il employa, non pas des vers tout-à-fait libres, mais
une espèce de genre mixte, ou des vers rimés de distance en distance,
genre que le _Tolomei_ imagina le premier, et qui a l'inconvénient de ne
pas délivrer entièrement le poëte du joug de la rime, et de priver
l'oreille du plaisir qu'elle lui procure, ou du moins de ce sentiment
de la consonance que nous sommes habitués à regarder comme un plaisir.

Je reviendrai dans la suite sur ses odes et sur ses autres poésies; je
dois maintenant faire connaître le poëme auquel il doit la plus grande
partie de sa gloire.

Le roman d'_Amadis de Gaule_ est d'une antiquité qui paraît plus ou
moins reculée, selon que l'on embrasse l'une ou l'autre des opinions
avancées sur son premier auteur. Les uns ont prétendu qu'il avait été
originairement écrit en vieux langage espagnol par un Mahométan de
Mauritanie, qui se disait magicien et chrétien[97]; les autres le font
naître en Angleterre, d'où il était passé en Espagne, et _Bernardo
Tasso_ lui-même était de cette opinion. D'autres l'attribuent à un
Portugais qui écrivait au commencement du quatorzième siècle[98].
Quelques-uns ont voulu qu'il fût d'abord composé en flamand, puis
traduit en vieux espagnol[99], avec beaucoup d'additions, ensuite
retraduit, avec ces mêmes additions, en vieux français[100]. Mais si
l'on veut en regarder comme le véritable auteur, celui qui le premier le
mit en état d'être lu, par les corrections qu'il fit à l'ancien texte,
par la couleur toute nouvelle qu'il lui donna, c'est à l'Espagnol
_Garcias Ordognez de Montalvo_ qu'appartient cet honneur. Il le fit
paraître à Salamanque en 1525[101]. Nicolas d'Herberay, sieur des
Essarts, le traduisit en français, en 1543[102]; il en parut aussi une
traduction italienne à Venise, en 1557. Nous avons vu dans la Vie du
Tasse qu'il composa son poëme vers 1540, dans sa belle retraite de
_Sorento_. Toute la cour de Naples était alors espagnole, et ce fut
d'après le Roman espagnol, dont il n'existait pas encore de traduction
connue, que le Tasse composa le sien.

      [Note 97: Le _Quadrio, Stor. e Ragion. d'ogni poes._, t. VI,
      p. 520 et 521.]

      [Note 98: _Vasco de Lobera_, ou _Lobeira_. On le fait vivre
      sous Denis, qui régna jusqu'à 1325. (_Id. ibid._)]

      [Note 99: Par _Acuerdo de Oliva_.]

      [Note 100: Par un certain Gorrée de Picardie. C'est cet
      écrivain picard que notre savant Huet (_Essai sur les romans_) a
      prétendu être l'auteur original. M. de Tressan (Disc. prélimin. de
      son _Extrait d'Amadis_) adopte cette opinion, ou plutôt il croit
      que des manuscrits picards, que Nicolas d'Herberay dit avoir vus,
      étaient, comme le croit d'Herberay lui-même, ceux dont les
      Espagnols s'étaient emparés pour les traduire dans leur langue et
      les continuer selon le goût de leur nation. Or, l'ancienne langue
      picarde, la même que l'on parle encore dans le pays, est aussi,
      selon M. de Tressan, la même que la langue romane, ou la langue
      française du douzième siècle. Rien de moins certain que cette
      identité absolue, mais en la supposant même, on voit que cet
      Amadis picard doit n'avoir été que celui de Gorrée, traduit de
      l'ancien espagnol. Il est donc permis de rester dans le doute, et
      il n'est pas, au fond, très-important d'en sortir.]

      [Note 101: M. de Tressan. (_loc. cit._) dit que ce fut en
      1547; d'où il lire la conséquence que d'Herberay, qui publia la
      première partie de sa traduction en 1540, ne l'avait point faite
      d'après le travail de _Montalvo_; mais il se trompe: le _Quadrio_
      ne cite pas seulement cette édition espagnole de 1525, mais une
      autre à Séville, 1526, et une troisième à Venise, 1533. On ne doit
      pas consulter à ce sujet la _Bibliotheca Scriptor. Hispan. de
      Nicol. Antonio_, qui ne cite point de plus ancienne édition que
      celle de Salamanque, 1575, in-fol. (Ne serait-ce pas une simple
      erreur typographique qui aurait fait mettre un 7 au lieu d'un
      2?)]

      [Note 102: Le premier livre, dédié à François Ier, parut en
      1540, et les autres livres les années suivantes.]

Il voulait d'abord l'écrire en vers libres ou non rimes; son ami
_Sperone Speroni_ l'y engageait; mais le prince de Salerne et D. Louis
d'Avila, en cela de meilleur conseil que ce savant littérateur,
voulurent qu'il le fit en octaves. Cette forme harmonieuse est surtout
appropriée aux fictions brillantes de la féerie, et _Bernardo_ se
félicita d'avoir pris ce parti, lorsqu'il vit, quelque temps après, le
peu de succès qu'eut l'_Italia liberata_ du _Trissino_. Il voulait aussi
se conformer aux règles d'Aristote, et faire un poëme épique régulier;
sur ce point, qui tenait au fond de l'art, la cour n'avait rien à lui
dire; mais elle l'avertit par un autre moyen. Lorsqu'il eut achevé dix
chants avec cette régularité antique, il en essaya l'effet dans un
cercle nombreux, en lisant ceux de ses chants dont il était le plus
satisfait. Il s'aperçut bientôt que l'auditoire allait toujours en
décroissant et qu'aux dernières lectures la salle était presque déserte.
Cette expérience lui prouva que l'unité d'action et d'intérêt, fort
bonne dans des fables d'une autre nature, n'avait point cette variété
qu'exigent la chevalerie et la féerie, et dont le poëme de l'Arioste
avait fait un besoin au public et une loi aux poëtes. Il revint donc sur
ses pas, et se soumit, quoique malgré lui, à cette multiplicité
d'action, à ce désordre convenu qui était passé en précepte, et pour
lequel son ouvrage devint une nouvelle autorité.

Il s'y soumit si bien, son imagination féconde entoura de tant
d'accessoires l'action principale, ses épisodes sont si nombreux et
tellement diversifiés, enfin son poëme est si long, qu'il serait
extrêmement difficile d'en donner une analyse complète. Quelque serrée
qu'il fût, on n'y arriverait pas sans beaucoup de peine à la fin du
centième chant. Mais le sujet d'_Amadis de Gaule_ est très-connu en
France. Il l'était même autrefois par l'ancienne traduction du roman
espagnol; il l'est bien plus maintenant par l'élégant abrégé qu'en a
fait M. de Tressan[103]. Il suffira donc d'en rappeler les principales
circonstances, et de donner seulement, par l'analyse des premiers
chants, une idée de la manière dont le poëte l'a traité.

      [Note 103: Paris, 1779, 2 vol. in-12, réimprimé dans le
      Recueil des Œuvres de M. de Tressan, Paris, 1787, 12 vol. in-8º.
      Cet extrait est en effet écrit avec beaucoup de prétention à
      l'élégance, mais trop rempli d'une froide galanterie de cour, qui
      détruit l'intérêt et engendre l'ennui. Le vieux courtisan y gâte
      souvent l'ouvrage du romancier. Ne va-t-il pas jusqu'à établir à
      la cour du roi Lisvart des entretiens sur les modes, des
      discussions sur les coiffures et sur les couleurs, et à faire
      décider dans ces assemblées du cinquième siècle, transformées en
      cercles de Versailles et de Trianon, que de toutes les coiffures
      de femmes, celle qu'on nommait _à la grecque_ était la plus
      élégante et la plus noble, et que la couleur _puce_ était la reine
      des couleurs? Il ne manquait plus que d'ajouter le _caca-dauphin_,
      qui fut aussi une couleur à la mode, au temps où l'auteur
      écrivait.]

Au temps de l'ancienne chevalerie, Lisvart, frère du roi de la
Grande-Bretagne, était à la cour du roi de Danemarck, dont il avait
épousé la fille, quand le roi son frère mourut[104]. Appelé à lui
succéder, il s'embarque avec Brisène sa femme, et avant d'aborder dans
ses nouveaux états, il va visiter le bon Languines, roi d'Écosse. Ils se
promenaient ensemble au bord de la mer, lorsqu'ils virent aborder un
vaisseau superbement orné, et d'où sortaient des sons harmonieux[105].
Il en descendit une dame qui conduisait avec elle un jeune homme plus
beau qu'Adonis. Une demoiselle portait sa lance, une autre son casque.
La dame s'approche des deux rois, et prie poliment Lisvart de donner à
ce jeune homme l'ordre de chevalerie. Lisvart lui accorde sa demande,
reçoit le nouveau chevalier, lui donne l'accolade et lui fait prêter son
serment. Aussitôt un nain sort du vaisseau, conduisant à la main un
cheval superbe. A l'arçon de la selle est attaché un écu garni et
entouré de perles, sur lequel est peint en champ d'or le portrait d'une
jeune fille de la plus grande beauté, couvert d'un diamant transparent,
destiné à le garantir des coups de lance et d'épée dans les combats. La
sage fée Sylvane, qui conduit le jeune chevalier, lui remet ce bouclier,
en lui annonçant que la Beauté qu'elle y a fait peindre est celle qui
doit se rendre maîtresse de son cœur. Elle l'embrasse, il saute sur le
beau cheval, salue les deux rois, s'éloigne, et la fée disparaît à
l'instant.

      [Note 104: Ce roi, que le poëte ne nomme pas, est appelé dans
      le roman, Falangris.]

      [Note 105: _Canto_ I, st. 12 et suiv.]

En apprenant, quelques jours après, son premier fait d'armes, Lisvart
apprend aussi que son nom est Alidor, qu'il est son fils, et qu'il a
pour mère une belle et malheureuse reine qui vit dans le deuil et dans
les larmes, parce qu'elle n'a pu avoir pour époux le père de son
enfant[106]. Cependant des troubles causés par son absence le rappellent
dans ses états. Il part, et confie à la reine d'Écosse sa fille Oriane,
princesse à la première fleur de l'âge et qui est un prodige de beauté.
La reine croit ne pouvoir rien faire de plus agréable pour la fille du
roi son ami, que d'attacher à son service le Damoisel de la Mer, jeune
adolescent nourri depuis quelques années à sa cour, à peu près de l'âge
d'Oriane, et aussi beau qu'elle est belle. Cette politesse a les suites
que l'on peut déjà prévoir. Entre autres incidents de leurs naissantes
amours, le Damoisel, dans une partie de campagne, ose seul attaquer un
lion qui a mis en fuite tout le cortège de la princesse, et qui
s'apprête à la dévorer. Il tue le monstre; ce service rendu accroît son
amour; la reconnaissance augmente celui d'Oriane; la reine est présente;
ils ne peuvent se rien dire, mais ils s'entendent sans se déclarer.

      [Note 106: Cette partie de l'exposition du poëme est vive et
      brillante. On pourrait lui reprocher de ne pas annoncer l'action
      principale, et d'en offrir d'abord une qui n'est qu'épisodique ou
      secondaire; mais dans un genre aussi libre que le roman épique,
      c'est une singularité de plus, et non pas un défaut.]

Dans ce temps, où il y avait des lions en Écosse, il y avait aussi des
géants. Un des plus horribles, suivi de quatre cavaliers, attaque à leur
retour la reine, Oriane et leur suite[107]; c'est encore pour le
Damoisel de la Mer une occasion de faire briller son courage; avec la
seule épée d'un guerrier que ces brigands ont massacré, il combat le
géant, le tue, lui et ses quatre satellites. Sa princesse lui doit une
seconde fois la vie, et cette fois-ci, quelque chose de plus précieux;
car ce géant était un affreux corsaire, venu d'une île dont il était
maître, qui s'élève entre la Grande-Bretagne et l'Irlande; il voulait y
emmener Oriane et ses jeunes compagnes, pour les joindre à plus de cent
beautés de leur âge, qu'il avait enlevées de même et qui servaient à ses
plaisirs. Elles reprenaient, avec leur libérateur, le chemin de la
ville, le jour finissait, la nuit étendait ses voiles; on voit tout à
coup paraître cent nains tenant des torches allumées et une demoiselle
honnête et polie qui vient proposer à la reine et à Oriane de s'arrêter
jusqu'au matin, non loin de là, dans un pavillon où la fée Urgande les
attend. Elles auront pour escorte un roi des plus illustres et des plus
braves. A l'instant même ce roi arrive; c'est Périon, souverain des
Gaules et beau-frère de la reine d'Écosse. Il les conduit au pavillon
d'Urgande, que le goût et la magnificence ont bâti, et dont ils se
disputent les ornements[108]. Tandis qu'on en parcourt avec curiosité
les divers appartements éclairés de mille flambeaux, Oriane et le
Damoisel ne font que se regarder[109]. Il ose enfin parler à la
princesse, mais c'est pour la prier d'obtenir du roi qu'il le reçoive
chevalier. Il est temps qu'il aille justifier par des exploits dignes de
son courage l'honneur qu'il a de lui appartenir.

      [Note 107: C. II, st. 17.]

      [Note 108: Cette fée, qui joue dans le poëme comme dans le
      roman un très-grand rôle, est la protectrice de toute la famille
      d'Amadis. Elle régnait dans une île inconnue, d'où elle veillait
      sans cesse sur Périon et sur ses enfants. Le vieux roman français
      l'appelle souvent Urgande _la Déconnue_, et l'italien
      _Sconosciuta_.]

      [Note 109: _Ub. supr._, st. 59.]

Cependant la fée Urgande vient recevoir ses hôtes; le roi d'Écosse,
averti par un message, arrive de son côté[110]; les deux rois et la fée,
instruits des deux belles actions du Damoisel, lui donnent, au milieu
d'un repas splendide, les éloges qu'il a mérités. Oriane saisit en
tremblant cette occasion pour demander à Périon ce qu'il lui accorde
volontiers: il donne avec plaisir l'ordre de chevalerie à celui qui
promet d'être un si brave chevalier. La cérémonie faite, ce roi qui
n'était venu que pour demander au roi son beau-frère des secours contre
le féroce Abyès, roi d'Irlande et des Orcades qui ravage ses états avec
une armée de barbares, ayant facilement obtenu ce qu'il désire, se hâte
de partir. Le nouveau chevalier se dispose à le suivre. On vient lui
remettre de la part de Gandales, seigneur écossais qui l'a élevé, une
épée richement ornée, et plusieurs objets précieux, trouvés autrefois
avec lui sur la mer, dans une caisse ou plutôt dans un berceau de bois
de cèdre. Parmi ces objets étaient un anneau d'un grand prix, et une
boule de cire. Oriane lui demande cette seule boule, qu'il s'empresse de
lui offrir. Il part enfin, emmenant pour écuyer Gandalin, fils de
Gandales, jeune homme de son âge, élevé avec lui, et qui ne veut point
s'en séparer.

      [Note 110: C. III.]

En suivant les traces du roi Périon[111], il rencontre une dame et une
demoiselle, dont la première lui présente une lance, en lui disant
qu'avec cette arme il sauvera la maison royale dont il est sorti; c'est
encore la fée Urgande, qui disparaît aussitôt. La demoiselle est une
Danoise attachée à la reine de la Grande-Bretagne, et qui retourne
auprès d'elle; elle déclare au Damoisel de la Mer qu'elle restera
quelques jours auprès de lui pour voir quel usage il fera de cette
lance. Le premier usage qu'il en fait est de délivrer Périon, à qui une
troupe de brigands a dressé une embuscade et qui est près d'y périr. Les
brigands sont tous percés de sa lance, ou mis en pièces par son épée. Le
roi plein de reconnaissance embrasse son défenseur, et reprend en sûreté
la route de ses états. Le Damoisel, pour chercher d'autres aventures,
prend par un autre chemin. La Demoiselle de Danemark, témoin de cet
exploit, n'en veut pas davantage, quitte le jeune chevalier, et se rend
à la cour d'Écosse. Elle y raconte ce qu'elle a vu[112]; d'autres
messages instruisent la cour des preuves que le Damoisel de la Mer ne
cesse de donner de sa valeur; tout retentit de ses louanges. Le cœur
d'Oriane est vivement ému; elle doit bientôt retourner auprès de son
père; elle n'aura plus si facilement des nouvelles de son chevalier;
elle prend enfin pour confidente la Demoiselle de Danemark; elle lui
confie que dans la boule de cire que celui qu'elle aime lui a donnée,
elle a trouvé son nom écrit, avec la qualité de fils de roi. Elle la
prie de l'aller trouver de sa part, de lui remettre ce signe de sa
mission, et d'aller, s'il le faut, jusqu'à Paris l'assurer de la
constance de son amour.

      [Note 111: C. IV.]

      [Note 112: C. V.]

Le temps de son retour dans la Grande-Bretagne étant venu, la fée
Urgande vient la prendre dans un vaisseau magnifique, où sont employées
toutes les richesses de la féerie[113]. Pendant le trajet, elle instruit
Oriane, et en même temps le lecteur, de la naissance du jeune Damoisel
dont elle est si tendrement occupée. Il a reçu le jour de ce même roi
Périon, qui l'a fait chevalier sans le connaître et à qui il a sauvé la
vie. Épris dans sa jeunesse d'Elisène, fille du roi de la
Petite-Bretagne ou de l'Armorique, Périon l'épousa sans autre témoin que
sa suivante. Elle eut de lui un fils dont elle accoucha en secret.

      [Note 113: C. VI.]

Le soin de son honneur la força de faire exposer cet enfant sur les
flots, dans un berceau de bois de cèdre, où elle fit placer l'épée que
Périon avait laissée en la quittant, un anneau qu'elle tenait de lui,
une boule de cire, et dans cette boule un papier sur lequel étaient
écrits son nom et la qualité de son père. Elle a depuis épousé
solennellement Périon; elle règne maintenant avec lui sur les Gaules, et
tous deux regrettent également la perte de ce fils de leur amour. Le
jour où il fut exposé, un seigneur écossais, nommé Gandales, vit le
berceau près du rivage, le prit, l'emporta chez lui, et donna à l'enfant
le nom de _Damoisel de la Mer_. Oriane sait le reste de l'histoire; elle
est à peine finie que le navire entre au port de Vindisilore. Urgande
dépose la princesse au sein de sa famille et remonte sur son vaisseau.

Pendant ce temps, le Damoisel, après des rencontres et des aventures,
ornement indispensable des voyages de tout chevalier, s'était joint au
prince d'Écosse, son ami, qui conduisait les troupes que le roi
Languines envoyait au secours de Périon[114]. Ils passent le détroit,
abordent en Normandie, et sont bientôt rendus à Paris. Périon s'y était
renfermé, après avoir perdu plusieurs batailles[115]. Il les reçoit
avec beaucoup de joie. Le féroce Abyès arrive avec ses Irlandais et se
présente devant la place[116]. Périon, le prince d'Écosse et le Damoisel
de la Mer, sortis à sa rencontre, tombent dans une embuscade; la mêlée
devient effroyable. Le Damoisel parvint à joindre Abyès, et le défie
seul à seul. Le roi d'Irlande accepte, est vaincu et tué, après un
combat des plus terribles. Au moment où le vainqueur est conduit en
triomphe, où le roi et la reine des Gaules reconnaissent qu'ils lui
doivent leur salut et celui de leurs états, la confidente d'Oriane
arrive et remplit auprès de lui la mission dont elle est chargée. Il
apprend ainsi son nom et son origine royale; il ne lui reste à savoir
que de quel roi il est né.

      [Note 114: C. VIII. Le roman français nomme le prince d'Écosse
      Agrayes, et le poëme italien _Agriante_.]

      [Note 115: Dans le roman, la ville où Périon s'enferme et est
      assiégé n'est point Paris, mais Baldaen, qui n'est connue, je
      crois, ni dans la géographie des Gaules, ni dans celle de la
      France.]

      [Note 116: C. IX et X.]

Ce jour-là même, un incident particulier fait remarquer au roi et à la
reine des Gaules l'anneau que le Damoisel portait toujours; ils
commencent à soupçonner la vérité; ils vont ensemble la nuit à la
chambre du jeune héros, qu'ils trouvent profondément endormi. Son épée
était au chevet du lit. Périon la tire du fourreau, et reconnaît celle
qu'il avait autrefois laissée à Elisène. Ces deux signes réunis ne leur
laissent presque plus de doute. Ils réveillent le Damoisel par les
expressions de leur joie, apprennent de lui qu'il n'est point le fils de
ce Gandales qui l'a élevé, qu'il n'est qu'un malheureux enfant que ce
bon Écossais avait trouvé dans un berceau flottant sur la mer.... Alors
tout est éclairci; Elisène et Périon reconnaissent leur fils, qui quitte
le nom de Damoisel de la Mer pour prendre celui d'Amadis[117].

      [Note 117: C. X.]

Ce n'est, à bien dire, qu'ici, au dixième chant, que l'exposition se
termine. On voit quel soin l'auteur a pris de ménager par degrés la
connaissance que l'on acquiert, et qu'_Amadis_ acquiert lui-même du
secret de sa naissance. Dans le roman, au contraire, on le sait dès le
commencement. Les faits y sont contés en sens direct; dans le poëme, ils
le sont en ordre inverse ou rétrograde, comme les faits historiques le
sont souvent dans l'épopée des anciens; c'est que pour le poëte
romancier, le roman est l'histoire.

Amadis ne tarde pas à vouloir retourner auprès d'Oriane, mais il n'avoue
au roi Périon que le désir d'aller acquérir de la gloire. Son père,
malgré sa tendresse, n'a rien à opposer à un pareil motif. Dans leur
dernier entretien, il lui donne des instructions assez mal placées et
beaucoup trop longues sur les devoirs, non-seulement d'un chevalier,
mais d'un général d'armée[118]. Lorsqu'Amadis est repassé dans la
Grande-Bretagne, les aventures semblent naître sous ses pas. Dans un
combat où il se couvre de gloire, il a pour témoin un jeune guerrier qui
le regarde avec admiration, et qui, le combat fini, lui déclare qu'il
allait demander au roi Lisvart l'ordre de chevalerie, mais qu'il ne veut
le recevoir que de lui[119]. Amadis refuse d'abord, mais la fée Urgande
paraît et l'engage à satisfaire le jeune inconnu; il le reçoit donc
chevalier; ils se quittent, et c'est lorsqu'ils ne peuvent plus se voir
qu'Urgande instruit Amadis de ce qu'ils sont l'un à l'autre. Ils sont
frères. Elisène et Périon, depuis qu'ils étaient sur le trône, avaient
eu un second fils nommé Galaor, qu'un géant leur avait enlevé; mais
c'était à bonne intention et pour le remettre entre le mains d'Urgande,
qui veillait sur la destinée des deux frères, et qui voulait faire
donner au plus jeune une éducation conforme à ses projets[120]. Elle l'a
conduit au-devant d'Amadis, pour que ce fût celui-ci qui l'armât
chevalier; mais le temps n'est point encore venu où elle doit les
réunir.

      [Note 118: Ces instructions remplissent, à douze octaves près,
      tout le deuxième chant, qui, à la vérité, n'en a que cinquante.]

      [Note 119: C. XIII, st. 27.]

      [Note 120: Ce n'est point encore à ce moment que le lecteur
      est instruit de tous ces détails, et de ces projets d'Urgande, et
      de cette éducation de Galaor; c'est lorsqu'Amadis est arrivé à la
      cour de Lisvart, et qu'ayant reçu un message de la part de son
      frère, il raconte à la reine tout ce qu'Urgande lui a précédemment
      appris. (C. XIX, st. 36-55.)]

On voit que ceci est comme le complément de l'exposition du poëme, et
que le poëte, fidèle à son système, y suit toujours la même marche. La
nôtre doit changer ici. Indiquer sommairement quelques-uns des
principaux faits doit nous suffire; le reste nous mènerait trop loin.
L'amour constant d'Amadis pour Oriane est mis à de longues et fortes
épreuves; son amitié pour son frère le fait s'exposer à de grands
dangers. Le caractère de ce frère est tout différent du sien. Galaor
l'égale en beauté, même en courage; il est comme lui porté à l'Amour,
mais non pas de la même manière. Amadis n'a qu'un sentiment dans le
cœur; Oriane est tout pour lui; le sexe entier a des droits sur Galaor;
il s'enflamme également pour toutes les belles. Les hauts faits d'Amadis
sont tous héroïques; même en servant les dames, en les délivrant des
prisons où elles sont renfermées, des géants qui les enlèvent, des
chevaliers déloyaux qui les oppriment, il ne fait que remplir les
devoirs de la chevalerie, toutes ses pensées sont pour Oriane, c'est à
elle seule qu'il offre en idée sa gloire et tous ses exploits; Galaor ne
se refuse point à recevoir le prix des services qu'il rend; il profite
de tous les plaisirs qui lui sont offerts et tombe aussi dans tous les
piéges qui lui sont tendus. C'est presque toujours Amadis qui l'en
retire; Amadis est en même temps le modèle d'un amour parfait et d'une
parfaite amitié.

La fée Urgande veille sur tous les deux, et prépare, à travers mille
dangers, l'union d'Amadis et d'Oriane. Long-temps ils sont heureux du
seul bonheur d'aimer; dans les rendez-vous les plus secrets, si leur
tendresse est la même, leur sagesse l'est aussi[121]; mais un jour que
des brigands envoyés par l'enchanteur Arcalaüs, ennemi de Lisvart et de
sa famille, enlevaient Oriane, Amadis court sur leurs traces, les
atteint dans une forêt, fond sur eux comme la foudre, et délivre encore
une fois celle qu'il aime[122]. L'amour, la reconnaissance, le plaisir
de se revoir, après de tels dangers, cette nuit, cette solitude, cette
forêt, se firent entendre au cœur d'Oriane, et vainquirent la timidité
d'Amadis:

        Comme elle oublia sa pudeur,
        Il oublia sa retenu[123].

et en revenant à la cour de Vindisilore, ils n'avaient plus à désirer
que la durée de leur bonheur.

      [Note 121: C. XVIII, st. 16 et suiv.]

      [Note 122: C. XXX.]

      [Note 123:

        Comme elle oubliait sa pudeur,
        J'oubliai lors ma retenue. (CHAULIEU.)]

Ce bonheur est troublé de mille manières; il l'est même par la jalousie.
La belle et jeune princesse Briolanie implore le secours d'Amadis pour
venger la mort du roi son père, qu'un usurpateur a lâchement assassiné.
Les lois de la chevalerie et la générosité d'Amadis lui font un devoir
de courir cette grande aventure; mais un concours de circonstances fait
croire à la tendre Oriane que Briolanie lui a enlevé le cœur d'Amadis.
En proie à tous les tourments de la jalousie[124], elle écrit à celui
qu'elle croit infidèle une lettre pleine de reproches. Dans quel moment
Amadis la reçoit-il? Lorsque, après avoir replacé Briolanie sur le
trône, il a subi, dans une île enchantée, que l'on appelle l'_Ile
ferme_, les épreuves les plus fortes de la bravoure et de la
fidélité[125]; lorsque les habitans, qui, depuis long-temps attendaient
pour roi le guerrier le plus brave, et le plus loyal amant, lui ont
décerné la couronne[126]. A la lecture de cette lettre, après avoir
exhalé son désespoir par des cris et par des larmes pendant tout le
reste du jour, il sort, la nuit, de l'Ile ferme, seul et sans armes,
passe sur le Continent, et ne s'arrête que dans l'ermitage de la _Roche
pauvre_, où il reste caché sous le nom du _beau Ténébreux_, que le bon
ermite lui a donné[127].

      [Note 124: C. XXXII, st. 38, etc.]

      [Note 125: Cette île avait été jadis enchantée par le magicien
      Apollidon, qui, selon notre vieux roman, était le fils aîné d'un
      roi de Grèce. A la mort de son père, il laissa la couronne à son
      frère et parcourut le monde en donnant des preuves de la plus
      brillante valeur. Il devint amoureux de la sœur de l'empereur de
      Rome, l'enleva, et l'emmena dans l'Ile ferme, qui était alors
      tyrannisée par un géant. Il tua le géant; les habitants le
      reconnurent pour roi. Il passa plusieurs années dans cette île, et
      y fut parfaitement heureux; mais l'empereur de Grèce, qui était
      son oncle maternel, étant mort sans enfants, il fut appelé à lui
      succéder. Sa femme, qui regrettait cette île, voulut du moins
      qu'il n'y pût régner aucun roi s'il n'était reconnu plus brave
      guerrier et plus loyal amant que lui, ni aucune reine si elle ne
      la surpassait elle-même en fidélité et en beauté. Apollidon était
      très-savant magicien; il éleva dans l'île, à l'entrée d'un jardin,
      un arc merveilleux, qu'il appela l'_Arc des loyaux amants_; et cet
      arc et ce jardin, par la force de ses enchantements, faisaient
      subir à tous ceux qui s'y présentaient des épreuves terribles,
      dont personne, avant Amadis, n'était encore sorti vainqueur.

      On ne s'est point mis en peine de savoir ce que c'était que cette
      île merveilleuse dont il est si souvent question dans le roman et
      dans le poëme d'Amadis. C'était la même que Mona, l'île des
      Druïdes, où le poëte anglais Mason a mis la scène de sa tragédie
      de _Caractacus_, située entre l'Angleterre et l'Irlande,
      aujourd'hui l'île de Man. On lui avait donné le nom d'Ile ferme,
      parce qu'elle avait autrefois tenu à la grande île, et ce fut
      lorsqu'un tremblement de terre l'en eut détachée qu'elle fut
      appelée _Mona_. Cette explication nous est donnée par le Tasse
      lui-même, dans son XCIIe chant:

        _L'Isola ferma prima era chiamata;
        Quando con la Britannia era congiunta;
        E da tre parti dal mar circondata,
        E sol dall'altra con la terra aggiunta.
        Dagli scrittori Mona nominata
        Fu, poi che l'ebbe dal terren disgiunta
        Un terremoto, di città e castella
        Ricca in quel tempo, e gloriosa e bella._ (St. 14.)

      Il avait même dit auparavant (c. XXXVI, st. 71):

        _Questa l'Isola ferma è nominata,
        Perchè da un canto non l'inonda il mare,
        Ove si angusta e forte ave l'entrata
        Che per mezz'un castel forz'è passare._

      L'auteur, dans une lettre à son ami _Sperone Speroni_, lui dit
      qu'on ne trouve dans aucun endroit du roman d'Amadis cette
      position de l'Ile ferme, ni cette origine de son nom, et qu'il
      s'est vu obligé de réparer cet oubli. _V. S. ha da sapere_,
      continue-t-il, _che Mona è una isola lontana di Bertagna cinque
      miglia, fecondissima, benchè non molto abitata; la quale scrivano
      alcuni autori ch' era congiunta con Bertagna versa ponente, e da
      tre parti e cinta dal mare, ma che per un gran terremoto si
      disgiunse e divenne isola. Fingo che questa fosse, e che a quel
      tempo si chiamasse Isola ferma_, etc. (_Opere di M. Sperone
      Speroni_, Venezia, 1740, in-4º., t. V, p. 350.)]

      [Note 126: C. XXXVII.]

      [Note 127: C. XXXIX.]

Une lettre a fait tout ce mal, un autre lettre le répare. Oriane
détrompée rappelle son cher Amadis; il rentre à la cour de Lisvart par
le plus brillant exploit et par le plus grand service, en rétablissant
dans son palais et affermissant sur son trône ce roi, qui soutenait un
combat douteux contre Cildadan, roi d'Irlande, et contre une troupe de
géants[128]. Le poëme et le roman pourraient finir ici; l'action paraît
terminée; mais de nouveaux incidents la renouent, et ce que nous avons
vu n'en forme que la première moitié.

      [Note 128: C. XLIX et L.]

Dans la seconde, après de nouveaux exploits d'Amadis, Lisvart, trompé
par des envieux et des calomniateurs, a de si mauvais procédés pour lui,
qu'il le force à quitter sa cour[129]. Amadis est encore une fois séparé
d'Oriane; mais malgré tous les maux que cette injustice lui fait
souffrir, c'est encore lui, quelque temps après, qui, réuni au roi
Périon son père et à son frère Florestan[130], sauve d'une ruine totale
l'ingrat Lisvart, attaqué par Arcalaüs, à la tête d'une armée de géants
et d'une ligue de six rois[131]. Périon et ses deux fils, cachés sous
des armes brillantes que leur a envoyées la fée Urgande, restent
inconnus, quoique vainqueurs, et disparaissent sans avoir voulu recevoir
les remercîments de Lisvart. Il n'apprend qu'après bien des recherches
que c'est encore cette fois au généreux Amadis qu'il doit le trône et la
vie[132].

      [Note 129: C. LVI.]

      [Note 130: Fils de Périon comme Amadis et Galaor, mais qu'il
      avait eu d'une autre maîtresse, avant de connaître Elisène.
      Florestan a paru pour la première fois au c. XXXV, avec la belle
      Corisande sa maîtresse. Leurs amours et les exploits de Florestan
      forment un des épisodes les plus intéressants du poëme.]

      [Note 131: C. LXV.]

      [Note 132: C. LXVI, st. 30 suiv.]

Amadis est allé en Orient chercher de nouvelles aventures. Si l'on
voulait s'engager ici dans les détails, il faudrait le conduire à la
cour de Constantinople, et l'en ramener avec une jeune et très-belle
princesse, nommée Grassinde, qui l'a fort bien reçu à Mycènes, mais qui
s'est mis dans la tête une singulière fantaisie. Elle a ouï dire que la
cour de Lisvart est plus riche en belles personnes que toutes les autres
cours. Elle attend de la politesse d'Amadis qu'il l'y conduira et
maintiendra envers et contre tous qu'elle surpasse en beauté toutes les
demoiselles de cette cour. Amadis, d'abord très-embarrassé, vient
ensuite à penser qu'il ne s'agit que des demoiselles, et qu'Oriane (ce
qu'il sait en effet très-bien), ne l'est plus; il promet donc à
Grassinde tout ce qu'elle veut, et aussitôt elle se dispose à
partir[133]. Il lui tient parole, et, dans un grand tournoi, où il
parait sous le nom du Chevalier grec, devant toute la cour de la
Grande-Bretagne, il renverse tous les chevaliers qui refusent d'avouer
la supériorité de Grassinde. Elle reçoit enfin de lui, aux yeux de tous,
la couronne de la beauté[134].

      [Note 133: C. LXXII.]

      [Note 134: C. LXIX.]

Oriane était si peu compromise par cette victoire remportée sur les
demoiselles bretonnes, qu'elle avait mis en secret au jour un fils, qui
fut célèbre dans la suite sous le nom d'Esplandian[135]. Cependant
l'empereur de Rome, qui ne sait rien de cette affaire, l'a demandée en
mariage[136]. Lisvart lui accorde sa fille; une flotte l'emmène à Rome;
mais Amadis, qui s'est retiré dans l'Ile Ferme, dont il est toujours
demeuré roi, y fait équiper à la hâte une flottille, rassemble des
matelots, des soldats, met en mer; et au moment où la flotte romaine
passe à la vue de l'île, fond sur elle, avec ses chevaliers, saute à
bord du commandant, lui fait mettre bas les armes, enlève Oriane et
l'emmène avec lui dans son île[137].

      [Note 135: C. LXII, st. 44 et suiv.]

      [Note 136: C. LXXIV, st. 55.]

      [Note 137: C. LXXXII.]

Alors la guerre est ouvertement déclarée entre le roi Lisvart et lui.
Tous deux ont des alliés et rassemblent de fortes armées; dix chants
entiers sont remplis des préparatifs de cette guerre. La bataille se
donne enfin[138]; elle est sanglante. Amadis y sauve encore la vie au
roi Lisvart, en qui il voit toujours le père d'Oriane. Les hostilités
sont suspendues. Pendant la trêve, un sage ermite, qui a élevé le jeune
Esplandian, parvient à faire entendre raison à Lisvart, en lui dévoilant
le secret de sa fille, qu'il ignorait complètement[139]. D'autres
événements, qui le rejettent dans des dangers, dont Amadis le tire
encore, accélèrent la conclusion de la paix; elle est enfin conclue. Le
mariage d'Oriane et d'Amadis est arrêté. La célébration se fait dans
l'Ile Ferme; l'union de tous les personnages épisodiques est formée le
même jour avec la plus grande solennité[140]. Les enchantements de l'île
sont détruits; elle n'est plus que le séjour fortuné d'Amadis et
d'Oriane. La fée Urgande, qui a dirigé le fil des événements, arrive sur
un vaisseau, orné de toutes les merveilles de son art[141]. Elle vient
embellir la fête et jouir du fruit de ses soins.

      [Note 138: C. XCIV.]

      [Note 139: C. XCVI, st. 24 et suiv.]

      [Note 140: C. XCIX.]

      [Note 141: C. C.]

Dans ce roman, l'intérêt est, comme on voit, fondé sur une passion
réelle, sur un amour mutuel, traversé par des obstacles, troublé par des
orages et couronné enfin par le succès. Cette passion mêlée aux faits
d'armes et aux merveilles de la chevalerie et de la féerie, était
peut-être plus propre qu'aucune autre à fournir le sujet d'un poëme
romanesque. _Bernardo Tasso_, qui avait de l'imagination et un vrai
talent, joignit à ce fond déjà très-riche des ornements qui ne le sont
pas moins. Il ne prit de l'ancien roman espagnol que ce qu'il jugea
propre à recevoir tout le brillant du coloris poétique. Il créa de
nouveaux personnages et des actions nouvelles; en un mot, il s'appropria
si bien le sujet par sa manière de le traiter, qu'il semble que ce sujet
même et que l'ouvrage entier lui appartiennent. A l'exemple du _Bojardo_
et de l'Arioste, qui avaient en quelque sorte fixé la nature vague et
mobile du roman épique, il ourdit la trame du sien de trois fils
principaux, qui s'étendent depuis le commencement jusqu'à la fin, et
d'un grand nombre d'épisodes accessoires qui les croisent et s'y
entrelacent, pour varier dans chaque chant les situations, les scènes et
les acteurs.

Il a donné à la belle Oriane un frère nommé Alidor, beau comme elle, et
au tendre Amadis une sœur nommée Mirinde, guerrière et brave comme lui.
C'est Alidor qui ouvre la scène au premier chant du poëme, et c'est le
portrait de Mirinde que la fée Sylvane, sa protectrice, a fait peindre
sur son bouclier[142]. Les amours d'Alidor et de Mirinde, de Floridant,
prince d'Espagne, et de la jeune Filidore, forment avec l'amour d'Amadis
et d'Oriane ces trois fis continus et principaux de l'intrigue. Elle
est nécessairement compliquée, mais si artistement conduite qu'on la
suit sans trop de peine, à travers les épisodes secondaires qui
l'interrompent souvent. Ces épisodes sont de différents genres et
très-variés entre eux; les uns purement héroïques, les autres d'une
teinte plus triste, qui paraissent pour la plupart tirés de vieilles
chroniques espagnoles; d'autres enfin tendres et galants; mais il n'y en
a aucun de trivial, de populaire ou de trop libre. Le Tasse voulut que
son poëme eût dans toutes ses parties ce ton de galanterie noble et
décente, qui était celui de l'ancienne chevalerie. Le rôle brillant et
léger de Galaor est presque le seul dans lequel il ait jeté des
galanteries un peu vives. Encore a-t-il satisfait, pour ainsi dire, à la
morale de l'amour, en corrigeant ce jeune guerrier de son inconstance,
et lui faisant éprouver pour Briolanie une véritable passion.

      [Note 142: Voyez ci-dessus, p. 66 et 67.]

Ces trois actions principales, et cette foule d'épisodes qui les
entrecoupent, sont, on le voit bien, des imitations du plan de
l'Arioste, que _Bernardo_ se proposa d'imiter en tout; mais quelque
intéressantes que soient les premières, elles ont le défaut d'être
toutes trois à peu près du même genre; ce sont trois intrigues d'amour,
tandis que dans l'Arioste, la guerre terrible des Sarrazins et les
dangers de la France, la folie sublime de Roland et sa guérison
merveilleuse, enfin les amours et l'union de Roger et de Bradamante
forment d'admirables contrastes et une riche variété. Les aventures
épisodiques sont, pour la plupart, d'un heureux choix et d'une exécution
soignée; mais peut-être sont-elles, ainsi que les trois principales
actions, coupées à trop petites parties, trop symétriquement
distribuées, interrompues et reprises. Le plan du _Roland furieux_,
paraît tracé par la liberté même, celui d'_Amadis_ l'est par une main
qui veut paraître libre; et l'on peut dire qu'il est trop régulièrement
irrégulier.

Son auteur pensa qu'une matière aussi vaste et aussi complexe devait
avoir un nombre convenable de grandes divisions, et il la partagea en
cent chants, chacun en général de cinq à six cents vers. Sa première
idée fut de supposer ou de feindre qu'il récitait chaque jour un de ces
chants au milieu d'un cercle de dames et de seigneurs réunis pour
l'entendre, que ces récits étaient interrompus par l'arrivée de la nuit,
et qu'il les reprenait au lever de l'aurore; idée peut-être assez
heureuse, plus poétique et plus vraisemblable que les moralités et les
autres digressions de ce genre essayées par quelques poëtes et
perfectionnées par l'Arioste. Il avait donc commencé tous ses chants, à
l'exception du premier, par la description de l'aurore, et les avait
terminés par celle de la nuit. A la nuit, il congédiait son auditoire;
au point du jour il le rassemblait autour de lui. Un jeune littérateur
de ses amis, nommé _Vincenzio Laureo_, qui fut dans la suite
cardinal[143], craignant que tant de descriptions, quoiqu'elles fussent
toutes assez courtes, ne donnassent au lecteur de la satiété et de
l'ennui, lui conseilla d'en retrancher une grande partie; le savant
_Sperone Speroni_ fut du même avis; le Tasse céda, mais avec répugnance,
et moins par persuasion que par égard. Peut-être doit-on regretter qu'il
ait cédé; il en devait résulter sans doute de la redondance et de
l'uniformité; mais cela donnait aussi au poëme entier une teinte
particulière. Quelque varié que soit le spectacle du lever du soleil et
de la chute du jour, c'était un objet de curiosité, que de voir que le
poëte avait réussi à les peindre de cent différentes manières. Il a
laissé subsister beaucoup de ces descriptions, qui prouvent les
ressources et la fécondité de son talent. Mais peut-être y en a-t-il
trop, par cela même qu'il en a retranché un grand nombre. On ne sait
plus pourquoi, en reprenant sa lyre, il chante si souvent l'aurore,
puisqu'il ne la chante pas toujours.

      [Note 143: Sous le pontificat de Grégoire XIII.]

Il fit un changement plus considérable et qui lui coûta plus de travail.
Il commença son poëme avec le dessein de le dédier à Philippe, alors
infant d'Espagne; mais _Ferrante Sanseverino_ ayant passé du service de
l'empereur à celui du roi de France, le Tasse lui-même ayant été envoyé
par ce prince en France, où il continua de travailler à son poëme, il
changea de dessein, le dédia au roi Henri II, y sema différents traits
et plusieurs épisodes à la louange de la maison royale de France, et
surtout de Marguerite de Valois, sœur du roi, à laquelle il était
particulièrement dévoué. Lorsqu'il fut ensuite revenu en Italie, qu'il
eut trouvé un asyle à la cour du duc d'Urbin, et qu'il eut achevé son
poëme, le duc l'engagea, comme nous l'avons vu dans sa vie, à le dédier
à Philippe II, et il y consentit dans l'espérance d'obtenir
non-seulement la restitution de ses biens, mais quelque grande
récompense. Il dut alors faire un grand nombre de changements, tant dans
la fable même d'Amadis, de qui il avait fait descendre la maison de
France, que dans les digressions et dans les épisodes qu'il avait
consacrés à la gloire de Henri II, de sa famille, et qu'il lui fallut
retourner à l'honneur de Philippe II et de la sienne.

On peut croire que toutes ces mutations durent altérer un peu l'ensemble
du poëme et faire disparaître quelque chose de la beauté, et surtout de
la facilité de son premier jet. Une défiance peut-être excessive de
lui-même, quelquefois aussi dangereuse que l'excessive confiance,
empêchait le Tasse d'être jamais content de ce qu'il avait fait. Il
voulut soumettre son ouvrage, non pas à deux ou trois bons juges, qui
sans doute auraient suffi, mais à un très-grand nombre de censeurs, qui
se trouvèrent, comme il arrive, presque tous d'avis différents. L'un
lui faisait changer une chose, l'autre en retrancher une autre: il se
consumait à suivre leurs conseils, et malgré le mérite reconnu de la
plupart d'entre eux, il n'est pas sûr que le poëme y ait toujours gagné.
_Giraldi_, _Varchi_, _Bartolomeo Cavalcanti_, _Ruscelli_, et plusieurs
autres furent consultés par lettres. _Bernardo Capello_, _Antonio
Gallo_, _Muzio_ et _Atanagi_, se rassemblèrent à Pésaro, sur
l'invitation du duc d'Urbin, pour revoir attentivement le poëme entier;
enfin, le Tasse prit encore à Venise les avis de _Molino_, de _Veniero_,
de _Mocenigo_: il est impossible enfin de se donner plus de peine, de
montrer plus de docilité à écouter les conseils, plus de patience
d'esprit et de souplesse de talent à les suivre.

Ajoutons encore qu'il avait composé la plus grande partie de son poëme
au milieu du bruit des armes, ou dans de longs et malheureux voyages, ou
parmi les ennuyeux détails des affaires du prince, à Salerne, à Rome et
à Paris; enfin, dans des positions affligeantes ou agitées, et loin de
ce repos et de cette tranquillité d'ame, dont tout homme qui écrit a
besoin, et dont les poëtes ont plus grand besoin que les autres. Malgré
tout cela, le poëme d'_Amadis_ parut si beau, si bien proportionné dans
son tout et dans ses parties, si brillant dans ses détails, et si riche
en ornements de toute espèce, qu'il fut et qu'il est encore regardé
comme l'un des meilleurs que la langue italienne ait produits.
Plusieurs critiques du temps en firent les plus grands éloges, et le
_Speroni_ même osa le préférer, pour l'accord et la proportion des
parties, à l'_Orlando furioso_.

En réduisant, comme on le doit, cette exagération de l'amitié, on peut
placer l'_Amadigi_ au second rang parmi les romans épiques. On peut
enfin penser à ce sujet comme Louis _Dolce_, qui à la vérité était aussi
un ami du Tasse, mais homme d'un goût assez pur, et qui, ayant lui-même
composé des poëmes romanesques, devait voir dans l'auteur d'_Amadis_ un
rival à craindre, en même temps qu'il y voyait un ami. Il dit
très-positivement[144] que dans ce poëme le style du Tasse lui paraît
très-choisi et très-soigné quant au langage; que sa versification est
pure, noble et agréable; qu'il ne s'écarte jamais d'une certaine gravité
qui est seulement plus ou moins forte, selon que les sujets l'exigent;
que par un mélange très-rare il réunit presque toujours la facilité et
la majesté; qu'il a de l'abondance dans les pensées, du merveilleux et
de la propriété dans les comparaisons; que dans chaque chose il garde
admirablement les convenances, qu'il n'y a aucune partie de son poëme
qui ne plaise, ou qui n'instruise, et qui ne tienne le lecteur dans une
douce et agréable attente.

      [Note 144: Dans la Préface qui précède la belle édition
      d'_Amadis_ donnée par _Giolito_, Venise, 1560, in-4º.]

«Il met, continue le _Dolce_, tous les objets avec tant de vérité devant
nos yeux, qu'un peintre ne le pourrait mieux faire. Il surpasse du bien
loin tous les autres poëtes dans la peinture des douceurs et des
souffrances de l'amour; et dans la description des batailles, des
combats de chevaliers, de géants et de monstres, on peut le comparer à
tous. Il a même dans cette partie une vérité qui n'appartient qu'à ceux
qui ont entendu comme lui le fracas des armes et le tumulte des
batailles. Dans les détails cosmographiques, il semble qu'il conduit le
lecteur comme par la main de contrée en contrée, et d'une ville à une
autre ville. Il excelle à émouvoir le cœur: il le tyrannise en quelque
sorte; enfin, si l'Arioste lui est supérieur en quelques parties, il y
en a aussi que d'excellents juges regrettent peut-être de ne pas voir
dans le poëme de l'Arioste, et que l'on trouve dans le sien.» A l'égard
de ce dernier article, il peut paraître exagéré, mais il ne le serait
pas de dire qu'il se trouve quelquefois dans le _Roland furieux_ des
choses que l'on voudrait n'y pas voir, et qu'il ne s'en trouve jamais de
pareilles dans _Amadis_.

Pour mieux fixer l'opinion qu'on doit avoir de ce poëme, quelques
citations sont d'autant plus nécessaires, que c'est principalement par
le mérite des détails que l'ouvrage appartient à son auteur.
L'embarras, dans une telle abondance, est de se borner et de choisir.

Dans les débuts de chant d'aucun autre poëme on ne trouve, et j'en ai
dit la cause, autant de descriptions du soir et du matin que dans
_Amadis_. Elles sont courtes, et s'étendent rarement au-delà d'une
strophe. C'est à la fin d'un chant: la nuit arrive, séparons-nous; et au
commencement: le jour renaît, revenez m'entendre; c'était le bonjour et
le bonsoir de tous ses chants, et quelques-uns ont conservé cette
première forme. Voici la fin du onzième chant: «Mais déjà la Nuit,
paisible consolatrice des mortels, presse ses coursiers; et les Songes,
avec leurs ailes paresseuses, baignent toutes les pensées des eaux du
doux Oubli; les hommes et les animaux se taisent; il est bon, valeureux
chevaliers, que je me taise aussi et que je suspende ma lyre jusqu'au
retour des premiers rayons du Soleil.» Et voici le début du douzième:
«Déjà les étoiles, fuyant l'une après l'autre, font place à la lueur de
la blanchissante Aurore. La Lune cède à cette splendeur nouvelle qu'elle
voit sortir de l'orient. La sombre Nuit rassemble et replie ses ombres;
le Jour découvre et colore notre univers; reprenons donc en main ma
lyre, pour chanter Amadis et Alidor.»

«Seigneur, dit-il, au début du vingt-septième, le Jour, avec son front
teint de pourpre, brillant d'une douce lumière, et tout rayonnant de
splendeur, orne déjà le sommet de nos montagnes. Le berger, avant que
le soleil soit au haut des airs, conduit son troupeau hors de la
bergerie; l'agriculteur se lève et retourne à ses travaux; l'un reprend
la bêche et l'autre la charrue; retournons aussi à nos chants. Voilà ma
lyre, qu'un enfant remet, comme à l'ordinaire, entre mes mains; voilà
Thalie qui inspire ma voix et remplit mon ame d'une poétique fureur;
Apollon sourit à mes chants et se plaît à leur harmonie; chantons donc,
ne tardons plus, et ne laissons pas s'écouler inutilement le cours des
heures.»

Quelquefois il voit sous d'autres couleurs le même objet. Amadis est-il
dans un de ces moments de désespoir où le plongent les injustes soupçons
d'Oriane, le poëte est si profondément touché de sa peine, qu'il n'a
plus ni haleine ni voix[145]. «Il est forcé de se taire et de donner
lui-même des larmes à de si grands malheurs, jusqu'à ce qu'il sente se
rouvrir et se remplir d'une eau nouvelle la veine de son génie,
desséchée par la pitié que ce brave guerrier lui inspire.» Au chant
suivant: «L'Aurore se lève, mais, triste et baignée de larmes, elle met
un joug moins brillant à ses coursiers; point de fleurs, point de
couronne sur sa tête; elle est même enveloppée de vêtements noirs et
lugubres; sans doute, elle n'a été réveillée que par les plaintes
d'Amadis, qui de plus en plus enfoncé dans ses cruelles pensées,
toucherait de pitié les monstres mêmes des forêts.»

      [Note 145: Fin du dix-septième chant.]

Mais, le plus souvent, la nature se présente à lui sous un riant aspect.
C'est le fils d'Hypérion, couronné de rayons ardents et lumineux, qui
redonne aux campagnes des couleurs blanches et vermeilles[146]; c'est
l'Aurore qui paraît avec ses tresses blondes et son front de roses;
l'ombre s'enfuit, se cache dans quelque grotte et n'ose plus paraître au
dehors; les arbrisseaux, l'herbe, les fleurs, les sables et les ondes se
peignent des plus vives couleurs[147]; tantôt le Soleil élève peu à peu
sur les eaux ses rayons et sa tête blonde, et redonne à tous les objets,
par sa lumière renaissante, leurs vêtements blancs, verts et pourprés;
Philomèle, pour donner quelque trêve à sa douleur, rappelle par ses
chants les hommes à leurs travaux, et sa sœur paraît encore, sous les
rameaux épais, accuser en pleurant l'impie Térée[148]; tantôt c'est un
autre petit oiseau qui salue doucement par ses chants la belle lumière
du jour; il ne se cache plus, comme il faisait naguère, sous des rameaux
couverts de frimas; il se joue de branche en branche, d'arbrisseaux en
arbrisseaux, égayé par le nouveau jour, qui d'heure en heure enrichit le
monde de beautés plus admirables et plus rares[149].

      [Note 146: C. XXXIV.]

      [Note 147: C. XLIV.]

      [Note 148: C. XLVIII.]

      [Note 149: C. LXXIII.]

Il entremêle avec ces débuts de chant d'autres exordes, philosophiques,
poétiques, galants: il y prend quelquefois le ton de la sagesse,
quelquefois celui d'un badinage agréable, et quelquefois celui de
l'amour. Enfin il se varie autant qu'il peut, à l'exemple de l'Arioste;
mais sa tâche est plus forte à remplir, et l'Arioste lui-même n'eût sans
doute pas trouvé facile de se varier ainsi jusqu'à cent fois.

Les descriptions de combats sont presque innombrables dans _Amadis_;
mais presque tous sont des combats particuliers; on y voit peu de ces
grandes batailles, dont l'ordonnance est plus difficile, mais qui
présentent aussi de plus grands moyens de variété. Une de ces actions
réunit pourtant les avantages poétiques d'une bataille avec ceux d'un
combat singulier; c'est une lutte terrible entre cent chevaliers du roi
Lisvart et cent chevaliers irlandais, à la tête desquels marchent vingt
énormes géants[150]. Le poëte ne manque pas de passer en revue cette
horrible troupe; leurs noms ne sont pas moins affreux que leurs
personnes, et cette belle comparaison ajoute encore à l'idée qu'on ne
peut concevoir, en même temps qu'elle récrée, par des images champêtres,
l'imagination du lecteur. «Ils ressemblaient à autant de chênes immenses
et noueux, épais et antiques abris des villageois, plantés le long des
rives herbeuses que le Pô inonde de ses flots toujours troublés, ou sur
les riants et agréables rivages que le Tesin baigne de ses claires eaux,
et qui élèvent leurs têtes chevelues à la hauteur des monts les plus
sauvages et les plus escarpés[151].» Amadis caché sous le nom du _beau
Ténébreux_, et Alidor, frère d'Oriane, arrivés au moment du combat, y
vont décider la victoire. L'auteur en décrit les préparatifs; il invoque
les Muses qui chantèrent les combats et l'incendie de Troie: il peint la
Discorde, la Colère, les Furies mêmes soufflant leurs poisons au cœur
des géants et des chevaliers. Les horribles trompettes, les timbales et
les tambours animent encore la férocité des coursiers belliqueux, dont
les hennissements assourdissent les monts et les plaines; ils mordent le
frein, frappent la terre, et semblent défier les coursiers ennemis au
combat. Le choc est terrible, la mêlée affreuse et décrite avec feu et
avec vigueur. Les barbares sont vaincus; mais au milieu de leur défaite,
un d'entre eux surprend Lisvart, l'enlève dans ses bras et
l'emporte[152]; le _beau Ténébreux_ est averti, accourt, lui arrache sa
proie, et voyant la victoire encore incertaine, fond sur la horde
ennemie, en criant: _France! France_[153]_!_ _C'est Amadis qui est ici;
victoire!_ A ce cri, les rangs se troublent, se dispersent; la victoire
est complète, et Lisvart blessé, mais triomphant, est ramené dans son
palais par Amadis.

      [Note 150: C. XLIX.]

      [Note 151: St. 27.]

      [Note 152: C. L.]

      [Note 153: Ce cri devait être _Gaule! Gaule!_ Mais ici, comme
      dans tout son poëme, le Tasse a préféré le nom de France; et ce
      n'est pas surtout dans ce cri de victoire qu'il conviendrait à un
      Français de le corriger.]

Si j'avais à choisir parmi les duels chevaleresques que l'on trouve
presque dans tous les chants, je préférerais pour l'étendue, la force et
l'originalité, celui d'Amadis avec le monstrueux Ardan Canile, cet
effroyable champion, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, et qui, s'il
n'est pas un géant, est du moins si grand et si gros qu'il ressemble en
petit au colosse[154]. Son portrait hideux, son col gros, court et velu,
ses épaules larges de sept à huit palmes, ses mains carrées, sa poitrine
osseuse, ses jambes en colonnes, sa tête énorme et aplatie, sa bouche
aiguë, ses dents qui auraient brisé le fer, son nez difforme, ses yeux
hagards qui auraient fait fuir les sorcières et les ensorcelés[155],
n'ont pas seulement pour but de montrer quels périls menacent Amadis;
mais c'est ce monstre que l'on veut donner pour époux à une belle
princesse, et c'est pour la sauver d'un tel malheur qu'Amadis va
combattre, aux regards de toute la cour et sous les yeux de la
tremblante Oriane.

      [Note 154: _Tal che pareva il piccoto colosso._ (C. LIV, st.
      59.) _Colosso_ n'est point là pour un colosse en général; ce mot,
      pris dans un sens absolu, signifie le colosse par excellence,
      c'est-à-dire, celui de Rhodes.]

      [Note 155: St. 60.]

La trompette donne le signal[156]; au premier choc, les deux coursiers
sont abattus; les deux rivaux fondent l'épée à la main l'un sur l'autre.
Ardan Canile a de meilleures armes qu'Amadis; il le blesse en plusieurs
endroits et Amadis ne peut l'atteindre. Ses amis commencent à craindre
pour lui; Oriane quitte le balcon toute en larmes; mais Amadis est
infatigable autant qu'intrépide, et Ardan commence à se lasser.
Cependant Amadis lui porte sur le haut du casque un coup si fort que son
épée se rompt dans sa main et qu'il tombe à genoux, les yeux éblouis et
presque fermés au jour. Canile saisit cet avantage et s'avance pour le
frapper. La cour tout entière est comme une famille épouvantée qui voit
un père chéri prêt à perdre la vie, et ne peut lui porter secours. Ses
armes sont en pièces, son bouclier est brisé; il est enfin sans épée;
mais son cœur n'en est pas moins ferme, quoiqu'il se voie désarmé et
presque nu; il n'en a même que plus d'audace. Il ramasse le fer d'une
lance brisée, et avec cette seule arme il attaque et presse de nouveau
son adversaire. Il parvient à lui percer le bras; l'épée, dont Ardan ne
cessait de le frapper, tombe; Amadis la relève. Ardan qui se voit vaincu
frémit, comme sur la mer Égée frémit le vent des tempêtes. Les
chevaliers, les princesses, les dames se rassurent; Oriane revient à la
place qu'elle avait quittée. «La tendre mère qui a vu son fils unique
dans les mains rapaces de la mort, si elle le voit ensuite hors de
péril, si Dieu lui rend la vie et la santé, n'essuie pas plus
promptement ses yeux baignés de larmes, ne remercie pas plus ardemment
le ciel et la fortune, que ne le fait Oriane en voyant désormais en
sûreté la vie et l'honneur de celui qu'elle aime[157].» Amadis achève de
vaincre et sépare du tronc la tête affreuse. Toute la cour se réjouit de
sa victoire et de la mort du monstre qu'il a vaincu. Cette description,
qui a plus de trois cents vers, est à mettre de pair avec les plus
belles du même genre, dans les poëmes les plus parfaits.

      [Note 156: C. LV, st. 38.]

      [Note 157: St. 66.]

Si je voulais citer la description d'une tempête, j'en trouverais une au
dix-neuvième chant, qui pourrait aussi être comparée aux plus célèbres
et soutenir le parallèle; mais j'aime mieux, sur le même élément, en
choisir une d'un genre tout opposé. Amadis apprend qu'Oriane l'accuse de
déloyauté, lui qui vient d'être couronné roi de l'Ile ferme comme le
plus brave des chevaliers et le plus loyal des amants. Dans son
désespoir, il quitte l'île pendant la nuit, monte sur une barque, la
pousse en haute mer et s'abandonne à la fortune[158]. Long-temps il
pleure, il gémit, les yeux fixés sur l'astre d'argent. A la fin vaincu
par la fatigue et par la douleur, il les ferme; un doux et paisible
sommeil vient le saisir. Aussitôt les nymphes des mers qui ont entendu
ses plaintes, sortent du fond de leurs retraites, fendent avec leurs
mains et leurs beaux bras l'onde amère, et entourent d'un cercle de
beautés charmantes l'infortuné qui dort en paix. Ses yeux et ses joues
sont encore baignés de pleurs. La lune qui brille doucement dans les
airs éclaire ce front, ce visage digne du séjour des dieux, et qui, dans
sa pâleur, ressemble à une fleur que la main d'une vierge a coupée;
touchées d'une tendre pitié, elles couvrent de baisers ses beaux yeux.
Les dieux des mers viennent eux-mêmes, montés sur des monstres marins,
entourer la barque légère. Ils en font un char de triomphe; quatre
dauphins y sont attelés avec un joug de corail; il la traînent sur la
plaine humide avec une admirable rapidité. Suivi de tout ce divin
cortége, le malheureux amant vogue ainsi jusqu'au lever du jour. La
barque alors vient aborder un délicieux rivage. Les nymphes et les dieux
des mers y déposent Amadis sur un lit de jacinthes et de violettes; et
c'est là qu'il est réveillé par les premiers rayons du soleil. Passez à
cette description l'emploi d'une mythologie étrangère à celle qui fait
la machine générale du poëme, et vous ne pourrez lui refuser une des
premières places dans la riche collection que l'épopée romanesque peut
fournir.

      [Note 158: C. XXXIX, st. 13 à 22.]

Si je voulais montrer par des citations comment l'auteur d'_Amadis_ fait
parler l'amour, et quel langage il prête aux diverses passions dont
cette seule passion nous agite, je pourrais choisir également, ou les
tourments auxquels Oriane est livrée quand, sur de fausses apparences,
la jalousie s'est emparée de son cœur, où les plaintes et le désespoir
du fidèle Amadis retiré sur _la Roche pauvre_, ou les regrets de
Corisande séparée de son cher Florestan, ou ceux de Mirinde inquiète
pour les jours d'Alidor; ou enfin, comme les amours épisodiques sont
très-multipliés dans ce poëme, et que l'auteur paraît avoir eu autant de
goût que de talent pour peindre ce sentiment dans toutes ses nuances, je
pourrais faire encore d'autres choix. J'y trouverais bien à reprendre
quelques-unes de ces recherches de pensée et de style dont peu de
poëtes italiens sont exempts, et qui n'appartiennent qu'à une certaine
nature idéale ou plutôt fictive; mais j'y trouverais souvent aussi
l'expression de la véritable nature, et une grande abondance d'images
passionnées, de pensées et de sentiments.

Dans les comparaisons, genre d'ornements si essentiel au poëme épique,
il joint au don d'imaginer le talent de peindre. Ainsi que tous les
vrais poëtes, il trouve à tout moment entre les personnes ou les choses
qu'il peint et tous les objets de la nature animée et inanimée, des
rapports qui lui suffisent pour mettre sous nos yeux ces objets tels
qu'ils se présentent à son esprit. Ces comparaisons n'ont pas toujours
le mérite de la nouveauté, et les mêmes reviennent peut-être trop
souvent. Les lions, les tigres, les ours, blessés et poursuivis par les
chiens et par les chasseurs, ou leur disputant leurs petits; les
sangliers et les taureaux défendant leur vie contre les meutes
acharnées; les vents qui se combattent ou qui soulèvent les mers, les
flots qui s'irritent ou s'apaisent, les vaisseaux agités par les vagues
et poussés par des vents contraires, reviennent un peu fréquemment; et
les mots, quoique toujours assez poétiques, ne relèvent pas toujours ce
qu'il y a d'un peu commun dans les choses; mais assez souvent aussi, à
défaut de nouveauté dans les objets, c'est la manière de les placer et
de les présenter qui les relève.

Quelquefois les grands accidents de la nature, rapprochés des accidents
de la vie, produisent un effet inattendu. Par exemple, quand le Damoisel
de la Mer combat, sous les yeux d'Oriane, un lion prêt à le dévorer, le
danger qu'il court le fait pâlir; elle ne reprend ses couleurs et la vie
que quand elle le voit vainqueur. «Comme lorsque de ses regards ardents
le chien céleste brûle la terre[159], et enlève aux campagnes riantes
les ornements dont Flore avait paré leur sein, si tout à coup le souffle
d'un vent qui s'élève trouble l'air pur et le ciel serein par une pluie
fraîche et abondante, les herbes et les fleurs reprennent leur verdure
et tout l'éclat dont elles brillaient auparavant; ainsi cette beauté,
que le froid glacé de la crainte avait effacée, renaît tout à coup sur
le visage d'Oriane, digne de l'amour du ciel même.» Quelquefois il tire
ses comparaisons des plus tendres affections de la nature humaine.
Amadis attend des nouvelles d'Oriane. Un nain, qu'il avait laissé auprès
d'elle, vient lui en apporter de funestes. Il court au-devant de ce
nain, quoique sa seule vue soit pour lui d'un mauvais présage. «Une
tendre mère[160], dont le fils est, depuis longues années, séparé
d'elle, si elle voit de loin un de ses compagnons qui était parti avec
lui de leur patrie, et qui est revenu sans lui, court avec inquiétude à
sa rencontre, lui demande avant tout si son fils est vivant, et en
reçoit une réponse affligeante et cruelle; ainsi le malheureux amant
court au-devant du messager, et apprend de lui ce qui trouble toute sa
joie.»

      [Note 159: C. I, st. 73.]

      [Note 160: C. XXX, st. 7.]

Il est assez ordinaire de comparer avec la grêle les coups que portent
les combattants; la vue de ce qui arrive quelquefois pendant l'hiver sur
les montagnes a fourni au Tasse une comparaison moins commune. «Des
sommets de l'Apennin qui partage l'Italie[161], la neige que l'aquilon
emporte, au mois de décembre ou de janvier, ne tombe point aussi
épaisse, que les coups de ce bras, dont la force égale l'adresse,
tombent sur le dur acier.» Un effet physique de l'eau et du feu lui sert
à peindre, dans le cœur de l'homme, le combat et les alternatives de la
raison et de l'amour. «De même que si l'on jette sur une liqueur chaude
et bouillante une liqueur glacée[162], le bouillonnement s'arrête tout à
coup, mais bientôt l'eau se réchauffe, et le murmure augmente; de même
si dans notre ame le secours de la raison arrête quelquefois le désir et
réprime les sens, ils reprennent bientôt leur empire et la ramènent avec
plus de force aux impressions du plaisir.»

      [Note 161: C. XXXI, st. 19.]

      [Note 162: C. XXXIV, st. 7.]

De doux objets de la nature champêtre dictent à l'ame sensible du Tasse
une autre comparaison. Oriane est depuis quelque temps éloignée de la
cour de son père et secrètement unie avec Amadis; il y reparaît, mais
caché sous ce nom de _beau Ténébreux_, déjà devenu célèbre, Oriane
l'accompagne déguisée, couverte d'un voile et d'habits qui la rendent
méconnaissable. Amadis reçoit les plus grands honneurs, et sa compagne
les partage. La reine sa mère la félicite d'être la dame d'un chevalier
si accompli. «Les feuilles d'un jeune arbrisseau, dit le poëte[163], ou
l'herbe fraîche et vive ne tremblent point à la douce haleine d'un vent
léger, qui souffle pendant les heures brûlantes d'un jour d'été, ni le
chevreuil qui côtoye un clair ruisseau, à la vue d'un chien agile dont
il craint de devenir la proie, autant que tremble Oriane devant son
père, et à l'aspect de sa tendre mère.»

      [Note 163: C. XLVIII, st. 40.]

Il faudrait trop de citations si l'on voulait donner des exemples de
tous les autres genres de talent poétique que ce poëme réunit; la
manière dramatique dont l'auteur annonce ses personnages et dont il les
met en scène; l'art avec lequel il ménage sans cesse des surprises; la
nature variée de ses épisodes, et son adresse à les entremêler avec
l'une ou avec l'autre de ses trois fables principales, adresse égale à
celle qu'il emploie pour lier ces trois fables entre elles; l'abondance
et le naturel qu'il met dans l'expression des passions tendres, la grâce
et la fidélité de ses peintures, l'heureux emploi qu'il fait des trésors
de la poésie antique, l'éclat qu'il donne aux apparitions subites et aux
merveilles de la féerie; la richesse et même le luxe de ses descriptions
qui ont leur source, ou dans les inventions espagnoles et arabes, ou
dans ce spectacle d'une nature magnifique habituellement offert dans la
partie de l'Italie qu'il habita long-temps.

Mais avec tant de qualités qui manquent à des poëmes plus heureux,
comment arrive-t-il donc que l'_Amadis_ soit si peu connu en France,
qu'il ne le soit même pas aujourd'hui beaucoup plus en Italie? Un peu
d'uniformité dans le tissu de la fable, malgré tous les ressorts qui y
sont employés, un peu de faiblesse dans le style, quoique d'ailleurs
assez élégant, et surtout extrêmement doux; une longueur démesurée, car,
sans en avoir compté les vers, ce que la division par octaves rendrait
pourtant assez facile, on peut les porter de cinquante à soixante mille,
tout cela peut y avoir contribué; mais la corruption des mœurs, déjà
grande au temps de l'auteur et qui n'a pas diminué depuis, n'y
serait-elle pas aussi pour quelque chose; et la perfection, l'élévation,
la constance de ces amours chevaleresques, qui ne sont dans aucun autre
poëme au même degré, ni si généralement répandues que dans _Amadis_, ne
seraient-elles pas en partie la cause de son discrédit?

Quoi qu'il en soit, on doit conseiller de lire ce poëme à tous ceux qui
ont assez de loisir pour consacrer beaucoup de temps à des lectures
purement agréables; à ceux pour qui la peinture des sentiments tendres,
délicats, et trop généralement décriés sous le titre de _romanesques_, a
encore de l'attrait; à ceux enfin qui veulent connaître véritablement
tout ce que la poésie italienne a produit de précieux, qui ne se
contentent pas d'ouï-dire et de simples aperçus, qui veulent ne
prononcer qu'en connaissance de cause, et ne juger que d'après eux. On
ne doit pas, à beaucoup près, donner le même conseil pour tous les
romans épiques publiés dans le cours de ce siècle, où la passion pour la
poésie romanesque fut une espèce de fureur. J'en ai indiqué plus de
soixante, et peut-être en est-il échappé à mes recherches ou à ma
mémoire: mais combien peu m'ont paru dignes d'occuper et d'arrêter
quelque temps mes lecteurs! Plusieurs de ces poëmes ne comportaient que
de simples notes, ou tout au plus quelques citations de ce qu'ils
avaient, non de bon, mais d'extraordinaire et de bizarre; enfin, le plus
grand nombre n'a pu être que nommé ou même désigné dans des énumérations
rapides.

Toute cette abondance n'est donc pas richesse. Elle prouve seulement ce
que j'ai dit de la passion du siècle pour l'épopée romanesque: elle
prouve aussi qu'en donnant trop de liberté aux arts de l'imagination, en
craignant trop de gêner leur essor, et en les affranchissant des règles,
on en multiplie bien les productions, mais non pas les chefs-d'œuvre.
Les imaginations extravagantes et désordonnées fourmillent alors, les
imaginations riches et vraiment fécondes sont toujours rares. Depuis la
fin de l'autre siècle, ou le _Morgante_ du _Pulci_ éveilla en Italie ce
goût pour le roman épique, qui devint bientôt après une passion, puis
une mode, parmi ce grand nombre de poëmes, dont la plupart encore sont
d'une énorme longueur combien en reste-t-il que l'on doive, ou même que
l'on puisse lire, à moins d'avoir un but particulier, tel que celui que
je me suis proposé dans mes recherches? Il reste, pour la fable de
Charlemagne et de Roland, ce _Morgante maggiore_, monument curieux sous
plus d'un rapport, mais qui satisfait plus souvent la curiosité que le
goût; l'_Orlando innamorato_, non tel que le laissa le _Bojardo_, son
ingénieux auteur, mais tel qu'il fut ensuite refait par le _Berni_;
surtout, et par-dessus tout l'_Orlando furioso_ du grand Arioste, le
chef-d'œuvre du genre, et qui, fût-il seul, suffirait pour que ce genre
fût consacré. La Table ronde n'a produit que _Giron le Courtois_ de
l'_Alamanni_, encore, quel que soit le mérite de son auteur, ce poëme
a-t-il trop peu d'attrait et de charme, pour que l'on puisse avoir un
scrupule de ne le pas lire, ou un regret de ne l'avoir pas lu. La fable
d'_Amadis_ est plus heureuse; le poëme de _Bernardo Tasso_ lui suffit;
il mériterait de sortir de l'oubli où on le laisse, et de reprendre le
rang qu'il eut dans l'opinion des hommes les plus éclairés et des
meilleurs juges de son siècle.

C'est donc à quatre ou cinq romans épiques que se borne réellement cette
richesse. Mais n'en est-ce donc pas une prodigieuse chez une seule
nation et dans un seul siècle? Et qu'est-ce donc, quand on pense que,
chez cette nation, l'épopée se partage en trois branches, et que ce n'en
est ici que la première? Elle appartient en propre à l'Italie. Nous y
avons vu l'épopée romanesque naître, se développer, s'égarer, se
perfectionner. Chez un peuple éminemment doué d'imagination et de
sensibilité, elle s'empara puissamment de l'une et de l'autre. Elle
ouvrit d'abord un champ trop vaste au génie; en procurant de grandes
jouissances, elle fit peut-être un grand mal; long-temps elle accoutuma
les esprits à se repaître, non-seulement de fictions, mais de chimères,
et à se passionner pour des extravagances et des fantômes. Mais le
génie, essentiellement ami du vrai, finit, en s'appropriant ces
inventions désordonnées et vides d'intérêt, par les réduire dans de plus
justes limites, par se faire à soi-même des règles, qui devinrent
dès-lors celles de cette partie de l'art, et par créer, au milieu de
tant d'invraisemblances réelles, une sorte de vraisemblance hypothétique
qu'il ne fut plus permis de blesser. Il peignit allégoriquement les
vertus et les vices, donna aux sentiments du cœur de l'intérêt et du
charme, et porta au plus haut degré d'énergie l'héroïsme militaire et
l'enthousiasme guerrier. Il sut même flatter sa nation, ou du moins
quelques-unes de ses familles les plus illustres, par des fictions qui
donnaient pour constantes des origines souvent suspectes, et
sanctionnaient pour ainsi dire les prétentions de l'orgueil.

C'était tout ce que pouvait faire le génie, et son ouvrage fut consommé
quand il eut rehaussé ces inventions ainsi réduites par tous les
ornements d'une imagination brillante, par l'expression poétique la plus
abondante et la plus riche, par tous les trésors d'une langue née
poétique, et, déjà depuis deux siècles, rivale des idiomes anciens les
plus parfaits.

Mais enfin il manquait toujours à ces créations ingénieuses ce fond
d'intérêt historique que la fable peut embellir, mais qu'elle ne peut
suppléer. Si des esprits trop graves avaient autrefois traité de contes
d'enfants les fictions d'Homère, qu'était-ce donc que les fictions du
_Bojardo_ et de l'Arioste? Il était temps de traiter au moins comme des
enfants, tels que le furent autrefois les Grecs, un peuple aussi
spirituel que l'avaient été ceux de la Grèce; il était temps que le
poëme héroïque, ou la véritable épopée, naquît, et qu'elle se joignît du
moins au roman épique, devenu une partie trop importante et trop riche
de la littérature nationale, pour qu'il fût désormais ni désirable, ni
possible de l'effacer.

Quelques poëtes l'avaient tenté dès le commencement de ce siècle: mais,
arrêtés par le préjugé qui avait décidé que les langues modernes ne
convenaient qu'à des sujets frivoles, et que dans des ouvrages sérieux
on ne devait employer que le latin, c'était dans cette langue qu'ils
avaient essayé de faire parler la Muse épique[164]. Ce n'était point
l'histoire qu'ils lui avaient d'abord donné à traiter, mais la religion,
ses dogmes, ses mystères. Le mystère de l'incarnation avait fourni à
Sannazar son poëme _de Partu Virginis_; la vie et la mort du Christ
avaient dicté à Vida sa _Christiade_. L'histoire profane et même
contemporaine avait eu son tour; et _Ricciardo Bartolini_ avait célébré
dans l'_Austriade_ la gloire de la maison d'Autriche[165].

      [Note 164: On trouve dans une lettre d'Annibal _Caro_ une
      preuve bien évidente que cette opinion régnait alors. Il avoue à
      l'un de ses amis qu'il aura bientôt achevé une traduction en vers
      libres de l'_Enèide_ de Virgile, traduction qui a fait sa gloire,
      et dont il ne parle cependant que comme d'un jeu ou d'un essai
      sans conséquence. _Cosa cominciata_, dit-il, _per ischerzo, e solo
      per una pruova d'un poema, che mi cadde nell'animo di fare dopo
      che m'allargai dalla servitù. Ma ricordandomi poi che sono tanto
      oltre con gli anni, che non sono più a tempo a condur poemi, fra
      l'esortazioni degli altri ed un certo diletto che ho trovato in
      far pruova di questa lingua con la latina, mi son lassato
      trasportare a continuare, tanto che mi trovo ora nel decimo
      libro._ Puis il ajoute: _So che fo cosa de poca lode, traducendo
      di una lingua in un'altra; ma io non ho per fine d'esserne lodato,
      ma solo per far conoscere (se mi verrà fatto), la richezza e la
      capacita di questa lingua contra l'opinion di quelli che
      asseriscono che non può aver poema eroico,_ _nè arte, nè voci da
      esplicar concetti poetici, che non sono pochi che lo credono._
      Cette lettre est datée de Frascati, 14 septembre 1565,
      c'est-à-dire, quatorze mois avant la mort de l'auteur. (T. II des
      Œuvres d'Annibal _Caro_, Venise, 1557, p. 272.)]

      [Note 165: M. Denina, premier Mémoire sur la Poésie épique,
      Recueil de l'Académie de Berlin, année 1789, pages 484 et 485.
      Ces trois poëmes latins étaient en effet imprimés avant que le
      _Trissino_ formât le projet du sien; les deux premiers sont assez
      connus; le troisième, qui l'est beaucoup moins (_de Bello Narico,
      Austriados libri XII_) avait été publié dès 1515. L'illustre
      auteur des _Révolutions d'Italie_, dans le mémoire cité ci-dessus,
      ajoute aux deux poëmes de Sannazar et de Vida, celui de Fracastor,
      intitulé: _Joseph_, et à l'_Austriade de Bartolini_, le poëme de
      Jérôme _Falletti_, Piémontais, _de Bello Sicambrico_, et celui de
      _Lorenzo Gambara_, dont le sujet est la découverte du
      Nouveau-Monde, sous le titre de _Colombiados_; mais je ne pouvais
      les citer ici, parce que 1º, Fracastor, qui mourut en 1553, âgé de
      soixante et onze ans, n'entreprit le poëme de _Joseph_ que dans
      ses dernières années, et même il ne put l'achever; 2º la guerre
      célébrée par _Falletti_ dans son poëme _de Bello Sicambrico_, est
      celle de 1542 et 1543, en Flandre et dans le Brabant, entre
      Charles-Quint et François Ier.; _Falletti_, qui étudiait alors à
      Louvain, put, quelque temps après, prendre pour sujet cette
      guerre, mais son poëme ne fut publié par P. Manuce qu'en 1557; 3º.
      enfin, _Lorenzo Gambara_, auteur de la _Colombiade_, ne mourut
      qu'en 1586; c'était le cardinal Grandvelle qui l'avait engagé à
      composer ce poëme, et Grandvelle, ministre favori de Marguerite
      d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, ne fut fait cardinal, à la
      sollicitation de cette princesse qu'en 1561. Aucun de ces trois
      derniers poëmes n'avait donc précédé celui du _Trissino_, et même
      le dernier ne fut écrit que plus de douze ans après.]

Il n'y avait qu'un degré de plus à franchir; il ne restait qu'à
reconnaître que la langue dont le Dante s'était servi, et dans laquelle
était écrite toute la partie héroïque du poëme de l'Arioste, était aussi
forte, aussi énergique et aussi noble que l'exigeait le poëme épique du
genre le plus élevé. Ce fut le _Trissino_ qui le reconnut le premier.
Après avoir essayé dans sa _Sophonisbe_, comme nous le verrons bientôt,
de faire renaître la tragédie antique, il essaya dans l'_Italia
liberata_ de faire entendre à sa nation, dans son propre langage, les
accents de la trompette épique. Son succès ne fut pas complet, mais il
fraya la route et montra la possibilité de réussir; et si l'on ne doit
de grands honneurs dans les arts qu'à ceux qui ont atteint le sommet, il
est cependant aussi des couronnes pour ceux qui ont ouvert les premiers
le chemin qui y conduit.



CHAPITRE XIII.

_Du poëme héroïque en Italie au seizième siècle; Notice sur la vie du
Trissino; idée de son_ ITALIA LIBERATA _et de quelques autres poëmes
héroïques, qui précédèrent celui du Tasse._


Je me suis beaucoup étendu sur l'épopée romanesque, sur sa nature, son
origine et ses différents progrès, parce que ce genre de poëme
appartient en propre aux Italiens modernes, qu'il a ses règles et ses
convenances particulières; que personne encore en France ne s'était
donné la peine de traiter ce sujet, et qu'en Italie même il n'avait pas
été suffisamment approfondi. Le poëme héroïque, au contraire, né chez
les Grecs, emprunta d'eux ses règles, sa marche, ses modèles. Lorsqu'on
a dit que les Italiens, qui avaient depuis plus d'un demi-siècle des
romans épiques, voulurent enfin, vers le milieu du seizième, avoir une
épopée à l'imitation de celle des anciens, on a tout dit, ou du moins on
n'a plus qu'à examiner comment ils y ont réussi. Je passerai donc tout
de suite à ce que l'on sait de la vie du premier de leurs poëtes, qui
forma cette louable et difficile entreprise.

Jean-Georges _Trissino_ naquit à Vicence, le 8 juillet 1478, de Gaspard
_Trissino_, issu de l'une des plus anciennes familles nobles de cette
ville, et de Cécile _Bevilacqua_, fille d'un gentilhomme de Vérone. On
dit qu'il fit très-tard ses premières études; cela est même prouvé par
une lettre latine qui lui est adressée, et dans laquelle on lui dit: «Si
vous avez commencé tard l'étude des lettres, il le faut attribuer à la
tendresse de vos parents alarmés pour un fils unique sur qui reposait
l'espérance de la succession et des immenses richesses d'une illustre
famille[166].» Le jeune _Trissino_, qui avait perdu son père dès l'âge
de sept ans, ne tarda pas à réparer le temps que lui avait fait perdre
cette tendresse excessive de sa mère. Il fit des progrès rapides,
d'abord à Vicence même, sous un prêtre, nommé _Francesco di Granuola_,
et ensuite à Milan, sous le célèbre Démétrius Calcondile. Il témoigna
dans la suite, par un monument public, sa reconnaissance pour ce dernier
maître; Calcondile étant mort à Milan en 1511, _Trissino_ lui fit élever
un tombeau dans l'église de Ste-Marie[167], et fit graver sur le marbre
une inscription honorable qu'on y lit encore.

      [Note 166: Lettre de _Giano Parasio_, dans son recueil
      intitulé _De rebus per Epistolam quæsitis_, édit. de H. Étienne,
      1567, p. 57.]

      [Note 167: Selon d'autres, de _San Salvador_.]

De l'étude des langues grecque et latine, il passa à celle des
mathématiques, de la physique, de l'architecture et de tous les arts qui
peuvent entrer dans l'éducation la plus soignée. Il se maria en
1503[168], et ne songeant qu'à jouir tranquillement des douceurs de
cette union et de celles de l'étude, il se retira dans une de ses
terres. Il y fit bâtir une maison magnifique[169], dont il donna
lui-même le dessin, et dont André _Palladio_, son élève en architecture,
et qui devint depuis un si grand maître, dirigea les travaux. _Trissino_
vivait heureux dans sa retraite, cultivant les sciences, les arts, et
surtout la poésie, pour laquelle il avait pris beaucoup de passion,
lorsqu'il eut le malheur de perdre sa femme, après qu'elle lui eut donné
deux fils[170]. Cette perte lui fit abandonner la campagne. Il fit un
voyage à Rome pour se distraire de sa douleur. C'est peut-être cette
douleur même qui lui suggéra l'idée de composer sa _Sophonisbe_, la
première tragédie où l'Europe moderne vit renaître quelques étincelles
de l'art des anciens. Léon X, qui occupait alors le trône pontifical, et
qui avait conçu beaucoup d'amitié pour _Trissino_, voulut faire
représenter cette tragédie avec la magnificence qui brillait dans toutes
ses fêtes; mais il n'est pas sûr qu'il ait exécuté ce dessein. Bientôt
il reconnut dans l'auteur d'autres talents que celui de la poésie.

      [Note 168: Avec _Giovanna Tiene_.]

      [Note 169: A _Criccoli_ sur l'_Astego_.]

      [Note 170: _Francesco_ et _Guilio_]

Il le chargea d'ambassades importantes auprès du roi de Danemark, de
l'empereur Maximilien et de la république de Venise[171]. _Trissino_ y
acquit l'estime de ces puissances, et dans l'intervalle des missions
honorables qui lui étaient confiées, il se lia d'amitié avec les savants
et les grands hommes, dans tous les genres, qui remplissaient la cour de
Léon X.

      [Note 171: En 1516.]

Après la mort de ce pontife, il retourna dans sa patrie, et s'y remaria
avec Blanche _Trissina_, sa parente, dont il eut un troisième fils[172].
Le pape Clément VII ne tarda pas à le rappeler à Rome et à lui témoigner
la même estime et la même confiance que Léon X. Il le députa, en
différents temps, à Charles-Quint et au sénat de Venise, et lorsqu'il
alla couronner solennellement cet empereur à Bologne, _Trissino_ fut un
des principaux officiers dont il voulut être accompagné. Dans cette
cérémonie, il eut, disent ses biographes, l'honneur de porter la queue
de la robe du pape[173]. C'était à faire le premier une tragédie telle
que la _Sophonisbe_ qu'il y avait réellement de l'honneur, et point du
tout à porter la queue d'une robe. Fut-il ou ne fut-il pas créé
chevalier de la Toison d'Or par Charles-Quint ou par Maximilien? C'est
un point sur lequel ces mêmes historiens ne sont pas d'accord. L'opinion
qui paraît le plus au gré de _Tiraboschi_, est qu'il eut la permission
d'employer cette Toison dans ses armes, et de prendre même le titre de
chevalier, mais qu'il ne fut pas effectivement admis dans l'ordre; et il
n'y a pas le moindre inconvénient à être de cet avis.

      [Note 172: _Ciro._]

      [Note 173: Nicéron, t. XXIX, p. 109. Tiraboschi dit simplement
      que _gli sostenne lo strascico_.]

Il est difficile de deviner sur quel fondement Voltaire, qui, quoi qu'on
en ait dit, se trompe rarement en histoire, a écrit dans l'_Essai sur
les Mœurs et l'Esprit des Nations_[174], que le _Trissino_ était
_archevêque de Bénévent_ quand il fit sa tragédie, et que le _Ruccellaï_
suivit bientôt _l'archevêque Trissino_. Il ne fut jamais archevêque ni
de Bénévent, ni d'ailleurs, ni même, comme on voit, ecclésiastique.
Cette erreur de fait a passé dans quelques écrits estimables[175], et
c'est ce qui m'engage à en avertir[176].

      [Note 174: C. CXXI.]

      [Note 175: Entre autres dans un éloquent discours de M.
      Chénier pour l'ouverture des écoles centrales.]

      [Note 176: C'est sans doute pour réparer cette erreur que
      Voltaire a mis dans sa dédicace de _la Sophonisbe de Mairet
      réparée à neuf_, que _le prélat Giorgio Trissino, par le conseil
      de l'archevêque de Bénévent......_, choisit le sujet de
      Sophonisbe, etc. Mais le _Trissino_ n'était pas plus prélat
      qu'archevêque; et l'on ignore quel est l'archevêque de Bénévent
      qui lui donna ce conseil.]

_Trissino_ revint à Vicence dans le dessein de se retirer des affaires
et de se livrer paisiblement à la composition de son poëme dont il avait
déjà, depuis plusieurs années, conçu l'idée et tracé le plan; mais il
trouva sa famille dans le trouble, et lui-même, à compter de ce moment,
n'eut presque plus de jours tranquilles. L'aîné de ses deux fils du
premier lit était mort; le second, nommé Jules, était brouillé avec sa
belle-mère et voyait avec jalousie la prédilection de son père pour le
fils qu'il avait eu d'elle. _Trissino_, mécontent de ces brouilleries,
prit Jules en aversion, résolut de le déshériter et de laisser tout son
bien à son dernier fils. Jules, l'ayant su, lui intenta un procès pour
avoir le bien de sa mère. Pour comble de malheur, Blanche _Trissina_
mourut[177]. Son mari désolé maria son jeune fils, et se retira à Rome
pour fuir les procédures et tâcher de vivre tranquille. Il y demeura
quelques années; il termina et publia son grand poëme, l'_Italia
liberata da' Gothi_, l'Italie délivrée des Goths. Pendant ce temps, son
fils Jules poursuivait son procès à Venise, où il était soutenu par tous
les parents de sa mère. Le _Trissino_ fut obligé de se rendre aussi dans
cette ville[178], et, comme il était attaqué de la goutte, il fit ce
long voyage en litière.

      [Note 177: En 1540.]

      [Note 178: En 1548.]

De là il passa à Vicence, où il trouva que Jules venait de faire saisir
provisoirement tous ses biens. Il en fut tellement irrité, qu'il revit
son testament, et déshérita entièrement ce fils ingrat. Jules n'en fut
que plus animé à suivre son procès et à consommer sa vengeance. Ayant
gagné dans toutes les formes, il s'empara aussitôt de la maison et de la
plus grande partie des biens de son père. Rome était toujours le refuge
du _Trissino_ dans ses chagrins. Il s'y retira encore, et dit un éternel
adieu à son pays, dans huit vers latins dont voici le sens: «Cherchons
des terres placées sous un autre climat, puisque par une fraude insigne
on m'enlève ma maison paternelle; puisque les Vénitiens favorisent cette
fraude par une sentence cruelle, qui approuve les pièges tendus par un
fils à son père, qui veut qu'un fils puisse chasser de ses antiques
possessions un père malade et accablé de vieillesse. Adieu, maison
charmante; adieu, mes pénates chéris: je suis forcé dans ma misère
d'aller chercher des dieux inconnus[179].»

      [Note 179:

        _Quæramus terras alio sub cardine mundi,
          Quando mihi eripitur fraude paterna domus;
          Et favet hanc fraudem Venetum sententia dura,
            Quæ nati in patrem comprobat insidias;
          Quæ natum voluit confectum ætate parentem_
          _Atque ægrum antiquis pellere limitibus.
        Cara domus valeas, dulcesque valete penates;
          Nam miser ignotos cogor adire lares._

        (_Opere del Trissino_, Verona, 1729, in-4º.,
        t. I, p. 398, _ed ultima_.)]

Mais il ne survécut pas long-temps à cette disgrâce, et mourut à Rome
vers la fin de 1550, âgé de soixante-douze ans. Les principaux ouvrages
qu'il a laissés, outre son poëme et sa tragédie, sont une comédie
intitulée _i Simillimi_, tirée des _Ménechmes_ de Plaute, des poésies
lyriques italiennes et latines, et plusieurs ouvrages en prose, presque
tous sur la grammaire et sur la langue italiennes. Il fut du petit
nombre d'hommes qui, nés avec une grande fortune, ont cependant le goût
des lettres, et les cultivent aussi laborieusement que si elles étaient
nécessaires à leur existence: mais il ne put éviter, malgré cet
avantage, le malheur commun à presque tous les littérateurs célèbres,
d'être détournés de leurs travaux par des contradictions et des
affaires, et de terminer dans l'infortune des jours consacrés à
l'accroissement des lumières ou des jouissances de l'esprit.

Le génie du _Trissino_ était naturellement grave; ce n'était pas celui
de son siècle. Il vit le goût naissant du théâtre ne produire que des
comédies où la bouffonnerie tenait trop souvent lieu de comique, et il
voulut faire une tragédie à l'imitation des anciens; il vit la passion
universelle que l'on avait pour l'épopée n'enfanter dans le plus grand
nombre que des extravagances monstrueuses, et même, dans un petit nombre
choisi, que des rêveries aimables, des ombres sans corps, des fantômes
sans réalité; et il voulut faire un poëme héroïque, fondé sur une action
véritable, intéressante pour son pays, et seulement embellie de
fictions, au lieu d'être une fiction elle-même; il vit enfin que toutes
les oreilles étaient séduites par la forme sonore de l'octave et par
l'harmonieux entrelacement des rimes, et il voulut adapter à l'épopée,
comme il l'avait fait à la tragédie, le vers non rimé, libre ou
_sciolto_, dont quelques écrivains le regardent comme l'inventeur[180].
Le mauvais succès de sa tentative a détourné de l'imiter, et l'_ottava
rima_ est restée en possession du poëme épique[181]. Il n'est pourtant
démontré, ni que s'il eût écrit en octaves son poëme, tel qu'il est
d'ailleurs, il eût réussi davantage, ni que s'il eût évité les autres
défauts de son poëme et s'il l'eût écrit en vers libres meilleurs que ne
le sont les siens, il eût aussi mal réussi. En lisant l'_Énéide_
d'Annibal _Caro_, s'avise-t-on de regretter la rime et l'octave.

      [Note 180: _E comune opinione_, dit le _Quadrio_, _che il
      verso sciolto piano fosse nella volgar poesia introdotto da
      Giorgio Trissino_. (_Stor. e Rag. d'ogni Poesia_, t. III, p. 420.)
      Le même auteur avoue que d'autres en attribuent l'invention à
      _Jacopo Nardi_, dans sa comédie de l'_Amicizia_, d'autres au
      _Ruccellaï_, dans son poëme des Abeilles, etc.]

      [Note 181: On a gardé le _verso sciolto_ pour la tragédie, la
      comédie, la pastorale, le poëme didactique, les épîtres, églogues,
      et autres petits poëmes, et presque généralement aussi pour les
      traductions des poëmes épiques grecs et latins.]

Le sujet que choisit _Trissino_ devait intéresser l'Italie dans tous les
temps; mais il avait de plus, à cette époque, le mérite de l'à-propos.
«C'était, dit M. Denina[182], dans le temps où l'Italie retentissait
encore de la voix tonnante de Jules II, où après la dissolution de la
ligue de Cambrai, on criait partout hautement qu'il fallait chasser les
barbares de l'Italie. L'_Histoire de la Guerre des Goths_ par Procope
venait de reparaître. On en trouve même une traduction italienne
imprimée en 1544, trois ans avant l'édition de l'_Italia liberata_, qui
se fit à Rome en 1547.»

      [Note 182: Premier Mémoire sur la Poésie épique, Recueil de
      l'Académie de Berlin, année 1789.]

L'action qu'il entreprit de célébrer est trop connue pour qu'il soit
besoin d'autre chose que de la rappeler en peu de mots. Bélisaire,
général de Justinien, après avoir vaincu les Vandales en Afrique,
parvenu au plus haut degré de faveur et de gloire, passe en Italie par
ordre de cet empereur, et la délivre du joug des Goths qui l'opprimaient
depuis près d'un siècle; tel en est le fond historique. Le Père éternel
substitué au Jupiter d'Homère, les anges aux dieux inférieurs, des
apparitions, des enchantements, des miracles, tel en est le
merveilleux. L'histoire avait manqué aux meilleurs romans épiques: on
peut dire qu'elle est trop scrupuleusement suivie dans le poëme du
_Trissino_. Des imitations d'Homère existaient bien dans quelques-uns
des premiers, mais déguisées sous des formes nouvelles, et même
l'Arioste était un poëte homérique, plutôt qu'un imitateur d'Homère. Le
_Trissino_ se modela si exactement, ou si l'on veut si servilement sur
Homère, qu'il transporta dans son poëme les descriptions, les petits
détails, les expressions de l'_Iliade_, quelquefois même des épisodes
entiers. «Il en a tout pris, hors le génie, dit Voltaire[183]. Il
s'appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre. Il
cueille les fleurs du poëte grec; mais elles se flétrissent dans les
mains de l'imitateur.»

Une analyse rapide des premiers livres de son poëme suffira pour nous
faire juger de la manière dont il emploie et les personnages
historiques, et les agents surnaturels, et surtout les fréquentes
imitations d'Homère. D'abord, il invoque dans ce sujet chrétien Apollon
et les Muses. «Venez, leur dit-il chanter par mon organe[184] comment ce
juste, qui mit en ordre le Code des Lois[185], délivra l'Italie du joug
des Goths; qui, depuis près d'un siècle, la tenaient dans un dur
esclavage.... Dites-moi ce qui put l'engager à cette glorieuse
entreprise.» Et, sans plus de préparatifs, il commence sa narration.

      [Note 183: _Essai sur la Poésie épique_, ch. V.]

      [Note 184: _Per la mia lingua._ (C. I, v. 4.)]

      [Note 185: Justinien.]

Le Très-Haut qui gouverne le ciel, placé au milieu des bienheureux,
regardait un jour les affaires des mortels, quand une des Vertus qui
l'environnent, celle que nous nommons Providence, dit en soupirant: «O
mon père chéri, de qui dépend tout ce qui se fait là bas sur la terre,
ne vous sentez-vous point ému de pitié en voyant la malheureuse Italie
soumise aux Goths depuis tant d'années?»--On sent tout de suite que
cette Vertu est la Pallas d'Homère parlant à Jupiter. Le Père éternel
répond en souriant que le temps d'accomplir ses promesses est arrivé,
que ce qu'il a dit une fois _et affirmé d'un signe de sa tête_, ne peut
manquer d'arriver. Il réfléchit ensuite quelques moments, et prend enfin
le parti d'envoyer vers Justinien l'ange _Onerio_ (c'est-à-dire l'ange
des songes). Il lui donne ses ordres et lui dicte ce qu'il doit dire de
sa part à cet empereur. L'ange emmène avec lui la Vision, se revêt de la
figure vénérable du pape, marche vers Durazzo en Albanie, où était
Justinien, le trouve endormi dans sa chambre, sur son lit, et se plaçant
près de sa tête, lui ordonne, de la part de l'Éternel, d'assembler son
armée et de délivrer l'Italie des Goths. Il lui répète homériquement
les propres paroles dont le Père éternel s'est servi.

L'empereur s'éveille: il appelle Pilade, son valet de chambre, et lui
demande ses habits. Suit la description très-détaillée de la toilette de
l'empereur. Aucune partie des vêtemens n'est oubliée, ni la chemise du
lin le plus fin et le plus blanc, ni le corselet de drap d'or, ni les
chaussettes de soie, ni les souliers de velours couleur de rose. On lui
apporte de l'eau dans une aiguière de crystal, sous laquelle est un
grand vase de l'or le plus pur. Il se lave les mains et le visage, et
s'essuie avec une serviette blanche brodée tout alentour. Un écuyer
fidèle peigne sa blonde chevelure ondoyante, et ajuste sur sa tête le
bonnet impérial et la couronne enrichie de perles et d'or. Ce n'est pas
tout, il met sur le corselet un vêtement de velours ras cramoisi,
richement brodé autour du cou et tout alentour des bords. Ce vêtement
est serré par une belle ceinture, et le tout est recouvert d'un manteau
magnifique de drap d'or, qui traîne à terre de la longueur de trois
palmes, et rattaché sur l'épaule droite avec une perle ronde, plus
grosse qu'une noix, si belle, si blanche et d'un si grand éclat, qu'une
province ne pourrait la payer.

Ainsi vêtu, Justinien s'assied sur un trône d'or, et ordonne aux
ministres de ses commandements d'appeler tous les grands, les généraux
et les guerriers de marque à un conseil général; mais d'avertir d'abord
le grand Bélisaire, Paul comte d'Isaurie, Narsès et Audigier, pour
qu'ils se rendent sur-le-champ auprès de lui. Ils viennent; il leur fait
un accueil honorable, leur dit quel est son dessein, que le conseil
général s'assemble, que peut-être les chefs et les principaux officiers
de l'armée qui croyaient aller attaquer les Maures d'Espagne,
répugneront à marcher contre les Goths, peuple belliqueux et nombreux;
qu'il attend alors de leur zèle et de leur attachement à sa personne,
qu'ils parleront dans le conseil pour soutenir l'opinion de cette
guerre. Cela dit, il sort avec eux, trouve dans les appartements du
palais les grands et les chefs des guerriers qui lui font cortège, et se
rend, ainsi entouré, à la salle du conseil.

Grande description de cette immense basilique, large de trois cents
pieds, et longue de cinq cents; colonnades, ornements, pavés en marbre
et en mosaïque, estrade, sièges, leur matière précieuse, leurs formes,
l'ordre dans lequel ils sont placés; d'abord ceux des douze comtes, puis
ceux des rois soumis à l'empire, ensuite les sièges des grands
officiers, des généraux, des principaux guerriers, etc. Justinien se
lève appuyé sur son sceptre: ce sceptre, Dieu l'avait envoyé du ciel à
Constantin; après sa mort, il resta caché pendant plusieurs années; il
parvint ensuite au bon Théodose, et après lui à Justinien. L'empereur
expose fort au long son dessein, et engage tous ceux qu'il a convoqués
à dire librement leur opinion sur cette importante affaire.

Le premier qui parle est le consul de cette année, Salidius, homme
orgueilleux, rusé, envieux, ennemi de Bélisaire. Il s'oppose à
l'entreprise. Le roi sarrazin Arétus, fils de la belle Zénobie, est du
même avis. Il conseille de porter en Orient les armes de l'empire, et
d'attaquer les Perses et non les Goths. Plusieurs autres rois d'Orient
allaient parler dans le même sens; Bélisaire engage l'éloquent et sage
Narsès à soutenir enfin l'opinion de la guerre d'Italie. Narsès, dans un
discours long et adroit, réfute toutes les objections qui ont été
faites, et conclut à la guerre contre les Goths. Bélisaire se lève
ensuite, allègue d'autres motifs, mais conclut comme Narsès. L'assemblée
annonce par son murmure qu'elle est généralement de l'avis de ces deux
chefs.

Le jeune et brave Corsamont se lève. C'était un roi barbare descendant
de Thomyris, le plus fort, le plus intrépide et le plus beau de toute
l'armée, après Bélisaire, à qui le poëte donne toutes les perfections du
corps, comme toutes les qualités de l'ame. Corsamont ne dit que peu de
paroles; il demande à marcher le premier, et même seul si l'on veut,
contre les Goths. Son action énergique électrise le conseil; tous
demandent la guerre. Justinien prononce qu'elle est résolue. Il nomme
général en chef Bélisaire le Grand, qu'il appelle lui-même toujours
ainsi. Il le charge de distribuer à son gré les autres emplois, et
ordonne que chacun se tienne prêt à partir. Le vieux Paul l'Isaurien
fait alors un grand éloge de Bélisaire, et propose que, pour rendre son
autorité plus respectable et plus grande, l'empereur, après le repas,
lui donne publiquement, à la tête de l'armée, le bâton de commandement.
Justinien approuve ce conseil, va dîner, et charge Paul et Narsès
d'assembler l'armée.

L'empereur sort en effet en grande pompe de son palais. Il franchit les
portes de la ville et arrive au camp. Il monte sur une estrade, au
milieu de l'armée. Bélisaire seul est debout auprès de lui. Justinien
annonce aux soldats, et la guerre d'Italie, et le choix qu'il a fait de
Bélisaire pour les conduire à la victoire. Toute l'armée applaudit et
jette des cris de joie. L'empereur allait se remettre en marche,
lorsqu'un prodige frappe tous les esprits. Près des barrières du camp
était un petit tertre, couvert de buissons de myrtes et d'autres
arbrisseaux, où une infinité de petits oiseaux avaient fait leurs nids.
Un énorme dragon sort tout à coup de son repaire, et se met à dévorer
les petits. Les mères effrayées semblent, par leurs cris, implorer du
secours. Un aigle fond du haut des airs sur le dragon, et l'emporte. Un
moment après, un autre dragon vient continuer le ravage et dévorer les
petits oiseaux; un second aigle fond encore sur lui et le tue. Tout le
monde, et l'empereur lui-même est frappé d'étonnement; mais Procope,
excellent astrologue, explique ce prodige. Les petits oiseaux sont les
peuples d'Italie; le dragon est le roi des Goths; l'aigle est Bélisaire.
Un second roi goth voudra prendre la place du premier; mais Bélisaire le
vaincra de même; ainsi le veut l'Éternel. Alors Justinien satisfait
rentre dans la ville et dans son palais, après avoir donné à Bélisaire
l'ordre de partir sous trois jours avec l'armée.

Ainsi finit le premier chant. Dans le second, Bélisaire fait ses
préparatifs. Il présente à l'empereur la liste des généraux et des chefs
de tous les corps de l'armée. Le poëte se sert de ce moyen pour les
faire tous connaître, comme Homère dans ses revues. Il invoque comme lui
les Muses avant de commencer cette énumération. Elle est précédée d'une
description très-étendue de l'état où était alors l'empire romain, de
ses grandes divisions, de ses provinces, de la partie de celui
d'Occident qui était occupée par les Goths, et d'une histoire abrégée de
leur usurpation. Enfin Bélisaire termine le second livre en faisant
embarquer l'armée.

La scène change au troisième livre. Le jeune et beau Justin, neveu de
l'empereur et héritier de l'empire, avant de partir avec Bélisaire, se
rend le soir chez l'impératrice Théodora, qui l'invite à souper avec
elle et ses deux nièces, Astérie et Sophie. L'Amour, le petit dieu
d'Amour lui-même, avec ses flèches et son carquois, saisit ce moment
pour blesser le cœur de Sophie, qui conçoit pour Justin une passion
aussi vive qu'elle est subite. Il en ressent une pareille; cependant il
part; elle reste en proie au trouble et aux tourments de cette passion
naissante. Elle se confie à sa sœur qui la console et lui donne quelques
espérances. Le jour paraît; le grand Bélisaire, après avoir entendu
dévotement la grand'messe[186], monte sur son vaisseau, se met encore à
genoux, et adresse au Dieu de l'univers une fervente prière. Dieu
l'entend, et garantit le succès de son entreprise par un mouvement de sa
tête divine, qui fait trembler le monde. (On voit ici, comme dans les
tableaux des plus grands peintres modernes, le Jupiter olympien percer à
travers la première personne de la Trinité.) La flotte cingle en pleine
mer. L'empereur la voit partir, d'un balcon de son palais. L'ange
_Nettunio_ se place, le trident en main, à la poupe du vaisseau que
monte Bélisaire. Il commande aux vents, qui obéissent, dirigent
rapidement la flotte et la font entrer au port de Brindes.

      [Note 186:

                     _Avendo udita_
        _Divotamente una solenne messa._ (C. III.)]

Cependant Sophie, restée à Durazzo, gémissait de l'absence de Justin. Sa
sœur Astérie parle pour elle à l'impératrice, et la trouve disposée à
unir les deux amants. Le difficile est d'obtenir l'agrément de
l'empereur, et qu'il rappelle Justin pour ce mariage. C'est ici qu'est
une scène imitée d'Homère, dont Voltaire s'est moqué avec raison. Tout
le monde connaît cet épisode délicieux. Junon, dans l'_Iliade_[187],
veut procurer la victoire aux Grecs, malgré la protection que Jupiter
accorde aux Troyens. Elle n'en voit pas de meilleur moyen que d'aller
trouver sur le mont Ida son redoutable époux, de lui prodiguer les plus
tendres caresses et de l'endormir dans ses bras. Pour y réussir, elle a
recours à toutes les recherches de la toilette; retirée dans un
appartement secret que lui avait construit son fils Vulcain, elle se
baigne dans une liqueur divine, fait couler sur son beau corps une
essence céleste qui parfume le ciel et la terre; elle peigne sa belle
chevelure qui descend en boucles ondoyantes; elle revêt une robe d'un
tissu divin, où Minerve épuisa son art, l'attache autour de son sein
avec des agrafes d'or, et s'entoure de sa riche ceinture. Elle y ajoute
la ceinture même de Vénus, qu'elle obtient d'elle sous un faux prétexte,
ceinture magique, ou plutôt ingénieux emblème, où se trouvent réunis les
charmes les plus séduisants, l'amour, les tendres désirs, les aimables
entretiens, et ces doux accents, dit le bon Homère, qui dérobent en
secret le cœur du plus sage[188].

      [Note 187: L. XIV.]

      [Note 188: Trad. de M. Bitaubé.]

Par le conseil de Vénus, elle cache ce tissu précieux et l'attache sous
son beau sein. Enfin, elle monte sur l'Ida, et va se montrer à Jupiter
dans tout l'éclat de sa parure. A cette vue, il se sent enflammé plus
qu'il ne le fut jamais pour elle. Il la presse; elle se défend. Elle
craint que dans un lieu si découvert quelque dieu ne les aperçoive: elle
n'oserait plus rentrer dans l'Olympe. Il existe dans leur palais une
retraite impénétrable à tous les regards; elle lui propose de s'y
rendre, si son épouse a tant de charmes pour lui. Mais Jupiter lui
promet qu'ils seront environnés d'un nuage que le soleil même ne pourra
pénétrer. Alors elle n'a plus rien à répondre, et en effet elle ne
répond rien.

        La terre complaisante et sensible à leurs feux,
        D'un gazon doux et frais se couronna autour d'eux;
        Le tapis émaillé s'élève et se colore
        Des plus riches présents sortis du sein de Flore;
        Et la molle hyacinthe et le lys orgueilleux
        Forment aux deux époux un lit délicieux,
        Que d'un nuage d'or l'ondoyante barrière
        Dérobe à l'œil perçant du dieu de la lumière,
        Tandis que la rosée, en larmes de crystal,
        Tombait, en humectant le trône nuptial.

C'est ainsi que M. de Rochefort, de l'ancienne académie des
belles-lettres, a rendu cette description charmante, l'éternel modèle
des descriptions riantes et voluptueuses. Si toute sa traduction
d'Homère était ainsi, elle eût laissé peu de chose à faire à de
nouveaux traducteurs.

Le _Trissino_ a voulu s'approprier tout cet admirable tableau. Théodora
n'a pas envie d'endormir Justinien, mais d'obtenir de lui le retour de
Justin, et son union avec Sophie. La voilà donc qui fait aussi sa
toilette, qui s'enferme dans sa chambre, se déshabille, se baigne,
parfume ses membres délicats, met une chemise blanche, et des bas
couleur de rose, qu'elle attache au-dessus du genou:

                 _Onde le coscie bianche
        Pareano avorio tra vermiglie rose._

Ses pantouffles d'étoffe d'or sont liées avec de beaux rubans. Elle
peigne ses cheveux blonds et ondoyants, et les parfume comme Junon; mais
elle met dessus une coiffe d'or, enrichie de pierres précieuses, qui
n'était pas à la mode du temps d'Homère, non plus qu'une robe de damas
blanc qu'elle passe par dessus sa tunique d'or, et qui est taillée en
carrés, rejoints avec de grosses perles et des nœuds d'or, au milieu de
chacun desquels brillent des diamants du plus grand éclat. Cette belle
robe est peut-être là pour nous dédommager de la ceinture de Vénus, qui
n'y est pas; mais la ceinture valait mieux, et l'on sent en effet que
son charme manque dans toute cette imitation ou plutôt dans cette
parodie d'Homère.

L'impératrice ainsi parée va trouver l'empereur, qui rêvait à son
expédition d'Italie, dans un jardin de son palais. Il la reçoit à la
façon de Jupiter; elle se défend à la manière de Junon. Elle craint
d'être vue, et lui propose de rentrer dans leur appartement, de fermer
les portes,

                _E sopra il vostro letto
        Poniamci, e fate poi quel che vi piace._

Justinien n'a pas de nuage à ses ordres comme l'époux de Junon, mais il
n'en est pas besoin. Personne, dit-il, ne peut venir au jardin par ma
chambre; je l'ai fermée en entrant, et j'en ai la clef à mon côté. Vous
aurez aussi fermé la porte de la vôtre, car vous ne la laissez jamais
ouverte.

        _E detto questo subito abbracciolla;
        Poi si colcar nella minuta erbetta._

Alors l'herbe tendre, les fleurs, les arbrisseaux, les oiseaux, les eaux
mêmes et les poissons, prennent part à leurs plaisirs et semblent jouir
de leur amour.--Cela fut sans doute très-agréable pour leurs majestés,
mais cela est fort dégoûtant pour le lecteur, qui ne peut voir sans une
sorte d'indignation profaner par cette copié indécente et presque
bourgeoise, une peinture voluptueuse, mais délicate et divine, objet de
l'admiration de trente siècles.

Théodora, par ce moyen honnête, obtient de l'empereur tout ce qu'elle
veut. Il consent au retour et au mariage de Justin. On envoie un exprès
à ce jeune prince, qui est si empressé de revenir qu'il brave les
approches d'une tempête. Il s'embarque; la tempête s'élève. Son vaisseau
est violemment agité; il tombe à la mer; l'ange _Nettunio_ le sauve, le
pousse dans le port même de Durazzo. Il est jeté sur le rivage, prêt à
mourir. Sophie apprend cette nouvelle, et le croit mort. Elle
s'empoisonne avec du blanc dont se sert une de ses femmes, et dans
lequel il entre du sublimé. Un médecin appelé à temps la guérit. Les
deux amants se revoient, avec l'espérance d'être unis.

Un autre ornement dont le _Trissino_ a voulu enrichir son poëme, et
qu'il n'y adapte pas avec beaucoup plus d'adresse, ce sont les
enchantements. L'armée des Grecs est débarquée à Brindes[189]. Le
commandant a livré la place à Bélisaire. Ce général envoie huit
guerriers à la découverte pour savoir ce que font les Goths, où est leur
armée, et s'ils s'apprêtent à défendre les passages. Ils partent pour
exécuter ses ordres; mais ils sont arrêtés à quelque distance par une
belle et jeune fille qui leur fait une fable et les attire au bord d'une
fontaine enchantée. Là ils rencontrent une espèce de géant ou de monstre
qui leur dit son nom et les défie au combat. Ce nom est _Faulo_, qui
signifie en grec[190] méchant, mauvais, dépravé; c'est le génie du mal.
Sa sœur _Acratie_[191] [c'est-à-dire l'Intempérance] qui commande dans
ce canton, l'a placée là pour empêcher qu'aucun mortel ne goûte des eaux
de cette fontaine. Sept des chevaliers grecs sont renversés, et emmenés
prisonniers par deux géants qui accompagnent _Faulo_. Le huitième refuse
le combat, et va tristement annoncer à Brindes la défaite de ses
compagnons et leur captivité. L'intrépide Corsamont demande à Bélisaire
la permission d'aller les délivrer. Le général nomme avec lui deux
autres chefs, et celui qui était un des huit premiers. Ils vont tenter
de nouveau l'aventure; mais cette fois un ange, déguisé sous les traits
du vénérable Paul, comte d'Isaurie, les met au fait. Cette fontaine
était née des larmes d'Arété[192] [la Vertu], qui était autrefois
honorée dans ces mêmes lieux, et qui avait pour nièce Synésie[193] [la
Sagesse]. On avait dit à la méchante Acratie que ses jardins et son
palais devaient être détruits par Synésie; elle la fit assassiner par
son frère _Faulo_. Arété en eut tant de douleur que ses larmes furent
changées en cette fontaine, dont les eaux ont la vertu de guérir tous
les maux, et de rompre tous les enchantements. Acratie l'ayant su, fit
prendre, par son frère, Arété et ses filles, qu'elle retient depuis ce
temps dans une affreuse prison; et ce frère couvert d'armes enchantées
et par conséquent invincible, empêche que qui que ce soit ne puisse
toucher cette eau merveilleuse. L'ange apprend aux chevaliers le moyen
de vaincre _Faulo_, et de délivrer à la fois Arété et leurs compagnons
d'armes. Ils ne manquent pas de suivre ses conseils. _Faulo_ est
renversé, obligé de se rendre et de les conduire au palais de la
coupable Acratie sa sœur. Elle a inutilement recours à tous ses
enchantements; il faut enfin qu'elle cède, qu'elle rende les chevaliers,
et ce qui lui coûte davantage, qu'elle brise les fers d'Arété. La divine
Arété est rétablie dans tout son pouvoir; les avenues sont libres, et
les libérateurs de l'Italie peuvent désormais y pénétrer. Ces fictions
alambiquées remplissent deux livres entiers. Il faudrait de bien beaux
vers pour les rendre supportables, et ceux du _Trissino_ auraient pu
gâter les fictions les plus heureuses.

      [Note 189: L. IV.]

      [Note 190: [Grec: Phaulos Φαΰλος.]]

      [Note 191: D'Αχρατής, εος.]

      [Note 192: Αρετή.]

      [Note 193: Σύνεσις.]

Comme nous cherchons surtout dans les ouvrages ce qui peut indiquer les
opinions et les mœurs du temps où il furent écrits, il y a encore dans
ce poëme un incident, non pas imaginaire, mais historique, qui mérite
quelque attention. Il est bon de se rappeler, en le lisant, que le
_Trissino_ fut successivement en faveur auprès de deux papes, chargé par
eux de missions importantes et honorables, et que, soit avant, soit
après la publication de son poëme, il n'éprouva de la part du
Saint-Siège ni reproche ni disgrâce. Voici le trait dont il s'agit.

Bélisaire est assiégé dans Rome par les Goths. La disette se fait sentir
dans la ville; il prend le parti d'envoyer par mer les femmes, les
enfants, les vieillards, à Gaëte, à Naples et à Capoue. Il propose cet
avis dans le conseil où assistait le pape Sylvère. Ce pape, fils d'un
autre pape[194], avait été élu par l'ordre et les menaces de Théodat,
roi des Goths, contre la volonté du peuple romain, qui nommait alors les
souverains pontifes. Il était envieux de Bélisaire et son ennemi secret;
il s'oppose seul à cette mesure; mais le conseil l'adopte, et
l'exécution suit aussitôt. Le général des Goths, qui commandait le
siège, sachant que Sylvère était offensé du peu de faveur que son
opposition avait eue dans le conseil, qu'il était en général disposé en
faveur des Goths, dont il était l'ouvrage; «sachant de plus que souvent
les prêtres sont si possédés de l'amour du gain, qu'ils vendraient le
monde entier pour de l'argent[195],» fait faire à ce pape des promesses,
et lui envoie des présents qui le corrompent. Il s'engage à livrer une
des portes de Rome. Mais Dieu ne permet pas que le crime soit consommé.
Il envoie l'ange _Nemisio_ [celui de la vengeance divine] avertir
Bélisaire de ce complot. Bélisaire fait arrêter le pape à l'instant même
où il signait le pacte fait avec les Goths. Sylvère, convaincu de son
crime, est mené devant le général, qui lui déclare qu'il a cessé d'être
pape, qu'il ne l'a même jamais été, et qu'il va rassembler le peuple
pour décider de son sort.

      [Note 194: D'Hormisdas.]

      [Note 195:

        _Ancor sapea che spesse volte i preti
        Han così volto l'animo alla robba,
        Che per denari venderiano il mondo._
                              (_Ital. lib._, l. XVI.)]

Alors l'ange _Palladio_ (celui qui joue le rôle de Minerve, déesse de la
prudence) prend encore la figure de Paul l'Isaurien, et conseille à
Bélisaire de ne point faire paraître le pape au milieu de cette
assemblée du peuple, qui pourrait se porter à des excès contre le
coupable, de le déposer tout simplement et de lui faire donner un
successeur. «Je veux vous dire[196], ajoute-t-il [et il ne faut pas
oublier que c'est un ange qui parle], je veux vous dire ce qu'un ami de
Dieu, qui était prophète, m'a dit de certains papes qui existeront dans
le monde. Voici ses paroles: Le siège où Pierre fut assis sera usurpé
par des pasteurs qui seront éternellement la honte du christianisme. Ils
porteront au dernier degré l'avarice, la luxure et la tyrannie. Ils ne
penseront qu'à agrandir leurs bâtards, à leur donner des duchés, des
seigneuries, des terres, des pays entiers; à conférer même, sans
pudeur, des prélatures et des chapeaux à leurs mignons et aux parents de
leurs maîtresses[197] [le terme italien est moins honnête]; à vendre les
évêchés, les bénéfices, les offices, les privilèges, les dignités; à n'y
élever que des infâmes; à violer toutes les lois, à dispenser pour de
l'argent des meilleures et des plus divines; à ne garder jamais leur
foi; à passer leur vie entière parmi des empoisonnements, des trahisons
et d'autres crimes; à semer entre les princes chrétiens tant de
scandales, tant de querelles et de guerres, que les Sarrazins, les Turcs
et tous les ennemis de la foi en profiteront pour s'agrandir. Mais leur
vie scélérate et honteuse sera enfin connue du monde; et le monde,
revenu de son erreur, corrigera tout ce mauvais gouvernement des peuples
du Christ.» Ainsi parla cet ange, et il disparut. Ce n'est pas ici un
Dante, gibelin effréné et par conséquent ennemi des papes, ni un poëte
satirique habitué à frapper indifféremment tout ce qui se trouve à
portée de ses traits; c'est un poëte grave et un ambassadeur de deux
papes qui fait descendre du ciel un ange, et qui le fait parler ainsi.

      [Note 196: _Ibid._]

      [Note 197: _Delle lor bagascie._]

Au reste, à en juger par le peu d'éditions qu'eut ce poëme, il ne fit
pas dans le monde un grand bruit, ni par conséquent un grand scandale.
Les neufs premiers chants furent imprimés à Rome, en 1547, les dix-huit
autres à Venise l'année suivante[198], et, depuis ce temps jusqu'en
1729, aucun imprimeur ne s'avisa de faire reparaître l'_Italia
liberata_, ouvrage cependant de vingt années, couvert d'éloges si l'on
veut, mais ennuyeux, languissant, et pour tout dire en un mot,
illisible.

Une autre preuve que ce genre austère de poëmes et ces vers non rimes ne
présentèrent aucun attrait aux esprits, séduits par les inventions
libres et par les stances harmonieuses de l'Arioste, c'est qu'il
s'écoula vingt ans entre la publication du poëme du _Trissino_ et celle
d'un autre poëme héroïque, dont l'auteur nommé _Oliviero_, né à Vicence
comme lui, est si peu connu qu'on ne trouve pas même son nom dans le
Tiraboschi et dans d'autres bibliographes italiens[199]. Ce poëme
intitulé l'_Alamanna_ est en vingt-quatre chants. L'auteur crut
intéresser davantage en traitant un sujet contemporain. Ce sujet est la
ligue protestante de Smalcalde terrassée par l'empereur Charles-Quint.
Le _Trissino_ avait mal imité Homère: l'_Oliviero_ imite mal Homère et
le _Trissino_. Il emploie comme celui-ci le vers libre; mais sa
versification est encore plus prosaïque et plus faible que celle de son
modèle. Son merveilleux est à peu près le même, excepté que dans
l'époque qu'il a choisie, il n'a pu placer d'enchantements.

      [Note 198: Le papier des trois volumes est tout-à-fait
      semblable, ce qui fait penser que le premier, quoique daté de
      Rome, fut imprimé à Venise comme le second et le troisième. Ils le
      sont avec les caractères particuliers inventés par _Trissino_, ce
      qui fut peut-être une raison de plus de leur peu de succès. Le
      poëme reparut pour la première fois dans les Œuvres complètes de
      l'auteur, Vérone, 1729, 2 vol. in-4º. L'abbé Antonini donna la
      même année une édition du poëme seul, à Paris, 3 vol in-8º.]

      [Note 199: Comme _Fontanini_, dans sa _Bibliothèque
      italienne_, _Apostolo Zeno_ dans ses notes sur cette
      _Bibliothèque_, où il a cependant réparé bien d'autres omissions de
      _Fontanini_, etc.]

Le père éternel médite sur les destinées des mortels. Saint Pierre,
alarmé pour l'Église qu'il a fondée, des progrès de la secte de Luther
et des préparatifs de la ligue de Smalcalde, implore la justice et la
bonté du Très-Haut. Dieu promet la victoire à Charles-Quint, chef de
l'armée catholique, et il confirme cette promesse par un signe de sa
tête. Il charge deux déesses, dont les noms grecs signifient la
Providence et la Destinée[200], d'aller trouver la Négligence et la
Paresse, de leur commander de sa part de s'emparer du landgrave qui
commande l'armée de la ligue, et de rendre vains tous ses préparatifs et
tous ses projets; d'aller trouver aussi la Diligence et la Promptitude,
de leur ordonner en son nom de presser la réunion des alliés
catholiques, et de tout hâter pour que leur armée puisse agir.

      [Note 200: _Pronia_ ou _Pronoia_ et _Peprômena_.]

Ces commissions sont fort bien faites. En conséquence, tout se ralentit
d'un côté, tout s'accélère de l'autre. Le landgrave, au lieu de marcher,
s'amuse à faire la revue de ses troupes. Charles-Quint réunit les
siennes, et l'attaque avec impétuosité. Cependant les succès de la
guerre se balancent; et même l'armée de la ligue réduit celle de
l'Empire à de fâcheuses extrémités. Mais enfin l'empereur, et l'Éternel
qui le soutient, et saint Pierre, et les anges l'emportent; les Furies,
qui étaient sorties de l'enfer pour aider leurs amis, y sont replongées;
l'Hérésie est terrassée et la ligue dissoute.

Il n'y avait guère qu'un prince à qui ce poëme pût plaire: c'était
Philippe II. L'auteur le lui a dédié. La puissance de ce successeur de
Charles-Quint, dit M. Denina, et peut-être ne dit-il pas assez, n'était
pas plus agréable à une grande partie de l'Europe que la ligue des
protestants, qui voulait balancer cette puissance[201]. Ce poëme avait
donc contre lui le malheur et la tristesse du sujet, la pauvreté des
inventions, la faiblesse du style; il n'avait en sa faveur qu'une fort
belle édition, qui est unique et qui est devenue rare et chère[202].
C'est un mérite aux yeux des amis des livres, mais non des amis de la
poésie et des lettres. L'_Alamanna_ de l'_Oliviero_ est un poëme
mort-né.

      [Note 201: Mémoire cité ci-dessus, p. 114, note.]

      [Note 202: Venezia, Valgrisi, 1567, in-4º]

On en peut dire autant d'un poëme qu'on ne sait trop si l'on doit ranger
parmi les épopées romanesques ou parmi les épopées héroïques, mais que
l'on peut mettre avec certitude au nombre des ouvrages ennuyeux; c'est
l'_Ercole_ de J.-B. Giraldi[203]. Ce laborieux écrivain, qui fit des
tragédies en vers[204], des nouvelles en prose, des poésies lyriques, un
traité sur les romans, etc.; voulut aussi cueillir le laurier épique.
Dans un temps où la chevalerie était le seul sujet à la mode, on peut
demander pourquoi il en choisit un mythologique, et parmi tous les
sujets que la fable pouvait lui fournir, pourquoi il préféra celui
d'Hercule. Il était de Ferrare et secrétaire du duc Hercule II; ce fut
probablement ce qui le décida, espérant bien trouver l'occasion de faire
des rapprochements qui pourraient flatter son altesse. Il n'y manqua pas
en effet, et surtout il fit descendre en ligne directe, dans son
treizième chant, l'Hercule de Ferrare de l'Hercule Thébain. Du reste, il
ne donna la préférence à aucun des exploits ou des travaux d'Alcide;
tous lui parurent également dignes d'admiration et de louanges; il
voulut les célébrer tous, et conduire son héros depuis le berceau
jusqu'au bûcher[205]. Il avait, pour cela, distribué sa matière en
cinquante chants, mais il resta en chemin et n'alla pas au-delà du
vingt-sixième.

      [Note 203: Il y eut pourtant deux éditions de ce poëme; la
      première intitulée: _Dell'Hercole di M. Giovan Battista Giraldi
      Cinthio nobile Ferrarese_, etc., sans nom de lieu ni d'imprimeur,
      et sans date, in-4º.; la seconde à Modène, chez _Galdini_, 1557,
      in-4º.]

      [Note 204: C'est en parlant de ses tragédies, dans le volume
      VI de cet ouvrage, que je dirai le peu que l'on sait de sa vie.]

      [Note 205:

          _E ciò comincierò sin da le fasce,
          Che da le fasce Hercol mostrò quel ch'era,
          Perc' huom simile a lui, fin quando nasce,
          Indicio dà de la natura altiera._
          . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          _Quindi è ch' io non mi vò fermar sovr'una
          Sola attion di questa nobil alma,
          Che tra le ilustri non ne trovò alcuna
          Che di lauro non sia degna e di palma._
                                (C. I, st. 2 et 3.)]

Rien de plus régulier que son plan, car il fait avancer de front la vie
de son héros et son poëme; l'action n'est pas une, mais toutes les
actions étant celles d'un seul héros, elles sont ainsi ramenées à
l'unité. Cependant la forme romanesque d'un prologue au commencement de
tous les chants, et d'un adieu à la fin, lui parut si généralement
adoptée, qu'il n'osa s'en écarter; et sans qu'il y ait rien dans le
reste de son ouvrage qui ait aucun rapport avec le roman épique, il lui
donna du moins celui-là. Mais si ce fut pour les inventeurs de cette
forme agréable, et surtout pour le poëte qui l'avait perfectionnée, un
moyen de se varier et de plaire, et si _Giraldi_ eut en l'adoptant la
même intention, il n'eut point le même succès. Il est fort indifférent
qu'il interrompe son récit ou qu'il le continue, puisqu'on est arrêté,
dès le premier chant, par l'impossibilité de s'y intéresser et de le
suivre.

On en pourrait encore dire presque autant de l'_Avarchide_ du célèbre
_Alamanni_. J'ai dit dans la Vie de ce poëte que ce fut l'ouvrage de sa
vieillesse; aussi n'y voit-on ni verve ni chaleur. Ce n'est pas dans les
détails seulement, comme le _Trissino_, qu'il s'efforce d'imiter
l'_Iliade_, c'est dans le plan et dans la contexture entière de son
poëme. Ses héros sont le roi Artus, Lancelot, Tristan et les autres
chevaliers de la Table ronde; il les fait agir et parler comme
Agamemnon, Achille, Ajax et les autres chefs de la Grèce. Lancelot est
amoureux de Clodiane, fille de Clodasse, roi d'une partie des Gaules.
Gaven, roi d'Orcanie, la lui dispute. Artus assiége Clodasse dans la
ville d'_Avarcum_ ou plutôt d'_Avaricum_, ancien nom de la ville de
Bourges. La rivalité de Lancelot et de Gaven retarde les progrès du
siége. Tristan se déclare pour Gaven contre Lancelot. Ils se querellent
et s'injurient dans un conseil. Lancelot sort du conseil, furieux comme
Achille. Il va se plaindre à la magicienne Viviane sa mère, qui le
console comme Thétis. Par le conseil de Viviane, il se retire avec
Galehault son ami, et avec leurs troupes. Ils forment un petit camp
séparé, et ne veulent plus prendre part à la guerre. Le vieux roi
Clodasse, enfermé dans la ville, est entouré de sa nombreuse famille
comme Priam, et secouru par des alliés puissants. Il a perdu plusieurs
de ses fils; mais la retraite de Lancelot donne aux assiégés des
avantages dont ils profitent. Les batailles se multiplient. Les Bretons
sont vaincus et réduits presque aux abois, sans que Lancelot, qu'Artus a
essayé de flétrir, veuille sortir de son camp. Mais son ami Galehault a
la même impatience que Patrocle, combat et périt comme lui de la main du
plus redoutable des fils de Clodasse. Alors Lancelot reprend les armes,
venge son ami, remplit de deuil la famille de Clodasse, et force à
capituler la ville d'_Avarcum_.

Tous les événements particuliers du siége sont aussi fidèlement calqués
sur les particularités du siége de Troie; caractères pour caractères,
discours pour discours, combats pour combats; rien n'y manque, si ce
n'est l'essor poétique, la force et la vie. Il est impossible de lire
vingt-quatre chants entiers de cette contrefaçon servile, remplis
d'ailleurs de noms obscurs et barbares, qui s'opposent à toute harmonie
dans les vers, comme le système général du poëme s'oppose à toute espèce
d'intérêt.

L'auteur prit le titre d'_Avarchide_ de l'ancien nom de la ville
assiégée, comme le nom de l'_Iliade_ est formé de celui d'_Ilium_. Peu
de Français, en voyant ce titre d'_Avarchide_, devinent que le sujet
qu'il annonce est le siège de Bourges en Berri. Quoique l'_Alamanni_ eût
prouvé par son poëme didactique de la _Coltivazione_ qu'il excellait
dans le vers libre, il ne crut pas, comme le _Trissino_, devoir adapter
cette forme de vers à la poésie héroïque, et il mit l'_Avarchide_ en
octaves, comme il y avait mis le _Giron cortese_. Ce qui l'y détermina
sans doute, ce fut de voir combien l'_Italia liberata_ était peu lue;
mais l'_Avarchide_, quoiqu'en octaves, ne l'est pas et ne peut pas
l'être davantage.

Elle ne parut qu'après la mort de son auteur, la même année que
l'_Alamanna_[206]. Deux ans auparavant _Francesco Bolognetti_, sénateur
bolonais, avait public, aussi en octaves, les huit premiers chants d'un
poëme héroïque intitulé: _Il Costante_, auquel il travaillait depuis
quinze ans, et qui fut reçu avec de grands éloges par tout ce qu'il y
avait alors de plus distingué dans les lettres. On comparait l'auteur
au _Trissino_ et à l'_Alamanni_. Quelqu'un[207] alla même jusqu'à le
comparer à l'Arioste, et à écrire positivement qu'il reconnaissait bien
dans l'Arioste un plus heureux naturel, mais non pas plus de culture ni
plus d'art. La fortune très-différente de l'_Orlando_ et du _Costante_
prouverait seule combien tout l'art et toute la culture du monde sont
peu de chose sans un naturel heureux, c'est-à-dire sans le génie.

      [Note 206: 1567.]

      [Note 207: _Gianandrea dell'Anguillara_, dans une lettre citée
      par Tiraboschi, t. VII, part. III, p. 103.]

Le héros de _Bolognetti_ est un Romain nomme _Ceionius Albinus_, qui
avait accompagné l'empereur Valérien dans sa malheureuse guerre contre
les Perses. L'ayant vu tomber entre les mains de Sapor, qui le plongea
dans une dure captivité, il jura de consacrer sa vie à délivrer son
empereur. Sa constance dans ce projet, malgré tous les obstacles qui s'y
opposent et les dangers qui l'environnent, lui fit quitter son nom
d'_Albinus_ pour celui de _Constant_, dont l'auteur a fait le titre de
son poëme. Le merveilleux en est pris dans l'ancienne mythologie. C'est
Junon qui est encore ennemie des Romains, et qui voyant que Valérien
redevenu libre peut ramener par ses vertus les beaux jours de Rome,
préfère que Gallien, son fils, jeune homme rempli de vices, règne à sa
place, et s'oppose avec activité à toutes les entreprises de Constant.

Les dieux tiennent conseil dans l'Olympe. Mars et Venus sont pour
Constant, Junon seule lui est obstinément contraire. Elle inspire à
Gallien une forte haine contre lui, et va chercher l'Envie dans son
antre, pour qu'elle souffle ses poisons dans les cœurs de tous les
courtisans. Vénus va se plaindre à Jupiter, et le conjure de venir au
secours de ce héros pieux. Constant échappe aux piéges qui lui sont
tendus; il repasse en Orient, où il ne cesse de s'occuper de la
délivrance de Valérien, toujours contrarié par les mêmes obstacles, mais
soutenu par le même courage et appuyé des mêmes secours.

Après ces huit chants, le _Bolognetti_ en publia huit autres l'année
suivante[208]. L'action s'y continue avec beaucoup d'unité, de
régularité et de suite; mais quoiqu'elle paraisse fort avancée, et
Constant presque sûr du succès à la fin du seizième chant, on ne sait
pas précisément comment elle devait finir au vingtième. Ces quatre
derniers chants n'ont jamais paru, ou peut-être même n'ont jamais été
achevés; et l'histoire nous apprend que Valérien mourut prisonnier de
Sapor, après trois ans de la plus dure captivité. Quoi qu'il en soit, la
grande réputation qu'on avait voulu faire à ce poëme ne se soutint pas.
Le style en est sage et assez pur; mais il ne pouvait tenir contre la
force, la grâce et l'éclat poétique de celui de l'_Orlando_. Le plan
était conforme aux règles du poëme héroïque, l'unité d'action bien
conservée et la conduite excellente; mais la _Jérusalem_ qui parut
bientôt après, réunit à ces qualités d'autres que le _Costante_ n'avait
pas; et le _Bolognetti_, froissé pour ainsi dire entre l'Arioste et le
Tasse, fut comme écrasé par leur renommée. Il est aujourd'hui
presqu'entièrement oublié: on le nomme cependant toujours parmi ceux qui
semblent ne pas mériter de l'être.

      [Note 208: En 1566.]



CHAPITRE XIV.



LE TASSE.

_Notice sur sa vie._

SECTION Ire.



_Depuis sa naissance jusqu'à sa fuite de Ferrare, en_ 1577.


Le sort assez commun des hommes de génie, chez toutes les nations et
dans tous les siècles, fut d'être persécutés pendant leur vie, et
diversement jugés, même après leur mort. Cette destinée semble être
encore plus généralement celle des poëtes épiques que des autres poëtes.
On peut citer pour exemples Homère, Milton, le Camoëns, et surtout le
Tasse. Ce dernier, plus malheureux que tous les autres, fut aussi le
plus invinciblement voué par la nature au talent poétique. Fils d'un
poëte, dès l'âge de sept ans il savait par cœur les plus beaux morceaux
d'Homère et de Virgile, dans leur langue originale, et il composait des
vers dans la sienne. A dix-huit ans, il publia un poëme épique en douze
chants[209], et il conçut presque aussitôt le plan de sa _Jérusalem
délivrée_. Déjà les recueils du temps offraient de lui des sonnets et
d'autres poésies lyriques, déjà le nom de _Tasso_ était célèbre pour la
seconde fois; et depuis ce temps jusqu'à sa mort, il ne cessa, même dans
ses tristes infirmités et dans ses plus cruelles disgrâces, de produire
des vers, dont la composition paraît avoir été l'un des besoins les plus
impérieux, ou plutôt un des éléments de sa vie.

      [Note 209: Le _Rinaldo_.]

A l'intérêt qu'inspire toujours le grand talent aux prises avec
l'infortune, le Tasse joint encore celui qui s'attache à un grand
caractère aux prises avec les passions. Aujourd'hui que l'on s'efforce
de ressusciter le roman historique, le goût réclame avec raison contre
la renaissance de ce genre qu'il avait aboli; mais il ne peut
qu'approuver l'histoire quand elle a tout l'intérêt du roman.

La Vie du Tasse a été principalement écrite par deux auteurs, dont
chacun a des titres particuliers à notre confiance. L'un est le _Manso_,
marquis de _Villa_, consolateur et généreux ami de notre poëte pendant
ses dernières années, qui tenait de la bouche du Tasse la plupart des
faits dont il n'avait pas lui-même été témoin, et qui écrivit cette
histoire cinq ans seulement après la mort de son ami[210]. Mais il
paraît avoir laissé quelquefois agir son imagination au défaut de sa
mémoire, et il y aurait de l'imprudence à le croire toujours sans
examen. L'autre est l'abbé _Serassi_, savant philologue et biographe du
dernier siècle, qui a puisé ses matériaux dans les meilleures
bibliothèques d'Italie, dans les archives de Modène, de Ferrare, de
Bergame, dans les Œuvres et particulièrement dans les lettres du Tasse,
sources moins variables et plus sûres, il faut l'avouer, que les
traditions orales et que la mémoire. Il rectifie souvent son
prédécesseur, mais dévoué à la maison d'Este, il est possible qu'il ait
plutôt contredit que réfuté certains faits, lesquels ne peuvent avoir
été ni altérés par le Tasse, ni imaginés par le _Manso_.

      [Note 210: En 1600. Voyez notes d'_Apostolo Zeno_ sur la
      Bibliothèque ital. de _Fontanini_, t. II, p. 130.]

Ces deux ouvrages, le dernier surtout[211], sont d'une étendue
considérable. Toutes les Vies du Tasse qui accompagnent les anciennes
éditions et traductions de la _Jérusalem_ sont des abrégés du premier:
pour les éditions et les traductions plus récentes, on a puisé dans le
second; et c'est de-là principalement qu'un écrivain français plein
d'esprit et de goût[212], a tiré la Vie du Tasse, qu'il a placée,
d'abord en tête de la meilleure traduction que la _Jérusalem délivrée_
eût dans notre langue[213], et ensuite dans des _Mélanges_ intéressants;
mais il a aussi suivi le _Manso_ surtout dans les commencements; et je
serai forcé d'avertir que ce guide l'a quelquefois trompé. La crainte
que des inexactitudes adoptées par un si bon esprit ne fussent autorité
m'en impose la loi. Du reste, je prendrai indifféremment dans l'un ou
dans l'autre des deux auteurs italiens ce qu'ils ont de conforme
entr'eux: quand ils seront opposés, je me déciderai pour ce qui me
paraîtra le plus vraisemblable. Peu de ces faits, relatifs aux temps les
plus orageux de la vie du Tasse, sont d'une importance réelle pour sa
gloire. Ni ses malheurs ni leur cause ne sauraient la ternir; et c'est
de cette gloire qu'il s'agit, non de celle des princes qui lui durent
une partie de leur propre gloire, à qui il dut ses infortunes, et à qui
nous ne devons que justice et impartialité[214].

      [Note 211: C'est un in-4º de 600 pages, édition de Rome,
      1785. Il en existe une deuxième édition de Bergame, 1790, 2 vol.
      in-4º., mais je ne l'ai pas eue à ma disposition en composant
      cette Notice.]

      [Note 212: M. Suard.]

      [Note 213: Celle de M. Lebrun, aujourd'hui prince
      archi-trésorier de l'empire, duc de Plaisance, etc., édit. de
      1803, Paris, 2 vol. in-8º.]

      [Note 214: Il a paru dernièrement en Angleterre une nouvelle
      Vie du Tasse: _Life of Torquato Tasso, with an historical and
      critical account of his writings_, by John Black, 2 vol. in-4º.,
      1810. Je regrette de n'avoir pu me la procurer avant de publier
      cette partie de mon ouvrage. La manière dont les Anglais traitent
      aujourd'hui la biographie me fait croire que j'y aurais trouvé des
      renseignements utiles. Au reste, les principales sources où
      l'auteur a puisé, c'est-à-dire, les deux Vies du _Manso_ et de
      _Serassi_, les Lettres du Tasse, ses Poésies ou _Rime_, etc., sont
      les mêmes d'où j'ai tiré les faits contenus dans cette Notice;
      mais forcé de resserrer dans un petit nombre de pages ce qu'il a
      pu étendre en deux volumes in-4º., je n'ai pu le plus souvent
      qu'effleurer ce qu'il lui a été permis d'approfondir.]

Les premières circonstances de la vie de _Torquato Tasso_, sa famille,
sa naissance[215], dans la délicieuse retraite de Sorrento, même ses
premières disgrâces, nous sont déjà connues par la Vie de son père. Nous
y avons vu les succès précoces du fils et les preuves de ce penchant
irrésistible qui l'entraînait à la poésie; mais il faut reprendre avec
plus de détail quelques-unes de ces circonstances.

      [Note 215: Le 11 mars 1544.]

Ceux qui ont écrit sur les enfants extraordinaires ont bien eu le droit
d'y comprendre le Tasse. Il n'avait pas encore un an, dit le _Manso_,
que sa langue se délia, et qu'il commença même à parler sans bégayer
comme font les enfants; ce qui, soit dit en passant, serait d'autant
plus remarquable, qu'il eut pendant toute sa vie la parole lente et une
sorte de bégaiement. Déjà il répondait aux questions qui lui étaient
faites, et ce qui n'est pas moins étonnant, c'est que, dès ce temps de
sa première enfance, il était toujours sérieux, toujours grave, et qu'on
ne le vit jamais ni rire, ou même sourire, ni pleurer. Le _Manso_ tenait
ces détails de gens qui les avaient reçus de la nourrice du Tasse,
c'est dire assez combien ils ont besoin d'être rectifiés et réduits.

Ce qui est plus positif, c'est qu'à trois ans il pouvait déjà profiter à
Naples des leçons de D. _Giovanni d'Angeluzzo_, que son père lui donna
pour gouverneur en partant à la suite du prince de Salerne; que lorsque
_Bernardo_ revint deux ans après, il fut aussi surpris que charmé des
progrès que son fils avait faits dans ses études; qu'enfin étant entré à
sept ans aux écoles que les jésuites venaient d'établir à Naples[216],
le jeune _Torquato_ y était à peine resté trois ans qu'il entendait et
expliquait de mémoire les meilleurs auteurs latins et grecs; et qu'il
composait et récitait d'une manière surprenante des discours et des vers
latins.

      [Note 216: Les jésuites ne furent introduits à Naples qu'en
      1551. _Orlandini, Hist. Soc. Jes. lib. XV_, cité par Tiraboschi et
      par Serassi.]

Les malheurs et la proscription de son père vinrent troubler ces heureux
commencements. L'attachement de _Bernardo_ pour le prince de Salerne
l'avait fait déclarer rebelle; lorsqu'il fut revenu à Rome après un
séjour de deux ans en France, il appela son fils auprès de lui. Le jeune
_Torquato_, forcé de quitter une tendre mère qu'il ne devait plus
revoir, lui adressa un sonnet touchant, que le _Manso_ dit avoir lu, et
que notre dernier biographe a confondu avec une belle _canzone_
composée plus de vingt ans après[217].

      [Note 217: En 1578, quand le Tasse se réfugia à la cour
      d'Urbin. M. Suard, dans sa Vie du Tasse, a traduit un fragment de
      cette _canzone_, et le contenu seul de ce fragment aurait pu
      suffire pour le détromper. Elle n'est point finie, et c'est grand
      dommage: ce qui en existe dans le recueil des Œuvres du Tasse
      commence par ces vers: _O del grand'Apennino_, etc. J'en parlerai
      dans la suite de cette Notice. On n'a conservé ni le sonnet dont
      il est ici question, ni les discours que le jeune _Torquato_ avait
      prononcés au collège.]

Une erreur plus considérable où le _Manso_ l'a entraîné, c'est que
_Torquato_, âgé seulement de neuf ans, fut nominativement compris dans
la sentence prononcée contre son père. Cette circonstance ajouterait
sans doute encore à l'intérêt qu'inspire les premières années du Tasse;
mais elle est si peu vraie qu'il resta plus de deux ans à Naples après
cette sentence, et qu'il n'y fut point inquiété[218]. A Rome, il reprit
ses études, et les suivit pendant deux ans avec le même succès, sous les
yeux de son père[219]. On a vu dans la Vie de _Bernardo_ ce qui
l'engagea ensuite[220] à envoyer son fils à Bergame, sa patrie.
_Torquato_ avait douze ans et demi, lorsqu'il y arriva sous la conduite
d'_Angeluzzo_, son gouverneur. Il y fut reçu avec la plus grande
tendresse, et logé dans le palais des chevaliers de sa famille; car
c'est sous ce nom collectif de _la Cavalleria de' Tassi_, que sont
toujours désignés, dans les lettres de _Bernardo_, les parents qu'il
avait encore à Bergame. Six mois après, il fut appelé à Pesaro par son
père, à qui le duc d'Urbin avait généreusement offert un asyle. Il y
continua son éducation littéraire sous d'habiles maîtres, dont il
partageait les leçons avec le fils même du duc. Ses études furent, comme
auparavant, la philosophie et la poésie; mais il y joignit les
mathématiques, et dès que l'âge le lui permit, les armes, et tous les
autres exercices qui entraient dans l'éducation de la jeune
noblesse[221].

      [Note 218: La sentence est du mois d'avril 1552, et _Torquato_
      ne partit de Naples, par ordre de son père, qu'en octobre 1554.
      (_Serassi_, p. 74.)]

      [Note 219: On ignore le nom du maître dont il suivit alors les
      leçons. Ce n'est point, comme l'a voulu le _Manso_, Maurice
      _Cattaneo_, compatriote et ami de _Bernardo Tasso_, qui n'enseigna
      jamais à Rome. Voyez _Serassi_.]

      [Note 220: En 1556.]

      [Note 221: _Le arti cavalleresche._]

_Bernardo_ s'étant rendu à Venise pour faire imprimer l'_Amadigi_, y fit
venir son fils[222]. Alors, _Torquato_, qui fut souvent occupé à copier
des chants entiers du poëme de son père, fit une étude plus approfondie
de la langue et des grands maîtres de la littérature italienne, surtout
de Dante, Pétrarque et Boccace, et spécialement du premier.

      [Note 222: Mai 1559.]

On conserve à Pesaro dans une bibliothèque particulière les notes et les
observations qu'il fit sur ce grand poëte[223]; et en lisant la
_Jérusalem délivrée_, il est aisé d'en apercevoir de fréquentes
imitations. Il eut à Venise pour amis tous les littérateurs distingués
qui l'étaient de son père[224]; mais après un an de séjour, il fut
obligé de quitter cette ville et les études poétiques auxquelles il
était livré, pour aller suivre à Padoue les écoles de droit. _Bernardo_,
effrayé pour son fils de ses propres malheurs, auxquels cependant il
aurait dû voir que la poésie avait plutôt apporté des consolations
qu'elle n'en avait été la cause, exigea de lui ce sacrifice, trop
involontaire pour qu'on n'en dût pas prévoir le fruit. En effet,
_Torquato_ commença dans sa seizième année l'étude du droit à
l'université de Padoue, sous le célèbre Pancirole; et à dix-sept ans, il
avait fait.... un poëme épique.

      [Note 223: _Lettere inedite di Uomini illustri_, Firenze,
      1773, p. 254. (_Serassi_, p. 91.)]

      [Note 224: _Molino_, _Veniero_, _Ruscelli_, _Atanagi_, etc.]

J'ai dit ailleurs[225] la résistance que son père opposa d'abord à la
publication du _Rinaldo_, et le consentement presque forcé qu'il y donna
enfin. L'édition s'en fit à Venise[226]. Le jeune auteur le dédia au
cardinal Louis d'Este, qui lui montrait une bienveillance particulière.
Un poëme héroïque en douze chants, où les règles de l'unité étaient
observées, où l'on remarquait de la sagesse dans la conduite, de
l'imagination dans la fable et du talent dans le style, parut
merveilleux dans un jeune homme de cet âge, et fut reçu en Italie avec
des applaudissements universels. Il prouvait assez que le Tasse avait
plus étudié les poëtes anciens et modernes que les livres de droit, et
cependant il n'avait point négligé les derniers. Le _Manso_ même assure
qu'il fut, dès la première année, en état de soutenir, non-seulement le
droit civil, mais sur la philosophie, et qui plus est sur la théologie,
des thèses qui étonnèrent les professeurs de cette université, et de
prendre publiquement ses degrés dans toutes ces sciences. Mais cette
assertion est dépourvue de tout fondement[227]. Le Tasse n'étudia les
lois que pendant un an[228]; il ne put même terminer sa philosophie, ni
par conséquent prendre aucun degré dans ces deux facultés; et, quant à
la théologie, il n'entreprit de s'y livrer que plus de vingt-cinq ans
après[229].

      [Note 225: Ci-dessus, p. 58.]

      [Note 226: En 1562.]

      [Note 227: C'est encore une des occasions où M. Suard a été
      trompé par sa confiance dans le _Manso_.]

      [Note 228: Jusqu'aux vacances de 1561.]

      [Note 229: En 1587.]

Dès que son père eut enfin consenti qu'il abandonnât les lois, il se
livra plus ardemment que jamais à ses études philosophiques et
littéraires. Il suivait avec beaucoup d'application les leçons d'un
maître[230] qui expliquait la Poétique d'Aristote; il assistait aux
conférences particulières qu'un autre[231] tenait chez lui, sur des
matières de philosophie et de littérature. Ses maîtres en éloquence et
en philosophie étaient les plus célèbres professeurs de ce
temps-là[232]. Il passa quelque temps après, avec eux, à Bologne, ou
plutôt il fut invité à s'y rendre, de la part même du sénat, par les
restaurateurs de cette université qui venait de se rouvrir, et à
laquelle on désirait redonner son ancien éclat. _Torquato_ se rendit à
cette invitation; et soit dans les exercices de l'université, soit dans
les académies et des réunions particulières, il fit voir une facilité
prodigieuse pour la discussion des matières les plus élevées et les plus
abstraites.

      [Note 230: Le _Sigonio_.]

      [Note 231: _Sperone Speroni._]

      [Note 232: François _Piccolomini_ et Frédéric _Pendasio_.]

Dès le temps de son séjour à Padoue, il avait conçu l'idée d'un poëme
épique, dont la conquête de Jérusalem faite par les chrétiens, sous le
commandement de Godefroy de Bouillon, serait le sujet. Il avait déjà
fixé le nombre et choisi les noms des personnages qu'il y voulait
introduire, imaginé différents épisodes et déterminé les endroits où
ils devaient être placés. A Bologne, il commença l'exécution de quelques
parties. On a conservé trois chants de cette première ébauche[233]: elle
était dédiée au duc d'Urbin, sous la protection duquel le Tasse vivait à
Bologne. Il n'avait alors que dix-neuf ans, et ce qui étonne, c'est que
dans ce premier essai il se trouve plusieurs octaves qu'il replaça
depuis dans son poëme, et qui s'y font remarquer par cette pompe du
style héroïque qui semblait être naturelle en lui.

      [Note 233: Parmi les manuscrits d'Urbin, dans la Bibliothèque
      vaticane. Ils ont été publiés en 1722, mais très-incorrectement,
      dans l'édition générale des Œuvres du Tasse, faite à Venise.]

Un désagrément imprévu le força de sortir de Bologne. Une satire
piquante, où beaucoup de gens étaient maltraités, courait la ville. Le
Tasse était lui-même un des plus maltraités de tous. Il s'en offensa si
peu, qu'ayant retenu quelques vers, il les récitait en riant avec ses
amis. Quelques personnes considérables de Bologne ne prirent pas la
chose aussi gaîment, et accusèrent le jeune poëte d'être l'auteur de
cette satire. On fit chez lui une descente juridique en son absence. Ses
livres et ses papiers furent portés chez le juge criminel et
rigoureusement examinés; on n'y trouva rien contre lui, et ils lui
furent rendus; mais cet affront public, fait sur un simple soupçon et
pour une cause si légère, à un jeune homme innocent et plein d'honneur,
qui n'en pouvait tirer aucune satisfaction, lui donna un profond chagrin
et le dégoûta de Bologne. Il prit sur-le-champ le parti d'aller trouver
son père à la cour de Mantoue[234].

      [Note 234: Février 1564.]

En arrivant à Modène, il apprit que _Bernardo_ venait de partir pour
Rome. Il s'arrêta donc chez les comtes _Rangoni_, princes amis des
lettres, amis particuliers de son père, et dont les bons traitements lui
firent bientôt oublier l'injuste mortification qu'il avait éprouvée à
Bologne. Parmi les compagnons de ses premières études qu'il avait
laissés à Padoue, le jeune Scipion de Gonzague, qui fut ensuite
cardinal, lui était surtout resté attaché par une amitié solide, qui fut
pendant toute la vie du Tasse une de ses plus douces consolations. Elle
le fut en ce moment même. Scipion, ayant appris ce qui s'était passé à
Bologne, lui écrivit pour l'inviter à venir se fixer auprès de lui à
Padoue. Il avait établi dans son propre palais une académie, sous le
titre des _Eterei_; il engageait son jeune ami à venir en faire
l'ornement. Le Tasse se rendit à ce vœu de l'amitié; il fut accueilli
comme il devait s'y attendre, et reçu dans l'académie, où il prit,
suivant l'usage des académies italiennes, le nom de _Pentito_
(repentant), pour témoigner, dit le _Manso_, son regret du temps qu'il
avait perdu à étudier les lois; ou plutôt, comme le dit _Serassi_, pour
montrer son repentir d'avoir quitté cette ville, où il retrouvait de si
bons traitements et de si chers amis, pour Bologne dont les habitants
l'avaient traité avec tant de dureté et d'injustice.

A Padoue, il reprit avec une nouvelle ardeur ses études philosophiques,
sous un de ses anciens maîtres[235]. La morale et la politique
d'Aristote l'occupèrent autant que sa poétique; mais surtout il
s'enfonça dans toutes les profondeurs de la philosophie de Platon,
philosophie analogue à l'élévation de son caractère et de son génie, et
dont tout ce qu'il a écrit, soit en vers soit en prose, porte la noble
empreinte. Il ne perdait point pour cela de vue sa _Jérusalem délivrée_,
ou plutôt son _Godefroy_, comme il l'intitula d'abord: il dirigeait, au
contraire, vers ce but toutes ses études, ses méditations, ses
recherches. Il cueillait les plus belles fleurs des poëtes, des orateurs
et des philosophes anciens, pour en enrichir son poëme. Encore incertain
de la route qu'il devait suivre et des principes auxquels il devait
définitivement s'attacher, il fit de cette incertitude même le sujet de
ses réflexions habituelles; et de ces réflexions naquirent les trois
discours ou traités qu'il composa cette année[236], sur la poésie en
général, et particulièrement sur le poëme héroïque. Il les adressa tous
trois à Scipion de Gonzague, mais ils ne furent publiés que plus de
vingt ans après[237]. Ce qui les rend précieux, c'est cet âge même de
l'auteur et le motif qui les lui fit écrire. Les poétiques écrites par
des poëtes sont trop souvent des théories faites pour justifier après
coup leur pratique. Ici ce sont les délibérations d'un jeune homme prêt
à s'élancer dans la carrière (et ce jeune homme est le Tasse), qui
examine toutes les routes frayées avant lui, et qui cherche de bonne foi
celle qu'il doit tenir.

      [Note 235: Fr. _Piccolomini_.]

      [Note 236: 1564.]

      [Note 237: En 1587.]

Les vacances de l'université lui permirent d'aller enfin voir son père
qui était de retour à Mantoue. On ne peut exprimer la joie qu'éprouva ce
bon vieillard à revoir son fils chéri, après une si longue absence, à
s'assurer de ses progrès, à lire ses savants discours sur l'art
poétique, à voir l'ébauche déjà tracée de son grand poëme. L'auteur
d'_Amadis_ n'aurait peut-être pas vu sans peine un autre poëte épique
s'annoncer avec de si grands avantages; mais son fils! quel plaisir
n'eut-il pas à reconnaître que toutes les raisons qui l'avaient empêché
de faire de son _Amadis_ un poëme régulier, au lieu d'un roman épique,
n'avaient pu détourner son cher _Torquato_ du chemin tracé par Homère
et par Virgile, et que déjà il y marchait avec tant de succès, que la
palme du poëme héroïque moderne lui était désormais assurée!

De retour à Padoue, le Tasse apprit que le cardinal Louis d'Este l'avait
nommé l'un de ses gentilshommes, et le verrait avec plaisir à Ferrare
avant que l'archiduchesse d'Autriche, qui venait épouser le duc Alphonse
II, son frère, fût arrivée à la cour. Il s'y rendit avec
empressement[238]; mais il trouva tout le monde si occupé des
préparatifs de fêtes, de tournois, de spectacles, qu'il eut peine à
obtenir une audience du cardinal. Louis le reçut enfin, lui fit un
très-bon accueil; donna des ordres pour qu'il fût nourri et logé
convenablement; surtout il déclara qu'il lui laissait une liberté
entière, qu'il ne voulait pas que son service le détournât de ses
travaux, et qu'il pouvait n'y paraître que quand il en aurait le loisir.
Les fêtes que donna, pendant près d'un mois, cette cour galante et
magnifique dans une occasion si solennelle, durent frapper vivement
l'imagination du Tasse, nourri de la lecture des romans de chevalerie,
et qui voyait réaliser, dans les joutes et dans les tournois, les scènes
romanesques les plus brillantes[239].

      [Note 238: Octobre 1565.]

      [Note 239: Voyez Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1561 et
      1565.]

Les fêtes finies, la cour réduite à la famille ducale, le cardinal se
rendit à Rome pour l'élection d'un pape, et laissa le Tasse à Ferrare.
Deux sœurs du duc et du cardinal, Lucrèce et Léonore d'Este faisaient
l'ornement de cette cour. Leur mère, Renée de France, leur avait donné
l'éducation la plus soignée, et leur avait inspiré dès l'enfance le goût
des lettres, de la poésie, de la musique, en un mot, de tous les
arts[240]. Toutes deux étaient aimables et belles; mais ni l'une ni
l'autre n'était plus de la première jeunesse. Lucrèce avait trente-un
ans, et Léonore trente. L'aînée avait brillé dans les fêtes: une
indisposition avait empêché la seconde d'y paraître, ou, comme elle
aimait peu le bruit et le monde, lui avait servi de prétexte pour s'en
dispenser. Le Tasse fut d'abord présenté chez Lucrèce, et se trouva
bientôt assez dans ses bonnes grâces pour qu'elle le présentât elle-même
chez sa sœur. Il ne tarda pas à être également bien venu chez les deux
princesses. Il les avait déjà célébrées dans son _Rinaldo_,
principalement Lucrèce[241], et cette circonstance contribua sans doute
à le mettre en faveur auprès d'elle. Peu de temps après, Lucrèce
l'introduisit aussi chez le duc son frère. Alphonse qui connaissait ses
talents, sachant qu'il avait commencé un poëme sur la conquête de
Jérusalem, l'accueillit, le caressa, l'encouragea fortement à mettre à
fin son entreprise. Ces encouragements lui firent reprendre un travail
interrompu depuis près de deux ans. Il résolut de dédier son poëme au
duc Alphonse et de le consacrer à la gloire de cette maison, dont il
recevait alors tant de faveurs.

      [Note 240: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 96.]

      [Note 241:

        _Lucretia Estense è l' altra i cui crin d'oro
        Lacci e retisaran del casto amore_, etc. (C. VIII, st. 14.)]

Il eut fini en peu de mois les six premiers chants. A mesure qu'il les
composait, il les lisait aux deux princesses. Leurs applaudissements
enflammaient et soutenaient sa verve. Cette grande composition ne
l'empêchait pas de saisir toutes les occasions de leur adresser de ces
poésies que nous nommons fugitives, parce que la plupart du temps leur
mérite disparaît avec l'occasion qui les a fait naître. Quelques-unes de
celles que le Tasse fit alors intéressent non-seulement par leur beauté,
mais parce qu'en les lisant on espère pouvoir fixer son opinion sur la
nature des sentiments qui l'attachaient à l'une des deux sœurs. C'est,
comme on sait, le sujet d'une grande controverse, qui n'est pas beaucoup
plus futile que la plupart de celles qui ont divisé les savants. Est-ce
donc une chose de si peu d'intérêt pour les amis des lettres que ce qui
paraît avoir influé sur la destinée d'un grand homme, aussi attachant
par ses malheurs qu'admirable par son génie? Je reviendrai là-dessus
dans la suite, et ne veux pas interrompre le fil des événements.

Le Tasse, instruit que le séjour du cardinal d'Este à Rome devait se
prolonger encore, fit un voyage à Padoue[242]. Ses amis, et surtout
Scipion de Gonzague furent enchantés de le revoir. Il les consulta sur
ce qu'il avait fait du _Godefroy_, et fut encouragé de plus en plus par
leurs suffrages. De Padoue, il se rendit à Milan, puis à Pavie, où il
passa près d'un mois; et ensuite à Mantoue, pour voir et embrasser
encore une fois son père. Enfin il revint à la cour de Ferrare, où son
crédit augmentait en proportion de sa renommée. Il s'offrit une nouvelle
occasion d'y briller, qui peut servir à faire connaître l'esprit de son
siècle. L'amour n'était pas alors seulement un sentiment ou une passion:
il était encore une science. Le Tasse se piquait d'y exceller,
prétention bien excusable dans un philosophe de vingt-deux ans.
D'ailleurs ce philosophe était un poëte dont l'amour s'était emparé
presque dès son enfance. Ses premiers vers, faits à Bologne et à Padoue,
avaient été des vers d'amour[243]. A Ferrare, ses hommages et ses vers
s'adressèrent à Lucrèce _Bendidio_, jeune dame, non moins célèbre par
les grâces et la vivacité de son esprit que par sa beauté; mais il
avait un rival redoutable dans J. B. _Pigna_, secrétaire du duc
Alphonse; le _Pigna_ soupirait et rimait aussi pour elle; le Tasse, dont
les vers valaient beaucoup mieux, avait d'autant plus besoin de
ménagements et d'adresse pour ne pas se brouiller avec un homme qui
pouvait lui nuire auprès du duc. Léonore, sa protectrice, s'aperçut de
son embarras, et lui suggéra un moyen d'en sortir. Au lieu de continuer
à faire des vers pour la belle Lucrèce, il prit trois grandes _canzoni_,
que le _Pigna_ venait de composer pour elle, et qu'il nommait peu
modestement _les trois Sœurs_[244]; le Tasse fit sur ces trois odes, en
les prenant strophe par strophe, des considérations savantes et
profondes de philosophie amoureuse, et les dédia à la princesse qui lui
avait donné ce conseil[245]. L'amour-propre de l'auteur, flatté des
éloges que lui donnait son jeune rival, ne lui permit pas d'apercevoir
un certain ton d'ironie qui règne surtout dans la comparaison que le
Tasse fait, en finissant, entre les poésies du secrétaire ducal et
celles de Pétrarque; il vécut avec lui en bonne intelligence; et grâce
aux conseils de Léonore, Lucrèce _Bendidio_ put continuer à recevoir les
hommages de tous les deux.

      [Note 242: Au printemps de 1566.]

      [Note 243: Treize sonnets de lui, que l'_Atanagi_ publia en
      1565; t. I de ses _Rime di diversi nobili poeti Toscani_, sont
      presque tous de cette espèce; ceux qui se trouvent parmi les
      poésies des académiciens _Eterei_, sont de même; et dans son
      dialogue philosophique intitulé _il Costantino_, ou _de la
      Clémence_, il avoue lui-même que _la sua Giovanezza fu tutta
      sottoposta all'amorose leggi._]

      [Note 244: C'était les comparer avec les trois fameuses
      _canzoni_ de Pétrarque sur les yeux de Laure. (Voyez t. II de
      cette _Hist. littér._, p. 523 et suiv.) Ces trois _canzoni_ du
      _Pigna_ faisaient partie d'un _canzoniere_ tout entier qui est
      resté inédit.]

      [Note 245: Ces _Considerazioni_ ont été publiées pour la
      première fois, t. III des Œuvres du Tasse, en 6 vol. in-fol.,
      Florence, 1724. _Serassi_ a inséré la dédicace adressée à Léonore
      d'Este, dans sa Vie du Tasse, p. 140.]

Peu de tems après, le Tasse voulut donner à Lucrèce, à Léonore
elle-même, à toutes les belles dames et à tous les chevaliers de cette
cour galante une plus haute idée de sa doctrine, qu'il ne l'avait pu
faire dans ses considérations sur _les trois Sœurs_. Il soutint
publiquement dans l'académie de Ferrare une thèse d'amour composée de
cinquante conclusions. Cet exercice dura trois jours de suite; et ce
fut, dit le grave _Serassi_, une chose vraiment merveilleuse de voir
l'esprit, la subtilité, le savoir, que le Tasse employa dans un âge si
tendre à soutenir un si grand nombre de propositions si difficiles.
Aucun des argumentants ne put l'embarrasser, à l'exception cependant
d'un gentilhomme de Lucques[246], et d'une dame très-exercée dans ce
genre de philosophie. _La signora Orsina Cavalletti_[247] argumenta fort
disertement contre la vingt-unième proposition que voici: «L'homme de sa
nature aime plus fortement et plus constamment que la femme.» Je ne
sais si c'est là une de ces propositions ardues dont _Serassi_ admire
que le Tasse ait pu se tirer. Tant y a que la dame mit dans cette
discussion tout ce qu'elle avait de science et de finesse, toute la
chaleur d'une femme qui soutient la cause de son sexe, et que cependant
le jeune docteur défendit bravement le sien[248].

      [Note 246: _Paolo Samminiato_.]

      [Note 247: La même pour qui le Tasse composa dans la suite son
      dialogue sur la poésie toscane, intitulé _la Cavalletta_.]

      [Note 248: Ces cinquante _Conclusioni amorose_ sont imprimées,
      Œuvres du Tasse, t. III de l'édit. de Florence, en tête du
      dialogue intitulé _il Cataneo ovvero delle conclusioni_, dans
      lequel il revint, plus de vingt ans après, sur cette thèse d'amour
      soutenue avec tant d'éclat dans sa jeunesse.]

La mort imprévue de son père interrompit ces jeux de l'esprit et ces
amusements du cœur. Il alla recevoir ses derniers soupirs et revint à
Ferrare, où il resta quelque temps entièrement livré à sa douleur. Il en
fut distrait par les fêtes du mariage de Lucrèce d'Este avec le jeune
fils du duc d'Urbin[249]; mais ni les vers qu'il composa dans cette
circonstance[250], ni la perte qu'il avait faite, ni ses amours, ne
l'empêchaient de travailler presque tous les jours à son poëme; il avait
ajouté deux chants aux six premiers, lorsqu'il partit pour la France à
la suite du cardinal. Louis d'Este y venait cette fois sans aucune
mission du pape, mais pour ses affaires personnelles, et, ajoute un des
auteurs de la vie du Tasse[251], pour les intérêts de la religion. Outre
l'archevêché d'Auch, que son oncle, le cardinal Hippolyte, lui avait
résigné, il y possédait quelques riches bénéfices: c'étaient là ses
affaires, et comme on voit, de très-bonnes affaires, et qui expliquent
assez quel intérêt il devait prendre aux querelles de religion qui
troublaient alors la France.

      [Note 249: Janvier 1570. C'était _Francesco Maria della
      Rovere_, fils du duc _Guidubaldo_, alors régnant.]

      [Note 250: Entre autres la belle _canzone_: _Lascia, Imeneo,
      Parnaso, e qui discendi_. (_Opere_ t. II, p. 507, édit. de
      Florence.)]

      [Note 251: _Serassi_, p. 151.]

En partant pour ce long voyage, le Tasse crut devoir, à tout événement,
laisser quelques dispositions entre les mains d'un de ses amis[252]. Le
premier article de cette espèce de testament regarde ses _poésies
amoureuses_; il veut qu'elles soient recueillies et publiées. Quant aux
autres qu'il a faites _pour servir quelques amis_, il désire qu'elles
soient ensevelies avec lui, à l'exception d'un seul sonnet[253]. Une
autre disposition est relative aux huit chants qu'il avait déjà faits de
son _Godefroy_; d'autres, qui prouvent qu'il avait peu d'ordre ou qu'il
était peu généreusement traité par la cour, ont rapport à des effets
qu'il laisse en gage chez un juif pour vingt-cinq livres, à des pièces
de tapisserie[254] qu'il laisse, pour treize écus, chez un autre juif,
et à d'autres tapisseries qui restent dans son logement. Si Dieu dispose
de lui, il veut que le tout soit vendu et que le produit serve aux frais
d'une pierre sépulcrale pour le tombeau de son père, où l'on fera graver
l'épitaphe latine qu'il a composée en son honneur. Si l'exécution de
quelqu'une de ces volontés rencontre des obstacles, il prescrit à son
ami de recourir à la faveur de l'excellente madame Léonore, «laquelle,
ajoute-t-il, la lui accordera, je l'espère, pour l'amour de moi[255].»
Les trois derniers objets, peut-être également sacrés pour lui, dont on
le voit s'occuper à son départ, sont donc sa gloire poétique, la mémoire
de son père, la bienveillante protection de Léonore.

      [Note 252: _Ercole Rondinelli_, gentilhomme de Ferrare. Ce
      mémoire, inséré dans les Œuvres du Tasse, édit. de Florence, t. V,
      est daté de Ferrare, 1573; mais _Serassi_ prouve très-bien que
      c'est une faute de copiste, et qu'il faut écrire 1570.]

      [Note 253: C'est celui qui commence par ce vers:

        _Or che l'Aura mia dolce altrove spira_

      _ibidem_, t. II, p. 276. Il était en effet digne d'être conservé;
      mais était-il bien vrai que le Tasse l'eût fait pour servir un de
      ses amis? N'est-ce pas un de ceux où, sous le nom d'_Aura_ ou de
      _Laura_, il paraît avoir chanté quelquefois celle qu'il n'osait
      nommer, et n'avait-il pas ici la double intention de le conserver
      et d'empêcher que son ami lui-même n'en devinât l'objet?]

      [Note 254: Son père les avait autrefois achetées en Flandre;
      et c'était ce qui les lui rendait précieuses.]

      [Note 255: _Ricorra il signor Ercole al favor dell'
      eccellentissima madama Leonora, laqual confido che per amor mio,
      gliene sarà liberale._ Ub. sup.]

Dès la première visite[256] que le cardinal fit au roi de France, qui
était son cousin, il se hâta de lui faire connaître le Tasse, et dit en
le lui présentant: Voilà le chantre de Godefroy et des autres héros
français, qui se sont tant signalés à la conquête de Jérusalem. Charles
IX...., (on pouvait encore prononcer son nom et approcher de lui sans
horreur; il pouvait encore sourire aux lettres et à la poésie qu'il
aimait; il ne s'était pas dévoué, comme il le fit l'année suivante, à
l'exécration de tous les siècles); Charles IX reçut le Tasse de la
manière la plus distinguée, le revit souvent, et lui fit toujours le
même accueil. Il accorda un jour à sa demande la grâce d'un malheureux
poëte que les Muses n'avaient pu garantir d'une action honteuse, mais
qu'elles sauvèrent ainsi du supplice. Enfin il aurait reconnu par ses
largesses l'honneur que le Tasse rendait dans son poëme à l'héroïsme
français, il l'aurait comblé de présents, disent les écrivains de France
et d'Italie, «si la philosophie du Tasse ne se fût opposée aux grâces
qu'il voulait lui faire, et n'eût arrêté sa libéralité par une espèce de
refus[257]. «On conçoit qu'un poëte philosophe oppose _une espèce de
refus_ aux présents même d'un roi; mais quand la munificence royale se
laisse vaincre par un refus philosophique, c'est qu'elle veut bien être
vaincue.

      [Note 256: Janvier 1571.]

      [Note 257: L'abbé de Charnes, Vie du Tasse, p. 40; _Serassi_,
      _Vita del Tasso_, p. 155. Ce dernier cite dans une note, p. 162,
      le _cavalier Guido Casoni_, qui avait, je crois, écrit avant de
      Charnes.]

On doit penser qu'à l'exemple du maître, les grands, les nobles et tout
ce qu'il y avait à la cour d'hommes aimant les lettres, ou voulant
paraître les aimer, s'empressèrent d'accueillir et de fêter le jeune
poëte. Il en existait un alors en France qui jouissait d'une réputation
gigantesque. Le génie vraiment poétique de Ronsard, nourri de l'étude
des anciens et des Italiens modernes, étonnait par la verve,
l'enthousiasme, l'élévation des pensées, la vivacité des images et la
pompe des expressions. Le Tasse fit sa connaissance et rechercha son
amitié. Il lui lut plusieurs chants de son Godefroy, et quelques-uns des
morceaux qu'il n'avait cessé de composer, soit pendant son voyage, soit
depuis son séjour en France[258]. Il ne se sentit pas médiocrement
flatté d'obtenir l'approbation de Ronsard et à son tour il admira ses
poésies[259], qui paraissaient alors françaises à toute la France.

      [Note 258: Il ajouta, pendant ce séjour, plusieurs morceaux à
      sa _Jérusalem_, et surtout dans l'abbaye de Chablis, dont le
      cardinal d'Este était abbé. Ce fait est rapporté par Ménage, dans
      ses observ. sur l'_Aminte_ du Tasse (act. I, sc. 2, v. 299); et il
      dit l'avoir lu dans des mémoires du cardinal Du Perron, qui lui
      avaient été communiqués par M. Dupuis.]

      [Note 259: Il compare dans un de ses dialogues (_il Cataneo
      ovvero_ _degli idoli_, t. III de ses Œuvres, édit. de Florence)
      des vers de Ronsard à la louange de la maison royale de Valois,
      avec la célèbre _canzone_ d'Annibal _Caro_: _Venite all'ombra de'
      gran gigli d'oro_; il en fait de grands éloges, et paraît même, du
      moins quant au fond des choses et à la sublimité des pensées,
      donner la préférence au poëte français.]

Notre langue n'était pas fixée. Ronsard en méconnut le génie, et lui fit
trop de violence. Elle changea peu de temps après; et ce poëte resta
plus étranger dans son propre pays qu'il ne l'est pour les étrangers
eux-mêmes. La langue y a gagné sans doute; mais ils ne peuvent juger
comme nous du gain qu'elle a fait, et peuvent être frappés de ce qu'elle
a perdu. Nous ne devons donc pas être surpris que des Italiens célèbres,
tels que le _Redi_[260], _Apostolo Zéno_[261], _Serassi_[262], et
plusieurs autres aient été du même avis que le Tasse; qu'ils aient même
placé Ronsard au-dessus de nos meilleurs poëtes modernes. Leurs faux
jugements n'ont aucun inconvénient pour nous, et peuvent même nous être
utiles, en nous engageant à examiner nous-mêmes en quoi ils se trompent,
et à prendre quelque connaissance de notre ancienne poésie et de notre
ancienne langue, qui valaient moins qu'ils ne croient, mais plus que
nous ne croyons.

      [Note 260: _Note al Ditirambo_.]

      [Note 261: _Annot. al Fontanini_.]

      [Note 262: _Vita del Tasso_.]

Ce n'est pas seulement notre langue qui a changé depuis le temps du
Tasse, ce sont nos mœurs, nos usages, nos arts, les productions mêmes de
notre sol; aussi le parallèle qu'il fit entre la France et l'Italie,
pour répondre aux questions d'un de ses amis de Ferrare[263],
manque-t-il aujourd'hui de justesse dans bien des points. Mais on
reconnaît dans cette longue lettre, ou dans ce petit traité, la finesse
d'observation et de pénétration d'esprit qui brillent dans tous les
écrits du Tasse, et cette méthode philosophique qu'il avait puisée dans
l'étude des anciens[264]. Il divise et subdivise avec ordre toutes les
manières dont on peut envisager un pays. Il examine ensuite, sous tous
ces différents points de vue, l'Italie et la France. Il faut lui
pardonner un peu de partialité pour sa patrie, ne pas oublier ce
qu'était l'Italie au seizième siècle, et ce qu'était la France, et lui
savoir gré d'avoir quelquefois prononcé à notre avantage. Il ne faut
point juger ce tableau d'après ce que l'original est de nos jours, mais
conclure du tableau même ce que l'original était alors.

      [Note 263: Le comte _Ercole de' Contrarj._]

      [Note 264: Voyez t. V, p. 281, des Œuvres, édit. de Florence,
      in-folio.]

Faut-il croire ce qu'on rapporte de l'état de détresse et de pauvreté où
se trouva le Tasse au milieu de toutes ces faveurs du prince et de
toutes ces caresses des courtisans? Balzac dans ses entretiens, Guy
Patin dans une de ses lettres, disent qu'il fut réduit à emprunter un
écu pour vivre. _Serassi_ croit le fait impossible. Un gentilhomme
attaché à un cardinal si riche et si magnifique pouvait-il manquer à ce
point du nécessaire; et celui qui avait refusé les présents d'un roi
s'abaisser à recevoir d'un ami ou d'une amie[265] un si petit service?
Mais cet historien rapporte lui-même un autre fait qui peut expliquer le
premier. Le crédit dont jouissait le Tasse auprès du cardinal, et les
honneurs qu'il recevait dans une cour telle que celle de France, durent
exciter l'envie de ces courtisans sans mérite, tels qu'il s'en trouve
toujours auprès des princes; le Tasse s'expliquait peut-être avec trop
de liberté sur les matières qui échauffaient alors tous les esprits; ils
saisirent ce prétexte pour le calomnier et le desservir. Ils n'y
réussirent que trop: le cardinal se refroidit entièrement à son égard,
et non-seulement lui retira les honoraires de sa place, mais lui donna
même des dégoûts personnels, et parut ne le plus voir qu'avec
répugnance. Il n'en fallait pas tant pour qu'un homme qui avait beaucoup
de noblesse et de dignité d'âme sentît ce qu'il avait à faire. Le Tasse
demanda un congé pour l'Italie, et l'obtint. Il est vrai qu'il fut
reconduit et défrayé par _Manzuoli_, secrétaire du cardinal, que
celui-ci envoyait à Rome; mais il ne serait pas surprenant que, dans de
pareilles circonstances, il eût éprouvé avant son départ des besoins
pressants, et que sa fierté eût consenti plutôt à devoir un écu à
l'amitié, qu'à rien demander à un prince qui le disgraciait injustement.

      [Note 265: Balzac dit à une dame de ses amies, et Patin à un
      ami.]

Leur séparation ne fut cependant pas une rupture. Le cardinal aurait
craint de se donner aux yeux de la cour de France un tort ou un
ridicule; le Tasse avait le dessein d'entrer au service du duc Alphonse
en quittant son frère; le départ de _Manzuoli_ sauva toutes les
apparences; le cardinal envoyant à Rome son secrétaire le plus intime, y
pouvait envoyer aussi le gentilhomme le plus distingué de sa suite. Ils
partirent à la fin de décembre, après un an de séjour en France. Le
Tasse fut reçu à Rome avec joie par les anciens amis de son père, et
recherché par tous les amis des lettres. Pendant ce temps, il faisait
agir à Ferrare auprès du duc Alphonse; il employait à cette négociation
la princesse d'Urbin et sa sœur Léonore, qui n'eurent pas beaucoup de
peine à réussir. Alphonse était dans de si bonnes dispositions que le
Tasse fut presqu'aussitôt agréé que proposé. Il se rendit sur-le-champ à
Ferrare. Le duc lui témoigna le plus grand plaisir de le voir, et
joignit à des conditions satisfaisantes et honorables[266] toutes les
commodités du logement et de la vie. La plus agréable pour le Tasse fut
d'être dispensé de tout service, et de pouvoir par conséquent se livrer
tout entier à la composition de ce poëme promis depuis tant d'années, et
que le monde littéraire attendait.

      [Note 266: Ses honoraires coururent du commencement de cette
      année(1572), quoique l'on fût alors au mois de mai; ils étaient de
      50 liv. 10 s. (monnaie de Ferrare) par mois, ce qui équivalait
      alors à 15 écus d'or. (_Serassi_, page 163, note 3.)]

A peine s'était-il remis au travail, qu'un triste événement vint l'en
distraire. La duchesse de Ferrare, dont on célébrait le mariage quand il
entra pour la première fois dans ce palais, mourut peu de temps après
qu'il y fut de retour. Cette mort plongea dans le deuil Alphonse et
toute sa famille. Le cœur et la plume du Tasse ne furent pendant quelque
temps occupés que de cet objet. Il adressa au duc un discours
consolatoire, à la manière des philosophes anciens[267]. Il composa de
plus une oraison funèbre très-éloquente[268], et joignit à ces ouvrages
en prose plusieurs belles pièces de vers.

      [Note 267: On le trouve sous le titre de _Orazione in morte di
      Barbara d'Austria_, etc. (_Opere_, t. XI, édition de Venise,
      in-4º.)]

      [Note 268: Elle est insérée dans le dialogue intitulé: _il
      Ghirlinzone ovvero dell'Epitafio_. _Ibidem_, t. VII.]

Quelque temps après, le duc Alphonse fit un voyage à Rome. Le Tasse
ayant plus de loisir à Ferrare, avant de se remettre à son grand
ouvrage, en fit un dont l'heureux succès fait époque dans l'histoire des
lettres. Six ans auparavant[269], il avait vu jouer dans l'université
même de Ferrare, une espèce d'églogue dialoguée ou fable pastorale,
partagée en scènes et en actes, intitulée _lo Sfortunato_,
(l'Infortuné). Elle était d'un nommé _Agostino degli Arienti_ ou
_Argenti_. Cette pièce, qui fut imprimée un an après, avait attiré une
grande affluence, et obtenu beaucoup d'applaudissements. Le Tasse avait
applaudi lui-même à ce nouveau genre de représentation dramatique. Dès
ce moment sans doute il avait aperçu ce qui y manquait et tout le parti
que son génie en pouvait tirer. Cette heureuse invention était même plus
ancienne. Quand nous traiterons de la poésie pastorale, nous en verrons
les premiers essais; mais il y avait aussi loin de ces essais à
l'_Aminta_, que des premiers romans épiques à l'_Orlando furioso_. Il en
résulte cependant qu'il n'est pas plus exact de dire, comme l'ont fait
le _Manso_ et d'autres auteurs, que le Tasse fut le premier inventeur du
drame pastoral, qu'il ne l'est de prétendre que l'Arioste le fut du
poëme romanesque; mais ils ont tous deux perfectionné ce qui n'avait
été qu'essayé avant eux, tous deux offert, chacun dans son genre, des
modèles parfaits, qui n'ont point été surpassés, ni même égalés depuis;
c'est là ce qui est exactement vrai, et c'est bien assez pour leur
gloire.

      [Note 269: Mai 1567.]

Le sujet, les caractères, le plan et la conduite de l'_Aminta_ étaient
donc depuis long-temps dans la tête du Tasse. Il n'attendait pour
l'exécuter que d'en avoir le loisir. Il profita bien de celui que lui
laissait le départ du duc Alphonse. Entièrement livré à cette
composition délicieuse, il l'eut achevée dans deux mois. Le duc à son
retour en fut si charmé, qu'il ordonna de tout préparer pour qu'elle fût
représentée à l'arrivée du cardinal son frère. Elle le fut en effet[270]
avec un éclat et un succès qui augmenta considérablement le crédit de
l'auteur auprès d'Alphonse et de toute la cour, mais qui anima contre
lui des envieux jusqu'alors cachés, et déterminés depuis lors à le
perdre.

      [Note 270: Au printemps de 1573.]

Je ne développerai point ici les beautés de ce chef-d'œuvre, l'un des
diamants les plus précieux de la poésie moderne; j'y reviendrai dans un
autre moment. Ces beautés ont été généralement senties. Elles diffèrent
totalement de celles du grand poëme que le Tasse n'avait interrompu que
pour le reprendre aussitôt. Il semble presque inconcevable que l'auteur
de la _Jérusalem_ le soit aussi de l'_Aminta_, qui ait travaillé pour
ainsi dire en même temps à l'une et à l'autre, tant le genre, les
formes, le style de ces deux ouvrages se ressemblent peu.

Bien éloigné de l'empressement qu'on a aujourd'hui de se produire, et
content du succès de sa pastorale, il ne voulait pas la faire imprimer.
Quelques traits même où il faisait allusion à la cour de Ferrare, à des
circonstances de sa vie, et à des sentiments de son cœur, d'autres qu'il
avait lancés contre un de ses ennemis cachés[271] qu'il n'aurait pas
voulu blesser publiquement, lui faisaient une loi de cette réserve. Mais
on trouva le moyen d'avoir des copies de sa pièce; il en tomba une entre
les mains d'Alde le jeune, qui l'imprima, pour la première fois à
Venise, huit ans après qu'elle eut été représentée[272]. Ce fut
seulement alors que l'applaudissement qu'elle avait eu à Ferrare devint
universel en Italie. Les éditions se multiplièrent; les imitations
furent si nombreuses, qu'on ne vit plus de toutes parts que pastorales
dramatiques. Mais parmi cette foule d'imitateurs, le _Guarini_ dans son
_Pastor Fido_, et au commencement de l'autre siècle, _Bonarelli_ dans sa
_Filli di Sciro_, approchèrent seuls, quoique à une grande distance, de
leur inimitable modèle. Bientôt l'_Aminta_ fut traduit en français, en
espagnol, ensuite en anglais, en allemand, en flamand, même en illyrien,
en un mot, dans toutes les langues, et toujours avec le même succès. On
peut donc dire que ce petit ouvrage n'a pas moins contribué que son
grand poëme à la célébrité du Tasse, et que quand même l'auteur de
l'_Aminta_ ne l'eût pas été de la _Jérusalem délivrée_, son nom n'en
serait pas moins immortel.

      [Note 271: On a cru presque généralement qu'il avait désigné
      _Speron Speroni_ sous le nom de l'envieux Mopsus; Ménage croit
      plutôt que c'est _Francesco Patrici_, et en donne de fort bonnes
      raisons, _Osservazioni sopra l'Aminta_, Venezia, 1736, p. 202.]

      [Note 272: Vinegia, 1581, in-8º.]

La princesse d'Urbin, Lucrèce d'Este, n'avait pu assister aux
représentations de cette pièce qui faisait tant de bruit. Elle voulut la
connaître, et pria son frère Alphonse de lui envoyer l'auteur à Pesaro.
Le Tasse fut charmé de revoir cette ville où il avait passé quelque
temps dans son enfance, et plus encore de se rendre agréable à une
princesse à qui il devait en grande partie sa position à la cour de
Ferrare. Il se rendit à Pesaro, et reçut l'accueil le plus flatteur du
vieux duc _Guidubaldo_, ancien protecteur de son père, des princes ses
fils, et surtout de Lucrèce sa belle-fille. Il lut au milieu de cercles
composés de ce qu'il y avait de plus distingué dans cette cour, et son
_Aminta_ et plusieurs chants de son _Goffredo_, qui excitèrent le plus
grand enthousiasme. L'été avançait: Lucrèce s'en alla passer le reste
avec son mari dans une campagne délicieuse[273]; le jeune prince s'y
livrait à deux exercices qu'il aimait passionnément, à nager dans de
belles pièces d'eau et à chasser dans de grandes forêts: sa femme qui
n'aimait ni la natation, ni la chasse, voulut que le Tasse fût du
voyage. Il passa plusieurs mois auprès d'elle dans cette agréable
solitude, composant tous les jours des vers, tantôt pour ajouter à son
poëme, tantôt à la louange de Lucrèce, qui prenait grand plaisir à les
entendre. Elle avait bien ses trente-neuf ans; c'en était dix de plus
que le Tasse; mais peut-être que cette disproportion de l'âge fut une
compensation de celle du rang: quoi qu'il en soit, la bonne princesse et
le jeune poëte ne se quittaient presque plus, et les auteurs qui nient
l'amour du Tasse pour Léonore, prétendent qu'au moins jusqu'à ce jour il
paraît avoir eu plus de penchant pour Lucrèce: _Serassi_ le dit
positivement[274]. Entre les sonnets qu'il cite, et qui paraissent le
prouver, il en est surtout deux, l'un sur la belle main, l'autre sur le
sein de la princesse[275], qui sont en effet d'une galanterie que le
Tasse ne se serait pas permise avec Léonore. Il y en a un autre[276],
l'un des plus beaux qu'il ait faits, dans lequel il met autant de poésie
que d'adresse à vanter la maturité de l'âge où celle à qui il parle
était parvenue, en lui rappelant, sans les lui faire regretter, ces
fleurs du printemps qu'elle n'avait plus; mais quoi qu'en dise
_Serassi_, c'est, nous le verrons bientôt, à Léonore et non à Lucrèce
que ce sonnet est adressé. Ce qui est certain, c'est que le Tasse fut
très-heureux dans cette _villegiatura_, partagé entre la poésie et
l'intime société d'une femme aimable. C'est là peut-être qu'il composa
les descriptions les plus charmantes de son poëme; c'est peut-être dans
les jardins de _Castel Durante_ qu'il décrivit les jardins enchantés
d'Armide.

      [Note 273: A _Castel Durante_, 1573.]

      [Note 274: _Vita del Tasso_, p. 180.]

      [Note 275: _La man ch'avvolta in odorate spoglie_, etc.; et:
      _Non son si vaghi i fiori onde natura_, etc.; t. II des Œuvres,
      édit. de Flor., in-fol., p. 270 et 279.]

      [Note 276: _Negli anni acerbi tuoi purpurea rosa_, p. 291.]

Il revint à Ferrare chargé de présents, de bijoux, de chaînes d'or,
qu'il avait reçus du duc d'Urbin et de ses enfants. Il tenait surtout de
Lucrèce un rubis de la plus grande valeur. La fortune semblait lui
sourire; mais il touchait au moment d'éprouver ses premières rigueurs.
Peu de temps après son retour, et lorsqu'il avait repris la composition
de son poëme, le duc partit avec une suite nombreuse pour aller dans les
états de Venise au-devant de Henri III, qui passait du trône de Pologne
à celui de France. Il espérait attirer ce roi jusqu'à Ferrare; il y
réussit et le reçut magnifiquement. Il fallut que le Tasse oubliât son
talent de poëte pour son métier de gentilhomme, et qu'il accompagnât le
duc à Venise, d'où il revint à Ferrare, avec lui, ou plutôt en même
temps que lui, confondu dans le brillant cortège qui suivait le
souverain de Ferrare et le monarque français. L'agitation de ce voyage
et le tourbillon de ces fêtes royales, dans la saison des plus fortes
chaleurs[277], furent suivies d'une fièvre quarte qui le tint pendant
l'automne et pendant tout l'hiver dans un état continuel de souffrance
et de langueur. Toute application lui fut interdite jusqu'au printemps.
Ce fut dans sa convalescence et dans cette belle saison[278], qu'il
termina enfin ce poëme, fruit de tant de travaux et source de tant
d'infortunes.

      [Note 277: Juillet 1574.]

      [Note 278: Avril 1575.]

Avant de le publier, il voulut le soumettre au jugement de ses amis les
plus éclairés et les plus intimes. Il en fit passer une copie à Scipion
de Gonzague, qui était alors à Rome, en le priant de le revoir lui-même
avec le plus grand soin, et de le faire examiner par tout ce qu'il
pourrait réunir d'hommes d'un goût sûr et exercé. Scipion suivit les
intentions du Tasse avec le zèle de l'amitié. Il fut secondé par de
savants littérateurs qui mirent à cet examen toute leur application et
tous leurs soins[279]. Mais qu'en résulta-t-il? Presque tous furent
d'avis différents sur le sujet, le plan, les épisodes, le style. Ce qui
paraissait défaut aux uns était beauté pour les autres. Le Tasse, avec
une patience et une docilité infatigables, recevait tous les conseils,
les suivait, ou donnait, dans des lettres raisonnées, ses motifs pour ne
les pas suivre. Outre ceux qu'il recevait de Rome, il en demandait
encore à ses amis de Ferrare: il en alla même demander à Padoue[280], et
revint avec de nouveaux sujets d'incertitudes, de corrections et de
travaux.

      [Note 279: Les principaux furent, 1º. _Pier Angelio Bargeo_ ou
      _da Barga_, élégant poëte latin, auteur d'un bon poëme sur la
      chasse (_Cynegeticon_, lib. VI), et d'un autre poëme sur le même
      sujet que celui du Tasse, intitulé _Syrias_, qu'il avait commencé
      plusieurs années auparavant, et que la _Jérusalem délivrée_ aurait
      dû lui ôter le courage d'achever; 2º. _Flaminio de' Nobili_,
      théologien, philosophe, grand helléniste et savant littérateur;
      3º. _Silvio Antoniano_, professeur d'éloquence dans le collège
      romain, et bon écrivain en vers et en prose; et enfin _Sperone
      Speroni_, trop connu pour qu'il soit besoin de rien ajouter à son
      nom. Voyez les _Lettere poetiche_ du Tasse, _Opere_, t. V, édit.
      de Florence, in-fol.]

      [Note 280: Il y eut pour hôte et pour conseil _Gio. Vincenzo
      Pinelli_, riche et savant, possesseur d'une belle bibliothèque; il
      consulta aussi _Piccolomini_, qui avait été son maître, _Domenico
      Veniero_, _Celio Magno_, etc.]

Le mouvement que cette sorte d'occupation donne à l'esprit est tout
différent de celui qu'il éprouve dans le feu de la composition. En
composant, la préoccupation est profonde, constante, et s'exerce
long-temps sur le même objet: en corrigeant, elle se porte rapidement
sur de petits détails, sur des objets indépendants les uns des autres
qui ébranlent presque à la fois l'imagination, et appellent souvent
l'attention en sens contraire. Il résulte du premier travail un état
contemplatif, et pour ainsi dire extatique, dans lequel, tout entier
aux objets qu'il invente et aux sentiments qu'il exprime, le poëte est
étranger et presque inaccessible à tout ce qui est extérieur; il résulte
du second une espèce d'émotion fébrile, qui ouvre facilement l'esprit à
ce que l'on voit ou entend, même à ce que l'on croit voir ou entendre, à
toutes les impressions fâcheuses, aux inquiétudes, aux soupçons; surtout
lorsqu'on se trouve comme assailli par des conseils contradictoires,
forcé de choisir à la hâte, et d'autant plus incertain dans son choix
que l'on est plus modeste, et qu'on abonde moins dans son sens. C'est
précisément la position où se trouva le Tasse. Il avait à la cour des
ennemis; il le savait depuis long-temps, et ne commença qu'en ce moment
à les craindre. Quelques-unes des lettres qu'il écrivait à Rome et des
réponses qu'il en recevait, éprouvèrent des retards, elles avaient
toutes pour objet les corrections de son poëme; il imagina que ses
ennemis les interceptaient pour découvrir les objections qui lui étaient
faites et en profiter contre lui, quand il aurait publié son ouvrage.
Il eut une maladie courte, mais dangereuse, une fièvre ardente avec des
étourdissements et des vertiges; il fut guéri dans peu de jours[281], et
se remit au travail avec la même ardeur.

      [Note 281: Juillet 1575.]

Les traitements qu'il recevait de la part du duc devaient lui
tranquilliser l'esprit. Alphonse redoublait d'attentions et d'égards,
voulait sans cesse l'entendre réciter ses vers, et le conduisait avec
lui dans les voyages de plaisir qu'il faisait à _Belriguardo_, lieu de
délices, où il se retirait souvent pendant les chaleurs de l'été.
Lucrèce d'Este, devenue duchesse d'Urbin par la mort de son beau-père,
se sépara de son mari, trop jeune pour elle, à qui elle n'avait point
donné, et ne pouvait plus donner d'enfants, et vint à Ferrare, avec un
traitement ou une pension convenable, retrouver son frère Alphonse, dont
elle était tendrement aimée. Son arrivée ajoutait encore aux agréments
dont le Tasse jouissait dans cette cour et aux moyens de s'y maintenir
en crédit. La duchesse ne pouvait plus se passer de lui; elle eut une
indisposition, pendant laquelle il eut seul accès auprès d'elle, et il
l'eut à toute heure et tous les jours. Alphonse était obligé de faire
sans lui ses voyages de _Belriguardo_. Lucrèce prenait les eaux et avait
besoin de distractions; elle gardait le Tasse: il lui lisait son poëme
et passait chaque jour avec elle plusieurs heures secrètement[282].
Cependant son esprit frappé se tournait toujours vers Rome. Il voulait
qu'on y recommençât en entier l'examen de son poëme: il voulut enfin y
aller lui-même, et malgré ce que fit encore la duchesse pour le
détourner de ce voyage, malgré le conseil qu'elle lui donna de ne
quitter Ferrare que pour l'accompagner à Pesaro[283], il n'eut de repos
que lorsqu'il eut obtenu du duc Alphonse la permission de partir pour
Rome.

      [Note 282: C'est ce qu'il dit lui-même dans une de ses lettres
      à Scipion de Gonzague: _Leggole il mio libro e sono ogni giorno
      con lei molte ore_ IN SECRETIS (_Lettere poetiche XXIII_, Opere,
      t. V, édit. de Florence, in-fol.)]

      [Note 283: _Ibidem_.]

Il y fut reçu par son cher Scipion de Gonzague[284], qui avait beaucoup
contribué à lui inspirer le désir de ce voyage. Scipion le présenta
aussitôt au cardinal Ferdinand de Médicis, frère du grand-duc de
Toscane, et qui lui succéda peu de temps après. Ferdinand, instruit des
sujets du mécontentement que le Tasse commençait à avoir à Ferrare, lui
fit entendre que si jamais il quittait la maison d'Este, il le recevrait
avec le plus grand plaisir dans la sienne, ou le ferait aisément entrer
chez le grand-duc, son frère. Le Tasse avait déjà eu la pensée de se
retirer du service du duc Alphonse et de se fixer à Rome, soit, s'il le
pouvait, dans une entière indépendance, soit en entrant dans quelque
maison puissante où il ne fût pas aussi exposé à la malveillance et aux
intrigues qu'il l'était à Ferrare; mais il ne voulait prendre ce parti
qu'après s'être acquitté de ce qu'il devait à la maison d'Este, par la
publication du monument qu'il élevait à sa gloire, et il ne donna pour
lors aucune suite à ces offres du cardinal de Médicis. Il fut aussi
introduit chez les deux cardinaux et chez le général de l'Église
_Boncompagno_, neveux du pape Grégoire XIII, et reçut d'eux le meilleur
accueil. Mais après un mois de séjour à Rome auprès de son ami, après
avoir conféré tous les jours avec lui et l'espèce de conseil que Scipion
avait établi pour l'examen définitif de son poëme, il ne songea plus
qu'à retourner à Ferrare.

      [Note 284: Novembre 1575.]

Tout en s'occupant des amours d'Herminie et de Tancrède, d'Armide et de
Renaud, il n'avait pas oublié que le jubilé, alors ouvert à Rome, était
un des motifs dont il s'était servi pour obtenir du duc Alphonse un
congé. Il avait scrupuleusement rempli tous les devoirs de piété
prescrits pour en gagner les indulgences. «Pendant le jour, dit
naïvement _Serassi_, il visitait avec la plus grande dévotion les
églises; le soir il allait chez le _Sperone_ ou chez d'autres amis[285],
les consulter sur quelques particularités de son poëme[286].» Le Tasse
avait reçu chez les jésuites de Naples une éducation très-religieuse.
Les passions de sa jeunesse n'avaient rien diminué de sa piété. Elle
reçut à ce qu'il paraît, dans cette circonstance, un nouveau degré de
ferveur: nous ne tarderons pas à en reconnaître les effets. Il n'y a
rien à dissimuler dans les affections d'une ame si élevée et si pure; et
nous verrons bientôt ce grand homme dans un état dont il est important
d'observer et de bien assigner toutes les causes.

      [Note 285: _Flaminio de' Nobili_, l'_Angelio_, l'_Antoniano_,
      etc.]

      [Note 286: _Vita del Tasso_, p. 211.]

Le Tasse revint à Ferrare par Sienne et Florence: il devait cet hommage
à ces deux villes si célèbres dans l'histoire des lettres et des arts,
surtout à la dernière. Il forma dans l'une et dans l'autre de nouvelles
liaisons d'amitié, et se fit un grand nombre d'admirateurs, parmi les
gens de lettres qui y florissaient, par les lectures qu'il fit de
plusieurs chants de son poëme. Quelque temps après son retour[287], la
jeune et belle Léonore _Sanvitali_, nouvelle épouse du comte de
_Scandiano_,[288], vint à Ferrare avec la comtesse de _Sala_, sa
belle-mère[289]. Ces deux dames étaient aussi célèbres par les qualités
de l'esprit et l'amour de la poésie et des lettres que par leur beauté.
Elles soutinrent dans cette cour la réputation qui les y avait
précédées. Elles parurent avec un grand éclat dans les bals et les fêtes
de l'hiver. Le Tasse s'ouvrit un accès auprès d'elles par les vers qu'il
leur adressa. Bientôt il devint un des courtisans les plus assidus de la
comtesse de _Scandiano_, et c'est la seconde des trois Léonores dont on
prétend qu'il fut amoureux[290].

      [Note 287: Janvier 1576.]

      [Note 288: De _Giulio Tiene conte di Scandiano_.]

      [Note 289: _Barbara Sanseverina_.]

      [Note 290: La troisième n'exista jamais, selon _Serassi_, que
      dans l'imagination du _Manso_. Il est faux, dit-il, qu'une des
      suivantes de la princesse Léonore, que le Tasse loua quelquefois
      dans ses vers, s'appelât elle-même Léonore; c'était Laure qu'elle
      se nommait; et l'autre suivante, pour qui il fit dans la suite la
      charmante _canzone_, _O con le grazie eletta e con gli amori_,
      était, selon le même _Serassi_, attachée à la comtesse de
      _Scandiano_, et non à la princesse, et son nom n'était pas
      Léonore, mais _Olimpia_. (_Vita del Tasso_, p. 117, note 5.)]

Il ne passait cependant pas un jour sans s'occuper de son poëme. Il se
préparait à l'aller faire imprimer à Venise quand la peste se déclara
dans cette ville, et le força encore de différer. Il recevait par son
ami Scipion de Gonzague les propositions les plus avantageuses et les
plus pressantes de la maison de Médicis. Il était combattu d'un côté par
son attachement pour le duc Alphonse, pour ses sœurs, peut-être pour la
jeune comtesse de _Scandiano_, de l'autre par le désir d'une vie plus
indépendante et plus tranquille qu'on lui faisait espérer en Toscane.
Dans ces entrefaites, Jean-Baptiste _Pigna_, historiographe de la maison
d'Este, vint à mourir. Le Tasse, au milieu de ses continuelles
alternatives, demanda cette place et l'obtint[291]; il se trouva donc
plus étroitement enchaîné que jamais, et ne tarda pas à s'en repentir.

      [Note 291: 1567. On voit, par quelques-unes de ses lettres
      qu'il aurait voulu être refusé, et prendre de-là un prétexte pour
      quitter le duc de Ferrare et passer au service de la maison de
      Médicis.]

Ses ennemis redoublaient d'activité à mesure qu'il croissait en
réputation et qu'il semblait croître en faveur. Il les avait soupçonnes
d'intercepter ses lettres; il eut bientôt la preuve d'un trait non moins
vil et non moins perfide. Pendant un voyage qu'il fit à Modène, il avait
laissé à l'un des officiers du duc, qui feignait d'être de ses amis, la
clef de toutes les pièces de son appartement, à l'exception de la
chambre où il tenait ses livres et ses papiers les plus secrets; il
reconnut à son retour qu'on avait aussi ouvert cette chambre, fouillé et
examiné tous ses papiers[292]. Ce trait et d'autres semblables, indices
affligeants d'une intrigue ourdie contre lui par quelques ennemis
secrets[293], lui inspiraient une tristesse qu'il s'efforçait en vain de
dissimuler.

      [Note 292: Lettre du Tasse, citée par _Serassi_, p. 230.]

      [Note 293: Voyez _Serassi_, _loc. cit._]

Pour l'en distraire, la princesse Léonore l'emmena avec elle dans une
belle maison de campagne[294], sur les bords du Pô, à dix-huit milles de
Ferrare. Le voyage ne fut que de onze jours; mais ces jours de bonheur
et de calme dissipèrent en effet sa mélancolie; et il reprit avec ardeur
à son retour quelques corrections qui lui restaient encore à faire; il
en fit surtout de très-importantes au charmant épisode d'Herminie, qui
reçut alors ce haut degré de perfection qu'on y admire.

      [Note 294: _Consandoli_.]

En quittant une Léonore, il recommença ses assiduités auprès de l'autre.
La comtesse de _Scandiano_, que l'on dit avoir été aussi sage que belle,
ne put cependant être insensible aux tendres soins et aux beaux vers que
lui consacrait le Tasse. Elle lui accorda des préférences qui irritèrent
de plus en plus l'envie. L'un de ces envieux, d'abord secrets et qui ne
pouvaient plus se contraindre, était le célèbre Baptiste _Guarini_. Il
avait été l'un des plus intimes amis du Tasse; mais à la rivalité
poétique, dans laquelle, malgré son talent, il n'était pas heureux, se
joignit encore la rivalité d'amour, où il ne le fut guère davantage. Il
ne put supporter la faveur où était le Tasse, non-seulement auprès des
deux princesses, mais auprès de cette belle étrangère. Des sonnets
piquants furent lancés de part et d'autre. Si cette jalousie fut cause,
comme elle le fut réellement, que le _Guarini_ composa quelque temps
après son _Pastor fido_, c'est toujours un bon effet d'une méchante
cause; et ce n'est pas la seule fois qu'il en est arrivé ainsi dans la
carrière des arts.

C'est vers le même temps que le Tasse eut cette aventure qui a fait tant
d'honneur à son courage. Le _Manso_ et _Serassi_ la racontent avec
quelques différences qu'il est bon de remarquer. Le premier dit que le
Tasse avait confié tous ses secrets, même celui de ses amours, à un
homme qu'il croyait son ami; que ce faux ami eut un jour, ou
l'indiscrétion, ou la malignité de redire une des particularités les
plus secrètes, et que le Tasse l'ayant appris, courut à lui dans une des
salles du palais ducal et lui donna un soufflet. N'osant tirer l'épée
dans ce lieu même, l'offensé sortit et envoya au Tasse un défi qu'il
accepta. Il se rendit sur-le-champ au lieu indiqué, et le duel était
commencé quand trois frères de son ennemi fondirent sur lui tous à la
fois.

_Serassi_ traite ce récit de romanesque; selon lui, le Tasse avait des
preuves d'une trahison qu'un homme, qui se disait son ami, lui avait
faite sur une matière très-délicate (cela ne dit point du tout que ce ne
fut pas en matière d'amour). Il le rencontra dans la cour du palais, et
voulut s'expliquer avec lui. Le faux ami, au lieu de s'excuser, répondit
avec impertinence, et alla même jusqu'à donner un démenti. Le Tasse, qui
connaissait très-bien les lois de la chevalerie, répliqua au démenti
par un soufflet au travers du visage. Le souffleté, lâche comme le sont
presque toujours les insolents, se retira sans dire un mot; mais
quelques jours après, étant accompagné de ses deux frères, il vit le
Tasse passer sur la place publique. Ils s'élancèrent tous à la fois et
coururent pour le frapper par derrière. Le Tasse possédait la science
des armes comme la bravoure d'un chevalier: il se détourne, tire son
épée et met en fuite ses trois assassins. Ils s'enfuirent même de
Ferrare, et se réfugièrent l'un à Florence, les autres en différents
lieux.

Il n'est pas vrai, comme le veut le _Manso_, que deux d'entre eux furent
blessés; ils n'en donnèrent pas le temps au Tasse. Il ne l'est pas non
plus que le duc le fit alors arrêter, sous prétexte de le mettre à
l'abri d'un nouvel attentat contre sa vie, et que ce fut cette injuste
arrestation qui excita dans l'esprit du poëte le désordre qui s'y
manifesta peu de temps après. Les torts d'Alphonse avec le Tasse ne
furent que trop réels; mais il ne faut ni les accroître, ni anticiper
l'époque. Il faut même ajouter que le redoublement d'attentions et
d'égards du prince pour le Tasse en cette circonstance est prouvé par
les lettres du Tasse lui-même[295], et que, par une conséquence
nécessaire, si l'indiscrétion du faux ami était en effet relative à des
intérêts d'amour, elle n'avait du moins compromis ni Léonore, sœur du
duc, ni personne de sa famille.

      [Note 295: On en trouve surtout une, t. V des Œuvres, édit. de
      Florence, in-fol., p. 258.]

Cette affaire fit beaucoup de bruit à Ferrare, beaucoup d'honneur au
Tasse, et il n'y a aucune raison de ne pas croire que les bons
Ferrarois, qui imaginaient sans doute qu'un gentilhomme qui lit, écrit
et fait des vers, n'est pas aussi brave qu'un gentilhomme ignorant qui
ne sait écrire, ni en vers, ni en prose, aient fait sur cette aventure
deux mauvais vers en l'honneur du Tasse et les aient chantés par la
ville:

        _Colla penna e colla spada
        Nessun val quanto Torquato._
        Avec la plume et l'épée,
        Le Tasse n'a point d'égal.

Assurément cela n'est pas bon, mais bien d'autres vaudevilles ne valent
pas mieux, et celui-ci est une preuve de plus d'un fait qu'il est bon de
constater.

Le Tasse ne parut pas très-ému de cette affaire; il ne demanda au duc
que les satisfactions qui lui étaient dues, et ne parla de son assassin
dans ses lettres que comme d'un lâche et d'un infâme[296]. Un autre
objet l'affecta beaucoup davantage. Il reçut des avis certains que l'on
imprimait son poëme dans une ville d'Italie. On ne peut imaginer les
craintes et l'égarement qui s'emparèrent de son esprit à cette nouvelle.
Non-seulement son poëme n'était pas encore au point de perfection qu'il
eût désiré, mais il se voyait par-là menacé de perdre tous les avantages
qu'il s'était raisonnablement promis de cette publication si long-temps
attendue: il voyait s'évanouir tout l'espoir de son indépendance. Il
implora la seule puissance qui pût le sauver d'un tel malheur, et le duc
écrivit avec beaucoup d'intérêt au duc de Parme, à plusieurs autres
princes, à la république de Gênes, et même au pape[297], pour les prier
de défendre et d'empêcher, dans l'étendue de leurs états, l'impression
furtive de la _Jérusalem délivrée_.

      [Note 296: Voyez sa lettre du 10 octobre, citée d'après un
      manuscrit, par _Serassi_, p. 236.]

      [Note 297: Décembre 1576.]

La mélancolie du Tasse et l'incertitude de son esprit augmentèrent
considérablement: d'autres sujets d'inquiétudes, s'y mêlèrent encore; un
voyage qu'il fit à Modène[298] chez le comte _Ferrante Tassone_, l'un de
ses meilleurs amis, qui employa tout ce qu'il put imaginer d'amusements
pour le distraire de ses chagrins, n'y apporta que peu d'adoucissements.
Une lettre venue de Rome lui fit craindre le refroidissement de son
autre excellent ami, Scipion de Gonzague. En ce moment où ses ennemis
l'accusaient de vouloir éclipser la gloire de l'Arioste, _Orazio
Ariosto_, neveu de ce poëte, écrivit en faveur du Tasse des stances qui
lui parurent à lui-même passer les bornes de la louange, et il craignit
que ce ne fût un piège tendu à son amour-propre pour le perdre plus
sûrement[299]. On corrompit ses domestiques, ou l'on sut lui persuader
qu'ils étaient corrompus. Enfin, il vint à s'imaginer que ses
persécuteurs non-seulement l'avaient accusé d'infidélité auprès de son
prince, mais avaient même dénoncé sa croyance au tribunal du
Saint-Office.

      [Note 298: Janvier 1577.]

      [Note 299: J'aurai bientôt occasion de parler de la lettre
      aussi modeste qu'éloquente qu'il écrivit à ce jeune homme, qui
      l'avait loué de très-bonne foi.]

Ici je dois traduire littéralement _Serassi_, l'historien de sa vie; je
ne dois altérer aucun des traits qu'il a tracés avec une simplicité qui
garantit sa bonne foi. «Véritablement, dit-il[300], le Tasse, comme il
l'a lui-même avoué depuis, habitué à méditer avec toute la finesse de
son esprit sur les systèmes des anciens philosophes, crut avoir éprouvé
quelque doute sur le mystère de l'incarnation du fils de Dieu; il lui
semblait encore que, dans ces sortes de méditations, il avait été
incertain de savoir si Dieu avait tiré le monde du néant, ou si le
monde dépendait seulement de lui de toute éternité, et enfin s'il avait
doué ou non l'homme d'une âme immortelle. Il ne s'était, il est vrai,
jamais assez livré à ces doutes, pour y donner tout-à-fait son
consentement; cependant la crainte d'avoir failli l'avait mis, dès
l'origine, dans une telle agitation qu'il était allé à Bologne[301] se
présenter à l'inquisiteur. Il en était revenu très-satisfait, et muni de
plusieurs instructions pour s'affermir de plus en plus dans sa croyance.
Maintenant que sa tête était ainsi agitée, il craignit d'avoir laissé
échapper des paroles qui pussent inspirer quelques doutes sur sa foi; et
cela en parlant à des personnes qui lui avaient depuis peu donné des
preuves d'inimitié.

      [Note 300: p. 245.]

      [Note 301: En 1575.]

Il ne douta point qu'elles n'en fissent un chef d'accusation contre lui
pour achever sa perte. Il joignit encore à toutes ses terreurs, la
crainte d'être empoisonné ou assassiné. Son imagination s'échauffa au
point qu'il n'avait plus de repos, qu'il ne parlait plus d'autre chose,
qu'il n'y avait plus moyen de le persuader ni de l'apaiser. Le duc,
madame Léonore, et particulièrement la duchesse d'Urbin, firent tout
leur possible pour le rassurer, pour lui ôter de l'imagination ces
vaines craintes; ils n'y purent parvenir.»

Un soir[302], dans les appartements de la duchesse d'Urbin, il tira son
couteau pour en frapper un de ses domestiques, sur lequel il avait conçu
des soupçons; le duc donna aussitôt ordre de l'arrêter et de le
renfermer dans de petites chambres qui bordaient la cour du palais.
C'était, dit-on, pour éviter de plus grands malheurs, et pour l'engager
à se laisser soigner, plutôt que pour le punir. Cela peut être; mais il
y avait sûrement des moyens plus doux d'obtenir les mêmes effets. Cette
détention acheva de consterner le malheureux Tasse. Il écrivit, pour en
sortir, les lettres les plus suppliantes: enfin le duc se laissa fléchir
et le fit reconduire dans son appartement. Il exigea seulement qu'il se
fit traiter par les médecins les plus habiles. Le traitement parut
réussir; le duc, pour lui faire oublier sans doute sa première rigueur,
le conduisit avec lui à _Belriguardo_ dans un voyage de plaisir, et
n'oublia rien pour le consoler, le distraire et le réjouir. Mais il
connaissait si bien quelle était la blessure la plus dangereuse de cet
esprit malade, qu'il voulut, dit positivement _Serassi_, «que le Tasse,
avant de partir pour _Belriguardo_, se présentât au Saint-Office à
Ferrare, et y fût attentivement examiné sur les points qui pouvaient lui
causer de l'inquiétude. Le père inquisiteur, qui s'aperçut aisément que
tous ces doutes n'étaient que l'effet d'une imagination exaltée, le
traita avec douceur, lui certifia, le plus affirmativement du monde,
qu'il était très-bon catholique, et le déclara libre et absous de toute
accusation quelconque. D'un autre côté, le duc lui donna les plus fermes
assurances qu'il n'avait aucun sujet d'être mécontent de lui, aucun
soupçon de sa fidélité, et que s'il avait fait quelques fautes contre
son service, il les lui pardonnait de tout son cœur.

      [Note 302: Le 17 juin 1577.]

Cependant, malgré toutes ces assurances, et au milieu même des
amusements de _Belriguardo_, le Tasse se mit à argumenter, et à
sophistiquer de la manière la plus étrange sur la décision de
l'inquisiteur, soutenant qu'elle ne devait point être valide, que par
conséquent il n'était pas bien absous, parce qu'on n'avait point observé
les formes ordinaires et prescrites. Il imagina aussi que le duc
Alphonse était plus prévenu contre lui qu'il ne voulait le paraître; et
sur ces fantaisies, mais principalement sur la première, il allait
raisonnant de façon que c'était une pitié de l'entendre. Le duc se
détermina donc à le renvoyer à Ferrare, et le Tasse ayant montré le
désir d'être conduit chez les moines de St.-François, Alphonse l'y fit
transporter et le fit recommander par un de ses secrétaires aux
attentions et aux bons traitements de ces religieux. Son premier soin,
en arrivant dans leur maison, fut de rédiger une supplique pour les
cardinaux composant le tribunal suprême de l'Inquisition à Rome, dans
laquelle il exposait ses craintes sur l'invalidité de la décision de
Ferrare, et demandait la permission de se rendre à Rome pour mettre
enfin en sûreté son honneur et son repos. Il écrivit dans le même sens à
Scipion de Gonzague. Malgré tous les soins qu'il prit pour faire
parvenir ces lettres, elles furent interceptées, et cette fois c'est un
service qu'on lui rendit.

Cependant il commença de se laisser traiter, mais à contre cœur,
imaginant d'un côté qu'il n'en avait pas grand besoin, craignant de
l'autre qu'on ne mêlât du poison dans ses remèdes. L'objet principal de
ses inquiétudes était toujours la crainte de n'être pas définitivement
acquitté par l'Inquisition; la décision de Ferrare lui paraissait
insuffisante; on la lui avait donnée, croyait-il, de cette manière pour
qu'il ne pût jamais connaître ses accusateurs. Il ne cessait d'écrire au
duc Alphonse, sur cet objet, ou de lui envoyer des messages, qui lui
devinrent importuns. Il reconnaissait dans une de ses lettres qu'il
avait soupçonné le prince, qu'il avait parlé hautement de ses soupçons,
et que c'était une folie qui exigeait un traitement; mais sur tout le
reste, il attestait les entrailles de J.-C. qu'il était moins fou que S.
A. n'était trompée. Le duc offensé de ces expressions, et de quelques
autres qu'il trouva trop familières, non-seulement cessa de répondre à
ses demandes, mais lui défendit rigoureusement d'écrire, et à lui, et à
la duchesse d'Urbin. Cette défense redoubla dans l'esprit du Tasse
l'agitation, les soupçons et les frayeurs. Enfin, il saisit un moment où
on l'avait laissé seul; il sortit du couvent, et bientôt après de
Ferrare[303]. Il partit de cette ville où son nom était en si grand
honneur, de cette cour où ses talents avaient excité tant d'admiration,
où il avait même inspiré des sentiments plus tendres, où sa faveur avait
fait tant d'envieux: il partit de nuit, sans argent, sans guide, presque
sans vêtements, mais surtout sans ses papiers, sans la plus imparfaite
copie de son poëme, ni de son _Aminta_, ni de ses autres productions;
content d'avoir sauvé sa vie des périls dont il se croyait environné.

      [Note 303: Vers le 20 juillet 1577.]



SECTION II.

_Suite de la Vie du Tasse, depuis 1577, jusqu'à sa sortie de l'hôpital
Ste-Anne, en 1586._


Dans l'état déplorable où était le Tasse quand il sortit de Ferrare,
évitant les villes et même les grandes routes, de crainte d'être
poursuivi et reconnu, il se dirigea cependant assez rapidement et assez
juste, pour arriver, par l'Abruzze, dans les états de Naples en peu de
jours. Ce n'était point à Naples qu'il voulait aller, mais à _Sorrento_
sa patrie, dans la maison de sa sœur aînée _Cornelia_. Après la mort de
leur mère, cette sœur était demeurée à Naples entre les mains de ses
oncles, qui ne voulurent jamais la renvoyer à _Bernardo_, malgré les
instances réitérées qu'il leur fit. Mariée par eux avec un gentilhomme
de _Sorrento_, nommé _Sersale_, elle était restée veuve avec plusieurs
enfants, mais, à ce qu'il paraît, avec une honnête aisance. Quoique le
frère et la sœur ne se fussent point revus depuis leur enfance, ils
avaient conservé beaucoup de tendresse l'un pour l'autre, et le Tasse
n'avait aucun lieu de douter qu'il ne fût bien reçu. Cependant la
défiance naturelle aux malheureux lui inspira l'idée de mettre cette
tendresse à l'épreuve. A quelque distance de _Sorrento_, il s'arrêta
chez un pauvre berger, changea de vêtements avec lui, et en arrivant
chez sa sœur, se présenta sous cet habit de pâtre, comme quelqu'un
envoyé pour lui apporter des nouvelles de son frère. L'émotion extrême
qu'elle éprouva, en apprenant ses malheurs, ne laissa plus au Tasse
aucun doute; il se fit enfin connaître, et trouva dans les embrassements
de cette sœur chérie les plus douces consolations qu'il eût goûtées
depuis long-temps.

Là, dans une des plus belles positions de la terre, sous un ciel pur,
ayant toujours devant lui le spectacle de la nature la plus aimable et
la plus imposante en même temps, devenu l'objet des sollicitudes et des
soins d'une tendre amitié, il commença bientôt à éprouver un soulagement
sensible. Cette sombre mélancolie, cette humeur noire qui l'avait si
cruellement tourmenté, s'adoucit; et par une vicissitude
très-naturelle, il commença aussitôt à croire qu'il avait quitté trop
légèrement Ferrare, et à regretter d'avoir excité, par ses craintes
exagérées et par sa fuite, le mécontentement du duc Alphonse. Selon le
propre de cette maladie cruelle, ses idées ayant éprouvé ce retour
passèrent d'une extrémité à l'autre. Il écrivit au duc et aux princesses
ses sœurs, pour obtenir d'être rétabli dans son premier état et surtout
dans leurs bonnes grâces. Ni Alphonse, ni la duchesse d'Urbin ne lui
firent de réponse; il n'en eut que de Léonore; mais cette réponse était
de nature à lui ôter toute espérance. Il crut alors prendre un parti
grand et généreux, en allant s'offrir lui-même et remettre sa vie entre
les mains du duc. Malgré les instances de sa sœur Cornélie, à peine
rétabli d'une maladie dangereuse qu'il venait encore d'éprouver, il
partit de _Sorrento_ pour exécuter ce dessein.

Arrivé à Rome[304], il voulut donner un témoignage public de sa
confiance, en descendant directement chez l'agent[305] du duc de
Ferrare. Cet agent et l'ambassadeur[306] du duc le reçurent avec
beaucoup d'amitié; ils écrivirent tous deux à leur souverain en sa
faveur. Scipion de Gonzague, et le cardinal _Albano_, qui était presque
aussi attaché au Tasse que Scipion même, ne furent point d'avis qu'il
retournât à Ferrare, quand même ce retour lui serait offert, mais qu'il
se bornât à obtenir du duc Alphonse son pardon, et à lui demander ses,
effets et ses papiers, qu'il avait laissés dans son palais. Le cardinal
écrivit dans ce sens au duc, qui répondit qu'il avait donné des ordres
pour que tous les papiers que le Tasse avait laissés, soit entre les
mains de la duchesse d'Urbin, soit ailleurs, fussent rassemblés et lui
fussent remis; mais il ne s'expliquait que vaguement et très-brièvement
sur le reste. Les papiers ne furent point renvoyés au Tasse, peut-être
dit _Serassi_, parce qu'il déplaisait au duc et aux deux princesses,
après avoir perdu la personne du poëte, de perdre encore de si précieux
ouvrages. Le Tasse ne se découragea point, et fit faire de nouvelles
instances par l'agent et par l'ambassadeur. Le _Manso_ dit que c'était
la princesse Léonore qui l'engageait par ses lettres à insister; mais
_Serassi_ affirme que dans tous les papiers relatifs à cette affaire
qu'il a eus entre les mains, il n'a trouvé aucun vestige de cette
correspondance. Quoi qu'il en soit, le duc céda enfin aux instances de
ses ministres, et leur répondit[307] qu'il consentait à reprendre le
Tasse à son service, mais qu'il fallait d'abord qu'il reconnût dans
l'humeur mélancolique dont il était tourmenté, la source de tous ses
soupçons et de toutes ses craintes; qu'il consentît à se faire traiter,
pour se guérir de cette humeur; que s'il comptait encore s'embarrasser,
comme par le passé, dans des explications et dans des plaintes
éternelles, il était, lui, déterminé à ne s'en mettre plus en peine; que
lorsqu'il serait revenu à Ferrare, s'il refusait de se laisser traiter,
il recevrait sur le champ l'ordre de sortir du duché et la défense d'y
rentrer jamais.

      [Note 304: Novembre 1577.]

      [Note 305: _Giulio Mazetto_, qui fut ensuite évêque de
      _Reggio_.]

      [Note 306: Le chev. _Camillo Gualengo_.]

      [Note 307: 22 mars 1578.]

Malgré la sécheresse de cette réponse et le peu d'affection qu'elle
annonçait, le Tasse se soumit à tout, promit tout, et se rendit à
Ferrare avec l'ambassadeur même du duc qui y retournait en ce moment. Le
premier accueil qu'il reçut fut très-favorable et lui donna de grandes
espérances; pendant quelque temps il eut auprès du duc et de ses sœurs
le même accès qu'auparavant; mais il crut bientôt apercevoir qu'on ne
faisait plus le même cas de ses talents et de ses ouvrages, qu'on ne
voulait plus voir en lui qu'un courtisan et non un poëte, qu'on
s'étudiait à le détourner en quelque sorte de la carrière de la gloire,
et à l'engager dans une vie molle, délicate et oisive. Il avait beau
redemander ses papiers, ses manuscrits, on ne les lui rendait point: ils
restaient entre les mains d'un des grands officiers de la cour[308], ce
que le Tasse appelait avec raison usurpation et violence. Il voulut
réclamer auprès des princesses, et ne put s'en faire écouter; auprès du
duc, qui refusa de l'entendre; enfin auprès du confesseur, qui sans
doute se mêlait de beaucoup d'affaires, et ne voulut point se mêler de
la sienne. Quoi de plus juste cependant, et même dans le meilleur état
de raison et de santé, quelle patience pouvait tenir à ces refus? Celle
du Tasse se lassa d'une position dont aucune parole, aucune
démonstration consolante n'adoucissait plus l'amertume; abandonnant
enfin ses livres et ses manuscrits, après treize années de service qui
méritaient une autre récompense, il partit une seconde fois, à peu près
dans le même équipage que Bias, pour aller chercher sous la protection
de quelque autre prince, un plus sûr asyle, et un port où il pût réparer
son naufrage.

      [Note 308: _Serassi_ croit que c'est le marquis _Cornelio
      Bentivoglio_, lieutenant-général du duc.]

Il alla d'abord à Mantoue, espérant que le duc, ancien ami de son père,
serait disposé à le bien recevoir; mais il y trouva les choses à peu
près les mêmes qu'à Ferrare. Il était sans argent, et fut obligé, pour
aller plus loin, de vendre ce qu'il avait avec lui de précieux. Il ne se
détacha pas sans regret d'une chaîne d'or et de ce beau rubis qu'il
tenait de la duchesse d'Urbin; encore abusa-t-on de son malheur, et ne
put-il avoir de ces objets que le tiers au plus de leur valeur. Il se
rendit à Padoue, puis à Venise[309], où il ne reçut pas grand accueil.
Cependant un patricien, homme de mérite[310], écrivit en sa faveur au
grand-duc de Toscane; mais avant qu'il eût pu recevoir une réponse, le
Tasse avait quitté Venise et s'était rendu à la cour d'Urbin. Il y fut
enfin reçu, comme il méritait de l'être partout, avec les égards dus à
sa renommée, à son génie et à ses malheurs.

      [Note 309: Juillet 1578.]

      [Note 310: _Maffeo Veniero._]

Ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que ce génie poétique était
toujours le même. Il en donna une preuve frappante en arrivant à Urbin.
Le duc était à la campagne. Le Tasse lui écrivit de son palais même; et
en attendant la réponse, il commença une grande _canzone_, que l'on
trouve dans ses Œuvres, et qui commence par ces deux vers:

        _O del grand' Apennino
        Figlio picciolo sì, ma glorioso._

Ce fils de l'Apennin est le petit fleuve _Metauro_ qui coule dans le
duché d'Urbin: le poëte dit qu'il vient se reposer à l'ombre du grand
chêne que ce fleuve arrose, désignant par-là le duc lui-même qui portait
cet arbre pour armoirie. Sous cette ombre hospitalière et sacrée, il
espère échapper enfin aux coups de cette cruelle déesse que l'on dit
aveugle, et dont il veut en vain se cacher; qui le poursuit sur les
monts, dans les plaines, la nuit, le jour; qui paraît avoir autant
d'yeux pour le voir que de traits pour le blesser.

Cette première strophe est toute poétique: les deux suivantes sont
toutes de sentiment, mais d'un sentiment si vrai, si naturellement, et
cependant toujours si poétiquement exprimé, que je ne connais rien dans
toute la poésie italienne, peut-être même dans Pétrarque, que l'on
puisse mettre au-dessus. Il y retrace les malheurs qui l'ont assailli
dès son enfance. «Hélas, dit-il, depuis le premier jour que je respirai
l'air et la vie, que j'ouvris les yeux à cette lumière qui ne fut jamais
sereine pour moi, cette déesse injuste et cruelle me prit pour son jouet
et pour le but de ses traits. Je reçus d'elle les blessures que la plus
longue vie pourrait à peine guérir. J'en atteste la glorieuse Syrène,
près du tombeau de laquelle fut placé mon berceau[311]; et pourquoi, dès
la première atteinte, n'y eus-je pas aussi mon tombeau! J'étais encore
enfant quand l'impitoyable Fortune m'arracha du sein de ma mère. Ah! je
me rappelle en soupirant ces baisers qu'elle baigna de larmes
douloureuses, et ses ardentes prières, que les vents fugitifs ont
emportées. Je ne devais plus me retrouver, mon visage près de son
visage, pressé dans ses bras avec de si étroites et de si fortes
étreintes. Hélas! et je suivis d'un pied mal assuré, comme Ascagne ou la
jeune Camille[312], mon père errant et proscrit...... O mon père! ô mon
bon père! toi qui me regardes du haut des cieux, j'ai pleuré, tu le
sais, ta maladie et ta mort; j'ai baigné de pleurs en gémissant, et ta
tombe et ton lit funèbre; maintenant élevé dans les célestes sphères, tu
jouis; on te doit des honneurs et non des larmes; c'est pour moi que
doit s'épuiser la coupe entière de la douleur.»

      [Note 311: On sait que la fable a placé près de _Sorrento_ le
      tombeau d'une des Syrènes]

      [Note 312: Camille fut emportée par son père _Metabus_, et
      n'était pas encore en état de le suivre (Virg., _Æn._, l. XI);
      mais on pardonne au poëte cette légère inexactitude.]

On ne sait où se serait arrêté cet élan de poésie et de sensibilité;
mais le duc d'Urbin n'eut pas plutôt appris l'arrivée du Tasse, qu'il
accourut pour le recevoir. Sa présence interrompit cette composition
plaintive, que l'auteur n'a jamais reprise. On regrette, pour ainsi
dire, que le duc y ait mis tant d'empressement, qu'il ait arrêté dans
son cours une veine si heureusement ouverte, surtout quand on pense que
tous ses soins ne purent calmer que pour peu de temps l'imagination trop
agitée de ce grand et malheureux poëte. Malgré tous les agréments dont
on s'étudiait à le faire jouir, sa mélancolie reprit le dessus: ses
craintes et ses défiances reparurent: ses nouveaux amis et des médecins
habiles crurent qu'un cautère pourrait détourner cette humeur noire dont
il était si terriblement dominé. Ce petit traitement donna lieu à une
particularité touchante, qui prouve jusqu'où allaient, dans la famille
ducale, les attentions dont il était l'objet. La jeune et belle Lavinie
_della Rovere_, parente du duc, et qui fut peu de temps après marquise
de Pescaire, prépara elle-même et présenta de sa main les bandes dont on
serra le bras du malade. Il la paya de cette peine par une jolie pièce
de vers[313].

      [Note 313: C'est un madrigal qui commence ainsi:

        _Se da si nobil mano
        Debbon venir le fasce alle mie piaghe_, etc.]

Mais rien de tout cela ne put vaincre cette impulsion qui, une fois
donnée, forçait le malheureux Tasse à changer de lieu, et à se
précipiter dans des dangers réels pour en éviter d'imaginaires. Ne se
croyant plus en sûreté à la cour d'Urbin, il ne vit dans tous les
souverains d'Italie que le duc de Savoie à qui il pût demander un asyle.
Aussitôt il résolut de se rendre à Turin, partit secrètement, et prit la
route du Piémont. Il alla presque jusqu'à Verseil sur un cheval de
voiturier. Avant d'y arriver, il rencontra un gentilhomme du pays, avec
qui il lia conversation sans le connaître, et qui, voyant approcher un
orage, lui offrit l'hospitalité dans sa maison. Le Tasse rendit au
voiturier son cheval, accepta l'offre qui lui était faite, et passa
dans cette honnête famille de fort agréables moments, dont il a consacré
le souvenir dans un de ses plus éloquents dialogues[314]. Il reprit
ensuite son chemin, à pied, sous la pluie, par des chemins rompus et
fangeux. Il arriva ainsi aux portes de Turin; les gardes, sur sa
mauvaise mine, et parce qu'il n'avait point de passeport, le
repoussèrent durement. Il était dans cet embarras, lorsqu'il rencontra
par hazard _Angelo Ingegneri_, homme de lettres qu'il avait beaucoup vu
à Venise, et qui, l'ayant reconnu, le fit entrer dans la ville, et le
conduisit au palais du marquis Philippe d'Este, alors général de la
cavalerie d'Emanuel Philibert, duc de Savoie, et qui jouissait auprès de
ce prince de la plus grande faveur. Le marquis l'avait connu à la cour
de Ferrare dans son meilleur temps; il ne put le voir sans
attendrissement dans l'état misérable où l'avaient réduit la maladie, la
misère, et ce pénible voyage. Il le reçut avec beaucoup d'amitié, le
logea convenablement et pourvut abondamment à tous ses besoins.

      [Note 314: _Il padre di famiglia._]

Fêté dans cette maison, recherché par l'archevêque de Turin qui était un
_la Rovere_, ancien ami de son père, et qui enviait au marquis d'Este
le plaisir de l'avoir chez lui; présenté au prince de Piémont Charles
Emanuel, qui voulait le prendre à son service, et lui offrait les mêmes
conditions dont il avait joui autrefois à Ferrare, le Tasse commença
encore une fois à respirer, et à prouver par plusieurs compositions en
prose et en vers que ni ses infirmités, ni ses malheurs ne lui ôtaient
rien de la force de son génie. C'est à Turin[315] qu'il écrivit son beau
dialogue sur la Noblesse; il y fit aussi une charmante _canzone_[316],
adressée à la marquise d'Este, Marie de Savoie, après l'avoir vue danser
avec quatre de ses compagnes. On voit dans la dernière strophe que si
toutes ces dames étaient belles et aimables, l'une d'elles le lui
paraissait encore plus que les autres, et qu'il sentit même pour elle
quelques-unes de ces impressions d'amour auxquelles son cœur s'ouvrait
si facilement autrefois. On ne retrouve pas sans plaisir ce rayon
d'illusions douces, qui brille, pour ainsi dire, à travers les ténèbres
et les tristes fantômes dont son esprit était habituellement obsédé.

      [Note 315: Décembre 1578.]

      [Note 316: Elle commence par ce vers:

        _Donne cortesi e belle,_

      et se trouve parmi ses autres poésies, t. II de ses Œuvres, édit.
      de Flor., in-fol.]

Ils reprirent bientôt leur cruel empire. Le souvenir de Ferrare, son
ancien attachement pour le duc Alphonse, le désir d'obtenir au moins de
lui ses manuscrits recommencèrent à le tourmenter plus vivement que
jamais. Il semblait qu'une destinée invincible voulait qu'il trouvât
dans cette cour le dernier degré d'infortune, et le poussait à y aller
réclamer, en quelque sorte, ce qui manquait encore à son malheur. Il
employa le cardinal _Albano_ à lui ménager ce retour; il reçut enfin
pour réponse que le duc de Ferrare le reverrait avec plaisir, pourvu
qu'il consentît à se faire traiter, et qu'il ne se permît rien
d'offensant contre les personnes attachées à son service; le duc allait
épouser en secondes noces Marguerite de Gonzague, fille du duc de
Mantoue; on assurait au Tasse que si, dans cette heureuse circonstance,
il retournait à Ferrare, il obtiendrait du prince, non-seulement ses
livres et ses manuscrits, mais des faveurs qui le remettraient en état
d'exister honorablement dans sa cour. On ne peut se figurer quelle fut
la joie qu'il ressentit à cette nouvelle, ni son impatience de se rendre
aux fêtes qui allaient s'ouvrir. Le marquis d'Este eut beau vouloir le
détourner de ce voyage, lui conseiller d'attendre au moins jusqu'au
printemps, époque où il comptait aller lui-même à Ferrare, et où il lui
proposait de l'y conduire; tous les amis que le Tasse avait à Turin
joignirent en vain à ces conseils et à ces propositions leurs prières:
il fallut absolument le laisser partir. Jamais rien ne ressembla mieux à
un coup de la fatalité.

Il arrive à Ferrare[317], la veille même du jour où l'on attendait la
nouvelle épouse. Tout le monde est occupé de cette réception; aucun n'a
le temps de l'annoncer au duc, aucun ne veut l'introduire chez les deux
princesses. Des ministres du duc, et des gentilshommes de Ferrare, dont
il s'attendait à être bien reçu, le traitent sans politesse et même sans
humanité. On juge de quel œil il dut voir les fêtes du lendemain, et
celles qui, pendant plusieurs jours de suite, mirent toute la cour en
joie et en rumeur, n'ayant point d'appartement fixe, cherchant dans ce
vaste palais un lieu où il pût au moins goûter quelque repos, et ne le
trouvant pas, ne pouvant se faire écouter, ni presque reconnaître de
personne. Après les fêtes, cette cruelle position ne changeait point;
exclus de la présence du duc et des princesses, abandonné de ses amis,
raillé par des ennemis puissants, tourné en dérision par les
domestiques, il perdit enfin patience, sortit des bornes de cette
modération qui lui était naturelle, lâcha le frein à sa colère, et se
répandit publiquement en injures contre le duc Alphonse, contre la
maison d'Este, contre toute la cour, maudissant les années perdues dans
ce service, et rétractant tous les éloges qu'il avait faits d'eux dans
ses vers. Le duc instruit de cet emportement, au lieu de reconnaître
qu'il y avait donné sujet, au lieu de conserver quelques égards pour un
homme si supérieur et si malheureux, ou au moins quelque respect pour
soi-même et quelque générosité, donna ordre que le Tasse fût conduit à
l'hôpital Sainte-Anne, qui était une maison de fous, qu'il y fût mis
sous bonne garde, et surveillé comme un frénétique et un furieux[318].

      [Note 317: 21 février 1579.]

      [Note 318: Mars 1579.]

Ce nouveau coup de foudre plongea le Tasse dans la consternation et dans
une sorte d'étourdissement et de stupeur. Il resta ainsi pendant
plusieurs jours. Les maux du corps se joignirent à ceux de l'âme; et
quand la fièvre, causée par l'agitation extrême de la bile et des
humeurs, fut calmée, il n'en ressentit que plus douloureusement le
malheur et la honte de sa position. Une sorte d'avilissement qu'il
n'avait jamais éprouvé s'empara de lui. La saleté de sa barbe, de ses
cheveux, de ses habits, du réduit où il était détenu, la solitude pour
laquelle il avait toujours eu de l'aversion, et qui lui devint alors
insupportable, les mauvais traitements que lui prodiguaient les
subalternes, avec une dureté dont leur chef même donnait l'exemple, le
jetèrent dans un état effrayant et attendrissant à la fois.

Le prieur de cet hôpital était alors _Agostino Mosti_, que nous avons vu
rendre des devoirs pieux à la mémoire de l'Arioste, dont il avait été
le disciple, et lui ériger un tombeau[319]. Aimant la poésie et les
lettres, élevé à une telle école, on croirait qu'il eût dû traiter avec
toutes sortes d'égards et même de faveur un si grand poëte tombé dans
une si horrible disgrâce. Il n'y eut au contraire aucun mauvais procédé,
aucune dureté persécutrice, aucune de ces rigueurs de prison, qu'on ne
connaît bien que quand on les a soi-même éprouvées, qu'il ne se plût à
lui faire souffrir. Avouerai-je la cause que je soupçonne d'une conduite
qu'il paraît impossible d'expliquer? _Agostino Mosti_ aimait la poésie,
mais il aimait surtout passionnément l'Arioste; il lui avait en quelque
sorte voué un culte et dressé un autel. Peut-être haïssait-il et
persécuta-t-il, dans le Tasse, le seul rival que pût craindre celui dont
il s'était fait un Dieu. J'ai vu des effets si hideux de l'esprit de
parti, même dans les lettres, que je ne crains pas de le calomnier en
lui attribuant cette mauvaise action de plus.

      [Note 319: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 367 et 368.]

Heureusement ce rude prieur avait un neveu bon et sensible[320], qui
sembla se faire un devoir de dédommager le Tasse de cette odieuse
sévérité. Il avait fait de bonnes études, et était en état de goûter la
conversation, toujours philosophique ou littéraire, de l'auteur de la
_Jérusalem_. Il passait avec lui des heures entières, l'entendait avec
un plaisir infini réciter ses vers, en écrivait quelquefois sous sa
dictée, se chargeait de faire passer ses lettres et de lui en remettre
les réponses, enfin lui rendait tous les bons offices et tous les soins
qui dépendaient de lui.

      [Note 320: _Giulio Mosti._]

Dans ce temps où l'on renfermait le Tasse comme un fou dangereux, où on
voulait le contraindre à subir des traitements plus propres à augmenter
son mal qu'à le guérir, sa plus grande folie était de croire qu'il pût
enfin obtenir du duc de Ferrare quelque justice ou quelque pitié. Il lui
adressait des pièces de vers, il en adressait aux deux princesses, où
son infortune et ses souffrances étaient peintes des couleurs les plus
touchantes et les plus vives. Quelquefois il avait l'esprit assez libre
pour plaisanter sur des privations qu'on affectait de lui faire
souffrir. Un soir qu'on le laissait manquer de lumière, une chatte de
l'hospice vient fixer sur lui ses yeux, qui brillent au milieu de la
nuit. Cette vue lui inspire un sonnet poétique[321]; c'est une
constellation qui se lève pour le guider dans la tempête. Le hasard
amène une seconde chatte auprès de la première; c'est la grande ourse
auprès de la petite. Il les appelle toutes deux ses flambeaux. «Que Dieu
les garde des coups de bâton, que le ciel les nourrisse de chair
délicate et de lait, mais qu'elles lui servent donc de lumière pour
écrire ses vers[322]!» Il composait, dans ce même temps, de grands
dialogues philosophiques à la manière de Platon, et il y traitait des
questions de haute morale, avec autant de justesse que d'éloquence.

      [Note 321:

        _Come ne l'ocean, s'oscura e infesta
        Procella il rende torbido e sonante_, etc.]

      [Note 322:

        _Se Dio vi guardi da le bastonate,
        Se'l ciel voi pasca e di carne e di latte,
        Fate mi luce a scriver questi carmi._]

Quelle était donc réellement sa maladie? De quel désordre d'esprit
était-il véritablement affecté? Une passion d'amour en était-elle cause,
comme l'ont voulu quelques historiens de sa vie? Cette passion y
était-elle aussi étrangère que d'autres l'ont soutenu? Sa réclusion
fut-elle en effet amenée comme nous venons de le voir, ou faut-il
l'attribuer, comme on l'a dit, à des indiscrétions et à des transports,
que l'orgueil du duc de Ferrare et l'honneur même de sa famille lui
ordonnaient de réprimer? C'est ici le lieu de répondre à ces questions
qui se présentent d'elles-mêmes; mais je ne puis traiter que
sommairement ce qui pourrait être l'objet d'une discussion étendue,
après l'avoir été d'un long examen.

Le _Manso_, qui fut l'un des meilleurs et des plus généreux amis du
Tasse, mais qui ne le connut que dans ses dernières années, a le premier
accrédité l'opinion que Léonore d'Este, la plus jeune sœur du duc
Alphonse, avait inspiré à ce poëte une forte passion, qu'elle avait sans
doute partagée, puisque c'était d'après ses invitations réitérées et
presque ses ordres, qu'il était retourné la première fois de _Sorrento_
à Ferrare[323]. Il a fait, au sujet de cette passion, ce que l'on peut
appeler une enquête parmi les poésies du Tasse[324], et y a trouvé, 1º
que la personne aimée de notre poëte s'appelait Léonore; 2º qu'il y eut
dans cette cour deux Léonores aimées et chantées par lui; qu'il y en eut
même trois; mais il paraît s'être entièrement trompé sur la
troisième[325].

      [Note 323: Voyez ci-dessus, p. 215.]

      [Note 324: _Vita del Tasso_, Nos. 34 à 41.]

      [Note 325: Voyez ci-dessus, p. 199, note.]

Que l'objet des amours du Tasse portât le nom de Léonore, c'est ce que
prouve ce nom, tantôt déguisé à la manière de Pétrarque, et tantôt écrit
tout entier dans plusieurs sonnets et plusieurs madrigaux imprimés dans
ses Œuvres[326]. Mais cette Léonore, ou l'une de ces Léonore, fut-elle
une des deux sœurs du duc? Outre plusieurs raisons qui portent le
_Manso_ à le croire, il en voit encore les preuves dans des poésies
faites évidemment pour elle, et dont les expressions sont celles d'une
passion pure, mais vive, et d'un amour aussi ardent que respectueux et
discret. Il les trouve entre autres dans un sonnet adressé à Léonore,
lorsque les médecins lui eurent défendu de chanter[327]; et plus
clairement encore dans une _canzone_[328], dont une strophe tout entière
est consacrée à peindre quel fut sur lui, dès le premier instant,
l'effet des charmes de la princesse[329], effet qui fut balancé par le
respect, mais non pas assez pour qu'une partie des traits qui lui
étaient lancés ne pénétrât point jusqu'à son cœur[330]. Ces preuves sont
peut-être plus que partout ailleurs dans une autre _canzone_[331], qui
lui fut dictée par la jalousie, quand la main de Léonore fut demandée
par un prince, au duc son frère; cette crainte jalouse lui inspira
encore un sonnet[332], dont le dernier vers exprime l'envie qu'il porte
à l'heureux époux[333]; mais Léonore fut constante dans sa résolution de
garder le célibat; le Tasse continua de se livrer au sentiment qui
faisait l'honneur et quelquefois aussi le tourment de sa vie, et c'était
après quinze ans de constance qu'il adressait à Léonore un sonnet où il
l'assure que, ni le cours, ni les traces du temps ne diminuent rien de
son amour[334].

      [Note 326: Le nom de Léonore est déguisé, par exemple, dans ce
      sonnet sur une belle bouche:

        _Rose, che l'arte invidiosa ammira,_

      que le poëte finit en disant à l'Amour:

        _Se ferir brami, scendi al petto, scendi
        E di sì degno cor tuo stra_ LE ONORA;

      et dans ces deux madrigaux placés de suite, où le poëte joue sur
      les mots _ora_ et _aura_,

        _Ore, fermate il volo_, etc.
        _Ecco mormorar l'onde_, etc.

      et enfin dans le sonnet:

        _Quando l'alba si leva e si rimira_,

      où l'auteur dit lui-même en l'expliquant (_esposizioni d'alcune
      sue rime_), que ce vers: _E l'aurora mia cerco_, joue sur le nom
      de sa dame, etc. Ce nom est quelquefois à découvert, comme dans le
      madrigal,

        _Cantava in riva al fiume
        Tirsi di Leonora;
        E rispondean le selve e l'onde: honora_,

      qui finit si clairement par ce vers:

        _Or chi fia che l'honori e che non l'ami?_]

      [Note 327:

        _Ahi ben è rio destin ch'invidia e toglie
        Al mondo il suon de' vostri chiari accenti._

      Les deux derniers vers surtout sont de la plus grande clarté:

        _E basta ben che i sereni occhi e'l riso
        M'infiammin d'un piacer celeste e santo._]

      [Note 328: _Mentre ch' a venerar muovon le genti_, etc.]

      [Note 329: _E certo il primo dì che'l bel sereno_, etc.]

      [Note 330:

        _Ma parte degli strali e de l'ardore
        Sentij pur anco entro il gelato marmo._

      Le nom de Léonore, déguisé, mais reconnaissable dans l'équivoque
      du dernier vers de cette canzone, ne laisse aucun doute sur
      l'objet des sentiments qui y sont exprimés:

                     _E le mie rime.....
        Che son vili e neglette, se non quanto
        Costei LE ONORA co'l bel nome santo._]

      [Note 331: _Amor, tu vedi, e non n'hai duolo o sdegno_, etc.]

      [Note 332: _Vergine illustre, la beltà en' accende_, etc.]

      [Note 333: _O felice lo sposo a cui l'adorni!_]

      [Note 334: _Perchè in giovenil volto amor mi mostri_, etc.]

Ce fut alors aussi sans doute qu'il fit pour elle ce beau sonnet, où il
lui parle si poétiquement de son âge. _Serassi_ veut qu'il soit adressé
à la duchesse d'Urbin, mais il porte indubitablement l'empreinte et le
cachet de Léonore, «Dans tes plus tendres années, tu ressemblais à la
rose vermeille qui n'ose ouvrir son sein aux tièdes rayons du jour et se
cache encore, vierge et pudique, dans la verte enveloppe qui la couvre;
ou plutôt (car rien de mortel ne peut se comparer à toi,) tu ressemblais
à la céleste _Aurore_ qui, brillant dans un ciel serein et toute fraîche
de rosée, dore les monts et couvre de perles les campagnes. Maintenant
l'âge plus mûr ne t'enlève rien, et quoique _négligemment vêtue_, la
jeune beauté, dans sa plus riche parure, ne peut ni te vaincre, ni
t'égaler. Ainsi la fleur est plus belle quand elle étale ses feuilles
odorantes, et le soleil à son midi brille plus qu'au matin et lance bien
plus de flammes[335].» Nous avons vu que souvent les noms _Ora_, _Aura_,
_Aurora_, lui servaient à voiler le nom de Léonore; la parure négligée
la désigne aussi, et convenait à sa santé faible et à son goût pour la
retraite. Sa sœur Lucrèce se portait fort bien et n'avait point de ces
négligences-là.

      [Note 335: Les poésies lyriques du Tasse n'étant pas entre les
      mains de tout le monde, je mettrai ici le texte de ce beau sonnet,
      dont une faible traduction en prose donne une idée trop
      imparfaite:

        _Negli anni acerbi tuoi purpurea rosa
          Sembravi tu, ch' a i rai tepidi allora
          Non apre'l sen, ma nel suo verde ancora
          Verginella s'asconde e vergognosa._

        _O piuttosto parei (che mortal cosa
          Non s'assomiglia a te) celeste Aurora,
          Che le campagne imperla e i monti indora,
          Lucida in ciel sereno e rugiadosu._

        _Or la men verde età nulla a te toglie
          Nè te, benchè negletta, in manto adorno,
          Giovinetta beltà vince o pareggia._

        _Così è più vago il fior, poichè le foglie
          Spiega odorate: e'l sol nel mezzo giorno
          Vie più che nel mattin luce e fiammeggia._]

La seconde Léonore était cette belle _Sanvitali_, comtesse de
_Scandiano_, dont il s'était déclaré publiquement l'adorateur et pour
laquelle furent évidemment faites plusieurs pièces de vers conservées
parmi les siennes; mais cette passion fut toute poétique; elle naquit
lorsque le Tasse était depuis dix ans à la cour de Ferrare, et put
s'allier avec un sentiment plus vrai, plus profond, plus constant,
qu'elle servait même à couvrir. C'est à quoi put servir aussi l'amour
poétique et déclaré dont Lucrèce _Bendidio_ fut l'objet dès les premiers
temps du séjour du Tasse dans cette cour. Il n'avait alors que 21 ans;
Léonore d'Este en avait 30; mais elle était belle, spirituelle, amie des
arts et des vers, ennemie de l'éclat du monde, faible de santé,
habituellement retirée, et même, dit-on, dévote[336]. L'effet de toutes
ces qualités réunies sur un jeune poëte très-sensible put aisément
effacer celui de l'inégalité d'âge; et l'accès facile qu'il obtint,
l'intérêt vif qu'il inspira, l'intimité de ses lectures, les témoignages
d'une admiration pour ses vers qui ne pouvait s'exprimer qu'avec
beaucoup de charme, purent faire disparaître aussi l'effet de
l'inégalité du rang. Il ne put se dissimuler son audace: mais à son âge,
pénétré, comme tout porte à le croire, d'un sentiment aussi pur que son
objet, et se confiant dans cette pureté même pour en espérer le succès,
s'il craignit le sort d'Icare et de Phaëton, il se rassura par d'autres
exemples que la fable offrait à son imagination et qui faisaient
illusion à son cœur. «Eh! qui peut effrayer dans une haute entreprise,
celui qui met sa confiance dans l'Amour? Que ne peut l'Amour, lui qui
enchaîne le ciel même? Il attire du haut des célestes sphères Diane
éprise de la beauté d'un mortel; il enlève dans les cieux le bel enfant
du mont Ida.» C'est la traduction littérale d'un sonnet[337] qui ne peut
avoir eu ni un autre sujet, ni un autre sens.

      [Note 336: Les bons habitants de Ferrare avaient une si haute
      opinion de sa piété, qu'ils attribuèrent en 1570 à ses prières le
      salut de leur ville, menacée d'être submergée par le Pô dans un
      tremblement de terre qui se fit sentir à plusieurs reprises
      pendant les deux derniers mois de cette année-là, et pendant une
      partie de l'année suivante.]

      [Note 337: _Se d'Icaro leggesti e di Fetonte_, etc.

      L'auteur d'une élégante Vie du Tasse, déjà citée plusieurs fois, a
      traduit ainsi ce sonnet:

        _Egli giù trahe da le celesti rote
          Di terrena bellà Diana accesa,
          E d'Ida il bel fanciullo al ciel rapisce_:

      «Diane brûlant pour une beauté humaine, n'enleva-t-elle pas dans
      le ciel le jeune pasteur du mont Ida?» Il est surprenant qu'un
      homme qui connaît aussi bien la fable et qui sait aussi bien
      l'italien, ait confondu les deux fables d'Endymion et de Ganymède,
      très-distinctes dans ce tercet.]

Jusqu'à quel point sa témérité fut-elle heureuse? Il est impossible de
le savoir; il l'est presque autant de croire qu'il ait rien obtenu, ni
même eu jamais la moindre espérance de rien obtenir qui fût contraire à
l'opinion que l'on a de Léonore; supposer autre chose, serait
méconnaître ou l'existence ou l'empire du bel ensemble de qualités et de
vertus qui l'avait touché. Mais que Léonore ait été flattée des hommages
d'un si grand génie, des sentiments d'un si noble cœur, qu'elle ait pris
à lui un intérêt affectueux, qui dans une âme tendre et mélancolique,
dans la retraite d'une vie souvent languissante, ressemble beaucoup à
l'amour, il ne paraît ni possible, ni nécessaire d'en douter. Le voile
du plus profond mystère dut couvrir cette innocente intelligence, et il
est plus aisé de concevoir que les conseils donnés au Tasse par Léonore,
au sujet de Lucrèce _Bendidio_ et du _Pigna_[338] eussent pour but ce
voile mystérieux dont il importait de se couvrir, qu'il ne l'est de se
figurer une sage et modeste princesse s'occupant à ce point d'un intérêt
d'amour, qui lui était étranger.

      [Note 338: Voyez ci-dessus, p. 174 et 175.]

Rappelons-nous les dernières volontés que le Tasse déposa, en partant
pour la France, entre les mains d'un ami, et ce sonnet qu'il voulait
sauver seul de l'oubli et qui offre un de ces déguisements du nom de
Léonore[339], dont nous avons vu d'autres exemples, et surtout cet appel
fait à la protection de la princesse, qui l'accordera, disait-il, _pour
l'amour de lui_. N'y voyons-nous pas le vœu d'un jeune homme passionné,
pour que si le sort dispose de lui dans une contrée lointaine, ses
intérêts et sa mémoire puissent occuper après lui celle dont il emporte
l'image? Mais le Tasse, amoureux comme un poëte, était discret comme un
chevalier. L'ami, dépositaire de ce testament, ignora sans doute
lui-même la nature du sentiment qui l'avait dicté; nul autre ne fut
admis dans ce secret, et je crois toujours fermement que l'indiscrétion
de cet autre ami qui occasionna dans le palais du duc une affaire
d'éclat[340] n'avait aucun rapport à Léonore.

      [Note 339: Voyez ci-dessus, p. 178; et notez que ce sonnet,
      sans doute fait à l'occasion d'un départ de Léonore pour la
      campagne, ou d'un trop long séjour qu'elle y fit, est
      nécessairement antérieur de plusieurs années à l'arrivée de
      Léonore _Sanvitali_, comtesse de _Scandiano_ à la cour de Ferrare,
      puisqu'elle n'y parut qu'en 1576, et que le voyage du Tasse en
      France date de 1571.]

      [Note 340: Ci-dessus, p. 204.]

Ce n'étaient pas des indiscrétions que des pièces de vers dont la
plupart ne courait point dans le public, ou qui, lors même qu'elles
portaient un nom sacré, pouvaient, par un hasard heureux qui rassemblait
dans la même cour plusieurs belles personnes de ce nom, laisser les
esprits incertains, comme ils le furent en effet de l'aveu du _Manso_
lui-même[341], sur celle qui en était l'objet. La galanterie des mœurs
de ce temps faisait d'ailleurs regarder comme sans conséquence pour les
femmes du plus haut rang ces hommages poétiques, qui, ne les engageant à
rien, les flattaient sans les compromettre.

      [Note 341: _Vita del Tasso_, Nos. 35 et 41.]

De tous les vers qui furent inspirés au Tasse par la princesse Léonore,
ce qui dut peut-être la flatter le plus, ce fut ce beau portrait qu'il
fit d'elle sous le nom de Sophronie dans le second chant de sa
_Jérusalem_. Tout le monde la reconnaît dans cette Vierge d'un âge mûr,
pleine de hautes et royales pensées[342], dont la beauté n'a de prix à
ses propres yeux qu'en ce qu'elle ajoute du lustre à sa vertu; dont le
mérite le plus grand est de cacher tout son mérite dans la retraite, et
de fuir, seule et négligée, les louanges et les regards. On croit voir
s'avancer Léonore elle-même, en voyant marcher Sophronie les yeux
baissés, couverte d'un voile, dans une attitude modeste et fière, vêtue
d'un air qui fait douter si elle est parée ou négligée, si c'est le
hasard ou l'art qui a orné son visage; on ne voit qu'elle enfin que le
Tasse ait pu vouloir peindre par ce dernier trait: «Sa négligence est un
artifice de la nature, de l'amour, du ciel qui l'aime[343].» Mais on n'a
pas fait assez d'attention à Olinde, à ce jeune amant aussi modeste
qu'elle est belle, qui désire beaucoup, espère peu et ne demande
rien[344]. Qui peut douter que le Tasse, dans les premiers transports de
cette noble passion, n'ait voulu se représenter lui-même; que plus d'une
fois il ne se fût fait une idée céleste du bonheur de mourir avec une
femme adorée et de s'immoler pour elle; qu'il n'ait saisi avidement
cette occasion unique d'exprimer des vœux, qui peut-être en indiquaient
d'autres qu'il n'aurait osé avouer de même? «O mort complètement
heureuse, dit Olinde, oh! que mes souffrances seront douces et
fortunées, si mon sein joint à ton sein, ma bouche collée à la tienne,
j'obtiens d'y exhaler mon ame, si, venant à défaillir en même temps, tu
rends en moi tes derniers soupirs[345]!» Cet épisode est un défaut dans
son poëme: tous les amis qu'il consulta le sentirent, tous insistèrent
pour qu'il le retranchât; il le sentit comme eux, il l'avoua même, et
refusa toujours de consentir à ce sacrifice; l'intérêt de la perfection
de son ouvrage se tut devant un intérêt plus cher.

      [Note 342:

        _Vergine era fra lor di già matura
        Verginità, d'alti pensieri e regi_, etc. (C. II, st. 14.)]

      [Note 343:

        _Di natura, d'amor, de' cieli amici
        Le negligenze sue sono artificj_. (St. 18.)]

      [Note 344:

        _Ei, che modesto è sì com' essa è bella,
        Brama assai, poco spera, e nulla chiede_. (St. 16.)]

      [Note 345: St. 35.]

Quelque dégagé des sens que cet attachement pût être, dès qu'il était
passionné, il fut sujet à des inégalités, à des orages. On a vu le Tasse
livré pendant plusieurs mois, à la campagne, avec la duchesse d'Urbin, à
des distractions agréables[346] qui supposent entre Léonore et lui
quelque refroidissement. Une lettre qu'il lui écrivit alors appuie cette
supposition; je ne crois même pas me tromper en y voyant les suites d'un
mouvement jaloux. «Il n'avait point écrit à la princesse depuis
plusieurs mois[347], _plutôt par défaut de sujet que de volonté_; il lui
envoie un sonnet qu'il a fait depuis peu, _croyant se rappeler_ qu'il
lui a promis de lui envoyer tout ce qu'il ferait de nouveau. Ce sonnet
ne ressemblera point _aux beaux sonnets qu'il s'imagine qu'elle est
maintenant dans l'habitude d'entendre_; il est aussi dépourvu d'art et
de pensées _qu'il l'est lui-même de bonheur. Dans l'état où il est, il
ne pourrait venir de lui rien autre chose_. (Nous avons cependant vu
qu'il n'était point alors aussi à plaindre.) Il lui envoie pourtant ces
vers; et bons ou mauvais, _il croit qu'ils feront l'effet qu'il désire_.
Mais enfin qu'elle n'aille pas croire que par ce qu'il est actuellement
si vide de pensées, _il ait pu donner place dans son cœur à quelque
amour_; il faut qu'elle sache qu'il n'a fait ce sonnet pour rien qui lui
soit personnel, mais à la prière _d'un pauvre amant, qui, brouillé
quelque temps avec sa dame, et n'en pouvant plus, est forcé de se rendre
et de demander grâce_[348].» Dans le sonnet, le poëte s'adresse au
Courroux, champion audacieux, mais faible guerrier, qui ne peut le
défendre contre les armes de l'amour, et qui est déjà presque vaincu....
«Téméraire! demande plutôt la paix. Je crie merci; je tends une main
languissante; je ploie le genou; je présente à nu ma poitrine. Si
l'Amour veut combattre encore, que la Pitié s'arme pour moi; qu'elle
m'obtienne ou la victoire, ou au moins la mort; mais si Elle[349] laisse
tomber une seule larme, ma mort sera une victoire, et mon sang versé un
triomphe.»

      [Note 346: Ci-dessus, p. 190.]

      [Note 347: _Serassi_, _Vita del Tasso_, p. 180.]

      [Note 348: _Il quale essendo stato un pezzo in collera con la
      sua donna, ora non potendo più, bisogna che si renda e che dimandi
      mercè_. (_Ub. supr._)]

      [Note 349: _Colei_, celle qu'il ne nomme pas.]

Cette lettre et ce sonnet contiennent, à mon sens, une révélation
importante. _Serassi_ qui les a publiés le premier[350], a fort bien
entendu que ces beaux sonnets que Léonore devait être en ce moment dans
l'habitude d'entendre, étaient ceux du _Pigna_ et du _Guarini_, tous
deux admis concurremment à lire à cette princesse leurs compositions
poétiques[351]. Mais voici ce qu'il est aisé d'y voir de plus. Le
_Guarini_, alors attaché à cette cour et qui se piqua toujours de
rivalité avec le Tasse, était, sans nul doute, celui dont les assiduités
et peut-être les vers lui avaient donné de l'ombrage; il avait voulu
l'écarter; ayant trouvé de la résistance, il s'était piqué; il était
parti dans ces dispositions pour Urbin, et de-là pour _Castel-Durante_
avec Lucrèce. La vie très douce qu'il y menait l'avait étourdi quelque
temps. Il avait passé plusieurs mois sans écrire même à Léonore; mais la
colère qu'il avait trop écoutée s'était affaiblie; l'amour avait repris
son empire; il brûlait de revenir, et il se faisait précéder par un
sonnet, qui a de l'intérêt si les choses sont ainsi, et qui n'en aurait
aucun si elles étaient autrement. Il composait sûrement alors de plus
beaux vers et plus dignes d'être envoyés à une princesse qui les aimait;
et cette fable _d'un pauvre amant_ auquel il prétend servir
d'interprète, est la même dont il avait déjà voilé son secret lorsqu'il
partit pour la France. En un mot, je regarde comme l'une des preuves les
plus claires de la passion du Tasse pour Léonore ce que le bon
_Serassi_, qui n'en savait pas davantage, a donné pour un témoignage,
_qui doit lever tous les doutes_, de son indifférence pour elle et de sa
froideur.

      [Note 350: _Loc. cit._]

      [Note 351: _Ibidem_, p. 182.]

Cette passion qui était dans l'imagination, autant que dans le cœur, dut
recevoir, à une époque malheureuse pour le Tasse, les mêmes degrés
d'exaltation et de trouble que toutes ses affections. Nous avons
cependant vu que sa piété, ou du moins le sentiment de crainte qui
l'accompagne trop souvent, s'exalta beaucoup plus encore que son amour.
Depuis la fièvre qu'il eut, à la suite des fêtes données au roi de
France à Ferrare[352], et l'accès passager, mais violent de l'année
suivante, depuis l'agitation fébrile où il fut jeté par les premières
corrections de son poëme, et depuis que le fantôme de l'inquisition
l'eut obsédé de ses terreurs, il n'y eut plus que rarement du calme dans
son ame. On le voit aller, venir, errer d'un bout de l'Italie à l'autre,
des rivages de Naples et de _Sorrento_ au pied des Alpes. Quoique
d'autres intérêts le rappelassent toujours à Ferrare, croit-on que cet
amour, ne fût-il devenu après tant d'années qu'une simple habitude du
cœur, n'était pas un des plus puissants? Ni dans ses vers, ni dans ses
lettres on ne trouve plus rien qui le prouve; mais qu'est-il besoin de
ces preuves? Le propre d'une passion de cette nature est-il de
s'affaiblir par la fermentation des idées; et dans un temps où toutes
les autres affections portaient à son cerveau des impressions si vives
et si brûlantes, celle-là seule restait-elle éteinte ou refroidie?

      [Note 352: En 1574.]

Cependant une raison toute naturelle devait en avoir tempéré
l'effervescence. Le temps qui exerce ses ravages sur la santé la plus
florissante en avait dû faire de plus sensibles sur une complexion aussi
faible que celle de Léonore. Elle avait plus de quarante-quatre ans lors
de l'arrestation du Tasse; il en avait alors trente-cinq. Dans les plus
forts accès de son mal, sa raison fut égarée, jamais entièrement perdue;
ses sentiments s'exaltèrent, mais ne se dénaturèrent point;
habituellement discret, quoique frappé depuis long-temps de vertiges,
il n'y a nulle apparence qu'il se fût oublié tout à coup à une telle
époque, au point de forcer le duc son bienfaiteur à sévir durement
contre lui; il n'y en a donc aucune à l'un des motifs qu'on a donnés de
sa réclusion dans l'hôpital Sainte-Anne et de sa longue détention.
Muratori l'a voulu mettre en crédit et n'y a pu réussir. Il raconte[353]
qu'il avait connu, dans sa première jeunesse, un vieil abbé _Carretta_,
qui avait été, dans la sienne, secrétaire du célèbre _Tassoni_, auteur
de _la Secchia rapita_. Parlant un jour des malheurs du Tasse, ce
_Carretta_ lui avait dit en avoir appris la cause, soit du _Tassoni_
même, contemporain du Tasse, soit de quelques autres vieillards; et
cette cause la voici:

«_Torquato_ se trouvant à la cour, où était le duc Alphonse avec les
princesses ses sœurs, s'approcha de Léonore pour répondre à une question
qu'elle lui avait adressée, et saisi d'un transport plus que poétique,
lui donna un baiser. Le duc, témoin de cet acte irrégulier, se tourna
tranquillement vers les chevaliers qui étaient présents, et leur dit:
_Voyez quel malheur il est arrivé à un si grand homme! il est tout d'un
coup devenu fou_.

      [Note 353: Lettre à _Apostolo Zeno_, 28 mars 1735, en lui
      envoyant des lettres inédites du Tasse, pour l'édition de Venise
      en douze volumes in-4º., t. X de cette édition.]

Mais si la prudence du prince épargna au Tasse des punitions plus
graves, elle exigea ensuite que, suivant cette idée qu'il avait eue de
le traiter de fou, il le fît conduire à l'hôpital où les véritables fous
étaient traités à Ferrare[354].»

      [Note 354: _Loc. cit._, p. 240.]

_Serassi_, avec raison cette fois, rejette ce récit comme une fable. A
tous les motifs que nous avons déjà de n'y pas croire, ajoutons que le
fait ainsi raconté suppose un tranquille état de choses, un cercle
ordinaire à la cour, où le Tasse est présent, et si à son aise qu'il se
laisse aller à la distraction la plus étrange; tandis qu'au contraire la
cour était en fêtes, qu'après une absence de plusieurs mois, il y
revenait sans être attendu; qu'il ne put pendant plusieurs jours s'y
faire écouter de personne, et que l'impatience qu'il en eut rallumant
dans sa tête et dans son ame un volcan toujours imparfaitement calmé,
amena cette éruption de reproches, d'imprécations et d'injures que le
duc n'eut pas la générosité de pardonner. Le premier pas fait dans cette
voie indigne de lui entraîna tous les autres. Il persista dans sa dureté
et dans son injustice par cela seul qu'il avait été dur et injuste. Une
fausse honte et peut-être aussi une fausse politique s'y mêlèrent. Quoi
qu'il en soit, il résulte de toute cette discussion que l'amour du Tasse
pour la princesse Léonore n'entra pour rien dans les motifs de sa
disgrâce; que cet amour existait cependant, et qu'il dut contribuer avec
toutes les autres causes que nous avons observées, et celles que nous
observerons encore, au désordre de la raison du Tasse et à cette somme
d'infortunes dont il fut accablé.

Ce désordre de son esprit ne fut point une véritable folie, mais un
délire qui avait ses accès et ses repos, un effet de plusieurs causes
réunies, les unes physiques, les autres morales. Les causes physiques
étaient dans une constitution où dominaient deux dispositions
habituelles et diverses, de quelque manière que la physiologie veuille
les appeler. L'une portait à son cerveau des images du plus grand éclat
et d'une vivacité prodigieuse; l'autre les obscurcissait, les
attristait, les teignait de mélancolie. Placez une tête ainsi constituée
dans des circonstances orageuses, allumez-y le feu de la poésie, la
passion de l'amour; jetez-la dans les profondeurs de la philosophie
platonicienne; assiégez-la de superstitions et de terreurs, ouvrez enfin
devant elle les portes horribles d'une prison, et courbez-la sous le
joug d'une longue et dure captivité, comment voulez-vous qu'elle résiste
à tant d'assauts et qu'elle garde, dans cette tourmente morale,
l'équilibre de la raison? Une mélancolie presque habituelle, une
exaltation subite à la présence de tout objet capable de l'exciter, des
vertiges, des accès de délire, et dans cet état, des illusions
semblables à la folie, des apparitions, des fantômes s'empareront donc
souvent d'un esprit d'ailleurs réglé, philosophique, et aussi sage
qu'élevé.

Une autre cause (et pourquoi une vaine délicatesse m'ordonnerait-elle de
la taire?) devait augmenter encore cette fermentation du cerveau;
c'était la fermentation des sens. Le Tasse était tendre et passionné;
mais il était pieux et habituellement chaste. Le _Manso_ qui le vit
pendant plusieurs années dans la plus grande intimité, compte parmi ses
vertus la continence[355]. Même dans sa première jeunesse, il n'avait eu
aucuns liaison suspecte, et il fut toujours aussi réservé dans ses mœurs
que dans ses discours. Peut-être même depuis, dans ses plus grands
succès auprès des femmes, s'en tint-il le plus souvent avec elles, pour
peu qu'elles le voulussent bien, à un commerce de sentiment et de
galanterie. Ce qu'il y a de certain, c'est que le _Manso_ tenait de sa
propre bouche que depuis sa réclusion à Sainte-Anne, c'est-à-dire depuis
l'âge de trente-cinq ans, il avait été entièrement chaste[356]. Il ne
paraît point que la nature l'eût constitué pour l'être; la nature, quoi
qu'on fasse, réclame impérieusement ses droits, et l'on a vu des hommes
jetés, sans aucune autre cause, dans un état pareil à celui du
Tasse[357]; mais il n'en est peut-être aucun sur qui tant d'infortunes
se soient réunies à la fois.

      [Note 355: _Vita del Tasso_, Nº. 148.]

      [Note 356: _Loco cit._]

      [Note 357: Cette cause ne souffre point ici d'autres
      explications. On dit qu'elle est comptée pour l'une des plus
      fortes par l'auteur anglais de la Vie du Tasse, et qu'en général
      M. Black s'est appliqué particulièrement à traiter cette partie de
      son sujet. Il annonce même, dit-on, dans sa Préface le dessein
      d'entrer à cet égard dans des détails qui puissent éclairer les
      médecins dans le traitement des maladies de l'esprit. Peut-être
      est-il médecin lui-même; sans cela, ces détails pourraient bien
      n'être propres à autre chose qu'à éclairer les gens de l'art.]

Un nouveau malheur, mais qu'il prévoyait et redoutait depuis long-temps,
vint y ajouter encore. Quatorze chants de sa _Jérusalem_ furent imprimés
à Venise[358], pleins d'incorrections, de lacunes et de fautes
grossières, d'après une copie très-imparfaite que le grand-duc de
Toscane avait eue entre les mains. Ce prince l'avait laissée à la
disposition de _Celio Malaspina_, l'un de ses gentilshommes, qui en fit
cet indigne usage. Il ne s'en cacha même pas, se nomma effrontément au
titre du livre, dédia cette édition à un sénateur de Venise, et obtint
pour la publier le privilége de la république. Le Tasse outré, comme on
le peut croire, et profondément affligé de ce larcin, se plaignit au
sénat du privilége qu'il avait accordé.

      [Note 358: 1580.]

Il se plaignit aussi à son ami Scipion de Gonzague de la facilité
qu'avait eue le grand-duc et du tort irréparable qui en résultait pour
lui. Mais le mal était fait, et après cette première explosion, il se
remit à chercher dans le travail un remède à l'ennui de sa solitude, et
une consolation parmi tant de sujets de tristesse.

Il écrivit alors son beau dialogue du _Père de famille_, dont il tira le
sujet de la réception qui lui avait été faite et de ce qu'il avait vu,
dit et entendu dans la maison hospitalière de ce bon gentilhomme, entre
Novarre et Verceil[359]; il le dédia à son ami Scipion de Gonzague[360].
Il rassembla ensuite toutes les poésies qu'il avait composées depuis
deux ans, parmi lesquelles il y en a d'admirables, et qui étaient toutes
intéressantes par la position dans laquelle il les avait faites; il les
dédia aux deux princesses, sœurs d'Alphonse[361]. La duchesse d'Urbin
parut sensible à cet hommage du Tasse, et ressentit quelque piété de ses
malheurs. Léonore était loin de pouvoir lire, ni ces poésies, ni cette
dédicace; elle était déjà depuis long-temps attaquée d'une maladie
grave, qui était alors à son dernier période, et dont elle mourut
quelques mois après[362]. On a remarqué que le Tasse, qui ne laissait
passer presque aucune occasion de cette espèce sans payer un tribut
poétique à la mémoire des personnes illustres qu'il avait connues, ne
fit point de vers sur la mort de cette Léonore qu'il paraît avoir tant
aimée; et en effet on ne trouve rien sur ce sujet dans toutes ses
Œuvres, soit qu'il fût mécontent de la froideur qu'elle lui avait
témoignée dans ses infortunes, soit qu'il fût en ce moment trop occupé
de ses infortunes mêmes pour être aussi affecté de cette perte qu'il
l'eût été dans un autre temps.

      [Note 359: Voyez ci-dessus, p. 221.]

      [Note 360: Septembre 1580.]

      [Note 361: 20 novembre, _idem._]

      [Note 362: 10 février 1581.]

Cet _Angelo Ingegneri_, dont l'amitié lui avait été si utile à Turin,
lui rendit alors un bon et un mauvais service. Il possédait une copie de
la _Jérusalem délivrée_, qu'il avait faite sur un manuscrit corrigé de
la main du Tasse. Quand il eut vu paraître l'édition informe et tronquée
de Venise, il crut devoir venger la gloire de son ami, en faisant
imprimer son poëme d'après cette copie authentique et nécessairement
plus régulière. Il en fit faire à la fois deux éditions, l'une à
_Casalmaggiore_, l'autre à Parme[363], et les dédia toutes deux au duc
de Savoie, Charles Emanuel, qui en témoigna la plus grande satisfaction
à l'éditeur.

      [Note 363: La première in-4º, la seconde in-12.]

Voilà ce que l'on raconte tout naturellement, et comme une sorte de
service rendu par _Ingegneri_ au Tasse. Mais cet infortuné n'existait-il
donc plus au monde? Dans cet hôpital où il était détenu, non à sa honte,
mais à la honte éternelle de ceux qui l'y avaient jeté, ne
correspondait-il pas au-dehors, et ne pouvait-on pas correspondre avec
lui? Comment un ami prétendu osait-il, sans le consulter, disposer ainsi
de son bien? C'était, dit-on, pour venger sa gloire; mais ne valait-il
pas mieux lui laisser ce soin à lui-même? Et sa fortune, sa propriété
sacrée n'était-elle donc rien pour l'amitié? Un ami avait-il le droit de
disposer du fruit de tant de travaux et de tant de veilles, de l'unique
ressource d'un malheureux, du seul moyen qu'il eût d'assurer son
indépendance et d'échapper à la pauvreté? Il faudrait que les grâces et
les faveurs du duc de Savoie se fussent dirigées sur l'auteur en même
temps que sur l'éditeur de la _Jérusalem_; il faudrait surtout que le
produit des deux éditions eût été religieusement compté au Tasse, pour
que cette double publication ne fût pas un vol manifeste et la violation
de tous les droits.

Il n'y a aucune apparence que l'on ait rien fait de pareil. On sait
seulement que les deux éditions furent enlevées en peu de jours[364],
tant l'impatience du public était grande; que _Malespina_, éditeur de
celle de Venise, vaincu par _Ingegneri_, le vainquit à son tour, en en
donnant une nouvelle, d'après une copie encore plus complète du poëme
entier[365]; cette édition s'étant rapidement épuisée, il en donna
presque aussitôt une plus correcte et plus complète encore[366], sans
que l'auteur de cet ouvrage, qui faisait les délices et excitait la
curiosité de l'Italie entière, fût même consulté sur rien. Enfin un
jeune Ferrarais[367], attaché à la cour et intimement lié avec le Tasse,
entreprit de publier une édition de la _Jérusalem_, supérieure à toutes
celles qui avaient paru. Il eut la faculté de consulter l'original
corrigé par l'auteur; il put aussi dans quelques doutes consulter, comme
il le fit, le Tasse lui-même. Cette édition parut donc à Ferrare[368],
dédiée au duc Alphonse et présentée expressément à ce prince, au nom de
son malheureux auteur. Mais la précipitation qu'on y avait mise y ayant
introduit beaucoup de fautes, qui ne l'empêchèrent pas d'être aussi
rapidement débitée que les autres, le même éditeur la fit suivre
immédiatement d'une nouvelle[369], la première, selon Fontanini[370],
que l'on puisse regarder comme bonne et correcte. Celle-ci fut encore
surpassée, trois mois après, par une édition de Parme[371], où la
_Jérusalem délivrée_ parut enfin telle qu'elle est restée, et qui a
servi de règle et de modèle à toutes les éditions suivantes[372]. Il est
donc vrai que dans cette seule année, il y en eut sept en Italie, et
qu'il en avait même paru six dans le cours des six premiers mois.

      [Note 364: _Serassi_, p. 300.]

      [Note 365: Venetia, 1581, in-4º.]

      [Note 366: _Ibid._, 1582, in-4º.]

      [Note 367: _Febo Bonnà._]

      [Note 368: Juin 1581.]

      [Note 369: Juillet 1581.]

      [Note 370: _Aminta difeso._]

      [Note 371: Toujours 1581.]

      [Note 372: Il y faut ajouter celle de Mantoue en 1584, faite
      d'après des corrections de Scipion de Gonzague, et qui a quelques
      avantages, à certains égards, sur la seconde de Ferrare, tandis
      qu'à certains autres celle-ci l'emporte encore sur l'édition de
      Mantoue.]

Au milieu de cette gloire, au bruit de ces éloges, de ces
applaudissements qui retentissaient de toutes parts, tandis que les
éditeurs et les imprimeurs s'enrichissaient du fruit de ses veilles, le
pauvre Tasse languissait dans une dure captivité, négligé, méprisé,
malade, et privé des choses les plus nécessaires aux commodités de la
vie. Les ministres des volontés du duc ajoutaient sans doute à la
sévérité de ses ordres, au lieu de les adoucir. Le peu qu'ils lui
donnaient, ils semblaient s'étudier à le donner hors de temps et
lorsqu'il n'en avait plus ni besoin ni désir. Ce qui lui était le plus
insupportable dans sa prison, c'était d'être sans cesse détourné de ses
études par les cris désordonnés dont l'hôpital retentissait, et par des
bruits capables, comme il le disait lui-même[373], d'ôter le sens et la
raison aux hommes les plus sages. C'est dans cet état vraiment
déplorable, au milieu de cet entourage qui faisait rejaillir sur lui
toutes les apparences de la folie, que notre Michel Montaigne le vit en
passant à Ferrare. Il en fut si frappé que, de retour en France, il
consigna dans ses Essais l'impression qu'il en avait reçue. On le lui
avait sans doute fait voir, comme les autres malheureux qui
l'étourdissaient par leurs cris; on lui avait dit qu'il méconnaissait,
et ses ouvrages, et lui-même; et il l'avait cru[374]. Se figure-t-on
quels devaient être l'air et les regards d'un homme tel que le Tasse,
montré à des étrangers, dans sa loge, comme un insensé?

      [Note 373: Dans une lettre à _Maurizio Cataneo_.]

      [Note 374: «J'eus, dit-il, plus de despit encore que de
      compassion de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à
      soy-mesme, mescoignoissant et soy et ses ouvrages, lesquels sans
      son sceu, et toutefois à sa veue, on a mis en lumière, incorrigez
      et informes.» (_Ess. de Montaigne_, l. II, c. 13.) Il est à
      remarquer que Montaigne passa en novembre 1580 à Ferrare, en se
      rendant à Rome, et qu'il avait publié cette année-là même en
      France les deux premiers livres de ses _Essais_. Il y fit, depuis,
      un grand nombre d'additions, et entre autres celle-ci, dans le
      chap. 12 du second livre.

      «Un petit voyage qu'Aldo le Jeune fit à Milan en 1582.... lui
      donna l'occasion de se lier d'amitié avec _Goselini_ qui, dans une
      de ses lettres, dit qu'Alde, après l'avoir quitté, passa à Ferrare
      où il vit l'infortuné _Torquato Tasso_ dans l'état le plus
      déplorable, _non per lo senno, del quale gli parve al lungo
      ragionare ch' egli ebbe seco, intero e sano, ma per lo nudessa e
      fame ch' egli pativa prigione, e privo della sua liberta_, etc.

      (Annales de l'imprimerie des Aldes, t. II, p. 117.)]

L'infortuné demandait avec instance qu'on adoucît au moins ces rigueurs
inutiles, et tâchait de se persuader à lui-même qu'elles étaient
ignorées du duc Alphonse. Peut-être les ignorait-il en effet. Tant de
mal se fait autour des princes et en leur nom, sans qu'ils le sachent!
Mais son indifférence, même dans ce cas, serait-elle excusable? Et
comment pouvait-il supporter l'idée de retenir dans les fers celui qui
faisait en ce moment retentir son nom, et la gloire de sa maison dans
l'Italie, dans l'Europe entière? Comment n'avait-il pas couru briser ses
chaînes, en relisant, dans l'édition qui lui avait été dédiée, cette
invocation sublime et touchante: «Toi magnanime Alphonse[375], toi qui
me soustraits aux fureurs de la fortune, et qui guides au port un
étranger errant, agité, presque englouti parmi les rochers et les flots,
accueille en souriant cet ouvrage, que je consacre comme un vœu à tes
autels?--Et c'était lui, c'était ce dur et impitoyable Alphonse qui
l'avait repoussé dans le gouffre, et qui l'y tenait plongé!

      [Note 375: C. I, st. 14.]

Il se laissa enfin un peu adoucir, et permit qu'au lieu de l'espèce de
cachot où le Tasse était comme enseveli depuis deux ans, on lui donnât,
dans le même hôpital, quelques chambres assez grandes pour qu'il pût s'y
promener, en composant et en philosophant, comme il le demandait dans
ses lettres au duc, expression bien remarquable de la part d'un homme de
génie que des barbares s'obstinaient à traiter comme un fou. Il dut cet
adoucissement dans sa position aux sollicitations de Scipion de Gonzague
et du prince de Mantoue, neveu de Scipion, qui, étant venus à Ferrare,
l'avaient visité dans sa prison. Cette visite et son heureux résultat
ranimèrent les espérances du Tasse; il se flatta même d'être libre sous
peu de jours; mais sa patience avait encore de longues épreuves à subir.
Cependant il eut, peu de temps après, de nouvelles consolations. La
duchesse d'Urbin envoya un de ses gentilshommes[376] le saluer de sa
part, et lui promettre qu'il ne tarderait pas à obtenir sa délivrance.
La belle Marfise d'Este, cousine du duc Alphonse, et princesse de Massa
et Carrara, fut tellement enthousiasmée de la lecture de la _Jérusalem_,
qu'elle demanda au duc la permission de faire conduire le Tasse de
Sainte-Anne à sa maison de campagne[377], et de l'y garder tout un jour.
Plusieurs dames, célèbres par leur esprit et par leur beauté, se
trouvèrent chez la princesse; le Tasse passa quelques heures au milieu
de cette société charmante, y parut aussi galant, aussi aimable qu'il
l'était avant ses malheurs, et remporta de cette heureuse journée des
espérances et quelques doux souvenirs.

      [Note 376: _Ippolito Bosco_.]

      [Note 377: Le nom de cette _villa_ était _Madaler_.]

Mais l'année entière s'écoula sans autre changement à son sort. Les
Muses étaient son seul recours. Quand sa santé lui permettait le
travail, ses études n'étaient interrompues que par des visites, que
plusieurs savants et gens de lettres de diverses parties de l'Italie
s'empressaient de venir lui rendre, et dans lesquelles l'insensé de
Sainte-Anne les forçait d'admirer sa sagesse autant que son esprit et
son savoir; ou par lettres, qui lui apportaient de Naples, de Rome et de
plusieurs autres villes, des attestations de l'effet prodigieux que son
poëme continuait d'y produire; ou enfin par des promesses qu'on lui
renouvelait de temps en temps, mais dont l'accomplissement s'éloignait
toujours.

L'année 1583 se passa encore de même: mais ensuite les sollicitations du
cardinal _Albano_, de la duchesse de Mantoue et de plusieurs autres
personnes du plus grand crédit auprès du duc, devinrent si pressantes,
qu'un jour qu'il était entouré de chevaliers français et italiens, il
fit appeler le Tasse, le reçut avec bonté, même avec amitié, et lui
promit positivement qu'il serait libre dans peu de temps. Il ordonna
dès-lors qu'on ajoutât à son logement plusieurs pièces; il lui permit de
sortir de temps en temps, accompagné seulement de quelqu'un qui répondît
de lui. Le Tasse put fréquenter alors plusieurs maisons des plus
distinguées de Ferrare; il y goûtait l'un des plaisirs qu'il avait
toujours le plus aimé, celui d'une conversation animée, sur des sujets
de littérature, de philosophie morale et quelquefois de galanterie; et
l'on trouve dans plusieurs dialogues composés à cette époque[378], des
traces de ces conversations intéressantes. Pendant le carnaval de cette
année, deux de ses amis[379] le menèrent voir les mascarades, espèce
d'amusement qu'il avait toujours aimé. Il vit encore avec plaisir ces
joutes, ces tournois, où une foule de chevaliers, diversement et
richement armés, combattaient avec autant de bonne grâce que de valeur,
sous les yeux d'un grand nombre de dames magnifiquement parées[380].

      [Note 378: Dans _Beltramo, ovvero della Cortesia_; _il
      Malpiglio, ovvero della Corte_; _il Ghirlinzone, ovvero dell'
      epitaffio_, et _la Cavaletta, ovvero della Poesia Toscana_.]

      [Note 379: _Ippolito Gianluca_ et _Alberto Parma_.]

      [Note 380: C'est à cette occasion qu'il écrivit son ingénieux
      dialogue intitulé: _il Gianluca, ovvero delle Maschere_. Il en fit
      peu de temps après deux autres, _il Malpiglio_ et _il Rangone_; il
      composait en même temps de nouvelles poésies, revoyait et
      corrigeait les anciennes; il en envoya trois gros volumes, en
      octobre 1584, à Scipion de Gonzague, pour qu'il les fît imprimer.]

Mais avant la fin de cette année même, ces légères douceurs lui furent
toutes retirées, sans que l'on puisse en deviner la cause; et il retomba
dans le même isolement, les mêmes privations et le même désespoir
qu'auparavant.

Il était dans ces tristes circonstances lorsqu'on vit éclater contre lui
l'orage le plus imprévu et le plus terrible. La sensation que son poëme
venait d'exciter en Italie n'avait pu manquer d'y faire naître quelques
écrits. Il en avait paru un d'Horace _Lombardelli_, où quelques
réflexions critiques étaient mêlées à beaucoup d'éloges[381]. Le Tasse y
avait répondu[382], avait remercié _Lombardelli_ de ses éloges, et
réfuté, mais avec douceur, plusieurs de ses objections. _Lombardelli_
ayant insisté, le Tasse tint ferme, développa ses premières raisons, et
répondit aux objections nouvelles. Enfin, parut un dialogue de _Camillo
Pellegrino_, sur la poésie épique[383]. Cet écrit, où le Tasse était
élevé infiniment au-dessus de l'Arioste, où on lui donnait tout
l'avantage du côté du plan, des mœurs et du style, mit toute l'Italie en
rumeur. Ce fut la pomme de discorde. Les nombreux partisans de l'Arioste
jetèrent les hauts cris; ceux qui crièrent le plus fort furent les
académiciens de _la Crusca_[384]. Ils répondirent au dialogue du
_Pellegrino_. L'esprit de parti et l'esprit de corps, aussi dangereux en
littérature, qu'en toute autre matière, parurent avoir présidé à la
rédaction de cet écrit. L'académie, ou plutôt en son nom le chevalier
_Lionardo Salviati_, sous le titre de l'_Infarinato_ et _Sebastiano de'
Rossi_, sous celui de l'_Inferigno_, prirent avec une sorte de fureur la
défense du _Roland furieux_, et saisirent avidement ce prétexte pour
déchirer la _Jérusalem délivrée_ et son auteur.

      [Note 381: Lettre à _Maurizio Cataneo_, septembre 1581.]

      [Note 382: Juillet 1582.]

      [Note 383: _Il Carrafa, ovvero della poesia epica_, _Firenze_,
      _Sermartelli_, 1584, in-8º.]

      [Note 384: Sur tout ce que je dis ici et ce que je dois dire
      encore de cette célèbre académie, rétablie depuis peu et à
      laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, voyez ma note (2), ci-après,
      page 320.]

Le plus violent des deux, celui dont l'autre ne fut, dit-on, que
l'instrument, avait été très-bien avec le Tasse. Dès le temps où
celui-ci commençait à consulter ses amis sur son poëme, _Salviati_ en
ayant vu quelques chants lui écrivit pour l'en féliciter, et lui promit
d'en parler honorablement dans un commentaire sur la Poétique d'Aristote
qu'il composait alors, mais qui n'a jamais paru. Le Tasse entra avec lui
dans une correspondance amicale, lui communiqua tout son plan, et reçut
de lui de nouvelles félicitations et de nouveaux éloges. Il n'y aurait
rien de moins honorable pour _Salviati_ que les motifs que l'on donne à
ce changement de conduite. Il était pauvre, chargé de dettes, et
récemment privé d'une pension que le duc de Sora[385] lui avait faite.
Il avait dessein de s'attacher à la cour de Ferrare. «Il est
très-probable, dit _Serassi_[386], qu'il saisit cette occasion
d'acquérir les bonnes grâces du duc et la faveur des nobles ferrarais en
se mettant à défendre, à exalter l'Arioste leur compatriote, et à
censurer et déprimer le Tasse, prisonnier, malade, et qu'il savait bien
avoir des ennemis dans cette cour, principalement parmi ceux qui avaient
le plus d'influence sur l'esprit du maître.» Je ne sais si cela est en
effet aussi probable, mais cela serait souverainement lâche; il faut
savoir être pauvre et se passer de la faveur plutôt que de descendre
jamais à une bassesse; et il n'y en a point de plus vile que celle dont
l'historien de la Vie du Tasse accuse ici ce chevalier florentin, sans
avoir l'air d'y trouver rien de fort extraordinaire, mais heureusement
sans en donner aucune preuve.

      [Note 385: _Jacopo Boncompagno._]

      [Note 386: _Vita del Tasso_, p. 334.]

_Salviati_ n'attaqua point à visage découvert un malheureux, un ami, un
homme de génie qu'il avait hautement comblé de louanges; il se couvrit
du nom de l'académie de _la Crusca_. Cette académie, devenue depuis si
justement célèbre, était alors à ses premiers commencements. Ce n'était
qu'une réunion de quelques beaux esprits et de poëtes joyeux qui
s'assemblaient depuis environ deux ans[387], tantôt chez l'un d'entre
eux, tantôt chez l'autre, et lisaient des plaisanteries faites exprès
pour leurs séances et des morceaux de prose ou de poésie burlesque[388].
Ils n'avaient encore publié que deux écrits, dont les titres plaisants
n'annoncent point un corps littéraire destiné à faire autorité[389].
Lorsque _Salviati_ voulut les faire agir, il commença par faire nommer
secrétaire de l'académie _Bastiano de' Rossi_, sa créature, et avec un
certain nombre d'académiciens, car ils n'entrèrent pas tous dans ce
complot, il se mit à examiner le dialogue du _Pellegrino_, à rédiger
avec le secrétaire et à publier, au nom de l'académie, la critique la
plus injurieuse et la plus mordante[390].

      [Note 387: Leurs premières réunions datent de 1582.]

      [Note 388: _Anton. Franc. Grazzini_, dit le _Lasca_, était le
      plus célèbre; c'était lui qui avait formé cette réunion; elle
      n'était d'abord que de cinq; _Salviati_ fut le sixième, et fit de
      cette réunion une académie. Le titre qu'elle prit, les noms que
      ses membres se donnèrent, et plusieurs des mots dont elle se
      servait dans ses travaux, ont besoin d'explication. Tous ces
      signes, pris de l'art de la mouture, annoncent qu'elle se proposa
      dès-lors de passer à l'examen, et les écrivains et même la langue.
      La _crusca_ est le son qu'elle voulait séparer de la farine; le
      _frullone_ qu'elle prit pour enseigne est le bluttoir, et sa
      devise: _Il più bel fior ne coglie_, sous l'emblème de ce que fait
      cet instrument, désigne ses opérations sur les ouvrages d'esprit.
      Elle appela crible et tamis, _vaglio_ et _staccio_, l'examen
      qu'elle leur faisait subir; et, en publiant le résultat de cet
      examen, elle y mit les titres de _vagliata_, _stacciata_,
      _cruscata_, etc. Enfin, ses membres se nommèrent _l'infarinato_,
      l'enfariné; _l'inferigno_, le pain bis; _lo smaccato_, l'écrasé,
      _lo stritolato_, le broyé, etc., toujours pour rappeler les
      opérations de la mouture. Cela nous paraîtrait ridicule en France,
      et ne l'était point en Italie, où toutes les académies prenaient
      des titres différents et donnaient à leurs membres et à leurs
      travaux des noms analogues à ces titres. On peut seulement
      observer que cette nouvelle académie aurait dû s'appeler _del
      Frullone_, ou _della Staccio_, et non pas _della Crusca_, en un
      mot prendre son nom de l'instrument qui sépare, et non de la chose
      séparée.]

      [Note 389: Le premier de ces deux écrits avait pour objet un
      sonnet du _Berni_, et était intitulé: _Lezione avvero Cicalamento
      di Maestro Bartolino dal Canto de' Bischeri, letta nell' accademia
      della Crusca sopra 'l sonetto_: Passere e Beccafichi magri
      arrosto. _Firenze_, 1583, in-8°. Le second, dont _Salviati_ était
      l'auteur, avait pour titre: _Il Lasca, dialogo: Cruscata ovver
      paradosso d'Ormanozzo Rigogoli, rivisto e ampliato da Panico
      Granacci citadini di Firenze e accademici della Crusca_, etc.
      Firenze, 1584, in-8°.]

      [Note 390: Elle était intitulée: _Degli accademici della
      Crusca difesa dell' Orlando furiosa dell' Ariosto contra 'l
      dialogo dell' epica poesia di Camillo Pellegrino. Stacciata prima,
      Firenze_, 1584, in-8°. Il parut, peu de temps après, un autre
      écrit intitulé: _Lettera di Bastiano de' Rossi cognominato
      l'inferigno_ _accademico della Crusca, a Flaminio Manelli, nella
      quale si ragiona di Torquato Tasso, del dialogo dell'epica poesia
      di Camillo Pellegrino_, etc. _Firenze, a istanza degli accademici
      della Crusca_, 1585, in-12. Le ton y est le même que dans le
      premier.]

Le Tasse, attaqué sans ménagement, répondit avec une modération, une
modestie qui rendit encore plus odieux l'emportement de ses
adversaires[391]. Le sentiment qui règne dans sa réponse, sa piété pour
son père[392], son admiration pour les anciens, ses égards pour
l'Arioste, la singularité même de quelques-unes de ses défenses, les
formes de sa dialectique et les aveux qu'il ne peut quelquefois retenir,
font de cette réponse un morceau des plus précieux pour l'histoire de la
littérature moderne. L'académicien avait trop évidemment tort pour qu'il
lui fût possible de répliquer par des raisons: il prit le parti du
sarcasme, et presque des injures[393]. _Pellegrino_ soutint[394] ce
qu'il avait avancé; d'autres écrivains[395] se jetèrent dans la mêlée et
rompirent des lances contre les Florentins. Le temps produisit son effet
ordinaire; il fit oublier les critiques et les réponses: le poëme seul
est resté.

      [Note 391: Il répondit d'abord à la lettre de _Bastiano de'
      Rossi_, mais sans lui adresser sa réponse, et même sans l'y
      nommer. _Risposta di Torquato Tasso all'accademia della Crusca_,
      etc. Mantova, 1585, in-12. Il ne parle qu'à l'académie, et c'est
      avec tant d'égards, de bon sens et de gravité, que cette réponse
      resta sans réplique.]

      [Note 392: L'académie, ou plutôt _Salviati_, avant d'attaquer
      la _Jérusalem_ du Tasse, avait commencé par dire beaucoup de mal
      de l'_Amadigi_ de son père. Il le traitait avec le dernier mépris,
      et le mettait au-dessous, non-seulement du _Roland_ de l'Arioste,
      mais du _Morgante_ du _Pulci_. Le Tasse parut avoir principalement
      pris la plume pour défendre la mémoire et le poëme de son père. Sa
      réponse est intitulée: _Apologia in difesa della Gerusalemme
      liberata contra la difesa dell'Orlando furioso degli accademici
      della Crusca_, etc., Mantova, 1585, in-12.]

      [Note 393: _Della infarinata, accademico della Crusca,
      risposta all' apologia di Torquato Tasso_, etc. Firenze, 1585,
      in-8°.]

      [Note 394: _Replica di Camillo Fellegrino alla risposta degli
      accademici della Crusca fatta contra il Dialogo dell' epica
      poesia_, etc., _in vico equense_; 1585, in-8°.]

      [Note 395: _Niccolò degli Oddi, Giulio Ottonelli, Giulio
      Guastavini_, etc.]

Une circonstance consolante, au milieu de ces querelles, où l'on
montrait tant d'animosité contre le Tasse au nom de l'Arioste, c'est
qu'un neveu de ce grand poëte, poëte lui-même, Horace Arioste, champion
né de son oncle, mais en même temps admirateur et ami du Tasse, sut
défendre le premier sans manquer au second, montra presque seul cet
esprit de justice et de modération, si rare dans les querelles
littéraires; et sans vouloir rien décider entre ces deux célèbres
rivaux, avança le premier l'opinion la plus raisonnable sur une question
si souvent débattue, c'est que le genre de leurs poëmes, et le système
de leurs styles sont si différents, qu'il n'y a point entre eux de
comparaison à faire.

Si la modération est un mérite dans ces luttes de l'amour-propre, il
était bien plus grand chez le Tasse, dont les maux de l'ame et du corps,
une oppression aussi injuste que cruelle et une longue captivité
devaient aigrir et exaspérer l'humeur. Les moyens d'obtenir sa liberté
l'occupaient encore plus que la défense de son poëme. Il avait, pour
ainsi dire, épuisé les recommandations et les protections les plus
puissantes. Le pape Grégoire XIII, le cardinal _Albano_, la grande
duchesse de Toscane, le duc et la duchesse d'Urbin, la duchesse de
Mantoue, plusieurs princes de la maison de Gonzague, et surtout le
sensible et fidèle Scipion, avaient inutilement sollicité le duc
Alphonse. La cité de Bergame, patrie primitive du Tasse, était
intervenue, avait adressé au duc une supplique présentée par un de ses
premiers citoyens: elle y avait joint le don d'une inscription lapidaire
intéressante pour la maison d'Este, et que ses souverains désiraient
depuis long-temps. Alphonse avait tout promis, mais les prisons de
Ste.-Anne ne s'ouvraient point, et le malheureux Tasse continuait d'y
languir. Quelle pouvait être la cause de ces rigueurs prolongées outre
mesure, et de cet endurcissement? _Serassi_ nous le dit avec sa naïveté
ordinaire. «Véritablement le duc aurait volontiers cédé à tant de
prières et mis le Tasse en liberté, mais réfléchissant que les poëtes
sont irritables de leur nature[396], il craignait que le Tasse, dès
qu'il se trouverait libre, ne voulût se servir d'une arme aussi
formidable que sa plume, pour se venger de sa longue détention et de
tous les mauvais traitements qu'il avait reçus; il ne pouvait donc se
résoudre à le laisser sortir de ses états, sans s'être assuré auparavant
qu'il ne tenterait rien contre l'honneur et le respect dus à lui et à sa
maison[397].»

      [Note 396: _Genus irritabile vatum_.]

      [Note 397: _Serassi_ est plus naïf encore dans ces dernières
      expressions, mais j'ai craint de rendre aussi le petit duc de
      Ferrare trop ridicule. Le texte dit: _Ch' ei non tenterebbe cosa
      alcuna contro l'onore e la riverenza dovuta a un si gran principe,
      com' egli era_. (_Vita del Tasso_, p. 369.)]

Les forces physiques et morales de l'objet de ces lâches appréhensions
se détruisaient cependant de plus en plus. Cette tête ardente, que la
solitude tenait toujours en fermentation, s'exaltait à mesure que le
corps s'affaiblissait[398]. Aux accès de mélancolie sombre, ou de délire
passager, qu'il avait souvent éprouvés, à ces attaques de folie qu'il
reconnaît lui-même pour telles dans ses lettres, mais qui ne fut jamais
cette démence absolue dans laquelle on le prétendait tombé, se
joignirent des visions presque habituelles, des terreurs d'un esprit
follet qui se plaisait, croyait-il, à brouiller, à dérober ses papiers,
et à lui voler son argent[399], des frayeurs et des apparitions
nocturnes, des flammèches qu'il voyait briller, des étincelles qu'il
sentait sortir de ses yeux; tantôt des bruits épouvantables qu'il
imaginait entendre, tantôt des sifflements, des tintements de cloches,
des coups d'horloge qui se répétaient pendant une heure. Dans son
sommeil, il croyait qu'un cheval se jetait sur lui; et en s'éveillant,
il se trouvait tout brisé. «J'ai craint, écrivait-il[400], le mal caduc,
la goutte-sereine et la perte de la vue. J'ai eu des douleurs de tête,
d'intestins, de côté, de cuisses, de jambes; j'ai été affaibli par des
vomissements, par un flux de sang, par la fièvre. Au milieu de tant de
terreurs et de douleurs, l'image de la glorieuse Vierge Marie m'est
apparue dans l'air, tenant son fils dans ses bras, au milieu d'un cercle
brillant des plus vives couleurs; je ne dois donc point désespérer de sa
grâce. Je sais bien, ajoute-t-il, que ce pourrait être une pure
imagination; car je suis frénétique, presque toujours troublé par des
fantômes, et plein d'une excessive mélancolie; cependant, par la grâce
de Dieu, je puis refuser à ces illusions mon assentiment, ce qui, selon
la remarque de Cicéron, est l'opération d'un esprit sage; je dois donc
plutôt croire que c'est véritablement un miracle.» Quelqu'idée que l'on
ait d'une apparition et d'une persuasion de cette espèce, on ne peut
voir, sans être profondément ému, tant de souffrances, et dans un si
grand génie, tant de bonne foi et de simplicité.

      [Note 398: Ses infirmités physiques sont décrites avec le plus
      grand détail dans sa lettre au médecin _Mercuriale_, publiée par
      _Serassi_, p. 324.]

      [Note 399: Lettre à son ami _Maurizio Cataneo_. Je pourrais
      tirer de cette lettre et de quelques autres, imprimées dans ses
      Œuvres, beaucoup de détails sur l'esprit follet et sur les autres
      visions qui obsédaient cet esprit malade; mais elles affligent le
      mien, et ce sont de ces choses qu'il suffit d'indiquer sans s'y
      appesantir.]

      [Note 400: A _Maurizio Cataneo_.]

Il fut encore plus fermement persuadé peu de temps après. Attaqué d'une
fièvre ardente, dès le quatrième jour il donna des craintes pour sa vie;
les médecins en désespérèrent au septième; réduit à un tel état de
faiblesse qu'il ne pouvait plus ni supporter aucun médicament, ni se
soulever même dans son lit pour en prendre, il invoqua la Vierge avec
tant de confiance et de ferveur, qu'elle lui apparut visiblement, dit
_Serassi_, le guérit, et le ressuscita, pour ainsi dire, en un instant.
Un vœu de pélerinage à Mantoue et à Lorette, fut l'expression de sa
reconnaissance, et pour ne la pas témoigner seulement en homme dévot,
mais en poëte, il remercia aussi sa patronne par un sonnet[401] et par
un madrigal[402] qui sont imprimés dans ses Œuvres.

      [Note 401: _Egro io languiva, e d'alto sonno avvinta_, etc.]

      [Note 402: _Non potea la natura e l'arte omai_, etc.]

Un autre miracle plus difficile eût été que le duc Alphonse, instruit du
déplorable état où il avait fait tomber ce grand homme, se laissât enfin
fléchir; mais ce ne fut point la pitié qui le toucha, c'est qu'il trouva
les garanties qu'il attendait pour être juste, ou plutôt pour cesser
d'être barbare. Le prince de Mantoue, Vincent de Gonzague, dont il avait
épousé la sœur, se résolut à lui demander la personne du Tasse, en lui
promettant sur son honneur de le retenir à Mantoue auprès de lui, et de
le garder de manière qu'il n'y eût jamais rien à en craindre. La liberté
fut enfin accordée, et le Tasse sortit de Sainte-Anne[403], après sept
ans, deux mois et quelques jours de la plus triste et de la plus cruelle
captivité. Il partit de Ferrare avec le prince, son libérateur, sans
avoir pu obtenir d'Alphonse une audience de congé qu'il lui fit
demander, et qu'il désirait ardemment. Pour peu que l'on connaisse le
cœur humain, on conçoit également ce désir et ce refus.

      [Note 403: Le 5 ou le 6 juillet 1586.]



SECTION III.

_Suite de la Vie du Tasse, depuis sa sortie de Sainte-Anne jusqu'à sa
mort._


L'accueil que le Tasse reçut à Mantoue était propre à lui faire oublier
ses disgrâces. Le vieux duc Guillaume lui donna dans son palais un
logement commode, et ordonna qu'on lui fournît toutes les nécessités et
toutes les commodités de la vie. Le prince qui l'avait amené le fit
habiller décemment; enfin, les ministres et toute la cour, à l'exemple
du duc et de son fils, le comblèrent de prévenances et de marques
d'égards. Cela n'empêcha point qu'il ne continuât à ressentir de temps
en temps les mêmes désordres de tête, les mêmes accès de mélancolie et
de frénésie; que son affaiblissement ne fût à peu près le même, et qu'il
ne se plaignît surtout d'avoir presque entièrement perdu la mémoire.
Malgré cela, il reprit ses travaux littéraires, retoucha plusieurs de
ses dialogues philosophiques, et en composa de nouveaux[404]. Inspiré
par un sentiment de piété filiale, il retoucha ce que son père avait
laissé du _Floridante_, poëme tiré d'un épisode d'_Amadis_[405], suppléa
ce qui y manquait, le fit imprimer à Bologne et le dédia au duc de
Mantoue[406]. Enfin, il acheva, ou plutôt il refondit entièrement une
tragédie qu'il avait commencée autrefois[407], et lui donna pour titre
_Torrismond_, roi des Goths; mais il ne termina pas sans peine cet
ouvrage, et l'on a conservé un trait qui prouve combien les bons livres
anciens étaient encore peu communs. Il eut besoin d'un Euripide
lorsqu'il était occupé de cette tragédie, et malgré tous les soins que
se donna la jeune princesse de Mantoue, pour qui il la composait, malgré
toutes les recherches qu'elle fit faire, on n'en put trouver un, ni dans
la bibliothèque du duc, ni ailleurs: il fallut que le Tasse se passât de
ce secours[408].

      [Note 404: Il composa aussi alors une longue lettre, ou plutôt
      un traité politique, en réponse à cette question, qui lui fut
      adressée de la part du duc d'Urbin, François-Marie II, par le
      secrétaire de ce prince: «Quel est le meilleur gouvernement, soit
      républicain, soit d'un seul, ou le gouvernement parfait, mais non
      durable, ou le moins parfait, mais qui puisse durer long-temps?»
      Cette réponse, où l'on reconnaît la manière de philosopher que le
      Tasse avait apprise à l'école de Platon, plut tellement au duc
      d'Urbin, qu'il la relut plusieurs fois, et qu'il la plaça dans sa
      Bibliothèque parmi ses manuscrits les plus précieux. Elle est
      imprimée sous ce titre: _Lettera politica al sig. Giulio Giordani_
      (c'était le nom du secrétaire), Nº. 696 des Lettres du Tasse, t. V
      des Œuvres, édit. de Florence, p. 293.]

      [Note 405: Voyez ci-dessus, p. 58.]

      [Note 406: Pour être plus exact, il faut dire que ce fut son
      ami _Costantini_, secrétaire de l'ambassadeur de Toscane à la cour
      de Ferrare, qui fit imprimer ce poëme à ses frais, et qui y ajouta
      des arguments de sa façon. Il est intitulé: _Il Floridante del
      sig. Bernardo Tasso, al serenissimo sig. Guglielmo Gonzaga, duca
      di Mantova_, etc. Bologna, 1587, in-4º. Il fut réimprimé la même
      année à Mantoue, in-4º et à Bologne, in-8º.]

      [Note 407: En 1573, quelque temps après son retour de
      _Castel-Durante_. Lorsqu'il on eut fait le premier acte et deux
      scènes du second, il abandonna ce travail. On le trouve après le
      _Torrismondo_, sous le titre de _Tragedia non finita_, t. II de
      ses Œuvres, édit. de Florence, in-fol., p. 221. Ce fragment
      diffère beaucoup du premier acte du _Torrismondo_ et des deux
      scènes suivantes.]

      [Note 408: Dès que sa tragédie fut achevée, il l'envoya à
      Ferrare à son excellent ami _Costantini_, qui en fit une copie
      magnifique et richement ornée. Il la renvoya au Tasse dès les
      premiers jours de janvier. Le Tasse fut enchanté de la beauté de
      cette copie, et en fit hommage à la princesse.]

C'est ainsi qu'à peine échappé aux durs traitements et à l'ennui d'une
longue et injuste captivité, souvent même en proie à des maux physiques
qui jetaient de nouveau le trouble dans ses facultés morales, il
oubliait, et les persécutions qu'il avait souffertes, et ceux qui les
lui avaient fait souffrir; ni haine, ni aigreur n'approchaient de son
ame; on n'en apercevait pas la moindre trace dans ses discours, ni dans
ses lettres. Pendant tout le reste de cette année, il écrivit
assiduement de Mautoue à Ferrare, à son cher _Costantini_; nous avons
cette correspondance; ses travaux et surtout le _Floridante_ de son
père, son attachement, sa reconnaissance pour ce fidèle ami, ses
témoignages de souvenir pour les personnes qui lui conservaient de
l'amitié, voilà tout ce qui la remplit. Heureux et consolant privilége
des ames élevées, amies des muses et supérieures à la fortune; tandis
que dans les esprits vulgaires, l'injustice, l'oppression, les chaînes
retentissent long-temps, continuent le supplice et perpétuent la
souffrance; qu'ils ne savent plus parler, ni surtout écrire d'autre
chose; que le passé est pour eux tout en ressentiment, l'avenir tout en
projets ou en espoir de vengeance, et que toujours exaspérés, ils ne
trouvent dans le présent, ni consolation, ni douceur!

A ses infirmités près, le Tasse se retrouvait alors tel qu'il était
avant ses malheurs. Deux accès de passions très-différentes en
apparence, mais qui marchent assez souvent ensemble, et auxquelles il
avait toujours été presque également sujet, se trouvent placés assez
près l'un de l'autre dans cette époque de sa vie. Au milieu des plaisirs
du carnaval, parmi les spectacles, les bals, les cercles de jolies
femmes, et surtout les mascarades pour lesquelles il avait toujours eu
un goût particulier, il se sentit pour une belle dame quelque velléité
d'amour. «Si je ne craignais, écrivait-il à l'un de ses amis, de
paraître, ou trop léger en aimant encore, ou inconstant en faisant un
nouveau choix, je saurais bien où arrêter mes pensées.» Il écrivait cela
dans les jours du carnaval, et dans le carême il se livra entièrement
aux exercices de piété, à l'étude de la théologie, à la lecture des
Pères, et particulièrement de S. Augustin.

Pendant un voyage que le duc de Mantoue fit à la cour de l'empereur, il
obtint la permission d'en faire un à Bergame[409], désirant revoir la
patrie de son père, ses parents et plusieurs amis qu'il n'avait pas vus
depuis long-temps. Le chevalier _Enea Tasso_, aîné de la famille,
l'envoya prendre à Mantoue dans sa voiture. L'arrivée du Tasse fut un
événement public pour cette ville, où son nom était en grand honneur,
son génie apprécié, ses malheurs connus; et il eut, en un instant,
autour de lui une foule de parents, d'admirateurs et d'amis. Les
premiers magistrats lui rendirent visite dans le palais des _Tassi_;
quelques jours après, il fut conduit à la terre de Zanga, peu distante
de la ville, où sa famille possédait et possède encore une belle maison
de campagne, ornée d'avenues, de pièces d'eau et de jardins délicieux.
On s'empressa de lui offrir des distractions et des amusements qui ne
l'empêchèrent pas de s'occuper de quelques travaux, et surtout du
_Torrismondo_, qu'il revit et corrigea encore dans le dessein de le
faire imprimer à Bergame[410]. De retour à la ville, il eut le spectacle
d'une foire magnifique, où l'abondance et la richesse des marchandises,
la foule des marchands et des étrangers, le mouvement, la variété des
objets, et plus que tout le reste, les réunions brillantes de femmes
aimables et jolies qui terminaient chaque soirée, parurent lui faire
oublier ses infirmités et ses chagrins.

      [Note 409: Juillet 1587.]

      [Note 410: L'impression se fit la même année, après son départ
      de Bergame, par les soins de _Gio. Batt. Licino_, et parut sous ce
      titre: _Il re Torrismondo, tragedia del sig. Torquato Tasso_,
      etc., Bergamo, 1587, in-4º.]

Un de ses meilleurs amis s'efforçait alors de l'attirer et de le fixer à
Gênes: c'était le P. _Angelo Grillo_, moine du mont Cassin, connu par
ses talents poétiques, mais plus célèbre encore par son amitié. Il
s'était généreusement attaché au Tasse dans le temps de ses plus grands
malheurs, lorsqu'en 1583, il était si tristement détenu dans les prisons
de Ste.-Anne. Il s'annonça d'abord à lui par une lettre et par deux fort
beaux sonnets. Le Tasse y répondit avec effusion de cœur, et de ce ton
grave et sentencieux qui domine dans les poésies qu'il écrivit à cette
triste époque. Le bon père, ému jusqu'aux larmes en recevant cette
réponse se rendit aussitôt de Brescia, où il était alors, à Ferrare, et
courut se jeter dans les bras de celui qui était déjà son ami, quoiqu'il
le vît pour la première fois. Sa conversation fut pour le Tasse une
consolation des plus douces; ils ne se séparèrent qu'à la nuit, et
_Grillo_ en ayant obtenu la permission du duc, allait passer des
journées entières dans l'appartement de l'illustre prisonnier. Il
écrivait à son frère[411]: «Mon plus grand bonheur dans cette noble cité
est de m'emprisonner souvent avec notre _signor_ _Tasso_, ce qui m'est
plus doux que toute liberté et que tout autre plaisir.» Il écrivait à sa
sœur[412]: «Les talents du Tasse, et bien plus encore sa captivité
m'attirent souvent à Ferrare, pour jouir des uns et consoler l'autre.»
Depuis lors, cette amitié fut aussi active que constante et ne se
refroidit jamais un seul instant. S'étant fixé à Gênes sa patrie[413],
il désirait ardemment que le Tasse vînt s'y réunir à lui; il le fit
nommer professeur à l'académie de cette ville, avec de bons
appointements[414], pour lire et expliquer les Morales et la poétique
d'Aristote. Une lettre pressante et honorable, de la part des nobles qui
présidaient à cette académie, l'invitait instamment à s'y rendre; son
ami joignait à de nouvelles instances l'offre de lui envoyer de l'argent
pour son voyage; mais en ce moment le duc de Mantoue vint à mourir; le
prince Vincent son fils lui succéda, et le Tasse, appelé par de tristes
devoirs, quitta Zanga et Bergame pour se rendre auprès de lui[415].

      [Note 411: _Paolo Grillo._]

      [Note 412: _Girolama Spinola._]

      [Note 413: Il était praticien génois, et sa famille y tenait
      un rang.]

      [Note 414: Quatre cents écus d'or de traitement fixe, avec
      l'espérance d'une somme égale en traitement extraordinaire.]

      [Note 415: 29 août 1587.]

Le nouveau duc, occupé d'affaires d'état, ne pouvait plus être pour le
Tasse ce qu'avait été le prince Vincent de Gonzague; à peine son ancien
ami put-il lui être présenté. Si la bienveillance était toujours la
même, l'amitié, la familiarité ne l'étaient plus. La santé du Tasse ne
lui permettait pas encore d'aller à Gênes remplir les fonctions qu'il
avait acceptées; Mantoue lui devint moins agréable de jour en jour et
lui fit désirer de revoir Rome. S'il ne s'y rétablissait pas, il irait
chercher à Naples et à _Sorrento_ la santé qu'il avait perdue. Ce projet
s'empara bientôt entièrement de lui; le duc et les deux princesses
voulurent en vain le retenir. On lui suscita des obstacles, des embarras
d'argent; sa volonté tenace vainquit toutes les difficultés; il partit
enfin pour Rome[416], n'ayant d'autre bagage que ses vêtements dans une
valise, et dans une espèce de tambour, ses livres les plus nécessaires
et ses manuscrits.

      [Note 416: 19 octobre.]

Il ne manqua point de se détourner de sa route pour aller à Lorette
acquitter son vœu. Il y arriva très-las du voyage et manquant d'argent
pour l'achever; mais un heureux hasard y amena en même temps un des
princes de Gonzague[417] qui lui était fort attaché, et qui pourvut à
tous ses besoins. Remis de sa lassitude, il remplit avec la dévotion la
plus fervente tous les devoirs de son pélerinage, et composa pour la
patronne du lieu une grande et magnifique _canzone_[418], le plus beau
cantique sans doute qu'on ait jamais fait en l'honneur de Notre-Dame de
Lorette.

      [Note 417: D. _Ferrante_, seigneur de Guastalla, et prince de
      Molfetta.]

      [Note 418: _Ecco fra le tempeste, e i fieri venti_, etc.]

Il se rendit ensuite à Rome[419] et fut reçu avec tant d'amitié et de
bienveillance par Scipion de Gonzague et par plusieurs cardinaux,
princes et prélats de la cour romaine, que son cœur se rouvrit, comme à
son ordinaire, aux plus flatteuses espérances. Un mois après, il eut le
plaisir de voir son cher Scipion décoré de la pourpre. Il composa pour
le pape Sixte-Quint un poëme de cinquante octaves[420], et d'autres
morceaux de la plus belle et de la plus haute poésie. On lui donna de
magnifiques promesses, mais il n'en vit réaliser aucune. Se trouvant
enfin hors d'état de subsister plus long-temps à Rome, il se décida à
faire un voyage à Naples, pour essayer de recouvrer la dot de sa mère,
et s'il était possible, quelque portion des biens de son père,
anciennement confisqués au profit du roi. Il s'y rendit en effet au
printemps[421], et quoique les personnes les plus distinguées de la cour
et de la ville s'empressassent de lui offrir un logement, déterminé par
la beauté du lieu, et sans doute plus encore par les sentiments
religieux, qui prenaient chaque jour en lui plus d'empire, il donna la
préférence aux moines du mont Olivet.

      [Note 419: Dans les premiers jours de novembre.]

      [Note 420:

        _Te, Sisto, io canto, e te chiam'io cantando,
        Non Musa o Febo alle mie nuove rime_, etc.]

      [Note 421: Vers la fin de mars 1588.]

C'est là qu'il commença à se livrer sérieusement et de suite à une
entreprise dont il avait conçu l'idée à Mantoue; c'était de refaire
presqu'entièrement sa _Jérusalem délivrée_, d'y corriger les défauts
qu'il y reconnaissait lui-même, et ce qui peut-être lui tenait plus à
cœur, d'en faire disparaître les éloges donnés à cette maison d'Este,
qui l'en avait si cruellement payé. Il avançait déjà dans ce travail
quand les religieux ses hôtes lui témoignèrent un grand désir de le voir
célébrer, dans un poëme, l'origine de leur maison. Il était trop
sensible à leurs soins pour refuser de les satisfaire; il commença donc
sur-le-champ ce poëme; mais il ne le finit pas, et nous n'en avons dans
ses Œuvres que le premier chant, composé de cent octaves[422].

      [Note 422: Il fut imprimé pour la première fois vers le
      commencement du siècle suivant, sous ce titre: _Il Mont-Oliveto
      del signor Torquato Tasso, con aggiunta d'un Dialogo che tratta
      l'istoria dell' istesso poema_, Ferrara, 1605, in-4º.]

Parmi les jeunes seigneurs de la cour de Naples qui montraient le plus
d'empressement à le visiter dans sa retraite, on distinguait surtout
J.-B. _Manso_, marquis de _Villa_, qui conçut dès-lors pour lui une vive
et tendre amitié. Pour le distraire de sa mélancolie, il l'allait
souvent prendre en voiture et l'emmenait à une campagne délicieuse,
située au bord de la mer. Il prenait soin d'y rassembler quelques-uns de
ses jeunes amis, admirateurs comme lui du Tasse, aimant et cultivant
comme lui la poésie et les lettres. C'étaient entre autres un duc de
_Nocera_, un _Pignatello_, deux _Caraccioli_, et le comte de Palène,
fils du prince de _Conca_. Ce jeune prince était le plus passionné de
tous; il avait formé le projet de déterminer le Tasse à prendre un
logement chez lui, dans le palais de son père; mais le prince, vieux
courtisan, ne voulait point y recevoir le fils d'un ancien rebelle, et
il s'élevait souvent de vives discussions entre le père et le fils. Le
Tasse, pour y mettre fin, céda aux instances du marquis de _Villa_ qui
allait faire quelque séjour à _Bisaccio_, petite ville dont il était
seigneur, et l'y conduisit avec lui. Ils y passèrent le mois d'octobre
et les premiers jours de novembre à chasser et à se réjouir. Le _Manso_
n'épargna rien pour égayer et divertir son hôte. Il fait lui-même ainsi,
dans une lettre, le tableau de leurs amusements[423]: «Le _signor
Torquato_, dit-il, est devenu un très-grand chasseur; il triomphe de
l'âpreté de la saison et du pays. Les jours qui sont trop mauvais et les
longues soirées de tous les jours, nous les passons à entendre jouer
des instruments et chanter, pendant des heures entières; car il se plaît
infiniment à écouter nos improvisateurs[424], et il leur envie cette
promptitude à faire des vers, dont il dit que la nature a été avare pour
lui. Quelquefois nous dansons avec les femmes d'ici, chose qui lui fait
aussi très-grand plaisir. Mais le plus souvent nous restons à causer
auprès du feu.» C'était là sans doute le traitement le plus convenable à
la maladie du Tasse; et si on l'eût d'abord employé à Ferrare, au lieu
de la contrainte et des rigueurs, peut-être l'eût-on entièrement guéri.

      [Note 423: Cette lettre est citée tout entière dans la Vie du
      Tasse, écrite par le _Manso_ lui-même, Nº. 80.]

      [Note 424: Il y en avait beaucoup alors, surtout dans la
      Pouille, et comme le _Manso_ y était fort aimé, ils accouraient
      chez lui en très-grand nombre, dès qu'il arrivait à _Bisaccio_.
      (_Ibid._, Nº. 98.)]

Revenu de ce voyage agréable chez ses bons olivétains de Naples, il vit
recommencer entre le comte de Palène et son père les discussions dont il
avait été l'objet. Voulant couper par la racine tous ces sujets de
division, il prit pour prétexte d'aller à Rome la nécessité d'y faire
venir de Mantoue et de Bergame des papiers et des livres qu'il avait
laissés après lui, et dont il sollicitait en vain la restitution depuis
un an; il chargea des avocats de suivre le procès qu'il avait entamé
pour le recouvrement de sa fortune, et ayant dit adieu à ses bons
moines, il reprit la route de Rome.

Il s'y logea chez des religieux du même ordre[425], dont le prieur ou
l'abbé[426] était un de ses anciens amis. Ses infirmités augmentaient;
il s'y joignit une fièvre lente qui le tourmenta pendant trois mois;
mais son esprit était toujours le même, et il ne cessait point de
produire, soit en vers, soit en prose, des morceaux dignes de son
meilleur temps. Il composa surtout alors un de ses plus beaux dialogues
philosophiques, dont le sujet est _la Clémence_[427]. Bientôt craignant
d'être à charge à cette abbaye, et sans doute pressé par les instances
de Scipion de Gonzague, il se transporta dans le palais de ce cardinal.
Il y était à peine, que Scipion fut obligé de partir pour aller prendre
les eaux; la fièvre dont le Tasse était attaque, devenue plus forte, ne
lui permit pas de l'y suivre. Il resta livré aux officiers de la maison
qui, au lieu de compatir à ses infirmités, lui donnèrent mille
désagréments, blessèrent avec grossièreté tous les égards, et osèrent
enfin le mettre dehors. Il sortit au milieu des chaleurs de l'été[428],
dans l'état le plus misérable de souffrance, de dénûment et de pauvreté.
Après avoir passé quelques tristes jours à l'auberge, et près de deux
mois chez les bons olivétains, qui l'étaient allé prendre pour le
ramener dans leur couvent, on le vit, à la honte des hommes puissants
qui l'avaient plongé ou qui le laissaient dans une position si peu digne
du plus grand génie que l'Italie eût alors, on le vit chercher un asyle
dans un hôpital fondé à Rome pour les Bergamasques, et dont un cousin de
son père (combinaison bien remarquable des coups de la fortune!) avait
été l'un des principaux fondateurs[429].

      [Note 425: A _S. Maria Nuova_, décembre 1588.]

      [Note 426: _Nivolò degli Oddi._]

      [Note 427: _Il Costantino, ovvero della Clemenza._]

      [Note 428: Août 1589.]

      [Note 429: C'était le chanoine _Gio. Jacopo Tasso_.
      (_Serassi_, p. 433.)]

Des secours envoyés par ses riches amis de Naples, et un présent de cent
cinquante écus d'or qu'il reçut du grand-duc de Toscane[430], le mirent
trois mois après en état de retourner de l'hôpital à l'abbaye, où il ne
craignait plus d'être à charge[431]. Malheureusement, il se laissa
ensuite engager par un parent de Scipion de Gonzague à revenir dans la
maison de ce cardinal[432]. Il n'y retrouva plus, ni la même tendresse,
ni les égards et les traitements qu'on lui avait promis; et l'on voit
ici avec douleur une preuve de plus qu'il n'y a point chez les grands de
véritable amitié, puisqu'il n'y en a point qui ne se lasse enfin de
l'infortune.

      [Note 430: Ferdinand, qui l'avait autrefois si bien accueilli
      à Rome lorsqu'il était cardinal, lui fit offrir ce présent par son
      ambassadeur à Rome, pour le remercier d'un discours de
      félicitation et d'une belle _canzone_, commençant par ce vers:

        _Onde sonar d'Italia intorno i monti_, etc.

      que le Tasse lui avait adressés sur son mariage.]

      [Note 431: 4 décembre 1589.]

      [Note 432: Février 1590.]

Dans cette cruelle position, le Tasse reçut, de la part du grand-duc,
l'invitation la plus pressante d'accepter auprès de lui des conditions
honorables, et d'aller s'établir à Florence; et cet appel fut réitéré
avec tant d'instance qu'il partit au mois d'avril suivant. Après avoir
fait quelque séjour à Sienne, il arriva dans le même mois à cette belle
Florence, qu'il voyait pour la seconde fois. D'après les liaisons qu'il
avait formées avec les moines olivétains, ce fut encore dans leur maison
qu'il descendit et qu'il logea. Mais son premier soin fut d'être
présenté au grand-duc qui le reçut avec les plus grandes démonstrations
de joie, et avec des expressions de considération et d'estime qui durent
lui faire croire qu'il avait enfin vaincu sa mauvaise fortune.

Dès que l'on sut à Florence que le Tasse y était arrivé, des gens de
tout rang et de toute profession se portèrent en foule chez lui pour
jouir du plaisir de le voir et de l'entendre; c'était un véritable
enthousiasme; les Florentins semblaient protester par leur empressement
et par leurs hommages contre les critiques amères et les indécentes
satires qui étaient sorties de leur ville. Ceux des injustes censeurs du
Tasse qui existaient encore[433], ne purent voir sans humiliation les
honneurs qu'il recevait non-seulement du grand-duc et de sa famille,
mais de la principale noblesse, de la ville pour ainsi dire en corps, et
de toute la littérature florentine. Son dessein n'avait cependant jamais
été de se fixer à Florence, mais seulement de faire un voyage agréable
et de répondre aux bontés que lui témoignait le grand-duc. Il se sentait
désormais hors d'état de remplir aucune place, et pensait toujours à
retourner à Naples, où la bonté de l'air et les bains d'_Ischia_ ou de
_Pozzuolo_ lui paraissaient seuls capables de lui rendre la santé, si
rien pouvait encore la lui rendre. Après avoir passé l'été dans la
capitale de la Toscane, il reprit le chemin de Rome, avec l'agrément du
grand-duc, et comblé par ce prince magnifique de nouveaux témoignages
d'estime et de riches présents.

En arrivant à Rome[434], il se trouva si affaibli, qu'il fut obligé de
se mettre au lit, où il resta malade près de quinze jours. Les cardinaux
étaient alors en conclave pour élire un successeur à Sixte-Quint.

      [Note 433: L'_Infarinato_ (_Leonardo Salviati_) était mort
      environ dix mois auparavant, 11 juillet 1589; mais l'_Inferigno_
      (_Bastiano de' Rossi_) vivait et se trouvait à Florence.]

      [Note 434: 10 septembre; il était parti de Florence le 5.]

Leur choix se fixa sur le cardinal de Crémone[435] qui prit le nom
d'Urbain VII. Le Tasse avait eu avec lui des relations d'amitié qui lui
firent concevoir de nouvelles espérances. Dans le mouvement de joie que
lui donna cette élection, il composa une des plus grandes et des plus
belles odes ou _canzoni_ qu'il eût jamais faites, dans ce genre héroïque
où, de l'aveu des meilleurs juges[436], il surpassait tous les autres
poëtes italiens. Mais sa joie ne fut pas de longue durée. Urbain VII ne
régna et ne vécut que douze jours. Après de longs débats dans le nouveau
conclave, il eut Grégoire XIV pour successeur[437]. Le duc de Mantoue
envoya en ambassade auprès du nouveau pontife, son parent Charles de
Gonzague. Celui-ci amenait avec lui pour secrétaire _Costantini_, l'un
des plus chers et des plus fidèles amis du Tasse. L'ambassadeur et le
secrétaire renouvelèrent auprès du poëte les instances qui lui avaient
déjà été faites de la part du duc. _Costantini_ surtout y mit toute la
chaleur de l'amitié. Le Tasse se laissa vaincre encore une fois, et
partit avec lui pour Mantoue[438]. C'était pendant l'hiver; ils firent
cette route à cheval, et le Tasse était si faible qu'ils furent près
d'un mois à la faire.

      [Note 435: _Giamb. Castagna_.]

      [Note 436: _Crescimbeni_, _Muratori_, _Ant. Maria Salvini_,
      etc. Cette belle _canzone_, composée de huit stances de vingt
      vers, commence par celui-ci:

        _Da gran lode immortal del re superno_.]

      [Note 437: 5 décembre. C'était le cardinal _Niccolò
      Sfondrato_.]

      [Note 438: 20 février 1591.]

La réception qui lui fut faite dans cette cour ne fut point au-dessous
de ce qu'on lui avait promis. Il commença presque aussitôt à s'occuper
du projet d'une édition générale de ses ouvrages, dont son fidèle
_Costantini_ traitait pour lui avec des libraires de Mantoue, de Venise
et de Bergame; et il composa plusieurs pièces de vers, tantôt à la
louange du duc et de la duchesse, tantôt sur d'autres sujets. Il fit
surtout un petit poëme de près de mille vers en octaves sur la
généalogie de la maison de Gonzague[439]. Malgré la sécheresse apparente
du sujet, il trouva le moyen d'y répandre tous les ornements de la
poésie. On y remarque surtout un épisode de plus de trente strophes, où
il décrit en vers dignes du chantre de Godefroy, la descente de Charles
VIII en Italie, et la bataille de Fornoue[440]. Cependant, l'influence
de ce climat humide et marécageux s'étant jointe à la mauvaise
disposition où il était déjà, il éprouva une maladie grave et dangereuse
qui le fit souffrir et languir pendant presque tout l'été. Cette épreuve
le dégoûta du séjour de Mantoue; et il tourna encore une fois, avec
regret et avec le plus vif désir, ses pensées vers l'heureux climat de
Naples.

      [Note 439: _La Genealogia della sereniss. casa Gonzaga_, etc.,
      imprimée pour la première fois dans le t. III des _Opere postume
      del Tasso_, publiées à Rome par _Marcantonio Foppa_, 1666, 3 vol.
      in-4°. Ce poëme est sans titre dans le t. II des Œuvres, édit. de
      Florence, et commence par ce vers:

        _Sante Muse immortali e sacre menti_.]

      [Note 440: Cet épisode commence à la cinquante-cinquième
      octave:

        _Già Carlo avea corsa l'Ita'ia e vinta_, etc.]

Le duc Vincent s'étant alors déterminé à faire le voyage de Rome, pour
aller complimenter le nouveau pape Innocent IX, permit au Tasse de l'y
accompagner en qualité de gentilhomme[441]. Il y était depuis peu de
temps, lorsque le vieux prince de _Conca_ mourut à Naples. Son fils,
héritier de ses titres et de son immense fortune, ayant appris que le
Tasse était revenu à Rome, s'empressa de l'inviter à se rendre enfin
auprès de lui, et à venir, c'étaient ses termes, partager ses
jouissances et ses richesses. Cette offre s'accordait trop bien avec les
vœux du Tasse pour qu'il refusât de l'accepter; aussi était-il au mois
de janvier 1592, arrivé à Naples et établi chez le prince de _Conca_. Il
y reprit la composition déjà fort avancée de sa _Jérusalem conquise_,
interrompue depuis long-temps par ses maladies et par ses voyages. Il
l'avait presque achevée, lorsqu'il aperçut dans le prince son hôte une
attention pour son manuscrit, et des soins pour qu'il ne pût être retiré
de chez lui, qui le mirent en défiance et effarouchèrent son
imagination. Il confia ses inquiétudes au marquis de _Villa_ son ami, et
ami du prince de _Conca_. Le _Manso_ profita de cette circonstance pour
attirer le Tasse dans sa maison, mais ce fut avec le consentement du
prince, et sans que ni lui, ni le Tasse blessassent en rien les égards,
la reconnaissance et l'amitié.

      [Note 441: Novembre 1591.]

Cette maison était située dans la position la plus agréable, sur le bord
de la mer, et entourée de beaux jardins où le printemps déployait alors
le plus riche et le plus doux des spectacles. L'effet n'en pouvait être
qu'heureux sur la mélancolie invétérée et sur la santé du Tasse. C'est
là qu'il termina, ou à peu près, sa seconde _Jérusalem_. Mais avant d'y
mettre la dernière main, il céda aux instances de la mère du marquis de
_Villa_, qui l'engageait à faire un poëme sur quelque sujet sacré. Il
commença donc pour lui plaire son grand poëme des _Sept Journées_, ou de
_la Création du monde_, et y travailla avec la suite et la chaleur qu'il
mettait à toutes ses entreprises.

Cependant les papes se succédaient à Rome avec une grande rapidité.
Clément VIII avait remplacé Innocent IX[442]. C'était le cardinal
Hippolyte _Aldobrandini_, qui avait témoigné au Tasse dans tous les
temps beaucoup d'intérêt et d'amitié. Le Tasse avait célébré son
avénement par une _canzone_[443], peut-être encore plus belle que celle
qu'il avait faite pour Urbain VII, et qui avait excité non-seulement à
Rome, mais dans toute l'Italie, les plus vifs applaudissements. Le pape
en avait été charmé; il avait fait inviter l'auteur en son propre nom à
revenir à Rome. Deux raisons retenaient le Tasse; le procès qu'il
soutenait à Naples contre les héritiers de son oncle et contre le fisc,
pour la restitution de ses biens, et la crainte de désobliger son ami
_Manso_ et les autres seigneurs napolitains, en les quittant. Mais sur
de nouvelles lettres qu'il reçut du secrétaire intime du pape, il obtint
le congé de ses amis, et partit encore une fois pour Rome[444], en leur
recommandant de surveiller les gens d'affaires chargés de suivre son
procès. Ce fut dans ce voyage qu'il fit la rencontre d'un chef de
brigands, nommé _Sciarra_, qui, ayant entendu son nom, lui témoigna les
plus grands respects, et non-seulement le laissa passer, lui et ses
compagnons de route, sans les piller, mais lui offrit l'escorte de sa
troupe et ses services. Cette aventure en rappelle une semblable qu'eut
l'Arioste[445] avec le brigand _Pacchione_, et prouve que la réputation
du Tasse était alors aussi grande, et aussi universellement répandue en
Italie, que l'avait été celle de l'Homère ferrerais.

      [Note 442: Le 30 janvier 1592.]

      [Note 443: _Questa fatica estrema al tardo ingegno_, etc.]

      [Note 444: 26 avril 1592.]

      [Note 445: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 361.]

Deux neveux de Clément VIII reçurent le Tasse, à son arrivée, avec un
empressement qui lui garantissait les bontés du pape leur oncle. L'aîné
surtout, nommé _Cinthio_[446] _Aldobrandini_, conçut dès lors pour lui
la plus tendre amitié; et ce fut dans ses appartements au Vatican que
fut logé le Tasse. Le premier travail dont il s'y occupa fut de mettre
la dernière main à sa _Jérusalem conquise_. Il répondit à l'affection
que lui témoignait son nouvel ami en le lui dédiant. _Cinthio_,
reconnaissant de cet hommage, redoubla de soins, et facilita au Tasse
tous les moyens de faire imprimer promptement son poëme. Celui-ci
n'attendit, pour le mettre sous presse, que la promotion de _Cinthio_ au
cardinalat. La _Jérusalem conquise_ parut enfin peu de mois après[447].
Le succès en fut d'abord assez grand; mais lorsque la curiosité qu'il
avait excitée fut satisfaite, on revint généralement de la seconde
_Jérusalem_ à la première, et l'on s'y est toujours tenu depuis[448].
Quelque fut le jugement du public sur cet ouvrage, celui du Tasse fut
toujours entièrement en sa faveur. Il a laissé dans un de ses
écrits[449] une preuve irrécusable de la constance de cette opinion; et
c'est sans aucune preuve, sans même le plus léger fondement, que le
_Manso_ a dit dans sa Vie, et qu'on a répété après lui que le Tasse, peu
satisfait encore de sa seconde _Jérusalem_, avait formé le projet d'une
troisième.

      [Note 446: L'autre se nommait _Pietro_.]

      [Note 447: En décembre. Elle était intitulée: _Di Gerusalemme
      conquistata del sig. Torquato Tasso libri XXIV_, Roma, 1593,
      in-4°. Abel l'Angelier ne tarda pas à en donner une jolie édition
      in-12, à Paris, 1595. Voyez ci-après, chap. XVII.]

      [Note 448: Je n'en dirai pas davantage ici de ce poëme, qui
      n'est guère connu que de nom, et sur lequel je reviendrai.]

Aussitôt qu'il fut délivré de ce poëme, il se remit à celui des _Sept
Journées_. Il l'avait commencé en vers libres (_sciolti_), et le
continua de même. Bientôt il en eut achevé les deux premiers
livres[450], et considérablement avancé l'ébauche des suivants. Mais
malgré la vie agréable et douce qu'il menait à Rome, et la liberté dont
il y jouissait, le retour de ses infirmités qui se firent sentir avec
une nouvelle force, lui fit désirer d'aller passer l'été à Naples. Il en
obtint la permission du pape et de ses neveux. En arrivant[451], il
choisit pour sa demeure le monastère de _Sanseverino_ de l'ordre du
Mont-Cassin, où ses amis, et le premier de tous, le marquis de _Villa_,
vinrent l'embrasser et le féliciter de son retour. Ayant repris sa vie
accoutumée, il partageait ses journées entre le travail, les visites
qu'il recevait, et celles qu'il rendait au _Manso_, au prince de
_Conca_, ou à d'autres illustres amis, quand sa santé lui permettait de
sortir. L'un de ceux qu'il visitait avec le plus de plaisir, était
_Carlo Gesualdo_, prince de _Venosa_, célèbre amateur et compositeur de
musique. Le Tasse, qui avait toujours passionnément aimé ce bel art, se
plaisait singulièrement à entendre ses savantes compositions. Les
_madrigali_ à plusieurs voix étaient alors fort à la mode; _Gesualdo_ y
excellait; il eut plusieurs fois recours au Tasse, qui fit pour lui plus
de trente de ces petites pièces, dont neuf sont imprimées avec la
musique dans le recueil en six livres, des _madrigali_ du prince de
_Venosa_[452].

      [Note 449: _Del Giudizio sopra la Gerusalemme di Torquato
      Tasso da lui medesimo riformata_, etc., t. IV des Œuvres, édit. de
      Florence, in-fol.]

      [Note 450: Dès le commencement de 1594.]

      [Note 451: 3 juin.]

      [Note 452: _Partitura delli sei libri de' madrigali a cinque
      voci dell'illustriss. ed eccellentiss. principe di Venosa D. Carlo
      Gesualdo_, etc., Genova, 1613, in-fol.]

Le Tasse était à Naples depuis quatre mois; le cardinal _Cinthio_,
impatient de le voir revenir à Rome, et l'y ayant inutilement invité
plusieurs fois, imagina, pour l'y attirer, de faire renouveler pour lui
la cérémonie du triomphe au Capitole, qu'on n'avait pas revue depuis
Pétrarque, et à laquelle personne ne songeait plus. Le pape sollicité
par son neveu, en porta le décret; le Tasse, à qui _Cinthio_ se hâta de
l'annoncer, ne put refuser un honneur qui lui était décerné par
l'amitié. Quant au triomphe en soi, il en parut peu touché; il fit même
entendre au _Manso_, dans les tristes adieux qu'il lui fit, qu'on lui
destinait en vain la couronne, et qu'il ne croyait pas arriver à temps
pour la recevoir.

A Rome[453], il fut reçu en dehors même de la ville par un nombreux
cortége qui lui donna, en l'accompagnant jusqu'au palais, une idée
anticipée de son triomphe. Dès le lendemain matin, les deux jeunes
cardinaux le présentèrent au pape qui lui fit l'accueil le plus
honorable, et lui dit, après avoir donné de grands éloges à ses talents
et à ses vertus: «Je vous offre la couronne de laurier, pour qu'elle
reçoive de vous autant d'honneur qu'elle en a fait à ceux qui l'ont
reçue avant vous.» On aurait fait sur-le-champ les préparatifs de la
cérémonie, si la saison déjà froide et pluvieuse n'eût forcé de les
différer. Le cardinal _Cinthio_ voulant qu'elle eût la plus grande
pompe, qu'elle surpassât même toutes celles dont on avait gardé le
souvenir, et que le peuple entier pût jouir de ce spectacle, en fit
rejeter l'époque au printemps. Pendant l'hiver, la santé du Tasse alla
toujours en déclinant. Dans la peu d'intervalles dont il pouvait jouir,
il s'occupait sans relâche de son poëme des _Sept Journées_. Un homme
dont il avait eu d'abord à se plaindre, puisqu'il avait, sans le
consulter, fait imprimer autrefois sa _Jérusalem délivrée_,
l'_Ingegneri_, était depuis rentré en grâce avec lui, ce qui était
toujours facile; c'était même lui qui avait dirigé et surveillé
l'édition de la _Jérusalem conquise_. Il était en ce moment plus assidu
que jamais auprès de lui, et recueillait, avec autant de prestesse que
d'exactitude, tous les vers que le Tasse allait sans cesse, ou récitant
de vive voix, ou écrivant en abrégé sur de petits papiers; précaution
heureuse, et sans laquelle une grande partie de ce poëme, imparfait
encore, mais tel qu'il est, l'un des fruits les plus précieux des
derniers temps de son auteur, aurait infailliblement péri.

      [Note 453: Novembre 1594.]

Au commencement de 1595, le Tasse se trouva presque sans forces, et même
sans espérance. La nature semblait s'affaiblir en lui, à mesure que sa
fortune s'adoucissait. Le pape venait de lui accorder une pension
annuelle de cent ducats de la chambre, ou de deux cents écus: son procès
avec les héritiers de son oncle s'était avantageusement arrangé à
Naples; le principal héritier[454] consentait à lui faire une rente de
deux cents ducats, et à lui payer comptant une assez forte somme; enfin
un triomphe glorieux l'attendait, et rien ne paraissait plus devoir
manquer, ni à sa renommée, ni à sa fortune; mais sa cruelle destinée ne
se démentit point, et c'était au moment même où il semblait que sa vie
allait devenir plus heureuse, qu'elle en avait marqué la fin. Au mois
d'avril, époque fixée pour son couronnement, il se sentit
extraordinairement affaibli. Ne voulant plus être occupé que de sa fin
prochaine, il demanda au cardinal la permission de se retirer dans le
couvent de St. Onuphre. _Cinthio_ l'y fit conduire, et donna les ordres
les plus attentifs pour que rien ne lui manquât dans cette maison.

      [Note 454: Le prince d'_Avellino_.]

Peu de jours après, se trouvant encore plus faible, il sentit qu'il
était temps de faire ses adieux à l'ami qu'il avait éprouvé le plus
fidèle[455]; il écrivit à _Costantini_ cette lettre, sur laquelle je ne
crois pas avoir besoin de prévenir la sensibilité des lecteurs. «Que
dira mon cher _Costantini_ quand il apprendra la mort de son cher
_Tasso_? Je crois qu'il ne tardera pas à en recevoir la nouvelle, car je
me sens à la fin de ma vie, n'ayant jamais pu trouver remède à cette
fâcheuse indisposition qui s'est jointe à toutes mes infirmités
habituelles, et qui, je le vois clairement, m'entraîne comme un torrent
rapide, sans que j'y puisse opposer aucun obstacle. Il n'est plus temps
de parler de l'obstination de ma mauvaise fortune, pour ne pas dire de
l'ingratitude des hommes, qui a enfin voulu obtenir le triomphe de me
conduire indigent au tombeau, au moment où j'espérais que cette gloire,
qu'en dépit de ceux qui ne le voudraient pas, notre siècle retirera de
mes écrits, ne serait pas entièrement pour moi sans récompense. Je me
suis fait conduire à ce monastère de St. Onuphre, non seulement parce
que les médecins en jugent l'air meilleur que celui de tous les autres
quartiers de Rome, mais pour commencer en quelque sorte, de ce lieu
élevé, et par la conversation de ses saints religieux, mes conversations
dans le ciel. Priez Dieu pour moi, et soyez sûr que, comme je vous ai
toujours aimé et honoré en cette vie, je ferai aussi pour vous dans
l'autre, qui est la véritable, ce qui convient à une charité vraie et
sincère. Je vous recommande à la grâce divine, et je m'y recommande
moi-même. Rome, St. Onuphre.»

      [Note 455: Voyez ci-dessus, _passim_, et surtout p. 273.]

Le 10 avril, une fièvre ardente le saisit, et après avoir, pendant
quatorze jours de maladie, rempli tous les devoirs du culte qu'il
professait avec tant de zèle et de sincérité, il expira le 25, âgé de
cinquante-un ans, un mois et quelques jours, mais depuis long-temps miné
par des infirmités habituelles, et soumis à la loi presque générale qui
condamne les êtres précoces à vieillir avant le temps.

Rome entière pleura sa mort. Le cardinal _Cinthio_ ne pouvait se
consoler d'avoir retardé cette pompe triomphale qu'il lui avait
préparée; mais il voulut du moins que dans sa pompe funèbre on rendît
aux restes de ce grand homme tous les honneurs qu'il pouvait encore
recevoir. Il se garda bien de donner aucune suite à la promesse que le
Tasse avait exigée de lui en mourant; c'était de rassembler, autant
qu'il se pourrait, les exemplaires de ses ouvrages, et de les livrer aux
flammes. Il n'ignorait pas, avoua-t-il, que, surtout pour sa _Jérusalem
délivrée_, ce serait une opération très-difficile, mais enfin il ne la
croyait pas impossible; il insista sur cette demande avec tant de
chaleur, que le cardinal lui promit tout pour le calmer, mais sans
intention d'être fidèle à sa parole, ou plutôt avec la ferme résolution
d'y manquer.

Dans le premier moment de sa douleur, _Cinthio_ ne fut occupé que de la
gloire du grand homme qu'il avait aimé. Par son ordre le corps du Tasse
revêtu d'une toge romaine, et couronné de lauriers, fut exposé
publiquement, et ensuite porté dans les principales rues de Rome,
entouré d'un nombreux cortége, de toute la cour Palatine, et des maisons
des deux cardinaux neveux. On courait en foule, pour voir encore une
fois celui dont le génie avait honoré son siècle et qui avait acheté si
cher ce triste et tardif hommage. Rapporté à Saint-Onuphre dans le même
ordre où il en était parti, il fut enterré dans la petite église de ce
couvent. Le cardinal _Cinthio_, annonça le projet de lui élever un
tombeau magnifique. Deux orateurs préparèrent des oraisons funèbres,
l'une latine, l'autre italienne; de jeunes poëtes composèrent des vers
et des inscriptions pour ce monument; mais la douleur du cardinal
apparemment s'affaiblit, d'autres soins s'emparèrent de lui, et le
tombeau ne fut point érigé.

Le marquis de _Villa_ étant allé à Rome quelques années après, se rendit
à St. Onuphre pour visiter les restes de son ami. Blessé de ne voir même
aucun signe qui en indiquât la place, il voulut lui faire élever à ses
frais une sépulture honorable; mais le cardinal _Cinthio_, à qui il en
demanda la permission avec instance, ne voulut point l'accorder, et
répondit toujours que ce devoir sacré, c'était à lui à le remplir. Le
marquis se borna donc à prier les religieux de cette maison de faire, en
attendant, placer un petit morceau de marbre, sur lequel ils feraient
graver quelques mots, pour avertir que le Tasse était enterré en cet
endroit, ce qu'ils firent aussitôt avec beaucoup de simplicité[456].
Enfin, au bout de huit ans, le cardinal _Bevilacqua_, qui était de
Ferrare, et dont la famille avait été liée d'amitié avec le Tasse,
voyant que le cardinal _Cinthio_ différait toujours de remplir ce
devoir, fit élever au Tasse le beau tombeau surmonté de son buste en
marbre, qu'on y voit encore aujourd'hui, et sur lequel il fit graver une
inscription élégante, mais trop longue pour être rapportée ici. Ce
tombeau fait de la très-petite église de Saint-Onuphre l'un des
monuments de cette magnifique Rome, que l'étranger sensible et ami des
lettres visite avec le plus d'attendrissement et de respect.

      [Note 456:

        _Torquati Tassi
              Ossa
        Hic jacent_.

            _Hoc ne nescius
            Esses hospes
        Fratres hujus eccl.
                P. P.
              M. D C. I._

      C'est une imitation des deux derniers vers de l'épitaphe de
      l'ancien poëte Pacuvius, faite par lui-même:

        _Hic sunt poetæ Pacuvii Marci sita
        Ossa. Hoc volebam nescius ne esses. Vale._

                (Voy. A. Gell. N. At., l. I, c. 24.)]

Un buste intéressant du Tasse orne aussi la bibliothèque de ce couvent;
c'est celui qui fut moulé sur son visage à l'instant même de sa mort.
D'autres monuments publics lui ont été élevés. Il a une statue colossale
à Bergame, séjour de sa famille et patrie de son père; et une autre
presque aussi grande à Padoue, ville où il fit la partie de ses études
qui lui profita le moins, celle du droit. La première fut l'effet d'une
générosité particulière[457]; la seconde lui fut érigée dans le dernier
siècle, aux frais des jeunes gens de l'université, fiers, comme le porte
l'inscription qu'ils y ont fait graver, d'avoir étudié au même lieu que
lui[458]. On cite trois médailles frappées en son honneur[459], et une
tête de lui supérieurement gravée en _intaglio_ ou en creux, sur une
très-belle cornaline, par le célèbre artiste anglais Marchant[460].

      [Note 457: C'est un legs de Marc-Antoine _Foppa_, éditeur du
      recueil des Œuvres posthumes du Tasse (Rome 1666, 3 vol. in-4º.),
      et qui a pris encore d'autres soins et fait d'autres dépenses pour
      la gloire de ce poëte, son compatriote, à qui il avait voué une
      espèce de culte. Cette statue le représente en robe longue,
      couronné de lauriers et un livre à la main. Elle est sur la grande
      place de la ville. Le piédestal porte pour toute inscription ces
      deux mots: _Torquato Tasso_.]

      [Note 458: Cette inscription, en bon style lapidaire, est
      ainsi conçue:

              TORQUATO TASSO
            QUEM PATAVINA SCHOLA
              ITALORUM EPICORUM
        PRINCIPEM DESIGNATUM DIMISIT
          GYMNASII PATAVINI ALUMNI
          TANTO SODALITIO SUPERBI
            PP. CICICCCLXXVIII.]

      [Note 459: _Serassi_ en donne la description, page 518. L'une
      des trois, dont le revers représente un sujet pastoral, et fait
      sans doute allusion à l'_Aminta_, est gravée au frontispice de sa
      Vie du Tasse.]

      [Note 460: Celle-ci était, en 1785, à Rome, dans le cabinet du
      duc de _Ceri_; son empreinte en relief fait partie de ces jolies
      collections en plâtre et en soufre, qui se sont tant multipliées
      dans ces derniers temps. J'en dois une belle empreinte en creux,
      en pâte noire transparente, et une pareille de la tête du Dante,
      d'après le même graveur Marchant, à la galanterie de M. Francis
      Henri Egerton, anglais d'une haute naissance et d'une grande
      fortune, mais encore plus distingué par son savoir, et par son
      goût éclairé pour les lettres et pour les arts.]

_Serassi_ parle aussi de plusieurs portraits. L'un des plus précieux est
celui que le cardinal _Cinthio_ fit faire dans les dernières années du
Tasse, par l'habile peintre Frédéric _Zucchero_. Il doit être à Bergame,
dans l'ancien palais des _Tassi_, où il restait encore en 1785 des
héritiers, ou des héritières de ce beau nom[461]. La même ville en
possède deux autres, l'un dans une collection particulière, appartenant
à un riche amateur[462], et l'autre parmi les portraits des hommes
illustres de Bergame, dans la salle du grand conseil. Il en existe un à
Rome, peint d'après nature, et à ce qu'il paraît, dans les meilleures
années du Tasse[463]; et un autre, fait en partie d'après celui-là, et
en partie d'après le buste de la bibliothèque de Saint-Onuphre[464].

      [Note 461: Ce portrait était passé d'abord entre les mains de
      ce même Marc-Antoine _Foppa_, à qui Bergame doit la statue
      colossale du Tasse. Il le légua, par son testament, à l'abbé
      François _Tasso_, son ami; de celui-ci, le portrait parvint au
      comte _Jacopo Tasso_, généreux protecteur des lettres, et auteur
      d'un arbre généalogique de la famille des _Tassi_, magnifiquement
      imprimé à Bergame en 1718; enfin, il appartint après sa mort aux
      deux comtesses _Tassi_, ses petites-nièces. (_Serassi_, p. 520.)]

      [Note 462: Le comte _Jacopo Carrara_.]

      [Note 463: Il était peint par Scipion _Gaetano_, et
      appartenait (toujours en 1785) à un peintre nommé François
      _Romero_.]

      [Note 464: Ce dernier appartenait à l'abbé _Serassi_, et lui
      avait été donné par son auteur, Joseph Gades, qui avait su, dit
      l'historien du Tasse, par une de ces touches agréables qui lui
      étaient familières, rendre parfaitement l'enthousiasme et l'esprit
      de ce grand poëte. Ce portrait doit avoir passé, après la mort de
      _Serassi_, arrivée en 1791, dans les mêmes mains que ses livres.]

Le plus intéressant pour nous est celui qui orne à Paris le cabinet de
M. le sénateur Abrial, et qui est très-fidèlement gravé, en tête de la
traduction de la _Jérusalem délivrée_, dans l'édition de 1803[465]. Ce
portrait, était à _Sorrento_, dans la maison où naquit le Tasse, encore
habitée aujourd'hui par les descendants de sa sœur _Cornelia_[466]. En
1799[467], quand l'armée française, sous les ordres du général
Macdonald, occupait le royaume de Naples, _Sorrento_ s'étant révolté,
fut pris d'assaut, après trois jours de siége. Le général, averti de
l'existence de cette maison par M. Abrial, alors commissaire pour le
gouvernement français à Naples, la sauva du pillage et prit soin qu'elle
fût respectée. La famille, pénétrée de reconnaissance, lui offrit,
quelques jours après, ce qu'elle avait de plus précieux, le portrait du
Tasse, et le général en fit présent à M. Abrial, premier auteur de la
bonne action qu'il avait faite. Le Tasse y est représenté à l'âge où
l'on dit que le cardinal _Cinthio_ le fit peindre à Rome, et c'est
peut-être une copie, ou plutôt un double du portrait de Frédéric
_Zucchero_, accordé par le cardinal à la famille du Tasse après sa mort.
Ce qui porte à croire qu'il ne fut pas fait à Naples, c'est que le
_Manso_ n'en parle pas, lui qui a tracé, dans la Vie de son ami, un
portrait si détaillé, si minutieusement circonstancié de toute sa
personne[468].

      [Note 465: Voyez ci-dessus, p. 157 et 158.]

      [Note 466: _Cornelia_ ayant perdu son premier mari _Sersale_,
      épousa en secondes noces _Giovan. Leonardo Spasiano_, dont le
      descendant direct, M. _Gaetano Spasiano_, propriétaire actuel de
      cette maison, avec deux demoiselles _Spasiano_ ses sœurs ou ses
      parentes, y possédait ce beau portrait de famille.]

      [Note 467: Floréal an VII.]

      [Note 468: Il en fit cependant faire un, mais en petit, et il
      le donna ou du moins le prêta au Tasse, qui le laissa au cardinal
      _Cinthio_, légataire du peu de fortune qu'il pouvait avoir, en le
      priant de faire rendre ce petit portrait au _Manso_. C'est ce que
      nous apprend cette clause de son testament, rapporté en entier par
      le _Manso_ lui-même, dans sa Vie du Tasse: _E fo de' beni di
      fortuna erede il sig. cardinal Cinthio; cui priego che faccia al
      sig. Gio. Batt. Manso quella picciola tavoletta restituire, dove
      egli mi fece dipingere, e che dar non_ _m'ha voluto, se non in
      prestanza_. (_Vita del Tasso_, Nº. 115.) On ignore ce que ce
      précieux petit tableau est devenu.]

Le Tasse était d'une taille si haute que, selon l'expression du _Manso_,
il pouvait être compté pour l'un des hommes les plus grands parmi ceux
qui l'étaient le plus. Son teint était blanc; les veilles, les chagrins
et les souffrances l'avaient rendu pâle. Il avait la tête assez grosse
et un peu aplatie au sommet, le front large, ouvert et presque
entièrement chauve. Ses cheveux et sa barbe étaient entre le brun et le
blond; ses sourcils noirs, bien arqués et peu épais; ses yeux grands,
d'un bleu très-vif et très-doux[469]; les mouvements et les regards en
étaient pleins de gravité; et souvent, dit encore le _Manso_, il les
tournait ensemble vers le ciel, comme pour suivre les élans de son ame,
habituellement élevée vers les choses célestes. Ses joues étaient
maigres, son nez long et un peu incliné; sa bouche grande, relevée aux
extrémités dans cette forme qu'on appelle léonine; ses lèvres fines et
souvent pâles, ses dents bien rangées, larges et blanches. Il riait
rarement, et n'éclatait jamais. Sa voix était claire, sonore, mais sa
langue était peu déliée, et même il bégayait[470]. Sa taille, quoique
très-grande, était bien proportionnée; il réussissait à tous les
exercices du corps que l'on nommait alors chevaleresques[471];
naturellement brave, il y montrait autant d'habileté que de courage,
mais plus d'adresse que de grâce. Il y avait enfin dans toute sa
personne, mais principalement sur son visage, quelque chose de noble et
d'attrayant, qui, lors même qu'on n'était pas prévenu de son mérite
extraordinaire, inspirait l'intérêt et commandait le respect.

      [Note 469: Le _Capaccio_, dans ses _Elogia illustrium litteris
      virorum_, p. 281, dit que ses yeux étaient louches: _Quem cernis
      procera statura virum, luscis oculis, subflavo capillo_, etc. Mais
      il est le seul qui le dise; le _Manso_ n'en parle pas.]

      [Note 470: Il parle, en plusieurs endroits de ses lettres, de
      son _impedimento di lingua_, ainsi que de sa vue faible et
      courte.]

      [Note 471: A faire des armes, monter à cheval, rompre des
      lances, etc.]

Mais les qualités de son ame surpassaient de beaucoup ses avantages
corporels. Tous ses historiens s'accordent à louer sa candeur, sa
véracité, son inviolable fidélité à sa parole, son éloignement de toute
passion haineuse, de tout esprit de vengeance et de toute malignité, son
attachement pour ses amis, sa patience dans ses maux, sa douceur, sa
sobriété, sa piété sincère, la pureté de sa vie et de ses mœurs. Sa
fierté, qui lui faisait voir avec horreur tout ce qui ressemblait à la
bassesse, pouvait ressembler elle-même à de l'orgueil; il ne pouvait
souffrir l'apparence de l'avilissement et du mépris; mais s'il exigeait
des égards, en homme qui savait s'apprécier et se mettre à sa place, il
n'en manquait jamais avec personne, et il était toujours prêt à
s'humilier, dès qu'on lui en laissais le soin. Né gentilhomme, dans un
temps où ce titre avait tout son prestige, et chevalier dans le cœur
autant que par le hasard de la naissance, il rendait aux princes ce
qu'il leur devait, mais il se croyait l'égal de tous les autres, et la
faveur où ils étaient ne le rendait que plus exigeant avec eux.

Cette disposition est déplacée, souvent blâmable et presque toujours
ridicule, quand on vit avec le commun des hommes; mais condamné par sa
destinée, sa fortune, et les usages de son siècle à vivre avec les
grands et dans les cours, il fit bien de l'entretenir dans son ame,
dût-il être accusé d'orgueil par ceux dont l'orgueil seul en était
blessé. Il eut plus de raison encore d'être ainsi, quand il fut tombé
dans l'excès de l'infortune, et de conserver, dans sa longue et injuste
captivité, toute la dignité du malheur. On le voit avec plaisir
n'accorder qu'à peine du fond de sa prison, et à la sollicitation de son
cher Scipion de Gonzague, une espèce de satisfaction par écrit à l'un
des plus grands seigneurs de la cour de Ferrare[472], pour des paroles
qui lui étaient échappées dans un moment de désespoir; et mettre encore
expressément dans sa lettre qu'il était prêt à lui donner toutes les
satisfactions qu'il pouvait recevoir d'un homme résolu à mourir plutôt
que de rien faire qui fût indigne de lui[473].

      [Note 472: Le comte _Fulvio Rangone_.]

      [Note 473: _Io son pronto a darle tutte quelle soddisfazioni
      che ella possa ricever da un uomo ch'è così risoluto al morire,
      come pertinace a non voler fare indignità._ Cette lettre est du 3
      avril 1581, à la fin de la seconde année de sa captivité.]

Simple, mais propre dans ses habits, au milieu des recherches du luxe et
de la magnificence, il était habituellement vêtu de noir[474], ne
portait que du linge uni, mais toujours blanc, et en avait beaucoup,
pour en pouvoir changer à volonté. Sa contenance était réservée, modeste
et silencieuse; c'était celle d'un philosophe plutôt que d'un poëte. Il
préférait le recueillement et la solitude au bruit du monde; mais dans
des cercles de son choix, avec des amis, et surtout avec des femmes
aimables, sa conversation s'animait, et déposant la gravité
philosophique, il badinait, plaisantait même avec autant de gaieté que
de finesse et d'agrément. Le _Manso_ a rassemblé le nombre juste de cent
bons mots, réparties ou apophtegmes qu'il lui attribue, mais dont
_Serassi_ a fort bien observé que la plus grande partie avait déjà passé
sur le compte d'autres grands hommes; ceux qu'il rapporte et qu'il
regarde comme appartenant véritablement au Tasse, marquent autant de
justesse que de vivacité d'esprit.

      [Note 474: On ajoute qu'il n'avait jamais qu'un seul habit,
      qu'il donnait aux pauvres lorsqu'il en faisait faire un autre.]

Quant à son génie poétique, il y en eut peu de plus étendu, de plus
riche, et peut-être aucun de plus élevé. Sa mémoire était d'une
promptitude extrême et d'une incroyable tenacité. Il n'écrivait ses vers
qu'après en avoir, pour ainsi dire, amassé dans sa tête un nombre
presque infini. C'était celle de ses facultés que ses malheurs avaient
le plus altérée, et il se plaignait souvent, dans ses dernières années,
de l'avoir presque entièrement perdue. Nourri de bonne heure de l'étude
des anciens auteurs grecs et latins, il s'était surtout appliqué à la
lecture des poëtes et des philosophes[475]. On voit dans ses Discours
sur le poëme héroïque combien il avait médité sur la Poétique
d'Aristote, et dans ses Dialogues philosophiques, quelle étude
approfondie il avait faite de Platon. Nous allons d'abord observer en
lui le grand poëte épique; le poëte dramatique et lyrique aura son tour;
nous le verrons ensuite parmi les prosateurs et les philosophes. Dans
tous les genres où se porta son génie fécond et varié, nous en
admirerons l'élévation et la richesse; ses défauts mêmes, que nous ne
chercherons point à dissimuler, nous instruiront; et si nous les
examinons peut-être avec plus de rigueur que nous n'avons fait ceux de
quelques autres grands poëtes, c'est que, dans un genre plus important
et plus noble, il pourrait être plus dangereux de les méconnaître, et
qu'il n'y a rien à craindre pour sa gloire à les avouer.

      [Note 475: Il avait aussi cultivé les sciences exactes; il y
      était même assez fort pour en pouvoir donner des leçons. Dans les
      premiers temps de son séjour à Ferrare, la chaire de géométrie et
      d'astronomie dans cette université vint à vaquer; le duc y nomma
      le Tasse (janvier 1573), qui accepta volontiers, dit _Serassi_,
      quoique les appointements fussent très-modiques, parce qu'il
      n'était obligé de professer que les jours de fêtes: ce qui fait
      voir que dans cette université les sciences exactes n'étaient
      regardées que comme un objet de luxe, et une partie accessoire de
      l'instruction.]



CHAPITRE XV.

_Examen de la_ GERUSALEMME LIBERATA _du Tasse; Critiques qui en ont été
faites en Italie et en France; Défauts réels de ce poëme._


Tandis que nous avons erré dans le pays enchanté, mais vague, dans les
régions immenses, inégales et souvent entrecoupées, de la poésie
romanesque, j'ai cru, pour me guider moi-même plus sûrement, et pour ne
pas égarer ceux qui voyageaient avec moi, devoir les y conduire toujours
avec le fil de l'analyse. C'étaient le plus souvent pour eux des routes
nouvelles et inconnues; et si je puis me permettre une fois ce style
métaphorique, que je n'approuve pas toujours, lors même qu'il nous a
fallu entrer dans le labyrinthe délicieux et mille fois parcouru, où le
génie de l'Arioste a semé tant de merveilles, mais dont il a tant
multiplié les détours, j'ai cru plus nécessaire que jamais d'employer ce
fil secourable. Maintenant que nous devons marcher dans des plaines
vastes encore, et agréablement variées, mais circonscrites, où s'élève
un édifice régulier, je crois pouvoir suivre un autre plan. Un des
grands avantages du poëme héroïque, soumis aux règles de l'unité, c'est
que l'esprit en parcourt l'étendue sans embarras, et qu'il s'en retrace
facilement et nettement le souvenir.

De tous les poëmes héroïques écrits dans d'autres langues que la nôtre,
(et il faut avouer que notre langue ne fournit pas beaucoup d'objets de
comparaison), le plus connu en France est la _Jérusalem délivrée_. Ceux
qui, parmi nous, cultivent la langue dans laquelle cet ouvrage est écrit
le prennent ordinairement pour le dernier terme et le _nec plus ultrà_
de leurs études. Le Tasse est un des cinq ou six auteurs auxquels
s'étend communément notre érudition italienne. Trois différentes
traductions, dont l'une est peut-être aussi bonne qu'une traduction en
prose puisse l'être[476], ont tellement popularisé parmi nous l'action,
la marche, les riches détails et les belles proportions de ce poëme,
qu'il est connu du moins sous ces rapports essentiels, de ceux mêmes à
qui la langue dont il est un des chefs-d'œuvre est étrangère. Je me
dispenserai donc cette fois d'une analyse suivie. Celle que je ferai
sera fondue dans des discussions que je crois plus intéressantes pour
nous. On sait assez généralement ce que ce poëme contient; mais on a
long-temps disputé, et l'on dispute encore sur ce qu'il vaut. Retracer
ici un plan, dont au moins les masses principales sont dans tous les
esprits, serait, à ce qu'il me semble, un travail d'assez peu de fruit;
chercher, de bonne foi, à tirer de tant d'opinions diverses l'opinion
que l'on doit avoir, me paraît plus important et plus utile.

      [Note 476: Je ne parle point de trois essais presque également
      malheureux, qui ont été faits assez récemment, d'une traduction en
      vers. La _Jérusalem délivrée_ serait peu connue en France, si elle
      ne l'eût été que par ce moyen.]

J'ai parlé, dans la Vie du Tasse, des querelles dont la _Jérusalem
délivrée_ fut l'objet. J'ai dit dans quelles tristes circonstances elles
lui furent suscitées, l'emportement que l'on y mit, et le calme
philosophique que le Tasse garda dans ses réponses; je reviendrai
maintenant avec quelque détail sur ce point d'histoire littéraire. Sans
vouloir soutenir les jugements sévères qui ont été portés de lui dans
notre pays, il est bon de rappeler aux Italiens eux-mêmes la manière
dont il fut traité dans le sien.

Quand son poëme parut, celui de l'Arioste jouissait de la réputation la
plus haute et la plus unanime. Tous les poëtes le prenaient pour modèle,
et ne faisaient que de vains efforts pour l'imiter. Le jeune _Torquato_
sentit bien que s'il pouvait égaler ce poëte, ce ne serait pas en
suivant la même route que lui; il sentit que toute la perfection dont le
roman épique est susceptible, était dans le _Roland furieux_, mais que
l'épopée héroïque, l'épopée d'Homère et de Virgile restait encore à
tenter aux muses toscanes, après l'infructueux essai du _Trissino_; et
il espéra se tirer avec honneur de cette tentative hardie. Il admirait
sincèrement l'Arioste, et n'avait ni l'espoir, ni le désir de le
déposséder de sa place, mais il était poursuivi nuit et jour par celui
de s'en faire une égale, dans un genre qu'il regardait comme supérieur.

C'est ce qu'il avoua lui-même dans une lettre à Horace Arioste. Ce jeune
neveu du grand poëte avait publié des stances où il louait excessivement
le Tasse; il le nommait le premier des poëtes; il bannissait même du
Parnasse tous ses rivaux, et le reconnaissait pour le seul poëte digne
de ce nom. «Cette couronne que vous voulez me donner, lui écrivit le
Tasse[477], le jugement des savants, celui des gens du monde et le mien
même, l'ont déjà placée sur les cheveux de ce poëte à qui le sang vous
lie, et auquel il serait plus difficile de l'arracher que d'ôter à
Hercule sa massue. Oserez-vous étendre la main sur cette chevelure
vénérable? Voudrez-vous être, non-seulement un juge téméraire, mais un
neveu impie? Et qui pourrait recevoir avec plaisir d'une main coupable
et souillée d'un pareil crime, la marque d'honneur et l'ornement de sa
vertu! Je ne la recevrais pas de vous; je n'oserais non plus m'en saisir
moi-même: je ne porte pas si haut mes désirs.

      [Note 477: _Lettere poetiche_, Nº. 47, Modène, 16 janvier
      1577.]

«Ce fameux Grec[478], vainqueur de Xercès, disait qu'il était souvent
réveillé par le souvenir des trophées de Miltiade. Ce n'était pas qu'il
eût le projet de les détruire; mais il désirait en élever pour sa
gloire, qui fussent égaux ou semblables à ceux de ce général. Je ne
nierai point que les couronnes toujours florissantes d'Homère (je parle
de votre Homère ferrarais), ne m'aient fait passer bien des nuits sans
sommeil, non que j'aye jamais eu le désir de les dépouiller de leurs
fleurs ou de leurs feuilles, mais peut-être par l'extrême envie d'en
acquérir d'autres qui fussent, sinon égales, sinon semblables, du moins
faites pour conserver long-temps leur verdure, sans craindre les glaces
de la mort. Tel a été le but de mes longues veilles. Si je puis
l'atteindre, je regarderai comme bien employée toute la peine que j'ai
prise; sinon, je me consolerai par l'exemple de tant d'hommes fameux,
qui ne se sont point fait une honte de succomber dans de grandes
entreprises.....

      [Note 478: Thémistocle.]

«Dans les luttes et les exercices du corps, on propose des prix,
non-seulement aux premiers, mais aux seconds et aux troisièmes. On donne
un taureau à Entelle qui a remporté la victoire; mais Darès reçoit une
épée et un casque superbe pour se consoler de sa défaite[479]. Pourquoi
dans les combats de l'esprit, où s'il est glorieux de vaincre, il n'y a
pourtant aucune bonté à être vaincu, ne proposerait-on pas de même
plusieurs prix? Ce n'est pas que je veuille descendre dans la carrière
comme ce Darès qui, la tête haute et se préparant au combat, montre ses
larges épaules et agite dans l'air ses bras nerveux[480]. Loin de moi
cet orgueil et cette confiance de jeune homme! Que votre vieux Entelle
reste assis; qu'il se repose; je ne veux point, par un importun défi, le
forcer à se lever de sa place. Je l'honore, je m'incline devant lui, je
l'appelle hautement mon père, mon maître, mon seigneur: je lui donne
tous les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection
et le respect: mais si c'est un autre qui veut lui disputer sa couronne,
ou si lui-même veut combattre encore pour être encore vainqueur, je me
mêle parmi les combattants, et je dis, comme Mnesthée dans la course des
vaisseaux troyens: Je ne demande point le premier prix; je n'espère pas
vaincre; et cependant plût aux Dieux! mais que Neptune accorde à son gré
la victoire: n'ayons du moins pas la honte de rentrer le dernier au
port[481]!

      [Note 479: _Ensem, atque insignem galeam, solatia victo._.

        (_Æneid._, l. V.)]

      [Note 480:

                  _Caput altum in prælia tollit;
        Ostendit humeros latos, alternaque jactat
        Bracchia protendens._ (_Ibid._)]

      [Note 481:

        _Non jam prima peto, Mnestheus, neque vencere certo,
        Quanquam ô! sed superent quibus hoc, Neptune, dedisti:
        Extremos pudeat rediisse._ (_Æneid._, l. V.)]

«Qui peut taxer d'orgueil ce désir modeste? Qui pourra me refuser le
prix qui fut accordé à Mnesthée? Je veux dire une cuirasse, prix bien
convenable à mes besoins, et capable de me défendre contre les armes de
la méchanceté et de l'envie. Que l'on couvre de lauriers la tête de
votre Cléanthe, et que la voix du hérault le proclame vainqueur. Ce
triomphe ne manquera pas de trompette, puisque la Renommée en fait
l'office; mais s'il en était besoin, je m'offrirais moi-même. Quoique je
n'aie pas la voix de Stentor, j'espérerais pourtant parler assez haut
pour me faire entendre de tout le pays que l'Apennin partage et
qu'environnent la mer et les Alpes, etc.»

Malgré cette protestation qui ne resta point secrète, malgré le soin que
le Tasse avait pris de suivre une route entièrement opposée à celle de
l'Arioste, ses ennemis l'accusèrent d'avoir eu la présomption de lutter
contre lui. Ce fut bien pis quand le dialogue de _Camillo Pellegrino_,
sur la poésie épique eut paru, et qu'il eut ouvertement placé le Tasse
au-dessus de l'Arioste. L'académie de _la Crusca_ venait de s'établir à
Florence[482]; elle devait être un jour en Italie l'arbitre suprême du
goût et du langage; mais elle ne l'était pas encore. Du reste, le nom
qu'elle avait pris et les noms plus singuliers que ses académiciens
s'étaient donnés n'avaient rien de plus extraordinaire que ceux de la
plupart des autres académies italiennes, qui naissaient alors de toutes
parts. Il y en avait plusieurs à Florence même, celles des _Lucides_,
des _Obscurs_, des _Transformés_, des _Enflammés_, des _Humides_, des
_Immobiles_, des _Altérés_, etc. Chacun des académiciens prenait un nom
analogue à celui de l'académie dont il était membre. Les académiciens de
_la Crusca_, tirèrent donc leurs noms académiques de tout ce qui sert à
l'exploitation du blé, de la farine, à la préparation du pain[483]; les
actes de cette société littéraire furent écrits en style de boulangerie
et de moulin. On en voit un exemple dans l'affaire même du Tasse.
L'académie avait examiné le dialogue de _Camillo Pellegrino_, avait
chargé son secrétaire d'y répondre pour elle, et dans cette réponse, de
prendre vivement la défense de l'Arioste et de critiquer non moins
vivement le Tasse, que l'auteur du dialogue avait osé lui préférer.
C'était là le fait, mais ce n'est point ainsi que le secrétaire le
rapporte, dans le préambule de cette réponse faite au nom de l'académie.
Ce secrétaire[484] s'exprime littéralement en ces termes, dans son
curieux procès-verbal[485].

      [Note 482: Fondée en 1582, c'est au commencement de 1583 que
      parut son premier écrit contre le Tasse.]

      [Note 483: Voyez ci-dessus, p. 262 et 263, note 2.]

      [Note 484: _Bastiano de' Rossi_, nommé dans l'académie
      l'_Inferigno_, ou le pain bis.]

      [Note 485: Je n'ai cru devoir rien changer, ni à ceci, ni à ce
      qui précède, ni à ce qui va suivre sur l'académie de _la Crusca_,
      quoiqu'elle vienne d'être rétablie par un décret de l'Empereur et
      Roi, que S. M. ait eu pour moi l'extrême indulgence de m'y nommer
      associé correspondant, et que j'aie reçu, à ce sujet, de
      l'académie, la lettre d'adoption la plus obligeante. Cette
      distinction, d'autant plus flatteuse qu'elle était inattendue, et
      que je suis le seul Français à qui S. M. ait daigné l'accorder, ne
      change rien à mes devoirs d'historien. La nouvelle académie n'est
      nullement responsable de la seule erreur grave que l'on reproche à
      l'ancienne; et je ne puis craindre de blesser ceux dont je tiens à
      grand honneur d'être le confrère, en rappelant, comme ces devoirs
      m'y obligent, une faute de leurs premiers prédécesseurs, reconnue
      par tout ce qu'il y eut ensuite de plus distingué dans cette
      illustre compagnie, et expiée par de longs regrets.]

«Notre académie, qui n'a pris, comme on sait, le titre de _la Crusca_
que parce qu'elle _blutte_[486] _la farine_ qu'on lui présente de temps
en temps pour en séparer _le son_[487], se trouvant l'autre jour en
grand nombre, selon sa coutume, dans le lieu de sa résidence, et ayant
appris de son _concierge_[488] qu'on avait laissé quelques jours
auparavant, un petit _sac de farine_ pour qu'il fût passé par _le
bluttoir_[489], elle le fit aussitôt apporter devant elle par _les
garçons de son fermier_[490]. Ayant lu dans le _Laissez passer_[491],
qui était cousu dessus, le nom de _Camillo Pellegrino_, elle fit _délier
l'ouverture du sac_[492], et les censeurs y ayant ensuite donné un
coup-d'œil, elle ordonna à ses agents d'en prendre sur-le-champ _la
mesure et le poids_, et d'enregistrer l'un et l'autre avec le _Laissez
passer_, sur le livre des comptes. Cela fut fait promptement; et par
ordre de l'archiconsul (c'était le titre du président de l'académie);
_la farine_ fut en peu de temps _sassée par le bluttoir_[493], et _le
son_ en fut suffisamment séparé. D'après nos priviléges, lorsqu'il sort
de cette opération la moitié plus _de son_ que de _farine_, celle-ci
reste à l'académie; l'autre, c'est-à-dire _le son_ demeure au
propriétaire, et tout au rebours dans le cas contraire. Or dans ce
_bluttage_[494] la quantité _du son_ qui est sorti étant supérieure de
trois quarts, _la farine_ fut, en conséquence, confisquée au profit de
notre _cellier_[495]. Les censeurs jugeant qu'elle avait un peu plus que
moins d'_amertume_[496], à cause des _lupins_, ou de quelque autre chose
qu'on avait mêlée avec _le grain_, les académiciens ne voulurent pas
qu'on la confondît avec la nôtre, ni même qu'on la gardât à part dans
_le cellier_: ils ordonnèrent qu'elle fût _mise sur la place_[497], et
pour que personne ne pût se plaindre de ladite _amertume_, j'eus ordre
d'_attacher cette paperasse sur le sac_[498]; j'obéis sans délai et je
la publie dans une forme authentique. Je préviens en même temps les gens
sages que cette _marchandise_, quelle qu'elle soit, n'a point été
_recueillie sur nos terres_, et que _le goût_ qui vient du _grain_ même,
ne peut être changé, ni par _la meule_, ni par _le tamis_[499].»

      [Note 486: _Per l'abburattare ch'ella fa_, etc.]

      [Note 487: _La crusca._]

      [Note 488: _Dal sua Massajo._]

      [Note 489: _Un sacchetto di farina perchè si passasse per lo
      frullone._]

      [Note 490: _Per li sergenti del suo Castaldo._]

      [Note 491: _Nella bulletta che vi era cucita sopra._]

      [Note 492: _Fatto scioglier la bocca al sacco._]

      [Note 493: _Stacciata dallo frullone._]

      [Note 494: _In questo abburatamento._]

      [Note 495: _Nostra canova._]

      [Note 496: _Dell'amarognolo_, mot qui ne se trouve point dans
      le vocabulaire de _la Crusca_.]

      [Note 497: _Che si mettesse in piazza._]

      [Note 498: _Le dovessi appiccar sopra questo presente
      scartabello._]

      [Note 499: _E che il sapore che vien del grano, nè dalla
      macine nè dallo staccio non può esser mutato._]

Voilà certainement un singulier style académique. C'était une
plaisanterie; mais elle n'était pas de bon goût, et ce préambule
suffisait pour ôter tout crédit à la critique. Il est vrai que ce n'est
pas ainsi que cette critique même est écrite. _L'Inferigno_ n'en fut pas
le rédacteur; ce fut _l'Infarinato_, ou le chevalier _Lionardo
Salviati_. Il y répond à chaque assertion, à chaque phrase du dialogue
de _Pellegrino_, par des décisions contradictoires, souvent tranchantes
et absolues, quelquefois spirituelles, mais, souvent aussi, dures,
injustes, pleines d'amertume et de fiel contre le Tasse, hérissées de
figures et d'expressions recherchées, qui ne valent pas beaucoup mieux
que les métaphores de la farine et du moulin.

«La _Jérusalem_, y est-il dit[500], loin d'être un poëme, n'est qu'une
compilation sèche et froide; l'unité qui y règne est mince et pauvre,
comme celle d'un dortoir de moines, tandis que l'unité du _Roland
furieux_ ressemble à celle d'un immense palais, dont la longueur, la
largeur et la hauteur sont proportionnées. (Notez que le critique ne
manque pas de donner ici une ample énumération de toutes les beautés de
ce palais. Il y trouve une cour au milieu, entourée de galeries, ensuite
plusieurs étages, partagés en salles, cuisine et appartements, et dans
chaque appartement plusieurs chambres; ensuite des corridors, des
terrasses, des caves, des écuries et un jardin avec toutes ses
dépendances. Il conclut que tout cela est plus difficile à bâtir qu'un
dortoir.) Le plan du Tasse, dit-il ailleurs, est comme une petite
maisonnette étroite et disproportionnée, beaucoup trop basse pour sa
longueur, bâtie sur de vieux murs, ou plutôt rapetassée comme ces
greniers qu'on voit aujourd'hui dans Rome sur les débris des superbes
thermes de Dioclétien. L'auteur n'a fait que rédiger en vers italiens
des histoires écrites en diverses langues; il n'est donc pas poëte, mais
simple rédacteur en vers d'une histoire qui n'est pas de lui; et cette
histoire a tout aussi bon air avec les entraves qu'il lui a données,
qu'aurait la métaphysique en chanson à danser. Le poëme de l'Arioste est
une toile grande et magnifique, celui du Tasse est moins une toile qu'un
ruban, ou ce qu'on appelle à Naples une Zagarelle; et, s'il se fâche de
la comparaison, on lui dira que sa toile est si longue et si étroite,
qu'elle est moins un ruban qu'un fil[501].

      [Note 500: Tout ce qui suit est fidèlement extrait des
      réponses faites, article par article, au dialogue de _Pellegrino_,
      dans l'écrit publié par l'_Infarinato_, au nom de l'académie.]

      [Note 501: Ce dernier trait est dans la réplique à l'apologie
      du Tasse, mais non dans la première critique.]

«Dans ce poëme, s'il mérite qu'on lui en donne le nom, les expressions
sont tellement contournées, âpres, forcées, désagréables, qu'on a peine
à les comprendre. L'Arioste réunit ensemble la brièveté et la clarté;
quand à la brièveté du Tasse, c'est plutôt resserrement, ou constipation
qu'il faut l'appeler. S'il voulait être bref, il ne devait donc pas
faire tant de bavardages sur des choses impertinentes, hors de propos,
et si propres à tourmenter ceux qui l'écoutent, qu'ils aimeraient
presque autant avoir la question. Ce poëme raboteux, escarpé,
non-seulement dépourvu de clarté, mais enseveli dans une obscurité
profonde, n'est dans aucun endroit écrit avec énergie, dans aucun
endroit capable, on ne dit pas d'exciter, mais d'effleurer les passions,
dans aucun endroit sans fatigue, sans ennui, sans dégoût; rempli de mots
pédantesques, étrangers ou lombards, qui, pour la plupart, ne sont pas
des mots, mais des barbarismes, etc.»

On se persuade à peine aujourd'hui qu'on ait osé parler ainsi du Tasse
et de son poëme, au nom de toute une académie, à la face de l'Italie
entière. Aussi, avant même que le Tasse eût répondu à cette attaque
indécente, le public s'était déjà prononcé pour lui. Son _Apologie_ qui
parut peu de temps après, et qu'il écrivit dans les souffrances et dans
la captivité, confondit ses adversaires et acheva de lui gagner tous les
suffrages. Les académiciens avaient mêlé son père dans leurs critiques,
et avaient aussi durement traité l'_Amadis_ que la _Jérusalem_. C'est
de-là que le Tasse, qui avait été un fils si tendre et si respectueux,
prend son texte pour leur répondre. J'opposerai ici le début de cette
belle et éloquente réponse[502] à ce que j'ai extrait de la critique. On
en sentira mieux quel avantage les principes de la philosophie et les
affections morales donnent dans ces sortes de combats.

      [Note 502: Ce n'est pas exactement le début; mais il n'y a
      auparavant qu'une espèce de prologue ou de préambule.]

«Dans tout ce que mes adversaires ont écrit, dit le Tasse, rien ne m'a
tant choqué que ce qui regarde mon père; je lui cède volontiers dans
tous les genres de poésie et je ne puis souffrir que dans aucun de ces
genres on mette quelqu'un au-dessus de lui. Il doit donc m'être permis
de prendre sa défense. Je ne dirai pas qu'elle me soit ordonnée par les
lois d'Athènes ou par celles de Rome, mais par les lois de la nature,
qui sont éternelles, que nulle volonté ne peut changer, et qui ne
perdent rien de leur autorité par les révolutions des royaumes et des
empires. Si les lois naturelles qui appartiennent à la sépulture des
morts doivent être au-dessus des commandements des rois et des princes,
à plus forte raison celles qui ont pour but l'éternelle durée de
l'honneur et de la gloire, qu'on regarde comme la vie de ceux qui ne
sont plus. On peut dire que mon père, mort dans le tombeau, est vivant
dans son poëme. Vouloir l'y attaquer, c'est donc tâcher de lui donner la
mort une seconde fois. C'est l'offenser que de le mettre au-dessous de
qui que ce soit dans le même genre, et particulièrement, comme on l'a
osé faire, au-dessous du _Pulci_ et du _Bojardo_. Il leur est tellement
supérieur, quant à l'élocution et aux beautés poétiques, qu'il était
impossible au censeur de prononcer d'une manière plus hardie un plus
faux jugement.»

Après cet exorde, il entre dans de longs détails relativement à son père
et au poëme d'Amadis. Il le défend avec chaleur par des faits, des
raisonnements et des comparaisons. Il prétend même démontrer que
plusieurs parties de ce poëme sont préférables à plusieurs du _Roland
furieux_. Si l'on peut l'accuser ici d'une prévention trop forte, à qui
sera-t-elle pardonnable, si ce n'est à un fils? Il vient ensuite à ce
qui le regarde lui-même. Il paraît irrésolu sur le parti qu'il doit
prendre. «D'un côté, dit-il, les critiques d'hommes aussi remplis
d'esprit et de sagesse que le sont les académiciens de Florence doivent
être prises comme des avertissements et des corrections; de l'autre, il
me paraît que je n'aurai défendu qu'imparfaitement mon père, si je ne
prends la défense d'un fils qu'il aimait beaucoup plus que ses ouvrages,
et d'un poëme qui lui était également cher; car je suis certain que s'il
consentait à être surpassé par quelqu'un, il ne voulait du moins l'être
que par moi. Ici, selon l'usage des poëtes, j'invoque la mémoire et
celui qui me l'a donnée avec l'intelligence, lorsqu'il anima ce corps
périssable et pour ainsi dire étranger, et j'atteste que dans les
dernières années de la vie de mon père, étant l'un et l'autre dans
l'appartement que lui avait donné le duc de Mantoue, il me dit que
l'attachement qu'il avait pour moi lui avait fait oublier celui qu'il
avait autrefois pour son poëme, qu'ainsi aucune gloire au monde, aucune
éternité de renommée ne pouvait lui être aussi chère que ma vie, et que
rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que ma réputation. Je ne dois
donc pas souffrir que l'on attaque le jugement de mon père, en attaquant
mes ouvrages. Que dois-je faire? mes amis, conseillez-moi.»

Ici commence le dialogue, car c'est aussi dans cette forme, qui lui
était très-familière, qu'il se défend contre les censeurs du dialogue de
_Pellegrino_ et les siens. Ses amis, comme de raison, lui conseillent de
répondre, et de faire briller dans cette occasion la finesse et
l'étendue de son esprit. «Dans cet âge fort éloigné de l'enfance, je ne
dois pas, reprend-il, rechercher la réputation d'homme d'esprit, mais
plutôt celle d'un homme qui connaît ses défauts, et qui juge les autres
et soi-même sans passion. Comment oserais-je enlever à mon censeur ce
rôle de juge qu'il prend à la fin de son ouvrage, avec tant de douceur
et d'humanité, pour m'en revêtir moi-même injustement? Soyez donc plutôt
mes juges. Je parlerai non pour moi, mais pour l'honneur des anciens
maîtres de la poésie et des plus grands poëtes, pour la vérité même,
dont l'autorité est plus respectable que la leur; et j'en parlerai, non
comme juge, mais comme simple défenseur, etc.»

Tel est, en général, le ton de modération et de sagesse qui règne dans
cette apologie. La réplique violente de l'_Infarinato_[503] en fit
encore mieux ressortir le mérite. D'ailleurs le poëme qui était ainsi
attaqué et défendu parlait assez pour sa propre défense. Mis au premier
rang dans quelques parties de l'Italie, il le partagea bientôt dans
presque toutes, et ne fut placé dans aucune au-dessous du second. Les
plus instruits et les plus sages s'abstinrent de prononcer entre le
Tasse et l'Arioste. En effet, leur plan, leur génie et leur style sont
si différents, qu'il ne reste pour ainsi dire aucun point de
comparaison. L'un est plus vaste, l'autre est plus régulier; l'un plus
fécond, l'autre plus sage; le premier plus facile et plus varié, le
second plus sublime et plus égal. On remplirait deux pages de ces
oppositions, dont le résultat serait le même qu'on peut tirer avant de
les faire, c'est que, sur deux lignes diverses, ils sont tous deux les
premiers. C'est ce qu'Horace Arioste eut le bon esprit de voir et
d'écrire dans le plus fort de la dispute, quoiqu'intéressé par son nom
et par les liens du sang à prendre un autre parti. C'est que Métastase,
dont le nom rappelle un poëte célèbre et un excellent esprit, a vu et
écrit depuis, en avouant cependant que s'il n'osait prendre sur lui de
prononcer entre ces deux grands hommes, la prévention naturelle et
peut-être excessive qu'il avait toujours eue pour l'ordre, l'exactitude
et la méthode, le faisait pencher en faveur du Tasse. «Si Apollon,
ajoute-t-il avec une modestie charmante, se mettait un jour en
fantaisie, pour mieux montrer sa puissance, de faire de moi un grand
poëte, et m'ordonnait de lui déclarer librement auquel de ces deux
fameux poëmes je voudrais que ressemblât celui qu'il promettrait de me
dicter, j'hésiterais certainement beaucoup dans mon choix, mais je sens
qu'à la fin ce goût pour l'ordre, l'exactitude et la méthode, me
déciderait pour le _Godefroy_[504].»

      [Note 503: Voy. ci-dessus, p. 265.]

      [Note 504: _Lettera a Domenico Diodati giureconsulto
      napoletano_.]

Le savant et judicieux Tiraboschi s'abstient de même de prononcer en
général, entre ces deux illustres rivaux, et dit plus positivement les
raisons, tirées de la nature opposée de leurs ouvrages, qui rendent
toute comparaison frivole, et tout jugement impossible. Après avoir cité
la modeste et ingénieuse conclusion de Métastase, il donne aussi la
sienne, qui est toute contraire, mais où il n'a mis ni moins de
modestie, ni moins d'esprit. «Moi, dit-il, qui suis si inférieur à ce
grand homme (il est à remarquer que cela fut écrit du vivant de
Métastase), je répondrais peut-être à Apollon avec plus de courage, et
ma réponse serait un peu différente. S'il m'invitait à écrire un poëme
épique, je le prierais de me faire ressembler au Tasse; s'il m'engageait
à en entreprendre un poëme romanesque, je le prierais de faire de moi
un autre Arioste; s'il me demandait, en général, duquel de ces deux
poëtes je désirerais être l'égal par un talent naturel pour la poésie,
je commencerais par demander pardon au Tasse, mais ce serait le talent
de l'Arioste que je prierais ce dieu de m'accorder[505].»

      [Note 505: _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part. III, p.
      120.]

Ce ton est un peu différent de celui des premiers critiques. Ni de leur
temps, ni depuis, personne n'a osé s'exprimer sur le Tasse comme ils le
firent alors. Il en faut excepter un homme devenu depuis très-célèbre
dans les sciences, qui était alors fort jeune, et ne prévoyait sans
doute encore ni sa future célébrité, ni ses malheurs: c'est le grand
Galilée. Professeur de mathématiques à vingt-six ans dans l'université
de Pise, il ne négligeait point les études littéraires qui avaient eu
ses premières amours; la philologie, ou la science du langage, faisait
ses délices: il aimait beaucoup les vers et en faisait lui-même; entre
les poëtes italiens, il était surtout passionné pour l'Arioste, et l'on
assure qu'il le savait par cœur tout entier. En 1590, temps où la
captivité du Tasse était finie, mais où les querelles, dont la
_Jérusalem délivrée_ était l'objet, duraient encore, Galilée écrivit
pour son amusement une critique extrêmement vive de ce poëme. Il n'y mit
sans doute aucune importance, car il prit si peu de soin de son
manuscrit, qu'on ne l'a retrouvé que depuis peu d'années. Cet opuscule
intéressant par son objet, par son auteur et par sa piquante
originalité, fut imprimé pour la première fois en 1793[506]. Quand on
aime le Tasse, on ne lit point sans être souvent choqué du ton que prend
avec lui le jeune professeur; mais le fond en est très-bon, quoique les
critiques soient souvent excessives. Elles tombent également sur le
style, sur les inventions, la conduite et les caractères. La plus grande
partie des jugements est saine et conforme aux lois du goût; il est à
croire seulement que si l'auteur les avoit publiés lui-même il en eût
adouci la forme, et qu'il se fût borné à des critiques particulières,
sans en tirer contre le génie et le talent d'un grand poëte, des
conséquences fausses et injustes.

      [Note 506: _Considerazioni al Tasso di Galileo Galilei_, etc.,
      Venise, 1793, in-12.]

Dès la première stance du poëme, il prononce que l'un des défauts les
plus ordinaires du Tasse, est qu'il paraît souvent manquer de matière,
qu'il est obligé de coudre ensemble des pensées qui n'ont entr'elles
aucune liaison, aucun rapport, et que cela naît en lui d'une grande
sécheresse de veine poétique et d'une grande pauvreté d'idées. «Je reste
quelquefois, dit-il ailleurs, tout étourdi en voyant les sottes choses
que ce poëte se met à décrire.» Et ailleurs encore[507]: «Il m'a
toujours paru que ce poëte était mesquin, pauvre, misérable au-delà de
toute expression, tandis que l'Arioste est riche, magnifique et
admirable.» Il fait ici une comparaison figurée, dans le genre de celles
des académiciens de Florence: «En considérant, dit il, les actions et
les fables de ce poëme, je crois pénétrer dans le petit cabinet d'un
petit curieux qui a pris plaisir à l'orner de choses qui ont quelque
prix par leur antiquité ou autrement, mais qui ne sont cependant au fond
que de petites choses (_coselline_), comme un crabe pétrifié, un
caméléon desséché, une mouche ou une araignée dans un morceau d'ambre,
quelqu'une de ces poupées, de ces _fantoccini_ de terre que l'on dit
trouvées dans les tombeaux de l'Égypte, ou, s'il s'agit de peinture,
quelque petite ébauche du _Baccio Bandinelli_, ou du _Parmesan_, ou
autres petites choses pareilles. Au contraire, lorsque j'entre dans le
_Roland furieux_, je vois s'ouvrir un grand garde-meuble, une tribune
immense, une galerie royale ornée de cent statues antiques des plus
célèbres sculpteurs, d'autant de tableaux des meilleurs peintres, avec
un grand nombre de vases, de cristaux, d'agathes, de lapis-lazuli, et
d'autres pierres fines, remplie enfin d'objets rares, précieux,
merveilleux et de la plus haute excellence, etc.»

      [Note 507: P. 33.]

Du reste, le ton général de cette critique est non-seulement libre, mais
dérisoire et moqueur. L'auteur apostrophe les personnages qui agissent
ou parlent dans le poëme, pour tourner en ridicule leurs actions et
leurs discours. Il ne fait surtout aucune grâce à _madonna Armida_,
qu'il traite non-seulement comme une franche coquette, mais comme une
coureuse des rues et une fille du coin; il apostrophe aussi le poëte, et
ne lui épargne pas les mauvaises plaisanteries, qui sont même
quelquefois mauvaises dans plus d'un sens, comme lorsqu'il lui dit: «Eh!
_signor Tasso_, vous n'y entendez rien; vous barbouillerez beaucoup de
papier, et ne ferez que de la bouillie pour les chats[508].» Son style,
très-pur et très-toscan, est plein de ces expressions proverbiales, de
ces jeux de mots, de ces quolibets, ou _riboboli_ florentins, dont il
faut avoir fait une étude particulière pour les bien entendre. Il y en a
même de gaillards, et d'un genre d'équivoque qui paraîtrait fort étrange
en France dans un professeur de mathématiques, et qu'on ne pardonnerait
même pas à un autre professeur de répéter. En un mot, c'est l'ouvrage
d'un jeune homme, mais à toutes ces bizarreries près, moins choquantes
dans son pays, dans sa langue et dans son siècle, c'est l'ouvrage d'un
jeune homme plein d'esprit, de goût et de saine littérature, qui joue
avec sa plume, se parle pour ainsi dire à lui-même, et ne se croit pas
soumis aux strictes lois de la décence, de la politesse et des égards.
S'il avait toujours écrit sur ces matières, il n'aurait pas eu tant de
gloire; mais aussi l'Inquisition n'aurait pas troublé et menacé sa vie,
pour avoir soutenu le premier que la terre tourne autour du soleil; et
la terre n'en tournerait pas moins.

      [Note 508: En italien, _una paniccia da cani_ (p. 29); mais
      chiens ou chats, l'un ne vaut pas mieux que l'autre.]

Le sort de _la Jérusalem_ fut d'abord en quelque sorte plus heureux en
France qu'en Italie. Quoiqu'elle n'y fût connue encore que par de
mauvaises traductions, elle excita beaucoup d'enthousiasme. On la mit
bientôt de pair avec l'_Iliade_ et l'_Énéide_; et vers le milieu du
grand siècle, il devint enfin du bon air de la mettre au-dessus.
Boileau, qui veillait alors aux intérêts du goût, avec la vigilance d'un
magistrat et les lumières d'un législateur, s'éleva fortement contre ce
qu'il regardait comme une hérésie, et la foudroya d'un seul vers, que
bien des gens ne lui ont point pardonné:

        Tous les jours à la cour un sot de qualité
        Peut juger de travers avec impunité,
        A Malherbe, à Racan préférer Théophile,
        Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile[509].

      [Note 509: Satire IX.]

Je ne rappellerai point tout ce qu'on dit alors contre ce vers, ni ce
qu'on a dit depuis et surtout de nos jours. Il était devenu un mot de
ralliement pour les ennemis de Boileau, dans un temps, où, à la honte de
la littérature française, on se faisait gloire de l'être. Plusieurs
d'entre eux, qui peut-être entendaient assez médiocrement le Tasse,
accusaient Boileau de ne l'avoir pas entendu, et se prévalaient contre
lui de cet adage de Quintilien: _Il ne faut juger les grands hommes
qu'avec modestie et retenue, de peur de condamner ce que l'on n'entend
pas._ Ce précepte est assurément de la plus grande sagesse; mais voici
quelque chose d'embarrassant: c'est qu'aux yeux des gens de goût,
Boileau est lui-même un de ces grands hommes qu'il n'est plus permis de
juger légèrement, sans courir le même risque dont Quintilien a voulu
nous garantir. Tâchons, pour y échapper, de bien saisir le sens de cette
expression, et dans la crainte de nous laisser conduire à des guides
prévenus ou infidèles, ne choisissons pour expliquer Boileau d'autre
interprète que lui-même.

Plusieurs années après, dans son _Art poétique_, étant revenu à parler
du Tasse, il en parla plus modérément. Cela est amené dans le troisième
chant (car Despréaux se donnait la peine d'enchaîner ses idées et de
conduire d'un sujet à l'autre par des transitions naturelles), cela est
amené par le conseil qu'il donne de ne pas substituer dans l'épopée, aux
fictions de la mythologie, _les mystères terribles_ du christianisme.
Je sais que cette opinion peut être examinée sous le double point de vue
de la poésie et de la religion, que quoi qu'en aient dit des hommes à
imagination, qui ne sont pas poëtes, et de nouveaux docteurs en religion
que les hommes religieux récusent, on pourrait soutenir par d'assez
bonnes raisons, sous ce double rapport, l'opinion de Despréaux; mais ce
n'est point de cela qu'il est question: revenons à cette opinion même.
Il insiste, pour la soutenir, sur la triste figure que font les diables
dans un poëme:

        Et quel objet enfin à présenter aux yeux
        Que le Diable toujours hurlant contre les cieux,
        Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
        Et souvent avec Dieu balance la victoire?
        Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès.
        Je ne veux point ici lui faire son procès;
        Mais quoi que notre siècle à sa gloire publie,
        Il n'eût point de son livre ILLUSTRÉ l'Italie,
        Si son sage héros, toujours en oraison,
        N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison,
        Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse
        N'eussent de son sujet égayé la tristesse.

Comme ce n'est point avec du clinquant que l'on peut _illustrer_ sa
patrie, que cette expression est décisive dans un auteur qui ne dit
jamais que ce qu'il veut dire, on ne peut conclure que Boileau n'a point
donné précédemment au mot qu'on lui reproche un sens aussi absolu et
aussi étendu qu'on s'est obstiné à le croire, et qu'on doit entendre ce
mot, non comme ceux qui persistent à lui en faire un crime, mais dans le
sens où en Italie même, de très-bons esprits l'ont entendu. Boileau n'a
point voulu dire qu'il n'y a que du clinquant dans le Tasse, que le
Tasse est tout clinquant; il ne l'a point voulu dire, puisqu'il a dit
ailleurs que le Tasse a _illustré sa patrie_ par son poëme; enfin il ne
l'a point voulu dire, puisqu'il ne l'a point dit, car, encore une fois,
maître comme il l'était de sa langue et de toutes les difficultés de son
art, il disait tout ce qu'il voulait dire, et ne disait que cela. Il
pouvait même le dire facilement, et de manière à ôter toute équivoque:

        A Malherbe, à Racan préférer Théophile,
        Le clinquant à l'or pur, et le Tasse à Virgile.

Certainement alors il n'y aurait plus de discussion; ce serait bien le
clinquant d'un côté, l'or de l'autre: là, le Tasse tout entier, et ici
tout Virgile; mais il a dit:

        A Malherbe, à Racan préférer Théophile,
        Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile;

c'est-à-dire évidemment: et le clinquant qui est dans le Tasse, ou ce
qu'il y a de clinquant dans le Tasse à tout l'or qui est dans Virgile.

C'est ainsi que l'a entendu le judicieux Muratori, qui s'explique fort
au long sur ce vers de Boileau[510], et qui est loin de lui en faire un
crime. Le marquis _Orsi_, dans son ingénieuse défense des poëtes
italiens contre le P. Bouhours[511], aime mieux croire que le mot de
notre satirique n'est qu'une plaisanterie; il se trompe, ou du moins si
le mot est plaisant, c'est très-sérieusement que Despréaux l'a dit. Il
remarque avec plus de raison que les Français ne doivent pas s'attribuer
l'invention de ce mot, et que le _cavalier Salviati_ l'avait employé
avant eux[512]. _Carlo_ _Gozzi_, qui traduisit dans le dernier siècle,
en vers libres, toutes les satires de Boileau, dit dans sa note sur ce
vers, que le poëte français n'a point prétendu mépriser le Tasse, mais
se ranger à l'opinion de quelques auteurs italiens, et il cite à ce
propos le trait mordant de _Salviati_[513]. En un mot, il y a de l'or
dans le Tasse, et certes de l'or bien brillant et bien précieux, mais
cet or n'est pas sans mélange; il s'y trouve aussi du clinquant; c'est
tout ce que Boileau a voulu dire, et c'est tout ce qu'il a dit.

      [Note 510: _Perfetta poesia_, t. I, p. 484 et suiv. Il termine
      ainsi tout ce qu'il dit à ce sujet: _Altro per appunto non suonano
      le sue parole_ (_di_ Boileau) _se non che stolti son coloro che
      antipongono a tutto il poema realmente bello di Virgilio alcune
      parti che solamente in apparenza son belle nel Tasso._ (P. 486.)]

      [Note 511: _Considerazioni sopra un famoso libro francese
      intitolato:_ La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit,
      _divise in sette dialoghi_, etc., Bologna, 1763; Modena, 1735. Le
      Dialogue VI est consacré tout entier à la défense du Tasse.]

      [Note 512: Il se trouve dans l'_Infarinato secondo_, qui est
      une réplique à la réponse de _Camillo Pellegrino_, pour la défense
      de son Dialogue. Ce qui est aussi ridicule qu'injuste, c'est que
      ce n'est point avec l'or de Virgile que l'_Infarinato_ compare le
      clinquant du Tasse, mais avec le prétendu or de l'_Avarchide_,
      triste poëme de l'_Alamanni_, dont nous avons vu, ch. XI, ce que
      l'on doit penser. _La Crusca_ avait dit: _Verrà agguagliare
      all'Avarchide il poema del Tasso_; et _Pellegrino_ avait répondu:
      _Se ne contenterebbero al sicuro gli academici, ma l'intenzion mia
      non fu di far paragone_, à quoi l'_Infarinato_ réplique: _Sì,
      secondo che s'agguaglia anche l'orpello all'oro_. (_Op. del
      Tasso_, édit. de Florence, t. VI.)]

      [Note 513: _Opere del conte Carlo Gozzi_, Venezia, 1772, t.
      VI, p. 274.]

Nous avons vu ce que les ennemis du Tasse osèrent écrire en Italie sur
son ouvrage; mais qu'est-ce que ses propres amis en pensaient alors, et
qu'en pensait-il lui-même? Cela tient encore à l'histoire de ce poëme,
si digne, sous tous les rapports, d'occuper les amis des lettres; et il
ne peut être indifférent de le savoir.

On se rappelle à quelle fâcheuse position il était réduit lorsque, sans
sa participation et à son insu, son poëme fut imprimé, pour la première
fois, d'après une copie imparfaite, et se répandit dans toute l'Italie.
Malade, privé de sa liberté, souvent même de sa raison, hors d'état d'en
donner lui-même une édition plus correcte, ce qui l'affligeait le plus,
c'est qu'il sentait mieux que personne la nécessité de cette
correction. Ses amis, ses admirateurs la sentaient comme lui. «Ce poëme,
écrivait Horace _Lombardelli_[514], honore la religion, la poésie et
notre siècle autant que l'auteur même; je ne doute pas que la fleur des
esprits d'Italie ne se plaise à le commenter, et à en faire sentir
toutes les beautés, surtout lorsque l'auteur y pourra mettre la dernière
main. Plaise à Dieu qu'il le puisse, et que son poëme n'aye pas le même
sort que l'Énéide!» _Camillo Pellegrino_, dans ce dialogue qu'il
consacre à la gloire du Tasse[515], reconnaît dans son poëme la même
incorrection. «Espérons, dit-il, que si le ciel lui est assez favorable,
ainsi qu'à notre siècle, pour lui rendre la santé, il mettra la dernière
main à sa _Jérusalem_, qu'il étendra ou éclaircira quelques endroits qui
paraissent maintenant obscurs et tronqués, et qu'il portera ce poëme à
son entière perfection. Avant que cette disgrâce lui fût arrivée, il
avait souvent dit qu'il n'était pas entièrement content de son ouvrage,
et qu'il avait dessein d'y faire plusieurs changements. Il n'est donc
pas douteux que sans l'indisposition de l'auteur, ce poëme aurait
beaucoup moins de défauts qu'il n'en a maintenant, etc.»

      [Note 514: Lettre à _Maurizio Cataneo_, 28 septembre 1581.]

      [Note 515: _Il Carrafa, ovvero della poesia epica_, etc.]

Le Tasse, dans sa réponse à l'académie, parle ainsi de ce passage:
«L'auteur du dialogue dit ici pour ma défense ce que je pourrais dire
moi-même. J'ajouterai seulement que je n'ai jamais revu, ni corrigé, ni
publié ce poëme, non plus que mes autres ouvrages. Plaise à Dieu qu'il
me soit permis de le faire! etc.» Il répète dans plusieurs endroits ce
même vœu, et l'on aperçoit souvent dans ses réponses la connaissance
qu'il avait de ses défauts. «Parmi les expressions critiquées, dit-il
ailleurs, il y en a que je comptais changer. Or, si les objections du
critique ne me forcent pas à corriger mes vers lorsqu'elles sont sans
raison, il ne serait pas raisonnable qu'elles me forçassent à ne les pas
corriger quand je juge à propos de le faire, surtout n'ayant pas encore
présidé moi-même à l'impression de mon poëme.» Et ailleurs encore; «En
citant les mots dont je me suis servi, on les confond et on les défigure
de manière que je ne les reconnais plus. Je ne veux pas les chercher
dans un poëme que je n'ai pas lu depuis dix ans, et dans lequel j'aurais
changé, non-seulement des mots, mais beaucoup d'autres choses, si j'y
avais mis la dernière main.»

Si l'académie lui reproche de l'effort et de l'affectation dans le
style, de la recherche dans les pensées, et des jeux de mots: «Quand on
se sert, répond-il, pour m'attaquer, de mon propre jugement, tel que je
l'ai prononcé devant plusieurs personnes, si je veux repousser le trait
qui vient me frapper, il faut que je me réfute moi-même. Que dois-je
donc faire, mes amis? Attendre le coup et présenter la gorge au glaive,
comme firent les sénateurs romains quand Rome fut prise par les Gaulois?
Ou bien toute défense, fausse ou vraie, me sera-t-elle permise contre
mes adversaires?» Un interlocuteur lui conseille de se couvrir des armes
des Grecs, comme fit Énée dans l'incendie de Troie, et de se mêler parmi
ses ennemis. Le Tasse jouant sur le mot, avoue qu'il ne trouverait pas
son compte à vouloir se couvrir des armes des Grecs, parce qu'Homère,
non plus que Virgile, ne fait que très-rarement jouer les mots entre
eux. «Je devrais plutôt, ajoute-t-il, prier le prince de Sulmone de
m'accorder les armes dont se servait son poëte (c'est-à-dire Ovide né à
Sulmone; et l'on voit ici que le Tasse reconnaissait en lui-même les
défauts que l'en reproche à ce poëte). Le parrain d'armes de mon
adversaire, continue-t-il, ne s'y opposerait pas sans doute; puisqu'il
l'a armé de celles dont se servaient Menandre et Terence, ou plutôt
Aristophane (c'est-à-dire celles de la plaisanterie et du sarcasme), et
qui convenaient ici beaucoup moins.» Il continue de jouer sur cette idée
des armes, sur le carquois d'Ovide, dont il peut décocher les traits, et
qui du moins, dit-il est préférable aux instruments de cuisine que
Terence met à la main de ceux qui assiégent la maison de Thaïs; allusion
un peu forcée, comme on voit, à une scène de l'_Eunuque_ de
Terence[516]. Il quitte enfin ce style métaphorique, pour se jeter dans
des sophismes, sur lesquels le préambule qu'il vient de faire montre
assez qu'il ne se faisait pas illusion.

      [Note 516: Act. IV, sc. 7.]

Si l'on désire un aveu plus positif, le voici dans cette réponse naïve
et touchante qu'il fait à des reproches assaisonnés de toute la hauteur
et de toute la dureté académique. «Moi qui souffre volontiers, mais non
sans quelque douleur, qu'on veuille me guérir de mon ignorance[517], je
dirai au médecin: je suis malade, pour avoir trop goûté dans mon jeune
âge la douceur des aliments de l'esprit, et parce que j'ai pris
l'assaisonnement pour la nourriture; cependant vos remèdes sont trop
désagréables: je crains qu'ils ne me trompent pas assez pour que je
veuille les prendre. C'est un nouvel art de guérir, et une nouvelle
espèce d'artifice que de frotter le vase avec du fiel au lieu de miel,
pour qu'il ne soit pas rejeté du malade[518].»

      [Note 517: Je ne puis me refuser au plaisir de mettre ici ce
      beau passage, en faveur de ceux qui entendent l'italien. _Ma io
      che volentieri, nè però senza mio dolore, sostengo d'esser
      medicato dell'ignoranza, dirò al medico: son infermo per la
      dolcezza de' cibi dell'intelletto, de' quali ho gustato di
      soverchio nell'età giovenile, prendendo il condimento per
      nutrimento; non dimeno, troppo spiacevoli sono questi medicamenti:
      e temo che non m'inganninno, perchè io li prenda, benchè questa è
      nuova sorte di medicare e nuova maniera d'artificio unger di fiele
      il vaso, in cambio di mele, perchè dall'infermo non sia ricusato._
      (_Apologia di Torquato Tasso_, etc.)]

      [Note 518: Allusion à la belle comparaison de Lucrèce, et à
      l'heureux emploi qu'il en avait fait lui-même dans le début de son
      poëme: _Così a l'egro fanciul_, etc.]

Sans prendre trop à la rigueur ces aveux modestes, il en résulte
toujours qu'on n'est point coupable en croyant apercevoir des défauts
dans un ouvrage ou l'auteur lui-même voyait tant d'imperfections, et que
dans un âge plus avancé, il nommait les jeux de sa jeunesse[519]. Ces
défauts, dans un si grand et si beau génie, venaient tous de ce qu'il ne
joignait pas, au même degré, à ses qualités éminentes, une autre qualité
plus vulgaire en apparence, mais qu'Horace appelle cependant le principe
et la source de l'art d'écrire; je veux dire cette sagesse[520], ce
jugement exquis, tranchons le mot, ce bon sens, ennemi de tout excès, de
toute affectation, de toute recherche, qui retient toujours dans de
justes bornes l'esprit le plus subtil et l'imagination la plus féconde;
cette qualité précieuse enfin, dont il paraît que la nature avait fait
l'un des principaux attributs de l'homme, et qu'il ne parvient même à
étouffer qu'à force de soins et d'études. Le bon sens brille d'un doux
éclat dans tous les bons auteurs de l'antiquité, parce que les anciens
vivaient plus près de la nature, qu'ils la consultaient seule, et qu'ils
n'empruntaient pour la peindre d'autres couleurs que celles qu'elle leur
fournissait elle-même; il se trouve plus rarement chez les modernes,
parce que, dans toutes les nations, les auteurs suivent plutôt le goût
national que la voix de la nature, et que ce goût y est comme les mœurs,
un composé bizarre de corruption, de préjugés et de restes de barbarie.

      [Note 519: _Gli scherzi dell'età più giovanile_. Au
      commencement de son discours intitulé: _del Giudizio_.]

      [Note 520: _Scribendi rectè sapere est principium et fons._
      (_De Arte poëticâ._)]

Peu d'auteurs ont assez de force pour s'isoler de leur nation et de leur
siècle. Dans le siècle où le Tasse écrivait, siècle cependant que l'on
appelle à juste titre le siècle d'or de la littérature italienne,
l'Italie était déjà livrée à des abus d'esprit, qui ne firent
qu'augmenter dans la suite. Pétrarque, ce beau génie, ce créateur de la
poésie érotique moderne, avait aussi créé un spiritualisme, une
mysticité d'amour et de langage, sur lesquels on se piquait encore de
renchérir. Les _Petrarquistes_, dont le nombre fut grand dans le
seizième siècle, et qui n'avaient pas le génie de leur modèle, outrèrent
ses défauts, et furent souvent inintelligibles pour eux-mêmes. Pétrarque
et ses imitateurs firent passer dans leur langue des expressions
précieuses et recherchées, qui peut-être alors étaient trop fréquentes
pour ne pas sembler naturelles, mais dont l'Italie elle-même est
désabusée aujourd'hui. Les poésies lyriques du Tasse, poésies trop peu
connues, trop nombreuses, mais dont un choix bien fait serait comparable
aux recueils de ce genre les plus estimés, prouvent assez que, malgré la
supériorité de son esprit, il fut loin de se garantir des défauts
brillants de son siècle.

En commençant sa _Jérusalem_, il se proposa sans doute de changer sa
manière, et d'imiter dans son style, comme dans plusieurs de ses
inventions et dans le tissu régulier de sa fable, Homère et Virgile
qu'il étudiait sans cesse, et dont il ne parlait qu'avec le ton de
l'admiration et de l'enthousiasme. Mais on sait le pouvoir que les
premières habitudes ont sur l'esprit comme sur le corps. Malgré tous les
efforts qu'il fit peut-être, est-il étonnant que l'on aperçoive souvent
dans son poëme, au milieu des plus grandes beautés de style, de
malheureux vestiges de son vice originel?

Les poëmes romanesques ou romans épiques qui avaient inondé l'Italie,
avaient semé dans la langue et dans les imaginations italiennes, un
grand nombre d'expressions et d'idées ennemies du bon goût, et même du
bons sens, pris dans cette acception positive que lui donne Horace quand
il en fait la première règle de l'art d'écrire. Nourri dans sa jeunesse
de la lecture de ces ouvrages, ayant lui-même, dès l'âge de dix-sept
ans, figuré parmi les poëtes romanciers; malgré les notions saines
qu'il acquit ensuite sur la véritable épopée, il lui fut impossible de
ne pas conserver, dans un poëme héroïque, quelques-uns des défauts qu'il
s'était habitué à excuser et même à imiter dans les romans.

La philosophie du Tasse était celle d'Aristote, réunie à la philosophie
de Platon. Il avait appris dans le premier de ces philosophes toutes les
finesses, et même toutes les subtilités de la dialectique. L'arme du
sophisme lui était familière. Dans ses ouvrages en prose, il s'en sert
quelquefois d'une manière que l'école approuve peut-être, mais que le
bon sens réprouve. Il est affligeant, par exemple, qu'un aussi beau
génie descende à des puérilités telles que celles-ci. Pour élever le
_Roland furieux_ au rang des poëmes héroïques, l'académie de _la Crusca_
avait pris le parti de dire: poëme héroïque et roman, c'est tout un. «Ce
qui n'est ni _tout_ ni _un_, répond le Tasse, ne peut être _tout un_:
or, le poëme de l'Arioste n'est ni _tout_ ni _un_; donc il ne peut être
_tout un_, avec un poëme héroïque.» Il est vrai que l'_Infarinato_, dans
sa réplique, pour se moquer de ce mauvais sophisme, en fait un plus
bizarre et plus mauvais encore. Pour l'entendre, il faut se rappeler que
_Tasso_, en italien, signifie aussi un blaireau. «Vous êtes _il Tasso_,
dit l'académicien; cependant vous n'êtes ni _il_, ni _Tasso_; car si
vous étiez _il_, vous seriez un article, et si vous étiez _Tasso_, vous
seriez une bête.» Cela est assurément détestable, mais le Tasse avait
le malheur d'y avoir donné lieu. Lorsque dans un ouvrage de discussion,
et dans la maturité de l'âge (car il avait alors quarante-un ans), un
auteur se permet de raisonner ainsi, il n'est pas étonnant que, dans un
âge plus tendre, et dans un ouvrage de pure imagination, il ait pu se
soustraire quelquefois aux sévères lois du bon sens, qui sont aussi
celles du bon goût?

Il avait appris de Platon à se livrer aux méditations contemplatives, et
son ame naturellement élevée, avait facilement reçu l'empreinte du beau
moral, tel que l'avait si bien conçu le plus sublime des anciens
philosophes, mais non pas toujours le plus raisonnable. Ce fut à son
exemple qu'il composa des dialogues où l'on trouve souvent des beautés
dignes de son maître, mais qui souvent aussi sont défigurées par des
pointilleries scolastiques, dont nous venons de voir un exemple, et dont
les dialogues de Platon même ne sont pas toujours exempts. Son poëme est
rempli des traces du platonisme: on les reconnaît à la noblesse, à la
beauté idéale de ses pensées et de ses maximes, mais on les reconnaît
aussi à cette métaphysique amoureuse que Pétrarque avait mise à la mode,
et que, dans leurs plaisirs, dans leurs plaintes, leurs regrets, les
amants du Tasse emploient souvent au lieu du langage de la nature.

C'est encore de Platon qu'il avait pris un goût excessif pour
l'allégorie. Il le poussa jusqu'à ne plus voir dans les poëmes d'Homère
et de Virgile que des allégories continuelles, et voulut, à cet exemple,
allégoriser toute sa _Jérusalem_. Quelques parties de ces anciens poëmes
étaient peut-être en effet allégoriques. Le chantre d'Achille et celui
d'Énée, à l'exemple des premiers poëtes, y couvraient peut-être de ce
voile ingénieux les vérités les plus sublimes de la physique et de
l'astronomie; mais imaginer que le tissu entier de leurs fables est une
pure allégorie; que leurs héros ne sont que des emblèmes; penser et
écrire que l'_Iliade_ est l'image de la vie civile, l'_Odyssée_ celle de
la vie contemplative, et l'_Énéide_ un mélange de l'une et de l'autre;
soutenir gravement que l'homme contemplatif étant solitaire, et l'homme
actif vivant dans la société civile, c'est pour cela qu'Ulysse, à son
départ de chez Calypso, est seul, et non pas accompagné d'une armée ou
d'une multitude de suivants; qu'Agamemnon et Achille, au contraire, sont
représentés, l'un comme général de l'armée des Grecs, l'autre comme chef
des Myrmidons; qu'Énée enfin est accompagné lorsqu'il combat ou qu'il
fait d'autres actes de la vie civile, mais que pour descendre aux
Champs-Élysées, il laisse tous ses compagnons, même son fidèle Achate;
et que ce n'est pas au hasard que le poëte le fait ainsi aller seul,
parce que ce voyage signifie une contemplation des peines et des
récompenses qui sont réservées dans l'autre vie aux ames des bons et
des méchants; qu'en outre l'opération de l'intelligence spéculative qui
est l'opération d'une seule puissance est très-bien figurée par l'action
d'un seul; mais que l'opération politique qui procède de l'intelligence
et en même temps des autres puissances de l'ame, lesquelles sont, pour
ainsi dire, des citoyens réunis dans une république, ne peut être aussi
bien représentée par une action où plusieurs ne concourent pas ensemble
à une seule fin; établir en principe toutes ces rêveries et les prendre,
ou feindre de les prendre pour règles, comme fit le Tasse[521], n'est-ce
pas prouver assez qu'avec une imagination très-riche et plusieurs autres
qualités poétiques, portées même au plus haut degré, on n'a pas toujours
ce _bon sens_, dont la véritable et saine poésie ne doit s'écarter
jamais?

      [Note 521: Dans l'_Allegoria del poema_, jointe à presque
      toutes les éditions de la _Jérusalem délivrée_.]

Voyez son discours intitulé _Allégorie du poëme_; vous y apprendrez que
l'armée des croisés étant composée de différents princes et d'autres
soldats chrétiens, représente l'homme qui est un composé d'ame et de
corps, et d'une ame non pas simple, mais partagée en différentes
puissances; que Jérusalem, ville forte et placée dans un terrain âpre et
montueux, vers laquelle sont dirigées toutes les entreprises de l'armée
fidèle, désigne la félicité civile, convenable au bon chrétien, félicité
difficile à acquérir, placée sur la cime escarpée où habite la Vertu,
mais où doivent tendre toutes les actions de l'homme politique. Vous y
apprendrez encore que Godefroy est l'image de l'intelligence, que
Renaud, Tancrède et les autres princes, figurent les autres qualités de
l'ame, et que le corps humain est représenté par les soldats; que
l'amour qui fait déraisonner Tancrède, Renaud et d'autres guerriers, et
qui les éloigne de Godefroy, désigne les combats que livrent à la
puissance raisonnable la concupiscible et l'irascible, etc., etc.»

Je sais bien que cette _Allégorie_, qu'il écrivit en un jour[522], ne
fut qu'une espèce de jeu d'esprit, auquel il voulut d'abord que les
autres fussent pris; que son premier dessein était de mettre ainsi à
couvert les amours, les enchantements, et tout ce qu'il y avait de trop
peu grave dans son poëme, en faisant croire qu'il avait caché sous ces
dehors frivoles des vues philosophiques et politiques. Une de ses
lettres nous l'apprend[523]; mais elle nous apprend aussi que quand il
eut terminé ce travail, il en fut si émerveillé lui-même, il en trouva
toutes les parties si exactement correspondantes et si bien d'accord
avec le sens littéral de sa _Jérusalem_, qu'il finit par douter si, même
en la commençant, il n'avait pas eu cette pensée[524]. Ne mettons pas à
cela plus d'importance qu'il ne faut, mais reconnaissons cependant que
ni l'illusion qu'il avait voulu faire, ni celle qu'il finit par
éprouver, ne sont d'un esprit bien sage, et que ni Homère ni Virgile
n'en avaient, quoi qu'on puisse dire, voulu causer ni éprouvé eux-mêmes
de pareilles.

      [Note 522: A Ferrare, au mois de juin 1576.]

      [Note 523: Citée dans sa Vie, par _Serassi_, p. 223, d'après
      un manuscrit, et jusqu'alors inédite.]

      [Note 524: _Ond'io dubito, che non sia vero che quando
      cominciai il mia poema avessi questo pensiero._ (_Ibid._, p.
      124.)]

De ce vice, qu'on peut appeler radical, naissent en effet tous les
autres. Ce n'est pas assez d'en reconnaître les suites dans quelques
vers trop brillantés, dans quelques images trop fleuries, dans des
expressions et des tours affectés, que le critique français avait sans
doute en vue quand il se servit de ce mot de clinquant dont on a fait
tant de bruit, et qu'un critique italien avait employé avant lui, sans
qu'on lui en ait fait les mêmes reproches; il y faut voir aussi la
source de défauts peut-être plus graves, dans les narrations, dans les
descriptions, et surtout dans les situations pathétiques et les discours
passionnés. Expliquons ceci par des exemples.

Dans les narrations, on peut regarder comme un défaut opposé à ce
jugement, à cette sagesse, à ce bon sens que recommande Horace, et que
les deux anciens maîtres de l'épopée ne blessent jamais, toute
circonstance inutile et qui ne sert que d'un vain ornement; tout détail
minutieux, tout effet exagéré, toute particularité purement et
inutilement accessoire. Un vieillard, ami des chrétiens, instruit les
deux chevaliers qui vont chercher Renaud, de la manière dont ce jeune
guerrier avait été surpris et enlevé par Armide[525]. Arrivé au bord du
fleuve Oronte, il était passé dans une île où Armide cachée l'attendait
pour le poignarder. La beauté ravissante de ce lieu est décrite avec
autant de goût que de charme. Dans cette première partie de la
narration, l'agréable n'est que joint au nécessaire; dans le reste, il
prend trop évidemment le dessus. Renaud entend le fleuve murmurer et
rendre de nouveaux sons. Il regarde; «il voit au milieu de son cours une
onde qui tourne et retourne sur elle-même; et de là sort une blonde
chevelure, et de là s'élève la figure d'une femme, _e quinci il petto e
le mammelle_, et tout le reste de son corps jusqu'aux endroits que cache
la pudeur[526].»--Ne perdons pas de vue que ce n'est point ici une
description faite par le poëte, mais une narration faite par un
vieillard. Il se plaît fort dans la peinture de ce joli fantôme. Il le
compare aux nymphes et aux déesses qu'on voit dans un spectacle nocturne
s'élever lentement du milieu du théâtre. «Ce n'est pas, dit-il ensuite,
une syrène véritable, mais elle semble une de celles qui habitaient une
mer dangereuse auprès du rivage de Tirrhène.» Elle se met à chanter une
chanson galante de vingt-quatre vers, et le bon vieillard qui l'a
retenue à merveille, la répète tout entière aux chevaliers[527].

      [Note 525: C. XIV, st. 51 et suiv.]

      [Note 526: St. 60.]

      [Note 527: St. 62, 63 et 64.]

Renaud s'endort à ces doux chants, continue le vieil ermite: la
magicienne sort de son embuscade, et court à lui ne respirant que la
vengeance; «mais quand elle fixe sur lui ses regards, qu'elle le voit
respirer si paisiblement, qu'elle voit dans ses yeux, quoiqu'ils soient
fermés, une expression douce et riante (qu'est-ce donc quand il peut les
mouvoir?) d'abord elle s'arrête en suspens; ensuite elle s'assied près
de lui; elle sent en le regardant s'apaiser toute sa colère: elle reste
désormais tellement penchée sur ce front plein de charmes, _qu'elle
ressemble à Narcisse auprès de sa fontaine_. De son voile, elle essuie
la sueur qu'on y voit couler; elle s'en sert ensuite pour agiter
doucement l'air, et pour tempérer les ardeurs du soleil[528]. «Ainsi,
qui le croirait? (il faut ici traduire mot pour mot), les ardeurs
assoupies de ses yeux cachés fondirent cette glace qui s'endurcissait
plus que le diamant dans son cœur[529].»

      [Note 528: Si l'on en excepte un ou deux traits, ce tableau
      est charmant, et aussi vrai qu'il est agréable: quel dommage qu'il
      soit gâté par ce qui suit!]

      [Note 529: St. 67.]

Que ceci nous suffise pour exemple des narrations; je n'en pouvais
peut-être citer aucun où la convenance fut plus complètement blessée, je
ne dis pas seulement par quelques expressions, mais par le fond même du
récit, mis dans la bouche d'un vieillard, qui ôte à la plupart de ces
détails toute vraisemblance.

Il y a deux sortes de descriptions, celles des choses et celles des
personnes, ou les portraits. Ne voulant parler que des plus célèbres, je
choisirais pour exemples des mêmes défauts dans les unes et dans les
autres quelques traits des jardins d'Armide, et du portrait d'Armide
elle-même; mais ces deux morceaux entiers me fourniront, dans le
chapitre suivant, une citation plus importante et un parallèle déjà
promis. Nous pourrons alors observer, et ces vices brillants, qui sont
là, comme dans tout le poëme, rachetés par des beautés exquises, et les
résultats d'une rivalité dangereuse que le Tasse pouvait seul soutenir.

A l'égard des situations touchantes et des peintures de passions fortes
où des fautes du même genre et des traits d'esprit déplacés détruisent
le pathétique, c'est, de tous les défauts reprochés au Tasse, celui
qu'on peut lui pardonner le moins, et malheureusement l'un des reproches
qu'il paraît le plus mériter.

Quelle peinture devait être plus pathétique et plus terrible que celle
du désespoir d'un amant qui, pendant la nuit, tue, sans la connaître une
maîtresse adorée? Voyez Tancrède prêt à baptiser Clorinde qu'il a
blessée à mort. Il ne meurt pas, parce qu'il recueille en ce moment
toutes ses forces, qu'il les met en garde auprès de son cœur, et que,
réprimant sa douleur, il s'occupe _à donner la vie avec l'eau à celle
qu'il a tuée avec le fer_[530]. Des Français qui arrivent le trouvent
mourant, et l'emportent avec Clorinde, _à peine vivant en soi, et mort
en elle qui est morte_[531]. Lorsqu'il revient à lui et qu'il se
retrouve dans sa tente au milieu de ses amis, il se répand en plaintes
qui devraient arracher des larmes; mais comment ne seraient-elles pas
séchées par cette froide apostrophe à sa main[532]? «Ah! main timide et
lente, toi qui sais tous les moyens du blesser, toi impie et infâme
ministre de la mort, que n'oses-tu maintenant trancher le fil de cette
vie coupable? Perce ma poitrine, et de ton fer barbare déchire
cruellement mon cœur! Mais peut-être habituée à des actions atroces et
impies, regardes-tu comme un acte de pitié _de donner la mort à ma
douleur_.» Après quelques mouvements plus passionnés, mais où l'on ne
voit pas encore l'expression d'un véritable désespoir, il demande où est
le corps de Clorinde. Peut-être est-il la proie des bêtes féroces[533].
«Ah! trop noble proie! ah! trop douce, trop chère, et trop précieuse
pâture, ah! restes malheureux, contre qui les ombres et les forêts ont
irrité, moi d'abord, et ensuite les bêtes sauvages! J'irai où vous êtes,
et je vous aurai avec moi, si vous existez encore, ô dépouilles chéries!
Mais s'il arrive que ces membres si délicats aient assouvi des appétits
féroces, je veux que la même gueule m'engloutisse: je veux être renfermé
dans le ventre qui les renferme. Tombe honorable et heureuse pour moi,
quelque part qu'elle puisse être, s'il m'est permis d'y être avec eux!»

      [Note 530:

                            _A dar si volse
        Vita con l'acqua a chi col ferro uccise_.
                                    (C. XII, st. 68.)]

      [Note 531: _In se mal vivo e morto in lei ch' è morta_. (St.
      71.)]

      [Note 532: St. 75. Je connais les réponses que le marquis
      _Orsi_, dans son sixième Dialogue, cité ci-dessus, p. 339, note 2,
      fait aux objections du P. Bouhours sur quelques-uns des traits
      suivants. Ces réponses ont, du moins à mon avis, le très-grand
      tort de ne répondre à rien, et de laisser les choses au même point
      où elles étaient auparavant.]

      [Note 533: St. 78.]

Comment, lorsqu'on est habitué aux beautés vraies d'Homère et de
Virgile, pourrait-on se sentir ému par de pareilles plaintes, ou par
celles-ci qui viennent bientôt après[534]? «O mes yeux, aussi
impitoyables que ma main! elle a fait les plaies; vous les regardez!
vous les regardez sans pleurer! Ah! que mon sang coule, puisque mes
pleurs refusent de couler!» ou enfin par cette apostrophe au tombeau de
Clorinde? «O marbre si cher et si honoré, qui as au-dedans de toi ma
flamme et au-dehors mes pleurs[535], non, tu n'es point la demeure de la
mort, mais de cendres vivantes où repose l'amour; et je sens que tu
rallumes dans mon cœur ses feux accoutumés, moins doux, mais non moins
brûlants. Ah! prends mes soupirs, et prends ces baisers que je baigne
d'une eau douloureuse, et puisque je ne le puis moi-même, donne-les du
moins à ces restes chéris que tu as dans son sein. Donne-les leur, et si
jamais cette belle ame tourne les yeux vers ses belles dépouilles, elle
ne s'irritera ni de ta pitié, ni de ma hardiesse, etc.»

      [Note 534: St. 82 et 83.]

      [Note 535:

        _O sasso amato ed honorato tanto,
        Che dentro hai le mie fiamme e fuori il pianto_, etc.
                                              (St. 96.)]

Quel moment encore pour l'expression et pour le pathétique que celui où
Armide est quittée par Renaud! Elle qui naguère avait à ses ordres tout
l'empire d'amour, qui voulait être aimée et qui haïssait les amants, qui
n'aimait qu'elle, ou qui n'aimait en autrui que l'effet du pouvoir de
ses yeux[536]; maintenant méprisée, trahie, abandonnée, elle suit celui
qui la fuit et la méprise; elle tâche _d'orner par ses larmes le don de
sa beauté refusé pour lui-même... Elle envoie devant elle ses cris pour
messagers, et elle ne le joint que lorsqu'il a joint le rivage_[537].
Forcenée, elle s'écrie: «O toi qui emportes avec toi une partie de
moi-même, et qui en laisses une partie, ou prends l'une, ou rend
l'autre, ou donne en même temps la mort à toutes les deux»..... Elle
arrive auprès de Renaud, et avant de lui parler, elle soupire: «Comme un
musicien habile qui, avant de chanter, prélude à voix basse pour
préparer l'attention de ses auditeurs[538].» Comparaison précieuse et un
peu froide peut-être, mais délicieusement exprimée, et ce qui vaut
encore mieux, conforme à ce trait bien saisi du caractère d'Armide, _qui
même dans l'amertume de sa douleur n'oublie pas ses artifices et ses
ruses_[539].

      [Note 536: C. XVI, st. 38 et suiv.]

      [Note 537:

        _E invia per messaggieri inanzi i gridi;
        Nè giunge lui, pria ch'ei sia giunto a i lidi_. (St. 39.)]

      [Note 538:

        _Qual musico gentil, prima che chiara
        Altamente la lingua al canto snodi_, etc. (St. 43.)]

      [Note 539:

                         _Che ne la doglia amara
        Già tutte non oblia l'arti e le frodi_. (Ibid.)]

Le commencement de son discours a de l'adresse et de la vérité. Si
Renaud est devenu son ennemi, elle avoue qu'il peut croire qu'elle a
mérité sa haine. Elle a aussi haï les chrétiens; née païenne, elle a
voulu ruiner leur empire. Elle l'a haï lui-même: elle l'a poursuivi,
fait prisonnier, emmené loin des armes, dans des lieux lointains et
déserts. Ces souvenirs odieux lui servent pour en amener de plus doux.
Mais après quelques expressions, peut-être un peu trop naturelles, elle
se jette de nouveau dans tous ces traits d'esprit, ennemis du pathétique
et de la nature. «Joins à cela, dit-elle[540], ce que tu regardes comme
plus honteux et plus malheureux pour toi; je t'ai trompé, je t'ai séduit
par les délices de notre amour. Cruelle tromperie sans doute et
séduction coupable! Laisser cueillir sa fleur virginale, livrer à un
tyran tous ses charmes! après les avoir refusés pour récompense à mille
_anciens_ amants, les offrir en don à un _nouveau_! Eh bien! que ce soit
encore là un de mes crimes. Quitte ce séjour qui fut si agréable pour
toi, passe les mers, combats, détruis notre foi.... Que dis-je? Notre
foi! Ah! elle n'est plus la mienne; _ô ma cruelle idole_[541], je ne
suis fidèle qu'à toi!

      [Note 540: St. 46.]

      [Note 541:

                                     _Fedele
        Sono a te solo, idolo mio crudele._ (St. 47.)

      _Idolo mio_ est, en italien, un mot d'amour qui n'a point de
      correspondant en français, et doit ordinairement se rendre par
      quelque autre expression de tendresse; mais ici c'est le mot
      propre; il s'agit de la religion, de la foi que professait Armide;
      cette foi n'est plus la sienne, elle n'est plus fidèle qu'à cet
      _idolo_, qu'il faut absolument rendre par ce qui signifie en
      français, comme en italien, l'objet d'un culte, lorsqu'on ne
      traduit pas, et qu'on ne veut, comme je le fais ici, qu'expliquer
      et faire entendre. Dans une traduction, le changement de genre
      forcerait à prendre un autre tour.]

Permets moi seulement de te suivre, grâce qui peut encore se demander
entre ennemis. _Le déprédateur_ ne laisse par derrière lui _sa
proie_[542]; quand le vainqueur _part_ le captif _ne reste pas_; que ton
camp me voie parmi les autres trophées, qu'il ajoute à tes autres éloges
_celui de t'être joué de celle qui s'était jouée de toi_[543].... Je te
suivrai dans les combats: je serai comme il te plaira le mieux, ton
écuyer ou ton écu, _scudiero o scudo_[544].

      [Note 542: _Non lascia in dietro il predator la preda_, etc.
      (St. 48.)]

      [Note 543:

        _Ed a l'altre tue lodi aggiunga questa
        Che la tua scheruitrice habbia schernito._ (_Ibid._)]

      [Note 544: St. 50. Les réponses du marquis _Orsi, ub. supr._,
      relatives à ce jeu de mot, sont pires que celles dont j'ai parlé
      dans une note précédente; elles renforcent l'objection, et rendent
      la faute plus sensible.]

Renaud s'arrête, mais il résiste et remporte la victoire. L'_amour
trouve en lui l'entrée fermée et les larmes la sortie_[545]. L'amour
n'entre pas _pour renouveler d'anciennes flammes dans son sein que la
raison a glacé_. Il répond avec douceur, mais avec sagesse; aussi Armide
lui dit-elle: «Écoutez comme il me conseille! écoutez _ce chaste
Xénocrate_, comme il parle d'amour[546]!» Le nom de ce philosophe grec
ne sied-il pas merveilleusement bien dans la bouche d'Armide? Je sais
qu'une partie de cette longue scène, composée de trois discours, est
écrite différemment, et qu'on en peut citer des tirades entières où la
passion parle son véritable langage; mais la plupart des traits en sont
imités ou plutôt traduits de Virgile, et l'on pardonne d'autant moins au
Tasse d'avoir, dans quelques autres, fait si peu convenablement parler
Armide, qu'il avait alors Didon sous les yeux ou dans la mémoire.

      [Note 545:

        _Resiste e vince; e in lui trova impedita
        Amor l'entrata, il lagrimar l'uscita._ (St. 51.)]

      [Note 546:

        _Odi come consiglia, odi il pudico
        Senocrate, d'amor come ragiona._ (St. 58.)]

Herminie, au dix-neuvième chant, trouve son cher Tancrède vainqueur
d'Argant, mais lui-même étendu mourant, à peu de distance du corps de
son ennemi. «Après un si long temps, dit-elle[547], je te revois à
peine, ô Tancrède, je te _revois_, et je ne suis pas _vue_; je ne suis
pas vue de toi, quoique présente, et en te _trouvant_ je te _perds_ pour
toujours.» Elle voudrait être aveugle pour ne le pas voir en cet état;
elle déplore la flamme des yeux, leurs rayons cachés, la couleur
vermeille des joues fleuries, etc. Elle s'adresse enfin à l'ame, et la
prie de pardonner un larcin téméraire. Ce larcin est un baiser, et il ne
faut pas moins de douze vers à la chaste Herminie pour traiter à fond
cette matière. «Je veux ravir à ces lèvres pâles de froids baisers _que
j'espérai plus chauds_[548], (qu'on me pardonne cette traduction
littérale). J'enlèverai à la mort une partie de ses droits, en baisant
ses lèvres livides et flétries. Bouche compatissante qui, pendant ta
vie, consolais ma douleur par tes discours, qu'il me soit permis, avant
mon départ, de me consoler par quelqu'un de tes chers baisers; et
peut-être alors si j'avais été assez hardie pour le demander,
m'aurais-tu donné ce qu'il faut maintenant que je vole. Qu'il me soit
permis de te presser, et ensuite que je verse mon ame entre tes lèvres!»
Où est la décence? où est la nature? où est le pathétique?

      [Note 547: St. 105 et suiv.]

      [Note 548:

        _Da le pallide labra i freddi baci,
        Che più caldi sperai, vuò pur rapire._ (St. 107.)]

Ce qui augmente l'inconvenance, c'est qu'Herminie n'est pas seule: elle
parle ainsi devant Vafrin, écuyer de Tancrède, qui est arrivé avec elle,
qui vient d'ôter le casque du guerrier, l'a reconnu, s'est écrié: c'est
Tancrède! et n'a plus rien dit depuis. Ce qui suit y ajoute encore. Elle
s'en tient à ce long projet de baisers, et ne fait point ce que
l'extrême douleur rendait excusable, qui était d'imprimer en effet un
baiser sur les lèvres du héros qu'elle croit mort. «Elle parle ainsi en
gémissant, dit le Tasse; et elle se fond pour ainsi dire par les yeux,
et paraît changée en fontaine[549].» Ce baiser aurait pu ranimer
Tancrède, mais cela eût été trop naturel. Il faut que ce soit ce déluge
de larmes qui le ranime en coulant sur son visage. Sa bouche
s'entr'ouvre, et les yeux encore fermés, il pousse un faible soupir qui
se confond avec ceux d'Herminie. Elle l'entend, et s'écrie: «Ouvre les
yeux, Tancrède, à ces derniers devoirs que je te rends par mes
pleurs[550]. Regarde celle qui veut faire avec toi cette longue route,
et qui veut mourir à tes côtés. Regarde-moi; ne t'enfuis pas si vite;
c'est là le dernier don que je te demande.» Tancrède ouvre les yeux et
les referme aussitôt. Elle continue à se plaindre. Vafrin prend enfin la
parole, et dit ces deux mots, qu'il aurait dû dire il y a long-temps:
«Il ne meurt point[551]; il faut donc d'abord le panser, nous le
pleurerons ensuite.» Alors il désarme son maître. Herminie, savante dans
l'art de guérir, regarde et touche les blessures: elle espère qu'elles
ne seront pas mortelles. Mais elle n'a pour servir de bandes que son
voile: l'amour lui en indique d'extraordinaires; elle se coupe les
cheveux et s'en sert pour essuyer et pour bander les plaies. Elle n'a ni
dictame, ni autres herbes médicales, mais elle possède des paroles
magiques très-puissantes, et elle en fait usage. Tancrède ouvre enfin
les yeux. Il reconnaît son écuyer. Il demande quelle est cette beauté
compatissante qui fait auprès de lui l'office de médecin. Elle rougit.
Tout sauras tout, lui répond-elle; maintenant, je t'ordonne, comme ton
médecin, le silence et le repos. Tu guériras: prépare ma récompense; et
en parlant ainsi, elle lui pose la tête sur son sein[552].

      [Note 549: Le texte dit _en ruisseau_:

        _Così parla gemendo, e si disface
        Quasi per gli occhi, e par conversa in rio._ (St. 109.)]

      [Note 550:

                           _A queste estreme
        Essequie.......... ch'io ti fò col pianto._ (St. 110.)]

      [Note 551: _Questi non passa._ (St. 111.)]

      [Note 552: St. 114.]

Ce tableau est charmant, sans doute, et je l'indiquerais volontiers à un
artiste sensible; mais ne voit-on pas que le langage d'Herminie qui
était d'abord trop emphatique et trop orné pour la douleur, devient ici
trop simple et trop nu? D'ailleurs la fin de cette scène qui, tout
entière devait être si touchante, fait encore mieux sentir,
non-seulement le défaut de pathétique, mais l'invraisemblance du
commencement. Comment le premier mouvement de Vafrin, comment celui
d'Herminie si habile dans l'art de guérir, l'une au lieu de faire de si
longs et si froids discours, et l'autre de rester à les entendre,
n'a-t-il pas été de désarmer Tancrède, pour voir si quelque chaleur, si
quelque battement de cœur ne lui restait pas encore?

Quant aux images trop fleuries et aux pensées frivoles, aux tours
affectés, aux pointes et aux jeux de mots, assez généralement regardés
comme les seuls défauts que l'on puisse reprocher au Tasse, ils sont,
j'ose le dire, en plus grand nombre dans son poëme qu'on ne le croit
communément. L'énumération en serait longue, si l'on voulait parcourir
la _Jérusalem délivrée_ d'un bout à l'autre, et citer tout ce qui peut
être rangé dans l'une de ces trois classes, celle des images et des
pensées, celles des tours, et celle des expressions ou des mots;
contentons-nous de quelques exemples.

Armide, à qui Godefroy refuse le secours qu'elle lui demande, verse des
larmes, telles qu'en produit la colère mêlée à la douleur. «Ses larmes
naissantes ressemblaient à un crystal et à des perles frappées des
rayons du soleil[553]. Ses joues humides étaient comme des fleurs
vermeilles et blanches tout ensemble, qu'arrose un nuage de rosée,
lorsqu'au point du jour elles ouvrent leur calice au doux zéphir, et
que l'aube qui les regarde avec plaisir, désire d'en parer son sein.»
Que devient au milieu de ces jolies images, et surtout de la dernière,
la douleur vraie ou fausse d'Armide? Le poëte n'emploie-t-il pas encore
une image trop fleurie, ou plutôt une figure trop recherchée, trop peu
naturelle, lorsqu'Armide, pour consoler ses amants, «fait briller, comme
un double soleil, son regard serein et son souris céleste sur les nuages
épais et obscurs de la douleur, qu'elle avait d'abord amassés autour de
leur sein[554]?» Tancrède, dès l'instant qu'il voit Clorinde, en devient
amoureux; le Tasse, au lieu de peindre ce rapide sentiment de l'amour,
s'amuse à cette image trop fleurie et à cette pensée frivole de l'Amour
enfant. «O merveilles! l'Amour qui vient à peine de naître, vole déjà
grand, et déjà triomphe armé[555].»

      [Note 553: C. IV, st. 74 et suiv.]

      [Note 554: St. 91.]

      [Note 555: C. I, st. 47.]

Tancrède, qui se trouve tout à coup enfermé dans les obscures prisons
d'Armide, y regrette moins de ne plus voir le soleil que de ne plus voir
Clorinde; encore ne s'exprime-t-il pas aussi naturellement. «Ce serait,
dit-il, une perte légère que de perdre le soleil; malheureux! je perds
la vue bien plus douce d'un beau soleil[556].» Renaud, revenu de ses
erreurs, s'acheminant avant l'aurore vers la montagne où il doit prier,
admire les étoiles et la lune argentée. On s'attend qu'un si grand
spectacle lui dictera quelque pensée profonde; or voici celle qu'il lui
inspire. «Il n'est personne qui admire tant de merveilles, et nous
admirons la lumière trouble et obscure, qu'un coup d'œil ou l'éclair
d'un sourire nous découvre sur les confins bornés d'un fragile
visage[557].» Le fond de la pensée est aussi frivole que le tour est
précieux et affecté.

      [Note 556:

            _E tal' hor dice in tacite parole:_
          _Lieve perdita fia perdere il sole.
        Ma di più vago sol più dolce vista
          Misero i' perdo._ (C. VII, st. 48 et 49.)]

      [Note 557:

        _E miriam noi torbida luce e bruna,
        Ch'un girar d'occhi, un balenar di riso
        Scopre in breve confin di fragil viso._
                             (C. XVII, st. 13.)]

Dans la dernière bataille, Renaud et ses compagnons d'armes tuent tout
ce qu'ils rencontrent. Les infidèles n'osent même se défendre. Ce n'est
point un combat, c'est un massacre; car on emploie d'un côté le fer et
de l'autre la gorge[558]. Ici la frivolité de la pensée va jusqu'au
ridicule. Il est vrai que cela est imité de Lucain, qui dit dans son
neuvième livre positivement la même chose[559]; mais n'en déplaise à
Lucain et à ses admirateurs outrés, _frivolité_ et _ridicule_, n'en sont
pas moins ici les mots propres.

      [Note 558: _Che quinci oprano il ferro, indi la gola._]

      [Note 559:

        _Perdidit indè modum cædes, ac nulla secuta est
        Pugna, sed hinc jugulis, hinc ferro bella geruntur._]

J'entends par _tours affectés_ les répétitions, les accumulations, les
oppositions qui s'écartent du naturel, qui ne forment qu'un vain
cliquetis de mots et de pensées, et qui ôtent au style épique sa noble
et décente simplicité.--Odoard et Gildippe combattent toujours ensemble:
tous les coups qu'ils reçoivent les blessent également. Souvent l'un est
blessé, l'autre languit, _et celui-là verse son ame, quand celle-ci
verse son sang_[560].» Soliman, dans un combat nocturne, fait des
prodiges de valeur. «Son fer ne s'abat point qu'il ne touche, il ne
touche point qu'il ne blesse, il ne blesse point qu'il ne tue[561].»
Après un _tour_ si _affecté_, et une accumulation si exagérée, sied-il
bien d'ajouter: «J'en dirais plus encore, mais la vérité à l'air du
mensonge?» Clorinde et Tancrède qui se combattent sans se connaître,
«ont le pied toujours ferme et la main toujours en mouvement. L'insulte
excite le courroux à la vengeance, et la vengeance ensuite renouvelle
l'insulte[562].» Au haut de la montagne où Armide a placé ses jardins,
où le ciel est toujours serein, et conserve éternellement _aux près les
herbes, aux herbes les fleurs, aux fleurs les odeurs, aux arbres les
ombrages_[563], une jolie nymphe se jouait dans l'eau d'une fontaine;
«elle riait et rougissait tout ensemble; et le sourire _était plus beau
dans la rougeur et la rougeur dans le sourire_[564].» Elle disait aux
chevaliers: vous pouvez déposer ici les armes; vous n'y serez plus
guerriers que de l'amour, _et le lit et l'herbe tendre des prés_ seront
_vos doux champs de bataille_.»

      [Note 560: C. I, st. 57.]

      [Note 561: C. IX, st. 23.]

      [Note 562: C. XII, st. 55 et 56.]

      [Note 563: C. XV, st. 54.]

      [Note 564: _Ibid._, st. 62 et suiv.]

Je n'ai pas besoin de dire ce que j'entends par _pointes_ ou _jeux de
mots_; cela est assez clair, et ne s'expliquerait que trop de soi-même
dans les traits suivants.--Ce n'est pas assez qu'Armide raconte que son
tyran la quitta avec un visage _sombre_ où paraissait _clairement_ la
cruauté de son cœur[565], ni qu'elle dise: _Je craignais_ même de lui
découvrir _ma crainte_[566], il faut encore que l'_eau_ qui coule de ses
yeux produise l'effet _du feu_, et que le poëte s'écrie: «O miracle
d'amour, qui tire des étincelles de ses larmes, et qui _enflamme_ les
cœurs _dans l'eau_[567]!» Ses ruses mettent le trouble dans le camp des
chrétiens; «elle trempe les traits d'amour dans le feu de la
pitié[568]..... Elle intimide les uns, encourage les autres, et
enflammant leurs désirs amoureux, enlève la glace qu'avait amassée la
crainte[569].» Enfin les faisant à chaque instant changer d'état, «elle
les tient toujours _dans la glace et dans le feu, dans les ris et dans
les pleurs_, entre la crainte et l'espérance[570].»

      [Note 565:

        _Partissi alfin con un sembiante_ oscuro
        _Onde l'empio suo cor_ chiaro _trasparve._
                                          (C. IV, st. 48.)]

      [Note 566: _E scoprir la mia_ tema _anco_ temea. (St. 51.)]

      [Note 567:

        _O miracol d'amor che le faville
        Tragge del pianto e i cor ne l'acqua accende._ (St. 76.)]

      [Note 568: St. 90.]

      [Note 569: _Ibid._, st. 88.]

      [Note 570:

        _Fra si contrarie tempre in ghiaccio e in foco,
        In riso, in pianto, e fra paura e spene
        Inforsa ogni suo stato._ (St. 93.)]

Senape, roi d'Éthiopie, était éperdûment amoureux de sa femme, et dans
lui _les glaces_ de la jalousie égalaient _les feux_ de l'amour[571].
Mais voici bien autre chose. La reine était noire, elle accouche d'une
fille blanche; cette fille est Clorinde, à qui le vieil Arsète raconte
cette histoire. Votre mère, lui dit-il, résolut de vous cacher au roi
son époux «à qui _la blancheur_ de votre teint eût pu paraître une
preuve contre _la candeur_ de sa foi.» Je suis même obligé de mettre ici
l'inverse du jeu de mots qui est dans l'original, pour le faire un peu
entendre, car c'est la _candeur_ du teint de l'enfant qui est opposée à
la foi _non bianca_ de la mère[572].

      [Note 571: C. XII, st. 22.]

      [Note 572:

        _Ch'egli havria dal_ candor _che in te si vede
        Argomentato in lei_ non bianca _fede._ (St. 24.)]

On retrouve ce goût pour les pointes dans les récits, dans les discours,
dans les descriptions; mais c'est surtout, il faut l'avouer, dans le
caractère d'Armide que le poëte paraît avoir pris à tâche de les semer
avec profusion. Soit qu'il parle d'elle, soit qu'il la fasse parler ou
agir, les jeux de mots les plus recherchés viennent d'eux-mêmes se
placer dans ses vers. Il semble qu'en peignant cet être fantastique, il
n'ait pas cru devoir un moment parler le langage de la nature, ou plutôt
il semble que cette magicienne l'a lui-même touché de sa baguette, et
qu'elle a jeté sur ses pensées et sur son style un charme malfaisant
qu'il ne peut rompre. Nous en avons déjà plusieurs fois remarqué
l'influence; mais si l'on veut la voir dans toute sa force, il faut
jeter les yeux sur Renaud aux pieds d'Armide, et prêter l'oreille à ses
galanteries amoureuses.

Un miroir du crystal le plus brillant pendait au côté de Renaud. Elle se
lève, et le place entre les mains de son amant. Ils regardent tous deux,
elles avec des yeux riants, lui avec des yeux enflammés, un seul objet
en divers objets. Elle se fait du verre un miroir et lui se fait deux
miroirs des yeux sereins de sa maîtresse. L'un se glorifie de son
esclavage, l'autre de son empire, elle en elle-même, et lui en
elle[573]. «Tourne, lui disait le chevalier, tourne vers moi ces yeux où
je lis ton bonheur et qui font le mien[574]; car si tu ne le sais pas,
mes feux sont le vrai portrait de tes beautés. Mon sein retrace mieux
que ton crystal leur forme et leurs merveilles. Hélas! puisque tu me
dédaignes, que ne peux-tu du moins voir ton propre visage dans toute sa
beauté! Ton regard qui ne trouve point ailleurs de quoi se satisfaire,
jouirait et serait heureux en se retournant sur lui-même. Un miroir ne
peut rendre une si douce image, et un paradis n'est pas renfermé dans
une petite glace. Le ciel est un miroir digne de toi, et c'est dans les
étoiles que tu peux voir tous tes charmas[575].»

      [Note 573:

          _Con luci ella ridenti, ei con accese
          Mirano in varj oggetti un sol'oggetto;
          Ella del vetro a se fa specchio, ed egli
          Gli occhi di lei sereni a se fa spegli.
          L'un di servitù, l'altra d'impero
          Si gloria: ella in se stessa ed egli in lei._
                                       (C. XVI, st. 20 et 21.)]

      [Note 574: _Onde beata bei._ Jeu de mots impossible à rendre
      en français, et qui disparaît dans cette paraphrase. Le marquis
      _Orsi, loc. cit._, défend ce jeu de mots et ce qui suit, comme il
      défend tout le reste; il cite Pétrarque pour autoriser le Tasse.
      Je sais combien le Tasse a imité Pétrarque; mais je sais aussi
      qu'il doit à cette imitation une partie de ses défauts; que ce qui
      est permis dans le style lyrique ne l'est pas pour cela dans le
      style épique, et qu'enfin si un tour affecté ou un jeu de mots
      cessaient de l'être quand on en trouve des exemples dans
      Pétrarque, cela nous mènerait loin.]

      [Note 575:

        _Non può specchio ritrar si dolce imago,
        Nè in picciol vetro è un paradiso accolto.
        Specchio t'è degno il cielo, e ne le stelle
        Puoi riguardar le tue sembianze belle._ (St. 22.)]

Vous voyez que ce n'est pas seulement dans la douleur et dans les
plaintes que le Tasse n'a pas su donner à l'amour un langage naturel et
passionné. Qu'on ne dise point qu'ici tout est illusion et magie; tout y
est devenu réalité, du moins dans les sentiments. Renaud aime de bonne
foi; Armide, prise dans ses propres piéges, aime de même; et nous avons
appris par les reproches qu'elle fait à Renaud quand elle est
abandonnée, que ce n'est point à se regarder dans un miroir, et à se
dire des fadeurs que ces deux amants passaient leurs jours dans les
délicieux jardins d'Armide. «J'aurais bien du plaisir, dit un critique
au sujet de ce passage, à voir paraître sur la scène un amoureux, avec
un miroir pendu à sa ceinture, qui lui battrait entre les jambes, quand
il marcherait sur le théâtre.» Je n'aurais pas osé me permettre cette
plaisanterie; mais ce n'est pas un critique sans nom, c'est Galilée qui
l'a faite[576].

      [Note 576: _Considerazioni_, etc., p. 211.]

Nos deux amants se retrouvent à la fin du poëme dans une position fort
différente; mais ils n'ont point changé de style; et le désespoir
d'Armide n'est pas moins prodigue de pointes que l'était l'amour de
Renaud. Ils se rencontrent au milieu d'un combat. Il change un peu de
visage; _elle devient de glace et ensuite de feu_[577]. Elle lance
plusieurs traits contre Renaud sans lui faire de blessure; _et tandis
qu'elle les darde, l'Amour la blesse_[578]. Elle craint que le corps de
son perfide ne soit invulnérable comme son cœur. «Peut-être, dit-elle,
ses membres sont-ils revêtus du même marbre dont il a si bien endurci
son ame. _Les coups d'œil_ ni _les coups de main_ ne peuvent rien sur
lui.» Enfin elle s'enfuit seule du champ de bataille; elle s'en va: le
courroux et l'amour s'en vont avec elle, comme deux chiens attachés à
ses flancs[579]; expressions passionnées, quoique trop figurées
peut-être. Elle veut se tuer elle-même. Elle s'adresse _à ses flèches_
et les invite à percer un cœur où _celle de l'amour_ ne tirent jamais en
vain. «Puisque aucun autre remède n'est bon pour moi, dit-elle en
finissant, et qu'il ne faut que _des blessures à mes blessures_, qu'une
_plaie_ de mes flèches guérisse la _plaie_ d'amour, et que la mort soit
un remède pour mon cœur[580].»

      [Note 577: C. XX, st. 61 et suiv.]

      [Note 578:

        _Scocca l'arco più volta, e non fa piaga;
        E mentre ella saetta, amor lei piaga._. (St. 65.)]

      [Note 579: St. 117.]

      [Note 580:

        _Poi ch'ogn'altro rimedio è in me non buono,
        Se non sol_ di ferute a le ferute,
        _Sani_ piaga di stral piaga d'amore;
        _E fia la morte medicina al core._ (St. 125.)]

Il est temps de terminer ces fatigantes citations; en les multipliant,
je paraîtrais vouloir obscurcir la gloire du Tasse; et je suis
assurément bien éloigné de ce dessein. Quel intérêt aurais-je à
rabaisser ce que j'admire? Mais je n'ai point promis une foi aveugle aux
écrivains que j'admire le plus; je ne l'ai point promise à Boileau, je
ne l'ai point promise au Tasse; et nous devons tous, en littérature, foi
et hommage aux lois éternelles de la vérité, de la nature et du goût.

J'espère qu'on ne me dira pas que j'ai poussé trop loin les droits de la
critique, qu'on ne peut jamais juger ni conclure, en matière de goût,
d'une nation à l'autre, que chaque peuple a son goût particulier, sa
manière propre de sentir et de voir, etc., cela peut être objecté à ceux
qui préfèrent leur goût national au goût des autres, et qui veulent tout
réduire à leur mesure, mais non à celui qui rapporte tout, et dans les
arts de son pays, et dans les arts étrangers, à en commun _criterium_, à
la nature, et à ses premiers et fidèles imitateurs, les anciens;
autrement, il faudrait qu'il trouvât bon tout ce qu'il voit approuvé
dans sa patrie; autrement encore, il ne pourrait se former un jugement
sur rien de ce que les lettres ont produit dans d'autres pays que le
sien; il ne pourrait même apprécier la littérature ancienne; il ne
pourrait distinguer ni juger entre les Grecs et les Latins, ni, parmi
les Latins, entre Cicéron et Sénèque ou même Apulée, entre Virgile,
Ovide et Lucain. Si, d'une nation à l'autre on interdit la censure, on
défend donc aussi l'approbation et l'éloge. Que devient alors l'étude
des langues et des littératures étrangères? Que devient la critique, cet
art qui a ses droits comme ses principes, et qui, lorsqu'il est ce qu'il
doit être, exerce une sorte de magistrature sur tous les autres arts de
l'esprit? Au reste, je ne donne pas plus ici que je ne l'ai fait
ailleurs mon opinion comme un arrêt, ni mon sentiment pour règle; je dis
ce qui me semble vrai, ce que je crois utile, me soumettant, comme je le
fais toujours, au jugement des hommes instruits, pourvu qu'ils soient de
bonne foi.

Mais revenons au Tasse et à son poëme, supérieur sans doute aux
critiques qu'on en peut faire, puisque, en dépit de tout ce qu'on y a
repris et de tout ce qu'on y pourrait reprendre encore, il vit, et vivra
éternellement. Des critiques d'un genre plus grave, et dont
quelques-unes ne lui ont point encore été faites, ne pourraient même
nuire à sa durée. On reprocherait en vain au Tasse, si on l'examinait de
plus près, je ne dirai pas d'avoir trop négligé les souvenirs religieux
attachés aux lieux où se passe son action; il les a suffisamment
rappelés, et en y insistant davantage, il risquait de changer sa
_Jérusalem_ en un de ces poëmes sacrés qui n'ont jamais qu'une classe de
lecteurs; mais de n'avoir pas tiré des historiens qu'il dut connaître,
des faits et des circonstances qui ont toute la grandeur et tout
l'intérêt des fictions de l'épopée; de n'avoir point assez fidèlement
décrit les mœurs du onzième siècle et surtout celles des compagnons de
Godefroy; d'avoir en quelque sorte altéré en eux la superstition qui les
animait, en leur prêtant une croyance qu'ils n'avaient pas aux prodiges
opérés par le diable, au lieu d'une disposition toujours prochaine à
être frappés d'un grand phénomène de la nature et à se figurer des
apparitions de Dieu, des saints ou des anges; d'avoir mis trop souvent à
la place des chevaliers de la croix, tels qu'ils étaient réellement, des
chevaliers romanesques et imaginaires, tels qu'ils ne furent jamais que
dans le _Bojardo_ et dans l'Arioste; d'avoir aussi mêlé de fausses
couleurs aux peintures des mœurs de l'Asie, et d'avoir surtout imaginé
des héroïnes, telles qu'il n'y en eut jamais parmi les musulmans[581];
mais il en serait de ces défauts comme des autres, ils ne nuiraient pas
plus au succès désormais immortel de l'ouvrage, qu'à la gloire
impérissable de l'auteur.

      [Note 581: Tous ces reproches pourraient en effet être faits
      au Tasse, dans un nouvel examen critique de son poëme, considéré
      sous le point de vue de ses rapports avec l'histoire. Je les tire
      en plus grande partie d'une lettre de M. Michaud l'aîné, occupé de
      la publication de son _Histoire des Croisades_, en même temps que
      je le suis de l'impression de cet examen du poëme célèbre dont les
      croisades sont le sujet. Je n'avais point à craindre de le
      détourner de ses idées habituelles en consultant son esprit juste
      et son excellent goût sur la fidélité historique que l'on attribue
      assez généralement au Tasse; et je ne fais que mettre ici en
      substance ce qui est plus développé dans sa réponse. J'ajouterai
      seulement en son entier la restriction pleine de goût qu'il met à
      ce dernier reproche, tiré des mœurs asiatiques. «Si le poëme du
      Tasse, dit-il, était connu des musulmans, ils pourraient bien lui
      faire d'autres observations. Ils s'étonneraient, par exemple, de
      voir courir leurs femmes sur les champs de bataille, ce qui n'est
      guère en harmonie avec le Koran et avec les mœurs de l'Asie.
      Herminie et Clorinde sont plus imitées d'Homère et de Virgile que
      de l'histoire. A Dieu ne plaise cependant que je m'élève contre
      ces inventions, qui sont si attachantes, et dont le poëte a tiré
      un si heureux parti!»]

Ce qu'il y a véritablement de merveilleux, ce n'est pas qu'un poëme
conçu dans la fougue de la jeunesse, avec les habitudes d'esprit
qu'avait le Tasse dans le temps, dans le pays et dans les circonstances
particulières où il l'écrivit, offre de tels défauts, c'est qu'en les
reconnaissant, comme on le doit, si l'on ne veut renoncer à toute idée
d'alliance entre la poésie et la raison, l'on n'admire et l'on n'aime
pas moins l'ouvrage où ils se trouvent, c'est que cet ouvrage n'en soit
pas moins regardé comme le premier des temps modernes, dans le genre de
poésie le plus grand et le plus noble, et que loin d'être tenté de lui
contester cette place, on le soit de taxer d'injustice ou
d'insensibilité aux beautés poétiques ceux qui ne la lui accordent pas.
L'existence incontestable de ces beautés, leur éclat et leur nombre
expliquent ce qui semblait d'abord si difficile à concevoir.

Quand le choix du sujet, le plan, les caractères, l'intérêt soutenu et
gradué, les épisodes, les descriptions, les combats, les enchantements,
l'élévation des pensées, l'éloquence des discours, le style toujours
poétique et animé (car celui du Tasse est vicieux quelquefois, mais
plutôt par excès que par faiblesse; affecté, précieux, exagéré si l'on
veut, jamais prosaïque ni languissant, habituellement noble et pompeux,
tel que l'exige l'épopée, dont la Muse est peinte avec une trompette,
pour indiquer l'éclat de ses expressions et sa voix); quand toutes ces
qualités se trouvent réunies dans un poëme, quelques défauts qu'on y
puisse reprendre, son rang est assigné, sa place est faite, et rien ne
peut la lui ôter.



CHAPITRE XVI.

_Fin de l'examen de la_ JÉRUSALEM DÉLIVRÉE _du Tasse; beautés de ce
poëme supérieures à ses défauts; rang qu'il occupe dans l'épopée
moderne._


S'il est hors de doute que la poésie est le premier de tous les arts de
l'imagination, il ne l'est pas moins qu'entre les divers genres de
poésie l'épopée tient le premier rang. La tragédie, qui pourrait seule
le lui disputer par l'énergie des passions, le développement des
caractères et l'illusion de la scène, lui cède évidemment sur d'autres
points, et n'est souvent même qu'une partie de l'épopée mise en action.
Mais c'est surtout, il en faut convenir, à l'épopée régulière, au poëme
héroïque fondé sur l'histoire que cette supériorité appartient. Quelque
art et quelque génie qu'un grand poëte puisse mettre dans l'épopée
romanesque, la vérité, que nous aimons toujours, malgré notre goût pour
le merveilleux et pour les fables, manque trop essentiellement à ce
genre. Des actions sans réalité, des héros imaginaires, des moyens non
seulement surnaturels, mais le plus souvent invraisemblables, une
narration faite par quelqu'un qui a l'air de se moquer lui-même de ce
qu'il raconte, peuvent bien éblouir et charmer l'esprit; mais la part de
la raison y est presque nulle; et quelque forte part que l'on accorde à
la folie, la raison réclame toujours la sienne.

Il est agréable, sans doute, d'être transporté par un poëte dans toutes
les parties de l'univers, de suivre avec lui tous les fils d'une action
multiple, de voir comme dans une lanterne magique passer un grand nombre
de personnages, entre lesquels il est difficile de fixer son choix et
qui méritent presque également de l'obtenir; des faits et des événements
incroyables, mais que l'auteur n'a jamais la prétention de faire croire;
des aventures aussi indépendantes entre elles qu'elles le sont toutes de
celles qu'on nous donne pour la principale; des êtres et des objets
fantastiques, tellement entremêlés avec ceux qu'on voudrait faire passer
pour réels, que ceux-ci finissent par n'avoir pas plus de réalité que
les autres; mais le plaisir qu'on y trouve n'est pour ainsi dire qu'un
plaisir d'enfant, et il faut à l'homme des plaisirs d'homme. Lors même
qu'il consent à redevenir enfant, comme il le redevient dans le pays des
fables, il ne peut pas l'être long-temps de suite. Pour que son illusion
se prolonge, il faut que de temps en temps la vérité se montre à lui,
qu'il puisse se réveiller au milieu du songe le plus agréable, et
sentant autour du soi des objets réels, se replonger dans ses rêves avec
une sorte de sécurité.

Ma raison sait bien qu'Armide n'a jamais existé, que tous les prestiges
dont le poëte l'environne sont de pure invention comme elle, qu'un
magicien mahométan n'a point enchanté une forêt, qu'un magicien presque
chrétien n'a point conduit deux chevaliers dans le sein de la terre pour
leur donner un repas magnifique, servi par cent et cent ministres
adroits et empressés, et pour leur faire des récits que l'on peut bien
appeler de l'autre monde; mais ma mémoire me rappelle que dans un siècle
de fanatisme militaire et religieux, il se fit de ces expéditions
lointaines que l'on a nommées croisades, que des guerriers inspirés et
poussés par ce double mobile, y firent des choses extraordinaires. C'est
le dénoûment de l'une de ces expéditions, c'est la conquête de la ville
célèbre où fut le tombeau du Christ, qu'un poëte chrétien me raconte. Il
mêle à son récit les inventions de son art; mais la vérité est au fond
du vase qu'il me présente. D'un autre côté, cette vérité en elle-même
aurait peut-être pour moi peu d'attrait; quelquefois elle me paraîtrait
amère, et je pourrais repousser loin de moi ces folies pieuses, mais
dévastatrices et sanglantes; mais le génie a enduit les bords du vase
d'une si douce liqueur[582], qu'il y retient mes lèvres attachées, et
que je ne le quitte qu'après l'avoir épuisé tout entier.

      [Note 582: Le Tasse, c. I, st. 3.]

Le Tasse, dit avec raison Voltaire[583], fait voir, comme il le doit,
les croisades dans un jour entièrement favorable. «C'est une armée de
héros qui, sous la conduite d'un chef vertueux, vient délivrer du joug
des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d'un Dieu.
Le sujet de la _Jérusalem_, à le considérer dans ce sens, est le plus
grand qu'on ait jamais choisi. Le Tasse l'a traité dignement; il y a mis
autant d'intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit; presque
tout y est lié avec art: il amène adroitement les aventures: il
distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur
des alarmes de la guerre aux délices de l'amour, et de la peinture des
voluptés il le ramène aux combats; il excite la sensibilité par degrés,
il s'élève au-dessus de lui-même de livre en livre, etc.» Un pareil
éloge, donné par un maître de l'art, contrebalance bien des critiques,
et il n'est pas difficile de prouver qu'il n'a rien de faux ni d'outré.

      [Note 583: _Essai sur la Poésie épique_, ch. VII.]

En prenant pour sujet un fait historique, le Tasse n'oublia point que la
fiction n'est pas seulement un des ornements du poëme épique, mais
qu'elle en est l'ame, l'essence, qu'elle est la qualité intrinsèque et
distinctive qui le différencie de l'histoire. Il créa une machine
poétique ou du merveilleux tiré de la religion qui avait fait
entreprendre la conquête qu'il voulait célébrer, et d'une autre source
où tant de poëtes avaient puisé avant lui, qu'elle était devenue en
quelque sorte une mythologie populaire, presque aussi généralement
accréditée dans les esprits, ou du moins aussi connue que la religion
même, je veux dire la magie. Il n'y en avait point, on le sait bien, au
temps de cette croisade[584]; d'autres folies, ou d'autres sottises
régnaient alors, et l'on y voyait ni imposteurs qui se prétendissent
magiciens, ni peuples trompés qui y crussent; mais les premiers poëtes
épiques, ayant adopté ces inventions du Nord[585], les avaient si
communément employées, y avaient si bien familiarisé les esprits, que
l'anachronisme était effacé en quelque manière par l'habitude et par la
popularité. Dieu et les intelligences célestes, ministres de ses ordres,
furent donc dans le poëme du Tasse les agents surnaturels, protecteurs
de la sainte entreprise; les anges de ténèbres dont elle contrariait les
desseins, furent chargés d'y mettre obstacle: la baguette des
enchanteurs suscita contre les guerriers de Dieu le désordre des
éléments et les orages des passions; en un mot, l'Éternel et ses anges
d'un côté, les démons et les magiciens de l'autre, formèrent ce
merveilleux qui dans l'épopée dirige le cours des événements, tandis que
dans l'histoire, ils sont l'effet immédiat, quelquefois de la prudence,
et trop souvent de la folie, ou de la perversité humaine.

      [Note 584: A la fin du onzième siècle.]

      [Note 585: Voyez ci-dessus, ch. III.]

Et remarquez un avantage qu'a le sujet de ce poëme sur ceux des deux
anciens modèles du poëme épique. Dans l'_Iliade_, le malheureux roi
Priam défend sa ville; c'est un très-bon roi, un respectable père de
famille, mais seulement trop faible pour l'un de ses enfants. Les
malheurs qu'il éprouve n'ont aucune proportion avec cette seule faute de
sa vieillesse. Dans l'_Énéide_, le jeune et brave Turnus défend sa
maîtresse qu'un étranger veut lui enlever, et son pays que cet étranger
veut envahir. Il succombe, mais avec gloire, dans cette entreprise digne
d'un amant et digne d'un roi. Il y a donc dans ces deux ouvrages un fond
d'intérêt pour les vaincus, qui diminue celui que l'on peut prendre aux
vainqueurs. Dans la _Jérusalem délivrée_, au contraire, l'armée
chrétienne marche à une conquête que sa foi lui commande; elle va
délivrer le tombeau de son Dieu; et de plus, le roi quelle attaque est
un vieux tyran soupçonneux et cruel, haï de ses sujets, et que l'on voit
par conséquent avec plaisir tomber du trône. Tout l'intérêt est donc du
côté des chrétiens et de Godefroy qui les conduit.

L'action est à peine commencée, que le conseil infernal s'assemble. Le
grand ennemi donne ses ordres aux compagnons de son crime et de sa
chute. Ils partent pour les exécuter et se répandent dans des régions
diverses, où ils se mettent à fabriquer des piéges et des obstacles
nouveaux, à déployer enfin toutes les ruses de l'enfer. Le plus savant
de ces mauvais génies est celui qui inspire le magicien Hidraot, roi ou
tyran de Damas. Hidraot a dans sa nièce Armide une habile et dangereuse
élève, la beauté la plus parfaite de l'Orient, et qui n'ignore aucun des
secrets, ni de la magie, ni de son sexe. Il l'envoie dans le camp des
chrétiens, après lui avoir donné ses instructions. Dès qu'elle paraît,
le camp est en feu. Elle en sort conduisant à sa suite l'élite des chefs
de l'armée qu'elle fait ses captifs, et qui sont jetés dans les enfers.
Renaud seul lui a résisté. Il a fait plus, il a délivré ses prisonniers
envoyés par elle en Égypte sous une escorte qu'elle croyait sûre. Cette
insulte irrite son orgueil. Elle ne respire plus que la vengeance. Elle
dresse à Renaud des embûches, où elle réussit à l'attirer. Ce ne sont
point des chaînes qu'elle lui destine, c'est un poignard, c'est la mort.
Mais au moment de frapper, la beauté de Renaud la touche, la désarme,
l'enflamme: elle se sert de son art pour l'emmener aux extrémités du
monde. Elle ne veut plus de cet art terrible que pour l'enchanter, pour
l'enchaîner dans ses bras, pour le retenir auprès d'elle par les nœuds
de l'amour et du plaisir.

Dans le reste de cette fable ingénieuse, Armide intéresse parce qu'elle
aime, parce que jeune, belle et devenue sensible, elle est abandonnée et
malheureuse; bien supérieure en cela au modèle que le Tasse s'était
visiblement proposé, à l'Alcine de l'Arioste, à cette vieille fée
décrépite et lascive, qui ne livrait à ses amants qu'une enveloppe
trompeuse, et cachait sous de jeunes formes les ravages les plus
horribles du libertinage et du temps.

D'autres démons emploient d'autres moyens. Le plus remarquable est
l'enchantement de la forêt d'où les chrétiens tiraient du bois pour
leurs machines de guerre, moyen adroitement lié à l'action du poëme,
comme nous le verrons bientôt: un effroyable orage, qui arrache la
victoire des mains de l'armée chrétienne, et la force de rentrer dans
son camp; la discorde qui s'y élève au faux bruit de la mort de Renaud,
et quelques autres incidents qui retardent la prise de la cité sainte,
sont les principaux ressorts que font jouer les ennemis de l'homme pour
obéir à leur chef. S'ils n'avaient rien fait de mieux dans ce poëme, on
s'en serait moqué avec quelque raison; mais l'enchantement de la forêt
est quelque chose; les enchantements du palais d'Armide sont encore
plus, et demandent eux seuls grâce pour toutes les œuvres infernales
qui se trouvent dans la _Jérusalem_.

Si cette partie du merveilleux y peut donner lieu à quelques objections,
la manière dont toute la fable est conduite ne demande point grâce; elle
commande l'admiration et l'éloge. L'événement qui fait le sujet du poëme
était alors d'un intérêt général. La pacification du reste de l'Europe,
comme le remarque fort bien M. Denina[586], n'y avait guère laissé aux
chrétiens d'autres ennemis que les Turcs. Une confédération s'était
formée contre eux; ils furent battus à Lépante, à l'époque même[587] où
le Tasse, à peine âgé de vingt-deux ans, commençait à s'occuper
sérieusement de son poëme. Cette guerre, en ramenant toutes les
conversations sur les Turcs, les ramenait aussi sur les anciennes
croisades. Il y avait à peine un siècle qu'on avait été sur le point
d'en former une nouvelle[588], et bien des gens espéraient encore voir
renaître quelques-unes de ces cruelles et superstitieuses extravagances.
Entraîné par l'esprit de son siècle, et par des sentiments religieux
qu'il ne contint pas toujours dans de justes bornes, le Tasse le
désirait lui-même; on le voit dans une de ses lettres; Horace
_Lombardelli_ en avait écrit une à un de leurs amis communs[589], au
sujet de la _Jérusalem délivrée_. Il y désapprouvait ce titre, et l'un
de ses motifs, bon ou mauvais, était que les Turcs en pourraient faire
un sujet de raillerie contre les chrétiens qui avaient reperdu
Jérusalem. Le Tasse, en lui écrivant à ce sujet, dit qu'il ne croit
point à ces plaisanteries turques, mais qu'au reste _des railleries
capables d'irriter le généreux courroux des chrétiens ne seraient pas
inutiles_[590]; et même au commencement de son poëme, il promet au duc
Alphonse que si le peuple chrétien jouit enfin de la paix, et se
rassemble pour enlever aux infidèles leur grande et injuste proie, il
sera choisi pour chef de l'entreprise[591].

      [Note 586: Premier Mémoire sur la poésie épique; Recueil de
      l'Académie de Berlin, 1789.]

      [Note 587: En 1566.]

      [Note 588: Le pape Pie II en était le promoteur, et voulait en
      être le chef. Il mourut en 1464, en s'occupant de ce projet.]

      [Note 589: _Maurizio Cataneo._]

      [Note 590: _Mi par che niuno scherno che possa irritare il
      generoso sdegno de' christiani sia inutile._ Ces deux lettres sont
      parmi les _Lettres poétiques_ du Tasse, Nos. 42 et 43, t. V de
      l'édition de ses Œuvres, Florence, 1724, in-fol.]

      [Note 591: C. I, st. 5. Voyez aussi c. XVII, st. 93 et 94.]

A l'exemple de Virgile et de l'Arioste, il joignit à cet intérêt général
un intérêt particulier. Virgile, pour flatter Auguste, chanta l'origine
fabuleuse de la race de cet empereur, et dans le cours de son poëme il
en ramena souvent l'éloge; l'Arioste, plus souvent encore, remplit le
sien de louanges des princes de la maison d'Este; le Tasse choisit pour
le héros le plus brillant de sa _Jérusalem_ une des tiges de cette même
famille, et célébra les aïeux de cet Alphonse, qui reconnut encore plus
mal ses éloges que le cardinal Hippolyte n'avait reconnu ceux de
l'Arioste. Ou ne voit pas qu'Homère se fût proposé un pareil but. Il eut
celui de plaire à toute la Grèce, en chantant ses héros les plus
célèbres, mais non de flatter particulièrement aucun prince grec, à
moins que ce ne fût quelque descendant d'Achille. Homère est un poëte
vraiment national; Virgile, l'Arioste et le Tasse sont des poëtes
courtisans. Homère est tout entier à son action, et quoique toujours
inspiré, satisfait de rappeler et de peindre le passé, il ne se donne
point pour prophète de l'avenir. Virgile tourna le premier en adulation
les inventions du génie. Il fit descendre Énée aux enfers, pour y
entendre son père Anchise faire l'éloge de Jules-César et d'Auguste. Il
fit descendre du ciel pour Énée un bouclier sur lequel étaient gravés
les futurs exploits des Romains et ceux du destructeur de la liberté de
Rome. Ces idées étaient trop ingénieuses pour n'avoir pas d'imitateurs.
C'est d'après le premier de ces exemples, que l'Arioste précipite
Bradamante dans la caverne de Merlin, où Mélisse lui fait passer devant
les jeux tous les héros de la maison d'Este jusqu'au cardinal Hippolyte:
c'est d'après le second, que le Tasse donne à Renaud un bouclier où
sont gravées les images de tous ses ancêtres, et qu'il lui fait prédire
par un vieux mage une longue suite de descendants illustres qui se
termine au duc Alphonse. C'est ainsi qu'en ont agi depuis, avec plus ou
moins de bonheur et d'adresse, presque tous les poëtes épiques. Il en
faut excepter Milton, qui est peut-être le plus homérique des poëtes
modernes.

Mais en s'appropriant les inventions adulatrices de Virgile, l'Arioste
et le Tasse ne purent faire passer dans leurs imitations le même intérêt
et la même grandeur. Il y avait trop loin d'Auguste à Hippolyte et au
duc Alphonse, et du maître de l'Univers aux petits souverains de
Ferrare. L'Arioste s'embarrassa peu de cette différence; concentré en
quelque sorte dans cette cour, il n'eut dessein que de lui plaire. A
travers les exploits de ses héros, c'est à tout moment la maison d'Este
qu'il a en vue; c'est à elle que tout se rapporte; et si cet encens
devient quelquefois ennuyeux pour nous, du moins devons-nous admirer
l'art que le poëte a mis à en ramener si souvent et si diversement
l'offrande. Le Tasse, quoique attaché à la même cour, étendit plus loin
ses vues. Comme il n'écrivait pas un roman, mais un véritable poëme
épique, il donna moins à l'intérêt particulier et plus à l'intérêt
général. Content d'avoir placé dans son poëme un prince de la maison
d'Este, et d'en avoir fait l'Achille de cette nouvelle _Iliade_, il ne
parle qu'une seule fois avec quelque étendue des héros de sa race, et ne
leur consacre qu'une vingtaine de stances, à la fin de son dix-septième
chant.

De même que ce ne sont pas les actions d'Achille qui font le nœud de
l'_Iliade_, mais son repos, ce ne sont point aussi les exploits de
Renaud, c'est son éloignement du camp des chrétiens qui prolonge le
siége de Jérusalem et donne lieu aux incidents du poëme. Tout ce qui
précède cet éloignement ne fait que préparer ce qui doit le suivre. Ce
qui suit son exil tend à faire désirer son retour; il revient, et les
obstacles cessent; les chrétiens n'ont plus rien qui les arrêtent;
nouveaux ennemis, nouveaux triomphes; Jérusalem est prise et le poëme
est fini.

L'esprit chevaleresque qui anime tout l'ouvrage a fourni le moyen
d'éloigner Renaud de l'armée chrétienne; la magie qui forme la machine
et le merveilleux du poëme, est ce qui le retient loin du camp, et ce
qui l'y ramène. Il tue le prince de Norwège, Gernand qui l'a insulté:
Godefroy veut lui donner des fers. Renaud s'arme plus terrible que Mars,
pour repousser cet affront. Tancrède parvient à le fléchir et le
détermine à s'exiler lui-même. Il part seul, avec deux écuyers, le cœur
rempli de hauts desseins, résolu à s'aventurer au milieu des nations
ennemies, à parcourir l'Égypte et à pénétrer, les armes à la main,
jusqu'aux sources inconnues du Nil. Malheureusement pour tous ces beaux
projets, il tombe dans les piéges d'Armide. Transporté dans une des îles
Fortunées, il oublia entre les bras de cette enchanteresse, l'Égypte,
Jérusalem, les chrétiens et la gloire. L'adresse du poëte a sauvé ce que
cet oubli pouvait avoir de déshonorant. C'est l'effet d'un charme
magique, contre lequel la puissance humaine est sans pouvoir. Il faut,
pour le détruire, y opposer un charme contraire. Dès que Renaud jette
les yeux sur le bouclier porté par Ubalde, qu'il se voit désarmé,
parfumé, entrelacé de guirlandes de fleurs, il s'arrache à la volupté,
reprend ses armes, son courage, et ne respire plus que les combats.

Mais pourquoi le rappelle-t-on de son exil? Pourquoi le va-t-on chercher
au bout de l'univers? Pour couper le pied d'un myrte, au milieu d'une
forêt enchantée. Des critiques ont trouvé cela petit et indigne de la
majesté de l'épopée. Il est certain qu'Achille sortant enfin de ses
vaisseaux pour venger la mort de son ami, effrayant d'un seul cri
l'armée troyenne, renversant tout ce qui s'oppose à son passage, ne
cherchant, n'appelant, ne voyant que le seul Hector, assouvissant enfin
la vengeance de l'amitié sur ce redoutable ennemi, a bien une autre
énergie, une autre noblesse, une autre grandeur.

Il ne faut pas cependant tout-à-fait condamner le Tasse. Il a craint en
élevant trop Renaud, de rabaisser les autres héros chrétiens, et
d'avilir le caractère de Godefroy. La valeur seule ne peut venir à bout
de prendre Jérusalem. Il faut, suivant l'usage du temps, des machines
qui ébranlent et qui abattent les murs. Une seule forêt peut fournir le
bois nécessaire pour la construction de ces machines. Ismen enchante
cette forêt, où les chrétiens ne peuvent plus pénétrer. Ceux qui s'y
présentent sont effrayés par des apparitions et des prodiges
extraordinaires. Ce sont des bruits souterrains, des tremblements de
terre, des rugissements et des hurlements de bêtes féroces; puis des
feux dévorants, des murs enflammés, des monstres affreux qui les
gardent. Les travailleurs d'abord, et ensuite les soldats envoyés par
Godefroy sont repoussés, et répandent leur effroi dans toute l'armée.
Alcaste, chef des Helvétiens, homme d'une témérité stupide, dit le
Tasse, qui méprisait également les mortels et la mort[592], et que rien
jusque-là n'avait épouvanté, se présente et ne peut soutenir l'aspect de
ces horribles fantômes. Tancrède enfin, l'intrépide Tancrède, n'est
effrayé ni du bruit, ni des faux, ni des monstres; mais lorsqu'il croit
avoir franchi toutes les barrières, prêt à couper l'arbre fatal, il en
entend sortir les sons plaintifs de la voix de Clorinde; l'amour et la
pitié font en lui ce que la crainte n'avait pu faire: il cède; et
Godefroy, frappé de son récit, veut aller tenter lui-même l'aventure de
la forêt; mais Pierre le Vénérable l'arrête, lui parle d'un ton
prophétique, et lui fait entendre que c'est à Renaud que cet exploit est
réservé. Dudon lui apparaît en songe, lui annonce que tel est l'ordre du
ciel, et lui commande, non pas d'ordonner de lui-même le retour du fils
de Bertholde, mais de l'accorder aux prières de son oncle Guelfe, à qui
Dieu inspire en même temps de le demander. Ainsi, ni la valeur des
guerriers chrétiens, ni l'autorité du général ne sont compromises.
Renaud revient, et, supérieur à la crainte, vainqueur de la pitié même,
il coupe le myrte et dissipe l'enchantement.

      [Note 592: _Sprezzator de' mortali e della morte._ (C. XIII,
      st. 24.)

      Ce vers est répété mot pour mot, en parlant de Rimédon, c. XVII,
      st. 30.]

Il y a certainement beaucoup d'art dans toute cette partie de l'action.
Le poëme est presque tout entier intrigué avec la même adresse. Les
événements naissent les uns des autres et concourent ensemble à former
un tout qui se développe avec beaucoup d'ordre et de clarté. Le poëte
marche rapidement vers son but; et, s'il arrête quelquefois sur la
route, on aime à s'arrêter avec lui; l'intérêt qu'il inspire est soutenu
et semble croître jusqu'à la fin; en un mot, à l'égard du plan ou de la
fable, un seul poëte lui est comparable; aucun peut-être ne lui est
supérieur.

La diversité des nations, des religions, des usages, lui offrait une
grande variété de portraits, et ce qui vaut mieux, de caractères. Pour
éviter la confusion, il a fait dans les deux armées un choix de
personnages principaux qu'il fait mouvoir dans son tableau sur le devant
de la toile, tandis que les autres n'agissent que sur les seconds plans.
Chez les chrétiens, le pieux, brave et prudent Godefroy, le brillant et
impétueux Renaud, l'intrépide et généreux Tancrède attirèrent d'abord
les yeux; Guelfe, Raimond de Toulouse, Baudouin et Eustache, frères du
général, Odoard et Gildippe, ces deux tendres époux, assez unis pour ne
se jamais quitter, même dans les combats, assez heureux pour y mourir
ensemble; Roger, Othon, les deux princes Robert et plusieurs autres
brillent au second rang, et paraissent, tantôt séparés, tantôt réunis,
sans se nuire ni se confondre.

Du côté des païens, on ne voit pas, il est vrai, comment Aladin aurait
pu soutenir le siége, s'il n'avait eu pour sa défense que les troupes
renfermées avec lui dans la ville, et son vieil enchanteur Ismen, qui ne
sait dans ses premiers moments que faire enlever du temple des chrétiens
et placer dans la principale mosquée une image de la Vierge, à laquelle
il prétend qu'est attaché le destin de Jérusalem et de l'empire
d'Aladin. Les troupes de ce roi n'auraient pas résisté long-temps. Pas
un guerrier de marque ne s'y fait distinguer. Il faut que Clorinde
arrive d'un côté, Argant de l'autre, Soliman d'un troisième; mais
lorsqu'ils sont réunis, ces trois caractères diversement héroïques ont
un éclat prodigieux, qu'on pourrait même accuser quelquefois d'éclipser
celui des héros chrétiens. La tendre Herminie jette au milieu de ces
douleurs fortes une nuance douce qui repose agréablement les yeux.
L'enchanteresse Armide vient à son tour et fixe tous les regards. C'est
une de ces heureuses inventions qui sortent du cerveau d'un poëte pour
s'imprimer dans la mémoire des hommes, et ne s'en effacer jamais.

L'armée d'Égypte, qui paraît à la fin du poëme pour donner un dernier
relief à la valeur des chrétiens, fournit encore de nouveaux caractères,
parmi lesquels on distingue surtout ceux d'Adraste et de Tissapherne.
Elle fournit aussi, non-seulement de nouveaux incidents, mais un nouveau
dénombrement poétique, des peintures nouvelles de mœurs et de costumes
étrangers. C'est avec tous ces moyens tirés du fond du sujet même, c'est
avec cette parfaite intelligence de l'art, qu'est conduite à sa fin une
action vraiment héroïque et poétiquement vraisemblable, bien
proportionnée dans son ensemble et dans ses détails; où la surprise,
l'admiration, la pitié, la terreur sont excitées tour à tour; où
l'héroïsme paraît dans toute sa grandeur, la beauté avec tous ses
charmes, la religion avec ses cérémonies les plus augustes, et ses
sentiments les plus exaltés; où l'unité se trouve jointe à la variété,
l'unité, cette loi générale des arts, dont la violation porte avec elle
sa peine, dans l'extinction de l'intérêt et la perte de l'illusion.

Si du mérite de l'ensemble nous passons à celui des détails, nous n'y
trouverons pas le Tasse moins digne de notre admiration. Les critiques
les plus rigides ont reconnu l'éloquence de ses discours. Celui qu'il
met, au premier chant, dans la bouche de Godefroy, pour exhorter les
chefs de l'armée à rentrer en campagne; celui que prononce Alète,
ambassadeur du soudan d'Égypte, lorsqu'il vient proposer la paix; ceux
qu'à différentes reprises, le général des chrétiens et même les chefs
des infidèles adressent à leurs soldats avant de combattre, passent avec
raison pour des modèles de cette partie essentielle de l'art. Les
critiques les plus favorables reconnaissent, au contraire, que le Tasse,
qu'ils regardent comme supérieur à l'Arioste dans les discours, lui est
inférieur dans les comparaisons[593]; et cependant il en a, et en grand
nombre, qui peuvent paraître difficiles à surpasser.

      [Note 593: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 477.]

Il est en général, mais en ce genre surtout, grand imitateur des
anciens. On dirait qu'il ait vu les objets à la lumière qu'ils lui
prêtaient, et que souvent même il les ait vus, moins dans la nature que
dans les copies et dans les rapprochements qu'ils en ont faits. C'est
ainsi qu'il compare, en imitant Lucrèce, le soin de mitiger la vérité
par la fable, quand on veut la faire goûter, avec celui que prend le
médecin habile qui enduit de miel les bords du vase où l'enfant boit
l'absinthe qui doit le guérir[594]; qu'il compare, en imitant Virgile et
Lucain, le terrible Argant, marchant au combat contre Tancrède, au
taureau qu'irrite l'amour jaloux, se préparant à combattre un rival par
les coups qu'il porte au tronc des arbres et le sable qu'il fait voler
avec ses pieds[595]; et que, deux stances plus haut, comparant ce même
Argant à une comète funeste, qui brille dans l'air enflammé, il
emprunte, en quatre vers, un trait de Virgile, un autre de Lucain et un
autre encore d'Horace[596].

      [Note 594:

          _Così a l'egro fanciul porgiamo aspersi
          Di soave licor gli orli del vaso_, etc. (C. I, st. 3.)

        _Sed veluti pueris absinthia tetra mendentes
        Cum dare conantur, priùs oras pocula circum
        Contingunt dulci mellis flavoque liquore_, etc.

                    (Lucr., _de Rer. nat._, l. I, v. 935.)]

      [Note 595:

          _Non altrimente il tauro ove l'irriti
          Geloso amor_, etc. (C. VII, st. 55.)
        _Mugitus veluti cùm prima in prœlia taurus_, etc.

                    (Virg., _Æneid._, l. XII.)

        _Pulsus ut armentis primo certamine taurus_, etc.

                    (Lucan., _Pharsal._, l. II.)]

      [Note 596:

          _Qual con le chiome sanguinose orrende
          Splender cometa suol per l'aria adusta,_

          _Che i regni muta e i fieri morbi adduce,
          A purpurei tiranni infausta luce._ (C. VII, st. 52.)

        _Non secùs ac liquidâ si quandò nocte cometæ
        Sanguinei lugubre rubent, aut Sirius ardor;
        Ille, sitim morbosque ferens mortalibus ægris,
        Nascitur et lævo contristat lumine cælum._

                    (Virg., _Æneid._, l. X.)

              _Mutantem regna cometem._ (Lucan.)
            _Purpurei metuuat tyranni._ (Horat.)]

Veut-il exprimer le nombre des démons chassés par l'archange Michel dans
les gouffres infernaux, Virgile, d'après Homère, lui fournit la double
comparaison des oiseaux qui passent la mer pour chercher des climats
plus chauds, et des feuilles[597] dont les premiers froids de l'automne
jonchent la terre; veut-il peindre le féroce Argillan s'échappant de sa
prison et courant au combat, Homère et Virgile lui présentent pour objet
de comparaison ce coursier fougueux, échappé de l'étable, qui s'élance,
en secouant sa crinière, ou vers un beau troupeau de cavalles, ou vers
le fleuve accoutumé[598]; il s'en saisit, sans apercevoir peut-être que
cette image noble et brillante, qui convient parfaitement, dans
l'_Iliade_, au beau Pâris s'arrachant du sein des voluptés pour courir
aux combats; dans l'_Énéide_, au jeune et brave Turnus, rompant une
odieuse trève et s'armant de nouveau pour la guerre, va moins bien à un
séditieux obscur qui ne sort de la prison, où une mort honteuse le
menace, que pour en chercher une plus honorable sur le champ de
bataille. Tancrède pleurant la nuit et le jour Clorinde qu'il adorait et
qu'il a tuée sans la connaître, est pour lui, comme Orphée pleurant son
Eurydice l'a été pour Virgile[599], le rossignol à qui on a enlevé ses
petits, faisant, pendant la nuit, retentir les bois de ses gémissements:
et pour ne pas étendre plus loin, comme on le ferait aisément, cette
énumération, Armide sur son char, dans l'armée du soudan d'Égypte,
passant au milieu des guerriers sarrazins qui l'admirent, est à ses yeux
le phénix renaissant dans toute sa beauté, environné d'oiseaux
innombrables qui l'applaudissent en battant des ailes, comme l'ont été
aux yeux de Sannazar[600], un saint Enfant et sa Mère, les deux objets
les plus sacrés pour les chrétiens.

      [Note 597:

        _Non passa il mar d'augei si grande stuolo
        Quando a soli più tepidi s'accoglie,
        Nè tante vede mai l'autunno al suolo
        Cader co' primi freddi aride foglie._ (C. IX, st. 66.)

      Voyez Homère, _Iliade_, l. III.

        _Quàm multa in sylvis autumni frigore primo
        Lapsa cadunt folia; aut ad terram gurgite ab alto
        Quàm multæ glomerantur aves, ubi frigidus annus
        Trans pontum fugat, et terris immittit apricis._
                            (Virg., _Æneid._, l. VI et X.)]

      [Note 598:

        _Come destrier che dalle regie stalle_, etc.
                  (C. IX, st. 75.)

      Voyez Homère, _Iliade_, t. VI.

        _Qualis ubi abruptis fugit prœsepia vinclis
        Tandem liber equus_, etc. (Virg., _Æneid._, l. XI.)]

      [Note 599:

        _Lei nel partir, lei nel tornar del sole
        Chiama con voce stanca, e prega, e plora.
        Come usignuol, cui'l villan duro invole
        Dal nido i figli non pennuti ancora_, etc.
                                         (C. XII, st. 90.)

        _Te, veniente die, decedente canebat.
        Qualis populeâ mœrens Philomela sub umbrâ_
        _Amissos queritur fœtus, quos durus arator
        Observans nido implumes detraxit_, etc.
                                  (Virg., _Georg._, l. IV.)

      J'ai observé ailleurs (_Coup-d'œil rapide sur le Génie du
      Christianisme_) que ce n'est que dans les poëtes imitateurs de
      Virgile, que la plaintive Philomèle chante encore quand elle a
      perdu ses petits; dès qu'ils sont éclos, le rossignol de la nature
      ne chante plus.]

      [Note 600:

          _Come allor che'l rinato unico augello_, etc.

                    (C. XVII, st. 35.)

              _Qualis, nostrum cum tendit in orbem,
        Purpurcis rutilat pennis nitidissima Phœnix_, etc.
                    (Sannazar, _de partu Virg._, l, II, v. 415.)

      Claudien, _Louanges de Stilicon_, l. II, et idylle du Phénix,
      fournit bien, en deux parties, tous les traits de cette
      comparaison; mais Sannazar les a réunis le premier.]

Mais le Tasse, dans ses comparaisons, n'imite pas toujours; quelquefois
il invente, il peint d'original, et les rapports qu'il saisit entre les
objets ne sont pas moins ingénieux, ni sa manière de les rendre moins
heureuse et moins poétique. Herminie, couverte des armes de Clorinde,
approche du camp des chrétiens pendant la nuit; et l'on sait quel tendre
intérêt l'y attire[601]; le chef d'une garde avancée l'aperçoit, la
prend pour Clorinde qui avait tué son père sous ses yeux; il lui lance
un trait, en criant: tu es morte! et se met à sa poursuite. C'est «une
biche altérée qui vient chercher une eau claire et vive aux lieux où
elle voit couler, soit une source des fentes d'un rocher, soit un fleuve
entre des rives fleuries; si elle rencontre des chiens, à l'instant où
elle croit que les ondes et l'ombrage vont rafraîchir son corps
fatigué, elle se retourne, prend la fuite, et la peur lui fait oublier
la lassitude et la chaleur[602].»

      [Note 601: Tancrède qu'elle aime a été grièvement blessé dans
      son combat avec Argant; elle veut se rendre auprès de lui, et
      employer à le guérir cette science de la vertu des plantes qui,
      dans l'Orient, faisait partie de l'éducation des filles de rois.]

      [Note 602: C. VI, st. 109.]

Une sédition a éclaté dans le camp; Godefroy se montre d'un air calme et
sévère au milieu du tumulte, et fait arrêter cet Argillan qui l'avait
excité; sa fermeté impose aux plus séditieux; le soldat menaçant dépose
ses armes et rentre dans le devoir. C'est «un lion qui, secouant sa
crinière, poussait de féroces et superbes rugissements; s'il aperçoit le
maître qui dompta sa férocité naturelle, il souffre le poids honteux des
chaînes, craint les menaces, obéit à ce dur empire; et ni sa longue
crinière ni ses énormes dents, ni ses griffes, armes si redoutables et
si fortes, ne lui rendent sa fierté[603].»

Dans l'assaut nocturne que Soliman livre au camp des chrétiens, il
réussit d'abord et en fait un grand carnage; Godefroy averti marche à sa
rencontre avec peu de soldats, mais ce nombre s'accroît sans cesse, sa
troupe se grossit, et lorsqu'il arrive au lieu où le fier Soliman exerce
tant de ravages, il est en état de l'attaquer. «Tel descendant du mont
où il prend naissance, humble d'abord, le Pô ne remplit pas l'étroit
espace de son lit, mais à mesure qu'il s'éloigne de sa source, il
s'accroît de plus en plus; son orgueil augmente avec ses forces; il
élève enfin, comme un taureau superbe, sa tête au-dessus des digues
qu'il renverse, inonde en vainqueur les champs d'alentour, fait refluer
l'Adriatique, et semble porter la guerre au lieu d'un tribut à la
mer[604].»

      [Note 603: C. VIII, st. 83.]

      [Note 604: C. IX, st. 46.]

Lorsque Tancrède ose tenter l'aventure de la forêt enchantée, supérieur
à tous les dangers, à toutes les craintes, il est arrêté par la voix de
Clorinde qui paraît sortir du tronc d'un arbre qu'il allait couper;
cette voix plaintive implore sa pitié. «Tel qu'un malade qui voit en
songe un dragon ou une énorme chimère environnée de flammes, soupçonne
et s'aperçoit même en partie que c'est un fantôme, et non un objet réel;
il s'efforce pourtant de fuir, tant il est épouvanté de cette horrible
apparence; tel le timide amant ne croit pas entièrement cette illusion
étrangère; et cependant il la redoute, et se voit contraint de
céder[605].» Un poëte qui crée, dans des genres différents, de si belles
comparaisons, peut se dispenser d'imiter, et est lui-même un excellent
modèle.

      [Note 605: C. XIII, st. 44.]

Le penchant du Tasse à l'imitation venait de l'étendue de ses lectures,
de l'étude assidue qu'il faisait des anciens, de la richesse et de la
capacité de sa mémoire. Dans le tissu général de ses récits et de son
style, vous trouvez à chaque instant des passages qui prouvent combien
elle était prompte et fidèle. Ses créations même les plus originales
sont quelquefois pleines de souvenirs. Au lieu d'en multiplier les
exemples, je choisirai les plus frappants.

Dans le conseil infernal qui ouvre avec tant de vigueur son quatrième
chant, il imite Vida[606] et le surpasse; quand les premiers traits sont
fournis à un génie tel que le sien, il faudrait, pour n'en être pas
effacé, avoir eu un génie égal; et quoique Vida fût un très-bon poëte,
ce degré de génie, il ne l'avait pas. Une belle octave déjà existante
dans la langue du Tasse, lui a fourni les moyens imitatifs de celle qui
porte à nos oreilles le sourd retentissement de la trompette
infernale[607]; et Claudien même dans son enlèvement de Proserpine,
avait dessiné quelques traits du chef de cet horrible conseil[608].


      [Note 606: _Christiados_, l. 1, v. 135 et seq.]

      [Note 607: J'ai déjà fait observer, t. III, p. 524, cet
      emprunt des rimes _tartarea tromba_, _piomba_, _rimbomba_, fait
      par le Tasse à Politien, dans l'une de ses stances sur la joute de
      Julien de Médicis; Politien lui-même paraît s'être souvenu dans
      cette stance du beau sonnet de Pétrarque:

        _Giunto Alessandro a la famosa tomba_, etc.

      Mais les mêmes rimes _tromba_ et _rimbomba_, qui viennent ensuite,
      n'ont pas la même intention imitative; elles l'ont dans ces deux
      vers du _Morgante maggiore_, quoique ce soit en parlant de
      Saint-Paul:

        _E fatto è or della fede una tromba,
        Laqual per tutto risuona e rimbomba_. (C. I, st. 58.)

      On trouve dans le même poëme:

        _Non senti tu, Orlando, in quella tomba
        Quelle parole che colui rimbomba_. (C. II, st. 30.)

      Et dans la seconde satire d'_Ercole Bentivoglio_, composée en
      1530, mais publiée pour la première fois en 1560:

          _Saggio chi stassi dove non rimbomba
          D'archibuggio lo strepito nojoso,
        Nè suon orribil d'importuna trompa_,
        _Nè, di tamburo il sonno caccia a lui,
        Nè teme ador ador l'oscura tomba_.]

      [Note 608:

          _Siede Pluton nel mezzo e con la destra
          Sostien lo scettro ruvido e pesante_. (St. 6.)

        _Ipse rudi fultus solio, nigraque verendus
        Majestate sedet, squallent immania fœdo
        Sceptra situ_. (Claudien, _de Rapt. Pros._, l. I. )

          _Orrida maestà nel fiero aspetto
          Terrore accresce_. (St. 7.)

              _Et dirœ riget inclementia formœ.
          Terrorem dolor augebat_. (_Ub. supr._)]

Le grand caractère d'Argant appartient au Tasse, mais souvent lorsqu'il
agit et lorsqu'il parle, on y reconnaît de ces emprunts qui ne semblent
pas conseillés par le besoin, mais par un noble esprit de rivalité. Dès
le début, cet acte si expressif et si terrible du farouche Circassien
qui plie le pan de sa robe, donne à choisir la paix ou la guerre, et sur
le cri de guerre qui s'élève parmi les chrétiens, déroule ce pli, secoue
sa robe et déclare une guerre à mort[609], a sûrement été fourni au
Tasse par Silius Italicus, qui nous peint Fabius déclarant, par un geste
pareil, la guerre au sénat de Carthage, comme s'il eût, dit le poëte,
tenu renfermés dans son sein des soldats et des armes[610].

      [Note 609: C. II, st. 89, 90 et 91.]

      [Note 610:

        _Non ultra patiens Fabius texisse dolorem,
        Concilium exposcit properè, patribusque vocatis,
        Bellum se gestare sinu pacemque profatus,
        Quid sedeat legere, ambiguis neu fallere dictis
        Imperat; ac sævo neutrum renuente senatu,
        Ceu clausas acies gremioque effunderet arma,
        Accipite infaustum Libyæ, eventuque priori
        Par, inquit, bellum; et laxos effundit amictus_.
                    (_Punicorum_, l. II, v. 382.)]

Soliman et Argant sont rivaux de gloire; le moment est venu qui doit
décider entre eux du prix de la valeur. Les chrétiens livrent un assaut
terrible; mais Godefroy est blessé, la victoire leur échappe; il s'agit
d'achever leur défaite et de les repousser dans leur camp. Argant
provoque son rival[611]; ils sortent ensemble des murs, se précipitent
sur les rangs ennemis, et en font à l'envi un grand carnage. Ce n'est
plus la poésie, c'est l'histoire qui s'est présentée ici à la mémoire du
Tasse: les Commentaires de César lui ont offert deux centurions
romains[612], également émules de courage, sortant aussi de leur camp
assiégé par les Gaulois, se provoquant par des expressions toutes
semblables[613], et voulant décider leurs querelles par les ravages
qu'ils vont faire et les périls qu'ils vont braver.

      [Note 611:

        Solimano, ecco il loco ed ecco l'ora
        Che del nostro valor giudice fia.
        Che cessi? ò di che temi? or costà fuora
        Cerchi il pregio sovran chi più'l desia.
                    (C. XI, st. 63.)]

      [Note 612: Pulfion et Varenus.]

      [Note 613: _Quid dubitas, inquit, Varene? aut quem locum
      probandæ virtutis tuæ expectas? Hic dies de controversiis nostris
      judicabit._ (_De Bello Gallico_, l. V.)]

La nuit suivante, Clorinde est jalouse à son tour des exploits de ces
deux guerriers[614]; elle veut égaler leur gloire. Dans la retraite
précipitée des chrétiens, une de leur machines de siége, trop
endommagée, n'a pu les suivre; elle s'est arrêtée dans la campagne; des
troupes restent à sa garde; on en voit briller les feux. Clorinde veut
sortir, le fer et la flamme à la main, disperser les gardes et brûler la
machine de guerre. Elle confie ce projet au fier Argant, et le prie, si
elle succombe dans son entreprise, de prendre soin des femmes qui lui
sont attachées, et du vieil eunuque Arsète qui lui a servi de père.
Argant s'enflamme à ce discours et veut partager avec Clorinde ce
nouveau danger. Ils vont demander la permission du roi pour cette
expédition nocturne. Aladin lève les mains au ciel, le bénit et se
promet une heureuse fin de la guerre, puisque la cause du Prophète a
encore de tels défenseurs. Rien ne paraît ressembler moins que Clorinde
et Argant à Nisus et à Euriale, et pourtant jusqu'ici tout ressemble à
la célèbre aventure de ces deux amis[615], le projet, les discours, la
démarche auprès du roi, et le transport de joie et d'espérance dont le
vieux monarque est saisi; souvent les expressions sont les mêmes, et les
vers sont traduits par les vers[616].

      [Note 614: C. XII, st. 3 et suiv.]

      [Note 615: _Æneid._, l. IX.]

      [Note 616: Comparez les stances 5 à 11 de ce chant du Tasse,
      avec les vers 184 à 254 du neuvième livre de Virgile.]

La suite de cette belle scène offre une imitation d'un autre genre.
Clorinde, avant de partir, a un entretien avec son vieux gouverneur
Arsète. Il veut la détourner de son dessein; il lui raconte des choses
étranges d'elle-même, de sa naissance et de sa mère[617]. Femme du roi
d'Éthiopie, et noire comme lui, mais cependant aussi belle que sage,
elle l'avait mise au monde blanche comme un lis, parce que, sur le mur
de sa chambre, était peinte une Vierge au visage blanc et vermeil
délivrée d'un horrible dragon par un cavalier, et que la reine, qui
était chrétienne, priait souvent au pied de cette image. Craignant que
la couleur de son enfant ne fit soupçonner sa vertu[618], elle en avait
fait présenter un autre au roi, et avait confié sa fille à Arsète qui
l'emporta loin du palais, et ne l'a point quittée depuis. Cette fois
c'est dans un roman grec, dans les _Éthiopiques_ d'Héliodore, ou _les
Amours de Théagêne et de Chariclée_ que le Tasse a puisé; il y a pris
tout ce commencement de l'histoire de Clorinde. Dans ce roman, une reine
d'Éthiopie au teint noir, accouche de la blanche Chariclée, pour avoir
regardé trop fixement, non pas en faisant sa prière, mais dans un autre
moment[619], un grand tableau de Persée et d'Andromède, dont sa chambre
était ornée; et elle fait, par la même crainte, exposer aussi son
enfant.

      [Note 617: C. XII, st. 21 et suiv.]

      [Note 618: Cela n'est pas exprimé aussi simplement dans le
      texte. Voyez ci-dessus, p. 372 et 373.]

      [Note 619: «Mais vous ayant enfantée blanche (dit cette reine
      elle-même dans un écrit adressé à sa fille), qui est couleur
      estrange aux Éthiopiens, j'en cognu bien la cause, que c'estoit
      pour avoir eu tout droit devant mes yeux, lorsque votre père
      m'embrassoit, la pourtraiture d'Androméda toute nue... qui fut la
      cause que vous fustes sur-le-champ conceue et formée, à la
      malheure, toute semblable à elle, etc. (_Ethiop._, l. IV,
      traduction d'Amiot.)]

Enfin il est peu de récits et de descriptions du Tasse, où l'on ne
trouve des imitations pareilles; mais l'une de ses plus belles et de ses
plus riches descriptions peut être examinée sous d'autres rapports;
c'est celle des jardins magiques d'Armide; ajoutons-y celle de sa
personne, ou son portrait. On y trouve à la fois, et les preuves les
plus brillantes de son talent descriptif, et de nouveaux exemples
d'imitations, presque toujours heureuses, des anciens, et, il faut
aussi en convenir, un assez grand nombre de ces traits qui sortent du
naturel, pour tomber dans l'affectation ou dans la recherche; et enfin
un sujet de comparaison entre l'Arioste et le Tasse, plus évident et
plus facile que n'en peut offrir aucune autre partie de leurs poëmes.
Quelque dangereuse que cette lutte dût lui paraître, le génie du Tasse
n'en fut point effrayé, mais, sans compter le tour habituel de son
esprit, qui le portait, malgré sa grandeur, à la subtilité et à l'excès,
le désir d'éviter des ressemblances avec un tableau peint largement et
de fantaisie, et de produire des effets encore plus piquants, fut sans
doute pour quelque chose dans ces traits que l'on est obligé d'y
reprendre. Rapprochons l'une de l'autre ces deux descriptions
célèbres[620]. Ce parallèle, que deux rivaux si souvent comparés peuvent
soutenir également, en nous faisant mieux sentir les perfections de
chacun, nous engagera de plus en plus, au lieu de les préférer l'un à
l'autre, à les admirer tous les deux.

La description de l'île d'Alcine dans le _Roland furieux_[621] est
imprévue; rien ne l'annonce, rien n'y prépare. C'est par la route des
airs que l'Hippogryphe conduit Roger dans cette île; il s'abat doucement
et l'y dépose, après un long trajet fait sous un ciel brûlant. «Des
plaines cultivées, de douces collines, de claires eaux, des rives
ombragées, de molles prairies, d'agréables bosquets de lauriers, de
palmiers et de myrtes charmants; des citronniers et des orangers chargés
de fruits et de fleurs, entrelacés en mille formes qui disputent de
beauté, offrent sous leurs épais ombrages un asyle contre les brûlantes
chaleurs des jours d'été. Voltigeant en sûreté sur les rameaux, les
rossignols ne cessent de faire entendre leurs chants. Entre les roses
pourprées, et les lis d'une blancheur éclatante, dont un tiède zéphyr
entretient toujours la fraîcheur, on voit les lièvres et les lapins
errer en assurance; et les cerfs lever hardiment leur front superbe,
sans craindre que personne vienne leur ôter la vie ou la liberté, tandis
qu'ils paissent l'herbe, ou qu'ils reposent en ruminant; et sauter
légèrement les daims et les lestes chevreuils qui sont en abondance dans
ces beaux lieux.»

      [Note 620: J'ai prévenu, t. IV, p. 497, que je réservais pour
      ce rapprochement la description des jardins d'Alcine.]

      [Note 621: C. VI, st. 20 et suiv.]

Roger descend de l'Hippogryphe qu'il attache au pied d'un myrte. Il
s'approche d'une fontaine environnée de cèdres et de palmiers, dépose
son bouclier, ôte son casque et ensuite toute son armure qui l'accablait
de chaleur. «Il tourne son visage tantôt vers la mer, et tantôt vers la
montagne, au souffle doux et frais de zéphirs qui font trembler avec un
agréable murmure les hautes cimes des hêtres et des sapins. Tantôt il
baigne dans cette onde fraîche et claire ses lèvres desséchées, tantôt
il y plonge ses mains pour faire sortir de ses veines le feu que le
poids de sa cuirasse y avait allumé[622].»

      [Note 622: St. 25.]

Ici la description est interrompue par la rencontre d'Astolphe qui se
trouve enfermé dans le myrte où l'Hippogryphe est attaché. Il raconte à
Roger comment il était tombé dans les piéges d'Alcine, comment il
l'avait aimée et avait été aimé d'elle, comment enfin elle l'avait
métamorphosé, selon son usage de changer en arbres, en fontaines, en
rochers ou en bêtes les amants qu'elle a tenus dans ses filets[623]. Du
sein de son arbre, d'où il ne peut sortir, il instruit Roger des moyens
d'arriver chez la sage Logistille, sans entrer dans les états de sa
méchante sœur; mais cette instruction est inutile; des obstacles se
présentent, des embûches sont dressées; attaqué par des monstres hideux,
Roger se voit secouru par deux belles nymphes, montées sur des licornes
d'une éclatante blancheur. Elle le font entrer par une porte d'or,
recouverte de perles et des pierres les plus précieuses de l'Orient. De
jeunes filles charmantes, mais qui le seraient peut-être davantage si
elles étaient plus réservées, invitent Roger par leurs caresses à se
laisser conduire dans ce paradis[624]. «On peut bien nommer ainsi, dit
le poëte, un lieu où je crois que naquit l'Amour; on n'y est jamais
occupé que de danses et de jeux; toutes les heures s'y passent en fêtes.
Les pensées graves n'y peuvent avoir accès; on n'y connaît ni
incommodité ni disette, et l'Abondance y règne toujours avec sa corne
toute remplie.

      [Note 623: Ci-dessus, t. IV, p. 396.]

      [Note 624: St. 72.]

«Dans ce lieu, où il semble que le gracieux Avril, au front serein et
joyeux, rit sans cesse, de jeunes gens et de jeunes femmes sont réunis;
l'un, près d'une fontaine, fait entendre des chants pleins de douceur et
de volupté; l'autre, à l'ombre d'un arbre ou d'une colline, joue, danse,
ou prend d'autres nobles amusements; un autre enfin, loin de la troupe,
découvre à un ami fidèle ses tourments amoureux. Les jeunes amours
volent en se jouant sur les cimes des pins et des lauriers, des hêtres
sourcilleux et des sapins à l'écorce hérissée; les uns se réjouissent de
leurs victoires, les autres s'exercent à percer les cœurs de leurs
flèches ou à tendre leurs filets. Celui-ci trempe ses traits dans un
ruisseau qui coule à ses pieds, celui-là les aiguise sur une pierre qui
tourne avec agilité[625].»

      [Note 625: St. 75.]

Nouvelle interruption, pour mettre en scène la cruelle Ériphile, espèce
de géante ou de monstre allégorique qu'il faut vaincre et terrasser
avant d'entrer dans le palais[626]. Cette victoire remportée, Roger ne
trouve plus d'obstacles; la belle Alcine vient au-devant de lui,
entourée d'une nombreuse cour; il reçoit d'elle et de son cortége
l'accueil et les honneurs qu'on aurait pu offrir à un dieu. Cette cour
est toute brillante de jeunesse et de beauté; mais Alcine l'emporte sur
tout le reste, comme le soleil sur tous les astres des cieux. L'Arioste
qui a été sobre, quoique riche, dans la description du séjour de cette
fée, est prodigue dans son portrait, et n'y emploie pas moins de six
octaves. Il n'a rien oublié de toutes les parties de sa personne, mieux
faite, dit-il, que tout ce que d'habiles peintres peuvent inventer de
mieux[627].

      [Note 626: C. VII.]

      [Note 627: St. 11 et suiv.]

«Sa chevelure blonde est longue et bouclée, et il n'y a point d'or qui
ait plus de brillant et plus d'éclat. La couleur de ses joues délicates
est un mélange de roses et de lys; son front riant et d'une mesure
parfaite, est de l'ivoire le plus pur. Sous deux arcs noirs et déliés,
sont deux yeux noirs, ou plutôt deux brillants soleils; leurs regards
sont pleins de tendresse, leurs mouvements lents et doux; il semble que
l'Amour joue et voltige tout autour, que de-là il lance toutes les
flèches de son carquois, et qu'il enlève les cœurs. Le nez qui partage
également ce beau visage n'a pas un défaut que l'envie puisse lui
reprocher. Au-dessous, comme entre deux petites vallées, la bouche est
colorée d'un cinabre naturel; là, sont deux rangs de perles les plus
précieuses, que des lèvres charmantes renferment et découvrent
doucement; de-là, sortent des paroles caressantes qui adouciraient le
cœur le plus sauvage et le plus dur; là, se forme un doux souris qui
ouvre à son gré le paradis sur la terre.

«Son cou est blanc comme de la neige et son sein comme du lait; le cou
est rond, le sein large et relevé. Deux pommes à peine mûres (_acerbe_)
et faites d'ivoire, vont et viennent comme l'onde au bord du rivage,
quand un zéphyr agréable agite la mer. Argus même ne pourrait voir les
autres parties; mais on peut bien juger que ce qui est caché, répond à
ce qu'on voit paraître. Ses bras sont d'une juste proportion, et l'on
aperçoit souvent sa main blanche, un peu longue, mais étroite, où l'on
ne voit se former aucun nœud ni s'élever aucune veine.» Le peintre
n'oublie point, au bas de ce qu'il nomme cette auguste personne,
quoiqu'il n'y ait dans tout cela rien de très-auguste, un pied court,
sec et rondelet; et l'on ne sait trop à propos de quoi il termine tout
ce portrait d'un objet qui n'est point du tout angélique, par deux vers
qui sembleraient avoir été transportés d'ailleurs, tant ils ont peu de
rapport à ce qui précède. «Des traits angéliques et nés dans le ciel ne
se peuvent cacher sous aucun voile[628].»

      [Note 628:

        _Gli angelici sembianti nati in cielo
        Non si ponno celar sotto alcun velo._ (St. 15.)]

Alcine enfin a un piége tendu dans toutes les parties d'elle-même, soit
qu'elle parle, qu'elle rie, qu'elle chante, ou qu'elle fasse quelques
pas. Il n'est pas étonnant que Roger qui en est si bien reçu, s'y laisse
prendre. Pour achever de le séduire, les plaisirs de la table ne sont
point oubliés. «A cette table, des cithares, des harpes, des lyres et
d'autres délicieux instruments faisaient retentir l'air d'alentour d'une
douce harmonie et de mélodieux accords; il n'y manquait ni des voix,
habiles à chanter les jouissances et les souffrances de l'amour, ni des
poëtes, qui représentaient dans leurs inventions les plus agréables
fantaisies.» De petits jeux succèdent à la bonne chère; enfin Roger est
conduit dans les appartements secrets, où Alcine vient l'enivrer de
toutes les délices de l'amour; et l'Arioste ne se refuse aucun détail de
leurs plaisirs[629]. Il peint ensuite l'emploi que ces deux amants
faisaient de leurs journées. «Souvent à table, toujours en fêtes, les
joutes, la lutte, le théâtre, le bain, la danse les amusent tour-à-tour.
Tantôt près des fontaines, à l'ombre des coteaux, ils lisent les propos
amoureux des anciens; tantôt dans les vallées couvertes d'ombre, et sur
les riantes collines, ils poursuivent les lièvres timides; tantôt suivis
de chiens rusés, ils font sortir avec bruit les faisans des chaumes et
des buissons; tantôt ils tendent aux grives, ou des lacets, ou de
souples gluaux, sur des genévriers odorants; et tantôt enfin, avec des
hameçons armés d'un appât, ou avec des filets, ils troublent les
poissons dans leur doux et secret asyle.»

      [Note 629: St. 27, 28 et 29.]

C'est dans ce délicieux séjour que la sage Mélisse, cachée sous la
figure d'Atlant, va chercher Roger pour le faire rougir de son repos, et
le rendre à Bradamante et à la gloire[630]. Elle le trouve seul, au
moment où Alcine venait de le quitter, ce qu'elle faisait rarement. Il
goûtait la fraîcheur et la sérénité du matin, le long d'un clair
ruisseau, qui descendait d'une colline vers un petit lac limpide et d'un
agréable aspect. Ses vêtements pleins de mollesse et de délices,
respiraient la nonchalance et la volupté. Alcine, d'une main adroite, en
avait ourdi le tissu de soie et d'or. Un brillant collier des pierres
les plus riches descendait de son cou jusqu'au milieu de sa poitrine; un
cercle d'or poli entourait chacun de ses bras, qui avaient été ceux d'un
héros; un fil d'or en forme d'anneau lui avaient percé les deux
oreilles, d'où pendaient deux grosses perles, telles que les Arabes ni
les Indiens n'en possédèrent jamais. Ses cheveux bouclés étaient
humectés des parfums les plus rares et les plus précieux; tous ses
gestes exprimaient l'amour, comme s'il eût été habitué à servir des
femmes dans la délicieuse Valence; il n'y avait plus en lui de sain que
le nom; tout le reste était corrompu et plus que flétri[631].»

      [Note 630: St. 51 et suiv.]

      [Note 631:

        _Non era in lui di sano altro che'l nome;
        Corrotto tutto il resto, e più che mezzo._ (St. 55.)]

Surpris dans cette indigne parure, l'aspect seul de son ancien
gouverneur, du sage magicien Atlant le fait rougir; le discours noble et
sévère qu'il entend, lui rend déjà tout son courage; l'anneau qu'Atlant,
ou plutôt que Mélisse qui en a pris l'apparence lui met au doigt, fait
le reste et achève le désenchantement; il reprend ses armes, il suit son
guide et s'éloigne à grands pas. Alcine redevenue à ses yeux telle
qu'elle est, vieille, décrépite, objet de dégoût et d'horreur, ne peut
employer pour le retenir que la force; elle le fait poursuivre par ses
troupes, et monte elle-même sur sa flotte, mais inutilement[632]. La
fuite de Roger, son arrivée chez Logistille et tout le reste de cette
allégorie ingénieuse et morale n'ont plus aucun rapport avec l'objet qui
m'a fait revenir sur le poëme de l'Arioste; retournons maintenant à
celui du Tasse.

      [Note 632: C. VIII.]

La description des jardins d'Armide est préparée par d'autres
descriptions; les deux chevaliers, chargés par Godefroy d'aller chercher
Renaud, apprennent d'un magicien, ami des chrétiens, comment ce héros
est tombé au pouvoir d'Armide. Ce récit, malgré ses défauts[633], est un
morceau charmant de poésie descriptive. Renaud arrive sur le fleuve
Oronte[634], à l'endroit où un bras de ce fleuve forme une île et se
rejoint ensuite à son lit. Une inscription qui lui promet dans cette île
des merveilles que le reste de l'univers ne lui offrirait pas, l'engage
à y passer dans une petite barque, seul et sans ses écuyers. «Il arrive;
ses regards curieux se portent avidement tout alentour, et il ne voit
rien que des grottes, des eaux, des fleurs, des arbres et des gazons; il
est prêt à croire qu'on s'est joué de lui; mais ce lieu est si agréable,
il y trouve tant d'attrait qu'il s'arrête. Il désarme son front et le
rafraîchit à la douce haleine d'un vent paisible[635].» Il s'endort aux
chants d'une syrène qui s'élève du sein des eaux[636]; Armide vient; son
bras, armé par la vengeance, est bientôt désarmé par l'amour; elle
enlève Renaud endormi, le place sur un char, et traverse avec lui les
airs.

      [Note 633: Le défaut principal de cette narration est qu'elle
      est mise dans la bouche d'un personnage qui ôte à une grande
      partie des détails toute vraisemblance. Voyez ci-dessus, p. 354 et
      suiv.]

      [Note 634: C. XIV, st. 57.]

      [Note 635: Comme Roger, en arrivant dans l'île d'Alcine.]

      [Note 636: Voyez ci-dessus, p. 354.]

Quand les deux chevaliers chrétiens ont reçu des instructions sur la
route qu'ils doivent suivre pour trouver l'île où elle le retient dans
les délices[637], et sur les moyens qu'ils doivent employer pour rompre
le charme et délivrer le héros; lorsqu'après une navigation qui donne
lieu à des descriptions géographiques et à d'autres ornements riches et
variés, ils sont parvenus à l'une des îles fortunées où Armide a établi
son séjour, et qu'en gravissant la montagne dont son palais et ses
jardins occupent le sommet, ils ont vaincu les monstres qui leur en
disputaient l'accès, et les obstacles plus doux que leur ont opposés des
nymphes charmantes, ils pénètrent enfin dans cet immense et magnifique
palais, dont la forme est ronde et l'architecture admirable[638].

      [Note 637: C. XV.]

      [Note 638: C. XVI.]

Les jardins en occupent le centre, et l'on ne peut y pénétrer qu'à
travers un labyrinthe embarrassé de mille détours. Ce labyrinthe
rappelle à l'imagination du Tasse celui de Crète, et une comparaison
d'Ovide, qui imitait pour le moins aussi souvent que Virgile. «Tel que
le Méandre se joue entre des rives obliques et incertaines, et dans son
double cours, tantôt descend et tantôt remonte, il tourne une partie de
ses eaux vers la mer; et tandis qu'il vient, il se rencontre qui
retourne[639]:» tels, et plus inextricables encore, sont les détours de
ce labyrinthe, mais les deux chevaliers ont appris le secret de les
franchir. En empruntant ce qu'il y a d'ingénieux dans cette comparaison,
le Tasse y a pris de même ce qu'il y a de précieux et d'affecté[640]; il
n'avait point, il faut l'avouer, dans son propre génie de quoi se
garantir des séductions de celui d'Ovide; nous allons le voir encore s'y
laisser trop facilement entraîner.

      [Note 639: St. 8. C'est la traduction presque littérale, mais
      bien inférieure pour le style, de ces quatre vers des
      _Métamorphoses_:

        _Non secus ac liquidus Phrygiis Mæandrus in arvis
        Ludit; et ambiguo lapsu refluitque, fluitque:
        Occurrensque sibi venturas adspicit undas:
        Et nunc ad fontes, nunc ad mare versus apertum
        Incertas exercet aquas._ (Lib. VIII, v. 162.)]

        [Note 640: Surtout ce vers:

        _E mentre ei vien, se che ritorna, affronta._]

Sortis enfin des sinuosités du labyrinthe, les chevaliers voient se
développer devant eux l'aspect riant de ce beau jardin[641]. «Il leur
offre en un seul point de vue, des eaux dormantes, de mobiles et clairs
ruisseaux, des fleurs et des plantes variées, des gazons émaillés, des
coteaux éclairés du soleil, et des vallons couverts d'ombrages, et des
grottes et des forêts; et ce qui ajoute encore au prix et à la beauté de
ces ouvrages, c'est que l'art qui fait tout, est partout caché. Vous
croiriez, tant la négligence et la culture sont agréablement mélangées,
qu'il n'y a de naturel que les sites et les ornements. Il semble que
c'est un art de la nature qui prend plaisir à imiter, en se jouant, son
imitateur[642]. L'air est lui-même un effet de cet art magique, air doux
qui rend les arbres toujours fleuris; avec des fleurs éternelles, le
fruit dure éternellement, et tandis que l'une éclot, l'autre mûrit. Sur
le même tronc et entre les mêmes feuilles, la figue vieillit sur la
figue naissante; le nouveau fruit et l'ancien pendent à la même branche,
couverts de leurs écorces, l'une verte et l'autre dorée. Dans la partie
du jardin la plus exposée au soleil, la vigne tortueuse élève en rampant
le luxe de ses rameaux; couverte de bourgeons, elle porte ici des
grappes encore en fleurs, et là des grappes chargées d'or, de rubis, et
déjà même de nectar.»

      [Note 641: St. 9.]

      [Note 642:

        _Arte laboratum nullâ, simulaverat artem
        Ingenio natura suo_. (Ovide, _Métam._, l. III, v. 158.)

      Et ailleurs: _Naturœ ludentis opus_.]

On trouve ici un coin du jardin d'Alcinoüs[643] transplanté dans celui
d'Armide; et il est vrai que dans cette description, Homère, plus
naturel, n'est pas moins brillant qu'Ovide. Mais c'est par Ovide que le
Tasse est inspiré dans la peinture suivante, quoiqu'il ne le traduise
pas; il va même plus loin que lui. «De jolis oiseaux, sous les
feuillages verts, accordent à l'envi leurs chants folâtres. Le Zéphyr
murmure et fait gazouiller les feuilles et les ondes, en les agitant
diversement. Quand les oiseaux se taisent, le Zéphyr répond à haute
voix, quand les oiseaux chantent, il émeut plus doucement le feuillage.
Soit hazard, soit artifice, le Zéphyr harmonieux, tantôt accompagne
leurs airs et tantôt se fait entendre à leur place[644].» Parmi tous ces
oiseaux, le poëte en choisit un plus extraordinaire que les autres; il
le décrit avec une complaisance particulière, et lui fait chanter, en
deux stances ou octaves, une très-jolie morale d'amour. Voltaire,
admirateur du Tasse, s'est contenté de ranger parmi les excès
d'imagination dont il faut bien convenir quand on n'a pas renoncé au bon
sens et au bon goût, ce perroquet qui chante des chansons de sa propre
composition[645]. Galilée a été plus sévère; c'est même un des endroits
de sa critique où il est le moins poli et le plus dur[646]. Nous nous
bornerons à mettre, et ce duo dialogué entre le Zéphyr et les oiseaux,
et surtout cet oiseau poëte et improvisateur, au nombre des ornements
superflus dont le Tasse a trop souvent chargé ses descriptions.

      [Note 643: _Odyss._, l. VII, v. 114 et suiv.]

      [Note 644: Galilée appelle nettement, dans ses
      _Considérations_, cette musique à deux voix, une sotte gamme (_una
      zolfa sciocca_), p. 208.]

      [Note 645: _Essai sur la poésie épique_, ch. VII.]

      [Note 646: Il traite cette description de pédantesque, et
      apostrophant le Tasse: «Vous ne savez pas peindre, lui dit-il;
      vous ne savez manier ni les couleurs, ni les pinceaux; vous ne
      savez point dessiner, vous ne savez point du tout ce métier là.»
      (P. 209.)]

On ne peut disconvenir que celle de l'Arioste ne soit ici plus naturelle
et plus franche; elle est même plus riche; il a fait de l'île d'Alcine
un véritable lieu de plaisir. Le plus beau site, les sociétés les plus
enjouées, la table, les doux concerts, les amusements de toute espèce y
séduisent à la fois tous les sens. La peinture physique de l'île, ou si
l'on veut, le fond du paysage, quoique de pure fantaisie, paraît être
d'après nature. Ce que le poëte a vu ou pu voir, et l'empreinte que son
imagination en a gardée, composent tout son tableau. Celui du Tasse,
tout ingénieux et tout brillant qu'il est, n'est point fait de source,
et il a moins pris dans la nature que dans les tableaux d'autres
peintres ce qu'il y a de plus beau dans le sien. Mais il prend à son
tour l'avantage dans le portrait d'Armide, malgré les défauts qu'il est
aisé d'y remarquer.

L'Arioste, il est vrai, n'a eu pour objet qu'une allégorie morale. Sa
jeune Alcine est une espèce de fantôme de beauté, qui cache ce que le
vice et la vieillesse réunis ont de plus dégoûtant et de plus hideux.
Elle est là, dans son île, attendant chaque nouvelle proie que son art y
attire ou que le hasard y conduit. Roger vient après une longue suite
d'amants, qui n'ont, comme lui, embrassé qu'une ombre; il a une autre
passion dans le cœur, et ne doit tomber que dans une erreur passagère.
Il suffit que la sagesse lui ouvre un instant les veux, et qu'il voye
une seule fois, sous ces apparences menteuses de jeunesse, d'embonpoint
et de fraîcheur, l'effroyable réalité, pour que le charme cesse et ne
puisse plus revenir. Le lecteur reçoit la même impression; tout le soin
que l'Arioste a pris de décrire si exactement et si bien la personne
extérieure d'Alcine, ne peut que lui faire dire: J'y aurais été pris
comme Roger; mais il n'éprouve réellement et ne doit éprouver aucune
illusion, ni surtout aucun intérêt; le but serait manqué et l'art du
poëte en défaut, si l'on s'intéressait le moins du monde à cette Alcine.

Armide, au contraire, faite pour inspirer à un jeune héros la première
passion d'amour qu'il ait sentie, doit réunir tout ce qu'il y a de plus
séduisant dans la fleur de la jeunesse et dans le premier éclat de la
beauté. C'est une ennemie qui a troublé et affaibli l'armée chrétienne,
qui en a voulu immoler le plus ferme appui; il faut qu'elle soit punie;
mais comment? En éprouvant elle-même une passion que son cœur ignorait
encore; il faut qu'après avoir enchaîné dans ses bras celui qu'elle
haïssait tant, et qu'elle adore, elle le voye s'en échapper; il faut
aussi qu'en la quittant il la voie toujours telle qu'elle est, armée de
tous ses charmes, de tous ses artifices, et en même temps de toutes les
séductions d'un véritable amour et d'une douleur vraie et profonde, afin
qu'il ait plus de mérite à revenir à la sagesse et à la gloire. Tout ce
qu'il fallait que fût un tel personnage, Armide l'est réellement; c'est
une des créations les plus originales, les plus fortes et les plus
heureuses de la Muse épique.

Ce n'est pas au moment où elle tient Renaud dans son île, et où sa
beauté ne pourrait agir que sur lui, que le Tasse a voulu la décrire,
c'est lorsqu'elle a paru pour la première fois, et que sa vue seule a
porté le trouble dans l'armée chrétienne tout entière[647]. Elle arrive
au camp avec le projet de séduire, s'il est possible, Godefroy lui-même,
et de le détourner de son entreprise; si non, de s'emparer au moins des
principaux chefs, de les attirer loin de l'armée et de les charger de
fers. Elle entre dans l'enceinte où les Francs ont dressé leurs
tentes[648]. A l'aspect de cette beauté nouvelle naît un murmure confus;
tous les regards se fixent sur elle, comme lorsqu'une comète ou une
étoile inconnue brille en plein jour dans les cieux. Tous s'avancent
pour savoir quelle est et d'où vient cette belle étrangère.

      [Note 647: C. IV.]

      [Note 648: St. 28 et suiv.]

«Argos, ni Chypre, ni Délos ne virent jamais de formes si élégantes,
tant d'éclat et tant de beauté. Sa chevelure dorée, tantôt paraît au
travers du voile blanc qui l'enveloppe, et tantôt se montre à découvert.
Ainsi, quand le ciel reprend sa sérénité, tantôt le soleil se laisse
voir dans un nuage transparent, tantôt, sortant de la nue et répandant
alentour ses rayons les plus brillants, il redouble l'éclat du jour. Le
vent fait de nouvelles boucles de ses cheveux flottants, que la nature
elle-même partage en boucles ondoyantes. Son regard avare et renfermé en
lui-même, cache les trésors de l'amour et les siens. La douce couleur
des roses répandue sur ce beau visage s'y confond avec l'ivoire, mais la
rose brille seule sur sa bouche, d'où s'exhale un souffle amoureux.»

Le reste de cette jolie peinture est plus difficile à copier. Nos
meilleurs traducteurs l'ont fort adouci; moi qui ne traduis pas, mais
qui ai pour but de faire connaître, je dois m'exprimer plus fidèlement.
«Son beau sein montre à nu cette neige où le feu d'amour se nourrit et
s'allume. On voit une partie de deux globes fermes et rebelles[649];
l'autre partie est couverte par la robe envieuse; mais si elle ferme le
passage aux yeux, elle ne peut arrêter l'amoureux penser qui, non
content des beautés extérieures, s'insinue encore dans les secrets
cachés. Comme un rayon passe à travers l'eau ou le crystal, sans les
diviser ou les partager, ainsi le penser ose pénétrer sous le vêtement
le mieux fermé, jusqu'à la partie défendue. Là, il s'étend, là, il
contemple en détail le vrai de tant de merveilles; ensuite il les
raconte au désir, il les lui décrit et rend ses flammes plus vives.» En
citant autrefois ce trait pour justifier le jugement de Boileau sur le
Tasse[650], «en bonne foi, disais-je, quand Boileau, du caractère dont
il était, choqué des _ornements_ plus que _superflus_ de cette
description, eût jeté là le livre et n'eût jamais voulu le reprendre,
devrait-on lui en faire un crime?» Un plus long commerce avec les poëtes
italiens m'a peut-être un peu corrompu; je vois bien toujours les mêmes
vices dans cette description qui blesse la dignité de l'épopée, et même
la décence[651]; mais je sens que si, devant moi, un nouveau Despréaux
jetait le livre, je serais prompt à le ramasser, et l'engagerais à le
reprendre.

      [Note 649: _Parte appar de le mamme acerbe e crude._ (St. 31.)

      L'Arioste a dit aussi, dans le portrait d'Alcine:

      _Due pome acerbe e d'avorio fatte._

      Les Italiens aiment beaucoup, en parlant de cet objet, cette
      métaphore tirée des fruits qui ne sont pas mûrs, qui sont encore
      âpres et crus; elle serait insupportable en français, et le nom
      même de l'objet le serait dans la poésie noble.]

      [Note 650: Une partie de cette analyse de la _Jérusalem
      délivrée_ est faite il y a près de vingt-cinq ans; elle fut même
      insérée dans le _Mercure de France_ en 1789, sous le titre
      d'_Essai sur le Tasse_. Je m'occupais beaucoup dès lors de l'étude
      des poëtes italiens; mais, moins familiarisé que je le suis avec
      le caractère de leur langue et de leur poésie, j'avais adopté dans
      toute sa rigueur un jugement susceptible de modification.
      D'ailleurs, c'était le temps où il était de mode en France de
      rabaisser le législateur de notre Parnasse. Je n'étais pas alors
      plus disposé à me laisser influencer par la mode, que je ne l'ai
      été depuis; et ce fut pour défendre Boileau, plus que pour
      critiquer le Tasse, que j'écrivis cet Essai. Aujourd'hui toutes
      choses sont à leur place, Boileau et le Tasse gardent chacun la
      sienne, et les véritables amis de l'art des vers peuvent, sans que
      l'un nuise à l'autre, jouir également de tous les deux.]

      [Note 651: Il est visible, dit Paul _Beni_, dans son
      Commentaire sur la _Jérusalem délivrée_ (p. 537 et 538), que le
      Tasse lutte ici avec l'Arioste dans son portrait d'Alcine; mais on
      voit qu'il a mis plus de soin à désigner les beautés cachées. L'un
      et l'autre ont eu en vue ce que dit Apollon à la vue de Daphné
      (_Métam._, l. I.), et surtout ce trait: _Si qua latent meliora
      putat._ Mais l'Arioste est allé au-delà d'Ovide, et le Tasse bien
      au-delà de l'Arioste: «_Poichè se ben usa parole quasi metaforiche
      e oneste, non dimeno accenna concetto alquanto_ _impudico_.»
      Scipion _Gentili_, autre commentateur du Tasse, craint qu'il n'ait
      pas évité l'application de ce passage de Quintilien (l. VIII, ch.
      3): _Nec scripto modo hoc accidit, sed etiam sensu plerique obcœnè
      intelligere, nisi caveris, cupiunt, ut apud Ovidium:_

        _Quæque latent meliora putat;_

      (on peut remarquer en passant que Quintilien, qui a cité de
      mémoire, a mis _quæque latent_, au lieu de _si qua latent_ qui est
      dans Ovide) _ac ex verbis quæ longe ab obcœnitate absunt,
      occasionem turpitudinis rapere._]

Ce qui suit n'est plus un portrait; c'est un personnage en action;
depuis ce moment jusqu'à la fin, Armide agit avec ce caractère
artificieux que le poëte lui a donné; mais bientôt il s'y joint une
passion réelle et profonde qui la saisit au milieu de ses artifices, et
la rend digne de pitié. Après les succès qu'elle a obtenus dans le camp
des chrétiens, et l'affront qu'elle a reçu de Renaud, et la vengeance
qu'elle en a voulu tirer, et l'amour qui l'est venu surprendre dans
l'acte même de sa vengeance, tenant enfin en son pouvoir le jeune héros
qu'elle aime, elle se croit sûre de le posséder long-temps, quand les
deux chevaliers chrétiens pénètrent dans le séjour délicieux où elle
l'enivre et s'enivre elle-même de volupté[652]. L'Arioste n'a mis dans
son Alcine et autour d'elle que les plaisirs du libertinage; le Tasse a
voulu peindre dans son Armide les jouissances de l'amour. Les deux
amants sont seuls dans ces beaux jardins; elle est assise sur l'herbe
tendre, et lui, renversé sur ses genoux, dans l'attitude où Lucrèce nous
peint le dieu Mars sur ceux de Vénus[653]. «Son voile partagé laisse
voir les trésors de son sein; ses cheveux flottent en désordre au gré du
vent; elle languit de caresses, et des gouttes d'une sueur limpide
rendent plus vif l'incarnat de son teint. Un rire pétillant et lascif
étincelle dans ses yeux, comme un rayon brille dans l'onde. Elle se
penche sur lui, et il pose mollement la tête sur son sein, le visage
levé vers son visage. Il repaît avidement ses regards affamés et fixés
sur elle; il se consume et meurt d'amour. Elle s'incline souvent, et
tantôt prend de doux baisers sur ses yeux, tantôt les aspire sur ses
lèvres. On l'entend alors soupirer si profondément que l'on croit son
ame prête à lui échapper et à passer en elle. Les deux guerriers cachés
contemplent cette scène d'amour.» Il faudrait être insensible comme eux
pour lire, sans en être ému, cette description si brûlante et si vraie.

      [Note 652: C. XVI, st. 17.]

      [Note 653:

              _In gremium qui sæpe tuum se
        Rejicit, æterno devinctus volnere amoris;
        Atque ita suspiciens tereti cervice repostâ
        Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus:
        E que tuo pendet resupini spiritus ore._
                    (Lucret., _de Rer. nat._, l. I.)]

J'ai dû compter parmi ces abus d'esprit qui se mêlent trop souvent aux
beautés du Tasse, les galanteries que Renaud dit à sa maîtresse pendant
qu'elle se regarde dans un miroir[654]; mais le reste de cette toilette,
digne de la coquette et voluptueuse Armide, est peint des couleurs les
plus vives et qui ne sortent point de la nature de ce sujet magique, où
la toilette d'Armide entrait nécessairement. Cet embellissement, loin
d'être déplacé dans l'épopée, est autorisé par l'exemple d'Homère qui
décrit, avec plus de détail encore, au quatorzième livre de l'_Iliade_,
la toilette de Junon. Mais Junon est une noble et chaste déesse, Armide
est une jeune magicienne amoureuse, qui dans l'amour ne cherche que le
plaisir; la toilette de l'une et celle de l'autre ne doivent pas se
ressembler.

      [Note 654: Ci-dessus, p. 373.]

«Armide sourit aux discours de Renaud, sans cesser de se regarder avec
complaisance et de s'occuper du joli travail qu'elle a commencé. Quand
elle eut tressé sa chevelure, et qu'elle en eut corrigé avec grâce le
désordre voluptueux, elle arrondit en anneaux le reste de ses cheveux et
les parsema de fleurs comme on sème sur l'or des ornements d'émail; elle
joignit sur son beau sein des roses étrangères à ses lis naturels, et
remit en ordre les plis de son voile. Le paon superbe déploie avec moins
d'orgueil la pompe de son plumage; Iris ne paraît point si belle
lorsqu'elle étale au soleil l'or et la pourpre de son sein courbé en arc
et humide de rosée[655]. Mais le plus beau de ses ornements est sa
ceinture, qu'elle ne quitte pas, lors même qu'elle est nue. Elle y donna
un corps à ce qui n'en eut jamais, et mêla, en la formant, des
substances que nulle autre n'eût pu mêler. Tendres dédains, paisibles et
tranquilles refus, douces caresses, raccommodements délicieux, sourires,
petits mots, larmes touchantes, soupirs entrecoupés, baisers voluptueux,
elle fondit ensemble tous les éléments, les unit, les façonna au feu
lent des flambeaux, et en forma cette ceinture admirable dont sa taille
élégante est ornée.»

      [Note 655:

        _Non talesvolucer pandit Junonius alas,
        Nec sic innumeros arcu mutante colores
        Incipiens redimitur hyems, cum tramite flexo
        Semita discretis interviret humida nimbis._
                    (Claudian., _de Rapta Proserp._, l. II.)]

Un critique judicieux[656] a justement reproché au Tasse d'avoir, en
empruntant d'Homère la ceinture de Vénus, fait de cette ceinture un
ouvrage d'artisan où l'on voit les différentes matières se liquéfier au
feu d'un flambeau, se mêler et former enfin cette magique ceinture[657].
Il est sûr qu'en réalisant ainsi cette fusion idéale d'objets qui n'ont
rien de matériel, le poëte moderne a, comme en beaucoup d'autres
endroits, manqué de jugement. Mais le même critique se trompe quand il
blâme la différence qui existe entre ces deux ceintures. «L'une, dit-il,
peint à l'esprit les charmes et les effets d'un amour honnête, et
l'autre n'offre aux sens que les agaceries fardées de la coquetterie et
de la lubricité.» C'est précisément ce qu'il fallait; et le goût
lui-même semble avoir prescrit au Tasse cette nuance. Il devait y avoir
encore ici la même différence entre l'une et l'autre ceinture, qu'entre
Armide et Vénus.

      [Note 656: M. de Rochefort, de l'ancienne académie des
      inscriptions et belles-lettres.]

      [Note 657: Traduction en vers de l'_Iliade_, seconde édition,
      à l'Imprimerie royale, 1771, in-4º., p. 404, note. Ce traducteur
      estimable, trop faible sans doute pour atteindre à l'élévation, à
      l'énergie, à la grandeur d'Homère, a mieux réussi dans tout ce qui
      n'exigeait qu'une élégante simplicité; la toilette de Junon est de
      ce genre, ainsi que la ceinture de Vénus.

        La déesse, à ces mots, détache sa ceinture;
        Où, tissus avec art, sont les enchantements,
        Les désirs de l'amour, les soupirs des amants,
        L'art de persuader, ce langage si tendre
        Dont les plus sages même ont peine à se défendre.]

Armide quitte Renaud, comme Alcine quitte Roger; son absence a les mêmes
suites. Dès que Renaud est seul, les deux chevaliers se montrent à lui,
couverts d'armes éclatantes. «Tel qu'un coursier fougueux, enlevé après
la victoire au périlleux honneur des armes, et changé en lascif époux,
erre, libre du frein, parmi les troupeaux et dans de gras pâturages;
mais s'il est réveillé par le son de la trompette ou par l'éclat de
l'acier, il y court en hennissant; déjà il brûle de voir ouvrir la
carrière, et, portant sur son dos un cavalier, d'être heurté dans sa
course et de heurter à son tour[658].» Tel devient le jeune héros à
l'aspect subit des deux chevaliers. Ubalde découvre alors devant lui un
bouclier de diamant qu'il a reçu pour cet usage, talisman plus ingénieux
et plus moral que l'anneau employé par Mélisse pour désenchanter Roger.
Renaud y jette les yeux; il se voit paré des mains de la Mollesse, ses
cheveux bouclés et parfumés; à son côté ce fer, seule arme qui lui
reste, tellement couvert d'un luxe efféminé, qu'au lieu d'un instrument
militaire, ce n'est plus qu'un inutile ornement. Réveillé comme d'un
sommeil léthargique, il reste les yeux baissés et fixés sur la terre.
Après le discours ferme et concis d'Ubalde[659], il est encore quelque
temps immobile et muet. Puis tout à coup il arrache et déchire ces vains
ornements, cette pompe indigne de lui, ces honteuses marques de son
esclavage, et suit docilement les deux guides qui l'ont rappelé au
devoir[660].

      [Note 658: St. 28.]

      [Note 659: St. 32 et 33.]

      [Note 660: St. 34 et 35.]

Mais lorsqu'il est près du rivage, une dernière épreuve lui est offerte,
épreuve que Roger ne pouvait subir en abandonnant sa vieille Alcine;
c'est la belle et jeune Armide, forcenée de désespoir et d'amour, qui le
poursuit, comme Didon poursuit Énée; ce sont ses plaintes, ses fureurs,
ses soumissions, ses menaces. Il résiste et persiste comme Énée, et il
faut en convenir, sinon de meilleure grâce (un homme n'en a jamais en
position pareille), du moins avec de meilleurs motifs et de plus fortes
raisons que lui[661].

      [Note 661: St. 35 et suiv.]

J'ai peut-être fait comme Renaud, je me suis trop arrêté dans les
jardins d'Armide. S'il est difficile d'en sortir, il l'est peut-être
encore plus d'y conserver assez de raison pour ne s'en pas laisser
tout-à-fait éblouir et pour y distinguer, de la belle et riche nature,
les purs effets de la baguette et les mensonges de l'art. D'autres
beautés répandues dans toutes les parties du poëme n'exigent point cet
effort; je veux parler surtout des traits sublimes, qui sont en si grand
nombre et qui attestent si évidemment cette tendance habituelle du génie
du Tasse vers les hautes régions du Beau idéal. On la voit, dès
l'invocation du poëme adressée à cette Muse «qui n'a point sur
l'Hélicon le front ceint d'un laurier périssable[662], mais qui là-haut,
parmi les chœurs célestes, porte une couronne d'or et d'étoiles
immortelles;» on la voit dans la manière neuve et vraiment sublime dont
se fait l'exposition, dans ce regard que l'Eternel jette sur la Syrie et
sur l'armée chrétienne[663], regard qui pénètre au fond des cœurs de
tous les chefs, qui nous y fait pénétrer nous-mêmes et nous fait
connaître ainsi, dès le début, non-seulement les personnages, mais les
caractères; enfin, sans parler des morceaux et des épisodes entiers qui
semblent dictés par cette aspiration continuelle vers le grand, le beau
et l'honnête, on la voit dans un nombre infini de pensées et de
sentiments, quelquefois indiqués par l'attitude seule ou par
l'expression du visage, comme lorsque Renaud, averti par Tancrède que
Godefroy veut le faire arrêter, sourit avant de répondre[664], et qu'un
courroux dédaigneux éclate à travers ce sourire; quelquefois énoncés
dans le style le plus noble et le plus poétique, comme sont ceux de ce
vieillard qui montre au même héros, à peine échappé des bras d'Armide,
notre vrai bien, non dans les plaines agréables, parmi les fontaines et
les fleurs, au milieu des nymphes et des syrènes, mais sur la cime du
mont escarpé où habite la Vertu[665].

      [Note 662: C. I, st. 2.]

      [Note 663: St. 8, 9 et 10.]

      [Note 664: C. V, st. 42.]

      [Note 665: C. XVII, st. 61.]

Godefroy, pendant son sommeil, est averti par une vision ou par un songe
des moyens de rappeler Renaud sans compromettre sa dignité. Ce songe
s'identifie dans l'esprit du Tasse avec celui de Scipion, ou Platon
semble avoir dicté à Cicéron ce que celui-ci met dans la bouche de
Scipion l'Africain. Des hauteurs du ciel, ou plutôt de son génie, le
poëte regarde comme eux la petitesse de notre terre, l'espace étroit de
nos grandeurs, de nos empires, et ne voit qu'ombre et fumée dans notre
gloire[666]. Les deux chevaliers que Godefroy envoie rasent, dans leur
navigation rapide, les côtes d'Afrique et passent à la vue des ruines de
Carthage. Celles d'Egine, de Mégare et de Corinthe avaient jadis inspiré
à un ami de Cicéron[667] de grandes et hautes pensées; Sannazar les
avait, depuis, étendues dans de beaux vers et appliquées à Carthage; le
Tasse s'est emparé des vers de Sannazar et les a surpassés de bien loin,
dans cette belle octave, où nous voyons mourir les cités, mourir les
royaumes, et le sable et l'herbe couvrir notre faste et nos pompes
vaines; où, frappés de cette grande leçon, nous nous voyons nous-mêmes
avec pitié et avec mépris, nous indigner d'être mortels[668]! Il ne
paraît jamais plus à l'aise que quand son sujet l'appelle à penser et à
s'exprimer sur ce ton, il semble alors qu'il est dans son élément et
qu'il parle son langage.

      [Note 666: C. XIV, st. 10 et 11. CICER. _de Somnio
      Scipionis_.]

      [Note 667: _Servius Sulpicius._]

      [Note 668: Il n'y a peut-être dans aucun poëte six plus beaux
      vers que les suivants:

        _Giace l'alta Cartago; appena i segni
        Dell'alte sue rovine il lido serba.
        Mujono le città, muojono i regni;
        Copre i fasti e le pompe arena ed erba;
        E l'uom d'esser mortal par che si sdegni;
        O nostra mente cupida e superba!_
                                       (C. XV, st. 20.)

      Ceux de Sannazar sont assez beaux, mais ils n'ont ni cette force,
      ni cette grandeur.

                _Quâ devictæ Carthaginis arces
        Procubuere, jacentque infausto in littore turres
        Everse . . . . . . . . . . . . . . . .
        Nunc passim vix reliquias, vix nomina servans
        Obruitur propriis non agnoscenda ruinis.
        Et querimur genus infelix humana labere
        Membra ævo, cum regna palam moriantur et urbes._
                               (_De Partu Virg._, l. II.)

      Sannazar avait imité ce passage d'une lettre de Sulpicius à
      Cicéron; ce qu'aucun commentateur n'a remarqué. Sulpicius écrit à
      son ami, qui venait de perdre sa fille Tullie. Entre autres motifs
      de consolation, il lui en offre un qui lui a été utile à lui-même.
      A son retour d'Asie, il allait par mer d'Egine à Mégare; les
      ruines de ces deux villes, jadis si florissantes, celles du Pirée
      et de Corinthe étaient à droite et à gauche sous ses yeux. Alors
      il se parle ainsi: _Hem, nos homunculi indignamur si quis nostrum
      interiit aut occisus est, quorum vita brevior esse debet, cum uno
      loco tot oppidum cadavera jaceant?_ (_Ad Familiar._, l. IV, épist.
      5.) Ce peu de lignes est aussi beau qu'aucun passage de Cicéron
      lui-même. Le Tasse ne paraît pas l'avoir connu; il eût
      certainement transporté dans sa langue cette expression si grande
      et si hardie, _tot oppidum cadavera_, les cadavres de tant de
      villes.]

Dans des morceaux d'un autre genre, que le sujet de son poëme y ramène
souvent, dans les descriptions de combats singuliers, on reconnaît à
tout moment cette élévation et cette noblesse naturelle, que relevaient
encore en lui les sentiments exaltés de la chevalerie. Le combat de
Tancrède et d'Argant sous les murs de Jérusalem, à la vue des deux
armées[669], serait le plus terrible de tous, si le dernier qu'ils se
livrent, dans lequel le redoutable Argant succombe, mais laisse à peine
un reste de vie à son vainqueur, ne le surpassait encore[670]. Le
courage des deux champions est pareil; leur taille et leurs forces sont
inégales. Tancrède supplée à ce qui lui manque par sa légèreté et par
son adresse; Argant n'y oppose souvent que son immobilité; comme dans un
combat naval entre deux vaisseaux d'inégale grandeur, l'un l'emporte par
sa hauteur et par sa masse, l'autre par son agilité; le plus léger
attaque sans cesse de la proue à la poupe, l'autre demeure immobile et
semble le menacer de toute sa hauteur. Les deux guerriers sont couverts
de blessures, leurs armes sont brisées, leur sang coule de toutes parts;
Argant tombe; toutes ses plaies s'ouvrent, son sang s'échappe à gros
bouillons; il peut à peine se relever sur un genou, en s'appuyant d'une
main sur la terre. Tancrède lui crie de se rendre et lui fait des
propositions honorables; Argant, rassemblant ses forces, le blesse
traîtreusement d'un coup d'épée, et le force de lui donner la mort.
Cependant lorsqu'Herminie a trouvé Tancrède expirant, et que Vafrin, qui
accompagne Herminie, le fait transporter au camp des chrétiens[671], il
s'indigne que l'on veuille abandonner le corps de l'ennemi qu'il a
vaincu. «Eh quoi! dit-il, le valeureux Argant restera donc exposé aux
oiseaux de proie! Non, non, qu'il ne soit privé ni de sépulture, ni des
éloges qui lui sont dus! Je ne suis plus en guerre avec ces restes muets
et inanimés; il est mort en brave; il a donc droit à ces honneurs qui
sont, après la mort, tout ce qui reste de nous sur la terre[672].»

      [Note 669: C. VI, st. 40 et suiv.]

      [Note 670: C. XIX, st. 11 à 28.]

      [Note 671: St. 115.]

      [Note 672: St. 116 et 117.]

En général, le Tasse prend soin de donner à ses guerriers chrétiens
toutes les vertus qui peuvent rehausser la valeur, tandis que le courage
des infidèles a toujours quelque chose de féroce. Ainsi, malgré les
exploits qu'il fait faire à Argant et à Soliman, par exemple, ils
n'excitent jamais un intérêt qui puisse nuire à celui que le poëte a
voulu réunir tout entier sur les soldats de la foi et sur leur cause. Le
caractère de Clorinde est le seul qui dans ce parti ait une vertu
militaire sans mélange de barbarie; mais aussi Clorinde était née de
père et de mère chrétiens; les aventures extraordinaires de sa vie
l'avaient seules empêchée de l'être, et l'avaient attachée au parti des
sectateurs de Mahomet: enfin elle était destinée à recevoir de la main
de Tancrède le baptême, en même temps que la mort. Pour Argant, sa mort
est comme sa vie; son indomptable caractère est le même jusqu'à la fin.
«Il menace en mourant et ne languit pas: ses derniers mots, les derniers
sons de sa voix sont encore superbes, formidables et féroces[673].»

      [Note 673: S. 26.]

Soliman a plus de générosité qu'Argant et plus de véritable grandeur.
Son caractère jette un si grand éclat que l'on doit regarder comme l'un
des prodiges de talent du Tasse, que tout ce qui paraît auprès de lui,
musulman ou chrétien, n'en soit pas effacé. Quand il se montre pour la
première fois, dans cette attaque de nuit qu'il livre avec ses Arabes
au camp de Godefroy[674], il paraît comme un météore funeste qui brille
au milieu des ténèbres. Il porte pour cimier sur son casque, un énorme
et horrible dragon, qui s'allonge, se dresse sur ses griffes, étend ses
ailes, et replie en arc sa queue armée d'un double dard. Il semble qu'il
fasse vibrer dans sa gueule une triple langue, qu'on en voie jaillir une
écume livide, qu'on entende ses sifflements, que dans l'ardeur du combat
il s'enflamme par le mouvement, et qu'il vomisse à la fois de la fumée
et des flammes[675].»

      [Note 674: C. IX.]

      [Note 675: St. 25.]

Veut-on voir comment le poëte sait faire agir un personnage qu'il sait
ainsi annoncer? Dans ce même combat, Latin, né sur les bords du Tibre,
marchait accompagné de ses cinq fils, qu'il avait dressés dès l'âge le
plus tendre au métier des armes[676]. Tous à peu près du même âge, ils
combattaient sous ses yeux, comme de jeunes lionceaux à qui leur mère
apprend à s'élancer contre les chasseurs[677]. Latin veut s'opposer aux
fureurs de Soliman; il exhorte ses fils à l'attaquer et marche lui-même
avec eux. Les lances de ces six frères atteignent Soliman toutes à la
fois; il reste immobile comme un rocher inutilement battu des flots, des
vents et de la foudre[678]. De sa terrible épée, il fend la tête à
l'aîné: Amarant veut soutenir son frère, le glaive du sultan lui coupe
le bras; ils tombent ensemble baignés dans leur sang. Le jeune Sabin
essaie encore de le blesser d'un coup de lance; Soliman la brise, pousse
contre lui son cheval, le foule aux pieds, et moissonne cette tendre
fleur, qui s'ouvrait à peine aux doux rayons de la vie. Pic et Laurent
restaient encore, deux jumeaux charmants, dont la ressemblance était si
parfaite, qu'elle avait souvent causé à leurs parents une agréable
erreur; Soliman sépare à l'un la tête du corps, et plonge à l'autre son
épée dans la poitrine.

      [Note 676: St. 27 et suiv.]

      [Note 677:

        _Così fera leonessa i figli
        Cui dal collo la coma anco non pende_, etc. (St. 29.)]

      [Note 678: _Ma come alle procelle esposto monte_, etc. (St.
      31.)]

Le père (ah! il ne l'est plus[679]; le sort cruel le prive à la fois de
tous ses enfants); l'infortuné, qui voit sa race entière éteinte, veut
la venger, mais non lui survivre; il veut tuer et mourir. Il crie et
provoque l'ennemi. Il lui porte un coup terrible qui rompt la cotte de
maille et fait dans le flanc une blessure, d'où sortent des flots de
sang. A ce cri, à ce coup, le barbare se retourne, le frappe de son
épée, rompt son bouclier, sa cuirasse, et plonge le fer dans ses
entrailles. Le malheureux Latin sanglote, et il expire sur les corps de
ses enfants[680].

      [Note 679:

        _Il padre, ah non più padre._ (St. 35.)
        _At pater infelix, non jam pater._
                    (Ovid., _Métam._, l. VIII.)]

      [Note 680: St. 38.]

Dans ce combat encore, l'impitoyable Soliman connaît enfin la pitié, et
verse pour la première fois des larmes. Un jeune page, dont un léger
duvet ornait à peine les joues fleuries[681], richement armé, vêtu
magnifiquement, et monté sur un cheval plus blanc que la neige, se
livrait au plaisir, nouveau pour lui, que l'instinct de la gloire fait
naître dans un jeune cœur. Le fougueux Argillan[682] le rencontre dans
la mêlée, court à lui, tue son cheval, et le tue lui-même, sans se
laisser émouvoir par son air suppliant, ni par sa beauté. Soliman était
aux mains, non-loin de là, avec Godefroy lui-même; il voit le danger que
court son page chéri; il quitte ce combat, tourne son cheval, renverse
tout ce qui s'oppose à son passage, mais n'arrive que pour le venger et
non pour le défendre. Il voit son cher Lesbin tomber comme une tendre
fleur, ses yeux languir, son cou se pencher, la pâleur de la mort se
répandre sur son visage, et tous ses traits défaillir avec une
expression si douce, que son cœur, de marbre jusqu'à ce moment,
s'amollit, et que des larmes s'échappent de ses yeux. «Tu pleures,
Soliman, s'écrie le poëte, toi qui as vu d'un œil sec la destruction de
ton empire[683]!» Voilà de ces beautés de tous les temps, qui effacent
mille défauts, et qui restent profondément gravées dans le cœur, plus
fidèle gardien que la mémoire. «Mais à la vue du fer qui fume encore
dans la main du meurtrier, la pitié cède, la fureur s'allume, bouillonne
dans son sein, et y sèche les larmes. Il court sur Argillan, le frappe,
fend son bouclier, son casque, et sa tête jusqu'à la gorge. Non
satisfait encore, il descend de cheval, et se précipite sur ce corps
sans vie, tel qu'un chien furieux qui mord la pierre dont il est frappé.
O vain soulagement d'une immense douleur, de s'acharner sur une terre
insensible[684]!»

      [Note 681: St. 81 et suiv.]

      [Note 682: Voyez ci-dessus, p. 402.]

      [Note 683: St. 86.]

      [Note 684: St. 87.]

Malgré tous les efforts de Soliman, malgré le secours qu'il reçoit
d'Argant et de Clorinde, qui font une sortie de la ville assiégée et
resserrent l'armée chrétienne entre deux attaques, la défense est si
vigoureuse, que les Arabes et les soldats d'Aladin sont repoussés de
toutes parts. Aladin fait sonner la retraite. Argant et Clorinde cèdent,
quoique à regret, et font rentrer les restes de leur troupe. Les Arabes
entièrement rompus se dispersent. «Le sultan a fait tout ce que peut
une force humaine[685]. Il est épuisé. Tout couvert de sang et de sueur,
il respire à peine; une oppression pénible agite sa poitrine et ses
flancs; son bras plie sous son bouclier; son épée se lève à peine, et le
tranchant émoussé ne blesse plus. Quand il se voit dans cet état, il
s'arrête, il hésite, il délibère en lui-même s'il doit mourir et si sa
main doit enlever à l'ennemi la gloire de sa mort, ou si, survivant à la
perte de son armée, il doit mettre sa vie en sûreté. «Que le destin
l'emporte, dit-il, enfin, et que ma fuite soit le trophée de sa
victoire; que l'ennemi insulte encore une fois à ma honte et à mon
indigne exil, pourvu que, reprenant les armes, je puisse revenir
troubler sa paix et sa conquête mal assurée. Non, je ne cède point; ma
haine est éternelle comme le souvenir de mon injure. Je me relèverais,
ennemi toujours plus implacable, quand je ne serais plus qu'une cendre
éteinte et une ombre vaine[686].»

      [Note 685: St. 97.]

      [Note 686: St. 99 et dernière.]

C'est dans cet art de faire briller au milieu des combats un personnage
principal, et de semer des détails touchants à travers ces scènes
terribles, qu'ont excellé les grands poëtes épiques; et l'on peut dire
qu'aucun d'eux n'y a surpassé le Tasse. Voyez dans la dernière bataille,
Armide en habit militaire[687], montée sur un char doré, entourée de
ses nouveaux amants, de tous ces chefs asiatiques et africains
magnifiquement armés comme elle, couverts d'une pompe barbare, et qui
ont juré de la venger. Renaud se présente, elle veut lui lancer un
trait; mais échappée d'une main faible et incertaine, la flèche
s'émousse sur les armes du chevalier. Armide se croit méprisée;
enflammée de colère, elle tend plusieurs fois son arc; mais tous ses
traits sont aussi impuissants que le premier. Tous ses amants sont
vaincus sous ses yeux; elle se croit déjà prisonnière, emmenée en
esclavage; elle quitte le champ de bataille et fuit, le désespoir dans
le cœur.

      [Note 687: C. XX, st. 61 et suiv.]

Voyez un tableau bien différent dans ces deux inséparables époux, Odoard
et Gildippe, couple intrépide dont l'union double le courage. Dès le
commencement du combat[688], on les voit à côté l'un de l'autre porter
des coups terribles, et mettre presque seuls en déroute le corps des
Persans. Vers la fin de la bataille, lorsque Soliman essaie encore de
rallier les Sarrazins et de rétablir le combat, Odoard et Gildippe
s'offrent à lui[689]. Gildippe le frappe la première; furieux, il
l'insulte d'abord, et lui porte ensuite dans la poitrine un coup qui
brise ses armes, et qui ose, dit le poëte, percer ce sein qu'Amour seul
aurait dû blesser. Elle abandonne aussitôt les rênes, et chancèle sur
son coursier: Odoard accourt; il soutient d'un bras son épouse mourante,
de l'autre il veut la venger; mais que peuvent ses forces ainsi
partagées contre un si redoutable ennemi? Le sultan lui coupe le bras
dont il appuyait sa chère Gildippe; il la laisse tomber, tombe lui-même,
et l'accable sous son poids.

      [Note 688: _Ibid._, st. 32.]

      [Note 689: St. 94, etc.]

Le Tasse, à la manière des grands poëtes, adoucit l'impression d'un si
horrible spectacle, par cette belle comparaison prise d'objets
champêtres, et qui lui appartient: «Comme un ormeau[690], à qui la
plante couverte de pampres s'entrelace et se marie, si le fer le coupe,
ou si l'ouragan le brise, entraîne à terre avec lui la vigne sa
compagne; lui-même il la dépouille de ce vert feuillage qui la couvrait,
il écrase ces grappes qui l'embellissaient; il paraît en gémir, et peu
touché de son propre sort, n'être sensible qu'à la destinée de celle qui
meurt auprès de lui. Ainsi tombe Odoard; il ne gémit que sur celle que
le ciel lui avait donnée pour inséparable compagne. Ils voudraient se
parler, mais ils ne peuvent plus former que des soupirs. Ils se
regardent l'un l'autre, ils s'embrassent et se serrent tandis qu'ils le
peuvent encore; ils perdent tous deux au même instant la lumière du
jour; et ces deux ames pieuses s'en vont ensemble[691],» Que cette
peinture est touchante et vraie; et quoiqu'elle offre une image
sanglante, combien elle attendrit et repose l'ame, parmi tout ce carnage
et toutes ces scènes d'horreur!

      [Note 690: St. 99.]

      [Note 691: _E congiunte sen van l'amine pie._ (St. 100.)]

Le Tasse n'est pas moins admirable dans les grands épisodes dont il a
semé l'action principale de son poëme que dans ces scènes épisodiques
qui coupent et varient ses descriptions de combats. J'ai parlé, dans la
notice sur sa vie[692], de cette aventure touchante d'Olinde et de
Sophronie, qui remplit une partie du second chant. Quoiqu'elle soit en
elle-même d'une grande perfection, et qu'elle serve à mettre en scène le
caractère farouche et cruel d'Aladin, et le beau caractère de Clorinde,
tous les bons critiques l'ont regardée comme un défaut dans le poëme,
parce qu'elle est étrangère au reste de l'action, et que les deux
personnages qui, dès l'entrée, attirent ainsi tous les regards, n'y
reparaissent plus. J'ai indiqué une source particulière d'intérêt qui ne
remédie point à ce défaut, mais qui fit sans doute que le Tasse, en
sentant la justesse des critiques, refusa toujours d'y obéir.

      [Note 692: Voyez ci-dessus, p. 237 et suiv.]

Ils n'eurent pas le même reproche à faire à l'épisode du combat et de la
mort du jeune Suénon, l'un des plus beaux morceaux du poëme. Il est
intimement lié à l'action; non-seulement cette mort prive d'un puissant
secours l'armée de Godefroy, mais en l'apprenant il est instruit de
l'existence et de l'approche d'une armée d'Arabes, conduite par Soliman;
c'est de la main de Soliman que Suénon a reçu la mort; c'est l'épée même
de Suénon qui doit le venger; elle sera remise, à ce dessein, entre les
mains de Renaud; un saint anachorète l'a prédit. Le seul Danois, échappé
au glaive des Arabes, apporte cette épée; et Renaud est en exil. Ce
récit ranime en sa faveur les souvenirs et l'affection de l'armée; de
fausses apparences répandent et accréditent le bruit de sa mort;
l'esprit de discorde et de ténèbres agite les esprits; une sédition
éclate, et elle est à peine apaisée que le redoutable Soliman, si
dramatiquement annoncé, arrive avec ses Arabes, et attaque le camp des
chrétiens.

Considéré en lui-même, ce morceau entier, conforme aux récits de
l'histoire, est un modèle de narration héroïque et pathétique. Suénon et
ses braves, attaqués pendant la nuit par un ennemi vingt fois plus
nombreux, vendent chèrement leur vie, et chacun d'eux s'entoure d'un
monceau de morts. Le jour paraît, et montre à ceux qui vivent encore
toutes leurs pertes et tous leurs dangers. «Nous étions deux mille, dit
le guerrier danois, et nous ne sommes plus que cent[693]. Quand Suénon
voit tout ce sang et tous ces morts, je ne sais si, à ce déplorable
spectacle, son intrépide cœur se trouble, mais il n'en fait rien
paraître: au contraire, élevant la voix: suivons, dit-il, nos braves
compagnons, qui nous ont tracé avec leur sang le chemin du ciel: il dit,
et joyeux de sa mort prochaine, il oppose à ce déluge de barbares, un
cœur ferme et inébranlable.» Il tombe enfin sous les coups d'un guerrier
à la taille haute et au regard farouche, qui n'ose encore l'attaquer
seul. Il meurt accablé plutôt que vaincu. L'attitude où on le trouve sur
le champ de bataille, le front tourné vers le ciel, tenant et serrant
d'une main son épée, l'autre posée sur sa poitrine, attestent plus
éloquemment que des discours, et sa foi et son courage. Le moyen
extraordinaire par lequel son corps est retrouvé, et reçoit les derniers
honneurs, n'a rien qui ne soit poétiquement vraisemblable. Tout peut
être miraculeux dans un sujet tel qu'une croisade, qui ayant pour base,
je ne dis pas seulement la croyance, mais la crédulité superstitieuse,
admet nécessairement ces sortes de prestiges.

      [Note 693: C. VIII, st. 21.]

Cet épisode est au huitième chant, et c'est dans le septième que se
trouve l'épisode charmant de la fuite d'Herminie. Comment ne pas aimer
un ouvrage, soumis cependant à des règles, et dont l'auteur était loin
de marcher sans entraves où l'on rencontre ainsi, presque de suite, des
accessoires si parfaits, et qui forment si naturellement entre eux des
oppositions et des contrastes? Il y a bien ici quelques traits que tous
les traducteurs ont tâché d'adoucir, mais s'ils ne sont pas tout-à-fait
dans la véritable nature, ils sont du moins dans cette nature poétique
ou fantastique, si l'on veut, à laquelle il faut bien se prêter si l'on
ne veut pas rejeter presque toute la poésie moderne. «Elle fuit toute la
nuit, elle erre tout le jour sans conseil, et sans guide, n'entendant,
ne voyant autour d'elle que ses larmes et que ses cris. Mais à l'heure
où le soleil détache ses coursiers de son char brillant, et va se
plonger dans la mer, elle arrive auprès des claires eaux du Jourdain;
elle descend sur la rive du fleuve, et s'y repose[694]. Elle ne prend
point de nourriture; elle ne se repaît que de ses maux, et n'est altérée
que de larmes. Mais le sommeil qui fait par son doux oubli le charme et
le repos des malheureux mortels, assoupit à la fois ses douleurs et ses
sens. Il étend sur elle ses ailes paisibles; mais tandis même qu'elle
dort, l'Amour ne cesse point, sous mille formes, de troubler la paix de
son cœur.»

      [Note 694:

        _Giunse del bel_ GIORDANO _a le chiare acque,
        E scese in riva al fiume, e qui si giacque._
                                             (C. VII, st. 3.)

      «_Il est probable_, dit M. de Chateaubriand (_Itinéraire de Paris
      à Jérusalem_, t. I, p. 9), que le Tasse a voulu placer cette scène
      charmante au bord du Jourdain. _Il est inconcevable_, j'en
      conviens, _qu'il n'ait pas nommé ce fleuve_; mais _il est certain_
      que ce grand poëte ne s'est pas assez attaché aux souvenirs de
      l'Écriture, etc.» D'après les deux vers cités au commencement de
      cette note, je demande au lecteur ce qu'il trouve ici de
      véritablement inconcevable. Quant au reproche que l'auteur de
      l'_Itinéraire_ fait avec tant de certitude à l'auteur de la
      _Jérusalem délivrée_, j'y ai répondu ci-dessus, p. 379.]

Il faudrait traduire tout l'épisode, mais il l'a été mille fois; il est
présent à tous les esprits, et surtout à tous les cœurs sensibles; et
cependant, avouons-le avec franchise, c'est un de ces morceaux où l'on
est forcé de reconnaître, dans l'élégante perfection du style, et dans
une certaine fleur d'expression, quelque chose d'intraduisible. Mais
indépendamment de l'expression et du style, cette charmante description
du matin dans une belle campagne, ce bruit lointain qui se mêle au
murmure du fleuve et au chant des oiseaux, ce son brillant d'un pipeau
champêtre qui tout à coup se fait entendre, ce bon vieillard occupé de
ses travaux rustiques, entouré de sa jeune famille, qui s'étonne et
s'effraie à l'aspect imprévu des armes dont Herminie est couverte, et
qu'elle est obligée de rassurer quand elle vient leur demander un asyle;
l'étonnement qu'elle éprouve à son tour de rencontrer tant de calme et
de sécurité dans un pays environné du tumulte des armes, et l'admirable
réponse du vieux berger, qui, après avoir habité les cours, met à un si
haut prix, ce qu'on n'y trouve jamais, la douceur d'une vie pauvre et
obscure.... tout cela émeut profondément et porte un calme délicieux à
l'imagination et au cœur. On croit échapper au vain bruit du monde,
comme Herminie au fracas des armes, et se réfugier avec elle dans cet
asyle, où l'on sent que l'on serait si bien.

Je mettrais encore au nombre des morceaux du premier ordre, dont on ne
voudrait rien retrancher, cette admirable description de la sécheresse,
qui frappe le camp des chrétiens[695]. Peut-être n'y avait-il qu'un
poëte né sous le ciel le plus brûlant, qui pût tracer avec tant de
vérité les effets de ce fléau terrible. On reconnaît dans toute cette
description l'homme qui a plus d'une fois senti, comme on le sent dans
le pays de Naples, l'influence étouffante du _scirocco_; on le reconnaît
surtout dans cette partie du tableau, qui n'en est pas la moins belle:
«Le ciel présente l'aspect d'une fournaise ardente[696]; rien ne paraît
qui puisse au moins reposer les yeux. Le Zéphir se tait dans ses
grottes; le vague des airs est entièrement immobile; ou si quelque vent
y souffle, c'est celui qui vient des sables d'Afrique, et qui, lourd et
déplaisant, frappe de son haleine épaisse les joues et le sein des
soldats.» Enfin il n'y a qu'une imagination où s'est conservée
l'empreinte des paysages frais que l'on trouve au pied des Appenins ou
des Alpes, qui ait pu revêtir cette autre partie de couleurs si
frappantes et si vraies. «Si quelqu'un d'eux a jamais vu[697], entre des
rives verdoyantes, dormir comme un liquide argent une eau tranquille, ou
des eaux vives se précipiter du haut des Alpes, ou couler lentement sur
une plaine fleurie, son désir ardent lui en retrace l'image, et fournit
une matière nouvelle à son tourment. Cette image fraîche et humide le
dessèche, le brûle, et bouillonne dans sa pensée.» Ici, comme on le
croit bien, aucun de nos traducteurs n'a osé être fidèle: ils ont tous
cru devoir adoucir les couleurs; et ils ont effacé la peinture.

      [Note 695: C. XIII, st. 52 et suiv.]

      [Note 696: St. 56.]

      [Note 697: St. 60.]

Combien d'autres morceaux ne pourrait-on pas joindre à ceux-là si l'on
ne voulait oublier aucun de ceux où sont réunies toutes les qualités
d'un grand maître! Mais il est temps de nous arrêter. Après avoir
reconnu franchement les défauts, j'ai dû et voulu donner une idée de
tous les genres de beautés qui existent dans le poëme du Tasse, et non
pas en relever toutes les beautés. Ce que j'ai dit prouve assez, ou ce
que j'ajouterais ne prouverait pas davantage quel rang doit occuper
parmi les poëmes épiques celui où il s'en trouve d'un tel ordre et en si
grand nombre. Il n'y a sans doute que la prévention la plus aveugle qui
puisse le placer au-dessus, et même au niveau d'Homère et de Virgile;
mais, parmi les anciens, il serait injuste de lui préférer Lucain, Stace
ou Silius; parmi les modernes, le Camoëns, malgré plusieurs morceaux
sublimes, est loin de pouvoir lui être comparé; Milton, plus sublime
encore, a contre lui la bizarrerie, la tristesse, en un mot le malheur
de son sujet; l'Arioste s'est trop égayé dans le sien, et s'est trop
souvent écarté à dessein de la dignité de l'épopée; la France enfin, ni
les autres parties de l'Europe, n'ont rien qui puisse disputer à la
_Jérusalem délivrée_ le prix du poëme épique: elle est donc
immédiatement placée après ceux d'Homère et de Virgile, et par
conséquent le premier de tous les poëmes héroïques modernes.

Cette place est assez belle pour satisfaire une ambition raisonnable; et
quelqu'importance que l'on donne aux défauts de la _Jérusalem_, cette
place ne peut lui être ôtée que s'il paraît un autre poëme, écrit dans
une langue aussi poétique, conçu avec autant de force, conduit avec
autant d'ordre et de sagesse; dont le style ait en général autant de
chaleur, de poésie et de grâces; où les caractères soient aussi bien
tracés, se soutiennent avec autant de vigueur, et se fassent ainsi
mutuellement valoir; où le merveilleux et l'historique soient aussi
habilement fondus et mélangés, où l'imagination du poëte agisse aussi
puissamment sur l'imagination du lecteur; un poëme enfin qui, avec tous
ces avantages, ait celui de naître chez une nation et dans un siècle
étrangers au faux éclat du bel esprit, et revenus, ne fût-ce que par
lassitude et par ennui, aux simples et durables beautés de la nature;
d'être en même temps l'ouvrage du goût et celui du génie, de sortir du
cerveau d'un poëte qui n'ait point trop goûté dans son jeune âge _la
douceur des aliments de l'esprit_, qui n'ait point pris
_l'assaisonnement pour la nourriture_, et d'être ainsi purgé de ce
clinquant, qu'on voit avec tant de regret, dans le poëme du Tasse,
ternir et altérer quelquefois l'or le plus précieux et le plus rare.



CHAPITRE XVII.

_Coup d'œil rapide sur trois poëmes du Tasse_, IL RINALDO, LA
GERUSALEMME CONQUISTATA _et_ LE SETTE GIORINATE; _idée du_ FIDO AMANTE,
_du prince Curzio Gonzagua; fin du poëme héroïque._


La vie du Tasse nous l'a fait voir comme un de ces êtres rares auxquels
la nature donne, à leur naissance, une impulsion tellement déterminée,
qu'elle dirige si énergiquement vers un but, qu'ils ne peuvent s'en
proposer aucun autre: ils l'atteignent ou ils succombent; mais ils ne
s'en détournent jamais. Heureux les hommes ainsi doués, quand ce but où
les pousse une organisation impérieuse, est la perfection dans les arts,
et la gloire innocente que cette perfection procure!

Le Tasse tout formé, pour ainsi dire, d'éléments poétiques, fut poëte
dès le berceau. Quand son père voulut comprimer en lui par l'étude des
lois l'essor de la nature, cette compression ne fit qu'en augmenter la
force, et au lieu des faibles essais qui avaient été les jeux d'enfance
de son fils dans des gymnases littéraires, il le vit produire à
dix-huit ans un poëme épique dans le gymnase de droit, où il l'avait
placé. Ce poëme, dont on parle toujours lorsqu'il est question du Tasse,
est peu lu et mériterait peu de l'être, s'il était de tout autre auteur;
mais on doit aimer à connaître, au moins superficiellement, ce début
épique d'un poëte qui devait, à son second pas, s'élancer si loin dans
la carrière de l'épopée. Il est à remarquer que dès ce premier pas il
voulut avoir une marche à lui, s'écarter de la route qu'il voyait la
plus fréquentée, revenir enfin, de l'excessive liberté du poëme
romanesque, à la régularité du poëme héroïque. Le héros de ce poëme en
douze chants, qui fut composé en dix mois, est _Renaud_, fils d'Aymon,
et cousin de Roland. Son amour pour la belle Clarice, ses premiers faits
d'armes entrepris pour l'obtenir, les obstacles qui les séparent, et
enfin leur union en sont le sujet, le nœud et le dénoûment. Le jeune
poëte s'y propose, comme il l'avoue dans son avis au lecteur,
d'observer, entre autres règles, celle de l'unité, non pas stricte, mais
considérée avec une certaine extension qui ne nuise, ni au plaisir, ni à
la régularité. Il voudrait que son ouvrage ne fût sévèrement jugé, ni
par les sectateurs trop rigoureux d'Aristote, qui ont toujours devant
les yeux l'exemple parfait d'Homère et de Virgile, sans vouloir
considérer la différence des temps, des goûts et des mœurs; ni par les
partisans trop exclusifs de l'Arioste et du goût moderne.

Il craint que ceux-ci ne lui fassent un reproche grave de n'avoir pas
employé, au commencement des chants, ces moralités, ces prologues
agréables que l'Arioste y place toujours, et que son père lui-même, cet
homme, dit-il, dont tout le monde connaît l'autorité et le mérite, avait
quelquefois adoptés[698]. Ni Virgile cependant, ni Homère, ni les autres
anciens ne s'en sont servis; et Arioste dit clairement dans sa Poétique,
qu'un poëte est d'autant meilleur qu'il imite davantage, et qu'il imite
d'autant plus qu'il parle moins comme poëte, et qu'il fait plus souvent
parler ses personnages. C'est ce que n'ont pas fait ceux qui mettent
toutes les sentences et toutes les moralités dans la bouche du poëte
lui-même, et toujours au commencement des chants. «Alors, ajoute-t-il,
non-seulement ils n'imitent pas, mais il semble qu'ils sont tellement
privés d'invention, qu'ils ne sauraient comment placer ailleurs toutes
ces choses. En un mot, il est de l'avis de ceux[699] qui disent que
l'Arioste n'aurait point fait ces sortes de prologues, s'il n'avait
pensé que, comme il parlait de différents chevaliers et de différentes
actions, comme il laissait souvent une chose pour en reprendre une
autre, il était quelquefois nécessaire qu'il s'adressât aux auditeurs
pour les rendre dociles; qu'il leur annonçât dans ces préambules ce
qu'il voulait raconter dans le cours du chant, et qu'il joignît ainsi
les choses qu'il allait dire avec celles qu'il avait dites. C'était là
aussi le motif qui avait déterminé son père; mais lui qui ne veut
chanter qu'un seul héros, qui veut réunir ses exploits en une seule
action, autant du moins que le goût du temps le permet, et qui se
propose d'ourdir son poëme d'un fil qui ne soit jamais interrompu, il ne
voit pas pourquoi il aurait dû suivre leur exemple[700].» On ne hait pas
à voir cette indépendance raisonnée dans un jeune homme de dix-huit ans;
mais ce qu'il faut surtout observer ici, c'est que cet abus, qui a
produit dans l'Arioste, dans le Berni, et dans quelques autres des
choses si agréables, mais qui n'en est pas moins un abus, était devenu
presque une règle, ou du moins un usage si général, que le Tasse, pour
s'en dispenser, crut avoir besoin de raisonnements et presque d'excuses.

      [Note 698: _Quest'altri gravemente mi riprinderanno che non
      usi ne' principj de' canti quelle moralità e quei proemj che usa
      sempre l'Ariosto, e tanto più che mio padre, huomo di
      quell'autorità e di quel valore che 'l mondo sà, anch'ei tal volta
      da questa usanza s'è lasciato trasportare._ (_Torq. Tasso ai
      Lettori._)]

      [Note 699: Il cite _il dottissimo sig. Pigna_. C'est celui
      dont nous avons parlé dans la Vie du Tasse.]

      [Note 700: _Ub. supr._]

L'action du poëme commence lorsque Charlemagne, vainqueur, dans
plusieurs combats, des Sarrazins qui étaient descendus en Italie,
poursuit les restes de leur armée, et les tient comme assiégés au bord
de la mer. Le jeune Roland s'est couvert de gloire dans cette guerre; il
a tué de sa main les deux rois africains Almon et Trojan. Sa renommée
remplit l'Italie et la France. Elle excite une noble jalousie dans son
cousin Renaud, plus jeune que lui de quelques années, mais pour qui
l'âge est venu de sortir du repos où sa mère le retient, et de prendre
les armes. Renaud tout occupé du dessein d'aller aussi chercher la
gloire, errait près de Paris dans la campagne; il trouve attaché au pied
d'un arbre un cheval superbe tout équipé, et chargé d'une armure
complète. Il monte sur le cheval, après s'être revêtu des armes, à
l'exception de l'épée. Le jour où il avait été, avec ses frères, reçu
chevalier par l'empereur, il avait juré de ne ceindre jamais d'autre
épée que celle qu'il aurait enlevée dans un combat à quelque fameux
guerrier. Il prend le chemin de la forêt des Ardennes, célèbre par tant
d'aventures et de combats. A peine y est-il entré qu'il rencontre un
vieillard courbé sous le poids de l'âge, et apprend de lui qu'il est
arrivé depuis peu dans cette forêt un cheval indomptable, qui brise et
renverse tout ce qui s'oppose à son passage. Oser l'attaquer ou même
l'attendre, c'est s'exposer à une mort certaine. Renaud, loin de
s'effrayer, montre le plus vif désir de le voir et de le combattre.
C'est le fameux cheval Bayard. Il avait autrefois appartenu au grand
Amadis des Gaules. Après la mort de ce héros, il était resté enchanté
par un magicien, qui avait prédit que lorsque le temps serait venu où il
recommencerait à se mouvoir, il ne pourrait être dompté que par un
guerrier du sang d'Amadis, et aussi brave que lui. Pour s'emparer de ce
cheval merveilleux, il faut l'abattre par force ou par adresse; du
moment où il sera étendu sur la terre, il deviendra docile et facile à
conduire. Sa retraite habituelle est dans un antre, sur les limites de
la forêt; mais à moins d'une force et d'une valeur surnaturelles,
malheur à qui ose en approcher!

Cela dit, le vieillard s'éloigne. Ce n'était point un vieillard; c'était
l'enchanteur Maugis, cousin de Renaud, qui, voulant seconder les projets
du jeune chevalier, lui avait procuré cette armure et l'instruisait à
acquérir le plus beau cheval qu'il y eût au monde. Renaud s'enfonce dans
la forêt, et pendant plusieurs jours il y cherche Bayard, sans même en
apercevoir les traces. Il voit enfin courir, non un cheval, mais une
biche blanche, poursuivie par une jeune et belle chasseresse qui paraît
quelques moments après, passe rapidement, atteint d'un trait la biche
fugitive, et la tue. Renaud frappé de sa beauté, de son courage et de
son adresse, l'aborde, lui parle avec une galanterie respectueuse, et
lui fait offre de ses services. Elle lui apprend son nom, que l'on
devine déjà sans doute; c'est Clarisse, sœur d'Yvon, roi de Gascogne,
qui habite avec sa mère un château voisin, où elle n'a d'autre plaisir
que celui de la chasse. Quand Renaud s'est nommé à son tour, elle
connaît, lui dit-elle, les héros de sa race; mais elle est surprise de
n'avoir point encore entendu parler de ses exploits, tandis que ceux de
Roland son cousin retentissent dans tout l'univers. Le jeune guerrier
rougit; il rend justice à la bravoure de Roland; mais il ne craindrait
pas de le combattre lui-même, si la belle Clarice daignait l'y
encourager. Sur ces entrefaites, arrive la suite de Clarice qui la
cherchait avec inquiétude, et toute composée de dames et de chevaliers.
Clarice dit en souriant à Renaud: Vous qui vous sentez assez de courage
pour défier même Roland, voyez si vous voulez en donner ici des preuves
en joutant contre mes chevaliers. Renaud y consent avec joie; il
renverse et blesse à mort le premier qui se présente. Il se jette
ensuite au milieu des autres, blesse tous ceux qu'il atteint de sa lance
jusqu'à ce qu'elle soit rompue. Il combat encore avec le tronçon; et
quand ce tronçon même est réduit en pièces, il se sert de ses poings
contre les uns, heurte les autres de son cheval, en enlève un de la
selle, et le lance avec une force si extraordinaire contre ce qui lui
restait d'ennemis, qu'ils n'osent plus l'approcher, et lui cèdent le
champ de bataille.

Clarice, témoin de ce combat ne peut plus douter de la valeur de Renaud;
elle le trouve charmant; elle l'admire, et l'admiration ouvre son cœur à
l'amour[701]. Elle fait emporter les morts et les blessés; les dames et
ce qui reste de chevaliers suivent en silence; elle marche lentement,
accompagnée du jeune vainqueur. Il lui tient chemin faisant quelques
propos d'amour, qu'elle feint de ne pas entendre, ou qu'elle reçoit avec
une fausse rigueur. Il s'en afflige, et le poëte qui n'aime point les
moralités au commencement des chants, en fait une à la fin de celui-ci
sur l'inutilité de la résistance quand on se sent blessé par l'amour,
sur les progrès qu'il fait dans un cœur à mesure que l'on s'efforce de
le vaincre ou de le cacher. Combien de femmes, dit-il, et cela est fort
pour un jeune écolier en droit, qui montrent sur leur visage un courroux
endurci et une invincible rigueur, et qui ont ensuite un cœur faible et
tendre, toujours en butte aux traits de l'amour! C'est être peu habile
que de prendre ce qui paraît au dehors pour l'indice certain des
volontés cachées. C'est un art employé pour vaincre et conquérir l'homme
qui suit d'un pas rapide celle qui fuit[702]. Clarice arrivée à la porte
du château, toute sévère qu'elle a voulu paraître, invite Renaud à y
entrer. Mais il veut auparavant courir et mettre à fin des aventures qui
puissent le rendre digne d'elle; et il la quitte pour les aller
chercher.

      [Note 701:

        _Dal valor nasce in lei la meraviglia,
        E da la meraviglia indi il diletto.
        Poscia il diletto che in mirarlo piglia,
        Le accende il cor di dolce ardente affetto,
        E mentre ammira e loda 'l cavaliero,
        Pian piano à novo amore apre 'l sentiero._
                                      (C. I, st. 81.)]

      [Note 702:

        _Deh, quante donne son ch'aspro rigore
          Mostran nel volta ed indurato sdegno,
        C'hanno poi molle e delicato il core,
        Degli strali d'amor continuo segno_, etc. (St. 91.)]

Celle de la conquête du cheval Bayard est la première. Avant Bayard, il
rencontre cependant un Sarrazin espagnol, avec qui il fait connaissance,
comme il arrivait souvent entre chevaliers, les armes à la main, et qui
devient son intime ami. Isolier, c'est le nom de ce Sarrazin, voulait
aussi conquérir Bayard; ce n'est donc pas pour une maîtresse qu'ils se
battent, c'est pour un cheval. Isolier reçoit un si furieux coup sur la
tête, qu'il tombe évanoui, et reste comme mort pendant une heure. Il
revient à lui et veut recommencer de plus belle; un Anglais qui
l'accompagne donne alors aux deux champions un conseil qu'il aurait pu
leur donner plus tôt, c'est d'aller affronter ensemble ce redoutable
cheval; ils n'auront pas trop contre lui de leurs forces réunies, et
celui qui aura le plus contribué à le vaincre en restera possesseur. Le
pacte ainsi fait, Renaud et Isolier marchent ensemble, trouvent enfin
Bayard[703] et l'attaquent. La description de ce singulier combat est
aussi détaillée que celle du fait d'armes le plus chaud et le plus
terrible[704]. Renaud parvient enfin à le saisir par les deux pieds de
derrière; malgré tous ses efforts pour se dégager, il le renverse; au
moment où l'animal touche la terre, il s'adoucit, se relève, souffre que
Renaud le palpe, le caresse, le monte, et devient aussi docile au frein
qu'il était féroce et indomptable auparavant.

Les deux amis se remettent en quête d'aventures. Ils apprennent d'un
chevalier, avec lequel Renaud commence encore par se battre, qu'il est
question d'une paix définitive entre les Sarrazins et Charlemagne.
Francard, roi d'Arménie, est devenu amoureux de Clarice, sur le portrait
qu'il a vu d'elle en Asie dans le temple de la Beauté; il l'a fait
demander en mariage à Charlemagne aux conditions de paix les plus
avantageuses. L'empereur a fort bien accueilli la demande, mais n'a
voulu rien décider sans le consentement du roi de Gascogne, frère de
Clarice. Yvon, consulté, renvoie la décision à sa sœur, et le chevalier
qui fait ce récit est chargé, par le roi Francard son maître, de cette
négociation auprès d'elle. Renaud qui l'a écouté avec colère, lui dit
que son roi est un insensé, que s'il ne veut pas courir à sa perte
certaine, il cherche une femme ailleurs qu'en France. Il laisse pourtant
le Sarrazin aller à sa destination; mais il reste, après son départ,
plongé dans une sombre rêverie. Il en est tiré par l'aspect imprévu de
deux statues de bronze, représentant deux chevaliers armés de toutes
pièces, qui semblent s'avancer la lance en arrêt l'un contre l'autre. Le
nom de Tristan est écrit sur l'un des piédestaux, et celui de Lancelot
sur l'autre. Une inscription gravée sur le marbre apprend que les deux
lances qui ont réellement appartenu à ces deux célèbres chevaliers de la
Table ronde, sont destinées à deux autres chevaliers qui les
surpasseront en force et en valeur. Isolier, qui ne doute de rien, veut
se saisir de la lance de Tristan; il est repoussé durement et jeté par
terre. Renaud fait la même tentative: elle lui réussit parfaitement. La
statue baisse la tête, ouvre la main, et lui cède la lance qu'elle avait
refusée à cent autres, comme elle venait de le faire à Isolier[705].

      [Note 703: Ce cheval s'appelait ainsi parce qu'il était bai et
      châtain:

        _Baio e castagno, onde Baiardo e detto._
                              (C. II, st. 31.)]

      [Note 704: St. 30 à 44.]

      [Note 705: C. III.]

Renaud, fier de cette conquête, marchait avec son ami le long de la
Seine. Ils aperçoivent sur un char magnifique, traîné par dix cerfs,
blancs comme la neige, une troupe de belles dames, au milieu desquelles
s'élevait la reine Galerane, femme de Charlemagne. Clarice était auprès
d'elle; sa beauté brillait d'un si grand éclat que Renaud transporté
d'amour ne peut supporter l'idée qu'un Sarrazin, un barbare, ose aspirer
à sa main. Le char était environné de cent chevaliers, couverts de leurs
armes et la lance haute. Il les défie au combat, en tue, blesse ou
renverse une partie: Isolier le seconde bravement: rien ne leur résiste.
Ce qui reste de chevaliers prend la fuite et se disperse dans la
campagne. Renaud s'avance vers le char, parle très-poliment à Galerane,
mais enlève Clarice, la place sur un cheval et l'emmène[706]. Elle est
d'abord très-effrayée, ne sachant quel est son ravisseur; mais lorsqu'il
a ôté son casque, qu'elle a reconnu Renaud, et qu'il lui a tenu les
discours les plus tendres et les plus soumis, elle se rassure et se
résigne à son sort. Il regarde autour de lui, cherchant un lieu où cette
résignation puisse être mise à profit. Tout à coup un guerrier menaçant
paraît, et ordonne à Renaud de se dessaisir de sa proie. Nouveau combat,
mais moins heureux que le premier. Le guerrier inconnu terrasse Isolier,
renverse Bayard, qui s'abat sur son maître et ne peut se relever.
L'inconnu frappe la terre, d'où sort un char tiré par quatre chevaux
noirs. Il force Clarice d'y monter avec lui, part, presse les coursiers
et disparaît[707].

      [Note 706: C. IV.]

      [Note 707: C. IV.]

Dès que Bayard peut se relever, Renaud se met à la poursuite du char,
mais il en perd bientôt les traces. Séparé de son cher Isolier qui n'a
pu le suivre et qu'il ne doit plus revoir, seul, livré à la plus noire
mélancolie, il trouve pour consolateur un jeune homme en habit de
berger, qui paraît aussi affligé que lui. Ce berger, nommé _Florindo_,
lui raconte ses tristes aventures; Renaud lui dit les siennes: ils vont
ensemble à une espèce d'antre sacré, où une petite statue de l'Amour,
ancien ouvrage de l'enchanteur Merlin, rendait encore des oracles[708].
Elle apprend à Renaud que c'est Maugis qui, pour son bien, lui a enlevé
Clarice et l'a rendue à sa famille; à _Florindo_, qu'il est issu d'un
sang royal, et qu'il cessera bientôt d'être persécuté par la fortune.
Elle engage le premier à suivre son dessein de s'illustrer par les armes
pour mériter celle qu'il aime; le second, à prendre le même parti, pour
obtenir la même récompense.

      [Note 708: C. V.]

Renaud et _Florindo_ passent les Alpes, descendent en Italie, et se
rendent au camp de Charlemagne[709]. _Florindo_ obtient de l'empereur
l'ordre de chevalerie. C'est Roland qui lui ceint l'épée. Le nouveau
chevalier annonce aussitôt à Charlemagne, que lui et un autre guerrier
qui l'attend auprès du camp, se présentent pour soutenir contre tous
qu'un homme ne peut atteindre au véritable honneur, s'il n'est conduit
et inspiré par l'Amour. L'empereur leur accorde le champ, et fait
publier le sujet de la joute dans son armée et dans celle des Sarrazins.
Il se présente un assez grand nombre de tenants contre l'amour; aucun ne
peut résister aux deux jeunes chevaliers. Un géant africain, nommé
Atlant, succombe sous les coups de Renaud, qui, après l'avoir tué,
s'arme de son épée Fusbert, et se trouve ainsi relevé du premier serment
qu'il avait fait. Il renverse ensuite Otton, tue le brave Hugues et lui
coupe la tête. Charlemagne, désespéré de voir mal mener ainsi ses
chevaliers, engage Roland, qui est présent à la fête, à entrer en lice
et à venger l'honneur des paladins français. Roland obéit; les deux
cousins sont aux prises; Renaud connaît Roland qui ne le connaît pas;
mais il croirait faire quelque chose d'indigne d'un tel adversaire s'il
ne l'attaquait pas de toutes ses forces. Le combat est tellement égal;
il est si long-temps et si vigoureusement disputé, que l'empereur
lui-même descend de son trône et vient séparer les combattants. Ils
s'arrêtent, s'embrassent, se font des présents mutuels, et se quittent
pénétrés d'estime et d'admiration l'un pour l'autre. _Florindo_ ne s'est
pas moins distingué que Renaud; il a désarçonné un grand nombre de
chevaliers. Les deux tenants d'amour se retirent couverts de gloire.
Charlemagne veut en vain les retenir; il leur demande inutilement leur
nom: ils partent sans vouloir se faire connaître.

      [Note 709: C. VI.]

Après quelques rencontres épisodiques, ils arrivent aux environs de
Naples, au palais de Courtoisie[710]; ils subissent l'épreuve de la
barque enchantée, et se montrent dignes d'être mis au nombre des
chevaliers loyaux et courtois[711]. Ils trouvent ensuite au bord de la
mer, une troupe nombreuse qui préparait dans une vaste et superbe tente
un sacrifice, à la manière des peuples d'Asie, devant une statue qui
représente une jeune dame d'une beauté parfaite. Renaud reconnaît
bientôt cette figure charmante; c'est celle de Clarice, le chef de cette
troupe est Francard, roi d'Arménie, qui rend un culte d'adoration au
portrait de celle dont il a fait demander la main. Il voit les deux
chevaliers s'arrêter devant sa tente; il veut qu'ils descendent de
cheval, qu'ils adorent avec lui cette image, et qu'ils confessent que
lui seul est digne d'en posséder l'original. Renaud peu disposé à un
pareil aveu, l'est bien moins encore quand il a su le nom de cet
insolent roi. Un défi est sa réponse. Francard est tué par _Florindo_;
_Chiarello_, autre roi sarrazin qui combattait toujours accompagné et
défendu par un lion, est tué par Renaud; tout le reste de la troupe est
vaincu, terrassé, blessé, dispersé. Renaud s'empare de la belle statue,
la place sur un cheval, et parcourt avec elle et son ami, une partie de
l'Asie[712].

      [Note 710: C. VII.]

      [Note 711: Ils apprennent auparavant ce que c'est que ce
      palais, par qui il a été bâti, et voient dans une suite de
      portraits prophétiques, des héros et des héroïnes qui auront un
      jour au plus haut degré le don de courtoisie. C'est là que le
      jeune poëte brûla son premier grain d'encens pour la maison
      d'Este, pour le duc Alphonse II, pour Lucrèce sa sœur, etc. (C.
      VIII, st. 7 et 14.)]

      [Note 712: C. VIII, st. 7 et 14.]

Ils trouvent au milieu d'une plaine riante et fleurie, de jeunes beautés
rassemblées autour d'une dame plus belle encore, et qui semble être leur
reine, escortées par une troupe de guerriers de haute apparence. Cette
dame leur envoie demander s'ils veulent s'éprouver contre ses
chevaliers; ils acceptent, après avoir appris qu'elle est reine de
Médie, qu'elle se nomme Floriane, et qu'elle n'a point encore subi le
joug de l'hymen. Les guerriers mèdes ont le sort de tous les autres, et
ne peuvent résister, ni à Renaud, ni à _Florindo_.

Floriane témoin de leur défaite, loin de sentir ou de la colère, ou de
l'effroi, trouve que Renaud surtout les renverse et les tue de si bonne
grâce, qu'elle y prend beaucoup de plaisir. Elle désire vivement de
savoir si sa beauté répond à sa force et à sa valeur. Le dernier
chevalier qu'il abat rompt de la pointe de sa lance les liens qui
attachent le casque du jeune paladin; le casque tombe, et Renaud paraît
dans tout l'éclat et toute la fraîcheur de la jeunesse. La pauvre reine
ne résiste plus; et le poëte, sans doute pour la justifier, fait dans
trois octaves un portrait de la beauté mâle de son héros, qui prouve que
si Floriane était un peu prompte à s'enflammer, elle était du moins
connaisseuse[713]. Elle emmène dans son palais Renaud et son ami, leur
donne un magnifique repas, et fait asseoir Renaud auprès d'elle. Là, le
jeune Tasse, tout rempli de son Virgile, ne manque pas de faire de cette
reine une seconde Didon; Renaud lui raconte ce qu'il avait fait, encore
enfant, pour venger l'honneur de sa mère, et ses premiers exploits
contre la maison de Mayence, et d'autres aventures dont le récit touche
de plus en plus Floriane, comme ceux d'Enée touchaient la reine de
Carthage. Les progrès sont les mêmes, les profonds soucis, le feu caché,
et le reste[714]. Elle a une vieille nourrice qui lui tient lieu de la
sœur Anne, et qui, ayant reçu ses confidences, lui conseille de même de
céder à ce coup du sort. Didon céda; comment Floriane aurait-elle
résisté? Mais au lieu de la partie de chasse, de l'orage, et de la
grotte où Enée et Didon se retirent ensemble, la scène se passe dans un
jardin charmant; Floriane y cueillait des fleurs, en pensant à Renaud,
et disait en soupirant: Cher Renaud, quand pourrai-je éteindre dans tes
baisers le feu de mes désirs[715]? Renaud survient dans ce moment: il
apporte, comme on peut croire, la réponse à cette question; mais le
disciple de Virgile a du moins profité de l'exemple de son maître. Il
laisse tout deviner, ou sauve tout par l'intervention, à d'autres égards
déplacés, d'une déesse. Ce n'est pourtant pas Junon qu'il fait
intervenir, c'est Vénus; et si on lui permet cette licence mythologique,
en un pareil sujet, on trouvera de la grâce dans l'image et dans
l'expression. «Vénus rit dans les cieux[716]; elle verse libéralement
sur eux ses délices; et peut-être le plaisir de ces jeunes gens
éveilla-t-il dans son cœur une subite et douce envie; peut-être eût-elle
changé, ce jour-là, son état, tout divin qu'il est, pour celui de
Floriane».

      [Note 713: C. IX, st. 15, 16 et 17.]

      [Note 714:

        _Ma il cieco mal nutrito ogn'hor s'avanza
        Tal che' ella a morte corre e si disface_, etc. (St. 64.)]

      [Note 715: St. 78.]

      [Note 716:

        _Rise Venere in cielo, e i suoi diletti
        Versò piovendo in lor larga e cortese;
        E forse del piacer de' giovinetti
        Subita e dolce invidia il cor le prese,
        Tal che quel giorno il suo divino stato
        In quel di Floriana havria cangiato._ (St. 80.)]

C'est aussi pendant son sommeil que le paladin, qui s'oubliait comme
Enée dans cette vie agréable, a des visions qui l'en font sortir; mais
ce n'est point son père qu'il voit en songe, c'est la belle et tendre
Clarice elle-même, dont il sacrifiait l'amour à des plaisirs passagers.
Il croit la voir, l'entendre qui l'appelle; il ne balance pas un
instant, sort en cachette du palais, et abandonne, quoique à regret, la
trop sensible Floriane. Dès qu'elle s'en aperçoit, elle envoie des
guerriers à sa poursuite. Ils atteignent Renaud, mais il les bat, les
fait prisonniers et les lui renvoie. La reine est au désespoir; elle
veut se poignarder; une magicienne puissante vient à son secours et
l'arrête. C'est Médée, non pas celle de Colchos, mais une Médée, sœur du
père de Floriane. Elle enlève officieusement sa nièce sur un char
volant, répand sur ses jeux, avec une liqueur magique, le sommeil et
l'oubli, la transporte dans l'une des îles Fortunées, son séjour
accoutumé, où elle la retient auprès d'elle[717].

      [Note 717: C. X.]

Cependant Renaud et _Florindo_ sont parvenus au bord de la mer: ils
s'embarquent pour l'Italie. Une tempête affreuse brise et submerge leur
vaisseau. Ils nagent long-temps ensemble, et se prêtent mutuellement
secours; mais _Florindo_ est enfin englouti, et Renaud jeté presque sans
vie sur la côte, à quelque distance de Rome. Revenu à lui, il reçoit
dans un château voisin l'hospitalité la plus généreuse. Le seigneur de
ce château lui donne des armes, un cheval et un écuyer. Renaud part pour
retourner en France. Le troisième jour, il trouve auprès d'une fontaine
un chevalier couvert d'armes brillantes, qui tient attaché à un arbre
son cheval Bayard, et un portrait qu'il reconnaît aussitôt pour celui de
Clarice; il a même au côté son épée Fusberte. Renaud demande poliment au
chevalier ces objets qui lui appartiennent; cette demande est mal reçue;
il faut se battre. Le chevalier inconnu est renversé, et reste étendu
sans mouvement. Renaud reprend le portrait, son coursier, son épée;
s'apercevant que son bouclier a été fendu dans le combat, il prend aussi
celui du chevalier, non pas à cause du portrait d'une très-belle dame
qui y est artistement gravé, mais parce qu'il lui a paru d'une trempe
parfaite[718].

      [Note 718: C. X.]

Il continue gaîment sa route, arrive bientôt en France, la traverse, et
trouve auprès de Paris la campagne couverte de chevaliers, de dames, de
chevaux et d'écuyers dans le plus brillant équipage. Tout le monde, sans
le connaître, est frappé de sa bonne mine. Griffon de Mayence en est
jaloux. Il avait depuis peu offert ses vœux à Clarice. «Je veux, dit-il
au guerrier inconnu, que tu jures qu'il n'y a point de beauté qui ne
cède à la dame de mes pensées.» Renaud, qui ne sait point quelle est
cette dame, avoue qu'elle est belle sans doute, mais affirme que la
sienne l'est cent fois plus. Le combat n'est ni long, ni douteux;
l'insolent Griffon est désarçonné d'un coup de lance. Le jeune
vainqueur, entouré et applaudi par les chevaliers et par les dames, ôte
son casque, se fait connaître, embrasse ses parents, ses amis, est
accueilli et fêté de tout le monde. Mais il n'est pas au bout de ses
peines. Clarice, témoin de sa victoire, voit en même temps sur son
bouclier le portrait d'une dame inconnue. La jalousie s'empare d'elle,
la tourmente, lui fait faire un très-mauvais accueil à celui qui n'aime
et ne cherche qu'elle, et comme il arrive souvent, fait sans aucun motif
deux malheureux à la fois[719].

      [Note 719: C. XI.]

Renaud était lié, depuis l'enfance, d'une tendre amitié avec Alde la
Belle, qui était aussi amie de Clarice: dans un grand bal qui se donne à
la cour, il veut l'engager à le racommoder avec sa maîtresse. Il la prie
à danser; mais dans ce même instant Anselme de Mayence la prie de son
côté. Alde embarrassée baisse les yeux, se tait, et reste immobile.
Anselme insulte Renaud, et finit par l'appeler bâtard, ce qui n'était
ni poli, ni vrai. Renaud le prend à la gorge de la main gauche, le
poignarde de la droite, et le jette mort sur le carreau[720]. Le bal est
troublé; tous les Mayançais furieux sont prêts à se jeter sur Renaud;
tous les guerriers de la maison de Clairmont et leurs amis se disposent
à le défendre. Renaud passe entre les deux troupes d'un air fier et
tranquille, et parvient jusqu'à son logement, sans que personne ose
l'attaquer. Charlemagne irrité le condamne à un exil perpétuel; il part,
sans avoir pu obtenir de Clarice réponse à une lettre suppliante qu'il
lui a écrite. Il s'arrête à quelque distance de Paris, aux bords de la
Seine; ayant détaché de son cou son bouclier, il lui reproche, un peu
tard, d'avoir causé ses malheurs, et le jette dans la rivière. Après
huit ou neuf jours de route, il traverse une sombre, étroite et humide
vallée; c'est la vallée du Deuil ou des Douleurs; il est conduit de là
sur une colline riante où il ne voit que d'agréables objets, où il
s'endort et fait les plus jolis rêves du monde, où tout enfin le ramène
du désespoir à l'espérance.

      [Note 720: L'auteur, plus avancé en âge, et mieux instruit des
      lois de l'honneur, n'eût pas prêté cette manière de sa venger à un
      chevalier, et surtout à un chevalier français.]

Un cliquetis d'armes se fait entendre; c'est un bonheur de plus, puisque
ce bruit lui fait espérer une occasion d'exercer son courage; il en
était privé depuis long-temps; il accourt: il voit un seul guerrier qui
se défend avec intrépidité contre une troupe d'assaillants. Il fond sur
eux, en tue plusieurs, aide le guerrier à se délivrer des autres, et
reconnaît en lui son cher _Florindo_, dont il avait pleuré la mort.
_Florindo_ lui raconte comment il a été sauvé du naufrage, et les
aventures qui l'ont conduit où il l'a trouvé. Ce qu'il ne sait pas,
c'est pour quel motif tous ces gens armés l'ont attaqué avec tant de
fureur. L'un d'eux respirait encore: on l'interroge; il répond qu'il
était au service du puissant roi Mambrin; que ce roi sarrazin est devenu
éperdûment amoureux de Clarice sans l'avoir vue, et qu'il est venu par
mer en France pour l'enlever[721]. S'étant avancé jusqu'auprès de Paris
avec une troupe d'élite, il a trouvé cette beauté charmante qui jouait
dans une prairie avec ses compagnes; il l'a enlevée, et a repris
aussitôt sa course vers ses vaisseaux qui sont dans un port voisin. En
passant dans cet endroit, il a vu ce guerrier dont l'apparence l'a
frappé: il leur a ordonné de lui faire mettre bas les armes et de le
faire prisonnier. Mais la valeur de ce héros, et de celui qui est venu à
son secours, leur a fait trouver la mort dans cet acte d'obéissance.

      [Note 721: C. XII.]

Renaud avait à peine entendu ce récit, qu'il s'était déjà élancé, vers
le port voisin, de toute la rapidité de son coursier. _Florindo_ le
suit. Un troisième se joint à eux, qui fournit à Renaud une nouvelle
armure, à _Florindo_ un cheval de bataille. C'est Maugis qui ne perd pas
de vue son cousin, et qui lui prête en cette occasion le double secours
de son art et de son bras. Bientôt ils rencontrent en effet Mambrin, sa
troupe et sa belle prisonnière. Ils les attaquent avec une fureur qui ne
leur donne pas le temps de se reconnaître. Les Sarrazins les plus braves
tombent sous leurs coups; Mambrin lui-même est tué par Renaud, après un
combat long et sanglant. Clarice est délivrée; son amant peut enfin
s'expliquer avec elle, et la convaincre de sa foi. Maugis leur rend un
dernier service. Sa baguette fait naître tout à coup un palais enchanté,
où ils sont reçus avec toutes les recherches du goût et de la
magnificence. Maintenant qu'ils s'entendent bien, et qu'un désir égal
les attire l'un vers l'autre, il leur conseille de ne pas attendre
davantage. Ce conseil leur paraît fort bon, et le poëte met à
contribution l'astre des nuits, Vénus et le Dieu d'hymen pour dire
poétiquement comment ils le suivirent.

Il termine par un épilogue qui n'est pas sans intérêt. On y trouve
d'abord l'époque et presque la date de son poëme. «Ainsi, dit-il, je
célébrais en me jouant les ardeurs de Renaud et ses douces souffrances,
lorsque encore dans le quatrième lustre de mes jeunes années je pouvais
dérober un jour à d'autres études, où j'étais soutenu par l'espérance
de réparer les maux que m'a faits la fortune; études ingrates dont le
poids m'accablait, et dans lesquelles je languissais, inconnu aux autres
et à charge à moi-même[722]:» Il s'adresse ensuite au cardinal Louis
d'Este, à qui son poëme est dédié; puis à son ouvrage même, et lui
souhaite une destinée heureuse. La dernière strophe contient
l'expression touchante de sa docilité pour un grand poëte et de sa
tendresse pour un bon père. «Va, dit-il à son livre, trouver celui qui
fut choisi par le ciel pour me transmettre la vie; c'est par lui que je
parle, que je respire, que j'existe: s'il y a en moi quelque chose de
bon, c'est à lui que je le dois[723]. De ce regard perçant dont il
pénètre, à travers l'écorce des choses, jusqu'à leur centre, il verra
tes défauts que mes yeux faibles et peu clairvoyants m'ont cachés. Il te
corrigera, autant que cela est possible, de cette main qui ajoute
maintenant de la prose véridique aux fictions de la poésie; il te
donnera enfin la beauté qui manque à tes vers.»

      [Note 722: St. 90.]

      [Note 723:

        _Io per lui parlo e spiro e per lui sono,
        E se nulla hò di bel, tutto è suo dono_, etc.

      Imitation heureuse de ce vers d'Horace:

        _Quod spiro et placeo, si placeo, tuum est._

      Horace le dit à sa muse; il est bien plus touchant d'entendre le
      Tasse le dire à son père.]

Tel est en abrégé le plan de cette première production épique du Tasse.
On voit que l'auteur s'y était proposé d'observer la règle de l'unité;
mais on voit en même temps que cette règle est peu applicable aux sujets
romanesques, et qu'il y a eu autant de goût que de génie à créer pour
ces sortes de sujets un genre particulier d'épopée. Pour qu'un poëme
héroïque où l'unité et les autres règles de l'art sont observées,
intéresse, il faut que l'intérêt soit d'abord dans le sujet même. Le
succès de la guerre de Troie, l'établissement d'Enée en Italie, la
conquête du tombeau du Christ faite par des chrétiens, sont des sujets
qui portent leur intérêt en eux-mêmes, et qu'il ne s'agit que de
développer et d'embellir. Mais Renaud épousera-t-il ou non Clarice?
Voilà tout le sujet du poëme qui porte son nom, et l'unité importe peu
quand le fait auquel elle conduit a si peu d'importance.

Quant au style, il est peu formé, plus simple, moins affecté, mais aussi
bien moins poétique, que ne le devint ensuite celui du Tasse. Il y a
cependant déjà de l'harmonie, un heureux tour de phrase, une bonne
construction de l'octave, de l'éloquence dans les discours, de
l'abondance dans les descriptions, les comparaisons et les images.
C'était beaucoup moins bien que le Tasse, mais beaucoup mieux que tous
les insipides imitateurs de l'Arioste; c'était le lever déjà brillant
d'un astre poétique, dont la _Jérusalem délivrée_ marque le brûlant
midi, et la _Jérusalem conquise_ le déclin. Il ne tint cependant pas au
Tasse que le premier de ces deux poëmes ne descendît du rang où la juste
admiration des hommes l'a placé, et que le second n'y montât; mais ce ne
fut jamais que dans son propre jugement que cette révolution fut faite;
le jugement de la postérité, qui fait seul les révolutions durables, n'a
point ratifié le sien. Nous avons vu dans sa Vie tout ce qui regarde le
projet et la composition de sa _Jérusalem conquise_; il reste à faire
connaître brièvement les principales différences qui existent entre ce
poëme et le premier.

Le changement qu'on aperçoit d'abord, est celui de l'Invocation; elle
n'est plus adressée à cette Muse qui n'a point sur l'Hélicon le front
ceint d'un laurier périssable, etc., mais aux Intelligences célestes et
à celui qui est leur chef; qui dans leurs courses, lentes ou rapides,
porte devant elles un flambeau lumineux et brillant d'or. «Venez, leur
dit-il, m'inspirer des pensées et des chants qui me rendent digne du
laurier toscan, et que le son éclatant de la trompette angélique fasse
taire celle qui retentit aujourd'hui[724].» Par-là, il entend sa
_Jérusalem délivrée_, qu'il avait entrepris, mais heureusement en vain,
de faire oublier. On ne voit plus ici cette belle comparaison imitée de
Lucrèce: _Così a l'egro fanciul_, etc. On l'avait beaucoup critiquée, et
peut-être avec raison sous certains rapports; mais il y a une assez
bonne réponse à ces critiques, c'est que tout le monde la sait par cœur.

      [Note 724:

        _E d'angelico suon canora tromba
        Faccia quella tacer c'hoggi rimbomba._ (C. I, st. 3.)]

Ce n'est plus au duc Alphonse que la dédicace est offerte. Eh! comment
la main du Tasse, après avoir été pendant sept ans injustement captive
par ordre de ce duc, aurait-elle tracé de nouveau cette belle et
touchante invocation, qui n'avait pu briser ses fers[725]? C'est au
cardinal Cinthio que celle du nouveau poëme est adressée, à ce neveu du
pape Clément VIII, qui fut plus constant dans son amitié qu'Alphonse, et
qui ne donna jamais lieu au Tasse de regretter l'hommage qu'il lui avait
rendu.

      [Note 725: _Tu magnanimo Alfonso_, etc. Voy. ci-dessus, p.
      255.]

Dans la revue que Godefroy fait de l'armée, plusieurs troupes et
plusieurs chefs sont ajoutés ou substitués à d'autres; Renaud surtout a
disparu; à la place de ce héros, l'une des tiges de la maison d'Este, on
voit le jeune Richard, fils de l'un de ces Guiscards de Normandie qui
avaient régné à Naples. Il a pour ami, pour compagnon d'armes
inséparable, le jeune Rupert, fils du marquis d'Ansa. Ils sont suivis
de plusieurs chevaliers de Venouse, de Consa, de Pouzzole, de Nole, de
Salerne, de Conca, de Gaëte et de Sorrento, villes des états de Naples,
pays natal du poëte, où il avait trouvé un asyle, et dont il voulait
honorer les familles les plus illustres. Un exposé rapide des conquêtes
faites par les mahométans en Asie et en Afrique, et des différents
empires qui s'y étaient formés, termine le premier chant, et fait mieux
connaître l'état où se trouvait Jérusalem quand l'armée chrétienne vient
l'assiéger.

Dans le second chant, l'épisode d'Olinde et de Sophronie est entièrement
supprimé. Les objections que les amis et les ennemis du Tasse avaient
faites contre ce morceau intéressant, mais déplacé, subsistaient dans
toute leur force; et le sentiment qui en avait pris la défense dans le
cœur, plus que dans l'esprit du Tasse[726], n'y était plus. Le tyran de
Jérusalem, qui ne s'appelle plus Aladin, mais Ducalte, occupé de la
défense de ses états, envoie ses fils en visiter toutes les places.
Irrité des marques de joie que laissent échapper les chrétiens habitants
de la ville, aux approches de l'armée fidèle, il les en fait tous
sortir. Ils vont, sous la conduite de leur patriarche, se réfugier dans
le camp de Godefroy. L'action se développe ensuite à peu près comme dans
la première _Jérusalem_.

      [Note 726: Voyez ci-dessus, p. 238 et 239.]

L'ambassade d'Alètes et d'Argant[727], l'arrivée de l'armée chrétienne
devant la ville qu'elle vient assiéger, le premier combat sous les murs
de Jérusalem, la mort du chef des aventuriers, sa pompe funèbre[728], le
conseil infernal[729], le parti que prend Hidraot d'envoyer Armide sa
nièce dans le camp des chrétiens, le portrait et les ruses de cette
enchanteresse, la querelle de Gernand avec le jeune Richard, au sujet de
la place de chef des aventuriers[730], la mort de Gernand, l'exil de
Richard, le départ d'Armide avec tous les chevaliers qu'elle emmène; le
combat de Tancrède avec Argant[731], tout se ressemble, à quelques
détails près qui sont plus dans le style que dans les choses; et dans
ces corrections, le style ne gagne pas toujours.

      [Note 727: C. III.]

      [Note 728: C. IV.]

      [Note 729: C. V.]

      [Note 730: C. VI.]

      [Note 731: C. VII.]

Dans ce second poëme comme dans le premier, Tancrède est amoureux de
Clorinde, et aimé d'une princesse qui a été sa prisonnière; cette
princesse ne s'appelle plus Herminie, mais Nicée. Nicée, comme Herminie,
sachant Tancrède blessé, veut aller panser ses blessures, prend les
armes de Clorinde, s'approche du camp, est poursuivie, et s'enfuit à
travers les bois[732]. Elle s'arrête aussi sur les bords du Jourdain,
mais elle n'y trouve plus le vieux berger et sa famille. Le Tasse a fait
ce sacrifice à la dignité de l'épopée, réclamée par des censeurs trop
difficiles, par des partisans trop sévères de la noblesse épique, trop
ennemis de la nature et de la simplicité champêtre.

      [Note 732: C. VII.]

Tancrède croit, comme il le faisait auparavant, que c'est Clorinde qui a
paru à l'entrée du camp, et qu'on a forcée à s'en écarter; il se met de
même à la poursuite des poursuivants, et va tomber dans les prisons
d'Armide; mais auparavant il fait dans la forêt une rencontre
singulière[733]. Il y trouve cinq sources d'eau vive qui s'échappent du
même rocher; la première se sépare en deux ruisseaux, dont l'un se cache
et semble retourner sur ses pas; l'autre descend tranquillement, et va
mourir dans la mer Morte[734]. La seconde source est d'une couleur
ardente comme la chevelure d'une comète; la troisième brille comme l'or,
ou comme l'arc céleste aux rayons du soleil; la quatrième est agitée
comme la vaste mer; elle est remplie de poissons, de coraux, de perles,
et obéit comme l'Océan aux mouvements de l'astre des nuits; la cinquième
enfin est de la couleur de l'herbe, mais elle est toute brillante de
pierres précieuses, d'or, de tous les métaux que renferme le sein de la
terre; et ses bords sont couverts de palmiers, de lauriers, d'arbres de
toute espèce, qui prêtent leur ombre aux bêtes sauvages et aux
troupeaux.

      [Note 733: C. VIII.]

      [Note 734:

        _L'altro queto scendea con l'acque chiare,
        Sin ch'egli si moria nel Morto mare._ (St. 12.)]

Tancrède voit tout cela sans y rien comprendre et il poursuit sa route.
Le lecteur ne le comprend pas plus que lui, à moins qu'il n'ait lu saint
Thomas. Ce docteur aussi inintelligible que célèbre, dans un de ses
opuscules[735], où il traite de l'amour de Dieu et du prochain, parle de
cinq fontaines ou sources mystérieuses, qui signifient les cinq genres
de la substance sensible, dans lesquels elle est divisée, comme en cinq
ruisseaux différents. La première source indique le cinquième corps ou
la quintessence qui sort des parties supérieures pour aller jusqu'aux
inférieures; au-dessous est l'élément du feu, ensuite celui de l'air,
puis l'élément de l'eau, et enfin le plus bas de tous, la terre. La
première source est donc toute substance métaphysique ou surnaturelle,
d'où dérivent les accidents, comme causes de leurs effets, etc. Le
Tasse, malheureusement trop livré dans ses dernières années aux études
théologiques, triomphait d'avoir placé dans son poëme ces fontaines
allégoriques, qu'il croyait dignes d'autant de célébrité que les
fontaines de Merlin[736]. Il voulut peut-être remplir, par ces belles
inventions thomistes, le vide que laissait dans ce chant la scène
pastorale qu'il en avait retranchée: mais saint Thomas est encore plus
contraire à l'épopée que ne le peuvent être des bergers.

      [Note 735: C'est le soixante-unième: _de Dilectione Dei et
      proximi_.]

      [Note 736: _Del Giudizio_, l. I.]

Le second combat d'Argant avec le comte de Toulouse dans l'absence de
Tancrède[737]; l'horrible tempête suscitée par les démons, au moment où
Argant allait être vaincu, les nouvelles de la défaite et de la mort du
jeune Suénon[738]; la révolte excitée dans le camp, par les bruits
répandus sur la prétendue mort de Richard; l'attaque nocturne de Soliman
et de ses Arabes[739], leur défaite, la retraite de Soliman dans
Jérusalem[740], sont encore à peu près les mêmes. Le rappel de Richard
est moins tardif que celui de Renaud; il précède l'assaut général donné
à la place. C'est Rupert, ami de Richard, qui se charge de l'aller
chercher avec le chevalier Danois[741]. Du reste, ils rencontrent de
même un bon solitaire qui leur fait voir des merveilles encore plus
étonnantes, et leur fait à peu près les mêmes récits que dans la
_Jérusalem délivrée_. C'est un descendant des anciens mages, que
l'ermite Pierre a converti, mais qui n'a pas encore embrassé le
christianisme. Il est comme placé entre son ancienne foi et la nouvelle;
ce qui répond en partie à un reproche qu'on avait fait au Tasse, mais ne
le détruit pas tout-à-fait. Il est certain qu'un magicien qui professe
la foi du Christ, ou qui en est instruit et compte la professer un jour,
est une distraction un peu forte, chez un poëte aussi religieux et aussi
savant dans sa religion que le Tasse.

      [Note 737: C. VIII, st. 84 et suiv.]

      [Note 738: C. IX.]

      [Note 739: C. X.]

      [Note 740: C. XI.]

      [Note 741: C. XII.]

Un autre changement important, c'est que les deux chevaliers ne vont
plus, par le conseil de ce bon enchanteur, chercher une femme qui les
conduise dans sa barque aux îles Fortunées. Les jardins d'Armide sont au
sommet d'une montagne voisine du lieu que le disciple de Pierre habite,
et ils arrivent au pied de cette montagne, en le quittant. Ils la
gravissent de même, entrent dans les jardins, trouvent Richard dans les
bras d'Armide[742], le rappellent à la gloire et l'emmènent. Les
descriptions et les discours sont les mêmes; il n'y a de changé que la
fin. Tandis que l'un des chevaliers entraîne Richard, l'autre, suivant
les instructions que leur a données le bon ermite, surprend Armide, lui
attache les bras et les pieds avec des liens de topazes et de diamants,
et la menace de la laisser en cet état, si elle ne détruit elle-même son
palais, ses jardins et toute cette représentation fantastique. Elle est
forcée d'obéir, et de faire obéir ses démons. Le charme est détruit; il
ne reste que les rocs déserts et les bois de cyprès sauvages frappés de
la foudre. Les chevaliers suivent leur route, et, ce qu'il y a de
remarquable, c'est que, malgré la docilité d'Armide, ils la laissent
enchaînée dans ce séjour horrible[743]. Le poëte s'est ainsi débarrassé
d'elle et de sa magie; car dans tout le reste de l'ouvrage elle ne
reparaît plus.

      [Note 742: C. XIII.]

      [Note 743: Tout cela est allégorique; la dernière stance de ce
      chant le prouve. Le chevalier, qui avait enchaîné les pieds
      d'Armide, lui dit en la laissant dans cet état:

        _Hor securi andremo, e tu rimanti,
        Perchè senno e valor così t'avvinse;
        E vinta infernal fraude, honore havranno
        Perfida lealtate e fido inganno._]

Alors l'action du second poëme se renoue comme dans le premier. L'assaut
se donne et dure jusqu'à la nuit[744]. Les machines sont brûlées par
Argant et par Clorinde[745]. Cette guerrière est tuée et baptisée par
Tancrède. Ismen enchante la forêt pour empêcher les chrétiens de
renouveler leurs machines[746]; et tout s'y passe comme auparavant.
L'armée d'Égypte s'avance[747]. En même temps que Godefroy en est
instruit, il apprend aussi que la flotte qui fournit des vivres et des
munitions à l'armée, est en si mauvais état dans le port de Joppé, que
cette place elle-même est tellement endommagée, qu'il y aurait tout à
craindre si les efforts de l'ennemi se portaient de ce côté. Godefroy y
envoie les deux Robert avec une troupe choisie. Argant, à la tête d'un
nombreux détachement, marche de son côté vers Joppé, où il se donne un
combat opiniâtre et meurtrier. La place est emportée; le mur qui gardait
les vaisseaux est renversé. La flotte est menacée de l'incendie: elle
n'est délivrée que par l'arrivée imprévue de Richard et de Rupert, à qui
ni le terrible Argant, ni aucun guerrier infidèle, ne peuvent opposer de
résistance. Ils se retirent en bon ordre, et campent au bord de la mer,
où ils allument des feux pendant la nuit. Toute cette action qui occupe
près de deux chants[748], est absolument nouvelle. Le Tasse s'y montre
digne de lui-même. Cette addition corrige un défaut reproché à la
_Jérusalem délivrée_, où il est trop peu question de la flotte, partie
si importante des forces de l'armée chrétienne, que sa perte l'aurait
réduite aux plus fâcheuses extrémités. On voudrait pouvoir transporter
ce combat d'une _Jérusalem_ dans l'autre; il est presque perdu dans la
seconde; ce serait dans la première une grande beauté de plus.

      [Note 744: C. XIV.]

      [Note 745: C. XV.]

      [Note 746: C. XVI.]

      [Note 747: C. XVII.]

      [Note 748: C. XVII et XVIII.]

On voudrait aussi conserver presque entière la vision de Godefroy, au
vingtième chant, la peinture de l'antique Sion et de la Jérusalem
nouvelle; Dieu sur son trône et dans sa gloire, les anges et les saints,
les chants et les louanges; la prédiction faite à Godefroy par son père,
des événements futurs, des révolutions des petits états et des grands
empires. Ce n'est pas qu'outre un passage qui déplut beaucoup en France,
et qui doit toujours y déplaire[749], il n'y ait dans quelques endroits
plus de mysticité que de poésie; mais dans beaucoup d'autres, le grand
poëte se montre encore; et, si son style a perdu de sa fraîcheur et de
ses grâces, peut-être n'a-t-il rien perdu de sa force et de sa grandeur.

      [Note 749: Le passage que j'indique ici est doublement
      remarquable, et par le sens direct qu'il avait alors, et par
      l'allusion frappante qu'on y a saisie depuis. Alors, en 1593, la
      France était livrée aux horreurs de la guerre civile; Henri III
      était tombé, en 1589, sous _un poignard catholique_;
      Henri-le-Grand son successeur combattait encore les fureurs de la
      ligue, soutenues et fomentées par les excommunications de deux
      papes, Sixte V et Grégoire XIV. Le Tasse, trop immédiatement placé
      sous l'influence pontificale lorsqu'il Énergique et belle
      expression de Boileau, dans sa satire sur l'_Équivoque_, ouvrage
      de sa vieillesse, et dont le sujet est ingrat, mais où il y a
      encore de grandes beautés. La tirade entière où cette expression
      se trouve, et qui commence par ce vers:

        Au signal tout à coup donné pour le carnage, etc.,

      est admirable.

      Il termina son poëme, parlant, dans cette vision, des papes de son
      temps, et principalement de Sixte V, qui avait le premier
      excommunié Henri, dit que ce grand pape se félicite moins dans le
      ciel du monument rival de l'Olympe qu'il avait eu la gloire
      d'achever (l'église de Saint-Pierre), que d'avoir laissé après lui
      un pontife destiné à tempérer la rigueur et la terreur de ses
      lois, un père et un pasteur des rois, soutien du monde, et
      ministre du Dieu qui en fait reposer sur lui tout le poids:

        _Che d'aver dato a le severe leggi
        Chi suo rigor contempre e suo spavento;
        Padre a' regi e pastor, sostegno al mondo,
        Ministro a Dio, ch'in lui n'appoggia il pondo._ (St. 75.)

      Cette manière de caractériser Clément VIII, alors régnant,
      prouverait qu'il était dès ce temps-là (1593), disposé à lever
      l'excommunication, qu'il leva en effet en 1595, mais seulement au
      mois de septembre, quatre mois après la mort du Tasse. Le poëte
      ajoute ensuite cette stance entière sur l'état où se trouvait la
      France, le meurtre récent d'un de ses rois, et la foudre romaine
      dont l'autre était frappé:

        _La Francia, adorna or da natura ed arte,
        Squallida allor vedrassi in manto negro.
        Nè d'empio oltraggio inviolata parte,
        Nè loco dal furor rimaso integro;
        Vedova la corona, afflitte e sparte
        Le sue fortune, e 'l regno percosso ed egro,
        E di stirpe real percosso e tronco
        Il più bel ramo, e fulminato il tronco._

      A une époque récente, on a trouvé que cet octave contenait une
      prédiction singulièrement exacte de la révolution française au
      temps de la terreur. Mais le Tasse alla plus loin dans l'octave
      suivante; il soutint le droit que les papes s'étaient
      audacieusement arrogé de disposer des couronnes, de donner, comme
      il le dit, le roi au royaume, et le royaume au roi:

        .... _Ei solo il re può dare al regno,
        E 'l regno al re, domi i tiranni e i mostri,
        E placarli del cielo i grave sdegno._ (St. 76.)

      Ces vers étaient faits pour exciter en France une juste
      indignation dès qu'ils y seraient connus. En effet, Abel
      l'Angelier ayant donné à Paris, en 1595, une édition in-12 de la
      _Jérusalem conquise_ (voyez ci-dessus, p. 292, note 2), elle fut
      condamnée et supprimée par un arrêt du parlement de Paris.
      _Apostolo Zeno_ nous l'apprend dans une lettre à son frère
      _Catarino Zeno_. Il avait reçu de Hollande cette édition avec
      d'autres livres rares, et il en attribue avec raison la rareté à
      cet arrêt de suppression, dont il donne la date et les motifs.
      Les motifs sont les dix-huit vers cités ci-dessus, condamnés,
      selon l'expression de l'arrêt, comme _contenant des idées
      contraires à l'autorité du roi et au bien du royaume, et comme
      attentoires à l'honneur du feu roi Henri III et du roi régnant
      Henri IV_, «qui n'était pas encore, ajoute l'auteur de la lettre,
      admis cette année-là au giron de l'église romaine, ni absous de
      ses censures.» Il le fut peu de temps après, car l'arrêt est du
      1er septembre, et l'absolution du pape fut donnée à Rome le 17 du
      même mois. Et qui sait si, dans les dispositions pacifiques où
      nous avons vu qu'était déjà Clément VIII, l'acte de fermeté du
      premier parlement du royaume n'accéléra point l'absolution? Quoi
      qu'il en soit, _Apostolo Zeno_ cite pour autorités Dupin, qui
      parle de cet arrêt dans son _Traité de la puissance ecclésiastique
      et temporelle_, imprimé en 1717, in-8º., et plus particulièrement
      le livre intitulé: _Preuves des libertés de l'église gallicane_,
      où cet arrêt est rapporté dans son entier, p. 154 et 155, t. I,
      seconde édition, Paris, 1651, in-fol. (Voyez Lettres d'_Apostolo
      Zeno_, t. II, p. 161.) _Serassi_ a cité tout ce passage à
      l'article de cette édition de la _Jérusalem conquise_, dans le
      Catalogue général des Œuvres du Tasse, à la fin de sa Vie, p.
      572.]

Dans le reste du poëme, les additions sont encore assez considérables,
mais elles consistent en plus petits détails, où il serait trop long et
trop minutieux d'entrer. Les moyens déployés par l'ennemi sont cependant
plus redoutables et le danger des chrétiens plus grand. Mais, à la fin,
Argant et sa troupe sont forcés de quitter Joppé, et se retirent avec
peine dans la ville; Richard, revenu au camp, détruit l'enchantement de
la forêt. Le grand assaut se donne avec les nouvelles machines;
Jérusalem est prise. L'armée d'Égypte survient, commandée par le soudan
même. La bataille se donne; une victoire sanglante, mais complète,
détruit tout ce qui restait d'ennemis à craindre, et Godefroy revient
triomphant dans la ville sainte qu'il a conquise.

On ne doit pas s'étonner si ce poëme, où de grandes beautés de l'ancien
sont conservées, où il y en a beaucoup de nouvelles, obtint toutes les
préférences de son auteur, et si, lorsqu'il parut, il eut pour lui
d'assez nombreux suffrages. Mais il faut s'étonner encore moins qu'on
lui préfère la première _Jérusalem_, avec toutes ses imperfections et
ses aimables défauts. L'un des plus intimes amis du Tasse, le père
_Angelo Grillo_, auteur lui-même de poésies très-estimées, fit entre ces
deux ouvrages un parallèle, et prononça un jugement auquel le goût ne
peut refuser de souscrire. «Il me paraît, dit-il[751], que le Tasse
gagne autant du côté de l'art et de la conduite dans la _Jérusalem
conquise_, qu'il excelle dans la _Jérusalem délivrée_ en grâces et en
ornements. Quant aux choses qui appartiennent à l'unité et à l'essence
même de la poésie, il a voulu, dans ce second poëme, s'attacher de plus
près à l'exemple d'Homère et de Virgile, quoique, dans le premier, il ne
se fût pas éloigné des préceptes d'Aristote. Il a mieux lié entre eux
les matériaux dont quelques-uns ne paraissaient unis que par le temps et
pour ainsi dire par l'instant même, lien très-faible et qui appartient
plus au roman qu'au poëme héroïque. Il a conduit plus fidèlement la
poésie sur les pas de l'histoire. Il a corrigé quelques endroits où
l'action principale était trop suspendue.... Il a supprimé l'épisode
d'Olinde et de Sophronie comme trop lyrique, trop peu lié, et trop tôt
introduit, quoiqu'il y en ait de semblables dans Virgile et dans Homère
qui ne tiennent pas beaucoup à la fable. Il a retranché avec soin ce
qu'il y avait de trop passionné, particulièrement dans les artifices
d'Armide, et dans les erreurs de Tancrède et d'Herminie[752], qu'il
appelle Nicée: il s'est ainsi moins éloigné du sujet, et il a mieux
servi la religion et la piété chrétienne, but qu'il s'est principalement
proposé dans tout ce nouveau travail. Ces perfections de l'art et
d'autres semblables que j'ai cru observer dans la _Jérusalem conquise_,
me font regarder ce poëme comme meilleur, de même que je regarde l'autre
comme plus beau. Mais, malgré tout ce que j'ai dit, si l'on doit juger
meilleurs les poëmes qui plaisent le plus, qui sont généralement lus de
tout le monde, et qui passent non-seulement de provinces en provinces,
mais d'âges en âges, d'idiomes en idiomes, je dirai que comme la
_Jérusalem délivrée_ est plus belle que la _Jérusalem conquise_, elle
est aussi la meilleure.»

      [Note 751: Lettres, p. 537.]

      [Note 752: Ici, le bon religieux se trompe. Il est singulier,
      mais il est certain que la seconde _Jérusalem_ passe pour austère
      auprès de la première, et que cependant les endroits passionnés et
      voluptueux sont absolument les mêmes. Dans le personnage et les
      artifices d'Armide, dans l'amour de Tancrède pour Clorinde, et de
      Nicée, qui tient la place d'Herminie, pour Tancrède, rien n'est
      changé. Le Tasse n'a, pour ainsi dire, pas corrigé un seul vers,
      ni même un seul de ces défauts brillants qui lui sont justement
      reprochés.]

Tenons-nous-en à cette décision d'un homme d'esprit et de goût, qui aima
beaucoup le Tasse, plutôt qu'au sentiment du Tasse lui-même, sur cette
production que l'on peut généralement nommer malheureuse, mais où l'on
reconnaît encore par moments le génie sublime de son auteur.

Si la _Jérusalem conquise_ en avait marqué le déclin, il jeta encore
quelques rayons à son coucher, dans le poëme des _Sept Journées_, dont
il nous reste à parler: ces rayons, il est vrai, sont obscurcis par
beaucoup de nuages, mais qui ne naissent pas tous de l'affaiblissement
du génie de l'auteur. La plus grande partie vient du sujet même et de la
manière dont il l'avait envisagé. Les Sept Journées de la création ne
pouvaient fournir matière à un poëme de plus de huit mille vers, que par
des digressions continuelles, des discussions philosophiques, des
explications morales et théologiques, très-propres à ternir l'éclat de
la poésie. C'est cependant pour la beauté du style que ce poëme est
principalement vanté. L'_Ingegneri_, qui en fut le premier éditeur, ne
craignit pas de dire dans sa préface, «que depuis que l'art poétique
était né pour plaire aux hommes en les instruisant, il n'avait existé
aucun poëme ni plus sublime, ni plus agréable en même temps; que l'on y
trouvait expliquées avec une grâce incomparable les matières les plus
profondes de la philosophie naturelle, de la théologie sacrée, et de
l'histoire divine.»

Le _Crescimbeni_ dit positivement dans son _Histoire de la poésie
vulgaire_, qu'il le regarde comme le poëme héroïque le plus beau et le
plus noble qu'il y ait en vers libres dans la langue italienne, après
l'_Italie délivrée_ du Trissin, qui doit cependant encore lui céder à
l'égard du style[753]. Le style a en effet de la force, et souvent même
de la sublimité; mais comment dans un sujet pareil aurait-il, si ce
n'est par instants, de l'agrément et de la grâce? Je ne conçois pas non
plus pourquoi le _Crescimbeni_ range les _Sept Journées_ parmi les
poëmes héroïques. C'est un poëme théologique et philosophique, mais qui
n'appartient certainement point à l'épopée; et je n'en parle ici que
pour n'avoir plus à revenir sur aucun des grands poëmes du Tasse.

      [Note 753: Vol. II, l. III, p. 446.]

On se rappelle à quelle occasion il l'entreprit. Il était à Naples chez
le marquis _Manso_, son ami[754]. La mère du marquis était très-dévote;
le Tasse très-religieux; chez lui toutes les opinions se tournaient en
sentiment, et le sentiment prenait toujours une teinte poétique. Ses
entretiens avec cette dame roulaient sur des sujets de piété: la
science, la chaleur et l'onction qu'il y mettait, la charmaient. Elle
l'engagea enfin à traiter en vers quelque grand sujet de cette espèce,
et il choisit la Création du monde. Il en fit les deux premiers livres
dans cette retraite délicieuse, dans un état de santé supportable, et un
entier repos d'esprit. Les cinq derniers au contraire furent faits, ou
plutôt seulement ébauchés à Rome, vers les derniers temps de sa vie,
lorsque le travail n'était plus qu'une distraction à ses souffrances.
C'est la cause très-naturelle de la différence qu'on aperçoit entre le
style de ces deux premiers chants et celui des autres.

      [Note 754: Voyez ci-dessus, p. 289.]

On sent que le plan d'un pareil poëme était tout fait, ou plutôt qu'à
proprement parler il n'y a point de plan. Ce n'est, et ce ne pouvait
être qu'une paraphrase du premier chapitre de la _Genèse_, pour les six
jours de la création, et de la première partie du second chapitre, pour
le septième jour, qui est le jour du repos. C'est le même qu'a suivi
notre Du Bartas dans sa première _Semaine_, poëme si célèbre dans son
temps, et maintenant plongé dans un si profond oubli. Puisque j'ai nommé
ce poëme, je dirai qu'il ne serait pas impossible qu'il eût fourni au
Tasse l'idée du sien. La _Semaine_ parut pour la première fois en
France, vers 1580. Les éditions se succédèrent ensuite rapidement. Le
Tasse savait très-bien le français, et ce ne fut qu'environ douze ans
après qu'il commença ses _Sept Journées_. Bien plus, la _Semaine_ de Du
Bartas fut traduite en vers italiens[755], et cette traduction, qui eut
du succès, et qui est aussi en _versi sciolti_, fut publiée en 1592,
l'année même où le Tasse conçut l'idée de son poëme, et en composa les
deux premiers livres.

      [Note 755: Par _Ferrante Guisone_.]

Quoi qu'il en soit de cette idée, sur laquelle je n'insiste pas, dans
le poëme du Tasse comme dans celui de Du Bartas, et d'après le récit de
Moïse, le premier livre contient la création du ciel et de la terre, de
la terre déserte et vide, tandis que les ténèbres étaient sur la face de
l'abîme et que l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il contient
encore la création de la lumière, sa séparation d'avec les ténèbres, qui
reçoivent le nom de Nuit, et la lumière celui de Jour. Dans le second,
le firmament est créé au milieu des eaux; il les partage en eaux
inférieures qui sont au-dessous du firmament, et en eaux supérieures qui
sont au-dessus; et ce firmament reçoit le nom de Ciel. Dans le
troisième, Dieu rassemble en un seul lieu les eaux inférieures; ce qui
reste sec s'appelle la Terre, et les eaux rassemblées se nomment la Mer.
L'herbe verdoyante et qui porte avec elle sa semence, les arbres qui
portent leurs fruits naissent sur la terre, et chaque plante renferme en
elle le germe de sa reproduction. Au quatrième jour, deux grands
luminaires sont placés dans le firmament pour distinguer le jour d'avec
la nuit, pour marquer les signes, les temps, les jours et les années,
pour luire au ciel, et pour éclairer la terre. Le plus grand de ces
luminaires préside au jour, et le moindre à la nuit. Les étoiles sont
aussi placées dans le firmament pour luire sur la terre, présider au
jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. Le cinquième
livre offre la création des poissons et des reptiles qui vivent dans
les eaux, et des oiseaux qui volent sur la terre, au-dessous du
firmament. Dans le sixième, la terre produit les animaux, les bestiaux,
les reptiles, chacun selon son espèce. Dieu crée enfin l'homme à son
image et à sa ressemblance: il crée les deux sexes, l'homme et la femme;
il les bénit, et leur ordonne de croître, de multiplier, de remplir la
terre, de la soumettre, de commander aux poissons de la mer, aux
volatiles du ciel et à tous les animaux qui vivent sur la terre. Enfin,
dans le septième livre, Dieu n'a plus qu'à compléter son ouvrage, et à
se reposer. Il bénit le septième jour et il le sanctifie, parce que dans
ce jour il avait terminé l'ouvrage de la création.

Il est aisé d'apercevoir les avantages et les écueils de ce sujet et de
ce plan. Les avantages naissent des descriptions de toute espèce qui se
présentent à chaque instant; les écueils sont aussi dans ces
descriptions mêmes, qui sont nécessairement trop nombreuses, trop
continues, et qui ne peuvent laisser d'autre relâche au poëte et au
lecteur que des digressions et des discussions théologiques,
philosophiques ou morales. On vante beaucoup aujourd'hui le genre
descriptif. Il s'est formé en poésie une école, et je dirais presque une
secte descriptive; mais, malgré tous ses efforts, malgré les talents de
ses chefs, malgré le zèle de leurs prosélytes, qui n'est pas toujours
selon la science, ce genre porte invinciblement avec lui un germe
terrible et contraire à celui de la reproduction, c'est l'ennui.

Il est cependant à regretter que le Tasse n'ait pu conduire ce poëme
entier au point où il avait porté les deux premiers livres. Il s'y
trouve des morceaux d'une grande beauté et d'une certaine majesté de
style, singulièrement adaptée à son sujet. On admire surtout avec
raison, dans la seconde Journée, la riche description du firmament, des
signes du zodiaque et des constellations, ou groupes d'étoiles qui ont
reçu des anciens et ont conservé chez les modernes tant de figures et de
noms divers. De là, le poëte est conduit à s'élever contre les folies
des astrologues, et ensuite à célébrer les usages réels que la science
humaine a su tirer de l'observation des astres. Tout ce morceau qui n'a
pas moins de trois cents vers, est de la plus belle et de la plus haute
poésie. Il y en a plusieurs autres qui, dans des genres différents,
n'ont peut-être pas moins de mérite; et, même dans les derniers livres,
où les traces de l'affaiblissement ne se font que trop apercevoir, on
sent encore de temps en temps la vie poétique qui semble résister
presque seule aux progrès de la destruction.

Mais c'est trop long-temps nous écarter de la poésie épique, à laquelle,
quoi qu'en ait dit le _Crescimbeni_, le poëme des _Sept Journées_ ne
saurait appartenir. Quittons enfin ce poëme si attachant, même par ses
défauts, et revenons au poëme héroïque, dans lequel il eut des
imitateurs, mais où l'on ne saurait dire qu'il ait eu de rivaux. Le
Tasse, favorablement prévenu pour tout ce qui portait le nom de
Gonzague, loua beaucoup le _Fido Amante_, poëme dont _Curzio Gonzaga_
était l'auteur; mais il ne put obtenir que d'autres répétassent les
éloges qu'il lui avait donnés, et ce fut lui-même qui en fut la
cause[756]. Le _Fido Amante_ éprouva le même sort que le _Costante_ du
_Bolognetti_ et quelques autres poëmes qui parurent à peu près dans le
même temps que le sien; la _Jérusalem délivrée_ les éclipsa tous.

      [Note 756: Tiraboschi, t. VII, part. III.]

On ne sait pas positivement à quelle branche de la famille Gonzague
appartenait ce _Curzio Gonzaga_[757]; tout ce que l'on connaît de lui,
c'est qu'il se distingua dans la carrière des armes, qu'il aima et
cultiva les lettres avec beaucoup d'ardeur, et qu'il a laissé, outre son
poëme, des poésies lyriques et une comédie assez bonne, intitulée: _gli
Inganni_ (les Fourberies).

      [Note 757: Le titre du poëme nous apprend seulement qu'il
      était fils du prince Louis; voici ce titre: _Il Fido Amante, poema
      eroico, di Curzio Gonzaga figliuolo di Luigi dell'antichissima
      casa de' principi di Mantova_, Mantova, 1582, in-4º. L'auteur le
      dédie à une dame qu'il nomme _Orsa_, et qui était sans doute de
      l'illustre famille _Orsini_, que nous appelons en France _des
      Ursins_. C'était sa muse inspiratrice, et probablement la dame de
      ses pensées. Au frontispice du poëme est gravée sur un écusson la
      constellation de la grande Ourse, et au-dessous un aigle qui
      s'élève en la regardant, comme les aigles regardent, dit-on, le
      soleil. Le sonnet dédicatoire commence ainsi:

        _Vattene a' pie' de la grand'_ORSA, _humile
          Parto mio_ (_sua mercè_) _condotto a fine._

      La première octave du poëme est une seconde dédicace; il n'y a
      point d'autre invocation.

        ORSA, _che fuor de la commune gente
          Alzasti lo mio tardo ingegno humile;
          Tu mio Apollo e mia Musa alta e possente;
          Dimmi la fè d'un_ CAVALIER _gentile
          In amar_ DONNA _di virtute ardente_, etc.]

Ce poëme, qu'il ne fut que six ou sept ans à composer, est en trente-six
chants, et contient plus de trente mille vers. Il se proposa d'y
célébrer la gloire des Gonzague, alors souverains de Mantoue, et de la
relever par une de ces origines fabuleuses, qui flattent toujours
l'orgueil, lors même qu'il n'y croit pas et que personne n'y peut
croire. Sa fable est prise de fort haut, et, quoiqu'il n'y ait rien de
plus romanesque, ce n'est point un roman épique qu'il a voulu faire,
mais un poëme héroïque, ou une épopée régulière. Cette fable n'est
d'aucun intérêt pour nous; le style de l'auteur est trop faible pour lui
en donner; mais elle est tissue avec assez d'art; et, sans se soucier de
la connaître tout entière, on peut être curieux de savoir sur quels
fondements il l'a établie, quelle machine poétique il a employée, quels
principaux ressorts il a fait agir.

Le _Fidèle amant_ dont il fait son héros, était fils d'un puissant roi,
descendant des anciens rois de Troie, qui avait entrepris de rebâtir la
ville où avaient régné ses aïeux, et en avait fait la capitale d'un
nouvel empire[758]. Ce roi, nommé Garamant le Magnanime, avait beaucoup
voyagé dans sa jeunesse. Doué d'une valeur brillante et de tous les dons
de la nature, il avait, dans différents pays, inspiré de l'amour à un
grand nombre de femmes. La plus belle de toutes peut-être était une
princesse qu'il avait aimée en Hespérie, dans la ville que le Mincio
arrose, c'est-à-dire dans l'antique Mantoue. Il en avait eu un fils,
mais il croyait l'avoir perdu; il croyait, et c'était aussi l'opinion
commune en Hespérie, que cet enfant avait péri avec sa mère. Garamant,
revenu en Asie, avait bâti sa ville, étendu au loin ses états et sa
renommée. Un jour, en visitant un port de mer qu'il faisait construire,
il vit aborder une barque dont les rames, les voiles et les cordages
étaient d'or et de soie, et qui paraissait elle-même toute de perles.
Une dame et un chevalier sortent de cette barque. La dame présente au
roi le chevalier comme le guerrier le plus brave et le plus fidèle amant
du monde, qui aurait pu obtenir des sceptres et des couronnes, mais qui
n'est occupé que de son amour pour une beauté ingrate et insensible.
Attiré par la renommée d'un si grand roi, il vient lui offrir son bras
et ses services, avant d'aller terminer de glorieuses entreprises qui
l'appellent dans des climats lointains. Garamant reçoit très-bien ce
couple extraordinaire; il conduit ses hôtes dans sa nouvelle Troie et
les loge dans son palais.

      [Note 758: Dans cette analyse rapide, je ne cite point de
      vers, parce qu'ils sont en général trop médiocres, et je me
      dispense de marquer les chants, comme je le fais d'ordinaire, le
      poëme étant trop peu connu, et les exemplaires trop rares pour que
      le lecteur puisse y suivre la marche de l'action.]

Il leur en faisait admirer la structure et les ornements, lorsqu'on lui
vient annoncer l'arrivée d'une ambassade solennelle. Il la reçoit avec
beaucoup de pompe et de dignité. Ce sont des ambassadeurs du grand Kan
de l'Inde et de la Perse, du redoutable Orcan, qui lui propose de s'unir
à lui dans une guerre qu'il veut entreprendre. Un roitelet de Sicile a
osé attaquer le roi d'Égypte, fils d'Orcan. Ce puissant empereur prend
les armes pour châtier, non-seulement le téméraire Sicilien, mais
l'Europe entière qui s'est tant de fois armée contre l'Asie. Le roi de
Troie a les injures de ses ancêtres à venger; Orcan lui promet de le
rendre maître de la Grèce, de la Thrace et de l'Illyrie, s'il veut
s'allier avec lui.

Pendant cette audience, un chevalier venait d'arriver sur un vaisseau,
et témoignait la plus grande impatience d'être admis. Il l'est aussitôt
que les ambassadeurs se sont retirés. C'est un envoyé du roi de Sicile.
Ce roi avait une fille charmante, nommée Clitie, qu'il avait donnée en
mariage à un fils du roi de Crète. Le roi d'Égypte, qui feignait d'être
l'ami de ce jeune prince, invité aux fêtes de son mariage, l'avait
surpris et égorgé dans l'espoir d'enlever sa femme. Les rois de Sicile
et de Crète se sont unis pour punir ce crime; mais sachant que le
terrible Orcan, père du meurtrier, rassemble une armée innombrable pour
défendre son fils, ils envoient demander au roi de Troie son alliance et
des secours. Garamant écoute ce récit avec attendrissement et avec
horreur; il donne à l'envoyé des espérances; mais il diffère prudemment,
et ne décide rien. Il assemble son conseil. L'affaire y est librement
discutée. Les avis diffèrent d'abord; ils se réunissent enfin en faveur
du roi de Sicile; on ne veut pourtant pas se déclarer ouvertement contre
un ennemi tel que le Kan de Perse; on renvoie ses ambassadeurs avec de
riches présents. Le chevalier sicilien n'obtient qu'une réponse secrète,
mais elle lui assure tout ce qu'il était venu demander.

Cependant Garamant avait chargé un de ses plus sûrs confidents de
prendre des informations sur la dame étrangère et sur le chevalier qui
étaient arrivés dans la barque merveilleuse. Le confident revient, et
lui dit que la dame est née dans la ville de Manto, et qu'elle est
maîtresse de toute l'Etrurie; quant au chevalier, il refuse de se faire
connaître, mais il paraît posséder toutes les vertus. Ces noms
renouvellent de tendres souvenirs dans l'âme de Garamant. Il soupire, et
raconte enfin à son confident ce qui lui est arrivé autrefois dans cette
même ville où est née la dame étrangère. Il s'y était uni avec la fille
du roi, la belle Sulpicie; il vivait heureux avec elle, quand une
magicienne était venue détruire ce bonheur, l'avait enlevé, conduit dans
son palais, et retenu dans des délices où son cœur n'avait point de
part. Quelque temps après, il avait appris que Sulpicie était morte de
désespoir, et que le triste fruit de leurs amours avait péri avec elle.
Depuis lors, il n'entend jamais parler de ce pays sans l'émotion la plus
douloureuse et la plus vive.

Ses deux hôtes lui sont devenus plus chers. Il ordonne le lendemain un
grand sacrifice au soleil, pour que ce dieu leur soit propice. Pendant
le repas qui suit cette fête, il prie le chevalier étranger de lui
apprendre quelle est donc cette beauté dont il est épris, beauté bien
sévère sans doute, puisqu'elle est insensible aux soins et à la
persévérance d'un amant aussi accompli. Le guerrier consent à le
satisfaire. Cette belle était fille du roi de la grande Hespérie. Dès
son enfance elle fut consacrée à Diane. Elle n'eut d'autres plaisirs
que la chasse; elle suivit d'abord les animaux fugitifs et timides:
bientôt elle attaqua les lions, les tigres, les ours, les bêtes les plus
féroces. Son père eut une guerre à soutenir contre des peuples
d'Afrique; ses armées furent battues, plusieurs de ses généraux tués. La
jeune Hippolyte, instruite de ces désastres, s'échappa pour les réparer,
passa la mer, rallia les troupes, se mit à leur tête, remporta des
victoires décisives, subjugua sept royaumes de la côte d'Afrique, et en
emmena les rois enchaînés pour servir à son triomphe. Son père lui en
décerna un, et le plus pompeux qu'on eût jamais vu, et lui fit quitter
son nom d'Hippolyte pour celui de Victoire qu'elle avait si bien mérité.
Le chevalier qui fut témoin de ce triomphe, et qui le décrit dans tous
ses détails, avoue que jamais la beauté d'Hippolyte n'avait fait sur lui
l'impression qu'y fit celle de Victoire. Pour lui plaire, il combattit
et vainquit un géant africain qu'elle avait fait captif dans une
bataille; pour lui plaire, il avait fait, dans des chasses et dans des
tournois, des choses qui l'étonnaient lui-même. Mais elle avait effacé
dans un autre tournoi tous ses exploits et tous ceux des guerriers les
plus célèbres. En finissant ce récit, le chevalier prend congé de
Garamant. Il laisse à sa cour la dame qu'il accompagne, et qu'il
rejoindra bientôt, quand il aura terminé une expédition entreprise pour
la servir et pour lui plaire.

Bérénice, c'est le nom de son aimable compagne, est inquiète dès qu'il
est parti. Elle craint les dangers qu'il va courir; elle craint aussi
les piéges que peut lui tendre la magicienne Argentine, fille d'Orcan.
Elle voudrait enfin être instruite de sa naissance et de son origine,
qu'elle ne connaît qu'imparfaitement. Elle sait qu'il avait été dès ses
premiers ans nourri par le dieu Protée, dans les eaux de la mer, qu'il y
avait eu son berceau, qu'il avait été enlevé à ce dieu, qui connaît seul
le reste de sa destinée. L'antre de Protée n'est pas loin; elle sort la
nuit du palais de Garamant, monte sur sa barque enchantée, et ne tarde
pas à trouver le dieu dans son antre. Protée, moins difficile qu'il
n'était du temps d'Homère et de Virgile, lui raconte tout ce qu'il sait.
C'est une histoire bizarre et assez longue; la mère du jeune héros
s'était précipitée dans le Mincio, croyant être oubliée du guerrier
qu'elle aimait; les nymphes de ce fleuve, prévenues par Protée, avaient
retiré cet enfant du soin de sa malheureuse mère, et le lui avaient
apporté dans une corbeille; il l'avait élevé avec le plus grand soin, et
l'avait dressé dès l'enfance aux exercices qui font les héros.

Le voyant parvenu à l'adolescence, son art lui avait manqué lorsqu'il
avait voulu connaître la destinée future de son élève. Il s'en était
plaint à Jupiter qui lui avait permis de consulter les Parques. Ces
trois sœurs lui avaient prédit que ce enfant obtiendrait un jour la
femme la plus belle et la plus fière qu'il y eût au monde; que de leur
sang naîtrait une race immortelle qui se séparerait en deux branches,
dont l'une porterait le nom d'_Austria_ (l'Autriche), l'autre celui de
_Gonzaga_; qu'elles se réuniraient et produiraient, sous le double nom
d'_Austria_ et de _Gonzaga_, des milliers de héros. Protée les nomme et
les fait connaître à Bérénice, enchantée de les entendre. Ce n'est point
encore assez de cette machine poétique: Thétis vient rendre visite à
Protée, et, si c'est lui qui prononce tout ce qui est ici en prophétie,
c'est elle qui raconte tout ce qui est en récit. On voit se dérouler
avec assez d'artifice, mais non pas certes sans efforts, le fil de cette
intrigue fabuleuse; on voit que le _Fidèle amant_, ou le _Gonzague_,
tige lointaine de tous les Gonzagues à venir, est ce fils même de
Garamant, roi de la nouvelle Troie, qu'il avait eu de Sulpicie, et qu'il
croyait avoir perdu.

Si nous voulons connaître plus particulièrement ce qui avait acquis à ce
jeune héros ce grand renom de fidélité en amour, et quelle est cette
Bérénice qui l'accompagne, qui n'a pour lui que de l'amitié, mais qui
paraît en avoir une si active et si tendre, le poëte profite, pour nous
en instruire, de l'éloignement de son héros. Bérénice, après sa course
maritime, revient à la nouvelle Troie. Le roi, profondément occupé
d'elle et de ce qu'il entrevoit déjà de la singulière destinée du jeune
guerrier, l'interroge, lui demande comment le _Fidèle amant_ étant
uniquement épris de la belle Victoire, elle paraît cependant si
étroitement liée avec lui. Voici l'abrégé de sa très-prolixe réponse.
Elle était née dans l'Étrurie; sa famille, issue du devin Tirésias,
avait régné sur ce pays, et, après la mort de deux de ses frères,
elle-même y avait régné. Elle avait reçu de ses ancêtres l'art magique,
dont une partie consiste à prévoir l'avenir. La réputation de sa science
s'était répandue jusque chez les nations les plus éloignées. On venait
la consulter de toutes parts. Le _Fidèle amant_, ayant perdu les traces
de sa belle guerrière, et ne sachant dans quel pays l'aller chercher,
fut un de ceux qui vinrent implorer son art. A son aspect, elle éprouva
un sentiment que mille amants s'étaient vainement efforcés de lui
inspirer. Elle essaya de lui plaire et de le détourner de son premier
amour. Elle avoue même qu'elle ne négligea aucun moyen, et qu'elle lui
offrit avec adresse des occasions dont tout autre homme aurait profité.

Voyant enfin que tout était inutile, au lieu de s'en désespérer, elle
sentit se changer en admiration et en tendre amitié la passion qu'elle
avait d'abord éprouvée. Elle employa, pour servir son ami, l'art qui
n'avait pu le rendre infidèle. Cette barque enchantée, sur laquelle ils
parcouraient les mers, les avait si bien dirigés, qu'ils avaient enfin
trouvé sa belle et insensible Victoire en Italie, auprès du lieu où le
_Metauro_ se jette dans la mer Adriatique. Elle se disposait à une
expédition périlleuse et lointaine; du reste, toujours aussi belle,
aussi aimable, douée autant que jamais de toutes les perfections, mais
toujours aussi fière, aussi sévère pour son amant, exigeant toujours
qu'il ne reparût devant elle, que lorsqu'il se serait couvert de gloire
dans les entreprises les plus difficiles, lorsqu'il aurait vaincu tous
les monstres, purgé la mer de tous les pirates, rompu tous les
enchantements, délivré toutes les dames injustement et indignement
opprimées, soutenu le bon droit au prix de tous les travaux, de tous les
dangers, et remporté les dépouilles de tous les guerriers les plus
fameux. Ces conditions si dures n'avaient point découragé son jeune ami.
Après avoir pris congé de sa dame, il s'était mis à exécuter ses
volontés. Depuis ce moment, Bérénice ne l'a pas quitté. Elle raconte les
exploits merveilleux qu'elle lui a vu faire, les épreuves incroyables
dont il est sorti, les enchantements qu'elle l'a aidé à vaincre, les
dangers de toute espèce qu'il a bravés. Elle excite une grande
admiration pour lui dans toute cette cour, et l'on n'admire pas moins le
sentiment pur et désintéressé qui attache à son sort une si généreuse et
si utile amie.

Cette exposition longue et compliquée étant finie, et le nœud de
l'intrigue ainsi établi, il ne s'agit plus que de la conduire au
dénoûment, de faire que le _Fidèle amant_ revienne de son expédition,
qu'il soit mis à la tête de celle qu'on va faire contre Orcan pour
soutenir le roi de Sicile, qu'il y remporte les plus éclatantes
victoires, qu'il y rencontre sa belle inhumaine, venue de son côté pour
défendre une bonne cause; qu'il fasse sous ses yeux des choses qui,
jointes à la connaissance que donnera l'officieuse Bérénice de ce qu'il
a déjà fait, fléchissent enfin ce cœur indomptable, et l'amènent à
couronner une passion si noble et si constante; qu'enfin le bon roi de
Troie reconnaisse en lui son fils; que ce grand hyménée fasse le bonheur
de sa vieillesse; que Victoire et son époux reviennent en Hespérie
prendre possession des états qui leur appartenaient par la naissance, et
que Bérénice, par les moyens de son art, puisse prévoir et annoncer que
de là viendront en directe ligne tous les Gonzagues futurs, et surtout
les ducs de Mantoue.

Telle est en effet la série d'événements qui remplit le reste du poëme,
et qu'il suffit d'entrevoir pour reconnaître qu'avec un grand appareil
de science poétique, d'observation des règles, et d'habileté à conduire
une action épique, n'y ayant ni intérêt dans le but de cette action, ni
charme dans le style, ce long poëme au fond se réduit à rien. On se
demande, après l'avoir lu, quel plaisir un homme d'esprit peut trouver
pendant sept ans à échafauder, pour sa propre famille et pour des
princes de son nom, une telle généalogie, et à se donner la peine de la
mettre en vers; et, toute simple qu'est cette demande, on n'y trouve
point de réponse.

La fin de ce siècle vit encore paraître quelques faibles essais de
poëmes héroïques, tels que _le Nouveau Monde_, de _Giorgini_[759], en
vingt-quatre chants; _la Maltéide_, de _Giovanni Fratta_[760], dont le
Tasse avait porté un jugement aussi favorable que du _Fido Amante_, et
qui vaut encore moins; la _Jérusalem détruite_, de _Francesco
Potenzano_[761], copie trop inférieure au modèle dont elle rappelle le
titre; l'_Univers_ ou le _Polemidoro_, de Raphaël _Gualterotti_, espèce
d'ébauche, en quinze chants[762], d'un plan beaucoup plus vaste, qui
devait en effet embrasser la description de tout l'univers, mais dont ce
qui existe ne donne aucun regret sur ce qui manque; quelques autres,
plus faibles encore,

        Et qui ne valent pas l'honneur d'être nommés[763].

      [Note 759: _Il Mondo nuovo del sig. Giovanni Giorgini da
      Jesi_, etc., canti XXIV, Jesi, 1596, in-4º.]

      [Note 760: Venezia, 1596, in-4º. L'auteur était Véronais.]

      [Note 761: Napoli, 1600, in-4º.]

      [Note 762: Firenze, 1600, in-4º.]

      [Note 763:

        Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.
                    (CORNEILLE, _Cinna_.)]

Le poëme héroïque, auquel le Tasse avait donné tant d'éclat, se releva
dans le siècle suivant, non jusqu'au point où l'avait porté ce grand
poëte, mais bien au-dessus de celui où de tels imitateurs étaient
restés. Dans le siècle que nous parcourons, le Tasse est non-seulement
le premier poëte héroïque, mais il n'a point de second; l'Arioste, au
contraire, est bien le premier des poëtes romanciers, et le premier à
une grande distance de tous les autres, mais après son _Roland furieux_,
on peut lire le _Roland amoureux_, du Berni, l'_Amadis_ et peut-être
quelques autres encore.

Il reste un troisième genre d'épopée qui doit nous arrêter peu, mais
dont il faut cependant parler: c'est le poëme héroï-comique ou
burlesque. Je n'y consacrerai qu'un seul chapitre, et ne serais pas
étonné que ce ne fût trop encore aux yeux d'une partie de mes lecteurs.



CHAPITRE XVIII.

_Du poëme héroï-comique ou burlesque en Italie au seizième siècle;_
L'ORLANDINO; _Notice sur la vie de Teofilo Folengo, son auteur;_ LA
GIGANTEA, LA NANEA, LA GUERRA DE' MOSTRI, _de Grazzini, dit le Lasca;
Notice sur sa vie; Idée de ces trois poëmes; Fin de la poésie épique._


Cette troisième espèce d'épopée qui semble, par sa futilité, par
l'infraction presque continuelle des lois du goût et de la décence,
mériter peu qu'on s'en occupe, ou du moins que l'on s'y arrête, ne
laisserait pas, si on le voulait, de donner lieu à des recherches assez
étendues sur l'antiquité grecque, et pourrait fournir, comme tant
d'autres sujets assez légers, matière à une dissertation lourde et
savante. Le genre burlesque, en général méprisé en France, malgré la
gaîté et la légèreté que l'on reproche aux Français et qu'on leur envie,
est au contraire presque généralement goûté des Italiens, quoiqu'il y
ait dans leur caractère du penchant à la mélancolie et de la gravité.
Mais pour qu'on ne se hâte pas de chercher, à cette différence
très-remarquable, quelqu'une de ces explications physiologiques et
analytiques auxquelles on renonce si difficilement quand elles sont une
fois trouvées, il est bon de savoir que les anciens Grecs, auxquels les
Italiens modernes ressemblent par leur goût dans les arts, et les
Français par leur caractère, se passionnèrent comme les premiers pour ce
genre si peu estimé des seconds.

Quoique cette multitude immense de poëmes de toute espèce dont la Grèce
fut comme inondée, ait été dévorée par le temps, et quoique les auteurs
grecs qui en parlent n'aient le plus souvent pris d'autre peine que de
les nommer, nous ne manquons cependant pas assez de lumières sur cet
objet pour ignorer quel fut en Grèce le goût pour les poëmes
héroï-comiques[764]. Le plus connu, quoiqu'il n'en soit rien resté, est
le _Margitès_, que Platon et Aristote attribuent trop positivement à
Homère, pour que l'on puisse douter qu'il ne fût de lui. Margitès était
un homme simple jusqu'au ridicule[765], qui n'avait jamais pu, dit-on,
apprendre à compter au-delà du nombre cinq; qui, s'étant marié, n'osait
toucher sa femme de peur qu'elle ne s'allât plaindre à sa mère; qui,
étant homme fait, ne savait pas encore lequel de son père ou de sa mère
était accouché de lui, et dont les traits d'esprit dans ce genre vont si
loin, que je suis obligé de m'arrêter à celui-là. Le chantre du divin
Achille prit ce lourdaud pour héros d'un de ses poëmes. Dans quelque
style qu'il l'eût écrit, ce ne put jamais être qu'un poëme burlesque;
et, si l'on veut partager méthodiquement en diverses classes cette sorte
d'épopée, on peut dire que, dans le _Margitès_, et dans les poëmes de la
même espèce, le ridicule naît des actions mêmes et du sujet à qui on les
prête, plus que la manière d'imiter, ou du style. Tout l'art y consiste
à savoir représenter ces sortes d'actions et les charger de
circonstances qui, sans s'écarter de la vraisemblance poétique, soient
propres à exciter le rire[766].

      [Note 764: Le _Quadrio_, t. VI, l. II, dist. 3, c. I. Dans un
      ouvrage tel que celui-ci, je dois préférablement puiser aux
      sources italiennes.]

      [Note 765: _Raggionamento dello academico Aldeano sopra la
      poesia giocosa_, etc., Venetia, 1634, p. 6.]

      [Note 766: Le _Quadrio_, _ub. supr._]

La seconde espèce d'épopée burlesque, que l'on trouve chez les Grecs,
est celle dont l'action est une, mais qui a pour acteurs des animaux et
non des hommes. Il s'en est conservé un exemple très-célèbre dans le
combat des rats et des grenouilles, ou la _Batracomyomachie_ d'Homère.
Son grand succès produisit des imitations sans nombre. On vit paraître
la guerre des chats et des rats[767], la guerre des grues[768], la
guerre des étourneaux[769], la guerre des araignées[770], etc. Le
ridicule naît, dans ces sortes de poëmes, de ce qu'on prête à des
animaux les actions et les mœurs des hommes. C'est la fable d'Ésope
agrandie et développée, ou l'apologue prolongé. Les _Animaux parlants_,
de _Casti_, sont le plus long poëme de ce genre, et incontestablement le
meilleur.

      [Note 767: _Galcomyomachia._]

      [Note 768: _Geranomachia._]

      [Note 769: _Sparomachia._]

      [Note 770: _Arachnomachia._]

En mêlant, dans la même fable, des hommes avec des animaux, vous aurez
une troisième espèce de poëme burlesque, tel que les vers _Arimaspiens_
d'Aristée de Proconnèse. Cet Aristée, qui florissait, selon les
uns[771], avant Homère, selon d'autres[772], soixante ans après, et qui
était non-seulement poëte, mais une espèce de magicien[773], prit pour
sujet d'un poëme épique burlesque la guerre des Arimaspes avec les
griffons qui gardaient les mines d'or. On sait que les Grecs ingénieux,
mais qui ont trop souvent fait voir quelque différence entre l'esprit et
la raison, croyaient qu'il existait par-delà Borée, ou dans les plus
lointaines régions du Nord, des peuples qu'ils nommaient Hyperboréens.
Ces peuples jouissaient, pendant une vie qui durait plusieurs siècles,
d'un bonheur et d'un printemps éternels. Quelques-uns étaient sans tête,
singulier moyen de bonheur, et se nommaient _Acéphales_; d'autres
avaient une tête et des oreilles de chien: c'étaient les _Cynocéphales_;
d'autres enfin n'avaient qu'un œil au milieu du front, et il les
appelaient _Arimaspes_. Il y avait dans ce pays des montagnes dont les
entrailles étaient remplies de veines d'or, et des griffons qui
veillaient sans cesse à empêcher qu'on ne vînt ouvrir les veines de ces
montagnes. Aristée imagina donc une guerre entre les griffons qui
défendaient l'or et les Arimaspes qui voulaient le prendre. D'un côté
des guerriers qui n'ont qu'un œil, de l'autre des monstres ailés et
avides d'or, ne pouvaient produire qu'un poëme burlesque; mais celui-ci
devait être en même temps satirique, et c'est même un caractère que ces
poëmes ont presque tous.

      [Note 771: Tatien, _Orat. ad Græcos_. Strabon cite quelques
      auteurs qui voulaient qu'il eût même été le maître d'Homère.]

      [Note 772: Hérodote, Vie d'Homère.]

      [Note 773: Hérodote, Apollonius, Maxime de Tyr, Origène,
      Hésichius, etc., vous diront que l'ame de cet Aristée sortait de
      son corps et y rentrait quand il voulait. Strabon reconnaît en lui
      un magicien ou auteur de prestiges, tel qu'il n'y en eut jamais
      dans le monde.]

Enfin, les Grecs eurent une quatrième espèce d'épopée burlesque, où ils
firent agir, soit les hommes seulement, soit les hommes et les dieux;
les uns contre les autres; et tantôt d'une manière comique, tantôt
sérieusement. C'est proprement le poëme héroï-comique. Il paraît que la
_Gigantomachie_ d'Hégémon était de ce genre. La preuve que le ridicule
y dominait est dans une anecdote connue. Hégémon récitait son poëme aux
Grecs assemblés, usage commun chez cette nation sensible. Ils riaient
aux éclats en l'écoutant, lorsqu'on vint leur annoncer la triste
nouvelle que leur armée navale avait été battue et entièrement détruite.
Ils continuèrent de rire, et ne voulaient point abandonner cette
lecture. Le poëte, plus sage qu'eux, cessa de lire, et les força de
s'occuper de leur flotte. Il y eut aussi une _Titanomachie_, sans doute
du même genre, qu'Athénée attribue à _Arctinus_, et d'autres à _Eumèle_
de Corinthe. C'est sans doute le titre conservé de cette _Gigantomachie_
d'Hégémon, qui donna à notre Scarron, le seul poëte burlesque qui ait
réussi en France, l'idée de composer la sienne.

En voilà plus qu'il n'en faudrait pour faire non-seulement une
dissertation, mais un volume, si l'on voulait compulser tous les livres
où il est parlé de ces quatre différentes classes de poëmes burlesques
grecs et de leurs auteurs; je n'ai touché en passant ces origines d'un
genre de poésie dont nous ne faisons aucun cas, que pour montrer que les
Grecs, nos maîtres dans tous les arts, étaient à cet égard moins
dédaigneux que nous, et que les Italiens à qui nous reprochons de trop
aimer les bouffonneries et le burlesque, peuvent s'autoriser de leur
exemple. Ils se vantent, il est vrai, d'y avoir surpassé les Grecs, et
personne ne peut leur disputer cet avantage[774]. Ils l'auraient d'une
manière trop décidée et trop au-delà de toute comparaison, si l'on
comptait chez eux, parmi les poëmes héroï-comiques ou burlesques, tous
ceux où le plaisant se joint au sérieux; il faudrait alors faire entrer
dans cette classe, et le _Roland_ du _Berni_, et celui même de
l'Arioste, et plusieurs autres; alors aussi les poëmes romanesques ou
romans épiques dont on peut faire quelque cas se trouveraient réduits au
_Roland amoureux_, tel que l'avait fait le _Bojardo_, et à l'_Amadis_,
presque tous les autres passant très-souvent, et dans les expressions,
et dans les choses, du sérieux au comique, et même au burlesque et au
bouffon.

      [Note 774: Le _Quadrio_, _ub. supr._, c. III.]

On ne doit donc pas entendre par poëmes burlesques, badins, ou plaisants
(_giocosi_, comme les Italiens les appellent), tous ceux où le comique
et l'héroïque, le grave et le plaisant sont entremêlés, mais ceux dans
lesquels le principal but de l'auteur a été de faire rire, soit par des
aventures gaies ou ridicules en elles-mêmes, soit par la manière de les
raconter, ou par ces deux moyens à la fois. Si l'on se rappelle ce que
j'ai dit du _Morgante maggiore_ du _Pulci_, et l'analyse que j'ai donnée
de ce poëme bizarre[775], on y reconnaîtra la première épopée où
l'auteur ait eu presque toujours cette intention, et par conséquent, à
l'exception de quelques endroits, surtout dans les derniers chants, le
premier modèle du poëme burlesque moderne. La vie presque entière du
paladin Roland et ses incroyables exploits y sont contés du ton d'un
homme qui n'éprouve point d'illusion et qui n'en veut point faire, mais
qui veut amuser et faire rire son lecteur, et commence par s'amuser et
par rire lui-même. En un mot, l'auteur se joue, il fait un poëme
_giocoso_ (plaisant); il raille, il se moque (_burla_); il fait un poëme
_burlesco_ (burlesque). Le sens propre de ce mot a, dans presque tout ce
poëme, son application la plus exacte.

      [Note 775: Ci-dessus, t. IV, p. 215 et suiv.]

Nous avons vu la naissance et les premiers exploits de Roland servir de
matière à un poëme romanesque, mais très-sérieux, du _Dolce_. Ils en ont
aussi servi à un poëme burlesque dans tous les sens et dans toute son
étendue, connu sous le titre de l'_Orlandino_, production originale de
l'un des esprits les plus fantasques qui se soit jamais avisé d'écrire.
Disons quelques mots de lui avant de parler de son ouvrage.

_Teofilo Folengo_, plus connu sous le nom de _Merlino Coccajo_, naquit
en 1491[776], d'une famille ancienne et même illustre, dans une terre
voisine du lac de Mantoue. Ayant donné, dès ses premières années, des
preuves d'une singulière vivacité d'esprit et d'une grande aptitude aux
lettres, il entra à l'âge de seize ans dans l'ordre de St. Benoît; alors
il quitta le nom de Jérôme qu'il avait reçu en naissant, et prit celui
de Théophile. Il n'avait pas tout-à-fait dix-huit ans lorsqu'il fit ses
vœux; c'est l'âge où il commence à devenir difficile de les remplir.
Théophile, après avoir lutté quelques années contre cette difficulté, ou
n'y avoir cédé qu'en secret, abjura toute retenue, quitta le cloître et
sans doute l'habit monastique, s'enfuit avec une femme nommée _Girolama
Dieda_, et mena pendant plus de dix ans une vie errante. Ce fut pour
sortir de la misère où il s'était jeté, qu'il publia, quatre ans après
sa fuite, ces poésies composées de latin et d'italien, et qui ne sont ni
l'un ni l'autre, auxquelles il donna le nom de _Macaroniques_. On
prétend qu'ayant entrepris un poëme latin où il espérait égaler, ou même
surpasser Virgile, et voyant que des personnes à qui il en lisait des
morceaux ne partageaient pas son espérance, il jeta son ébauche au feu,
et se mit à écrire dans ce style capricieux, où deux langues se
confondent et se corrompent mutuellement.

      [Note 776: 8 novembre.]

Ce que dit le _Gravina_ est plus vraisemblable. Selon lui, le _Folengo_,
qui était capable par son génie de faire un poëme noble et sublime, au
lieu de se mettre par là au niveau de plusieurs poëtes, voulut s'élever
au-dessus de tous dans un autre genre de poésie. En effet, l'abondance
des images, la variété des récits, la vivacité des descriptions, et
quelques traits de poésie élégante et sérieuse qu'on trouve parmi ses
Macaroniques, font voir qu'il était né avec les dispositions poétiques
les plus heureuses. Les obscénités grossières et les licences de tout
genre qu'il y répandit, et qu'il voulut effacer dans les éditions
postérieures, furent l'effet du libertinage auquel il s'était abandonné.
On en peut dire autant de son _Orlandino_, poëme italien en octaves et
en huit chants, qu'il écrivit dans l'espace de trois mois. Il le fit
paraître en 1526, sous le nom de _Limerno Pitocco da Mantova_. _Limerno_
est l'anagramme de son autre nom de guerre _Merlino_, et par le nom de
_Pitocco_, qui signifie un gueux, un pauvre, un mendiant, il voulut
désigner l'état misérable où il était tombé. Il rentra dans son ordre
cette année même; et, devenu plus sage, sans rien perdre de son
originalité, il publia un an après, sous le titre de _Chaos del tri per
uno_, un ouvrage aussi obscur que singulier, dans lequel, partie en vers
et partie en prose, tantôt en italien, tantôt en latin, et quelquefois
dans son style macaronique, il raconte les événements de sa vie, ses
erreurs et sa conversion.

Alors il se retira dans un monastère de son ordre, sur le promontoire de
Minerve au royaume de Naples, et pour réparer le mal que pouvait faire
la lecture des poésies de sa jeunesse, il composa, _in ottava rima_, un
poëme de la vie de J. C. ou de l'humanité du fils de Dieu, poëme aussi
orthodoxe que les autres l'étaient peu, mais qui, de l'aveu de
Tiraboschi, n'eut pas un aussi grand nombre de lecteurs. Du royaume de
Naples, _Folengo_ passa en Sicile[777]: il y dirigea d'abord un petit
monastère, aujourd'hui abandonné[778], et se fixa ensuite à
Palerme[779]. Don _Ferrante_ de Gonzague y était alors vice-roi;
Théophile composa pour lui une espèce d'action dramatique en tercets, ou
_terza rima_, intitulée la _Pinta_ ou la _Palermita_, titres qui, selon
son tour d'esprit ordinaire, n'annoncent point du tout le sujet, car ce
sujet n'était rien moins que la création du monde, la chute d'Adam, la
rédemption, etc. Cette pièce s'est conservée manuscrite, mais n'a jamais
été imprimée; quelques autres tragédies chrétiennes qu'il fit alors ont
entièrement péri, et il ne paraît pas que ce soit une grande perte.
L'auteur avait été un poëte bizarre et même tout-à-fait baroque, mais
enfin un poëte; et ce n'est plus qu'un moine. Il revint de Sicile en
Italie, se retira dans un couvent près de Padoue[780], y passa les
dernières années de sa vie, et y mourut à la fin de 1554[781] âgé de
cinquante-trois ans.

      [Note 777: Vers l'an 1533.]

      [Note 778: Sainte-Marie-de-la-Chambre.]

      [Note 779: Dans l'abbaye de Saint-Martin.]

      [Note 780: _Santa Croce di Campese._]

De ces trois principaux ouvrages le premier est le plus célèbre, et le
nom de _Merlin Coccajo_ qu'il se donna dans ce qu'il appela ses
_Macaroniques_, est plus connu que celui de _Teofilo Folengo_. Ce genre
de poésie est, comme nous l'avons dit, un mélange de mots latins et de
mots italiens qui ont une terminaison latine. On prétend que ce mélange
lui a fait donner le nom qu'il porte, parce qu'il ressemble à un plat de
_macaroni_, qui sont un mélange de farine, de beurre et de fromage. Un
auteur grave, _Tomasini_, assure que la _Macaronée_ est une pièce de
fort bon goût, remplie d'agréments, qui cache des pensées et des maximes
fort sérieuses sous des termes facétieux et sous des railleries
apparentes; qu'en un mot elle contient un mélange du plaisant et de
l'utile fait avec beaucoup d'art[782]. Nous verrons ailleurs[783] ce
qu'il en faut croire. Nous ne devons pas donner ici à cette production
hétéroclite le temps et la place que réclame l'_Orlandino_.

      [Note 782: _Mémoires de Nicéron_, t. VIII.]

      [Note 783: Lorsque nous traiterons de la poésie latine.]

Le _Roland furieux_ avait paru depuis plus de dix ans pour la première
fois; depuis près de cinq, l'Arioste l'avait publié tel qu'il devait
rester désormais; le paladin Roland, ses haut faits, son amour et sa
folie occupaient l'attention publique. On parlait peu de sa naissance
irrégulière, des amours de son père Milon et de sa mère Berthe, de la
misère qui assaillit son enfance, et des premières preuves qu'il donna,
dans ce honteux état, de sa force et de sa valeur; ce sujet parut à
notre moine fugitif digne de caprices et du libertinage de sa muse.
Assez d'autres avaient pris pour leur héros _Orlando_; il prit
_Orlandino_ pour le sien. Son plan fut, à ce qu'il paraît, de ne s'en
faire aucun, de ne contraindre en rien sa verve, de traduire en
burlesque un sujet jusqu'à ce moment héroïque, et surtout de saisir
toutes les occasions de lancer des traits satiriques contre les abus de
la vie cléricale et monacale, qu'il avait vus de près.

Pour première singularité, tandis que tous les autres poëtes divisaient
leurs poëmes en livres ou en chants, il partagea les octaves du sien en
chapitres (_capitoli_), titre réservé jusqu'alors à la poésie en tercets
ou _terza rima_. Il ne fit que huit chapitres; et son poëme a du moins
l'avantage d'être le plus court que l'on eût encore fait. Il le dédie à
Frédéric de Gonzague, premier duc de Mantoue, frère de don _Ferrante_
qui fut quelques années après son Mécène en Sicile. Il le prie tout
simplement de lui donner de quoi manger et de quoi boire, s'il veut
qu'il fasse de beaux vers[784]. Après un préambule d'une dizaine
d'octaves où il déplore, dans son style grotesque, le peu
d'encouragement que l'on donne aux muses, il raconte comment il a tiré
le sujet de son livre de la Chronique de Turpin; car c'est aussi dans
cette source qu'il prétend avoir puisé. Il a consulté des sorcières pour
savoir ce que cette Chronique était devenue; la plus vieille lui a
commandé de la suivre; aussitôt il s'est vu enlevé avec elle jusqu'au
ciel sur un mouton: elle a tourné vers le nord et est descendue en
Gothie sur le bord de la mer. Là, elle a levé de sa main une grosse
pierre et a découvert un grand trou où elle est entrée et l'a fait
entrer après elle. «Je vis, dit-il, dans ce tombeau (et je ne vous mens
pas), plus de cent cinquante mille volumes que les Goths, ces ennemis
grossiers et bruyants, tirèrent autrefois, à travers tant de montagnes,
de vallées et de fleuves, hors de l'Italie, qui paraît destinée à
succomber toujours sous de semblables canailles. J'en dirais bien la
cause, mais je crains qu'il ne m'arrive malheur[785]. Là,
continue-t-il, sont toutes les Décades de Tite-Live, et celles de
Salluste qui sont beaucoup meilleures; là sont aussi, en vieux français,
les quarante Décades de Turpin. Je n'en trouve que trois qui aient été
traduites dans notre langue par quatre différents traducteurs. J'ai pris
le commencement de la première qui ne l'a pas encore été; je n'ai pas
voulu laisser plus long-temps dans l'oubli l'enfance de Roland.»

      [Note 784:

        _Magnanimo Signor, se in te le stelle
        Spiran cotante grazie largamente,
        Piovan piuttosto in me calde fritelle
        Che seco i' possa ragionar col dente;
        Dammi bere e mangiar, se voi più belle
        Le rime mie_, etc. (Cap. I, st. 1.)]

      [Note 785:

          _Laqual_ (Italia) _par che succomba
        A simile canaglia sempre mai;
        La causa ben direi, ma temo guai._ (St. 14.)]

Ces quatre prétendues traductions de trois Décades de Turpin sont le
_Morgante_, qu'il attribue sans aucun fondement à Politien, et non pas à
Louis _Pulci_, son véritable auteur; le _Mambriano_ de l'Aveugle de
Ferrare; l'_Orlando innamorato_ du _Bojardo_, et l'_Orlando furioso_ de
l'Arioste: quant aux autres, telles que Trebisonde, l'_Ancroja_,
l'Espagne et Beuves d'Antone, il les rejette comme apocryphes, et les
condamne au feu. Ceux qui se rappelleront ce que nous avons dit de ces
misérables romans épiques, souscriront volontiers à cet arrêt. Il
commence enfin son récit, mais non encore l'action de son poëme. Il faut
d'abord qu'il donne un état de la cour de Charlemagne, et des douze
paladins, ou pairs de France qui étaient toujours prêts à combattre
pour Charles et pour la foi. Cette manière de la servir vaut mieux,
selon le poëte, que de prêcher un peuple déjà croyant[786]. Il voudrait
bien voir nos théologiens et tous nos autres braves, se présenter devant
le Grand-Turc et imiter les anciens pères, qui, s'ils sont aujourd'hui
dans le ciel, ne l'ont pas gagné à prix d'argent, mais les uns par la
prédication, les autres par l'épée, comme ont fait Paul et le comte
Roland[787].

      [Note 786:

        _Che oprasser meglio il brando per la fede
        Che 'l predicar a un popol che gia crede._ (St. 30.)]

      [Note 787:

        _Li quali, se oggi in cielo sono tanti
        Non l'han già racquistato con denari,
        Ma chi col predicare, e chi col brando,
        Siccome fece Paolo, e 'l conte Orlando._ (St. 31.)]

Lorsque l'action commence, on voit Charlemagne, nouvellement déclaré
empereur, passer son temps en fêtes, en bals et en tournois[788].
Berthe, sa sœur, est éprise du chevalier Milon d'Anglante, le plus brave
et le plus aimable des douze premiers preux; il l'aime aussi
secrètement; mais il ose à peine s'avouer sa hardiesse; ils ne peuvent
ni se parler, ni même se voir. Berthe, qui a tout pouvoir sur l'empereur
son frère, obtient de lui qu'il donne un grand tournoi, où elle espère
du moins voir briller la valeur du chevalier qu'elle aime. Avant le
véritable tournoi, l'empereur s'amuse à en voir un tout-à-fait
ridicule. Une vieille, montée sur un âne éclopé, ouvre la fête en
sonnant du cor[789]. Ogier le Danois se présente grotesquement armé, sur
un vieux mulet maigre; Morand, autre chevalier, armé de même, monte une
pauvre cavale estropiée des quatre jambes: Rampal vient sur un petit
ânon tout jeune, et qui n'a travaillé que vingt ans dans un couvent de
moines. Aimon et Otton, frères de Milon, sont chacun sur une vache; ils
ont la tête armée de hautes cornes, et sont tout barbouillés de noir.
Beuves et Regnier montent à crû deux étalons efflanqués et galeux; Huon
de Bordeaux est sur une charrette traînée par un seul bœuf malade; le
duc Naimes lui sert d'écuyer et conduit le char. Les armes sont à
l'avenant des montures. C'est une citrouille pour casque, une corneille
vivante pour cimier, des fourches et des broches pour lances, un
chaudron ou une casserole pour bouclier. Le combat répond à tout cet
appareil. Il est chaudement décrit, et plein de détails vraiment
risibles. Il s'y mêle une aventure d'amour, non pas entre des chevaliers
et des dames, mais entre les montures de deux combattants. L'ânon de
Rampal flaire de trop près la cavale de Morand. Ce qui s'en suit, et
dont le poëte ne dissimule aucune circonstance, fait éclater de rire les
dames de la cour qui voient tout en feignant de ne rien regarder[790].
Berthe seule ne rit point. Chagrine de n'avoir pas vu Milon, choquée de
cette farce avilissante pour la chevalerie, et surtout de cette scène
indécente de l'âne, elle quitte la place, se retire dans son appartement
et se met au lit.

      [Note 788: St. 40.]

      [Note 789: Cap. II, st. 10.]

      [Note 790:

        _Le risa non vi narro delle donne,
        Che ciò, fingendo non guarda, vedeano._ (St. 42.)

      Ce trait malin est digne du _Berni_; le reste de la stance n'est
      digne que de l'Arétin.]

Pendant qu'elle s'y tourmente au lieu de dormir, le tournoi sérieux
s'ouvre[791] et succède au tournoi bouffon, ou plutôt c'est une
bouffonnerie d'une autre espèce qui succède à la première, car il est
impossible à l'auteur de rien conter sérieusement. Les étrangers,
Espagnols et Sarrazins, sont admis à ce tournoi, comme les Français. Ils
remportent les premiers avantages[792]. Falsiron et Balugant ont
renversé tous les tenants de Charlemagne. Il est fort en colère, et
n'ayant point vu Milon dans la lice, il s'en prend à lui, et il envoie
deux messages, avec ordre de s'armer et de venir en hâte réparer
l'honneur de ses paladins. Milon était resté chez lui, tout occupé de
son amour, essayant d'y résister, et ne voulant point paraître à cette
fête, de peur que la vue de Berthe n'affaiblît ses résolutions. L'ordre
réitéré de l'empereur l'appelle dans la carrière; il y vole; il est
vainqueur, et proclamé au son des cors, des fifres et des trompettes.

      [Note 791: Cap. III, st. 10.]

      [Note 792: St. 37 et suiv.]

Le tournoi est suivi d'un festin magnifique. Les dames y sont, dit le
poëte, en face de leurs chevaliers, et jouent de l'orgue avec les
pédales[793], ce qui signifie dans son style fantasque que leurs pieds
se touchent souvent. Berthe et Milon sont vis-à-vis l'un de l'autre: ils
n'en sont pas au point d'oser employer ce langage; mais les regards ne
sont pas moins éloquents, et ils tiennent sans cesse les yeux fixés l'un
sur l'autre. L'auteur se sert ici d'une expression originale, mais
bizarre, énergique et de bien mauvais goût: leurs yeux, dit-il, sont une
éponge de sang qui suce leurs veines[794]. Après le repas, vient un
concert; ensuite un bal, ouvert par l'empereur lui-même. Les deux amants
s'entendent de mieux en mieux. La confidente Frosine voit qu'il est
temps de venir à leur aide; après avoir dansé avec Milon, elle lui dit
de la suivre; le conduit tout droit à la chambre de sa maîtresse et l'y
enferme. Berthe s'y retire à la fin du bal. On devine assez le reste;
mais sûrement on ne devine pas les tournures originales, quelquefois
passionnées, et plus souvent licencieuses dont le poëte a peint cette
scène d'amour. Le jour paraît; Milon se retire à son appartement, se
couche et s'endort. Il est bon de savoir que nous voilà parvenus à la
fin du quatrième chapitre, c'est-à-dire à la moitié du poëme; et nous
n'en sommes encore de la vie de Roland qu'à ce premier acte qui précède
de neuf mois la naissance.

      [Note 793: _E suonan gli organetti co' pedali._ (Cap. IV, st.
      15.)]

      [Note 794:

        _Spugna di sangue, che lor vene sugge,
        Son gli occhi loro._ (St. 16.)]

La maison de Mayence joue ici le même rôle que dans tous les romans
épiques dont Charlemagne et Roland sont les héros. C'est toujours une
haine cachée, et souvent même une guerre ouverte, entre elle et la
maison de Clairmont. Après plusieurs traits particuliers de cette haine,
l'auteur fait naître une rixe épouvantable, où Milon seul tient tête à
tous les Mayençais[795]. Il en tue un grand nombre. L'empereur s'efforce
inutilement de mettre le holà. Milon poursuit les restes de la bande
jusque sur la place publique, en les tuant toujours. Charles le condamne
à l'exil et veut qu'il parte sur-le-champ. Milon, forcé d'obéir, refuse
tous ses amis dont plusieurs veulent le suivre, sort de sa maison
pendant la nuit, passe auprès du palais impérial, voit un endroit
très-élevé par où il peut pénétrer dans l'intérieur, y monte au péril de
sa vie, parcourt ce palais dont il connaît tous les détours, arrive
jusqu'à l'appartement de Berthe, la trouve en larmes, la détermine à le
suivre, se charge de ce doux fardeau, fait avec des draps déchirés un
câble, au moyen duquel sa courageuse amante et lui s'échappent ensemble
du palais, puis de la ville; et les voilà, dit notre poëte, qui a
cependant rendu avec chaleur et vérité cette fuite nocturne et
périlleuse, les voilà devenus oiseaux des bois, et non plus oiseaux en
cage[796].

      [Note 795: Cap. V, st. 23 et suiv.]

      [Note 796: _Di bosco uccelli già, non più di gabbia._ (St.
      52.)]

Après quelques rencontres, les unes fâcheuses, les autres agréables, que
Théophile raconte avec une originalité soutenue, et qu'il entremêle de
digressions et de traits satiriques pleins d'une vivacité piquante,
Berthe et Milon arrivent à un port de mer où ils s'embarquent pour
l'Italie[797]. Parmi les passagers qui se trouvaient sur le même
vaisseau, était un seigneur calabrois, nommé Raimond, qui trouve Berthe
fort à son gré, ne la perd pas de vue, et paraît toujours occupé d'elle.
Il s'y trouvait aussi un magicien très-savant, par qui Milon se fit dire
sa bonne aventure. Ce magicien, sans le connaître, lui prédit la
naissance de son fils Roland, et les grands exploits par lesquels ce
fils se rendra célèbre, et la guerre que les Sarrazins d'Afrique et
d'Espagne déclareront à la France, et le besoin que l'empereur aura de
tous ses braves, et le rappel de Milon, et la faveur de son fils, et la
naissance, les exploits, la faveur des fils d'Aimon, et les grandes
familles italiennes qui naîtront de chacun d'eux...... En ce moment le
Calabrois Raimond, l'œil toujours fixé sur sa proie, voit Berthe qui
s'est endormie, se lève, la prend dans ses bras, saute avec elle dans un
esquif, coupe le câble, et tandis que Milon, laissant là son prophète,
s'est armé pour courir au secours, qu'il casse bras et jambes à tout ce
qui veut s'opposer à son passage, le vaisseau cingle d'un côté, l'esquif
de l'autre, et la malheureuse Berthe reste en pleine mer à la merci du
ravisseur[798]. Il veut user de sa victoire, elle le laisse venir, feint
même de céder, et au moment où il s'y attend le moins, elle lui plonge
un couteau dans le cœur; elle redouble; il tombe mort; elle le jette à
la mer. Restée seule dans cette barque, elle adresse à Dieu une prière
fervente, mais que tout le monde ne croirait pas propre à obtenir un
miracle. «Je sais, dit-elle[799], que ma vie coupable et chargée de
crimes ne mérite point de pitié, mais je t'implore pour cette innocente
créature que je porte dans mon sein. C'est à toi que j'ai recours, et
non à Pierre, ni à André[800]; je n'ai pas besoin d'intermédiaire auprès
de toi. Je sais bien que la Cananéenne ne supplia ni Jacques ni Pierre;
c'est en toi seule, souveraine bonté, qu'elle mit sa confiance. J'espère
en toi comme elle, et je n'espère qu'en toi..... Je ne veux point tomber
dans la même erreur que cet imbécille vulgaire, rempli de superstition
et de folie[801], qui fait des vœux à un Gothard, à un Roch, qui fait
plus de cas d'eux que de toi, parce qu'un moine, souvent adorateur de
Moloch, a l'adresse de tirer de gros profits des sacrifices offerts à ta
mère, reine des cieux. Sous une écorce de piété, ils font d'abondantes
moissons d'argent, et ce sont les autels de Marie qui assouvissent
l'impie avidité des prélats avares. C'est d'eux encore que vient la loi
qui me force de déposer chaque année dans l'oreille d'autrui l'aveu de
mes fautes, qui fait que si je suis jeune et belle, le frère qui
m'écoute se tourmente, etc., etc.» Je suis forcé de mettre en _et
cætera_ ce que le poëte dit très-clairement[802]. «Mon Dieu, dit en
finissant la pauvre Berthe, si tu daignes me sauver des flots irrités
qui m'environnent, je fais vœu de ne jamais ajouter foi à ceux qui
accordent les indulgences pour de l'argent[803].»

      [Note 797: Cap. VI.]

      [Note 798: St. 35.]

      [Note 799: St. 40.]

      [Note 800:

        _A te ricorro, non a Piero, o Andrea,
        Che l'altrui mezzo non mi fa mestiero;
        Ben tengo a mente che la Cananea
        Non supplicò nè a Giacoma nè a Piero_, etc. (St. 41.)]

      [Note 801:

        _Nè insieme voglio errar col volgo sciocco
        Di superstizia calmo e di mattezza;
        Che fa suo' voti ad un Gottardo e Rocco.
        E più di te non so qual Bovo apprezza_, etc.
                                      (St. 42 et suiv.)]

      [Note 802: La stance finit par ces deux vers:

        _E qui trovo ben spesso un confessore
        Essere più ruffiano che dottore._]

      [Note 803:

        _Ti faccio voto non prestar mai fede
        A chi indulgenze per denar concede_. (St. 45.)]

Berthe, reprend _Folengo_, faisait ces prières pleines d'hérésies, parce
qu'elle était née en Allemagne, et qu'en ce temps-là la théologie était
devenue romaine et flamande[804]. Je crois qu'à la fin elle se trouvera
en Turquie, puisqu'elle vit à la musulmane[805]. Dieu ne voulut point
prendre garde à ces erreurs d'une femme allemande, et permit que la
nacelle arrivât avec elle au rivage. Berthe en sortit à demi-morte,
chemina par les montagnes et les vallées, passa de Lombardie en Toscane,
et s'arrêta enfin près du Sutri, dans une espèce de caverne. Elle y
arrive accablée de douleurs, de lassitude et de faim; un pauvre berger
qu'elle y trouve partage avec elle sa nourriture grossière. C'est là que
peu de temps après elle met au monde Roland. L'accouchement fut
horriblement long et douloureux. Il était juste, selon le poëte, que
dans la naissance d'un tel enfant tout fût extraordinaire[806]. Il
n'épargne, pour la célébrer, ni les exclamations, ni les prodiges, ni
les apostrophes aux futurs ennemis du héros, qui doivent déjà trembler.
Chacun a voulu expliquer pourquoi l'on avait donné à l'enfant ce nom
célèbre d'_Orlando_; lui, il prétend que ce fut parce qu'une troupe de
loups, sortis de la forêt, courait autour de la caverne en hurlant,
_Urlando_[807].

      [Note 804: C'est-à-dire moitié l'une et moitié l'autre.]

      [Note 805:

        _Ma dubito ch' al fin nella Turchia
        Si troverà, vivendo alla moresca_. (St. 46.)]

      [Note 806: Cap. VII, st. 7.]

      [Note 807: St. 10.]

Le bon berger continue de prodiguer les soins les plus attentifs à la
mère et à l'enfant. Le petit Roland grandit; il devient le plus
déterminé polisson de son âge; il fait à coups de poing, de pierres ou
de bâton, l'apprentissage de la gloire. Les scènes grotesques que
fournissent ses querelles avec les enfants du lieu, son effronterie
courageuse à mendier pour nourrir sa mère, et à prendre de force ce
qu'on lui refuse, les réprimandes naïves de Berthe quand elle le voit
revenir meurtri de coups, mais triomphant; les réponses du petit héros
qui ne veut surtout pas souffrir et ne souffrira jamais qu'on l'appelle,
comme ils le font tous, fils de.... et qui ne le pardonnerait pas même à
son père; tous ces petits détails, mêlés de burlesque, de naïf, et
quelquefois même d'héroïque, remplissent ce chapitre, qui est le
septième, le seul où soit réellement traité le sujet annoncé par le
titre, et dans lequel l'auteur se montre peut-être plus que dans tous
les autres véritablement poëte.

La dernière querelle que se fait Roland est avec un gros moine ou prieur
gourmand, ou plutôt goinfre et ivrogne, à qui il avait dérobé un énorme
esturgeon, que le prieur venait d'acheter au marché[808]. On les mène
devant le gouverneur. Celui-ci, avant de juger la cause, commence par
faire au moine un sermon sur sa gourmandise et sur les vices de ses
semblables; le prieur, dans sa réponse, veut faire le savant, et parle
dans ce latin macaronique où excellait l'auteur[809]. C'est une scène
digne de Rabelais ou de Molière. Le gouverneur, pour se moquer du moine,
le renvoie, en lui donnant quatre questions à résoudre, et le menace,
s'il n'y répond pas, de lui ôter son bénéfice[810]. Le gros prieur est
bien embarrassé. Il se retire dans sa bibliothèque, qui était telle que
ni Cosme, ni le Florentin Laurent de Médicis n'en firent jamais de
pareille[811]. C'était-là que l'esprit divin gardait tous ses livres de
théologie. A droite et à gauche sont des vins, des liqueurs, des pâtés,
des jambons, des _salami_ de toute espèce. Il va se jeter à genoux
devant un autel secret au fond de son oratoire; un Bacchus gras et
vermeil en était le saint principal; et il n'avait point sur cet autel
d'autre objet de piété, d'autre crucifix, pour y faire ses
dévotions[812]. Le cuisinier vient demander à monseigneur s'il veut
souper[813]. Il voit son trouble; il lui présente un verre de bon vin,
que le prieur avale après avoir fait sa prière à Bacchus. Il s'assied,
et conte à son cuisinier Marcolfe ce qui cause son embarras. Marcolfe
trouve les questions faciles, et se charge d'y répondre pour lui. Il
ressemblait si parfaitement à son maître, qu'aux habits près, on les
aurait pris l'un pour l'autre. Il prend un habit du prieur, se rend au
palais, et donne la solution des quatre questions proposées. Le sujet de
la dernière était de savoir ce que le gouverneur avait dans la pensée.
Vous y avez, dit Marcolfe, la persuasion que je suis le prieur, et je ne
suis que son cuisinier. Le gouverneur, d'abord confus, finit par donner
pour sentence que désormais Marcolfe aurait le prieuré et que le prieur
fera la cuisine[814].

      [Note 808: Cap. VIII, st. 13.]

      [Note 809: St. 33 et suiv.]

      [Note 810:

        _Oltra di cio, se non la indovinate,
        Voi non sarete più messer lo abate_. (St. 41.)]

      [Note 811:

        _Ne Cosmo, ne Lorenzo Fiorentino
        De' Medici mai fece libreria
        Simile a questa_, etc. (St. 46.)]

      [Note 812:

        _Nè altra pietade nè altro crucifisso
        Tien sull'altare a far divozione._ (St. 49.)]

      [Note 813: St. 52 et suiv.]

      [Note 814: St. 69.]

Tout cela, raconté d'une manière originale, forme un conte assez
plaisant, qui l'est surtout pour les pays où l'on a encore sous les yeux
les originaux, toujours ressemblants, de ces caricatures monacales. Mais
la fin du huitième chant approche, et que devient l'action du poëme?
L'action! le poëte nous en a-t-il promis une? Quand il l'aurait promise,
il ne s'en inquiéterait pas davantage. Qu'a-t-il fait de Milon, depuis
qu'un brigand calabrois lui a enlevé Berthe et l'a laissé en pleine mer,
se livrant à une fureur inutile et se désespérant sur son vaisseau? Il
nous l'a dit dans plusieurs endroits de son poëme, mais brièvement, et
pour ainsi dire à la dérobée, comme choses que raconte Turpin et qu'il
n'a pas le temps de répéter après lui.

Le vaisseau sur lequel était Milon avait péri dans un naufrage. Milon
seul s'était sauvé tout nu. Jeté sur les côtes d'Italie, une fée l'a
trouvé dans cet état; il lui a plu; et suivant l'usage de mesdames les
fées, elle l'a retenu assez long-temps auprès d'elle. Cependant les
Sarrazins sont descendus en Italie; Didier, roi des Lombards, s'est
joint à eux pour détruire l'empire de Charlemagne. Ce bruit de guerre
arrache Milon aux voluptés et au repos. Il trouve au pied des Apennins
un grand nombre de familles italiennes réunies par le dessein de
s'opposer à Didier, et d'apprendre aux ultramontains par son exemple à
ne se plus mêler de leurs affaires. Il ne leur manquait qu'un chef;
Milon se met à leur tête, et les conduit dans les plaines de l'Insubrie,
où ils bâtissent une ville qu'ils appellent de son nom _Milon_, mais
qui, par corruption, s'est appelée depuis _Milan_. C'est avec la même
rapidité que notre facétieux _Merlin_, ayant fini son conte du prieur
cuisinier, ou du cuisinier prieur, indique l'arrivée de Milon près de
Sutri, la rencontre qu'il y fait de sa femme, le bonheur qu'il éprouve
en la retrouvant avec un fils en qui tout annonce au plus haut degré
l'héroïsme chevaleresque. Il pourrait bien aussi raconter d'après Turpin
le grand voyage de Milon au Pont-Euxin; et comment il y trouva son frère
Aimon, avec le petit Renaud son fils; et comment le petit Renaud et le
petit Roland firent connaissance en se battant l'un contre l'autre, et
les exploits que firent ensemble les deux cousins, et ceux de leurs
pères, et toutes les aventures, et toutes les guerres dans lesquelles
ils eurent une si grande part. Mais il laisse ce soin à d'autres; il en
a dit assez, peut-être trop. Il fait ses adieux aux lecteurs, et finit
par ces deux vers dignes du reste:

        _Donde ne prego Dio che mi sovegna;
        Ed a chi mal mi vuol, cancar gli vegna._

Que voulez-vous dire à un poëte qui vous parle toujours sur ce ton-là?
Ce n'est pas pour lui que sont les convenances, et les règles encore
moins. Il a donné un libre essor à son caprice; il a su exprimer en
style vif et pittoresque toutes les folies de son cerveau; il a
satisfait son humeur satirique: il a ri et vous a fait rire; ne lui
demandez rien de plus.

Un autre poëte dont le génie fut aussi original peut-être, mais le goût
moins extravagant et la vie mieux réglée, c'est _Grazzini_, surnommé le
_Lasca_; entre ses nombreux ouvrages, on trouve un petit poëme
burlesque, qui, ayant rapport à des circonstances de sa vie, m'oblige
d'en placer ici la notice, quoiqu'elle pût être mieux avec celles des
poëtes comiques, ou des satiriques, comme la notice du Berni.

_Anton Francesco Grazzini_, naquit à Florence en 1503[815], d'une
famille noble, originaire du village de _Staggia_, dans le _Val d'Elsa_,
à vingt-cinq milles de Florence, sur le chemin de Rome. Ses ancêtres y
étaient connus depuis le treizième siècle. On ignore sous quel maître
_Anton Francesco_ fit ses premières études. On croit qu'il fut, dans sa
jeunesse, placé chez un apothicaire, profession, au reste, qui s'allie
très-bien avec l'étude de quelques sciences, et même qui l'exige. Le
jeune _Grazzini_ joignit des études littéraires et philosophiques à
celles de sa profession. Il paraît qu'il ne la suivit pas long-temps, et
rien ne prouve qu'il l'exerçât encore lorsque sa réputation dans les
lettres commença. Ce fut sans doute de bonne heure, car elle était assez
bien établie à l'âge de trente-sept ans pour qu'il pût être un des
fondateurs de l'académie de Florence[816]. Cette société prit d'abord le
nom d'académie _des Humides_, et chacun de ses fondateurs s'en donna un,
selon l'usage, qui avait rapport à l'humidité ou à l'eau. _Grazzini_
choisit celui de _Lasca_, ou du petit poisson qu'on nomme en français le
dard, et dans quelques provinces la vaudoise. Sa devise fut une _Lasca_,
un dard s'élevant hors de l'eau, et un papillon volant au-dessus. Il
voulut désigner par là le caractère capricieux et bizarre de son esprit.
Ce poisson, en effet, s'élance souvent hors de l'eau comme pour prendre
des papillons, qui sont l'emblème des caprices et des lubies de la
fantaisie humaine. Dès la naissance de l'académie, le _Lasca_ en fut
nommé chancelier, ce qui prouve la part qu'il avait prise à sa création
et la considération dont il y jouissait. Quand cette académie reçut,
quelques mois après, du grand-duc, le titre de _Florentine_[817], il en
fut choisi provéditeur, et cette dignité lui fut conférée dans la suite
jusqu'à trois fois.

      [Note 815: Le 22 mars.]

      [Note 816: 1er novembre 1540.]

      [Note 817: Février 1541.]

Cependant le nombre des académiciens s'étant accru considérablement, les
nouveaux, au lieu de conserver pour les fondateurs les égards qui leur
étaient dus, firent, sans les consulter, règlements sur règlements,
multiplièrent les formes et les entraves, pour l'ordre des lectures,
pour la censure des ouvrages destinés à l'impression, et pour d'autres
objets qui devinrent à charge aux anciens. Le _Lasca_, plus indépendant
qu'un autre, eut plus de peine à s'y conformer, ou plutôt il le refusa
nettement, et ayant persisté dans son refus comme les académiciens dans
leur exigence, il fut exclus[818] enfin de l'académie qu'il avait
fondée. Son talent lui restait tout entier; il ne le laissa point oisif
à cette époque; des comédies plaisantes, des poésies satiriques où
l'académie, comme on peut croire, n'était pas oubliée, et le petit poëme
de _la Guerra de' Mostri_, se succédèrent rapidement. Il recueillit
aussi et publia les poésies burlesques du _Berni_ et d'autres poëtes de
ce genre. Il en fit autant des sonnets du _Burchiello_, et des chansons
si connues sous le titre de _Canti Carnascialeschi_, ou chants du
carnaval[819]. La publication de ces chants lui attira, de la part des
académiciens de Florence, de nouvelles chicanes, dans lesquelles il
serait long et tout à fait inutile d'entrer.

      [Note 818: Vers le commencement de 1547.]

      [Note 819: Voyez ce que nous en avons dit dans cette _Histoire
      littéraire_, t. III, p. 504 et 505.]

Il aurait dû être dégoûté de fonder des académies. Ce fut cependant lui
qui eut la première idée de celle qui prit, quelque temps après sa
création, le titre de _la Crusca_[820]; l'objet du _Lasca_ et des autres
fondateurs fut le perfectionnement et la fixation de la langue toscane.
Tous les autres membres de cette société nouvelle ayant pris, comme nous
l'avons vu ailleurs, des surnoms relatifs à la farine et à la
boulangerie, _Grazzini_ seul ne voulut point changer son premier nom
académique. Il continua de s'appeler le _Lasca_ dans cette académie
comme dans l'autre, prétendant au surplus être en règle, puisque l'on
enfarine les dards ou les vaudoises pour les cuire.

      [Note 820: Vers l'an 1550.]

L'un des membres de l'académie de Florence qui entretenait avec le
_Lasca_ les liaisons les plus intimes était le chevalier _Lionardo
Salviati_, le même qui fit quelque temps après, sous le nom de
l'_Infarinato_, des critiques si violentes de la _Jérusalem_ du Tasse.
_Salviati_, ayant été nommé consul de l'académie florentine, ménagea
entre son ami et cette académie un raccommodement. Le _Lasca_ consentit
à se soumettre en apparence aux formalités de la censure. Il livra au
censeur quelques-unes de ses églogues, et cet officier les ayant
approuvées, le _Lasca_ reprit sa place dans l'académie, près de vingt
ans après qu'il en était sorti[821].

      [Note 821: Le 6 mai 1566.]

En avançant en âge, il ne se refroidissait point sur ses travaux, et
conservait surtout le même zèle pour tout ce qui pouvait perfectionner
la langue. Dans les fréquentes conférences qu'il tenait avec ses amis et
ses confrères les _Cruscanti_ ou _Crusconi_, il réussit à faire admettre
parmi eux le chevalier _Salviati_, et reconnut ainsi le bon office qu'il
avait précédemment reçu de lui; ou plutôt il rendit à l'académie
naissante de _la Crusca_, en y faisant entrer un homme de lettres qui
pouvait contribuer à ses travaux et à sa gloire, le même service que
_Salviati_ avait rendu à l'académie de Florence, en l'y faisant
rétablir.

Le _Lasca_ mourut à Florence, en février 1583, âgé de près de
quatre-vingts ans[822], et fut enterré à Saint-Pierre-le-Majeur dans la
sépulture de ses ancêtres. C'était un homme d'une complexion forte, bien
fait de sa personne, d'une figure un peu sévère, ce qui venait peut-être
de sa tête chauve et de sa barbe épaisse. Son esprit était d'une
vivacité, d'une gaîté, d'une bizarrerie extraordinaires; et le soin
qu'il prit de le cultiver sans cesse par l'étude et par la conversation
des premiers littérateurs de son temps, lui donna cette perfection et
cette élégance qui brille dans ses écrits. Malgré les traits libres qui
n'y sont pas rares, il fut homme de bonnes mœurs, et même
très-religieux. Il vécut célibataire, et l'on ne nomme point de femme à
qui il ait rendu des soins particuliers. C'est plus de régularité qu'on
n'en exige ordinairement d'un poëte, et qu'on n'en attend surtout d'un
poëte licencieux.

      [Note 822: Soixante-dix-neuf ans dix mois vingt-sept jours.]

Plusieurs de ses ouvrages se sont perdus, entre autres dix-neuf
Nouvelles en prose, des églogues en vers et quelques autres poésies. On
a de lui vingt-une _Nouvelles_, six comédies, un grand nombre de
_capitoli_, ou chapitres satiriques[823], de sonnets et de poésies
diverses qui ont été recueillies en deux volumes; enfin le petit poëme
satirique et burlesque dont voici en peu de mots l'occasion et le sujet.

      [Note 823: Je parlerai bientôt de tous ces différents
      ouvrages.]

Un Florentin nommé _Betto_ ou _Benedetto Arrighi_ avait imaginé de
faire, sous le titre de _la Gigantea_, un poëme burlesque en cent
vingt-huit octaves, sur la guerre des géants contre les dieux. _Girolamo
Amelunghi_, qui était Pisan, et qu'une difformité naturelle faisait
nommer _il Gobbo da Pisa_, le Bossu de Pise, déroba ce poëme à son
auteur, le retoucha et le publia, non sous son propre nom, mais sous
celui de _Forabosco_: c'est du moins ce dont il fut publiquement
accuseé. Quoi qu'il en soit, ce petit poëme est une pure extravagance.
Les géants jadis vaincus et foudroyés par Jupiter, s'avisent enfin de
vouloir prendre leur revanche. Ils s'arment, et la description de leur
armure fait une partie capitale des plaisanteries de l'auteur. Les uns
portent une ancre de vaisseau, les autres un os de baleine; un autre
tient sur son épaule l'épouvantable faux de la Mort. Osiris, armé de
becs de griffons, porte le Nil et l'Adige glacés, pour éteindre
l'élément du feu. Cronagraffe met, au lieu de brassards, deux colonnes
de porphyre creusées; celles d'Hercule qu'il a arrachées de leur base
lui servent de bottes: il a vidé le mont Gibel ou l'Etna, et s'en est
fait un casque. Gérastre a creusé de même la grande pyramide, l'une des
sept merveilles du monde; il l'ajuste et l'arrange si bien qu'il en fait
une sarbacane, avec laquelle il lance au ciel des montagnes, au lieu de
balles; et il porte pour provisions de guerre une carnacière de fer,
pleine de montagnes. Galigastre a mis sur un éléphant la tour de
Nembrod; il l'a remplie de masses de rochers, et de débris de grottes,
qu'il doit jeter à la tête des dieux. Lestringon fait un grand trou dans
une montagne d'aimant; il se la passe sur le corps, et se coiffe avec la
coupole de Florence.

Je laisse beaucoup d'autres folies aussi gigantesques, et n'en citerai
plus qu'une qui l'est plus que toutes les autres. Crispérion s'était
endormi dans la forêt des Ardennes; il y resta soixante ans. Il lui
était venu sur la tête un bois dans lequel on voyait courir des
chevreuils, des cerfs, des sangliers, des ours et des lions. Il se
réveilla enfin lorsqu'un roi y chassait avec tous ses barons. Le géant
étourdi du bruit et des corps, se leva, secoua la tête, le bois tomba
par terre, et tout ce qui était dedans en mourut. Les armes de ce géant
ne sont autres que des ongles si forts, et qu'il avait tant laissé
croître, qu'ils lui avaient suffi pour déraciner Ossa et Pélion; il
compte s'en servir pour égratigner les dieux, etc. Le combat est raconté
comme les armes sont décrites. Les géants sont d'abord vaincus, mais ils
ont leur tour. Les dieux fuient de toutes parts; Jupiter fuit plus vite
et plus loin que les autres. Les déesses sont réservées pour les
plaisirs des vainqueurs; il ne reste enfin de tous les dieux que celui
qui préside aux jardins, et qui s'était sauvé au milieu d'elles.

Le _Lasca_ fut un de ceux qui accusèrent le plus hautement de plagiat
l'auteur de ce beau poëme; c'est ce qui lui en fit attribuer un autre
qui parut peu de temps après, sous le titre de la _Nanea_, ou la _Guerre
des Nains_, parodie ou espèce de contre-partie de celle des _Géants_.
L'auteur se déguisa sous le nom de l'_Aminta_, comme _Amelonghi_ sous
celui de _Forabosco_, et s'excusa dans sa dédicace de traiter un sujet
aussi frivole, par l'exemple de ce _Forabosco_, qui aurait dû pourtant
être plus sage que lui, puisqu'il avait deux fois son âge. L'action de
ce poëme commence où celle de l'autre finit. Les Nains venaient de
remporter, sous les ordres de leur roi Pigmée, une grande victoire sur
les Grues, au moment où les Géants venaient de vaincre les Dieux.
Jupiter, abandonné de tous les habitants de l'Olympe, jette les yeux sur
la terre, et voit le roi Pigmée qui revient en triomphe avec ses
soldats. Il lui envoie une ambassade, pour le conjurer de venir à son
secours. Le petit roi assemble son conseil. On y délibère sur cette
proposition inattendue. Elle est enfin acceptée, et aussitôt les Nains
se mettent en marche. Leurs armes sont aussi ridiculement petites, que
celle des Géants sont ridiculement grandes. Le capitaine, couvert
d'écailles de poisson collées avec de la cire, fait d'une cosse ou
gousse de pois le heaume de son casque: il est à cheval sur une grue,
son bouclier est une coquille, et sa lance un jonc marin. L'un des
guerriers de sa troupe s'est battu avec une guêpe, il lui a arraché son
aiguillon et s'en est fait un poignard; d'autres sont couverts de peaux
de grenouilles, portent pour boucliers des œufs de grue, vidés et
taillés exprès, et se font des sarbacanes avec des plumes d'oiseaux
encore au nid. L'un de ces héros a tué un gros bourdon; et son corps,
son aiguillon et ses ailes l'arment de pied en cap; ainsi du reste.

Cette armée bouffonne ose attaquer les Géants. Les Dieux reprennent
courage. Il se fait entre les Dieux, les Géants et les Nains une mêlée
effroyable. Le roi Pigmée fait des merveilles. C'est un second Jupiter.
Enfin le champ de bataille reste aux Nains et aux Dieux. Pigmée et
Jupiter sont reconduits en triomphe. Les géants sont précipités dans la
mer, où ils restent désormais noyés, sans pouvoir se relever de leur
chute. L'intention de se moquer de la _Gigantea_ est bien sensible dans
la _Nanea_; le chanoine _Biscioni_, dans sa vie du _Lasca_[824], y voit
aussi celle de se venger des ennemis qui l'avaient fait exclure de
l'académie florentine; et c'est une de ses raisons pour le lui
attribuer, comme il le fait positivement. «Ce poëme, dit-il, contient
des allusions aux circonstances du _Lasca_. Il y fait voir que les
jeunes et modernes académiciens, en le chassant de l'académie dont il
était un des principaux fondateurs, étaient comme les nains qui avaient
vaincu les géants.» Il est possible que plusieurs détails contiennent en
effet des allusions faciles à saisir du temps de l'auteur, et qui nous
échappent aujourd'hui; mais j'avoue qu'elles n'ont pas été sensibles
pour moi, et que d'après plusieurs raisons, qu'il serait trop long de
déduire, je doute, malgré l'autorité de _Magliabecchi_, cité par
_Biscioni_; et celle de _Biscioni_ lui-même[825], que le poëme de la
_Nanea_ ait eu le _Lasca_ pour auteur[826].

      [Note 824: Imprimée en tête des _Rime_ de ce poëte, Florence,
      1741, 2 vol. in-8º., édition donnée par _Biscioni_ lui-même, et
      accompagnée de ses notes.]

      [Note 825: _Ub. supr._]

      [Note 826: Pourquoi lui, qui s'est nommé dans la _Guerra de'
      Mostri_, où il attaque ouvertement la _Gigantea_ et l'académie,
      aurait-il dissimulé son nom dans la _Nanea_? Le titre de ce
      dernier poëme porte les quatre lettres initiales: _di M. S. A. F._
      On n'a jamais pu les expliquer, _Biscioni_ l'avoue. Il est
      probable que les deux dernières lettres signifient _Academico
      Fiorentino_. Peut-être, si l'on avait sous les yeux la liste de
      ces premiers académiciens, devinerait-on facilement le reste de
      l'énigme. Quoi qu'il en soit, le _Lasca_ n'avait aucun intérêt à
      déguiser son nom dans ce poëme; il en aurait eu davantage dans
      celui qu'il fit après, et il ne l'y déguise pas.]

Il se donna au contraire franchement pour tel, dans le demi-poëme
burlesque intitulé la _Guerra de' Mostri_, qui fait suite aux deux
précédents[827]: il commence par attaquer encore l'auteur de la
_Gigantea_. Les géants qui osèrent déclarer la guerre aux dieux avaient
été vaincus et foudroyés; c'est un fait connu de toute la terre; «mais
un certain Bossu de Pise est allé chercher une race d'énormes et
ridicules géants, par laquelle il a fait enlever le ciel aux dieux. Ils
auraient été réduits au désespoir si le peuple nain n'était venu l'autre
jour les défendre et les délivrer par sa valeur. Je ne sais si l'auteur
a bien ou mal conté la chose; mais ceux qui le croiront, que Dieu le
leur pardonne! Ce mauvais exemple a fait naître une autre race, altière,
méchante et hargneuse, qui veut aussi que l'on parle d'elle. On n'a
jamais chanté ni en vers ni en prose une telle canaille; mais enfin elle
le veut, il faut la satisfaire.»

      [Note 827: Les deux premiers avaient paru, l'un en avril 1547,
      l'autre en mai 1548; le troisième parut en 1584, in-4º. Tous trois
      ont été réimprimés: _La Gigantea e la Nanea insieme con la Guerra
      de' Mostri_, Firenze, 1612, petit volume in-18 fort rare, ainsi
      que les trois poëmes imprimés séparément.]

S'il y a des bizarreries et des monstruosités dans la description des
géants et des nains, on peut croire qu'il y en a encore plus dans celle
des Monstres. Ils marchent à leur tour contre les dieux. Quoique les
nains victorieux soient là pour les défendre, le vieux Saturne qui est
un dieu d'expérience, conseille à Jupiter de ressusciter les géants, de
faire la paix avec eux et de marcher tous ensemble contre les Monstres.
Ce conseil plaît à tous les dieux. Vous entendrez maintenant, dit le
poëte, comment Jupiter rendit les géants à la vie, comment ils unirent
leurs bannières avec celle des nains, comment ces maudits Monstres
vainquirent les uns et les autres, s'emparèrent du ciel et en chassèrent
les dieux, qui furent alors réduits à errer sur la terre sous des
figures d'animaux; vous saurez par quelle route les Monstres arrivèrent
dans les cieux, comment ils en prirent le gouvernement, et pourquoi
depuis ce moment les vents, les eaux, la disette se sont emparés du
monde; on ne distingue plus le mois de mai de celui de décembre, tout
enfin paraît aller à rebours. «Or, on pourrait là-dessus dire de
très-belles choses, mais la prudence me ferme la bouche. Certaines
personnes, pleines de malice et de haine, me guettent, et travestissent
mes vers et ma prose d'une manière plus étrange que Circé ou Méduse ne
transformaient les gens dans l'ancien temps. Je me tais donc et n'en
dirai pas davantage.» Ici l'allusion est évidente; et si l'auteur eût
fait ce second chant qu'il annonce, elle serait devenue plus claire
encore; mais c'est pour cela sans doute qu'il ne le fit pas.

Ces trois petits poëmes et l'_Orlandino_ furent donc les seuls que l'on
puisse citer dans le genre burlesque au seizième siècle. Dans le suivant
il y en eut un plus grand nombre, et dans ce nombre il y en eut de
meilleurs; mais je ne sais si, malgré l'exemple des Grecs, il ne serait
pas à désirer qu'il y en eût moins, et si jamais il peut y avoir
beaucoup de gloire à exceller dans un genre essentiellement mauvais.



NOTES AJOUTÉES.


Page 190, note[275].--J'ai cité dans cette note le premier vers
seulement de deux sonnets du Tasse, l'un sur le sein, l'autre sur la
main de la duchesse d'Urbin. Les sonnets et les _canzoni_ de ce poëte
étant assez rares en France, je placerai ici ces deux sonnets, et j'en
ferai autant de plusieurs autres pièces qui peuvent éclaircir ce que
j'ai dit des amours du Tasse.

I.

        _La man ch'avvolta in odorate spoglie
          Spira più dolce odor che non riceve,
          Faria nuda arrossir l'algente neve
          Mentre a lei di bianchezza il pregio toglie._

        _Ma starà sempre ascosa? e le mie voglie
          Lunghe non fia ch'appaghi un guardo breve?
          S'avara sempre, a me sue grazie or deve,
          Il mio nodo vital perchè non scioglie?_

        _Bella e rigida man, se così parca
          Sei di vera pietà, ch'el nome sdegni
          Di mia liberatrice a sì gran torto,_

        _Prendi l'ufficio almen d'avara Parca;
          Ma questo carme un bel sepolcro or segni:
          Viva la fede, ove il mio corpo è morto._

II.

        _Non son sì vaghi i fiori, onde natura,
          Nel dolce april de' begli anni sereno
          Sparge un bel volto, come in casto seno
          È bel quel che di luglio ella matura._

        _Maraviglioso grembo, orto e coltura
          D'amor, e paradiso mio terreno.
          L'ardito mio pensier chi tiene a freno
          Se quello, onde si pasce, a te sol fura?_

        _Quei, ch'i passi veloci d'Atalanta
          Fermaro, o che guardò l'orribil drago,
          Son vili al mio pensier, ch'ivi si pasce._

        _Nè coglie amor da peregrina pianta
          Di beltà pregio sì gradito e vago.
          Sol nel tuo grembo di te degno ei nasce._

Page 199, addition à la note[290].--Le _Manso_ cite comme une des pièces
de vers que le Tasse fit pour cette troisième Léonore, qui était, selon
lui, une des femmes de la première, le sonnet suivant, adressé à une
_Filli_, qui paraît n'avoir eu rien de commun avec aucune des Léonore,
et qui n'avait sans doute été que l'objet de quelque fantaisie de
jeunesse. Ce sonnet est même d'un ton de philosophie qui ne fut jamais
celui du Tasse, et qui peut faire douter qu'il soit de lui.

        _Odi, Filli, che tuona: odi, che 'n gelo
          Il vapor di lassù converso piove
          Ma che curar dobbiam, che faccia Giove?
          Godiam noi qui, s'egli è turbato in cielo._

        _Godiam amando, e un dolce ardente zelo
          Queste gioje nottorne in noi rinnove;
          Tema il volgo i suoi tuoni, e porti altrove
          Fortuna, o caso il suo fulmineo telo._

        _Ben folle, ed a se stesso empio è colui,
          Che spera, e teme; e in aspettando il male,
          Gli si fa incontro, e sua miseria affretta._

        _Pera il mondo e rovini: a me non cale,
          Se non di quel, che più piace e diletta,
          Che se terra sarò, terra ancor fui._

Page 291, note[443a].--Sonnet sur une belle bouche, à la fin duquel le
nom de Léonore est déguisé, à la manière de Pétrarque:

        _Rose, che l'arte invidiosa ammira
          Cui diè natura i pregj, onor le spine,
          Rose, di primavera infra le brine,
          E il caldo sol che in due begli occhi gira;_

        _Purpurea conca, in cui si nutre e mira
          Candor di perle elette e pellegrine,
          Ove stillan rugiade alme e divine,
          Ov'è chi dolce parla e dulce spira;_

        _Amor, ape novella, ah quanto fora
          Soave il mel che dal fiorito volto
          Suggi e poi sulle labbra il formi e stendi!_

        _Ma con troppo acut'ago il guardi, ah stolta:
          Se ferir brami, scendi al petto, scendi,
          E di sì degno cor tuo stra_ LE ONORA.

Sonnet où il avoue lui-même, dans les _Esposizioni d'alcune sue rime_,
qu'il joue sur le nom de sa dame, en disant _l'Aurora mia cerco_:

        _Quando l'alba si leva, e si rimira
          Nello speechio dell'onde, allora i' sento
          Le verdi fronde mormorare il vento,
          E così nel mio petto il cor sospira._

         L'AURORA _mia cerco; e s'ella gira
          Ver me le luci, mi può far contento;
          E veggio i nodi, che fuggir son lento.
          Da cui l'auro ora perde, e men si mira._

        _Nè innanzi nuovo sol, tra fresche brine,
          Dimostra in ciel seren chioma si vaga
          La bella amica di Titon geloso._

        _Come in candida fronte è il biondo crine;
          Ma non pare ella mai schifa, nè vaga,
          Per giovinetto amante, e vecchio sposo._

Page 230, note[328].--Dans la grande _canzone_ adressée à Léonore, et
dont le premier vers est cité note[328].

        _Mentre ch'a venerar muovon le genti
          Il tuo bel nome in mille carte accolto_, etc.,

la quatrième strophe surtout exprime, de manière à ne laisser aucun
doute, le sentiment dont il fut pénétré pour elle dès le premier
instant.

        _E certo il primo dì che 'l bel sereno
          Della tua fronte agli occhi miei s'offerse,
          E vidi armato spaziar vi Amore,
          Se non che riverenza allor converse_

          _E maraviglia in fredda selce il seno,
          Ivi perìa con doppia morte il core.
          Ma parte degli strali e dell'ardore
          Sentii pur anco entro 'l gelato marmo;_

          _E s'alcun mai per troppo ardire ignudo
          Vien di quel forte scudo
          Ond'io dinanzi a te mi copro ed armo,_

          _Sentirà 'l colpo crudo
          Di tue saette, ed arso al fatal lume
          Giacerà con fetonte entro 'l tuo fiume_[A].

      [Note A: Allusion à Phaéton précipité dans l'Eridan ou le Pô,
      que le poëte appelle _ton fleuve_ en parlant à Eléonore d'Este,
      parce que Ferrare, où régnait son frère Alphonse, est situé sur le
      Pô.]

Page 231, note[331].--Dans cette autre grande _canzone_:

        _Amor, tu vedi, e non n'hai duolo o sdegno_,

qu'il paraît avoir adressée à Léonore au moment où elle était demandée
en mariage par un prince; cette dernière strophe paraît aussi de la plus
grande clarté:

        _Nè la mia donna, perchè scaldi il petto
          Di nuova amore, il nodo antico sprezzi,
          Che di vedermi al cor già non l'increbbe:
          Od essa, che l'avvinse, essa lo spezzi;_

          _Perocchè omai disciorlo (in guisa è stretto)
          Nè la man stessa, che l'ordìo, potrebbe.
          E se pur, come volle, occulto crebbe
          Il suo bel nome entro i miei versi accolto,_

          _Quasi in fertil terreno, arbor gentile,
          Or seguirò mio stile,
          Se non disdegna esser cantato, e colto,_

          _Dalla mia penna umile:
          E d'Apollo ogni dono a me fia sparso,
          S'amor delle sue grazie in me fu scarso._

_Ibid._, note[332].--Sonnet à la même, sur le même sujet.

        _Vergine illustre, la beltà, che accende
          I giovinetti amanti, e i sensi invoglia,
          Colora la terrena, e frale spoglia,
          E negli occhi sereni arde, e risplende._

        _Ma folle è chi da lei gran pregio attende,
          Qual face all'Euro, al verno arida foglia,
          Ed anzi tempo avvien, che la ritoglia
          Natura, e rade volte altrui la rende._

        _Da lei tu no, ma da immortal bellezza,
          L'aspetti, e 'n vista alteramente umile
          Ti chiudi ne' tuoi cari alti soggiorni._

        _E s'interno valor d'alma gentile
          Per leggiadr'arte ancor viepiù s'apprezza:
          Oh felice lo sposo a cui t'adorni!_

Page 232, note[334].--A la même, après quinze ans de constance.

        _Perchè in giovenil volto amor mi mostri
          Talor, donna real, rose, e ligustri,
          Obblio non pone in me de' miei trilustri,
          Affanni, o de' miei spesi indarno inchiostri._

        _E 'l cor, che s'invaghì degli onor vostri
          Da prima, e vostro fa poscia più lustri,
          Riserba ancora in se forme più illustri,
          Che perle, e gemme, e bei coralli, ed ostri._

        _Queste egli in suono di sospir sì chiaro
          Farebbe udir, che d'amorosa face
          Accenderebbe i più gelati cori._

        _Ma oltre suo costume è fatto avaro
          De' vostri pregj, suoi dolci tesori,
          Che in se medesmo gli vagheggia, e tace._

Page 235, note[337].--Sonnet fait dans les premiers temps de sa passion
pour Léonore. Il pourrait craindre le sort d'Icare et de Phaéton; mais
il se rassure en songeant à la puissance de l'Amour.

        _Se d'Icaro leggesti, e di Fetonte,
          Ben sai, come l'un cadde in questo fiume,
          Quando portar dall'Oriente il lume
          Volle, e di rai del sol cinger la fronte;_

        _E l'altro in mar, che troppo ardite, e pronte
          A volo alzò le sue cerate piume;
          E così va, chi di tentar presume
          Strade nel ciel, per fama appena conte._

        _Ma chi dee paventare in alta impresa,
          S'avvien, ch'amor l'affide? e che non puote
          Amor, che con catena il cielo unisce?_

        _Egli giù trae dalle celesti rote
          Di terrena beltà Diana accesa,
          E d'Ida il bel fanciullo al ciel rapisce._

Page 332, note 506. _Considerazioni al Tasso di Galileo Galilei_,
etc.--La préface de cette première édition (des _Considérations de
Galilée sur le Tasse_) contient l'historique assez curieux de cet
écrit. C'est une chose singulière, que la meilleure critique qui ait été
faite de la _Jérusalem délivrée_ nous ait été conservée par l'admirateur
le plus enthousiaste du Tasse, l'auteur même de sa Vie, le bon abbé
_Serassi_. L'édition se fit après sa mort, sur une copie qu'il avait
tirée de l'original même. Il avait écrit sur sa copie la note suivante:
«J'ai eu le bonheur de la trouver (cette critique) dans une des
bibliothèques publiques de Rome, en parcourant un volume de Mélanges.
Voyant que c'était l'ouvrage de Galilée, que j'avais tant désiré
d'avoir, je le copiai secrètement, sans rien dire à qui que ce fût de ma
découverte, parce que cet opuscule n'étant point marqué dans la table,
personne, jusqu'à présent, excepté moi, ne sait s'il y est, ni où il
est, et qu'ainsi il ne pourra être publié, si ce n'est par moi, quand
j'aurai eu le loisir de répondre, comme je le dois, aux accusations
sophistiques et fausses d'un censeur, qui, dans d'autres matières, s'est
acquis tant de célébrité.» Mais, dit l'auteur de la préface, il ne
s'occupa point de ce travail, qui aurait pu donner beaucoup d'exercice à
son esprit; et je crois qu'il changea d'avis, ayant peut-être découvert
que la plupart des accusations n'étaient ni aussi sophistiques, ni aussi
fausses qu'il le dit, et s'étant à la fin aperçu que le censeur qu'il
lui fallait combattre n'était pas moins profond dans ces matières que
dans les autres. Il aurait assurément eu tout le temps de répondre à
Galilée, car il y avait déjà plusieurs années qu'il avait trouvé le
manuscrit, et il avait plus de loisir qu'il ne lui en eût fallu.

_Viviani_, dans sa lettre écrite au grand-duc de Toscane Léopold, en
1654, insérée par _Salvini_, dans sa Vie de Galilée, _Fasti consolari_,
p. 395, nous dit que ce grand homme, doué de la mémoire la plus heureuse
et passionné pour la poésie, savait par cœur, entre autres auteurs
latins, une grande partie de Virgile, d'Ovide, d'Horace et de Sénèque,
et entre autres auteurs italiens, presque tout Pétrarque, toutes les
_Rime_ du _Berni_, et à peu de chose près, tout le poëme de l'Arioste,
qui fut toujours son auteur favori, et celui de tous les poëtes qu'il
louait le plus. «Il avait fait, continue _Viviani_, des observations
particulières et des parallèles entre ce poëte et le Tasse, sur un grand
nombre d'endroits. Un de ses amis lui demanda plusieurs fois ce travail
avec beaucoup d'instances, pendant qu'il était à Pise; je crois que
c'était Jacques _Mazzoni_. Il le lui donna enfin, et ne put jamais le
ravoir. Il se plaignait quelquefois, avec chagrin, de cette perte, et
avouait lui-même qu'il avait fait ce travail avec complaisance et avec
plaisir.» On ne savait plus, depuis ce temps-là, ce qu'était devenu cet
écrit, lorsqu'il fut découvert par hasard dans un recueil de Mélanges.
Mais, par une suite de la fatalité qui y semblait attachée, il fallut
que celui qui l'y trouva n'approuvât point les opinions de Galilée,
qu'il eût dessein de défendre le Tasse, et que n'exécutant pas ce
dessein, il privât le public de ce morceau précieux. Après la mort de
celui qui l'avait copié, il fut encore long-temps sans tomber dans des
mains qui pussent en faire un bon usage. Enfin, les manuscrits de l'abbé
_Serassi_ parvinrent dans celle du duc de _Ceri_; et c'est à ce seigneur
très-zélé pour le bien des lettres qu'on en doit la publication.

Mais au moment où l'homme de lettres à qui il en avait confié le soin,
tirait, pour l'impression, une nouvelle copie du manuscrit, il s'aperçut
qu'il y manquait quatre feuillets, qu'il soupçonne avoir été arrachés
par quelque zélé _Tassiste_. Ce sont précisément ceux où Galilée, après
avoir démontré combien l'amour de Tancrède pour Clorinde est mal inventé
et maladroitement lié à l'action, continuait à faire voir le peu de
jugement que le Tasse avait mis à ourdir les autres aventures de son
poëme. On trouve en effet cette fâcheuse lacune, p. 36 de l'édition
in-12. Pour suppléer en partie à ce défaut, l'éditeur s'étant rappelé
une lettre sur le même sujet, écrite par Galilée à _Francesco
Rinuccini_, et qui était déjà imprimée ailleurs, l'a mise à la fin des
_Considérations_, pour que l'on pût avoir, au moins en abrégé, une idée
de ce que l'auteur avait dit avec plus d'étendue dans les quatre
feuillets déchirés. Cependant cette lettre, p. 229 du volume, ne traite
point du tout le même sujet. Galilée se borne à faire, entre l'Arioste
et le Tasse, un parallèle dans lequel il donne tout l'avantage au
premier. Mais ce que cette lettre, qui n'est pas longue, a de
remarquable, c'est qu'elle est datée du 19 mai 1640. L'auteur n'avait
que vingt-six ans quand il fit ses _Considérations_, mais il en avait
soixante-dix quand il écrivit cette lettre; et l'on y voit qu'il n'avait
point changé de sentiment. Le grand Galilée était absolument du même
avis dont avait été le jeune professeur de Pise.

Page 502, addition à la note sur l'arrêt du parlement de Paris, relatif
à la _Jérusalem conquise_ du Tasse.--Mon confrère, M. Bernardi, a lu
depuis peu à notre classe un Mémoire contenant des _éclaircissements_
sur cet arrêt et sur le poëme du Tasse qui en fut l'objet. Il m'a permis
de mettre ici, d'après son Mémoire, le texte de l'arrêt, qui ne se
trouve que dans des recueils que je n'avais pas sous la main.

_Extrait des registres du parlement de Paris_, du 1er septembre 1595.

«Sur ce que le procureur-général du roi a remontré que depuis peu de
jours, en la présente année, a été imprimé en cette ville de Paris, un
livre en vers italiens, intitulé _la Gierusalemme del[828] Torquato
Tasso_, sur une copie nouvellement venue de Rome, et envoyée par
l'auteur[829], auquel ont été ajoutés au vingtième livre, fol. 270,
première page, quelques vers, au nombre de dix-neuf, depuis le 14e.[830]
vers, pour la première stance, commençant par ces mots, _Sisto_,
jusqu'au cinquième de la troisième stance, commençant par ces mots,
_Chiama onde_, qui ne sont aux premières éditions de 1582[831],
contenant propos contraires à l'autorité du roi et bien du royaume, mais
à l'avantage des ennemis de cette couronne, et particulièrement des
paroles diffamatoires contre le défunt roi Henri III et contre le roi
régnant, pour la proposition des fulminations faites à Rome pendant les
derniers troubles, et pour persuader qu'il est en la puissance du pape
de donner le royaume au roi et le roi au royaume, qui sont termes
préjudiciables à l'état; desquels vers il a fait lecture; requérant
iceux être rayés et biffés dudit livre, pour être ladite page corrigée
suivant les exemplaires des premières éditions, avec défense au libraire
qui les a fait imprimer de les vendre et débiter; et que, à cet effet,
les exemplaires de ladite nouvelle édition fussent saisis; et enjoint à
tous ceux qui se trouveront en avoir acheté, de les rapporter pour être
pareillement réformés à ladite page, et défenses à eux faites de les
retenir, et ce sur les peines qui y appartiennent, suivant les arrêts
ci-devant donnés.

«La matière mise en délibération, arrêt dudit jour du
parlement conforme au réquisitoire.»

      [Note 828: Lisez: _di_.]

      [Note 829: L'imprimeur ne dit pas tout à fait cela; il dit
      dans son _Avis aux lecteurs_, qu'il imprime ce poëme _sur une
      nouvelle copie, du tout changée et revue par l'autheur, envoyée de
      Rome_. C'était sans doute un exemplaire de la _Jérusalem
      conquise_, qu'il ne regardait que comme une édition corrigée de la
      première _Jérusalem_.]

      [Note 830: Cela est ainsi dans la copie que je transcris; mais
      c'est le 4e vers qu'il doit y avoir.]

      [Note 831: Erreur du procureur-général, qui confond la
      _Jérusalem conquise_ avec la _Jérusalem délivrée_, comme le
      libraire l'avait probablement fait lui-même.]

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.



MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, Nº 27.





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