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Title: Histoire littéraire d'Italie (5/9) Author: Ginguené, Pierre-Louis Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (5/9)" *** http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE Par P. L. GINGUENÉ, DE L'INSTITUT DE FRANCE. SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE PAR M. DAUNOU. TOME CINQUIÈME. A PARIS, CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR, PLACE DES VICTOIRES, Nº 3. M. DCCC. XXIV. HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE. DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE XI. _Suite de l'Épopée romanesque; poëmes sur d'autres sujets que Charlemagne et ses Paladins; poëmes tirés des fables grecques; sujets purement imaginaires; romans de chevalerie de la Table ronde; Giron le Courtois de l'Alamanni; Vie de ce poëte, idée de son poëme._ Dégagés enfin, non sans peine, de cette branche beaucoup trop féconde des poëmes romanesques italiens[1], nous aurions lieu d'être effrayés, si les deux autres que nous avons précédemment indiquées[2], les romans de la Table ronde et ceux des Amadis étaient aussi fertiles, et si ceux qui ont pour fondement d'autres fables connues, et les romans de pure imagination qui sont encore autre chose, avaient de leur côté la même abondance. Fort heureusement il n'en est rien. La fable de Charlemagne et de ses pairs avait eu la priorité; elle conserva la préférence, et peu s'en fallut même que cette préférence ne fût exclusive. Pour procéder avec ordre dans ce qui nous reste à connaître, commençons par les poëmes étrangers aux Amadis comme à la Table ronde, et qui, devant moins nous intéresser, doivent aussi nous arrêter moins. [Note 1: Le chapitre précédent contient lui seul, ou les extraits, ou les simples notices d'environ quarante poëmes.] [Note 2: Chap. III de cette seconde partie.] Il faut ranger parmi les poëmes romanesques la vieille histoire de _la Destruction de Troie_, en vingt chants, imprimée dès le quinzième siècle, et dont l'auteur, d'ailleurs tout-à-fait inconnu, est un certain Jacques, fils de Charles, prêtre florentin[3]. Les choses y sont prises de fort haut avant le siége de Troie, et conduites fort loin après. Le poëme commence par la conquête de la Toison d'or, et redescend non-seulement jusqu'à la fondation de Rome, mais jusqu'au temps de César et à la guerre de Jugurtha. Il plaît au _Quadrio_ de dire que ce sujet n'y est pas mal traité[4]; il l'est à peu près du même style que l'_Ancroja_ et les autres poëmes de cette nature dont nous avons ci-devant parlé[5]. L'auteur, il est vrai, n'oublie pas de marquer le passage d'un chant à l'autre, par la manière dont il finit et dont il commence; mais s'il a cette partie des formes du roman épique, il n'a aucun des agréments que l'imagination trouve quelquefois dans ceux mêmes qui n'ont d'autre mérite que de la frapper ou de la surprendre. Les événements y sont liés et amenés sans art, et tels à peu près qu'ils se succèdent dans Dictys de Crète et Darès de Phrygie, puis dans Virgile et dans les historiens de Rome. C'est la fable, sans ce qui amuse, et l'histoire sans ce qui instruit. [Note 3: _Ser Jacopo di Carlo, prete fiorentino._ Ce nom et cette qualité sont inscrits à la fin de son poëme; on n'en sait pas davantage. Le titre du poëme est: _Il Trojano dove si tratta tutte le battaglie che fecero li Greci con li Trojani_, Vinegia, 1491, in-4º.; _ibidem_; 1509, in-4º., _con figure_; et après plusieurs autres éditions, _ibidem_, 1569, in-8º., sous le titre de _Trojano, il qual tratta la destruction de Troja, fatta per li Greci, e come per tal destruction fu edificata Roma, Padova e Verona_, etc.] [Note 4: _In versi italiani non malamente questo soggetto fa trattato nel seguente romanzo; il Trojano_, etc., t. VI, p. 475.] [Note 5: Chap. IV de cette seconde partie.] Ce fut encore aux formes du poëme romanesque que le laborieux Louis _Dolce_[6] eut le courage, ou si l'on veut la patience de réduire le même sujet, qu'il tira de l'_Iliade_ et de l'_Énéide_ tout entières, sous le titre de l'_Achille e l'Enea_[7]. Il divisa cette immense matière en cinquante-cinq chants, qui ont tous pour exorde quelques maximes philosophiques renfermées le plus souvent dans une octave, et finissant tous par ces renvois au chant suivant, qui ne donne pas toujours le désir de voir le chant suivant commencer. Son style est sans doute beaucoup meilleur; sa manière est sage, sa narration claire et facile, mais cinquante-cinq chants sont bien longs[8]. [Note 6: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 534 et suiv.] [Note 7: _L'Achille e l'Enea di messer Lod. Dolce, dove egli tessendo l'historia della Iliade d'Homero a quella dell'Eneide di_ _Virgelio, ambedue l'ha divinamente ridotte in ottava rima_, Vinegia, 1572, in-4º.] [Note 8: Il n'y en a pas moins de vingt-quatre pour la seule _Énéide_, dans un roman épique beaucoup plus ancien, tiré du poëme de Virgile, mais dont l'action, à la vérité, se continue jusqu'après la mort de César, et même, si l'on en croit le titre (car je n'ai pu me procurer ce bel ouvrage), embrasse jusqu'au temps de l'auteur. Chacun des chants a pour exorde une invocation à la manière des romans. Ce n'est point, dit le _Quadrio_, t. VI, p. 476, une traduction de l'_Énéide_, mais l'_Énéide_ transformée en roman. L'auteur est inconnu. Voici le titre du poëme: _Incomincia il libro de lo famoso et excellente poeta Virgilio Mantovano, chiamato la Eneida volgare, nel quale si narrano li gran facti per lui descripti, et appresso la morte di Cesare imperadore, con la morte di tutti li gran principi, e signori di gran fama li quali a li dì nostri sono stati in Italia, come leggendo chiaramente patrai intendere._ La date de l'édition placée à la fin est: Bologne, 23 décembre 1491, in-4º.] L'_Ulisse_[9], dans lequel le même auteur mit en vingt chants tout le sujet de l'_Odyssée_, porte moins de ces signes auxquels on reconnaît le roman épique. Aux débuts de chant, point de maximes, point d'exordes; le récit continue simplement comme dans les poëmes héroïques, et le premier chant même commence sans invocation, sans exposition. «Tous les Grecs étaient retournés dans leur patrie, et avaient revu leur terre natale, tous ceux du moins qui avaient échappé à la mort et que le fer des Troyens n'avait pas moissonnés[10].» Mais à la fin de tous les chants, l'auteur met encore le cachet du genre romanesque, en s'interrompant lui-même, en congédiant son auditoire, et le renvoyant à l'autre chant. «Télémaque s'est mis au lit; qu'il y reste: pour moi, je veux le laisser là pour ne pas ajouter d'autre papier à cette feuille[11]; le soleil vient de se coucher dans l'Océan, Homère faisant ici une pause, je suspendrai aussi mon chant[12].» Tantôt c'est: mais pour que la longueur de ce récit ne vous ennuie pas, je raconterai le reste une autre fois[13]; tantôt: c'est ce que je vous réserve pour l'autre chant, si vous voulez l'entendre[14], et tantôt: ce qui arrive ensuite à ce baron invincible (et notez bien que ce baron est Ulysse), est écrit dans l'autre chant, pour votre plaisir[15]; ainsi du reste. Ces formes peu homériques sont des disparates d'autant plus étranges, que dans tout le cours de sa narration, le ton de l'auteur est le plus sérieux du monde. [Note 9: _L'Ulisse di M. Lod. Dolce da lui tratto dall'Odissea d'Homero e ridotto in ottava rima_, Vinegia, 1573, in-4º.] [Note 10: _Erano tutti i Greci ritornati A le lor patrie, a le natie contrade,_ etc. (C. I, st. 1.)] [Note 11: Fin du c. I.] [Note 12:--du c. III.] [Note 13:--du c. IV.] [Note 14: Fin du c. V.] [Note 15:--du c. VI.] Dans deux autres grands poëmes, qui parurent de son vivant, il traita du moins des sujets absolument romanesques; il choisit deux héros dont les aventures fabuleuses font suite au roman des Amadis, Palmerin d'Olive et Primaléon son fils[16]. Chacun d'eux fut le sujet d'un véritable roman épique, l'un en trente-deux et l'autre en trente-neuf chants. Il les publia l'un après l'autre, à une seule année d'intervalle[17]. Cette facilité paraît merveilleuse; mais le merveilleux disparaît, quand on voit combien le style de ces deux poèmes est faible, traînant et peu travaillé. Ce n'est absolument que de la prose rimée; et n'ayant eu d'autre peine que de versifier les traductions en prose italienne de deux romans espagnols, il n'est pas étonnant que dans une langue aussi abondante en rimes, l'auteur ait pu fournir deux fois, en si peu de temps, une si longue carrière. [Note 16: Je parlerai des Amadis dans le chapitre suivant.] [Note 17: _Palmerino di Oliva_, Venezia, 1561, in-4º.; _Primaleone figliuolo del Re Palmerino_, Venezia, 1562, in-4º.] Quant au fond même de ce double sujet, il n'est pas d'un intérêt assez vif pour racheter la faiblesse de l'exécution. Pigmalion, roi de Macédoine, mais roi de la façon du premier auteur de ces romans, eut un fils nommé _Florendo_, qui devint amoureux d'Agriane, fille d'un empereur de Constantinople. L'intelligence des deux amants eut des suites. Pour les cacher, Agriane fit porter sur la montagne d'Olive l'enfant dont elle accoucha en secret. Enveloppé dans une corbeille, il fut suspendu aux branches d'un palmier. Un villageois qui vint à passer ayant entendu les cris de cet enfant, en eut pitié, le détacha du palmier, l'emporta dans sa maison, et ne sachant de quel nom l'appeler, lui donna celui de Palmerin d'Olive, à cause de l'arbre et de la montagne où il l'avait trouvé. Agriane fut ensuite mariée avec Tarise, roi usurpateur de Hongrie; mais _Florendo_ attaqua ce roi, le tua, et reconquit tous ses droits sur sa chère Agriane. Palmerin, leur fils, avait montré dès sa première jeunesse un courage à toute épreuve. Instruit de bonne heure que le paysan qui l'avait recueilli n'était point son père, il était allé chercher les aventures. Il mérita d'être armé chevalier en Macédoine par _Florendo_, son père, qui ne le connaissait pas, et se couvrit de gloire dans des expéditions périlleuses et lointaines. Point de chevalier sans une maîtresse; Palmerin prit pour la sienne la fille de l'empereur d'Allemagne, princesse très-belle et très-tendre, mais qui, par malheur, n'avait pas un nom très-poétique: elle s'appelait Polinarde. C'est pour lui plaire que Palmerin fit des exploits et entreprit des guerres à ne point finir. Une de ses expéditions fut de délivrer _Florendo_ et Agriane d'une prison où ils avaient été jetés après que _Florendo_ eût détrôné et tué son rival, le roi usurpateur de Hongrie. C'est après cet exploit qu'ils reconnaissent Palmerin pour leur fils. L'empereur de Constantinople ayant enfin consenti au mariage de sa fille Agriane avec _Florendo_, l'empereur d'Allemagne consent aussi à donner Polinarde sa fille au brave Palmerin d'Olive. Palmerin finit, après bien d'autres exploits, par succéder à son père et à son beau-père, sur le trône de Macédoine et sur celui de Constantinople; et ce fut un des plus grands et des plus glorieux empereurs qu'ait eus la Grèce, quoiqu'il ne soit pas fait la moindre mention de lui dans l'histoire du Bas-Empire. Son fils Primaléon ne fit pas de moins belles choses. Le nom de sa maîtresse n'était pas beaucoup plus heureux; mais Gridonie avait autant de beauté qu'en avait eu Polinarde, et Primaléon fit pour l'obtenir tout ce que l'amour et la valeur faisaient alors entreprendre. Devenu son époux, il gouverna long-temps la Grèce sous les ordres de Palmerin son père, soutint l'honneur de sa couronne dans des guerres terribles, qu'il parvint à terminer heureusement; et, devenu héritier de son trône, il le fut aussi de sa gloire. Tel est, en peu de mots, le sujet de ces deux poëmes, dont les embellissements sont, comme à l'ordinaire, de grands combats, des tournois, des dragons, des géants, des enchantements et des fées. Ils méritent peu qu'on s'y arrête; et, soit par les vices du sujet même, soit par la faute du poëte, on parle peu de Palmerin et de Primaléon, et on les lit peut-être encore moins. Quoique les sujets de tous ces poëmes puissent être appelés imaginaires, il en est cependant à qui l'on peut plus strictement donner ce nom, parce qu'ils ne roulent sur aucune tradition, même romanesque, mais sur des aventures particulières et des histoires d'amour prises dans la vie commune, et qui sont le plus souvent de pure invention. Tel est celui de Gaspard Visconti, poëte lyrique de quelque réputation au quinzième siècle[18], que l'on joint ordinairement à l'_Unico_, au _Notturno_, à l'_Altissimo_, pour marquer dans l'histoire de la poésie une époque de décadence. Il raconta en huit livres, et en _ottava rima_, les amours de Paul Visconti, son parent, avec une belle _Daria_[19], qui n'est connue que par ce poëme, et par conséquent ne l'est guère, attendu qu'on le lit peu. [Note 18: 1: Il était de Milan, et en faveur auprès du duc Louis Sforce et de la duchesse Béatrix. Ses poésies sont intitulées; _Rime del magnifico messer Gasparo Visconti_, Mediolani, 1493, in-4º.] [Note 19: _De dui Amanti, poema di Gasparo Visconti_, Milano, 1492, in-4º.; 1495, _idem._] On lit un peu davantage, et du moins par curiosité, un autre roman du même genre, dont le titre est _Philogine_; le sujet, les amours d'Adrien et de Narcise[20]; l'auteur, _Andrea Bajardo_ ou _Bajardi_. C'était un gentilhomme parmesan, qui se distingua dans sa jeunesse par son adresse et par sa force dans les tournois et dans tous les exercices chevaleresques, et qui fut capitaine d'une compagnie d'hommes d'armes sous notre roi Louis XII. Il le suivit en France, vécut à sa cour, et fut honoré à Paris, par ordre du roi, d'une couronne de laurier. [Note 20: Voici le titre entier: _Libro d'arme e d'amore nomato_ PHILOGINE, _nel qual si tratta d' Hadriano e di Narcisa, delle giostre e guerre fatte per lui e de molte altre cose amorose e degne: composto per il magnifico cavaliero messer_ ANDREA BAJARDO _da Parma_, etc., Parma, 1508, in-4º.--Vinegia, 1530,--_Ibid._, 1547.] Ce brave chevalier cultivait les lettres et surtout la poésie. Il avait aussi composé en prose un traité de l'œil, un autre de l'esprit, et un roman dont la trompe ou le cor de Roland était le sujet. Un recueil de ses sonnets qui courait manuscrit[21], ayant été lu par une dame à qui sans doute il ne pouvait rien refuser, elle voulut absolument qu'il composât un traite ou un roman d'amour, où il pût mettre en action les sentiments répandus dans ce recueil de poésies. Ce fut pour lui obéir, qu'il écrivit ce poème. Il l'intitula _Philogine_, c'est-à-dire ami des femmes. Sous le nom d'Adrien et de Narcise, il y raconta ses premières amours. Adrien, jeune guerrier d'une haute naissance, étant à l'église, par un beau jour de la Pentecôte, y voit Narcise, belle et très-aimable veuve du vingt ans. Elle le voit aussi. L'amour naît entre eux de ce premier regard. Les tourments qu'ils ont à souffrir, les obstacles à vaincre, les ruses des serviteurs qu'ils emploient, les doux entretiens qu'ils se procurent, les faits d'armes qu'Adrien entreprend pour sa maîtresse, enfin tous les petits ou grands accidents qui peuvent naître dans une intrigue amoureuse, et qui se terminent par l'union désirée des deux amants, forment toute la matière du poëme. [Note 21: Ils ont été imprimés à Milan en 1756, par Fr. _Fogliazzi_, avec des Mémoires sur la vie de l'auteur.] Il est divisé en deux livres, mais à l'imitation du _Roland amoureux_, chacun de ces livres est subdivisé en chants; le premier en contient sept, et le second cinq. Chacun des chants commence, ainsi que le premier, par une invocation à Vénus. Il n'y en a qu'une dans Lucrèce, mais Vénus dut en être plus contente que des sept invocations de _Bajardi_. Tous ses chants se terminent, non par deux ou trois vers, comme dans la plupart des autres poèmes romanesques, mais par une octave entière, où il annonce que sa narration est interrompue et qu'il la reprendra le lendemain. Le style de ce poëte est simple et clair, mais dépourvu de grâce, de force et de coloris. C'est encore un roman tout imaginaire que _les Amours de Pâris et de Vienna_, mis en dix chans et en octaves par _Mario Teluccini_, surnommé _il Bernia_, à qui l'on doit un plus long poëme sur _les Folies du neveu de Rodomont_[22]; mais ce n'est que la traduction en vers d'un vieux roman français, dont il avait paru vingt ans auparavant une traduction en prose[23]. On ne peut appeler des poëmes, mais simplement des Nouvelles en vers l_'Histoire de Gentil et Fidèle_[24], quoiqu'elle soit d'un littérateur célèbre, _Lilio Giraldi Cintio_; et celle d_'Octinel et de Julie_[25] dont l'auteur est inconnu; et l_'Histoire lamentable, amoureuse, antique et exemplaire de Pirame et Thisbé_[26]; et à plus forte raison _la Brune et la Blanche_ [27]; et _la Nouvelle de madame Isotte de Pise_[28]; et celle de _la prudente Flaminie_[29]; et l'_Histoire du jaloux, où l'on raconte les grands tourments et les excessives douleurs que souffrent nuit et jour ceux qui tombent dans cette infortune_[30]. [Note 22: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 557, et note 1. Le titre de ce roman-ci est: _Innamoramento di doi fidelissimi amanti Paris e Vienna_, avec figures, et sans nom d'auteur; Genova, 1571, in-4º.; Venezia, 1577, in-8º.] [Note 23: Sous le simple titre de _Paris e Vienna_, Venezia, 1549, in-8º. Ce même roman a été remis en vers et en _ottava rima_, dans le siècle suivant, sous le même titre, par un certain _Angelo Albani_ d'Orviéte, Roma, 1626, in-12.] [Note 24: _La leggiadra istoria di Zentile e Fedele_, sans nom de lieu et sans date, mais imprimé, selon toute apparence à Venise, vers la fin du quinzième siècle.] [Note 25: _Incomincia la historia di Octinello et Julia, in ottava rima_, in-4º., sans nom de lieu et sans date, mais du commencement du seizième siècle.] [Note 26: _Piramo e Tisbe, historia compassionevole, amorosa y antichissima, et esemplare_, Milano, sans date, in-4º.] [Note 27: _La Bruna e la Bianca_, in-8º., sans date et sans nom de ville, mais imprimé à Sienne.] [Note 28: _Novella di madonna Isotta de Pisa, dove si comprende la sapienza d'un giovane nel corregger la superba moglie, composta per Andrea Volpino, cosa ridicolosa e piacevole_, Treviso, in-4º., sans date.] [Note 29: _Flaminia prudente, composta per capriccio da Paolo Caggio, Palermitano_, Venezia, 1551, in-8º.] [Note 30: _Istoria del Geloso, nella quale si narra i grandi affanni, ed eccessivi dolori che di e notte patiscono quegli infelici che in tal caso si abbattono, con i grandissimi lamenti_, etc., _Firenze Pistoja_, in-4º., sans date.] Mais il est temps de quitter ces petits objets et de jeter les yeux sur deux véritables romans épiques, recommandables par le nom et la réputation de leurs auteurs, et d'autant plus remarquables qu'ils sont à peu près les seuls qu'aient fournis à l'Italie deux branches de romans qui ont eu tant de vogue, et produit tant et de si gros volumes en France et en Espagne, la Table ronde et les Amadis. Les deux principaux sujets tirés de la Table ronde, Lancelot du Lac et Tristan le Léonois, furent connus de très-bonne heure en Italie par des traductions en prose de nos vieux romans français. Mais ces deux fables intéressantes n'y inspirèrent long-temps aucune Muse, et ne furent mises qu'assez tard et très-imparfaitement en vers. Les amours de Lancelot et de la belle Genèvre, déjà célèbres au temps du Dante, comme on le voit dans son admirable épisode de _Francesca da Rimini_, ne reçurent les honneurs du roman épique _in ottava rima_[31], que d'un _Niccolò Agostini_, qui n'est pas le même que le mauvais continuateur du _Bojardo_, mais qui n'est pas meilleur que lui. Il n'y eut qu'un mauvais petit poëme anonyme sur le beau sujet des amours de Tristan et de la belle Iseult[32]; mais ce fut enfin un véritable poëte qui traita cette chevalerie de la Table ronde, quand l'_Alamanni_, réfugié en France, composa son _Girone il Cortese_ d'après un vieux roman, célèbre dans notre ancienne littérature. [Note 31: _Lo Innamoramento di Lancilotto e di Ginevra nel quale si trattano le orribili prodezze, e le strane venture di tutti i cavalieri erranti della Tavola ritonda, libri due_, Venezia, 1531, in-4º., _libro terzo ed ultimo_, etc., Venezia, 1526, in-4º., _configure_. _Agostini_ ne put pas terminer ce troisième livre, et ce fut _Marco Guazzo_ qui l'acheva. Un meilleur poëte, _Erasmo di Valvasone_, dont nous verrons un fort bon poëme sur la chasse, entreprit de remettre en vers tout ce roman; mais, quelle que fût la cause de cette interruption, il s'arrêta au quatrième chant, et cet ouvrage est resté imparfait. Il est intitulé: _I quattro primi canti del Lancilotto_, Venezia, 1580, in-4º.] [Note 32: _Innamoramento di M. Tristano e di madonna Isotta_, in-4º., sans nom de lieu et sans date.] _Luigi Alamanni_ était né à Florence, le 8 octobre 1495, d'une ancienne famille noble[33]. Il fit ses études dans l'université de sa patrie, et eut pour maître le savant _Cattani da Diacetto_. Ses progrès furent au-dessus de son âge. A peine sorti du collège, il fut admis à de savantes réunions qui se formaient dans les jardins de _Bernardo Ruccellaj_, reste de cette ancienne académie platonicienne qui avait fleuri sous les auspices de Laurent de Médicis. Il y acquit l'amitié de la plupart des savants qui la composaient, et surtout celle du Trissin qu'il regarda toujours comme son maître. Marié dès l'âge de vingt-un ans[34], le bonheur dont il jouissait fut bientôt troublé. Le cardinal Jules de Médicis gouvernait alors la république de Florence. Le père de _Luigi_ était très-attaché au parti des Médicis, et le jeune poëte était lui-même en faveur auprès du cardinal; un désagrément qu'il éprouva changea ses sentiments et sa position. Dans la fermentation où Florence était alors, le cardinal avait défendu le port d'armes, sous peine d'une assez forte amende. L'_Alamanni_ fut pris en contravention pendant la nuit, et obligé de payer l'amende, quelques réclamations qu'il pût faire. Son ressentiment fut profond: il se lia avec d'autres mécontents, et lorsqu'à la mort de Léon X, il se forma une conjuration pour secouer le joug des Médicis[35], il y entra des premiers. [Note 33: Son père, _Pietro di Francesco Alamanni_, et sa mère, _Ginevra Paganelli_, eurent cinq autres fils.] [Note 34: En 1516.] [Note 35: Voyez _Varchi_, _Segni_, _Nerli_, et tous les historiens de Florence.] Le mauvais succès de cette entreprise le força de s'enfuir précipitamment de Florence[36]. Il se retira d'abord chez le duc d'Urbin, et ensuite à Venise, où il reçut le meilleur accueil dans la maison de _Carlo Capello_, sénateur, ami des lettres et qui les cultivait lui-même. Condamné comme rebelle à une amende de 500 florins d'or, ses craintes se portèrent plus loin lorsqu'il vit le cardinal Jules devenu pape sous le nom de Clément VII[37]; et ne se trouvant pas en sûreté à Venise, il voulut se retirer en France, avec _Zanobi Buondelmonte_ son ami, son complice et compagnon de son exil. Ils furent arrêtés à Brescia, et mis en prison à la demande du pape; mais _Capello_ l'ayant appris, employa si bien son crédit et les moyens que lui donnait sa fortune, qu'il parvint à les faire échapper. [Note 36: Mai 1522.] [Note 37: En 1523.] Alors l'_Alamanni_ commença une vie errante. Accueilli en France avec distinction par François Ier., il eut part aux bonnes grâces et aux libéralités de ce monarque. En 1525, il essaya de se rapprocher de sa patrie; étant en mer aux environs de l'île d'Elbe, il fut attaqué d'une maladie dont il fut sur le point de mourir. Il était à Lyon au commencement de l'année suivante. Il alla ensuite à Gênes[38], où il demeura quelque temps. Enfin la fortune parut s'adoucir en sa faveur. L'armée de Charles-Quint s'empara de Rome[39]: la pape était assiégé dans le château Saint-Ange: Florence se souleva, chassa les Médicis et rappela ses citoyens exilés. L'_Alamanni_ rentré dans ses foyers, ne songea d'abord qu'à se livrer à son goût pour la poésie; mais dans les orages politiques qui peut se flatter de n'être pas arraché à de paisibles études? Dans une assemblée des principaux citoyens, où l'on examinait si Florence devait rester liguée avec le roi de France contre l'empereur, ou tâcher de se réconcilier avec le pape et de renouveler avec l'empereur les anciens traités, l'_Alamanni_ fut appelé, malgré sa jeunesse, et quoiqu'il n'eût aucun emploi public. Frappé des dangers que courait sa patrie en restant attachée à la France, dont les affaires n'avaient jamais pu se rétablir depuis la bataille de Pavie, il soutint l'opinion d'une ligue avec l'empereur, dans un discours que le _Varchi_ rapporte au cinquième livre de son histoire. [Note 38: En 1526.] [Note 39: En 1527.] Rien de plus intéressant que le portrait du jeune poëte tracé par ce grave historien. «Louis _Alamanni_, dit-il, outre la noblesse de sa maison, outre la grande réputation que ses études, ses travaux assidus, et principalement ses poésies en langue toscane lui donnaient déjà dans les lettres, avait un extérieur très-agréable, un caractère plein de douceur, et par-dessus tout un ardent amour de la liberté. Après qu'on eut délibéré quelque temps, et ouvert différents avis selon la diversité des opinions et des partis, lorsqu'on le pria de dire son opinion sur cette affaire et sur ce qu'exigeait en général le salut de la république, il se leva en rougissant, se découvrit avec respect[40], et tout le monde ayant fait silence et tenant les yeux attentivement fixés sur lui, il parla ainsi, non pas avec une voix forte (car il l'avait aussi faible que son esprit était distingué), mais avec beaucoup de grâce.» [Note 40: Le texte dit: _E il cappuccio di testa reverentemente cavatosi_; ce qui prouve que les Florentins portaient encore le capuce au seizième siècle.] Ce discours, très-long dans _Varchi_, paraît, comme ceux de Tite-Live, appartenir plus à l'historien qu'au personnage: mais si toutes les paroles ne sont pas de l'_Alamanni_, le fond en est sans doute. On a vu quelle fut son opinion. L'avis contraire l'ayant emporté, on répandit le bruit qu'il avait parlé en faveur des Médicis ses ennemis, contre le roi de France son bienfaiteur. Devenu suspect au parti populaire, il séjourna moins à Florence, et fit à Gênes de fréquents voyages. Il y était en 1527, lorsqu'une armée française et vénitienne s'étant approchée de Livourne; il fut nommé commissaire général pour le logement et l'approvisionnement des troupes, emploi qu'il accepta et qu'il remplit avec beaucoup de zèle. Peu de temps après, Florence ayant armé tous ceux de ses citoyens qui étaient entre dix-huit et trente-six ans, l'_Alamanni_ prit les armes. Il fit cependant de nouveaux efforts pour engager les Florentins à traiter avec l'empereur. Il y était excité par le célèbre André Doria; le libérateur de Gênes, qui avait conçu pour lui beaucoup d'amitié; mais le parti français étant toujours le plus nombreux et le plus fort dans le conseil, l'_Alamanni_ se rendit inutilement plusieurs fois de Florence à Gênes et de Gènes à Florence. Doria partit alors pour l'Espagne avec ses galères; il y conduisit l'_Alamanni_, qui ne tarda pas à être instruit de ce qui se tramait entre le pape et l'empereur contre la liberté de Florence. Il expédia aussitôt de Barcelone un brigantin pour en avertir son gouvernement; mais on n'en voulut rien croire, et on lui sut mauvais gré de ce service. Cependant Charles-Quint s'étant rendu à Gênes avec la flotte de Doria, les Florentins, revenus trop tard de leur aveuglement, nommèrent quatre ambassadeurs pour se rendre auprès de lui, et chargèrent l'_Alamanni_ d'en prévenir l'empereur et de le disposer à les recevoir. Ces ambassadeurs ne purent rien obtenir. Le sort de la malheureuse Florence était décidé. Les troupes du pape et de l'empereur en pressaient le siége, les assiégés, réduits aux dernières extrémités, furent enfin obligés de se rendre[41], et de recevoir pour maître Alexandre de Médicis. Les principaux du parti populaire furent condamnés, les uns à la mort, les autres au bannissement. L'_Alamanni_ fut exilé en Provence; mais bientôt après, sous prétexte qu'il observait mal son ban, on lui fit son procès comme rebelle. Ayant donc perdu l'espoir de rentrer dans sa patrie, il résolut de se fixer en France. Il trouva dans François Ier un généreux protecteur. Ce roi, dont la véritable gloire est d'avoir été pour nous le restaurateur des lettres, donna au poëte florentin des emplois lucratifs, le décora du cordon de Saint-Michel, lui procura enfin un repos honorable dont plusieurs de ses meilleurs ouvrages furent le fruit. Ce fut alors qu'il publia en deux volumes le recueil de ses poésies toscanes[42], qu'il dédia au roi. Il lui dédia de même son beau poëme didactique de _la Coltivazione_, qu'il fit imprimer environ quatorze ans après[43]. [Note 41: Août 1530.] [Note 42: Lyon 1532.] [Note 43: Paris, 1546.] Malgré les avantages dont il jouissait en France, il désira revoir l'Italie. Il y fit un voyage en 1537. Le duc Alexandre et le pape Clément VII n'étant plus, il espéra, mais en vain, la fin de son exil. Il resta plus d'un an à Rome, se rendit ensuite à Naples; puis revenant sur ses pas, il reprit le chemin de la Lombardie. En passant à la vue du territoire de Florence, en touchant, comme il le dit dans un fort beau sonnet[44], cette terre qu'il avait trop aimée, il se sentit profondément ému. Ferrare, Padoue, Mantoue l'arrêtèrent quelque temps. De là il revint en France, où la faveur de François Ier l'attendait. Lorsque ce roi voulut envoyer un ambassadeur à Charles-Quint en Espagne, après la paix de Crespi[45], ce fut de l'_Alamanni_ qu'il fit choix. Une circonstance particulière rendait ce choix singulier, et produisit une scène assez piquante entre l'ambassadeur et l'empereur. Long-temps auparavant, l'_Alamanni_ avait adressé à François Ier un dialogue allégorique entre le coq et l'aigle, _Il Gallo e l'Aquila_, dans lequel le coq, emblème du roi de France, appelait l'aigle, qui désignait l'empereur, _Aquila grifagna Che per più divorar due becchi porta,_ oiseau de proie, qui porte deux becs pour dévorer davantage. Charles connaissait ces vers. Dans l'audience où l'_Alamanni_ lui fut présenté, au milieu d'une cour nombreuse, l'ambassadeur fit l'éloge de l'empereur, en orateur ou même en poëte. Il commença par le mot _Aquila_ plusieurs de ses périodes. Quand il eut fini, Charles qui l'avait écouté avec beaucoup d'attention et l'œil continuellement fixé sur lui, se contenta de répondre: _Aquila grifagna Che per più divorar due becchi porta._ [Note 44: Ce sonnet ne se trouve point dans les Œuvres de l'_Alamanni_, mais dans un recueil intitulé: _Rime diverse di_ _molti eccellentissimi autori_, Venezia, 1549, in-8º., l. II, p. 49. Il commence par ces deux vers: _Io ho varcato il Tebro, e muovo i passi, Donna gentil, sovra le tosche rive._ Et finit par ce tercet: _Quinci dico fra me: pur giunto io sono Dopo due lustri almen tra miei vicini A toccar il terren che troppo omai._] [Note 45: En 1544.] Tout autre en aurait peut-être été troublé; mais l'_Alamanni_ reprit sur-le-champ d'un air grave: «Puisque ces vers sont parvenus jusqu'à V. M., je lui déclare que je les ai faits, mais en poëte à qui la fiction appartient; maintenant, je lui parle en ambassadeur, à qui le mensonge n'est jamais permis. Il me le serait moins qu'à tout autre, puisque je suis envoyé par un roi dont la sincérité est connue, à un monarque aussi sincère que l'est V. M. J'écrivais alors en jeune homme; aujourd'hui je parle en homme mûr. J'étais indigné de me voir chassé de ma patrie par le duc Alexandre, gendre de V. M. Je suis maintenant libre de toute passion et persuadé que V. M. n'autorise aucune injustice.» Cette réponse aussi sage que spirituelle, plut beaucoup à l'empereur. Il se leva, mit une main sur l'épaule de l'ambassadeur, et lui dit: «Vous n'avez point à vous plaindre de votre exil, puisque vous avez trouvé un protecteur tel que le roi de France, et que pour l'homme de talent tout pays est une patrie: c'est le duc de Florence[46] qu'il faut plaindre d'avoir perdu un gentilhomme aussi sage, et d'autant de mérite que vous.» Dès ce moment l'_Alamanni_ fut traité avec la plus grande distinction dans cette cour; et ayant obtenu tout ce qu'il demandait au nom du roi, il partit comblé d'honneurs et de présents. [Note 46: C'était alors le jeune Cosme de Médicis qui avait succédé au duc Alexandre, assassiné par _Lorenzino_.] François Ier, mourut en 1547; son fils Henri II n'eut pas moins de bienveillance que lui pour notre poëte. Il l'engagea à terminer son poëme de _Girone il Cortese_, dont François Ier lui avait donné le sujet. L'_Alamanni_ publia ce poëme l'année suivante, et le dédia au nouveau roi. Ce prince l'employa comme avait fait son père, dans plusieurs négociations. Il l'envoya à Gênes[47], pour engager cette république dans ses querelles avec Charles-Quint; mais toute l'adresse du négociateur fut inutile, et il revint sans y avoir pu réussir. Il ne devait plus revoir sa chère Italie. Cinq ans après, il était à Amboise avec la cour, lorsqu'il fut attaqué d'une dyssenterie dont il mourut, âgé de soixante ans et demi[48]. [Note 47: En 1551.] [Note 48: 18 avril 1556.] Il avait été marié deux fois. Baptiste, l'aîné de deux fils qu'il avait eus de sa première femme, fit fortune dans l'état ecclésiastique. Il fut abbé de Belleville, évêque de Bazas, et ensuite de Mâcon. Le second, nommé Nicolas, fut chevalier de l'ordre de St-Michel et capitaine des gardes du roi. C'est de celui-ci que sont sorties les différentes branches de cette famille qui ont existé, et qui existent même encore, en France et jusqu'en Pologne[49]. [Note 49: Voyez l'Histoire généalogique des familles de Toscane, par le P. _Gamurrini_.] Quoique marié et père de famille, l'_Alamanni_ aima, ou parut aimer plusieurs femmes, peut-être seulement pour en faire le sujet de ses vers; car il arrive souvent que les poëtes placent dans leur imagination une maîtresse, comme les peintres posent devant leurs yeux un modèle. On voit dans ses _rime_, ou poésies lyriques, une Cinthie et une Flore tout à la fois. Pendant son séjour en Provence, il ne trouva point de beauté capable de le fixer. Il en dit, dans une de ses satires, des raisons qui ne sont pas flatteuses pour les manières et pour l'esprit des Provençales de ce temps-là. Une seule fit sur lui quelque impression, et lui donna des espérances; mais il s'aperçut bientôt qu'elle se jouait de lui; et, rompant avec elle, il aima mieux reprendre en imagination les fers de quelques beautés italiennes. Il porta surtout ceux d'une belle Génoise, qu'il désigne souvent sous le nom de Plante Ligurienne, _Ligure Planta_. On croit que son vrai nom était _Larcara Spinola_: on croit aussi qu'elle était pour quelque chose dans les fréquents voyages qu'il fit à Gênes, depuis les premiers dégoûts politiques qu'il avait éprouvés à Florence. Il aima encore une certaine _Béatrice_, de la noble maison des _Pii_, peut-être pour avoir un rapport avec Dante, comme il s'était félicité d'en avoir un avec Pétrarque, en chantant sa _Plante Ligurienne_, auprès de la Sorgue et de Vaucluse. Au reste il ne paraît pas que toutes ces passions aient rien coûté aux belles dames qui eu furent les objets: raison de plus pour croire qu'elles ne furent que poétiques, et qu'elles ne lui coûtèrent à lui-même que des vers. L'_Alamanni_ est un des poëtes qui font le plus d'honneur à l'Italie, et auxquels il est le plus honorable pour la France d'avoir offert un asyle. Son titre de gloire le plus solide est le poëme de l'_Agriculture_, que nous trouverons au premier rang, quand nous en serons à la poésie didactique. Ses poésies diverses contiennent des élégies, des églogues, des satires, des sonnets, des hymnes, des sylves ou petits poëmes, une imitation en vers de l'_Antigone_ de Sophocle, etc. Ce recueil[50], imprimé à Florence presque en même temps qu'il le fut à Lyon, fut brûlé publiquement à Rome, par ordre de Clément VII, sans doute pour quelques traits amers répandus dans les satires, mais surtout en haine de l'auteur. A Florence, un malheureux libraire s'étant avisé de le mettre en vente, fut condamné par le duc Alexandre à une amende et au bannissement. Un autre qui n'en avait vendu que quatre exemplaires, n'en fut pas quitte à moins de 200 écus. Les traits satiriques contre Rome et contre Florence étaient accompagnés de quelques autres contre les tyrans; et ces derniers traits auraient moins ressemblé à Alexandre, s'il eût été capable de les pardonner. [Note 50: _Opere toscane, tomo primo, Lugduni_, 1532, in 8º.; _tomo secondo, ibid._ 1533. Le premier volume fut réimprimé à Florence la même année 1532. Les deux volumes reparurent ensemble, à Venise 1533, et _ibid._ 1542, in-8º.] L'_Alamanni_ laissa de plus une comédie intitulée _Flora_, des sonnets et d'autres pièces de vers épars dans différents recueils, des épigrammes, et le poëme héroïque de l'_Avarchide_, qu'il fit dans les dernières années de sa vie, et qui ne fut imprimé qu'après sa mort. On voit dans tous ses ouvrages une grande pureté de style, de l'élégance, et une extrême facilité, mais qui manque souvent de concision et de force. Il écrivait rapidement, il improvisait même dans l'occasion, sur toute sorte de sujets, et c'est un des seuls improvisateurs italiens qui aient été de véritables poëtes. Il employa tout au plus deux ans à composer _Giron le Courtois_, qui est en vingt-quatre chants, chacun de mille à douze cents vers et quelquefois davantage[51]. [Note 51: _Gyrone il Cortese di Luigi Alamanni, al christianissimo et invittissimo re Arrigo secondo. Stampato in Parigi da Rinaldo Calderio et Claudio suo figliuolo_, 1548, in-4., Venezia, 1549, in-4º., etc.] Ce poëme est conduit avec art; l'ordonnance en est plus régulière que celle des romans épiques ne l'est ordinairement. Le poëte n'y parle point en son nom: point d'exordes au commencement des chants, ou plutôt des livres, car ce titre, seul connu des anciens, est rétabli[52]; point d'adieux au lecteur à la fin, point de digressions. Le fil des événements est suivi; les aventures n'y croisent pas continuellement les aventures. Ce serait enfin un poëme épique régulier, si la nature même de l'action et des incidents n'était pas toute romanesque. Dans son épître dédicatoire à Henri II; datée de Fontainebleau, la plus longue qu'aucun poëte épique italien ait mise au devant d'un poëme[53], l'_Alamanni_, sans doute pour que ce roi fût plus en état de goûter les beautés et d'apprécier l'utilité du sien, fait toute l'histoire d'Artus, roi de la Grande-Bretagne et de l'institution de la Table ronde; il en fait connaître les principaux chevaliers, compagnons d'armes de son héros. Il rapporte même tous les statuts de cet ordre, et met ainsi le code de la courtoisie chevaleresque en tête du récit des actions du plus courtois de tous les chevaliers. [Note 52: Dans les éditions postérieures, on lit à chaque division du poëme, _canto_ 1º, _canto_ 2º, etc.; mais dans celle de Paris, qui est la première et faite sous les yeux de l'auteur, _libro_ 1º, _libro_ 2º, etc.] [Note 53: Elle remplit treize pages in-4º dans l'édition de Paris.] La fable de _Giron_, surnommé _le Courtois_, n'est pas une des moins intéressantes du roman de la Table ronde. Ce chevalier était fils d'un autre _Giron_, nommé _le Vieux_, qui avait eu des droits à la couronne de France, mais qui l'avait laissée usurper par Pharamond. Le jeune chevalier se distingua de bonne heure par des actes de courtoisie, qui lui valurent son surnom. Intime ami d'un autre chevalier, nommé Danaïn le Roux, seigneur du château de Maloanc[54], il inspira des sentiments très-tendres à la femme du chevalier, qui était la plus belle personne de toute la Grande-Bretagne. Cette dame lui ayant fait à deux reprises les déclarations les plus vives, il sut, sans l'offenser, la rappeler aux lois du devoir et rester fidèle à l'amitié. Mais cette fermeté eut un terme. Dans un tournoi, dont Giron et son ami Danaïn remportèrent le prix, la dame de Maloanc parut avec un éclat extraordinaire, et lit sur le cœur de Giron un effet qu'elle n'avoit point encore produit. Après ce tournoi, elle retournait à son château avec les dames et les demoiselles de sa suite, sous l'escorte de plusieurs chevaliers. Un chevalier plus fort et plus terrible qu'eux tous, qui avait dessein de l'enlever, fond sur l'escorte, tue les uns, renverse les autres, met le reste en fuite. Giron qui a tout vu, tout laissé faire, pour avoir une plus belle occasion d'exercer Son courage, défie le ravisseur, le combat, le terrasse, et délivre la belle dame[55]. Alors ils se trouvent tous deux seuls, dans un bois épais, au bord d'une claire fontaine. Après un silence très-intelligible, ils parlent et s'entendent encore mieux; Le cœur de la dame est toujours le même: celui de Giron sent naître tout le feu des désirs. On voit ce qui serait arrivé, si la lance du chevalier, suspendue à un arbre, n'eût tombé sur son épée, qui était auprès de lui, et si l'épée n'eût tombé dans la fontaine. [Note 54: Ce nom est ainsi dans le roman. L'_Alamanni_ a mis dans presque tout son poëme _Maloalto_, qu'il faudrait traduire _Malehauly_; vers la fin cependant il a écrit plusieurs fois _Maloanco_. On a cru devoir mettre partout Maloanc.] [Note 55: Lib. V.] Cette épée lui était très-chère. Il la tenait du grand chevalier Hector le Brun qui avait été son maître dans le métier des armes, et qui la lui avait donnée en mourant. Ces mots étaient gravés sur la lame: _Loyauté passe tout; trahison honnit tout_[56]. En retirant de l'eau son épée, Giron jette les yeux sur cette devise. Elle lui fait sentir l'énormité de la faute qu'il allait commettre. Il lui prend un accès de désespoir; il veut se tuer avec cette épée, et se la passe du premier coup à travers la poitrine. Giron perd beaucoup de sang et commence à défaillir; ils se font de tendres adieux; elle reste auprès de lui fondant en larmes. [Note 56: Cette devise est ainsi dans le roman français. L'_Alamanni_ a mis en deux vers: _Lealtà reca honor, vittoria e fama, Falsitade honta e duol dona a ciascuno._ Ils ne sont pas bons, et pourraient se rendre ainsi en notre vieux style: De loyauté naît les, victoire, honneur; De fausseté rien que honte et douleur. Mais l'ancienne devise vaut mieux.] Un tiers bien incommode survient; c'est Danaïn, Il a été successivement instruit de tout ce qui s'est passé; mais un méchant et malveillant témoin de la dernière scène l'a dénaturée en la lui racontant. Il croit donc que son infidèle ami et son infidèle épouse lui ont fait le dernier outrage, qu'ensuite un chevalier, qui a voulu le venger, a attaqué Giron et l'a blessé à mort. Il arrive auprès d'eux; ce qu'il voit est d'accord avec ce qu'on lui a dit. Ses reproches font voir aux deux coupables qu'ils passent dans son esprit pour l'être plus qu'ils ne sont. Ils avouent ce qui est. Chacun des deux s'accuse et prend sur soi toute sa faute; mais tous deux protestent, au nom du ciel et de l'honneur, que le crime n'a point été commis. La sincérité, la tendresse même de leurs déclarations commence à persuader Danaïn. Leur dénonciateur, qui l'avait été par jalousie et par vengeance, vient pour jouir du fruit de ses calomnies. Danaïn l'aperçoit, court à lui, le menace, et tire de lui l'aveu de sa lâcheté. Alors il ne lui reste plus de doute; il ne peut en vouloir à son ami d'un sentiment involontaire qui s'est tenu dans les bornes de l'honneur; il fait transporter Giron à Maloanc, lui fait donner tous les secours de l'art et lui rend tous les soins de l'amitié. Sa femme, dont la raison est tout à fait revenue, le seconde; le courtois chevalier n'est pas devenu moins sage qu'elle; Et sans honteux désirs, en tout bien tout honneur, Toujours elle garda Giron pour serviteur[57]. [Note 57: _E con più honesta voglia e miglior core Hebbe_ _Giron per sempre servitore._ (Fin du liv. VI.)] Il est vrai qu'il avait une autre maîtresse que cette aventure lui avait fait oublier. C'était la plus belle personne du monde et la plus tendre; il se la rappelle, et lorsqu'il est un peu rétabli, il prie son ami Danaïn de l'aller chercher, et de la conduire auprès de lui. Danaïn s'en charge volontiers; mais en chemin, il trouve celle qu'il conduit si belle qu'il en devient amoureux. Il la mène dans un château voisin et s'y enferme avec elle. Il l'entraîne ensuite par force vers des lieux plus éloignés, marchant de nuit par des chemins détournés, et fuyant tous les regards. Giron; instruit de cette déloyauté, sort du château de Maloanc dès qu'il peut porter ses armes, et se met à la recherche de son perfide ami[58]. Arrêté et souvent détourné par un grand nombre d'aventures, où il donne de nouvelles preuves de courtoisie et de valeur, il trouve presque partout des traces du passage de Danaïn et se met toujours à sa poursuite. Il le rencontre enfin, l'accable de reproches et le défie au combat[59]. Ce combat est long et terrible, plusieurs fois interrompu et repris. Enfin Danaïn est renversé et mis hors d'état de se défendre. Giron, prêt à lui donner la mort, est retenu par son ancienne amitié. Il envoie chercher du secours à un monastère voisin; on y transporte son ami blessé, qu'il accompagne tristement. [Note 58: L. IX, st. 1.] [Note 59: L. XVII.] Peu de jours après, tandis qu'il parcourt les environs du monastère, un horrible géant y pénètre; enlève Danaïn du lit où le retenaient ses blessures et l'emporte. Giron averti court sur ses traces, atteint le monstre, délivre son ami, le remet entre les mains du bon abbé de ce couvent, et part, emmenant avec lui sa dame, ou plutôt sa demoiselle, que Danaïn lui a rendue, et que malgré tous ses efforts il n'avait pu rendre infidèle. Giron tombe avec elle dans les pièges d'un scélérat, à qui, peu de temps auparavant, il avait sauvé la vie, et qui les destine à une fin cruelle. Tous deux surpris pendant la nuit, et attachés avec de forts liens, sont exposés dans un bois pour y mourir de froid et de faim. Un chevalier survient, attaque le scélérat et ceux de sa suite, délivre Giron et sa maîtresse, qui reconnaissent en lui Danaïn[60]. Les deux amis, réconciliés par des services mutuels, voudraient ne se plus séparer, mais Giron doit terminer une grande aventure, où l'honneur lui prescrit d'agir seul; il dépose, auprès d'une bonne et sage dame, sa belle, qui ne le voit point partir sans verser beaucoup de larmes. Danaïn et lui s'embrassent. Ils étaient prêts à se quitter, quand Danaïn demande en grâce à son ami de se présenter le premier à l'aventure périlleuse qu'il va courir. Il s'agit d'arracher au méchant Nabon le Noir, ennemi du roi Artus et de toute la Table ronde, Pharamond, roi des Gaules, le roi Lac de Grèce, Meliadus de Léonois, le roi d'Estrangor, et d'autres chevaliers qu'il avait attirés dans ses pièges, et qu'il retenait en prison. Giron ne peut résister aux prières de son ami, fondées sur les plus hauts motifs de la chevalerie; et c'est Danaïn qui va s'exposer le premier aux dangers de cette entreprise[61]. [Note 60: L. XX.] [Note 61: L. XXI.] Chemin faisant, il trouve une aventure très-belle et très-merveilleuse qu'il met à fin[62]; Giron en rencontre aussi, mais elles l'arrêtent peu, et il revient à Maloanc, où il était convenu qu'il attendrait Danaïn. Il trouve la dame du château toute occupée de son mari, dont l'absence l'inquiète. De tristes présages lui font craindre sa perte. Giron cherche à la rassurer; mais il commence à craindre lui-même, et, après deux jours de repos, il part, très-empressé d'apprendre des nouvelles de son ami[63]. Danaïn était arrivé au château de Nabon le Noir; il avait livré un terrible combat, dont l'issue était malheureuse. Son adversaire et lui, blessés tous deux, et presque sans mouvement, avaient été transportés au château, où il devait rester prisonnier. Giron y arrive le lendemain; il se nomme et fait dire au noir Nabon que c'est lui même, et lui seul qu'il défie. Nabon, que le nom de Giron effraie, voudrait bien se dispenser de soutenir une trop forte gageure; mais en sa qualité de grand-seigneur, il ne manque pas de flatteurs qui piquent son amour-propre et lui promettent la victoire[64]. Ou lui donne pourtant un conseil plus conforme à sa perverse nature, c'est d'opposer la ruse à la force et à la valeur. Le premier jour, il fait sortir contre Giron seul cent chevaliers, qui l'entourent et l'attaquent tout à la fois. Loin de les craindre, il les brave, bat le capitaine, en renverse un second, un troisième, les culbute les uns dans les autres, les chasse tous devant lui comme un vil troupeau, et continue d'appeler à haute voix et de défier leur maître. [Note 62: _Ibid._] [Note 63: L. XXII.] [Note 64: _Ma come spesso avviene a i gran signori_ _Mentre ch'ei pensa e tacito si resta,_ _Molti havea intorno degli adulatori,_ etc. (st. 98.)] Le lendemain, Nabon envoie au-devant de Giron une dame très-belle, mais très-perfide, qui va dès le matin se présenter à lui avec tous ses charmes. Le courtois chevalier, averti par sa prudence, lui reproche doucement le rôle qu'elle joue auprès de lui, la force d'en rougir, et la renvoie toute honteuse dans le château[65]. Une ruse d'un genre tout différent réussit mieux; devant la porte du château étaient des caves profondes; pendant la nuit, on enlève les voûtes et la terre qui les couvre; on met, à la place, des pièces de bois très-faibles, ou de longs bâtons, qu'on recouvre si bien de terre et de sable, que tout ce travail ne paraît pas. Le lendemain, Giron se présente sous les armes; Nabon sort à cheval de son château et le défie de loin. Giron court à lui la lance en arrêt, et, parvenu à l'endroit où est le piège, y tombe avec son cheval, qui meurt de cette chute. Le héros est aussitôt entouré de lances et d'épées dirigées contre lui, saisi, lié, chargé de chaînes. C'est une dernière épreuve pour son courage et pour son grand caractère. Il la soutient sans se démentir. La dame perfide, qu'il avait fait rougir, mais qu'il n'avait pas corrigée, vient l'insulter dans les fers. «Femme coupable, lui dit-il, mort ou captif, je ne changerais pas mon sort pour celui de ton Nabon[66].... Si mon corps est enchaîné, ma pensée est plus que jamais libre et entière. Quoi qu'il arrive de moi, il me suffit de rester ce Giron que je fus toujours, cet irréconciliable ennemi du vice et de l'injustice, qui ne leur céda jamais ni par espérance ni par crainte, qui jamais, fût-il sans lance et sans épée, ne fut vaincu ni prisonnier, si ce n'est par le plus grand malheur, ou par une trahison semblable à celle dont on use en ce moment contre moi.» Nabon vient aussi le braver; Giron lui répond de même; il se tait ensuite, et n'exprime plus son mépris que par ses regards. [Note 65: L. XXIII.] [Note 66: _Risponde, O donna ria, morto ò prigione Non cangerei mia sorte al tuo Nabone._ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _E s'el corpo è legato, il mio pensiero Resta ancor più che mai libero e' ntero. Sia di me quel che vuol, che pur mi basta Di restar quel Giron che sempre fui, Ch'al vitio e'l torto volentier contrasta, Ne per speme o timor s'arrende a lui;_ etc. (L. XXIII, st. 32 et suiv.)] Mais le lâche Nabon triomphe; l'orgueil l'enfle et l'aveugle au point que, croyant désormais la Table ronde renversée et la chevalerie détruite, il ose envoyer une ambassade au roi Artus pour le sommer de se reconnaître son vassal. Artus, quoique tenté de punir ce trait de démence, craignant pour la vie de Giron et de ses autres chevaliers, dissimule et feint d'envoyer à son tour des ambassadeurs pour négocier. Mais il choisit ses quatre guerriers les plus braves, Lancelot, Tristan, Seguran et Palamède. Il les charge secrètement, non de traiter avec Nabon, mais de renverser cette puissance qui ose s'élever contre la sienne, et de lui ramener ses chevaliers. Les quatre invincibles arrivent au château de Nabon[67]. Cette ambassade solennelle lui fait perdre la tête. Selon l'usage des plus grands rois, dit le poëte, qui pendant cinq ou six jours ne parlent aux ambassadeurs qu'ils reçoivent que de choses agréables, de fêtes, de chasse, de danses et de concerts, et ne songent qu'à étaler leur richesse et leur puissance, pour inspirer plus de respect et plus de crainte, il reçoit les chevaliers d'Artus avec magnificence, et ordonne pour le lendemain un grand tournoi. [Note 67: L. XXIV.] Tous les chevaliers ses vassaux s'y rendent en foule. Les quatre de la Table ronde tiennent leurs boucliers voilés et leurs devises cachées. Invités à combattre, ils y montrent peu d'empressement, peu d'aptitude et d'assurance; mais ils se sont partagé les rôles, se tiennent prêts, et au signal donné, fondent à la fois sur Nabon le Noir, sur ses courtisans, sur la foule de ses chevaliers. Le tyran tombe; nul ne résiste; tous sont vaincus, renversés, mis en pièces ou en fuite; les prisons sont ouvertes; les fers brisés, les chevaliers se reconnaissent, s'embrassent et retournent à la cour d'Artus, triomphants et plus satisfaits que s'ils rapportaient avec eux les trésors du monde entier, Puisque par leur courage et leurs brillants exploits, Ils ont rompu les fers de Giron le Courtois[68]. [Note 68: _Lieti assai più che se del mondo intero Portassero i tesori in grembo accolti, Poi ch' han salvato e tratto di prigione Il cortese invitissimo Girone._ Ce sont les derniers vers du poëme.] Dans l'épître dédicatoire de ce poëme, tiré d'un vieux roman français, l'_Alamanni_ avertit qu'il s'est permis d'y faire plusieurs changements. Le plus considérable est au dénoûment. Dans le roman, Danaïn est en prison d'un côté, Giron de l'autre; on les y laisse. Giron y était avec sa maîtresse; la pauvre demoiselle était grosse; elle meurt en accouchant. Elle meurt, dit le romancier français, «parce qu'elle n'avait ame qui lui aidast à supporter sa douleur.» L'_Alamanni_ a donné avec assez d'art un dénoûment à cette action qui, comme on voit, n'en a point. Au lieu de jeter son héros dans la première prison venue, chez un chevalier discourtois, qui n'a point encore figuré dans le poëme, il le fait tomber dans les pièges de Nabon le Noir, qu'on y a déjà vu paraître, et il tire de l'orgueil même et de la méchanceté de ce Nabon une fin dont le merveilleux est analogue à celui qui règne dans tout l'ouvrage. Ce merveilleux ne consiste guère qu'en des exploits de chevalerie qui passent toute croyance, mais sans féerie, proprement dite, sans intervention d'aucune fée bien ou malfaisante; et l'on y voit toujours des choses qui n'ont une vraisemblance convenue qu'au moyen des enchantements, sans voir agir ou paraître aucun enchanteur. Le héros se monstre, d'un bout à l'autre, digne de son surnom par ses actions et par ses discours. Il tient, en quelque sorte, à tous venants, école de courtoisie; il en fait un cours complet. La générosité la plus noble respire dans tout ce qu'il dit; de sa bouche sortent, à tout moment et à tout propos, des maximes élevées qui feraient bien regretter la chevalerie errante, si chacun n'était pas libre de les professer dans son cœur et d'y conformer sa vie, sans avoir le casque en tête et la lance au poing, mais qui, par leurs retours continuels, et quelquefois par leur longueur, ont un effet que produisent souvent les choses mêmes qu'on admire. En un mot, _Giron le Courtois_ est un poëme fort noble, fort raisonnable et généralement bien écrit, mais froid et par conséquent un peu ennuyeux; peut-être par cela même que l'auteur y a mis trop d'ordre et de raison; peut-être pourrait-on dire des poëmes romanesques, ce que Térence dit de l'amour: «Vouloir soumettre à la raison des choses qui y sont si contraires, c'est comme si l'on voulait extravaguer avec sagesse[69].» [Note 69: _. . . . . . . . . Incerta hæc si postules Ratione certâ facere, nihilo plus agas Quam si des operam ut cum ratione insanias._ (TER., _Eunuch._, act. I, sc. 1.)] CHAPITRE XII. _Fin de l'épopée romanesque; Notice sur la vie de Bernardo Tasso; Analyse de son poëme d'Amadis; dernières observations sur ce genre de poésie._ Il me reste à parler d'un poëme plus intéressant, dont l'auteur, soit qu'on le considère comme homme, ou comme poëte, joue un rôle important dans la littérature italienne; c'est l'_Amadis_ de _Bernardo Tasso_, père du Tasse. Ce fut sans doute un grand bonheur pour Bernardo que d'avoir produit et élevé dans son sein l'auteur de la _Jérusalem délivrée_; mais son renom poétique en a souffert. La gloire du fils a éclipsé celle du père, et si _Bernardo_ n'eût pas eu de fils, c'est lui qui, dans la postérité, se serait appelé le Tasse. Je le nommerai le plus souvent ainsi dans cette notice, où ce nom ne peut faire équivoque, quoiqu'il désigne communément l'auteur de la _Jérusalem_, et non pas celui d'_Amadis_. _Bernardo Tasso_[70] naquit à Bergame, le 11 novembre 1493, de Gabriel _Tasso_ et de Catherine _de' Tassi_ tous les deux issus de deux branches de cette noble et ancienne famille[71]. Les dispositions qu'il annonça dès sa première enfance engagèrent son père à ne rien négliger pour son instruction. Il lui donna pour maître Jean-Baptiste _Pio_, de Bologne, grammairien célèbre, qui enseignait alors publiquement à Bergame les lettres latines. Mais cette première éducation fut interrompue par la mort prématurée du père et de la mère, qui laissèrent à leur fils des affaires embarrassées, très-peu de fortune, et deux jeunes sœurs à pourvoir. Heureusement le chevalier _Domenico Tasso_, leur oncle[72], se chargea des deux orphelines, maria l'une avantageusement et plaça l'autre dans un couvent où elle fit ses vœux; l'évêque de Recanati[73], frère du chevalier Dominique, prit soin du jeune _Tasso_, et l'entretint à ses frais dans un collége, où il continua ses études. Il fit de grands progrès dans le latin et dans le grec, et commença bientôt à cultiver avec un égal succès la poésie et l'éloquence italiennes. Il composa des pièces de vers où l'on distinguait déjà cette douceur de style et cette fécondité de sentiments et de pensées qui lui est propre. Sa réputation naissante s'étendit dans toute l'Italie, et lui procura des amis, non-seulement parmi les gens de lettres, mais parmi les grands et les princes. [Note 70: Cette Notice est tirée principalement de la Vie de _Bernardo Tasso_, que l'abbé _Serassi_ a mise au-devant de ses _Rime_, dans l'édition de Bergame, 1749, 2 vol. in-16, et du premier livre de la Vie de _Torquato Tasso_, par le même auteur, où il a rectifié quelques faits qui manquaient d'exactitude dans la première.] [Note 71: On a débité des fables sur la famille des _Tassi_. On l'a fait descendre, par exemple, des de la Tour, ou des _Torriani_, anciens seigneurs de Milan; le marquis _Manso_ lui-même, dans sa Vie du Tasse, a adopté cette erreur. _Serassi_, mieux instruit par un arbre généalogique très-exact, a rétabli la vérité. _Omodeo Tasso_, première tige de cet arbre dressé dans le dernier siècle, florissait dans le treizième (en 1290). Sa gloire et la source de l'illustration de sa famille vient de ce qu'il renouvela et perfectionna l'ancienne invention des postes réglées, abolie et oubliée pendant les siècles de barbarie. C'est ce qui, dans la suite, en fit obtenir à ses descendants l'intendance générale en Italie, en Allemagne, en Espagne et en Flandre. Cette place devint titulaire et héréditaire dans la famille sous Charles-Quint; et c'est d'un _Lionardo Tasso_ de Bergame, petit-neveu de celui qui avait obtenu ce grand généralat des postes de l'empire, qu'est sortie la maison souveraine des _Taxis_. _Lionardo_ avait deux frères; ils formèrent trois branches, qui s'illustrèrent, sous Philippe II, dans les ambassades, les hauts emplois militaires, et les dignités ecclésiastiques, en différentes parties de l'empire, tandis que la première de toutes restait à Bergame, et y vivait avec splendeur. _Agostino Tasso_, chef de cette branche, fut général des postes pontificales sous les papes Alexandre VI et Jules II, et son petit-fils Gabriel sous Léon X. Ce Gabriel, qui n'est point le père de _Bernardo_, laissa deux fils, dont l'aîné, _Gian Jacopo Tasso_, comte et chevalier, héritier des biens de sa famille, fit bâtir à Bergame le palais qui existe encore et la magnifique _Villa_ de _Zanga_, à quelques lieues de cette ville. Gabriel, père de _Bernardo_, était fils d'un frère d'_Agostino_, général des postes sous Alexandre VI. Cette branche était moins riche; elle s'appauvrit encore, et _Bernardo_ se trouva dans sa jeunesse entouré d'une famille noble et opulente, mais lui-même dans un état voisin de la pauvreté.] [Note 72: Fils d'_Agostino Tasso_, dont il est parlé dans la note précédente.] [Note 73: Monsignor _Luigi Tasso_.] Il se retirait souvent, pour se livrer à la poésie, dans une campagne délicieuse que l'évêque son oncle avait à un mille de Bergame. Un nouveau malheur l'y attendait. L'évêque y était allé passer quelques jours; deux scélérats, ses domestiques, l'assaillirent pendant la nuit[74], l'égorgèrent, volèrent l'argent, l'argenterie, les objets précieux qui étaient dans la maison, s'enfuirent, et laissèrent le Tasse dans le désespoir de la perte d'un oncle qu'il aimait tendrement, dépouillé de tous les avantages qu'il retirait et de tous ceux qu'il espérait de ses bontés. Il avait alors vingt-sept ans; réduit à son mince patrimoine, il se retira à Padoue, pour achever ses études, et surtout pour s'instruire, dans la société d'un grand nombre de savants qui y étaient alors réunis. La poésie n'était pas le seul objet de ses travaux; il se livrait à des études plus graves, et principalement à cette partie de la philosophie morale qui embrasse la politique et le gouvernement des états, ayant le projet de chercher à être employé honorablement dans les cours de quelques princes, pour y faire valoir ses talents et tâcher de vaincre sa mauvaise fortune. Il chercha aussi dans l'amour quelque distraction à ses peines. Il aima tendrement Genèvre Malatesta, personne d'une haute naissance et d'une vertu égale à sa beauté. Il la célébra dans ses vers, tantôt ouvertement, tantôt sous le nom allégorique du genièvre, _Ginebro_. Lorsqu'elle épousa le chevalier _degli Obizzi_, et qu'il eut ainsi perdu toute espérance, il se plaignit de ce malheur dans un sonnet[75] si tendre, et qui eut un si grand succès, qu'il n'y eut homme ni femme en Italie qui ne voulût le savoir par cœur. [Note 74: Septembre 1520.] [Note 75: _Poichè la parte men perfetta e bella_, etc.] Mais tout cela ne rendait pas meilleure la situation du jeune poëte. Enfin, le comte _Guido Rangone_, général de l'Église, ami et protecteur des lettres, le prit à son service. Ayant reconnu en lui beaucoup d'esprit et de discernement, il l'employa dans les affaires les plus importantes, le chargea de négociations délicates, à Rome, auprès du pape Clément VII; en France, auprès du roi François Ier. Le Tasse, du consentement du comte _Rangone_, et même pour ses intérêts, fut ensuite attaché à Mme. Renée de France, duchesse de Ferrare; mais il ne resta pas long-temps dans cette cour; il revint libre à Padoue, et de là se rendit à Venise, où il passa quelque temps, partagé entre la société de ses amis et la culture des lettres. Il y fit imprimer un recueil de ses poésies; ce recueil se répandit rapidement en Italie, et assura au Tasse une des premières places parmi les poëtes vivants; il parvint à la connaissance de _Ferrante Sanseverino_, prince de Salerne, qui conçut dès-lors une haute estime pour l'auteur, et désira se l'attacher. Il lui fit écrire d'une manière si pressante que le Tasse ne crut pas devoir refuser l'emploi de secrétaire du prince qui lui était offert. Il partit aussitôt pour l'aller trouver à Salerne[76]. Il y reçut l'accueil le plus flatteur, bientôt suivi de riches présents, et d'une forte pension que le prince lui assura pour toute sa vie. Enchanté de sa nouvelle condition, il forma dès-lors le dessein de se fixer dans cette cour, et se partagea tout entier entre le soin de répondre à la confiance de _Sanseverino_ par l'habileté avec laquelle il conduisait ses affaires, par le talent particulier qu'il déployait dans sa correspondance, enfin par le zèle et la loyauté qu'il mettait à le servir; et celui de lui plaire et d'amuser la princesse Isabelle _Villamarina_, son épouse, par des compositions poétiques, neuves, ingénieuses, et dont la lecture était pour les deux époux le passe-temps le plus agréable. [Note 76: Vers la fin de 1531.] Il s'était tellement habitué à faire des vers parmi les embarras et le mouvement des affaires, qu'il ne cessa point d'en produire même pendant le siège de Tunis, où _Sanseverino_ fut employé par Charles-Quint, et où il emmena le Tasse. _Bernardo_, aussi habile au métier des armes qu'à la conduite des négociations, se distingua dans plusieurs actions pendant le siège. Il en rapporta pour butin quelques antiquités précieuses, et surtout un vase arabe d'un fort beau travail, destiné à mettre des parfums; il en fit par la suite un encrier dont il se servit toute sa vie. Après cette expédition, qui lui valut de nouvelles faveurs de son prince[77], ayant été envoyé par lui en Espagne pour des affaires importantes, il obtint, au retour, la permission d'aller passer quelque temps à Venise. Ses affaires personnelles, le plaisir de revoir ses amis, et l'impression d'un nouveau recueil de ses poésies l'y retinrent pendant près d'une année[78]. C'est là ce que disent tous les historiens de sa vie[79]; mais ils ne disent pas que la belle Tullie d'Aragon, célèbre par ses talents poétiques et par la liberté de ses mœurs[80], était alors à Venise, que _Bernardo_ en devint amoureux, qu'il s'en fit aimer, qu'il la célébra dans ses vers, et que c'était là sans doute le plus fort lien qui le retint dans cette ville, tandis que son devoir l'appelait ailleurs. M. _Corniani_, en rétablissant ce fait[81], cite, pour le prouver, un dialogue de _Speron Speroni_, ami du Tasse, que ses autres historiens ne pouvaient pas ignorer. La chose y est si claire que c'est l'amour mutuel du Tasse et de Tullie, la nécessité où elle est d'aller rejoindre son prince et la douleur de cette séparation, qui font le sujet du dialogue[82]. [Note 77: Deux nouvelles pensions, l'une de deux cents ducats, l'autre de cent, sur les douanes de Sanseverino et de Salerne.] [Note 78: 1537.] [Note 79: Seghezzi, Tiraboschi et Serassi.] [Note 80: Voyez ci-dessus, t. IV., pag. 583 et 584.] [Note 81: _I secoli della Letteratura italiana_, t. V, p. 158 et 159.] [Note 82: C'est le premier de la première partie, t. I des Œuvres de _Speron Speroni_, Venise, 1740, in-4º. Tullie y dit à _Bernardo: Del vostro amore son testimonio le vostre vaghe e leggiadre rime onde al mio nome eterna fama acquistate._ Et pour qu'on ne doute pas de la nature de ce sentiment, _Bernardo_ dit dans un autre endroit, que la raison même lui persuade d'aimer Tullie, en lui faisant trouver autant de plaisir à contempler ses grandes qualités et ses talents, que ses sens lui en procurent quand il jouit de sa beauté. _Ed ella_ (_la ragione_) _altrettanto di diletto mi fa sentire in contemplando la virtù vostra, quanto i sensi in godermi della vostra bellezza._ (_Ub. supr._, p. 6.) Si le talent de Tullie lui donnait le titre de poëte, sa conduite lui en méritait un autre. Ce même dialogue le prouve encore. _Niccolò Grazia_, l'un des interlocuteurs, parle d'un discours de _Brocardo_ à la louange des courtisanes, dans lequel il prétendait prouver que leur état est celui pour lequel la femme a été particulièrement créée. Tullie observe que c'était sans doute l'amour que cet auteur avait pour quelque femme de cette espèce, qui l'avait porté à soutenir une cause si déshonnête. _Grazia_ répond que _Brocardo_ n'a point considéré la courtisane comme un être bas et vil, mais comme une chose essentiellement inconstante et changeante, et que c'était pour cela même qu'il en faisait cas. _Tale Saffo_, ajoute-t-il, _tale Corinna, tal fu colei onde Socrate, sapientissimo e dottissimo uomo, di avere appreso che cosa e quale si fusse amore si gloriava. Degnate adunque di esser la quarta in tal numero e fra cotanto valore_, etc. Tullie ne dit pas non, et continue de discourir paisiblement et ingénieusement sur l'amour. (_Ibid._, p. 27.)] Si cette passion ne l'empêcha point de se rendre enfin à son devoir, elle ne le détourna pas non plus de former un établissement honorable et solide. Après son retour à Salerne, _Sanseverino_ et Isabelle, satisfaits de plus en plus de son commerce et de ses services, le marièrent avantageusement. Il épousa _Porzia de' Rossi_ qui joignait à la beauté, aux talents et au mérite, de la naissance et de la fortune[83]. Il eut la permission de se retirer avec elle à _Sorrento_, petite ville dont la position est délicieuse, et de s'y fixer, en gardant le titre de secrétaire du prince, qui, à l'occasion de son mariage, augmenta encore de cinq à six cents ducats son revenu. Alors le Tasse se trouva dans un état véritablement heureux. Il profita du loisir honorable dont il jouissait pour commencer son poëme d'_Amadis_, que le prince de Salerne, D. _Francesco_ de Tolède, D. Louis d'Avila, et quelques autres grands seigneurs espagnols, amis des lettres, l'avaient engagé à entreprendre. Pendant plusieurs années, son bonheur domestique alla toujours croissant. Sa femme lui donna successivement trois enfants; le troisième fut ce _Torquato Tasso_ que la nature doua d'un si grand génie, et que la fortune destinait à tant de malheurs[84]. Son père ne put être témoin de sa naissance. Il avait été obligé de suivre _Sanseverino_ en Piémont, où les troupes de Charles-Quint et celles de François Ier se faisaient la guerre. Il le suivit encore en Flandre, et ne revint à _Sorrento_ que lorsque son fils était âgé de dix mois. [Note 83: 1539.] [Note 84: Il naquit le 11 mars 1544.] Le service du prince exigea bientôt après qu'il quittât cette magnifique et douce retraite, et qu'il revînt demeurer à Salerne. Il semble que tout son bonheur l'abandonna en même temps. Ce fut alors que le vice-roi don Pèdre de Tolède se mit en tête d'élever à Naples l'horrible tribunal de l'Inquisition; son prétexte était d'empêcher les hérésies germaniques de s'y introduire, et son vrai motif, suivant le véridique Muratori[85], de se venger, sous le manteau de la religion, de ceux qu'il n'aimait pas, et de se rendre redoutable aux seigneurs et aux barons du royaume, dont il était haï, et contre lesquels il n'aurait pas osé, sans ce moyen, procéder ouvertement. [Note 85: _Annali d'Italia_, 1547.] L'édit de l'empereur était à peine affiché que le peuple et la noblesse se soulevèrent, s'assemblèrent en tumulte et déchirèrent l'édit. Le vice-roi déclara la ville en état de rébellion. Le mouvement n'en devint que plus tumultueux et plus général. Les Napolitains députèrent Charles de Brancas au prince de Salerne, pour le prier de se rendre auprès de l'empereur, au nom de leur cité, et d'obtenir de lui que l'Inquisition n'y fût pas introduite. Deux intimes confidents du prince furent d'avis différents sur cette proposition. _Vincenzo Martelli_, son majordome, homme d'esprit et bon poëte, lui conseilla de refuser, et _Bernardo Tasso_ d'accepter une commission dangereuse peut-être, mais honorable, et dans laquelle il pouvait servir sa patrie, la justice et l'humanité[86]. [Note 86: Voyez ses Lettres, t. I, p 564 à 570.] Ces considérations l'emportèrent. _Sanseverino_ partit avec le Tasse et une suite nombreuse; mais au lieu d'user de la plus grande diligence, il voyagea trop à son aise, et n'arriva à la cour qu'après que le vice-roi eût eu le temps d'instruire l'empereur de ce qui était arrivé, du départ du prince pour se rendre auprès de lui, et des mesures prises depuis ce départ pour faire rentrer Naples dans le devoir. _Sanseverino_ fut donc très-froidement reçu et ne put rien obtenir. Ce désagrément ralentit beaucoup le zèle qu'il avait toujours eu pour le service de l'empereur. Un déni personnel de justice l'en détacha entièrement. Quelque temps après son retour à Salerne, on tira contre lui un coup de fusil, dont il fut assez grièvement blessé à la poitrine. Persuadé que ce coup venait du vice-roi son ennemi, il l'en accusa auprès de l'empereur. Charles-Quint refusa de le croire; dès-lors _Sanseverino_ fut tenté de passer au service du roi de France. De nouvelles froideurs l'y déterminèrent; et s'étant rendu à Venise, il se déclara ouvertement. Don Pedre de Tolède apprit cette nouvelle avec joie, se hâta de le proclamer rebelle, et de confisquer ses principautés et tous ses biens. Le Tasse qu'il avait laissé à Salerne, était ensuite allé à Rome, où il attendait patiemment le parti définitif que prendrait _Sanseverino_. Du moment où il en fut instruit, après une courte délibération, la reconnaissance et l'attachement le décidèrent; il jugea que ce serait une action lâche et infâme que d'abandonner son prince dans le temps où ses services pouvaient lui être le plus utiles; il résolut donc de suivre son sort. Dès lors il fut lui-même déclaré rebelle, banni des états de Naples, ses biens confisqués, et le fruit de tant de travaux entièrement perdu. Sa femme et ses enfants restèrent à Naples, dans un état pénible. _Porzia_, livrée à des parents peu délicats, eut besoin de tout son courage et des consolations qu'elle puisait dans les lettres de son mari. Bientôt il fut plus éloigné d'elle; _Sanseverino_ crut nécessaire de l'envoyer à la cour de France, pour engager le roi Henri II à une entreprise sur Naples. _Bernardo_ vint à Paris[87]; il tâcha, par ses sollicitations auprès des ministres, de faire décider cette expédition, et par plusieurs pièces de vers adressées au roi, d'enflammer son courage et de lui donner l'espérance d'une conquête facile, tandis que de son côté le prince de Salerne négociait à Constantinople, et promettait que le Grand-seigneur faciliterait encore cette conquête par de puissants secours. Le Tasse ayant fait tout ce qui était en son pouvoir, et voyant s'en aller en fumée tout ce projet d'une nouvelle guerre de Naples, cessa de suivre la cour, et se retira à Saint-Germain. Il y passa l'hiver, se consolant de ses disgrâces par le commerce des muses, et tantôt travaillant à son poëme, tantôt célébrant dans ses rimes Marguerite de Valois, sœur du roi, dont la beauté, l'amabilité et les grâces étaient alors l'objet des chants de tous les poëtes. [Note 87: Septembre 1552.] Mais le désir de se rapprocher de sa famille l'engagea enfin à solliciter de son prince la permission de retourner en Italie. Il fit courageusement ce voyage, au milieu des rigueurs de l'hiver, et arriva au mois de février à Rome[88], où il s'occupa sans délai des moyens de faire venir sa femme et ses enfants; mais la famille de _Porzia de' Rossi_ mit des obstacles à ce qu'elle quittât Naples pour suivre un proscrit. _Bernardo_ ne pouvant plus souffrir ces délais, voulut au moins avoir auprès de lui son fils _Torquato_. L'arrivée de cet enfant chéri lui fit oublier tous ses chagrins; mais la malheureuse _Porzia_ sentit douloureusement le coup de cette séparation. Retirée dans un couvent avec sa fille Cornélie, persécutée par des frères avides qui lui retenaient sa dot, séparée de son époux et de son fils, sans espoir de voir finir cet état de solitude et d'abandon, elle ne put le supporter long-temps. Sa santé s'altéra; tout à coup elle fut saisie d'un mal si violent et si prompt qu'en moins de vingt-quatre heures elle mourut[89]. On ne peut exprimer la douleur que le Tasse ressentit de cette perte imprévue. De nouveaux malheurs fondirent sur lui. L'empereur et le pape se brouillèrent. Le duc d'Albe, alors vice-roi de Naples, marcha sur Rome, et s'empara d'Ostie et de Tivoli. Rome était hors d'état de faire la moindre résistance. Le Tasse craignant d'être pris par les Impériaux et d'être exécuté comme rebelle, obtint avec beaucoup de peine, dans le trouble où était la cour de Rome, la permission, d'aller chercher un autre asyle. Il l'obtint pour lui seul, et non pour un mobilier assez riche, reste de son ancienne fortune, et seul bien qu'il pût laisser à ses enfants. Il fit partir précipitamment son fils pour Bergame sa patrie, où il l'envoyait chez ses parents: et tranquille sur ce qu'il avait de plus cher, il partit pour Ravenne, où il arriva dépourvu de tout, sans hardes, sans linge, avec deux seules chemises et son poëme d'_Amadis_. [Note 88: 1554.] [Note 89: Février 1556.] Le duc d'Urbin[90] ne l'y laissa pas long-temps. Dès que ce généreux protecteur des lettres sut que le Tasse était si près de lui et dans un état si peu digne de ses talents et de sa renommée, il l'invita avec beaucoup d'empressement à venir s'établir à Pesaro, lui offrant une habitation charmante[91], où il serait libre de se livrer à ses travaux poétiques. Le Tasse ne refusa point des offres si avantageuses. Dans cette paisible retraite, où il recevait chaque jour de nouveaux témoignages de l'intérêt et de la libéralité du duc, il commença enfin à respirer après de si longues épreuves, et c'est là qu'il mit la dernière main à son _Amadis_[92]. Ce poëme était attendu de toute l'Europe littéraire; et il espérait en retirer quelque fruit. Ayant obtenu quelques avances du duc d'Urbin, du cardinal de Tournon, avec qui il s'était lié d'amitié en France, et de quelques autres amis, il se rendit à Venise, où comblé de marques d'estime par les principaux citoyens, admis dans l'académie vénitienne qui s'était alors formée pour l'avancement des lettres, et aidé des soins et des conseils de plusieurs savants qui la composaient, il donna en 1560 une belle édition de son _Amadis_, et une seconde de ses poésies considérablement augmentée. [Note 90: _Guidobaldo II_ de la Rovère.] [Note 91: _Il Barchetto_, maison de délices bâtie par le duc son père.] [Note 92: 1557.] Le duc d'Urbin était alors en faveur auprès du roi d'Espagne, Philippe II, et son capitaine général en Italie: il espéra pouvoir obtenir par son crédit la restitution des biens du Tasse, dans le royaume de Naples, ou du moins ce qui devait revenir à ses enfants de la succession de leur mère. Le duc employa pour cette affaire les amis puissants qu'il avait à la cour de Madrid. Pour seconder ces bonnes dispositions, le Tasse envoya en Espagne et fit présenter à Philippe un magnifique exemplaire de son poëme qui lui était dédié; mais après une longue attente il fut obligé de renoncer à toute espérance: il ne reçut pas même de réponse à l'hommage qu'il avait offert, et au présent qu'il avait fait. C'est dans ces circonstances qu'il apprit que son fils _Torquato_, qu'il avait toujours eu avec lui à Urbin, à Pesaro et à Venise, et qu'il avait depuis peu envoyé à Padoue pour y étudier les lois, venait, à l'âge de dix-huit ans, d'y composer son poëme de _Rinaldo_, et se disposait à le faire imprimer. Ce tendre père n'était pas dans un moment où il pût regarder la poésie comme un grand moyen de fortune; il fut très-affligé d'apprendre, et cette composition, et cette disposition de son fils. Il s'opposa d'abord à l'impression du poëme; mais vaincu par les instances de ses amis les plus distingués dans les lettres[93], la destinée de son fils et celle de la poésie italienne l'emportèrent, et il y consentit à la fin[94]. [Note 93: _Molino_, _Domenico Veniero_, _Danese Cattaneo_, etc.] [Note 94: En 1562.] L'année suivante, Guillaume, duc de Mantoue, appela _Bernardo Tasso_ à sa cour, se l'attacha en qualité de premier secrétaire[95], lui prodigua les meilleurs traitements et les preuves de la confiance la plus intime. Son âge qui était alors de plus de soixante-dix ans, et les affaires importantes dont il se trouva chargé, ne l'empêchèrent point de se livrer à ses études chéries. Il entreprit de tirer de son _Amadis_ l'épisode de _Floridante_, et d'en faire un poëme à part; mais il ne put avancer beaucoup ce travail. Ayant été nommé par le duc de Mantoue gouverneur d'_Ostia_ ou d'_Ostiglia_, petite place sur le Pô, il y était à peine arrivé qu'il tomba malade. Il mourut un mois après[96], entre les bras de son fils, accouru au premier bruit de sa maladie, de la cour de Ferrare où il était alors. Les regrets que causa sa mort furent aussi vifs que si elle eût été prématurée. Le duc, pour honorer les restes d'un si grand homme, fit porter son corps à Mantoue, dans l'église de _Sant' Egidio_, et l'ayant fait placer dans un tombeau d'un très-beau marbre, il y fit graver cette noble et simple inscription: OSSA BERNARDI TASSI. Mais quelque temps après il vint un ordre du pape de détruire dans les églises tous les tombeaux élevés au-dessus de terre ou incrustés dans les murs; celui du Tasse étant dans le premier cas, son fils _Torquato_ fit transporter religieusement ses cendres à Ferrare, dans l'église de Saint-Paul. [Note 95: _Segretario maggiore._] [Note 96: 4 septembre 1569.] Le Tasse avait la taille haute et droite. Son portrait, que l'on voit encore à Bergame dans la salle du grand conseil, le représente avec un front grand et ouvert, des yeux vifs, une barbe noire et épaisse, peu d'embonpoint, mais des membres forts et bien proportionnés, une physionomie prévenante et agréable. Son caractère était franc, sincère, naturellement enclin à l'amour, à l'amitié, à l'oubli des injures, sans orgueil et sans ambition dans le bonheur, et d'une constance à toute épreuve dans l'adversité. Il était libéral et magnifique, quand sa fortune lui permettait de l'être; il aimait que sa maison fût richement meublée et décorée. Il faisait quelquefois des présents dignes d'un prince, comme lorsqu'il donna trois chevaux de race au chevalier _Tasso_ son parent. Il eut un grand nombre d'amis, et mit toujours beaucoup de soin à les cultiver. Ceux qui lui furent les plus chers, et qui sont en même temps les plus connus dans les lettres, furent _Sperone Speroni_, _Bernardo Capello_, _Annibal Caro_, le _Muzio_, le _Varchi_, le _Ruscelli_ et le _Dolce_. Enfin il fut exempt de cet amour-propre excessif et de cette triste passion de l'envie, à laquelle le sentiment exagéré de notre mérite conduit presque toujours, peut-être parce qu'ayant appliqué son esprit aux grandes affaires en même temps qu'aux lettres, il mettait chaque chose à sa place, et que sans faire descendre les lettres du premier rang qui leur appartient, il avait reconnu qu'il existe encore après elles des choses dont on peut s'occuper, et auxquelles on peut s'intéresser dans la vie. Enfin il était doué d'un de ces caractères essentiellement heureux, que la mauvaise fortune peut bien troubler quelquefois, mais qu'elle n'empêche pas toujours de l'être. On a de lui, en prose, un discours sur la poésie, prononcé dans l'académie vénitienne, et trois volumes de lettres, intéressantes pour l'histoire littéraire et même pour l'histoire politique de son siècle, en même temps qu'elles le sont pour la connaissance des événements de sa vie, et des premières années de son fils. Ses cinq livres de poésies lyriques sont surtout recommandables par une certaine douceur de style qui rappelle souvent celle des vers de Pétrarque. Cette qualité, analogue à la trempe de son caractère et de son génie, était ce dont il se piquait le plus. On lui vantait un jour les poésies de son fils; on les mettait même devant lui au-dessus des siennes. Mon fils, répondit-il, fera des vers plus savants que les miens, mais il n'en fera jamais d'aussi doux. Après avoir fait beaucoup de grandes _canzoni_ à la manière de Pétrarque et des autres lyriques italiens, il essaya le premier de naturaliser dans sa langue l'ode en strophes de quatre, de cinq et de six vers; et cette partie de ses poésies est particulièrement estimée. Dans ses élégies, ses églogues, ses petits poëmes de _Pirame et Thisbé_, de _Léandre et Hèro_, il employa, non pas des vers tout-à-fait libres, mais une espèce de genre mixte, ou des vers rimés de distance en distance, genre que le _Tolomei_ imagina le premier, et qui a l'inconvénient de ne pas délivrer entièrement le poëte du joug de la rime, et de priver l'oreille du plaisir qu'elle lui procure, ou du moins de ce sentiment de la consonance que nous sommes habitués à regarder comme un plaisir. Je reviendrai dans la suite sur ses odes et sur ses autres poésies; je dois maintenant faire connaître le poëme auquel il doit la plus grande partie de sa gloire. Le roman d'_Amadis de Gaule_ est d'une antiquité qui paraît plus ou moins reculée, selon que l'on embrasse l'une ou l'autre des opinions avancées sur son premier auteur. Les uns ont prétendu qu'il avait été originairement écrit en vieux langage espagnol par un Mahométan de Mauritanie, qui se disait magicien et chrétien[97]; les autres le font naître en Angleterre, d'où il était passé en Espagne, et _Bernardo Tasso_ lui-même était de cette opinion. D'autres l'attribuent à un Portugais qui écrivait au commencement du quatorzième siècle[98]. Quelques-uns ont voulu qu'il fût d'abord composé en flamand, puis traduit en vieux espagnol[99], avec beaucoup d'additions, ensuite retraduit, avec ces mêmes additions, en vieux français[100]. Mais si l'on veut en regarder comme le véritable auteur, celui qui le premier le mit en état d'être lu, par les corrections qu'il fit à l'ancien texte, par la couleur toute nouvelle qu'il lui donna, c'est à l'Espagnol _Garcias Ordognez de Montalvo_ qu'appartient cet honneur. Il le fit paraître à Salamanque en 1525[101]. Nicolas d'Herberay, sieur des Essarts, le traduisit en français, en 1543[102]; il en parut aussi une traduction italienne à Venise, en 1557. Nous avons vu dans la Vie du Tasse qu'il composa son poëme vers 1540, dans sa belle retraite de _Sorento_. Toute la cour de Naples était alors espagnole, et ce fut d'après le Roman espagnol, dont il n'existait pas encore de traduction connue, que le Tasse composa le sien. [Note 97: Le _Quadrio, Stor. e Ragion. d'ogni poes._, t. VI, p. 520 et 521.] [Note 98: _Vasco de Lobera_, ou _Lobeira_. On le fait vivre sous Denis, qui régna jusqu'à 1325. (_Id. ibid._)] [Note 99: Par _Acuerdo de Oliva_.] [Note 100: Par un certain Gorrée de Picardie. C'est cet écrivain picard que notre savant Huet (_Essai sur les romans_) a prétendu être l'auteur original. M. de Tressan (Disc. prélimin. de son _Extrait d'Amadis_) adopte cette opinion, ou plutôt il croit que des manuscrits picards, que Nicolas d'Herberay dit avoir vus, étaient, comme le croit d'Herberay lui-même, ceux dont les Espagnols s'étaient emparés pour les traduire dans leur langue et les continuer selon le goût de leur nation. Or, l'ancienne langue picarde, la même que l'on parle encore dans le pays, est aussi, selon M. de Tressan, la même que la langue romane, ou la langue française du douzième siècle. Rien de moins certain que cette identité absolue, mais en la supposant même, on voit que cet Amadis picard doit n'avoir été que celui de Gorrée, traduit de l'ancien espagnol. Il est donc permis de rester dans le doute, et il n'est pas, au fond, très-important d'en sortir.] [Note 101: M. de Tressan. (_loc. cit._) dit que ce fut en 1547; d'où il lire la conséquence que d'Herberay, qui publia la première partie de sa traduction en 1540, ne l'avait point faite d'après le travail de _Montalvo_; mais il se trompe: le _Quadrio_ ne cite pas seulement cette édition espagnole de 1525, mais une autre à Séville, 1526, et une troisième à Venise, 1533. On ne doit pas consulter à ce sujet la _Bibliotheca Scriptor. Hispan. de Nicol. Antonio_, qui ne cite point de plus ancienne édition que celle de Salamanque, 1575, in-fol. (Ne serait-ce pas une simple erreur typographique qui aurait fait mettre un 7 au lieu d'un 2?)] [Note 102: Le premier livre, dédié à François Ier, parut en 1540, et les autres livres les années suivantes.] Il voulait d'abord l'écrire en vers libres ou non rimes; son ami _Sperone Speroni_ l'y engageait; mais le prince de Salerne et D. Louis d'Avila, en cela de meilleur conseil que ce savant littérateur, voulurent qu'il le fit en octaves. Cette forme harmonieuse est surtout appropriée aux fictions brillantes de la féerie, et _Bernardo_ se félicita d'avoir pris ce parti, lorsqu'il vit, quelque temps après, le peu de succès qu'eut l'_Italia liberata_ du _Trissino_. Il voulait aussi se conformer aux règles d'Aristote, et faire un poëme épique régulier; sur ce point, qui tenait au fond de l'art, la cour n'avait rien à lui dire; mais elle l'avertit par un autre moyen. Lorsqu'il eut achevé dix chants avec cette régularité antique, il en essaya l'effet dans un cercle nombreux, en lisant ceux de ses chants dont il était le plus satisfait. Il s'aperçut bientôt que l'auditoire allait toujours en décroissant et qu'aux dernières lectures la salle était presque déserte. Cette expérience lui prouva que l'unité d'action et d'intérêt, fort bonne dans des fables d'une autre nature, n'avait point cette variété qu'exigent la chevalerie et la féerie, et dont le poëme de l'Arioste avait fait un besoin au public et une loi aux poëtes. Il revint donc sur ses pas, et se soumit, quoique malgré lui, à cette multiplicité d'action, à ce désordre convenu qui était passé en précepte, et pour lequel son ouvrage devint une nouvelle autorité. Il s'y soumit si bien, son imagination féconde entoura de tant d'accessoires l'action principale, ses épisodes sont si nombreux et tellement diversifiés, enfin son poëme est si long, qu'il serait extrêmement difficile d'en donner une analyse complète. Quelque serrée qu'il fût, on n'y arriverait pas sans beaucoup de peine à la fin du centième chant. Mais le sujet d'_Amadis de Gaule_ est très-connu en France. Il l'était même autrefois par l'ancienne traduction du roman espagnol; il l'est bien plus maintenant par l'élégant abrégé qu'en a fait M. de Tressan[103]. Il suffira donc d'en rappeler les principales circonstances, et de donner seulement, par l'analyse des premiers chants, une idée de la manière dont le poëte l'a traité. [Note 103: Paris, 1779, 2 vol. in-12, réimprimé dans le Recueil des Œuvres de M. de Tressan, Paris, 1787, 12 vol. in-8º. Cet extrait est en effet écrit avec beaucoup de prétention à l'élégance, mais trop rempli d'une froide galanterie de cour, qui détruit l'intérêt et engendre l'ennui. Le vieux courtisan y gâte souvent l'ouvrage du romancier. Ne va-t-il pas jusqu'à établir à la cour du roi Lisvart des entretiens sur les modes, des discussions sur les coiffures et sur les couleurs, et à faire décider dans ces assemblées du cinquième siècle, transformées en cercles de Versailles et de Trianon, que de toutes les coiffures de femmes, celle qu'on nommait _à la grecque_ était la plus élégante et la plus noble, et que la couleur _puce_ était la reine des couleurs? Il ne manquait plus que d'ajouter le _caca-dauphin_, qui fut aussi une couleur à la mode, au temps où l'auteur écrivait.] Au temps de l'ancienne chevalerie, Lisvart, frère du roi de la Grande-Bretagne, était à la cour du roi de Danemarck, dont il avait épousé la fille, quand le roi son frère mourut[104]. Appelé à lui succéder, il s'embarque avec Brisène sa femme, et avant d'aborder dans ses nouveaux états, il va visiter le bon Languines, roi d'Écosse. Ils se promenaient ensemble au bord de la mer, lorsqu'ils virent aborder un vaisseau superbement orné, et d'où sortaient des sons harmonieux[105]. Il en descendit une dame qui conduisait avec elle un jeune homme plus beau qu'Adonis. Une demoiselle portait sa lance, une autre son casque. La dame s'approche des deux rois, et prie poliment Lisvart de donner à ce jeune homme l'ordre de chevalerie. Lisvart lui accorde sa demande, reçoit le nouveau chevalier, lui donne l'accolade et lui fait prêter son serment. Aussitôt un nain sort du vaisseau, conduisant à la main un cheval superbe. A l'arçon de la selle est attaché un écu garni et entouré de perles, sur lequel est peint en champ d'or le portrait d'une jeune fille de la plus grande beauté, couvert d'un diamant transparent, destiné à le garantir des coups de lance et d'épée dans les combats. La sage fée Sylvane, qui conduit le jeune chevalier, lui remet ce bouclier, en lui annonçant que la Beauté qu'elle y a fait peindre est celle qui doit se rendre maîtresse de son cœur. Elle l'embrasse, il saute sur le beau cheval, salue les deux rois, s'éloigne, et la fée disparaît à l'instant. [Note 104: Ce roi, que le poëte ne nomme pas, est appelé dans le roman, Falangris.] [Note 105: _Canto_ I, st. 12 et suiv.] En apprenant, quelques jours après, son premier fait d'armes, Lisvart apprend aussi que son nom est Alidor, qu'il est son fils, et qu'il a pour mère une belle et malheureuse reine qui vit dans le deuil et dans les larmes, parce qu'elle n'a pu avoir pour époux le père de son enfant[106]. Cependant des troubles causés par son absence le rappellent dans ses états. Il part, et confie à la reine d'Écosse sa fille Oriane, princesse à la première fleur de l'âge et qui est un prodige de beauté. La reine croit ne pouvoir rien faire de plus agréable pour la fille du roi son ami, que d'attacher à son service le Damoisel de la Mer, jeune adolescent nourri depuis quelques années à sa cour, à peu près de l'âge d'Oriane, et aussi beau qu'elle est belle. Cette politesse a les suites que l'on peut déjà prévoir. Entre autres incidents de leurs naissantes amours, le Damoisel, dans une partie de campagne, ose seul attaquer un lion qui a mis en fuite tout le cortège de la princesse, et qui s'apprête à la dévorer. Il tue le monstre; ce service rendu accroît son amour; la reconnaissance augmente celui d'Oriane; la reine est présente; ils ne peuvent se rien dire, mais ils s'entendent sans se déclarer. [Note 106: Cette partie de l'exposition du poëme est vive et brillante. On pourrait lui reprocher de ne pas annoncer l'action principale, et d'en offrir d'abord une qui n'est qu'épisodique ou secondaire; mais dans un genre aussi libre que le roman épique, c'est une singularité de plus, et non pas un défaut.] Dans ce temps, où il y avait des lions en Écosse, il y avait aussi des géants. Un des plus horribles, suivi de quatre cavaliers, attaque à leur retour la reine, Oriane et leur suite[107]; c'est encore pour le Damoisel de la Mer une occasion de faire briller son courage; avec la seule épée d'un guerrier que ces brigands ont massacré, il combat le géant, le tue, lui et ses quatre satellites. Sa princesse lui doit une seconde fois la vie, et cette fois-ci, quelque chose de plus précieux; car ce géant était un affreux corsaire, venu d'une île dont il était maître, qui s'élève entre la Grande-Bretagne et l'Irlande; il voulait y emmener Oriane et ses jeunes compagnes, pour les joindre à plus de cent beautés de leur âge, qu'il avait enlevées de même et qui servaient à ses plaisirs. Elles reprenaient, avec leur libérateur, le chemin de la ville, le jour finissait, la nuit étendait ses voiles; on voit tout à coup paraître cent nains tenant des torches allumées et une demoiselle honnête et polie qui vient proposer à la reine et à Oriane de s'arrêter jusqu'au matin, non loin de là, dans un pavillon où la fée Urgande les attend. Elles auront pour escorte un roi des plus illustres et des plus braves. A l'instant même ce roi arrive; c'est Périon, souverain des Gaules et beau-frère de la reine d'Écosse. Il les conduit au pavillon d'Urgande, que le goût et la magnificence ont bâti, et dont ils se disputent les ornements[108]. Tandis qu'on en parcourt avec curiosité les divers appartements éclairés de mille flambeaux, Oriane et le Damoisel ne font que se regarder[109]. Il ose enfin parler à la princesse, mais c'est pour la prier d'obtenir du roi qu'il le reçoive chevalier. Il est temps qu'il aille justifier par des exploits dignes de son courage l'honneur qu'il a de lui appartenir. [Note 107: C. II, st. 17.] [Note 108: Cette fée, qui joue dans le poëme comme dans le roman un très-grand rôle, est la protectrice de toute la famille d'Amadis. Elle régnait dans une île inconnue, d'où elle veillait sans cesse sur Périon et sur ses enfants. Le vieux roman français l'appelle souvent Urgande _la Déconnue_, et l'italien _Sconosciuta_.] [Note 109: _Ub. supr._, st. 59.] Cependant la fée Urgande vient recevoir ses hôtes; le roi d'Écosse, averti par un message, arrive de son côté[110]; les deux rois et la fée, instruits des deux belles actions du Damoisel, lui donnent, au milieu d'un repas splendide, les éloges qu'il a mérités. Oriane saisit en tremblant cette occasion pour demander à Périon ce qu'il lui accorde volontiers: il donne avec plaisir l'ordre de chevalerie à celui qui promet d'être un si brave chevalier. La cérémonie faite, ce roi qui n'était venu que pour demander au roi son beau-frère des secours contre le féroce Abyès, roi d'Irlande et des Orcades qui ravage ses états avec une armée de barbares, ayant facilement obtenu ce qu'il désire, se hâte de partir. Le nouveau chevalier se dispose à le suivre. On vient lui remettre de la part de Gandales, seigneur écossais qui l'a élevé, une épée richement ornée, et plusieurs objets précieux, trouvés autrefois avec lui sur la mer, dans une caisse ou plutôt dans un berceau de bois de cèdre. Parmi ces objets étaient un anneau d'un grand prix, et une boule de cire. Oriane lui demande cette seule boule, qu'il s'empresse de lui offrir. Il part enfin, emmenant pour écuyer Gandalin, fils de Gandales, jeune homme de son âge, élevé avec lui, et qui ne veut point s'en séparer. [Note 110: C. III.] En suivant les traces du roi Périon[111], il rencontre une dame et une demoiselle, dont la première lui présente une lance, en lui disant qu'avec cette arme il sauvera la maison royale dont il est sorti; c'est encore la fée Urgande, qui disparaît aussitôt. La demoiselle est une Danoise attachée à la reine de la Grande-Bretagne, et qui retourne auprès d'elle; elle déclare au Damoisel de la Mer qu'elle restera quelques jours auprès de lui pour voir quel usage il fera de cette lance. Le premier usage qu'il en fait est de délivrer Périon, à qui une troupe de brigands a dressé une embuscade et qui est près d'y périr. Les brigands sont tous percés de sa lance, ou mis en pièces par son épée. Le roi plein de reconnaissance embrasse son défenseur, et reprend en sûreté la route de ses états. Le Damoisel, pour chercher d'autres aventures, prend par un autre chemin. La Demoiselle de Danemark, témoin de cet exploit, n'en veut pas davantage, quitte le jeune chevalier, et se rend à la cour d'Écosse. Elle y raconte ce qu'elle a vu[112]; d'autres messages instruisent la cour des preuves que le Damoisel de la Mer ne cesse de donner de sa valeur; tout retentit de ses louanges. Le cœur d'Oriane est vivement ému; elle doit bientôt retourner auprès de son père; elle n'aura plus si facilement des nouvelles de son chevalier; elle prend enfin pour confidente la Demoiselle de Danemark; elle lui confie que dans la boule de cire que celui qu'elle aime lui a donnée, elle a trouvé son nom écrit, avec la qualité de fils de roi. Elle la prie de l'aller trouver de sa part, de lui remettre ce signe de sa mission, et d'aller, s'il le faut, jusqu'à Paris l'assurer de la constance de son amour. [Note 111: C. IV.] [Note 112: C. V.] Le temps de son retour dans la Grande-Bretagne étant venu, la fée Urgande vient la prendre dans un vaisseau magnifique, où sont employées toutes les richesses de la féerie[113]. Pendant le trajet, elle instruit Oriane, et en même temps le lecteur, de la naissance du jeune Damoisel dont elle est si tendrement occupée. Il a reçu le jour de ce même roi Périon, qui l'a fait chevalier sans le connaître et à qui il a sauvé la vie. Épris dans sa jeunesse d'Elisène, fille du roi de la Petite-Bretagne ou de l'Armorique, Périon l'épousa sans autre témoin que sa suivante. Elle eut de lui un fils dont elle accoucha en secret. [Note 113: C. VI.] Le soin de son honneur la força de faire exposer cet enfant sur les flots, dans un berceau de bois de cèdre, où elle fit placer l'épée que Périon avait laissée en la quittant, un anneau qu'elle tenait de lui, une boule de cire, et dans cette boule un papier sur lequel étaient écrits son nom et la qualité de son père. Elle a depuis épousé solennellement Périon; elle règne maintenant avec lui sur les Gaules, et tous deux regrettent également la perte de ce fils de leur amour. Le jour où il fut exposé, un seigneur écossais, nommé Gandales, vit le berceau près du rivage, le prit, l'emporta chez lui, et donna à l'enfant le nom de _Damoisel de la Mer_. Oriane sait le reste de l'histoire; elle est à peine finie que le navire entre au port de Vindisilore. Urgande dépose la princesse au sein de sa famille et remonte sur son vaisseau. Pendant ce temps, le Damoisel, après des rencontres et des aventures, ornement indispensable des voyages de tout chevalier, s'était joint au prince d'Écosse, son ami, qui conduisait les troupes que le roi Languines envoyait au secours de Périon[114]. Ils passent le détroit, abordent en Normandie, et sont bientôt rendus à Paris. Périon s'y était renfermé, après avoir perdu plusieurs batailles[115]. Il les reçoit avec beaucoup de joie. Le féroce Abyès arrive avec ses Irlandais et se présente devant la place[116]. Périon, le prince d'Écosse et le Damoisel de la Mer, sortis à sa rencontre, tombent dans une embuscade; la mêlée devient effroyable. Le Damoisel parvint à joindre Abyès, et le défie seul à seul. Le roi d'Irlande accepte, est vaincu et tué, après un combat des plus terribles. Au moment où le vainqueur est conduit en triomphe, où le roi et la reine des Gaules reconnaissent qu'ils lui doivent leur salut et celui de leurs états, la confidente d'Oriane arrive et remplit auprès de lui la mission dont elle est chargée. Il apprend ainsi son nom et son origine royale; il ne lui reste à savoir que de quel roi il est né. [Note 114: C. VIII. Le roman français nomme le prince d'Écosse Agrayes, et le poëme italien _Agriante_.] [Note 115: Dans le roman, la ville où Périon s'enferme et est assiégé n'est point Paris, mais Baldaen, qui n'est connue, je crois, ni dans la géographie des Gaules, ni dans celle de la France.] [Note 116: C. IX et X.] Ce jour-là même, un incident particulier fait remarquer au roi et à la reine des Gaules l'anneau que le Damoisel portait toujours; ils commencent à soupçonner la vérité; ils vont ensemble la nuit à la chambre du jeune héros, qu'ils trouvent profondément endormi. Son épée était au chevet du lit. Périon la tire du fourreau, et reconnaît celle qu'il avait autrefois laissée à Elisène. Ces deux signes réunis ne leur laissent presque plus de doute. Ils réveillent le Damoisel par les expressions de leur joie, apprennent de lui qu'il n'est point le fils de ce Gandales qui l'a élevé, qu'il n'est qu'un malheureux enfant que ce bon Écossais avait trouvé dans un berceau flottant sur la mer.... Alors tout est éclairci; Elisène et Périon reconnaissent leur fils, qui quitte le nom de Damoisel de la Mer pour prendre celui d'Amadis[117]. [Note 117: C. X.] Ce n'est, à bien dire, qu'ici, au dixième chant, que l'exposition se termine. On voit quel soin l'auteur a pris de ménager par degrés la connaissance que l'on acquiert, et qu'_Amadis_ acquiert lui-même du secret de sa naissance. Dans le roman, au contraire, on le sait dès le commencement. Les faits y sont contés en sens direct; dans le poëme, ils le sont en ordre inverse ou rétrograde, comme les faits historiques le sont souvent dans l'épopée des anciens; c'est que pour le poëte romancier, le roman est l'histoire. Amadis ne tarde pas à vouloir retourner auprès d'Oriane, mais il n'avoue au roi Périon que le désir d'aller acquérir de la gloire. Son père, malgré sa tendresse, n'a rien à opposer à un pareil motif. Dans leur dernier entretien, il lui donne des instructions assez mal placées et beaucoup trop longues sur les devoirs, non-seulement d'un chevalier, mais d'un général d'armée[118]. Lorsqu'Amadis est repassé dans la Grande-Bretagne, les aventures semblent naître sous ses pas. Dans un combat où il se couvre de gloire, il a pour témoin un jeune guerrier qui le regarde avec admiration, et qui, le combat fini, lui déclare qu'il allait demander au roi Lisvart l'ordre de chevalerie, mais qu'il ne veut le recevoir que de lui[119]. Amadis refuse d'abord, mais la fée Urgande paraît et l'engage à satisfaire le jeune inconnu; il le reçoit donc chevalier; ils se quittent, et c'est lorsqu'ils ne peuvent plus se voir qu'Urgande instruit Amadis de ce qu'ils sont l'un à l'autre. Ils sont frères. Elisène et Périon, depuis qu'ils étaient sur le trône, avaient eu un second fils nommé Galaor, qu'un géant leur avait enlevé; mais c'était à bonne intention et pour le remettre entre le mains d'Urgande, qui veillait sur la destinée des deux frères, et qui voulait faire donner au plus jeune une éducation conforme à ses projets[120]. Elle l'a conduit au-devant d'Amadis, pour que ce fût celui-ci qui l'armât chevalier; mais le temps n'est point encore venu où elle doit les réunir. [Note 118: Ces instructions remplissent, à douze octaves près, tout le deuxième chant, qui, à la vérité, n'en a que cinquante.] [Note 119: C. XIII, st. 27.] [Note 120: Ce n'est point encore à ce moment que le lecteur est instruit de tous ces détails, et de ces projets d'Urgande, et de cette éducation de Galaor; c'est lorsqu'Amadis est arrivé à la cour de Lisvart, et qu'ayant reçu un message de la part de son frère, il raconte à la reine tout ce qu'Urgande lui a précédemment appris. (C. XIX, st. 36-55.)] On voit que ceci est comme le complément de l'exposition du poëme, et que le poëte, fidèle à son système, y suit toujours la même marche. La nôtre doit changer ici. Indiquer sommairement quelques-uns des principaux faits doit nous suffire; le reste nous mènerait trop loin. L'amour constant d'Amadis pour Oriane est mis à de longues et fortes épreuves; son amitié pour son frère le fait s'exposer à de grands dangers. Le caractère de ce frère est tout différent du sien. Galaor l'égale en beauté, même en courage; il est comme lui porté à l'Amour, mais non pas de la même manière. Amadis n'a qu'un sentiment dans le cœur; Oriane est tout pour lui; le sexe entier a des droits sur Galaor; il s'enflamme également pour toutes les belles. Les hauts faits d'Amadis sont tous héroïques; même en servant les dames, en les délivrant des prisons où elles sont renfermées, des géants qui les enlèvent, des chevaliers déloyaux qui les oppriment, il ne fait que remplir les devoirs de la chevalerie, toutes ses pensées sont pour Oriane, c'est à elle seule qu'il offre en idée sa gloire et tous ses exploits; Galaor ne se refuse point à recevoir le prix des services qu'il rend; il profite de tous les plaisirs qui lui sont offerts et tombe aussi dans tous les piéges qui lui sont tendus. C'est presque toujours Amadis qui l'en retire; Amadis est en même temps le modèle d'un amour parfait et d'une parfaite amitié. La fée Urgande veille sur tous les deux, et prépare, à travers mille dangers, l'union d'Amadis et d'Oriane. Long-temps ils sont heureux du seul bonheur d'aimer; dans les rendez-vous les plus secrets, si leur tendresse est la même, leur sagesse l'est aussi[121]; mais un jour que des brigands envoyés par l'enchanteur Arcalaüs, ennemi de Lisvart et de sa famille, enlevaient Oriane, Amadis court sur leurs traces, les atteint dans une forêt, fond sur eux comme la foudre, et délivre encore une fois celle qu'il aime[122]. L'amour, la reconnaissance, le plaisir de se revoir, après de tels dangers, cette nuit, cette solitude, cette forêt, se firent entendre au cœur d'Oriane, et vainquirent la timidité d'Amadis: Comme elle oublia sa pudeur, Il oublia sa retenu[123]. et en revenant à la cour de Vindisilore, ils n'avaient plus à désirer que la durée de leur bonheur. [Note 121: C. XVIII, st. 16 et suiv.] [Note 122: C. XXX.] [Note 123: Comme elle oubliait sa pudeur, J'oubliai lors ma retenue. (CHAULIEU.)] Ce bonheur est troublé de mille manières; il l'est même par la jalousie. La belle et jeune princesse Briolanie implore le secours d'Amadis pour venger la mort du roi son père, qu'un usurpateur a lâchement assassiné. Les lois de la chevalerie et la générosité d'Amadis lui font un devoir de courir cette grande aventure; mais un concours de circonstances fait croire à la tendre Oriane que Briolanie lui a enlevé le cœur d'Amadis. En proie à tous les tourments de la jalousie[124], elle écrit à celui qu'elle croit infidèle une lettre pleine de reproches. Dans quel moment Amadis la reçoit-il? Lorsque, après avoir replacé Briolanie sur le trône, il a subi, dans une île enchantée, que l'on appelle l'_Ile ferme_, les épreuves les plus fortes de la bravoure et de la fidélité[125]; lorsque les habitans, qui, depuis long-temps attendaient pour roi le guerrier le plus brave, et le plus loyal amant, lui ont décerné la couronne[126]. A la lecture de cette lettre, après avoir exhalé son désespoir par des cris et par des larmes pendant tout le reste du jour, il sort, la nuit, de l'Ile ferme, seul et sans armes, passe sur le Continent, et ne s'arrête que dans l'ermitage de la _Roche pauvre_, où il reste caché sous le nom du _beau Ténébreux_, que le bon ermite lui a donné[127]. [Note 124: C. XXXII, st. 38, etc.] [Note 125: Cette île avait été jadis enchantée par le magicien Apollidon, qui, selon notre vieux roman, était le fils aîné d'un roi de Grèce. A la mort de son père, il laissa la couronne à son frère et parcourut le monde en donnant des preuves de la plus brillante valeur. Il devint amoureux de la sœur de l'empereur de Rome, l'enleva, et l'emmena dans l'Ile ferme, qui était alors tyrannisée par un géant. Il tua le géant; les habitants le reconnurent pour roi. Il passa plusieurs années dans cette île, et y fut parfaitement heureux; mais l'empereur de Grèce, qui était son oncle maternel, étant mort sans enfants, il fut appelé à lui succéder. Sa femme, qui regrettait cette île, voulut du moins qu'il n'y pût régner aucun roi s'il n'était reconnu plus brave guerrier et plus loyal amant que lui, ni aucune reine si elle ne la surpassait elle-même en fidélité et en beauté. Apollidon était très-savant magicien; il éleva dans l'île, à l'entrée d'un jardin, un arc merveilleux, qu'il appela l'_Arc des loyaux amants_; et cet arc et ce jardin, par la force de ses enchantements, faisaient subir à tous ceux qui s'y présentaient des épreuves terribles, dont personne, avant Amadis, n'était encore sorti vainqueur. On ne s'est point mis en peine de savoir ce que c'était que cette île merveilleuse dont il est si souvent question dans le roman et dans le poëme d'Amadis. C'était la même que Mona, l'île des Druïdes, où le poëte anglais Mason a mis la scène de sa tragédie de _Caractacus_, située entre l'Angleterre et l'Irlande, aujourd'hui l'île de Man. On lui avait donné le nom d'Ile ferme, parce qu'elle avait autrefois tenu à la grande île, et ce fut lorsqu'un tremblement de terre l'en eut détachée qu'elle fut appelée _Mona_. Cette explication nous est donnée par le Tasse lui-même, dans son XCIIe chant: _L'Isola ferma prima era chiamata; Quando con la Britannia era congiunta; E da tre parti dal mar circondata, E sol dall'altra con la terra aggiunta. Dagli scrittori Mona nominata Fu, poi che l'ebbe dal terren disgiunta Un terremoto, di città e castella Ricca in quel tempo, e gloriosa e bella._ (St. 14.) Il avait même dit auparavant (c. XXXVI, st. 71): _Questa l'Isola ferma è nominata, Perchè da un canto non l'inonda il mare, Ove si angusta e forte ave l'entrata Che per mezz'un castel forz'è passare._ L'auteur, dans une lettre à son ami _Sperone Speroni_, lui dit qu'on ne trouve dans aucun endroit du roman d'Amadis cette position de l'Ile ferme, ni cette origine de son nom, et qu'il s'est vu obligé de réparer cet oubli. _V. S. ha da sapere_, continue-t-il, _che Mona è una isola lontana di Bertagna cinque miglia, fecondissima, benchè non molto abitata; la quale scrivano alcuni autori ch' era congiunta con Bertagna versa ponente, e da tre parti e cinta dal mare, ma che per un gran terremoto si disgiunse e divenne isola. Fingo che questa fosse, e che a quel tempo si chiamasse Isola ferma_, etc. (_Opere di M. Sperone Speroni_, Venezia, 1740, in-4º., t. V, p. 350.)] [Note 126: C. XXXVII.] [Note 127: C. XXXIX.] Une lettre a fait tout ce mal, un autre lettre le répare. Oriane détrompée rappelle son cher Amadis; il rentre à la cour de Lisvart par le plus brillant exploit et par le plus grand service, en rétablissant dans son palais et affermissant sur son trône ce roi, qui soutenait un combat douteux contre Cildadan, roi d'Irlande, et contre une troupe de géants[128]. Le poëme et le roman pourraient finir ici; l'action paraît terminée; mais de nouveaux incidents la renouent, et ce que nous avons vu n'en forme que la première moitié. [Note 128: C. XLIX et L.] Dans la seconde, après de nouveaux exploits d'Amadis, Lisvart, trompé par des envieux et des calomniateurs, a de si mauvais procédés pour lui, qu'il le force à quitter sa cour[129]. Amadis est encore une fois séparé d'Oriane; mais malgré tous les maux que cette injustice lui fait souffrir, c'est encore lui, quelque temps après, qui, réuni au roi Périon son père et à son frère Florestan[130], sauve d'une ruine totale l'ingrat Lisvart, attaqué par Arcalaüs, à la tête d'une armée de géants et d'une ligue de six rois[131]. Périon et ses deux fils, cachés sous des armes brillantes que leur a envoyées la fée Urgande, restent inconnus, quoique vainqueurs, et disparaissent sans avoir voulu recevoir les remercîments de Lisvart. Il n'apprend qu'après bien des recherches que c'est encore cette fois au généreux Amadis qu'il doit le trône et la vie[132]. [Note 129: C. LVI.] [Note 130: Fils de Périon comme Amadis et Galaor, mais qu'il avait eu d'une autre maîtresse, avant de connaître Elisène. Florestan a paru pour la première fois au c. XXXV, avec la belle Corisande sa maîtresse. Leurs amours et les exploits de Florestan forment un des épisodes les plus intéressants du poëme.] [Note 131: C. LXV.] [Note 132: C. LXVI, st. 30 suiv.] Amadis est allé en Orient chercher de nouvelles aventures. Si l'on voulait s'engager ici dans les détails, il faudrait le conduire à la cour de Constantinople, et l'en ramener avec une jeune et très-belle princesse, nommée Grassinde, qui l'a fort bien reçu à Mycènes, mais qui s'est mis dans la tête une singulière fantaisie. Elle a ouï dire que la cour de Lisvart est plus riche en belles personnes que toutes les autres cours. Elle attend de la politesse d'Amadis qu'il l'y conduira et maintiendra envers et contre tous qu'elle surpasse en beauté toutes les demoiselles de cette cour. Amadis, d'abord très-embarrassé, vient ensuite à penser qu'il ne s'agit que des demoiselles, et qu'Oriane (ce qu'il sait en effet très-bien), ne l'est plus; il promet donc à Grassinde tout ce qu'elle veut, et aussitôt elle se dispose à partir[133]. Il lui tient parole, et, dans un grand tournoi, où il parait sous le nom du Chevalier grec, devant toute la cour de la Grande-Bretagne, il renverse tous les chevaliers qui refusent d'avouer la supériorité de Grassinde. Elle reçoit enfin de lui, aux yeux de tous, la couronne de la beauté[134]. [Note 133: C. LXXII.] [Note 134: C. LXIX.] Oriane était si peu compromise par cette victoire remportée sur les demoiselles bretonnes, qu'elle avait mis en secret au jour un fils, qui fut célèbre dans la suite sous le nom d'Esplandian[135]. Cependant l'empereur de Rome, qui ne sait rien de cette affaire, l'a demandée en mariage[136]. Lisvart lui accorde sa fille; une flotte l'emmène à Rome; mais Amadis, qui s'est retiré dans l'Ile Ferme, dont il est toujours demeuré roi, y fait équiper à la hâte une flottille, rassemble des matelots, des soldats, met en mer; et au moment où la flotte romaine passe à la vue de l'île, fond sur elle, avec ses chevaliers, saute à bord du commandant, lui fait mettre bas les armes, enlève Oriane et l'emmène avec lui dans son île[137]. [Note 135: C. LXII, st. 44 et suiv.] [Note 136: C. LXXIV, st. 55.] [Note 137: C. LXXXII.] Alors la guerre est ouvertement déclarée entre le roi Lisvart et lui. Tous deux ont des alliés et rassemblent de fortes armées; dix chants entiers sont remplis des préparatifs de cette guerre. La bataille se donne enfin[138]; elle est sanglante. Amadis y sauve encore la vie au roi Lisvart, en qui il voit toujours le père d'Oriane. Les hostilités sont suspendues. Pendant la trêve, un sage ermite, qui a élevé le jeune Esplandian, parvient à faire entendre raison à Lisvart, en lui dévoilant le secret de sa fille, qu'il ignorait complètement[139]. D'autres événements, qui le rejettent dans des dangers, dont Amadis le tire encore, accélèrent la conclusion de la paix; elle est enfin conclue. Le mariage d'Oriane et d'Amadis est arrêté. La célébration se fait dans l'Ile Ferme; l'union de tous les personnages épisodiques est formée le même jour avec la plus grande solennité[140]. Les enchantements de l'île sont détruits; elle n'est plus que le séjour fortuné d'Amadis et d'Oriane. La fée Urgande, qui a dirigé le fil des événements, arrive sur un vaisseau, orné de toutes les merveilles de son art[141]. Elle vient embellir la fête et jouir du fruit de ses soins. [Note 138: C. XCIV.] [Note 139: C. XCVI, st. 24 et suiv.] [Note 140: C. XCIX.] [Note 141: C. C.] Dans ce roman, l'intérêt est, comme on voit, fondé sur une passion réelle, sur un amour mutuel, traversé par des obstacles, troublé par des orages et couronné enfin par le succès. Cette passion mêlée aux faits d'armes et aux merveilles de la chevalerie et de la féerie, était peut-être plus propre qu'aucune autre à fournir le sujet d'un poëme romanesque. _Bernardo Tasso_, qui avait de l'imagination et un vrai talent, joignit à ce fond déjà très-riche des ornements qui ne le sont pas moins. Il ne prit de l'ancien roman espagnol que ce qu'il jugea propre à recevoir tout le brillant du coloris poétique. Il créa de nouveaux personnages et des actions nouvelles; en un mot, il s'appropria si bien le sujet par sa manière de le traiter, qu'il semble que ce sujet même et que l'ouvrage entier lui appartiennent. A l'exemple du _Bojardo_ et de l'Arioste, qui avaient en quelque sorte fixé la nature vague et mobile du roman épique, il ourdit la trame du sien de trois fils principaux, qui s'étendent depuis le commencement jusqu'à la fin, et d'un grand nombre d'épisodes accessoires qui les croisent et s'y entrelacent, pour varier dans chaque chant les situations, les scènes et les acteurs. Il a donné à la belle Oriane un frère nommé Alidor, beau comme elle, et au tendre Amadis une sœur nommée Mirinde, guerrière et brave comme lui. C'est Alidor qui ouvre la scène au premier chant du poëme, et c'est le portrait de Mirinde que la fée Sylvane, sa protectrice, a fait peindre sur son bouclier[142]. Les amours d'Alidor et de Mirinde, de Floridant, prince d'Espagne, et de la jeune Filidore, forment avec l'amour d'Amadis et d'Oriane ces trois fis continus et principaux de l'intrigue. Elle est nécessairement compliquée, mais si artistement conduite qu'on la suit sans trop de peine, à travers les épisodes secondaires qui l'interrompent souvent. Ces épisodes sont de différents genres et très-variés entre eux; les uns purement héroïques, les autres d'une teinte plus triste, qui paraissent pour la plupart tirés de vieilles chroniques espagnoles; d'autres enfin tendres et galants; mais il n'y en a aucun de trivial, de populaire ou de trop libre. Le Tasse voulut que son poëme eût dans toutes ses parties ce ton de galanterie noble et décente, qui était celui de l'ancienne chevalerie. Le rôle brillant et léger de Galaor est presque le seul dans lequel il ait jeté des galanteries un peu vives. Encore a-t-il satisfait, pour ainsi dire, à la morale de l'amour, en corrigeant ce jeune guerrier de son inconstance, et lui faisant éprouver pour Briolanie une véritable passion. [Note 142: Voyez ci-dessus, p. 66 et 67.] Ces trois actions principales, et cette foule d'épisodes qui les entrecoupent, sont, on le voit bien, des imitations du plan de l'Arioste, que _Bernardo_ se proposa d'imiter en tout; mais quelque intéressantes que soient les premières, elles ont le défaut d'être toutes trois à peu près du même genre; ce sont trois intrigues d'amour, tandis que dans l'Arioste, la guerre terrible des Sarrazins et les dangers de la France, la folie sublime de Roland et sa guérison merveilleuse, enfin les amours et l'union de Roger et de Bradamante forment d'admirables contrastes et une riche variété. Les aventures épisodiques sont, pour la plupart, d'un heureux choix et d'une exécution soignée; mais peut-être sont-elles, ainsi que les trois principales actions, coupées à trop petites parties, trop symétriquement distribuées, interrompues et reprises. Le plan du _Roland furieux_, paraît tracé par la liberté même, celui d'_Amadis_ l'est par une main qui veut paraître libre; et l'on peut dire qu'il est trop régulièrement irrégulier. Son auteur pensa qu'une matière aussi vaste et aussi complexe devait avoir un nombre convenable de grandes divisions, et il la partagea en cent chants, chacun en général de cinq à six cents vers. Sa première idée fut de supposer ou de feindre qu'il récitait chaque jour un de ces chants au milieu d'un cercle de dames et de seigneurs réunis pour l'entendre, que ces récits étaient interrompus par l'arrivée de la nuit, et qu'il les reprenait au lever de l'aurore; idée peut-être assez heureuse, plus poétique et plus vraisemblable que les moralités et les autres digressions de ce genre essayées par quelques poëtes et perfectionnées par l'Arioste. Il avait donc commencé tous ses chants, à l'exception du premier, par la description de l'aurore, et les avait terminés par celle de la nuit. A la nuit, il congédiait son auditoire; au point du jour il le rassemblait autour de lui. Un jeune littérateur de ses amis, nommé _Vincenzio Laureo_, qui fut dans la suite cardinal[143], craignant que tant de descriptions, quoiqu'elles fussent toutes assez courtes, ne donnassent au lecteur de la satiété et de l'ennui, lui conseilla d'en retrancher une grande partie; le savant _Sperone Speroni_ fut du même avis; le Tasse céda, mais avec répugnance, et moins par persuasion que par égard. Peut-être doit-on regretter qu'il ait cédé; il en devait résulter sans doute de la redondance et de l'uniformité; mais cela donnait aussi au poëme entier une teinte particulière. Quelque varié que soit le spectacle du lever du soleil et de la chute du jour, c'était un objet de curiosité, que de voir que le poëte avait réussi à les peindre de cent différentes manières. Il a laissé subsister beaucoup de ces descriptions, qui prouvent les ressources et la fécondité de son talent. Mais peut-être y en a-t-il trop, par cela même qu'il en a retranché un grand nombre. On ne sait plus pourquoi, en reprenant sa lyre, il chante si souvent l'aurore, puisqu'il ne la chante pas toujours. [Note 143: Sous le pontificat de Grégoire XIII.] Il fit un changement plus considérable et qui lui coûta plus de travail. Il commença son poëme avec le dessein de le dédier à Philippe, alors infant d'Espagne; mais _Ferrante Sanseverino_ ayant passé du service de l'empereur à celui du roi de France, le Tasse lui-même ayant été envoyé par ce prince en France, où il continua de travailler à son poëme, il changea de dessein, le dédia au roi Henri II, y sema différents traits et plusieurs épisodes à la louange de la maison royale de France, et surtout de Marguerite de Valois, sœur du roi, à laquelle il était particulièrement dévoué. Lorsqu'il fut ensuite revenu en Italie, qu'il eut trouvé un asyle à la cour du duc d'Urbin, et qu'il eut achevé son poëme, le duc l'engagea, comme nous l'avons vu dans sa vie, à le dédier à Philippe II, et il y consentit dans l'espérance d'obtenir non-seulement la restitution de ses biens, mais quelque grande récompense. Il dut alors faire un grand nombre de changements, tant dans la fable même d'Amadis, de qui il avait fait descendre la maison de France, que dans les digressions et dans les épisodes qu'il avait consacrés à la gloire de Henri II, de sa famille, et qu'il lui fallut retourner à l'honneur de Philippe II et de la sienne. On peut croire que toutes ces mutations durent altérer un peu l'ensemble du poëme et faire disparaître quelque chose de la beauté, et surtout de la facilité de son premier jet. Une défiance peut-être excessive de lui-même, quelquefois aussi dangereuse que l'excessive confiance, empêchait le Tasse d'être jamais content de ce qu'il avait fait. Il voulut soumettre son ouvrage, non pas à deux ou trois bons juges, qui sans doute auraient suffi, mais à un très-grand nombre de censeurs, qui se trouvèrent, comme il arrive, presque tous d'avis différents. L'un lui faisait changer une chose, l'autre en retrancher une autre: il se consumait à suivre leurs conseils, et malgré le mérite reconnu de la plupart d'entre eux, il n'est pas sûr que le poëme y ait toujours gagné. _Giraldi_, _Varchi_, _Bartolomeo Cavalcanti_, _Ruscelli_, et plusieurs autres furent consultés par lettres. _Bernardo Capello_, _Antonio Gallo_, _Muzio_ et _Atanagi_, se rassemblèrent à Pésaro, sur l'invitation du duc d'Urbin, pour revoir attentivement le poëme entier; enfin, le Tasse prit encore à Venise les avis de _Molino_, de _Veniero_, de _Mocenigo_: il est impossible enfin de se donner plus de peine, de montrer plus de docilité à écouter les conseils, plus de patience d'esprit et de souplesse de talent à les suivre. Ajoutons encore qu'il avait composé la plus grande partie de son poëme au milieu du bruit des armes, ou dans de longs et malheureux voyages, ou parmi les ennuyeux détails des affaires du prince, à Salerne, à Rome et à Paris; enfin, dans des positions affligeantes ou agitées, et loin de ce repos et de cette tranquillité d'ame, dont tout homme qui écrit a besoin, et dont les poëtes ont plus grand besoin que les autres. Malgré tout cela, le poëme d'_Amadis_ parut si beau, si bien proportionné dans son tout et dans ses parties, si brillant dans ses détails, et si riche en ornements de toute espèce, qu'il fut et qu'il est encore regardé comme l'un des meilleurs que la langue italienne ait produits. Plusieurs critiques du temps en firent les plus grands éloges, et le _Speroni_ même osa le préférer, pour l'accord et la proportion des parties, à l'_Orlando furioso_. En réduisant, comme on le doit, cette exagération de l'amitié, on peut placer l'_Amadigi_ au second rang parmi les romans épiques. On peut enfin penser à ce sujet comme Louis _Dolce_, qui à la vérité était aussi un ami du Tasse, mais homme d'un goût assez pur, et qui, ayant lui-même composé des poëmes romanesques, devait voir dans l'auteur d'_Amadis_ un rival à craindre, en même temps qu'il y voyait un ami. Il dit très-positivement[144] que dans ce poëme le style du Tasse lui paraît très-choisi et très-soigné quant au langage; que sa versification est pure, noble et agréable; qu'il ne s'écarte jamais d'une certaine gravité qui est seulement plus ou moins forte, selon que les sujets l'exigent; que par un mélange très-rare il réunit presque toujours la facilité et la majesté; qu'il a de l'abondance dans les pensées, du merveilleux et de la propriété dans les comparaisons; que dans chaque chose il garde admirablement les convenances, qu'il n'y a aucune partie de son poëme qui ne plaise, ou qui n'instruise, et qui ne tienne le lecteur dans une douce et agréable attente. [Note 144: Dans la Préface qui précède la belle édition d'_Amadis_ donnée par _Giolito_, Venise, 1560, in-4º.] «Il met, continue le _Dolce_, tous les objets avec tant de vérité devant nos yeux, qu'un peintre ne le pourrait mieux faire. Il surpasse du bien loin tous les autres poëtes dans la peinture des douceurs et des souffrances de l'amour; et dans la description des batailles, des combats de chevaliers, de géants et de monstres, on peut le comparer à tous. Il a même dans cette partie une vérité qui n'appartient qu'à ceux qui ont entendu comme lui le fracas des armes et le tumulte des batailles. Dans les détails cosmographiques, il semble qu'il conduit le lecteur comme par la main de contrée en contrée, et d'une ville à une autre ville. Il excelle à émouvoir le cœur: il le tyrannise en quelque sorte; enfin, si l'Arioste lui est supérieur en quelques parties, il y en a aussi que d'excellents juges regrettent peut-être de ne pas voir dans le poëme de l'Arioste, et que l'on trouve dans le sien.» A l'égard de ce dernier article, il peut paraître exagéré, mais il ne le serait pas de dire qu'il se trouve quelquefois dans le _Roland furieux_ des choses que l'on voudrait n'y pas voir, et qu'il ne s'en trouve jamais de pareilles dans _Amadis_. Pour mieux fixer l'opinion qu'on doit avoir de ce poëme, quelques citations sont d'autant plus nécessaires, que c'est principalement par le mérite des détails que l'ouvrage appartient à son auteur. L'embarras, dans une telle abondance, est de se borner et de choisir. Dans les débuts de chant d'aucun autre poëme on ne trouve, et j'en ai dit la cause, autant de descriptions du soir et du matin que dans _Amadis_. Elles sont courtes, et s'étendent rarement au-delà d'une strophe. C'est à la fin d'un chant: la nuit arrive, séparons-nous; et au commencement: le jour renaît, revenez m'entendre; c'était le bonjour et le bonsoir de tous ses chants, et quelques-uns ont conservé cette première forme. Voici la fin du onzième chant: «Mais déjà la Nuit, paisible consolatrice des mortels, presse ses coursiers; et les Songes, avec leurs ailes paresseuses, baignent toutes les pensées des eaux du doux Oubli; les hommes et les animaux se taisent; il est bon, valeureux chevaliers, que je me taise aussi et que je suspende ma lyre jusqu'au retour des premiers rayons du Soleil.» Et voici le début du douzième: «Déjà les étoiles, fuyant l'une après l'autre, font place à la lueur de la blanchissante Aurore. La Lune cède à cette splendeur nouvelle qu'elle voit sortir de l'orient. La sombre Nuit rassemble et replie ses ombres; le Jour découvre et colore notre univers; reprenons donc en main ma lyre, pour chanter Amadis et Alidor.» «Seigneur, dit-il, au début du vingt-septième, le Jour, avec son front teint de pourpre, brillant d'une douce lumière, et tout rayonnant de splendeur, orne déjà le sommet de nos montagnes. Le berger, avant que le soleil soit au haut des airs, conduit son troupeau hors de la bergerie; l'agriculteur se lève et retourne à ses travaux; l'un reprend la bêche et l'autre la charrue; retournons aussi à nos chants. Voilà ma lyre, qu'un enfant remet, comme à l'ordinaire, entre mes mains; voilà Thalie qui inspire ma voix et remplit mon ame d'une poétique fureur; Apollon sourit à mes chants et se plaît à leur harmonie; chantons donc, ne tardons plus, et ne laissons pas s'écouler inutilement le cours des heures.» Quelquefois il voit sous d'autres couleurs le même objet. Amadis est-il dans un de ces moments de désespoir où le plongent les injustes soupçons d'Oriane, le poëte est si profondément touché de sa peine, qu'il n'a plus ni haleine ni voix[145]. «Il est forcé de se taire et de donner lui-même des larmes à de si grands malheurs, jusqu'à ce qu'il sente se rouvrir et se remplir d'une eau nouvelle la veine de son génie, desséchée par la pitié que ce brave guerrier lui inspire.» Au chant suivant: «L'Aurore se lève, mais, triste et baignée de larmes, elle met un joug moins brillant à ses coursiers; point de fleurs, point de couronne sur sa tête; elle est même enveloppée de vêtements noirs et lugubres; sans doute, elle n'a été réveillée que par les plaintes d'Amadis, qui de plus en plus enfoncé dans ses cruelles pensées, toucherait de pitié les monstres mêmes des forêts.» [Note 145: Fin du dix-septième chant.] Mais, le plus souvent, la nature se présente à lui sous un riant aspect. C'est le fils d'Hypérion, couronné de rayons ardents et lumineux, qui redonne aux campagnes des couleurs blanches et vermeilles[146]; c'est l'Aurore qui paraît avec ses tresses blondes et son front de roses; l'ombre s'enfuit, se cache dans quelque grotte et n'ose plus paraître au dehors; les arbrisseaux, l'herbe, les fleurs, les sables et les ondes se peignent des plus vives couleurs[147]; tantôt le Soleil élève peu à peu sur les eaux ses rayons et sa tête blonde, et redonne à tous les objets, par sa lumière renaissante, leurs vêtements blancs, verts et pourprés; Philomèle, pour donner quelque trêve à sa douleur, rappelle par ses chants les hommes à leurs travaux, et sa sœur paraît encore, sous les rameaux épais, accuser en pleurant l'impie Térée[148]; tantôt c'est un autre petit oiseau qui salue doucement par ses chants la belle lumière du jour; il ne se cache plus, comme il faisait naguère, sous des rameaux couverts de frimas; il se joue de branche en branche, d'arbrisseaux en arbrisseaux, égayé par le nouveau jour, qui d'heure en heure enrichit le monde de beautés plus admirables et plus rares[149]. [Note 146: C. XXXIV.] [Note 147: C. XLIV.] [Note 148: C. XLVIII.] [Note 149: C. LXXIII.] Il entremêle avec ces débuts de chant d'autres exordes, philosophiques, poétiques, galants: il y prend quelquefois le ton de la sagesse, quelquefois celui d'un badinage agréable, et quelquefois celui de l'amour. Enfin il se varie autant qu'il peut, à l'exemple de l'Arioste; mais sa tâche est plus forte à remplir, et l'Arioste lui-même n'eût sans doute pas trouvé facile de se varier ainsi jusqu'à cent fois. Les descriptions de combats sont presque innombrables dans _Amadis_; mais presque tous sont des combats particuliers; on y voit peu de ces grandes batailles, dont l'ordonnance est plus difficile, mais qui présentent aussi de plus grands moyens de variété. Une de ces actions réunit pourtant les avantages poétiques d'une bataille avec ceux d'un combat singulier; c'est une lutte terrible entre cent chevaliers du roi Lisvart et cent chevaliers irlandais, à la tête desquels marchent vingt énormes géants[150]. Le poëte ne manque pas de passer en revue cette horrible troupe; leurs noms ne sont pas moins affreux que leurs personnes, et cette belle comparaison ajoute encore à l'idée qu'on ne peut concevoir, en même temps qu'elle récrée, par des images champêtres, l'imagination du lecteur. «Ils ressemblaient à autant de chênes immenses et noueux, épais et antiques abris des villageois, plantés le long des rives herbeuses que le Pô inonde de ses flots toujours troublés, ou sur les riants et agréables rivages que le Tesin baigne de ses claires eaux, et qui élèvent leurs têtes chevelues à la hauteur des monts les plus sauvages et les plus escarpés[151].» Amadis caché sous le nom du _beau Ténébreux_, et Alidor, frère d'Oriane, arrivés au moment du combat, y vont décider la victoire. L'auteur en décrit les préparatifs; il invoque les Muses qui chantèrent les combats et l'incendie de Troie: il peint la Discorde, la Colère, les Furies mêmes soufflant leurs poisons au cœur des géants et des chevaliers. Les horribles trompettes, les timbales et les tambours animent encore la férocité des coursiers belliqueux, dont les hennissements assourdissent les monts et les plaines; ils mordent le frein, frappent la terre, et semblent défier les coursiers ennemis au combat. Le choc est terrible, la mêlée affreuse et décrite avec feu et avec vigueur. Les barbares sont vaincus; mais au milieu de leur défaite, un d'entre eux surprend Lisvart, l'enlève dans ses bras et l'emporte[152]; le _beau Ténébreux_ est averti, accourt, lui arrache sa proie, et voyant la victoire encore incertaine, fond sur la horde ennemie, en criant: _France! France_[153]_!_ _C'est Amadis qui est ici; victoire!_ A ce cri, les rangs se troublent, se dispersent; la victoire est complète, et Lisvart blessé, mais triomphant, est ramené dans son palais par Amadis. [Note 150: C. XLIX.] [Note 151: St. 27.] [Note 152: C. L.] [Note 153: Ce cri devait être _Gaule! Gaule!_ Mais ici, comme dans tout son poëme, le Tasse a préféré le nom de France; et ce n'est pas surtout dans ce cri de victoire qu'il conviendrait à un Français de le corriger.] Si j'avais à choisir parmi les duels chevaleresques que l'on trouve presque dans tous les chants, je préférerais pour l'étendue, la force et l'originalité, celui d'Amadis avec le monstrueux Ardan Canile, cet effroyable champion, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, et qui, s'il n'est pas un géant, est du moins si grand et si gros qu'il ressemble en petit au colosse[154]. Son portrait hideux, son col gros, court et velu, ses épaules larges de sept à huit palmes, ses mains carrées, sa poitrine osseuse, ses jambes en colonnes, sa tête énorme et aplatie, sa bouche aiguë, ses dents qui auraient brisé le fer, son nez difforme, ses yeux hagards qui auraient fait fuir les sorcières et les ensorcelés[155], n'ont pas seulement pour but de montrer quels périls menacent Amadis; mais c'est ce monstre que l'on veut donner pour époux à une belle princesse, et c'est pour la sauver d'un tel malheur qu'Amadis va combattre, aux regards de toute la cour et sous les yeux de la tremblante Oriane. [Note 154: _Tal che pareva il piccoto colosso._ (C. LIV, st. 59.) _Colosso_ n'est point là pour un colosse en général; ce mot, pris dans un sens absolu, signifie le colosse par excellence, c'est-à-dire, celui de Rhodes.] [Note 155: St. 60.] La trompette donne le signal[156]; au premier choc, les deux coursiers sont abattus; les deux rivaux fondent l'épée à la main l'un sur l'autre. Ardan Canile a de meilleures armes qu'Amadis; il le blesse en plusieurs endroits et Amadis ne peut l'atteindre. Ses amis commencent à craindre pour lui; Oriane quitte le balcon toute en larmes; mais Amadis est infatigable autant qu'intrépide, et Ardan commence à se lasser. Cependant Amadis lui porte sur le haut du casque un coup si fort que son épée se rompt dans sa main et qu'il tombe à genoux, les yeux éblouis et presque fermés au jour. Canile saisit cet avantage et s'avance pour le frapper. La cour tout entière est comme une famille épouvantée qui voit un père chéri prêt à perdre la vie, et ne peut lui porter secours. Ses armes sont en pièces, son bouclier est brisé; il est enfin sans épée; mais son cœur n'en est pas moins ferme, quoiqu'il se voie désarmé et presque nu; il n'en a même que plus d'audace. Il ramasse le fer d'une lance brisée, et avec cette seule arme il attaque et presse de nouveau son adversaire. Il parvient à lui percer le bras; l'épée, dont Ardan ne cessait de le frapper, tombe; Amadis la relève. Ardan qui se voit vaincu frémit, comme sur la mer Égée frémit le vent des tempêtes. Les chevaliers, les princesses, les dames se rassurent; Oriane revient à la place qu'elle avait quittée. «La tendre mère qui a vu son fils unique dans les mains rapaces de la mort, si elle le voit ensuite hors de péril, si Dieu lui rend la vie et la santé, n'essuie pas plus promptement ses yeux baignés de larmes, ne remercie pas plus ardemment le ciel et la fortune, que ne le fait Oriane en voyant désormais en sûreté la vie et l'honneur de celui qu'elle aime[157].» Amadis achève de vaincre et sépare du tronc la tête affreuse. Toute la cour se réjouit de sa victoire et de la mort du monstre qu'il a vaincu. Cette description, qui a plus de trois cents vers, est à mettre de pair avec les plus belles du même genre, dans les poëmes les plus parfaits. [Note 156: C. LV, st. 38.] [Note 157: St. 66.] Si je voulais citer la description d'une tempête, j'en trouverais une au dix-neuvième chant, qui pourrait aussi être comparée aux plus célèbres et soutenir le parallèle; mais j'aime mieux, sur le même élément, en choisir une d'un genre tout opposé. Amadis apprend qu'Oriane l'accuse de déloyauté, lui qui vient d'être couronné roi de l'Ile ferme comme le plus brave des chevaliers et le plus loyal des amants. Dans son désespoir, il quitte l'île pendant la nuit, monte sur une barque, la pousse en haute mer et s'abandonne à la fortune[158]. Long-temps il pleure, il gémit, les yeux fixés sur l'astre d'argent. A la fin vaincu par la fatigue et par la douleur, il les ferme; un doux et paisible sommeil vient le saisir. Aussitôt les nymphes des mers qui ont entendu ses plaintes, sortent du fond de leurs retraites, fendent avec leurs mains et leurs beaux bras l'onde amère, et entourent d'un cercle de beautés charmantes l'infortuné qui dort en paix. Ses yeux et ses joues sont encore baignés de pleurs. La lune qui brille doucement dans les airs éclaire ce front, ce visage digne du séjour des dieux, et qui, dans sa pâleur, ressemble à une fleur que la main d'une vierge a coupée; touchées d'une tendre pitié, elles couvrent de baisers ses beaux yeux. Les dieux des mers viennent eux-mêmes, montés sur des monstres marins, entourer la barque légère. Ils en font un char de triomphe; quatre dauphins y sont attelés avec un joug de corail; il la traînent sur la plaine humide avec une admirable rapidité. Suivi de tout ce divin cortége, le malheureux amant vogue ainsi jusqu'au lever du jour. La barque alors vient aborder un délicieux rivage. Les nymphes et les dieux des mers y déposent Amadis sur un lit de jacinthes et de violettes; et c'est là qu'il est réveillé par les premiers rayons du soleil. Passez à cette description l'emploi d'une mythologie étrangère à celle qui fait la machine générale du poëme, et vous ne pourrez lui refuser une des premières places dans la riche collection que l'épopée romanesque peut fournir. [Note 158: C. XXXIX, st. 13 à 22.] Si je voulais montrer par des citations comment l'auteur d'_Amadis_ fait parler l'amour, et quel langage il prête aux diverses passions dont cette seule passion nous agite, je pourrais choisir également, ou les tourments auxquels Oriane est livrée quand, sur de fausses apparences, la jalousie s'est emparée de son cœur, où les plaintes et le désespoir du fidèle Amadis retiré sur _la Roche pauvre_, ou les regrets de Corisande séparée de son cher Florestan, ou ceux de Mirinde inquiète pour les jours d'Alidor; ou enfin, comme les amours épisodiques sont très-multipliés dans ce poëme, et que l'auteur paraît avoir eu autant de goût que de talent pour peindre ce sentiment dans toutes ses nuances, je pourrais faire encore d'autres choix. J'y trouverais bien à reprendre quelques-unes de ces recherches de pensée et de style dont peu de poëtes italiens sont exempts, et qui n'appartiennent qu'à une certaine nature idéale ou plutôt fictive; mais j'y trouverais souvent aussi l'expression de la véritable nature, et une grande abondance d'images passionnées, de pensées et de sentiments. Dans les comparaisons, genre d'ornements si essentiel au poëme épique, il joint au don d'imaginer le talent de peindre. Ainsi que tous les vrais poëtes, il trouve à tout moment entre les personnes ou les choses qu'il peint et tous les objets de la nature animée et inanimée, des rapports qui lui suffisent pour mettre sous nos yeux ces objets tels qu'ils se présentent à son esprit. Ces comparaisons n'ont pas toujours le mérite de la nouveauté, et les mêmes reviennent peut-être trop souvent. Les lions, les tigres, les ours, blessés et poursuivis par les chiens et par les chasseurs, ou leur disputant leurs petits; les sangliers et les taureaux défendant leur vie contre les meutes acharnées; les vents qui se combattent ou qui soulèvent les mers, les flots qui s'irritent ou s'apaisent, les vaisseaux agités par les vagues et poussés par des vents contraires, reviennent un peu fréquemment; et les mots, quoique toujours assez poétiques, ne relèvent pas toujours ce qu'il y a d'un peu commun dans les choses; mais assez souvent aussi, à défaut de nouveauté dans les objets, c'est la manière de les placer et de les présenter qui les relève. Quelquefois les grands accidents de la nature, rapprochés des accidents de la vie, produisent un effet inattendu. Par exemple, quand le Damoisel de la Mer combat, sous les yeux d'Oriane, un lion prêt à le dévorer, le danger qu'il court le fait pâlir; elle ne reprend ses couleurs et la vie que quand elle le voit vainqueur. «Comme lorsque de ses regards ardents le chien céleste brûle la terre[159], et enlève aux campagnes riantes les ornements dont Flore avait paré leur sein, si tout à coup le souffle d'un vent qui s'élève trouble l'air pur et le ciel serein par une pluie fraîche et abondante, les herbes et les fleurs reprennent leur verdure et tout l'éclat dont elles brillaient auparavant; ainsi cette beauté, que le froid glacé de la crainte avait effacée, renaît tout à coup sur le visage d'Oriane, digne de l'amour du ciel même.» Quelquefois il tire ses comparaisons des plus tendres affections de la nature humaine. Amadis attend des nouvelles d'Oriane. Un nain, qu'il avait laissé auprès d'elle, vient lui en apporter de funestes. Il court au-devant de ce nain, quoique sa seule vue soit pour lui d'un mauvais présage. «Une tendre mère[160], dont le fils est, depuis longues années, séparé d'elle, si elle voit de loin un de ses compagnons qui était parti avec lui de leur patrie, et qui est revenu sans lui, court avec inquiétude à sa rencontre, lui demande avant tout si son fils est vivant, et en reçoit une réponse affligeante et cruelle; ainsi le malheureux amant court au-devant du messager, et apprend de lui ce qui trouble toute sa joie.» [Note 159: C. I, st. 73.] [Note 160: C. XXX, st. 7.] Il est assez ordinaire de comparer avec la grêle les coups que portent les combattants; la vue de ce qui arrive quelquefois pendant l'hiver sur les montagnes a fourni au Tasse une comparaison moins commune. «Des sommets de l'Apennin qui partage l'Italie[161], la neige que l'aquilon emporte, au mois de décembre ou de janvier, ne tombe point aussi épaisse, que les coups de ce bras, dont la force égale l'adresse, tombent sur le dur acier.» Un effet physique de l'eau et du feu lui sert à peindre, dans le cœur de l'homme, le combat et les alternatives de la raison et de l'amour. «De même que si l'on jette sur une liqueur chaude et bouillante une liqueur glacée[162], le bouillonnement s'arrête tout à coup, mais bientôt l'eau se réchauffe, et le murmure augmente; de même si dans notre ame le secours de la raison arrête quelquefois le désir et réprime les sens, ils reprennent bientôt leur empire et la ramènent avec plus de force aux impressions du plaisir.» [Note 161: C. XXXI, st. 19.] [Note 162: C. XXXIV, st. 7.] De doux objets de la nature champêtre dictent à l'ame sensible du Tasse une autre comparaison. Oriane est depuis quelque temps éloignée de la cour de son père et secrètement unie avec Amadis; il y reparaît, mais caché sous ce nom de _beau Ténébreux_, déjà devenu célèbre, Oriane l'accompagne déguisée, couverte d'un voile et d'habits qui la rendent méconnaissable. Amadis reçoit les plus grands honneurs, et sa compagne les partage. La reine sa mère la félicite d'être la dame d'un chevalier si accompli. «Les feuilles d'un jeune arbrisseau, dit le poëte[163], ou l'herbe fraîche et vive ne tremblent point à la douce haleine d'un vent léger, qui souffle pendant les heures brûlantes d'un jour d'été, ni le chevreuil qui côtoye un clair ruisseau, à la vue d'un chien agile dont il craint de devenir la proie, autant que tremble Oriane devant son père, et à l'aspect de sa tendre mère.» [Note 163: C. XLVIII, st. 40.] Il faudrait trop de citations si l'on voulait donner des exemples de tous les autres genres de talent poétique que ce poëme réunit; la manière dramatique dont l'auteur annonce ses personnages et dont il les met en scène; l'art avec lequel il ménage sans cesse des surprises; la nature variée de ses épisodes, et son adresse à les entremêler avec l'une ou avec l'autre de ses trois fables principales, adresse égale à celle qu'il emploie pour lier ces trois fables entre elles; l'abondance et le naturel qu'il met dans l'expression des passions tendres, la grâce et la fidélité de ses peintures, l'heureux emploi qu'il fait des trésors de la poésie antique, l'éclat qu'il donne aux apparitions subites et aux merveilles de la féerie; la richesse et même le luxe de ses descriptions qui ont leur source, ou dans les inventions espagnoles et arabes, ou dans ce spectacle d'une nature magnifique habituellement offert dans la partie de l'Italie qu'il habita long-temps. Mais avec tant de qualités qui manquent à des poëmes plus heureux, comment arrive-t-il donc que l'_Amadis_ soit si peu connu en France, qu'il ne le soit même pas aujourd'hui beaucoup plus en Italie? Un peu d'uniformité dans le tissu de la fable, malgré tous les ressorts qui y sont employés, un peu de faiblesse dans le style, quoique d'ailleurs assez élégant, et surtout extrêmement doux; une longueur démesurée, car, sans en avoir compté les vers, ce que la division par octaves rendrait pourtant assez facile, on peut les porter de cinquante à soixante mille, tout cela peut y avoir contribué; mais la corruption des mœurs, déjà grande au temps de l'auteur et qui n'a pas diminué depuis, n'y serait-elle pas aussi pour quelque chose; et la perfection, l'élévation, la constance de ces amours chevaleresques, qui ne sont dans aucun autre poëme au même degré, ni si généralement répandues que dans _Amadis_, ne seraient-elles pas en partie la cause de son discrédit? Quoi qu'il en soit, on doit conseiller de lire ce poëme à tous ceux qui ont assez de loisir pour consacrer beaucoup de temps à des lectures purement agréables; à ceux pour qui la peinture des sentiments tendres, délicats, et trop généralement décriés sous le titre de _romanesques_, a encore de l'attrait; à ceux enfin qui veulent connaître véritablement tout ce que la poésie italienne a produit de précieux, qui ne se contentent pas d'ouï-dire et de simples aperçus, qui veulent ne prononcer qu'en connaissance de cause, et ne juger que d'après eux. On ne doit pas, à beaucoup près, donner le même conseil pour tous les romans épiques publiés dans le cours de ce siècle, où la passion pour la poésie romanesque fut une espèce de fureur. J'en ai indiqué plus de soixante, et peut-être en est-il échappé à mes recherches ou à ma mémoire: mais combien peu m'ont paru dignes d'occuper et d'arrêter quelque temps mes lecteurs! Plusieurs de ces poëmes ne comportaient que de simples notes, ou tout au plus quelques citations de ce qu'ils avaient, non de bon, mais d'extraordinaire et de bizarre; enfin, le plus grand nombre n'a pu être que nommé ou même désigné dans des énumérations rapides. Toute cette abondance n'est donc pas richesse. Elle prouve seulement ce que j'ai dit de la passion du siècle pour l'épopée romanesque: elle prouve aussi qu'en donnant trop de liberté aux arts de l'imagination, en craignant trop de gêner leur essor, et en les affranchissant des règles, on en multiplie bien les productions, mais non pas les chefs-d'œuvre. Les imaginations extravagantes et désordonnées fourmillent alors, les imaginations riches et vraiment fécondes sont toujours rares. Depuis la fin de l'autre siècle, ou le _Morgante_ du _Pulci_ éveilla en Italie ce goût pour le roman épique, qui devint bientôt après une passion, puis une mode, parmi ce grand nombre de poëmes, dont la plupart encore sont d'une énorme longueur combien en reste-t-il que l'on doive, ou même que l'on puisse lire, à moins d'avoir un but particulier, tel que celui que je me suis proposé dans mes recherches? Il reste, pour la fable de Charlemagne et de Roland, ce _Morgante maggiore_, monument curieux sous plus d'un rapport, mais qui satisfait plus souvent la curiosité que le goût; l'_Orlando innamorato_, non tel que le laissa le _Bojardo_, son ingénieux auteur, mais tel qu'il fut ensuite refait par le _Berni_; surtout, et par-dessus tout l'_Orlando furioso_ du grand Arioste, le chef-d'œuvre du genre, et qui, fût-il seul, suffirait pour que ce genre fût consacré. La Table ronde n'a produit que _Giron le Courtois_ de l'_Alamanni_, encore, quel que soit le mérite de son auteur, ce poëme a-t-il trop peu d'attrait et de charme, pour que l'on puisse avoir un scrupule de ne le pas lire, ou un regret de ne l'avoir pas lu. La fable d'_Amadis_ est plus heureuse; le poëme de _Bernardo Tasso_ lui suffit; il mériterait de sortir de l'oubli où on le laisse, et de reprendre le rang qu'il eut dans l'opinion des hommes les plus éclairés et des meilleurs juges de son siècle. C'est donc à quatre ou cinq romans épiques que se borne réellement cette richesse. Mais n'en est-ce donc pas une prodigieuse chez une seule nation et dans un seul siècle? Et qu'est-ce donc, quand on pense que, chez cette nation, l'épopée se partage en trois branches, et que ce n'en est ici que la première? Elle appartient en propre à l'Italie. Nous y avons vu l'épopée romanesque naître, se développer, s'égarer, se perfectionner. Chez un peuple éminemment doué d'imagination et de sensibilité, elle s'empara puissamment de l'une et de l'autre. Elle ouvrit d'abord un champ trop vaste au génie; en procurant de grandes jouissances, elle fit peut-être un grand mal; long-temps elle accoutuma les esprits à se repaître, non-seulement de fictions, mais de chimères, et à se passionner pour des extravagances et des fantômes. Mais le génie, essentiellement ami du vrai, finit, en s'appropriant ces inventions désordonnées et vides d'intérêt, par les réduire dans de plus justes limites, par se faire à soi-même des règles, qui devinrent dès-lors celles de cette partie de l'art, et par créer, au milieu de tant d'invraisemblances réelles, une sorte de vraisemblance hypothétique qu'il ne fut plus permis de blesser. Il peignit allégoriquement les vertus et les vices, donna aux sentiments du cœur de l'intérêt et du charme, et porta au plus haut degré d'énergie l'héroïsme militaire et l'enthousiasme guerrier. Il sut même flatter sa nation, ou du moins quelques-unes de ses familles les plus illustres, par des fictions qui donnaient pour constantes des origines souvent suspectes, et sanctionnaient pour ainsi dire les prétentions de l'orgueil. C'était tout ce que pouvait faire le génie, et son ouvrage fut consommé quand il eut rehaussé ces inventions ainsi réduites par tous les ornements d'une imagination brillante, par l'expression poétique la plus abondante et la plus riche, par tous les trésors d'une langue née poétique, et, déjà depuis deux siècles, rivale des idiomes anciens les plus parfaits. Mais enfin il manquait toujours à ces créations ingénieuses ce fond d'intérêt historique que la fable peut embellir, mais qu'elle ne peut suppléer. Si des esprits trop graves avaient autrefois traité de contes d'enfants les fictions d'Homère, qu'était-ce donc que les fictions du _Bojardo_ et de l'Arioste? Il était temps de traiter au moins comme des enfants, tels que le furent autrefois les Grecs, un peuple aussi spirituel que l'avaient été ceux de la Grèce; il était temps que le poëme héroïque, ou la véritable épopée, naquît, et qu'elle se joignît du moins au roman épique, devenu une partie trop importante et trop riche de la littérature nationale, pour qu'il fût désormais ni désirable, ni possible de l'effacer. Quelques poëtes l'avaient tenté dès le commencement de ce siècle: mais, arrêtés par le préjugé qui avait décidé que les langues modernes ne convenaient qu'à des sujets frivoles, et que dans des ouvrages sérieux on ne devait employer que le latin, c'était dans cette langue qu'ils avaient essayé de faire parler la Muse épique[164]. Ce n'était point l'histoire qu'ils lui avaient d'abord donné à traiter, mais la religion, ses dogmes, ses mystères. Le mystère de l'incarnation avait fourni à Sannazar son poëme _de Partu Virginis_; la vie et la mort du Christ avaient dicté à Vida sa _Christiade_. L'histoire profane et même contemporaine avait eu son tour; et _Ricciardo Bartolini_ avait célébré dans l'_Austriade_ la gloire de la maison d'Autriche[165]. [Note 164: On trouve dans une lettre d'Annibal _Caro_ une preuve bien évidente que cette opinion régnait alors. Il avoue à l'un de ses amis qu'il aura bientôt achevé une traduction en vers libres de l'_Enèide_ de Virgile, traduction qui a fait sa gloire, et dont il ne parle cependant que comme d'un jeu ou d'un essai sans conséquence. _Cosa cominciata_, dit-il, _per ischerzo, e solo per una pruova d'un poema, che mi cadde nell'animo di fare dopo che m'allargai dalla servitù. Ma ricordandomi poi che sono tanto oltre con gli anni, che non sono più a tempo a condur poemi, fra l'esortazioni degli altri ed un certo diletto che ho trovato in far pruova di questa lingua con la latina, mi son lassato trasportare a continuare, tanto che mi trovo ora nel decimo libro._ Puis il ajoute: _So che fo cosa de poca lode, traducendo di una lingua in un'altra; ma io non ho per fine d'esserne lodato, ma solo per far conoscere (se mi verrà fatto), la richezza e la capacita di questa lingua contra l'opinion di quelli che asseriscono che non può aver poema eroico,_ _nè arte, nè voci da esplicar concetti poetici, che non sono pochi che lo credono._ Cette lettre est datée de Frascati, 14 septembre 1565, c'est-à-dire, quatorze mois avant la mort de l'auteur. (T. II des Œuvres d'Annibal _Caro_, Venise, 1557, p. 272.)] [Note 165: M. Denina, premier Mémoire sur la Poésie épique, Recueil de l'Académie de Berlin, année 1789, pages 484 et 485. Ces trois poëmes latins étaient en effet imprimés avant que le _Trissino_ formât le projet du sien; les deux premiers sont assez connus; le troisième, qui l'est beaucoup moins (_de Bello Narico, Austriados libri XII_) avait été publié dès 1515. L'illustre auteur des _Révolutions d'Italie_, dans le mémoire cité ci-dessus, ajoute aux deux poëmes de Sannazar et de Vida, celui de Fracastor, intitulé: _Joseph_, et à l'_Austriade de Bartolini_, le poëme de Jérôme _Falletti_, Piémontais, _de Bello Sicambrico_, et celui de _Lorenzo Gambara_, dont le sujet est la découverte du Nouveau-Monde, sous le titre de _Colombiados_; mais je ne pouvais les citer ici, parce que 1º, Fracastor, qui mourut en 1553, âgé de soixante et onze ans, n'entreprit le poëme de _Joseph_ que dans ses dernières années, et même il ne put l'achever; 2º la guerre célébrée par _Falletti_ dans son poëme _de Bello Sicambrico_, est celle de 1542 et 1543, en Flandre et dans le Brabant, entre Charles-Quint et François Ier.; _Falletti_, qui étudiait alors à Louvain, put, quelque temps après, prendre pour sujet cette guerre, mais son poëme ne fut publié par P. Manuce qu'en 1557; 3º. enfin, _Lorenzo Gambara_, auteur de la _Colombiade_, ne mourut qu'en 1586; c'était le cardinal Grandvelle qui l'avait engagé à composer ce poëme, et Grandvelle, ministre favori de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, ne fut fait cardinal, à la sollicitation de cette princesse qu'en 1561. Aucun de ces trois derniers poëmes n'avait donc précédé celui du _Trissino_, et même le dernier ne fut écrit que plus de douze ans après.] Il n'y avait qu'un degré de plus à franchir; il ne restait qu'à reconnaître que la langue dont le Dante s'était servi, et dans laquelle était écrite toute la partie héroïque du poëme de l'Arioste, était aussi forte, aussi énergique et aussi noble que l'exigeait le poëme épique du genre le plus élevé. Ce fut le _Trissino_ qui le reconnut le premier. Après avoir essayé dans sa _Sophonisbe_, comme nous le verrons bientôt, de faire renaître la tragédie antique, il essaya dans l'_Italia liberata_ de faire entendre à sa nation, dans son propre langage, les accents de la trompette épique. Son succès ne fut pas complet, mais il fraya la route et montra la possibilité de réussir; et si l'on ne doit de grands honneurs dans les arts qu'à ceux qui ont atteint le sommet, il est cependant aussi des couronnes pour ceux qui ont ouvert les premiers le chemin qui y conduit. CHAPITRE XIII. _Du poëme héroïque en Italie au seizième siècle; Notice sur la vie du Trissino; idée de son_ ITALIA LIBERATA _et de quelques autres poëmes héroïques, qui précédèrent celui du Tasse._ Je me suis beaucoup étendu sur l'épopée romanesque, sur sa nature, son origine et ses différents progrès, parce que ce genre de poëme appartient en propre aux Italiens modernes, qu'il a ses règles et ses convenances particulières; que personne encore en France ne s'était donné la peine de traiter ce sujet, et qu'en Italie même il n'avait pas été suffisamment approfondi. Le poëme héroïque, au contraire, né chez les Grecs, emprunta d'eux ses règles, sa marche, ses modèles. Lorsqu'on a dit que les Italiens, qui avaient depuis plus d'un demi-siècle des romans épiques, voulurent enfin, vers le milieu du seizième, avoir une épopée à l'imitation de celle des anciens, on a tout dit, ou du moins on n'a plus qu'à examiner comment ils y ont réussi. Je passerai donc tout de suite à ce que l'on sait de la vie du premier de leurs poëtes, qui forma cette louable et difficile entreprise. Jean-Georges _Trissino_ naquit à Vicence, le 8 juillet 1478, de Gaspard _Trissino_, issu de l'une des plus anciennes familles nobles de cette ville, et de Cécile _Bevilacqua_, fille d'un gentilhomme de Vérone. On dit qu'il fit très-tard ses premières études; cela est même prouvé par une lettre latine qui lui est adressée, et dans laquelle on lui dit: «Si vous avez commencé tard l'étude des lettres, il le faut attribuer à la tendresse de vos parents alarmés pour un fils unique sur qui reposait l'espérance de la succession et des immenses richesses d'une illustre famille[166].» Le jeune _Trissino_, qui avait perdu son père dès l'âge de sept ans, ne tarda pas à réparer le temps que lui avait fait perdre cette tendresse excessive de sa mère. Il fit des progrès rapides, d'abord à Vicence même, sous un prêtre, nommé _Francesco di Granuola_, et ensuite à Milan, sous le célèbre Démétrius Calcondile. Il témoigna dans la suite, par un monument public, sa reconnaissance pour ce dernier maître; Calcondile étant mort à Milan en 1511, _Trissino_ lui fit élever un tombeau dans l'église de Ste-Marie[167], et fit graver sur le marbre une inscription honorable qu'on y lit encore. [Note 166: Lettre de _Giano Parasio_, dans son recueil intitulé _De rebus per Epistolam quæsitis_, édit. de H. Étienne, 1567, p. 57.] [Note 167: Selon d'autres, de _San Salvador_.] De l'étude des langues grecque et latine, il passa à celle des mathématiques, de la physique, de l'architecture et de tous les arts qui peuvent entrer dans l'éducation la plus soignée. Il se maria en 1503[168], et ne songeant qu'à jouir tranquillement des douceurs de cette union et de celles de l'étude, il se retira dans une de ses terres. Il y fit bâtir une maison magnifique[169], dont il donna lui-même le dessin, et dont André _Palladio_, son élève en architecture, et qui devint depuis un si grand maître, dirigea les travaux. _Trissino_ vivait heureux dans sa retraite, cultivant les sciences, les arts, et surtout la poésie, pour laquelle il avait pris beaucoup de passion, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa femme, après qu'elle lui eut donné deux fils[170]. Cette perte lui fit abandonner la campagne. Il fit un voyage à Rome pour se distraire de sa douleur. C'est peut-être cette douleur même qui lui suggéra l'idée de composer sa _Sophonisbe_, la première tragédie où l'Europe moderne vit renaître quelques étincelles de l'art des anciens. Léon X, qui occupait alors le trône pontifical, et qui avait conçu beaucoup d'amitié pour _Trissino_, voulut faire représenter cette tragédie avec la magnificence qui brillait dans toutes ses fêtes; mais il n'est pas sûr qu'il ait exécuté ce dessein. Bientôt il reconnut dans l'auteur d'autres talents que celui de la poésie. [Note 168: Avec _Giovanna Tiene_.] [Note 169: A _Criccoli_ sur l'_Astego_.] [Note 170: _Francesco_ et _Guilio_] Il le chargea d'ambassades importantes auprès du roi de Danemark, de l'empereur Maximilien et de la république de Venise[171]. _Trissino_ y acquit l'estime de ces puissances, et dans l'intervalle des missions honorables qui lui étaient confiées, il se lia d'amitié avec les savants et les grands hommes, dans tous les genres, qui remplissaient la cour de Léon X. [Note 171: En 1516.] Après la mort de ce pontife, il retourna dans sa patrie, et s'y remaria avec Blanche _Trissina_, sa parente, dont il eut un troisième fils[172]. Le pape Clément VII ne tarda pas à le rappeler à Rome et à lui témoigner la même estime et la même confiance que Léon X. Il le députa, en différents temps, à Charles-Quint et au sénat de Venise, et lorsqu'il alla couronner solennellement cet empereur à Bologne, _Trissino_ fut un des principaux officiers dont il voulut être accompagné. Dans cette cérémonie, il eut, disent ses biographes, l'honneur de porter la queue de la robe du pape[173]. C'était à faire le premier une tragédie telle que la _Sophonisbe_ qu'il y avait réellement de l'honneur, et point du tout à porter la queue d'une robe. Fut-il ou ne fut-il pas créé chevalier de la Toison d'Or par Charles-Quint ou par Maximilien? C'est un point sur lequel ces mêmes historiens ne sont pas d'accord. L'opinion qui paraît le plus au gré de _Tiraboschi_, est qu'il eut la permission d'employer cette Toison dans ses armes, et de prendre même le titre de chevalier, mais qu'il ne fut pas effectivement admis dans l'ordre; et il n'y a pas le moindre inconvénient à être de cet avis. [Note 172: _Ciro._] [Note 173: Nicéron, t. XXIX, p. 109. Tiraboschi dit simplement que _gli sostenne lo strascico_.] Il est difficile de deviner sur quel fondement Voltaire, qui, quoi qu'on en ait dit, se trompe rarement en histoire, a écrit dans l'_Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations_[174], que le _Trissino_ était _archevêque de Bénévent_ quand il fit sa tragédie, et que le _Ruccellaï_ suivit bientôt _l'archevêque Trissino_. Il ne fut jamais archevêque ni de Bénévent, ni d'ailleurs, ni même, comme on voit, ecclésiastique. Cette erreur de fait a passé dans quelques écrits estimables[175], et c'est ce qui m'engage à en avertir[176]. [Note 174: C. CXXI.] [Note 175: Entre autres dans un éloquent discours de M. Chénier pour l'ouverture des écoles centrales.] [Note 176: C'est sans doute pour réparer cette erreur que Voltaire a mis dans sa dédicace de _la Sophonisbe de Mairet réparée à neuf_, que _le prélat Giorgio Trissino, par le conseil de l'archevêque de Bénévent......_, choisit le sujet de Sophonisbe, etc. Mais le _Trissino_ n'était pas plus prélat qu'archevêque; et l'on ignore quel est l'archevêque de Bénévent qui lui donna ce conseil.] _Trissino_ revint à Vicence dans le dessein de se retirer des affaires et de se livrer paisiblement à la composition de son poëme dont il avait déjà, depuis plusieurs années, conçu l'idée et tracé le plan; mais il trouva sa famille dans le trouble, et lui-même, à compter de ce moment, n'eut presque plus de jours tranquilles. L'aîné de ses deux fils du premier lit était mort; le second, nommé Jules, était brouillé avec sa belle-mère et voyait avec jalousie la prédilection de son père pour le fils qu'il avait eu d'elle. _Trissino_, mécontent de ces brouilleries, prit Jules en aversion, résolut de le déshériter et de laisser tout son bien à son dernier fils. Jules, l'ayant su, lui intenta un procès pour avoir le bien de sa mère. Pour comble de malheur, Blanche _Trissina_ mourut[177]. Son mari désolé maria son jeune fils, et se retira à Rome pour fuir les procédures et tâcher de vivre tranquille. Il y demeura quelques années; il termina et publia son grand poëme, l'_Italia liberata da' Gothi_, l'Italie délivrée des Goths. Pendant ce temps, son fils Jules poursuivait son procès à Venise, où il était soutenu par tous les parents de sa mère. Le _Trissino_ fut obligé de se rendre aussi dans cette ville[178], et, comme il était attaqué de la goutte, il fit ce long voyage en litière. [Note 177: En 1540.] [Note 178: En 1548.] De là il passa à Vicence, où il trouva que Jules venait de faire saisir provisoirement tous ses biens. Il en fut tellement irrité, qu'il revit son testament, et déshérita entièrement ce fils ingrat. Jules n'en fut que plus animé à suivre son procès et à consommer sa vengeance. Ayant gagné dans toutes les formes, il s'empara aussitôt de la maison et de la plus grande partie des biens de son père. Rome était toujours le refuge du _Trissino_ dans ses chagrins. Il s'y retira encore, et dit un éternel adieu à son pays, dans huit vers latins dont voici le sens: «Cherchons des terres placées sous un autre climat, puisque par une fraude insigne on m'enlève ma maison paternelle; puisque les Vénitiens favorisent cette fraude par une sentence cruelle, qui approuve les pièges tendus par un fils à son père, qui veut qu'un fils puisse chasser de ses antiques possessions un père malade et accablé de vieillesse. Adieu, maison charmante; adieu, mes pénates chéris: je suis forcé dans ma misère d'aller chercher des dieux inconnus[179].» [Note 179: _Quæramus terras alio sub cardine mundi, Quando mihi eripitur fraude paterna domus; Et favet hanc fraudem Venetum sententia dura, Quæ nati in patrem comprobat insidias; Quæ natum voluit confectum ætate parentem_ _Atque ægrum antiquis pellere limitibus. Cara domus valeas, dulcesque valete penates; Nam miser ignotos cogor adire lares._ (_Opere del Trissino_, Verona, 1729, in-4º., t. I, p. 398, _ed ultima_.)] Mais il ne survécut pas long-temps à cette disgrâce, et mourut à Rome vers la fin de 1550, âgé de soixante-douze ans. Les principaux ouvrages qu'il a laissés, outre son poëme et sa tragédie, sont une comédie intitulée _i Simillimi_, tirée des _Ménechmes_ de Plaute, des poésies lyriques italiennes et latines, et plusieurs ouvrages en prose, presque tous sur la grammaire et sur la langue italiennes. Il fut du petit nombre d'hommes qui, nés avec une grande fortune, ont cependant le goût des lettres, et les cultivent aussi laborieusement que si elles étaient nécessaires à leur existence: mais il ne put éviter, malgré cet avantage, le malheur commun à presque tous les littérateurs célèbres, d'être détournés de leurs travaux par des contradictions et des affaires, et de terminer dans l'infortune des jours consacrés à l'accroissement des lumières ou des jouissances de l'esprit. Le génie du _Trissino_ était naturellement grave; ce n'était pas celui de son siècle. Il vit le goût naissant du théâtre ne produire que des comédies où la bouffonnerie tenait trop souvent lieu de comique, et il voulut faire une tragédie à l'imitation des anciens; il vit la passion universelle que l'on avait pour l'épopée n'enfanter dans le plus grand nombre que des extravagances monstrueuses, et même, dans un petit nombre choisi, que des rêveries aimables, des ombres sans corps, des fantômes sans réalité; et il voulut faire un poëme héroïque, fondé sur une action véritable, intéressante pour son pays, et seulement embellie de fictions, au lieu d'être une fiction elle-même; il vit enfin que toutes les oreilles étaient séduites par la forme sonore de l'octave et par l'harmonieux entrelacement des rimes, et il voulut adapter à l'épopée, comme il l'avait fait à la tragédie, le vers non rimé, libre ou _sciolto_, dont quelques écrivains le regardent comme l'inventeur[180]. Le mauvais succès de sa tentative a détourné de l'imiter, et l'_ottava rima_ est restée en possession du poëme épique[181]. Il n'est pourtant démontré, ni que s'il eût écrit en octaves son poëme, tel qu'il est d'ailleurs, il eût réussi davantage, ni que s'il eût évité les autres défauts de son poëme et s'il l'eût écrit en vers libres meilleurs que ne le sont les siens, il eût aussi mal réussi. En lisant l'_Énéide_ d'Annibal _Caro_, s'avise-t-on de regretter la rime et l'octave. [Note 180: _E comune opinione_, dit le _Quadrio_, _che il verso sciolto piano fosse nella volgar poesia introdotto da Giorgio Trissino_. (_Stor. e Rag. d'ogni Poesia_, t. III, p. 420.) Le même auteur avoue que d'autres en attribuent l'invention à _Jacopo Nardi_, dans sa comédie de l'_Amicizia_, d'autres au _Ruccellaï_, dans son poëme des Abeilles, etc.] [Note 181: On a gardé le _verso sciolto_ pour la tragédie, la comédie, la pastorale, le poëme didactique, les épîtres, églogues, et autres petits poëmes, et presque généralement aussi pour les traductions des poëmes épiques grecs et latins.] Le sujet que choisit _Trissino_ devait intéresser l'Italie dans tous les temps; mais il avait de plus, à cette époque, le mérite de l'à-propos. «C'était, dit M. Denina[182], dans le temps où l'Italie retentissait encore de la voix tonnante de Jules II, où après la dissolution de la ligue de Cambrai, on criait partout hautement qu'il fallait chasser les barbares de l'Italie. L'_Histoire de la Guerre des Goths_ par Procope venait de reparaître. On en trouve même une traduction italienne imprimée en 1544, trois ans avant l'édition de l'_Italia liberata_, qui se fit à Rome en 1547.» [Note 182: Premier Mémoire sur la Poésie épique, Recueil de l'Académie de Berlin, année 1789.] L'action qu'il entreprit de célébrer est trop connue pour qu'il soit besoin d'autre chose que de la rappeler en peu de mots. Bélisaire, général de Justinien, après avoir vaincu les Vandales en Afrique, parvenu au plus haut degré de faveur et de gloire, passe en Italie par ordre de cet empereur, et la délivre du joug des Goths qui l'opprimaient depuis près d'un siècle; tel en est le fond historique. Le Père éternel substitué au Jupiter d'Homère, les anges aux dieux inférieurs, des apparitions, des enchantements, des miracles, tel en est le merveilleux. L'histoire avait manqué aux meilleurs romans épiques: on peut dire qu'elle est trop scrupuleusement suivie dans le poëme du _Trissino_. Des imitations d'Homère existaient bien dans quelques-uns des premiers, mais déguisées sous des formes nouvelles, et même l'Arioste était un poëte homérique, plutôt qu'un imitateur d'Homère. Le _Trissino_ se modela si exactement, ou si l'on veut si servilement sur Homère, qu'il transporta dans son poëme les descriptions, les petits détails, les expressions de l'_Iliade_, quelquefois même des épisodes entiers. «Il en a tout pris, hors le génie, dit Voltaire[183]. Il s'appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre. Il cueille les fleurs du poëte grec; mais elles se flétrissent dans les mains de l'imitateur.» Une analyse rapide des premiers livres de son poëme suffira pour nous faire juger de la manière dont il emploie et les personnages historiques, et les agents surnaturels, et surtout les fréquentes imitations d'Homère. D'abord, il invoque dans ce sujet chrétien Apollon et les Muses. «Venez, leur dit-il chanter par mon organe[184] comment ce juste, qui mit en ordre le Code des Lois[185], délivra l'Italie du joug des Goths; qui, depuis près d'un siècle, la tenaient dans un dur esclavage.... Dites-moi ce qui put l'engager à cette glorieuse entreprise.» Et, sans plus de préparatifs, il commence sa narration. [Note 183: _Essai sur la Poésie épique_, ch. V.] [Note 184: _Per la mia lingua._ (C. I, v. 4.)] [Note 185: Justinien.] Le Très-Haut qui gouverne le ciel, placé au milieu des bienheureux, regardait un jour les affaires des mortels, quand une des Vertus qui l'environnent, celle que nous nommons Providence, dit en soupirant: «O mon père chéri, de qui dépend tout ce qui se fait là bas sur la terre, ne vous sentez-vous point ému de pitié en voyant la malheureuse Italie soumise aux Goths depuis tant d'années?»--On sent tout de suite que cette Vertu est la Pallas d'Homère parlant à Jupiter. Le Père éternel répond en souriant que le temps d'accomplir ses promesses est arrivé, que ce qu'il a dit une fois _et affirmé d'un signe de sa tête_, ne peut manquer d'arriver. Il réfléchit ensuite quelques moments, et prend enfin le parti d'envoyer vers Justinien l'ange _Onerio_ (c'est-à-dire l'ange des songes). Il lui donne ses ordres et lui dicte ce qu'il doit dire de sa part à cet empereur. L'ange emmène avec lui la Vision, se revêt de la figure vénérable du pape, marche vers Durazzo en Albanie, où était Justinien, le trouve endormi dans sa chambre, sur son lit, et se plaçant près de sa tête, lui ordonne, de la part de l'Éternel, d'assembler son armée et de délivrer l'Italie des Goths. Il lui répète homériquement les propres paroles dont le Père éternel s'est servi. L'empereur s'éveille: il appelle Pilade, son valet de chambre, et lui demande ses habits. Suit la description très-détaillée de la toilette de l'empereur. Aucune partie des vêtemens n'est oubliée, ni la chemise du lin le plus fin et le plus blanc, ni le corselet de drap d'or, ni les chaussettes de soie, ni les souliers de velours couleur de rose. On lui apporte de l'eau dans une aiguière de crystal, sous laquelle est un grand vase de l'or le plus pur. Il se lave les mains et le visage, et s'essuie avec une serviette blanche brodée tout alentour. Un écuyer fidèle peigne sa blonde chevelure ondoyante, et ajuste sur sa tête le bonnet impérial et la couronne enrichie de perles et d'or. Ce n'est pas tout, il met sur le corselet un vêtement de velours ras cramoisi, richement brodé autour du cou et tout alentour des bords. Ce vêtement est serré par une belle ceinture, et le tout est recouvert d'un manteau magnifique de drap d'or, qui traîne à terre de la longueur de trois palmes, et rattaché sur l'épaule droite avec une perle ronde, plus grosse qu'une noix, si belle, si blanche et d'un si grand éclat, qu'une province ne pourrait la payer. Ainsi vêtu, Justinien s'assied sur un trône d'or, et ordonne aux ministres de ses commandements d'appeler tous les grands, les généraux et les guerriers de marque à un conseil général; mais d'avertir d'abord le grand Bélisaire, Paul comte d'Isaurie, Narsès et Audigier, pour qu'ils se rendent sur-le-champ auprès de lui. Ils viennent; il leur fait un accueil honorable, leur dit quel est son dessein, que le conseil général s'assemble, que peut-être les chefs et les principaux officiers de l'armée qui croyaient aller attaquer les Maures d'Espagne, répugneront à marcher contre les Goths, peuple belliqueux et nombreux; qu'il attend alors de leur zèle et de leur attachement à sa personne, qu'ils parleront dans le conseil pour soutenir l'opinion de cette guerre. Cela dit, il sort avec eux, trouve dans les appartements du palais les grands et les chefs des guerriers qui lui font cortège, et se rend, ainsi entouré, à la salle du conseil. Grande description de cette immense basilique, large de trois cents pieds, et longue de cinq cents; colonnades, ornements, pavés en marbre et en mosaïque, estrade, sièges, leur matière précieuse, leurs formes, l'ordre dans lequel ils sont placés; d'abord ceux des douze comtes, puis ceux des rois soumis à l'empire, ensuite les sièges des grands officiers, des généraux, des principaux guerriers, etc. Justinien se lève appuyé sur son sceptre: ce sceptre, Dieu l'avait envoyé du ciel à Constantin; après sa mort, il resta caché pendant plusieurs années; il parvint ensuite au bon Théodose, et après lui à Justinien. L'empereur expose fort au long son dessein, et engage tous ceux qu'il a convoqués à dire librement leur opinion sur cette importante affaire. Le premier qui parle est le consul de cette année, Salidius, homme orgueilleux, rusé, envieux, ennemi de Bélisaire. Il s'oppose à l'entreprise. Le roi sarrazin Arétus, fils de la belle Zénobie, est du même avis. Il conseille de porter en Orient les armes de l'empire, et d'attaquer les Perses et non les Goths. Plusieurs autres rois d'Orient allaient parler dans le même sens; Bélisaire engage l'éloquent et sage Narsès à soutenir enfin l'opinion de la guerre d'Italie. Narsès, dans un discours long et adroit, réfute toutes les objections qui ont été faites, et conclut à la guerre contre les Goths. Bélisaire se lève ensuite, allègue d'autres motifs, mais conclut comme Narsès. L'assemblée annonce par son murmure qu'elle est généralement de l'avis de ces deux chefs. Le jeune et brave Corsamont se lève. C'était un roi barbare descendant de Thomyris, le plus fort, le plus intrépide et le plus beau de toute l'armée, après Bélisaire, à qui le poëte donne toutes les perfections du corps, comme toutes les qualités de l'ame. Corsamont ne dit que peu de paroles; il demande à marcher le premier, et même seul si l'on veut, contre les Goths. Son action énergique électrise le conseil; tous demandent la guerre. Justinien prononce qu'elle est résolue. Il nomme général en chef Bélisaire le Grand, qu'il appelle lui-même toujours ainsi. Il le charge de distribuer à son gré les autres emplois, et ordonne que chacun se tienne prêt à partir. Le vieux Paul l'Isaurien fait alors un grand éloge de Bélisaire, et propose que, pour rendre son autorité plus respectable et plus grande, l'empereur, après le repas, lui donne publiquement, à la tête de l'armée, le bâton de commandement. Justinien approuve ce conseil, va dîner, et charge Paul et Narsès d'assembler l'armée. L'empereur sort en effet en grande pompe de son palais. Il franchit les portes de la ville et arrive au camp. Il monte sur une estrade, au milieu de l'armée. Bélisaire seul est debout auprès de lui. Justinien annonce aux soldats, et la guerre d'Italie, et le choix qu'il a fait de Bélisaire pour les conduire à la victoire. Toute l'armée applaudit et jette des cris de joie. L'empereur allait se remettre en marche, lorsqu'un prodige frappe tous les esprits. Près des barrières du camp était un petit tertre, couvert de buissons de myrtes et d'autres arbrisseaux, où une infinité de petits oiseaux avaient fait leurs nids. Un énorme dragon sort tout à coup de son repaire, et se met à dévorer les petits. Les mères effrayées semblent, par leurs cris, implorer du secours. Un aigle fond du haut des airs sur le dragon, et l'emporte. Un moment après, un autre dragon vient continuer le ravage et dévorer les petits oiseaux; un second aigle fond encore sur lui et le tue. Tout le monde, et l'empereur lui-même est frappé d'étonnement; mais Procope, excellent astrologue, explique ce prodige. Les petits oiseaux sont les peuples d'Italie; le dragon est le roi des Goths; l'aigle est Bélisaire. Un second roi goth voudra prendre la place du premier; mais Bélisaire le vaincra de même; ainsi le veut l'Éternel. Alors Justinien satisfait rentre dans la ville et dans son palais, après avoir donné à Bélisaire l'ordre de partir sous trois jours avec l'armée. Ainsi finit le premier chant. Dans le second, Bélisaire fait ses préparatifs. Il présente à l'empereur la liste des généraux et des chefs de tous les corps de l'armée. Le poëte se sert de ce moyen pour les faire tous connaître, comme Homère dans ses revues. Il invoque comme lui les Muses avant de commencer cette énumération. Elle est précédée d'une description très-étendue de l'état où était alors l'empire romain, de ses grandes divisions, de ses provinces, de la partie de celui d'Occident qui était occupée par les Goths, et d'une histoire abrégée de leur usurpation. Enfin Bélisaire termine le second livre en faisant embarquer l'armée. La scène change au troisième livre. Le jeune et beau Justin, neveu de l'empereur et héritier de l'empire, avant de partir avec Bélisaire, se rend le soir chez l'impératrice Théodora, qui l'invite à souper avec elle et ses deux nièces, Astérie et Sophie. L'Amour, le petit dieu d'Amour lui-même, avec ses flèches et son carquois, saisit ce moment pour blesser le cœur de Sophie, qui conçoit pour Justin une passion aussi vive qu'elle est subite. Il en ressent une pareille; cependant il part; elle reste en proie au trouble et aux tourments de cette passion naissante. Elle se confie à sa sœur qui la console et lui donne quelques espérances. Le jour paraît; le grand Bélisaire, après avoir entendu dévotement la grand'messe[186], monte sur son vaisseau, se met encore à genoux, et adresse au Dieu de l'univers une fervente prière. Dieu l'entend, et garantit le succès de son entreprise par un mouvement de sa tête divine, qui fait trembler le monde. (On voit ici, comme dans les tableaux des plus grands peintres modernes, le Jupiter olympien percer à travers la première personne de la Trinité.) La flotte cingle en pleine mer. L'empereur la voit partir, d'un balcon de son palais. L'ange _Nettunio_ se place, le trident en main, à la poupe du vaisseau que monte Bélisaire. Il commande aux vents, qui obéissent, dirigent rapidement la flotte et la font entrer au port de Brindes. [Note 186: _Avendo udita_ _Divotamente una solenne messa._ (C. III.)] Cependant Sophie, restée à Durazzo, gémissait de l'absence de Justin. Sa sœur Astérie parle pour elle à l'impératrice, et la trouve disposée à unir les deux amants. Le difficile est d'obtenir l'agrément de l'empereur, et qu'il rappelle Justin pour ce mariage. C'est ici qu'est une scène imitée d'Homère, dont Voltaire s'est moqué avec raison. Tout le monde connaît cet épisode délicieux. Junon, dans l'_Iliade_[187], veut procurer la victoire aux Grecs, malgré la protection que Jupiter accorde aux Troyens. Elle n'en voit pas de meilleur moyen que d'aller trouver sur le mont Ida son redoutable époux, de lui prodiguer les plus tendres caresses et de l'endormir dans ses bras. Pour y réussir, elle a recours à toutes les recherches de la toilette; retirée dans un appartement secret que lui avait construit son fils Vulcain, elle se baigne dans une liqueur divine, fait couler sur son beau corps une essence céleste qui parfume le ciel et la terre; elle peigne sa belle chevelure qui descend en boucles ondoyantes; elle revêt une robe d'un tissu divin, où Minerve épuisa son art, l'attache autour de son sein avec des agrafes d'or, et s'entoure de sa riche ceinture. Elle y ajoute la ceinture même de Vénus, qu'elle obtient d'elle sous un faux prétexte, ceinture magique, ou plutôt ingénieux emblème, où se trouvent réunis les charmes les plus séduisants, l'amour, les tendres désirs, les aimables entretiens, et ces doux accents, dit le bon Homère, qui dérobent en secret le cœur du plus sage[188]. [Note 187: L. XIV.] [Note 188: Trad. de M. Bitaubé.] Par le conseil de Vénus, elle cache ce tissu précieux et l'attache sous son beau sein. Enfin, elle monte sur l'Ida, et va se montrer à Jupiter dans tout l'éclat de sa parure. A cette vue, il se sent enflammé plus qu'il ne le fut jamais pour elle. Il la presse; elle se défend. Elle craint que dans un lieu si découvert quelque dieu ne les aperçoive: elle n'oserait plus rentrer dans l'Olympe. Il existe dans leur palais une retraite impénétrable à tous les regards; elle lui propose de s'y rendre, si son épouse a tant de charmes pour lui. Mais Jupiter lui promet qu'ils seront environnés d'un nuage que le soleil même ne pourra pénétrer. Alors elle n'a plus rien à répondre, et en effet elle ne répond rien. La terre complaisante et sensible à leurs feux, D'un gazon doux et frais se couronna autour d'eux; Le tapis émaillé s'élève et se colore Des plus riches présents sortis du sein de Flore; Et la molle hyacinthe et le lys orgueilleux Forment aux deux époux un lit délicieux, Que d'un nuage d'or l'ondoyante barrière Dérobe à l'œil perçant du dieu de la lumière, Tandis que la rosée, en larmes de crystal, Tombait, en humectant le trône nuptial. C'est ainsi que M. de Rochefort, de l'ancienne académie des belles-lettres, a rendu cette description charmante, l'éternel modèle des descriptions riantes et voluptueuses. Si toute sa traduction d'Homère était ainsi, elle eût laissé peu de chose à faire à de nouveaux traducteurs. Le _Trissino_ a voulu s'approprier tout cet admirable tableau. Théodora n'a pas envie d'endormir Justinien, mais d'obtenir de lui le retour de Justin, et son union avec Sophie. La voilà donc qui fait aussi sa toilette, qui s'enferme dans sa chambre, se déshabille, se baigne, parfume ses membres délicats, met une chemise blanche, et des bas couleur de rose, qu'elle attache au-dessus du genou: _Onde le coscie bianche Pareano avorio tra vermiglie rose._ Ses pantouffles d'étoffe d'or sont liées avec de beaux rubans. Elle peigne ses cheveux blonds et ondoyants, et les parfume comme Junon; mais elle met dessus une coiffe d'or, enrichie de pierres précieuses, qui n'était pas à la mode du temps d'Homère, non plus qu'une robe de damas blanc qu'elle passe par dessus sa tunique d'or, et qui est taillée en carrés, rejoints avec de grosses perles et des nœuds d'or, au milieu de chacun desquels brillent des diamants du plus grand éclat. Cette belle robe est peut-être là pour nous dédommager de la ceinture de Vénus, qui n'y est pas; mais la ceinture valait mieux, et l'on sent en effet que son charme manque dans toute cette imitation ou plutôt dans cette parodie d'Homère. L'impératrice ainsi parée va trouver l'empereur, qui rêvait à son expédition d'Italie, dans un jardin de son palais. Il la reçoit à la façon de Jupiter; elle se défend à la manière de Junon. Elle craint d'être vue, et lui propose de rentrer dans leur appartement, de fermer les portes, _E sopra il vostro letto Poniamci, e fate poi quel che vi piace._ Justinien n'a pas de nuage à ses ordres comme l'époux de Junon, mais il n'en est pas besoin. Personne, dit-il, ne peut venir au jardin par ma chambre; je l'ai fermée en entrant, et j'en ai la clef à mon côté. Vous aurez aussi fermé la porte de la vôtre, car vous ne la laissez jamais ouverte. _E detto questo subito abbracciolla; Poi si colcar nella minuta erbetta._ Alors l'herbe tendre, les fleurs, les arbrisseaux, les oiseaux, les eaux mêmes et les poissons, prennent part à leurs plaisirs et semblent jouir de leur amour.--Cela fut sans doute très-agréable pour leurs majestés, mais cela est fort dégoûtant pour le lecteur, qui ne peut voir sans une sorte d'indignation profaner par cette copié indécente et presque bourgeoise, une peinture voluptueuse, mais délicate et divine, objet de l'admiration de trente siècles. Théodora, par ce moyen honnête, obtient de l'empereur tout ce qu'elle veut. Il consent au retour et au mariage de Justin. On envoie un exprès à ce jeune prince, qui est si empressé de revenir qu'il brave les approches d'une tempête. Il s'embarque; la tempête s'élève. Son vaisseau est violemment agité; il tombe à la mer; l'ange _Nettunio_ le sauve, le pousse dans le port même de Durazzo. Il est jeté sur le rivage, prêt à mourir. Sophie apprend cette nouvelle, et le croit mort. Elle s'empoisonne avec du blanc dont se sert une de ses femmes, et dans lequel il entre du sublimé. Un médecin appelé à temps la guérit. Les deux amants se revoient, avec l'espérance d'être unis. Un autre ornement dont le _Trissino_ a voulu enrichir son poëme, et qu'il n'y adapte pas avec beaucoup plus d'adresse, ce sont les enchantements. L'armée des Grecs est débarquée à Brindes[189]. Le commandant a livré la place à Bélisaire. Ce général envoie huit guerriers à la découverte pour savoir ce que font les Goths, où est leur armée, et s'ils s'apprêtent à défendre les passages. Ils partent pour exécuter ses ordres; mais ils sont arrêtés à quelque distance par une belle et jeune fille qui leur fait une fable et les attire au bord d'une fontaine enchantée. Là ils rencontrent une espèce de géant ou de monstre qui leur dit son nom et les défie au combat. Ce nom est _Faulo_, qui signifie en grec[190] méchant, mauvais, dépravé; c'est le génie du mal. Sa sœur _Acratie_[191] [c'est-à-dire l'Intempérance] qui commande dans ce canton, l'a placée là pour empêcher qu'aucun mortel ne goûte des eaux de cette fontaine. Sept des chevaliers grecs sont renversés, et emmenés prisonniers par deux géants qui accompagnent _Faulo_. Le huitième refuse le combat, et va tristement annoncer à Brindes la défaite de ses compagnons et leur captivité. L'intrépide Corsamont demande à Bélisaire la permission d'aller les délivrer. Le général nomme avec lui deux autres chefs, et celui qui était un des huit premiers. Ils vont tenter de nouveau l'aventure; mais cette fois un ange, déguisé sous les traits du vénérable Paul, comte d'Isaurie, les met au fait. Cette fontaine était née des larmes d'Arété[192] [la Vertu], qui était autrefois honorée dans ces mêmes lieux, et qui avait pour nièce Synésie[193] [la Sagesse]. On avait dit à la méchante Acratie que ses jardins et son palais devaient être détruits par Synésie; elle la fit assassiner par son frère _Faulo_. Arété en eut tant de douleur que ses larmes furent changées en cette fontaine, dont les eaux ont la vertu de guérir tous les maux, et de rompre tous les enchantements. Acratie l'ayant su, fit prendre, par son frère, Arété et ses filles, qu'elle retient depuis ce temps dans une affreuse prison; et ce frère couvert d'armes enchantées et par conséquent invincible, empêche que qui que ce soit ne puisse toucher cette eau merveilleuse. L'ange apprend aux chevaliers le moyen de vaincre _Faulo_, et de délivrer à la fois Arété et leurs compagnons d'armes. Ils ne manquent pas de suivre ses conseils. _Faulo_ est renversé, obligé de se rendre et de les conduire au palais de la coupable Acratie sa sœur. Elle a inutilement recours à tous ses enchantements; il faut enfin qu'elle cède, qu'elle rende les chevaliers, et ce qui lui coûte davantage, qu'elle brise les fers d'Arété. La divine Arété est rétablie dans tout son pouvoir; les avenues sont libres, et les libérateurs de l'Italie peuvent désormais y pénétrer. Ces fictions alambiquées remplissent deux livres entiers. Il faudrait de bien beaux vers pour les rendre supportables, et ceux du _Trissino_ auraient pu gâter les fictions les plus heureuses. [Note 189: L. IV.] [Note 190: [Grec: Phaulos Φαΰλος.]] [Note 191: D'Αχρατής, εος.] [Note 192: Αρετή.] [Note 193: Σύνεσις.] Comme nous cherchons surtout dans les ouvrages ce qui peut indiquer les opinions et les mœurs du temps où il furent écrits, il y a encore dans ce poëme un incident, non pas imaginaire, mais historique, qui mérite quelque attention. Il est bon de se rappeler, en le lisant, que le _Trissino_ fut successivement en faveur auprès de deux papes, chargé par eux de missions importantes et honorables, et que, soit avant, soit après la publication de son poëme, il n'éprouva de la part du Saint-Siège ni reproche ni disgrâce. Voici le trait dont il s'agit. Bélisaire est assiégé dans Rome par les Goths. La disette se fait sentir dans la ville; il prend le parti d'envoyer par mer les femmes, les enfants, les vieillards, à Gaëte, à Naples et à Capoue. Il propose cet avis dans le conseil où assistait le pape Sylvère. Ce pape, fils d'un autre pape[194], avait été élu par l'ordre et les menaces de Théodat, roi des Goths, contre la volonté du peuple romain, qui nommait alors les souverains pontifes. Il était envieux de Bélisaire et son ennemi secret; il s'oppose seul à cette mesure; mais le conseil l'adopte, et l'exécution suit aussitôt. Le général des Goths, qui commandait le siège, sachant que Sylvère était offensé du peu de faveur que son opposition avait eue dans le conseil, qu'il était en général disposé en faveur des Goths, dont il était l'ouvrage; «sachant de plus que souvent les prêtres sont si possédés de l'amour du gain, qu'ils vendraient le monde entier pour de l'argent[195],» fait faire à ce pape des promesses, et lui envoie des présents qui le corrompent. Il s'engage à livrer une des portes de Rome. Mais Dieu ne permet pas que le crime soit consommé. Il envoie l'ange _Nemisio_ [celui de la vengeance divine] avertir Bélisaire de ce complot. Bélisaire fait arrêter le pape à l'instant même où il signait le pacte fait avec les Goths. Sylvère, convaincu de son crime, est mené devant le général, qui lui déclare qu'il a cessé d'être pape, qu'il ne l'a même jamais été, et qu'il va rassembler le peuple pour décider de son sort. [Note 194: D'Hormisdas.] [Note 195: _Ancor sapea che spesse volte i preti Han così volto l'animo alla robba, Che per denari venderiano il mondo._ (_Ital. lib._, l. XVI.)] Alors l'ange _Palladio_ (celui qui joue le rôle de Minerve, déesse de la prudence) prend encore la figure de Paul l'Isaurien, et conseille à Bélisaire de ne point faire paraître le pape au milieu de cette assemblée du peuple, qui pourrait se porter à des excès contre le coupable, de le déposer tout simplement et de lui faire donner un successeur. «Je veux vous dire[196], ajoute-t-il [et il ne faut pas oublier que c'est un ange qui parle], je veux vous dire ce qu'un ami de Dieu, qui était prophète, m'a dit de certains papes qui existeront dans le monde. Voici ses paroles: Le siège où Pierre fut assis sera usurpé par des pasteurs qui seront éternellement la honte du christianisme. Ils porteront au dernier degré l'avarice, la luxure et la tyrannie. Ils ne penseront qu'à agrandir leurs bâtards, à leur donner des duchés, des seigneuries, des terres, des pays entiers; à conférer même, sans pudeur, des prélatures et des chapeaux à leurs mignons et aux parents de leurs maîtresses[197] [le terme italien est moins honnête]; à vendre les évêchés, les bénéfices, les offices, les privilèges, les dignités; à n'y élever que des infâmes; à violer toutes les lois, à dispenser pour de l'argent des meilleures et des plus divines; à ne garder jamais leur foi; à passer leur vie entière parmi des empoisonnements, des trahisons et d'autres crimes; à semer entre les princes chrétiens tant de scandales, tant de querelles et de guerres, que les Sarrazins, les Turcs et tous les ennemis de la foi en profiteront pour s'agrandir. Mais leur vie scélérate et honteuse sera enfin connue du monde; et le monde, revenu de son erreur, corrigera tout ce mauvais gouvernement des peuples du Christ.» Ainsi parla cet ange, et il disparut. Ce n'est pas ici un Dante, gibelin effréné et par conséquent ennemi des papes, ni un poëte satirique habitué à frapper indifféremment tout ce qui se trouve à portée de ses traits; c'est un poëte grave et un ambassadeur de deux papes qui fait descendre du ciel un ange, et qui le fait parler ainsi. [Note 196: _Ibid._] [Note 197: _Delle lor bagascie._] Au reste, à en juger par le peu d'éditions qu'eut ce poëme, il ne fit pas dans le monde un grand bruit, ni par conséquent un grand scandale. Les neufs premiers chants furent imprimés à Rome, en 1547, les dix-huit autres à Venise l'année suivante[198], et, depuis ce temps jusqu'en 1729, aucun imprimeur ne s'avisa de faire reparaître l'_Italia liberata_, ouvrage cependant de vingt années, couvert d'éloges si l'on veut, mais ennuyeux, languissant, et pour tout dire en un mot, illisible. Une autre preuve que ce genre austère de poëmes et ces vers non rimes ne présentèrent aucun attrait aux esprits, séduits par les inventions libres et par les stances harmonieuses de l'Arioste, c'est qu'il s'écoula vingt ans entre la publication du poëme du _Trissino_ et celle d'un autre poëme héroïque, dont l'auteur nommé _Oliviero_, né à Vicence comme lui, est si peu connu qu'on ne trouve pas même son nom dans le Tiraboschi et dans d'autres bibliographes italiens[199]. Ce poëme intitulé l'_Alamanna_ est en vingt-quatre chants. L'auteur crut intéresser davantage en traitant un sujet contemporain. Ce sujet est la ligue protestante de Smalcalde terrassée par l'empereur Charles-Quint. Le _Trissino_ avait mal imité Homère: l'_Oliviero_ imite mal Homère et le _Trissino_. Il emploie comme celui-ci le vers libre; mais sa versification est encore plus prosaïque et plus faible que celle de son modèle. Son merveilleux est à peu près le même, excepté que dans l'époque qu'il a choisie, il n'a pu placer d'enchantements. [Note 198: Le papier des trois volumes est tout-à-fait semblable, ce qui fait penser que le premier, quoique daté de Rome, fut imprimé à Venise comme le second et le troisième. Ils le sont avec les caractères particuliers inventés par _Trissino_, ce qui fut peut-être une raison de plus de leur peu de succès. Le poëme reparut pour la première fois dans les Œuvres complètes de l'auteur, Vérone, 1729, 2 vol. in-4º. L'abbé Antonini donna la même année une édition du poëme seul, à Paris, 3 vol in-8º.] [Note 199: Comme _Fontanini_, dans sa _Bibliothèque italienne_, _Apostolo Zeno_ dans ses notes sur cette _Bibliothèque_, où il a cependant réparé bien d'autres omissions de _Fontanini_, etc.] Le père éternel médite sur les destinées des mortels. Saint Pierre, alarmé pour l'Église qu'il a fondée, des progrès de la secte de Luther et des préparatifs de la ligue de Smalcalde, implore la justice et la bonté du Très-Haut. Dieu promet la victoire à Charles-Quint, chef de l'armée catholique, et il confirme cette promesse par un signe de sa tête. Il charge deux déesses, dont les noms grecs signifient la Providence et la Destinée[200], d'aller trouver la Négligence et la Paresse, de leur commander de sa part de s'emparer du landgrave qui commande l'armée de la ligue, et de rendre vains tous ses préparatifs et tous ses projets; d'aller trouver aussi la Diligence et la Promptitude, de leur ordonner en son nom de presser la réunion des alliés catholiques, et de tout hâter pour que leur armée puisse agir. [Note 200: _Pronia_ ou _Pronoia_ et _Peprômena_.] Ces commissions sont fort bien faites. En conséquence, tout se ralentit d'un côté, tout s'accélère de l'autre. Le landgrave, au lieu de marcher, s'amuse à faire la revue de ses troupes. Charles-Quint réunit les siennes, et l'attaque avec impétuosité. Cependant les succès de la guerre se balancent; et même l'armée de la ligue réduit celle de l'Empire à de fâcheuses extrémités. Mais enfin l'empereur, et l'Éternel qui le soutient, et saint Pierre, et les anges l'emportent; les Furies, qui étaient sorties de l'enfer pour aider leurs amis, y sont replongées; l'Hérésie est terrassée et la ligue dissoute. Il n'y avait guère qu'un prince à qui ce poëme pût plaire: c'était Philippe II. L'auteur le lui a dédié. La puissance de ce successeur de Charles-Quint, dit M. Denina, et peut-être ne dit-il pas assez, n'était pas plus agréable à une grande partie de l'Europe que la ligue des protestants, qui voulait balancer cette puissance[201]. Ce poëme avait donc contre lui le malheur et la tristesse du sujet, la pauvreté des inventions, la faiblesse du style; il n'avait en sa faveur qu'une fort belle édition, qui est unique et qui est devenue rare et chère[202]. C'est un mérite aux yeux des amis des livres, mais non des amis de la poésie et des lettres. L'_Alamanna_ de l'_Oliviero_ est un poëme mort-né. [Note 201: Mémoire cité ci-dessus, p. 114, note.] [Note 202: Venezia, Valgrisi, 1567, in-4º] On en peut dire autant d'un poëme qu'on ne sait trop si l'on doit ranger parmi les épopées romanesques ou parmi les épopées héroïques, mais que l'on peut mettre avec certitude au nombre des ouvrages ennuyeux; c'est l'_Ercole_ de J.-B. Giraldi[203]. Ce laborieux écrivain, qui fit des tragédies en vers[204], des nouvelles en prose, des poésies lyriques, un traité sur les romans, etc.; voulut aussi cueillir le laurier épique. Dans un temps où la chevalerie était le seul sujet à la mode, on peut demander pourquoi il en choisit un mythologique, et parmi tous les sujets que la fable pouvait lui fournir, pourquoi il préféra celui d'Hercule. Il était de Ferrare et secrétaire du duc Hercule II; ce fut probablement ce qui le décida, espérant bien trouver l'occasion de faire des rapprochements qui pourraient flatter son altesse. Il n'y manqua pas en effet, et surtout il fit descendre en ligne directe, dans son treizième chant, l'Hercule de Ferrare de l'Hercule Thébain. Du reste, il ne donna la préférence à aucun des exploits ou des travaux d'Alcide; tous lui parurent également dignes d'admiration et de louanges; il voulut les célébrer tous, et conduire son héros depuis le berceau jusqu'au bûcher[205]. Il avait, pour cela, distribué sa matière en cinquante chants, mais il resta en chemin et n'alla pas au-delà du vingt-sixième. [Note 203: Il y eut pourtant deux éditions de ce poëme; la première intitulée: _Dell'Hercole di M. Giovan Battista Giraldi Cinthio nobile Ferrarese_, etc., sans nom de lieu ni d'imprimeur, et sans date, in-4º.; la seconde à Modène, chez _Galdini_, 1557, in-4º.] [Note 204: C'est en parlant de ses tragédies, dans le volume VI de cet ouvrage, que je dirai le peu que l'on sait de sa vie.] [Note 205: _E ciò comincierò sin da le fasce, Che da le fasce Hercol mostrò quel ch'era, Perc' huom simile a lui, fin quando nasce, Indicio dà de la natura altiera._ . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Quindi è ch' io non mi vò fermar sovr'una Sola attion di questa nobil alma, Che tra le ilustri non ne trovò alcuna Che di lauro non sia degna e di palma._ (C. I, st. 2 et 3.)] Rien de plus régulier que son plan, car il fait avancer de front la vie de son héros et son poëme; l'action n'est pas une, mais toutes les actions étant celles d'un seul héros, elles sont ainsi ramenées à l'unité. Cependant la forme romanesque d'un prologue au commencement de tous les chants, et d'un adieu à la fin, lui parut si généralement adoptée, qu'il n'osa s'en écarter; et sans qu'il y ait rien dans le reste de son ouvrage qui ait aucun rapport avec le roman épique, il lui donna du moins celui-là. Mais si ce fut pour les inventeurs de cette forme agréable, et surtout pour le poëte qui l'avait perfectionnée, un moyen de se varier et de plaire, et si _Giraldi_ eut en l'adoptant la même intention, il n'eut point le même succès. Il est fort indifférent qu'il interrompe son récit ou qu'il le continue, puisqu'on est arrêté, dès le premier chant, par l'impossibilité de s'y intéresser et de le suivre. On en pourrait encore dire presque autant de l'_Avarchide_ du célèbre _Alamanni_. J'ai dit dans la Vie de ce poëte que ce fut l'ouvrage de sa vieillesse; aussi n'y voit-on ni verve ni chaleur. Ce n'est pas dans les détails seulement, comme le _Trissino_, qu'il s'efforce d'imiter l'_Iliade_, c'est dans le plan et dans la contexture entière de son poëme. Ses héros sont le roi Artus, Lancelot, Tristan et les autres chevaliers de la Table ronde; il les fait agir et parler comme Agamemnon, Achille, Ajax et les autres chefs de la Grèce. Lancelot est amoureux de Clodiane, fille de Clodasse, roi d'une partie des Gaules. Gaven, roi d'Orcanie, la lui dispute. Artus assiége Clodasse dans la ville d'_Avarcum_ ou plutôt d'_Avaricum_, ancien nom de la ville de Bourges. La rivalité de Lancelot et de Gaven retarde les progrès du siége. Tristan se déclare pour Gaven contre Lancelot. Ils se querellent et s'injurient dans un conseil. Lancelot sort du conseil, furieux comme Achille. Il va se plaindre à la magicienne Viviane sa mère, qui le console comme Thétis. Par le conseil de Viviane, il se retire avec Galehault son ami, et avec leurs troupes. Ils forment un petit camp séparé, et ne veulent plus prendre part à la guerre. Le vieux roi Clodasse, enfermé dans la ville, est entouré de sa nombreuse famille comme Priam, et secouru par des alliés puissants. Il a perdu plusieurs de ses fils; mais la retraite de Lancelot donne aux assiégés des avantages dont ils profitent. Les batailles se multiplient. Les Bretons sont vaincus et réduits presque aux abois, sans que Lancelot, qu'Artus a essayé de flétrir, veuille sortir de son camp. Mais son ami Galehault a la même impatience que Patrocle, combat et périt comme lui de la main du plus redoutable des fils de Clodasse. Alors Lancelot reprend les armes, venge son ami, remplit de deuil la famille de Clodasse, et force à capituler la ville d'_Avarcum_. Tous les événements particuliers du siége sont aussi fidèlement calqués sur les particularités du siége de Troie; caractères pour caractères, discours pour discours, combats pour combats; rien n'y manque, si ce n'est l'essor poétique, la force et la vie. Il est impossible de lire vingt-quatre chants entiers de cette contrefaçon servile, remplis d'ailleurs de noms obscurs et barbares, qui s'opposent à toute harmonie dans les vers, comme le système général du poëme s'oppose à toute espèce d'intérêt. L'auteur prit le titre d'_Avarchide_ de l'ancien nom de la ville assiégée, comme le nom de l'_Iliade_ est formé de celui d'_Ilium_. Peu de Français, en voyant ce titre d'_Avarchide_, devinent que le sujet qu'il annonce est le siège de Bourges en Berri. Quoique l'_Alamanni_ eût prouvé par son poëme didactique de la _Coltivazione_ qu'il excellait dans le vers libre, il ne crut pas, comme le _Trissino_, devoir adapter cette forme de vers à la poésie héroïque, et il mit l'_Avarchide_ en octaves, comme il y avait mis le _Giron cortese_. Ce qui l'y détermina sans doute, ce fut de voir combien l'_Italia liberata_ était peu lue; mais l'_Avarchide_, quoiqu'en octaves, ne l'est pas et ne peut pas l'être davantage. Elle ne parut qu'après la mort de son auteur, la même année que l'_Alamanna_[206]. Deux ans auparavant _Francesco Bolognetti_, sénateur bolonais, avait public, aussi en octaves, les huit premiers chants d'un poëme héroïque intitulé: _Il Costante_, auquel il travaillait depuis quinze ans, et qui fut reçu avec de grands éloges par tout ce qu'il y avait alors de plus distingué dans les lettres. On comparait l'auteur au _Trissino_ et à l'_Alamanni_. Quelqu'un[207] alla même jusqu'à le comparer à l'Arioste, et à écrire positivement qu'il reconnaissait bien dans l'Arioste un plus heureux naturel, mais non pas plus de culture ni plus d'art. La fortune très-différente de l'_Orlando_ et du _Costante_ prouverait seule combien tout l'art et toute la culture du monde sont peu de chose sans un naturel heureux, c'est-à-dire sans le génie. [Note 206: 1567.] [Note 207: _Gianandrea dell'Anguillara_, dans une lettre citée par Tiraboschi, t. VII, part. III, p. 103.] Le héros de _Bolognetti_ est un Romain nomme _Ceionius Albinus_, qui avait accompagné l'empereur Valérien dans sa malheureuse guerre contre les Perses. L'ayant vu tomber entre les mains de Sapor, qui le plongea dans une dure captivité, il jura de consacrer sa vie à délivrer son empereur. Sa constance dans ce projet, malgré tous les obstacles qui s'y opposent et les dangers qui l'environnent, lui fit quitter son nom d'_Albinus_ pour celui de _Constant_, dont l'auteur a fait le titre de son poëme. Le merveilleux en est pris dans l'ancienne mythologie. C'est Junon qui est encore ennemie des Romains, et qui voyant que Valérien redevenu libre peut ramener par ses vertus les beaux jours de Rome, préfère que Gallien, son fils, jeune homme rempli de vices, règne à sa place, et s'oppose avec activité à toutes les entreprises de Constant. Les dieux tiennent conseil dans l'Olympe. Mars et Venus sont pour Constant, Junon seule lui est obstinément contraire. Elle inspire à Gallien une forte haine contre lui, et va chercher l'Envie dans son antre, pour qu'elle souffle ses poisons dans les cœurs de tous les courtisans. Vénus va se plaindre à Jupiter, et le conjure de venir au secours de ce héros pieux. Constant échappe aux piéges qui lui sont tendus; il repasse en Orient, où il ne cesse de s'occuper de la délivrance de Valérien, toujours contrarié par les mêmes obstacles, mais soutenu par le même courage et appuyé des mêmes secours. Après ces huit chants, le _Bolognetti_ en publia huit autres l'année suivante[208]. L'action s'y continue avec beaucoup d'unité, de régularité et de suite; mais quoiqu'elle paraisse fort avancée, et Constant presque sûr du succès à la fin du seizième chant, on ne sait pas précisément comment elle devait finir au vingtième. Ces quatre derniers chants n'ont jamais paru, ou peut-être même n'ont jamais été achevés; et l'histoire nous apprend que Valérien mourut prisonnier de Sapor, après trois ans de la plus dure captivité. Quoi qu'il en soit, la grande réputation qu'on avait voulu faire à ce poëme ne se soutint pas. Le style en est sage et assez pur; mais il ne pouvait tenir contre la force, la grâce et l'éclat poétique de celui de l'_Orlando_. Le plan était conforme aux règles du poëme héroïque, l'unité d'action bien conservée et la conduite excellente; mais la _Jérusalem_ qui parut bientôt après, réunit à ces qualités d'autres que le _Costante_ n'avait pas; et le _Bolognetti_, froissé pour ainsi dire entre l'Arioste et le Tasse, fut comme écrasé par leur renommée. Il est aujourd'hui presqu'entièrement oublié: on le nomme cependant toujours parmi ceux qui semblent ne pas mériter de l'être. [Note 208: En 1566.] CHAPITRE XIV. LE TASSE. _Notice sur sa vie._ SECTION Ire. _Depuis sa naissance jusqu'à sa fuite de Ferrare, en_ 1577. Le sort assez commun des hommes de génie, chez toutes les nations et dans tous les siècles, fut d'être persécutés pendant leur vie, et diversement jugés, même après leur mort. Cette destinée semble être encore plus généralement celle des poëtes épiques que des autres poëtes. On peut citer pour exemples Homère, Milton, le Camoëns, et surtout le Tasse. Ce dernier, plus malheureux que tous les autres, fut aussi le plus invinciblement voué par la nature au talent poétique. Fils d'un poëte, dès l'âge de sept ans il savait par cœur les plus beaux morceaux d'Homère et de Virgile, dans leur langue originale, et il composait des vers dans la sienne. A dix-huit ans, il publia un poëme épique en douze chants[209], et il conçut presque aussitôt le plan de sa _Jérusalem délivrée_. Déjà les recueils du temps offraient de lui des sonnets et d'autres poésies lyriques, déjà le nom de _Tasso_ était célèbre pour la seconde fois; et depuis ce temps jusqu'à sa mort, il ne cessa, même dans ses tristes infirmités et dans ses plus cruelles disgrâces, de produire des vers, dont la composition paraît avoir été l'un des besoins les plus impérieux, ou plutôt un des éléments de sa vie. [Note 209: Le _Rinaldo_.] A l'intérêt qu'inspire toujours le grand talent aux prises avec l'infortune, le Tasse joint encore celui qui s'attache à un grand caractère aux prises avec les passions. Aujourd'hui que l'on s'efforce de ressusciter le roman historique, le goût réclame avec raison contre la renaissance de ce genre qu'il avait aboli; mais il ne peut qu'approuver l'histoire quand elle a tout l'intérêt du roman. La Vie du Tasse a été principalement écrite par deux auteurs, dont chacun a des titres particuliers à notre confiance. L'un est le _Manso_, marquis de _Villa_, consolateur et généreux ami de notre poëte pendant ses dernières années, qui tenait de la bouche du Tasse la plupart des faits dont il n'avait pas lui-même été témoin, et qui écrivit cette histoire cinq ans seulement après la mort de son ami[210]. Mais il paraît avoir laissé quelquefois agir son imagination au défaut de sa mémoire, et il y aurait de l'imprudence à le croire toujours sans examen. L'autre est l'abbé _Serassi_, savant philologue et biographe du dernier siècle, qui a puisé ses matériaux dans les meilleures bibliothèques d'Italie, dans les archives de Modène, de Ferrare, de Bergame, dans les Œuvres et particulièrement dans les lettres du Tasse, sources moins variables et plus sûres, il faut l'avouer, que les traditions orales et que la mémoire. Il rectifie souvent son prédécesseur, mais dévoué à la maison d'Este, il est possible qu'il ait plutôt contredit que réfuté certains faits, lesquels ne peuvent avoir été ni altérés par le Tasse, ni imaginés par le _Manso_. [Note 210: En 1600. Voyez notes d'_Apostolo Zeno_ sur la Bibliothèque ital. de _Fontanini_, t. II, p. 130.] Ces deux ouvrages, le dernier surtout[211], sont d'une étendue considérable. Toutes les Vies du Tasse qui accompagnent les anciennes éditions et traductions de la _Jérusalem_ sont des abrégés du premier: pour les éditions et les traductions plus récentes, on a puisé dans le second; et c'est de-là principalement qu'un écrivain français plein d'esprit et de goût[212], a tiré la Vie du Tasse, qu'il a placée, d'abord en tête de la meilleure traduction que la _Jérusalem délivrée_ eût dans notre langue[213], et ensuite dans des _Mélanges_ intéressants; mais il a aussi suivi le _Manso_ surtout dans les commencements; et je serai forcé d'avertir que ce guide l'a quelquefois trompé. La crainte que des inexactitudes adoptées par un si bon esprit ne fussent autorité m'en impose la loi. Du reste, je prendrai indifféremment dans l'un ou dans l'autre des deux auteurs italiens ce qu'ils ont de conforme entr'eux: quand ils seront opposés, je me déciderai pour ce qui me paraîtra le plus vraisemblable. Peu de ces faits, relatifs aux temps les plus orageux de la vie du Tasse, sont d'une importance réelle pour sa gloire. Ni ses malheurs ni leur cause ne sauraient la ternir; et c'est de cette gloire qu'il s'agit, non de celle des princes qui lui durent une partie de leur propre gloire, à qui il dut ses infortunes, et à qui nous ne devons que justice et impartialité[214]. [Note 211: C'est un in-4º de 600 pages, édition de Rome, 1785. Il en existe une deuxième édition de Bergame, 1790, 2 vol. in-4º., mais je ne l'ai pas eue à ma disposition en composant cette Notice.] [Note 212: M. Suard.] [Note 213: Celle de M. Lebrun, aujourd'hui prince archi-trésorier de l'empire, duc de Plaisance, etc., édit. de 1803, Paris, 2 vol. in-8º.] [Note 214: Il a paru dernièrement en Angleterre une nouvelle Vie du Tasse: _Life of Torquato Tasso, with an historical and critical account of his writings_, by John Black, 2 vol. in-4º., 1810. Je regrette de n'avoir pu me la procurer avant de publier cette partie de mon ouvrage. La manière dont les Anglais traitent aujourd'hui la biographie me fait croire que j'y aurais trouvé des renseignements utiles. Au reste, les principales sources où l'auteur a puisé, c'est-à-dire, les deux Vies du _Manso_ et de _Serassi_, les Lettres du Tasse, ses Poésies ou _Rime_, etc., sont les mêmes d'où j'ai tiré les faits contenus dans cette Notice; mais forcé de resserrer dans un petit nombre de pages ce qu'il a pu étendre en deux volumes in-4º., je n'ai pu le plus souvent qu'effleurer ce qu'il lui a été permis d'approfondir.] Les premières circonstances de la vie de _Torquato Tasso_, sa famille, sa naissance[215], dans la délicieuse retraite de Sorrento, même ses premières disgrâces, nous sont déjà connues par la Vie de son père. Nous y avons vu les succès précoces du fils et les preuves de ce penchant irrésistible qui l'entraînait à la poésie; mais il faut reprendre avec plus de détail quelques-unes de ces circonstances. [Note 215: Le 11 mars 1544.] Ceux qui ont écrit sur les enfants extraordinaires ont bien eu le droit d'y comprendre le Tasse. Il n'avait pas encore un an, dit le _Manso_, que sa langue se délia, et qu'il commença même à parler sans bégayer comme font les enfants; ce qui, soit dit en passant, serait d'autant plus remarquable, qu'il eut pendant toute sa vie la parole lente et une sorte de bégaiement. Déjà il répondait aux questions qui lui étaient faites, et ce qui n'est pas moins étonnant, c'est que, dès ce temps de sa première enfance, il était toujours sérieux, toujours grave, et qu'on ne le vit jamais ni rire, ou même sourire, ni pleurer. Le _Manso_ tenait ces détails de gens qui les avaient reçus de la nourrice du Tasse, c'est dire assez combien ils ont besoin d'être rectifiés et réduits. Ce qui est plus positif, c'est qu'à trois ans il pouvait déjà profiter à Naples des leçons de D. _Giovanni d'Angeluzzo_, que son père lui donna pour gouverneur en partant à la suite du prince de Salerne; que lorsque _Bernardo_ revint deux ans après, il fut aussi surpris que charmé des progrès que son fils avait faits dans ses études; qu'enfin étant entré à sept ans aux écoles que les jésuites venaient d'établir à Naples[216], le jeune _Torquato_ y était à peine resté trois ans qu'il entendait et expliquait de mémoire les meilleurs auteurs latins et grecs; et qu'il composait et récitait d'une manière surprenante des discours et des vers latins. [Note 216: Les jésuites ne furent introduits à Naples qu'en 1551. _Orlandini, Hist. Soc. Jes. lib. XV_, cité par Tiraboschi et par Serassi.] Les malheurs et la proscription de son père vinrent troubler ces heureux commencements. L'attachement de _Bernardo_ pour le prince de Salerne l'avait fait déclarer rebelle; lorsqu'il fut revenu à Rome après un séjour de deux ans en France, il appela son fils auprès de lui. Le jeune _Torquato_, forcé de quitter une tendre mère qu'il ne devait plus revoir, lui adressa un sonnet touchant, que le _Manso_ dit avoir lu, et que notre dernier biographe a confondu avec une belle _canzone_ composée plus de vingt ans après[217]. [Note 217: En 1578, quand le Tasse se réfugia à la cour d'Urbin. M. Suard, dans sa Vie du Tasse, a traduit un fragment de cette _canzone_, et le contenu seul de ce fragment aurait pu suffire pour le détromper. Elle n'est point finie, et c'est grand dommage: ce qui en existe dans le recueil des Œuvres du Tasse commence par ces vers: _O del grand'Apennino_, etc. J'en parlerai dans la suite de cette Notice. On n'a conservé ni le sonnet dont il est ici question, ni les discours que le jeune _Torquato_ avait prononcés au collège.] Une erreur plus considérable où le _Manso_ l'a entraîné, c'est que _Torquato_, âgé seulement de neuf ans, fut nominativement compris dans la sentence prononcée contre son père. Cette circonstance ajouterait sans doute encore à l'intérêt qu'inspire les premières années du Tasse; mais elle est si peu vraie qu'il resta plus de deux ans à Naples après cette sentence, et qu'il n'y fut point inquiété[218]. A Rome, il reprit ses études, et les suivit pendant deux ans avec le même succès, sous les yeux de son père[219]. On a vu dans la Vie de _Bernardo_ ce qui l'engagea ensuite[220] à envoyer son fils à Bergame, sa patrie. _Torquato_ avait douze ans et demi, lorsqu'il y arriva sous la conduite d'_Angeluzzo_, son gouverneur. Il y fut reçu avec la plus grande tendresse, et logé dans le palais des chevaliers de sa famille; car c'est sous ce nom collectif de _la Cavalleria de' Tassi_, que sont toujours désignés, dans les lettres de _Bernardo_, les parents qu'il avait encore à Bergame. Six mois après, il fut appelé à Pesaro par son père, à qui le duc d'Urbin avait généreusement offert un asyle. Il y continua son éducation littéraire sous d'habiles maîtres, dont il partageait les leçons avec le fils même du duc. Ses études furent, comme auparavant, la philosophie et la poésie; mais il y joignit les mathématiques, et dès que l'âge le lui permit, les armes, et tous les autres exercices qui entraient dans l'éducation de la jeune noblesse[221]. [Note 218: La sentence est du mois d'avril 1552, et _Torquato_ ne partit de Naples, par ordre de son père, qu'en octobre 1554. (_Serassi_, p. 74.)] [Note 219: On ignore le nom du maître dont il suivit alors les leçons. Ce n'est point, comme l'a voulu le _Manso_, Maurice _Cattaneo_, compatriote et ami de _Bernardo Tasso_, qui n'enseigna jamais à Rome. Voyez _Serassi_.] [Note 220: En 1556.] [Note 221: _Le arti cavalleresche._] _Bernardo_ s'étant rendu à Venise pour faire imprimer l'_Amadigi_, y fit venir son fils[222]. Alors, _Torquato_, qui fut souvent occupé à copier des chants entiers du poëme de son père, fit une étude plus approfondie de la langue et des grands maîtres de la littérature italienne, surtout de Dante, Pétrarque et Boccace, et spécialement du premier. [Note 222: Mai 1559.] On conserve à Pesaro dans une bibliothèque particulière les notes et les observations qu'il fit sur ce grand poëte[223]; et en lisant la _Jérusalem délivrée_, il est aisé d'en apercevoir de fréquentes imitations. Il eut à Venise pour amis tous les littérateurs distingués qui l'étaient de son père[224]; mais après un an de séjour, il fut obligé de quitter cette ville et les études poétiques auxquelles il était livré, pour aller suivre à Padoue les écoles de droit. _Bernardo_, effrayé pour son fils de ses propres malheurs, auxquels cependant il aurait dû voir que la poésie avait plutôt apporté des consolations qu'elle n'en avait été la cause, exigea de lui ce sacrifice, trop involontaire pour qu'on n'en dût pas prévoir le fruit. En effet, _Torquato_ commença dans sa seizième année l'étude du droit à l'université de Padoue, sous le célèbre Pancirole; et à dix-sept ans, il avait fait.... un poëme épique. [Note 223: _Lettere inedite di Uomini illustri_, Firenze, 1773, p. 254. (_Serassi_, p. 91.)] [Note 224: _Molino_, _Veniero_, _Ruscelli_, _Atanagi_, etc.] J'ai dit ailleurs[225] la résistance que son père opposa d'abord à la publication du _Rinaldo_, et le consentement presque forcé qu'il y donna enfin. L'édition s'en fit à Venise[226]. Le jeune auteur le dédia au cardinal Louis d'Este, qui lui montrait une bienveillance particulière. Un poëme héroïque en douze chants, où les règles de l'unité étaient observées, où l'on remarquait de la sagesse dans la conduite, de l'imagination dans la fable et du talent dans le style, parut merveilleux dans un jeune homme de cet âge, et fut reçu en Italie avec des applaudissements universels. Il prouvait assez que le Tasse avait plus étudié les poëtes anciens et modernes que les livres de droit, et cependant il n'avait point négligé les derniers. Le _Manso_ même assure qu'il fut, dès la première année, en état de soutenir, non-seulement le droit civil, mais sur la philosophie, et qui plus est sur la théologie, des thèses qui étonnèrent les professeurs de cette université, et de prendre publiquement ses degrés dans toutes ces sciences. Mais cette assertion est dépourvue de tout fondement[227]. Le Tasse n'étudia les lois que pendant un an[228]; il ne put même terminer sa philosophie, ni par conséquent prendre aucun degré dans ces deux facultés; et, quant à la théologie, il n'entreprit de s'y livrer que plus de vingt-cinq ans après[229]. [Note 225: Ci-dessus, p. 58.] [Note 226: En 1562.] [Note 227: C'est encore une des occasions où M. Suard a été trompé par sa confiance dans le _Manso_.] [Note 228: Jusqu'aux vacances de 1561.] [Note 229: En 1587.] Dès que son père eut enfin consenti qu'il abandonnât les lois, il se livra plus ardemment que jamais à ses études philosophiques et littéraires. Il suivait avec beaucoup d'application les leçons d'un maître[230] qui expliquait la Poétique d'Aristote; il assistait aux conférences particulières qu'un autre[231] tenait chez lui, sur des matières de philosophie et de littérature. Ses maîtres en éloquence et en philosophie étaient les plus célèbres professeurs de ce temps-là[232]. Il passa quelque temps après, avec eux, à Bologne, ou plutôt il fut invité à s'y rendre, de la part même du sénat, par les restaurateurs de cette université qui venait de se rouvrir, et à laquelle on désirait redonner son ancien éclat. _Torquato_ se rendit à cette invitation; et soit dans les exercices de l'université, soit dans les académies et des réunions particulières, il fit voir une facilité prodigieuse pour la discussion des matières les plus élevées et les plus abstraites. [Note 230: Le _Sigonio_.] [Note 231: _Sperone Speroni._] [Note 232: François _Piccolomini_ et Frédéric _Pendasio_.] Dès le temps de son séjour à Padoue, il avait conçu l'idée d'un poëme épique, dont la conquête de Jérusalem faite par les chrétiens, sous le commandement de Godefroy de Bouillon, serait le sujet. Il avait déjà fixé le nombre et choisi les noms des personnages qu'il y voulait introduire, imaginé différents épisodes et déterminé les endroits où ils devaient être placés. A Bologne, il commença l'exécution de quelques parties. On a conservé trois chants de cette première ébauche[233]: elle était dédiée au duc d'Urbin, sous la protection duquel le Tasse vivait à Bologne. Il n'avait alors que dix-neuf ans, et ce qui étonne, c'est que dans ce premier essai il se trouve plusieurs octaves qu'il replaça depuis dans son poëme, et qui s'y font remarquer par cette pompe du style héroïque qui semblait être naturelle en lui. [Note 233: Parmi les manuscrits d'Urbin, dans la Bibliothèque vaticane. Ils ont été publiés en 1722, mais très-incorrectement, dans l'édition générale des Œuvres du Tasse, faite à Venise.] Un désagrément imprévu le força de sortir de Bologne. Une satire piquante, où beaucoup de gens étaient maltraités, courait la ville. Le Tasse était lui-même un des plus maltraités de tous. Il s'en offensa si peu, qu'ayant retenu quelques vers, il les récitait en riant avec ses amis. Quelques personnes considérables de Bologne ne prirent pas la chose aussi gaîment, et accusèrent le jeune poëte d'être l'auteur de cette satire. On fit chez lui une descente juridique en son absence. Ses livres et ses papiers furent portés chez le juge criminel et rigoureusement examinés; on n'y trouva rien contre lui, et ils lui furent rendus; mais cet affront public, fait sur un simple soupçon et pour une cause si légère, à un jeune homme innocent et plein d'honneur, qui n'en pouvait tirer aucune satisfaction, lui donna un profond chagrin et le dégoûta de Bologne. Il prit sur-le-champ le parti d'aller trouver son père à la cour de Mantoue[234]. [Note 234: Février 1564.] En arrivant à Modène, il apprit que _Bernardo_ venait de partir pour Rome. Il s'arrêta donc chez les comtes _Rangoni_, princes amis des lettres, amis particuliers de son père, et dont les bons traitements lui firent bientôt oublier l'injuste mortification qu'il avait éprouvée à Bologne. Parmi les compagnons de ses premières études qu'il avait laissés à Padoue, le jeune Scipion de Gonzague, qui fut ensuite cardinal, lui était surtout resté attaché par une amitié solide, qui fut pendant toute la vie du Tasse une de ses plus douces consolations. Elle le fut en ce moment même. Scipion, ayant appris ce qui s'était passé à Bologne, lui écrivit pour l'inviter à venir se fixer auprès de lui à Padoue. Il avait établi dans son propre palais une académie, sous le titre des _Eterei_; il engageait son jeune ami à venir en faire l'ornement. Le Tasse se rendit à ce vœu de l'amitié; il fut accueilli comme il devait s'y attendre, et reçu dans l'académie, où il prit, suivant l'usage des académies italiennes, le nom de _Pentito_ (repentant), pour témoigner, dit le _Manso_, son regret du temps qu'il avait perdu à étudier les lois; ou plutôt, comme le dit _Serassi_, pour montrer son repentir d'avoir quitté cette ville, où il retrouvait de si bons traitements et de si chers amis, pour Bologne dont les habitants l'avaient traité avec tant de dureté et d'injustice. A Padoue, il reprit avec une nouvelle ardeur ses études philosophiques, sous un de ses anciens maîtres[235]. La morale et la politique d'Aristote l'occupèrent autant que sa poétique; mais surtout il s'enfonça dans toutes les profondeurs de la philosophie de Platon, philosophie analogue à l'élévation de son caractère et de son génie, et dont tout ce qu'il a écrit, soit en vers soit en prose, porte la noble empreinte. Il ne perdait point pour cela de vue sa _Jérusalem délivrée_, ou plutôt son _Godefroy_, comme il l'intitula d'abord: il dirigeait, au contraire, vers ce but toutes ses études, ses méditations, ses recherches. Il cueillait les plus belles fleurs des poëtes, des orateurs et des philosophes anciens, pour en enrichir son poëme. Encore incertain de la route qu'il devait suivre et des principes auxquels il devait définitivement s'attacher, il fit de cette incertitude même le sujet de ses réflexions habituelles; et de ces réflexions naquirent les trois discours ou traités qu'il composa cette année[236], sur la poésie en général, et particulièrement sur le poëme héroïque. Il les adressa tous trois à Scipion de Gonzague, mais ils ne furent publiés que plus de vingt ans après[237]. Ce qui les rend précieux, c'est cet âge même de l'auteur et le motif qui les lui fit écrire. Les poétiques écrites par des poëtes sont trop souvent des théories faites pour justifier après coup leur pratique. Ici ce sont les délibérations d'un jeune homme prêt à s'élancer dans la carrière (et ce jeune homme est le Tasse), qui examine toutes les routes frayées avant lui, et qui cherche de bonne foi celle qu'il doit tenir. [Note 235: Fr. _Piccolomini_.] [Note 236: 1564.] [Note 237: En 1587.] Les vacances de l'université lui permirent d'aller enfin voir son père qui était de retour à Mantoue. On ne peut exprimer la joie qu'éprouva ce bon vieillard à revoir son fils chéri, après une si longue absence, à s'assurer de ses progrès, à lire ses savants discours sur l'art poétique, à voir l'ébauche déjà tracée de son grand poëme. L'auteur d'_Amadis_ n'aurait peut-être pas vu sans peine un autre poëte épique s'annoncer avec de si grands avantages; mais son fils! quel plaisir n'eut-il pas à reconnaître que toutes les raisons qui l'avaient empêché de faire de son _Amadis_ un poëme régulier, au lieu d'un roman épique, n'avaient pu détourner son cher _Torquato_ du chemin tracé par Homère et par Virgile, et que déjà il y marchait avec tant de succès, que la palme du poëme héroïque moderne lui était désormais assurée! De retour à Padoue, le Tasse apprit que le cardinal Louis d'Este l'avait nommé l'un de ses gentilshommes, et le verrait avec plaisir à Ferrare avant que l'archiduchesse d'Autriche, qui venait épouser le duc Alphonse II, son frère, fût arrivée à la cour. Il s'y rendit avec empressement[238]; mais il trouva tout le monde si occupé des préparatifs de fêtes, de tournois, de spectacles, qu'il eut peine à obtenir une audience du cardinal. Louis le reçut enfin, lui fit un très-bon accueil; donna des ordres pour qu'il fût nourri et logé convenablement; surtout il déclara qu'il lui laissait une liberté entière, qu'il ne voulait pas que son service le détournât de ses travaux, et qu'il pouvait n'y paraître que quand il en aurait le loisir. Les fêtes que donna, pendant près d'un mois, cette cour galante et magnifique dans une occasion si solennelle, durent frapper vivement l'imagination du Tasse, nourri de la lecture des romans de chevalerie, et qui voyait réaliser, dans les joutes et dans les tournois, les scènes romanesques les plus brillantes[239]. [Note 238: Octobre 1565.] [Note 239: Voyez Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1561 et 1565.] Les fêtes finies, la cour réduite à la famille ducale, le cardinal se rendit à Rome pour l'élection d'un pape, et laissa le Tasse à Ferrare. Deux sœurs du duc et du cardinal, Lucrèce et Léonore d'Este faisaient l'ornement de cette cour. Leur mère, Renée de France, leur avait donné l'éducation la plus soignée, et leur avait inspiré dès l'enfance le goût des lettres, de la poésie, de la musique, en un mot, de tous les arts[240]. Toutes deux étaient aimables et belles; mais ni l'une ni l'autre n'était plus de la première jeunesse. Lucrèce avait trente-un ans, et Léonore trente. L'aînée avait brillé dans les fêtes: une indisposition avait empêché la seconde d'y paraître, ou, comme elle aimait peu le bruit et le monde, lui avait servi de prétexte pour s'en dispenser. Le Tasse fut d'abord présenté chez Lucrèce, et se trouva bientôt assez dans ses bonnes grâces pour qu'elle le présentât elle-même chez sa sœur. Il ne tarda pas à être également bien venu chez les deux princesses. Il les avait déjà célébrées dans son _Rinaldo_, principalement Lucrèce[241], et cette circonstance contribua sans doute à le mettre en faveur auprès d'elle. Peu de temps après, Lucrèce l'introduisit aussi chez le duc son frère. Alphonse qui connaissait ses talents, sachant qu'il avait commencé un poëme sur la conquête de Jérusalem, l'accueillit, le caressa, l'encouragea fortement à mettre à fin son entreprise. Ces encouragements lui firent reprendre un travail interrompu depuis près de deux ans. Il résolut de dédier son poëme au duc Alphonse et de le consacrer à la gloire de cette maison, dont il recevait alors tant de faveurs. [Note 240: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 96.] [Note 241: _Lucretia Estense è l' altra i cui crin d'oro Lacci e retisaran del casto amore_, etc. (C. VIII, st. 14.)] Il eut fini en peu de mois les six premiers chants. A mesure qu'il les composait, il les lisait aux deux princesses. Leurs applaudissements enflammaient et soutenaient sa verve. Cette grande composition ne l'empêchait pas de saisir toutes les occasions de leur adresser de ces poésies que nous nommons fugitives, parce que la plupart du temps leur mérite disparaît avec l'occasion qui les a fait naître. Quelques-unes de celles que le Tasse fit alors intéressent non-seulement par leur beauté, mais parce qu'en les lisant on espère pouvoir fixer son opinion sur la nature des sentiments qui l'attachaient à l'une des deux sœurs. C'est, comme on sait, le sujet d'une grande controverse, qui n'est pas beaucoup plus futile que la plupart de celles qui ont divisé les savants. Est-ce donc une chose de si peu d'intérêt pour les amis des lettres que ce qui paraît avoir influé sur la destinée d'un grand homme, aussi attachant par ses malheurs qu'admirable par son génie? Je reviendrai là-dessus dans la suite, et ne veux pas interrompre le fil des événements. Le Tasse, instruit que le séjour du cardinal d'Este à Rome devait se prolonger encore, fit un voyage à Padoue[242]. Ses amis, et surtout Scipion de Gonzague furent enchantés de le revoir. Il les consulta sur ce qu'il avait fait du _Godefroy_, et fut encouragé de plus en plus par leurs suffrages. De Padoue, il se rendit à Milan, puis à Pavie, où il passa près d'un mois; et ensuite à Mantoue, pour voir et embrasser encore une fois son père. Enfin il revint à la cour de Ferrare, où son crédit augmentait en proportion de sa renommée. Il s'offrit une nouvelle occasion d'y briller, qui peut servir à faire connaître l'esprit de son siècle. L'amour n'était pas alors seulement un sentiment ou une passion: il était encore une science. Le Tasse se piquait d'y exceller, prétention bien excusable dans un philosophe de vingt-deux ans. D'ailleurs ce philosophe était un poëte dont l'amour s'était emparé presque dès son enfance. Ses premiers vers, faits à Bologne et à Padoue, avaient été des vers d'amour[243]. A Ferrare, ses hommages et ses vers s'adressèrent à Lucrèce _Bendidio_, jeune dame, non moins célèbre par les grâces et la vivacité de son esprit que par sa beauté; mais il avait un rival redoutable dans J. B. _Pigna_, secrétaire du duc Alphonse; le _Pigna_ soupirait et rimait aussi pour elle; le Tasse, dont les vers valaient beaucoup mieux, avait d'autant plus besoin de ménagements et d'adresse pour ne pas se brouiller avec un homme qui pouvait lui nuire auprès du duc. Léonore, sa protectrice, s'aperçut de son embarras, et lui suggéra un moyen d'en sortir. Au lieu de continuer à faire des vers pour la belle Lucrèce, il prit trois grandes _canzoni_, que le _Pigna_ venait de composer pour elle, et qu'il nommait peu modestement _les trois Sœurs_[244]; le Tasse fit sur ces trois odes, en les prenant strophe par strophe, des considérations savantes et profondes de philosophie amoureuse, et les dédia à la princesse qui lui avait donné ce conseil[245]. L'amour-propre de l'auteur, flatté des éloges que lui donnait son jeune rival, ne lui permit pas d'apercevoir un certain ton d'ironie qui règne surtout dans la comparaison que le Tasse fait, en finissant, entre les poésies du secrétaire ducal et celles de Pétrarque; il vécut avec lui en bonne intelligence; et grâce aux conseils de Léonore, Lucrèce _Bendidio_ put continuer à recevoir les hommages de tous les deux. [Note 242: Au printemps de 1566.] [Note 243: Treize sonnets de lui, que l'_Atanagi_ publia en 1565; t. I de ses _Rime di diversi nobili poeti Toscani_, sont presque tous de cette espèce; ceux qui se trouvent parmi les poésies des académiciens _Eterei_, sont de même; et dans son dialogue philosophique intitulé _il Costantino_, ou _de la Clémence_, il avoue lui-même que _la sua Giovanezza fu tutta sottoposta all'amorose leggi._] [Note 244: C'était les comparer avec les trois fameuses _canzoni_ de Pétrarque sur les yeux de Laure. (Voyez t. II de cette _Hist. littér._, p. 523 et suiv.) Ces trois _canzoni_ du _Pigna_ faisaient partie d'un _canzoniere_ tout entier qui est resté inédit.] [Note 245: Ces _Considerazioni_ ont été publiées pour la première fois, t. III des Œuvres du Tasse, en 6 vol. in-fol., Florence, 1724. _Serassi_ a inséré la dédicace adressée à Léonore d'Este, dans sa Vie du Tasse, p. 140.] Peu de tems après, le Tasse voulut donner à Lucrèce, à Léonore elle-même, à toutes les belles dames et à tous les chevaliers de cette cour galante une plus haute idée de sa doctrine, qu'il ne l'avait pu faire dans ses considérations sur _les trois Sœurs_. Il soutint publiquement dans l'académie de Ferrare une thèse d'amour composée de cinquante conclusions. Cet exercice dura trois jours de suite; et ce fut, dit le grave _Serassi_, une chose vraiment merveilleuse de voir l'esprit, la subtilité, le savoir, que le Tasse employa dans un âge si tendre à soutenir un si grand nombre de propositions si difficiles. Aucun des argumentants ne put l'embarrasser, à l'exception cependant d'un gentilhomme de Lucques[246], et d'une dame très-exercée dans ce genre de philosophie. _La signora Orsina Cavalletti_[247] argumenta fort disertement contre la vingt-unième proposition que voici: «L'homme de sa nature aime plus fortement et plus constamment que la femme.» Je ne sais si c'est là une de ces propositions ardues dont _Serassi_ admire que le Tasse ait pu se tirer. Tant y a que la dame mit dans cette discussion tout ce qu'elle avait de science et de finesse, toute la chaleur d'une femme qui soutient la cause de son sexe, et que cependant le jeune docteur défendit bravement le sien[248]. [Note 246: _Paolo Samminiato_.] [Note 247: La même pour qui le Tasse composa dans la suite son dialogue sur la poésie toscane, intitulé _la Cavalletta_.] [Note 248: Ces cinquante _Conclusioni amorose_ sont imprimées, Œuvres du Tasse, t. III de l'édit. de Florence, en tête du dialogue intitulé _il Cataneo ovvero delle conclusioni_, dans lequel il revint, plus de vingt ans après, sur cette thèse d'amour soutenue avec tant d'éclat dans sa jeunesse.] La mort imprévue de son père interrompit ces jeux de l'esprit et ces amusements du cœur. Il alla recevoir ses derniers soupirs et revint à Ferrare, où il resta quelque temps entièrement livré à sa douleur. Il en fut distrait par les fêtes du mariage de Lucrèce d'Este avec le jeune fils du duc d'Urbin[249]; mais ni les vers qu'il composa dans cette circonstance[250], ni la perte qu'il avait faite, ni ses amours, ne l'empêchaient de travailler presque tous les jours à son poëme; il avait ajouté deux chants aux six premiers, lorsqu'il partit pour la France à la suite du cardinal. Louis d'Este y venait cette fois sans aucune mission du pape, mais pour ses affaires personnelles, et, ajoute un des auteurs de la vie du Tasse[251], pour les intérêts de la religion. Outre l'archevêché d'Auch, que son oncle, le cardinal Hippolyte, lui avait résigné, il y possédait quelques riches bénéfices: c'étaient là ses affaires, et comme on voit, de très-bonnes affaires, et qui expliquent assez quel intérêt il devait prendre aux querelles de religion qui troublaient alors la France. [Note 249: Janvier 1570. C'était _Francesco Maria della Rovere_, fils du duc _Guidubaldo_, alors régnant.] [Note 250: Entre autres la belle _canzone_: _Lascia, Imeneo, Parnaso, e qui discendi_. (_Opere_ t. II, p. 507, édit. de Florence.)] [Note 251: _Serassi_, p. 151.] En partant pour ce long voyage, le Tasse crut devoir, à tout événement, laisser quelques dispositions entre les mains d'un de ses amis[252]. Le premier article de cette espèce de testament regarde ses _poésies amoureuses_; il veut qu'elles soient recueillies et publiées. Quant aux autres qu'il a faites _pour servir quelques amis_, il désire qu'elles soient ensevelies avec lui, à l'exception d'un seul sonnet[253]. Une autre disposition est relative aux huit chants qu'il avait déjà faits de son _Godefroy_; d'autres, qui prouvent qu'il avait peu d'ordre ou qu'il était peu généreusement traité par la cour, ont rapport à des effets qu'il laisse en gage chez un juif pour vingt-cinq livres, à des pièces de tapisserie[254] qu'il laisse, pour treize écus, chez un autre juif, et à d'autres tapisseries qui restent dans son logement. Si Dieu dispose de lui, il veut que le tout soit vendu et que le produit serve aux frais d'une pierre sépulcrale pour le tombeau de son père, où l'on fera graver l'épitaphe latine qu'il a composée en son honneur. Si l'exécution de quelqu'une de ces volontés rencontre des obstacles, il prescrit à son ami de recourir à la faveur de l'excellente madame Léonore, «laquelle, ajoute-t-il, la lui accordera, je l'espère, pour l'amour de moi[255].» Les trois derniers objets, peut-être également sacrés pour lui, dont on le voit s'occuper à son départ, sont donc sa gloire poétique, la mémoire de son père, la bienveillante protection de Léonore. [Note 252: _Ercole Rondinelli_, gentilhomme de Ferrare. Ce mémoire, inséré dans les Œuvres du Tasse, édit. de Florence, t. V, est daté de Ferrare, 1573; mais _Serassi_ prouve très-bien que c'est une faute de copiste, et qu'il faut écrire 1570.] [Note 253: C'est celui qui commence par ce vers: _Or che l'Aura mia dolce altrove spira_ _ibidem_, t. II, p. 276. Il était en effet digne d'être conservé; mais était-il bien vrai que le Tasse l'eût fait pour servir un de ses amis? N'est-ce pas un de ceux où, sous le nom d'_Aura_ ou de _Laura_, il paraît avoir chanté quelquefois celle qu'il n'osait nommer, et n'avait-il pas ici la double intention de le conserver et d'empêcher que son ami lui-même n'en devinât l'objet?] [Note 254: Son père les avait autrefois achetées en Flandre; et c'était ce qui les lui rendait précieuses.] [Note 255: _Ricorra il signor Ercole al favor dell' eccellentissima madama Leonora, laqual confido che per amor mio, gliene sarà liberale._ Ub. sup.] Dès la première visite[256] que le cardinal fit au roi de France, qui était son cousin, il se hâta de lui faire connaître le Tasse, et dit en le lui présentant: Voilà le chantre de Godefroy et des autres héros français, qui se sont tant signalés à la conquête de Jérusalem. Charles IX...., (on pouvait encore prononcer son nom et approcher de lui sans horreur; il pouvait encore sourire aux lettres et à la poésie qu'il aimait; il ne s'était pas dévoué, comme il le fit l'année suivante, à l'exécration de tous les siècles); Charles IX reçut le Tasse de la manière la plus distinguée, le revit souvent, et lui fit toujours le même accueil. Il accorda un jour à sa demande la grâce d'un malheureux poëte que les Muses n'avaient pu garantir d'une action honteuse, mais qu'elles sauvèrent ainsi du supplice. Enfin il aurait reconnu par ses largesses l'honneur que le Tasse rendait dans son poëme à l'héroïsme français, il l'aurait comblé de présents, disent les écrivains de France et d'Italie, «si la philosophie du Tasse ne se fût opposée aux grâces qu'il voulait lui faire, et n'eût arrêté sa libéralité par une espèce de refus[257]. «On conçoit qu'un poëte philosophe oppose _une espèce de refus_ aux présents même d'un roi; mais quand la munificence royale se laisse vaincre par un refus philosophique, c'est qu'elle veut bien être vaincue. [Note 256: Janvier 1571.] [Note 257: L'abbé de Charnes, Vie du Tasse, p. 40; _Serassi_, _Vita del Tasso_, p. 155. Ce dernier cite dans une note, p. 162, le _cavalier Guido Casoni_, qui avait, je crois, écrit avant de Charnes.] On doit penser qu'à l'exemple du maître, les grands, les nobles et tout ce qu'il y avait à la cour d'hommes aimant les lettres, ou voulant paraître les aimer, s'empressèrent d'accueillir et de fêter le jeune poëte. Il en existait un alors en France qui jouissait d'une réputation gigantesque. Le génie vraiment poétique de Ronsard, nourri de l'étude des anciens et des Italiens modernes, étonnait par la verve, l'enthousiasme, l'élévation des pensées, la vivacité des images et la pompe des expressions. Le Tasse fit sa connaissance et rechercha son amitié. Il lui lut plusieurs chants de son Godefroy, et quelques-uns des morceaux qu'il n'avait cessé de composer, soit pendant son voyage, soit depuis son séjour en France[258]. Il ne se sentit pas médiocrement flatté d'obtenir l'approbation de Ronsard et à son tour il admira ses poésies[259], qui paraissaient alors françaises à toute la France. [Note 258: Il ajouta, pendant ce séjour, plusieurs morceaux à sa _Jérusalem_, et surtout dans l'abbaye de Chablis, dont le cardinal d'Este était abbé. Ce fait est rapporté par Ménage, dans ses observ. sur l'_Aminte_ du Tasse (act. I, sc. 2, v. 299); et il dit l'avoir lu dans des mémoires du cardinal Du Perron, qui lui avaient été communiqués par M. Dupuis.] [Note 259: Il compare dans un de ses dialogues (_il Cataneo ovvero_ _degli idoli_, t. III de ses Œuvres, édit. de Florence) des vers de Ronsard à la louange de la maison royale de Valois, avec la célèbre _canzone_ d'Annibal _Caro_: _Venite all'ombra de' gran gigli d'oro_; il en fait de grands éloges, et paraît même, du moins quant au fond des choses et à la sublimité des pensées, donner la préférence au poëte français.] Notre langue n'était pas fixée. Ronsard en méconnut le génie, et lui fit trop de violence. Elle changea peu de temps après; et ce poëte resta plus étranger dans son propre pays qu'il ne l'est pour les étrangers eux-mêmes. La langue y a gagné sans doute; mais ils ne peuvent juger comme nous du gain qu'elle a fait, et peuvent être frappés de ce qu'elle a perdu. Nous ne devons donc pas être surpris que des Italiens célèbres, tels que le _Redi_[260], _Apostolo Zéno_[261], _Serassi_[262], et plusieurs autres aient été du même avis que le Tasse; qu'ils aient même placé Ronsard au-dessus de nos meilleurs poëtes modernes. Leurs faux jugements n'ont aucun inconvénient pour nous, et peuvent même nous être utiles, en nous engageant à examiner nous-mêmes en quoi ils se trompent, et à prendre quelque connaissance de notre ancienne poésie et de notre ancienne langue, qui valaient moins qu'ils ne croient, mais plus que nous ne croyons. [Note 260: _Note al Ditirambo_.] [Note 261: _Annot. al Fontanini_.] [Note 262: _Vita del Tasso_.] Ce n'est pas seulement notre langue qui a changé depuis le temps du Tasse, ce sont nos mœurs, nos usages, nos arts, les productions mêmes de notre sol; aussi le parallèle qu'il fit entre la France et l'Italie, pour répondre aux questions d'un de ses amis de Ferrare[263], manque-t-il aujourd'hui de justesse dans bien des points. Mais on reconnaît dans cette longue lettre, ou dans ce petit traité, la finesse d'observation et de pénétration d'esprit qui brillent dans tous les écrits du Tasse, et cette méthode philosophique qu'il avait puisée dans l'étude des anciens[264]. Il divise et subdivise avec ordre toutes les manières dont on peut envisager un pays. Il examine ensuite, sous tous ces différents points de vue, l'Italie et la France. Il faut lui pardonner un peu de partialité pour sa patrie, ne pas oublier ce qu'était l'Italie au seizième siècle, et ce qu'était la France, et lui savoir gré d'avoir quelquefois prononcé à notre avantage. Il ne faut point juger ce tableau d'après ce que l'original est de nos jours, mais conclure du tableau même ce que l'original était alors. [Note 263: Le comte _Ercole de' Contrarj._] [Note 264: Voyez t. V, p. 281, des Œuvres, édit. de Florence, in-folio.] Faut-il croire ce qu'on rapporte de l'état de détresse et de pauvreté où se trouva le Tasse au milieu de toutes ces faveurs du prince et de toutes ces caresses des courtisans? Balzac dans ses entretiens, Guy Patin dans une de ses lettres, disent qu'il fut réduit à emprunter un écu pour vivre. _Serassi_ croit le fait impossible. Un gentilhomme attaché à un cardinal si riche et si magnifique pouvait-il manquer à ce point du nécessaire; et celui qui avait refusé les présents d'un roi s'abaisser à recevoir d'un ami ou d'une amie[265] un si petit service? Mais cet historien rapporte lui-même un autre fait qui peut expliquer le premier. Le crédit dont jouissait le Tasse auprès du cardinal, et les honneurs qu'il recevait dans une cour telle que celle de France, durent exciter l'envie de ces courtisans sans mérite, tels qu'il s'en trouve toujours auprès des princes; le Tasse s'expliquait peut-être avec trop de liberté sur les matières qui échauffaient alors tous les esprits; ils saisirent ce prétexte pour le calomnier et le desservir. Ils n'y réussirent que trop: le cardinal se refroidit entièrement à son égard, et non-seulement lui retira les honoraires de sa place, mais lui donna même des dégoûts personnels, et parut ne le plus voir qu'avec répugnance. Il n'en fallait pas tant pour qu'un homme qui avait beaucoup de noblesse et de dignité d'âme sentît ce qu'il avait à faire. Le Tasse demanda un congé pour l'Italie, et l'obtint. Il est vrai qu'il fut reconduit et défrayé par _Manzuoli_, secrétaire du cardinal, que celui-ci envoyait à Rome; mais il ne serait pas surprenant que, dans de pareilles circonstances, il eût éprouvé avant son départ des besoins pressants, et que sa fierté eût consenti plutôt à devoir un écu à l'amitié, qu'à rien demander à un prince qui le disgraciait injustement. [Note 265: Balzac dit à une dame de ses amies, et Patin à un ami.] Leur séparation ne fut cependant pas une rupture. Le cardinal aurait craint de se donner aux yeux de la cour de France un tort ou un ridicule; le Tasse avait le dessein d'entrer au service du duc Alphonse en quittant son frère; le départ de _Manzuoli_ sauva toutes les apparences; le cardinal envoyant à Rome son secrétaire le plus intime, y pouvait envoyer aussi le gentilhomme le plus distingué de sa suite. Ils partirent à la fin de décembre, après un an de séjour en France. Le Tasse fut reçu à Rome avec joie par les anciens amis de son père, et recherché par tous les amis des lettres. Pendant ce temps, il faisait agir à Ferrare auprès du duc Alphonse; il employait à cette négociation la princesse d'Urbin et sa sœur Léonore, qui n'eurent pas beaucoup de peine à réussir. Alphonse était dans de si bonnes dispositions que le Tasse fut presqu'aussitôt agréé que proposé. Il se rendit sur-le-champ à Ferrare. Le duc lui témoigna le plus grand plaisir de le voir, et joignit à des conditions satisfaisantes et honorables[266] toutes les commodités du logement et de la vie. La plus agréable pour le Tasse fut d'être dispensé de tout service, et de pouvoir par conséquent se livrer tout entier à la composition de ce poëme promis depuis tant d'années, et que le monde littéraire attendait. [Note 266: Ses honoraires coururent du commencement de cette année(1572), quoique l'on fût alors au mois de mai; ils étaient de 50 liv. 10 s. (monnaie de Ferrare) par mois, ce qui équivalait alors à 15 écus d'or. (_Serassi_, page 163, note 3.)] A peine s'était-il remis au travail, qu'un triste événement vint l'en distraire. La duchesse de Ferrare, dont on célébrait le mariage quand il entra pour la première fois dans ce palais, mourut peu de temps après qu'il y fut de retour. Cette mort plongea dans le deuil Alphonse et toute sa famille. Le cœur et la plume du Tasse ne furent pendant quelque temps occupés que de cet objet. Il adressa au duc un discours consolatoire, à la manière des philosophes anciens[267]. Il composa de plus une oraison funèbre très-éloquente[268], et joignit à ces ouvrages en prose plusieurs belles pièces de vers. [Note 267: On le trouve sous le titre de _Orazione in morte di Barbara d'Austria_, etc. (_Opere_, t. XI, édition de Venise, in-4º.)] [Note 268: Elle est insérée dans le dialogue intitulé: _il Ghirlinzone ovvero dell'Epitafio_. _Ibidem_, t. VII.] Quelque temps après, le duc Alphonse fit un voyage à Rome. Le Tasse ayant plus de loisir à Ferrare, avant de se remettre à son grand ouvrage, en fit un dont l'heureux succès fait époque dans l'histoire des lettres. Six ans auparavant[269], il avait vu jouer dans l'université même de Ferrare, une espèce d'églogue dialoguée ou fable pastorale, partagée en scènes et en actes, intitulée _lo Sfortunato_, (l'Infortuné). Elle était d'un nommé _Agostino degli Arienti_ ou _Argenti_. Cette pièce, qui fut imprimée un an après, avait attiré une grande affluence, et obtenu beaucoup d'applaudissements. Le Tasse avait applaudi lui-même à ce nouveau genre de représentation dramatique. Dès ce moment sans doute il avait aperçu ce qui y manquait et tout le parti que son génie en pouvait tirer. Cette heureuse invention était même plus ancienne. Quand nous traiterons de la poésie pastorale, nous en verrons les premiers essais; mais il y avait aussi loin de ces essais à l'_Aminta_, que des premiers romans épiques à l'_Orlando furioso_. Il en résulte cependant qu'il n'est pas plus exact de dire, comme l'ont fait le _Manso_ et d'autres auteurs, que le Tasse fut le premier inventeur du drame pastoral, qu'il ne l'est de prétendre que l'Arioste le fut du poëme romanesque; mais ils ont tous deux perfectionné ce qui n'avait été qu'essayé avant eux, tous deux offert, chacun dans son genre, des modèles parfaits, qui n'ont point été surpassés, ni même égalés depuis; c'est là ce qui est exactement vrai, et c'est bien assez pour leur gloire. [Note 269: Mai 1567.] Le sujet, les caractères, le plan et la conduite de l'_Aminta_ étaient donc depuis long-temps dans la tête du Tasse. Il n'attendait pour l'exécuter que d'en avoir le loisir. Il profita bien de celui que lui laissait le départ du duc Alphonse. Entièrement livré à cette composition délicieuse, il l'eut achevée dans deux mois. Le duc à son retour en fut si charmé, qu'il ordonna de tout préparer pour qu'elle fût représentée à l'arrivée du cardinal son frère. Elle le fut en effet[270] avec un éclat et un succès qui augmenta considérablement le crédit de l'auteur auprès d'Alphonse et de toute la cour, mais qui anima contre lui des envieux jusqu'alors cachés, et déterminés depuis lors à le perdre. [Note 270: Au printemps de 1573.] Je ne développerai point ici les beautés de ce chef-d'œuvre, l'un des diamants les plus précieux de la poésie moderne; j'y reviendrai dans un autre moment. Ces beautés ont été généralement senties. Elles diffèrent totalement de celles du grand poëme que le Tasse n'avait interrompu que pour le reprendre aussitôt. Il semble presque inconcevable que l'auteur de la _Jérusalem_ le soit aussi de l'_Aminta_, qui ait travaillé pour ainsi dire en même temps à l'une et à l'autre, tant le genre, les formes, le style de ces deux ouvrages se ressemblent peu. Bien éloigné de l'empressement qu'on a aujourd'hui de se produire, et content du succès de sa pastorale, il ne voulait pas la faire imprimer. Quelques traits même où il faisait allusion à la cour de Ferrare, à des circonstances de sa vie, et à des sentiments de son cœur, d'autres qu'il avait lancés contre un de ses ennemis cachés[271] qu'il n'aurait pas voulu blesser publiquement, lui faisaient une loi de cette réserve. Mais on trouva le moyen d'avoir des copies de sa pièce; il en tomba une entre les mains d'Alde le jeune, qui l'imprima, pour la première fois à Venise, huit ans après qu'elle eut été représentée[272]. Ce fut seulement alors que l'applaudissement qu'elle avait eu à Ferrare devint universel en Italie. Les éditions se multiplièrent; les imitations furent si nombreuses, qu'on ne vit plus de toutes parts que pastorales dramatiques. Mais parmi cette foule d'imitateurs, le _Guarini_ dans son _Pastor Fido_, et au commencement de l'autre siècle, _Bonarelli_ dans sa _Filli di Sciro_, approchèrent seuls, quoique à une grande distance, de leur inimitable modèle. Bientôt l'_Aminta_ fut traduit en français, en espagnol, ensuite en anglais, en allemand, en flamand, même en illyrien, en un mot, dans toutes les langues, et toujours avec le même succès. On peut donc dire que ce petit ouvrage n'a pas moins contribué que son grand poëme à la célébrité du Tasse, et que quand même l'auteur de l'_Aminta_ ne l'eût pas été de la _Jérusalem délivrée_, son nom n'en serait pas moins immortel. [Note 271: On a cru presque généralement qu'il avait désigné _Speron Speroni_ sous le nom de l'envieux Mopsus; Ménage croit plutôt que c'est _Francesco Patrici_, et en donne de fort bonnes raisons, _Osservazioni sopra l'Aminta_, Venezia, 1736, p. 202.] [Note 272: Vinegia, 1581, in-8º.] La princesse d'Urbin, Lucrèce d'Este, n'avait pu assister aux représentations de cette pièce qui faisait tant de bruit. Elle voulut la connaître, et pria son frère Alphonse de lui envoyer l'auteur à Pesaro. Le Tasse fut charmé de revoir cette ville où il avait passé quelque temps dans son enfance, et plus encore de se rendre agréable à une princesse à qui il devait en grande partie sa position à la cour de Ferrare. Il se rendit à Pesaro, et reçut l'accueil le plus flatteur du vieux duc _Guidubaldo_, ancien protecteur de son père, des princes ses fils, et surtout de Lucrèce sa belle-fille. Il lut au milieu de cercles composés de ce qu'il y avait de plus distingué dans cette cour, et son _Aminta_ et plusieurs chants de son _Goffredo_, qui excitèrent le plus grand enthousiasme. L'été avançait: Lucrèce s'en alla passer le reste avec son mari dans une campagne délicieuse[273]; le jeune prince s'y livrait à deux exercices qu'il aimait passionnément, à nager dans de belles pièces d'eau et à chasser dans de grandes forêts: sa femme qui n'aimait ni la natation, ni la chasse, voulut que le Tasse fût du voyage. Il passa plusieurs mois auprès d'elle dans cette agréable solitude, composant tous les jours des vers, tantôt pour ajouter à son poëme, tantôt à la louange de Lucrèce, qui prenait grand plaisir à les entendre. Elle avait bien ses trente-neuf ans; c'en était dix de plus que le Tasse; mais peut-être que cette disproportion de l'âge fut une compensation de celle du rang: quoi qu'il en soit, la bonne princesse et le jeune poëte ne se quittaient presque plus, et les auteurs qui nient l'amour du Tasse pour Léonore, prétendent qu'au moins jusqu'à ce jour il paraît avoir eu plus de penchant pour Lucrèce: _Serassi_ le dit positivement[274]. Entre les sonnets qu'il cite, et qui paraissent le prouver, il en est surtout deux, l'un sur la belle main, l'autre sur le sein de la princesse[275], qui sont en effet d'une galanterie que le Tasse ne se serait pas permise avec Léonore. Il y en a un autre[276], l'un des plus beaux qu'il ait faits, dans lequel il met autant de poésie que d'adresse à vanter la maturité de l'âge où celle à qui il parle était parvenue, en lui rappelant, sans les lui faire regretter, ces fleurs du printemps qu'elle n'avait plus; mais quoi qu'en dise _Serassi_, c'est, nous le verrons bientôt, à Léonore et non à Lucrèce que ce sonnet est adressé. Ce qui est certain, c'est que le Tasse fut très-heureux dans cette _villegiatura_, partagé entre la poésie et l'intime société d'une femme aimable. C'est là peut-être qu'il composa les descriptions les plus charmantes de son poëme; c'est peut-être dans les jardins de _Castel Durante_ qu'il décrivit les jardins enchantés d'Armide. [Note 273: A _Castel Durante_, 1573.] [Note 274: _Vita del Tasso_, p. 180.] [Note 275: _La man ch'avvolta in odorate spoglie_, etc.; et: _Non son si vaghi i fiori onde natura_, etc.; t. II des Œuvres, édit. de Flor., in-fol., p. 270 et 279.] [Note 276: _Negli anni acerbi tuoi purpurea rosa_, p. 291.] Il revint à Ferrare chargé de présents, de bijoux, de chaînes d'or, qu'il avait reçus du duc d'Urbin et de ses enfants. Il tenait surtout de Lucrèce un rubis de la plus grande valeur. La fortune semblait lui sourire; mais il touchait au moment d'éprouver ses premières rigueurs. Peu de temps après son retour, et lorsqu'il avait repris la composition de son poëme, le duc partit avec une suite nombreuse pour aller dans les états de Venise au-devant de Henri III, qui passait du trône de Pologne à celui de France. Il espérait attirer ce roi jusqu'à Ferrare; il y réussit et le reçut magnifiquement. Il fallut que le Tasse oubliât son talent de poëte pour son métier de gentilhomme, et qu'il accompagnât le duc à Venise, d'où il revint à Ferrare, avec lui, ou plutôt en même temps que lui, confondu dans le brillant cortège qui suivait le souverain de Ferrare et le monarque français. L'agitation de ce voyage et le tourbillon de ces fêtes royales, dans la saison des plus fortes chaleurs[277], furent suivies d'une fièvre quarte qui le tint pendant l'automne et pendant tout l'hiver dans un état continuel de souffrance et de langueur. Toute application lui fut interdite jusqu'au printemps. Ce fut dans sa convalescence et dans cette belle saison[278], qu'il termina enfin ce poëme, fruit de tant de travaux et source de tant d'infortunes. [Note 277: Juillet 1574.] [Note 278: Avril 1575.] Avant de le publier, il voulut le soumettre au jugement de ses amis les plus éclairés et les plus intimes. Il en fit passer une copie à Scipion de Gonzague, qui était alors à Rome, en le priant de le revoir lui-même avec le plus grand soin, et de le faire examiner par tout ce qu'il pourrait réunir d'hommes d'un goût sûr et exercé. Scipion suivit les intentions du Tasse avec le zèle de l'amitié. Il fut secondé par de savants littérateurs qui mirent à cet examen toute leur application et tous leurs soins[279]. Mais qu'en résulta-t-il? Presque tous furent d'avis différents sur le sujet, le plan, les épisodes, le style. Ce qui paraissait défaut aux uns était beauté pour les autres. Le Tasse, avec une patience et une docilité infatigables, recevait tous les conseils, les suivait, ou donnait, dans des lettres raisonnées, ses motifs pour ne les pas suivre. Outre ceux qu'il recevait de Rome, il en demandait encore à ses amis de Ferrare: il en alla même demander à Padoue[280], et revint avec de nouveaux sujets d'incertitudes, de corrections et de travaux. [Note 279: Les principaux furent, 1º. _Pier Angelio Bargeo_ ou _da Barga_, élégant poëte latin, auteur d'un bon poëme sur la chasse (_Cynegeticon_, lib. VI), et d'un autre poëme sur le même sujet que celui du Tasse, intitulé _Syrias_, qu'il avait commencé plusieurs années auparavant, et que la _Jérusalem délivrée_ aurait dû lui ôter le courage d'achever; 2º. _Flaminio de' Nobili_, théologien, philosophe, grand helléniste et savant littérateur; 3º. _Silvio Antoniano_, professeur d'éloquence dans le collège romain, et bon écrivain en vers et en prose; et enfin _Sperone Speroni_, trop connu pour qu'il soit besoin de rien ajouter à son nom. Voyez les _Lettere poetiche_ du Tasse, _Opere_, t. V, édit. de Florence, in-fol.] [Note 280: Il y eut pour hôte et pour conseil _Gio. Vincenzo Pinelli_, riche et savant, possesseur d'une belle bibliothèque; il consulta aussi _Piccolomini_, qui avait été son maître, _Domenico Veniero_, _Celio Magno_, etc.] Le mouvement que cette sorte d'occupation donne à l'esprit est tout différent de celui qu'il éprouve dans le feu de la composition. En composant, la préoccupation est profonde, constante, et s'exerce long-temps sur le même objet: en corrigeant, elle se porte rapidement sur de petits détails, sur des objets indépendants les uns des autres qui ébranlent presque à la fois l'imagination, et appellent souvent l'attention en sens contraire. Il résulte du premier travail un état contemplatif, et pour ainsi dire extatique, dans lequel, tout entier aux objets qu'il invente et aux sentiments qu'il exprime, le poëte est étranger et presque inaccessible à tout ce qui est extérieur; il résulte du second une espèce d'émotion fébrile, qui ouvre facilement l'esprit à ce que l'on voit ou entend, même à ce que l'on croit voir ou entendre, à toutes les impressions fâcheuses, aux inquiétudes, aux soupçons; surtout lorsqu'on se trouve comme assailli par des conseils contradictoires, forcé de choisir à la hâte, et d'autant plus incertain dans son choix que l'on est plus modeste, et qu'on abonde moins dans son sens. C'est précisément la position où se trouva le Tasse. Il avait à la cour des ennemis; il le savait depuis long-temps, et ne commença qu'en ce moment à les craindre. Quelques-unes des lettres qu'il écrivait à Rome et des réponses qu'il en recevait, éprouvèrent des retards, elles avaient toutes pour objet les corrections de son poëme; il imagina que ses ennemis les interceptaient pour découvrir les objections qui lui étaient faites et en profiter contre lui, quand il aurait publié son ouvrage. Il eut une maladie courte, mais dangereuse, une fièvre ardente avec des étourdissements et des vertiges; il fut guéri dans peu de jours[281], et se remit au travail avec la même ardeur. [Note 281: Juillet 1575.] Les traitements qu'il recevait de la part du duc devaient lui tranquilliser l'esprit. Alphonse redoublait d'attentions et d'égards, voulait sans cesse l'entendre réciter ses vers, et le conduisait avec lui dans les voyages de plaisir qu'il faisait à _Belriguardo_, lieu de délices, où il se retirait souvent pendant les chaleurs de l'été. Lucrèce d'Este, devenue duchesse d'Urbin par la mort de son beau-père, se sépara de son mari, trop jeune pour elle, à qui elle n'avait point donné, et ne pouvait plus donner d'enfants, et vint à Ferrare, avec un traitement ou une pension convenable, retrouver son frère Alphonse, dont elle était tendrement aimée. Son arrivée ajoutait encore aux agréments dont le Tasse jouissait dans cette cour et aux moyens de s'y maintenir en crédit. La duchesse ne pouvait plus se passer de lui; elle eut une indisposition, pendant laquelle il eut seul accès auprès d'elle, et il l'eut à toute heure et tous les jours. Alphonse était obligé de faire sans lui ses voyages de _Belriguardo_. Lucrèce prenait les eaux et avait besoin de distractions; elle gardait le Tasse: il lui lisait son poëme et passait chaque jour avec elle plusieurs heures secrètement[282]. Cependant son esprit frappé se tournait toujours vers Rome. Il voulait qu'on y recommençât en entier l'examen de son poëme: il voulut enfin y aller lui-même, et malgré ce que fit encore la duchesse pour le détourner de ce voyage, malgré le conseil qu'elle lui donna de ne quitter Ferrare que pour l'accompagner à Pesaro[283], il n'eut de repos que lorsqu'il eut obtenu du duc Alphonse la permission de partir pour Rome. [Note 282: C'est ce qu'il dit lui-même dans une de ses lettres à Scipion de Gonzague: _Leggole il mio libro e sono ogni giorno con lei molte ore_ IN SECRETIS (_Lettere poetiche XXIII_, Opere, t. V, édit. de Florence, in-fol.)] [Note 283: _Ibidem_.] Il y fut reçu par son cher Scipion de Gonzague[284], qui avait beaucoup contribué à lui inspirer le désir de ce voyage. Scipion le présenta aussitôt au cardinal Ferdinand de Médicis, frère du grand-duc de Toscane, et qui lui succéda peu de temps après. Ferdinand, instruit des sujets du mécontentement que le Tasse commençait à avoir à Ferrare, lui fit entendre que si jamais il quittait la maison d'Este, il le recevrait avec le plus grand plaisir dans la sienne, ou le ferait aisément entrer chez le grand-duc, son frère. Le Tasse avait déjà eu la pensée de se retirer du service du duc Alphonse et de se fixer à Rome, soit, s'il le pouvait, dans une entière indépendance, soit en entrant dans quelque maison puissante où il ne fût pas aussi exposé à la malveillance et aux intrigues qu'il l'était à Ferrare; mais il ne voulait prendre ce parti qu'après s'être acquitté de ce qu'il devait à la maison d'Este, par la publication du monument qu'il élevait à sa gloire, et il ne donna pour lors aucune suite à ces offres du cardinal de Médicis. Il fut aussi introduit chez les deux cardinaux et chez le général de l'Église _Boncompagno_, neveux du pape Grégoire XIII, et reçut d'eux le meilleur accueil. Mais après un mois de séjour à Rome auprès de son ami, après avoir conféré tous les jours avec lui et l'espèce de conseil que Scipion avait établi pour l'examen définitif de son poëme, il ne songea plus qu'à retourner à Ferrare. [Note 284: Novembre 1575.] Tout en s'occupant des amours d'Herminie et de Tancrède, d'Armide et de Renaud, il n'avait pas oublié que le jubilé, alors ouvert à Rome, était un des motifs dont il s'était servi pour obtenir du duc Alphonse un congé. Il avait scrupuleusement rempli tous les devoirs de piété prescrits pour en gagner les indulgences. «Pendant le jour, dit naïvement _Serassi_, il visitait avec la plus grande dévotion les églises; le soir il allait chez le _Sperone_ ou chez d'autres amis[285], les consulter sur quelques particularités de son poëme[286].» Le Tasse avait reçu chez les jésuites de Naples une éducation très-religieuse. Les passions de sa jeunesse n'avaient rien diminué de sa piété. Elle reçut à ce qu'il paraît, dans cette circonstance, un nouveau degré de ferveur: nous ne tarderons pas à en reconnaître les effets. Il n'y a rien à dissimuler dans les affections d'une ame si élevée et si pure; et nous verrons bientôt ce grand homme dans un état dont il est important d'observer et de bien assigner toutes les causes. [Note 285: _Flaminio de' Nobili_, l'_Angelio_, l'_Antoniano_, etc.] [Note 286: _Vita del Tasso_, p. 211.] Le Tasse revint à Ferrare par Sienne et Florence: il devait cet hommage à ces deux villes si célèbres dans l'histoire des lettres et des arts, surtout à la dernière. Il forma dans l'une et dans l'autre de nouvelles liaisons d'amitié, et se fit un grand nombre d'admirateurs, parmi les gens de lettres qui y florissaient, par les lectures qu'il fit de plusieurs chants de son poëme. Quelque temps après son retour[287], la jeune et belle Léonore _Sanvitali_, nouvelle épouse du comte de _Scandiano_,[288], vint à Ferrare avec la comtesse de _Sala_, sa belle-mère[289]. Ces deux dames étaient aussi célèbres par les qualités de l'esprit et l'amour de la poésie et des lettres que par leur beauté. Elles soutinrent dans cette cour la réputation qui les y avait précédées. Elles parurent avec un grand éclat dans les bals et les fêtes de l'hiver. Le Tasse s'ouvrit un accès auprès d'elles par les vers qu'il leur adressa. Bientôt il devint un des courtisans les plus assidus de la comtesse de _Scandiano_, et c'est la seconde des trois Léonores dont on prétend qu'il fut amoureux[290]. [Note 287: Janvier 1576.] [Note 288: De _Giulio Tiene conte di Scandiano_.] [Note 289: _Barbara Sanseverina_.] [Note 290: La troisième n'exista jamais, selon _Serassi_, que dans l'imagination du _Manso_. Il est faux, dit-il, qu'une des suivantes de la princesse Léonore, que le Tasse loua quelquefois dans ses vers, s'appelât elle-même Léonore; c'était Laure qu'elle se nommait; et l'autre suivante, pour qui il fit dans la suite la charmante _canzone_, _O con le grazie eletta e con gli amori_, était, selon le même _Serassi_, attachée à la comtesse de _Scandiano_, et non à la princesse, et son nom n'était pas Léonore, mais _Olimpia_. (_Vita del Tasso_, p. 117, note 5.)] Il ne passait cependant pas un jour sans s'occuper de son poëme. Il se préparait à l'aller faire imprimer à Venise quand la peste se déclara dans cette ville, et le força encore de différer. Il recevait par son ami Scipion de Gonzague les propositions les plus avantageuses et les plus pressantes de la maison de Médicis. Il était combattu d'un côté par son attachement pour le duc Alphonse, pour ses sœurs, peut-être pour la jeune comtesse de _Scandiano_, de l'autre par le désir d'une vie plus indépendante et plus tranquille qu'on lui faisait espérer en Toscane. Dans ces entrefaites, Jean-Baptiste _Pigna_, historiographe de la maison d'Este, vint à mourir. Le Tasse, au milieu de ses continuelles alternatives, demanda cette place et l'obtint[291]; il se trouva donc plus étroitement enchaîné que jamais, et ne tarda pas à s'en repentir. [Note 291: 1567. On voit, par quelques-unes de ses lettres qu'il aurait voulu être refusé, et prendre de-là un prétexte pour quitter le duc de Ferrare et passer au service de la maison de Médicis.] Ses ennemis redoublaient d'activité à mesure qu'il croissait en réputation et qu'il semblait croître en faveur. Il les avait soupçonnes d'intercepter ses lettres; il eut bientôt la preuve d'un trait non moins vil et non moins perfide. Pendant un voyage qu'il fit à Modène, il avait laissé à l'un des officiers du duc, qui feignait d'être de ses amis, la clef de toutes les pièces de son appartement, à l'exception de la chambre où il tenait ses livres et ses papiers les plus secrets; il reconnut à son retour qu'on avait aussi ouvert cette chambre, fouillé et examiné tous ses papiers[292]. Ce trait et d'autres semblables, indices affligeants d'une intrigue ourdie contre lui par quelques ennemis secrets[293], lui inspiraient une tristesse qu'il s'efforçait en vain de dissimuler. [Note 292: Lettre du Tasse, citée par _Serassi_, p. 230.] [Note 293: Voyez _Serassi_, _loc. cit._] Pour l'en distraire, la princesse Léonore l'emmena avec elle dans une belle maison de campagne[294], sur les bords du Pô, à dix-huit milles de Ferrare. Le voyage ne fut que de onze jours; mais ces jours de bonheur et de calme dissipèrent en effet sa mélancolie; et il reprit avec ardeur à son retour quelques corrections qui lui restaient encore à faire; il en fit surtout de très-importantes au charmant épisode d'Herminie, qui reçut alors ce haut degré de perfection qu'on y admire. [Note 294: _Consandoli_.] En quittant une Léonore, il recommença ses assiduités auprès de l'autre. La comtesse de _Scandiano_, que l'on dit avoir été aussi sage que belle, ne put cependant être insensible aux tendres soins et aux beaux vers que lui consacrait le Tasse. Elle lui accorda des préférences qui irritèrent de plus en plus l'envie. L'un de ces envieux, d'abord secrets et qui ne pouvaient plus se contraindre, était le célèbre Baptiste _Guarini_. Il avait été l'un des plus intimes amis du Tasse; mais à la rivalité poétique, dans laquelle, malgré son talent, il n'était pas heureux, se joignit encore la rivalité d'amour, où il ne le fut guère davantage. Il ne put supporter la faveur où était le Tasse, non-seulement auprès des deux princesses, mais auprès de cette belle étrangère. Des sonnets piquants furent lancés de part et d'autre. Si cette jalousie fut cause, comme elle le fut réellement, que le _Guarini_ composa quelque temps après son _Pastor fido_, c'est toujours un bon effet d'une méchante cause; et ce n'est pas la seule fois qu'il en est arrivé ainsi dans la carrière des arts. C'est vers le même temps que le Tasse eut cette aventure qui a fait tant d'honneur à son courage. Le _Manso_ et _Serassi_ la racontent avec quelques différences qu'il est bon de remarquer. Le premier dit que le Tasse avait confié tous ses secrets, même celui de ses amours, à un homme qu'il croyait son ami; que ce faux ami eut un jour, ou l'indiscrétion, ou la malignité de redire une des particularités les plus secrètes, et que le Tasse l'ayant appris, courut à lui dans une des salles du palais ducal et lui donna un soufflet. N'osant tirer l'épée dans ce lieu même, l'offensé sortit et envoya au Tasse un défi qu'il accepta. Il se rendit sur-le-champ au lieu indiqué, et le duel était commencé quand trois frères de son ennemi fondirent sur lui tous à la fois. _Serassi_ traite ce récit de romanesque; selon lui, le Tasse avait des preuves d'une trahison qu'un homme, qui se disait son ami, lui avait faite sur une matière très-délicate (cela ne dit point du tout que ce ne fut pas en matière d'amour). Il le rencontra dans la cour du palais, et voulut s'expliquer avec lui. Le faux ami, au lieu de s'excuser, répondit avec impertinence, et alla même jusqu'à donner un démenti. Le Tasse, qui connaissait très-bien les lois de la chevalerie, répliqua au démenti par un soufflet au travers du visage. Le souffleté, lâche comme le sont presque toujours les insolents, se retira sans dire un mot; mais quelques jours après, étant accompagné de ses deux frères, il vit le Tasse passer sur la place publique. Ils s'élancèrent tous à la fois et coururent pour le frapper par derrière. Le Tasse possédait la science des armes comme la bravoure d'un chevalier: il se détourne, tire son épée et met en fuite ses trois assassins. Ils s'enfuirent même de Ferrare, et se réfugièrent l'un à Florence, les autres en différents lieux. Il n'est pas vrai, comme le veut le _Manso_, que deux d'entre eux furent blessés; ils n'en donnèrent pas le temps au Tasse. Il ne l'est pas non plus que le duc le fit alors arrêter, sous prétexte de le mettre à l'abri d'un nouvel attentat contre sa vie, et que ce fut cette injuste arrestation qui excita dans l'esprit du poëte le désordre qui s'y manifesta peu de temps après. Les torts d'Alphonse avec le Tasse ne furent que trop réels; mais il ne faut ni les accroître, ni anticiper l'époque. Il faut même ajouter que le redoublement d'attentions et d'égards du prince pour le Tasse en cette circonstance est prouvé par les lettres du Tasse lui-même[295], et que, par une conséquence nécessaire, si l'indiscrétion du faux ami était en effet relative à des intérêts d'amour, elle n'avait du moins compromis ni Léonore, sœur du duc, ni personne de sa famille. [Note 295: On en trouve surtout une, t. V des Œuvres, édit. de Florence, in-fol., p. 258.] Cette affaire fit beaucoup de bruit à Ferrare, beaucoup d'honneur au Tasse, et il n'y a aucune raison de ne pas croire que les bons Ferrarois, qui imaginaient sans doute qu'un gentilhomme qui lit, écrit et fait des vers, n'est pas aussi brave qu'un gentilhomme ignorant qui ne sait écrire, ni en vers, ni en prose, aient fait sur cette aventure deux mauvais vers en l'honneur du Tasse et les aient chantés par la ville: _Colla penna e colla spada Nessun val quanto Torquato._ Avec la plume et l'épée, Le Tasse n'a point d'égal. Assurément cela n'est pas bon, mais bien d'autres vaudevilles ne valent pas mieux, et celui-ci est une preuve de plus d'un fait qu'il est bon de constater. Le Tasse ne parut pas très-ému de cette affaire; il ne demanda au duc que les satisfactions qui lui étaient dues, et ne parla de son assassin dans ses lettres que comme d'un lâche et d'un infâme[296]. Un autre objet l'affecta beaucoup davantage. Il reçut des avis certains que l'on imprimait son poëme dans une ville d'Italie. On ne peut imaginer les craintes et l'égarement qui s'emparèrent de son esprit à cette nouvelle. Non-seulement son poëme n'était pas encore au point de perfection qu'il eût désiré, mais il se voyait par-là menacé de perdre tous les avantages qu'il s'était raisonnablement promis de cette publication si long-temps attendue: il voyait s'évanouir tout l'espoir de son indépendance. Il implora la seule puissance qui pût le sauver d'un tel malheur, et le duc écrivit avec beaucoup d'intérêt au duc de Parme, à plusieurs autres princes, à la république de Gênes, et même au pape[297], pour les prier de défendre et d'empêcher, dans l'étendue de leurs états, l'impression furtive de la _Jérusalem délivrée_. [Note 296: Voyez sa lettre du 10 octobre, citée d'après un manuscrit, par _Serassi_, p. 236.] [Note 297: Décembre 1576.] La mélancolie du Tasse et l'incertitude de son esprit augmentèrent considérablement: d'autres sujets d'inquiétudes, s'y mêlèrent encore; un voyage qu'il fit à Modène[298] chez le comte _Ferrante Tassone_, l'un de ses meilleurs amis, qui employa tout ce qu'il put imaginer d'amusements pour le distraire de ses chagrins, n'y apporta que peu d'adoucissements. Une lettre venue de Rome lui fit craindre le refroidissement de son autre excellent ami, Scipion de Gonzague. En ce moment où ses ennemis l'accusaient de vouloir éclipser la gloire de l'Arioste, _Orazio Ariosto_, neveu de ce poëte, écrivit en faveur du Tasse des stances qui lui parurent à lui-même passer les bornes de la louange, et il craignit que ce ne fût un piège tendu à son amour-propre pour le perdre plus sûrement[299]. On corrompit ses domestiques, ou l'on sut lui persuader qu'ils étaient corrompus. Enfin, il vint à s'imaginer que ses persécuteurs non-seulement l'avaient accusé d'infidélité auprès de son prince, mais avaient même dénoncé sa croyance au tribunal du Saint-Office. [Note 298: Janvier 1577.] [Note 299: J'aurai bientôt occasion de parler de la lettre aussi modeste qu'éloquente qu'il écrivit à ce jeune homme, qui l'avait loué de très-bonne foi.] Ici je dois traduire littéralement _Serassi_, l'historien de sa vie; je ne dois altérer aucun des traits qu'il a tracés avec une simplicité qui garantit sa bonne foi. «Véritablement, dit-il[300], le Tasse, comme il l'a lui-même avoué depuis, habitué à méditer avec toute la finesse de son esprit sur les systèmes des anciens philosophes, crut avoir éprouvé quelque doute sur le mystère de l'incarnation du fils de Dieu; il lui semblait encore que, dans ces sortes de méditations, il avait été incertain de savoir si Dieu avait tiré le monde du néant, ou si le monde dépendait seulement de lui de toute éternité, et enfin s'il avait doué ou non l'homme d'une âme immortelle. Il ne s'était, il est vrai, jamais assez livré à ces doutes, pour y donner tout-à-fait son consentement; cependant la crainte d'avoir failli l'avait mis, dès l'origine, dans une telle agitation qu'il était allé à Bologne[301] se présenter à l'inquisiteur. Il en était revenu très-satisfait, et muni de plusieurs instructions pour s'affermir de plus en plus dans sa croyance. Maintenant que sa tête était ainsi agitée, il craignit d'avoir laissé échapper des paroles qui pussent inspirer quelques doutes sur sa foi; et cela en parlant à des personnes qui lui avaient depuis peu donné des preuves d'inimitié. [Note 300: p. 245.] [Note 301: En 1575.] Il ne douta point qu'elles n'en fissent un chef d'accusation contre lui pour achever sa perte. Il joignit encore à toutes ses terreurs, la crainte d'être empoisonné ou assassiné. Son imagination s'échauffa au point qu'il n'avait plus de repos, qu'il ne parlait plus d'autre chose, qu'il n'y avait plus moyen de le persuader ni de l'apaiser. Le duc, madame Léonore, et particulièrement la duchesse d'Urbin, firent tout leur possible pour le rassurer, pour lui ôter de l'imagination ces vaines craintes; ils n'y purent parvenir.» Un soir[302], dans les appartements de la duchesse d'Urbin, il tira son couteau pour en frapper un de ses domestiques, sur lequel il avait conçu des soupçons; le duc donna aussitôt ordre de l'arrêter et de le renfermer dans de petites chambres qui bordaient la cour du palais. C'était, dit-on, pour éviter de plus grands malheurs, et pour l'engager à se laisser soigner, plutôt que pour le punir. Cela peut être; mais il y avait sûrement des moyens plus doux d'obtenir les mêmes effets. Cette détention acheva de consterner le malheureux Tasse. Il écrivit, pour en sortir, les lettres les plus suppliantes: enfin le duc se laissa fléchir et le fit reconduire dans son appartement. Il exigea seulement qu'il se fit traiter par les médecins les plus habiles. Le traitement parut réussir; le duc, pour lui faire oublier sans doute sa première rigueur, le conduisit avec lui à _Belriguardo_ dans un voyage de plaisir, et n'oublia rien pour le consoler, le distraire et le réjouir. Mais il connaissait si bien quelle était la blessure la plus dangereuse de cet esprit malade, qu'il voulut, dit positivement _Serassi_, «que le Tasse, avant de partir pour _Belriguardo_, se présentât au Saint-Office à Ferrare, et y fût attentivement examiné sur les points qui pouvaient lui causer de l'inquiétude. Le père inquisiteur, qui s'aperçut aisément que tous ces doutes n'étaient que l'effet d'une imagination exaltée, le traita avec douceur, lui certifia, le plus affirmativement du monde, qu'il était très-bon catholique, et le déclara libre et absous de toute accusation quelconque. D'un autre côté, le duc lui donna les plus fermes assurances qu'il n'avait aucun sujet d'être mécontent de lui, aucun soupçon de sa fidélité, et que s'il avait fait quelques fautes contre son service, il les lui pardonnait de tout son cœur. [Note 302: Le 17 juin 1577.] Cependant, malgré toutes ces assurances, et au milieu même des amusements de _Belriguardo_, le Tasse se mit à argumenter, et à sophistiquer de la manière la plus étrange sur la décision de l'inquisiteur, soutenant qu'elle ne devait point être valide, que par conséquent il n'était pas bien absous, parce qu'on n'avait point observé les formes ordinaires et prescrites. Il imagina aussi que le duc Alphonse était plus prévenu contre lui qu'il ne voulait le paraître; et sur ces fantaisies, mais principalement sur la première, il allait raisonnant de façon que c'était une pitié de l'entendre. Le duc se détermina donc à le renvoyer à Ferrare, et le Tasse ayant montré le désir d'être conduit chez les moines de St.-François, Alphonse l'y fit transporter et le fit recommander par un de ses secrétaires aux attentions et aux bons traitements de ces religieux. Son premier soin, en arrivant dans leur maison, fut de rédiger une supplique pour les cardinaux composant le tribunal suprême de l'Inquisition à Rome, dans laquelle il exposait ses craintes sur l'invalidité de la décision de Ferrare, et demandait la permission de se rendre à Rome pour mettre enfin en sûreté son honneur et son repos. Il écrivit dans le même sens à Scipion de Gonzague. Malgré tous les soins qu'il prit pour faire parvenir ces lettres, elles furent interceptées, et cette fois c'est un service qu'on lui rendit. Cependant il commença de se laisser traiter, mais à contre cœur, imaginant d'un côté qu'il n'en avait pas grand besoin, craignant de l'autre qu'on ne mêlât du poison dans ses remèdes. L'objet principal de ses inquiétudes était toujours la crainte de n'être pas définitivement acquitté par l'Inquisition; la décision de Ferrare lui paraissait insuffisante; on la lui avait donnée, croyait-il, de cette manière pour qu'il ne pût jamais connaître ses accusateurs. Il ne cessait d'écrire au duc Alphonse, sur cet objet, ou de lui envoyer des messages, qui lui devinrent importuns. Il reconnaissait dans une de ses lettres qu'il avait soupçonné le prince, qu'il avait parlé hautement de ses soupçons, et que c'était une folie qui exigeait un traitement; mais sur tout le reste, il attestait les entrailles de J.-C. qu'il était moins fou que S. A. n'était trompée. Le duc offensé de ces expressions, et de quelques autres qu'il trouva trop familières, non-seulement cessa de répondre à ses demandes, mais lui défendit rigoureusement d'écrire, et à lui, et à la duchesse d'Urbin. Cette défense redoubla dans l'esprit du Tasse l'agitation, les soupçons et les frayeurs. Enfin, il saisit un moment où on l'avait laissé seul; il sortit du couvent, et bientôt après de Ferrare[303]. Il partit de cette ville où son nom était en si grand honneur, de cette cour où ses talents avaient excité tant d'admiration, où il avait même inspiré des sentiments plus tendres, où sa faveur avait fait tant d'envieux: il partit de nuit, sans argent, sans guide, presque sans vêtements, mais surtout sans ses papiers, sans la plus imparfaite copie de son poëme, ni de son _Aminta_, ni de ses autres productions; content d'avoir sauvé sa vie des périls dont il se croyait environné. [Note 303: Vers le 20 juillet 1577.] SECTION II. _Suite de la Vie du Tasse, depuis 1577, jusqu'à sa sortie de l'hôpital Ste-Anne, en 1586._ Dans l'état déplorable où était le Tasse quand il sortit de Ferrare, évitant les villes et même les grandes routes, de crainte d'être poursuivi et reconnu, il se dirigea cependant assez rapidement et assez juste, pour arriver, par l'Abruzze, dans les états de Naples en peu de jours. Ce n'était point à Naples qu'il voulait aller, mais à _Sorrento_ sa patrie, dans la maison de sa sœur aînée _Cornelia_. Après la mort de leur mère, cette sœur était demeurée à Naples entre les mains de ses oncles, qui ne voulurent jamais la renvoyer à _Bernardo_, malgré les instances réitérées qu'il leur fit. Mariée par eux avec un gentilhomme de _Sorrento_, nommé _Sersale_, elle était restée veuve avec plusieurs enfants, mais, à ce qu'il paraît, avec une honnête aisance. Quoique le frère et la sœur ne se fussent point revus depuis leur enfance, ils avaient conservé beaucoup de tendresse l'un pour l'autre, et le Tasse n'avait aucun lieu de douter qu'il ne fût bien reçu. Cependant la défiance naturelle aux malheureux lui inspira l'idée de mettre cette tendresse à l'épreuve. A quelque distance de _Sorrento_, il s'arrêta chez un pauvre berger, changea de vêtements avec lui, et en arrivant chez sa sœur, se présenta sous cet habit de pâtre, comme quelqu'un envoyé pour lui apporter des nouvelles de son frère. L'émotion extrême qu'elle éprouva, en apprenant ses malheurs, ne laissa plus au Tasse aucun doute; il se fit enfin connaître, et trouva dans les embrassements de cette sœur chérie les plus douces consolations qu'il eût goûtées depuis long-temps. Là, dans une des plus belles positions de la terre, sous un ciel pur, ayant toujours devant lui le spectacle de la nature la plus aimable et la plus imposante en même temps, devenu l'objet des sollicitudes et des soins d'une tendre amitié, il commença bientôt à éprouver un soulagement sensible. Cette sombre mélancolie, cette humeur noire qui l'avait si cruellement tourmenté, s'adoucit; et par une vicissitude très-naturelle, il commença aussitôt à croire qu'il avait quitté trop légèrement Ferrare, et à regretter d'avoir excité, par ses craintes exagérées et par sa fuite, le mécontentement du duc Alphonse. Selon le propre de cette maladie cruelle, ses idées ayant éprouvé ce retour passèrent d'une extrémité à l'autre. Il écrivit au duc et aux princesses ses sœurs, pour obtenir d'être rétabli dans son premier état et surtout dans leurs bonnes grâces. Ni Alphonse, ni la duchesse d'Urbin ne lui firent de réponse; il n'en eut que de Léonore; mais cette réponse était de nature à lui ôter toute espérance. Il crut alors prendre un parti grand et généreux, en allant s'offrir lui-même et remettre sa vie entre les mains du duc. Malgré les instances de sa sœur Cornélie, à peine rétabli d'une maladie dangereuse qu'il venait encore d'éprouver, il partit de _Sorrento_ pour exécuter ce dessein. Arrivé à Rome[304], il voulut donner un témoignage public de sa confiance, en descendant directement chez l'agent[305] du duc de Ferrare. Cet agent et l'ambassadeur[306] du duc le reçurent avec beaucoup d'amitié; ils écrivirent tous deux à leur souverain en sa faveur. Scipion de Gonzague, et le cardinal _Albano_, qui était presque aussi attaché au Tasse que Scipion même, ne furent point d'avis qu'il retournât à Ferrare, quand même ce retour lui serait offert, mais qu'il se bornât à obtenir du duc Alphonse son pardon, et à lui demander ses, effets et ses papiers, qu'il avait laissés dans son palais. Le cardinal écrivit dans ce sens au duc, qui répondit qu'il avait donné des ordres pour que tous les papiers que le Tasse avait laissés, soit entre les mains de la duchesse d'Urbin, soit ailleurs, fussent rassemblés et lui fussent remis; mais il ne s'expliquait que vaguement et très-brièvement sur le reste. Les papiers ne furent point renvoyés au Tasse, peut-être dit _Serassi_, parce qu'il déplaisait au duc et aux deux princesses, après avoir perdu la personne du poëte, de perdre encore de si précieux ouvrages. Le Tasse ne se découragea point, et fit faire de nouvelles instances par l'agent et par l'ambassadeur. Le _Manso_ dit que c'était la princesse Léonore qui l'engageait par ses lettres à insister; mais _Serassi_ affirme que dans tous les papiers relatifs à cette affaire qu'il a eus entre les mains, il n'a trouvé aucun vestige de cette correspondance. Quoi qu'il en soit, le duc céda enfin aux instances de ses ministres, et leur répondit[307] qu'il consentait à reprendre le Tasse à son service, mais qu'il fallait d'abord qu'il reconnût dans l'humeur mélancolique dont il était tourmenté, la source de tous ses soupçons et de toutes ses craintes; qu'il consentît à se faire traiter, pour se guérir de cette humeur; que s'il comptait encore s'embarrasser, comme par le passé, dans des explications et dans des plaintes éternelles, il était, lui, déterminé à ne s'en mettre plus en peine; que lorsqu'il serait revenu à Ferrare, s'il refusait de se laisser traiter, il recevrait sur le champ l'ordre de sortir du duché et la défense d'y rentrer jamais. [Note 304: Novembre 1577.] [Note 305: _Giulio Mazetto_, qui fut ensuite évêque de _Reggio_.] [Note 306: Le chev. _Camillo Gualengo_.] [Note 307: 22 mars 1578.] Malgré la sécheresse de cette réponse et le peu d'affection qu'elle annonçait, le Tasse se soumit à tout, promit tout, et se rendit à Ferrare avec l'ambassadeur même du duc qui y retournait en ce moment. Le premier accueil qu'il reçut fut très-favorable et lui donna de grandes espérances; pendant quelque temps il eut auprès du duc et de ses sœurs le même accès qu'auparavant; mais il crut bientôt apercevoir qu'on ne faisait plus le même cas de ses talents et de ses ouvrages, qu'on ne voulait plus voir en lui qu'un courtisan et non un poëte, qu'on s'étudiait à le détourner en quelque sorte de la carrière de la gloire, et à l'engager dans une vie molle, délicate et oisive. Il avait beau redemander ses papiers, ses manuscrits, on ne les lui rendait point: ils restaient entre les mains d'un des grands officiers de la cour[308], ce que le Tasse appelait avec raison usurpation et violence. Il voulut réclamer auprès des princesses, et ne put s'en faire écouter; auprès du duc, qui refusa de l'entendre; enfin auprès du confesseur, qui sans doute se mêlait de beaucoup d'affaires, et ne voulut point se mêler de la sienne. Quoi de plus juste cependant, et même dans le meilleur état de raison et de santé, quelle patience pouvait tenir à ces refus? Celle du Tasse se lassa d'une position dont aucune parole, aucune démonstration consolante n'adoucissait plus l'amertume; abandonnant enfin ses livres et ses manuscrits, après treize années de service qui méritaient une autre récompense, il partit une seconde fois, à peu près dans le même équipage que Bias, pour aller chercher sous la protection de quelque autre prince, un plus sûr asyle, et un port où il pût réparer son naufrage. [Note 308: _Serassi_ croit que c'est le marquis _Cornelio Bentivoglio_, lieutenant-général du duc.] Il alla d'abord à Mantoue, espérant que le duc, ancien ami de son père, serait disposé à le bien recevoir; mais il y trouva les choses à peu près les mêmes qu'à Ferrare. Il était sans argent, et fut obligé, pour aller plus loin, de vendre ce qu'il avait avec lui de précieux. Il ne se détacha pas sans regret d'une chaîne d'or et de ce beau rubis qu'il tenait de la duchesse d'Urbin; encore abusa-t-on de son malheur, et ne put-il avoir de ces objets que le tiers au plus de leur valeur. Il se rendit à Padoue, puis à Venise[309], où il ne reçut pas grand accueil. Cependant un patricien, homme de mérite[310], écrivit en sa faveur au grand-duc de Toscane; mais avant qu'il eût pu recevoir une réponse, le Tasse avait quitté Venise et s'était rendu à la cour d'Urbin. Il y fut enfin reçu, comme il méritait de l'être partout, avec les égards dus à sa renommée, à son génie et à ses malheurs. [Note 309: Juillet 1578.] [Note 310: _Maffeo Veniero._] Ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que ce génie poétique était toujours le même. Il en donna une preuve frappante en arrivant à Urbin. Le duc était à la campagne. Le Tasse lui écrivit de son palais même; et en attendant la réponse, il commença une grande _canzone_, que l'on trouve dans ses Œuvres, et qui commence par ces deux vers: _O del grand' Apennino Figlio picciolo sì, ma glorioso._ Ce fils de l'Apennin est le petit fleuve _Metauro_ qui coule dans le duché d'Urbin: le poëte dit qu'il vient se reposer à l'ombre du grand chêne que ce fleuve arrose, désignant par-là le duc lui-même qui portait cet arbre pour armoirie. Sous cette ombre hospitalière et sacrée, il espère échapper enfin aux coups de cette cruelle déesse que l'on dit aveugle, et dont il veut en vain se cacher; qui le poursuit sur les monts, dans les plaines, la nuit, le jour; qui paraît avoir autant d'yeux pour le voir que de traits pour le blesser. Cette première strophe est toute poétique: les deux suivantes sont toutes de sentiment, mais d'un sentiment si vrai, si naturellement, et cependant toujours si poétiquement exprimé, que je ne connais rien dans toute la poésie italienne, peut-être même dans Pétrarque, que l'on puisse mettre au-dessus. Il y retrace les malheurs qui l'ont assailli dès son enfance. «Hélas, dit-il, depuis le premier jour que je respirai l'air et la vie, que j'ouvris les yeux à cette lumière qui ne fut jamais sereine pour moi, cette déesse injuste et cruelle me prit pour son jouet et pour le but de ses traits. Je reçus d'elle les blessures que la plus longue vie pourrait à peine guérir. J'en atteste la glorieuse Syrène, près du tombeau de laquelle fut placé mon berceau[311]; et pourquoi, dès la première atteinte, n'y eus-je pas aussi mon tombeau! J'étais encore enfant quand l'impitoyable Fortune m'arracha du sein de ma mère. Ah! je me rappelle en soupirant ces baisers qu'elle baigna de larmes douloureuses, et ses ardentes prières, que les vents fugitifs ont emportées. Je ne devais plus me retrouver, mon visage près de son visage, pressé dans ses bras avec de si étroites et de si fortes étreintes. Hélas! et je suivis d'un pied mal assuré, comme Ascagne ou la jeune Camille[312], mon père errant et proscrit...... O mon père! ô mon bon père! toi qui me regardes du haut des cieux, j'ai pleuré, tu le sais, ta maladie et ta mort; j'ai baigné de pleurs en gémissant, et ta tombe et ton lit funèbre; maintenant élevé dans les célestes sphères, tu jouis; on te doit des honneurs et non des larmes; c'est pour moi que doit s'épuiser la coupe entière de la douleur.» [Note 311: On sait que la fable a placé près de _Sorrento_ le tombeau d'une des Syrènes] [Note 312: Camille fut emportée par son père _Metabus_, et n'était pas encore en état de le suivre (Virg., _Æn._, l. XI); mais on pardonne au poëte cette légère inexactitude.] On ne sait où se serait arrêté cet élan de poésie et de sensibilité; mais le duc d'Urbin n'eut pas plutôt appris l'arrivée du Tasse, qu'il accourut pour le recevoir. Sa présence interrompit cette composition plaintive, que l'auteur n'a jamais reprise. On regrette, pour ainsi dire, que le duc y ait mis tant d'empressement, qu'il ait arrêté dans son cours une veine si heureusement ouverte, surtout quand on pense que tous ses soins ne purent calmer que pour peu de temps l'imagination trop agitée de ce grand et malheureux poëte. Malgré tous les agréments dont on s'étudiait à le faire jouir, sa mélancolie reprit le dessus: ses craintes et ses défiances reparurent: ses nouveaux amis et des médecins habiles crurent qu'un cautère pourrait détourner cette humeur noire dont il était si terriblement dominé. Ce petit traitement donna lieu à une particularité touchante, qui prouve jusqu'où allaient, dans la famille ducale, les attentions dont il était l'objet. La jeune et belle Lavinie _della Rovere_, parente du duc, et qui fut peu de temps après marquise de Pescaire, prépara elle-même et présenta de sa main les bandes dont on serra le bras du malade. Il la paya de cette peine par une jolie pièce de vers[313]. [Note 313: C'est un madrigal qui commence ainsi: _Se da si nobil mano Debbon venir le fasce alle mie piaghe_, etc.] Mais rien de tout cela ne put vaincre cette impulsion qui, une fois donnée, forçait le malheureux Tasse à changer de lieu, et à se précipiter dans des dangers réels pour en éviter d'imaginaires. Ne se croyant plus en sûreté à la cour d'Urbin, il ne vit dans tous les souverains d'Italie que le duc de Savoie à qui il pût demander un asyle. Aussitôt il résolut de se rendre à Turin, partit secrètement, et prit la route du Piémont. Il alla presque jusqu'à Verseil sur un cheval de voiturier. Avant d'y arriver, il rencontra un gentilhomme du pays, avec qui il lia conversation sans le connaître, et qui, voyant approcher un orage, lui offrit l'hospitalité dans sa maison. Le Tasse rendit au voiturier son cheval, accepta l'offre qui lui était faite, et passa dans cette honnête famille de fort agréables moments, dont il a consacré le souvenir dans un de ses plus éloquents dialogues[314]. Il reprit ensuite son chemin, à pied, sous la pluie, par des chemins rompus et fangeux. Il arriva ainsi aux portes de Turin; les gardes, sur sa mauvaise mine, et parce qu'il n'avait point de passeport, le repoussèrent durement. Il était dans cet embarras, lorsqu'il rencontra par hazard _Angelo Ingegneri_, homme de lettres qu'il avait beaucoup vu à Venise, et qui, l'ayant reconnu, le fit entrer dans la ville, et le conduisit au palais du marquis Philippe d'Este, alors général de la cavalerie d'Emanuel Philibert, duc de Savoie, et qui jouissait auprès de ce prince de la plus grande faveur. Le marquis l'avait connu à la cour de Ferrare dans son meilleur temps; il ne put le voir sans attendrissement dans l'état misérable où l'avaient réduit la maladie, la misère, et ce pénible voyage. Il le reçut avec beaucoup d'amitié, le logea convenablement et pourvut abondamment à tous ses besoins. [Note 314: _Il padre di famiglia._] Fêté dans cette maison, recherché par l'archevêque de Turin qui était un _la Rovere_, ancien ami de son père, et qui enviait au marquis d'Este le plaisir de l'avoir chez lui; présenté au prince de Piémont Charles Emanuel, qui voulait le prendre à son service, et lui offrait les mêmes conditions dont il avait joui autrefois à Ferrare, le Tasse commença encore une fois à respirer, et à prouver par plusieurs compositions en prose et en vers que ni ses infirmités, ni ses malheurs ne lui ôtaient rien de la force de son génie. C'est à Turin[315] qu'il écrivit son beau dialogue sur la Noblesse; il y fit aussi une charmante _canzone_[316], adressée à la marquise d'Este, Marie de Savoie, après l'avoir vue danser avec quatre de ses compagnes. On voit dans la dernière strophe que si toutes ces dames étaient belles et aimables, l'une d'elles le lui paraissait encore plus que les autres, et qu'il sentit même pour elle quelques-unes de ces impressions d'amour auxquelles son cœur s'ouvrait si facilement autrefois. On ne retrouve pas sans plaisir ce rayon d'illusions douces, qui brille, pour ainsi dire, à travers les ténèbres et les tristes fantômes dont son esprit était habituellement obsédé. [Note 315: Décembre 1578.] [Note 316: Elle commence par ce vers: _Donne cortesi e belle,_ et se trouve parmi ses autres poésies, t. II de ses Œuvres, édit. de Flor., in-fol.] Ils reprirent bientôt leur cruel empire. Le souvenir de Ferrare, son ancien attachement pour le duc Alphonse, le désir d'obtenir au moins de lui ses manuscrits recommencèrent à le tourmenter plus vivement que jamais. Il semblait qu'une destinée invincible voulait qu'il trouvât dans cette cour le dernier degré d'infortune, et le poussait à y aller réclamer, en quelque sorte, ce qui manquait encore à son malheur. Il employa le cardinal _Albano_ à lui ménager ce retour; il reçut enfin pour réponse que le duc de Ferrare le reverrait avec plaisir, pourvu qu'il consentît à se faire traiter, et qu'il ne se permît rien d'offensant contre les personnes attachées à son service; le duc allait épouser en secondes noces Marguerite de Gonzague, fille du duc de Mantoue; on assurait au Tasse que si, dans cette heureuse circonstance, il retournait à Ferrare, il obtiendrait du prince, non-seulement ses livres et ses manuscrits, mais des faveurs qui le remettraient en état d'exister honorablement dans sa cour. On ne peut se figurer quelle fut la joie qu'il ressentit à cette nouvelle, ni son impatience de se rendre aux fêtes qui allaient s'ouvrir. Le marquis d'Este eut beau vouloir le détourner de ce voyage, lui conseiller d'attendre au moins jusqu'au printemps, époque où il comptait aller lui-même à Ferrare, et où il lui proposait de l'y conduire; tous les amis que le Tasse avait à Turin joignirent en vain à ces conseils et à ces propositions leurs prières: il fallut absolument le laisser partir. Jamais rien ne ressembla mieux à un coup de la fatalité. Il arrive à Ferrare[317], la veille même du jour où l'on attendait la nouvelle épouse. Tout le monde est occupé de cette réception; aucun n'a le temps de l'annoncer au duc, aucun ne veut l'introduire chez les deux princesses. Des ministres du duc, et des gentilshommes de Ferrare, dont il s'attendait à être bien reçu, le traitent sans politesse et même sans humanité. On juge de quel œil il dut voir les fêtes du lendemain, et celles qui, pendant plusieurs jours de suite, mirent toute la cour en joie et en rumeur, n'ayant point d'appartement fixe, cherchant dans ce vaste palais un lieu où il pût au moins goûter quelque repos, et ne le trouvant pas, ne pouvant se faire écouter, ni presque reconnaître de personne. Après les fêtes, cette cruelle position ne changeait point; exclus de la présence du duc et des princesses, abandonné de ses amis, raillé par des ennemis puissants, tourné en dérision par les domestiques, il perdit enfin patience, sortit des bornes de cette modération qui lui était naturelle, lâcha le frein à sa colère, et se répandit publiquement en injures contre le duc Alphonse, contre la maison d'Este, contre toute la cour, maudissant les années perdues dans ce service, et rétractant tous les éloges qu'il avait faits d'eux dans ses vers. Le duc instruit de cet emportement, au lieu de reconnaître qu'il y avait donné sujet, au lieu de conserver quelques égards pour un homme si supérieur et si malheureux, ou au moins quelque respect pour soi-même et quelque générosité, donna ordre que le Tasse fût conduit à l'hôpital Sainte-Anne, qui était une maison de fous, qu'il y fût mis sous bonne garde, et surveillé comme un frénétique et un furieux[318]. [Note 317: 21 février 1579.] [Note 318: Mars 1579.] Ce nouveau coup de foudre plongea le Tasse dans la consternation et dans une sorte d'étourdissement et de stupeur. Il resta ainsi pendant plusieurs jours. Les maux du corps se joignirent à ceux de l'âme; et quand la fièvre, causée par l'agitation extrême de la bile et des humeurs, fut calmée, il n'en ressentit que plus douloureusement le malheur et la honte de sa position. Une sorte d'avilissement qu'il n'avait jamais éprouvé s'empara de lui. La saleté de sa barbe, de ses cheveux, de ses habits, du réduit où il était détenu, la solitude pour laquelle il avait toujours eu de l'aversion, et qui lui devint alors insupportable, les mauvais traitements que lui prodiguaient les subalternes, avec une dureté dont leur chef même donnait l'exemple, le jetèrent dans un état effrayant et attendrissant à la fois. Le prieur de cet hôpital était alors _Agostino Mosti_, que nous avons vu rendre des devoirs pieux à la mémoire de l'Arioste, dont il avait été le disciple, et lui ériger un tombeau[319]. Aimant la poésie et les lettres, élevé à une telle école, on croirait qu'il eût dû traiter avec toutes sortes d'égards et même de faveur un si grand poëte tombé dans une si horrible disgrâce. Il n'y eut au contraire aucun mauvais procédé, aucune dureté persécutrice, aucune de ces rigueurs de prison, qu'on ne connaît bien que quand on les a soi-même éprouvées, qu'il ne se plût à lui faire souffrir. Avouerai-je la cause que je soupçonne d'une conduite qu'il paraît impossible d'expliquer? _Agostino Mosti_ aimait la poésie, mais il aimait surtout passionnément l'Arioste; il lui avait en quelque sorte voué un culte et dressé un autel. Peut-être haïssait-il et persécuta-t-il, dans le Tasse, le seul rival que pût craindre celui dont il s'était fait un Dieu. J'ai vu des effets si hideux de l'esprit de parti, même dans les lettres, que je ne crains pas de le calomnier en lui attribuant cette mauvaise action de plus. [Note 319: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 367 et 368.] Heureusement ce rude prieur avait un neveu bon et sensible[320], qui sembla se faire un devoir de dédommager le Tasse de cette odieuse sévérité. Il avait fait de bonnes études, et était en état de goûter la conversation, toujours philosophique ou littéraire, de l'auteur de la _Jérusalem_. Il passait avec lui des heures entières, l'entendait avec un plaisir infini réciter ses vers, en écrivait quelquefois sous sa dictée, se chargeait de faire passer ses lettres et de lui en remettre les réponses, enfin lui rendait tous les bons offices et tous les soins qui dépendaient de lui. [Note 320: _Giulio Mosti._] Dans ce temps où l'on renfermait le Tasse comme un fou dangereux, où on voulait le contraindre à subir des traitements plus propres à augmenter son mal qu'à le guérir, sa plus grande folie était de croire qu'il pût enfin obtenir du duc de Ferrare quelque justice ou quelque pitié. Il lui adressait des pièces de vers, il en adressait aux deux princesses, où son infortune et ses souffrances étaient peintes des couleurs les plus touchantes et les plus vives. Quelquefois il avait l'esprit assez libre pour plaisanter sur des privations qu'on affectait de lui faire souffrir. Un soir qu'on le laissait manquer de lumière, une chatte de l'hospice vient fixer sur lui ses yeux, qui brillent au milieu de la nuit. Cette vue lui inspire un sonnet poétique[321]; c'est une constellation qui se lève pour le guider dans la tempête. Le hasard amène une seconde chatte auprès de la première; c'est la grande ourse auprès de la petite. Il les appelle toutes deux ses flambeaux. «Que Dieu les garde des coups de bâton, que le ciel les nourrisse de chair délicate et de lait, mais qu'elles lui servent donc de lumière pour écrire ses vers[322]!» Il composait, dans ce même temps, de grands dialogues philosophiques à la manière de Platon, et il y traitait des questions de haute morale, avec autant de justesse que d'éloquence. [Note 321: _Come ne l'ocean, s'oscura e infesta Procella il rende torbido e sonante_, etc.] [Note 322: _Se Dio vi guardi da le bastonate, Se'l ciel voi pasca e di carne e di latte, Fate mi luce a scriver questi carmi._] Quelle était donc réellement sa maladie? De quel désordre d'esprit était-il véritablement affecté? Une passion d'amour en était-elle cause, comme l'ont voulu quelques historiens de sa vie? Cette passion y était-elle aussi étrangère que d'autres l'ont soutenu? Sa réclusion fut-elle en effet amenée comme nous venons de le voir, ou faut-il l'attribuer, comme on l'a dit, à des indiscrétions et à des transports, que l'orgueil du duc de Ferrare et l'honneur même de sa famille lui ordonnaient de réprimer? C'est ici le lieu de répondre à ces questions qui se présentent d'elles-mêmes; mais je ne puis traiter que sommairement ce qui pourrait être l'objet d'une discussion étendue, après l'avoir été d'un long examen. Le _Manso_, qui fut l'un des meilleurs et des plus généreux amis du Tasse, mais qui ne le connut que dans ses dernières années, a le premier accrédité l'opinion que Léonore d'Este, la plus jeune sœur du duc Alphonse, avait inspiré à ce poëte une forte passion, qu'elle avait sans doute partagée, puisque c'était d'après ses invitations réitérées et presque ses ordres, qu'il était retourné la première fois de _Sorrento_ à Ferrare[323]. Il a fait, au sujet de cette passion, ce que l'on peut appeler une enquête parmi les poésies du Tasse[324], et y a trouvé, 1º que la personne aimée de notre poëte s'appelait Léonore; 2º qu'il y eut dans cette cour deux Léonores aimées et chantées par lui; qu'il y en eut même trois; mais il paraît s'être entièrement trompé sur la troisième[325]. [Note 323: Voyez ci-dessus, p. 215.] [Note 324: _Vita del Tasso_, Nos. 34 à 41.] [Note 325: Voyez ci-dessus, p. 199, note.] Que l'objet des amours du Tasse portât le nom de Léonore, c'est ce que prouve ce nom, tantôt déguisé à la manière de Pétrarque, et tantôt écrit tout entier dans plusieurs sonnets et plusieurs madrigaux imprimés dans ses Œuvres[326]. Mais cette Léonore, ou l'une de ces Léonore, fut-elle une des deux sœurs du duc? Outre plusieurs raisons qui portent le _Manso_ à le croire, il en voit encore les preuves dans des poésies faites évidemment pour elle, et dont les expressions sont celles d'une passion pure, mais vive, et d'un amour aussi ardent que respectueux et discret. Il les trouve entre autres dans un sonnet adressé à Léonore, lorsque les médecins lui eurent défendu de chanter[327]; et plus clairement encore dans une _canzone_[328], dont une strophe tout entière est consacrée à peindre quel fut sur lui, dès le premier instant, l'effet des charmes de la princesse[329], effet qui fut balancé par le respect, mais non pas assez pour qu'une partie des traits qui lui étaient lancés ne pénétrât point jusqu'à son cœur[330]. Ces preuves sont peut-être plus que partout ailleurs dans une autre _canzone_[331], qui lui fut dictée par la jalousie, quand la main de Léonore fut demandée par un prince, au duc son frère; cette crainte jalouse lui inspira encore un sonnet[332], dont le dernier vers exprime l'envie qu'il porte à l'heureux époux[333]; mais Léonore fut constante dans sa résolution de garder le célibat; le Tasse continua de se livrer au sentiment qui faisait l'honneur et quelquefois aussi le tourment de sa vie, et c'était après quinze ans de constance qu'il adressait à Léonore un sonnet où il l'assure que, ni le cours, ni les traces du temps ne diminuent rien de son amour[334]. [Note 326: Le nom de Léonore est déguisé, par exemple, dans ce sonnet sur une belle bouche: _Rose, che l'arte invidiosa ammira,_ que le poëte finit en disant à l'Amour: _Se ferir brami, scendi al petto, scendi E di sì degno cor tuo stra_ LE ONORA; et dans ces deux madrigaux placés de suite, où le poëte joue sur les mots _ora_ et _aura_, _Ore, fermate il volo_, etc. _Ecco mormorar l'onde_, etc. et enfin dans le sonnet: _Quando l'alba si leva e si rimira_, où l'auteur dit lui-même en l'expliquant (_esposizioni d'alcune sue rime_), que ce vers: _E l'aurora mia cerco_, joue sur le nom de sa dame, etc. Ce nom est quelquefois à découvert, comme dans le madrigal, _Cantava in riva al fiume Tirsi di Leonora; E rispondean le selve e l'onde: honora_, qui finit si clairement par ce vers: _Or chi fia che l'honori e che non l'ami?_] [Note 327: _Ahi ben è rio destin ch'invidia e toglie Al mondo il suon de' vostri chiari accenti._ Les deux derniers vers surtout sont de la plus grande clarté: _E basta ben che i sereni occhi e'l riso M'infiammin d'un piacer celeste e santo._] [Note 328: _Mentre ch' a venerar muovon le genti_, etc.] [Note 329: _E certo il primo dì che'l bel sereno_, etc.] [Note 330: _Ma parte degli strali e de l'ardore Sentij pur anco entro il gelato marmo._ Le nom de Léonore, déguisé, mais reconnaissable dans l'équivoque du dernier vers de cette canzone, ne laisse aucun doute sur l'objet des sentiments qui y sont exprimés: _E le mie rime..... Che son vili e neglette, se non quanto Costei LE ONORA co'l bel nome santo._] [Note 331: _Amor, tu vedi, e non n'hai duolo o sdegno_, etc.] [Note 332: _Vergine illustre, la beltà en' accende_, etc.] [Note 333: _O felice lo sposo a cui l'adorni!_] [Note 334: _Perchè in giovenil volto amor mi mostri_, etc.] Ce fut alors aussi sans doute qu'il fit pour elle ce beau sonnet, où il lui parle si poétiquement de son âge. _Serassi_ veut qu'il soit adressé à la duchesse d'Urbin, mais il porte indubitablement l'empreinte et le cachet de Léonore, «Dans tes plus tendres années, tu ressemblais à la rose vermeille qui n'ose ouvrir son sein aux tièdes rayons du jour et se cache encore, vierge et pudique, dans la verte enveloppe qui la couvre; ou plutôt (car rien de mortel ne peut se comparer à toi,) tu ressemblais à la céleste _Aurore_ qui, brillant dans un ciel serein et toute fraîche de rosée, dore les monts et couvre de perles les campagnes. Maintenant l'âge plus mûr ne t'enlève rien, et quoique _négligemment vêtue_, la jeune beauté, dans sa plus riche parure, ne peut ni te vaincre, ni t'égaler. Ainsi la fleur est plus belle quand elle étale ses feuilles odorantes, et le soleil à son midi brille plus qu'au matin et lance bien plus de flammes[335].» Nous avons vu que souvent les noms _Ora_, _Aura_, _Aurora_, lui servaient à voiler le nom de Léonore; la parure négligée la désigne aussi, et convenait à sa santé faible et à son goût pour la retraite. Sa sœur Lucrèce se portait fort bien et n'avait point de ces négligences-là. [Note 335: Les poésies lyriques du Tasse n'étant pas entre les mains de tout le monde, je mettrai ici le texte de ce beau sonnet, dont une faible traduction en prose donne une idée trop imparfaite: _Negli anni acerbi tuoi purpurea rosa Sembravi tu, ch' a i rai tepidi allora Non apre'l sen, ma nel suo verde ancora Verginella s'asconde e vergognosa._ _O piuttosto parei (che mortal cosa Non s'assomiglia a te) celeste Aurora, Che le campagne imperla e i monti indora, Lucida in ciel sereno e rugiadosu._ _Or la men verde età nulla a te toglie Nè te, benchè negletta, in manto adorno, Giovinetta beltà vince o pareggia._ _Così è più vago il fior, poichè le foglie Spiega odorate: e'l sol nel mezzo giorno Vie più che nel mattin luce e fiammeggia._] La seconde Léonore était cette belle _Sanvitali_, comtesse de _Scandiano_, dont il s'était déclaré publiquement l'adorateur et pour laquelle furent évidemment faites plusieurs pièces de vers conservées parmi les siennes; mais cette passion fut toute poétique; elle naquit lorsque le Tasse était depuis dix ans à la cour de Ferrare, et put s'allier avec un sentiment plus vrai, plus profond, plus constant, qu'elle servait même à couvrir. C'est à quoi put servir aussi l'amour poétique et déclaré dont Lucrèce _Bendidio_ fut l'objet dès les premiers temps du séjour du Tasse dans cette cour. Il n'avait alors que 21 ans; Léonore d'Este en avait 30; mais elle était belle, spirituelle, amie des arts et des vers, ennemie de l'éclat du monde, faible de santé, habituellement retirée, et même, dit-on, dévote[336]. L'effet de toutes ces qualités réunies sur un jeune poëte très-sensible put aisément effacer celui de l'inégalité d'âge; et l'accès facile qu'il obtint, l'intérêt vif qu'il inspira, l'intimité de ses lectures, les témoignages d'une admiration pour ses vers qui ne pouvait s'exprimer qu'avec beaucoup de charme, purent faire disparaître aussi l'effet de l'inégalité du rang. Il ne put se dissimuler son audace: mais à son âge, pénétré, comme tout porte à le croire, d'un sentiment aussi pur que son objet, et se confiant dans cette pureté même pour en espérer le succès, s'il craignit le sort d'Icare et de Phaëton, il se rassura par d'autres exemples que la fable offrait à son imagination et qui faisaient illusion à son cœur. «Eh! qui peut effrayer dans une haute entreprise, celui qui met sa confiance dans l'Amour? Que ne peut l'Amour, lui qui enchaîne le ciel même? Il attire du haut des célestes sphères Diane éprise de la beauté d'un mortel; il enlève dans les cieux le bel enfant du mont Ida.» C'est la traduction littérale d'un sonnet[337] qui ne peut avoir eu ni un autre sujet, ni un autre sens. [Note 336: Les bons habitants de Ferrare avaient une si haute opinion de sa piété, qu'ils attribuèrent en 1570 à ses prières le salut de leur ville, menacée d'être submergée par le Pô dans un tremblement de terre qui se fit sentir à plusieurs reprises pendant les deux derniers mois de cette année-là, et pendant une partie de l'année suivante.] [Note 337: _Se d'Icaro leggesti e di Fetonte_, etc. L'auteur d'une élégante Vie du Tasse, déjà citée plusieurs fois, a traduit ainsi ce sonnet: _Egli giù trahe da le celesti rote Di terrena bellà Diana accesa, E d'Ida il bel fanciullo al ciel rapisce_: «Diane brûlant pour une beauté humaine, n'enleva-t-elle pas dans le ciel le jeune pasteur du mont Ida?» Il est surprenant qu'un homme qui connaît aussi bien la fable et qui sait aussi bien l'italien, ait confondu les deux fables d'Endymion et de Ganymède, très-distinctes dans ce tercet.] Jusqu'à quel point sa témérité fut-elle heureuse? Il est impossible de le savoir; il l'est presque autant de croire qu'il ait rien obtenu, ni même eu jamais la moindre espérance de rien obtenir qui fût contraire à l'opinion que l'on a de Léonore; supposer autre chose, serait méconnaître ou l'existence ou l'empire du bel ensemble de qualités et de vertus qui l'avait touché. Mais que Léonore ait été flattée des hommages d'un si grand génie, des sentiments d'un si noble cœur, qu'elle ait pris à lui un intérêt affectueux, qui dans une âme tendre et mélancolique, dans la retraite d'une vie souvent languissante, ressemble beaucoup à l'amour, il ne paraît ni possible, ni nécessaire d'en douter. Le voile du plus profond mystère dut couvrir cette innocente intelligence, et il est plus aisé de concevoir que les conseils donnés au Tasse par Léonore, au sujet de Lucrèce _Bendidio_ et du _Pigna_[338] eussent pour but ce voile mystérieux dont il importait de se couvrir, qu'il ne l'est de se figurer une sage et modeste princesse s'occupant à ce point d'un intérêt d'amour, qui lui était étranger. [Note 338: Voyez ci-dessus, p. 174 et 175.] Rappelons-nous les dernières volontés que le Tasse déposa, en partant pour la France, entre les mains d'un ami, et ce sonnet qu'il voulait sauver seul de l'oubli et qui offre un de ces déguisements du nom de Léonore[339], dont nous avons vu d'autres exemples, et surtout cet appel fait à la protection de la princesse, qui l'accordera, disait-il, _pour l'amour de lui_. N'y voyons-nous pas le vœu d'un jeune homme passionné, pour que si le sort dispose de lui dans une contrée lointaine, ses intérêts et sa mémoire puissent occuper après lui celle dont il emporte l'image? Mais le Tasse, amoureux comme un poëte, était discret comme un chevalier. L'ami, dépositaire de ce testament, ignora sans doute lui-même la nature du sentiment qui l'avait dicté; nul autre ne fut admis dans ce secret, et je crois toujours fermement que l'indiscrétion de cet autre ami qui occasionna dans le palais du duc une affaire d'éclat[340] n'avait aucun rapport à Léonore. [Note 339: Voyez ci-dessus, p. 178; et notez que ce sonnet, sans doute fait à l'occasion d'un départ de Léonore pour la campagne, ou d'un trop long séjour qu'elle y fit, est nécessairement antérieur de plusieurs années à l'arrivée de Léonore _Sanvitali_, comtesse de _Scandiano_ à la cour de Ferrare, puisqu'elle n'y parut qu'en 1576, et que le voyage du Tasse en France date de 1571.] [Note 340: Ci-dessus, p. 204.] Ce n'étaient pas des indiscrétions que des pièces de vers dont la plupart ne courait point dans le public, ou qui, lors même qu'elles portaient un nom sacré, pouvaient, par un hasard heureux qui rassemblait dans la même cour plusieurs belles personnes de ce nom, laisser les esprits incertains, comme ils le furent en effet de l'aveu du _Manso_ lui-même[341], sur celle qui en était l'objet. La galanterie des mœurs de ce temps faisait d'ailleurs regarder comme sans conséquence pour les femmes du plus haut rang ces hommages poétiques, qui, ne les engageant à rien, les flattaient sans les compromettre. [Note 341: _Vita del Tasso_, Nos. 35 et 41.] De tous les vers qui furent inspirés au Tasse par la princesse Léonore, ce qui dut peut-être la flatter le plus, ce fut ce beau portrait qu'il fit d'elle sous le nom de Sophronie dans le second chant de sa _Jérusalem_. Tout le monde la reconnaît dans cette Vierge d'un âge mûr, pleine de hautes et royales pensées[342], dont la beauté n'a de prix à ses propres yeux qu'en ce qu'elle ajoute du lustre à sa vertu; dont le mérite le plus grand est de cacher tout son mérite dans la retraite, et de fuir, seule et négligée, les louanges et les regards. On croit voir s'avancer Léonore elle-même, en voyant marcher Sophronie les yeux baissés, couverte d'un voile, dans une attitude modeste et fière, vêtue d'un air qui fait douter si elle est parée ou négligée, si c'est le hasard ou l'art qui a orné son visage; on ne voit qu'elle enfin que le Tasse ait pu vouloir peindre par ce dernier trait: «Sa négligence est un artifice de la nature, de l'amour, du ciel qui l'aime[343].» Mais on n'a pas fait assez d'attention à Olinde, à ce jeune amant aussi modeste qu'elle est belle, qui désire beaucoup, espère peu et ne demande rien[344]. Qui peut douter que le Tasse, dans les premiers transports de cette noble passion, n'ait voulu se représenter lui-même; que plus d'une fois il ne se fût fait une idée céleste du bonheur de mourir avec une femme adorée et de s'immoler pour elle; qu'il n'ait saisi avidement cette occasion unique d'exprimer des vœux, qui peut-être en indiquaient d'autres qu'il n'aurait osé avouer de même? «O mort complètement heureuse, dit Olinde, oh! que mes souffrances seront douces et fortunées, si mon sein joint à ton sein, ma bouche collée à la tienne, j'obtiens d'y exhaler mon ame, si, venant à défaillir en même temps, tu rends en moi tes derniers soupirs[345]!» Cet épisode est un défaut dans son poëme: tous les amis qu'il consulta le sentirent, tous insistèrent pour qu'il le retranchât; il le sentit comme eux, il l'avoua même, et refusa toujours de consentir à ce sacrifice; l'intérêt de la perfection de son ouvrage se tut devant un intérêt plus cher. [Note 342: _Vergine era fra lor di già matura Verginità, d'alti pensieri e regi_, etc. (C. II, st. 14.)] [Note 343: _Di natura, d'amor, de' cieli amici Le negligenze sue sono artificj_. (St. 18.)] [Note 344: _Ei, che modesto è sì com' essa è bella, Brama assai, poco spera, e nulla chiede_. (St. 16.)] [Note 345: St. 35.] Quelque dégagé des sens que cet attachement pût être, dès qu'il était passionné, il fut sujet à des inégalités, à des orages. On a vu le Tasse livré pendant plusieurs mois, à la campagne, avec la duchesse d'Urbin, à des distractions agréables[346] qui supposent entre Léonore et lui quelque refroidissement. Une lettre qu'il lui écrivit alors appuie cette supposition; je ne crois même pas me tromper en y voyant les suites d'un mouvement jaloux. «Il n'avait point écrit à la princesse depuis plusieurs mois[347], _plutôt par défaut de sujet que de volonté_; il lui envoie un sonnet qu'il a fait depuis peu, _croyant se rappeler_ qu'il lui a promis de lui envoyer tout ce qu'il ferait de nouveau. Ce sonnet ne ressemblera point _aux beaux sonnets qu'il s'imagine qu'elle est maintenant dans l'habitude d'entendre_; il est aussi dépourvu d'art et de pensées _qu'il l'est lui-même de bonheur. Dans l'état où il est, il ne pourrait venir de lui rien autre chose_. (Nous avons cependant vu qu'il n'était point alors aussi à plaindre.) Il lui envoie pourtant ces vers; et bons ou mauvais, _il croit qu'ils feront l'effet qu'il désire_. Mais enfin qu'elle n'aille pas croire que par ce qu'il est actuellement si vide de pensées, _il ait pu donner place dans son cœur à quelque amour_; il faut qu'elle sache qu'il n'a fait ce sonnet pour rien qui lui soit personnel, mais à la prière _d'un pauvre amant, qui, brouillé quelque temps avec sa dame, et n'en pouvant plus, est forcé de se rendre et de demander grâce_[348].» Dans le sonnet, le poëte s'adresse au Courroux, champion audacieux, mais faible guerrier, qui ne peut le défendre contre les armes de l'amour, et qui est déjà presque vaincu.... «Téméraire! demande plutôt la paix. Je crie merci; je tends une main languissante; je ploie le genou; je présente à nu ma poitrine. Si l'Amour veut combattre encore, que la Pitié s'arme pour moi; qu'elle m'obtienne ou la victoire, ou au moins la mort; mais si Elle[349] laisse tomber une seule larme, ma mort sera une victoire, et mon sang versé un triomphe.» [Note 346: Ci-dessus, p. 190.] [Note 347: _Serassi_, _Vita del Tasso_, p. 180.] [Note 348: _Il quale essendo stato un pezzo in collera con la sua donna, ora non potendo più, bisogna che si renda e che dimandi mercè_. (_Ub. supr._)] [Note 349: _Colei_, celle qu'il ne nomme pas.] Cette lettre et ce sonnet contiennent, à mon sens, une révélation importante. _Serassi_ qui les a publiés le premier[350], a fort bien entendu que ces beaux sonnets que Léonore devait être en ce moment dans l'habitude d'entendre, étaient ceux du _Pigna_ et du _Guarini_, tous deux admis concurremment à lire à cette princesse leurs compositions poétiques[351]. Mais voici ce qu'il est aisé d'y voir de plus. Le _Guarini_, alors attaché à cette cour et qui se piqua toujours de rivalité avec le Tasse, était, sans nul doute, celui dont les assiduités et peut-être les vers lui avaient donné de l'ombrage; il avait voulu l'écarter; ayant trouvé de la résistance, il s'était piqué; il était parti dans ces dispositions pour Urbin, et de-là pour _Castel-Durante_ avec Lucrèce. La vie très douce qu'il y menait l'avait étourdi quelque temps. Il avait passé plusieurs mois sans écrire même à Léonore; mais la colère qu'il avait trop écoutée s'était affaiblie; l'amour avait repris son empire; il brûlait de revenir, et il se faisait précéder par un sonnet, qui a de l'intérêt si les choses sont ainsi, et qui n'en aurait aucun si elles étaient autrement. Il composait sûrement alors de plus beaux vers et plus dignes d'être envoyés à une princesse qui les aimait; et cette fable _d'un pauvre amant_ auquel il prétend servir d'interprète, est la même dont il avait déjà voilé son secret lorsqu'il partit pour la France. En un mot, je regarde comme l'une des preuves les plus claires de la passion du Tasse pour Léonore ce que le bon _Serassi_, qui n'en savait pas davantage, a donné pour un témoignage, _qui doit lever tous les doutes_, de son indifférence pour elle et de sa froideur. [Note 350: _Loc. cit._] [Note 351: _Ibidem_, p. 182.] Cette passion qui était dans l'imagination, autant que dans le cœur, dut recevoir, à une époque malheureuse pour le Tasse, les mêmes degrés d'exaltation et de trouble que toutes ses affections. Nous avons cependant vu que sa piété, ou du moins le sentiment de crainte qui l'accompagne trop souvent, s'exalta beaucoup plus encore que son amour. Depuis la fièvre qu'il eut, à la suite des fêtes données au roi de France à Ferrare[352], et l'accès passager, mais violent de l'année suivante, depuis l'agitation fébrile où il fut jeté par les premières corrections de son poëme, et depuis que le fantôme de l'inquisition l'eut obsédé de ses terreurs, il n'y eut plus que rarement du calme dans son ame. On le voit aller, venir, errer d'un bout de l'Italie à l'autre, des rivages de Naples et de _Sorrento_ au pied des Alpes. Quoique d'autres intérêts le rappelassent toujours à Ferrare, croit-on que cet amour, ne fût-il devenu après tant d'années qu'une simple habitude du cœur, n'était pas un des plus puissants? Ni dans ses vers, ni dans ses lettres on ne trouve plus rien qui le prouve; mais qu'est-il besoin de ces preuves? Le propre d'une passion de cette nature est-il de s'affaiblir par la fermentation des idées; et dans un temps où toutes les autres affections portaient à son cerveau des impressions si vives et si brûlantes, celle-là seule restait-elle éteinte ou refroidie? [Note 352: En 1574.] Cependant une raison toute naturelle devait en avoir tempéré l'effervescence. Le temps qui exerce ses ravages sur la santé la plus florissante en avait dû faire de plus sensibles sur une complexion aussi faible que celle de Léonore. Elle avait plus de quarante-quatre ans lors de l'arrestation du Tasse; il en avait alors trente-cinq. Dans les plus forts accès de son mal, sa raison fut égarée, jamais entièrement perdue; ses sentiments s'exaltèrent, mais ne se dénaturèrent point; habituellement discret, quoique frappé depuis long-temps de vertiges, il n'y a nulle apparence qu'il se fût oublié tout à coup à une telle époque, au point de forcer le duc son bienfaiteur à sévir durement contre lui; il n'y en a donc aucune à l'un des motifs qu'on a donnés de sa réclusion dans l'hôpital Sainte-Anne et de sa longue détention. Muratori l'a voulu mettre en crédit et n'y a pu réussir. Il raconte[353] qu'il avait connu, dans sa première jeunesse, un vieil abbé _Carretta_, qui avait été, dans la sienne, secrétaire du célèbre _Tassoni_, auteur de _la Secchia rapita_. Parlant un jour des malheurs du Tasse, ce _Carretta_ lui avait dit en avoir appris la cause, soit du _Tassoni_ même, contemporain du Tasse, soit de quelques autres vieillards; et cette cause la voici: «_Torquato_ se trouvant à la cour, où était le duc Alphonse avec les princesses ses sœurs, s'approcha de Léonore pour répondre à une question qu'elle lui avait adressée, et saisi d'un transport plus que poétique, lui donna un baiser. Le duc, témoin de cet acte irrégulier, se tourna tranquillement vers les chevaliers qui étaient présents, et leur dit: _Voyez quel malheur il est arrivé à un si grand homme! il est tout d'un coup devenu fou_. [Note 353: Lettre à _Apostolo Zeno_, 28 mars 1735, en lui envoyant des lettres inédites du Tasse, pour l'édition de Venise en douze volumes in-4º., t. X de cette édition.] Mais si la prudence du prince épargna au Tasse des punitions plus graves, elle exigea ensuite que, suivant cette idée qu'il avait eue de le traiter de fou, il le fît conduire à l'hôpital où les véritables fous étaient traités à Ferrare[354].» [Note 354: _Loc. cit._, p. 240.] _Serassi_, avec raison cette fois, rejette ce récit comme une fable. A tous les motifs que nous avons déjà de n'y pas croire, ajoutons que le fait ainsi raconté suppose un tranquille état de choses, un cercle ordinaire à la cour, où le Tasse est présent, et si à son aise qu'il se laisse aller à la distraction la plus étrange; tandis qu'au contraire la cour était en fêtes, qu'après une absence de plusieurs mois, il y revenait sans être attendu; qu'il ne put pendant plusieurs jours s'y faire écouter de personne, et que l'impatience qu'il en eut rallumant dans sa tête et dans son ame un volcan toujours imparfaitement calmé, amena cette éruption de reproches, d'imprécations et d'injures que le duc n'eut pas la générosité de pardonner. Le premier pas fait dans cette voie indigne de lui entraîna tous les autres. Il persista dans sa dureté et dans son injustice par cela seul qu'il avait été dur et injuste. Une fausse honte et peut-être aussi une fausse politique s'y mêlèrent. Quoi qu'il en soit, il résulte de toute cette discussion que l'amour du Tasse pour la princesse Léonore n'entra pour rien dans les motifs de sa disgrâce; que cet amour existait cependant, et qu'il dut contribuer avec toutes les autres causes que nous avons observées, et celles que nous observerons encore, au désordre de la raison du Tasse et à cette somme d'infortunes dont il fut accablé. Ce désordre de son esprit ne fut point une véritable folie, mais un délire qui avait ses accès et ses repos, un effet de plusieurs causes réunies, les unes physiques, les autres morales. Les causes physiques étaient dans une constitution où dominaient deux dispositions habituelles et diverses, de quelque manière que la physiologie veuille les appeler. L'une portait à son cerveau des images du plus grand éclat et d'une vivacité prodigieuse; l'autre les obscurcissait, les attristait, les teignait de mélancolie. Placez une tête ainsi constituée dans des circonstances orageuses, allumez-y le feu de la poésie, la passion de l'amour; jetez-la dans les profondeurs de la philosophie platonicienne; assiégez-la de superstitions et de terreurs, ouvrez enfin devant elle les portes horribles d'une prison, et courbez-la sous le joug d'une longue et dure captivité, comment voulez-vous qu'elle résiste à tant d'assauts et qu'elle garde, dans cette tourmente morale, l'équilibre de la raison? Une mélancolie presque habituelle, une exaltation subite à la présence de tout objet capable de l'exciter, des vertiges, des accès de délire, et dans cet état, des illusions semblables à la folie, des apparitions, des fantômes s'empareront donc souvent d'un esprit d'ailleurs réglé, philosophique, et aussi sage qu'élevé. Une autre cause (et pourquoi une vaine délicatesse m'ordonnerait-elle de la taire?) devait augmenter encore cette fermentation du cerveau; c'était la fermentation des sens. Le Tasse était tendre et passionné; mais il était pieux et habituellement chaste. Le _Manso_ qui le vit pendant plusieurs années dans la plus grande intimité, compte parmi ses vertus la continence[355]. Même dans sa première jeunesse, il n'avait eu aucuns liaison suspecte, et il fut toujours aussi réservé dans ses mœurs que dans ses discours. Peut-être même depuis, dans ses plus grands succès auprès des femmes, s'en tint-il le plus souvent avec elles, pour peu qu'elles le voulussent bien, à un commerce de sentiment et de galanterie. Ce qu'il y a de certain, c'est que le _Manso_ tenait de sa propre bouche que depuis sa réclusion à Sainte-Anne, c'est-à-dire depuis l'âge de trente-cinq ans, il avait été entièrement chaste[356]. Il ne paraît point que la nature l'eût constitué pour l'être; la nature, quoi qu'on fasse, réclame impérieusement ses droits, et l'on a vu des hommes jetés, sans aucune autre cause, dans un état pareil à celui du Tasse[357]; mais il n'en est peut-être aucun sur qui tant d'infortunes se soient réunies à la fois. [Note 355: _Vita del Tasso_, Nº. 148.] [Note 356: _Loco cit._] [Note 357: Cette cause ne souffre point ici d'autres explications. On dit qu'elle est comptée pour l'une des plus fortes par l'auteur anglais de la Vie du Tasse, et qu'en général M. Black s'est appliqué particulièrement à traiter cette partie de son sujet. Il annonce même, dit-on, dans sa Préface le dessein d'entrer à cet égard dans des détails qui puissent éclairer les médecins dans le traitement des maladies de l'esprit. Peut-être est-il médecin lui-même; sans cela, ces détails pourraient bien n'être propres à autre chose qu'à éclairer les gens de l'art.] Un nouveau malheur, mais qu'il prévoyait et redoutait depuis long-temps, vint y ajouter encore. Quatorze chants de sa _Jérusalem_ furent imprimés à Venise[358], pleins d'incorrections, de lacunes et de fautes grossières, d'après une copie très-imparfaite que le grand-duc de Toscane avait eue entre les mains. Ce prince l'avait laissée à la disposition de _Celio Malaspina_, l'un de ses gentilshommes, qui en fit cet indigne usage. Il ne s'en cacha même pas, se nomma effrontément au titre du livre, dédia cette édition à un sénateur de Venise, et obtint pour la publier le privilége de la république. Le Tasse outré, comme on le peut croire, et profondément affligé de ce larcin, se plaignit au sénat du privilége qu'il avait accordé. [Note 358: 1580.] Il se plaignit aussi à son ami Scipion de Gonzague de la facilité qu'avait eue le grand-duc et du tort irréparable qui en résultait pour lui. Mais le mal était fait, et après cette première explosion, il se remit à chercher dans le travail un remède à l'ennui de sa solitude, et une consolation parmi tant de sujets de tristesse. Il écrivit alors son beau dialogue du _Père de famille_, dont il tira le sujet de la réception qui lui avait été faite et de ce qu'il avait vu, dit et entendu dans la maison hospitalière de ce bon gentilhomme, entre Novarre et Verceil[359]; il le dédia à son ami Scipion de Gonzague[360]. Il rassembla ensuite toutes les poésies qu'il avait composées depuis deux ans, parmi lesquelles il y en a d'admirables, et qui étaient toutes intéressantes par la position dans laquelle il les avait faites; il les dédia aux deux princesses, sœurs d'Alphonse[361]. La duchesse d'Urbin parut sensible à cet hommage du Tasse, et ressentit quelque piété de ses malheurs. Léonore était loin de pouvoir lire, ni ces poésies, ni cette dédicace; elle était déjà depuis long-temps attaquée d'une maladie grave, qui était alors à son dernier période, et dont elle mourut quelques mois après[362]. On a remarqué que le Tasse, qui ne laissait passer presque aucune occasion de cette espèce sans payer un tribut poétique à la mémoire des personnes illustres qu'il avait connues, ne fit point de vers sur la mort de cette Léonore qu'il paraît avoir tant aimée; et en effet on ne trouve rien sur ce sujet dans toutes ses Œuvres, soit qu'il fût mécontent de la froideur qu'elle lui avait témoignée dans ses infortunes, soit qu'il fût en ce moment trop occupé de ses infortunes mêmes pour être aussi affecté de cette perte qu'il l'eût été dans un autre temps. [Note 359: Voyez ci-dessus, p. 221.] [Note 360: Septembre 1580.] [Note 361: 20 novembre, _idem._] [Note 362: 10 février 1581.] Cet _Angelo Ingegneri_, dont l'amitié lui avait été si utile à Turin, lui rendit alors un bon et un mauvais service. Il possédait une copie de la _Jérusalem délivrée_, qu'il avait faite sur un manuscrit corrigé de la main du Tasse. Quand il eut vu paraître l'édition informe et tronquée de Venise, il crut devoir venger la gloire de son ami, en faisant imprimer son poëme d'après cette copie authentique et nécessairement plus régulière. Il en fit faire à la fois deux éditions, l'une à _Casalmaggiore_, l'autre à Parme[363], et les dédia toutes deux au duc de Savoie, Charles Emanuel, qui en témoigna la plus grande satisfaction à l'éditeur. [Note 363: La première in-4º, la seconde in-12.] Voilà ce que l'on raconte tout naturellement, et comme une sorte de service rendu par _Ingegneri_ au Tasse. Mais cet infortuné n'existait-il donc plus au monde? Dans cet hôpital où il était détenu, non à sa honte, mais à la honte éternelle de ceux qui l'y avaient jeté, ne correspondait-il pas au-dehors, et ne pouvait-on pas correspondre avec lui? Comment un ami prétendu osait-il, sans le consulter, disposer ainsi de son bien? C'était, dit-on, pour venger sa gloire; mais ne valait-il pas mieux lui laisser ce soin à lui-même? Et sa fortune, sa propriété sacrée n'était-elle donc rien pour l'amitié? Un ami avait-il le droit de disposer du fruit de tant de travaux et de tant de veilles, de l'unique ressource d'un malheureux, du seul moyen qu'il eût d'assurer son indépendance et d'échapper à la pauvreté? Il faudrait que les grâces et les faveurs du duc de Savoie se fussent dirigées sur l'auteur en même temps que sur l'éditeur de la _Jérusalem_; il faudrait surtout que le produit des deux éditions eût été religieusement compté au Tasse, pour que cette double publication ne fût pas un vol manifeste et la violation de tous les droits. Il n'y a aucune apparence que l'on ait rien fait de pareil. On sait seulement que les deux éditions furent enlevées en peu de jours[364], tant l'impatience du public était grande; que _Malespina_, éditeur de celle de Venise, vaincu par _Ingegneri_, le vainquit à son tour, en en donnant une nouvelle, d'après une copie encore plus complète du poëme entier[365]; cette édition s'étant rapidement épuisée, il en donna presque aussitôt une plus correcte et plus complète encore[366], sans que l'auteur de cet ouvrage, qui faisait les délices et excitait la curiosité de l'Italie entière, fût même consulté sur rien. Enfin un jeune Ferrarais[367], attaché à la cour et intimement lié avec le Tasse, entreprit de publier une édition de la _Jérusalem_, supérieure à toutes celles qui avaient paru. Il eut la faculté de consulter l'original corrigé par l'auteur; il put aussi dans quelques doutes consulter, comme il le fit, le Tasse lui-même. Cette édition parut donc à Ferrare[368], dédiée au duc Alphonse et présentée expressément à ce prince, au nom de son malheureux auteur. Mais la précipitation qu'on y avait mise y ayant introduit beaucoup de fautes, qui ne l'empêchèrent pas d'être aussi rapidement débitée que les autres, le même éditeur la fit suivre immédiatement d'une nouvelle[369], la première, selon Fontanini[370], que l'on puisse regarder comme bonne et correcte. Celle-ci fut encore surpassée, trois mois après, par une édition de Parme[371], où la _Jérusalem délivrée_ parut enfin telle qu'elle est restée, et qui a servi de règle et de modèle à toutes les éditions suivantes[372]. Il est donc vrai que dans cette seule année, il y en eut sept en Italie, et qu'il en avait même paru six dans le cours des six premiers mois. [Note 364: _Serassi_, p. 300.] [Note 365: Venetia, 1581, in-4º.] [Note 366: _Ibid._, 1582, in-4º.] [Note 367: _Febo Bonnà._] [Note 368: Juin 1581.] [Note 369: Juillet 1581.] [Note 370: _Aminta difeso._] [Note 371: Toujours 1581.] [Note 372: Il y faut ajouter celle de Mantoue en 1584, faite d'après des corrections de Scipion de Gonzague, et qui a quelques avantages, à certains égards, sur la seconde de Ferrare, tandis qu'à certains autres celle-ci l'emporte encore sur l'édition de Mantoue.] Au milieu de cette gloire, au bruit de ces éloges, de ces applaudissements qui retentissaient de toutes parts, tandis que les éditeurs et les imprimeurs s'enrichissaient du fruit de ses veilles, le pauvre Tasse languissait dans une dure captivité, négligé, méprisé, malade, et privé des choses les plus nécessaires aux commodités de la vie. Les ministres des volontés du duc ajoutaient sans doute à la sévérité de ses ordres, au lieu de les adoucir. Le peu qu'ils lui donnaient, ils semblaient s'étudier à le donner hors de temps et lorsqu'il n'en avait plus ni besoin ni désir. Ce qui lui était le plus insupportable dans sa prison, c'était d'être sans cesse détourné de ses études par les cris désordonnés dont l'hôpital retentissait, et par des bruits capables, comme il le disait lui-même[373], d'ôter le sens et la raison aux hommes les plus sages. C'est dans cet état vraiment déplorable, au milieu de cet entourage qui faisait rejaillir sur lui toutes les apparences de la folie, que notre Michel Montaigne le vit en passant à Ferrare. Il en fut si frappé que, de retour en France, il consigna dans ses Essais l'impression qu'il en avait reçue. On le lui avait sans doute fait voir, comme les autres malheureux qui l'étourdissaient par leurs cris; on lui avait dit qu'il méconnaissait, et ses ouvrages, et lui-même; et il l'avait cru[374]. Se figure-t-on quels devaient être l'air et les regards d'un homme tel que le Tasse, montré à des étrangers, dans sa loge, comme un insensé? [Note 373: Dans une lettre à _Maurizio Cataneo_.] [Note 374: «J'eus, dit-il, plus de despit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesme, mescoignoissant et soy et ses ouvrages, lesquels sans son sceu, et toutefois à sa veue, on a mis en lumière, incorrigez et informes.» (_Ess. de Montaigne_, l. II, c. 13.) Il est à remarquer que Montaigne passa en novembre 1580 à Ferrare, en se rendant à Rome, et qu'il avait publié cette année-là même en France les deux premiers livres de ses _Essais_. Il y fit, depuis, un grand nombre d'additions, et entre autres celle-ci, dans le chap. 12 du second livre. «Un petit voyage qu'Aldo le Jeune fit à Milan en 1582.... lui donna l'occasion de se lier d'amitié avec _Goselini_ qui, dans une de ses lettres, dit qu'Alde, après l'avoir quitté, passa à Ferrare où il vit l'infortuné _Torquato Tasso_ dans l'état le plus déplorable, _non per lo senno, del quale gli parve al lungo ragionare ch' egli ebbe seco, intero e sano, ma per lo nudessa e fame ch' egli pativa prigione, e privo della sua liberta_, etc. (Annales de l'imprimerie des Aldes, t. II, p. 117.)] L'infortuné demandait avec instance qu'on adoucît au moins ces rigueurs inutiles, et tâchait de se persuader à lui-même qu'elles étaient ignorées du duc Alphonse. Peut-être les ignorait-il en effet. Tant de mal se fait autour des princes et en leur nom, sans qu'ils le sachent! Mais son indifférence, même dans ce cas, serait-elle excusable? Et comment pouvait-il supporter l'idée de retenir dans les fers celui qui faisait en ce moment retentir son nom, et la gloire de sa maison dans l'Italie, dans l'Europe entière? Comment n'avait-il pas couru briser ses chaînes, en relisant, dans l'édition qui lui avait été dédiée, cette invocation sublime et touchante: «Toi magnanime Alphonse[375], toi qui me soustraits aux fureurs de la fortune, et qui guides au port un étranger errant, agité, presque englouti parmi les rochers et les flots, accueille en souriant cet ouvrage, que je consacre comme un vœu à tes autels?--Et c'était lui, c'était ce dur et impitoyable Alphonse qui l'avait repoussé dans le gouffre, et qui l'y tenait plongé! [Note 375: C. I, st. 14.] Il se laissa enfin un peu adoucir, et permit qu'au lieu de l'espèce de cachot où le Tasse était comme enseveli depuis deux ans, on lui donnât, dans le même hôpital, quelques chambres assez grandes pour qu'il pût s'y promener, en composant et en philosophant, comme il le demandait dans ses lettres au duc, expression bien remarquable de la part d'un homme de génie que des barbares s'obstinaient à traiter comme un fou. Il dut cet adoucissement dans sa position aux sollicitations de Scipion de Gonzague et du prince de Mantoue, neveu de Scipion, qui, étant venus à Ferrare, l'avaient visité dans sa prison. Cette visite et son heureux résultat ranimèrent les espérances du Tasse; il se flatta même d'être libre sous peu de jours; mais sa patience avait encore de longues épreuves à subir. Cependant il eut, peu de temps après, de nouvelles consolations. La duchesse d'Urbin envoya un de ses gentilshommes[376] le saluer de sa part, et lui promettre qu'il ne tarderait pas à obtenir sa délivrance. La belle Marfise d'Este, cousine du duc Alphonse, et princesse de Massa et Carrara, fut tellement enthousiasmée de la lecture de la _Jérusalem_, qu'elle demanda au duc la permission de faire conduire le Tasse de Sainte-Anne à sa maison de campagne[377], et de l'y garder tout un jour. Plusieurs dames, célèbres par leur esprit et par leur beauté, se trouvèrent chez la princesse; le Tasse passa quelques heures au milieu de cette société charmante, y parut aussi galant, aussi aimable qu'il l'était avant ses malheurs, et remporta de cette heureuse journée des espérances et quelques doux souvenirs. [Note 376: _Ippolito Bosco_.] [Note 377: Le nom de cette _villa_ était _Madaler_.] Mais l'année entière s'écoula sans autre changement à son sort. Les Muses étaient son seul recours. Quand sa santé lui permettait le travail, ses études n'étaient interrompues que par des visites, que plusieurs savants et gens de lettres de diverses parties de l'Italie s'empressaient de venir lui rendre, et dans lesquelles l'insensé de Sainte-Anne les forçait d'admirer sa sagesse autant que son esprit et son savoir; ou par lettres, qui lui apportaient de Naples, de Rome et de plusieurs autres villes, des attestations de l'effet prodigieux que son poëme continuait d'y produire; ou enfin par des promesses qu'on lui renouvelait de temps en temps, mais dont l'accomplissement s'éloignait toujours. L'année 1583 se passa encore de même: mais ensuite les sollicitations du cardinal _Albano_, de la duchesse de Mantoue et de plusieurs autres personnes du plus grand crédit auprès du duc, devinrent si pressantes, qu'un jour qu'il était entouré de chevaliers français et italiens, il fit appeler le Tasse, le reçut avec bonté, même avec amitié, et lui promit positivement qu'il serait libre dans peu de temps. Il ordonna dès-lors qu'on ajoutât à son logement plusieurs pièces; il lui permit de sortir de temps en temps, accompagné seulement de quelqu'un qui répondît de lui. Le Tasse put fréquenter alors plusieurs maisons des plus distinguées de Ferrare; il y goûtait l'un des plaisirs qu'il avait toujours le plus aimé, celui d'une conversation animée, sur des sujets de littérature, de philosophie morale et quelquefois de galanterie; et l'on trouve dans plusieurs dialogues composés à cette époque[378], des traces de ces conversations intéressantes. Pendant le carnaval de cette année, deux de ses amis[379] le menèrent voir les mascarades, espèce d'amusement qu'il avait toujours aimé. Il vit encore avec plaisir ces joutes, ces tournois, où une foule de chevaliers, diversement et richement armés, combattaient avec autant de bonne grâce que de valeur, sous les yeux d'un grand nombre de dames magnifiquement parées[380]. [Note 378: Dans _Beltramo, ovvero della Cortesia_; _il Malpiglio, ovvero della Corte_; _il Ghirlinzone, ovvero dell' epitaffio_, et _la Cavaletta, ovvero della Poesia Toscana_.] [Note 379: _Ippolito Gianluca_ et _Alberto Parma_.] [Note 380: C'est à cette occasion qu'il écrivit son ingénieux dialogue intitulé: _il Gianluca, ovvero delle Maschere_. Il en fit peu de temps après deux autres, _il Malpiglio_ et _il Rangone_; il composait en même temps de nouvelles poésies, revoyait et corrigeait les anciennes; il en envoya trois gros volumes, en octobre 1584, à Scipion de Gonzague, pour qu'il les fît imprimer.] Mais avant la fin de cette année même, ces légères douceurs lui furent toutes retirées, sans que l'on puisse en deviner la cause; et il retomba dans le même isolement, les mêmes privations et le même désespoir qu'auparavant. Il était dans ces tristes circonstances lorsqu'on vit éclater contre lui l'orage le plus imprévu et le plus terrible. La sensation que son poëme venait d'exciter en Italie n'avait pu manquer d'y faire naître quelques écrits. Il en avait paru un d'Horace _Lombardelli_, où quelques réflexions critiques étaient mêlées à beaucoup d'éloges[381]. Le Tasse y avait répondu[382], avait remercié _Lombardelli_ de ses éloges, et réfuté, mais avec douceur, plusieurs de ses objections. _Lombardelli_ ayant insisté, le Tasse tint ferme, développa ses premières raisons, et répondit aux objections nouvelles. Enfin, parut un dialogue de _Camillo Pellegrino_, sur la poésie épique[383]. Cet écrit, où le Tasse était élevé infiniment au-dessus de l'Arioste, où on lui donnait tout l'avantage du côté du plan, des mœurs et du style, mit toute l'Italie en rumeur. Ce fut la pomme de discorde. Les nombreux partisans de l'Arioste jetèrent les hauts cris; ceux qui crièrent le plus fort furent les académiciens de _la Crusca_[384]. Ils répondirent au dialogue du _Pellegrino_. L'esprit de parti et l'esprit de corps, aussi dangereux en littérature, qu'en toute autre matière, parurent avoir présidé à la rédaction de cet écrit. L'académie, ou plutôt en son nom le chevalier _Lionardo Salviati_, sous le titre de l'_Infarinato_ et _Sebastiano de' Rossi_, sous celui de l'_Inferigno_, prirent avec une sorte de fureur la défense du _Roland furieux_, et saisirent avidement ce prétexte pour déchirer la _Jérusalem délivrée_ et son auteur. [Note 381: Lettre à _Maurizio Cataneo_, septembre 1581.] [Note 382: Juillet 1582.] [Note 383: _Il Carrafa, ovvero della poesia epica_, _Firenze_, _Sermartelli_, 1584, in-8º.] [Note 384: Sur tout ce que je dis ici et ce que je dois dire encore de cette célèbre académie, rétablie depuis peu et à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, voyez ma note (2), ci-après, page 320.] Le plus violent des deux, celui dont l'autre ne fut, dit-on, que l'instrument, avait été très-bien avec le Tasse. Dès le temps où celui-ci commençait à consulter ses amis sur son poëme, _Salviati_ en ayant vu quelques chants lui écrivit pour l'en féliciter, et lui promit d'en parler honorablement dans un commentaire sur la Poétique d'Aristote qu'il composait alors, mais qui n'a jamais paru. Le Tasse entra avec lui dans une correspondance amicale, lui communiqua tout son plan, et reçut de lui de nouvelles félicitations et de nouveaux éloges. Il n'y aurait rien de moins honorable pour _Salviati_ que les motifs que l'on donne à ce changement de conduite. Il était pauvre, chargé de dettes, et récemment privé d'une pension que le duc de Sora[385] lui avait faite. Il avait dessein de s'attacher à la cour de Ferrare. «Il est très-probable, dit _Serassi_[386], qu'il saisit cette occasion d'acquérir les bonnes grâces du duc et la faveur des nobles ferrarais en se mettant à défendre, à exalter l'Arioste leur compatriote, et à censurer et déprimer le Tasse, prisonnier, malade, et qu'il savait bien avoir des ennemis dans cette cour, principalement parmi ceux qui avaient le plus d'influence sur l'esprit du maître.» Je ne sais si cela est en effet aussi probable, mais cela serait souverainement lâche; il faut savoir être pauvre et se passer de la faveur plutôt que de descendre jamais à une bassesse; et il n'y en a point de plus vile que celle dont l'historien de la Vie du Tasse accuse ici ce chevalier florentin, sans avoir l'air d'y trouver rien de fort extraordinaire, mais heureusement sans en donner aucune preuve. [Note 385: _Jacopo Boncompagno._] [Note 386: _Vita del Tasso_, p. 334.] _Salviati_ n'attaqua point à visage découvert un malheureux, un ami, un homme de génie qu'il avait hautement comblé de louanges; il se couvrit du nom de l'académie de _la Crusca_. Cette académie, devenue depuis si justement célèbre, était alors à ses premiers commencements. Ce n'était qu'une réunion de quelques beaux esprits et de poëtes joyeux qui s'assemblaient depuis environ deux ans[387], tantôt chez l'un d'entre eux, tantôt chez l'autre, et lisaient des plaisanteries faites exprès pour leurs séances et des morceaux de prose ou de poésie burlesque[388]. Ils n'avaient encore publié que deux écrits, dont les titres plaisants n'annoncent point un corps littéraire destiné à faire autorité[389]. Lorsque _Salviati_ voulut les faire agir, il commença par faire nommer secrétaire de l'académie _Bastiano de' Rossi_, sa créature, et avec un certain nombre d'académiciens, car ils n'entrèrent pas tous dans ce complot, il se mit à examiner le dialogue du _Pellegrino_, à rédiger avec le secrétaire et à publier, au nom de l'académie, la critique la plus injurieuse et la plus mordante[390]. [Note 387: Leurs premières réunions datent de 1582.] [Note 388: _Anton. Franc. Grazzini_, dit le _Lasca_, était le plus célèbre; c'était lui qui avait formé cette réunion; elle n'était d'abord que de cinq; _Salviati_ fut le sixième, et fit de cette réunion une académie. Le titre qu'elle prit, les noms que ses membres se donnèrent, et plusieurs des mots dont elle se servait dans ses travaux, ont besoin d'explication. Tous ces signes, pris de l'art de la mouture, annoncent qu'elle se proposa dès-lors de passer à l'examen, et les écrivains et même la langue. La _crusca_ est le son qu'elle voulait séparer de la farine; le _frullone_ qu'elle prit pour enseigne est le bluttoir, et sa devise: _Il più bel fior ne coglie_, sous l'emblème de ce que fait cet instrument, désigne ses opérations sur les ouvrages d'esprit. Elle appela crible et tamis, _vaglio_ et _staccio_, l'examen qu'elle leur faisait subir; et, en publiant le résultat de cet examen, elle y mit les titres de _vagliata_, _stacciata_, _cruscata_, etc. Enfin, ses membres se nommèrent _l'infarinato_, l'enfariné; _l'inferigno_, le pain bis; _lo smaccato_, l'écrasé, _lo stritolato_, le broyé, etc., toujours pour rappeler les opérations de la mouture. Cela nous paraîtrait ridicule en France, et ne l'était point en Italie, où toutes les académies prenaient des titres différents et donnaient à leurs membres et à leurs travaux des noms analogues à ces titres. On peut seulement observer que cette nouvelle académie aurait dû s'appeler _del Frullone_, ou _della Staccio_, et non pas _della Crusca_, en un mot prendre son nom de l'instrument qui sépare, et non de la chose séparée.] [Note 389: Le premier de ces deux écrits avait pour objet un sonnet du _Berni_, et était intitulé: _Lezione avvero Cicalamento di Maestro Bartolino dal Canto de' Bischeri, letta nell' accademia della Crusca sopra 'l sonetto_: Passere e Beccafichi magri arrosto. _Firenze_, 1583, in-8°. Le second, dont _Salviati_ était l'auteur, avait pour titre: _Il Lasca, dialogo: Cruscata ovver paradosso d'Ormanozzo Rigogoli, rivisto e ampliato da Panico Granacci citadini di Firenze e accademici della Crusca_, etc. Firenze, 1584, in-8°.] [Note 390: Elle était intitulée: _Degli accademici della Crusca difesa dell' Orlando furiosa dell' Ariosto contra 'l dialogo dell' epica poesia di Camillo Pellegrino. Stacciata prima, Firenze_, 1584, in-8°. Il parut, peu de temps après, un autre écrit intitulé: _Lettera di Bastiano de' Rossi cognominato l'inferigno_ _accademico della Crusca, a Flaminio Manelli, nella quale si ragiona di Torquato Tasso, del dialogo dell'epica poesia di Camillo Pellegrino_, etc. _Firenze, a istanza degli accademici della Crusca_, 1585, in-12. Le ton y est le même que dans le premier.] Le Tasse, attaqué sans ménagement, répondit avec une modération, une modestie qui rendit encore plus odieux l'emportement de ses adversaires[391]. Le sentiment qui règne dans sa réponse, sa piété pour son père[392], son admiration pour les anciens, ses égards pour l'Arioste, la singularité même de quelques-unes de ses défenses, les formes de sa dialectique et les aveux qu'il ne peut quelquefois retenir, font de cette réponse un morceau des plus précieux pour l'histoire de la littérature moderne. L'académicien avait trop évidemment tort pour qu'il lui fût possible de répliquer par des raisons: il prit le parti du sarcasme, et presque des injures[393]. _Pellegrino_ soutint[394] ce qu'il avait avancé; d'autres écrivains[395] se jetèrent dans la mêlée et rompirent des lances contre les Florentins. Le temps produisit son effet ordinaire; il fit oublier les critiques et les réponses: le poëme seul est resté. [Note 391: Il répondit d'abord à la lettre de _Bastiano de' Rossi_, mais sans lui adresser sa réponse, et même sans l'y nommer. _Risposta di Torquato Tasso all'accademia della Crusca_, etc. Mantova, 1585, in-12. Il ne parle qu'à l'académie, et c'est avec tant d'égards, de bon sens et de gravité, que cette réponse resta sans réplique.] [Note 392: L'académie, ou plutôt _Salviati_, avant d'attaquer la _Jérusalem_ du Tasse, avait commencé par dire beaucoup de mal de l'_Amadigi_ de son père. Il le traitait avec le dernier mépris, et le mettait au-dessous, non-seulement du _Roland_ de l'Arioste, mais du _Morgante_ du _Pulci_. Le Tasse parut avoir principalement pris la plume pour défendre la mémoire et le poëme de son père. Sa réponse est intitulée: _Apologia in difesa della Gerusalemme liberata contra la difesa dell'Orlando furioso degli accademici della Crusca_, etc., Mantova, 1585, in-12.] [Note 393: _Della infarinata, accademico della Crusca, risposta all' apologia di Torquato Tasso_, etc. Firenze, 1585, in-8°.] [Note 394: _Replica di Camillo Fellegrino alla risposta degli accademici della Crusca fatta contra il Dialogo dell' epica poesia_, etc., _in vico equense_; 1585, in-8°.] [Note 395: _Niccolò degli Oddi, Giulio Ottonelli, Giulio Guastavini_, etc.] Une circonstance consolante, au milieu de ces querelles, où l'on montrait tant d'animosité contre le Tasse au nom de l'Arioste, c'est qu'un neveu de ce grand poëte, poëte lui-même, Horace Arioste, champion né de son oncle, mais en même temps admirateur et ami du Tasse, sut défendre le premier sans manquer au second, montra presque seul cet esprit de justice et de modération, si rare dans les querelles littéraires; et sans vouloir rien décider entre ces deux célèbres rivaux, avança le premier l'opinion la plus raisonnable sur une question si souvent débattue, c'est que le genre de leurs poëmes, et le système de leurs styles sont si différents, qu'il n'y a point entre eux de comparaison à faire. Si la modération est un mérite dans ces luttes de l'amour-propre, il était bien plus grand chez le Tasse, dont les maux de l'ame et du corps, une oppression aussi injuste que cruelle et une longue captivité devaient aigrir et exaspérer l'humeur. Les moyens d'obtenir sa liberté l'occupaient encore plus que la défense de son poëme. Il avait, pour ainsi dire, épuisé les recommandations et les protections les plus puissantes. Le pape Grégoire XIII, le cardinal _Albano_, la grande duchesse de Toscane, le duc et la duchesse d'Urbin, la duchesse de Mantoue, plusieurs princes de la maison de Gonzague, et surtout le sensible et fidèle Scipion, avaient inutilement sollicité le duc Alphonse. La cité de Bergame, patrie primitive du Tasse, était intervenue, avait adressé au duc une supplique présentée par un de ses premiers citoyens: elle y avait joint le don d'une inscription lapidaire intéressante pour la maison d'Este, et que ses souverains désiraient depuis long-temps. Alphonse avait tout promis, mais les prisons de Ste.-Anne ne s'ouvraient point, et le malheureux Tasse continuait d'y languir. Quelle pouvait être la cause de ces rigueurs prolongées outre mesure, et de cet endurcissement? _Serassi_ nous le dit avec sa naïveté ordinaire. «Véritablement le duc aurait volontiers cédé à tant de prières et mis le Tasse en liberté, mais réfléchissant que les poëtes sont irritables de leur nature[396], il craignait que le Tasse, dès qu'il se trouverait libre, ne voulût se servir d'une arme aussi formidable que sa plume, pour se venger de sa longue détention et de tous les mauvais traitements qu'il avait reçus; il ne pouvait donc se résoudre à le laisser sortir de ses états, sans s'être assuré auparavant qu'il ne tenterait rien contre l'honneur et le respect dus à lui et à sa maison[397].» [Note 396: _Genus irritabile vatum_.] [Note 397: _Serassi_ est plus naïf encore dans ces dernières expressions, mais j'ai craint de rendre aussi le petit duc de Ferrare trop ridicule. Le texte dit: _Ch' ei non tenterebbe cosa alcuna contro l'onore e la riverenza dovuta a un si gran principe, com' egli era_. (_Vita del Tasso_, p. 369.)] Les forces physiques et morales de l'objet de ces lâches appréhensions se détruisaient cependant de plus en plus. Cette tête ardente, que la solitude tenait toujours en fermentation, s'exaltait à mesure que le corps s'affaiblissait[398]. Aux accès de mélancolie sombre, ou de délire passager, qu'il avait souvent éprouvés, à ces attaques de folie qu'il reconnaît lui-même pour telles dans ses lettres, mais qui ne fut jamais cette démence absolue dans laquelle on le prétendait tombé, se joignirent des visions presque habituelles, des terreurs d'un esprit follet qui se plaisait, croyait-il, à brouiller, à dérober ses papiers, et à lui voler son argent[399], des frayeurs et des apparitions nocturnes, des flammèches qu'il voyait briller, des étincelles qu'il sentait sortir de ses yeux; tantôt des bruits épouvantables qu'il imaginait entendre, tantôt des sifflements, des tintements de cloches, des coups d'horloge qui se répétaient pendant une heure. Dans son sommeil, il croyait qu'un cheval se jetait sur lui; et en s'éveillant, il se trouvait tout brisé. «J'ai craint, écrivait-il[400], le mal caduc, la goutte-sereine et la perte de la vue. J'ai eu des douleurs de tête, d'intestins, de côté, de cuisses, de jambes; j'ai été affaibli par des vomissements, par un flux de sang, par la fièvre. Au milieu de tant de terreurs et de douleurs, l'image de la glorieuse Vierge Marie m'est apparue dans l'air, tenant son fils dans ses bras, au milieu d'un cercle brillant des plus vives couleurs; je ne dois donc point désespérer de sa grâce. Je sais bien, ajoute-t-il, que ce pourrait être une pure imagination; car je suis frénétique, presque toujours troublé par des fantômes, et plein d'une excessive mélancolie; cependant, par la grâce de Dieu, je puis refuser à ces illusions mon assentiment, ce qui, selon la remarque de Cicéron, est l'opération d'un esprit sage; je dois donc plutôt croire que c'est véritablement un miracle.» Quelqu'idée que l'on ait d'une apparition et d'une persuasion de cette espèce, on ne peut voir, sans être profondément ému, tant de souffrances, et dans un si grand génie, tant de bonne foi et de simplicité. [Note 398: Ses infirmités physiques sont décrites avec le plus grand détail dans sa lettre au médecin _Mercuriale_, publiée par _Serassi_, p. 324.] [Note 399: Lettre à son ami _Maurizio Cataneo_. Je pourrais tirer de cette lettre et de quelques autres, imprimées dans ses Œuvres, beaucoup de détails sur l'esprit follet et sur les autres visions qui obsédaient cet esprit malade; mais elles affligent le mien, et ce sont de ces choses qu'il suffit d'indiquer sans s'y appesantir.] [Note 400: A _Maurizio Cataneo_.] Il fut encore plus fermement persuadé peu de temps après. Attaqué d'une fièvre ardente, dès le quatrième jour il donna des craintes pour sa vie; les médecins en désespérèrent au septième; réduit à un tel état de faiblesse qu'il ne pouvait plus ni supporter aucun médicament, ni se soulever même dans son lit pour en prendre, il invoqua la Vierge avec tant de confiance et de ferveur, qu'elle lui apparut visiblement, dit _Serassi_, le guérit, et le ressuscita, pour ainsi dire, en un instant. Un vœu de pélerinage à Mantoue et à Lorette, fut l'expression de sa reconnaissance, et pour ne la pas témoigner seulement en homme dévot, mais en poëte, il remercia aussi sa patronne par un sonnet[401] et par un madrigal[402] qui sont imprimés dans ses Œuvres. [Note 401: _Egro io languiva, e d'alto sonno avvinta_, etc.] [Note 402: _Non potea la natura e l'arte omai_, etc.] Un autre miracle plus difficile eût été que le duc Alphonse, instruit du déplorable état où il avait fait tomber ce grand homme, se laissât enfin fléchir; mais ce ne fut point la pitié qui le toucha, c'est qu'il trouva les garanties qu'il attendait pour être juste, ou plutôt pour cesser d'être barbare. Le prince de Mantoue, Vincent de Gonzague, dont il avait épousé la sœur, se résolut à lui demander la personne du Tasse, en lui promettant sur son honneur de le retenir à Mantoue auprès de lui, et de le garder de manière qu'il n'y eût jamais rien à en craindre. La liberté fut enfin accordée, et le Tasse sortit de Sainte-Anne[403], après sept ans, deux mois et quelques jours de la plus triste et de la plus cruelle captivité. Il partit de Ferrare avec le prince, son libérateur, sans avoir pu obtenir d'Alphonse une audience de congé qu'il lui fit demander, et qu'il désirait ardemment. Pour peu que l'on connaisse le cœur humain, on conçoit également ce désir et ce refus. [Note 403: Le 5 ou le 6 juillet 1586.] SECTION III. _Suite de la Vie du Tasse, depuis sa sortie de Sainte-Anne jusqu'à sa mort._ L'accueil que le Tasse reçut à Mantoue était propre à lui faire oublier ses disgrâces. Le vieux duc Guillaume lui donna dans son palais un logement commode, et ordonna qu'on lui fournît toutes les nécessités et toutes les commodités de la vie. Le prince qui l'avait amené le fit habiller décemment; enfin, les ministres et toute la cour, à l'exemple du duc et de son fils, le comblèrent de prévenances et de marques d'égards. Cela n'empêcha point qu'il ne continuât à ressentir de temps en temps les mêmes désordres de tête, les mêmes accès de mélancolie et de frénésie; que son affaiblissement ne fût à peu près le même, et qu'il ne se plaignît surtout d'avoir presque entièrement perdu la mémoire. Malgré cela, il reprit ses travaux littéraires, retoucha plusieurs de ses dialogues philosophiques, et en composa de nouveaux[404]. Inspiré par un sentiment de piété filiale, il retoucha ce que son père avait laissé du _Floridante_, poëme tiré d'un épisode d'_Amadis_[405], suppléa ce qui y manquait, le fit imprimer à Bologne et le dédia au duc de Mantoue[406]. Enfin, il acheva, ou plutôt il refondit entièrement une tragédie qu'il avait commencée autrefois[407], et lui donna pour titre _Torrismond_, roi des Goths; mais il ne termina pas sans peine cet ouvrage, et l'on a conservé un trait qui prouve combien les bons livres anciens étaient encore peu communs. Il eut besoin d'un Euripide lorsqu'il était occupé de cette tragédie, et malgré tous les soins que se donna la jeune princesse de Mantoue, pour qui il la composait, malgré toutes les recherches qu'elle fit faire, on n'en put trouver un, ni dans la bibliothèque du duc, ni ailleurs: il fallut que le Tasse se passât de ce secours[408]. [Note 404: Il composa aussi alors une longue lettre, ou plutôt un traité politique, en réponse à cette question, qui lui fut adressée de la part du duc d'Urbin, François-Marie II, par le secrétaire de ce prince: «Quel est le meilleur gouvernement, soit républicain, soit d'un seul, ou le gouvernement parfait, mais non durable, ou le moins parfait, mais qui puisse durer long-temps?» Cette réponse, où l'on reconnaît la manière de philosopher que le Tasse avait apprise à l'école de Platon, plut tellement au duc d'Urbin, qu'il la relut plusieurs fois, et qu'il la plaça dans sa Bibliothèque parmi ses manuscrits les plus précieux. Elle est imprimée sous ce titre: _Lettera politica al sig. Giulio Giordani_ (c'était le nom du secrétaire), Nº. 696 des Lettres du Tasse, t. V des Œuvres, édit. de Florence, p. 293.] [Note 405: Voyez ci-dessus, p. 58.] [Note 406: Pour être plus exact, il faut dire que ce fut son ami _Costantini_, secrétaire de l'ambassadeur de Toscane à la cour de Ferrare, qui fit imprimer ce poëme à ses frais, et qui y ajouta des arguments de sa façon. Il est intitulé: _Il Floridante del sig. Bernardo Tasso, al serenissimo sig. Guglielmo Gonzaga, duca di Mantova_, etc. Bologna, 1587, in-4º. Il fut réimprimé la même année à Mantoue, in-4º et à Bologne, in-8º.] [Note 407: En 1573, quelque temps après son retour de _Castel-Durante_. Lorsqu'il on eut fait le premier acte et deux scènes du second, il abandonna ce travail. On le trouve après le _Torrismondo_, sous le titre de _Tragedia non finita_, t. II de ses Œuvres, édit. de Florence, in-fol., p. 221. Ce fragment diffère beaucoup du premier acte du _Torrismondo_ et des deux scènes suivantes.] [Note 408: Dès que sa tragédie fut achevée, il l'envoya à Ferrare à son excellent ami _Costantini_, qui en fit une copie magnifique et richement ornée. Il la renvoya au Tasse dès les premiers jours de janvier. Le Tasse fut enchanté de la beauté de cette copie, et en fit hommage à la princesse.] C'est ainsi qu'à peine échappé aux durs traitements et à l'ennui d'une longue et injuste captivité, souvent même en proie à des maux physiques qui jetaient de nouveau le trouble dans ses facultés morales, il oubliait, et les persécutions qu'il avait souffertes, et ceux qui les lui avaient fait souffrir; ni haine, ni aigreur n'approchaient de son ame; on n'en apercevait pas la moindre trace dans ses discours, ni dans ses lettres. Pendant tout le reste de cette année, il écrivit assiduement de Mautoue à Ferrare, à son cher _Costantini_; nous avons cette correspondance; ses travaux et surtout le _Floridante_ de son père, son attachement, sa reconnaissance pour ce fidèle ami, ses témoignages de souvenir pour les personnes qui lui conservaient de l'amitié, voilà tout ce qui la remplit. Heureux et consolant privilége des ames élevées, amies des muses et supérieures à la fortune; tandis que dans les esprits vulgaires, l'injustice, l'oppression, les chaînes retentissent long-temps, continuent le supplice et perpétuent la souffrance; qu'ils ne savent plus parler, ni surtout écrire d'autre chose; que le passé est pour eux tout en ressentiment, l'avenir tout en projets ou en espoir de vengeance, et que toujours exaspérés, ils ne trouvent dans le présent, ni consolation, ni douceur! A ses infirmités près, le Tasse se retrouvait alors tel qu'il était avant ses malheurs. Deux accès de passions très-différentes en apparence, mais qui marchent assez souvent ensemble, et auxquelles il avait toujours été presque également sujet, se trouvent placés assez près l'un de l'autre dans cette époque de sa vie. Au milieu des plaisirs du carnaval, parmi les spectacles, les bals, les cercles de jolies femmes, et surtout les mascarades pour lesquelles il avait toujours eu un goût particulier, il se sentit pour une belle dame quelque velléité d'amour. «Si je ne craignais, écrivait-il à l'un de ses amis, de paraître, ou trop léger en aimant encore, ou inconstant en faisant un nouveau choix, je saurais bien où arrêter mes pensées.» Il écrivait cela dans les jours du carnaval, et dans le carême il se livra entièrement aux exercices de piété, à l'étude de la théologie, à la lecture des Pères, et particulièrement de S. Augustin. Pendant un voyage que le duc de Mantoue fit à la cour de l'empereur, il obtint la permission d'en faire un à Bergame[409], désirant revoir la patrie de son père, ses parents et plusieurs amis qu'il n'avait pas vus depuis long-temps. Le chevalier _Enea Tasso_, aîné de la famille, l'envoya prendre à Mantoue dans sa voiture. L'arrivée du Tasse fut un événement public pour cette ville, où son nom était en grand honneur, son génie apprécié, ses malheurs connus; et il eut, en un instant, autour de lui une foule de parents, d'admirateurs et d'amis. Les premiers magistrats lui rendirent visite dans le palais des _Tassi_; quelques jours après, il fut conduit à la terre de Zanga, peu distante de la ville, où sa famille possédait et possède encore une belle maison de campagne, ornée d'avenues, de pièces d'eau et de jardins délicieux. On s'empressa de lui offrir des distractions et des amusements qui ne l'empêchèrent pas de s'occuper de quelques travaux, et surtout du _Torrismondo_, qu'il revit et corrigea encore dans le dessein de le faire imprimer à Bergame[410]. De retour à la ville, il eut le spectacle d'une foire magnifique, où l'abondance et la richesse des marchandises, la foule des marchands et des étrangers, le mouvement, la variété des objets, et plus que tout le reste, les réunions brillantes de femmes aimables et jolies qui terminaient chaque soirée, parurent lui faire oublier ses infirmités et ses chagrins. [Note 409: Juillet 1587.] [Note 410: L'impression se fit la même année, après son départ de Bergame, par les soins de _Gio. Batt. Licino_, et parut sous ce titre: _Il re Torrismondo, tragedia del sig. Torquato Tasso_, etc., Bergamo, 1587, in-4º.] Un de ses meilleurs amis s'efforçait alors de l'attirer et de le fixer à Gênes: c'était le P. _Angelo Grillo_, moine du mont Cassin, connu par ses talents poétiques, mais plus célèbre encore par son amitié. Il s'était généreusement attaché au Tasse dans le temps de ses plus grands malheurs, lorsqu'en 1583, il était si tristement détenu dans les prisons de Ste.-Anne. Il s'annonça d'abord à lui par une lettre et par deux fort beaux sonnets. Le Tasse y répondit avec effusion de cœur, et de ce ton grave et sentencieux qui domine dans les poésies qu'il écrivit à cette triste époque. Le bon père, ému jusqu'aux larmes en recevant cette réponse se rendit aussitôt de Brescia, où il était alors, à Ferrare, et courut se jeter dans les bras de celui qui était déjà son ami, quoiqu'il le vît pour la première fois. Sa conversation fut pour le Tasse une consolation des plus douces; ils ne se séparèrent qu'à la nuit, et _Grillo_ en ayant obtenu la permission du duc, allait passer des journées entières dans l'appartement de l'illustre prisonnier. Il écrivait à son frère[411]: «Mon plus grand bonheur dans cette noble cité est de m'emprisonner souvent avec notre _signor_ _Tasso_, ce qui m'est plus doux que toute liberté et que tout autre plaisir.» Il écrivait à sa sœur[412]: «Les talents du Tasse, et bien plus encore sa captivité m'attirent souvent à Ferrare, pour jouir des uns et consoler l'autre.» Depuis lors, cette amitié fut aussi active que constante et ne se refroidit jamais un seul instant. S'étant fixé à Gênes sa patrie[413], il désirait ardemment que le Tasse vînt s'y réunir à lui; il le fit nommer professeur à l'académie de cette ville, avec de bons appointements[414], pour lire et expliquer les Morales et la poétique d'Aristote. Une lettre pressante et honorable, de la part des nobles qui présidaient à cette académie, l'invitait instamment à s'y rendre; son ami joignait à de nouvelles instances l'offre de lui envoyer de l'argent pour son voyage; mais en ce moment le duc de Mantoue vint à mourir; le prince Vincent son fils lui succéda, et le Tasse, appelé par de tristes devoirs, quitta Zanga et Bergame pour se rendre auprès de lui[415]. [Note 411: _Paolo Grillo._] [Note 412: _Girolama Spinola._] [Note 413: Il était praticien génois, et sa famille y tenait un rang.] [Note 414: Quatre cents écus d'or de traitement fixe, avec l'espérance d'une somme égale en traitement extraordinaire.] [Note 415: 29 août 1587.] Le nouveau duc, occupé d'affaires d'état, ne pouvait plus être pour le Tasse ce qu'avait été le prince Vincent de Gonzague; à peine son ancien ami put-il lui être présenté. Si la bienveillance était toujours la même, l'amitié, la familiarité ne l'étaient plus. La santé du Tasse ne lui permettait pas encore d'aller à Gênes remplir les fonctions qu'il avait acceptées; Mantoue lui devint moins agréable de jour en jour et lui fit désirer de revoir Rome. S'il ne s'y rétablissait pas, il irait chercher à Naples et à _Sorrento_ la santé qu'il avait perdue. Ce projet s'empara bientôt entièrement de lui; le duc et les deux princesses voulurent en vain le retenir. On lui suscita des obstacles, des embarras d'argent; sa volonté tenace vainquit toutes les difficultés; il partit enfin pour Rome[416], n'ayant d'autre bagage que ses vêtements dans une valise, et dans une espèce de tambour, ses livres les plus nécessaires et ses manuscrits. [Note 416: 19 octobre.] Il ne manqua point de se détourner de sa route pour aller à Lorette acquitter son vœu. Il y arriva très-las du voyage et manquant d'argent pour l'achever; mais un heureux hasard y amena en même temps un des princes de Gonzague[417] qui lui était fort attaché, et qui pourvut à tous ses besoins. Remis de sa lassitude, il remplit avec la dévotion la plus fervente tous les devoirs de son pélerinage, et composa pour la patronne du lieu une grande et magnifique _canzone_[418], le plus beau cantique sans doute qu'on ait jamais fait en l'honneur de Notre-Dame de Lorette. [Note 417: D. _Ferrante_, seigneur de Guastalla, et prince de Molfetta.] [Note 418: _Ecco fra le tempeste, e i fieri venti_, etc.] Il se rendit ensuite à Rome[419] et fut reçu avec tant d'amitié et de bienveillance par Scipion de Gonzague et par plusieurs cardinaux, princes et prélats de la cour romaine, que son cœur se rouvrit, comme à son ordinaire, aux plus flatteuses espérances. Un mois après, il eut le plaisir de voir son cher Scipion décoré de la pourpre. Il composa pour le pape Sixte-Quint un poëme de cinquante octaves[420], et d'autres morceaux de la plus belle et de la plus haute poésie. On lui donna de magnifiques promesses, mais il n'en vit réaliser aucune. Se trouvant enfin hors d'état de subsister plus long-temps à Rome, il se décida à faire un voyage à Naples, pour essayer de recouvrer la dot de sa mère, et s'il était possible, quelque portion des biens de son père, anciennement confisqués au profit du roi. Il s'y rendit en effet au printemps[421], et quoique les personnes les plus distinguées de la cour et de la ville s'empressassent de lui offrir un logement, déterminé par la beauté du lieu, et sans doute plus encore par les sentiments religieux, qui prenaient chaque jour en lui plus d'empire, il donna la préférence aux moines du mont Olivet. [Note 419: Dans les premiers jours de novembre.] [Note 420: _Te, Sisto, io canto, e te chiam'io cantando, Non Musa o Febo alle mie nuove rime_, etc.] [Note 421: Vers la fin de mars 1588.] C'est là qu'il commença à se livrer sérieusement et de suite à une entreprise dont il avait conçu l'idée à Mantoue; c'était de refaire presqu'entièrement sa _Jérusalem délivrée_, d'y corriger les défauts qu'il y reconnaissait lui-même, et ce qui peut-être lui tenait plus à cœur, d'en faire disparaître les éloges donnés à cette maison d'Este, qui l'en avait si cruellement payé. Il avançait déjà dans ce travail quand les religieux ses hôtes lui témoignèrent un grand désir de le voir célébrer, dans un poëme, l'origine de leur maison. Il était trop sensible à leurs soins pour refuser de les satisfaire; il commença donc sur-le-champ ce poëme; mais il ne le finit pas, et nous n'en avons dans ses Œuvres que le premier chant, composé de cent octaves[422]. [Note 422: Il fut imprimé pour la première fois vers le commencement du siècle suivant, sous ce titre: _Il Mont-Oliveto del signor Torquato Tasso, con aggiunta d'un Dialogo che tratta l'istoria dell' istesso poema_, Ferrara, 1605, in-4º.] Parmi les jeunes seigneurs de la cour de Naples qui montraient le plus d'empressement à le visiter dans sa retraite, on distinguait surtout J.-B. _Manso_, marquis de _Villa_, qui conçut dès-lors pour lui une vive et tendre amitié. Pour le distraire de sa mélancolie, il l'allait souvent prendre en voiture et l'emmenait à une campagne délicieuse, située au bord de la mer. Il prenait soin d'y rassembler quelques-uns de ses jeunes amis, admirateurs comme lui du Tasse, aimant et cultivant comme lui la poésie et les lettres. C'étaient entre autres un duc de _Nocera_, un _Pignatello_, deux _Caraccioli_, et le comte de Palène, fils du prince de _Conca_. Ce jeune prince était le plus passionné de tous; il avait formé le projet de déterminer le Tasse à prendre un logement chez lui, dans le palais de son père; mais le prince, vieux courtisan, ne voulait point y recevoir le fils d'un ancien rebelle, et il s'élevait souvent de vives discussions entre le père et le fils. Le Tasse, pour y mettre fin, céda aux instances du marquis de _Villa_ qui allait faire quelque séjour à _Bisaccio_, petite ville dont il était seigneur, et l'y conduisit avec lui. Ils y passèrent le mois d'octobre et les premiers jours de novembre à chasser et à se réjouir. Le _Manso_ n'épargna rien pour égayer et divertir son hôte. Il fait lui-même ainsi, dans une lettre, le tableau de leurs amusements[423]: «Le _signor Torquato_, dit-il, est devenu un très-grand chasseur; il triomphe de l'âpreté de la saison et du pays. Les jours qui sont trop mauvais et les longues soirées de tous les jours, nous les passons à entendre jouer des instruments et chanter, pendant des heures entières; car il se plaît infiniment à écouter nos improvisateurs[424], et il leur envie cette promptitude à faire des vers, dont il dit que la nature a été avare pour lui. Quelquefois nous dansons avec les femmes d'ici, chose qui lui fait aussi très-grand plaisir. Mais le plus souvent nous restons à causer auprès du feu.» C'était là sans doute le traitement le plus convenable à la maladie du Tasse; et si on l'eût d'abord employé à Ferrare, au lieu de la contrainte et des rigueurs, peut-être l'eût-on entièrement guéri. [Note 423: Cette lettre est citée tout entière dans la Vie du Tasse, écrite par le _Manso_ lui-même, Nº. 80.] [Note 424: Il y en avait beaucoup alors, surtout dans la Pouille, et comme le _Manso_ y était fort aimé, ils accouraient chez lui en très-grand nombre, dès qu'il arrivait à _Bisaccio_. (_Ibid._, Nº. 98.)] Revenu de ce voyage agréable chez ses bons olivétains de Naples, il vit recommencer entre le comte de Palène et son père les discussions dont il avait été l'objet. Voulant couper par la racine tous ces sujets de division, il prit pour prétexte d'aller à Rome la nécessité d'y faire venir de Mantoue et de Bergame des papiers et des livres qu'il avait laissés après lui, et dont il sollicitait en vain la restitution depuis un an; il chargea des avocats de suivre le procès qu'il avait entamé pour le recouvrement de sa fortune, et ayant dit adieu à ses bons moines, il reprit la route de Rome. Il s'y logea chez des religieux du même ordre[425], dont le prieur ou l'abbé[426] était un de ses anciens amis. Ses infirmités augmentaient; il s'y joignit une fièvre lente qui le tourmenta pendant trois mois; mais son esprit était toujours le même, et il ne cessait point de produire, soit en vers, soit en prose, des morceaux dignes de son meilleur temps. Il composa surtout alors un de ses plus beaux dialogues philosophiques, dont le sujet est _la Clémence_[427]. Bientôt craignant d'être à charge à cette abbaye, et sans doute pressé par les instances de Scipion de Gonzague, il se transporta dans le palais de ce cardinal. Il y était à peine, que Scipion fut obligé de partir pour aller prendre les eaux; la fièvre dont le Tasse était attaque, devenue plus forte, ne lui permit pas de l'y suivre. Il resta livré aux officiers de la maison qui, au lieu de compatir à ses infirmités, lui donnèrent mille désagréments, blessèrent avec grossièreté tous les égards, et osèrent enfin le mettre dehors. Il sortit au milieu des chaleurs de l'été[428], dans l'état le plus misérable de souffrance, de dénûment et de pauvreté. Après avoir passé quelques tristes jours à l'auberge, et près de deux mois chez les bons olivétains, qui l'étaient allé prendre pour le ramener dans leur couvent, on le vit, à la honte des hommes puissants qui l'avaient plongé ou qui le laissaient dans une position si peu digne du plus grand génie que l'Italie eût alors, on le vit chercher un asyle dans un hôpital fondé à Rome pour les Bergamasques, et dont un cousin de son père (combinaison bien remarquable des coups de la fortune!) avait été l'un des principaux fondateurs[429]. [Note 425: A _S. Maria Nuova_, décembre 1588.] [Note 426: _Nivolò degli Oddi._] [Note 427: _Il Costantino, ovvero della Clemenza._] [Note 428: Août 1589.] [Note 429: C'était le chanoine _Gio. Jacopo Tasso_. (_Serassi_, p. 433.)] Des secours envoyés par ses riches amis de Naples, et un présent de cent cinquante écus d'or qu'il reçut du grand-duc de Toscane[430], le mirent trois mois après en état de retourner de l'hôpital à l'abbaye, où il ne craignait plus d'être à charge[431]. Malheureusement, il se laissa ensuite engager par un parent de Scipion de Gonzague à revenir dans la maison de ce cardinal[432]. Il n'y retrouva plus, ni la même tendresse, ni les égards et les traitements qu'on lui avait promis; et l'on voit ici avec douleur une preuve de plus qu'il n'y a point chez les grands de véritable amitié, puisqu'il n'y en a point qui ne se lasse enfin de l'infortune. [Note 430: Ferdinand, qui l'avait autrefois si bien accueilli à Rome lorsqu'il était cardinal, lui fit offrir ce présent par son ambassadeur à Rome, pour le remercier d'un discours de félicitation et d'une belle _canzone_, commençant par ce vers: _Onde sonar d'Italia intorno i monti_, etc. que le Tasse lui avait adressés sur son mariage.] [Note 431: 4 décembre 1589.] [Note 432: Février 1590.] Dans cette cruelle position, le Tasse reçut, de la part du grand-duc, l'invitation la plus pressante d'accepter auprès de lui des conditions honorables, et d'aller s'établir à Florence; et cet appel fut réitéré avec tant d'instance qu'il partit au mois d'avril suivant. Après avoir fait quelque séjour à Sienne, il arriva dans le même mois à cette belle Florence, qu'il voyait pour la seconde fois. D'après les liaisons qu'il avait formées avec les moines olivétains, ce fut encore dans leur maison qu'il descendit et qu'il logea. Mais son premier soin fut d'être présenté au grand-duc qui le reçut avec les plus grandes démonstrations de joie, et avec des expressions de considération et d'estime qui durent lui faire croire qu'il avait enfin vaincu sa mauvaise fortune. Dès que l'on sut à Florence que le Tasse y était arrivé, des gens de tout rang et de toute profession se portèrent en foule chez lui pour jouir du plaisir de le voir et de l'entendre; c'était un véritable enthousiasme; les Florentins semblaient protester par leur empressement et par leurs hommages contre les critiques amères et les indécentes satires qui étaient sorties de leur ville. Ceux des injustes censeurs du Tasse qui existaient encore[433], ne purent voir sans humiliation les honneurs qu'il recevait non-seulement du grand-duc et de sa famille, mais de la principale noblesse, de la ville pour ainsi dire en corps, et de toute la littérature florentine. Son dessein n'avait cependant jamais été de se fixer à Florence, mais seulement de faire un voyage agréable et de répondre aux bontés que lui témoignait le grand-duc. Il se sentait désormais hors d'état de remplir aucune place, et pensait toujours à retourner à Naples, où la bonté de l'air et les bains d'_Ischia_ ou de _Pozzuolo_ lui paraissaient seuls capables de lui rendre la santé, si rien pouvait encore la lui rendre. Après avoir passé l'été dans la capitale de la Toscane, il reprit le chemin de Rome, avec l'agrément du grand-duc, et comblé par ce prince magnifique de nouveaux témoignages d'estime et de riches présents. En arrivant à Rome[434], il se trouva si affaibli, qu'il fut obligé de se mettre au lit, où il resta malade près de quinze jours. Les cardinaux étaient alors en conclave pour élire un successeur à Sixte-Quint. [Note 433: L'_Infarinato_ (_Leonardo Salviati_) était mort environ dix mois auparavant, 11 juillet 1589; mais l'_Inferigno_ (_Bastiano de' Rossi_) vivait et se trouvait à Florence.] [Note 434: 10 septembre; il était parti de Florence le 5.] Leur choix se fixa sur le cardinal de Crémone[435] qui prit le nom d'Urbain VII. Le Tasse avait eu avec lui des relations d'amitié qui lui firent concevoir de nouvelles espérances. Dans le mouvement de joie que lui donna cette élection, il composa une des plus grandes et des plus belles odes ou _canzoni_ qu'il eût jamais faites, dans ce genre héroïque où, de l'aveu des meilleurs juges[436], il surpassait tous les autres poëtes italiens. Mais sa joie ne fut pas de longue durée. Urbain VII ne régna et ne vécut que douze jours. Après de longs débats dans le nouveau conclave, il eut Grégoire XIV pour successeur[437]. Le duc de Mantoue envoya en ambassade auprès du nouveau pontife, son parent Charles de Gonzague. Celui-ci amenait avec lui pour secrétaire _Costantini_, l'un des plus chers et des plus fidèles amis du Tasse. L'ambassadeur et le secrétaire renouvelèrent auprès du poëte les instances qui lui avaient déjà été faites de la part du duc. _Costantini_ surtout y mit toute la chaleur de l'amitié. Le Tasse se laissa vaincre encore une fois, et partit avec lui pour Mantoue[438]. C'était pendant l'hiver; ils firent cette route à cheval, et le Tasse était si faible qu'ils furent près d'un mois à la faire. [Note 435: _Giamb. Castagna_.] [Note 436: _Crescimbeni_, _Muratori_, _Ant. Maria Salvini_, etc. Cette belle _canzone_, composée de huit stances de vingt vers, commence par celui-ci: _Da gran lode immortal del re superno_.] [Note 437: 5 décembre. C'était le cardinal _Niccolò Sfondrato_.] [Note 438: 20 février 1591.] La réception qui lui fut faite dans cette cour ne fut point au-dessous de ce qu'on lui avait promis. Il commença presque aussitôt à s'occuper du projet d'une édition générale de ses ouvrages, dont son fidèle _Costantini_ traitait pour lui avec des libraires de Mantoue, de Venise et de Bergame; et il composa plusieurs pièces de vers, tantôt à la louange du duc et de la duchesse, tantôt sur d'autres sujets. Il fit surtout un petit poëme de près de mille vers en octaves sur la généalogie de la maison de Gonzague[439]. Malgré la sécheresse apparente du sujet, il trouva le moyen d'y répandre tous les ornements de la poésie. On y remarque surtout un épisode de plus de trente strophes, où il décrit en vers dignes du chantre de Godefroy, la descente de Charles VIII en Italie, et la bataille de Fornoue[440]. Cependant, l'influence de ce climat humide et marécageux s'étant jointe à la mauvaise disposition où il était déjà, il éprouva une maladie grave et dangereuse qui le fit souffrir et languir pendant presque tout l'été. Cette épreuve le dégoûta du séjour de Mantoue; et il tourna encore une fois, avec regret et avec le plus vif désir, ses pensées vers l'heureux climat de Naples. [Note 439: _La Genealogia della sereniss. casa Gonzaga_, etc., imprimée pour la première fois dans le t. III des _Opere postume del Tasso_, publiées à Rome par _Marcantonio Foppa_, 1666, 3 vol. in-4°. Ce poëme est sans titre dans le t. II des Œuvres, édit. de Florence, et commence par ce vers: _Sante Muse immortali e sacre menti_.] [Note 440: Cet épisode commence à la cinquante-cinquième octave: _Già Carlo avea corsa l'Ita'ia e vinta_, etc.] Le duc Vincent s'étant alors déterminé à faire le voyage de Rome, pour aller complimenter le nouveau pape Innocent IX, permit au Tasse de l'y accompagner en qualité de gentilhomme[441]. Il y était depuis peu de temps, lorsque le vieux prince de _Conca_ mourut à Naples. Son fils, héritier de ses titres et de son immense fortune, ayant appris que le Tasse était revenu à Rome, s'empressa de l'inviter à se rendre enfin auprès de lui, et à venir, c'étaient ses termes, partager ses jouissances et ses richesses. Cette offre s'accordait trop bien avec les vœux du Tasse pour qu'il refusât de l'accepter; aussi était-il au mois de janvier 1592, arrivé à Naples et établi chez le prince de _Conca_. Il y reprit la composition déjà fort avancée de sa _Jérusalem conquise_, interrompue depuis long-temps par ses maladies et par ses voyages. Il l'avait presque achevée, lorsqu'il aperçut dans le prince son hôte une attention pour son manuscrit, et des soins pour qu'il ne pût être retiré de chez lui, qui le mirent en défiance et effarouchèrent son imagination. Il confia ses inquiétudes au marquis de _Villa_ son ami, et ami du prince de _Conca_. Le _Manso_ profita de cette circonstance pour attirer le Tasse dans sa maison, mais ce fut avec le consentement du prince, et sans que ni lui, ni le Tasse blessassent en rien les égards, la reconnaissance et l'amitié. [Note 441: Novembre 1591.] Cette maison était située dans la position la plus agréable, sur le bord de la mer, et entourée de beaux jardins où le printemps déployait alors le plus riche et le plus doux des spectacles. L'effet n'en pouvait être qu'heureux sur la mélancolie invétérée et sur la santé du Tasse. C'est là qu'il termina, ou à peu près, sa seconde _Jérusalem_. Mais avant d'y mettre la dernière main, il céda aux instances de la mère du marquis de _Villa_, qui l'engageait à faire un poëme sur quelque sujet sacré. Il commença donc pour lui plaire son grand poëme des _Sept Journées_, ou de _la Création du monde_, et y travailla avec la suite et la chaleur qu'il mettait à toutes ses entreprises. Cependant les papes se succédaient à Rome avec une grande rapidité. Clément VIII avait remplacé Innocent IX[442]. C'était le cardinal Hippolyte _Aldobrandini_, qui avait témoigné au Tasse dans tous les temps beaucoup d'intérêt et d'amitié. Le Tasse avait célébré son avénement par une _canzone_[443], peut-être encore plus belle que celle qu'il avait faite pour Urbain VII, et qui avait excité non-seulement à Rome, mais dans toute l'Italie, les plus vifs applaudissements. Le pape en avait été charmé; il avait fait inviter l'auteur en son propre nom à revenir à Rome. Deux raisons retenaient le Tasse; le procès qu'il soutenait à Naples contre les héritiers de son oncle et contre le fisc, pour la restitution de ses biens, et la crainte de désobliger son ami _Manso_ et les autres seigneurs napolitains, en les quittant. Mais sur de nouvelles lettres qu'il reçut du secrétaire intime du pape, il obtint le congé de ses amis, et partit encore une fois pour Rome[444], en leur recommandant de surveiller les gens d'affaires chargés de suivre son procès. Ce fut dans ce voyage qu'il fit la rencontre d'un chef de brigands, nommé _Sciarra_, qui, ayant entendu son nom, lui témoigna les plus grands respects, et non-seulement le laissa passer, lui et ses compagnons de route, sans les piller, mais lui offrit l'escorte de sa troupe et ses services. Cette aventure en rappelle une semblable qu'eut l'Arioste[445] avec le brigand _Pacchione_, et prouve que la réputation du Tasse était alors aussi grande, et aussi universellement répandue en Italie, que l'avait été celle de l'Homère ferrerais. [Note 442: Le 30 janvier 1592.] [Note 443: _Questa fatica estrema al tardo ingegno_, etc.] [Note 444: 26 avril 1592.] [Note 445: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 361.] Deux neveux de Clément VIII reçurent le Tasse, à son arrivée, avec un empressement qui lui garantissait les bontés du pape leur oncle. L'aîné surtout, nommé _Cinthio_[446] _Aldobrandini_, conçut dès lors pour lui la plus tendre amitié; et ce fut dans ses appartements au Vatican que fut logé le Tasse. Le premier travail dont il s'y occupa fut de mettre la dernière main à sa _Jérusalem conquise_. Il répondit à l'affection que lui témoignait son nouvel ami en le lui dédiant. _Cinthio_, reconnaissant de cet hommage, redoubla de soins, et facilita au Tasse tous les moyens de faire imprimer promptement son poëme. Celui-ci n'attendit, pour le mettre sous presse, que la promotion de _Cinthio_ au cardinalat. La _Jérusalem conquise_ parut enfin peu de mois après[447]. Le succès en fut d'abord assez grand; mais lorsque la curiosité qu'il avait excitée fut satisfaite, on revint généralement de la seconde _Jérusalem_ à la première, et l'on s'y est toujours tenu depuis[448]. Quelque fut le jugement du public sur cet ouvrage, celui du Tasse fut toujours entièrement en sa faveur. Il a laissé dans un de ses écrits[449] une preuve irrécusable de la constance de cette opinion; et c'est sans aucune preuve, sans même le plus léger fondement, que le _Manso_ a dit dans sa Vie, et qu'on a répété après lui que le Tasse, peu satisfait encore de sa seconde _Jérusalem_, avait formé le projet d'une troisième. [Note 446: L'autre se nommait _Pietro_.] [Note 447: En décembre. Elle était intitulée: _Di Gerusalemme conquistata del sig. Torquato Tasso libri XXIV_, Roma, 1593, in-4°. Abel l'Angelier ne tarda pas à en donner une jolie édition in-12, à Paris, 1595. Voyez ci-après, chap. XVII.] [Note 448: Je n'en dirai pas davantage ici de ce poëme, qui n'est guère connu que de nom, et sur lequel je reviendrai.] Aussitôt qu'il fut délivré de ce poëme, il se remit à celui des _Sept Journées_. Il l'avait commencé en vers libres (_sciolti_), et le continua de même. Bientôt il en eut achevé les deux premiers livres[450], et considérablement avancé l'ébauche des suivants. Mais malgré la vie agréable et douce qu'il menait à Rome, et la liberté dont il y jouissait, le retour de ses infirmités qui se firent sentir avec une nouvelle force, lui fit désirer d'aller passer l'été à Naples. Il en obtint la permission du pape et de ses neveux. En arrivant[451], il choisit pour sa demeure le monastère de _Sanseverino_ de l'ordre du Mont-Cassin, où ses amis, et le premier de tous, le marquis de _Villa_, vinrent l'embrasser et le féliciter de son retour. Ayant repris sa vie accoutumée, il partageait ses journées entre le travail, les visites qu'il recevait, et celles qu'il rendait au _Manso_, au prince de _Conca_, ou à d'autres illustres amis, quand sa santé lui permettait de sortir. L'un de ceux qu'il visitait avec le plus de plaisir, était _Carlo Gesualdo_, prince de _Venosa_, célèbre amateur et compositeur de musique. Le Tasse, qui avait toujours passionnément aimé ce bel art, se plaisait singulièrement à entendre ses savantes compositions. Les _madrigali_ à plusieurs voix étaient alors fort à la mode; _Gesualdo_ y excellait; il eut plusieurs fois recours au Tasse, qui fit pour lui plus de trente de ces petites pièces, dont neuf sont imprimées avec la musique dans le recueil en six livres, des _madrigali_ du prince de _Venosa_[452]. [Note 449: _Del Giudizio sopra la Gerusalemme di Torquato Tasso da lui medesimo riformata_, etc., t. IV des Œuvres, édit. de Florence, in-fol.] [Note 450: Dès le commencement de 1594.] [Note 451: 3 juin.] [Note 452: _Partitura delli sei libri de' madrigali a cinque voci dell'illustriss. ed eccellentiss. principe di Venosa D. Carlo Gesualdo_, etc., Genova, 1613, in-fol.] Le Tasse était à Naples depuis quatre mois; le cardinal _Cinthio_, impatient de le voir revenir à Rome, et l'y ayant inutilement invité plusieurs fois, imagina, pour l'y attirer, de faire renouveler pour lui la cérémonie du triomphe au Capitole, qu'on n'avait pas revue depuis Pétrarque, et à laquelle personne ne songeait plus. Le pape sollicité par son neveu, en porta le décret; le Tasse, à qui _Cinthio_ se hâta de l'annoncer, ne put refuser un honneur qui lui était décerné par l'amitié. Quant au triomphe en soi, il en parut peu touché; il fit même entendre au _Manso_, dans les tristes adieux qu'il lui fit, qu'on lui destinait en vain la couronne, et qu'il ne croyait pas arriver à temps pour la recevoir. A Rome[453], il fut reçu en dehors même de la ville par un nombreux cortége qui lui donna, en l'accompagnant jusqu'au palais, une idée anticipée de son triomphe. Dès le lendemain matin, les deux jeunes cardinaux le présentèrent au pape qui lui fit l'accueil le plus honorable, et lui dit, après avoir donné de grands éloges à ses talents et à ses vertus: «Je vous offre la couronne de laurier, pour qu'elle reçoive de vous autant d'honneur qu'elle en a fait à ceux qui l'ont reçue avant vous.» On aurait fait sur-le-champ les préparatifs de la cérémonie, si la saison déjà froide et pluvieuse n'eût forcé de les différer. Le cardinal _Cinthio_ voulant qu'elle eût la plus grande pompe, qu'elle surpassât même toutes celles dont on avait gardé le souvenir, et que le peuple entier pût jouir de ce spectacle, en fit rejeter l'époque au printemps. Pendant l'hiver, la santé du Tasse alla toujours en déclinant. Dans la peu d'intervalles dont il pouvait jouir, il s'occupait sans relâche de son poëme des _Sept Journées_. Un homme dont il avait eu d'abord à se plaindre, puisqu'il avait, sans le consulter, fait imprimer autrefois sa _Jérusalem délivrée_, l'_Ingegneri_, était depuis rentré en grâce avec lui, ce qui était toujours facile; c'était même lui qui avait dirigé et surveillé l'édition de la _Jérusalem conquise_. Il était en ce moment plus assidu que jamais auprès de lui, et recueillait, avec autant de prestesse que d'exactitude, tous les vers que le Tasse allait sans cesse, ou récitant de vive voix, ou écrivant en abrégé sur de petits papiers; précaution heureuse, et sans laquelle une grande partie de ce poëme, imparfait encore, mais tel qu'il est, l'un des fruits les plus précieux des derniers temps de son auteur, aurait infailliblement péri. [Note 453: Novembre 1594.] Au commencement de 1595, le Tasse se trouva presque sans forces, et même sans espérance. La nature semblait s'affaiblir en lui, à mesure que sa fortune s'adoucissait. Le pape venait de lui accorder une pension annuelle de cent ducats de la chambre, ou de deux cents écus: son procès avec les héritiers de son oncle s'était avantageusement arrangé à Naples; le principal héritier[454] consentait à lui faire une rente de deux cents ducats, et à lui payer comptant une assez forte somme; enfin un triomphe glorieux l'attendait, et rien ne paraissait plus devoir manquer, ni à sa renommée, ni à sa fortune; mais sa cruelle destinée ne se démentit point, et c'était au moment même où il semblait que sa vie allait devenir plus heureuse, qu'elle en avait marqué la fin. Au mois d'avril, époque fixée pour son couronnement, il se sentit extraordinairement affaibli. Ne voulant plus être occupé que de sa fin prochaine, il demanda au cardinal la permission de se retirer dans le couvent de St. Onuphre. _Cinthio_ l'y fit conduire, et donna les ordres les plus attentifs pour que rien ne lui manquât dans cette maison. [Note 454: Le prince d'_Avellino_.] Peu de jours après, se trouvant encore plus faible, il sentit qu'il était temps de faire ses adieux à l'ami qu'il avait éprouvé le plus fidèle[455]; il écrivit à _Costantini_ cette lettre, sur laquelle je ne crois pas avoir besoin de prévenir la sensibilité des lecteurs. «Que dira mon cher _Costantini_ quand il apprendra la mort de son cher _Tasso_? Je crois qu'il ne tardera pas à en recevoir la nouvelle, car je me sens à la fin de ma vie, n'ayant jamais pu trouver remède à cette fâcheuse indisposition qui s'est jointe à toutes mes infirmités habituelles, et qui, je le vois clairement, m'entraîne comme un torrent rapide, sans que j'y puisse opposer aucun obstacle. Il n'est plus temps de parler de l'obstination de ma mauvaise fortune, pour ne pas dire de l'ingratitude des hommes, qui a enfin voulu obtenir le triomphe de me conduire indigent au tombeau, au moment où j'espérais que cette gloire, qu'en dépit de ceux qui ne le voudraient pas, notre siècle retirera de mes écrits, ne serait pas entièrement pour moi sans récompense. Je me suis fait conduire à ce monastère de St. Onuphre, non seulement parce que les médecins en jugent l'air meilleur que celui de tous les autres quartiers de Rome, mais pour commencer en quelque sorte, de ce lieu élevé, et par la conversation de ses saints religieux, mes conversations dans le ciel. Priez Dieu pour moi, et soyez sûr que, comme je vous ai toujours aimé et honoré en cette vie, je ferai aussi pour vous dans l'autre, qui est la véritable, ce qui convient à une charité vraie et sincère. Je vous recommande à la grâce divine, et je m'y recommande moi-même. Rome, St. Onuphre.» [Note 455: Voyez ci-dessus, _passim_, et surtout p. 273.] Le 10 avril, une fièvre ardente le saisit, et après avoir, pendant quatorze jours de maladie, rempli tous les devoirs du culte qu'il professait avec tant de zèle et de sincérité, il expira le 25, âgé de cinquante-un ans, un mois et quelques jours, mais depuis long-temps miné par des infirmités habituelles, et soumis à la loi presque générale qui condamne les êtres précoces à vieillir avant le temps. Rome entière pleura sa mort. Le cardinal _Cinthio_ ne pouvait se consoler d'avoir retardé cette pompe triomphale qu'il lui avait préparée; mais il voulut du moins que dans sa pompe funèbre on rendît aux restes de ce grand homme tous les honneurs qu'il pouvait encore recevoir. Il se garda bien de donner aucune suite à la promesse que le Tasse avait exigée de lui en mourant; c'était de rassembler, autant qu'il se pourrait, les exemplaires de ses ouvrages, et de les livrer aux flammes. Il n'ignorait pas, avoua-t-il, que, surtout pour sa _Jérusalem délivrée_, ce serait une opération très-difficile, mais enfin il ne la croyait pas impossible; il insista sur cette demande avec tant de chaleur, que le cardinal lui promit tout pour le calmer, mais sans intention d'être fidèle à sa parole, ou plutôt avec la ferme résolution d'y manquer. Dans le premier moment de sa douleur, _Cinthio_ ne fut occupé que de la gloire du grand homme qu'il avait aimé. Par son ordre le corps du Tasse revêtu d'une toge romaine, et couronné de lauriers, fut exposé publiquement, et ensuite porté dans les principales rues de Rome, entouré d'un nombreux cortége, de toute la cour Palatine, et des maisons des deux cardinaux neveux. On courait en foule, pour voir encore une fois celui dont le génie avait honoré son siècle et qui avait acheté si cher ce triste et tardif hommage. Rapporté à Saint-Onuphre dans le même ordre où il en était parti, il fut enterré dans la petite église de ce couvent. Le cardinal _Cinthio_, annonça le projet de lui élever un tombeau magnifique. Deux orateurs préparèrent des oraisons funèbres, l'une latine, l'autre italienne; de jeunes poëtes composèrent des vers et des inscriptions pour ce monument; mais la douleur du cardinal apparemment s'affaiblit, d'autres soins s'emparèrent de lui, et le tombeau ne fut point érigé. Le marquis de _Villa_ étant allé à Rome quelques années après, se rendit à St. Onuphre pour visiter les restes de son ami. Blessé de ne voir même aucun signe qui en indiquât la place, il voulut lui faire élever à ses frais une sépulture honorable; mais le cardinal _Cinthio_, à qui il en demanda la permission avec instance, ne voulut point l'accorder, et répondit toujours que ce devoir sacré, c'était à lui à le remplir. Le marquis se borna donc à prier les religieux de cette maison de faire, en attendant, placer un petit morceau de marbre, sur lequel ils feraient graver quelques mots, pour avertir que le Tasse était enterré en cet endroit, ce qu'ils firent aussitôt avec beaucoup de simplicité[456]. Enfin, au bout de huit ans, le cardinal _Bevilacqua_, qui était de Ferrare, et dont la famille avait été liée d'amitié avec le Tasse, voyant que le cardinal _Cinthio_ différait toujours de remplir ce devoir, fit élever au Tasse le beau tombeau surmonté de son buste en marbre, qu'on y voit encore aujourd'hui, et sur lequel il fit graver une inscription élégante, mais trop longue pour être rapportée ici. Ce tombeau fait de la très-petite église de Saint-Onuphre l'un des monuments de cette magnifique Rome, que l'étranger sensible et ami des lettres visite avec le plus d'attendrissement et de respect. [Note 456: _Torquati Tassi Ossa Hic jacent_. _Hoc ne nescius Esses hospes Fratres hujus eccl. P. P. M. D C. I._ C'est une imitation des deux derniers vers de l'épitaphe de l'ancien poëte Pacuvius, faite par lui-même: _Hic sunt poetæ Pacuvii Marci sita Ossa. Hoc volebam nescius ne esses. Vale._ (Voy. A. Gell. N. At., l. I, c. 24.)] Un buste intéressant du Tasse orne aussi la bibliothèque de ce couvent; c'est celui qui fut moulé sur son visage à l'instant même de sa mort. D'autres monuments publics lui ont été élevés. Il a une statue colossale à Bergame, séjour de sa famille et patrie de son père; et une autre presque aussi grande à Padoue, ville où il fit la partie de ses études qui lui profita le moins, celle du droit. La première fut l'effet d'une générosité particulière[457]; la seconde lui fut érigée dans le dernier siècle, aux frais des jeunes gens de l'université, fiers, comme le porte l'inscription qu'ils y ont fait graver, d'avoir étudié au même lieu que lui[458]. On cite trois médailles frappées en son honneur[459], et une tête de lui supérieurement gravée en _intaglio_ ou en creux, sur une très-belle cornaline, par le célèbre artiste anglais Marchant[460]. [Note 457: C'est un legs de Marc-Antoine _Foppa_, éditeur du recueil des Œuvres posthumes du Tasse (Rome 1666, 3 vol. in-4º.), et qui a pris encore d'autres soins et fait d'autres dépenses pour la gloire de ce poëte, son compatriote, à qui il avait voué une espèce de culte. Cette statue le représente en robe longue, couronné de lauriers et un livre à la main. Elle est sur la grande place de la ville. Le piédestal porte pour toute inscription ces deux mots: _Torquato Tasso_.] [Note 458: Cette inscription, en bon style lapidaire, est ainsi conçue: TORQUATO TASSO QUEM PATAVINA SCHOLA ITALORUM EPICORUM PRINCIPEM DESIGNATUM DIMISIT GYMNASII PATAVINI ALUMNI TANTO SODALITIO SUPERBI PP. CICICCCLXXVIII.] [Note 459: _Serassi_ en donne la description, page 518. L'une des trois, dont le revers représente un sujet pastoral, et fait sans doute allusion à l'_Aminta_, est gravée au frontispice de sa Vie du Tasse.] [Note 460: Celle-ci était, en 1785, à Rome, dans le cabinet du duc de _Ceri_; son empreinte en relief fait partie de ces jolies collections en plâtre et en soufre, qui se sont tant multipliées dans ces derniers temps. J'en dois une belle empreinte en creux, en pâte noire transparente, et une pareille de la tête du Dante, d'après le même graveur Marchant, à la galanterie de M. Francis Henri Egerton, anglais d'une haute naissance et d'une grande fortune, mais encore plus distingué par son savoir, et par son goût éclairé pour les lettres et pour les arts.] _Serassi_ parle aussi de plusieurs portraits. L'un des plus précieux est celui que le cardinal _Cinthio_ fit faire dans les dernières années du Tasse, par l'habile peintre Frédéric _Zucchero_. Il doit être à Bergame, dans l'ancien palais des _Tassi_, où il restait encore en 1785 des héritiers, ou des héritières de ce beau nom[461]. La même ville en possède deux autres, l'un dans une collection particulière, appartenant à un riche amateur[462], et l'autre parmi les portraits des hommes illustres de Bergame, dans la salle du grand conseil. Il en existe un à Rome, peint d'après nature, et à ce qu'il paraît, dans les meilleures années du Tasse[463]; et un autre, fait en partie d'après celui-là, et en partie d'après le buste de la bibliothèque de Saint-Onuphre[464]. [Note 461: Ce portrait était passé d'abord entre les mains de ce même Marc-Antoine _Foppa_, à qui Bergame doit la statue colossale du Tasse. Il le légua, par son testament, à l'abbé François _Tasso_, son ami; de celui-ci, le portrait parvint au comte _Jacopo Tasso_, généreux protecteur des lettres, et auteur d'un arbre généalogique de la famille des _Tassi_, magnifiquement imprimé à Bergame en 1718; enfin, il appartint après sa mort aux deux comtesses _Tassi_, ses petites-nièces. (_Serassi_, p. 520.)] [Note 462: Le comte _Jacopo Carrara_.] [Note 463: Il était peint par Scipion _Gaetano_, et appartenait (toujours en 1785) à un peintre nommé François _Romero_.] [Note 464: Ce dernier appartenait à l'abbé _Serassi_, et lui avait été donné par son auteur, Joseph Gades, qui avait su, dit l'historien du Tasse, par une de ces touches agréables qui lui étaient familières, rendre parfaitement l'enthousiasme et l'esprit de ce grand poëte. Ce portrait doit avoir passé, après la mort de _Serassi_, arrivée en 1791, dans les mêmes mains que ses livres.] Le plus intéressant pour nous est celui qui orne à Paris le cabinet de M. le sénateur Abrial, et qui est très-fidèlement gravé, en tête de la traduction de la _Jérusalem délivrée_, dans l'édition de 1803[465]. Ce portrait, était à _Sorrento_, dans la maison où naquit le Tasse, encore habitée aujourd'hui par les descendants de sa sœur _Cornelia_[466]. En 1799[467], quand l'armée française, sous les ordres du général Macdonald, occupait le royaume de Naples, _Sorrento_ s'étant révolté, fut pris d'assaut, après trois jours de siége. Le général, averti de l'existence de cette maison par M. Abrial, alors commissaire pour le gouvernement français à Naples, la sauva du pillage et prit soin qu'elle fût respectée. La famille, pénétrée de reconnaissance, lui offrit, quelques jours après, ce qu'elle avait de plus précieux, le portrait du Tasse, et le général en fit présent à M. Abrial, premier auteur de la bonne action qu'il avait faite. Le Tasse y est représenté à l'âge où l'on dit que le cardinal _Cinthio_ le fit peindre à Rome, et c'est peut-être une copie, ou plutôt un double du portrait de Frédéric _Zucchero_, accordé par le cardinal à la famille du Tasse après sa mort. Ce qui porte à croire qu'il ne fut pas fait à Naples, c'est que le _Manso_ n'en parle pas, lui qui a tracé, dans la Vie de son ami, un portrait si détaillé, si minutieusement circonstancié de toute sa personne[468]. [Note 465: Voyez ci-dessus, p. 157 et 158.] [Note 466: _Cornelia_ ayant perdu son premier mari _Sersale_, épousa en secondes noces _Giovan. Leonardo Spasiano_, dont le descendant direct, M. _Gaetano Spasiano_, propriétaire actuel de cette maison, avec deux demoiselles _Spasiano_ ses sœurs ou ses parentes, y possédait ce beau portrait de famille.] [Note 467: Floréal an VII.] [Note 468: Il en fit cependant faire un, mais en petit, et il le donna ou du moins le prêta au Tasse, qui le laissa au cardinal _Cinthio_, légataire du peu de fortune qu'il pouvait avoir, en le priant de faire rendre ce petit portrait au _Manso_. C'est ce que nous apprend cette clause de son testament, rapporté en entier par le _Manso_ lui-même, dans sa Vie du Tasse: _E fo de' beni di fortuna erede il sig. cardinal Cinthio; cui priego che faccia al sig. Gio. Batt. Manso quella picciola tavoletta restituire, dove egli mi fece dipingere, e che dar non_ _m'ha voluto, se non in prestanza_. (_Vita del Tasso_, Nº. 115.) On ignore ce que ce précieux petit tableau est devenu.] Le Tasse était d'une taille si haute que, selon l'expression du _Manso_, il pouvait être compté pour l'un des hommes les plus grands parmi ceux qui l'étaient le plus. Son teint était blanc; les veilles, les chagrins et les souffrances l'avaient rendu pâle. Il avait la tête assez grosse et un peu aplatie au sommet, le front large, ouvert et presque entièrement chauve. Ses cheveux et sa barbe étaient entre le brun et le blond; ses sourcils noirs, bien arqués et peu épais; ses yeux grands, d'un bleu très-vif et très-doux[469]; les mouvements et les regards en étaient pleins de gravité; et souvent, dit encore le _Manso_, il les tournait ensemble vers le ciel, comme pour suivre les élans de son ame, habituellement élevée vers les choses célestes. Ses joues étaient maigres, son nez long et un peu incliné; sa bouche grande, relevée aux extrémités dans cette forme qu'on appelle léonine; ses lèvres fines et souvent pâles, ses dents bien rangées, larges et blanches. Il riait rarement, et n'éclatait jamais. Sa voix était claire, sonore, mais sa langue était peu déliée, et même il bégayait[470]. Sa taille, quoique très-grande, était bien proportionnée; il réussissait à tous les exercices du corps que l'on nommait alors chevaleresques[471]; naturellement brave, il y montrait autant d'habileté que de courage, mais plus d'adresse que de grâce. Il y avait enfin dans toute sa personne, mais principalement sur son visage, quelque chose de noble et d'attrayant, qui, lors même qu'on n'était pas prévenu de son mérite extraordinaire, inspirait l'intérêt et commandait le respect. [Note 469: Le _Capaccio_, dans ses _Elogia illustrium litteris virorum_, p. 281, dit que ses yeux étaient louches: _Quem cernis procera statura virum, luscis oculis, subflavo capillo_, etc. Mais il est le seul qui le dise; le _Manso_ n'en parle pas.] [Note 470: Il parle, en plusieurs endroits de ses lettres, de son _impedimento di lingua_, ainsi que de sa vue faible et courte.] [Note 471: A faire des armes, monter à cheval, rompre des lances, etc.] Mais les qualités de son ame surpassaient de beaucoup ses avantages corporels. Tous ses historiens s'accordent à louer sa candeur, sa véracité, son inviolable fidélité à sa parole, son éloignement de toute passion haineuse, de tout esprit de vengeance et de toute malignité, son attachement pour ses amis, sa patience dans ses maux, sa douceur, sa sobriété, sa piété sincère, la pureté de sa vie et de ses mœurs. Sa fierté, qui lui faisait voir avec horreur tout ce qui ressemblait à la bassesse, pouvait ressembler elle-même à de l'orgueil; il ne pouvait souffrir l'apparence de l'avilissement et du mépris; mais s'il exigeait des égards, en homme qui savait s'apprécier et se mettre à sa place, il n'en manquait jamais avec personne, et il était toujours prêt à s'humilier, dès qu'on lui en laissais le soin. Né gentilhomme, dans un temps où ce titre avait tout son prestige, et chevalier dans le cœur autant que par le hasard de la naissance, il rendait aux princes ce qu'il leur devait, mais il se croyait l'égal de tous les autres, et la faveur où ils étaient ne le rendait que plus exigeant avec eux. Cette disposition est déplacée, souvent blâmable et presque toujours ridicule, quand on vit avec le commun des hommes; mais condamné par sa destinée, sa fortune, et les usages de son siècle à vivre avec les grands et dans les cours, il fit bien de l'entretenir dans son ame, dût-il être accusé d'orgueil par ceux dont l'orgueil seul en était blessé. Il eut plus de raison encore d'être ainsi, quand il fut tombé dans l'excès de l'infortune, et de conserver, dans sa longue et injuste captivité, toute la dignité du malheur. On le voit avec plaisir n'accorder qu'à peine du fond de sa prison, et à la sollicitation de son cher Scipion de Gonzague, une espèce de satisfaction par écrit à l'un des plus grands seigneurs de la cour de Ferrare[472], pour des paroles qui lui étaient échappées dans un moment de désespoir; et mettre encore expressément dans sa lettre qu'il était prêt à lui donner toutes les satisfactions qu'il pouvait recevoir d'un homme résolu à mourir plutôt que de rien faire qui fût indigne de lui[473]. [Note 472: Le comte _Fulvio Rangone_.] [Note 473: _Io son pronto a darle tutte quelle soddisfazioni che ella possa ricever da un uomo ch'è così risoluto al morire, come pertinace a non voler fare indignità._ Cette lettre est du 3 avril 1581, à la fin de la seconde année de sa captivité.] Simple, mais propre dans ses habits, au milieu des recherches du luxe et de la magnificence, il était habituellement vêtu de noir[474], ne portait que du linge uni, mais toujours blanc, et en avait beaucoup, pour en pouvoir changer à volonté. Sa contenance était réservée, modeste et silencieuse; c'était celle d'un philosophe plutôt que d'un poëte. Il préférait le recueillement et la solitude au bruit du monde; mais dans des cercles de son choix, avec des amis, et surtout avec des femmes aimables, sa conversation s'animait, et déposant la gravité philosophique, il badinait, plaisantait même avec autant de gaieté que de finesse et d'agrément. Le _Manso_ a rassemblé le nombre juste de cent bons mots, réparties ou apophtegmes qu'il lui attribue, mais dont _Serassi_ a fort bien observé que la plus grande partie avait déjà passé sur le compte d'autres grands hommes; ceux qu'il rapporte et qu'il regarde comme appartenant véritablement au Tasse, marquent autant de justesse que de vivacité d'esprit. [Note 474: On ajoute qu'il n'avait jamais qu'un seul habit, qu'il donnait aux pauvres lorsqu'il en faisait faire un autre.] Quant à son génie poétique, il y en eut peu de plus étendu, de plus riche, et peut-être aucun de plus élevé. Sa mémoire était d'une promptitude extrême et d'une incroyable tenacité. Il n'écrivait ses vers qu'après en avoir, pour ainsi dire, amassé dans sa tête un nombre presque infini. C'était celle de ses facultés que ses malheurs avaient le plus altérée, et il se plaignait souvent, dans ses dernières années, de l'avoir presque entièrement perdue. Nourri de bonne heure de l'étude des anciens auteurs grecs et latins, il s'était surtout appliqué à la lecture des poëtes et des philosophes[475]. On voit dans ses Discours sur le poëme héroïque combien il avait médité sur la Poétique d'Aristote, et dans ses Dialogues philosophiques, quelle étude approfondie il avait faite de Platon. Nous allons d'abord observer en lui le grand poëte épique; le poëte dramatique et lyrique aura son tour; nous le verrons ensuite parmi les prosateurs et les philosophes. Dans tous les genres où se porta son génie fécond et varié, nous en admirerons l'élévation et la richesse; ses défauts mêmes, que nous ne chercherons point à dissimuler, nous instruiront; et si nous les examinons peut-être avec plus de rigueur que nous n'avons fait ceux de quelques autres grands poëtes, c'est que, dans un genre plus important et plus noble, il pourrait être plus dangereux de les méconnaître, et qu'il n'y a rien à craindre pour sa gloire à les avouer. [Note 475: Il avait aussi cultivé les sciences exactes; il y était même assez fort pour en pouvoir donner des leçons. Dans les premiers temps de son séjour à Ferrare, la chaire de géométrie et d'astronomie dans cette université vint à vaquer; le duc y nomma le Tasse (janvier 1573), qui accepta volontiers, dit _Serassi_, quoique les appointements fussent très-modiques, parce qu'il n'était obligé de professer que les jours de fêtes: ce qui fait voir que dans cette université les sciences exactes n'étaient regardées que comme un objet de luxe, et une partie accessoire de l'instruction.] CHAPITRE XV. _Examen de la_ GERUSALEMME LIBERATA _du Tasse; Critiques qui en ont été faites en Italie et en France; Défauts réels de ce poëme._ Tandis que nous avons erré dans le pays enchanté, mais vague, dans les régions immenses, inégales et souvent entrecoupées, de la poésie romanesque, j'ai cru, pour me guider moi-même plus sûrement, et pour ne pas égarer ceux qui voyageaient avec moi, devoir les y conduire toujours avec le fil de l'analyse. C'étaient le plus souvent pour eux des routes nouvelles et inconnues; et si je puis me permettre une fois ce style métaphorique, que je n'approuve pas toujours, lors même qu'il nous a fallu entrer dans le labyrinthe délicieux et mille fois parcouru, où le génie de l'Arioste a semé tant de merveilles, mais dont il a tant multiplié les détours, j'ai cru plus nécessaire que jamais d'employer ce fil secourable. Maintenant que nous devons marcher dans des plaines vastes encore, et agréablement variées, mais circonscrites, où s'élève un édifice régulier, je crois pouvoir suivre un autre plan. Un des grands avantages du poëme héroïque, soumis aux règles de l'unité, c'est que l'esprit en parcourt l'étendue sans embarras, et qu'il s'en retrace facilement et nettement le souvenir. De tous les poëmes héroïques écrits dans d'autres langues que la nôtre, (et il faut avouer que notre langue ne fournit pas beaucoup d'objets de comparaison), le plus connu en France est la _Jérusalem délivrée_. Ceux qui, parmi nous, cultivent la langue dans laquelle cet ouvrage est écrit le prennent ordinairement pour le dernier terme et le _nec plus ultrà_ de leurs études. Le Tasse est un des cinq ou six auteurs auxquels s'étend communément notre érudition italienne. Trois différentes traductions, dont l'une est peut-être aussi bonne qu'une traduction en prose puisse l'être[476], ont tellement popularisé parmi nous l'action, la marche, les riches détails et les belles proportions de ce poëme, qu'il est connu du moins sous ces rapports essentiels, de ceux mêmes à qui la langue dont il est un des chefs-d'œuvre est étrangère. Je me dispenserai donc cette fois d'une analyse suivie. Celle que je ferai sera fondue dans des discussions que je crois plus intéressantes pour nous. On sait assez généralement ce que ce poëme contient; mais on a long-temps disputé, et l'on dispute encore sur ce qu'il vaut. Retracer ici un plan, dont au moins les masses principales sont dans tous les esprits, serait, à ce qu'il me semble, un travail d'assez peu de fruit; chercher, de bonne foi, à tirer de tant d'opinions diverses l'opinion que l'on doit avoir, me paraît plus important et plus utile. [Note 476: Je ne parle point de trois essais presque également malheureux, qui ont été faits assez récemment, d'une traduction en vers. La _Jérusalem délivrée_ serait peu connue en France, si elle ne l'eût été que par ce moyen.] J'ai parlé, dans la Vie du Tasse, des querelles dont la _Jérusalem délivrée_ fut l'objet. J'ai dit dans quelles tristes circonstances elles lui furent suscitées, l'emportement que l'on y mit, et le calme philosophique que le Tasse garda dans ses réponses; je reviendrai maintenant avec quelque détail sur ce point d'histoire littéraire. Sans vouloir soutenir les jugements sévères qui ont été portés de lui dans notre pays, il est bon de rappeler aux Italiens eux-mêmes la manière dont il fut traité dans le sien. Quand son poëme parut, celui de l'Arioste jouissait de la réputation la plus haute et la plus unanime. Tous les poëtes le prenaient pour modèle, et ne faisaient que de vains efforts pour l'imiter. Le jeune _Torquato_ sentit bien que s'il pouvait égaler ce poëte, ce ne serait pas en suivant la même route que lui; il sentit que toute la perfection dont le roman épique est susceptible, était dans le _Roland furieux_, mais que l'épopée héroïque, l'épopée d'Homère et de Virgile restait encore à tenter aux muses toscanes, après l'infructueux essai du _Trissino_; et il espéra se tirer avec honneur de cette tentative hardie. Il admirait sincèrement l'Arioste, et n'avait ni l'espoir, ni le désir de le déposséder de sa place, mais il était poursuivi nuit et jour par celui de s'en faire une égale, dans un genre qu'il regardait comme supérieur. C'est ce qu'il avoua lui-même dans une lettre à Horace Arioste. Ce jeune neveu du grand poëte avait publié des stances où il louait excessivement le Tasse; il le nommait le premier des poëtes; il bannissait même du Parnasse tous ses rivaux, et le reconnaissait pour le seul poëte digne de ce nom. «Cette couronne que vous voulez me donner, lui écrivit le Tasse[477], le jugement des savants, celui des gens du monde et le mien même, l'ont déjà placée sur les cheveux de ce poëte à qui le sang vous lie, et auquel il serait plus difficile de l'arracher que d'ôter à Hercule sa massue. Oserez-vous étendre la main sur cette chevelure vénérable? Voudrez-vous être, non-seulement un juge téméraire, mais un neveu impie? Et qui pourrait recevoir avec plaisir d'une main coupable et souillée d'un pareil crime, la marque d'honneur et l'ornement de sa vertu! Je ne la recevrais pas de vous; je n'oserais non plus m'en saisir moi-même: je ne porte pas si haut mes désirs. [Note 477: _Lettere poetiche_, Nº. 47, Modène, 16 janvier 1577.] «Ce fameux Grec[478], vainqueur de Xercès, disait qu'il était souvent réveillé par le souvenir des trophées de Miltiade. Ce n'était pas qu'il eût le projet de les détruire; mais il désirait en élever pour sa gloire, qui fussent égaux ou semblables à ceux de ce général. Je ne nierai point que les couronnes toujours florissantes d'Homère (je parle de votre Homère ferrarais), ne m'aient fait passer bien des nuits sans sommeil, non que j'aye jamais eu le désir de les dépouiller de leurs fleurs ou de leurs feuilles, mais peut-être par l'extrême envie d'en acquérir d'autres qui fussent, sinon égales, sinon semblables, du moins faites pour conserver long-temps leur verdure, sans craindre les glaces de la mort. Tel a été le but de mes longues veilles. Si je puis l'atteindre, je regarderai comme bien employée toute la peine que j'ai prise; sinon, je me consolerai par l'exemple de tant d'hommes fameux, qui ne se sont point fait une honte de succomber dans de grandes entreprises..... [Note 478: Thémistocle.] «Dans les luttes et les exercices du corps, on propose des prix, non-seulement aux premiers, mais aux seconds et aux troisièmes. On donne un taureau à Entelle qui a remporté la victoire; mais Darès reçoit une épée et un casque superbe pour se consoler de sa défaite[479]. Pourquoi dans les combats de l'esprit, où s'il est glorieux de vaincre, il n'y a pourtant aucune bonté à être vaincu, ne proposerait-on pas de même plusieurs prix? Ce n'est pas que je veuille descendre dans la carrière comme ce Darès qui, la tête haute et se préparant au combat, montre ses larges épaules et agite dans l'air ses bras nerveux[480]. Loin de moi cet orgueil et cette confiance de jeune homme! Que votre vieux Entelle reste assis; qu'il se repose; je ne veux point, par un importun défi, le forcer à se lever de sa place. Je l'honore, je m'incline devant lui, je l'appelle hautement mon père, mon maître, mon seigneur: je lui donne tous les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection et le respect: mais si c'est un autre qui veut lui disputer sa couronne, ou si lui-même veut combattre encore pour être encore vainqueur, je me mêle parmi les combattants, et je dis, comme Mnesthée dans la course des vaisseaux troyens: Je ne demande point le premier prix; je n'espère pas vaincre; et cependant plût aux Dieux! mais que Neptune accorde à son gré la victoire: n'ayons du moins pas la honte de rentrer le dernier au port[481]! [Note 479: _Ensem, atque insignem galeam, solatia victo._. (_Æneid._, l. V.)] [Note 480: _Caput altum in prælia tollit; Ostendit humeros latos, alternaque jactat Bracchia protendens._ (_Ibid._)] [Note 481: _Non jam prima peto, Mnestheus, neque vencere certo, Quanquam ô! sed superent quibus hoc, Neptune, dedisti: Extremos pudeat rediisse._ (_Æneid._, l. V.)] «Qui peut taxer d'orgueil ce désir modeste? Qui pourra me refuser le prix qui fut accordé à Mnesthée? Je veux dire une cuirasse, prix bien convenable à mes besoins, et capable de me défendre contre les armes de la méchanceté et de l'envie. Que l'on couvre de lauriers la tête de votre Cléanthe, et que la voix du hérault le proclame vainqueur. Ce triomphe ne manquera pas de trompette, puisque la Renommée en fait l'office; mais s'il en était besoin, je m'offrirais moi-même. Quoique je n'aie pas la voix de Stentor, j'espérerais pourtant parler assez haut pour me faire entendre de tout le pays que l'Apennin partage et qu'environnent la mer et les Alpes, etc.» Malgré cette protestation qui ne resta point secrète, malgré le soin que le Tasse avait pris de suivre une route entièrement opposée à celle de l'Arioste, ses ennemis l'accusèrent d'avoir eu la présomption de lutter contre lui. Ce fut bien pis quand le dialogue de _Camillo Pellegrino_, sur la poésie épique eut paru, et qu'il eut ouvertement placé le Tasse au-dessus de l'Arioste. L'académie de _la Crusca_ venait de s'établir à Florence[482]; elle devait être un jour en Italie l'arbitre suprême du goût et du langage; mais elle ne l'était pas encore. Du reste, le nom qu'elle avait pris et les noms plus singuliers que ses académiciens s'étaient donnés n'avaient rien de plus extraordinaire que ceux de la plupart des autres académies italiennes, qui naissaient alors de toutes parts. Il y en avait plusieurs à Florence même, celles des _Lucides_, des _Obscurs_, des _Transformés_, des _Enflammés_, des _Humides_, des _Immobiles_, des _Altérés_, etc. Chacun des académiciens prenait un nom analogue à celui de l'académie dont il était membre. Les académiciens de _la Crusca_, tirèrent donc leurs noms académiques de tout ce qui sert à l'exploitation du blé, de la farine, à la préparation du pain[483]; les actes de cette société littéraire furent écrits en style de boulangerie et de moulin. On en voit un exemple dans l'affaire même du Tasse. L'académie avait examiné le dialogue de _Camillo Pellegrino_, avait chargé son secrétaire d'y répondre pour elle, et dans cette réponse, de prendre vivement la défense de l'Arioste et de critiquer non moins vivement le Tasse, que l'auteur du dialogue avait osé lui préférer. C'était là le fait, mais ce n'est point ainsi que le secrétaire le rapporte, dans le préambule de cette réponse faite au nom de l'académie. Ce secrétaire[484] s'exprime littéralement en ces termes, dans son curieux procès-verbal[485]. [Note 482: Fondée en 1582, c'est au commencement de 1583 que parut son premier écrit contre le Tasse.] [Note 483: Voyez ci-dessus, p. 262 et 263, note 2.] [Note 484: _Bastiano de' Rossi_, nommé dans l'académie l'_Inferigno_, ou le pain bis.] [Note 485: Je n'ai cru devoir rien changer, ni à ceci, ni à ce qui précède, ni à ce qui va suivre sur l'académie de _la Crusca_, quoiqu'elle vienne d'être rétablie par un décret de l'Empereur et Roi, que S. M. ait eu pour moi l'extrême indulgence de m'y nommer associé correspondant, et que j'aie reçu, à ce sujet, de l'académie, la lettre d'adoption la plus obligeante. Cette distinction, d'autant plus flatteuse qu'elle était inattendue, et que je suis le seul Français à qui S. M. ait daigné l'accorder, ne change rien à mes devoirs d'historien. La nouvelle académie n'est nullement responsable de la seule erreur grave que l'on reproche à l'ancienne; et je ne puis craindre de blesser ceux dont je tiens à grand honneur d'être le confrère, en rappelant, comme ces devoirs m'y obligent, une faute de leurs premiers prédécesseurs, reconnue par tout ce qu'il y eut ensuite de plus distingué dans cette illustre compagnie, et expiée par de longs regrets.] «Notre académie, qui n'a pris, comme on sait, le titre de _la Crusca_ que parce qu'elle _blutte_[486] _la farine_ qu'on lui présente de temps en temps pour en séparer _le son_[487], se trouvant l'autre jour en grand nombre, selon sa coutume, dans le lieu de sa résidence, et ayant appris de son _concierge_[488] qu'on avait laissé quelques jours auparavant, un petit _sac de farine_ pour qu'il fût passé par _le bluttoir_[489], elle le fit aussitôt apporter devant elle par _les garçons de son fermier_[490]. Ayant lu dans le _Laissez passer_[491], qui était cousu dessus, le nom de _Camillo Pellegrino_, elle fit _délier l'ouverture du sac_[492], et les censeurs y ayant ensuite donné un coup-d'œil, elle ordonna à ses agents d'en prendre sur-le-champ _la mesure et le poids_, et d'enregistrer l'un et l'autre avec le _Laissez passer_, sur le livre des comptes. Cela fut fait promptement; et par ordre de l'archiconsul (c'était le titre du président de l'académie); _la farine_ fut en peu de temps _sassée par le bluttoir_[493], et _le son_ en fut suffisamment séparé. D'après nos priviléges, lorsqu'il sort de cette opération la moitié plus _de son_ que de _farine_, celle-ci reste à l'académie; l'autre, c'est-à-dire _le son_ demeure au propriétaire, et tout au rebours dans le cas contraire. Or dans ce _bluttage_[494] la quantité _du son_ qui est sorti étant supérieure de trois quarts, _la farine_ fut, en conséquence, confisquée au profit de notre _cellier_[495]. Les censeurs jugeant qu'elle avait un peu plus que moins d'_amertume_[496], à cause des _lupins_, ou de quelque autre chose qu'on avait mêlée avec _le grain_, les académiciens ne voulurent pas qu'on la confondît avec la nôtre, ni même qu'on la gardât à part dans _le cellier_: ils ordonnèrent qu'elle fût _mise sur la place_[497], et pour que personne ne pût se plaindre de ladite _amertume_, j'eus ordre d'_attacher cette paperasse sur le sac_[498]; j'obéis sans délai et je la publie dans une forme authentique. Je préviens en même temps les gens sages que cette _marchandise_, quelle qu'elle soit, n'a point été _recueillie sur nos terres_, et que _le goût_ qui vient du _grain_ même, ne peut être changé, ni par _la meule_, ni par _le tamis_[499].» [Note 486: _Per l'abburattare ch'ella fa_, etc.] [Note 487: _La crusca._] [Note 488: _Dal sua Massajo._] [Note 489: _Un sacchetto di farina perchè si passasse per lo frullone._] [Note 490: _Per li sergenti del suo Castaldo._] [Note 491: _Nella bulletta che vi era cucita sopra._] [Note 492: _Fatto scioglier la bocca al sacco._] [Note 493: _Stacciata dallo frullone._] [Note 494: _In questo abburatamento._] [Note 495: _Nostra canova._] [Note 496: _Dell'amarognolo_, mot qui ne se trouve point dans le vocabulaire de _la Crusca_.] [Note 497: _Che si mettesse in piazza._] [Note 498: _Le dovessi appiccar sopra questo presente scartabello._] [Note 499: _E che il sapore che vien del grano, nè dalla macine nè dallo staccio non può esser mutato._] Voilà certainement un singulier style académique. C'était une plaisanterie; mais elle n'était pas de bon goût, et ce préambule suffisait pour ôter tout crédit à la critique. Il est vrai que ce n'est pas ainsi que cette critique même est écrite. _L'Inferigno_ n'en fut pas le rédacteur; ce fut _l'Infarinato_, ou le chevalier _Lionardo Salviati_. Il y répond à chaque assertion, à chaque phrase du dialogue de _Pellegrino_, par des décisions contradictoires, souvent tranchantes et absolues, quelquefois spirituelles, mais, souvent aussi, dures, injustes, pleines d'amertume et de fiel contre le Tasse, hérissées de figures et d'expressions recherchées, qui ne valent pas beaucoup mieux que les métaphores de la farine et du moulin. «La _Jérusalem_, y est-il dit[500], loin d'être un poëme, n'est qu'une compilation sèche et froide; l'unité qui y règne est mince et pauvre, comme celle d'un dortoir de moines, tandis que l'unité du _Roland furieux_ ressemble à celle d'un immense palais, dont la longueur, la largeur et la hauteur sont proportionnées. (Notez que le critique ne manque pas de donner ici une ample énumération de toutes les beautés de ce palais. Il y trouve une cour au milieu, entourée de galeries, ensuite plusieurs étages, partagés en salles, cuisine et appartements, et dans chaque appartement plusieurs chambres; ensuite des corridors, des terrasses, des caves, des écuries et un jardin avec toutes ses dépendances. Il conclut que tout cela est plus difficile à bâtir qu'un dortoir.) Le plan du Tasse, dit-il ailleurs, est comme une petite maisonnette étroite et disproportionnée, beaucoup trop basse pour sa longueur, bâtie sur de vieux murs, ou plutôt rapetassée comme ces greniers qu'on voit aujourd'hui dans Rome sur les débris des superbes thermes de Dioclétien. L'auteur n'a fait que rédiger en vers italiens des histoires écrites en diverses langues; il n'est donc pas poëte, mais simple rédacteur en vers d'une histoire qui n'est pas de lui; et cette histoire a tout aussi bon air avec les entraves qu'il lui a données, qu'aurait la métaphysique en chanson à danser. Le poëme de l'Arioste est une toile grande et magnifique, celui du Tasse est moins une toile qu'un ruban, ou ce qu'on appelle à Naples une Zagarelle; et, s'il se fâche de la comparaison, on lui dira que sa toile est si longue et si étroite, qu'elle est moins un ruban qu'un fil[501]. [Note 500: Tout ce qui suit est fidèlement extrait des réponses faites, article par article, au dialogue de _Pellegrino_, dans l'écrit publié par l'_Infarinato_, au nom de l'académie.] [Note 501: Ce dernier trait est dans la réplique à l'apologie du Tasse, mais non dans la première critique.] «Dans ce poëme, s'il mérite qu'on lui en donne le nom, les expressions sont tellement contournées, âpres, forcées, désagréables, qu'on a peine à les comprendre. L'Arioste réunit ensemble la brièveté et la clarté; quand à la brièveté du Tasse, c'est plutôt resserrement, ou constipation qu'il faut l'appeler. S'il voulait être bref, il ne devait donc pas faire tant de bavardages sur des choses impertinentes, hors de propos, et si propres à tourmenter ceux qui l'écoutent, qu'ils aimeraient presque autant avoir la question. Ce poëme raboteux, escarpé, non-seulement dépourvu de clarté, mais enseveli dans une obscurité profonde, n'est dans aucun endroit écrit avec énergie, dans aucun endroit capable, on ne dit pas d'exciter, mais d'effleurer les passions, dans aucun endroit sans fatigue, sans ennui, sans dégoût; rempli de mots pédantesques, étrangers ou lombards, qui, pour la plupart, ne sont pas des mots, mais des barbarismes, etc.» On se persuade à peine aujourd'hui qu'on ait osé parler ainsi du Tasse et de son poëme, au nom de toute une académie, à la face de l'Italie entière. Aussi, avant même que le Tasse eût répondu à cette attaque indécente, le public s'était déjà prononcé pour lui. Son _Apologie_ qui parut peu de temps après, et qu'il écrivit dans les souffrances et dans la captivité, confondit ses adversaires et acheva de lui gagner tous les suffrages. Les académiciens avaient mêlé son père dans leurs critiques, et avaient aussi durement traité l'_Amadis_ que la _Jérusalem_. C'est de-là que le Tasse, qui avait été un fils si tendre et si respectueux, prend son texte pour leur répondre. J'opposerai ici le début de cette belle et éloquente réponse[502] à ce que j'ai extrait de la critique. On en sentira mieux quel avantage les principes de la philosophie et les affections morales donnent dans ces sortes de combats. [Note 502: Ce n'est pas exactement le début; mais il n'y a auparavant qu'une espèce de prologue ou de préambule.] «Dans tout ce que mes adversaires ont écrit, dit le Tasse, rien ne m'a tant choqué que ce qui regarde mon père; je lui cède volontiers dans tous les genres de poésie et je ne puis souffrir que dans aucun de ces genres on mette quelqu'un au-dessus de lui. Il doit donc m'être permis de prendre sa défense. Je ne dirai pas qu'elle me soit ordonnée par les lois d'Athènes ou par celles de Rome, mais par les lois de la nature, qui sont éternelles, que nulle volonté ne peut changer, et qui ne perdent rien de leur autorité par les révolutions des royaumes et des empires. Si les lois naturelles qui appartiennent à la sépulture des morts doivent être au-dessus des commandements des rois et des princes, à plus forte raison celles qui ont pour but l'éternelle durée de l'honneur et de la gloire, qu'on regarde comme la vie de ceux qui ne sont plus. On peut dire que mon père, mort dans le tombeau, est vivant dans son poëme. Vouloir l'y attaquer, c'est donc tâcher de lui donner la mort une seconde fois. C'est l'offenser que de le mettre au-dessous de qui que ce soit dans le même genre, et particulièrement, comme on l'a osé faire, au-dessous du _Pulci_ et du _Bojardo_. Il leur est tellement supérieur, quant à l'élocution et aux beautés poétiques, qu'il était impossible au censeur de prononcer d'une manière plus hardie un plus faux jugement.» Après cet exorde, il entre dans de longs détails relativement à son père et au poëme d'Amadis. Il le défend avec chaleur par des faits, des raisonnements et des comparaisons. Il prétend même démontrer que plusieurs parties de ce poëme sont préférables à plusieurs du _Roland furieux_. Si l'on peut l'accuser ici d'une prévention trop forte, à qui sera-t-elle pardonnable, si ce n'est à un fils? Il vient ensuite à ce qui le regarde lui-même. Il paraît irrésolu sur le parti qu'il doit prendre. «D'un côté, dit-il, les critiques d'hommes aussi remplis d'esprit et de sagesse que le sont les académiciens de Florence doivent être prises comme des avertissements et des corrections; de l'autre, il me paraît que je n'aurai défendu qu'imparfaitement mon père, si je ne prends la défense d'un fils qu'il aimait beaucoup plus que ses ouvrages, et d'un poëme qui lui était également cher; car je suis certain que s'il consentait à être surpassé par quelqu'un, il ne voulait du moins l'être que par moi. Ici, selon l'usage des poëtes, j'invoque la mémoire et celui qui me l'a donnée avec l'intelligence, lorsqu'il anima ce corps périssable et pour ainsi dire étranger, et j'atteste que dans les dernières années de la vie de mon père, étant l'un et l'autre dans l'appartement que lui avait donné le duc de Mantoue, il me dit que l'attachement qu'il avait pour moi lui avait fait oublier celui qu'il avait autrefois pour son poëme, qu'ainsi aucune gloire au monde, aucune éternité de renommée ne pouvait lui être aussi chère que ma vie, et que rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que ma réputation. Je ne dois donc pas souffrir que l'on attaque le jugement de mon père, en attaquant mes ouvrages. Que dois-je faire? mes amis, conseillez-moi.» Ici commence le dialogue, car c'est aussi dans cette forme, qui lui était très-familière, qu'il se défend contre les censeurs du dialogue de _Pellegrino_ et les siens. Ses amis, comme de raison, lui conseillent de répondre, et de faire briller dans cette occasion la finesse et l'étendue de son esprit. «Dans cet âge fort éloigné de l'enfance, je ne dois pas, reprend-il, rechercher la réputation d'homme d'esprit, mais plutôt celle d'un homme qui connaît ses défauts, et qui juge les autres et soi-même sans passion. Comment oserais-je enlever à mon censeur ce rôle de juge qu'il prend à la fin de son ouvrage, avec tant de douceur et d'humanité, pour m'en revêtir moi-même injustement? Soyez donc plutôt mes juges. Je parlerai non pour moi, mais pour l'honneur des anciens maîtres de la poésie et des plus grands poëtes, pour la vérité même, dont l'autorité est plus respectable que la leur; et j'en parlerai, non comme juge, mais comme simple défenseur, etc.» Tel est, en général, le ton de modération et de sagesse qui règne dans cette apologie. La réplique violente de l'_Infarinato_[503] en fit encore mieux ressortir le mérite. D'ailleurs le poëme qui était ainsi attaqué et défendu parlait assez pour sa propre défense. Mis au premier rang dans quelques parties de l'Italie, il le partagea bientôt dans presque toutes, et ne fut placé dans aucune au-dessous du second. Les plus instruits et les plus sages s'abstinrent de prononcer entre le Tasse et l'Arioste. En effet, leur plan, leur génie et leur style sont si différents, qu'il ne reste pour ainsi dire aucun point de comparaison. L'un est plus vaste, l'autre est plus régulier; l'un plus fécond, l'autre plus sage; le premier plus facile et plus varié, le second plus sublime et plus égal. On remplirait deux pages de ces oppositions, dont le résultat serait le même qu'on peut tirer avant de les faire, c'est que, sur deux lignes diverses, ils sont tous deux les premiers. C'est ce qu'Horace Arioste eut le bon esprit de voir et d'écrire dans le plus fort de la dispute, quoiqu'intéressé par son nom et par les liens du sang à prendre un autre parti. C'est que Métastase, dont le nom rappelle un poëte célèbre et un excellent esprit, a vu et écrit depuis, en avouant cependant que s'il n'osait prendre sur lui de prononcer entre ces deux grands hommes, la prévention naturelle et peut-être excessive qu'il avait toujours eue pour l'ordre, l'exactitude et la méthode, le faisait pencher en faveur du Tasse. «Si Apollon, ajoute-t-il avec une modestie charmante, se mettait un jour en fantaisie, pour mieux montrer sa puissance, de faire de moi un grand poëte, et m'ordonnait de lui déclarer librement auquel de ces deux fameux poëmes je voudrais que ressemblât celui qu'il promettrait de me dicter, j'hésiterais certainement beaucoup dans mon choix, mais je sens qu'à la fin ce goût pour l'ordre, l'exactitude et la méthode, me déciderait pour le _Godefroy_[504].» [Note 503: Voy. ci-dessus, p. 265.] [Note 504: _Lettera a Domenico Diodati giureconsulto napoletano_.] Le savant et judicieux Tiraboschi s'abstient de même de prononcer en général, entre ces deux illustres rivaux, et dit plus positivement les raisons, tirées de la nature opposée de leurs ouvrages, qui rendent toute comparaison frivole, et tout jugement impossible. Après avoir cité la modeste et ingénieuse conclusion de Métastase, il donne aussi la sienne, qui est toute contraire, mais où il n'a mis ni moins de modestie, ni moins d'esprit. «Moi, dit-il, qui suis si inférieur à ce grand homme (il est à remarquer que cela fut écrit du vivant de Métastase), je répondrais peut-être à Apollon avec plus de courage, et ma réponse serait un peu différente. S'il m'invitait à écrire un poëme épique, je le prierais de me faire ressembler au Tasse; s'il m'engageait à en entreprendre un poëme romanesque, je le prierais de faire de moi un autre Arioste; s'il me demandait, en général, duquel de ces deux poëtes je désirerais être l'égal par un talent naturel pour la poésie, je commencerais par demander pardon au Tasse, mais ce serait le talent de l'Arioste que je prierais ce dieu de m'accorder[505].» [Note 505: _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part. III, p. 120.] Ce ton est un peu différent de celui des premiers critiques. Ni de leur temps, ni depuis, personne n'a osé s'exprimer sur le Tasse comme ils le firent alors. Il en faut excepter un homme devenu depuis très-célèbre dans les sciences, qui était alors fort jeune, et ne prévoyait sans doute encore ni sa future célébrité, ni ses malheurs: c'est le grand Galilée. Professeur de mathématiques à vingt-six ans dans l'université de Pise, il ne négligeait point les études littéraires qui avaient eu ses premières amours; la philologie, ou la science du langage, faisait ses délices: il aimait beaucoup les vers et en faisait lui-même; entre les poëtes italiens, il était surtout passionné pour l'Arioste, et l'on assure qu'il le savait par cœur tout entier. En 1590, temps où la captivité du Tasse était finie, mais où les querelles, dont la _Jérusalem délivrée_ était l'objet, duraient encore, Galilée écrivit pour son amusement une critique extrêmement vive de ce poëme. Il n'y mit sans doute aucune importance, car il prit si peu de soin de son manuscrit, qu'on ne l'a retrouvé que depuis peu d'années. Cet opuscule intéressant par son objet, par son auteur et par sa piquante originalité, fut imprimé pour la première fois en 1793[506]. Quand on aime le Tasse, on ne lit point sans être souvent choqué du ton que prend avec lui le jeune professeur; mais le fond en est très-bon, quoique les critiques soient souvent excessives. Elles tombent également sur le style, sur les inventions, la conduite et les caractères. La plus grande partie des jugements est saine et conforme aux lois du goût; il est à croire seulement que si l'auteur les avoit publiés lui-même il en eût adouci la forme, et qu'il se fût borné à des critiques particulières, sans en tirer contre le génie et le talent d'un grand poëte, des conséquences fausses et injustes. [Note 506: _Considerazioni al Tasso di Galileo Galilei_, etc., Venise, 1793, in-12.] Dès la première stance du poëme, il prononce que l'un des défauts les plus ordinaires du Tasse, est qu'il paraît souvent manquer de matière, qu'il est obligé de coudre ensemble des pensées qui n'ont entr'elles aucune liaison, aucun rapport, et que cela naît en lui d'une grande sécheresse de veine poétique et d'une grande pauvreté d'idées. «Je reste quelquefois, dit-il ailleurs, tout étourdi en voyant les sottes choses que ce poëte se met à décrire.» Et ailleurs encore[507]: «Il m'a toujours paru que ce poëte était mesquin, pauvre, misérable au-delà de toute expression, tandis que l'Arioste est riche, magnifique et admirable.» Il fait ici une comparaison figurée, dans le genre de celles des académiciens de Florence: «En considérant, dit il, les actions et les fables de ce poëme, je crois pénétrer dans le petit cabinet d'un petit curieux qui a pris plaisir à l'orner de choses qui ont quelque prix par leur antiquité ou autrement, mais qui ne sont cependant au fond que de petites choses (_coselline_), comme un crabe pétrifié, un caméléon desséché, une mouche ou une araignée dans un morceau d'ambre, quelqu'une de ces poupées, de ces _fantoccini_ de terre que l'on dit trouvées dans les tombeaux de l'Égypte, ou, s'il s'agit de peinture, quelque petite ébauche du _Baccio Bandinelli_, ou du _Parmesan_, ou autres petites choses pareilles. Au contraire, lorsque j'entre dans le _Roland furieux_, je vois s'ouvrir un grand garde-meuble, une tribune immense, une galerie royale ornée de cent statues antiques des plus célèbres sculpteurs, d'autant de tableaux des meilleurs peintres, avec un grand nombre de vases, de cristaux, d'agathes, de lapis-lazuli, et d'autres pierres fines, remplie enfin d'objets rares, précieux, merveilleux et de la plus haute excellence, etc.» [Note 507: P. 33.] Du reste, le ton général de cette critique est non-seulement libre, mais dérisoire et moqueur. L'auteur apostrophe les personnages qui agissent ou parlent dans le poëme, pour tourner en ridicule leurs actions et leurs discours. Il ne fait surtout aucune grâce à _madonna Armida_, qu'il traite non-seulement comme une franche coquette, mais comme une coureuse des rues et une fille du coin; il apostrophe aussi le poëte, et ne lui épargne pas les mauvaises plaisanteries, qui sont même quelquefois mauvaises dans plus d'un sens, comme lorsqu'il lui dit: «Eh! _signor Tasso_, vous n'y entendez rien; vous barbouillerez beaucoup de papier, et ne ferez que de la bouillie pour les chats[508].» Son style, très-pur et très-toscan, est plein de ces expressions proverbiales, de ces jeux de mots, de ces quolibets, ou _riboboli_ florentins, dont il faut avoir fait une étude particulière pour les bien entendre. Il y en a même de gaillards, et d'un genre d'équivoque qui paraîtrait fort étrange en France dans un professeur de mathématiques, et qu'on ne pardonnerait même pas à un autre professeur de répéter. En un mot, c'est l'ouvrage d'un jeune homme, mais à toutes ces bizarreries près, moins choquantes dans son pays, dans sa langue et dans son siècle, c'est l'ouvrage d'un jeune homme plein d'esprit, de goût et de saine littérature, qui joue avec sa plume, se parle pour ainsi dire à lui-même, et ne se croit pas soumis aux strictes lois de la décence, de la politesse et des égards. S'il avait toujours écrit sur ces matières, il n'aurait pas eu tant de gloire; mais aussi l'Inquisition n'aurait pas troublé et menacé sa vie, pour avoir soutenu le premier que la terre tourne autour du soleil; et la terre n'en tournerait pas moins. [Note 508: En italien, _una paniccia da cani_ (p. 29); mais chiens ou chats, l'un ne vaut pas mieux que l'autre.] Le sort de _la Jérusalem_ fut d'abord en quelque sorte plus heureux en France qu'en Italie. Quoiqu'elle n'y fût connue encore que par de mauvaises traductions, elle excita beaucoup d'enthousiasme. On la mit bientôt de pair avec l'_Iliade_ et l'_Énéide_; et vers le milieu du grand siècle, il devint enfin du bon air de la mettre au-dessus. Boileau, qui veillait alors aux intérêts du goût, avec la vigilance d'un magistrat et les lumières d'un législateur, s'éleva fortement contre ce qu'il regardait comme une hérésie, et la foudroya d'un seul vers, que bien des gens ne lui ont point pardonné: Tous les jours à la cour un sot de qualité Peut juger de travers avec impunité, A Malherbe, à Racan préférer Théophile, Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile[509]. [Note 509: Satire IX.] Je ne rappellerai point tout ce qu'on dit alors contre ce vers, ni ce qu'on a dit depuis et surtout de nos jours. Il était devenu un mot de ralliement pour les ennemis de Boileau, dans un temps, où, à la honte de la littérature française, on se faisait gloire de l'être. Plusieurs d'entre eux, qui peut-être entendaient assez médiocrement le Tasse, accusaient Boileau de ne l'avoir pas entendu, et se prévalaient contre lui de cet adage de Quintilien: _Il ne faut juger les grands hommes qu'avec modestie et retenue, de peur de condamner ce que l'on n'entend pas._ Ce précepte est assurément de la plus grande sagesse; mais voici quelque chose d'embarrassant: c'est qu'aux yeux des gens de goût, Boileau est lui-même un de ces grands hommes qu'il n'est plus permis de juger légèrement, sans courir le même risque dont Quintilien a voulu nous garantir. Tâchons, pour y échapper, de bien saisir le sens de cette expression, et dans la crainte de nous laisser conduire à des guides prévenus ou infidèles, ne choisissons pour expliquer Boileau d'autre interprète que lui-même. Plusieurs années après, dans son _Art poétique_, étant revenu à parler du Tasse, il en parla plus modérément. Cela est amené dans le troisième chant (car Despréaux se donnait la peine d'enchaîner ses idées et de conduire d'un sujet à l'autre par des transitions naturelles), cela est amené par le conseil qu'il donne de ne pas substituer dans l'épopée, aux fictions de la mythologie, _les mystères terribles_ du christianisme. Je sais que cette opinion peut être examinée sous le double point de vue de la poésie et de la religion, que quoi qu'en aient dit des hommes à imagination, qui ne sont pas poëtes, et de nouveaux docteurs en religion que les hommes religieux récusent, on pourrait soutenir par d'assez bonnes raisons, sous ce double rapport, l'opinion de Despréaux; mais ce n'est point de cela qu'il est question: revenons à cette opinion même. Il insiste, pour la soutenir, sur la triste figure que font les diables dans un poëme: Et quel objet enfin à présenter aux yeux Que le Diable toujours hurlant contre les cieux, Qui de votre héros veut rabaisser la gloire, Et souvent avec Dieu balance la victoire? Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès. Je ne veux point ici lui faire son procès; Mais quoi que notre siècle à sa gloire publie, Il n'eût point de son livre ILLUSTRÉ l'Italie, Si son sage héros, toujours en oraison, N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison, Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse N'eussent de son sujet égayé la tristesse. Comme ce n'est point avec du clinquant que l'on peut _illustrer_ sa patrie, que cette expression est décisive dans un auteur qui ne dit jamais que ce qu'il veut dire, on ne peut conclure que Boileau n'a point donné précédemment au mot qu'on lui reproche un sens aussi absolu et aussi étendu qu'on s'est obstiné à le croire, et qu'on doit entendre ce mot, non comme ceux qui persistent à lui en faire un crime, mais dans le sens où en Italie même, de très-bons esprits l'ont entendu. Boileau n'a point voulu dire qu'il n'y a que du clinquant dans le Tasse, que le Tasse est tout clinquant; il ne l'a point voulu dire, puisqu'il a dit ailleurs que le Tasse a _illustré sa patrie_ par son poëme; enfin il ne l'a point voulu dire, puisqu'il ne l'a point dit, car, encore une fois, maître comme il l'était de sa langue et de toutes les difficultés de son art, il disait tout ce qu'il voulait dire, et ne disait que cela. Il pouvait même le dire facilement, et de manière à ôter toute équivoque: A Malherbe, à Racan préférer Théophile, Le clinquant à l'or pur, et le Tasse à Virgile. Certainement alors il n'y aurait plus de discussion; ce serait bien le clinquant d'un côté, l'or de l'autre: là, le Tasse tout entier, et ici tout Virgile; mais il a dit: A Malherbe, à Racan préférer Théophile, Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile; c'est-à-dire évidemment: et le clinquant qui est dans le Tasse, ou ce qu'il y a de clinquant dans le Tasse à tout l'or qui est dans Virgile. C'est ainsi que l'a entendu le judicieux Muratori, qui s'explique fort au long sur ce vers de Boileau[510], et qui est loin de lui en faire un crime. Le marquis _Orsi_, dans son ingénieuse défense des poëtes italiens contre le P. Bouhours[511], aime mieux croire que le mot de notre satirique n'est qu'une plaisanterie; il se trompe, ou du moins si le mot est plaisant, c'est très-sérieusement que Despréaux l'a dit. Il remarque avec plus de raison que les Français ne doivent pas s'attribuer l'invention de ce mot, et que le _cavalier Salviati_ l'avait employé avant eux[512]. _Carlo_ _Gozzi_, qui traduisit dans le dernier siècle, en vers libres, toutes les satires de Boileau, dit dans sa note sur ce vers, que le poëte français n'a point prétendu mépriser le Tasse, mais se ranger à l'opinion de quelques auteurs italiens, et il cite à ce propos le trait mordant de _Salviati_[513]. En un mot, il y a de l'or dans le Tasse, et certes de l'or bien brillant et bien précieux, mais cet or n'est pas sans mélange; il s'y trouve aussi du clinquant; c'est tout ce que Boileau a voulu dire, et c'est tout ce qu'il a dit. [Note 510: _Perfetta poesia_, t. I, p. 484 et suiv. Il termine ainsi tout ce qu'il dit à ce sujet: _Altro per appunto non suonano le sue parole_ (_di_ Boileau) _se non che stolti son coloro che antipongono a tutto il poema realmente bello di Virgilio alcune parti che solamente in apparenza son belle nel Tasso._ (P. 486.)] [Note 511: _Considerazioni sopra un famoso libro francese intitolato:_ La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, _divise in sette dialoghi_, etc., Bologna, 1763; Modena, 1735. Le Dialogue VI est consacré tout entier à la défense du Tasse.] [Note 512: Il se trouve dans l'_Infarinato secondo_, qui est une réplique à la réponse de _Camillo Pellegrino_, pour la défense de son Dialogue. Ce qui est aussi ridicule qu'injuste, c'est que ce n'est point avec l'or de Virgile que l'_Infarinato_ compare le clinquant du Tasse, mais avec le prétendu or de l'_Avarchide_, triste poëme de l'_Alamanni_, dont nous avons vu, ch. XI, ce que l'on doit penser. _La Crusca_ avait dit: _Verrà agguagliare all'Avarchide il poema del Tasso_; et _Pellegrino_ avait répondu: _Se ne contenterebbero al sicuro gli academici, ma l'intenzion mia non fu di far paragone_, à quoi l'_Infarinato_ réplique: _Sì, secondo che s'agguaglia anche l'orpello all'oro_. (_Op. del Tasso_, édit. de Florence, t. VI.)] [Note 513: _Opere del conte Carlo Gozzi_, Venezia, 1772, t. VI, p. 274.] Nous avons vu ce que les ennemis du Tasse osèrent écrire en Italie sur son ouvrage; mais qu'est-ce que ses propres amis en pensaient alors, et qu'en pensait-il lui-même? Cela tient encore à l'histoire de ce poëme, si digne, sous tous les rapports, d'occuper les amis des lettres; et il ne peut être indifférent de le savoir. On se rappelle à quelle fâcheuse position il était réduit lorsque, sans sa participation et à son insu, son poëme fut imprimé, pour la première fois, d'après une copie imparfaite, et se répandit dans toute l'Italie. Malade, privé de sa liberté, souvent même de sa raison, hors d'état d'en donner lui-même une édition plus correcte, ce qui l'affligeait le plus, c'est qu'il sentait mieux que personne la nécessité de cette correction. Ses amis, ses admirateurs la sentaient comme lui. «Ce poëme, écrivait Horace _Lombardelli_[514], honore la religion, la poésie et notre siècle autant que l'auteur même; je ne doute pas que la fleur des esprits d'Italie ne se plaise à le commenter, et à en faire sentir toutes les beautés, surtout lorsque l'auteur y pourra mettre la dernière main. Plaise à Dieu qu'il le puisse, et que son poëme n'aye pas le même sort que l'Énéide!» _Camillo Pellegrino_, dans ce dialogue qu'il consacre à la gloire du Tasse[515], reconnaît dans son poëme la même incorrection. «Espérons, dit-il, que si le ciel lui est assez favorable, ainsi qu'à notre siècle, pour lui rendre la santé, il mettra la dernière main à sa _Jérusalem_, qu'il étendra ou éclaircira quelques endroits qui paraissent maintenant obscurs et tronqués, et qu'il portera ce poëme à son entière perfection. Avant que cette disgrâce lui fût arrivée, il avait souvent dit qu'il n'était pas entièrement content de son ouvrage, et qu'il avait dessein d'y faire plusieurs changements. Il n'est donc pas douteux que sans l'indisposition de l'auteur, ce poëme aurait beaucoup moins de défauts qu'il n'en a maintenant, etc.» [Note 514: Lettre à _Maurizio Cataneo_, 28 septembre 1581.] [Note 515: _Il Carrafa, ovvero della poesia epica_, etc.] Le Tasse, dans sa réponse à l'académie, parle ainsi de ce passage: «L'auteur du dialogue dit ici pour ma défense ce que je pourrais dire moi-même. J'ajouterai seulement que je n'ai jamais revu, ni corrigé, ni publié ce poëme, non plus que mes autres ouvrages. Plaise à Dieu qu'il me soit permis de le faire! etc.» Il répète dans plusieurs endroits ce même vœu, et l'on aperçoit souvent dans ses réponses la connaissance qu'il avait de ses défauts. «Parmi les expressions critiquées, dit-il ailleurs, il y en a que je comptais changer. Or, si les objections du critique ne me forcent pas à corriger mes vers lorsqu'elles sont sans raison, il ne serait pas raisonnable qu'elles me forçassent à ne les pas corriger quand je juge à propos de le faire, surtout n'ayant pas encore présidé moi-même à l'impression de mon poëme.» Et ailleurs encore; «En citant les mots dont je me suis servi, on les confond et on les défigure de manière que je ne les reconnais plus. Je ne veux pas les chercher dans un poëme que je n'ai pas lu depuis dix ans, et dans lequel j'aurais changé, non-seulement des mots, mais beaucoup d'autres choses, si j'y avais mis la dernière main.» Si l'académie lui reproche de l'effort et de l'affectation dans le style, de la recherche dans les pensées, et des jeux de mots: «Quand on se sert, répond-il, pour m'attaquer, de mon propre jugement, tel que je l'ai prononcé devant plusieurs personnes, si je veux repousser le trait qui vient me frapper, il faut que je me réfute moi-même. Que dois-je donc faire, mes amis? Attendre le coup et présenter la gorge au glaive, comme firent les sénateurs romains quand Rome fut prise par les Gaulois? Ou bien toute défense, fausse ou vraie, me sera-t-elle permise contre mes adversaires?» Un interlocuteur lui conseille de se couvrir des armes des Grecs, comme fit Énée dans l'incendie de Troie, et de se mêler parmi ses ennemis. Le Tasse jouant sur le mot, avoue qu'il ne trouverait pas son compte à vouloir se couvrir des armes des Grecs, parce qu'Homère, non plus que Virgile, ne fait que très-rarement jouer les mots entre eux. «Je devrais plutôt, ajoute-t-il, prier le prince de Sulmone de m'accorder les armes dont se servait son poëte (c'est-à-dire Ovide né à Sulmone; et l'on voit ici que le Tasse reconnaissait en lui-même les défauts que l'en reproche à ce poëte). Le parrain d'armes de mon adversaire, continue-t-il, ne s'y opposerait pas sans doute; puisqu'il l'a armé de celles dont se servaient Menandre et Terence, ou plutôt Aristophane (c'est-à-dire celles de la plaisanterie et du sarcasme), et qui convenaient ici beaucoup moins.» Il continue de jouer sur cette idée des armes, sur le carquois d'Ovide, dont il peut décocher les traits, et qui du moins, dit-il est préférable aux instruments de cuisine que Terence met à la main de ceux qui assiégent la maison de Thaïs; allusion un peu forcée, comme on voit, à une scène de l'_Eunuque_ de Terence[516]. Il quitte enfin ce style métaphorique, pour se jeter dans des sophismes, sur lesquels le préambule qu'il vient de faire montre assez qu'il ne se faisait pas illusion. [Note 516: Act. IV, sc. 7.] Si l'on désire un aveu plus positif, le voici dans cette réponse naïve et touchante qu'il fait à des reproches assaisonnés de toute la hauteur et de toute la dureté académique. «Moi qui souffre volontiers, mais non sans quelque douleur, qu'on veuille me guérir de mon ignorance[517], je dirai au médecin: je suis malade, pour avoir trop goûté dans mon jeune âge la douceur des aliments de l'esprit, et parce que j'ai pris l'assaisonnement pour la nourriture; cependant vos remèdes sont trop désagréables: je crains qu'ils ne me trompent pas assez pour que je veuille les prendre. C'est un nouvel art de guérir, et une nouvelle espèce d'artifice que de frotter le vase avec du fiel au lieu de miel, pour qu'il ne soit pas rejeté du malade[518].» [Note 517: Je ne puis me refuser au plaisir de mettre ici ce beau passage, en faveur de ceux qui entendent l'italien. _Ma io che volentieri, nè però senza mio dolore, sostengo d'esser medicato dell'ignoranza, dirò al medico: son infermo per la dolcezza de' cibi dell'intelletto, de' quali ho gustato di soverchio nell'età giovenile, prendendo il condimento per nutrimento; non dimeno, troppo spiacevoli sono questi medicamenti: e temo che non m'inganninno, perchè io li prenda, benchè questa è nuova sorte di medicare e nuova maniera d'artificio unger di fiele il vaso, in cambio di mele, perchè dall'infermo non sia ricusato._ (_Apologia di Torquato Tasso_, etc.)] [Note 518: Allusion à la belle comparaison de Lucrèce, et à l'heureux emploi qu'il en avait fait lui-même dans le début de son poëme: _Così a l'egro fanciul_, etc.] Sans prendre trop à la rigueur ces aveux modestes, il en résulte toujours qu'on n'est point coupable en croyant apercevoir des défauts dans un ouvrage ou l'auteur lui-même voyait tant d'imperfections, et que dans un âge plus avancé, il nommait les jeux de sa jeunesse[519]. Ces défauts, dans un si grand et si beau génie, venaient tous de ce qu'il ne joignait pas, au même degré, à ses qualités éminentes, une autre qualité plus vulgaire en apparence, mais qu'Horace appelle cependant le principe et la source de l'art d'écrire; je veux dire cette sagesse[520], ce jugement exquis, tranchons le mot, ce bon sens, ennemi de tout excès, de toute affectation, de toute recherche, qui retient toujours dans de justes bornes l'esprit le plus subtil et l'imagination la plus féconde; cette qualité précieuse enfin, dont il paraît que la nature avait fait l'un des principaux attributs de l'homme, et qu'il ne parvient même à étouffer qu'à force de soins et d'études. Le bon sens brille d'un doux éclat dans tous les bons auteurs de l'antiquité, parce que les anciens vivaient plus près de la nature, qu'ils la consultaient seule, et qu'ils n'empruntaient pour la peindre d'autres couleurs que celles qu'elle leur fournissait elle-même; il se trouve plus rarement chez les modernes, parce que, dans toutes les nations, les auteurs suivent plutôt le goût national que la voix de la nature, et que ce goût y est comme les mœurs, un composé bizarre de corruption, de préjugés et de restes de barbarie. [Note 519: _Gli scherzi dell'età più giovanile_. Au commencement de son discours intitulé: _del Giudizio_.] [Note 520: _Scribendi rectè sapere est principium et fons._ (_De Arte poëticâ._)] Peu d'auteurs ont assez de force pour s'isoler de leur nation et de leur siècle. Dans le siècle où le Tasse écrivait, siècle cependant que l'on appelle à juste titre le siècle d'or de la littérature italienne, l'Italie était déjà livrée à des abus d'esprit, qui ne firent qu'augmenter dans la suite. Pétrarque, ce beau génie, ce créateur de la poésie érotique moderne, avait aussi créé un spiritualisme, une mysticité d'amour et de langage, sur lesquels on se piquait encore de renchérir. Les _Petrarquistes_, dont le nombre fut grand dans le seizième siècle, et qui n'avaient pas le génie de leur modèle, outrèrent ses défauts, et furent souvent inintelligibles pour eux-mêmes. Pétrarque et ses imitateurs firent passer dans leur langue des expressions précieuses et recherchées, qui peut-être alors étaient trop fréquentes pour ne pas sembler naturelles, mais dont l'Italie elle-même est désabusée aujourd'hui. Les poésies lyriques du Tasse, poésies trop peu connues, trop nombreuses, mais dont un choix bien fait serait comparable aux recueils de ce genre les plus estimés, prouvent assez que, malgré la supériorité de son esprit, il fut loin de se garantir des défauts brillants de son siècle. En commençant sa _Jérusalem_, il se proposa sans doute de changer sa manière, et d'imiter dans son style, comme dans plusieurs de ses inventions et dans le tissu régulier de sa fable, Homère et Virgile qu'il étudiait sans cesse, et dont il ne parlait qu'avec le ton de l'admiration et de l'enthousiasme. Mais on sait le pouvoir que les premières habitudes ont sur l'esprit comme sur le corps. Malgré tous les efforts qu'il fit peut-être, est-il étonnant que l'on aperçoive souvent dans son poëme, au milieu des plus grandes beautés de style, de malheureux vestiges de son vice originel? Les poëmes romanesques ou romans épiques qui avaient inondé l'Italie, avaient semé dans la langue et dans les imaginations italiennes, un grand nombre d'expressions et d'idées ennemies du bon goût, et même du bons sens, pris dans cette acception positive que lui donne Horace quand il en fait la première règle de l'art d'écrire. Nourri dans sa jeunesse de la lecture de ces ouvrages, ayant lui-même, dès l'âge de dix-sept ans, figuré parmi les poëtes romanciers; malgré les notions saines qu'il acquit ensuite sur la véritable épopée, il lui fut impossible de ne pas conserver, dans un poëme héroïque, quelques-uns des défauts qu'il s'était habitué à excuser et même à imiter dans les romans. La philosophie du Tasse était celle d'Aristote, réunie à la philosophie de Platon. Il avait appris dans le premier de ces philosophes toutes les finesses, et même toutes les subtilités de la dialectique. L'arme du sophisme lui était familière. Dans ses ouvrages en prose, il s'en sert quelquefois d'une manière que l'école approuve peut-être, mais que le bon sens réprouve. Il est affligeant, par exemple, qu'un aussi beau génie descende à des puérilités telles que celles-ci. Pour élever le _Roland furieux_ au rang des poëmes héroïques, l'académie de _la Crusca_ avait pris le parti de dire: poëme héroïque et roman, c'est tout un. «Ce qui n'est ni _tout_ ni _un_, répond le Tasse, ne peut être _tout un_: or, le poëme de l'Arioste n'est ni _tout_ ni _un_; donc il ne peut être _tout un_, avec un poëme héroïque.» Il est vrai que l'_Infarinato_, dans sa réplique, pour se moquer de ce mauvais sophisme, en fait un plus bizarre et plus mauvais encore. Pour l'entendre, il faut se rappeler que _Tasso_, en italien, signifie aussi un blaireau. «Vous êtes _il Tasso_, dit l'académicien; cependant vous n'êtes ni _il_, ni _Tasso_; car si vous étiez _il_, vous seriez un article, et si vous étiez _Tasso_, vous seriez une bête.» Cela est assurément détestable, mais le Tasse avait le malheur d'y avoir donné lieu. Lorsque dans un ouvrage de discussion, et dans la maturité de l'âge (car il avait alors quarante-un ans), un auteur se permet de raisonner ainsi, il n'est pas étonnant que, dans un âge plus tendre, et dans un ouvrage de pure imagination, il ait pu se soustraire quelquefois aux sévères lois du bon sens, qui sont aussi celles du bon goût? Il avait appris de Platon à se livrer aux méditations contemplatives, et son ame naturellement élevée, avait facilement reçu l'empreinte du beau moral, tel que l'avait si bien conçu le plus sublime des anciens philosophes, mais non pas toujours le plus raisonnable. Ce fut à son exemple qu'il composa des dialogues où l'on trouve souvent des beautés dignes de son maître, mais qui souvent aussi sont défigurées par des pointilleries scolastiques, dont nous venons de voir un exemple, et dont les dialogues de Platon même ne sont pas toujours exempts. Son poëme est rempli des traces du platonisme: on les reconnaît à la noblesse, à la beauté idéale de ses pensées et de ses maximes, mais on les reconnaît aussi à cette métaphysique amoureuse que Pétrarque avait mise à la mode, et que, dans leurs plaisirs, dans leurs plaintes, leurs regrets, les amants du Tasse emploient souvent au lieu du langage de la nature. C'est encore de Platon qu'il avait pris un goût excessif pour l'allégorie. Il le poussa jusqu'à ne plus voir dans les poëmes d'Homère et de Virgile que des allégories continuelles, et voulut, à cet exemple, allégoriser toute sa _Jérusalem_. Quelques parties de ces anciens poëmes étaient peut-être en effet allégoriques. Le chantre d'Achille et celui d'Énée, à l'exemple des premiers poëtes, y couvraient peut-être de ce voile ingénieux les vérités les plus sublimes de la physique et de l'astronomie; mais imaginer que le tissu entier de leurs fables est une pure allégorie; que leurs héros ne sont que des emblèmes; penser et écrire que l'_Iliade_ est l'image de la vie civile, l'_Odyssée_ celle de la vie contemplative, et l'_Énéide_ un mélange de l'une et de l'autre; soutenir gravement que l'homme contemplatif étant solitaire, et l'homme actif vivant dans la société civile, c'est pour cela qu'Ulysse, à son départ de chez Calypso, est seul, et non pas accompagné d'une armée ou d'une multitude de suivants; qu'Agamemnon et Achille, au contraire, sont représentés, l'un comme général de l'armée des Grecs, l'autre comme chef des Myrmidons; qu'Énée enfin est accompagné lorsqu'il combat ou qu'il fait d'autres actes de la vie civile, mais que pour descendre aux Champs-Élysées, il laisse tous ses compagnons, même son fidèle Achate; et que ce n'est pas au hasard que le poëte le fait ainsi aller seul, parce que ce voyage signifie une contemplation des peines et des récompenses qui sont réservées dans l'autre vie aux ames des bons et des méchants; qu'en outre l'opération de l'intelligence spéculative qui est l'opération d'une seule puissance est très-bien figurée par l'action d'un seul; mais que l'opération politique qui procède de l'intelligence et en même temps des autres puissances de l'ame, lesquelles sont, pour ainsi dire, des citoyens réunis dans une république, ne peut être aussi bien représentée par une action où plusieurs ne concourent pas ensemble à une seule fin; établir en principe toutes ces rêveries et les prendre, ou feindre de les prendre pour règles, comme fit le Tasse[521], n'est-ce pas prouver assez qu'avec une imagination très-riche et plusieurs autres qualités poétiques, portées même au plus haut degré, on n'a pas toujours ce _bon sens_, dont la véritable et saine poésie ne doit s'écarter jamais? [Note 521: Dans l'_Allegoria del poema_, jointe à presque toutes les éditions de la _Jérusalem délivrée_.] Voyez son discours intitulé _Allégorie du poëme_; vous y apprendrez que l'armée des croisés étant composée de différents princes et d'autres soldats chrétiens, représente l'homme qui est un composé d'ame et de corps, et d'une ame non pas simple, mais partagée en différentes puissances; que Jérusalem, ville forte et placée dans un terrain âpre et montueux, vers laquelle sont dirigées toutes les entreprises de l'armée fidèle, désigne la félicité civile, convenable au bon chrétien, félicité difficile à acquérir, placée sur la cime escarpée où habite la Vertu, mais où doivent tendre toutes les actions de l'homme politique. Vous y apprendrez encore que Godefroy est l'image de l'intelligence, que Renaud, Tancrède et les autres princes, figurent les autres qualités de l'ame, et que le corps humain est représenté par les soldats; que l'amour qui fait déraisonner Tancrède, Renaud et d'autres guerriers, et qui les éloigne de Godefroy, désigne les combats que livrent à la puissance raisonnable la concupiscible et l'irascible, etc., etc.» Je sais bien que cette _Allégorie_, qu'il écrivit en un jour[522], ne fut qu'une espèce de jeu d'esprit, auquel il voulut d'abord que les autres fussent pris; que son premier dessein était de mettre ainsi à couvert les amours, les enchantements, et tout ce qu'il y avait de trop peu grave dans son poëme, en faisant croire qu'il avait caché sous ces dehors frivoles des vues philosophiques et politiques. Une de ses lettres nous l'apprend[523]; mais elle nous apprend aussi que quand il eut terminé ce travail, il en fut si émerveillé lui-même, il en trouva toutes les parties si exactement correspondantes et si bien d'accord avec le sens littéral de sa _Jérusalem_, qu'il finit par douter si, même en la commençant, il n'avait pas eu cette pensée[524]. Ne mettons pas à cela plus d'importance qu'il ne faut, mais reconnaissons cependant que ni l'illusion qu'il avait voulu faire, ni celle qu'il finit par éprouver, ne sont d'un esprit bien sage, et que ni Homère ni Virgile n'en avaient, quoi qu'on puisse dire, voulu causer ni éprouvé eux-mêmes de pareilles. [Note 522: A Ferrare, au mois de juin 1576.] [Note 523: Citée dans sa Vie, par _Serassi_, p. 223, d'après un manuscrit, et jusqu'alors inédite.] [Note 524: _Ond'io dubito, che non sia vero che quando cominciai il mia poema avessi questo pensiero._ (_Ibid._, p. 124.)] De ce vice, qu'on peut appeler radical, naissent en effet tous les autres. Ce n'est pas assez d'en reconnaître les suites dans quelques vers trop brillantés, dans quelques images trop fleuries, dans des expressions et des tours affectés, que le critique français avait sans doute en vue quand il se servit de ce mot de clinquant dont on a fait tant de bruit, et qu'un critique italien avait employé avant lui, sans qu'on lui en ait fait les mêmes reproches; il y faut voir aussi la source de défauts peut-être plus graves, dans les narrations, dans les descriptions, et surtout dans les situations pathétiques et les discours passionnés. Expliquons ceci par des exemples. Dans les narrations, on peut regarder comme un défaut opposé à ce jugement, à cette sagesse, à ce bon sens que recommande Horace, et que les deux anciens maîtres de l'épopée ne blessent jamais, toute circonstance inutile et qui ne sert que d'un vain ornement; tout détail minutieux, tout effet exagéré, toute particularité purement et inutilement accessoire. Un vieillard, ami des chrétiens, instruit les deux chevaliers qui vont chercher Renaud, de la manière dont ce jeune guerrier avait été surpris et enlevé par Armide[525]. Arrivé au bord du fleuve Oronte, il était passé dans une île où Armide cachée l'attendait pour le poignarder. La beauté ravissante de ce lieu est décrite avec autant de goût que de charme. Dans cette première partie de la narration, l'agréable n'est que joint au nécessaire; dans le reste, il prend trop évidemment le dessus. Renaud entend le fleuve murmurer et rendre de nouveaux sons. Il regarde; «il voit au milieu de son cours une onde qui tourne et retourne sur elle-même; et de là sort une blonde chevelure, et de là s'élève la figure d'une femme, _e quinci il petto e le mammelle_, et tout le reste de son corps jusqu'aux endroits que cache la pudeur[526].»--Ne perdons pas de vue que ce n'est point ici une description faite par le poëte, mais une narration faite par un vieillard. Il se plaît fort dans la peinture de ce joli fantôme. Il le compare aux nymphes et aux déesses qu'on voit dans un spectacle nocturne s'élever lentement du milieu du théâtre. «Ce n'est pas, dit-il ensuite, une syrène véritable, mais elle semble une de celles qui habitaient une mer dangereuse auprès du rivage de Tirrhène.» Elle se met à chanter une chanson galante de vingt-quatre vers, et le bon vieillard qui l'a retenue à merveille, la répète tout entière aux chevaliers[527]. [Note 525: C. XIV, st. 51 et suiv.] [Note 526: St. 60.] [Note 527: St. 62, 63 et 64.] Renaud s'endort à ces doux chants, continue le vieil ermite: la magicienne sort de son embuscade, et court à lui ne respirant que la vengeance; «mais quand elle fixe sur lui ses regards, qu'elle le voit respirer si paisiblement, qu'elle voit dans ses yeux, quoiqu'ils soient fermés, une expression douce et riante (qu'est-ce donc quand il peut les mouvoir?) d'abord elle s'arrête en suspens; ensuite elle s'assied près de lui; elle sent en le regardant s'apaiser toute sa colère: elle reste désormais tellement penchée sur ce front plein de charmes, _qu'elle ressemble à Narcisse auprès de sa fontaine_. De son voile, elle essuie la sueur qu'on y voit couler; elle s'en sert ensuite pour agiter doucement l'air, et pour tempérer les ardeurs du soleil[528]. «Ainsi, qui le croirait? (il faut ici traduire mot pour mot), les ardeurs assoupies de ses yeux cachés fondirent cette glace qui s'endurcissait plus que le diamant dans son cœur[529].» [Note 528: Si l'on en excepte un ou deux traits, ce tableau est charmant, et aussi vrai qu'il est agréable: quel dommage qu'il soit gâté par ce qui suit!] [Note 529: St. 67.] Que ceci nous suffise pour exemple des narrations; je n'en pouvais peut-être citer aucun où la convenance fut plus complètement blessée, je ne dis pas seulement par quelques expressions, mais par le fond même du récit, mis dans la bouche d'un vieillard, qui ôte à la plupart de ces détails toute vraisemblance. Il y a deux sortes de descriptions, celles des choses et celles des personnes, ou les portraits. Ne voulant parler que des plus célèbres, je choisirais pour exemples des mêmes défauts dans les unes et dans les autres quelques traits des jardins d'Armide, et du portrait d'Armide elle-même; mais ces deux morceaux entiers me fourniront, dans le chapitre suivant, une citation plus importante et un parallèle déjà promis. Nous pourrons alors observer, et ces vices brillants, qui sont là, comme dans tout le poëme, rachetés par des beautés exquises, et les résultats d'une rivalité dangereuse que le Tasse pouvait seul soutenir. A l'égard des situations touchantes et des peintures de passions fortes où des fautes du même genre et des traits d'esprit déplacés détruisent le pathétique, c'est, de tous les défauts reprochés au Tasse, celui qu'on peut lui pardonner le moins, et malheureusement l'un des reproches qu'il paraît le plus mériter. Quelle peinture devait être plus pathétique et plus terrible que celle du désespoir d'un amant qui, pendant la nuit, tue, sans la connaître une maîtresse adorée? Voyez Tancrède prêt à baptiser Clorinde qu'il a blessée à mort. Il ne meurt pas, parce qu'il recueille en ce moment toutes ses forces, qu'il les met en garde auprès de son cœur, et que, réprimant sa douleur, il s'occupe _à donner la vie avec l'eau à celle qu'il a tuée avec le fer_[530]. Des Français qui arrivent le trouvent mourant, et l'emportent avec Clorinde, _à peine vivant en soi, et mort en elle qui est morte_[531]. Lorsqu'il revient à lui et qu'il se retrouve dans sa tente au milieu de ses amis, il se répand en plaintes qui devraient arracher des larmes; mais comment ne seraient-elles pas séchées par cette froide apostrophe à sa main[532]? «Ah! main timide et lente, toi qui sais tous les moyens du blesser, toi impie et infâme ministre de la mort, que n'oses-tu maintenant trancher le fil de cette vie coupable? Perce ma poitrine, et de ton fer barbare déchire cruellement mon cœur! Mais peut-être habituée à des actions atroces et impies, regardes-tu comme un acte de pitié _de donner la mort à ma douleur_.» Après quelques mouvements plus passionnés, mais où l'on ne voit pas encore l'expression d'un véritable désespoir, il demande où est le corps de Clorinde. Peut-être est-il la proie des bêtes féroces[533]. «Ah! trop noble proie! ah! trop douce, trop chère, et trop précieuse pâture, ah! restes malheureux, contre qui les ombres et les forêts ont irrité, moi d'abord, et ensuite les bêtes sauvages! J'irai où vous êtes, et je vous aurai avec moi, si vous existez encore, ô dépouilles chéries! Mais s'il arrive que ces membres si délicats aient assouvi des appétits féroces, je veux que la même gueule m'engloutisse: je veux être renfermé dans le ventre qui les renferme. Tombe honorable et heureuse pour moi, quelque part qu'elle puisse être, s'il m'est permis d'y être avec eux!» [Note 530: _A dar si volse Vita con l'acqua a chi col ferro uccise_. (C. XII, st. 68.)] [Note 531: _In se mal vivo e morto in lei ch' è morta_. (St. 71.)] [Note 532: St. 75. Je connais les réponses que le marquis _Orsi_, dans son sixième Dialogue, cité ci-dessus, p. 339, note 2, fait aux objections du P. Bouhours sur quelques-uns des traits suivants. Ces réponses ont, du moins à mon avis, le très-grand tort de ne répondre à rien, et de laisser les choses au même point où elles étaient auparavant.] [Note 533: St. 78.] Comment, lorsqu'on est habitué aux beautés vraies d'Homère et de Virgile, pourrait-on se sentir ému par de pareilles plaintes, ou par celles-ci qui viennent bientôt après[534]? «O mes yeux, aussi impitoyables que ma main! elle a fait les plaies; vous les regardez! vous les regardez sans pleurer! Ah! que mon sang coule, puisque mes pleurs refusent de couler!» ou enfin par cette apostrophe au tombeau de Clorinde? «O marbre si cher et si honoré, qui as au-dedans de toi ma flamme et au-dehors mes pleurs[535], non, tu n'es point la demeure de la mort, mais de cendres vivantes où repose l'amour; et je sens que tu rallumes dans mon cœur ses feux accoutumés, moins doux, mais non moins brûlants. Ah! prends mes soupirs, et prends ces baisers que je baigne d'une eau douloureuse, et puisque je ne le puis moi-même, donne-les du moins à ces restes chéris que tu as dans son sein. Donne-les leur, et si jamais cette belle ame tourne les yeux vers ses belles dépouilles, elle ne s'irritera ni de ta pitié, ni de ma hardiesse, etc.» [Note 534: St. 82 et 83.] [Note 535: _O sasso amato ed honorato tanto, Che dentro hai le mie fiamme e fuori il pianto_, etc. (St. 96.)] Quel moment encore pour l'expression et pour le pathétique que celui où Armide est quittée par Renaud! Elle qui naguère avait à ses ordres tout l'empire d'amour, qui voulait être aimée et qui haïssait les amants, qui n'aimait qu'elle, ou qui n'aimait en autrui que l'effet du pouvoir de ses yeux[536]; maintenant méprisée, trahie, abandonnée, elle suit celui qui la fuit et la méprise; elle tâche _d'orner par ses larmes le don de sa beauté refusé pour lui-même... Elle envoie devant elle ses cris pour messagers, et elle ne le joint que lorsqu'il a joint le rivage_[537]. Forcenée, elle s'écrie: «O toi qui emportes avec toi une partie de moi-même, et qui en laisses une partie, ou prends l'une, ou rend l'autre, ou donne en même temps la mort à toutes les deux»..... Elle arrive auprès de Renaud, et avant de lui parler, elle soupire: «Comme un musicien habile qui, avant de chanter, prélude à voix basse pour préparer l'attention de ses auditeurs[538].» Comparaison précieuse et un peu froide peut-être, mais délicieusement exprimée, et ce qui vaut encore mieux, conforme à ce trait bien saisi du caractère d'Armide, _qui même dans l'amertume de sa douleur n'oublie pas ses artifices et ses ruses_[539]. [Note 536: C. XVI, st. 38 et suiv.] [Note 537: _E invia per messaggieri inanzi i gridi; Nè giunge lui, pria ch'ei sia giunto a i lidi_. (St. 39.)] [Note 538: _Qual musico gentil, prima che chiara Altamente la lingua al canto snodi_, etc. (St. 43.)] [Note 539: _Che ne la doglia amara Già tutte non oblia l'arti e le frodi_. (Ibid.)] Le commencement de son discours a de l'adresse et de la vérité. Si Renaud est devenu son ennemi, elle avoue qu'il peut croire qu'elle a mérité sa haine. Elle a aussi haï les chrétiens; née païenne, elle a voulu ruiner leur empire. Elle l'a haï lui-même: elle l'a poursuivi, fait prisonnier, emmené loin des armes, dans des lieux lointains et déserts. Ces souvenirs odieux lui servent pour en amener de plus doux. Mais après quelques expressions, peut-être un peu trop naturelles, elle se jette de nouveau dans tous ces traits d'esprit, ennemis du pathétique et de la nature. «Joins à cela, dit-elle[540], ce que tu regardes comme plus honteux et plus malheureux pour toi; je t'ai trompé, je t'ai séduit par les délices de notre amour. Cruelle tromperie sans doute et séduction coupable! Laisser cueillir sa fleur virginale, livrer à un tyran tous ses charmes! après les avoir refusés pour récompense à mille _anciens_ amants, les offrir en don à un _nouveau_! Eh bien! que ce soit encore là un de mes crimes. Quitte ce séjour qui fut si agréable pour toi, passe les mers, combats, détruis notre foi.... Que dis-je? Notre foi! Ah! elle n'est plus la mienne; _ô ma cruelle idole_[541], je ne suis fidèle qu'à toi! [Note 540: St. 46.] [Note 541: _Fedele Sono a te solo, idolo mio crudele._ (St. 47.) _Idolo mio_ est, en italien, un mot d'amour qui n'a point de correspondant en français, et doit ordinairement se rendre par quelque autre expression de tendresse; mais ici c'est le mot propre; il s'agit de la religion, de la foi que professait Armide; cette foi n'est plus la sienne, elle n'est plus fidèle qu'à cet _idolo_, qu'il faut absolument rendre par ce qui signifie en français, comme en italien, l'objet d'un culte, lorsqu'on ne traduit pas, et qu'on ne veut, comme je le fais ici, qu'expliquer et faire entendre. Dans une traduction, le changement de genre forcerait à prendre un autre tour.] Permets moi seulement de te suivre, grâce qui peut encore se demander entre ennemis. _Le déprédateur_ ne laisse par derrière lui _sa proie_[542]; quand le vainqueur _part_ le captif _ne reste pas_; que ton camp me voie parmi les autres trophées, qu'il ajoute à tes autres éloges _celui de t'être joué de celle qui s'était jouée de toi_[543].... Je te suivrai dans les combats: je serai comme il te plaira le mieux, ton écuyer ou ton écu, _scudiero o scudo_[544]. [Note 542: _Non lascia in dietro il predator la preda_, etc. (St. 48.)] [Note 543: _Ed a l'altre tue lodi aggiunga questa Che la tua scheruitrice habbia schernito._ (_Ibid._)] [Note 544: St. 50. Les réponses du marquis _Orsi, ub. supr._, relatives à ce jeu de mot, sont pires que celles dont j'ai parlé dans une note précédente; elles renforcent l'objection, et rendent la faute plus sensible.] Renaud s'arrête, mais il résiste et remporte la victoire. L'_amour trouve en lui l'entrée fermée et les larmes la sortie_[545]. L'amour n'entre pas _pour renouveler d'anciennes flammes dans son sein que la raison a glacé_. Il répond avec douceur, mais avec sagesse; aussi Armide lui dit-elle: «Écoutez comme il me conseille! écoutez _ce chaste Xénocrate_, comme il parle d'amour[546]!» Le nom de ce philosophe grec ne sied-il pas merveilleusement bien dans la bouche d'Armide? Je sais qu'une partie de cette longue scène, composée de trois discours, est écrite différemment, et qu'on en peut citer des tirades entières où la passion parle son véritable langage; mais la plupart des traits en sont imités ou plutôt traduits de Virgile, et l'on pardonne d'autant moins au Tasse d'avoir, dans quelques autres, fait si peu convenablement parler Armide, qu'il avait alors Didon sous les yeux ou dans la mémoire. [Note 545: _Resiste e vince; e in lui trova impedita Amor l'entrata, il lagrimar l'uscita._ (St. 51.)] [Note 546: _Odi come consiglia, odi il pudico Senocrate, d'amor come ragiona._ (St. 58.)] Herminie, au dix-neuvième chant, trouve son cher Tancrède vainqueur d'Argant, mais lui-même étendu mourant, à peu de distance du corps de son ennemi. «Après un si long temps, dit-elle[547], je te revois à peine, ô Tancrède, je te _revois_, et je ne suis pas _vue_; je ne suis pas vue de toi, quoique présente, et en te _trouvant_ je te _perds_ pour toujours.» Elle voudrait être aveugle pour ne le pas voir en cet état; elle déplore la flamme des yeux, leurs rayons cachés, la couleur vermeille des joues fleuries, etc. Elle s'adresse enfin à l'ame, et la prie de pardonner un larcin téméraire. Ce larcin est un baiser, et il ne faut pas moins de douze vers à la chaste Herminie pour traiter à fond cette matière. «Je veux ravir à ces lèvres pâles de froids baisers _que j'espérai plus chauds_[548], (qu'on me pardonne cette traduction littérale). J'enlèverai à la mort une partie de ses droits, en baisant ses lèvres livides et flétries. Bouche compatissante qui, pendant ta vie, consolais ma douleur par tes discours, qu'il me soit permis, avant mon départ, de me consoler par quelqu'un de tes chers baisers; et peut-être alors si j'avais été assez hardie pour le demander, m'aurais-tu donné ce qu'il faut maintenant que je vole. Qu'il me soit permis de te presser, et ensuite que je verse mon ame entre tes lèvres!» Où est la décence? où est la nature? où est le pathétique? [Note 547: St. 105 et suiv.] [Note 548: _Da le pallide labra i freddi baci, Che più caldi sperai, vuò pur rapire._ (St. 107.)] Ce qui augmente l'inconvenance, c'est qu'Herminie n'est pas seule: elle parle ainsi devant Vafrin, écuyer de Tancrède, qui est arrivé avec elle, qui vient d'ôter le casque du guerrier, l'a reconnu, s'est écrié: c'est Tancrède! et n'a plus rien dit depuis. Ce qui suit y ajoute encore. Elle s'en tient à ce long projet de baisers, et ne fait point ce que l'extrême douleur rendait excusable, qui était d'imprimer en effet un baiser sur les lèvres du héros qu'elle croit mort. «Elle parle ainsi en gémissant, dit le Tasse; et elle se fond pour ainsi dire par les yeux, et paraît changée en fontaine[549].» Ce baiser aurait pu ranimer Tancrède, mais cela eût été trop naturel. Il faut que ce soit ce déluge de larmes qui le ranime en coulant sur son visage. Sa bouche s'entr'ouvre, et les yeux encore fermés, il pousse un faible soupir qui se confond avec ceux d'Herminie. Elle l'entend, et s'écrie: «Ouvre les yeux, Tancrède, à ces derniers devoirs que je te rends par mes pleurs[550]. Regarde celle qui veut faire avec toi cette longue route, et qui veut mourir à tes côtés. Regarde-moi; ne t'enfuis pas si vite; c'est là le dernier don que je te demande.» Tancrède ouvre les yeux et les referme aussitôt. Elle continue à se plaindre. Vafrin prend enfin la parole, et dit ces deux mots, qu'il aurait dû dire il y a long-temps: «Il ne meurt point[551]; il faut donc d'abord le panser, nous le pleurerons ensuite.» Alors il désarme son maître. Herminie, savante dans l'art de guérir, regarde et touche les blessures: elle espère qu'elles ne seront pas mortelles. Mais elle n'a pour servir de bandes que son voile: l'amour lui en indique d'extraordinaires; elle se coupe les cheveux et s'en sert pour essuyer et pour bander les plaies. Elle n'a ni dictame, ni autres herbes médicales, mais elle possède des paroles magiques très-puissantes, et elle en fait usage. Tancrède ouvre enfin les yeux. Il reconnaît son écuyer. Il demande quelle est cette beauté compatissante qui fait auprès de lui l'office de médecin. Elle rougit. Tout sauras tout, lui répond-elle; maintenant, je t'ordonne, comme ton médecin, le silence et le repos. Tu guériras: prépare ma récompense; et en parlant ainsi, elle lui pose la tête sur son sein[552]. [Note 549: Le texte dit _en ruisseau_: _Così parla gemendo, e si disface Quasi per gli occhi, e par conversa in rio._ (St. 109.)] [Note 550: _A queste estreme Essequie.......... ch'io ti fò col pianto._ (St. 110.)] [Note 551: _Questi non passa._ (St. 111.)] [Note 552: St. 114.] Ce tableau est charmant, sans doute, et je l'indiquerais volontiers à un artiste sensible; mais ne voit-on pas que le langage d'Herminie qui était d'abord trop emphatique et trop orné pour la douleur, devient ici trop simple et trop nu? D'ailleurs la fin de cette scène qui, tout entière devait être si touchante, fait encore mieux sentir, non-seulement le défaut de pathétique, mais l'invraisemblance du commencement. Comment le premier mouvement de Vafrin, comment celui d'Herminie si habile dans l'art de guérir, l'une au lieu de faire de si longs et si froids discours, et l'autre de rester à les entendre, n'a-t-il pas été de désarmer Tancrède, pour voir si quelque chaleur, si quelque battement de cœur ne lui restait pas encore? Quant aux images trop fleuries et aux pensées frivoles, aux tours affectés, aux pointes et aux jeux de mots, assez généralement regardés comme les seuls défauts que l'on puisse reprocher au Tasse, ils sont, j'ose le dire, en plus grand nombre dans son poëme qu'on ne le croit communément. L'énumération en serait longue, si l'on voulait parcourir la _Jérusalem délivrée_ d'un bout à l'autre, et citer tout ce qui peut être rangé dans l'une de ces trois classes, celle des images et des pensées, celles des tours, et celle des expressions ou des mots; contentons-nous de quelques exemples. Armide, à qui Godefroy refuse le secours qu'elle lui demande, verse des larmes, telles qu'en produit la colère mêlée à la douleur. «Ses larmes naissantes ressemblaient à un crystal et à des perles frappées des rayons du soleil[553]. Ses joues humides étaient comme des fleurs vermeilles et blanches tout ensemble, qu'arrose un nuage de rosée, lorsqu'au point du jour elles ouvrent leur calice au doux zéphir, et que l'aube qui les regarde avec plaisir, désire d'en parer son sein.» Que devient au milieu de ces jolies images, et surtout de la dernière, la douleur vraie ou fausse d'Armide? Le poëte n'emploie-t-il pas encore une image trop fleurie, ou plutôt une figure trop recherchée, trop peu naturelle, lorsqu'Armide, pour consoler ses amants, «fait briller, comme un double soleil, son regard serein et son souris céleste sur les nuages épais et obscurs de la douleur, qu'elle avait d'abord amassés autour de leur sein[554]?» Tancrède, dès l'instant qu'il voit Clorinde, en devient amoureux; le Tasse, au lieu de peindre ce rapide sentiment de l'amour, s'amuse à cette image trop fleurie et à cette pensée frivole de l'Amour enfant. «O merveilles! l'Amour qui vient à peine de naître, vole déjà grand, et déjà triomphe armé[555].» [Note 553: C. IV, st. 74 et suiv.] [Note 554: St. 91.] [Note 555: C. I, st. 47.] Tancrède, qui se trouve tout à coup enfermé dans les obscures prisons d'Armide, y regrette moins de ne plus voir le soleil que de ne plus voir Clorinde; encore ne s'exprime-t-il pas aussi naturellement. «Ce serait, dit-il, une perte légère que de perdre le soleil; malheureux! je perds la vue bien plus douce d'un beau soleil[556].» Renaud, revenu de ses erreurs, s'acheminant avant l'aurore vers la montagne où il doit prier, admire les étoiles et la lune argentée. On s'attend qu'un si grand spectacle lui dictera quelque pensée profonde; or voici celle qu'il lui inspire. «Il n'est personne qui admire tant de merveilles, et nous admirons la lumière trouble et obscure, qu'un coup d'œil ou l'éclair d'un sourire nous découvre sur les confins bornés d'un fragile visage[557].» Le fond de la pensée est aussi frivole que le tour est précieux et affecté. [Note 556: _E tal' hor dice in tacite parole:_ _Lieve perdita fia perdere il sole. Ma di più vago sol più dolce vista Misero i' perdo._ (C. VII, st. 48 et 49.)] [Note 557: _E miriam noi torbida luce e bruna, Ch'un girar d'occhi, un balenar di riso Scopre in breve confin di fragil viso._ (C. XVII, st. 13.)] Dans la dernière bataille, Renaud et ses compagnons d'armes tuent tout ce qu'ils rencontrent. Les infidèles n'osent même se défendre. Ce n'est point un combat, c'est un massacre; car on emploie d'un côté le fer et de l'autre la gorge[558]. Ici la frivolité de la pensée va jusqu'au ridicule. Il est vrai que cela est imité de Lucain, qui dit dans son neuvième livre positivement la même chose[559]; mais n'en déplaise à Lucain et à ses admirateurs outrés, _frivolité_ et _ridicule_, n'en sont pas moins ici les mots propres. [Note 558: _Che quinci oprano il ferro, indi la gola._] [Note 559: _Perdidit indè modum cædes, ac nulla secuta est Pugna, sed hinc jugulis, hinc ferro bella geruntur._] J'entends par _tours affectés_ les répétitions, les accumulations, les oppositions qui s'écartent du naturel, qui ne forment qu'un vain cliquetis de mots et de pensées, et qui ôtent au style épique sa noble et décente simplicité.--Odoard et Gildippe combattent toujours ensemble: tous les coups qu'ils reçoivent les blessent également. Souvent l'un est blessé, l'autre languit, _et celui-là verse son ame, quand celle-ci verse son sang_[560].» Soliman, dans un combat nocturne, fait des prodiges de valeur. «Son fer ne s'abat point qu'il ne touche, il ne touche point qu'il ne blesse, il ne blesse point qu'il ne tue[561].» Après un _tour_ si _affecté_, et une accumulation si exagérée, sied-il bien d'ajouter: «J'en dirais plus encore, mais la vérité à l'air du mensonge?» Clorinde et Tancrède qui se combattent sans se connaître, «ont le pied toujours ferme et la main toujours en mouvement. L'insulte excite le courroux à la vengeance, et la vengeance ensuite renouvelle l'insulte[562].» Au haut de la montagne où Armide a placé ses jardins, où le ciel est toujours serein, et conserve éternellement _aux près les herbes, aux herbes les fleurs, aux fleurs les odeurs, aux arbres les ombrages_[563], une jolie nymphe se jouait dans l'eau d'une fontaine; «elle riait et rougissait tout ensemble; et le sourire _était plus beau dans la rougeur et la rougeur dans le sourire_[564].» Elle disait aux chevaliers: vous pouvez déposer ici les armes; vous n'y serez plus guerriers que de l'amour, _et le lit et l'herbe tendre des prés_ seront _vos doux champs de bataille_.» [Note 560: C. I, st. 57.] [Note 561: C. IX, st. 23.] [Note 562: C. XII, st. 55 et 56.] [Note 563: C. XV, st. 54.] [Note 564: _Ibid._, st. 62 et suiv.] Je n'ai pas besoin de dire ce que j'entends par _pointes_ ou _jeux de mots_; cela est assez clair, et ne s'expliquerait que trop de soi-même dans les traits suivants.--Ce n'est pas assez qu'Armide raconte que son tyran la quitta avec un visage _sombre_ où paraissait _clairement_ la cruauté de son cœur[565], ni qu'elle dise: _Je craignais_ même de lui découvrir _ma crainte_[566], il faut encore que l'_eau_ qui coule de ses yeux produise l'effet _du feu_, et que le poëte s'écrie: «O miracle d'amour, qui tire des étincelles de ses larmes, et qui _enflamme_ les cœurs _dans l'eau_[567]!» Ses ruses mettent le trouble dans le camp des chrétiens; «elle trempe les traits d'amour dans le feu de la pitié[568]..... Elle intimide les uns, encourage les autres, et enflammant leurs désirs amoureux, enlève la glace qu'avait amassée la crainte[569].» Enfin les faisant à chaque instant changer d'état, «elle les tient toujours _dans la glace et dans le feu, dans les ris et dans les pleurs_, entre la crainte et l'espérance[570].» [Note 565: _Partissi alfin con un sembiante_ oscuro _Onde l'empio suo cor_ chiaro _trasparve._ (C. IV, st. 48.)] [Note 566: _E scoprir la mia_ tema _anco_ temea. (St. 51.)] [Note 567: _O miracol d'amor che le faville Tragge del pianto e i cor ne l'acqua accende._ (St. 76.)] [Note 568: St. 90.] [Note 569: _Ibid._, st. 88.] [Note 570: _Fra si contrarie tempre in ghiaccio e in foco, In riso, in pianto, e fra paura e spene Inforsa ogni suo stato._ (St. 93.)] Senape, roi d'Éthiopie, était éperdûment amoureux de sa femme, et dans lui _les glaces_ de la jalousie égalaient _les feux_ de l'amour[571]. Mais voici bien autre chose. La reine était noire, elle accouche d'une fille blanche; cette fille est Clorinde, à qui le vieil Arsète raconte cette histoire. Votre mère, lui dit-il, résolut de vous cacher au roi son époux «à qui _la blancheur_ de votre teint eût pu paraître une preuve contre _la candeur_ de sa foi.» Je suis même obligé de mettre ici l'inverse du jeu de mots qui est dans l'original, pour le faire un peu entendre, car c'est la _candeur_ du teint de l'enfant qui est opposée à la foi _non bianca_ de la mère[572]. [Note 571: C. XII, st. 22.] [Note 572: _Ch'egli havria dal_ candor _che in te si vede Argomentato in lei_ non bianca _fede._ (St. 24.)] On retrouve ce goût pour les pointes dans les récits, dans les discours, dans les descriptions; mais c'est surtout, il faut l'avouer, dans le caractère d'Armide que le poëte paraît avoir pris à tâche de les semer avec profusion. Soit qu'il parle d'elle, soit qu'il la fasse parler ou agir, les jeux de mots les plus recherchés viennent d'eux-mêmes se placer dans ses vers. Il semble qu'en peignant cet être fantastique, il n'ait pas cru devoir un moment parler le langage de la nature, ou plutôt il semble que cette magicienne l'a lui-même touché de sa baguette, et qu'elle a jeté sur ses pensées et sur son style un charme malfaisant qu'il ne peut rompre. Nous en avons déjà plusieurs fois remarqué l'influence; mais si l'on veut la voir dans toute sa force, il faut jeter les yeux sur Renaud aux pieds d'Armide, et prêter l'oreille à ses galanteries amoureuses. Un miroir du crystal le plus brillant pendait au côté de Renaud. Elle se lève, et le place entre les mains de son amant. Ils regardent tous deux, elles avec des yeux riants, lui avec des yeux enflammés, un seul objet en divers objets. Elle se fait du verre un miroir et lui se fait deux miroirs des yeux sereins de sa maîtresse. L'un se glorifie de son esclavage, l'autre de son empire, elle en elle-même, et lui en elle[573]. «Tourne, lui disait le chevalier, tourne vers moi ces yeux où je lis ton bonheur et qui font le mien[574]; car si tu ne le sais pas, mes feux sont le vrai portrait de tes beautés. Mon sein retrace mieux que ton crystal leur forme et leurs merveilles. Hélas! puisque tu me dédaignes, que ne peux-tu du moins voir ton propre visage dans toute sa beauté! Ton regard qui ne trouve point ailleurs de quoi se satisfaire, jouirait et serait heureux en se retournant sur lui-même. Un miroir ne peut rendre une si douce image, et un paradis n'est pas renfermé dans une petite glace. Le ciel est un miroir digne de toi, et c'est dans les étoiles que tu peux voir tous tes charmas[575].» [Note 573: _Con luci ella ridenti, ei con accese Mirano in varj oggetti un sol'oggetto; Ella del vetro a se fa specchio, ed egli Gli occhi di lei sereni a se fa spegli. L'un di servitù, l'altra d'impero Si gloria: ella in se stessa ed egli in lei._ (C. XVI, st. 20 et 21.)] [Note 574: _Onde beata bei._ Jeu de mots impossible à rendre en français, et qui disparaît dans cette paraphrase. Le marquis _Orsi, loc. cit._, défend ce jeu de mots et ce qui suit, comme il défend tout le reste; il cite Pétrarque pour autoriser le Tasse. Je sais combien le Tasse a imité Pétrarque; mais je sais aussi qu'il doit à cette imitation une partie de ses défauts; que ce qui est permis dans le style lyrique ne l'est pas pour cela dans le style épique, et qu'enfin si un tour affecté ou un jeu de mots cessaient de l'être quand on en trouve des exemples dans Pétrarque, cela nous mènerait loin.] [Note 575: _Non può specchio ritrar si dolce imago, Nè in picciol vetro è un paradiso accolto. Specchio t'è degno il cielo, e ne le stelle Puoi riguardar le tue sembianze belle._ (St. 22.)] Vous voyez que ce n'est pas seulement dans la douleur et dans les plaintes que le Tasse n'a pas su donner à l'amour un langage naturel et passionné. Qu'on ne dise point qu'ici tout est illusion et magie; tout y est devenu réalité, du moins dans les sentiments. Renaud aime de bonne foi; Armide, prise dans ses propres piéges, aime de même; et nous avons appris par les reproches qu'elle fait à Renaud quand elle est abandonnée, que ce n'est point à se regarder dans un miroir, et à se dire des fadeurs que ces deux amants passaient leurs jours dans les délicieux jardins d'Armide. «J'aurais bien du plaisir, dit un critique au sujet de ce passage, à voir paraître sur la scène un amoureux, avec un miroir pendu à sa ceinture, qui lui battrait entre les jambes, quand il marcherait sur le théâtre.» Je n'aurais pas osé me permettre cette plaisanterie; mais ce n'est pas un critique sans nom, c'est Galilée qui l'a faite[576]. [Note 576: _Considerazioni_, etc., p. 211.] Nos deux amants se retrouvent à la fin du poëme dans une position fort différente; mais ils n'ont point changé de style; et le désespoir d'Armide n'est pas moins prodigue de pointes que l'était l'amour de Renaud. Ils se rencontrent au milieu d'un combat. Il change un peu de visage; _elle devient de glace et ensuite de feu_[577]. Elle lance plusieurs traits contre Renaud sans lui faire de blessure; _et tandis qu'elle les darde, l'Amour la blesse_[578]. Elle craint que le corps de son perfide ne soit invulnérable comme son cœur. «Peut-être, dit-elle, ses membres sont-ils revêtus du même marbre dont il a si bien endurci son ame. _Les coups d'œil_ ni _les coups de main_ ne peuvent rien sur lui.» Enfin elle s'enfuit seule du champ de bataille; elle s'en va: le courroux et l'amour s'en vont avec elle, comme deux chiens attachés à ses flancs[579]; expressions passionnées, quoique trop figurées peut-être. Elle veut se tuer elle-même. Elle s'adresse _à ses flèches_ et les invite à percer un cœur où _celle de l'amour_ ne tirent jamais en vain. «Puisque aucun autre remède n'est bon pour moi, dit-elle en finissant, et qu'il ne faut que _des blessures à mes blessures_, qu'une _plaie_ de mes flèches guérisse la _plaie_ d'amour, et que la mort soit un remède pour mon cœur[580].» [Note 577: C. XX, st. 61 et suiv.] [Note 578: _Scocca l'arco più volta, e non fa piaga; E mentre ella saetta, amor lei piaga._. (St. 65.)] [Note 579: St. 117.] [Note 580: _Poi ch'ogn'altro rimedio è in me non buono, Se non sol_ di ferute a le ferute, _Sani_ piaga di stral piaga d'amore; _E fia la morte medicina al core._ (St. 125.)] Il est temps de terminer ces fatigantes citations; en les multipliant, je paraîtrais vouloir obscurcir la gloire du Tasse; et je suis assurément bien éloigné de ce dessein. Quel intérêt aurais-je à rabaisser ce que j'admire? Mais je n'ai point promis une foi aveugle aux écrivains que j'admire le plus; je ne l'ai point promise à Boileau, je ne l'ai point promise au Tasse; et nous devons tous, en littérature, foi et hommage aux lois éternelles de la vérité, de la nature et du goût. J'espère qu'on ne me dira pas que j'ai poussé trop loin les droits de la critique, qu'on ne peut jamais juger ni conclure, en matière de goût, d'une nation à l'autre, que chaque peuple a son goût particulier, sa manière propre de sentir et de voir, etc., cela peut être objecté à ceux qui préfèrent leur goût national au goût des autres, et qui veulent tout réduire à leur mesure, mais non à celui qui rapporte tout, et dans les arts de son pays, et dans les arts étrangers, à en commun _criterium_, à la nature, et à ses premiers et fidèles imitateurs, les anciens; autrement, il faudrait qu'il trouvât bon tout ce qu'il voit approuvé dans sa patrie; autrement encore, il ne pourrait se former un jugement sur rien de ce que les lettres ont produit dans d'autres pays que le sien; il ne pourrait même apprécier la littérature ancienne; il ne pourrait distinguer ni juger entre les Grecs et les Latins, ni, parmi les Latins, entre Cicéron et Sénèque ou même Apulée, entre Virgile, Ovide et Lucain. Si, d'une nation à l'autre on interdit la censure, on défend donc aussi l'approbation et l'éloge. Que devient alors l'étude des langues et des littératures étrangères? Que devient la critique, cet art qui a ses droits comme ses principes, et qui, lorsqu'il est ce qu'il doit être, exerce une sorte de magistrature sur tous les autres arts de l'esprit? Au reste, je ne donne pas plus ici que je ne l'ai fait ailleurs mon opinion comme un arrêt, ni mon sentiment pour règle; je dis ce qui me semble vrai, ce que je crois utile, me soumettant, comme je le fais toujours, au jugement des hommes instruits, pourvu qu'ils soient de bonne foi. Mais revenons au Tasse et à son poëme, supérieur sans doute aux critiques qu'on en peut faire, puisque, en dépit de tout ce qu'on y a repris et de tout ce qu'on y pourrait reprendre encore, il vit, et vivra éternellement. Des critiques d'un genre plus grave, et dont quelques-unes ne lui ont point encore été faites, ne pourraient même nuire à sa durée. On reprocherait en vain au Tasse, si on l'examinait de plus près, je ne dirai pas d'avoir trop négligé les souvenirs religieux attachés aux lieux où se passe son action; il les a suffisamment rappelés, et en y insistant davantage, il risquait de changer sa _Jérusalem_ en un de ces poëmes sacrés qui n'ont jamais qu'une classe de lecteurs; mais de n'avoir pas tiré des historiens qu'il dut connaître, des faits et des circonstances qui ont toute la grandeur et tout l'intérêt des fictions de l'épopée; de n'avoir point assez fidèlement décrit les mœurs du onzième siècle et surtout celles des compagnons de Godefroy; d'avoir en quelque sorte altéré en eux la superstition qui les animait, en leur prêtant une croyance qu'ils n'avaient pas aux prodiges opérés par le diable, au lieu d'une disposition toujours prochaine à être frappés d'un grand phénomène de la nature et à se figurer des apparitions de Dieu, des saints ou des anges; d'avoir mis trop souvent à la place des chevaliers de la croix, tels qu'ils étaient réellement, des chevaliers romanesques et imaginaires, tels qu'ils ne furent jamais que dans le _Bojardo_ et dans l'Arioste; d'avoir aussi mêlé de fausses couleurs aux peintures des mœurs de l'Asie, et d'avoir surtout imaginé des héroïnes, telles qu'il n'y en eut jamais parmi les musulmans[581]; mais il en serait de ces défauts comme des autres, ils ne nuiraient pas plus au succès désormais immortel de l'ouvrage, qu'à la gloire impérissable de l'auteur. [Note 581: Tous ces reproches pourraient en effet être faits au Tasse, dans un nouvel examen critique de son poëme, considéré sous le point de vue de ses rapports avec l'histoire. Je les tire en plus grande partie d'une lettre de M. Michaud l'aîné, occupé de la publication de son _Histoire des Croisades_, en même temps que je le suis de l'impression de cet examen du poëme célèbre dont les croisades sont le sujet. Je n'avais point à craindre de le détourner de ses idées habituelles en consultant son esprit juste et son excellent goût sur la fidélité historique que l'on attribue assez généralement au Tasse; et je ne fais que mettre ici en substance ce qui est plus développé dans sa réponse. J'ajouterai seulement en son entier la restriction pleine de goût qu'il met à ce dernier reproche, tiré des mœurs asiatiques. «Si le poëme du Tasse, dit-il, était connu des musulmans, ils pourraient bien lui faire d'autres observations. Ils s'étonneraient, par exemple, de voir courir leurs femmes sur les champs de bataille, ce qui n'est guère en harmonie avec le Koran et avec les mœurs de l'Asie. Herminie et Clorinde sont plus imitées d'Homère et de Virgile que de l'histoire. A Dieu ne plaise cependant que je m'élève contre ces inventions, qui sont si attachantes, et dont le poëte a tiré un si heureux parti!»] Ce qu'il y a véritablement de merveilleux, ce n'est pas qu'un poëme conçu dans la fougue de la jeunesse, avec les habitudes d'esprit qu'avait le Tasse dans le temps, dans le pays et dans les circonstances particulières où il l'écrivit, offre de tels défauts, c'est qu'en les reconnaissant, comme on le doit, si l'on ne veut renoncer à toute idée d'alliance entre la poésie et la raison, l'on n'admire et l'on n'aime pas moins l'ouvrage où ils se trouvent, c'est que cet ouvrage n'en soit pas moins regardé comme le premier des temps modernes, dans le genre de poésie le plus grand et le plus noble, et que loin d'être tenté de lui contester cette place, on le soit de taxer d'injustice ou d'insensibilité aux beautés poétiques ceux qui ne la lui accordent pas. L'existence incontestable de ces beautés, leur éclat et leur nombre expliquent ce qui semblait d'abord si difficile à concevoir. Quand le choix du sujet, le plan, les caractères, l'intérêt soutenu et gradué, les épisodes, les descriptions, les combats, les enchantements, l'élévation des pensées, l'éloquence des discours, le style toujours poétique et animé (car celui du Tasse est vicieux quelquefois, mais plutôt par excès que par faiblesse; affecté, précieux, exagéré si l'on veut, jamais prosaïque ni languissant, habituellement noble et pompeux, tel que l'exige l'épopée, dont la Muse est peinte avec une trompette, pour indiquer l'éclat de ses expressions et sa voix); quand toutes ces qualités se trouvent réunies dans un poëme, quelques défauts qu'on y puisse reprendre, son rang est assigné, sa place est faite, et rien ne peut la lui ôter. CHAPITRE XVI. _Fin de l'examen de la_ JÉRUSALEM DÉLIVRÉE _du Tasse; beautés de ce poëme supérieures à ses défauts; rang qu'il occupe dans l'épopée moderne._ S'il est hors de doute que la poésie est le premier de tous les arts de l'imagination, il ne l'est pas moins qu'entre les divers genres de poésie l'épopée tient le premier rang. La tragédie, qui pourrait seule le lui disputer par l'énergie des passions, le développement des caractères et l'illusion de la scène, lui cède évidemment sur d'autres points, et n'est souvent même qu'une partie de l'épopée mise en action. Mais c'est surtout, il en faut convenir, à l'épopée régulière, au poëme héroïque fondé sur l'histoire que cette supériorité appartient. Quelque art et quelque génie qu'un grand poëte puisse mettre dans l'épopée romanesque, la vérité, que nous aimons toujours, malgré notre goût pour le merveilleux et pour les fables, manque trop essentiellement à ce genre. Des actions sans réalité, des héros imaginaires, des moyens non seulement surnaturels, mais le plus souvent invraisemblables, une narration faite par quelqu'un qui a l'air de se moquer lui-même de ce qu'il raconte, peuvent bien éblouir et charmer l'esprit; mais la part de la raison y est presque nulle; et quelque forte part que l'on accorde à la folie, la raison réclame toujours la sienne. Il est agréable, sans doute, d'être transporté par un poëte dans toutes les parties de l'univers, de suivre avec lui tous les fils d'une action multiple, de voir comme dans une lanterne magique passer un grand nombre de personnages, entre lesquels il est difficile de fixer son choix et qui méritent presque également de l'obtenir; des faits et des événements incroyables, mais que l'auteur n'a jamais la prétention de faire croire; des aventures aussi indépendantes entre elles qu'elles le sont toutes de celles qu'on nous donne pour la principale; des êtres et des objets fantastiques, tellement entremêlés avec ceux qu'on voudrait faire passer pour réels, que ceux-ci finissent par n'avoir pas plus de réalité que les autres; mais le plaisir qu'on y trouve n'est pour ainsi dire qu'un plaisir d'enfant, et il faut à l'homme des plaisirs d'homme. Lors même qu'il consent à redevenir enfant, comme il le redevient dans le pays des fables, il ne peut pas l'être long-temps de suite. Pour que son illusion se prolonge, il faut que de temps en temps la vérité se montre à lui, qu'il puisse se réveiller au milieu du songe le plus agréable, et sentant autour du soi des objets réels, se replonger dans ses rêves avec une sorte de sécurité. Ma raison sait bien qu'Armide n'a jamais existé, que tous les prestiges dont le poëte l'environne sont de pure invention comme elle, qu'un magicien mahométan n'a point enchanté une forêt, qu'un magicien presque chrétien n'a point conduit deux chevaliers dans le sein de la terre pour leur donner un repas magnifique, servi par cent et cent ministres adroits et empressés, et pour leur faire des récits que l'on peut bien appeler de l'autre monde; mais ma mémoire me rappelle que dans un siècle de fanatisme militaire et religieux, il se fit de ces expéditions lointaines que l'on a nommées croisades, que des guerriers inspirés et poussés par ce double mobile, y firent des choses extraordinaires. C'est le dénoûment de l'une de ces expéditions, c'est la conquête de la ville célèbre où fut le tombeau du Christ, qu'un poëte chrétien me raconte. Il mêle à son récit les inventions de son art; mais la vérité est au fond du vase qu'il me présente. D'un autre côté, cette vérité en elle-même aurait peut-être pour moi peu d'attrait; quelquefois elle me paraîtrait amère, et je pourrais repousser loin de moi ces folies pieuses, mais dévastatrices et sanglantes; mais le génie a enduit les bords du vase d'une si douce liqueur[582], qu'il y retient mes lèvres attachées, et que je ne le quitte qu'après l'avoir épuisé tout entier. [Note 582: Le Tasse, c. I, st. 3.] Le Tasse, dit avec raison Voltaire[583], fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour entièrement favorable. «C'est une armée de héros qui, sous la conduite d'un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d'un Dieu. Le sujet de la _Jérusalem_, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu'on ait jamais choisi. Le Tasse l'a traité dignement; il y a mis autant d'intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit; presque tout y est lié avec art: il amène adroitement les aventures: il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l'amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats; il excite la sensibilité par degrés, il s'élève au-dessus de lui-même de livre en livre, etc.» Un pareil éloge, donné par un maître de l'art, contrebalance bien des critiques, et il n'est pas difficile de prouver qu'il n'a rien de faux ni d'outré. [Note 583: _Essai sur la Poésie épique_, ch. VII.] En prenant pour sujet un fait historique, le Tasse n'oublia point que la fiction n'est pas seulement un des ornements du poëme épique, mais qu'elle en est l'ame, l'essence, qu'elle est la qualité intrinsèque et distinctive qui le différencie de l'histoire. Il créa une machine poétique ou du merveilleux tiré de la religion qui avait fait entreprendre la conquête qu'il voulait célébrer, et d'une autre source où tant de poëtes avaient puisé avant lui, qu'elle était devenue en quelque sorte une mythologie populaire, presque aussi généralement accréditée dans les esprits, ou du moins aussi connue que la religion même, je veux dire la magie. Il n'y en avait point, on le sait bien, au temps de cette croisade[584]; d'autres folies, ou d'autres sottises régnaient alors, et l'on y voyait ni imposteurs qui se prétendissent magiciens, ni peuples trompés qui y crussent; mais les premiers poëtes épiques, ayant adopté ces inventions du Nord[585], les avaient si communément employées, y avaient si bien familiarisé les esprits, que l'anachronisme était effacé en quelque manière par l'habitude et par la popularité. Dieu et les intelligences célestes, ministres de ses ordres, furent donc dans le poëme du Tasse les agents surnaturels, protecteurs de la sainte entreprise; les anges de ténèbres dont elle contrariait les desseins, furent chargés d'y mettre obstacle: la baguette des enchanteurs suscita contre les guerriers de Dieu le désordre des éléments et les orages des passions; en un mot, l'Éternel et ses anges d'un côté, les démons et les magiciens de l'autre, formèrent ce merveilleux qui dans l'épopée dirige le cours des événements, tandis que dans l'histoire, ils sont l'effet immédiat, quelquefois de la prudence, et trop souvent de la folie, ou de la perversité humaine. [Note 584: A la fin du onzième siècle.] [Note 585: Voyez ci-dessus, ch. III.] Et remarquez un avantage qu'a le sujet de ce poëme sur ceux des deux anciens modèles du poëme épique. Dans l'_Iliade_, le malheureux roi Priam défend sa ville; c'est un très-bon roi, un respectable père de famille, mais seulement trop faible pour l'un de ses enfants. Les malheurs qu'il éprouve n'ont aucune proportion avec cette seule faute de sa vieillesse. Dans l'_Énéide_, le jeune et brave Turnus défend sa maîtresse qu'un étranger veut lui enlever, et son pays que cet étranger veut envahir. Il succombe, mais avec gloire, dans cette entreprise digne d'un amant et digne d'un roi. Il y a donc dans ces deux ouvrages un fond d'intérêt pour les vaincus, qui diminue celui que l'on peut prendre aux vainqueurs. Dans la _Jérusalem délivrée_, au contraire, l'armée chrétienne marche à une conquête que sa foi lui commande; elle va délivrer le tombeau de son Dieu; et de plus, le roi quelle attaque est un vieux tyran soupçonneux et cruel, haï de ses sujets, et que l'on voit par conséquent avec plaisir tomber du trône. Tout l'intérêt est donc du côté des chrétiens et de Godefroy qui les conduit. L'action est à peine commencée, que le conseil infernal s'assemble. Le grand ennemi donne ses ordres aux compagnons de son crime et de sa chute. Ils partent pour les exécuter et se répandent dans des régions diverses, où ils se mettent à fabriquer des piéges et des obstacles nouveaux, à déployer enfin toutes les ruses de l'enfer. Le plus savant de ces mauvais génies est celui qui inspire le magicien Hidraot, roi ou tyran de Damas. Hidraot a dans sa nièce Armide une habile et dangereuse élève, la beauté la plus parfaite de l'Orient, et qui n'ignore aucun des secrets, ni de la magie, ni de son sexe. Il l'envoie dans le camp des chrétiens, après lui avoir donné ses instructions. Dès qu'elle paraît, le camp est en feu. Elle en sort conduisant à sa suite l'élite des chefs de l'armée qu'elle fait ses captifs, et qui sont jetés dans les enfers. Renaud seul lui a résisté. Il a fait plus, il a délivré ses prisonniers envoyés par elle en Égypte sous une escorte qu'elle croyait sûre. Cette insulte irrite son orgueil. Elle ne respire plus que la vengeance. Elle dresse à Renaud des embûches, où elle réussit à l'attirer. Ce ne sont point des chaînes qu'elle lui destine, c'est un poignard, c'est la mort. Mais au moment de frapper, la beauté de Renaud la touche, la désarme, l'enflamme: elle se sert de son art pour l'emmener aux extrémités du monde. Elle ne veut plus de cet art terrible que pour l'enchanter, pour l'enchaîner dans ses bras, pour le retenir auprès d'elle par les nœuds de l'amour et du plaisir. Dans le reste de cette fable ingénieuse, Armide intéresse parce qu'elle aime, parce que jeune, belle et devenue sensible, elle est abandonnée et malheureuse; bien supérieure en cela au modèle que le Tasse s'était visiblement proposé, à l'Alcine de l'Arioste, à cette vieille fée décrépite et lascive, qui ne livrait à ses amants qu'une enveloppe trompeuse, et cachait sous de jeunes formes les ravages les plus horribles du libertinage et du temps. D'autres démons emploient d'autres moyens. Le plus remarquable est l'enchantement de la forêt d'où les chrétiens tiraient du bois pour leurs machines de guerre, moyen adroitement lié à l'action du poëme, comme nous le verrons bientôt: un effroyable orage, qui arrache la victoire des mains de l'armée chrétienne, et la force de rentrer dans son camp; la discorde qui s'y élève au faux bruit de la mort de Renaud, et quelques autres incidents qui retardent la prise de la cité sainte, sont les principaux ressorts que font jouer les ennemis de l'homme pour obéir à leur chef. S'ils n'avaient rien fait de mieux dans ce poëme, on s'en serait moqué avec quelque raison; mais l'enchantement de la forêt est quelque chose; les enchantements du palais d'Armide sont encore plus, et demandent eux seuls grâce pour toutes les œuvres infernales qui se trouvent dans la _Jérusalem_. Si cette partie du merveilleux y peut donner lieu à quelques objections, la manière dont toute la fable est conduite ne demande point grâce; elle commande l'admiration et l'éloge. L'événement qui fait le sujet du poëme était alors d'un intérêt général. La pacification du reste de l'Europe, comme le remarque fort bien M. Denina[586], n'y avait guère laissé aux chrétiens d'autres ennemis que les Turcs. Une confédération s'était formée contre eux; ils furent battus à Lépante, à l'époque même[587] où le Tasse, à peine âgé de vingt-deux ans, commençait à s'occuper sérieusement de son poëme. Cette guerre, en ramenant toutes les conversations sur les Turcs, les ramenait aussi sur les anciennes croisades. Il y avait à peine un siècle qu'on avait été sur le point d'en former une nouvelle[588], et bien des gens espéraient encore voir renaître quelques-unes de ces cruelles et superstitieuses extravagances. Entraîné par l'esprit de son siècle, et par des sentiments religieux qu'il ne contint pas toujours dans de justes bornes, le Tasse le désirait lui-même; on le voit dans une de ses lettres; Horace _Lombardelli_ en avait écrit une à un de leurs amis communs[589], au sujet de la _Jérusalem délivrée_. Il y désapprouvait ce titre, et l'un de ses motifs, bon ou mauvais, était que les Turcs en pourraient faire un sujet de raillerie contre les chrétiens qui avaient reperdu Jérusalem. Le Tasse, en lui écrivant à ce sujet, dit qu'il ne croit point à ces plaisanteries turques, mais qu'au reste _des railleries capables d'irriter le généreux courroux des chrétiens ne seraient pas inutiles_[590]; et même au commencement de son poëme, il promet au duc Alphonse que si le peuple chrétien jouit enfin de la paix, et se rassemble pour enlever aux infidèles leur grande et injuste proie, il sera choisi pour chef de l'entreprise[591]. [Note 586: Premier Mémoire sur la poésie épique; Recueil de l'Académie de Berlin, 1789.] [Note 587: En 1566.] [Note 588: Le pape Pie II en était le promoteur, et voulait en être le chef. Il mourut en 1464, en s'occupant de ce projet.] [Note 589: _Maurizio Cataneo._] [Note 590: _Mi par che niuno scherno che possa irritare il generoso sdegno de' christiani sia inutile._ Ces deux lettres sont parmi les _Lettres poétiques_ du Tasse, Nos. 42 et 43, t. V de l'édition de ses Œuvres, Florence, 1724, in-fol.] [Note 591: C. I, st. 5. Voyez aussi c. XVII, st. 93 et 94.] A l'exemple de Virgile et de l'Arioste, il joignit à cet intérêt général un intérêt particulier. Virgile, pour flatter Auguste, chanta l'origine fabuleuse de la race de cet empereur, et dans le cours de son poëme il en ramena souvent l'éloge; l'Arioste, plus souvent encore, remplit le sien de louanges des princes de la maison d'Este; le Tasse choisit pour le héros le plus brillant de sa _Jérusalem_ une des tiges de cette même famille, et célébra les aïeux de cet Alphonse, qui reconnut encore plus mal ses éloges que le cardinal Hippolyte n'avait reconnu ceux de l'Arioste. Ou ne voit pas qu'Homère se fût proposé un pareil but. Il eut celui de plaire à toute la Grèce, en chantant ses héros les plus célèbres, mais non de flatter particulièrement aucun prince grec, à moins que ce ne fût quelque descendant d'Achille. Homère est un poëte vraiment national; Virgile, l'Arioste et le Tasse sont des poëtes courtisans. Homère est tout entier à son action, et quoique toujours inspiré, satisfait de rappeler et de peindre le passé, il ne se donne point pour prophète de l'avenir. Virgile tourna le premier en adulation les inventions du génie. Il fit descendre Énée aux enfers, pour y entendre son père Anchise faire l'éloge de Jules-César et d'Auguste. Il fit descendre du ciel pour Énée un bouclier sur lequel étaient gravés les futurs exploits des Romains et ceux du destructeur de la liberté de Rome. Ces idées étaient trop ingénieuses pour n'avoir pas d'imitateurs. C'est d'après le premier de ces exemples, que l'Arioste précipite Bradamante dans la caverne de Merlin, où Mélisse lui fait passer devant les jeux tous les héros de la maison d'Este jusqu'au cardinal Hippolyte: c'est d'après le second, que le Tasse donne à Renaud un bouclier où sont gravées les images de tous ses ancêtres, et qu'il lui fait prédire par un vieux mage une longue suite de descendants illustres qui se termine au duc Alphonse. C'est ainsi qu'en ont agi depuis, avec plus ou moins de bonheur et d'adresse, presque tous les poëtes épiques. Il en faut excepter Milton, qui est peut-être le plus homérique des poëtes modernes. Mais en s'appropriant les inventions adulatrices de Virgile, l'Arioste et le Tasse ne purent faire passer dans leurs imitations le même intérêt et la même grandeur. Il y avait trop loin d'Auguste à Hippolyte et au duc Alphonse, et du maître de l'Univers aux petits souverains de Ferrare. L'Arioste s'embarrassa peu de cette différence; concentré en quelque sorte dans cette cour, il n'eut dessein que de lui plaire. A travers les exploits de ses héros, c'est à tout moment la maison d'Este qu'il a en vue; c'est à elle que tout se rapporte; et si cet encens devient quelquefois ennuyeux pour nous, du moins devons-nous admirer l'art que le poëte a mis à en ramener si souvent et si diversement l'offrande. Le Tasse, quoique attaché à la même cour, étendit plus loin ses vues. Comme il n'écrivait pas un roman, mais un véritable poëme épique, il donna moins à l'intérêt particulier et plus à l'intérêt général. Content d'avoir placé dans son poëme un prince de la maison d'Este, et d'en avoir fait l'Achille de cette nouvelle _Iliade_, il ne parle qu'une seule fois avec quelque étendue des héros de sa race, et ne leur consacre qu'une vingtaine de stances, à la fin de son dix-septième chant. De même que ce ne sont pas les actions d'Achille qui font le nœud de l'_Iliade_, mais son repos, ce ne sont point aussi les exploits de Renaud, c'est son éloignement du camp des chrétiens qui prolonge le siége de Jérusalem et donne lieu aux incidents du poëme. Tout ce qui précède cet éloignement ne fait que préparer ce qui doit le suivre. Ce qui suit son exil tend à faire désirer son retour; il revient, et les obstacles cessent; les chrétiens n'ont plus rien qui les arrêtent; nouveaux ennemis, nouveaux triomphes; Jérusalem est prise et le poëme est fini. L'esprit chevaleresque qui anime tout l'ouvrage a fourni le moyen d'éloigner Renaud de l'armée chrétienne; la magie qui forme la machine et le merveilleux du poëme, est ce qui le retient loin du camp, et ce qui l'y ramène. Il tue le prince de Norwège, Gernand qui l'a insulté: Godefroy veut lui donner des fers. Renaud s'arme plus terrible que Mars, pour repousser cet affront. Tancrède parvient à le fléchir et le détermine à s'exiler lui-même. Il part seul, avec deux écuyers, le cœur rempli de hauts desseins, résolu à s'aventurer au milieu des nations ennemies, à parcourir l'Égypte et à pénétrer, les armes à la main, jusqu'aux sources inconnues du Nil. Malheureusement pour tous ces beaux projets, il tombe dans les piéges d'Armide. Transporté dans une des îles Fortunées, il oublia entre les bras de cette enchanteresse, l'Égypte, Jérusalem, les chrétiens et la gloire. L'adresse du poëte a sauvé ce que cet oubli pouvait avoir de déshonorant. C'est l'effet d'un charme magique, contre lequel la puissance humaine est sans pouvoir. Il faut, pour le détruire, y opposer un charme contraire. Dès que Renaud jette les yeux sur le bouclier porté par Ubalde, qu'il se voit désarmé, parfumé, entrelacé de guirlandes de fleurs, il s'arrache à la volupté, reprend ses armes, son courage, et ne respire plus que les combats. Mais pourquoi le rappelle-t-on de son exil? Pourquoi le va-t-on chercher au bout de l'univers? Pour couper le pied d'un myrte, au milieu d'une forêt enchantée. Des critiques ont trouvé cela petit et indigne de la majesté de l'épopée. Il est certain qu'Achille sortant enfin de ses vaisseaux pour venger la mort de son ami, effrayant d'un seul cri l'armée troyenne, renversant tout ce qui s'oppose à son passage, ne cherchant, n'appelant, ne voyant que le seul Hector, assouvissant enfin la vengeance de l'amitié sur ce redoutable ennemi, a bien une autre énergie, une autre noblesse, une autre grandeur. Il ne faut pas cependant tout-à-fait condamner le Tasse. Il a craint en élevant trop Renaud, de rabaisser les autres héros chrétiens, et d'avilir le caractère de Godefroy. La valeur seule ne peut venir à bout de prendre Jérusalem. Il faut, suivant l'usage du temps, des machines qui ébranlent et qui abattent les murs. Une seule forêt peut fournir le bois nécessaire pour la construction de ces machines. Ismen enchante cette forêt, où les chrétiens ne peuvent plus pénétrer. Ceux qui s'y présentent sont effrayés par des apparitions et des prodiges extraordinaires. Ce sont des bruits souterrains, des tremblements de terre, des rugissements et des hurlements de bêtes féroces; puis des feux dévorants, des murs enflammés, des monstres affreux qui les gardent. Les travailleurs d'abord, et ensuite les soldats envoyés par Godefroy sont repoussés, et répandent leur effroi dans toute l'armée. Alcaste, chef des Helvétiens, homme d'une témérité stupide, dit le Tasse, qui méprisait également les mortels et la mort[592], et que rien jusque-là n'avait épouvanté, se présente et ne peut soutenir l'aspect de ces horribles fantômes. Tancrède enfin, l'intrépide Tancrède, n'est effrayé ni du bruit, ni des faux, ni des monstres; mais lorsqu'il croit avoir franchi toutes les barrières, prêt à couper l'arbre fatal, il en entend sortir les sons plaintifs de la voix de Clorinde; l'amour et la pitié font en lui ce que la crainte n'avait pu faire: il cède; et Godefroy, frappé de son récit, veut aller tenter lui-même l'aventure de la forêt; mais Pierre le Vénérable l'arrête, lui parle d'un ton prophétique, et lui fait entendre que c'est à Renaud que cet exploit est réservé. Dudon lui apparaît en songe, lui annonce que tel est l'ordre du ciel, et lui commande, non pas d'ordonner de lui-même le retour du fils de Bertholde, mais de l'accorder aux prières de son oncle Guelfe, à qui Dieu inspire en même temps de le demander. Ainsi, ni la valeur des guerriers chrétiens, ni l'autorité du général ne sont compromises. Renaud revient, et, supérieur à la crainte, vainqueur de la pitié même, il coupe le myrte et dissipe l'enchantement. [Note 592: _Sprezzator de' mortali e della morte._ (C. XIII, st. 24.) Ce vers est répété mot pour mot, en parlant de Rimédon, c. XVII, st. 30.] Il y a certainement beaucoup d'art dans toute cette partie de l'action. Le poëme est presque tout entier intrigué avec la même adresse. Les événements naissent les uns des autres et concourent ensemble à former un tout qui se développe avec beaucoup d'ordre et de clarté. Le poëte marche rapidement vers son but; et, s'il arrête quelquefois sur la route, on aime à s'arrêter avec lui; l'intérêt qu'il inspire est soutenu et semble croître jusqu'à la fin; en un mot, à l'égard du plan ou de la fable, un seul poëte lui est comparable; aucun peut-être ne lui est supérieur. La diversité des nations, des religions, des usages, lui offrait une grande variété de portraits, et ce qui vaut mieux, de caractères. Pour éviter la confusion, il a fait dans les deux armées un choix de personnages principaux qu'il fait mouvoir dans son tableau sur le devant de la toile, tandis que les autres n'agissent que sur les seconds plans. Chez les chrétiens, le pieux, brave et prudent Godefroy, le brillant et impétueux Renaud, l'intrépide et généreux Tancrède attirèrent d'abord les yeux; Guelfe, Raimond de Toulouse, Baudouin et Eustache, frères du général, Odoard et Gildippe, ces deux tendres époux, assez unis pour ne se jamais quitter, même dans les combats, assez heureux pour y mourir ensemble; Roger, Othon, les deux princes Robert et plusieurs autres brillent au second rang, et paraissent, tantôt séparés, tantôt réunis, sans se nuire ni se confondre. Du côté des païens, on ne voit pas, il est vrai, comment Aladin aurait pu soutenir le siége, s'il n'avait eu pour sa défense que les troupes renfermées avec lui dans la ville, et son vieil enchanteur Ismen, qui ne sait dans ses premiers moments que faire enlever du temple des chrétiens et placer dans la principale mosquée une image de la Vierge, à laquelle il prétend qu'est attaché le destin de Jérusalem et de l'empire d'Aladin. Les troupes de ce roi n'auraient pas résisté long-temps. Pas un guerrier de marque ne s'y fait distinguer. Il faut que Clorinde arrive d'un côté, Argant de l'autre, Soliman d'un troisième; mais lorsqu'ils sont réunis, ces trois caractères diversement héroïques ont un éclat prodigieux, qu'on pourrait même accuser quelquefois d'éclipser celui des héros chrétiens. La tendre Herminie jette au milieu de ces douleurs fortes une nuance douce qui repose agréablement les yeux. L'enchanteresse Armide vient à son tour et fixe tous les regards. C'est une de ces heureuses inventions qui sortent du cerveau d'un poëte pour s'imprimer dans la mémoire des hommes, et ne s'en effacer jamais. L'armée d'Égypte, qui paraît à la fin du poëme pour donner un dernier relief à la valeur des chrétiens, fournit encore de nouveaux caractères, parmi lesquels on distingue surtout ceux d'Adraste et de Tissapherne. Elle fournit aussi, non-seulement de nouveaux incidents, mais un nouveau dénombrement poétique, des peintures nouvelles de mœurs et de costumes étrangers. C'est avec tous ces moyens tirés du fond du sujet même, c'est avec cette parfaite intelligence de l'art, qu'est conduite à sa fin une action vraiment héroïque et poétiquement vraisemblable, bien proportionnée dans son ensemble et dans ses détails; où la surprise, l'admiration, la pitié, la terreur sont excitées tour à tour; où l'héroïsme paraît dans toute sa grandeur, la beauté avec tous ses charmes, la religion avec ses cérémonies les plus augustes, et ses sentiments les plus exaltés; où l'unité se trouve jointe à la variété, l'unité, cette loi générale des arts, dont la violation porte avec elle sa peine, dans l'extinction de l'intérêt et la perte de l'illusion. Si du mérite de l'ensemble nous passons à celui des détails, nous n'y trouverons pas le Tasse moins digne de notre admiration. Les critiques les plus rigides ont reconnu l'éloquence de ses discours. Celui qu'il met, au premier chant, dans la bouche de Godefroy, pour exhorter les chefs de l'armée à rentrer en campagne; celui que prononce Alète, ambassadeur du soudan d'Égypte, lorsqu'il vient proposer la paix; ceux qu'à différentes reprises, le général des chrétiens et même les chefs des infidèles adressent à leurs soldats avant de combattre, passent avec raison pour des modèles de cette partie essentielle de l'art. Les critiques les plus favorables reconnaissent, au contraire, que le Tasse, qu'ils regardent comme supérieur à l'Arioste dans les discours, lui est inférieur dans les comparaisons[593]; et cependant il en a, et en grand nombre, qui peuvent paraître difficiles à surpasser. [Note 593: Voyez ci-dessus, t. IV, p. 477.] Il est en général, mais en ce genre surtout, grand imitateur des anciens. On dirait qu'il ait vu les objets à la lumière qu'ils lui prêtaient, et que souvent même il les ait vus, moins dans la nature que dans les copies et dans les rapprochements qu'ils en ont faits. C'est ainsi qu'il compare, en imitant Lucrèce, le soin de mitiger la vérité par la fable, quand on veut la faire goûter, avec celui que prend le médecin habile qui enduit de miel les bords du vase où l'enfant boit l'absinthe qui doit le guérir[594]; qu'il compare, en imitant Virgile et Lucain, le terrible Argant, marchant au combat contre Tancrède, au taureau qu'irrite l'amour jaloux, se préparant à combattre un rival par les coups qu'il porte au tronc des arbres et le sable qu'il fait voler avec ses pieds[595]; et que, deux stances plus haut, comparant ce même Argant à une comète funeste, qui brille dans l'air enflammé, il emprunte, en quatre vers, un trait de Virgile, un autre de Lucain et un autre encore d'Horace[596]. [Note 594: _Così a l'egro fanciul porgiamo aspersi Di soave licor gli orli del vaso_, etc. (C. I, st. 3.) _Sed veluti pueris absinthia tetra mendentes Cum dare conantur, priùs oras pocula circum Contingunt dulci mellis flavoque liquore_, etc. (Lucr., _de Rer. nat._, l. I, v. 935.)] [Note 595: _Non altrimente il tauro ove l'irriti Geloso amor_, etc. (C. VII, st. 55.) _Mugitus veluti cùm prima in prœlia taurus_, etc. (Virg., _Æneid._, l. XII.) _Pulsus ut armentis primo certamine taurus_, etc. (Lucan., _Pharsal._, l. II.)] [Note 596: _Qual con le chiome sanguinose orrende Splender cometa suol per l'aria adusta,_ _Che i regni muta e i fieri morbi adduce, A purpurei tiranni infausta luce._ (C. VII, st. 52.) _Non secùs ac liquidâ si quandò nocte cometæ Sanguinei lugubre rubent, aut Sirius ardor; Ille, sitim morbosque ferens mortalibus ægris, Nascitur et lævo contristat lumine cælum._ (Virg., _Æneid._, l. X.) _Mutantem regna cometem._ (Lucan.) _Purpurei metuuat tyranni._ (Horat.)] Veut-il exprimer le nombre des démons chassés par l'archange Michel dans les gouffres infernaux, Virgile, d'après Homère, lui fournit la double comparaison des oiseaux qui passent la mer pour chercher des climats plus chauds, et des feuilles[597] dont les premiers froids de l'automne jonchent la terre; veut-il peindre le féroce Argillan s'échappant de sa prison et courant au combat, Homère et Virgile lui présentent pour objet de comparaison ce coursier fougueux, échappé de l'étable, qui s'élance, en secouant sa crinière, ou vers un beau troupeau de cavalles, ou vers le fleuve accoutumé[598]; il s'en saisit, sans apercevoir peut-être que cette image noble et brillante, qui convient parfaitement, dans l'_Iliade_, au beau Pâris s'arrachant du sein des voluptés pour courir aux combats; dans l'_Énéide_, au jeune et brave Turnus, rompant une odieuse trève et s'armant de nouveau pour la guerre, va moins bien à un séditieux obscur qui ne sort de la prison, où une mort honteuse le menace, que pour en chercher une plus honorable sur le champ de bataille. Tancrède pleurant la nuit et le jour Clorinde qu'il adorait et qu'il a tuée sans la connaître, est pour lui, comme Orphée pleurant son Eurydice l'a été pour Virgile[599], le rossignol à qui on a enlevé ses petits, faisant, pendant la nuit, retentir les bois de ses gémissements: et pour ne pas étendre plus loin, comme on le ferait aisément, cette énumération, Armide sur son char, dans l'armée du soudan d'Égypte, passant au milieu des guerriers sarrazins qui l'admirent, est à ses yeux le phénix renaissant dans toute sa beauté, environné d'oiseaux innombrables qui l'applaudissent en battant des ailes, comme l'ont été aux yeux de Sannazar[600], un saint Enfant et sa Mère, les deux objets les plus sacrés pour les chrétiens. [Note 597: _Non passa il mar d'augei si grande stuolo Quando a soli più tepidi s'accoglie, Nè tante vede mai l'autunno al suolo Cader co' primi freddi aride foglie._ (C. IX, st. 66.) Voyez Homère, _Iliade_, l. III. _Quàm multa in sylvis autumni frigore primo Lapsa cadunt folia; aut ad terram gurgite ab alto Quàm multæ glomerantur aves, ubi frigidus annus Trans pontum fugat, et terris immittit apricis._ (Virg., _Æneid._, l. VI et X.)] [Note 598: _Come destrier che dalle regie stalle_, etc. (C. IX, st. 75.) Voyez Homère, _Iliade_, t. VI. _Qualis ubi abruptis fugit prœsepia vinclis Tandem liber equus_, etc. (Virg., _Æneid._, l. XI.)] [Note 599: _Lei nel partir, lei nel tornar del sole Chiama con voce stanca, e prega, e plora. Come usignuol, cui'l villan duro invole Dal nido i figli non pennuti ancora_, etc. (C. XII, st. 90.) _Te, veniente die, decedente canebat. Qualis populeâ mœrens Philomela sub umbrâ_ _Amissos queritur fœtus, quos durus arator Observans nido implumes detraxit_, etc. (Virg., _Georg._, l. IV.) J'ai observé ailleurs (_Coup-d'œil rapide sur le Génie du Christianisme_) que ce n'est que dans les poëtes imitateurs de Virgile, que la plaintive Philomèle chante encore quand elle a perdu ses petits; dès qu'ils sont éclos, le rossignol de la nature ne chante plus.] [Note 600: _Come allor che'l rinato unico augello_, etc. (C. XVII, st. 35.) _Qualis, nostrum cum tendit in orbem, Purpurcis rutilat pennis nitidissima Phœnix_, etc. (Sannazar, _de partu Virg._, l, II, v. 415.) Claudien, _Louanges de Stilicon_, l. II, et idylle du Phénix, fournit bien, en deux parties, tous les traits de cette comparaison; mais Sannazar les a réunis le premier.] Mais le Tasse, dans ses comparaisons, n'imite pas toujours; quelquefois il invente, il peint d'original, et les rapports qu'il saisit entre les objets ne sont pas moins ingénieux, ni sa manière de les rendre moins heureuse et moins poétique. Herminie, couverte des armes de Clorinde, approche du camp des chrétiens pendant la nuit; et l'on sait quel tendre intérêt l'y attire[601]; le chef d'une garde avancée l'aperçoit, la prend pour Clorinde qui avait tué son père sous ses yeux; il lui lance un trait, en criant: tu es morte! et se met à sa poursuite. C'est «une biche altérée qui vient chercher une eau claire et vive aux lieux où elle voit couler, soit une source des fentes d'un rocher, soit un fleuve entre des rives fleuries; si elle rencontre des chiens, à l'instant où elle croit que les ondes et l'ombrage vont rafraîchir son corps fatigué, elle se retourne, prend la fuite, et la peur lui fait oublier la lassitude et la chaleur[602].» [Note 601: Tancrède qu'elle aime a été grièvement blessé dans son combat avec Argant; elle veut se rendre auprès de lui, et employer à le guérir cette science de la vertu des plantes qui, dans l'Orient, faisait partie de l'éducation des filles de rois.] [Note 602: C. VI, st. 109.] Une sédition a éclaté dans le camp; Godefroy se montre d'un air calme et sévère au milieu du tumulte, et fait arrêter cet Argillan qui l'avait excité; sa fermeté impose aux plus séditieux; le soldat menaçant dépose ses armes et rentre dans le devoir. C'est «un lion qui, secouant sa crinière, poussait de féroces et superbes rugissements; s'il aperçoit le maître qui dompta sa férocité naturelle, il souffre le poids honteux des chaînes, craint les menaces, obéit à ce dur empire; et ni sa longue crinière ni ses énormes dents, ni ses griffes, armes si redoutables et si fortes, ne lui rendent sa fierté[603].» Dans l'assaut nocturne que Soliman livre au camp des chrétiens, il réussit d'abord et en fait un grand carnage; Godefroy averti marche à sa rencontre avec peu de soldats, mais ce nombre s'accroît sans cesse, sa troupe se grossit, et lorsqu'il arrive au lieu où le fier Soliman exerce tant de ravages, il est en état de l'attaquer. «Tel descendant du mont où il prend naissance, humble d'abord, le Pô ne remplit pas l'étroit espace de son lit, mais à mesure qu'il s'éloigne de sa source, il s'accroît de plus en plus; son orgueil augmente avec ses forces; il élève enfin, comme un taureau superbe, sa tête au-dessus des digues qu'il renverse, inonde en vainqueur les champs d'alentour, fait refluer l'Adriatique, et semble porter la guerre au lieu d'un tribut à la mer[604].» [Note 603: C. VIII, st. 83.] [Note 604: C. IX, st. 46.] Lorsque Tancrède ose tenter l'aventure de la forêt enchantée, supérieur à tous les dangers, à toutes les craintes, il est arrêté par la voix de Clorinde qui paraît sortir du tronc d'un arbre qu'il allait couper; cette voix plaintive implore sa pitié. «Tel qu'un malade qui voit en songe un dragon ou une énorme chimère environnée de flammes, soupçonne et s'aperçoit même en partie que c'est un fantôme, et non un objet réel; il s'efforce pourtant de fuir, tant il est épouvanté de cette horrible apparence; tel le timide amant ne croit pas entièrement cette illusion étrangère; et cependant il la redoute, et se voit contraint de céder[605].» Un poëte qui crée, dans des genres différents, de si belles comparaisons, peut se dispenser d'imiter, et est lui-même un excellent modèle. [Note 605: C. XIII, st. 44.] Le penchant du Tasse à l'imitation venait de l'étendue de ses lectures, de l'étude assidue qu'il faisait des anciens, de la richesse et de la capacité de sa mémoire. Dans le tissu général de ses récits et de son style, vous trouvez à chaque instant des passages qui prouvent combien elle était prompte et fidèle. Ses créations même les plus originales sont quelquefois pleines de souvenirs. Au lieu d'en multiplier les exemples, je choisirai les plus frappants. Dans le conseil infernal qui ouvre avec tant de vigueur son quatrième chant, il imite Vida[606] et le surpasse; quand les premiers traits sont fournis à un génie tel que le sien, il faudrait, pour n'en être pas effacé, avoir eu un génie égal; et quoique Vida fût un très-bon poëte, ce degré de génie, il ne l'avait pas. Une belle octave déjà existante dans la langue du Tasse, lui a fourni les moyens imitatifs de celle qui porte à nos oreilles le sourd retentissement de la trompette infernale[607]; et Claudien même dans son enlèvement de Proserpine, avait dessiné quelques traits du chef de cet horrible conseil[608]. [Note 606: _Christiados_, l. 1, v. 135 et seq.] [Note 607: J'ai déjà fait observer, t. III, p. 524, cet emprunt des rimes _tartarea tromba_, _piomba_, _rimbomba_, fait par le Tasse à Politien, dans l'une de ses stances sur la joute de Julien de Médicis; Politien lui-même paraît s'être souvenu dans cette stance du beau sonnet de Pétrarque: _Giunto Alessandro a la famosa tomba_, etc. Mais les mêmes rimes _tromba_ et _rimbomba_, qui viennent ensuite, n'ont pas la même intention imitative; elles l'ont dans ces deux vers du _Morgante maggiore_, quoique ce soit en parlant de Saint-Paul: _E fatto è or della fede una tromba, Laqual per tutto risuona e rimbomba_. (C. I, st. 58.) On trouve dans le même poëme: _Non senti tu, Orlando, in quella tomba Quelle parole che colui rimbomba_. (C. II, st. 30.) Et dans la seconde satire d'_Ercole Bentivoglio_, composée en 1530, mais publiée pour la première fois en 1560: _Saggio chi stassi dove non rimbomba D'archibuggio lo strepito nojoso, Nè suon orribil d'importuna trompa_, _Nè, di tamburo il sonno caccia a lui, Nè teme ador ador l'oscura tomba_.] [Note 608: _Siede Pluton nel mezzo e con la destra Sostien lo scettro ruvido e pesante_. (St. 6.) _Ipse rudi fultus solio, nigraque verendus Majestate sedet, squallent immania fœdo Sceptra situ_. (Claudien, _de Rapt. Pros._, l. I. ) _Orrida maestà nel fiero aspetto Terrore accresce_. (St. 7.) _Et dirœ riget inclementia formœ. Terrorem dolor augebat_. (_Ub. supr._)] Le grand caractère d'Argant appartient au Tasse, mais souvent lorsqu'il agit et lorsqu'il parle, on y reconnaît de ces emprunts qui ne semblent pas conseillés par le besoin, mais par un noble esprit de rivalité. Dès le début, cet acte si expressif et si terrible du farouche Circassien qui plie le pan de sa robe, donne à choisir la paix ou la guerre, et sur le cri de guerre qui s'élève parmi les chrétiens, déroule ce pli, secoue sa robe et déclare une guerre à mort[609], a sûrement été fourni au Tasse par Silius Italicus, qui nous peint Fabius déclarant, par un geste pareil, la guerre au sénat de Carthage, comme s'il eût, dit le poëte, tenu renfermés dans son sein des soldats et des armes[610]. [Note 609: C. II, st. 89, 90 et 91.] [Note 610: _Non ultra patiens Fabius texisse dolorem, Concilium exposcit properè, patribusque vocatis, Bellum se gestare sinu pacemque profatus, Quid sedeat legere, ambiguis neu fallere dictis Imperat; ac sævo neutrum renuente senatu, Ceu clausas acies gremioque effunderet arma, Accipite infaustum Libyæ, eventuque priori Par, inquit, bellum; et laxos effundit amictus_. (_Punicorum_, l. II, v. 382.)] Soliman et Argant sont rivaux de gloire; le moment est venu qui doit décider entre eux du prix de la valeur. Les chrétiens livrent un assaut terrible; mais Godefroy est blessé, la victoire leur échappe; il s'agit d'achever leur défaite et de les repousser dans leur camp. Argant provoque son rival[611]; ils sortent ensemble des murs, se précipitent sur les rangs ennemis, et en font à l'envi un grand carnage. Ce n'est plus la poésie, c'est l'histoire qui s'est présentée ici à la mémoire du Tasse: les Commentaires de César lui ont offert deux centurions romains[612], également émules de courage, sortant aussi de leur camp assiégé par les Gaulois, se provoquant par des expressions toutes semblables[613], et voulant décider leurs querelles par les ravages qu'ils vont faire et les périls qu'ils vont braver. [Note 611: Solimano, ecco il loco ed ecco l'ora Che del nostro valor giudice fia. Che cessi? ò di che temi? or costà fuora Cerchi il pregio sovran chi più'l desia. (C. XI, st. 63.)] [Note 612: Pulfion et Varenus.] [Note 613: _Quid dubitas, inquit, Varene? aut quem locum probandæ virtutis tuæ expectas? Hic dies de controversiis nostris judicabit._ (_De Bello Gallico_, l. V.)] La nuit suivante, Clorinde est jalouse à son tour des exploits de ces deux guerriers[614]; elle veut égaler leur gloire. Dans la retraite précipitée des chrétiens, une de leur machines de siége, trop endommagée, n'a pu les suivre; elle s'est arrêtée dans la campagne; des troupes restent à sa garde; on en voit briller les feux. Clorinde veut sortir, le fer et la flamme à la main, disperser les gardes et brûler la machine de guerre. Elle confie ce projet au fier Argant, et le prie, si elle succombe dans son entreprise, de prendre soin des femmes qui lui sont attachées, et du vieil eunuque Arsète qui lui a servi de père. Argant s'enflamme à ce discours et veut partager avec Clorinde ce nouveau danger. Ils vont demander la permission du roi pour cette expédition nocturne. Aladin lève les mains au ciel, le bénit et se promet une heureuse fin de la guerre, puisque la cause du Prophète a encore de tels défenseurs. Rien ne paraît ressembler moins que Clorinde et Argant à Nisus et à Euriale, et pourtant jusqu'ici tout ressemble à la célèbre aventure de ces deux amis[615], le projet, les discours, la démarche auprès du roi, et le transport de joie et d'espérance dont le vieux monarque est saisi; souvent les expressions sont les mêmes, et les vers sont traduits par les vers[616]. [Note 614: C. XII, st. 3 et suiv.] [Note 615: _Æneid._, l. IX.] [Note 616: Comparez les stances 5 à 11 de ce chant du Tasse, avec les vers 184 à 254 du neuvième livre de Virgile.] La suite de cette belle scène offre une imitation d'un autre genre. Clorinde, avant de partir, a un entretien avec son vieux gouverneur Arsète. Il veut la détourner de son dessein; il lui raconte des choses étranges d'elle-même, de sa naissance et de sa mère[617]. Femme du roi d'Éthiopie, et noire comme lui, mais cependant aussi belle que sage, elle l'avait mise au monde blanche comme un lis, parce que, sur le mur de sa chambre, était peinte une Vierge au visage blanc et vermeil délivrée d'un horrible dragon par un cavalier, et que la reine, qui était chrétienne, priait souvent au pied de cette image. Craignant que la couleur de son enfant ne fit soupçonner sa vertu[618], elle en avait fait présenter un autre au roi, et avait confié sa fille à Arsète qui l'emporta loin du palais, et ne l'a point quittée depuis. Cette fois c'est dans un roman grec, dans les _Éthiopiques_ d'Héliodore, ou _les Amours de Théagêne et de Chariclée_ que le Tasse a puisé; il y a pris tout ce commencement de l'histoire de Clorinde. Dans ce roman, une reine d'Éthiopie au teint noir, accouche de la blanche Chariclée, pour avoir regardé trop fixement, non pas en faisant sa prière, mais dans un autre moment[619], un grand tableau de Persée et d'Andromède, dont sa chambre était ornée; et elle fait, par la même crainte, exposer aussi son enfant. [Note 617: C. XII, st. 21 et suiv.] [Note 618: Cela n'est pas exprimé aussi simplement dans le texte. Voyez ci-dessus, p. 372 et 373.] [Note 619: «Mais vous ayant enfantée blanche (dit cette reine elle-même dans un écrit adressé à sa fille), qui est couleur estrange aux Éthiopiens, j'en cognu bien la cause, que c'estoit pour avoir eu tout droit devant mes yeux, lorsque votre père m'embrassoit, la pourtraiture d'Androméda toute nue... qui fut la cause que vous fustes sur-le-champ conceue et formée, à la malheure, toute semblable à elle, etc. (_Ethiop._, l. IV, traduction d'Amiot.)] Enfin il est peu de récits et de descriptions du Tasse, où l'on ne trouve des imitations pareilles; mais l'une de ses plus belles et de ses plus riches descriptions peut être examinée sous d'autres rapports; c'est celle des jardins magiques d'Armide; ajoutons-y celle de sa personne, ou son portrait. On y trouve à la fois, et les preuves les plus brillantes de son talent descriptif, et de nouveaux exemples d'imitations, presque toujours heureuses, des anciens, et, il faut aussi en convenir, un assez grand nombre de ces traits qui sortent du naturel, pour tomber dans l'affectation ou dans la recherche; et enfin un sujet de comparaison entre l'Arioste et le Tasse, plus évident et plus facile que n'en peut offrir aucune autre partie de leurs poëmes. Quelque dangereuse que cette lutte dût lui paraître, le génie du Tasse n'en fut point effrayé, mais, sans compter le tour habituel de son esprit, qui le portait, malgré sa grandeur, à la subtilité et à l'excès, le désir d'éviter des ressemblances avec un tableau peint largement et de fantaisie, et de produire des effets encore plus piquants, fut sans doute pour quelque chose dans ces traits que l'on est obligé d'y reprendre. Rapprochons l'une de l'autre ces deux descriptions célèbres[620]. Ce parallèle, que deux rivaux si souvent comparés peuvent soutenir également, en nous faisant mieux sentir les perfections de chacun, nous engagera de plus en plus, au lieu de les préférer l'un à l'autre, à les admirer tous les deux. La description de l'île d'Alcine dans le _Roland furieux_[621] est imprévue; rien ne l'annonce, rien n'y prépare. C'est par la route des airs que l'Hippogryphe conduit Roger dans cette île; il s'abat doucement et l'y dépose, après un long trajet fait sous un ciel brûlant. «Des plaines cultivées, de douces collines, de claires eaux, des rives ombragées, de molles prairies, d'agréables bosquets de lauriers, de palmiers et de myrtes charmants; des citronniers et des orangers chargés de fruits et de fleurs, entrelacés en mille formes qui disputent de beauté, offrent sous leurs épais ombrages un asyle contre les brûlantes chaleurs des jours d'été. Voltigeant en sûreté sur les rameaux, les rossignols ne cessent de faire entendre leurs chants. Entre les roses pourprées, et les lis d'une blancheur éclatante, dont un tiède zéphyr entretient toujours la fraîcheur, on voit les lièvres et les lapins errer en assurance; et les cerfs lever hardiment leur front superbe, sans craindre que personne vienne leur ôter la vie ou la liberté, tandis qu'ils paissent l'herbe, ou qu'ils reposent en ruminant; et sauter légèrement les daims et les lestes chevreuils qui sont en abondance dans ces beaux lieux.» [Note 620: J'ai prévenu, t. IV, p. 497, que je réservais pour ce rapprochement la description des jardins d'Alcine.] [Note 621: C. VI, st. 20 et suiv.] Roger descend de l'Hippogryphe qu'il attache au pied d'un myrte. Il s'approche d'une fontaine environnée de cèdres et de palmiers, dépose son bouclier, ôte son casque et ensuite toute son armure qui l'accablait de chaleur. «Il tourne son visage tantôt vers la mer, et tantôt vers la montagne, au souffle doux et frais de zéphirs qui font trembler avec un agréable murmure les hautes cimes des hêtres et des sapins. Tantôt il baigne dans cette onde fraîche et claire ses lèvres desséchées, tantôt il y plonge ses mains pour faire sortir de ses veines le feu que le poids de sa cuirasse y avait allumé[622].» [Note 622: St. 25.] Ici la description est interrompue par la rencontre d'Astolphe qui se trouve enfermé dans le myrte où l'Hippogryphe est attaché. Il raconte à Roger comment il était tombé dans les piéges d'Alcine, comment il l'avait aimée et avait été aimé d'elle, comment enfin elle l'avait métamorphosé, selon son usage de changer en arbres, en fontaines, en rochers ou en bêtes les amants qu'elle a tenus dans ses filets[623]. Du sein de son arbre, d'où il ne peut sortir, il instruit Roger des moyens d'arriver chez la sage Logistille, sans entrer dans les états de sa méchante sœur; mais cette instruction est inutile; des obstacles se présentent, des embûches sont dressées; attaqué par des monstres hideux, Roger se voit secouru par deux belles nymphes, montées sur des licornes d'une éclatante blancheur. Elle le font entrer par une porte d'or, recouverte de perles et des pierres les plus précieuses de l'Orient. De jeunes filles charmantes, mais qui le seraient peut-être davantage si elles étaient plus réservées, invitent Roger par leurs caresses à se laisser conduire dans ce paradis[624]. «On peut bien nommer ainsi, dit le poëte, un lieu où je crois que naquit l'Amour; on n'y est jamais occupé que de danses et de jeux; toutes les heures s'y passent en fêtes. Les pensées graves n'y peuvent avoir accès; on n'y connaît ni incommodité ni disette, et l'Abondance y règne toujours avec sa corne toute remplie. [Note 623: Ci-dessus, t. IV, p. 396.] [Note 624: St. 72.] «Dans ce lieu, où il semble que le gracieux Avril, au front serein et joyeux, rit sans cesse, de jeunes gens et de jeunes femmes sont réunis; l'un, près d'une fontaine, fait entendre des chants pleins de douceur et de volupté; l'autre, à l'ombre d'un arbre ou d'une colline, joue, danse, ou prend d'autres nobles amusements; un autre enfin, loin de la troupe, découvre à un ami fidèle ses tourments amoureux. Les jeunes amours volent en se jouant sur les cimes des pins et des lauriers, des hêtres sourcilleux et des sapins à l'écorce hérissée; les uns se réjouissent de leurs victoires, les autres s'exercent à percer les cœurs de leurs flèches ou à tendre leurs filets. Celui-ci trempe ses traits dans un ruisseau qui coule à ses pieds, celui-là les aiguise sur une pierre qui tourne avec agilité[625].» [Note 625: St. 75.] Nouvelle interruption, pour mettre en scène la cruelle Ériphile, espèce de géante ou de monstre allégorique qu'il faut vaincre et terrasser avant d'entrer dans le palais[626]. Cette victoire remportée, Roger ne trouve plus d'obstacles; la belle Alcine vient au-devant de lui, entourée d'une nombreuse cour; il reçoit d'elle et de son cortége l'accueil et les honneurs qu'on aurait pu offrir à un dieu. Cette cour est toute brillante de jeunesse et de beauté; mais Alcine l'emporte sur tout le reste, comme le soleil sur tous les astres des cieux. L'Arioste qui a été sobre, quoique riche, dans la description du séjour de cette fée, est prodigue dans son portrait, et n'y emploie pas moins de six octaves. Il n'a rien oublié de toutes les parties de sa personne, mieux faite, dit-il, que tout ce que d'habiles peintres peuvent inventer de mieux[627]. [Note 626: C. VII.] [Note 627: St. 11 et suiv.] «Sa chevelure blonde est longue et bouclée, et il n'y a point d'or qui ait plus de brillant et plus d'éclat. La couleur de ses joues délicates est un mélange de roses et de lys; son front riant et d'une mesure parfaite, est de l'ivoire le plus pur. Sous deux arcs noirs et déliés, sont deux yeux noirs, ou plutôt deux brillants soleils; leurs regards sont pleins de tendresse, leurs mouvements lents et doux; il semble que l'Amour joue et voltige tout autour, que de-là il lance toutes les flèches de son carquois, et qu'il enlève les cœurs. Le nez qui partage également ce beau visage n'a pas un défaut que l'envie puisse lui reprocher. Au-dessous, comme entre deux petites vallées, la bouche est colorée d'un cinabre naturel; là, sont deux rangs de perles les plus précieuses, que des lèvres charmantes renferment et découvrent doucement; de-là, sortent des paroles caressantes qui adouciraient le cœur le plus sauvage et le plus dur; là, se forme un doux souris qui ouvre à son gré le paradis sur la terre. «Son cou est blanc comme de la neige et son sein comme du lait; le cou est rond, le sein large et relevé. Deux pommes à peine mûres (_acerbe_) et faites d'ivoire, vont et viennent comme l'onde au bord du rivage, quand un zéphyr agréable agite la mer. Argus même ne pourrait voir les autres parties; mais on peut bien juger que ce qui est caché, répond à ce qu'on voit paraître. Ses bras sont d'une juste proportion, et l'on aperçoit souvent sa main blanche, un peu longue, mais étroite, où l'on ne voit se former aucun nœud ni s'élever aucune veine.» Le peintre n'oublie point, au bas de ce qu'il nomme cette auguste personne, quoiqu'il n'y ait dans tout cela rien de très-auguste, un pied court, sec et rondelet; et l'on ne sait trop à propos de quoi il termine tout ce portrait d'un objet qui n'est point du tout angélique, par deux vers qui sembleraient avoir été transportés d'ailleurs, tant ils ont peu de rapport à ce qui précède. «Des traits angéliques et nés dans le ciel ne se peuvent cacher sous aucun voile[628].» [Note 628: _Gli angelici sembianti nati in cielo Non si ponno celar sotto alcun velo._ (St. 15.)] Alcine enfin a un piége tendu dans toutes les parties d'elle-même, soit qu'elle parle, qu'elle rie, qu'elle chante, ou qu'elle fasse quelques pas. Il n'est pas étonnant que Roger qui en est si bien reçu, s'y laisse prendre. Pour achever de le séduire, les plaisirs de la table ne sont point oubliés. «A cette table, des cithares, des harpes, des lyres et d'autres délicieux instruments faisaient retentir l'air d'alentour d'une douce harmonie et de mélodieux accords; il n'y manquait ni des voix, habiles à chanter les jouissances et les souffrances de l'amour, ni des poëtes, qui représentaient dans leurs inventions les plus agréables fantaisies.» De petits jeux succèdent à la bonne chère; enfin Roger est conduit dans les appartements secrets, où Alcine vient l'enivrer de toutes les délices de l'amour; et l'Arioste ne se refuse aucun détail de leurs plaisirs[629]. Il peint ensuite l'emploi que ces deux amants faisaient de leurs journées. «Souvent à table, toujours en fêtes, les joutes, la lutte, le théâtre, le bain, la danse les amusent tour-à-tour. Tantôt près des fontaines, à l'ombre des coteaux, ils lisent les propos amoureux des anciens; tantôt dans les vallées couvertes d'ombre, et sur les riantes collines, ils poursuivent les lièvres timides; tantôt suivis de chiens rusés, ils font sortir avec bruit les faisans des chaumes et des buissons; tantôt ils tendent aux grives, ou des lacets, ou de souples gluaux, sur des genévriers odorants; et tantôt enfin, avec des hameçons armés d'un appât, ou avec des filets, ils troublent les poissons dans leur doux et secret asyle.» [Note 629: St. 27, 28 et 29.] C'est dans ce délicieux séjour que la sage Mélisse, cachée sous la figure d'Atlant, va chercher Roger pour le faire rougir de son repos, et le rendre à Bradamante et à la gloire[630]. Elle le trouve seul, au moment où Alcine venait de le quitter, ce qu'elle faisait rarement. Il goûtait la fraîcheur et la sérénité du matin, le long d'un clair ruisseau, qui descendait d'une colline vers un petit lac limpide et d'un agréable aspect. Ses vêtements pleins de mollesse et de délices, respiraient la nonchalance et la volupté. Alcine, d'une main adroite, en avait ourdi le tissu de soie et d'or. Un brillant collier des pierres les plus riches descendait de son cou jusqu'au milieu de sa poitrine; un cercle d'or poli entourait chacun de ses bras, qui avaient été ceux d'un héros; un fil d'or en forme d'anneau lui avaient percé les deux oreilles, d'où pendaient deux grosses perles, telles que les Arabes ni les Indiens n'en possédèrent jamais. Ses cheveux bouclés étaient humectés des parfums les plus rares et les plus précieux; tous ses gestes exprimaient l'amour, comme s'il eût été habitué à servir des femmes dans la délicieuse Valence; il n'y avait plus en lui de sain que le nom; tout le reste était corrompu et plus que flétri[631].» [Note 630: St. 51 et suiv.] [Note 631: _Non era in lui di sano altro che'l nome; Corrotto tutto il resto, e più che mezzo._ (St. 55.)] Surpris dans cette indigne parure, l'aspect seul de son ancien gouverneur, du sage magicien Atlant le fait rougir; le discours noble et sévère qu'il entend, lui rend déjà tout son courage; l'anneau qu'Atlant, ou plutôt que Mélisse qui en a pris l'apparence lui met au doigt, fait le reste et achève le désenchantement; il reprend ses armes, il suit son guide et s'éloigne à grands pas. Alcine redevenue à ses yeux telle qu'elle est, vieille, décrépite, objet de dégoût et d'horreur, ne peut employer pour le retenir que la force; elle le fait poursuivre par ses troupes, et monte elle-même sur sa flotte, mais inutilement[632]. La fuite de Roger, son arrivée chez Logistille et tout le reste de cette allégorie ingénieuse et morale n'ont plus aucun rapport avec l'objet qui m'a fait revenir sur le poëme de l'Arioste; retournons maintenant à celui du Tasse. [Note 632: C. VIII.] La description des jardins d'Armide est préparée par d'autres descriptions; les deux chevaliers, chargés par Godefroy d'aller chercher Renaud, apprennent d'un magicien, ami des chrétiens, comment ce héros est tombé au pouvoir d'Armide. Ce récit, malgré ses défauts[633], est un morceau charmant de poésie descriptive. Renaud arrive sur le fleuve Oronte[634], à l'endroit où un bras de ce fleuve forme une île et se rejoint ensuite à son lit. Une inscription qui lui promet dans cette île des merveilles que le reste de l'univers ne lui offrirait pas, l'engage à y passer dans une petite barque, seul et sans ses écuyers. «Il arrive; ses regards curieux se portent avidement tout alentour, et il ne voit rien que des grottes, des eaux, des fleurs, des arbres et des gazons; il est prêt à croire qu'on s'est joué de lui; mais ce lieu est si agréable, il y trouve tant d'attrait qu'il s'arrête. Il désarme son front et le rafraîchit à la douce haleine d'un vent paisible[635].» Il s'endort aux chants d'une syrène qui s'élève du sein des eaux[636]; Armide vient; son bras, armé par la vengeance, est bientôt désarmé par l'amour; elle enlève Renaud endormi, le place sur un char, et traverse avec lui les airs. [Note 633: Le défaut principal de cette narration est qu'elle est mise dans la bouche d'un personnage qui ôte à une grande partie des détails toute vraisemblance. Voyez ci-dessus, p. 354 et suiv.] [Note 634: C. XIV, st. 57.] [Note 635: Comme Roger, en arrivant dans l'île d'Alcine.] [Note 636: Voyez ci-dessus, p. 354.] Quand les deux chevaliers chrétiens ont reçu des instructions sur la route qu'ils doivent suivre pour trouver l'île où elle le retient dans les délices[637], et sur les moyens qu'ils doivent employer pour rompre le charme et délivrer le héros; lorsqu'après une navigation qui donne lieu à des descriptions géographiques et à d'autres ornements riches et variés, ils sont parvenus à l'une des îles fortunées où Armide a établi son séjour, et qu'en gravissant la montagne dont son palais et ses jardins occupent le sommet, ils ont vaincu les monstres qui leur en disputaient l'accès, et les obstacles plus doux que leur ont opposés des nymphes charmantes, ils pénètrent enfin dans cet immense et magnifique palais, dont la forme est ronde et l'architecture admirable[638]. [Note 637: C. XV.] [Note 638: C. XVI.] Les jardins en occupent le centre, et l'on ne peut y pénétrer qu'à travers un labyrinthe embarrassé de mille détours. Ce labyrinthe rappelle à l'imagination du Tasse celui de Crète, et une comparaison d'Ovide, qui imitait pour le moins aussi souvent que Virgile. «Tel que le Méandre se joue entre des rives obliques et incertaines, et dans son double cours, tantôt descend et tantôt remonte, il tourne une partie de ses eaux vers la mer; et tandis qu'il vient, il se rencontre qui retourne[639]:» tels, et plus inextricables encore, sont les détours de ce labyrinthe, mais les deux chevaliers ont appris le secret de les franchir. En empruntant ce qu'il y a d'ingénieux dans cette comparaison, le Tasse y a pris de même ce qu'il y a de précieux et d'affecté[640]; il n'avait point, il faut l'avouer, dans son propre génie de quoi se garantir des séductions de celui d'Ovide; nous allons le voir encore s'y laisser trop facilement entraîner. [Note 639: St. 8. C'est la traduction presque littérale, mais bien inférieure pour le style, de ces quatre vers des _Métamorphoses_: _Non secus ac liquidus Phrygiis Mæandrus in arvis Ludit; et ambiguo lapsu refluitque, fluitque: Occurrensque sibi venturas adspicit undas: Et nunc ad fontes, nunc ad mare versus apertum Incertas exercet aquas._ (Lib. VIII, v. 162.)] [Note 640: Surtout ce vers: _E mentre ei vien, se che ritorna, affronta._] Sortis enfin des sinuosités du labyrinthe, les chevaliers voient se développer devant eux l'aspect riant de ce beau jardin[641]. «Il leur offre en un seul point de vue, des eaux dormantes, de mobiles et clairs ruisseaux, des fleurs et des plantes variées, des gazons émaillés, des coteaux éclairés du soleil, et des vallons couverts d'ombrages, et des grottes et des forêts; et ce qui ajoute encore au prix et à la beauté de ces ouvrages, c'est que l'art qui fait tout, est partout caché. Vous croiriez, tant la négligence et la culture sont agréablement mélangées, qu'il n'y a de naturel que les sites et les ornements. Il semble que c'est un art de la nature qui prend plaisir à imiter, en se jouant, son imitateur[642]. L'air est lui-même un effet de cet art magique, air doux qui rend les arbres toujours fleuris; avec des fleurs éternelles, le fruit dure éternellement, et tandis que l'une éclot, l'autre mûrit. Sur le même tronc et entre les mêmes feuilles, la figue vieillit sur la figue naissante; le nouveau fruit et l'ancien pendent à la même branche, couverts de leurs écorces, l'une verte et l'autre dorée. Dans la partie du jardin la plus exposée au soleil, la vigne tortueuse élève en rampant le luxe de ses rameaux; couverte de bourgeons, elle porte ici des grappes encore en fleurs, et là des grappes chargées d'or, de rubis, et déjà même de nectar.» [Note 641: St. 9.] [Note 642: _Arte laboratum nullâ, simulaverat artem Ingenio natura suo_. (Ovide, _Métam._, l. III, v. 158.) Et ailleurs: _Naturœ ludentis opus_.] On trouve ici un coin du jardin d'Alcinoüs[643] transplanté dans celui d'Armide; et il est vrai que dans cette description, Homère, plus naturel, n'est pas moins brillant qu'Ovide. Mais c'est par Ovide que le Tasse est inspiré dans la peinture suivante, quoiqu'il ne le traduise pas; il va même plus loin que lui. «De jolis oiseaux, sous les feuillages verts, accordent à l'envi leurs chants folâtres. Le Zéphyr murmure et fait gazouiller les feuilles et les ondes, en les agitant diversement. Quand les oiseaux se taisent, le Zéphyr répond à haute voix, quand les oiseaux chantent, il émeut plus doucement le feuillage. Soit hazard, soit artifice, le Zéphyr harmonieux, tantôt accompagne leurs airs et tantôt se fait entendre à leur place[644].» Parmi tous ces oiseaux, le poëte en choisit un plus extraordinaire que les autres; il le décrit avec une complaisance particulière, et lui fait chanter, en deux stances ou octaves, une très-jolie morale d'amour. Voltaire, admirateur du Tasse, s'est contenté de ranger parmi les excès d'imagination dont il faut bien convenir quand on n'a pas renoncé au bon sens et au bon goût, ce perroquet qui chante des chansons de sa propre composition[645]. Galilée a été plus sévère; c'est même un des endroits de sa critique où il est le moins poli et le plus dur[646]. Nous nous bornerons à mettre, et ce duo dialogué entre le Zéphyr et les oiseaux, et surtout cet oiseau poëte et improvisateur, au nombre des ornements superflus dont le Tasse a trop souvent chargé ses descriptions. [Note 643: _Odyss._, l. VII, v. 114 et suiv.] [Note 644: Galilée appelle nettement, dans ses _Considérations_, cette musique à deux voix, une sotte gamme (_una zolfa sciocca_), p. 208.] [Note 645: _Essai sur la poésie épique_, ch. VII.] [Note 646: Il traite cette description de pédantesque, et apostrophant le Tasse: «Vous ne savez pas peindre, lui dit-il; vous ne savez manier ni les couleurs, ni les pinceaux; vous ne savez point dessiner, vous ne savez point du tout ce métier là.» (P. 209.)] On ne peut disconvenir que celle de l'Arioste ne soit ici plus naturelle et plus franche; elle est même plus riche; il a fait de l'île d'Alcine un véritable lieu de plaisir. Le plus beau site, les sociétés les plus enjouées, la table, les doux concerts, les amusements de toute espèce y séduisent à la fois tous les sens. La peinture physique de l'île, ou si l'on veut, le fond du paysage, quoique de pure fantaisie, paraît être d'après nature. Ce que le poëte a vu ou pu voir, et l'empreinte que son imagination en a gardée, composent tout son tableau. Celui du Tasse, tout ingénieux et tout brillant qu'il est, n'est point fait de source, et il a moins pris dans la nature que dans les tableaux d'autres peintres ce qu'il y a de plus beau dans le sien. Mais il prend à son tour l'avantage dans le portrait d'Armide, malgré les défauts qu'il est aisé d'y remarquer. L'Arioste, il est vrai, n'a eu pour objet qu'une allégorie morale. Sa jeune Alcine est une espèce de fantôme de beauté, qui cache ce que le vice et la vieillesse réunis ont de plus dégoûtant et de plus hideux. Elle est là, dans son île, attendant chaque nouvelle proie que son art y attire ou que le hasard y conduit. Roger vient après une longue suite d'amants, qui n'ont, comme lui, embrassé qu'une ombre; il a une autre passion dans le cœur, et ne doit tomber que dans une erreur passagère. Il suffit que la sagesse lui ouvre un instant les veux, et qu'il voye une seule fois, sous ces apparences menteuses de jeunesse, d'embonpoint et de fraîcheur, l'effroyable réalité, pour que le charme cesse et ne puisse plus revenir. Le lecteur reçoit la même impression; tout le soin que l'Arioste a pris de décrire si exactement et si bien la personne extérieure d'Alcine, ne peut que lui faire dire: J'y aurais été pris comme Roger; mais il n'éprouve réellement et ne doit éprouver aucune illusion, ni surtout aucun intérêt; le but serait manqué et l'art du poëte en défaut, si l'on s'intéressait le moins du monde à cette Alcine. Armide, au contraire, faite pour inspirer à un jeune héros la première passion d'amour qu'il ait sentie, doit réunir tout ce qu'il y a de plus séduisant dans la fleur de la jeunesse et dans le premier éclat de la beauté. C'est une ennemie qui a troublé et affaibli l'armée chrétienne, qui en a voulu immoler le plus ferme appui; il faut qu'elle soit punie; mais comment? En éprouvant elle-même une passion que son cœur ignorait encore; il faut qu'après avoir enchaîné dans ses bras celui qu'elle haïssait tant, et qu'elle adore, elle le voye s'en échapper; il faut aussi qu'en la quittant il la voie toujours telle qu'elle est, armée de tous ses charmes, de tous ses artifices, et en même temps de toutes les séductions d'un véritable amour et d'une douleur vraie et profonde, afin qu'il ait plus de mérite à revenir à la sagesse et à la gloire. Tout ce qu'il fallait que fût un tel personnage, Armide l'est réellement; c'est une des créations les plus originales, les plus fortes et les plus heureuses de la Muse épique. Ce n'est pas au moment où elle tient Renaud dans son île, et où sa beauté ne pourrait agir que sur lui, que le Tasse a voulu la décrire, c'est lorsqu'elle a paru pour la première fois, et que sa vue seule a porté le trouble dans l'armée chrétienne tout entière[647]. Elle arrive au camp avec le projet de séduire, s'il est possible, Godefroy lui-même, et de le détourner de son entreprise; si non, de s'emparer au moins des principaux chefs, de les attirer loin de l'armée et de les charger de fers. Elle entre dans l'enceinte où les Francs ont dressé leurs tentes[648]. A l'aspect de cette beauté nouvelle naît un murmure confus; tous les regards se fixent sur elle, comme lorsqu'une comète ou une étoile inconnue brille en plein jour dans les cieux. Tous s'avancent pour savoir quelle est et d'où vient cette belle étrangère. [Note 647: C. IV.] [Note 648: St. 28 et suiv.] «Argos, ni Chypre, ni Délos ne virent jamais de formes si élégantes, tant d'éclat et tant de beauté. Sa chevelure dorée, tantôt paraît au travers du voile blanc qui l'enveloppe, et tantôt se montre à découvert. Ainsi, quand le ciel reprend sa sérénité, tantôt le soleil se laisse voir dans un nuage transparent, tantôt, sortant de la nue et répandant alentour ses rayons les plus brillants, il redouble l'éclat du jour. Le vent fait de nouvelles boucles de ses cheveux flottants, que la nature elle-même partage en boucles ondoyantes. Son regard avare et renfermé en lui-même, cache les trésors de l'amour et les siens. La douce couleur des roses répandue sur ce beau visage s'y confond avec l'ivoire, mais la rose brille seule sur sa bouche, d'où s'exhale un souffle amoureux.» Le reste de cette jolie peinture est plus difficile à copier. Nos meilleurs traducteurs l'ont fort adouci; moi qui ne traduis pas, mais qui ai pour but de faire connaître, je dois m'exprimer plus fidèlement. «Son beau sein montre à nu cette neige où le feu d'amour se nourrit et s'allume. On voit une partie de deux globes fermes et rebelles[649]; l'autre partie est couverte par la robe envieuse; mais si elle ferme le passage aux yeux, elle ne peut arrêter l'amoureux penser qui, non content des beautés extérieures, s'insinue encore dans les secrets cachés. Comme un rayon passe à travers l'eau ou le crystal, sans les diviser ou les partager, ainsi le penser ose pénétrer sous le vêtement le mieux fermé, jusqu'à la partie défendue. Là, il s'étend, là, il contemple en détail le vrai de tant de merveilles; ensuite il les raconte au désir, il les lui décrit et rend ses flammes plus vives.» En citant autrefois ce trait pour justifier le jugement de Boileau sur le Tasse[650], «en bonne foi, disais-je, quand Boileau, du caractère dont il était, choqué des _ornements_ plus que _superflus_ de cette description, eût jeté là le livre et n'eût jamais voulu le reprendre, devrait-on lui en faire un crime?» Un plus long commerce avec les poëtes italiens m'a peut-être un peu corrompu; je vois bien toujours les mêmes vices dans cette description qui blesse la dignité de l'épopée, et même la décence[651]; mais je sens que si, devant moi, un nouveau Despréaux jetait le livre, je serais prompt à le ramasser, et l'engagerais à le reprendre. [Note 649: _Parte appar de le mamme acerbe e crude._ (St. 31.) L'Arioste a dit aussi, dans le portrait d'Alcine: _Due pome acerbe e d'avorio fatte._ Les Italiens aiment beaucoup, en parlant de cet objet, cette métaphore tirée des fruits qui ne sont pas mûrs, qui sont encore âpres et crus; elle serait insupportable en français, et le nom même de l'objet le serait dans la poésie noble.] [Note 650: Une partie de cette analyse de la _Jérusalem délivrée_ est faite il y a près de vingt-cinq ans; elle fut même insérée dans le _Mercure de France_ en 1789, sous le titre d'_Essai sur le Tasse_. Je m'occupais beaucoup dès lors de l'étude des poëtes italiens; mais, moins familiarisé que je le suis avec le caractère de leur langue et de leur poésie, j'avais adopté dans toute sa rigueur un jugement susceptible de modification. D'ailleurs, c'était le temps où il était de mode en France de rabaisser le législateur de notre Parnasse. Je n'étais pas alors plus disposé à me laisser influencer par la mode, que je ne l'ai été depuis; et ce fut pour défendre Boileau, plus que pour critiquer le Tasse, que j'écrivis cet Essai. Aujourd'hui toutes choses sont à leur place, Boileau et le Tasse gardent chacun la sienne, et les véritables amis de l'art des vers peuvent, sans que l'un nuise à l'autre, jouir également de tous les deux.] [Note 651: Il est visible, dit Paul _Beni_, dans son Commentaire sur la _Jérusalem délivrée_ (p. 537 et 538), que le Tasse lutte ici avec l'Arioste dans son portrait d'Alcine; mais on voit qu'il a mis plus de soin à désigner les beautés cachées. L'un et l'autre ont eu en vue ce que dit Apollon à la vue de Daphné (_Métam._, l. I.), et surtout ce trait: _Si qua latent meliora putat._ Mais l'Arioste est allé au-delà d'Ovide, et le Tasse bien au-delà de l'Arioste: «_Poichè se ben usa parole quasi metaforiche e oneste, non dimeno accenna concetto alquanto_ _impudico_.» Scipion _Gentili_, autre commentateur du Tasse, craint qu'il n'ait pas évité l'application de ce passage de Quintilien (l. VIII, ch. 3): _Nec scripto modo hoc accidit, sed etiam sensu plerique obcœnè intelligere, nisi caveris, cupiunt, ut apud Ovidium:_ _Quæque latent meliora putat;_ (on peut remarquer en passant que Quintilien, qui a cité de mémoire, a mis _quæque latent_, au lieu de _si qua latent_ qui est dans Ovide) _ac ex verbis quæ longe ab obcœnitate absunt, occasionem turpitudinis rapere._] Ce qui suit n'est plus un portrait; c'est un personnage en action; depuis ce moment jusqu'à la fin, Armide agit avec ce caractère artificieux que le poëte lui a donné; mais bientôt il s'y joint une passion réelle et profonde qui la saisit au milieu de ses artifices, et la rend digne de pitié. Après les succès qu'elle a obtenus dans le camp des chrétiens, et l'affront qu'elle a reçu de Renaud, et la vengeance qu'elle en a voulu tirer, et l'amour qui l'est venu surprendre dans l'acte même de sa vengeance, tenant enfin en son pouvoir le jeune héros qu'elle aime, elle se croit sûre de le posséder long-temps, quand les deux chevaliers chrétiens pénètrent dans le séjour délicieux où elle l'enivre et s'enivre elle-même de volupté[652]. L'Arioste n'a mis dans son Alcine et autour d'elle que les plaisirs du libertinage; le Tasse a voulu peindre dans son Armide les jouissances de l'amour. Les deux amants sont seuls dans ces beaux jardins; elle est assise sur l'herbe tendre, et lui, renversé sur ses genoux, dans l'attitude où Lucrèce nous peint le dieu Mars sur ceux de Vénus[653]. «Son voile partagé laisse voir les trésors de son sein; ses cheveux flottent en désordre au gré du vent; elle languit de caresses, et des gouttes d'une sueur limpide rendent plus vif l'incarnat de son teint. Un rire pétillant et lascif étincelle dans ses yeux, comme un rayon brille dans l'onde. Elle se penche sur lui, et il pose mollement la tête sur son sein, le visage levé vers son visage. Il repaît avidement ses regards affamés et fixés sur elle; il se consume et meurt d'amour. Elle s'incline souvent, et tantôt prend de doux baisers sur ses yeux, tantôt les aspire sur ses lèvres. On l'entend alors soupirer si profondément que l'on croit son ame prête à lui échapper et à passer en elle. Les deux guerriers cachés contemplent cette scène d'amour.» Il faudrait être insensible comme eux pour lire, sans en être ému, cette description si brûlante et si vraie. [Note 652: C. XVI, st. 17.] [Note 653: _In gremium qui sæpe tuum se Rejicit, æterno devinctus volnere amoris; Atque ita suspiciens tereti cervice repostâ Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus: E que tuo pendet resupini spiritus ore._ (Lucret., _de Rer. nat._, l. I.)] J'ai dû compter parmi ces abus d'esprit qui se mêlent trop souvent aux beautés du Tasse, les galanteries que Renaud dit à sa maîtresse pendant qu'elle se regarde dans un miroir[654]; mais le reste de cette toilette, digne de la coquette et voluptueuse Armide, est peint des couleurs les plus vives et qui ne sortent point de la nature de ce sujet magique, où la toilette d'Armide entrait nécessairement. Cet embellissement, loin d'être déplacé dans l'épopée, est autorisé par l'exemple d'Homère qui décrit, avec plus de détail encore, au quatorzième livre de l'_Iliade_, la toilette de Junon. Mais Junon est une noble et chaste déesse, Armide est une jeune magicienne amoureuse, qui dans l'amour ne cherche que le plaisir; la toilette de l'une et celle de l'autre ne doivent pas se ressembler. [Note 654: Ci-dessus, p. 373.] «Armide sourit aux discours de Renaud, sans cesser de se regarder avec complaisance et de s'occuper du joli travail qu'elle a commencé. Quand elle eut tressé sa chevelure, et qu'elle en eut corrigé avec grâce le désordre voluptueux, elle arrondit en anneaux le reste de ses cheveux et les parsema de fleurs comme on sème sur l'or des ornements d'émail; elle joignit sur son beau sein des roses étrangères à ses lis naturels, et remit en ordre les plis de son voile. Le paon superbe déploie avec moins d'orgueil la pompe de son plumage; Iris ne paraît point si belle lorsqu'elle étale au soleil l'or et la pourpre de son sein courbé en arc et humide de rosée[655]. Mais le plus beau de ses ornements est sa ceinture, qu'elle ne quitte pas, lors même qu'elle est nue. Elle y donna un corps à ce qui n'en eut jamais, et mêla, en la formant, des substances que nulle autre n'eût pu mêler. Tendres dédains, paisibles et tranquilles refus, douces caresses, raccommodements délicieux, sourires, petits mots, larmes touchantes, soupirs entrecoupés, baisers voluptueux, elle fondit ensemble tous les éléments, les unit, les façonna au feu lent des flambeaux, et en forma cette ceinture admirable dont sa taille élégante est ornée.» [Note 655: _Non talesvolucer pandit Junonius alas, Nec sic innumeros arcu mutante colores Incipiens redimitur hyems, cum tramite flexo Semita discretis interviret humida nimbis._ (Claudian., _de Rapta Proserp._, l. II.)] Un critique judicieux[656] a justement reproché au Tasse d'avoir, en empruntant d'Homère la ceinture de Vénus, fait de cette ceinture un ouvrage d'artisan où l'on voit les différentes matières se liquéfier au feu d'un flambeau, se mêler et former enfin cette magique ceinture[657]. Il est sûr qu'en réalisant ainsi cette fusion idéale d'objets qui n'ont rien de matériel, le poëte moderne a, comme en beaucoup d'autres endroits, manqué de jugement. Mais le même critique se trompe quand il blâme la différence qui existe entre ces deux ceintures. «L'une, dit-il, peint à l'esprit les charmes et les effets d'un amour honnête, et l'autre n'offre aux sens que les agaceries fardées de la coquetterie et de la lubricité.» C'est précisément ce qu'il fallait; et le goût lui-même semble avoir prescrit au Tasse cette nuance. Il devait y avoir encore ici la même différence entre l'une et l'autre ceinture, qu'entre Armide et Vénus. [Note 656: M. de Rochefort, de l'ancienne académie des inscriptions et belles-lettres.] [Note 657: Traduction en vers de l'_Iliade_, seconde édition, à l'Imprimerie royale, 1771, in-4º., p. 404, note. Ce traducteur estimable, trop faible sans doute pour atteindre à l'élévation, à l'énergie, à la grandeur d'Homère, a mieux réussi dans tout ce qui n'exigeait qu'une élégante simplicité; la toilette de Junon est de ce genre, ainsi que la ceinture de Vénus. La déesse, à ces mots, détache sa ceinture; Où, tissus avec art, sont les enchantements, Les désirs de l'amour, les soupirs des amants, L'art de persuader, ce langage si tendre Dont les plus sages même ont peine à se défendre.] Armide quitte Renaud, comme Alcine quitte Roger; son absence a les mêmes suites. Dès que Renaud est seul, les deux chevaliers se montrent à lui, couverts d'armes éclatantes. «Tel qu'un coursier fougueux, enlevé après la victoire au périlleux honneur des armes, et changé en lascif époux, erre, libre du frein, parmi les troupeaux et dans de gras pâturages; mais s'il est réveillé par le son de la trompette ou par l'éclat de l'acier, il y court en hennissant; déjà il brûle de voir ouvrir la carrière, et, portant sur son dos un cavalier, d'être heurté dans sa course et de heurter à son tour[658].» Tel devient le jeune héros à l'aspect subit des deux chevaliers. Ubalde découvre alors devant lui un bouclier de diamant qu'il a reçu pour cet usage, talisman plus ingénieux et plus moral que l'anneau employé par Mélisse pour désenchanter Roger. Renaud y jette les yeux; il se voit paré des mains de la Mollesse, ses cheveux bouclés et parfumés; à son côté ce fer, seule arme qui lui reste, tellement couvert d'un luxe efféminé, qu'au lieu d'un instrument militaire, ce n'est plus qu'un inutile ornement. Réveillé comme d'un sommeil léthargique, il reste les yeux baissés et fixés sur la terre. Après le discours ferme et concis d'Ubalde[659], il est encore quelque temps immobile et muet. Puis tout à coup il arrache et déchire ces vains ornements, cette pompe indigne de lui, ces honteuses marques de son esclavage, et suit docilement les deux guides qui l'ont rappelé au devoir[660]. [Note 658: St. 28.] [Note 659: St. 32 et 33.] [Note 660: St. 34 et 35.] Mais lorsqu'il est près du rivage, une dernière épreuve lui est offerte, épreuve que Roger ne pouvait subir en abandonnant sa vieille Alcine; c'est la belle et jeune Armide, forcenée de désespoir et d'amour, qui le poursuit, comme Didon poursuit Énée; ce sont ses plaintes, ses fureurs, ses soumissions, ses menaces. Il résiste et persiste comme Énée, et il faut en convenir, sinon de meilleure grâce (un homme n'en a jamais en position pareille), du moins avec de meilleurs motifs et de plus fortes raisons que lui[661]. [Note 661: St. 35 et suiv.] J'ai peut-être fait comme Renaud, je me suis trop arrêté dans les jardins d'Armide. S'il est difficile d'en sortir, il l'est peut-être encore plus d'y conserver assez de raison pour ne s'en pas laisser tout-à-fait éblouir et pour y distinguer, de la belle et riche nature, les purs effets de la baguette et les mensonges de l'art. D'autres beautés répandues dans toutes les parties du poëme n'exigent point cet effort; je veux parler surtout des traits sublimes, qui sont en si grand nombre et qui attestent si évidemment cette tendance habituelle du génie du Tasse vers les hautes régions du Beau idéal. On la voit, dès l'invocation du poëme adressée à cette Muse «qui n'a point sur l'Hélicon le front ceint d'un laurier périssable[662], mais qui là-haut, parmi les chœurs célestes, porte une couronne d'or et d'étoiles immortelles;» on la voit dans la manière neuve et vraiment sublime dont se fait l'exposition, dans ce regard que l'Eternel jette sur la Syrie et sur l'armée chrétienne[663], regard qui pénètre au fond des cœurs de tous les chefs, qui nous y fait pénétrer nous-mêmes et nous fait connaître ainsi, dès le début, non-seulement les personnages, mais les caractères; enfin, sans parler des morceaux et des épisodes entiers qui semblent dictés par cette aspiration continuelle vers le grand, le beau et l'honnête, on la voit dans un nombre infini de pensées et de sentiments, quelquefois indiqués par l'attitude seule ou par l'expression du visage, comme lorsque Renaud, averti par Tancrède que Godefroy veut le faire arrêter, sourit avant de répondre[664], et qu'un courroux dédaigneux éclate à travers ce sourire; quelquefois énoncés dans le style le plus noble et le plus poétique, comme sont ceux de ce vieillard qui montre au même héros, à peine échappé des bras d'Armide, notre vrai bien, non dans les plaines agréables, parmi les fontaines et les fleurs, au milieu des nymphes et des syrènes, mais sur la cime du mont escarpé où habite la Vertu[665]. [Note 662: C. I, st. 2.] [Note 663: St. 8, 9 et 10.] [Note 664: C. V, st. 42.] [Note 665: C. XVII, st. 61.] Godefroy, pendant son sommeil, est averti par une vision ou par un songe des moyens de rappeler Renaud sans compromettre sa dignité. Ce songe s'identifie dans l'esprit du Tasse avec celui de Scipion, ou Platon semble avoir dicté à Cicéron ce que celui-ci met dans la bouche de Scipion l'Africain. Des hauteurs du ciel, ou plutôt de son génie, le poëte regarde comme eux la petitesse de notre terre, l'espace étroit de nos grandeurs, de nos empires, et ne voit qu'ombre et fumée dans notre gloire[666]. Les deux chevaliers que Godefroy envoie rasent, dans leur navigation rapide, les côtes d'Afrique et passent à la vue des ruines de Carthage. Celles d'Egine, de Mégare et de Corinthe avaient jadis inspiré à un ami de Cicéron[667] de grandes et hautes pensées; Sannazar les avait, depuis, étendues dans de beaux vers et appliquées à Carthage; le Tasse s'est emparé des vers de Sannazar et les a surpassés de bien loin, dans cette belle octave, où nous voyons mourir les cités, mourir les royaumes, et le sable et l'herbe couvrir notre faste et nos pompes vaines; où, frappés de cette grande leçon, nous nous voyons nous-mêmes avec pitié et avec mépris, nous indigner d'être mortels[668]! Il ne paraît jamais plus à l'aise que quand son sujet l'appelle à penser et à s'exprimer sur ce ton, il semble alors qu'il est dans son élément et qu'il parle son langage. [Note 666: C. XIV, st. 10 et 11. CICER. _de Somnio Scipionis_.] [Note 667: _Servius Sulpicius._] [Note 668: Il n'y a peut-être dans aucun poëte six plus beaux vers que les suivants: _Giace l'alta Cartago; appena i segni Dell'alte sue rovine il lido serba. Mujono le città, muojono i regni; Copre i fasti e le pompe arena ed erba; E l'uom d'esser mortal par che si sdegni; O nostra mente cupida e superba!_ (C. XV, st. 20.) Ceux de Sannazar sont assez beaux, mais ils n'ont ni cette force, ni cette grandeur. _Quâ devictæ Carthaginis arces Procubuere, jacentque infausto in littore turres Everse . . . . . . . . . . . . . . . . Nunc passim vix reliquias, vix nomina servans Obruitur propriis non agnoscenda ruinis. Et querimur genus infelix humana labere Membra ævo, cum regna palam moriantur et urbes._ (_De Partu Virg._, l. II.) Sannazar avait imité ce passage d'une lettre de Sulpicius à Cicéron; ce qu'aucun commentateur n'a remarqué. Sulpicius écrit à son ami, qui venait de perdre sa fille Tullie. Entre autres motifs de consolation, il lui en offre un qui lui a été utile à lui-même. A son retour d'Asie, il allait par mer d'Egine à Mégare; les ruines de ces deux villes, jadis si florissantes, celles du Pirée et de Corinthe étaient à droite et à gauche sous ses yeux. Alors il se parle ainsi: _Hem, nos homunculi indignamur si quis nostrum interiit aut occisus est, quorum vita brevior esse debet, cum uno loco tot oppidum cadavera jaceant?_ (_Ad Familiar._, l. IV, épist. 5.) Ce peu de lignes est aussi beau qu'aucun passage de Cicéron lui-même. Le Tasse ne paraît pas l'avoir connu; il eût certainement transporté dans sa langue cette expression si grande et si hardie, _tot oppidum cadavera_, les cadavres de tant de villes.] Dans des morceaux d'un autre genre, que le sujet de son poëme y ramène souvent, dans les descriptions de combats singuliers, on reconnaît à tout moment cette élévation et cette noblesse naturelle, que relevaient encore en lui les sentiments exaltés de la chevalerie. Le combat de Tancrède et d'Argant sous les murs de Jérusalem, à la vue des deux armées[669], serait le plus terrible de tous, si le dernier qu'ils se livrent, dans lequel le redoutable Argant succombe, mais laisse à peine un reste de vie à son vainqueur, ne le surpassait encore[670]. Le courage des deux champions est pareil; leur taille et leurs forces sont inégales. Tancrède supplée à ce qui lui manque par sa légèreté et par son adresse; Argant n'y oppose souvent que son immobilité; comme dans un combat naval entre deux vaisseaux d'inégale grandeur, l'un l'emporte par sa hauteur et par sa masse, l'autre par son agilité; le plus léger attaque sans cesse de la proue à la poupe, l'autre demeure immobile et semble le menacer de toute sa hauteur. Les deux guerriers sont couverts de blessures, leurs armes sont brisées, leur sang coule de toutes parts; Argant tombe; toutes ses plaies s'ouvrent, son sang s'échappe à gros bouillons; il peut à peine se relever sur un genou, en s'appuyant d'une main sur la terre. Tancrède lui crie de se rendre et lui fait des propositions honorables; Argant, rassemblant ses forces, le blesse traîtreusement d'un coup d'épée, et le force de lui donner la mort. Cependant lorsqu'Herminie a trouvé Tancrède expirant, et que Vafrin, qui accompagne Herminie, le fait transporter au camp des chrétiens[671], il s'indigne que l'on veuille abandonner le corps de l'ennemi qu'il a vaincu. «Eh quoi! dit-il, le valeureux Argant restera donc exposé aux oiseaux de proie! Non, non, qu'il ne soit privé ni de sépulture, ni des éloges qui lui sont dus! Je ne suis plus en guerre avec ces restes muets et inanimés; il est mort en brave; il a donc droit à ces honneurs qui sont, après la mort, tout ce qui reste de nous sur la terre[672].» [Note 669: C. VI, st. 40 et suiv.] [Note 670: C. XIX, st. 11 à 28.] [Note 671: St. 115.] [Note 672: St. 116 et 117.] En général, le Tasse prend soin de donner à ses guerriers chrétiens toutes les vertus qui peuvent rehausser la valeur, tandis que le courage des infidèles a toujours quelque chose de féroce. Ainsi, malgré les exploits qu'il fait faire à Argant et à Soliman, par exemple, ils n'excitent jamais un intérêt qui puisse nuire à celui que le poëte a voulu réunir tout entier sur les soldats de la foi et sur leur cause. Le caractère de Clorinde est le seul qui dans ce parti ait une vertu militaire sans mélange de barbarie; mais aussi Clorinde était née de père et de mère chrétiens; les aventures extraordinaires de sa vie l'avaient seules empêchée de l'être, et l'avaient attachée au parti des sectateurs de Mahomet: enfin elle était destinée à recevoir de la main de Tancrède le baptême, en même temps que la mort. Pour Argant, sa mort est comme sa vie; son indomptable caractère est le même jusqu'à la fin. «Il menace en mourant et ne languit pas: ses derniers mots, les derniers sons de sa voix sont encore superbes, formidables et féroces[673].» [Note 673: S. 26.] Soliman a plus de générosité qu'Argant et plus de véritable grandeur. Son caractère jette un si grand éclat que l'on doit regarder comme l'un des prodiges de talent du Tasse, que tout ce qui paraît auprès de lui, musulman ou chrétien, n'en soit pas effacé. Quand il se montre pour la première fois, dans cette attaque de nuit qu'il livre avec ses Arabes au camp de Godefroy[674], il paraît comme un météore funeste qui brille au milieu des ténèbres. Il porte pour cimier sur son casque, un énorme et horrible dragon, qui s'allonge, se dresse sur ses griffes, étend ses ailes, et replie en arc sa queue armée d'un double dard. Il semble qu'il fasse vibrer dans sa gueule une triple langue, qu'on en voie jaillir une écume livide, qu'on entende ses sifflements, que dans l'ardeur du combat il s'enflamme par le mouvement, et qu'il vomisse à la fois de la fumée et des flammes[675].» [Note 674: C. IX.] [Note 675: St. 25.] Veut-on voir comment le poëte sait faire agir un personnage qu'il sait ainsi annoncer? Dans ce même combat, Latin, né sur les bords du Tibre, marchait accompagné de ses cinq fils, qu'il avait dressés dès l'âge le plus tendre au métier des armes[676]. Tous à peu près du même âge, ils combattaient sous ses yeux, comme de jeunes lionceaux à qui leur mère apprend à s'élancer contre les chasseurs[677]. Latin veut s'opposer aux fureurs de Soliman; il exhorte ses fils à l'attaquer et marche lui-même avec eux. Les lances de ces six frères atteignent Soliman toutes à la fois; il reste immobile comme un rocher inutilement battu des flots, des vents et de la foudre[678]. De sa terrible épée, il fend la tête à l'aîné: Amarant veut soutenir son frère, le glaive du sultan lui coupe le bras; ils tombent ensemble baignés dans leur sang. Le jeune Sabin essaie encore de le blesser d'un coup de lance; Soliman la brise, pousse contre lui son cheval, le foule aux pieds, et moissonne cette tendre fleur, qui s'ouvrait à peine aux doux rayons de la vie. Pic et Laurent restaient encore, deux jumeaux charmants, dont la ressemblance était si parfaite, qu'elle avait souvent causé à leurs parents une agréable erreur; Soliman sépare à l'un la tête du corps, et plonge à l'autre son épée dans la poitrine. [Note 676: St. 27 et suiv.] [Note 677: _Così fera leonessa i figli Cui dal collo la coma anco non pende_, etc. (St. 29.)] [Note 678: _Ma come alle procelle esposto monte_, etc. (St. 31.)] Le père (ah! il ne l'est plus[679]; le sort cruel le prive à la fois de tous ses enfants); l'infortuné, qui voit sa race entière éteinte, veut la venger, mais non lui survivre; il veut tuer et mourir. Il crie et provoque l'ennemi. Il lui porte un coup terrible qui rompt la cotte de maille et fait dans le flanc une blessure, d'où sortent des flots de sang. A ce cri, à ce coup, le barbare se retourne, le frappe de son épée, rompt son bouclier, sa cuirasse, et plonge le fer dans ses entrailles. Le malheureux Latin sanglote, et il expire sur les corps de ses enfants[680]. [Note 679: _Il padre, ah non più padre._ (St. 35.) _At pater infelix, non jam pater._ (Ovid., _Métam._, l. VIII.)] [Note 680: St. 38.] Dans ce combat encore, l'impitoyable Soliman connaît enfin la pitié, et verse pour la première fois des larmes. Un jeune page, dont un léger duvet ornait à peine les joues fleuries[681], richement armé, vêtu magnifiquement, et monté sur un cheval plus blanc que la neige, se livrait au plaisir, nouveau pour lui, que l'instinct de la gloire fait naître dans un jeune cœur. Le fougueux Argillan[682] le rencontre dans la mêlée, court à lui, tue son cheval, et le tue lui-même, sans se laisser émouvoir par son air suppliant, ni par sa beauté. Soliman était aux mains, non-loin de là, avec Godefroy lui-même; il voit le danger que court son page chéri; il quitte ce combat, tourne son cheval, renverse tout ce qui s'oppose à son passage, mais n'arrive que pour le venger et non pour le défendre. Il voit son cher Lesbin tomber comme une tendre fleur, ses yeux languir, son cou se pencher, la pâleur de la mort se répandre sur son visage, et tous ses traits défaillir avec une expression si douce, que son cœur, de marbre jusqu'à ce moment, s'amollit, et que des larmes s'échappent de ses yeux. «Tu pleures, Soliman, s'écrie le poëte, toi qui as vu d'un œil sec la destruction de ton empire[683]!» Voilà de ces beautés de tous les temps, qui effacent mille défauts, et qui restent profondément gravées dans le cœur, plus fidèle gardien que la mémoire. «Mais à la vue du fer qui fume encore dans la main du meurtrier, la pitié cède, la fureur s'allume, bouillonne dans son sein, et y sèche les larmes. Il court sur Argillan, le frappe, fend son bouclier, son casque, et sa tête jusqu'à la gorge. Non satisfait encore, il descend de cheval, et se précipite sur ce corps sans vie, tel qu'un chien furieux qui mord la pierre dont il est frappé. O vain soulagement d'une immense douleur, de s'acharner sur une terre insensible[684]!» [Note 681: St. 81 et suiv.] [Note 682: Voyez ci-dessus, p. 402.] [Note 683: St. 86.] [Note 684: St. 87.] Malgré tous les efforts de Soliman, malgré le secours qu'il reçoit d'Argant et de Clorinde, qui font une sortie de la ville assiégée et resserrent l'armée chrétienne entre deux attaques, la défense est si vigoureuse, que les Arabes et les soldats d'Aladin sont repoussés de toutes parts. Aladin fait sonner la retraite. Argant et Clorinde cèdent, quoique à regret, et font rentrer les restes de leur troupe. Les Arabes entièrement rompus se dispersent. «Le sultan a fait tout ce que peut une force humaine[685]. Il est épuisé. Tout couvert de sang et de sueur, il respire à peine; une oppression pénible agite sa poitrine et ses flancs; son bras plie sous son bouclier; son épée se lève à peine, et le tranchant émoussé ne blesse plus. Quand il se voit dans cet état, il s'arrête, il hésite, il délibère en lui-même s'il doit mourir et si sa main doit enlever à l'ennemi la gloire de sa mort, ou si, survivant à la perte de son armée, il doit mettre sa vie en sûreté. «Que le destin l'emporte, dit-il, enfin, et que ma fuite soit le trophée de sa victoire; que l'ennemi insulte encore une fois à ma honte et à mon indigne exil, pourvu que, reprenant les armes, je puisse revenir troubler sa paix et sa conquête mal assurée. Non, je ne cède point; ma haine est éternelle comme le souvenir de mon injure. Je me relèverais, ennemi toujours plus implacable, quand je ne serais plus qu'une cendre éteinte et une ombre vaine[686].» [Note 685: St. 97.] [Note 686: St. 99 et dernière.] C'est dans cet art de faire briller au milieu des combats un personnage principal, et de semer des détails touchants à travers ces scènes terribles, qu'ont excellé les grands poëtes épiques; et l'on peut dire qu'aucun d'eux n'y a surpassé le Tasse. Voyez dans la dernière bataille, Armide en habit militaire[687], montée sur un char doré, entourée de ses nouveaux amants, de tous ces chefs asiatiques et africains magnifiquement armés comme elle, couverts d'une pompe barbare, et qui ont juré de la venger. Renaud se présente, elle veut lui lancer un trait; mais échappée d'une main faible et incertaine, la flèche s'émousse sur les armes du chevalier. Armide se croit méprisée; enflammée de colère, elle tend plusieurs fois son arc; mais tous ses traits sont aussi impuissants que le premier. Tous ses amants sont vaincus sous ses yeux; elle se croit déjà prisonnière, emmenée en esclavage; elle quitte le champ de bataille et fuit, le désespoir dans le cœur. [Note 687: C. XX, st. 61 et suiv.] Voyez un tableau bien différent dans ces deux inséparables époux, Odoard et Gildippe, couple intrépide dont l'union double le courage. Dès le commencement du combat[688], on les voit à côté l'un de l'autre porter des coups terribles, et mettre presque seuls en déroute le corps des Persans. Vers la fin de la bataille, lorsque Soliman essaie encore de rallier les Sarrazins et de rétablir le combat, Odoard et Gildippe s'offrent à lui[689]. Gildippe le frappe la première; furieux, il l'insulte d'abord, et lui porte ensuite dans la poitrine un coup qui brise ses armes, et qui ose, dit le poëte, percer ce sein qu'Amour seul aurait dû blesser. Elle abandonne aussitôt les rênes, et chancèle sur son coursier: Odoard accourt; il soutient d'un bras son épouse mourante, de l'autre il veut la venger; mais que peuvent ses forces ainsi partagées contre un si redoutable ennemi? Le sultan lui coupe le bras dont il appuyait sa chère Gildippe; il la laisse tomber, tombe lui-même, et l'accable sous son poids. [Note 688: _Ibid._, st. 32.] [Note 689: St. 94, etc.] Le Tasse, à la manière des grands poëtes, adoucit l'impression d'un si horrible spectacle, par cette belle comparaison prise d'objets champêtres, et qui lui appartient: «Comme un ormeau[690], à qui la plante couverte de pampres s'entrelace et se marie, si le fer le coupe, ou si l'ouragan le brise, entraîne à terre avec lui la vigne sa compagne; lui-même il la dépouille de ce vert feuillage qui la couvrait, il écrase ces grappes qui l'embellissaient; il paraît en gémir, et peu touché de son propre sort, n'être sensible qu'à la destinée de celle qui meurt auprès de lui. Ainsi tombe Odoard; il ne gémit que sur celle que le ciel lui avait donnée pour inséparable compagne. Ils voudraient se parler, mais ils ne peuvent plus former que des soupirs. Ils se regardent l'un l'autre, ils s'embrassent et se serrent tandis qu'ils le peuvent encore; ils perdent tous deux au même instant la lumière du jour; et ces deux ames pieuses s'en vont ensemble[691],» Que cette peinture est touchante et vraie; et quoiqu'elle offre une image sanglante, combien elle attendrit et repose l'ame, parmi tout ce carnage et toutes ces scènes d'horreur! [Note 690: St. 99.] [Note 691: _E congiunte sen van l'amine pie._ (St. 100.)] Le Tasse n'est pas moins admirable dans les grands épisodes dont il a semé l'action principale de son poëme que dans ces scènes épisodiques qui coupent et varient ses descriptions de combats. J'ai parlé, dans la notice sur sa vie[692], de cette aventure touchante d'Olinde et de Sophronie, qui remplit une partie du second chant. Quoiqu'elle soit en elle-même d'une grande perfection, et qu'elle serve à mettre en scène le caractère farouche et cruel d'Aladin, et le beau caractère de Clorinde, tous les bons critiques l'ont regardée comme un défaut dans le poëme, parce qu'elle est étrangère au reste de l'action, et que les deux personnages qui, dès l'entrée, attirent ainsi tous les regards, n'y reparaissent plus. J'ai indiqué une source particulière d'intérêt qui ne remédie point à ce défaut, mais qui fit sans doute que le Tasse, en sentant la justesse des critiques, refusa toujours d'y obéir. [Note 692: Voyez ci-dessus, p. 237 et suiv.] Ils n'eurent pas le même reproche à faire à l'épisode du combat et de la mort du jeune Suénon, l'un des plus beaux morceaux du poëme. Il est intimement lié à l'action; non-seulement cette mort prive d'un puissant secours l'armée de Godefroy, mais en l'apprenant il est instruit de l'existence et de l'approche d'une armée d'Arabes, conduite par Soliman; c'est de la main de Soliman que Suénon a reçu la mort; c'est l'épée même de Suénon qui doit le venger; elle sera remise, à ce dessein, entre les mains de Renaud; un saint anachorète l'a prédit. Le seul Danois, échappé au glaive des Arabes, apporte cette épée; et Renaud est en exil. Ce récit ranime en sa faveur les souvenirs et l'affection de l'armée; de fausses apparences répandent et accréditent le bruit de sa mort; l'esprit de discorde et de ténèbres agite les esprits; une sédition éclate, et elle est à peine apaisée que le redoutable Soliman, si dramatiquement annoncé, arrive avec ses Arabes, et attaque le camp des chrétiens. Considéré en lui-même, ce morceau entier, conforme aux récits de l'histoire, est un modèle de narration héroïque et pathétique. Suénon et ses braves, attaqués pendant la nuit par un ennemi vingt fois plus nombreux, vendent chèrement leur vie, et chacun d'eux s'entoure d'un monceau de morts. Le jour paraît, et montre à ceux qui vivent encore toutes leurs pertes et tous leurs dangers. «Nous étions deux mille, dit le guerrier danois, et nous ne sommes plus que cent[693]. Quand Suénon voit tout ce sang et tous ces morts, je ne sais si, à ce déplorable spectacle, son intrépide cœur se trouble, mais il n'en fait rien paraître: au contraire, élevant la voix: suivons, dit-il, nos braves compagnons, qui nous ont tracé avec leur sang le chemin du ciel: il dit, et joyeux de sa mort prochaine, il oppose à ce déluge de barbares, un cœur ferme et inébranlable.» Il tombe enfin sous les coups d'un guerrier à la taille haute et au regard farouche, qui n'ose encore l'attaquer seul. Il meurt accablé plutôt que vaincu. L'attitude où on le trouve sur le champ de bataille, le front tourné vers le ciel, tenant et serrant d'une main son épée, l'autre posée sur sa poitrine, attestent plus éloquemment que des discours, et sa foi et son courage. Le moyen extraordinaire par lequel son corps est retrouvé, et reçoit les derniers honneurs, n'a rien qui ne soit poétiquement vraisemblable. Tout peut être miraculeux dans un sujet tel qu'une croisade, qui ayant pour base, je ne dis pas seulement la croyance, mais la crédulité superstitieuse, admet nécessairement ces sortes de prestiges. [Note 693: C. VIII, st. 21.] Cet épisode est au huitième chant, et c'est dans le septième que se trouve l'épisode charmant de la fuite d'Herminie. Comment ne pas aimer un ouvrage, soumis cependant à des règles, et dont l'auteur était loin de marcher sans entraves où l'on rencontre ainsi, presque de suite, des accessoires si parfaits, et qui forment si naturellement entre eux des oppositions et des contrastes? Il y a bien ici quelques traits que tous les traducteurs ont tâché d'adoucir, mais s'ils ne sont pas tout-à-fait dans la véritable nature, ils sont du moins dans cette nature poétique ou fantastique, si l'on veut, à laquelle il faut bien se prêter si l'on ne veut pas rejeter presque toute la poésie moderne. «Elle fuit toute la nuit, elle erre tout le jour sans conseil, et sans guide, n'entendant, ne voyant autour d'elle que ses larmes et que ses cris. Mais à l'heure où le soleil détache ses coursiers de son char brillant, et va se plonger dans la mer, elle arrive auprès des claires eaux du Jourdain; elle descend sur la rive du fleuve, et s'y repose[694]. Elle ne prend point de nourriture; elle ne se repaît que de ses maux, et n'est altérée que de larmes. Mais le sommeil qui fait par son doux oubli le charme et le repos des malheureux mortels, assoupit à la fois ses douleurs et ses sens. Il étend sur elle ses ailes paisibles; mais tandis même qu'elle dort, l'Amour ne cesse point, sous mille formes, de troubler la paix de son cœur.» [Note 694: _Giunse del bel_ GIORDANO _a le chiare acque, E scese in riva al fiume, e qui si giacque._ (C. VII, st. 3.) «_Il est probable_, dit M. de Chateaubriand (_Itinéraire de Paris à Jérusalem_, t. I, p. 9), que le Tasse a voulu placer cette scène charmante au bord du Jourdain. _Il est inconcevable_, j'en conviens, _qu'il n'ait pas nommé ce fleuve_; mais _il est certain_ que ce grand poëte ne s'est pas assez attaché aux souvenirs de l'Écriture, etc.» D'après les deux vers cités au commencement de cette note, je demande au lecteur ce qu'il trouve ici de véritablement inconcevable. Quant au reproche que l'auteur de l'_Itinéraire_ fait avec tant de certitude à l'auteur de la _Jérusalem délivrée_, j'y ai répondu ci-dessus, p. 379.] Il faudrait traduire tout l'épisode, mais il l'a été mille fois; il est présent à tous les esprits, et surtout à tous les cœurs sensibles; et cependant, avouons-le avec franchise, c'est un de ces morceaux où l'on est forcé de reconnaître, dans l'élégante perfection du style, et dans une certaine fleur d'expression, quelque chose d'intraduisible. Mais indépendamment de l'expression et du style, cette charmante description du matin dans une belle campagne, ce bruit lointain qui se mêle au murmure du fleuve et au chant des oiseaux, ce son brillant d'un pipeau champêtre qui tout à coup se fait entendre, ce bon vieillard occupé de ses travaux rustiques, entouré de sa jeune famille, qui s'étonne et s'effraie à l'aspect imprévu des armes dont Herminie est couverte, et qu'elle est obligée de rassurer quand elle vient leur demander un asyle; l'étonnement qu'elle éprouve à son tour de rencontrer tant de calme et de sécurité dans un pays environné du tumulte des armes, et l'admirable réponse du vieux berger, qui, après avoir habité les cours, met à un si haut prix, ce qu'on n'y trouve jamais, la douceur d'une vie pauvre et obscure.... tout cela émeut profondément et porte un calme délicieux à l'imagination et au cœur. On croit échapper au vain bruit du monde, comme Herminie au fracas des armes, et se réfugier avec elle dans cet asyle, où l'on sent que l'on serait si bien. Je mettrais encore au nombre des morceaux du premier ordre, dont on ne voudrait rien retrancher, cette admirable description de la sécheresse, qui frappe le camp des chrétiens[695]. Peut-être n'y avait-il qu'un poëte né sous le ciel le plus brûlant, qui pût tracer avec tant de vérité les effets de ce fléau terrible. On reconnaît dans toute cette description l'homme qui a plus d'une fois senti, comme on le sent dans le pays de Naples, l'influence étouffante du _scirocco_; on le reconnaît surtout dans cette partie du tableau, qui n'en est pas la moins belle: «Le ciel présente l'aspect d'une fournaise ardente[696]; rien ne paraît qui puisse au moins reposer les yeux. Le Zéphir se tait dans ses grottes; le vague des airs est entièrement immobile; ou si quelque vent y souffle, c'est celui qui vient des sables d'Afrique, et qui, lourd et déplaisant, frappe de son haleine épaisse les joues et le sein des soldats.» Enfin il n'y a qu'une imagination où s'est conservée l'empreinte des paysages frais que l'on trouve au pied des Appenins ou des Alpes, qui ait pu revêtir cette autre partie de couleurs si frappantes et si vraies. «Si quelqu'un d'eux a jamais vu[697], entre des rives verdoyantes, dormir comme un liquide argent une eau tranquille, ou des eaux vives se précipiter du haut des Alpes, ou couler lentement sur une plaine fleurie, son désir ardent lui en retrace l'image, et fournit une matière nouvelle à son tourment. Cette image fraîche et humide le dessèche, le brûle, et bouillonne dans sa pensée.» Ici, comme on le croit bien, aucun de nos traducteurs n'a osé être fidèle: ils ont tous cru devoir adoucir les couleurs; et ils ont effacé la peinture. [Note 695: C. XIII, st. 52 et suiv.] [Note 696: St. 56.] [Note 697: St. 60.] Combien d'autres morceaux ne pourrait-on pas joindre à ceux-là si l'on ne voulait oublier aucun de ceux où sont réunies toutes les qualités d'un grand maître! Mais il est temps de nous arrêter. Après avoir reconnu franchement les défauts, j'ai dû et voulu donner une idée de tous les genres de beautés qui existent dans le poëme du Tasse, et non pas en relever toutes les beautés. Ce que j'ai dit prouve assez, ou ce que j'ajouterais ne prouverait pas davantage quel rang doit occuper parmi les poëmes épiques celui où il s'en trouve d'un tel ordre et en si grand nombre. Il n'y a sans doute que la prévention la plus aveugle qui puisse le placer au-dessus, et même au niveau d'Homère et de Virgile; mais, parmi les anciens, il serait injuste de lui préférer Lucain, Stace ou Silius; parmi les modernes, le Camoëns, malgré plusieurs morceaux sublimes, est loin de pouvoir lui être comparé; Milton, plus sublime encore, a contre lui la bizarrerie, la tristesse, en un mot le malheur de son sujet; l'Arioste s'est trop égayé dans le sien, et s'est trop souvent écarté à dessein de la dignité de l'épopée; la France enfin, ni les autres parties de l'Europe, n'ont rien qui puisse disputer à la _Jérusalem délivrée_ le prix du poëme épique: elle est donc immédiatement placée après ceux d'Homère et de Virgile, et par conséquent le premier de tous les poëmes héroïques modernes. Cette place est assez belle pour satisfaire une ambition raisonnable; et quelqu'importance que l'on donne aux défauts de la _Jérusalem_, cette place ne peut lui être ôtée que s'il paraît un autre poëme, écrit dans une langue aussi poétique, conçu avec autant de force, conduit avec autant d'ordre et de sagesse; dont le style ait en général autant de chaleur, de poésie et de grâces; où les caractères soient aussi bien tracés, se soutiennent avec autant de vigueur, et se fassent ainsi mutuellement valoir; où le merveilleux et l'historique soient aussi habilement fondus et mélangés, où l'imagination du poëte agisse aussi puissamment sur l'imagination du lecteur; un poëme enfin qui, avec tous ces avantages, ait celui de naître chez une nation et dans un siècle étrangers au faux éclat du bel esprit, et revenus, ne fût-ce que par lassitude et par ennui, aux simples et durables beautés de la nature; d'être en même temps l'ouvrage du goût et celui du génie, de sortir du cerveau d'un poëte qui n'ait point trop goûté dans son jeune âge _la douceur des aliments de l'esprit_, qui n'ait point pris _l'assaisonnement pour la nourriture_, et d'être ainsi purgé de ce clinquant, qu'on voit avec tant de regret, dans le poëme du Tasse, ternir et altérer quelquefois l'or le plus précieux et le plus rare. CHAPITRE XVII. _Coup d'œil rapide sur trois poëmes du Tasse_, IL RINALDO, LA GERUSALEMME CONQUISTATA _et_ LE SETTE GIORINATE; _idée du_ FIDO AMANTE, _du prince Curzio Gonzagua; fin du poëme héroïque._ La vie du Tasse nous l'a fait voir comme un de ces êtres rares auxquels la nature donne, à leur naissance, une impulsion tellement déterminée, qu'elle dirige si énergiquement vers un but, qu'ils ne peuvent s'en proposer aucun autre: ils l'atteignent ou ils succombent; mais ils ne s'en détournent jamais. Heureux les hommes ainsi doués, quand ce but où les pousse une organisation impérieuse, est la perfection dans les arts, et la gloire innocente que cette perfection procure! Le Tasse tout formé, pour ainsi dire, d'éléments poétiques, fut poëte dès le berceau. Quand son père voulut comprimer en lui par l'étude des lois l'essor de la nature, cette compression ne fit qu'en augmenter la force, et au lieu des faibles essais qui avaient été les jeux d'enfance de son fils dans des gymnases littéraires, il le vit produire à dix-huit ans un poëme épique dans le gymnase de droit, où il l'avait placé. Ce poëme, dont on parle toujours lorsqu'il est question du Tasse, est peu lu et mériterait peu de l'être, s'il était de tout autre auteur; mais on doit aimer à connaître, au moins superficiellement, ce début épique d'un poëte qui devait, à son second pas, s'élancer si loin dans la carrière de l'épopée. Il est à remarquer que dès ce premier pas il voulut avoir une marche à lui, s'écarter de la route qu'il voyait la plus fréquentée, revenir enfin, de l'excessive liberté du poëme romanesque, à la régularité du poëme héroïque. Le héros de ce poëme en douze chants, qui fut composé en dix mois, est _Renaud_, fils d'Aymon, et cousin de Roland. Son amour pour la belle Clarice, ses premiers faits d'armes entrepris pour l'obtenir, les obstacles qui les séparent, et enfin leur union en sont le sujet, le nœud et le dénoûment. Le jeune poëte s'y propose, comme il l'avoue dans son avis au lecteur, d'observer, entre autres règles, celle de l'unité, non pas stricte, mais considérée avec une certaine extension qui ne nuise, ni au plaisir, ni à la régularité. Il voudrait que son ouvrage ne fût sévèrement jugé, ni par les sectateurs trop rigoureux d'Aristote, qui ont toujours devant les yeux l'exemple parfait d'Homère et de Virgile, sans vouloir considérer la différence des temps, des goûts et des mœurs; ni par les partisans trop exclusifs de l'Arioste et du goût moderne. Il craint que ceux-ci ne lui fassent un reproche grave de n'avoir pas employé, au commencement des chants, ces moralités, ces prologues agréables que l'Arioste y place toujours, et que son père lui-même, cet homme, dit-il, dont tout le monde connaît l'autorité et le mérite, avait quelquefois adoptés[698]. Ni Virgile cependant, ni Homère, ni les autres anciens ne s'en sont servis; et Arioste dit clairement dans sa Poétique, qu'un poëte est d'autant meilleur qu'il imite davantage, et qu'il imite d'autant plus qu'il parle moins comme poëte, et qu'il fait plus souvent parler ses personnages. C'est ce que n'ont pas fait ceux qui mettent toutes les sentences et toutes les moralités dans la bouche du poëte lui-même, et toujours au commencement des chants. «Alors, ajoute-t-il, non-seulement ils n'imitent pas, mais il semble qu'ils sont tellement privés d'invention, qu'ils ne sauraient comment placer ailleurs toutes ces choses. En un mot, il est de l'avis de ceux[699] qui disent que l'Arioste n'aurait point fait ces sortes de prologues, s'il n'avait pensé que, comme il parlait de différents chevaliers et de différentes actions, comme il laissait souvent une chose pour en reprendre une autre, il était quelquefois nécessaire qu'il s'adressât aux auditeurs pour les rendre dociles; qu'il leur annonçât dans ces préambules ce qu'il voulait raconter dans le cours du chant, et qu'il joignît ainsi les choses qu'il allait dire avec celles qu'il avait dites. C'était là aussi le motif qui avait déterminé son père; mais lui qui ne veut chanter qu'un seul héros, qui veut réunir ses exploits en une seule action, autant du moins que le goût du temps le permet, et qui se propose d'ourdir son poëme d'un fil qui ne soit jamais interrompu, il ne voit pas pourquoi il aurait dû suivre leur exemple[700].» On ne hait pas à voir cette indépendance raisonnée dans un jeune homme de dix-huit ans; mais ce qu'il faut surtout observer ici, c'est que cet abus, qui a produit dans l'Arioste, dans le Berni, et dans quelques autres des choses si agréables, mais qui n'en est pas moins un abus, était devenu presque une règle, ou du moins un usage si général, que le Tasse, pour s'en dispenser, crut avoir besoin de raisonnements et presque d'excuses. [Note 698: _Quest'altri gravemente mi riprinderanno che non usi ne' principj de' canti quelle moralità e quei proemj che usa sempre l'Ariosto, e tanto più che mio padre, huomo di quell'autorità e di quel valore che 'l mondo sà, anch'ei tal volta da questa usanza s'è lasciato trasportare._ (_Torq. Tasso ai Lettori._)] [Note 699: Il cite _il dottissimo sig. Pigna_. C'est celui dont nous avons parlé dans la Vie du Tasse.] [Note 700: _Ub. supr._] L'action du poëme commence lorsque Charlemagne, vainqueur, dans plusieurs combats, des Sarrazins qui étaient descendus en Italie, poursuit les restes de leur armée, et les tient comme assiégés au bord de la mer. Le jeune Roland s'est couvert de gloire dans cette guerre; il a tué de sa main les deux rois africains Almon et Trojan. Sa renommée remplit l'Italie et la France. Elle excite une noble jalousie dans son cousin Renaud, plus jeune que lui de quelques années, mais pour qui l'âge est venu de sortir du repos où sa mère le retient, et de prendre les armes. Renaud tout occupé du dessein d'aller aussi chercher la gloire, errait près de Paris dans la campagne; il trouve attaché au pied d'un arbre un cheval superbe tout équipé, et chargé d'une armure complète. Il monte sur le cheval, après s'être revêtu des armes, à l'exception de l'épée. Le jour où il avait été, avec ses frères, reçu chevalier par l'empereur, il avait juré de ne ceindre jamais d'autre épée que celle qu'il aurait enlevée dans un combat à quelque fameux guerrier. Il prend le chemin de la forêt des Ardennes, célèbre par tant d'aventures et de combats. A peine y est-il entré qu'il rencontre un vieillard courbé sous le poids de l'âge, et apprend de lui qu'il est arrivé depuis peu dans cette forêt un cheval indomptable, qui brise et renverse tout ce qui s'oppose à son passage. Oser l'attaquer ou même l'attendre, c'est s'exposer à une mort certaine. Renaud, loin de s'effrayer, montre le plus vif désir de le voir et de le combattre. C'est le fameux cheval Bayard. Il avait autrefois appartenu au grand Amadis des Gaules. Après la mort de ce héros, il était resté enchanté par un magicien, qui avait prédit que lorsque le temps serait venu où il recommencerait à se mouvoir, il ne pourrait être dompté que par un guerrier du sang d'Amadis, et aussi brave que lui. Pour s'emparer de ce cheval merveilleux, il faut l'abattre par force ou par adresse; du moment où il sera étendu sur la terre, il deviendra docile et facile à conduire. Sa retraite habituelle est dans un antre, sur les limites de la forêt; mais à moins d'une force et d'une valeur surnaturelles, malheur à qui ose en approcher! Cela dit, le vieillard s'éloigne. Ce n'était point un vieillard; c'était l'enchanteur Maugis, cousin de Renaud, qui, voulant seconder les projets du jeune chevalier, lui avait procuré cette armure et l'instruisait à acquérir le plus beau cheval qu'il y eût au monde. Renaud s'enfonce dans la forêt, et pendant plusieurs jours il y cherche Bayard, sans même en apercevoir les traces. Il voit enfin courir, non un cheval, mais une biche blanche, poursuivie par une jeune et belle chasseresse qui paraît quelques moments après, passe rapidement, atteint d'un trait la biche fugitive, et la tue. Renaud frappé de sa beauté, de son courage et de son adresse, l'aborde, lui parle avec une galanterie respectueuse, et lui fait offre de ses services. Elle lui apprend son nom, que l'on devine déjà sans doute; c'est Clarisse, sœur d'Yvon, roi de Gascogne, qui habite avec sa mère un château voisin, où elle n'a d'autre plaisir que celui de la chasse. Quand Renaud s'est nommé à son tour, elle connaît, lui dit-elle, les héros de sa race; mais elle est surprise de n'avoir point encore entendu parler de ses exploits, tandis que ceux de Roland son cousin retentissent dans tout l'univers. Le jeune guerrier rougit; il rend justice à la bravoure de Roland; mais il ne craindrait pas de le combattre lui-même, si la belle Clarice daignait l'y encourager. Sur ces entrefaites, arrive la suite de Clarice qui la cherchait avec inquiétude, et toute composée de dames et de chevaliers. Clarice dit en souriant à Renaud: Vous qui vous sentez assez de courage pour défier même Roland, voyez si vous voulez en donner ici des preuves en joutant contre mes chevaliers. Renaud y consent avec joie; il renverse et blesse à mort le premier qui se présente. Il se jette ensuite au milieu des autres, blesse tous ceux qu'il atteint de sa lance jusqu'à ce qu'elle soit rompue. Il combat encore avec le tronçon; et quand ce tronçon même est réduit en pièces, il se sert de ses poings contre les uns, heurte les autres de son cheval, en enlève un de la selle, et le lance avec une force si extraordinaire contre ce qui lui restait d'ennemis, qu'ils n'osent plus l'approcher, et lui cèdent le champ de bataille. Clarice, témoin de ce combat ne peut plus douter de la valeur de Renaud; elle le trouve charmant; elle l'admire, et l'admiration ouvre son cœur à l'amour[701]. Elle fait emporter les morts et les blessés; les dames et ce qui reste de chevaliers suivent en silence; elle marche lentement, accompagnée du jeune vainqueur. Il lui tient chemin faisant quelques propos d'amour, qu'elle feint de ne pas entendre, ou qu'elle reçoit avec une fausse rigueur. Il s'en afflige, et le poëte qui n'aime point les moralités au commencement des chants, en fait une à la fin de celui-ci sur l'inutilité de la résistance quand on se sent blessé par l'amour, sur les progrès qu'il fait dans un cœur à mesure que l'on s'efforce de le vaincre ou de le cacher. Combien de femmes, dit-il, et cela est fort pour un jeune écolier en droit, qui montrent sur leur visage un courroux endurci et une invincible rigueur, et qui ont ensuite un cœur faible et tendre, toujours en butte aux traits de l'amour! C'est être peu habile que de prendre ce qui paraît au dehors pour l'indice certain des volontés cachées. C'est un art employé pour vaincre et conquérir l'homme qui suit d'un pas rapide celle qui fuit[702]. Clarice arrivée à la porte du château, toute sévère qu'elle a voulu paraître, invite Renaud à y entrer. Mais il veut auparavant courir et mettre à fin des aventures qui puissent le rendre digne d'elle; et il la quitte pour les aller chercher. [Note 701: _Dal valor nasce in lei la meraviglia, E da la meraviglia indi il diletto. Poscia il diletto che in mirarlo piglia, Le accende il cor di dolce ardente affetto, E mentre ammira e loda 'l cavaliero, Pian piano à novo amore apre 'l sentiero._ (C. I, st. 81.)] [Note 702: _Deh, quante donne son ch'aspro rigore Mostran nel volta ed indurato sdegno, C'hanno poi molle e delicato il core, Degli strali d'amor continuo segno_, etc. (St. 91.)] Celle de la conquête du cheval Bayard est la première. Avant Bayard, il rencontre cependant un Sarrazin espagnol, avec qui il fait connaissance, comme il arrivait souvent entre chevaliers, les armes à la main, et qui devient son intime ami. Isolier, c'est le nom de ce Sarrazin, voulait aussi conquérir Bayard; ce n'est donc pas pour une maîtresse qu'ils se battent, c'est pour un cheval. Isolier reçoit un si furieux coup sur la tête, qu'il tombe évanoui, et reste comme mort pendant une heure. Il revient à lui et veut recommencer de plus belle; un Anglais qui l'accompagne donne alors aux deux champions un conseil qu'il aurait pu leur donner plus tôt, c'est d'aller affronter ensemble ce redoutable cheval; ils n'auront pas trop contre lui de leurs forces réunies, et celui qui aura le plus contribué à le vaincre en restera possesseur. Le pacte ainsi fait, Renaud et Isolier marchent ensemble, trouvent enfin Bayard[703] et l'attaquent. La description de ce singulier combat est aussi détaillée que celle du fait d'armes le plus chaud et le plus terrible[704]. Renaud parvient enfin à le saisir par les deux pieds de derrière; malgré tous ses efforts pour se dégager, il le renverse; au moment où l'animal touche la terre, il s'adoucit, se relève, souffre que Renaud le palpe, le caresse, le monte, et devient aussi docile au frein qu'il était féroce et indomptable auparavant. Les deux amis se remettent en quête d'aventures. Ils apprennent d'un chevalier, avec lequel Renaud commence encore par se battre, qu'il est question d'une paix définitive entre les Sarrazins et Charlemagne. Francard, roi d'Arménie, est devenu amoureux de Clarice, sur le portrait qu'il a vu d'elle en Asie dans le temple de la Beauté; il l'a fait demander en mariage à Charlemagne aux conditions de paix les plus avantageuses. L'empereur a fort bien accueilli la demande, mais n'a voulu rien décider sans le consentement du roi de Gascogne, frère de Clarice. Yvon, consulté, renvoie la décision à sa sœur, et le chevalier qui fait ce récit est chargé, par le roi Francard son maître, de cette négociation auprès d'elle. Renaud qui l'a écouté avec colère, lui dit que son roi est un insensé, que s'il ne veut pas courir à sa perte certaine, il cherche une femme ailleurs qu'en France. Il laisse pourtant le Sarrazin aller à sa destination; mais il reste, après son départ, plongé dans une sombre rêverie. Il en est tiré par l'aspect imprévu de deux statues de bronze, représentant deux chevaliers armés de toutes pièces, qui semblent s'avancer la lance en arrêt l'un contre l'autre. Le nom de Tristan est écrit sur l'un des piédestaux, et celui de Lancelot sur l'autre. Une inscription gravée sur le marbre apprend que les deux lances qui ont réellement appartenu à ces deux célèbres chevaliers de la Table ronde, sont destinées à deux autres chevaliers qui les surpasseront en force et en valeur. Isolier, qui ne doute de rien, veut se saisir de la lance de Tristan; il est repoussé durement et jeté par terre. Renaud fait la même tentative: elle lui réussit parfaitement. La statue baisse la tête, ouvre la main, et lui cède la lance qu'elle avait refusée à cent autres, comme elle venait de le faire à Isolier[705]. [Note 703: Ce cheval s'appelait ainsi parce qu'il était bai et châtain: _Baio e castagno, onde Baiardo e detto._ (C. II, st. 31.)] [Note 704: St. 30 à 44.] [Note 705: C. III.] Renaud, fier de cette conquête, marchait avec son ami le long de la Seine. Ils aperçoivent sur un char magnifique, traîné par dix cerfs, blancs comme la neige, une troupe de belles dames, au milieu desquelles s'élevait la reine Galerane, femme de Charlemagne. Clarice était auprès d'elle; sa beauté brillait d'un si grand éclat que Renaud transporté d'amour ne peut supporter l'idée qu'un Sarrazin, un barbare, ose aspirer à sa main. Le char était environné de cent chevaliers, couverts de leurs armes et la lance haute. Il les défie au combat, en tue, blesse ou renverse une partie: Isolier le seconde bravement: rien ne leur résiste. Ce qui reste de chevaliers prend la fuite et se disperse dans la campagne. Renaud s'avance vers le char, parle très-poliment à Galerane, mais enlève Clarice, la place sur un cheval et l'emmène[706]. Elle est d'abord très-effrayée, ne sachant quel est son ravisseur; mais lorsqu'il a ôté son casque, qu'elle a reconnu Renaud, et qu'il lui a tenu les discours les plus tendres et les plus soumis, elle se rassure et se résigne à son sort. Il regarde autour de lui, cherchant un lieu où cette résignation puisse être mise à profit. Tout à coup un guerrier menaçant paraît, et ordonne à Renaud de se dessaisir de sa proie. Nouveau combat, mais moins heureux que le premier. Le guerrier inconnu terrasse Isolier, renverse Bayard, qui s'abat sur son maître et ne peut se relever. L'inconnu frappe la terre, d'où sort un char tiré par quatre chevaux noirs. Il force Clarice d'y monter avec lui, part, presse les coursiers et disparaît[707]. [Note 706: C. IV.] [Note 707: C. IV.] Dès que Bayard peut se relever, Renaud se met à la poursuite du char, mais il en perd bientôt les traces. Séparé de son cher Isolier qui n'a pu le suivre et qu'il ne doit plus revoir, seul, livré à la plus noire mélancolie, il trouve pour consolateur un jeune homme en habit de berger, qui paraît aussi affligé que lui. Ce berger, nommé _Florindo_, lui raconte ses tristes aventures; Renaud lui dit les siennes: ils vont ensemble à une espèce d'antre sacré, où une petite statue de l'Amour, ancien ouvrage de l'enchanteur Merlin, rendait encore des oracles[708]. Elle apprend à Renaud que c'est Maugis qui, pour son bien, lui a enlevé Clarice et l'a rendue à sa famille; à _Florindo_, qu'il est issu d'un sang royal, et qu'il cessera bientôt d'être persécuté par la fortune. Elle engage le premier à suivre son dessein de s'illustrer par les armes pour mériter celle qu'il aime; le second, à prendre le même parti, pour obtenir la même récompense. [Note 708: C. V.] Renaud et _Florindo_ passent les Alpes, descendent en Italie, et se rendent au camp de Charlemagne[709]. _Florindo_ obtient de l'empereur l'ordre de chevalerie. C'est Roland qui lui ceint l'épée. Le nouveau chevalier annonce aussitôt à Charlemagne, que lui et un autre guerrier qui l'attend auprès du camp, se présentent pour soutenir contre tous qu'un homme ne peut atteindre au véritable honneur, s'il n'est conduit et inspiré par l'Amour. L'empereur leur accorde le champ, et fait publier le sujet de la joute dans son armée et dans celle des Sarrazins. Il se présente un assez grand nombre de tenants contre l'amour; aucun ne peut résister aux deux jeunes chevaliers. Un géant africain, nommé Atlant, succombe sous les coups de Renaud, qui, après l'avoir tué, s'arme de son épée Fusbert, et se trouve ainsi relevé du premier serment qu'il avait fait. Il renverse ensuite Otton, tue le brave Hugues et lui coupe la tête. Charlemagne, désespéré de voir mal mener ainsi ses chevaliers, engage Roland, qui est présent à la fête, à entrer en lice et à venger l'honneur des paladins français. Roland obéit; les deux cousins sont aux prises; Renaud connaît Roland qui ne le connaît pas; mais il croirait faire quelque chose d'indigne d'un tel adversaire s'il ne l'attaquait pas de toutes ses forces. Le combat est tellement égal; il est si long-temps et si vigoureusement disputé, que l'empereur lui-même descend de son trône et vient séparer les combattants. Ils s'arrêtent, s'embrassent, se font des présents mutuels, et se quittent pénétrés d'estime et d'admiration l'un pour l'autre. _Florindo_ ne s'est pas moins distingué que Renaud; il a désarçonné un grand nombre de chevaliers. Les deux tenants d'amour se retirent couverts de gloire. Charlemagne veut en vain les retenir; il leur demande inutilement leur nom: ils partent sans vouloir se faire connaître. [Note 709: C. VI.] Après quelques rencontres épisodiques, ils arrivent aux environs de Naples, au palais de Courtoisie[710]; ils subissent l'épreuve de la barque enchantée, et se montrent dignes d'être mis au nombre des chevaliers loyaux et courtois[711]. Ils trouvent ensuite au bord de la mer, une troupe nombreuse qui préparait dans une vaste et superbe tente un sacrifice, à la manière des peuples d'Asie, devant une statue qui représente une jeune dame d'une beauté parfaite. Renaud reconnaît bientôt cette figure charmante; c'est celle de Clarice, le chef de cette troupe est Francard, roi d'Arménie, qui rend un culte d'adoration au portrait de celle dont il a fait demander la main. Il voit les deux chevaliers s'arrêter devant sa tente; il veut qu'ils descendent de cheval, qu'ils adorent avec lui cette image, et qu'ils confessent que lui seul est digne d'en posséder l'original. Renaud peu disposé à un pareil aveu, l'est bien moins encore quand il a su le nom de cet insolent roi. Un défi est sa réponse. Francard est tué par _Florindo_; _Chiarello_, autre roi sarrazin qui combattait toujours accompagné et défendu par un lion, est tué par Renaud; tout le reste de la troupe est vaincu, terrassé, blessé, dispersé. Renaud s'empare de la belle statue, la place sur un cheval, et parcourt avec elle et son ami, une partie de l'Asie[712]. [Note 710: C. VII.] [Note 711: Ils apprennent auparavant ce que c'est que ce palais, par qui il a été bâti, et voient dans une suite de portraits prophétiques, des héros et des héroïnes qui auront un jour au plus haut degré le don de courtoisie. C'est là que le jeune poëte brûla son premier grain d'encens pour la maison d'Este, pour le duc Alphonse II, pour Lucrèce sa sœur, etc. (C. VIII, st. 7 et 14.)] [Note 712: C. VIII, st. 7 et 14.] Ils trouvent au milieu d'une plaine riante et fleurie, de jeunes beautés rassemblées autour d'une dame plus belle encore, et qui semble être leur reine, escortées par une troupe de guerriers de haute apparence. Cette dame leur envoie demander s'ils veulent s'éprouver contre ses chevaliers; ils acceptent, après avoir appris qu'elle est reine de Médie, qu'elle se nomme Floriane, et qu'elle n'a point encore subi le joug de l'hymen. Les guerriers mèdes ont le sort de tous les autres, et ne peuvent résister, ni à Renaud, ni à _Florindo_. Floriane témoin de leur défaite, loin de sentir ou de la colère, ou de l'effroi, trouve que Renaud surtout les renverse et les tue de si bonne grâce, qu'elle y prend beaucoup de plaisir. Elle désire vivement de savoir si sa beauté répond à sa force et à sa valeur. Le dernier chevalier qu'il abat rompt de la pointe de sa lance les liens qui attachent le casque du jeune paladin; le casque tombe, et Renaud paraît dans tout l'éclat et toute la fraîcheur de la jeunesse. La pauvre reine ne résiste plus; et le poëte, sans doute pour la justifier, fait dans trois octaves un portrait de la beauté mâle de son héros, qui prouve que si Floriane était un peu prompte à s'enflammer, elle était du moins connaisseuse[713]. Elle emmène dans son palais Renaud et son ami, leur donne un magnifique repas, et fait asseoir Renaud auprès d'elle. Là, le jeune Tasse, tout rempli de son Virgile, ne manque pas de faire de cette reine une seconde Didon; Renaud lui raconte ce qu'il avait fait, encore enfant, pour venger l'honneur de sa mère, et ses premiers exploits contre la maison de Mayence, et d'autres aventures dont le récit touche de plus en plus Floriane, comme ceux d'Enée touchaient la reine de Carthage. Les progrès sont les mêmes, les profonds soucis, le feu caché, et le reste[714]. Elle a une vieille nourrice qui lui tient lieu de la sœur Anne, et qui, ayant reçu ses confidences, lui conseille de même de céder à ce coup du sort. Didon céda; comment Floriane aurait-elle résisté? Mais au lieu de la partie de chasse, de l'orage, et de la grotte où Enée et Didon se retirent ensemble, la scène se passe dans un jardin charmant; Floriane y cueillait des fleurs, en pensant à Renaud, et disait en soupirant: Cher Renaud, quand pourrai-je éteindre dans tes baisers le feu de mes désirs[715]? Renaud survient dans ce moment: il apporte, comme on peut croire, la réponse à cette question; mais le disciple de Virgile a du moins profité de l'exemple de son maître. Il laisse tout deviner, ou sauve tout par l'intervention, à d'autres égards déplacés, d'une déesse. Ce n'est pourtant pas Junon qu'il fait intervenir, c'est Vénus; et si on lui permet cette licence mythologique, en un pareil sujet, on trouvera de la grâce dans l'image et dans l'expression. «Vénus rit dans les cieux[716]; elle verse libéralement sur eux ses délices; et peut-être le plaisir de ces jeunes gens éveilla-t-il dans son cœur une subite et douce envie; peut-être eût-elle changé, ce jour-là, son état, tout divin qu'il est, pour celui de Floriane». [Note 713: C. IX, st. 15, 16 et 17.] [Note 714: _Ma il cieco mal nutrito ogn'hor s'avanza Tal che' ella a morte corre e si disface_, etc. (St. 64.)] [Note 715: St. 78.] [Note 716: _Rise Venere in cielo, e i suoi diletti Versò piovendo in lor larga e cortese; E forse del piacer de' giovinetti Subita e dolce invidia il cor le prese, Tal che quel giorno il suo divino stato In quel di Floriana havria cangiato._ (St. 80.)] C'est aussi pendant son sommeil que le paladin, qui s'oubliait comme Enée dans cette vie agréable, a des visions qui l'en font sortir; mais ce n'est point son père qu'il voit en songe, c'est la belle et tendre Clarice elle-même, dont il sacrifiait l'amour à des plaisirs passagers. Il croit la voir, l'entendre qui l'appelle; il ne balance pas un instant, sort en cachette du palais, et abandonne, quoique à regret, la trop sensible Floriane. Dès qu'elle s'en aperçoit, elle envoie des guerriers à sa poursuite. Ils atteignent Renaud, mais il les bat, les fait prisonniers et les lui renvoie. La reine est au désespoir; elle veut se poignarder; une magicienne puissante vient à son secours et l'arrête. C'est Médée, non pas celle de Colchos, mais une Médée, sœur du père de Floriane. Elle enlève officieusement sa nièce sur un char volant, répand sur ses jeux, avec une liqueur magique, le sommeil et l'oubli, la transporte dans l'une des îles Fortunées, son séjour accoutumé, où elle la retient auprès d'elle[717]. [Note 717: C. X.] Cependant Renaud et _Florindo_ sont parvenus au bord de la mer: ils s'embarquent pour l'Italie. Une tempête affreuse brise et submerge leur vaisseau. Ils nagent long-temps ensemble, et se prêtent mutuellement secours; mais _Florindo_ est enfin englouti, et Renaud jeté presque sans vie sur la côte, à quelque distance de Rome. Revenu à lui, il reçoit dans un château voisin l'hospitalité la plus généreuse. Le seigneur de ce château lui donne des armes, un cheval et un écuyer. Renaud part pour retourner en France. Le troisième jour, il trouve auprès d'une fontaine un chevalier couvert d'armes brillantes, qui tient attaché à un arbre son cheval Bayard, et un portrait qu'il reconnaît aussitôt pour celui de Clarice; il a même au côté son épée Fusberte. Renaud demande poliment au chevalier ces objets qui lui appartiennent; cette demande est mal reçue; il faut se battre. Le chevalier inconnu est renversé, et reste étendu sans mouvement. Renaud reprend le portrait, son coursier, son épée; s'apercevant que son bouclier a été fendu dans le combat, il prend aussi celui du chevalier, non pas à cause du portrait d'une très-belle dame qui y est artistement gravé, mais parce qu'il lui a paru d'une trempe parfaite[718]. [Note 718: C. X.] Il continue gaîment sa route, arrive bientôt en France, la traverse, et trouve auprès de Paris la campagne couverte de chevaliers, de dames, de chevaux et d'écuyers dans le plus brillant équipage. Tout le monde, sans le connaître, est frappé de sa bonne mine. Griffon de Mayence en est jaloux. Il avait depuis peu offert ses vœux à Clarice. «Je veux, dit-il au guerrier inconnu, que tu jures qu'il n'y a point de beauté qui ne cède à la dame de mes pensées.» Renaud, qui ne sait point quelle est cette dame, avoue qu'elle est belle sans doute, mais affirme que la sienne l'est cent fois plus. Le combat n'est ni long, ni douteux; l'insolent Griffon est désarçonné d'un coup de lance. Le jeune vainqueur, entouré et applaudi par les chevaliers et par les dames, ôte son casque, se fait connaître, embrasse ses parents, ses amis, est accueilli et fêté de tout le monde. Mais il n'est pas au bout de ses peines. Clarice, témoin de sa victoire, voit en même temps sur son bouclier le portrait d'une dame inconnue. La jalousie s'empare d'elle, la tourmente, lui fait faire un très-mauvais accueil à celui qui n'aime et ne cherche qu'elle, et comme il arrive souvent, fait sans aucun motif deux malheureux à la fois[719]. [Note 719: C. XI.] Renaud était lié, depuis l'enfance, d'une tendre amitié avec Alde la Belle, qui était aussi amie de Clarice: dans un grand bal qui se donne à la cour, il veut l'engager à le racommoder avec sa maîtresse. Il la prie à danser; mais dans ce même instant Anselme de Mayence la prie de son côté. Alde embarrassée baisse les yeux, se tait, et reste immobile. Anselme insulte Renaud, et finit par l'appeler bâtard, ce qui n'était ni poli, ni vrai. Renaud le prend à la gorge de la main gauche, le poignarde de la droite, et le jette mort sur le carreau[720]. Le bal est troublé; tous les Mayançais furieux sont prêts à se jeter sur Renaud; tous les guerriers de la maison de Clairmont et leurs amis se disposent à le défendre. Renaud passe entre les deux troupes d'un air fier et tranquille, et parvient jusqu'à son logement, sans que personne ose l'attaquer. Charlemagne irrité le condamne à un exil perpétuel; il part, sans avoir pu obtenir de Clarice réponse à une lettre suppliante qu'il lui a écrite. Il s'arrête à quelque distance de Paris, aux bords de la Seine; ayant détaché de son cou son bouclier, il lui reproche, un peu tard, d'avoir causé ses malheurs, et le jette dans la rivière. Après huit ou neuf jours de route, il traverse une sombre, étroite et humide vallée; c'est la vallée du Deuil ou des Douleurs; il est conduit de là sur une colline riante où il ne voit que d'agréables objets, où il s'endort et fait les plus jolis rêves du monde, où tout enfin le ramène du désespoir à l'espérance. [Note 720: L'auteur, plus avancé en âge, et mieux instruit des lois de l'honneur, n'eût pas prêté cette manière de sa venger à un chevalier, et surtout à un chevalier français.] Un cliquetis d'armes se fait entendre; c'est un bonheur de plus, puisque ce bruit lui fait espérer une occasion d'exercer son courage; il en était privé depuis long-temps; il accourt: il voit un seul guerrier qui se défend avec intrépidité contre une troupe d'assaillants. Il fond sur eux, en tue plusieurs, aide le guerrier à se délivrer des autres, et reconnaît en lui son cher _Florindo_, dont il avait pleuré la mort. _Florindo_ lui raconte comment il a été sauvé du naufrage, et les aventures qui l'ont conduit où il l'a trouvé. Ce qu'il ne sait pas, c'est pour quel motif tous ces gens armés l'ont attaqué avec tant de fureur. L'un d'eux respirait encore: on l'interroge; il répond qu'il était au service du puissant roi Mambrin; que ce roi sarrazin est devenu éperdûment amoureux de Clarice sans l'avoir vue, et qu'il est venu par mer en France pour l'enlever[721]. S'étant avancé jusqu'auprès de Paris avec une troupe d'élite, il a trouvé cette beauté charmante qui jouait dans une prairie avec ses compagnes; il l'a enlevée, et a repris aussitôt sa course vers ses vaisseaux qui sont dans un port voisin. En passant dans cet endroit, il a vu ce guerrier dont l'apparence l'a frappé: il leur a ordonné de lui faire mettre bas les armes et de le faire prisonnier. Mais la valeur de ce héros, et de celui qui est venu à son secours, leur a fait trouver la mort dans cet acte d'obéissance. [Note 721: C. XII.] Renaud avait à peine entendu ce récit, qu'il s'était déjà élancé, vers le port voisin, de toute la rapidité de son coursier. _Florindo_ le suit. Un troisième se joint à eux, qui fournit à Renaud une nouvelle armure, à _Florindo_ un cheval de bataille. C'est Maugis qui ne perd pas de vue son cousin, et qui lui prête en cette occasion le double secours de son art et de son bras. Bientôt ils rencontrent en effet Mambrin, sa troupe et sa belle prisonnière. Ils les attaquent avec une fureur qui ne leur donne pas le temps de se reconnaître. Les Sarrazins les plus braves tombent sous leurs coups; Mambrin lui-même est tué par Renaud, après un combat long et sanglant. Clarice est délivrée; son amant peut enfin s'expliquer avec elle, et la convaincre de sa foi. Maugis leur rend un dernier service. Sa baguette fait naître tout à coup un palais enchanté, où ils sont reçus avec toutes les recherches du goût et de la magnificence. Maintenant qu'ils s'entendent bien, et qu'un désir égal les attire l'un vers l'autre, il leur conseille de ne pas attendre davantage. Ce conseil leur paraît fort bon, et le poëte met à contribution l'astre des nuits, Vénus et le Dieu d'hymen pour dire poétiquement comment ils le suivirent. Il termine par un épilogue qui n'est pas sans intérêt. On y trouve d'abord l'époque et presque la date de son poëme. «Ainsi, dit-il, je célébrais en me jouant les ardeurs de Renaud et ses douces souffrances, lorsque encore dans le quatrième lustre de mes jeunes années je pouvais dérober un jour à d'autres études, où j'étais soutenu par l'espérance de réparer les maux que m'a faits la fortune; études ingrates dont le poids m'accablait, et dans lesquelles je languissais, inconnu aux autres et à charge à moi-même[722]:» Il s'adresse ensuite au cardinal Louis d'Este, à qui son poëme est dédié; puis à son ouvrage même, et lui souhaite une destinée heureuse. La dernière strophe contient l'expression touchante de sa docilité pour un grand poëte et de sa tendresse pour un bon père. «Va, dit-il à son livre, trouver celui qui fut choisi par le ciel pour me transmettre la vie; c'est par lui que je parle, que je respire, que j'existe: s'il y a en moi quelque chose de bon, c'est à lui que je le dois[723]. De ce regard perçant dont il pénètre, à travers l'écorce des choses, jusqu'à leur centre, il verra tes défauts que mes yeux faibles et peu clairvoyants m'ont cachés. Il te corrigera, autant que cela est possible, de cette main qui ajoute maintenant de la prose véridique aux fictions de la poésie; il te donnera enfin la beauté qui manque à tes vers.» [Note 722: St. 90.] [Note 723: _Io per lui parlo e spiro e per lui sono, E se nulla hò di bel, tutto è suo dono_, etc. Imitation heureuse de ce vers d'Horace: _Quod spiro et placeo, si placeo, tuum est._ Horace le dit à sa muse; il est bien plus touchant d'entendre le Tasse le dire à son père.] Tel est en abrégé le plan de cette première production épique du Tasse. On voit que l'auteur s'y était proposé d'observer la règle de l'unité; mais on voit en même temps que cette règle est peu applicable aux sujets romanesques, et qu'il y a eu autant de goût que de génie à créer pour ces sortes de sujets un genre particulier d'épopée. Pour qu'un poëme héroïque où l'unité et les autres règles de l'art sont observées, intéresse, il faut que l'intérêt soit d'abord dans le sujet même. Le succès de la guerre de Troie, l'établissement d'Enée en Italie, la conquête du tombeau du Christ faite par des chrétiens, sont des sujets qui portent leur intérêt en eux-mêmes, et qu'il ne s'agit que de développer et d'embellir. Mais Renaud épousera-t-il ou non Clarice? Voilà tout le sujet du poëme qui porte son nom, et l'unité importe peu quand le fait auquel elle conduit a si peu d'importance. Quant au style, il est peu formé, plus simple, moins affecté, mais aussi bien moins poétique, que ne le devint ensuite celui du Tasse. Il y a cependant déjà de l'harmonie, un heureux tour de phrase, une bonne construction de l'octave, de l'éloquence dans les discours, de l'abondance dans les descriptions, les comparaisons et les images. C'était beaucoup moins bien que le Tasse, mais beaucoup mieux que tous les insipides imitateurs de l'Arioste; c'était le lever déjà brillant d'un astre poétique, dont la _Jérusalem délivrée_ marque le brûlant midi, et la _Jérusalem conquise_ le déclin. Il ne tint cependant pas au Tasse que le premier de ces deux poëmes ne descendît du rang où la juste admiration des hommes l'a placé, et que le second n'y montât; mais ce ne fut jamais que dans son propre jugement que cette révolution fut faite; le jugement de la postérité, qui fait seul les révolutions durables, n'a point ratifié le sien. Nous avons vu dans sa Vie tout ce qui regarde le projet et la composition de sa _Jérusalem conquise_; il reste à faire connaître brièvement les principales différences qui existent entre ce poëme et le premier. Le changement qu'on aperçoit d'abord, est celui de l'Invocation; elle n'est plus adressée à cette Muse qui n'a point sur l'Hélicon le front ceint d'un laurier périssable, etc., mais aux Intelligences célestes et à celui qui est leur chef; qui dans leurs courses, lentes ou rapides, porte devant elles un flambeau lumineux et brillant d'or. «Venez, leur dit-il, m'inspirer des pensées et des chants qui me rendent digne du laurier toscan, et que le son éclatant de la trompette angélique fasse taire celle qui retentit aujourd'hui[724].» Par-là, il entend sa _Jérusalem délivrée_, qu'il avait entrepris, mais heureusement en vain, de faire oublier. On ne voit plus ici cette belle comparaison imitée de Lucrèce: _Così a l'egro fanciul_, etc. On l'avait beaucoup critiquée, et peut-être avec raison sous certains rapports; mais il y a une assez bonne réponse à ces critiques, c'est que tout le monde la sait par cœur. [Note 724: _E d'angelico suon canora tromba Faccia quella tacer c'hoggi rimbomba._ (C. I, st. 3.)] Ce n'est plus au duc Alphonse que la dédicace est offerte. Eh! comment la main du Tasse, après avoir été pendant sept ans injustement captive par ordre de ce duc, aurait-elle tracé de nouveau cette belle et touchante invocation, qui n'avait pu briser ses fers[725]? C'est au cardinal Cinthio que celle du nouveau poëme est adressée, à ce neveu du pape Clément VIII, qui fut plus constant dans son amitié qu'Alphonse, et qui ne donna jamais lieu au Tasse de regretter l'hommage qu'il lui avait rendu. [Note 725: _Tu magnanimo Alfonso_, etc. Voy. ci-dessus, p. 255.] Dans la revue que Godefroy fait de l'armée, plusieurs troupes et plusieurs chefs sont ajoutés ou substitués à d'autres; Renaud surtout a disparu; à la place de ce héros, l'une des tiges de la maison d'Este, on voit le jeune Richard, fils de l'un de ces Guiscards de Normandie qui avaient régné à Naples. Il a pour ami, pour compagnon d'armes inséparable, le jeune Rupert, fils du marquis d'Ansa. Ils sont suivis de plusieurs chevaliers de Venouse, de Consa, de Pouzzole, de Nole, de Salerne, de Conca, de Gaëte et de Sorrento, villes des états de Naples, pays natal du poëte, où il avait trouvé un asyle, et dont il voulait honorer les familles les plus illustres. Un exposé rapide des conquêtes faites par les mahométans en Asie et en Afrique, et des différents empires qui s'y étaient formés, termine le premier chant, et fait mieux connaître l'état où se trouvait Jérusalem quand l'armée chrétienne vient l'assiéger. Dans le second chant, l'épisode d'Olinde et de Sophronie est entièrement supprimé. Les objections que les amis et les ennemis du Tasse avaient faites contre ce morceau intéressant, mais déplacé, subsistaient dans toute leur force; et le sentiment qui en avait pris la défense dans le cœur, plus que dans l'esprit du Tasse[726], n'y était plus. Le tyran de Jérusalem, qui ne s'appelle plus Aladin, mais Ducalte, occupé de la défense de ses états, envoie ses fils en visiter toutes les places. Irrité des marques de joie que laissent échapper les chrétiens habitants de la ville, aux approches de l'armée fidèle, il les en fait tous sortir. Ils vont, sous la conduite de leur patriarche, se réfugier dans le camp de Godefroy. L'action se développe ensuite à peu près comme dans la première _Jérusalem_. [Note 726: Voyez ci-dessus, p. 238 et 239.] L'ambassade d'Alètes et d'Argant[727], l'arrivée de l'armée chrétienne devant la ville qu'elle vient assiéger, le premier combat sous les murs de Jérusalem, la mort du chef des aventuriers, sa pompe funèbre[728], le conseil infernal[729], le parti que prend Hidraot d'envoyer Armide sa nièce dans le camp des chrétiens, le portrait et les ruses de cette enchanteresse, la querelle de Gernand avec le jeune Richard, au sujet de la place de chef des aventuriers[730], la mort de Gernand, l'exil de Richard, le départ d'Armide avec tous les chevaliers qu'elle emmène; le combat de Tancrède avec Argant[731], tout se ressemble, à quelques détails près qui sont plus dans le style que dans les choses; et dans ces corrections, le style ne gagne pas toujours. [Note 727: C. III.] [Note 728: C. IV.] [Note 729: C. V.] [Note 730: C. VI.] [Note 731: C. VII.] Dans ce second poëme comme dans le premier, Tancrède est amoureux de Clorinde, et aimé d'une princesse qui a été sa prisonnière; cette princesse ne s'appelle plus Herminie, mais Nicée. Nicée, comme Herminie, sachant Tancrède blessé, veut aller panser ses blessures, prend les armes de Clorinde, s'approche du camp, est poursuivie, et s'enfuit à travers les bois[732]. Elle s'arrête aussi sur les bords du Jourdain, mais elle n'y trouve plus le vieux berger et sa famille. Le Tasse a fait ce sacrifice à la dignité de l'épopée, réclamée par des censeurs trop difficiles, par des partisans trop sévères de la noblesse épique, trop ennemis de la nature et de la simplicité champêtre. [Note 732: C. VII.] Tancrède croit, comme il le faisait auparavant, que c'est Clorinde qui a paru à l'entrée du camp, et qu'on a forcée à s'en écarter; il se met de même à la poursuite des poursuivants, et va tomber dans les prisons d'Armide; mais auparavant il fait dans la forêt une rencontre singulière[733]. Il y trouve cinq sources d'eau vive qui s'échappent du même rocher; la première se sépare en deux ruisseaux, dont l'un se cache et semble retourner sur ses pas; l'autre descend tranquillement, et va mourir dans la mer Morte[734]. La seconde source est d'une couleur ardente comme la chevelure d'une comète; la troisième brille comme l'or, ou comme l'arc céleste aux rayons du soleil; la quatrième est agitée comme la vaste mer; elle est remplie de poissons, de coraux, de perles, et obéit comme l'Océan aux mouvements de l'astre des nuits; la cinquième enfin est de la couleur de l'herbe, mais elle est toute brillante de pierres précieuses, d'or, de tous les métaux que renferme le sein de la terre; et ses bords sont couverts de palmiers, de lauriers, d'arbres de toute espèce, qui prêtent leur ombre aux bêtes sauvages et aux troupeaux. [Note 733: C. VIII.] [Note 734: _L'altro queto scendea con l'acque chiare, Sin ch'egli si moria nel Morto mare._ (St. 12.)] Tancrède voit tout cela sans y rien comprendre et il poursuit sa route. Le lecteur ne le comprend pas plus que lui, à moins qu'il n'ait lu saint Thomas. Ce docteur aussi inintelligible que célèbre, dans un de ses opuscules[735], où il traite de l'amour de Dieu et du prochain, parle de cinq fontaines ou sources mystérieuses, qui signifient les cinq genres de la substance sensible, dans lesquels elle est divisée, comme en cinq ruisseaux différents. La première source indique le cinquième corps ou la quintessence qui sort des parties supérieures pour aller jusqu'aux inférieures; au-dessous est l'élément du feu, ensuite celui de l'air, puis l'élément de l'eau, et enfin le plus bas de tous, la terre. La première source est donc toute substance métaphysique ou surnaturelle, d'où dérivent les accidents, comme causes de leurs effets, etc. Le Tasse, malheureusement trop livré dans ses dernières années aux études théologiques, triomphait d'avoir placé dans son poëme ces fontaines allégoriques, qu'il croyait dignes d'autant de célébrité que les fontaines de Merlin[736]. Il voulut peut-être remplir, par ces belles inventions thomistes, le vide que laissait dans ce chant la scène pastorale qu'il en avait retranchée: mais saint Thomas est encore plus contraire à l'épopée que ne le peuvent être des bergers. [Note 735: C'est le soixante-unième: _de Dilectione Dei et proximi_.] [Note 736: _Del Giudizio_, l. I.] Le second combat d'Argant avec le comte de Toulouse dans l'absence de Tancrède[737]; l'horrible tempête suscitée par les démons, au moment où Argant allait être vaincu, les nouvelles de la défaite et de la mort du jeune Suénon[738]; la révolte excitée dans le camp, par les bruits répandus sur la prétendue mort de Richard; l'attaque nocturne de Soliman et de ses Arabes[739], leur défaite, la retraite de Soliman dans Jérusalem[740], sont encore à peu près les mêmes. Le rappel de Richard est moins tardif que celui de Renaud; il précède l'assaut général donné à la place. C'est Rupert, ami de Richard, qui se charge de l'aller chercher avec le chevalier Danois[741]. Du reste, ils rencontrent de même un bon solitaire qui leur fait voir des merveilles encore plus étonnantes, et leur fait à peu près les mêmes récits que dans la _Jérusalem délivrée_. C'est un descendant des anciens mages, que l'ermite Pierre a converti, mais qui n'a pas encore embrassé le christianisme. Il est comme placé entre son ancienne foi et la nouvelle; ce qui répond en partie à un reproche qu'on avait fait au Tasse, mais ne le détruit pas tout-à-fait. Il est certain qu'un magicien qui professe la foi du Christ, ou qui en est instruit et compte la professer un jour, est une distraction un peu forte, chez un poëte aussi religieux et aussi savant dans sa religion que le Tasse. [Note 737: C. VIII, st. 84 et suiv.] [Note 738: C. IX.] [Note 739: C. X.] [Note 740: C. XI.] [Note 741: C. XII.] Un autre changement important, c'est que les deux chevaliers ne vont plus, par le conseil de ce bon enchanteur, chercher une femme qui les conduise dans sa barque aux îles Fortunées. Les jardins d'Armide sont au sommet d'une montagne voisine du lieu que le disciple de Pierre habite, et ils arrivent au pied de cette montagne, en le quittant. Ils la gravissent de même, entrent dans les jardins, trouvent Richard dans les bras d'Armide[742], le rappellent à la gloire et l'emmènent. Les descriptions et les discours sont les mêmes; il n'y a de changé que la fin. Tandis que l'un des chevaliers entraîne Richard, l'autre, suivant les instructions que leur a données le bon ermite, surprend Armide, lui attache les bras et les pieds avec des liens de topazes et de diamants, et la menace de la laisser en cet état, si elle ne détruit elle-même son palais, ses jardins et toute cette représentation fantastique. Elle est forcée d'obéir, et de faire obéir ses démons. Le charme est détruit; il ne reste que les rocs déserts et les bois de cyprès sauvages frappés de la foudre. Les chevaliers suivent leur route, et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que, malgré la docilité d'Armide, ils la laissent enchaînée dans ce séjour horrible[743]. Le poëte s'est ainsi débarrassé d'elle et de sa magie; car dans tout le reste de l'ouvrage elle ne reparaît plus. [Note 742: C. XIII.] [Note 743: Tout cela est allégorique; la dernière stance de ce chant le prouve. Le chevalier, qui avait enchaîné les pieds d'Armide, lui dit en la laissant dans cet état: _Hor securi andremo, e tu rimanti, Perchè senno e valor così t'avvinse; E vinta infernal fraude, honore havranno Perfida lealtate e fido inganno._] Alors l'action du second poëme se renoue comme dans le premier. L'assaut se donne et dure jusqu'à la nuit[744]. Les machines sont brûlées par Argant et par Clorinde[745]. Cette guerrière est tuée et baptisée par Tancrède. Ismen enchante la forêt pour empêcher les chrétiens de renouveler leurs machines[746]; et tout s'y passe comme auparavant. L'armée d'Égypte s'avance[747]. En même temps que Godefroy en est instruit, il apprend aussi que la flotte qui fournit des vivres et des munitions à l'armée, est en si mauvais état dans le port de Joppé, que cette place elle-même est tellement endommagée, qu'il y aurait tout à craindre si les efforts de l'ennemi se portaient de ce côté. Godefroy y envoie les deux Robert avec une troupe choisie. Argant, à la tête d'un nombreux détachement, marche de son côté vers Joppé, où il se donne un combat opiniâtre et meurtrier. La place est emportée; le mur qui gardait les vaisseaux est renversé. La flotte est menacée de l'incendie: elle n'est délivrée que par l'arrivée imprévue de Richard et de Rupert, à qui ni le terrible Argant, ni aucun guerrier infidèle, ne peuvent opposer de résistance. Ils se retirent en bon ordre, et campent au bord de la mer, où ils allument des feux pendant la nuit. Toute cette action qui occupe près de deux chants[748], est absolument nouvelle. Le Tasse s'y montre digne de lui-même. Cette addition corrige un défaut reproché à la _Jérusalem délivrée_, où il est trop peu question de la flotte, partie si importante des forces de l'armée chrétienne, que sa perte l'aurait réduite aux plus fâcheuses extrémités. On voudrait pouvoir transporter ce combat d'une _Jérusalem_ dans l'autre; il est presque perdu dans la seconde; ce serait dans la première une grande beauté de plus. [Note 744: C. XIV.] [Note 745: C. XV.] [Note 746: C. XVI.] [Note 747: C. XVII.] [Note 748: C. XVII et XVIII.] On voudrait aussi conserver presque entière la vision de Godefroy, au vingtième chant, la peinture de l'antique Sion et de la Jérusalem nouvelle; Dieu sur son trône et dans sa gloire, les anges et les saints, les chants et les louanges; la prédiction faite à Godefroy par son père, des événements futurs, des révolutions des petits états et des grands empires. Ce n'est pas qu'outre un passage qui déplut beaucoup en France, et qui doit toujours y déplaire[749], il n'y ait dans quelques endroits plus de mysticité que de poésie; mais dans beaucoup d'autres, le grand poëte se montre encore; et, si son style a perdu de sa fraîcheur et de ses grâces, peut-être n'a-t-il rien perdu de sa force et de sa grandeur. [Note 749: Le passage que j'indique ici est doublement remarquable, et par le sens direct qu'il avait alors, et par l'allusion frappante qu'on y a saisie depuis. Alors, en 1593, la France était livrée aux horreurs de la guerre civile; Henri III était tombé, en 1589, sous _un poignard catholique_; Henri-le-Grand son successeur combattait encore les fureurs de la ligue, soutenues et fomentées par les excommunications de deux papes, Sixte V et Grégoire XIV. Le Tasse, trop immédiatement placé sous l'influence pontificale lorsqu'il Énergique et belle expression de Boileau, dans sa satire sur l'_Équivoque_, ouvrage de sa vieillesse, et dont le sujet est ingrat, mais où il y a encore de grandes beautés. La tirade entière où cette expression se trouve, et qui commence par ce vers: Au signal tout à coup donné pour le carnage, etc., est admirable. Il termina son poëme, parlant, dans cette vision, des papes de son temps, et principalement de Sixte V, qui avait le premier excommunié Henri, dit que ce grand pape se félicite moins dans le ciel du monument rival de l'Olympe qu'il avait eu la gloire d'achever (l'église de Saint-Pierre), que d'avoir laissé après lui un pontife destiné à tempérer la rigueur et la terreur de ses lois, un père et un pasteur des rois, soutien du monde, et ministre du Dieu qui en fait reposer sur lui tout le poids: _Che d'aver dato a le severe leggi Chi suo rigor contempre e suo spavento; Padre a' regi e pastor, sostegno al mondo, Ministro a Dio, ch'in lui n'appoggia il pondo._ (St. 75.) Cette manière de caractériser Clément VIII, alors régnant, prouverait qu'il était dès ce temps-là (1593), disposé à lever l'excommunication, qu'il leva en effet en 1595, mais seulement au mois de septembre, quatre mois après la mort du Tasse. Le poëte ajoute ensuite cette stance entière sur l'état où se trouvait la France, le meurtre récent d'un de ses rois, et la foudre romaine dont l'autre était frappé: _La Francia, adorna or da natura ed arte, Squallida allor vedrassi in manto negro. Nè d'empio oltraggio inviolata parte, Nè loco dal furor rimaso integro; Vedova la corona, afflitte e sparte Le sue fortune, e 'l regno percosso ed egro, E di stirpe real percosso e tronco Il più bel ramo, e fulminato il tronco._ A une époque récente, on a trouvé que cet octave contenait une prédiction singulièrement exacte de la révolution française au temps de la terreur. Mais le Tasse alla plus loin dans l'octave suivante; il soutint le droit que les papes s'étaient audacieusement arrogé de disposer des couronnes, de donner, comme il le dit, le roi au royaume, et le royaume au roi: .... _Ei solo il re può dare al regno, E 'l regno al re, domi i tiranni e i mostri, E placarli del cielo i grave sdegno._ (St. 76.) Ces vers étaient faits pour exciter en France une juste indignation dès qu'ils y seraient connus. En effet, Abel l'Angelier ayant donné à Paris, en 1595, une édition in-12 de la _Jérusalem conquise_ (voyez ci-dessus, p. 292, note 2), elle fut condamnée et supprimée par un arrêt du parlement de Paris. _Apostolo Zeno_ nous l'apprend dans une lettre à son frère _Catarino Zeno_. Il avait reçu de Hollande cette édition avec d'autres livres rares, et il en attribue avec raison la rareté à cet arrêt de suppression, dont il donne la date et les motifs. Les motifs sont les dix-huit vers cités ci-dessus, condamnés, selon l'expression de l'arrêt, comme _contenant des idées contraires à l'autorité du roi et au bien du royaume, et comme attentoires à l'honneur du feu roi Henri III et du roi régnant Henri IV_, «qui n'était pas encore, ajoute l'auteur de la lettre, admis cette année-là au giron de l'église romaine, ni absous de ses censures.» Il le fut peu de temps après, car l'arrêt est du 1er septembre, et l'absolution du pape fut donnée à Rome le 17 du même mois. Et qui sait si, dans les dispositions pacifiques où nous avons vu qu'était déjà Clément VIII, l'acte de fermeté du premier parlement du royaume n'accéléra point l'absolution? Quoi qu'il en soit, _Apostolo Zeno_ cite pour autorités Dupin, qui parle de cet arrêt dans son _Traité de la puissance ecclésiastique et temporelle_, imprimé en 1717, in-8º., et plus particulièrement le livre intitulé: _Preuves des libertés de l'église gallicane_, où cet arrêt est rapporté dans son entier, p. 154 et 155, t. I, seconde édition, Paris, 1651, in-fol. (Voyez Lettres d'_Apostolo Zeno_, t. II, p. 161.) _Serassi_ a cité tout ce passage à l'article de cette édition de la _Jérusalem conquise_, dans le Catalogue général des Œuvres du Tasse, à la fin de sa Vie, p. 572.] Dans le reste du poëme, les additions sont encore assez considérables, mais elles consistent en plus petits détails, où il serait trop long et trop minutieux d'entrer. Les moyens déployés par l'ennemi sont cependant plus redoutables et le danger des chrétiens plus grand. Mais, à la fin, Argant et sa troupe sont forcés de quitter Joppé, et se retirent avec peine dans la ville; Richard, revenu au camp, détruit l'enchantement de la forêt. Le grand assaut se donne avec les nouvelles machines; Jérusalem est prise. L'armée d'Égypte survient, commandée par le soudan même. La bataille se donne; une victoire sanglante, mais complète, détruit tout ce qui restait d'ennemis à craindre, et Godefroy revient triomphant dans la ville sainte qu'il a conquise. On ne doit pas s'étonner si ce poëme, où de grandes beautés de l'ancien sont conservées, où il y en a beaucoup de nouvelles, obtint toutes les préférences de son auteur, et si, lorsqu'il parut, il eut pour lui d'assez nombreux suffrages. Mais il faut s'étonner encore moins qu'on lui préfère la première _Jérusalem_, avec toutes ses imperfections et ses aimables défauts. L'un des plus intimes amis du Tasse, le père _Angelo Grillo_, auteur lui-même de poésies très-estimées, fit entre ces deux ouvrages un parallèle, et prononça un jugement auquel le goût ne peut refuser de souscrire. «Il me paraît, dit-il[751], que le Tasse gagne autant du côté de l'art et de la conduite dans la _Jérusalem conquise_, qu'il excelle dans la _Jérusalem délivrée_ en grâces et en ornements. Quant aux choses qui appartiennent à l'unité et à l'essence même de la poésie, il a voulu, dans ce second poëme, s'attacher de plus près à l'exemple d'Homère et de Virgile, quoique, dans le premier, il ne se fût pas éloigné des préceptes d'Aristote. Il a mieux lié entre eux les matériaux dont quelques-uns ne paraissaient unis que par le temps et pour ainsi dire par l'instant même, lien très-faible et qui appartient plus au roman qu'au poëme héroïque. Il a conduit plus fidèlement la poésie sur les pas de l'histoire. Il a corrigé quelques endroits où l'action principale était trop suspendue.... Il a supprimé l'épisode d'Olinde et de Sophronie comme trop lyrique, trop peu lié, et trop tôt introduit, quoiqu'il y en ait de semblables dans Virgile et dans Homère qui ne tiennent pas beaucoup à la fable. Il a retranché avec soin ce qu'il y avait de trop passionné, particulièrement dans les artifices d'Armide, et dans les erreurs de Tancrède et d'Herminie[752], qu'il appelle Nicée: il s'est ainsi moins éloigné du sujet, et il a mieux servi la religion et la piété chrétienne, but qu'il s'est principalement proposé dans tout ce nouveau travail. Ces perfections de l'art et d'autres semblables que j'ai cru observer dans la _Jérusalem conquise_, me font regarder ce poëme comme meilleur, de même que je regarde l'autre comme plus beau. Mais, malgré tout ce que j'ai dit, si l'on doit juger meilleurs les poëmes qui plaisent le plus, qui sont généralement lus de tout le monde, et qui passent non-seulement de provinces en provinces, mais d'âges en âges, d'idiomes en idiomes, je dirai que comme la _Jérusalem délivrée_ est plus belle que la _Jérusalem conquise_, elle est aussi la meilleure.» [Note 751: Lettres, p. 537.] [Note 752: Ici, le bon religieux se trompe. Il est singulier, mais il est certain que la seconde _Jérusalem_ passe pour austère auprès de la première, et que cependant les endroits passionnés et voluptueux sont absolument les mêmes. Dans le personnage et les artifices d'Armide, dans l'amour de Tancrède pour Clorinde, et de Nicée, qui tient la place d'Herminie, pour Tancrède, rien n'est changé. Le Tasse n'a, pour ainsi dire, pas corrigé un seul vers, ni même un seul de ces défauts brillants qui lui sont justement reprochés.] Tenons-nous-en à cette décision d'un homme d'esprit et de goût, qui aima beaucoup le Tasse, plutôt qu'au sentiment du Tasse lui-même, sur cette production que l'on peut généralement nommer malheureuse, mais où l'on reconnaît encore par moments le génie sublime de son auteur. Si la _Jérusalem conquise_ en avait marqué le déclin, il jeta encore quelques rayons à son coucher, dans le poëme des _Sept Journées_, dont il nous reste à parler: ces rayons, il est vrai, sont obscurcis par beaucoup de nuages, mais qui ne naissent pas tous de l'affaiblissement du génie de l'auteur. La plus grande partie vient du sujet même et de la manière dont il l'avait envisagé. Les Sept Journées de la création ne pouvaient fournir matière à un poëme de plus de huit mille vers, que par des digressions continuelles, des discussions philosophiques, des explications morales et théologiques, très-propres à ternir l'éclat de la poésie. C'est cependant pour la beauté du style que ce poëme est principalement vanté. L'_Ingegneri_, qui en fut le premier éditeur, ne craignit pas de dire dans sa préface, «que depuis que l'art poétique était né pour plaire aux hommes en les instruisant, il n'avait existé aucun poëme ni plus sublime, ni plus agréable en même temps; que l'on y trouvait expliquées avec une grâce incomparable les matières les plus profondes de la philosophie naturelle, de la théologie sacrée, et de l'histoire divine.» Le _Crescimbeni_ dit positivement dans son _Histoire de la poésie vulgaire_, qu'il le regarde comme le poëme héroïque le plus beau et le plus noble qu'il y ait en vers libres dans la langue italienne, après l'_Italie délivrée_ du Trissin, qui doit cependant encore lui céder à l'égard du style[753]. Le style a en effet de la force, et souvent même de la sublimité; mais comment dans un sujet pareil aurait-il, si ce n'est par instants, de l'agrément et de la grâce? Je ne conçois pas non plus pourquoi le _Crescimbeni_ range les _Sept Journées_ parmi les poëmes héroïques. C'est un poëme théologique et philosophique, mais qui n'appartient certainement point à l'épopée; et je n'en parle ici que pour n'avoir plus à revenir sur aucun des grands poëmes du Tasse. [Note 753: Vol. II, l. III, p. 446.] On se rappelle à quelle occasion il l'entreprit. Il était à Naples chez le marquis _Manso_, son ami[754]. La mère du marquis était très-dévote; le Tasse très-religieux; chez lui toutes les opinions se tournaient en sentiment, et le sentiment prenait toujours une teinte poétique. Ses entretiens avec cette dame roulaient sur des sujets de piété: la science, la chaleur et l'onction qu'il y mettait, la charmaient. Elle l'engagea enfin à traiter en vers quelque grand sujet de cette espèce, et il choisit la Création du monde. Il en fit les deux premiers livres dans cette retraite délicieuse, dans un état de santé supportable, et un entier repos d'esprit. Les cinq derniers au contraire furent faits, ou plutôt seulement ébauchés à Rome, vers les derniers temps de sa vie, lorsque le travail n'était plus qu'une distraction à ses souffrances. C'est la cause très-naturelle de la différence qu'on aperçoit entre le style de ces deux premiers chants et celui des autres. [Note 754: Voyez ci-dessus, p. 289.] On sent que le plan d'un pareil poëme était tout fait, ou plutôt qu'à proprement parler il n'y a point de plan. Ce n'est, et ce ne pouvait être qu'une paraphrase du premier chapitre de la _Genèse_, pour les six jours de la création, et de la première partie du second chapitre, pour le septième jour, qui est le jour du repos. C'est le même qu'a suivi notre Du Bartas dans sa première _Semaine_, poëme si célèbre dans son temps, et maintenant plongé dans un si profond oubli. Puisque j'ai nommé ce poëme, je dirai qu'il ne serait pas impossible qu'il eût fourni au Tasse l'idée du sien. La _Semaine_ parut pour la première fois en France, vers 1580. Les éditions se succédèrent ensuite rapidement. Le Tasse savait très-bien le français, et ce ne fut qu'environ douze ans après qu'il commença ses _Sept Journées_. Bien plus, la _Semaine_ de Du Bartas fut traduite en vers italiens[755], et cette traduction, qui eut du succès, et qui est aussi en _versi sciolti_, fut publiée en 1592, l'année même où le Tasse conçut l'idée de son poëme, et en composa les deux premiers livres. [Note 755: Par _Ferrante Guisone_.] Quoi qu'il en soit de cette idée, sur laquelle je n'insiste pas, dans le poëme du Tasse comme dans celui de Du Bartas, et d'après le récit de Moïse, le premier livre contient la création du ciel et de la terre, de la terre déserte et vide, tandis que les ténèbres étaient sur la face de l'abîme et que l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il contient encore la création de la lumière, sa séparation d'avec les ténèbres, qui reçoivent le nom de Nuit, et la lumière celui de Jour. Dans le second, le firmament est créé au milieu des eaux; il les partage en eaux inférieures qui sont au-dessous du firmament, et en eaux supérieures qui sont au-dessus; et ce firmament reçoit le nom de Ciel. Dans le troisième, Dieu rassemble en un seul lieu les eaux inférieures; ce qui reste sec s'appelle la Terre, et les eaux rassemblées se nomment la Mer. L'herbe verdoyante et qui porte avec elle sa semence, les arbres qui portent leurs fruits naissent sur la terre, et chaque plante renferme en elle le germe de sa reproduction. Au quatrième jour, deux grands luminaires sont placés dans le firmament pour distinguer le jour d'avec la nuit, pour marquer les signes, les temps, les jours et les années, pour luire au ciel, et pour éclairer la terre. Le plus grand de ces luminaires préside au jour, et le moindre à la nuit. Les étoiles sont aussi placées dans le firmament pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. Le cinquième livre offre la création des poissons et des reptiles qui vivent dans les eaux, et des oiseaux qui volent sur la terre, au-dessous du firmament. Dans le sixième, la terre produit les animaux, les bestiaux, les reptiles, chacun selon son espèce. Dieu crée enfin l'homme à son image et à sa ressemblance: il crée les deux sexes, l'homme et la femme; il les bénit, et leur ordonne de croître, de multiplier, de remplir la terre, de la soumettre, de commander aux poissons de la mer, aux volatiles du ciel et à tous les animaux qui vivent sur la terre. Enfin, dans le septième livre, Dieu n'a plus qu'à compléter son ouvrage, et à se reposer. Il bénit le septième jour et il le sanctifie, parce que dans ce jour il avait terminé l'ouvrage de la création. Il est aisé d'apercevoir les avantages et les écueils de ce sujet et de ce plan. Les avantages naissent des descriptions de toute espèce qui se présentent à chaque instant; les écueils sont aussi dans ces descriptions mêmes, qui sont nécessairement trop nombreuses, trop continues, et qui ne peuvent laisser d'autre relâche au poëte et au lecteur que des digressions et des discussions théologiques, philosophiques ou morales. On vante beaucoup aujourd'hui le genre descriptif. Il s'est formé en poésie une école, et je dirais presque une secte descriptive; mais, malgré tous ses efforts, malgré les talents de ses chefs, malgré le zèle de leurs prosélytes, qui n'est pas toujours selon la science, ce genre porte invinciblement avec lui un germe terrible et contraire à celui de la reproduction, c'est l'ennui. Il est cependant à regretter que le Tasse n'ait pu conduire ce poëme entier au point où il avait porté les deux premiers livres. Il s'y trouve des morceaux d'une grande beauté et d'une certaine majesté de style, singulièrement adaptée à son sujet. On admire surtout avec raison, dans la seconde Journée, la riche description du firmament, des signes du zodiaque et des constellations, ou groupes d'étoiles qui ont reçu des anciens et ont conservé chez les modernes tant de figures et de noms divers. De là, le poëte est conduit à s'élever contre les folies des astrologues, et ensuite à célébrer les usages réels que la science humaine a su tirer de l'observation des astres. Tout ce morceau qui n'a pas moins de trois cents vers, est de la plus belle et de la plus haute poésie. Il y en a plusieurs autres qui, dans des genres différents, n'ont peut-être pas moins de mérite; et, même dans les derniers livres, où les traces de l'affaiblissement ne se font que trop apercevoir, on sent encore de temps en temps la vie poétique qui semble résister presque seule aux progrès de la destruction. Mais c'est trop long-temps nous écarter de la poésie épique, à laquelle, quoi qu'en ait dit le _Crescimbeni_, le poëme des _Sept Journées_ ne saurait appartenir. Quittons enfin ce poëme si attachant, même par ses défauts, et revenons au poëme héroïque, dans lequel il eut des imitateurs, mais où l'on ne saurait dire qu'il ait eu de rivaux. Le Tasse, favorablement prévenu pour tout ce qui portait le nom de Gonzague, loua beaucoup le _Fido Amante_, poëme dont _Curzio Gonzaga_ était l'auteur; mais il ne put obtenir que d'autres répétassent les éloges qu'il lui avait donnés, et ce fut lui-même qui en fut la cause[756]. Le _Fido Amante_ éprouva le même sort que le _Costante_ du _Bolognetti_ et quelques autres poëmes qui parurent à peu près dans le même temps que le sien; la _Jérusalem délivrée_ les éclipsa tous. [Note 756: Tiraboschi, t. VII, part. III.] On ne sait pas positivement à quelle branche de la famille Gonzague appartenait ce _Curzio Gonzaga_[757]; tout ce que l'on connaît de lui, c'est qu'il se distingua dans la carrière des armes, qu'il aima et cultiva les lettres avec beaucoup d'ardeur, et qu'il a laissé, outre son poëme, des poésies lyriques et une comédie assez bonne, intitulée: _gli Inganni_ (les Fourberies). [Note 757: Le titre du poëme nous apprend seulement qu'il était fils du prince Louis; voici ce titre: _Il Fido Amante, poema eroico, di Curzio Gonzaga figliuolo di Luigi dell'antichissima casa de' principi di Mantova_, Mantova, 1582, in-4º. L'auteur le dédie à une dame qu'il nomme _Orsa_, et qui était sans doute de l'illustre famille _Orsini_, que nous appelons en France _des Ursins_. C'était sa muse inspiratrice, et probablement la dame de ses pensées. Au frontispice du poëme est gravée sur un écusson la constellation de la grande Ourse, et au-dessous un aigle qui s'élève en la regardant, comme les aigles regardent, dit-on, le soleil. Le sonnet dédicatoire commence ainsi: _Vattene a' pie' de la grand'_ORSA, _humile Parto mio_ (_sua mercè_) _condotto a fine._ La première octave du poëme est une seconde dédicace; il n'y a point d'autre invocation. ORSA, _che fuor de la commune gente Alzasti lo mio tardo ingegno humile; Tu mio Apollo e mia Musa alta e possente; Dimmi la fè d'un_ CAVALIER _gentile In amar_ DONNA _di virtute ardente_, etc.] Ce poëme, qu'il ne fut que six ou sept ans à composer, est en trente-six chants, et contient plus de trente mille vers. Il se proposa d'y célébrer la gloire des Gonzague, alors souverains de Mantoue, et de la relever par une de ces origines fabuleuses, qui flattent toujours l'orgueil, lors même qu'il n'y croit pas et que personne n'y peut croire. Sa fable est prise de fort haut, et, quoiqu'il n'y ait rien de plus romanesque, ce n'est point un roman épique qu'il a voulu faire, mais un poëme héroïque, ou une épopée régulière. Cette fable n'est d'aucun intérêt pour nous; le style de l'auteur est trop faible pour lui en donner; mais elle est tissue avec assez d'art; et, sans se soucier de la connaître tout entière, on peut être curieux de savoir sur quels fondements il l'a établie, quelle machine poétique il a employée, quels principaux ressorts il a fait agir. Le _Fidèle amant_ dont il fait son héros, était fils d'un puissant roi, descendant des anciens rois de Troie, qui avait entrepris de rebâtir la ville où avaient régné ses aïeux, et en avait fait la capitale d'un nouvel empire[758]. Ce roi, nommé Garamant le Magnanime, avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse. Doué d'une valeur brillante et de tous les dons de la nature, il avait, dans différents pays, inspiré de l'amour à un grand nombre de femmes. La plus belle de toutes peut-être était une princesse qu'il avait aimée en Hespérie, dans la ville que le Mincio arrose, c'est-à-dire dans l'antique Mantoue. Il en avait eu un fils, mais il croyait l'avoir perdu; il croyait, et c'était aussi l'opinion commune en Hespérie, que cet enfant avait péri avec sa mère. Garamant, revenu en Asie, avait bâti sa ville, étendu au loin ses états et sa renommée. Un jour, en visitant un port de mer qu'il faisait construire, il vit aborder une barque dont les rames, les voiles et les cordages étaient d'or et de soie, et qui paraissait elle-même toute de perles. Une dame et un chevalier sortent de cette barque. La dame présente au roi le chevalier comme le guerrier le plus brave et le plus fidèle amant du monde, qui aurait pu obtenir des sceptres et des couronnes, mais qui n'est occupé que de son amour pour une beauté ingrate et insensible. Attiré par la renommée d'un si grand roi, il vient lui offrir son bras et ses services, avant d'aller terminer de glorieuses entreprises qui l'appellent dans des climats lointains. Garamant reçoit très-bien ce couple extraordinaire; il conduit ses hôtes dans sa nouvelle Troie et les loge dans son palais. [Note 758: Dans cette analyse rapide, je ne cite point de vers, parce qu'ils sont en général trop médiocres, et je me dispense de marquer les chants, comme je le fais d'ordinaire, le poëme étant trop peu connu, et les exemplaires trop rares pour que le lecteur puisse y suivre la marche de l'action.] Il leur en faisait admirer la structure et les ornements, lorsqu'on lui vient annoncer l'arrivée d'une ambassade solennelle. Il la reçoit avec beaucoup de pompe et de dignité. Ce sont des ambassadeurs du grand Kan de l'Inde et de la Perse, du redoutable Orcan, qui lui propose de s'unir à lui dans une guerre qu'il veut entreprendre. Un roitelet de Sicile a osé attaquer le roi d'Égypte, fils d'Orcan. Ce puissant empereur prend les armes pour châtier, non-seulement le téméraire Sicilien, mais l'Europe entière qui s'est tant de fois armée contre l'Asie. Le roi de Troie a les injures de ses ancêtres à venger; Orcan lui promet de le rendre maître de la Grèce, de la Thrace et de l'Illyrie, s'il veut s'allier avec lui. Pendant cette audience, un chevalier venait d'arriver sur un vaisseau, et témoignait la plus grande impatience d'être admis. Il l'est aussitôt que les ambassadeurs se sont retirés. C'est un envoyé du roi de Sicile. Ce roi avait une fille charmante, nommée Clitie, qu'il avait donnée en mariage à un fils du roi de Crète. Le roi d'Égypte, qui feignait d'être l'ami de ce jeune prince, invité aux fêtes de son mariage, l'avait surpris et égorgé dans l'espoir d'enlever sa femme. Les rois de Sicile et de Crète se sont unis pour punir ce crime; mais sachant que le terrible Orcan, père du meurtrier, rassemble une armée innombrable pour défendre son fils, ils envoient demander au roi de Troie son alliance et des secours. Garamant écoute ce récit avec attendrissement et avec horreur; il donne à l'envoyé des espérances; mais il diffère prudemment, et ne décide rien. Il assemble son conseil. L'affaire y est librement discutée. Les avis diffèrent d'abord; ils se réunissent enfin en faveur du roi de Sicile; on ne veut pourtant pas se déclarer ouvertement contre un ennemi tel que le Kan de Perse; on renvoie ses ambassadeurs avec de riches présents. Le chevalier sicilien n'obtient qu'une réponse secrète, mais elle lui assure tout ce qu'il était venu demander. Cependant Garamant avait chargé un de ses plus sûrs confidents de prendre des informations sur la dame étrangère et sur le chevalier qui étaient arrivés dans la barque merveilleuse. Le confident revient, et lui dit que la dame est née dans la ville de Manto, et qu'elle est maîtresse de toute l'Etrurie; quant au chevalier, il refuse de se faire connaître, mais il paraît posséder toutes les vertus. Ces noms renouvellent de tendres souvenirs dans l'âme de Garamant. Il soupire, et raconte enfin à son confident ce qui lui est arrivé autrefois dans cette même ville où est née la dame étrangère. Il s'y était uni avec la fille du roi, la belle Sulpicie; il vivait heureux avec elle, quand une magicienne était venue détruire ce bonheur, l'avait enlevé, conduit dans son palais, et retenu dans des délices où son cœur n'avait point de part. Quelque temps après, il avait appris que Sulpicie était morte de désespoir, et que le triste fruit de leurs amours avait péri avec elle. Depuis lors, il n'entend jamais parler de ce pays sans l'émotion la plus douloureuse et la plus vive. Ses deux hôtes lui sont devenus plus chers. Il ordonne le lendemain un grand sacrifice au soleil, pour que ce dieu leur soit propice. Pendant le repas qui suit cette fête, il prie le chevalier étranger de lui apprendre quelle est donc cette beauté dont il est épris, beauté bien sévère sans doute, puisqu'elle est insensible aux soins et à la persévérance d'un amant aussi accompli. Le guerrier consent à le satisfaire. Cette belle était fille du roi de la grande Hespérie. Dès son enfance elle fut consacrée à Diane. Elle n'eut d'autres plaisirs que la chasse; elle suivit d'abord les animaux fugitifs et timides: bientôt elle attaqua les lions, les tigres, les ours, les bêtes les plus féroces. Son père eut une guerre à soutenir contre des peuples d'Afrique; ses armées furent battues, plusieurs de ses généraux tués. La jeune Hippolyte, instruite de ces désastres, s'échappa pour les réparer, passa la mer, rallia les troupes, se mit à leur tête, remporta des victoires décisives, subjugua sept royaumes de la côte d'Afrique, et en emmena les rois enchaînés pour servir à son triomphe. Son père lui en décerna un, et le plus pompeux qu'on eût jamais vu, et lui fit quitter son nom d'Hippolyte pour celui de Victoire qu'elle avait si bien mérité. Le chevalier qui fut témoin de ce triomphe, et qui le décrit dans tous ses détails, avoue que jamais la beauté d'Hippolyte n'avait fait sur lui l'impression qu'y fit celle de Victoire. Pour lui plaire, il combattit et vainquit un géant africain qu'elle avait fait captif dans une bataille; pour lui plaire, il avait fait, dans des chasses et dans des tournois, des choses qui l'étonnaient lui-même. Mais elle avait effacé dans un autre tournoi tous ses exploits et tous ceux des guerriers les plus célèbres. En finissant ce récit, le chevalier prend congé de Garamant. Il laisse à sa cour la dame qu'il accompagne, et qu'il rejoindra bientôt, quand il aura terminé une expédition entreprise pour la servir et pour lui plaire. Bérénice, c'est le nom de son aimable compagne, est inquiète dès qu'il est parti. Elle craint les dangers qu'il va courir; elle craint aussi les piéges que peut lui tendre la magicienne Argentine, fille d'Orcan. Elle voudrait enfin être instruite de sa naissance et de son origine, qu'elle ne connaît qu'imparfaitement. Elle sait qu'il avait été dès ses premiers ans nourri par le dieu Protée, dans les eaux de la mer, qu'il y avait eu son berceau, qu'il avait été enlevé à ce dieu, qui connaît seul le reste de sa destinée. L'antre de Protée n'est pas loin; elle sort la nuit du palais de Garamant, monte sur sa barque enchantée, et ne tarde pas à trouver le dieu dans son antre. Protée, moins difficile qu'il n'était du temps d'Homère et de Virgile, lui raconte tout ce qu'il sait. C'est une histoire bizarre et assez longue; la mère du jeune héros s'était précipitée dans le Mincio, croyant être oubliée du guerrier qu'elle aimait; les nymphes de ce fleuve, prévenues par Protée, avaient retiré cet enfant du soin de sa malheureuse mère, et le lui avaient apporté dans une corbeille; il l'avait élevé avec le plus grand soin, et l'avait dressé dès l'enfance aux exercices qui font les héros. Le voyant parvenu à l'adolescence, son art lui avait manqué lorsqu'il avait voulu connaître la destinée future de son élève. Il s'en était plaint à Jupiter qui lui avait permis de consulter les Parques. Ces trois sœurs lui avaient prédit que ce enfant obtiendrait un jour la femme la plus belle et la plus fière qu'il y eût au monde; que de leur sang naîtrait une race immortelle qui se séparerait en deux branches, dont l'une porterait le nom d'_Austria_ (l'Autriche), l'autre celui de _Gonzaga_; qu'elles se réuniraient et produiraient, sous le double nom d'_Austria_ et de _Gonzaga_, des milliers de héros. Protée les nomme et les fait connaître à Bérénice, enchantée de les entendre. Ce n'est point encore assez de cette machine poétique: Thétis vient rendre visite à Protée, et, si c'est lui qui prononce tout ce qui est ici en prophétie, c'est elle qui raconte tout ce qui est en récit. On voit se dérouler avec assez d'artifice, mais non pas certes sans efforts, le fil de cette intrigue fabuleuse; on voit que le _Fidèle amant_, ou le _Gonzague_, tige lointaine de tous les Gonzagues à venir, est ce fils même de Garamant, roi de la nouvelle Troie, qu'il avait eu de Sulpicie, et qu'il croyait avoir perdu. Si nous voulons connaître plus particulièrement ce qui avait acquis à ce jeune héros ce grand renom de fidélité en amour, et quelle est cette Bérénice qui l'accompagne, qui n'a pour lui que de l'amitié, mais qui paraît en avoir une si active et si tendre, le poëte profite, pour nous en instruire, de l'éloignement de son héros. Bérénice, après sa course maritime, revient à la nouvelle Troie. Le roi, profondément occupé d'elle et de ce qu'il entrevoit déjà de la singulière destinée du jeune guerrier, l'interroge, lui demande comment le _Fidèle amant_ étant uniquement épris de la belle Victoire, elle paraît cependant si étroitement liée avec lui. Voici l'abrégé de sa très-prolixe réponse. Elle était née dans l'Étrurie; sa famille, issue du devin Tirésias, avait régné sur ce pays, et, après la mort de deux de ses frères, elle-même y avait régné. Elle avait reçu de ses ancêtres l'art magique, dont une partie consiste à prévoir l'avenir. La réputation de sa science s'était répandue jusque chez les nations les plus éloignées. On venait la consulter de toutes parts. Le _Fidèle amant_, ayant perdu les traces de sa belle guerrière, et ne sachant dans quel pays l'aller chercher, fut un de ceux qui vinrent implorer son art. A son aspect, elle éprouva un sentiment que mille amants s'étaient vainement efforcés de lui inspirer. Elle essaya de lui plaire et de le détourner de son premier amour. Elle avoue même qu'elle ne négligea aucun moyen, et qu'elle lui offrit avec adresse des occasions dont tout autre homme aurait profité. Voyant enfin que tout était inutile, au lieu de s'en désespérer, elle sentit se changer en admiration et en tendre amitié la passion qu'elle avait d'abord éprouvée. Elle employa, pour servir son ami, l'art qui n'avait pu le rendre infidèle. Cette barque enchantée, sur laquelle ils parcouraient les mers, les avait si bien dirigés, qu'ils avaient enfin trouvé sa belle et insensible Victoire en Italie, auprès du lieu où le _Metauro_ se jette dans la mer Adriatique. Elle se disposait à une expédition périlleuse et lointaine; du reste, toujours aussi belle, aussi aimable, douée autant que jamais de toutes les perfections, mais toujours aussi fière, aussi sévère pour son amant, exigeant toujours qu'il ne reparût devant elle, que lorsqu'il se serait couvert de gloire dans les entreprises les plus difficiles, lorsqu'il aurait vaincu tous les monstres, purgé la mer de tous les pirates, rompu tous les enchantements, délivré toutes les dames injustement et indignement opprimées, soutenu le bon droit au prix de tous les travaux, de tous les dangers, et remporté les dépouilles de tous les guerriers les plus fameux. Ces conditions si dures n'avaient point découragé son jeune ami. Après avoir pris congé de sa dame, il s'était mis à exécuter ses volontés. Depuis ce moment, Bérénice ne l'a pas quitté. Elle raconte les exploits merveilleux qu'elle lui a vu faire, les épreuves incroyables dont il est sorti, les enchantements qu'elle l'a aidé à vaincre, les dangers de toute espèce qu'il a bravés. Elle excite une grande admiration pour lui dans toute cette cour, et l'on n'admire pas moins le sentiment pur et désintéressé qui attache à son sort une si généreuse et si utile amie. Cette exposition longue et compliquée étant finie, et le nœud de l'intrigue ainsi établi, il ne s'agit plus que de la conduire au dénoûment, de faire que le _Fidèle amant_ revienne de son expédition, qu'il soit mis à la tête de celle qu'on va faire contre Orcan pour soutenir le roi de Sicile, qu'il y remporte les plus éclatantes victoires, qu'il y rencontre sa belle inhumaine, venue de son côté pour défendre une bonne cause; qu'il fasse sous ses yeux des choses qui, jointes à la connaissance que donnera l'officieuse Bérénice de ce qu'il a déjà fait, fléchissent enfin ce cœur indomptable, et l'amènent à couronner une passion si noble et si constante; qu'enfin le bon roi de Troie reconnaisse en lui son fils; que ce grand hyménée fasse le bonheur de sa vieillesse; que Victoire et son époux reviennent en Hespérie prendre possession des états qui leur appartenaient par la naissance, et que Bérénice, par les moyens de son art, puisse prévoir et annoncer que de là viendront en directe ligne tous les Gonzagues futurs, et surtout les ducs de Mantoue. Telle est en effet la série d'événements qui remplit le reste du poëme, et qu'il suffit d'entrevoir pour reconnaître qu'avec un grand appareil de science poétique, d'observation des règles, et d'habileté à conduire une action épique, n'y ayant ni intérêt dans le but de cette action, ni charme dans le style, ce long poëme au fond se réduit à rien. On se demande, après l'avoir lu, quel plaisir un homme d'esprit peut trouver pendant sept ans à échafauder, pour sa propre famille et pour des princes de son nom, une telle généalogie, et à se donner la peine de la mettre en vers; et, toute simple qu'est cette demande, on n'y trouve point de réponse. La fin de ce siècle vit encore paraître quelques faibles essais de poëmes héroïques, tels que _le Nouveau Monde_, de _Giorgini_[759], en vingt-quatre chants; _la Maltéide_, de _Giovanni Fratta_[760], dont le Tasse avait porté un jugement aussi favorable que du _Fido Amante_, et qui vaut encore moins; la _Jérusalem détruite_, de _Francesco Potenzano_[761], copie trop inférieure au modèle dont elle rappelle le titre; l'_Univers_ ou le _Polemidoro_, de Raphaël _Gualterotti_, espèce d'ébauche, en quinze chants[762], d'un plan beaucoup plus vaste, qui devait en effet embrasser la description de tout l'univers, mais dont ce qui existe ne donne aucun regret sur ce qui manque; quelques autres, plus faibles encore, Et qui ne valent pas l'honneur d'être nommés[763]. [Note 759: _Il Mondo nuovo del sig. Giovanni Giorgini da Jesi_, etc., canti XXIV, Jesi, 1596, in-4º.] [Note 760: Venezia, 1596, in-4º. L'auteur était Véronais.] [Note 761: Napoli, 1600, in-4º.] [Note 762: Firenze, 1600, in-4º.] [Note 763: Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. (CORNEILLE, _Cinna_.)] Le poëme héroïque, auquel le Tasse avait donné tant d'éclat, se releva dans le siècle suivant, non jusqu'au point où l'avait porté ce grand poëte, mais bien au-dessus de celui où de tels imitateurs étaient restés. Dans le siècle que nous parcourons, le Tasse est non-seulement le premier poëte héroïque, mais il n'a point de second; l'Arioste, au contraire, est bien le premier des poëtes romanciers, et le premier à une grande distance de tous les autres, mais après son _Roland furieux_, on peut lire le _Roland amoureux_, du Berni, l'_Amadis_ et peut-être quelques autres encore. Il reste un troisième genre d'épopée qui doit nous arrêter peu, mais dont il faut cependant parler: c'est le poëme héroï-comique ou burlesque. Je n'y consacrerai qu'un seul chapitre, et ne serais pas étonné que ce ne fût trop encore aux yeux d'une partie de mes lecteurs. CHAPITRE XVIII. _Du poëme héroï-comique ou burlesque en Italie au seizième siècle;_ L'ORLANDINO; _Notice sur la vie de Teofilo Folengo, son auteur;_ LA GIGANTEA, LA NANEA, LA GUERRA DE' MOSTRI, _de Grazzini, dit le Lasca; Notice sur sa vie; Idée de ces trois poëmes; Fin de la poésie épique._ Cette troisième espèce d'épopée qui semble, par sa futilité, par l'infraction presque continuelle des lois du goût et de la décence, mériter peu qu'on s'en occupe, ou du moins que l'on s'y arrête, ne laisserait pas, si on le voulait, de donner lieu à des recherches assez étendues sur l'antiquité grecque, et pourrait fournir, comme tant d'autres sujets assez légers, matière à une dissertation lourde et savante. Le genre burlesque, en général méprisé en France, malgré la gaîté et la légèreté que l'on reproche aux Français et qu'on leur envie, est au contraire presque généralement goûté des Italiens, quoiqu'il y ait dans leur caractère du penchant à la mélancolie et de la gravité. Mais pour qu'on ne se hâte pas de chercher, à cette différence très-remarquable, quelqu'une de ces explications physiologiques et analytiques auxquelles on renonce si difficilement quand elles sont une fois trouvées, il est bon de savoir que les anciens Grecs, auxquels les Italiens modernes ressemblent par leur goût dans les arts, et les Français par leur caractère, se passionnèrent comme les premiers pour ce genre si peu estimé des seconds. Quoique cette multitude immense de poëmes de toute espèce dont la Grèce fut comme inondée, ait été dévorée par le temps, et quoique les auteurs grecs qui en parlent n'aient le plus souvent pris d'autre peine que de les nommer, nous ne manquons cependant pas assez de lumières sur cet objet pour ignorer quel fut en Grèce le goût pour les poëmes héroï-comiques[764]. Le plus connu, quoiqu'il n'en soit rien resté, est le _Margitès_, que Platon et Aristote attribuent trop positivement à Homère, pour que l'on puisse douter qu'il ne fût de lui. Margitès était un homme simple jusqu'au ridicule[765], qui n'avait jamais pu, dit-on, apprendre à compter au-delà du nombre cinq; qui, s'étant marié, n'osait toucher sa femme de peur qu'elle ne s'allât plaindre à sa mère; qui, étant homme fait, ne savait pas encore lequel de son père ou de sa mère était accouché de lui, et dont les traits d'esprit dans ce genre vont si loin, que je suis obligé de m'arrêter à celui-là. Le chantre du divin Achille prit ce lourdaud pour héros d'un de ses poëmes. Dans quelque style qu'il l'eût écrit, ce ne put jamais être qu'un poëme burlesque; et, si l'on veut partager méthodiquement en diverses classes cette sorte d'épopée, on peut dire que, dans le _Margitès_, et dans les poëmes de la même espèce, le ridicule naît des actions mêmes et du sujet à qui on les prête, plus que la manière d'imiter, ou du style. Tout l'art y consiste à savoir représenter ces sortes d'actions et les charger de circonstances qui, sans s'écarter de la vraisemblance poétique, soient propres à exciter le rire[766]. [Note 764: Le _Quadrio_, t. VI, l. II, dist. 3, c. I. Dans un ouvrage tel que celui-ci, je dois préférablement puiser aux sources italiennes.] [Note 765: _Raggionamento dello academico Aldeano sopra la poesia giocosa_, etc., Venetia, 1634, p. 6.] [Note 766: Le _Quadrio_, _ub. supr._] La seconde espèce d'épopée burlesque, que l'on trouve chez les Grecs, est celle dont l'action est une, mais qui a pour acteurs des animaux et non des hommes. Il s'en est conservé un exemple très-célèbre dans le combat des rats et des grenouilles, ou la _Batracomyomachie_ d'Homère. Son grand succès produisit des imitations sans nombre. On vit paraître la guerre des chats et des rats[767], la guerre des grues[768], la guerre des étourneaux[769], la guerre des araignées[770], etc. Le ridicule naît, dans ces sortes de poëmes, de ce qu'on prête à des animaux les actions et les mœurs des hommes. C'est la fable d'Ésope agrandie et développée, ou l'apologue prolongé. Les _Animaux parlants_, de _Casti_, sont le plus long poëme de ce genre, et incontestablement le meilleur. [Note 767: _Galcomyomachia._] [Note 768: _Geranomachia._] [Note 769: _Sparomachia._] [Note 770: _Arachnomachia._] En mêlant, dans la même fable, des hommes avec des animaux, vous aurez une troisième espèce de poëme burlesque, tel que les vers _Arimaspiens_ d'Aristée de Proconnèse. Cet Aristée, qui florissait, selon les uns[771], avant Homère, selon d'autres[772], soixante ans après, et qui était non-seulement poëte, mais une espèce de magicien[773], prit pour sujet d'un poëme épique burlesque la guerre des Arimaspes avec les griffons qui gardaient les mines d'or. On sait que les Grecs ingénieux, mais qui ont trop souvent fait voir quelque différence entre l'esprit et la raison, croyaient qu'il existait par-delà Borée, ou dans les plus lointaines régions du Nord, des peuples qu'ils nommaient Hyperboréens. Ces peuples jouissaient, pendant une vie qui durait plusieurs siècles, d'un bonheur et d'un printemps éternels. Quelques-uns étaient sans tête, singulier moyen de bonheur, et se nommaient _Acéphales_; d'autres avaient une tête et des oreilles de chien: c'étaient les _Cynocéphales_; d'autres enfin n'avaient qu'un œil au milieu du front, et il les appelaient _Arimaspes_. Il y avait dans ce pays des montagnes dont les entrailles étaient remplies de veines d'or, et des griffons qui veillaient sans cesse à empêcher qu'on ne vînt ouvrir les veines de ces montagnes. Aristée imagina donc une guerre entre les griffons qui défendaient l'or et les Arimaspes qui voulaient le prendre. D'un côté des guerriers qui n'ont qu'un œil, de l'autre des monstres ailés et avides d'or, ne pouvaient produire qu'un poëme burlesque; mais celui-ci devait être en même temps satirique, et c'est même un caractère que ces poëmes ont presque tous. [Note 771: Tatien, _Orat. ad Græcos_. Strabon cite quelques auteurs qui voulaient qu'il eût même été le maître d'Homère.] [Note 772: Hérodote, Vie d'Homère.] [Note 773: Hérodote, Apollonius, Maxime de Tyr, Origène, Hésichius, etc., vous diront que l'ame de cet Aristée sortait de son corps et y rentrait quand il voulait. Strabon reconnaît en lui un magicien ou auteur de prestiges, tel qu'il n'y en eut jamais dans le monde.] Enfin, les Grecs eurent une quatrième espèce d'épopée burlesque, où ils firent agir, soit les hommes seulement, soit les hommes et les dieux; les uns contre les autres; et tantôt d'une manière comique, tantôt sérieusement. C'est proprement le poëme héroï-comique. Il paraît que la _Gigantomachie_ d'Hégémon était de ce genre. La preuve que le ridicule y dominait est dans une anecdote connue. Hégémon récitait son poëme aux Grecs assemblés, usage commun chez cette nation sensible. Ils riaient aux éclats en l'écoutant, lorsqu'on vint leur annoncer la triste nouvelle que leur armée navale avait été battue et entièrement détruite. Ils continuèrent de rire, et ne voulaient point abandonner cette lecture. Le poëte, plus sage qu'eux, cessa de lire, et les força de s'occuper de leur flotte. Il y eut aussi une _Titanomachie_, sans doute du même genre, qu'Athénée attribue à _Arctinus_, et d'autres à _Eumèle_ de Corinthe. C'est sans doute le titre conservé de cette _Gigantomachie_ d'Hégémon, qui donna à notre Scarron, le seul poëte burlesque qui ait réussi en France, l'idée de composer la sienne. En voilà plus qu'il n'en faudrait pour faire non-seulement une dissertation, mais un volume, si l'on voulait compulser tous les livres où il est parlé de ces quatre différentes classes de poëmes burlesques grecs et de leurs auteurs; je n'ai touché en passant ces origines d'un genre de poésie dont nous ne faisons aucun cas, que pour montrer que les Grecs, nos maîtres dans tous les arts, étaient à cet égard moins dédaigneux que nous, et que les Italiens à qui nous reprochons de trop aimer les bouffonneries et le burlesque, peuvent s'autoriser de leur exemple. Ils se vantent, il est vrai, d'y avoir surpassé les Grecs, et personne ne peut leur disputer cet avantage[774]. Ils l'auraient d'une manière trop décidée et trop au-delà de toute comparaison, si l'on comptait chez eux, parmi les poëmes héroï-comiques ou burlesques, tous ceux où le plaisant se joint au sérieux; il faudrait alors faire entrer dans cette classe, et le _Roland_ du _Berni_, et celui même de l'Arioste, et plusieurs autres; alors aussi les poëmes romanesques ou romans épiques dont on peut faire quelque cas se trouveraient réduits au _Roland amoureux_, tel que l'avait fait le _Bojardo_, et à l'_Amadis_, presque tous les autres passant très-souvent, et dans les expressions, et dans les choses, du sérieux au comique, et même au burlesque et au bouffon. [Note 774: Le _Quadrio_, _ub. supr._, c. III.] On ne doit donc pas entendre par poëmes burlesques, badins, ou plaisants (_giocosi_, comme les Italiens les appellent), tous ceux où le comique et l'héroïque, le grave et le plaisant sont entremêlés, mais ceux dans lesquels le principal but de l'auteur a été de faire rire, soit par des aventures gaies ou ridicules en elles-mêmes, soit par la manière de les raconter, ou par ces deux moyens à la fois. Si l'on se rappelle ce que j'ai dit du _Morgante maggiore_ du _Pulci_, et l'analyse que j'ai donnée de ce poëme bizarre[775], on y reconnaîtra la première épopée où l'auteur ait eu presque toujours cette intention, et par conséquent, à l'exception de quelques endroits, surtout dans les derniers chants, le premier modèle du poëme burlesque moderne. La vie presque entière du paladin Roland et ses incroyables exploits y sont contés du ton d'un homme qui n'éprouve point d'illusion et qui n'en veut point faire, mais qui veut amuser et faire rire son lecteur, et commence par s'amuser et par rire lui-même. En un mot, l'auteur se joue, il fait un poëme _giocoso_ (plaisant); il raille, il se moque (_burla_); il fait un poëme _burlesco_ (burlesque). Le sens propre de ce mot a, dans presque tout ce poëme, son application la plus exacte. [Note 775: Ci-dessus, t. IV, p. 215 et suiv.] Nous avons vu la naissance et les premiers exploits de Roland servir de matière à un poëme romanesque, mais très-sérieux, du _Dolce_. Ils en ont aussi servi à un poëme burlesque dans tous les sens et dans toute son étendue, connu sous le titre de l'_Orlandino_, production originale de l'un des esprits les plus fantasques qui se soit jamais avisé d'écrire. Disons quelques mots de lui avant de parler de son ouvrage. _Teofilo Folengo_, plus connu sous le nom de _Merlino Coccajo_, naquit en 1491[776], d'une famille ancienne et même illustre, dans une terre voisine du lac de Mantoue. Ayant donné, dès ses premières années, des preuves d'une singulière vivacité d'esprit et d'une grande aptitude aux lettres, il entra à l'âge de seize ans dans l'ordre de St. Benoît; alors il quitta le nom de Jérôme qu'il avait reçu en naissant, et prit celui de Théophile. Il n'avait pas tout-à-fait dix-huit ans lorsqu'il fit ses vœux; c'est l'âge où il commence à devenir difficile de les remplir. Théophile, après avoir lutté quelques années contre cette difficulté, ou n'y avoir cédé qu'en secret, abjura toute retenue, quitta le cloître et sans doute l'habit monastique, s'enfuit avec une femme nommée _Girolama Dieda_, et mena pendant plus de dix ans une vie errante. Ce fut pour sortir de la misère où il s'était jeté, qu'il publia, quatre ans après sa fuite, ces poésies composées de latin et d'italien, et qui ne sont ni l'un ni l'autre, auxquelles il donna le nom de _Macaroniques_. On prétend qu'ayant entrepris un poëme latin où il espérait égaler, ou même surpasser Virgile, et voyant que des personnes à qui il en lisait des morceaux ne partageaient pas son espérance, il jeta son ébauche au feu, et se mit à écrire dans ce style capricieux, où deux langues se confondent et se corrompent mutuellement. [Note 776: 8 novembre.] Ce que dit le _Gravina_ est plus vraisemblable. Selon lui, le _Folengo_, qui était capable par son génie de faire un poëme noble et sublime, au lieu de se mettre par là au niveau de plusieurs poëtes, voulut s'élever au-dessus de tous dans un autre genre de poésie. En effet, l'abondance des images, la variété des récits, la vivacité des descriptions, et quelques traits de poésie élégante et sérieuse qu'on trouve parmi ses Macaroniques, font voir qu'il était né avec les dispositions poétiques les plus heureuses. Les obscénités grossières et les licences de tout genre qu'il y répandit, et qu'il voulut effacer dans les éditions postérieures, furent l'effet du libertinage auquel il s'était abandonné. On en peut dire autant de son _Orlandino_, poëme italien en octaves et en huit chants, qu'il écrivit dans l'espace de trois mois. Il le fit paraître en 1526, sous le nom de _Limerno Pitocco da Mantova_. _Limerno_ est l'anagramme de son autre nom de guerre _Merlino_, et par le nom de _Pitocco_, qui signifie un gueux, un pauvre, un mendiant, il voulut désigner l'état misérable où il était tombé. Il rentra dans son ordre cette année même; et, devenu plus sage, sans rien perdre de son originalité, il publia un an après, sous le titre de _Chaos del tri per uno_, un ouvrage aussi obscur que singulier, dans lequel, partie en vers et partie en prose, tantôt en italien, tantôt en latin, et quelquefois dans son style macaronique, il raconte les événements de sa vie, ses erreurs et sa conversion. Alors il se retira dans un monastère de son ordre, sur le promontoire de Minerve au royaume de Naples, et pour réparer le mal que pouvait faire la lecture des poésies de sa jeunesse, il composa, _in ottava rima_, un poëme de la vie de J. C. ou de l'humanité du fils de Dieu, poëme aussi orthodoxe que les autres l'étaient peu, mais qui, de l'aveu de Tiraboschi, n'eut pas un aussi grand nombre de lecteurs. Du royaume de Naples, _Folengo_ passa en Sicile[777]: il y dirigea d'abord un petit monastère, aujourd'hui abandonné[778], et se fixa ensuite à Palerme[779]. Don _Ferrante_ de Gonzague y était alors vice-roi; Théophile composa pour lui une espèce d'action dramatique en tercets, ou _terza rima_, intitulée la _Pinta_ ou la _Palermita_, titres qui, selon son tour d'esprit ordinaire, n'annoncent point du tout le sujet, car ce sujet n'était rien moins que la création du monde, la chute d'Adam, la rédemption, etc. Cette pièce s'est conservée manuscrite, mais n'a jamais été imprimée; quelques autres tragédies chrétiennes qu'il fit alors ont entièrement péri, et il ne paraît pas que ce soit une grande perte. L'auteur avait été un poëte bizarre et même tout-à-fait baroque, mais enfin un poëte; et ce n'est plus qu'un moine. Il revint de Sicile en Italie, se retira dans un couvent près de Padoue[780], y passa les dernières années de sa vie, et y mourut à la fin de 1554[781] âgé de cinquante-trois ans. [Note 777: Vers l'an 1533.] [Note 778: Sainte-Marie-de-la-Chambre.] [Note 779: Dans l'abbaye de Saint-Martin.] [Note 780: _Santa Croce di Campese._] De ces trois principaux ouvrages le premier est le plus célèbre, et le nom de _Merlin Coccajo_ qu'il se donna dans ce qu'il appela ses _Macaroniques_, est plus connu que celui de _Teofilo Folengo_. Ce genre de poésie est, comme nous l'avons dit, un mélange de mots latins et de mots italiens qui ont une terminaison latine. On prétend que ce mélange lui a fait donner le nom qu'il porte, parce qu'il ressemble à un plat de _macaroni_, qui sont un mélange de farine, de beurre et de fromage. Un auteur grave, _Tomasini_, assure que la _Macaronée_ est une pièce de fort bon goût, remplie d'agréments, qui cache des pensées et des maximes fort sérieuses sous des termes facétieux et sous des railleries apparentes; qu'en un mot elle contient un mélange du plaisant et de l'utile fait avec beaucoup d'art[782]. Nous verrons ailleurs[783] ce qu'il en faut croire. Nous ne devons pas donner ici à cette production hétéroclite le temps et la place que réclame l'_Orlandino_. [Note 782: _Mémoires de Nicéron_, t. VIII.] [Note 783: Lorsque nous traiterons de la poésie latine.] Le _Roland furieux_ avait paru depuis plus de dix ans pour la première fois; depuis près de cinq, l'Arioste l'avait publié tel qu'il devait rester désormais; le paladin Roland, ses haut faits, son amour et sa folie occupaient l'attention publique. On parlait peu de sa naissance irrégulière, des amours de son père Milon et de sa mère Berthe, de la misère qui assaillit son enfance, et des premières preuves qu'il donna, dans ce honteux état, de sa force et de sa valeur; ce sujet parut à notre moine fugitif digne de caprices et du libertinage de sa muse. Assez d'autres avaient pris pour leur héros _Orlando_; il prit _Orlandino_ pour le sien. Son plan fut, à ce qu'il paraît, de ne s'en faire aucun, de ne contraindre en rien sa verve, de traduire en burlesque un sujet jusqu'à ce moment héroïque, et surtout de saisir toutes les occasions de lancer des traits satiriques contre les abus de la vie cléricale et monacale, qu'il avait vus de près. Pour première singularité, tandis que tous les autres poëtes divisaient leurs poëmes en livres ou en chants, il partagea les octaves du sien en chapitres (_capitoli_), titre réservé jusqu'alors à la poésie en tercets ou _terza rima_. Il ne fit que huit chapitres; et son poëme a du moins l'avantage d'être le plus court que l'on eût encore fait. Il le dédie à Frédéric de Gonzague, premier duc de Mantoue, frère de don _Ferrante_ qui fut quelques années après son Mécène en Sicile. Il le prie tout simplement de lui donner de quoi manger et de quoi boire, s'il veut qu'il fasse de beaux vers[784]. Après un préambule d'une dizaine d'octaves où il déplore, dans son style grotesque, le peu d'encouragement que l'on donne aux muses, il raconte comment il a tiré le sujet de son livre de la Chronique de Turpin; car c'est aussi dans cette source qu'il prétend avoir puisé. Il a consulté des sorcières pour savoir ce que cette Chronique était devenue; la plus vieille lui a commandé de la suivre; aussitôt il s'est vu enlevé avec elle jusqu'au ciel sur un mouton: elle a tourné vers le nord et est descendue en Gothie sur le bord de la mer. Là, elle a levé de sa main une grosse pierre et a découvert un grand trou où elle est entrée et l'a fait entrer après elle. «Je vis, dit-il, dans ce tombeau (et je ne vous mens pas), plus de cent cinquante mille volumes que les Goths, ces ennemis grossiers et bruyants, tirèrent autrefois, à travers tant de montagnes, de vallées et de fleuves, hors de l'Italie, qui paraît destinée à succomber toujours sous de semblables canailles. J'en dirais bien la cause, mais je crains qu'il ne m'arrive malheur[785]. Là, continue-t-il, sont toutes les Décades de Tite-Live, et celles de Salluste qui sont beaucoup meilleures; là sont aussi, en vieux français, les quarante Décades de Turpin. Je n'en trouve que trois qui aient été traduites dans notre langue par quatre différents traducteurs. J'ai pris le commencement de la première qui ne l'a pas encore été; je n'ai pas voulu laisser plus long-temps dans l'oubli l'enfance de Roland.» [Note 784: _Magnanimo Signor, se in te le stelle Spiran cotante grazie largamente, Piovan piuttosto in me calde fritelle Che seco i' possa ragionar col dente; Dammi bere e mangiar, se voi più belle Le rime mie_, etc. (Cap. I, st. 1.)] [Note 785: _Laqual_ (Italia) _par che succomba A simile canaglia sempre mai; La causa ben direi, ma temo guai._ (St. 14.)] Ces quatre prétendues traductions de trois Décades de Turpin sont le _Morgante_, qu'il attribue sans aucun fondement à Politien, et non pas à Louis _Pulci_, son véritable auteur; le _Mambriano_ de l'Aveugle de Ferrare; l'_Orlando innamorato_ du _Bojardo_, et l'_Orlando furioso_ de l'Arioste: quant aux autres, telles que Trebisonde, l'_Ancroja_, l'Espagne et Beuves d'Antone, il les rejette comme apocryphes, et les condamne au feu. Ceux qui se rappelleront ce que nous avons dit de ces misérables romans épiques, souscriront volontiers à cet arrêt. Il commence enfin son récit, mais non encore l'action de son poëme. Il faut d'abord qu'il donne un état de la cour de Charlemagne, et des douze paladins, ou pairs de France qui étaient toujours prêts à combattre pour Charles et pour la foi. Cette manière de la servir vaut mieux, selon le poëte, que de prêcher un peuple déjà croyant[786]. Il voudrait bien voir nos théologiens et tous nos autres braves, se présenter devant le Grand-Turc et imiter les anciens pères, qui, s'ils sont aujourd'hui dans le ciel, ne l'ont pas gagné à prix d'argent, mais les uns par la prédication, les autres par l'épée, comme ont fait Paul et le comte Roland[787]. [Note 786: _Che oprasser meglio il brando per la fede Che 'l predicar a un popol che gia crede._ (St. 30.)] [Note 787: _Li quali, se oggi in cielo sono tanti Non l'han già racquistato con denari, Ma chi col predicare, e chi col brando, Siccome fece Paolo, e 'l conte Orlando._ (St. 31.)] Lorsque l'action commence, on voit Charlemagne, nouvellement déclaré empereur, passer son temps en fêtes, en bals et en tournois[788]. Berthe, sa sœur, est éprise du chevalier Milon d'Anglante, le plus brave et le plus aimable des douze premiers preux; il l'aime aussi secrètement; mais il ose à peine s'avouer sa hardiesse; ils ne peuvent ni se parler, ni même se voir. Berthe, qui a tout pouvoir sur l'empereur son frère, obtient de lui qu'il donne un grand tournoi, où elle espère du moins voir briller la valeur du chevalier qu'elle aime. Avant le véritable tournoi, l'empereur s'amuse à en voir un tout-à-fait ridicule. Une vieille, montée sur un âne éclopé, ouvre la fête en sonnant du cor[789]. Ogier le Danois se présente grotesquement armé, sur un vieux mulet maigre; Morand, autre chevalier, armé de même, monte une pauvre cavale estropiée des quatre jambes: Rampal vient sur un petit ânon tout jeune, et qui n'a travaillé que vingt ans dans un couvent de moines. Aimon et Otton, frères de Milon, sont chacun sur une vache; ils ont la tête armée de hautes cornes, et sont tout barbouillés de noir. Beuves et Regnier montent à crû deux étalons efflanqués et galeux; Huon de Bordeaux est sur une charrette traînée par un seul bœuf malade; le duc Naimes lui sert d'écuyer et conduit le char. Les armes sont à l'avenant des montures. C'est une citrouille pour casque, une corneille vivante pour cimier, des fourches et des broches pour lances, un chaudron ou une casserole pour bouclier. Le combat répond à tout cet appareil. Il est chaudement décrit, et plein de détails vraiment risibles. Il s'y mêle une aventure d'amour, non pas entre des chevaliers et des dames, mais entre les montures de deux combattants. L'ânon de Rampal flaire de trop près la cavale de Morand. Ce qui s'en suit, et dont le poëte ne dissimule aucune circonstance, fait éclater de rire les dames de la cour qui voient tout en feignant de ne rien regarder[790]. Berthe seule ne rit point. Chagrine de n'avoir pas vu Milon, choquée de cette farce avilissante pour la chevalerie, et surtout de cette scène indécente de l'âne, elle quitte la place, se retire dans son appartement et se met au lit. [Note 788: St. 40.] [Note 789: Cap. II, st. 10.] [Note 790: _Le risa non vi narro delle donne, Che ciò, fingendo non guarda, vedeano._ (St. 42.) Ce trait malin est digne du _Berni_; le reste de la stance n'est digne que de l'Arétin.] Pendant qu'elle s'y tourmente au lieu de dormir, le tournoi sérieux s'ouvre[791] et succède au tournoi bouffon, ou plutôt c'est une bouffonnerie d'une autre espèce qui succède à la première, car il est impossible à l'auteur de rien conter sérieusement. Les étrangers, Espagnols et Sarrazins, sont admis à ce tournoi, comme les Français. Ils remportent les premiers avantages[792]. Falsiron et Balugant ont renversé tous les tenants de Charlemagne. Il est fort en colère, et n'ayant point vu Milon dans la lice, il s'en prend à lui, et il envoie deux messages, avec ordre de s'armer et de venir en hâte réparer l'honneur de ses paladins. Milon était resté chez lui, tout occupé de son amour, essayant d'y résister, et ne voulant point paraître à cette fête, de peur que la vue de Berthe n'affaiblît ses résolutions. L'ordre réitéré de l'empereur l'appelle dans la carrière; il y vole; il est vainqueur, et proclamé au son des cors, des fifres et des trompettes. [Note 791: Cap. III, st. 10.] [Note 792: St. 37 et suiv.] Le tournoi est suivi d'un festin magnifique. Les dames y sont, dit le poëte, en face de leurs chevaliers, et jouent de l'orgue avec les pédales[793], ce qui signifie dans son style fantasque que leurs pieds se touchent souvent. Berthe et Milon sont vis-à-vis l'un de l'autre: ils n'en sont pas au point d'oser employer ce langage; mais les regards ne sont pas moins éloquents, et ils tiennent sans cesse les yeux fixés l'un sur l'autre. L'auteur se sert ici d'une expression originale, mais bizarre, énergique et de bien mauvais goût: leurs yeux, dit-il, sont une éponge de sang qui suce leurs veines[794]. Après le repas, vient un concert; ensuite un bal, ouvert par l'empereur lui-même. Les deux amants s'entendent de mieux en mieux. La confidente Frosine voit qu'il est temps de venir à leur aide; après avoir dansé avec Milon, elle lui dit de la suivre; le conduit tout droit à la chambre de sa maîtresse et l'y enferme. Berthe s'y retire à la fin du bal. On devine assez le reste; mais sûrement on ne devine pas les tournures originales, quelquefois passionnées, et plus souvent licencieuses dont le poëte a peint cette scène d'amour. Le jour paraît; Milon se retire à son appartement, se couche et s'endort. Il est bon de savoir que nous voilà parvenus à la fin du quatrième chapitre, c'est-à-dire à la moitié du poëme; et nous n'en sommes encore de la vie de Roland qu'à ce premier acte qui précède de neuf mois la naissance. [Note 793: _E suonan gli organetti co' pedali._ (Cap. IV, st. 15.)] [Note 794: _Spugna di sangue, che lor vene sugge, Son gli occhi loro._ (St. 16.)] La maison de Mayence joue ici le même rôle que dans tous les romans épiques dont Charlemagne et Roland sont les héros. C'est toujours une haine cachée, et souvent même une guerre ouverte, entre elle et la maison de Clairmont. Après plusieurs traits particuliers de cette haine, l'auteur fait naître une rixe épouvantable, où Milon seul tient tête à tous les Mayençais[795]. Il en tue un grand nombre. L'empereur s'efforce inutilement de mettre le holà. Milon poursuit les restes de la bande jusque sur la place publique, en les tuant toujours. Charles le condamne à l'exil et veut qu'il parte sur-le-champ. Milon, forcé d'obéir, refuse tous ses amis dont plusieurs veulent le suivre, sort de sa maison pendant la nuit, passe auprès du palais impérial, voit un endroit très-élevé par où il peut pénétrer dans l'intérieur, y monte au péril de sa vie, parcourt ce palais dont il connaît tous les détours, arrive jusqu'à l'appartement de Berthe, la trouve en larmes, la détermine à le suivre, se charge de ce doux fardeau, fait avec des draps déchirés un câble, au moyen duquel sa courageuse amante et lui s'échappent ensemble du palais, puis de la ville; et les voilà, dit notre poëte, qui a cependant rendu avec chaleur et vérité cette fuite nocturne et périlleuse, les voilà devenus oiseaux des bois, et non plus oiseaux en cage[796]. [Note 795: Cap. V, st. 23 et suiv.] [Note 796: _Di bosco uccelli già, non più di gabbia._ (St. 52.)] Après quelques rencontres, les unes fâcheuses, les autres agréables, que Théophile raconte avec une originalité soutenue, et qu'il entremêle de digressions et de traits satiriques pleins d'une vivacité piquante, Berthe et Milon arrivent à un port de mer où ils s'embarquent pour l'Italie[797]. Parmi les passagers qui se trouvaient sur le même vaisseau, était un seigneur calabrois, nommé Raimond, qui trouve Berthe fort à son gré, ne la perd pas de vue, et paraît toujours occupé d'elle. Il s'y trouvait aussi un magicien très-savant, par qui Milon se fit dire sa bonne aventure. Ce magicien, sans le connaître, lui prédit la naissance de son fils Roland, et les grands exploits par lesquels ce fils se rendra célèbre, et la guerre que les Sarrazins d'Afrique et d'Espagne déclareront à la France, et le besoin que l'empereur aura de tous ses braves, et le rappel de Milon, et la faveur de son fils, et la naissance, les exploits, la faveur des fils d'Aimon, et les grandes familles italiennes qui naîtront de chacun d'eux...... En ce moment le Calabrois Raimond, l'œil toujours fixé sur sa proie, voit Berthe qui s'est endormie, se lève, la prend dans ses bras, saute avec elle dans un esquif, coupe le câble, et tandis que Milon, laissant là son prophète, s'est armé pour courir au secours, qu'il casse bras et jambes à tout ce qui veut s'opposer à son passage, le vaisseau cingle d'un côté, l'esquif de l'autre, et la malheureuse Berthe reste en pleine mer à la merci du ravisseur[798]. Il veut user de sa victoire, elle le laisse venir, feint même de céder, et au moment où il s'y attend le moins, elle lui plonge un couteau dans le cœur; elle redouble; il tombe mort; elle le jette à la mer. Restée seule dans cette barque, elle adresse à Dieu une prière fervente, mais que tout le monde ne croirait pas propre à obtenir un miracle. «Je sais, dit-elle[799], que ma vie coupable et chargée de crimes ne mérite point de pitié, mais je t'implore pour cette innocente créature que je porte dans mon sein. C'est à toi que j'ai recours, et non à Pierre, ni à André[800]; je n'ai pas besoin d'intermédiaire auprès de toi. Je sais bien que la Cananéenne ne supplia ni Jacques ni Pierre; c'est en toi seule, souveraine bonté, qu'elle mit sa confiance. J'espère en toi comme elle, et je n'espère qu'en toi..... Je ne veux point tomber dans la même erreur que cet imbécille vulgaire, rempli de superstition et de folie[801], qui fait des vœux à un Gothard, à un Roch, qui fait plus de cas d'eux que de toi, parce qu'un moine, souvent adorateur de Moloch, a l'adresse de tirer de gros profits des sacrifices offerts à ta mère, reine des cieux. Sous une écorce de piété, ils font d'abondantes moissons d'argent, et ce sont les autels de Marie qui assouvissent l'impie avidité des prélats avares. C'est d'eux encore que vient la loi qui me force de déposer chaque année dans l'oreille d'autrui l'aveu de mes fautes, qui fait que si je suis jeune et belle, le frère qui m'écoute se tourmente, etc., etc.» Je suis forcé de mettre en _et cætera_ ce que le poëte dit très-clairement[802]. «Mon Dieu, dit en finissant la pauvre Berthe, si tu daignes me sauver des flots irrités qui m'environnent, je fais vœu de ne jamais ajouter foi à ceux qui accordent les indulgences pour de l'argent[803].» [Note 797: Cap. VI.] [Note 798: St. 35.] [Note 799: St. 40.] [Note 800: _A te ricorro, non a Piero, o Andrea, Che l'altrui mezzo non mi fa mestiero; Ben tengo a mente che la Cananea Non supplicò nè a Giacoma nè a Piero_, etc. (St. 41.)] [Note 801: _Nè insieme voglio errar col volgo sciocco Di superstizia calmo e di mattezza; Che fa suo' voti ad un Gottardo e Rocco. E più di te non so qual Bovo apprezza_, etc. (St. 42 et suiv.)] [Note 802: La stance finit par ces deux vers: _E qui trovo ben spesso un confessore Essere più ruffiano che dottore._] [Note 803: _Ti faccio voto non prestar mai fede A chi indulgenze per denar concede_. (St. 45.)] Berthe, reprend _Folengo_, faisait ces prières pleines d'hérésies, parce qu'elle était née en Allemagne, et qu'en ce temps-là la théologie était devenue romaine et flamande[804]. Je crois qu'à la fin elle se trouvera en Turquie, puisqu'elle vit à la musulmane[805]. Dieu ne voulut point prendre garde à ces erreurs d'une femme allemande, et permit que la nacelle arrivât avec elle au rivage. Berthe en sortit à demi-morte, chemina par les montagnes et les vallées, passa de Lombardie en Toscane, et s'arrêta enfin près du Sutri, dans une espèce de caverne. Elle y arrive accablée de douleurs, de lassitude et de faim; un pauvre berger qu'elle y trouve partage avec elle sa nourriture grossière. C'est là que peu de temps après elle met au monde Roland. L'accouchement fut horriblement long et douloureux. Il était juste, selon le poëte, que dans la naissance d'un tel enfant tout fût extraordinaire[806]. Il n'épargne, pour la célébrer, ni les exclamations, ni les prodiges, ni les apostrophes aux futurs ennemis du héros, qui doivent déjà trembler. Chacun a voulu expliquer pourquoi l'on avait donné à l'enfant ce nom célèbre d'_Orlando_; lui, il prétend que ce fut parce qu'une troupe de loups, sortis de la forêt, courait autour de la caverne en hurlant, _Urlando_[807]. [Note 804: C'est-à-dire moitié l'une et moitié l'autre.] [Note 805: _Ma dubito ch' al fin nella Turchia Si troverà, vivendo alla moresca_. (St. 46.)] [Note 806: Cap. VII, st. 7.] [Note 807: St. 10.] Le bon berger continue de prodiguer les soins les plus attentifs à la mère et à l'enfant. Le petit Roland grandit; il devient le plus déterminé polisson de son âge; il fait à coups de poing, de pierres ou de bâton, l'apprentissage de la gloire. Les scènes grotesques que fournissent ses querelles avec les enfants du lieu, son effronterie courageuse à mendier pour nourrir sa mère, et à prendre de force ce qu'on lui refuse, les réprimandes naïves de Berthe quand elle le voit revenir meurtri de coups, mais triomphant; les réponses du petit héros qui ne veut surtout pas souffrir et ne souffrira jamais qu'on l'appelle, comme ils le font tous, fils de.... et qui ne le pardonnerait pas même à son père; tous ces petits détails, mêlés de burlesque, de naïf, et quelquefois même d'héroïque, remplissent ce chapitre, qui est le septième, le seul où soit réellement traité le sujet annoncé par le titre, et dans lequel l'auteur se montre peut-être plus que dans tous les autres véritablement poëte. La dernière querelle que se fait Roland est avec un gros moine ou prieur gourmand, ou plutôt goinfre et ivrogne, à qui il avait dérobé un énorme esturgeon, que le prieur venait d'acheter au marché[808]. On les mène devant le gouverneur. Celui-ci, avant de juger la cause, commence par faire au moine un sermon sur sa gourmandise et sur les vices de ses semblables; le prieur, dans sa réponse, veut faire le savant, et parle dans ce latin macaronique où excellait l'auteur[809]. C'est une scène digne de Rabelais ou de Molière. Le gouverneur, pour se moquer du moine, le renvoie, en lui donnant quatre questions à résoudre, et le menace, s'il n'y répond pas, de lui ôter son bénéfice[810]. Le gros prieur est bien embarrassé. Il se retire dans sa bibliothèque, qui était telle que ni Cosme, ni le Florentin Laurent de Médicis n'en firent jamais de pareille[811]. C'était-là que l'esprit divin gardait tous ses livres de théologie. A droite et à gauche sont des vins, des liqueurs, des pâtés, des jambons, des _salami_ de toute espèce. Il va se jeter à genoux devant un autel secret au fond de son oratoire; un Bacchus gras et vermeil en était le saint principal; et il n'avait point sur cet autel d'autre objet de piété, d'autre crucifix, pour y faire ses dévotions[812]. Le cuisinier vient demander à monseigneur s'il veut souper[813]. Il voit son trouble; il lui présente un verre de bon vin, que le prieur avale après avoir fait sa prière à Bacchus. Il s'assied, et conte à son cuisinier Marcolfe ce qui cause son embarras. Marcolfe trouve les questions faciles, et se charge d'y répondre pour lui. Il ressemblait si parfaitement à son maître, qu'aux habits près, on les aurait pris l'un pour l'autre. Il prend un habit du prieur, se rend au palais, et donne la solution des quatre questions proposées. Le sujet de la dernière était de savoir ce que le gouverneur avait dans la pensée. Vous y avez, dit Marcolfe, la persuasion que je suis le prieur, et je ne suis que son cuisinier. Le gouverneur, d'abord confus, finit par donner pour sentence que désormais Marcolfe aurait le prieuré et que le prieur fera la cuisine[814]. [Note 808: Cap. VIII, st. 13.] [Note 809: St. 33 et suiv.] [Note 810: _Oltra di cio, se non la indovinate, Voi non sarete più messer lo abate_. (St. 41.)] [Note 811: _Ne Cosmo, ne Lorenzo Fiorentino De' Medici mai fece libreria Simile a questa_, etc. (St. 46.)] [Note 812: _Nè altra pietade nè altro crucifisso Tien sull'altare a far divozione._ (St. 49.)] [Note 813: St. 52 et suiv.] [Note 814: St. 69.] Tout cela, raconté d'une manière originale, forme un conte assez plaisant, qui l'est surtout pour les pays où l'on a encore sous les yeux les originaux, toujours ressemblants, de ces caricatures monacales. Mais la fin du huitième chant approche, et que devient l'action du poëme? L'action! le poëte nous en a-t-il promis une? Quand il l'aurait promise, il ne s'en inquiéterait pas davantage. Qu'a-t-il fait de Milon, depuis qu'un brigand calabrois lui a enlevé Berthe et l'a laissé en pleine mer, se livrant à une fureur inutile et se désespérant sur son vaisseau? Il nous l'a dit dans plusieurs endroits de son poëme, mais brièvement, et pour ainsi dire à la dérobée, comme choses que raconte Turpin et qu'il n'a pas le temps de répéter après lui. Le vaisseau sur lequel était Milon avait péri dans un naufrage. Milon seul s'était sauvé tout nu. Jeté sur les côtes d'Italie, une fée l'a trouvé dans cet état; il lui a plu; et suivant l'usage de mesdames les fées, elle l'a retenu assez long-temps auprès d'elle. Cependant les Sarrazins sont descendus en Italie; Didier, roi des Lombards, s'est joint à eux pour détruire l'empire de Charlemagne. Ce bruit de guerre arrache Milon aux voluptés et au repos. Il trouve au pied des Apennins un grand nombre de familles italiennes réunies par le dessein de s'opposer à Didier, et d'apprendre aux ultramontains par son exemple à ne se plus mêler de leurs affaires. Il ne leur manquait qu'un chef; Milon se met à leur tête, et les conduit dans les plaines de l'Insubrie, où ils bâtissent une ville qu'ils appellent de son nom _Milon_, mais qui, par corruption, s'est appelée depuis _Milan_. C'est avec la même rapidité que notre facétieux _Merlin_, ayant fini son conte du prieur cuisinier, ou du cuisinier prieur, indique l'arrivée de Milon près de Sutri, la rencontre qu'il y fait de sa femme, le bonheur qu'il éprouve en la retrouvant avec un fils en qui tout annonce au plus haut degré l'héroïsme chevaleresque. Il pourrait bien aussi raconter d'après Turpin le grand voyage de Milon au Pont-Euxin; et comment il y trouva son frère Aimon, avec le petit Renaud son fils; et comment le petit Renaud et le petit Roland firent connaissance en se battant l'un contre l'autre, et les exploits que firent ensemble les deux cousins, et ceux de leurs pères, et toutes les aventures, et toutes les guerres dans lesquelles ils eurent une si grande part. Mais il laisse ce soin à d'autres; il en a dit assez, peut-être trop. Il fait ses adieux aux lecteurs, et finit par ces deux vers dignes du reste: _Donde ne prego Dio che mi sovegna; Ed a chi mal mi vuol, cancar gli vegna._ Que voulez-vous dire à un poëte qui vous parle toujours sur ce ton-là? Ce n'est pas pour lui que sont les convenances, et les règles encore moins. Il a donné un libre essor à son caprice; il a su exprimer en style vif et pittoresque toutes les folies de son cerveau; il a satisfait son humeur satirique: il a ri et vous a fait rire; ne lui demandez rien de plus. Un autre poëte dont le génie fut aussi original peut-être, mais le goût moins extravagant et la vie mieux réglée, c'est _Grazzini_, surnommé le _Lasca_; entre ses nombreux ouvrages, on trouve un petit poëme burlesque, qui, ayant rapport à des circonstances de sa vie, m'oblige d'en placer ici la notice, quoiqu'elle pût être mieux avec celles des poëtes comiques, ou des satiriques, comme la notice du Berni. _Anton Francesco Grazzini_, naquit à Florence en 1503[815], d'une famille noble, originaire du village de _Staggia_, dans le _Val d'Elsa_, à vingt-cinq milles de Florence, sur le chemin de Rome. Ses ancêtres y étaient connus depuis le treizième siècle. On ignore sous quel maître _Anton Francesco_ fit ses premières études. On croit qu'il fut, dans sa jeunesse, placé chez un apothicaire, profession, au reste, qui s'allie très-bien avec l'étude de quelques sciences, et même qui l'exige. Le jeune _Grazzini_ joignit des études littéraires et philosophiques à celles de sa profession. Il paraît qu'il ne la suivit pas long-temps, et rien ne prouve qu'il l'exerçât encore lorsque sa réputation dans les lettres commença. Ce fut sans doute de bonne heure, car elle était assez bien établie à l'âge de trente-sept ans pour qu'il pût être un des fondateurs de l'académie de Florence[816]. Cette société prit d'abord le nom d'académie _des Humides_, et chacun de ses fondateurs s'en donna un, selon l'usage, qui avait rapport à l'humidité ou à l'eau. _Grazzini_ choisit celui de _Lasca_, ou du petit poisson qu'on nomme en français le dard, et dans quelques provinces la vaudoise. Sa devise fut une _Lasca_, un dard s'élevant hors de l'eau, et un papillon volant au-dessus. Il voulut désigner par là le caractère capricieux et bizarre de son esprit. Ce poisson, en effet, s'élance souvent hors de l'eau comme pour prendre des papillons, qui sont l'emblème des caprices et des lubies de la fantaisie humaine. Dès la naissance de l'académie, le _Lasca_ en fut nommé chancelier, ce qui prouve la part qu'il avait prise à sa création et la considération dont il y jouissait. Quand cette académie reçut, quelques mois après, du grand-duc, le titre de _Florentine_[817], il en fut choisi provéditeur, et cette dignité lui fut conférée dans la suite jusqu'à trois fois. [Note 815: Le 22 mars.] [Note 816: 1er novembre 1540.] [Note 817: Février 1541.] Cependant le nombre des académiciens s'étant accru considérablement, les nouveaux, au lieu de conserver pour les fondateurs les égards qui leur étaient dus, firent, sans les consulter, règlements sur règlements, multiplièrent les formes et les entraves, pour l'ordre des lectures, pour la censure des ouvrages destinés à l'impression, et pour d'autres objets qui devinrent à charge aux anciens. Le _Lasca_, plus indépendant qu'un autre, eut plus de peine à s'y conformer, ou plutôt il le refusa nettement, et ayant persisté dans son refus comme les académiciens dans leur exigence, il fut exclus[818] enfin de l'académie qu'il avait fondée. Son talent lui restait tout entier; il ne le laissa point oisif à cette époque; des comédies plaisantes, des poésies satiriques où l'académie, comme on peut croire, n'était pas oubliée, et le petit poëme de _la Guerra de' Mostri_, se succédèrent rapidement. Il recueillit aussi et publia les poésies burlesques du _Berni_ et d'autres poëtes de ce genre. Il en fit autant des sonnets du _Burchiello_, et des chansons si connues sous le titre de _Canti Carnascialeschi_, ou chants du carnaval[819]. La publication de ces chants lui attira, de la part des académiciens de Florence, de nouvelles chicanes, dans lesquelles il serait long et tout à fait inutile d'entrer. [Note 818: Vers le commencement de 1547.] [Note 819: Voyez ce que nous en avons dit dans cette _Histoire littéraire_, t. III, p. 504 et 505.] Il aurait dû être dégoûté de fonder des académies. Ce fut cependant lui qui eut la première idée de celle qui prit, quelque temps après sa création, le titre de _la Crusca_[820]; l'objet du _Lasca_ et des autres fondateurs fut le perfectionnement et la fixation de la langue toscane. Tous les autres membres de cette société nouvelle ayant pris, comme nous l'avons vu ailleurs, des surnoms relatifs à la farine et à la boulangerie, _Grazzini_ seul ne voulut point changer son premier nom académique. Il continua de s'appeler le _Lasca_ dans cette académie comme dans l'autre, prétendant au surplus être en règle, puisque l'on enfarine les dards ou les vaudoises pour les cuire. [Note 820: Vers l'an 1550.] L'un des membres de l'académie de Florence qui entretenait avec le _Lasca_ les liaisons les plus intimes était le chevalier _Lionardo Salviati_, le même qui fit quelque temps après, sous le nom de l'_Infarinato_, des critiques si violentes de la _Jérusalem_ du Tasse. _Salviati_, ayant été nommé consul de l'académie florentine, ménagea entre son ami et cette académie un raccommodement. Le _Lasca_ consentit à se soumettre en apparence aux formalités de la censure. Il livra au censeur quelques-unes de ses églogues, et cet officier les ayant approuvées, le _Lasca_ reprit sa place dans l'académie, près de vingt ans après qu'il en était sorti[821]. [Note 821: Le 6 mai 1566.] En avançant en âge, il ne se refroidissait point sur ses travaux, et conservait surtout le même zèle pour tout ce qui pouvait perfectionner la langue. Dans les fréquentes conférences qu'il tenait avec ses amis et ses confrères les _Cruscanti_ ou _Crusconi_, il réussit à faire admettre parmi eux le chevalier _Salviati_, et reconnut ainsi le bon office qu'il avait précédemment reçu de lui; ou plutôt il rendit à l'académie naissante de _la Crusca_, en y faisant entrer un homme de lettres qui pouvait contribuer à ses travaux et à sa gloire, le même service que _Salviati_ avait rendu à l'académie de Florence, en l'y faisant rétablir. Le _Lasca_ mourut à Florence, en février 1583, âgé de près de quatre-vingts ans[822], et fut enterré à Saint-Pierre-le-Majeur dans la sépulture de ses ancêtres. C'était un homme d'une complexion forte, bien fait de sa personne, d'une figure un peu sévère, ce qui venait peut-être de sa tête chauve et de sa barbe épaisse. Son esprit était d'une vivacité, d'une gaîté, d'une bizarrerie extraordinaires; et le soin qu'il prit de le cultiver sans cesse par l'étude et par la conversation des premiers littérateurs de son temps, lui donna cette perfection et cette élégance qui brille dans ses écrits. Malgré les traits libres qui n'y sont pas rares, il fut homme de bonnes mœurs, et même très-religieux. Il vécut célibataire, et l'on ne nomme point de femme à qui il ait rendu des soins particuliers. C'est plus de régularité qu'on n'en exige ordinairement d'un poëte, et qu'on n'en attend surtout d'un poëte licencieux. [Note 822: Soixante-dix-neuf ans dix mois vingt-sept jours.] Plusieurs de ses ouvrages se sont perdus, entre autres dix-neuf Nouvelles en prose, des églogues en vers et quelques autres poésies. On a de lui vingt-une _Nouvelles_, six comédies, un grand nombre de _capitoli_, ou chapitres satiriques[823], de sonnets et de poésies diverses qui ont été recueillies en deux volumes; enfin le petit poëme satirique et burlesque dont voici en peu de mots l'occasion et le sujet. [Note 823: Je parlerai bientôt de tous ces différents ouvrages.] Un Florentin nommé _Betto_ ou _Benedetto Arrighi_ avait imaginé de faire, sous le titre de _la Gigantea_, un poëme burlesque en cent vingt-huit octaves, sur la guerre des géants contre les dieux. _Girolamo Amelunghi_, qui était Pisan, et qu'une difformité naturelle faisait nommer _il Gobbo da Pisa_, le Bossu de Pise, déroba ce poëme à son auteur, le retoucha et le publia, non sous son propre nom, mais sous celui de _Forabosco_: c'est du moins ce dont il fut publiquement accuseé. Quoi qu'il en soit, ce petit poëme est une pure extravagance. Les géants jadis vaincus et foudroyés par Jupiter, s'avisent enfin de vouloir prendre leur revanche. Ils s'arment, et la description de leur armure fait une partie capitale des plaisanteries de l'auteur. Les uns portent une ancre de vaisseau, les autres un os de baleine; un autre tient sur son épaule l'épouvantable faux de la Mort. Osiris, armé de becs de griffons, porte le Nil et l'Adige glacés, pour éteindre l'élément du feu. Cronagraffe met, au lieu de brassards, deux colonnes de porphyre creusées; celles d'Hercule qu'il a arrachées de leur base lui servent de bottes: il a vidé le mont Gibel ou l'Etna, et s'en est fait un casque. Gérastre a creusé de même la grande pyramide, l'une des sept merveilles du monde; il l'ajuste et l'arrange si bien qu'il en fait une sarbacane, avec laquelle il lance au ciel des montagnes, au lieu de balles; et il porte pour provisions de guerre une carnacière de fer, pleine de montagnes. Galigastre a mis sur un éléphant la tour de Nembrod; il l'a remplie de masses de rochers, et de débris de grottes, qu'il doit jeter à la tête des dieux. Lestringon fait un grand trou dans une montagne d'aimant; il se la passe sur le corps, et se coiffe avec la coupole de Florence. Je laisse beaucoup d'autres folies aussi gigantesques, et n'en citerai plus qu'une qui l'est plus que toutes les autres. Crispérion s'était endormi dans la forêt des Ardennes; il y resta soixante ans. Il lui était venu sur la tête un bois dans lequel on voyait courir des chevreuils, des cerfs, des sangliers, des ours et des lions. Il se réveilla enfin lorsqu'un roi y chassait avec tous ses barons. Le géant étourdi du bruit et des corps, se leva, secoua la tête, le bois tomba par terre, et tout ce qui était dedans en mourut. Les armes de ce géant ne sont autres que des ongles si forts, et qu'il avait tant laissé croître, qu'ils lui avaient suffi pour déraciner Ossa et Pélion; il compte s'en servir pour égratigner les dieux, etc. Le combat est raconté comme les armes sont décrites. Les géants sont d'abord vaincus, mais ils ont leur tour. Les dieux fuient de toutes parts; Jupiter fuit plus vite et plus loin que les autres. Les déesses sont réservées pour les plaisirs des vainqueurs; il ne reste enfin de tous les dieux que celui qui préside aux jardins, et qui s'était sauvé au milieu d'elles. Le _Lasca_ fut un de ceux qui accusèrent le plus hautement de plagiat l'auteur de ce beau poëme; c'est ce qui lui en fit attribuer un autre qui parut peu de temps après, sous le titre de la _Nanea_, ou la _Guerre des Nains_, parodie ou espèce de contre-partie de celle des _Géants_. L'auteur se déguisa sous le nom de l'_Aminta_, comme _Amelonghi_ sous celui de _Forabosco_, et s'excusa dans sa dédicace de traiter un sujet aussi frivole, par l'exemple de ce _Forabosco_, qui aurait dû pourtant être plus sage que lui, puisqu'il avait deux fois son âge. L'action de ce poëme commence où celle de l'autre finit. Les Nains venaient de remporter, sous les ordres de leur roi Pigmée, une grande victoire sur les Grues, au moment où les Géants venaient de vaincre les Dieux. Jupiter, abandonné de tous les habitants de l'Olympe, jette les yeux sur la terre, et voit le roi Pigmée qui revient en triomphe avec ses soldats. Il lui envoie une ambassade, pour le conjurer de venir à son secours. Le petit roi assemble son conseil. On y délibère sur cette proposition inattendue. Elle est enfin acceptée, et aussitôt les Nains se mettent en marche. Leurs armes sont aussi ridiculement petites, que celle des Géants sont ridiculement grandes. Le capitaine, couvert d'écailles de poisson collées avec de la cire, fait d'une cosse ou gousse de pois le heaume de son casque: il est à cheval sur une grue, son bouclier est une coquille, et sa lance un jonc marin. L'un des guerriers de sa troupe s'est battu avec une guêpe, il lui a arraché son aiguillon et s'en est fait un poignard; d'autres sont couverts de peaux de grenouilles, portent pour boucliers des œufs de grue, vidés et taillés exprès, et se font des sarbacanes avec des plumes d'oiseaux encore au nid. L'un de ces héros a tué un gros bourdon; et son corps, son aiguillon et ses ailes l'arment de pied en cap; ainsi du reste. Cette armée bouffonne ose attaquer les Géants. Les Dieux reprennent courage. Il se fait entre les Dieux, les Géants et les Nains une mêlée effroyable. Le roi Pigmée fait des merveilles. C'est un second Jupiter. Enfin le champ de bataille reste aux Nains et aux Dieux. Pigmée et Jupiter sont reconduits en triomphe. Les géants sont précipités dans la mer, où ils restent désormais noyés, sans pouvoir se relever de leur chute. L'intention de se moquer de la _Gigantea_ est bien sensible dans la _Nanea_; le chanoine _Biscioni_, dans sa vie du _Lasca_[824], y voit aussi celle de se venger des ennemis qui l'avaient fait exclure de l'académie florentine; et c'est une de ses raisons pour le lui attribuer, comme il le fait positivement. «Ce poëme, dit-il, contient des allusions aux circonstances du _Lasca_. Il y fait voir que les jeunes et modernes académiciens, en le chassant de l'académie dont il était un des principaux fondateurs, étaient comme les nains qui avaient vaincu les géants.» Il est possible que plusieurs détails contiennent en effet des allusions faciles à saisir du temps de l'auteur, et qui nous échappent aujourd'hui; mais j'avoue qu'elles n'ont pas été sensibles pour moi, et que d'après plusieurs raisons, qu'il serait trop long de déduire, je doute, malgré l'autorité de _Magliabecchi_, cité par _Biscioni_; et celle de _Biscioni_ lui-même[825], que le poëme de la _Nanea_ ait eu le _Lasca_ pour auteur[826]. [Note 824: Imprimée en tête des _Rime_ de ce poëte, Florence, 1741, 2 vol. in-8º., édition donnée par _Biscioni_ lui-même, et accompagnée de ses notes.] [Note 825: _Ub. supr._] [Note 826: Pourquoi lui, qui s'est nommé dans la _Guerra de' Mostri_, où il attaque ouvertement la _Gigantea_ et l'académie, aurait-il dissimulé son nom dans la _Nanea_? Le titre de ce dernier poëme porte les quatre lettres initiales: _di M. S. A. F._ On n'a jamais pu les expliquer, _Biscioni_ l'avoue. Il est probable que les deux dernières lettres signifient _Academico Fiorentino_. Peut-être, si l'on avait sous les yeux la liste de ces premiers académiciens, devinerait-on facilement le reste de l'énigme. Quoi qu'il en soit, le _Lasca_ n'avait aucun intérêt à déguiser son nom dans ce poëme; il en aurait eu davantage dans celui qu'il fit après, et il ne l'y déguise pas.] Il se donna au contraire franchement pour tel, dans le demi-poëme burlesque intitulé la _Guerra de' Mostri_, qui fait suite aux deux précédents[827]: il commence par attaquer encore l'auteur de la _Gigantea_. Les géants qui osèrent déclarer la guerre aux dieux avaient été vaincus et foudroyés; c'est un fait connu de toute la terre; «mais un certain Bossu de Pise est allé chercher une race d'énormes et ridicules géants, par laquelle il a fait enlever le ciel aux dieux. Ils auraient été réduits au désespoir si le peuple nain n'était venu l'autre jour les défendre et les délivrer par sa valeur. Je ne sais si l'auteur a bien ou mal conté la chose; mais ceux qui le croiront, que Dieu le leur pardonne! Ce mauvais exemple a fait naître une autre race, altière, méchante et hargneuse, qui veut aussi que l'on parle d'elle. On n'a jamais chanté ni en vers ni en prose une telle canaille; mais enfin elle le veut, il faut la satisfaire.» [Note 827: Les deux premiers avaient paru, l'un en avril 1547, l'autre en mai 1548; le troisième parut en 1584, in-4º. Tous trois ont été réimprimés: _La Gigantea e la Nanea insieme con la Guerra de' Mostri_, Firenze, 1612, petit volume in-18 fort rare, ainsi que les trois poëmes imprimés séparément.] S'il y a des bizarreries et des monstruosités dans la description des géants et des nains, on peut croire qu'il y en a encore plus dans celle des Monstres. Ils marchent à leur tour contre les dieux. Quoique les nains victorieux soient là pour les défendre, le vieux Saturne qui est un dieu d'expérience, conseille à Jupiter de ressusciter les géants, de faire la paix avec eux et de marcher tous ensemble contre les Monstres. Ce conseil plaît à tous les dieux. Vous entendrez maintenant, dit le poëte, comment Jupiter rendit les géants à la vie, comment ils unirent leurs bannières avec celle des nains, comment ces maudits Monstres vainquirent les uns et les autres, s'emparèrent du ciel et en chassèrent les dieux, qui furent alors réduits à errer sur la terre sous des figures d'animaux; vous saurez par quelle route les Monstres arrivèrent dans les cieux, comment ils en prirent le gouvernement, et pourquoi depuis ce moment les vents, les eaux, la disette se sont emparés du monde; on ne distingue plus le mois de mai de celui de décembre, tout enfin paraît aller à rebours. «Or, on pourrait là-dessus dire de très-belles choses, mais la prudence me ferme la bouche. Certaines personnes, pleines de malice et de haine, me guettent, et travestissent mes vers et ma prose d'une manière plus étrange que Circé ou Méduse ne transformaient les gens dans l'ancien temps. Je me tais donc et n'en dirai pas davantage.» Ici l'allusion est évidente; et si l'auteur eût fait ce second chant qu'il annonce, elle serait devenue plus claire encore; mais c'est pour cela sans doute qu'il ne le fit pas. Ces trois petits poëmes et l'_Orlandino_ furent donc les seuls que l'on puisse citer dans le genre burlesque au seizième siècle. Dans le suivant il y en eut un plus grand nombre, et dans ce nombre il y en eut de meilleurs; mais je ne sais si, malgré l'exemple des Grecs, il ne serait pas à désirer qu'il y en eût moins, et si jamais il peut y avoir beaucoup de gloire à exceller dans un genre essentiellement mauvais. NOTES AJOUTÉES. Page 190, note[275].--J'ai cité dans cette note le premier vers seulement de deux sonnets du Tasse, l'un sur le sein, l'autre sur la main de la duchesse d'Urbin. Les sonnets et les _canzoni_ de ce poëte étant assez rares en France, je placerai ici ces deux sonnets, et j'en ferai autant de plusieurs autres pièces qui peuvent éclaircir ce que j'ai dit des amours du Tasse. I. _La man ch'avvolta in odorate spoglie Spira più dolce odor che non riceve, Faria nuda arrossir l'algente neve Mentre a lei di bianchezza il pregio toglie._ _Ma starà sempre ascosa? e le mie voglie Lunghe non fia ch'appaghi un guardo breve? S'avara sempre, a me sue grazie or deve, Il mio nodo vital perchè non scioglie?_ _Bella e rigida man, se così parca Sei di vera pietà, ch'el nome sdegni Di mia liberatrice a sì gran torto,_ _Prendi l'ufficio almen d'avara Parca; Ma questo carme un bel sepolcro or segni: Viva la fede, ove il mio corpo è morto._ II. _Non son sì vaghi i fiori, onde natura, Nel dolce april de' begli anni sereno Sparge un bel volto, come in casto seno È bel quel che di luglio ella matura._ _Maraviglioso grembo, orto e coltura D'amor, e paradiso mio terreno. L'ardito mio pensier chi tiene a freno Se quello, onde si pasce, a te sol fura?_ _Quei, ch'i passi veloci d'Atalanta Fermaro, o che guardò l'orribil drago, Son vili al mio pensier, ch'ivi si pasce._ _Nè coglie amor da peregrina pianta Di beltà pregio sì gradito e vago. Sol nel tuo grembo di te degno ei nasce._ Page 199, addition à la note[290].--Le _Manso_ cite comme une des pièces de vers que le Tasse fit pour cette troisième Léonore, qui était, selon lui, une des femmes de la première, le sonnet suivant, adressé à une _Filli_, qui paraît n'avoir eu rien de commun avec aucune des Léonore, et qui n'avait sans doute été que l'objet de quelque fantaisie de jeunesse. Ce sonnet est même d'un ton de philosophie qui ne fut jamais celui du Tasse, et qui peut faire douter qu'il soit de lui. _Odi, Filli, che tuona: odi, che 'n gelo Il vapor di lassù converso piove Ma che curar dobbiam, che faccia Giove? Godiam noi qui, s'egli è turbato in cielo._ _Godiam amando, e un dolce ardente zelo Queste gioje nottorne in noi rinnove; Tema il volgo i suoi tuoni, e porti altrove Fortuna, o caso il suo fulmineo telo._ _Ben folle, ed a se stesso empio è colui, Che spera, e teme; e in aspettando il male, Gli si fa incontro, e sua miseria affretta._ _Pera il mondo e rovini: a me non cale, Se non di quel, che più piace e diletta, Che se terra sarò, terra ancor fui._ Page 291, note[443a].--Sonnet sur une belle bouche, à la fin duquel le nom de Léonore est déguisé, à la manière de Pétrarque: _Rose, che l'arte invidiosa ammira Cui diè natura i pregj, onor le spine, Rose, di primavera infra le brine, E il caldo sol che in due begli occhi gira;_ _Purpurea conca, in cui si nutre e mira Candor di perle elette e pellegrine, Ove stillan rugiade alme e divine, Ov'è chi dolce parla e dulce spira;_ _Amor, ape novella, ah quanto fora Soave il mel che dal fiorito volto Suggi e poi sulle labbra il formi e stendi!_ _Ma con troppo acut'ago il guardi, ah stolta: Se ferir brami, scendi al petto, scendi, E di sì degno cor tuo stra_ LE ONORA. Sonnet où il avoue lui-même, dans les _Esposizioni d'alcune sue rime_, qu'il joue sur le nom de sa dame, en disant _l'Aurora mia cerco_: _Quando l'alba si leva, e si rimira Nello speechio dell'onde, allora i' sento Le verdi fronde mormorare il vento, E così nel mio petto il cor sospira._ L'AURORA _mia cerco; e s'ella gira Ver me le luci, mi può far contento; E veggio i nodi, che fuggir son lento. Da cui l'auro ora perde, e men si mira._ _Nè innanzi nuovo sol, tra fresche brine, Dimostra in ciel seren chioma si vaga La bella amica di Titon geloso._ _Come in candida fronte è il biondo crine; Ma non pare ella mai schifa, nè vaga, Per giovinetto amante, e vecchio sposo._ Page 230, note[328].--Dans la grande _canzone_ adressée à Léonore, et dont le premier vers est cité note[328]. _Mentre ch'a venerar muovon le genti Il tuo bel nome in mille carte accolto_, etc., la quatrième strophe surtout exprime, de manière à ne laisser aucun doute, le sentiment dont il fut pénétré pour elle dès le premier instant. _E certo il primo dì che 'l bel sereno Della tua fronte agli occhi miei s'offerse, E vidi armato spaziar vi Amore, Se non che riverenza allor converse_ _E maraviglia in fredda selce il seno, Ivi perìa con doppia morte il core. Ma parte degli strali e dell'ardore Sentii pur anco entro 'l gelato marmo;_ _E s'alcun mai per troppo ardire ignudo Vien di quel forte scudo Ond'io dinanzi a te mi copro ed armo,_ _Sentirà 'l colpo crudo Di tue saette, ed arso al fatal lume Giacerà con fetonte entro 'l tuo fiume_[A]. [Note A: Allusion à Phaéton précipité dans l'Eridan ou le Pô, que le poëte appelle _ton fleuve_ en parlant à Eléonore d'Este, parce que Ferrare, où régnait son frère Alphonse, est situé sur le Pô.] Page 231, note[331].--Dans cette autre grande _canzone_: _Amor, tu vedi, e non n'hai duolo o sdegno_, qu'il paraît avoir adressée à Léonore au moment où elle était demandée en mariage par un prince; cette dernière strophe paraît aussi de la plus grande clarté: _Nè la mia donna, perchè scaldi il petto Di nuova amore, il nodo antico sprezzi, Che di vedermi al cor già non l'increbbe: Od essa, che l'avvinse, essa lo spezzi;_ _Perocchè omai disciorlo (in guisa è stretto) Nè la man stessa, che l'ordìo, potrebbe. E se pur, come volle, occulto crebbe Il suo bel nome entro i miei versi accolto,_ _Quasi in fertil terreno, arbor gentile, Or seguirò mio stile, Se non disdegna esser cantato, e colto,_ _Dalla mia penna umile: E d'Apollo ogni dono a me fia sparso, S'amor delle sue grazie in me fu scarso._ _Ibid._, note[332].--Sonnet à la même, sur le même sujet. _Vergine illustre, la beltà, che accende I giovinetti amanti, e i sensi invoglia, Colora la terrena, e frale spoglia, E negli occhi sereni arde, e risplende._ _Ma folle è chi da lei gran pregio attende, Qual face all'Euro, al verno arida foglia, Ed anzi tempo avvien, che la ritoglia Natura, e rade volte altrui la rende._ _Da lei tu no, ma da immortal bellezza, L'aspetti, e 'n vista alteramente umile Ti chiudi ne' tuoi cari alti soggiorni._ _E s'interno valor d'alma gentile Per leggiadr'arte ancor viepiù s'apprezza: Oh felice lo sposo a cui t'adorni!_ Page 232, note[334].--A la même, après quinze ans de constance. _Perchè in giovenil volto amor mi mostri Talor, donna real, rose, e ligustri, Obblio non pone in me de' miei trilustri, Affanni, o de' miei spesi indarno inchiostri._ _E 'l cor, che s'invaghì degli onor vostri Da prima, e vostro fa poscia più lustri, Riserba ancora in se forme più illustri, Che perle, e gemme, e bei coralli, ed ostri._ _Queste egli in suono di sospir sì chiaro Farebbe udir, che d'amorosa face Accenderebbe i più gelati cori._ _Ma oltre suo costume è fatto avaro De' vostri pregj, suoi dolci tesori, Che in se medesmo gli vagheggia, e tace._ Page 235, note[337].--Sonnet fait dans les premiers temps de sa passion pour Léonore. Il pourrait craindre le sort d'Icare et de Phaéton; mais il se rassure en songeant à la puissance de l'Amour. _Se d'Icaro leggesti, e di Fetonte, Ben sai, come l'un cadde in questo fiume, Quando portar dall'Oriente il lume Volle, e di rai del sol cinger la fronte;_ _E l'altro in mar, che troppo ardite, e pronte A volo alzò le sue cerate piume; E così va, chi di tentar presume Strade nel ciel, per fama appena conte._ _Ma chi dee paventare in alta impresa, S'avvien, ch'amor l'affide? e che non puote Amor, che con catena il cielo unisce?_ _Egli giù trae dalle celesti rote Di terrena beltà Diana accesa, E d'Ida il bel fanciullo al ciel rapisce._ Page 332, note 506. _Considerazioni al Tasso di Galileo Galilei_, etc.--La préface de cette première édition (des _Considérations de Galilée sur le Tasse_) contient l'historique assez curieux de cet écrit. C'est une chose singulière, que la meilleure critique qui ait été faite de la _Jérusalem délivrée_ nous ait été conservée par l'admirateur le plus enthousiaste du Tasse, l'auteur même de sa Vie, le bon abbé _Serassi_. L'édition se fit après sa mort, sur une copie qu'il avait tirée de l'original même. Il avait écrit sur sa copie la note suivante: «J'ai eu le bonheur de la trouver (cette critique) dans une des bibliothèques publiques de Rome, en parcourant un volume de Mélanges. Voyant que c'était l'ouvrage de Galilée, que j'avais tant désiré d'avoir, je le copiai secrètement, sans rien dire à qui que ce fût de ma découverte, parce que cet opuscule n'étant point marqué dans la table, personne, jusqu'à présent, excepté moi, ne sait s'il y est, ni où il est, et qu'ainsi il ne pourra être publié, si ce n'est par moi, quand j'aurai eu le loisir de répondre, comme je le dois, aux accusations sophistiques et fausses d'un censeur, qui, dans d'autres matières, s'est acquis tant de célébrité.» Mais, dit l'auteur de la préface, il ne s'occupa point de ce travail, qui aurait pu donner beaucoup d'exercice à son esprit; et je crois qu'il changea d'avis, ayant peut-être découvert que la plupart des accusations n'étaient ni aussi sophistiques, ni aussi fausses qu'il le dit, et s'étant à la fin aperçu que le censeur qu'il lui fallait combattre n'était pas moins profond dans ces matières que dans les autres. Il aurait assurément eu tout le temps de répondre à Galilée, car il y avait déjà plusieurs années qu'il avait trouvé le manuscrit, et il avait plus de loisir qu'il ne lui en eût fallu. _Viviani_, dans sa lettre écrite au grand-duc de Toscane Léopold, en 1654, insérée par _Salvini_, dans sa Vie de Galilée, _Fasti consolari_, p. 395, nous dit que ce grand homme, doué de la mémoire la plus heureuse et passionné pour la poésie, savait par cœur, entre autres auteurs latins, une grande partie de Virgile, d'Ovide, d'Horace et de Sénèque, et entre autres auteurs italiens, presque tout Pétrarque, toutes les _Rime_ du _Berni_, et à peu de chose près, tout le poëme de l'Arioste, qui fut toujours son auteur favori, et celui de tous les poëtes qu'il louait le plus. «Il avait fait, continue _Viviani_, des observations particulières et des parallèles entre ce poëte et le Tasse, sur un grand nombre d'endroits. Un de ses amis lui demanda plusieurs fois ce travail avec beaucoup d'instances, pendant qu'il était à Pise; je crois que c'était Jacques _Mazzoni_. Il le lui donna enfin, et ne put jamais le ravoir. Il se plaignait quelquefois, avec chagrin, de cette perte, et avouait lui-même qu'il avait fait ce travail avec complaisance et avec plaisir.» On ne savait plus, depuis ce temps-là, ce qu'était devenu cet écrit, lorsqu'il fut découvert par hasard dans un recueil de Mélanges. Mais, par une suite de la fatalité qui y semblait attachée, il fallut que celui qui l'y trouva n'approuvât point les opinions de Galilée, qu'il eût dessein de défendre le Tasse, et que n'exécutant pas ce dessein, il privât le public de ce morceau précieux. Après la mort de celui qui l'avait copié, il fut encore long-temps sans tomber dans des mains qui pussent en faire un bon usage. Enfin, les manuscrits de l'abbé _Serassi_ parvinrent dans celle du duc de _Ceri_; et c'est à ce seigneur très-zélé pour le bien des lettres qu'on en doit la publication. Mais au moment où l'homme de lettres à qui il en avait confié le soin, tirait, pour l'impression, une nouvelle copie du manuscrit, il s'aperçut qu'il y manquait quatre feuillets, qu'il soupçonne avoir été arrachés par quelque zélé _Tassiste_. Ce sont précisément ceux où Galilée, après avoir démontré combien l'amour de Tancrède pour Clorinde est mal inventé et maladroitement lié à l'action, continuait à faire voir le peu de jugement que le Tasse avait mis à ourdir les autres aventures de son poëme. On trouve en effet cette fâcheuse lacune, p. 36 de l'édition in-12. Pour suppléer en partie à ce défaut, l'éditeur s'étant rappelé une lettre sur le même sujet, écrite par Galilée à _Francesco Rinuccini_, et qui était déjà imprimée ailleurs, l'a mise à la fin des _Considérations_, pour que l'on pût avoir, au moins en abrégé, une idée de ce que l'auteur avait dit avec plus d'étendue dans les quatre feuillets déchirés. Cependant cette lettre, p. 229 du volume, ne traite point du tout le même sujet. Galilée se borne à faire, entre l'Arioste et le Tasse, un parallèle dans lequel il donne tout l'avantage au premier. Mais ce que cette lettre, qui n'est pas longue, a de remarquable, c'est qu'elle est datée du 19 mai 1640. L'auteur n'avait que vingt-six ans quand il fit ses _Considérations_, mais il en avait soixante-dix quand il écrivit cette lettre; et l'on y voit qu'il n'avait point changé de sentiment. Le grand Galilée était absolument du même avis dont avait été le jeune professeur de Pise. Page 502, addition à la note sur l'arrêt du parlement de Paris, relatif à la _Jérusalem conquise_ du Tasse.--Mon confrère, M. Bernardi, a lu depuis peu à notre classe un Mémoire contenant des _éclaircissements_ sur cet arrêt et sur le poëme du Tasse qui en fut l'objet. Il m'a permis de mettre ici, d'après son Mémoire, le texte de l'arrêt, qui ne se trouve que dans des recueils que je n'avais pas sous la main. _Extrait des registres du parlement de Paris_, du 1er septembre 1595. «Sur ce que le procureur-général du roi a remontré que depuis peu de jours, en la présente année, a été imprimé en cette ville de Paris, un livre en vers italiens, intitulé _la Gierusalemme del[828] Torquato Tasso_, sur une copie nouvellement venue de Rome, et envoyée par l'auteur[829], auquel ont été ajoutés au vingtième livre, fol. 270, première page, quelques vers, au nombre de dix-neuf, depuis le 14e.[830] vers, pour la première stance, commençant par ces mots, _Sisto_, jusqu'au cinquième de la troisième stance, commençant par ces mots, _Chiama onde_, qui ne sont aux premières éditions de 1582[831], contenant propos contraires à l'autorité du roi et bien du royaume, mais à l'avantage des ennemis de cette couronne, et particulièrement des paroles diffamatoires contre le défunt roi Henri III et contre le roi régnant, pour la proposition des fulminations faites à Rome pendant les derniers troubles, et pour persuader qu'il est en la puissance du pape de donner le royaume au roi et le roi au royaume, qui sont termes préjudiciables à l'état; desquels vers il a fait lecture; requérant iceux être rayés et biffés dudit livre, pour être ladite page corrigée suivant les exemplaires des premières éditions, avec défense au libraire qui les a fait imprimer de les vendre et débiter; et que, à cet effet, les exemplaires de ladite nouvelle édition fussent saisis; et enjoint à tous ceux qui se trouveront en avoir acheté, de les rapporter pour être pareillement réformés à ladite page, et défenses à eux faites de les retenir, et ce sur les peines qui y appartiennent, suivant les arrêts ci-devant donnés. «La matière mise en délibération, arrêt dudit jour du parlement conforme au réquisitoire.» [Note 828: Lisez: _di_.] [Note 829: L'imprimeur ne dit pas tout à fait cela; il dit dans son _Avis aux lecteurs_, qu'il imprime ce poëme _sur une nouvelle copie, du tout changée et revue par l'autheur, envoyée de Rome_. C'était sans doute un exemplaire de la _Jérusalem conquise_, qu'il ne regardait que comme une édition corrigée de la première _Jérusalem_.] [Note 830: Cela est ainsi dans la copie que je transcris; mais c'est le 4e vers qu'il doit y avoir.] [Note 831: Erreur du procureur-général, qui confond la _Jérusalem conquise_ avec la _Jérusalem délivrée_, comme le libraire l'avait probablement fait lui-même.] FIN DU CINQUIÈME VOLUME. MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, Nº 27. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (5/9)" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.