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Title: Mme de La Fayette (6e édition)
Author: Haussonville, comte d', 1843-1924
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MADAME DE LA FAYETTE

PAR

LE COMTE D'HAUSSONVILLE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

SIXIÈME ÉDITION

LIBRAIRIE HACHETTE


     ... _Novitas tum florida_ regni _Pabula dia tulit_...

     (Lucrèce, _de Naturâ rerum_.)



TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

I.--L'éducation et le mariage

II.--La cour et le réduit

III.--Les amis

IV.--Les affaires

V.--Dernières années

VI.--Les œuvres historiques

VII.--Les romans: la _Princesse de Montpensier_ et _Zayde_

VIII.--La _Princesse de Clèves_

Appendice

Les portraits de Mme de la Fayette



Avant-propos


«Parmi les personnes considérables de l'un et de l'autre sexe mortes
depuis peu de temps, nous nommerons dame Marguerite de la Vergne. Elle
était veuve de M. le comte de la Fayette, et tellement distinguée par
son esprit et son mérite qu'elle s'était acquis l'estime et la
considération de tout ce qu'il y avait de plus grand en France. Lorsque
sa santé ne lui a plus permis d'aller à la Cour, on peut dire que toute
la Cour a été chez elle, de sorte que, sans sortir de sa chambre, elle
avait partout un grand crédit dont elle ne faisait usage que pour rendre
service à tout le monde. On tient qu'elle a eu part à quelques ouvrages
qui ont été lus du public avec plaisir et avec admiration.»

La personne considérable dont le _Mercure galant_ parlait en ces termes,
dans son _Article des morts_ de juin 1693, est aujourd'hui, dans cette
brillante galerie du XVIIe siècle, une des figures vers lesquelles les
regards et l'imagination se tournent avec le plus de complaisance. Elle
n'a pas seulement reçu chez elle toute la cour, ce qui peut nous sembler
aujourd'hui assez indifférent; elle a encore été la meilleure amie de
Mme de Sévigné, et la Rochefoucauld l'a aimée. Elle n'a pas seulement
«eu part à quelques ouvrages qui ont été lus du public avec plaisir et
avec admiration»: elle a écrit un des chefs-d'œuvre de notre langue, et
enrichi d'une parcelle d'or le trésor de nos jouissances. N'est-ce pas
là plus qu'il n'en faut pour expliquer l'attrait qu'inspire le nom seul
de Mme de la Fayette, et pour que sa biographie trouve place dans une
collection consacrée à la gloire des grands écrivains français?

J'ai dit sa biographie: est-ce bien là le terme qui convient, et ce mot
n'est-il pas un peu lourd, appliqué à une femme qui aimait à répéter:
c'est assez que d'être? On trouve d'ailleurs cette biographie partout,
en tête de toutes les éditions de ses œuvres, et si quelques menus faits
ont pu échapper aux auteurs de ces nombreuses notices, je n'ai cependant
pas la prétention d'apporter ici de l'inédit, sauf quelques lettres dont
j'indiquerai plus tard l'origine. Ce que je voudrais retracer, c'est
plutôt l'histoire de son âme, et aussi l'histoire de son talent, car ces
deux histoires sont inséparables à mes yeux, et l'auteur de _Zayde_
serait restée une aimable conteuse, si, dans un livre immortel qui
s'appelle la _Princesse de Clèves_, elle n'avait mis le roman de sa vie.
Pour retracer cette double histoire, un peu de divination, peut-être
même un peu d'imagination seraient nécessaires; mais n'en faut-il pas
toujours plus ou moins pour écrire une biographie, et surtout celle
d'une femme? Tenir le document ne suffit pas: encore faut-il le faire
revivre, et cette vie nouvelle, l'imagination seule peut la donner.
Seule, elle peut ressusciter une âme, rétablir le drame de sa destinée,
et pénétrer le mystère de ses épreuves, de ses faiblesses ou de ses
victoires. Il en est du biographe comme du peintre: s'il ne devine le
secret de son modèle, le portrait auquel il s'applique ne sera jamais
ressemblant. Ce portrait de Mme de la Fayette--je le sais et je voudrais
pouvoir l'oublier--a déjà été dessiné par le crayon brillant de
Sainte-Beuve et par le burin vigoureux de Taine; mais il me semble que,
même après ces deux grands maîtres, certains traits de l'aimable figure
peuvent être, je ne dirai pas retouchés, mais éclairés d'une autre
lumière.



I

L'ÉDUCATION ET LE MARIAGE


Ce fut le dix-huitième jour du mois de mars 1634, disent les registres
de la paroisse Saint-Sulpice, que fut baptisée en cette paroisse
«Marie-Magdeleine, fille de Marc Pioche, écuyer, sieur de la Vergne, et
de demoiselle Élisabeth Pena, sa femme. Parrain, Messire Urbain de
Maillé, marquis de Brézé; marraine, Marie-Magdeleine de Vignerot, dame
de Combalet». C'est une pièce peu intéressante que le texte d'un acte de
baptême; mais il n'y a si mince document dont on ne puisse tirer parfois
une indication instructive, et c'est le cas pour celui-ci. Le père de
Marie de la Vergne est qualifié d'écuyer: c'était, dans la hiérarchie
nobiliaire, le dernier des titres; sa mère, de _demoiselle_, sans
épithète. Ses parents étaient donc de très petite noblesse. Par contre,
le parrain et la marraine sont de haut lieu: le marquis de Brézé est
maréchal de France, chevalier des ordres du roi, conseiller en son
conseil, etc. Quant à la marraine, c'est la future duchesse d'Aiguillon,
la nièce préférée de Richelieu. Sont-ce des amis? Non, ce sont des
supérieurs. Pioche de la Vergne sera gouverneur de Pontoise pour le
compte du marquis de Brézé, et il commandera plus tard au Havre, au lieu
et place de la duchesse d'Aiguillon, gouvernante en titre. C'étaient
surtout des protecteurs qu'en parents avisés, Pioche de la Vergne et
Élisabeth Pena avaient cherchés dans le parrain et la marraine de leur
fille. Cela suffit à nous montrer que Marie de la Vergne est née au
second rang. Nous la verrons conquérir peu à peu le premier, mais pour y
réussir, il lui faudra déployer un certain savoir-faire, et nous
n'aurons qu'à nous rappeler son acte de baptême pour comprendre qu'un
peu de diplomatie se soit toujours mêlé à son charme et à son génie.

Quelques années après, nous retrouvons Marie de la Vergne à Pontoise. Un
obscur poète, du nom de Le Pailleur, nous apprend que son père y
commandait au nom du marquis de Brézé:

     Un soldat m'apprit l'autre jour
     Que Pontoise était ton séjour.
     Il me dit que ta chère femme
     Est une bonne et belle dame,
     (Oiseau rare en cette saison),
     Qu'elle garde bien la maison,
     Entretient bien la compagnie,
     Avec la petite Ménie,
     Qui de son côté vaut beaucoup,
     Surtout quand elle fait le loup,
     Son devanteau dessus la tête.

La petite Ménie avait quatre ans quand elle faisait ainsi le loup, en
ramenant son tablier (son devanteau) sur sa tête. De Pontoise, elle
devait suivre son père au Havre, où il mourut, la laissant, très jeune
encore, aux soins d'une mère qui n'était pas de grande protection.
Élisabeth ou plutôt Isabelle Pena, car elle est ainsi désignée dans
l'acte de mariage de sa fille, descendait d'une famille originaire de la
Provence, et, plus anciennement peut-être, de l'Espagne, ainsi que le
prénom d'Isabelle semblerait l'indiquer. Ceux qui sont curieux des
phénomènes de l'hérédité, me sauront gré de rappeler qu'un sien ancêtre,
Hugues de Pena, secrétaire du roi Charles de Naples, reçut, en 1280, des
mains de la reine Béatrice le laurier de poète, et que la famille Pena
eut toujours en Provence renom de littérature et d'érudition. Mais de la
mère elle-même la fille, à son honneur, n'hérita rien.

Le cardinal de Retz, qui connaissait bien Mme de la Vergne, nous la
dépeint comme honnête femme au fond, mais intéressée au dernier point,
et plus susceptible de vanité pour toutes sortes d'intrigues sans
exception que femme qu'il eût jamais connue. Il raconte en effet qu'il
détermina la bonne dame à lui prêter ses bons offices dans une affaire
qui était de nature à effaroucher d'abord une prude, et cela en lui
persuadant qu'il ne lui demanderait jamais d'étendre ses services au
delà de ceux que l'on peut rendre en conscience, pour procurer une bonne
et chaste, pure et très sainte amitié. «Je m'engageai, ajoute Retz, à
tout ce qu'on voulut.» Une mère aussi facile à persuader était, comme
nous allons le voir tout à l'heure, un chaperon peu sûr. Incapable, au
surplus, de se conduire elle-même, elle chercha bientôt un nouvel époux.
Sa fille allait avoir seize ans quand elle lui-donna un beau-père. La
_Muse historique_ de Loret, après avoir relaté ce mariage, ajoute
malignement:

     Mais cette charmante mignonne
     Qu'elle a de son premier époux
     En témoigne un peu de courroux,
     Ayant cru, pour être fort belle,
     Que la fête serait pour elle,
     Que l'Amour ne trempe ses dards
     Que dans ses aimables regards;
     Que les filles fraîches et neuves
     Se doivent préférer aux veuves,
     Et qu'un de ces tendrons charmans
     Vaut mieux que quarante mamans.

Quelque réalité se cache-t-elle derrière cette malice du gazetier? Marie
de la Vergne avait-elle cru effectivement que la fête serait pour elle,
et l'homme qui épousa sa mère avait-il en secret fait battre son cœur?
Ici tout est conjecture, et rien, il faut le reconnaître, ne vient au
premier abord appuyer cette supposition. Le chevalier Renauld de Sévigné
qui épousait Mme de la Vergne était âgé de trente-neuf ans. Quelle
apparence y a-t-il qu'il ait plu, sans y tâcher, à une jeune fille qui
n'en avait pas seize? Et cependant! Ce n'était pas un homme ordinaire
que le chevalier de Sévigné. Original, brave, chevaleresque, on
racontait de lui un trait qui était de nature à séduire une imagination
romanesque. Engagé, comme chevalier de Malte, dans les guerres
d'Allemagne et d'Italie, il trouva un jour, au sac d'une ville, une
petite fille de trois ou quatre ans, abandonnée sur un fumier. Il
ramassa l'enfant dans son manteau, et fit vœu d'avoir soin d'elle toute
sa vie. Elle fut, en effet, ramenée par lui en France et élevée à ses
frais dans un couvent jusqu'au jour où elle prit le voile. Entraîné par
son attachement au cardinal de Retz dans les guerres de la Fronde, il
s'y distingua par sa bravoure, et s'il eut la malchance de commander le
régiment de Corinthe, le jour de la _Première aux Corinthiens_, il
échappa du moins au ridicule, en demeurant pour mort dans un fossé. Il
devait compter plus tard au nombre des pénitents les plus sincères de
Port-Royal, sans parvenir cependant à vaincre tout à fait sa nature
altière et impétueuse. C'est ainsi qu'il demandait un jour à son
confesseur s'il y aurait péché à faire bâtonner par son laquais des
polissons qui s'étaient moqués de lui. Cette originalité de caractère,
cette générosité, cette bravoure avaient-elles un moment séduit la jeune
fille qui aurait ainsi débuté dans la vie par un premier mécompte? C'est
là un mystère impossible à éclaircir, car les méchants vers de Loret
peuvent, je le reconnais, s'expliquer beaucoup plus simplement par le
dépit naturel à une jeune fille qui songe à se marier, et qui voit sa
mère elle-même convoler à de secondes noces. Quoi qu'il en soit, ce
mariage eut pour résultat de fixer à Paris l'existence jusque-là un peu
errante de Marie de la Vergne. Ce fut au milieu des troubles de la
Fronde qu'elle commença d'apparaître dans le monde, tout en s'occupant
de compléter, par elle-même, l'éducation assez frivole que lui avait
jusque-là donnée sa mère.

Segrais, qui parle souvent de Mme de la Fayette, mais qui ne l'a connue
qu'après son mariage, indique comme ayant été les maîtres de sa jeunesse
le père Rapin et Ménage. Dans ses intéressants mémoires, le père Rapin
ne fait cependant aucune mention de la part qu'il aurait prise à
l'éducation de Marie de la Vergne, et il se borne à la dénoncer avec
assez d'aigreur comme fréquentant plus tard le salon de Mme du
Plessis-Guénégaud «où l'on enseignait l'évangile janséniste». Quant aux
relations de Marie de la Vergne avec Ménage, elles furent des plus
étroites, et se prolongèrent même, comme on le verra, bien au delà de
ses années de jeunesse.

Dans son introduction à la _Jeunesse de Mme de Longueville_, M. Cousin
avait signalé l'existence d'une correspondance entre Mme de la Fayette
et Ménage, qui faisait partie d'une collection d'autographes appartenant
à M. Tarbé. Cette correspondance se composait de cent soixante-seize
lettres, qui, à la mort de M. Tarbé, ont été acquises en vente publique
par M. Feuillet de Conches. Le savant collectionneur en préparait la
publication lorsque la mort vint mettre un terme à cette longue vie de
travail et d'érudition. J'ai dû la communication de cette correspondance
aux traditions de bonne grâce et de libéralité que M. Feuillet de
Conches a laissées autour de lui, et je pourrai, grâce à ces lettres
inédites, marquer d'un trait plus précis la nature des relations qui
s'établirent entre Ménage et son élève.

C'était un assez singulier personnage que ce Gilles Ménage, abbé juste
autant qu'il le fallait pour avoir droit à un bénéfice, mais pédant
autant qu'on peut l'être, avec cela dameret, rempli de prétentions,
honnête homme au demeurant et digne, à tout prendre, des amitiés qu'il
inspira. Il passait sa vie à être amoureux. Arrivé cependant à la
cinquantaine, il crut qu'il était temps de s'arrêter et fit chez ses
belles une tournée de visites pour leur annoncer qu'il renonçait à
l'amour; mais elles se moquèrent quelque peu de lui, en lui donnant
l'assurance que, pour ce qu'il en faisait, il pouvait, sans
inconvénients, continuer comme auparavant. C'était un peu son défaut de
s'en faire accroire, et d'affecter des airs d'intimité dans les maisons
où il n'était pas toujours le bienvenu. Écoutons sur ce point Tallemant
des Réaux: «Ménage, dit-il, entre autres dames, prétendait être
admirablement bien avec Mme de Sévigné la jeune, et avec Mlle de la
Vergne, aujourd'hui Mme de la Fayette. Cependant la dernière, un jour
qu'elle avait pris médecine, disait: Cet importun de Ménage viendra
tantôt. Mais la vanité fait qu'elles lui font caresse.» Personne à la
vérité ne prenait les prétentions de Ménage au sérieux, et, sur ses
relations avec ces deux dames on fit courir le quatrain suivant:

     Laissez là comtesse et marquise,
     Ménage, vous n'êtes pas fin,
     Au lieu de gagner leur franchise,
     Vous y perdrez votre latin.

Ménage n'y perdit rien cependant, et son latin lui servit, au contraire,
puisque ce fut sous couleur de l'enseigner qu'il entra dans la vie et de
la marquise et de la comtesse. On sait ses relations avec Mme de Sévigné
alors qu'elle était encore ou jeune fille ou jeune veuve, les tendres
sentiments dont il faisait profession pour elle, leurs brouilles, leurs
raccommodements, et les jolies lettres qu'à ce propos lui écrivait son
ancienne élève. Mais en dépit de cette exquise fin de lettre que lui
adressait la marquise: «Adieu, l'ami, de tous les amis le meilleur»,
Ménage disparaît de bonne heure de la correspondance et de la vie de Mme
de Sévigné. Il n'en fut pas de même pour Mme de la Fayette, et cette
nouvelle élève lui inspira un sentiment non moins passionné, et plus
durable. Mme de Sévigné s'aperçut bien de l'infidélité: «J'ai bien de
l'avantage sur vous, écrivait-elle à Ménage, car j'ai toujours continué
à vous aimer, quoi que vous en ayez voulu dire, et vous ne me faites
cette querelle d'Allemand que pour vous donner tout entier à Mlle de la
Vergne». À défaut de ce témoignage clairvoyant, les œuvres de Ménage
seraient là pour attester la préférence qu'il accordait à la seconde
élève sur la première. Dans le recueil de ses _Poemata_, contre cinq
pièces dédiées à Mme de Sévigné, il n'y en a pas moins de quarante
adressées à _Laverna_, _Maria-Magdelena Piocha_, dit l'_Index_. Ce nom
de _Laverna_, sous lequel Ménage célébrait habituellement son écolière,
est aussi en latin celui de la déesse des voleurs. De là certains
distiques assez désobligeants pour Ménage, souvent accusé de pillage et
de contrefaçon littéraires:

     Lesbia nulla tibi, nulla est tibi dicta Corinna,
         Carmine laudatur Cinthia nulla tuo.
     Sed cum doctorum compiles scrinia vatum,
         Nil mirum si sit culta Laverna tibi.

Ménage ne célébrait cependant pas toujours sa belle sous ce nom
rébarbatif. Dans ses poésies françaises ou italiennes il trouve des
appellations plus gracieuses. Elle est tantôt Doris, tantôt Énone,
tantôt Amarante, tantôt Artémise, mais sous ces déguisements toujours la
même, toujours cruelle, inexorable, et n'opposant que froideur aux
transports de Ménalque:

     Mais des belles, Daphnis, elle est la plus cruelle.
     Ni des brûlants étés les extrêmes ardeurs,
     Ni des âpres hivers les extrêmes froideurs,
     N'ont rien qui soit égal aux ardeurs de ma flamme,
     Ni rien de comparable aux froideurs de son âme;
     Et pour me retenir dans ces aimables lieux,
     Tu m'étales en vain ses charmes précieux.
     Des plus rudes climats les glaces incroyables,
     Bien plus que ses froideurs, me seront supportables.
     Non moins que vos malheurs, non moins que vos discords,
     Son orgueil, ses mépris, m'éloignent de ces bords.

Le latin, le français, le grec même, ne suffisent pas à Ménage pour
traduire ses sentiments. Il appelle encore à son aide l'italien. Ce fut
en effet sur la demande de Marie de la Vergne (une des lettres que j'ai
eues sous les yeux en fait foi) qu'il commença l'étude de cette langue.
Le maître se refaisait écolier, pour mieux plaire à son élève. Mais à
peine s'est-il rendu maître de ce nouvel idiome qu'il s'en sert pour
chanter en quatorze madrigaux les charmes et les rigueurs de la _Donna
troppo crudele_, désignée cette fois sous le nom de Fillis. S'est-elle
piquée la main avec une aiguille, il félicite l'aiguille d'avoir, avec
sa pointe subtile, blessé cette beauté superbe que les traits de l'amour
n'ont pu atteindre. L'italien l'inspire généralement mieux que le
français, et, le genre admis, on ne peut nier que la petite pièce
suivante ne soit d'un assez joli tour:

     In van, Filli, tu chiedi
     Se lungo tempore durerà l'ardore
     Ché il tuo bel guardo mi destò nel cuore.
     Chi lo potrebbe dire?
     Incerta, o Filli, è l'ora del morire.

Comment Marie de la Vergne accueillait-elle ces hommages? Il ne faudrait
pas, sur la foi de Tallemant, croire que Ménage lui fût importun, et
qu'elle lui fît caresse seulement par vanité. Elle paraît au contraire
avoir eu pour lui un attachement sincère, et la durée de leurs relations
suffit pour en témoigner. Mais cet hommage publiquement rendu à ses
charmes par un homme qui avait rang parmi les beaux esprits ne pouvait
lui déplaire, et il faudrait qu'elle n'eût point été femme pour y
demeurer insensible. Aussi n'a-t-elle garde, malgré les rigueurs dont se
plaint Ménalque, de le laisser se détacher d'elle. Elle sait l'apaiser
quand il s'irrite, le ramener quand il s'éloigne. Tranchons le mot: elle
déploie vis-à-vis de lui un peu de coquetterie, mais coquetterie bien
innocente et dont, on va pouvoir en juger, le bon Ménage aurait eu
mauvaise grâce à se plaindre. Je ne saurais affirmer que toutes les
lettres que je vais citer soient antérieures au mariage de Marie de la
Vergne. Aucune n'étant datée, très peu étant signées, j'ai dû grouper,
par conjecture, celles qui m'ont paru se rapporter à cette première
période de ses relations avec Ménage. On verra plus tard, par la
comparaison, combien leur ton diffère de celles que Mme de la Fayette
lui adressait dans les dernières années de sa vie.


«Je vous prie de faire mille compliments de ma part à Mlle de Scudéry et
de l'assurer que j'ai pour elle toute la tendresse imaginable, moi qui
n'en ai guère ordinairement. Vous lui répondrez de cela bien volontiers
dans la pensée où vous êtes que je ne suis pas tendre, parce que je ne
saute pas au cou de tout le monde. Je vous prie, demandez à Sapho, qui
se connaît si bien en tendresse, si c'est une marque de tendresse que de
faire des caresses parce que l'on en fait naturellement à tout le monde,
et si un mol de douceur d'une _ritrosa beltà_ ne doit pas toucher
davantage, et persuader plus son amitié que mille discours obligeants
d'une personne qui en fait à tout le monde. Je vous soutiens que, quand
je vous ai dit que j'ai bien de l'amitié pour vous, et que je suis plus
aise de vous avoir comme ami que qui que ce soit au monde, vous devez
être satisfait de moi.»


Ménage, on le voit, se plaignait de ce que son écolière n'était pas
assez tendre. Parfois il en concevait du dépit, et il s'en allait fâché.
Il fallait alors lui écrire, le lendemain matin, pour s'assurer que
cette colère était tombée et pour lui demander de revenir:


«Je ne compte point sur la colère où vous étiez hier, car je ne doute
point qu'après avoir dormi dessus elle ne soit diminuée, et pour vous
montrer que je ne suis point du tout fâchée contre vous, c'est que je
vous prie de m'envoyer un Virgile de M. Villeloing et de me venir voir
vendredi.»


Quand Ménage n'était pas en colère, il tournait des billets galants, et
demandait des rendez-vous. Tout abbé qu'il était, peu lui importait
qu'on fût à la veille de Pâques, mais Marie de la Vergne le lui faisait
finement sentir:

«Il n'y a rien de plus galant que votre billet. Si la pensée de faire
votre examen de conscience vous inspire de telles choses, je doute que
la contrition soit forte. Je vous assure que je fais tout le cas de
votre amitié qu'elle mérite qu'on en fasse, et je crois tout dire en
disant cela. Adieu jusqu'à tantôt. Je ne vous promets qu'une heure de
conversation, car il faut retrancher de ses divertissements ces
jours-ci.»

Et quelques jours après:

«Vos lettres sont bien galantes. Savez-vous bien que vous y parlez de
victimes et de...? Ces mots-là font peur à nous autres qui sortons si
fraîchement de la semaine sainte.»

Parfois au contraire Ménage boudait, et se tenait à l'écart. Il fallait
alors l'aller chercher, et le ramener par de douces paroles:

«Je ne vous puis assez dire la joie que j'ai que vous ayez reçu avec
plaisir les assurances que je vous ai données de mon amitié. Je mourais
de peur que vous ne les reçussiez avec une certaine froideur que je vous
ai vue quelquefois pour des choses que je vous ai dites, et il n'y a
rien de plus rude que de voir prendre avec cette froideur-là des
témoignages d'amitié que l'on donne sincèrement, et du meilleur de son
cœur. Vous aurez pu voir, par ma seconde lettre, que, quoique j'eusse
lieu de me plaindre de ce que vous ne me faisiez pas réponse, ne sachant
pas que vous étiez à la campagne, je n'ai pas laissé de vous écrire une
seconde fois, et j'aurais continué à vous écrire quand même vous auriez
eu la dureté de ne pas me faire réponse. Ce que je vous dis là vous doit
persuader que je suis bien éloignée d'avoir pour vous l'indifférence
dont vous m'accusez. Je vous assure que je n'en aurai jamais pour vous,
et que vous trouverez toujours en moi l'amitié que vous en pouvez
attendre.»

Mais lorsque le maître s'obstinait dans sa bouderie, et cherchait à son
écolière des querelles injustes, celle-ci le morigénait à son tour, et
lui reprochait assez vertement son humeur maussade:

«J'aurais raison d'être en colère de ce que vous me mandez que vous ne
m'importunerez plus de votre amitié. Je ne crois pas vous avoir donné
sujet de croise qu'elle m'importune. Je l'ai cultivée avec assez de soin
pour que vous n'ayez pas cette pensée. Vous ne la pouvez avoir non plus
de vos visites que j'ai toujours souhaitées et reçues avec plaisir. Mais
vous voulez être en colère à quelque prix que ce soit. J'espère que le
bon sens vous reviendra, et que vous reviendrez à moi qui serai toujours
disposée à vous recevoir fort volontiers.

     «Ce jeudi au soir.»


Rien de plus innocent, on le voit, que cette correspondance entre un
pédant galantin et une jeune fille de vingt ans. De l'humeur dont était
le maître, il fallut cependant à l'élève un certain mélange de douceur
et d'habileté pour contenir cette relation dans de justes limites, et
pour la transformer en une amitié qui devint (je le montrerai plus tard)
une des consolations d'une vie dépouillée.

Il ne faudrait pas croire qu'apprendre le latin et écrire à Ménage fût
l'unique passe-temps de Marie de la Vergne. La rentrée de la cour à
Paris en 1652 avait mis un terme aux troubles de la Fronde, et donné en
quelque sorte le signal de la résurrection à une société que la guerre
civile avait dispersée sans la détruire tout à fait, car, même en pleine
révolte et anarchie, les salons de Paris n'avaient jamais été
complètement fermés. Bien qu'elle fût, suivant une très juste remarque
jetée en passant par M. Cousin, d'un tout autre monde que Mme de
Longueville, Marie de la Vergne avait sa place marquée dans ces salons.
Par le second mariage de sa mère elle se trouvait alliée à la jeune
marquise de Sévigné, plus âgée qu'elle de quelques années. Dès cette
époque une étroite intimité se noua entre la jeune femme et la jeune
fille. Elle avait encore une autre amie, mais moins judicieusement
choisie. C'était Angélique de la Loupe, qui devait plus tard, sous le
nom de comtesse d'Olonne, se rendre si tristement célèbre par ses
débordements. Le hasard avait rapproché Marie de la Vergne et Angélique
de la Loupe; elles demeuraient dans deux maisons contiguës. Mais, comme
si ce n'eût été assez de rapprochement, Mme de la Vergne (Mme de Sévigné
plutôt) avait fait percer une porte dans le mur mitoyen, afin que les
deux jeunes filles pussent se voir plus aisément tous les jours. La
clairvoyance n'était pas le fait de la bonne dame, comme l'appelait
Retz. Une autre anecdote va nous en fournir la preuve.

On sait que ce méchant Bussy s'était amusé, de concert avec le prince de
Conti, à dresser avec commentaires une carte du pays de _Braquerie_, où
les noms des villes étaient remplacés par des noms de femmes. Sous le
couvert de métaphores transparentes, Bussy raconte les assauts que ces
villes ont subis, et la défense plus ou moins vigoureuse qu'elles ont
opposée. Marie de la Vergne figure dans cette nomenclature: «la Vergne,
dit la carte de Braquerie, est une grande ville fort jolie, et si dévote
que l'archevêque y a demeuré avec le duc de Brissac qui en est demeuré
principal gouverneur, le prélat ayant quitté». Voilà deux méchancetés
d'un coup. Quelle en est l'origine, et Marie de la Vergne y a-t-elle
quelque peu prêté? Non pas elle, mais encore sa mère, comme nous allons
l'apprendre de la bouche même de celui que Bussy appelle l'archevêque,
et que nous avons coutume d'appeler le cardinal de Retz. En 1654, Retz
était détenu à Nantes, sous la garde du maréchal de la Meilleraye. La
prison n'était pas bien rigoureuse; on lui cherchait tous les
divertissements possibles: il avait presque tous les soirs la comédie,
et les dames venaient librement lui rendre visite. Laissons-lui
maintenant conter son aventure. «Mme de la Vergne, qui avait épousé en
secondes noces le chevalier de Sévigné, et qui demeurait en Anjou avec
son mari, m'y vint voir et y amena Mlle de la Vergne, sa fille, qui est
présentement Mme de la Fayette. Elle était fort jolie et fort aimable,
et avait de plus beaucoup d'air de Mme de Lesdiguières. Elle me plut
beaucoup, et la vérité est que je ne lui plus guère, soit qu'elle n'eût
pas d'inclination pour moi, soit que la défiance que sa mère et son
beau-père lui avaient donnée, dès Paris même, avec application de mes
inconstances et de mes différentes amours la missent en garde contre
moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m'était assez
naturelle.»

Retz a du moins la bonne foi d'avouer sa déconvenue. Mais, en raison
même des avertissements qu'elle avait donnés à sa fille, Mme de la
Vergne aurait peut-être agi avec plus de prudence en ne l'exposant pas
aux médisances d'un Bussy. Quant à ce Brissac «qui serait demeuré
principal gouverneur de la Vergne, le prélat ayant quitté», Bussy veut
probablement parler de Pierre de Cossé, duc de Brissac, qui avait épousé
en 1645 Mlle de Scepeaux, cousine germaine de Retz, et qui, de
complicité avec le chevalier de Sévigné, contribua fort à faire évader
l'archevêque de sa prison de Nantes. Il n'y a point d'apparence qu'après
avoir fermé l'oreille aux galants propos de Retz, Marie de la Vergne ait
écouté favorablement ceux d'un homme marié qui n'avait ni autant de
séduction ni autant d'esprit. Ce n'est donc là qu'une calomnie de plus à
porter au compte de Bussy, et ce serait même lui faire trop d'honneur
que de s'arrêter plus longtemps à la réfuter.

Cependant le temps s'écoulait et Marie de la Vergne continuait à traîner
sa jeunesse à Paris ou en Anjou sans trouver un mari: elle allait avoir
vingt-deux ans, c'est-à-dire qu'elle avait assez sensiblement dépassé
l'âge que la coutume assignait à l'établissement des jeunes filles.
Malgré son agrément, et sans doute à cause de son peu de fortune, elle
ne paraît guère avoir été recherchée. Il fallut l'entremise d'amis pour
lui ménager une entrevue avec un seigneur de haute naissance qui avait
du bien, et qui occupait un rang honorable dans les armées du roi. Il
avait nom Jean-François Motier, comte de la Fayette, et descendait d'une
très ancienne famille d'Auvergne. Cette première entrevue pensa mal
tourner. S'il faut en croire un chansonnier du temps, le futur
décontenancé n'aurait pas trouvé un mot à dire, et se serait retiré sans
avoir proféré une parole. Aussi, dit la chanson:

         Après cette sortie,
         On le tint sur les fonts;
         Toute la compagnie
         Cria d'un même ton:
         La sotte contenance!
         Ah! quelle heureuse chance
     D'avoir un sot et benet de mari
         Tel que l'est celui-ci.

Cependant Marie de la Vergne ne se laissa pas rebuter:

         La belle, consultée
         Sur son futur époux,
         Dit dans cette assemblée
         Qu'il paraissait si doux
         Et d'un air fort honnête,
         Quoique peut-être bête.
     Mais qu'après tout pour elle un tel mari
         Était un bon parti.

Le futur époux se trouva donc agréé, sans enthousiasme, à ce qu'il
semble, et le mariage fut célébré à Saint-Sulpice le 15 février 1655.

La duchesse d'Aiguillon, l'ancienne protectrice du père de Marie de la
Vergne; Mme de Sévigné, sa meilleure amie, signèrent au contrat, et la
_Muse historique_ de Loret annonçait la nouvelle à ses lecteurs en des
termes dont les gazetiers de nos jours ne se permettraient pas d'imiter
la crudité:

     La Vergne, cette demoiselle
     À qui la qualité de belle
     Convient très légitimement,
     Se joignant par le sacrement
     À son cher amant la Fayette,
     A fini l'austère diète
     Que, dût-elle cent fois crever,
     Toute fille doit observer.

Peu de temps après, M. de la Fayette emmenait sa femme en Auvergne, et
ce départ laissait un grand vide dans la petite société où elle avait
jusque-là vécu. Mme de Sévigné fut une des plus affectées de ce départ,
et sa douleur devint assez publique pour être mise en musique et en
vers, dans une romance italienne dont l'auteur inconnu la fait parler
ainsi:

     Hor ch'il canto non godo
     Dell'angel mio terreno,
     Hor ch'altro suon non odo
     Che dei mesti sospir ch'esala il seno,
     Deh! per che mi si nega, o sorte ria,
     Di spirar fra i sospiri l'anima mia.

C'est toujours une situation difficile que d'apparaître devant la
postérité comme le mari d'un ange terrestre (_angel terreno_), ou d'une
femme d'esprit. Que l'ange s'appelle Laure de Noves, ou la femme Mme du
Deffant (je pourrais peut-être citer d'autres noms), il est malaisé pour
un homme de se tirer de ce rôle avec élégance. M. de la Fayette ne s'en
est pas tiré du tout. Pour nous il n'est même pas arrivé à l'existence.
La Bruyère aurait-il pensé à lui lorsqu'il a écrit ce passage célèbre:
«Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu'il
n'en est fait dans le monde aucune mention: vit-il encore? ne vit-il
plus? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple
d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni
douaire ni convention; mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est
la femme, elle le mari.» On ne savait point, en effet, jusqu'à présent,
comment M. de la Fayette a vécu; et, si l'on était certain qu'il a
existé, c'est uniquement parce que Mme de la Fayette est accouchée deux
fois.

De ce mari honnête et doux (quoique peut-être bête), Mme de la Fayette
ne paraît jamais avoir eu à se plaindre. Une lettre à Ménage qui date
des premières années de son mariage et qu'elle lui écrivait d'Auvergne
va nous la montrer dans son intérieur de province, et en même temps nous
donner d'un mot la note juste de ses sentiments pour son mari:

«Depuis que je ne vous ai écrit, j'ai toujours été hors de chez moi à
faire des visites. M. de Bayard en a été une, et quand je vous dirais
les autres vous n'en seriez pas plus savant: ce sont gens que vous avez
le bonheur de ne pas connaître, et que j'ai le malheur d'avoir pour
voisins. Cependant je dois avouer, à la honte de ma délicatesse, que je
ne m'ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne m'y divertisse guère;
mais j'ai pris un certain chemin de leur parler des choses qu'ils savent
qui m'empêche de m'ennuyer. Il est vrai aussi que nous avons des hommes
dans ce voisinage qui ont bien de l'esprit pour des gens de province.
Les femmes n'y sont pas, à beaucoup près, si raisonnables, mais aussi
elles ne font guère de visites; par conséquent on n'en est pas
incommodé. Pour moi j'aime bien mieux ne voir guère de gens que d'en
voir de fâcheux, et la solitude que je trouve ici m'est plutôt agréable
qu'ennuyeuse. Le soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit
fort: et comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon époux
m'adore, que je l'aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous
assure que la vie que je mène est fort heureuse, et que je ne demande à
Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez que
cela suffit pour l'être; et comme je suis persuadée que je le suis, je
vis plus contente que ne sont peut-être toutes les reines de l'Europe.»

C'est beaucoup d'être _adorée_ d'un époux, lors même qu'on ne ferait que
l'aimer fort; c'est beaucoup aussi d'être laissée par lui maîtresse
absolue, et s'il est vrai, comme l'assure Mme de la Fayette: «que quand
on croit être heureuse, cela suffit pour l'être», on peut dire qu'elle a
été heureuse en ménage, bien que ce bonheur un peu froid ne lui ait pas
toujours suffi. Il n'est donc pas surprenant que le nom de M. de la
Fayette se retrouve encore jusqu'à deux ou trois fois dans les lettres
adressées par sa femme à Ménage, toujours prononcé avec affection et
reconnaissance. Pour nous, nous pourrions prendre ici définitivement
congé de ce galant homme qui a disparu sans bruit, comme il avait vécu.
La date de sa mort avait en effet échappé jusqu'à présent à toutes les
recherches. Mais des papiers très curieux, et dont la provenance[1] rend
l'authenticité indiscutable, me permettent de donner quelques
renseignements sur ce mystérieux personnage. Il résulte d'abord de ces
papiers que M. de la Fayette passait presque toute sa vie en Auvergne, à
Naddes ou à Espinasse, qui étaient deux terres à lui appartenant. Il
réalisait ainsi pour son compte, comme Mme de la Fayette pour le sien,
cette double prophétie de la chanson que j'ai déjà citée: le mari

     Ira vivre en sa terre
     Comme monsieur son père;

et la femme

     Fera des romans à Paris
     Avec les beaux-esprits.

Mais les papiers dont je parle jettent sur la vie conjugale de Mme de la
Fayette un jour tout à fait inopiné. De cette disparition absolue du
mari, tous les biographes de Mme de la Fayette avaient tiré jusqu'à
présent une conclusion fort naturelle: c'est qu'il était mort, et il n'y
a pas une de ces biographies où on ne dise qu'elle resta veuve après
quelques années de mariage. Or il résulte de l'intitulé d'un inventaire
dressé par maître Levasseur, notaire au Chastelet de Paris, que «le
décès de haut et puissant seigneur François Motier, comte de la Fayette,
est arrivé le vingt-sixième de juin 1683». Mme de la Fayette a donc été
mariée vingt-huit ans! M. de la Fayette a enterré la Rochefoucauld, qui
est mort en 1680! Comment expliquer un évanouissement aussi complet du
mari dans la vie d'une femme? Comment M. de la Fayette fut-il à ce point
oublié de tout le monde, que Mme de Sévigné, par exemple, qui dans une
lettre de 1671 fait mention de la mort d'une sœur de Mme de la Fayette,
ne fasse pas dans ses lettres de 1683 mention de la mort de son mari?
Quelles causes ont amené de part et d'autre ce relâchement du lien
conjugal et, pour dire le mot, cet oubli complet du premier des devoirs:
«L'homme abandonnera son père et sa mère, s'attachera à sa femme et ils
formeront tous les deux une même chair»? Fut-ce simplement, de la part
de M. de la Fayette, sauvagerie croissante et humeur bizarre dont sa
femme n'aurait pu s'accommoder? Y eut-il, au contraire, entre le mari et
la femme, une de ces scènes violentes, un de ces drames intimes qui
rendent à tout jamais la vie commune impossible? Ce n'est point dans des
papiers d'affaires et dans des actes notariés qu'on trouve des
renseignements de cette nature, et ce sont uniquement des papiers de ce
genre que j'ai eus entre les mains. Mais une chose est certaine: c'est
qu'il faut renoncer désormais à considérer Mme de la Fayette comme une
jeune veuve. Pendant toute la durée de l'épisode la Rochefoucauld, dont
je parlerai plus tard, elle était bel et bien mariée, et je suis certain
que plus d'un parmi mes prédécesseurs en biographie _fayettiste_ enviera
cette trouvaille.

Il reste cependant que Mme de la Fayette demeura de bonne heure un peu
isolée dans la vie. Cinq ans après son mariage, elle avait perdu sa
mère. Son beau-père s'était retiré à Port-Royal, conservant, tout dévot
et solitaire qu'il fût devenu, la jouissance de tous les biens que lui
avait laissés sa femme. De bonne heure Mme de la Fayette se trouva donc
assez isolée dans le monde, mais elle avait trop d'agrément pour que sa
solitude tardât longtemps à se peupler. Après une jeunesse un peu
obscure et difficile, nous allons la voir entrer dans la phase brillante
de son existence.



II


LA COUR ET LE RÉDUIT


Entre le moment où les troubles de la Fronde prirent fin, et celui où le
jeune roi, affranchi de la tutelle économe de Mazarin, put se livrer à
son goût pour les plaisirs, c'est-à-dire entre 1653 et 1661, il y a une
sorte d'interrègne et de pénombre dans l'histoire de la société
française. Point de centre; point d'influence. De coquette, Anne
d'Autriche était devenue dévote, et il n'y avait pour ainsi dire plus de
cour. À Paris, le règne de la marquise de Rambouillet touchait à sa fin,
et son salon était presque fermé. Sa fille, la belle Julie, avait fini
par épouser le marquis de Montausier, après l'avoir fait attendre seize
ans, et l'avait suivi dans son gouvernement de Saintonge. Quelques-uns
des amis les plus intimes de la marquise avaient été tués pendant les
troubles de la Fronde; elle-même pleurait encore la mort d'un mari
qu'elle avait beaucoup aimé. Aussi le sceptre qu'elle avait tenu si
longtemps s'était-il échappé de ses mains défaillantes, mais personne ne
l'avait ramassé. Les amies de la marquise de Rambouillet s'étaient
dispersées; quelques-unes avaient reformé des petits groupes; d'autres,
qui n'avaient jamais fréquenté l'hôtel de Rambouillet, voulurent en
faire autant. Mais les imitateurs ne sont généralement que des sots. Les
femmes qui cherchèrent à imiter la marquise de Rambouillet n'échappèrent
pas à cette loi, et Molière allait venir qui vouerait sans distinction
au ridicule ce nom de _précieuses_ dont les femmes les plus distinguées
s'étaient fait gloire. Il ne faut pas oublier en effet que Mme de la
Fayette fut une précieuse à son heure, tout comme Mme de Sévigné. L'une
et l'autre figurent, à ce titre, dans le célèbre dictionnaire de
Somaize, Mme de Sévigné sous le nom de Sophronie, et Mme de la Fayette
sous celui de Féliciane. «Féliciane, dit Somaize, est une précieuse fort
aimable, jeune et spirituelle, d'un esprit enjoué, d'un abord agréable;
elle est civile, obligeante et un peu railleuse; mais elle raille de si
bonne grâce qu'elle se fait aimer de ceux qu'elle traite le plus mal, ou
du moins qu'elle ne s'en fait pas haïr.»

Les précieuses avaient alors leurs _réduits_. «Ce sont, dit le même
Somaize, des places fortes où l'on s'assemble, autrement dit des ruelles
illustres où elles tiennent conversation.» Aussi Féliciane avait-elle le
sien, qui rivalisait avec celui de l'illustre Celie (Mme de Choisy) ou
de l'aimable Sophronie, et le langage qu'on y tenait ne ressemblait en
rien à celui des Cathos et des Madelon. Nous allons voir tout à l'heure
comment ce réduit était peuplé, mais la vie de Mme de la Fayette ne s'y
écoulait pas tout entière, et l'honneur d'une amitié illustre devait
l'en faire sortir pour la produire sur un théâtre plus brillant.

Par son mariage Mme de la Fayette était devenue la propre belle-sœur de
cette Angélique de la Fayette qui, un instant courtisée par Louis XIII,
s'efforça d'arracher son royal amant au joug de Richelieu, et qui,
vaincue dans cette lutte inégale, quitta fièrement la cour pour enfouir
dans un couvent les regrets de son ambitieux amour. Soit devoir, soit
inclination naturelle, une relation assez étroite s'était nouée entre
les deux femmes. Souvent Mme de la Fayette allait voir sa belle-sœur
dans ce grand couvent de Sainte-Marie de Chaillot, un des plus
fréquentés qui fût alors, refuge demi-mondain, demi-sacré qui n'imposait
point à ses hôtes les austérités du Carmel, et qui ouvrait ses portes
non pas seulement au repentir, mais à l'infortune. Là, en effet, avait
fini par trouver un asile cette courageuse fille de Henri IV, qui avait
offert à son siècle étonné le premier exemple des vicissitudes royales.
Bien qu'elle y fût encore obligée de veiller avec soin sur sa maigre
dépense, et de tenir ses comptes elle-même «dans un esprit de pénitence
et d'humilité», cependant la reine d'Angleterre ne se voyait pas
réduite, comme aux premiers temps de son séjour en France, à vendre ses
bijoux pour vivre, et sa fille n'était plus obligée de demeurer au lit
toute la journée, faute de feu pour se lever. Depuis ces années
d'épreuve, la petite princesse avait grandi; l'enfant était devenue une
jeune fille, un peu gauche encore et pas précisément jolie, mais douée
déjà de cette puissance de séduction à laquelle un pamphlétaire inconnu
n'a pu s'empêcher de rendre hommage en ces termes expressifs: «elle a un
certain air languissant, et quand elle parle à quelqu'un, comme elle est
toute aimable, on dirait qu'elle demande le cœur, quelque indifférente
chose qu'elle puisse dire du reste». Mais ce n'était pas assez pour
Madame (donnons-lui tout de suite le nom sous lequel ses contemporains
l'ont aimée) de demander les cœurs. Elle avait encore, suivant la jolie
expression d'un fin juge, l'évêque Daniel de Cosnac, «l'art de se les
approprier». Le secret de cet art, c'est qu'elle était prompte à donner
le sien. Légère, inconsidérée, coquette, Madame du moins savait aimer,
et reconnaître les attachements fidèles. Mme de la Fayette en devait
faire l'épreuve. Ses fréquentes visites au couvent de Chaillot lui
avaient donné souvent l'occasion de voir la jeune princesse, et, sous la
gaucherie de l'enfant, son œil sagace avait su deviner le charme de la
femme. Sans doute elle avait su pénétrer aussi les agitations et les
anxiétés de cette jeune âme à l'âge incertain où l'enfant devient une
femme, et elle s'était intéressée à la destinée encore obscure de cette
fille et petite-fille de roi dont l'enfance s'était écoulée presque dans
la misère, dont la jeunesse et la beauté naissante s'épanouissaient
derrière les grilles d'un couvent, et qui devait se demander parfois
avec angoisse si, victime de sa naissance et de sa grandeur, elle ne
verrait pas ces grilles se fermer pour jamais sur elle. Les natures
aimantes n'oublient jamais la sympathie qu'on leur a témoignée durant
ces heures, souvent difficiles, qui séparent l'enfance de la jeunesse,
et c'est là, je crois, l'origine de cette liaison intime qui, née dans
le parloir d'un couvent, devait se continuer au Palais-Royal et à
Saint-Cloud, alors que, devenue la première princesse du sang et l'idole
de la cour, l'ancienne pensionnaire de Sainte-Marie de Chaillot voyait
jusqu'au roi lui-même regretter tout bas dans son cœur l'étrange
aveuglement qui la lui avait fait dédaigner. Comment expliquer autrement
l'affection persistante qu'elle ne cessa de témoigner à une femme, de
dix ans plus âgée qu'elle, et dont (c'est Mme de la Fayette elle-même
qui parle) le mérite sérieux ne semblait pas devoir plaire à une
princesse aussi jeune. Cependant, Mme de la Fayette nous en donne une
autre explication en disant «qu'elle fut agréable à Madame par son
bonheur». Quel sens attacher à cette explication un peu subtile?
Peut-être faut-il ainsi l'entendre que le contraste avec les intrigues
et les émotions de sa propre vie faisait goûter à Madame le charme d'une
personne dont la sage conduite savait écarter les agitations et prévenir
les orages. Le bonheur de Mme de la Fayette (bonheur un peu volontaire,
nous l'avons vu par sa lettre à Ménage) était avant tout l'ouvrage de sa
raison, et c'était sa raison que Madame aimait en elle, cette divine
raison qui excitait également l'enthousiasme de Mme de Sévigné. Et puis,
elle devait aimer aussi chez Mme de la Fayette cette discrétion qui ne
demandait rien, et qui cachait son crédit avec autant de soin que
d'autres mettaient à l'étaler. «Mme de la Fayette était la favorite de
Madame», dit Lefèvre d'Ormesson dans son journal. Singulière favorite
qui ne voulait rien être, et qui abandonnait aux autres les titres et
les honneurs. Dans l'entourage de Madame, un rôle plus noble revenait à
Mme de la Fayette; elle était l'amie: c'était auprès d'elle que Madame
se plaisait à revenir, quand elle était lasse des éclats d'un Guiche, où
des trahisons d'un Vardes. Amie, c'est dire confidente, mais confidente
comme il pouvait convenir à Mme de la Fayette de l'être, c'est-à-dire
qu'au moment même, Madame ne s'ouvrait pas avec elle sur certaines
affaires où son attitude était à tout le moins imprudente. Mais, quand
ces affaires étaient passées et presque rendues publiques, elle prenait
plaisir à les lui raconter, en les expliquant à sa manière. Enfin Mme de
la Fayette fut un des derniers témoins des dernières heures de cette vie
si brillante et si courte: ce fut à côté d'elle, la tête presque appuyée
sur ses genoux, que Madame s'endormit de ce sommeil, en apparence
paisible, dont le réveil devait être si terrible. Ce fut elle qui
pendant la durée d'une cruelle agonie recueillit ces paroles de plainte
et de résignation, si touchantes qu'après deux siècles écoulés nous ne
pouvons en entendre encore l'écho sans émotion. Ce fut à elle enfin que,
dans l'angoisse de la mort, Madame s'adressa pour demander avec instance
un confesseur, sachant bien que, dans ce monde d'étiquette et d'apparat
dont elle était environnée, seule Mme de la Fayette l'aimait assez
véritablement pour penser à chose plus importante encore que sa vie. À
cette heure suprême où les favorites s'éloignent, l'amie fidèle était
toujours là, et ce fut dans ses bras que Madame expira.

Cette illustre amitié fut l'origine du crédit que Mme de la Fayette
conserva toujours à la cour. Au Palais-Royal, à Saint-Cloud, elle avait
eu souvent occasion de voir, dans l'intimité le grand dispensateur de
toutes les faveurs, auquel s'adressaient sans relâche les sollicitations
et les appétits. Le charme discret de Mme de la Fayette n'avait rien
pour attirer les regards d'un jeune souverain épris d'éclat et de
beauté, qui dérobait encore à la surveillance jalouse de sa mère les
premiers écarts de sa fougue amoureuse. Il ne put manquer cependant de
remarquer à la longue la présence assidue et l'attitude réservée de
cette femme qui, se tenant à l'écart de toutes les intrigues, ne savait
rien (en apparence du moins), ne se mêlait à rien, et ne semblait point
préoccupée de mettre à profit pour elle-même la faveur dont elle
jouissait. Peu accoutumé à cette discrétion, le roi en dut sentir et
apprécier le contraste. Mais cette froide estime ne suffirait pas pour
expliquer le traitement que Mme de la Fayette reçut toujours de lui. Un
lien plus intime devait s'établir entre eux: celui d'un souvenir commun
et d'une douleur commune. Ils s'étaient trouvés l'un et l'autre auprès
du lit de mort de Madame, partageant ses dernières paroles, échangeant
leurs angoisses, et mêlant leurs larmes, car la mort de Madame est une
des rares circonstances, peut-être la seule, où Louis XIV ait pleuré.
Ces heures où deux cœurs ont souffert ensemble sont de celles qu'on
n'oublie point, fût-on le roi, et le roi ne les oublia pas. Jamais Mme
de la Fayette ne l'implora en vain pour les autres ou pour elle-même,
c'est-à-dire pour les siens; et c'est là l'explication de ce crédit qui
faisait à la fois l'envie et l'étonnement de ses contemporains. Le
souvenir de Madame commençait déjà à s'effacer quand, un jour, Mme de la
Fayette vint à Versailles solliciter le roi. À la surprise de tous les
courtisans, il la fit monter dans sa propre calèche, et, durant tout le
cours de la promenade, il n'adressa la parole qu'à elle, «prenant
plaisir à lui montrer les beautés de Versailles, comme un particulier
que l'on va voir dans sa maison de campagne». Une lettre de Mme de
Sévigné nous a conservé le souvenir de cette promenade triomphale. Mais
était-ce bien à Mme de la Fayette elle-même que s'adressaient ces
hommages d'un souverain alors dans tout l'éclat de sa gloire? Non:
c'était aux souvenirs d'un passé dont ni ses amours ni ses victoires ne
lui avaient fait oublier les émotions secrètes, car c'était sa jeunesse
qui reparaissait inopinément ainsi sous ses yeux; c'était Madame
elle-même qui revivait pour un jour sous les traits de la personne
qu'après le roi elle avait le plus véritablement aimée. Peut-être,
durant le cours de cette promenade, son nom ne vint-il pas une seule
fois sur leurs lèvres; mais son image était présente entre eux, et la
faveur que Mme de la Fayette était venue demander au roi, ce fut à
Madame qu'il l'accorda.

Même du vivant de la princesse les visites à la cour, les voyages à
Versailles ou à Fontainebleau n'étaient qu'un rare épisode dans la vie
de Mme de la Fayette. Depuis la mort de Madame, elle s'enferma de plus
en plus dans son réduit; c'est là, si nous voulons la connaître, qu'il
nous faut la voir vivre, au milieu d'amis dont les uns répondaient aux
goûts de son esprit, et les autres aux exigences de son cœur. Commençons
par les premiers.

Les fonctions de Ménage, comme maître de latin et d'hébreu, ne devaient
pas cesser avec le mariage de son élève. La correspondance, dont j'ai
déjà cité quelques fragments montre qu'elle continuait de travailler
sous sa direction. Mais Ménage rencontra bientôt auprès d'elle un
concurrent redoutable. Je veux parler de Huet, le futur évêque
d'Avranches. Il ne faut pas mettre les deux hommes sur le même pied.
Ménage était un pédant qui n'a laissé que des poésies galantes. Huet au
contraire était un homme d'un vrai mérite, d'une érudition très solide
et très étendue pour son temps. La longue liste de ses ouvrages comprend
à la fois une traduction des amours de _Daphnis et Chloé_ (écrite à
dix-huit ans, ajoute son biographe pour l'excuser), une _Demonstratio
Evangelica_ en deux volumes, une _Histoire du commerce et de la
navigation chez les anciens_ et une _Dissertation sur l'emplacement du
paradis terrestre_. L'étude avait toujours été sa passion. «À peine
avais-je quitté la mamelle, dit-il dans les _Huétiana_, que je portais
envie à tous ceux que je voyais lire.» Cette passion ne fit que
s'accroître avec les années, et, comme aux paysans de son diocèse
d'Avranches qui venaient lui demander audience, son secrétaire répondait
souvent que Monseigneur ne pouvait les recevoir parce qu'il étudiait,
ceux-ci disaient dans leur naïveté: «Le roi devrait bien nous envoyer un
évêque qui ait fini ses études». Mais il n'entra que tard dans les
ordres, à l'âge de quarante-six ans, et comme il était né à peu près
vers la même époque que Mme de la Fayette, une relation assez étroite
avait eu le temps de s'établir entre eux avant qu'il quittât Paris pour
aller prendre possession de l'abbaye d'Aunay, son premier bénéfice.
Cette relation fut toute intellectuelle, et il ne semble pas que
l'amitié y ait tenu grande place. Dans les lettres que Mme de la Fayette
adresse à Huet elle ne fait guère que l'entretenir de ses lectures et de
ses études, en s'excusant le plus souvent _de la paresse où elle se
baigne_. «Je fais une vie fort inutile, lui écrit-elle un jour, elle
n'en est pas moins agréable. Hors de travailler pour le ciel, je
commence à trouver qu'il n'y a rien de meilleur à faire que de ne rien
faire.» Et dans une autre lettre: «Si vous saviez comme mon latin va
mal, vous ne seriez pas si osé que de me parler d'hébreu. Je n'étudie
point, et par conséquent je n'apprends rien. Les trois premiers mois que
j'appris me firent aussi savante que je le suis présentement. Je prends
néanmoins la liberté de lire Virgile, toute indigne que j'en suis; mais
si vous, monsieur son traducteur, le rendez aussi peureux et aussi dévot
qu'il l'est, je crois qu'il faut l'envoyer coucher, plutôt que de le
mener faire la guerre en Italie, et l'envoyer à vêpres, au lieu de le
conduire dans la grotte avec Didon.»

Il n'est cependant pas toujours question de latin dans les lettres de
Mme de la Fayette. Parfois elle plaisante l'activité de Huet et ses
fréquents voyages. «Seigneur Dieu, monsieur, lui dit-elle, vous allez et
venez comme pois en pot. Qui donc vous fait si bien trotter? Il
semblerait quasi que ce serait l'amour, à vous voir aller si vite, et il
me semble qu'il n'y a que pour son service qu'on fasse tant de chemin.»
Puis elle continue après lui avoir dit quelques paroles obligeantes sur
le regret qu'elle éprouve de son absence: «Pour n'être pas une amie si
tendre et si flatteuse que de certaines femmes, je suis cependant une
bonne amie. Adieu: vous pouvez encore compter cette lettre-ci au nombre
de celles qui sont à la glace; mais j'ai la migraine.»

Huet ne se plaignait pas seulement que les lettres de Mme de la Fayette
fussent à la glace. Il trouvait encore que ces lettres n'étaient pas
assez fréquentes, et Mme de la Fayette s'en excusait auprès de lui
alléguant toujours sa paresse.

     «Le 29 août 1663.

«J'ai aujourd'hui la main à la bourse pour payer mes dettes,
c'est-à-dire à la plume, pour faire réponse à tous ceux à qui je la
dois. Je vous paie des derniers, et vous courez risque d'avoir de la
méchante monnaie. Voici la dixième lettre que j'écris depuis deux
heures; cela veut dire que je ne sais tantôt plus ce que j'écris. Vous
perdez beaucoup que je n'aie pas commencé par vous; car je vous assure
que mes premières lettres sont très éloquentes. Je m'en suis surprise
moi-même, et j'ai songé si je n'avais point lu Balzac depuis peu. De mon
ordinaire je ne donne pas dans l'éloquence, si bien que je ne sais à qui
ni à quoi me prendre de la mienne.

«Je suis tantôt au bout de mon latin; c'est du mien dont je suis à bout,
et non pas du latin en général. Je n'étudie plus du tout qu'une
demi-heure par jour; encore n'est-ce que trois fois la semaine. Avec
cette belle application-là, je fais un tel progrès que j'ai tantôt
oublié tout ce que j'avais appris. À proportion de cela, si je m'engage
à apprendre l'hébreu de Votre Grandeur devant que de mourir, il faut que
je m'engage à obtenir une manière d'immortalité pour vous et pour moi;
les années de la Sibylle y suffiraient à peine.»

Huet n'apprit point l'hébreu à Mme de la Fayette, mais, pour lui plaire,
il composa une «Lettre sur l'origine des romans» qui était destinée à
paraître en tête de _Zayde_. L'érudit et le futur homme d'Église avait
soin de mettre sa gravité à l'abri en traitant les romans «d'agréable
passe-temps des honnêtes paresseux» et en ajoutant que «la fin
principale des romans, ou du moins celle qui le doit être, est
l'instruction des lecteurs, à qui ils doivent toujours faire voir la
vertu couronnée et le vice châtié». Mais c'était déjà un grand triomphe
pour Mme de la Fayette que d'avoir arraché Huet à son _Commentaire sur
Origène_ pour lui servir d'introducteur auprès du public, lors même
qu'elle se cachait encore sous le nom de Segrais. Elle l'en récompensa
par un mot plaisant qui a été souvent cité. «Nous avons, lui
disait-elle, marié nos enfants ensemble.» Cette alliance a pu rendre
Ménage jaloux; mais à la longue, ce fut lui qui l'emporta sur Huet, car
il resta l'ami des dernières années. En 1676, Huet entra dans les
ordres; il quitta Paris, où il ne devait revenir qu'après la mort de Mme
de la Fayette, et comme un attachement véritable n'existait point entre
eux, ils devinrent, au bout de quelque temps, étrangers l'un à l'autre.

Segrais, dont le nom se rencontre souvent dans les biographies de Mme de
la Fayette, compte également au nombre de ses amis littéraires. Je
marquerai plus tard la place qu'il faut, suivant moi, lui faire comme
collaborateur; je n'entends pour l'instant parler que du commensal.
Segrais, gentilhomme ordinaire de Mademoiselle et membre de l'Académie
française, fut un de ceux qui fréquentèrent de bonne heure le réduit de
Féliciane. Plus tard, quand, disgracié par son altière maîtresse, il se
vit sans place et sans logis, Mme de la Fayette lui offrit un
appartement, et le recueillit dans son hôtel jusqu'au jour où Segrais se
maria et s'établit à Caen. Moins érudit que Huet, moins pédant que
Ménage, Segrais est le type de l'homme de lettres qui est en même temps
homme de bonne compagnie. Ses _Églogues_, son _Athys_, poème pastoral,
ses _Divertissements de la princesse Aurélie_ n'ont guère aujourd'hui de
lecteurs; mais il n'en est pas de même de ses _Mémoires et Anecdotes_,
où il a consigné nombre de ces petits faits de la vie sociale et
littéraire d'autrefois dont nous sommes devenus si friands. Le nom de
Mme de la Fayette revient en quelque sorte à chaque page des
_Segraisiana_. C'est à Segrais qu'ont été empruntés la plupart de ces
traits qu'on trouve reproduits dans toutes les biographies de Mme de la
Fayette, et qu'on hésite à rappeler tant ils sont connus. Par lui nous
savons qu'en fait de latin, elle n'avait pas tardé à en remontrer à son
maître, et qu'elle tira un jour d'embarras Ménage et le père Rapin qui
ne s'entendaient pas sur le sens d'un passage de Virgile. Par lui nous
savons encore que Huygens, se promenant en carrosse avec elle, «lui
demanda brusquement ce que c'était qu'un iambe et qu'elle répondit sans
hésitation: C'est le contraire d'un trochée», réponse dont l'exactitude
étonna fort le Hollandais. Mais, par lui, nous savons également avec
quel soin Mme de la Fayette cachait ce qu'elle savait pour ne point
offenser les autres femmes, et quelle crainte elle avait de paraître
pédante. Segrais marque aussi d'un trait juste la supériorité de Mme de
la Fayette sur la marquise de Rambouillet, lorsqu'après avoir consacré
deux pages entières à célébrer les louanges de la marquise, il ajoute
ces simples mots: «Mme de la Fayette avait beaucoup appris d'elle, mais
Mme de la Fayette avait l'esprit plus solide». «Mlle de Scudéry, dit-il
encore ailleurs, a beaucoup d'esprit, mais Mme de la Fayette a plus de
jugement. Mme de la Fayette me disait que, de toutes les louanges qu'on
lui avait données, rien ne lui avait plu davantage que deux choses que
je lui avais dites: qu'elle avait le jugement au-dessus de l'esprit, et
qu'elle aimait le vrai en toutes choses et sans dissimulation. C'est ce
qui a fait dire à M. de la Rochefoucauld qu'elle était vraie, façon de
parler dont il est auteur, et qui est assez en usage. Elle n'aurait pas
donné le moindre titre à qui que ce fût si elle n'eût été persuadée
qu'il le méritait, et c'est ce qui a fait dire à quelqu'un qu'elle était
sèche, quoiqu'elle fût délicate.» Solide, vraie, délicate avec un peu
sinon de sécheresse, du moins de froideur apparente, c'est bien ainsi
que Mme de la Fayette nous apparaît aujourd'hui, et de tous les hommes
de lettres qui l'ont environnée, Segrais est assurément celui chez
lequel elle a rencontré l'admirateur le plus judicieux.

À un bien moindre degré d'intimité, La Fontaine fut aussi et par
intervalles sinon des amis, du moins des familiers de Mme de la Fayette.
Mais son service auprès d'elle dut être bien intermittent. Entre la
duchesse de Bouillon, Mme de la Sablière, la Champmeslé et d'autres
encore, on ne voit pas trop quelle place il pouvait lui faire dans sa
vie. Dans l'œuvre de La Fontaine, il reste cependant trace de leurs
relations. Par suite de je ne sais quelles circonstances, il avait été
amené à lui faire don d'un petit billard, et, comme le présent était
modeste, il crut devoir l'accompagner de ces vers:

     Le faste et l'amitié sont deux divinités
     Enclines, comme on sait, aux libéralités.
     Discerner leurs présents n'est pas petite affaire.
     L'amitié donne peu; le faste beaucoup plus;
     Beaucoup plus aux yeux du vulgaire.
     Vous jugez autrement de ces dons superflus.

Des grands écrivains du XVIIe siècle, La Fontaine est le seul (si nous
en exceptons la Rochefoucauld) avec lequel Mme de la Fayette entretenait
des relations familières. Cependant à la petite cour de Madame elle
avait rencontré Bossuet, et voici comment elle parle de lui dans une
lettre adressée à Huet, lorsque celui-ci fut nommé sous-précepteur du
Dauphin: «Vous devez avoir beaucoup de joie d'avoir M. de Condom. Il est
fort de mes amis, et je vous puis répondre par avance qu'il sera des
vôtres. Nous avons déjà parlé de vous. C'est le plus honnête homme, le
plus droit, le plus doux et le plus franc qui ait jamais été à la cour.»
Nous n'avons point sur Mme de la Fayette le jugement de Bossuet, mais
nous avons par contre celui de Boileau, cet appréciateur si fin et si
juste de tous les mérites de son siècle.

«Mme de la Fayette, disait-il, est la femme qui écrit le mieux, et qui a
le plus d'esprit.» Un fragment de lettre de Racine nous apprend qu'il
l'avait rencontrée à la petite cour de Madame. Déjà, au surplus, ses
contemporains rapprochaient son nom de ces noms illustres, comme s'ils
avaient eu la divination du rang élevé auquel l'admiration de la
postérité la porterait. Ménage raconte qu'en 1675 Mme de Thianges donna
en étrennes au duc du Maine une chambre toute dorée, grande comme une
salle. «Au-dessus de la porte il y avait en grosses lettres: _chambre du
sublime_. Au dedans un lit et un balustre, avec un grand fauteuil dans
lequel était assis le duc du Maine, fait en cire et fort ressemblant.
Auprès de lui, M. de la Rochefoucauld, auquel il donnait des vers pour
les examiner; autour du fauteuil, M. de Marsillac et M. Bossuet, alors
évêque de Condom. Au bout de l'alcôve, Mme de Thianges et Mme de la
Fayette lisaient des vers ensemble. Au dehors du balustre, Despréaux,
avec une fourche, empêchait sept ou huit méchants poètes d'approcher.
Racine était auprès de Despréaux, et un peu plus loin La Fontaine auquel
il faisait signe d'avancer.» Certes Mme de la Fayette était bien à sa
place dans cette chambre du sublime, entendez par là le génie joint au
bon goût. Mme de Thianges aurait eu meilleure grâce à ne point s'y faire
représenter elle-même, mais cette sœur avisée de Mme de Montespan
donnait une preuve nouvelle de l'esprit et du sens juste des Mortemart,
en rapprochant ainsi celle qui devait écrire l'histoire d'Henriette
d'Angleterre de celui qui avait prononcé son oraison funèbre, celle qui
allait faire paraître la _Princesse de Clèves_ de celui qui avait écrit
_Bérénice_.



III

LES AMIS


J'ai hâte cependant de faire sortir Mme de la Fayette de cette chambre
dorée. L'y laisser trop longtemps serait donner à croire qu'elle fut une
sorte de Mlle de Scudéry du grand monde, faisant concurrence aux romans
de Sapho et à ses Samedis. Or il n'y avait rien dont Mme de la Fayette
eût horreur autant que de passer pour une femme auteur. Comme elle
cachait son latin, elle s'amusait aussi à cacher ses œuvres. Elle a
moins vécu par l'esprit que par le cœur, et c'est par le cœur qu'elle
est arrivée au génie. Deux sentiments se sont partagé ce cœur: son
amitié pour Mme de Sévigné, son attachement pour la Rochefoucauld.
Commençons par Mme de Sévigné. Aussi bien est-elle la première, en date
du moins.

Lorsque, dans la lettre célèbre où elle annonce à Mme de Guitaut la mort
de Mme de la Fayette, Mme de Sévigné faisait remonter à quarante années
en arrière l'origine de leurs relations, ce n'était point paroles en
l'air que lui arrachait la douleur. Mme de la Vergne s'était remariée en
effet en 1650 avec l'oncle du marquis de Sévigné, qui vivait encore à
cette époque. Marie de la Vergne, un peu isolée jusque-là par son
éducation et sa vie errante, avait été heureuse de trouver dans la
famille de son beau-père une amie de quelques années, il est vrai, plus
âgée qu'elle, mais cependant toute jeune encore. La mort du mari
indigne, que, suivant l'expression de Loret, Mme de Sévigné _lamenta_ de
si bon cœur, dut encore les rapprocher. Mme de Sévigné se trouvait veuve
à vingt-six ans. Ses enfants étaient en bas âge; son cœur était libre;
elle n'avait personne sur qui reporter ce fond sinon de passion, du
moins de tendresse exubérante qui était en elle. Elle s'éprit, le mot
n'est pas trop fort, de sa jeune amie, et, jusqu'à l'époque du mariage
de Marie de la Vergne, elle vécut avec celle-ci sur le pied de la plus
étroite intimité.

Il arrive parfois que ces liaisons de jeunesse, précisément en raison de
ce qu'elles ont d'un peu ardent et excessif, se relâchent avec les
années. Les cœurs qui aiment à aimer se prennent d'abord où ils peuvent,
et leurs amitiés sont de véritables passions; puis l'amour vrai survient
qui remet les choses en leur place, et le premier lien, sans se briser,
perd un peu de sa force. Il n'en fut point ainsi entre Mme de Sévigné et
Mme de la Fayette. Leur amitié fut sans nuages; c'est le mot dont Mme de
Sévigné se sert elle-même; et en effet leur liaison, surprise en quelque
sorte sur le vif par la publication de leurs lettres, ne paraît pas
avoir connu un jour d'éclipse. S'il y eut parfois contestation entre les
deux amies, ce fut sur cet unique point: laquelle des deux aimait mieux
l'autre? «Résolvez-vous, ma belle, écrivait Mme de la Fayette à Mme de
Sévigné, à me voir soutenir toute ma vie, à la pointe de mon éloquence,
que je vous aime encore plus que vous ne m'aimez.» Mme de Sévigné
semblait bien s'avouer vaincue, lorsqu'elle écrivait à Mme de Grignan:
«Mme de la Fayette vous cède sans difficulté la première place auprès de
moi. Cette justice la rend digne de la seconde. Elle l'a aussi.» À
l'époque où survint cette contestation, Mme de Sévigné, avec un peu de
malice, aurait pu répondre à Mme de la Fayette que, dans ses sentiments,
elle aussi n'occupait que la seconde place. Mais, durant leur première
jeunesse, elles avaient été véritablement tout l'une pour l'autre,
vivant, à Paris comme à la campagne, dans une étroite intimité, d'une
même vie de monde et de divertissements. C'était à cette vie commune que
pensait Mme de Sévigné, lorsque, bien des années après, elle écrivait à
Mme de Grignan: «Nous avons dit et fait bien des folies ensemble. Vous
en souvenez-vous?» Quelles étaient donc ces folies que les deux amies
avaient dites et faites ensemble, et dont Mme de Grignan pouvait se
souvenir? Sans doute, Mme de Sévigné fait allusion à leurs fréquents
séjours au château de Fresnes en Brie, chez Mme du Plessis-Guénégaud, la
sœur du maréchal de Praslin. Mme du Plessis-Guénégaud était une de ces
femmes qui s'étaient partagé l'héritage de Mme de Rambouillet, et qui
s'efforçaient de continuer les traditions d'Arthénice. Les principaux
personnages de sa société avaient gardé la coutume de se donner
mutuellement des noms tirés de la mythologie et du roman: Mme du
Plessis-Guénégaud était Amalthée, et M. du Plessis Alcandre; Pomponne,
grand ami de la maison, était Clidamant. Mme de Sévigné et Mme de la
Fayette y devaient être désignées sous leur nom de précieuses: Sophronie
et Féliciane. Cette société raffinée s'était donné à elle-même un
sobriquet assez vulgaire: les _Quiquoix_, et les _Quiquoix_ se livraient
à toutes sortes d'espiègleries. De ces espiègleries Mme de la Fayette
était généralement la victime; elle se plaint dans une lettre à Pomponne
d'être le souffre-douleurs à Fresnes, et qu'on se moquait d'elle
incessamment. Mlle de Sévigné prenait part à ces gaietés. On mandait à
Pomponne, alors ambassadeur en Suède, qu'on la _salait_, et il paraît
que ce _salement_, auquel Pomponne regrettait de n'avoir pas assisté,
fut fort drôle. On a quelque peine à se figurer Mme de la Fayette se
mêlant à ces drôleries. Mais elle ne fut pas toujours la personne
maladive et mélancolique que nous nous figurons, et elle eut, comme
presque toutes les femmes, une période de gaieté juvénile. De cette
période il reste un témoignage, un document, comme on dit aujourd'hui,
c'est le portrait qu'en 1659, sous un nom supposé et un nom d'homme, Mme
de la Fayette a tracé de Mme de Sévigné. C'est la première œuvre de sa
plume. Je ne puis le citer en entier, mais j'en reproduirai ces quelques
traits si fins et si justes: «Votre âme est grande, noble, propre à
dispenser des trésors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en
amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition et vous ne
l'êtes pas moins aux plaisirs; vous paraissez née pour eux et il semble
qu'ils sont faits pour vous. Votre présence augmente les
divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté
lorsqu'ils vous environnent. Aussi la joie est l'état véritable de votre
âme et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous
êtes naturellement tendre et passionnée, mais à la honte de notre sexe,
cette tendresse vous a été inutile et vous l'avez renfermée dans le
vôtre en la donnant à Mme de la Fayette.»

«La joie est l'état véritable de votre âme.» Comme c'est bien ainsi que
Mme de Sévigné nous apparaît encore à travers deux siècles écoulés,
joyeuse non pas de cette joie frivole qui ne connaît ni les troubles de
la passion ni les tristesses de la condition humaine, mais de cette joie
sereine qui marque la force de l'esprit et la santé de l'âme. De tous
les portraits qui ont été tracés d'elle, celui de Mme de la Fayette
demeure le plus exact à la fois et le plus brillant.

Le moment approchait cependant où sans cesser «de la renfermer dans son
sexe», Mme de Sévigné ne devait plus donner à Mme de la Fayette une
aussi large part de tendresse. Ce fut l'amour maternel qui relégua
l'amie de jeunesse à cette seconde place dont elle déclarait se
contenter. Il semble qu'ainsi rassurée, Mme de Grignan aurait dû savoir
gré à cette amie fidèle de tenir sa place pendant ces longues
séparations si dures au cœur de Mme de Sévigné, et de l'environner des
soins qu'elle-même ne pouvait lui donner. Ce fut, elle aurait dû se le
rappeler, chez Mme de la Fayette que, quelques heures après son départ,
sa mère se rendit en sortant de ce couvent de la Visitation où elle
s'était d'abord enfermée pour sangloter sans témoins, et pendant
plusieurs jours elle ne voulut voir que cette seule amie «qui redoublait
ses douleurs par la part qu'elle y prenait». Mais telle que nous la
devinons, à travers la correspondance de Mme de Sévigné, Mme de Grignan
n'était point femme à sentir ces choses. Loin de lui savoir quelque gré
des soins dont elle environnait sa mère, elle nourrissait au contraire
contre Mme de la Fayette des sentiments de malveillance que Mme de
Sévigné ne parvenait pas à désarmer. «Vous êtes toujours bien méchante,
écrit-elle à sa fille, quand vous parlez de Mme de la Fayette.» D'où
provenaient cette malveillance et cette froideur? D'un peu de jalousie
filiale? Ce sentiment serait encore à l'honneur de Mme de Grignan. Mais
je crains qu'il ne faille chercher une autre interprétation.

Mme de Grignan, en personne avisée, avait sans doute deviné que son
frère, l'aimable et séduisant marquis de Sévigné, avait trouvé en Mme de
la Fayette un protecteur contre la partialité de sa mère, toujours
disposée à sacrifier à cette fille préférée les intérêts de ce fils
méconnu. «Votre fils sort d'ici, écrivait un jour Mme de la Fayette à
Mme de Sévigné; il m'est venu dire adieu et me prier de vous dire ses
raisons sur l'argent. Elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de
vous les expliquer tout au long;... et de plus, la grande amitié que
vous avez pour Mme de Grignan fait qu'il en faut témoigner à son frère.»
Le conseil était bon. Pour peu qu'il ait été suivi, et que Mme de
Grignan en ait deviné l'auteur, la malveillance s'explique, sans même
qu'il soit besoin de supposer, comme l'a fait M. Walckenaer dans son
intéressant ouvrage sur Mme de Sévigné, qu'un peu ménagère de son crédit
à la cour, Mme de la Fayette ne l'ait pas mis toujours avec assez
d'empressement au service des Grignan. Le grief serait, en tout cas,
sans fondements; nous voyons, au contraire, par les lettres de Mme de
Sévigné que Mme de la Fayette ne cessait de porter intérêt aux affaires
de ces Grignan, toujours besogneux et en quête de faveurs. La vérité est
qu'il y avait entre les deux femmes incompatibilité d'humeur; la
sécheresse positive de l'une ne pouvait faire bon ménage avec la
sensibilité un peu maladive de l'autre, et ce n'est pas à Mme de la
Fayette que la malveillance de Mme de Grignan fait du tort.

Mme de la Fayette n'hésitait pas, on vient de le voir, à donner à son
amie des conseils excellents, lors même qu'ils ne lui étaient pas
demandés. Parlant d'elle et de son autre amie, Mme de Lavardin, Mme de
Sévigné les appelait en plaisantant: _mes docteurs_; et ce n'est point
docteurs en médecine qu'elle entend, mais docteurs ès sciences morales.
Parfois, en effet, Mme de la Fayette était un peu régente, mais parfois
aussi et toute disposée qu'elle fût à s'incliner devant la raison de son
amie, Mme de Sévigné lui tenait tête. Ce fut ainsi qu'elle sut résister
à une lettre «écrite sur le ton d'un arrêt du conseil d'en haut», que
Mme de la Fayette lui adressa un jour de Paris en apprenant qu'un peu
gênée d'argent, elle comptait passer l'hiver aux Rochers: «Il est
question, ma belle, qu'il ne faut point que vous passiez l'hiver en
Bretagne, à quelque prix que ce soit. Vous êtes vieille; les Rochers
sont pleins de bois; les catarrhes et les fluxions vous accableront;
vous vous ennuierez; votre esprit deviendra triste et baissera; tout
cela est sûr; il y a de la misère et de la pauvreté à votre conduite. Il
faut venir dès qu'il fera beau.»

Mme de Sévigné répond en badinant, et en donnant sa parole de ne point
être malade, de ne point vieillir, de ne point radoter. Mais elle n'en
est pas moins un peu émue du ton de cette lettre, et elle trouve que son
amie se presse bien de la traiter de vieille. À la réflexion, la
vivacité même de cette lettre lui fait cependant plaisir; car elle y
découvre la force de l'amitié que Mme de la Fayette a pour elle. Elle
n'en tint pas moins bon dans sa résistance, et le conseil d'en haut en
fut pour son arrêt.

Ce rôle de consolatrice ou de docteur n'est pas toujours celui qu'on
voit jouer à Mme de la Fayette dans la vie de son amie. Bien que le
temps de la jeunesse fût passé, et qu'il ne fût plus question des folies
de Fresnes, elles avaient conservé des distractions et des occupations
communes. Ensemble elles allaient à l'Opéra entendre _Alceste_, et la
musique de Lulli les ravissait jusqu'aux larmes. «L'âme de Mme de la
Fayette en est toute alarmée», écrivait le lendemain Mme de Sévigné. Ou
bien, dans la petite maison de Gourville à Saint-Maur, elles
entendaient, avec moins d'émotion sans doute, la lecture de la
_Poétique_ de Despréaux. Ou bien encore Mme de Sévigné entraînait Mme de
la Fayette aux sermons de Bourdaloue. Il leur disait de divines vérités
sur la mort, et Mme de la Fayette, qui l'entendait pour la première
fois, en revenait transportée d'admiration. Le jour même où elles
avaient été ainsi en Bourdaloue, elles allaient également en Lavardinage
ou Bavardinage, chez Mme de Lavardin, cette autre amie fidèle dont la
mort précéda de peu celle de Mme de la Fayette, et là s'engageaient des
conversations où le prochain n'était pas toujours ménagé. Mais peu à peu
Mme de la Fayette, empêchée par sa faible santé, restreignait le nombre
de ses sorties, et Mme de Sévigné prenait de plus en plus l'habitude
d'aller chez elle. Comme Mme de Sévigné venait de l'hôtel Carnavalet,
c'est-à-dire du Marais, et que Mme de la Fayette demeurait rue de
Vaugirard, Mme de Sévigné appelait cela: aller au faubourg, et il lui
semblait que c'était un grand voyage. Aussi lui faisait-elle de longues
visites; elle s'installait en quelque sorte chez son amie, et en l'y
accompagnant nous aurons l'occasion de pénétrer un peu plus avant dans
l'intimité de Mme de la Fayette.

En 1640, alors que Mme de la Fayette n'avait encore que six ans, son
père avait acheté des religieuses du Calvaire partie d'un grand jardin,
«faisant, dit l'acte de vente, le coin occidental de la rue Férou».
Cette petite rue, qui existe encore, donne dans la rue de Vaugirard en
face du Petit-Luxembourg. Sur ce terrain, M. de la Vergne avait fait
bâtir une maison, et c'est dans cette maison que sa fille demeurait, car
son acte de décès porte qu'elle est morte «en son hôtel, rue de
Vaugirard, proche la rue Férou». Le principal agrément de cet hôtel
était un jardin avec un jet d'eau et un petit cabinet couvert (ce que
nous appellerions aujourd'hui une véranda), «le plus joli lieu du monde
pour respirer à Paris», disait Mme de Sévigné. Quant à la maison
elle-même, il fallait qu'elle ne fût pas très spacieuse, car, à
plusieurs reprises, Mme de la Fayette fit agrandir son appartement en
gagnant sur le jardin. Dans cet appartement elle avait cependant une
assez vaste chambre à coucher, et dans cette chambre un grand lit
galonné d'or à propos duquel elle essuyait quelques railleries, s'il
faut en croire une lettre assez malveillante de Mme de Maintenon. C'est
dans ce jardin, et dans cette chambre à coucher, trop souvent dans ce
lit, que s'est écoulée la dernière moitié de la vie de Mme de la
Fayette. Mme de Sévigné venait passer de longues heures auprès de son
amie. Par une belle soirée de juillet, elle s'oublie si tard dans le
jardin à causer avec Mme de la Fayette et le fidèle d'Hacqueville,
qu'elle rentre accablée de sommeil, et qu'elle trouve à peine le temps
d'écrire un mot à sa fille avant de se coucher. Mais comme Mme de la
Fayette passait beaucoup de temps au lit, c'était le plus souvent dans
sa chambre à coucher que Mme de Sévigné lui faisait visite. Elle s'y
installait pour la journée, prenait place au bureau, et de là écrivait à
Mme de Grignan. Aussi, à travers plus d'une de ses lettres, on sent en
quelque sorte la présence de Mme de la Fayette, qui tantôt charge Mme de
Sévigné de quelque message, tantôt prend elle-même la plume, malgré son
horreur pour la correspondance, et ajoute quelques mots à une lettre de
Mme de Sévigné. Ou bien encore, elle écoute la lecture d'une lettre de
Pauline de Grignan, et cette lettre lui semble si jolie qu'elle en
oublie «une vapeur dont elle était suffoquée». Mais le meilleur de leur
temps à toutes deux se passait en causeries, et quand on songe à ce que
devaient être les propos, tantôt tristes et tantôt enjoués, qui
s'échangeaient entre ces deux femmes si rares, à toutes ces richesses
perdues, à tous ces parfums évanouis, on se prend à regretter la
découverte tardive de ces instruments modernes dont la merveilleuse
délicatesse capte et peut reproduire non seulement les paroles, mais
jusqu'au son des voix. Ce regret s'accroît encore par la pensée qu'à ces
conversations venait souvent en tiers se mêler la Rochefoucauld.

La Rochefoucauld! J'ai tardé jusqu'à présent à prononcer ce nom. Mais le
moment est venu d'aborder le point délicat de la vie de Mme de la
Fayette, et je dois, bien malgré moi, commencer par un peu de
chronologie. En effet les biographes n'ont pu, jusqu'à présent,
s'entendre sur la date à laquelle on doit faire remonter son entrée en
relation avec la Rochefoucauld. Les uns, prenant à la lettre cette
assertion de Segrais que leur amitié aurait duré vingt-cinq ans, la font
commencer (la Rochefoucauld étant mort en 1680) en 1655, c'est-à-dire
dès l'année même du mariage de Mme de la Fayette. Les autres fixent, au
contraire, ce commencement à dix ans plus tard, c'est-à-dire précisément
vers l'époque de la publication des _Maximes_; mais les uns et les
autres sont d'accord pour tirer de la fixation de cette date les
conséquences les plus graves. Si Mme de la Fayette n'a connu la
Rochefoucauld qu'en 1665, le sentiment qu'elle a éprouvé pour lui était
de l'amitié; mais si elle l'a connu dès 1655, alors c'était de l'amour.
Quel que soit mon respect pour l'art de vérifier les dates, j'avoue
qu'en cette matière il ne me paraît guère trouver son application.
Dût-on parvenir à démontrer que Mme de la Fayette n'a connu la
Rochefoucauld qu'en 1665, c'est-à-dire lorsqu'elle avait trente et un
ans et qu'il en avait cinquante, la question ne me paraîtrait pas
absolument tranchée pour cela. En effet, chronologie à part, une chose
est certaine: c'est que la Rochefoucauld s'est emparé peu à peu de l'âme
et de l'esprit de Mme de la Fayette, c'est que leurs deux existences,
moralement et presque matériellement confondues, en sont arrivées, aux
yeux de leurs contemporains, à n'en plus faire, en quelque sorte, qu'une
seule; c'est que, depuis la mort de la Rochefoucauld, Mme de la Fayette
n'a plus vécu que d'une vie incomplète et mutilée. Si c'est là de
l'amitié, je le veux bien, mais il faut convenir que cette amitié
ressemblait furieusement à l'amour. Est-ce à dire, cependant, que leur
relation fût de même nature que la célèbre liaison de la Rochefoucauld
avec Mme de Longueville? Je ne le crois pas non plus, et j'en vais dire
mes raisons, bien qu'il y ait, j'en tombe d'accord, quelque lourdeur à
s'appesantir sur des distinctions de cette nature. Mais, dans leurs
disputes, les biographes de Mme de la Fayette n'ont pas manqué de le
faire, et on ne saurait le leur reprocher, car, en dépit de tous les
sophismes, non seulement les consciences droites, mais encore les
imaginations délicates accorderont toujours la préférence aux femmes qui
n'ont jamais perdu le droit au respect sur celles qui n'ont de titres
qu'à l'indulgence. Je suis donc condamné à être un peu lourd à mon tour.

Tranchons d'abord, ou, du moins, éclaircissons s'il se peut cette
question de date. Sans prendre absolument au pied de la lettre les
vingt-cinq années de Segrais, je ne crois pas cependant qu'il soit
possible de retarder jusqu'aux environs de l'année 1665 l'époque où Mme
de la Fayette a connu la Rochefoucauld. Il ne me paraît guère probable
en effet que, durant ces années brillantes de monde et de cour qui
suivirent son mariage, elle ne l'ait jamais rencontré, soit à
Versailles, où l'ancien frondeur n'avait pas renoncé à recouvrer tout
crédit, soit chez Madame, au Palais-Royal ou à Saint-Cloud, soit encore
dans quelque salon qu'ils auraient fréquenté tous les deux. Je
m'imagine, sans beaucoup de fondement, je l'avoue, que cette rencontre
dut prendre place chez Amalthée, c'est-à-dire chez Mme du
Plessis-Guénégaud, cette amie commune de Mme de la Fayette et de Mme de
Sévigné dont nous avons parlé tout à l'heure. Racine y lisait pour la
première fois, en 1665, sa tragédie d'_Alexandre_, et on sait qu'à cette
lecture Mme de la Fayette et la Rochefoucauld, familiers de la maison,
assistaient tous les deux. La première fois que Mme de la Fayette vit la
Rochefoucauld, il est impossible qu'elle ne l'ait pas remarqué. Il
portait un des plus grands noms de France, il avait été mêlé à des
aventures célèbres, et la plus belle femme de son temps l'avait aimé. Il
est vrai qu'il marchait vers la cinquantaine, mais s'il faut en croire
son portrait peint par lui-même, qui date précisément de cette époque
(1659), il avait encore les yeux noirs, les sourcils épais, mais bien
tournés, la taille libre et bien proportionnée, les dents blanches et
passablement bien rangées, les cheveux noirs, naturellement frisés et
«avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle
tête». Il pouvait donc plaire encore, et la goutte, qui devait plus tard
le travailler si fortement, n'avait point encore fait des siennes. Quant
à son humeur, si nous en jugeons d'après son propre dire, bien qu'il eût
quelque chose de fier et de chagrin dans la mine, ce qui faisait croire
à la plupart des gens qu'il était méprisant, il assure qu'il ne l'était
point du tout. En tout cas, il était d'une civilité fort exacte parmi
les femmes et ne croyait pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur
eût pu faire de la peine. Lorsqu'elles avaient l'esprit bien fait, il
aimait mieux leur conversation que celle des hommes. Quant à l'état de
son cœur, il faut l'en laisser parler en propres termes: «Pour galant,
je l'ai été un peu autrefois; présentement, je ne le suis plus, quelque
jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes, et je m'étonne seulement
de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.
J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur
de l'âme, et, quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent il y ait
quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si
bien d'ailleurs avec la plus austère vertu que je crois qu'on ne les
saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de
délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je
viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais de la façon dont
je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais
de l'esprit au cœur.»

À l'époque où la Rochefoucauld traçait ainsi son propre portrait, il
avait quarante-six ans. Mme de la Fayette en avait vingt-cinq. Elle
était femme d'un mari «qui l'adorait et qu'elle aimait fort», comme elle
l'écrivait à Ménage, c'est-à-dire qu'elle n'aimait pas du tout, encore
novice à l'amour, mais née pour le ressentir, sensible à tout ce qui
était spirituel, élégant, chevaleresque. La Rochefoucauld était, ou du
moins passait pour tel. Comment croire que du premier coup elle n'ait
pas été touchée, mais touchée cependant d'une façon discrète qui, au
début, ne fit pas sentir tous ses effets? Il y a dans _Zayde_ une bien
jolie conversation entre trois grands seigneurs espagnols sur les
différentes manières dont peut naître l'amour. L'un d'eux finit par
dire: «Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les
premiers moments, et les passions qui ne viennent que par le temps ne se
peuvent appeler de véritables passions». Don Garcie n'aurait-il pas à la
fois tort et raison? Oui, les inclinations naturelles se font sentir dès
les premiers moments, mais bien souvent c'est le temps qui les
transforme en passions véritables. Quelques années s'écoulèrent, en
effet, entre Mme de la Fayette et la Rochefoucauld, d'une relation
indécise qu'elle-même qualifie d'une façon assez piquante dans une
lettre à Ménage, qui est de 1663. Ménage lui ayant transmis quelques
propos flatteurs de la Rochefoucauld, peut-être à l'occasion de la
_Princesse de Montpensier_ qui venait de paraître, elle lui répond: «Je
suis fort obligé à M. de la Rochefoucauld de son sentiment. C'est un
effet de la belle sympathie qui est entre nous.» Cette belle sympathie
qu'elle avouait déjà devait bientôt la conduire plus loin qu'elle ne
comptait. Mais l'emploi même de ce mot dont un usage trop fréquent a
fait oublier le sens si touchant, puisqu'il signifie «souffrance
ensemble», indique cependant qu'à cette date une intimité véritable ne
régnait pas encore entre eux. Aussi ne fut-elle pas au nombre des
personnes auxquelles, en cette même année 1663, la Rochefoucauld prêta
le manuscrit des _Maximes_, encore inédites, pour recueillir leur
sentiment. Si elle en eut connaissance, ce fut par une lecture publique
que Mme du Plessis-Guénégaud en donna au château de Fresnes. À peine
cette lecture terminée, elle écrit à Mme de Sablé, qui avait prêté le
manuscrit à Mme du Plessis: «Ah! madame! quelle corruption il faut avoir
dans l'esprit et dans le cœur pour être capable d'imaginer tout cela.
J'en suis si épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries
étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses
affaires que tous les potages qu'il mangea chez vous l'autre jour.» Le
cri que cette lecture arrache à Mme de la Fayette n'est-il pas la preuve
du trouble intérieur auquel elle est déjà en proie? Elle est épouvantée
de la corruption qu'elle découvre chez l'homme pour lequel elle éprouve
cette belle sympathie. Quoi! est-ce véritablement sur ces _Maximes_
qu'il faut juger et de son esprit et de son cœur? Elle n'en veut rien
croire. Ce sont plaisanteries et non point choses sérieuses; s'il en
était autrement, cela gâterait plus les _affaires_ de la Rochefoucauld
que tous les potages qu'il mangea certain soir chez Mme de Sablé.

Cette phrase, un peu énigmatique, donne à penser que les assiduités de
la Rochefoucauld auprès de Mme de la Fayette n'avaient point échappé à
Mme de Sablé, et que celle-ci en plaisantait peut-être un peu. La
découverte de cette corruption ne paraît cependant pas avoir fait tort à
la Rochefoucauld dans l'esprit de Mme de la Fayette. Parfois il arrive,
en effet, qu'un je ne sais quoi nous intéresse et nous attache aux êtres
qui nous paraissent valoir mieux que leur conduite et leur vie. Notre
imagination les voit non pas tels qu'ils sont, mais tels qu'ils auraient
pu être; nous passons leurs défauts au compte des circonstances, et nous
leur faisons crédit des qualités qu'ils auraient pu avoir. Quoi qu'il en
soit, ce nouveau sentiment de la Rochefoucauld commençait à n'être plus
un mystère. On en était informé jusque dans ces couvents mondains où
pénétraient les échos de la ville et de la cour. C'est ainsi que
l'abbesse de Malnoue, Éléonore de Rohan, y faisait allusion dans une
lettre qu'elle écrivait à la Rochefoucauld, toujours à propos de ces
_Maximes_ qui circulaient inédites. Elle se plaint qu'il y ait mal parlé
des femmes, et elle ajoute: «Il me semble que Mme de la Fayette et moi
méritions bien que vous ayez meilleure opinion du sexe en général».
L'abbesse au surplus n'y voyait point de mal, sans quoi, personne
d'esprit libre, mais de mœurs irréprochables, elle n'aurait point fait
elle-même le rapprochement. Mais le bruit qui commençait à se faire
autour de cette liaison ne laissait pas de préoccuper et d'agiter Mme de
la Fayette. Nous en avons la preuve dans une bien curieuse lettre
adressée par elle, en 1666, à Mme de Sablé, lettre que Sainte-Beuve a,
pour la première fois, non pas, comme il le croyait, publiée, car elle
l'avait été déjà par Delort dans ses _Voyages aux environs de Paris_,
mais mise en lumière. Il la faut, comme lui, citer tout entière, en se
rappelant, pour en bien comprendre tout l'intérêt, que le jeune comte de
Saint-Paul, dont il va être si longuement question, était ce fils de Mme
de Longueville dont, au su de tout le monde, la Rochefoucauld était le
père:

«M. le comte de Saint-Paul sort de céans, et nous avons parlé de vous,
une heure durant, comme vous savez que j'en sais parler. Nous avons
aussi parlé d'un homme que je prends toujours la liberté de mettre en
comparaison avec vous pour l'agrément de l'esprit. Je ne sais si la
comparaison vous offense; mais, quand elle vous offenserait dans la
bouche d'un autre, elle est une grande louange dans la mienne, si tout
ce qu'on dit est vrai. J'ai bien vu que M. le comte de Saint-Paul avait
ouï parler de ces détails, et j'y suis un peu entrée avec lui. Mais j'ai
peur qu'il n'ait pris tout sérieusement ce que je lui en ai dit. Je vous
conjure, la première fois que vous le verrez, de lui parler de vous-même
de ces bruits-là. Cela viendra aisément à propos, car je lui ai parlé
des _Maximes_, et il vous le dira sans doute. Mais je vous prie de lui
en parler comme il faut pour lui mettre dans la tête que ce n'est autre
chose qu'une plaisanterie, et je ne suis pas assez assurée de ce que
vous en pensez pour répondre que vous direz bien, et je pense qu'il
faudrait commencer par persuader l'ambassadeur. Néanmoins, il faut s'en
fier à votre habileté. Elle est au-dessus des maximes ordinaires; mais
enfin, persuadez-le. Je hais comme la mort que les gens de son âge
puissent croire que j'ai des galanteries. Il semble qu'on leur paraît
cent ans dès qu'on est plus vieille qu'eux, et ils sont tout propres à
s'étonner qu'il soit encore question des gens, et, de plus, il croirait
plus aisément ce qu'on lui dirait de M. de la Rochefoucauld que d'un
autre. Enfin, je ne veux pas qu'il en pense rien, sinon qu'il est de mes
amis, et je vous prie de n'oublier non plus de lui ôter cela de la tête,
si tant est qu'il l'ait, que j'ai oublié votre message. Cela n'est pas
très généreux à moi de vous faire souvenir d'un service en vous en
demandant un autre.»

_En post-scriptum._ «Je ne veux pas oublier de vous dire que j'ai trouvé
terriblement de l'esprit au comte de Saint-Paul.»

Je ne sais jusqu'à quel point, après lecture de cette lettre,
l'ambassadeur demeura persuadé; mais il faut convenir que jamais pièce
diplomatique ne fut moins convaincante. Comme cette lettre montre bien,
au contraire, l'état d'agitation où se trouvait alors l'âme de Mme de la
Fayette! Elle ne veut point qu'on se trompe sur la nature de ses
sentiments pour la Rochefoucauld. Elle a horreur de l'idée qu'on
pourrait croire à une galanterie, et, en même temps, elle ne peut
s'empêcher de regretter qu'aux yeux d'un jeune homme comme le comte de
Saint-Paul, une femme de son âge paraisse déjà cent ans. À trente-deux
ans, on n'est pas cependant si vieille qu'on ne puisse encore inspirer
l'amour. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit avec M. de la
Rochefoucauld. Elle ne veut pas que M. le comte de Saint-Paul ni Mme de
Sablé en pensent rien, sinon qu'il est de ses amis. Pour cela, elle ne
le nie pas; aussi bien, on ne l'en croirait plus.

Quelques années s'écoulent encore, et de cette relation les amis
d'abord, les indifférents ensuite, continuent à causer, à jaser même,
d'abord à demi-voix, puis ensuite tout haut. Le bruit en arrive jusqu'à
Bussy, au fond de sa province, dans son château où il se morfond.
Toujours à l'affût du scandale, il s'empresse d'en écrire à Mme de
Scudéry, et voici comme elle lui répond: «M. de la Rochefoucauld vit
fort honnêtement avec Mme de la Fayette. Il n'y paraît que de l'amitié.
Enfin, la crainte de Dieu de part et d'autre, et peut-être la politique,
ont coupé les ailes à l'amour. Elle est sa favorite et sa première
amie.» Nous sommes en 1671. Que s'est-il donc passé en ces cinq années
pour que Mme de Scudéry soit en droit de dire que Mme de la Fayette vit,
fort honnêtement, il est vrai, mais enfin qu'elle vit avec M. de la
Rochefoucauld? Ce qui s'est passé? Probablement un de ces drames obscurs
dont au XVIIe siècle, non moins souvent que de nos jours, les cœurs de
femmes étaient le théâtre, sans que des romanciers se tinssent à l'affût
pour en décrire les péripéties. Loin que ces années marquent dans la vie
de Mme de la Fayette une période de bonheur et d'enivrement, j'imagine,
au contraire, qu'elles furent un temps de lutte et de souffrance. Elle
avait sensiblement dépassé la trentaine, et si les femmes doivent à
Balzac de pouvoir consacrer à l'amour dix années de plus qu'il ne leur
était permis autrefois, c'est dans le roman et non dans la réalité, car
de tout temps ces années où la jeunesse commence à s'enfuir, où la
beauté reçoit parfois ses premières atteintes, ont été les plus
redoutables pour les femmes qui n'ont point encore aimé. Mme de la
Fayette était de celles-là: cette invasion de l'amour dans sa vie dut y
introduire un trouble d'autant plus grand qu'elle était inattendue.
Avant de faire à ce sentiment nouveau la place qu'il exigeait, et de lui
marquer en même temps sa limite, elle dut engager, peut-être avec
elle-même, un de ces combats où la victoire n'est pas moins douloureuse
que la défaite. La crainte de Dieu et la politique--entendez par là le
soin de sa réputation--ont pu venir à son aide; mais ces considérations
n'étaient pas, la première surtout, pour agir beaucoup sur la
Rochefoucauld. Le fier amant de Mme de Longueville n'a pas dû se
résigner facilement à ce que Mme de la Fayette demeurât seulement sa
favorite et sa première amie. Il avait bien pu écrire, quelques années
auparavant, que les belles passions s'accommodent avec la plus austère
vertu; mais, «lorsque la connaissance des grands sentiments de l'amour
eut passé, chez lui, de l'esprit au cœur,» et lorsqu'il s'agit de se
plier lui-même à cet accommodement, l'épreuve dut lui sembler nouvelle
autant que difficile. Il n'a pas dû accepter sans révolte que Mme de la
Fayette coupât les ailes (si ce sont des ailes) à l'amour. Pareil
retranchement ne s'opère pas, en tout cas, sans souffrance, et celle qui
l'impose en peut saigner autant que celui qui le subit. Nous en croirons
cependant Mme de Scudéry sur parole, et non pas une vilaine chanson sur
_le Berger Foucault et la Nymphe Sagiette_, qui circula sous main à
cette époque, et dont, je l'espère, Mme de la Fayette n'a jamais eu
connaissance, car sa délicatesse en aurait étrangement souffert. Une
seule chose pourrait étonner, c'est qu'après s'être défendue, comme nous
l'avons vue faire dans sa lettre à Mme de Sablé, Mme de la Fayette eût,
en quelques années, à ce point changé d'attitude que sa liaison avec la
Rochefoucauld fût devenue publique. J'y trouve cependant une explication
à laquelle les différents biographes de Mme de la Fayette n'ont pas
prêté, suivant moi, une attention suffisante. Ce fut seulement en 1668
(ou 1669) que mourut Catherine de Vivonne, cette épouse fidèle, mais
délaissée, qu'entre temps la Rochefoucauld avait cependant rendue mère
de huit enfants, et qui, au moment de la blessure reçue par son mari au
service de Mme de Longueville, écrivait à Lenet, avec une résignation si
touchante: «Sa santé est si mauvaise, qu'il a cru que je lui pourrai
aider en quelque petite chose à supporter son chagrin». Il y avait déjà
près de dix ans que Mme de la Fayette était en fait abandonnée de son
mari. Elle pouvait donc, avec moins de scrupule, occuper dans la vie
intime de la Rochefoucauld cette place qu'une femme d'honneur ne
disputera jamais à l'épouse. Et si cette sorte de mariage moral, dont la
Rochefoucauld dut se contenter, paraissait à quelques rigoristes un
accommodement encore blâmable, je leur répondrai par ce propos, que Mme
de la Fayette tenait un jour gaiement sur elle-même: «A-t-on gagé d'être
parfaite?»

Quoi qu'il en soit de cette question de date et de ces nuances de
sentiments, une chose est certaine. C'est aux environs de l'année 1670
que la Rochefoucauld commence à faire ouvertement partie de l'existence
de Mme de la Fayette. Elle-même va nous dire à quel degré en si peu de
temps, leur relation était devenue étroite. Il n'est guère de recueil
épistolaire où l'on ne trouve cette jolie lettre qui commence par ces
mots: «Eh bien! eh bien! ma belle, qu'avez-vous à crier comme un
aigle...», lettre où Mme de la Fayette s'excuse auprès de Mme de Sévigné
de ne pas lui écrire aussi souvent que celle-ci lui écrit et qui
contient cette phrase souvent citée: «si j'avais un amant qui voulût de
mes lettres tous les matins, je romprais avec lui». Mais si la lettre
quotidienne paraissait à Mme de la Fayette une sujétion insupportable,
il n'en était pas de même de la visite quotidienne; car, au nombre des
excuses qu'elle fait valoir auprès de Mme de Sévigné se trouve celle-ci:
«Quand j'ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de la
Rochefoucauld que je n'ai point vu de tout le jour. Écrirai-je?» Il
fallait donc, et elle s'y prêtait dès 1672, dix ans après la lettre à
Mme de Sablé, que la Rochefoucauld la vît tous les jours. À quel degré
cette visite quotidienne était nécessaire à la Rochefoucauld, c'est
maintenant Mme de Sévigné qui va nous l'apprendre. Parfois Mme de la
Fayette, dont la santé était déjà très délicate, éprouvait un besoin de
repos, de retraite absolu. Elle se confinait alors dans une petite
maison qu'elle possédait à Fleury. Elle y demeurait quinze jours
«suspendue, disait Mme de Sévigné, entre le ciel et la terre, ne voulant
ni penser, ni parler, ni répondre, fatiguée de dire bonjour et bonsoir».
«M. de la Rochefoucauld, ajoutait-elle, est dans cette chaise que vous
connaissez, il est dans une tristesse incroyable et l'on devine bien
aisément ce qu'il a.» Ce qu'il avait, sans en vouloir convenir, c'était
d'être privé de sa visite quotidienne à Mme de la Fayette. Il n'y avait
pas plus de treize ans que, traçant son propre portrait, il écrivait:
«J'aime mes amis,... seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses,
et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence». Mais,
en 1659, il n'avait pas écrit non plus cette maxime: «L'absence diminue
les médiocres passions et augmente les grandes, comme le vent éteint les
bougies et allume le feu». L'absence l'avait brouillé avec Mme de
Longueville et lui faisait sentir plus fortement le besoin qu'il avait
de Mme de la Fayette.

Ces inquiétudes qu'il ne connaissait pas autrefois, Mme de la Fayette ne
les lui faisait pas souvent éprouver, car elle ne quittait guère Paris.
Si parfois elle s'éloignait, la Rochefoucauld allait bientôt la
rejoindre, et Gourville va nous raconter à ce propos une histoire assez
plaisante. Cet ancien valet de chambre de la Rochefoucauld, devenu son
homme de confiance, puis celui du prince de Condé, avait obtenu de ce
dernier la capitainerie de Saint-Maur. Mme de la Fayette, chez laquelle
Gourville vivait sur un pied de grande familiarité, lui demanda la
permission d'y passer quelques jours pour y prendre l'air. «Elle se
logea, dit Gourville, dans le seul appartement qu'il y avait alors, et
s'y trouva si à son aise qu'elle se proposait déjà d'y faire sa maison
de campagne. De l'autre côté de la maison, il y avait deux ou trois
chambres que je fis abattre dans la suite; elle trouva que j'en avais
assez d'une quand j'y voudrais aller et destina, comme de raison, la
plus propre à M. de la Rochefoucauld qu'elle souhaitait qui y allât
souvent. Finalement, pour pouvoir jouir de Saint-Maur je fus obligé de
faire un traité écrit avec M. le Prince par lequel il m'en donnait la
jouissance, ma vie durant, avec douze mille livres de rente, à condition
que j'y employerais jusqu'à deux cent quarante mille livres... Mme de la
Fayette vit bien qu'il n'y avait pas moyen de conserver plus longtemps
sa conquête; elle l'abandonna, mais elle ne me l'a jamais pardonné.»

Il y aurait, je crois, à rabattre de ce récit de Gourville dont les
droits sur Saint-Maur, au moment où Mme de la Fayette vint à s'y
établir, n'étaient peut-être pas aussi certains qu'il lui a plu de le
dire. Je n'ai rapporté l'anecdote que pour ce trait d'une chambre, et la
plus belle, réservée pour la Rochefoucauld. Gourville, qui lui devait
tout et qui, du reste, lui prêtait de l'argent, avait tort de le trouver
mauvais.

Ce n'était pas souvent que Mme de la Fayette se transportait ainsi à
Fleury ou à Saint-Maur. On peut dire que sa vie tout entière s'écoulait
à Paris. Mme de la Fayette demeurait, comme je l'ai dit, en face du
Petit-Luxembourg; l'hôtel de la Rochefoucauld ou plutôt l'hôtel de
Liancourt (car l'hôtel venait de sa mère, Gabrielle du
Plessis-Liancourt) était situé sur les terrains qu'occupe aujourd'hui la
rue des Beaux-Arts. Mais l'entrée en était rue de Seine. De la rue de
Seine à la rue de Vaugirard le chemin n'était pas long, et, quand la
goutte ne le retenait pas dans sa chaise, la Rochefoucauld faisait ce
chemin tous les jours. Je suppose qu'il y avait des heures réservées où
il était seul reçu. Mais la porte n'était pas souvent fermée pour Mme de
Sévigné. Par les lettres qu'elle écrit à sa fille, et aussi par celles,
en petit nombre malheureusement, que Mme de la Fayette lui adressait aux
Rochers ou en Provence, nous savons quels étaient le sujet et le ton de
ces conversations auxquelles la Rochefoucauld prenait part. On y
étudiait ensemble la carte du pays de Tendre, et dans la région des
_Terres inconnues_ on croyait faire certaines découvertes dont on se
promettait de faire part à Mme de Grignan. Ou bien on y dissertait sur
les personnes, et on les comparait entre elles. On décidait que Mme de
Sévigné avait le goût au-dessous de son esprit, et M. de la
Rochefoucauld aussi. Mme de la Fayette l'avait également, mais pas tant
que tous les deux, et à force de se jeter dans ces subtilités, on
finissait par n'y entendre plus rien. Mais les propos qu'on échangeait
n'étaient pas toujours aussi gais, et, certains soirs d'été, où l'on
restait dans le jardin fleuri et parfumé, on tenait des conversations
d'une telle tristesse, «qu'il semble, écrit Mme de Sévigné à Mme de
Grignan, qu'il n'y ait plus qu'à nous enterrer».

La Rochefoucauld était chez Mme de la Fayette quand on y vint apporter
la nouvelle du passage du Rhin. En même temps il apprenait que son fils
aîné, le prince de Marsillac, était blessé, que son dernier fils, le
chevalier de Marsillac, était tué. «Cette grêle, dit Mme de Sévigné, est
tombée sur lui en ma présence. Il a été très vivement affligé; des
larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fermeté l'a empêché d'éclater.»
Mais, pour lui, le coup le plus rude était celui de la mort de ce jeune
comte de Saint-Paul, au sujet duquel Mme de la Fayette écrivait quelques
années auparavant cette longue lettre à Mme de Sablé, et que la mort de
son père légal avait fait depuis peu duc de Longueville. C'était sur
celui-là surtout que les larmes coulaient au fond du cœur, tandis que la
fermeté les empêchait d'éclater. Tout le monde savait que la
Rochefoucauld était inconsolable de la mort de ce fils, tandis que celle
du pauvre chevalier le touchait infiniment moins. Mais la bienséance,
qui commandait de lui parler de l'un, ne permettait pas de l'entretenir
de l'autre. Aussi Mme de Sévigné recommandait-elle bien à Mme de Grignan
de ne pas se fourvoyer en lui écrivant. «J'ai dans la tête,
ajoute-t-elle après avoir dépeint, dans l'éloquente lettre que l'on
sait, la douleur de Mme de Longueville, que s'ils s'étaient rencontrés
tous deux dans ces premiers moments, et qu'il n'y eût eu que le chat
avec eux, je crois que tous les autres sentiments auraient fait place à
des cris et à des larmes qu'on aurait redoublés de bon cœur. C'est une
vision.» La rencontre n'eut point lieu. La Rochefoucauld ne pouvait
franchir la porte des Carmélites de la rue Saint-Jacques. Mais il y
avait une autre femme devant laquelle il pouvait s'épancher et laisser
éclater ses larmes sans être obligé de les retenir comme devant Mme de
Sévigné. La Rochefoucauld pleurant avec Mme de la Fayette le fils qu'il
avait eu de Mme de Longueville, cela aussi c'est une vision.

C'est une question qui souvent a piqué la curiosité de savoir si cette
étroite liaison de la Rochefoucauld avec Mme de la Fayette n'aurait pas
exercé sur lui quelque influence adoucissante. Souvent, en particulier,
on s'est demandé si l'opinion défavorable que l'auteur des _Maximes_
entretenait des femmes n'aurait pas été modifiée par l'amie
toute-puissante dont la modestie aimait à répéter: «M. de la
Rochefoucauld m'a donné de l'esprit, mais j'ai réformé son cœur».
D'ingénieux commentateurs se sont exercés sur ce sujet, et, dans les
cinq éditions des _Maximes_ qui se sont succédé du vivant même de la
Rochefoucauld, ils ont cru reconnaître certaines variantes que Mme de la
Fayette aurait bien pu inspirer. D'autres se sont au contraire étonnés,
avec plus de raison, je le crois, que cette influence ne se soit pas
fait davantage sentir, et que les _Maximes_ n'en portent aucune trace
bien apparente. Mais ce qui serait plus intéressant encore à connaître,
ce serait le véritable jugement de Mme de la Fayette sur les _Maximes_,
j'entends non pas un jugement général comme celui qu'elle a pu porter, à
la suite d'une première lecture, dans ce billet à Mme de Sablé que j'ai
cité, mais un jugement explicite sur chacune des maximes en particulier.
Or j'ai eu la bonne fortune de tenir entre mes mains un exemplaire de
l'édition des _Maximes_ publiée en 1693 chez Barbin sur la garde duquel
est écrit: «Peu de temps avant sa mort, Mme de la Fayette, en relisant
les _Maximes_ de la Rochefoucauld avec lequel elle avait été liée de
l'amitié la plus étroite, écrivit en marge ses observations. Cet
exemplaire a été trouvé, à la mort de M. l'abbé de la Fayette, son fils,
parmi les livres de la bibliothèque.» J'ai longuement parlé ailleurs de
cet exemplaire inconnu, et j'ai donné les raisons qu'il y a, suivant
moi, d'attribuer en effet à Mme de la Fayette, sinon la totalité, du
moins le plus grand nombre de ces observations[2]. Mes lecteurs vont au
reste pouvoir juger si dans quelques-unes des réflexions que lui
inspiraient les _Maximes_, elle ne se peint pas elle-même en traits qui
ne sont pas méconnaissables.

Il faut reconnaître que Mme de la Fayette ne paraît pas choquée de
l'esprit général des _Maximes_. _Vrai! excellent! sublime!_ sont des
annotations qui reviennent souvent sous sa plume. Comment d'ailleurs
aurait-elle refusé le témoignage de son admiration à ces pensées d'un
tour si élégant, d'une vue si profonde, parfois d'une si désespérante
clairvoyance? Elle-même était personne d'un esprit sagace, peut-être
même un peu chagrin, en tout cas médiocrement porté vers l'illusion. Il
n'est donc pas étonnant qu'elle n'ait pas pris à tout propos le
contre-pied de la Rochefoucauld, mais souvent aussi elle ne ménage pas
ses critiques qui se traduisent également d'un seul mot, et d'un mot un
peu sévère. Ainsi, quand la Rochefoucauld dit: «Le moindre défaut des
femmes qui se sont abandonnées à faire l'amour, c'est de faire l'amour»,
Mme de la Fayette répond: _Galimatias_. Quand il dit encore: «On ne
devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner»: _Colifichet_, répond
Mme de la Fayette, et ces deux mots: _galimatias_, _colifichet_,
reviennent assez fréquemment. Ou bien, en marge d'un certain nombre de
maximes, elle mettra ces mots: _trivial, rebattu, commun_; et, il faut
en convenir, toujours assez à propos. Mais souvent aussi ses
observations portent sur le fond de la pensée. Parfois ce sont de
simples restrictions que suggère à son esprit tempéré le caractère trop
absolu de certaines maximes. «Cela est vrai, mais non pas toujours», est
une annotation qui se trouvé souvent répétée. En réponse à cette maxime:
«Ce que les hommes ont nommé amitié... n'est qu'un commerce où
l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner», elle dira:
«Bon pour l'amitié commune, mais non pas pour la vraie». L'amitié,
contre laquelle s'acharne la Rochefoucauld, lui suggère encore une
réflexion plus digne d'elle par le tour et la pensée. La maxime
CCCCLXXIII dit: «Quelque rare que soit l'amour, il l'est encore moins
que la véritable amitié», et Mme de la Fayette ajoute: «Je les crois
tous les deux égaux pour la rareté, parce que le véritable de l'amitié
tient un peu de l'amour, et le véritable de l'amour tient aussi de
l'amitié». Cette distinction ou plutôt ce rapprochement entre le
véritable de l'amitié qui tient un peu de l'amour, et le véritable de
l'amour qui tient un peu de l'amitié ne semblent-ils pas comme un
dernier écho de la conversation des précieuses? D'ailleurs,
l'amour-amitié, n'est-ce pas ce que Mme de la Fayette a pratiqué pendant
vingt ans de sa vie?

Parfois au contraire la contradiction prend une forme directe, et les
maximes contre lesquelles les observations s'inscrivent en faux sont
précisément celles qui devaient choquer davantage une âme comme celle de
Mme de la Fayette. J'en citerai quelques exemples: «Notre défiance
justifie la tromperie d'autrui», dit la maxime LXXXVI. «Faux, réplique
Mme de la Fayette, rien ne saurait justifier une méchante chose.» «La
constance en amour, dit la maxime CLXXV, est une inconstance perpétuelle
qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités
de la personne que nous aimons.» «Faux, rétorque Mme de la Fayette,
c'est vouloir chicaner que de ne pas vouloir reconnaître une constance
en forme.» «Plus on aime une maîtresse, dit la maxime CXI, et plus on
est près de la haïr.» Et Mme de la Fayette de répondre avec fierté (ne
croirait-on pas l'entendre?): «Faux en général, à moins qu'on n'entende
une maîtresse trop facile». Il est vrai qu'à la même pensée, mais
différemment exprimée: «Il est plus difficile d'être fidèle à sa
maîtresse quand on est heureux que quand on en est maltraité», elle
donne ailleurs son assentiment, et elle ajoute, en femme qui a connu
l'art de manier les hommes: «Vrai, parce qu'il n'y a plus de barrière
d'espérance qui puisse arrêter». Peut-être était-ce une barrière
d'espérance qui, pendant plusieurs années, lui avait servi à arrêter la
Rochefoucauld?

Ce ne sont pas seulement des éloges ou des contradictions que suggère à
Mme de la Fayette cette revision des _Maximes_. Elle propose aussi des
variantes ou elle ajoute des commentaires. Si ces variantes n'ont pas la
force des _Maximes_, elles ne leur cèdent en rien pour la finesse et
parfois la profondeur. Les unes sont de simple style. En place de la
maxime célèbre: «La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à
l'esprit», elle propose, non sans raison: «La bonne grâce est au corps
ce que la délicatesse est à l'esprit». D'autres ont parfois plus de
portée et sont d'un tour aussi heureux, suivant moi du moins, que les
maximes auxquelles elles répondent. Ainsi, les deux suivantes:

Maxime CXXXV: «On est quelquefois aussi différent de soi-même que des
autres». Remarque: «Vrai; on court souvent des hasards avec soi-même
comme avec les autres».

Maxime CLXXXVIII: «La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du
corps». Remarque: «Vrai; l'âme a ses crises comme le corps».

D'autres enfin sont intéressantes par le sentiment qui les a dictées, et
parce qu'elles sont d'accord avec la nature morale de Mme de la Fayette.
C'est ainsi qu'elle prendra la défense de la raison contre la maxime
CCCCLXIX: «On ne souhaite jamais si ardemment ce qu'on ne souhaite que
par raison».--«Faux en quelque façon, dira-t-elle, parce qu'il arrive
quelquefois que l'on s'abandonne entièrement à la raison.» Elle prendra
aussi, du même coup, la défense de la dévotion et celle de l'amitié. À
la maxime CCCCXXVII: «La plupart des amis dégoûtent de l'amitié, et la
plupart des dévots dégoûtent de dévotion», elle fera cette double
réponse: «Parce que la plupart prennent l'une et l'autre à gauche; c'est
peut-être aussi à cause que personne n'entend ni la dévotion, ni
l'amitié». Mais les annotations les plus piquantes sont celles où elle
dialogue, en quelque sorte, avec la Rochefoucauld à propos des femmes et
de l'amour. Point de pruderie. Dans ce monde de Mme de Sévigné, on ne
s'en piquait guère. Elle complétera la maxime CCCCXL: «Ce qui fait que
la plupart des femmes sont peu touchées de l'amitié, c'est qu'elle est
fade quand on a senti de l'amour», en ajoutant bravement: «C'est qu'il y
a de tout dans l'amour: de l'esprit, du cœur et du corps». Ailleurs,
elle donne à la même pensée une forme plus plaisante, et en marge de la
maxime CCCCLXXI: «Dans les premières passions, les femmes aiment
l'amant, et dans les autres elles aiment l'amour», elle ajoutera ces
mots: «Et autre chose itout.». Elle ne paraît cependant pas entendre
l'amour tout à fait de la même façon que la Rochefoucauld. Elle
applaudira quand il dit: «L'amour prête son nom à une infinité de
commerces qu'on lui attribue, et où il n'a non plus de part que le doge
à ce qui se fait à Venise», et elle complète par cette remarque, qui
vaut bien la maxime elle-même: «L'amour ne prête pas son nom, mais on le
lui prend». Mais quand il lancera cette maxime hardie, dont, à
l'entendre de certaine façon, on trouverait le développement chez
Schopenhauer et chez d'autres encore: «Si on juge de l'amour par la
plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié», elle
n'est plus d'accord: «Je ne comprends pas cela», dira-t-elle d'abord;
puis elle ajoutera, comme après réflexion: «Bon pour l'amour violent et
jaloux, qui, selon beaucoup de gens, est le véritable amour». Le
véritable amour! Cette âme pure et délicate ne montre-t-elle pas comment
elle l'entendait, et comment elle aurait aimé à le goûter lorsqu'à la
maxime CXIII: «Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de
délicieux», elle fait cette réponse: «Je ne sais s'il n'y en a point de
délicieux; mais je crois qu'il peut y en avoir».

Mêmes nuances lorsqu'il s'agit des femmes. On sait combien les _Maximes_
sont dures pour elles. L'abbesse de Malnoue n'avait pas tort de s'en
plaindre. Cependant, Mme de la Fayette ne s'en va pas sottement prendre
sur tous les points leur défense. Elle sait qu'il y en a quelques-unes
de dévergondées, et beaucoup de coquettes. La coquetterie lui inspire
même cette réflexion que ne désavoueraient pas nos psychologues:
«qu'elle est plus opposée à l'amour que l'insensibilité». Mais il y a
certaine façon par trop dédaigneuse de parler des femmes qu'elle ne
laisse jamais passer sans protestation. «Il y a peu de femmes, dit la
maxime CCCCLXXIV, dont le mérite dure plus que la beauté.» «C'est selon
l'usage que vous voulez faire de leur mérite», répond-elle
spirituellement. La même maxime, il est vrai, porte cette autre
annotation, écrite sans doute dans une heure de tristesse et qui semble
contredire un peu la précédente: _Experto crede Roberto_. Mais ne la
retrouve-t-on pas également dans cet enjouement et dans cette
mélancolie? N'est-ce pas bien elle encore qui, à l'impertinente maxime
CCCLXVII: «Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur
métier», répond fièrement: «Il n'y a pas de métier plus lassant,
lorsqu'on le fait par métier». Enfin, ne se peint-elle pas tout entière
lorsque, à la maxime CCCCLXVI: «De toutes les passions violentes, celle
qui sied le moins mal aux femmes, c'est l'amour», elle ajoute ce
commentaire: «Vrai, parce qu'il paraît le moins, et qu'il est aisé de le
cacher: le caractère d'une femme _est de n'avoir rien qui puisse
marquer_»?

«N'avoir rien qui puisse marquer.» N'est-ce pas, en effet, le caractère
qu'en dépit de la _Princesse de Clèves_ et de la Rochefoucauld, Mme de
la Fayette avait voulu conserver à sa vie? Ses amis l'appelaient: _le
brouillard_. Ce dernier trait achève à mes yeux de confirmer
l'attribution si formelle que porte le volume lui-même. C'est surtout,
je le reconnais, affaire d'impression morale, mais plus j'ai feuilleté
ce petit livre jauni par le temps, et plus j'ai eu le sentiment qu'il
était tout imprégné de Mme de la Fayette, et qu'il exhalait son parfum.
J'aime à me la représenter dans les premiers mois de cette année 1693,
déjà détachée de tout «par cette vue si longue et si prochaine de la
mort qui faisait paraître à Mme de Clèves les choses de cette vie de cet
œil si différent dont on les voit dans la santé»; mais cependant,
attendant avec impatience ces épreuves[3] que chaque semaine lui
envoyait Barbin, les recevant peut-être dans ce petit cabinet couvert,
au fond du jardin, où elle avait autrefois, en compagnie de la
Rochefoucauld et de Mme de Sévigné, passé de si douces heures, les
revoyant sans embarras avec son fils, lui dictant tantôt ses objections,
tantôt ses éloges, et engageant ainsi avec celui qui avait tenu une si
grande place dans sa vie comme une conversation suprême. Quatorze années
auparavant, Mme de Longueville avait précédé de quelques mois dans la
tombe, mais sans l'avoir revu à sa dernière heure, celui dont la pensée
ne pouvait faire naître en elle que confusion et remords. Mme de la
Fayette pouvait, au contraire et sans scrupules, l'admettre en quelque
sorte en tiers entre elle et Dieu. Parfois le sacrifice recueille ainsi
sa récompense tardive, et Mme de la Fayette devait en avoir le sentiment
lorsqu'à cette amère maxime de la Rochefoucauld: «Dans la vieillesse de
l'amour, comme dans celle de l'âge, on vit encore pour les maux, mais on
ne vit plus pour les plaisirs», elle opposait cette douce réponse: «Il y
a quelquefois des regains dans l'un et dans l'autre qui font revivre
pour les plaisirs». Ce regain qui la faisait revivre et ce dernier
plaisir qu'elle goûtait, c'est de tous le plus précieux, mais aussi le
plus rare: c'est la douceur des purs souvenirs.



IV

LES AFFAIRES


Revenons quelque peu en arrière, et jetons un coup d'œil d'ensemble sur
cette période brillante de cour et de monde qui dura environ vingt ans
dans la vie de Mme de la Fayette, depuis le mariage de Madame jusqu'à la
mort de la Rochefoucauld. On se rappelle ses débuts modestes, sa
situation un peu fausse, entre un beau-père indifférent et une mère
assez sotte, ses gaucheries de jeunesse dont elle se tire cependant par
sa droiture, enfin son mariage un peu difficile. Nous venons de la voir
successivement en faveur déclarée auprès de la plus brillante des
princesses, en amitié étroite avec la plus aimable des femmes, en
intimité ouverte avec un des plus grands seigneurs de France, recherchée
du monde, en crédit à la cour. Pareille transformation ne s'était pas
opérée dans sa destinée sans qu'à beaucoup de bonheur, se joignît un peu
de savoir-faire. Il ne faudrait pas, en effet, se représenter Mme de la
Fayette comme à ce point absorbée par le sentiment, qu'elle ne connût ni
autre occupation ni autre intérêt. Je laisse de côté, pour y revenir
tout à l'heure, la part importante que la composition littéraire tenait
dans sa vie. Je me borne à faire remarquer que la _Princesse de
Montpensier_, _Zayde_ et la _Princesse de Clèves_ ont paru entre 1662 et
1678, c'est-à-dire précisément au cours de cette période brillante. Mais
écrire ne fut jamais, dans la vie de Mme de la Fayette, qu'un
délassement et un passe-temps; elle travaillait lentement, à ses heures,
un peu comme on cause, et sa vie ne ressembla jamais en rien à celle
d'une femme de lettres qui produit pour produire, et à peine un ouvrage
terminé en commence un autre. Elle avait, en effet, d'autres affaires.
La principale était de veiller à l'établissement de ses fils. Elle en
avait deux. Contrairement à ce qui était l'usage dans les familles
nobles, ce fut l'aîné qui entra dans les ordres. «C'était, dit
Saint-Simon, un homme d'esprit, de lettres, de campagne, cynique et
singulier, qui avait de l'honneur et des amis.» Il fallait pourvoir ce
fils de bénéfices, obtenir d'abord pour lui une pension sur l'abbaye de
Saint-Germain, puis l'abbaye de la Grenetière, puis celle de Valmon,
puis celle de Dalon, puis encore de toutes ces faveurs aller remercier
le roi qui les accompagnait de tant de paroles agréables qu'il y avait
lieu d'en attendre encore de plus grandes grâces.

Il fallait aussi penser au second. Celui-là, qui devait prendre le titre
de marquis de la Fayette, avait choisi la carrière des armes. Mais il
n'en coûta pas pour cela moins de peine à sa mère. Fort jeune encore, il
avait fait campagne et s'était distingué par sa valeur. En récompense,
il obtint de bonne heure la faveur d'un régiment, le régiment de la
Fère. C'était à la bienveillance de Louvois que cette faveur était due,
mais la bienveillance de Louvois était due à la Rochefoucauld, dont le
petit-fils épousa une fille de Louvois, et, par conséquent, à Mme de la
Fayette. Aussi le _Mercure_ semblait-il reconnaître la part qu'elle
avait à cette nomination, lorsqu'après l'avoir annoncée, il parlait de
la mère du jeune colonel, et qu'il ajoutait: «Tout le monde convient de
la délicatesse de son esprit et qu'il n'y eut jamais rien de plus
général que l'estime qu'on a pour elle». Elle aidait son fils à trouver
des hommes pour son régiment; elle en parlait à plusieurs personnes,
pour les avoir à meilleur marché; et elle-même contait plaisamment un
jour à Gourville «que s'étant adressée pour cela à un maître des
comptes, il lui amena douze bons hommes dont il lui fit présent». Mais
ce fut une bien autre affaire encore lorsqu'il s'agit de marier ce fils,
seul rejeton de la branche qui pût faire souche à son tour. Mme de la
Fayette s'en occupa de bonne heure. Lassay raconte à ce propos, dans une
longue lettre à Mme de Maintenon, une histoire assez peu vraisemblable.
S'il fallait l'en croire, il aurait, avant de partir pour la Hongrie à
la suite du prince de Conti, laissé à Mme de la Fayette, dont il était
l'ami, tous ses papiers, la conduite de ses affaires, une procuration
générale, et le soin d'une fille qu'il avait, et qui était au couvent du
Cherche-Midi. Mme de la Fayette, s'apercevant, par la connaissance
qu'elle prit des affaires de Lassay, qu'il avait plus de bien qu'elle ne
pensait, se serait mis en tête de marier son fils avec la jeune fille
qui lui était confiée. Pour y déterminer Lassay, elle aurait en secret
sollicité de Louvois une lettre de cachet interdisant à l'abbesse du
Cherche-Midi de laisser sortir la fille de Lassay; elle aurait ensuite
écrit à celui-ci, dès son retour de Hongrie, pour lui offrir ses bons
offices afin de faire lever cette lettre; enfin, elle aurait invité
Segrais à lui écrire également une lettre où il mettait en avant l'idée
d'un mariage entre la fille de Lassay et le fils de Mme de la Fayette,
en faisant valoir, à l'appui de cette proposition, le crédit dont
jouissait Mme de la Fayette qui aiderait Lassay à sortir de ses embarras
de toute nature. Lassay refusa l'offre de mariage, et écrivit à Mme de
Maintenon pour lui demander de faire lever la lettre de cachet. Voilà
des menées bien tortueuses. Mais que faut-il penser de cet étrange
récit? Ce Lassay était un grand fou, un peu visionnaire, et fort capable
de se forger des chimères. Sa fille, qui devait plus tard épouser le
comte de Coligny, n'avait que onze ans. L'intrigue eût été conduite d'un
peu loin. C'est donc une affaire à laisser, pour le moins, dans le
doute, en se souvenant toutefois qu'il ne faut défier de rien une mère
désireuse de bien marier son fils.

Mme de la Fayette devait, au reste, et sans tant de peines, arriver à ce
résultat. Elle conclut en 1689 l'union du jeune marquis avec
l'arrière-petite-fille de Marillac, le garde des sceaux qui fut, avec
son frère le maréchal, une des victimes de Richelieu. La jeune Madeleine
de Marillac était jolie, éveillée; elle avait deux cent mille livres de
dot, «des nourritures à l'infini». Mme de la Fayette assurait tout son
bien aux jeunes époux; autant en faisait l'abbé. Le mariage avait
l'approbation générale, et Mme de la Fayette, enchantée d'avoir si bien
réussi, se faisait brave pour la noce. Ce fut sa dernière joie d'avoir
mis son fils dans une si grande et si honorable alliance. Hélas! ce fils
ne devait survivre que d'une année à sa mère. Il mourut en 1694 au siège
de Landau, ne laissant qu'une fille. «Sa pauvre mère, écrivait
Coulanges, n'avait pensé qu'à remettre ce nom et cette maison à la cour,
et la voilà sur la tête d'une petite fille.» Cette petite fille fit
elle-même un grand mariage: elle épousa le duc de la Trémoïlle[4]; mais
elle devait mourir à vingt-six ans!

En travaillant ainsi pour ses enfants, Mme de la Fayette n'obligea point
des ingrats. Elle vécut toujours en termes affectueux aussi bien avec le
colonel qu'avec l'abbé, et tous deux savaient ce qu'ils lui devaient.
Entre autres obligations, ils lui avaient celle d'avoir, après la mort
de leur père, défendu leur héritage, et tenu tête à des adversaires
processifs. On trouve dans la correspondance de Mme de la Fayette avec
Ménage le contre-coup des préoccupations que ces contestations
judiciaires lui causaient. Elle s'étonne des aptitudes qu'elle s'était
tout à coup découvertes: «C'est une chose admirable que ce que fait
l'intérêt que l'on porte aux affaires. Si celles-ci n'étaient pas les
miennes, je n'y comprendrais non plus que le haut allemand, et je les
sais dans ma tête comme mon _Pater_. Je dispute tous les jours contre
les gens d'affaires de choses dont je n'ai nulle connaissance, et où mon
intérêt seul me donne de la lumière.» Ménage s'emploie pour elle à
solliciter le juge, comme on disait autrefois, et il paraît avoir joué
le rôle d'un véritable ami. Mme de la Fayette l'en récompense en
témoignant non moins d'intérêt aux affaires de Ménage qu'aux siennes
propres. En femme qui a appris à connaître le prix de l'argent, elle le
tance vertement pour avoir prêté sans garantie quatre cents pistoles à
un gentilhomme suédois. «Il n'y a que vous au monde, lui écrit-elle, qui
aille chercher des gens du Nord pour leur prêter votre argent. Je pense
que c'est pour être plus assuré qu'on ne vous le rendra point, car je ne
crois pas que vous prétendiez le retirer de votre vie. Mais est-ce que
vous ne comprenez point ce que c'est que quatre cents pistoles, pour les
jeter ainsi à la tête d'un Ostrogoth que vous ne reverrez jamais. Je dis
qu'il vous faudrait mettre en tutèle.»

Cette entente des affaires qu'avait acquise Mme de la Fayette ne servait
pas à elle seule; elle en fit également profiter la Rochefoucauld. «Elle
l'empêcha, nous dit Segrais, de perdre le plus beau de ses biens, en lui
procurant le moyen de prouver qu'ils étaient substitués.» Mme de Sévigné
qui avait fait usage du crédit de Mme de la Fayette, tantôt pour son
fils, tantôt pour sa fille, ne pouvait trop admirer l'art avec lequel
elle savait se procurer des amis. «Voyez, écrivait-elle à Mme de
Grignan, comme Mme de la Fayette se trouve riche en amis de tous côtés
et de toutes conditions: elle a cent bras, elle atteint partout; ses
enfants savent bien qu'en dire, et la remercient tous les jours de
s'être formé un esprit si liant.» Gourville de son côté nous la
représente «passant ordinairement deux heures de sa matinée à entretenir
commerce avec tous ceux qui pouvaient lui être bons à quelque chose, et
à faire des reproches à ceux qui ne la voyaient pas aussi souvent
qu'elle le désirait, pour les tenir sous sa main, pour voir à quel usage
elle les pouvait mettre chaque jour». Assurément il y a de la malice et
même de la malveillance dans ce portrait. Mais il est certain cependant
que ce crédit de Mme de la Fayette étant un peu artificiel, et tenant
plus à son savoir-faire qu'à sa situation, elle ne le pouvait maintenir
qu'au prix d'une application constante. Il n'y a rien là qui dérange
l'idée qu'on aime à se faire de l'auteur de la _Princesse de Clèves_.
Mme de la Fayette n'a jamais visé à passer pour une sainte. Elle était
du monde; elle en avait les préoccupations et, si l'on veut, les
faiblesses; mais, comme nous la voyons toujours employer son activité au
profit soit de ses enfants, soit de ses amis, je ne vois pas qu'il y ait
à la défendre de ces faiblesses qui prenaient la forme assurément la
plus excusable: celle de l'amour maternel et de l'amitié.

Je ne puis non plus m'empêcher de trouver qu'il a été fait un peu trop
de bruit à propos de ses lettres au secrétaire de la duchesse de Savoie,
et je suis tenté sur ce point de chercher querelle à l'écrivain d'élite
qui a signé du nom d'Arvède Barine tant d'œuvres, tantôt légères, tantôt
profondes, mais toujours attrayantes et exquises. J'oserai lui reprocher
d'avoir en signalant, il y a quelques années déjà, la publication de ces
lettres, trop cédé à l'amour du pittoresque, et de s'être complu à
mettre en regard d'une Mme de la Fayette, légendaire et un peu
idéalisée, une nouvelle Mme de la Fayette, habile, intéressée et presque
intrigante. C'est un peu sa faute en effet (rien n'étant contagieux
comme l'exemple du talent) si d'autres sont venus qui, avec moins
d'esprit et de mesure, ont, à propos de ces malheureuses lettres, traité
Mme de la Fayette de rouée, d'avide et d'hypocrite. De telle sorte
qu'une légende nouvelle, mais en sens inverse, est en train de
s'établir, et comme personne ou presque personne n'a lu les lettres
elles-mêmes, la réputation de Mme de la Fayette en a souffert. Voyons
donc un peu ce qu'il y a au fond de cette querelle et établissons
d'abord l'origine et la nature des relations de Mme de la Fayette avec
la duchesse de Savoie.

Jeanne-Baptiste de Nemours, femme de Charles-Emmanuel, duc de Savoie,
était fille de ce duc de Nemours qui avait été tué, dans un duel
tragique, par son beau-frère le duc de Beaufort. Sa jeunesse s'était
passée à la cour d'Anne d'Autriche, où elle avait eu des débuts
brillants. Elle était extrêmement belle, quoi qu'en dise dans ses
_Mémoires_ Mlle de Montpensier, qui, assez dénigrante de son naturel,
avait de plus quelques griefs contre elle. «Il y a peu de personnes dont
le mérite ait fait plus de bruit dans le monde que celui de Madame
Royale, écrivait un envoyé secret que la France entretenait à Turin, et
il semblerait qu'ayant à parler d'une personne qui n'est plus jeune,
puisqu'elle passe quarante-cinq ans, on devrait taire les avantages du
corps pour ne s'arrêter qu'à ceux de l'esprit. Cependant il est constant
qu'à l'heure présente, l'âge n'a rien diminué des grâces de cette
princesse, et qu'elle efface encore aujourd'hui les plus belles femmes
de sa cour par la noblesse de son air, et par je ne sais quels agréments
qui lui sont particuliers.» Plus jeune de dix années que Mme de la
Fayette, comme l'était Madame, Jeanne-Baptiste de Nemours paraît lui
avoir inspiré, et avoir conçu pour elle un attachement de la même
nature. Il faut toute notre morgue démocratique pour ne pas comprendre
la force de ces attachements, d'une nature si particulière, qui naissent
du dévouement et que resserrent encore l'éloignement ou l'exil. Quand
Jeanne-Baptiste épousa en 1665 le duc Charles-Emmanuel II de Savoie, et
qu'elle quitta, non sans regret sans doute, Paris pour Turin, elle fit
promettre à Mme de la Fayette de demeurer en correspondance avec elle,
et Mme de la Fayette, «extrêmement entestée à lui plaire», dit une
lettre du temps, s'engagea à lui adresser des relations très exactes de
tout ce qu'elle saurait de la cour et d'ailleurs. Lorsque Mme de la
Fayette prenait cet engagement, elle ne prévoyait guère la place que
cette relation tiendrait dans sa vie, ni les ennuis que sa royale amie
lui causerait. Convenons tout de suite que cette affection ne paraît pas
avoir été très bien placée, et que, malgré de très réelles qualités
d'intelligence et de courage, malgré des séductions de cœur et
d'intelligence auxquelles la relation inédite dont j'ai cité tout à
l'heure un fragment rend encore hommage, en parlant «d'une certaine
élévation simple et modeste et d'une liberté d'esprit qu'elle conservait
dans l'embarras des plus grandes affaires», la duchesse de Savoie ne
s'est pas montrée toujours digne d'une amie aussi sage et aussi éclairée
que l'était Mme de la Fayette. Mais il faut lui tenir compte des excuses
qu'elle pouvait invoquer. Durant les années où elle partagea le trône
avec son mari, sa vie fut une vie de dégoûts et d'humiliations. Tenue à
l'écart de toutes les affaires, humiliée en sa double qualité de femme
et de souveraine, son tort fut de prendre une double revanche, lorsque
la mort de Charles-Emmanuel et la minorité de son fils l'eurent mise en
possession de la régence. Madame Royale (c'était le titre que lui
assignait l'étiquette de la cour de Savoie) n'eut plus qu'une pensée:
exercer à son tour la réalité du pouvoir. Aussi tint-elle son fils dans
un état de dépendance et d'humiliation que celui-ci devait lui faire
payer chèrement un jour. Malheureusement, elle voulut connaître aussi
d'autres dédommagements. Elle eut des favoris, et, qui pis est, des
favoris indiscrets: entre autres un certain comte de Saint-Maurice,
vantard, intéressé, avide, avec lequel elle finit par se brouiller, puis
d'autres après lui. Mais quoi? s'il fallait renoncer à toutes les
relations de jeunesse qui ont manqué à l'idéal ou à la vertu, le nombre
de celles qu'on conserverait ne laisserait pas d'être assez restreint
vers la fin de la vie. Les rapports affectueux de Madame Royale avec Mme
de la Fayette étaient parfaitement connus des amies de cette dernière,
et Mme de Sévigné en parle à plusieurs reprises. On savait également que
lors des démêlés de Madame Royale avec son fils, où la cour de France
avait pris parti pour Madame Royale, Mme de la Fayette avait à plusieurs
reprises servi d'intermédiaire à Louvois auprès de la régente. Tout cela
était parfaitement connu, et personne n'y avait vu de mal, lorsque M.
Perrero a découvert dans les archives de Savoie et publié à Turin
vingt-huit lettres de Mme de la Fayette à Lescheraine, le secrétaire
particulier de la duchesse de Savoie. Ce sont ces lettres qui ont fait
scandale.

Il en résulte incontestablement la preuve que Mme de la Fayette était
habituellement mêlée à toutes les affaires qui concernaient Madame
Royale, et qu'elle avait également à cœur sa réputation, ses intérêts et
ses plaisirs. Où est le crime en soi et faut-il, comme on l'a fait,
accuser sa sensibilité, parce qu'une de ses lettres à Lescheraine est du
mois de mai 1680, tandis que la mort de la Rochefoucauld est du mois de
mars de cette même année? «Le cœur est brisé, a-t-on dit, mais la tête
reste vive et nette.» Sans doute. Fallait-il qu'elle devînt folle, ou
bien lui reproche-t-on, parce qu'elle avait eu la douleur de perdre la
Rochefoucauld, de n'avoir pas renoncé du même coup à une affection qui
remontait pour elle à tant d'années. Mais puisque je suis amené à parler
de cette lettre, j'en citerai un passage assez curieux parce qu'on y
retrouve la mesure et le bon goût de Mme de la Fayette, à propos d'un
panégyrique de Madame Royale, que Lescheraine avait fait insérer dans la
_Gazette de France_. «Votre relation est trop belle, lui écrit-elle. Il
ne faut point de fleurs ni d'air égayé dans ces natures de choses et il
faut que tout soit noble et simple. Au moins c'est le goût présent de ce
pays ici, mais je doute que ce soit celui du lieu où vous êtes; ainsi je
ne vous condamne pas. Les périodes longues ne sont pas non plus du style
que l'on aime. J'ai vu une lettre dans le _Mercure galant_ qui doit être
de vous. Je songeais bien en la lisant que je ne vous la laisserais pas
porter en l'autre monde, à cause de la longueur des périodes. Voilà tout
ce qu'une fluxion sur le visage me permet de vous dire.»

C'est bien la lettre de la femme qui disait qu'une période retranchée
d'un ouvrage vaut un louis, et un mot vingt sous. Elle ne s'exprime pas
avec moins de finesse, dans une autre lettre, à propos des
préoccupations que lui cause l'humeur amoureuse de Madame Royale. «Ce
pauvre chien» de Saint-Maurice vient d'être renvoyé, mais elle craint
qu'il ne soit tôt remplacé, et Lescheraine ne parvient pas à dissiper
ses appréhensions. «Je vous ai trouvé si rassuré, d'un ordinaire à
l'autre, sur un chapitre où il faut des années entières pour se
rassurer, que je ne sais si vous m'avez parlé sincèrement. Encore, quand
je dis des années entières, c'est des siècles qu'il faut dire, car à
quel âge et dans quel temps est-on à couvert de l'amour, surtout quand
on a senti le charme d'en être occupé? On oublie les maux qui le
suivent; on ne se souvient que des plaisirs, et les résolutions
s'évanouissent.» Et, dans une autre lettre: «Je vous assure que je ne
ferai part à personne, sans exception, de vos prophéties; mais il me
semble qu'elles ne vous sont point particulières et que le bruit général
promet le même bonheur à ce petit homme. Il faut faire tout ce qui sera
possible pour l'empêcher d'être heureux, parce que son bonheur sera le
malheur de la personne que nous honorons. Le bonheur même du cavalier ne
sera peut-être pas sans traverses; ces sortes de places ne sont ni
tranquilles ni éternelles.»

Les prophéties de Lescheraine, qui changeait si facilement d'avis d'un
ordinaire à l'autre, et les inquiétudes de Mme de Lafayette, ne devaient
pas tarder à se réaliser. Ce fut le comte Masin, un petit Niçard, comme
dit Mme de la Fayette, qui remplaça le comte de Saint-Maurice, et
quoiqu'il tînt la place plus modestement, le bruit de son bonheur ne
tarda pas à se répandre au delà des murs de Turin. Aussi voyons-nous Mme
de la Fayette fort troublée de l'apparition d'un libelle «aussi fol que
malin», imprimé en Hollande sous ce titre: _Les Amours de la cour de
Turin_, prendre ses précautions en conséquence, et s'occuper de concert
avec Lescheraine à en arrêter la distribution. Il ne me semble pas qu'il
y ait à blâmer sa sollicitude ni à railler son dévouement dans une
circonstance où l'honneur de Madame Royale était en jeu.

Les circonstances devaient se charger au reste de grandir le rôle de Mme
de la Fayette, en faisant d'elle un agent véritable de la politique
française. Il faut lire dans la belle _Histoire de Louvois_, de M.
Camille Rousset, complétée par la publication de M. Perrero, les détails
de la lutte, à la fois mesquine et dramatique, qui finit par s'engager
entre la mère et le fils, lutte où tout prenait les proportions d'un
événement, depuis un voyage que le duc de Savoie avait fait à la Vénerie
sans emmener sa mère, jusqu'aux changements apportés dans l'uniforme du
régiment qui portait le nom de Madame Royale. L'histoire n'aurait pas
cependant conservé le souvenir de ces discussions si, à chaque instant,
Madame Royale n'avait invoqué dans son intérêt l'intervention de la cour
de France, tandis que de son côté le duc de Savoie s'efforçait de se
rendre cette cour favorable, tout en préparant la défection qu'il devait
consommer en prenant part à la coalition de 1690. Louvois était alors le
ministre tout-puissant dont il fallait capter la faveur. Le duc de
Savoie avait comme intermédiaire auprès de lui son ambassadeur. Mais
Madame Royale avait Mme de la Fayette, et des deux celle-ci n'était pas
l'agent le moins actif ni le moins puissant. Aussi l'ambassadeur de
Savoie, désespéré de rencontrer souvent chez Louvois un esprit déjà
prévenu contre son maître, écrivait-il au duc de Savoie: «Mme de la
Fayette est un furet qui va guettant, et parlant à toute la France pour
soutenir Madame Royale en tout ce qu'elle fait». Ce qui venait en aide à
Mme de la Fayette, c'est que Madame Royale, emportée par son
ressentiment, n'hésitait pas à trahir en quelque sorte le gouvernement
de son fils en faisant parvenir à Louvois les renseignements qu'elle
jugeait pouvoir lui être utiles sur les manèges qui se pratiquaient à
Turin contre la France. Les lettres de Mme de la Fayette ne donnent
cependant point à penser qu'elle ait eu connaissance de la gravité des
intérêts qui se dissimulaient sous cette querelle de famille; ce qui la
préoccupe surtout, c'est de défendre la mère contre les représailles
assez légitimes de son fils. La tâche qu'elle avait entreprise ne lui
était guère rendue facile. Si elle réussissait à se faire écouter de
Louvois, elle n'avait pas toujours autant de succès auprès de Madame
Royale elle-même. Aussi, dans un accès de dépit, évidemment inspiré par
le peu de cas qu'on faisait de ses avis, écrivait-elle un jour à
Lescheraine: «L'on donne des conseils, mon cher monsieur, mais l'on
n'imprime point de conduite. C'est une maxime que j'ai prié M. de la
Rochefoucauld de mettre dans les siennes[5]. J'écris néanmoins, vous le
verrez.» Elle ne se décourageait pas en effet, et, bien que la dernière
des lettres publiées par M. Perrero date de 1681, il n'y a pas lieu de
douter qu'elle ne soit demeurée jusqu'au bout amie dévouée et de bon
conseil. Je ne vois pas quel crime on peut lui faire d'être restée
fidèle dans l'adversité à un attachement qui datait de sa jeunesse et
d'avoir servi en même temps, quoique d'une façon peut-être inconsciente,
les intérêts de la France.

Reste à discuter un dernier chef d'accusation, car c'est un véritable
réquisitoire qui a été dressé contre Mme de la Fayette à la suite de la
publication de M. Perrero. La duchesse de Savoie recevait assez
fréquemment de sa sœur, la reine de Portugal, des caisses de présents.
Ces présents consistaient en objets venant des Indes, pays avec lequel
le Portugal était alors un des rares peuples de l'Europe entretenant un
commerce actif. Le crime de Mme de la Fayette est d'avoir témoigné à
Lescheraine le plaisir qu'elle aurait à ne pas être oubliée dans la
distribution que Madame Royale faisait de ces présents, parmi les
personnes de sa cour. «J'ai bien sur le cœur contre vous, lui
écrit-elle, de ne m'avoir rien su dérober quand les présents vinrent du
Portugal. Si vous faites la même chose au retour de M. de Dronero (le
marquis de Dronero, qui allait en ambassade à Lisbonne demander la main
de l'infante pour Victor-Amédée), je rabattrai les deux tiers de la
bonne opinion que j'ai de vous. J'ai déjà mandé à Madame Royale que nous
aimions ici tout ce qui vient des Indes, jusques au papier qui fait les
enveloppes.» Cette innocente phrase a suffi pour faire traiter Mme de la
Fayette de personne rapace et cupide. Or en quoi consistaient ces
présents du Portugal qui lui faisaient si fort envie? Elle-même va nous
le dire, dans une lettre suivante: en petites boîtes de bois verni et de
laque ciselée. Mais, par contre, quand elle a chargé Lescheraine de
faire fabriquer pour son compte trente aunes de damas à la fabrique de
Turin, elle le gronde à plusieurs reprises d'avoir parlé de cette
commission à Madame Royale, car celle-ci s'était empressée de déclarer
qu'elle voulait faire don de ces trente aunes à Mme de la Fayette.
«Pourquoi avez-vous eu la langue si longue? lui écrit-elle... Je suis
honteuse que vous ayez parlé à Madame Royale. Elle me comble de biens.»
Ajoutons que si elle exprime à plusieurs reprises sa satisfaction
d'avoir reçu en présent de Madame Royale de belles copies des tableaux
qui se trouvaient au musée de Turin, rien ne montre qu'elle les ait
sollicitées. C'était pour Madame Royale le moyen de reconnaître le soin
que prenait Mme de la Fayette de lui envoyer de Paris des objets
d'ajustement et autres bagatelles. On a honte vraiment de défendre une
femme comme Mme de la Fayette d'accusations aussi basses. Il le fallait
cependant, et il était nécessaire de montrer que ces lettres publiées
par M. Perrero ont révélé une Mme de la Fayette nouvelle à ceux-là
seulement qui ne connaissaient pas la véritable. Encore une fois elle
était du monde, sinon pour elle-même, du moins pour les siens; elle n'en
avait répudié ni les préoccupations ni les intérêts, et elle ne vivait
ni à Port-Royal ni au Carmel. Mais je ne vois pas que, pour nous
apparaître amie aussi fidèle et, si l'on veut, négociatrice aussi habile
qu'elle se montrait mère attentive et industrieuse, il y ait lieu à rien
rabattre de l'estime où on la tenait, et je ne puis m'empêcher de
trouver que ceux qui se sont gendarmés si fort contre elle ont fait
preuve d'un peu de rigorisme.



V

DERNIÈRES ANNÉES


Si l'on jette un coup d'œil sur cette vie telle que nous venons de la
retracer, il semble que rien n'ait manqué à Mme de la Fayette de ce qui
est nécessaire au bonheur. Les grandes épreuves de la vie l'avaient
épargnée. Elle avait la fortune, le crédit, le talent. Des affections
précieuses l'environnaient. Si sa jeunesse n'avait pas connu
l'enivrement de l'amour, et si son âge d'or avait été un peu terne, les
années l'avaient dédommagée, et son âge d'argent, pour employer une
jolie expression de Mme de Tracy, brillait d'un doux éclat. D'où vient
cependant que tout ce qui demeure ou ce qu'on rapporte d'elle, lettres,
romans, propos, respire une certaine tristesse, et que, dans le lointain
du passé, elle nous apparaît comme une figure un peu plaintive et
mélancolique? Serait-ce que les circonstances de la vie font moins pour
le bonheur ou le malheur de l'être qu'un certain fond de nature, et une
certaine humeur qui empêchent de jouir des biens, ou qui font au
contraire supporter les maux avec légèreté? Benjamin Constant, racontant
un dîner qu'il avait fait à Lausanne avec des émigrés qu'il avait
trouvés dans la détresse, ajoutait plaisamment: «Ils se sont efforcés de
me consoler de leurs malheurs». On trouve ainsi des gens qui ont le
malheur gai. D'autres au contraire ont le bonheur triste, et Mme de la
Fayette était du nombre. Plus d'une raison, il est vrai, entretenait
chez elle cette disposition à la tristesse. C'était d'abord une extrême
sensibilité qui lui faisait ressentir des choses une impression parfois
excessive. Ainsi, lorsque Mme de Sévigné allait la voir à la veille d'un
départ pour la Bretagne ou pour la Provence, il ne fallait pas lui dire
que c'était une dernière visite, car sa délicatesse ne pouvait supporter
la pensée de cet éloignement et l'émotion d'un adieu. Un jour qu'on
parlait devant elle, et en présence de M. le Duc, de la campagne à
laquelle celui-ci allait prendre part, elle se représenta si vivement
les périls auxquels il ne pouvait manquer d'être exposé, qu'elle ne put
retenir ses larmes. Mais cette sensibilité un peu maladive avait
elle-même pour origine la faiblesse de sa constitution. Assez jeune
encore, puisqu'elle n'avait pas quarante ans, on voit par les lettres de
Mme de Sévigné que déjà sa santé était profondément atteinte. Certains
jours la fièvre la prend, et ces jours-là tout la fatigue, même de dire
bonjour et bonsoir; c'est un repos complet et absolu qu'il lui faut. Son
mal était _les vapeurs_. Les vapeurs tenaient, dans la médecine d'alors,
la place que les névralgies tiennent dans la médecine d'aujourd'hui.
C'était le nom que les médecins donnaient aux maladies dont ils ne
découvraient ni la cause ni le remède, et qu'ils traitaient comme sans
conséquence, jusqu'au jour où ils les déclaraient mortelles. Mme de la
Fayette en devait faire l'expérience. Ses souffrances ne l'empêchaient
pas de parler plaisamment de ses maux. «C'est un chien de mal que les
vapeurs, écrit-elle à Ménage. On ne sait ni d'où il vient ni à quoi il
tient. On ne sait que lui faire. On croit l'adoucir, il s'aigrit. Si
jamais je suis en état d'écrire, je ferai un livre entier contre ce mal.
Il n'ôte pas seulement la santé. Il ôte l'esprit et la raison. Si jamais
j'ai la plume à la main, je vous assure que j'en ferai un beau traité.»
Mais ce qui lui est le plus pénible dans son mal, c'est que son humeur
en est altérée. Elle est toujours triste, chagrine, inquiète, sachant
très bien qu'elle n'a aucun sujet de chagrin, de tristesse ni
d'inquiétude. Elle se désapprouve continuellement. C'est un état assez
rude. Aussi ne croit-elle pas y pouvoir subsister, et, dans la pensée de
sa mort prochaine, elle demande à Ménage, cependant beaucoup plus âgé
qu'elle, de conserver à ses enfants l'amitié qu'il lui a toujours
témoignée. «Un ami tel que vous, dit-elle en terminant cette lettre,
sera le meilleur morceau de la succession que je leur laisserai.»

Mais la véritable épreuve de cette seconde moitié de sa vie fut pour Mme
de la Fayette la perte de la Rochefoucauld. En 1680, elle avait
quarante-six ans, il en avait soixante-cinq. Si fortement travaillé
qu'il fût par la goutte, il était demeuré cependant d'une constitution
robuste, et, délicate comme elle l'était, Mme de la Fayette pouvait
croire qu'il lui survivrait. D'année en année s'était resserré le lien
qui les unissait, et il semble que la Rochefoucauld eût renoncé à tout
autre intérêt qu'à vivre pour elle. En 1671, il s'était démis en faveur
de son fils Marsillac de son duché-pairie, et depuis 1673 il n'était
plus retourné à Versailles. Bien qu'il ne bougeât guère de Paris, il
avait fait cependant en 1676 un brillant voyage dans l'Angoumois,
«allant comme un enfant, dit Mme de Sévigné, voir Verteuil, ses bois, et
les lieux où il avait chassé avec tant de plaisir». Pendant ce temps Mme
de la Fayette était retenue à Saint-Maur par son mal de côté. Il était
donc demeuré plus alerte qu'elle. Mais la goutte, dont il avait ressenti
les premières atteintes en 1653, allait chez lui s'aggravant, au point
de lui rendre l'existence singulièrement pénible. Peut-être aurait-elle
respecté sa vie, si, dans une crise d'oppression, il ne se fût avisé de
s'adresser à un empirique dont le remède l'emporta en quelques jours.
«Ni le soleil ni la mort, avait-il dit, ne se peuvent regarder
fixement.» Cependant il regarda fixement la mort, et se disposa en
conséquence. Le matin du jour où il reçut les sacrements, il ne vit
point Mme de la Fayette «parce qu'elle pleurait». Mais vers midi ce fut
lui qui envoya demander de ses nouvelles. Pendant toute cette triste
journée, Mme de Sévigné tint compagnie à son amie. La robuste
constitution du malade opposait résistance au mal, et, le soir à neuf
heures, Mme de la Fayette avait repris assez d'espoir pour être en état
de jeter les yeux sur un billet de Mme de Grignan. Mais à minuit la
Rochefoucauld fut pris d'une crise de suffocation, et il expira entre
les bras de Bossuet. Ce que fut la douleur de Mme de la Fayette, Mme de
Sévigné l'a dit trop éloquemment pour qu'on puisse faire autre chose que
la citer. «M. de Marsillac, écrivait-elle quelques jours après, à Mme de
Grignan, est dans une affliction qui ne se peut représenter; mais il
retrouvera le Roi et la cour; toute sa famille se retrouvera en sa
place; mais où Mme de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle
société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une
considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme; elle est
toujours dans sa chambre; elle ne court point les rues; M. de la
Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires
l'un à l'autre; rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux
charmes de leur amitié. Ma fille, songez-y; vous trouverez qu'il est
impossible de faire une perte plus sensible et dont le temps puisse
moins consoler. Je ne l'ai pas quittée tous ces jours. Elle n'allait
point faire la presse parmi cette famille; aussi elle avait besoin qu'on
eût pitié d'elle.» Et dans une autre lettre: «La petite santé de Mme de
la Fayette soutient mal une telle douleur; elle en a la fièvre, et il ne
sera pas au pouvoir le temps de lui ôter l'ennui de cette privation; sa
vie est tournée d'une manière qu'elle la trouvera tous les jours à
dire.»

Cette idée que le temps ne peut rien contre la douleur de Mme de la
Fayette revient souvent sous la plume de Mme de Sévigné. Alors que le
cercueil de la Rochefoucauld était sur le chemin de Verteuil, elle
écrivait encore à Mme de Grignan: «Pour Mme de la Fayette, le temps qui
est si bon aux autres, augmente et augmentera sa tristesse». Et quelques
jours plus tard: «Mme de la Fayette est tombée des nues; tout se console
et se consolera hormis elle». Chaque incident renouvelait sa douleur. Un
jour, Mme de Sévigné la trouvait toute en larmes, parce que quelques
lignes de l'écriture de la Rochefoucauld lui étaient tombées sous la
main. Mme de Sévigné sortait ce jour-là des Carmélites où l'évêque
d'Autun, Gabriel de Roquette, venait de prononcer l'oraison funèbre de
Mme de Longueville. Elle y avait trouvé Mlles de la Rochefoucauld. Elles
y avaient pleuré aussi leur père: «C'était donc, ajoute-t-elle, à
l'oraison funèbre de Mme de Longueville que ses filles pleuraient M. de
la Rochefoucauld. Ils sont morts tous les deux dans la même année. Il y
avait bien à rêver sur ces deux noms. Je ne crois pas en vérité que Mme
de la Fayette se console. Je lui suis moins bonne qu'une autre, car nous
ne pouvons nous empêcher de parler de ce pauvre homme, et cela tue. Tous
ceux qui lui étaient bons avec lui perdent leur prix auprès d'elle. Elle
est à plaindre.»

Mme de la Fayette était à plaindre en effet. Dans une lettre à Mme de
Sévigné, qui a malheureusement été perdue, elle lui écrivait avec
mélancolie:

     Rien ne peut réparer les biens que j'ai perdus;

et ce vers, que Mme de Sévigné cite après elle, peint bien l'état
d'accablement où son âme était réduite. Pendant quelques mois elle
demeura indifférente à tout, même à ce qui d'ordinaire la touchait le
plus vivement: la fortune de ses enfants. Ce fut à peine si elle parut
se réjouir du régiment qui fut donné à son fils. Elle alla bien à
Versailles remercier le roi; mais elle n'y put tenir, et s'en revint le
même jour, malgré les efforts qu'on fit pour la garder. Aussi Mme de
Sévigné mande-t-elle à Mme de Grignan que le cœur de son amie est blessé
au delà de ce qu'elle croyait. À cette blessure il n'y avait qu'un
remède. En effet, «après l'amour, après l'amitié absolue, sans
arrière-pensée ni retour ailleurs, tout entière occupée et pénétrée et
la même que vous, il n'y a que la mort ou Dieu». Ainsi pensait et
écrivait Sainte-Beuve... en 1836 et il avait raison. Mais je ne crois
pas que dans l'étude achevée qu'il a consacrée à Mme de la Fayette il se
soit servi d'une expression juste en parlant de sa conversion. Il n'y
eut en effet dans sa vie ni brusque changement, ni, comme on disait au
XVIIe siècle, coup de la grâce, mais orientation plus habituelle et plus
fixe de la pensée vers un même but. Les pratiques religieuses n'avaient
jamais cessé de tenir leur place dans les habitudes de Mme de la
Fayette. Nous l'avons vue aller avec Mme de Sévigné aux sermons de
Bourdaloue, et revenir transportée des divines vérités qu'il avait dites
sur la mort. Par sa belle-sœur, l'abbesse de Chaillot, par une sœur
religieuse, elle avait toujours été en relations avec les grands
couvents de Paris. Quand elle s'établit rue de Vaugirard, elle fréquenta
celui des dames du Calvaire, qui était situé en face de son hôtel. En
1673, elle écrit à Mme de Sévigné qu'elle voit la supérieure quasi tous
les jours. «J'espère, ajoute-t-elle avec humilité, qu'elle me rendra
bonne.» Mais dans ce voyage de l'âme vers Dieu, il y a plus d'une étape.
Le chemin est long de la tiédeur à la dévotion, et parfois il faut moins
de temps pour passer de l'incrédulité à la ferveur, en franchissant
toute la route d'un bond. Quelques mois après la mort de la
Rochefoucauld, Mme de la Fayette alla, en compagnie de Mme de Coulanges,
voir Mme de la Sablière, aux Incurables. Sans vouloir comparer deux
femmes, et surtout deux vies bien différentes, il pouvait y avoir entre
l'état d'âme où elles se trouvaient l'une et l'autre quelque analogie.
Mme de la Sablière avait été pendant quelques années passionnément aimée
du marquis de la Fare; puis celui-ci l'avait abandonnée pour la
bassette, dit Mme de Sévigné, pour la Champmeslé, disent d'autres
témoignages. L'âme délicate et fière de Mme de la Sablière avait été
sensible à la perte autant qu'à l'affront. Sans bruit, sans éclat, sans
dire qu'elle renonçait au monde, et sans même abandonner complètement sa
maison où continua de demeurer La Fontaine, elle alla s'établir aux
Incurables, et se dévoua aux soins des malades que contenait cet
hôpital. Elle y devait demeurer jusqu'à sa mort, qui survint la même
année que celle de Mme de la Fayette. Mais elle y était installée depuis
quelques mois à peine, lorsqu'elle reçut la visite des deux amies. Mme
de la Fayette fut-elle frappée du courage avec lequel Mme de la Sablière
avait cherché dans la dévotion un remède contre les douleurs de
l'infidélité et de l'abandon, pires que celles de la mort? Entrevit-elle
ce jour-là qu'il n'y a point de souffrances que la religion ne puisse
adoucir, et que, suivant une belle parole, «c'est la différence d'une
plaie qui est pansée à une plaie qui ne l'est pas»? Il serait téméraire
de l'affirmer, bien que Mme de Sévigné l'espérât: «peut-être,
mandait-elle à sa fille, que c'est le chemin qui fera sentir à Mme de la
Fayette que sa douleur n'est pas incurable». À cette nouvelle évolution
de son âme il n'est pas plus possible d'assigner une date précise qu'à
l'origine de ses sentiments pour la Rochefoucauld. Mais ce n'étaient
encore que des velléités, et elle ne fut définitivement fixée dans cette
voie que le jour où elle rencontra Du Guet.

Dans un de ses volumes d'_Études morales_, M. Caro a consacré quelques
belles pages à la direction des âmes au XVIIe siècle. Il a marqué d'un
trait fin et sûr la différence qui existait alors entre le confesseur,
c'est-à-dire le ministre direct d'un sacrement nécessaire, qui n'avait
le droit de se refuser à personne, et le directeur, à la fois guide et
ami spirituel, qui n'acceptait pas le gouvernement de toutes les âmes,
et dont le choix marquait déjà une faveur et une prédilection. Peut-être
a-t-il été trop loin cependant en écrivant que ces distinctions peuvent
paraître subtiles et oiseuses, tant les idées qu'elles supposent nous
sont devenues étrangères. Bien des femmes auraient pu lui répondre en
effet qu'il existe encore de ces prêtres amis des âmes, «confidents,
comme il le disait en termes excellents, non pas seulement des fautes,
mais des peines secrètes et des troubles, sachant à chacune de ces âmes
diversement blessées parler son langage, scruter, sonder sa plaie de
l'œil et de la main, la traiter avec des ménagements infinis, et un art
plein à la fois de délicatesse et de précision». Mais il est certain que
cet art de la direction était poussé beaucoup plus loin au XVIIe siècle
que de nos jours, lorsqu'il était pratiqué par des maîtres qui
s'appelaient François de Sales ou Fénelon. De moins haut placés s'y
consacraient plus particulièrement encore, tels que ces illustres
directeurs de Port-Royal, les Saint-Cyran ou les Singlin, et la rigueur
des seconds n'attirait pas moins les âmes que la tendresse des premiers.
Du Guet n'appartenait précisément ni à l'une ni à l'autre école. Dans
cette grande famille des directeurs, il a marqué lui-même d'un mot juste
la place qu'il occupait: «Je ne confesse point, disait-il, mais on croit
que j'ai le don de consolation», c'est-à-dire qu'on ne lui apportait
point l'aveu de longs égarements, mais qu'on avait recours à lui lorsque
le fardeau de la vie semblait trop lourd, et que, pour en porter le
poids, le besoin d'un appui surnaturel se faisait sentir. C'était bien
le directeur qu'il fallait à Mme de la Fayette. Elle devait encore aimer
en lui un certain tour d'urbanité, et un fond d'honnête homme (au sens
où cette expression s'employait autrefois) dont, même comme directeur,
il ne se départait jamais. C'est ainsi qu'après avoir écrit à Mlle de
Vertus, la descendante des ducs de Bretagne, la sœur de l'altière Mme de
Montbazon, «que pour entrer au royaume des cieux, il faut que les grands
se courbent, se ploient, s'estropient», il terminait en disant: «Je
suis, mademoiselle, à vos pieds, dans le temps que j'ose vous écrire de
telles choses, mais vous connaissez Jésus-Christ et sa loi, et vous me
pardonnez bien sans doute une liberté que vous m'avez donnée».

Ce ton particulier tenait chez Du Guet à la fois de la nature et de
l'éducation. Il était né en 1649 dans le Forez, au pays de l'_Astrée_.
Aussi l'_Astrée_ fut-elle une de ses premières lectures, et, dans
l'enchantement qu'elle lui causa, il entreprit la composition d'un roman
dans le même goût, où il aurait fait entrer en scène les aventures des
principales familles du pays. Il voulut en lire les premiers chapitres à
sa mère, mais celle-ci l'arrêta dès le début: «Vous seriez bien
malheureux, mon fils, lui dit-elle, si vous faisiez un si mauvais usage
des talents que Dieu vous a donnés». Du Guet jeta son roman au feu, et
ne recommença plus. Mais il conserva toujours ces goûts et cette
complaisance littéraires qui éclatent principalement dans sa
_Description de l'œuvre des six jours_, réimprimée par les soins de M.
de Sacy dans la _Bibliothèque spirituelle_. L'éducation ecclésiastique
qu'il reçut ne devait point combattre cette disposition. Ce fut à
l'Oratoire qu'il étudia, et, ordonné prêtre en 1677, il demeura membre
de cette docte congrégation jusqu'à l'époque où l'Oratoire, envahi par
le jansénisme, exigea de ses membres la signature d'un décret
réglementaire des études dont le but était en réalité d'éprouver leur
orthodoxie. Du Guet refusa de signer et il quitta Paris pour aller se
réfugier à Bruxelles auprès d'Arnauld, mais sans dire où il allait et en
cachant le lieu de sa retraite. Quelques années après, il écrivait à
propos de ce départ, à l'une des femmes qu'il dirigeait: «Il y a deux
ans, madame, je vous quittai bien tristement; j'avais eu l'honneur de
vous dire adieu la veille, mais je n'avais pu soutenir un adieu
déclaré». C'est ainsi que Mme de la Fayette ne pouvait soutenir l'adieu
déclaré de Mme de Sévigné. Au bout d'un an Du Guet devait revenir, mais
pour vivre d'une vie cachée dont le mystère dura jusqu'en 1690. À cette
époque, il put s'établir, sans crainte d'être inquiété, dans l'hôtel du
Président de Menars, où il croyait ne séjourner que quelques mois et où
il passa trente ans.

Il est impossible de dire avec certitude si son entrée en relations avec
Mme de la Fayette précéda le temps de son exil volontaire, mais cela
paraît probable; car dès cette époque Du Guet était fort recherché comme
directeur, et Mme de la Fayette, de jeunesse assez portée vers le
jansénisme, devait volontiers s'accommoder d'un directeur qui tenait à
Port-Royal sans en être, et qui en professait l'austérité sans en
adopter les excès. Le seul témoignage public qui subsiste de leurs
relations est une lettre de Du Guet à Mme de la Fayette. Mais cette
lettre est sans date. Sainte-Beuve l'a exhumée le premier des dix
volumes de _Lettres de Du Guet sur divers sujets de morale et de
religion_ où elle était comme enfouie. Oserai-je dire que, suivant moi,
il n'en a pas tout à fait entendu le sens, l'emploi par Du Guet de
certains mots lui ayant fait croire à tort que Mme de la Fayette avait
eu des incertitudes d'esprit, et que son directeur avait dû commencer
par la raffermir dans la foi. Rien ne montre, dans la vie de Mme de la
Fayette, qu'elle ait passé par ces angoisses du doute qui sont de nos
jours une si commune épreuve, et que connaissaient rarement les âmes
d'un siècle en cela plus heureux. Le mal religieux dont elle souffrait,
c'était la tiédeur; c'était, comme disait la langue particulière de la
dévotion d'alors, de _n'avoir pas de sensible_ en ce qui concernait
Dieu. C'est contre ce mal que Du Guet lui suggère des remèdes dans une
admirable lettre que j'abrège à regret, tout en la citant plus
complètement que ne l'a fait Sainte-Beuve. Cette lettre commence ainsi:

«J'aurais mieux aimé vos pensées que les miennes, madame, et ceci n'est
point un raffinement d'humilité. C'est qu'en effet il vous est plus
utile de trouver vous-même les sentiments de votre cœur que d'adopter
ceux d'autrui, et qu'il y a toujours deux dangers quand on a sa leçon
par écrit, l'un de s'amuser par une méthode qui ne change rien, l'autre
de s'en dégoûter bientôt.» Mais puisque Mme de la Fayette insiste, il se
rend et va lui tracer un règlement de vie:

«J'ai cru, madame, que vous deviez employer utilement les premiers
moments de la journée, où vous ne cessez de dormir que pour commencer à
rêver. Je sais que ce ne sont point alors des pensées suivies, et que
souvent vous n'êtes appliquée qu'à n'en point avoir; mais il est
difficile de ne pas dépendre de son naturel quand on veut bien qu'il
soit le maître, et l'on se retrouve sans peine quand on en a beaucoup à
se quitter. Il est donc important de vous nourrir d'un pain plus solide
que ne sont des pensées qui n'ont point de but, et dont les plus
innocentes sont celles qui ne sont qu'inutiles; et je croirais que vous
ne pourriez mieux employer un temps si tranquille qu'à vous demander
compte à vous-même d'une vie déjà fort longue, mais dont il ne vous
reste rien qu'une réputation, dont vous comprenez mieux que personne la
vanité.

«Jusqu'ici les nuages dont vous avez essayé de couvrir la religion vous
ont cachée à vous-même. Comme c'est par rapport à elle qu'on doit
s'examiner et se connaître, en affectant de l'ignorer, vous n'avez
ignoré que vous. Il est temps de laisser chaque chose à sa place, et de
vous mettre à la vôtre. La Vérité vous jugera, et vous n'êtes au monde
que pour la suivre et non pour la juger. En vain l'on se défend, en vain
on dissimule; le voile se déchire à mesure que la vie et ses cupidités
s'évanouissent, et l'on est convaincu qu'il en faudrait mener une toute
nouvelle, quand il n'est plus permis de vivre. Il faut donc commencer
par le désir sincère de se voir soi-même, comme on est vu de son Juge.
Cette vue est accablante, même pour les personnes les plus déclarées
contre le déguisement: elle nous ôte toutes nos vertus, et même toutes
nos bonnes qualités, et l'estime que tout cela nous avait acquise. On
sent qu'on a vécu jusque-là dans l'illusion et le mensonge; qu'on s'est
nourri de viandes en peinture; qu'on n'a pris de la vertu que
l'ajustement et la parure, et qu'on en a négligé le fond, parce que ce
fond est de rapporter tout à Dieu et au salut, et de se mépriser
soi-même en tout sens, non par une vanité plus sage et par un orgueil
plus éclairé et de meilleur goût, mais par le sentiment de son injustice
et de sa misère.

«On prend alors le bon parti, et l'on comprend que l'on a abusé de tout,
parce que l'on s'est établi la fin de ses soins, de ses réflexions, de
ses amis, de ses vertus. On gémit en voyant une si prodigieuse inutilité
dans toute sa vie, où les affaires même les plus importantes ont
dégénéré en amusements, parce qu'elles n'ont point eu de fin éternelle,
et qu'il n'y a qu'une fin éternelle qui soit sérieuse. On est effrayé de
ce nombre presque infini de fautes qu'on n'a presque jamais senties, et
que de plus grandes n'excusent pas, quoiqu'elles nous en cachent
l'horreur. Enfin on s'abîme dans une salutaire confusion, en repassant
dans l'amertume de son cœur tant d'années dont on ne peut soutenir la
vue, et dont cependant on ne s'est point encore sincèrement repenti,
parce qu'on est assez injuste pour excuser sa faiblesse, et pour aimer
ce qui en a été la cause.»

Ici s'arrête la citation de Sainte-Beuve, et il a raison d'admirer
combien le ton de cette lettre est approprié à la nature et à la vie de
la personne à laquelle elle était adressée. Mais je ne crois pas qu'il
faille entendre comme lui cette phrase «sur les nuages dont Mme de la
Fayette aurait essayé de couvrir la religion» et cette autre «sur la
Vérité qui ne doit point être jugée», en ce sens qu'elle avait raisonné
sur la foi et qu'elle avait douté. La suite de cette admirable épître va
nous faire mieux comprendre la pensée de Du Guet:

«Il est impossible de découvrir tant de choses d'un seul coup d'œil. Il
faut d'ailleurs plus de temps pour les sentir que pour les voir, et
quand on aurait assez d'activité pour faire l'un et l'autre en peu de
temps, il est juste d'en donner beaucoup aux réflexions sur les suites
qu'une telle vie a dû nécessairement avoir. Elles me font plus de peur
que les fautes les plus importantes, quoiqu'elles ne paraissent point
fautes. Cette crainte et cet ennui du cœur, si contraires à la piété,
vient de là. Il se traîne à terre parce qu'il a perdu ses appuis. Il
sent le poids de sa langueur, sans désirer d'en guérir, et il aime mieux
n'aimer rien que de commencer à aimer Dieu. Comme il ne connaît que les
biens dont il a joui, il ne veut que ce qui leur ressemble. Toute autre
chose n'a point de prix à son égard. Il ne peut s'y attacher sans
violence et sans effort, et tout effort lui est plus pénible que l'ennui
qui le dévore. En un mot il aime mieux se passer de tout que d'avoir
quelque chose avec peine. Il est tombé dans cet excès de mollesse et de
dégoût par la mollesse même des plaisirs et des sens qui l'ont réduit à
ne pouvoir rien souffrir que sa misère. Il ne peut se quitter un moment
ni s'élever vers quelque bien d'un autre ordre que lui et ses anciennes
habitudes, sans sentir qu'il en est las et dans une situation violente.
Et comme on n'a de courage que par le cœur, il est aisé de comprendre
combien l'on est faible quand on en a un qui l'est si fort.»

Ce que Du Guet reproche en réalité à Mme de la Fayette, c'est de ne pas
se juger elle-même avec assez de sévérité, et de s'être fait une fausse
conscience; c'est sa complaisance pour d'anciennes habitudes et la
faiblesse de son cœur qui l'empêchent de s'élever vers des biens d'un
autre ordre; c'est qu'elle aime mieux n'aimer rien que de commencer à
aimer Dieu. Mais son rôle de directeur ne serait pas rempli si, après
avoir avec une telle sagacité dépeint son mal à cette âme, il ne lui
indiquait pas le remède, et il continue:

«Il faut montrer à Jésus-Christ tout cela, et les principes du mal et
les suites. Lui seul est notre santé et notre justice. En vain vous
employeriez tous vos efforts. L'orgueil est capable d'en faire de
grands; mais ils augmentent le mal. Il faut s'abattre au pied du
Sauveur. Il faut lui confesser son impuissance et sa misère. Il est venu
pour relever les humbles et pour guérir les malades; mais il demande de
la foi, et si la vôtre est trop imparfaite, suppliez-le de vous en
donner une plus grande, parce qu'en effet c'est lui qui donne tout. Sa
sagesse a fait dépendre la sainteté de l'humilité, l'humilité de la
prière et la prière de la foi. Mais sa miséricorde donne les premières
dispositions dont les autres sont la récompensent l'on commence à
mériter tout quand on est bien convaincu qu'on n'a rien et qu'on est
indigne de tout. C'est par le désespoir qu'on est conduit à l'espérance,
car il faut sentir que toutes les autres ressources vous manquent pour
s'adresser à Jésus-Christ avec fruit... Il est temps alors de le
conjurer de revenir à nous, afin que nous retournions sincèrement à lui,
de rompre lui-même les liens que nous nous sommes faits, et dont nous ne
gémissons pas assez pour devenir libres, de n'avoir aucun égard à notre
indifférence et à notre peu de soif de la justice pour nous rendre
justes, d'aller par sa bonté plus loin que nos faibles désirs, et de
nous donner ce que nous craignons peut-être de recevoir. Quand on est
peu touché, c'est de son insensibilité même qu'il faut l'entretenir, et
quand on sent un peu d'amour, c'est à l'amour à lui rendre grâce et à le
prier.»

Puis, à la fin de cette lettre sévère, l'urbanité se retrouve, comme
dans la lettre à Mlle de Vertus dont j'ai cité un fragment. Il craint
d'avoir manqué à la politesse, et il termine en disant:

«Il ne me reste plus, madame, qu'à vous demander pardon des expressions
qui vous paraîtront ou dures ou injustes. J'ai supposé que c'était vous
qui vous parliez à vous-même, et j'ai cru que vous auriez moins de
ménagements pour vous que je n'en dois avoir. Vous êtes d'ailleurs la
maîtresse de cet écrit, et vous pourrez le condamner tout entier pour
les endroits qui vous déplairont. Il me suffit, madame, de vous avoir
montré ma sincérité. Je voudrais qu'il me fût aussi facile de vous
prouver que mon respect n'a point de bornes.»

La faculté que Du Guet laisse à Mme de la Fayette de condamner cet écrit
montre que c'était en quelque sorte une première consultation qu'elle
lui demandait, et qu'elle ne l'avait point encore accepté comme
directeur. La lettre elle-même a été publiée sans date, du vivant de Du
Guet, quelques vingt ans après la mort de Mme de la Fayette. Mais l'état
d'âme qu'on y trouve analysé avec tant de finesse répond si exactement à
celui où elle devait être après la mort de la Rochefoucauld qu'on peut
la supposer écrite, sinon l'année même de cette mort, du moins bien peu
de temps après. En tout cas Mme de la Fayette ne se dégoûta pas de cette
leçon par écrit, comme le craignait Du Guet, et il demeura son directeur
jusqu'à la fin.

Pendant cet espace de dix à douze ans, et surtout pendant ce temps de
vie cachée où avec ses pénitentes les plus aimées, Mme de Fontpertuis,
Mme d'Aguesseau, Du Guet ne correspondait que par écrit, il est
impossible que de nouvelles lettres n'aient pas été échangées entre Mme
de la Fayette et lui. Mais de ces lettres il ne subsiste point de trace.
Cependant, dans les derniers volumes de la correspondance spirituelle de
Du Guet qui ont été publiés après sa mort, j'en trouve une dont je
serais presque tenté d'affirmer qu'elle est adressée à Mme de la
Fayette. À l'_index_ général, cette lettre est cataloguée sous la
rubrique: _lettre à une dame sur les avantages de la maladie_. Mais la
pensée qui inspire Du Guet, et jusqu'aux termes dont il se sert
rappellent si bien la pensée et les termes de l'autre lettre, qu'ou je
me trompe fort, ou c'est encore à Mme de la Fayette qu'il parle. Il
revient sur ces pensées vagues qui occupent son esprit et qu'il
proscrivait autrefois, mais, devenu plus indulgent à cause de son état
de souffrance, il ne lui demande point de les chasser avec effort si
elles sont sur des sujets indifférents, car une tête épuisée par la
maladie a besoin de quelque chose qui ne la tende et ne l'applique pas.
«Ce sont, ajoute-t-il, comme les estampes dont on permet l'usage aux
convalescents.» Mais sur le chapitre de la vie intérieure, il ne s'est
en rien relâché de sa sévérité. Il blâme l'envie qu'elle témoigne d'être
délivrée de la vie, «car il est utile pendant la santé de désirer la
mort, mais dans les souffrances la vertu consiste à supporter la vie».
Puis il continue:

«L'une des plus grandes marques que Dieu vous veut faire de cette
miséricorde est la vue distincte qu'il vous donne de vos anciennes
fautes, et la manière dont il rapproche de vous des temps éloignés, que
l'oubli, la sécurité et une espèce dévoile formé par une excessive
confiance en votre justice avait placés derrière vous. Tout ce qui
n'était plus ressuscite pour ainsi dire, et paraît non seulement réel,
mais récent. Tout ce qu'on avait jugé léger, excusé, adouci, se montre
sous une idée tout autrement affreuse. Tout ce qu'on a accusé semble ne
l'avoir pas été, tant on le voit différent. Ce n'est pas qu'on ait
manqué de sincérité en l'accusant, car, s'il fallait le dire de nouveau,
on ne le ferait pas avec plus d'exactitude. Mais on voit clairement
qu'il manquait à cette accusation un fond de douleur, d'humiliation, de
condamnation de soi-même, de haine de son injustice, d'amour de Dieu et
de sa sainte loi, de désir de lui satisfaire par le retour sincère de
tout le cœur vers lui, de mépris de soi-même et du siècle. On voit,
dis-je, et ce qui est bien plus, on sent que tout cela a manqué en un
certain degré à la pénitence, et l'on s'afflige amèrement d'avoir connu
si tard jusqu'où elle devait aller pour être parfaite.»

Si, comme je n'en doute pas, cette lettre est bien adressée à Mme de la
Fayette, la différence d'avec la première montre que la direction de Du
Guet n'avait pas été inefficace. Dix années de réflexion et de pénitence
auraient levé les _voiles_ qu'une excessive confiance en sa justice
avait, aux yeux de Mme de la Fayette, jetés sur ses anciennes fautes,
c'est-à-dire qu'elle en serait arrivée à considérer comme coupable une
liaison dont elle ne se faisait pas scrupule autrefois, et tout ce
qu'elle avait jugé léger, excusé, adouci, c'est-à-dire tout ce qui avait
fait en réalité le charme de sa vie «se montrait à elle sous une idée
tout autrement affreuse». Ainsi s'expliquerait la dernière phrase de ce
billet si souvent cité qu'elle adressait à Mme de Sévigné peu de temps
avant sa mort: «Croyez, ma très chère, que vous êtes la personne du
monde que j'ai le plus véritablement aimée». Sans doute elle n'avait pas
oublié l'autre affection; mais n'en plus parler à personne, n'en plus
convenir, fût-ce avec elle-même, c'était le retranchement suprême et
peut-être le dernier sacrifice qu'avait exigé Du Guet.

On voit par les lettres de Mme de Sévigné, et par celles de Mme de la
Fayette elle-même, combien furent pénibles ses dernières années. Ses
souffrances ne lui laissaient de repos ni jour ni nuit. Parfois elle en
devenait comme folle. Mais ce qui la touchait le plus, c'était qu'elle
se croyait atteinte dans son esprit: «Je demeurerai toujours,
écrivait-elle, une très sotte femme; vous ne sauriez croire comme je
suis étonnée de l'être; je n'avais pas idée que je le pusse devenir».
Cependant elle ne se croyait pas atteinte aux sources de la vie, et elle
entretenait quelques illusions sur la gravité de son état; c'est ainsi
qu'en septembre 1692 elle écrivait à Mme de Sévigné: «Ne vous inquiétez
pas de ma santé; mes maux ne sont pas dangereux, et, quand ils le
deviendraient, ce ne serait que par une grande langueur, et par un grand
desséchement, ce qui n'est pas l'affaire d'un jour. Ainsi, ma belle,
soyez en repos sur la vie de votre pauvre amie. Vous aurez le loisir
d'être préparée à tout ce qui arrivera, si ce n'est à des accidents
imprévus, et à quoi sont sujettes toutes les mortelles, et moi plus
qu'une autre, parce que je suis plus mortelle qu'une autre. Une personne
en santé me paraît un prodige.» Dans ses lettres à Ménage, où j'ai déjà
puisé si souvent, elle ne s'exprime pas avec moins de douceur et de
résignation. Le sentiment si naturel qui, vers le déclin de l'âge, nous
rend plus chers les souvenirs du passé la rattachait avec vivacité à
cette amitié ancienne, et, par un scrupule assurément excessif, elle se
reprochait de n'avoir pas toujours apprécié à sa valeur l'attachement
que Ménage lui avait témoigné dès sa jeunesse. Deux années avant sa
mort, elle s'en excuse auprès de lui avec une bonne grâce touchante:
«Que l'on est sotte quand on est jeune! lui écrit-elle. On n'est obligée
de rien, et l'on ne connaît pas le prix d'un ami comme vous. Il en coûte
cher pour devenir raisonnable. Il en coûte la jeunesse!»

Rendons justice à Ménage. Si, autrefois, il avait pu être tantôt
importun et tantôt infidèle, il ne manqua durant ces pénibles années à
aucun des devoirs que l'amitié lui imposait. Les lettres de Mme de la
Fayette sont remplies de remercîments pour les attentions qu'il lui
témoigne, et à aucune époque il ne paraît avoir été plus assidu auprès
d'elle. Il fut même sur le point de réveiller sa muse endormie d'un long
sommeil, et de chanter à nouveau, en vers français ou latins, la beauté
qu'il avait célébrée autrefois sous des noms si divers. Il fallut tout
le tact de Mme de la Fayette pour l'en détourner, et tout son esprit
pour y parvenir sans le blesser.

«Vous m'appelez _ma divine madame_, mon cher monsieur. Je suis une
maigre divinité. Vous me faites trembler de parler de faire mon
portrait. Votre amour-propre et le mien pâtiraient, ce me semble,
beaucoup. Vous ne pourriez me peindre que telle que j'ai été, car, pour
telle que je suis, il n'y aurait pas moyen d'y penser, et il n'y a plus
personne en vie qui m'ait vue jeune. L'on ne pourrait croire ce que vous
diriez de moi, et en me voyant on le croirait encore moins. Je vous en
prie, laissons là cet ouvrage. Le temps en a trop détruit les matériaux.
J'ai encore de la taille, des dents et des cheveux, mais je vous assure
que je suis une fort vieille femme. Vous avez assez surfait; quand les
marchandises sont à la vieille mode, le temps de surfaire est passé. Je
suis, en vérité, bien sensible à l'amitié que vous me témoignez. Cette
reprise a l'air d'une nouveauté.»

Enfin, la correspondance se termine par cette dernière lettre, que je
citerai tout entière, car elle nous fait revivre Mme de la Fayette telle
qu'elle était dans ses dernières années, accablée de maux et de
tristesses, mais tendre à ses amis, pieuse et résignée.

«Quoique vous me défendiez de vous écrire, je veux néanmoins vous dire
combien je suis véritablement touchée de votre amitié. Je la reconnais
telle que je l'ai vue autrefois; elle m'est chère par son propre prix,
elle m'est chère parce qu'elle m'est unique présentement. Le temps et la
vieillesse m'ont ôté tous mes amis; jugez à quel point la vivacité que
vous me témoignez me touche sensiblement. Il faut que je vous dise
l'état où je suis. Je suis premièrement une divinité mortelle, et à un
excès qui ne se peut concevoir; j'ai des obstructions dans les
entrailles, des vapeurs tristes qui ne se peuvent représenter; je n'ai
plus du tout d'esprit, ni de force; je ne puis plus lire ni m'appliquer.
La plus petite chose du monde m'afflige, une mouche me paraît un
éléphant. Voilà mon état ordinaire. Depuis quinze jours, j'ai eu
plusieurs fois la fièvre, et mon pouls ne s'est point remis à son
naturel; j'ai un grand rhume dans la tête, et mes vapeurs, qui n'étaient
que périodiques, sont devenues continuelles. Pour m'achever de peindre,
j'ai une faiblesse dans les jambes et dans les cuisses, qui m'est venue
tout d'un coup, en sorte que je ne saurais presque me lever qu'avec des
secours, et je suis d'une maigreur étonnante: voilà, monsieur, l'état de
cette personne que vous avez tant célébrée, voilà ce que le temps sait
faire. Je ne crois pas pouvoir vivre longtemps en cet état; ma vie est
trop désagréable pour en craindre la fin; je me soumets sans peine à la
volonté de Dieu; c'est le Tout-Puissant, et de tous côtés il faut enfin
venir à lui. L'on m'assure que vous songez fort sérieusement à votre
salut, et j'en ai bien de la joie.»

«C'est le Tout-Puissant, et de tous côtés il faut enfin venir à lui.» Du
Guet eût été content de cette fin de lettre. Elle me rappelle ce vers
d'une épitaphe, que je sais gravée quelque part, en caractères
gothiques, sur la tombe d'un vieux baron lorrain:

     Dieu seul est Dieu qui aux siens ne fault point.

Mme de la Fayette vivait sur cette espérance. Mais avant sa mort une
dernière épreuve l'attendait encore, car elle fut précédée de quelques
mois dans la tombe par l'ami fidèle qu'elle croyait devoir lui survivre.
Ménage mourut en juillet 1692. «Tout le monde, lui écrivait-elle un jour
avec mélancolie, perd la moitié de soi-même avant que d'avoir été
rappelé.» Cette moitié, la plus précieuse de nous-mêmes, n'est-ce pas
surtout ceux qui nous ont aimés? Quand on l'a perdue, la vie perd du
même coup la moitié de son prix, et l'on comprend que Mme de la Fayette
souhaita d'être rappelée.

Cette grâce lui fut accordée dans les derniers jours de mai 1693. Aucun
redoublement de ses maux n'avait fait pressentir à ceux qui l'aimaient
l'approche de sa fin. Peut-être avait-elle reçu cependant quelque secret
avertissement, car le jour de la petite Fête-Dieu (nous dirions
aujourd'hui l'octave de la fête du Saint-Sacrement) elle se confessa
contre son ordinaire, n'ayant coutume de le faire qu'à la Pentecôte, et
reçut la communion avec une ferveur toute particulière. Quelques jours
après, elle perdit brusquement connaissance, et, malgré les soins
empressés dont elle fut entourée, elle mourut entre le 25 et 26 mai sans
avoir recouvré ses esprits. Le 3 juin, Mme de Sévigné annonçait sa mort
à Mme de Guitaut dans une lettre qu'il faut citer, bien qu'elle se
trouve partout, car, après que Mme de Sévigné a parlé, il n'y a plus
qu'à se taire:

«Vous ne pouviez rompre le silence, ma chère madame, dans une occasion
qui me fût plus sensible. Vous saviez tout le mérite de Mme de la
Fayette ou par vous, ou par moi, ou par nos amis; sur cela vous n'en
pouviez trop croire: elle était digne d'être de vos amies, et je me
trouvais trop heureuse d'être aimée d'elle depuis un temps très
considérable. Jamais nous n'avions eu le moindre nuage dans notre
amitié. La longue habitude ne m'avait point accoutumée à son mérite: ce
goût était toujours vif et nouveau; je lui rendais beaucoup de soins,
par le mouvement de mon cœur, sans que la bienséance où l'amitié nous
engage y eût aucune part; j'étais assurée aussi que je faisais sa plus
tendre consolation, et depuis quarante ans c'était la même chose: cette
date est violente, mais elle fonde bien aussi la vérité de notre
liaison. Ses infirmités depuis deux ans étaient devenues extrêmes; je la
défendais toujours, car on disait qu'elle était folle de ne vouloir
point sortir; elle avait une tristesse mortelle: quelle folie encore?
N'est-elle pas la plus heureuse femme du monde? Elle en convenait aussi;
mais je disais à ces personnes si précipitées dans leurs jugements: «Mme
de la Fayette n'est pas folle», et je m'en tenais là. Hélas! madame, la
pauvre femme n'est présentement que trop justifiée: il a fallu qu'elle
soit morte pour faire voir qu'elle avait raison et de ne point sortir,
et d'être triste. Elle avait un rein tout consommé, et une pierre
dedans, et l'autre pullulant: on ne sort guère en cet état. Elle avait
deux polypes dans le cœur, et la pointe du cœur flétrie; n'était-ce pas
assez pour avoir ces désolations dont elle se plaignait? Elle avait les
boyaux durs et pleins de vents, comme un ballon, et une colique dont
elle se plaignait toujours. Voilà l'état de cette pauvre femme, qui
disait: «On trouvera un jour...» tout ce qu'on a trouvé. Ainsi, madame,
elle a eu raison après sa mort, et jamais elle n'a été sans cette divine
raison, qui était sa qualité principale.»

Et quelques jours après elle ajoutait dans une nouvelle lettre à Mme de
Guitaut: «Je m'en fie bien à votre cœur, madame, pour avoir compris mes
sentiments sur le sujet de Mme de la Fayette. Vous veniez de perdre une
aimable nièce, mais ce n'était point une amitié de toute votre vie, et
un commerce continuel et toujours agréable. Je suis dans l'état d'une
vie très fade comme vous le dites, n'étant plus animée par le commerce
d'une amitié qui en faisait quasi toute l'occupation.»

Que pourrait-on ajouter à ce témoignage? Avoir occupé durant quarante
ans un cœur comme celui de Mme de Sévigné n'est-ce pas le plus touchant
des éloges? Sauf quelques froides lignes du journal de Dangeau, et
l'article du _Mercure galant_ que j'ai cité au début de ce petit volume,
aucun mémoire, aucune correspondance du temps ne fait mention de la
disparition de Mme de la Fayette. Depuis quelques années elle s'était
retirée du monde, et le monde oublie vite ceux qui se sont retirés de
lui. On ne sait point où elle a été enterrée, ni entre quelles mains a
passé l'hôtel où elle vivait. Détruite est aujourd'hui la grande chambre
à coucher, ainsi que le jardin, et le jet d'eau, et le petit cabinet
couvert où, en compagnie de Mme de Sévigné et de la Rochefoucauld, elle
passait de si douces heures. Son nom même, son nom, dont à la fin du
siècle dernier la politique avait rajeuni l'éclat, vient de s'éteindre
sans bruit, mais le souvenir demeurera toujours de la femme délicate,
spirituelle et tendre qui, joignant un jour l'expérience de son cœur aux
rêves de son imagination, en a su tirer la _Princesse de Clèves_.



VI

LES ŒUVRES HISTORIQUES


Il semble que la bibliographie de Mme de la Fayette soit courte, et
qu'il y ait peu de chose à en dire: deux romans, deux nouvelles, deux
ouvrages d'histoire, en voilà tout le catalogue. Cependant certaines
questions d'authenticité et d'attribution ont été soulevées dans ces
dernières années, qu'il est devenu nécessaire d'élucider.

Par une singulière mésaventure, qui est peut-être le châtiment d'avoir
voulu duper ses contemporains, Mme de la Fayette s'est vu, presque en
même temps, attribuer une œuvre médiocre dont jusqu'à présent personne
n'avait chargé sa mémoire, et disputer au contraire celle qui jusqu'à
présent avait fait sa gloire sans conteste. Parmi les seize mille
volumes donnés par l'archevêque de Reims, Le Tellier, à la bibliothèque
Sainte-Geneviève, et qui constituent ce qu'on appelle la _Bibliotheca
Telleriana_, se trouve un petit livre qui porte pour titre: _Mémoires de
Hollande_. En 1866, un érudit un peu fantaisiste, M. A.-T. Barbier, a
mis la main sur ce livre, et il a découvert en même temps qu'un savant
hollandais, Grævius, correspondant littéraire de Huet, avait écrit sur
la marge du catalogue de la _Bibliotheca Heinsiana_ cette mention
relative à l'article des _Mémoires de Hollande_: «C'est un roman, par
Mme de la Fayette.» Il n'en a pas fallu davantage à M. A.-T. Barbier
pour faire réimprimer les _Mémoires de Hollande_ d'après l'édition
originale, en ajoutant au titre cette attribution: _Histoire
particulière en forme de roman, par la comtesse de la Fayette_, et cela
sans s'inquiéter de savoir si cette attribution était fondée ou même
plausible. Or, excepté M. A.-T. Barbier, personne n'a jamais cru, que je
sache, à cette attribution. Remarquons d'abord que les _Mémoires de
Hollande_ ont paru en 1678 chez Michallet. Or, la _Princesse de Clèves_
a paru, en 1678 également, chez Barbin. Il faudrait donc supposer que
Mme de la Fayette, assez indolente au travail (nous l'avons vu par ses
lettres à Huet) et qui, suivant sa jolie expression, se baignait dans la
paresse, aurait composé deux romans en même temps, et les aurait fait
paraître la même année, chez deux éditeurs différents. Ce n'est pas
tout. Si les romans de Mme de la Fayette ont paru, tantôt sous le nom de
Segrais, comme _Zayde_, tantôt sans nom d'auteur, comme la _Princesse de
Clèves_, elle ne se cachait pas vis-à-vis de ses amis intimes, Ménage,
Huet, Segrais, de la part qu'elle y avait. Il faudrait donc supposer
encore que, tout en travaillant, au su de tous ceux que je viens de
nommer, à la _Princesse de Clèves_, elle préparait, mystérieusement et
en se cachant d'eux, les _Mémoires de Hollande_. Mais pourquoi tant de
manèges? Pourquoi s'avouer à demi l'auteur d'une œuvre, et prendre tant
de soins pour se défendre d'une autre? M. A.-T. Barbier ne s'est point
mis en peine d'expliquer toutes ces difficultés. Un Hollandais a
attribué en marge d'un catalogue les _Mémoires de Hollande_ à Mme de la
Fayette. Cela lui a suffi et il n'en a pas demandé davantage. Pour nous,
nous avons le droit d'être plus exigeants, alors surtout qu'il s'agit
d'attribuer à Mme de la Fayette une œuvre médiocre et sans agrément,
très inférieure non seulement, cela va sans dire, à la _Princesse de
Clèves_, mais même à _Zayde_. La lecture de ce petit roman n'est
intéressante que parce qu'elle contient une étude sur les mœurs des
juifs d'Amsterdam, car c'est dans cette ville, très exactement et
minutieusement décrite, que se passent les _Mémoires de Hollande_. Mme
de la Fayette n'ayant jamais été à Amsterdam, il y a là une nouvelle
impossibilité qui s'ajoute à toutes les autres, et qui suffirait à
trancher la question. Dans son _Dictionnaire des anonymes_, M. Barbier,
un véritable érudit celui-là, attribue, sur la foi de Leber, les
_Mémoires de Hollande_ à Sandraz de Courtils. Cela est possible, mais,
en tout cas, on peut l'affirmer, Mme de la Fayette n'y est pour rien.

Par contre, ne s'est-on pas avisé dans ces dernières années de contester
qu'elle fût l'auteur de la _Princesse de Clèves_? Inopinément, et alors
que l'existence de la correspondance avec Lescheraine dont j'ai si
longuement parlé n'était pas encore connue, M. Perrero a publié, dans
une revue italienne fort répandue, la _Rassegna settimanale_, une lettre
de Mme de la Fayette qu'il est indispensable de reproduire, au moins
dans sa plus grande partie. Elle porte la date du 13 avril 1678, qui est
l'année même de la publication de la _Princesse de Clèves_:

«Un petit livre qui a couru il y a quinze ans, et où il plut au public
de me donner part, a fait qu'on m'en a donné encore à la _Princesse de
Clèves_. Mais je vous assure que je n'y en ai aucune, et que M. de la
Rochefoucauld, à qui on l'a voulu donner aussi, y en a aussi peu que
moi. Il en fait tant de serments qu'il est impossible de ne le pas
croire, surtout pour une chose qui peut être avouée sans honte. Pour
moi, je suis flattée qu'on me soupçonne, et je crois que j'avouerais le
livre si j'étais assurée que l'auteur ne viendrait jamais me le
redemander. Je le trouve très agréable, bien écrit, sans être
extrêmement châtié, plein de choses d'une délicatesse admirable, et
qu'il faut même relire plus d'une fois, et surtout ce que j'y trouve,
c'est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont
on y vit; il n'y a rien de romanesque ni de grimpé; aussi n'est-ce pas
un roman, c'est proprement des mémoires, et c'était à ce que l'on m'a
dit le titre du livre, mais on l'a changé. Voilà, monsieur, mon jugement
sur _Mme de Clèves_; je vous demande aussi le vôtre. On est partagé sur
ce livre-là, à se manger. Les uns en condamnent ce que les autres en
admirent. Ainsi, quoi que vous disiez, ne craignez pas d'être seul de
votre parti.»

Sans doute qu'en Italie parole de femme est parole d'Évangile, car cette
lettre, assurément fort curieuse, suffit selon M. Perrero pour trancher
la question. «Ce désaveu de maternité», pour employer son expression, ne
lui a inspiré aucun soupçon, et il a proclamé que Mme de la Fayette
n'était pour rien dans la _Princesse de Clèves_, laissant aux _lettrés
français_ le soin de rechercher quel en était le véritable auteur. Mais
les lettrés français n'ont point pris la chose ainsi, et ont répondu à
M. Perrero, dans la _Revue bleue_, par l'organe de M. Félix Hémon. Par
malheur, ils ont fait fausse route dans leur réponse. M. Félix Hémon
s'est avisé assez maladroitement de contester d'abord l'authenticité de
la lettre, en s'appuyant sur quelques chicanes de texte.
Subsidiairement, et en admettant que Mme de la Fayette fût l'auteur de
cette lettre, il a cherché à expliquer ce démenti formel par des
scrupules de dévotion où elle serait tombée. «Déjà, croyait pouvoir dire
M. Hémon, elle ne songeait qu'à se rendre bête, et à s'humilier devant
Dieu, en reconnaissant la vanité de cette réputation dont elle avait au
reste toujours fui l'éclat.» C'était se tromper de dix ans dans la
biographie morale de Mme de la Fayette, et faire beau jeu à M. Perrero,
qui n'a pas manqué d'en profiter. Victorieusement d'abord il a démontré
l'authenticité de la fameuse lettre en publiant toute la correspondance
de Mme de la Fayette avec Lescheraine; puis, à l'aide de cette
correspondance, il a établi qu'en 1678, Mme de la Fayette n'était
nullement aussi avancée en dévotion que le supposait M. Hémon, et
qu'elle demeurait au contraire occupée de choses fort terrestres. Il
aurait pu ajouter que c'était une singulière manière de s'humilier
devant Dieu que de désavouer la _Princesse de Clèves_ après l'avoir
publiée quelques mois auparavant, et une étrange forme de scrupules que
de donner une aussi forte entorse à la vérité. Aussi M. Perrero prend-il
dans sa réplique un ton tout à fait triomphant, et il demeure
aujourd'hui probablement convaincu qu'il a, suivant ses propres
expressions, «porté le scandale et le trouble dans le camp des lettrés
français» en leur démontrant que Mme de la Fayette n'est pour rien dans
la _Princesse de Clèves_.

Mes lecteurs n'attendent pas de moi que j'entreprenne de convaincre à
mon tour M. Perrero. Lorsque tout un temps, toute une société ont été
d'accord pour attribuer une œuvre aussi célèbre à une personne aussi
connue, lorsque ses amis les plus intimes sont sur ce point aussi
affirmatifs que l'était le public tout entier, lorsque pas un doute n'a
jamais été élevé, pas une revendication contraire ne s'est produite, et
qu'on ne saurait attribuer cette œuvre à aucun autre avec une ombre de
vraisemblance, il y a là un faisceau d'évidences morales contre
lesquelles ne saurait prévaloir, quoi? le témoignage de la seule
personne qui fût intéressée à ne pas dire sur ce point la vérité. Il
n'est pas surprenant qu'au lendemain même de la publication de la
_Princesse de Clèves_, Mme de la Fayette n'ait pas voulu convenir de son
secret avec Lescheraine, qui n'était après tout qu'un subalterne. Autant
aurait valu s'en avouer l'auteur à tout le monde. Quant à la forme
qu'elle donne à ce désaveu, je regrette d'enlever à M. Perrero ses
illusions sur la véracité des femmes, mais ce qui lui paraît en établir
la sincérité est précisément ce qui démontre le contraire. M. Perrero
n'admet pas que Mme de la Fayette ait pu parler en termes aussi élogieux
de la _Princesse de Clèves_, si elle en était véritablement l'auteur; et
le soupçon ne semble pas lui être venu que, de la part de Mme de la
Fayette, c'était peut-être un redoublement d'habileté. Mal parler d'un
roman dont à Paris on faisait si fort l'éloge eût été un artifice trop
grossier, que Lescheraine aurait pu percer à jour; s'en exprimer
favorablement était au contraire d'une diplomatie beaucoup plus raffinée
et vraiment féminine. Mais où se trahit assez la préoccupation d'auteur,
c'est dans le désir qu'elle éprouve de connaître le jugement de
Lescheraine; pour se bien assurer de la sincérité de ce jugement, elle
prend soin de lui mander «qu'on se mange à Paris à propos de ce volume,
et que, de quelque parti qu'il soit, il ne manquera pas de gens pour
être de son avis». S'il n'y avait une foule de raisons pour ne pas
prendre au sérieux ce désaveu de Mme de la Fayette, ce trait suffirait à
lui seul pour montrer comment il faut entendre cette lettre. Permis à M.
Perrero de conserver, s'il y tient, sa conviction personnelle. Mais, en
France, nous ne consentirons pas davantage à rayer la _Princesse de
Clèves_ du catalogue des œuvres de Mme de La Fayette sur la foi d'un
Italien, que nous n'accepterons d'y inscrire les _Mémoires de Hollande_
sur la foi d'un Hollandais.

Ces deux questions éclaircies, je n'aurais plus qu'à parler des romans
de Mme de la Fayette, si je ne préférais garder ce plaisir pour la fin
et si je ne croyais devoir tout d'abord dire un mot de ses deux ouvrages
historiques: la _Vie d'Henriette d'Angleterre_ et les _Mémoires de la
cour de France_. De ces deux ouvrages, le premier est tout simplement un
petit chef-d'œuvre. Il ne faudrait pas en prendre le titre trop au pied
de la lettre, ni croire qu'on trouvera dans ce délicieux volume une
biographie complète d'Henriette d'Angleterre. De cette vie, si
prématurément tranchée et cependant si remplie, il y a toute une partie
dont, soit défaut d'informations, soit propos délibéré, Mme de la
Fayette ne parle pas ou parle à peine: c'est le rôle que Madame a joué
comme intermédiaire entre Louis XIV et son frère Charles II, et la part
qu'elle a prise aux négociations qui se terminèrent par l'entrevue et le
traité de Douvres, brillant et dernier épisode de cette existence si
courte. Mme de la Fayette ne nous raconte que son histoire de cœur, et
sa mort. Encore cette histoire n'est elle-même pas complète, puisque le
premier fragment s'arrête à 1665. On sait, par Mme de la Fayette
elle-même, quelle fut l'origine de l'entreprise. Ce fut Madame qui en
eut l'idée. Un jour qu'elle contait à Mme de la Fayette quelques
circonstances de la passion que le comte de Guiche avait eue pour elle,
et qui venait de déterminer l'exil du comte, elle lui dit: «Ne
trouvez-vous pas que si tout ce qui m'est arrivé, et les choses qui y
ont relation était écrit, cela composerait une jolie histoire»; et elle
ajouta, faisant allusion à la _Princesse de Montpensier_ qui avait paru
trois ans auparavant: «Vous écrivez bien; écrivez, je vous fournirai de
bons mémoires». Mme de la Fayette se mit à l'œuvre. On était à
Saint-Cloud, où Madame venait de faire ses couches. Mme de la Fayette
lui montrait chaque matin ce qu'elle avait écrit d'après ce que Madame
lui avait raconté le soir. «C'était, ajoute Mme de la Fayette, un
ouvrage assez difficile que de tourner la vérité en certains endroits
d'une manière qui la fît connaître. Elle badinait avec moi sur les
endroits qui me donnaient le plus de peine, et elle prit tant de goût à
ce que j'écrivais que, pendant un voyage de deux jours que je fis à
Paris, elle écrivit elle-même ce que j'ai marqué pour être de sa main.»
Cette singulière collaboration dont l'exemple est, je crois, unique,
aurait probablement continué jusqu'au bout; et après l'aventure avec
Guiche et Vardes, nous aurions eu celle avec Monmouth, lorsque survint
la catastrophe du 10 juin 1670. «Je sentis, dit Mme de la Fayette, tout
ce qu'on peut sentir de plus douloureux en voyant expirer la plus
aimable princesse qui fut jamais, et qui m'avait honorée de ses bonnes
grâces. Cette perte est de celles dont on ne se console jamais, et qui
laissent une amertume répandue dans tout le reste de la vie.» Mme de la
Fayette renonça en effet, au lendemain de la mort de Madame, à
poursuivre le récit qu'elle avait entrepris, et elle ne devait reprendre
la plume que plusieurs années après, pour raconter ses derniers moments
dont elle fut témoin. Cette biographie incomplète n'en est pas moins une
œuvre achevée. Mme de la Fayette y déploie à la fois l'art de l'histoire
et l'art du roman. Le récit est simple, aisé, d'une ordonnance habile et
d'une intelligence facile; mais en même temps elle y fait déjà montre de
ces dons rares d'analyse et d'observation qu'elle devait déployer plus
tard dans la _Princesse de Clèves_. Je ne crois pas qu'il soit possible
de pousser plus loin l'art de peindre les nuances du sentiment que dans
cette explication des sentiments réciproques de Madame et de Louis XIV.
Pour en bien comprendre la finesse, il faut se rappeler qu'à l'âge de
quinze ans Madame avait rêvé d'épouser le roi, et qu'elle en avait été
dédaignée.

«Après quelque séjour à Paris, Monsieur et Madame s'en allèrent à
Fontainebleau. Madame y porta la joie et les plaisirs. Le roi connut, en
la voyant de plus près, combien il avait été injuste en ne la trouvant
pas la plus belle personne du monde. Il s'attacha fort à elle, et lui
témoigna une complaisance extrême. Elle disposait de toutes les parties
de divertissement; elles se faisaient toutes pour elle, et il paraissait
que le roi n'y avait de plaisir que par celui qu'elle en recevait...
Madame fut occupée de la joie d'avoir ramené le roi à elle, et de savoir
par lui-même que la reine mère tâchait de l'en éloigner. Toutes ces
choses la détournèrent tellement des mesures qu'on voulait lui faire
prendre que même elle n'en garda plus aucune, et ne pensa plus qu'à
plaire au roi comme belle-sœur. Je crois qu'elle lui plut d'une autre
manière; je crois aussi qu'elle pensa qu'il ne lui plaisait que comme un
beau-frère, quoiqu'il lui plût peut-être davantage: mais enfin, comme
ils étaient tous deux infiniment aimables, et tous deux nés avec des
dispositions galantes, qu'ils se voyaient tous les jours au milieu des
plaisirs et des divertissements, il parut bientôt à tout le monde qu'ils
avaient l'un pour l'autre cet agrément qui précède d'ordinaire les
grandes passions.»

Et quelques pages plus loin:

«Madame vit avec chagrin que le roi s'attachait véritablement à la
Vallière. Ce n'est peut-être pas qu'elle en eut ce qu'on peut appeler de
la jalousie, mais elle eût été bien aise qu'il n'eût pas eu de véritable
passion, et qu'il eût conservé pour elle une sorte d'attachement qui,
sans avoir la violence de l'amour, en eût eu la complaisance et
l'agrément.»

Impossible d'expliquer d'une façon plus délicate une situation plus
scabreuse. Quand on pense qu'il ne s'agit pas d'une biographie ordinaire
composée après coup, mais qu'au contraire ce passage, écrit le soir, a
fort bien pu être montré à Madame le lendemain matin, on s'étonne de la
hardiesse et de l'étrangeté des confidences que la princesse faisait à
son amie. Les lecteurs de la _Vie de Madame_ auraient tort cependant de
prendre au sens que nous leur attribuerions aujourd'hui certaines
expressions dont Mme de la Fayette se sert couramment en parlant de son
héroïne. J'introduirai ici une observation empruntée à la notice aimable
et érudite que M. Anatole France a mise en tête de l'édition de la _Vie
de Madame_, publiée par lui, en 1882, chez Charavay, édition définitive
qui laisse bien loin derrière elle toutes les autres: «c'est qu'il y a
beaucoup d'expressions qui sont d'un usage courant dans la langue du
XVIIIe siècle et dans la nôtre, mais que le XVIIe entendait d'une façon
toute différente et beaucoup plus délicate.» Ainsi quand le vieux
Corneille disait:

     On peut changer d'amant, mais non changer d'époux,

il entendait certainement le mot _amant_ au sens grammatical, _amans_,
celui qui aime, et sa pensée n'allait pas plus loin. Ainsi quand Mme de
la Fayette dit: «Madame était née avec des dispositions galantes», elle
n'attache pas à ce mot le sens déshonorant que nous y attachons
lorsqu'il s'agit d'une femme; mais elle l'entend comme l'entendait
Furetière, lorsque, dans son _Dictionnaire_, il définissait la
galanterie: «une manière polie, enjouée et agréable de faire ou de dire
les choses», ou encore Saint-Évremond lorsqu'il disait: «L'air galant
est ce qui achève les honnêtes gens et les rend aimables». Si je fais
cette remarque, c'est que je ne voudrais pas laisser subsister chez les
lecteurs du petit volume de Mme de la Fayette quelque impression
défavorable à cette charmante Madame. Comme M. France, je ne crois pas
qu'elle se soit rendue coupable d'autre chose que d'imprudence et
d'étourderie, elle cependant si avisée et si secrète lorsqu'il
s'agissait des affaires de l'État, et je tiens pour véridiques ces
paroles si touchantes qu'elle prononçait en embrassant son mari,
quelques heures avant sa mort: «Hélas, monsieur, vous ne m'aimez plus il
y a longtemps; mais cela est injuste; je ne vous ai jamais manqué», à la
condition toutefois de ne pas se montrer trop exigeant sur le sens du
mot _manquer_.

Ce récit des derniers moments de Madame est le morceau capital du livre.
Mme de la Fayette ne l'écrivit point sous le coup de la première émotion
(elle n'était point femme à faire de la littérature avec sa douleur),
mais au contraire quinze ans plus tard, quatre ans après la mort de la
Rochefoucauld, alors que déjà sur le déclin de l'âge, et dépouillée par
la vie de ce qu'elle avait le plus aimé, ses regards et ses pensées se
tournaient en arrière vers les affections de sa jeunesse. Et cependant
on croirait que cette mort est de la veille, tant celle qui la raconte
en semble encore émue. Ce récit est un chef-d'œuvre de simplicité et de
pathétique, dont la familiarité fait encore ressortir la vérité et
l'émotion. «Dans cette relation, dit excellemment M. France, les paroles
sont en harmonie avec les choses; il faut l'avoir lue pour savoir tout
ce que vaut la simplicité dans une âme ornée.» Aux amateurs de
comparaisons littéraires, et ces comparaisons sont, quoi qu'on en dise,
utiles, car elles forment le goût, je conseillerai de lire le récit de
cette même mort dans la Vie de Mme de la Fayette et dans l'oraison
funèbre de Bossuet. Le point de vue, cela va de soi, est différent. Mme
de la Fayette ne se propose que de rendre Madame intéressante, et de
nous attendrir sur elle; ou plutôt elle ne se propose rien du tout. Elle
conte tout uniment ce qu'elle a vu, ne reculant pas devant certains
détails presque malpropres, lorsque ces détails peuvent nous faire
paraître Madame plus touchante. Bossuet au contraire veut instruire et
édifier: il veut frapper les imaginations et montrer «que s'il faut des
coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci
est assez grand et assez terrible». Mais cette différence même des
points de vue rend plus instructif encore de rechercher comment les
moindres traits rapportés par Mme de la Fayette sont repris et
transformés par Bossuet. Ainsi Mme de la Fayette rapporte que, Bossuet
étant assis à son chevet, «Madame dit en anglais à sa femme de chambre,
conservant jusqu'à la mort la politesse de son esprit: «Donnez à M. de
Condom, lorsque je serai morte, l'émeraude que j'avais fait faire pour
lui.» Écoutons maintenant Bossuet. «Cet art de donner agréablement
qu'elle avait si bien pratiqué pendant sa vie, l'a suivie, je le sais,
jusque dans les bras de la mort.» On assure même qu'il répondit ainsi et
d'improvisation à une sorte de défi qui lui avait été porté, au moment
où il montait en chaire, de faire allusion dans son oraison funèbre à ce
trait si touchant et si délicat. Mme de la Fayette raconte ensuite que,
Monsieur s'étant retiré, elle demanda si elle ne le verrait plus. «On
l'alla quérir; il vint l'embrasser en pleurant. Elle le pria de se
retirer, et lui dit qu'il l'attendrissait.» «Madame, s'écrie Bossuet, ne
peut plus résister aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par
tout autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur
de se retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de tendresse que pour
ce Dieu crucifié qui lui tend les bras.» «M. de Condom se rapprocha, dit
Mme de la Fayette, et lui donna le crucifix; elle le prit et l'embrassa
avec ardeur. M. de Condom lui parlait toujours, et elle lui répondait
avec le même jugement que si elle n'eût pas été malade, tenant toujours
le crucifix attaché sur sa bouche; la mort seule le lui fit abandonner.
Les forces lui manquèrent; elle le laissa tomber, et perdit la parole et
la vie quasi en même temps.» Comment Bossuet va-t-il nous rendre cette
scène muette? «Elle a en mourant aimé le seigneur Jésus. Les bras lui
ont manqué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix. J'ai vu ses mains
défaillantes chercher encore en tombant de nouvelles forces pour
appliquer sur ses lèvres ce signe bienheureux de notre rédemption:
n'est-ce pas mourir entre les bras et dans le baiser du Sauveur?» Encore
une fois, qu'on relise ces deux récits et l'on verra que Mme de la
Fayette ne perd rien à cette comparaison redoutable. Bossuet a de plus
qu'elle l'éclat de la forme et la profondeur de la pensée, en un mot ce
qui fait le génie; mais elle a de plus que lui le don des larmes.

Il s'en faut que les _Mémoires de la cour de France pour les années 1688
et 1689_ aient l'intérêt de la vie d'Henriette d'Angleterre. Mme de la
Fayette ne fait qu'y rapporter d'une façon assez brève des événements
récents sur lesquels elle n'est en mesure de fournir aucuns détails
particuliers. Elle vivait fort en dehors des choses extérieures, retenue
au logis par sa santé de plus en plus débile et ne savait de ce qui se
passait à la cour que ce qu'elle en pouvait entendre dire. Tout porte à
croire au reste que ces mémoires sont, comme l'assure la préface de la
première édition publiée en 1731, tout ce qui reste d'un travail
beaucoup plus étendu. On ne voit pas en effet pourquoi Mme de la Fayette
aurait choisi de préférence ces deux années. Le titre même de l'ouvrage
est assez trompeur, car ce ne sont pas à proprement parler des mémoires
de la cour, mais tout simplement des mémoires historiques où les
principaux événements de ces deux années 1688 et 1689, guerres, sièges,
révolutions ou simples promotions au cordon bleu, sont rapportés sans
grands commentaires. Cependant la lecture de ces _Mémoires_, dont M.
Asse vient de faire paraître récemment une édition très soignée (avec
quelques erreurs toutefois dans la notice biographique), n'est pas sans
agrément. On y retrouve le tour aisé de Mme de la Fayette, et sa manière
mesurée de dire les choses, les donnant à entendre plutôt que les
énonçant formellement. On y retrouve également la rectitude de son
jugement et son goût pour la vérité. Louis XIV n'est plus à cette époque
le souverain galant et de bonne mine au-devant duquel se précipitaient
tous les cœurs, et qui, entre deux ballets, allait conquérir la
Franche-Comté ou envahir la Hollande. Déjà le prestige était atteint.
Tout haut on lui adressait encore des flatteries; mais tout bas on
s'enhardissait à le juger, et le monstrueux égoïsme qui ternit à nos
yeux ses hautes qualités de souverain commençait à trouver des censeurs
sévères. On en jugera par ce début des _Mémoires_:

«La France était dans une tranquillité parfaite; l'on n'y connaissait
plus d'autres armes que les instruments nécessaires pour remuer les
terres et pour bâtir. On employait les troupes à cet usage, non
seulement avec l'intention des anciens Romains qui n'était que de les
tirer d'une oisiveté aussi mauvaise pour elles que le serait l'excès du
travail; mais le but aussi était de faire aller la rivière d'Eure contre
son gré, pour rendre les fontaines de Versailles continuelles. On
employait les troupes à ces prodigieux desseins pour avancer de quelques
années les plaisirs du roi.»

Le blâme est sous chaque mot, mais l'expression en est discrète et
tempérée ailleurs par de justes éloges. Après avoir énuméré toutes les
difficultés avec lesquelles Louis XIV était aux prises: «il ne fallait
pas, ajoute-t-elle, une moindre grandeur d'âme et une moindre puissance
que la sienne pour ne pas se laisser accabler». Louis XIV est ainsi
peint, par ses meilleurs côtés, en deux traits que la postérité a
ratifiés. Ailleurs encore on retrouve ce sens juste et cet amour du vrai
qui sont chez Mme de la Fayette les qualités maîtresses de l'esprit, et
au service desquels elle sait mettre une expression toujours aussi
nuancée qu'heureuse. J'aime à faire remarquer qu'on ne trouve pas sous
sa plume une seule expression dont on puisse conclure qu'elle donnât son
approbation aux traitements dont les huguenots étaient alors l'objet.
Elle parle au contraire «des nouveaux convertis qui gémissaient sous le
poids de la force, et qui n'avaient ni le courage de quitter le royaume,
ni la volonté d'être catholiques», et ces conversions forcées ne
semblent pas davantage avoir son approbation que les travaux entrepris
pour mener l'Eure contre son gré à Versailles. Ce n'est pas la seule
preuve qu'elle donne de sa liberté d'esprit, et elle ne parle pas avec
moins d'indépendance du pape que du roi.

«On ne peut pas dire que le pape ne soit pas homme de bien, dit-elle en
parlant d'Innocent XI, et que dans les commencements il n'ait pas eu des
intentions très droites; mais il s'est bien écarté de cette voie
d'équité et de justice que doit avoir un bon père pour ses enfants... On
peut soutenir le parti qu'il a pris dans l'affaire des franchises, et il
est excusable d'avoir été offensé contre les ministres de France sur
tout ce qui s'est passé dans les assemblées du clergé, car c'est son
autorité qui est la chose dont l'humanité est le plus jalouse qu'on
attaque, et quand l'humanité n'y aurait point de part et qu'un pape s'en
serait défait en montant sur le trône de saint Pierre, ce serait
l'Église et ses droits qu'il défendrait; mais un endroit où le pape
n'est pas pardonnable ni même excusable, c'est la manière dont il s'est
comporté dans l'affaire de Cologne.»

La sincérité même de sa dévotion fait qu'elle n'est pas dupe de celle
qu'on protège à la cour, depuis le règne de Mme de Maintenon. Elle n'en
parle que sur un ton sarcastique: «Cet endroit, dit-elle à propos de
Saint-Cyr, qui maintenant que nous sommes dévots est le séjour de la
vertu et de la piété, pourra, quelque jour, sans percer dans un profond
avenir, être celui de la débauche et de l'impiété; car de songer que
trois cents jeunes filles qui y demeurent jusqu'à vingt ans, et qui ont
à leur porte une cour remplie de gens éveillés, surtout quand l'autorité
du roi n'y sera plus mêlée, de croire, dis-je, que de jeunes filles et
de jeunes hommes soient si près les uns des autres sans sauter les
murailles, cela n'est presque pas raisonnable». Et dans un autre
endroit: «Mme de Maintenon ordonna à Racine de faire une comédie mais de
choisir un sujet pieux, car, à l'heure qu'il est, hors de la piété,
point de salut à la cour... La comédie représentait en quelque sorte la
chute de Mme de Montespan et l'élévation de Mme de Maintenon; toute la
différence fut qu'Esther était un peu plus jeune et un peu moins
précieuse en fait de piété.» Le trait porte assez juste, et il semble
que Mme de la Fayette profite de cette occasion pour satisfaire quelque
ancienne rancune. Cependant elles avaient été amies autrefois, au temps
où Mme de Maintenon n'était encore que la veuve Scarron. Elles vivaient
même assez familièrement ensemble pour que, dans cette petite coterie où
Mme de la Fayette était le _brouillard_, Mme Scarron eût aussi son
surnom: on l'appelait le _dégel_. Mais le _dégel_ et le _brouillard_
avaient cessé de faire bon ménage. «Je n'ai pu conserver l'amitié de Mme
de la Fayette, dit Mme de Maintenon dans sa correspondance; elle en
mettait la continuation à trop haut prix. Je lui ai montré du moins que
j'étais aussi sincère qu'elle.» Quelle fut la cause de leur brouille? Il
est probable que Mme de la Fayette, fort liée avec Mme de Thianges, sœur
de Mme de Montespan, et avec Mme de Montespan elle-même, dont elle
recevait des marques d'amitié, se rangea du côté de cette dernière dans
la querelle qui éclata entre la maîtresse du roi et l'institutrice de
ses enfants. Le rôle équivoque que Mme Scarron joua dans toute cette
affaire ne pouvait convenir à la droiture de Mme de la Fayette, et je
redirai ce que j'ai dit à propos de Mme de Grignan; ce n'est pas à Mme
de la Fayette que la brouille fait du tort.



VII

LES ROMANS

«LA PRINCESSE DE MONTPENSIER» ET «ZAYDE»


C'est assez et même trop tarder à parler des romans de Mme de la
Fayette. Il est temps de montrer maintenant par quelles gradations
successives elle s'est élevée de la nouvelle agréable jusqu'au
chef-d'œuvre.

Comment entre vingt-cinq et trente ans, c'est-à-dire à l'âge où les
femmes sentent plus qu'elles n'observent, et sont plus préoccupées
d'amour que de belles-lettres, l'idée d'écrire vint-elle à Mme de la
Fayette? On ne se la figure pas tourmentée de ce démon bavard qui devait
dicter à Sapho les dix volumes du _Grand Cyrus_ et de _Clélie_. Encore
moins fut-elle soulevée par ce souffle de passion irrésistible qui
inspirait à George Sand _Valentine_ après _Indiana_, et _Lélia_ après
_Valentine_. Ce fut, je m'imagine, par un tout autre chemin qu'elle en
arriva, avec toute sorte de précautions et de réticences, à se produire
devant le public. La mode était alors aux portraits. Tantôt, comme la
Rochefoucauld, on écrivait le sien; tantôt on s'appliquait à celui d'un
ami, ou plus généralement d'une amie. Plusieurs personnes s'entendaient
pour faire le portrait les unes des autres. On donnait lecture de ces
portraits dans quelque réduit, ou bien ils couraient manuscrits. Parfois
on les rassemblait, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de société
devenait un ouvrage offert au public. Ainsi fit Mademoiselle, la Grande
Mademoiselle (et cela bien avant qu'elle ne laissât paraître la
_Princesse de Paphlagonie_), pour le recueil de _Divers Portraits_ que
Segrais publia par ses ordres, en 1659, et dont plus de quarante étaient
de sa main. Ce fut à cette occasion que Mme de la Fayette traça le
portrait de Mme de Sévigné dont j'ai parlé. Ce portrait eut du succès.
Encouragée, Mme de la Fayette en écrivit peut-être d'autres qui ne nous
seraient pas parvenus, et l'envie dut naturellement lui venir de mettre
à profit ce don de peindre les personnes et les caractères qu'on
semblait lui reconnaître. Mais un autre sentiment dut lui mettre
également la plume à la main. Ce fut la réaction de son bon goût et de
sa sobriété contre le langage ampoulé que les romans d'alors prêtaient
aux amants, et contre la longueur des développements donnés à leurs
aventures. Dans l'histoire du roman français, ce ne serait pas en effet
faire une place suffisante à Mme de la Fayette que de ne pas reconnaître
qu'elle a inauguré un art nouveau. Mais pour lui mieux marquer cette
place, il est nécessaire d'indiquer en traits rapides à quel point en
était la littérature romanesque au moment où Mme de la Fayette prit pour
la première fois la plume, et quelle part lui revient dans les
transformations que cette littérature a subies.

Durant les dernières années de Louis XIII et la minorité de Louis XIV,
on peut dire qu'en fait de romans le goût public se partageait, bien que
très inégalement, entre deux genres de productions très différentes. Au
commencement du siècle, d'Urfé, par son _Astrée_, avait mis à la mode le
roman à développements interminables, coupé d'un nombre infini
d'histoires épisodiques, qui interrompaient la marche du récit. Pas plus
dans ces épisodes que dans le récit principal, il n'était tenu grand
compte de la vraisemblance dans les événements, ou même dans les
sentiments prêtés aux personnages qui tous, quelle que soit leur
condition, bergers ou chevaliers, bergères ou châtelaines, expriment à
peu près les mêmes passions dans le même langage. Cependant par
l'élévation des sentiments, par la délicatesse de la langue, par je ne
sais quel charme dans l'invention et dans l'expression, l'_Astrée_
savait conquérir et mérite encore aujourd'hui de garder des lecteurs.
Aussi toute une génération s'en était-elle délectée. Saint François de
Sales l'admirait; Bossuet, à ses débuts, en avait subi l'influence
littéraire. La Fontaine, qui l'avait lue étant petit garçon, la relisait
ayant la barbe grise, et Boileau ne se défendait pas d'y avoir trouvé du
charme. Naturellement d'Urfé avait eu des disciples, aussi peu soucieux
que lui de la vraisemblance morale ou matérielle, et encore plus
prolixes. Le _Polexandre_ de Gomberville avait dix volumes; la
_Cléopâtre_ de La Calprenède douze, ce qui n'empêchait pas Mme de
Sévigné de s'y prendre _comme à la glu_: «La beauté des sentiments,
disait-elle, la violence des passions, la grandeur des événements et le
succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne comme
une petite fille». Mais la véritable héritière des traditions et des
succès de l'_Astrée_ fut Madeleine de Scudéry. Toute une génération de
femmes s'était nourrie de ses œuvres, depuis 1649, date de la
publication du premier des dix volumes du _Grand Cyrus_, jusqu'à 1660,
date de la publication du dernier des dix volumes de _Clélie_, et Mme de
Sévigné, Mme de la Fayette elle-même se complaisaient à étudier la carte
du _pays de Tendre_.

Le roman d'aventures, sans aucune prétention à la vérité dans la
peinture des mœurs, tel était donc le genre à la mode, celui qui
plaisait au plus grand nombre, et qui, pendant quelques années, avait
fait fureur, puisqu'aux héros de ces romans on allait jusqu'à emprunter
leurs noms, comme ces quarante-huit princes ou princesses composant en
Allemagne l'_Académie des vrais amants_, qui portaient tous des noms de
l'_Astrée_, ou comme les précieuses cataloguées par Somaize, qui
tiraient pour la plupart les leurs du _Grand Cyrus_ ou de _Clélie_.

Cependant, contre ce genre artificiel, il y avait réaction sourde, au
nom du vieil esprit gaulois, de l'esprit de Montaigne ou même de
Rabelais. À toutes les époques de notre histoire littéraire on peut
ainsi constater, à côté du grand courant qui entraîne toute une
génération, une sorte de contre-courant, coulant en sens inverse, sur
lequel s'embarquent les esprits indépendants. De nos jours où le goût de
la reproduction brutale semble triompher dans la littérature romanesque
ou théâtrale, on peut signaler aussi dans certaines œuvres la tendance à
un idéalisme presque excessif, qui s'exprime par symboles et tournerait
volontiers au mysticisme. Ainsi, mais en sens opposé au XVIIe siècle, la
réaction contre le faux idéal littéraire et romanesque, où se
complaisaient les précieuses, se traduisait en des œuvres inspirées par
un esprit tout différent de retour à la nature et à la vérité. Parfois
cette réaction prenait la forme de la parodie, comme dans _le Berger
extravagant_ de Charles Sorel, dont le titre exact est: _le Berger
extravagant, où, parmi des fantaisies amoureuses, on voit les
impertinences des romans et de la poésie_. Parfois, au contraire, elle
prenait la forme d'un assez grossier réalisme, comme dans le _Francion_
du même auteur, Francion, «frère aîné de _Gil Blas_ et de _Figaro_, dit
avec raison M. André Lebreton dans son très intéressant ouvrage sur _le
Roman au XVIIe siècle_, qui nous promène d'aventures en aventures dans
le monde des écoliers, des robins, des paysans, et aussi dans celui des
spadassins et des tire-laine.» Voilà une société bien différente de
celle du _Grand Cyrus_. Il faut cependant que ces peintures répondissent
à certaines curiosités, pour que la _Vraie Histoire comique de Francion_
ait eu, à en croire du moins Sorel, jusqu'à soixante éditions tant à
Paris qu'en province et qu'elle ait été traduite en anglais et en
allemand. Mais de toutes les œuvres tirées de ce qu'on pourrait appeler
la veine naturaliste au XVIIe siècle, celle qui demeure la plus célèbre,
et qui, de nos jours, trouve encore des lecteurs, c'est le _Roman
bourgeois_ de Furetière. Le _Roman bourgeois_ est presque contemporain
de _Zayde_, puisqu'il est de 1666, tandis que _Francion_ a paru quelque
quarante ans auparavant, en 1622. «Je vous raconterai directement et
avec fidélité, dit Furetière à la première page du livre, plusieurs
historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront
ni des héros ni des héroïnes, qui ne dresseront point d'armée, ni ne
renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens, de
médiocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les
uns seront beaux, les autres laids, les uns sages et les autres sots, et
ceux-ci ont bien la mine de composer le plus grand nombre.» On sent
l'épigramme, qui est manifestement dirigée contre les romans de Mlle de
Scudéry, et ce sont en effet les mœurs de la plus petite bourgeoisie que
Furetière nous peint, puisque son héroïne, qui s'appelle Javotte, est la
fille d'un procureur, et son héros, qui s'appelle Nicodème, un avocat de
bas étage. Le roman ne se passe pas au Marais, mais aux alentours de la
place Maubert, et c'est dans ce milieu du Paris populaire que Furetière
nous conduit, non sans nous faire assister à quelques malpropretés.
Beaucoup moins répandu que le _Francion_ de Sorel, puisqu'il n'eut que
trois éditions, le _Roman bourgeois_ est beaucoup plus connu
aujourd'hui, grâce à deux éditions récentes, et il mérite de vivre comme
document curieux sur un monde peu connu et comme témoignage d'une
littérature oubliée.

Ainsi romans d'aventures extraordinaires, et romans de mœurs bourgeoises
ou populaires mettant en scène, les uns des bergers du temps de Mérovée
ou des héros de la Perse et de Rome, les autres des procureurs, des
spadassins et des escrocs: voilà ce qu'offrait la littérature romanesque
aux contemporains de Mme de Sévigné. Mais ce qui n'était peint dans
aucun roman, c'étaient les mœurs des honnêtes gens, de ces honnêtes gens
dont Molière disait: «C'est une étrange entreprise de les faire rire»,
et qu'il allait si admirablement faire parler en vers dans le
_Misanthrope_ ou dans certaines scènes des _Femmes savantes_. Dans le
roman ils n'avaient encore parlé nulle part, avant que Mme de la Fayette
eût pris la plume. C'est avec elle, on peut le dire, qu'ils sont nés à
la vie romanesque. Je sais bien que dans les romans de Mlle Scudéry on
peut retrouver, sous le déguisement de l'antiquité, quelques-uns des
plus illustres personnages de son temps. M. Cousin a mené grand tapage,
il y a quelques années, d'une clef des romans de Mlle de Scudéry qu'il
avait découverte dans les manuscrits de la bibliothèque de l'Arsenal, et
qui lui a permis de retrouver Mme de Longueville sous les traits de
Mandane, et le duc d'Enghien sous ceux de Cyrus. La découverte était
curieuse en effet, bien qu'on sût déjà par Boileau et par Tallemant des
Réaux que les personnages de la société où vivait Mlle de Scudéry
cherchaient à se reconnaître dans les héros de ses romans, qu'ils
étaient flattés de s'y retrouver, et que c'était une sorte de jeu de
société de deviner quels étaient parmi les seigneurs ou les dames de la
cour ceux qu'elle avait voulu peindre. Mais si les romans de Mlle de
Scudéry contiennent en effet quelques portraits plus ou moins
ressemblants, où le désir de plaire à ses modèles l'emporte peut-être
sur le souci de la fidélité, l'auteur ne se pique point d'exactitude ni
même de vraisemblance dans les sentiments et dans les mœurs qu'elle leur
prête. Le langage qu'elle leur fait tenir est de pure convention: il
n'est d'aucun temps et d'aucun pays, et ne ressemble pas plus à celui
des courtisans de Louis XIII et d'Anne d'Autriche qu'à celui de Cyrus ou
de Clélie en personne. C'est tout le contraire pour les romans de Mme de
la Fayette. Ce ne sont point des romans à clef. Aucun personnage du
temps n'a cherché à s'y reconnaître, et cependant c'est eux qu'elle a
voulu peindre. Si elle les met de préférence dans le cadre de la cour de
Henri II, c'est que la hardiesse eût été trop forte de décrire la cour
même de Louis XIV; mais ce qu'elle a entendu reproduire c'est bien ce
qu'elle voyait autour d'elle. Les aventures qu'elle prête à ses héros et
à ses héroïnes sont bien (à l'exception de _Zayde_ et je dirai pourquoi
tout à l'heure) celles de la vie du monde et des cours. Le langage
qu'elle leur fait tenir est bien celui qu'ils avaient coutume de parler,
transposé comme il convient pour satisfaire aux lois de l'art, mais ne
dépassant pas cependant le ton de la conversation naturelle. Du reste
Mme de la Fayette elle-même a défini, en termes d'une justesse parfaite,
le caractère de ses propres œuvres lorsque, parlant de la _Princesse de
Clèves_, elle dit à Lescheraine dans la lettre que j'ai citée tout à
l'heure: «Ce que j'y trouve, c'est une parfaite imitation du monde de la
cour et de la manière dont on y vit», et lorsqu'elle ajoute: «Il n'y a
rien de romanesque ni de grimpé». Une parfaite imitation du monde de la
cour, c'est bien là en effet ce que la première elle s'est proposé de
nous donner. Rien de romanesque ni de grimpé, c'est bien le caractère
propre, en tout temps, aux hommes et aux femmes qui vivent dans un
certain milieu raffiné. Aussi n'est-ce pas exagération de dire que dans
notre littérature elle a créé un genre: celui du roman d'observation et
de sentiment. Sa gloire, ou, si l'on trouve le mot trop ambitieux, son
titre est d'avoir été le premier peintre des mœurs élégantes, et je ne
sais guère, pour une femme surtout, de plus bel éloge. Et c'est pour
cela, tandis que tant d'autres œuvres ont passé, que la sienne reste
éternelle.

En ce genre nouveau son premier essai fut la _Princesse de Montpensier_.
De cette petite nouvelle Mme de la Fayette ne devait point s'avouer
publiquement l'auteur, pas plus au reste que des autres romans qu'elle
publia par la suite. Mais l'œuvre est bien sienne cependant, et si
jamais il y avait eu quelque doute sur ce point, ses lettres à Ménage
que j'ai eues entre les mains suffiraient à le dissiper. Ménage paraît,
en effet, avoir été son confident et peut-être son intermédiaire auprès
du libraire Barbin, qui publia la _Princesse de Montpensier_ en 1662.
C'est à lui qu'elle s'adresse pour obtenir de Barbin _dix beaux
exemplaires bien reliés_. Mais je ne crois pas qu'elle lui ait demandé
des conseils comme elle en devait demander plus tard à Segrais et
peut-être à la Rochefoucauld. Elle avait trop de goût pour ne pas se
défier de celui de Ménage, et si le bonhomme avait eu quelque part à
l'œuvre, sa lourde touche s'y reconnaîtrait.

Mme de la Fayette a placé l'action de la _Princesse de Montpensier_ sous
le règne de l'un des derniers Valois. C'était, avec le dessein qu'elle
se proposait de peindre en réalité les mœurs de son temps, l'époque la
plus rapprochée que la bienséance lui permît de choisir, et c'était
aussi celle qui était la plus semblable aux premières années du règne de
Louis XIV, car il ne faudrait pas que les traits sanguinaires et
licencieux des mœurs de ce temps, qu'on s'est si fort complu à mettre en
relief nous en fissent oublier la culture et les élégances. Il y avait
déjà de la part de Mme de la Fayette une certaine hardiesse à donner aux
personnages de son roman des noms qui étaient encore portés à la cour,
comme ceux de Guise et de Chabannes. Au reste, nul effort pour prêter à
ces personnages, en particulier à celui qui devait être un jour le
Balafré (car c'est de ce Guise-là qu'il s'agit), ou au duc d'Anjou, le
futur Henri III, qui est également mis en scène, les sentiments et les
actions que leur caractère bien connu pourrait rendre vraisemblables.
Pas la moindre préoccupation non plus de ce que nous appellerions la
couleur historique. «Pendant que la guerre civile déchirait la France
sous le règne de Charles IX, dit Mme de la Fayette, en commençant,
l'amour ne laissait pas de trouver place parmi tant de désordres et d'en
causer beaucoup dans son empire.» Ce sont ces désordres qu'elle va
s'appliquer à peindre, mais les événements ne lui seront d'aucun
secours, et les figures font tout l'intérêt du tableau.

La fille unique du marquis de Mézières a été promise au duc du Maine,
frère cadet du duc de Guise. Son mariage ayant été retardé à cause de
son extrême jeunesse, le duc de Guise, qui a eu occasion de la voir
souvent, en devient amoureux et en est aimé. Cependant des
considérations politiques viennent à la traverse de l'union projetée.
Mlle de Mézières, «connaissant par sa vertu qu'il était dangereux
d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle eût souhaité pour mari»,
consent à rompre son engagement avec le duc du Maine, et à épouser le
prince de Montpensier. Son mari la conduit à la campagne, en son château
de Champigny, et rappelé à la cour par la continuation de la guerre, la
confie en garde à son meilleur ami, le comte de Chabannes. Le comte de
Chabannes est sinon le héros, du moins le personnage le plus
intéressant, la figure la plus originale et la plus finement tracée du
roman. Beaucoup plus âgé que le prince de Montpensier, il s'est lié
cependant avec lui d'une liaison très étroite, et comme il a l'esprit
doux et fort agréable, il ne tarde pas à inspirer autant d'estime et de
confiance à la princesse qu'à son mari. Avec l'abandon d'une jeune femme
qui croit pouvoir ouvrir en sécurité son cœur à un homme déjà mûr, la
princesse lui raconte l'inclination qu'elle a eue pour le duc de Guise,
mais elle lui persuade qu'elle est guérie de cette inclination, et qu'il
ne lui en reste que ce qui est nécessaire pour défendre l'entrée de son
cœur à un autre sentiment. Cependant le comte de Chabannes ne peut se
défendre de tant de charmes qu'il voit chaque jour de si près. «Il
devint passionnément amoureux de cette princesse, et quelque honte qu'il
trouvât à se laisser surmonter, il fallut céder et l'aimer de la plus
violente et de la plus sincère passion qui fût jamais.»

Cependant, la guerre étant terminée, le prince de Montpensier ramène sa
femme à Paris. Elle y rencontre fréquemment le duc de Guise, tout
couvert de la gloire qu'il s'est acquise en combattant les huguenots.
«Sans rien lui dire d'obligeant, elle lui fit revoir mille choses
agréables qu'il avait trouvées autrefois en Mlle de Mézières. Quoiqu'ils
ne se fussent point parlé depuis longtemps, ils se trouvèrent accoutumés
l'un à l'autre _et leurs cœurs se remirent aisément dans un chemin qui
ne leur était pas inconnu_.» Aussi le duc de Guise ne tarde-t-il pas à
déclarer sa passion et, sans l'agréer entièrement, la princesse de
Montpensier ne peut s'empêcher de ressentir un mélange de douleur et de
dépit lorsque le bruit se répand à la cour que Madame, la sœur du roi,
est recherchée par le duc de Guise. Elle se trahit dans un bal masqué
où, ayant pris le duc d'Anjou pour le duc de Guise, elle commet
l'imprudence de se plaindre à lui de cette infidélité. Le duc d'Anjou,
qui est également épris de la princesse de Montpensier, abuse de cette
confidence qui ne lui était point destinée, et l'éclat qu'il fait
détermine le prince de Montpensier à ramener sa femme à Champigny, et à
l'y tenir enfermée. Pour demeurer en relations avec le duc de Guise,
elle n'hésite pas à faire appel au dévouement de Chabannes. Ce n'est pas
que Chabannes ne lui ait avoué autrefois sa passion; mais au lieu des
rigueurs auxquelles il s'attendait, elle s'est bornée à lui faire sentir
la différence de leur qualité et de leur âge, la connaissance
particulière qu'il avait de l'inclination qu'elle avait ressentie pour
le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait à la confiance et à l'amitié
du prince son mari. Elle a continué depuis lors de le traiter comme son
meilleur ami, et par ce procédé elle se l'est attaché encore davantage.
Aussi Chabannes consent-il, quoi qu'il lui en puisse coûter, à rendre à
la princesse de Montpensier le service qu'elle lui demande. Il pousse
l'abnégation jusqu'à l'héroïsme et même jusqu'à la trahison vis-à-vis de
son ami, car il consent à introduire de nuit le duc de Guise chez la
princesse de Montpensier. Il est vrai que la princesse lui demande
d'assister à leur conversation, mais il ne saurait s'y résoudre, et se
retire dans un petit passage, «ayant dans l'esprit les plus tristes
pensées qui aient jamais occupé l'esprit d'un amant». Sur ces
entrefaites le prince de Montpensier descend, attiré par le bruit; mais
pendant qu'il fait enfoncer la porte de sa femme, Chabannes fait évader
le duc de Guise, et se laisse surprendre à sa place, dans l'appartement
de la princesse, où le prince le trouve immobile, appuyé sur une table,
avec un visage où la tristesse était peinte. Aux reproches que le prince
lui adresse: «Je suis criminel à votre égard, répond Chabannes, et
indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas de la
manière que vous pouvez imaginer. Je suis plus malheureux que vous et
plus désespéré; je ne saurais vous en dire davantage.»

Le prince de Montpensier, abusé par ce langage et croyant qu'il n'a rien
à reprocher à sa femme, pardonne à Chabannes. Mais celui-ci, qui est
huguenot, est enveloppé, quelques jours après, dans le massacre de la
Saint-Barthélemy. De son coté, le duc de Guise, séparé par tant
d'obstacles de la princesse de Montpensier, finit par s'attacher à la
marquise de Noirmoutiers, qui prend soin de faire éclater cette
galanterie. Le bruit en arrive jusqu'à la princesse de Montpensier. Elle
ne peut résister à la douleur d'avoir perdu le cœur de son amant,
l'estime de son mari et le plus parfait ami qui fût jamais. Aussi
meurt-elle à la fleur de son âge. «Elle était, ajoute Mme de la Fayette,
une des plus belles princesses du monde et en eût été sans doute la plus
heureuse, si la vertu et la pudeur eussent conduit toutes ses actions.»

Telle est l'action, tantôt un peu lente, tantôt se précipitant avec une
rapidité excessive, et, dans l'ensemble, assez malhabile, qui sert de
fil à Mme de la Fayette pour faire mouvoir trois personnages dont chacun
nous offre déjà quelques traits que nous retrouverons dans ceux de la
_Princesse de Clèves_. D'abord la princesse de Montpensier elle-même.
C'est une princesse de Clèves d'une vertu assurément moins haute, d'une
conduite moins irréprochable, mais conservant cependant jusque dans ses
imprudences un ferme propos de délicatesse et d'honneur. Si elle nous
semble moins intéressante et moins vivante, c'est que nous n'avons pas
le spectacle de ses scrupules et de ses luttes avec elle-même. Nous ne
pénétrons pas aussi avant dans son âme, et la peinture de ses sentiments
nous paraît superficielle, comme si l'auteur n'avait jamais ressenti
elle-même la passion dont elle nous dépeint les entraînements et les
combats. C'est cependant une observation bien fine et un trait bien
féminin que de nous la représenter jalouse du duc de Guise avant d'avoir
accepté son amour, et lui reprochant ses attentions pour Madame
lorsqu'elle n'a pas encore agréé les siennes, ou bien encore sachant
mauvais gré au pauvre Chabannes, lorsqu'il lui apporte les lettres du
duc de Guise, de ce que le duc ne lui écrit pas assez souvent. Quant au
duc, c'est bien le prototype du duc de Nemours, auquel il ressemble de
beaucoup plus près que la princesse de Montpensier à la princesse de
Clèves. Il ne faut chercher en lui aucun des traits du rude Lorrain,
moitié soldat, moitié assassin, qui massacra Coligny et fit trembler
Henri III. C'est un seigneur accompli de manières et de ton, fort
différent du Balafré de l'histoire, qui était aussi hardi jouteur auprès
des femmes que contre les huguenots; et j'ai peine à croire que, dans la
réalité, il tourna ses déclarations (si même il prenait la peine d'en
faire) en termes aussi galants et aussi mesurés que ceux-ci: «Je vais
vous surprendre, madame, et vous déplaire en vous apprenant que j'ai
toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois, mais
qui s'est si fort augmentée en vous revoyant que ni votre sévérité, ni
la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier
prince du royaume, ne sauraient lui ôter un moment de sa violence. Il
aurait été plus respectueux de vous la faire connaître par mes actions
que par mes paroles. Mais, madame, mes actions l'auraient apprise à
d'autres aussi bien qu'à vous, et je souhaite que vous sachiez seule que
je suis assez hardi pour vous adorer.»

Malgré ces délicatesses, le duc de Guise ne laisse pas de se comporter
d'une façon assez piètre, puisqu'après avoir été la cause véritable de
l'éclat qui compromet la princesse de Montpensier, il l'abandonne avec
une telle rapidité, et il y a même entre le langage qu'il parle et la
conduite qu'il tient un certain désaccord qui nuit à la réalité du
personnage. Aussi n'est-ce pas sur lui que se porte l'intérêt du roman
ou plutôt de la nouvelle. C'est sur le comte de Chabannes. Il fallait un
art consommé pour sauver du ridicule et même de l'odieux cet amoureux
éconduit qui finit par trahir son ami au profit de son rival. Mme de la
Fayette y parvient cependant, comme elle parviendra plus tard à nous
intéresser au prince de Clèves. Comme le prince de Clèves en effet,
Chabannes tout à la fois joue le rôle ingrat et demeure le personnage
intéressant. C'est par la noblesse constante de ses sentiments que cet
_ami des femmes_ se relève et se sauve à nos yeux. C'est ainsi qu'après
une absence de deux ans, quand le prince de Montpensier «lui demande
confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme qui
lui était presque une personne inconnue par le peu de temps qu'il avait
demeuré avec elle, le comte de Chabannes, avec une sincérité aussi
exacte que s'il n'eût point été amoureux, dit au prince tout ce qu'il
connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il
avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait
faire pour achever de gagner le cœur et l'estime de son mari. Sa passion
le portait si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvait augmenter la
gloire et le bonheur de cette princesse qu'il oubliait sans peine
l'intérêt qu'ont les amants à empêcher que les personnes qu'ils aiment
ne soient dans une parfaite intelligence avec leur mari.» La façon dont
il prend, en un moment périlleux, la place du duc de Guise, exposant sa
vie et sacrifiant son bonheur pour sauver l'honneur de sa dame et la vie
de son rival, achève de nous intéresser à son sort; et c'est avec regret
que nous voyons Mme de la Fayette profiter de la Saint-Barthélemy pour
se débarrasser de lui, comme elle se débarrasse du reste, en un tour de
main, ou plutôt en une petite page, de tous ses autres personnages.
C'est à ce dénouement bâclé qu'on sent la gaucherie et l'inexpérience
d'une femme qui manque d'invention romanesque, qui sait analyser avec
finesse les caractères et les sentiments, mais qui faiblit quand il faut
les traduire en action. Cette gaucherie, l'auteur de la _Princesse de
Montpensier_ ne s'en défera jamais complètement et, à un certain point
de vue, je serais tenté de dire qu'elle n'est pas sans charme. Mais elle
se trahit par trop dans cette première œuvre, et n'est pas suffisamment
rachetée, comme dans la _Princesse de Clèves_, par la grâce du détail et
le pathétique discret des sentiments. Pour les admirateurs de Mme de la
Fayette, la _Princesse de Montpensier_ n'en demeure pas moins une œuvre
intéressante, comme pour les admirateurs d'un grand peintre une ébauche
ou un tableau où se serait essayée la jeunesse de son génie; et si ce
n'était, je le reconnais, un peu trop la grandir, je serais tenté de
redire à ce propos ces vers que les fervents de Raphaël ont fait graver
au bas de ce divin _Mariage de la Vierge_ où son pinceau semble encore
conduit par la main du Pérugin:

     Se de tai pregi adorno
     Fu Sanzio imberbe ancora,
     Mai non precorse il giorno
     Più luminosa aurora.

La _Princesse de Montpensier_ avait paru en 1662, sans nom d'auteur,
avons-nous dit. _Zayde_ parut en 1670 sous le nom de Segrais. Quelle
raison de renoncer ainsi à l'anonyme pour s'abriter sous le couvert d'un
autre? L'explication de ce changement d'attitude serait assez difficile
à trouver s'il fallait croire que Segrais n'avait fait que prêter son
nom à Mme de la Fayette, mais qu'en réalité il était demeuré totalement
étranger à _Zayde_. La plupart de ceux qui ont écrit sur Mme de la
Fayette se sont donné beaucoup de peine pour établir ce point. J'avoue
que je ne suis point disposé à les imiter, et que je ne tiens pas à
revendiquer pour Mme de la Fayette l'honneur de _Zayde_, comme j'ai
revendiqué pour elle contre M. Perrero l'honneur de la _Princesse de
Clèves_. C'est peut-être à cause de cela que la chose me paraît demeurer
assez obscure. Sans doute Segrais a dit formellement: «_Zayde_ qui a
paru sous mon nom est de Mme de la Fayette. Il est vrai que j'y ai eu
quelque part, mais seulement dans la disposition du roman où les règles
de l'art sont observées avec grande exactitude.» Mais ailleurs Segrais
semble vouloir revenir sur ce qu'il a dit et recouvrer son bien: «Après
que ma _Zayde_ fut imprimée, Mme de la Fayette en fit relier un
exemplaire avec du papier blanc entre chaque page, afin de la revoir
tout de nouveau et d'y faire des corrections, particulièrement sur le
langage; mais elle ne trouva rien à y corriger, même en plusieurs
années, et je ne pense pas que l'on y puisse rien changer, même encore
aujourd'hui.» Aussi l'on comprend que l'éditeur des _Segraisiana_ ait,
dans sa préface, inscrit _Zayde_ au rang des œuvres de Segrais, sans
même faire mention de la part qu'y aurait prise Mme de la Fayette. Je
sais bien que Huet, dans ses _Origines de Caen_, et plus formellement
encore dans son _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, attribue
_Zayde_ à Mme de la Fayette. «Je puis, dit-il, attester le fait sur la
foi de mes propres yeux et d'après nombre de lettres de Mme de la
Fayette elle-même, car elle m'envoyait chaque partie de cet ouvrage
successivement, et au fur et à mesure de la composition, et me les
faisait lire et revoir.» En effet, au nombre des lettres de Mme de la
Fayette à Huet qu'a publiées M. Henry, il y en a une par laquelle elle
lui demande son sentiment sur un passage de _Zayde_. Mais personne n'a
jamais contesté que Mme de la Fayette n'ait eu part à _Zayde_. La
question est de savoir quelle part y a eue Segrais, s'il fut un
prête-nom ou un collaborateur. Or il me paraît certain qu'il fut un
collaborateur, et cela non pas seulement parce que son nom a continué de
figurer seul sur le volume, parce que Mme de Sévigné qui parle souvent
de la _Princesse de Clèves_ à propos de Mme de la Fayette, ne dit jamais
un mot de _Zayde_, et encore parce que Bussy, généralement bien informé
de ce qui se passait à Paris, se réjouissait de lire _Zayde_ comme étant
de Segrais: «car, disait-il, Segrais ne peut rien écrire qui ne soit
joli». C'est aussi pour une raison d'ordre purement littéraire, mais
plus décisive à mes yeux. J'ai dit tout à l'heure que la _Princesse de
Montpensier_ marquait un progrès et une innovation: c'était la
substitution du roman de mœurs, du roman français alerte et lestement
mené au roman à aventures, invraisemblable et prolixe. Or _Zayde_ marque
au contraire un pas en arrière, un retour au genre espagnol, qu'avait
imité Mlle de Scudéry. C'est la collaboration de Segrais qu'il faut,
suivant moi, rendre responsable de ce recul du talent de Mme de la
Fayette. Il s'en est inconsciemment accusé lui-même lorsqu'il a dit
qu'il n'avait eu part qu'à la disposition du roman où les règles de
l'art sont exactement observées, mais les règles de l'art tel que les
entendait Segrais, et c'est le cas de se rappeler ce que dit un
personnage de la _Critique de l'École des femmes_ que «si les pièces qui
sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne
soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles
eussent été mal faites». Segrais crut, j'en suis persuadé, faire
merveille, peut-être en conseillant Mme de la Fayette de choisir ses
personnages dans le domaine de la fiction pure et non pas dans celui de
l'histoire, en tout cas en l'engageant à entrecouper et ralentir
l'action principale par des récits épisodiques, à la mode de Cervantès,
mais sans la force du génie qui maintient l'unité en concentrant
l'intérêt sur un seul personnage, et aussi à la mode de Madeleine de
Scudéry ou de la Calprenède, beaucoup plus faciles à imiter que
Cervantès. Et voici, par les conseils dont le succès l'enchantait si
fort, le beau résultat auquel il a conduit l'auteur de la _Princesse de
Montpensier_.

Il n'y a pas dans _Zayde_ moins de cinq histoires, qui s'enchevêtrent:
celle de Consalve, celle d'Alphonse, celle de Zayde, celle de Fatime et
celle d'Alamir. Quant à chacune de ces histoires prise en elle-même,
c'est un tissu d'aventures à la fois extraordinaires et monotones où il
n'y a jamais en scène que des princesses d'une beauté parfaite et des
cavaliers d'un mérite tellement accompli, qu'on se demande comment ils
parviennent à se reconnaître les uns des autres. «Les amants malheureux,
dit spirituellement Sainte-Beuve (car en effet ils sont toujours prêts à
expirer de douleur aux pieds de celle qu'ils aiment), quittent la cour
pour des déserts horribles où ils ne manquent de rien; ils passent les
après-dînées dans les bois, contant aux rochers leur martyre, et ils
rentrent dans les galeries de leurs maisons où se voient toute sorte de
peintures. Ils rencontrent à l'improviste, sur le bord de la mer, des
princesses infortunées, étendues et comme sans vie, qui sortent du
naufrage en habits magnifiques et qui ne rouvrent languissamment les
yeux que pour leur donner de l'amour. Des naufrages, des déserts, des
descentes par mer et des ravissements!» Ajoutez à cela que des bracelets
perdus et des portraits retrouvés (pas de croix cependant) sont part
importante de l'action. Il est curieux au reste de remarquer comme en
tout temps le faux goût se ressemble, celui des précieuses et celui des
romantiques. Consalve quittant la cour de Léon à cause des déplaisirs
sensibles qu'il y a reçus, et se retirant dans une solitude au bord de
la mer, c'est René, mais René sans la magnificence du langage et sans
ces traits perçants qui sont de tous les siècles. Cependant ne
rabaissons pas trop _Zayde_. D'abord la forme en est charmante, et la
forme est bien de Mme de la Fayette. Il n'y a qu'à relire, pour s'en
convaincre, les _Divertissements de la princesse Aurélie_, le plus
célèbre ouvrage de Segrais. Et puis _Zayde_ a aussi ses traits
pénétrants. Il en est un qui paraissait admirable à d'Alembert ainsi
qu'à la Harpe, et qui est demeuré en effet assez célèbre. Deux amants,
Alphonse et Zayde, l'un Espagnol, l'autre Grecque, qu'un naufrage a
réunis, ont passé trois mois ensemble sans pouvoir s'entendre, mais non
pas naturellement sans s'aimer «de la plus violente passion qui fût
jamais». Séparés par les circonstances les plus compliquées et les plus
invraisemblables, ils se rencontrent inopinément, et, en s'abordant,
chacun parle à l'autre la langue qui n'est pas la sienne et qu'il a
apprise dans l'intervalle. J'avoue que ce trait, peut-être ingénieux,
est pour moi gâté par l'invraisemblance du fait et par la difficulté que
ma faible imagination éprouve à se représenter comment une passion si
violente et surtout si durable a pu naître entre deux personnes qui ne
se comprenaient point, les _muets truchements_ ayant seuls fait leur
office. Mais je dois convenir que l'épisode, en lui-même, est rapporté
avec beaucoup de grâce: «Au bruit que firent ceux dont Consalve était
suivi, elle se retourna, et il reconnut Zayde, mais plus belle qu'il ne
l'avait jamais vue, malgré la douleur et le trouble qui paraissaient sur
son visage. Consalve fut si surpris qu'il parut plus troublé que Zayde,
et Zayde sembla se rassurer et perdre une partie de ses craintes à la
vue de Consalve. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre, et prirent tous
deux la parole. Consalve se servit de la langue grecque pour lui
demander pardon de paraître devant elle comme un ennemi, dans le même
moment que Zayde lui disait en espagnol qu'elle ne craignait plus les
malheurs qu'elle avait appréhendés, et que ce ne serait pas le premier
péril dont il l'aurait garantie. Ils furent si étonnés de s'entendre
parler chacun leur langue naturelle, et ils sentirent si vivement les
raisons qui les avaient obligés de les apprendre qu'ils en rougirent, et
demeurèrent quelque temps dans un profond silence.» On trouve encore
parsemés ici et là d'heureux passages à la fois forts et délicats. «Le
trouble que causaient à Consalve ces incertitudes se dissipa; il
s'abandonna enfin à la joie d'avoir retrouvé Zayde, et sans penser
davantage s'il était aimé ou s'il ne l'était pas, il pensa seulement au
plaisir qu'il allait avoir d'être _regardé encore par ses beaux yeux_.»
L'histoire de Ximenes, dont les soupçons perpétuels et la jalousie
insensée amènent la mort de son meilleur ami, réduisent sa bien-aimée à
se jeter dans un couvent et le condamnent lui-même à un malheur éternel,
a trouvé aussi quelques admirateurs. Ceux-ci inclinent à penser que le
portrait du jaloux est peint d'après nature, que Ximenes c'est la
Rochefoucauld, et que, devenu amoureux de Mme de la Fayette, alors que
celle-ci n'était plus tout à fait jeune, la pensée qu'il avait été
étranger aux premières années de sa vie lui aurait fait éprouver des
soupçons et des tourments pareils à ceux de Ximenes. Mais c'est là une
conjecture qui me paraît sans aucun fondement. J'accorde cependant qu'on
peut sans trop de hardiesse prêter à la Rochefoucauld un sentiment
analogue à celui que Ximenes, amoureux de Belasire, traduit en ces
termes: «Je ne saurais vous exprimer la joie que je trouvais à toucher
ce cœur qui n'avait jamais été touché, et à voir l'embarras et le
trouble qu'y apportait une passion qui y était inconnue. Quel charme
c'était pour moi de connaître l'étonnement qu'avait Belasire de n'être
plus maîtresse d'elle-même et de se trouver des sentiments sur lesquels
elle n'avait plus de pouvoir! Je goûtai des délices dans ces
commencements que je n'avais point imaginés, et qui n'a point senti le
plaisir de donner une violente passion à une personne qui n'en a jamais
eu même de médiocre, peut dire qu'il ignore les véritables plaisirs de
l'amour.» Ce fut bien quelque plaisir de ce genre que la Rochefoucauld
dut ressentir quand il s'aperçut qu'il commençait à inspirer de l'amour
à Mme de la Fayette. _Zayde_ a été composée, ne l'oublions pas, entre
1665 et 1670, c'est-à-dire durant ces années où (je crois l'avoir
établi) Mme de la Fayette, après avoir lutté d'abord contre les
sentiments que lui inspirait la Rochefoucauld, dut finir par s'avouer,
vaincue, jusqu'à une certaine limite s'entend. Il n'y aurait donc rien
d'étonnant à ce que le roman qu'elle écrivait répercutât les échos du
roman qu'elle vivait. Mais s'il y a quelque épisode de _Zayde_ où il
soit possible de découvrir une allusion à ce drame intime, ce n'est pas
dans l'histoire de Ximenes, mais bien plutôt dans celle du prince
Alamir, ce Lovelace arabe, qui cherche à se faire aimer de toutes les
femmes, mais qui, dès qu'il a réussi, abandonne sa conquête pour se
mettre à la poursuite d'une autre. Zayde seul réussit à le fixer, mais
c'est parce qu'elle demeure insensible à son amour, et la résistance
qu'elle oppose à Alamir est précisément ce qui le retient. En traçant le
portrait de cet amant volage, que le respect amène à la constance,
n'est-ce pas à la Rochefoucauld que Mme de la Fayette a pensé, et
n'a-t-elle pas voulu prendre sur lui sa revanche et son point de
supériorité? Notons que cette histoire d'Alamir est celle qui termine ou
à peu près le volume, qu'elle a donc été composée vers l'année 1668 ou
1669, c'est-à-dire au plus fort de la période encore orageuse des
relations de Mme de la Fayette avec la Rochefoucauld. Nous savons même
que la Rochefoucauld a eu connaissance du manuscrit avant sa
publication, et cela de source sûre, par une méprise assez plaisante de
M. Cousin. En fouillant dans les papiers de Vallant qui lui ont servi à
composer la _Vie de Mme de Sablé_, il a découvert quelques lignes
écrites de la main de la Rochefoucauld, qu'il a publiées comme inédites.
Les voici: «J'ai cessé d'aimer toutes celles qui m'ont aimé, et j'adore
Zayde, qui me méprise. Est-ce sa beauté qui produit un effet si
extraordinaire, ou si ses rigueurs causent mon attachement? Serait-il
possible que j'eusse un si bizarre sentiment dans le cœur, et que le
seul moyen de m'attacher fût de ne m'aimer pas? Ah! Zayde, ne serai-je
jamais assez heureux pour être en état de connaître si ce sont vos
charmes ou vos rigueurs qui m'attachent à vous?» Mais M. Cousin a commis
ici une singulière méprise. Il a cru mettre la main sur une lettre, ou
du moins le brouillon d'une lettre adressée par la Rochefoucauld à Mme
de la Fayette, sous le nom de Zayde. Il ne s'est pas aperçu que c'était
tout simplement, à quelques variantes près, un passage du roman de
_Zayde_. De ce passage, la Rochefoucauld serait donc le véritable
auteur, et Mme de la Fayette n'aurait fait que l'insérer après l'avoir
retouché et abrégé. Lorsque la Rochefoucauld met ces plaintes et cet
aveu dans la bouche du prince Alamir, lorsqu'il le fait se plaindre des
rigueurs de Zayde, et reconnaître en même temps que ces rigueurs sont
précisément ce qui l'attache à elle, n'est-ce pas lui-même qui parle et
dont il dépeint les sentiments? S'il en était autrement, pourquoi
aurait-il écrit ce passage de sa main, et pourquoi l'aurait-il proposé à
l'auteur de _Zayde_? Il y faudrait donc voir à la fois un nouveau
témoignage, et celui-là le plus décisif de tous, en faveur de la vertu
de Mme de la Fayette, et la confirmation que la Rochefoucauld se
reconnaissait bien sous les traits d'Alamir. La ressemblance ne se
poursuit pas cependant jusqu'à la fin de l'histoire. Le prince Alamir
finit par mourir de langueur, autant du chagrin que lui causent les
rigueurs de Zayde que des blessures qu'il a reçues dans un combat
singulier avec Consalve. Dans le roman qui suivra _Zayde_, c'est la
princesse de Clèves qui mourra de remords et d'amour combattu. Dans la
réalité, Mme de la Fayette et la Rochefoucauld ont vécu dix années
ensemble, et la Rochefoucauld est mort de la goutte remontée. Ainsi
Goethe a fait mourir Werther, et George Sand Lucrezia Floriani, tandis
que Goethe et George Sand ont survécu: c'est souvent la différence du
roman à la vie, quand, par aventure, la vie n'est pas au contraire plus
tragique que le roman.



VIII

«LA PRINCESSE DE CLÈVES»


La _Princesse de Montpensier_ avait passé presque inaperçue. Il n'en fut
pas de même de _Zayde_. Le nom de Segrais qui était un auteur à la mode
avait attiré l'attention, et l'ouvrage fut assez lu. Il ne semble pas
cependant que le succès en ait été très grand; Mme de Sévigné n'en parle
pas une seule fois à Mme de Grignan. Bussy qui l'attribuait à Segrais en
fait, tout en le louant, une critique assez juste. Après avoir dit que,
si tous les romans étaient comme celui-là, il en ferait sa lecture
ordinaire, il déclare cependant que les amours de Consalve et de Zayde
lui paraissent extravagantes, et il ajoute: «Je ne puis souffrir que le
héros du roman fasse le personnage d'un fou. Si c'était une histoire, il
faudrait supprimer ce qui n'est pas vraisemblable, car les choses
extraordinaires qui choquent le bon sens discréditent les vérités. Mais,
dans un roman, où l'on est maître des événements, il les faut rendre
croyables, et qu'au moins le héros ne fasse pas des extravagances.»
Impossible d'exprimer en meilleurs termes une théorie littéraire plus
juste. Cette lettre est curieuse en elle-même, car elle montre que chez
les gens de goût (et Bussy était du nombre autant que personne) la
réaction commençait à naître contre les romans à aventures
extravagantes, et que, même au plus fort du succès de _Clélie_ ou de
_Cléopâtre_, il y avait déjà public pour le roman de mœurs et de
sentiment: La _Princesse de Clèves_ pouvait paraître.

Elle ne parut cependant que huit ans après _Zayde_, mais Mme de la
Fayette y travailla longtemps. D'une lettre de Mme de Sévigné on
pourrait conclure qu'elle s'était mise à l'œuvre dès 1672. «Je suis au
désespoir, dit cette lettre adressée à Mme de Grignan, que vous ayez eu
_Bajazet_ par d'autres que par moi. C'est ce chien de Barbin qui me
hait, parce que je ne fais pas de _Princesses de Clèves et de
Montpensier_.» Il serait cependant assez étrange que six ans avant la
publication, et en dépit des habitudes un peu mystérieuses de Mme de la
Fayette, le titre du roman fût déjà arrêté et connu non seulement de Mme
de Sévigné, mais de Barbin. Aussi me rangerais-je volontiers à la
supposition ingénieuse du savant éditeur des _Lettres de Mme de
Sévigné_, M. Adolphe Regnier, que, dans la lettre originale, il y avait
_Zayde_, et que le chevalier Perrin aurait substitué à _Zayde_ la
_Princesse de Clèves_ pour donner plus de pittoresque à la lettre. Le
bon chevalier était, comme on sait, coutumier de ces libertés. Quoi
qu'il en soit, il est certain que Mme de la Fayette, qui vivait de
régime et travaillait à ses heures, s'appliqua plusieurs années à la
_Princesse de Clèves_ et qu'on commença d'en parler avant l'apparition.
Mme de Scudéry en entretenait Bussy par lettre dès décembre 1677: «M. de
la Rochefoucauld et Mme de la Fayette, lui dit-elle, ont fait un roman
des galanteries de la cour d'Henri second qu'on dit être admirablement
bien écrit»; et elle ajoute gaillardement: «Ils ne sont pas en âge de
faire autre chose ensemble». La préface de la première édition parle
«des lectures qui avaient déjà été faites de cette histoire et de
l'approbation qu'elle avait rencontrée». L'attente était donc grande, et
quand le petit volume tant annoncé fut mis en vente le 18 mai 1678 chez
Barbin, il dut, dès le premier jour, trouver des acheteurs. L'attente ne
devait pas être trompée.

Est-il nécessaire de résumer, fût-ce brièvement, l'action de ce roman si
connu? Oui, si nous en voulons mieux goûter les beautés. Mlle de
Chartres était une des plus grandes héritières de France. «La blancheur
de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat qu'on n'a
jamais vu qu'à elle.» Sévèrement élevée par sa mère, qui lui avait fait
voir de bonne heure quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête
femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne
qui avait de la beauté et de la naissance, elle épouse le prince de
Clèves qui, l'ayant rencontrée chez un joaillier, a conçu pour elle une
passion extraordinaire, mais elle n'éprouve aucune inclination
particulière pour sa personne. Conduite par son mari à un bal chez la
Reine, elle y rencontre le duc de Nemours, dont elle avait ouï parler à
tout le monde, comme étant ce qu'il y avait de mieux fait et de plus
agréable à la cour. Le hasard les rapproche, et les force à danser
ensemble au milieu d'un murmure de louanges. Le duc de Nemours en
devient aussitôt éperdument épris, et, dès cette première rencontre, Mme
de Clèves se sent troublée. Son trouble ne fait que s'accroître à mesure
que les occasions de la vie du monde les rapprochent l'un de l'autre, et
que le duc de Nemours lui laisse voir la passion qu'il a pour elle, sans
oser cependant se déclarer ouvertement. Sa mère meurt au moment où elle
aurait le plus besoin d'un appui, et sentant que bientôt peut-être elle
ne sera plus la maîtresse de résister à ses sentiments, elle se retire à
la campagne, où elle prend brusquement le parti de tout raconter à son
mari. Celui-ci est touché de ce procédé, et bien qu'il soit pénétré de
tristesse, la confiance qu'il a en sa femme ne fait d'abord que
redoubler. Mais à la longue il ne peut s'empêcher d'être envahi par la
jalousie. Il la fait surveiller, et de faux rapports lui font croire
qu'elle reçoit secrètement le duc de Nemours dans un pavillon de son
parc de Coulommiers. Cette trahison le pénètre d'une douleur mortelle;
il contracte une maladie de langueur, et se sentant sur le point de
mourir, il reproche à sa femme son infidélité. Celle-ci parvient à se
justifier aux yeux de son mari, qui meurt consolé en lui demandant de
demeurer, au moins, fidèle à sa mémoire. Mme de Clèves est dévorée de
remords, car elle se considère comme responsable de la mort de son mari.
Aussi repousse-t-elle le duc de Nemours quand il vient lui demander sa
main, et, après une vie toute d'austérités et de dévotion, elle finit
par mourir jeune encore, minée par le chagrin et le repentir.

Tel est le fil assez ténu dont est tissue, non parfois sans quelque
gaucherie, la trame d'une des œuvres les plus touchantes, les plus
délicates, les plus brillantes par l'éclat doux des couleurs, et en tout
cas, les plus connues, qui aient une femme pour auteur. Avant d'en
parler plus longuement, voyons (cela est toujours intéressant et
instructif) ce qu'en ont pensé d'abord les contemporains, puis les
critiques du XVIIIe siècle.

Dès son apparition, le roman fit beaucoup de bruit. Tout le monde
s'accordait pour l'attribuer à la Rochefoucauld et à Mme de la Fayette,
mais ceux-ci s'en défendaient. Aussi Mme de Scudéry disait-elle assez
plaisamment dans une lettre à Bussy: «C'est une orpheline que son père
et sa mère désavouent». Cependant la Rochefoucauld et Mme de la Fayette,
d'accord sans doute pour suivre la tactique de Mme de la Fayette dans sa
lettre à Lescheraine, la prônaient à outrance, et Bussy trouvait «qu'ils
ne sont pas habiles de la louer si fort s'ils ne veulent pas qu'on croie
qu'ils l'aient faite, car naturellement tout le monde veut qu'ils en
soient les auteurs et leurs louanges le confirment». Mais si tout le
monde était d'accord sur les auteurs, on se disputait fort et, suivant
l'expression de Mme de la Fayette elle-même, on se mangeait sur le
roman. Dès le lendemain de la publication, Mme de Sévigné exprimait son
premier jugement en quelques lignes. Après avoir parlé de la mort de Mme
de Seignelay, la belle-fille de Colbert, enlevée à dix-huit ans, elle
ajoute: «La princesse de Clèves n'a guère vécu plus longtemps; elle ne
sera pas sitôt oubliée. C'est un petit livre que Barbin nous a donné
depuis deux jours qui me paraît une des plus charmantes choses que j'aie
jamais lues», et elle demande à Bussy de lui en écrire son sentiment.
Bussy prend son temps, taille sa plume, et croirait déroger à sa qualité
de bel esprit s'il n'apportait sa part de critique. Il veut bien
reconnaître que la première partie est admirable, mais la seconde ne lui
a pas semblé de même. L'aveu de Mme de Clèves à son mari est
extravagant; mais ce qui lui paraît plus extravagant encore, c'est la
résistance qu'elle oppose à M. de Nemours. Il n'est pas vraisemblable,
suivant lui, qu'une passion d'amour soit longtemps dans un cœur de même
force que la vertu, et il ajoute assez brutalement: «Depuis qu'à la
cour, en quinze jours, trois semaines ou un mois, une femme attaquée n'a
pas pris le parti de la rigueur, elle ne songe plus qu'à disputer le
terrain pour se faire valoir. Et si, contre toute apparence et contre
l'usage, ce combat de l'amour et de la vertu durait dans son cœur
jusqu'à la mort de son mari, alors elle serait ravie de les pouvoir
accorder ensemble en épousant un homme de sa qualité, le mieux fait et
le plus joli cavalier de son temps.» Bussy, malgré tout son esprit,
était un peu grossier. Il n'a pas compris qu'il critiquait dans la
_Princesse de Clèves_ ce qui en fait précisément le charme et la
nouveauté, et cela n'a rien après tout d'étonnant. Mais ce qui a lieu de
surprendre, c'est l'acquiescement de Mme de Sévigné. À la vérité elle
semble donner cet acquiescement du bout des lèvres, ou plutôt du bout de
la plume, et en personne qui ne se soucie pas d'engager une discussion
par lettre; mais elle va jusqu'à dire à Bussy que sa critique de la
_Princesse de Clèves_ est admirable, qu'elle s'y reconnaît, et qu'elle y
aurait même ajouté deux ou trois petites bagatelles qui, très
assurément, lui ont échappé. Aussi Bussy lui répond-il avec une certaine
fatuité que, s'ils se mêlaient, lui et elle, de composer et de corriger
une petite histoire, ils feraient penser et dire aux principaux
personnages des choses plus naturelles que n'en pensent et disent ceux
de la _Princesse de Clèves_.

Quel dommage que Mme de Sévigné n'ait pas pris Bussy au mot et que nous
n'ayons pas, en regard de la _Princesse de Clèves_, un roman dû à leur
collaboration! J'imagine qu'on y trouverait plus de choses spirituelles
et moins de choses touchantes. Quoi qu'il en soit, on ne saurait
s'empêcher d'en vouloir un peu à Mme de Sévigné de n'avoir pas pris
contre Bussy la défense de son amie et de ne s'en être pas tenue à son
premier jugement. Il est vrai que, l'année suivante, elle faisait lire
la _Princesse de Clèves_ à des prêtres «qui s'en déclaraient ravis»;
mais, dans d'autres circonstances, elle en parle avec un peu de
raillerie. «Cet habit de page est fort joli, écrit-elle un jour à Mme de
Grignan, à propos de son fils le petit marquis; je ne m'étonne point que
Mme de Clèves aimât M. de Nemours avec ses belles jambes.» Son premier
jugement avait été le bon; puis elle avait reculé peut-être devant les
railleries de quelques beaux esprits. Ceux-ci étaient en effet fort
divisés, comme au lendemain de l'_École des femmes_; les uns tenaient
pour la _Princesse de Clèves_, mais les autres faisaient rage en sens
contraire, et leurs critiques prenaient corps dans un petit livre qui
parut sous ce titre: _Lettres à la marquise de X... sur le sujet de la_
«Princesse de Clèves». On attribua d'abord ce livre au père Bouhours, et
c'eût été une grande victoire pour les ennemis de la _Princesse de
Clèves_ que de l'avoir enrégimenté, car le père Bouhours s'était montré
fort admirateur de _Zayde_, et il avait déclaré «que si tous les romans
étaient comme _Zayde_, il n'y aurait point de mal à en lire». Mais le
père Bouhours s'en défendait, et donnait à entendre que ces lettres
étaient de Valincour, le Valincour de l'épître de Boileau, encore fort
jeune, car il n'avait pas vingt-cinq ans, mais dont le jugement comptait
déjà dans le monde des lettres. La critique était fort courtoise, d'un
ton poli, mais cependant par endroits assez vive. Entre autres
reproches, l'auteur des _Lettres à la marquise_ adressait à Mme de la
Fayette celui, assez singulier, d'avoir placé la première rencontre du
prince de Clèves avec Mlle de Chartres chez un joaillier, et non point
dans une église. Quant à la scène de l'aveu qui suscitait beaucoup de
disputes, il n'en pouvait prendre son parti, et tout en reconnaissant
que cet aveu était capable «d'attendrir les cœurs les plus durs et de
tirer des larmes des yeux de tout le monde», il n'était, au fond, pas
éloigné de traiter, comme Bussy, l'idée elle-même d'extravagante.

Les tenants de la _Princesse de Clèves_ ne se décourageaient point
cependant, et ils répondaient par un petit volume qui parut l'année
suivante, chez Barbin, sous ce titre: _Conversation sur la critique de
la_ «Princesse de Clèves». Ce volume, attribué d'abord à Barbier
d'Aucourt, est en réalité de l'abbé de Charnes: c'est, comme le titre
l'indique, en quatre conversations que, d'après l'exemple donné par
Molière dans la _Critique de l'École des femmes_, l'abbé de Charnes
entreprend de répondre à Valincour. Mais il le fait sans esprit, et dans
un style assez lourd. Ni louanges ni critiques ne sont au reste celles
que suggère aujourd'hui la lecture de la _Princesse de Clèves_. Aussi
rien mieux que cette controverse ne servirait à montrer les
transformations du goût d'un siècle à un autre, et je m'étonne que dans
son étude sur l'_Évolution des genres_, un des livres les plus remplis
de faits et d'idées qui ait paru depuis longues années, notre savant et
spirituel Brunetière n'ait pas fait mention de ces deux petits livres
qu'il aurait pu classer comme des spécimens curieux de la critique
d'autrefois.

Cependant, attiré peut-être par le bruit de la controverse, le public
avait pris parti, ce grand public qui devait avoir un jour plus d'esprit
que Voltaire, et qui avait déjà plus d'esprit que Bussy et Mme de
Sévigné réunis. Son jugement fut en faveur de Mme de la Fayette. Dans la
préface de son petit volume, l'abbé de Charnes avait le droit de dire
(bien que la métaphore ne soit pas des plus correctes) «que le censeur
de la _Princesse de Clèves_ avait voulu s'opposer au torrent de la voix
publique». Les éditions se multipliaient, et ce qui, alors comme
aujourd'hui, était le signe du succès, la traduction et le théâtre s'en
emparaient. La _Princesse de Clèves_ parut traduite à Londres en 1688,
en même temps que _Zayde_, qui bénéficiait ainsi du succès de sa
cadette.

Presque en même temps, un auteur anglais en tirait le sujet d'une pièce.
Il est vrai que c'était une parodie. Mais le plus beau triomphe de la
_Princesse de Clèves_ est peut-être de s'être imposée à Fontenelle, au
peu romanesque Fontenelle qui la lisait quatre fois, et qui écrivait
ensuite au _Mercure galant_: «Il vous serait aisé de juger qu'un
géomètre comme moi, l'esprit tout rempli de mesures et de proportions,
_ne quitte point son Euclide_ pour lire quatre fois une nouvelle
galante, à moins qu'elle n'ait des charmes assez forts pour se faire
sentir à des mathématiciens, qui sont peut-être les gens du monde sur
lesquels ces sortes de beautés, trop fines et trop délicates, font le
moins d'effet». Sans doute ces beautés étaient trop fines et trop
délicates pour Bayle, car il a inséré dans ses _Nouvelles Lettres sur
l'histoire du calvinisme_ une critique assez inopinée de la _Princesse
de Clèves_ où il se place, comme dit Sainte-Beuve, au point de vue de la
bonne grossièreté naturelle. Voltaire, par contre, a rendu justice à Mme
de la Fayette, et il marque d'un mot juste son originalité en disant
qu'«avant elle on écrivait d'un style ampoulé des choses peu
vraisemblables». Aux yeux de Marmontel «la _Princesse de Clèves_ était
ce que l'esprit d'une femme pouvait produire de plus adroit et de plus
délicat.» La Harpe enfin (ne nous moquons pas de lui, car l'homme avait
du goût) la mettait, dans son _Cours de littérature_, au rang des œuvres
classiques, et déclarait que jamais «l'amour combattu par le devoir n'a
été peint avec plus de délicatesse.» On sait comment de nos jours
Sainte-Beuve et Taine, pour ne nommer que ceux-là, en ont parlé. Depuis
vingt ans c'est presque de l'engouement qu'il y a pour la _Princesse de
Clèves_, et le fait est à noter, dans un temps où la mode n'est
assurément pas aux productions d'une littérature aussi élégante. Les
deux jolies éditions de luxe, également soignées pour le texte et pour
la typographie, que M. Anatole France et M. de Lescure ont enrichies de
notices intéressantes (sans compter un grand nombre d'autres plus
ordinaires), attestent la persistance de cette faveur. On y pourrait
voir au besoin la preuve du caractère factice et passager de la faveur
si contraire qui semble s'attacher en ce moment aux manifestations les
plus hardies de la littérature naturaliste. Le vrai goût de la France
n'est pas là, et il y aura toujours, grâce à Dieu, dans notre pays,
public de raffinés.

Ce qui vaut et vaudra toujours à la _Princesse de Clèves_ le suffrage de
ces raffinés est aussi ce que je voudrais mettre en relief, sans
insister plus que de raison sur ce qui en a pu faire pour les
contemporains l'attrait et la nouveauté. Je me bornerai à dire à ce
propos que, avec plus de hardiesse et de suite que dans la _Princesse de
Montpensier_, Mme de la Fayette a réalisé son dessein de peindre sous un
voile transparent les mœurs du monde qu'elle avait eu sous les yeux. Il
y a même tel incident, ainsi celui de la lettre tombée de la poche du
vidame de Chartres, et montrée d'abord à la Dauphine, puis à Mme de
Clèves, qui devait singulièrement rappeler aux survivants de la Fronde
l'histoire de la lettre qu'on crut tombée de la poche de Coligny, et qui
amena entre la duchesse de Longueville et la duchesse de Montbazon une
brouille célèbre. Peut-être y avait-il encore dans le roman d'autres
traits dont l'allusion nous échappe, faute de savoir les menus
événements auxquels ils peuvent se rapporter. Mais la _Princesse de
Clèves_ avait encore une autre originalité. C'était la première œuvre à
laquelle on aurait pu donner comme sous-titre: _roman d'une femme
mariée_. Arrivé au terme de son _Roman bourgeois_, c'est-à-dire au
mariage du héros et de l'héroïne, Furetière ajoute: «S'ils vécurent bien
ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque jour, si la mode vient
d'écrire la vie des femmes mariées». En effet ce n'était point alors la
mode. Le roman, dans quelque monde qu'il se passât, ne mettait en scène
que jeunes premiers et jeunes premières; ni les résistances de la vertu
conjugale, ni les drames de l'amour adultère ne paraissaient propres à
être contés. Mme de la Fayette, la première, a eu l'idée qu'il y avait
là matière à roman, et si, depuis lors, il a été fait un singulier abus
de cette idée, si à lire aujourd'hui nos romans français il semble qu'un
homme ne puisse éprouver d'amour que pour une femme mariée, ce ne serait
point justice de rendre Mme de la Fayette responsable de cet abus
lorsqu'elle-même a fait de sa découverte un si discret usage. Mais ce
sont du succès de la _Princesse de Clèves_ raisons secondaires et
contingentes; j'ai hâte d'arriver à celles qui sont, suivant moi,
premières et durables.

Je ne parlerai pas de cette forme exquise sans laquelle il n'y a pas
d'œuvre qui satisfasse aux conditions de la durée, de ce style qui joint
l'émotion à la mesure, le charme à la force, de cette phrase
harmonieuse, souple, nuancée, qui s'est singulièrement allégée depuis la
_Princesse de Montpensier_, depuis _Zayde_, et qui semble parfois
emprunter à la Rochefoucauld quelque chose de son élégante brièveté. Si
je tiens à rendre cet hommage à la Rochefoucauld, c'est qu'à cela aussi
j'entends limiter sa part. Je ne crois pas en effet, quoi qu'en pensât
Mme de Scudéry, à une collaboration proprement dite, comme celle qui a
pu s'établir entre Mme de la Fayette et Segrais, à moins cependant qu'on
n'entende par collaboration une intimité intellectuelle, une
communication morale constante. Mme de la Fayette imaginant, composant,
tenant la plume; la Rochefoucauld conseillant et corrigeant: voilà ce
que je me figure, et c'est déjà faire à la Rochefoucauld la part assez
belle. À y mettre davantage la main, je crains qu'il n'eût gâté quelque
chose. Ce qui est en effet la qualité maîtresse de Mme de la Fayette
c'est la sensibilité dans l'analyse. Impossible d'apporter plus de
sagacité, et en même temps plus de tendresse dans la peinture des
sentiments. Elle a fait de la psychologie, non pas sans le savoir, mais
sans le dire, ce qui est bien différent, et cela alors que le mot
n'existait pas encore dans notre langue, car, au dire de Littré, ce
n'est pas à la Grèce directement, mais à l'Allemagne et à Wolf que nous
le devons (je m'en méfiais bien un peu). La _Princesse de Clèves_ est le
premier roman où un cœur de femme soit mis à nu, et étudié dans ses plus
secrets replis. Tous les mouvements de ce cœur sont l'objet d'une
analyse dont la minutie n'enlève rien à la profondeur. L'inexpérience de
Mlle de Chartres quand elle épouse le prince de Clèves, et ses réponses
innocentes à «des distinctions qui étaient au-dessus de ses
connaissances»; sa première surprise après qu'elle a dansé avec le duc
de Nemours, et qu'elle revient du bal l'esprit rempli de ce qui s'y
était passé; la grande impression qu'il fait dans son cœur lorsqu'elle
le voit jouer à la paume, courir la bague, surpasser de si loin tous les
autres, et se rendre maître de la conversation dans tous les lieux où il
se trouve par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit; la
complication de ses sentiments lorsqu'ayant renoncé à aller au bal chez
le maréchal de Saint-André pour ne point contrister le duc de Nemours
qui n'y devait point aller, elle est d'abord fâchée de ce que M. de
Nemours eût eu lieu de croire que c'était lui qui l'en avait empêché,
puis «sent ensuite quelque espèce de chagrin de ce que sa mère lui en
eût entièrement ôté l'opinion»; bientôt son trouble lorsque, avant de
mourir, sa mère lui a ouvert les yeux sur l'inclination qu'elle éprouve
sans s'en rendre exactement compte, et sur le péril auquel elle est
exposée; le poison qu'elle boit lorsqu'elle apprend par la Dauphine que
M. de Nemours a renoncé pour elle à la main de la reine d'Angleterre; sa
jalousie «avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée»
lorsqu'une lettre lui fait croire qu'elle est trompée par le duc de
Nemours; sa joie quand elle s'aperçoit de son erreur; enfin l'effroi
qu'elle ressent lorsque la vivacité des alternatives par lesquelles elle
a passé lui fait apercevoir qu'elle est vaincue et surmontée par une
inclination qui l'entraîne malgré elle; toutes ces nuances de la passion
sont peintes avec un art, toutes ces gradations ménagées avec une
science qui prépare, amène, explique la scène célèbre de l'aveu que la
princesse fait à son mari, cette scène qui fut autrefois la plus
critiquée, et qui nous semble aujourd'hui la plus belle et la plus
touchante.

À partir de cet aveu qui marque environ le milieu du roman, on peut dire
que l'intérêt se partage. Jusqu'alors il est exclusivement concentré sur
la princesse de Clèves, car, malgré de jolis traits qui peignent le duc
de Nemours, ainsi «cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les
premiers désirs de plaire», ainsi «l'air si doux et si soumis avec
lequel il parle à la princesse», Mme de la Fayette n'est pas parvenue
cependant à lui donner la vie; nous ne le sentons pas vraiment amoureux
et malheureux. Il a beau laisser couler quelques larmes sous des saules,
le long d'un petit ruisseau, il n'arrive pas à nous attendrir, et il
demeure à nos yeux un bellâtre assez froid. Peut-être même Mme de la
Fayette nous répète-t-elle trop souvent qu'il est admirablement bien
fait, et l'on pardonne à Mme de Sévigné de s'être moquée de ses belles
jambes. C'est au prince de Clèves que nous allons désormais nous
attacher, et, à cette occasion, il faut faire à Mme de la Fayette
l'honneur d'une découverte littéraire qui lui revient tout entière: elle
a inventé le mari. Avant elle le mari était un personnage sacrifié: le
roman ne lui faisait même pas l'honneur de s'occuper de lui; il ne
jouait de rôle que dans les fabliaux, dans les contes, dans les pièces
de théâtre, et ce rôle était toujours un rôle ridicule. Il était le
seigneur au bahut des _Cent Nouvelles nouvelles_, le messire Artus de La
Fontaine, le Sganarelle ou le George Dandin de Molière, c'est-à-dire un
butor ou un benêt, et toujours un sot, dans tous les sens du mot. Mme de
la Fayette arrive, et nous le fait apparaître sous un tout autre aspect.
Rien de plus noble et de plus touchant que l'attitude du prince de
Clèves quand il reçoit l'étrange confidence de sa femme. «Ayez pitié de
moi, madame, lui dit-il; j'en suis digne, et pardonnez si dans les
premiers moments d'une affliction comme la mienne je ne réponds pas
comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne
d'estime et d'admiration, que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au
monde, mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais
été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous
ai vue; vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre, elle dure
encore: je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous
craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme
heureux qui vous donne cette crainte? Depuis quand vous plaît-il?
Qu'a-t-il fait pour vous plaire? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à
votre cœur? Je m'étais consolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché
par la pensée qu'il était incapable de l'être. Cependant un autre a fait
ce que je n'ai pu faire! J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et
celle d'un amant: mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après
un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne pas donner une
sûreté entière, il me console même comme votre amant. La confiance et la
sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini, vous m'estimez
assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu.»

Mais il ne saurait longtemps se maintenir à cette hauteur qui est
au-dessus de la nature humaine, et Mme de la Fayette nous montre, avec
un art admirable, toutes les variations de sentiments par lesquels il
passe avant d'en arriver à la jalousie la plus aiguë. Il s'ingénie
d'abord à découvrir l'homme que sa femme aime, se figurant qu'il sera
peut-être moins malheureux quand sa jalousie aura pris corps; puis,
quand il sait que c'est M. de Nemours, il lui paraît impossible qu'elle
résiste longtemps aux séductions d'un gentilhomme aussi accompli. Il la
soupçonne, il la presse de questions; quoi qu'elle fasse et de quelque
façon qu'elle se conduise vis-à-vis de M. de Nemours, sa conduite lui
paraît répréhensible, et il en arrive à lui reprocher ce dont il devrait
lui être reconnaissant.

«Pourquoi des distinctions? dit-il à la princesse en apprenant qu'elle a
refusé de recevoir M. de Nemours. Pourquoi ne vous est-il pas comme un
autre? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue! Pourquoi lui
laissez-vous voir que vous la craignez? Pourquoi lui faites-vous
connaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur
lui? Oseriez-vous refuser de le voir, si vous ne saviez bien qu'il
distingue vos rigueurs de l'incivilité? Mais pourquoi faut-il que vous
ayez des rigueurs pour lui? _D'une personne comme vous, madame, tout est
des faveurs, hors l'indifférence._»

En quels termes, avec quelle mesure, également, il fait reproche à sa
femme lorsqu'il se sent à la veille de mourir, croyant qu'il a été
trompé par elle: «Je méritais votre cœur, lui dit-il, je meurs sans
regret puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis plus le désirer».
Et quand Mme de Clèves est parvenue à le détromper et à lui prouver son
innocence, je sais peu de choses aussi touchantes que les dernières
paroles qu'il lui adresse: «Je me sens si proche de la mort que je ne
veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez
éclairci trop tard, mais je me sens toujours un soulagement d'emporter
la pensée que vous êtes digne de l'estime que j'ai eue pour vous. Je
vous prie que je puisse avoir encore la consolation de croire que ma
mémoire vous sera chère et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez
eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre.» M. de Clèves
nous paraît tellement plus digne d'amour que le duc de Nemours que nous
en voulons un peu à la princesse de préférer à un aussi galant homme un
aussi fade gentilhomme. Il est le premier type du mari sympathique, et
c'est là un personnage que nous avons vu souvent reparaître dans des
œuvres postérieures. On retrouve quelques-uns de ses traits dans le
baron de Wolmar de la _Nouvelle Héloïse_, lorsque, devenu le mari de
Julie, il reste le confident ou plutôt le témoin de l'amour qu'elle
conserve pour Saint-Preux. Mais Wolmar est un prince de Clèves pédant,
gourmé et jouant, à tout prendre, un rôle assez ridicule. La
ressemblance est plus frappante avec certains personnages du théâtre de
M. Alexandre Dumas, dont, soit dit en passant, les maris ont
généralement eu à se louer, avec Claude ou plutôt avec le commandant
Montaiglin de _Monsieur Alphonse_, et, encore, pour parler d'œuvres tout
à fait récentes, avec le mari de _Crime d'amour_ qui joue un rôle si
noble par comparaison avec l'amant.

Je ne voudrais pas abuser de ces rapprochements avec des œuvres
contemporaines, mais il en est encore un dont je ne puis me défendre.
J'ai fait voir combien cette scène de l'aveu avait paru extraordinaire
aux contemporains de Mme de la Fayette, et quelles discussions elle
avait suscitées. C'était une des critiques sur lesquelles insistait le
plus l'auteur des _Lettres à la marquise_. Cependant il «concédait que
cet endroit ferait un bel effet sur le théâtre». Valincour, puisque
c'est lui qui est l'auteur des lettres, ne savait pas si bien dire, et
nous avons vu, deux siècles plus tard, tout l'effet qu'un dramaturge de
génie peut tirer d'un aveu conjugal. La scène du _Supplice d'une femme_
où l'épouse adultère tend brusquement à son mari la lettre qui contient
la preuve de sa faute est un des effets de théâtre les plus puissants
dont notre génération ait gardé le souvenir. Assurément ni M. Alexandre
Dumas, ni M. de Girardin (pour la part qui doit lui rester dans la
pièce) n'y ont pensé, mais il est curieux que l'idée première d'un effet
de scène aussi moderne appartienne pour moitié à Mme de la Fayette et à
Valincour.

Je n'ai point encore signalé ce qui marque la supériorité véritable de
la _Princesse de Clèves_ non seulement sur _Zayde_ et la _Princesse de
Montpensier_, mais sur d'autres romans où les ardeurs de la passion et
les troubles de la jalousie sont peints avec une force égale ou, si l'on
veut, supérieure. Ce qui en fait la rareté, la Harpe nous l'a dit tout à
l'heure, «c'est que jamais l'amour combattu par le devoir n'a été peint
avec plus de délicatesse». Mais est-ce assez dire que parler de
délicatesse et ne faut-il pas ajouter encore de pathétique? En effet
l'emploi mesuré des mots n'enlève rien à la force des sentiments. Toute
voilée qu'elle est sous les nuances du langage, la passion court à
travers toutes ces pages. L'accent en est tout autre que celui des deux
œuvres précédentes. Chez l'auteur de la _Princesse de Clèves_ on sent la
femme qui a aimé, et qui sait ce dont elle parle, car elle a lutté et
souffert. On sent qu'elle raconte le roman de sa vie, et que tout à la
fois elle confesse sa faiblesse et rend témoignage à sa vertu. Ces
combats qu'elle peint, ils se sont passés dans son cœur; ces
objurgations que la princesse de Clèves s'adresse en son particulier,
maintes fois elle a dû se les répéter à elle-même, «Quand je pourrais
être contente de sa passion, qu'en veux-je faire? veux-je la souffrir?
veux-je y répondre? veux-je m'engager dans une galanterie? veux-je
manquer à M. de Clèves? _Veux-je me manquer à moi-même?_ et veux-je
enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne
l'amour?» Combien de fois Mme de la Fayette n'a-t-elle pas dû se tenir
ce langage; mais combien de fois n'a-t-elle pas dû s'avouer ce que
s'avouait aussi Mme de Clèves: «Je suis vaincue et surmontée par une
inclination qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont
inutiles; je pensais hier tout le contraire de ce que je pense
aujourd'hui, et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je
résolus hier.» Mais si sa défaite avait été complète, si son inclination
l'avait fait manquer à l'honneur, elle n'aurait point su peindre comme
elle l'a fait la résistance que Mme de Clèves oppose moins au duc de
Nemours qu'à elle-même, ni la sublimité de vertu et le scrupule excessif
qui l'empêchent, devenue libre, d'accepter la main que le duc lui offre.
Mme de la Fayette était trop vraie, suivant l'expression de la
Rochefoucauld, pour s'idéaliser au delà d'une certaine mesure aux dépens
de la vérité dans un roman où elle avait mis une part d'elle-même.
J'ajoute qu'elle n'avait pas pour cela assez d'imagination. Elle en
donna bien la preuve lorsque, voulant justifier, au point de vue de la
vraisemblance, l'aveu de la princesse de Clèves à son mari, elle essaya,
dans une petite nouvelle intitulée la _Comtesse de Tende_, de montrer la
nécessité où une femme peut se trouver réduite d'avouer à son mari une
faute bien autrement grave. Elle ne fit qu'une œuvre médiocre, sans
vraisemblance, sans vie, où l'on ne trouve rien qui soit comparable à la
_Princesse de Clèves_. Mme de la Fayette n'avait pas en elle une source
perpétuellement jaillissante d'où coulât à gros bouillons, comme chez
une George Sand et une George Eliot, un flot de créations incessantes;
elle n'était point une _romancière_ capable de mettre sur pied des êtres
qu'elle n'aurait point observés, ou d'inventer des aventures qui ne se
seraient point passées sous ses yeux. Elle était une femme du monde,
douée d'un don naturel pour écrire, à laquelle une fois dans sa vie les
troubles de son cœur ont donné presque du génie.

S'il fallait achever de démontrer la part d'inspiration personnelle qui
fait le charme et le pathétique de la _Princesse de Clèves_, j'en
trouverais une nouvelle preuve dans les mobiles qui dictent la conduite
et qui fortifient la courageuse austérité de l'héroïne. Nous avons vu
dans la biographie de Mme de la Fayette qu'avant l'époque où elle entra
en relations avec Du Guet (c'est-à-dire avant la mort de la
Rochefoucauld), elle paraît s'en être tenue à l'observance extérieure
des prescriptions religieuses, mais qu'elle n'était ni dévote ni même
pieuse. Or cet état paraît répondre exactement à celui que Mme de la
Fayette dépeint chez la princesse de Clèves. Sans doute Mme de Clèves
est chrétienne; mais il est assez remarquable que pas une seule fois
dans la lutte qu'elle soutient contre elle-même, elle n'appelle à son
aide un secours surnaturel. Pas une prière, pas un acte de foi. Un
romancier de nos jours qui voudrait peindre une femme vertueuse et point
philosophe mettrait incessamment dans sa bouche le nom de Dieu. Ce nom
ne se trouve pas une seule fois dans toute l'œuvre de Mme de la Fayette.
Quand Mme de Chartres, sur son lit de mort, adresse à sa fille ses
recommandations dernières, elle lui demande de songer à ce qu'elle se
doit à elle-même, et de penser qu'elle va perdre cette réputation
qu'elle s'est acquise; elle lui fait voir les malheurs d'une galanterie,
mais elle n'ajoute pas une seule considération religieuse. Les
exhortations que Mme de Clèves s'adresse à elle-même sont inspirées du
même esprit. Elle parle toujours de sa réputation, de sa dignité, de sa
vertu, mais vertu au sens antique, _virtus_. On dirait la Pauline de
Corneille, mais la Pauline d'avant le cinquième acte, la femme d'honneur
qui n'est pas chrétienne. Il est vrai que pour échapper aux poursuites
du duc de Nemours elle entre dans une maison religieuse, sans faire de
vœux cependant, mais ce qui paraît l'y déterminer c'est moins la ferveur
qu'une sorte de détachement philosophique, moins l'amour de Dieu que
«cette vue si longue et prochaine de la mort qui fait voir les choses de
cette vie de cet œil si différent dont on les voit dans la santé». Si
elle renonce à l'amour, c'est «parce que les passions et les engagements
du monde lui parurent tels qu'ils paraissent aux personnes qui ont des
vues plus grandes et plus éloignées». La foi peut y être; la piété n'y
est pas, et si je ne craignais de forcer ma pensée, je dirais que Mme de
la Fayette a écrit, sans assurément y songer, le roman de la vertu
purement humaine. Mais peut-être est-ce à cause de cela que ce roman
agit si fortement sur les âmes, sur toutes les âmes, car si les plus
heureuses, celles qui s'abreuvent à la source divine, n'y trouvent rien
qui blesse leurs sentiments, si elles sont même en droit de dire qu'un
fonds d'éducation et de préparation chrétiennes peut seul conduire à
cette sublimité de sacrifice, les autres, celles qui empruntent leur
courage à la seule dignité et au seul respect d'elles-mêmes, y trouvent
encore un encouragement et un appui. Aussi, pour les unes comme pour les
autres, la lecture de la _Princesse de Clèves_ sera-t-elle toujours d'un
grand réconfort. Oui, petit livre qui, depuis deux siècles, as été manié
par de si douces mains, soit revêtu de la couverture modeste sous
laquelle tu parus pour la première fois, soit paré par le luxe moderne
d'une reliure élégante, tu mérites d'être rangé parmi ces œuvres bénies,
devenues trop rares de nos jours, qui servent à entretenir le culte du
beau moral, et tu demeureras toujours le bréviaire des âmes qui sont à
la fois passionnées mais délicates, faibles mais fières. Qui sait en
effet, qui peut savoir à combien de ces âmes tu es venu en aide, en leur
murmurant à l'oreille ces mots qui pénètrent, et où l'on croit entendre
inopinément la voix de la conscience! Aussi bien peut-être que tel
sermon de Bourdaloue _sur les amitiés sensibles et prétendues
innocentes_, aussi bien que telles austères leçons d'un prêtre de nos
jours, tu as su dire à quelques-unes d'entre elles les paroles dont
elles avaient besoin, car tu leur as fait entendre que la vertu peut
trouver sa fin en elle-même, et goûter sa récompense dans l'austère
jouissance du devoir accompli. Et si l'idéal que tu leur as proposé peut
paraître au-dessus de l'humaine nature, si nous ne pouvons nous empêcher
de trouver avec Nemours que celle que tu nous as fait aimer avec lui
sacrifie un bonheur permis à un fantôme de devoir, eh bien, sois béni
encore pour cette exagération même, car l'humanité et la jeunesse
surtout n'atteindraient pas au devoir si elles ne visaient d'abord
au-dessus, comme le projectile qui ne parviendrait pas jusqu'à un but
éloigné s'il ne commençait par s'élever plus haut. Merci donc à toi pour
avoir proposé comme idéal le sacrifice à l'amour et l'héroïsme à la
vertu.

C'est le propre des belles œuvres ou même tout simplement des œuvres qui
ont eu du succès de susciter des imitations. Notre littérature est ainsi
encombrée de pastiches, que ce soient de fausses _Nouvelles Héloïses_,
ou de fausses _Lélia_, dont le plus grand nombre reproduisent les
défauts de leurs modèles sans en avoir les qualités. La _Princesse de
Clèves_ ne pouvait échapper à cette loi. Cependant, et précisément
peut-être à cause de la rareté de l'œuvre qui en rend l'imitation
difficile, on peut dire qu'elle n'a pas trop à se plaindre. Sans doute
on peut rattacher si l'on veut à la _Princesse de Clèves_ tous les
romans de la fin du siècle dernier ou du commencement de celui-ci où des
femmes aimables et spirituelles, qui avaient ou se croyaient le don
d'écrire, ont peint le monde où elles vivaient et les aventures dont
elles avaient été témoins. Les _Lettres de Lausanne_, _Adèle de
Sénanges_, _Eugène de Rothelin_, _Édouard_, et même la _Maréchale
d'Aubemer_, ou, si l'on préfère les noms des auteurs à ceux des œuvres,
Mmes de Charrière, de Souza, de Duras, et même Mme de Boigne, se sont
toutes, on peut le dire, inspirées plus ou moins de Mme de la Fayette,
et ont copié en elle ce que j'ai cru pouvoir appeler le peintre des
mœurs élégantes. Dans cet ordre d'idées, on pourrait même dire qu'elle
n'a fait que trop d'élèves. Mais, la _Princesse de Clèves_ a eu
également une descendance plus choisie: c'est celle des romans dont
l'intérêt se tire de la lutte entre la passion et le devoir, et qui
donnent la victoire à la vertu. Les œuvres de cette nature sont rares
dans notre littérature; mais, Dieu merci! elle n'en est pas cependant
complètement dépourvue. Je n'en veux citer qu'un exemple, c'est cette
admirable histoire de _Dominique_ où Fromentin a su allier les qualités
du peintre à celles du romancier, et la profondeur d'analyse d'un
Bourget à l'art descriptif d'un Loti. Assurément la ressemblance est
lointaine. Dominique n'a point l'élégance du duc de Nemours. M. de
Nièvre n'a rien de commun avec M. de Clèves, et Madeleine, surtout, n'a
point la réserve ni la fierté de la princesse. Ce n'est point un
scrupule aussi rare et aussi délicat qui la pousse lorsque, encore
enchaînée dans les liens du mariage, elle se sépare pour toujours de
Dominique, le lendemain du jour où elle a failli s'abandonner à lui.
Mais il est impossible cependant de lire leur dernière entrevue sans que
la pensée se reporte à la dernière Conversation de la princesse de
Clèves avec le duc de Nemours:

«Mon pauvre ami! me dit-elle, il fallait en venir là. Si vous saviez
combien je vous aime! Je ne vous l'aurais pas dit hier; aujourd'hui cela
peut s'avouer, puisque c'est le mot défendu qui nous sépare.» Elle,
exténuée tout à l'heure, elle avait retrouvé je ne sais quelle ressource
de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n'en avais plus aucune: elle
ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n'entendis pas; puis elle
s'éloigna doucement comme une vision qui s'évanouit, et je ne la revis
plus, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais.

Toutes ces ressemblances sont au reste, je le reconnais, cherchées de
très loin. En réalité la _Princesse de Clèves_ est une œuvre unique, qui
n'a point de pareille, qui n'en aura jamais. Elle est venue au monde
pendant ces vingt-cinq premières années qui ont suivi la majorité de
Louis XIV et qui marquent la plus belle époque de notre histoire, temps
unique où la France encore éprise de son jeune roi assurait ses
frontières naturelles sans aspirer à les dépasser, où Condé et Turenne
commandaient ses armées, où Bossuet arrachait des larmes aux courtisans
en prononçant l'oraison funèbre de Madame, où Racine faisait couler les
pleurs d'Andromaque et traduisait les fureurs de Phèdre, où Molière
peignait la jalousie d'Alceste et la coquetterie de Célimène. La
_Princesse de Clèves_ apparaît comme une perle au milieu de cet écrin de
pierres précieuses, mais c'est la perle de grand prix dont les reflets
roses et irisés joignent l'éclat à la douceur, ou plutôt c'est la fleur
d'un temps et de la nouveauté florissante d'un règne: _novitas florida
regni_. Pour la produire, il fallait une cour et une France
aristocratiques, comme la cour et la France de Louis XIV. Saluons ces
grâces que nous ne verrons plus; mais puisqu'elle n'est point flétrie
respirons le parfum de la fleur qui nous fait rêver à ce temps radieux,
et admirons sa fraîcheur éternelle.



APPENDICE


Marie-Madeleine Motier, marquise de la Fayette, fille d'Armand, marquis
de la Fayette, et d'Anne-Madeleine de Marillac, épousa, le 13 avril
1706, Charles-Louis-Bretagne de la Trémoïlle, prince de Tarente, duc de
Thouars, septième duc de la Trémoïlle. Elle mourut à vingt-six ans.

Le duc de la Trémoïlle, chef actuel de cette illustre maison, descend
directement de ce mariage. Il est donc par conséquent le seul héritier
direct de la comtesse de la Fayette, la branche des la Fayette à
laquelle appartenait le célèbre général et qui s'est éteinte récemment
en la personne d'Edmond de la Fayette, sénateur de la Haute-Loire, étant
une branche collatérale. Le duc de la Trémoïlle, en sa qualité
d'héritier direct, possède, non point hélas les papiers de Mme de la
Fayette qui n'en a point laissé, mais les papiers de son fils l'abbé.

Ces papiers sont par eux-mêmes peu intéressants. Ce ne sont que des
papiers d'affaires, contrats, inventaires, transactions, qui viennent
presque tous de l'étude de maître Levasseur, notaire au Châtelet de
Paris. Si je n'avais trouvé dans l'intitulé de l'inventaire dressé après
la mort du comte de la Fayette la date de sa mort qui avait jusqu'à
présent échappé à toutes les recherches, je n'aurais même point signalé
l'existence de ces papiers.

Par une particularité assez curieuse et qui ajoute encore au mystère de
la vie de M. de la Fayette, il n'est fait mention dans aucun de ces
actes du lieu de son décès.--Impossible de sombrer plus complètement
puisqu'on ne sait ni comment il a vécu, ni où il est mort, et cette
singularité me confirme encore dans la pensée que cette vie mystérieuse
a été troublée par quelque drame qui a brusquement rompu le lien
conjugal (au point de vue moral s'entend), et qui aux yeux de Mme de la
Fayette elle-même et de ses amis a fait de son mari une sorte de mort
vivant dont on ne parlait plus.

De quelques-uns de ces papiers il résulte cependant que la majeure
partie de la vie de M. de la Fayette s'est passée à la campagne, soit en
son château de Naddes, soit en son château d'Espinasse. Il paraît avoir
été assez processif, à en juger par d'assez nombreuses difficultés qu'il
eut avec ses voisins, dont quelques-unes se réglèrent de son vivant par
des transactions, mais dont les autres laissèrent beaucoup d'embarras à
Mme de la Fayette et firent d'elle pendant quelques années une véritable
plaideuse et une habituée de la Grand'Chambre. Mme de la Fayette ne fit
que défendre la fortune de ses enfants qui lui en surent beaucoup de
gré, et il est assez étrange, soit dit en passant, qu'on lui en ait fait
reproche.

Les autres pièces qui peuvent présenter quelque intérêt, sont d'abord le
contrat de mariage de Mme de la Fayette elle-même. Marie-Madeleine
Pioche de la Vergne adopta dans son contrat de mariage la coutume de la
ville et vicomté de Paris, qui était et qui est encore le régime de la
communauté réduite aux acquêts. Elle mettait dans la communauté dix
mille livres, son mari vingt mille, le surplus de leurs biens restant
propre. Le mari constituait à sa femme une rente de survie de quatre
mille livres. Rien de particulier dans les autres stipulations du
contrat.

Vient ensuite, comme pièce intéressante, un règlement d'intérêts
intervenu entre Mme de la Fayette, et Mme de Sévigné, pour une somme de
huit mille sept livres qui était due à Mme de la Fayette sur la
succession du chevalier Renauld de Sévigné, qui était à la fois son beau
père et l'oncle du mari de la marquise. Une partie de la fortune du
chevalier qui venait de sa femme Mme de la Vergne, revint à la comtesse
de la Fayette. L'autre partie revint aux Sévigné. De là, un règlement de
comptes entre les deux, amies, intéressant surtout pour les amateurs
d'autographes parce qu'il porte leurs deux signatures.

Enfin je signalerai l'inventaire dressé à la mort de l'abbé comte de la
Fayette lui-même. J'ai cherché dans l'inventaire des livres s'il était
question de l'exemplaire des _Maximes_ dont j'ai parlé et je n'ai rien
trouvé. Mais le catalogue complet de la bibliothèque n'est pas donné, il
s'en faut. Il n'est pas fait mention non plus de manuscrits provenant de
Mme de la Fayette. On sait que l'abbé est accusé d'avoir égaré plusieurs
cahiers des Mémoires de la cour de France et même un roman manuscrit
intitulé _Caraccio_ qui aurait figuré dans la bibliothèque du duc de la
Vallière. Cependant le catalogue de cette célèbre bibliothèque, publié
il est vrai en 1787, par Nizon, n'en fait pas mention. Le crime n'est
donc pas prouvé, et il n'est pas sûr que le roman ait jamais été écrit.
Si vraiment l'abbé est coupable, faut-il lui en vouloir?--Je ne le crois
pas. Mieux vaut peut-être que Mme de la Fayette demeure exclusivement à
nos yeux l'auteur de la _Princesse de Clèves_.

En résumé, ces papiers sont, comme on le voit, peu intéressants, et
cependant c'est presque avec émotion que je les ai tenus entre les
mains. Leur sécheresse et leur aridité même donnent en effet une vie
singulière aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant
mêlés, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie. Excepté le duc de
la Trémoïlle, si digne par sa connaissance des choses du passé et son
érudition de veiller sur ce dépôt, personne, je crois, ne les avait
maniés avant moi, car sur plus d'une page la poudre était encore collée
à l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai fait tomber, et que
j'ai ajouté une destruction de plus à toutes celles qui sont l'ouvrage
de la vie. Cependant les papiers eux-mêmes sont à l'abri du péril, et si
Mme de la Fayette trouve au XXe siècle quelque nouveau biographe, il
pourra encore les consulter et en tirer peut-être plus de parti qu'une
communication tardive (due à ma seule négligence) ne m'a permis de le
faire. Ainsi les passions s'éteignent, les êtres passent, les sociétés
disparaissent, les monarchies s'écroulent, mais les actes notariés
demeurent, et de tout ce que crée l'homme une feuille de papier est
encore ce qu'il y a de plus durable.



LES PORTRAITS DE MADAME DE LA FAYETTE


Il existe au Cabinet des Estampes treize gravures ou lithographies
représentant Mme de la Fayette. Ces gravures ou lithographies n'ont
aucune ressemblance les unes avec les autres. On dirait deux ou trois
personnes différentes. Plusieurs ont un caractère absolument
conventionnel, et rappellent tous les portraits de grand'mères ou de
grand'tantes qu'on conserve dans les châteaux de province. Cependant il
y a un peintre qui paraît avoir été le peintre favori de Mme de la
Fayette: c'est Ferdinand, car il a reproduit ses traits jusqu'à quatre
fois, à différents âges de la vie. Tous ces portraits représentent Mme
de la Fayette avec un nez un peu proéminent et des joues un peu
tombantes, ce qui ne donne pas grand agrément à sa figure. Mais cette
sincérité même du peintre, et cette constante et consciencieuse
reproduction de deux traits assez désobligeants donnent à penser qu'il
faisait ressemblant. C'est ce qui m'a déterminé à reproduire celui de
ces portraits qui est le plus agréable, et où Mme de la Fayette est
représentée encore dans sa jeunesse. Peut-être ce portrait ne
plaira-t-il pas beaucoup, mais «la vérité l'emporte», comme disait M. de
Talleyrand. Je dois ajouter pour ma justification qu'excepté le cardinal
de Retz, qui, à la vérité, s'y connaissait, personne n'a jamais dit que
Mme de la Fayette fut jolie.



NOTES


[1: Voir l'Appendice.]

[2: Voir, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 septembre 1890, un
article intitulé: _À propos d'un exemplaire des_ Maximes.]

[3: L'édition publiée par Barbin en 1693 n'ayant paru que quelques mois
après la mort de Mme de la Fayette, il faut supposer, ce qui n'a du
reste rien d'improbable, que Barbin lui envoyait les épreuves.]

[4: Le duc de la Trémoïlle, chef actuel de cette illustre maison, est le
descendant direct de Mme de la Fayette, et possède un certain nombre de
papiers qui viennent d'elle.]

[5: Cette maxime figure en effet pour la première fois dans l'édition de
1678.]





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