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Title: Les trois hommes en Allemagne
Author: Jerome, Jerome K. (Jerome Klapka), 1859-1927
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les trois hommes en Allemagne" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



JEROME K. JEROME

LES TROIS HOMMES EN ALLEMAGNE


ROMAN TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR

GEORGES SELIGMANN



PARIS
ÉDITIONS DE LA SIRÈNE
Boulevard Malesherbes, 29
MCMXXII


_DU MÊME AUTEUR_


TROIS HOMMES DANS UN BATEAU

_ROMAN_

(SIXIÈME MILLE)

AUX ÉDITIONS DE LA SIRÈNE

_COPYRIGHT_

BY LES ÉDITIONS DE LA SIRÈNE

PARIS

1922

Je dédie

_Cette oeuvre insignifiante d'un écolier très humble_

AU BON GUIDE

_qui, sans me diriger, me conduit dans le droit chemin;_

AU PHILOSOPHE BON VIVANT

_qui s'il n'a pas pu m'amener à supporter le mal de dents avec
patience, m'a cependant soutenu par la pensée que cet incident ne
serait que passager;_

AU BON AMI

_qui sourit quand je lui fais part de mes ennuis, et qui, lorsque
j'appelle au secours, ne fait que répondre: attends!_

A L'IRONISTE A LA FIGURE GRAVE

_pour lequel la vie n'est qu'un recueil d'épisodes humoristiques;_

AU BON MAITRE,

LE TEMPS



CHAPITRE PREMIER

_Trois amis éprouvent le besoin de se distraire. Fâcheux résultat
d'une déception. Couardise de George. Harris a des idées. Récit du
vieux marin et du yachtman inexpérimenté. Un équipage plein de
courage. Du danger de mettre à la voile par vent de terre. De
l'impossibilité de naviguer par vent de mer. Les arguments
d'Ethelbertha. L'humidité de la rivière. Harris propose un voyage à
bicyclette. George craint le vent. Harris suggère la Forêt Noire.
George craint les montées. Plan imaginé par Harris pour en
triompher. Irruption de Mme Harris._


Ce qu'il nous faudrait, dit Harris, ce serait un peu de distraction.

A ce moment la porte s'ouvrit, et Mme Harris, passant la tête dans
l'entre-bâillement, nous dit qu'Ethelbertha l'envoyait me rappeler
qu'il ne fallait pas rentrer trop tard à cause de Clarence...

(Je suis enclin à penser qu'Ethelbertha se tourmente trop volontiers
sur le compte des enfants. L'état de ce petit n'offre en somme
aucune gravité. Il est sorti le matin avec sa tante. S'il a le
malheur, étant avec elle, de regarder la devanture d'un pâtissier,
elle le fait entrer et le bourre de choux à la crème et de buns
jusqu'à ce qu'il se déclare rassasié et refuse avec politesse et
fermeté de manger quoi que ce soit de plus. Résultat: il a du mal à
avaler un peu de purée à déjeuner: et sa mère craint qu'il ne couve
une maladie grave.)

Mme Harris ajouta que nous ferions bien de nous dépêcher de monter
pour ne pas manquer la récitation de «The Mad Hatters Tea Party»,
tiré d'_Alice in Wonderland_. Muriel--c'est la récitante--est la
deuxième enfant de Harris. Elle a huit ans, c'est une fille
intelligente et gaie, mais, pour ma part, je la préfère dans les
pièces sérieuses. Nous répondons que nous finissons nos cigarettes,
que nous viendrons tout de suite après, et nous supplions Mme Harris
de ne pas laisser Muriel commencer avant notre arrivée. Elle promet
de tout faire pour calmer le zèle de l'enfant et s'en va.

Harris, la porte fermée, reprit sa phrase interrompue.

--Vous comprenez ce que je voulais dire,--un changement total.

Comment le réaliser?

George proposa «un voyage d'affaires».

Un jeune ingénieur avait, je m'en souviens, projeté un de ces
«voyages d'affaires» pour Vienne. Sa femme lui demanda de préciser
ses projets. Il s'agissait de visiter des mines aux alentours de la
capitale autrichienne et de rédiger des rapports. Elle désira
l'accompagner,--c'était une femme à ça. Il fit l'impossible pour
l'en dissuader, alléguant que la place d'une jolie femme n'était pas
dans une mine. Elle était bien de cet avis. Aussi n'avait-elle
nullement l'intention de l'accompagner dans les puits. Simplement
elle le mettrait en voiture chaque matin, puis se distrairait
jusqu'à son retour en admirant les boutiques et en y achetant
d'aventure ce qui la tenterait. Ayant lancé l'idée, il ne voyait
plus maintenant le moyen de se tirer de là. Pendant dix longues
journées d'été, il fut condamné à inspecter les mines des environs
de Vienne et, le soir, à rédiger des rapports. Il les expédiait à
son patron, qui ne savait qu'en faire. Je rappelai ce précédent et
en fis l'application à notre cas:

--Je serais navré de croire qu'Ethelbertha et Mme Harris
appartiennent à cette catégorie d'épouses. Cependant, ne recourons
pas, pour cette fois, au prétexte «affaires»; réservons cette
échappatoire pour le cas d'absolue nécessité... Non, allons-y
carrément. Voici ce que j'expliquerai à Ethelbertha: «J'ai remarqué,
lui dirai-je, que jamais mortel n'estime à sa juste valeur un
bonheur qui est constamment à sa portée.» J'ajouterai qu'afin de lui
permettre d'apprécier mes qualités personnelles, je jugeais opportun
de m'arracher à sa société et à celle des enfants pour trois
semaines au moins. Je lui dirai, continuai-je, en m'adressant à
Harris, que c'est vous qui m'avez fait comprendre cela, que c'est à
vous que nous devons...

Harris posa vivement son verre.

--Si cela ne vous fait rien, mon vieux, je préférerais autre chose.
Elle en parlerait à ma femme. Je serais désolé de recevoir des
remerciements que je ne mérite pas.

--Mais si, vous les méritez, car c'est bien vous qui...

Harris m'interrompit encore:

--Non! c'est de vous que vient l'idée. Vous vous rappelez avoir dit
que c'est une erreur de s'enliser dans la béatitude domestique et
qu'une félicité ininterrompue alourdit le cerveau...

--Je parlais en général.

--Et précisément, continua Harris, je me proposais de parler à Clara
de votre suggestion. Elle apprécie beaucoup votre intelligence, je
le sais, et je suis sûr que si...

--Ne courons pas ce risque, interrompis-je à mon tour. Il y a là un
problème délicat. J'en entrevois la solution. Nous dirons que le
projet nous a été suggéré par George.

Il arrive à George de manquer d'obligeance; c'est une remarque que
j'ai eu l'occasion et le regret de faire. Vous auriez cru qu'il
allait être enchanté d'aider deux vieux camarades à se tirer
d'embarras: non! il devint agressif.

--Essayez! dit-il, et moi je dirai que mon plan, tout au contraire,
avait été de partir en bande, avec femmes et enfants; j'aurais
emmené ma tante; nous aurions loué un vieux château délicieux, que
je connais en Normandie, dans un endroit où le climat convient
particulièrement aux enfants délicats, et où le lait est tel qu'on
n'en trouve pas de pareil en Angleterre. J'ajouterai que vous avez
singulièrement exagéré en avançant que nous serions plus heureux,
voyageant seuls.

On n'arrive à rien avec George par la douceur; il faut montrer de la
fermeté.

--Dites-leur cela, s'écria Harris, et voici ce que je proposerai à
mon tour: Nous louerons ce château. Vous emmènerez votre tante, ça
j'y tiens, et vous verrez l'agrément de ce mois de vacances. Les
enfants raffolent tous de vous; J... et moi nous disparaîtrons. Vous
avez déjà promis à Edgar de l'initier à l'art de la pêche. Ce sera
encore vous qui jouerez aux animaux sauvages. Dick et Muriel, depuis
dimanche, ne font que parler de votre apparition en hippopotame.
Nous ferons des pique-niques dans la forêt: nous ne serons que onze.
Le soir, un peu de musique, et on dira des vers. Muriel possède déjà
six morceaux, et les autres enfants, tous, apprennent très vite.

Ces menaces rabattirent le caquet de George, et, le petit incident
clos, la question se posa derechef: que ferions-nous?

Harris, comme toujours, penchait pour la mer; il nous parla d'un
petit yacht, juste ce qu'il nous fallait, un yacht que nous
pourrions manoeuvrer nous-mêmes, sans l'aide d'une bande odieuse de
fainéants, de ces gens qui ne savent que flâner à votre bord,
ajouter aux dépenses et qui enlèvent au voyage son charme et sa
poésie. Il se targuait de le faire marcher, son yacht, avec le seul
concours d'un mousse débrouillard. Nous connaissions ce genre de
yacht et nous le lui dîmes; nous avions déjà passé par là, Harris et
moi. A l'exclusion de tout autre parfum ce bateau sent la vase et
les herbes pourries, arômes contre lesquels l'air pur de la mer ne
saurait lutter. Il n'y a pas d'abri contre la pluie; le salon a dix
pieds sur quatre; la moitié en est occupée par un poêle qui
s'effondre quand on veut l'allumer. Vous êtes forcé de prendre votre
tub sur le pont et le vent emporte votre peignoir au moment même où
vous sortez de l'eau.

Harris et le mousse feraient tout le travail intéressant; hisser la
voile, gouverner, nager debout au vent, prendre des ris. A eux tous
les agréments, tandis que George et moi nous éplucherions les pommes
de terre et ferions le ménage.

--Soit, concéda-t-il, prenons un beau yacht avec un capitaine et
faisons les choses grandement.

Je m'y opposai encore. Je les connais, ces capitaines et leur
manière de naviguer.

Jadis, il y a des années, jeune et sans expérience, je louai un
yacht. La coïncidence de trois événements m'avait fait commettre
cette folie: Ethelbertha avait le désir de respirer l'air pur de la
mer; j'avais eu un coup de chance, et le lendemain matin même, au
club, mes yeux étaient tombés sur un numéro du _Sportsman_, où je
lus l'annonce suivante:

    Aux amateurs de yachting

    Occasion unique:

    L' «ESPIÈGLE», YOLE, 28 TONNES. LE PROPRIÉTAIRE, SUBITEMENT
    RAPPELÉ POUR AFFAIRES, LOUERAIT CE LÉVRIER DE L'OCÉAN,
    YACHT SUPERBEMENT AGENCÉ, POUR PÉRIODE COURTE OU LONGUE.
    DEUX CABINES, SALON, PIANO WOFFENKOFF, CHAUDIÈRE EN CUIVRE
    NEUF, 10 GUINÉES PAR SEMAINE. S'ADRESSER A PERTWEE ET Cie,
    3_a_, BUCKLERSBURY.

Cela m'avait fait l'effet d'une révélation du ciel.

La chaudière en «cuivre neuf» m'importait peu: je pensais qu'on
pourrait attendre pour faire notre petite lessive. Mais le «piano
Woffenkoff» m'inspirait. Je voyais déjà Ethelbertha jouant, le soir,
quelques chansons, dont l'équipage, avec un peu d'entraînement,
reprendrait le refrain, tandis que notre demeure mobile bondirait,
tel un lévrier agile, à travers les ondes argentées.

Je hélai un cab et me fis conduire directement à Bucklersbury. Mr
Pertwee, un quidam d'aspect modeste, avait un bureau sans prétention
au troisième étage. Il me montra une image à l'aquarelle de
l'_Espiègle_, fuyant sous le vent. Le pont était incliné à quelque
90° sur l'océan. Aucun être humain n'était visible sur ce pont: je
suppose qu'ils avaient tous glissé à l'eau,--je ne vois pas en effet
comment on aurait pu s'y maintenir à moins d'y avoir été cloué. Je
fis remarquer cette circonstance fâcheuse à l'agent. Il m'expliqua
que l'_Espiègle_ était représenté au plus près serré, lors de la
victoire fameuse qu'il remporta dans la coupe challenge de la
Medway. Mr Pertwee me croyait au courant de cet événement et je
préférai m'abstenir de le questionner. Deux petites taches près du
cadre, que j'avais d'abord prises pour des mouches, représentaient,
paraît-il, les deuxième et troisième gagnants de cette course
célèbre. Une photographie du yacht ancré près de Gravesend était
moins impressionnante, mais éveillait l'idée d'une plus grande
stabilité. Toutes les réponses à mes questions ayant été favorables,
je louai pour quinze jours. Mr Pertwee dit qu'il se félicitait de ce
que je ne retinsse pas son yacht pour plus longtemps (j'arrivai plus
tard à être de son avis), car ce laps s'accordait exactement avec
une autre location: si j'avais demandé le yacht pour trois semaines,
il aurait été dans l'obligation de me le refuser.

L'affaire étant conclue, Mr Pertwee me demanda si j'avais un
capitaine en vue. Par chance je n'en avais pas (tout semblait
tourner en ma faveur), car Mr Pertwee était certain que je ne
pourrais mieux faire que de garder Mr Goyles, actuellement en
fonction, homme qui connaissait la mer comme un mari connaît sa
femme et n'avait jamais eu à déplorer la perte d'un passager.

Ceci se passait dans la matinée et le yacht se trouva être mouillé
près de Harwich. Je pus prendre l'express de 10 h. 45 à Liverpool
Street et à une heure je causais avec Mr Goyles à bord de
l'_Espiègle_. C'était un gros homme aux manières paternes. Je lui
fis part de mon plan: contourner les îles hollandaises et naviguer
lentement vers la Norvège. Il fit: «Bien, bien,» et parut
enthousiasmé de cette excursion, disant que cela l'amuserait aussi.
Nous abordâmes la question de l'approvisionnement; il s'enthousiasma
encore davantage. J'avoue que la quantité de victuailles proposée
par Mr Goyles me surprit. Si nous avions vécu au temps de Drake et
de la piraterie espagnole, j'aurais pu craindre qu'il ne machinât un
coup. Cependant il riait avec sa bonhomie paternelle, assurant que
nous n'exagérions pas. Les restes, s'il devait y en avoir,
l'équipage se les partagerait et les emporterait, selon la coutume.
Il me sembla que j'approvisionnais ces hommes pour tout l'hiver,
mais, ne voulant pas paraître avare, je ne dis plus rien. La
quantité de boisson réclamée m'étonna également.

--Nous n'allons pas, dis-je, faire les apprêts d'une orgie, Mr
Goyles?

--Orgie! Voyons, ils ne prendront qu'une goutte d'alcool dans leur
thé.

Il m'exposa sa devise: recruter de bons matelots et bien les
traiter.

--Ils travaillent de meilleur coeur et, une autre fois, reviennent à
votre service.

Je ne tenais pas à ce qu'ils revinssent jamais à mon service. Je
commençais à me dégoûter d'eux avant de les avoir vus, les
considérant comme un équipage par trop vorace et altéré. Mr Goyles
était si plein d'entrain et moi tellement inexpérimenté que là
encore je laissai faire.

Je lui laissai aussi le soin d'enrôler l'équipage. Il dit qu'il «en»
viendrait à bout avec deux hommes et un mousse. S'il faisait
allusion au nettoiement des victuailles et des boissons, il n'y
pouvait réussir avec si peu de monde; mais peut-être voulait-il
parler de la conduite du yacht.

En rentrant je passai chez mon tailleur et commandai un costume de
yachting avec casquette blanche; il promit de se dépêcher et de me
le livrer en temps voulu; puis je rentrai raconter à Ethelbertha
l'emploi de mon temps. Sa joie ne fut troublée que par cette seule
pensée: la couturière aurait-elle le temps de lui faire un costume?
Voilà bien les femmes.

Mariés depuis peu, nous décidâmes de n'inviter personne. Je rends
grâces au ciel de cette décision. Le lundi, nous nous équipâmes de
pied en cap et partîmes. Je ne sais plus ce que portait Ethelbertha;
en tout cas, elle était fort élégante. Mon costume bleu, garni d'une
étroite tresse blanche, faisait aussi très bon effet.

Mr Goyles vint à notre rencontre sur le pont et annonça que le lunch
était servi. Je dois reconnaître qu'il s'était assuré les services
d'un très bon cuisinier. Je n'eus pas l'occasion de juger les
capacités des autres membres de l'équipage. Cependant, je peux dire
qu'au repos ils paraissaient former une bande joyeuse.

Mon projet était tel: sitôt terminé le déjeuner des hommes, nous
lèverions l'ancre; penchés sur le bastingage, Ethelbertha et
moi,--moi le cigare au bec,--nous suivrions à l'horizon le subtil
effacement des falaises patriales. Prêts à réaliser notre part du
programme, nous attendions sur le pont.

--Ils prennent leur temps, dit-elle.

--S'ils veulent manger en quinze jours tout ce qui se trouve sur ce
yacht, ils mettront du temps à chaque repas. Ne les pressons pas,
sinon ils n'arriveraient pas à en finir le quart.

--Ils se sont peut-être endormis, remarqua plus tard Ethelbertha. Il
va bientôt être l'heure du thé.

Sans contredit, ces gaillards-là étaient placides. Je m'avançai et
hélai le capitaine Goyles par l'écoutille. Je le hélai par trois
fois. Enfin il monta, lentement. Il me sembla vieilli, plus
lourd,--entre ses lèvres un cigare éteint.

Il retira de la bouche son bout de cigare.

--Quand vous serez prêt, capitaine Goyles, dis-je, nous partirons.

--Pas aujourd'hui, monsieur, pas aujourd'hui.

--Pourquoi pas aujourd'hui?

Je sais que les marins sont superstitieux; peut-être le lundi
était-il jour néfaste...

--Le jour n'y est pour rien, répondit le capitaine; c'est le vent
qui me donne à réfléchir: il n'a pas l'air de vouloir tourner.

--Mais a-t-il besoin de tourner? demandai-je. Il me semble qu'il
souffle juste dans la bonne direction, droit derrière nous.

--Oui, oui, droit, c'est bien le mot, car nous irions tout droit à
la mort; Dieu nous garde de mettre à la voile avec un vent pareil!
Voyez-vous, expliqua-t-il, en réponse à mon regard étonné, c'est ce
que nous appelons un vent de terre, parce qu'il souffle directement
de terre, si l'on peut dire.

Effectivement, l'homme avait raison, le vent venait de terre.

--Il tournera peut-être pendant la nuit, dit le capitaine pour me
réconforter. Du reste il n'est pas violent, et l'_Espiègle_ tient
bien la mer.

Le capitaine Goyles reprit son cigare et moi je retournai à
l'arrière expliquer à Ethelbertha la raison de notre retard. Elle
paraissait de moins bonne humeur qu'au moment de notre embarquement
et voulut savoir pourquoi nous ne pouvions pas partir avec un vent
de terre.

--S'il ne soufflait pas, de la terre, dit-elle, il soufflerait de la
mer, et nous renverrait vers la côte. Il me semble que nous avons
juste le vent qu'il nous faut.

--Tu manques d'expérience, mon amour. Ce vent semble bien le vent
qu'il nous faut, mais il ne l'est pas. C'est ce que nous appelons un
vent de terre, et le vent de terre est toujours très dangereux.

Ethelbertha voulut savoir pourquoi un vent de terre était toujours
dangereux.

Ces questions m'impatientaient; peut-être étais-je légèrement
irrité. Le tangage uniforme d'un petit yacht ancré déprime même
l'esprit le plus ferme.

--Je ne saurais te l'expliquer, continuai-je (et c'était la vérité),
mais ce serait le comble de la témérité de mettre à la voile avec ce
vent, et je t'aime trop, chérie, pour t'exposer à de pareils
risques.

Ma phrase me parut élégante; mais Ethelbertha répondit simplement
qu'elle regrettait, dans ces conditions, d'être venue à bord avant
mardi et elle descendit.

Le lendemain matin le vent tourna au nord. Je m'étais levé de bonne
heure et fis remarquer cette saute au capitaine.

--Oui, oui, monsieur, déclara-t-il, c'est fâcheux, mais nous n'y
pouvons rien.

--Vous ne pensez pas pouvoir partir aujourd'hui? hasardai-je.

Il rit, et ne se fâcha pas.

--Monsieur, si vous aviez l'intention d'aller à Ipswich, je vous
dirais: Tout est au mieux. Mais notre destination étant, voyez-vous,
la côte hollandaise, eh bien, voilà...

Je communiquai la nouvelle à Ethelbertha et nous décidâmes de passer
la journée à terre. Harwich n'est pas une ville gaie; vers le soir
on pourrait dire qu'elle est morne. Nous prîmes du thé et des
sandwiches à Dovercourt, et retournâmes sur le quai, pour retrouver
le capitaine Goyles et le bateau. Nous attendîmes le premier pendant
une heure. Quand il arriva, il était plus gai que nous; s'il ne
m'avait pas affirmé qu'il ne buvait jamais qu'un grog chaud avant de
se coucher, j'aurais eu lieu de croire qu'il était gris.

Le lendemain matin le vent venait du sud, ce qui rendit le capitaine
plutôt anxieux; il paraît qu'il était tout aussi dangereux de s'en
aller que de rester où nous étions; notre seul espoir était que le
vent tournât avant qu'un malheur irréparable ne fût arrivé. Entre
temps Ethelbertha avait pris le yacht en grippe; elle dit qu'elle
aurait préféré passer une semaine dans une cabine de bains, vu
qu'une cabine de bains était du moins immobile.

Nous passâmes un autre jour à Harwich et cette nuit-là, ainsi que la
suivante, le vent continuant à être au sud, nous couchâmes à la
_Tête Couronnée_. Le vendredi le vent souffla directement de la mer.
Je rencontrai le capitaine sur le quai et lui suggérai que, vu cette
circonstance, nous pourrions partir. Il me parut irrité de mon
insistance.

--Si vous étiez un peu plus au courant des choses de la mer,
monsieur, vous verriez par vous-même que c'est impossible. Le vent
souffle droit de la mer.

--Capitaine Goyles, pouvez-vous me dire quel est l'objet que j'ai
loué? Est-ce un yacht, ou une maison flottante? Je demande par là si
on peut mettre l'_Espiègle_ en mouvement, ou s'il est condamné à
l'immobilité, auquel cas, vous me le diriez franchement: nous
décorerions le pont de caisses garnies de lierre, nous ajouterions
quelques plantes fleuries, nous installerions une marquise,--ce
serait un lieu fort agréable. Si, au contraire, on pouvait mettre
l'objet en mouvement...

--En mouvement? interrompit le capitaine. Il faudrait pour cela
avoir le bon vent.

--Mais quel est le bon vent?

Le capitaine Goyles sembla embarrassé. Je continuai:

--Au courant de la semaine nous avons eu vent du nord, vent du sud,
vent de l'est et vent de l'ouest, avec des variations. Je
n'attendrais encore que si vous pouviez me désigner une cinquième
direction sur la boussole. Sinon, à moins que l'ancre n'ait pris
racine, nous la lèverons aujourd'hui même, et nous verrons ce qui
arrivera.

Il comprit que j'étais décidé.

--Très bien, monsieur, jeta-t-il, vous êtes le maître et moi
l'employé. Je n'ai plus qu'un enfant à ma charge, grâce à Dieu, et
sans aucun doute vos exécuteurs comprendront leur devoir vis-à-vis
de ma vieille. Son ton solennel m'impressionna.

--Monsieur Goyles, soyez franc. Y a-t-il un espoir quelconque de
quitter ce trou maudit par un temps quelconque?

Le capitaine Goyles me répondit gentiment:

--Voyez-vous, monsieur, cette côte est très particulière. Une fois
loin d'elle tout irait bien, mais s'en détacher sur une coquille de
noix comme celle-ci, eh bien, pour être franc, monsieur, ce serait
dur.

Je le quittai avec l'assurance qu'il surveillerait le temps comme
une mère veille sur le sommeil de son enfant. Ce fut sa propre
comparaison. Je le revis à midi, il surveillait le temps, de la
fenêtre du _Chaîne et Ancre_.

A cinq heures, ce jour-là, un heureux hasard nous fit rencontrer
dans High street deux yachtmen de mes amis. Par suite d'une avarie
au gouvernail, ils avaient dû atterrir. Je leur racontai mon
histoire. Ils en semblèrent moins surpris qu'amusés. Le capitaine
Goyles et les deux hommes surveillaient toujours le temps. Je courus
à l'hôtel et mis Ethelbertha au courant. Tous quatre, nous nous
faufilâmes jusqu'au quai, où nous trouvâmes notre bateau amarré.
Seul le mousse était à bord. Mes deux amis se chargèrent du yacht et
vers six heures nous filions joyeusement le long de la côte.

Nous passâmes la nuit à Aldborough et le lendemain poussâmes jusqu'à
Yarmouth, où mes amis se trouvèrent forcés de nous quitter; je me
décidai à abandonner le yacht. Le matin de bonne heure je vendis nos
provisions aux enchères sur la plage de Yarmouth. Je le fis avec
perte, mais j'eus la satisfaction de rouler le capitaine Goyles. Je
confiai l'_Espiègle_ à un marin de l'endroit, qui promit de le
ramener pour deux souverains à Harwich. Nous rentrâmes à Londres par
le train.

Il se peut qu'il existe d'autres yachts que l'_Espiègle_ et d'autres
patrons que le capitaine Goyles, mais cette aventure m'a vacciné
contre tout désir de récidive.


George confirma qu'un yacht entraînait en outre beaucoup de
responsabilité et nous en abandonnâmes l'idée.

--Que penseriez-vous de la rivière? suggéra Harris. Nous y avons
passé de bons moments.

George continua à fumer en silence; je cassai une autre noix.

--La rivière n'est plus ce qu'elle a été, dis-je. Je ne sais pas
exactement comment cela se fait; mais il y existe un je ne sais quoi
dans l'air, une sorte d'humidité, qui chaque fois que j'en approche
réveille mon lumbago.

--Et moi, remarqua George, j'ignore le pourquoi de la chose, mais je
ne puis plus dormir dans son voisinage. J'ai passé une semaine chez
James au printemps. Toutes les nuits, je me réveillais à sept heures
et il m'était impossible de refermer l'oeil.

--Je n'avais fait que la proposer sans y attacher grande importance,
dit Harris, car cela ne me vaut rien non plus; mon séjour s'y achève
invariablement sur une attaque de goutte.

--Ce qui me réussit le mieux, dis-je, c'est l'air de la montagne.
Que penseriez-vous d'un voyage pédestre à travers l'Ecosse?

--Il fait toujours humide en Ecosse, s'écria George. J'y ai passé
trois semaines l'année avant-dernière sans y avoir jamais eu le
corps ni le gosier secs, si j'ose dire.

--Pourquoi pas la Suisse? émit Harris.

J'objectai:

--Jamais elles ne nous laisseront aller seuls en Suisse: vous savez
ce qu'il en advint la dernière fois. Il nous faut un endroit où ni
femme ni enfant habitués à un certain confort ne voudraient résider,
un pays de mauvais hôtels, de communications difficiles, où nous
vivrions à la dure, où nous devrions trimer, jeûner peut-être.

--Doucement! interrompit George, doucement! Vous oubliez que je pars
avec vous.

--J'y suis, exclama Harris; une balade à bicyclette!

George eut l'air d'hésiter.

--Il y a pas mal de montées, songez-y, et on a le vent debout.

--Soit! mais aussi des descentes avec le vent dans le dos.

--Je ne m'en suis jamais aperçu, dit George.

--Vous ne trouverez pas mieux qu'un voyage à bicyclette, persista
Harris.

Je me sentais enclin à l'approuver.

--Et je vous dirai même où aller, continua-t-il: à travers la Forêt
Noire.

--Mais elle est toute en montées! riposta George.

--Pas toute, mettons les deux tiers. Et il y a une commodité, que
vous oubliez.

Il regarda autour de lui avec précaution et chuchota:

--Il y a des petits trains qui gravissent ces hauteurs, des petits
trucs à roues dentées, qui...

La porte s'ouvrit et Mme Harris apparut. Elle dit qu'Ethelbertha
était en train de mettre son chapeau et que Muriel, lasse
d'attendre, avait récité sans nous: «The Mad Hatters Tea Party».

--Au club, demain quatre heures! me chuchota Harris en se levant.

Je passai la consigne à George en montant l'escalier.



CHAPITRE DEUXIÈME

_Une tâche ardue. Ce qu'Ethelbertha aurait pu dire. Ce qu'elle dit.
Ce que Mme Harris dit. Ce que nous dîmes à George. Nous partons le
mercredi. George expose que nous pouvons profiter de ce voyage pour
cueillir un peu de savoir. Harris et moi en doutons. Quel est celui
qui trime le plus sur un tandem? L'avis de celui qui est devant. Ce
qu'en pense celui qui est derrière. Comment Harris égara sa femme.
La question des bagages. La sagesse de mon vieil oncle Podger. Début
de l'histoire de l'homme porteur d'un sac._


Le soir même, j'entamais le débat avec Ethelbertha. J'affectai
d'être irritable. Je m'attendais à ce qu'Ethelbertha fît une
remarque à ce sujet. J'en aurais admis le bien fondé, attribuant mon
état à un peu de surmenage cérébral.

Une fois sur le chapitre de ma santé, l'urgence de remèdes radicaux
nous apparaîtrait. Avec du tact, j'amènerais Ethelbertha à prendre
l'initiative de la décision. J'imaginais qu'elle dirait: «Mon chéri,
c'est un changement de régime qu'il te faut, un changement complet.
Laisse-toi persuader et pars pour un mois. Non, ne me demande pas de
t'accompagner. Je sais que tu le préférerais, mais je ne le veux
pas. C'est la société d'hommes qu'il te faut. Essaie de décider
George et Harris à t'accompagner. Crois-moi, une tension d'esprit
perpétuelle réclame de temps à autre un relâchement de l'effort
journalier. Tâche pour quelque temps d'oublier qu'il faut aux
enfants des leçons de musique, des bottines, des bicyclettes et de
la teinture de rhubarbe trois fois par jour; tâche d'oublier qu'il
existe ce qu'on appelle des cuisinières, des tapissiers, des chiens
de voisins et des notes de boucher. Va-t'en te mettre au vert, et
choisis loin d'ici un endroit où tout te sera nouveau, où ton
cerveau surmené pourra se retremper dans une atmosphère de calme et
d'oubli. Reste absent quelque temps; donne-moi le loisir de te
regretter et de méditer sur ta bonté et sur tes qualités que j'ai
continuellement sous les yeux, que je pourrais oublier; car ce
serait humain, puisqu'on devient facilement indifférent aux
bienfaits du soleil et aux beautés de la lune. Va-t'en et
reviens-nous reposé de corps et d'âme, plus brillant, meilleur, si
possible.

Mais même lorsque nos désirs s'accomplissent, jamais le bonheur ne
se présente tel exactement que nous l'aurions souhaité. Pour
commencer, Ethelbertha ne sembla pas remarquer mon énervement; il
fallut que je forçasse son attention. Je fis:

--Excuse-moi, je ne suis pas bien ce soir.

--Tiens..., me répondit-elle, je n'avais rien remarqué; qu'est-ce
qui ne va pas?

--Je ne saurais te l'expliquer. Je sens venir cela depuis des
semaines.

--C'est ce whisky. Jamais tu n'y touches, sauf quand nous allons
chez les Harris. Tu sais pourtant que tu ne le supportes pas. Tu
n'as pas la tête solide.

--Ce n'est pas le whisky; c'est plus sérieux que cela. Je pense que
c'est une affection plutôt mentale que physique.

--Tu as encore lu ces critiques, dit Ethelbertha avec un peu plus de
sympathie. Pourquoi, selon mon conseil, ne les as-tu pas jetées au
feu?

--Ce ne sont pas les critiques. Elles ont même été flatteuses, du
moins les deux ou trois dernières.

--Alors qu'est-ce que c'est? Car il y a sûrement une raison.

--Non, il n'y en a pas. Et c'est cela qui est étonnant. Je
définirais mon état: une sensation étrange d'agitation...

Il me sembla qu'Ethelbertha me scrutait bizarrement; mais comme elle
ne dit rien, je continuai:

--Cette grise monotonie de la vie, ces journées paisibles de
félicité sans événements finissent par me peser.

--Voilà-t-il pas de quoi se plaindre! s'écria Ethelbertha. Nous
pourrions avoir des journées d'une autre teinte et les aimer encore
moins.

--Je n'en suis pas sûr. Je peux m'imaginer la douleur comme une
diversion bienvenue dans une vie faite d'une joie ininterrompue. Je
me demande quelquefois si les saints au paradis ne considèrent pas
cette félicité continue comme un fardeau. Pour mon compte, j'ai
l'impression qu'une vie de bonheur éternel, jamais coupée d'une note
discordante, me rendrait fou. Sans doute, suis-je un être
particulier; il y a des moments où je ne me comprends plus. Il
m'arrive alors de me détester.

Souvent un petit discours de cette sorte, faisant allusion à des
émotions indescriptibles et occultes, avait ému Ethelbertha; mais ce
soir-là elle parut étrangement insouciante. Touchant le paradis et
son effet sur moi, elle me conseilla de ne pas trop m'en tourmenter:
c'était toujours folie d'aller au-devant d'ennuis qui peut-être
n'arriveraient jamais. Que je fusse un garçon un peu étrange, ce
n'était pas ma faute et, du moment que d'autres consentaient à me
supporter, toute dissertation à ce sujet était vaine. Quant à la
monotonie de la vie, comme c'était une épreuve commune, là-dessus
nous pouvions du moins sympathiser.

--Tu ne te doutes pas combien quelquefois j'ai envie, continua
Ethelbertha, de m'échapper, de m'éloigner, même de toi; mais,
sachant que c'est impossible, je ne m'arrête pas à cette
éventualité.

Jamais je n'avais entendu Ethelbertha parler ainsi; elle m'étonnait
et me chagrinait profondément.

--Ce n'est pas une remarque très affable, remarquai-je, ni bien
digne d'une épouse.

--J'en conviens, admit-elle, et c'est bien pour cela que je ne
l'avais pas formulée jusqu'ici. Vous autres, hommes, vous ne
comprendrez jamais que, si vif que puisse être l'amour d'une femme,
il y ait des moments où elle s'en fatigue. Tu ne sais pas combien de
fois j'ai souhaité de pouvoir mettre mon chapeau et sortir sans
entendre tes: «Où vas-tu? Pourquoi vas-tu là? Combien de temps
resteras-tu dehors et quand seras-tu rentrée?» Tu ne sais pas
combien souvent l'envie me démange de commander un dîner que
j'aimerais et que les enfants aimeraient aussi, et qui aurait le don
de te faire mettre ton chapeau pour aller dîner au club. Oh! inviter
une amie qui me plaît et que je sais te déplaire, aller voir des
gens que j'aimerais voir, aller me coucher quand j'aurais sommeil et
me lever à mon gré! Deux personnes vivant ensemble sont forcées de
se sacrifier mutuellement leurs désirs. C'est quelquefois un
bienfait de se relâcher un peu de la tension journalière.

Plus tard seulement, ruminant les paroles d'Ethelbertha, je suis
arrivé à en comprendre la sagesse; mais, je le confesse, sur le
moment, je me sentis blessé au vif.

--Si tu désires, dis-je, être débarrassée de moi...

--Voyons, ne fais pas l'imbécile, protesta Ethelbertha: je voudrais
seulement être débarrassée de toi un pauvre moment, juste de quoi
oublier les deux ou trois petites imperfections qui te sont
inhérentes, juste assez longtemps pour me rappeler quel charmant
garçon tu es par ailleurs et me réjouir d'avance de ton retour.


Le ton d'Ethelbertha me choquait. Elle paraissait animée d'un esprit
de frivolité s'accordant mal avec le sujet de notre conversation. Je
n'aimais pas du tout--et ce n'était guère le genre
d'Ethelbertha--qu'elle considérât gaîment une séparation de trois à
quatre semaines. Ce voyage ne me tentait plus. J'y aurais renoncé,
si je ne m'étais pas senti engagé vis-à-vis de George et de Harris.
Je ne pouvais pas maintenant changer d'avis: c'était une question de
dignité.

--Très bien, Ethelbertha, répondis-je, j'agirai selon ton voeu. Tu
tiens à être débarrassée de ma présence pendant quelque temps: tu
seras satisfaite; mais, si ce n'est pas chez ton mari curiosité
impertinente, je voudrais bien savoir ce que tu comptes faire
pendant mon absence.

--Nous louerons cette villa de Folkestone et je m'y rendrai avec
Kate. Et, si tu veux être gentil, tu engageras Harris à aller avec
toi: Clara pourra alors se joindre à nous. Toutes trois nous avons
ensemble passé de bons moments avant qu'on ait pensé à vous autres:
ce serait délicieux de les faire revivre. Crois-tu pouvoir persuader
Mr Harris de partir avec toi?

Je répondis que j'essaierais.

--Tu es un bon garçon. Fais de ton mieux. Peut-être George se
laissera-t-il convaincre aussi.

Je répondis que je n'en voyais pas la nécessité, vu que, George
étant célibataire, personne ne profiterait de son absence. Mais
jamais femme ne comprit l'ironie. Ethelbertha remarqua simplement
qu'il serait peu aimable de partir sans lui. Soit, je pressentirais
George.


Je rencontrai Harris au club et lui demandai où il en était.

--Oh! ça va très bien, me dit-il. Elle ne fait aucune difficulté
pour mon départ.

Mais il y avait, dans sa façon de parler, un petit rien qui me fit
soupçonner une satisfaction incomplète. Je réclamai de plus amples
détails.

--Elle s'est montrée un agneau quand je lui ai parlé de notre
projet: elle déclare l'idée de George excellente et pense que ce
voyage me fera du bien.

--Tout cela me semble parfait, mais qu'est-ce qui n'a pas marché?

--Rien n'a mal marché à ce sujet; mais ensuite elle parla d'autre
chose.

--J'y suis! dis-je.

--Oui, il y a sa vieille marotte touchant la salle de bains.

--J'en ai déjà entendu parler: elle a même poussé Ethelbertha dans
cette voie.

--Eh bien, je vais être obligé de la faire réinstaller
immédiatement: je ne pouvais le lui refuser, puisqu'elle avait été
si accommodante pour le reste. J'en aurai pour 100 livres au bas
mot.

--Tant que cela?

--Pas un penny de moins: le devis déjà se monte à 60 livres.

Je l'écoutais avec compassion.

--Et puis ce fut le tour du fourneau de cuisine, continua Harris.
Tout ce qui a cloché dans cette maison au cours des dernières années
est imputable à ce fourneau.

--Je connais cela, dis-je, j'ai habité dans sept maisons depuis que
je suis marié et chaque fourneau a été plus mauvais que son
devancier. Celui que nous avons en ce moment est non seulement
insuffisant, il est encore malveillant. Il sait quand nous donnons
un dîner et alors, pour faire des farces, il s'éteint.

--Nous en aurons un neuf, dit Harris (mais il le dit sans aucune
fierté). Clara estime qu'il nous en coûtera beaucoup moins de faire
exécuter ces deux travaux d'un coup. Je suppose que si une femme
désirait une tiare en diamants, elle trouverait moyen d'expliquer
que c'est pour économiser le prix d'un chapeau.

--A combien estimez-vous les réparations de votre fourneau?
demandai-je. (Je commençais à m'intéresser à la chose.)

--Je ne sais pas exactement. Je suppose que j'en aurai encore pour
une vingtaine de livres. Nous nous mîmes ensuite à parler du
piano... Avez-vous pu jamais remarquer qu'il existât une différence
entre deux pianos?

--Certainement. Ils ont des sons plus forts les uns que les autres,
mais on finit par s'y habituer.

--Le soprano de mon piano est en mauvais état. Mais, au fait,
qu'est-ce que le soprano d'un piano?

--Ce sont, expliquai-je, les tons aigus de l'instrument, la partie
du clavier qui piaille comme si on lui marchait sur la queue. Les
beaux morceaux finissent toujours par une fioriture sur ces
notes-là.

--Elles pêchent quant à l'harmonie, celles de notre vieux piano. Il
faudra que je le mette à la nursery et que j'en achète un neuf pour
le salon.

--Et quoi encore? m'enquis-je.

--Rien. Elle m'a semblé incapable de découvrir autre chose pour le
moment.

--Vous verrez quand vous rentrerez qu'elle aura trouvé autre chose.

--Que sera-ce?

--Une villa à Folkestone pour la saison.

--Pourquoi cette villa à Folkestone?

--Pour y vivre cet été.

--Elle est invitée par sa famille à passer les vacances avec les
enfants dans le pays de Galles, protesta Harris.

--Il se peut qu'elle aille dans le pays de Galles avant d'aller à
Folkestone, ou bien qu'elle aille dans le pays de Galles en fin de
saison. Mais ce qui est certain, c'est qu'il lui faudra une villa à
Folkestone. Il est possible que je me trompe: je l'espère pour vous,
mais j'ai comme un pressentiment que je ne trompe pas.

--Ce voyage va me coûter cher, dit Harris.

--Ce fut dès le début, dis-je, une idée stupide.

--Nous avons été fous d'écouter George, déclara Harris: il nous
vaudra de sérieux ennuis un de ces jours.

--Il a toujours été gaffeur.

--Et si entêté!

A ce moment nous entendîmes la voix de George dans le hall. Il
demandait son courrier.

Je chuchotai:

--Il serait préférable de ne rien lui dire: il est trop tard pour
rebrousser chemin.

--Il n'y aurait aucun avantage à le rebrousser, puisqu'en tout état
de cause je devrai faire la dépense de cette salle de bains et de ce
piano.

George entra, joyeux:

--Eh bien! cela va-t-il? Avez-vous réussi?

Quelque chose dans sa manière de parler me déplut. Harris me sembla
avoir la même impression.

--Réussi quoi? demandai-je.

--Mais... à pouvoir vous absenter.

Je sentis que le moment était venu de donner une leçon à ce garçon.

--Quand on est marié, dis-je, l'homme propose et la femme se soumet.
C'est son devoir; toutes les religions l'enseignent.

George joignit ses mains et fixa ses yeux au plafond.

--Peut-être nous est-il arrivé quelquefois de plaisanter, de rire de
ces choses-là, continuai-je; mais vous allez voir comment on procède
quand cela devient sérieux. Nous avons fait part à nos femmes de
notre intention de voyager. Elles en ont du chagrin, c'est naturel;
elles préféreraient nous accompagner ou, à défaut, voudraient nous
voir rester avec elles. Mais nous leur avons expliqué nos désirs à
ce sujet, ce qui a mis fin à toute discussion.

--Pardonnez-moi, je n'avais pas saisi. Je ne suis qu'un pauvre
célibataire. Les gens me racontent ceci et cela et je les écoute.

--D'où votre erreur mon garçon. Dorénavant, quand vous aurez besoin
d'explications, venez nous trouver, moi ou Harris: nous vous dirons
la vérité en ces matières.

George nous remercia et nous continuâmes à dresser nos plans.

--Quand partirons-nous? demanda-t-il.

--Le plus tôt possible, répondit Harris.

Je supposai qu'il espérait s'échapper avant que Mme Harris pût
formuler d'autres désirs. Nous nous décidâmes pour le mercredi
suivant.

--Et où irons-nous? reprit Harris.

--Sans doute, dit George, que vous désirez cultiver votre esprit?...

--Oui..., répondis-je. A un degré raisonnable. Sans prétendre
vouloir devenir des phénomènes. Si possible sans trop d'effort
personnel. Et avec le minimum de dépense.

--Ce sera facile, déclara George. Nous connaissons la Hollande et
les bords du Rhin. Très bien. Je propose donc que nous prenions le
bateau jusqu'à Hambourg, que nous visitions Berlin et Dresde, et que
nous nous dirigions ensuite vers la Forêt Noire, par Nuremberg et
Stuttgart.

--On m'a parlé de beaux sites en Mésopotamie, murmura Harris.

George estima que la Mésopotamie se trouvait trop en dehors de notre
itinéraire, mais que le voyage Berlin-Dresde était très faisable.

Il nous persuada. Fut-ce un bien, fut-ce un mal?

--Quant aux machines, je pense, dit George, que nous ferons comme
d'habitude. Harris et moi sur le tandem et J...

--J'aime autant pas, interrompit Harris avec fermeté. Vous et J...,
sur le tandem; moi, sur la bicyclette.

--Cela m'est égal, dit George, J... et moi monterons le tandem,
Harris.

Je lui coupai la parole:

--Je n'ai pas l'intention de traîner George tout le temps. La charge
devra être partagée.

--Très bien, concéda Harris. Nous la partagerons. Mais il est bien
entendu qu'il travaillera.

--Qu'il fera quoi? s'exclama George.

--Qu'il travaillera, répéta Harris avec énergie: en tout cas aux
montées.

--Grands dieux! soupira George, vous n'avez donc pas le moindre
besoin d'exercice?

Le tandem donne invariablement lieu à des altercations. Celui qui
est en avant prétend toujours que celui qui est en arrière reste à
ne rien faire, tandis que, selon l'avis de celui de derrière, c'est
lui seul qui propulse la machine, pendant que celui de devant se
contente d'être essoufflé. C'est un mystère à jamais impénétrable.
Tandis que la prudence d'une part vous dit à l'oreille de ne pas
outrepasser vos forces pour ne pas attraper une affection cardiaque,
pendant que la justice vous chuchote à l'autre oreille: «Pourquoi
t'imposer tout le travail? ce véhicule n'est pas un fiacre, tu n'es
pas chargé du transport d'un client», il est agaçant d'entendre
l'autre grogner tout à coup: «Qu'y a-t-il? vous avez perdu les
pédales?»

Harris, peu de temps après son mariage, eut des ennuis sérieux,
causés par l'impossibilité où il fut de se rendre compte des faits
et gestes de la personne qui était assise derrière lui. Il
traversait la Hollande à bicyclette avec sa femme. Les routes
étaient pierreuses et la machine sautait beaucoup.

--Tiens-toi bien, dit Harris sans se retourner.

Mme Harris crut comprendre: «Saute à bas!»

Aucun d'eux ne peut expliquer comment Mme Harris avait pu entendre:
«Saute», quand il avait dit: «Tiens-toi bien.»

Mme Harris articule: «Si tu m'avais dit de bien me tenir, pourquoi
aurais-je sauté?»

Et Harris de riposter: «Si j'avais voulu que tu sautasses, pourquoi
aurais-je dit: «Tiens-toi bien»?

Toute amertume est maintenant passée, mais à présent encore il leur
arrive de discuter là-dessus.

Qu'on l'explique d'une manière ou d'une autre, le fait est que Mme
Harris sauta pendant que Harris pédalait de toutes ses forces,
persuadé que sa femme était toujours assise derrière lui.

Il paraît qu'elle crut d'abord qu'il prenait la côte en vitesse
simplement pour se faire admirer. Ils étaient jeunes alors et il lui
arrivait de faire de ces sortes de démonstrations. Elle s'attendait
à ce qu'il sautât à terre une fois au sommet et l'attendît adossé à
sa machine, dans une attitude pleine de désinvolture. Quand elle le
vit au contraire dépasser le faîte et prendre la descente à une
allure rapide, elle fut d'abord surprise, ensuite indignée et enfin
inquiète. Elle courut au haut de la colline et cria de toutes ses
forces. Il ne tourna pas la tête. Elle le vit disparaître dans un
bois situé à un kilomètre et demi, s'assit sur le bord de la route
et se mit à pleurer. Ils avaient eu un débat insignifiant le matin
même, et elle se demanda s'il ne l'avait pas pris au tragique et ne
voulait pas abandonner sa compagne. Elle était sans argent et
ignorait le hollandais. Les passants semblèrent la prendre en pitié;
elle essaya de leur expliquer l'incident. Ils comprirent qu'elle
avait perdu quelque chose, mais sans saisir quoi. Ils la
conduisirent au village le plus proche et allèrent quérir un garde
champêtre. Ce dernier, à ses pantomimes, conclut qu'on lui avait
volé sa bicyclette. On fit fonctionner le télégraphe et l'on
découvrit dans un village, à quatre kilomètres de là, un malheureux
gamin sur une antique bicyclette de dame. On l'amena à Mme Harris
dans une charrette, mais comme elle parut n'avoir que faire de lui
ni de sa machine, on le remit en liberté, sans plus chercher à
percer ce mystère.

Cependant Harris continuait à pédaler avec un plaisir croissant. Il
lui semblait avoir acquis des ailes. Il dit à ce qu'il croyait être
Mme Harris:

--Jamais cette machine ne m'a paru aussi légère: l'air pur m'aura
fait du bien.

Puis il lui conseilla de ne pas s'effrayer car il allait lui montrer
à quelle allure il pouvait marcher. Il se pencha sur le guidon et se
mit à travailler de tout son coeur. La bicyclette bondit comme si
elle avait le diable au corps; des fermes, des églises, des chiens
et des poules surgissaient pour disparaître. Des vieillards
s'arrêtèrent admiratifs et les enfants applaudirent. Il continua de
ce train joyeusement pendant cinq lieues environ. C'est alors qu'il
eut le sentiment, selon son explication, de quelque chose d'anormal.
Ce n'était pas le silence qui l'étonnait; le vent soufflait avec
vigueur et la machine faisait beaucoup de bruit. Il fut plutôt
frappé par une sensation de vide. Il tâta derrière son dos: il n'y
trouva que l'espace sans limite. Il sauta ou plutôt tomba de sa
machine, regarda la route parcourue; elle s'étendait droite et
blanche à travers la sombre forêt et nul être animé n'y était
visible. Il se remit en selle et, rebroussant chemin, remonta la
colline. Dix minutes plus tard il se retrouva à un endroit où la
route se divisait en quatre; là il mit pied à terre et essaya de
rassembler ses souvenirs pour découvrir par quel chemin il était
venu.

Tandis qu'il restait ainsi rêveur, un homme passa, assis en amazone
sur un cheval. Harris l'arrêta et lui fit comprendre qu'il avait
perdu sa femme. L'homme ne sembla ni surpris ni compatissant.
Pendant qu'ils causaient, un autre fermier les joignit; le premier
présenta au survenant l'affaire, non pas comme un accident, mais
comme une histoire plaisante. Ce qui parut surprendre le second fut
que Harris manifestât du désespoir. Il ne put rien tirer ni de l'un
ni de l'autre: il proféra un juron, enfourcha sa machine et
s'engagea au hasard sur la route du milieu. A mi-côte il rencontra
deux jeunes femmes accompagnées d'un jeune homme, groupe joyeux. Il
leur demanda s'ils avaient aperçu sa femme, Ceux-ci voulurent se
faire préciser son aspect. Il ne parlait pas assez bien le
hollandais pour en faire une description révélatrice: tout ce qu'il
put leur dire fut que sa femme était une très belle femme, de taille
moyenne, ce qui ne sembla pas les satisfaire: n'importe qui en
aurait pu dire autant et de cette façon entrer en possession d'une
femme qui ne serait pas la sienne. Ils lui demandèrent comment elle
était habillée; quand il se fût agi pour lui de vie ou de mort, il
n'aurait pu se le rappeler.

Je ne crois pas qu'il existe un homme sur terre capable de décrire
une toilette dix minutes après avoir quitté la femme qui la porte.
Il se souvenait d'une jupe bleue, puis il y avait un je ne sais quoi
qui prolongeait la robe jusqu'au cou: ce pouvait être une blouse et
il avait vague souvenance d'une ceinture: mais quel genre de blouse?
Etait-elle jaune, verte ou bleue? Avait-elle un col? Etait-elle
fermée par un noeud? Sa femme avait-elle des fleurs ou des plumes à
son chapeau? Avait-elle seulement un chapeau? Il n'osait pas faire
de description trop nette de peur de se méprendre et d'être aiguillé
sur une fausse piste à des kilomètres de là. Les deux jeunes femmes
ricanaient, ce qui, étant données ses dispositions d'esprit, eut le
don de mettre Harris en colère. Le jeune homme, qui paraissait
désireux de se débarrasser de lui, lui suggéra de s'adresser à la
police de la ville voisine. Harris s'y rendit. Le commissaire lui
donna un papier et lui dit d'y écrire un signalement complet de sa
femme avec des détails sur le lieu et le moment où il l'avait
perdue; tout ce qu'il put leur dire fut le nom du village où ils
avaient déjeuné. Il savait qu'à ce moment elle l'accompagnait et
qu'ils étaient partis ensemble.

Cela parut suspect aux policiers; l'affaire leur semblait louche sur
trois points: 1º Etait-ce vraiment sa femme légitime? 2º L'avait-il
réellement perdue? 3º Pourquoi l'avait-il perdue? Avec l'aide d'un
aubergiste qui parlait un peu l'anglais, il put vaincre leurs
scrupules. Ils promirent d'agir et le soir ils la lui amenèrent dans
une voiture fermée, avec la note à payer. Leur première rencontre ne
fut pas tendre. Mme Harris n'est pas une bonne comédienne et éprouve
toujours une grande difficulté à déguiser ses sentiments. Pour cette
fois, elle le confesse, elle ne l'essaya même pas.


D'accord sur les machines, nous entamâmes l'éternelle question des
bagages.

--La liste habituelle, je suppose, dit George en se préparant à
écrire.

C'était là le fruit de mes conseils. Mon oncle Podger, il y a des
années, me l'avait enseigné.

--Ayez soin, avait coutume de dire mon oncle Podger, avant de vous
mettre à emballer, de faire une liste.

C'était un homme très méthodique.

--Prenez une feuille de papier (il avait coutume en tout de
commencer par le commencement). Inscrivez-y tout ce dont vous
pourriez avoir besoin; après cela revisez votre liste pour voir s'il
n'y aurait pas moyen de biffer un objet inscrit. Vous êtes au lit:
quel est votre habillement? Très bien, inscrivez-le. Ajoutez-en un
de rechange. Vous vous levez: que faites-vous? Vous vous
débarbouillez. Avec quoi vous lavez-vous? Avec du savon. Ecrivez:
savon. Et ainsi de suite. Prenez maintenant vos vêtements. Commencez
par les pieds. Que portez-vous aux pieds? Bottines, souliers,
chaussettes: inscrivez-les. Remontez jusqu'à la tête. Que vous
faudra-t-il en dehors de l'habillement? Un peu de cognac?
Inscrivez-le. Un tire-bouchon? Inscrivez-le. Inscrivez tout. Ainsi
vous n'oublierez rien.

C'est d'après ce plan-là qu'il procédait toujours. Une fois la liste
achevée, il la parcourait soigneusement, ce qu'il recommandait
également toujours, pour voir s'il n'avait rien oublié. Ensuite il
la revoyait et biffait tout ce dont il était possible de se passer.

Après quoi il égarait la liste.

George observa:

--Nous pourrions emporter sur nos machines le strict nécessaire pour
un jour ou deux. Nous ferions suivre le gros des bagages de ville en
ville.

--Soyons prudents, commençai-je, j'ai connu un homme qui...

Harris tira sa montre:

--Vous nous raconterez cela sur le bateau. J'ai rendez-vous avec
Clara à la gare de Waterloo dans une demi-heure.

--Il ne me faudra pas une demi-heure, protestai-je; c'est une
histoire vraie et...

--Conservez-la soigneusement, dit George: je me suis laissé dire
qu'il y a bien des soirées pluvieuses dans la Forêt Noire. Nous vous
en serons alors très reconnaissants. Ce que nous devrions faire tout
de suite serait de terminer cette liste.

Maintenant que j'y pense, jamais je n'ai eu l'occasion de leur
raconter cette histoire: toujours un événement quelconque venait
nous interrompre. Et cependant c'est une histoire vraie.



CHAPITRE TROISIÈME

_L'unique défaut de Harris. Harris et son ange gardien. Histoire
d'une lanterne à bicyclette brevetée. La selle idéale. Celui qui
vérifie les machines. Son oeil d'aigle. Sa méthode. Sa sereine
confiance en lui. Ses goûts simples et peu coûteux. Son aspect.
Comment on s'en débarrasse. George prophète. La manière de se rendre
désagréable par l'emploi d'une langue étrangère. George psychologue.
Il propose une expérience. Sa prudence. Harris lui promet son aide,
mais y met des conditions._


Harris vint me voir le lundi après-midi. Il tenait à la main un
catalogue de bicyclettes.

Je lui criai de loin:

--Si vous suivez mon conseil, vous laisserez cela tranquille.

Harris répliqua:

--Qu'est-ce qu'il faut laisser tranquille?

--Cette folie nouvelle et brevetée qui doit révolutionner le monde
cycliste, battre tous les records et dont vous tenez le prospectus à
la main.

Il repartit:

--Hum! J'hésite. Nous aurons des montées difficiles; il est
indispensable que nous ayons de bons freins.

--Je suis de votre avis: il nous faudra de bons freins; mais ce
qu'il ne nous faut pas, c'en est un qui nous réserve des surprises,
dont nous ne comprendrons pas le mécanisme et qui ne fonctionnera
jamais au moment voulu.

--Celui-ci, affirma-t-il, est automatique.

--Inutile de me le dire, répliquai-je. Je sais par intuition
exactement de quelle manière il va marcher. Aux montées il bloquera
tellement que nous serons obligés de pousser les machines à la main.
Une fois là-haut, l'air lui fera du bien et lui rendra subitement sa
souplesse primitive. Il se mettra à réfléchir à la descente et se
dira qu'il nous a beaucoup ennuyés. Il arrivera à le regretter et
ensuite à être au désespoir. Il s'adressera des reproches, il se
dira: «Je ne suis qu'un mauvais frein; je n'aide pas ces jeunes
gens, je les gêne plutôt. Je ne suis qu'un fléau, voilà tout mon
rôle.» Et sans crier gare il faussera toute la machine. Vous verrez
que c'est ce que fera votre frein. Laissez-le tranquille. Vous êtes
un bon garçon, mais vous avez un défaut.

--Lequel? demanda-t-il indigné.

--Vous êtes trop confiant. Il vous suffit de lire une réclame et
vous avez la foi. Vous avez essayé chaque nouvelle invention que des
idiots ont lancée pour le plus grand bien des cyclistes. Votre ange
gardien me semble être un esprit capable et consciencieux: il a pu
vous protéger jusque-là; suivez mon conseil, ne le surmenez pas. Il
n'a pas dû chômer beaucoup depuis que vous faites de la bicyclette.
Ne le rendez pas fou!

--Si tout le monde pensait comme vous, on ne réaliserait plus aucun
progrès dans aucune branche de la science. Si jamais personne ne
mettait à l'essai les inventions nouvelles, le monde finirait dans
la stagnation. C'est justement par...

--Je connais tous les arguments pour, interrompis-je. Soit, je ne
vous désapprouve pas entièrement: expérimentez des inventions
jusqu'à l'âge de trente-cinq ans: mais après trente-cinq ans,
l'homme doit penser à lui-même. Vous et moi, nous avons fait notre
devoir de ce côté-là; vous spécialement. Vous avez été projeté en
l'air par une lanterne à gaz brevetée.

--Je crois vraiment, objecta-t-il, que c'est arrivé par ma faute:
j'aurai trop serré la vis.

--Je veux admettre que, s'il existe un moyen de maltraiter un objet,
c'est bien votre manière de vous en servir: vous n'avez pas la main
heureuse, vous embrouillez les choses. Vous devriez tenir compte de
votre fâcheuse habitude, elle donne du poids à mon argument. Moi, je
n'avais pas prêté attention à vos gestes; je me rappelle seulement
que nous étions en train de pédaler tranquillement et agréablement
sur la route de Whitby, tout en discutant de la guerre de Trente
ans, quand votre lanterne explosa avec le bruit d'un pistolet. Le
coup me fit rouler dans le fossé, et je n'oublierai jamais la tête
de votre femme quand je lui conseillai de ne pas s'effrayer parce
que les deux hommes qui vous portaient allaient vous monter dans
votre chambre, et que le docteur serait là dans une minute et
amènerait l'infirmière.

--Je regrette que vous n'ayez pas pensé à ramasser la lanterne.
J'aurais bien voulu approfondir la cause de l'explosion.

--Je n'avais pas le temps de ramasser la lanterne. D'après mes
calculs, il m'aurai bien fallu deux heures pour en rassembler les
débris. Quant à la raison de son explosion, eh bien, le seul fait
d'avoir été présentée comme la lanterne de sûreté par excellence
devait déjà éveiller chez tout autre que vous l'idée d'un accident
possible. Puis il y eut cette lanterne électrique...

--Celle-là éclairait vraiment bien, vous le disiez vous-même.

--Elle a merveilleusement éclairé tant que nous fûmes dans Kings
Road à Brighton, ripostai-je; elle a même effrayé un cheval, mais
une fois dans l'obscurité, après Kemp Town, elle s'éteignit et on
vous dressa contravention parce que vous pédaliez sans lanterne.
Vous vous rappelez bien que certains après-midi vous vous promeniez
en plein soleil, cette lanterne brillant de tout son éclat. Quand
arrivait l'heure de l'allumer, elle était naturellement fatiguée: il
lui fallait du repos.

--Elle était un peu agaçante, cette lanterne-là, murmura-t-il; je
m'en souviens.

--Elle m'irritait, moi; à plus forte raison vous. Ensuite il y a les
selles..., poursuivis-je, car je voulais arriver à l'impressionner.
Existe-t-il une selle dont vous ayez entendu parler sans avoir senti
l'obligation de l'essayer?

--Selon moi, la selle parfaite n'a pas encore été trouvée.

Je lui conseillai de n'y pas rêver:

--Nous vivons dans un monde imparfait où la joie est mêlée de
tristesse. Il se peut qu'il existe un monde meilleur où les selles
de bicyclette sont tendues sur des arcs-en-ciel et rembourrées avec
des nuages. Ici-bas il faut tâcher de s'habituer à la dure. Vous
aviez acheté une selle à Birmingham: elle était divisée par le
milieu et ressemblait à une paire de rognons.

--Vous voulez parler de cette selle qui était construite d'après les
données anatomiques?

--Très probablement. Vous l'aviez achetée enfermée dans une boîte
sur le couvercle de laquelle était représenté un squelette assis ou
plutôt la partie du squelette qui sert à s'asseoir.

--C'était un dessin très correct: il vous démontrait la position
véritable du...

--N'entrons pas dans ces détails; cette image m'a toujours semblé
peu délicate.

--Elle était exacte au point de vue médical, insista-t-il.

--Possible, pour qui pédalait vêtu simplement de ses os; mais je le
sais, car je l'ai essayée moi-même, c'était une sensation atroce
pour qui est habillé de chair. Chaque fois qu'on passait sur une
pierre ou dans une ornière, cette selle vous picotait; autant
s'asseoir sur une langouste en colère. Vous vous en êtes servi
pendant tout un mois!

--Je ne trouvais que juste de lui faire subir une épreuve loyale.

--Vous avez, en même temps, soumis votre famille à une dure épreuve.
Votre femme m'a avoué que jamais depuis son entrée en ménage elle ne
vous avait connu de si mauvaise humeur, si mauvais chrétien. Et puis
vous vous rappelez bien cette autre selle, qui était à ressort?

--Vous voulez parler de la «Spirale».

--Je veux parler de celle qui vous projetait en l'air comme un
diable dont on ouvre la boîte: il vous arrivait de retomber à la
bonne place, mais quelquefois à côté. Je ne parle pas de tout cela
pour évoquer de mauvais souvenirs, mais je veux vous faire
comprendre que c'est folie à votre âge de vous livrer à de nouvelles
expériences.

--Je voudrais bien, protesta-t-il, que vous ne revinssiez pas tout
le temps sur mon âge. Un homme de trente-quatre ans!

--Un homme de combien?

Il dit:

--Si vous n'en voulez pas, n'en achetez pas. Mais si votre machine
s'emballe dans une descente rapide et vous projette, George et vous,
à travers le toit d'une église, ne vous en prenez qu'à vous-même.

--Je ne peux m'engager pour George, un rien le met parfois en
colère. Si un accident de ce genre nous arrive, il s'irritera
peut-être; mais je vous garantis que je lui expliquerai que vous n'y
êtes pour rien.

--Est-il en bon état?

--Le tandem? Il se porte bien.

--L'avez-vous vérifié?

--Je ne l'ai pas vérifié, mais personne ne le vérifiera non plus. La
machine est prête à marcher et on n'y touchera pas jusqu'à notre
mise en route.


J'ai déjà eu à souffrir des vérifications. J'ai connu un homme à
Folkestone. Je l'avais rencontré sur le turf. Il me proposa un soir
de l'accompagner le lendemain dans une promenade à bicyclette et
j'acceptai. Je me levai de bonne heure (il me fallut faire un
effort) et je fus content de moi. Il arriva avec une demi-heure de
retard, je l'attendais au jardin. La journée était magnifique.

--Quelle belle machine que la vôtre! me dit-il. Comment
fonctionne-t-elle?

--Euh! répondis-je, comme la plupart des machines: assez facilement
dans la matinée: un peu plus durement après le déjeuner.

Il la saisit entre la roue d'avant et la fourche et la secoua avec
violence.

--Ne faites pas cela, récriminai-je, vous allez l'abîmer.

Je ne voyais en effet pas pourquoi il l'aurait secouée, elle ne lui
avait rien fait. Et si vraiment, elle avait besoin d'être secouée,
c'était à moi de le faire. Lui aurais-je laissé battre mon chien?


Il dit:

--Cette roue d'avant joue.

--Pas si vous ne la secouez pas.

Elle ne bougeait vraiment pas ou pas au point qu'on pût appeler cela
jouer.

Il décréta alors:

--Ceci est dangereux. Avez-vous un tourne-vis?

J'aurais dû être énergique, mais j'ai cru qu'il s'y entendait
véritablement. J'allai à la boîte à outils voir ce que je
trouverais. Quand je revins, il était assis par terre, la roue
d'avant entre les jambes. Il jouait avec, la faisait tourner entre
ses doigts. Le reste de la machine était sur le gravier, à côté de
lui.

--Il est arrivé quelque chose à votre roue d'avant.

--Ça en a tout l'air, n'est-ce pas? répondis-je. (Mais c'était un de
ces hommes qui ne comprennent pas l'ironie.)

--Il me semble que la direction est faussée.

--Ne vous faites pas de bile à ce sujet, vous allez vous fatiguer.
Remettons la roue en place et partons.

--Voyons toujours ce qu'il en est, maintenant qu'elle est démontée.

Il en parlait comme si elle s'était démontée par accident.

Et avant que j'aie pu l'en empêcher, il avait dévissé quelque chose
quelque part et voilà que de petites billes roulaient sur le chemin.
Il y en avait une douzaine environ.

--Attrapez-les, s'écria-t-il, attrapez-les! Il ne faut pas que nous
en perdions. (Il se montrait tout inquiet à leur sujet.)

Nous rampâmes pendant une demi-heure environ et en retrouvâmes
seize. Il espérait qu'on les avait toutes, car autrement cela
causerait une grande gêne dans le fonctionnement de la machine. Il
expliqua que c'était le point essentiel, quand on démonte une
bicyclette, d'avoir soin de ne pas égarer une de ces billes et de
les remettre toutes en place. Je lui promis de suivre son conseil,
si jamais je démontais une bicyclette.

Je mis les billes en sûreté dans mon chapeau et mon chapeau sur une
marche de la porte d'entrée. Ce ne fut pas raisonnable, je l'admets.
Ce fut même stupide. Je ne suis pas d'habitude un écervelé: son
influence a dû agir sur moi.

Il dit ensuite qu'il allait vérifier la chaîne, pendant qu'il y
était, et incontinent se mit en besogne. J'essayai bien de l'en
dissuader. Je lui répétai le conseil solennel que m'avait donné un
ami expérimenté:

--Si jamais vous avez des ennuis avec votre engrenage, vendez votre
machine et achetez-en une autre. Cela vous reviendra moins cher.

Il répondit:

--Ce sont les gens qui ne s'y entendent pas qui parlent de la sorte.
Rien n'est plus facile que de démonter un engrenage.

Je dus admettre qu'il avait raison. En moins de cinq minutes
l'engrenage gisait à terre à côté de lui, en deux morceaux, tandis
que lui rampait à la recherche des vis.

--Les vis disparaissent toujours d'une manière mystérieuse,
grommela-t-il.


Nous étions encore en train de chercher les vis, quand Ethelbertha
sortit de la maison. Elle eut l'air surpris de nous voir là; elle
nous croyait partis depuis des heures. Il lui dit:

--Ce ne sera plus long maintenant. J'aide votre mari à vérifier sa
machine. C'est une bonne machine, mais elle a besoin d'être visitée
de temps à autre.

Ethelbertha conseilla:

--Au cas où vous voudriez vous laver, allez donc dans la buanderie,
si cela vous est égal, car les bonnes viennent justement de finir
les chambres.

Elle ajouta qu'elle allait probablement canoter avec Kate, mais
rentrerait sûrement pour le déjeuner. J'aurais donné un souverain
pour pouvoir l'accompagner. J'en avais plein le dos de regarder cet
idiot démonter ma bicyclette.

La raison ne cessait pas de me chuchoter: «Arrête-le avant qu'il ne
cause encore d'autres dégâts. Tu as le droit de protéger ton bien
contre les méfaits d'un fou. Prends-le par la peau du cou et
jette-le à la porte avec un coup de pied quelque part.»

Mais comme je suis faible quand il s'agit de blesser l'amour-propre
des gens, je le laissai continuer à tripoter.

Il abandonna la recherche des vis. Il dit que parfois les vis
réapparaissent comme par enchantement quand on les attend le moins,
et que nous allions maintenant nous occuper de la chaîne. Il la
serra jusqu'à ce qu'elle ne remuât plus; puis il la desserra jusqu'à
ce qu'elle fût deux fois plus lâche qu'elle ne l'avait été. Puis il
proposa de remettre la roue d'avant à sa place.

J'écartai la fourche et il s'escrima après la roue. Au bout de dix
minutes, je lui fis tenir la fourche, tandis que j'essayais à mon
tour de replacer la roue; nous changeâmes donc de place. Une minute
après, il lâcha la machine et fit une courte promenade autour du
croquet en serrant ses mains entre ses cuisses. Il expliquait en
marchant qu'on devrait éviter de se laisser pincer les doigts entre
la fourche et les rayons d'une roue. Je répliquai que j'étais
convaincu par ma propre expérience qu'il disait vrai. Il s'enveloppa
de quelques torchons et nous arrivâmes à remettre la chose en place.
Au même moment il éclata de rire.

Je l'interrogeai:

--Qu'y a-t-il de drôle?

--Dieu que je suis bête!

C'était sa première phrase sensée. Je lui demandai la raison de
cette découverte. Lui, froidement:

--Nous avons oublié les billes.

Je cherchai mon chapeau; il se trouvait sens dessus dessous parmi le
gravier et le chien favori d'Ethelbertha était en train d'avaler les
billes aussi vite qu'il le pouvait.

--Il va se tuer! s'écria Ebbsen. (Je ne l'ai jamais revu depuis ce
jour, Dieu merci! mais je crois me souvenir qu'il s'appelait
Ebbsen.) Elles sont en acier plein!

--Le chien, répondis-je, ne m'inquiète pas. Il a déjà mangé un lacet
de bottines et un paquet d'aiguilles cette semaine. La nature lui
viendra en aide. Les jeunes chiens semblent avoir besoin de ce genre
de stimulant. Non, ce qui me tracasse, c'est ma bicyclette.

Il était bien disposé et dit:

--Enfin, remettons en place ce que nous retrouverons et à la grâce
de Dieu!

Nous retrouvâmes onze billes. Nous en plaçâmes six d'un côté et cinq
de l'autre, et une demi-heure plus tard la roue était de nouveau en
place. Inutile d'ajouter qu'elle jouait maintenant pour tout de bon:
un enfant s'en serait aperçu.

Ebbsen dit que pour l'instant cela ferait l'affaire.

Il semblait se fatiguer. Si je l'avais laissé faire, il serait
probablement rentré chez lui. Mais j'avais la ferme intention de le
retenir et de lui faire finir son travail; j'avais abandonné toute
idée de promenade. Il était arrivé à annihiler en moi tout l'orgueil
que me causait ma machine. Tout ce qui pouvait encore m'intéresser,
c'était de le voir trimer, de le voir s'égratigner, se cogner, se
pincer. Je ranimai ses esprits défaillants avec un verre de bière et
quelques compliments judicieux. Je lui dis:

--Je m'instruis véritablement en vous regardant faire. Ce n'est pas
seulement votre adresse, votre activité, qui me réconfortent et me
fascinent: c'est encore la constatation de la confiance sereine que
vous avez en vous et le bon espoir inexpliquable que vous gardez.


Ainsi encouragé, il s'appliqua à replacer l'engrenage. Il appuya la
bicyclette contre la maison et travailla un côté. Puis l'appuya
contre un arbre et travailla le côté opposé. Puis, je la tins pour
lui, pendant qu'il était allongé par terre, la tête entre les roues,
travaillant d'en bas, l'huile s'égouttant sur lui. Enfin il m'enleva
la machine et s'inclina sur elle, plié comme une besace vide, perdit
pied, glissa et tomba sur la tête. Par trois fois il dit:

--Dieu merci! le voilà enfin en place.

Par deux fois il jura:

--Non, sacré bon Dieu! ça n'est pas cela du tout!

J'aime mieux oublier ce qu'il a proféré en troisième lieu.

Puis il perdit patience et tenta de brutaliser l'instrument. La
bicyclette, je le voyais avec plaisir, montrait de l'esprit et les
événements ultérieurs dégénérèrent en rien de moins qu'une bataille
violente entre lui et elle. A certains moments la bicyclette se
trouvait sur le gravier et lui penché dessus. Une minute plus tard
leurs positions étaient inverses: c'était lui qui était sur le
gravier, sous la bicyclette. Le voilà debout, fier de sa victoire,
la machine serrée entre ses jambes. Mais son triomphe n'est que de
courte durée. La bicyclette, se dégageant par un mouvement brusque,
se retourne vers lui et le frappe à la tête d'un dur coup de guidon.

Il était une heure moins le quart quand il se releva, sale,
décoiffé, le sang coulant d'une coupure. Il s'épongea le front et
dit:

--Je crois que cela pourra aller pour aujourd'hui.

La bicyclette avait également l'air d'en avoir assez. Il aurait été
difficile de dire qui était le plus puni des deux.

Je l'amenai dans la buanderie où il fit son possible pour se
nettoyer avec du savon et des cristaux. Puis je le renvoyai.

Je fis charger la bicyclette sur une voiture et je l'amenai au
réparateur le plus proche. Le contremaître s'avança et la regarda.

--Que voulez-vous que j'en fasse? me demanda-t-il.

--Je voudrais que vous me la remissiez en état, autant que possible.

--Elle est fortement atteinte, remarqua-t-il. N'importe, je ferai de
mon mieux.

Il fit de son mieux, ce qui me coûta deux livres dix. Mais la
machine ne fut jamais plus la même, et je la mis entre les mains
d'un revendeur à la fin de la saison. Je ne voulais pas faire de
dupes; je donnai des instructions pour que l'annonce la signalât
comme une machine de l'année précédente. L'agent me déconseilla de
parler de date.

--La question, dans nos affaires, n'est pas de savoir ce qui est
vrai et ce qui ne l'est pas. L'intéressant, c'est de voir ce que
vous pouvez arriver à faire croire aux gens. Entre nous soit dit,
votre machine n'a pas l'air d'être de l'année dernière: sur son
aspect on lui donnerait bien dix ans. Ne mentionnons pas de date.
Tâchons d'en tirer ce que nous pourrons.

Je lui laissai l'affaire en mains, et il en obtint cinq livres, plus
qu'il n'avait espéré.

On peut tirer deux genres de jouissance d'une bicyclette: on peut la
démonter pour l'examiner, ou on peut s'en servir pour faire des
promenades. Tout compte fait, je n'oserais affirmer que ce n'est pas
celui qui s'amuse à vérifier qui trouve la meilleure distraction. Il
ne dépend ni du temps, ni du vent; l'état des routes le laisse
froid. Donnez-lui un tournevis, un paquet de chiffons, une burette
d'huile et de quoi s'asseoir, et le voilà heureux pour la journée.
Il y a bien quelques petits inconvénients; le bonheur complet n'est
pas de ce monde. Il a vite l'air d'un chaudronnier, et on pensera
toujours en voyant sa machine que, l'ayant volée, il a voulu la
maquiller: cela ne tire du reste pas à conséquence, vu qu'elle ne
dépassera jamais la première borne kilométrique. On commet parfois
l'erreur de croire que l'on peut tirer d'une seule bicyclette ces
deux genres de distractions. C'est impossible; aucune machine ne
supportera cette double fatigue. Il faut que l'on choisisse: être un
réparateur ou être un cycliste au sens habituel du mot. Moi,
personnellement, je préfère monter ma machine; et voilà pourquoi
j'évite tout ce qui pourrait m'inciter à la réparer moi-même. S'il
lui arrive quoi que ce soit, je la pousse jusque chez le réparateur
le plus proche. Si je me trouve trop loin d'une ville ou d'un
village, je m'assieds sur le bord de la route et j'attends le
passage d'une voiture. Le plus grand danger, selon moi, est le
réparateur ambulant. La vue d'une bicyclette en panne est pour lui
ce qu'un cadavre abandonné est pour un corbeau: il fonce dessus avec
un cri sauvage et triomphant. Au début je restais poli, disant par
exemple:

--Ce n'est rien; ne vous en inquiétez pas. Poursuivez votre chemin
et amusez-vous bien; je vous en prie, soyez assez aimable pour vous
en aller.

Depuis, l'expérience m'a appris que la politesse n'est pas de mise
en ce cas-là. Maintenant je dis à ces gens:

--Allez-vous-en; laissez-nous en paix, ou je vous casse la figure,
idiot!

Et si vous avez l'air décidé et tenez à la main un bâton solide,
vous arrivez généralement à les faire déguerpir.


George rentra vers la fin de la journée:

--Eh bien, pensez-vous que tout va être prêt?

--Tout sera prêt pour mercredi, tout, sauf peut-être vous et Harris.

--Le tandem est-il en bon état?

--Le tandem va bien.

--Ne croyez-vous pas qu'il aurait besoin d'être examiné?

--L'âge et l'expérience, répondis-je, m'ont enseigné qu'il n'y a
guère de questions sur lesquelles un homme puisse être affirmatif.
Parmi mes rares certitudes, en voici toujours une, et inébranlable:
ce tandem n'a pas besoin d'être vérifié. Je suis sûr également
qu'aucun être humain, si Dieu me prête vie, n'y touchera d'ici
mercredi matin.

--A votre place, je ne me fâcherais pas. Le jour arrivera, il n'est
peut-être pas loin, où cette bicyclette aura besoin d'être réparée
malgré votre désir tyrannique de la laisser tranquille, et cela
quand il y aura plusieurs montagnes entre elle et le réparateur le
plus proche. C'est alors que vous nous supplierez de vous dire où
vous aurez mis la burette d'huile et ce que vous aurez fait du
tournevis. Puis, pendant que vous tâcherez de maintenir la machine
en équilibre contre un arbre, vous proposerez que quelqu'autre
nettoie la chaîne et gonfle le pneu d'arrière.

La sagesse prophétique de ce propos m'impressionna:

--Pardonnez-moi si je vous ai parlé sur un ton un peu trop vif. La
vérité est que Harris est venu ici ce matin.

--Cela suffit, dit George, je comprends. Du reste, je suis venu pour
vous parler d'autre chose. Regardez ceci.

Il me passa un petit volume, relié en calicot rouge. C'était un
guide pour la conversation anglaise, à l'usage des voyageurs
allemands. Il commençait: «A bord d'un vapeur» et se terminait par:
«Chez le médecin». Le chapitre le plus long était consacré à la
conversation dans un wagon de chemin de fer apparemment rempli de
fous querelleurs et mal appris. «Ne pouvez-vous pas vous éloigner un
peu plus de moi, monsieur?--C'est impossible, madame; mon voisin est
très gros.--N'allons-nous pas essayer de ranger nos jambes?--Ayez la
bonté, s'il vous plaît, de maintenir vos coudes au corps.--Ne vous
gênez pas, je vous en prie, madame, si mon épaule peut vous être
agréable». On ne trouvait aucune indication précisant s'il fallait
l'entendre ironiquement ou non. «Je dois vraiment vous prier de vous
éloigner un peu, madame, je peux à peine respirer.» Il est à
supposer que, dans la pensée de l'auteur, ils se trouvent tous par
terre et pêle-mêle. Le chapitre se terminait par cette phrase: «Nous
voilà arrivés à destination, Dieu merci! (_Gott sei dank_)»
exclamation pieuse qui, vu les circonstances, dut prendre la forme
d'un choeur.

A la fin du livre se trouve un appendice donnant aux voyageurs
germaniques des conseils sur la conservation de leur santé et leur
confort pendant leur séjour dans les villes anglaises, recommandant
spécialement de voyager toujours avec une provision de poudre
insecticide, de ne jamais manquer le soir de fermer la chambre à
clef et de toujours compter soigneusement la monnaie rendue.

--Ce n'est pas une publication bien remarquable, dis-je, en rendant
le livre à George. Moi, personnellement, je ne recommanderai pas ce
bouquin à un Allemand qui se proposerait de visiter l'Angleterre; je
crois que sa pratique le rendrait antipathique. Mais j'ai lu des
brochures publiées à Londres à l'usage des voyageurs anglais sur le
continent, et qui sont tout aussi idiotes. Quelque imbécile ayant de
l'éducation et comprenant, mais mal, sept langues, se croit autorisé
à écrire ces livres, qui induisent en erreur l'Europe moderne.

--Vous ne pourrez cependant pas nier, répliqua George, que ces
manuels soient très demandés. Je sais qu'ils se vendent par
milliers. Il y a sûrement des quidams dans toutes les villes
d'Europe, qui se promènent, parlant de la sorte.

--Peut-être bien, répondis-je, mais heureusement que personne ne les
comprend. J'ai plus d'une fois aperçu des gens, debout sur des
plateformes de tramways ou postés à des coins de rue, qui tenaient
de ces livres à la main et les lisaient à haute voix. Personne ne
sait quelle est la langue qu'ils parlent, personne n'a la moindre
idée de ce qu'ils disent. Cela vaut peut-être mieux: si on les
comprenait, il est plus que probable qu'on les écharperait.

--Il se peut que vous ayez raison. Je serais curieux de voir ce qui
arriverait si effectivement on les comprenait. Je propose d'arriver
à Londres de bonne heure mercredi matin et de passer une heure ou
deux à nous promener et à faire des emplettes dans les magasins en
nous servant de ce manuel. Il me faut quelques menus objets, entre
autres un chapeau et une paire de pantoufles. Notre bateau ne quitte
pas Tilbury avant midi et cela nous en laisse juste le temps. Je
voudrais éprouver ce genre de langage à un endroit où je serais bien
à même de juger de son effet. Je voudrais connaître les impressions
de l'étranger quand on lui parle de la sorte.

Nous nous promîmes de l'amusement. Plein d'enthousiasme, je m'offris
à l'accompagner et à l'attendre devant les boutiques. Je lui dis que
sûrement Harris demanderait à être des nôtres, mais en restant à
distance respectueuse.

George expliqua son projet, qui était un peu différent. Il entendait
qu'Harris et moi entrions avec lui dans les magasins. Avec Harris,
qui a l'air imposant, pour lui prêter main forte, et avec moi sur le
pas de la porte pour appeler un agent si le besoin s'en faisait
sentir, il risquerait le coup.

Nous fîmes les quelques pas qui nous séparaient de chez Harris et
lui soumîmes notre plan. Harris examina le livre, spécialement le
chapitre qui a trait à l'achat de souliers et de chapeaux.

--Si George, dit-il, parle à un cordonnier ou à un chapelier dans
les termes indiqués ci-dessus, il lui faudra non pas un garde de
corps, mais des gens de bonne volonté pour le porter à l'hôpital.

Cela vexa George.

--Vous parlez, s'écria-t-il, comme si j'étais un téméraire, dénué de
sens commun. Je ferai un choix des phrases les plus polies et les
moins agressives; j'éluderai toute insulte grossière.

Une fois ceci bien entendu, Harris donna son consentement, et notre
départ fut fixé pour le mercredi matin de bonne heure.



CHAPITRE QUATRIÈME

_Pourquoi Harris considère les réveille-matin comme inutiles dans la
vie de famille. Instincts sociables des petits. Les idées d'un
enfant sur le matin. Le subconscient qui ne dort pas. Son mystère.
Ses angoisses. Pensées nocturnes. Le genre de travail d'avant le
petit déjeuner. La bonne et la mauvaise brebis. Les désavantages
qu'il y a à être vertueux. Le nouveau fourneau de cuisine de Harris
commence mal son service. Comment mon oncle Podger sortait chaque
matin. Le vieux cityman considéré comme cheval de courses. Nous
parlons la langue du voyageur._


George arriva le mardi soir chez les Harris et y passa la nuit. Nous
avions préféré cet arrangement à sa proposition: venir le cueillir
chez lui. Cueillir George en passant, le matin, veut dire: le
réveiller en le secouant, effort déjà épuisant pour un début de
journée; l'aider à retrouver ses effets et à boucler ses bagages;
puis l'attendre pendant qu'il déjeune, rôle qui manque de charme
pour le spectateur.

Je savais qu'il serait levé à l'heure voulue, s'il couchait à
«Beggarbush». J'y ai couché moi-même, et je suis au courant de ce
qui s'y passe. Vers le milieu de la nuit, du moins à ce qu'il vous
semble, car dans la réalité il peut être un peu plus tard, vous êtes
réveillé en sursaut de votre premier somme par une charge de
cavalerie le long du couloir. Mal réveillé, vous hésitez entre des
cambrioleurs, les trompettes du jugement dernier et une explosion de
gaz. Vous vous mettez sur votre séant, et vous écoutez avec
attention. On ne vous fait pas attendre: bientôt une porte est
violemment poussée; quelqu'un ou quelque chose dégringole l'escalier
apparemment sur un plateau à thé; vous entendez un «Je l'avais bien
dit!» et aussitôt une chose dure, une tête peut-être, c'est du moins
l'impression qu'on en a d'après le bruit, rebondit contre le panneau
de votre porte.

A ce moment vous vous lancerez dans une charge folle autour de votre
chambre, à la recherche de vos vêtements. Rien ne se trouve plus où
vous l'aviez mis le soir. Les objets les plus indispensables ont
entièrement disparu; et pendant ce temps l'assassinat, la
révolution, bref l'événement quel qu'il soit continue formidable.
Vous vous arrêtez un moment, la tête sous l'armoire, où vous avez
cru découvrir vos pantoufles, pour écouter des coups réguliers et
monotones sur une porte éloignée. La victime, vous le supposez,
s'est cachée là; ils tâchent de la faire sortir et de l'achever.
Pourrez-vous arriver à temps? Les coups cessent, et on entend une
voix suave, rassurante par son ton doux et plaintif, qui demande
humblement:

--Pa, puis-je me lever?

Vous n'entendez pas l'autre voix, mais les réponses sont:

--Non, ce n'était que la baignoire... Non, elle n'a vraiment pas de
mal, elle est seulement mouillée, tu comprends... Oui, maman, je
leur dirai ce que tu veux... Non, c'était un pur hasard... Oui;
bonne nuit, papa.

Ensuite la même voix, s'élevant pour être entendue, à distance de la
maison, commande:

--Il faut que vous remontiez tous. Papa dit qu'il n'est pas encore
l'heure de se lever.

--Vous vous recouchez et écoutez quelqu'un auquel on fait monter
l'escalier, selon toute évidence, contre son gré. Par une attention
délicate les chambres d'amis de «Beggarbush» sont exactement
au-dessous des nurseries. Le même petit être continue sa résistance
tandis qu'on l'insère dans son lit. Aucun des détails de la bataille
ne vous échappe, car chaque fois que le corps est jeté sur le
matelas élastique, le lit fait un bond juste au-dessus de votre
tête, et chaque fois que le corps s'échappe victorieusement de
l'étreinte, vous en êtes averti par un coup sur le parquet. Ensuite
le combat se calme à moins que le lit ne s'effondre; et le sommeil
vous regagne doucement. Mais un moment après, ou du moins il vous
semble qu'il n'y a qu'un moment, vous rouvrez les yeux, sous la
sensation d'un regard; la porte s'est entr'ouverte et quatre têtes
solennelles et superposées vous regardent avec persistance, comme si
vous étiez un prodige exposé dans cette chambre. Vous voyant
éveillé, la tête supérieure s'avance avec calme par-dessus les trois
autres, entre, et vient s'asseoir sur le lit dans une attitude
amicale.

--Oh! dit-elle, nous ne savions pas que vous étiez éveillé; moi je
le suis déjà depuis quelque temps.

--Il me le semble, répondez-vous brièvement.

--Papa n'aime pas que nous soyons levés trop tôt, continue-t-elle.
Il dit que tout le monde dans la maison en serait dérangé. Alors
naturellement nous ne devons pas nous lever.

Ceci est dit sur un ton de gentille résignation. Elle paraît remplie
d'une satisfaction intime, due au sentiment du devoir accompli.

Vous lui demandez:

--Vous n'appelez pas cela être levé?

--Oh, non! Nous ne sommes pas encore convenablement habillés.

C'est l'évidence même.

--Papa est toujours très fatigué le matin, poursuit la voix;
naturellement, c'est parce qu'il travaille dur toute la journée.
N'êtes-vous jamais fatigué le matin?

Alors seulement vous remarquez que les trois enfants sont entrés
aussi et sont assis par terre en demi-cercle. Il est évident que
tout ceci n'est pour eux que préliminaires à la représentation
véritable. Ils attendent le moment où ils vous verront sortir de
votre lit et agir.


De les voir dans la chambre d'un étranger déplaît à l'aîné. Il leur
ordonne sur un ton sévère de se retirer. Eux ne lui répondent pas,
ne discutent pas; d'un commun accord et dans un silence complet ils
tombent sur lui. Vous ne distinguez pas autre chose, de votre lit,
qu'un enchevêtrement confus de bras et de jambes, image frénétique
d'une pieuvre empoisonnée. Si vous êtes couché en pyjama, vous
sautez du lit et ne faites qu'ajouter à la confusion; si votre
toilette de nuit est moins élégante, vous restez où vous êtes et
hurlez des ordres, qu'on méconnaîtra entièrement. Le plus simple est
de laisser agir l'aîné. Il arrive en peu de temps à les expulser et
ferme la porte sur eux. Elle est immédiatement rouverte, et l'un
d'eux est projeté dans la chambre. C'est généralement Muriel. Elle y
arrive comme lancée par une catapulte. L'aîné rouvre la porte et se
sert de sa soeur comme d'un bélier contre la masse des autres. Vous
distinguez nettement le bruit mat de la tête qui tape dans le tas
qu'elle disperse. Quand l'aîné est ainsi arrivé à ses fins, il
revient tranquillement reprendre sa place sur le lit. Il montre le
plus grand calme; il a l'air d'avoir oublié l'incident.

--J'aime le lever du jour, dit-il, l'aimez-vous aussi?

--J'en aime certains, répondrez-vous, il en est d'autres, qui ont
moins de charme.

Lui ne prend pas garde à cette distinction; son regard extasié se
perd dans le lointain:

--J'aimerais mourir le matin; le matin la nature est si belle!

--Eh, répondrez-vous, cela pourra bien vous arriver, le jour où
votre père offrira un lit à un monsieur un peu nerveux et n'aura pas
soin de le mettre en garde contre les surprises de la maison.

Il rappelle ses esprits vagabonds et redevient lui-même.

--Il fait délicieux au jardin, remarque-t-il, n'auriez-vous pas
envie de vous lever et de faire une partie de cricket?

Vous ne vous étiez pas couché avec cette idée en tête, mais
maintenant, considérant la tournure des événements, cela vous semble
aussi bien que de rester couché là, sans espoir de vous rendormir;
et vous acceptez.

Vous recevez plus tard dans la journée l'explication suivante: vous
étant réveillé trop tôt et incapable de vous rendormir vous aviez
manifesté l'envie de faire une partie de cricket. Les enfants,
dressés à la politesse envers les hôtes, avaient cru de leur devoir
de se prêter à vos désirs. Mme Harris remarque, pendant le déjeuner,
que vous auriez au moins dû exiger, avant de faire sortir les
enfants, qu'ils fussent convenablement habillés; pendant que Harris
vous fait pathétiquement remarquer que l'exemple et l'encouragement
d'un seul matin vous ont suffi pour détruire son ouvrage
laborieusement édifié pendant de longs mois.

Il paraît que, ce même mercredi matin, George avait demandé à grands
cris à se lever dès cinq heures et quart et avait voulu à toute
force leur apprendre comment tourner à bicyclette autour des châssis
de concombres sur la nouvelle machine de Harris. Toutefois, Mme
Harris ne blâma pas George à cette occasion, sentant que cette idée
n'avait pas dû être entièrement sienne.

Ne croyez pas que les enfants de Harris aient l'intention de
s'éviter des reproches aux dépens d'un ami. Ils sont l'honnêteté
même et endossent la responsabilité de leurs propres méfaits. Mais
la chose se présente ainsi à leur compréhension. Quand vous leur
expliquez que vous n'aviez d'abord nullement le dessein de vous
lever à cinq heures pour jouer au cricket sur la pelouse, ni de
mettre à la scène le martyrologe en tirant à l'arbalète sur des
poupées attachées à un arbre; qu'assurément si on vous avait laissé
suivre votre goût, vous auriez dormi en paix jusqu'à ce qu'on vous
eût réveillé comme un bon chrétien à huit heures avec une tasse de
thé, ils manifestent d'abord leur étonnement, puis s'excusent et
semblent sincèrement contrits. Ecartant la question purement
académique de savoir si le réveil de George un peu avant cinq heures
devait être attribué à son instinct ou bien au passage accidentel, à
travers la fenêtre de sa chambre, d'un boumerang de leur
fabrication, les chers enfants acceptaient franchement la
responsabilité de ce réveil ultramatinal. Comme dit l'aîné:

--Nous aurions dû penser que l'oncle George avait une longue journée
devant lui et nous aurions dû lui déconseiller de se lever. Je me
fais des reproches.

Mais un changement occasionnel dans les habitudes ne fait de mal à
personne. Au surplus, Harris et moi fûmes d'accord pour penser que
ç'avait été un bon entraînement pour George. Il nous faudrait être
debout à cinq heures tous les matins dans la Forêt Noire; nous en
avions décidé ainsi. George avait même proposé quatre et demie, mais
Harris et moi avions déclaré qu'en règle générale cinq ce serait
assez tôt. Nous pourrions ainsi enfourcher nos machines à six et
abattre le gros de notre besogne avant les fortes chaleurs de midi.
Si, de temps à autre, nous partions de meilleure heure, tant mieux:
mais, du moins, ce ne serait pas une règle.

Moi aussi j'étais debout à cinq heures, ce matin-là, plus tôt du
reste que je ne me proposais. Je m'étais dit en m'endormant: «A six
heures tapant!»

Je connais des gens qui arrivent de la sorte à se réveiller juste à
la minute qu'ils ont fixée. Ils se disent, se parlant à eux-mêmes au
moment où ils posent leur tête sur l'oreiller: «quatre heures et
demie», «cinq heures moins un quart», ou «cinq heures et quart»,
selon le cas; et ils ouvrent les yeux sur le coup de l'heure dite.
Ceci tient du miracle. Plus vous réfléchissez à ce fait, plus vous
le trouverez mystérieux. Un second moi doit agir indépendamment de
notre moi conscient; il doit être capable de compter les heures
pendant que nous dormons, veillant dans l'obscurité, sans l'aide ni
du soleil ni des pendules, ni de nul moyen connu d'aucun de nos cinq
sens. Il nous chuchote: «C'est l'heure» au moment exact, et vous
vous réveillez. J'ai causé une fois avec un vieux débardeur qui pour
son travail était forcé de se lever tous les matins une demi-heure
avant la marée. Il me confia que jamais il ne lui était arrivé de se
réveiller une minute trop tard et qu'il ne se donnait même plus la
peine de calculer l'heure de la marée. Il se couche fatigué, dort
d'un sommeil sans rêve, et chaque matin à une heure différente son
veilleur spectral, exact comme la marée elle-même, vient l'appeler
doucement. L'esprit de cet homme errait-il à travers l'obscurité,
pataugeant sur les bords de la mer? Avait-il connaissance des lois
de la nature?

En ce qui me concerne, mon veilleur intérieur a peut-être quelque
peu perdu l'habitude de ses fonctions. Il fait de son mieux; mais il
est trop scrupuleux, il se fait du mauvais sang et se perd dans ses
calculs. Je lui dis par exemple: «A cinq heures et demie s. v. p.»;
et il me réveille en sursaut à deux heures trente. Je regarde ma
montre. Il me suggère que je dois avoir oublié de la remonter. Je
l'approche de mon oreille; elle marche. Il pense qu'il lui est
peut-être arrivé quelque chose; il est sûr qu'il est cinq heures et
demie, sinon un peu plus. Je mets mes pantoufles et descends, pour
le satisfaire, consulter la pendule de la salle à manger.
Qu'arrive-t-il à l'homme qui, au milieu de la nuit, se promène dans
une maison en robe de chambre et en pantoufles? Il est inutile de le
raconter; on le sait par expérience: tous les objets, spécialement
ceux qui sont pointus, prennent un lâche plaisir à le cogner. Je me
recouche de mauvaise humeur et ne réussis à me rendormir qu'après
une demi-heure, en refusant d'écouter ses suggestions absurdes, à
savoir que toutes les pendules de la maison se sont liguées contre
moi. Il me réveille toutes les dix minutes entre quatre et cinq
heures. Je regrette alors de lui avoir touché mot de la chose. Il
s'endort lui-même à cinq heures et m'abandonne aux soins de la femme
de chambre qui, naturellement, ce matin-là, me réveille une
demi-heure plus tard que d'habitude.

Il m'exaspéra tellement, ce mercredi-là, que je me levai à cinq
heures, uniquement pour me débarrasser de lui. Je ne savais que
faire de moi. Notre train ne partait qu'à huit heures; tous nos
bagages avaient été bouclés la veille et envoyés avec les
bicyclettes à la gare de Fenchurch Street. Je passai dans mon
cabinet de travail, pensant pouvoir écrire une heure. Il faut croire
que le travail du petit matin, avant le déjeuner, n'est pas propice
à l'effort littéraire. J'écrivis trois chapitres d'un conte et les
relus ensuite. On a médit de mes ouvrages; on a quelquefois parlé de
mes livres d'une manière peu aimable; mais jamais on n'aurait émis
de jugements assez sévères pour flétrir les trois chapitres écrits
ce matin-là. Je les jetai dans la corbeille à papier et essayai de
me remémorer les établissements charitables, si toutefois il en
existe, qui servent de retraite aux écrivains ramollis.

Je pris une balle de golf, choisis un driver pour me distraire de
ces pensées, et sortis flâner dans le pré. Une couple de brebis
broutaient là; elles me suivirent et prirent un vif intérêt à mes
exercices. L'une était une bonne âme, sympathique. Je ne pense pas
qu'elle comprît rien à ce jeu; je crois plutôt que ce qui lui parut
étrange, c'était l'heure matinale à laquelle je me livrais à ce
divertissement innocent. Elle bêlait à chacun de mes coups:

--Bi-en, bi-en, très bi-en!

Elle paraissait tout aussi contente que si elle les avait joués
elle-même.

Tandis que l'autre était une sale bête acariâtre et désagréable, me
décourageant autant que sa compagne m'aiguillonnait.

--Piè-tre, horriblement piè-tre! tel était son commentaire à presque
chacun de mes coups. Il y en eut, en vérité, quelques-uns de très
beaux; mais elle faisait exprès d'être d'un avis opposé, simplement
pour m'énerver. Je m'en apercevais bien.

Par un accident regrettable, une de mes meilleures balles alla taper
sur le nez de la bonne brebis. Cela fit rire la mauvaise, mais rire
distinctement et nettement, d'un rire rauque et vulgaire; et pendant
que son amie trop étonnée pour bouger restait clouée sur place, elle
changea de ton pour la première fois et bêla:

--Bi-en, très bi-en! le meilleur coup qu'il ait fait!

J'aurais donné une demi-couronne pour que ce fût elle qui reçût le
coup. Ce sont toujours les bons qui pâtissent.

J'avais perdu dans ce pré plus de temps que je n'avais prévu et ce
n'est que quand Ethelbertha vint me dire qu'il était sept heures et
demie et que le déjeuner était servi, que je me rappelai ne m'être
pas encore rasé. Ethelbertha n'aime pas que je me rase à la hâte.
Elle craint que les étrangers ne croient à une tentative de suicide
manquée et qu'on chuchote que nous faisons mauvais ménage. Elle
ajouta malicieusement que ma physionomie n'est pas de celles avec
lesquelles on puisse se permettre de badiner.

Tout compte fait j'aimais autant que les cérémonies d'adieu avec
Ethelbertha ne se prolongeassent pas; je craignais une trop grande
tension de ses nerfs. Mais j'aurais aimé avoir le temps d'adresser
quelques conseils à mes enfants, spécialement au sujet de ma canne à
pêche, dont ils ont la manie de vouloir se servir comme d'un bâton
au croquet; par contre je déteste avoir à courir pour attraper mon
train. A un quart de lieue de la gare, je rejoignis George et Harris
qui eux aussi couraient.

Pendant que nous trottions côte à côte, Harris par saccades
m'informa de la raison de leur retard. C'était le nouveau fourneau
de cuisine qui en était la cause. On l'avait allumé pour la première
fois ce matin-là et, sans qu'on sût encore comment, il avait projeté
en l'air les rognons et sérieusement brûlé la cuisinière.

--J'espère, ajouta-t-il, qu'ils auront le temps de s'habituer l'un à
l'autre pendant mon absence.

Il s'en fallut d'un cheveu que nous rations le train, et tandis que
nous étions assis dans la voiture, encore haletants, et que je
passais en revue les événements de la matinée, l'image de mon oncle
Podger surgit dans ma mémoire, et je vis se dérouler les phases
mouvementées de son départ d'Ealing Common par Morgate Street (train
de 9 heures 13), tel qu'il s'effectuait 250 fois par an.


Il y avait huit minutes à pied de la maison de mon oncle Podger à la
station. Mon oncle ne se lassait pas de recommander:

--Mettez un quart d'heure et prenez votre temps.

Mais ce qu'il faisait, c'était de ne partir que cinq minutes avant
l'heure et de courir. J'en ignore le motif, telle était pourtant la
coutume dans ce faubourg. Beaucoup de messieurs corpulents, que
leurs occupations appelaient dans la Cité, habitaient alors Ealing
(je crois qu'il en est encore ainsi de nos jours); ils prenaient les
trains du matin pour aller en ville. Ils partaient tous trop tard;
tous tenaient un sac noir et un journal dans une main, un parapluie
dans l'autre; et par tous les temps on les voyait courir pendant le
dernier quart de mille.


Des gens oisifs, spécialement des bonnes d'enfant et des garçons
livreurs, auxquels s'ajoutaient de temps à autre quelques marchands
ambulants, se rassemblaient quand il faisait beau pour les voir
passer et acclamaient le plus méritant. Ce n'était pas fameux comme
sport. Ils ne couraient pas bien, ils ne couraient même pas vite;
mais ils étaient sérieux et faisaient de leur mieux. Ce spectacle ne
flattait pas le goût artistique, mais il faisait naître pourtant
l'admiration qui va naturellement à l'effort consciencieusement
accompli.

La foule, à l'occasion, s'amusait à faire des paris innocents.

--Deux contre un sur le vieux type à gilet blanc!

--Dix contre un que le vieil asthmatique se flanque par terre avant
d'arriver!

--Ma fortune sur le Prince Ecarlate!--surnom donné par un gamin
fantaisiste à un certain voisin de mon oncle, ancien militaire,
d'extérieur imposant au repos, mais dont le teint devenait cramoisi
au moindre effort.

Mon oncle, ainsi que les autres, écrivait de temps en temps à
l'_Ealing Press_ pour se plaindre de l'indolence de la police
locale. A ces communications l'éditeur ajoutait des commentaires
spirituels où il dénonçait le Déclin de la Courtoisie dans les
Classes Inférieures de la Société, spécialement parmi celles des
Banlieues de l'Ouest. Mais cela ne produisait aucun effet.

Ce n'était pas que mon oncle ne se levât assez tôt; les ennuis
surgissaient au dernier moment. Il commençait après le déjeuner par
perdre son journal. Nous étions toujours prévenus, quand l'oncle
Podger avait perdu quelque chose, par l'expression d'étonnement
indigné avec laquelle il avait coutume de dévisager chacun. Il
n'arrivait jamais à mon oncle Podger de se dire:

--Je suis un vieux négligent, j'égare tout; je ne sais jamais où je
mets mes affaires. Je suis tout à fait incapable de les retrouver
moi-même. Je dois être, quant à cela, un sujet de trouble pour mon
entourage. Il faut que j'essaie de me corriger.

Au contraire! Il s'était convaincu par des raisonnements singuliers
que quand il avait égaré quelque chose, c'était la faute de tous
dans la maison, sauf la sienne.

--Je l'avais à la main il n'y a qu'une minute! s'exclamait-il.

Vous auriez cru, à l'entendre, qu'il vivait entouré de
prestidigitateurs qui subtilisaient ses affaires rien que pour
l'ennuyer.

--L'aurais-tu laissé au jardin? hasardait ma tante.

~-Pour quelle raison aurais-je voulu le laisser au jardin? Je n'ai
pas besoin d'un journal au jardin; je veux le journal pour l'avoir
dans le train.

--Tu ne l'as pas mis dans ta poche?

--Que Dieu te pardonne! Crois-tu que je serais ici à le chercher à
neuf heures moins cinq, si je l'avais tranquillement dans ma poche?
Me prends-tu pour un imbécile?

A ce moment-là, quelqu'un de s'exclamer: «Qu'est ceci?» en lui
passant un journal bien plié.

--Si seulement on pouvait laisser mes affaires en place,
grognait-il, en l'arrachant d'un geste sauvage des mains qui le lui
tendaient.

Et l'ouvrant pour l'y mettre, en place, il jetait un regard sur la
feuille et s'arrêtait net, privé de parole, comme outragé.

--Qu'y a-t-il? demandait ma tante.

--C'est celui d'avant-hier! répondait-il, trop blessé pour élever la
voix, en jetant le journal sur la table.

Si seulement ce journal avait une seule fois pu être celui de la
veille! Mais c'était invariablement celui de l'avant-veille, sauf le
mardi, car ce jour-là le journal datait du samedi.

Il arrivait qu'on le lui retrouvât; la plupart du temps il était
assis dessus, et alors il souriait, non pas aimablement, mais d'un
sourire las, celui d'un homme abandonnant toute lutte contre le sort
qui le force à vivre au sein d'une bande d'idiots fieffés.

--Dire qu'il était juste sous votre nez!

Il se dirigeait ensuite vers l'antichambre, où ma tante Maria avait
eu soin de rassembler tous les enfants, pour qu'il pût leur dire au
revoir.

Jamais ma tante n'aurait quitté la maison, fût-ce pour une visite
dans le voisinage, sans prendre tendrement congé de chaque membre de
la famille.

--On ne sait jamais ce qui peut arriver, avait-elle coutume de dire.

Sur le nombre il y en avait naturellement toujours un qui manquait.
Les six autres, au moment où on le remarquait, filaient dans toutes
les directions à la recherche de l'absent en poussant de grands
cris.

A peine avaient-ils disparu que le manquant arrivait tranquillement.
Il n'avait pas été loin et fournissait une explication très
plausible de cette absence. Puis, sans plus attendre, il courait
expliquer aux autres qu'il avait été retrouvé. De cette manière, il
fallait bien cinq minutes pour que tous pussent être réunis, ce qui
permettait tout juste à mon oncle de mettre la main sur son
parapluie et d'égarer son chapeau. Enfin, le groupe étant rassemblé
dans le vestibule, la pendule du salon commençait à sonner neuf
heures d'un son froid et pénétrant qui ne manquait jamais de
troubler mon oncle. Enervé, il embrassait certains enfants deux
fois, en négligeait d'autres, puis, ne sachant plus qui avait été
embrassé et qui ne l'avait pas été, il se croyait obligé de
recommencer l'opération. Il disait qu'ils se donnaient le mot pour
l'embrouiller et je n'oserais affirmer que ce fût entièrement faux.
Pour comble d'ennui, il y en avait toujours un qui avait la figure
barbouillée de confitures et c'était naturellement cet enfant qui se
montrait toujours le plus tendre.

Quand d'aventure les choses allaient trop bien, l'aîné déclarait que
toutes les pendules de la maison retardaient de cinq minutes, ce
qui, la veille, l'avait mis en retard pour la classe.

Mon oncle gagnait en courant la porte du jardin, où il s'avisait
qu'il n'avait emporté ni son sac ni son parapluie. Tous les enfants
que ma tante n'arrivait pas à retenir galopaient après lui; deux
d'entre eux luttant pour le parapluie, les autres se disputant le
sac. Et c'est à leur retour seulement qu'on découvrait sur la table
de l'antichambre l'objet le plus indispensable qu'il avait oublié et
l'on se perdait en conjectures sur ce qu'il allait dire en rentrant.


Nous arrivâmes à Waterloo un peu après neuf heures et commençâmes
immédiatement les expériences qu'avait projetées George. Nous
ouvrîmes le bouquin au chapitre intitulé «A la Station des Fiacres»
et, nous approchant d'un hansom-cab, nous soulevâmes nos chapeaux,
disant poliment au cocher:

--Bonjour.

Cet homme ne voulut pas être en reste de politesse envers un
étranger réel ou simulé. Et demandant à un ami du nom de «Charles»
de lui «tenir sa jument», il sauta de son siège et nous remercia
d'une révérence qui aurait fait honneur à Lord Brummell en personne.
Parlant apparemment au nom de la nation, il nous souhaita la
bienvenue en Angleterre, regrettant que Sa Majesté fût momentanément
absente de Londres.

Nous fûmes incapables de lui répondre: ce genre de conversation
n'était pas prévu dans le livre. Nous l'appelâmes «cocher», en
réponse de quoi il s'inclina de nouveau jusqu'à toucher le pavé, et
nous lui demandâmes s'il allait avoir l'extrême bonté de nous
conduire à Westminster Bridge. Il mit la main sur son coeur,
déclarant que tout le plaisir serait pour lui.

Prenant la troisième phrase du chapitre, George demanda quel serait
le prix de la course.

Cette question, en introduisant un élément vil dans la conversation,
eut l'air d'offenser ses sentiments. Il dit n'avoir jamais accepté
d'argent de nobles étrangers, et suggéra un petit souvenir, une
épingle de cravate en diamants, une tabatière en or, un petit rien
de ce genre qui lui serait agréable et qui le ferait penser à nous.

Comme un léger rassemblement n'avait pas manqué de se former et que
la plaisanterie tournait trop à l'avantage du cocher, nous montâmes
en voiture sans plus de propos et partîmes au milieu des
acclamations. Nous fîmes arrêter le fiacre un peu au delà d'Astley's
Théâtre, devant la boutique d'un cordonnier. C'était une de ces
boutiques qui débordent de marchandises. A terre et sur les rayons,
il y avait des piles de boîtes remplies de chaussures. Des bottines
étaient accrochées en festons autour des portes et des fenêtres. Le
store, telle une vigne grimpante, supportait des grappes de bottines
noires et jaunes. Au moment où nous entrâmes, le patron était occupé
à ouvrir avec un marteau et un ciseau une nouvelle caisse de
chaussures.

George souleva son chapeau et dit:

--Bonjour.

L'homme ne se retourna même pas. Dès le début, il me fit l'effet
d'un être désagréable. Il grogna quelque chose qui pouvait être ou
ne pas être «Bonjour» et continua son travail.

George lui dit:

--Mon ami, M. X. m'a recommandé votre maison.

L'homme aurait dû répondre:

--M. X. est un monsieur fort honorable, et je serais très heureux
d'être utile à un de ses amis.

Mais il dit au contraire:

--Connais pas: jamais entendu ce nom-là.

C'était ahurissant. Le livre donnait trois ou quatre méthodes pour
l'achat de bottines. George avait choisi spécialement celle où
intervenait «monsieur X.», la considérant comme la plus polie de
toutes. Vous commenciez par entretenir longuement le marchand de ce
«monsieur X.», et quand vous étiez arrivé par ce moyen à vous mettre
sur un pied d'amitié et de bonne entente avec lui, vous passiez avec
aisance et grâce à l'objet principal de votre visite, à votre désir
d'acheter des bottines à bon marché, mais solides. Cet homme
grossier et pratique n'avait pas l'air de se soucier des
gentillesses de la vente au détail. Il était indispensable avec
celui-là d'aborder la question brutalement. George abandonna
«monsieur X.» et, feuilletant le bouquin, il prit une phrase au
hasard. Son choix ne fut pas heureux; c'était une phrase qui aurait
été superflue, adressée à n'importe quel marchand de chaussures.
Dans la circonstance, entourés comme nous l'étions à en étouffer de
monceaux de bottines, elle présentait le charme d'une imbécillité
parfaite.

Voici la phrase:

--Quelqu'un m'a dit que vous aviez ici des bottines à vendre.

L'homme déposa enfin son marteau et son ciseau et nous regarda. Il
parlait lentement d'une voix rauque et voilée.

--Pour quelle raison croyez-vous que j'aie toutes ces bottines? Pour
les renifler?

Il était de ces hommes qui, débutant posément, sentent leur colère
grossir au cours de la conversation.

--Qui croyez-vous que je sois? continua-t-il. Un collectionneur de
bottines? Pourquoi pensez-vous que j'ai loué cette boutique? Pour
raison de santé? Me supposez-vous amoureux de mes bottines au point
de ne pouvoir me séparer d'une paire? Imaginez-vous que je les
expose autour de moi pour jouir de leur vue? N'y en a-t-il pas
assez? Où vous figurez-vous donc être? Dans une exposition
internationale de chaussures? Peut-être que ces bottines-là forment
une collection historique! Avez-vous jamais entendu parler d'un
homme tenant boutique de chaussures, et n'en vendant pas? Il se
pourrait que je m'en serve pour décorer ma boutique et pour
l'embellir? Pour qui me prenez-vous? Pour un idiot fini?

J'avais toujours soutenu que ces manuels de conversation ne servent
pas à grand'chose. Nous cherchions un équivalent d'une phrase
allemande bien connue: _Behalten Sie Ihr Haar auf?_

Le livre ne contenait d'un bout à l'autre rien de ce genre. Il faut
cependant admettre que George choisit la meilleure phrase qu'on
pouvait y trouver et s'en servit. Il dit:

--Je reviendrai quand vous aurez davantage de bottines à me montrer.
D'ici là, adieu!

Après quoi nous regagnâmes la voiture et partîmes, quittant le
cordonnier qui, à la porte de sa boutique, debout entre ses piles de
bottines, nous décochait quelques remerciements. Je ne pus
comprendre ce qu'il disait, mais les passants parurent s'y
intéresser.


George voulait s'arrêter chez un autre cordonnier et recommencer
l'expérience; il dit avoir vraiment besoin d'une paire de
pantoufles. Mais nous le décidâmes à différer leur acquisition
jusqu'à notre arrivée dans une ville étrangère où les commerçants
sont probablement plus habitués à cette sorte de langage ou ont un
caractère plus aimable. Il fut cependant intraitable au sujet du
chapeau. Il prétendait ne pas pouvoir s'en passer pour le voyage;
nous nous arrêtâmes donc devant une petite boutique à Blackfriars
Road. Le patron était un petit homme d'apparence gaie aux yeux
rieurs, ce qui était plutôt pour nous encourager que pour nous
retenir.

Quand George, selon le texte du livre, lui demanda: «Avez-vous des
chapeaux?» il ne se fâcha point; il s'arrêta et se gratta le menton
d'un air pensif.

--Des chapeaux, dit-il. Voyons; oui,--et là un sourire joyeux
éclaira sa physionomie aimable,--oui, en y réfléchissant bien, je
crois que j'ai un chapeau. Mais dites donc, pourquoi me
demandez-vous cela?

George expliqua qu'il avait envie d'acheter une casquette, une
casquette de voyage, mais à la condition _sine qua non_ que cette
casquette fût de bonne qualité.

Le visage de l'homme s'assombrit.

--Oh, remarqua-t-il, je crains bien de ne pouvoir vous satisfaire.
Voyez-vous, s'il vous avait fallu une mauvaise casquette, ne valant
pas son prix, une casquette juste assez bonne pour pouvoir vous
servir à nettoyer des carreaux, une semblable casquette j'aurais pu
vous la trouver. Mais une casquette de bonne qualité, non, nous n'en
avons pas. Pourtant attendez une minute, continua-t-il devant
l'expression de désappointement qui assombrit la figure de George;
ne soyons pas trop pressés (Et allant vers un tiroir qu'il ouvrit):
Voilà une casquette, ce n'est pas une casquette de bonne qualité,
mais elle n'est pas aussi mauvaise que la plupart des casquettes que
je vends.

Il la prit et nous la présenta entre ses doigts.

--Qu'en pensez-vous? demanda-t-il. Croyez-vous qu'elle puisse faire
votre affaire?

George l'essaya devant la glace et, choisissant une autre remarque
du livre, il dit:

--Ce chapeau me va assez bien, mais, dites-moi, trouvez-vous qu'il
me flatte?

L'homme prit un peu de recul pour mieux embrasser le panorama.

--Pour être sincère, répondit-il, je ne pourrais pas dire oui.

Et, délaissant George, il s'adressa à Harris et à moi:

--La beauté de votre ami, dit-il, je la considérerais comme
virtuelle. Elle existe en puissance, mais vous pourriez facilement
passer devant lui et ne pas la voir. Avec cette casquette, par
exemple, vous ne la remarquerez pas.

A ce moment George parut avoir eu assez d'amusement avec cet
homme-là.

Il dit:

--Cela va bien. Ne manquons pas notre train. Combien?

Et l'homme de répondre:

--Le prix de cette casquette, monsieur, est de 4 sh 6, et c'est bien
le double de sa valeur. La désirez-vous enveloppée dans du papier
marron, monsieur, ou dans du blanc?

George dit qu'il allait la prendre telle quelle, paya les 4 sh 6 en
espèces et quitta la boutique. Harris et moi, nous le suivîmes.

Arrivés à Fenchurch Street, nous transigeâmes avec notre cocher pour
5 sh. Il refit une révérence profonde en nous priant de le rappeler
aux bons souvenirs de l'empereur d'Autriche.

Dans le train, George, qui était visiblement désappointé, jeta le
bouquin par la portière.

Nous trouvâmes bagages et bicyclettes bien installés sur le bateau,
et descendîmes la rivière avec la marée de midi.



CHAPITRE CINQUIÈME

_Digression nécessaire amenée par une histoire très morale. Un des
charmes de ce livre. Une revue littéraire qui ne provoque pas
l'admiration des foules. Ses vantardises: l'instructif et l'amusant
combinés. Problème: dire ce qui est instructif, dire ce qui est
amusant. Opinion autorisée sur la loi anglaise. Un autre charme de
ce livre. Une vieille chanson. Encore un troisième attrait du livre.
Quel était le genre de forêt dans laquelle habitait la vierge.
Description de la Forêt Noire._


On raconte qu'un Ecossais, amoureux d'une jeune fille, désirait
l'épouser. Mais il était prudent comme tous ceux de sa race. Il
avait remarqué que dans son entourage trop d'unions des plus
prometteuses avaient souvent eu pour conséquence désespoir et
désillusions, et ceci uniquement parce que les fiancés s'étaient
imaginé chacun épouser un être parfait. Il se jura que dans son cas
il n'en serait pas de même. Et voilà pourquoi sa demande prit la
forme suivante:

--Je ne suis qu'un pauvre gars, Jennie; je n'ai ni fortune ni terre
à t'offrir.

--Oui, mais il y a toi, Davie!

--Eh! je désirerais qu'il y eût autre chose, petite. Je ne suis
qu'un propre-à-rien et un mal fichu, Jennie.

--Que nenni, il y en a bien qui ne te valent pas, Davie.

--Je n'en connais pas, petite, et je me dis même que je ne tiendrais
pas à en connaître.

--Mieux vaut un homme modeste mais franc et sûr, Davie, qu'un autre
qui tourne autour des filles et vous amène des ennuis dans le
ménage.

--Ne t'y fie pas trop Jennie; ce n'est pas toujours le meilleur coq
qui a le plus de succès au poulailler. Je n'ai jamais cessé d'être
un coureur de cotillons. Crois-moi, je suis un mauvais parti.

--Ah! mais tu as bon coeur, Davie, et tu m'aimes bien. J'en suis
sûre.

--Je t'aime assez, Jennie; mais cela durera-t-il? Je suis bon
garçon, tant qu'on fait mes volontés. Au fond, j'ai un caractère
infernal, ma mère peut en témoigner; et je suis comme mon pauvre
père, je ne deviendrai pas meilleur en vieillissant.

--Ouais! tu es sévère sur ton compte, Davie. Tu es un garçon
honnête. Je te connais mieux que tu ne te connais et tu feras pour
moi un bon mari.

--Peut-être, Jennie! Pourtant j'en doute. C'est une triste chose
pour la femme et les enfants, quand le père ne peut résister à la
boisson. Lorsque l'odeur du whisky me monte au nez, ma gorge est un
abîme; il en descend, il en descend, et je n'arrive pas à me
remplir.

--Tu seras un bon époux quand tu seras sobre, Davie.

--Crois-le si tu veux.

--Et tu me soutiendras, Davie, et travailleras pour moi?

--Je ne vois pas pourquoi je ne te soutiendrais pas, Jennie; mais ne
viens pas me rebattre les oreilles avec le mot travail, je ne peux
pas l'entendre.

--N'importe comment, Davie, tu feras de ton mieux et personne ne
peut faire davantage, comme dit monsieur le curé.

--De mon mieux! ce ne sera pas encore fameux, Jennie, et je crains
que ce soit si peu de chose, qu'il ne vaille pas la peine d'en
parler. Tu aurais du mal à trouver homme plus faible, pécheur plus
endurci.

--Bien des gars feraient les plus belles promesses à une pauvre
fille pour lui briser le coeur ensuite. Toi, tu me parles
franchement, Davie, et je compte t'épouser, on verra bien ce qui
adviendra.


L'histoire se termine là et nous ne savons pas quel fut le résultat
de cette union. Quoi qu'il en soit, Jennie avait perdu le droit de
se plaindre et Davie aura eu la satisfaction de se dire qu'il ne
méritait pas de reproche.

Soucieux, moi aussi, d'être franc, j'étalerai ici les tares de mon
livre.

Ce livre ne contiendra pas d'information utile.

Celui qui croirait, guidé par lui, pouvoir entreprendre un voyage à
travers l'Allemagne et la Forêt Noire, s'égarerait sûrement avant de
s'embarquer. Et ce serait ce qui pourrait lui arriver de plus
heureux. Plus il s'éloignerait de son pays natal, plus les
difficultés iraient grandissant.

Je me considère comme inapte à donner des conseils pratiques. Je ne
suis pas né avec cette conscience de mon incapacité: elle m'est
venue à la suite d'expériences cruelles.

A mes débuts dans le journalisme, j'étais attaché à un périodique,
précurseur de ces nombreuses revues populaires d'à présent. Nous
nous vantions d'allier l'utile à l'agréable: au lecteur de
déterminer ce qu'il y avait là d'amusant et ce qui devait y être
considéré comme instructif. Nous donnions des conseils à ceux qui
allaient se marier,--des conseils sérieux et détaillés qui, s'ils
avaient été suivis, auraient fait de notre public la fleur de la
gent maritale. Nous montrions à nos abonnés la manière de s'enrichir
en élevant des lapins, avec exemples et chiffres à l'appui. Ce qui
eût dû les surprendre, c'est que nous n'abandonnassions pas le
journalisme pour nous mettre à l'élève du lapin. J'ai maintes et
maintes fois établi, d'après des sources autorisées, qu'au bout de
trois ans un homme qui commence avez douze lapins de choix et un peu
de jugeotte arrive inéluctablement à un revenu annuel de 2000 livres
sterling, chiffre qui doit croître vite. Peut-être que l'éleveur n'a
pas besoin de cet argent. Il ne sait peut-être même pas qu'en faire,
une fois qu'il l'a. Mais l'argent est là; il n'a qu'à le ramasser.
Personnellement je n'ai jamais rencontré d'éleveur de lapins qui eût
un revenu de 2000 livres, quoique j'en aie vu pas mal se mettre en
route avec les douze lapins de choix obligatoires. Toujours quelque
chose clochait quelque part; il se peut que l'atmosphère d'une ferme
à lapins annihile à la longue les facultés.

Nous tenions nos lecteurs au courant du nombre d'hommes chauves que
renfermait l'Islande et pour ce que nous en savions, nous pouvions
être dans le vrai; du nombre de harengs saurs qu'il faudrait mettre
bout à bout pour couvrir la distance de Londres à Rome, information
précieuse pour celui qui aurait envie de tracer une ligne de harengs
saurs de Londres à Rome, car il serait à même d'en commander du
premier coup la quantité nécessaire; du nombre de paroles prononcées
chaque jour par une femme, et autres informations de ce genre,
destinées à rendre nos lecteurs plus savants et mieux armés que ceux
des autres feuilles.

Nous leur enseignions comment guérir les chats atteints de
convulsions. Je ne crois pas (et je ne croyais pas alors) qu'on
puisse guérir de ses convulsions un chat. Si je possédais un chat
sujet aux convulsions, je tâcherais de m'en défaire; je mettrais une
annonce dans les journaux pour le vendre ou même j'en ferais cadeau
à quelqu'un. Mais le devoir professionnel nous obligeait à donner
des conseils à ceux qui en demandaient. Un imbécile nous avait
écrit, nous suppliant de le renseigner à ce sujet; il me fallut
toute une matinée de recherches pour me documenter. Je finis par
découvrir ce que je cherchais à la fin d'un vieux recueil de
recettes de cuisine. Je n'ai jamais pu comprendre ce que cela venait
y faire. Cela n'avait aucun rapport avec le véritable sujet du
livre. Ce livre ne contenait aucune recette pour accommoder un chat
même guéri de ses convulsions et en faire un plat savoureux.
L'écrivain avait dû ajouter ce paragraphe par pure générosité.
J'avoue qu'il eût été préférable qu'il ne l'ajoutât pas; car cet
épisode donna lieu à une correspondance longue et épineuse et
entraîna la perte de quatre abonnés, sinon davantage. L'homme
écrivit que, pour avoir suivi notre conseil, il lui en avait coûté
un dommage de deux livres sterling à sa batterie de cuisine, sans
compter un carreau de cassé et pour lui-même un probable
empoisonnement du sang; inutile de dire que les convulsions du chat
n'avaient fait qu'empirer. Et pourtant la médication était fort
simple. Vous mainteniez le chat entre vos jambes avec douceur pour
ne pas le blesser et avec une paire de ciseaux vous lui faisiez dans
la queue une entaille nette. Vous n'enleviez aucune partie de la
queue, deviez même bien prendre garde à cet accident: vous ne
pratiquiez qu'une incision.

Ainsi que nous l'expliquâmes à notre homme, mieux eût valu procéder
à l'opération dans un jardin ou dans une cave à charbon; un idiot
seul pouvait imaginer de s'y risquer, sans aide, dans une cuisine.

Nous leur donnions des conseils sur l'étiquette: comment s'adresser
à un pair d'Angleterre, à un évêque et manger élégamment le potage.
Nous indiquions à des jeunes gens timides la façon de se tenir avec
grâce dans un salon. Nous enseignions la danse aux deux sexes à
l'aide de diagrammes. Nous résolvions leurs scrupules religieux et
leur procurions un code de morale qui aurait fait honneur à des
saints de vitraux.

Le journal n'eut aucun succès financier, étant de plusieurs années
en avance sur son temps; aussi son état-major était-il limité. Mon
département, je m'en souviens, comprenait: les «Conseils aux jeunes
mères» (je les rédigeais avec l'assistance de ma propriétaire qui,
ayant divorcé une fois et ayant enterré quatre enfants, me
paraissait une autorité compétente, touchant toutes les questions
domestiques); des «Avis sur l'ameublement et la décoration
artistique d'un intérieur avec des dessins»; une colonne de
«Conseils littéraires aux jeunes écrivains» (j'espère sincèrement
que mes renseignements leur furent d'un meilleur profit qu'à
moi-même); et notre article hebdomadaire «Propos amicaux à des
jeunes gens», signé «Oncle Henri». Cet «Oncle Henri» était un être
jovial, un bon vieux qui avait une expérience vaste et variée et qui
était plein de sympathie pour la nouvelle génération. Il avait eu à
lutter dans son jeune temps et avait acquis de profondes
connaissances en toutes choses. Même encore maintenant je lis les
«Propos de l'Oncle Henri» et, quoique ce ne soit pas à moi de le
dire, ses conseils me paraissent bons et salutaires. Je me dis
souvent que j'aurais dû suivre plus à la lettre ces «Propos de
l'Oncle Henri»; cela m'aurait rendu plus sage, j'aurais commis moins
d'erreurs et serais aujourd'hui plus satisfait de moi-même.

Une modeste petite femme qui habitait une chambre meublée du côté de
Tottenham Court Road, et dont le mari était dans un asile d'aliénés,
nous écrivait notre «Article sur la Cuisine», les «Conseils sur
l'Education»,--nous regorgions de conseils,--et aussi une page et
demie de «Chronique Mondaine», dans ce style personnel et vif qui
n'a pas encore disparu entièrement, me dit-on, du journalisme
moderne: «Il faut que je vous parle de la toilette divine que j'ai
portée à Ascot la semaine dernière. Le prince C...--mais, là, je ne
devrais vraiment pas vous répéter toutes les fadaises que ce garçon
absurde m'a dites, il est trop fou, et la chère comtesse était, je
le crains, quelque peu jalouse, etc., etc.»

Pauvre petite femme! je la vois encore dans sa robe d'alpaga gris
rapée et tachée d'encre. Un jour passé à Ascot ou ailleurs au grand
air aurait peut-être un peu coloré ses joues pâles.

Notre directeur, l'homme le plus effrontément ignare qu'on pût
rencontrer, écrivait, en puisant dans une encyclopédie à bon marché,
les pages dédiées aux «Informations Générales» et s'en tirait en
somme très bien; pendant ce temps notre groom, assisté d'une
excellente paire de ciseaux, collaborait à notre rubrique «Mots
d'esprit».

On travaillait dur et l'on était peu payé; ce qui nous soutenait
était la conscience que nous avions d'instruire et d'aider nos
concitoyens. Le jeu le plus répandu, le plus éternellement et
universellement populaire est de jouer à l'école. Réunissez six
enfants, faites-les asseoir sur les marches d'un perron et
promenez-vous devant eux, en tenant à la main un livre et une canne.
Nous jouions à cela étant enfants, nous y jouons grands garçons et
fillettes, nous y jouons hommes et femmes; nous y jouerons encore,
quand chancelants et penchés, nous nous acheminerons vers la
dernière demeure. Jamais, nous ne nous en lassons, jamais cela ne
nous ennuie. Une seule chose nous contrarie: c'est la tendance
qu'ont les six enfants à se lever à tour de rôle pour prendre en
main livre et canne. Je suis sûr que la vogue du métier de
journaliste, malgré ses nombreux déboires, réside dans le fait
suivant: chaque journaliste croit être celui qui doit aller et
venir, le livre et la canne à la main. Les Gouvernements, les
Classes Supérieures, le Peuple, la Société, l'Art et la Littérature,
ce sont les autres enfants, assis sur les marches du perron. C'est
lui, le journaliste, qui les instruit, qui élève leur âme.

Mais je m'égare. J'ai rappelé tout cela pour expliquer l'aversion
profonde qui m'empêche maintenant de fournir des informations
pratiques. Donc revenons à notre point de départ.

Quelqu'un signant «Ballonist» nous avait écrit pour se renseigner
sur la fabrication du gaz hydrogène. Ce n'était pas difficile à
fabriquer, autant que je pus en juger d'après ce que j'en avais lu
au British Museum; je prévins cependant le susnommé «Ballonist» de
prendre toutes sortes de précautions contre un accident possible.
Qu'aurais-je pu faire de plus? Dix jours plus tard nous reçûmes au
bureau la visite d'une dame au teint coloré qui tenait par la main
ce qui selon son explication était son fils, âgé de douze ans. La
physionomie de ce garçon était inintéressante à un degré
positivement remarquable. Sa mère le fit avancer et lui enleva son
chapeau. Je pus alors saisir le pourquoi du geste. Il n'avait pas
trace de sourcils et rien ne subsistait de ses cheveux, sauf une
ombre grisâtre, poussiéreuse, faisant ressembler sa tête à un oeuf
dur dépouillé de sa coquille et saupoudré de poivre noir.

--Il y a huit jours, c'était un beau petit garçon dont les cheveux
bouclaient naturellement, expliqua la dame (et le ton de sa voix
allait s'élevant, signe précurseur d'un orage).

--Qu'est-ce qui lui est arrivé? demanda notre directeur.

--Voilà ce qu'il lui est arrivé, proféra la dame. (Elle tira de son
manchon le numéro contenant mon article sur l'hydrogène, marqué au
crayon rouge, et le lui jeta au nez. Notre directeur le prit et le
parcourut.)

--C'était donc lui, «Ballonist»? questionna-t-il.

--C'était lui, «Ballonist», acquiesça la dame, le pauvre innocent,
et regardez-le maintenant!

--Ils repousseront peut-être, suggéra notre directeur.

--Ils repousseront peut-être, repartit la dame (sa voix continuant à
s'élever), mais peut-être qu'ils ne repousseront pas. Ce que je
voudrais savoir, c'est ce que vous comptez faire pour lui.

Notre directeur proposa une lotion capillaire. J'eus peur à ce
moment qu'elle ne lui sautât au visage; mais elle se résigna à se
répandre en paroles. Il parut qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'on
proposât une lotion, mais une indemnité. Elle fit aussi quelques
observations sur le caractère de notre journal en général, son
utilité, ses prétentions à élever l'esprit du public, et sur la
science et l'intelligence de ses collaborateurs.

--Je ne vois vraiment pas en quoi nous sommes fautifs, plaida notre
directeur (c'était un homme aux manières timides); il nous avait
demandé des renseignements et il les a eus.

--N'essayez pas d'être spirituel, vous, répliqua la dame (il n'avait
eu nullement l'intention de faire de l'esprit, sûrement pas; il ne
prenait pas les choses à la légère, ce n'était pas là son défaut),
ou bien vous recevrez quelque chose que vous n'avez pas demandé.
Mais qu'est-ce qui me retient, s'écria la dame si subitement que
nous nous retirâmes en toute hâte comme des poules effarées derrière
nos chaises respectives, attendez un peu que je rende vos têtes
pareilles!

Je suppose, qu'elle voulait dire pareilles à celle de son fils. Elle
ajouta encore quelques réflexions de bien mauvais goût sur le
physique de notre directeur. Ça n'était certainement pas une femme
distinguée.


Pour moi, j'étais d'avis que, si elle avait intenté le procès dont
elle nous menaçait, elle n'aurait pas obtenu gain de cause; mais
notre chef, ayant eu autrefois des déboires avec la justice, avait
pour principe d'éviter les ennuis. Je l'ai entendu dire:

--Si un homme dans la rue m'accostait pour me demander ma montre, je
la lui refuserais. S'il me menaçait de la prendre par la force, je
crois, sans être d'une nature combative, que je ferais de mon mieux
pour la défendre. S'il affirmait son intention de l'obtenir en
m'intentant un procès devant un tribunal quelconque, je la sortirais
de ma poche, la lui donnerais et je m'estimerais heureux d'en être
quitte à si bon compte.

Il arrangea l'affaire avec la dame au teint fleuri moyennant un
billet de cinq livres, ce qui devait représenter les bénéfices d'un
mois du journal; et elle décampa, emmenant son rejeton endommagé.
Après son départ, le chef vint me parler affectueusement. Il me dit:

--Ne croyez pas que je vous donne tort; ce n'est pas de votre faute,
c'est la faute du destin. Continuez de vous occuper des conseils
moraux et de la critique,--en cela vous vous distinguez,--mais
abstenez-vous de donner d'autres informations utiles. Vous n'êtes
pas fautif, je le répète. Votre renseignement était assez exact, il
n'y a rien à lui reprocher; vous n'avez pas la main heureuse, voilà
tout.

Je regrette de ne pas toujours avoir suivi ce conseil, cela m'aurait
épargné des ennuis à moi-même et à d'autres. Je n'en vois pas la
raison, mais c'est un fait, je n'ai qu'à indiquer à quelqu'un le
meilleur itinéraire entre Londres et Rome, pour qu'il égare ses
bagages en Suisse, ou bien qu'il fasse presque naufrage sitôt après
avoir quitté Douvres. Si je renseigne un quidam pour l'achat d'un
kodak, il a des difficultés avec la police germanique pour avoir
photographié des forteresses. Je me suis donné une fois beaucoup de
mal pour expliquer à un homme la façon d'épouser la soeur de sa
défunte femme à Stockholm. J'avais trouvé pour lui l'heure du départ
du bateau de Hull et les meilleurs hôtels où s'arrêter en route. Je
n'avais fait aucune erreur dans les notes que j'avais rédigées à son
usage, rien ne clochait nulle part; cependant il ne m'a jamais plus
adressé la parole. Et voilà pourquoi je suis arrivé à refréner ma
passion de donner des conseils et voilà pourquoi vous ne trouverez
pas trace de renseignements pratiques dans ce livre si je peux m'en
abstenir. Vous n'y trouverez pas de descriptions de villes, ou de
monuments, pas de réminiscences historiques, ni de discours moraux.

J'ai demandé un jour à un étranger distingué ce qu'il pensait de
Londres. Il me répondit:

--C'est une très grande ville.

--Qu'est-ce qui vous y a frappé le plus?

--Les gens.

--Qu'en pensez-vous, comparé à d'autres villes: Paris, Rome, Berlin?

Il haussa les épaules:

--C'est plus grand, que voulez-vous que je vous dise de plus?

Une fourmilière ressemble beaucoup à une autre fourmilière: avenues,
larges ou étroites, dans lesquelles les petits êtres se bousculent
dans une confusion étrange, ceux-ci affairés, importants, ceux-là
s'arrêtant pour caqueter, ceux-ci ployant sous de lourdes charges,
ceux-là se chauffant au soleil; greniers remplis de nourriture;
cellules où ces petits êtres dorment, mangent et aiment, et le coin
où reposent leurs petits ossements tout blancs. Telle agglomération
est plus vaste, telle autre plus petite. L'une n'est construite que
d'hier, tandis que l'autre a été façonnée il y a longtemps,
longtemps, avant même l'arrivée des hirondelles...

Et on ne trouvera pas non plus dans ce livre des histoires d'amour,
des contes populaires.

Toute vallée qui abrite un hameau a ses légendes. Je vous en dirai
le canevas; vous pourrez à votre guise le mettre en vers ou en
musique:

Il y avait une jeune fille; il arriva un garçon; ils s'aimèrent;
puis il s'en alla. C'est une romance monotone, qui existe dans
toutes les langues, car ce jeune homme a dû être un voyageur
extraordinaire. On se souvient bien de lui dans l'Allemagne
sentimentale. De même les habitants des montagnes bleues d'Alsace se
rappellent son arrivée parmi eux; et il a aussi visité les rives
d'Islande, si je ne me trompe. C'était un vrai Juif Errant; et
encore maintenant, dit-on, la jeune fille imprudente continue à
prêter l'oreille au bruit des sabots de son cheval qui se perd dans
le lointain.

Dans tel pays, aujourd'hui désert, mais qui comptait au temps passé
beaucoup de maisonnettes remplies d'animation, de nombreuses
légendes sommeillent; et encore une fois je vous en livre les
ingrédients en vous abandonnant le soin d'accommoder votre plat.
Prenez un coeur humain, ou deux coeurs humains assortis, un bouquet
de passions humaines, il n'en existe pas des masses, une
demi-douzaine au plus; assaisonnez-les avec un mélange de bien et de
mal; relevez le tout d'une pointe funèbre, et servez quand et où bon
vous semblera. «La Cellule du Saint», «l'Abri Hanté», «le Tombeau du
Donjon», «le Saut de l'Amant»,--nommez-le à votre guise, le ragoût
est partout le même.

Et enfin, ce livre ne contiendra pas de descriptions de paysages. Ce
n'est pas paresse. Rien n'est plus facile que de décrire un paysage;
rien n'est plus ennuyeux et inutile à lire. Du temps où Gibbon
devait se fier au récit des voyageurs pour décrire l'Hellespont, et
où les étudiants anglais ne connaissaient les rives du Rhin que par
les Commentaires de Jules César, il seyait à tout voyageur illustre
de décrire tant bien que mal ce qu'il avait vu. Le docteur Johnson,
qui n'avait presque rien visité en dehors des paysages de Fleet
Street, devait lire avec plaisir et profit la description des marais
de Yorkshire. Le compte-rendu du Snowdon a dû paraître merveilleux à
un enfant de Londres n'ayant jamais aperçu un mont plus haut que le
Hog's Back en Surrey. Mais de nos jours la machine à vapeur et
l'appareil photographique ont changé tout cela. Celui qui tous les
ans fait sa partie de tennis au pied du Cervin et sa partie de
billard sur le sommet du Righi ne vous sait aucun gré d'une
description minutieuse et soignée des collines de Grampian. Quand on
a vu une douzaine de peintures à l'huile, une centaine de
photographies, un millier de reproductions dans des journaux
illustrés et quelques panoramas du Niagara, une description
détaillée d'une chute d'eau semblera fastidieuse.

Un de mes amis, un Américain très instruit, qui aime la poésie pour
elle-même, me dit s'être fait une idée bien plus exacte et plus
engageante des districts des Lacs d'après quelques photographies
contenues dans un bouquin à bon marché que d'après la lecture des
Coleridge, Southey et Wordsworth réunis. Qu'un auteur lui décrivît
un paysage, mon ami ne lui en savait pas plus de gré que d'une
relation éloquente de ce qu'il venait de manger à son dîner. Selon
lui, chaque art a son département propre, et si la
peinture-en-paroles est un piètre interprète des formes et de la
lumière, la toile et les couleurs ne valent pas mieux pour traduire
les jeux de la pensée.


Ce sujet me remet en mémoire une chaude après-midi de collège. La
littérature anglaise se trouvant au programme, le cours commença par
la lecture d'un certain poème plutôt long, mais ne donnant lieu à
aucune remarque intéressante. J'avoue à ma honte avoir oublié le nom
de l'écrivain et le titre de l'oeuvre. La lecture terminée, nous
fermâmes nos livres et le professeur, un indulgent vieux monsieur
aux cheveux blancs, nous demanda de lui faire un compte-rendu oral
et personnel de ce que nous venions de lire.

--Dites-moi, fit le professeur d'un ton encourageant, de quoi
parle-t-on dans ce livre?

--Monsieur, dit le meilleur élève de la classe (il parlait la tête
basse et visiblement à contre-coeur), il s'agit d'une vierge.

--Oui, convint le professeur, mais je vous demanderais de me le dire
avec des termes à vous. Nous ne disons pas «vierge», n'est-ce pas?
nous disons «jeune fille». Oui, on y parle d'une jeune fille.
Continuez.

--Une jeune fille, répéta le premier élève (cette substitution avait
l'air d'augmenter son embarras) qui vivait dans une forêt.

--Quel genre de forêt?

Le premier élève se mit à inspecter son encrier avec soin, puis
regarda le plafond.

--Allons, insistait le professeur, s'impatientant, vous venez de
lire pendant dix minutes une description de ce bois. Vous pourrez
certainement me dire quelque chose à son sujet.

--Les arbres noueux, aux branches entrelacées, reprit le premier
élève.

--Non! non! interrompit le professeur, je ne vous demande pas de
réciter le poème. Je veux que vous me disiez, avec des mots de votre
façon, quel était le genre de forêt où vivait cette jeune fille.

Et comme le professeur tapait du pied, le premier élève lança cette
phrase avec vigueur:

--Monsieur, c'était une forêt comme les autres forêts.

--Dites-lui quel genre de forêt, dit le professeur, s'adressant au
deuxième élève.

Le deuxième élève déclara que la forêt était verte.

Cela accrut l'énervement du professeur: il traita le deuxième élève
d'imbécile, je ne vois du reste pas pourquoi, et passa au troisième,
qui depuis un moment avait l'air d'être sur des charbons ardents et
brandissait son bras droit comme un sémaphore détraqué. Il avait du
mal à se contenir, l'émotion l'empourprait; il fallait que sa
science fit irruption sur le champ, que le professeur le questionnât
ou non.

--Une forêt sombre et obscure, s'écria le troisième, visiblement
soulagé.

--Une forêt sombre et obscure, répéta le professeur, approuvant
évidemment. Et pour quelle raison était-elle sombre et obscure?

Le troisième se montra encore à la hauteur de la question.

--Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer.

--Le professeur eut la sensation d'avoir découvert le poète de la
classe.

--Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer, ou plutôt parce que
les rayons du soleil ne pouvaient pas y pénétrer. Mais pourquoi n'y
pouvaient-ils pas pénétrer?

--Monsieur, parce que les feuilles étaient trop épaisses.

--Très bien, dit le professeur. La jeune fille vivait dans une forêt
sombre et obscure, à travers le feuillage de laquelle les rayons du
soleil n'arrivaient pas à pénétrer. Et maintenant dites-moi ce qui
poussait dans ce bois. (Il désignait le quatrième.)

--Oui, monsieur, des arbres, monsieur.

--Et quoi encore?

--Des champignons, monsieur. (Ceci fut dit après une pause.)

Le professeur, n'étant pas tout à fait sûr des champignons, eut
recours au texte et trouva que le garçon avait raison; les
champignons avaient été mentionnés.

--Et quoi encore? Que trouvez-vous aux pieds des arbres dans une
forêt?

--De la terre, monsieur.

--Non, non, que pousse-t-il dans une forêt à part les arbres?

--Oh, des buissons, monsieur.

--Des buissons, très bien. Maintenant nous sommes dans la bonne
voie. Il y avait dans cette forêt des arbres et des buissons. Et
quoi encore?

Il s'adressait à un petit garçon assis à l'autre bout du rang. Ayant
jugé la forêt trop éloignée de lui personnellement pour qu'elle pût
lui causer de l'embarras, cet élève occupait ses loisirs à jouer au
jeu de croix et zéros avec lui-même. Ennuyé, ahuri, mais sentant
l'obligation d'ajouter quelque chose à cet inventaire, il hasarda:

--Des ronces.

C'était une erreur, le poète n'avait pas parlé de ronces.

--Klobstock naturellement pense à quelque chose qui peut se manger,
commenta le professeur, qui se flattait d'avoir la repartie vive.
(Cela fit éclater contre Klobstock des rires, qui plurent au
professeur.)

--A vous, continua-t-il, faisant signe à un garçon assis au milieu.
Qu'y avait-il encore dans cette forêt, à part les arbres et les
buissons?

--Il y avait un torrent, monsieur.

--Très bien, et que faisait le torrent?

--Il murmurait, monsieur.

--Non pas. Les ruisseaux murmurent, les torrents...?

--Mugissent, monsieur.

--Il mugissait. Et qu'est-ce qui le faisait mugir?

C'était une question embarrassante. Un des garçons--j'admets que ce
n'était pas le plus intelligent--suggéra la jeune fille. Le
professeur changea la forme de la question pour nous venir en aide.

--Quand mugissait-il?

Notre troisième meilleur élève, venant de nouveau à notre secours,
expliqua qu'il mugissait quand il tombait sur les rochers. Je
suppose que plusieurs parmi nous eurent l'idée vague, que ce devait
être un torrent pusillanime, puisqu'il faisait tant de bruit pour si
peu de chose; un torrent plus courageux, estimions-nous, se serait
relevé et aurait poursuivi son chemin, sans dire un mot de plus. Un
torrent qui beuglait chaque fois qu'il tombait sur un rocher, nous
le considérions comme un torrent bien faiblard; mais le professeur,
lui, ne semblait pas en être choqué.

--Et qui habitait cette forêt, outre la jeune fille?

--Des oiseaux, monsieur.

--Oui, il y avait des oiseaux dans cette forêt. Et puis quoi encore?

Les oiseaux avaient dû épuiser nos facultés.

--Allons, dit le professeur, quels sont ces animaux à queue qui
grimpent si lestement le long des arbres?

Nous restâmes cois un moment, puis l'un de nous suggéra des chats.

Erreur, le poète n'avait pas parlé de chats; des écureuils, voilà à
quoi le professeur voulait en venir.

Je ne me souviens pas d'autres détails au sujet de cette forêt. Je
me rappelle seulement qu'on mentionnait aussi le ciel. En levant les
yeux, vous pouviez apercevoir le ciel là où il y avait des
éclaircies entre les arbres; souvent ce ciel était voilé par des
nuages et quelquefois, si mes souvenirs ne me trompent pas, la jeune
fille était mouillée par une averse.

Je me suis arrêté à cet exemple, parce qu'il me semble être le type
des descriptions de paysages en littérature. Je ne comprenais pas à
ce moment-là et je ne saisis encore pas aujourd'hui pourquoi le
résumé du premier élève n'aurait pas été suffisant. Malgré tout le
respect dû au poète quel qu'il ait été, on ne peut nier que cette
forêt n'a été et n'aurait pu être autre chose qu'une forêt comme
toutes les autres.

Je pourrais vous décrire la Forêt Noire très longuement. Je pourrais
traduire Hebel, le poète de la Forêt Noire. Je pourrais écrire des
pages sur ses gorges rocheuses et ses vallées riantes, ses pentes
couvertes de sapins, ses cimes couronnées de roches, ses ruisseaux
écumants (là où le Germain ordonné ne les a pas condamnée à couler
respectablement dans des canalisations en bois ou dans des rigoles),
sur ses villages blancs, ses hameaux isolés.

Mais un soupçon me poursuit: vous sauteriez tout ce passage. Et si
vous étiez assez consciencieux ou assez faible pour le lire, je
n'arriverais encore qu'à vous donner de ce pays, une idée
qu'expriment beaucoup plus simplement ces paroles d'un guide sans
prétention:

«Une contrée montagneuse et pittoresque, limitée au sud et à l'ouest
par la vallée du Rhin, vers laquelle ses éperons s'abaissent
rapidement. Son sol, au point de vue géologique, est formé pour la
plus grande partie de grès jaspé et de granit; ses hauteurs moyennes
sont couvertes de vastes forêts de sapins. Elle est arrosée de
nombreux cours d'eau et ses vallées très peuplées sont fertiles et
bien cultivées. Les auberges y sont bonnes, mais on ne devrait user
qu'avec discrétion des vins du pays.»



CHAPITRE SIXIÈME

_Pourquoi nous allâmes à Hanovre. Quelque chose qu'on fait mieux sur
le continent. L'art de se servir élégamment des langues étrangères,
d'après les méthodes scolaires anglaises. Une histoire vraie,
racontée ici pour la première fois. La farce française, pour
l'amusement de la jeunesse britannique. Les instincts paternels de
Harris. Le cantonnier considéré comme un artiste. Patriotisme de
George. Ce que Harris aurait dû faire. Ce qu'il fit. Nous sauvons la
vie de Harris. Une ville sans sommeil. Le cheval de fiacre
critique._


Nous arrivâmes à Hambourg le vendredi après une traversée calme et
sans événements; et nous voyageâmes de Hambourg à Berlin en passant
par Hanovre. Ce qui n'est pas la route la plus directe. Je peux
seulement me justifier à la manière du nègre que le juge
questionnait sur sa présence dans le poulailler du pasteur.

--Oui, monsieur, le garde-champêtre dit la vérité, j'y ai été,
monsieur.

--Ah! vous en convenez donc? Et qu'aviez-vous à faire, avec un sac,
dans le poulailler du pasteur Abraham à minuit, s'il vous plaît?

--J'étais en train de vous le dire, monsieur, oui, monsieur. J'étais
allé porter un sac de melons à massa Jordan. Oui, monsieur, et massa
Jordan a été très aimable et m'a prié d'entrer chez lui.

--Et alors?

--Oui, monsieur, un homme bien aimable que massa Jordan. Et nous
sommes restés là à causer, à causer.

--C'est fort probable. Ce que nous voulons savoir, c'est ce que vous
aviez à faire dans le poulailler du curé.

--Monsieur, j'allais y arriver. Il était très tard quand j'ai quitté
massa Jordan, et alors je me suis dit: «S'agit de prendre tes jambes
à ton cou, Ulysse», me suis-je dit, «pour ne pas avoir des
embêtements avec la vieille. C'est une femme très bavarde, monsieur,
oui, très.»

--Laissez-la de côté; il y a d'autres personnes très bavardes dans
cette ville. La maison du pasteur Abraham est à une demi-lieue de la
route qui mène de massa Jordan chez vous. Comment y êtes-vous
arrivé?

--C'est ce que je m'en vais vous expliquer, monsieur.

--Cela me fera plaisir; de quelle manière allez-vous vous y prendre?

--Eh bien, monsieur, je pense que j'ai dû m'écarter de ma route.

J'admets que nous nous soyons un peu écartés de la nôtre.

Au premier abord, pour une raison ou pour une autre, Hanovre semble
peu intéressante, mais elle gagne à être connue. Elle se compose de
deux villes: l'une, aux belles rues larges et modernes et aux
jardins tracés avec goût, s'adosse à une ville du XVIe siècle. Dans
celle-ci, de vieilles maisons en bois surplombent d'étroites
ruelles; par des voûtes basses on aperçoit des cours à galeries.
Jadis ces cours retentirent du sabot des chevaux caracolants, et je
me représente un encombrement de lourds carrosses attelés à six qui
attendaient leur riche propriétaire et sa placide et majestueuse
épouse. Aujourd'hui des enfants et des poules trottinent là à leur
guise, et du haut des galeries sculptées, de pauvres hardes pendent.

Une atmosphère étonnamment anglaise plane sur Hanovre, spécialement
le dimanche, lorsque ses magasins fermés et ses sonneries de cloches
évoquent un Londres plus ensoleillé. Je n'avais pas seul été frappé
de cette atmosphère de dimanche anglais, sinon j'aurais pu mettre
cette impression sur le compte de mon imagination. George aussi
l'avait ressentie. Harris et moi, nos cigares à la bouche, revenant
d'une courte promenade ce dimanche après déjeuner, le trouvâmes
doucement endormi dans le meilleur fauteuil du fumoir.

--Après tout, dit Harris, quiconque a du sang anglais dans les
veines conserve une impression durable de son dimanche britannique.
Je regretterais de le voir disparaître complètement, quoi qu'en
pense la nouvelle génération.

Et, prenant chacun possession d'un bout du long canapé, nous tînmes
compagnie à George.

On dit qu'on peut apprendre au Hanovre l'allemand le plus pur; soit,
mais une fois sorti du Hanovre, qui n'est qu'une petite province,
personne ne comprend cet allemand parfait. Dilemme: parler un bon
allemand et rester au Hanovre, ou parler un mauvais allemand et
voyager. L'Allemagne, divisée pendant tant de siècles en une
douzaine de principautés, a le malheur de posséder un grand choix de
dialectes. Les Allemands de Posen qui désirent converser avec les
habitants du Wurtemberg sont souvent obligés d'avoir recours au
français ou à l'anglais. Et les jeunes filles qui ont reçu une
éducation coûteuse en Westphalie étonnent et désolent leurs parents
en se montrant incapables de comprendre une parole dite dans le
Mecklembourg. Il est vrai qu'un étranger qui parle anglais se
trouvera non moins déconcerté dans la campagne du Yorkshire ou dans
les parages de Whitechapel; mais le cas n'est pas le même: vous
constaterez en traversant l'Allemagne que les dialectes provinciaux
ne sont pas uniquement parlés par les gens sans éducation ou par les
campagnards. En fait, chaque province possède son idiome, dont elle
est fière et auquel elle tient. Un Bavarois instruit admettra sans
peine qu'au point de vue académique le dialecte allemand du nord est
plus correct; il continuera néanmoins à parler celui du sud et
l'enseignera à ses enfants.

Je suis porté à croire que l'Allemagne arrivera au courant des
siècles à résoudre cette difficulté en parlant anglais. Paysans
exceptés, tous les petits garçons, toutes les petites filles parlent
anglais. L'anglais sans doute deviendrait en peu d'années la langue
mondiale, si la prononciation en était moins arbitraire. Les
étrangers s'accordent à dire que, grammaticalement, c'est la langue
la plus facile. Un Allemand, la comparant à sa propre langue, où
chaque mot de chaque phrase dépend d'au moins quatre règles, nous
dira que l'anglais n'a pas de grammaire. Certes, pas mal d'Anglais
paraissent être arrivés à la même conclusion; mais ils ont tort. Il
existe, en effet, une grammaire, anglaise; un de ces jours nos
écoles vont se rendre à cette évidence et on l'enseignera à nos
enfants; elle arrivera, qui sait? à pénétrer même dans nos milieux
littéraires et journalistiques. Mais pour le moment nous paraissons
être de l'avis de l'étranger, qui la considère comme une quantité
négligeable. La prononciation anglaise est la pierre d'achoppement
de notre langue. On dirait que l'orthographe anglaise a surtout pour
but de travestir la prononciation. Il semble que ce soit à dessein
d'abattre la suffisance de l'étranger qui, sans cela, l'apprendrait
en un an.

Car ils ont en Allemagne, pour enseigner les langues, une méthode
qui n'est pas notre méthode; le jeune Allemand ou la jeune Allemande
sortant du lycée ou de l'école supérieure à quinze ans, «cela»
(comme on peut dire en allemand pour les deux sexes) peut comprendre
et parler la langue que «cela» a apprise. Nous avons en Angleterre
une méthode pour obtenir le moins de résultat possible avec un
maximum de temps et d'argent. Un jeune Anglais, ayant fait des
études en Angleterre dans une bonne école moyenne, parvient, avec
lenteur et difficulté, à parler à un Français de tantes et de
jardiniers, conversation que celui qui ne possède ni les unes ni les
autres risque de trouver insipide. Peut-être, s'il est une exception
brillante, sera-t-il capable de dire l'heure ou de risquer
timidement quelques observations au sujet du temps. Il pourra sans
doute réciter de mémoire un assez grand nombre de verbes
irréguliers; mais le fait est qu'il existe peu d'étrangers avides
d'écouter leurs propres verbes irréguliers conjugués par de jeunes
Anglais. Il pourrait également rappeler un choix d'idiotismes
grotesques de la langue française, qu'aucun Français actuel n'aurait
jamais entendus et ne comprendrait, même en les entendant. Ceci
s'explique par le fait qu'il a appris le français neuf fois sur dix
dans l' «Ahn, cours élémentaire.» L'histoire de ce volume célèbre
est curieuse et instructive. Il avait été rédigé par un Français
spirituel qui avait habité l'Angleterre pendant quelques années et
qui avait eu l'intention d'écrire un livre humoristique, une satire
sur les ressources de conversation de la société britannique. Le
sujet, à ce point de vue, était remarquablement traité. Il le
proposa à une maison d'édition de Londres. Le directeur était un
homme malin. Il parcourut le volume. Puis il envoya chercher
l'auteur.

--Votre livre, lui dit-il, est pétillant d'esprit. Il m'a fait rire
aux larmes.

--Je suis enchanté de l'apprendre, répondit le Français, flatté.
J'ai essayé d'être véridique sans devenir inutilement agressif.

--Il est très amusant, poursuivit le directeur, et cependant j'ai le
sentiment que ce sera un demi-succès si nous le publions comme une
plaisanterie.

La figure de l'auteur s'allongea.

--Son humour, continua le directeur, serait jugé extravagant et
forcé. Les intellectuels et les penseurs en seraient amusés, mais au
point de vue commercial, cette partie du public est négligeable. Or,
j'ai une idée. (D'un rapide coup d'oeil circulaire, il s'assura
qu'ils étaient seuls, puis, se penchant vers l'auteur, et sa voix ne
fut plus qu'un souffle:) J'ai l'intention de le publier comme
ouvrage sérieux, à l'usage des écoles!

L'auteur le regarda, effaré.

--Je connais l'instituteur anglais, insista le directeur, ce livre
aura son approbation. Il conviendra exactement à sa méthode. Notre
instituteur ne saurait rien trouver de plus stupide, rien de moins
opportun. Il s'en léchera les babines, comme une jeune chien qui
lèche du cirage.

L'auteur acquiesça, sacrifiant l'art à l'intérêt. Ils changèrent le
titre et ajoutèrent un vocabulaire, laissant, à part cela, le livre
tel quel.

Le résultat en est connu de tous les élèves. «Ahn» est devenu le
fondement de l'éducation philologique anglaise. S'il n'a pas
conservé sa prépondérance, c'est qu'on a inventé depuis quelque
chose d'encore moins adapté au but.

Au cas où l'écolier britannique tirerait de l'enseignement d'Ahn
quelque faible connaissance du français, la méthode pédagogique
anglaise réussirait à annuler ce résultat, grâce à ce qu'on appelle
dans les prospectus «un professeur indigène». Ce Français de
naissance, entre parenthèses généralement un Belge, est sans aucun
doute un personnage fort respectable, et certainement comprend et
parle assez couramment sa propre langue. Mais là s'arrêtent ses
facultés. C'est invariablement un monsieur remarquable par son
incapacité à enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Il
semble, en effet, avoir été choisi plutôt pour amuser la jeunesse
que pour l'instruire. C'est toujours un être comique. Nul Français
d'apparence distinguée ne serait accepté dans aucune école anglaise.
Il est d'autant plus estimé par ses chefs que la nature l'a gratifié
de quelques particularités susceptibles de provoquer l'hilarité. La
classe le considère naturellement comme un pantin. Les trois ou
quatre heures hebdomadaires affectées à cette farce surannée sont
attendues par les élèves comme un intermède amusant dans une
existence monotone. Et quand, par la suite, les parents pleins
d'orgueil emmènent leur fils et héritier à Dieppe pour découvrir que
le jeune homme n'en sait pas assez pour héler un fiacre, ils ne
blâment pas la méthode, mais sa victime innocente. Je borne ma
critique au français, car c'est la seule langue que nous essayions
d'enseigner à notre jeunesse. Un jeune Anglais qui saurait parler
l'allemand serait considéré comme peu patriote. Je n'ai jamais pu
comprendre pourquoi nous perdions notre temps à enseigner le
français même d'après cette méthode. Il est respectable d'ignorer
totalement une langue. Mais à part les journalistes humoristes et
les dames romancières pour qui la nécessité en est évidente, cette
connaissance superficielle du français, de laquelle nous sommes si
fiers, ne sert qu'à nous rendre ridicules.

La méthode dans les écoles allemandes est tout autre. On consacre
une heure par jour à la même langue avec l'intention de ne pas
laisser aux élèves le temps d'oublier entre deux leçons ce qu'ils
viennent d'apprendre. On ne leur procure pas des étrangers comiques
pour les divertir. La langue choisie est enseignée par un professeur
allemand, qui la connaît à fond, aussi complètement qu'il connaît la
sienne. Ce système ne permettra peut-être pas au jouvenceau
germanique de s'approprier cet accent parfait, grâce auquel le
touriste britannique a acquis une renommée si méritée dans les pays
étrangers, mais il présente d'autres avantages. Les élèves ne
surnomment pas leur professeur «la Grenouille» ou bien «le Boudin»,
ni n'amassent en vue de cette leçon de français ou d'anglais des
provisions de plaisanteries d'un goût calamiteux. Ils se contentent
d'y assister et essaient de s'assimiler cette langue étrangère dans
leur propre intérêt et au prix du moindre effort pour eux et le
professeur. Sortant de l'école, ils seront à même de ne pas parler
seulement de canifs, de tantes ou de jardiniers, mais de discuter
politique européenne, histoire, Shakespeare ou tours d'acrobates,
selon les hasards de la conversation.

Observant le peuple allemand au point de vue anglo-saxon, j'aurai
peut-être dans ce livre l'occasion de le critiquer, mais il y a chez
eux pas mal de choses que nous ferions bien d'imiter et, en matière
d'éducation, ils peuvent nous rendre quatre-vingt-dix-neuf points
sur cent et gagner haut la main.

Hanovre est entouré au sud et à l'ouest par la belle forêt
d'Eilenriede, théâtre d'un événement tragique où Harris eut un rôle
prépondérant.

Cette forêt est un lieu très fréquenté par les Hanovriens dans les
jours de soleil et ses routes ombragées sont alors remplies d'une
foule heureuse et insouciante. Nous traversâmes la forêt sur nos
machines le lundi après-midi, entourés de beaucoup d'autres
cyclistes, parmi lesquels une demoiselle jeune et belle, sur une
machine neuve. Elle était selon toute apparence novice dans l'art de
monter à bicyclette. On avait d'instinct la sensation qu'elle allait
avoir besoin d'assistance à un moment donné, et Harris, selon sa
nature chevaleresque, proposa de rester à proximité. Harris, ainsi
qu'il a l'habitude de nous l'expliquer à George et à moi, a lui-même
des filles ou plus exactement il a une fille qui, le temps aidant,
cessera sans doute de faire des culbutes dans le jardin devant la
maison et deviendra une jeune fille comme il faut. C'est ce qui
donne à Harris le droit de s'intéresser à toutes les belles
demoiselles qui n'ont pas dépassé trente-cinq ans; elles lui
rappellent, dit-il, son home.

Après avoir parcouru deux lieues, nous aperçûmes non loin de nous, à
un endroit où cinq chemins se rencontrent, un homme qui arrosait les
routes, un tuyau à la main. Ce tuyau, supporté à chaque articulation
par une paire de toutes petites roulettes, serpentait derrière lui,
en suivant ses mouvements, ver gigantesque qui de sa gueule ouverte
projetait un fort jet d'eau d'un gallon environ à la seconde. Tantôt
il s'élevait vers le ciel, ce jet, et tantôt inondait la terre, au
gré de l'homme qui des deux mains serrait solidement la partie
antérieure du monstre.

--Voilà une méthode bien préférable à la nôtre, observa Harris,
plein d'enthousiasme. (Harris a la manie de critiquer sévèrement
tout ce qui se fait en Angleterre.) Combien elle est plus simple,
plus rapide et plus économique! Vous voyez, elle permet à un seul
homme d'arroser en cinq minutes une étendue de route que nous, avec
nos camions d'arrosage lourds et encombrants, n'arriverions pas à
couvrir en une demi-heure.

George, qui était en tandem derrière moi, dit:

--Oui, et c'est également un moyen, pour un cantonnier un peu
insouciant, d'arroser beaucoup de personnes en beaucoup moins de
temps qu'il ne leur en faudrait pour se garer.

George, à l'opposé de Harris, est anglais jusqu'au plus profond de
son coeur. Je me rappelle avoir vu George chauvinement indigné
contre Harris qui vantait les avantages de la guillotine et désirait
la voir introduire en Angleterre.

--C'est tellement plus propre, disait-il.

--Je m'en moque, répondait George, je suis un Anglais; la pendaison
suffit à mon bonheur.

--Notre voiture d'arrosage a peut-être des désavantages, continua
George, mais elle ne peut tout au plus que vous humecter un peu les
jambes, désagrément facile à éviter, tandis qu'avec cette machine un
homme peut vous suivre au tournant d'une rue et aux étages
supérieurs.

--Je regarde les arroseurs de rue et ils me fascinent, dit Harris.
Ils sont si adroits! J'en ai vu un à Strasbourg qui, placé au coin
d'un grand carrefour très animé, arrosait chaque pouce de terrain
sans seulement mouiller le ruban d'un tablier. Leur appréciation des
distances est mathématique. Ils enverront leur eau mourir au bout de
vos pieds, puis, par dessus vos têtes, la feront tomber à la limite
de vos talons. Ils savent.

--Ralentis une minute, dit George.

--Pourquoi?

--J'ai l'intention, me répondit-il, de descendre et d'observer de
derrière un arbre la suite de cette représentation. Il y a peut-être
dans ce métier quelques sujets très perfectionnés, selon l'avis de
Harris, mais cet artiste-là ne me paraît pas tout à fait à la
hauteur. Il vient de saucer un chien, et en ce moment il est en
train d'arroser un poteau indicateur. Je m'en vais attendre qu'il
ait fini.

--Voyons, il ne vous mouillera pas, dit Harris.

--C'est justement de quoi je voudrais m'assurer d'abord, répondit
George.

Ce disant, il sauta à terre et, prenant position derrière un orme
magnifique, il tira sa pipe et commença à la bourrer.

Je n'avais aucune envie d'actionner le tandem à moi seul; je sautai
donc également à terre et le rejoignis. Harris nous cria que nous
étions une honte pour le pays qui nous avait vus naître et
poursuivit sa route.

Une seconde plus tard, j'entendis le cri de détresse d'une femme. En
jetant un coup d'oeil de derrière le tronc de l'orme, je me rendis
compte qu'il provenait de cette jeune dame, élégante, mentionnée
plus haut, et qu'intéressés par les manoeuvres du cantonnier nous
avions oubliée. Elle montait sa machine avec constance et sans
regarder ni à droite ni à gauche, poussant en ligne directe à
travers un torrent provenant du tuyau. Elle semblait paralysée au
point de ne pouvoir ni descendre de sa bicyclette, ni changer la
direction. Elle était de plus en plus trempée, car l'homme au tuyau,
qui devait être aveugle ou ivre, continuait à l'arroser avec une
parfaite indifférence. Une douzaine de voix se mirent à
l'invectiver, ce qui le laissa impassible.

Les sentiments paternels de Harris, profondément remués, lui
dictèrent alors une conduite raisonnable et appropriée aux
circonstances. S'il avait continué à montrer le même sang-froid, il
eût été le héros du jour, au lieu d'avoir à se sauver, ainsi qu'il
fit, sous les huées. Sans un moment d'hésitation il se dirigea sur
l'homme, sauta à terre et, saisissant la lance par l'embouchure, il
essaya de la lui arracher.

Ce qu'il aurait dû faire et ce que tout homme réfléchi eût fait,
c'eût été de fermer le robinet dès qu'il eut pris l'appareil en
main. C'est alors qu'il aurait pu disposer du cantonnier comme d'un
football, ou bien comme d'une balle de tennis, à sa guise; et il
aurait eu l'approbation des vingt ou trente personnes accourues pour
voir la scène. Il avait été guidé par le désir, comme il nous
l'expliqua plus tard, de saisir le tuyau et de diriger un jet
vengeur sur l'imbécile en personne. L'arroseur avait apparemment la
même idée, savoir, de retenir le tuyau et de s'en servir comme d'une
arme pour inonder Harris. Ils arrivèrent naturellement à eux deux à
ce seul résultat de saucer tout, hommes et choses, à cinquante yards
à la ronde, à l'exception d'eux-mêmes. Un furieux, trop trempé déjà
pour se soucier de ce qui adviendrait encore, bondit dans l'arène et
prit une part active au combat. A eux trois, ils eurent tôt fait de
vider les alentours à l'aide de ce tuyau. Ils le dirigèrent vers le
ciel et l'eau retomba sur les assistants en un déluge équatorial.
Ils l'abaissèrent vers la terre et envoyèrent l'onde en torrents
bondissants qui, soulevant les gens, leur faisaient perdre pied ou,
les prenant à la taille, les faisaient tourbillonner. Aucun d'eux ne
voulait lâcher prise, aucun d'eux ne pensait à couper le jet. Vous
auriez pu croire qu'ils luttaient contre quelque force préhistorique
et naturelle. En moins de quarante-cinq secondes, d'après George,
qui chronométrait, ils avaient balayé ce rond-point, où il n'y avait
plus trace d'être vivant à l'exception d'un chien qui, ruisselant
comme une ondine, roulé de ci et de là par la violence de l'eau,
arrivait à se remettre vaillamment de temps en temps sur ses pieds,
aboyant par défi contre ce qu'il considérait sans doute comme les
forces déchaînées d'un enfer à rebours.

Hommes et femmes avaient abandonné leurs machines sur le terrain et
s'étaient sauvés dans la forêt. Derrière chaque arbre un peu
important apparaissaient des têtes mouillées et furibondes. Enfin un
nomme de bon sens fit son entrée sur la scène. Bravant les
événements, il se faufila jusqu'à la prise d'eau, saisit la clef de
fer et la tourna. Alors de derrière quarante arbres sortirent des
êtres humains plus ou moins trempés: et chacun avait à placer son
mot.

Je commençai par me demander lequel des deux, ou du brancard, ou du
panier à linge, serait plus utile au transport de la dépouille
mortelle de Harris à l'hôtel. J'estime que c'est grâce à la
promptitude que montra George en cette occurrence, que la vie de
Harris fut épargnée. Ayant pu se maintenir sec et, pour cette
raison, plus alerte, il put devancer la foule. Harris tenait à
donner des explications, mais George coupa court.

--Enjambez-moi cela, dit-il, en lui passant sa bicyclette, et filez.
Ils ne savent pas que nous sommes ensemble et, vous pouvez vous fier
aveuglément à nous, nous ne divulguerons pas ce secret. Nous allons
vous suivre de façon nonchalante et nous les empêcherons d'avancer.
Allez en zigzaguant de crainte des balles.

Désirant conserver à la relation de cette scène son caractère
strictement véridique, j'en ai lu la description à Harris, afin
qu'elle ne contînt rien autre que la vérité pure. Harris la trouva
amplifiée, mais voulut bien admettre qu'une ou deux personnes
avaient été «légèrement aspergées». Je lui proposai de diriger sur
lui un tuyau d'arrosage à la distance de vingt mètres pour voir s'il
continuerait à se considérer comme «légèrement aspergé»; mais il se
déroba à l'expérience. Il prétendit de même qu'il y avait eu au plus
une demi-douzaine de victimes en cette algarade et que le nombre de
quarante est une exagération ridicule. Je lui proposai de retourner
à Hanovre en sa compagnie et de faire une enquête sérieuse sur cette
affaire; mais cette offre fut également déclinée. C'est pourquoi je
maintiens l'intégrité de mon rapport sur ces événements dont
aujourd'hui encore un certain nombre de Hanovriens se souviennent
avec amertume.

Nous quittâmes Hanovre le même soir et arrivâmes à Berlin à temps
pour dîner et faire ensuite une petite promenade. Berlin est une
ville décevante. Le centre est une cohue, les faubourgs sont presque
un désert; _Unter den Linden_, la seule avenue réputée, beaucoup
trop large pour sa longueur, est singulièrement peu imposante,
malgré le vain désir qu'on y sent de combiner Oxford Street avec les
Champs-Elysées; ses théâtres sont coquets et charmants, on y attache
plus d'importance au jeu des acteurs qu'à la mise en scène ou aux
costumes; on ne maintient pas une oeuvre au répertoire pendant des
mois, et les pièces à succès y sont jouées et reprises, en
alternant, ce qui permet d'aller au même théâtre une semaine, chaque
soir avec un nouveau spectacle; son Opéra n'est pas digne de la
capitale, ses music-halls sont mal agencés et beaucoup trop vastes
pour être beaux, je ne parle pas de l'atmosphère de vulgarité qui y
règne. L'heure de l'affluence dans les cafés et les restaurants est
de minuit à trois heures du matin; cependant la plupart des
personnes qui y fréquentent se lèvent à sept heures: le Berlinois
a-t-il résolu le grand problème de la vie moderne, vivre sans
dormir, ou comme Carlyle se réserve-t-il pour l'éternité?


Personnellement je ne connais pas d'autres villes où l'on se couche
aussi tard, excepté Petersbourg. Seulement notre Petersbourgeois ne
se lève pas d'aussi bonne heure. Les music-halls à Petersbourg, où
il est de mode de n'aller qu'après le théâtre, ne commencent pas
avant minuit, car on doit compter une demi-heure pour s'y rendre
avec un traîneau rapide. Pour traverser la Néva à quatre heures du
matin, il faut littéralement se frayer un passage. Les voyageurs
choisissent de préférence les trains qui partent à cinq heures du
matin. Ces trains épargnent au Russe l'ennui de se lever de bonne
heure. Il souhaite une «bonne nuit» à ses amis et s'en va à la gare
après un souper confortable, sans mettre sa maison en révolution.

Berlin possède son Versailles, c'est Potsdam, une très jolie petite
ville située entre des lacs et des forêts. Là, dans les allées
ombragées de ce parc calme et vaste de Sans-Souci, on évoque
aisément Frédéric, décharné et barbouillé de tabac selon son
habitude, se promenant avec Voltaire à la voix aiguë.

Cédant à mon avis, George et Harris consentirent à ne pas s'arrêter
longtemps à Berlin, mais à hâter notre départ pour Dresde. Berlin
n'offre pas de curiosités qu'on ne puisse voir en mieux ailleurs et
nous décidâmes de nous contenter d'une promenade à travers la ville.
Le portier de l'hôtel nous fit faire la connaissance d'un cocher de
fiacre qui, nous affirma-t-il, allait nous montrer tout ce qui en
vaudrait la peine dans le moins de temps possible. Il vint nous
prendre à neuf heures du matin. C'était vraiment le guide rêvé. Il
paraissait d'une intelligence vive et bien informée; son allemand
était compréhensible et quelques bribes d'anglais servaient à
combler les lacunes. Aucune objection contre cet homme, mais son
cheval était bien l'animal le moins sympathique derrière lequel je
me sois jamais trouvé assis.

Il nous prit en grippe dès qu'il nous aperçut. Je fus le premier à
sortir de l'hôtel. Il tourna la tête vers moi et me toisa de haut en
bas, de son oeil froid et vitreux; puis il se tourna vers un autre
cheval, un ami, qui se trouvait en face de lui. Je sais ce qu'il lui
dit. Il avait une physionomie expressive et ne fit aucun effort pour
déguiser sa pensée. Il dit:

--Drôles de corps que l'on rencontre en été, hein?

George me suivit de près et s'arrêta derrière moi. De nouveau le
cheval tourna la tête vers nous et regarda. Jamais je n'avais vu un
cheval capable de se contorsionner comme celui-là. J'ai bien vu une
girafe faire avec son cou des mouvements, qui forçaient l'attention.
Mais ce cheval éveillait plutôt l'idée d'une apparition de cauchemar
après une journée poussiéreuse passée à Ascot et suivie d'un bon
dîner avec six vieux camarades. Si j'avais vu ses yeux me fixer à
travers ses membres postérieurs, je crois que je ne m'en serais pas
étonné outre mesure.

L'apparition de George parut l'amuser encore beaucoup plus que la
mienne. Il se tourna vers son ami:

--Extraordinaire, n'est-ce pas? remarqua-t-il; il doit exister un
endroit, quelque part sur la terre, où on les élève.

Puis il se mit à chasser avec sa langue les mouches qui couvraient
son épaule gauche. Je commençais à me demander si, ayant perdu sa
mère tout enfant, il n'avait pas été recueilli par un chat.

George et moi grimpâmes dans la voiture et attendîmes Harris. Il
arriva un moment après. J'étais enclin à penser que son aspect était
plutôt soigné. Il portait un costume en flanelle blanche à culotte
courte, qu'il s'était spécialement fait tailler pour monter à
bicyclette en été; son chapeau peut-être sortait un peu de
l'ordinaire, mais l'abritait d'une manière vraiment efficace contre
le soleil.

Le cheval le toisa d'un seul regard, dit: «_Gott im Himmel!_» aussi
clairement que jamais cheval ait parlé et se mit à trotter d'une
allure rapide le long de la Friedrichstrasse, abandonnant Harris et
le cocher sur le trottoir. Son patron lui ordonna de s'arrêter, mais
il ne s'en préoccupa pas. Ils coururent après nous et purent nous
arrêter au coin de la Dorotheenstrasse. Je ne pus saisir ce que
l'homme dit au cheval, il parla vite et avec excitation; mais je
comprenais quelques bribes de phrases telles que:

--Je suis bien forcé de gagner ma vie, hein? Qui t'a demandé ton
avis? Ah, tu t'en moques pas mal, tant que tu as à boire!

Le cheval coupa court en prenant la Dorotheenstrasse de son propre
chef. Je pense qu'il lui répondit:

--En route alors, et n'en parlons plus! Tâchons d'en finir avec
cette plaisanterie et prenons autant que possible les rues les moins
fréquentées.

En face du Brandenburger Thor notre cocher attacha les guides autour
du fouet, descendit de son siège et vint vers nous pour nous donner
des explications. Il nous montra le Thiergarten, puis nous détailla
le Reichstags Haus. Il nous précisa sa longueur exacte, sa hauteur
et sa largeur selon la manière des guides. Il appela ensuite notre
attention sur le Thor. Il le dit construit en grès, imitant les
«Properleer» d'Athènes.

A ce moment-là, le cheval, qui avait occupé ses loisirs à se lécher
les jambes, tourna la tête. Il ne proféra pas une parole, il ne fit
que regarder.

L'homme reprit, nerveusement. Cette fois-ci il dit que c'était en
imitation des «Propeyedliar».

Le cheval alors se mit à parcourir les Linden et rien ne put le
déterminer à ne pas prendre par les Linden. Son patron discuta avec
lui, mais il continua à trotter. Il avait une manière de hausser les
épaules tout en marchant, qui, à mon avis, signifiait:

--Ils ont vu le Thor, n'est-ce pas? Eh bien, c'est tout ce qu'il
faut. Quant au reste, vous ne savez pas de quoi vous parlez et ils
ne vous comprendraient pas, même si vous le saviez. Parlez donc
allemand.

Et ce fut ainsi tout le long des Linden. Le cheval consentit à
s'arrêter tout juste assez de temps pour que nous pussions jeter un
long regard sur ce qu'il y avait à voir et en entendre le nom. Il
coupa court à toute explication ou description par le procédé simple
qui consistait à continuer son chemin.

Il a dû se dire: «Ces messieurs ne veulent pas autre chose que
pouvoir dire aux gens, en rentrant chez eux, qu'ils ont vu tout
cela. Si je les juge avec injustice et qu'ils soient plus
intelligents qu'ils n'en ont l'air, ils trouveront dans un guide des
informations bien plus précises que celles que mon vieil idiot peut
leur donner. Qui aurait envie de savoir la hauteur d'un clocher? On
l'oublie cinq minutes après. Ce qu'il me fatigue avec son babil!
Pourquoi ne se dépêche-t-il pas, qu'on puisse rentrer déjeuner?»

Réflexion faite, peut-être bien que ce vieil animal borgne était
dans le vrai. Il est certain que je me suis déjà trouvé en compagnie
d'un guide dans des circonstances où j'aurais apprécié
l'intervention de ce cheval.

Mais on ne reconnaît jamais les bienfaits de l'heure, puisque dans
la circonstance nous l'avons maudit au lieu de le bénir.



CHAPITRE SEPTIÈME

_George s'étonne. L'amour germanique de l'ordre. Le concert de
merles dans la Forêt Noire aura lieu à sept heures du matin. Le
chien en porcelaine. Sa supériorité sur tous les autres chiens. Une
contrée bien entretenue. Comment devrait être aménagée une vallée
dans les montagnes d'après l'idéal allemand. Comment se fait
l'écoulement des eaux en Allemagne. Le scandale de Dresde. Harris
donne une représentation. Elle reste inappréciée. George et sa
tante. George, un coussin et trois demoiselles._


A un certain moment, entre Berlin et Dresde, George, qui était resté
pendant le dernier quart d'heure à regarder très attentivement par
la portière, nous déclara:

--Pourquoi a-t-on l'habitude en Allemagne d'accrocher au haut des
arbres les boîtes aux lettres? Pourquoi ne pas les fixer à la grande
porte, comme on fait chez nous? Il me semble que je détesterais
grimper au sommet d'un arbre pour prendre mon courrier, sans compter
la corvée inutile imposée au facteur. J'ajoute que la tournée de cet
employé doit être des plus fatigantes, pour peu qu'il soit
corpulent, et même dangereuse par des nuits de tempête. S'ils
tiennent absolument à suspendre leur boîte à un arbre, pourquoi ne
pas l'attacher aux branches basses, au lieu de choisir les branches
les plus élevées? Mais il est possible que j'émette un jugement
téméraire sur ce pays, continua-t-il, une nouvelle idée se
présentant à lui. Il est probable que les Allemands, qui nous
devancent en beaucoup de points, ont perfectionné le service des
pigeons voyageurs. Mais, même en ce cas, je ne peux m'empêcher de
remarquer qu'il eût été plus simple, pendant qu'ils y étaient, de
dresser les oiseaux à déposer leurs messages plus près de la terre.
Ce doit être un travail pénible, même pour un Allemand adulte de
force moyenne, de retirer son courrier de ces boîtes.

Je suivis son regard à travers la portière et lui dis:

--Ce ne sont pas des boîtes aux lettres, ce sont des nids. Il faut
que vous pénétriez cette nation. L'Allemand aime les oiseaux, mais
il n'aime que les oiseaux soigneux. Un oiseau abandonné à lui-même
construit son nid n'importe où. Le nid n'est pas un bel objet,
suivant la conception allemande du beau. On n'y trouve pas trace de
peinture, pas trace de décoration, pas même un drapeau. Une fois
qu'il l'a terminé, l'oiseau recommence à aller et venir et laisse
tomber sur les pelouses des brindilles, des tronçons de vers, une
foule de choses. Il est inconvenant. Il fait la cour à sa femme ou
se chamaille avec elle, il donne la becquée à ses petits, et tout
cela en public. Le propriétaire allemand en est choqué. Il dit à
l'oiseau: «Je t'affectionne pour beaucoup de raisons. J'aime te
voir, j'aime t'entendre chanter, mais je n'aime pas tes manières.
Prends cette petite boîte, mets-y toutes tes petites affaires, pour
que je ne les voie pas. Sors-en, lorsque l'envie te prendra de
chanter, mais vis-y ta vie intime. Reste dans ta boîte, et surtout
ne salis pas le jardin.»


En Allemagne on respire l'amour de l'ordre en même temps que l'air;
en Allemagne les bébés battent la mesure avec leur hochet, et
l'oiseau allemand en est arrivé à être fier de sa boîte, et à
mépriser les quelques incivilisés qui continuent à construire leurs
nids sur les branches et dans les haies. Dans la suite des temps, on
peut en être sûr, chaque oiseau allemand aura sa place marquée dans
les concerts d'oiseaux. Le chant confus et irrégulier de la gent
emplumée doit, on le sent, irriter au plus haut point l'esprit si
précis des Allemands, il manque de méthode; l'Allemand, amoureux de
musique, y mettra de l'ordre. Quelque oiseau de forte taille et de
belle prestance sera dressé à tenir le rôle de chef d'orchestre.
Pour qu'ils ne gâchent plus le meilleur de leur talent dans un bois
à quatre heures du matin, il les fera chanter dans un Biergarten,
accompagnés d'un piano. Telle est la tournure que prendront les
choses.

L'Allemand aime la nature, mais sa conception de la nature est
artificielle et symétrique. Il s'intéresse beaucoup à son jardin; il
plante sept rosiers du côté nord, sept du côté sud, et s'ils
n'atteignent pas tous la même hauteur et n'ont pas tous la même
silhouette, il en perd le sommeil. Chaque fleur, il l'attache après
un bâton. Cela nuit à la beauté de la plante, mais il a, par contre,
la satisfaction de savoir qu'elle est là et qu'elle se conduit bien.
Il a également un bassin revêtu de zinc; une fois par semaine il le
retire, l'emporte dans sa cuisine et le récure. Il place un chien de
faïence au centre géométrique de la pelouse, qui souvent ne dépasse
pas la largeur d'une nappe et est généralement entourée d'arceaux.
Les Allemands adorent les chiens, mais en général ils les préfèrent
en faïence. Le chien de faïence ne creuse pas de trous dans les
parterres pour y enterrer des os, ni ne disperse les fleurs à tous
les vents avec ses pattes de derrière. Au point de vue allemand,
c'est le chien idéal. Il ne s'enfuit pas de l'endroit où on le pose,
et on ne le rencontre pas en des lieux où sa présence est gênante.
On peut le choisir parfait en tous points, d'après les derniers
engouements de l'exposition canine; ou bien on peut suivre sa propre
fantaisie et avoir quelque chose d'unique; on n'est pas, comme avec
les autres chiens, limité dans son choix par les rigueurs de
l'hérédité. En faïence on peut avoir un chien rose, un chien bleu.
Moyennant une petite augmentation on aura même un chien à deux
têtes.

A date fixe, en automne, l'Allemand couche les plantes de son jardin
et les couvre d'une natte. A date fixe, au printemps, il les
découvre et les redresse. Si d'aventure l'automne était
exceptionnellement doux ou le printemps exceptionnellement sévère,
tant pis pour les malheureux végétaux. Aucun véritable Allemand ne
songerait à sacrifier la pureté d'un rite aux fantaisies
incontrôlées des saisons; incapable de régler le temps, il l'ignore.

Aux autres arbres notre Allemand préfère le peuplier. Certaines
nations moins disciplinées pourront chanter les beautés du chêne
rugueux, du marronnier ombrageux, de l'orme ondulant sous la brise.
Ces arbres capricieux et volontaires choquent les yeux allemands. Le
peuplier pousse où on l'a planté et comme on l'a planté. Il n'a
aucune idée originale ou inconvenante. Ce n'est pas lui qui
songerait à étaler des rameaux d'ombre, autour d'un tronc tourmenté.
Il pousse simplement droit, tout droit, comme doit pousser un arbre
allemand. Les Allemands déracineront peu à peu les autres arbres
pour les remplacer par des peupliers.

L'Allemand aime la campagne, mais, comme disait la dame qui avait vu
un sauvage, «il la préfère plus habillée». Il aime à se promener
dans les bois... vers un restaurant; mais le sentier doit être bordé
d'un caniveau en briques pour l'écoulement régulier des eaux et,
tous les quinze mètres environ, posséder un banc sur lequel le
promeneur pourra se reposer et s'éponger le front; car l'Allemand ne
songe pas plus à s'asseoir sur l'herbe qu'un évêque anglican ne
songerait à dévaler en dégringolade une pente abrupte. Il aimera
contempler du sommet d'un mont la nature, mais il veut, sur ce
sommet, une table panoramique qui lui expliquera ce qu'il voit et
une autre table avec un banc où s'asseoir pour un frugal repas,
«belegte Semmel» et bière, dont il a eu la précaution de se munir au
départ. Si en outre il est assez heureux pour apercevoir, accroché à
un arbre, un arrêté de police lui interdisant de faire ceci ou cela,
il éprouvera une sensation particulière de confort et de sécurité.

L'Allemand n'est pas ennemi d'un paysage sauvage, pourvu que ce
paysage ne soit pas sauvage par trop. S'il le considère comme tel,
il s'efforcera de le dompter. Je me rappelle, proche de Dresde, une
vallée étroite et pittoresque, conduisant vers l'Elbe. Les lacets de
la route y suivent un torrent qui, entre des rives ombreuses écume
et bondit parmi les galets et les rocs pendant environ un kilomètre.
Je le suivais enchanté, lorsque, à un tournant, je me trouvai face à
face avec une équipe d'ouvriers occupés à mettre de l'ordre dans
cette vallée et à donner au cours d'eau un aspect respectable. Ils
enlevaient soigneusement toutes les pierres qui l'obstruaient. Ils
cimentaient les rives; ils arrachaient ou taillaient les buissons et
les arbres qui dépassaient les bords, les vignes vierges et les
plantes grimpantes. Un peu plus loin le travail était déjà au point
et je contemplai ce que doit être une vallée d'après les idées
allemandes. L'eau, massée maintenant en un courant large et noble,
coulait dans un lit aplani et sablonneux entre deux murs couronnés
d'une crête imposante. Tous les cent mètres elle descendait
gentiment trois marches en bois. Sur chaque rive une petite étendue
de terrain avait été défrichée et à intervalles réguliers on y avait
planté des peupliers. Chaque arbrisseau était protégé par un
treillage d'osier et soutenu par une baguette de fer. Le conseil
municipal espère dans la suite des temps «finir» la vallée d'un bout
à l'autre et en faire une promenade digne de l'amateur pointilleux
d'une nature à l'allemande. On y trouvera un banc tous les cinquante
mètres, un arrêté de police tous les cent et un restaurant tous les
cinq cents.

Et voilà ce qu'ils font depuis le Memel jusqu'au Rhin: mettre en
ordre leur pays. Je me souviens parfaitement du Wehrtal. Ce fut
jadis la vallée la plus romanesque qu'on pût trouver dans la Forêt
Noire. La dernière fois que je la descendis, j'y rencontrai un
campement d'une centaine d'Italiens: ils étaient en plein travail,
traçant à la petite Wehr sauvage le chemin qu'elle devait suivre;
ils embriquetaient les rives, ils faisaient sauter les rochers, lui
fabriquaient des marchés en ciment pour qu'elle voyageât avec
décence et sobriété.

Car en Allemagne on ne badine pas avec la nature indisciplinée, on
ne lui permet pas de faire ses quatre volontés. En Allemagne la
nature est arrivée à bien se conduire et à ne pas donner le mauvais
exemple aux enfants. Un poète allemand, apercevant une chute d'eau,
ne s'arrêterait pas, comme le fit Southey devant celles de Lodore,
pour la décrire en des vers pleins d'allitérations,--il
s'empresserait d'avertir la police, et dès lors les minutes de la
belle chute seraient comptées.

--Voyons, voyons, pourquoi tout ce bruit? dirait aux eaux la voix
sévère de l'autorité; vous savez que nous ne pouvons pas tolérer cet
état de choses, descendez doucement. Où croyez-vous donc être?

Et le conseil municipal pourvoirait ces eaux de tuyaux de zinc, de
caniveaux de bois et d'un escalier en colimaçon et leur montrerait
comment descendre raisonnablement, d'après l'idéal allemand.

C'est un pays bien ordonné que l'Allemagne.


Nous arrivâmes à Dresde le mercredi soir avec l'intention d'y rester
jusqu'au lundi.

A certains points de vue Dresde est peut-être la ville la plus
agréable de l'Allemagne. Elle mérite mieux qu'une visite hâtive. Ses
musées, ses galeries, ses palais, ses jardins, ses environs riches
de souvenirs historiques recèlent du plaisir pour tout un hiver,
mais ne font qu'ahurir si l'on n'y reste qu'une semaine. Dresde n'a
pas cette gaieté de Paris ou de Vienne, dont on est si vite las; ses
attractions sont plus solidement allemandes et plus durables. C'est
la Mecque de la musique. Pour cinq shillings à Dresde on se procure
une stalle à l'Opéra, mais on y gagne en même temps, hélas! une
aversion violente pour les représentations d'opéras en Angleterre,
en France et en Amérique.

La chronique scandaleuse s'occupe encore, de nos jours, d'Auguste le
Fort, «l'Homme aux Péchés», comme l'appelait Carlyle, qui a affligé
l'Europe, dit-on, de plus d'un millier d'enfants. On visite encore
les châteaux où il emprisonnait telle ou telle de ses maîtresses
disgraciées; on parle de l'une d'elles, qui mourut dans l'un d'eux
après quarante ans de captivité. Des châteaux mal famés sont épars
un peu partout dans les environs, comme des squelettes sur un champ
de bataille, et la plupart des histoires que racontent les guides
sont telles que des «jeunes personnes» élevées en Allemagne auraient
avantage à ne pas les entendre. Son portrait grandeur nature est
accroché dans le beau «Zwinger», construit d'abord pour servir
d'arène aux combats entre animaux sauvages, lorsque le peuple fut
las de voir ces combats sur la place du Marché. C'était un homme aux
sourcils épais, à l'air franchement bestial, mais non sans une
pointe de culture et de goût, qualités qui souvent laissent leur
empreinte sur ces physionomies-là. La Dresde moderne lui doit
certainement beaucoup.

Mais ce qui y frappe le plus les étrangers, ce sont les tramways
électriques. Ces véhicules énormes filent à travers les rues à une
vitesse de dix à vingt kilomètres à l'heure, prenant les virages à
la manière des cochers irlandais. Tout le monde s'en sert, sauf les
officiers en uniforme, qui n'en ont pas le droit. Les dames en
toilette de soirée allant au bal ou à l'Opéra, les garçons de
livraison avec paniers s'y trouvent côte à côte. Ils sont
omnipotents dans la rue et tout, bêtes ou gens, s'empresse de se
garer. Si on ne leur cède pas la place, et si d'aventure on se
retrouve vivant quand on a été relevé, on est condamné, lorsqu'on
revient à soi, à payer une amende pour s'être mis sur leur chemin.
Cela apprend au public à s'en méfier.

Une après-midi Harris avait fait une «balade» en cavalier seul. Le
soir pendant que nous étions assis au Belvédère, écoutant la
musique, il dit soudain, sans raison apparente:

--Ces Allemands n'ont aucun sens de l'humour.

--Pourquoi dites-vous cela? demandai-je.

--Parce que, cet après-midi, j'ai sauté sur un de ces trams
électriques. Voulant voir la ville, je restai debout sur la petite
plate-forme extérieure, comment l'appelez-vous?

--Le Stehplatz.

--C'est cela, dit Harris. Vous savez à quel point il vous secoue et
comme il faut se méfier des tournants, des arrêts et des départs!

Je fis signe que oui. Il continua.

--Nous étions à peu près une demi-douzaine sur cette plate-forme;
moi, naturellement, je manquais d'expérience. Le tram démarra
subitement, cela me projeta en arrière. Je tombai sur un monsieur
corpulent qui se trouvait juste derrière moi. Il ne se maintenait
lui-même pas très ferme et, à son tour, tomba en arrière, écrasant
un gosse qui portait une trompette dans une housse en feutre vert.
Aucun d'eux ne sourit, ni l'homme ni le gamin à la trompette; ils se
contentèrent de se redresser, l'air renfrogné. J'allais m'excuser,
mais avant que j'aie pu dire un mot, le tram ralentit pour une
raison quelconque, et cela naturellement me projeta en avant.
J'allai buter dans un vieux bonhomme à cheveux blancs qui me sembla
être un professeur. Eh bien, lui non plus ne sourit pas, pas un de
ses muscles ne broncha.

--Peut-être, hasardai-je, pensait-il à autre chose.

--Cela n'est pas possible pour ce cas particulier, répliqua Harris,
car pendant ce voyage j'ai dû tomber au moins trois fois sur chacun
d'eux. Vous voyez, expliqua-t-il, ils savaient à quel moment on
allait arriver à un tournant et dans quelle direction ils devaient
se pencher. Moi, comme étranger, j'étais naturellement handicapé. La
façon dont je roulais et tanguais sur cette plate-forme,
m'accrochant désespérément tantôt à l'un, tantôt à l'autre, devait
être du plus haut comique. Je ne dis pas que c'était d'un comique
raffiné, mais il aurait diverti n'importe qui. Ces Allemands ne
semblaient pas y trouver d'amusement; ils paraissaient inquiets. Un
homme, un petit homme se tenait adossé contre le frein. Je tombai
cinq fois sur lui,--j'ai compté. On aurait pu s'attendre, à la
cinquième, à le voir éclater de rire; mais non: il eut simplement
l'air fatigué. C'est une race triste.

George eut aussi son aventure. Il y avait proche l'Altmarkt un
magasin à la vitrine duquel étaient exposés quelques coussins. Le
véritable commerce de la boutique était la verrerie et la
porcelaine, les coussins semblaient ne devoir être qu'un essai.
C'étaient de fort beaux coussins de satin, enjolivés de broderies à
la main. Nous passions souvent devant cette vitrine et, chaque fois,
George s'arrêtait pour les admirer. Il disait que certainement sa
tante aimerait en posséder un.

George s'est montré plein d'attention envers cette tante depuis le
début du voyage. Il lui a écrit une longue lettre chaque jour, et de
chaque ville où nous nous arrêtions lui a envoyé un souvenir. A mon
avis il exagère, et plus d'une fois je le lui ai dit. Sa tante va
rencontrer d'autres tantes et elles causeront; toute cette espèce en
sera bouleversée et en deviendra intraitable. Comme neveu je
m'oppose à cet état de trouble que George est en train de créer.
Mais il ne veut rien entendre.

Voilà pourquoi il nous quitta le samedi après le déjeuner,
expliquant qu'il se rendait à ce magasin afin d'acheter un coussin
pour sa tante. Il dit qu'il ne serait pas longtemps parti et il nous
engagea à l'attendre.

Nous l'attendîmes un temps qui me sembla interminable. Quand il nous
revint, il avait les mains vides et l'air ennuyé. Nous lui
demandâmes ce qu'il avait fait du coussin. Il nous dit qu'il n'en
avait pas acheté, qu'il avait changé d'avis; il ajouta qu'au fond sa
tante n'aurait pas tenu tellement à ce coussin. Certainement il
s'était passé quelque chose de contrariant. Nous essayâmes de
connaître le fond de l'histoire, mais il ne se montra pas
communicatif; même, à notre vingtième question, il finit par nous
répondre sèchement.

Cependant dans la soirée, comme nous étions en tête à tête, il
commença de lui-même:

--Les Allemands sont quand même un peu bizarres pour certaines
choses.

--Qu'est-il arrivé?

--Je voulais donc un coussin...

--Pour votre tante, remarquai-je.

--Pourquoi pas? (Il commençait à se monter. Je n'ai jamais connu
homme si susceptible à propos d'une tante.) Pourquoi n'enverrais-je
pas un coussin à ma tante?

--Ne vous fâchez pas, répliquai-je. Je n'y vois pas d'objection, au
contraire; je respecte vos sentiments.

Il se calma et continua:

--Il y en avait quatre à la devanture, vous vous le rappelez bien.
Tous quatre semblables, et chacun marqué vingt marks en chiffres
connus. Je n'ai pas la prétention de parler couramment l'allemand,
mais avec un petit effort j'arrive généralement à me faire
comprendre et à saisir le sens de ce que l'on me dit, pourvu qu'on
ne mange pas les mots. J'entre donc dans ce magasin. Une jeune fille
s'avance vers moi. Elle était jolie, elle avait l'air sage, timide
même: on ne se serait pas attendu en la voyant à une telle chose. De
ma vie je n'ai été aussi surpris.

--Surpris de quoi? demandai-je.

George suppose toujours que vous connaissez la fin de l'histoire
dont il raconte le commencement; c'est un genre déplaisant.

--De ce qui arriva, expliqua-t-il, de ce que je vous raconte. Elle
se prit à sourire et me demanda ce que je voulais. Je perçus cela
parfaitement; aucun doute ne pouvait surgir dans mon esprit. Je
déposai une pièce de vingt marks sur le comptoir et dis:

--Donnez-moi, s'il vous plaît, un coussin.

Elle me regarda comme si je lui avait demandé un édredon. Je pensai
que peut-être elle n'avait pas bien compris, de sorte que je lui
répétai ma demande d'une voix plus forte. Si je l'avais caressée
sous le menton, elle n'eût certes pu avoir un air plus surpris ni
plus indigné.

Elle me déclara que je devais faire erreur.

Je ne voulus pas commencer une longue conversation, de peur de ne
pouvoir la soutenir. Je lui dis qu'il n'y avait pas erreur. Je lui
montrai la pièce de vingt marks, et lui répétai pour la troisième
fois que je voulais un coussin, «un coussin de vingt marks.»

Sur ces entrefaites s'avança une autre demoiselle, plus âgée, et la
première, qui paraissait bouleversée, lui répéta ce que je venais de
dire.

L'autre estima que je n'avais pas l'air d'appartenir à cette classe
d'hommes qui pouvaient désirer un coussin. Pour s'en assurer, elle
me posa elle-même la question:

--Est-ce que vous avez dit que vous vouliez un coussin?

--Je l'ai dit trois fois, je vais le répéter: je veux un coussin.

Elle dit:

--Eh bien, vous ne pouvez pas en avoir!

Je sentais la colère monter. Si je n'avais pas réellement tenu à cet
objet, je serais sorti de la boutique; mais les coussins étaient à
la devanture pour être vendus, évidemment. Je ne voyais pas
_pourquoi_, moi, je ne pourrais pas en obtenir un. Je déclarai:

--Et je veux en avoir un!

C'est une phrase bien simple, mais je la dis avec énergie. Une
troisième demoiselle parut à ce moment, je suppose que ces trois
formaient tout le personnel de la maison. Cette dernière était une
petite personne aux grands yeux brillants et pleins de malice. En
toute autre occasion j'aurais eu du plaisir à la voir, mais son
arrivée m'irrita. Je ne voyais pas l'utilité de trois vendeuses pour
conclure cette affaire.

Les deux premières expliquèrent le cas à la troisième et avant
qu'elles fussent à la moitié de leur récit, la troisième commença à
s'esclaffer. Elle me paraissait d'un caractère à rire de tout.
Ensuite elles se prirent à bavarder comme des pies, toutes les trois
à la fois; et tous les dix mots elles me regardaient; et plus elles
me regardaient, plus la troisième riait; et avant qu'elles eussent
fini, elles se tordaient toutes les trois, les petites idiotes; on
aurait pu me prendre pour un clown, en train de donner une
représentation.

Quand elles furent suffisamment calmées pour se mouvoir, la
troisième vendeuse s'approcha de moi en riant toujours. Elle me dit:

--Si vous l'obtenez, vous en irez-vous?

De prime abord, je ne compris pas très bien: elle fut obligée de
répéter:

--Ce coussin, quand vous l'aurez, vous-en-irez-vous-tout-de-suite?

Moi, je ne demandais que cela, et je le lui dis. Mais j'ajoutai que
je ne m'en irais pas sans. J'étais résolu à obtenir un coussin,
dussé-je passer toute la nuit dans la boutique.

Elle rejoignit les deux autres vendeuses, je crus qu'elles allaient
me chercher le coussin, et que le marché allait être conclu. Au lieu
de cela, arriva la chose la plus incompréhensible. Ces deux se
mirent derrière la troisième (toutes les trois pouffant de rire,
Dieu seul sait pourquoi) et la poussèrent vers moi. Elles la
poussèrent tout contre moi et alors, avant que je comprisse ce qui
arrivait, cette troisième posa ses mains sur mes épaules, se mit sur
la pointe des pieds et m'embrassa. Après quoi, enfouissant sa figure
dans son tablier, elle s'en alla en courant, suivie par la deuxième
vendeuse. La première m'ouvrit la porte avec un désir si évident de
me voir partir que, dans ma confusion, je m'en allai, laissant
derrière moi les vingt marks. Je n'ai pas d'objection à formuler
contre ce baiser, quoique je ne l'eusse pas désiré, tandis que je
désirais un coussin. Je ne tiens pas à retourner à ce magasin. Mais
je ne comprends pas du tout cette conduite.

Je lui dis:

--Mais qu'avez-vous donc demandé?

Il répondit:

--Un coussin.

--C'est ce que vous vouliez, je le sais. Ce que je veux dire est:
quel mot de la langue allemande moderne avez-vous employé?

Il me répondit:

--Un Kuss.

J'expliquai:

--Vous n'avez pas le droit de vous plaindre. Cela prête à confusion.
Un «Kuss» semble vouloir dire un coussin, mais il n'en est pas
ainsi, cela signifie baiser; tandis que «Kissen» signifie coussin.
Vous avez confondu les deux mots: vous n'êtes pas le premier auquel
cela arrive. Je ne suis pas bon juge en la matière; mais vous aviez
demandé un baiser de vingt marks et, d'après votre description de la
jeune fille, on pourrait estimer le prix raisonnable. En tout cas
n'en parlons pas à Harris. Si mes souvenirs sont bons, il a
également une tante.

En quoi George fut de mon avis.



CHAPITRE HUITIÈME

_Monsieur et Mlle Jones de Manchester. Les bienfaits du cacao.
Conseil à la société pour la conservation de la paix. La fenêtre,
argument moyenâgeux. Le passe-temps favori des chrétiens. Les
litanies du guide. Comment réparer les ravages du temps. George
expérimente le contenu d'un flacon. Le sort du buveur de bière
allemand. Harris et moi prenons la résolution de faire une bonne
action. Le modèle-type de la statue. Harris et ses amis. Le paradis
sans poivre. Les femmes et les villes._


Nous nous étions mis en route pour Prague et attendions dans le
grand hall de la gare de Dresde le moment où les employés
omnipotents nous permettraient l'accès du quai. George, qui était
allé au kiosque à journaux, revint vers nous, une lueur malicieuse
dans les yeux, et dit:

--Je l'ai vu.

--Vu quoi? demandai-je.

Il était trop agité pour répondre intelligiblement.

--Ils sont là, ils avancent vers vous, tous les deux. Vous allez les
voir vous-mêmes dans une minute! Je ne plaisante pas! C'est
exactement ça.

Comme d'habitude en cette saison, les journaux avaient fait paraître
quelques articles plus ou moins sérieux sur le serpent de mer; et je
croyais que ce qu'il nous disait s'y rapportait. Un moment de
réflexion me fit comprendre que cette chose était impossible, vu que
nous nous trouvions en plein centre de l'Europe, à cinq cents lieues
des côtes. Avant que j'eusse pu lui poser toute autre question, il
me saisit le bras:

--Regardez! dit-il, est-ce que j'exagère?

Je tournai la tête et vis ce que peu de mes compatriotes ont eu
l'occasion de voir: l'Anglais voyageur d'après la conception
continentale, accompagné de sa fille. Ils s'avançaient vers nous, en
chair et en os, vivants et palpables, à moins que ce n'ait été un
rêve. C'était le «Milord» et la «Miss» anglais, tels que depuis des
générations on les caricature dans la presse comique et sur la scène
continentale. Ils étaient parfaits en tous points. L'homme était
grand et maigre, avec des cheveux couleur de sable, un nez énorme,
de longs favoris. Il portait un vêtement de teinte indécise et un
long manteau clair lui tombait jusqu'aux talons. Son casque blanc
était orné d'un voile vert; il portait une paire de jumelles en
bandoulière et tenait dans sa main, gantée de beurre frais, un
alpenstock légèrement plus grand que lui. Sa fille était longue et
anguleuse. Je ne puis décrire son costume: mon regretté grand-père
aurait pu mener cette tâche à bien; il devait être plus familiarisé
avec cette mode. Je ne puis que dire qu'elle me sembla inutilement
court-vêtue, exhibant une paire de chevilles (si je puis me
permettre de mentionner ce détail) qui, au point de vue artistique,
demandaient plutôt à être cachées. Son chapeau me rappelait Mrs
Hemans; je ne sais pas trop pourquoi. Elle portait des mitaines, un
pince-nez et des bottines lacées sur le côté--on les appelait
«prunella» dans le commerce. Elle aussi tenait un alpenstock, malgré
l'absence totale de montagnes à cent kilomètres à la ronde, et un
sac plat maintenu à la taille par une courroie. Les dents lui
sortaient de la bouche comme à un lapin, et sa silhouette était
celle d'un traversin sur des échasses.

Harris se précipita sur son kodak et naturellement ne le trouva pas;
il ne le trouve jamais quand il en a besoin. Lorsque nous voyons
Harris se démener comme un possédé et criant: «Que diable ai-je fait
de mon kodak, est-ce que l'un de vous se rappelle ce que j'en ai
fait?» c'est que pour la première fois de la journée il a aperçu une
chose digne d'être photographiée. Plus tard, il se souvient de
l'avoir mis dans sa valise.

Ils ne se contentèrent pas de la simple apparence; ils jouèrent leur
rôle jusqu'au bout. Ils avançaient en regardant à chaque pas à
droite et à gauche. Le gentleman tenait à la main un Baedeker
ouvert, la lady portait un manuel de conversation; ils parlaient un
allemand que personne ne pouvait comprendre et un français
qu'eux-mêmes ils n'auraient pu traduire. Le monsieur touchait de son
alpenstock les employés pour attirer leur attention, tandis que la
dame se détournait violemment à la vue d'une affiche-réclame de
cacao, en s'écriant: «Shocking!»

Vraiment, elle était excusable. On remarque, même dans la chaste
Angleterre, que, d'après l'auteur de l'affiche, une femme qui boit
du cacao n'a que bien peu d'autres besoins terrestres: il lui suffit
d'environ un mètre de mousseline. Sur le continent cette même femme,
autant que j'ai pu en juger, est à l'abri de tous les autres besoins
de la vie. Non seulement, selon le fabricant, le cacao doit tenir
lieu d'aliments et de boisson, mais encore de vêture. Ceci dit entre
parenthèses.

Naturellement ils devinrent le point de mire de tous les regards.
Ayant eu l'occasion de leur rendre un léger service, j'eus
l'avantage de cinq minutes de conversation avec eux. Ils furent très
aimables. Le gentleman me déclara se nommer Jones, et venir de
Manchester, mais il me parut ne savoir ni de quel quartier de
Manchester il venait, ni où cette ville se trouvait. Je lui demandai
où il allait, mais il me sembla l'ignorer. Il me dit que cela
dépendait. Je lui demandai s'il ne trouvait pas l'alpenstock un
objet encombrant pour se promener à travers une ville populeuse; il
admit qu'en effet l'alpenstock devenait parfois embarrassant. Je lui
demandai si sa voilette ne le gênait pas pour voir. Mais il nous
expliqua qu'il ne la baissait que lorsque les mouches devenaient
gênantes. Je demandai à la miss si elle s'était aperçue de la
fraîcheur du vent; elle me dit qu'elle l'avait trouvé spécialement
froid aux coins de rue. Je n'ai pas posé ces questions les unes
après les autres, comme je l'ai relaté ici; je les mêlais à la
conversation générale, et nous nous séparâmes bons amis.

J'ai beaucoup réfléchi à cette apparition et suis arrivé à une
conclusion bien définie. Un monsieur, que je rencontrai plus tard à
Francfort et auquel je fis la description du couple, m'affirma
l'avoir lui-même rencontré à Paris, trois semaines après l'affaire
de Fachoda. Tandis qu'un voyageur de commerce pour quelque aciérie
anglaise, que j'avais rencontré à Strasbourg, se rappelle les avoir
vus à Berlin, au moment de la surexcitation causée par la question
du Transvaal. J'en conclus que c'étaient des acteurs sans travail,
engagés spécialement dans l'intérêt de la paix internationale. Le
ministère français des Affaires Etrangères, désireux de faire tomber
la colère de la populace parisienne qui réclamait la guerre avec
l'Angleterre, embaucha ce couple admirable pour qu'il circulât dans
la capitale. On ne peut pas à la fois rire et vouloir tuer. La
nation française contempla ce spécimen de citoyen anglais, elle y
vit non pas une caricature, mais une réalité palpable et son
indignation sombra dans le fou rire. Le succès de ce stratagème
amena plus tard le couple à offrir ses services au gouvernement
allemand: on sait l'heureux résultat qui couronna ses efforts.

Notre propre gouvernement pourrait lui-même profiter de la leçon. On
pourrait parfaitement tenir à la disposition de Downing Street
quelques petits Français bien gras, qu'à l'occasion l'on enverrait à
travers le pays, avec la consigne de hausser les épaules et de
manger des sandwiches aux grenouilles; ou bien on pourrait
réquisitionner une bande d'Allemands mal soignés et mal peignés,
dans le simple but de les faire se promener, en fumant de longues
pipes et en disant «So». Le public rirait et s'écrierait: «La guerre
avec ceux-là? Non, ce serait trop bête!» Si le gouvernement
n'accepte pas ma proposition, j'en recommande les grandes lignes à
la société pour le maintien de la paix.


Nous fûmes amenés à allonger quelque peu notre séjour à Prague.
Prague est une des villes les plus intéressantes d'Europe. Ses
pierres sont saturées d'histoires et de romances; tous ses environs
ont servi de champs de bataille. C'est dans cette ville que fut
conçue la Réforme et que se trama la guerre de Trente ans. Mais il
n'y aurait pas eu à Prague la moitié des troubles qui y ont éclaté,
si ses fenêtres avaient été moins larges et moins tentantes. Le fait
initial de la première de ces catastrophes fameuses consista à jeter
les sept conseillers catholiques de la fenêtre du Rathhaus sur les
piques des Hussites. Plus tard on donna le signal de la deuxième en
jetant les conseillers impériaux par les fenêtres de la vieille
Burg, dans le Hradschin. Ce fut la deuxième «défenestration» de
Prague. Depuis on a résolu à Prague d'autres questions importantes.
L'issue pacifique de ces réunions fait conjecturer qu'elles eurent
lieu dans des caves. On a d'ailleurs bien la sensation que la
fenêtre a toujours joué, en tant qu'argument, le rôle de tentateur
chez l'enfant de Bohême.

On peut admirer dans la Teynkirche la chaire vermoulue où Jean Huss
prêcha. On entend aujourd'hui la voix d'un prêtre papiste s'élever
du même endroit, tandis qu'un grossier bloc de pierre, à moitié
caché par du lierre, commémore au loin, à Constance, l'emplacement
où Huss et Jérôme expirèrent en proie aux flammes du bûcher.
L'histoire est coutumière de semblables ironies. Dans cette
Teynkirche se trouve enterré Tycho Brahé, l'astronome qui commit
l'erreur banale de croire que la terre, avec ses mille et une
croyances et son unique humanité, était le centre de l'univers, mais
qui, d'autre part, observa les étoiles avec clairvoyance.

Quoiqu'elles soient bordées de palais, les avenues de Prague sont
sales. Ziska l'Aveugle a dû souvent les traverser en hâte. Le
clairvoyant Wallenstein a habité cette ville. Ils l'ont surnommé «le
Héros»; la ville est particulièrement fière de l'avoir eu comme
citoyen. Dans son palais lugubre de la place Waldstein, on montre
comme un lieu sacré la petite pièce où il faisait ses dévotions, et,
ma parole, on a l'air ici de croire qu'il possédait réellement une
âme.

Ces chemins raides et tortueux doivent avoir résonné bien souvent
sous les pas des légions de Sigismond ou de Maximilien. Tantôt les
Saxons, tantôt les Bavarois et puis les Français; tantôt les saints
de Gustave-Adolphe, puis les soldats-machines de Frédéric le Grand,
tous ont voulu forcer ces portes et ont combattu sur ces ponts.

Les juifs ont toujours donné à Prague une physionomie particulière.
Il leur est arrivé de porter assistance aux chrétiens dans leur
occupation favorite, qui consistait à s'entre-tuer, et cette grande
oriflamme suspendue sous la voûte de l'Altneuschule atteste le
courage avec lequel ils aidèrent Ferdinand le Catholique à résister
aux protestants suédois. Le ghetto de Prague fut un des premiers
établis en Europe. Les juifs de Prague ont fait leurs dévotions
depuis huit cents ans dans une minuscule synagogue qui existe
toujours; du dehors les femmes pleines de ferveur assistent aux
offices, l'oreille collée à des ouvertures spécialement aménagées
pour elles dans les murs épais. Le cimetière juif avoisinant,
«Bethchajim», ou la «Maison de la vie», a l'air de vouloir déborder
de sépulcres. Pendant des siècles on a, selon la loi, enterré là, et
nulle part ailleurs, les os d'Israël. Les pierres tombales s'y
culbutent comme renversées par quelque lutte macabre de leurs hôtes
souterrains.

Il y a longtemps que les murs du ghetto ont été nivelés, mais les
juifs de Prague tiennent toujours à leurs ruelles fétides, qu'on est
d'ailleurs en train de remplacer par de belles rues neuves qui
promettent de faire de ce quartier la plus belle partie de la ville.

On nous avait conseillé à Dresde de ne pas parler allemand à Prague.
La Bohême est en proie depuis des années à une haine de race entre
la minorité germanique et la majorité tchèque; être pris pour un
Allemand dans certaines rues de Prague peut causer des désagréments
à celui qui n'a plus l'entraînement voulu pour soutenir une course
de fond. Nous parlâmes cependant allemand dans certaines rues de
Prague,--il fallait le parler ou rester muet. Le dialecte tchèque
est très ancien, dit-on, et celui qui le parle fait montre d'une
culture scientifique très haute. Son alphabet se compose de
quarante-deux lettres, qui évoquent chez l'étranger l'image des
caractères chinois. Ce n'est pas une langue qu'on puisse apprendre
rapidement. Nous décidâmes qu'en nous en tenant à l'allemand notre
santé courrait moins de risque: en effet il ne nous arriva rien de
fâcheux. Je ne puis l'expliquer que de la manière suivante:
l'habitant de Prague est fort astucieux; une légère trace d'accent,
quelque insignifiante incorrection grammaticale a pu se glisser dans
notre allemand, lui révélant le fait que, malgré toutes les
apparences contraires, nous n'étions pas des Allemands pur sang. Je
ne veux pas l'affirmer; je l'avance comme une possibilité.

Pour éviter cependant tout danger inutile, nous visitâmes la ville
avec un guide. Je n'ai jamais rencontré de guide accompli. Celui-là
avait deux défauts bien marqués. Son anglais était des plus
imparfaits. En réalité ce n'était pas du tout de l'anglais. J'ignore
comment on aurait pu appeler son baragouin. Ce n'était pas
entièrement sa faute; il avait appris l'anglais avec une dame
écossaise. Je comprends assez bien l'écossais, ce qui est nécessaire
si l'on tient à être au courant de la littérature anglaise
moderne,--mais de là à saisir un patois écossais prononcé avec un
accent slave et assaisonné de-ci de-là d'inflexions allemandes...!
On avait du mal pendant la première heure passée en sa compagnie à
se débarrasser de l'impression que cet homme étouffait. Nous nous
attendions à chaque instant à le voir expirer entre nos mains. Nous
nous habituâmes à lui au cours de la matinée et nous pûmes arriver à
réprimer notre premier mouvement, qui était de l'étendre sur le dos
et de lui arracher ses vêtements chaque fois qu'il ouvrait la
bouche. Nous arrivâmes plus tard à comprendre une partie de ce qu'il
disait et ceci nous permit de découvrir son deuxième défaut.

Il avait inventé depuis peu, à ce qu'il paraît, une lotion pour
faire repousser les cheveux et obtenu qu'un pharmacien de l'endroit
acceptât de la lancer et de lui faire de la réclame. Aussi
s'efforçait-il, les trois quarts du temps, de nous vanter, non pas
les beautés de Prague, mais les bienfaits que vaudrait à l'humanité
son liquide. Il avait pris pour de la sympathie envers sa misérable
lotion l'assentiment conventionnel que nous donnions à son éloquence
enthousiaste (nous croyions qu'il nous développait ses idées sur
l'architecture).

De telle sorte qu'il nous fut impossible de le ramener à tout autre
sujet. Il traitait les palais en ruines et les églises branlantes en
quantités négligeables, tout au plus bonnes à flatter le goût
dépravé d'un décadent. Il avait l'air de croire que son devoir ne
consistait pas à nous faire méditer sur les ravages du temps, mais
plutôt sur les moyens de les réparer. Que nous importaient des héros
aux têtes cassées ou des saints chauves? Vivait-on parmi les vivants
ou parmi les morts? et, plutôt qu'à ceux-ci, ne devrions-nous pas
être attentifs à ces jeunes filles et jeunes gens qu'un usage
rationnel du «kophkeo» avait lotis (tout au moins sur l'étiquette)
de nattes interminables ou d'épaisses moustaches?

Dans son cerveau, inconsciemment, il avait divisé le monde en deux
catégories. Le Passé (avant l'usage): des gens peu intéressants, à
l'air maladif et désagréable. L'Avenir (après usage): un choix de
gens gras, joviaux, à physionomie avenante. Et tout ceci le rendait
incapable de nous guider utilement à travers les vestiges du moyen
âge.

Chacun de nous reçut à l'hôtel une bouteille de son produit. Au
début de notre conversation, nous en avions tous, paraît-il, demandé
avec véhémence. Je ne peux personnellement ni louer ni condamner
cette drogue. Une longue suite de déceptions antérieures m'a
découragé, sans parler d'une odeur tenace de paraffine qui, si
légère soit-elle, vous attire des remarques désobligeantes. Depuis,
je n'essaie même plus d'échantillons.

Je donnai ma bouteille à George. Il me l'avait demandée pour
l'envoyer à un monsieur à Leeds. J'appris plus tard que Harris lui
avait également cédé son flacon pour l'envoyer au même destinataire.

Un léger relent d'oignon ne nous quitta plus, à dater de notre
départ de Prague. George l'a remarqué lui-même. Il l'attribuait à
l'emploi exagéré de la ciboulette dans la cuisine européenne.


C'est à Prague que Harris et moi eûmes l'occasion de témoigner à
George toute notre amitié. Nous avions remarqué qu'il commençait à
avoir pour la bière de Pilsen un amour immodéré. Cette bière
allemande est une boisson traîtresse, spécialement par temps chaud.
Elle ne vous monte pas à la tête, mais elle vous épaissit vite la
taille. En arrivant en Allemagne, je me tiens toujours le discours
suivant: «Allons! je ne boirai pas de bière allemande. Du vin blanc
du pays avec un peu de soda; de temps en temps peut-être un verre
d'Ems ou d'eau carbonatée. Mais de bière, jamais, ou presque
jamais.»

Cette résolution est bonne, je la recommande à tous les voyageurs.
Comme je voudrais être capable de m'y tenir!

George refusa, malgré mes supplications, de se limiter si
péniblement. Il dit que la bière allemande est salubre, pourvu qu'on
en use avec modération.

--Un bock le matin, dit George, un verre le soir, ou même deux. Cela
ne fait de mal à personne.

Il avait probablement raison. Harris et moi ne nous alarmâmes que
lorsqu'il prit les bocks par demi-douzaines.

--Nous devrions faire quelque chose pour l'arrêter, dit Harris; cela
devient inquiétant.

--C'est héréditaire, à ce qu'il dit; il paraît que sa famille a
toujours eu soif.

--Il y a l'eau d'Apollinaris additionnée de quelques gouttes de jus
de citron, elle n'entraîne, je crois, aucun danger. Ce qui me donne
à réfléchir, c'est son embonpoint naissant. Il va perdre toute
élégance.

Nous en causâmes longuement et dressâmes nos plans; la Providence
nous aida. Une nouvelle statue venait d'être achevée, destinée à
l'embellissement de la ville. Je ne me souviens pas en l'honneur de
qui on l'érigeait. Je ne m'en rappelle que les grandes lignes;
c'était la statue conventionnelle, représentant le monsieur
conventionnel, à la raide allure conventionnelle, sur le cheval
conventionnel, ce cheval qu'on voit toujours dressé sur ses pattes
de derrière et réservant ses pattes de devant pour battre la mesure.
Mais, examiné de plus près, ce groupe ne laissait pas que d'être
assez original. Au lieu du bâton ou de l'épée qu'on voit partout,
l'homme tenait à bras tendu son chapeau à plumes; et le cheval, au
lieu de se terminer par une cascade, avait, en guise de queue, un
simple moignon qui ne semblait pas d'accord avec sa fougue
imposante. On avait l'impression qu'un cheval muni d'une queue si
rudimentaire ne se serait pas cabré de la sorte.

On l'avait transporté, mais non pas définitivement, dans un petit
square, près du bout de la Karlsbrücke. Les autorités municipales
avaient décidé fort intelligemment, avant de lui choisir une place
définitive, de voir par expérience en quel endroit la statue ferait
le meilleur effet. Pour cela elles en avaient fait exécuter trois
copies, sommaires,--à la vérité, de simples silhouettes en
bois,--mais qui à distance produisaient l'effet voulu. On avait
placé l'une d'elles près de la Franz-Josephbrücke, une deuxième dans
l'espace libre derrière le théâtre et la troisième au centre du
Wenzelsplatz.

--Si George n'en sait rien, me dit Harris (nous nous promenions de
notre côté depuis une heure, George étant resté à l'hôtel pour
écrire à sa tante), s'il n'a pas remarqué ces statues, eh bien, nous
pourrons le rendre meilleur et plus svelte; et cette bonne action
nous la commettrons ce soir même.

Nous tâtâmes le terrain pendant le dîner et, voyant que George
n'était pas au courant, nous l'emmenâmes à la promenade et le
conduisîmes par des détours à l'endroit où se trouvait l'original de
la statue. George ne voulait qu'y jeter un coup d'oeil et poursuivre
sa route, comme il fait d'habitude en pareil cas; mais nous le
contraignîmes à un examen plus consciencieux. Quatre fois nous lui
fîmes faire le tour du monument; il fallut qu'il le regardât sous
toutes ses faces. Je suppose que notre insistance l'ennuyait; mais
nous voulions qu'il emportât de là une impression durable. Nous lui
fîmes la biographie du cavalier, lui révélâmes le nom de l'artiste,
lui indiquâmes le poids de la statue et sa hauteur. Nous saturâmes
son cerveau de cette statue. Et lorsque nous lui rendîmes enfin sa
liberté, ses connaissances sur la statue l'emportaient sur tout le
reste de son savoir. Nous l'obsédâmes de cette statue et ne le
lâchâmes qu'à la condition que nous y reviendrions le lendemain
matin pour la mieux voir à la faveur d'un meilleur éclairage; nous
insistâmes pour qu'il en notât sur son carnet l'emplacement.

Puis nous l'accompagnâmes à sa brasserie favorite, et là lui
contâmes l'histoire de gens qui s'étaient brusquement adonnés à la
bière allemande et à qui elle avait été funeste: les uns envahis
d'idées homicides, d'autres enlevés à la fleur de l'âge, d'autres
obligés d'abdiquer leurs plus chères ambitions sentimentales.

Il était dix heures, quand nous nous mîmes en route pour rentrer à
l'hôtel. Des nuages épais voilaient la lune par instants. Harris
dit:

--Ne prenons pas le chemin par où nous sommes venus. Rentrons par
les quais. C'est merveilleux au clair de lune!

Chemin faisant, il conta la triste histoire d'un homme qu'il avait
connu et qui se trouvait présentement dans un asile, section des
gâteux inoffensifs. Cette histoire, confessa-t-il, lui revenait en
mémoire, parce que cette nuit-ci lui rappelait tout à fait celle où
il s'était promené avec ce malheureux pour la dernière fois. Ils
descendaient lentement les quais de la Tamise, quand cet homme
l'effraya en affirmant voir de ses yeux, au coin de Westminster
Bridge, la statue du duc de Wellington qui, comme chacun sait, se
trouve à Piccadilly.

C'est à ce moment même que nous arrivâmes en vue de la première des
effigies de bois. Elle occupait le centre d'un petit square entouré
de grilles, à peu de distance de nous, de l'autre côté de la rue.
George s'arrêta net.

--Qu'y a-t-il? dis-je. Un petit étourdissement?

--Oui, en effet. Reposons-nous une minute.

Il resta cloué sur place, les yeux fixés sur l'objet. Il dit,
parlant d'une manière un peu haletante:

--Pour revenir aux statues, ce qui me frappe, c'est de constater
combien une statue ressemble à une autre statue.


Harris dit:

--Je ne suis pas de votre avis. Les tableaux, si vous voulez.
Beaucoup se ressemblent. Quant aux statues, elles ont toujours des
détails caractéristiques. Prenez par exemple celle que nous avons
vue à la fin de cette après-midi. Elle représentait un homme à
cheval. Il existe d'autres statues équestres à Prague: aucune ne
ressemble à celle-là.

--Que si, dit Georges. Elles sont toutes pareilles. C'est toujours
le même homme sur le même cheval. Elles sont pareilles. C'est
stupide de dire qu'elles diffèrent.

Il semblait irrité contre Harris.

--Comment vous êtes-vous forgé cette opinion? demandai-je.

--Comment je me la suis forgée? Mais regardez donc cet objet maudit,
là, en face!

--Quel objet maudit?

--Celui-là. Regardez-le donc! Voilà bien ce même cheval avec une
moitié de queue, et cabré; le même homme, tête nue; le même...

Harris objecta:

--Vous voulez parler de la statue que nous avons vue au Ringplatz!

--Non, pas le moins du monde, répliqua George, je veux parler de
cette statue-ci, en face de nous.

--Quelle statue? s'étonna Harris.

George regarda Harris, mais Harris est un homme qui, avec un peu
d'entraînement, eût fait un excellent acteur. Sa figure n'exprimait
que de l'anxiété, mélangée d'une tristesse amicale. Puis George
tourna son regard vers moi. Je m'efforçai de copier la physionomie
de Harris, y ajoutant de mon propre chef une légère pointe de
reproche.

--Faut-il vous chercher une voiture? dis-je à George de ma voix la
plus compatissante, j'y vole.

--Que diable voulez-vous que je fasse d'une voiture, répondit-il
vexé, on dirait que vous êtes incapable de comprendre une
plaisanterie! c'est comme si l'on sortait avec une paire de sacrées
vieilles femmes.

Ce disant, il se mit à traverser le pont, nous laissant derrière
lui.

--Je suis bien heureux de voir que vous nous faisiez une farce, dit
Harris, quand nous le rejoignîmes. J'ai connu un cas de
ramollissement cérébral qui commença...

--Vous êtes un fieffé crétin! dit George, coupant court; vous savez
trop d'histoires.

Il devenait tout à fait désagréable.

Nous l'amenâmes vers le théâtre, en passant par les quais. Nous lui
dîmes que c'était le chemin le plus court, ce qui, du reste, était
la vérité. C'était là, dans l'espace vide derrière le théâtre, que
se trouvait la deuxième de ces apparitions en bois, George la
regarda et s'arrêta de nouveau.

--Qu'y a-t-il? dit aimablement Harris. Vous n'êtes pas malade, hein?

--Je ne crois pas que ce chemin soit le plus court, dit George.

--Je vous assure que si, persista Harris.

--Eh bien, moi, je vais prendre l'autre.

Il s'y dirigea, et nous le suivîmes comme avant.

Tout en descendant la Ferdinandstrasse, Harris et moi, nous nous
entretenions d'asiles privés d'aliénés, lesquels, assura Harris,
n'étaient pas irréprochables en Angleterre. Un de ses amis,
commença-t-il, soigné dans un asile...

George nous interrompit:

--Vous avez un grand nombre d'amis dans des asiles d'aliénés, à ce
qu'il me semble.

Il le dit d'un ton agressif, comme s'il voulait insinuer que c'était
bien là qu'il fallait qu'on s'adressât pour trouver la plupart des
amis de Harris. Mais Harris ne se fâcha pas; il répondit avec
douceur:

--Le fait est qu'il est extraordinaire, en y réfléchissant, de
constater combien ont fini comme cela. Cela me rend parfois nerveux.

Harris, qui nous précédait de quelques pas, s'arrêta au coin du
Wenzelsplatz.

George et moi le rejoignîmes, A deux cents yards devant nous, bien
au centre, se trouvait la troisième de ses statues fantasmagoriques.
C'était la meilleure des trois, la plus ressemblante et la plus
décevante. Elle se découpait vigoureusement sur le ciel obscur; le
cheval sur ses pattes de derrière, avec sa queue drôlement
raccourcie, l'homme, tête nue, son chapeau à plumes tendu vers la
lune.

--Je crois, si vous n'y voyez pas d'inconvénient et si vous pouvez
m'en trouver une, que je prendrais bien une voiture, dit George. (Il
parlait sur un ton pathétique; son ton agressif l'avait complètement
quitté.)

--Je constatais que vous aviez l'air tout chose, dit Harris avec
compassion, c'est la tête qui ne va pas, hein?

--Peut-être bien.

--Je m'en étais aperçu, affirma Harris, mais je n'osais pas vous en
parler. Vous vous imaginez voir des choses, n'est-ce pas?

--Oh! non ce n'est pas cela, répliqua George un peu vivement. Je ne
sais pas ce que j'ai!

--Je le sais, dit Harris avec solennité, et je m'en vais vous le
dire. C'est cette bière allemande, que vous buvez. J'ai connu un
homme...

--Ne me racontez pas son histoire en ce moment, dit George. C'est
une histoire vraie, je n'en doute pas, mais je n'ai pas très envie
de la connaître.

--Vous n'y êtes pas habitué, ajouta Harris.

--Je vais certainement y renoncer à partir de ce soir, dit George.
Il me semble que vous avez raison; je ne dois pas bien la supporter.

Nous le ramenâmes à l'hôtel et le couchâmes. Il était très petit
garçon et plein de reconnaissance.

Quelques jours plus tard, un soir, après une grande excursion suivie
d'un excellent dîner, ayant enlevé tous les objets à sa portée, nous
lui offrîmes un gros cigare et lui racontâmes le stratagème que nous
avions combiné pour son bien.

--Combien, dites-vous, avons-nous vu de reproductions de cette
statue? demanda George, quand nous eûmes terminé.

--Trois, répliqua Harris.

--Que trois? dit George. En êtes-vous sûr?

--Positivement, affirma Harris. Pourquoi?

--Oh! pour rien, répliqua George.

Mais j'eus l'impression qu'il ne crut pas Harris.


De Prague nous nous rendîmes à Nuremberg par Carlsbad. Les bons
Allemands, quand ils meurent, vont, dit-on, à Carlsbad, comme les
bons Américains vont à Paris. J'en doute: l'endroit serait trop
exigu pour tant de gens. On se lève à cinq heures à Carlsbad, c'est
l'heure de la promenade des élégants; l'orchestre joue sous la
Colonnade, et le Sprudel se remplit d'une foule dense qui va et
vient de six à huit heures du matin dans un espace d'une lieue et
demie. On y entend plus de langues qu'à Babel. Vous y rencontrez
juifs polonais et princes russes, mandarins chinois et pachas turcs,
Norvégiens issus d'un drame d'Ibsen, femmes des Boulevards, grands
d'Espagne et comtesses anglaises, montagnards monténégrins et
millionnaires de Chicago. Carlsbad procure à ses visiteurs tous les
luxes, poivre excepté. Vous ne vous en procurerez à aucun prix à
cinq lieues à la ronde, et ce que vous en obtiendrez de l'amabilité
des habitants ne vaut pas la peine d'être emporté. Le poivre
constitue un poison pour la brigade des malades du foie qui forment
les quatre cinquièmes des habitués de Carlsbad et, comme ne pas
s'exposer vaut mieux que guérir, tous les environs en sont
soigneusement dépourvus. Mais on organise des «fêtes du
poivre»,--des excursions où l'on fait fi de son régime et qui
dégénèrent en orgies de poivre.


Nuremberg désappointe si on s'attend à trouver une ville d'aspect
moyenâgeux. Il y existe bien encore des coins singuliers, des sites
pittoresques, beaucoup même; mais le tout est submergé dans le
moderne, et ce qui est vraiment ancien est loin de l'être autant
qu'on croit. Après tout, une ville est comme une femme, elle a l'âge
qu'elle paraît. Nuremberg est une dame dont l'âge est difficile à
apprécier sous le gaz et l'électricité complices de son maquillage.
Tout de même ses murs sont craquelés et ses tours grises.



CHAPITRE NEUVIÈME

_Harris enfreint la loi. L'homme qui veut se rendre utile; les
dangers qu'il courut. George s'engage dans une voie criminelle. Ceux
auxquels l'Allemagne doit paraître un baume et une bénédiction. Le
pécheur anglais: ses déceptions. Le pécheur allemand: ses
privilèges. Ce qu'il est défendu de faire avec son lit. Un péché à
bon marché. Le chien allemand. Sa parfaite éducation. La mauvaise
conduite de l'insecte. Un peuple qui prend le chemin qu'on lui
indique. Le petit garçon allemand: son amour de la justice. Où il
est dit comment une voiture d'enfant devient une source d'embarras.
L'étudiant allemand: ses privautés et leur châtiment._


Il nous arriva à tous trois, pour des motifs différents, d'avoir des
ennuis entre Nuremberg et la Forêt Noire.

Harris débuta à Stuttgart en insultant un gardien municipal.
Stuttgart est une ville charmante, propre et gaie, autre Dresde en
plus petit. Son attrait particulier consiste à offrir peu de chose
qui vaille la peine d'être visité, mais à l'offrir sans qu'on soit
forcé de se déranger de son chemin: une galerie de tableaux
d'importance moyenne, un modeste musée d'antiquités, un demi-palais;
avec cela vous avez tout vu et êtes libre d'aller vous distraire
autrement. Harris ignorait que c'était un gardien qu'il insultait.
Il l'avait pris pour un pompier (cet homme en avait l'air) et il
l'appela «dummer Esel».

Vous n'avez pas le droit en Allemagne de traiter un gardien
municipal d'«âne bâté», mais cet homme en était un, indubitablement.
Voici ce qui s'était passé. Harris, se trouvant dans le Stadtgarten
et désirant le quitter, franchit une grille qu'il voyait ouverte,
enjamba un fil de fer et se trouva dans la rue. Harris prétend ne
pas avoir vu un écriteau sur lequel on pouvait lire: «Passage
interdit», mais il y en avait un sans aucun doute. L'homme aposté là
arrêta Harris et lui fit remarquer cet écriteau. Harris l'en
remercia et poursuivit son chemin. L'homme courut après lui et lui
fit comprendre qu'on ne pouvait pas se permettre en pareille
occurrence tant de désinvolture; il voulait que Harris rebroussât
chemin et, repassant par dessus le fil de fer, rentrât dans le
jardin, ce qui arrangerait tout. Harris expliqua à l'homme que
l'écriteau défendait de passer et qu'il allait donc, en rentrant
dans le jardin, enfreindre une seconde fois la loi. L'homme en
convint et, pour résoudre la difficulté, il enjoignit à Harris de
rentrer dans le jardin par l'entrée principale, qui se trouvait au
tournant du coin, et d'en sortir, aussitôt après, par la même porte.
C'est à ce moment là que Harris le traita d'âne bâté. Ceci nous fit
perdre une journée et coûta à Harris quarante marks.


J'eus mon tour à Carlsruhe par suite du vol d'une bicyclette. Je
n'avais pas l'intention de voler une bicyclette; je n'avais que le
désir de me rendre utile. Le train était sur le point de partir,
lorsque j'aperçus dans le fourgon ce que je crus être la bicyclette
de Harris. Il n'y avait personne pour m'aider. Je sautai dans le
wagon et pus tout juste la saisir et l'en retirer. Je la conduisis
triomphalement sur le quai; or, là, je me trouvai devant la
bicyclette de Harris, appuyée contre le mur, derrière quelques
boîtes à lait. La bicyclette que j'avais rattrapée n'était pas celle
de Harris.

La situation était embarrassante. Si j'avais été en Angleterre, je
serais allé trouver le chef de gare et lui aurais expliqué mon
erreur. Mais en Allemagne on ne se contente pas de vous voir
expliquer une petite affaire de ce genre devant un seul homme: on
vous emmène et vous êtes obligé de donner vos explications à une
demi-douzaine d'individus; et si l'un d'entre eux est absent, ou
s'il n'a pas le temps de vous écouter à ce moment-là, on a la
fâcheuse habitude de vous garder pendant la nuit, afin que vous
puissiez achever vos explications le lendemain. Je pensai donc à
mettre l'objet hors de vue, puis à aller faire un petit tour sans
tambour ni trompette. Je trouvai un hangar en bois qui me sembla
l'endroit rêvé et j'y roulais la bicyclette, quand malheureusement
un employé à casquette rouge, l'air d'un feld-maréchal en retraite,
me remarqua, s'approcha et me dit:

--Que faites-vous de cette bicyclette?

--Je suis en train de la ranger sous ce hangar. (J'essayai de le
persuader par mon ton que j'accomplissais un acte de complaisance,
pour lequel les employés de chemin de fer me devraient de la
reconnaissance; mais il ne se montra pas touché.)

--Cette bicyclette est à vous?

--Eh! pas exactement.

--A qui est-elle? demanda-t-il, sévère.

--Je ne peux pas vous renseigner. J'ignore à qui appartient cette
bicyclette.

--D'où l'avez-vous? fut la question suivante. (Sa voix devenait
soupçonneuse, presque insultante.)

--Je l'ai prise dans le train, répondis-je avec autant de calme et
de dignité que je le pus dans un moment pareil. Le fait est,
continuai-je avec franchise, que je me suis trompé.

Il me laissa à peine le temps de finir ma phrase, il dit simplement
que cela lui faisait également cet effet, et il donna un coup de
sifflet.

Ce qui se passa ensuite, en tant que cela me concerne, ne me laissa
pas de souvenirs amusants. Par un miracle de chance--la Providence
veille sur certaines personnes--cet incident se passait à Carlsruhe,
où je possède un ami allemand, personnage officiel qui occupe une
situation assez importante. J'aime autant ne pas approfondir ce qui
se serait produit, si cet ami eût été en voyage; il s'en fallut d'un
cheveu que je restasse captif. Mon élargissement est encore
aujourd'hui considéré par les autorités allemandes comme une grave
faiblesse de la justice.


Mais rien n'approche de la formidable turpitude de George.
L'incident de la bicyclette nous avait tous mis sens dessus dessous
et eut pour résultat de nous faire perdre George. On apprit plus
tard qu'il nous avait attendus devant le commissariat de police;
mais nous ne le sûmes pas au bon moment. Nous pensâmes qu'il avait
dû continuer seul sur Baden, et, impatients de quitter Carlsruhe,
nous sautâmes dans le premier train en partance. Quand George, las
d'attendre, s'en vint à la station, il s'aperçut de notre départ et
du départ de ses bagages. J'étais le caissier du trio, si bien qu'il
ne se trouvait en possession que de menue monnaie. Son billet était
entre les mains de Harris. Trouvant dans cet ensemble de faits des
motifs suffisants d'excuse, George entra délibérément dans une série
de crimes dont la lecture au procès-verbal officiel nous fit
dresser, à Harris et à moi, les cheveux sur la tête.

Voyager en Allemagne, il faut en convenir, est compliqué: vous
commencez par prendre à votre gare de départ un billet pour celle de
votre destination. On croirait que cela suffit pour s'y rendre, il
n'en est rien. Quand votre train entre en gare, vous essayez d'y
accéder, mais l'employé vous renvoie avec emphase. Où sont les
preuves de votre droit? Vous lui présentez votre billet. Il vous
explique qu'en soi ce billet n'a aucune efficacité; ce n'est qu'un
mince préliminaire. Il vous faut retourner au guichet prendre un
supplément de train express, appelé «Schnellzugbillet». Muni de
celui-ci, vous revenez à la charge et croyez en avoir fini. On vous
permet de monter dans le train, c'est parfait. Mais il vous est
interdit de vous asseoir, comme de rester debout, comme de circuler.
Il vous faut prendre un autre billet, nommé «Platzticket», qui vous
rend titulaire d'une place pour un parcours déterminé.

Je me suis souvent demandé ce que ferait celui qui s'obstinerait à
ne prendre qu'un seul ticket. Aurait-il le droit de courir sur la
voie, derrière le train? Ou pourrait-il se coller une étiquette
comme sur un colis et monter dans le fourgon? Et encore, que
ferait-on de celui qui, muni d'un «Schnellzugticket» refuserait avec
fermeté--ou n'aurait pas les moyens--de prendre un «Platzticket»:
lui permettrait-on de s'étendre dans le filet à bagages ou de
s'accrocher à la portière?

Mais revenons à George. Il avait juste de quoi prendre un billet de
troisième classe pour Baden en train omnibus. Pour éluder les
questions de l'employé, il attendit que le train démarrât pour
sauter dedans.

C'était le premier chef d'accusation relevé contre lui:

_a_) Etre monté dans un train en marche;

_b_) Malgré la défense formelle d'un employé.

Deuxième chef:

_a_) Avoir voyagé dans un train d'une catégorie supérieure à celle
qu'indiquait son billet;

_b_) Refus de payer le supplément à réquisition d'un employé.
(George déclara ne pas avoir «refusé», mais avoir simplement dit
qu'il ne possédait pas l'argent nécessaire.)

Troisième chef:

_a_) Avoir voyagé dans une classe supérieure à celle qu'indiquait
son billet;

_b_) Refus de payer le supplément sur la demande de l'employé. (De
nouveau George discute l'exactitude du rapport. Il retourna ses
poches et offrit à l'homme tout son avoir, à savoir seize sous en
monnaie allemande. Il s'offrit à voyager en troisième, mais il n'y
en avait pas. Il offrit de passer dans le fourgon, mais on ne voulut
rien entendre.)

Quatrième chef:

_a_) Avoir occupé un siège sans le payer;

_b_) Avoir stationné dans les couloirs. (Comme on ne lui permettait
pas de s'asseoir sans avoir payé, chose qu'il ne pouvait d'ailleurs
pas faire, on ne voit pas quelle autre solution il aurait pu
adopter.)

Mais en Allemagne on ne considère pas les explications comme des
excuses; et son voyage de Carlsruhe à Baden fut peut-être un record
par son prix.


En pensant à la fréquence et à la facilité avec lesquelles, en
Allemagne, on peut avoir maille à partir avec la police, on est
amené à conclure que cette contrée serait le paradis du jeune
Anglais.

La vie à Londres est d'une monotonie exaspérante selon ce que disent
les étudiants en médecine et les gens en goguette. L'Anglais bien
portant prend ses distractions en violant la loi, ou ne s'amuse pas.
Rien de ce qui lui est permis ne lui procure de satisfaction
véritable. Aller au-devant de quelque ennui, tel est son idéal de
félicité. Mais voilà, en Angleterre on a fort peu d'occasions de ce
genre; le jeune Anglais doit montrer pas mal de persévérance pour se
fourrer dans un mauvais cas.

Un jour j'eus une conversation à ce sujet avec le principal
marguillier de notre paroisse. C'était le 10 novembre au matin; tous
deux nous parcourions avec anxiété les faits divers. Une bande de
jeunes gens, comme chaque année à cette date, avait été appelée
devant le magistrat pour avoir fait dans la nuit précédente
l'habituel chahut au Criterion. Mon ami le marguillier a des fils.
J'ai un neveu, que je surveille paternellement; sa mère, qui
l'adore, le croit entièrement absorbé à Londres par ses études de
futur ingénieur. Par extraordinaire nous ne découvrîmes aucun nom
connu dans la liste des personnes retenues par la justice. Et
rassérénés nous commençâmes à philosopher sur la folie et la
dépravation de la jeunesse.

--La manière, dit mon ami le marguillier, dont le Criterion conserve
son privilège à ce point de vue est remarquable. Rien n'est changé
depuis ma jeunesse, les soirées se terminent invariablement par un
chahut au Criterion.

--Tellement insipide, remarquai-je.

--Tellement monotone. Vous ne pouvez vous figurer, continua-t-il,
une expression rêveuse passant sur sa figure ridée, combien finit
par être inexprimablement fastidieux le parcours de Piccadilly
Circus au commissariat de police de Vine Street. Mais hors cela que
pouvions-nous faire? Rien, rien de rien. Eteindre une lanterne? On
la rallumait tout de suite. Insulter un policeman? Il n'en tenait
pas compte. Vous pouviez vous battre avec un fort de la halle de
Covent Garden, si vous étiez amateur de ce genre d'amusement; d'une
manière générale le fort sortait vainqueur du combat; en ce cas cela
vous coûtait cinq shillings, mais dans le cas contraire cela coûtait
un demi-souverain; je n'ai jamais pu me passionner pour ce sport.
J'essayai un jour de jouer au cocher de fiacre. C'était considéré
comme le _nec plus ultra_ de l'extravagance parmi les jeunes fous de
mon âge. Un beau soir je volai un «hansom-cab» devant un marchand de
vin dans Dean Street, et la première chose qui m'arriva fut d'être
hélé dans Golden Square par une vieille dame flanquée de trois
enfants, parmi lesquels deux pleuraient et le troisième était à
moitié endormi. Avant que j'aie pu m'éloigner, elle avait lancé la
marmaille dans la voiture, pris mon numéro, m'avait payé un shilling
de plus que la taxe, prétendit-elle, et donné comme adresse un point
légèrement au delà de ce qu'elle appelait North Kensington. En
réalité cet endroit se trouvait à l'autre bout de Willesden. Le
cheval était fatigué: le voyage prit plus de deux heures. C'est la
distraction la plus ennuyeuse qui me soit échue de ma vie. Je tentai
à plusieurs reprises de proposer aux enfants de les ramener chez la
vieille dame; mais chaque fois que je voulais engager la
conversation en levant la trappe, le plus jeune des trois se mettait
à brailler, et lorsque je demandais à d'autres cochers de prendre le
lot, la plupart d'entre eux me répondaient en me chantant une scie
populaire, très en vogue à ce moment: «Oh! George, ne crois-tu pas
que tu vas un peu loin?» L'un d'eux m'offrit de porter à ma femme
une pensée dernière que j'aurais pu avoir. Tandis qu'un autre promit
d'organiser une expédition pour aller m'exhumer au printemps, à la
fonte des neiges. Quand j'avais conçu ma blague, je me voyais
conduisant un vieux colonel grincheux dans un quartier perdu et
dépourvu de communications, situé à au moins une demi-douzaine de
lieues de l'endroit où il voulait se rendre, et l'abandonnant là à
jurer devant une borne. Dans ces conditions j'aurais pu avoir de
l'amusement ou peut-être pas: tout dépendant des circonstances et du
colonel. L'idée ne m'était jamais venue d'avoir la responsabilité de
toute une nursery d'enfants sans défense, avec la mission de les
transporter dans un faubourg perdu. Non, il n'y a pas à dire,
Londres, conclut mon ami le marguillier avec un soupir, Londres
n'offre que bien peu d'occasions à celui qui aime enfreindre la loi.


Bien au contraire, en Allemagne, on arrive à avoir des ennuis avec
une facilité surprenante. Il y fourmille de choses, très faciles à
exécuter, qu'il est défendu de faire. Je conseillerais tout
simplement un billet d'aller au jeune Anglais qui serait désireux de
se fourrer dans un mauvais cas, faute d'en trouver l'occasion chez
lui. Prendre un billet aller et retour, qui n'est valable qu'un
mois, serait indubitablement du gaspillage.

Il trouvera dans la lecture des ordonnances de police du Vaterland
tout un ensemble de prescriptions dont l'infraction lui procurerait
de la distraction et de la joie. En Allemagne il est défendu de
suspendre sa literie à sa fenêtre. Il pourrait commencer sa journée
par là. En secouant ses draps par la fenêtre, il serait à peu près
sûr, avant l'absorption de son premier déjeuner, d'avoir déjà eu une
petite discussion avec les agents. En Angleterre, il lui serait
loisible de se pendre en personne à sa fenêtre sans que nul y
trouvât à redire, pourvu qu'il n'interceptât pas le jour des
locataires de l'étage inférieur, ou bien que, se détachant, il
n'allât blesser un passant.

En Allemagne, il est défendu de se promener en travesti dans les
rues. Un Ecossais de ma connaissance, qui voulait passer l'hiver à
Dresde, consacra les premiers jours de son séjour là-bas en
discussions à ce propos avec les autorités saxonnes. Elles lui
demandèrent ce qu'il voulait faire dans cet accoutrement. Ce n'était
pas un homme commode. Il répondît: le porter. Elles lui demandèrent:
pourquoi? Il répondit: pour avoir chaud. Elles répliquèrent avec
franchise qu'elles ne le croyaient pas et le renvoyèrent chez lui
dans un landau fermé. L'ambassadeur d'Angleterre dut attester en
personne que nombre de loyaux sujets britanniques, fort respectables
d'ailleurs, avaient l'habitude de porter le costume écossais. On fut
obligé, vu le caractère diplomatique du témoin, d'accepter ces
explications, mais jusqu'à ce jour les autorités ont réservé leur
opinion particulière.


Elles ont fini par s'habituer au touriste anglais; mais un
gentilhomme du Leicestershire, invité à chasser avec des officiers
allemands, fut appréhendé, lui et son cheval à la sortie de son
hôtel et conduit vivement au poste pour y expliquer son
extravagance.

Il est également défendu dans les rues allemandes de donner à manger
à des chevaux, des mulets ou des ânes, qu'ils soient votre propriété
ou celle d'autrui. Si une envie soudaine vous prend de nourrir le
cheval d'un autre, il vous faut fixer un rendez-vous à l'animal, et
le repas aura lieu dans un endroit dûment autorisé. Il est défendu
de casser de la porcelaine ou du verre dans la rue ou dans quelque
endroit public que ce soit. Et si cela vous arrivait, il vous
faudrait en ramasser tous les morceaux. Je ne saurais dire ce qu'il
vous faudrait faire de tous les morceaux, une fois rassemblés. Tout
ce que je peux affirmer, c'est qu'on n'a pas la permission de les
jeter ni de les laisser dans un endroit quelconque, ni, paraît-il,
de s'en séparer de quelque manière que ce soit. Il est à présumer
qu'on sera obligé de les porter sur soi jusqu'à la mort et de se
faire enterrer avec; mais il est fort possible que l'on obtienne
l'autorisation de les avaler.

Il est défendu dans les rues allemandes de tirer à l'arbalète. Le
législateur germanique ne se contente pas d'envisager les méfaits de
l'homme normal: il se préoccupe de toutes les bizarreries maladives
qu'un maniaque halluciné pourrait imaginer. En Allemagne il n'existe
pas de loi contre l'homme qui marcherait sur la tête au beau milieu
de la rue; l'idée ne leur en est pas venue. Un de ces jours un homme
d'Etat allemand, en voyant des acrobates au cirque, s'avisera
soudain de cette omission. Aussitôt il se mettra au travail et
accouchera d'une loi qui aura pour but d'empêcher les gens de
marcher sur la tête au beau milieu de la rue et qui fixera le
montant de l'amende. C'est en cela que réside le charme de la loi
germanique: les méfaits en Allemagne sont à prix fixe. Vous n'y
passez pas des nuits sans sommeil, comme vous faites en Angleterre,
à réfléchir sur la possibilité de vous en tirer avec une caution, ou
une amende de quarante shillings, ou avec un emprisonnement de sept
jours, selon l'humeur du juge. Vous savez exactement à combien vous
reviendra votre plaisanterie. Vous pouvez étaler votre argent sur la
table, ouvrir votre code et calculer le coût de vos vacances à
cinquante pfennigs près.

Pour passer une soirée vraiment peu coûteuse, je recommanderais de
se promener sur le côté interdit du trottoir après avoir été sommé
de ne pas le faire. En choisissant votre quartier et en vous tenant
aux rues peu fréquentées, vous pourrez, d'après mon calcul, vous
promener toute une soirée sur le mauvais côté du trottoir pour un
peu plus de trois marks.

Il est défendu dans les villes allemandes de se promener «en groupe»
après la tombée du jour. Je ne sais pas exactement de combien
d'unités se compose un «groupe», et aucun fonctionnaire que j'aie
interviewé à ce sujet ne s'est senti suffisamment compétent pour en
fixer le nombre exact. Je soumis un soir la question à un ami
allemand qui se préparait à aller au théâtre, accompagné de sa
femme, de sa belle-mère, de ses cinq enfants, de sa soeur avec
fiancé et de deux nièces; je lui demandai s'il ne craignait pas de
s'exposer aux rigueurs de cette loi. Cette question ne lui parut
nullement une plaisanterie. Il jeta un coup d'oeil sur le groupe.

--Oh, je ne crois pas, dit-il, nous faisons tous partie d'une même
famille.

--L'article ne fait pas de distinction entre un groupe familial et
un groupe non familial: il se contente de dire «groupe». Sans
vouloir vous froisser, mais en considérant l'étymologie du mot, je
tends personnellement à considérer votre assemblée comme un
«groupe». Toute la question est de savoir si la police verra les
choses sous le même jour que moi. Je tenais seulement à vous
avertir.

Mon ami avait tendance à passer outre, mais sa femme, préférant ne
pas risquer de voir sa soirée interrompue dès le début par la
police, fit diviser le groupe en deux parties, qui se retrouveraient
dans le vestibule du théâtre.

Une autre passion qu'il faut savoir refréner en Allemagne est celle
qui consiste à jeter des objets par la fenêtre. Même les chats ne
sont pas une excuse. Pendant la première semaine de mon séjour en
Allemagne, j'étais constamment réveillé la nuit par des chats. Une
nuit, je devins enragé. Je formai un petit arsenal--deux ou trois
morceaux de charbon, quelques poires dures, une paire de bouts de
chandelle, un oeuf resté sur la table de la cuisine, une bouteille
de soda vide et autres menus objets de ce genre, et ouvrant la
fenêtre, je me mis à bombarder l'endroit d'où paraissait venir le
bruit. Je ne crois pas avoir atteint mon but. Je n'ai jamais connu
d'homme qui ait mis un projectile dans un chat, même visible,
excepté peut-être par hasard, en visant autre chose. J'ai vu des
tireurs de marque, des lauréats de tir, des gens enfin qui s'étaient
distingués dans ce sport, je les ai vus tirer au fusil sur un chat à
une distance de cinquante yards: ils n'arrivaient seulement pas à en
toucher un poil. Je me suis souvent dit qu'au lieu de cible ou de
lièvre, ou de toute autre sorte de buts ridicules, on devrait, pour
découvrir le prince des tireurs, faire le concours sur des chats.


Mais peu importe, ils s'en allèrent. Il est possible que l'oeuf les
ait incommodés. J'avais remarqué en le prenant qu'il ne paraissait
pas frais. Et je me recouchai, croyant l'incident clos. Dix minutes
plus tard, on se mit à sonner violemment à la grande porte.
J'essayai de faire la sourde oreille, mais on sonnait avec trop de
persistance; je mis ma robe de chambre et descendis. Un sergent de
ville se trouvait devant la porte. Tous les objets que j'avais jetés
par la fenêtre, il les avait devant lui, réunis en un petit tas,
tous, excepté l'oeuf. Il avait évidemment rassemblé tout cela. Il me
dit:

--Ces objets vous appartiennent-ils?

--Ils m'ont appartenu, mais je n'y tiens plus. N'importe qui peut
les prendre. Vous pouvez les prendre.

Il fit semblant de ne pas entendre ma proposition et déclara:

--Vous avez jeté ces objets par la fenêtre.

--C'est exact.

--Pourquoi les avez-vous jetés par la fenêtre? demanda-t-il. (Le
sergent de ville germanique trouve ses questions toutes préparées à
l'avance dans son code; il ne les modifie jamais, et jamais il n'en
omettra aucune.)

--Je les avais jetés par la fenêtre pour atteindre des chats,
répondis-je.

--Quels chats? demanda-t-il.

Cette question est bien d'un sergent de ville allemand. Je
répliquai, avec autant de sarcasme qu'il me fut possible, que je
n'étais pas capable à ma grande confusion de lui dire quels chats.
J'expliquai qu'ils étaient des inconnus pour moi, personnellement;
mais je lui offris, à la condition que la police réunît tous les
chats du voisinage, de me rendre auprès d'eux et de voir si je
pourrais les reconnaître d'après le miaulement.

Le sergent de ville allemand ne comprend pas la plaisanterie, ce qui
vaut mieux, car l'amende prévue pour plaisanterie envers n'importe
quel uniforme allemand est élevée; ils appellent cela «traiter un
fonctionnaire avec insolence». Il me répondit simplement que ce
n'était pas l'office de la police de m'aider à reconnaître des
chats, son rôle se bornant à m'infliger une amende pour avoir jeté
des objets par la fenêtre.

Je lui demandai ce qu'un simple mortel était admis à faire en
Allemagne lorsqu'il était réveillé chaque nuit par des chats, et il
m'expliqua que je pouvais déposer une plainte contre le propriétaire
du chat. La police lui infligerait alors une amende et, si besoin
était, ordonnerait la destruction du dit chat. Il ne daigna pas
s'appesantir sur la question de savoir qui abattrait le chat et
comment le chat se comporterait pendant le procès.

Je lui demandai quel procédé il me conseillait d'employer pour
découvrir le propriétaire du chat. Il réfléchit quelques minutes;
puis me répondit que je pouvais filer celui-ci jusque chez celui-là.
Je ne me sentis plus le courage de discuter; je n'aurais pu dire que
des choses qui auraient forcément aggravé mon cas. En résumé, le
sport de cette nuit m'est revenu à douze marks et aucun des quatre
fonctionnaires allemands qui m'interrogèrent à ce sujet ne put
découvrir le ridicule qui se dégageait de cette aventure.

Mais en Allemagne la plus grande partie des fautes et des folies
humaines semble insignifiante à côté de l'énormité que l'on commet
en marchant sur les gazons. Vous ne devez en Allemagne, sous aucun
prétexte, dans aucune circonstance et nulle part, vous promener
jamais sur une pelouse. L'herbe en Allemagne est absolument
considérée comme tabou. Poser un pied sur un gazon allemand est
aussi sacrilège que de danser la gigue sur le tapis de prière d'un
mahométan. Les chiens eux-mêmes respectent l'herbe allemande; pas un
chien allemand n'y poserait une patte, même en songe. Si vous voyez
un chien gambader en Allemagne sur une pelouse, vous pouvez être sûr
que c'est le chien d'un étranger sans foi ni loi. En Angleterre,
lorsque nous voulons empêcher les chiens de pénétrer dans certains
endroits, nous dressons des filets métalliques de six pieds de haut,
soutenus par des pieux et défendus au sommet par des fils de fer
barbelés. En Allemagne, on se contente de mettre une pancarte au
beau milieu: «Accès interdit aux chiens»; le chien qui a du sang
allemand dans les veines regarde la pancarte et fait demi-tour.

J'ai vu dans un parc allemand un jardinier pénétrer
précautionneusement avec des chaussons de feutre sur une pelouse, y
prendre un insecte pour le déposer avec gravité, mais fermeté, sur
le gravier; ceci fait, il resta à observer avec sérieux l'insecte,
pour l'empêcher si besoin était de retourner sur l'herbe; et
l'insecte, visiblement honteux, prit hâtivement le caniveau, en
suivant la route marquée «Sortie».

On a assigné dans les parcs allemands des artères différentes aux
différentes catégories d'humains. Et une personne, au risque de sa
liberté et de sa fortune, n'a pas le droit de se promener sur la
route réservée aux autres. On y trouve certaines allées destinées
aux «cyclistes», d'autres aux «piétons», des allées «cavalières»,
des routes pour «voitures suspendues», et d'autres pour «voitures
non suspendues»; des chemins pour «enfants» et d'autres pour «dames
seules». Ils m'ont semblé avoir omis le chemin pour «hommes chauves»
ou pour «femmes légères».

Un jour, je croisai dans le Grosse Garten de Dresde «une vieille
dame» qui se tenait désemparée et ahurie au centre d'un carrefour de
sept chemins. Chacun était gardé par un écriteau menaçant qui en
écartait tous les promeneurs, sauf ceux pour lesquels il avait été
spécialement tracé.

--Je vous demande pardon, me demanda-t-elle, devinant que je parlais
l'anglais et savais lire l'allemand, mais cela ne vous
dérangerait-il pas de me dire ce que je suis, et par où je dois
passer.

Je l'examinai avec attention. J'arrivai à la conclusion qu'elle
était une «grande personne» et un «piéton», et du doigt je lui
désignai son chemin. Elle le regarda et prit une mine désappointée.

--Mais je ne veux pas aller dans cette direction, dit-elle; ne
puis-je pas prendre cet autre chemin?

--Grand Dieu non, madame, répliquai-je, ce passage est réservé aux
enfants.

--Mais je ne leur ferai aucun mal, dit la vieille dame avec un
sourire. (Elle ne semblait pas être de ces vieilles dames capables
de faire du mal aux enfants.)

--Madame, répondis-je, si cela dépendait de moi, j'aurais confiance
et vous laisserais prendre ce chemin, même si mon dernier né jouait
à l'autre bout; mais je ne puis que vous mettre au fait des
règlements de ce pays. Pour vous, créature adulte, vous aventurer
dans cette allée, ce serait marcher au devant d'une amende certaine,
sinon de l'emprisonnement. Voici votre itinéraire écrit en toutes
lettres: _Nur für Fussgaenger_, et si vous acceptez un conseil,
suivez ce chemin à grands pas; il ne vous est permis ni de
stationner ni d'hésiter.

--Il ne prend pas du tout la direction où je voudrais aller, dit la
vieille dame.

--Il prend celle où vous _devriez_ vouloir aller, répondis-je, et
nous nous séparâmes.

Dans les parcs il existe des sièges spéciaux, munis d'inscriptions:
«Pour grandes personnes seulement» (_Nur für Erwachsene_), et le
garçonnet allemand, désireux de s'asseoir et lisant cette pancarte,
poursuit son chemin et cherche un banc où les enfants aient le droit
de se reposer; et là il s'assied en prenant garde de le salir avec
ses bottines boueuses. Supposez un instant un banc dans Regent's ou
dans St. James's Park portant l'inscription: «Seulement pour grandes
personnes.» Accourant de cinq lieues à la ronde, les enfants
essaieraient de trouver place sur ce banc, fût-ce par expulsion des
autres enfants qui s'y seraient déjà installés. Quant aux «grandes
personnes», elles ne pourraient jamais en approcher à moins d'un
demi-mille, rapport à la foule. Le garçonnet allemand qui, par
erreur, se serait assis sur un banc de cette sorte, se lève avec
effroi lorsqu'on lui fait remarquer son erreur et, avec honte et
regret, il s'en va la tête basse, en rougissant jusqu'à la racine
des cheveux.

Il ne faut pas croire que le gouvernement ne soit pas paternel, il
n'oublie pas l'enfant: dans le parc allemand et dans les jardins
publics, on a réservé pour lui des emplacements spéciaux
(_Spielplaetze_), chacun d'eux pourvu d'un tas de sable. Il peut y
jouer à coeur joie, en faisant des pâtés et en construisant des
châteaux de sable. Un pâté fait avec un autre sable semblerait un
pâté immoral à l'enfant allemand. Il ne lui donnerait aucune
satisfaction: son âme se révolterait contre lui. Il se dirait:

--Ce pâté n'était pas comme il aurait dû être, fait du sable que le
Gouvernement a spécialement mis à notre disposition pour cet usage;
il n'a pas été fait à l'endroit que le Gouvernement avait choisi et
aménagé pour la construction de pâtés de sable. Rien de bon ne peut
en résulter. C'est un pâté hors toute loi.

Et sa conscience continuerait à le tourmenter jusqu'à ce que son
père eût payé l'amende prévue et lui eût infligé une correction en
rapport avec son méfait.

Une autre manière de s'amuser en Allemagne consiste à se promener en
poussant une voiture d'enfant. Des pages entières du code allemand
sont remplies d'articles qui traitent de ce que l'on peut faire et
de ce que l'on n'a pas le droit de faire avec un «Kinderwagen»,
comme on l'appelle. L'homme qui peut pousser sans anicroche une
voiture d'enfant à travers une ville allemande est né diplomate. Il
ne vous faut pas flâner avec une voiture d'enfant; mais il ne faut
pas non plus aller trop vite. Il ne vous faut pas avec une voiture
d'enfant barrer la route aux autres personnes; mais si les autres
personnes vous barrent la route, il vous faut leur céder la place.
Si vous voulez vous arrêter avec une voiture d'enfant, il faut vous
rendre à une place spécialement aménagée, où les voitures d'enfant
ont licence de s'arrêter; et quand vous y arrivez, il _faut_ vous
arrêter. Il ne faut pas traverser la rue avec une voiture d'enfant;
si le bébé et vous habitez par hasard de l'autre côté, c'est votre
faute. Il est défendu d'abandonner la voiture d'enfant où que ce
soit, et il ne vous est permis de l'emmener que dans certains lieux.
Il est à supposer que si vous vous promeniez en Allemagne avec une
voiture d'enfant pendant une heure et demie, vous vous créeriez
suffisamment d'ennuis pour être obligé d'y séjourner un mois. Tout
jeune Anglais désireux d'avoir des démêlés avec la police ne saurait
mieux faire que d'aller en Allemagne et d'emmener avec lui sa
voiture d'enfant.

En Allemagne il est défendu de laisser la porte d'entrée d'une
maison ouverte après dix heures du soir, et il vous est interdit de
jouer du piano dans votre propre demeure après onze heures. En
Angleterre je n'ai jamais éprouvé le désir de jouer du piano ou
d'entendre une personne quelconque en jouer après onze heures du
soir. Le fait est que tout change, si l'on vous défend de jouer.
Ici, en Allemagne, le piano n'a eu d'attrait pour moi qu'après onze
heures, et, à partir de ce moment, je deviens capable de m'asseoir
pour écouter avec plaisir la _Prière d'une Vierge_ ou l'_Ouverture
de Zampa_. D'autre part, pour l'Allemand respectueux du code, la
musique jouée après onze heures du soir cesse d'être de la musique;
elle devient du péché et à ce titre ne lui donne pas de
satisfaction.

Dans toute l'Allemagne, le seul individu qui songe à prendre des
libertés avec la loi est l'étudiant, et encore ne le fait-il que
jusqu'à un certain point bien défini. La coutume lui octroie des
privilèges, mais bien spécifiés et strictement limités. Par exemple,
l'étudiant a le droit de s'enivrer et de s'endormir dans le ruisseau
sans encourir d'autre punition que l'obligation de donner le
lendemain matin une légère gratification au sergent de ville qui l'a
ramassé et rapporté chez lui. Mais pour cet usage, il lui faut
choisir les ruisseaux de rues écartées. L'étudiant allemand qui sent
approcher rapidement la minute où il perdra le discernement des
choses emploie les dernières ressources de son énergie à contourner
le coin de rue passé lequel il pourra s'affaler sans anxiété. Dans
certains quartiers, il a le droit de sonner aux portes, quartiers où
les appartements sont d'un loyer moins élevé qu'ailleurs; chaque
famille tourne du reste la difficulté en établissant entre ses
membres un code secret de sonneries, grâce auquel on peut savoir si
l'appel est digne de foi ou s'il ne l'est pas. On fait bien d'être
au courant de ce code si l'on visite ce genre de maison tard dans la
soirée, car en persistant à sonner on risque de recevoir un baquet
d'eau sur la tête.

L'étudiant allemand jouit aussi du privilège de pouvoir éteindre la
nuit les becs de gaz; mais on ne le voit pas d'un bon oeil en
éteindre un trop grand nombre. L'étudiant amateur de farces tient
une comptabilité: il se contente d'une demi-douzaine de becs par
nuit. Il a, à part cela, le droit de crier et de chanter dans la
rue, en rentrant chez lui, et cela jusqu'à deux heures trente
inclusivement. Dans certains restaurants, on lui permet de passer
son bras autour de la taille de la Fraülein. Pour empêcher toute
velléité de libertinage, les servantes des restaurants fréquentés
par les étudiants sont toujours soigneusement choisies parmi des
femmes mûres et calmes, grâce à quoi l'étudiant allemand peut jouir
des délices du flirt sans peur et sans reproche.

Ils respectent tous la loi, les citoyens allemands.



CHAPITRE DIXIÈME

_Baden-Baden jugé par un étranger. Les beautés du lendemain matin
envisagées de la veille au soir. La distance mesurée au compas. La
même, mesurée avec les jambes. George d'accord avec sa conscience.
Une machine paresseuse. Le sport de la bicyclette d'après l'affiche
du fabricant: son aisance. Le cycliste, selon l'affiche: son
costume; sa méthode. Le griffon, joujou du ménage. Un chien qui a de
l'amour-propre. Le cheval insulté._


A Bade, nous commençâmes à faire sérieusement de la bicyclette. Il
suffit d'un mot pour décrire Bade: ville de plaisir tout à fait
semblable aux autres villes de plaisir. Nous combinâmes une
excursion de dix jours pour achever notre tour de Forêt Noire, avec
pointe dans la vallée du Danube. C'est une des plus belles vallées
de l'Allemagne, au long des vingt kilomètres qui séparent Tüttlingen
de Sigmaringen; le Danube s'y fraie un passage étroit, longeant des
villages vieillots où se sont conservées les moeurs du bon vieux
temps; il côtoie des monastères anciens, perdus dans des nids de
verdure; il traverse des prairies peuplées de troupeaux dont les
bergers, nu-pieds et nu-tête, ont les hanches serrées étroitement
par une corde et tiennent une houlette à la main. Le fleuve passe
ensuite au milieu de forêts rocheuses entre des murs de rocs
abrupts, dont chaque pointe est couronnée d'une forteresse en
ruines, d'une église ou d'un château. On y jouit en même temps d'une
vue sur les montagnes des Vosges où la moitié de la population se
froisse si vous lui adressez la parole en français, tandis que
l'autre se considère comme insultée si vous lui parlez en allemand;
mais les deux manifestent une même indignation et un égal mépris à
l'audition du premier mot d'anglais; situation qui rend la
conversation quelque peu énervante et fatigante.


Nous n'avons pu suivre notre programme à la lettre par la raison que
les humains, même animés des meilleures intentions, ne parviennent
pas toujours à mener à bonne fin leurs projets. Il est facile de
dire à trois heures de l'après-midi avec conviction:

--Nous nous lèverons à cinq heures; nous ferons un léger déjeuner à
la demie et partirons à six heures.

--Nous aurons ainsi fait la plus grande partie de notre chemin avant
la grande chaleur, remarque quelqu'un.

--En cette saison, dit un autre, les premières heures du matin sont
assurément les meilleures de la journée.

--N'est-ce pas votre avis? ajoute un troisième.

--Eh! Indubitablement.

--Il fera si frais et si agréable!

--Et les demi-teintes sont si exquises.

Le premier matin on met ces projets à exécution. Les excursionnistes
se rassemblent à cinq heures trente. On est très silencieux; chacun,
pris à part, est quelque peu grognon; on est tenté de trouver la
nourriture mauvaise et beaucoup d'autres choses avec; l'atmosphère
est chargée d'une irritabilité contenue qui cherche une issue. Dans
le cours de la soirée la voix du Tentateur se fait entendre:

--Je pense que si nous nous mettions en route à six heures et demie
précises, cela suffirait.

La voix de la Vertu proteste faiblement:

--Cela bouleversera nos intentions.

Le Tentateur réplique:

--Les intentions furent créées pour les hommes et non les hommes
pour les intentions. (Le Diable sait paraphraser l'Ecriture dans son
propre intérêt.) D'ailleurs, cela dérange tout l'hôtel, songez donc
aux malheureux domestiques.

La voix de la Vertu continue, en faiblissant:

--Mais par ici tout le monde se lève de bonne heure.

--Ils ne se lèveraient pas si tôt, les pauvres, s'ils n'y étaient
obligés! Mettons donc le déjeuner à six heures et demie précises,
cela ne dérangera personne.

Ainsi le Péché se dissimule sous les traits de la Bonté, et on dort
jusqu'à six heures, expliquant à sa conscience, qui d'ailleurs ne
vous croit pas, qu'on n'agit ainsi que par altruisme. J'ai vu des
considérations de ce genre prolonger le repos jusqu'à sept heures
sonnées.

Semblablement, les distances mesurées au compas ne sont pas les
mêmes que mesurées avec les jambes.

--Dix milles à l'heure pendant sept heures font soixante-dix milles.
Ce n'est pas trop de fatigue pour une journée.

--N'y a-t-il pas quelques côtes très raides à gravir?

--On les descend ensuite. Mettons huit milles à l'heure, et
convenons de ne faire que soixante milles. Dieu du ciel! si nous ne
pouvons pas faire du huit à l'heure, il vaudrait mieux nous faire
traîner dans une voiture de malade. (Il semble en effet impossible
de faire moins sur le papier.)

Mais à quatre heures de l'après-midi la voix du Devoir sonne moins
haut.

--Eh bien, il me semble que le plus gros est fait.

--Oh, rien ne presse! Ne nous hâtons pas. Vue ravissante, n'est-ce
pas?

--Ravissante. N'oubliez pas que nous sommes à vingt-cinq milles de
St-Blasien.

--Vous dites?

--Vingt-cinq milles; sinon un peu plus.

--Vous voulez dire que nous n'en n'avons fait que trente-cinq?

--Oh! à peine.

--C'est impossible. Je n'en crois pas votre carte.

--Cela ne se peut pas, voyons! nous pédalons consciencieusement
depuis les premières heures du jour.

--Non. Nous ne sommes pas partis avant huit heures.

--Huit heures moins un quart.

--Bien, mettons huit heures moins un quart, et tous les six milles
nous nous sommes arrêtés.

--Nous ne nous sommes arrêtés que pour regarder le site! Il est
inutile de parcourir une région, si on ne prend pas le temps de
l'admirer.

--Et il nous a fallu grimper quelques côtes très raides.

--Et il fait exceptionnellement chaud aujourd'hui.

--En tous cas, n'oubliez pas que nous sommes à vingt-cinq milles de
St-Blasien, c'est un fait.

--Encore des montagnes?

--Oui, deux; ça monte et puis ça descend.

--Je croyais que vous aviez dit que la route descendait jusque dans
St-Blasien?

--C'est vrai pour les dix derniers milles, mais... nous sommes
encore à vingt-cinq milles de St-Blasien!

--Est-ce qu'il n'y a rien entre ici et St-Blasien? Qu'est-ce donc
que ce petit endroit au bord de ce lac?

--Ce n'est pas St-Blasien, ni rien qui en soit proche. Il y a du
danger à entrer dans cet ordre d'idées.

--Il y en a surtout à nous surmener. On devrait en toutes
circonstances s'appliquer à agir avec modération. Joli petit pays
que Titisee, d'après la carte; on doit y respirer un air pur.

--Très bien. Je suis conciliant. C'est vous autres qui vouliez
pousser jusqu'à St-Blasien.

--Oh, je ne tiens pas tant que ça à St-Blasien. C'est dans le fond
d'une vallée. On y étouffe. Titisee est beaucoup mieux situé.

--Et assez près, n'est-ce pas?

--Cinq milles.

Alors tous en choeur:

--On s'arrête à Titisee.

George avait dissocié la théorie et la pratique dès notre premier
jour d'excursion.

--Je croyais, dit-il (il était sur sa bicyclette, tandis que Harris
et moi, sur le tandem, menions le train), qu'il avait été entendu
que nous gravirions les côtes en funiculaire et les descendrions sur
nos machines.

--Oui, d'une manière générale. Mais les funiculaires ne gravissent
pas _toutes_ les côtes dans la Forêt Noire, spécifia Harris.

--Je m'en étais bien un peu douté grogna George; et le silence régna
quelque temps.

--D'un autre côté, dit Harris, qui avait apparemment ruminé ce
sujet, il est impossible que vous ayez espéré n'avoir que des
descentes. Ce ne serait pas de jeu. Sans un peu de travail, il n'est
pas de plaisir.

Du silence encore. George le rompit:

--Ne vous surmenez pas pour le seul plaisir de m'être agréable, vous
deux.

--Que voulez-vous dire? demanda Harris.

--Je veux dire qu'aux endroits où d'aventure nous pourrions prendre
le funiculaire, il ne vous faudrait pas craindre de blesser ma
susceptibilité. Pour mon compte, je me déclare prêt à gravir toutes
ces montagnes dans des funiculaires, même si ce n'est pas de jeu. Je
me charge de me mettre en règle avec ma conscience; voici huit jours
que je me lève à sept heures du matin, et je trouve que cela vaut
une compensation. Ne vous gênez donc pas pour moi à ce sujet.

Nous promîmes de ne pas oublier son voeu et l'excursion continua
dans un mutisme absolu, jusqu'au moment où George nous en fit sortir
de nouveau par cette question:

--De quelle marque m'avez-vous dit qu'était votre machine?

Harris le lui dit. Je ne me rappelle pas de quelle marque elle
était; peu importe.

--En êtes vous sûr? insista George.

--Naturellement, j'en suis sûr. Pourquoi?

--Eh bien, elle ne fait pas honneur à son affiche. C'est tout.

--Quelle affiche?

--L'affiche qui a pour but de prôner cette marque de cycles. J'en ai
regardé une peu de jours avant notre départ, qui était placardée sur
un mur de Sloane Street. Un jeune homme montait une machine de cette
marque, un jeune homme, une bannière à la main: il ne faisait aucun
effort, c'était aussi clair que le jour. Il était simplement assis
dessus à aspirer largement le grand air. Le cycle avançait par sa
propre initiative et avançait d'un bon train. Votre bicyclette me
laisse à moi tout le travail. Votre machine est un monstre de
paresse. Si on ne suait pas sang et eau, ce n'est pas elle qui
bougerait. A votre place j'irais réclamer.

En y réfléchissant, il y a bien peu de machines qui fassent honneur
à leurs réclames! Je ne me souviens que d'une seule affiche où le
cycliste apparemment peinait. Mais c'est qu'il était poursuivi par
un taureau. Le plus souvent, l'intention de l'artiste est de prouver
au néophyte hésitant que le sport de la bicyclette consiste à être
assis sur la selle luxueuse et à être transporté rapidement par des
forces invisibles et surnaturelles dans la direction où l'on désire
aller.

D'une manière générale le cycliste est une dame. Une fée voyageant
sur une légère nuée estivale ne peut pas paraître plus à son aise
que la bicycliste de l'affiche. Elle porte le costume rêvé pour
faire de la bicyclette par de fortes chaleurs. Des patronnes
d'auberges un peu bégueules lui refuseraient peut-être l'accès de
leur salle à manger; et une police à l'esprit étroit pourrait
vouloir la protéger en l'enveloppant dans un châle, avant de
l'incriminer. Mais elle ne s'occupe pas de ces détails. Par monts et
par vaux, en des passages où un chat aurait du mal à trouver son
chemin, sur des routes faites pour briser un rouleau compresseur,
elle passe comme une vision de beauté nonchalante, ses cheveux
blonds ondulant au vent, son corps de sylphide alangui dans une
attitude éthérée, un pied sur la selle et l'autre effleurant la
lanterne. Parfois elle consent à s'asseoir sur la selle; en ce cas
elle place ses pieds sur les leviers de repos, allume une cigarette
et brandit un lampion.

Quelquefois, mais plus rarement, ce n'est qu'un mâle qui conduit la
bicyclette. Acrobate moins accompli que la demoiselle, il réussit
pourtant des tours de force appréciables: se tenir debout sur la
selle en agitant des drapeaux, boire de la bière ou du bouillon en
pleine marche. Il faut bien qu'il fasse quelque chose pour occuper
ses loisirs: ce doit être fort pénible pour un homme d'un
tempérament actif de rester tranquillement assis sur sa machine des
heures durant sans rien avoir à faire, sans même avoir à réfléchir.
Et c'est pourquoi on le voit se dresser sur ses pédales en arrivant
près du sommet d'une haute montagne, pour apostropher le soleil ou
pour déclamer des vers à la campagne environnante.

Parfois l'affiche représente un couple de cyclistes; et alors on
saisit sur le vif toutes les supériorités qu'a, au point de vue du
flirt, la bicyclette moderne sur le salon, ou sur la grille du
jardin du bon vieux temps. Lui et elle grimpent sur leurs
bicyclettes, après s'être naturellement assurés qu'elles sont de
bonne marque. Après quoi, ils n'ont plus rien à faire qu'à se
répéter l'éternelle chanson d'amour toujours si douce. Gaiement les
roues de la «Bermondsey Company's Bottom Bracket Britain's Best» ou
de la «Camberwell Company's Jointless Eureka» roulent le long
d'étroits sentiers, à travers les villes qui sont des ruches en
travail. On n'a besoin ni de pédaler ni de les conduire. Donnez-leur
une direction et dites-leur à quelle heure vous voulez être rentrés:
c'est tout ce qu'il leur faut pour agir. Pendant qu'Edwin se penche
sur sa selle pour murmurer à l'oreille d'Angélina les mille petits
riens si doux, pendant que le visage d'Angélina se tourne vers
l'horizon décoratif pour cacher sa chaste rougeur, les bicyclettes
magiques poursuivent leur course régulière.

Et le soleil brille toujours et toujours les routes sont sèches. Ils
ne sont ni suivis par des parents sévères, ni accompagnés d'une
tante encombrante, ni épiés au coin des rues par un démon de petit
frère; jamais ils ne rencontrent d'obstacle à leur bonheur. Ah, mon
Dieu! pourquoi n'avons-nous pas pu louer des «Britain's Best» ou des
«Camberwell Eurekas» quand _nous_ étions jeunes.

Il se peut aussi que la «Britain's Best» ou la «Camberwell Eureka»
soit appuyée contre une grille; elle est peut-être fatiguée. Elle a
eu beaucoup à travailler cette après-midi pour transporter ces
jeunes gens. Animés des meilleures intentions ils ont mis pied à
terre pour donner du repos à la machine. Ils sont assis sur l'herbe,
ombragés par de jolis arbustes; l'herbe est longue et bien sèche; un
ruisseau coule à leurs pieds. Tout respire la paix et la
tranquillité.

L'artiste, compositeur d'affiches pour cycles, s'ingénie toujours à
donner cette impression élyséenne de paix et de tranquillité.

Mais, au fait, j'ai tort d'affirmer que, d'après les affiches,
jamais cycliste ne peine. J'en ai vu qui représentaient des hommes à
bicyclette travaillant dur ou même se surmenant. Ils paraissent
amaigris et hagards; à force de travail, la sueur perle sur leur
front; ils vous donnent l'impression que, s'il y a une autre
montagne au delà de l'affiche, il leur faudra ou abandonner ou
mourir. Mais c'est le résultat de leur propre folie et cela ne leur
arrive que parce qu'ils s'obstinent à monter une machine d'une
marque inférieure. Ah! s'ils montaient une «Putney Popular» ou une
«Battersea Bounder» comme le jeune homme raisonnable qui occupe le
centre de l'affiche, ils n'auraient aucun besoin de se dépenser en
efforts inutiles! On ne leur demanderait en témoignage de
reconnaissance que d'avoir l'air heureux; tout au plus de freiner un
peu parfois lorsqu'il arrive à la machine dans sa juvénile fougue de
perdre la tête et de prendre une allure par trop précipitée.

Vous, pauvres jeunes hommes si las, assis misérablement sur une
borne kilométrique, trop éreintés pour prendre garde à la pluie
persistante qui vous traverse, vous jeunes filles harassées, aux
cheveux raides et mouillés, que l'heure tardive énerve, qui
lanceriez un juron si vous saviez vous y prendre; vous, hommes
chauves et corpulents, qui maigrissez à vue d'oeil en vous éreintant
sur la route sans fin; vous, matrones pourpres et découragées, qui
avez tant de mal à maîtriser la roue récalcitrante; vous tous,
pourquoi n'avez-vous pas eu soin d'acheter une «Britain's Best», ou
une «Camberwell Eureka»? Pourquoi ces bicyclettes de marques
inférieures sont-elles si répandues? Ou bien en est-il du cyclisme
comme de toute chose en ce bas monde: la Vie réalise-t-elle jamais
la promesse de l'Affiche?

En Allemagne ce qui ne manque jamais de me fasciner, c'est le chien
autochthone. On se lasse en Angleterre des vieilles races, on les
connaît trop: il y a le dogue, le plum pudding dogue, le terrier (au
poil noir, blanc ou roux, selon le cas, mais toujours querelleur),
le collie, le bouledogue; et jamais rien de nouveau. Mais en
Allemagne vous rencontrez de la variété. Vous y apercevez des chiens
comme vous n'en avez jamais vu jusque là; que vous ne prendriez pas
pour des chiens, s'ils ne se mettaient à aboyer. Tout cela est si
neuf, si captivant! George s'arrêta devant un chien à Sigmaringen et
attira notre attention sur lui. Il nous sembla le produit hétérogène
d'une morue et d'un caniche, et, ma foi, je n'oserais pas affirmer
qu'il n'était pas, en effet, issu du croisement d'une morue et d'un
caniche. Harris essaya de le photographier, mais le chiens se hissa
le long d'une palissade et disparut dans quelque haie.

J'ignore les intentions de l'éleveur allemand; il les cache pour le
moment. George prétend qu'il vise à produire un griffon. On est
tenté de défendre cette théorie: j'ai observé un ou deux cas de
quasi réussite en ce genre. Et cependant je ne peux pas m'empêcher
de croire que ce ne furent que de simples accidents. L'Allemand est
pratique: quel intérêt aurait-il à réaliser un griffon? Si on n'est
poussé que par le désir d'avoir une bête originale, n'a-t-on pas
déjà le basset? Que faut-il de plus? Au surplus, le griffon serait
très incommode dans une maison: chacun, à chaque instant, lui
marcherait sur la queue. A mon idée, les Allemands tentent de
produire une sirène, qu'ils dresseraient à la pêche.

Car nos Allemands n'encouragent jamais la paresse chez aucun être
vivant: ils aiment voir leurs chiens travailler, et le chien
allemand aime le travail. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet.
La vie du chien anglais doit lui peser comme un fardeau. Imaginez un
être fort, intelligent et actif, d'un tempérament exceptionnellement
énergique, condamné à passer vingt-quatre heures par jour dans une
inertie absolue! Aimeriez-vous cela pour vous-même? Rien d'étonnant
qu'il se sente incompris, qu'il aspire à l'impossible et ne récolte
que déboires.

Le chien allemand, au contraire, a de quoi occuper son esprit. Il se
sait important et très utile. Observez-le qui s'avance, l'air
heureux, attelé à sa voiturette chargée de lait. Nul marguillier ne
semble aussi satisfait de lui-même au moment de la quête. Il ne
fournit aucun travail véritable; c'est l'humain qui pousse, et lui
qui aboie. C'est ainsi qu'il conçoit la division du travail. Voici
ce qu'il se dit:

--Le vieux bonhomme ne peut pas aboyer, mais sait pousser. C'est
parfait.

La fierté qu'il tire de ce travail est édifiante. Il se peut qu'un
autre chien, le croisant, fasse une remarque désobligeante, jette du
discrédit sur la teneur en crème de son lait. Alors il s'arrête
subitement, sans tenir aucun compte de la circulation.

--Je vous demande pardon, mais que disiez-vous de notre lait?

--Je n'ai rien dit de votre lait, répond l'autre chien sur le ton de
la plus parfaite innocence. J'avais simplement dit qu'il fait beau
temps et demandé le prix de la craie.

--Ah, vous avez demandé le prix de la craie, hein? Désireriez-vous
le savoir?

--Je vous en prie, je m'imagine que vous êtes à même de me le dire.

--Vous avez raison. Je le peux. Cela vaut....

--Allons, marche, dit la vieille qui a chaud, qui est lasse et
voudrait avoir fini sa tournée.

--Oui; mais, nom d'un petit bonhomme! avez-vous entendu ce qu'il a
dit de notre lait?

--Eh! ne t'occupe donc pas de lui. Voilà un tramway qui vient de
tourner la rue: nous allons être écrasés.

--Possible, mais moi je m'occupe de lui. On a son amour-propre. Il a
demandé le prix de la craie, et il va le savoir! ça vaut exactement
vingt fois plus....

--Vous allez tout renverser! s'écrie la vieille femme angoissée, le
retenant de toutes ses faibles forces. Mon Dieu! j'aurais dû le
laisser chez nous.

Le tram s'avance rapidement sur eux; un cocher les invective, un
autre chien, énorme, attelé à une voiturette de pain, espérant
arriver à temps pour prendre part au combat, se hâte de traverser la
rue, suivi d'un enfant qui crie de toutes ses forces. Il se forme
vite un petit rassemblement; et un représentant de la force publique
se fraie un chemin vers le champ de bataille.

--Cela vaut, reprend le chien de la laitière, exactement vingt fois
plus que vous n'allez valoir quand j'en aurai fini avec vous.

--Ah! tu crois ça, vraiment?

--Oui, vraiment, petit-fils de caniche français, mangeur de choux!

--Là! je savais que vous alliez la renverser, dit la pauvre
laitière. Je lui avais dit qu'il allait la renverser.

Mais il est occupé et ne l'écoute pas. Cinq minutes plus tard, quand
la circulation a repris, quand la porteuse de pain a ramassé ses
miches boueuses et que le sergent de ville s'est retiré après avoir
noté le nom et l'adresse de toutes les personnes présentes, il
consent à jeter un regard derrière lui.

--Evidemment on en a renversé un peu, admet-il. Puis, se secouant
pour chasser cet ennui, il ajoute gaiement: Mais je pense lui avoir
appris le prix de la craie, à celui-là. Je crois qu'il ne reviendra
plus nous ennuyer.

--Je l'espère, bien sûr, dit la vieille femme, en regardant avec
regret la voie lactée.

Mais son sport préféré consiste à attendre au sommet d'une colline
la venue d'un autre chien et alors de la redescendre au grand trot.
En ces occasions-là son maître est surtout occupé à courir derrière
lui, pour ramasser au fur et à mesure les objets semés, des pains,
des choux, des chemises. Arrivé au bas de la colline, lui s'arrête
et attend amicalement son maître.

--Excellente course, n'est-ce pas? remarque-t-il, essoufflé, quand
l'homme arrive, chargé jusqu'au menton. Je crois que je l'aurais
gagnée, si cet idiot de petit garçon n'était pas intervenu. Il s'est
mis juste en travers de mon chemin au moment où je tournais le coin.
_Vous l'aviez remarqué?_ Je voudrais pouvoir en dire autant, sale
gosse! Pourquoi se met-il à brailler de la sorte? _Parce que je l'ai
renversé et que j'ai passé sur lui?_ Eh, pourquoi ne s'est-il pas
écarté de mon chemin? C'est une honte que les gens permettent à
leurs enfants de courir ainsi et de se jeter dans les jambes de tout
le monde pour faire choir les gens. _Oh, là, là! Toutes ces choses
sont tombées de la voiture?_ Vous ne l'aviez sûrement pas bien
chargée, il faudra y mettre plus de soin une autre fois. _Vous ne
pouviez pas vous attendre à ce que je descendisse la colline à une
allure de vingt milles à l'heure?_ Vous me connaissez assez pourtant
pour ne pas croire que je me laisserais dépasser par ce vieux chien
des Schneider sans tenter un effort. Mais vous ne réfléchissez
jamais. Vous êtes certain d'avoir retrouvé tout? _Vous le croyez?_
Je ne me contenterais pas de «croire»; à votre place je remonterais
vivement la colline et je m'en assurerais. _Vous êtes trop fatigué?_
Oh, cela va bien! mais ne dites pas alors que c'est ma faute s'il
vous manque quelque chose.

Il est très entêté. Il est sûr et certain que le bon tournant est le
second à votre droite, et rien ne pourra le persuader que ce n'est
que le troisième. Il est sûr de pouvoir traverser la route
suffisamment vite et ne sera convaincu du contraire que lorsqu'il
aura vu sa charrette démolie. Il est vrai qu'alors il s'excusera
très humblement. Mais à quoi cela servira-t-il? Cela réparera-t-il
le mal? Comme il a d'habitude la taille et la force d'un jeune
taureau et que son compagnon humain n'est généralement qu'un faible
vieillard ou un petit enfant, il n'en fait qu'à sa guise. La plus
grande punition que son propriétaire puisse lui infliger, c'est de
le laisser à la maison et de traîner lui-même sa voiture. Mais notre
Allemand a trop bon coeur pour abuser de ce procédé.

Il ne faut pas croire que l'animal soit attelé à la voiture pour un
autre agrément que le sien, et j'ai la certitude que le paysan
allemand ne commande le petit harnachement et ne fabrique la petite
voiture que pour faire plaisir à son chien. Dans d'autres pays, en
Hollande, en Belgique et en France, j'ai vu maltraiter et surmener
les chiens qu'on attelle; en Allemagne, jamais. Les Allemands
accablent de sottises leurs animaux d'une manière choquante. J'ai vu
un Allemand se tenir devant son cheval et le traiter de tous les
noms qui lui venaient à l'esprit. Mais le cheval n'en avait cure.
J'ai vu un Allemand, las d'injurier son cheval, appeler sa femme et
lui demander de l'aider. Quand elle survint, il lui révéla ce que le
cheval avait fait. A ce récit la femme se fâcha, elle aussi, tout
rouge; et, se tenant l'un à droite, l'autre à gauche du pauvre
animal, tous deux le rouèrent d'invectives; ils lui firent des
remarques blessantes sur son aspect physique, son intelligence, son
sens moral, son adresse en tant que cheval. L'animal subit
l'avalanche pendant quelque temps avec une patience exemplaire; puis
il trouva la meilleure solution en l'occurrence. Sans perdre son
sang-froid, il s'en alla doucement. La femme s'en retourna à sa
lessive. Quand au mari, il le suivit, remontant la rue, la bouche
pleine d'injures.

Il n'y a pas sur terre de peuple dont le coeur soit aussi tendre.
Les Allemands ne maltraitent pas les enfants ni les animaux. Ils
n'utilisent le fouet que comme instrument de musique; on entend son
claquement du matin au soir. A Dresde je vis la foule lyncher
presque un cocher italien qui s'était servi du fouet contre sa bête.
L'Allemagne est le seul pays d'Europe où le voyageur puisse
s'installer confortablement dans un fiacre avec la certitude que son
laborieux et patient ami d'entre les brancards ne sera ni surmené ni
maltraité.



CHAPITRE ONZIÈME

_Une maison de la Forêt Noire. Les relations qu'on pourrait faire.
Son parfum. George refuse énergiquement de rester couché après
quatre heures du matin. La route qu'on ne saurait manquer. Mon flair
extraordinaire. Une réunion de gens peu reconnaissants. Harris
savant. Sa confiance sereine. Le village: où il se trouvait et où il
aurait dû être. George: son plan. Nous nous promenons à la
française. Le cocher allemand endormi et réveillé. L'homme qui
répand l'anglais sur le continent._


Très fatigués et loin de toute ville ou de tout village, nous avons
dormi une nuit dans une ferme de la Forêt Noire. Le grand charme
d'une maison de la Forêt Noire réside dans sa sociabilité. Les
vaches y habitent la pièce à côté, les chevaux l'étage au-dessus,
les oies et les canards sont installés dans la cuisine, tandis que
les cochons, les enfants et les poules séjournent un peu partout.

Pendant qu'on procède à sa toilette on entend un grognement derrière
soi:

--Bonjour! Pas d'épluchures de pommes de terre ici? Non, je vois que
vous n'en avez pas. Au revoir.

Puis voici un caquètement et le cou d'une vieille poule qui avance.

--Belle journée, n'est-ce pas? Cela ne vous dérange pas que
j'apporte ici mon ver? C'est si difficile de trouver dans cette
maison une pièce où l'on puisse jouir en paix de sa nourriture.
Déjà, quand je n'étais que poussin, je mangeais lentement, mais
quand une douzaine.... Là, je pensais bien qu'ils ne me laisseraient
pas tranquille! Chacun en voudra un morceau. Cela ne vous fait rien
que je m'installe sur le lit? Ici ils ne me verront peut-être pas.

Pendant que l'on s'habille, différentes têtes viennent vous épier
par la porte. Elles considèrent apparemment la chambre comme une
ménagerie temporaire. On ne saurait dire si les têtes appartiennent
à des garçons ou à des filles; on ne peut qu'espérer qu'elles
appartiennent toutes au sexe masculin. Il est inutile d'essayer de
fermer la porte, car il n'y a rien pour la maintenir et, aussitôt
qu'ils ne la sentent plus poussée, ils l'ouvrent de nouveau. On
déjeune dans le décor traditionnel du repas qui fut célébré pour le
retour de l'Enfant Prodigue: un cochon ou deux entrent pour vous
tenir compagnie; une bande d'oies d'un certain âge vous accablent de
critiques, se tenant sur le pas de la porte; vous devinez, d'après
leurs chuchotements, leur expression choquée, qu'elles cassent du
sucre sur votre dos. Une vache s'abaissera peut-être jusqu'à jeter
un coup d'oeil sur cet intérieur.

C'est cet arrangement dans le genre de l'arche de Noé qui donne, je
suppose, à la maison de la Forêt Noire son odeur particulière. Ce
n'est pas une odeur qu'on puisse comparer à quoi que ce soit. C'est
tout comme si l'on mélangeait des roses, du fromage du Limbourg, de
l'huile pour les cheveux, quelques fleurs de bruyère, des oignons,
des pêches, de l'eau de savon avec une bouffée d'air marin et un
cadavre. On ne saurait discerner aucune odeur particulière, mais on
les sent toutes réunies là, toutes les odeurs que l'univers possède
jusqu'à présent. Les gens qui vivent dans ces maisons adorent à
l'envi ce mélange. Ils n'ouvrent jamais les fenêtres, de peur d'en
perdre un peu; ils conservent précieusement cette odeur dans leur
maison hermétiquement close. Si vous désirez respirer un parfum
différent, vous avez tout loisir de sortir et de humer à l'extérieur
l'arome des pins et des violettes des bois: à l'intérieur il y a
celui de la maison; et on dit qu'au bout de quelque temps on s'y
habitue de telle sorte qu'il vous manquerait et que l'on devient
incapable de s'endormir dans aucune autre atmosphère.

Nous avions projeté de couvrir une longue étape le lendemain et pour
ce motif nous désirions nous lever de bonne heure, vers les six
heures,--si possible sans déranger toute la maison. Nous demandâmes
timidement à notre hôtesse si elle voyait d'un bon oeil ce
programme. Elle ne fit pas d'objection. Elle-même ne serait
peut-être pas dans les parages à cette heure-là. C'était le jour où
elle devait se rendre au marché, distant de dix milles. Elle ne
rentrait pas avant sept heures; mais il était fort possible que son
mari ou l'un de ses fils passât à la maison prendre un deuxième
repas à ce moment. En tous cas on enverrait quelqu'un nous réveiller
et préparer notre premier déjeuner.

On n'eût pas à nous réveiller. Nous nous levâmes de nous-mêmes à
quatre heures. Nous nous levâmes à quatre heures pour échapper au
fracas qui faisait éclater nos têtes. Je suis incapable de dire à
quelle heure les paysans de la Forêt Noire se lèvent en été; ils
nous parurent se lever toute la nuit. Et la première chose que fait
l'indigène quand il sort du lit est de chausser une paire de sabots
et de faire une promenade hygiénique à travers sa maison. Il ne se
sent pas complètement levé avant d'avoir monté et descendu trois
fois les étages. Une fois bien réveillé, il monte aux écuries et y
réveille son cheval. (Les maisons de la Forêt Noire étant
généralement bâties sur une pente raide, le rez-de-chaussée se
trouve à la partie supérieure et le grenier à la partie inférieure.)
Le cheval, semble-t-il, doit aussi faire sa promenade hygiénique par
la maison. Ensuite l'homme descend à la cuisine et commence à casser
du bois; quand il en a cassé suffisamment, il se sent satisfait de
lui-même et se met à chanter. Considérant toutes ces choses, nous
arrivâmes à conclure que ce que nous avions de mieux à faire était
de suivre l'excellent exemple qu'on nous donnait. George lui-même
avait très envie de se lever ce matin-là.


Nous absorbâmes un repas frugal à quatre heures et demie et nous
mîmes en route à cinq heures. Notre chemin nous conduisait à travers
des montagnes et, d'après les renseignements pris dans le village,
ce devait être une de ces routes si faciles à suivre qu'il était
impossible de s'égarer. Je suppose que tout le monde connaît ces
sortes de routes; généralement elles vous ramènent à votre point de
départ; et s'il en va autrement, vous le regrettez, car dans le
premier cas vous savez au moins où vous vous trouvez. J'étais en
défiance dès le début, et avant d'avoir parcouru une couple de
milles nous fûmes édifiés. Nous arrivions à un carrefour de trois
routes. Un poteau indicateur vermoulu assignait pour destination au
chemin de gauche un endroit inconnu de toute carte. L'autre bras,
parallèle à la route du milieu, avait disparu. Le chemin de droite,
nous étions tous d'accord pour le croire, ramenait manifestement au
village.

--Le vieillard, rappela Harris, nous a dit clairement de longer la
montagne.

--Quelle montagne? demanda George avec justesse.

Une demi douzaine de collines nous faisaient face, les unes plus
grandes, les autres plus petites.

--Il nous a dit, continua Harris, que nous devions arriver à un
bois.

--Je ne vois aucune raison d'en douter, quelle que soit la route que
nous prenions, commenta George.

En effet toutes les hauteurs autour de nous étaient couvertes de
forêts épaisses.

--Et il a encore dit, murmura Harris, que nous atteindrions le
sommet en une heure et demie environ.

--C'est là, dit George, que je commence à douter de ses paroles.

--Eh bien, qu'allons-nous faire? demanda Harris.

Le hasard veut que j'aie la bosse de l'orientation. Ce n'est pas une
vertu; je ne veux pas m'en vanter. Ce n'est qu'un instinct tout
animal, auquel je ne peux rien. S'il m'arrive de rencontrer sur mon
chemin des montagnes, des précipices, des rivières et d'autres
obstacles de cette sorte qui m'empêchent d'avancer,--ce n'est pas ma
faute. Mon instinct me conduit très sûrement; c'est la planète qui a
tort. Je les emmenai donc par la route du milieu. On n'aurait pas dû
m'imputer à crime le fait que cette route du milieu n'ait pas eu
suffisamment d'énergie pour continuer plus d'un quart de mille dans
la même direction, et qu'après trois milles de montées et de
descentes elle ait subitement abouti à un guêpier. Si cette route
médiane avait suivi la direction qu'elle aurait dû suivre, elle nous
aurait menés là où nous voulions aller, j'en suis convaincu.

Ce don particulier qui m'est échu, j'aurais continué à m'en servir
pour découvrir un nouveau chemin, s'ils ne m'avaient pas fait sentir
leur mauvaise humeur. Mais je ne suis pas un ange--je l'avoue
franchement--et je refuse de faire des efforts au profit d'ingrats
et de rebelles. D'un autre côté je me demande si George et Harris
m'auraient suivi plus loin. C'est pour ces raisons que je m'en lavai
les mains et que Harris me remplaça comme chef de colonne.

--Eh bien, me dit-il, je suppose que vous êtes satisfait de votre
oeuvre.

--J'en suis assez satisfait, répondis-je du haut du tas de pierres
sur lequel j'étais assis. Je vous ai menés jusqu'ici sains et saufs.
Je mènerais plus loin, mais nul artiste ne peut travailler sans
encouragement. Vous vous montrez mécontents de moi parce que vous ne
savez pas où vous êtes. Il est possible que vous soyez dans la bonne
direction, sans vous en douter. Mais autant ne rien dire; je ne
m'attends pas à des remerciements. Suivez le chemin qui bon vous
semblera; je ne m'en occupe plus.

Je parlai peut-être avec amertume, mais je n'y pouvais rien. On ne
m'avait pas adressé une parole aimable pendant tout ce trajet
rebutant.

--Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, dit Harris:
George et moi sommes convaincus que sans votre aide nous ne serions
pas arrivés à l'endroit où nous nous trouvons. Nous vous rendons
justice en cela. Mais on ne peut pas se fier aveuglément à
l'instinct. Je compte vous proposer d'y substituer la science qui,
elle, est exacte. Donc, où se trouve le soleil?

--Ne croyez-vous pas, dit George, que si nous retournions au village
et que nous demandions à un gamin de nous servir de guide pour un
mark, cela nous ferait, somme toute, gagner du temps?

--Cela nous ferait perdre plusieurs heures, répliqua Harris d'un ton
décidé. Fiez-vous à moi. J'ai étudié la question. (Il tira sa montre
et commença à tourner sur lui-même.)


C'est simple comme bonjour. Il faut diriger la petite aiguille vers
le soleil, vous prenez la bissectrice de l'angle formé par la petite
aiguille et midi, et obtenez ainsi la direction du nord. (Il s'agita
pendant quelque temps, puis il fit son choix.) Me voilà fixé,
dit-il; le nord est dans cette direction, là où se trouve le
guêpier. Maintenant passez-moi la carte. (Nous la lui tendîmes et,
s'asseyant face aux guêpes, il l'examina.) Todtmoos se trouve, par
rapport à notre position actuelle, dans une direction sud-sud-ouest.

--Qu'entendez-vous par «notre position actuelle»? questionna George.

--Mais ici, où nous sommes.

--Mais où sommes-nous donc?

Cette question embarrassa Harris pendant quelques instants, mais à
la fin il se rasséréna.

--Notre position importe peu, répliqua-t-il. Quel que soit l'endroit
où nous sommes, Todtmoos se trouve dans une direction sud-sud-ouest.
Allons, venez, nous perdons notre temps.

--Je ne comprends pas exactement votre raisonnement, dit George en
se levant et en bouclant sa musette; mais je suppose que cela ne
tire pas à conséquence. Nous nous promenons pour notre santé et
partout la campagne est belle.

--Cela va aller merveilleusement, dit Harris avec une confiance
sereine. Nous arriverons à Todtmoos avant dix heures, ne vous
tourmentez pas. Et à Todtmoos nous trouverons à manger.

Il avoua que, pour sa part, il aimerait un beefsteak suivi d'une
bonne omelette. George nous confia que personnellement il
s'abstiendrait de penser à ce sujet avant que Todtmoos ne fût en
vue.

Nous marchions depuis une demi-heure quand, arrivant à une
éclaircie, nous aperçûmes au-dessous de nous, à environ deux milles,
le village que nous avions traversé quelques heures plus tôt. Nous
le reconnaissions à son église bizarre, munie d'un escalier
extérieur, ce qui est d'une architecture peu répandue. Cette vue me
remplit de tristesse. Nous avions marché sur une route très dure
pendant trois heures et demie et n'avions apparemment fait que
quatre milles. Mais Harris était enchanté:

--Enfin, nous savons où nous sommes.

--Je croyais que cela importait peu, lui rappela George.

--En effet, pratiquement cela n'a aucun intérêt, mais il vaut quand
même mieux être fixé. A présent je me sens plus sûr de moi.

--Je ne vois pas en quoi cela constitue pour vous un avantage,
murmura George. (Mais je ne crois pas que Harris l'entendit.)

--Nous sommes en ce moment, continua Harris, dans l'est par rapport
au soleil et Todtmoos est au sud-ouest de l'endroit où nous sommes.
De sorte que si... (Il s'arrêta net.) A propos, vous souvenez-vous
si j'ai dit qu'en menant la bissectrice de l'angle on obtenait la
direction nord ou la direction sud?

--Vous avez dît qu'elle donnait le nord, répliqua George.

--En êtes-vous sûr? insista Harris.

--Certain. Mais ne vous laissez pas influencer dans vos calculs pour
si peu. Selon toute probabilité, vous vous êtes trompé.

Harris réfléchit quelque temps, puis sa physionomie s'éclaira:

--Nous y sommes. Evidemment c'est le nord. Il faut que ce soit le
nord. Comment cela pourrait-il être le sud? Maintenant, il faut nous
diriger vers l'ouest. Venez.

--Je ne demande pas mieux que de me diriger vers l'ouest, dit
George; n'importe quelle direction de la boussole m'est bonne. Je
veux seulement vous faire remarquer qu'en ce moment nous marchons en
plein vers l'est.

--Mais non, répondit Harris, nous allons vers l'ouest.

--Je vous dis que nous nous dirigeons vers l'est.

--Je voudrais que vous ne continuiez pas à affirmer ça. Vous
dérangez mes calculs.

--Cela m'est égal. J'aime mieux déranger vos calculs que de
continuer à m'égarer. Je vous dis que nous avons mis cap en plein
vers l'est.

--Quelle stupidité! s'impatienta Harris, voici le soleil.

--Je peux voir le soleil, convint George, je le vois même assez
distinctement. Il se peut qu'il se trouve à sa place selon vous et
les préceptes de la science, mais il se peut aussi qu'il n'y soit
pas. Tout ce que je sais se résume en ceci: quand nous étions dans
le village, cette montagne surmontée de cette couronne de rochers
était nettement au nord. En ce moment, nous faisons face à l'est.

--Vous avez raison, acquiesça Harris, j'avais oublié pour un instant
que nous marchions dans un sens opposé.

--Moi, à votre place, je prendrais l'habitude de noter ces
changements d'orientation, grommela George. Cela nous arrivera
probablement plus d'une fois encore.

Nous fîmes demi-tour et nous acheminâmes dans la direction opposée.

Après avoir grimpé pendant quarante minutes, nous arrivâmes de
nouveau à une éclaircie, et de nouveau le village s'étalait à nos
pieds. Mais cette fois-ci il était au sud, par rapport à nous.

--C'est étonnant, dit Harris.

--Je ne vois rien d'étonnant à cela, émit George. Si vous faites
consciencieusement le tour d'un village, il n'est que naturel que
vous en aperceviez de temps en temps l'église. J'ai tout le premier
du plaisir à la voir. Cela me prouve que nous ne sommes pas
irrémédiablement perdus.

--Il devrait être à notre gauche, dit Harris.

--Il y sera dans une heure environ si nous poursuivons notre route.

Moi, je me taisais: tous les deux m'irritaient. Mais je voyais non
sans satisfaction George se mettre en colère contre Harris. Aussi
était-ce assez stupide de la part de Harris de s'imaginer qu'il
était capable de trouver son chemin d'après le soleil.

--Je serais bien content de savoir d'une manière certaine, dit
Harris d'un air songeur, si cette bissectrice nous indique le nord
ou le sud.

--A votre place, je prendrais une résolution à ce sujet: c'est un
point important.

--C'est impossible que ce soit le nord, dit Harris, et je vais vous
expliquer pourquoi.

--Ne vous donnez pas cette peine, répliqua George, je ne demande
qu'à le croire.

--Vous venez de dire qu'elle indique le nord, lui reprocha Harris.

--Ce n'est pas cela que j'ai dit. J'ai dit que vous l'aviez dit,
c'est tout différent. Si vous croyez vous tromper, rebroussons
chemin. Cela nous changera, à défaut de mieux.

Alors Harris dressa de nouveaux plans basés sur des calculs inverses
et de nouveau nous nous enfonçâmes dans les bois; et de nouveau
après une demi-heure de côtes rudes, nous arrivâmes en vue du même
village. Il est vrai que nous étions à une altitude un peu plus
élevée et que cette fois-ci il était situé entre nous et le soleil.

--Je pense, dit George, tandis qu'il le regardait du haut de cet
observatoire, que c'est la meilleure vue que nous en ayons eue
jusqu'à présent. Il n'y a plus qu'un seul endroit au-dessus de nous
d'où nous puissions le voir encore. Ce après quoi, je vous
proposerai d'y descendre et d'y prendre quelque repos.

--Je ne crois pas que ce soit le même village, dit Harris; cela
n'est pas possible.

--On ne saurait s'y méprendre, avec cette église, dit George. A
moins qu'il ne s'agisse d'un cas semblable à celui de cette statue
de Prague. Il se peut que les autorités aient différentes copies
grandeur nature de ce village et les aient dispersées dans la forêt
pour juger où il ferait meilleur effet. Du reste, peu importe. Où
allons-nous maintenant?

--Je n'en sais rien, dit Harris, et cela m'est égal. J'ai fait de
mon mieux; vous n'avez fait que bougonner et m'induire en erreur.

--J'ai pu vous adresser quelques critiques, admit George; mais
mettez-vous à ma place. L'un de vous me certifie qu'il a un instinct
infaillible et me conduit à un guêpier au milieu d'un bois.

--Je ne peux pas empêcher les guêpes de bâtir leurs ruches dans les
bois, répliquai-je.

--Je ne dis pas que cela soit en votre pouvoir, riposta George. Je
ne discute pas; je ne fais que constater des faits bien établis...
L'autre me mène pendant des heures par monts et par vaux, d'après
des principes astronomiques, tout en ne sachant pas distinguer le
nord du sud. Personnellement, je ne prétends pas avoir des instincts
dépassant ceux du commun des mortels, je ne suis pas non plus un
scientifique. Mais je vois là-bas, deux champs plus loin, un homme.
Je vais lui offrir la valeur du foin qu'il coupe et que j'estime à
un mark cinquante, afin que, laissant son travail, il me conduise
jusqu'à ce que nous soyons en vue de Todtmoos. Si vous voulez me
suivre, camarades, vous êtes libres; si non, vous pouvez recourir à
un autre système et tenter l'épreuve de votre côté.

Le plan de George était dépourvu d'originalité et de hardiesse, mais
sur le moment il nous parut sympathique. Heureusement que nous
n'étions pas éloignés de l'endroit où nous nous étions trompés de
route pour la première fois; ce qui eut pour résultat qu'aidés par
l'homme à la faux nous retrouvâmes le bon chemin et atteignîmes
Todtmoos avec un retard de quatre heures sur nos calculs, mais avec
un appétit formidable que quarante-cinq minutes de travail
silencieux et acharné suffirent à peine à calmer.

Nous avions projeté d'aller à pied de Todtmoos à la vallée du Rhin;
mais en raison de nos fatigues extraordinaires de la matinée, nous
décidâmes de faire «une promenade en voiture», comme on dit en
France.

Et à cette intention nous louâmes un véhicule d'aspect pittoresque,
tiré par un cheval qu'on aurait volontiers comparé à un tonneau,
n'eût été l'embonpoint de son cocher auprès duquel il semblait
anguleux. En Allemagne, toutes les voitures sont aménagées pour être
attelées à deux, mais en général elles ne sont tirées que par un
seul cheval. Cela donne à l'équipage un aspect asymétrique qui
heurte notre goût, mais que les gens d'ici trouvent élégant: on a
l'air de quelqu'un qui d'habitude sort avec une paire de chevaux,
mais qui, pour l'instant, a égaré l'un d'eux. Le cocher allemand
n'est pas ce que nous appellerions un maître. Quand il dort, c'est
alors qu'il montre ses qualités. A ce moment, au moins, il n'est pas
dangereux; et comme le cheval est généralement intelligent et
expérimenté, la course est relativement peu périlleuse. S'ils
arrivaient en Allemagne à dresser le cheval à se faire payer à la
fin de la course, on pourrait se passer tout à fait de cocher, ce
qui serait un soulagement considérable pour le voyageur: car le
cocher allemand est le plus souvent occupé soit à se mettre dans
l'embarras, soit à essayer de s'en tirer. Mais il est plus apte à
s'y mettre qu'à s'en tirer. Je me souviens avoir descendu une pente
rapide, dans la Forêt Noire, en compagnie de deux dames. C'était une
de ces descentes en zigzag. D'un côté de la route la montagne se
dressait à soixante-quinze degrés, de l'autre elle s'abaissait,
suivant le même angle. Nous avancions très agréablement; le cocher
avait, à notre grande satisfaction, les yeux clos, quand soudain un
mauvais rêve ou une indigestion le réveilla. Il saisit les rênes, et
par un mouvement habile, il conduisit au bord extrême du précipice
le cheval de droite qui s'y accrocha, retenu tant bien que mal par
son harnachement. Notre cocher n'en parut ni surpris ni affecté; je
remarquai aussi que les chevaux semblaient tous deux habitués à
cette position. Nous sortîmes de voiture et il descendit du siège.
Il prit dans son coffre un énorme couteau qui semblait être
spécialement affecté à cet usage et coupa vivement les traits. Le
cheval ainsi lâché descendit en roulant jusqu'au moment où il se
retrouva sur la route, quelque cinquante mètres plus bas. Là, il se
remit sur pied et nous attendit. Nous reprîmes nos places dans la
voiture qui poursuivit sa route avec son seul cheval, et nous
arrivâmes de la sorte au niveau du premier. Celui-ci, notre
conducteur le réattela avec quelques bouts de corde et nous
continuâmes notre chemin. De toute évidence, cocher et chevaux
avaient l'habitude de descendre les montagnes par ce procédé: c'est
ce qui m'impressionna le plus.

Une autre particularité du cocher allemand est que, pour ralentir ou
accélérer son allure, il n'agit pas sur le cheval par les rênes,
mais sur la voiture par le frein. Pour faire du huit à l'heure, il
le serre légèrement, de telle sorte que la roue râclée produise un
bruit continu analogue à celui qui s'entend lorsqu'on aiguise une
scie; pour faire quatre milles à l'heure, il le serre un peu plus
fort et vous roulez, accompagnés de cris et de grognements qui
rappellent la symphonie de porcs qu'on égorge. Désire-t-il s'arrêter
tout à fait, il le serre à bloc. Il sait que, si son frein est de
bonne qualité, sa voiture s'arrêtera en un espace moindre de deux
fois sa longueur, à moins que l'animal ne soit d'une force
extraordinaire. Le cocher allemand et le cheval allemand doivent
ignorer qu'on peut arrêter une voiture par un autre moyen, car le
cheval continue à tirer la voiture de toutes ses forces jusqu'au
moment où il se sent incapable de la déplacer d'un centimètre; alors
il se repose. Les chevaux des autres pays ne voient aucun
inconvénient à s'arrêter, quand on leur en suggère l'idée. J'ai même
connu des chevaux qui se montraient satisfaits de marcher tout
doucement; mais notre cheval allemand est, selon toute apparence,
bâti pour marcher à une seule allure et est incapable de s'en
départir. J'ai vu, c'est vérité pure, un cocher allemand manoeuvrer
le frein des deux mains, de peur de ne pas pouvoir éviter une
collision.

A Waldshut, une des petites villes du XVI siècle, que le Rhin
traverse peu après sa source, nous rencontrâmes cet être très
répandu sur le continent: le touriste anglais qui se montre surpris,
même offensé, de l'ignorance dont l'indigène fait preuve touchant
les subtilités de la langue anglaise. Quand nous pénétrâmes dans la
gare, il était en train d'expliquer au porteur, dans un anglais très
pur, malgré un léger accent du Sommersetshire, et ceci pour la
dixième fois, ainsi qu'il nous en fit part, ce fait pourtant bien
simple qu'il possédait un billet pour Donaueschingen et désirait se
rendre à Donaueschingen pour voir les sources du Danube qui n'y sont
d'ailleurs pas, quoiqu'on dise en général qu'elles y sont, et
entendait que sa bicyclette fût dirigée sur Engen et son sac sur
Constance où le dit sac attendrait son arrivée. Cette explication
poursuivie d'une haleine lui avait donné chaud et l'avait mis en
colère. Le porteur, un très jeune homme, avait pris la physionomie
d'un vieillard fatigué. J'offris mes services. Je le regrette
maintenant, mais peut-être pas autant que cet abruti a dû le
regretter plus tard. Les trois itinéraires, nous apprit le porteur,
étaient compliqués, nécessitant des changements et encore des
changements. Il ne nous restait que peu de temps pour délibérer avec
calme, car notre propre train devait partir dans quelques minutes.
L'homme était volubile, ce qui est toujours une faute, lorsqu'on
veut tirer au clair une affaire embrouillée, tandis que le porteur
ne désirait qu'en avoir fini au plus vite pour pouvoir respirer. Dix
minutes plus tard dans le train, la lumière se fit dans mon esprit
connue je réfléchissais à la chose: je m'étais bien mis d'accord
avec le porteur pour l'expédition de la bicyclette par Immendingen
(ce qui me semblait être le meilleur itinéraire) et son
enregistrement pour Immendingen; seulement j'avais négligé de donner
des instructions pour son départ d'Immendingen. Si j'étais de
tempérament bilieux, je me ferais du mauvais sang encore à l'heure
actuelle en pensant que, selon toute probabilité, la bicyclette se
trouve aujourd'hui encore à Immendingen. Mais il est de bonne
philosophie de se résigner à voir toujours le bon côté des choses.
Il se peut que le porteur ait, de son propre chef, réparé ma
négligence, il se peut aussi qu'un miracle soit intervenu pour
rendre la bicyclette à son propriétaire peu de temps avant la fin de
leur voyage. Nous envoyâmes le sac à Radolfszell: mais je me console
en me disant qu'il portait une étiquette sur laquelle était écrit
Constance; sans aucun doute, après un certain laps de temps, la
direction du chemin de fer, voyant qu'on ne le réclamait pas à
Radolfszell, l'aura envoyé à Constance.

Le piquant de cette histoire réside en le fait que notre Anglais se
soit indigné parce que dans une gare allemande il était tombé sur un
porteur incapable de comprendre sa langue. Dès que nous lui eûmes
adressé la parole, il avait exprimé longuement cette indignation:

--Merci beaucoup. C'est pourtant bien simple. Je vais prendre le
train pour Donaueschingen; de Donaueschingen je me rendrai à pied à
Geisengen; de Geisengen j'irai en chemin de fer à Engen, et d'Engen
je me propose d'aller à bicyclette à Constance. Mais je ne veux pas
emporter mon sac; je veux le trouver à Constance quand j'y
arriverai. Voici dix minutes que j'essaie d'expliquer cela à cet
imbécile, sans pouvoir le lui faire entrer dans tête.

--C'est honteux en effet, avais-je constaté: ces manoeuvres
allemands parlent à peine leur propre langue.

--Tout cela, je le lui ai montré sur l'indicateur et expliqué par
des gestes pourtant bien clairs. Impossible de lui rien faire
comprendre.

--J'ai vraiment du mal à vous croire... La chose pourtant
s'expliquait d'elle-même...

Harris était en colère après cet homme; il lui aurait volontiers
donné une leçon pour lui apprendre à voyager dans des régions
perdues et à vouloir y accomplir des tours de force sur les chemins
de fer, sans savoir un traître mot de la langue du pays. J'avais
refréné l'ardeur de Harris et lui avais fait remarquer la grandeur
et l'intérêt du travail auquel cet homme se livrait sans s'en
douter.

Evidemment Shakespeare et Milton ont fait de leur mieux pour
répandre la langue anglaise chez les habitants moins favorisés de
l'Europe. Newton et Darwin ont peut-être réussi à rendre la
connaissance de leur langue nécessaire aux étrangers soucieux de
l'évolution de la pensée humaine. Dickens et surtout Ouida auront
peut-être encore davantage aidé à la rendre populaire. Mais celui
qui a répandu la connaissance de l'anglais depuis le cap St-Vincent
jusqu'aux monts de l'Oural, c'est l'Anglais qui, incapable ou peu
désireux d'apprendre un seul mot d'une autre langue, voyage, le
porte-monnaie à la main, dans tous les coins du continent. On
pourrait être choqué de son ignorance, irrité de sa stupidité,
écoeuré de sa présomption. Le résultat pratique subsiste; c'est cet
homme qui britannise l'Europe. C'est pour lui que chaque paysan
suisse par les soirées d'hiver trotte à travers les neiges pour
assister au cours d'anglais. C'est pour lui que le cocher et le
conducteur de train, la femme de chambre et la blanchisseuse
pâlissent sur leur grammaire anglaise et sur les manuels de
conversation. C'est pour lui que les boutiquiers et marchands
étrangers envoient leurs fils et leurs filles par milliers faire
leurs études dans toutes les villes anglaises. C'est pour lui que
tous les hôteliers ou restaurateurs en quête de personnel ajoutent à
leurs annonces: «Inutile de se présenter sans une connaissance
suffisante de la langue anglaise.»

Si les races britanniques se mettaient en tête de parler autre chose
que l'anglais, le progrès surprenant de la langue anglaise à travers
l'univers s'arrêterait.

Regardons jongler avec son or l'Anglais qui, ne parlant que sa
langue, vit parmi les étrangers.

--Voilà, s'écrie-t-il, de quoi récompenser tous ceux qui parlent
l'anglais.

C'est lui le grand éducateur. Théoriquement nous devrions le blâmer;
pratiquement il sied de se découvrir devant lui. Il est le
missionnaire de la langue anglaise.



CHAPITRE DOUZIÈME

_Nous sommes contristés par les instincts primitifs des Germains.
Une vue superbe, mais pas de restaurant. Une opinion continentale
sur l'Insulaire. Il n'est pas assez débrouillard pour se mettre à
l'abri de la pluie. Arrivée d'un voyageur fatigué, muni d'une
brique. Le chien va à la chasse. Une résidence de famille peu
désirable. Un pays de vergers. Un vieux bonhomme très gai gravit la
montagne. George, alarmé par l'heure tardive, descend vivement par
l'autre côté. Harris le suit pour lui montrer le chemin. Je déteste
rester seul et suis Harris à mon tour. Prononciation spéciale à
l'usage des étrangers._


Ce qui froisse les sentiments des Anglo-Saxons des classes
supérieures est l'instinct terre à terre qui pousse les Allemands à
placer un restaurant au terme de chaque excursion. On trouve
toujours et partout une «Wirtschaft» bondée, soit au sommet des
montagnes, soit dans les gorges féeriques, dans les défilés déserts
comme près des chutes d'eau ou des fleuves majestueux. Comment
peut-on s'extasier devant une vue lorsqu'on se trouve entouré de
tables tachées de bière? Comment se perdre dans des rêveries
historiques en respirant une odeur de veau rôti et d'épinards?

Un jour, désireux d'élever nos âmes, nous nous mîmes à grimper à
travers des bois touffus.

--Et, dit Harris avec sarcasme tandis que nous nous arrêtions un
moment pour respirer et pour serrer d'un cran nos ceintures, nous
allons trouver là-haut un restaurant splendide où des gens
engouffreront des beefsteaks saignants et des tartes aux prunes en
buvant du vin blanc.

--Vous croyez? dit George.

--Voyons, vous connaissez bien leurs habitudes. Ils ne
consentiraient pas à dédier à la solitude et à la contemplation le
moindre ravin; ils ne laisseraient pas à l'amant de la nature un
seul sommet intact.

--Je pense, remarquai-je, que nous arriverons un peu avant une
heure, pourvu que nous ne flânions pas.

--Le «Mittagstisch», grommela Harris, sera juste prêt, avec
peut-être quelques-unes de ces petites truites au bleu, qu'ils
pêchent par ici. En Allemagne on semble ne jamais pouvoir se défaire
de l'idée de boire et de manger. C'est horripilant!


Nous continuâmes notre chemin, et les beautés de la route nous
firent oublier notre indignation. Mon calcul se trouva exact.

A une heure moins un quart Harris, qui était en tête, dit:

--Nous voici arrivés. Je vois le sommet.

--Voyez-vous le restaurant? dit George.

--Je ne l'aperçois pas, mais vous pouvez être sûr qu'il y est, le
monstre!

Cinq minutes plus tard nous étions au sommet. Nous regardâmes vers
le nord, le sud, l'est, l'ouest; puis nous nous regardâmes.

--Vue magnifique, n'est-ce pas? dit Harris.

--Magnifique, acquiesçai-je.

--Superbe, confirma George.

--Ils ont eu pour une fois le bon goût de mettre le restaurant hors
de vue, dit Harris.

--Ils semblent l'avoir caché, dit George.

--Il ne vous choque pas tellement quand on ne vous le met pas sous
le nez, dit Harris.

--Naturellement, s'il est bien placé, observai-je, un restaurant en
général n'a rien de désagréable.

--Je désirerais savoir où ils l'ont mis, dit George.

--Si nous le cherchions? dit Harris, saisi d'une heureuse
inspiration.


L'idée nous sembla pratique. Nous convînmes d'explorer la région
dans différentes directions et de nous retrouver au sommet pour nous
faire part du résultat de nos recherches. Après une demi-heure nous
étions de nouveau réunis. Les paroles étaient inutiles. Nos figures
montraient assez clairement qu'enfin nous avions découvert un coin
de nature allemande inviolé par les appétits.

--Je ne l'aurais jamais cru, dit Harris; et vous?

--Je pense que ce doit être le seul coin de tout le Vaterland qui en
soit dépourvu.

--Et nous trois, étrangers, nous l'avons découvert sans effort,
risqua George.

--Nous voici à même, observai-je, de régaler nos sentiments les plus
délicats sans être dérangés par les sollicitations de notre vile
matière. Voyez le jeu de la lumière sur ces pics lointains. N'est-ce
pas ravissant?

--A propos de nature, dit George, quel est selon vous le chemin le
plus court pour redescendre?

--Le chemin de gauche, répliquai-je après avoir consulté le guide,
nous conduit en deux heures environ à Sommersteig, où, entre
parenthèses, je remarque que l'Aigle d'Or est très recommandé. Le
sentier de droite, un peu plus long, nous offre des panoramas plus
vastes.

--Ne trouvez-vous pas, dit Harris, qu'un panorama ressemble
follement à tous les autres panoramas?

--Moi, pour ma part, je prends le chemin de gauche, dit George.

Et Harris et moi le suivîmes. Mais nous ne descendîmes pas aussi
rapidement que nous l'avions prévu. Les orages s'amassent vite dans
ces régions et, avant que nous eussions fait un quart d'heure de
marche, le dilemme se posa: trouver un abri, ou passer le reste de
la journée dans des vêtements trempés. Nous nous décidâmes pour
l'abri et choisîmes un arbre qui, dans des circonstances ordinaires,
aurait constitué une protection efficace. Mais un orage dans la
Forêt Noire n'est pas chose ordinaire. Nous commençâmes par nous
expliquer l'un à l'autre, pour nous consoler, qu'un orage aussi
violent ne durerait pas. Puis nous essayâmes de nous réconforter en
pensant que s'il durait nous serions assez vite trop mouillés pour
craindre de l'être davantage.

--D'après la tournure que prennent les événements, dit Harris, il
aurait, ma foi, mieux valu qu'il y eût un restaurant là-haut.

--Je ne vois pas l'avantage, dit George, d'être à la fois mouillé et
affamé. J'attends encore cinq minutes, et je poursuis ma route.

--Ces solitudes montagneuses, remarquai-je, ont beaucoup de charme
quand il fait beau. Les jours de pluie, surtout si vous n'avez plus
l'âge de...

A ce moment un gros homme nous appela. Il se tenait à une
cinquantaine de mètres, abrité sous un vaste parapluie.

--Ne voulez-vous pas entrer? proposait le gros homme.

--Entrer où? criai-je. (Je le pris d'abord pour un de ces imbéciles
qui essaient de rire là où il n'y a rien de risible.)

--Entrer au restaurant, répondit-il.

Nous quittâmes notre abri et allâmes vers lui. Nous étions avides
d'obtenir de plus amples informations.

--Je vous ai déjà appelés par la fenêtre, dit le gros monsieur quand
nous fûmes près de lui, mais je suppose que vous ne m'entendiez pas.
Cet orage peut encore durer une heure, vous allez être rudement
mouillés.

C'était un bon vieux bien sympathique; il semblait s'intéresser
vivement à nous. Je dis:

--C'est gentil de votre part d'être sorti. Nous ne sommes pas des
fous. Il ne faut pas croire que nous soyons restés sous cet arbre
une demi-heure, sachant dès la première minute qu'un restaurant
dissimulé par des arbres se trouvait à peine à vingt yards. Nous ne
nous doutions pas le moins du monde d'être aussi près d'un
restaurant.

--Je le pensais bien, dit le vieux gentleman; et c'est pour cela que
je suis venu.

Il paraît que tout le monde dans l'auberge nous avait également
observés des fenêtres, se demandant pourquoi nous restions dehors,
l'air si malheureux. Sans ce brave vieux, ces imbéciles auraient
sans doute continué à nous regarder tout le reste de l'après-midi.
L'hôte s'excusa--comme nous avions l'air anglais, il ne savait pas
si... Ce n'est pas une figure oratoire. Ils croient tous sur le
continent que tout Anglais est un peu fou. Ils en sont sincèrement
convaincus, comme les paysans anglais croient mordicus que les
Français se nourrissent exclusivement de grenouilles.

C'était un petit restaurant confortable où l'on mangeait bien et où
le vin était vraiment tout à fait passable. Nous y restâmes quelques
heures, nous nous séchâmes en faisant un bon repas et en parlant du
site. Juste comme nous allions quitter ce lieu hospitalier, survint
un incident qui montre à quel point sur cette terre les influences
du mal l'emportent sur celles du bien.

Un voyageur entra. Il semblait rongé de soucis. Il tenait à la main
une brique attachée à un bout de ficelle. Il entra vite et
nerveusement, ferma précautionneusement la porte, vérifia cette
fermeture, regarda longuement et soigneusement par la fenêtre et
alors avec un soupir de soulagement posa sa brique à côté de lui sur
le banc et demanda à boire et à manger.

Il y avait du mystère là-dessous. On se demandait ce qu'il allait
faire avec cette brique, pourquoi il avait pris tant de précautions
pour fermer cette porte, pourquoi il avait eu l'air si inquiet en
regardant par la fenêtre; mais son aspect était trop minable pour
qu'on fût tenté d'engager la conversation. Tandis qu'il mangeait et
buvait il devint plus gai, soupira moins souvent. Un peu plus tard
il allongea ses jambes, alluma un cigare malodorant et en tira des
bouffées avec calme et satisfaction.

Alors la Chose arriva. Elle arriva trop subitement pour qu'on puisse
en donner une explication détaillée. Je me souviens qu'une Fraülein
venant de la cuisine entra dans la pièce, une poêle à la main; je la
vis se diriger vers la porte de sortie. Le moment d'après toute la
pièce était sens dessus dessous. Cela vous rappelait ces spectacles
à transformation: d'un décor vaporeux bercé d'une musique lente,
peuplé de fleurs se balançant sur leurs tiges et de fées, on se
trouve brusquement transporté au milieu de policemen criant et
trébuchant parmi des bébés qui hurlent et des dandies qui sur des
pentes glissantes se battent avec des arlequins, des dominos et des
clowns. Comme la Fraülein à la poêle atteignait la porte, celle-ci
fut si rapidement poussée qu'on aurait dit que tous les diables de
l'enfer avaient attendu, pressés derrière elle, le moment favorable.
Deux cochons et un poulet surgirent avec fracas dans la pièce; un
chat, qui dormait sur un tonneau de bière, s'éveilla en sursaut et
entra dans la mêlée. La demoiselle lança sa poêle en l'air et se
coucha par terre tout de son long. L'homme à la brique sauta sur ses
pieds, renversant sa table avec tout ce qui se trouvait dessus. On
cherchait à se rendre compte de la cause de ce désastre: on la
découvrit aussitôt dans la personne d'un terrier métis aux oreilles
pointues et à la queue d'écureuil. L'hôte s'élança d'une autre porte
et essaya de le chasser à coups de pied; au lieu de lui ce fut un
cochon, le plus gros des deux, qui reçut le coup. C'était un coup de
pied vigoureux et bien placé, et le cochon le reçut en plein; rien
ne s'en perdit. On avait pitié du pauvre animal, mais quelle que fût
la compassion qu'on ressentît pour lui, elle n'était pas comparable
à celle qu'il ressentait pour lui-même. Il s'arrêta de courir. Il
s'assit au milieu de la pièce et, prenant l'univers à témoin, il le
rendit juge de l'injustice de son sort. On dut entendre ses plaintes
jusque dans les vallées environnantes et se demander quelle
révolution cosmique bouleversait la montagne.

Quant à la poule, elle courait en caquetant dans toutes les
directions à la fois. C'était un oiseau remarquable; elle semblait
avoir la faculté d'escalader sans peine un mur à pic; et elle et le
chat, à eux deux, arrivaient à jeter par terre tout ce qui ne s'y
trouvait pas encore. En moins de quarante secondes il y eut dans
cette salle neuf personnes contre un seul chien, et toutes occupées
à lui administrer des coups de pied. Il est probable que de temps à
autre l'un deux atteignait son but, car parfois le chien s'arrêtait
d'aboyer pour hurler. Mais il ne se décourageait pas pour cela. Il
pensait évidemment que tout ici-bas doit se payer, même une chasse
au cochon et au poulet; et que, somme toute, cela en valait la
peine.

Il avait en outre la satisfaction de voir que, pour chaque coup reçu
par lui, la plupart des autres êtres vivants présents en
encaissaient deux. Quant au malheureux cochon--celui qui restait sur
place, assis et se lamentant au milieu de la pièce,--il dut en
attraper quatre pour un. Atteindre le chien était aussi difficile
que de jouer au football avec un ballon toujours absent. Cette bête
ne se dérobait pas au moment où on décochait le coup; non,--elle
attendait le moment où le pied, déjà trop lancé pour être retenu,
n'avait plus que l'espoir de rencontrer un objet assez résistant
pour arrêter sa course et éviter ainsi à son propriétaire une chute
bruyante et complète. Quand on touchait le chien, c'était par pur
hasard, au moment où l'on ne s'y attendait pas; et d'une manière
générale cela vous prenait tellement au dépourvu qu'après l'avoir
frappé on perdait l'équilibre et tombait par dessus lui. Et chacun,
toutes les demi-minutes, était sûr de choir par la faute du cochon,
du cochon assis, de celui qui se trouvait incapable de se mettre
hors du chemin de tous ces agités.

On ne saurait dire combien ce charivari dura. Il se termina grâce au
bon sens de George. Depuis quelque temps déjà, il s'efforçait
d'attraper non pas le chien, mais le cochon, celui qui restait
capable de se mouvoir. Le cernant enfin dans un coin, il lui
persuada de cesser sa course folle tout autour de la pièce, et
d'aller prendre ses ébats en plein air. Le cochon fila par la porte
avec une longue plainte.

Nous désirons toujours ce que nous ne possédons pas. Un cochon, un
poulet, neuf personnes et un chat semblaient bien peu de chose dans
l'esprit du chien au prix de la proie qui s'enfuyait. Imprudemment
il la poursuivit et George ferma la porte derrière lui et mit le
verrou.

Alors l'hôte se leva et mesura l'étendue du désastre, comptant les
objets qui jonchaient le sol.

--Vous avez un chien plein de malice, dit-il à l'homme qui était
entré avec une brique.

--Ce n'est pas mon chien, répliqua l'homme d'un air sombre.

--Alors à qui appartient-il? dit l'hôte.

--Je n'en sais rien, répondit l'homme.

--Ça ne prend pas avec moi, savez-vous? dit l'hôte, ramassant une
chromo qui représentait l'empereur d'Allemagne et essuyant avec sa
manche la bière qui la souillait.

--Je sais que ça ne prend pas, répliqua l'homme; j'en étais sûr.
D'ailleurs j'en ai assez de dire à tout le monde que ce n'est pas
mon chien, personne ne me croit.

--Mais alors pourquoi vous promener partout avec lui, si ce n'est
pas votre chien? qu'a-t-il donc de si attrayant?

--Je ne me promène pas partout avec lui: c'est lui qui se promène
avec moi. Il m'a rencontré ce matin à dix heures et depuis ne me
lâche plus. Je croyais m'en être débarrassé après mon entrée chez
vous. Je l'avais laissé à plus d'un quart d'heure d'ici, occupé à
tuer un canard. Je m'attends à ce qu'on veuille m'obliger à payer
aussi ce dégât, lors de mon retour.

--Avez-vous essayé de lui lancer des pierres? demanda Harris.

--Si j'ai essayé de lui lancer des pierres! répondit l'homme avec
mépris. Je lui ai lancé des pierres jusqu'au moment où mon bras n'en
pouvait plus; mais il croit que j'en fais un jeu et me les rapporte
toutes. Je traîne cette sale brique depuis bientôt une heure avec
l'espoir de pouvoir le noyer, mais jamais il ne s'approche
suffisamment de moi pour que je le saisisse. Il s'assied toujours à
au moins six pouces hors de ma portée et me regarde, la gueule
ouverte.

--C'est une des histoires les plus comiques que j'aie entendues
depuis longtemps, dit l'hôte.

--Heureusement que cela amuse quelqu'un! grommela l'homme.

Nous le quittâmes qui aidait l'hôte à ramasser les objets cassés, et
continuâmes notre chemin. A une douzaine de yards de la porte le
fidèle animal attendait son ami. Il semblait fatigué, mais content.
C'était apparemment un chien aux fantaisies brusques et bizarres, et
nous craignîmes à ce moment qu'il ne se sentît pris d'une affection
soudaine pour nous. Mais il nous laissa passer avec indifférence. Sa
fidélité envers cet homme qui ne lui rendait pas la pareille était
chose touchante et nous ne fîmes rien pour l'amoindrir.


Ayant achevé notre tour de Forêt Noire à notre entière satisfaction,
nous nous acheminâmes sur nos bicyclettes vers Munster, par
Vieux-Brisach et Colmar, d'où nous commençâmes une petite
exploration vers la chaîne des Vosges où l'humanité s'arrête; du
moins telle est l'opinion de l'empereur d'Allemagne actuel.
Vieux-Brisach est une forteresse, construite anciennement parmi les
rochers, tantôt d'un côté du Rhin, tantôt de l'autre (car le Rhin
dans sa prime jeunesse ne semble pas avoir bien su trouver son
chemin), qui a dû, surtout dans les temps lointains, plaire comme
résidence aux amateurs de changements et d'imprévu. Qu'une guerre
fût déclarée pour une cause quelconque et contre n'importe quels
adversaires, Vieux-Brisach en était toujours. Tous l'assiégèrent, la
plupart des peuples le conquirent; la majorité d'entre eux le
perdirent à nouveau; personne ne parut capable de s'y maintenir.
L'habitant de Vieux-Brisach n'a jamais été à même d'affirmer avec
certitude de qui il était le sujet et de quel pays il dépendait;
subitement devenu français, il avait à peine eu le temps d'apprendre
assez de français pour savoir payer ses impôts que déjà il devenait
autrichien. Le temps qu'il s'appliquât à découvrir ce qu'il fallait
faire pour être un bon sujet autrichien, il s'apercevait qu'il ne
l'était plus, et se voyait sujet allemand; mais dire auquel des
douze Etats il appartenait resta pour lui un problème insoluble. Un
matin il se réveillait catholique fervent, le lendemain protestant.
La seule chose qui dut donner quelque stabilité à son existence
était la nécessité uniforme de payer chèrement le privilège d'être
ce qu'il était pour le moment. Mais quand on se met à réfléchir à ce
sujet, on s'étonne qu'au moyen âge les hommes, sauf les rois et les
percepteurs d'impôts, se soient donné la peine de vivre.

On ne saurait comparer les Vosges aux monts de la Forêt Noire, quant
à la beauté et à la variété. Pour le touriste, elles ont pourtant
sur eux une supériorité: leur pauvreté plus grande. Le paysan des
Vosges n'a pas cet air peu poétique de prospérité satisfaite qui
gâte son vis-à-vis de l'autre côté du Rhin. Les fermes et les
villages possèdent à un plus haut point le charme des choses
vétustes. Un autre intérêt que présentent les Vosges est ses ruines.
Beaucoup de ses nombreux châteaux sont perchés à des endroits où
l'on aurait pu croire que seuls les aigles aimeraient construire
leurs nids. D'autres, ayant été commencés par les Romains et achevés
par les Troubadours, ne présentent plus maintenant qu'un dédale de
murs restés debout, couvrant de larges espaces et où l'on peut
flâner pendant des heures.

Le fruitier et le marchand de primeurs sont des personnages inconnus
dans les Vosges. Presque toutes les denrées qu'ils vendraient y
poussent à l'état sauvage et le seul effort à faire pour les
acquérir est de les cueillir. Il est difficile quand on traverse les
Vosges de suivre à la lettre un programme, car la tentation de
s'arrêter par une journée chaude et de manger des fruits est
généralement trop forte pour qu'on y résiste. Des framboises--je
n'en avais jamais mangé d'aussi délicieuses,--des fraises des bois,
des groseilles en grappes et des groseilles à maquereau poussent à
profusion sur les pentes des collines, telles les mûres sauvages le
long des prairies anglaises. Le petit Vosgien n'a pas besoin de
voler dans un verger, il a la facilité de se rendre malade sans
commettre un péché. Il y a une quantité énorme de vergers dans les
Vosges; mais vouloir s'aventurer dans l'un d'eux avec l'intention de
voler des fruits serait une tentative aussi folle que celle d'un
poisson essayant de se faufiler dans une piscine sans avoir payé son
entrée. Naturellement on se trompe souvent.


Il nous arriva une après-midi d'atteindre un plateau après une
montée rude, et de nous arrêter peut-être trop longtemps, mangeant
probablement plus de fruits que nous ne pouvions en supporter; il y
en avait une telle profusion autour de nous, une telle variété! nous
commençâmes par quelques fraises attardées et nous passâmes aux
framboises. Puis Harris trouva un arbre plein de reines-claudes déjà
mûres.

--C'est je crois la meilleure aubaine que nous ayons eue jusqu'à
présent, dit George, nous ferions bien d'en profiter. (Ce qui nous
sembla de bon conseil.)

--C'est malheureux, objecta Harris, que les poires soient encore si
dures.

Il s'en plaignit pendant un moment, mais quand plus tard je
découvris quelques mirabelles d'une saveur tout à fait remarquable,
cela le consola presque entièrement.

--Je crois, dit George, que nous sommes encore trop au nord pour
trouver des ananas, j'aurais beaucoup de plaisir à manger un ananas
fraîchement cueilli. On se lasse vite de ces fruits trop courants.

--Le défaut de la contrée, c'est qu'elle produit trop de baies et
pas assez de gros fruits, observa Harris. Pour mon compte j'aurais
préféré une plus grande quantité de reines-claudes.

--Tiens, un homme qui monte la côte, remarquai-je, on dirait un
indigène. Il nous indiquera peut-être où trouver d'autres
reines-claudes.

--Il marche vite pour un vieil homme, dit Harris.

Il gravissait évidemment la côte avec une très grande rapidité. Si
bien que, autant que nous pussions en juger d'aussi loin, il nous
sembla remarquablement gai, chantant et criant à tue-tête, et
agitant les bras.

--Quelle bonne humeur a ce vieux! dit Harris, cela réconforte, cela
fait du bien à voir. Mais pourquoi porte-t-il son bâton sur
l'épaule? Pourquoi ne s'appuie-t-il pas dessus pour gravir cette
rude montée?

--Dites donc, je ne crois pas que ce soit un bâton, dit George.

--Qu'est-ce que cela peut être alors? questionna Harris.

--Mais il me semble bien que cela a une vague allure de fusil,
répliqua Georges.

--Ne croyez-vous pas que nous nous sommes peut-être trompés? suggéra
Harris. Ne croyez-vous pas que ceci ressemble fort à un verger
privé?


Je répondis:

--Vous souvenez-vous de cette histoire tragique, arrivée il y a
bientôt deux ans? Un soldat cueillit quelques cerises en passant
devant une maison et le paysan auquel appartenaient ces cerises
sortit de chez lui et tua le militaire sans un mot d'avertissement.

--Mais, dit George, il est sûrement défendu de tuer un homme d'un
coup de fusil pour quelques fruits cueillis.

--Naturellement, répondis-je, c'était tout à fait illégal. La seule
excuse fournie par son avocat fut que le paysan était très irascible
et qu'on avait touché à ses cerises favorites.

--Maintenant que vous en parlez, d'autres détails me reviennent en
mémoire, dit Harris, la commune dans laquelle le drame se déroula
fut obligée de payer de gros dommages-intérêts à la famille du
soldat décédé; ce qui n'était que juste.

George déclara:

--J'ai assez vu cet endroit. D'ailleurs, il se fait tard.

--S'il continue à marcher à cette allure, jeta Harris, il va tomber
et se faire du mal. Je ne veux pas assister à cet accident...


Je me vis déjà abandonné, seul là-haut, sans personne avec qui
causer. D'autre part, je ne me souvenais pas d'avoir depuis ma plus
tendre enfance, eu la joie de descendre une côte vraiment raide à
toute allure. J'estimai intéressant de voir si je pourrais revivre
cette sensation. C'est un exercice assez violent, mais, dit-on,
excellent pour le foie...


Nous passâmes cette nuit-là à Barr, jolie petite ville située sur le
chemin de Sainte-Odile, couvent intéressant et ancien perdu dans les
montagnes, où on est servi par de vraies nonnes et où l'addition est
faite par un prêtre. A Barr, un touriste entra juste avant le
souper. Il paraissait être anglais, mais parlait une langue comme je
n'en avais pas encore entendu jusqu'ici. C'était d'ailleurs un
langage élégant et agréable à ouïr. L'hôte le regarda, effaré;
l'hôtesse secoua la tête. Il soupira et essaya d'une autre langue
qui évoqua en moi des souvenirs lointains, quoique sur le moment je
ne pusse les localiser. Mais de nouveau personne ne comprit.

--C'est assommant, dit-il à haute voix en anglais.

--Ah! vous êtes anglais! s'exclama l'hôte, dont le visage s'éclaira.

--Et monsieur a l'air fatigué, ajouta l'hôtesse, une petite femme
avenante. Monsieur désire-t-il souper?

Tous deux parlaient l'anglais couramment et presque aussi bien que
l'allemand et le français; ils firent de leur mieux pour contenter
le voyageur. A souper il fut mon voisin de table. J'engageai la
conversation.

--Dites-moi, demandai-je (car le sujet m'intéressait), quelle est la
langue que vous parliez lorsque vous êtes entré?

--L'allemand.

--Oh! répliquai-je, je vous demande pardon.

--Vous ne m'aviez pas compris? continua-t-il.

--Certainement par ma faute. Mes connaissances sont très limitées.
En voyageant, on acquiert des bribes d'allemand à droite et à
gauche; mais naturellement ce n'est pas comme vous...

--L'hôte et sa femme ne m'ont pas compris non plus et c'est leur
langue.

--Je ne crois pas, dis-je. Les enfants par ici parlent allemand,
c'est vrai, et nos hôte et hôtesse le savent jusqu'à un certain
point. Mais à travers toute l'Alsace et la Lorraine les vieux
parlent toujours le français.

--Je leur ai aussi adressé la parole en français, et ils ne m'ont
pas mieux compris.

--C'est certainement très curieux!

--C'est évidemment très curieux, continua-t-il; dans mon cas c'est
même incompréhensible. Je suis titulaire de diplômes témoignant de
mon aptitude à parler les langues modernes. Je suis même lauréat de
français et d'allemand. La correction de mes constructions, la
pureté de ma prononciation étaient considérées à mon collège comme
absolument remarquables. Et cependant, quand je suis sur le
continent, personne pour ainsi dire ne comprend ce que je dis.
Pouvez-vous m'expliquer ce phénomène.

--Je crois que je le puis, répliquai-je. Votre prononciation est
trop parfaite. Vous vous souvenez des paroles de cet Ecossais qui
pour la première fois de sa vie goûtait du whisky pur: «Il est
excellent, mais je ne peux pas le boire.» Il en est de même de votre
allemand. Il fait moins l'effet d'un langage utilisable que d'une
récitation. Permettez-moi de vous donner un conseil: prononcez aussi
mal que possible et introduisez dans vos discours le plus de fautes
que vous pourrez.


C'est partout la même chose. Chaque peuple tient en réserve une
prononciation spéciale à l'usage exclusif des étrangers,
prononciation à laquelle il ne penserait pas à se conformer et qui
lui demeure incompréhensible quand on l'emploie. J'entendis une fois
une Anglaise expliquer à un Français comment prononcer le mot
«have».

--Vous le prononcez, disait la dame d'une voix pleine de reproches,
comme si on écrivait h-a-v. Mais ce n'est pas le cas. Il y a un e à
la fin.

--Je croyais, dit l'élève, qu'on ne prononçait pas l'e à la fin de
h-a-v-e.

--En effet on ne le prononce pas, expliqua le professeur, c'est ce
que vous appelez un e muet; mais il exerce une influence sur la
voyelle précédente: il en modifie un peu l'inflexion.

Jusque là, il avait toujours dit «have» d'une manière intelligible.
A partir de ce moment, quand il lui arrivait de prononcer ce mot, il
s'arrêtait, rassemblait ses idées et émettait un son que seul le
contexte pouvait expliquer.

A l'exception des martyrs de l'Eglise primitive, peu d'hommes ont,
je crois, enduré ce que j'ai enduré moi-même en essayant d'acquérir
la prononciation correcte du mot allemand qui signifie église,
«Kirche». Bien avant de m'en être tiré, je m'étais décidé à ne
jamais aller à l'église en Allemagne plutôt que de me faire du
mauvais sang à cause de ce mot.

--Non, non, m'expliquait mon professeur (c'était un homme qui
prenait sa tâche à coeur), vous le prononcez comme si on l'écrivait
K-i-r-ch-k-e. Il n'y a de _k_ qu'au commencement. C'est... (et pour
la vingtième fois dans cette matinée il me donnait à entendre la
manière de le prononcer).

Ce qui me parut triste, c'est que je n'aurais pour rien au monde pu
découvrir de différence entre sa manière de prononcer et la mienne.
De guerre lasse, il essayait une autre méthode:

--Vous prononcez ce mot du fond de la gorge. (C'était tout à fait
juste: c'était bien là ce que je faisais.) Je voudrais que vous le
prononçassiez d'ici tout en bas. (Et de son index gras il me
désignait la région de laquelle j'aurais dû tirer le son).

Après de pénibles efforts, ayant pour résultat de me faire émettre
des sons qui éveillaient en moi l'idée de tout, sauf d'un lieu de
recueillement, je m'excusais:

--Je sens que vraiment je ne pourrai jamais y arriver. J'avoue que
voici des années que je parle avec ma bouche. Je ne savais pas qu'un
homme fût capable de parler avec son estomac. Ne croyez-vous pas
qu'en, ce qui me concerne il est un peu tard pour l'apprendre?

Je finis par savoir prononcer ce mot correctement. A cet effet,
j'avais passé des heures dans des coins sombres et, à la grande
terreur des rares passants, m'étais exercé dans des rues
silencieuses. Mon professeur fut enchanté de moi et je fus satisfait
de moi-même jusqu'au jour où je mis les pieds en Allemagne. En
Allemagne, je constatai que personne ne comprenait ce que je voulais
dire. A cause de ce mot, jamais je ne pus m'approcher d'une église.
Il me fallut abandonner la prononciation correcte et revenir au prix
de nouveaux efforts à mon ancienne prononciation vicieuse. Alors
leur visage s'éclairait et ils me disaient, suivant le cas, que
c'était en tournant tel coin, ou au bout de la rue la plus proche.

Je pense également qu'on ferait mieux d'enseigner la prononciation
des langues étrangères sans demander à l'élève ces exploits
d'acrobatie interne qui sont souvent impossibles et toujours sans
profit. Voici le genre de conseils que l'on reçoit:

--Appuyez vos amygdales contre la partie inférieure de votre larynx.
Puis avec la partie convexe du septum recourbé, pas complètement,
mais presque, jusqu'à toucher la luette, essayez avec le bout de la
langue d'atteindre le corps thyroïde. Faites une large inspiration
et comprimez la glotte. Maintenant, sans desserrer les lèvres,
prononcez: «garou.»

Et même, si l'on surmonte la difficulté, ils ne sont pas contents.



CHAPITRE TREIZIÈME

_Une étude sur le caractère et la conduite de l'étudiant allemand.
Le duel d'étudiants allemands. Usages et abus. Impressions. L'ironie
de la chose. Moyen pour élever des sauvages. La Jungfrau: son goût
particulier quant à la beauté du visage. La Kneipe. Comment on
frotte une salamandre. Conseils à un étranger. Histoire qui aurait
pu se terminer tristement de deux maris, de leurs femmes et d'un
célibataire._


Sur le chemin du retour nous visitâmes une ville universitaire
allemande, désirant avoir un aperçu de la vie de l'étudiant,
curiosité que l'amabilité de quelques amis de là-bas nous permit de
satisfaire.

Le jeune Anglais joue jusqu'à ce qu'il ait atteint quinze ans, puis
travaille jusqu'à vingt ans. En Allemagne c'est l'enfant qui
travaille et le jeune homme qui joue. Le garçonnet allemand va à
l'école à sept heures du matin en été et à huit en hiver, et il
travaille à l'école. Ce qui fait qu'à seize ans il a une
connaissance sérieuse des classiques et des mathématiques, qu'il
sait autant d'histoire que n'importe quel individu appelé à prendre
place dans un parti politique est censé en savoir; à cela il joint
une science approfondie d'une ou deux langues modernes. C'est
pourquoi les huit semestres d'Université s'étendant sur une durée de
quatre ans sont inutilement longs, sauf pour les jeunes gens qui
visent un professorat. L'étudiant allemand n'est pas sportif, ce qui
est à déplorer, car il aurait fait un bon sportsman. Un peu de
football, un peu de bicyclette; de préférence, des carambolages en
des cafés enfumés;--mais d'une manière générale tous ou presque tous
perdent leur temps à vadrouiller, à boire de la bière et à se battre
en duel.

S'il est fils de famille, il entre dans un Korps--la cotisation
annuelle d'un Korps élégant est d'environ mille francs. S'il
appartient à la classe moyenne, il s'enrôle dans une Burschenschaft
ou une Landsmannschaft, ce qui coûte un peu moins cher. Ces groupes
se subdivisent à leur tour en cercles dans lesquels on s'efforce
d'assembler les jeunes gens des mêmes régions. Il y a le cercle des
Souabes, originaires de Souabe; des Franconiens, qui descendent des
Francs; des Thuringiens et ainsi de suite. Dans la pratique,
naturellement, la répartition n'est qu'approximative (selon mes
calculs, la moitié de nos régiments écossais sont formés de
Londoniens); mais cette division de chaque Université en une
douzaine de compagnies d'étudiants ne laisse pas d'atteindre à un
effet pittoresque. Chaque société a ses couleurs distinctives et
possède sa brasserie particulière fermée aux étudiants dont la
casquette arbore d'autres couleurs. Son objectif principal est
d'organiser des rencontres soit dans son propre sein, soit entre ses
membres et ceux de quelque Korps ou Schaft rival, en un mot
d'organiser la célèbre _Mensur_ allemande.

La Mensur a été décrite si souvent et si complètement que je ne veux
pas fatiguer mes lecteurs de détails oiseux sur ce sujet. Je ne veux
que donner mes impressions et principalement celles de ma première
Mensur,--parce que je crois que les premières impressions sont plus
authentiques que les opinions émoussées par l'échange des idées.

Un Français ou un Espagnol cherchera à vous faire croire que les
courses de taureaux sont une institution créée principalement dans
l'intérêt des taureaux: le cheval que vous imaginez hurlant de
souffrance, ne ferait que rire au spectacle comique de ses propres
entrailles. Votre ami français ou espagnol ne voudrait pas comparer
sa mort glorieuse et excitante à la froide brutalité des luttes
foraines. Si vous ne restez pas entièrement maître de vous, vous le
quittez avec le désir de créer en Angleterre un mouvement en faveur
de l'institution des courses de taureaux comme école de chevalerie.
Sans doute Torquemada était-il convaincu de l'humanité de
l'Inquisition. Une heure passée sur le chevalet devait procurer le
plus grand bien-être à un gros gentleman souffrant de crampes ou de
rhumatismes. Il se relevait avec plus de jeu, plus d'élasticité dans
les articulations. Les chasseurs anglais considèrent le renard comme
un animal dont le sort est enviable. On lui procure à bon marché un
jour de bon sport, pendant lequel il est le centre de l'attraction.

L'habitude vous rend indifférents aux pires usages. Le tiers des
Allemands que vous croisez dans la rue portent et porteront jusque
dans la mort les traces des vingt à cent duels qu'ils ont eus au
cours de leur vie d'étudiants. L'enfant allemand joue à la Mensur
dans la nursery et continue au lycée. Les Allemands sont arrivés à
croire que ce jeu n'est ni brutal, ni choquant, ni dégradant. Ils
allèguent qu'il est l'école du sang-froid et du courage pour la
jeunesse allemande. Mais l'étudiant allemand aurait besoin de bien
plus de courage pour ne pas se battre. Il ne se bat pas pour son
plaisir, mais pour satisfaire à un préjugé qui retarde de deux cents
ans.

Le seul effet que produise sur lui la Mensur est de le rendre
brutal. Il se peut que ce duel exige de l'adresse--on me l'a
affirmé,--mais on ne s'en aperçoit pas. Ce n'est somme toute qu'un
essai fructueux pour unir le grotesque au déplaisant. A Bonn, centre
aristocratique par excellence où règne un goût meilleur, et à
Heidelberg où les visiteurs des nations étrangères sont nombreux,
l'affaire se passe peut-être avec plus d'apparat. Je me suis laissé
dire que là le duel a lieu dans de belles pièces, que des médecins à
cheveux blancs y soignent les blessés, que des laquais en livrée y
servent à boire et à manger et que toute l'affaire y est menée avec
un certain cérémonial qui ne manque pas de caractère. Dans les
Universités plus essentiellement allemandes où les étrangers sont
rares et où on ne les attire pas, on s'en tient aux combats purs et
simples et ceux-ci n'ont rien de plaisant.

Ils sont même si répugnants que je conseille au lecteur quelque peu
délicat de s'abstenir d'en lire la description. On ne peut pas
rendre ce sujet attrayant et je ne me propose pas de l'essayer.

La pièce est nue et sordide, les murs sont souillés d'un mélange de
taches de bière, de sang et de suif; le plafond est enfumé; le
plancher couvert de sciure de bois. Une foule d'étudiants riant,
fumant, causant, quelques-uns assis par terre, d'autres perchés sur
des chaises où des bancs, forment le cadre.

Au centre, se faisant face, les combattants sont debout. Bizarres et
rigides, avec de grosses lunettes protectrices, le cou bien
enveloppé dans d'épais cache-nez, le corps carapaçonné d'une sorte
de matelas sale et les bras, ouatés, tendus au-dessus de leur tête,
ils ont l'air d'un burlesque sujet de pendule. Les seconds, plus ou
moins rembourrés eux aussi, la tête et le visage protégés par de
vastes casques en cuir, donnent aux combattants, non sans
brusquerie, la position convenable. On prête l'oreille au héraut
d'armes. L'arbitre prend place, le signal est donné, et aussitôt les
lourds sabres droits s'entrechoquent. Il n'y a ni animation, ni
adresse, ni élégance dans le jeu (je parle d'après mes propres
impressions). Le plus fort est vainqueur; c'est celui, dont le bras
emmaillotté peut tenir le plus longtemps sans trop faiblir ce grand
sabre mastoc, soit pour parer, soit pour frapper.

Tout l'intérêt réside dans le spectacle des blessures. Elles
apparaissent presque toujours aux mêmes endroits,--sur le sommet de
la tête ou sur la partie gauche de la face. Parfois une portion de
cuir chevelu ou un morceau de joue vole à travers les airs, pour
être ramassé et conservé soigneusement par son propriétaire ou, plus
exactement, par son ancien propriétaire qui, orgueilleusement, lui
fera faire le tour de la table lors des joyeux festins à venir; et
naturellement le sang coule à flots de chaque blessure. Il inonde
les docteurs, les seconds, les spectateurs; il asperge le plafond et
les murs; il sature les combattants et forme des mares dans la
sciure. A la fin de chaque assaut, les docteurs accourent et, de
leurs mains déjà dégouttantes de sang, compriment les plaies
béantes, les épongent avec de petits tampons d'ouate mouillée qu'un
aide tend sur un plateau. Naturellement, dès que l'homme se relève
et reprend sa besogne, le sang jaillit de nouveau, l'aveuglant à
moitié et mettant sur le plancher une glu où le pied glisse. Parfois
on voit les dents d'un homme découvertes jusqu'à l'oreille, ce qui
fait, que tout le reste du duel il sourit démesurément à la moitié
des spectateurs et offre à l'autre moitié un demi-visage revêche; ou
bien un nez fendu donne à son propriétaire jusqu'à la fin du combat
une matamoresque arrogance.

Comme le but de chaque étudiant est de quitter l'Université porteur
du plus grand nombre possible de cicatrices, je doute que personne
s'efforce jamais de changer quoi que ce soit à cette manière de
combattre. Le vrai vainqueur est celui qui sort du duel avec le plus
grand nombre de blessures. Recousu et raccommodé, il est à même le
mois suivant de parader de façon à provoquer l'envie de la jeunesse
allemande et l'admiration des jeunes filles de là-bas. Celui qui n'a
obtenu que quelques blessures insignifiantes se retire du combat
mécontent et désappointé.

Mais la bataille elle-même n'est que le commencement du
divertissement. Le deuxième acte a lieu dans la salle de pansement.
Les docteurs sont en général des étudiants de la veille qui, à peine
munis de leurs diplômes, manoeuvrent pour acquérir de la clientèle.
La vérité m'oblige à dire que ceux d'entre eux que j'ai approchés
m'ont paru gens peu distingués. Ils semblaient prendre plaisir à
leur tâche. Leur rôle, d'ailleurs, consiste à amplifier autant que
possible les souffrances, à quoi un vrai médecin ne se prêterait pas
volontiers. La manière dont l'étudiant supporte le pansement de ses
blessures compte autant pour sa réputation que la manière, dont il
les a reçues. Chaque opération doit être accomplie avec autant de
brutalité que possible, et les camarades épient soigneusement le
patient pour voir s'il traverse l'épreuve avec une apparence de joie
et de sérénité. La blessure souhaitable est une blessure bien nette
et qui bâille largement. Exprès on en rejoint mal les lèvres,
espérant que la cicatrice restera visible toute la vie. L'heureux
propriétaire d'une telle blessure, savamment entretenue et
maltraitée toute la semaine suivante, peut espérer épouser une femme
qui lui apportera une dot se chiffrant au moins par dizaines de
mille francs.

C'est ainsi que se passent ordinairement les épreuves
bi-hebdomadaires; bon an mal an, chaque étudiant prend part à
quelques douzaines de ces Mensurs. Mais il y en a d'autres
auxquelles les visiteurs ne sont pas admis. Lorsqu'un étudiant s'est
fait disqualifier au cours d'un combat pour quelque léger mouvement
instinctif interdit par leur code, il lui faut pour recouvrer son
honneur provoquer les meilleurs duellistes de son Korps. Il demande
et on lui accorde non pas un combat, mais une punition. Son
adversaire alors lui inflige systématiquement le plus grand nombre
possible de blessures. Le but de la victime est de montrer à ses
camarades qu'elle est capable de rester immobile tandis qu'on lui
taille la peau du crâne.

Je doute qu'on puisse produire un argument quelconque en faveur de
la Mensur allemande; en tout cas il ne concernerait que les deux
combattants. Je suis sûr que l'impression des spectateurs ne peut
être que mauvaise. Je me connais assez pour savoir que je ne suis
pas d'un tempérament extraordinairement sanguinaire. L'effet qu'elle
a donc eu sur moi doit être celui qu'elle produit sur la plupart des
mortels. La première fois, avant que le spectacle ne commençât
véritablement, j'étais curieux de savoir comment j'allais en être
affecté, quoique une certaine habitude des salles de dissection et
des tables d'opération m'eût déjà un peu aguerri. Lorsque le sang
commença à couler, les muscles et les nerfs à être mis à nu, je pus
analyser en moi un mélange de dégoût et de pitié. Mais je dois
avouer qu'au deuxième duel, ces sentiments raffinés tendirent à
disparaître et que le troisième étant en bonne voie, et l'odeur
spéciale et chaude du sang alourdissant l'atmosphère, je commençai à
voir rouge.

J'en voulais encore. J'examinai les visages des autres assistants,
et j'y vis réfléchies d'une manière évidente mes propres sensations.
Si le fait d'exciter l'appétit du sang chez l'homme moderne est une
bonne chose, je dirai alors que la Mensur est utile. Mais en est-il
ainsi? Nous nous enorgueillissons de notre civilisation et de notre
humanité, mais ceux qui ne sont pas assez hypocrites pour se tromper
eux-mêmes savent que sous nos chemises empesées se cache le sauvage
avec tous ses instincts. Il se peut qu'on désire parfois sa
résurrection, mais jamais on n'aura à craindre sa disparition
totale. D'un autre côté il semble peu sage de lui laisser les rênes
sur l'encolure.

Si l'on examine le duel d'une manière sérieuse, on trouve beaucoup
d'arguments en sa faveur. On ne saurait cependant en invoquer aucun
en faveur de la Mensur. C'est de l'enfantillage, et le fait d'être
un jeu cruel et brutal ne la rend nullement moins puérile: les
blessures n'ont aucune valeur par elles-mêmes; c'est leur origine
qui leur confère de la dignité et non leur taille. Guillaume Tell
est à très juste titre considéré comme un héros; mais que
penserait-on d'un club de pères de famille, fondé uniquement pour
que ses membres se réunissent deux fois par semaine sur ce
programme: abattre à l'arbalète une pomme posée sur la tête de leurs
fils. Les jeunes Allemands pourraient atteindre un résultat analogue
à celui dont ils sont si fiers en taquinant un chat sauvage. Devenir
membre d'une société dans le seul but de se faire hacher, rabaisse
l'esprit d'un homme au niveau de celui d'un derviche tourneur. La
Mensur est en fait la _reductio ad absurdum_ du duel; et si les
Allemands sont par eux-mêmes incapables d'en voir le côté comique,
on ne peut que regretter leur manque d'humour.

Si on ne peut approuver la Mensur, au moins peut-on la comprendre.
Le code de l'Université qui, sans aller jusqu'à encourager
l'ivresse, l'absout est plus difficile à admettre. Les étudiants
allemands ne s'enivrent pas tous. En fait, la majorité est sobre,
sinon laborieuse. Mais la minorité, qui a la prétention, du reste
admise, d'être le modèle de l'étudiant allemand, n'échappe à
l'ébriété perpétuelle que grâce à l'adresse péniblement acquise de
boire la moitié du jour et toute la nuit en conservant par un effort
suprême l'usage des cinq sens. Cela n'a pas sur tous la même
influence, mais il est fréquent de voir dans les villes
universitaires des jeunes gens, n'ayant pas encore atteint leurs
vingt ans, avec une taille de Falstaff et un teint de Bacchus de
Rubens. C'est un fait que les jeunes Allemandes peuvent se sentir
fascinées par une figure balafrée et tailladée jusqu'à sembler faite
de matières hétéroclites. Mais on ne découvrira sûrement rien
d'attrayant à une peau bouffie et couverte de pustules et à un
ventre projeté en avant et qui menace de déséquilibrer le reste de
l'individu. D'ailleurs, que pourrait-on attendre d'autre d'un
jouvenceau qui commence à dix heures du matin, par le Frühschoppen,
à boire de la bière, et finit à quatre heures du matin à la
fermeture de la Kneipe?

La Kneipe, on pourrait l'appeler une des assises de la société. Elle
sera très calme ou très bruyante, suivant sa composition. Un
étudiant invite une douzaine ou une centaine de ses camarades au
café et les pourvoit de bière et de cigares à bon marché autant
qu'ils en peuvent avaler ou fumer; le Korps peut aussi lancer les
invitations. Ici, comme partout, on remarque le goût allemand pour
la discipline et l'ordre. Lorsque entre un convive, tous ceux qui
sont assis autour de la table se lèvent et saluent, les talons
joints. Quand la table est au complet, on élit un président qui est
chargé d'indiquer le numéro des chansons. On trouve sur la table des
recueils imprimés de ces chansons, un pour deux convives. Le
président annonce: «numéro vingt-quatre, premier vers», et aussitôt
tous commencent à chanter, chaque couple tenant son livre,
exactement comme on tient à deux un livre d'hymnes à l'église. A la
fin de chaque vers on observe une pause, jusqu'à ce que le président
fasse commencer le suivant. Tout Allemand ayant appris le solfège et
la plupart jouissant d'une belle voix, l'effet d'ensemble est
impressionnant.


Si les attitudes évoquent le chant des hymnes religieuses, les
paroles de ces chansons redressent souvent cette impression. Mais
qu'il s'agisse d'un chant patriotique, d'une ballade sentimentale ou
d'un refrain qui choquerait la plupart des jeunes Anglais, on le
chante toujours d'un bout à l'autre avec un sérieux imperturbable,
sans un sourire, sans une fausse note. A la fin le président crie
«Prosit!» Tout le monde répond «Prosit!» et le moment d'après tous
les verres sont vides. Le pianiste se lève et salue et on répond à
son salut. Puis la Fraülein remplit les verres.

Entre les chants on porte des toasts à la ronde; mais on applaudit
peu et on rit encore moins. Les étudiants allemands trouvent
préférable de sourire et d'opiner du bonnet d'un air grave.

On honore parfois certains convives, en leur portant un toast
particulier appelé «Salamander», qui comporte une solennité
exceptionnelle.

--Nous allons, dit le président, frotter une salamandre (_einen
Salamander reiben_).

Nous nous levons tous et nous nous tenons comme un régiment au garde
à vous.

--Est-ce que tout est prêt? (_Sind die Stoffe parat?_) interroge le
président.

--_Sunt_, répondons-nous d'une seule voix.

--_At exercitium Salamandri_, dit le président (et nous nous tenons
prêts).

--_Eins!_ (Nous frottons nos verres d'un mouvement circulaire sur la
table.)

--_Zwei!_ (De nouveau les verres tournent; de même à _Drei!_)

--_Bibite!_ (Buvez!)

Et avec un ensemble automatique tous les verres sont vidés et
maintenus en l'air.

--_Eins!_ dit le président. (Le pied de chaque verre vide frôle la
table avec un bruit de galets roulés par la vague.)

--_Zwei!_ (Le roulement reprend et meurt.)

--_Drei!_ (Les verres frappent la table tous du même coup, et nous
nous retrouvons assis.)

La distraction de la Kneipe consiste pour deux étudiants à
s'invectiver (naturellement pour rire) et à se provoquer ensuite en
un duel à boire. On désigne un arbitre; on remplit deux verres
énormes et les hommes se font face, tenant les anses à pleines
mains; tout le monde les regarde. L'arbitre donne le signal du
départ et l'instant d'après on entend la bière descendre rapide les
pentes de leurs gosiers. L'homme qui heurte le premier la table de
son verre vide est proclamé vainqueur.

Les étrangers qui prennent part à une Kneipe et qui désirent se
comporter à la manière allemande feront bien, avant de commencer,
d'épingler leurs nom et adresse sur leur veston. L'étudiant allemand
est la courtoisie personnifiée et, quel que puisse être son propre
état, il veillera à ce que, par un moyen ou un autre, ses hôtes
soient reconduits chez eux sains et saufs avant l'aurore. Mais
naturellement on ne saurait lui demander de se rappeler les
adresses.

On me raconta l'histoire de trois hôtes d'une Kneipe berlinoise qui
aurait pu avoir des résultats tragiques. Nos étrangers étaient
d'accord pour pousser les choses à fond. Chacun d'eux écrivit son
adresse sur sa carte et l'épingla sur la nappe en face de sa place.
Ce fut une faute. Ils auraient dû, comme je l'ai dit, l'épingler à
leur veston. Un homme peut changer de place à table, même
inconsciemment et réapparaître de l'autre côté; mais partout où il
va il emmène son veston.

Sur le matin, le président proposa que pour la plus grande commodité
de ceux qui se tenaient encore droit, on renvoyât chez eux tous les
messieurs qui se montraient incapables de soulever leur tête de la
table. Parmi ceux qui ne s'intéressaient plus aux événements étaient
nos trois Anglais. On décida de les charger dans un fiacre et de les
renvoyer chez eux sous la surveillance d'un étudiant relativement de
sang-froid. S'ils étaient restés à leur place initiale pendant toute
la soirée, tout se serait passé au mieux; mais malheureusement ils
s'étaient promenés et personne ne sut quel était le propriétaire de
telle ou telle carte. Nul ne le savait et eux moins que personne.
Dans la gaieté générale, cela ne sembla pas devoir être d'une trop
grande importance. Il y avait trois gentlemen et trois adresses. Je
crois qu'on pensait que même en cas d'erreur le tri pourrait
s'opérer dans la matinée. On mit donc les trois messieurs dans une
voiture; l'étudiant relativement de sang-froid prit les trois cartes
et ils s'en allèrent, salués des acclamations et des bons voeux de
la compagnie.

Pour avoir bu de la bière allemande on n'est pas--et c'est son
avantage--gris comme on sait l'être en Angleterre. Son ivresse n'a
rien de répugnant; elle ne fait qu'alourdir: on n'a pas envie de
parler; on veut avoir la paix, pour dormir, n'importe où.

Le conducteur de la troupe fit arrêter la voiture à l'adresse la
plus proche. Il en tira le plus atteint, jugeant naturel de se
débarrasser d'abord de celui-là. Aidé du cocher il le porta jusqu'à
son étage et sonna. Le domestique de la pension de famille vint
ouvrir à moitié endormi; ils firent entrer leur charge et
cherchèrent une place où la déposer. La porte d'une chambre à
coucher était ouverte, la chambre était vide, quelle belle occasion!
Ils le mirent là. Ils le débarrassèrent de tout ce qui pouvait être
retiré facilement, puis le couchèrent dans le lit. Cela fait, les
deux hommes, satisfaits, retournèrent à la voiture.


A la suivante adresse ils s'arrêtèrent de nouveau. Cette fois, en
réponse à leur sonnerie apparut une dame en robe de chambre avec un
livre à la main. L'étudiant allemand ayant lu la première des deux
cartes qu'il tenait demanda s'il avait le plaisir de s'adresser à
madame Y. Et, en l'occasion, le plaisir, s'il y en avait, paraissait
bien être entièrement de son côté. Il expliqua à Frau Y., que le
monsieur qui pour le moment ronflait contre le mur était son mari.
Cette nouvelle ne provoqua chez elle aucun enthousiasme; elle ouvrit
simplement la porte de la chambre à coucher, puis s'en fut. Le
cocher et l'étudiant rentrèrent le patient et le couchèrent sur le
lit. Ils ne se donnèrent pas la peine de le déshabiller; ils se
sentaient trop fatigués! Ils n'aperçurent plus la maîtresse de
maison et pour ce motif se retirèrent sans prendre congé.

La dernière carte était celle d'un célibataire descendu à l'hôtel.
Ils amenèrent donc leur dernier voyageur à cet hôtel, en firent
livraison au portier de nuit et le quittèrent.


Or voici ce qui s'était passé à l'endroit où l'on avait effectué le
premier déchargement. Quelque huit heures auparavant, monsieur X.
avait dit à madame X.:

--Je crois, ma chérie, vous avoir dit que je suis invité ce soir à
prendre part à ce qu'on appelle une Kneipe?

--Vous avez en effet parlé de quelque chose de ce genre, répliqua
madame X. Qu'est-ce que c'est qu'une Kneipe?

--Eh bien, ma chérie, c'est une sorte de réunion de célibataires, où
les étudiants se rendent pour bavarder et chanter et fumer, et pour
toutes sortes d'autres choses, comprenez-vous?

--Bon. J'espère que vous allez bien vous amuser, dit madame X., qui
était aimable et d'esprit large.

--Ce sera intéressant, observa monsieur X. Voilà longtemps que je
désirais y assister. Il se peut, il est fort possible que je rentre
un peu tard.

--Qu'entendez-vous par tard?

--C'est assez difficile à dire. Vous comprenez, ces étudiants sont
tant soit peu turbulents lorsqu'ils se réunissent... Et puis j'ai
tout lieu de croire qu'on portera un certain nombre de toasts. Je ne
sais comment je m'y plairai. Si j'en trouve le moyen, je les
quitterai de bonne heure, mais à la condition que je le puisse sans
les froisser. Si je ne peux pas...

--Vous devriez emprunter un passe-partout aux gens de la maison,
conseilla madame X. qui, ainsi que j'ai déjà dit, était une femme
raisonnable. Je coucherai avec Dolly, si bien que vous ne me
dérangerez pas quelle que soit l'heure de votre retour.

--C'est une excellente idée, acquiesça monsieur X. J'ai horreur de
vous déranger. Je rentrerai sans bruit et me glisserai dans le lit.

A un certain moment, au milieu de la nuit, peut-être déjà vers le
matin, Dolly, la soeur de madame X., se réveilla et prêta l'oreille.

--Jenny, dit-elle, as-tu entendu?

--Oui, chérie, répondit madame X., ça va bien. Rendors-toi.

--Mais qu'est-ce qu'il y a? ne crois-tu pas que c'est le feu?

--Je pense que c'est Percy. Je suppose que dans l'obscurité il aura
trébuché sur un objet quelconque. Ne t'inquiète pas, ma chérie,
rendors-toi.

Mais sitôt que Dolly se fut assoupie, madame X., qui était une bonne
épouse, pensa qu'elle devrait se lever doucement pour voir si Percy
allait bien. Enfilant son peignoir et chaussant ses pantoufles, elle
se glissa par le couloir jusqu'à sa propre chambre. Il aurait fallu
un tremblement de terre pour réveiller le monsieur qui reposait sur
le lit. Elle alluma une bougie et s'en approcha avec précaution.

Ce n'était pas Percy; ce n'était même pas quelqu'un qui lui
ressemblât. Elle eut la sensation que ce n'était pas le genre
d'homme qu'elle aurait jamais choisi pour mari, jamais, en aucune
circonstance. Et dans l'état où il se trouvait actuellement, il lui
inspirait même une aversion prononcée. Elle n'eut qu'un désir: se
débarrasser de l'intrus.

Mais il avait un je ne sais quel air qui lui rappelait quelqu'un.
Elle s'approcha davantage et le considéra de plus près. Ses
souvenirs se précisèrent. Ce devait sûrement être monsieur Y., un
monsieur chez qui Percy et elle avaient dîné le jour de leur arrivée
à Berlin.

Qu'est-ce qu'il venait faire là? Elle posa la bougie sur la table,
prit sa tête entre ses mains et se mit à réfléchir. Le jour se fit
vivement dans son esprit. Percy était allé à la Kneipe avec ce même
monsieur Y. Une erreur avait été commise. On avait ramené monsieur
Y. à l'adresse de Percy. Donc Percy à ce moment...


Les éventualités terribles que cette situation comportait se
présentèrent à son esprit. Retournant à la chambre de Dolly, elle se
rhabilla à la hâte et descendit en silence. Elle trouva heureusement
une voiture et se fit conduire chez madame Y. Disant au cocher
d'attendre, elle vola jusqu'à l'étage supérieur et sonna avec
insistance. La porte fut ouverte comme auparavant par madame Y.,
toujours vêtue de son peignoir et tenant toujours son livre à la
main.

--Madame X.! s'écria madame Y. Qu'est-ce qui peut vous amener ici?

--Mon mari! (c'était tout ce que la pauvre madame X. trouvait à dire
pour l'instant) est-il ici?

--Madame X., répliqua madame Y. en se redressant de toute sa
hauteur, comment osez-vous...?

--Oh! comprenez-moi bien, s'excusa madame X., c'est une erreur
épouvantable. Ils ont dû apporter mon pauvre Percy ici, au lieu de
le conduire chez nous, sûrement. Allez voir, je vous en prie.

--Ma chère, dit madame Y., qui était beaucoup plus âgée et plus
posée, ne vous énervez pas. Il y a une demi-heure qu'ils l'ont
apporté ici et, pour vous dire la vérité, je ne l'ai pas regardé. Il
est là-dedans. Je ne crois pas qu'ils se soient même donné la peine
de lui ôter ses chaussures. Si vous restez calme, nous le
descendrons et le rentrerons sans qu'âme qui vive entende mot de
cette affaire.

En vérité madame Y. semblait très empressée à venir en aide à madame
X.

Elle poussa la porte. Madame X. entra, mais pour reparaître
aussitôt, pâle et décomposée.

--Ce n'est pas Percy, dit-elle. Qu'est-ce que je vais faire?

--Je voudrais bien que vous ne commissiez pas de telles erreurs, dit
madame Y., se préparant à son tour à pénétrer dans la chambre.

Madame X. l'arrêta:

--Et ce n'est pas non plus votre mari.

--Allons donc, riposta madame Y.

--Je vous dis que ce n'est pas lui, je le sais, car je viens de le
quitter, dormant sur le lit de Percy.

--Mais... comment cela se fait-il? tonna madame Y.

--Ils l'ont apporté là et l'ont déposé, expliqua madame X., en se
mettant à pleurer. C'est ce qui m'avait fait croire que Percy devait
être ici.

Les deux femmes se regardaient muettes. Le silence était troublé
seulement par le ronflement du monsieur qu'on entendait à travers la
porte entrebâillée.

--Mais alors qui est là dedans? demanda madame Y., qui se ressaisit
d'abord.

--Je ne sais pas; c'est la première fois que je le vois. Croyez-vous
que ce soit quelqu'un que vous connaissiez?

Mais madame Y. se précipitait déjà vers la porte.

--Qu'allons-nous faire, mon Dieu? dit madame X.

--Je sais ce que _moi_ je vais faire, dit madame Y. Je m'en vais
rentrer avec vous et reprendre mon mari.

--Il dort d'un sommeil de plomb, objecta madame X.

--Je le connais depuis longtemps sous ce jour, répliqua madame Y. en
boutonnant son manteau.

--Mais alors où est Percy? sanglota la pauvre petite madame X. en
descendant les escaliers.

--Ça, ma chère, c'est une question que vous pourrez _lui_ poser.

--S'ils commettent des erreurs de ce genre, il est impossible de
savoir ce qu'ils ont pu faire de lui.

--Nous ferons une enquête demain matin, dit madame Y. consolatrice.

--Je trouve que ces Kneipe sont pleines de désagréments, je ne
laisserai plus jamais Percy y retourner, jamais tant que je vivrai.

--Chère amie, si vous comprenez votre devoir, jamais il n'en aura
plus envie.

Et le bruit a couru que jamais plus il n'y retourna.

Mais, comme je l'ai dit, toute l'erreur provenait de ce que l'on
avait épinglé les cartes à la nappe et non aux vestons. Et sur cette
terre les erreurs sont toujours punies sévèrement.



CHAPITRE QUATORZIÈME

_Qui est sérieux, comme il convient à un chapitre dans lequel on
prend congé du lecteur. Les Allemands du point de vue anglo-saxon.
La Providence en casque et en uniforme. Le paradis du malheureux
idiot. Comment on se pend en Allemagne. Qu'arrive-t-il aux bons
Allemands quand ils meurent? L'instinct militaire peut-il suffire à
tout? De l'Allemand boutiquier. La manière dont il supporte la vie.
La Femme moderne là, comme partout ailleurs. Ce qu'on peut dire
contre les Allemands comme peuple. Fin de la «balade»._


N'importe qui pourrait gouverner ce pays, dit George, moi, par
exemple.

Nous étions assis dans le jardin du Kaiser Hof à Bonn; nous
regardions le Rhin. C'était la dernière soirée de notre «balade»; le
train qui devait partir le lendemain à la première heure allait
marquer le commencement de la fin.

--J'écrirais sur un morceau de papier tout ce que je voudrais que le
peuple fît, continua George, je trouverais une maison recommandable
pour l'imprimer à un nombre suffisant d'exemplaires que
j'expédierais à travers les villes et les villages; et tout serait
dit.

On ne retrouve plus dans l'Allemand contemporain, personnage doux et
placide dont la seule ambition semble être de payer régulièrement
ses impôts et de faire ce que lui ordonne celui que la Providence a
bien voulu placer au-dessus de lui,--on ne retrouve plus le moindre
vestige de son ancêtre sauvage, à qui la liberté individuelle
paraissait aussi nécessaire que l'air; qui accordait à ses
magistrats le droit de délibérer, mais qui réservait le pouvoir
exécutif à la tribu; qui suivait son chef, mais ne s'abaissait pas
jusqu'à lui obéir. De nos jours on entend parler de socialisme, mais
c'est d'un socialisme qui ne serait que du despotisme dissimulé sous
un autre nom. L'électeur allemand ne se pique pas d'originalité. Il
est désireux, que dis-je? il éprouve l'angoissant besoin de se
sentir contrôlé et réglementé en toute chose. Il ne critique pas son
gouvernement, mais sa constitution. Le sergent de ville est pour lui
un dieu et on sent qu'il le sera toujours. En Angleterre, nous
considérons nos agents comme des êtres nécessaires mais neutres. La
plupart des citoyens s'en servent surtout comme de poteaux
indicateurs; et dans les quartiers fréquentés de la ville, on estime
qu'ils sont utiles pour aider les vieilles dames à passer d'un côté
de la rue à l'autre. A part la reconnaissance qu'on leur marque pour
ces services, je crois qu'on ne s'en occupe pas beaucoup. En
Allemagne, au contraire, on adore l'agent de police comme s'il était
un petit dieu et on l'aime comme un ange gardien. Il est pour
l'enfant allemand un mélange de Père Noël et de Croquemitaine. Le
grand désir de tout enfant allemand est de plaire à la police. Le
sourire d'un sergent de ville le rend orgueilleux. On ne peut plus
vivre avec un enfant allemand à qui un sergent de ville a tapoté
amicalement la joue: sa suffisance le rend insupportable.

Le citoyen allemand est un soldat dont l'agent de police est
l'officier. L'agent lui indique la rue dans laquelle marcher et la
vitesse permise. A l'entrée de chaque pont se trouve un agent qui
indique aux Allemands la manière de le traverser. Si le quidam ne
trouvait pas cet agent à sa place, il s'asseoirait probablement et
attendrait que la rivière ait fini de couler devant lui. Aux
stations de chemin de fer l'agent l'enferme à clef dans la salle
d'attente, où il ne peut se faire de mal. Quand l'heure du départ a
sonné, il le fait sortir et le met entre les mains du chef de train,
qui n'est qu'un sergent de ville revêtu d'un uniforme différent. Le
chef de train lui indique la place qu'il doit occuper, l'endroit où
il devra descendre, et il veille à ce qu'il descende au bon moment.
En Allemagne l'individu n'assume aucune responsabilité. On vous
mâche la besogne et on vous la mâche bien. Vous n'êtes pas censé
vous conduire de votre propre initiative; on ne vous blâme pas, si
vous ne savez pas vous conduire vous-même; c'est le rôle du sergent
de ville allemand de s'occuper de vous et de vous conduire. A
supposer même que vous soyez un idiot fieffé, votre stupidité ne
constituerait pas une excuse pour lui, s'il vous arrivait quelque
désagrément. Quel que soit l'endroit où vous soyez et quoi que vous
fassiez, vous êtes toujours sous sa protection et il prend soin de
vous,--il prend bien soin de vous; on ne saurait le nier.

Si vous vous perdez, il vous retrouve; si vous perdez un objet vous
appartenant, il vous le retrouve. Si vous ne savez pas ce que vous
voulez, il vous le dit. Si vous désirez quelque chose d'utile, il
vous le procure. On n'a pas besoin de notaire en Allemagne. Si vous
voulez acheter ou vendre une maison ou un champ, l'Etat se charge de
servir d'intermédiaire. Si on vous a roulé, l'Etat se constitue
votre défenseur. L'Etat vous marie, vous assure; pour un peu il se
ferait même votre partenaire aux jeux de hasard.

Le gouvernement allemand dit au citoyen allemand:

--Arrangez-vous pour naître, nous ferons le reste. Que vous soyez
chez vous ou dehors, que vous soyez malade ou en bonne santé, qu'il
s'agisse de vos plaisirs ou de votre travail, nous vous montrerons
le bon chemin et veillerons à ce que vous le suiviez. Ne vous
inquiétez de rien.

Et effectivement l'Allemand ne s'inquiète de rien. S'il n'arrive pas
à rencontrer un sergent de ville, il continue sa route jusqu'au
moment où il trouve une ordonnance de police placardée sur un mur.
Il la lit, puis il repart et fait ce qu'elle commande.


Je me souviens d'avoir vu dans une ville allemande (je ne me
rappelle plus laquelle,--ça n'a d'ailleurs pas d'importance, la
chose aurait pu arriver n'importe où) une grille ouverte sur un
jardin où l'on donnait un concert. Rien n'empêchait celui qui aurait
voulu y pénétrer de se mêler à la foule des auditeurs sans rien
payer. En fait, des deux grilles du jardin séparées par deux cent
cinquante mètres, c'était celle dont l'accès était le plus commode.
Cependant, dans la foule des passants, pas un seul ne songeait à
entrer par cette porte. Ils continuaient patiemment sous un soleil
de plomb jusqu'à l'autre entrée, où un homme était aposté pour
percevoir l'argent. J'ai vu des petits garçons allemands s'arrêter
avec envie devant un lac gelé et désert. Ils auraient pu y glisser
et y patiner des heures durant, sans que jamais personne en sût
rien. La foule et la police en étaient éloignées de plus d'un
demi-mille. Rien ne les eût empêchés de s'y aventurer, mais ils
savaient que c'était défendu. C'est à se demander si le Teuton fait
partie de notre humanité faillible. Ce peuple, ne dirait-on pas? se
compose uniquement d'anges qui, descendant du ciel pour boire un
bock, ont atterri en Allemagne, convaincus qu'il n'est bons bocks
que là.

En Allemagne, les routes sont bordées d'arbres fruitiers. Aucune
voix, sauf celle de la conscience, ne saurait empêcher les hommes ou
les enfants d'en cueillir et d'en manger des fruits. En Angleterre,
les enfants mourraient par centaines du choléra et les médecins
s'épuiseraient à essayer d'enrayer les conséquences d'excès
accomplis par des gens se gavant de pommes acides et d'autres fruits
pas mûrs. Mais en Allemagne un gamin parcourt des kilomètres sur des
routes bordées d'arbres fruitiers, pour aller acheter au village
prochain deux sous de poires. L'Anglo-Saxon qui passerait sous ces
arbres sans protection, pliants sous le poids succulent des fruits
mûrs, trouverait stupide de ne pas profiter de l'aubaine et de
mépriser ainsi les dons de la Providence.

J'ignore si cela est, mais il ne m'étonnerait pas d'apprendre qu'en
Allemagne, lorsqu'un homme est condamné à mort, on lui donne un bout
de corde en lui enjoignant d'aller se pendre. Cela épargnerait à
l'Etat beaucoup d'ennuis et de travail; je vois d'ici le criminel
allemand rapportant chez lui le bout de corde, lisant soigneusement
les ordres de la police et se préparant à les exécuter dans sa
propre cuisine.

Les Allemands sont de bonnes gens. Peut-être les meilleures de la
terre; c'est un peuple bienveillant et qui n'est pas égoïste. Je
suis persuadé que la majorité d'entre eux iront au paradis. En les
comparant aux autres nations chrétiennes, on est fatalement amené à
conclure que le paradis est organisé d'après leurs idées. Mais je ne
comprends pas comment ils y arrivent. Je ne puis pas croire que
l'âme d'un Allemand ait suffisamment d'initiative pour prendre seule
son vol jusqu'au paradis et frapper à la porte de saint Pierre.
Selon moi, on les transporte là-haut par petits paquets et on les
fait entrer sous la direction d'un sergent de ville défunt.

Carlyle a dit des Prussiens, et cela s'applique à tout le peuple
allemand, qu'une de leurs vertus principales résidait dans leur
capacité d'obéir au commandement. On peut dire des Allemands que ce
sont gens à aller partout où on leur commande d'aller et à faire
toujours ce qu'on leur ordonne. Envoyez-les en Afrique ou en Asie
sous la direction de quelqu'un portant l'uniforme, ils feront sans
faute d'excellents colons, tenant tête aux difficultés comme ils
tiendraient tête au diable lui-même pourvu qu'ils en aient reçu
l'ordre. Livré à lui-même, l'Allemand s'étiolerait bien vite et
mourrait, non faute d'intelligence, mais manque de la plus petite
parcelle de confiance en soi.

L'Allemand a été si longtemps le soldat de l'Europe que chez lui
l'instinct militaire est devenu atavique. Il possède toutes les
vertus militaires, mais les vertus militaires ont aussi leurs
inconvénients. On m'a raconté l'histoire d'un valet allemand sorti
depuis peu de la caserne, auquel son maître avait donné une lettre à
porter quelque part avec ordre d'y attendre la réponse. Les heures
passaient sans que l'homme revînt. Son maître, anxieux, se mit en
route à son tour et le trouva là où il avait été envoyé, tenant la
réponse à la main. Il attendait d'autres ordres. D'aucuns croiront
cette histoire exagérée. Je me porte garant de son exactitude.

L'étonnant est que le même homme, qui en tant qu'individu est faible
comme un enfant, devient dès qu'il revêt son uniforme un être
intelligent, capable de prendre une initiative et d'endosser une
responsabilité. L'Allemand peut diriger les autres, être dirigé par
les autres, mais il ne peut pas se diriger lui-même. Le remède
indiqué serait que chaque Allemand fût exercé au métier d'officier,
puis placé sous son propre commandement. Il se donnerait sûrement
des ordres empreints de sagesse et d'habileté, et veillerait à ce
qu'il s'obéît avec diligence, tact et précision.

Les écoles sont responsables au premier chef de cette orientation du
caractère allemand. Leur enseignement fondamental est le «devoir».
C'est un bel idéal pour un peuple; mais avant de l'admirer sans
réserve, faudrait-il avoir une conception claire de ce que l'on
entend par «devoir». L'idée qu'en ont les Allemands semble être:
«obéissance aveugle à tout ce qui porte galon». C'est l'antithèse
absolue de la conception anglo-saxonne; mais comme les Anglo-Saxons
prospèrent aussi bien que les Teutons, il doit y avoir du bon dans
chaque système. Jusqu'ici les Allemands ont eu le bonheur d'être
excellemment gouvernés; si cela continue, la fortune ne cessera pas
de leur sourire. Les difficultés commenceront le jour où par un
hasard quelconque leur machine gouvernementale se déréglera. Mais il
se peut que leur système ait le privilège de produire, au fur et à
mesure des besoins, un continuel renouvellement de bons gouvernants.
Ça en a tout l'air.

Je suis porté à croire que les Allemands, en tant que commerçants, à
moins qu'ils ne changent fort, seront toujours dépassés par leurs
concurrents anglo-saxons; et cela à cause de leurs vertus. La vie
leur semble plus importante qu'une misérable course aux richesses.
Un peuple qui ferme ses banques et ses bureaux de poste pendant deux
heures au beau milieu de la journée, pour aller faire dans le sein
de la famille un repas plantureux, avec peut-être un petit somme
pour dessert, ne peut pas espérer, et sans doute ne le désire même
pas, lutter avec un peuple qui prend ses repas sur le pouce et qui
dort avec le téléphone à la tête de son lit. En Allemagne, la
différence entre les classes n'est pas assez marquée, du moins
jusqu'à présent, pour qu'on y fasse de la lutte pour la vie une
affaire capitale comme en Angleterre. Excepté dans l'aristocratie
campagnarde, dont les barrières sont infranchissables, la différence
de caste compte à peine. Frau Professeur et Frau Charcutière se
rencontrent au Kaffeeklatsch hebdomadaire et échangent les derniers
potins avec la plus franche cordialité. Le loueur de chevaux et le
médecin trinquent en frères dans leur brasserie favorite. Le riche
entrepreneur en bâtiment, lorsqu'il projette une excursion en
voiture, invite son contremaître et son tailleur à se joindre à lui
avec leur famille. Chacun apporte sa part de vivres et tous en
choeur entonnent en rentrant le même refrain. Un homme ne sera pas
tenté, tant que durera cet état de choses, de sacrifier les
meilleures années de sa vie au désir d'amasser une fortune pour ses
vieux jours. Ses goûts et davantage encore ceux de sa femme restent
modestes. Il aime dans son appartement ou sa villa les meubles en
peluche rouge avec une profusion de laque et de dorure. Mais cela le
regarde; et il se peut que ce goût ne soit pas plus critiquable que
celui qui mêle du mauvais Elisabeth à des copies de Louis XV, le
tout orné de photographies et éclairé à la lumière électrique. Il
fait décorer la façade de sa maison par l'artiste du pays: une
bataille sanglante, largement coupée par la porte d'entrée, en
garnit le bas; tandis qu'un ange, ayant la tête de Bismarck, voltige
entre les fenêtres de la chambre à coucher. Il lui suffit de voir
des tableaux de maîtres anciens au musée; et, comme la mode d'avoir
des oeuvres d'art à domicile n'a pas encore pénétré dans le
Vaterland, il ne se sent pas forcé de gaspiller son argent pour
transformer sa maison en boutique d'antiquaire.


L'Allemand est gourmand. Il existe des fermiers anglais qui, tout en
prétendant que leur métier ne nourrit pas son homme, font
joyeusement leurs sept repas solides par jour. Une fois par an a
lieu en Russie une fête qui dure une semaine pendant laquelle on
enregistre de nombreux décès occasionnés par une indigestion de
crêpes; mais c'est une fête religieuse et une exception. L'Allemand
comme gros mangeur tient la première place entre toutes les nations
de la terre. Il se lève de bonne heure et en s'habillant avale
vivement quelques tasses de café avec une demi-douzaine de petits
pains chauds beurrés. Il ne s'attable pas avant dix heures pour
prendre un repas digne de ce nom. A une heure ou une heure et demie
a lieu son repas principal. C'est une affaire sérieuse qui dure
quelques heures. A quatre heures il va au café où il boit du
chocolat et mange des gâteaux. Il passe en général ses soirées à
manger,--non qu'il fasse le soir un repas sérieux (cela lui arrive
rarement), il se contente d'une série de casse-croûtes,--mettons: à
sept heures une bouteille de bière avec un ou deux «belegte Semmel»;
au théâtre, pendant l'entr'acte, une autre bouteille de bière et un
«Aufschnitt»; une demi-bouteille de vin blanc et des «Spiegeleier»
avant de rentrer, puis un morceau de saucisse ou de fromage qu'il
fait glisser avec un peu de bière, juste avant de se mettre au lit.

Mais ce n'est pas un gourmet. La cuisine française, non plus que les
prix français, n'est pas en usage dans ses restaurants. Il préfère
aux meilleurs crus de Bordeaux ou de Champagne sa bière ou son vin
blanc national et à bon marché. Et en réalité cela vaut mieux pour
lui: il semble, en effet, que chaque fois qu'un vigneron français
vend une bouteille de vin à un hôtelier ou à un marchand de vins
allemand, il soit obsédé par le souvenir de Sedan. C'est une
revanche ridicule, car en thèse générale ce n'est pas un Allemand
qui la boit: la victime est le plus souvent un innocent voyageur
anglais. Il se peut aussi que le marchand français n'ait pas oublié
Waterloo et pense qu'en tous les cas sa vengeance atteindra son but.

Les distractions coûteuses sont fort peu à la mode en Allemagne; on
n'en offre pas et on n'en attend pas. A travers le Vaterland tout se
passe à la bonne franquette. L'Allemand ne dépense pas d'argent à
des sports onéreux et ne se ruine pas en frais de toilette pour
plaire à un cercle de parvenus. Il peut pour quelques marks
satisfaire son goût de prédilection, une place à l'opéra ou au
concert; et sa femme et ses filles s'y rendent à pied avec des robes
confectionnées par elles-mêmes et la tête enveloppée d'un châle. Les
Anglais remarquent avec plaisir dans ce pays l'absence de toute
pose. Les voitures privées sont très rares et même ne se sert-on des
«Droschken» que si le tram électrique, plus rapide et plus propre,
est inutilisable.

C'est ainsi que l'Allemagne maintient son indépendance. Le
boutiquier en Allemagne ne fait pas d'avances à ses clients. A
Munich, j'ai accompagné un jour une dame anglaise qui faisait des
courses. Ayant l'habitude des magasins de Londres et de New-York,
elle critiquait tout ce que le vendeur lui montrait. Non
qu'effectivement elle ne trouvât rien à sa convenance, mais parce
que c'était sa méthode. Elle se mit à expliquer, à propos de presque
tous les articles, qu'elle pourrait trouver mieux et à meilleur
marché ailleurs; non qu'elle le crût vraiment, mais elle pensait
bien faire en le disant au boutiquier. Elle ajouta que le stock
manquait de goût (elle n'avait pas d'intention offensante, je l'ai
déjà dit, c'était là sa manière) et était trop restreint; que les
objets étaient démodés; qu'ils étaient banals; qu'ils ne
paraissaient pas solides. Il ne la contredit pas; il n'essaya pas de
la faire changer d'avis. Il remit les choses dans leurs cartons
respectifs, rangea ces cartons à leurs rayons respectifs, s'en alla
dans l'arrière-boutique et ferma la porte sur lui.

--Va-t-il revenir bientôt? me demanda la dame après quelques
instants d'attente.

C'était moins une question qu'une exclamation d'impatience.

--J'en doute, répliquai-je.

--Pourquoi donc? me demanda-t-elle, pleine d'étonnement.

--J'ai tout lieu de croire que vous l'avez vexé. Il y a beaucoup de
chances pour qu'il soit en ce moment derrière cette porte en train
de fumer sa pipe et de lire son journal.

--Quel marchand extraordinaire! s'exclama mon amie, en rassemblant
ses paquets et en sortant majestueusement indignée.

--C'est leur manière, expliquai-je. Voici la marchandise. Si vous
voulez l'acheter, vous pouvez l'avoir. Si vous n'y tenez pas, ils
aimeraient tout autant que vous ne vinssiez pas leur en parler.

Une autre fois j'entendis dans le fumoir d'un hôtel allemand un
Anglais de petite taille raconter une histoire qu'à sa place
j'aurais tue.

--Essayer de marchander avec un Allemand? disait ce petit Anglais.
Il semble qu'il ne vous comprenne pas. Ayant vu une première édition
des _Brigands_ à la vitrine d'une librairie du Georg Platz, j'entrai
et en demandai le prix. Un vieil original se tenait derrière le
comptoir. Il me répondit: «25 marks» et continua sa lecture. Je lui
expliquai alors que j'en avais vu un plus bel exemplaire à 20 marks
quelques jours auparavant: c'est ainsi que l'on fait quand on veut
marchander; c'est admis. Il me demanda: «Où?» Je lui dis: «Dans un
magasin, à Leipzig». Il me conseilla d'y retourner et de l'acquérir;
que j'achetasse son livre ou le lui laissasse, cela semblait peu lui
importer. Je lui dis: «Quel est votre dernier prix?--Je vous ai déjà
dit 25 marks», me répondit-il (c'était un type irascible). «Il ne
les vaut pas, lui dis-je.--Je ne l'ai jamais prétendu, vous ne
pouvez pas dire le contraire, grogna-t-il.--Je vous en offre 10
marks!» Je croyais qu'il allait finir par en accepter 20. Il se
leva. Je crus qu'il allait prendre le livre à l'étalage. Non, il se
dirigea droit sur moi. C'était une sorte de géant. Il m'empoigna par
les deux épaules, me jeta à la rue et ferma violemment la porte sur
moi. Jamais de ma vie je ne fus aussi étonné.

--Peut-être, insinuai-je, le livre valait-il ses 25 marks.

--Naturellement qu'il les valait, répliqua-t-il, et largement
encore! Mais quelle notion des affaires!


C'est la femme qui seule pourra arriver à changer le caractère
allemand. Elle-même est en train d'évoluer et progresse vite. Il y a
dix ans nulle jeune fille allemande tenant à sa réputation et
espérant trouver un mari n'aurait osé monter à bicyclette:
maintenant elles pédalent par milliers à travers le pays. Les vieux
secouent la tête à leur vue; mais j'ai remarqué que les jeunes gens
les rejoignent et font route à leur côté. Récemment encore il
n'était pas comme il faut, pour une dame, de faire des dehors en
patinant: elle devait, pour être correcte, s'accrocher éperdûment au
bras de son cavalier qui, pour que ce fût tout à fait bien, devait
être un membre de sa famille. Maintenant elle s'exerce à faire des
huit dans un coin, jusqu'au moment où un jeune homme vient à elle
pour la seconder. Elle joue au tennis, et j'en ai même aperçu qui
conduisaient un dog-cart.

Son éducation a toujours été des plus soignées. A dix-huit ans elle
parle deux ou trois langues et a déjà oublié plus de choses qu'une
Anglaise moyenne n'en lit de toute sa vie. Jusqu'à présent cette
éducation ne lui a été d'aucune utilité. Une fois mariée, elle se
retirait dans sa cuisine, où elle se hâtait de vider son cerveau
pour y mettre de piètres principes culinaires. Mais supposons
qu'elle comprenne soudain qu'une femme n'est pas tenue absolument de
sacrifier toute son existence à peiner dans son ménage, pas plus
qu'un homme n'a besoin de se considérer comme une machine à
travailler. Supposons qu'elle se mette en tête de prendre une part
active à la vie sociale et nationale. Alors l'influence d'une telle
compagne, saine de corps et par conséquent vigoureuse d'esprit, ne
manquera pas d'être à la fois puissante et durable.

Car il faut bien se dire que l'Allemand est exceptionnellement
sentimental et très facilement influencé par le sexe. On dit de lui
qu'il est le meilleur des amants et le plus mauvais des maris. C'est
d'ailleurs la faute de sa femme. Sitôt mariée, la femme allemande
fait plus qu'abdiquer le romanesque; elle saisit un balai pour le
chasser de chez elle. Jeune fille elle ne savait pas s'habiller;
épouse, elle abandonne ses toilettes pour se draper dans les
oripeaux les plus hétéroclites, ramassés à droite et à gauche; en
tout cas, c'est bien là l'impression qu'elle donne.

Elle est souvent faite comme une Junon, avec une carnation qui
ferait honneur à un ange bien portant: elle s'entend parfaitement à
abîmer son galbe et son teint. Elle vend son droit aux hommages pour
une portion de friandises. Vous pouvez la voir toutes les après-midi
dans un café, se gavant de gâteaux à la crème fouettée que chassent
d'abondantes tasses de chocolat. A ce régime elle s'avilit, s'empâte
et devient tout à fait inintéressante.

Quand la femme allemande renoncera à son goûter et à sa bière du
soir, quand elle prendra suffisamment d'exercice pour conserver sa
taille et qu'elle lira, une fois mariée, autre chose que son livre
de cuisine, le gouvernement allemand remarquera qu'il lui faut
compter avec une force nouvelle. Et c'est à travers toute
l'Allemagne qu'on peut observer mille petits détails significatifs
qui ne trompent pas et qui marquent l'évolution des surannées
«Frauen» allemandes en «Damen» modernes.

On se perd en conjectures sur ce qu'il adviendra alors. Car la
nation germanique est encore jeune et sa maturité fera époque dans
l'histoire de l'humanité.

Ce qu'on peut dire de pire sur les Allemands, c'est qu'ils ont
quelques défauts. Eux-mêmes ne les voient pas; ils se considèrent
comme parfaits, ce qui est stupide de leur part. Ils vont même
jusqu'à se croire supérieurs aux Anglo-Saxons. Non, mais... Quelle
prétention!

--Ils ont leurs bons côtés, observa George, mais leur tabac est une
honte pour la nation. Je vais me coucher.

Nous nous levâmes et, nous accoudant sur le parapet, suivîmes
quelque temps du regard les dernières lueurs dansantes, sur la
rivière assombrie.

--Ce fut dans l'ensemble une «balade» pleine d'agrément. Je serai
content d'être de retour et cependant je regrette d'en voir la fin,
me comprenez-vous?

--Qu'entendez-vous par «balade»? dit George.

--Une «balade», expliquai-je, est un voyage long ou court... mais
sans but ni programme; l'obligation de revenir au point de départ
dans un délai fixé en est le seul régulateur. Parfois l'on traverse
des rues populeuses, parfois des champs ou des prairies; parfois on
disparaît pendant quelques heures, parfois pendant plusieurs
jours,--sans manquer à personne. Mais que le voyage soit long ou
court, qu'il nous mène là ou ailleurs, nos pensées restent
attentives à la chute du sable fin dans le sablier éternel du Temps.
Nous saluons au passage ceux que nous croisons et leur sourions; il
nous arrive de nous arrêter un instant pour causer avec certains
d'entre eux, de faire avec d'autres un bout de chemin. Nous passons
des moments intéressants et souvent nous sommes un peu las. Mais en
fin de compte le temps a coulé agréablement et nous, en regrettons
la fuite.


FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les trois hommes en Allemagne" ***

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