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Title: La race future
Author: Lytton, Edward Bulwer Lytton, Baron, 1803-1873
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La race future" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



EDWARD BULWER, LORD LYTTON.

LA

RACE FUTURE.

PRÉFACE

PAR

RAOUL FRARY.

PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

3, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL

1888

DÉDIÉ À MAX MÜLLER

EN TÉMOIGNAGE DE RESPECT ET D'ADMIRATION.



PRÉFACE.


Le livre que nous avons sous les yeux est bien un roman, mais ce n'est
pas un roman comme les autres, car l'auteur s'est proposé de nous
raconter non ce qui aurait pu arriver hier, ou autrefois, mais ce qui
pourrait bien arriver dans quelques siècles. Les moeurs qu'il dépeint
ne sont pas les nôtres, ni celles de nos ancêtres, mais celles de nos
descendants. Il imagine bien une petite fable à la Jules Verne, et
feint de supposer que la «Race future» existe dès maintenant sous
terre et n'attend, pour paraître à la lumière du soleil et pour nous
exterminer, que l'heure où elle trouvera son habitation actuelle trop
étroite. Mais cet artifice de narration ne trompe personne, et il est
évident que Bulwer Lytton a voulu nous donner une idée de la façon de
vivre et de penser de nos arrière-neveux.

C'est là une ambition légitime, quoique l'entreprise soit
singulièrement hardie. Il est permis de chercher à deviner ce que
l'avenir réserve à notre espèce. On connaît le chemin qu'elle a
parcouru; on peut dire où elle va. Sans doute on risque fort de se
tromper, mais un romancier ne répond pas de l'exactitude de ses
tableaux et de ses récits; on ne lui demande qu'un peu de
vraisemblance. Quelquefois même on est moins exigeant et l'on se
contente d'être amusé. _Les Voyages de Gulliver_ manquent absolument
de vraisemblance, ce qui ne les empêche pas d'être un chef-d'oeuvre
souvent imité, jamais égalé. Il est vrai que les fictions de Swift ne
sont que des vérités déguisées et grossies, et qu'il a écrit sous une
forme divertissante la plus amère satire qu'on ait jamais faite d'un
peuple, d'un siècle, et même du genre humain.

L'auteur de la «Race future» a dû penser à son illustre devancier, car
son héros est, chez les hommes du vingt-cinquième ou du trentième
siècle, ce que Gulliver lui-même est chez les chevaux du pays des
Houyhnms, le représentant d'une civilisation inférieure, un barbare
ignorant et corrompu en excursion chez les sages. Il y a seulement
cette différence que les chevaux de Swift ne sont que vertueux et
heureux, tandis que les «Vril-ya» de Bulwer sont, en outre, fort
savants. La vertu et le bonheur ne nous donneraient plus l'idée d'une
supériorité complète si l'on n'y joignait une grande puissance
industrielle fondée sur une connaissance approfondie des secrets de la
nature. Le monde a marché, depuis le temps de la reine Anne, et on ne
se moque plus des émules de Newton; c'est au contraire sur eux que
l'on compte pour changer la face des choses.

Mais il est bien malaisé d'imaginer des hommes infiniment plus savants
que nous: les grandes découvertes ne se devinent qu'à moitié. Il est,
au contraire, facile d'imaginer des hommes meilleurs que nous; les
modèles abondent sous nos yeux, et le peintre de l'idéal trouve dans
la réalité tous les éléments du tableau qu'il veut tracer. Quand
Bulwer suppose que nos descendants seront maîtres d'un agent
infiniment plus subtil et plus fort que l'électricité, et qu'ils
auront perfectionné l'art de construire des automates jusqu'à peupler
leurs habitations de domestiques en métal, on est tenté de le trouver
bien téméraire. Mais quand il nous montre une société où la guerre est
inconnue, où personne n'est pauvre, ni avide de richesses, ni
ambitieux, où l'on ne sait ce que c'est qu'un malfaiteur, nous
demeurons tous d'accord que c'est là une société parfaite.
Malheureusement l'auteur ne prouve pas que les merveilleux progrès
scientifiques qu'il est permis d'espérer doivent avoir pour
conséquence un progrès non moins admirable de la moralité humaine, ni
que les hommes soient assurés de devenir plus raisonnables que nous
quand ils seront devenus bien plus savants.

Comme un roman n'est pas une démonstration, l'auteur n'était pas
obligé de nous persuader que les choses se passeront exactement comme
il l'admet. Il aurait d'ailleurs pu répondre que l'humanité est libre
et qu'elle fera peut-être de sa liberté un excellent usage. Il
n'affirme pas qu'elle sera un jour aussi raisonnable qu'il dépeint les
Vril-ya: mais cela dépend d'elle, et il appartient aux philosophes de
bien tracer le tableau d'une idéale félicité pour l'encourager à
marcher d'un pas plus rapide dans la voie qui y conduit.

Assurément Bulwer a voulu nous représenter un état de civilisation où
les hommes jouiraient de la plus grande somme de bonheur que comporte
leur condition mortelle; il a voulu aussi nous apprendre quelles sont
les conditions de cet état supérieur, sur quelles institutions et sur
quelles croyances doit être fondée la cité de ses rêves. Il a écrit
son Utopie, comme tant d'autres, comme Platon, comme Thomas Morus,
comme Fénelon, comme Fourier. Il n'a pas non plus échappé aux pièges
où sont tombés ses devanciers. Il n'accomplit que la moitié de sa
tâche, et nous donne bien l'idée d'une humanité parfaitement sage,
mais non d'une humanité parfaitement heureuse.

Les Vril-ya ont peu de besoins, et la satisfaction de leurs besoins
leur coûte peu d'efforts; l'outillage de l'industrie est si
perfectionné, que le travail est réservé aux seuls enfants. Les
adultes n'ont rien à faire, pas de luttes à soutenir, pas de dangers à
éviter. Ils se promènent; ils causent; ils se réunissent dans des
festins où règne la sobriété; ils entendent de la musique et respirent
des parfums. Comme ils doivent s'ennuyer! Ils n'ont ni les émotions de
la guerre, ni les plaisirs de la chasse, car ils sont trop doux pour
s'amuser à tuer des bêtes inoffensives. Ceux d'entre eux qui ont
l'esprit aventureux peuvent fonder des colonies, mais ils ne courent
aucun risque, et, d'ailleurs, la place finira par leur manquer. Ou
bien ils s'appliquent à inventer des machines nouvelles et à faire
avancer la science, ce qui ne doit pas être à la portée de tout le
monde, dans une civilisation déjà si savante et si bien outillée. Ils
n'ont même pas une littérature très florissante et sont obligés de
relire les anciens auteurs pour y trouver la peinture des passions
dont ils sont exempts, des conflits qui ne sont plus de leur siècle.
Cette tranquillité d'âme se reflète sur leur visage qui a quelque
chose d'auguste et de surhumain, comme le visage des dieux antiques;
ce sont des hommes de marbre. Ils ne vivent pas.

Des hommes médiocres ont pu décrire l'enfer d'une manière saisissante;
le génie même est impuissant à donner une idée du paradis, qu'on le
place sur cette terre ou dans une autre vie. C'est que le bonheur
suppose l'effort et la lutte: or il n'y a pas d'effort sans obstacle,
de lutte sans adversaire. Nous ne pouvons pas, tels que nous sommes,
imaginer la félicité dans le repos perpétuel, sans combat et sans
risque, c'est-à-dire sans le mal. Une société pourvue d'institutions
et de moeurs idéales, supprimant ou réduisant à l'extrême le risque et
le mal, assurerait à ses membres un bonheur que notre raison peut à la
rigueur concevoir, mais qui échappe complètement à notre imagination.
Supprimez par la pensée le chien, le loup et le boucher; supposez un
printemps perpétuel et des prés toujours verts sous un soleil toujours
modéré: les moutons ne nous ferons pas encore envie. Or on a beau
faire: il y a toujours dans le paradis un peu de moutonnerie, même
quand on y met beaucoup de musique, beaucoup de parfums, et toutes les
merveilles de la mécanique.

Parfois, quand nous sommes fatigués, quand nous sommes indignés, quand
nous sommes découragés, nous rêvons un monde meilleur, où le travail
soit facile, où l'on n'éprouve point de désir qui ne soit satisfait,
et d'où l'injustice soit rigoureusement bannie. C'est ainsi que le
matelot, las d'être ballotté par les vagues, rêve les loisirs et la
sécurité de la terre ferme; mais dès qu'il se sera refait, il voudra
de nouveau s'embarquer: le danger et la peine l'attirent bien vite;
s'il se résigne à ne plus quitter le sol, c'est qu'il est vieux et
usé. Quand les années l'attacheront au rivage, il enviera le sort de
ses enfants; il enviera leurs souffrances et leurs périls, leurs
courtes joies et leurs longs labeurs. Il rêvera encore, mais avec
tristesse, avec de poignants regrets: il rêvera au temps où il
hasardait sa vie pour conquérir ce repos maintenant odieux.

Un jour, peut-être, l'humanité, assagie et pacifiée, se souviendra de
nos siècles de lutte et d'agitation. Alors les jeunes gens se
plaindront de n'être pas nés dans un siècle plus troublé, de ne
pouvoir dépenser leur force, de ne point trouver d'adversaires à
combattre, d'obstacles à vaincre, d'aventures à courir. Les hommes
perfectionnés de Bulwer porteront envie aux barbares que nous sommes.
Ils se plaindront plus justement que Musset, d'être venus trop tard
dans un monde trop vieux.

Si l'auteur de «la Race future» n'a pas mieux réussi que ses illustres
devanciers à exciter notre enthousiasme en faveur de cet idéal qui ne
reste séduisant que quand il reste vague, qui pâlit et s'efface dès
qu'on veut l'enfermer en des contours précis, il a pourtant écrit un
livre singulièrement intéressant, qui amuse l'imagination et qui fait
penser. Il soulève, en passant, bien des questions; il pose bien des
problèmes: s'il ne les résout pas toujours à notre gré, il nous donne
du moins le plaisir de voyager rapidement à travers les idées, les
systèmes, les théories de la morale. Ajoutons que, dans un temps où
les Anglais paraissent enclins à admirer presque exclusivement les
triomphes de la force et les exploits de la conquête, on est heureux
de voir passer dans notre langue un livre écrit par un illustre
écrivain anglais, pour tracer et faire aimer l'image d'une
civilisation fondée sur la justice, la paix et la fraternité.

RAOUL FRARY.

LA RACE FUTURE.



I.


Je suis né à ***, dans les États-Unis d'Amérique. Mes aïeux avaient
émigré d'Angleterre sous le règne de Charles II et mon grand-père se
distingua dans la Guerre de l'Indépendance. Ma famille jouissait donc,
par droit de naissance, d'une assez haute position sociale; comme elle
était riche, ses membres étaient regardés comme indignes de toute
fonction publique. Mon père se présenta une fois aux élections pour le
Congrès: il fut battu d'une façon éclatante par son tailleur. Dès lors
il se mêla peu de politique et vécut surtout dans sa bibliothèque.
J'étais l'aîné de trois fils et je fus envoyé à l'âge de seize ans
dans la mère patrie, pour compléter mon éducation littéraire et aussi
pour commencer mon éducation commerciale dans une maison de Liverpool.
Mon père mourut quelque temps après mon vingt et unième anniversaire;
j'avais de la fortune et du goût pour les voyages et les aventures; je
renonçai donc pendant quelques années à la poursuite du tout-puissant
dollar, et je devins un voyageur errant sur la surface de la terre.

Dans l'année 18.., me trouvant à ***, je fus invité par un ingénieur,
dont j'avais fait la connaissance, à visiter les profondeurs de la
mine de ***, dans laquelle il était employé.

Le lecteur comprendra, avant la fin de ce récit, les raisons qui
m'empêchent de désigner plus clairement ce district, et me remerciera
sans nul doute de m'être abstenu de toute description qui pourrait le
faire reconnaître.

Permettez-moi donc de dire, le plus brièvement possible, que
j'accompagnais l'ingénieur dans l'intérieur de la mine; je fus si
étrangement fasciné par ses sombres merveilles, je pris tant d'intérêt
aux explorations de mon ami, que je prolongeai mon séjour dans le
voisinage, et descendis chaque jour dans la mine, pendant plusieurs
semaine, sous les voûtes et les galeries creusées par l'art et par la
nature dans les entrailles de la terre. L'ingénieur était persuadé
qu'on trouverait de nouveaux filons bien plus riches dans un nouveau
puits qu'il faisait creuser. En forant ce puits, nous arrivâmes un
jour à un gouffre dont les parois étaient dentelées et calcinées comme
si cet abîme eût été ouvert à quelque période éloignée par une
éruption volcanique. Mon ami s'y fit descendre dans une cage, après
avoir éprouvé l'atmosphère au moyen d'une lampe de sûreté. Il y
demeura près d'une heure. Quand il remonta, il était excessivement
pâle et son visage présentait une expression d'anxiété pensive, bien
différente de sa physionomie ordinaire, qui était ouverte, joyeuse et
hardie.

Il me dit en deux mots que la descente lui paraissait dangereuse et ne
devait conduire à aucun résultat; puis, suspendant les travaux de ce
puits, il m'emmena dans les autres parties de la mine.

Tout le reste du jour mon ami me parut préoccupé par une idée qui
l'absorbait. Il se montrait taciturne, contre son habitude, et il y
avait dans ses regards je ne sais quelle épouvante, comme s'il avait
vu un fantôme. Le soir, nous étions assis seuls dans l'appartement que
nous occupions près de l'entrée de la mine, et je lui dis:--

--Dites-moi franchement ce que vous avez vu dans le gouffre. Je suis
sûr que c'est quelque chose d'étrange et de terrible. Quoi que ce
soit, vous en êtes troublé. En pareil cas, deux têtes valent mieux
qu'une. Confiez-vous à moi.

L'ingénieur essaya longtemps de se dérober à mes questions; mais, tout
en causant, il avait recours au flacon d'eau-de-vie avec une fréquence
tout à fait inaccoutumée, car c'était un homme très sobre, et peu à
peu sa réserve cessa. Qui veut garder son secret devrait imiter les
animaux et ne boire que de l'eau.

--Je vais tout vous dire,--s'écria-t-il enfin.--Quand la cage s'est
arrêtée, je me suis trouvé sur une corniche de rocher; au-dessous de
moi, le gouffre, prenant une direction oblique, s'enfonçait à une
profondeur considérable, dont ma lampe ne pouvait pénétrer
l'obscurité. Mais, à ma grande surprise, une lumière immobile et
éclatante s'élevait du fond de l'abîme. Était-ce un volcan? J'en
aurais certainement senti la chaleur. Pourtant il importait absolument
à notre commune sécurité d'éclaircir ce doute. J'examinai les pentes
du gouffre et me convainquis que je pouvais m'y hasarder, en me
servant des anfractuosités et des crevasses du roc, du moins pendant
un certain temps. Je quittai la cage et me mis à descendre. À mesure
que je me rapprochais de la lumière, le gouffre s'élargissait, et je
vis enfin, avec un étonnement que je ne puis vous décrire, une grande
route unie au fond du précipice, illuminée, aussi loin que l'oeil
pouvait s'étendre, par des lampes à gaz placées à des intervalles
réguliers, comme dans les rues de nos grandes villes, et j'entendais
au loin comme un murmure de voix humaines. Je sais parfaitement qu'il
n'y a pas d'autres mineurs que nous dans ce district. Quelles étaient
donc ces voix? Quelles mains humaines avaient pu niveler cette route
et allumer ces lampes? La croyance superstitieuse, commune à presque
tous les mineurs, que les entrailles de la terre sont habitées par des
gnomes ou des démons commençait à s'emparer de moi. Je frissonnais à
la pensée de descendre plus bas et de braver les habitants de cette
vallée intérieure. Je n'aurais d'ailleurs pu le faire, sans cordes,
car, de l'endroit où je me trouvais jusqu'au fond du gouffre, les
parois du rocher étaient droites et lisses. Je revins sur mes pas avec
quelque difficulté. C'est tout.

--Vous redescendrez?

--Je le devrais, et cependant je ne sais si j'oserai.

--Un compagnon fidèle abrège le voyage et double le courage. J'irai
avec vous. Nous prendrons des cordes assez longues et assez fortes....
et.... excusez-moi.... mais vous avez assez bu ce soir. Il faut que
nos pieds et nos mains soient fermes demain matin.



II.


Le lendemain matin les nerfs de mon ami avaient repris leur équilibre
et sa curiosité n'était pas moins excitée que la mienne. Peut-être
l'était-elle plus: car il croyait évidemment ce qu'il m'avait raconté,
et j'en doutais beaucoup; non pas qu'il fût capable de mentir de
propos délibéré, mais je pensais qu'il s'était trouvé en proie à une
de ces hallucinations, qui saisissent notre imagination ou notre
système nerveux, dans les endroits solitaires et inaccoutumés, et
pendant lesquelles nous donnons des formes au vide et des voix au
silence.

Nous choisîmes six vieux mineurs pour surveiller notre descente; et,
comme la cage ne contenait qu'une personne à la fois, l'ingénieur
descendit le premier; quand il eut atteint la corniche sur laquelle il
s'était arrêté la première fois, la cage remonta pour moi. Je l'eus
bientôt rejoint. Nous nous étions pourvus d'un bon rouleau de corde.

La lumière frappa mes yeux comme elle avait, la veille, frappé ceux de
mon ami. L'ouverture par laquelle elle nous arrivait s'inclinait
diagonalement: cette clarté me paraissait une lumière atmosphérique,
non pas comme celle que donne le feu, mais douce et argentée comme
celle d'une étoile du nord. Quittant la cage, nous descendîmes, l'un
après l'autre, assez facilement, grâce aux fentes des parois, jusqu'à
l'endroit où mon ami s'était arrêté la veille; ce n'était qu'une
saillie de roc juste assez spacieuse pour nous permettre de nous y
tenir de front. À partir de cet endroit le gouffre s'élargissait
rapidement, comme un immense entonnoir, et je voyais distinctement, de
là, la vallée, la route, les lampes que mon compagnon m'avait
décrites. Il n'avait rien exagéré. J'entendais le bruit qu'il avait
entendu: un murmure confus et indescriptible de voix, un sourd bruit
de pas. En m'efforçant de voir plus loin, j'aperçus dans le lointain
les contours d'un grand bâtiment. Ce ne pouvait être un roc naturel,
il était trop symétrique, avec de grosses colonnes à la façon des
Égyptiens, et le tout brillait comme éclairé à l'intérieur. J'avais
sur moi une petite lorgnette de poche, et je pus, à l'aide de cet
instrument, distinguer, près du bâtiment dont je viens de parler, deux
formes qui me semblaient des formes humaines, mais je n'en étais pas
sûr. Dans tous les cas, c'étaient des êtres vivants, car ils
remuaient, et tous les deux disparurent à l'intérieur du bâtiment.
Nous nous occupâmes alors d'attacher la corde que nous avions apportée
au rocher sur lequel nous nous trouvions, à l'aide de crampons et de
grappins, car nous nous étions munis de tous les instruments qui
pouvaient nous être nécessaires.

Nous étions presque muets pendant ce temps. On eût dit à nous voir à
l'oeuvre que nous avions peur d'entendre nos voix. Ayant assujetti un
bout de la corde de façon à le croire solidement fixé au roc, nous
attachâmes une pierre à l'autre extrémité, et nous la fîmes glisser
jusqu'au sol, qui se trouvait à environ cinquante pieds au-dessous.
J'étais plus jeune et plus agile que mon compagnon, et comme dans mon
enfance j'avais servi sur un navire, cette façon de manoeuvrer m'était
plus familière. Je réclamai à demi-voix le droit de descendre le
premier afin de pouvoir, une fois en bas, maintenir le câble et
faciliter la descente de mon ami. J'arrivai sain et sauf au fond du
gouffre, et l'ingénieur commença à descendre à son tour. Mais il
n'avait pas parcouru dix pieds, que les noeuds, que nous avions crus
si solides, cédèrent; ou plutôt le roc lui-même nous trahit et
s'écroula sous le poids; mon malheureux ami fut précipité sur le sol
et tomba à mes pieds, entraînant dans sa chute des fragments de
rocher, dont l'un, heureusement assez petit, me frappa et me fît
perdre connaissances. Quand je repris mes sens, je vis que mon
compagnon n'était plus qu'une masse inerte et entièrement privée de
vie. Au moment où je me penchais sur son cadavre, plein d'affliction
et d'horreur j'entendis tout près de moi un son étrange tenant à la
fois du hennissement et du sifflement; en me tournant d'instinct vers
l'endroit d'où partait le bruit, je vis sortir d'une sombre fissure du
rocher une tête énorme et terrible, les mâchoires ouvertes, et me
regardant avec des yeux farouches, des yeux de spectre affamé: c'était
la tête d'un monstrueux reptile, ressemblant au crocodile ou à
l'alligator, mais beaucoup plus grand que toutes les créatures de ce
genre que j'avais vues dans mes nombreux voyages. D'un bond je fus
debout et me mis à fuir de toutes mes forces en descendant la vallée.
Je m'arrêtai enfin, honteux de ma frayeur et de ma fuite et revins
vers l'endroit où j'avais laissé le corps de mon ami. Il avait
disparu; sans doute le monstre l'avait déjà entraîné dans son antre et
dévoré. La corde et les grappins étaient encore à l'endroit où ils
étaient tombés, mais ils ne me donnaient aucune chance de retour:
comment les rattacher en haut du rocher? Les parois étaient trop
lisses et trop abruptes pour qu'un homme y pût grimper. J'étais seul
dans ce monde étrange, dans les entrailles de la terre.



III.


Lentement et avec précaution je m'en allai solitaire le long de la
route éclairée par les lampes, vers le bâtiment que j'ai décrit. La
route elle-même ressemblait aux grands passages des Alpes, traversant
des montagnes rocheuses dont celle par laquelle j'étais descendu
formait un chaînon. À ma gauche et bien au-dessous de moi, s'étendait
une grande vallée, qui offrait à mes yeux étonnés des indices évidents
de travail et de culture. Il y avait des champs couverts d'une
végétation étrange, qui ne ressemblait en rien à ce que j'avais vu sur
la terre; la couleur n'en était pas verte, mais plutôt d'un gris de
plomb terne, ou d'un rouge doré.

Il y avait des lacs et des ruisseaux qui semblaient enfermés dans des
rives artificielles; les uns étaient pleins d'eau claire, les autres
brillaient comme des étangs de naphte. À ma droite, des ravins et des
défilés s'ouvraient dans les rochers; ils étaient coupés de passages,
évidemment dus au travail et bordés d'arbres ressemblant pour la
plupart à des fougères gigantesques, au feuillage d'une délicatesse
exquise et pareil à des plumes; leur tronc ressemblait à celui du
palmier. D'autres avaient l'air de cannes à sucre, mais plus grands et
portant de longues grappes de fleurs. D'autres encore avaient l'aspect
d'énormes champignons, avec des troncs gros et courts, soutenant un
large dôme, d'où pendaient ou s'élançaient de longues branches minces.
Par devant, par derrière, à côté de moi, aussi loin que l'oeil pouvait
atteindre, tout étincelait de lampes innombrables. Ce monde sans
soleil était aussi brillant et aussi chaud qu'un paysage italien à
midi, mais l'air était moins lourd et la chaleur plus douce. Les
habitations n'y manquaient pas. Je pouvais distinguer à une certaine
distance, soit sur le bord d'un lac ou d'un ruisseau, soit sur la
pente des collines, nichés au milieu des arbres, des bâtiments qui
devaient assurément être la demeure d'êtres humains. Je pouvais même
apercevoir, quoique très loin, des formes qui paraissaient être des
formes humaines s'agitant dans ce paysage. Au moment où je m'arrêtais
pour regarder tout cela, je vis à ma droite, glissant rapidement dans
l'air, une sorte de petit bateau, poussé par des voiles ayant la forme
d'ailes. Il passa et bientôt disparut derrière les ombres d'une forêt.
Au-dessus de moi il n'y avait pas de ciel, mais la voûte d'une grotte.
Cette voûte s'élevait de plus en plus à mesure que le passage
s'élargissait, elle finissait par devenir invisible au-dessus d'une
atmosphère de nuages qui la séparait du sol.

En continuant ma route, je tressaillis tout à coup: d'un buisson qui
ressemblait à un énorme amas d'herbes marines, mêlé d'espèces de
fougères et de plantes à larges feuilles, comme l'aloès ou le cactus,
s'élança un bizarre animal de la taille et à peu près de la forme d'un
daim. Mais, comme après avoir bondi à quelques pas il se retourna pour
me regarder attentivement, je m'aperçus qu'il ne ressemblait à aucune
espèce de daim connue maintenant sur la terre, mais il me rappela
aussitôt un modèle en plâtre, que j'avais vu dans un muséum, d'une
variété de l'élan qu'on dit avoir existé avant le déluge. L'animal ne
paraissait nullement farouche, car après m'avoir examiné un moment, il
commença à paître sans trouble et sans crainte ce singulier herbage.



IV.


Je me trouvais alors tout à fait en vue du bâtiment. Oui, il avait
bien été élevé par des mains humaines et creusé en partie dans un
grand rocher. J'aurais supposé au premier coup d'oeil qu'il
appartenait à la première période de l'architecture égyptienne. La
façade était ornée de grosses colonnes, s'élevant sur des plinthes
massives et surmontées de chapiteaux que je trouvai, en les examinant
de plus près, plus ornés et plus gracieux que ne le comporte
l'architecture égyptienne. De même que le chapiteau corinthien imite
dans ses ornements la feuille d'acanthe, le chapiteau de ces colonnes
imitait le feuillage de la végétation qui les entourait, comme des
feuilles d'aloès ou des feuilles de fougères. À ce moment sortit du
bâtiment un être.... humain; était-ce bien un être humain? Debout sur
la grande route, il regarda autour de lui, me vit et s'approcha. Il
vint à quelques mètres de moi; sa vue, sa présence, me remplirent
d'une terreur et d'un respect indescriptibles, et me clouèrent au sol.
Il me rappelait les génies symboliques ou démons qu'on trouve sur les
vases étrusques, ou que les peuples orientaux peignent sur leurs
sépulcres: images qui ont les traits de la race humaine et qui
appartiennent cependant à une autre race. Il était grand, non pas
gigantesque, mais aussi grand qu'un homme peut l'être sans atteindre
la taille des géants.

Son principal vêtement me parut consister en deux grandes ailes,
croisées sur la poitrine et tombant jusqu'aux genoux; le reste de son
costume se composait d'une tunique et d'un pantalon d'une étoffe
fibreuse et mince. Il portait sur la tête une sorte de tiare, parée de
pierres précieuses, et tenait à la main droite une mince baguette d'un
métal brillant, comme de l'acier poli. Mais c'était son visage qui me
remplissait d'une terreur respectueuse. C'était bien le visage d'un
homme, mais d'un type distinct de celui des races qui existent
aujourd'hui sur la terre. Ce dont il se rapprochait le plus par les
contours et l'expression, ce sont les sphinx sculptés, dont le visage
est si régulier dans sa beauté calme, intelligente, mystérieuse. Son
teint était d'une couleur particulière, plus rapproché de celui de la
race rouge que d'aucune autre variété de notre espèce; il y avait
cependant quelques différences: le ton en était plus doux et plus
riche, les yeux étaient noirs, grands, profonds, brillants, et les
sourcils dessinés presque en demi-cercle. Il n'avait point de barbe,
mais je ne sais quoi dans tout son aspect, malgré le calme de
l'expression et la beauté des traits, éveillait en moi cet instinct de
péril que fait naître la vue d'un tigre ou d'un serpent. Je sentais
que cette image humaine était douée de forces hostiles à l'homme. À
mesure qu'il s'approchait, un frisson glacial me saisit, je tombai à
genoux et couvris mon visage de mes deux mains.



V.


Une voix s'adressa à moi, d'un ton doux et musical, dans une langue
dont je ne compris pas un mot; cela servit pourtant à dissiper mes
craintes. Je découvris mon visage et je regardai. L'étranger (j'ai de
la peine à me décider à l'appeler un homme) m'examinait d'un regard
qui semblait pénétrer jusqu'au fond de mon coeur. Il plaça alors sa
main gauche sur mon front, et me toucha légèrement l'épaule avec la
baguette qu'il tenait dans la main droite. L'effet de ce double
contact fut magique. Ma terreur première fit place à une sensation de
plaisir, de joie, de confiance en moi-même et en celui qui se trouvait
devant moi. Je me levai et parlai dans ma propre langue. Il m'écouta
avec une visible attention, mais ses regards dénotaient une légère
surprise; il secoua la tête, comme pour me dire qu'il ne comprenait
pas. Il me prit alors par la main et me conduisit en silence vers
l'édifice. La porte était ouverte ou plutôt il n'y avait même pas de
porte. Nous entrâmes dans une salle immense, des lampes y brillaient
pareilles à celles de l'extérieur, mais elles répandaient ici une
odeur balsamique. Le sol était pavé d'une mosaïque de grands blocs de
métaux précieux et couvert en partie d'une espèce de natte. Une
musique douce ondulait autour et au-dessus de nous; on eût dit qu'elle
venait d'instruments invisibles et qu'elle appartenait naturellement à
ce lieu, comme le murmure des eaux à un paysage montagneux, ou le
chant des oiseaux aux bosquets que pare le printemps.

Une figure, plus simplement habillée que celle de mon guide, mais dans
le même genre, était debout, immobile près du seuil. Mon guide la
toucha deux fois avec sa baguette, et elle se mit aussitôt en
mouvement glissant rapidement et sans bruit et effleurant le sol. En
la regardant avec attention je vis que ce n'était pas une forme
vivante, mais un automate. Deux minutes environ après qu'il eut
disparu à l'autre bout de la salle, par une ouverture sans porte, à
demi cachée par des rideaux, s'avança par le même chemin un jeune
garçon d'environ douze ans, dont les traits ressemblaient tant à ceux
de mon guide, que je jugeai sans hésiter que c'était le père et le
fils. À ma vue, l'enfant poussa un cri et leva une baguette pareille à
celle de mon guide, comme pour me menacer; mais, sur un mot de son
père, il la laissa retomber. Ils s'entretinrent alors un instant et,
tout en parlant, m'examinaient. L'enfant toucha mes vêtements et me
caressa le visage avec une curiosité évidente, en faisant entendre un
son analogue au rire, mais avec une hilarité plus contenue que celle
qu'exprime notre rire. Tout à coup la voûte de la chambre s'ouvrit et
il en descendit une plate-forme qui me sembla construite sur le même
principe que les ascenseurs dont on se sert dans les hôtels et dans
les entrepôts pour monter d'un étage à l'autre.

L'étranger plaça l'enfant et lui-même sur la plate-forme et me fit
signe de l'imiter; ce que je fis. Nous montâmes rapidement et
sûrement, et nous nous arrêtâmes au milieu d'un corridor garni de
portes à droite et à gauche.

Par une de ces portes, je fus conduit dans une chambre meublée avec
une splendeur orientale; les murs étaient couverts d'une mosaïque de
métaux et de pierres précieuses non taillées, les coussins et les
divans abondaient; des ouvertures pareilles à des fenêtres, mais sans
vitres, s'ouvraient jusqu'au plancher; en passant devant ces
ouvertures, je vis qu'elles conduisaient à de larges balcons, qui
dominaient le paysage illuminé. Dans des cages suspendues au plafond
il y avait des oiseaux d'une forme étrange et au brillant plumage, qui
se mirent à chanter en choeur; leur voix rappelait celle de nos
bouvreuils. Des cassolettes d'or richement sculptées remplissaient
l'air d'un parfum délicieux. Plusieurs automates, semblables à celui
que j'avais vu, se tenaient immobiles et muets contre les murs.
L'étranger me fit placer avec lui sur un divan et m'adressa de nouveau
la parole; je lui répondis encore, mais sans arriver à le comprendre
ou à me faire comprendre.

Je commençais alors à ressentir plus vivement que je ne l'avais fait
d'abord l'effet du coup que m'avait porté l'éclat du rocher tombé sur
moi.

Une sensation de faiblesse, accompagnée de douleurs aiguës et
lancinantes dans la tête et dans le cou, s'empara de moi. Je tombai à
la renverse sur mon siège, essayant en vain d'étouffer un gémissement.
À ce moment, l'enfant, qui avait semblé me regarder avec déplaisir ou
avec défiance, s'agenouilla à côté de moi pour me soutenir; il prit
une de mes mains entre les siennes, approcha ses lèvres de mon front,
en soufflant doucement. En un instant, la douleur cessa; un calme
languissant et délicieux s'empara de moi; je m'endormis.

Je ne sais pas combien de temps je restai ainsi, mais quand je
m'éveillai, j'étais parfaitement rétabli. En ouvrant les yeux
j'aperçus un groupe de formes silencieuses, assises autour de moi avec
la gravité et la quiétude des Orientaux; toutes ressemblaient plus ou
moins à mon guide; les mêmes ailes ployées, les mêmes vêtements, les
mêmes visages de sphinx, avec les mêmes yeux noirs et le teint rouge;
par-dessus tout le même type, race presque semblable à l'homme, mais
plus grande, plus forte, d'un aspect plus imposant, et inspirant le
même sentiment indéfinissable de terreur. Cependant leurs physionomies
étaient douces et calmes, et même affectueuses dans leur expression.
Chose étrange! il me semblait que c'était dans ce calme même et dans
ce même air de bonté que résidait le secret de la terreur qu'ils
inspiraient. Leurs visages ne présentaient pas plus ces rides et ces
ombres que le souci, le chagrin, les passions et le péché impriment
sur la face des hommes, que le visage des dieux de marbre de
l'antiquité, ou qu'aux yeux du chrétien en deuil n'en montre le front
paisible des morts.

Je sentis sur mon épaule la chaleur d'une main; c'était celle de
l'enfant. Il y avait dans ses yeux une sorte de pitié, de tendresse,
comme celle qu'on peut ressentir à la vue d'un oiseau ou d'un papillon
blessés. Je me détournai à ce contact.... j'évitai ces yeux. Je
sentais vaguement que, s'il l'avait voulu, l'enfant aurait pu me tuer
aussi aisément qu'un homme tue une mouche ou un papillon. L'enfant
parut peiné de ma répugnance; il me quitta et alla se placer près
d'une fenêtre. Les autres continuèrent à parler à voix basse et, à
leurs regards, je pus m'apercevoir que j'étais l'objet de leur
conversation. L'un d'eux, entre autres, semblait proposer avec
insistance quelque chose sur mon compte à celui que j'avais d'abord
rencontré et, par ses gestes, celui-ci semblait près d'acquiescer,
quand l'enfant quitta tout à coup son poste près de la fenêtre, se
plaça entre moi et les autres, comme pour me protéger, et parla
rapidement et avec animation. Par une sorte d'intuition et d'instinct,
je sentis que l'enfant que j'avais d'abord craint plaidait en ma
faveur. Avant qu'il eût fini, un autre étranger entra dans la chambre.
Il me parut plus âgé que les autres, mais non pas vieux; sa
physionomie, moins calme et moins sereine que celle des autres,
quoique les traits fussent aussi réguliers, me semblait plus
rapprochée de celle de ma propre race. Il écouta tranquillement ce qui
lui fut dit, d'abord par mon guide, ensuite par deux autres, et enfin
par l'enfant; puis il se tourna et s'adressa à moi, non par des
paroles, mais par des signes et des gestes. Je crus le comprendre, et
je ne me trompai pas. Il me demandait d'où je venais. J'étendis le
bras et montrai la route que j'avais suivie; tout à coup une idée me
vint. Je tirai mon portefeuille et esquissai sur une des pages
blanches un dessin grossier de la corniche de rocher, de la corde et
de ma propre descente; puis je dessinai au-dessous le fond du gouffre,
la tête du reptile, et la forme inanimée de mon ami. Je donnai cet
hiéroglyphe primitif à celui qui m'interrogeait; après l'avoir examiné
gravement, il le donna à son plus proche voisin, et mon esquisse fit
ainsi le tour du groupe. L'être que j'avais d'abord rencontré dit
alors quelques mots, l'enfant s'approcha et regarda mon dessin, fit un
signe de tête, comme pour dire qu'il en comprenait le sens et,
retournant à la fenêtre, il étendit ses ailes, les secoua une ou deux
fois, et se lança dans l'espace. Je bondis dans un mouvement de
surprise et courus à la fenêtre. L'enfant était déjà dans l'air,
supporté par ses ailes qu'il n'agitait pas, comme font les oiseaux;
elles étaient élevées au-dessus de sa tête et semblaient le soutenir
sans aucun effort de sa part. Son vol me paraissait aussi rapide que
celui d'un aigle; je remarquai qu'il se dirigeait vers le roc d'où
j'étais descendu et dont les contours se distinguaient dans la
brillante atmosphère. Au bout de peu de minutes, il était de retour,
entrant par l'ouverture d'où il était parti et jetant sur le sol la
corde et les grappins que j'avais abandonnés dans ma descente.
Quelques mois furent échangés à voix basse; un des êtres présents
toucha un automate qui se mit aussitôt en mouvement et glissa hors de
la chambre; alors le dernier venu, qui s'était adressé à moi par
gestes, se leva, me prit par la main, et me conduisit dans le couloir.
La plate-forme sur laquelle j'étais monté nous attendait; nous nous y
plaçâmes et nous descendîmes dans la première salle où j'étais entré.
Mon nouveau compagnon, me tenant toujours par la main, me conduisit
dans une rue (si je puis l'appeler ainsi) qui s'étendait au delà de
l'édifice, avec des bâtiments des deux côtés, séparés les uns des
autres par des jardins tout brillants d'une végétation richement
colorée et de fleurs étranges. Au milieu de ces jardins, que
divisaient des murs peu élevés, ou sur la route, un grand nombre
d'autres êtres, semblables à ceux que j'avais déjà vus, se promenaient
gravement. Quelques-uns des passants, dès qu'ils me virent,
s'approchèrent de mon guide; et leurs voix, leurs gestes, leurs
regards prouvaient qu'ils lui adressaient des questions sur mon
compte. En peu d'instants une véritable foule nous entourait,
m'examinant avec un vif intérêt comme si j'étais quelque rare animal
sauvage. Même en satisfaisant leur curiosité, ils conservaient un
maintien grave et courtois; et sur quelques mots de mon guide, qui
semblait prier qu'on nous laissât libres, ils se retirèrent avec une
majestueuse inclination de tête et reprirent leur route avec une
tranquille indifférence. Au milieu de cette rue nous nous arrêtâmes
devant un bâtiment qui différait de ceux que nous avions rencontrés
jusque-là, en ce qu'il formait trois côtés d'une cour, aux angles de
laquelle s'élevaient de hautes tours pyramidales; dans l'espace ouvert
se trouvait une fontaine circulaire de dimensions colossales, lançant
une gerbe éblouissante d'un liquide qui me parut être du feu. Nous
entrâmes dans ce bâtiment par une ouverture sans porte, et nous nous
trouvâmes dans une salle immense où il y avait plusieurs groupes
d'enfants, tous employés, me sembla-t-il, à divers travaux, comme dans
une grande manufacture. Dans le mur, une énorme machine était en
mouvement avec ses roues et ses cylindres; elle ressemblait à nos
machines à vapeur, si ce n'est qu'elle était ornée de pierres
précieuses et de métaux et qu'elle paraissait émettre une pâle
atmosphère phosphorescente de lumière changeante. Beaucoup de ces
enfants travaillaient à quelque besogne mystérieuse près de cette
machine, les autres étaient assis devant des tables. Je ne pus rester
assez longtemps pour examiner la nature de leurs travaux. On
n'entendait pas une voix; pas un des jeunes visages ne se tourna vers
nous. Ils étaient tous aussi tranquilles et aussi indifférents que
pourraient l'être des spectres au milieu desquels passeraient
inaperçues des formes vivantes.

En quittant cette salle, mon compagnon me conduisit dans une galerie
garnie de panneaux richement peints; les couleurs étaient mélangées
d'or d'une façon barbare, comme les peintures de Louis Cranach. Les
sujets de ces tableaux me parurent rappeler les événements historiques
de la race au milieu de laquelle je me trouvais. Dans tous il y avait
des personnages, dont la plupart étaient semblables à ceux que j'avais
déjà vus, mais non pas tous habillés de la même façon, ni tous pourvus
d'ailes. Il y avait aussi des effigies de divers animaux et d'oiseaux
qui m'étaient complètement inconnus; l'arrière-plan de ces tableaux
représentait des paysages ou des édifices. Autant que me permettait
d'en juger ma connaissance imparfaite de l'art de la peinture, ces
tableaux me paraissaient d'un dessin très exact et d'un très riche
coloris; mais les détails n'en étaient pas distribués d'après les
règles de composition adoptées par nos artistes: on peut dire qu'ils
manquaient d'unité; de sorte que l'effet était vague, confus,
embarrassant; on eût dit les fragments hétérogènes d'un rêve
d'artiste.

Nous entrâmes alors dans une chambre de dimension moyenne, dans
laquelle était assemblée, comme je l'appris plus tard, la famille de
mon guide; tous étaient assis autour d'une table garnie comme pour le
repas. Les formes qui y étaient groupées étaient la femme de mon
guide, sa fille et ses deux fils. Je reconnus aussitôt la différence
entre les deux sexes, bien que les deux femmes fussent plus grandes et
plus fortes que les hommes, et leurs physionomies, peut-être encore
plus symétriques de lignes et de contours, n'avaient ni la douceur, ni
la timidité d'expression qui donne tant de charmes à la physionomie
des femmes qu'on voit là-haut sur la terre. La femme n'avait pas
d'ailes, la fille avait des ailes plus longues que celle des hommes.

Mon guide prononça quelques mots, et toutes les personnes assises se
levèrent et, avec cette douceur particulière de regards et de manières
que j'avais déjà remarquée et qui est vraiment l'attribut commun de
cette race formidable, elles me saluèrent à leur façon, c'est-à-dire
en posant légèrement la main droite sur la tête et en prononçant un
monosyllabe sifflant et doux:--Si.... Si, qui équivaut à:--Soyez le
bienvenu.

La maîtresse de la maison me fit asseoir alors auprès d'elle et
remplit une assiette d'or placée devant moi des mets contenus dans un
plat.

Pendant que je mangeais (et quoique les mets me fussent étrangers, je
m'étonnais encore plus de leur délicatesse que de leur saveur nouvelle
pour moi), mes compagnons causaient tranquillement et, autant que je
pouvais le deviner, en évitant par politesse toute allusion directe à
ma personne, ainsi que tout examen importun de mon extérieur.
Cependant j'étais la première créature qu'ils eussent encore vue qui
appartînt à notre variété terrestre de l'espèce humaine, et ils me
regardaient, par conséquent, comme un phénomène curieux et anormal.
Mais toute grossièreté est inconnue à ce peuple, et l'on enseigne aux
plus jeunes enfants à mépriser toute démonstration véhémente
d'émotion. Quand le repas fut terminé, mon guide me prit de nouveau
par la main et, rentrant dans la galerie, il toucha une plaque
métallique couverte de caractères bizarres et que je pensai avec
raison devoir être du genre de nos télégraphes électriques. Une
plate-forme descendit, mais cette fois elle remonta beaucoup plus haut
que dans le premier édifice où j'étais entré, et nous nous trouvâmes
dans une chambre de dimension médiocre et dont le caractère général se
rapprochait de celui qui est familier aux habitants du monde
supérieur. Contre le mur étaient placés des rayons qui me parurent
contenir des livres, et je ne me trompais pas: beaucoup d'entre eux
étaient petits comme nos in-12 diamant, ils étaient faits comme nos
livres et reliés dans de jolies plaques de métal. Çà et là étaient
dispersées des pièces curieuses de mécanique; des modèles sans doute,
comme on peut en voir dans le cabinet de quelque mécanicien de
profession. Quatre automates (ces pièces de mécanique remplacent chez
ce peuple nos domestiques) étaient immobiles comme des fantômes aux
quatre angles de la chambre. Dans un enfoncement se trouvait une
couche basse, un lit garni de coussins. Une fenêtre, dont les rideaux,
faits d'une sorte de tissu, étaient tirés de côté, ouvrait sur un
grand balcon. Mon hôte s'avança sur ce balcon; je l'y suivis. Nous
étions à l'étage le plus élevé d'une des pyramides angulaires; le coup
d'oeil était d'une beauté solennelle et sauvage impossible à décrire.
Les vastes chaînes de rochers abrupts qui formaient l'arrière-plan,
les vallées intermédiaires avec leurs mystérieux herbages
multicolores, l'éclat des eaux, dont beaucoup ressemblaient à des
ruisseaux de flammes rosées, la clarté sereine répandue sur cet
ensemble par des myriades de lampes, tout cela formait un spectacle
dont aucune parole ne peut rendre l'effet; il était splendide dans sa
sombre majesté, terrible et pourtant délicieux.

Mais mon attention fut bientôt distraite de ce paysage souterrain.
Tout à coup s'éleva, comme venant de la rue au-dessous de nous, le
fracas d'une joyeuse musique; puis une forme ailée s'élança dans les
airs; une autre se mit à sa poursuite, puis une autre, puis une autre,
jusqu'à ce qu'elles formassent une foule épaisse et innombrable. Mais
comment décrire la grâce fantastique de ces formes dans leurs
mouvements onduleux? Elles paraissaient se livrer à une sorte de jeu
ou d'amusement, tantôt se formant en escadrons opposés, tantôt se
dispersant; puis chaque groupe se mettait à la suite de l'autre,
montant, descendant, se croisant, se séparant; et tout cela en suivant
la mesure de la musique qu'on entendait en bas: on eût dit la danse
des Péris de la fable.

Je regardai mon hôte d'un air de fiévreux étonnement. Je m'aventurai à
poser ma main sur les grandes ailes croisées sur sa poitrine et, en le
faisant, je sentis passer en moi un léger choc électrique. Je me
reculai avec terreur; mon hôte sourit, et, comme pour satisfaire
poliment ma curiosité, il étendit lentement ses ailes. Je remarquai
que ses vêtements se gonflaient à proportion, comme une vessie qu'on
remplit d'air. Les bras parurent se glisser dans les ailes et, au bout
d'un instant, il se lança dans l'atmosphère lumineuse et se mit à
planer, immobile, les ailes étendues comme un aigle qui se baigne dans
les rayons du soleil. Puis il plongea, avec la même rapidité qu'un
aigle, dans un des groupes inférieurs, volant au milieu des autres et
remontant avec la même rapidité. Là-dessus trois formes, dans l'une
desquelles je crus reconnaître celle de la fille de mon hôte, se
détachèrent du groupe et le suivirent, comme les oiseaux se
poursuivent en jouant dans les airs. Mes yeux, éblouis par la lumière
et par les mouvements de la foule, cessèrent de distinguer les
évolutions de ces joueurs ailés, jusqu'au moment où mon hôte se sépara
de la multitude et vint se poser à côté de moi.

L'étrangeté de tout ce que j'avais vu commençait à agir sur mes sens;
mon esprit même commençait à s'égarer. Quoique peu porté à la
superstition, quoique je n'eusse pas cru jusqu'alors que l'homme pût
entrer en communication matérielle avec les démons, je fus saisi de
cette terreur et de cette agitation violente qui persuadaient dans le
moyen âge au voyageur solitaire qu'il assistait à un sabbat de diables
et de sorcières. Je me souviens vaguement que j'essayai, par des
gestes véhéments, des formules d'exorcisme et des mots incohérents,
prononcés à haute voix, de repousser mon hôte complaisant et poli; je
me souviens de ses doux efforts pour me calmer et m'apaiser, de la
sagacité avec laquelle il devina que ma terreur et ma surprise
venaient de la différence de forme et de mouvement entre nous;
différence que le déploiement de ses ailes avait rendue plus visible;
de l'aimable sourire avec lequel il chercha à dissiper mes alarmes en
laissant tomber ses ailes sur le sol, pour me montrer que ce n'était
qu'une invention mécanique. Cette soudaine transformation ne fit
qu'augmenter mon effroi, et comme l'extrême terreur se fait souvent
jour par l'extrême témérité, je lui sautai à la gorge comme une bête
sauvage. En un instant je fus jeté à terre comme par une commotion
électrique, et les dernières images qui flottent devant mon souvenir,
avant que je ne perdisse tout à fait connaissance, furent la forme de
mon hôte agenouillé près de moi, une main appuyée sur mon front, et la
belle figure calme de sa fille, avec ses grands yeux profonds,
insondables, fixés attentivement sur les miens.



VI.


Je demeurai dans cet état inconscient pendant plusieurs jours, et même
pendant plusieurs semaines, selon notre manière de mesurer le temps.
Quand je revins à moi, j'étais dans une chambre étrange, mon hôte et
toute sa famille étaient réunis autour de moi et, à mon extrême
étonnement, la fille de mon hôte m'adressa la parole dans ma langue
maternelle, avec un léger accent étranger.

--Comment vous trouvez-vous?--me demanda-t-elle.

Je fus quelques minutes avant de pouvoir surmonter ma surprise et
dire:--

--Vous savez ma langue?.... Comment?.... Qui êtes-vous?....

Mon hôte sourit et fit signe à l'un de ses fils qui prit alors sur la
table un certain nombre de feuilles minces de métal sur lesquelles
étaient tracés différents dessins: une maison, un arbre, un oiseau, un
homme, etc.

Dans ces dessins, je reconnus ma manière. Sous chaque figure était
écrit son nom dans ma langue et de ma main; et au-dessous, dans une
autre écriture, un mot que je ne pouvais pas lire.

--C'est ainsi que nous avons commencé,--me dit mon hôte,--et ma fille
Zee, qui appartient au Collège des Sages, a été votre professeur et le
nôtre.

Zee plaça alors devant moi d'autres feuilles sur lesquelles étaient
écrits de ma main, d'abord des mots, puis des phrases. Sous chaque mot
et chaque phrase se trouvaient des caractères étranges tracés par une
autre main. Je compris peu à peu, en rassemblant mes idées, qu'on
avait ainsi créé un grossier dictionnaire. L'avait-on fait pendant que
je dormais?

--En voilà assez,--dit Zee d'un ton d'autorité.--Reposez-vous et
mangez.



VII.


On m'assigna une chambre dans ce vaste édifice. Elle était meublée
d'une façon charmante et fantastique, mais sans cette magnificence de
pierres et de métaux précieux, qui ornait les appartements plus
publics. Les murs étaient tendus de nattes diverses, faites avec les
tiges et les fibres des plantes, et le parquet était couvert de la
même façon.

Le lit n'avait pas de rideaux. Ses supports en fer reposaient sur des
boules de cristal. Les couvertures étaient d'une matière fine et
blanche, qui ressemblait au coton. Plusieurs tablettes portaient des
livres. Un enfoncement, fermé par des rideaux, communiquait avec une
volière remplie d'oiseaux chanteurs, dans lesquels je ne reconnus pas
une seule des espèces que j'avais vues sur la terre, si ce n'est une
jolie espèce de tourterelles, différant cependant des nôtres en ce
qu'elle avait sur la tête une huppe de plumes bleuâtres. On avait
appris à tous ces oiseaux à chanter des airs réguliers, et ils
dépassaient de beaucoup nos bouvreuils savants, qui ne peuvent guère
aller au delà de deux morceaux et ne peuvent pas, je crois, chanter en
partie. On aurait pu se croire à l'Opéra quand on écoutait les
concerts de cette volière. C'étaient des duos, des trios, des quatuors
et des choeurs, tous notés et arrangés comme dans nos morceaux de
musique. Si je voulais faire taire les oiseaux, je n'avais qu'à tirer
un rideau sur la volière, et leur chant cessait dès qu'ils se
trouvaient dans l'obscurité. Une autre ouverture servait de fenêtre,
sans vitre, mais si l'on touchait un ressort, un volet s'élevait du
plancher; il était formé d'une substance moins transparente que le
verre, assez cependant pour laisser passer le regard. À cette fenêtre
était attaché un balcon, ou plutôt un jardin suspendu, où se
trouvaient des plantes gracieuses et des fleurs brillantes.
L'appartement et ses dépendances avaient donc un caractère étrange
dans ses détails, et pourtant dans son ensemble il rappelait les
habitudes de notre luxe moderne; il eût excité l'admiration si on
l'avait trouvé attaché à la demeure d'une duchesse anglaise ou au
cabinet de travail d'un auteur français à la mode. Avant mon arrivée,
c'était la chambre de Zee; elle me l'avait gracieusement cédée.

Quelques heures après le réveil dont j'ai parlé dans le chapitre
précédent, j'étais étendu seul sur ma couche, essayant de fixer mes
pensées et mes conjectures sur la nature du peuple au milieu duquel je
me trouvais, lorsque mon hôte et sa fille Zee entrèrent dans ma
chambre. Mon hôte, parlant toujours ma langue, me demanda, avec
beaucoup de politesse, s'il me serait agréable de causer ou si je
préférais rester seul. Je répondis que je serais très honoré et très
charmé de cette occasion d'exprimer ma gratitude pour l'hospitalité et
les politesses dont on me comblait dans un pays où j'étais étranger,
et d'en apprendre assez sur les moeurs et les coutumes pour ne pas
risquer d'offenser mes hôtes par mon ignorance.

En parlant, je m'étais naturellement levé; mais Zee, à ma grande
confusion, m'ordonna gracieusement de me recoucher, et il y avait dans
sa voix et dans ses yeux, quelque doux qu'ils fussent d'ailleurs,
quelque chose qui me força d'obéir. Elle s'assit alors sans façon au
pied de mon lit, tandis que son père prenait place sur un divan à
quelques pas de nous.

--Mais de quelle partie du monde venez-vous donc?--me demanda mon
hôte,--que nous nous semblons réciproquement si étranges? J'ai vu des
spécimens de presque toutes les races qui diffèrent de la nôtre, à
l'exception des sauvages primitifs qui habitent les portions les plus
désolées et les plus éloignées de notre monde, ne connaissant d'autre
lumière que celle des feux volcaniques et se contentant d'errer à
tâtons dans l'obscurité, comme font beaucoup d'êtres qui rampent, qui
se traînent, ou même qui volent. Mais, à coup sûr, vous ne pouvez
faire partie d'une de ces tribus barbares, et, d'un autre côté, vous
ne paraissez appartenir à aucun peuple civilisé.

Je me sentis quelque peu piqué de cette dernière observation et je
répondis que j'avais l'honneur d'appartenir à une des nations les plus
civilisées de la terre; et que, quant à la lumière, tout en admirant
le génie et la magnificence avec lesquels mon hôte et ses concitoyens
avaient réussi à illuminer leurs régions impénétrables au soleil, je
ne pouvais cependant comprendre qu'après avoir vu les globes célestes,
on pût comparer à leur éclat les lumières artificielles inventées pour
les besoins des hommes. Mais mon hôte disait qu'il avait vu des
spécimens de la plupart des races différentes de la sienne, à
l'exception des malheureux barbares dont il m'avait parlé. Était-il
donc possible qu'il ne fût jamais venu à la surface de la terre, ou ne
parlait-il que de races enfouies dans les entrailles du globe?

Mon hôte garda quelque temps le silence; sa physionomie montrait un
degré de surprise que les gens de cette race manifestent rarement dans
les circonstances même les plus extraordinaires. Mais Zee montra plus
de sagacité.

--Tu vois bien, mon père,--s'écria-t-elle,--qu'il y a de la vérité
dans les vieilles traditions; il y a toujours de la vérité dans toutes
les traditions qui ont cours en tout temps et chez toutes les tribus.

--Zee,--dit mon hôte avec douceur,--tu appartiens au Collège des Sages
et tu dois être plus savante que je ne le suis; mais comme Directeur
du Conseil de la Conservation des Lumières, il est de mon devoir de ne
rien croire que sur le témoignage de mes propres sens.

Alors, se tournant vers moi, il m'adressa plusieurs questions sur la
surface de la terre et sur les corps célestes; quelque soin que je
prisse de lui répondre de mon mieux, je ne parus ni le satisfaire ni
le convaincre. Il secoua tranquillement la tête et, changeant un peu
brusquement de sujet, il me demanda comment, de ce qu'il se plaisait à
appeler un monde, j'étais descendu dans un autre monde. Je répondis
que sous la surface de la terre il y avait des mines contenant des
minéraux ou métaux nécessaires à nos besoins et à nos progrès dans les
arts et l'industrie; je lui expliquai alors brièvement comment, en
explorant une de ces mines, mon malheureux ami et moi avions aperçu de
loin les régions dans lesquelles nous étions descendus et comment
notre tentative lui avait coûté la vie. Je donnai comme témoins de ma
véracité la corde et les grappins que l'enfant avait rapportés dans
l'édifice où j'avais d'abord été reçu.

Mon hôte se mit alors à me questionner sur les habitudes et les moeurs
des races de la surface de la terre, surtout de celles que je
regardais comme les plus avancées dans cette civilisation qu'il
définissait volontiers: «l'art de répandre dans une communauté le
tranquille bonheur qui est l'apanage d'une famille vertueuse et bien
réglée.» Naturellement désireux de représenter sous les couleurs les
plus favorables le monde d'où je venais, je passai légèrement, quoique
avec indulgence, sur les institutions antiques et déjà en décadence de
l'Europe, afin de m'étendre sur la grandeur présente et la prééminence
future de cette glorieuse République Américaine, dans laquelle
l'Europe cherche, non sans jalousie, un modèle et devant laquelle elle
tremble en prévoyant son destin. Choisissant comme exemple de la vie
sociale aux États-Unis la ville où le progrès marche avec le plus de
rapidité, je me lançai dans une description animée des moeurs de
New-York. Mortifié de voir, à la physionomie de mes auditeurs, que je
ne produisais pas l'impression favorable à laquelle je m'attendais, je
m'élevai plus haut; j'insistai sur l'excellence des institutions
démocratiques, sur la manière dont elles faisaient régner un
tranquille bonheur par le gouvernement d'un parti, et sur la façon
dont elles répandaient ce bonheur dans les masses en préférant, pour
l'exercice du pouvoir et l'acquisition des honneurs, les citoyens les
plus infimes sous le rapport de la fortune, de l'éducation et du
caractère. Je me souvins heureusement de la péroraison d'un discours
sur l'influence purifiante de la démocratie américaine et sur sa
propagation future dans le monde entier; discours prononcé par un
certain sénateur éloquent (pour le vote sénatorial duquel une
compagnie de chemin de fer, à laquelle appartenaient mes deux frères,
venait de payer 20,000 dollars), et je terminai en répétant ses
brillantes prédictions sur l'avenir magnifique qui souriait à
l'humanité, quand le drapeau de la liberté flotterait sur tout un
continent, alors que deux cents millions de citoyens intelligents,
habitués dès l'enfance à l'usage quotidien du revolver, appliqueraient
à l'Univers épouvanté les doctrines du patriote Monroë.

Quand j'eus fini, mon hôte secoua doucement la tête et tomba dans une
rêverie profonde, en faisant signe à sa fille et à moi de rester
silencieux pendant qu'il réfléchissait. Au bout d'un certain temps, il
dit d'un ton sérieux et solennel:

--Si vous pensez, comme vous le dites, que, quoique étranger, vous
avez été bien traité par moi et les miens, je vous adjure de ne rien
révéler de votre monde à aucun de mes concitoyens, à moins que, après
réflexion, je ne vous permette de le faire. Consentez-vous à cette
demande?

--Je vous donne ma parole de me conformer à vos désirs,--dis-je un peu
surpris.

Et j'étendis ma main droite pour saisir la sienne. Mais il plaça
doucement ma main sur son front et sa main droite sur ma poitrine, ce
qui est, pour cette race, une manière de s'engager pour toute espèce
de promesse ou d'obligation verbale. Puis, se tournant vers sa fille,
il dit:--

--Et toi, Zee, tu ne répéteras à personne ce que l'étranger a dit, ou
pourra dire, soit à toi, soit à moi, d'un monde autre que celui où
nous vivons.

Zee se leva et baisa son père sur les tempes, en disant avec un
sourire:--

--La langue d'une Gy est légère, mais l'amour peut la lier. Et, mon
père, si tu crains qu'un mot de toi ou de moi puisse exposer l'État au
danger, par le désir d'explorer un monde inconnu, une vague du _vril_,
convenablement arrangée, n'effacera-t-elle pas de notre mémoire ce que
l'étranger nous a dit?

--Qu'est-ce que le vril?--demandai-je.

Là-dessus Zee commença une explication dont je compris fort peu de
chose, car il n'y a dans aucune langue que je connaisse aucun mot qui
soit synonyme de vril. Je l'appellerais électricité, si ce n'est qu'il
embrasse dans ses branches nombreuses d'autres forces de la nature,
auxquelles, dans nos nomenclatures scientifiques, on assigne
différents noms, tels que magnétisme, galvanisme, etc. Ces peuples
croient avoir trouvé dans le vril l'unité des agents naturels, unité
que beaucoup de philosophes terrestres ont soupçonnée et dont Faraday
parle sous le nom plus réservé de corrélation.

«Je suis depuis longtemps d'avis,» dit cet illustre expérimentateur,
«et mon opinion est devenue presque une conviction commune, je crois,
à beaucoup d'autres amis des sciences naturelles, que les formes
variées sous lesquelles les forces de la matière nous sont manifestées
ont une commune origine; ou, en d'autres termes, qu'elles sont en
corrélation directe et dans une dépendance mutuelle, de sorte qu'elles
sont pour ainsi dire convertibles les unes dans les autres, et que
leur action peut être ramenée à une commune mesure, à un équivalent
commun.»

Les philosophes souterrains affirment que par l'effet du vril, que
Faraday appellerait peut-être le magnétisme atmosphérique, ils ont une
influence sur les variations de la température, ou, en langage
vulgaire, sur le temps; que par d'autres effets, voisins de ceux qu'on
attribue au mesmérisme, à l'électro-biologie, à la force odique, etc.,
mais appliqués scientifiquement par des conducteurs de vril, ils
peuvent exercer sur les esprits et les corps animaux ou végétaux un
pouvoir qui dépasse tous les contes fantastiques de nos rêveurs. Ils
donnent à tous ces effets le nom commun de vril. Zee me demanda si,
dans mon monde, on ne savait pas que toutes les facultés de l'esprit
peuvent être surexcitées à un point dont on n'a pas l'idée pendant la
veille, au moyen de l'extase ou vision, pendant laquelle les pensées
d'un cerveau peuvent être transmises à un autre et les connaissances
s'échanger ainsi rapidement. Je répondis qu'on racontait parmi nous
des histoires relatives à ces extases ou visions, que j'en avais
beaucoup entendu parler et que j'avais vu quelque chose de la façon
dont on les produisait artificiellement, par exemple, dans la
clairvoyance magnétique; mais que ces expériences étaient tombées dans
l'oubli ou dans le mépris, en partie à cause des impostures grossières
auxquelles elles donnaient lieu, en partie, parce que, même quand les
effets sur certaines constitutions anormales se produisaient sans
charlatanisme, cependant lorsqu'on les examinait de près et qu'on les
analysait, les résultats en étaient peu satisfaisants; qu'on ne
pouvait s'y appuyer pour établir un système de connaissances vraies,
ou s'en servir dans un but pratique; de plus, que ces expériences
étaient dangereuses pour les personnes crédules par les superstitions
qu'elles tendaient à faire naître. Zee écouta ma réponse avec une
attention pleine de bonté et me dit que des exemples semblables de
tromperie et de crédulité avaient été fréquents dans leurs expériences
scientifiques, quand la science était encore dans l'enfance, alors
qu'on redoutait les propriétés du vril, mais qu'elle réservait une
discussion plus approfondie de ce sujet pour le moment où je serais
plus en état d'y prendre part. Elle se contenta d'ajouter que c'était
par le moyen du vril, tandis que j'avais été mis en extase, qu'on
m'avait enseigné les rudiments de leur langue; et que son père et
elle, qui, seuls de la famille, s'étaient donné la peine de surveiller
l'expérience, avaient acquis ainsi une connaissance plus grande de ma
langue, que moi de la leur; d'abord parce que ma langue était beaucoup
plus simple que la leur et comprenait bien moins d'idées complexes; et
ensuite parce que leur organisation était, grâce à une culture
héréditaire, beaucoup plus souple que la mienne et plus capable
d'acquérir promptement des connaissances. Dans mon for intérieur, je
doutai de cette dernière assertion; car ayant eu au cours d'une vie
très active l'occasion d'aiguiser mon esprit, soit chez moi, soit dans
mes voyages, je ne pouvais admettre que mon système cérébral fût plus
lent que celui de gens qui avaient passé toute leur vie à la clarté
des lampes. Pendant que je faisais cette réflexion, Zee dirigea
tranquillement son index vers mon front et m'endormit.



VIII.


En m'éveillant, je vis à côté de mon lit l'enfant qui avait apporté la
corde et les grappins dans l'édifice où l'on m'avait fait entrer
d'abord, et qui, comme je l'appris plus tard, était la résidence du
magistrat principal de la tribu. L'enfant, dont le nom était Taë,
prononcez Tar-ee, était le fils aîné du magistrat. Je m'aperçus que
pendant mon dernier sommeil, ou plutôt ma dernière extase, j'avais
fait plus de progrès dans la langue du pays et que je pouvais causer
avec une facilité relative.

Cet enfant était singulièrement beau, même pour la belle race à
laquelle il appartenait; il avait l'air très viril pour son âge, et
l'expression de sa physionomie était plus vive et plus énergique que
celle que j'avais remarquée sur les figures sereines et calmes des
hommes. Il m'apportait les tablettes sur lesquelles j'avais dessiné ma
descente et où j'avais aussi esquissé la tête du monstre qui m'avait
fait quitter le cadavre de mon ami. En me montrant cette portion du
dessin, Taë m'adressa quelques questions sur la taille et la forme du
monstre, et sur la caverne ou gouffre dont il était sorti. L'intérêt
qu'il prenait à mes réponses semblait assez sérieux pour le détourner
quelque temps de toute curiosité sur ma personne et mes antécédents.
Mais à mon grand embarras, car je me souvenais de la parole donnée à
mon hôte, il me demanda d'où je venais. À cet instant même, Zee entra
heureusement et entendit sa question.

--Taë,--lui dit-elle,--donne à notre hôte tous les renseignements
qu'il te demandera, mais ne lui en demande aucun en retour. Lui
demander qui il est, d'où il vient, ou pourquoi il est ici, serait
manquer à la loi que mon père a établie pour cette maison.

--C'est bien,--dit Taë, posant sa main sur son coeur.

À partir de ce moment, cet enfant, avec lequel je me liai très
intimement, ne m'adressa jamais une seule des questions ainsi
interdites.



IX.


Plus tard seulement, après des extases répétées, mon esprit devint
plus capable d'échanger des idées avec mes hôtes et de comprendre plus
complètement des différences de moeurs ou de coutumes qui m'avaient
d'abord trop étonné pour que ma raison pût les saisir; alors seulement
je pus recueillir les détails suivants sur l'origine et l'histoire de
cette population souterraine, qui forme une partie d'une grande
famille de nations appelée les Ana.

Suivant les traditions les plus anciennes, les ancêtres de cette race
avaient habité un monde situé au-dessus de celui qu'habitaient leurs
descendants. Ceux-ci conservaient encore dans leurs archives des
légendes relatives à ce monde supérieur et où l'on parlait d'une voûte
où les lampes n'étaient allumées par aucune main humaine. Mais ces
légendes étaient regardées par la plupart des commentateurs comme des
fables allégoriques. Suivant ces traditions, la terre elle-même, à la
date où elles remontaient, n'était pas dans son enfance mais dans les
douleurs et le travail d'une période de transition et sujette à de
violentes révolutions de la nature. Par une de ces révolutions, la
portion du monde supérieur habitée par les ancêtres de cette race
avait été soumise à de grandes inondations, non pas subites, mais
graduelles et irrésistibles; quelques individus seulement échappèrent
à la destruction. Est-ce là un soutenir de notre Déluge historique et
sacré ou d'aucun autre des cataclysmes antérieurs au Déluge et sur
lesquels les géologues discutent de nos jours? Je ne sais, mais si
l'on rapproche la chronologie de ce peuple de celle de Newton, on voit
que la catastrophe dont il parle aurait dû arriver plusieurs milliers
d'années avant Noé. D'autre part, l'opinion de ces écrivains
souterrains ne s'accorde pas avec celle qui est la plus répandue parmi
les géologues sérieux, en ce qu'elle suppose l'existence d'une race
humaine sur la terre à une date bien antérieure à l'époque où les
géologues placent la formation des mammifères. Quelques membres de la
race infortunée, ainsi envahie par le Déluge, avaient, pendant la
marche progressive des eaux, cherché un refuge dans des cavernes
situées sur les plus hautes montagnes et, en errant dans ces
profondeurs, ils perdirent pour toujours le ciel de vue. Toute la face
de la terre avait été changée par cette grande révolution; la terre
était devenue mer et la mer était devenue terre. On m'apprit comme un
fait incontestable que, même maintenant, dans les entrailles de la
terre on pouvait trouver des restes d'habitations humaines; non pas
des huttes ou des antres, mais de vastes cités dont les ruines
attestent la civilisation des races qui florissaient avant le temps de
Noé; ces races ne doivent donc pas être mises au rang de celles que
l'histoire naturelle caractérise par l'usage du silex et l'ignorance
du fer.

Les fugitifs avaient emporté avec eux la connaissance des arts qu'ils
exerçaient sur la terre, la tradition de leur culture et de leur
civilisation. Leur premier besoin dut être de remplacer la lumière
qu'ils avaient perdue; et à aucune époque, même dans la période
préhistorique, les races souterraines, dont faisait partie la tribu où
je vivais, ne paraissent avoir été étrangères à l'art de se procurer
de la lumière au moyen des gaz, du manganèse, ou du pétrole. Ils
s'étaient habitués dans le monde supérieur à lutter contre les forces
de la nature, et la longue bataille qu'ils avaient soutenue contre
leur vainqueur, l'Océan, dont l'invasion avait mis des siècles à
s'accomplir, les avait rendus habiles à dompter les eaux par des
digues et des canaux. C'est à cette habileté qu'ils durent leur salut
dans leur nouveau séjour.

--Pendant plusieurs générations,--me dit mon hôte avec une sorte de
mépris et d'horreur,--nos ancêtres dégradèrent leur nature et
abrégèrent leur vie en mangeant la chair des animaux, dont plusieurs
espèces avaient, à leur exemple, échappé au Déluge, en cherchant un
refuge dans les profondeurs de la terre; d'autres animaux, qu'on
suppose inconnus au monde supérieur, étaient une production de ces
régions souterraines.

À l'époque où ce que nous appellerons l'âge historique se dégageait du
crépuscule de la tradition, les Ana étaient déjà établis en différents
États et avaient atteint un degré de civilisation analogue à celui
dont jouissent en ce moment sur la terre les peuples les plus avancés.
Ils connaissaient presque toutes nos inventions modernes, y compris
l'emploi de la vapeur et du gaz. Les différents peuples étaient
séparés par des rivalités violentes. Ils avaient des riches et des
pauvres; ils avaient des orateurs et des conquérants; ils se faisaient
la guerre pour une province ou pour une idée. Quoique les divers États
reconnussent diverses formes de gouvernement, les institutions libres
commençaient à avoir la prépondérance; les assemblées populaires
avaient plus de puissance; la république exista bientôt partout; la
démocratie, que les politiques européens les plus éclairés regardent
devant eux comme le terme extrême du progrès politique et qui domine
encore parmi les autres tribus du monde souterrain, considérées comme
barbares, n'a laissé aux Ana supérieurs, comme ceux chez lesquels je
me trouvais, que le souvenir d'un des tâtonnements les plus grossiers
et les plus ignorants de l'enfance de la politique. C'était l'âge de
l'envie et de la haine, des perpétuelles révolutions sociales plus ou
moins violentes, des luttes entre les classes, et des guerres d'État à
État. Cette phase dura cependant quelques siècles, et fut terminée, au
moins chez les populations les plus nobles et les plus intelligentes,
par la découverte graduelle des pouvoirs latents enfermés dans ce
fluide qui pénètre partout et qu'ils désignaient sous le nom de vril.

D'après ce que me dit Zee qui, en qualité de savant professeur du
Collège des Sages, avait étudié ces matières avec plus de soin
qu'aucun autre membre de la famille de mon hôte, on peut produire et
discipliner ce fluide de façon à s'en servir comme d'un agent
tout-puissant sur toutes les formes de la matière animée et inanimée.
Il détruit comme la foudre; appliqué d'autre façon, il donne à la vie
plus de plénitude et de vigueur; il guérit et préserve; c'est surtout
de ce fluide que l'on se sert pour guérir les maladies, ou plutôt pour
aider l'organisation physique à recouvrer l'équilibre des forces
naturelles, et par conséquent à se guérir elle-même. Par ce fluide on
se fraye des chemins en fendant les substances les plus dures, on
ouvre des vallées à la culture au milieu des rocs de ces déserts
souterrains. C'est de ce fluide que ces peuples extraient la lumière
de leurs lampes; ils la trouvent plus régulière, plus douce et plus
saine que la lumière produite par les autres matières inflammables
dont ils se servaient jusque-là.

Mais la politique surtout fut transformée par la découverte de la
terrible puissance du vril et des moyens de l'employer. Dès que les
effets en furent mieux connus et plus habilement mis en oeuvre, toute
guerre cessa entre les peuples qui avaient découvert le vril, car ils
avaient porté l'art de la destruction à un degré de perfection qui
annulait toute supériorité de nombre, de discipline et de talent
militaire. Le feu renfermé dans le creux d'une baguette maniée par un
enfant pouvait abattre la forteresse la plus redoutable, ou sillonner
d'un trait de flamme, du front à l'arrière-garde, une armée rangée en
bataille. Si deux armées en venaient aux mains possédant le secret de
ce fluide terrible, elles devaient s'anéantir réciproquement. L'âge de
la guerre était donc fini, et quand la guerre eut disparu, une
révolution non moins profonde ne tarda pas à se produire dans les
relations sociales. L'homme se trouva si complètement à la merci de
l'homme, chacun d'eux pouvant en un instant tuer son adversaire, que
toute idée de gouvernement par la force disparut peu à peu du système
politique et de la loi. Ce n'est que par la force que de grandes
communautés, dispersées sur de vastes espaces, peuvent être maintenues
dans l'unité; mais ni la nécessité de la défense, ni l'orgueil des
conquêtes ne firent plus désirer à un État de l'emporter sur un autre
par sa population.

Ceux qui avaient découvert le vril arrivèrent ainsi, au bout de
quelques générations, à se partager en communautés moins
considérables. La tribu au milieu de laquelle je me trouvais était
limitée à douze mille familles. Chaque tribu occupait un territoire
suffisant à tous ses besoins, et à des périodes déterminées le surplus
de la population émigrait pour aller chercher un domaine nouveau. Il
ne paraissait pas nécessaire de faire choisir arbitrairement ces
émigrants; il y avait toujours un assez grand nombre d'émigrants
volontaires.

Ces États subdivisés, peu importants à ne considérer que leur
territoire ou leur population, appartenaient tous à une seule et
grande famille. Ils parlaient la même langue, sauf quelques légères
différences de dialecte. Le mariage était permis de tribu à tribu; les
lois et les coutumes les plus importantes étaient les mêmes; la
connaissance du vril et l'emploi des forces qu'il renfermait formait
entre tous ces peuples un lien si important que le mot A-vril était
pour eux synonyme de civilisation; et Vril-ya, c'est-à-dire _les
Nations Civilisées_, était le terme commun par lequel les tribus qui
se servaient du vril se distinguaient des familles d'Ana encore
plongées dans la barbarie.

Le gouvernement de la tribu des Vril-ya, dont je m'occupe ici, était
en apparence très compliqué, en réalité très simple. Il était fondé
sur un principe reconnu en théorie, quoique peu appliqué dans la
pratique sur notre terre, c'est que l'objet de tout système
philosophique est d'atteindre l'unité et de s'élever à travers le
dédale des faits à la simplicité d'une cause première ou principe
premier. Ainsi, en politique, les écrivains républicains eux-mêmes
conviennent qu'une autocratie bienfaisante assurerait la meilleure des
administrations, si on pouvait en garantir la durée, ou prendre des
précautions contre l'abus graduel des pouvoirs qu'on lui accorde.
Cette singulière communauté élisait donc un seul magistrat suprême
appelé Tur; il était nominalement investi du pouvoir pour la vie; mais
on pouvait rarement le détourner de s'en démettre aux approches de la
vieillesse. Il n'y avait rien du reste dans cette société qui pût
porter un de ses membres à convoiter les soucis de cette charge. Aucun
honneur, aucun insigne d'un rang plus élevé n'étaient accordés au
magistrat suprême que ne distinguait point la supériorité de son
revenu ou de sa résidence. En revanche, les devoirs qu'il avait à
remplir étaient singulièrement légers et faciles, et n'exigeaient pas
un degré extraordinaire d'énergie ou d'intelligence. Point de guerre à
craindre, pas d'armée à entretenir: le gouvernement ne pouvant
s'appuyer sur la force, il n'y avait pas de police à payer et à
diriger. Ce que nous appelons crime était absolument inconnu aux
Vril-ya, et il n'existait pas de cour de justice criminelle. Les rares
exemples de différends civils étaient confiés à l'arbitrage d'amis
choisis par les deux parties, ou jugés par le Conseil des Sages que je
décrirai plus loin. Il n'y avait pas d'hommes de loi de profession; et
l'on peut dire que leurs lois n'étaient que des conventions à
l'amiable, car il n'existait pas de pouvoir en état de contraindre un
délinquant qui portait dans une baguette le moyen d'anéantir ses
juges. Il y avait des règles et des coutumes auxquelles le peuple,
depuis plusieurs siècles, s'était tacitement habitué à obéir; ou si,
par hasard, un individu trouvait trop dur de s'y soumettre, il
quittait la communauté et allait s'établir ailleurs. Enfin on s'était
insensiblement soumis à une sorte de convention analogue à celle qui
régit nos familles privées, où nous disons en quelque sorte à tout
membre parvenu à l'indépendance que donne la virilité: «Reste ou
va-t-en, suivant que nos habitudes ou les règles que nous avons
établies te conviennent ou te déplaisent.» Mais quoiqu'il n'y eût pas
de lois dans le sens précis que nous donnons à ce mot, il n'y a pas
dans le monde supérieur une race plus observatrice de la loi que les
Vril-ya. L'obéissance à la règle adoptée par la communauté est devenue
un instinct aussi puissant que ceux de la nature. Le chef de chaque
famille établit pour la conduite de sa famille une règle qu'aucun de
ses membres ne songe à violer ou à éluder. Ils ont un proverbe dont
l'énergie perd beaucoup dans cette paraphrase: «Pas de bonheur sans
ordre, pas d'ordre sans autorité, pas d'autorité sans unité.» La
douceur de tout gouvernement civil ou domestique chez eux se reconnaît
bien à l'expression habituelle dont ils usent pour désigner ce qui est
illégal ou défendu: «On est prié de ne pas faire telle ou telle
chose.» La pauvreté chez les Ana est aussi inconnue que le crime; non
pas que la propriété soit en commun, ou qu'ils soient tous égaux par
l'étendue de leurs possessions, ou par la grandeur et le luxe de leurs
habitations; mais comme il n'y a aucune différence de rang ou de
position entre les divers degrés de richesse ou les diverses
professions, chacun fait ce qui lui convient sans inspirer ni
ressentir d'envie. Les uns préfèrent un genre de vie plus modeste, les
autres un genre de vie plus brillant; chacun se rend heureux à sa
manière. Grâce à cette absence de toute compétition et aux limites
fixées pour la population, il est difficile qu'une famille tombe dans
la misère; il n'y a pas de spéculations hasardeuses, pas de rivalités
et de luttes pour la conquête de la fortune ou d'un rang plus élevé.
Sans doute, chaque fois qu'un établissement a été fondé, une portion
égale a été attribuée à tous les colons; mais les uns, plus
entreprenants que les autres, avaient étendu leurs possessions aux
dépens du désert qui les entourait, ou avaient augmenté la fertilité
de leurs champs, ou s'étaient engagés dans le commerce. Ainsi, les uns
étaient nécessairement devenus plus riches que les autres, mais nul
n'était absolument pauvre, nul n'avait de privations à subir. À la
rigueur, ils avaient toujours la ressource d'émigrer, ou de s'adresser
sans honte et avec la certitude d'être écoutés à de plus riches
qu'eux; car tous les membres de la communauté se regardaient comme des
frères ne formant qu'une famille unie par l'affection. J'aurai, dans
la suite de mon récit, l'occasion de revenir sur ce sujet.

Le soin principal du magistrat suprême était de communiquer avec
certains départements actifs, chargés de l'administration de détails
spéciaux. Le plus important et le plus essentiel de ces détails
consistait dans les approvisionnements de lumière. Mon hôte, Aph-Lin,
était le directeur de ce département. Un autre département, qu'on
pourrait appeler celui des affaires étrangères, se maintenait en
relation avec les États voisins, surtout pour s'assurer de toutes les
inventions nouvelles; toutes ces inventions et tous les
perfectionnements des machines étaient soumis à un troisième
département chargé d'en faire l'essai. C'est à ce département que se
rattachait le Collège des Sages, collège particulièrement recherché
des Ana veufs et sans enfants, et des jeunes filles. Parmi ces
dernières, Zee était la plus active, et si nous admettons que ce
peuple reconnut ce que nous appelons distinction ou renommée (et je
démontrerai plus tard qu'il n'en est rien), elle était placée parmi
les membres les plus renommés ou les plus distingués. Les membres
féminins de ce Collège s'adonnaient surtout aux études qu'on regarde
comme moins utiles à la vie pratique, telles que la philosophie
purement spéculative, l'histoire des siècles primitifs, et les
sciences telles que l'entomologie, la conchyliologie, etc. Zee, dont
l'esprit, aussi actif que celui d'Aristote, embrassait également les
domaines les plus vastes et les plus minces détails de la pensée,
avait écrit deux volumes sur l'insecte parasite qui habite dans les
poils de la patte du tigre[1], ouvrage qui faisait autorité sur ce
sujet intéressant. Mais les recherches des Sages ne sont pas confinées
à ces études subtiles ou élégantes. Elles comprennent d'autres études
plus importantes, entre autres sur les propriétés du vril, à la
perception desquelles le système nerveux plus délicat des Professeurs
féminins les rend bien plus aptes. C'est dans ce collège que le Tur,
ou magistrat principal, choisit ses conseillers, dont le nombre ne
s'élève jamais au-dessus de trois; il ne les consulte que dans les cas
fort rares où un événement ou une circonstance extraordinaire
embarrasse son propre jugement.

[Note 1: L'animal dont il est ici question diffère en plusieurs points
du tigre du monde supérieur. Il est plus grand, sa patte est plus
large, son front plus fuyant. Il fréquente les bords des lacs et des
marais et se nourrit de poissons, bien qu'il n'ait pas de répugnance
pour tous les animaux terrestres de force inférieure qui se trouvent
sur son chemin. Il devient rare, même dans les districts les plus
sauvages, où il est dévoré par des reptiles gigantesques. Je suppose
qu'il appartient à l'espèce du tigre, puisque l'animalcule parasite
qu'on trouve dans sa patte est, comme celui qu'on trouve dans la patte
du tigre asiatique, une miniature de l'animal lui-même.]

Il y a quelques autres départements d'une moindre importance, qui tous
fonctionnent avec si peu de bruit et si tranquillement, qu'on ne se
sent pas du tout gouverné: l'ordre social est aussi régulier et aussi
peu gênant que si c'était une loi de la nature. On emploie la
mécanique à presque toutes sortes de travaux intérieurs ou extérieurs,
et le soin incessant du département chargé de cet objet est d'en
perfectionner l'application. Il n'y a ni ouvriers ni domestiques; on
prend parmi les enfants tous ceux qui sont nécessaires pour surveiller
ou seconder les machines; et cela depuis l'âge où les enfants cessent
d'être confiés au sein de leur mère jusqu'à l'époque de la nubilité,
c'est-à-dire à seize ans pour les Gy-ei (les femmes) et vingt ans pour
les Ana (les hommes). Ces enfants sont classés par bandes et sections
sous la surveillance de leurs propres chefs et chacun s'adonne à
l'occupation qui lui plaît le plus ou pour laquelle il se sent le plus
de disposition. Les uns choisissent les arts manuels, l'agriculture,
les travaux domestiques; d'autres se consacrent à écarter les rares
dangers qui menacent la population. Voici les seuls périls auxquels
sont exposés ces tribus: d'abord ceux qu'occasionnent les convulsions
accidentelles de la terre; c'est à les prévoir et à s'en garder qu'on
apporte le plus de soin; tels sont les irruptions du feu et de l'eau,
les ouragans souterrains et les gaz qui se dégagent avec violence. Des
inspecteurs vigilants sont placés aux frontières de l'État et dans
tous les endroits où de semblables périls sont à craindre; ils ont à
leur disposition des moyens de communications télégraphiques avec la
salle où quelques Sages d'élite se relaient perpétuellement. Ces
inspecteurs sont toujours choisis parmi les garçons qui approchent de
l'âge de puberté, d'après ce principe qu'à cet âge les facultés
d'observation sont plus vives et les forces physiques plus en éveil
qu'à aucune autre époque de la vie. Le second service de sûreté,
d'ailleurs moins important, consiste dans la destruction de toutes les
créatures hostiles à la vie, à la culture, ou même au bien-être des
Ana. Les plus formidables sont les énormes reptiles, dont on conserve
dans nos musées quelques restes antédiluviens et certains animaux
ailés gigantesques, moitié oiseaux, moitié serpents. Le soin de
chasser et de détruire ces derniers, ainsi que d'autres animaux
sauvages plus petits et analogues à nos tigres et à nos serpents
venimeux, est laissé à de jeunes enfants; parce que, suivant les Ana,
il faut pour cela être sans pitié, et que plus l'enfant est jeune
moins il est accessible à la pitié. Il y a une autre classe d'animaux
dans la destruction desquels il faut faire de certaines distinctions;
on y emploie des enfants de l'âge intermédiaire; ce sont les animaux
qui ne menacent pas la vie de l'homme, mais qui ravagent les produits
de son travail, tels que l'élan et certaines variétés de l'espèce du
daim; de petits animaux qui ressemblent assez à nos lapins, mais qui
sont bien plus nuisibles aux moissons et plus habiles dans leurs
déprédations. Le premier soin de ces enfants doit être d'apprivoiser
les plus intelligents de ces animaux et de les habituer à respecter
les clôtures, rendues pour cela très visibles, comme on habitue les
chiens à respecter les garde-manger et même à veiller sur le bien de
leurs maîtres. Ce n'est que quand ces animaux se montrent
incorrigibles qu'on les détruit. On ne les tue jamais pour en manger
la chair, ni pour le plaisir de la chasse; mais on ne les épargne
jamais quand on n'a pas d'autre moyen de les empêcher de nuire. Tout
en rendant ces divers services et en s'acquittant des tâches qui leur
sont confiées, les enfants reçoivent sans interruption l'éducation
dont ils ont besoin. Les jeunes gens suivent généralement au sortir de
l'enfance un cours d'instruction au Collège des Sages, dans lequel,
outre les études générales, les élèves reçoivent des leçons spéciales
selon leur vocation et selon le genre d'études qu'ils choisissent
eux-mêmes. Quelques-uns cependant préfèrent passer cette période
d'épreuves en voyage, ou émigrer, ou s'appliquer aussitôt aux affaires
commerciales ou agricoles. Nulle contrainte ne vient gêner leurs
inclinations.



X.


Le mot Ana (prononcez: _Arna_) correspond à notre pluriel: _hommes_;
An (prononcez: _Arn_), le singulier, à: homme. Le mot qui signifie
femme est Gy (le _G_ est dur comme dans Guy); il fait au pluriel
Gy-ei, mais le _G_ devient doux au pluriel, on prononce: Jy-ei. Les
Ana ont un proverbe qui donne à cette différence de prononciation un
sens symbolique; c'est que le sexe féminin est doux pris
collectivement, mais que chaque femme est dure quand on a affaire
individuellement à elle. Les Gy-ei jouissent d'une parfaite égalité de
droits avec les Ana; égalité que certains philosophes en sont encore à
réclamer sur la terre.

Dans leur enfance, elles accomplissent exactement les mêmes travaux
que les garçons; et dans la classe la plus jeune, appliquée à la
destruction des animaux hostiles, on préfère souvent les filles, parce
qu'elles sont par leur constitution plus inaccessibles à la pitié sous
l'influence de la terreur ou de la haine. Pendant l'intervalle qui
s'écoule entre l'enfance et l'âge où l'on se marie, les rapports
familiers entre les deux sexes sont suspendus. À l'époque du mariage,
ils recommencent, sans autres conséquences plus graves que le mariage.
Toutes les professions ouvertes à un sexe le sont à l'autre, et les
Gy-ei s'attribuent la supériorité dans toutes les branches abstraites
et profondes du raisonnement; elles disent que les Ana sont peu
propres à ce genre d'études, parce qu'ils ont l'intelligence plus
lourde et plus calme, et à cause de la routine de leurs occupations
matérielles; c'est ainsi que les jeunes filles de notre monde
s'érigent en autorité pour juger les questions les plus délicates de
la doctrine théologique, pour lesquelles peu d'hommes, activement
engagés dans les affaires de ce monde, ont assez de connaissances ou
de finesse d'intelligence. Soit grâce aux exercices gymnastiques
auxquels elles s'appliquent de bonne heure, soit par leur
organisation, les Gy-ei sont supérieures aux Ana en force physique
(détail important au point de vue du maintien des droits de la femme).
Elles atteignent une stature plus élevée et leurs formes plus
arrondies renferment des muscles et des nerfs aussi fermes que ceux
des hommes. Elles prétendent que, suivant les lois primitives de la
nature, les femelles devaient être plus grandes que les mâles; elles
appuient cette opinion en recherchant, parmi les premières créatures
vivantes, l'exemple des insectes et de la plus ancienne famille des
vertébrés, les poissons, chez lesquels les femelles sont généralement
assez grandes pour ne faire qu'un repas de leur mâle si cela leur fait
plaisir. Par-dessus tout, les Gy-ei ont un pouvoir plus prompt et plus
énergique sur ce fluide ou agent mystérieux qui contient un si
puissant élément de destruction; elles ont aussi une plus large part
de cette finesse qui comprend la dissimulation. Ainsi elles peuvent,
non seulement se défendre contre toutes les agressions des hommes,
mais elles pourraient à tout moment, et sans qu'il soupçonnât le
moindre danger, mettre fin à l'existence de l'époux qui les
offenserait. Disons à l'honneur des Gy-ei qu'on ne trouve pendant
plusieurs siècles aucun exemple de l'abus de ce terrible pouvoir. Le
dernier fait de ce genre, qui ait eu lieu dans la tribu dont je
m'occupe, paraît remonter, suivant leur chronologie, à environ deux
mille ans. Une Gy, dans un accès de jalousie, tua son mari, et cet
acte abominable inspira une telle terreur aux hommes qu'ils émigrèrent
en corps et laissèrent les Gy-ei toutes seules. L'histoire rapporte
que les Gy-ei, devenues ainsi veuves et plongées dans le désespoir,
tombèrent sur la coupable pendant son sommeil, et, par conséquent,
alors qu'elle était désarmée, la tuèrent et s'engagèrent
solennellement entre elles à supprimer pour toujours l'exercice de ce
pouvoir conjugal si excessif et à élever leurs filles dans cette
résolution. Après une démarche si conciliante, la députation envoyée
aux Ana réussit à persuader à un grand nombre de revenir, mais ceux
qui revinrent étaient généralement les plus âgés. Les plus jeunes,
soit par défiance, soit par une trop haute opinion de leur propre
mérite, rejetèrent toutes les propositions et restèrent dans d'autres
communautés, où ils furent acceptés par d'autres femmes, avec
lesquelles probablement ils ne se trouvèrent pas mieux. Mais la perte
d'une si grande quantité de jeunes gens opéra comme un avertissement
salutaire sur les Gy-ei et les confirma dans leur pieuse résolution.
Il est admis aujourd'hui que, par le manque d'exercice, les Gy-ei ont
perdu leur supériorité offensive et défensive sur les Ana, de même que
sur la terre certains animaux inférieurs ont laissé certaines armes,
que la nature leur avait données pour leur défense, s'émousser
graduellement et devenir impuissantes, parce que les circonstances ne
les obligeaient plus à s'en servir. Je serais cependant fort inquiet
pour un An qui mesurerait ses forces avec une Gy.

Les Ana font remonter à l'incident que je viens de raconter certains
changements dans les coutumes du mariage, qui donnent peut-être
quelques avantages aux hommes. Ils ne se lient plus que pour trois
ans; à la fin de la troisième année, l'homme et la femme sont
également libres de divorcer et de se remarier. Au bout de dix ans,
l'An a le privilège de prendre une seconde femme et la première peut à
son gré se retirer ou rester. Ces règles sont pour la plupart passées
à l'état de lettre morte; le divorce et la polygamie sont extrêmement
rares, et les ménages paraissent très heureux et unis chez ce peuple
étonnant; les Gy-ei, malgré leur supériorité physique et
intellectuelle, sont fort adoucies par la crainte de la séparation ou
d'une seconde femme, et comme les An sont très attachés à leurs
habitudes, ils n'aiment pas, à moins de considérations très graves, à
changer pour des nouveautés hasardeuses, les figures et les manières
auxquelles ils sont habitués. Les Gy-ei cependant conservent
soigneusement un de leurs privilèges; c'est peut-être le désir secret
d'obtenir ce privilège qui porte beaucoup de dames sur la terre à se
faire les champions des droits de la femme. Les Gy-ei ont donc le
droit, usurpé sur la terre par les hommes, de proclamer leur amour et
de faire elles-mêmes leur cour; en un mot, ce sont elles qui demandent
et non pas qui sont demandées. Les vieilles filles sont un phénomène
inconnu parmi elles. Il est très rare qu'une Gy n'obtienne pas l'An
auquel elle a donné son coeur, à moins que les affections de celui-ci
ne soient fortement engagées ailleurs. Quelque froid, ou prude, ou de
mauvaise volonté que se montre l'homme qu'elle courtise, sa
persévérance, son ardeur, sa puissance persuasive, son pouvoir sur les
mystérieux effets du vril, décident presque sûrement l'homme à tendre
le cou à ce que nous appelons le noeud fatal. La raison qui porte les
Gy-ei à renverser les rapports des sexes, que l'aveugle tyrannie des
hommes a établis sur la terre, paraît concluante, et elles la donnent
avec une franchise qui mérite un jugement impartial. Elles disent que,
des deux époux, c'est la femme qui est d'une nature plus aimante, que
l'amour occupe plus de place dans ses pensées, est plus essentiel à
son bonheur, et que, par conséquent, c'est elle qui doit faire sa
cour; qu'en outre, l'homme est un être timide et vacillant, qu'il a
souvent une prédilection égoïste pour le célibat, qu'il prétend
souvent ne pas comprendre les regards tendres et les insinuations
délicates, bref, qu'il doit être résolument poursuivi et capturé.
Elles ajoutent que si la Gy ne peut s'assurer l'An de son choix et en
épouse un qu'elle n'aurait pas préféré au reste du monde, elle est non
seulement moins heureuse, mais moins bonne, parce que les qualités de
son coeur ne se développent pas assez; tandis que l'An est une
créature qui concentre d'une manière moins durable ses affections sur
un seul objet; que, s'il ne peut obtenir la Gy qu'il préfère, il se
console aisément avec une autre, et enfin, qu'en mettant les choses au
pire, s'il est aimé et bien soigné, il n'est pas indispensable au
bonheur de sa vie qu'il aime de son côté; il se contente du bien-être
matériel et des nombreuses occupations d'esprit qu'il se crée.

Quoi qu'on puisse dire de ce raisonnement, le système est favorable à
l'homme; il est aimé avec ardeur; il sait que plus il montrera de
froideur et de résistance, plus la détermination de se l'attacher
deviendra forte chez la Gy qui le courtise; il s'arrange généralement
pour n'accorder son consentement qu'aux conditions qu'il croit les
meilleures pour s'assurer une vie, sinon très heureuse, du moins très
tranquille. Tous les Ana ont leur dada, leurs habitudes, leurs goûts,
et quels qu'ils soient ils exigent la promesse de les respecter
absolument. Pour arriver à son but, la Gy promet sans hésiter, et,
comme un des caractères distinctifs de ce peuple extraordinaire est un
respect absolu de la vérité et la religion de la parole donnée, la Gy,
même la plus étourdie, observe toujours les conditions stipulées avant
le mariage. Dans le fait, et en dépit de leurs droits abstraits et de
leur puissance, les Gy-ei sont les plus aimables et les plus soumises
des femmes que j'aie jamais rencontrées, même dans les ménages les
plus heureux qui soient sur la terre. C'est une maxime reçue parmi
elles que quand une Gy aime, son bonheur est d'obéir. On remarquera
que dans les rapports des sexes je n'ai parlé que du mariage, car
telle est la perfection morale que cette communauté a atteinte, que
tout rapport illicite est aussi impossible parmi ce peuple, qu'il
serait impossible à un couple de linottes de se séparer au temps des
amours.



XI.


Quand je cherchais à revenir de la surprise que me causait l'existence
de régions souterraines habitées par une race à la fois différente et
distincte de la nôtre, rien ne m'embarrassait plus que le démenti
infligé par ce fait à la plupart des géologues et des physiciens.
Ceux-ci affirment généralement que, bien que le soleil soit pour nous
la principale source de chaleur, cependant plus on pénètre sous la
surface de la terre, plus la chaleur augmente; le taux de cette
progression étant fixé, je crois, à un degré de plus par pied, en
commençant à cinquante pieds de profondeur. Bien que les domaines de
la tribu dont je parle fussent situés à des hauteurs assez rapprochées
de la surface de la terre pour jouir d'une température convenable à la
vie organique, cependant les ravins et les vallées de cet empire
étaient beaucoup moins chauds que les savants ne le supposeraient, eu
égard à leur profondeur; ils n'étaient certainement pas d'une
température plus élevée que le midi de la France ou que l'Italie. Et
suivant tous les renseignements que je pus recueillir, de vastes
districts, s'enfonçant à des profondeurs où j'aurais cru que les
salamandres seules pouvaient vivre, étaient habités par des races
innombrables organisées comme nous le sommes. Je ne puis prétendre à
donner la raison d'un fait si en contradiction avec les lois reconnues
de la science et Zee ne pouvait m'aider beaucoup à trouver la solution
de cette difficulté. Elle supposait seulement que nos savants
n'avaient pas assez tenu compte de l'extrême porosité de l'intérieur
de la terre, de l'immensité des cavités qu'elle renferme et qui créent
des courants d'air et des vents fréquents, des différentes façons dont
la chaleur s'évapore, ou est rejetée à l'extérieur. Elle convenait
cependant qu'il existait des profondeurs où la chaleur était regardée
comme intolérable pour les êtres organisés comme ceux que
connaissaient les Vril-ya; mais leurs savants croyaient que, même là,
la vie existait sous une forme quelconque; que si l'on y pouvait
pénétrer, on y trouverait des êtres doués de sensibilité et
d'intelligence.

--Là où le Tout-Puissant bâtit,--disait-elle,--soyez sûr qu'il place
des habitants. Il n'aime pas les maisons vides.

Elle ajoutait cependant que beaucoup de changements dans la
température et le climat avaient été produits par la science des
Vril-ya, et que les forces du vril avaient été employées avec succès
dans ce sens. Elle me décrivit un milieu subtil et vital qu'elle
appelait Lai, que je soupçonne devoir être identique avec l'oxygène
éthéré du docteur Lewins, et dans lequel agissent les forces réunies
sous le nom de vril; elle affirmait que, partout où ce milieu pouvait
s'étendre de façon à donner aux différentes propriétés du vril toute
leur énergie, on pourrait s'assurer d'une température favorable aux
formes les plus élevées de la vie. Zee me dit aussi que, d'après les
naturalistes de son pays, les fleurs et les végétaux, produits par les
semences que la terre avait jetées à cette profondeur dans les
premières convulsions de la nature, ou importés par les premiers
hommes qui avaient cherché un refuge dans les cavernes, devaient leur
existence à la lumière qui les éclairait constamment et aux progrès de
la culture. Elle me dit encore que depuis que la lumière du vril avait
remplacé tous les autres modes d'éclairage, le coloris des fleurs et
du feuillage était devenu plus brillant, et que la végétation avait
pris plus de vigueur.

Mais je laisse ce sujet aux réflexions des gens compétents et je vais
consacrer quelques pages à l'intéressante question de la langue des
Vril-ya.



XII.


La langue des Vril-ya est particulièrement intéressante, parce qu'elle
me paraît montrer avec une grande clarté les traces des trois
transitions principales par lesquelles passe une langue avant
d'arriver à sa perfection.

Un des plus illustres philologues modernes, Max Müller, cherchant à
établir une analogie entre les couches du langage et les
stratifications géologiques, énonce ce principe absolu:--

«Aucun langage ne peut, dans aucun cas, être inflexionnel sans avoir
passé par le stratum agglutinatif et le stratum isolant. Aucune langue
ne peut être agglutinative sans être attachée par ses racines au
stratum inférieur d'isolement[2].»

[Note 2: Max Müller. _Stratification des langues_, p. 20.]

Prenant la langue chinoise comme le meilleur type existant du stratum
isolant originel, «comme la photographie fidèle de l'homme à la
lisière essayant les muscles de son esprit, cherchant sa route à
tâtons, et si ravi de son premier succès qu'il le répète sans
cesse[3],» nous trouvons dans la langue des Vril-ya, «encore attachée
par ses racines au stratum inférieur d'isolement,» la preuve de
l'isolement originel. Elle abonde en monosyllabes, car les
monosyllabes sont le fond des langues. La transition à la forme
agglutinative marque une période qui a dû s'étendre graduellement à
travers les siècles, et dont la littérature écrite a survécu seulement
dans quelques fragments de mythologie symbolique et dans certaines
phrases énergiques qui sont devenues des dictons populaires. Avec la
littérature des Vril-ya commence le stratum inflexionnel. Sans doute,
à cette époque, différentes causes doivent avoir concouru à ce
résultat, comme la fusion des races par la domination d'un peuple et
l'apparition de quelques grands génies littéraires qui ont arrêté et
fixé la forme du langage. À mesure que l'âge inflexionnel prévaut sur
l'âge agglutinatif, il est surprenant de voir avec quelle hardiesse
croissante les racines originelles de la langue sortent de la surface
qui les cache. Dans les fragments et les proverbes de l'âge précédent
les monosyllabes qui forment ces racines disparaissent dans des mots
d'une longueur énorme, comprenant des phrases entières dont aucune
portion ne peut être séparée du reste pour être employée séparément.
Mais quand la forme inflexionnelle de la langue prit assez le dessus
pour être étudiée et avoir une grammaire, les savants et les
grammairiens semblent s'être unis pour extirper tous les monstres
polysynthétiques ou polysyllabiques, comme des envahisseurs qui
dévoraient les formes aborigènes. Les mots de plus de trois syllabes
furent proscrits comme barbares, et, à mesure que la langue se
simplifiait ainsi, elle acquérait plus de force, de dignité et de
douceur. Quoiqu'elle soit très concise, cette concision même lui donne
plus de clarté. Une seule lettre, suivant sa position, exprimait ce
que nous autres, dans notre monde supérieur, nous exprimons
quelquefois par des syllabes, d'autres fois par des phrases entières.
En voici un ou deux exemples: An (que je traduirai homme), Ana (les
hommes); la lettre S signifie chez eux multitude, suivant l'endroit où
elle est placée; Sana signifie l'humanité; Ansa, une multitude
d'hommes. Certaines lettres de leur alphabet placées devant les mots
dénotent une signification composée. Par exemple, Gl (qui pour eux
n'est qu'une seule lettre, comme le _th_ des Grecs, placée au
commencement d'un mot, marque un assemblage ou une union de choses,
soit semblables, soit différentes, comme Oon, une maison; Gloon, une
ville (c'est-à-dire un assemblage de maisons). Ata, douleur; Glata,
calamité publique. Aur-an, la santé ou le bien-être d'un homme;
Glaur-an, le bien de l'État, la prospérité de la communauté; un mot
qu'ils ont sans cesse à la bouche est A-glauran, qui indique le
principe de leur politique, c'est-à-dire que le bien-être de chacun
est le premier principe d'une communauté. Aub, invention; Sila, un ton
en musique. Glaubsila, réunissant l'idée de l'invention et des
intonations musicales, est le mot classique pour poésie; on l'abrège
ordinairement, dans la conversation, en Glaubs. Na, qui, pour eux,
n'est, comme Gl, qu'une lettre simple, quand il est placé au
commencement d'un mot, signifie quelque chose de contraire à la vie, à
la joie, ou au bien-être, ressemblant en cela à la racine aryenne Nak,
qui exprime la mort ou la destruction. Nax, obscurité; Narl, la mort;
Naria, le péché ou le mal. Nas, le comble du péché et de la mort, la
corruption. Quand ils écrivent, ils regardent comme irrespectueux de
désigner l'Être Suprême par un nom spécial. Il est représenté par un
symbole hiéroglyphique qui a la forme d'une pyramide: A.
Dans la prière, ils s'adressent à Lui sous un nom qu'ils regardent
comme trop sacré pour le confier à un étranger et que je ne connais
pas. Dans la conversation, ils se servent généralement d'une
périphrase, telle que la Bonté-Suprême. La lettre V, symbole de la
pyramide renversée, au commencement d'un mot, signifie presque
toujours l'excellence ou la puissance; comme Vril, dont j'ai déjà tant
parlé; Veed, un esprit immortel; Veed-ya, l'immortalité; Koom,
prononcé comme le Cwm des Gallois, signifie quelque chose de creux, de
vide. Le mot Koom lui-même signifie un trou profond, une caverne.
Koom-in, un trou; Zi-koom une vallée; Koom-zi, le vide, le néant;
Bodh-koom, l'ignorance (littéralement, vide des connaissances).
Koom-Posh est le nom qu'ils donnent au gouvernement de tous, ou à la
domination des plus ignorants, des plus vides. Posh est un mot presque
intraduisible, signifiant, comme le lecteur le verra plus tard, le
mépris. La traduction la plus rapprochée que j'en puisse donner est le
mot vulgaire: gâchis; on peut donc traduire librement Koom-Posh par
atroce gâchis. Mais quand la Démocratie ou Koom-Posh dégénère et qu'à
l'ignorance succèdent les passions et les fureurs populaires qui
précèdent la fin de la démocratie, comme (pour prendre des exemples
dans le monde supérieur) pendant le règne de la Terreur en France, ou
pendant les cinquante années de République Romaine qui précédèrent
l'avènement d'Auguste, ils ont un autre mot pour désigner cet état de
choses: ce mot est Glek-Nas. Ek veut dire discorde; Glek, discorde
universelle. Nas, comme je l'ai déjà dit, signifie corruption,
pourriture; ainsi Glek-Nas peut être traduit: la discorde universelle
dans la corruption. Leurs termes composés sont très expressifs; ainsi
Bodh, signifiant connaissances, et Too étant un participe qui implique
l'idée d'approcher avec prudence, Too-bodh est le mot qu'ils emploient
pour Philosophie; Pah est une exclamation de mépris analogue à notre
expression: Absurde! ou quelle bêtise! Pah-bodh (littéralement,
connaissance absurde) s'emploie pour désigner une philosophie fausse
ou futile et s'applique à une espèce de raisonnement métaphysique ou
spéculatif autrefois en vogue, qui consistait à faire des questions
auxquelles on ne pouvait pas répondre et qui, du reste, étaient
oiseuses, ne valaient pas la peine d'être faites; telles que, par
exemple: Pourquoi un An a-t-il cinq orteils au lieu de quatre ou de
six? Le premier An créé par la Bonté Suprême avait-il le même nombre
d'orteils que ses descendants? Dans la forme sous laquelle un An
pourra être reconnu de ses amis dans l'autre monde conservera-t-il des
orteils, et s'il en est ainsi seront-ils matériels ou immatériels? Je
choisis ces exemples de Pah-bodh non par ironie ou par plaisanterie,
mais parce que les questions que je cite ont fourni le sujet d'une
controverse aux derniers amateurs de cette «science».... il y a quatre
mille ans.

[Note 3: Max Müller. _Stratification des langues_, p. 13.]

On m'apprit que, dans la déclinaison des noms, il y avait autrefois
huit cas (un de plus que dans la grammaire sanscrite); mais l'effet du
temps a réduit ces cas et a multiplié, à la place des terminaisons
différentes, les prépositions explicatives. Dans la grammaire soumise
à mes études, il y avait pour les noms quatre cas, trois marqués par
leur terminaison et le quatrième par un préfixe.

SINGULIER.

_Nom._ An: l'homme.
_Dat._ Ano: à l'homme.
_Ac._ Anan: l'homme.
_Voc._ Hil-An: ô homme.

PLURIEL.

Ana: les hommes.
Anoi: aux hommes.
Ananda: les hommes.
Hil-Ananda: ô hommes.

Dans la première période de la littérature inflexionnelle, le duel
existait: mais on a depuis longtemps abandonné cette forme.

Le génitif est aussi hors d'usage; le datif prend sa place: ils disent
la Maison _à_ un Homme, au lieu de la Maison _d_'un Homme. Quand ils
se servent du génitif (il est quelquefois usité en poésie), la
terminaison est la même que celle du nominatif; il en est de même de
l'ablatif; la préposition qui le désigne peut être un préfixe ou un
affixe au goût de chacun; le choix est déterminé par l'euphonie. On
remarquera que le préfixe Hil désigne le vocatif. On s'en sert
toujours en s'adressant à quelqu'un, excepté dans les relations
domestiques les plus intimes; l'omettre serait regardé comme une
grossièreté; de même que, dans notre vieille langue, il eût été peu
respectueux de dire Roi, au lieu de ô Roi. Bref, comme ils n'ont aucun
titre d'honneur, la forme du vocatif en tient lieu et se donne
impartialement à tout le monde. Le préfixe Hil entre dans la
composition des mots qui impliquent l'éloignement, comme Hil-ya,
voyager.

Dans la conjugaison de leurs verbes, sujet trop long pour que je m'y
étende ici, le verbe auxiliaire Ya, aller, qui joue un rôle si
considérable dans le Sanscrit, est employé d'une façon analogue, comme
si c'était un radical emprunté à une langue dont fussent descendues à
la fois la langue sanscrite et celle des Vril-ya. D'autres
auxiliaires, ayant des significations opposées, l'accompagnent et
partagent son utilité, par exemple: Zi, s'arrêter ou se reposer. Ainsi
Ya entre dans les temps futurs, et Zi dans les prétérits de tous les
verbes qui demandent des auxiliaires. Yam, je vais; Yiam, je puis
aller; Yani-ya, j'irai (littéralement, je vais aller); Zampoo-yan, je
suis allé (littéralement, je me repose d'être allé). Ya, comme
terminaison, implique, par analogie, la progression, le mouvement, la
floraison. Zi, comme terminaison, dénote la fixité, quelquefois en
bonne part, d'autres fois en mauvaise part, suivant le mot auquel il
est accouplé. Iva-zi, bonté éternelle; Nan-zi, malheur éternel. Poo
(de) entre comme préfixe dans les mots qui dénotent la répugnance ou
le nom des choses que nous devons craindre. Poo-pra, dégoût;
Poo-naria, mensonge, la plus vile espèce de mal. J'ai déjà confessé
que Poosh ou Posh était intraduisible littéralement. C'est
l'expression d'un mépris joint à une certaine dose de pitié. Ce
radical semble avoir pris son origine dans l'analogie qui existe entre
l'effort labial et le sentiment qu'il exprime, Poo étant un son dans
lequel la respiration est poussée au dehors avec une certaine
violence. D'un autre côté, Z, placé en initiale, est chez les Ana, un
son aspiré; ainsi Zu, prononcé Zoo (pour eux c'est une seule lettre),
est le préfixe ordinaire des mots qui signifient quelque chose qui
attire, qui plaît, qui touche le coeur, comme Zummer, amoureux; Zutze,
l'amour; Zuzulia, délices. Ce son adouci du Z semble approprié à la
tendresse. C'est ainsi que, dans notre langue, les mères disent à
leurs babies, en dépit de la grammaire, «mon céri»; et j'ai entendu un
savant professeur de Boston appeler sa femme (il n'était marié que
depuis un mois) «mon cer amour».

Je ne puis quitter ce sujet, cependant, sans faire observer par quels
légers changements dans les dialectes adoptés par les différentes
tribus la signification originelle et la beauté des sons peuvent
disparaître. Zee me dit avec une grande indignation que Zummer
(amoureux) qui, de la façon dont elle le prononçait, semblait sortir
lentement des profondeurs de son coeur, était, dans quelques districts
peu éloignés des Vril-ya, vicié par une prononciation moitié nasale,
moitié sifflante, et tout à fait désagréable, qui en faisait Subber.
Je pensai en moi-même qu'il ne manquait que d'y introduire une n
devant l'u pour en faire un mot anglais désignant la dernière des
qualités qu'une Gy amoureuse peut désirer de rencontrer dans son
Zummer[4].

[Note 4: Du verbe _To snub_, brusquer, gourmander, réprimander.]

Je me bornerai maintenant à mentionner une particularité de cette
langue qui donne de la force et de la brièveté à ses expressions.

La lettre A est pour eux, comme pour nous, la première lettre de
l'alphabet, et ils s'en servent souvent comme d'un mot destiné à
marquer une idée complexe de souveraineté, de puissance, de principe
dirigeant. Par exemple: Iva, signifie bonté; Diva, la bonté et le
bonheur réunis; A-Diva, c'est la vérité absolue et infaillible. J'ai
déjà fait remarquer la valeur de l'A dans A-glauran, de même dans Vril
(aux vertus duquel ils attribuent leur degré actuel de civilisation);
A-vril, signifie, comme je l'ai déjà dit, la civilisation même.

Les philologues ont pu voir par les exemples ci-dessus combien le
langage Vril-ya se rapproche du langage Aryen ou Indo-Germanique; mais
comme toutes les langues, il contient des mots et des formes empruntés
à des sources toutes différentes. Le titre même de Tur, qu'ils donnent
à leur magistrat suprême, indique un larcin fait à une langue soeur du
Turanien. Ils disent eux-mêmes que c'est un nom étranger emprunté à un
titre que leurs annales historiques disent avoir appartenu au chef
d'une nation avec laquelle les ancêtres des Vril-ya étaient, à une
période très éloignée, en commerce d'amitié, mais qu'elle était depuis
longtemps éteinte; ils ajoutent que, lorsque, après la découverte du
vril, ils remanièrent leurs institutions politiques, ils adoptèrent
exprès un titre appartenant à une race éteinte et à une langue morte,
et le donnèrent à leur premier magistrat, afin d'éviter de donner à
cet office un nom qui leur fût déjà familier.

Si Dieu me prête vie, je pourrai peut-être réunir sous une forme
systématique les connaissances que j'ai acquises sur cette langue
pendant mon séjour chez les Vril-ya. Mais ce que j'en ai dit suffira
peut-être pour démontrer aux étudiants philologues qu'une langue qui,
en conservant tant de racines de sa forme originaire, s'est déchargée
des grossières surcharges de la période synthétique plus ancienne mais
transitoire, et qui est arrivée à réunir ainsi tant de simplicité et
de force dans sa forme inflexionnelle, doit être l'oeuvre graduelle de
siècles innombrables et de plusieurs révolutions intellectuelles;
qu'elle contient la preuve d'une fusion entre des races de même
origine et qu'elle n'a pu parvenir au degré de perfection, dont j'ai
donné quelques exemples, qu'après avoir été cultivée sans relâche par
un peuple profondément réfléchi. J'aurai plus tard l'occasion de
montrer que, néanmoins, la littérature qui appartient à cette langue
est une littérature morte, et que l'état actuel de félicité sociale
auquel sont parvenus les Ana interdit toute culture progressive de la
littérature, surtout dans les deux branches principales: la fiction et
l'histoire.



XIII.


Ce peuple a une religion et, quoi qu'on puisse dire contre lui, il
présente du moins ces deux particularités étranges: les individus
croient tout ce qu'ils font profession de croire et ils pratiquent
tous les préceptes de leur croyance. Ils s'unissent dans l'adoration
d'un Créateur divin, soutien de l'univers. Ils croient qu'une des
propriétés du tout-puissant vril est de transmettre à la source de la
vie et de l'intelligence toutes les pensées qu'une créature humaine
peut concevoir; et quoiqu'ils ne prétendent pas que l'idée de Dieu est
innée, cependant ils disent que l'An (l'homme) est la seule créature,
autant que leurs observations sur la nature leur permettent d'en
juger, à qui ait été donnée _la faculté de concevoir cette idée_, avec
toutes les pensées qui en découlent. Ils affirment que cette faculté
est un privilège qui n'a pu être donné en vain et que, par conséquent,
la prière et la reconnaissance sont acceptées par le Créateur et
nécessaires au complet développement de la créature humaine. Ils
offrent leurs prières en public et en particulier. N'étant pas
considéré comme appartenant à leur race, je ne fus pas admis dans le
temple où l'on célèbre le culte en public; mais on m'a dit que les
offices étaient très courts et sans aucune pompe ni cérémonie. C'est
une doctrine admise par les Vril-ya que la dévotion profonde ou
l'abstraction complète du monde actuel n'est pas un état où l'esprit
humain se puisse maintenir longtemps, surtout en public, et que toute
tentative faite dans ce but conduit au fanatisme ou à l'hypocrisie.
Ils ne prient dans leur intérieur que seuls ou avec leurs enfants.

Ils disent que dans les temps anciens il y avait un grand nombre de
livres consacrés à des spéculations sur la nature de la Divinité et
sur les croyances et le culte qu'on supposait lui être les plus
agréables. Mais il se trouva que ces spéculations conduisaient à des
discussions si chaudes et si violentes que non seulement elles
troublaient la paix de la communauté et divisaient les familles les
plus unies, mais encore que, dans le cours de la discussion sur les
attributs de la Divinité, on en venait à discuter l'existence même de
la Divinité; ou, ce qui était encore pire, on lui attribuait les
passions et les infirmités des humains qui se livraient à ces
disputes.

--Car,--disait mon hôte,--puisqu'un être fini comme l'An ne peut en
aucune façon définir l'Infini, quand il essaie de se faire une idée de
la Divinité, il réduit la Divinité à n'être qu'un An comme lui.

Aussi, dans ces derniers siècles, les spéculations théologiques, sans
être interdites, avaient été si peu encouragées qu'elles étaient
tombées dans l'oubli.

Les Vril-ya s'accordent à croire à une existence future, plus heureuse
et plus parfaite que la vie présente. S'ils ont des notions très
vagues sur la doctrine des récompenses et des punitions, c'est
peut-être parce qu'ils n'ont parmi eux aucun système de punitions, ni
de récompenses; car ils n'ont pas de crimes à punir, et leur moralité
est si égale qu'il n'y a pas un An qui soit regardé en somme comme
plus vertueux qu'un autre. Si l'un excelle dans une vertu, l'autre
arrivera à la perfection d'une autre vertu; si l'un a ses faiblesses
ou ses défauts dominants, son voisin a aussi les siens. Bref, dans
leur vie si extraordinaire, il y a si peu de tentations qu'ils sont
bons, selon l'idée qu'ils se font de la bonté, uniquement parce qu'ils
vivent. Ils ont quelques notions confuses sur la perpétuité de la vie,
une fois accordée, même dans le monde végétal, comme le lecteur pourra
en juger dans le chapitre suivant.



XIV.


Les Vril-ya, comme je l'ai déjà dit, évitent toute discussion sur la
nature de l'Être Suprême; cependant ils paraissent se réunir dans une
croyance par laquelle ils pensent résoudre ce grand problème de
l'existence du mal, qui a tant troublé la philosophie du monde
supérieur. Ils disent que lorsqu'Il a donné la vie, avec le sentiment
de cette vie, si faible qu'il soit, comme dans la plante, la vie n'est
jamais détruite; elle passe à une forme nouvelle et meilleure, non pas
sur cette planète (ils s'écartent en cela de la méthode vulgaire de la
métempsycose), et que l'être vivant garde le sentiment de son
identité, de sorte qu'il lie sa vie passée à sa vie future et qu'il a
conscience de ses progrès dans l'échelle du bonheur. Car ils disent
que, sans cette supposition, ils ne peuvent, suivant les lumières de
la raison qui leur ont été accordées, découvrir la parfaite justice
qui doit être une des qualités principales de la Sagesse et de la
Bonté Suprêmes. L'injustice, disent-ils, ne peut venir que de trois
causes: le manque d'intelligence pour discerner ce qui est juste, le
manque de bonté pour le désirer, le manque de puissance pour
l'accomplir; et que chacun de ces défauts est incompatible avec la
Sagesse, la Bonté et la Toute-Puissance Suprêmes. Mais, même pendant
cette vie, la sagesse, la bonté et la puissance de l'Être Suprême
étant suffisamment apparentes pour nous forcer à les reconnaître, la
justice, résultant nécessairement de ces trois attributs, demande
d'une façon absolue une autre vie, non seulement pour l'homme, mais
pour tous les êtres vivants d'un ordre inférieur. Même dans le monde
végétal et animal, nous voyons certains individus devenir, par suite
de circonstances tout à fait indépendantes d'eux-mêmes, extrêmement
malheureux par rapport à leurs voisins, puisqu'ils n'existent que pour
être la proie les uns des autres; des plantes même sont sujettes à la
maladie et périssent d'une façon prématurée, tandis que les plantes
qui se trouvent à côté se réjouissent de leur vitalité et passent
toute leur existence à l'abri de toute douleur. Selon les Vril-ya, on
attribue à tort nos propres faiblesses à l'Être Suprême, quand on
prétend qu'il agit par des lois générales, donnant ainsi aux causes
secondaires assez de puissance pour tenir en échec la bonté
essentielle de la Cause Première; et c'est concevoir la Bonté Suprême
d'une façon plus basse et plus ignorante encore, que d'écarter avec
dédain toute considération de justice à l'égard des myriades de formes
en qui le Tout-Puissant a infusé la vie, pour dire que la justice est
due seulement à l'An. Il n'y a ni grand ni petit aux yeux du divin
Créateur. Mais si l'on reconnaît qu'aucun être, si humble qu'il soit,
qui a conscience de sa vie et de sa souffrance, ne peut périr à
travers la suite des siècles; que toutes les souffrances d'ici-bas,
même si elles durent du moment de la naissance à celui du passage à un
meilleur monde, durent moins, comparées à l'éternité, que le cri du
nouveau-né comparé à la vie de l'homme; si l'on admet que l'être
vivant garde à l'époque de sa transmigration le sentiment de son
identité, sans lequel il n'aurait pas connaissance de sa vie nouvelle,
et bien que les voies de la justice divine soient au-dessus de la
portée de notre intelligence, cependant nous avons le droit de croire
qu'elles sont uniformes et universelles, et non pas variables et
partiales, comme elles le seraient si elles n'agissaient que par les
lois de la nature; car cette justice est nécessairement parfaite,
puisque la Suprême Sagesse doit la concevoir, la Suprême Bonté la
vouloir, et la Suprême Puissance l'accomplir.

Quelque fantastique que puisse paraître cette croyance des Vril-ya,
elle tend peut-être à fortifier le système politique qui, admettant
divers degrés de richesse, établit cependant une parfaite égalité de
rangs, une douceur extrême dans toutes les relations, et une grande
tendresse pour toutes les créatures que le bien de la communauté
n'oblige pas à détruire. Cette idée d'une réparation due à un insecte
torturé, à une fleur piquée par un ver, peut nous sembler une
bizarrerie puérile, du moins elle ne peut faire aucun mal. Il est doux
de penser que dans les profondeurs de la terre, que n'ont jamais
éclairées un rayon de lumière de notre ciel matériel, a pénétré une
conviction si lumineuse de l'ineffable bonté du Créateur, qu'on y
croit si fermement que les lois générales par lesquelles Il agit ne
peuvent admettre aucune injuste partialité, aucun mal, et ne peuvent
être comprises que si l'on embrasse leur action dans l'infini de
l'espace et du temps. Et puisque, comme j'aurai occasion de le faire
observer plus tard, le système politique et social de cette race
souterraine réunit et réconcilie les grandes doctrines en apparence
opposées, qui de temps en temps sur cette terre apparaissent, sont
discutées, puis oubliées, et reparaissent encore parmi les philosophes
ou les rêveurs, je puis me permettre de placer ici quelques lignes
d'un savant terrestre. En regard de cette croyance des Vril-ya à la
perpétuité de la vie et de la conscience chez les créatures
inférieures aussi bien que chez l'homme, je veux mettre un passage
éloquent de l'ouvrage d'un éminent zoologiste, Louis Agassiz. Je viens
de le retrouver, bien des années après que j'avais confié au papier
ces souvenirs de la vie des Vril-ya, dans lesquels j'essaye
aujourd'hui de mettre un peu d'ordre.

«Les relations de chaque individu animal avec son semblable sont
telles qu'elles devraient depuis longtemps être regardées comme une
preuve suffisante qu'aucun être organisé n'a pu être appelé à
l'existence que par l'intervention directe d'une volonté réfléchie.
C'est là un puissant argument en faveur de l'existence, dans chaque
animal, d'un principe immatériel semblable à celui qui, par son
excellence et ses dons supérieurs, place l'homme à un rang si élevé
au-dessus de l'animal; cependant le principe existe certainement, et,
qu'on l'appelle sens, raison, ou instinct, il présente dans toute la
chaîne des êtres organisés une série de phénomènes étroitement
enchaînés les uns aux autres. C'est de ce principe que dérivent, non
seulement les manifestations les plus élevées de l'esprit, mais la
permanence même des différences spécifiques qui caractérisent chaque
organisme. La plupart des arguments en faveur de l'immortalité de
l'homme s'appliquent également à la permanence de ce principe chez les
autres êtres vivants. Ne puis-je pas ajouter que si, dans la vie
future, l'homme était privé de cette grande source de jouissance et de
progrès moral et intellectuel, qui consiste dans la contemplation des
harmonies d'un monde organisé, ce serait là une perte immense? Et ne
pouvons-nous considérer le concert spirituel des mondes et de tous
leurs habitants réunis en présence de leur Créateur comme la plus
haute conception du Paradis?» (_Essai sur la Classification_, Sect.
XVII, p. 97-99.)



XV.


Malgré la bonté de tous mes hôtes, la fille d'Aph-Lin se montrait
encore plus délicate et plus prévoyante que les autres dans ses
attentions pour moi. Sur son conseil, je quittai les vêtements sous
lesquels j'étais descendu du monde supérieur et j'adoptai le costume
des Vril-ya, à l'exception des ailes mécaniques, qui leur servaient
comme d'un gracieux manteau quand ils marchaient. Mais comme à la
ville beaucoup de Vril-ya ne portaient pas ces ailes, cette exception
ne créait pas une différence marquée entre moi et la race au milieu de
laquelle je séjournais, et je pus ainsi visiter la cité sans exciter
une curiosité désagréable. Hors de la famille, personne ne savait que
je venais du monde supérieur, et je n'étais regardé que comme un
membre de quelque tribu inférieure et barbare, auquel Aph-Lin donnait
l'hospitalité.

La ville était grande, eu égard au territoire qui l'entourait et qui
n'était pas beaucoup plus vaste que les propriétés de certains nobles
anglais ou hongrois; mais toute cette étendue, jusqu'à la chaîne de
rochers qui en formait la frontière, était cultivée avec le plus grand
soin, excepté dans certaines portions des montagnes ou des pâturages
abandonnées aux animaux que les Vril-ya apprivoisaient, mais dont ils
ne se servaient pour aucun usage domestique. Leur bonté envers ces
créatures plus humbles est si grande, qu'une somme est consacrée par
le trésor public à les transporter dans d'autres tribus de Vril-ya
disposées à les recevoir (surtout dans les nouvelles colonies), quand
ils deviennent trop nombreux pour les pâturages qu'on leur a
abandonnés. Ils ne se multiplient cependant pas aussi vite que le font
chez nous les animaux destinés à être mangés. Il semble que ce soit
une loi de la nature que les animaux inutiles à l'homme s'éloignent
des pays qu'il occupe et même disparaissent complètement. Il existe
dans les divers États, entre lesquels se partagent les Vril-ya, une
vieille coutume qui est de laisser entre les frontières de deux États
un terrain neutre et non cultivé. Pour la tribu dont je m'occupe,
cette frontière, composée d'une chaîne de rochers sauvages, ne pouvait
pas être franchie à pied, mais on la passait aisément à l'aide des
ailes ou des bateaux aériens dont je parlerai plus loin. On y avait
aussi ouvert des routes pour des véhicules mus par le vril. Ces
chemins de communication étaient toujours éclairés et la dépense en
était couverte par une taxe spéciale, à laquelle toute la communauté
participait sous la dénomination de contribution Vril-ya dans une
proportion convenue. Par le moyen de ces routes, un commerce
considérable se faisait avec les États voisins ou même éloignés. La
richesse de ce peuple venait surtout de l'agriculture. Il est aussi
remarquable pour son adresse à fabriquer les outils qui servent au
labourage. En échange de ces marchandises, il recevait des articles de
luxe plutôt que de nécessité. Il ne payait presque aucune marchandise
d'importation aussi cher que les oiseaux élevés à chanter des airs
compliqués. Ces oiseaux venaient de fort loin; leur chant et leur
plumage étaient également admirables. On me dit que ceux qui les
élevaient et leur apprenaient à chanter mettaient un grand soin à les
choisir, et que les espèces s'étaient beaucoup améliorées depuis
quelques années. Je ne vis chez ce peuple aucun autre animal destiné à
l'amusement, à l'exception de quelques êtres très curieux de la
famille des Batraciens, semblables à nos grenouilles, mais avec une
physionomie très intelligente; les enfants les aimaient beaucoup et
les gardaient dans leurs jardins particuliers. Ils ne paraissent pas
avoir d'animaux analogues à nos chiens et à nos chevaux, bien que Zee,
ce savant naturaliste, me dit que des créatures pareilles avaient
existé autrefois dans ces parages et qu'on en trouvait encore dans
certaines régions habitées par d'autres races que celle des Vril-ya.
Elle me dit qu'ils avaient disparu peu à peu du monde plus civilisé
depuis la découverte du vril, qui les avait rendus inutiles. La
mécanique et l'emploi des ailes avaient détrôné le cheval comme bête
de somme, et l'on n'avait plus besoin du chien, soit pour se protéger,
soit pour aller à la chasse, comme cela arrivait aux ancêtres des
Vril-ya, quand ils craignaient les agressions de leurs semblables ou
chassaient pour se procurer leur nourriture. Cependant, en ce qui
concernait le cheval, cette région était si montagneuse qu'un cheval
n'y aurait pas été d'une grande utilité, comme animal de luxe ou comme
bête de somme. Le seul animal qu'ils emploient à ce dernier usage est
une espèce de grande chèvre dont ils se servent dans leurs fermes. On
peut dire que la nature du sol dans ces districts a donné la première
idée des ailes et des bateaux aériens. L'étendue de la ville est due à
l'habitude d'entourer chaque maison d'un jardin séparé. La rue
principale, dans laquelle habitait Aph-Lin, s'élargissait en une vaste
place carrée sur laquelle se trouvaient le Collège des Sages et toutes
les administrations publiques; une magnifique fontaine du fluide
lumineux, que j'appellerai naphte (j'en ignore la véritable nature),
occupait le centre de cette place. Tous ces édifices publics ont un
caractère uniforme de solidité massive. Ils me rappelaient
l'architecture des tableaux de Martin. Tout le long de l'étage
supérieur courait un vaste balcon, ou jardin suspendu, soutenu par des
colonnes; ce jardin était rempli de plantes en fleurs et habité par
différentes espèces d'oiseaux apprivoisés. Diverses rues partaient de
cette place, toutes larges et brillamment illuminées; elles
remontaient de chaque côté vers les hauteurs. Dans mes excursions à
travers la ville, j'étais toujours accompagné par Aph-Lin ou par sa
fille. Dans cette tribu, la Gy adulte peut se promener aussi
familièrement avec un jeune An qu'avec une femme.

Les magasins de détail ne sont pas nombreux; les chalands sont servis
par des enfants de divers âges, extrêmement intelligents et polis,
mais sans la plus légère nuance d'importunité ou de servilité. Le
marchand n'est pas toujours présent; quand il est là, il ne paraît pas
fort occupé de ses affaires; cependant il n'a choisi cette profession
que parce qu'elle lui plaisait et nullement pour accroître sa fortune.

Quelques-uns des plus riches citoyens du pays tiennent de ces
magasins. Comme je l'ai déjà dit, on ne reconnaît dans ce pays aucune
supériorité de rang, et par conséquent toutes les occupations sont
regardées comme égales au point de vue social. L'An, chez lequel
j'achetai mes sandales, était le frère du Tur, ou magistrat principal;
et quoique son magasin ne fût pas plus grand que celui d'un relieur de
Bond Street ou de Broadway, on me dit qu'il était deux fois plus riche
que le Tur, qui habitait un véritable palais. Sans doute il possédait
aussi une maison de campagne.

Les Ana de cette tribu sont, en somme, fort indolents après l'âge
actif de l'enfance. Soit par tempérament, soit par philosophie, ils
mettent le repos au rang des plus grandes bénédictions de la vie. Il
est vrai que quand on enlève à un être humain les motifs d'activité
qu'il puise dans la cupidité ou l'ambition, il ne paraît pas étrange
qu'il se repose tranquillement.

Dans leurs mouvements ordinaires, ils aiment mieux marcher que voler.
Mais dans leurs jeux, et pour me servir d'une figure un peu hardie,
dans leurs promenades, ils se servent de leurs ailes, comme aussi dans
les danses aériennes que j'ai décrites et dans les visites à leurs
maisons de campagne, qui sont presque toutes situées sur des hauteurs;
quand ils sont jeunes, ils préfèrent aussi leurs ailes à tout autre
moyen de locomotion, pour accomplir leurs voyages dans les autres
régions des Ana.

Ceux qui s'exercent au vol peuvent voler, sinon aussi vite que
certains oiseaux voyageurs, du moins de façon à faire quarante à
cinquante kilomètres à l'heure et conservent cette vitesse pendant
cinq ou six heures. Mais la plupart des Ana parvenus à l'âge adulte
n'aiment plus les mouvements rapides qui exigent un effort vigoureux.
C'est peut-être pour cette raison, comme ils pensent, d'accord sans
doute avec la plupart de nos médecins, que la transpiration régulière
par les pores de la peau est essentielle à la santé, qu'ils font usage
des bains de vapeur que nous nommons bains turcs ou bains russes,
suivis de douches d'eau parfumée. Ils ont une grande foi dans
l'influence salutaire de certains parfums.

Ils ont aussi l'habitude, à des périodes déterminées mais rares,
peut-être quatre fois par an, quand ils sont en bonne santé, de faire
usage d'un bain chargé de vril[5]. Ils disent que ce fluide, employé
avec ménagement, fortifie la santé; mais que si l'en en fait un trop
grand usage, lorsqu'on se porte bien, il produit une réaction qui
épuise la vitalité. Toutefois, dans presque toutes leurs maladies, ils
recourent au vril comme au plus actif des remèdes qui puissent aider
la nature à repousser le mal.

[Note 5: J'ai fait usage une fois du bain de vril. Il ressemblait
beaucoup par ses propriétés fortifiantes aux bains de Gastein, dont
beaucoup de médecins attribuent la puissance à l'électricité; mais les
effets du bain de vril sont plus durables.]

Ils sont, à leur façon, le plus luxueux des peuples, mais toutes les
délicatesses de leur luxe sont innocentes. On peut dire qu'ils vivent
dans une atmosphère de musique et de parfums. Toutes les chambres ont
des appareils mécaniques destinés à produire des sons mélodieux, dans
des tons si doux qu'on dirait des murmures d'esprits invisibles. Ils
sont trop accoutumés à ces sons légers pour en être gênés dans leurs
conversations, ou même, quand ils sont seuls, dans leurs réflexions.
Mais ils pensent que respirer un air constamment chargé de mélodies et
de parfums a pour effet d'adoucir et d'élever le caractère et les
pensées. Quoiqu'ils soient très sobres, ils ne mangent d'autre
nourriture animale que le lait et s'abstiennent absolument de toute
boisson enivrante; ils sont extrêmement délicats et difficiles à
l'endroit de la nourriture et de la boisson. Dans tous leurs
amusements, les vieillards montrent une gaieté enfantine. Le but
auquel ils tendent est le bonheur, qu'ils ne cherchent pas dans
l'excitation d'un plaisir passager, mais dans les conditions
habituelles de leur existence tout entière, et l'exquise aménité de
leurs manières montre quel respect ils ont pour le bonheur des autres.

La conformation de leur crâne présente des différences marquées à
l'égard de toutes les races connues du monde supérieur, et je ne puis
m'empêcher de penser que la forme du leur est un développement,
produit par des siècles sans nombre, du type Brachycéphalique de l'Age
de pierre dont parle Lyell dans ses _Éléments de Géologie_, ch. X, p.
113, en le comparant avec le type Dolichocéphalique du commencement de
l'Age de fer, correspondant à celui qui est aujourd'hui si commun
parmi nous, et qu'on appelle type Celtique. Le crâne des Vril-ya a le
même front massif et non pas fuyant comme dans le type Celtique, la
même rondeur égale dans les organes frontaux, mais il est plus élevé
au sommet, et moins prononcé dans l'hémisphère postérieur où les
phrénologues placent les organes animaux. Pour parler la langue des
phrénologues, le crâne commun aux Vril-ya a les organes du poids, du
nombre, de la musique, de la forme, de l'ordre, de la causalité, très
largement développés; ceux de la constructivité beaucoup plus
prononcés que ceux de l'idéalité. Ceux qu'on appelle les organes
moraux, comme ceux de la conscience ou de la bienfaisance, sont
extraordinairement pleins; ceux de l'amativité et de la combativité
sont très petits; celui de la ténacité très grand; l'organe de la
destructivité (c'est-à-dire de la disposition à supprimer tous les
obstacles) est immense, moins pourtant que celui de la bienfaisance,
et celui de la philogéniture prend plutôt le caractère de la
compassion et de la tendresse pour les êtres qui ont besoin de
protection et de secours, que celui de l'amour animal de la
progéniture.

Je n'ai pas rencontré une seule personne difforme ou boiteuse. La
beauté de leur physionomie ne consiste pas seulement dans la symétrie
des traits, mais dans l'égalité de la peau, qui se maintient sans
rides jusqu'à la vieillesse la plus avancée, et dans une douce
sérénité d'expression jointe à cette majesté que donne le sentiment de
la force et d'une complète sécurité physique et morale. C'est cette
douceur même, jointe à cette majesté, qui inspirait à un spectateur
comme moi, accoutumé à lutter avec les passions de l'humanité, un
sentiment d'humilité et de crainte respectueuse. C'est une expression
qu'un peintre pourrait donner à un demi-dieu, à un génie, à un ange.
Les hommes, chez les Vril-ya, sont entièrement imberbes, les Gy-ei en
vieillissant ont quelquefois une petite moustache.

Je remarquai avec surprise que la couleur de leur peau n'était pas
uniformément celle que j'avais remarquée chez les premiers individus
que j'avais rencontrés; quelques-uns l'avaient beaucoup plus blanche,
avec des yeux bleus et des cheveux d'un brun doré; cependant leur
teint était d'un ton plus chaud et plus riche que celui des peuples du
nord de l'Europe.

On me dit que ce mélange de couleurs venait de mariages contractés
avec les membres d'autres tribus lointaines des Vril-ya qui, soit par
suite de la différence des climats, soit à cause de la diversité
d'origine, étaient plus blanches que la tribu chez laquelle
j'habitais. On regardait comme une preuve d'antiquité la couleur rouge
la plus foncée; mais les Ana n'attachaient aucune idée d'orgueil à
cette antiquité; ils étaient au contraire persuadés que leur
supériorité venait de croisements fréquents avec d'autres familles
différentes et cependant parentes, ils encourageaient ces mariages
pourvu que les conjoints fussent toujours des membres de la famille
des Vril-ya. Quant aux nations qui n'adoptaient pas les moeurs et les
institutions des Vril-ya et qui passaient pour incapables d'acquérir
sur les forces du vril cet empire que tant de générations s'étaient
employées à acquérir et à conserver, on les regardait avec plus de
dédain que les citoyens de New-York ne regardent les nègres.

J'appris de Zee, plus instruite en toutes choses qu'aucun des hommes
avec lesquels j'eus l'occasion de m'entretenir familièrement, que la
supériorité des Vril-ya était attribuée à l'intensité de leurs
anciennes luttes contre les obstacles de la nature dans les premiers
lieux où ils s'étaient fixés.

--Partout,--disait Zee, avec profondeur,--partout où nous rencontrons
dans l'histoire de la civilisation cet état où la vie devient une
lutte, où l'individu est obligé d'appeler à lui toute son énergie pour
rivaliser avec ses compagnons, nous trouvons invariablement le même
résultat; c'est-à-dire que, puisqu'un grand nombre doit périr dans
cette lutte, la nature choisit pour les conserver les spécimens les
plus vigoureux. Par conséquent, dans notre race, même avant la
découverte du vril, les organisations supérieures furent seules
conservées, et nos anciens livres contiennent une légende autrefois
populaire selon laquelle nous fûmes chassés d'une région qui
semblerait être votre monde supérieur, afin de nous perfectionner et
d'arriver à l'épuration complète de notre race par l'âpreté des luttes
que nos pères eurent à soutenir; et lorsque notre éducation sera
achevée, nous sommes destinés à retourner dans le monde supérieur pour
y supplanter toutes les races inférieures qui l'occupent aujourd'hui.

Aph-Lin et Zee causaient souvent avec moi de la condition politique et
sociale de ce monde supérieur, dont Zee supposait si philosophiquement
que les habitants seraient détruits un jour ou l'autre par l'avènement
des Vril-ya. Dans mes récits, je continuais à faire tout ce que je
pouvais (sans me lancer dans des mensonges assez positifs pour être
aisément aperçus par la sagacité de mes auditeurs) pour représenter
notre puissance et nous-mêmes sous les couleurs les plus flatteuses.
Ils y trouvaient pourtant de perpétuels sujets de comparaison entre
les populations les plus civilisées de notre monde et les races
souterraines les plus inférieures qu'ils regardaient comme plongées
dans une barbarie sans espoir et condamnées à une destruction
graduelle, mais certaine. Mais tous deux désiraient dérober à leurs
concitoyens toute connaissance prématurée des régions éclairées par le
soleil; tous deux étaient humains et frémissaient à la pensée de
détruire tant de millions de créatures, et les peintures que je
faisais de notre vie, si fortement colorées qu'elles fussent, les
attristaient. En vain, je vantais nos grands hommes: poètes,
philosophes, orateurs, généraux, et défiais les Vril-ya de nous en
présenter autant.

--Hélas!--disait Zee, dont la figure majestueuse prenait une
expression d'angélique compassion,--cette domination du petit nombre
sur la foule est le signe le plus sûr et le plus fatal d'une
sauvagerie incorrigible. Ne voyez-vous pas que la première condition
du bonheur mortel consiste à supprimer cette lutte et cette
compétition entre les individus, car cette lutte, quelle que soit la
forme du gouvernement, subordonne le grand nombre au petit nombre,
détruit la liberté réelle des individus en dépit de la liberté
nominale de l'État, et ôte à l'existence ce calme sans lequel on ne
peut atteindre la félicité spirituelle ou corporelle? Nous pensons,
nous, que plus nous pouvons rapprocher notre existence de celle que
nos idées les plus nobles nous représentent comme le partage des âmes
au delà du tombeau, plus nous nous rapprochons sur terre d'un bonheur
divin, et plus la transition devient facile de cette vie à la vie
future. Car, assurément, tout ce que nous pouvons imaginer de la vie
des dieux ou des élus suppose l'absence de soucis personnels et de
passions rivales, telles que l'avarice et l'ambition. Il nous semble
que ce doit être une vie de sereine tranquillité. Sans doute, les
facultés intellectuelles ou spirituelles n'y manquent point
d'activité, mais cette activité, conforme au tempérament de chacun,
n'a rien de forcé ni de répugnant; dans cette vie charmée par
l'échange le plus libre des plus douces affections, l'atmosphère
morale doit tuer la haine, la vengeance, l'esprit de contention et de
rivalité. Tel est l'état politique auquel toutes les familles et
toutes les tribus des Vril-ya cherchent à atteindre, et c'est vers ce
but que tendent toutes nos théories gouvernementales. Vous voyez
combien une pareille marche est opposée à celle des nations non
civilisées d'où vous venez, et qui tendent systématiquement à
perpétuer les troubles, les soucis, les passions belliqueuses, de plus
en plus funestes à mesure que le progrès de ces peuples devient plus
rapide dans la voie où ils marchent. La plus puissante de toutes les
races de notre monde, en dehors de la famille des Vril-ya, se regarde
comme la mieux gouvernée des sociétés politiques et croit avoir
atteint à cet égard le plus haut degré de la sagesse politique, de
sorte que les autres nations devraient essayer plus ou moins de
l'imiter. Elle a établi, sur ses bases les plus larges, le Koom-Posh,
c'est-à-dire le gouvernement des ignorants, d'après ce principe qu'ils
sont les plus nombreux. Elle a fait consister le suprême bonheur en
une rivalité universelle de sorte que les passions mauvaises ne sont
jamais en repos; les citoyens sont en lutte pour le pouvoir, pour la
richesse, pour tous les genres de supériorité, et dans cette rivalité,
c'est quelque chose d'horrible que d'entendre les reproches, les
médisances et les calomnies que les meilleurs mêmes et les plus doux
d'entre eux accumulent les uns sur les autres sans honte et sans
remords.

--Il y a quelques années,--dit Aph-Lin,--j'ai visité ce peuple. Leur
misère et leur dégradation étaient d'autant plus effroyables qu'ils se
vantaient sans cesse de leur félicité, de leur grandeur comparées à
celles du reste des autres peuples de leur race. Il n'y a aucun espoir
que ce peuple, qui évidemment ressemble au vôtre, puisse s'améliorer,
parce que toutes ses idées tendent à une décadence plus complète. Il
désire augmenter de plus en plus son empire en dépit de cette vérité
qu'au delà de limites assez restreintes il devient impossible
d'assurer à un État le bonheur qui appartient à une famille bien
réglée; et plus ils perfectionnent un système par lequel certains
individus sont chauffés et gonflés à une taille qui dépasse la
petitesse de millions de créatures, plus ils se frottent les mains, et
s'écrient fièrement:--«Voyez par quelles grandes exceptions à la
petitesse commune de notre race, nous prouvons l'excellence de notre
système!

--Bref,--conclut Zee,--si la sagesse de la vie humaine consiste à se
rapprocher de la tranquillité sereine des immortels, il ne peut y
avoir de système plus opposé à celui-là que celui qui tend à pousser à
leur plus haut point les inégalités et les turbulences des mortels. Et
je ne vois pas par quelle croyance religieuse des mortels agissant
ainsi peuvent arriver à se faire même une idée des joies des immortels
auxquels ils espèrent atteindre directement par la mort. Au contraire,
des esprits habitués à placer le bonheur dans des choses si
antipathiques à la nature divine trouveraient le bonheur des dieux
très ennuyeux et désireraient revenir dans un monde où ils pourraient
du moins se quereller.



XVI.


J'ai tant parlé de la baguette de vril que mes lecteurs s'attendent
peut-être à ce que je la décrive. Je ne puis le faire avec exactitude,
car on ne me permit jamais d'en toucher une, de peur que mon ignorance
n'occasionnât quelque terrible accident. Elle est creuse; la poignée
est garnie de plusieurs arrêts, clefs ou ressorts, par lesquels on
peut en changer la force, la modifier et la diriger. Selon la manière
dont on s'en sert elle tue ou elle guérit; elle perce un roc, ou
chasse les vapeurs; elle affecte les corps, ou exerce une certaine
influence sur les esprits. On la porte souvent sous la forme commode
d'une canne de promeneur, mais elle est garnie de coulisses qui
permettent de l'allonger ou de le raccourcir à volonté. Quand on s'en
sert dans un but spécial, on en tient la poignée dans la paume de la
main, l'index et le médius en avant. On m'assura, cependant, que la
puissance de la baguette n'était pas la même dans toutes les mains,
mais proportionnée à ce que l'organisme de chacun contient de vril, ou
plutôt de celle des propriétés du vril qui a le plus d'affinité ou de
rapport avec l'oeuvre à accomplir. Quelques-uns ont plus de puissance
pour détruire, d'autres pour guérir, etc., et le résultat dépend
beaucoup aussi du calme et de la sûreté de mouvement de l'opérateur.
Ils affirment que le plein exercice de la puissance du vril ne peut
être atteint que par un tempérament constitutionnel, c'est-à-dire par
une organisation héréditairement transmise, et qu'une fille de quatre
ans appartenant aux races Vril-ya peut accomplir, avec la baguette
mise pour la première fois dans sa main, des effets que le mécanicien
le plus fort et le plus habile ne parviendrait pas à exécuter, même
quand il se serait exercé toute sa vie, s'il n'appartenait à la race
des Vril-ya. Toutes ces baguettes ne sont pas également compliquées;
celles qu'on donne aux enfants sont beaucoup plus simples que celles
des adultes des deux sexes; elles sont construites pour l'occupation
spéciale à laquelle les enfants sont attachés; et, comme je l'ai déjà
dit, les plus jeunes enfants sont surtout occupés à détruire. Dans la
baguette des femmes et des mères, la force de destruction est
généralement supprimée, le pouvoir de guérir atteint son plus haut
degré. Je voudrais pouvoir parler plus en détail de ce singulier
conducteur du fluide vril, mais le mécanisme en est aussi délicat que
les effets en sont merveilleux.

Je dirai cependant que ces peuples ont inventé certains tubes par
lesquels le fluide vril peut être conduit vers l'objet qu'il doit
détruire, à travers des distances presque indéfinies; du moins je
n'exagère rien en parlant de cinq cents ou six cents kilomètres. Leur
science mathématique appliquée à cet objet est si parfaitement exacte,
que sur le rapport d'un observateur placé dans un bateau aérien, un
membre quelconque du vril peut apprécier sans se tromper la nature des
obstacles, la hauteur à laquelle on doit élever l'instrument, le point
auquel on doit le charger, de façon à réduire en cendres une ville
deux fois grande comme Londres ou New-York, dans un espace de temps
trop court pour que j'ose l'indiquer.

Assurément ces Ana sont des mécaniciens d'une adresse merveilleuse,
merveilleuse dans l'application de leurs facultés inventives aux
usages pratiques.

J'allai avec mon hôte et sa fille Zee visiter le grand musée public,
qui occupe une aile du Collège des Sages, et dans lequel sont
conservées, comme spécimens curieux de l'ignorance et des tâtonnements
des anciens temps, beaucoup de machines que nous regardons avec
orgueil comme des chefs-d'oeuvre de notre génie. Dans une des salles,
jetés de côte, comme des choses oubliées, se trouvent des tubes
destinés à ôter la vie au moyen de boules métalliques et d'une poudre
inflammable, dans le genre de nos canons et de nos catapultes, et plus
meurtriers que nos inventions les plus modernes.

Mon hôte en parlait avec un sourire de mépris, comme pourrait le faire
un officier d'artillerie en voyant les arcs et les flèches des
Chinois. Dans une autre salle se trouvaient des modèles de voitures et
de vaisseaux mus par la vapeur, et un ballon digne de Montgolfier. Zee
prit la parole d'un air pensif.

--Tels étaient--dit-elle,--les faibles essais de nos sauvages
ancêtres, avant qu'ils eussent la plus légère idée des propriétés du
vril!

Cette jeune Gy était un magnifique exemple de la force musculaire à
laquelle peuvent parvenir les femmes de son pays. Ses traits étaient
beaux comme ceux de toute sa race; je n'ai jamais vu dans le monde
supérieur un visage plus majestueux et plus parfait, mais son amour
pour les études austères avait donné à sa physionomie une expression
pensive qui la rendait un peu sévère quand elle ne parlait pas; et
cette sévérité avait quelque chose de formidable quand on faisait
attention à ses amples épaules et à sa grande taille. Elle était
grande même pour une Gy et je l'ai vue soulever un canon avec autant
d'aisance que j'en pourrais mettre à manier un pistolet de poche. Zee
m'inspirait une terreur profonde, qui ne fit que s'accroître quand
nous arrivâmes dans la salle du musée où l'on conservait les modèles
des machines mues par le vril; par un certain mouvement de sa
baguette, et en se tenant à distance elle mit en mouvement des corps
pesants et énormes. Elle semblait les douer d'intelligence, elle s'en
faisait comprendre et les contraignait d'obéir. Elle mit en mouvement
des machines fort compliquées, arrêta ou continua le mouvement,
jusqu'à ce que, dans un espace de temps prodigieusement court, elle
eût changé des matériaux grossiers de diverses sortes en oeuvres
d'art, régulières, complètes et parfaites. Tous les effets que
produisent le mesmérisme ou l'électro-biologie sur les nerfs et les
muscles des êtres vivants, Zee les produisit par un simple mouvement
de sa baguette sur les roues et les ressorts de machines inanimées.

Comme je faisais part à mes compagnons de la surprise que me causait
cette influence sur les objets inanimés, avouant que dans notre monde
j'avais vu que certaines organisations vivantes exercent sur d'autres
organisations vivantes une influence réelle, mais souvent exagérée par
la crédulité ou le mensonge, Zee, qui s'intéressait plus que son père
à ces questions, me pria d'étendre la main et, plaçant la sienne à
côté, elle appela mon attention sur certaines différences de type et
de caractère. D'abord, le pouce de la Gy (et dans toute cette race,
comme je l'observai plus tard, il en est de même pour les deux sexes)
est beaucoup plus large, plus long et plus massif que le nôtre. Il y a
presque autant de différence qu'entre le pouce d'un homme et celui
d'un gorille. Secondement, la paume est proportionnellement plus
épaisse que la nôtre, la texture de la peau est infiniment plus fine
et plus douce, la chaleur moyenne plus intense. Ce que je remarquai
surtout, c'est un nerf visible et facile à sentir sous la peau, qui
part du poignet, contourne le gras du pouce, et se partage comme une
fourche à la racine de l'index et du médius.

--Avec votre faible pouce,--me dit la jeune savante,--et sans ce nerf,
que vous trouvez plus ou moins développé dans notre race, vous ne
pouvez obtenir qu'une influence faible et imparfaite sur le vril; mais
en ce qui regarde le nerf, on ne le trouve pas chez nos premiers
ancêtres ni chez les tribus les plus grossières qui n'appartiennent
pas aux Vril-ya. Il s'est lentement développé dans le cours des
générations, commençant avec les premiers progrès et s'accroissant par
un exercice continuel de la puissance du vril; par conséquent, dans le
cours de mille ou deux mille ans un nerf semblable pourrait se former
chez les êtres supérieurs de votre race qui se consacreraient à cette
science par excellence, qui soumet au vril les forces les plus
subtiles de la nature. Mais vous parlez de la matière comme d'une
chose en elle-même inerte et immobile; assurément vos parents ou vos
institutions n'ont pu vous laisser ignorer qu'il n'y a pas de matière
inerte: chaque particule est constamment en mouvement et constamment
soumise aux agents parmi lesquels la chaleur est la plus apparente et
la plus rapide, mais le vril est le plus subtil et le plus puissant
quand on sait s'en servir. En fait, le courant, lancé par ma main et
guidé par ma volonté, ne fait que rendre plus prompte et plus forte
l'action qui agit éternellement sur toutes les particules de la
matière, quelque inerte et immobile qu'elle paraisse. Si une masse de
métal n'est pas capable de produire une pensée par elle-même, son
mouvement intérieur la rend pénétrable à la pensée de l'agent
intellectuel qui le travaille; et lorsque cette pensée est accompagnée
d'une force suffisante de vril, le métal est aussi contraint d'obéir
que s'il était transporté par une force matérielle visible. Il est
animé pendant ce temps par l'âme qui le pénètre, de sorte qu'on peut
presque dire qu'il vit et qu'il raisonne. Sans cela nous ne pourrions
pas remplacer les domestiques par nos automates.

Je respectais trop les muscles et la science de la jeune Gy pour me
hasarder à discuter avec elle. J'avais lu quelque part, quand j'étais
écolier, qu'un sage, discutant avec un empereur romain, s'était
brusquement arrêté, et comme l'empereur lui demandait s'il n'avait
plus rien à dire en faveur de son opinion, il répondit:--

--Non, César, il est inutile de discuter contre un homme qui commande
à vingt-cinq légions.

J'étais secrètement persuadé que quels que fussent les effets réels du
vril sur la matière, M. Faraday aurait pu prouver à la jeune Gy
qu'elle en comprenait mal la nature et les causes; mais je n'en
restais pas moins convaincu que Zee aurait pu assommer tous les
Membres de la Société Royale des Sciences, les uns après les autres,
d'un coup de poing. Tout homme raisonnable sait qu'il est inutile de
discuter avec une femme ordinaire sur des choses qu'on comprend; mais
discuter avec une Gy de sept pieds sur les mystères du vril, autant
eût valu discuter dans le désert avec le simoun!

Parmi les salles du musée du Collège des Sages, celle qui m'intéressa
le plus était la salle consacrée à l'archéologie des Vril-ya et
renfermant une très ancienne collection de portraits. Les couleurs et
les corps sur lesquels elles étaient appliquées étaient si
indestructibles, que les tableaux, qu'on faisait remonter à une date
presque aussi ancienne que celles que mentionnent les plus vieilles
annales des Chinois, conservaient une grande fraîcheur de coloris.
Comme j'examinais cette collection, deux choses me frappèrent surtout:
la première, c'est que les peintures qu'on disait vieilles de six ou
sept mille ans étaient bien supérieures, sous le rapport de l'art, à
celles qui avaient été exécutées depuis trois ou quatre mille ans; la
seconde, c'est que les portraits de la première période se
rapprochaient beaucoup du type de la race européenne du monde
supérieur. Quelques-uns me rappelèrent vraiment les têtes italiennes
des peintures du Titien, qui expriment si bien l'ambition ou la ruse,
les soucis ou le chagrin, avec des rides qui sont comme des sillons
creusés par les passions sur le visage qu'elles labourent. C'étaient
bien là des portraits d'hommes qui avaient vécu dans la lutte et la
guerre avant que la découverte des forces latentes du vril eût changé
le caractère de la société, d'hommes qui avaient combattu pour la
gloire ou pour le pouvoir, comme nous le faisons maintenant dans notre
monde.

Le type commence visiblement à se modifier environ mille ans après la
découverte du vril. Il devient dès lors de plus en plus calme à chaque
génération nouvelle, et ce calme marque une différence de plus en plus
profonde entre les Vril-ya et les hommes livrés au travail et au
péché; mais à mesure que la beauté et la grandeur de la physionomie
s'accentuaient davantage, l'art du peintre devenait plus froid et plus
monotone.

Mais la plus grande curiosité de la collection c'étaient trois
portraits appartenant aux âges anté-historiques et, suivant la
tradition mythologique, faits par les ordres d'un philosophe, dont
l'origine et les attributs étaient autant mêlés de fables symboliques,
que ceux d'un Bouddha indien ou d'un Prométhée grec.

C'est à ce personnage mystérieux, à la fois un sage et un héros, que
toutes les principales races des Vril-ya font remonter leur origine.

Les portraits dont je parle sont ceux du philosophe lui-même, de son
grand-père et de son arrière-grand-père. Ils sont tous de grandeur
naturelle. Le philosophe est vêtu d'une longue tunique qui semble
former un vêtement lâche et comme une armure écailleuse, empruntée
peut-être à quelque poisson ou à quelque reptile, mais les pieds et
les mains sont nus; les doigts des uns et des autres sont très longs
et palmés. La gorge est à peine visible, le front bas et fuyant; ce
n'est pas du tout l'idée qu'on se fait d'un sage. Les yeux sont
proéminents, noirs, brillants, la bouche très grande, les pommettes
saillantes, et le teint couleur de boue. Suivant la tradition, ce
philosophe avait vécu jusqu'à un âge patriarcal, dépassant plusieurs
siècles, et il se souvenait d'avoir vu son grand-père, quand lui-même
n'était qu'un homme d'un âge moyen, et son bisaïeul quand il était
enfant; il avait fait ou fait faire le portrait du premier pendant sa
vie; celui du second avait été pris sur sa momie. Le portrait du
grand-père avait les traits et l'aspect de celui du philosophe, mais
encore exagérés; il était nu et la couleur de son corps était
singulière: la poitrine et le ventre étaient jaunes, les épaules et
les bras d'une couleur bronzée; le bisaïeul était un magnifique
spécimen du genre Batracien, une Grenouille Géante purement et
simplement.

Parmi les pensées profondes que ce philosophe, suivant la tradition,
avait léguées à la postérité sous une forme rythmée, dans une
sentencieuse concision, on cite celle-ci: «Humiliez-vous, mes
descendants; le père de votre race était un Têtard:
enorgueillissez-vous, mes descendants, car c'est la même Pensée Divine
qui créa votre père, qui se développe en vous exaltant.»

Aph-Lin me conta cette fable pendant que je regardais les trois
portraits de ces Batraciens.

--Vous vous riez de mon ignorance supposée et de ma crédulité de Tish
sans éducation,--lui répondis-je,--mais quoique ces horribles croûtes
puissent être fort anciennes et qu'elles aient voulu être, dans le
temps, quelques grossières caricatures, je suppose que personne, parmi
les gens de votre race, même dans les âges les moins éclairés, n'a
jamais cru que l'arrière-petit-fils d'une Grenouille ait pu devenir un
philosophe sentencieux; ou qu'aucune famille, je ne dirai pas de
Vril-ya, mais de la variété la plus vile de la race humaine, descende
d'un Têtard.

--Pardonnez-moi,--répondit Aph-Lin,--pendant l'époque que nous nommons
la Période Batailleuse ou Philosophique de l'Histoire, qui remonte à
environ sept mille ans, un naturaliste très distingué prouva, à la
satisfaction de ses nombreux disciples, qu'il y avait tant d'analogie
entre le système anatomique de la Grenouille et celui de l'An, qu'on
en conclut que l'un avait dû descendre de l'autre. Ils avaient en
commun quelques maladie; ils étaient sujets à avoir dans les intestins
les mêmes vers parasites; et, ce qu'il y a d'étrange à dire, c'est que
l'An a dans son organisme la même vessie natatoire, devenue
parfaitement inutile, mais qui, subsistant à l'état de rudiment,
prouve jusqu'à l'évidence que l'An descend directement de la
Grenouille. On ne peut alléguer contre cette théorie la différence de
taille, car il existe encore dans notre monde des Grenouilles d'une
taille peu inférieure à la nôtre et qui paraissent avoir été encore
plus grandes il y a quelques milliers d'années.

--Je comprends cela,--dis-je,--car d'après nos plus éminents
géologues, qui les ont peut-être vues en rêve, d'énormes Grenouilles
ont dû habiter le monde supérieur avant le Déluge et de telles
Grenouilles sont bien les êtres qui devaient vivre dans les lacs et
les marais de votre monde souterrain. Mais, je vous en prie,
continuez.

--Pendant la Période Batailleuse de l'Histoire, on était sûr que ce
qu'un sage affirmait était contredit par un autre. C'était en effet,
une maxime reçue que la raison humaine ne pouvait se soutenir sans
être ballottée par le mouvement perpétuel de la contradiction; aussi
une autre école de philosophie soutint-elle que l'An n'était pas
descendu de la Grenouille, mais que la Grenouille était, au contraire,
le perfectionnement de l'An. La structure de la Grenouille, dans son
ensemble, est plus symétrique que celle de l'An; à côté de l'admirable
structure de ses membres inférieurs, de ses flancs et de ses épaules,
la plupart des Ana de ce temps paraissaient difformes et étaient
certainement mal faits. De plus, la Grenouille pouvait vivre également
sur terre et dans l'eau: privilège précieux, marque d'une nature
spirituelle refusée à l'An, puisque celui-ci ne se servait plus de sa
vessie natatoire, ce qui prouve qu'il était dégénéré d'une forme plus
élevée. De plus, les races les plus anciennes des Ana semblent avoir
été couvertes de poils, et, même à une date comparativement
rapprochée, des touffes hérissées défiguraient le visage de nos
ancêtres, s'étendant d'une façon sauvage sur leurs joues et leur
menton, comme chez vous, mon pauvre Tish. Mais depuis des générations
sans nombre, les Ana ont toujours essayé d'effacer tout vestige de
ressemblance entre eux et les vertébrés couverts de poils, et ils ont
graduellement fait disparaître cette sécrétion pileuse, qui les
avilissait, par la loi de la sélection sexuelle; les Gy-ei préférant
naturellement la jeunesse ou la beauté des figures unies. Mais le
degré qu'occupe la Grenouille dans l'échelle des vertébrés est
démontré par ceci qu'elle n'a pas du tout de poils, pas même sur la
tête. Elle naît avec ce degré de perfection auquel les Ana, malgré les
efforts de siècles incalculables, n'ont pu atteindre encore. La
complication merveilleuse et la délicatesse du système nerveux et de
la circulation artérielle d'une Grenouille servaient, à cette école,
d'argument pour démontrer que la Grenouille était plus susceptible
d'éprouver des jouissances que notre organisation inférieure ou du
moins plus simple. L'examen de la main d'une Grenouille, si je puis
parler ainsi, servait à expliquer sa disposition plus vive à l'amour
et à la vie sociale en général. Bref, quelque aimants et sociables que
soient les Ana, les Grenouilles le sont encore plus. Enfin, ces deux
écoles firent rage l'une contre l'autre; l'une affirmant que l'An
était la Grenouille perfectionnée; l'autre, que la Grenouille était le
plus haut développement de l'An. Les moralistes se partagèrent aussi
bien que les naturalistes; cependant, le plus grand nombre se rangea
du côté de ceux qui préféraient la Grenouille. Ils disaient avec
beaucoup de justesse que, dans la conduite morale (c'est-à-dire dans
l'observation des règles les plus utiles à la santé et au bien commun
de l'individu et de la société), la Grenouille avait une supériorité
immense et incontestable. Toute l'histoire démontrait l'immoralité
absolue de la race humaine, le mépris complet, même des humains les
plus renommés, pour les lois qu'ils avaient reconnues être
essentielles à leur bonheur ou à leur bien-être particulier et
général. Mais le critique le plus sévère des Grenouilles ne pourrait
trouver dans leurs moeurs un seul moment d'oubli des lois morales
qu'elles ont tacitement reconnues. Et après tout, à quoi sert la
civilisation si la supériorité de la conduite morale n'est pas le but
auquel elle tend et la pierre de touche de ses progrès? Enfin, les
partisans de cette théorie supposaient qu'à une époque reculée, la
Grenouille avait été le développement perfectionné de la race humaine;
mais que, par des causes qui défiaient les conjectures de notre
raison, elle n'avait pu maintenir son rang dans l'échelle de la
nature, tandis que l'An, quoique inférieur par son organisation,
avait, en se servant moins de ses vertus que de ses vices, comme la
férocité et la ruse, acquis un certain ascendant; de même que dans la
race humaine, des tribus complètement barbares ont, par leur
supériorité dans de tels vices, détruit ou réduit à presque rien les
tribus qui leur étaient supérieures par l'intelligence et la culture.
Malheureusement ces disputes se mêlèrent aux notions religieuses de
cette époque, et comme la société était alors administrée par le
gouvernement du Koom-Posh, qui, étant composé d'ignorants, était par
conséquent très excitable, la multitude prit la question des mains des
philosophes; les chefs politiques virent que la question Grenouille
pouvait, la populace s'y intéressant, devenir un instrument utile à
leur ambition, et pendant au moins mille ans les guerres et les
massacres furent à l'ordre du jour: pendant ce temps, les philosophes
des deux partis furent mis en pièces et le gouvernement du Koom-Posh
lui-même fut heureusement renversé par l'ascendant d'une famille qui
prouva clairement qu'elle descendait du premier Têtard et qui donna
des souverains despotiques à toutes les nations des Vril-ya. Ces
despotes disparurent finalement, du moins de nos communautés, lorsque
la découverte du vril amena les paisibles institutions sous lesquelles
prospèrent toutes les races des Vril-ya.

--Est-ce qu'il n'y a plus maintenant de disputeurs ni de philosophes
disposés à renouveler la querelle; ou reconnaissent-ils tous la
descendance du Têtard?

--Non,--dit Zee, avec un superbe sourire,--ces querelles appartiennent
au Pah-Bodh des âges d'ignorance et ne servent maintenant qu'à
l'amusement des enfants. Quand on sait de quels éléments se composent
nos corps, éléments qui nous sont communs avec la plus humble plante,
est-il besoin de savoir si le Tout-Puissant a tiré ces éléments d'une
substance plutôt que de l'autre, afin de créer l'être auquel Il a
donné la faculté de Le comprendre et qu'Il a doué de toutes les
grandeurs intellectuelles qui découlent de cette connaissance? L'An a
commencé à exister comme An au moment où il a été doué de cette
faculté, et, avec cette faculté, de la persuasion que de quelque façon
que sa race se perfectionne à travers une suite de siècles, elle
n'aura jamais le pouvoir d'animer et de combiner les éléments, de
façon à former même un Têtard.

--Tu parles sagement, Zee,--dit Aph-Lin,--et c'en est assez pour nous,
mortels à courte existence, d'avoir une assurance raisonnable que,
soit que l'An descende ou non du Têtard, il ne peut pas plus revenir à
cette forme que les institutions des Vril-ya ne peuvent retomber dans
les fondrières et la corruption désordonnée d'un Koom-Posh.



XVII.


Les Vril-ya, privés de la vue des corps célestes et ne connaissant
d'autre différence entre la nuit et le jour que celle qu'ils jugent à
propos d'établir eux-mêmes, ne divisent naturellement pas le temps
comme nous; mais je trouvai facile à l'aide de ma montre, que j'avais
heureusement conservée, d'arriver à calculer les heures avec une
grande exactitude. Je réserve pour un ouvrage futur sur les sciences
et la littérature des Vril-ya, si le ciel me prête vie, tous les
détails sur la façon dont ils arrivent à diviser le temps. Je me
contenterai de dire ici que leur année diffère peu de la nôtre pour la
durée, mais leurs divisions ne sont pas du tout les mêmes. Leur jour,
en y comprenant ce que nous appelons la nuit, se compose de vingt
heures, au lieu de vingt-quatre, et naturellement leur année comprend
un nombre proportionné de jours de plus. Ils subdivisent ainsi les
vingt heures de leur jour: huit heures[6], appelées Heures
Silencieuses, pour le repos; huit heures, appelées Heures Sérieuses,
pour leurs affaires et leurs occupations, et quatre heures, appelées
Heures Oisives, par lesquelles se termine ce que j'appelle leur jour;
elles sont consacrées aux amusements, aux jeux, aux récréations, aux
conversations familières suivant le goût ou le désir de chacun. Mais,
hors des maisons, il n'y a pas de véritable nuit. Ils entretiennent
dans les rues et dans la campagne environnante jusqu'aux limites du
territoire la même quantité de lumière. Seulement, dans les maisons,
ils la diminuent de façon à en faire un doux crépuscule pendant les
Heures Silencieuses. Les Vril-ya ont une horreur profonde de
l'obscurité absolue et leurs lumières ne sont jamais complètement
éteintes. Dans les occasions de réjouissance, ils laissent à leurs
lampes tout leur éclat, mais ils continuent à compter les heures du
jour et de la nuit par des mécanismes ingénieux qui répondent à nos
horloges et à nos montres. Ils aiment beaucoup la musique, et c'est en
musique que ces chronomètres frappent les principales divisions du
temps. À chaque heure du jour, les sons de leurs horloges publiques,
répétés par celles des maisons et des hameaux dispersés dans la
campagne, produisent un effet singulièrement doux et pourtant
solennel. Mais pendant les Heures Silencieuses, le bruit en est
tellement adouci qu'on l'entend à peine. Ils n'ont pas de changement
de saison, et, du moins dans le territoire de cette tribu, la
température me parut très égale, aussi chaude que celle d'un hiver
italien, et plutôt humide que sèche. Dans la matinée, le temps était
ordinairement tranquille, mais par moments il soufflait un vent
violent venant des rochers qui formaient la frontière du territoire.
Toutes les saisons sont bonnes pour semer les récoltes, comme dans les
Îles Fortunées des anciens poètes. On voit en même temps les plantes
en feuille ou en bouton, en épi ou couvertes de fruits. Tous les
arbres fruitiers, cependant, après la récolte, perdent ou changent
leur feuillage. Mais ce qui me frappa le plus quand je calculai leurs
divisions du temps, ce fut de constater la durée moyenne de la vie
parmi eux. Je trouvai, après des recherches minutieuses, que leur
existence était beaucoup plus longue que la nôtre. Ils sont à cent ans
ce que nous sommes à soixante-dix. Ce n'est pas le seul avantage
qu'ils aient sur nous; car parmi nous peu d'hommes atteignent leur
soixante-dixième année, tandis que parmi eux, au contraire, peu
meurent avant cent ans, et ils jouissent généralement d'une santé et
d'une vigueur qui font de la vie une bénédiction jusqu'au dernier
jour. Des causes diverses contribuent à ce résultat; l'absence de tout
stimulant alcoolique, la tempérance dans la nourriture, surtout
peut-être une sérénité d'esprit que ne troublent ni occupations
pleines de sollicitude, ni passions vives. Ils ne sont tourmentés ni
par notre avarice, ni par notre ambition; ils se montrent parfaitement
indifférents, même au désir de la gloire; ils sont susceptibles de
grandes affections, mais leur amour se manifeste par une complaisance
tendre et aimable, qui, en faisant leur bonheur, fait rarement et ne
fait peut-être jamais leur malheur. Comme la Gy est sûre de n'épouser
que celui qu'elle aura choisi, et, ici comme chez nous, le bonheur
intérieur dépendant surtout de la femme, la Gy, ayant choisi l'époux
qu'elle préfère, est indulgente pour ses fautes, complaisante pour ses
goûts, et fait tout ce qui dépend d'elle pour se l'attacher. La mort
d'un être aimé est pour eux comme pour nous la source d'une vive
douleur; non seulement la mort les frappe rarement avant l'époque où
elle est un soulagement plutôt qu'une peine, mais quand cela arrive le
survivant puise beaucoup plus de consolations que nous ne le faisons
pour la plupart, je le crains bien, dans la certitude d'une réunion
dans un monde meilleur et plus heureux.

[Note 6: Pour ma commodité, j'adopte les mots: heures, jours, années,
etc., en tout ce qui se rapporte aux subdivisions générales du temps
chez les Vril-Ya. Ces termes ne correspondent pas, d'une façon
absolue, avec ces subdivisions.]

Toutes ces causes concourent donc à leur procurer une santé
perpétuelle et une agréable longévité; leur organisation héréditaire y
entre aussi pour sa part. Suivant leurs annales, à l'époque où ils
vivaient en communautés semblables aux nôtres, agitées par des luttes,
leur vie était beaucoup plus courte et leurs maladies plus nombreuses
et plus graves. Ils disent eux-mêmes que la durée de la vie a augmenté
et augmente encore depuis la découverte du vril et de ses propriétés
médicales. Ils ont peu de médecins de profession, et ce sont
principalement des Gy-ei, surtout celles qui sont veuves et sans
enfants; elles éprouvent un grand plaisir à exercer l'art de guérir et
entreprennent même les opérations chirurgicales qu'exigent certains
accidents ou plus rarement certaines maladies.

Ils ont leurs plaisirs et leurs fêtes, et pendant les Heures Oisives,
ils ont l'habitude de se réunir en grand nombre pour se livrer à ces
jeux aériens que j'ai déjà décrits. Ils ont aussi des salles publiques
pour la musique et même des théâtres, dans lesquels ils jouent des
pièces qui me parurent assez semblables à celles des Chinois. Ce sont
des drames dont les personnages et les événements sont pris dans un
passé reculé, toutes les unités classiques y sont outrageusement
violées, et le héros, enfant au premier tableau, est déjà un vieillard
au second et ainsi de suite. Ces pièces sont très ancienne. Je les
trouvai parfaitement ennuyeuses dans leur ensemble, quoique relevées
par des machines merveilleuses, par une sorte de bonne humeur d'un
comique très vif et des passages détachés d'une grande vigueur dans un
langage poétique, mais un peu surchargé de métaphores et de tropes.
Bref, elles me faisaient le même effet que les pièces de Shakespeare
pouvaient faire à un Parisien au temps de Louis XIV ou peut-être à un
Anglais sous le règne de Charles II.

L'auditoire, composé surtout de Gy-ei, paraissait jouir vivement de la
représentation, ce qui me surprit de la part de femmes si majestueuses
et si sérieuses; mais je m'aperçus bientôt que tous les acteurs
étaient au-dessous de l'adolescence et je supposai que les mères et
les soeurs assistaient à ce spectacle pour faire plaisir à leurs
enfants et à leurs frères.

J'ai dit que ces drames remontent à une haute antiquité. Aucune pièce
nouvelle, aucune oeuvre d'imagination digne d'être conservée, ne
paraît avoir été composée depuis plusieurs générations. Quoiqu'il ne
manque pas de publications nouvelles, qu'il y ait même ce qu'on peut
appeler des journaux, ceux-ci sont surtout consacrés aux sciences
mécaniques, aux rapports sur les inventions nouvelles, aux annonces
relatives à différents détails d'affaires, bref, à des choses
pratiques. Quelquefois un enfant écrit un petit conte romanesque, ou
une Gy donne carrière à ses craintes ou à ses espérances amoureuses
dans un poème; mais ces effusions ont un très mince mérite et ne sont
lues que par les enfants et les jeunes filles. Les oeuvres les plus
intéressantes, et d'un caractère purement littéraire, sont les récits
d'exploration et de voyage dans les autres régions de ce monde
souterrain. Ces relations sont généralement écrites par de jeunes
émigrants et lues avec avidité par les parents et les amis qu'ils ont
laissés derrière eux.

Je ne puis m'empêcher d'exprimer à Aph-Lin mon étonnement de ce qu'un
peuple, chez qui les sciences mécaniques avaient fait tant de progrès
et chez qui la civilisation intellectuelle était parvenue à réaliser
pour le bonheur du peuple les conceptions que nos philosophes
terrestres, après des siècles de disputes, se sont généralement
accordés à regarder comme des rêves, fût si dépourvu de toute
littérature contemporaine, malgré le haut degré de perfection où la
culture avait amené la langue à la fois riche et simple, énergique et
harmonieuse.

--Ne voyez-vous pas qu'une littérature telle que vous la rêvez serait
tout à fait incompatible avec l'état parfait de félicité politique et
sociale, auquel vous nous faites l'honneur de nous croire
arrivés?--répondit mon hôte.--Nous avons enfin, après des siècles de
lutte, établi une forme de gouvernement dont nous sommes contents;
comme nous ne faisons aucune distinction de rang et que nous
n'accordons à nos magistrats aucun honneur distinctif, nul stimulant
n'excite l'ambition personnelle. Personne ne lirait des ouvrages où
seraient soutenues des théories qui impliqueraient quelques
changements sociaux ou politiques, et par conséquent personne n'en
écrit de tels. Si de loin en loin un An n'est pas satisfait de notre
tranquille manière de vivre, il ne l'attaque pas: il s'en va. Ainsi,
toute cette portion de la littérature (et à en juger par les anciens
ouvrages de nos bibliothèques publiques, c'en était autrefois une
portion considérable) qui est consacrée aux théories spéculatives sur
la société est tombée dans l'oubli. Autrefois on écrivait beaucoup
aussi sur les attributs et l'essence de la Bonté Suprême et sur les
arguments pour et contre la vie future. Maintenant nous reconnaissons
deux faits: il y _a_ un Être Divin, et il y _a_ une vie future; et
nous convenons que quand nous écririons à nous user les doigts
jusqu'aux os, nous n'arriverions pas à jeter la moindre lumière sur la
nature et les conditions de cette vie future, ni à rendre plus claire
notre connaissance des attributs et de l'essence de cet Être Divin.
C'est ainsi qu'une autre branche de notre littérature s'est éteinte
heureusement pour notre race, car à l'époque où l'on écrivait tant sur
des choses que personne ne pouvait éclaircir, les gens semblent avoir
vécu dans un état perpétuel de contestations et de luttes. Une autre
portion considérable de notre ancienne littérature consiste dans
l'histoire des guerres et des révolutions de l'époque où les Ana
vivaient en sociétés nombreuses et turbulentes, chacune cherchant à
s'agrandir aux dépens de l'autre. Vous voyez combien notre vie est
calme aujourd'hui; il y a des siècles que nous vivons ainsi. Nous
n'avons aucun événement à raconter. Que peut-on dire de nous, sinon:
ils naquirent, vécurent heureux, et moururent? Quant à cette partie de
la littérature qui naît de l'imagination et que nous appelons
Glaubsila, ou familièrement Glaubs, les raisons de son déclin parmi
nous sont faciles à découvrir. Nous voyons, en nous reportant à ces
chefs-d'oeuvre de la littérature que nous lisons tous encore avec
plaisir, mais dont personne ne tolèrerait l'imitation, qu'ils sont
consacrés à la peinture de passions que nous n'éprouvons plus, telles
que l'ambition, la vengeance, l'amour illégitime, la soif de la gloire
militaire, et ainsi de suite. Les vieux poètes vivaient dans une
atmosphère imprégnée de ces passions et sentaient vivement ce qu'ils
exprimaient avec tant d'éclat. Personne ne pourrait maintenant
exprimer ces passions, car personne ne les ressent, et celui qui les
exprimerait ne trouverait aucune sympathie chez ses lecteurs. D'autre
part, l'ancienne poésie se complaisait à étudier les mystérieuses
bizarreries du coeur humain, qui mènent à l'extraordinaire dans le
crime et le vice comme dans la vertu. Mais notre société s'est
débarrassée de toutes les tentations qui pourraient entraîner à
quelque crime ou à quelque vice saillant, et le niveau moral est si
égal, qu'il n'y a même pas de vertus saillantes. Dès qu'elle ne peut
plus se nourrir de passions fortes, de crimes terribles, de
supériorités héroïques, la poésie est sinon condamnée à mourir de
faim, du moins réduite à un maigre ordinaire. Il reste la poésie
descriptive: la description des rochers, des arbres, des eaux, de la
vie domestique, et nos jeunes Gy-ei mêlent beaucoup de ces fadeurs à
leurs vers amoureux.

--Une telle poésie,--m'écriai-je,--pourrait assurément être charmante,
et nous avons parmi nous des critiques qui la considèrent comme plus
élevée que celle qui dépeint les crimes ou analyse les passions de
l'homme. Quoi qu'il en soit, le genre poétique insipide dont vous
parlez est celui qui trouve aujourd'hui le plus de lecteurs parmi le
peuple auquel j'appartiens.

--Cela se peut; mais je suppose que les écrivains travaillent beaucoup
leur langue et s'appliquent avec un soin religieux au choix des mots
et à la perfection du rythme?

--Certainement, tous les grands poètes le doivent. Quoique le don de
la poésie soit inné, ce don exige, pour qu'on en puisse profiter,
autant de travail qu'un bloc de métal dont vous voulez faire une de
vos machines.

--Et sans doute vos poètes ont quelque motif pour se donner tant de
peine afin d'arriver à ces gentillesses de langage?

--Oui! je suppose que leur instinct les porterait à chanter comme
chantent les oiseaux; mais s'ils donnent à leurs chants ces beautés
artificielles d'expression, je pense qu'ils y sont poussés par le
désir de la gloire, et peut-être parfois par le besoin d'argent.

--Précisément. Mais dans notre monde nous n'attachons la gloire à rien
de ce que l'homme peut accomplir dans ce temps que nous appelons la
vie. Nous perdrions bientôt cette quiétude, qui constitue
essentiellement notre félicité, si nous accordions à tel ou tel
individu des louanges exceptionnelles qui entraîneraient un pouvoir
exceptionnel et qui réveilleraient les passions mauvaises aujourd'hui
endormies; d'autres hommes convoiteraient immédiatement ces louanges,
l'envie s'élèverait, et avec l'envie, la haine, la calomnie, et la
persécution. Notre histoire raconte que la plupart des poètes et des
écrivains qui, autrefois, obtenaient le plus de gloire, étaient aussi
assaillis des plus grandes injures et se trouvaient après tout très
malheureux, soit à cause de leurs rivaux, soit par les faiblesses de
caractère que tend à faire naître une sensibilité excessive à l'égard
de la louange et du blâme. Quant au stimulant du besoin, nul dans
notre société ne connaît l'aiguillon de la pauvreté, et si même il en
était ainsi aucune profession ne serait moins lucrative que la
profession d'écrivain. Nos bibliothèques publiques contiennent tous
les livres anciens que le temps a respectés; ces livres, pour les
raisons que je viens de vous dire, sont infiniment meilleurs que tous
ceux qu'on pourrait écrire aujourd'hui, et chacun peut les lire sans
qu'il en coûte rien. Nous ne sommes pas assez fous pour payer le
plaisir de lire des livres moins bons, quand nous pouvons en lire
d'excellents pour rien.

--Pour nous, la nouveauté est une séduction; on lit un livre nouveau,
même mauvais, tandis qu'on néglige un livre ancien qui est excellent.

--La nouveauté, pour les peuples barbares qui luttent avec désespoir
pour arriver à un état meilleur, est sans doute plus attrayante que
pour nous qui ne voyons rien à gagner aux nouveautés; mais, après
tout, un de nos grands auteurs, d'il y a quatre mille ans, a observé
que «celui qui lit les livres anciens trouvera toujours en eux quelque
chose de nouveau, et que celui qui lit les livres nouveaux y trouvera
toujours quelque chose d'ancien». Mais pour en revenir à la question
que vous avez soulevée, comme il n'y a point parmi nous un stimulant
suffisant pour nous porter à prendre de la peine, comme nous ne
connaissons ni l'amour de la gloire, ni le besoin, s'il est des
tempéraments poétiques, cette faculté s'exhale dans des chants, à la
façon des oiseaux dont vous parliez tout à l'heure, mais faute de
culture, ces chants ne trouvent point d'auditoire, et, faute
d'auditoire, cette faculté s'éteint d'elle-même dans les occupations
ordinaires de la vie.

--Mais comment se fait-il que les mêmes motifs qui empêchent de
cultiver la littérature ne soient pas également funestes à la science?

--Votre question me surprend. Ce qui inspire le goût de la science,
c'est l'amour de la vérité, en dehors de toute considération de
gloire; et d'ailleurs la science, chez nous, est consacrée presque
uniquement à des usages pratiques, essentiels à notre conservation
sociale et au bien-être de notre vie quotidienne. L'inventeur ne
demande pas la gloire et on ne lui en accorde aucune; il jouit d'une
occupation qui lui plaît et ne recherche point la fatigue des
passions. L'esprit de l'homme a besoin d'exercice aussi bien que son
corps, et d'un exercice continuel plutôt que violent. Nos savants les
plus ingénieux sont, en général, ceux qui vivent le plus longtemps et
qui sont les plus exempts de toute maladie. La peinture est pour
beaucoup un amusement, mais cet art n'est pas ce qu'il était
autrefois, quand les grands peintres de nos différents peuples
luttaient pour obtenir la couronne d'or, qui leur donnait un rang égal
à celui des rois sous lesquels ils vivaient. Vous aurez sans doute
observé dans notre musée combien les peintures étaient supérieures il
y a plusieurs milliers d'années. C'est peut-être parce que la musique
est en réalité plus voisine de la science que la poésie, qu'elle est
encore le plus florissant de tous les arts parmi nous. Cependant, même
à l'égard de la musique, l'absence du stimulant des louanges et de la
gloire a empêché parmi nous toute grande supériorité de se manifester.
Nous brillons plutôt par la musique d'ensemble, grâce à nos grands
instruments mécaniques, dans lesquels nous nous servons beaucoup de
l'eau[7], que par le talent des artistes qui jouent seuls. Nous
n'avons guère eu de compositeurs originaux depuis plusieurs siècles.
Nos airs favoris sont très anciens, mais on les a enrichis de
variations compliquées, composées par des musiciens inférieurs,
quoique ingénieux.

[Note 7: Ceci peut rappeler aux savants l'invention par Néron d'une
machine musicale, dans laquelle l'eau remplissait les fonctions d'un
orchestre et dont il s'occupait quand la conspiration éclata contre
lui.]

--N'y a-t-il donc chez les Ana aucune société politique animée de ces
passions, sujette à ces crimes, et admettant ces disparités de
condition, intellectuelles et morales, que votre tribu et même les
Vril-ya en général, ont depuis longtemps laissées derrière eux dans
leur marche vers la perfection? S'il en est ainsi, peut-être que dans
ces sociétés l'Art et sa soeur la Poésie sont encore cultivés et
honorés?

--Il y a quelques sociétés de ce genre dans les régions les plus
éloignées, mais nous ne les mettons pas au rang des nations
civilisées; nous ne leur donnons pas même le nom d'Ana, et encore
moins celui de Vril-ya. Ce sont des barbares, vivant surtout dans cet
état inférieur, le Koom-Posh, qui tend nécessairement à la hideuse
dissolution du Glek-Nas. Leur existence misérable se passe en luttes
et en changements perpétuels. Quand ils ne se battent pas avec leurs
voisins, ils se battent entre eux. Ils sont divisés en partis qui
s'insultent, se pillent mutuellement quand ils ne s'assassinent pas,
et cela pour des différences frivoles d'opinions que nous ne
comprendrions même pas, si nous n'avions pas lu l'histoire et si nous
n'avions passé par les mêmes épreuves dans les siècles d'ignorance et
de barbarie. La moindre bagatelle suffit pour les faire partir en
guerre. Ils prétendent tous être égaux, et, plus ils ont lutté dans ce
but, détruisant les anciennes distinctions pour en créer de nouvelles,
plus l'inégalité devient visible et intolérable, parce qu'il ne reste
plus d'associations et d'affections héréditaires pour adoucir cette
unique différence qui subsiste entre la majorité qui n'a rien et la
minorité qui possède tout. Naturellement la majorité hait la minorité,
mais ne peut s'en passer. Le grand nombre attaque sans cesse le petit
nombre, et l'extermine quelquefois; mais aussitôt, une nouvelle
minorité s'élève du sein de la majorité et se montre plus rude que la
précédente. Car, là où les sociétés sont nombreuses et où le désir
d'acquérir quelque chose est la fièvre prédominante, il y a peu de
gagnants et beaucoup de perdants. Bref, le peuple dont je parle est
composé de sauvages cherchant leur route à tâtons vers un rayon de
lumière; leur misère mériterait notre pitié, si, comme des sauvages,
ils ne provoquaient leur destruction par leur arrogance et leur
cruauté. Pouvez-vous imaginer que des créatures de cette espèce,
pourvues seulement de ces armes misérables que vous avez pu voir dans
notre musée d'antiquités, de ces tubes de fer grossiers chargés de
salpêtre, ont menacé plus d'une fois l'existence d'une tribu de
Vril-ya, qui habite près d'eux, parce qu'ils disent qu'ils ont trente
millions d'habitants, et la tribu dont je parle peut en avoir
cinquante mille, si ces derniers n'acceptent pas leurs habitudes de
Soc-Sec (l'art de gagner de l'argent), d'après certains principes
commerciaux qu'ils ont l'impudence d'appeler une des lois de la
civilisation?

--Mais,--dis-je,--trente millions d'habitants sont une force
formidable contre cinquante mille!

Mon hôte me regarda avec étonnement.

--Étranger--dit-il--vous n'avez pas entendu sans doute que je vous
disais que cette tribu appartient aux Vril-ya et qu'elle n'attend
qu'une déclaration de guerre de la part de ces sauvages, afin de
former une commission d'une demi-douzaine de petits enfants pour
balayer toute leur population.

À ces mots je sentis un frisson d'horreur, me reconnaissant plus
d'affinités avec ces sauvages qu'avec les Vril-ya et me souvenant de
tout ce que j'avais dit à la louange des institutions de la glorieuse
Amérique, qu'Aph-Lin stigmatisait sous le nom de Koom-Posh. Je repris
cependant mon sang-froid et demandai s'il existait quelque mode de
locomotion grâce auquel je pusse voyager avec sécurité parmi ces
peuples éloignés et téméraires.

--Vous pouvez voyager avec sécurité, par le moyen du vril sur terre ou
dans l'air, dans tous les États de notre alliance et de notre race;
mais je ne puis répondre de votre sécurité au milieu de nations
barbares gouvernées par des lois différentes des nôtres; des nations
si peu éclairées qu'un grand nombre d'entre elles vivent de vol
réciproque et que l'on ne pourrait pas chez elles laisser ses portes
ouvertes même pendant les Heures Silencieuses.

Ici notre conversation fut interrompue par l'arrivée de Taë, qui
venait nous dire que, ayant été chargé de découvrir et de détruire
l'énorme reptile que j'avais vu à mon arrivée, il s'était constamment
tenu en vedette et commençait à croire que mes yeux m'avaient trompé,
ou que l'animal s'était enfui, par la caverne où je l'avais vu, vers
les régions qu'habitaient ses semblables, quand le monstre avait donné
signe de sa présence par les dévastations commises autour d'un des
lacs.

--Et,--ajouta Taë,--je suis sûr qu'il est caché maintenant dans le
lac. Aussi,--dit-il en se tournant vers moi,--j'ai pensé que cela
pourrait vous amuser de m'accompagner pour voir de quelle façon nous
détruisons ces désagréables visiteurs.

En regardant l'enfant et en me souvenant de la taille énorme de
l'animal qu'il se proposait de détruire, je me sentis frissonner de
terreur pour lui, et peut-être pour moi, si je l'accompagnais dans une
pareille chasse. Mais le désir que j'éprouvais de constater par
moi-même les effets destructifs de ce vril tant vanté, et la peur de
m'abaisser aux yeux d'un enfant en trahissant quelque crainte,
l'emportèrent sur mon premier mouvement. Je remerciai donc Taë de
l'aimable intérêt qu'il portait à mes plaisirs et me déclarai tout
disposé à l'accompagner dans une entreprise aussi amusante.



XVIII.


Comme Taë et moi, en quittant la ville et laissant à gauche la grande
route qui y conduit, nous entrions dans les champs, la beauté étrange
et solennelle du paysage, illuminé par d'innombrables lampes jusqu'aux
limites de l'horizon, fascina mes yeux et me rendit pendant quelque
temps inattentif à la conversation de mon compagnon.

Tout le long de la route des machines faisaient divers travaux
d'agriculture; leurs formes étaient nouvelles pour moi et, pour la
plupart, fort gracieuses; car parmi ce peuple, l'art n'étant cultivé
que pour l'utilité, le goût se montre dans la manière d'orner et
d'embellir les objets utiles. Les métaux précieux et les pierres fines
sont si abondants chez eux, qu'on en couvre les objets les plus
ordinaires; leur amour de ce qui est utile les conduit à parer leurs
outils et stimule leur imagination à un point dont ils ne se rendent
pas compte eux-mêmes.

Dans tous les services, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur des
maisons, ils se servent beaucoup d'automates si ingénieux, si dociles
au pouvoir du vril, qu'ils semblent doués de raison. Il n'était guère
possible de reconnaître si les formes humaines, que je voyais
surveiller ou guider en apparence les rapides mouvements des vastes
machines, étaient douées ou non de raison.

Peu à peu, à mesure que nous marchions, mon intérêt fut éveillé par
les remarques de mon compagnon, remarques pleines de vivacité et de
pénétration. L'intelligence des enfants parmi ce peuple est
merveilleusement précoce, peut-être à cause de l'habitude qu'on a de
leur confier de très bonne heure les soins et les responsabilités de
l'âge mûr. En causant avec Taë, je croyais m'entretenir avec un homme
doué d'une haute intelligence et d'un esprit observateur et au moins
de mon âge. Je lui demandai s'il avait quelque notion sur le nombre
des communautés entre lesquelles se partageaient les Vril-ya.

--Pas avec exactitude,--me répondit-il,--parce que le nombre augmente
chaque année quand le surplus de la population émigre. Mais j'ai
entendu dire à mon père que, suivant les derniers rapports, il y avait
un million et demi de communautés parlant notre langue, adoptant nos
institutions, nos moeurs et notre forme de gouvernement, sauf, je
pense, avec quelques variations sur lesquelles vous pouvez consulter
Zee avec plus de fruit. Elle en sait plus que la plupart des Ana. Un
An s'occupe moins de ce qui ne le regarde pas qu'une Gy; les Gy-ei
sont des créatures curieuse.

--Toutes les communautés se restreignent-elles au même nombre de
familles ou d'habitants que la vôtre?

--Non, quelque-unes ont une population moindre, d'autres une
population plus considérable. Cela varie suivant le pays où elles
s'établissent, ou le degré de perfection où elles ont amené leurs
moyens mécaniques. Chaque communauté établit ses limites suivant les
circonstances, en prenant toujours soin qu'il ne puisse se produire
une classe pauvre, ce qui arriverait si la population dépassait les
ressources du territoire; et aussi qu'aucun État ne soit trop vaste
pour supporter un gouvernement semblable à celui d'une famille bien
réglée. Je ne crois pas qu'aucune communauté Vril dépasse trente mille
familles. Mais, ceci est une règle générale, moins la communauté est
nombreuse, pourvu qu'il y ait assez de mains pour cultiver le
territoire qu'elle occupe, plus les habitants sont riches et plus la
somme versée au trésor général est forte, et surtout plus le corps
politique est heureux et tranquille, et plus sont parfaits les
produits de l'industrie. La tribu que tous les Vril-ya reconnaissent
comme la plus avancée en civilisation et qui a amené la force du vril
à son plus grand développement est peut-être la moins nombreuse. Elle
se restreint à quatre mille familles; mais chaque pouce de son terrain
est cultivé avec autant de soin qu'on en peut donner à un jardin; ses
machines sont meilleures que celles des autres tribus et il n'y a pas
de produit de son industrie, dans aucune branche, qui ne soit vendu à
des prix extraordinaires aux autres communautés. Toutes nos tribus
prennent modèle sur celle-là, considérant que nous atteindrions le
plus haut point de civilisation accordé aux mortels, si nous pouvions
unir le plus haut degré de bonheur au plus haut degré de culture
intellectuelle, et il est clair que plus la population d'un État est
petite, plus ce but devient facile à atteindre. Notre population est
trop considérable pour y arriver.

Cette réponse me fit réfléchir. Je me rappelai le petit État
d'Athènes, composé seulement de vingt mille citoyens libres, et que
jusqu'à ce jour nos plus puissants États regardent comme un guide
suprême, un modèle en tout ce qui concerne l'intelligence. Mais
Athènes, qui se permettait d'ardentes rivalités et des changements
perpétuels, n'était certainement pas heureuse. Je sortis de la rêverie
dans laquelle ces réflexions m'avaient plongé, et je ramenai la
conversation sur le sujet des émigrations.

--Mais,--dis-je,--quand certains d'entre vous quittent, tous les ans,
je suppose, leur foyer, pour aller fonder une colonie, ils sont
nécessairement très peu nombreux et à peine suffisants, même avec le
secours des machines qu'ils emportent, pour défricher le sol, bâtir
des villes, et former un État civilisé possédant le bien-être et le
luxe dans lequel ils ont été élevés.

--Vous vous trompez. Toutes les tribus des Vril-ya sont en
communication constante et déterminent chaque année, entre elles, le
nombre d'émigrants d'une communauté qui se joindront à ceux d'une
autre communauté pour former un État suffisant. Le lieu de
l'émigration est choisi au moins une année à l'avance, on y envoie des
pionniers de tous les États pour niveler les rocs, canaliser les eaux
et construire des maisons; de sorte que, quand les émigrants arrivent,
ils trouvent une ville déjà bâtie et un pays en grande partie
défriché. La vie active que nous menons dans notre enfance nous fait
accepter gaiement les voyages et les aventures. J'ai l'intention
d'émigrer moi-même quand je serai majeur.

--Les émigrants choisissent-ils toujours des pays jusque-là stériles
et inhabités?

--Oui, en général, jusqu'à présent, parce que nous avons pour règle de
ne rien détruire que quand cela est nécessaire à notre bien-être.
Naturellement nous ne pouvons nous établir dans des pays déjà occupés
par des Vril-ya, et, si nous prenons les terres cultivées d'autres
Ana, il faut que nous détruisions complètement les premiers habitants.
Quelquefois nous prenons des terrains vagues, et il arrive que quelque
race ennuyeuse et querelleuse d'Ana, surtout si elle est soumise au
Koom-Posh ou au Glek-Nas, se plaint de notre voisinage et nous cherche
querelle. Alors, naturellement, comme ils menacent notre sécurité,
nous les détruisons. Il n'y a pas moyen de s'entendre avec une race
assez idiote pour changer toujours de forme de gouvernement. Le
Koom-Posh,--dit l'enfant se servant de métaphores frappantes,--est
bien mauvais, mais il a de la cervelle, quoiqu'elle soit derrière sa
tête, et il ne manque pas de coeur. Mais dans le Glek-Nas, le coeur et
la tête de la créature disparaissent, et elle n'est plus que dents,
griffes et ventre.

--Vous vous servez d'expressions bien fortes. Permettez-moi de vous
dire que je me fais gloire d'appartenir à un pays gouverné par le
Koom-Posh.

--Je ne m'étonne plus de vous voir ici, si loin de chez vous,--dit
Taë.--Quel était l'état de votre pays avant d'en venir au Koom-Posh?

--C'était une colonie d'émigrants.... comme ceux que vous envoyez
vous-mêmes hors de vos communautés.... mais elle différait de vos
colonies en ce qu'elle dépendait de l'État d'où venaient les
émigrants. Elle secoua ce joug, et, couronnée d'une gloire éternelle,
elle devint un Koom-Posh.

--Une gloire éternelle! Et depuis combien de temps dure le Koom-Posh?

--Depuis cent ans environ.

--Le temps de la vie d'un An, c'est une très jeune communauté. En
beaucoup moins de cent ans, votre Koom-Posh sera arrivé au Glek-Nas.

--Mais, les plus vieux États du monde dont je viens ont tant de
confiance en sa durée, que peu à peu ils arrivent à modeler leurs
institutions sur les nôtres, et leurs politiques les plus profonds
disent que les tendances irrésistibles de ces vieux États sont vers le
Koom-Posh, que cela leur plaise ou non.

--Les vieux États?

--Oui, les vieux États.

--Avec des populations très peu nombreuses relativement à l'étendue
qu'ils occupent?

--Au contraire, avec des populations très nombreuses
proportionnellement au territoire.

--Je vois! de vieux États sans doute!.... si vieux qu'ils vont tomber
en décomposition s'ils ne se débarrassent de ce surplus de population
comme nous le faisons. De très vieux États!.... très... très vieux!
Dites-moi, Tish, trouveriez-vous sage qu'un vieillard essayât de faire
la roue sur les pieds et les mains comme le font les enfants? Et si
vous lui demandiez pourquoi il se livre à ces enfantillages et qu'il
vous répondît qu'en imitant les très jeunes enfants il redeviendra
enfant lui-même, cela ne vous ferait-il pas rire? L'histoire ancienne
abonde en événements de ce genre, qui ont eu lieu il y a plusieurs
milliers d'années, et chaque exemple prouve qu'un vieil État qui joue
au Koom-Posh tombe bientôt dans le Glek-Nas. Alors par horreur de
lui-même, il demande à grands cris un maître, comme un vieillard qui
radote demande un garde-malade, et après une succession plus ou moins
longue de maîtres ou de gardes-malades, ce vieil État meurt et
disparaît de l'histoire. Un très vieil État jouant au Koom-Posh est
comme un vieillard qui démolit la maison à laquelle il est habitué et
qui s'est tellement épuisé à la renverser que, tout ce qu'il peut
faire pour la rebâtir, c'est d'édifier une hutte branlante dans
laquelle lui et ses successeurs crient d'une voix lamentable: Comme le
vent souffle!.... Comme les murs tremblent!....

--Mon cher Taë, je tiens compte de vos préjugés peu éclairés que tout
écolier instruit dans un Koom-Posh pourrait aisément contredire,
quoiqu'il pût ne pas être doué de cette connaissance si précoce que
vous me montrez de l'histoire ancienne.

--Moi savant!.... pas le moins du monde. Mais un écolier, élevé dans
votre Koom-Posh, demanderait-il à son bisaïeul ou à sa bisaïeule de se
tenir la tête en bas et les pieds en l'air? Et si les pauvres
vieillards hésitaient, leur dirait-il: Que craignez-vous? Voyez comme
je le fais!

--Taë, je dédaigne de discuter avec un enfant de votre âge. Je vous
répète que je tiens compte en cela du manque de cette culture que le
Koom-Posh peut seul donner.

--Et moi, à mon tour,--dit Taë, avec cet air de bon ton gracieux mais
hautain qui caractérise sa race,--je tiens compte de ce que vous
n'avez pas été élevé parmi les Vril-ya, et je vous supplie de me
pardonner si j'ai manqué de respect pour les opinions et les habitudes
d'un si aimable.... Tish!

J'aurais dû faire remarquer plus tôt que mon hôte et sa famille
m'appelaient familièrement Tish; c'est un nom poli et usuel,
signifiant par métaphore un petit barbare, et littéralement une petite
Grenouille; ses enfants l'emploient sous forme de caresse pour les
Grenouilles apprivoisées qu'ils élèvent dans leurs jardins.

Nous avions atteint les bords d'un lac et Taë s'arrêta pour me montrer
les ravages faits dans les champs environnants.

--L'ennemi est certainement sous les eaux de ce lac,--dit
Taë.--Remarquez les bandes de poissons réunies près des bords. Les
grands et les petits, qui sont habituellement leur proie, tous
oublient leurs instincts en présence de l'ennemi commun. Ce reptile
doit certainement appartenir à la classe des Krek-a, classe plus
féroce qu'aucune autre et qu'on dit appartenir aux rares espèces
encore vivantes parmi celles qui habitaient le monde avant la création
des Ana. L'appétit du Krek est insatiable, il se nourrit également de
végétaux et d'animaux, mais ses mouvements sont trop lents pour que
les élans au pied léger aient rien à craindre de lui. Son met favori
est l'An s'il peut le surprendre; c'est pour cela que les Ana le
détruisent sans pitié dès qu'il pénètre sur leur domaine. J'ai entendu
dire que quand nos ancêtres défrichèrent cette contrée, ces monstres
et d'autres semblables abondaient, et comme le vril n'était pas encore
découvert beaucoup des nôtres furent dévorés. Il fut impossible de
détruire tout à fait ces bêtes avant cette découverte, qui fait la
puissance et la civilisation de notre race; mais quand nous fûmes
familiarisés avec l'usage du vril, toutes les créatures hostiles à
notre race furent promptement détruites. Cependant une fois par an ou
à peu près, un de ces énormes reptiles quitte les districts sauvages
et inhabités, et je me souviens qu'une jeune Gy qui se baignait dans
ce lac fut dévorée par l'un d'eux. Si elle avait été à terre et armée
de sa baguette il n'aurait pas même osé se montrer; car ce reptile,
comme tous les animaux sauvages, a un instinct merveilleux qui le met
en garde contre tout être porteur d'une baguette à vril. Comment ils
enseignent à leurs petits à l'éviter sans l'avoir jamais vue, c'est un
de ces mystères dont vous pouvez demander l'explication à Zee, car je
ne le connais pas[8]. Tant que je resterai là, le monstre ne sortira
pas de sa cachette; mais nous l'en ferons sortir en lui offrant un
leurre.

[Note 8: Par cet instinct, le reptile ressemble à nos oiseaux et à nos
animaux sauvages, qui ne se risquent pas à portée d'un homme armé d'un
fusil. Quand les premiers fils électriques furent installés, les
perdrix les heurtaient dans leur vol et tombaient blessées.
Maintenant, les plus jeunes générations de perdrix ne s'exposent
jamais à pareil accident.]

--Ne sera-ce pas bien difficile?

--Pas du tout. Asseyez-vous là-bas sur ce rocher à environ cent pas du
lac, je vais me retirer à quelque distance. Bientôt le reptile vous
verra ou vous sentira, et, s'apercevant que vous n'êtes pas armé de
vril, il s'avancera pour vous dévorer. Aussitôt qu'il sera hors de
l'eau, il est à moi.

--Voulez-vous dire que je dois servir d'appât à ce terrible monstre
qui pourrait m'engloutir en une seconde! Je vous prie de m'excuser.

L'enfant se mit à rire.

--Ne craignez rien,--dit-il,--asseyez-vous seulement et restez
tranquille.

Au lieu d'obéir, je fis un bond et j'allais m'enfuir à toutes jambes,
quand Taë me toucha légèrement l'épaule et fixa ses yeux sur les
miens: je fus cloué au sol. Toute volonté m'abandonna. Soumis aux
gestes de l'enfant, je le suivis vers le rocher qu'il m'avait indiqué
et m'y assis en silence. Quelques-uns de mes lecteurs ont vu quelque
chose des effets vrais ou faux de l'électro-biologie. Aucun professeur
de cette science incertaine n'était parvenu à dominer un seul de mes
mouvements ou une seule de mes pensées, mais je n'étais plus qu'une
machine dans les mains de ce terrible enfant. Il étendit ses ailes,
prit son essor, et s'abattit dans un bouquet de bois qui couronnait
une colline peu éloignée.

J'étais seul; je tournai les yeux avec une sensation d'horreur
indescriptible vers le lac, et, comme enchaîné par un charme, je les
tins fixés sur l'eau. Au bout de dix à quinze minutes, qui me parurent
des siècles, la surface calme de l'eau, étincelant sous la lumière des
lampes, commença à s'agiter vers le centre. Au même moment, les bandes
de poissons réunis près des bords commencèrent à manifester leur
terreur à l'approche de l'ennemi en sautant hors de l'eau; leur course
produisait une sorte de bouillonnement circulaire. Je les voyais fuir
précipitamment çà et là, quelques-uns même se lancèrent sur le rivage.
Un sillon long, sombre, onduleux, s'avançait sur l'eau de plus en plus
près du bord, jusqu'à ce que l'énorme tête du reptile sortît, ses
mâchoires armées de crocs formidables, et ses yeux ternes fixés d'un
air affamé sur l'endroit où je me trouvais. Il posa ses pieds de
devant sur le rivage, puis sa large poitrine, couverte d'écailles,
comme d'une armure, des deux côtés, et, au milieu, laissant voir une
peau ridée d'un jaune terne et venimeux; bientôt il fut tout entier
hors de l'eau; il était long de cent pieds au moins de la tête à la
queue. Encore un pas de ces pieds effroyables et il était sur moi. Je
n'étais séparé de cette horrible mort que par quelques secondes quand,
tout à coup, une sorte d'éclair traversa l'air, la foudre éclata, et,
en moins de temps qu'il n'en faut à un homme pour respirer, enveloppa
le monstre; puis, au moment où l'éclair s'éteignait, je vis devant moi
une masse noire, carbonisée, déformée, quelque chose de gigantesque,
mais dont les contours avaient été détruits par la flamme, et qui s'en
allait rapidement en cendres et en poussière. Je demeurai assis sans
voix et glacé de terreur: ce qui avait été de l'horreur était
maintenant une sorte de crainte respectueuse.

Je sentis la main de l'enfant se poser sur ma tête, la peur me
quitta.... le charme était rompu, je me levai.

--Vous voyez avec quelle facilité les Vril-ya détruisent leurs
ennemis,--me dit Taë.

Puis, s'approchant du rivage, il contempla les restes défigurés du
monstre et dit tranquillement:--

--J'ai détruit des animaux plus grands, mais aucun avec tant de
plaisir que celui-ci. Oui, c'est un Krek; quelles souffrances n'a-t-il
pas dû infliger pendant sa vie!

Il prit alors les pauvres poissons qui s'étaient jetés à terre et les
remit avec bonté dans leur élément.



XIX.


Pour retourner à la ville, Taë me fit prendre un chemin plus long que
celui que nous avions pris en venant; il voulait me montrer ce que
j'appellerai familièrement la Station d'où partent les émigrants et
les voyageurs qui se rendent chez une autre tribu. J'avais déjà
exprimé le désir de voir les véhicules des Vril-ya. Je vis qu'ils
étaient de deux sortes, les uns pour les voyages par terre, les autres
pour les voyages aériens: les premiers étaient de toutes tailles et de
toutes formes, quelques-uns n'étaient pas plus grands qu'une de nos
voitures ordinaires, d'autres étaient de véritables maisons mobiles à
un étage et contenant plusieurs chambres meublées suivant les idées de
confort et de luxe des Vril-ya. Les véhicules aériens étaient faits de
matières légères, ne ressemblant pas du tout à nos ballons, mais
plutôt à nos bateaux de plaisance, avec une barre et un gouvernail, de
larges ailes ou palettes, et une machine mue par le vril. Tous les
véhicules, soit pour terre, soit pour air, étaient également mus par
ce puissant et mystérieux agent.

Je vis un convoi prêt à partir, mais il contenait peu de voyageurs; il
transportait surtout des marchandises et se dirigeait vers un État
voisin; car il se fait beaucoup de commerce entre les différentes
tribus de Vril-ya. Je puis faire observer ici que leur monnaie
courante ne consiste pas en métaux précieux, trop communs chez eux
pour cet usage. La petite monnaie, dont on se sert ordinairement, est
faite avec un coquillage fossile particulier, reste peu abondant de
quelque déluge primitif ou de quelque autre convulsion de la nature,
dans laquelle l'espèce s'est perdue. Ce coquillage est petit, plat
comme l'huître, et il se polit comme une pierre précieuse. Cette
monnaie circule parmi toutes les tribus Vril-ya. Leurs affaires les
plus considérables se font à peu près comme les nôtres, au moyen de
lettres de change et de plaques minces de métal qui remplacent nos
billets de banque. Permettez-moi de profiter de cette occasion pour
dire que les impôts, dans la tribu que je voyais, étaient très
considérables, comparés à la population. Mais je n'ai jamais entendu
dire que personne en murmurât, car ils étaient consacrés à des objets
d'utilité universelle et nécessaires même à la civilisation de la
tribu. La dépense à faire pour éclairer un si grand territoire, pour
pourvoir aux besoins des émigrants, maintenir en état les édifices
publics où l'on satisfaisait aux divers besoins intellectuels de la
nation, depuis la première éducation des enfants, jusqu'au Collège des
Sages, toujours occupés à essayer de nouvelles expériences; tout cela
demandait des fonds considérables. Je dois ajouter encore une dépense
qui me parut singulière. J'ai déjà dit que tout le travail manuel
était fait par les enfants jusqu'à ce qu'ils atteignissent l'âge du
mariage. L'État paie ce travail et à un prix beaucoup plus élevé que
celui même que nous payons aux États-Unis. Suivant leurs théories,
chaque enfant, mâle ou femelle, quand il atteint l'époque du mariage
et sort, par conséquent, de l'âge du travail, doit avoir acquis assez
de fortune pour vivre dans l'indépendance le reste de ses jours. Comme
tous les enfants, quelle que soit la fortune des parents, doivent
servir également, tous sont payés suivant leur âge ou la nature de
leurs services. Quand les parents gardent un enfant à leur service,
ils doivent payer au trésor public le même prix que l'État paye aux
enfants qu'il emploie, et cette somme est remise à l'enfant quand son
travail expire. Cette habitude sert sans doute à rendre la notion de
l'égalité familière et agréable, et on peut dire que les enfants
forment une démocratie, avec autant de vérité qu'on peut ajouter que
les adultes forment une aristocratie. La politesse exquise et la
délicatesse des manières des Vril-ya, la générosité de leurs
sentiments, la liberté absolue qu'ils ont de suivre leurs goûts, la
douceur de leurs relations domestiques, où ils font preuve d'une
générosité qui ne se défie jamais des actes ni des paroles du
prochain; tout cela fait des Vril-ya la noblesse la plus parfaite,
qu'un disciple politique de Platon ou de Sidney ait jamais pu rêver
pour une république aristocratique.



XX.


À partir de l'expédition que je viens de raconter, Taë me fit de
fréquentes visites. Il s'était pris d'affection pour moi et je le lui
rendais cordialement. Comme il n'avait pas encore douze ans et qu'il
n'avait pas commencé le cours d'études scientifiques par lequel
l'enfance se termine chez ce peuple, mon intelligence était moins
inférieure à la sienne qu'à celle des membres plus âgés de sa race,
surtout des Gy-ei, et, par-dessus tout, à celle de l'admirable Zee.
Chez les Vril-ya, les enfants, sur l'esprit desquels pèsent tant de
devoirs actifs et de graves responsabilités, ne sont pas très gais;
mais Taë, avec toute sa sagesse, avait beaucoup de cette bonne humeur
et de cette gaieté qui distinguent souvent des hommes de génie dans un
âge assez avancé. Il trouvait dans ma société le même plaisir qu'un
enfant du même âge, dans notre monde, éprouve dans la compagnie d'un
chien favori ou d'un singe. Il s'amusait à m'apprendre les habitudes
de son pays, comme certain neveu que j'ai s'amuse à faire marcher son
caniche sur ses pattes de derrière ou à le faire sauter dans un
cerceau. Je me prêtais avec complaisance à ces expériences, mais je ne
réussis jamais aussi bien que le caniche. J'avais grande envie
d'apprendre à me servir des ailes dont les plus jeunes Vril-ya se
servent avec autant d'adresse et de facilité que nous de nos bras ou
de nos jambes, mais mes essais furent suivis de contusions assez
graves pour me faire renoncer à ce projet.

Ces ailes, comme je l'ai déjà dit, sont très grandes, tombent
jusqu'aux genoux et, au repos, elles sont rejetées en arrière de façon
à former un manteau fort gracieux. Elles sont faites des plumes d'un
oiseau gigantesque qui est commun dans les rochers de ce pays; ces
plumes sont blanches, quelquefois rayées de rouge. Les ailes sont
attachées aux épaules par des ressorts d'acier légers mais solides;
quand elles sont étendues, les bras glissent dans des coulisses
pratiquées à cet effet et formant comme une forte membrane centrale.
Quand les bras se lèvent, une doublure tubulaire de la veste ou de la
tunique s'enfle par des moyens mécaniques, se remplit d'air, qu'on
peut augmenter ou diminuer par le mouvement des bras, et sert à
soutenir tout le corps comme sur des vessies. Les ailes et l'appareil,
assez semblable à un ballon, sont fortement chargés de vril, et quand
le corps flotte, il semble avoir beaucoup perdu de son poids. Je
trouvai toujours facile de m'élancer du sol; même quand les ailes
étaient étendues, il était difficile de ne pas s'élever; mais c'était
là que commençaient la difficulté et le danger. J'étais tout à fait
impuissant à me servir de mes ailes, quoique sur terre on me regarde
comme un homme singulièrement alerte et adroit aux exercices du corps
et que je sois excellent nageur. Je ne pouvais faire que des efforts
confus et maladroits. J'obéissais à mes ailes au lieu de leur
commander, et quand, par un violent effort musculaire, et, je dois le
dire franchement, avec cette force que donne une excessive frayeur,
j'arrêtais leur mouvement et les ramenais contre mon corps, il me
semblait que ni les ailes ni les vessies n'avaient plus la force de me
soutenir, comme quand on laisse échapper l'air d'un ballon, et je
tombais précipité à terre. Quelques mouvements spasmodiques me
préservaient d'être mis en pièces, mais ne me sauvaient pas des
contusions ni de l'étourdissement d'une lourde chute. J'aurais
cependant persévéré dans mes tentatives, sans les avis et les ordres
de la savante Zee, qui avait eu l'obligeance d'assister à mes essais
et qui, la dernière fois, en volant au-dessous de moi, me reçut dans
ma chute sur ses grandes ailes étendues et m'empêcha de me briser la
tête sur le toit de la pyramide d'où j'avais pris mon vol.

--Je vois,--dit-elle,--que vos tentatives sont vaines, non par la
faute des ailes et du reste de l'appareil, ni par suite d'aucune
imperfection ou d'aucune mauvaise conformation de votre corps, mais à
cause de la faiblesse naturelle et par suite irrémédiable de votre
volonté. Sachez que l'empire de la volonté sur les effets de ce fluide
que les Vril-ya ont maîtrisé ne fut jamais atteint par ceux qui le
découvrirent, ni par une seule génération; il s'est accru peu à peu
comme les autres facultés de notre race, en se transmettant des pères
aux enfants, de sorte qu'il est devenu comme un instinct. Un petit
enfant, chez nous, vole aussi naturellement et aussi spontanément
qu'il marche. Il se sert de ses ailes artificielles avec autant de
sécurité qu'un oiseau se sert de ses ailes naturelles. Je n'avais pas
assez pensé à cela quand je vous ai permis de tenter une expérience
qui me séduisait, car je désirais vous avoir comme compagnon.
J'abandonne maintenant ces essais. Votre vie me devient chère.

Ici la voix et le visage de la jeune Gy s'adoucirent et je me sentis
plus alarmé que je ne l'avais été dans mes tentatives aériennes.

Pendant que je parle des ailes, je ne dois pas omettre de rapporter
une coutume des Gy-ei, qui me paraît charmante et qui indique bien la
tendresse de leurs sentiments. Tant qu'elle est jeune fille, la Gy
porte des ailes, elle se joint aux Ana dans leurs jeux aériens, elle
s'aventure seule dans les régions éloignées du monde souterrain: par
la hardiesse et la hauteur de son vol elle l'emporte sur les Ana,
aussi bien que par la grâce de ses mouvements. Mais à partir du jour
du mariage, elle ne porte plus d'ailes, elle les suspend de ses
propres mains au-dessus de la couche nuptiale, pour ne les reprendre
que si les liens du mariage sont rompus par la mort ou le divorce.

Quand les yeux et la voix de Zee s'adoucirent ainsi, et à cette vue
j'éprouvai je ne sais quel pressentiment qui me fit frissonner, Taë,
qui nous accompagnait dans notre vol et qui, comme un enfant, s'était
amusé de ma maladresse, plus qu'il n'avait été touché de mes frayeurs
et du danger que je courais, se balançait au-dessus de nous sur ses
ailes étendues et planait immobile et calme dans l'atmosphère toujours
lumineuse; il entendit les tendres paroles de Zee, se mit à rire tout
haut, et s'écria:--

--Si le Tish ne peut apprendre à se servir de ses ailes, tu pourras
encore être sa compagne, Zee; tu suspendras les tiennes.



XXI.

J'avais depuis longtemps remarqué chez la savante et forte fille de
mon hôte ce sentiment de tendre protection que, sur terre comme sous
terre, le Tout-Puissant a mis au coeur de la femme. Mais jusqu'à ce
moment je l'avais attribué à cette affection pour les jouets favoris
que les femmes de tout âge partagent avec les enfants. Je m'aperçus
alors avec peine que le sentiment avec lequel Zee daignait me regarder
était bien différent de celui que j'inspirais à Taë. Mais cette
découverte ne me donna aucune des sensations de plaisir qui
chatouillent la vanité de l'homme quand il s'aperçoit de l'opinion
flatteuse que le beau sexe a de lui; elle ne me fit éprouver au
contraire que la peur. Cependant de toutes les Gy-ei de la tribu, si
Zee était la plus savante et la plus forte, c'était aussi, sans
contredit, la plus douce et la plus aimée. Le désir d'aider, de
secourir, de protéger, de soulager, de rendre heureux semblait remplir
tout son être. Quoique les misères diverses qui naissent de la
pauvreté et du crime soient inconnues dans le système social des
Vril-ya, toutefois aucun savant n'a encore découvert dans le vril une
puissance qui pût bannir le chagrin de la vie. Or, partout où le
chagrin se montrait, on était sûr de trouver Zee dans son rôle de
consolatrice. Une Gy ne pouvait-elle s'assurer l'amour de l'An pour
lequel elle soupirait? Zee allait la trouver et employait toutes les
ressources de sa science, tous les charmes de sa sympathie, à soulager
cette douleur qui a tant besoin de s'épancher en confidences. Dans les
rares occasions où une maladie grave attaquait l'enfance ou la
jeunesse, et dans les cas, moins rares, où les rudes et aventureuses
occupations des enfants causaient quelque accident douloureux ou
quelque blessure, Zee abandonnait ses études ou ses jeux pour se faire
médecin et garde-malade. Elle prenait pour but habituel de ses
promenades aériennes les frontières où des enfants montaient la garde
pour surveiller les explosions des forces hostiles de la nature et
repousser l'invasion des animaux féroces, de façon à pouvoir les
prévenir des dangers que sa science devinait ou prévoyait, ou les
secourir si quelque mal les atteignait. Ses études mêmes étaient
dirigées par le désir et la volonté de faire le bien. Était-elle
informée de quelque nouvelle invention dont la connaissance pût être
utile à ceux qui exerçaient un art ou un métier? Elle s'empressait de
la leur communiquer et de la leur expliquer. Quelque vieillard du
Collège des Sages était-il embarrassé et fatigué d'une recherche
pénible? Elle se consacrait patiemment à l'aider, s'occupait pour lui
des détails, l'encourageait par un sourire plein d'espérance,
l'excitait par ses idées lumineuses; elle devenait en un mot pour lui
un bon génie visible qui donnait la force et l'inspiration. Elle
montrait la même tendresse pour les créatures inférieures. Je l'ai
souvent vue rapporter chez elle des animaux malades ou blessés et les
soigner comme un père pourrait soigner un enfant. Plus d'une fois
assis sur le balcon, ou jardin suspendu, sur lequel s'ouvrait ma
fenêtre, je l'ai vue s'élever dans l'air sur ses ailes brillantes.
Tout à coup des groupes d'enfants qui l'apercevaient au-dessus d'eux
s'élançaient vers elle en la saluant de cris joyeux, se groupaient et
jouaient autour d'elle, l'entourant comme d'un cercle de joie
innocente. Quand je me promenais avec elle dans les rochers et les
vallées de la campagne, les élans la sentaient ou la voyaient de loin,
ils venaient la rejoindre en bondissant et en demandant une caresse de
sa main, et ils la suivaient jusqu'à ce qu'elle les renvoyât par un
léger murmure musical qu'elle les avait habitués à comprendre. Il est
de mode parmi les jeunes Gy-ei de porter sur la tête un cercle ou
diadème, garni de pierres semblables à des opales qui forment quatre
pointes ou rayons en formes d'étoiles. Les pierres sont ordinairement
sans éclat, mais si on les touche avec la baguette du vril elles
jettent une flamme brillante qui voltige et qui éclaire sans brûler.
Cette couronne leur sert d'ornement dans les fêtes, et de lampe quand
elles voyagent au delà des régions artificiellement éclairées et se
trouvent dans l'obscurité. Parfois, quand je voyais la figure pensive
et majestueuse de Zee illuminée par l'auréole de ce diadème, je ne
pouvais croire qu'elle fût une créature mortelle et je courbais mon
front, comme devant une apparition céleste. Mais jamais mon coeur
n'éprouva pour ce type superbe de la plus noble beauté féminine le
moindre sentiment d'amour humain. Peut-être cela vient-il de ce que
dans notre race l'orgueil de l'homme domine assez ses passions pour
que la femme perde à ses yeux tous ses charmes de femme dès qu'il la
sent de tous points supérieure à lui-même. Mais par quelle étrange
fascination cette fille incomparable d'une race qui, dans sa puissance
et sa félicité, mettait toutes les autres races au rang des barbares,
avait-elle daigné m'honorer de sa préférence? Je passais parmi les
miens pour avoir bonne mine, mais les plus beaux hommes de ma race
auraient paru insignifiants à côté du type de beauté sereine et
grandiose qui caractérise les Vril-ya.

Il est probable que la nouveauté, la différence même qui existait
entre moi et les hommes qu'elle était habituée à voir avaient tourné
vers moi les pensées de Zee. Le lecteur verra plus loin que cette
cause pouvait suffire à expliquer la prédilection que me témoigna une
autre Gy, à peine sortie de l'enfance et à tous égards inférieure à
Zee. Mais tous ceux qui réfléchiront à la tendresse de caractère de la
fille d'Aph-Lin comprendront que la principale source de l'attrait
qu'elle ressentait pour moi était son désir instinctif de secourir, de
soulager, de protéger les faibles et, par sa protection, de les
soutenir et de les élever. Aussi, quand je regarde en arrière, est-ce
ainsi que je m'explique cette unique faiblesse, indigne de son grand
coeur et qui abaissa la fille des Vril-ya jusqu'à ressentir une
affection de femme pour un être aussi inférieur à elle-même que
l'était l'hôte de son père. Quoi qu'il en soit, la pensée que j'avais
inspiré une pareille affection me remplissait de terreur. J'étais
effrayé de ses perfections mêmes, de son pouvoir mystérieux et des
ineffaçables différences qui séparaient sa race de la mienne. À cette
terreur se mêlait, je dois le confesser, la crainte, plus matérielle
et plus vile des périls auxquels devait m'exposer la préférence
qu'elle m'accordait.

Pouvait-on supposer un instant que les parents et la famille de cet
être supérieur vissent sans indignation et sans dégoût la possibilité
d'une union entre elle et un Tish? Ils ne pouvaient ni la punir, elle,
ni l'enfermer, ni l'empêcher d'agir. Dans la vie domestique, pas plus
que dans la vie politique, ils n'admettent l'emploi de la force. Mais
ils pouvaient guérir sa folie par un éclair de vril à mon adresse.

Dans ce péril, heureusement, ma conscience et mon honneur ne me
reprochaient rien. Mon devoir, si la préférence de Zee continuait à se
manifester, devenait bien clair. Il me fallait avertir mon hôte, avec
toute la délicatesse qu'un homme bien élevé doit montrer quand il
confie à un autre la moindre faveur dont une femme a daigné l'honorer.
Je serais ainsi délivré de toute responsabilité; l'on ne pourrait me
soupçonner d'avoir volontairement contribué à faire naître les
sentiments de Zee: la sagesse de mon hôte lui suggérerait sans doute
un moyen de me tirer de ce pas difficile. En prenant cette résolution
j'obéissais à l'instinct ordinaire des hommes honnêtes et civilisés,
qui, tout capables d'erreur qu'ils soient, préfèrent le droit chemin
toutes les fois qu'il est évidemment contre leur goût, leur intérêt et
leur sécurité de prendre le mauvais.



XXII.


Comme on a pu le voir, Aph-Lin n'avait pas essayé de me mettre en
rapports fréquents et libres avec ses compatriotes. Tout en comptant
sur ma promesse de ne rien révéler du monde que j'avais quitté, et
encore plus sur celle des gens auxquels il avait recommandé de ne pas
me questionner, comme Zee l'avait fait pour Taë, cependant il n'était
pas assuré, que si l'on me laissait communiquer avec des personnes que
mon aspect surprendrait, j'eusse la force de résister à leurs
questions. Quand je sortais, je n'étais donc jamais seul; j'étais
accompagné par un des membres de la famille de mon hôte ou par mon
jeune ami Taë. Bra, la femme d'Aph-Lin, sortait rarement au delà des
jardins qui entouraient la maison; elle aimait à lire les oeuvres de
la littérature ancienne, où étaient racontées quelques aventures
romanesques qu'on ne trouvait pas dans les livres modernes, ainsi que
la peinture d'existences extraordinaires à ses yeux et intéressantes
pour son imagination. Cette peinture, qui ressemblait assez à notre
vie sur la terre avec nos douleurs, nos fautes, nos passions, lui
faisait le même effet qu'à nous les Contes de Fées ou les _Mille et
une Nuits_. Mais son amour de la lecture n'empêchait pas Bra de
s'acquitter de ses devoirs de maîtresse de maison dans l'intérieur le
plus riche de toute la ville. Elle faisait chaque jour la ronde dans
toutes les chambres, afin de voir si les automates et les autres
machines étaient en bon ordre; si les nombreux enfants qu'Aph-Lin
employait, soit à son service particulier, soit à un service public,
recevaient les soins qui leur étaient dus. Bra s'occupait aussi des
comptes de toute la propriété, et son grand plaisir était d'aider son
mari dans les affaires qui se rapportaient à son office de grand
administrateur du Département des Lumières. Toutes ces occupations la
retenaient beaucoup chez elle. Les deux fils achevaient leur éducation
au Collège des Sages. L'aîné, qui avait une vive passion pour la
mécanique, surtout en ce qui touchait les horloges et les automates,
s'était décidé en faveur de cette profession et travaillait, en ce
moment, à construire une boutique ou un magasin où il pût exposer et
vendre ses inventions. Le plus jeune préférait l'agriculture et les
travaux de la campagne, et, quand il ne suivait pas les cours du
Collège, où il étudiait surtout les théories agricoles, il se
consacrait aux applications pratiques qu'il en faisait sur le domaine
paternel. On voit par là combien l'égalité des rangs est complètement
établie chez ce peuple. Un boutiquier jouit exactement de la même
considération qu'un grand propriétaire foncier. Aph-Lin était le
membre le plus riche de la communauté; son fils aîné préférait le
commerce à toute autre profession, et ce choix ne passait nullement
pour dénoter un manque d'élévation dans les idées. Il avait examiné ma
montre avec un grand intérêt; le travail en était nouveau pour lui; et
il fut enchanté quand je lui en fis cadeau. Peu de temps après, il me
rendit mon présent avec intérêts en m'offrant une montre qui était son
oeuvre et qui marquait à la fois les heures qu'indiquait la mienne et
les divisions du temps en usage chez les Vril-ya. J'ai encore cette
montre qui a été fort admirée des meilleurs horlogers de Londres et de
Paris. Elle est en or, les chiffres et les aiguilles en diamants, et
elle joue en sonnant les heures un air favori des Vril-ya. Elle n'a
besoin d'être remontée que tous les dix mois et elle ne s'est jamais
dérangée depuis que je l'ai. Ces deux frères étant ainsi occupés, mes
compagnons ordinaires, quand je sortais, étaient mon hôte ou sa fille.
Pour exécuter l'honorable dessein que j'avais formé, je commençai à
m'excuser quand Zee m'invita à sortir seul avec elle, et je saisis une
occasion où la savante jeune fille faisait une conférence au Collège
des Sages pour demander à Aph-Lin de me conduire à sa maison de
campagne. Cette maison était à quelque distance de la ville et, comme
Aph-Lin n'aimait pas à marcher et que j'avais renoncé à voler, nous
nous dirigeâmes vers notre destination dans un bateau aérien
appartenant à mon hôte. Un enfant de huit ans à son service nous
conduisit. Nous étions couchés, mon hôte et moi, sur des coussins et
je trouvai ce mode de locomotion très doux et très confortable.

--Aph-Lin,--dis-je,--j'espère ne pas vous déplaire, si je vous demande
la permission de voyager pendant quelque temps et de visiter d'autres
tribus de votre illustre race. J'ai aussi un vif désir de voir ces
nations qui n'adoptent pas vos coutumes et que vous considérez comme
sauvages. Je serais très content de voir en quoi elles peuvent
différer des races que nous regardons comme civilisées dans notre
monde.

--Il est tout à fait impossible que vous fassiez seul un pareil
voyage,--me dit Aph-Lin.--Même parmi les Vril-ya vous seriez exposé à
de grands dangers. Certaines particularités de forme et de couleur et
le phénomène extraordinaire des touffes de poils hérissés qui vous
couvrent les joues, vous faisant reconnaître comme étranger à notre
race et à toutes les races barbares connues jusqu'ici, attireraient
l'attention du Collège des Sages dans toutes les tribus de Vril-ya et
il dépendrait du caractère personnel de l'un des sages que vous
fussiez reçu d'une façon aussi hospitalière que parmi nous ou disséqué
séance tenante dans l'intérêt de la science. Sachez que quand le Tur
vous a amené chez lui et pendant que Taë vous faisait dormir pour vous
guérir de vos douleurs et de vos fatigues, les Sages appelés par le
Tur étaient partagés sur la question de savoir si vous étiez un animal
inoffensif ou malfaisant. Pendant votre sommeil, on a examiné vos
dents, et elles ont montré clairement que vous n'étiez pas seulement
herbivore, mais carnassier. Les animaux carnassiers de votre taille
sont toujours détruits comme naturellement dangereux et sauvages. Nos
dents, comme vous l'avez sans doute observé[9], ne sont pas celles des
animaux qui déchirent la chair. Certains philosophes et Zee avec eux
soutiennent, il est vrai, que, dans les siècles passés, les Ana
faisaient leur proie des animaux et qu'alors leurs dents étaient
faites pour cet usage. Mais s'il en est ainsi elles se sont
transformées par l'hérédité et se sont adaptées au genre de nourriture
dont nous nous contentons aujourd'hui. Les barbares même, qui adoptent
les institutions turbulentes et féroces du Glek-Nas, ne dévorent pas
la chair comme des bêtes sauvages. Dans le cours de cette discussion,
on proposa de vous disséquer; mais Taë vous réclama et le Tur, étant
par ses fonctions l'ennemi de toute nouvelle expérience, qui déroge à
notre habitude de ne tuer que quand cela est indispensable au bonheur
de la communauté, m'envoya chercher, car mon rôle, comme l'homme le
plus riche du pays, est d'offrir l'hospitalité aux étrangers venus
d'un pays éloigné. On me laissa le soin de décider si vous étiez un
étranger que je pusse admettre ou non avec sécurité dans ma maison. Si
j'avais refusé de vous recevoir, on vous aurait remis au Collège des
Sages, et je n'aime pas à penser à ce qui aurait pu vous arriver en
pareil cas. Outre ce danger, vous pourriez rencontrer un enfant de
quatre ans, entré récemment en possession de sa baguette de vril et
qui, dans la frayeur que lui causerait l'étrangeté de votre aspect,
pourrait vous réduire en une pincée de cendres. Taë lui-même fut sur
le point d'en faire autant quand il vous vit pour la première fois;
mais son père arrêta sa main. Je dis en conséquence que vous ne pouvez
voyager seul; mais avec Zee vous seriez en sûreté, et je ne doute pas
qu'elle veuille bien vous accompagner dans un voyage chez les tribus
voisines des Vril-ya.... pour les sauvages, non! Je le lui demanderai.

[Note 9: Je ne l'avais jamais observé; et, l'eussé-je fait, je ne suis
pas assez physiologiste pour avoir remarqué la différence.]

Comme mon but principal était d'échapper à Zee, je m'écriai
aussitôt:--

--Non, je vous en prie, n'en faites rien! Je renonce à mon projet.
Vous en avez dit assez sur les dangers que je pouvais courir pour
m'arrêter; et je ne puis m'empêcher de penser qu'il n'est pas
convenable pour une jeune Gy douée d'autant d'attraits que votre fille
de voyager en un pays étranger avec un aussi faible protecteur qu'un
Tish de ma force et de ma taille.

Avant de me répondre, Aph-Lin laissa entendre le son doux et sifflant
qui est le seul rire que se permette un An d'âge mûr.

--Pardonnez-moi la gaieté peu polie, mais momentanée, que m'inspire
une observation faite sérieusement par mon hôte. Je n'ai pu m'empêcher
de rire à l'idée de Zee, qui aime tant à protéger que les enfants la
surnomment la Gardienne, ayant besoin d'un protecteur contre les
dangers résultant de l'admiration audacieuse des hommes. Sachez que
nos Gy-ei, tant qu'elles ne sont pas mariées, voyagent seules au
milieu des autres tribus, pour voir si elles trouveront un An qui leur
plaise mieux que ceux de leur propre tribu. Zee a déjà fait trois
voyages semblables, mais jusqu'ici son coeur est resté libre.

L'occasion que je cherchais s'offrait à moi, et je dis en baissant les
yeux et d'une voix tremblante:--

--Voulez-vous, mon cher hôte, me promettre de me pardonner, si je dis
quelque chose qui puisse vous offenser?

--Dites la vérité, et je ne pourrai être offensé; ou, si je le suis,
ce sera à vous et non à moi de pardonner.

--Eh bien! alors, aidez-moi à vous quitter. Malgré le plaisir que
j'aurais eu à voir toutes vos merveilles, à jouir du bonheur qui
appartient à votre pays, laissez-moi retourner dans le mien.

--Je crains qu'il n'y ait de graves raisons qui m'en empêchent; dans
tous les cas, je ne puis rien faire sans la permission du Tur et il ne
me l'accordera probablement pas. Vous ne manquez pas d'intelligence;
vous pouvez, bien que je ne le pense pas, nous avoir caché la
puissance destructive à laquelle est arrivé votre peuple; bref, vous
pouvez nous causer quelque danger; et, si le Tur est de cet avis, son
devoir serait de vous supprimer, ou de vous enfermer dans une cage
pour le reste de vos jours. Mais pourquoi désirer quitter un peuple
que vous avez la politesse de déclarer plus heureux que le vôtre?

--Oh! Aph-Lin, ma réponse est simple. De peur que, sans le vouloir, je
trahisse votre hospitalité; de peur que, par un de ces caprices que
dans notre monde on attribue proverbialement à l'autre sexe et dont
une Gy elle-même n'est pas exempte, votre adorable fille daigne me
regarder quoique Tish, comme si j'étais un An civilisé, et.... et....
et....

--Vous faire la cour pour vous épouser,--ajouta Aph-Lin gravement et
sans le moindre signe de déplaisir ou de surprise.

--Vous l'avez dit.

--Ce serait un malheur,--répondit mon hôte après un instant de
silence,--et je sens que vous avez bien agi en m'avertissant. Comme
vous le dites, il n'est pas rare qu'une jeune Gy montre un goût que
les autres trouvent étrange; mais il n'existe pas de moyen de forcer
une Gy à changer ses résolutions. Tout ce que nous pouvons faire,
c'est d'employer le raisonnement, et l'expérience nous prouve que le
Collège entier des Sages essaierait en vain de raisonner avec une Gy
en matière d'amour. Je suis désolé pour vous, parce qu'un tel mariage
serait contre l'A-glauran, ou bien de la communauté, car les enfants
qui en naîtraient altéreraient la race; ils pourraient même venir au
monde avec des dents de carnassiers; on ne peut permettre une chose
pareille: on ne peut rien contre Zee; mais vous, comme Tish, on peut
vous détruire. Je vous conseille donc de résister à ses
sollicitations; de lui dire clairement que vous ne pouvez répondre à
son amour. Cela arrive très souvent. Plus d'un An, ardemment aimé
d'une Gy, la repousse et met fin à ses persécutions en en épousant une
autre. Vous pouvez en faire autant.

--Non, puisque je ne puis épouser une autre Gy, sans mettre en danger
le bien de la communauté et l'exposer au péril d'élever des enfants
carnivores.

--C'est vrai. Tout ce que je puis dire, et je le dis avec tout
l'intérêt dû à un Tish et le respect dû à un hôte, mais je le dis
franchement, c'est que si vous cédez, vous serez réduit en cendres. Je
vous laisse le soin de trouver le meilleur moyen de vous défendre.
Vous feriez peut-être bien de dire à Zee qu'elle est laide. Cette
assurance, venant de la bouche de l'An qu'elle aime, suffit
d'ordinaire à refroidir la Gy la plus ardente. Nous voici arrivés à ma
maison de campagne.



XXIII.


Je conviens que ma conversation avec Aph-Lin et l'extrême froideur
avec laquelle il avouait son impuissance à contrôler les dangereux
caprices de sa fille et parlait du péril d'être réduit en cendres, où
l'amoureuse flamme de Zee exposait ma trop séduisante personne,
m'enleva tout le plaisir que j'aurais éprouvé en d'autres
circonstances à visiter la propriété de mon hôte, à admirer la
perfection merveilleuse des machines au moyen desquelles étaient
accomplis tous les travaux. La maison avait un aspect tout différent
du bâtiment sombre et massif qu'habitait Aph-Lin dans la ville et qui
ressemblait aux rochers dans lesquels la cité avait été taillée. Les
murs de la maison de campagne étaient composés d'arbres plantés à une
petite distance les uns des autres, et les interstices remplis par
cette substance métallique et transparente qui tient lieu de verre aux
Ana. Ces arbres étaient couverts de fleurs, et l'effet en était
charmant sinon de très bon goût. Nous fûmes reçus sur le seuil par des
automates qui avaient l'air vivant. Ils nous conduisirent dans une
chambre; je n'en avais jamais vu de semblable, mais dans les jours
d'été j'en avais souvent rêvé une pareille. C'était un bosquet, moitié
chambre, moitié jardin. Les murs n'étaient qu'une masse de plantes
grimpantes en fleurs. Les espaces ouverts, que nous appelons fenêtres
et dont les panneaux métalliques étaient baissés, commandaient divers
points de vue; quelques-uns donnaient sur un vaste paysage avec ses
lacs et ses rochers, les autres sur des espaces plus resserrés
ressemblant à nos serres et remplis de gerbes de fleurs. Tout autour
de la chambre se trouvaient des plates-bandes de fleurs, mêlées de
coussins pour le repos. Au milieu étaient un bassin et une fontaine de
ce liquide brillant que j'ai comparé au naphte. Il était lumineux et
d'une couleur vermeille; son éclat suffisait pour éclairer la chambre
d'une lumière douce sans le secours des lampes. Tout le tour de la
fontaine était tapissé d'un lichen doux et épais, non pas vert (je
n'ai jamais vu cette couleur dans la végétation de ce pays), mais d'un
brun doux sur lequel les yeux se reposent avec le même plaisir que nos
yeux sur le gazon vert du monde supérieur. À l'extérieur et sur les
fleurs (dans la partie que j'ai comparée à nos serres) se trouvaient
des oiseaux innombrables, qui chantaient, pendant que nous étions dans
la chambre, les airs qu'on leur enseigne d'une façon si merveilleuse.
Il n'y avait point de toit. Le chant des oiseaux, le parfum des fleurs
et la variété du spectacle offert aux yeux, tout charmait les sens,
tout respirait un repos voluptueux. Quelle maison, pensais-je, pour
une lune de miel, si une jeune épouse Gy n'était pas armée d'une façon
si formidable non seulement des droits de la femme, mais de la force
de l'homme! Mais quand on pense à une Gy si grande, si savante, si
majestueuse, si au-dessus du niveau des créatures auxquelles nous
donnons le nom de femmes, telle enfin que l'est Zee, non! même quand
je n'aurais pas eu peur d'être réduit en cendres, ce n'est pas à elle
que j'aurais rêvé dans ce bosquet si bien fait pour les songes d'un
poétique amour.

Les automates reparurent et nous servirent un de ces délicieux
breuvages qui sont les vins innocents des Vril-ya.

--En vérité,--dis-je,--vous avez une charmante résidence, et je ne
comprends guère comment vous ne vous fixez pas ici au lieu d'habiter
une des sombres maisons de la cité.

--Je suis forcé d'habiter la ville, comme responsable envers la
communauté de l'administration de la Lumière, et je ne puis venir ici
que de temps en temps.

--Mais si je vous ai bien compris, cette charge ne vous rapporte aucun
honneur et vous donne au contraire quelque peine, pourquoi donc
l'avez-vous acceptée?

--Chacun de nous obéit sans observation aux ordres du Tur. Il a dit:
Aph-Lin est chargé des fonctions de Commissaire de la Lumière. Je
n'avais plus le choix. Mais comme j'occupe cette charge depuis
longtemps, les soins qu'elle exige et qui, d'abord, me furent
pénibles, sont devenus sinon agréables, du moins supportables. Nous
sommes tous formés par l'habitude; les différences mêmes entre nous et
les sauvages ne sont que le résultat d'habitudes transmises, qui par
l'hérédité deviennent une partie de nous-mêmes. Vous voyez qu'il y a
des Ana qui se résignent même au fardeau de la suprême magistrature;
personne ne le ferait si les devoirs n'en devenaient légers, ou si
l'on n'était obéi sans murmure.

--Mais si les ordres du Tur vous paraissaient contraires à la justice
ou à la raison?

--Nous ne nous permettons pas de supposer de telles choses, et tout va
comme si tous et chacun se gouvernaient d'après des coutumes remontant
à un temps immémorial.

--Quand le premier magistrat meurt ou se retire, comment lui
donnez-vous un successeur?

--L'An qui a rempli les fonctions de premier magistrat pendant
longtemps est regardé comme la personne la plus capable de comprendre
les devoirs de sa charge, et c'est lui qui nomme ordinairement son
successeur.

--Son fils, peut-être?

--Rarement; car ce n'est pas une charge que personne ambitionne et un
père hésite naturellement à l'imposer à son fils. Mais si le Tur
lui-même refuse de faire un choix de peur qu'on ne lui attribue
quelque sentiment de malveillance envers la personne choisie, trois
des membres du Collège des Sages tirent au sort lequel d'entre eux
aura le droit d'élire le nouveau Tur. Nous regardons le jugement d'un
An d'intelligence ordinaire comme meilleur que celui de trois ou
davantage, quelque sages qu'ils soient; car entre trois il y aurait
probablement des discussions; et, là où on discute, la passion
obscurcit le jugement. Le plus mauvais choix fait par un homme qui n'a
aucun motif de choisir mal est meilleur que le meilleur choix fait par
un grand nombre de gens qui ont beaucoup de motifs de ne pas choisir
bien.

--Vous renversez dans votre politique les maximes adoptées dans mon
pays.

--Êtes-vous, dans votre pays, tous satisfaits de vos gouvernants?

--Tous! certainement non; les gouvernants qui plaisent le mieux aux
uns sont sûrement ceux qui déplaisent le plus aux autres.

--Alors notre système est meilleur que le vôtre.

--Pour vous, peut-être; mais suivant notre système on ne pourrait pas
réduire un Tish en cendres parce qu'une femme l'aurait forcé à
l'épouser, et comme Tish, je soupire après le monde où je suis né.

--Rassurez-vous, mon cher petit hôte; Zee ne peut pas vous forcer à
l'épouser. Elle ne peut que vous séduire. Ne vous laissez pas séduire.
Venez, nous allons faire le tour du domaine.

Nous visitâmes d'abord une cour entourée de hangars, car quoique les
Ana n'élèvent pas d'animaux pour la nourriture, ils en ont un certain
nombre qu'ils élèvent pour leur lait, et d'autres pour leur laine. Les
premiers ne ressemblent en rien à nos vaches, ni les seconds à nos
moutons, ni, à ce qu'il me semble, à aucune des espèces de notre
monde. Ils se servent du lait de trois espèces: l'une qui ressemble à
l'antilope, mais beaucoup plus grande et presque de la taille du
chameau; les deux autres espèces sont plus petites, elles diffèrent
l'une de l'autre, mais ne ressemblent à aucun animal que j'aie vu sur
terre. Ce sont des animaux à poil luisant et aux formes arrondies;
leur couleur est celle du daim tacheté, et ils paraissent fort doux
avec leurs grands yeux noirs. Le lait de ces trois espèces diffère de
goût et de valeur. On le coupe ordinairement avec de l'eau et on le
parfume avec le jus d'un fruit savoureux; de lui-même, d'ailleurs, il
est délicat et nourrissant. L'animal, dont la laine leur sert pour
leurs vêtements et d'autres usages, ressemble plus à la chèvre
italienne qu'à toute autre créature, mais il est plus grand et n'a pas
de cornes; il n'exhale pas non plus l'odeur désagréable de nos
chèvres. Sa laine n'est pas épaisse, mais très longue et très fine;
elle est de couleurs variées, jamais blanche, mais plutôt couleur
d'ardoise ou de lavande. Pour les vêtements on l'emploie teinte
suivant le goût de chacun. Ces animaux sont parfaitement apprivoisés,
et les enfants qui les soignaient (des filles pour la plupart) les
traitaient avec un soin et une affection extraordinaires.

Nous allâmes ensuite dans de grands magasins remplis de grains et de
fruits. Je puis remarquer ici que la principale nourriture de ces
peuples se compose, d'abord, d'une espèce de grain dont l'épi est plus
gros que celui de notre blé et dont la culture produit sans cesse des
variétés d'un goût nouveau; et, ensuite, d'un fruit assez semblable à
une petite orange, qui est dur et amer quand on le récolte. On le
serre dans les magasins et on l'y laisse plusieurs mois, il devient
alors tendre et succulent. Son jus, d'une couleur rouge foncé, entre
dans la plupart de leurs sauces. Ils ont beaucoup de fruits de la
nature de l'olive et ils en extraient de l'huile délicieuse. Ils ont
une plante qui ressemble un peu à la canne à sucre, mais le jus en est
moins doux et il possède un parfum délicat. Ils n'ont point d'abeilles
ni aucun insecte qui amasse du miel, mais ils se servent beaucoup
d'une gomme douce, qui suinte d'un conifère assez semblable à
l'araucaria. Leur sol est très riche en racines et en légumes
succulents, que leur culture tend à perfectionner et à varier à
l'infini. Je ne me souviens pas d'avoir pris un seul repas parmi ce
peuple, même tout à fait en famille, dans lequel on ne servit pas
quelqu'une de ces délicates nouveautés. Enfin, comme je l'ai déjà
remarqué, leur cuisine est si exquise, si variée, si fortifiante,
qu'on ne regrette pas d'être privé de viande. Du reste, la force
physique des Vril-ya prouve que, pour eux du moins, la viande n'est
pas nécessaire à la production des fibres musculaires. Ils n'ont pas
de raisins; les boissons qu'ils tirent de leurs fruits sont
inoffensives et rafraîchissantes. Leur principale boisson est l'eau,
dans le choix de laquelle ils sont très délicats, et ils distinguent
tout de suite la plus légère impureté.

--Mon second fils prend grand plaisir à augmenter nos produits,--me
dit Aph-Lin, comme nous quittions les magasins,--et par conséquent il
héritera de ces terres qui constituent la plus grande partie de ma
fortune. Un semblable héritage serait un grand souci et une véritable
affliction pour mon fils aîné.

--Y a-t-il parmi vous beaucoup de fils qui regardent l'héritage d'une
fortune considérable comme un souci et une affliction?

--Sans doute; il y a peu de Vril-ya qui ne regardent une fortune très
au-dessus de la moyenne comme un pesant fardeau. Nous devenons un peu
indolents quand notre enfance est terminée, et nous n'aimons pas à
avoir trop de souci; or, une grande fortune cause beaucoup de souci.
Par exemple, elle nous désigne pour les fonctions publiques que nul
parmi nous ne désire, et que nul ne peut refuser. Elle nous force à
nous occuper de nos concitoyens plus pauvres, afin de prévenir leurs
besoins et de les empêcher de tomber dans la misère. Il y a parmi nous
un vieux proverbe qui dit: «Les besoins du pauvre sont la honte du
riche....»

--Pardonnez-moi si je vous interromps un instant. Vous avouez donc
que, même parmi les Vril-ya, quelques-uns des citoyens connaissent
l'indigence et ont besoin de secours?

--Si par besoin vous entendez le dénuement qui domine dans un
Koom-Posh, je vous répondrai que _cela_ n'existe pas chez nous, à
moins qu'un An, par quelque accident extraordinaire, ait perdu toute
sa fortune, ne puisse pas ou ne veuille pas émigrer, qu'il ait épuisé
les secours empressés de ses parents et de ses amis, ou bien qu'il les
refuse.

--Eh bien, dans ce cas ne l'emploie-t-on pas pour remplacer un enfant
ou un automate, n'en fait-on pas un ouvrier ou un domestique?

--Non, nous le regardons alors comme un malheureux qui a perdu la
raison et nous le plaçons, aux frais de l'État, dans un bâtiment
public où on lui prodigue tous les soins et tout le luxe nécessaires
pour adoucir son état. Mais un An n'aime pas à passer pour fou, et des
cas semblables se présentent si rarement que le bâtiment dont je parle
n'est plus aujourd'hui qu'une ruine, et le dernier habitant qu'il y
ait eu est un An que je me souviens d'avoir vu dans mon enfance. Il ne
semblait pas s'apercevoir de son manque de raison et il écrivait des
glaubs (poésies). Quand j'ai parlé de besoins, j'ai voulu dire ces
désirs que la fortune d'un An peut ne pas lui permettre de satisfaire,
comme les oiseaux chantants d'un prix élevé, ou une plus grande
maison, ou un jardin à la campagne; et le moyen de satisfaire ces
désirs c'est d'acheter à l'An qui les forme les choses qu'il vend.
C'est pourquoi les Ana riches comme moi sont obligés d'acheter
beaucoup de choses dont ils n'ont pas besoin et de mener un grand
train de maison, quand ils préféreraient une vie plus simple. Par
exempte, la grandeur de ma maison de ville est une source de soucis
pour ma femme et même pour moi; mais je suis forcé de l'avoir si
grande qu'elle en est incommode pour nous, parce que, comme l'An le
plus riche de la tribu, je suis désigné pour recevoir les étrangers
venus des autres tribus pour nous visiter, ce qu'ils font en foule
deux fois par an, à l'époque de certaines fêtes périodiques et quand
nos parents dispersés dans les divers États viennent se réunir à nous
quelque temps. Cette hospitalité sur une si vaste échelle n'est pas de
mon goût et je serais plus heureux si j'étais moins riche. Mais nous
devons tous accepter le lot qui nous est assigné dans ce court voyage
que nous appelons la vie. Après tout, qu'est-ce que cent ans, environ,
comparés aux siècles que nous devons traverser? Heureusement j'ai un
fils qui aime la richesse. C'est une rare exception à la règle
générale et je confesse que je ne puis le comprendre.

Après cette conversation je cherchai à revenir au sujet qui continuait
à peser sur mon coeur.... je veux dire aux chances que j'avais
d'échapper à Zee. Mais mon hôte refusa poliment de renouveler la
discussion et demanda son bateau aérien. En revenant, nous
rencontrâmes Zee, qui s'apercevant de notre départ, à son retour du
Collège des Sages, avait déployé ses ailes et s'était mise à notre
recherche.

Sa belle, mais pour moi peu attrayante physionomie s'illumina en nous
voyant, et, s'approchant du bateau les ailes étendues, elle dit à
Aph-Lin d'un ton de reproche:--

--Oh! père, n'as-tu pas eu tort d'exposer la vie de ton hôte dans un
véhicule auquel il est si peu accoutumé? Il aurait pu, par un
mouvement imprudent, tomber par-dessus le bord, et hélas! il n'est pas
comme nous, il n'a pas d'ailes. Ce serait la mort pour lui.
Cher!--ajouta-t-elle en m'abordant et parlant d'une voix douce, ce qui
ne m'empêchait pas de trembler,--ne pensais-tu donc pas à moi quand tu
exposais ainsi une vie qui est devenue pour ainsi dire une partie de
la mienne? Ne sois plus aussi téméraire à moins que tu ne sois avec
moi. Quelle frayeur tu m'as causée!

Je regardai Aph-Lin, espérant du moins qu'il réprimanderait sa fille,
pour avoir exprimé son inquiétude et son affection en des termes qui,
dans notre monde, seraient toujours regardés comme inconvenants dans
la bouche de toute jeune fille parlant à un autre qu'à son fiancé,
fût-il du même rang qu'elle.

Mais les droits des femmes sont si bien établis en ce pays et, parmi
ces droits, les femmes revendiquent si absolument le privilège de
faire leur cour aux hommes, qu'Aph-Lin n'aurait pas plus pensé à
réprimander sa fille qu'à désobéir au Tur. Chez ce peuple, comme il me
l'avait dit, la coutume est tout.

--Zee--répondit-il doucement,--le Tish ne courait aucun danger, et mon
opinion est qu'il peut très bien prendre soin de lui-même.

--J'aimerais mieux qu'il me laissât me charger de ce soin. Oh! ma
chère âme, c'est à la pensée du danger que tu courais que j'ai senti
pour la première fois combien je t'aimais!

Jamais homme ne se trouva dans une plus fausse position. Ces paroles
étaient prononcées assez haut pour que le père de Zee les entendît,
ainsi que l'enfant qui nous conduisait. Je rougis de honte pour eux et
pour elle et ne pus m'empêcher de répondre avec dépit:--

--Zee, ou vous vous moquez de moi, ce qui est inconvenant vis-à-vis
l'hôte de votre père, ou les paroles que vous venez de m'adresser sont
malséantes dans la bouche d'une jeune Gy, même en s'adressant à un An,
si ce dernier ne lui a pas fait la cour avec l'autorisation de ses
parents. Mais combien elles sont plus inconvenantes encore, adressées
à un Tish qui n'a jamais essayé de gagner vos affections et qui ne
pourra jamais vous regarder avec d'autres sentiments que ceux du
respect et de la crainte.

Aph-Lin me fit à la dérobée un signe d'approbation, mais ne dit rien.

--Ne soyez pas si cruel!--s'écria Zee, sans baisser la voix.--L'amour
véritable est-il maître de lui-même? Supposez-vous qu'une jeune Gy
puisse cacher un sentiment qui l'élève? De quel pays venez-vous donc?

Ici Aph-Lin s'interposa doucement.

--Parmi les Tish-a,--dit-il,--les droits de ton sexe ne paraissent pas
être établis, et dans tous les cas mon hôte pourra causer plus
librement avec toi, quand il ne sera pas gêné par la présence
d'autrui.

Zee ne répondit rien à cette observation, mais me lançant un regard de
tendre reproche, elle agita ses ailes et s'envola vers la maison.

--J'avais compté, du moins, sur quelque assistance de mon
hôte,--dis-je avec amertume,--dans les dangers auxquels sa fille
m'expose.

--J'ai fait tout ce que je pouvais faire. Contrarier une Gy dans ses
amours, c'est affermir sa résolution. Elle ne permet à aucun
conseiller de se mettre entre elle et l'objet de son affection.



XXIV.


En descendant du bateau aérien, Aph-Lin fut abordé dans le vestibule
par un enfant qui venait le prier d'assister aux obsèques d'un ami qui
avait depuis peu quitté ce bas monde.

Je n'avais jamais vu aucun cimetière dans le pays et, heureux de
saisir même cette triste occasion d'éviter un entretien avec Zee, je
demandai à Aph-Lin s'il me serait permis d'assister à l'enterrement de
son parent, à moins que cette cérémonie ne fût regardée comme trop
sacrée pour qu'on y admît un être d'une race différente.

--Le départ d'un An pour un monde meilleur,--me répondit mon
hôte,--alors que, comme mon parent, il a vécu assez longtemps dans
celui-ci pour n'y plus goûter de plaisir, est plutôt une fête animée
d'une joie tranquille qu'une cérémonie sacrée, et vous pouvez
m'accompagner si vous voulez.

Précédés par le jeune messager, nous nous rendîmes à une des maisons
de la grande rue et, entrant dans l'antichambre, nous fûmes conduits à
une salle du rez-de-chaussée, où nous trouvâmes plusieurs personnes
réunies autour d'une couche sur laquelle était étendu le défunt.
C'était un vieillard qui, me dit-on, avait dépassé sa cent trentième
année. À en juger par le calme sourire de son visage, il était mort
sans souffrances. Un des fils, qui se trouvait maintenant le chef de
la famille et qui semblait encore dans toute la vigueur de l'âge, bien
qu'il eût beaucoup plus de soixante-dix ans, s'avança vers Aph-Lin
avec un visage joyeux et lui dit que la veille de sa mort son père
avait vu en songe sa Gy déjà morte, qu'il était pressé d'aller la
rejoindre et de redevenir jeune sous le sourire plus proche de la
Bonté Suprême.

Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, mon attention fut attirée par un
objet noir et métallique placé à l'autre bout de la chambre. Cet objet
avait vingt pieds de long environ et était étroit proportionnellement
à sa largeur: il était fermé de tous côtés, sauf le dessus, où l'on
voyait de petits trous ronds au travers desquels scintillait une lueur
rouge. De l'intérieur s'exhalait un parfum doux et pénétrant. Pendant
que je me demandais à quoi pouvait servir cette machine, toutes les
horloges de la ville se mirent à sonner l'heure avec leur solennel
carillon. Quand ce bruit cessa, une musique d'un caractère plus
joyeux, mais cependant calme et douce, emplit la chambre et les pièces
voisines. Tous les assistants se mirent à chanter en choeur sur cet
accompagnement. Les paroles de cet hymne étaient fort simples. Elles
n'exprimaient ni adieux, ni regrets, mais semblaient plutôt souhaiter
la bienvenue dans ce monde meilleur au défunt qui y précédait les
chanteurs. Dans leur langue, ils appellent l'hymne des funérailles le
Chant de la Naissance. Alors le corps couvert de longues draperies fut
soulevé avec tendresse par six parents et porté vers l'objet noir que
j'ai décrit. Je m'avançai pour voir ce qui allait arriver. On souleva
une trappe ou coulisse à l'un des bouts de la machine, le corps fut
déposé à l'intérieur sur une planche, la porte refermée, on toucha un
ressort sur le côté, un certain sifflement se fit entendre; aussitôt
l'autre bout de la machine s'ouvrit et une petite poignée de cendres
tomba dans une coupe préparée à l'avance pour les recevoir. Le fils du
défunt prit cette coupe et dit (j'appris plus tard que ces paroles
étaient une formule consacrée):--

--Voyez combien le Créateur est grand! Il a donné à ce peu de cendres
une forme, une vie, une âme. Il n'a pas besoin de ces cendres pour
rendre l'âme, la forme et la vie au bien-aimé que nous rejoindrons
bientôt.

Tous les assistants s'inclinèrent en mettant la main sur leur coeur.
Alors une petite fille ouvrit une porte dans le mur et j'aperçus dans
un enfoncement, sur des étagères, plusieurs coupes semblables à celle
que j'avais vue sauf qu'elles avaient toutes des couvercles. Une Gy
s'approcha alors du fils, en tenant à la main un couvercle qu'elle
plaça sur la coupe et qui s'y adapta au moyen d'un ressort. Sur le
côté se trouvaient gravés le nom du défunt et ces mots: «Il nous fut
prêté» (ici la date de la naissance). «Il nous fut retiré» (ici la
date de la mort).

La porte se ferma avec un bruit musical, et tout fut terminé.



XXV.


--Et c'est là,--dis-je, l'esprit tout plein du spectacle auquel je
venais d'assister,--c'est là votre manière habituelle d'enterrer vos
morts?

--C'est notre coutume invariable,--me répondit Aph-Lin.--Comment
faites-vous dans votre monde?

--Nous enterrons le corps entier dans le sol?

--Quoi! dégrader ainsi le corps que vous avez aimé et respecté, la
femme sur le sein de laquelle vous avez dormi! vous l'abandonnez aux
horreurs de la corruption!

--Mais, si l'âme est immortelle, qu'importe que le corps se décompose
dans la terre ou soit réduit par cette effroyable machine, mue, je
n'en doute pas, par la puissance du vril, en une petite pincée de
cendres?

--Votre réponse est judicieuse,--dit mon hôte,--et il n'y a pas à
discuter une question de sentiment. Mais pour moi, votre coutume est
horrible et répugnante, elle doit servir, ce me semble, à entourer la
mort d'idées sombres et hideuses. C'est quelque chose aussi, selon
moi, de pouvoir conserver un souvenir de celui qui a été notre ami ou
notre parent, dans la maison que nous habitons. Nous sentons ainsi
qu'il vit encore, quoique invisible à nos yeux. Mais nos sentiments en
ceci, comme en toutes choses, sont créés par l'habitude. Un An sage ne
peut pas plus qu'un État sage changer une coutume sans les
délibérations les plus graves, suivies de la conviction la plus
sincère. C'est ainsi que le changement cesse d'être un caprice, et
qu'une fois accompli, il l'est pour tout de bon.

Quand nous rentrâmes chez lui, Aph-Lin appela quelques enfants et les
envoya chez ses amis pour les prier de venir ce jour-là, aux Heures
Oisives, afin de fêter le départ de leur parent rappelé par la Bonté
Suprême. Cette réunion fut la plus nombreuse et la plus gaie que j'ai
jamais vue pendant mon séjour chez les Ana, et elle se prolongea fort
tard pendant les Heures Silencieuses.

Le banquet fut servi dans une salle réservée pour les grandes
occasions. Ce repas différait des nôtres et ressemblait assez à ceux
dont nous lisons la description dans les écrits qui nous retracent
l'époque la plus luxueuse de l'empire romain. Il n'y avait pas une
seule grande table, mais un grand nombre de petites tables, destinées
chacune à huit convives. On prétend que, au delà de ce nombre, la
conversation languit et l'amitié se refroidit. Les Ana ne rient jamais
tout haut, comme je l'ai déjà dit; mais le son joyeux de leurs voix
aux différentes tables prouvait la gaieté de leur conversation. Comme
ils n'ont aucune boisson excitante et mangent très sobrement, quoique
délicats dans le choix de leurs mets, le banquet ne dura pas
longtemps. Les tables disparurent à travers le plancher et la musique
commença pour ceux qui l'aimaient. Beaucoup, cependant, se mirent à se
promener: les plus jeunes s'envolèrent, car la salle était à ciel
ouvert, et formèrent des danses aériennes; d'autres erraient dans les
appartements, examinant les curiosités dont ils étaient remplis, ou se
formaient en groupes pour jouer à divers jeux; le plus en vogue est
une sorte de jeu d'échecs compliqué qui se joue à huit. Je me mêlai à
la foule, sans pouvoir prendre part aux conversations, grâce à la
présence de l'un ou de l'autre des fils de mon hôte, toujours placé à
côté de moi, pour empêcher qu'on ne m'adressât des questions
embarrassantes. Les gens me remarquaient peu: ils s'étaient habitués à
mon aspect, en me voyant souvent dans les rues, et j'avais cessé
d'exciter une vive curiosité.

À mon grand contentement, Zee m'évitait et cherchait évidemment à
exciter ma jalousie par ses attentions marquées envers un jeune An,
très beau garçon et qui (tout en baissant les yeux et en rougissant
suivant la coutume modeste des Ana quand une femme leur parle, et en
paraissant aussi timide et aussi embarrassé que la plupart des jeunes
filles du monde civilisé, excepté en Angleterre et en Amérique) était
évidemment séduit par la belle Gy et prêt à balbutier un modeste oui
si elle l'en avait prié. Espérant de tout mon coeur qu'elle y
viendrait, et de plus en plus rebelle à l'idée d'être réduit en
cendres, depuis que j'avais vu avec quelle rapidité un corps humain
peut être transformé en une pincée de poussière, je m'amusai à
examiner les manières des autres jeunes gens. J'eus la satisfaction de
remarquer que Zee n'était pas seule à revendiquer les plus précieux
droits de la femme. Partout ou je portai les yeux, partout où
j'écoutai une conversation, il me semblait que c'était la Gy qui
témoignait de l'empressement et l'An qui se montrait timide et qui
résistait. Les jolis airs d'innocence que se donne un An quand on le
courtise ainsi, la dextérité avec laquelle il évite de répondre
directement aux déclarations, ou tourne en plaisanterie les
compliments flatteurs qu'on lui adresse, feraient honneur à la
coquette la plus accomplie. Mes deux chaperons furent soumis à ces
influences séductrices, et tous deux s'en tirèrent de façon à faire
honneur à leur tact et à leur sang-froid.

Je dis au fils aîné, qui préférait la mécanique à l'administration
d'une grande propriété et qui était d'un tempérament éminemment
philosophique:--

--Je suis surpris qu'à votre âge, entouré de tous les objets qui
peuvent enivrer les sens, de musique, de lumière, de parfums, vous
vous montriez assez froid pour que cette jeune Gy si passionnée vous
quitte les larmes aux yeux à cause de votre cruauté.

--Aimable Tish,--répondit le jeune An avec un soupir,--le plus grand
malheur de la vie, c'est d'épouser une Gy quand on en aime une autre?

--Oh! vous êtes amoureux d'une autre?

--Hélas! oui!

--Et elle ne répond pas à votre amour?

--Je ne sais. Quelquefois un regard, un mot, me le fait espérer; mais
elle ne m'a jamais dit qu'elle m'aimait.

--Ne lui avez-vous jamais murmuré à l'oreille que vous l'aimiez?

--Fi!... À quoi pensez-vous? D'où venez-vous donc? Puis-je trahir
ainsi l'honneur de mon sexe? Pourrais-je être assez peu viril, assez
dépourvu de pudeur pour avouer mon amour à une Gy qui n'a point
devancé mon aveu par le sien?

--Je vous demande pardon; je ne croyais pas que la modestie de votre
sexe fût poussée si loin chez vous. Mais un An ne dit-il jamais à une
Gy: Je vous aime, si elle ne le lui a dit la première?

--Je ne puis dire qu'aucun An ne l'ait jamais fait, mais celui qui se
conduit ainsi est déshonoré aux yeux des Ana, et les Gy-ei le
méprisent en secret. Aucune Gy bien élevée ne l'écouterait; elle
regarderait cet aveu comme une usurpation audacieuse des droits de son
sexe et un outrage à la modestie du nôtre. C'est bien
fâcheux,--continua le jeune An,--car celle que j'aime n'a certainement
fait la cour à aucun autre, et je ne puis m'empêcher de penser que je
lui plais. Quelquefois je soupçonne qu'elle ne me fait pas la cour
parce qu'elle craint que je n'exige quelque convention déraisonnable
au sujet de l'abandon de ses droits. S'il en est ainsi, elle ne m'aime
pas réellement, car lorsqu'une Gy aime, elle abandonne tous ses
droits.

--Cette jeune Gy est-elle ici?

--Oh! oui. La voilà là-bas assise près de ma mère.

Je regardai dans la direction indiquée et j'aperçus une Gy habillée de
vêtements d'un rouge brillant, ce qui chez ce peuple indique qu'une Gy
préfère encore le célibat. Elle porte du gris, teinte neutre, pour
indiquer qu'elle cherche un époux; du pourpre foncé, si elle veut
faire entendre qu'elle a fait un choix; du pourpre et orange, si elle
est fiancée ou mariée; du bleu clair, quand elle est divorcée ou veuve
et désire se remarier. Le bleu clair est naturellement très rare.

Au milieu d'un peuple chez qui la beauté est si universellement
répandue, il est difficile de distinguer une femme plus belle que les
autres. La Gy choisie par mon ami me parut posséder la moyenne des
charmes mais son visage avait une expression qui me plaisait beaucoup
plus que celui de la plupart des Gy-ei; elle paraissait moins hardie,
moins pénétrée des droits de la femme. Je remarquai qu'en causant avec
Bra elle jetait de temps en temps un regard de côté vers mon jeune
ami.

--Courage,--lui dis-je,--la jeune Gy vous aime.

--Oui, mais si elle ne veut pas me le dire, en suis-je plus heureux?

--Votre mère connaît votre amour?

--Peut-être bien. Je ne le lui ai jamais avoué. Il serait peu viril de
confier une pareille faiblesse à sa mère. Je l'ai dit à mon père; il
se peut qu'il l'ait répété à sa femme.

--Voulez-vous me permettre de vous quitter un moment et de me glisser
derrière votre mère et votre bien-aimée? Je suis sûr qu'elles parlent
de vous. N'hésitez pas. Je vous promets de ne pas me laisser
questionner jusqu'au moment où je vous rejoindrai.

Le jeune An mit sa main sur son coeur, me toucha légèrement la tête,
et me permit de le quitter. Je me glissai sans être remarqué derrière
sa mère et sa bien-aimée et j'entendis leur conversation.

C'était Bra qui parlait.

--Il n'y a aucun doute à cet égard,--disait-elle,--ou bien mon fils,
qui est d'âge à se marier, sera entraîné par une de ses nombreuses
prétendantes, ou il se joindra aux émigrants qui s'en vont au loin, et
nous ne le verrons plus. Si vous l'aimez réellement, ma chère Lo, vous
devriez vous déclarer.

--Je l'aime beaucoup, Bra; mais je ne sais si je pourrai jamais gagner
son affection; il a tant de passion pour ses inventions et ses
horloges; et je ne suis pas comme Zee, je suis si sotte que je crains
de ne pouvoir entrer dans ses goûts favoris, et alors il se fatiguera
de moi, et au bout des trois ans il divorcera et je ne pourrais jamais
en épouser un autre.... non, jamais.

--Il n'est pas nécessaire de connaître le mécanisme d'une horloge pour
savoir devenir si nécessaire au bonheur d'un An, qu'il abandonnerait
plutôt toutes ses mécaniques que de renvoyer sa Gy. Vous voyez, ma
chère Lo,--continua Bra,--que précisément parce que nous sommes le
sexe le plus fort, nous gouvernons l'autre à condition de ne jamais
laisser voir notre force. Si vous étiez supérieure à mon fils dans la
construction des horloges et des automates, comme sa femme vous
devriez toujours lui laisser croire que la supériorité est de son
côté; l'An accepte tacitement la supériorité de la Gy en tout, excepté
dans les choses de sa vocation. Mais si elle le dépasse dans ces
choses-là ou si elle affecte de ne pas admirer son talent, il ne
l'aimera pas longtemps; peut-être même divorcera-t-il. Mais quand une
Gy aime réellement, elle apprend bien vite à aimer tout ce qui est
agréable à l'An.

La jeune Gy ne répondit rien à ce discours, Elle baissa les yeux d'un
air rêveur, puis un sourire se glissa sur ses lèvres, elle se leva
sans rien dire, et, traversant la foule, elle s'approcha de l'An qui
l'aimait. Je la suivis, mais je me tins à quelque distance en
l'observant. Je fus surpris, jusqu'au moment où je me souvins de la
tactique modeste des Ana, de voir l'indifférence avec laquelle le
jeune homme paraissait recevoir les avances de Lo. Il fit mine de
s'éloigner, mais elle le suivit, et peu de temps après, je les vis
étendre leurs ailes et s'élancer dans l'espace lumineux.

Au même instant, je fus accosté par le magistrat suprême, qui se
mêlait à la foule sans aucune marque particulière de déférence ou
d'honneur. Je n'avais pas revu ce haut dignitaire depuis le jour où
j'étais entré dans son domaine, et me rappelant les paroles d'Aph-Lin
à propos du terrible doute qu'il avait exprimé sur la question de
savoir si je devais ou non être disséqué, je me sentis frissonner en
regardant son visage tranquille.

--J'entends beaucoup parler de vous, étranger, par mon fils Taë,--dit
le Tur, en posant poliment la main sur ma tête inclinée.--Il aime
beaucoup votre société, et j'espère que les moeurs de notre peuple ne
vous déplaisent pas.

Je murmurai une réponse inintelligible, qui devait exprimer ma
reconnaissance pour toutes les bontés dont m'avait comblé le Tur et
mon admiration pour ses compatriotes; mais le scalpel à disséquer
brillait devant mes yeux et arrêtait les mots dans ma gorge. Une voix
plus douce dit tout à coup:--

--L'ami de mon frère doit m'être cher.

En levant les yeux, j'aperçus une jeune Gy qui pouvait avoir seize
ans, debout à côté du magistrat et me regardant avec bonté. Elle
n'avait pas atteint toute sa taille, et n'était pas beaucoup plus
grande que moi (cinq pieds dix pouces environ), et grâce à cette
petitesse relative, je trouvai que c'était la plus jolie Gy que
j'eusse encore vue. Je suppose que quelque chose dans mon regard
trahit ma pensée, car sa physionomie devint encore plus douce.

--Taë me dit,--reprit-elle,--que vous n'avez pas appris à vous servir
de nos ailes. Cela me fait de la peine, car j'aurais aimé à voler avec
vous.

--Hélas!--répondis-je,--je ne puis espérer de jouir jamais de ce
bonheur. Zee m'a assuré que le don de se servir des ailes avec
sécurité était héréditaire et qu'il faudrait des siècles avant qu'un
être de ma race pût planer dans les airs comme un oiseau.

--Que cette pensée ne vous désole pas trop,--me répondit l'aimable
Princesse,--car, après tout, un jour viendra où, Zee et moi, nous
déposerons nos ailes pour toujours. Peut-être quand ce jour arrivera,
serions-nous toutes heureuses que l'An que nous choisirons ne possédât
pas d'ailes.

Le Tur nous avait quittés et se perdait dans la foule. Je commençais à
me sentir à l'aise avec la charmante soeur de Taë et je l'étonnai un
peu par la hardiesse de mon compliment en répondant que l'An qu'elle
choisirait ne se servirait jamais de ses ailes pour fuir loin d'elle.
Il est tellement contre l'usage qu'un An adresse un tel compliment à
une Gy jusqu'à ce qu'elle lui ait déclaré son amour, que la jeune
fille resta un instant muette d'étonnement. Mais elle n'avait pas
l'air mécontent. Enfin, reprenant son sang-froid, elle m'invita à
l'accompagner dans un salon moins encombré pour écouter le chant des
oiseaux. Je suivis ses pas pendant qu'elle glissait devant moi et elle
me mena dans une salle où il n'y avait presque personne. Une fontaine
de naphte jaillissait au milieu; des divans moelleux étaient rangés
tout autour, et tout un côté de la pièce, dépourvu de murs, donnait
accès dans une volière remplie d'oiseaux, qui chantaient en choeur. La
Gy s'assit sur l'un des divans et je me plaçai près d'elle.

--Taë m'a dit qu'Aph-Lin avait fait une loi[10] pour sa maison afin
d'éviter qu'on vous questionnât sur le pays d'où vous venez ou sur la
raison qui vous a porté à nous visiter. Est-ce vrai?

[Note 10: Littéralement: a dit: _On est prié dans cette maison_. Les
mots synonymes de lois sont évités par ce peuple singulier, comme
impliquant une idée de contrainte. Si le Tur avait décidé que son
Collège des Sages devait disséquer, le décret aurait porté ceci: _On
prie, pour le bien de la communauté, que le Tish carnivore soit prié
de se soumettre à la dissection._]

--Oui.

--Puis-je, du moins, sans manquer à cette loi, vous demander si les
Gy-ei de votre pays sont d'une couleur pâle comme la vôtre et si elles
ne sont pas plus grandes?

--Je ne pense pas, ô belle Gy, enfreindre la loi d'Aph-Lin, à laquelle
je suis plus obligé que tout autre de me soumettre, en répondant à des
questions aussi inoffensives. Les Gy-ei de mon pays sont beaucoup plus
blanches et elles sont ordinairement plus petites que moi d'au moins
une tête.

--Elles ne peuvent être aussi fortes que les Ana parmi nous. Mais je
pense que leur force en vril, supérieure à la vôtre, compense une si
grande différence de taille.

--Elles ne se servent pas de la force du vril comme vous l'entendez.
Mais cependant elles sont très puissantes dans mon pays et un An n'a
pas grande chance de mener une heureuse vie s'il n'est pas plus ou
moins gouverné par sa Gy.

--Voilà un mot plein de sentiment,--dit la soeur de Taë d'un ton à
demi triste, à demi pétulant.--Vous n'êtes pas marié sans doute?

--Non.... certainement non.

--Ni fiancé?

--Ni fiancé.

--Est-il possible qu'aucune Gy ne vous ait demandé en mariage?

--Dans mon pays, ce n'est pas la Gy qui fait cette demande: c'est l'An
qui parle le premier.

--Quel étrange renversement des lois de la nature,--dit la jeune
fille,--et quel manque de modestie dans votre sexe! Mais vous n'avez
jamais demandé une Gy.... vous n'en avez jamais aimé une plus que
l'autre?

Je me sentais embarrassé par ces questions ingénues.

--Pardonnez-moi,--répondis-je,--mais je crois que nous commençons à
dépasser les limites fixées par Aph-Lin. Je vais répondre à votre
dernière question, mais, je vous en prie, ne m'en faites pas d'autres.
J'ai ressenti une fois la préférence dont vous parlez. Je fis ma
demande et la jeune Gy m'aurait accepté de grand coeur, mais ses
parents refusèrent leur consentement.

--Ses parents!.... Voulez-vous dire sérieusement que les parents
peuvent intervenir dans le choix fait par leurs filles?

--Oui, vraiment, ils le peuvent et ils le font assez souvent.

--Je n'aimerais pas à vivre dans ce pays,--dit simplement la Gy;--mais
j'espère que vous n'y retournerez jamais.

Je baissai la tête en silence. La Gy la releva doucement avec sa main
droite et me regarda avec tendresse.

--Restez avec nous,--dit-elle,--restez avec nous et soyez aimé.

Je tremble encore en pensant à ce que j'aurais pu répondre, au danger
que je courais d'être réduit en cendres, quand la clarté de la
fontaine de naphte fut obscurcie par l'ombre de deux ailes, et Zee,
descendant par le plafond ouvert, se posa près de nous. Elle ne dit
pas un mot, mais prenant mon bras dans sa puissante main, elle
m'emmena, comme une mère emmène un enfant méchant, et me conduisit à
travers les appartements vers l'un des corridors; de là, par une de
ces machines qu'ils préfèrent aux escaliers, nous montâmes à ma
chambre. Arrivés là, Zee souffla sur mon front, toucha ma poitrine de
sa baguette, et je tombai dans un profond sommeil.

Quand je m'éveillai, quelques heures plus tard, et que j'entendis la
voix des oiseaux dans la chambre voisine, le souvenir de la soeur de
Taë, de ses doux regards, et de ses paroles caressantes me revint à
l'esprit; et il est si impossible à un homme né et élevé dans notre
monde de se débarrasser des idées inspirées par la vanité et
l'ambition, que je me mis d'instinct à bâtir de hardis châteaux en
l'air.

--Tout Tish que je suis,--me disais-je,--tout Tish que je suis, il est
clair que Zee n'est pas la seule Gy que je puisse captiver. Évidemment
je suis aimé d'une Princesse, la première jeune fille de ce pays, la
fille du Monarque absolu dont ils cherchent si inutilement à déguiser
l'autocratie par le titre républicain de premier magistrat. Sans la
soudaine arrivée de cette horrible Zee, cette Altesse Royale m'aurait
certainement demandé ma main, et quoiqu'il puisse très bien convenir à
Aph-Lin, qui n'est qu'un ministre subordonné, un Commissaire des
Lumières, de me menacer de la destruction si j'accepte la main de sa
fille, cependant un Souverain, dont la parole fait loi, pourrait
forcer la communauté à abroger la coutume qui défend les mariages avec
les races étrangères et qui, après tout, est contraire à leur égalité
tant vantée. Il n'est pas à supposer que sa fille, qui parle avec tant
de dédain de l'intervention des parents, n'ait pas assez d'influence
sur son royal père pour me sauver de la combustion à laquelle Aph-Lin
prétend me condamner. Et si j'étais honoré d'une si haute alliance,
qui sait.... peut-être le Monarque me désignerait-il pour son
successeur? Pourquoi non? Peu de gens parmi cette race d'indolents
philosophes se soucient du fardeau d'une telle grandeur. Tous seraient
peut-être heureux de voir le pouvoir suprême remis entre les mains
d'un étranger accompli, qui a l'expérience d'une vie plus remuante; et
une fois au pouvoir quelles réformes j'introduirais! Que de choses
j'ajouterais avec mes souvenirs d'une autre civilisation à cette vie
réellement agréable mais trop monotone. J'aime la chasse. Après la
guerre, la chasse n'est-elle pas le plaisir des rois? Quelles étranges
sortes de gibier abondent dans ce monde inférieur! Quel plaisir on
doit éprouver à voir tomber sous ses coups des animaux que depuis le
Déluge on ne connaît plus sur la terre! Comment m'y prendrais-je? Au
moyen de ce terrible vril, dans le maniement duquel je ne ferai
jamais, dit-on, de grands progrès. Non, mais à l'aide d'un bon fusil à
culasse, que ces ingénieux mécaniciens non seulement sauront faire,
mais perfectionneront; je suis sûr d'en avoir vu un au Musée. Je crois
d'ailleurs que comme roi absolu je serai peu favorable au vril,
excepté en cas de guerre. À propos de guerre, il est parfaitement
ridicule de resserrer un peuple si intelligent, si riche, si bien
armé, dans un territoire insignifiant, suffisant pour dix ou douze
mille familles. Cette restriction n'est-elle pas une pure lubie
philosophique, en opposition avec les aspirations de la nature
humaine, comme l'utopie qui, dans le monde supérieur, a été essayée en
partie par feu M. Robert Owen, et qui a si complètement échoué.
Naturellement nous n'irions pas faire la guerre aux nations voisines
aussi bien armées que nos sujets; mais dans ces régions habitées par
des races qui ne connaissent pas le vril et qui ressemblent, par leurs
institutions démocratiques, à mes concitoyens d'Amérique. On pourrait
les envahir sans offenser les nations Vril-ya, nos alliées,
s'approprier leur territoire, s'étendant peut-être jusqu'aux régions
les plus éloignées du monde intérieur, et régner ainsi sur un empire
où le soleil ne se couche jamais. J'oubliais dans mon enthousiasme
qu'il n'y a pas de soleil dans ces régions. Quant à leurs préjugés
bizarres contre l'habitude d'accorder de la gloire et de la renommée à
un individu remarquable, parce que la poursuite des honneurs excite
des contestations, stimule les passions mauvaises, et trouble la
félicité de la paix, cette doctrine est opposée aux instincts mêmes de
la créature, non seulement humaine, mais de la brute, qui, si elle
peut s'apprivoiser, devient sensible aux louanges et à l'émulation.
Quel renom entourerait un roi qui agrandirait ainsi son empire! On
ferait de moi un demi-dieu.

Je pensai aussi que c'était un autre préjugé fanatique que de vouloir
régler cette vie sur la vie future, à laquelle nous croyons fermement,
nous autres Chrétiens, mais dont nous ne tenons jamais compte. Je
décidai donc qu'une philosophie éclairée me forçait à détruire une
religion païenne, si superstitieusement contraire aux idées modernes
et à la vie pratique. En rêvant à ces divers projets, je sentais que
j'aurais très volontiers usé, pour réveiller mes esprits, d'un bon
grog au whisky. Non pas que je sois un buveur de spiritueux, mais
pourtant il y a des moments où un léger excitant alcoolique,
accompagné d'un cigare, donne plus de vivacité à l'imagination. Oui,
certainement, parmi ces herbes et ces fruits il doit en exister un
dont on puisse extraire une agréable boisson alcoolique, et avec une
côtelette d'élan (ah! quelle insulte à la science de rejeter la
nourriture animale que nos plus grands médecins s'accordent à
recommander au suc gastrique de l'humanité!) on passerait une heure
agréable. Puis, au lieu de ces drames antiques joués par des enfants,
certainement, quand je serai roi, j'organiserai un opéra moderne avec
un corps de ballet pour lequel on pourra trouver, parmi les nations
dont je ferai la conquête, des jeunes femmes moins formidables que ces
Gy-ei, par la taille et par leur force, qui ne seront pas armées du
vril, et ne voudront pas vous forcer à les épouser.

J'étais si complètement absorbé par ces idées de réforme sociale,
politique, morale, et par le désir de répandre sur les races du monde
inférieur les bienfaits de la civilisation du monde supérieur, que je
ne m'aperçus de la présence de Zee qu'en l'entendant pousser un
profond soupir et, levant les yeux, je la vis près de mon lit.

Je n'ai pas besoin de dire que, suivant les coutumes de ce peuple, une
Gy peut sans manquer au décorum visiter un An dans sa chambre, mais
qu'on regarderait un An comme effronté et immodeste au suprême degré,
s'il entrait dans la chambre d'une Gy avant d'en avoir obtenu la
permission formelle. Heureusement j'avais encore sur moi les vêtements
que je portais quand Zee m'avait déposé sur mon lit. Cependant je me
sentis très irrité aussi bien que choqué de sa visite et je lui
demandai rudement ce qu'elle voulait.

--Parle doucement, mon bien-aimé, je t'en supplie,--dit-elle,--car je
suis bien malheureuse. Je n'ai pas dormi depuis que je t'ai quitté.

--La conscience de votre honteuse conduite envers moi, l'hôte de votre
père, était bien faite pour bannir le sommeil de vos paupières. Où
était l'affection que vous prétendez avoir pour moi; où était cette
politesse dont se vantent les Vril-ya, quand prenant avantage de la
force physique, qui distingue votre sexe dans cet étrange pays, et de
ce pouvoir détestable et impie que le vril donne à vos yeux et à vos
doigts, vous m'avez exposé à l'humiliation, vos visiteurs réunis,
devant Son Altesse Royale.... je veux dire, devant la fille de votre
premier magistrat.... en m'emmenant au lit, comme un enfant méchant,
et en me plongeant dans le sommeil, sans me demander mon consentement?

--Ingrat! Me reprocher ce témoignage de mon amour! Penses-tu que sans
parler de la jalousie, qui accompagne l'amour jusqu'au moment béni où
nous sommes sûres d'avoir gagné le coeur que nous poursuivons, je
pouvais demeurer indifférente aux périls que te faisaient courir les
audacieuses avances de cette sotte petite fille?

--Permettez! Puisque vous parlez de périls, il convient peut-être de
vous dire que vous m'exposez au plus grand des dangers ou que vous m'y
exposeriez si je me laissais aller à croire à votre amour et à
accepter vos avances. Votre père m'a dit clairement que dans ce cas on
me réduirait en cendres, avec aussi peu de remords que Taë a détruit
l'autre jour le grand reptile, par un seul éclair de sa baguette.

--Que cette crainte ne t'arrête pas,--s'écria Zee en se jetant à
genoux et en saisissant ma main dans la sienne.--Il est bien vrai que
nous ne pouvons pas nous marier comme se marient des êtres de la même
race; il est vrai que notre amour doit être aussi pur que celui qui,
selon notre croyance, existe entre les amants qui se réunissent au
delà des limites de cette vie. Mais n'est-ce pas un assez grand
bonheur que de vivre ensemble, unis de coeur et d'esprit? Écoute....
je viens de parler à mon père, il consent à notre union à ces
conditions. J'ai assez d'influence sur le Collège des Sages pour être
certaine qu'ils prieront le Tur de ne pas intervenir dans le libre
choix d'une Gy, pourvu que son mariage avec un étranger ne soit que
l'union de leurs âmes. Oh! crois-tu donc que le véritable amour ait
besoin d'une grossière union? Je ne désire pas seulement vivre près de
toi, dans cette vie, pour y prendre part à tes douleurs et à tes
joies; je demande un lien qui m'unisse à toi pour toujours dans le
monde des immortels. Me refuseras-tu?

Tandis qu'elle disait ces mots, elle s'était agenouillée et toute
l'expression de sa physionomie s'était transformée, et, si elle était
encore majestueuse, elle n'avait plus rien de sévère: une lumière
divine, comme l'auréole d'un être immortel, illuminait sa beauté
mortelle. Mais j'étais plus disposé à la vénérer avec crainte comme un
ange qu'à l'aimer comme une femme. Après une pause embarrassée, je
balbutiai une réponse évasive qui exprimait ma gratitude et cherchai,
aussi délicatement que je le pus, à lui faire comprendre combien ma
position serait humiliante au milieu de son peuple dans le rôle d'un
mari à qui ne serait jamais accordé le nom de père.

--Mais,--dit Zee,--cette communauté ne constitue pas le monde entier.
Non, et d'ailleurs toutes les populations de ce monde ne font pas
partie de la ligue des Vril-ya. Pour l'amour de toi, je renoncerai à
mon pays et à mon peuple. Nous fuirons ensemble vers quelque région où
tu sois en sûreté. Je suis assez forte pour te porter sur mes ailes à
travers les déserts qui nous en séparent. Je suis assez habile pour
ouvrir un chemin parmi les rochers et y creuser des vallées où nous
établirons notre habitation. La solitude et une cabane avec toi seront
ma société et mon univers. Ou préférerais-tu rentrer dans ton monde,
au-dessus de celui-ci, exposé à des saisons incertaines et éclairé par
ces globes changeants qui, d'après le tableau que tu nous en as tracé,
président à l'inconstance de ces régions sauvages? S'il en est ainsi,
dis un mot, et je t'ouvrirai un chemin pour y retourner, pourvu que je
sois avec toi, quand même je devrais là comme ici n'être l'associée
que de ton âme, ton compagnon de voyage jusqu'au pays où il n'y a plus
ni mort ni séparation.

Je ne pouvais m'empêcher d'être profondément ému par cette tendresse à
la fois si pure et si passionnée; Zee prononçait ces mots d'une voix
qui aurait adouci les plus rudes sons de la plus rude langue. Et,
pendant un instant, il me vint à l'esprit que je pourrais profiter du
secours de Zee pour m'ouvrir une route prompte et sûre vers le monde
supérieur. Mais un moment de réflexion suffit pour me montrer combien
il serait bas et honteux de profiter de tant de dévouement pour
l'entraîner hors d'un pays et d'une famille où j'avais été reçu avec
tant d'hospitalité, vers un autre monde qui lui serait si
antipathique. Je prévoyais bien aussi que, malgré son amour platonique
et spirituel, je ne pourrais renoncer à l'affection plus humaine d'une
compagne moins élevée au-dessus de moi. À ce sentiment de mes devoirs
envers la Gy s'unissait le sentiment de mes devoirs envers mon pays.
Pouvais-je me hasarder à introduire dans le monde supérieur un être
doué d'un pouvoir si terrible, qui pouvait d'un seul mouvement de sa
baguette réduire en moins d'une heure la ville de New-York et son
glorieux Koom-Posh en une pincée de cendres? Si je lui enlevais sa
baguette, sa science lui permettrait facilement d'en construire une
autre; et tout son corps était chargé des éclairs mortels qui armaient
la légère machine. Si redoutable aux cités et aux populations du monde
supérieur, pourrait-elle être pour moi une compagne convenable, au cas
où son affection serait sujette au changement ou empoisonnée par la
jalousie? Ces pensées, qu'il me faut tant de mots pour exprimer,
passèrent rapidement dans mon esprit et décidèrent ma réponse.

--Zee,--dis-je de la voix la plus douce que je pus trouver, et
pressant avec respect mes lèvres sur cette main dans l'étreinte de
laquelle disparaissait ma main captive,--Zee, je ne puis trouver de
mots pour vous dire combien je suis touché et honoré par un amour si
désintéressé et si prêt à tous les sacrifices. Ma meilleure réponse
sera une entière franchise. Chaque pays a ses habitudes. Les habitudes
du vôtre ne me permettent pas de vous épouser; celles de mon pays sont
également opposées à une union entre des races si différentes. D'autre
part, bien que je ne manque pas de courage parmi les miens, ou au
milieu des dangers qui me sont familiers, je ne puis, sans un frisson
d'horreur, penser à construire notre demeure nuptiale dans un si
horrible chaos, où tous les éléments, le feu, l'eau, et les gaz
méphitiques sont en guerre les uns contre les autres; où, tandis que
vous seriez occupée à fendre des rochers ou à verser du vril dans les
lampes, je serais dévoré par un krek, que vos opérations auraient fait
sortir de son repaire. Moi, simple Tish, je ne mérite pas l'amour
d'une Gy si brillante, si docte, si puissante que vous. Non, je ne
mérite pas cet amour, car je ne puis y répondre.

Zee laissa tomber ma main, se redressa, et se détourna pour cacher son
émotion; puis elle glissa sans bruit vers la porte et se retourna sur
le seuil. Tout à coup et comme saisie d'une nouvelle pensée, elle
revint vers moi et me dit tout bas:--

--Tu m'as dit que tu me parlerais avec une entière franchise. Réponds
donc avec une entière franchise à cette question: Si tu ne peux
m'aimer, en aimes-tu une autre?

--Certainement non.

--Tu n'aimes pas la soeur de Taë?

--Je ne l'avais jamais vue avant hier au soir.

--Ce n'est pas une réponse. L'amour est plus prompt que le vril. Tu
hésites. Ne crois pas que la jalousie seule me pousse à t'avertir. Si
la fille du Tur te déclare son amour.... si dans son ignorance elle
confie à son père une préférence qui puisse lui faire supposer qu'elle
te courtisera, il n'aura pas d'autre choix que de demander ta
destruction immédiate, puisqu'il est chargé de veiller au bien de la
communauté, qui ne peut permettre à une fille des Vril-ya de s'unir à
un fils des Tish-a, par un mariage qui ne se borne pas à l'union des
âmes. Hélas! il n'y aurait plus alors d'espoir pour toi. Elle n'a pas
des ailes assez fortes pour t'emporter dans les airs; elle n'est pas
assez savante pour te créer une demeure dans les déserts. Crois-moi,
mon amitié seule parle et non ma jalousie.

Sur ces mots, Zee me quitta. En me rappelant ses paroles je perdis
toute idée de succéder au trône des Vril-ya, j'oubliai toutes les
réformes politiques, sociales et morales que je voulais introduire
comme Monarque Absolu.



XXVI.


Après ma conversation avec Zee, je tombai dans une profonde
mélancolie. La curiosité avec laquelle j'avais étudié jusque-là la vie
et les habitudes de ce peuple merveilleux cessa tout à coup. Je ne
pouvais chasser de mon esprit l'idée que j'étais au milieu d'une race
qui, tout aimable et toute polie qu'elle fût, pouvait me détruire d'un
instant à l'autre sans scrupule et sans remords. La vie pacifique et
vertueuse d'un peuple qui m'avait d'abord paru auguste, par son
contraste avec les passions, les luttes et les vices du monde
supérieur, commençait à m'oppresser, à me paraître ennuyeuse et
monotone. La sereine tranquillité de l'atmosphère même me fatiguait.
J'avais envie de voir un changement, fût-ce l'hiver, un orage, ou
l'obscurité. Je commençais à sentir que quels que soient nos rêves de
perfectibilité, nos aspirations impatientes vers une sphère meilleure,
plus haute, plus calme, nous, mortels du monde supérieur, nous ne
sommes pas faits pour jouir longtemps de ce bonheur même que nous
rêvons et auquel nous aspirons.

Dans cette société des Vril-ya, c'était chose merveilleuse de voir
comment ils avaient réussi à unir et à mettre en harmonie, dans un
seul système, presque tous les objets que les divers philosophes du
monde supérieur ont placés devant les espérances humaines, comme
l'idéal d'un avenir chimérique. C'était un état dans lequel la guerre,
avec toutes ses calamités, était impossible, un état dans lequel la
liberté de tous et de chacun était assurée au suprême degré, sans une
seule de ces animosités qui, dans notre monde, font dépendre la
liberté des luttes continuelles des partis hostiles. Ici, la
corruption qui avilit nos démocraties était aussi inconnue que les
mécontentements qui minent les trônes de nos monarchies. L'égalité
n'était pas un nom, mais une réalité. Les riches n'étaient pas
persécutés, parce qu'ils n'étaient pas enviés. Ici, ces problèmes sur
les labeurs de la classe ouvrière, encore insolubles dans notre monde
et qui créent tant d'amertume entre les différentes classes, étaient
résolus par le procédé le plus simple: ils n'avaient pas de classe
ouvrière distincte et séparée. Les inventions mécaniques, construites
sur des principes qui déjouaient toutes nos recherches, mues par un
moteur infiniment plus puissant et plus gouvernable que tout ce que
nous avons pu obtenir de la vapeur ou de l'électricité, aidées par des
enfants dont les forces n'étaient jamais excédées, mais qui aimaient
leur travail comme un jeu et une distraction, suffisaient à créer une
richesse publique si bien employée au bien commun que jamais un
murmure ne se faisait entendre. Les vices qui corrompent nos grandes
villes n'avaient ici aucune prise. Les amusements abondaient, mais ils
étaient tous innocents. Aucune fête ne poussait à l'ivresse, aux
querelles, aux maladies. L'amour existait avec toutes ses ardeurs,
mais il était fidèle dès qu'il était satisfait. L'adultère, le
libertinage, la débauche étaient des phénomènes si inconnus dans cet
État, que pour trouver même les noms qui les désignaient on eût été
obligé de remonter à une littérature hors d'usage, écrite il y a
plusieurs milliers d'années. Ceux qui ont étudié sur notre terre les
théories philosophiques savent que tous ces écarts étranges de la vie
civilisée ne font que donner un corps à des idées qui ont été
étudiées, mises aux voix, ridiculisées, contestées, essayées
quelquefois d'une façon partielle, et consignées dans des oeuvres
d'imagination, mais qui ne sont jamais arrivées à un résultat
pratique. Le peuple que je décris ici avait fait bien d'autres progrès
vers la perfection idéale. Descartes a cru sérieusement que la vie de
l'homme sur cette terre pouvait être prolongée, non jusqu'à atteindre
ici-bas une durée éternelle, mais jusqu'à ce qu'il appelle l'âge des
patriarches, qu'il fixait modestement entre cent et cent cinquante
ans. Eh bien! ce rêve des sages s'accomplissait ici, était même
dépassé; car la vigueur de l'âge mûr se prolongeait même au delà de la
centième année. Cette longévité était accompagnée d'un bienfait plus
grand que la longévité même, celui d'une bonne santé inaltérable. Les
maladies qui frappent notre race étaient facilement guéries par le
savant emploi de cette force naturelle, capable de donner la vie et de
l'ôter, qui est inhérente au vril. Cette idée n'est pas inconnue sur
la terre, bien qu'elle n'ait guère été professée que par des
enthousiastes ou des charlatans et qu'elle ne repose que sur les
notions confuses du mesmérisme, de la force odique, etc. Laissant de
côté l'invention presque insignifiante des ailes, qu'on a essayées
sans jamais réussir depuis l'époque mythologique, je passe à cette
question délicate posée depuis peu comme essentielle au bonheur de
l'humanité, par les deux influences les plus turbulentes et les plus
puissantes de ce monde, la Femme et la Philosophie. Je veux dire, les
Droits de la Femme.

Les jurisconsultes s'accordent à prétendre qu'il est inutile de
discuter des droits là où il n'existe pas une force suffisante pour
les faire valoir; et sur terre, pour une raison ou pour l'autre,
l'homme, par sa force physique, par l'emploi des armes offensives ou
défensives, peut généralement, quand les choses en viennent à une
lutte personnelle, maîtriser la femme. Mais parmi ce peuple il ne peut
exister aucun doute sur les droits de la femme, parce que, comme je
l'ai déjà dit, la Gy est plus grande et plus forte que l'An; sa
volonté est plus résolue, et la volonté étant indispensable pour la
direction du vril, elle peut employer sur l'An, plus fortement que
l'An sur elle, les mystérieuses forces que l'art emprunte aux facultés
occultes de la nature. Ainsi tous les droits que nos philosophes
féminins sur la terre cherchent à obtenir sont accordés comme une
chose toute naturelle dans cet heureux pays. Outre cette force
physique, les Gy-ei ont, du moins dans leur jeunesse, un vif désir
d'acquérir les talents et la science et, en cela, elles sont
supérieures aux Ana; c'est donc à elles qu'appartiennent les
étudiants, les professeurs, en un mot la portion instruite de la
population.

Naturellement, comme je l'ai fait voir, les femmes établissent dans ce
pays leur droit de choisir et de courtiser leur époux. Sans ce
privilège, elles mépriseraient tous les autres. Sur terre nous
craindrions, non sans raison, qu'une femme, après nous avoir ainsi
poursuivi et épousé, ne se montrât impérieuse et tyrannique. Il n'en
est pas de même des Gy-ei: une fois mariées elles suspendent leurs
ailes, et aucun poète ne pourrait arriver à dépeindre une compagne
plus aimable, plus complaisante, plus docile, plus sympathique, plus
oublieuse de sa supériorité, plus attachée à étudier les goûts et les
caprices relativement frivoles de son mari. Enfin parmi les traits
caractéristiques qui distinguent le plus les Vril-ya de notre
humanité, celui qui contribue le plus à la paix de leur vie et au
bien-être de la communauté, c'est la croyance universelle à une
Divinité bienfaisante et miséricordieuse, et à l'existence d'une vie
future auprès de laquelle un siècle ou deux sont des moments trop
courts pour qu'on les perde à des pensées de gloire, de puissance, ou
d'avarice; une autre croyance ajoute à leur bonheur: persuadés qu'ils
ne peuvent connaître de la Divinité que Sa bonté suprême, du monde
futur que son heureuse existence, leur raison leur interdit toute
discussion irritante sur des questions insolubles. Ils assurent ainsi
à cet État situé dans les entrailles de la terre, ce qu'aucun État ne
possède à la clarté des astres, toutes les bénédictions et les
consolations d'une religion, sans aucun des maux, sans aucune des
calamités qu'engendrent les guerres de religion.

Il est donc incontestable que l'existence des Vril-ya est, dans son
ensemble, infiniment plus heureuse que celle des races terrestres, et
que, réalisant les rêves de nos philanthropes les plus hardis, elle
répond presque à l'idée qu'un poète pourrait se faire de la vie des
anges. Et cependant si on prenait un millier d'êtres humains, les
meilleurs et les plus philosophes qu'on puisse trouver à Londres, à
Paris, à Berlin, à New-York, et même à Boston, et qu'on les plaçât au
milieu de cette heureuse population, je suis persuadé qu'en moins
d'une année ils y mourraient d'ennui, ou essayeraient une révolution
par laquelle ils troubleraient la paix de la communauté et se feraient
réduire en cendres à la requête du Tur.

Assurément je ne veux pas glisser dans ce récit quelque sotte satire
contre la race à laquelle j'appartiens. J'ai au contraire tâché de
faire comprendre que les principes qui régissent le système social des
Vril-ya l'empêchent de produire ces exemples de grandeur humaine qui
remplissent les annales du monde supérieur. Dans un pays où on ne fait
pas la guerre, il ne peut y avoir d'Annibal, de Washington, de
Jackson, de Sheridan. Dans un État où tout le monde est si heureux
qu'on ne craint aucun danger et qu'on ne désire aucun changement, on
ne peut voir ni Démosthène, ni Webster, ni Sumner, ni Wendel Holmes,
ni Butler. Dans une société où l'on arrive à un degré de moralité qui
exclut les crimes et les douleurs, d'où la tragédie tire les éléments
de la crainte et de la pitié, où il n'y a ni vices, ni folies,
auxquels la comédie puisse prodiguer les traits de sa satire comique,
un tel pays perd toute chance de produire un Shakespeare, un Molière,
une Mrs. Beecher Stowe. Mais si je ne veux pas critiquer mes
semblables en montrant combien les motifs, qui stimulent l'activité et
l'ambition des individus dans une société de luttes et de discussions,
disparaissent ou s'annulent dans une société qui tend à assurer à ses
citoyens une félicité calme et innocente qu'elle présume être l'état
des puissances immortelles; je n'ai pas non plus l'intention de
représenter la république des Vril-ya comme la forme idéale de la
société politique, vers laquelle doivent tendre tous nos efforts. Au
contraire, c'est parce que nous avons si bien combiné, à travers les
siècles, les éléments qui composent un être humain, qu'il nous serait
tout à fait impossible d'adopter la manière de vivre des Vril-ya, ou
de régler nos passions d'après leur façon de penser; c'est pour cela
que je suis arrivé à cette conviction: Ce peuple, qui non seulement a
appartenu à notre race, mais qui, d'après les racines de sa langue, me
paraît descendre de quelqu'un des ancêtres de la grande famille
Aryenne, source commune de toutes les civilisations de notre monde; ce
peuple qui, d'après ses traditions historiques et mythologiques, a
passé par des transformations qui nous sont familières, forme
maintenant une espèce distincte avec laquelle il serait impossible à
toute race du monde supérieur de se mêler. Je crois de plus que, s'ils
sortaient jamais des entrailles de la terre, suivant l'idée
traditionnelle qu'ils se font de leur destinée future, ils
détruiraient pour la remplacer la race actuelle des hommes.

Mais, dira-t-on, puisque plus d'une Gy avait pu concevoir un caprice
pour un représentant aussi médiocre que moi de la race humaine, dans
le cas où les Vril-ya apparaîtraient sur la terre, nous pourrions être
sauvés de la destruction par le mélange des races. Tel espoir serait
téméraire. De semblables mésalliances seraient aussi rares que les
mariages entre les émigrants Anglo-Saxons et les Indiens Peaux-Rouges.
D'ailleurs, nous n'aurions pas le temps de nouer des relations
familières. Les Vril-ya, en sortant de dessous terre, charmés par
l'aspect d'une terre éclairée par le soleil, commenceraient par la
destruction, s'empareraient des territoires déjà cultivés, et
détruiraient sans scrupules tous les habitants qui essayeraient de
résister à leur invasion. Quand je considère leur mépris pour les
institutions du Koom-Posh, ou gouvernement populaire, et la valeur de
mes bien-aimés compatriotes, je crois que si les Vril-ya
apparaissaient d'abord en Amérique, et ils n'y manqueraient pas,
puisque c'est la plus belle partie du monde habitable, et disaient:
«Nous nous emparons de cette portion du globe; citoyens du Koom-Posh,
allez-vous-en et faites place pour le développement de la race des
Vril-ya,» mes braves compatriotes se battraient, et au bout d'une
semaine il ne resterait plus un seul homme qui pût se rallier au
drapeau étoilé et rayé des États-Unis.

Je voyais fort peu Zee, excepté aux repas, quand la famille se
réunissait, et elle était alors silencieuse et réservée. Mes craintes
au sujet d'une affection que j'avais si peu cherchée et que je
méritais si peu se calmaient, mais mon abattement augmentait de jour
en jour. Je mourais d'envie de revenir au monde supérieur; mais je me
mettais en vain l'esprit à la torture pour trouver un moyen. On ne me
permettait jamais de sortir seul, de sorte que je ne pouvais même
visiter l'endroit par lequel j'étais descendu, pour voir s'il ne me
serait pas possible de remonter dans la mine. Je ne pouvais pas même
descendre de l'étage où se trouvait ma chambre, pendant les Heures
Silencieuses, quand tout le monde dormait. Je ne savais pas commander
à l'automate qui, cruelle ironie, se tenait à mes ordres, debout
contre le mur; je ne connaissais pas les ressorts par lesquels on
mettait en mouvement la plate-forme qui servait d'escalier. On m'avait
volontairement caché tous ces secrets. Oh! si j'avais pu apprendre à
me servir des ailes, dont les enfants se servaient si bien, j'aurais
pu m'enfuir par la fenêtre, arriver aux rochers, et m'enlever par le
gouffre dont les parois verticales refusaient de supporter un pas
humain.



XXVII.


Un jour, pendant que j'étais seul à rêver tristement dans ma chambre,
Taë entra par la fenêtre et vint s'asseoir près de moi. J'étais
toujours heureux des visites de cet enfant, dans la société duquel je
me sentais moins humilié que dans celle des Ana, dont les études
étaient plus complètes et l'intelligence plus mûre. Comme on me
permettait de sortir avec lui et que je désirais revoir l'endroit par
lequel j'étais descendu dans le monde souterrain, je me hâtai de lui
demander s'il avait le temps de m'accompagner dans une promenade à la
campagne. Sa physionomie me parut plus sérieuse que de coutume, quand
il me répondit:--

--Je suis venu vous chercher.

Nous fûmes bientôt dans la rue et nous n'étions pas loin de la maison,
quand nous rencontrâmes cinq ou six jeunes Gy-ei, qui revenaient des
champs, avec des corbeilles pleines de fleurs, et chantaient en choeur
en marchant. Une jeune Gy chante plus qu'elle ne parle. Elles
s'arrêtèrent en nous voyant, s'approchèrent de Taë avec une gaieté
familière, et de moi avec cette galanterie polie qui distingue les
Gy-ei dans leurs rapports avec le sexe faible.

Et je puis dire ici que, malgré la franchise de la Gy quand elle
courtise un An, rien dans ses manières ne peut être comparé aux
manières libres et bruyantes de ces jeunes Anglo-Saxonnes, auxquelles
on accorde l'épithète distinguée de _fast_ (à la mode), vis-à-vis des
jeunes gens pour lesquels elles ne professent pas le moindre amour.
Non: la conduite des Gy-ei envers les Ana en général ressemble
beaucoup à celle des hommes très bien élevés, dans les salons de notre
monde supérieur, envers une femme qu'ils respectent, mais à laquelle
ils ne font pas la cour; respectueux, complimenteurs, d'une politesse
exquise, ce que l'on peut appeler chevaleresques.

Sans doute je fus un peu embarrassé par les nombreuses politesses par
lesquelles ces jeunes et courtoises Gy-ei s'adressaient à mon
amour-propre. Dans le monde d'où je venais, un homme se serait trouvé
offensé, traité avec ironie, et _blagué_ (si un mot d'argot aussi
vulgaire peut être employé sur l'autorité des romanciers populaires
qui s'en servent aussi librement), quand une jeune Gy fort jolie me
fit compliment sur la fraîcheur de mon teint, une autre sur le choix
des couleurs de mes vêtements, une troisième, avec un timide sourire,
sur les conquêtes que j'avais faites à la soirée d'Aph-Lin. Mais je
savais déjà que de tels propos étaient ce que les Français appellent
des banalités, et ne signifiaient, dans la bouche des jeunes filles,
que le désir de déployer cette aimable galanterie que sur la terre la
tradition et une coutume arbitraire ont réservée au sexe mâle. Et, de
même que, chez nous, une jeune fille bien élevée et habituée à de
pareils compliments, sent qu'elle ne peut sans inconvenance y répondre
ou en paraître trop charmée, de même moi, qui avais appris les bonnes
manières chez un des Ministres de ce peuple, je ne pus que sourire et
prendre un air gracieux en repoussant avec timidité les compliments
dont on m'accablait. Pendant que nous causions ainsi, la soeur de Taë
nous avait aperçus, paraît-il, d'une des chambres supérieures du
Palais Royal, car elle arriva bientôt près de nous de toute la vitesse
de ses ailes.

Elle s'approcha de moi et me dit, avec cette inimitable déférence, que
j'ai appelée chevaleresque, et pourtant avec une certaine brusquerie
de ton que Sir Philip Sidney aurait traitée de rustique dans la bouche
d'une personne qui s'adressait au sexe faible:--

--Pourquoi ne venez-vous jamais nous voir?

Pendant que je délibérais sur la réponse à faire à cette question
inattendue, Taë dit promptement et d'un ton sévère:--

--Ma soeur, tu oublies que l'étranger est du même sexe que moi. Il
n'est pas convenable pour nous, si nous voulons conserver notre
réputation et notre modestie, de nous abaisser à courir après ta
société.

Ce discours fut reçu avec des marques d'approbation par toutes les
Gy-ei présentes; mais la soeur de Taë parut déconcertée. Pauvre
enfant!.... et une Princesse encore!

En ce moment une ombre passa entre le groupe et moi; en me retournant,
je vis le magistrat principal s'avancer vers moi de ce pas tranquille
et majestueux particulier aux Vril-ya. En le regardant, je fus saisi
de la même terreur que lors de ma première rencontre avec lui. Sur son
front, dans ses yeux, il y avait ce même je ne sais quoi
indéfinissable qui me faisait reconnaître en lui une race qui devait
être fatale à la nôtre; cette même expression étrange de sérénité
exempte de tous les soucis et de toutes les passions ordinaires; on y
lisait la conscience d'un pouvoir suprême et ce mélange de pitié et
d'inflexibilité qu'on trouve chez un juge qui prononce un arrêt. Je
frissonnai et, m'inclinant, je serrai le bras de Taë et m'éloignai
sans rien dire. Le Tur se plaça sur notre chemin, me regarda un
instant sans parler, puis tourna tranquillement ses regards vers sa
fille, et, avec un salut grave adressé à elle et aux autres Gy-ei,
passa au milieu du groupe et s'éloigna sans avoir prononcé un mot.



XXVIII.


Quand Taë et moi nous fûmes seuls sur la grande route qui s'étend
entre la cité et le gouffre par lequel j'étais descendu dans ce monde
privé de la clarté du soleil et des étoiles, je dis à demi-voix:--

--Mon cher enfant, mon ami, il y a dans la physionomie de votre père
quelque chose qui m'effraye. Il me semble voir la mort en contemplant
sa sereine tranquillité.

Taë ne répondit pas tout de suite. Il semblait agité et paraissait se
demander par quels mots il pourrait m'adoucir une mauvaise nouvelle.

--Personne ne craint la mort parmi les Vril-ya,--dit-il enfin.--La
craignez-vous?

--La crainte de la mort est innée dans l'âme des hommes de ma race.
Nous pouvons en triompher à la voix du devoir, de l'honneur, ou de
l'amour. Nous pouvons mourir pour une vérité, pour notre patrie, pour
ceux qui nous sont plus chers que nous-mêmes. Mais, si la mort me
menace ici, maintenant, où sont les motifs qui peuvent contrebalancer
la terreur qui accompagne l'idée de la séparation du corps et de
l'âme?

Taë parut surpris, et sa voix était pleine de tendresse quand il me
répondit:--

--Je rapporterai à mon père ce que vous venez de me dire. Je le
supplierai d'épargner votre vie.

--Il a donc décrété ma mort?

--C'est la faute ou la folie de ma soeur,--dit Taë, avec quelque
pétulance.--Elle a parlé ce matin à mon père, et après leur
conversation, il m'a fait appeler, comme chef des enfants chargés de
détruire les êtres qui menacent la communauté, et il m'a dit: «Prends
ta baguette de vril, et va chercher l'étranger qui t'est devenu cher.
Que sa fin soit prompte et exempte de douleur.»

--Et,--dis-je en tremblant et en m'éloignant de l'enfant,--c'est donc
pour m'assassiner que vous m'avez emmené à la campagne? Non, je ne
puis le croire. Je ne puis vous croire capable d'un tel crime!

--Ce n'est pas un crime de tuer ceux qui menacent les intérêts de
l'État; ce serait un crime de détruire le moindre petit insecte qui ne
nous ferait aucun mal.

--Si vous voulez dire que je menace les intérêts de l'État parce que
votre soeur m'honore de cette sorte de préférence qu'un enfant peut
montrer pour un jouet singulier, il n'est pas nécessaire pour cela de
me tuer. Laissez-moi retourner vers le peuple que j'ai quitté, par le
gouffre qui m'a permis d'entrer dans votre monde. Avec un peu d'aide
de votre part, j'en puis venir à bout. Grâce à vos ailes vous pourrez
attacher la corde, que vous avez sans doute gardée, au rocher qui m'a
servi pour descendre. Faites cela, je vous en prie; aidez-moi à
remonter à l'endroit d'où je suis venu, et je disparaîtrai de votre
monde pour toujours et aussi sûrement que si j'étais mort.

--Le gouffre par lequel vous êtes descendu?.... Regardez; nous sommes
juste à l'endroit où il s'ouvrait. Que voyez-vous?.... Le roc solide
et compact. Le gouffre a été fermé par les ordres d'Aph-Lin, aussitôt
que des rapports furent établis entre vous et lui, pendant votre
sommeil, et qu'il apprit de votre propre bouche ce qu'est le monde
d'où vous veniez. Ne vous souvenez-vous pas du jour où Zee me pria de
ne pas vous questionner sur vous-même ou sur votre pays? En vous
quittant, ce jour-là, Aph-Lin m'aborda et me dit: «Il ne faut laisser
aucun chemin ouvert entre le monde de l'étranger et le nôtre, ou les
malheurs et les chagrins du sien pourraient descendre parmi nous.
Prends avec toi les enfants de ta bande, frappez les parois de la
caverne de vos baguettes de vril jusqu'à ce que la chute des rochers
ferme toute issue par laquelle la clarté de nos lampes puisse être
aperçue.»

Pendant que l'enfant parlait, je regardais avec effroi les rocs noirs
qui se dressaient devant mes yeux.

D'énormes masses irrégulières de granit, montrant par des taches de
feu où elles avaient été frappées, s'élevaient du sol à la voûte de la
caverne, pas une crevasse!

--Tout espoir est donc perdu,--murmurai-je en m'asseyant sur le bord
de la route,--et je ne reverrai plus le soleil.

Je me couvris la figure de mes deux mains et je priai Celui dont
j'avais si souvent oublié la présence sous ce ciel qui manifeste sa
puissance. Je sentis qu'il était présent dans les profondeurs de la
terre et au milieu du monde des tombeaux. Je relevai les yeux, calmé
et fortifié par ma prière, et, regardant l'enfant avec un tranquille
sourire, je lui dis:--

--Si tu dois me tuer, frappe maintenant.

Taë secoua doucement la tête.

--Non,--dit-il,--l'ordre de mon père n'est pas si absolu qu'il ne me
laisse aucun choix. Je lui parlerai et peut-être pourrai-je te sauver.
Quelle étrange chose que tu aies cette crainte de la mort que nous
pensions être le partage des êtres inférieurs, auxquels la
connaissance d'une autre vie n'est pas accordée. Chez nous les enfants
même n'ont pas cette peur. Dis-moi, mon cher Tish,--continua-t-il
après un moment de silence,--redouterais-tu moins de passer de cette
forme de vie à la forme qu'on trouve de l'autre côté de cet instant
qu'on appelle la mort, si je t'accompagnais dans ce voyage? Si tu le
désires, je demanderai à mon père qu'il me soit permis de te suivre.
Je suis de ceux qui doivent émigrer un jour, quand ils seront en âge
de le faire, dans un pays inconnu. Je partirais aussi volontiers pour
les régions inconnues de l'autre monde. La Bonté Suprême est aussi
présente dans celui-là que dans celui-ci. Où ne la trouve-t-on pas?

--Enfant,--dis-je en voyant à la figure de Taë qu'il parlait
sérieusement,--tu commettrais un crime en me tuant; mais celui que je
commettrais ne serait pas moindre si je te disais: Donne-toi la mort.
La Bonté Suprême choisit son moment pour nous donner la vie et pour
nous la reprendre. Partons. Si après que tu auras parlé à ton père, il
décide ma mort, fais-le-moi savoir aussitôt que tu le pourras, afin
que je puisse m'y préparer.

Nous retournâmes à la ville, ne conversant que par intervalles et à
bâtons rompus. Nous ne pouvions nous comprendre l'un l'autre et
j'éprouvais pour le bel enfant à la douce voix, qui marchait à mes
côtés, le même sentiment qu'éprouve un condamné à mort en marchant à
côté du bourreau qui le conduit à l'échafaud.



XXIX.


Vers le milieu des Heures Silencieuses, qui forment les nuits des
Vril-ya, je fus réveillé du sommeil agité auquel je venais seulement
de m'abandonner, par une main posée sur mon épaule. Je tressaillis;
Zee était debout à mes côtés.

--Chut!--dit-elle à voix basse,--que personne ne nous entende.
Penses-tu que j'aie cessé de veiller sur toi parce que je n'ai pu
obtenir ton amour? J'ai vu Taë. Il n'a rien obtenu de son père qui
avait déjà conféré avec les trois sages qu'il appelle en conseil
lorsque quelque question l'embarrasse, et par leur conseil il a
ordonné que tu sois mis à mort à l'heure où le monde se réveille. Je
veux te sauver. Lève-toi et habille-toi.

En disant ces mots, Zee me montra, sur une table près de mon lit, les
vêtements que je portais à mon arrivée et que j'avais échangés contre
le costume plus pittoresque des Vril-ya. La jeune Gy se dirigea alors
vers la fenêtre et sortit sur le balcon, pendant que tout étonné je
passais rapidement mes vêtements. Je la rejoignis sur le balcon; son
visage était pâle et rigide. Elle me prit par la main et me dit
doucement:--

--Vois comme l'art des Vril-ya a brillamment illuminé ce monde.
Demain, il sera obscur pour moi.

Sans attendre ma réponse, elle me ramena dans la chambre, puis dans le
corridor, et nous descendîmes dans le vestibule. Nous passâmes le long
des rues désertes et de la route qui conduisait aux rochers. Dans ce
monde où il n'y a ni jour, ni nuit, les Heures Silencieuses sont d'une
solennité inexprimable, tant la vaste étendue illuminée par l'art des
mortels est dénuée de tout bruit, de tout signe de vie. Malgré la
légèreté de nos pas, le bruit qu'ils faisaient semblait choquer
l'oreille et troubler l'harmonie de l'universel repos. Je devinais que
Zee, sans me le dire, s'était décidée à m'aider à retourner vers le
monde supérieur et que nous nous dirigions vers le lieu où j'étais
descendu. Son silence me gagnait et m'empêchait de parler. Nous
approchions du gouffre. Il avait été rouvert; il ne présentait pas, il
est vrai, le même aspect qu'au moment de ma descente, mais, au milieu
du mur massif que m'avait montré Taë, on avait frayé un nouveau
passage, et le long de ses flancs carbonisés brillaient encore
quelques étincelles; de petits tas de cendres se refroidissaient en
tombant. Je ne pouvais cependant en levant les yeux pénétrer
l'obscurité que jusqu'à une faible hauteur; je demeurais épouvanté, me
demandant comment je pourrais accomplir cette difficile ascension.

Zee devina ma pensée.

--Ne crains rien,--dit-elle, avec un faible sourire,--ton retour est
assuré. J'ai commencé ce travail avec les Heures Silencieuses et quand
tout le monde dormait. Sois sûr que je ne me suis pas arrêtée jusqu'à
ce que la route te fût ouverte. Je t'accompagnerai encore un peu de
temps. Nous ne nous séparerons que lorsque tu me diras:--Va, je n'ai
plus besoin de toi.

Mon coeur tressaillit de remords à ces mots.

--Ah!--m'écriai-je,--que je voudrais que tu fusses de ma race ou que
je fusse de la tienne, je ne dirais jamais: Je n'ai plus besoin de
toi!

--Sois béni pour ces paroles, je m'en souviendrai quand tu seras
parti,--me répondit tendrement la Gy.

Pendant ce court dialogue, Zee s'était détournée, le corps incliné et
la tête penchée sur sa poitrine. Elle se releva alors de toute sa
hauteur et se plaça devant moi. Elle avait allumé le cercle qui
entourait sa tête et il étincelait comme une couronne d'étoiles. Son
visage, tout son corps, et l'atmosphère environnante étaient éclaires
par la lumière de ce diadème.

--Maintenant,--dit-elle,--passe tes bras autour de moi, pour la
première et la dernière fois. Allons, courage, et attache-toi
fermement à moi.

Tandis qu'elle parlait, ses vêtements se gonflèrent, ses ailes
s'étendirent. Je me serrai contre elle et elle m'emporta au travers du
terrible gouffre. La lumière étoilée de sa couronne éclairait les
ténèbres autour de nous. Le vol de la Gy s'élevait, doux et puissant,
comme celui d'un ange qui s'envole vers le ciel emportant une âme
qu'il vient d'arracher à la mort.

Enfin j'entendis à distance le murmure des voix humaines, le bruit du
travail humain. Nous fîmes halte sur le sol d'une des galeries de la
mine, et au delà je voyais briller de loin en loin la lumière faible
et pâle des lampes de mineurs. Je relâchai mon étreinte. La Gy
m'embrassa sur le front, avec passion, mais comme une mère pourrait le
faire, et me dit, pendant que les larmes coulaient de ses yeux:--

--Adieu pour toujours. Tu ne veux pas me laisser entrer dans ton
monde, tu ne pourras jamais revenir dans le nôtre. Avant que les miens
aient secoué le sommeil, les rochers se seront refermés et ne seront
rouverts ni par moi, ni par personne, avant des siècles dont on ne
peut encore prévoir le nombre. Pense à moi quelquefois avec tendresse.
Quand j'atteindrai la vie qui s'étend au delà de cette courte portion
de la durée, je te chercherai. Là aussi, peut-être, la place assignée
à ton peuple sera séparée de moi par des rochers et des gouffres, et
peut-être n'aurai-je plus le pouvoir de m'ouvrir un chemin pour te
retrouver comme j'en ai ouvert un pour te perdre.

Elle se tut. J'entendis le bruit de ses ailes, semblable à celui que
font les ailes du cygne, et je vis les rayons de feu de son diadème
disparaître dans l'obscurité.

Je m'assis un moment, rêvant avec tristesse; puis je me levai et me
dirigeai lentement vers l'endroit où j'entendais des voix. Les mineurs
que je rencontrai m'étaient étrangers et d'une autre nation que la
mienne. Ils se retournèrent pour me regarder avec quelque surprise,
mais voyant que je ne pouvais leur répondre dans leur langue, ils se
remirent à l'ouvrage et me laissèrent passer sans plus m'inquiéter.
Enfin j'arrivai à l'ouverture de la mine, sans être troublé par
d'autres questions, si ce n'est par un surveillant qui me connaissait
et qui heureusement était trop occupé pour causer avec moi. J'eus soin
de ne pas retourner à mon premier logement, où je n'aurais pu échapper
aux questions, et où mes réponses auraient paru peu satisfaisantes. Je
regagnai sain et sauf mon pays, où je suis depuis longtemps
paisiblement établi; je me lançai dans les affaires, d'où je me suis
retiré, il y a trois ans, avec une fortune raisonnable. Je n'ai guère
eu l'occasion ou la tentation de raconter les voyages et les aventures
de ma jeunesse. J'ai été, comme tant d'autres, déçu dans mes
espérances d'amour et de bonheur domestique; souvent, dans la solitude
de mes nuits je pense à la jeune Gy et je me demande comment j'ai pu
repousser un tel amour, de quelques périls qu'il me menaçât, de
quelques difficultés qu'il fût entouré. Seulement, plus je pense à un
peuple qui se développe lentement dans des régions qui s'étendent hors
de notre vue et sont regardées comme inhabitables par les sages de
notre terre, à cette puissance qui dépasse toutes nos forces
combinées, et à ces vertus qui deviennent de plus en plus contraires à
notre vie politique et sociale, à mesure que notre civilisation fait
des progrès, plus je prie Dieu que des siècles s'écoulent avant
l'apparition de nos inévitables destructeurs. Cependant mon médecin
m'ayant dit franchement que j'étais atteint d'une maladie qui, sans me
faire beaucoup souffrir, sans me faire sentir ses progrès, peut à tout
moment m'être fatale, j'ai cru que mon devoir envers mes semblables
m'obligeait à écrire ce récit pour les avertir de la venue de la Race
Future.

FIN.





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