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Title: La Robe brodée d'argent
Author: Maryan, M., 1847-1927
Language: French
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A LA MÊME LIBRAIRIE


DU MÊME AUTEUR:

=* La Maison de Famille=, 1 vol. in-12                   3 »
=* Une Dette d'honneur=, 1 vol. in-12                    3 »
=* Le Secret de Solange=, 1 vol. in-12                   3 »
=* Une Cousine pauvre=, 1 vol. in-12                     3 »
=La Cousine Esther=, 1 vol. in-12                        2 »
=L'Hôtel Saint-François=, 1 vol. in-12                   2 »
=Primavera=, 1 vol. in-12                                2 »
=Anne de Valmoët=, 1 vol. in-12                          2 »
=* La Feuilleraie=, 1 vol. in-12                         3 »
=Un Portrait de Famille=, 1 vol. in-12                   2 »
=Les Tuteurs de Mérée=, 1 vol. in-12                     2 »
=* Le Mystère de Kerhir=, 1 vol. in-12                   3 »
=* Le Pont sur l'Oiselle=, 1 vol. in-12                  3 »
=* Odette=, 1 vol. in-12                                 3 »
=* Le Roman d'une Héritière=, 1 vol. in-12               3 »
=* Le Prieuré=, 1 vol. in-12                             3 »
=* Les Chemins de la Vie=, 1 vol. in-12                  3 »
=* Le Roman d'un Médecin de campagne=, 1 vol. in-12      3 »
=* Annunziata=, 1 vol. in-12                             3 »
=* Marcia de Laubly=, 1 vol. in-12                       3 »
=La Fortune des Montligné=, 1 vol. in-12                 2 »
=Clémentine de la Fresnaye=, 1 vol. in-12                2 »
=Mademoiselle de Kervallez=, 1 vol. in-12                2 »
=Les Pupilles de Tante Claire=, 1 vol. in-12             2 »
=* L'Épreuve de Minnie=, 1 vol. in-12                    3 »
=* Le Mariage de Monique=, 1 vol. in-12                  3 »
=* Mariage civil=, 1 vol. in 12                          3 »
=* Une Faute=, 1 vol. in-12                              3 »
=Cœurs bretons=, 1 vol. in-12                            3 »
=* Le Diamant bleu=, 1 vol. in-12                        3 »
=* Chimères=, 1 vol. in-12                               3 »
=* La Pupille du Colonel=, 1 vol. in-12                  3 »
=* Une Tâche=, 1 vol. in-12                              3 »
=* Jumelles=, 1 vol. in-12                               3 »
=Lady Frida=, 1 vol. in-12                               2 »

_Pour recevoir chacun de ces volumes_ franco, _il suffit d'en envoyer le
prix en mandat-poste ou en timbres français, à_ M. Henri Gautier,
_éditeur, 55, quai des Grands-Augustins, à Paris_.

_Ajouter 0 fr. 50 pour recevoir, reliés en toile bleue et tranches
marbrées, les volumes marqués * qui font partie de la_ «Bibliothèque de
ma Fille».



M. MARYAN


LA
ROBE BRODÉE
D'ARGENT

[Illustration]

PARIS

=LIBRAIRIE BLÉRIOT=

HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR

55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55

1913



LA ROBE BRODÉE D'ARGENT



CHAPITRE I

LANDRY DESMOUTIERS A SÉVERIN DE SALLES


«Je ne date pas ma lettre, mon cher ami. D'abord, j'ignore l'orthographe
du hameau perdu où je vais dormir ce soir; puis, tu ne pourrais pas en
prononcer le nom semi-barbare.

»Ah! Séverin, quels jours je vis! Quelles impressions vraiment neuves,
inattendues, dans l'enivrante solitude de ce voyage, et l'entraînante
vitesse de mon incomparable auto!

»Quand je pense que ma chère mère croyait m'avoir fait connaître la
Bretagne! Aussi bien la trouvais-je un peu banale et décevante dans ses
villes, et même dans les sites célèbres envahis par les touristes. Mais
je l'ai découverte, la vraie, la sauvage, l'indomptable, la
mélancolique, la charmeuse! Je l'ai découverte dans ses chemins bordés
de chênes et de genêts qui, effleurés par l'auto, font pleuvoir sur moi
des feuilles vertes et des fleurs d'or,--sur ses grèves solitaires où la
mer, bleu d'azur ou vert d'émeraude, est toujours agitée dans sa noire
ceinture de rochers,--dans les villages perdus d'où s'élancent des
clochers en dentelle,--et surtout, peut-être, je l'ai reconnue et saluée
sur les pentes arides des monts d'Arrez.

»Voici deux jours que j'erre en tous sens sur ces plateaux où souffle
librement une brise âpre, dans le dédale vraiment désolé de ces vallées
où croît seul l'ajonc épineux, sur les croupes arrondies de ces
collines, sur la terre brune desquelles pousse un thym maigre et ras,
brûlé par le vent et le soleil. La vue est incomparable dans sa
tristesse: au-delà des cimes rondes et nues qui moutonnent autour de
moi, c'est, d'un côté, la mer sans bornes; de l'autre, la sombre chaîne
des Montagnes Noires. Çà et là, la silhouette grise d'une chapelle, une
chaumière isolée.... Je passe des heures sans apercevoir une figure
humaine; mais quelle note pittoresque offrent les rares passants! Tantôt
c'est un paysan vêtu de bure brune, conduisant un attelage de ces petits
chevaux alertes, infatigables, qui prennent leur nom de ces montagnes
mêmes; tantôt c'est une femme à la coiffe monastique, qui, effrayée de
voir l'auto, rassemble comme des poussins les petits sauvages aux
cheveux de lin qui s'ébattent sur la route.

»Point d'arbres, partant, point d'oiseaux, si ce n'est un vol de
corbeaux s'enlevant, très noirs, sur le ciel gris perle. Un silence
impressionnant, une pauvreté grandiose, une indicible mélancolie....

»J'ai laissé mon chauffeur à Morlaix, et je jouis indiciblement. Ce
n'est pas trop de ce cadre immense, de ce désert, pour la vie qui
déborde en moi. Jamais, mon ami, je ne connaîtrai d'impressions plus
enivrantes que celles qui m'envahissent dans cette liberté de mon
être....

»Eh! oui, je me sens libre pour la première fois. Ma pauvre mère!...
Certes, elle vit de mon bonheur, de mes désirs, et me gâte comme le plus
aimé des fils. Et cependant, je ne le voudrais dire qu'à toi: j'ai, en
la quittant, ressenti cette impression de liberté que je me reproche
comme une ingratitude. J'avais soif de solitude, soif de n'être plus
étouffé par cette tendresse oppressive, cette influence que je reconnais
sage et douce, que je subis volontairement, mais qui arrête l'essor de
ma personnalité. Pour calmer mes remords, je me dis que je lui
reviendrai plus aimant, et qu'elle jouira de constater le développement
opéré dans mon être pendant ces jours où je pense seul, où j'agis seul,
où je ne suis plus uniquement le fils soumis d'une mère trop tendre,
mais un homme entrant vraiment dans la vie avec des espoirs, des rêves,
des plans personnels, et toutes les responsabilités qu'il regarde en
face, et qui ne troublent point ses secrètes énergies.

»Le jour tombe, et mon encre est si pâle que je vois à peine ce que
j'écris. Ma chambre est rustique à souhait: blanchie à la chaux, avec un
lit entouré de calicot, une table boiteuse et deux chaises de paille. De
la cuisine, qui sert de salle commune, montent les effluves de mon
souper: lard aux pommes de terre et crêpes de blé noir. Pour loger mon
auto, on a débarrassé une grange, et un groupe d'enfants déguenillés,
assemblés sur la route, contemplent l'étonnante machine, qui est pour
eux un peu sorcière. Je me sens perdu dans ce monde nouveau, fruste,
sauvage, dont je n'entends pas même le rude dialecte. Tout semble faire
de nous des races différentes, et cependant un lien sympathique me
rattache à ce peuple austère, dont je pressens la grandeur, filon d'or
dans le granit.

»Mon vieux Séverin!... J'ai parfois du remords de chanter devant toi mes
chansons de jeunesse, de te dire crûment tout ce que j'espère, tout ce
que j'attends de cette vie qui t'a été, à toi, si inclémente....

»Je serais prêt, cependant, à sympathiser avec ta douleur si tu voulais
la dire. Je n'ose pas toucher à la blessure que tu dérobes; mais il faut
que tu saches que je te plains, que je t'aime, que je suis tout prêt à
partager ton fardeau, si tu y trouvais du soulagement.... Peut-être me
regardes-tu encore, toi aussi, comme un enfant. C'est vrai que tu es
plus âgé que moi, et plus intelligent; c'est vrai aussi que tu as été
mûri par ton deuil et ta souffrance. Et cependant, notre amitié demeure,
à l'étonnement des gens superficiels. C'est à toi, mon ami plus vieux,
plus sage, plus triste, que je vais instinctivement chaque fois que je
veux m'épancher, et tu vois que je t'écris ce soir mes enthousiasmes, à
toi qui as cependant vu l'Europe entière, et épuisé toutes les
impressions de voyage.

»Bonsoir, Séverin. Un _pillawer_ (marchand de chiffons), vêtu de bure
brune, va porter ma lettre au prochain village, parmi le chargement de
bols coloriés qu'il livre aux ménagères, en échange de leurs loques. Je
te le redis, ton souvenir m'est très cher dans cette solitude, et il me
semble que j'aime plus que jamais la jolie maman qui, à cette heure,
rêve à moi dans le tiède confort de son petit salon, sous les regards
graves de mes ancêtres les conseillers et les sénéchaux, et de mes
grand'mères en fraises empesées ou en justins de brocart.»



II


L'auto, de sa souple et rapide allure, parcourait sans but les stériles
vallées dans lesquelles le soc de la charrue heurte des fragments de
roc, gravissait les pentes tapissées de thym et de maigre bruyère,
sillonnait les routes tracées parmi les touffes d'ajonc.

Landry allait à l'aventure, se dirigeant sur les villages isolés dont
les clochers à jours enchâssaient des trèfles ou des losanges de ciel
bleu ou gris. Parfois, il descendait vers les petites villes austères
aux pignons rayés de poutres, aux murs de granit, ou dans les gros
bourgs qui, une fois par semaine, les jours de marché, sortaient de leur
paix engourdie. Il errait parmi les paysans, curieux de leurs mœurs et
de leurs coutumes, admirant les ostensoirs brodés sur les vestes de
Cast, les grands cols de mousseline et les coiffes relevées de Pleyben,
les bonnets brodés des tout petits. Il s'endurcissait bravement à la
pauvreté des auberges, à la rusticité des _couettes_ de balle d'avoine.
Il lui semblait que son corps et son esprit se trempaient dans cette vie
primitive, tandis que son imagination s'imprégnait d'une poésie âpre et
forte, enivrante comme l'odeur du thym sur la montagne balayée par le
vent. Que d'heures passées sur ces pentes désertes, sur ces sommets
brûlés de soleil! L'auto, comme un monstre au repos, demeurait sur la
route, et Landry se grisait d'air pur et de silence. Il y a tant de
voix charmantes dans les âmes jeunes!... Tantôt il contemplait au loin
la mer mouvante; tantôt il cherchait ses clochers de prédilection à
travers la brume légère qui, presque continuellement, flottait sur les
vallées. Souvent aussi, les yeux clos, dans un rêve passionnant, il
évoquait le passé de cette terre de légendes. Au crépuscule, quand les
grandes ombres des nuages se reflétaient sur la bruyère, quand la brise
prenait des accents plaintifs, il eût volontiers attendu l'apparition
des korrigans et des poulpiquets venant danser en rond sur la colline,
et transformer en un or suspect et fatal les petites grappes sèches des
bruyères. Il eût été presque disposé à reconnaître, dans les vapeurs
blanches montant des gorges, les lavandières de nuit tordant les
linceuls des morts. Mais lorsque la première étoile perçait la voûte
assombrie du ciel, et que la lumière douce de la lune prêtait à ce
paysage austère une beauté nouvelle et fantastique, c'était le souvenir
des vieux saints qui s'offrait à lui. Quel charme dans ces figures à la
fois tendres et fortes! Il croyait les voir, abordant ces rivages dans
leur auge de pierre ou sur les plis étendus de leur manteau, s'enfonçant
dans les forêts ou gravissant les collines, prêchant les rudes
sectateurs des druides, assouplissant à l'amour du Christ ces cœurs
sauvages, dans lesquels ils savaient découvrir le filon d'incroyable
tendresse qui caractérise la race bretonne.

Jaloux de sa liberté et de sa solitude, il continuait à consigner son
chauffeur à Morlaix. Il conduisait bien, manquant seulement un peu de
prudence. Grisé de mouvement, il demandait à la machine souple et docile
de véritables tours de force et une vitesse vertigineuse.

Mais ce fut très beau de mener pendant quinze jours, sans accidents, ce
train exagéré.

Un charbonnier, vêtu de ce pittoresque costume de bure que Landry avait
photographié à plusieurs reprises, passait au pied du mont Saint-Michel,
conduisant sa voiture chargée de sacs et de fagots d'ajonc, lorsqu'il
vit sur la bruyère nue et déserte une machine en détresse. Il laissa son
attelage sur la route, et gravit la pente. La voiture n'était pas seule
endommagée: son propriétaire gisait à quelque distance, sans mouvement.

Le paysan, de stupeur, laissa tomber sa courte pipe de terre, et
marmotta, en breton, quelques paroles peu tendres sur les autos qui
commençaient à envahir le pays, à effrayer les chevaux et les vaches, à
causer des dommages et des accidents; mais il s'approcha du jeune
chauffeur, et le souleva avec des précautions dont on n'eût pas cru
capables ses grandes mains rudes. Il n'y avait à portée de secours
d'aucune espèce, pas même un filet d'eau. S'étant assuré que Landry
respirait encore, le charbonnier courut à la voiture, et, ayant fouillé
les coffres et les poches intérieures, trouva une petite gourde à demi
pleine de cognac. Quelques frictions sur les tempes, quelques gouttes du
breuvage glissées entre les lèvres firent aussitôt ouvrir les yeux au
jeune homme. D'abord étourdi, un peu égaré, il reprit conscience de ce
qui était arrivé, et constata qu'il n'avait aucune fracture,
l'élasticité du sol tapissé de lichens et de thym ayant amorti sa chute.
Il se hâta d'examiner l'auto. Un pneu avait éclaté, et l'explosion qui
s'était produite l'avait projeté à quelques pas, sans connaissance.

Le paysan ne parlait pas français. Il cherchait à expliquer ses
intentions bienveillantes, montrait la machine, puis étendait le bras
vers la vallée. Mais tout cela était lettre morte pour Landry, dont la
mimique désespérée n'était, d'ailleurs, pas mieux comprise. Il savait
qu'il n'y avait pas de mécanicien aux environs; il fallait télégraphier
à son chauffeur, et faire descendre la voiture jusqu'à la gare la plus
proche. Mais ses contusions le faisaient souffrir et, quand il voulut
marcher, il lui sembla que les montagnes l'enserraient dans une ronde
fantastique, tandis que ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui.

Le paysan le prit par le bras et lui montra sa charrette. Les chevaux
essayaient patiemment, sans y réussir, de tondre l'herbe courte qui
liserait la route. Renonçant à d'autres explications, le charbonnier
prit Landry dans ses bras comme s'il eût été un enfant, et le jucha sur
un sac, tandis que lui-même se plaçait à la tête de ses chevaux et
reprenait le chemin de son village.

Si las et si étourdi que fût Landry, il était encore capable de sentir
le côté comique de sa situation, mais non pas de s'en amuser.
Profondément mortifié de devoir abandonner sur la bruyère son auto à
demi brisé et de s'en aller, jeté sur un sac de charbon, vers un inconnu
à tout prendre peu réjouissant, il se promit de ne faire connaître ni à
sa mère, ni à son cousin Séverin, l'incident désagréable qui donnerait
une triste idée de sa prudence ou de son habileté. Et ce fut dans une
disposition d'esprit singulièrement assombrie qu'il descendit la
montagne gravie, quelques heures auparavant, avec tant d'entrain et
d'enivrement.

C'était cependant l'heure qu'il aimait: la fin du jour. L'odeur du thym
devenait plus pénétrante sous la brise qui s'élevait. Le ciel était
coloré des nuances les plus riches. Les nuages ourlés d'or offraient des
aspects étranges, changeant à toute minute. C'étaient des villes
fantastiques, avec des bastions, des murs crénelés; c'étaient, l'instant
d'après, des montagnes, des frondaisons, de profondes vallées, puis des
lacs aux pâles reflets verts, avec les îles gris perle, des rivages
accidentés, et, au loin, des lueurs d'incendie. Tout cela se reflétait
sur la montagne. La petite chapelle de Saint-Michel se détachait en
sombre sur un fond d'or, et la bruyère s'irradiait de lueurs pourpres,
tandis que, sur les pentes et au loin, sur la mer, les grandes ombres
des nuages gris semblaient étendre des bras gigantesques, ou des ailes
immenses et mouvantes. Et au-dessous, un brouillard froid montait de la
vallée, déjà envahie par le crépuscule, ouatant les contours, rendant
imprécises et tremblantes les silhouettes des clochers, et laissant à
peine distinguer les reflets d'acier d'une rivière lointaine où s'était,
tantôt, miré le soleil.

Les couleurs du ciel pâlirent; le pourpre s'effaça en un rose et en un
lilas très doux, l'ombre gagna même les sommets où s'était attardée la
lumière, et au zénith, qui devenait d'un bleu sombre, une étoile
s'alluma.

Le rustique équipage continuait à descendre d'une lente allure, le pas
égal du charretier ne se lassant point. Semblant indifférent au site
désolé comme aux splendeurs du soleil couchant, il ne se retournait même
pas vers l'étranger qu'il avait recueilli. Il semblait à Landry qu'il
allait s'enfonçant dans la nuit. Une heure avait passé, lui paraissant
terriblement longue. Les sommets dont il s'éloignait se dressaient
maintenant très sombres, très sévères, et au-dessous de lui, à travers
les lacets de la route, il entrevoyait vaguement, comme au fond d'un
abîme, un amas de toits d'ardoise et de chaume, du milieu desquels
s'élançait un clocher aigu.

Alors, quelques arbres rabougris se montrèrent sur les talus, avec des
haies d'ajoncs limitant de maigres champs d'orge ou de blé noir. Puis
des chaumières parurent sur la route; Landry pouvait encore distinguer
leurs portes au cintre de pierre. L'une d'elles avait des murs égayés de
roses trémières d'un rouge profond, et de tournesols flamboyants.

Landry était venu deux ou trois fois dans ce village. Un dimanche, il
avait entendu la grand'messe dans l'église gothique datant du XVe
siècle, où un jubé de pierre bleue finement découpée lui avait causé des
distractions. Il éprouvait déjà un soulagement à la pensée de pouvoir
parler français à l'aubergiste ou au recteur, lorsque la charrette, se
détournant de la grande route, prit un chemin de traverse et s'éloigna
du village.

Landry se souleva sur son dur coussin, et pria le conducteur de le
laisser descendre. Mais un flot de paroles bretonnes l'arrêta, tandis,
que d'un geste assuré, le paysan étendait son fouet vers une masse
sombre, à peu de distance. C'était un bouquet d'arbres relié à une
avenue, et à côté duquel s'élevaient des toits d'ardoise et une mince
tourelle en poivrière.

Landry reprit espoir et patience. Quelques minutes après, la charrette
s'engageait dans la rustique avenue creusée d'ornières et bordée
d'ajoncs, puis s'arrêtait devant une grille de bois derrière laquelle la
nuit ne laissait distinguer que confusément des bâtiments irréguliers,
un toit monumental, et le sommet pointu de la tourelle.

Il voulut descendre; mais maintenant, il ressentait de vives douleurs.
Le paysan, cependant, s'était dirigé à travers la cour jusqu'à la
maison. Il en revint presque immédiatement, accompagné d'un homme de
haute taille, portant une veste de paysan et un chapeau rond entouré
d'un ruban de velours.

--Un accident d'automobile? dit-il en français, s'adressant à Landry.

--Oh! quel soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre! s'écria
celui-ci. Ce brave homme m'a été très secourable, mais nous ne nous
entendions pas.... Voulez-vous, mon ami, lui demander de me conduire à
l'auberge, où j'ai hâte de trouver un lit, quel qu'il soit?

--Yvon Magadec a fait preuve d'intelligence en vous amenant chez moi,
dit le nouveau venu avec une courtoisie mêlée de dignité. Je suis le
maire de Lanrouara, et comme un de mes fils possède un auto, il a pensé
que je pourrais vous venir en aide mieux qu'un autre.

Tout ceci avait été dit en bon français, bien que d'une voix rude et
avec un fort accent breton. Un peu confus de la liberté avec laquelle il
avait appelé «mon ami» le premier fonctionnaire de l'endroit, Landry
balbutia des excuses, puis renouvela sa demande d'être conduit à
l'auberge.

--Le meilleur lit de Seïzan Lecoz ne vous reposerait guère, après une
pareille secousse. Puisque Yvon vous a conduit chez moi, faites-moi le
plaisir d'y rester, au moins jusqu'à demain.... Yvon, aide mon hôte à
descendre, ajouta-t-il en breton.

Avant que Landry eût pu protester, il le reçut comme un bébé des bras
robustes du charbonnier, et le porta, tout étourdi, dans une chambre
sombre, tout en demandant, d'une voix de stentor, qu'en apportât «des
chandelles».

Ce fut, en effet, une longue et mince chandelle de suif qui fit son
apparition dans un chandelier de cuivre, tenu à bout de bras par une
vieille paysanne en coiffe d'indienne lilas. Cette faible lumière ne
suffisait pas à dissiper les ténèbres de la chambre inconnue où se
trouvait Landry; il put seulement soupçonner qu'elle était différente de
ce qu'il s'était attendu à trouver d'après le costume et les allures de
son hôte.

--Je voudrais dédommager le brave homme qui m'a conduit ici de la peine
qu'il a prise, dit-il, et du détour qu'il a fait pour m'amener dans
votre maison hospitalière, Monsieur....

--C'est juste, dit le maire laconiquement.

Et il appela de sa forte voix:

--Yvon Magadec!

Le charretier parut à la porte, s'essuyant les lèvres sur sa manche de
bure; il venait évidemment de prendre sa part de l'hospitalité du maire.

--Voulez-vous, Monsieur, lui dire que je le remercie mille fois, et que
je lui serai obligé d'accepter ceci?...

Il avait ouvert son porte-monnaie, et tendait deux pièces au paysan.
Celui-ci les prit simplement, en portant la main à son chapeau, et
quitta la chambre avec le maire.

Si ce n'eussent été les meurtrissures qui lui donnaient l'impression
d'avoir le corps brisé, et l'espèce de vide qu'il sentait au cerveau,
Landry eût trouvé l'aventure pittoresque. Ses yeux s'accoutumaient à
l'obscurité; il distinguait les poutres du plafond, les lambris qui
revêtaient les murs, et, parmi les meubles très simples, des objets
qu'il ne se serait pas attendu à trouver là, tels qu'un piano et un
harmonium.

Le maire reparut, et, à la lueur d'une autre chandelle qu'il tenait à la
main, Landry put distinguer ses traits accentués, burinés par les rides,
mais singulièrement beaux et distingués. Il portait une veste à basques
longues, ornée de petits boutons noirs, et ouverte sur une chemise
blanche. Point de gilet, mais une ceinture de coton à carreaux blancs et
lilas faisant plusieurs fois le tour de ses reins. Il n'avait point
quitté son chapeau, de dessous lequel tombaient sur son col des mèches
de cheveux gris ayant une tendance à boucler.

--Mes nièces sont au sermon, dit-il, et je le regrette, parce qu'elles
s'entendent mieux que la vieille Marianna à recevoir un étranger. Mais
il y a toujours des draps au lit de la chambre d'amis. Êtes-vous capable
de monter un étage, ou faut-il que je vous porte? Vous ne pesez pas
lourd, et mes bras sont encore solides.

Landry n'eût voulu pour rien au monde accepter de tels services d'un
vieillard.

Dominant sa souffrance, il suivit son hôte dans un escalier en pierre
assez large, entre deux murs de granit, et qui lui sembla interminable.
A droite et à gauche du palier, s'étendaient de sombres corridors.
Presque à l'entrée de l'un d'eux, le maire ouvrit une porte. Cette fois,
c'étaient deux bougies placées dans des flambeaux d'argent, qui
éclairaient la «chambre d'amis». Landry vit un grand lit à courtines
fanées, dont les couvertures rabattues laissaient voir des draps de
neige, puis des meubles anciens assez confortables.

--On va vous apporter un bouillon et un verre de vieux vin, dit le
maire. Il vaut mieux faire diète après une chute. Yvon m'a dit que vous
n'avez ni fracture, ni entorse. S'il y a lieu, demain, on fera chercher
un médecin à Brasparlz ou à Pleyben. Mais pour le moment, le mieux est
de vous coucher.

--Comment vous remercier! dit Landry, dont les yeux se mouillèrent de
larmes juvéniles. Recevoir ainsi un inconnu, un étranger!

--Je ne sais pas si vous êtes ou non un chrétien, Monsieur, répondit
brusquement le vieillard; mais si vous avez jamais appris votre
catéchisme, vous devez savoir que, parmi les œuvres de miséricorde que
chacun de nous doit accomplir à l'occasion, il est recommandé d'exercer
l'hospitalité.

--J'ai été élevé en chrétien, répondit Landry, et je sais aussi que la
reconnaissance est un devoir.... J'ai une chère et tendre mère,
Monsieur.... C'est la première fois que je la quitte, car j'ai fait près
d'elle mon temps de soldat; et elle vous aura une profonde gratitude
quand elle saura quelle réception j'ai trouvée ici.... Mais je dois au
moins vous dire mon nom: Landry Desmoutiers.

--Moi je suis, je crois vous l'avoir dit, maire de ma commune,--un
paysan, d'ailleurs, comme vous pouvez le constater. Si cela vous
intéresse, je m'appelle Alain de Coatlanguy. Ma famille n'est pas la
première qui ait subi les vicissitudes des temps. Cette maison, qui a
été un manoir, est depuis plus de cent ans une ferme, et le sang des
vieux seigneurs s'est mêlé à celui de nos paysans bretons.... Allons,
dormez en paix, et demain vous me direz où est votre bagage, et ce
qu'il faut faire de votre automobile.

Il refermait la porte; il se ravisa:

--Il y a de l'eau bénite au chevet de votre lit; ma nièce Loïzik en met
tous les samedis.

Un instant après, la vieille servante apporta un bol de bouillon et une
bouteille de vin convenablement tapissée de toiles d'araignées. Elle
murmura un bonsoir en breton, puis referma la porte. Landry se trouvait
seul.



III


C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept
heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de
l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre,
bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares
intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de
moisissure qui caractérise les vieilles maisons.

Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de
la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au
plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois
couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot
d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert
aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux
panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de
curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps
vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois
noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux
d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une
croix.

Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son
nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il
n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de
mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son
maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter
avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture
rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces
quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui
avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui
laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le
séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai
d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce
tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se
sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce
qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi
ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme
de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa
chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait
récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les
collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur
des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles
rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le
grand lit que rendait douillet une _couette_ de plumes à l'ancienne
mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri,
moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard
athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et,
avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine
abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.

...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et
il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave
des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens,
ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre
les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement
lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.

--Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.

On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante,
se fit entendre derrière la porte:

--Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à
la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.

Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore
douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié
remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.

--Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte.
Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre
s'est arrêtée dans ma chute.

--Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre
déjeuner, ou voulez-vous descendre?

--Je descends... Mille grâces!

Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements
demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La
fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable
nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette
lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait la masse des
arbres de l'avenue, richement teintés de pourpre et d'or. Puis, en
disposition joyeuse, il descendit l'escalier de pierre, et chercha à
retrouver la chambre où il avait été introduit la veille. Comme il
hésitait devant plusieurs portes closes, une lueur ardente attira son
regard, elle venait d'une vaste cuisine, et remplissait un âtre immense
où une marmite était suspendue. Au-dessus des fagots enflammés, une
large plaque de fer, luisante de beurre, était posée, et la vieille
Marianna faisait des crêpes. Avec sa robe de bure, son col de mousseline
étroit, épinglé sur son cou ridé, sa petite coiffe serrée sur ses
tempes, elle était singulièrement pittoresque. Et le cadre dans lequel
elle était placée eût tenté un peintre flamand.

La cuisine occupait toute la largeur de la maison; l'une de ses fenêtres
à petits carreaux donnait sur la cour, l'autre sur un potager sans
clôture, qui dévalait le long d'une pente, et laissait voir un horizon
immense de champs, de landes, de collines. Aux poutres enfumées
pendaient les objets les plus divers: lard fumé, guirlandes d'oignons,
paquets de chandelles, touffes flétries d'herbes de la Saint Jean. Une
table flanquée de bancs la traversait dans une partie de sa longueur,
et, dans un angle, le lit clos de Marianna se dressait, noir et luisant,
laissant voir, par une étroite ouverture, sa courte-pointe à fleurs
rouges. Sur le manteau de l'énorme cheminée, il y avait des pots
d'étain, une rangée de chandeliers de cuivre, et, à la place d'honneur,
une antique Vierge en faïence coloriée, au manteau semé d'étoiles. Des
dressoirs grossiers supportaient une vaisselle pittoresque, à grosses
fleurs, et des cuillers de bois. Enfin, sur les murs enfumés s'étalaient
des ustensiles de cuivre rouge, qui réfléchissait à l'envi les lueurs du
feu et la lumière du soleil.

Marianna était sourde, et elle ne se retourna point au bruit des pas de
Landry. Mais, comme il commençait a être embarrassé de son personnage,
il entendit derrière lui la même voix douce et chantante qui lui avait
parlé derrière la porte.

--Voulez-vous entrer dans la salle, Monsieur? Je vais vous servir votre
déjeuner.

--Vraiment, je ne puis consentir à vous donner cette peine!
balbutia-t-il, embarrassé.

Il avait devant lui une paysanne vêtue à peu près comme Marianna, du
costume de Carhaix ou de Huelgoat: corsage ajusté, petit col de
mousseline, coiffe serrée, cachant un grand chignon arrondi; seulement,
la robe était de drap fin, le tablier de taffetas noir, et la coiffe
laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, encadrant un visage sans
beauté, mais agréable. Une chaîne sautoir, en or, soutenait une montre
placée dans la _piècette_, ou bavette du tablier.

Landry, mis en garde par la conversation de la veille avec le maire,
devina qu'il avait devant lui une des jeunes filles de la maison. Son
hôte avait, en effet, parlé de ses nièces.

La jeune fille ouvrit la porte de la «salle», pièce d'apparat qui
servait, pour les étrangers, de salon et de salle à manger. Une grande
table carrée en occupait le milieu. Il s'y trouvait des bahuts sculptés
de forme disgracieuse, mais d'un travail ancien et soigné, des sièges
très divers de styles, puis le piano et l'harmonium entrevus la veille.

Landry se sentit embarrassé lorsqu'il vit la jeune fille ouvrir un des
bahuts pour y prendre une tasse. Il s'avança pour l'aider; mais, à ce
moment, la voix chevrotante de Marianna se fit entendre. Bien qu'elle
parlât breton, Landry comprit le sens de ses paroles en la voyant
désigner d'un geste les préparatifs qu'elle aussi avait faits en vue du
déjeuner du «Monsieur». Il s'aperçut alors, à travers le corridor, qu'un
couvert était dressé sur la longue table de la cuisine.

--De grâce, Mademoiselle, s'écria-t-il, ne m'infligez pas la
mortification d'être servi par vous! Je vois que votre servante a eu la
bonne idée de me traiter en hôte familier, et j'apprécie, croyez-le, le
charme très pittoresque de cette belle cuisine.... Si vous saviez la vie
rustique que j'ai menée, dans les auberges des montagnes d'Arrez!

La jeune fille se mit à rire, et n'insista point.

--Moi aussi, dit-elle, j'aime bien à déjeuner dans la cuisine, et nous y
dînons, même, quand nous sommes seuls....

Elle allait et venait, avec une certaine grâce de mouvements, complétant
les préparatifs du déjeuner, apportant la _moche_ de beurre frais, le
pain de ménage; puis, invitant Landry à s'asseoir, elle versa le café
fumant, et s'assit elle-même sur le banc, de l'autre côté de la table.
Il la regardait, tout en beurrant ses tartines, et s'étonnait, en face
de ce type inconnu et insoupçonné.

On ne pouvait dire que Loïzik fût _distinguée_; mais elle paraissait
telle, en opposition avec son costume de paysanne. Ses mains brunes
n'avaient pas, évidemment, l'habitude des gants. Évidemment aussi, elles
accomplissaient des besognes de ménagère; cependant, ni la forme ni
l'épiderme n'étaient altérés par des travaux trop rudes. Le français
qu'elle parlait était pur, bien que marqué d'accent breton. Ce n'était
sans doute pas à l'école du village qu'elle avait pris ces tours
corrects ni ces aperçus bornés, mais justes, sur les choses en dehors de
sa simple vie. Elle n'était pas positivement timide: elle donnait
l'impression d'une personne habituée à dominer dans sa sphère, et elle
semblait trouver naturel d'être traitée avec égard et respect par ce
jeune homme élégant, dont les raffinements de politesse la troublaient
toutefois secrètement.

Landry eut bientôt appris qu'elle avait été élevée dans un couvent, puis
qu'elle était revenue près de son oncle, qui lui tenait lieu de père.

--N'ai-je pas entendu M. de Coatlanguy parler de ses nièces? Avez-vous
une sœur, Mademoiselle?

--Non, malheureusement, et Léna n'est même pas ma cousine: elle est, la
propre nièce de mon oncle, une Coatlanguy, tandis que je tiens, moi, à
la famille de sa femme.

--Et elle a été élevée comme vous, au couvent?

--Oh! oui, de même que les fils de mon oncle sont allés au collège.

--Et cependant, ils cultivent la terre?

Il regretta d'avoir dit ces paroles, en voyant rougir la jeune fille.

--L'un d'eux est avec mon oncle, l'autre est notaire à
Châteauneuf-du-Faou.... Pourquoi les cultivateurs ne profiteraient-ils
pas des bienfaits de l'instruction, monsieur? Cela les rend plus aptes à
comprendre les affaires, et aussi à servir leur pays. Et puis, c'est une
jouissance, de savoir....

--Oh! sans doute! Et il faut des vues très nobles, des motifs très
désintéressés pour faire des études classiques sans le but immédiat
d'une carrière déterminée....

--Mon cousin Goulven succédera un jour à son père à la mairie, dit la
jeune fille, baissant les yeux pour cacher l'éclair de plaisir qui
venait d'y briller. Il mène une campagne acharnée pour éloigner d'ici
les mauvais journaux, les doctrines perverses.... Il aime aussi la
terre, Monsieur.... Il a déjà mis en culture des arpents de lande et de
bruyère....

Elle s'interrompit en voyant entrer son oncle, et elle se leva avec un
empressement qui témoignait d'habitudes de respect très patriarcales
pour le chef de la famille.

Au grand jour, le maire était plus brun, plus ridé; noueux comme un
chêne, la force éclatait dans ses membres encore bien proportionnés. Ses
cheveux gris étaient lisses et soignés, et sa chemise d'un éclat
irréprochable.

--On vous a laissé dormir? C'est le meilleur remède, dit-il en souriant.
Je vois que vous déjeunez de bon appétit.... Continuez, pendant que nous
traiterons de vos affaires. Que désirez-vous de moi? En quoi puis-je
vous être utile?

--Je voudrais envoyer un télégramme à mon chauffeur, afin qu'il amène un
mécanicien de Morlaix. On trouvera bien ici des chevaux pour conduire la
machine à la prochaine gare?

--Sans doute. Et vous? Je vous observe depuis un moment, et je crois que
vous êtes plus meurtri que vous ne voulez le paraître.... Vous êtes
blanc comme une demoiselle, et vous retenez une plainte quand vous
faites un mouvement.

--Ce n'est rien, puisque je peux marcher. J'ai fait mon année de
service, Monsieur, et je suis endurci, dit Landry en souriant.

--N'importe; si vous voulez suivre le conseil d'un homme qui n'est
habitué ni à s'écouter, ni à trop ménager les autres, vous prendrez un
ou deux jours de repos avant d'aller surveiller les réparations de votre
auto. D'où venez-vous?

--De Ber-ar-lane.

--Vous n'êtes pas difficile, mon jeune Monsieur, si vous vous êtes
contenté de la maison de la mère Lehouarn.... Puisque vous êtes ici,
restez vous reposer deux ou trois jours; il serait imprudent de partir
dans l'état où vous êtes.

--C'est trop de bonté, s'écria Landry, et je crains vraiment
d'abuser....

--Quand j'invite les gens, c'est que cela me convient, interrompit le
maire d'un ton brusque; mais je n'ai pas l'habitude de les garder malgré
eux, et si vous préférez partir, ma voiture est à votre disposition.

Cette petite aventure, l'imprévu de cette situation, la nouveauté de ce
milieu, tout cela semblait trop charmant à Landry pour qu'il refusât une
offre si hospitalière.

--Alors, vous restez, c'est arrangé. Vous êtes chez vous, et nous, nous
irons à nos affaires comme si vous n'étiez pas là.... Où est Léna?

--Elle travaille au bourg, aux oriflammes des Sœurs.... C'est demain la
procession du Rosaire, dit Loïzik, se tournant vers Landry. Comme notre
église est célèbre dans le pays, on y vient de loin, et.... je porte la
Vierge, ajouta-t-elle, rougissant de plaisir.

--Je serai ravi de voir une de vos processions! s'écria Landry, de plus
en plus satisfait.

--Allons, Loïzik, à l'ouvrage! interrompit le maire. Monsieur, vous
pourrez vous reposer à votre aise, à moins que vous ne vouliez aller au
jardin. A midi, le dîner sonnera... Mais d'abord, écrivez votre dépêche;
un de mes pâtours ira la porter au bureau.

Landry entra, pour rédiger un télégramme, dans le «bureau», pièce
sombre, encombrée de paperasses et de registres, où se traitaient les
détails de l'exploitation.

--Voulez-vous des livres, Monsieur? demanda Loïzik de sa voix traînante.

Sur sa réponse affirmative, elle ouvrit devant lui un des bahuts du
salon, et lui montra du geste des rangées de livres de prix.

Il en choisi deux ou trois au hasard, pour ne pas la mortifier, et
remonta dans sa chambre, d'où il découvrait la cour, l'avenue, et un
ciel de ce gris doux qu'il avait appris à aimer sur les monts d'Arrez.
Il n'ouvrit pas les livres. Il aurait dû écrire à sa mère, et il se
demandait dans quelle mesure il lui ferait part de son accident, quelle
édition abrégée il en pourrait donner, et enfin sous quel aspect il lui
présenterait son séjour dans cette ferme-manoir. Elle concevrait des
inquiétudes immédiates, elle le rappellerait ou viendrait le
retrouver... Et il voulait, lui, poursuivre le cours de cette amusante
excursion, boire seul et à longs traits l'ivresse de son
indépendance....

Midi sonna avant qu'il eût pris une plume; et cependant, sur sa table,
une main attentive avait éparpillé du papier mauve, des enveloppes, et
un porte-plume en nacre, portant écrits ces mots, en minuscules lettres
bleues: _Souvenir de Sainte-Anne d'Auray_.

Une grande cloche fut mise en branle sous sa fenêtre, et presque
aussitôt il entendit dans la cour un bruit de sabots. Il descendit, et
vit les domestiques et les journaliers, en habit de travail, se presser
dans la cuisine, remplie des vapeurs d'une succulente soupe aux choux.
Les crêpes rissolaient sur la poêle, et les écuelles s'alignaient sur la
table avec des pichets pleins d'eau. Mais en face, la porte de la
«salle» était ouverte, et la famille, réunie autour de la table carrée,
n'attendait évidemment que lui.

En effet, dès qu'il eut passé le seuil, Loïzik lui montra sa place avec
un petit sourire familier, tandis que le maire ôtait son chapeau et
commençait le _Benedicite_. Aussitôt l'_amen_ répondu, il replaça le
feutre lourd sur sa tête, et désigna à Landry un jeune homme qu'il
n'avait point encore aperçu.

--Mon fils Goulven... Tout à l'heure, vous verrez ma nièce Léna, ou
Hélène, si l'on veut, et vous connaîtrez alors tous les habitants du
Coatlanguy, dit-il en plongeant une cuiller d'argent dans une soupière
ventrue, pleine de la même soupe aux choux qu'on servait aux
travailleurs.

Dans la famille du maire, les jeunes filles étaient évidemment
considérées comme sans importance. Aucune d'elles ne tenait la place de
maîtresse de la maison; c'était Goulven qui s'asseyait en face de son
père, et celui-ci plaça Landry à sa droite.

Goulven de Coatlanguy était grand et robuste comme le maire; mais il
n'avait pas, comme lui, un type aristocratique conservé à travers des
générations, malgré les alliances nombreuses contractées avec des races
à la fois plus rudes et plus humbles. Il était, lui aussi, habillé en
paysan, avec une extrême propreté. Lui aussi parlait un français
absolument pur, avec le même accent dur et chantant qu'avaient son père
et sa cousine. Il semblait intelligent et s'intéressa aux réponses que
lui fit Landry au sujet de son accident et de son auto.

Mais, tout en parlant, les regards de Landry se portaient
involontairement sur la place vacante en face de lui. Le maire aussi la
regardait, et Loïzik se hâta de prévenir les signes de mécontentement
qui devenaient visibles sur sa figure.

--Mon oncle, les Sœurs auront retenu Léna jusqu'à l'_Angelus_, dit-elle,
et, même en courant, il y a bien six minutes de la maison d'école au
manoir...

Elle parlait encore lorsqu'une voix gaie résonna dans l'allée.

--Ne me grondez pas, oncle Alain! Nous avons collé des lettres dorées
sur cinquante oriflammes! Il y en aura même pour les garçons, et je....

Elle s'interrompit, confuse, s'apercevant de la présence de l'étranger,
qu'elle avait oubliée, et s'arrêtant sur le seuil tandis que Landry se
levait précipitamment.

--Ne vous dérangez pas, ce n'est que Léna, dit le maire avec un sourire
presque doux à l'adresse de la nouvelle venue. Allons, Lénik, mange vite
ta soupe, tu bavarderas après.

La jeune fille, intimidée, se glissa à sa place d'un pas souple, mais
d'une allure effarouchée, et, dépliant sa serviette, en passa le coin
dans la bavette de son tablier.

Elle aussi était vêtue en paysanne, mais son costume était plus riche,
et surtout plus seyant que celui de sa cousine. Elle portait, elle, la
coiffe de dentelles aux ailes légères des Fouesnantaises. Le grand col
empesé à la paille s'étalait sur ses épaules élégantes, en dégageant son
cou à peine bruni. De dessous la coiffe, un épais chignon châtain clair,
bien lissé, retombait sur la nuque, tandis que, de ses bandeaux,
s'échappaient des frisures légères, accompagnant à ravir le plus joli
visage qu'eut jamais vu Landry.

--On voit bien que tu as couru et que tu as été au grand vent! dit
Goulven d'un air mécontent. Voilà encore tes cheveux qui recommencent à
s'échapper.

Une vive rougeur couvrit les joues de Léna, et elle jeta un regard
rapide sur Landry, tandis que, levant ses mains fines et légèrement
dorées, elle essayait de remettre de l'ordre parmi les boucles rebelles.
Elle rencontra le regard du jeune homme, si rempli d'une involontaire
admiration, qu'elle rougit encore davantage, tout en répondant d'un air
de reproche à son cousin.

--Je ne puis changer la nature de mes cheveux, Goulven....

Sa voix était plus harmonieuse que celle de sa cousine, et son accent
moins prononcé.

--Tu pourrais les cacher sous ta coiffe, comme faisaient ta tante et les
jeunes filles de son temps, dit le maire secouant la tête.

Le visage de Léna exprima un si vif effroi, que son oncle lui-même
sourit.

--Oui, oui, reprit-il, nos Bretonnes d'autrefois, les vraies, cachaient
leurs cheveux à la manière des religieuses, et ne se souciaient pas de
paraître jolies, mais d'être sages et vertueuses. Et les anciennes
estampes montrent notre reine Anne elle-même sans un cheveu sur son
grand front bombé.

--Le temps a marché, depuis Anne de Bretagne, dit Léna avec une
inflexion douce et moqueuse, et les reines d'aujourd'hui ne porteraient
pas les coiffes d'antan!

Le maire s'adressa à Landry, sans cesser de manger avec lenteur sa soupe
aux choux. Il demeurait un peu éloigné de la table, et se penchait en
avant, à la mode paysanne.

--Nous sommes encore quelques-uns, dit-il, qui prétendons conserver les
coutumes et le costume du pays. Le costume garde l'esprit breton, comme
la robe de moine garde le religieux. Il conserve avec lui beaucoup
d'autres choses: notre belle langue, qui se prête mal aux déclamations
révolutionnaires et aux revendications modernes, nos usages, qui sont
sains et respectables, nos qualités physiques elles-mêmes, et, si je
puis le dire, une part d'attachement à la religion. Le Breton qui aime
son costume et ses habitudes n'émigrera pas vers les villes, où l'on
perd trop souvent la santé et la foi. La Bretonne qui respecte les
traditions de sa mère et conserve les atours chastes, des aïeules, sera
moins vaniteuse, moins coquette et moins dépensière que d'autres. Et
comme il souffle chez nous un vent dangereux de changement et de
prétendu progrès, il est bon que les plus instruits et les plus riches
donnent l'exemple. J'ai gardé à ce sol maints bras robustes parce que je
cultive ma terre, et beaucoup de filles sont restées honnêtes et bonnes
ménagères parce que mes nièces portent une coiffe et font leur beurre...

Landry l'écoutait, intéressé. Le regard de Goulven reflétait des idées
toutes semblables à celles de son père, et une joyeuse approbation se
lisait sur le frais visage de Loïzik. Seule, Léna demeurait secrètement
hostile, bien que le respect auquel elle était pliée ne lui permît pas
de discuter les paroles de son oncle.

--Ceux du pays, reprit le maire, posant sa lourde cuiller d'argent dans
son assiette vide, parlent de m'envoyer quelque jour à la Chambre.... Et
pourquoi pas, s'il n'y en a pas de meilleur? dit-il, regardant son hôte
avec une expression de défi.

Mais comme il ne vit sur la figure du jeune homme qu'une attention
sympathique dénuée de surprise, il continua plus doucement:

--Eh bien! si je vais jamais là-bas, ce sera avec ma veste et mon
chapeau rond, comme mon vieil ami Soubigou, qui siégea des années dans
notre costume, et qui fut respecté de tous. Je leur montrerai, moi
aussi, qu'un vrai Breton reste immuable, et que non seulement ses
principes et ses idées, mais encore les sages coutumes qu'il tient de
ses pères sont comme le granit de son sol....

--J'admire de tout mon cœur cette fidélité! s'écria Landry, et je fais
des vœux pour qu'on voie de nouveau le costume breton sous les voûtes du
Palais-Bourbon... Je le souhaite d'autant plus, qu'un homme de votre
valeur trouverait dans une situation législative des objets et des
occupations mieux en rapport avec son éducation et son intelligence....

--Que dites-vous là? s'écria brusquement le maire. Croyez-vous donc que
l'agriculture n'offre pas un aliment suffisant à l'activité et à
l'intelligence? Améliorer ce sol, atténuer la pauvreté de cette race,
lui conserver ses forces vives, c'est un but, cela, et digne d'un homme!

--Oh! certes! répliqua Landry, de plus en plus intéressé par la sphère
inconnue qui lui était révélée. Mais, même au point de vue du bien à
faire, votre cadre n'est-il point restreint? Les soins domestiques, par
exemple, suffisent-ils toujours aux aspirations des jeunes femmes et des
jeunes filles élevées comme celles des villes?

Un sourire paisible errait sur les lèvres de Loïzik, qui échangea un
regard avec Goulven, tandis que Léna baissait les yeux.

--Mon jeune Monsieur, dit le vieux paysan avec la même brusquerie, nous
ne sommes pas en ce monde pour satisfaire les fantaisies de notre
imagination, mais tout simplement pour servir Dieu. Or, on le sert
surtout là où il vous a placé. Sauf certaines exceptions, il est bon, il
est sage de rester à l'endroit que la Providence a choisi pour nous. On
ne transplante guère les arbres sans dommage; le sol qui nourrit les
chênes n'est pas clément aux palmiers, ni les climats exotiques aux
bruyères. Il y a partout du bien à faire; l'âme d'un paysan vaut celle
d'un prince ou d'un savant, et Dieu même a enseigné que ce que l'on
fait «à l'un de ces petits» est fait à lui-même.... Mais je vais vous
ennuyer de mes théories.... Quand je parle de mon pays, je radote un
peu.... Si ce n'est pas indiscret de vous le demander, dites-nous ce que
vous faites, et où vous habitez.

Landry sourit, et répondit de bonne grâce qu'il habitait Paris, avec une
mère veuve dont il était l'unique fils; qu'il venait de faire son
service militaire, et qu'il allait achever son doctorat, puis se faire
inscrire au barreau. Ceci lui attira une spéciale sympathie de la part
du maire, qui gardait de sa race maternelle un respect marqué pour les
hommes de loi.

La conversation prit ensuite un tour général, Landry s'émerveilla de
voir ces deux hommes au courant de la politique, des plus récentes
découvertes scientifiques, des publications sérieuses.

L'enthousiasme, auquel sa nature était prédisposée, s'éveillait en lui.
Il admirait ces vies cachées, mais utiles, fertilisantes, ces
intelligences un peu frustes qui, enchaînées à un labeur modeste, ne se
désintéressaient point de ce qui touchait l'humanité. Il trouvait
superbes cet attachement au sol, ce mépris de l'opinion, cette fidélité
à d'antiques et respectables coutumes, et il se proposait de faire
partager son enthousiasme à son ami Séverin, et même à sa mère, demeurée
facile à émouvoir.

Dans son admiration exaltée, il pensait que M. de Coatlanguy et son fils
étaient certes les égaux, en intelligence, des gens qu'il avait
fréquentés jusque-là, et qu'ils les dépassaient en valeur morale. Et
combien Loïzik et Léna, différaient des jeunes filles banales, toutes
pareilles en apparence, un peu émancipées, un peu fin de siècle, qu'il
rencontrait à Paris! Cette réserve, cette gravité le charmaient, et les
paroles rares, mais pleines de sens qu'il les avait entendues prononcer,
lui donnaient l'idée de facultés développées par la solitude et la
réflexion.

L'excitation de ces pensées ne lui permettait évidemment pas de se
rendre compte qu'il venait de passer quinze ou vingt jours sans
communications intellectuelles, et que la reprise de ses relations avec
le monde civilisé, ce monde fût-il tout petit, devait lui paraître
doublement agréable. Il était porté--et c'était naturel,--à s'exagérer
le charme de sa découverte. Enfin le cadre, le costume, les habitudes
des Coatlanguy mettaient en lumières leurs qualités très réelles, et
leur donnaient une note de pittoresque et d'inattendu. Landry ne
songeait pas à se demander si, transportés hors de leur milieu et privés
de cet entourage spécial qui leur prêtait son charme et sa rude poésie,
ils lui auraient paru aussi remarquables.

Rencontrés dans un salon, ne les aurait-il pas trouvés rustiques,
brusques, dépourvus de la distinction convenue que donne seule
l'habitude d'un certain monde? Encore une fois, il était sans
arrière-pensée, tout à la joie de sa découverte en pleine Bretagne
sauvage.



IV


Après le dîner de midi, le maire le condamna au repos pour le reste de
la journée, et fit descendre du grenier dans le salon un vieux canapé
aux pieds fragiles, revêtu d'un brocart usé jusqu'à la corde. On lui
apporta d'autres livres de prix, une histoire de la Vendée, deux ou
trois journaux datant de plusieurs jours; puis les jeunes filles,
prenant un ouvrage de couture, s'installèrent près de la fenêtre,
laissant grande ouverte la porte de la salle et celle de la cuisine,
pour surveiller Marianna qui avait des tendances à s'endormir trop près
du feu.

Naturellement les livres ne furent pas ouverts, et quand Landry eut jeté
un coup d'œil languissant sur les journaux, il trouva délicieux de
causer avec les deux cousines.

Il ressentait maintenant un certain bien-être, malgré sa fatigue; mais
le calme qui l'enveloppait était vraiment reposant. Le soleil avait
tourné autour de la maison, et c'était du côté du jardin qu'il éclairait
maintenant la chambre soudain égayée. De grandes plaques de lumières
luisaient sur les bahuts de chêne noir, un rayon rempli d'atomes
dansants tremblait sur le vieux plancher; devant la fenêtre ouverte, une
branche de passiflore se balançait lentement, et Landry se surprenait
épiant l'apparition de la grande fleur violette qui s'abaissait par
instants dans le cadre de pierre. Au loin, par-delà les pommiers noueux
et les carrés de légumes, le sol remontait en pente douce, d'abord
tapissé de champs qui ressemblaient aux carrés d'un échiquier, puis
prenant les teintes brunes de la bruyère fanée. Plus loin encore, la
chaîne aux cimes rondes et lourdes s'estompait dans un brouillard doré.
Et sur tout cela un grand silence planait, mais ce silence frémissant et
mystérieux qui recèle la vie.

Évidemment, les nièces du maire vivaient dans un grand isolement. Le
manoir de Coatlanguy n'avait point de voisinage; de rares relations, que
Landry devina cérémonieuses, avec deux ou trois châtelains en communauté
d'idées politiques avec le maire, constituaient seules la vie mondaine
de Loïzik et de Léna. Il était aisé de deviner que la première
s'arrangeait de cette vie solitaire. Peut-être un rayon intérieur
l'éclairait-il, peut-être un espoir en réjouissait-il la monotonie;
Landry avait remarqué l'entente silencieuse qui semblait exister entre
la jeune fille et son cousin: la vieille ferme deviendrait son foyer;
les saintes amours de l'épouse, les tendresses de la mère suffiraient à
cette créature tranquille, qui continuerait le sillon commencé. Mais il
n'était pas moins facile de constater que, dans l'âme de Léna, un élan
sans cesse brisé l'entraînait hors de cette sphère; elle souffrait de
l'isolement, de l'absence de distractions, de la routine qui avait sa
part dans les habitudes et même dans les idées de son oncle. Et, chose
singulière, Landry, qui admirait avec un respect attendri la paisible
Loïzik et ses humbles et utiles perspectives, comprenait intensément et
plaignait avec une étrange ardeur les regrets et les secrètes
souffrances qu'il devinait chez Léna.

Dans ce milieu très simple, la réserve mondaine, le convenu surtout
n'étaient pas de mise. Landry ayant exprimé son admiration pour le
caractère de son hôte, ce caractère tout d'une pièce, comme il s'en
rencontre si peu à notre époque, dans notre milieu à la fois dissolvant
et compliqué, Léna laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et dit avec
une impatience plaintive:

--Oui, l'oncle Alain a une belle nature, droite, généreuse, mais
inflexible et par trop absolue. Il n'admet pas que le bien puisse
exister sous une autre forme que celle qu'il conçoit, et il ne comprend
pas qu'on puisse avoir d'autres aspirations que les siennes!

--Léna! dit doucement Loïzik, regardant sa cousine d'un air grave.

Celle-ci rougit, mais secoua la tête.

--Pourquoi ne dirais-je pas ce que je pense? C'est l'objet de nos seules
discussions, et tu sais que je ne cache pas ma pensée à mon oncle
lui-même.

--Oui, c'est vrai; et lui, qui ne supporte pas la contradiction,
t'écoute avec patience, et prend la peine de raisonner avec toi.

--C'est une peine perdue! s'écria Léna avec impatience. Je l'aime, je le
respecte, je l'admire, même; mais il y a des choses que je lui pardonne
difficilement....

--Oh! comment peux-tu, interrompit sa cousine d'un ton à la fois effrayé
et douloureux, prononcer le mot de pardon en parlant de celui à qui nous
devons tant! Monsieur, ajouta-t-elle avec simplicité, ne prenez pas
mauvaise idée de Léna.... Elle a un cœur d'or, et personne n'aime plus
notre oncle qu'elle....

--Certes, je l'aime, ne viens-je pas de le dire? Mais je ne puis
m'empêcher de penser qu'il a détruit mon bonheur en me faisant entrevoir
ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas me donner. S'il tenait absolument
à faire de moi une paysanne, il ne fallait pas m'éloigner de ce village,
il ne fallait pas me placer dans une maison d'un ordre trop élevé, avec
des jeunes filles dont, après tout, je suis l'égale,--car j'ai du sang
noble dans les veines,--pour m'ôter ensuite le costume qui me rendait
pareille à elles et me ramener dans ce coin perdu, que l'instruction
reçue sert seulement à me rendre plus odieux!

--Oh! Léna!... répéta Loïzik avec douleur.

--Voulez-vous me permettre de protester en faveur de ce ravissant
costume? dit Landry en souriant. Vraiment, les femmes s'inquiètent plus
de la mode que de ce qui leur sied! Quel chapeau parisien vaut ces
dentelles légères?

--Oui, mais c'est un chapeau! dit naïvement Léna. Et hors de cette
région, on ne peut savoir qui nous sommes; on se méprend, même, à notre
costume, et j'ai eu la mortification, un jour que notre oncle nous avait
menées à Quimper, d'entendre murmurer que la place des paysannes n'était
pas à la table d'hôte.

--Mais qu'est-ce que cela peut te faire, Léna? Après tout, nous sommes
des paysannes, même toi qui t'appelles de Coatlanguy. Depuis combien de
générations les tiens se sont-ils alliés avec des cultivateurs!

--Alors, il ne fallait pas me faire élever avec tant de raffinements!
murmura Léna, reprenant son ouvrage d'un geste impatient.

Landry, cependant, détourna la conversation, bien qu'elle l'intéressât,
et que la souffrance de Léna trouvât en lui un écho singulier. Les
jeunes filles ne s'étaient guère éloignées de leurs pays sauvages; elles
avaient en toutes choses une ignorance naïve qui ne provenait nullement
d'une intelligence bornée, et elles questionnaient curieusement,
s'émerveillant de ce que cet homme à peine plus âgé qu'elles eût déjà vu
tant de choses, parcouru tant de pays, admiré tant de chefs-d'œuvre
qu'elles ne connaissaient que de nom, et même connu des personnages qui
leur semblaient légendaires: peintres illustres, écrivains en renom,
prédicateurs célèbres.

Cependant, Loïzik s'arracha avec regret à ces récits intéressants, et
rappela à sa cousine qu'il fallait aller à la laiterie, et se hâter,
puisque le recteur les attendait pour arranger l'église.

Landry alla voir le jardin; mais à peine quelques pieds de rosiers et
quelques reines-marguerite relevaient la vulgarité des carrés de
légumes. L'avenue, de l'autre côté de la maison, était plus pittoresque,
avec ses chênes trapus, ses lisières de fougère rougissante, ses talus
dorés d'ajoncs. Le temps commençait à lui paraître un peu long. Le maire
et son fils, occupés à leurs affaires, semblaient avoir oublié sa
présence, et les jeunes filles ne reparaissaient plus. Vers la fin de la
journée, il y eut une diversion: le chauffeur et un mécanicien
arrivèrent en auto, et malgré les recommandations de son hôte, Landry
partit avec eux pour examiner sa machine. L'accident était moins
compliqué qu'il ne l'avait craint. On remit un pneu tant bien que mal,
on réquisitionna des chevaux à la ferme la plus proche, et, tandis que
la machine s'en allait ainsi piteusement à la gare, Landry fut reconduit
au manoir, après avoir annoncé au mécanicien son arrivée à Morlaix pour
le lundi soir.

Il s'attendait à quelques reproches du maire, dont il n'avait pas suivi
les conseils. Mais celui-ci, qui fumait sa pipe dans la cour, se borna à
constater qu'il allait mieux, et l'avertit qu'on soupait à sept heures.
Comme Landry remontait, M. de Coatlanguy le rappela.

--J'ai vu Yvon Magadec, dit-il, le paysan qui vous a amené ici, l'autre
jour. Il n'avait pas vu ce que vous lui remettiez pour sa peine, parce
qu'il faisait nuit, mais il ne doute pas que vous ne vous soyez
trompé....

Et le maire tendit à Landry deux pièces d'or.

--Je ne me suis pas trompé, répondit le jeune homme. Cet homme semble
pauvre, et j'ai cru devoir l'indemniser largement de sa peine.

--Mazette! Il faut que vous soyez riche, mon jeune Monsieur, et aussi
que vous vous fassiez une idée extraordinaire de la pauvreté et des
besoins de ce pays! Yvon avait cru recevoir deux pièces de vingt sous,
et il s'en était jugé satisfait.

--Mais vous ne pensez pas que je vais reprendre cet argent, donné
sciemment et librement!

--Oh! non! Je vous mets seulement en garde, pour le cas où vous voudriez
faire d'autres libéralités. Ceci est une petite fortune pour Yvon.

Il replaça les deux pièces d'or dans son gousset, et ralluma
tranquillement sa pipe.

--Cet Yvon est un honnête homme, dit Landry.

--Certainement; les gens d'ici le sont tous.

--Et cependant, ils sont si pauvres!

--Oui, mais ils ont peu de besoins. C'est pourquoi, voyez-vous, j'écarte
d'eux, tant que je le puis, ces prétendus progrès qui éveilleraient en
eux plus de désirs qu'ils n'en pourraient satisfaire, et qui les
inciteraient à quitter leur sol.

Le souper eut lieu dans la salle, imparfaitement éclairée par deux
lampes à pétrole. Les Coatlanguy y semblaient un peu dépaysés, un peu en
cérémonie. Dans une disposition d'esprit moins favorable, moins
enthousiaste, Landry eût remarqué davantage les défectuosités du
couvert. La porcelaine à filets verts servie en son honneur était
dépareillée; les ustensiles qu'il était accoutumé à voir si élégants
chez sa mère, comme les salières, le couvert à salade, étaient communs
et rustiques; le menu lui-même était plus substantiel que délicat et
bien apprêté. Mais tout cela passait inaperçu, ou prenait à ses yeux un
cachet pittoresque, amusant, bénéficiant d'ailleurs de la comparaison
des auberges de la montagne.

Après le souper, le maire se leva.

--Nous allons faire, comme chaque soir, la prière, dit-il. Si cela vous
convient vous pouvez venir avec nous.

Les domestiques attendaient dans la cuisine.

Le maître s'agenouilla, et tous avec lui, et il commença de sa voix
forte, moitié en breton, moitié en latin, à réciter les prières du soir.
Puis Léna s'approcha de la lampe fumeuse placée sur la table, et lut la
vie du saint dont on devait célébrer le lendemain la fête. Landry ne la
comprenait pas; mais, sur les lèvres de la jeune fille, les rudes
syllabes bretonnes devenaient presque harmonieuses.

Les domestiques avaient disparu, et le maire s'apprêtait à regagner sa
chambre, bien qu'il ne fût pas huit heures et demie, lorsque Landry
l'arrêta.

--Il y a là un piano et un harmonium... Mesdemoiselles vos nièces sont
musiciennes?

--Oh! oui, assez, dit Goulven d'un ton convaincu, quoi qu'elles n'aient
guère le temps de jouer, sauf le dimanche.

--Est-ce qu'on ne pourrait pas faire, ce soir, une exception en ma
faveur? demanda Landry en souriant.

Les jeunes filles regardèrent leur oncle, et celui-ci tira sa grosse
montre d'argent.

--Il est tard, dit-il, mais une fois n'est pas coutume, et je veux bien
accorder une demi-heure de musique.... Allons, Loïzik, joue-nous un air
breton.

Sans se faire prier, très simplement, très naïvement, Loïzik s'approcha
du piano, que Landry s'était hâté d'ouvrir, et joua avec un talent des
plus médiocres quelques airs mélancoliques, aux consonances étranges, à
l'allure primitive, qui ravirent Goulven et plurent à Landry.

--Et toi, Léna, chante-nous! dit le maire de son ton d'autorité.

La jeune fille rougit, mais n'eut pas l'idée de désobéir à un ordre qui
lui causait cependant un visible émoi.

--Voulez-vous chanter en breton? dit Landry, s'avançant vivement pour
ouvrir l'harmonium, vers lequel elle se dirigeait.

--Vous ne comprendrez pas, dit-elle, riant malgré elle.

--Je devinerai peut-être....

Elle prolongea deux ou trois accords tremblants, et commença d'une voix
qui, d'abord pleine de trouble, se raffermit presque aussitôt, devenant
vibrante et vraiment charmante, malgré l'absence de méthode.

Landry était, en musique, un raffiné; cependant, les défauts inévitables
de la voix semblaient lui échapper: il était seulement ravi par le
charme pénétrant du timbre, la sonorité des syllabes, le cachet sauvage
et doux à la fois de la mélodie.

--Allons, Léna, dit le maire interrompant les remerciements et les
éloges du jeune homme, traduis maintenant ce que tu viens de chanter.


LE CHANT DES PAUVRES

«Saint Pierre disait à Jésus:

»--Irez-vous en Basse-Bretagne, mon Dieu?

»--Pierre, je n'irai point en Basse-Bretagne; les hommes n'y sont pas
estropiés, Pierre, et l'eau y est légère.

»Saint Jean disait à la Vierge:

»--Irez-vous en Basse-Bretagne, chère dame?

»--En Basse-Bretagne, j'irai demain; un grand ami m'a invitée.

»Le lendemain, dans la paroisse de Plouigneau, on entendit des chants et
des cris de joie; on entendit le ménétrier sonner chez un digne chef de
famille.

»Chez un digne chef de famille qui était bon pour les misérables, et
dont les biens allaient croissant à mesure qu'il faisait l'aumône.

»Or, il avait un fils unique, un vaillant garçon de dix-huit ans, et il
donnait en son honneur un banquet, un superbe banquet de noces, où il
avait invité tous ses parents, et aussi les pauvres, qui sont les amis
des saints.

»Comme ils étaient à table, très avant dans la nuit, voici une pauvre
femme en retard, les habits en lambeaux, pieds nus, et un petit enfant
suspendu à son sein.

»--Quoique vous arriviez bien en retard, pauvre chère femme, soyez la
bienvenue.

»Et il la prit par la main, et la conduisit près du feu;

»Près du feu, pour se réconforter, aussi bien que son petit enfant. Et
l'enfant souriait aux gens de la maison; mais elle ne voulait pas
manger.

»--Mangez et buvez à votre aise; c'est avec plaisir qu'on vous sert.

»--Je n'ai ni faim ni soif, mais une grande amitié pour vous;

»Mais une tendre amitié pour vous, qui m'avez invitée de bon cœur, qui
m'avez invitée tendrement à venir aux noces de votre fils.

»Mon cœur ne se sent pas de joie de voir toute votre compagnie; il ne se
sent pas de joie, mon fils Jésus, de voir des gens si charitables!

»Personne ne nous reconnaît, hors celui qui fait l'aumône.

»Mille fois soit bénie cette maison! A vous revoir en paradis.

»Ce chant a été fait au ciel, dans le palais de la Trinité, sous un
buisson chargé de roses qui embaument le paradis[*].»

[*] Traduit par le vicomte de la Villemarqué.

       *       *       *       *       *

Landry s'émerveilla de la naïveté et de la chaleur de cette poésie, et
son hôte, satisfait, se levait pour donner le signal de la séparation,
lorsque Léna, étourdie de sa propre initiative, fit un pas vers le jeune
homme.

--Ne savez-vous pas aussi jouer ou chanter?

Landry n'eût pu refuser. D'ailleurs, si mauvais et mal accordé que fût
le piano, il ne lui était pas désagréable d'y promener ses doigts, après
tant de jours passés sans aucune occasion de faire de la musique.

Il joua quelques airs simples et doux de Mozart, puis chanta un air du
_Roi d'Ys_. Sa voix, d'un volume ordinaire, avait été cultivée, et ce
fut comme une révélation pour ces simples.

--Chantez encore, si cela ne vous fatigue pas, dit Goulven, dont le
regard bleu s'était singulièrement adouci.

Il chanta, prenant soin d'adapter le choix de ses morceaux au niveau
musical de ses auditeurs. _Pauvre Jacques_ amena des larmes dans les
yeux purs de Loïzik. Le visage du maire se contracta en entendant les
_Gâs d'Irlande_. Et Léna applaudit quand il entonna un air breton en
mineur, avec des paroles françaises:

    «Hélas! je sais un chant d'amour,
    Triste ou gai, tour à tour!»

La voix bruyante de la grosse horloge sonnant dix heures les fit tout à
coup tressaillir, et le maire se leva brusquement.

--Voilà, dit-il, un manquement à toutes les règles de la maison; mais
nous ne vous en remercions pas moins. Jamais on n'avait entendu ici de
pareille musique....

Il secoua cordialement la main de son hôte, prit la chandelle que Loïzik
venait d'allumer pour lui, et disparut dans l'escalier de pierre. Landry
s'inclina devant les jeunes filles. Léna était toute rose des émotions
nouvelles ressenties ce soir, et il y avait dans ses yeux gris quelque
chose que Landry n'y avait pas encore vu.

Elle s'attarda un instant pour éteindre les lumières, et comme elle
passait devant la porte du jeune homme, il l'entendit chanter très
doucement le refrain de la chanson bretonne:

    «...Triste ou gai, tour à tour!»



V


Un riant soleil éclaira la solennité du Rosaire.

Landry prit place dans le banc des Coatlanguy, qui, un peu élevé,
dominait la masse des cheveux longs et des coiffes blanches de
l'assistance. L'église était petite, mais charmante avec ses vieux
vitraux, ses arceaux de granit, son jubé de Kersanton, ses retables
sculptés et ses statues naïves.

Goulven et son père chantaient à pleine poitrine le _Gloria_ et le
_Credo_, et Landry, entraîné plutôt, peut-être, par la note pittoresque
que par la dévotion, mêla à leurs voix rudes sa voix harmonieuse.

Le prône lui parut long, bien qu'il s'émût à cette coutume touchante de
redire aux vivants les noms de ceux qui passèrent avant eux en ce lieu
saint, et qui dormaient tout près, dans le cimetière rustique.

La sortie de l'église fut bruyante et joyeuse, chacun s'interpellant,
les groupes se formant sur la place. Les tombes du cimetière étaient
pieusement visitées; en Bretagne, les trépassés restent mêlés à
l'existence humaine. Jusqu'au milieu des fêtes, leur souvenir est
présent; les joyeux propos du repas nuptial s'interrompent soudain
devant la prière qui s'élève en faveur des absents.

Landry put voir quelle place occupait, dans ce petit pays, la famille de
Coatlanguy. Le maire gardait le prestige de son vieux nom; malgré sa
fortune amoindrie, il était encore le seigneur du manoir, et les
paysans lui savaient un gré inconscient d'être quand même devenu l'un
d'eux.

Il tenait vraiment dans sa main ces êtres rudes, indépendants par
nature, mais qui s'étaient librement donnés. Aux jours de vote, pas un
ne manquait à l'appel, pas un n'oubliait le mot d'ordre. Et aux offices
ils demeuraient fidèles, réjouissant le cœur de leur prêtre.

Le dîner de midi fut un peu plus recherché, en l'honneur du dimanche. La
conversation roula sur les coutumes du pays, sur les traditions
jalousement gardées, et aussi sur les légendes terribles ou gracieuses
qui s'attachaient aux sites et aux demeures. Puis les jeunes filles s'en
allèrent à leur toilette, tandis que Landry fumait au jardin avec le
maire et son fils, dans la grande paix et le silence de ce dimanche
ensoleillé.

Comme le second son des vêpres tintait dans l'air tranquille, Landry
s'arrêta court devant l'apparition soudaine qui s'offrait à lui sous le
porche du manoir. Dans l'ogive profonde sur laquelle montait le lierre,
Loïzik et Léna se tenaient, souriantes, pour avertir leur oncle que les
vêpres avaient sonné. Loïzik, appelée ce jour-là à l'honneur de porter
la statue de la Sainte Vierge avec trois autres jeunes filles, était
vêtue de blanc: robe de mousseline à plis, long châle traînant en crêpe
de Chine merveilleusement brodé; elle avait remplacé sa petite coiffe
ronde par un pittoresque et immense cornet de dentelle, rappelant le
hennin du moyen âge. Elle semblait ainsi plus pure et plus candide
encore qu'à l'ordinaire; et son regard naïf alla chercher une
approbation dans celui de Goulven, approbation qui, pour être
silencieuse, n'en fut pas moins éloquente.

N'étant point aujourd'hui «dans les honneurs», Léna n'était pas habillée
de blanc; cependant, elle s'était faite belle,--si belle que son oncle
la regarda avec surprise.

--Qu'est-ce qui t'a pris, Lénik, de mettre aujourd'hui ta plus belle
robe? Ce n'est cependant qu'une petite fête!

Léna rougit.

--Une petite fête, le saint Rosaire! Et une procession! A quoi sert
d'avoir des robes pour les laisser _miter_ dans le bahut!

Le vieux paysan secoua la tête avec indulgence.

--Bah! les jeunes filles sont coquettes.... Vous voyez donc, M.
Desmoutiers, le costume riche des filles de Fouesnant; la mère de Lénik
en était.... La petite ne sera pas plus belle le jour de ses noces; il
n'y manque que la fleur d'oranger pour qu'elle ait tout à fait l'air
d'une mariée de chez nous.

Ces paroles amenèrent sur les joues de Léna une rougeur encore plus
vive, et elle se retourna brusquement sous prétexte d'arranger le châle
de sa cousine.

Elle était jolie à miracle, et son costume éblouit Landry. Au bas de la
jupe de drap fin, qui laissait voir ses pieds, très petits, chaussés de
souliers à boucles, il y avait une haute et superbe broderie d'argent,
qui se répétait au corsage et sur le velours des manches un peu larges.
Le petit tablier de brocart crème à fleurs roses avait sa bavette garnie
de passementerie d'argent, et les dentelles de la coiffe et du col
étaient de grand prix. Enfin, une chaîne d'or, passée au cou de la
jeune fille, soutenait une croix antique, à la fois riche et curieuse,
et des bagues à l'ancienne mode ornaient ses doigts d'un brun doré, à
demi cachés sous des mitaines de soie noire.

Landry adressa aux jeunes filles des compliments enthousiastes,
s'efforçant de tenir la balance égale, bien que la meilleure part de son
admiration allât à la jolie Lénik.

Il eut, pendant les vêpres, plus d'une distraction. Il se passionnait
pour ce milieu; il se figurait qu'il eût aimé y vivre; il admirait les
principes, les théories, jusqu'à l'inflexibilité du maire, et surtout il
pensait qu'aucune jeune fille, parmi toutes celles qu'il connaissait, si
pareilles, n'avait le charme, la saveur, l'originalité de cette
délicieuse Léna, portant comme une princesse sa robe brodée d'argent.

Il jouit en artiste, peut-être plus qu'en chrétien, de la procession
déployant ses pittoresques théories à travers les chemins creux, et
marcha près de Goulven derrière le maire qui, très droit et très fier,
suivait le recteur avec son adjoint; sa ceinture tricolore tranchait sur
le large plastron de sa chemise blanche, et égayait l'austérité de son
costume.

La soirée fut encore occupée et charmée par la musique; puis, le lundi
matin, il descendit, le cœur serré, pour prendre congé de ses hôtes.

Le temps avait changé. Au ciel bleu de la veille, éclairé par un riant
soleil, avait succédé une couleur gris pâle, qui semblait jeter sur
toutes choses un voile de mélancolie. Landry s'imaginait en trouver le
reflet sur le visage de Léna. Elle était pâle, et le cerne léger étendu
sous ses yeux disait qu'elle n'avait guère dormi.

Elle était seule dans la cuisine quand Landry y entra pour déjeuner, et
il y avait quelque chose de fiévreux dans ses mouvements.

--Quel souvenir je garderai de ces deux jours vraiment délicieux! dit-il
d'une voix qu'il s'en voulait de trouver altérée. Je bénis l'accident
qui m'a conduit sous ce toit....

--Oui, ce sera pour vous un souvenir léger, comme un dessin dans un
album, répondit-elle avec effort. Mais pour nous, il vaudrait peut-être
mieux que vous ne fussiez pas venu!

Il tressaillit, et chercha, sans y parvenir, à rencontrer son regard.

--Quand on vit comme nous, reprit-elle, disposant le couvert sans lever
les yeux, il est meilleur d'ignorer qu'il y a un autre monde, un monde
plus raffiné, où l'on cause, où l'on jouit des arts, où les manières
sont moins rudes.... Je me suis aperçue, ces jours-ci, que je suis très
ignorante, ajouta-t-elle, et je comprends mal les grands mots qu'on
emploie dans les livres.... Mais je me demande, quelquefois, si
l'atavisme dont on parle tant est une réalité, si les instincts de mes
grand'mères, les dames de Coatlanguy, ne combattent pas les habitudes
paysannes auxquelles je devrais être rompue....

Landry avait déjà constaté la confiance un peu naïve avec laquelle elle
s'exprimait devant lui. Ce n'était pas un défaut de réserve: cela, il le
savait, il le sentait, mais la simplicité d'une vie primitive,
l'ignorance du monde et du convenu, la foi instinctive, implicite à la
loyauté d'autrui. Il fut pris d'un émoi véritable en face de cette âme
visiblement tourmentée, qui luttait contre sa destinée.

--Il y a dans cette vie tant de noblesse et de poésie! murmura-t-il.

Elle le regarda, cette fois, avec une ironie triste.

--Et tant de prose odieuse, surtout! Il nous est défendu de lire et de
faire de la musique, sauf le dimanche.... On ne se soucie pas de savoir
si nous avons besoin d'aliment pour notre esprit, s'il nous suffit de
passer notre vie à faire des nettoyages, à surveiller la cuisine et à
baratter du beurre....

--Pourquoi cette vie serait-elle toujours la vôtre? dit-il, presque
malgré lui.

--Pourquoi? Parce que la sphère où j'ai été élevée, ou plutôt que j'ai
seulement entrevue, m'est fermée à jamais....

Elle dit ces mots plus bas, avec un accent triste, et l'on y sentait
encore cette même confiance naïve et attendrissante.

Landry la comprit: elle ne pouvait être choisie par un homme de son
monde à lui, et elle ne saurait s'unir à ceux de sa condition; ses
aspirations et ses goûts secrets étaient trop raffinés.

--Mais, reprit-il involontairement, suivant le cours de ses pensées
plutôt qu'il ne lui répondait, votre cousine n'a-t-elle pas été élevée
comme vous?

--Non, pas tout à fait. On a eu la sagesse de la faire instruire dans un
milieu plus modeste. Mon oncle, qui est si sage, a erré en m'envoyant là
où j'ai tant joui et tant souffert....

L'entrée de Loïzik l'interrompit. Une angoisse demeurait au cœur de
Landry. Avec la générosité et l'ardeur de sympathie de son âge, il
prenait une part étrangement vive à la souffrance de cette jeune fille.
Il la comprenait; il devinait tout à coup quelles lacunes avait pour
elle cette vie dont il n'avait vu que les grandes lignes pittoresques,
et aussi quelles rudesses la froissaient dans ce milieu sain et noble,
mais fruste. Si elle y demeurait toujours, elle souffrirait de cet
isolement du cœur pour lequel sa nature brillante semblait si peu faite;
si elle épousait un homme qui ne fût pas son égal, elle endurerait pis
encore, et mourrait peut-être des froissements et des désillusions....

Il y eut un peu de hâte: il ne fallait pas manquer le train. Toutes les
mains se tendirent vers l'hôte, on l'invita cordialement à revenir, et à
ce moment, il décida, en effet, que cet adieu ne serait pas le dernier.

Il monta avec Goulven dans le cabriolet du maire, et se pencha pour voir
encore ceux qu'il quittait. Debout contre le mur gris et vénérable sur
lequel se fanaient les dernières fleurs de la Passion, le maire se
tenait, droit, athlétique. Les deux jeunes filles agitèrent la main en
signe d'adieu; mais, tandis que Loïzik restait dans la cour jusqu'à ce
que la voiture eût disparu, Léna rentra brusquement dans la maison.

Alors, un sentiment de tristesse indicible envahit l'âme de Landry, sous
la voûte rougissante des arbres qui laissaient voir par endroits un pâle
ciel breton.



VI

LANDRY A M^{ME} DESMOUTIERS


«Morlaix, octobre.

»Vous vous plaignez de l'emploi exagéré que je fais des cartes postales,
chère maman aimée, et vous vous inquiétez des suites de mon accident. Je
ne vous en aurais pas parlé, s'il eût été grave. La vérité est que ma
main droite a été un peu froissée; mais je la remue sans peine
aujourd'hui, et je vais vous rassurer tout à fait.

»D'abord, vous vous êtes mépris sur le genre d'hospitalité que j'ai
reçue; ce n'est pas dans une vulgaire ferme bretonne, mais dans un
manoir délicieusement vieux et pittoresque que j'ai été recueilli. Vous
seriez enthousiasmée de cette famille de gentilshommes qui se voue, par
un sentiment très haut, à ce noble et modeste labeur de la terre, et qui
a pris à tâche de conserver autour d'elle la vieille foi et les
traditions antiques. M. de Coatlanguy pousse le respect de sa
mission--car c'en est une qu'il accomplit,--jusqu'à porter le costume
national qui, d'ailleurs, fait ressortir d'une manière plus frappante
son type singulièrement aristocratique. J'ai vécu là des jours
inoubliables, et en chassant, je retourne volontiers chez lui. Votre
fils y a des succès, maman chérie; il y fait de la musique et y dit des
vers comme dans un salon parisien; à la porte, restée ouverte, les
domestiques viennent écouter, bouche bée; puis, en échange, me chantent
des sônes bretons. Savez-vous que je suis tenté d'apprendre cette belle
et forte langue?

»Quand j'aurai un peu chassé, je vous reviendrai, et je jouirai
doublement de ma mère chérie, bien que je m'attende à trouver la vie
parisienne un peu mièvre et nos installations un peu trop recherchées,
après cette liberté d'allures, cette simplicité de mœurs, cette grandeur
désolée que je goûte ici.

»Je vous aime et vous embrasse avec une tendresse encore doublée par
l'absence.»

    LANDRY A SÉVERIN DE SALLES

        «Morlaix, octobre.

»Mon vieux Séverin, ce n'est donc plus seulement ma mère qui se plaint:
ton vieux flair s'éveille, et tu fais appel à ma confiance.

»Tu sais que, pour toi, elle est entière; mais avant de t'ouvrir mon
cœur, je voulais y lire clairement moi-même, et envisager froidement une
situation qui a bien ses côtés compliqués.

»Séverin, oui, c'est vrai, je suis amoureux.

»Tu sais quelles étaient mes idées sur le mariage: il m'y fallait un peu
de roman. Je devais prévoir que les idées de ma mère n'étaient pas
pareilles. Or, elle a toujours prétendu me marier, et moi, _in petto_,
j'ai toujours été résolu à me marier tout seul.

»Le roman, mon ami, ah! je l'ai trouvé, avec le bonheur, dans cette
maison un peu étrange où le hasard m'a conduit..... Le cadre, d'abord,
et l'entourage: un vieux manoir transformé en ferme, le cachet très
noble du plus utile des labeurs sur une demeure seigneuriale, le sang
des seigneurs d'autrefois rajeuni et vivifié par celui de ces paysans
bretons fiers et indomptables.... Des hommes de fer et de granit, des
femmes adorables d'énergique douceur. L'une d'elles.... Oh! Séverin, que
ne suis-je peintre ou poète pour te transmettre son image!... L'une
d'elles garde, à travers les rudesses de sa vie, les ressouvenirs, les
affinements, les aspirations d'une race.... Tout ce qui lui est révélé
d'une existence plus douce, plus artistique, répond en elle à des
instincts avides et douloureux. Et si j'admets pour sa cousine, avec une
tendre admiration, la tâche rustique, utile, féconde qui la cloue à son
sol et l'attache à son peuple, je voudrais rendre à Léna la sphère qui a
été celle de ses aïeules, la sphère vers laquelle elle aspire
inconsciemment.

»Et, après tout, pourquoi ne choisirais-je pas ma femme dans ce milieu
très sain et très haut? L'oncle de Léna, ce gentilhomme paysan qui
laboure la terre pour y retenir par son exemple un peuple dont la terre
est le salut, n'est-il pas mille fois plus honorable que les brasseurs
d'affaires et les manieurs d'argent dont ma mère attire les filles? Ces
femmes pures et austères qui ont, ainsi que la femme forte de
l'Écriture, mis la main aux rudes travaux, ne garderont-elles pas mieux
leur maison que les poupées folles de toilette et de plaisir qui,
jusqu'au seuil du mariage, sont des sphinx, mais qui, dans l'intimité du
foyer, laisseront voir le vide béant de leur tête et de leur cœur?

»Je hais le convenu, surtout depuis que j'ai vu ici des êtres sincères,
naïfs, qui ne cachent point leur personnalité, et qui en ont une, je
t'en réponds!

»Donc, quelle objection aurait ma mère contre Mlle de Coatlanguy,
suffisamment instruite, jolie à ravir, douée de principes et de qualités
admirables, et... que j'aime follement, mon ami, et pour ma vie entière?

»Aurait-elle (ma mère,) un préjugé contre ce costume breton,
protestation superbe, exemple permanent, prédication, si je puis dire,
en faveur du passé? Hélas! il faudra bien que Léna, en devenant ma
femme, quitte sa robe brodée d'argent et sa coiffe aérienne. Je n'ai pas
assez rompu avec les préjugés pour l'amener ainsi à Paris; mais je
regretterai ce joli costume de Fouesnantaise.

»Dans un milieu aussi simple, aussi sincère, on se connaît mieux en
quelques jours que dans le nôtre en de longs mois. Je suis retourné,
d'ailleurs, à Coatlanguy; j'y ai ma chambre, ma place à table; je chasse
le dimanche avec Goulven, le fils de la maison, et on me laisse, sans en
prendre ombrage, revenir de la messe aux côtés de Léna.

»Mon ami, je suis presque effrayé de l'influence que j'ai eue sur elle.
Un peu de musique révélée, un jour ouvert sur la poésie moderne (elle en
était au grand siècle avec, comme adjuvant, deux ou trois odes de
Lamartine et d'Hugo), quelques conversations, et ces attentions banales
d'homme bien élevé qu'elle ne soupçonnait pas dans son rude milieu, ce
peu l'a soudain affinée; sa pensée est plus prompte, son goût s'éveille,
son regard s'anime.... Devine-t-elle que je l'aime? Je ne sais, elle est
si délicieusement candide! Mais mon cœur s'émeut à voir la lumière sur
son visage, quand je parais.... L'enlever de la maison où elle souffre,
bien qu'on l'y aime chèrement, lui donner les joies qu'elle goûterait
si bien, c'est une perspective qui me grise de bonheur....

»Séverin, ne peux-tu savoir discrètement si j'aurais à lutter _beaucoup_
pour faire accepter à ma mère un mariage auquel, il faut bien te le
dire, je suis bien _décidé_? Choisis le moment favorable, et parle pour
préparer les voies, si tu le juges bon.

    «A toi de cœur.»

»Elle est orpheline; cette considération pèserait peut-être près de ma
mère, qui achèverait, sans lutte d'influences, de la raffiner, de
l'ajuster à notre milieu.»



VII


Séverin de Salles venait de lire pour la seconde fois la lettre de
Landry, et un pli rayait son front légèrement dégarni.

Il était environ huit heures, et son domestique venait de desservir les
restes de son repas très sobre, et de lui apporter du café dans la
chambre qui lui servait de bibliothèque.

Il avait, sur le quai Bourbon, dans un vieil hôtel majestueux et
délabré, un appartement exigu, sorte de pied-à-terre où il venait passer
quelques mois ou quelques semaines dans l'intervalle de ses voyages.
C'était sommairement, austèrement meublé, et ceux de ses amis qui
avaient connu sa luxueuse installation du boulevard Saint-Germain,
pendant le court laps de temps de sa vie mariée, s'étonnaient à loisir
de cette simplicité de Spartiate. Les plus intimes, qui savaient l'amour
ardent, la passion qu'il avait eue pour sa femme, trouvaient étrange
qu'il eût repoussé loin de lui tout ce qui lui rappelait de si chers et
tendres souvenirs: peut-être ne pouvait-il pas supporter les objets
témoins de cette union si tôt rompue. Toujours est-il qu'un moine n'eût
pas jugé son appartement trop luxueux, et qu'il ne s'y trouvait rien de
ce qui avait jadis charmé les yeux de sa jeune et jolie femme.

Séverin avait près de trente-cinq ans, et son front légèrement chauve,
ses cheveux grisonnants, l'expression austère, parfois amère de sa
physionomie, lui eussent fait donner davantage. Le chagrin n'avait point
rendu sa vie stérile. Il rapportait de ses voyages des notes que se
disputaient les revues en renom, et il s'occupait avec une intelligence
et une activité extrêmes des grandes œuvres de notre époque, auxquelles
il prodiguait sans compter une fortune trop considérable pour ses goûts
personnels.

Cette fortune, jointe à des dons hors ligne, l'avait fait rechercher
dans les milieux divers de ce qu'on appelle l'élite. Mais il vivait
retiré, repoussait les avances, et fuyait la société des femmes. Après
mainte tentative pour le décider à se remarier ou, tout au moins, à
reparaître dans le monde, on avait dû conclure qu'il était inconsolable,
et quelques amis avaient seuls gardé avec lui des rapports plus ou moins
intimes.

Parmi ces exceptions étaient Landry Desmoutiers et sa mère. Une parenté
assez rapprochée avait été d'abord la meilleure raison de ces relations
conservées; puis il avait été touché par la sympathie de cet homme
beaucoup plus jeune que lui, qui plaignait son malheur sans jamais le
blesser, et qui, gâté et volontaire, s'était cependant plus d'une fois
incliné devant ses conseils.

Tandis que, regardant vaguement le feu de bois qui envoyait de grands
jets clairs dans l'âtre à l'ancienne mode, il réfléchissait à ce qu'il
venait de lire, son domestique frappa à sa porte et lui remit un billet.

Il poussa un soupir impatient, en déchirant l'enveloppe épaisse et
satinée. Le feuillet était couvert d'une écriture qu'il connaissait
bien, et qui, d'ordinaire, fine, régulière, élégamment modelée,
s'allongeait en lignes à peine lisibles.

       *       *       *       *       *

«Mon cher Séverin, une lettre de Landry me rend très inquiète.
Voulez-vous être très, très bon? Venez prendre une tasse de thé avec
moi, ce soir, tout à l'heure, et nous causerons de ce cher enfant
étourdi.»

       *       *       *       *       *

Causer de Landry avec sa mère était, pour Séverin, une perspective peu
attrayante. Il se trouvait fréquemment mêlé aux petits conflits de ces
deux êtres qui s'aimaient chèrement, mais qui étaient également
volontaires. Il faut le dire, plus d'une fois il avait pris contre la
mère, positive, mondaine, sèche de cœur pour tout ce qui n'était pas son
fils, le parti du jeune homme, chevaleresque, un peu poète, un peu trop
porté aux illusions. Mais, ce soir, il lui semblait que la situation
était grave; Landry avait senti se développer son indépendance, il
parlait en homme, alors qu'il agissait peut-être en enfant ou en fou.

Séverin jeta un coup d'œil de regret sur une pile de brochures qu'il
s'apprêtait à couper, et se leva en soupirant pour répondre à l'appel de
sa cousine.

Il prit son pardessus, et se dirigea le long des quais dont lui habitait
la partie abandonnée, et elle le point le plus aristocratique.

Il aimait à circuler, le soir, le long des eaux noires qui charriaient
comme de brillantes étincelles le reflet des lumières de leurs rives. La
silhouette majestueuse de la vieille cathédrale, la flèche élégante de
la Sainte-Chapelle, les toits aigus et la façade du Louvre, tout cela
prenait à cette heure un aspect mystérieux, grandiose, comme si toutes
les voix du passé cherchaient à se faire entendre dans l'accalmie du
soir. Il resta un instant accoudé au parapet pour achever son cigare,
puis pénétra sous la voûte de l'hôtel où Mme Desmoutiers occupait,
depuis son mariage, le même appartement.

--J'ai l'illusion d'être dans une maison à moi, disait-elle.

Et ses amis, ces Parisiens blasés auxquels les déménagements sont
faciles et légers, lui savaient gré de leur offrir un coin fixe, où ils
retrouvaient des souvenirs et des traditions.

Séverin fut aussitôt introduit dans le petit salon où, comme l'avait
écrit Landry, une double ligne de conseillers, de présidents à mortier,
de bourgeoises très fières semblaient regarder dédaigneusement les
bibelots modernes mélangés, en petit nombre, il est vrai, aux vieux
meubles authentiques dont maint d'entre eux s'était servi.

Un abat-jour d'un jaune pâle atténuait la lumière d'une très grosse
lampe, et dans le jour adouci de la chambre, la laque blanche ou grise
des fauteuils, les cadres d'or terni, le miroitement des vitrines
mettaient des taches claires ou brillantes.

--Enfin, vous voilà! C'est bien à vous d'être venu si vite, et de
m'avoir probablement sacrifié une laborieuse soirée!

Séverin s'inclina. Les paroles étaient aimables et chaleureuses, le
sourire de Mme Desmoutiers charmant; mais il savait que tout cela
était un peu affecté, et qu'elle s'inquiétait médiocrement des ennuis ou
des sacrifices des autres, quand il s'agissait de son fils.

Elle était encore jeune, mais elle mettait une coquetterie savante à ne
pas paraître redouter la vieillesse. Sa mise était sévère, bien que très
élégante; une robe d'intérieur en crêpe de Chine noir, garnie de
dentelle blanche, faisait ressortir la douce pâleur de son teint, et
elle poudrait ses cheveux, qui se décoloraient.

Elle lui montra une bergère en face d'elle, puis entama tout de suite le
sujet qui la hantait.

--J'ai enfin une lettre de Landry! Tenez, regardez-la.

Elle prit, sur un guéridon placé près d'elle, une lettre dépliée, et
étudia avidement le visage de son cousin, tandis qu'il la lisait.

Séverin passa à cette lecture plus de temps qu'il n'était nécessaire.
Les choses n'en étaient pas au point qu'il avait cru vis-à-vis de Mme
Desmoutiers: à elle, Landry, loin de rien préciser, n'avait pas même
parlé de l'existence des jeunes filles.

Séverin replia la lettre et la posa sur le guéridon, attendant ce
qu'allait dire sa cousine.

--Voyons, mon ami, s'écria-t-elle avec impatience, que pensez-vous de
tout cela?

--Mais qu'en pensez-vous vous-même, ma cousine?

--Oh! dit-elle, dépitée, ne faites pas le diplomate! D'abord, ce style
embarrassé, haché, ne ressemble en rien aux jolies lettres que m'a
écrites Landry jusque... jusqu'à son accident. Cette missive étrange,
arrivant après une série de cartes postales, me paraît grosse de
réticences... Et puis, c'est louche... Il parle d'une main contusionnée,
et avoue qu'il fait de la musique.... De la musique! Ce n'est pas, je
pense, pour un vieux paysan et son fils le chasseur! Un piano, cela
suppose des jeunes filles--Or, pourquoi ne me parle-t-il pas tout
simplement, tout franchement, des habitantes de cette ferme, ou de ce
manoir?

Séverin, plein d'admiration pour des déductions dont il pouvait
constater toute la justesse, ne put retenir un sourire.

--Qu'en pensez-vous? répéta Mme Desmoutiers. Ne suis-je pas
logique?... Mais vous ne semblez pas aussi étonné que vous devriez
l'être! ajouta-t-elle, frappée d'une idée soudaine. Séverin, Landry vous
a écrit!

Séverin se rappela la demande de Landry: «Prépare les voies, si tu le
juges bon.»

--Oui, j'ai reçu des cartes et une lettre, dit-il tranquillement.

--Eh bien! ai-je raison? Vous parle-t-il de la jeune fille?... Séverin,
vous me faites mourir! Montrez-moi cette lettre!

--Ma chère Jeanne, je ne l'ai pas sur moi; mais j'ai pour principe de ne
jamais communiquer les lettres, même les plus insignifiantes.

--A une mère!... Mais enfin, que dit-il?

--Il me donne des détails pittoresques, et me décrit des mœurs et des
types comme nous n'en soupçonnons évidemment pas à Paris. Ses
gentilshommes paysans ont une vraie noblesse.

--Et une rusticité encore plus grande! Et elle? Parlez donc, enfin!...
Du reste, je suis folle! C'est une amourette sans conséquence, ou même
rien du tout....

--Je le pense comme vous, et je crois que l'admiration de Landry s'en
ira en fumée dès qu'il aura repris pied dans le monde civilisé.

--Évidemment! Je perds la raison quand il s'agit de cet enfant.... Que
vous dit-il d'elle, Séverin?

--Il fait d'_elle_, comme vous dites, un fort séduisant portrait.... Une
très jolie fille, portant un vieux nom authentique, élevée au couvent,
instruite et distinguée, et vêtue, comme une fée Morgane, de broderies
d'argent et de précieuses dentelles.

--Mais c'est du roman!

--Landry est romanesque, dit Séverin, retenant un sourire.

--Vous ne pensez pas que... qu'il commette la folie de parler, de
s'engager?

--Non certes; pas sans vous avoir parlé d'abord.

--Et je le raisonnerai! s'écria-t-elle, soulagée.

--Ma chère Jeanne, dit Séverin s'enfonçant dans sa bergère, ayant
l'honneur de recevoir vos confidences aussi bien que celles de votre
fils, il m'est évidemment imposé d'être impartial, et de conseiller ce
que je crois le meilleur. Je ne désire pas plus que vous un mariage qui,
s'il n'est pas une mésalliance, sortirait Landry de sa sphère, on y
introduirait une femme incapable de s'y adapter. Dans l'intimité d'un
foyer, et dans les rapports forcés avec le monde extérieur, ce n'est pas
assez d'avoir des principes solides, des qualités sérieuses: il faut
une parité d'éducation, d'habitudes, de goûts, ce qui résulte tout
naturellement d'avoir vécu dans le même milieu. Je crois donc que Landry
regretterait avant peu de s'être ainsi engagé, et je crois également
que, malgré la facilité qu'ont les femmes à se plier aux situations,
cette jeune fille ne serait pas heureuse. Il est donc désirable
d'enlever Landry à son rêve, d'autant que, s'il se prolonge, il peut
laisser derrière lui des regrets, des souffrances irréparables.

Quelque chose se pinça dans les traits de Mme Desmoutiers, et elle
fit un geste indifférent, laissant deviner que les regrets d'une
inconnue la touchaient fort peu.

--Alors, que conseillez-vous, mon ami?

--D'abord, de ne pas heurter votre fils, d'éviter toute discussion avec
lui, de ne pas même vous opposer ouvertement à ses projets quand il vous
les dira; mais de le rappeler sous un prétexte plausible, puis de le
replonger dans son milieu, dans sa vie, de la distraire, d'arranger un
voyage.

--Parfait! Oh! vous verrez comme je serai adroite! D'abord, j'ai un gros
rhume; je vais l'exagérer, appeler mon fils, puis lui demander, comme
vous me le conseillez, de m'accompagner dans le midi, en Italie, en
Espagne, n'importe où... Ah! mon pauvre Séverin, que de tourments nous
donnent ces grands garçons! Landry, qui est si charmant, si recherché,
peut faire un mariage superbe... Quand je pense qu'il va s'éprendre
d'une paysanne, évidemment sans le sou, dont les manières le
couvriraient de confusion!

--Mettons les choses au point, dit Séverin un peu sèchement. Je n'ai
point l'intention de me mêler de n'importe quel mariage superbe pour
Landry. Ce n'est pas parce que cette jeune fille est pauvre que je juge
son projet malheureux: c'est parce que, le connaissant à fond, je
prévois qu'une fois son enthousiasme calmé, il aurait des regrets
infinis. Je songe même à la tranquillité et au bonheur futur de cette
enfant, en désirant que Landry ne la revoie pas.

--Oh! vous êtes bien bon! Des intrigants odieux! Des gens qui, pour
reprendre un rang dans le monde, ont attiré mon fils et l'ont enjôlé!

--Ceci n'est pas probable. Le portrait que me fait Landry des Coatlanguy
est trop vivant pour n'être pas vrai. Ce sont des simples, j'en suis
sûr, incapables de tant d'intrigue. Qui sait, même, si ce cultivateur
intransigeant ne refuserait pas sa nièce à un _bourgeois_!

--Oh! quant à cela!... Enfin, ne discutons pas les détails, puisque nous
sommes d'accord sur le fond.... Voulez-vous vous charger de rappeler
Landry, de lui dire que je suis malade, que vous avez vu mon docteur....

Le visage de Séverin devint tellement glacé, que Mme Desmoutiers
s'interrompit, un peu interdite.

--Vous autres femmes, dit-il d'un ton de sarcasme, vous vous entendez
trop bien à intriguer et même à... mentir, pardonnez la crudité du mot,
pour qu'il vous soit nécessaire d'appeler à votre aide la diplomatie
masculine, très inférieure. Arrangez-vous avec Landry comme il vous
plaira, je ne saurais m'en mêler.

Il se leva en disant ces mots, et elle protesta contre ce prompt départ.

--Quoi! sans prendre de thé? Attendez un peu, on va nous en
apporter....

--Merci, je suis pressé....

Elle retint un instant sa main.

--Séverin, qu'allez-vous lui répondre?

--Rien; c'est une manière de s'en tirer, et je suis assez mauvais
épistolier pour qu'il ne s'étonne pas de mon silence.

Il s'inclina, dégagea sa main, embrassa d'un coup d'œil le petit salon
confortable avec ses portraits majestueux, ses meubles de style, ses
recherches de tout genre, et, un instant après, il se retrouvait sur le
quai, en face de la rivière piquetée d'or et des silhouettes grandioses
des vieux monuments.

«Oh! le convenu, oh! les habitudes!... pensait-il en allumant son
cigare. Si Landry eût été un autre homme, j'aurais pris son parti. Après
tout, on a peut-être plus de chances de trouver un cœur sincère dans un
milieu primitif. Mais je le connais: tout, chez lui, est à fleur de
peau, et cet amour romanesque s'étiolerait dans ce cadre parisien.... On
ne transplante ni l'ajonc ni les bruyères de cette rude terre de
là-bas....»

Une demi-heure après, plongé dans un de ses livres favoris, il semblait
avoir oublié ce qui venait de se passer.



VIII

LANDRY A SÉVERIN


«Mon ami, pourquoi ne m'as-tu pas répondu?

»Ma mère m'écrit; elle se plaint d'être souffrante, et menacée d'un
séjour dans le midi.

«Je pense qu'elle n'a rien deviné; me réservant de lui parler, je
n'avais pas même nommé Léna. Est-elle vraiment malade? Réponds-moi
immédiatement; je suis anxieux. Mais, quoi qu'il arrive, je veux que mon
avenir soit engagé avant mon départ.»

    SÉVERIN A LANDRY

«Ce que je te conseille fortement, c'est de ne rien engager du tout. Tu
es ton maître, personne ne peut t'empêcher d'épouser la femme que tu
juges la plus digne et la plus charmante. Mais pour toi-même, pour ta
propre dignité, pas d'emballement. A ta place, je m'imposerais trois
mois d'attente et de réflexions. Si tu persistes, tu seras mieux fondé à
combattre les objections inévitables de ta mère.

»Il est très vrai qu'elle est décidée à quitter Paris pour l'hiver.

    »A toi.»

Landry froissa cette lettre avec colère.

«Séverin prend des allures de sphinx, se dit-il. Il ne se montre pas le
bon camarade sur qui je comptais.... Lui qui est assez romanesque pour
enterrer sa vie dans le tombeau de sa femme, perdue après quelques mois
de mariage seulement, il aurait pu comprendre l'élan et la confiance
d'un ami!

Le «mois noir» avait commencé. Landry avait assisté à Lanrouara aux
offices des trépassés et, sous le capuchon de sa cape de deuil, Léna lui
avait semblé encore plus jolie. Il l'accompagna au cimetière, et lut les
inscriptions grossièrement gravées sur les tombes de granit où elle
s'agenouillait. Les plus anciennes portaient les traces d'un écusson;
sur les autres, les noms roturiers du pays s'accouplaient à celui de
Coatlanguy.

--J'aimerais à prier sur la tombe de vos parents, murmura Landry,
s'approchant de la jeune fille.

Elle le regarda avec une tristesse soudaine et presque inquiète.

--Ma mère repose ici, dit-elle, montrant une pierre qui, comme les
autres, était à peine dégrossie.

Elle avait, le matin, placé sur la tombe une couronne de lierre et de
chrysanthèmes communs, cueillis dans le jardin du manoir, et il lut avec
difficulté les lettres creusées dans le granit au grain grossier:
«Marie-Yvonne-Hélène Le Du, épouse d'Hervé Lebreton de Coatlanguy,
décédée pieusement le 10 juillet 18..., à l'âge de vingt ans.»

--Elle est morte en me mettant au monde, dit Léna, baissant
instinctivement la voix. J'ai cru longtemps qu'une espèce de malédiction
pesait sur moi, pour avoir pris la vie de ma mère....

--Il ne faut pas penser à de pareilles choses, murmura Landry,
impressionné, et éprouvant un frisson involontaire à l'idée du lien
mystérieux qui existait entre cette tombe froide et la jeune vie
brillante de Léna.

Le mot qu'elle avait prononcé: «J'ai pris la vie de ma mère»,
assombrissait soudain pour lui tout ce qui l'entourait.

--Et votre père? reprit-il, cherchant à secouer cette impression, fût-ce
par une autre idée triste, mais différente.

L'expression d'angoisse passa de nouveau sur les traits de la jeune
fille.

--Il n'est pas ici; il est allé mourir au loin, et je suis encore
responsable de ce départ, de cette fin prématurée, puisqu'il est parti
inconsolable du malheur dont ma naissance était cause.

Landry resta silencieux. Elle reprit, songeuse:

--Je crois que mon oncle ne lui a pas pardonné d'avoir quitté le pays.
Il ne veut jamais parler de lui; il est très bon; cependant il est
obstiné, parfois violent. Mais mon père, je l'ai su par son camarade de
collège, M. de Kermaïdic, avait une âme d'artiste; il souffrait, lui
aussi, d'être enchaîné à des devoirs obscurs et fastidieux; la présence
de la jeune femme qu'il aimait eût pu seule l'y résigner....

Elle fit encore une pause.

--J'ai trouvé un jour dans un vieux bahut, dit-elle, des dessins de
lui.... Il n'avait jamais pris d'autres leçons que celles du collège, et
je suppose que cela n'a pas de valeur...

--Voudrez-vous me montrer ces dessins? demanda Landry ardemment.

Elle fit signe que oui.

--Et il est mort jeune?

--Depuis que j'ai commencé à comprendre, mon oncle m'a répété que je
n'ai d'autre parent que lui.

--Pauvre petite!...

Un léger brouillard flottait sur le petit cimetière, et adoucissait les
lignes rudes des croix de pierre brute. Il y avait sur presque toutes
les tombes des bouquets rustiques, et les femmes en capes de deuil se
glissaient comme des ombres dans les étroits sentiers. Landry s'imagina
qu'une communication mystérieuse s'établissait entre lui et les âmes des
parents de Léna, qu'elles erraient à son côté, qu'elles lui confiaient
ce jeune cœur isolé, cette vie si tôt privée de ses appuis, de ses
tendresses.

Ils étaient maintenant sortis du cimetière, et Léna éprouva une sorte de
soulagement visible, comme si un poids de tristesse était écarté d'elle.

--Puisque vous aimez les chants bretons, dit Loïzik, s'approchant d'eux
avec son placide sourire, venez écouter Yann, l'enfant aveugle, qui dit
le sône des trépassés.... Léna vous le traduira.

Un enfant de douze à treize ans, vêtu de bure, avec une figure pâle, des
cheveux longs et des yeux vagues qui cherchaient le ciel sans rien voir,
s'avançait, tenant la main d'une vieille femme en deuil.

--Chante le chant des morts, Yann, et tu auras une pièce blanche dit
Léna s'approchant.

La figure intelligente du petit s'anima.

--La _pennerez_ du Coatlanguy! s'écria-t-il, étendant sa main brune pour
chercher la main de la jeune fille.

--Tu as bonne mémoire, petit Yann, car tu n'es pas venu depuis l'année
passée. Yvonna, la soupe sera trempée pour vous au manoir, quand Yannik
aura chanté.

Et l'enfant, d'une voix douce et monotone, commença le chant que les
jeunes filles se tenaient prêtes à traduire pour Landry:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bonne santé à vous, gens de
cette maison; bonne santé nous vous souhaitons: nous venons vous mettre
en prière...

»C'est Jésus qui nous envoie pour vous éveiller, si vous dormez;

»Vous éveiller, grands et petits; s'il est encore, hélas! de la pitié
dans le monde, au nom de Dieu, secourez-nous!

»Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous! Priez, priez! car
les enfants, eux, ne prient pas.

»Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que
nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.

»Mon fils, ma fille, vous êtes couchés sur des lits de plume bien doux,
et moi, votre père, et moi, votre mère, dans les flammes du purgatoire.

»Vous reposez là, mollement; les pauvres morts sont bien mal. Vous
dormez là d'un doux sommeil; les pauvres morts sont dans la souffrance.

»Un drap blanc et cinq planches, un bourrelet de paille sous la tête et
cinq pieds de terre par-dessus, voilà les seuls biens de ce monde qu'on
emporte au tombeau.

»Nous sommes dans le feu et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos
pieds, feu en haut et feu en bas; priez pour les trépassés!

»Jadis, quand nous étions au monde, nous avions parents et amis;
aujourd'hui que nous sommes morts, nous n'avons plus de parents et
d'amis.

»Au nom de Dieu, secourez-nous! Priez la Vierge bénie de répandre une
goutte de son lait, une seule goutte sur les pauvres trépassés.

»Sautez vite hors de votre lit, jetez-vous sur vos deux genoux, à moins
que vous ne soyez malades, ou appelés déjà par la mort.»[*]

[*] Traduit par M. le vicomte de la Villemarqué.

Des groupes s'étaient formés autour du petit chanteur. Les enfants,
obéissant à la lettre, se jetaient à genoux, les femmes se signaient,
et les hommes glissaient une pièce de deux centimes dans le chapeau
déformé de l'aveugle.

Le ciel gris, le brouillard léger, la bise aigre et gémissante de
novembre s'harmonisaient avec cette scène, et une vague tristesse, ou
plutôt une angoisse envahit de nouveau le cœur de Landry.

Le maire, qui était revenu le premier de l'office, se tenait sur le
perron, regardant les jeunes gens qui rentraient. Il y avait un pli sur
son front, et ses lèvres se serraient avec une sorte de résolution.

--Le père a quelque chose qui le tourmente, dit Goulven.

--Il est toujours triste, le jour des morts; il a vu partir tous les
siens! murmura Loïzik.

--M. Desmoutiers, j'ai une demi douzaine d'arbres à marquer là-bas pour
le bûcheron, dit le maire, répondant d'un signe au salut amical de
Landry; voulez-vous venir avec moi, pendant que les jeunes filles
changent leurs vêtements de deuil?

--Oh! très volontiers!

Ils s'acheminèrent d'un pas vif vers un bouquet de chênes très vieux,
presque morts, qui s'élevaient sur la lande, à deux ou trois cents
mètres du manoir. Landry parlait avec son enthousiasme ordinaire des
usages bretons, de la solennité incomparable de ce jour des morts, et du
chant qu'avait dit le petit Yann, l'aveugle. M. de Coatlanguy l'avait
d'abord écouté avec un plaisir involontaire; mais il l'interrompit tout
à coup, et dit avec une certaine brusquerie:

--Est-ce que vous resterez encore longtemps à Morlaix?

Landry tressaillit de surprise, et murmura quelque chose d'embarrassé
sur le charme hivernal du paysage et le plaisir de la chasse.

--Tout cela est très bien; mais vous avez un pays, une maison, une
famille, et, je l'espère pour vous, des occupations. Vous perdez votre
temps, ici.

Stupéfait, inquiet, Landry garda le silence.

--Je suis habitué à parler sans détours, reprit le maire de sa voix
rude. Je ne suis pas un monsieur de votre monde, mais un paysan ignorant
des belles paroles. Donc, mon jeune Monsieur ne vous fâchez pas si je
vous dis que vous êtes resté ici assez longtemps....

Une rougeur ardente monta aux joues de Landry.

--Ne prenez pas cela pour une insulte, reprit vivement le maire. Je vous
crois honnête; vous ne voyez pas la situation dans laquelle vous vous
mettez.... Soyons francs, comme deux hommes.... Vous parlez trop à ma
nièce Léna; vous montrez trop, aussi, que vous la trouvez jolie, et
comme cela ne peut vous mener à rien, ni vous ni elle, sauf à des
chagrins, je vous donne cordialement cet avis: retournez chez vous, dans
votre monde.

Les sentiments chevaleresques de Landry s'éveillèrent, et aussi....
l'esprit de contradiction qui lui faisait habituellement désirer ce que
les autres jugeaient pour lui inaccessible.

--Mon monde! Le vôtre le vaut bien, M. de Coatlanguy! Vous êtes un
gentilhomme, et moi d'une vieille bourgeoisie parisienne.

Le maire haussa les épaules.

--Oui, je suis gentilhomme, et je pense que mon nom vaut le vôtre. Mais
il n'y a pas que l'origine pour apparier les gens: il y a l'éducation,
les habitudes. Vos bourgeoises de Paris se moqueraient de Léna....
Quant à vous, votre instruction dépasse la nôtre, et vous avez fréquenté
des gens bien différents de notre simple entourage. Mais à quoi bon
discuter? Vous sentez, aussi bien que moi, que ma nièce ne peut être
votre femme.

--Pourquoi? s'écria Landry, frémissant.

--Ce serait votre malheur à tous deux, dit le maire durement.

Si ce simple paysan aux allures droites et brusques, ignorant du monde
et de ses détours, eût été le plus consommé des diplomates et eût
cherché un moyen sûr pour faire épouser sa nièce à Landry, il n'aurait
certainement pas mieux réussi.

--Pourquoi? répéta le jeune homme. Si vous m'avez étudié, comme vous
semblez le dire, n'avez-vous pas compris qu'au sortir d'un cercle
raffiné, mais toujours factice, j'ai pris ici un bain de vérité et de
noblesse? J'y ai compris les grandes tâches de la vie, la beauté des
principes immuables. Et si vous connaissiez les jeunes filles que je
vois dans le monde, vous ne vous étonneriez pas que je sois séduit par
la grâce austère et la simplicité de vos Bretonnes....

Il avait parlé avec tant de chaleur, que le maire fut un peu ébranlé.

--Vous ne seriez pas heureux, vous dis-je; Léna est fière, et
souffrirait dans votre monde.

--Croyez-vous que je ne saurais pas la garder de tout froissement?

--Mais on ne transplante pas notre rude flore. Elle-même qui, je ne
l'ignore pas, s'imagine qu'elle serait plus heureuse hors d'ici,
elle-même, croyez-moi, aurait le mal du pays.... Un mal terrible pour
les Bretons! Ils en meurent!

--Je la ramènerais! Je suis heureux, ici.... J'y achèterais un domaine,
et, avec vos conseils, je m'efforcerais aussi de faire du bien....

Une lueur passa dans les yeux du maire, mais il secoua la tête.

--C'est bon, je vous crois sincère; mais cela ne suffit pas.... Même si
je pouvais admettre pareille chose, il faudrait savoir ce que dirait
votre mère. Aucun des miens n'entrera jamais dans une famille sans y
être désiré, mon jeune ami.

Landry sentit comme une douche glacée. Il fit un effort pour répondre du
même ton convaincu:

--Ma mère veut mon bonheur, elle aimera qui j'aime.

--Enfin, il faudra voir; mais ne soyez pas fâché si je vous répète que
je désire autre chose pour ma nièce, et si j'exige de votre part un
temps de réflexion.... Et puis... si la chose doit jamais arriver, il
faut que je vous confie, que je confie à votre honneur un fait que Léna
ignore, et qu'il m'est pénible de dévoiler.

Sa voix s'altéra, et Landry, étonné, se hâta de répondre que le secret,
quel qu'il fût, serait scrupuleusement gardé.

Le maire n'était pas homme à prendre des biais, ni à retarder une
confidence désagréable, mais nécessaire. Il regarda Landry en face, et
dit à brûle-pourpoint:

--Le père de Léna n'est pas mort.

Une surprise intense se peignit dans le regard du jeune homme, en même
temps qu'il ressentait une vague et pénible appréhension.

--C'était, reprit le maire avec un certain mépris, une pauvre tête. Dans
les meilleures races, il y a des déchets, des ratés. Faible de santé, il
avait l'horreur du travail de la terre. Je l'occupais à faire mes
comptes, mais c'était un paresseux; il se croyait artiste, et
s'imaginait être ici hors de sa sphère. Je le mariai, et tout alla bien
pendant un an: il aimait sa femme. Mais elle mourut à la naissance de
Léna. Mon frère ne sut pas porter son malheur en homme: même la petite
lui faisait mal à regarder. Il réclama son héritage, et je dus vendre
une de nos meilleures fermes, dit le maire avec une amertume soudaine au
souvenir de cet endettement du domaine familial. Il partit, alla étudier
la peinture, dissipa son argent, et finit par....

Ici il s'énerva: cela devenait trop dur....

--... Par épouser une comédienne! dit-il d'une voix de tonnerre.

Landry, consterné, sentait une sueur froide sur ses tempes.

--Ce n'est pas tout. Il plaça le peu qui lui restait d'argent dans des
affaires véreuses. Il perdit tout, même l'honneur, car son nom, mon
nom... fut compromis dans un désastre dont, je le dis d'ailleurs à sa
décharge, il n'avait pas soupçonné le côté frauduleux. Dès lors, il fut
mort pour moi.... Quand je dis mort... il fallut bien lui venir en aide
pour le tirer de ce mauvais pas; mais je ne lui donnai d'argent qu'à la
condition qu'il ne réclamerait jamais sa fille.

--Il ne la réclama point, en effet?

--Si, à la mort de sa seconde femme, qu'il perdit peu après. Mais
j'avais élevé Léna, je me trouvais des droits sur elle, et je savais
que ce père incapable ne pouvait faire d'elle une femme digne de sa mère
et de ses aïeules. Il fallut bien qu'il cédât....

Il y avait sur le visage du vieillard une inflexibilité terrible. Landry
formula encore une question:

--A-t-il réussi dans son art?

--Je n'en sais rien, dit sèchement le maire. Je lui écris, une ou deux
fois l'an, que sa fille se porte bien, et il n'en demande pas plus.

--Signe-t-il ses tableaux du nom de Coatlanguy?

--Je le lui ai défendu. Notre nom ne doit pas être livré aux hasards du
commerce ou aux aventures plus ou moins honorables d'une vie d'artiste,
répondit M. de Coatlanguy, qui avait évidemment de ce genre d'existence,
aussi bien que des facultés de son frère, une conception particulière
qu'il était inutile de chercher à ébranler.

--Mais quand votre nièce se mariera... commença Landry.

--Son père ne tourmentera pas son mari; cela, je m'en porte garant!

--Et elle le croit mort!

Le maire s'imagina sentir un reproche dans son accent, et répondit,
presque brutalement:

--Oui, elle le croit mort! Pendant un temps, nous l'avons tous cru, il
ne donnait plus signe de vie. Après, je n'ai pas détrompé Léna. Avec son
imagination, qui est vive et un peu folle, ne se persuaderait-elle pas
que son devoir est auprès de ce vagabond qui l'a abandonnée, plutôt
qu'aux côtés de ceux qui l'ont recueillie et élevée? Elle s'inquiéterait
de lui, elle voudrait lui écrire, et, je vous le répète, dans un de ces
moments où elle s'ennuie ici, elle serait capable de vouloir le
rejoindre. Vous pouvez vous figurez les dangers qu'elle courrait près
d'un homme qui n'a jamais eu la tête solide, qui a été capable d'épouser
une femme de théâtre, et qui vit probablement au jour le jour, sans
domicile fixe, car ses lettres ne sont jamais datées du même endroit....

Ses traits se détendirent tout à coup, et, avec un attendrissement
soudain, il reprit:

--Voilà pourquoi j'ai aimé Léna plus que mes propres enfants... On
disait que j'étais faible pour elle, que je la traitais autrement que
Loïzik, qui sera bientôt ma bru.... C'est vrai, je l'ai aimée pour ceux
qui n'étaient plus, pour la mère morte à vingt ans, pour le père qui
n'aurait pas su l'élever, et qui ne repassera jamais ce seuil....

Il tira tout à coup sa montre.

--Si vous reprenez le train de Morlaix, il faut dîner à midi juste.
Pensez à tout ce que je vous ai dit, et ne vous pressez pas: la vie est
longue, ou semble telle à votre âge. J'ajoute que Lénik a la fortune de
sa mère, à peu près trois mille francs de rentes en terres, et que, avec
l'agrément de mes fils, je lui laisserai une somme de dix mille francs.
Cela fait une dot, chez nous; mais dans votre monde, c'est dérisoire, et
c'est encore une raison pour que vous réfléchissiez sérieusement.

--L'argent n'est rien pour moi, je suis riche! dit impétueusement
Landry.

--Bon! ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère; les vieux sont
raisonnables et savent compter.... C'est entendu, vous allez partir?

--S'il le faut absolument... commença Landry.

--Oui, il le faut. Et c'est aussi nécessaire pour cette enfant. Si la
réflexion vous montre que vous allez faire une folie, il ne faut pas
qu'elle s'attache à vous. Pour une fille comme elle, la présence d'un
jeune homme comme vous est dangereuse. Vos manières, vos conversations
lui feraient trouver nos gars un peu trop rustres, voyez-vous, et, après
tout, c'est peut-être un Breton qu'elle épousera...

Landry fit un geste de dénégation. Cependant, à mesure qu'ils se
rapprochaient de la maison, les impressions désagréables qu'il venait
d'éprouver s'emparaient plus fortement de son esprit. Ce père inconnu,
qui pouvait surgir dans sa vie, le hantait péniblement. Tout en faisant
la part des préjugés du maire, il ne pouvait s'empêcher de penser
qu'Hervé de Coatlanguy n'était qu'un bohème, et qu'il serait fort
désagréable de le voir venir un jour réclamer l'affection filiale de
Léna...

Mais la jeune fille parut sur le vieux perron aux pierres disjointes et
moussues, et le charme pénible fut rompu. Elle était encore plus jolie
qu'à l'ordinaire dans ses vêtements de deuil: jupe noire unie, tablier
de taffetas, coiffe sans dentelles. Sa taille gracieuse ressortait sur
la muraille revêtue de passiflore. Les feuilles n'étaient pas encore
tombées, les fleurs étaient remplacées par de gros fruits orangés d'un
effet étrangement pittoresque, et, sur ce fond, l'austère costume noir
faisait tableau.

Landry oublia tout. Il aimait Léna telle qu'elle était; quoi qu'il pût
en résulter, sa seule vue avait suffi pour dissiper le trouble ou
l'inquiétude qu'il avait ressentie pendant son entretien avec le maire,
et malgré la note grave que donnaient au repas et la triste fête du
jour, et le costume noir des jeunes filles, il sentit son cœur déborder
d'espérance et de bonheur.

Il fallait cependant annoncer que sa mère était souffrante et qu'il
allait repartir. La pâleur soudaine de Léna lui causa un mélange de
peine et de douceur. Il ne pouvait la voir souffrir, et cependant,
l'idée qu'elle le regrettait rassurait son cœur.

--Je laisse un de mes fusils à Goulven, dit-il précipitamment. Je
reviendrai chasser dans ce pays dès que ma mère sera mieux...

Une lueur d'espérance glissa dans le regard anxieux de Léna, une ombre
rose parut sur ses joues.

--Il ne faut pas manquer votre train, dit le maire, se levant de table.
Vous serez le bienvenu, si vous revenez.

--Si je reviens!... s'écria Landry avec un regard vers Léna.

La jeune fille jugea peut-être que ce regard valait une promesse, car
les couleurs reparurent tout à fait sur ses joues.

Il y eut un peu de hâte: Goulven attelait le cabriolet, le maire
cherchait une couverture, et Loïzik faisait semblant de ne pas voir
Léna, qui était maintenant nerveuse, et de qui Landry cherchait à se
rapprocher.

--Vous savez que je reviendrai? dit-il à voix basse.

Elle baissa les yeux.

--Comment le saurais-je?

--Pensez-vous que j'oublie ces jours?

--Tant de choses vous en distrairont!

Cette fois, elle le regardait, et elle lut dans ses yeux un reproche
attristé.

--Oncle Alain, dit-elle tout à coup d'un ton qu'elle essayait de rendre
joyeux et naturel, puis-je donner à notre hôte une médaille de
Sainte-Anne d'Auray, qui le protègera pendant son voyage?

Une médaille se donne même à un étranger.... La voix de Léna était si
calme, que le maire ne crut pas que ce don eût une signification
particulière. D'ailleurs, qu'importait? Elle lui demandait une
permission, et il inclina la tête.

Alors elle ouvrit sa main brune, dans laquelle, depuis quelques minutes,
elle tenait serrée la médaille d'argent.

--Je la garderai toujours et, en échange de cette image de la patronne
d'Armor, je vous apporterai celle de la patronne de Paris, dit-il, sa
voix s'étranglant d'émotion.

Il serra à la briser la petite main tremblante, et une fois encore, le
vieux cabriolet l'emmena le long de l'avenue, maintenant jonchée de
feuilles mortes.



IX


Ce fut à l'aube tardive et brumeuse que Landry arriva à Paris. Le coupé
de sa mère l'attendait à la gare, et il éprouva une sensation presque
oubliée, confortable, délicieuse, à pénétrer dans la voiture tiède et
capitonnée qui gardait une très légère odeur de violettes, le parfum de
sa mère. La boule d'eau chaude répandait une agréable chaleur. Le
cocher était plus majestueux que jamais, avec ses fourrures et ses
manières correctes.

Tout cela parut à Landry comme une évocation d'un passé à demi oublié.
Le coupé partit au trot vif et relevé du cheval. Les rues étaient encore
désertes, mais les becs de gaz en éclairaient les larges dimensions, les
monuments familiers qui se dressaient çà et là, et il sentit une
nouvelle impression de chez lui, un plaisir plus vif qu'il n'aurait cru
à se retrouver dans ce vieux Paris.

L'hôtel où habitait sa mère lui parut aussi plus agréable que jamais.
C'était un vieil édifice à l'ancienne mode; l'escalier était monumental,
avec ses murs stuqués, son épais tapis oriental, et les jarres de
faïence remplies de plantes vertes qui ornaient l'entrée.

L'appartement était vaste, confortable, avec un air de grandeur tout à
fait en rapport avec les beaux vieux meubles de famille et les portraits
des magistrats. Une tiédeur délicieuse y régnait dès le vestibule. Le
valet de chambre était là, tout prêt à le débarrasser de son pardessus,
et tout à coup, sur le seuil du petit salon, sa mère elle-même parut,
dans un chaud et élégant peignoir, le visage encadré d'une dentelle, et
un sourire ravi dans les yeux.

Il oublia tout dans la joie de la revoir, et la suivit dans le réduit
charmant où brûlait un bon feu, et où la chocolatière laissait échapper
une odeur vanillée.

--Vous vous êtes levée! Quelle imprudence! Êtes-vous donc mieux?

--Non, mais cela ne fait jamais de mal à une mère d'accueillir son
fils.... Viens là, près de moi, sous la lampe.... Tu as bruni.... Tu
n'es plus tout à fait le même, dit-elle avec une nuance jalouse.

--Si, si, tout à fait le même pour vous soigner et vous gâter....
Racontez-moi vos misères....

--Oh! ce sera vite dit: un point opiniâtre, un peu plus de faiblesse, et
un arrêt du docteur me renvoyant vers le soleil....

--Pour tout l'hiver?

Elle sentit la pointe d'inquiétude qui inspirait ces paroles.

--Je crains que oui; mais tu choisiras toi-même le lieu de notre
exil....

--Et il faut partir tout de suite?

--Le docteur le dit.

Il y eut un silence, ces deux cœurs battant d'un émoi secret en sentant
approcher l'explication nécessaire.

--Je suis encore plus navré de vous voir malade, parce que je voulais
vous emmener en Bretagne.

Il s'efforçait de parler d'un ton détaché, mais il était nerveux et
agité.

--En Bretagne, à cette époque! En plein brouillard! dit-elle d'une voix
très naturelle et d'un petit air d'effroi admirablement joué.

--Oui... j'aurais voulu....

Il ne voulait, il ne pouvait attendre. Sa mère s'était levée pour lui
verser du chocolat, mais il n'aurait pu en boire une cuillerée avant
d'avoir déchargé son cœur de sa terrible confidence.

Il la ramena tout à coup à son fauteuil, et s'inclina vers elle d'un air
qu'il voulait faire tendre, et qui, à son insu, était suppliant.

--Oui, j'aurais voulu vous faire connaître Hélène de Coatlanguy....

Ce nom d'Hélène lui parut une sorte de travestissement, tandis qu'il le
prononçait.

--Hélène de Coatlanguy? répéta sa mère du même ton naturel.

--Oui, je vous ai parlé d'elle!

--M'as-tu parlé d'elle, vraiment?

--Mère, Séverin a dû vous dire.... En un mot, j'ai trouvé la seule femme
que j'aie jamais aimée, la seule qui puisse me rendre heureux!

Il y eut un silence très lourd, pendant lequel Landry vit s'altérer le
visage de sa mère.

--Ç'a été bien subit, dit-elle enfin de sa voix douce, qui avait une
nuance plaintive.

Il fit un rapide calcul, et s'aperçut qu'un mois ne s'était pas écoulé
depuis le jour où il avait vu Léna pour la première fois.

--C'était ma destinée! répondit-il. Et dans ce milieu, dans cette
intimité de la campagne, les semaines valent des mois entiers de
relations banales.

--Tu es, évidemment, libre de choisir ta femme, Landry, même si ce choix
doit mal cadrer avec ton monde, tes habitudes et... les miennes, même si
cette femme et ta mère ne peuvent espérer devenir jamais intimes. Mais
tu ne me refuseras pas un droit: celui d'exiger de toi quelque
réflexion....

--M. de Coatlanguy l'exige aussi! s'écria-t-il étourdiment, mais je suis
sûr de moi!

Mme Desmoutiers changea de couleur.

--Quoi! dit-elle, as-tu déjà, sans m'en parler, engagé ton avenir?

Il se mordit la lèvre.

--Il a bien fallu que je dise à l'oncle de Léna que j'étais loyal et que
j'avais des intentions droites, car sa fierté prenait ombrage, et il
craignait que sa nièce ne s'attachât à moi....

Mme Desmoutiers laissa échapper un éclat de rire strident, absolument
inattendu.

--Ah! voilà ces mœurs patriarcales, cette simplicité antique! Ce paysan
a été assez intrigant pour t'obliger à te déclarer! Mon pauvre Landry,
le tour est connu! C'était une mise en demeure, et tu es tombé dans le
piège!

Landry lui jeta un regard furieux.

--Je ne souffrirai pas, s'écria-t-il, que vous accusiez de duplicité le
plus honnête homme que je connaisse! Ce que vous appelez un _tour_ peut
être exécuté dans un certain monde; lui est sincère, et plus fier que
vous ne pouvez l'imaginer! Il ne me donnerait pas sa nièce sans votre
consentement!

Tout à coup, très nerveuse, sa mère éclata en pleurs. Atterré, il ne sut
plus que dire et il essaya de la calmer.

--Ma mère! Maman, est-ce ainsi que nous devions nous revoir! J'avais le
cœur plein de joie, plein de confiance, plein de la confiance que mes
espoirs et mes joies, seraient les vôtres! Si seulement vous la
connaissiez!...

Les larmes de Mme Desmoutiers s'arrêtèrent tout à coup.

--Je veux bien la connaître, dit-elle.

D'abord interdit de cette capitulation soudaine, Landry se jeta au cou
de sa mère.

--Ah! je savais que vous êtes bonne, que vous m'aimez! Chérie maman!
Vous serez toujours l'âme de notre vie! Elle vous sera une fille
délicieuse, elle qui n'a pas de mère! Songez-y! Vous la formerez
doucement à tous vos goûts, à toutes vos habitudes!

Il y avait une expression un peu embarrassée sur le visage de Mme
Desmoutiers, et elle détourna son regard de celui de son fils.

--Je puis retarder mon départ, reprit-elle. Voyons, a-t-elle quelque
parent qui puisse la recevoir à Paris?

--Oui, oui, le curé d'une des paroisses de la banlieue est le cousin de
sa mère, et la sœur de ce curé, qui tient son ménage, l'a invitée plus
d'une fois à venir les voir.

--Pourquoi n'est-elle pas venue?

--Son oncle ne voulait pas.

--Consentira-t-il, maintenant?

--Oh! certes, je me charge de tout! Mère chérie, ma jolie, ma chère
maman, que je vous aime!...

--Ne m'a-t-on pas dit que cette jeune fille est vêtue en paysanne?

--Oui, mais elle devra, naturellement, quitter son joli costume en
devenant ma femme.

--Il faudra qu'elle le quitte avant, si elle vient à Paris.

--Naturellement, on la regarderait trop! Je vais écrire à son oncle...

--Ne te décideras-tu pas à déjeuner, Landry?

--J'oubliais... J'oublie tout, excepté Léna... et vous, dit-il souriant.

--En attendant qu'elle prenne la première place dans ton cœur, si
réellement tu persistes dans ce projet, ne peux-tu pas être à moi seule
pendant quelques jours, Landry?

Il lui répondit par une pluie de baisers, et fit un effort pour lui
demander des nouvelles de leurs amis.



X


Mme Desmoutiers avait senti l'embarras d'un tête-à-tête avec son
fils, et elle lui proposa de faire inviter Séverin à déjeuner. Il
accueillit cette offre avec un véritable soulagement. Il trouva des
affaires vraies ou supposées pour passer la matinée hors de chez lui, et
quand il rentra, Séverin était déjà là.

Avec M. de Salles, rien n'était jamais banal. Il possédait un tact
exquis, une finesse presque féminine, et il réussit sans affectation, à
la satisfaction, de la mère et du fils, à maintenir la conversation sur
les sujets étrangers à celui qui les occupait et les divisait si
intensément.

Mme Desmoutiers prétexta des lettres, tandis que Landry emmenait son
cousin dans le fumoir, et commençait aussitôt de lui-même à parler de
Léna.

--Séverin, j'ai à te remercier. Je pense que c'est à toi que je dois de
trouver ma mère favorable, ou plutôt résignée à ce que je désire.

Séverin tira quelques bouffées de son cigare, puis regarda Landry.

--Est-elle vraiment résignée?

--Tellement, qu'elle veut connaître Léna, la voir à Paris.

Nouveau silence, pendant lequel Landry commença à ressentir un vague
malaise.

--Mon cher, je te parlerai franchement: je trouve tes décisions
promptes, prématurées. Je t'ai conseillé de réfléchir.

--Il est trop tard!

--Quoi! t'es-tu engagé? s'écria Séverin avec inquiétude.

--Oui, M. de Coatlanguy sait que j'aime sa nièce, et Léna soupçonne que
je n'aurai pas d'autre femme qu'elle.

--Tu as été très imprudent, et je souhaite que tu ne le regrettes
jamais. Mais maintenant, te voilà lié....

--Oui, comme dit la chanson bretonne: «Avec un lien d'or, durant jusqu'à
la mort.»

--Il n'y a pas là matière à plaisanterie, dit sèchement Séverin. Le lien
d'or se change parfois en un lien de fer, et la mort ne se charge pas
toujours de le briser. Mais je tiens à préciser mon rôle dans cette
aventure. Je suis placé dans une situation très spéciale, ayant la
confiance de ta mère comme la tienne. Je crois qu'elle a raison, quand
elle juge que ce mariage ne te convient pas; je le lui ai dit, comme je
te le dis à toi même. Mais maintenant que tu as donné ta parole, je ne
puis, en homme d'honneur, que te conseiller d'aller jusqu'au bout, et je
parlerai dans ce sens à Jeanne. Seulement, tu aurais tort de la croire
si résignée: elle fera tout ce qu'elle pourra pour te faire éviter ce
qu'elle considère comme un malheur.

--Alors, pourquoi faire venir Léna! dit Landry d'un ton de triomphe.

--A ta place, je ne dépayserais pas cette jeune fille.... Ce sera à toi,
comme mari, qu'il appartiendra de lui apprendre son nouveau rôle.

--Mais je serai si heureux de la revoir!

--Comme il te plaira. Souviens-toi de mon avis: il vaudrait mieux
qu'elle ne vînt pas.

--Que dirais-je, alors, à ma mère?

--Que tu aimes mieux attendre qu'elle voie ta future femme dans son
milieu.

--Non, ce milieu déplairait odieusement à ma mère. Elle est artiste,
mais le pittoresque de Coatlanguy est trop rude pour elle.

Séverin haussa les épaules.

--Tu es averti....

--D'ailleurs, j'ai écrit déjà à Coatlanguy.... Veux-tu venir retrouver
ma mère?

La visite de Séverin ne se prolongea pas. Landry, désireux de quitter la
maison, sortit un instant du salon pour s'habiller, et Mme
Desmoutiers profita du moment où elle était seule avec son cousin pour
lui dire, d'un air de triomphe:

--J'ai mis mon plan à exécution.... Cette jeune fille va venir, et
j'espère que, détachée de son cadre, elle perdra ce prestige qui rend
mon fils insensé.

Le visage de Séverin exprima une profonde indignation.

--Je regrette de vous dire que je ne vous croyais pas capable d'une
telle duplicité!

Mme Desmoutiers se mordit la lèvre.

--Le mot est dur, Séverin!

--Je dois vous avertir que, sans me croire le droit de trahir votre
confiance, qui me pèse, j'ai mis Landry en garde contre la venue de
Mlle de Coatlanguy. Naturellement, il vous croit sincère.

--Et pourquoi voudriez-vous faire échouer mon projet? dit-elle,
rougissant de colère. Il s'agit du bonheur de mon fils, et je le défends
comme je peux!

--Je n'admets que les armes courtoises.

--Séverin!....

--Et je vous demande de ne plus, dès maintenant, me tenir au courant
d'une situation que je déplore.... Encore un mot.... Je vous préviens
loyalement que, Landry s'étant formellement engagé, je considère son
honneur comme lié à cette promesse.

Elle n'eut pas le temps de s'indigner; Landry revenait chercher son
cousin.



XI

LANDRY A ALAIN DE COATLANGUY


        »Paris, 3 novembre.

«Cher Monsieur, je viens vous adresser une requête.... Ma mère veut
connaître votre Léna, et elle est trop délicate pour aller en cette
saison en Bretagne. Je sais qu'une de vos parentes réclame la visite de
votre nièce. Laissez-la venir, je vous en supplie! Je l'aime tant, et ma
mère est si bonne!

»J'attends un oui avec confiance. Encore mille fois merci pour tout ce
que m'a donné votre maison. En vous priant de me rappeler à tous ceux
qui vous entourent, je vous renouvelle la respectueuse assurance de mon
meilleur dévouement.»

Le maire, en repliant cette lettre, vit les yeux de Léna anxieusement
attachés sur lui.

--Est-ce que c'est M. Desmoutiers qui vous écrit? Reviendra t-il
chasser? demanda-t-elle avec une affectation d'indifférence.

--Pas pour le moment! répliqua-t-il rudement.

Mais la tristesse qui éteignit soudain le rayon de ces doux yeux lui
retomba pesamment sur le cœur.

Il alla s'enfermer dans son bureau, et répondit sans plus tarder:

    «Mon cher Monsieur,

»Je vous ai dit de réfléchir. C'est trop tôt. Rappelez-vous ce que je
vous ai confié. Et puis, ce n'est pas trop digne, pour une jeune fille,
d'aller se montrer à Paris, pour revenir tristement chez elle au cas où
elle ne plairait pas à votre mère.

    »Bien à vous.»

Cette lettre causa à Landry un désappointement profond, mais aussi lui
rappela désagréablement le point noir qu'il avait oublié: l'existence de
ce père qui pouvait surgir devant lui. Même en faisant la part des
préjugés et des rancunes du maire, c'était évidemment une relation à
éviter. Il résolut de ne parler de lui à Mme Desmoutiers que lorsque
tout serait arrangé, conclu, irrévocable. Seulement, cette réticence
n'était pas pour rendre plus aisés ses rapports avec sa mère.

Celle-ci ne semblait pas remarquer sa contrainte. Elle se bornait à
l'envelopper plus que jamais non seulement de tendresse et d'attention,
mais de tous les raffinements de leur vie élégante, à laquelle il se
reprenait d'ailleurs inconsciemment, quoi qu'il en eût pensé sur les
monts d'Arrez.

Il n'était plus question de départ. Mme Desmoutiers attendait
patiemment, Landry avec anxiété, que M. de Coatlanguy consentît au
voyage de sa nièce.

Et, avec la singulière et touchante faiblesse qu'il éprouvait pour Léna,
faiblesse qui était le seul point vulnérable de cette rude et violente
nature, M. de Coatlanguy céda enfin, la voyant maigrir, pâlir et
pleurer.

Elle fut confiée, pour le voyage, à une châtelaine du voisinage qui
allait voir son fils à Paris. Elle partit, folle de joie, sûre de
l'avenir, vivant le plus enivrant des rêves.

Son oncle avait mis deux conditions à son départ: elle quitterait
Coatlanguy et elle y reviendrait vêtue en Bretonne, et le jour de ses
noces, que cela plût ou non à sa nouvelle famille, elle irait à l'autel
en mariée de Fouesnant, telle que Landry l'avait vue le jour du Rosaire,
avec la couronne de fleurs d'oranger en plus.

Elle ne voulut pas dire à Landry le jour de son arrivée: elle désirait
lui faire la surprise de se montrer à lui vêtue en _demoiselle_. Elle
aussi arriva à la gare Montparnasse à l'aube froide d'un jour d'hiver.
Mais ce n'était pas un coupé coquet qui l'attendait: sa cousine Mélanie,
vêtue de noir, son chapeau démodé posé de travers, était là pour
reprendre avec elle un train de banlieue, dont l'allure était lente, les
wagons froids et sales.

Il fallait, après la fatigue de cette longue nuit, avoir du soleil plein
le cœur pour ne pas pleurer de désolation en traversant ces tristes
faubourgs, bordés de constructions sordides, et aussi en se voyant
l'objet d'une attention effrontée de la part de ses compagnons de
voyage. Malgré la cape qui recouvrait son pittoresque costume, Léna se
sentait l'objet d'une admiration grossière qui la froissait, et sa
cousine la comprit, car elle dit tout bas en lui serrant la main:

--Nos jolies coiffes seraient impossibles ici, mignonne.... Nous irons
tantôt au Bon-Marché acheter un costume....

Le train s'arrêta comme le jour terne et triste éclairait tout à fait
les rangées de maisons sordides, les boutiques misérables qui
s'ouvraient une à une, et une population d'ouvriers à la mine farouche
et de ménagères fanées, ébouriffées, portant des châles tricotés sur
leurs camisoles de pilou.

Léna se sentait le cœur serré. Elle avait beau se dire que ce n'était
pas là Paris, qu'un monde de joies et d'impressions grandioses
l'attendait, cette arrivée lui causait une affreuse déception. Elle
avait entrevu, entre Versailles et Sèvres une campagne encore noyée dans
l'ombre, un peu artificielle, mais enfin une campagne; et ici, dans ce
ramassis de briques et de plâtre, pas même un tronc d'arbre ne s'élevait
sur l'horizon. Et quel horizon! Une plaine monotone et fuyante, hérissée
de cheminées d'usines, et semblant prolonger indéfiniment toute cette
misère....

--Voici l'église, dit Mlle Mélanie, qui trottinait dans la boue avec
un art particulier, sans éclabousser les bas blancs qu'elle portait
comme dans sa jeunesse.

Le cœur de Léna se serra de nouveau. L'église, cette construction d'un
blanc sale, percée de fenêtres carrées, avec un toit de tuile et un
petit fronton grec affreux!

--Ah! dame, cela ne vaut pas nos églises de Bretagne, ma chère! Mais
l'intérieur est mieux que le dehors; voulez-vous entrer?

Oh! oui, au milieu de cet inconnu, dans ce désarroi soudain de sa
pensée, de son attente, Léna pénétra dans la pauvre chapelle comme en un
lieu de refuge, comme en une maison paternelle. Elle se jeta à genoux
d'un mouvement éploré contre la laide balustrade de bois, et regarda le
tabernacle. Là était le même Hôte qu'elle adorait sur l'autel de granit
bleu de Lanrouara; là, elle était encore _chez nous_.... Soudain
réconfortée, elle fit le tour de l'église, et s'arrêta devant une statue
de la Sainte Vierge, en marbre, qu'on s'étonnait de trouver dans cette
église si pauvre.

Léna n'avait pas seulement envers la Mère de Dieu la dévotion naturelle
aux chrétiens, et encore plus aux jeunes filles très pieusement élevées.
Dans le grand vide que laissait à son cœur la mort prématurée de sa
mère, elle s'était passionnément rattachée à cette tendresse céleste, à
cette protection qu'elle avait sentie vivante, tangible. Elle avait une
impression profonde, vécue, pour ainsi dire, de la bonté de Celle qui,
obéissant la première au double et semblable commandement d'aimer Dieu
et ses créatures, poussa cet amour jusqu'à étendre aux hommes coupables
sa maternité ineffable....

A ce nouveau tournant de sa vie, elle sentit tout à coup un besoin
ardent de se remettre en ces mains sages et tendres, et une prière naïve
sortit de son cœur:

--Puisque je n'ai plus d'autre mère que vous, il me semble, ô ma Mère
Marie, que vous arrangerez ma vie comme maman l'eût aimée.... Donnez-moi
un bonheur pur, béni, sur la route du ciel.... Je vous le consacrerai,
je l'emploierai à la gloire de Dieu; mais laissez-moi être heureuse,
donnez-moi le cher compagnon avec qui je m'acheminerai vers vous....

Elle se releva, confiante. Maintenant, il lui semblait avoir pris pied
dans ce milieu inconnu.

Le presbytère était tout proche: une pauvre maisonnette à trois fenêtres
de façade.

--Chez nous, la porte du presbytère est toujours ouverte murmura
involontairement Léna, voyant sa cousine tirer une clef de sa poche.

--Hélas! ici ce n'est pas comme chez nous! dit la vieille fille en
soupirant. On serait vite dévalisé, assassiné, peut-être, si l'on ne se
gardait pas....

Léna, en pénétrant dans le couloir, entre ces minces cloisons de
briques, songea au Coatlanguy. Quelle différence entre la vaste cuisine
du manoir, encombrée de ses cuivres brillants et de ses provisions
savoureuses, et ce réduit peint à la détrempe, avec son petit fourneau
et ses trois ou quatre casseroles émaillées! Quelle différence aussi
entre la grande salle de là-bas, meublée de ses solides bahuts, et cette
salle à manger tapissée d'un papier à quatre sous, avec son buffet de
bois peint et sa table couverte d'une laide toile cirée!

Quatre tasses étaient prêtes, et Mlle Mélanie, ôtant son manteau,
alla chercher la cafetière, puis agita une clochette dont le son
paraissait bien grêle auprès de la voix pleine et puissante de la cloche
de Coatlanguy allant porter aux travailleurs la bonne nouvelle du repos
et du réconfort.

Deux prêtres apparurent presque aussitôt; l'un, pâle, ascétique, était
le vicaire; l'autre, vieilli avant l'âge, avec des traits rudes, comme
sculptés dans du bois, et des yeux bleu clair très doux, était l'abbé
Le Du, le curé de la paroisse, et l'oncle à la mode de Bretagne de Léna.

Un éclair de joie illumina sa figure fatiguée; mais ce n'était pas à sa
parente inconnue qu'allait son regard: c'était le costume breton qui
amenait ce ravissement sur ses traits.

--Mon cher Sandoz, voilà l'habit authentique du pays de Fouesnant!

Le vicaire sourit; il entendait si souvent parler de ce lointain village
breton comme d'un paradis perdu,--d'un paradis terrestre sacrifié au
paradis de là-haut! Mais il ne savait pas, parce qu'il n'était pas
Breton, toute l'étendue du sacrifice: les ouailles dociles abandonnées
pour les brebis errantes, les belles églises de granit quittées pour les
misérables chapelles, et les vieux presbytères entourés d'arbres et
tapissés de roses pour cette maison banale,--enfin le respect et l'amour
qui, là-bas, entourent le prêtre, remplacés par la défiance farouche ou
la haine furieuse....

Tout cela repassa en une minute devant les yeux du prêtre exilé. Mais il
n'était pas de ceux qui regardent en arrière, et il sourit à Léna.

--A qui ressemble-t elle, Mélanie? Elle a les yeux de sa mère, mais le
profil aquilin des Coatlanguy.... Une forte race!... Le maire de
Lanrouara est toujours bien, et dur comme un chêne?... Assieds-toi, ma
fille, ajouta-t-il avec simplicité, employant, bien qu'il ne l'eût
jamais vue, le tutoiement d'une proche parenté. Mélanie, sers-la bien
vite, elle doit avoir froid, après ce voyage....

Léna avait faim; mais elle éprouva une surprise désagréable en voyant sa
cousine verser dans sa tasse un lait bleuâtre, et l'odeur insupportable
du beurre (acheté cependant exprès pour elle,) lui rappela à propos
qu'il y avait dans son panier un pot de beurre de Coatlanguy, baratté de
la veille, avec un reste de pain de ménage.

Le curé s'attendrit.

--Voyez, Sandoz, du pain pétri chez nous! Et cette enfant-là a travaillé
elle-même ce beurre, du beurre comme je n'en mange plus depuis trente
ans!

--Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois au pays, mon oncle? Le maire
m'a chargée de vous dire que les chambres ne manquent pas, au
Coatlanguy....

--Mélanie, elle a l'accent du pays! dit le curé avec un nouveau
ravissement.

Ceci n'était pas pour plaire à Léna, qui se piquait d'avoir évité
l'accent du terroir.

--Aller en Bretagne! reprit le curé. Eh! c'est notre rêve de tous les
ans! Nous faisons une tire-lire, n'est-ce pas, Mélanie? Et l'abbé, qui
est très fort sur les indicateurs, nous arrange notre petit voyage....
Mais il y a toujours un empêchement....

--Parce que vous êtes trop bon! dit Mélanie, qui, par respect pour le
caractère sacré de son frère, ne le tutoyait point, bien qu'elle le
régentât de son mieux. Il y a deux ans, c'était un coup de peinture dans
l'église; l'année d'après, c'était ce maçon tombé d'un mur, qui laissait
des orphelins. Il vous insultait de son vivant, mais enfin, les petits
étaient des innocents. Mais cet été!...

--Eh bien! il y a encore eu un obstacle.... N'ennuie pas Léna de ces
histoires....

--Léna, il a été volé, oui, volé par un misérable qu'il nourrissait! Et,
au lieu de porter plainte, il l'a aidé à quitter le pays et à acheter
une pacotille!

--Il fallait lui épargner des tentations, dit le prêtre doucement. Mais
je voudrais savoir des nouvelles de chez nous, et entendre les chers
noms bretons de nos parents, que j'espère bien voir l'année prochaine.

Léna se prêta complaisamment à l'énumération désirée. Le visage du curé
rayonnait, tandis qu'il écoutait des détails puérils en eux-mêmes, mais
précieux pour son cœur toujours chaud. Tout à coup, il tira sa montre.

--Voici l'heure du catéchisme.... Mais tu parles breton, ma fille?

--Oh! oui, dit Léna en riant; l'oncle Alain y tient plus qu'au français.

Le curé se mit alors à parler, avec une légère hésitation provenant du
manque d'habitude, la langue chérie, la langue natale que, seule près de
lui, Mélanie pouvait comprendre. Il se leva à regret pour le catéchisme.

--Allons, Sandoz, il est l'heure.... Vous m'aiderez à remercier le bon
Dieu du bonheur qu'il me donne aujourd'hui.... Si je n'ai pu aller chez
nous, eh bien! le pays est ici avec cette enfant!

--Comme mon oncle semble bon! dit Léna, suivant Mélanie dans l'étroit
escalier de sapin.

--Trop bon! Mais c'est vrai qu'il est un saint.... Il mourra ici, parmi
ses voyous et ses vagabonds. Il en arrache encore quelques-uns au
diable, et tant qu'il tiendra debout, il refusera d'aller se reposer
là-bas.

Elle ouvrit une porte dépeinte, et Léna vit une petite chambre pauvre et
propre, avec de la perse bleue passée à la fenêtre et au lit, une
commode de merisier et deux chaises de paille. Un second lit, voilé
d'une couverture de piqué, avait été étendu pour elle.

--Tu partageras ma chambre, ma fille.... Ce n'est pas beau, mais je te
l'offre de tout cœur.

Léna, qui connaissait les presbytères bretons, pauvres, mais assez
vastes pour donner l'hospitalité, éprouva un désappointement; elle
allait gêner sa cousine, et elle regrettait de n'avoir pas un coin à
elle. Dès ce moment, elle sentit qu'elle ne pourrait rester
longtemps.... Il fallait se hâter de voir la mère de Landry.

--Tante Mélanie, dit-elle, rougissant, il faut que je vous dise que
j'ai.... des amis à Paris.... C'est-à-dire que je n'ai jamais vu _sa_
mère, mais je suis sûre _qu'elle_ désire me voir.

--Quelles belles couleurs, ma petite!.... Raconte-moi cela.... Il y a
bien sûr quelque chose!

Et dans cette petite chambre fanée, où Mélanie ne rêvait guère qu'au
problème de «nouer les deux bouts,» ou au moyen de venir en aide à telle
paroissienne récalcitrante, le naïf roman fut conté, ce roman éclos sous
les brises âpres de la montagne, sur les pentes sauvages fleuries
d'ajoncs. Léna ne savait pas qu'elle avait été demandée en mariage par
Landry; mais, du moins, elle le devinait, et elle n'ignorait pas que les
lettres qui ne lui étaient pas communiquées avaient décidé de sa venue
de Paris. Elle parla longtemps de son amoureux à la vieille fille
émerveillée.

--Il doit savoir ton arrivée, tu le verras demain! Et alors, il te faut
la toilette aujourd'hui.... Dépêche-toi de t'arranger, ma fille, nous
devons sortir d'ici à une demi-heure!



XII


Léna, étourdie, embarrassée des regards qu'on jette sur elle, se trouve
prise, entraînée, submergée dans le courant qui, un jour d'exposition,
se précipite dans les halls et les escaliers des grands bazars
parisiens. Jamais elle n'a vu tant de foule, ni entendu un tel bruit.
Jamais, non plus, une pareille multitude d'objets ni un aspect si varié,
si élégant, n'ont apparu, je ne dirai pas seulement à ses yeux, mais à
son imagination. Ses oreilles lui font presque mal; les heurts la font
tressaillir, et cependant, à chaque pas, elle murmure naïvement: «Que
c'est beau!»

Mais sa cousine l'entraîne, en habituée de la maison. Il est vrai
qu'elle fréquente surtout le comptoir de la bienfaisance; mais, quand
elle a fait les modestes achats de son frère, elle parcourt volontiers,
avec un plaisir platonique, les riches rayons de soieries, surtout ceux
du linge; car, en vraie Bretonne, elle aimerait à voir des armoires
pleines de toile.

En deux heures la toilette est composée, depuis les bottines jusqu'au
chapeau. Le complet a besoin d'une retouche, mais sera livré le soir
même. Elles ont passé à la ganterie, et choisi un voile, un nœud de
mousseline pour le corsage, quelques mouchoirs en batiste imprimée. Il
est près d'une heure, et, plus fatiguées de cette séance dans une
atmosphère viciée que d'une longue promenade dans la campagne, elles
viennent tomber sur une chaise dans un bouillon que remplit encore une
foule affairée.

--Que prendras-tu, ma petite? demande Mélanie, lui tendant le menu.

Léna rencontre le regard curieux de la bonne, qui examine sa coiffe, et
elle entend derrière elle des réflexions sur son costume.

--Très seyant!... Est-ce une vraie Bretonne? Est-ce le costume du
_Pardon de Ploërmel_?... Elle tient à être remarquée, cette petite, pour
se montrer ainsi dans Paris!

--Que prend Mademoiselle? demande la bonne d'un ton leste.

Les yeux de Léna errent sur une liste de mets inconnus, et elle se hâte
de dire qu'elle prendra ce qu'a choisi sa cousine.

Le même air vicié, rempli, cette fois, d'émanations culinaires, lui
tourne la tête. Elle répond à Mélanie sans la comprendre, puis elle
repense à ses achats.

Maintenant, elle se demande si elle en est contente. Mélanie a-t-elle
vraiment bon goût? N'aurait-il pas mieux valu croire cette tranquille
demoiselle de comptoir, qui lui conseillait d'attendre deux jours pour
avoir son complet et son blouson faits sur mesure? Cette étoffe grise
n'était-elle pas trop claire?... Ce chapeau mordoré orné d'une rose, un
peu commun?...

Elle était trop lasse et trop agitée pour manger. Et puis la pensée
d'être si près de Landry lui causait un vertige. Si elle allait
l'apercevoir tout à coup!

Mélanie la traîna tout le jour à travers Paris. C'était trop, et les
intermèdes désagréables produits par l'attente aux bureaux d'omnibus, la
traversée des carrefours, les embarras de voitures l'empêchaient de
jouir de l'aspect animé des grandes rues et des boulevards.

Mais, comme tombait la nuit, il arriva une pénible aventure. A la sortie
d'une église où était assemblée une foule considérable, Léna et sa
parente furent séparées. Dans l'obscurité croissante, la jeune fille
ressentit un effroi nerveux. L'attention qu'excitait son costume lui
devenait odieuse. Elle allait de côté et d'autre, cherchant Mélanie aux
diverses portes; mais les abords en devenaient déserts. Elle rentra dans
l'église, parcourut les nefs, sortit anxieuse. Tout était pour elle
difficile et nouveau, même arrêter une voiture. Comme, cependant, elle
allait se décider à se faire conduire à la gare, et qu'elle glissait sa
main dans sa poche pour y prendre son porte-monnaie, elle poussa un cri
d'effroi: elle se souvenait maintenant de l'avoir confié à sa cousine.
Que faire? Mélanie était sans doute allée l'attendre à la gare.... Ses
larmes coulaient sans contrainte, tandis qu'elle allait et venait sur le
trottoir. Elle éprouva tout à coup un saisissement en entendant une voix
masculine tout près d'elle.

--Pardonnez-moi de vous aborder, Mademoiselle, mais voici quelques
instants que je vous vois évidemment embarrassée.... Êtes-vous égarée
dans ce quartier? Puis-je vous donner un renseignement?

Les yeux effrayés de Léna rencontrèrent une figure rassurante, celle
d'un homme d'une taille élevée, d'un aspect élégant, d'une physionomie
sévère. Il tenait son chapeau à la main, et le ton grave et respectueux
de ses paroles donna confiance à Léna.

--La parente qui m'accompagnait a été séparée de moi par la foule, il y
a déjà quelques minutes, et elle ne revient pas....

--Peut-être vous attend-elle chez vous?

--Ou à la gare.... Mais....

Elle ne pouvait point dire à cet inconnu qu'elle n'avait pas d'argent.

--Est-ce loin, la gare Montparnasse, Monsieur?

--Très loin. Appellerai-je une voiture pour vous?

--C'est que.... Ne puis-je y aller à pied?

Elle tordait ses mains vides, et il devina.

--Madame votre parente a peut-être votre porte-monnaie? Voulez-vous
m'autoriser à vous remettre ma carte, qui vous permettra d'acquitter le
petit emprunt que vous allez être forcée de contracter?

Elle prit la carte, anxieuse, indécise. Le nom ne lui était pas connu,
mais les manières de l'étranger la rassuraient.

Il appela un fiacre, puis tendit à Léna son porte-monnaie.

--Je ne sais rien... j'arrive à Paris.... Que dois-je donner?

--Cette pièce de deux francs, le trajet étant long.

--Merci, Monsieur.... Je demeure au presbytère de Boulommiers....

Il fit un geste de surprise, et la regarda plus attentivement.

--Alors, dit-il, ce doit être à Mlle de Coatlanguy que j'ai l'honneur
de parler?... Mon cousin, Landry Desmoutiers, m'a rendu familiers le nom
et l'hospitalité de monsieur votre oncle....

Un flot de sang monta au visage de Léna, et une chaleur de vie à son
cœur. Jamais le cher vieux nom n'avait semblé plus doux à son oreille
qu'en ce moment où il lui servait de passe-port sur le pavé de Paris.
Mais, comme elle allait répondre, la disgracieuse silhouette de Mélanie
se dressa devant elle. La pauvre fille était en sueur; son chapeau était
plus que jamais de travers, et une mèche grise pendait, détachée de ses
bandeaux.

--Enfin, te voilà! Je viens du poste de police, du bureau des
tramways.... J'étais folle de peur!

--Et moi aussi, dit Léna, riant et pleurant. Voici une voiture où
Monsieur allait me faire monter.... Oh! quel heureux hasard! Il est le
cousin de M. Desmoutiers.

Séverin s'inclina.

--En effet, je suis son proche parent; mais j'ignorais le nom de
Mademoiselle, quand j'ai cru devoir offrir à sa détresse évidente une
aide d'ailleurs banale.

Les manières de Séverin étaient bien faites pour rassurer la sœur du
curé.

--Merci, Monsieur, nous allons profiter de cette voiture.... Penser que
cette enfant était perdue dans Paris, et avec ce costume! Merci encore,
et que Dieu vous bénisse!

Elle entraîna Léna, qui répondit par un sourire timide au salut correct
de son protecteur improvisé, et elle n'eut pas trop du trajet de la gare
pour raconter ses craintes et sa désolation.

Quand elles rentrèrent, la servante annonça triomphalement que la
voiture du Bon-Marché était venue, et qu'il y avait une quantité de
cartons et de paquets.

Mélanie coupa les ficelles avec une hâte joyeuse et étala sur les deux
lits la jupe et la jaquette d'étoffe grise, la blouse à carreaux bleus
et blancs, le chapeau, les gants, le nœud de mousseline. Elle vérifia
la note, et déclara que c'était une affaire merveilleuse, le costume
ayant été laissé au rabais comme étant de l'an dernier.

--Vas-tu essayer cela tout de suite, Léna?

Mais voici qu'une tristesse envahissait Léna. Ce costume de
_demoiselle_, qu'elle avait si souvent rêvé et envié, lui produisait un
effet étrange, comme une angoisse.

--Il est tard, tante Mélanie.... Votre frère aimera à voir mon costume
breton, ce soir encore....

--Ça, c'est vrai.... Eh bien! repose-toi un peu, je vais voir si le
souper est prêt.

Et, ayant noué un tablier sur sa robe noire, usée jusqu'à la corde, la
vieille fille, sans songer à sa fatigue, se hâta de rejoindre la
servante.

Le curé s'était promis une soirée tranquille. Il avait aidé son vicaire
à descendre un harmonium; il voulait faire redire à Léna ses chants
préférés, et il venait de lui demander _ar Baradoz_, le cantique de
saint Hervé, le moine aveugle, sur le paradis, lorsque la sonnette de
l'entrée retentit.

Il y eut des pourparlers, puis Mélanie, qui était allée ouvrir la porte,
revint en grommelant.

--Une rixe près de l'usine.... Un homme à moitié assommé.... Inutile d'y
aller, mon frère, vous seriez insulté, et ils ne vous laisseraient pas
arriver près du blessé.

Les deux prêtres se levèrent en même temps.

--Qui est venu, Mélanie?

--La Frisée, cette fainéante que vous avez secourue pendant des mois;
c'est son frère qui est tombé... un ivrogne!

--C'est ma clientèle, Sandoz, dit naïvement le curé; c'est à moi à y
aller, s'il vous plaît. Bonsoir, dites une prière pour cette âme....

Il était déjà parti, et l'on entendait le flic flac de ses souliers dans
la boue du chemin.

--Vous permettez que je remonte travailler? murmura le vicaire.

--Oh! certes, et toi, tu es fatiguée... Monte, et dors bien vite!

Quelques instants après, Léna était couchée dans son étroit petit lit;
mais une surexcitation inaccoutumée l'empêchait de dormir. Les
impressions du voyage, de l'arrivée, le surmenage de cette journée, un
certain désappointement vague, enfin les émotions qui avaient terminé
l'après-midi, y compris l'apparition du cousin de Landry, tout cela
tourbillonnait dans son cerveau et lui causait une sorte de fièvre.
Puis, il y avait l'attente de demain. Elle verrait Landry, elle en était
sûre, et sans doute il aurait hâte de la présenter à sa mère. Comme son
cœur battait, à cette idée!

Elle essayait de se calmer et de fermer les yeux; mais il y avait mille
bruits dans cette maison aux minces cloisons. Au-dessous d'elle, un
clapotement régulier révélait une lessive nocturne. Mélanie ouvrait des
portes, des armoires; puis le curé rentra, et fut de nouveau grondé.

La dernière vision qu'eut ce soir-là la jeune fille, ce fut sa cousine
rentrant à pas de loup avec sa lampe, et se mettant en devoir de
raccommoder de grands bas de laine noire dont elle coiffait son poing.

Chose bizarre, ses rêves, pressés, heurtés, ne retracèrent ni les
incidents, ni les émotions de cette journée. Elle se trouva transportée
au Coatlanguy, jouissant du charme austère d'un paysage hivernal, puis
errant, avec une sensation de soulagement et de bien-être, dans les
vastes chambres du manoir, pleines d'un rustique confort. Les figures
familières de là-bas se pressaient autour d'elle, souriantes. Elle se
retrouvait devant le bahut où était pliée sa robe brodée d'argent, elle
effleurait d'une sorte de caresse la fine dentelle de ses coiffes, les
plissés savants de ses cols. Puis c'était le cimetière verdoyant autour
de l'église. Ici, elle s'angoissait, cherchant sans la trouver la tombe
de son père. Et, chose étrange, ce fut ce rêve qui, à son réveil,
persista à hanter sa pensée. Tandis qu'elle regardait autour d'elle,
cherchant à reconnaître où elle se trouvait, sa mémoire engourdie
s'efforçait de retrouver, si elle l'avait jamais entendu, le nom de la
ville où était mort ce père inconnu.



XIII


Le jour tardif éclairait la pauvre petite chambre, et le lit de Mélanie
était déjà drapé de la perse fanée.

Léna regarda sa montre d'argent: il était plus de sept heures et demie.
Au Coatlanguy, Loïzik avait déjà entendu la messe, baratté le beurre,
balayé «la salle», distribué le grain aux volailles, et elle était sans
doute installée à coudre près de la fenêtre.

Léna sentit un vague attendrissement en songeant au vaste et rougeoyant
foyer de la cuisine, tandis qu'elle frissonnait dans cette chambre sans
feu. Mais une pensée heureuse vint dissiper cette impression qu'elle
raillait elle-même: elle était à Paris... ou presque, et elle allait
revoir Landry!

Elle se mit sans retard à sa toilette, avec la sensation de commencer
une nouvelle vie. Sa coiffure l'embarrassa. Elle essaya vingt fois
d'arranger ses cheveux comme les jeunes filles des châteaux. Était-ce la
nouveauté? Si jolis que fussent ses cheveux souples et légers, elle se
fit l'effet d'une étrangère, d'une inconnue, et se demanda si elle
n'était pas mieux la veille, sous les barbes relevées de sa coiffe
élégante.

Puis elle revêtit la robe grise. Interdite, cherchant vaguement son
petit tablier de soie, elle monta sur une chaise pour essayer d'avoir de
sa personne une vue d'ensemble. Ce fut impossible: le petit miroir de
Mélanie ne reflétait que tour à tour la jupe et le corsage.

Une exclamation faillit précipiter Léna en bas de sa chaise. Mlle
Mélanie, qui venait d'entrer, exprimait une admiration qui la rasséréna
un peu.

--La robe va très bien, Léna! Elle est vraiment jolie! Je t'ai laissée
dormir, car tu étais fatiguée.... Veux-tu déjeuner? Mon frère se met à
table.... Oh! mais tu es tout à fait bien habillée!

Un peu embarrassée de son nouveau personnage, Léna releva soigneusement
sa robe pour descendre l'escalier, et entra dans la salle à manger, où
le curé se coupait en hâte un morceau de pain. Il laissa, de surprise,
échapper son couteau.

--Déjà transformée en Parisienne! s'écria-t-il naïvement. Je suis sans
doute incompétent, mais je regrette ma petite Bretonne....

--Vous la reverrez: j'ai la défense de rentrer au Coatlanguy autrement
que j'en suis partie, répondit la jeune fille, cherchant vainement des
yeux une glace qui la familiarisât avec son costume.

Le curé était moins loquace que la veille. On eût dit que cette autre
Léna le déconcertait un peu, et qu'il n'avait plus le même entrain à lui
parler de son pays.

Ce déjeuner tardif finissait à peine que la sonnette de la porte
retentit si violemment que le curé se leva tout droit, tandis que la
jeune fille, agitée d'un pressentiment heureux, cessait presque de
respirer.

Oui, c'était Landry! Mais un Landry un peu différent de celui de
Coatlanguy,--non plus le chasseur au costume sans gêne, avec le chapeau
mou orné d'une plume de perdrix ou de râle, mais un personnage très
élégant, très correct dans son pardessus bien coupé, son col de fourrure
et ses gants irréprochables.

Elle rencontra son regard.... Un regard hésitant, étonné, désorienté,
qui fit horriblement battre son cœur.

--Oh! c'est vous, enfin! dit-il, comme si, déconcerté par ce changement
de costume, il ne l'eût reconnue qu'à la brillante rougeur de ses joues
et à l'éclat de son regard.

Déjà, il se ressaisissait.

--Voulez-vous me présenter à monsieur le Curé?... Votre oncle a dû le
préparer à ma visite....

Il y eut une présentation un peu confuse, pendant laquelle les yeux de
Landry revenaient fréquemment vers Léna. Que pensait-il d'elle?
Était-elle aussi jolie sous ce nouvel aspect? L'embarras qu'elle
éprouvait à résoudre ces questions la paralysait horriblement. Elle
sentait bien que son aisance l'avait abandonnée. Même ce petit tablier,
qu'elle avait détesté, lui manquait: elle avait l'habitude de glisser le
bout de ses doigts dans les poches minuscules, et en ce moment, elle ne
savait justement que faire de ses mains. Quelques paroles banales
avaient été échangées avec le curé, lorsque Mélanie entra en coup de
vent, ébouriffée, avec une vieille robe tachée qu'elle mettait le matin
pour balayer. La présentation recommença. Léna évoquait malgré elle le
souvenir du Coatlanguy: les pittoresques déjeuners sur la table de la
cuisine l'emportaient, certes, sur la scène que contemplait Landry, et
elle se dépita de trouver cette salle de presbytère si sordide et sa
cousine si vulgaire, comme si quelque chose de ces laideurs et de cette
pauvreté eût dû rejaillir jusque sur elle.

Et c'était vrai, hélas! Landry, malgré son tact d'homme du monde, avait
peine à déguiser l'impression inattendue, désolante, lamentable, qu'il
avait ressentie à son entrée dans cette pauvre chambre.

Averti, la veille, par Séverin de l'arrivée de Léna, il accourait, ravi,
pour lui transmettre une invitation de sa mère. Mais ce coup de foudre
l'attendait: Léna, cette jeune fille quelconque, fagotée dans une
toilette laide, mal seyante! Léna, la petite fée du vieux manoir
majestueux dans sa déchéance, Léna, idéale dans ses jupes bordées de
velours ou d'argent, sous ses transparentes dentelles!...

Et c'était sa parente, cette vieille fille aux cheveux embroussaillés, à
la robe tachée, aux mains déformées par les rudes travaux!

Ici, plus de poésie pour voiler la réalité des choses; plus de
Coatlanguy faisant revivre une race antique sous des habits de paysans:
c'était, cette fois, la famille maternelle de Léna, vulgaire, sans
prestige.... Et déjà, cette parenté semblait avoir déteint sur elle,
sans qu'il s'avisât, d'ailleurs, de penser à tout ce qu'il y avait de
grand, de saint, sous ces apparences, ni aux bénédictions découlant sur
les races qui ont donné à Dieu des âmes sacerdotales.

--Ma mère espère que vous voudrez bien venir dîner ce soir chez elle,
dit-il enfin avec effort, ne pouvant décidément réussir à identifier
cette Léna inconnue avec la jeune fille qu'il avait aimée dans la
montagne lointaine. Elle compte que monsieur le Curé et sa sœur lui
feront l'honneur de se joindre à vous.

--Oh! moi, je n'accepte jamais d'invitations! dit le prêtre en souriant;
mais si Mélanie veut accompagner Léna....

Mélanie devint toute rouge.

--Moi, Monsieur, franchement, je n'ai pas de toilette, dit-elle avec
naïveté. Et puis, je suis une sauvage. Mais, comme la figure de cette
petite devient sombre à l'idée de perdre un si grand plaisir, je vais
vous dire ce que je ferai: j'irai la conduire, puis la rechercher à dix
heures.... Nous reprendrons le dernier train. Une fois n'est pas
coutume, n'est-ce pas, mon frère?

Le curé approuva, puis demanda la permission de se rendre à l'église.
Mélanie, voyant que la conversation se traînait, murmura qu'on avait
besoin d'elle, et Léna se trouva seule avec Landry.

Son cœur se serra en constatant un silence un peu long. Il n'était pas
ainsi, au Coatlanguy!

--Comment trouvez-vous Paris? demanda-t-il enfin, avec un sourire
contraint.

--Je pense que je n'en ai vu que les côtés désagréables, répondit-elle
avec une amertume soudaine. Des foules brutales, des magasins où l'on
étouffe, et puis... cette impression d'être perdue....

--Ah! oui, Séverin m'a conté votre aventure; j'en ai eu le cœur
remué.... Je ne vous répéterai pas ce qu'il m'a dit de vous et de votre
joli costume, lui qui ne regarde aucune femme.

Une ombre de sourire détendit la lèvre de Léna.

--Ah! mon costume! Croiriez-vous que moi, qui le détestais, j'ai été
triste de le quitter, ce matin!

Il ne répondit pas.

--J'ai peur d'avoir mal choisi ma nouvelle toilette, dit-elle, vaguement
inquiète; ou plutôt, c'est ma tante qui m'a guidée. Est-ce qu'il n'est
pas bien?

--Oh! si, répondit-il sans conviction. Mais il faut demander à ma mère
l'adresse d'une couturière qui est une vraie artiste, et qui vous
habillera tout à fait bien.... Que désirez-vous voir, à Paris?

--Les Invalides, dit-elle naïvement, les boulevards, le musée Grévin, le
Bois de Boulogne, que sais-je! Je ne parle pas des églises,
naturellement. J'aimerais les jardins en été; mais, hier, j'ai vu les
Tuileries, et j'ai été déçue.

--Et les musées? Il faut les voir!

--Je ne connais rien en peinture.

Il étouffa un soupir.... Mais c'était horrible, cette impression, cette
idée qu'il voyait devant lui une jeune fille inconnue, d'un monde
inférieur, qu'il n'avait jamais aimée!

--Votre mère va mieux? J'ai peur qu'elle n'ait retardé, à cause.... de
moi, ce voyage qui devait lui faire du bien.

Une rougeur soudaine rendit à Léna quelque chose d'autrefois.

--Ne pensez pas cela; naturellement, ma mère partira si c'est
nécessaire....

Il se détesta tout à coup pour ces paroles, comme s'il les avait dites
pour préparer les choses de loin, au cas où... où tout ne s'arrangerait
pas....

--Je ne puis rester maintenant. Mais je suis heureux de la pensée de
vous voir ce soir....

Comme il mentait! Il était déchiré, misérable. Tout ce qui avait, ces
dernières semaines, charmé sa vie, disparaissait lamentablement, ne
laissant subsister qu'un engagement téméraire, odieux.... que Séverin
avait déclaré sacré....

Il eut de faux sourires en prenant congé d'elle, et il la quitta en
proie à un malaise indéfinissable. Il respira longuement en sortant du
pauvre petit presbytère, et il se dirigea vers le bureau du télégraphe,
où il barbouilla une dépêche pour Séverin:

«Viens dîner avec nous. Revu Léna; elle n'a plus son costume, ne l'ai
pas reconnue. Besoin de toi ce soir.»



XIV


Une longue journée... Mlle Mélanie a des œuvres, et Léna est livrée à
elle-même, ses pensées ballottées de l'entrevue du matin à la
perspective du dîner de ce soir. Elle est mal à l'aise;--pas
malheureuse, oh! non! Mais elle aussi a trouvé un Landry singulièrement
différent de celui qu'elle connaissait; seulement, ce Landry nouveau est
encore plus élégant, plus charmant,--tellement, même, qu'elle se demande
comment il l'a aimée, comment il a pu vivre au Coatlanguy.... Et elle
veut se persuader qu'elle est heureuse, qu'elle ne craint rien, qu'elle
n'a pas même l'idée qu'il puisse regretter les paroles murmurées au
seuil du manoir.

Enfin, Mélanie est libre et offre de partir de bonne heure pour Paris,
afin de flâner devant les magasins, ce qu'elle suppose devoir plaire à
Léna, et ce qui constitue pour elle-même une distraction aussi rare
qu'appréciée.

Cette fois, un soleil pâle est sorti des nuages et répand une gaieté
suffisante dans les rues encombrées. Si l'attente n'ôtait à Léna la
faculté de jouir, elle s'intéresserait davantage à ce qu'elle voit:
Notre-Dame-des-Champs, avec sa belle fresque fleurie,
Saint-Etienne-du-Mont, dont elle aime le jubé et où elle prie sur le
tombeau de l'aimable sainte dont Landry lui a promis l'image. Ses
poumons s'emplissent d'air, au Luxembourg. Elle regarde, avec un intérêt
qui trahit son ignorance de l'art, les statues peintes des magasins de
la rue Bonaparte et de la rue de Vaugirard, puis elle s'émerveille
franchement en se trouvant sur les quais.

--Nous verrons Notre-Dame un matin, à l'heure où l'on visite le trésor,
dit Mélanie. Il va être temps de nous diriger vers le quai d'Orsay; en
attendant, regardons les magasins d'antiquités.

Ceci, tout à coup, intéresse Léna, d'abord en lui révélant la valeur de
vieilles choses qu'elle dédaignait en Bretagne, et qu'elle s'étonne de
voir cotées si haut. Puis elle ressent, devant ces amoncellements
d'objets, de vrais attendrissements. Il y a au Coatlanguy des bahuts
plus beaux que ceux-ci. Au château de Saint-Thonan, elle a vu des
tapisseries dans le genre de celles qui pendent là.... Elle regarde les
vieux fauteuils dont le crin sort, les faïences dont il y a des
échantillons tout pareils dans le vaisselier de son oncle, les croix
normandes, les dentelles, les portraits de famille, les toiles sans
cadre.

Tout à coup, elle pousse un cri étouffé:

--Tante Mélanie, regardez ce tableau!...

Mélanie s'approche, et voit une peinture ternie, enfumée, dont ses
mauvais yeux ne saisissent d'abord que les tons gris et verts.

--C'est le Coatlanguy! murmure Léna d'une voix changée.

--Pas possible!

Et la vieille fille cherche en hâte ses lunettes.

Oui, c'est le Coatlanguy, légèrement idéalisé. Le peintre a fait plus
puissantes les rainures des chênes, plus fines les sculptures des
fenêtres et l'ogive du porche. Mais on ne peut s'y méprendre: c'est
l'avenue bordée de fougères rougissantes, c'est la cour avec son vieux
puits, c'est le perron avec ses courbes veuves de leurs balustrades,
c'est le revêtement de passiflore de la muraille grise, et dans la
silhouette qui apparaît sur le seuil du manoir, on reconnaît Alain de
Coatlanguy, jeune, mince, de fière mine dans sa veste à boutons.

Léna essaie de déchiffrer la signature.

--Une cholie toile, Mademoiselle, dit le marchand, sortant de l'ombre et
dressant sur le trottoir sa taille épaisse, sa figure brune et bouffie.
Elle est signée d'Hervé Lebreton, un peintre qui a eu son heure de
célébrité. C'est une œuvre de cheunesse, pleine de fraîcheur.

Hervé Lebreton! Le prénom de son père, et le nom patronymique des
Coatlanguy....

Léna savait très peu de chose de son père. La répugnance de son oncle à
répondre à ses questions, le sentiment de rancune qui perçait dans ses
paroles lorsqu'il prononçait le nom de son frère, tout avait convaincu
la jeune fille qu'il y avait eu des différends entre eux, et qu'Alain
n'avait jamais pardonné à Hervé l'abandon de la terre natale. Elle
savait, cependant, qu'il peignait, et gardait en cachette quelques
dessins informes, trouvés par hasard.

Une émotion profonde s'empara d'elle à la pensée que ce père à demi
oublié avait probablement signé cette toile, et la vue de ce paysage
familier, au milieu de l'isolement de Paris, amena des larmes à ses
yeux.

--Tante Mélanie, murmura-t-elle, je suis sûre que c'est mon père qui a
peint cela. Demandez le prix qu'on en veut.

Mélanie s'approcha du gros homme.

--Combien cette peinture, Monsieur?

Le marchand jeta un regard sur sa pauvre toilette.

--Ce sera pour vous un pieu pon marché, une occasion.... Vous gagnerez
dessus avant huit chours.... Trois cent vingt-cinq francs....

Mélanie laissa échapper une exclamation, et Léna, qui avait pris son
porte-monnaie, le laissa retomber dans sa poche.

--Allons, trois cents tout ronds! Le peintre est connu, bien qu'à ma
connaissance, il ne produise plus grand'chose.

--Il est mort! dit Léna presque involontairement.

--Mort? Je n'ai vu cela dans aucun journal!

--Il y a longtemps... dit Léna, le cœur serré.

--Longtemps! Cela m'étonne! Mais il y aura peut-être une exposition
posthume.... Je ne peux décidément pas laisser cette étude à moins de
trois cents francs!

Les deux femmes s'éloignèrent silencieusement.

--Saviez-vous que mon pauvre père était connu? demanda Léna avec
émotion. Il faudra que vous me parliez de lui, tante Mélanie. Vous
deviez être sa petite amie d'enfance.

--Ah! oui, il y a longtemps, ma petite! J'étais encore bien jeune quand
mon frère est venu dans ce diocèse, où l'on demandait des prêtres.... Ma
mère vivait... Elle avait gardé son costume.

--Mais mon père?...

--Oui, oui, le pauvre! Il a eu tant de chagrin de perdre ta mère! C'est
si triste! Tiens, j'ai connu un jeune bijoutier, marié à vingt-trois
ans.... Ah! prends garde aux voitures! Il fait nuit, on serait vite
écrasé!

Et elle continua à parler avec volubilité de toutes choses, sauf du père
de Léna, jusqu'au moment où elle s'arrêta devant un vieil hôtel
majestueux, dont la porte cochère était close.

--Te voilà au numéro indiqué. Moi, je vais demander à souper à mon amie
de la rue du Bac, une vieille fille comme moi.... J'achèterai, en
passant, un peu de jambon et deux babas, pour ne pas la surprendre....
Là, je tire le bouton.... Je reviendrai, un peu avant dix heures, et je
te ferai prévenir; mais je n'entrerai pas chez cette belle dame, ma
robe est trop maussade.

La porte venait de s'entre-bâiller, et Mélanie s'éloignait déjà de son
pas trottinant.

Léna poussa le battant et vit, à la porte de la loge, un fonctionnaire
en bonnet de velours, dont le gilet était agrémenté d'une lourde chaîne
d'or.

--Qui demandez-vous?

--Mme Desmoutiers, répondit la jeune fille, vexée de sentir sa voix
trembler.

Le concierge l'enveloppa d'un regard rapide, se demandant «pour lequel
des escaliers» était cette personne médiocrement vêtue. Quelque chose,
dans l'expression de Léna, l'empêcha d'indiquer l'escalier de service.

--A droite, au premier!

Elle referma, avec un soulagement instinctif, la porte vitrée qui la
séparait de cet homme insolent. Un escalier monumental, dont les marches
de marbre étaient couvertes d'un tapis d'Orient, se dressait devant
elle, et sur la blancheur des murs stuqués, des plantes gigantesques
s'élevaient à chaque palier!

Le cœur de Léna défaillait. Jamais elle n'avait éprouvé une impression
aussi poignante d'isolement. Elle cherchait à s'encourager en se disant
que Landry était tout près; mais elle avait peur de retrouver la
sensation du matin: celle de voir un autre Landry, intimidant, presque
inconnu.

Elle attendit que les battements de son cœur fussent calmés, pour
appuyer sur le timbre son doigt tremblant. La porte s'ouvrit sans bruit,
et un domestique en habit noir parut devant elle.

Interdite, ne sachant sur quel ton parler à cet homme imposant, dont la
chemise luisait sous la lumière électrique et dont la cravate blanche
était tout à fait solennelle, elle balbutia le nom de Mme
Desmoutiers.

--Est-ce Mademoiselle que Madame attend pour dîner? demanda le valet de
chambre d'un ton énigmatique.

Elle fit signe que oui, et aussitôt, une femme de chambre élégante,
délicieusement coiffée, avec un joli petit chiffon de batiste brodée en
guise de tablier, surgit d'un angle et lui offrit de la débarrasser de
son chapeau.

Une grande glace s'élevait en face d'elle, et pour la première fois
depuis le matin, elle se vit toute entière dans sa nouvelle toilette.

Une affreuse anxiété la saisit. Un instinct subtil, plutôt qu'un goût
défini, lui fit entrevoir que le ton de sa robe était terne, que la
blouse s'ajustait mal, que le nœud de mousseline était commun, et
qu'enfin, ébouriffée par le vent, décoiffée par son chapeau trop lourd,
elle était infiniment moins bien que la femme de chambre qui
s'empressait autour d'elle avec des regards curieux.

Une inexprimable détresse l'envahissait. Elle eut envie de reprendre
précipitamment son chapeau et de se sauver; elle n'avait plus le courage
d'entrer seule dans ce salon qui la terrifiait d'avance, ni d'affronter,
ainsi vêtue, ainsi enlaidie, les regards de Landry. Mais il était trop
tard. Le valet de chambre avait déjà ouvert une porte, soulevé une
portière, et, du fond d'un salon qui lui parut féerique, Landry
s'avançait vivement à sa rencontre.

Elle éprouva une impression de soulagement en revoyant son visage
familier; oui, mais une impression rapide et passagère, car elle
constata aussitôt dans son regard le même désappointement mal contenu,
dans ses manières, le même embarras qui l'avaient fait souffrir le
matin.

Elle plaça machinalement dans la main qu'il lui tendait ses doigts qui
se glaçaient dans ses gants trop foncés et trop larges, et se sentit
entraînée sur le tapis moelleux, à travers des sièges et d'élégants
petits meubles, vers la femme tant redoutée qui attachait sur elle un
regard aigu.

Malgré son trouble, une admiration sans borne la saisit en voyant cette
jolie femme de cinquante ans, qui, à ses yeux inexpérimentés, semblait
très jeune, et dont les cheveux blancs, l'air délicat, les paupières
bleuies semblaient être des attraits de plus.

--Soyez mille fois la bienvenue, mademoiselle.... Je suis heureuse de
vous recevoir à mon tour, car je vous garde une vraie reconnaissance
pour l'accueil et les soins que mon pauvre Landry a trouvés chez vous.

Les paroles étaient chaleureuses, le ton ne l'était pas. La voix était
mesurée, étudiée, et, si peu préparée aux nuances que dût être Léna,
elle sentit dans cette exagération même d'amabilité une espèce de
condescendance et une invisible barrière.

Elle ne sut que répondre, et comprit qu'elle paraissait odieusement
sotte et gauche.

--Voulez-vous me faire l'honneur de me présenter à Mlle de
Coatlanguy, qui ne me reconnaît évidemment pas?

Léna se retourna brusquement, en entendant cette voix qui évoquait en
elle un souvenir. Le cher vieux nom venait de caresser littéralement
son oreille et de lui rendre une ombre d'assurance. Après tout, si
dépaysée qu'elle fût dans ce salon parisien, elle était, en effet,
Hélène de Coatlanguy, dont les ancêtres avaient été alliés aux ducs de
Bretagne, et qui demeurait apparentée à la noblesse de sa province.

Devant elle, en frac, comme Landry, se tenait le passant qui était venu
à son aide, la veille.

--Mon cousin, M. de Salles.... Asseyez-vous, mademoiselle.... Puis-je
vous demander si votre première impression est bonne? Aimez-vous Paris?

--Je ne le connais presque pas encore....

--Et le quartier horrible qu'habite Mlle de Coatlanguy a dû lui
causer des désappointements, dit Landry, s'approchant.

Il cherchait à la retrouver, à la reconnaître; mais, sauf le dessin des
traits, il n'y avait plus rien en elle de la charmante fille qui avait
conquis son cœur, là-bas, dans la montagne. Son cœur? Avait-il été
conquis, après tout?... Plus de sourires montrant les dents blanches,
encore moins de rires perlés s'égrenant sous les solives majestueuses,
plus de manières gracieuses, de mouvements aisés; plus rien non plus de
ce joli costume: une pensionnaire gênée, maladroite, ne sachant comment
se mouvoir dans sa toilette vulgaire, n'osant remuer sur sa chaise, et
semblant effrayée du son de sa propre voix.

Le dîner fut annoncé presque immédiatement. Léna se sentait si peu
harmonisée avec le nouveau Landry qui lui offrait le bras, que le trajet
du salon à la salle à manger lui fut un supplice.

--Je pensais qu'on me recevrait tout simplement, murmura-t-elle,
retenant ses larmes. Et votre mère est si élégante! Et vous êtes en
habit!... Puis il y a ici une étiquette qui me fait peur!

Il fut un peu attendri.

--Peur, chez ma mère!... Si je suis ainsi vêtu, c'est que, puisque vous
devez vous retirer si tôt, j'ai accepté d'aller finir la soirée à
l'Opéra avec des amis, et j'ai entraîné mon cousin.... De grâce, n'ayez
pas peur, et redevenez vous-même! Je tiens tant à ce que vous plaisiez à
ma mère!

Cette parole fut désastreuse. Léna, sans rien définir, eut l'intuition
que Landry n'était pas aussi indépendant qu'elle l'avait cru. Cette
charmante femme, aux manières suaves, à la voix musicale, était
évidemment l'arbitre de son bonheur, à elle, Léna. Et elle sentit non
moins vivement qu'il n'y aurait jamais entre elles ni sympathie, ni même
un terrain commun sur lequel elles pussent s'entendre.

Mme Desmoutiers commença à causer avec elle, ou plutôt à lui adresser
des questions polies, marquées au coin de cette condescendance qui
exaspérait secrètement Léna. Il lui semblait qu'une seconde vue lui
était donnée, qu'elle lisait dans les pensées de son interlocutrice, et
tandis que les douces paroles coulaient comme un flot, elle les
interprétait ainsi: «Ce que je vous demande ne m'intéresse pas, et ce
que vous répondez m'ennuie profondément; il n'y a rien de commun entre
nous: nous sommes d'essences dissemblables, comme une petite bruyère
sauvage diffère d'une plante de serre.... Je prétends vous saturer du
luxe de ma maison, de la recherche de mes habitudes, des raffinements de
mon esprit, et vous jugerez vous-même si vous êtes assez audacieuse
pour vous glisser dans notre vie, ou pour entraîner mon fils dans votre
sphère rustique.»

Et la pauvre Léna, qui avait paru à Landry si intelligente et si
spirituelle au Coatlanguy, répondait par monosyllabes, ne sachant même
plus décrire son pays, sans doute parce qu'elle avait conscience de la
suprême indifférence, du secret dédain de celle qui l'écoutait.

Landry était au supplice. Il essayait sincèrement de mettre en lumière
des facultés qu'il connaissait, de réveiller cette gaieté, cet entrain
qu'il avait aimés, de faire surgir en cette personne raidie, gênée, qui
cherchait ses paroles et peut-être ses idées, la Léna charmante qu'il
avait voulu imposer à sa mère.

Maintenant, son orgueil s'en mêlait. Quelque chose de subtil, dans les
manières de Mme Desmoutiers, lui semblait une raillerie. Il avait
besoin d'avoir raison, besoin que sa mère et Séverin comprissent ce
qu'ils appelaient une folie. Et il en voulait à Léna d'être si peu
elle-même, de ne pas se prêter à cette espèce de démonstration qu'il
prétendait faire, et il en arrivait à ne plus comprendre lui-même qu'il
eût pu l'aimer.

Tout à coup, Mme Desmoutiers renonça à l'effort de cette conversation
à bâtons rompus. Se tournant vers Séverin, jusque-là spectateur à peu
près impassible de cette sorte de joute, elle commença à lui parler de
mille choses parisiennes, naturellement étrangères à Léna: le dernier
livre de tel auteur célèbre, une première annoncée aux Français, une
exposition dans un cercle à la mode, un bruit de mariage, une élection
prochaine à l'Académie. Tout cela fut effleuré légèrement,
spirituellement, entre gens parlant la même langue. Léna se sentait
encore plus en dehors d'un tel monde. Landry essayait vainement de lui
faire place dans cette conversation; ses explications ne servaient qu'à
souligner l'incompétence, l'absolue ignorance de la jeune fille.

Au supplice qu'elle endurait se joignaient les petits embarras matériels
du repas, et les maladresses involontaires qu'elle commettait. Elle ne
savait pas se servir de la spatule à poisson; elle usait mal de certains
ustensiles, comme la pelle à foie gras ou le service à glace, et elle
lisait sur les traits de Landry une contrariété mal déguisée, tandis
qu'il suivait du regard les mouvements de ses mains bien faites, mais
étrangement brunes sur la nappe satinée....

Les deux jeunes gens renoncèrent à fumer, et évitèrent ainsi à la pauvre
fille la terreur d'un tête-à-tête avec Mme Desmoutiers. Mais elle
jetait sur la pendule des regards éplorés; un sourd désespoir
envahissait son cœur, elle avait hâte de sortir de cette maison pour
pleurer à son aise et regarder en face cette situation inattendue.

Alors Séverin vint s'asseoir près d'elle, et, du même ton respectueux et
sympathique qui lui avait donné confiance, la veille, au milieu d'une
rue de Paris, il lui parla de la Bretagne et des impressions que
lui-même en avait rapportées, quelques années auparavant.

Séverin avait passé pour un causeur prestigieux. Depuis la mort de sa
femme, il avait cessé de paraître dans le monde; mais ce soir, il
condescendit, en faveur de cette enfant angoissée, à faire revivre des
dons que sa cousine elle-même avait presque oubliés.

Et bientôt, il ne se borna plus à endormir, par le charme de sa parole
et de sa sympathie, les blessures que Léna sentait toutes vives en son
cœur; il tira des étincelles de cet esprit à demi terrifié, il la fit
parler, et s'il ne réussit pas à éveiller complètement la personnalité
jeune et aimable que Landry lui avait dépeinte, il obtint d'elle assez
d'animation pour laisser voir qu'elle était intelligente et pouvait être
cultivée. Il prenait surtout un souci touchant de la relever à ses
propres yeux, de l'entourer, dans ce milieu étranger, presque hostile,
de ce qui, dans son pays, la faisait honorer et admirer. Ses amis
disaient qu'il savait tout. Il connaissait, en tous cas, des
particularités des vieilles familles bretonnes alliées aux Coatlanguy,
et il encadrait de leur prestige cette pauvre petite dédaignée. Landry
sentait diminuer son découragement, tandis que sa mère, vexée, essayait
d'accaparer la conversation et de déjouer ce qu'elle appelait la
trahison de Séverin. Mais des auxiliaires inattendus lui vinrent en
aide, rendant de nouveau Léna à son mutisme et à sa frayeur. Les amis
que Landry devait rejoindre à l'Opéra arrivèrent inopinément pour passer
une demi-heure avec leur chère amie, Mme Desmoutiers.

Léna vit entrer deux jeunes femmes étourdissantes de luxe, avec un homme
très décoré et très décoratif. Ignorante des mystères de l'art, elle fut
éblouie de l'éclat de leur teint, de la profondeur de leurs yeux
légèrement ombrés. Elle n'avait jamais rêvé de toilettes semblables:
velours, dentelles, diamants, manteaux du soir en brocart ornés de
fourrures ou de plumes, c'était pour elle une féerie, bien qu'elle
rougit involontairement en présence des premières femmes
décolletées--_très_ décolletées,--qu'elle eût jamais vues.

Elle fut correctement présentée, et entendit des titres et des noms plus
éclatants que le sien; mais, après un petit salut dédaigneux et un
regard visiblement surpris jeté sur son invraisemblable toilette, on
cessa de s'occuper d'elle, et elle assista à un marivaudage qui acheva
de l'étourdir, de l'isoler, de la désespérer. Landry, avec ces deux
dames, n'était plus le même. Il avait comme elles des mots vifs, des
répliques drôles, des saillies spirituelles. Séverin, retombé dans ses
habitudes de silence, fut tout à coup interpellé par l'une des nouvelles
venues.

--Quelle surprise! Vous venez donc avec nous, enfin?

Il s'inclina froidement.

--J'aurai le regret de ne pas me joindre à vous: j'ai loué un fauteuil,
ce matin... Landry a excité mon intérêt pour l'œuvre nouvelle; mais j'en
veux jouir en sauvage....

A ce moment, la petite pendule sonna neuf heures d'un timbre vieillot,
et les visiteuses se levèrent.

Mme Desmoutiers fit signe à son fils.

--Je rejoindrai ces dames un peu plus tard, dit Landry, lui jetant un
regard mécontent.

--Mlle de Coatlanguy te permettra de les accompagner tout de suite.

--Oh! certes! dit Léna avec amertume.

Il y eut un petit débat, puis les amis prirent congé, tandis que Mme
Desmoutiers laissait voir sa contrariété.

--Je suis désolée... commença Léna.

--Vous ne croyiez pas Landry capable d'une impolitesse! dit la voix
claire de Séverin.

--Mais il arrivera trop tard.... Et vous?...

--On dit que le premier acte est médiocre.

Il essaya de reprendre la conversation interrompue; mais c'était fini.
Mme Desmoutiers restait silencieuse et se montrait tout juste polie;
Landry était nerveux, et Léna jetait sur la pendule des regards de plus
en plus anxieux, tandis que le parfum léger laissé dans la chambre par
ces deux brillantes inconnues lui causait un malaise pénible.

Tout à coup, la porte s'ouvrit, et le valet de chambre s'avança.

--La femme de chambre de Mademoiselle est là....

Léna devint pourpre, Landry eut l'air éploré, et Séverin regarda
curieusement la jeune fille.

--Ce n'est pas une femme de chambre, dit-elle d'une voix émue, mais
ferme, s'adressant à Mme Desmoutiers, mais ma cousine, la sœur du
curé de Boulommiers. Permettez-moi de la rejoindre immédiatement, car
elle n'oserait entrer.

--Mais il faut qu'elle entre, qu'elle prenne une tasse de thé avec nous!
s'écria Mme Desmoutiers avec une affectation d'empressement.

--Elle ne le voudrait pas, et je ne saurais la faire attendre....

--Alors, au revoir, mademoiselle.... Vous voudrez bien, n'est-ce pas,
nous faire le très grand plaisir de revenir?

--Je crains que mon séjour ne se prolonge pas très longtemps....

--Je le regretterais.... Mais où est Landry? Ah! le voici.... N'as-tu pu
décider la cousine de Mademoiselle à entrer un instant?

--Non, mais je me suis assuré que la voiture est prête.... Le cocher de
ma mère vous mettra en sûreté à la gare, mademoiselle.... Je vous y
aurais accompagnée, s'il y avait eu une place pour moi.

Léna laissa à peine une seconde sa main toucher celle de Mme
Desmoutiers. Elle jeta à Séverin un regard reconnaissant: dans
l'amertume croissante qui remplissait son âme, il y avait une ombre
d'attendrissement pour la bonté qu'il lui avait montrée. Suivie de
Landry, elle gagna rapidement l'antichambre, où, modestement assise sur
une banquette, disant son chapelet dans sa manche, Mélanie l'attendait,
sans même penser qu'elle n'était pas à sa place.

--Je vous reverrai, mademoiselle Léna, murmura Landry, embarrassé.

--Je ne le crois pas! dit-elle sèchement.

Il tressaillit.

--Mais j'irai à Boulommiers!... Vous n'étiez pas vous, ce soir....
Quelque chose vous a-t-il froissée?

Elle se redressa et le regarda en face. L'éclair de ses yeux gris, qui
devenaient d'acier, la lui rendit tout à coup.

--Léna, dit-il d'une voix basse et agitée, son cœur se fondant, il
faudra dissiper ce malentendu! Je ne puis me l'expliquer!...

La lèvre de Léna se plissa légèrement, mais elle ne répondit pas. Il lui
tendit la main, elle ne parut pas le voir. Il la suivit, anxieux, dans
l'escalier. Sous la voûte, le petit coupé de Mme Desmoutiers, tout
attelé, attendait. Il voulut l'y faire monter.

--Mille mercis, dit-elle de la même voix sèche, ma cousine a une
voiture.

--Mais celle-ci vous mènera plus vite!... Léna! Oh! il n'est pas
possible que vous partiez ainsi!... Mademoiselle, ne pouvez-vous la
décider à prendre la voiture de ma mère?...

Léna entraîna hors de la maison la pauvre Mélanie qui, déçue en la
voyant refuser ce joli coupé, se demandait la raison de son caprice;
puis, se retournant vers Landry, elle lui jeta à demi-voix une phrase
sifflante:

--Vous avez eu honte de moi!

Il n'eut pas le temps de la détromper.... ou d'essayer. Il était là, en
frac, nu-tête, et elle, entraînant toujours Mélanie, avait déjà traversé
la chaussée noire et boueuse.



XV


Séverin s'était dit, le lendemain matin: «Je vais avoir la visite de
Landry.»

Mais ce ne fut qu'au moment où il achevait son déjeuner solitaire que
Landry fit son entrée chez lui, très pâle, en proie à une agitation
visible.

--Qu'es-tu devenu hier soir, Landry? Tu me prônes les trois derniers
actes de _Méhallah_, et tu n'y parais point!

--J'en étais incapable.... Mon ami, je suis horriblement malheureux!

Séverin garda le silence.

Landry se jeta sur une chaise, et dit brusquement:

--Léna va repartir.

--Tu l'as vue, ce matin?

--Non, elle a refusé de me recevoir.... Je pense, après tout, qu'elle a
un orgueil infernal, s'écria-t-il, et que je dois bénir le caprice qui à
tout rompu!

--Est-ce bien à elle que revient la responsabilité d'une rupture?
demanda Séverin avec calme. Sois sincère, Landry: tu as été, hier,
profondément déçu, et tu l'as laissé voir.

Landry cacha son visage dans ses mains, avec une sorte de gémissement.

--Tu avais raison, j'étais fou!

--Je ne triompherai pas de toi. Le passé est le passé. Mais je t'avais
dit qu'il ne fallait pas qu'elle vînt ici maintenant.

--Il fallait cependant bien que ma mère la vît!

--Il fallait faire son éducation de femme du monde, doucement,
patiemment; il ne fallait pas la jeter brutalement, du fond de son vieux
manoir, dans un monde raffiné, alambiqué. Si l'on avait eu l'idée
machiavélique de la placer dans le cadre le plus désavantageux, on n'eût
pas mieux réussi.

--Et ni toi ni ma mère ne pouvez évidemment comprendre mon aberration!
dit Landry amèrement.

--Je puis tout comprendre, d'autant que je l'ai vue avant-hier dans le
charme très réel de ce costume qui la laissait elle-même.

--Et tu admets alors que, la retrouvant si différente....

--Je n'admets pas, si l'on a réellement aimé une femme, que l'amour cède
à des accidents de milieu et de costume; c'est ce qui me fait constater
la vérité de mon impression première: ton cœur n'a jamais été touché;
ton imagination seule s'est éprise de Léna.

Landry gémit de nouveau.

--Hier soir, son indignation la rendait si fière, si jolie, que j'ai cru
l'aimer encore.... Et je me suis rappelé tes paroles: tu me trouvais
engagé....

--Absolument! dit froidement Séverin.

--Eh bien! je suis allé, ce matin, dans ce lieu sordide où elle
habite.... J'y suis allé avant de revoir ma mère, que je voulais mettre
en présence du fait accompli.... Tu le vois, Séverin, j'avais
l'intention d'agir en homme d'honneur, malgré le changement survenu en
moi, malgré les inévitables réflexions qui m'assaillent au sujet de sa
situation de famille, de son père....

--Et tu es ravi que des circonstances quelconques t'aient dispensé d'un
devoir devenu onéreux!

--Mais enfin, pourquoi s'est-elle froissée? Ma mère a été très bonne....

--Très aimable, rectifia Séverin.

--N'ai-je pas tout fait pour lui donner l'impression d'un chez elle?
N'ai-je pas été le même avec elle?

--Le même, Landry? Le même, quand tu avoues que tu as cru voir une autre
femme?

--Mais je ne le lui ai pas montré!

--Penses-tu tromper un cœur aimant? Alors que moi je te sentais changé,
alors que ta mère le voyait et s'en réjouissait, comment peux-tu
supposer que tes impressions aient pu lui échapper, à elle?

--Séverin, je voudrais savoir s'il n'y a que cela.... Si j'ai eu des
torts, je voudrais... c'est-à-dire je dois les réparer. Veux-tu aller
trouver cette cousine, qui sans doute doit avoir sa confiance, et ce
curé, qui peut la conseiller?

--A quoi bon? Si elle a refusé de te voir, c'est qu'elle te tient quitte
de tout engagement. Et alors, mon avis est que tout est pour le mieux.

Un imperceptible soupir de soulagement échappa à Landry.

--Mais que dire à son oncle de Coatlanguy? Quel récit lui fera-t-elle?
Dois-je lui écrire? Séverin, je t'en prie, va à Boulommiers!

Séverin haussa les épaules, et sonna son domestique.

--Ma pelisse, s'il vous plaît.... Il faut que ce soit pour toi, Landry.
Je hais d'être mêlé à des histoires de mariage, que ce soit pour les
arranger ou pour les rompre.

Il alluma un cigare, et, ayant dégagé sa main de celles de Landry qui la
meurtrissaient, il suivi le quai avec l'intention de prendre la rue
Bonaparte, où il avait affaire, pour gagner ensuite la gare
Montparnasse.

Le froid était assez piquant, mais le soleil brillait, et une course à
pied n'avait rien de désagréable. Séverin s'arrêtait de temps à autre
devant les boutiques, par une vieille habitude, et tout à coup, il tomba
en arrêt devant la petite toile qui avait, la veille, excité tant
d'émotion chez Léna.

Il lui semblait y retrouver quelque chose de familier. Il interrogea ses
souvenirs. Il n'avait jamais vu ce paysage; mais, comme sa mémoire était
très précise, il se rappela tout à coup les cartes postales et les
photographies que Landry avait rapportées de Bretagne, et en particulier
celles du manoir, détaillées à grand renfort d'explications.

--Il paraît, monsieur, que c'est un vieux château breton, dit le
marchand qui connaissait Séverin. Hier, deux dames ont reconnu le site.
C'est d'un peintre estimé, qui vient de mourir, m'a-t-on dit, Hervé
Lebreton.

--Hervé Lebreton, mort? Un de mes amis, qui revient de Venise, l'y a vu
la semaine dernière, vieilli, d'ailleurs, et plus paresseux que jamais.
Ceci doit être une œuvre de jeunesse, et ne vaut pas dix louis.

Il s'éloignait, le marchand le rappela.

--Hier, une dame m'en aurait volontiers donné deux cents francs, M. de
Salles, une cheune et cholie provinciale qui pleurait presque devant
cette vieille maison.... Allons, puisque vous êtes connaisseur, je vous
laisserai la toile pour deux cent cinquante francs.

La pensée que la jeune et jolie dame que ce petit tableau avait émue
pouvait être Léna elle-même, traversa l'esprit de Séverin.

--Comment cette dame était-elle habillée? demanda-t-il.

--A la mode de l'an dernier, ou de la province.... En gris... Elle dit
«Oh! c'est... (un nom difficile, monsieur), et soupesa son
porte-monnaie.

Séverin mit la main dans sa poche.

--Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Voulez-vous dix louis?

--Douze, monsieur.... Onze!... Non? Prenez-le pour deux cents francs!
s'écria le Juif, voyant l'amateur s'en aller d'un pas décidé.

Et tout en enveloppant la petite toile, il répéta que c'était «une pien
ponne affaire.»

Séverin regarda sa montre: le train de banlieue partait aux heures. Son
tableau sous le bras, il pressa le pas, et arriva à la gare juste au
moment où les derniers voyageurs se précipitaient au guichet.



XVI


--M. le curé?

--Il fait le catéchisme, monsieur.

--Et sa sœur? Puis-je la voir pour une affaire urgente?

--Je vais demander, monsieur.

La vieille femme boiteuse et à demi idiote, recueillie par charité sous
prétexte d'aider Mélanie, se traîna au bas de l'escalier.

--Mademoiselle!

--Ma tante vient de sortir, répondit Léna, ouvrant sa porte. Avez-vous
besoin d'elle, Nélie?

--C'est une affaire pressée. Descendez, s'il vous plaît, Mlle Léna;
que ce soit l'une ou l'autre, probablement ça ne fait rien....

Son court séjour au presbytère avait suffi à convaincre Léna qu'il était
superflu de discuter avec Nélie. Elle descendit, se demandant à quelle
sorte de client elle allait avoir affaire. Ayant décidé de repartir le
soir, elle avait déjà repris avec une hâte fiévreuse le costume
abandonné la veille pour cette entrevue cruelle.

Elle ouvrit la porte de la salle à manger, et resta immobile de surprise
en voyant Séverin.

Lui aussi eut une impression d'étonnement; mais il la domina aussitôt.

--J'avais demandé mademoiselle votre tante, dit-il, prenant rapidement
son parti; mais, puisqu'une circonstance fortuite vous conduit ici,
permettez-moi de m'acquitter du message dont je devais la charger pour
vous....

Léna hésita un instant. Mais elle aussi s'était reprise, et, soutenue
par son orgueil, elle indiqua un siège à ce visiteur inattendu.

--Landry, dit Séverin sans préambule, est au désespoir de l'étrange
malentendu d'hier.... Il veut....

--Un malentendu! répéta Léna d'un ton hautain. Il me semble, à moi, que
ç'a été, au contraire, la fin d'une erreur, la lumière jetée sur une
situation fausse....

--Landry, reprit Séverin avec douceur, ne saurait oublier qu'il a eu
l'honneur de demander votre main à monsieur votre oncle. Il la sollicite
encore, et si quelque chose vous a, sans qu'il l'ait vu, froissée hier
soir....

--Voulez-vous dire à M. Desmoutiers, interrompit Léna d'une voix sèche
qui se brisait par instants, qu'il n'est pas le seul à avoir reconnu sa
folie.... Si je lui suis apparue hier autre qu'au Coatlanguy, lui non
plus n'est pas le même pour moi. Mais en fût-il autrement, Hélène de
Coatlanguy est trop fière pour entrer de force dans un monde où on la
dédaignerait, et trop sincère pour chercher seulement dans le mariage un
peu d'éclat ou d'argent, quand elle ne pourrait donner son cœur....

Hélas! celui qui l'écoutait avait trop de pénétration pour ne pas
deviner que ce cœur, qui se disait libre ou détaché, se brisait de
chagrin. Il ne restait plus, chez elle, aucune trace de la timidité, de
la gaucherie de la veille. La fierté d'une race l'animait, la fierté
blessée qui inspirait ses paroles comme elle lui donnait la force de se
tenir là, raidie, impassible. En reprenant son costume natal, elle avait
retrouvé l'aisance, l'élégance inconsciente de ses manières, et Séverin,
qui, plus que jamais depuis la veille jugeait ce mariage impossible,
s'applaudit tout bas d'être venu à la place de Landry.

Il se leva.

--Voulez-vous me permettre, dit-il avec un profond respect, de vous
exprimer, comme parent de Landry, mes regrets les plus sincères de ce
qui s'est passé? Si la réflexion calme votre ressentiment... car, après
tout, il n'y a eu que des impressions sans aucun fait décisif... mon
cousin sait combien est sacré l'engagement qu'il a pris....

--Si vous me connaissiez, vous ne penseriez pas, encore une fois, que je
sois femme à me targuer d'un engagement qu'on regrette....

Il s'inclina très bas, et il sortait déjà, lorsque les yeux de Léna
tombèrent sur un objet qu'il oubliait sur son fauteuil.

--Ceci est-il à vous?...

Il tressaillit légèrement, et, après un instant d'hésitation, souleva le
papier qui couvrait la petite toile.

--J'oubliais, en effet, que je voulais vous montrer cette étude, et vous
demander si c'est bien le château de Coatlanguy qu'elle représente.

Elle jeta un regard avide sur la toile, et ressentit une émotion
soudaine et indéfinissable à revoir cette maison qu'elle aimait, mais
qui, en ce moment, lui apparaissait triste, sévère, où elle allait
retrouver ses illusions mortes et ensevelir son secret désespoir.

--Oui, c'est le Coatlanguy... J'avais vu hier ce tableau dit-elle en
soupirant.

Et reprise, malgré les émotions poignantes qu'elle venait de traverser,
d'un intérêt inexprimable pour le peintre, elle formula une question
presque malgré elle:

--Connaissez-vous celui qui a peint cela?

--Je l'ai vu deux ou trois fois.

--Il y a longtemps, alors, car il doit être mort depuis des années?

--Mort, Hervé Lebreton! Un de mes amis l'a rencontré ces temps derniers
à Venise!

Le cœur de Léna eut un sursaut si vif, qu'elle crut perdre la
respiration.

--Alors, ce n'est pas le même, dit-elle enfin avec une sensation
désolée.

--Je sais très peu de chose de ce peintre, qui a du talent. On le disait
neurasthénique, éprouvé par des chagrins intimes. Sa santé était
délicate, il ne pouvait toujours travailler; aussi son œuvre est-elle
peu considérable; mais les amateurs le connaissent bien.... Si j'osais
laisser ici cette toile? Monsieur le curé est breton; peut-être
serait-il bien aise de garder une étude qui, si jolie qu'elle soit, m'a
été donnée, je m'empresse de vous le dire, pour un prix très minime.

--Un prix très minime? répéta Léna dont les yeux s'animèrent. Hier, on
m'en demandait plus de trois cents francs!

Séverin la regarda.

--On abusait de votre inexpérience, mademoiselle.... Hervé Lebreton est
un artiste charmant; mais, comme je vous le disais, ceci n'est qu'une
étude, et date de ses débuts.... S'il pouvait vous être agréable de la
garder? ajouta-t-il, hésitant.

--Cela dépend du prix que vous l'avez payée.... si vous voulez bien me
la céder, répondit-elle d'un ton ferme.

--Cinquante francs... dit-il, de nouveau hésitant.

Pour la première fois depuis le commencement de cette entrevue, une
ombre de joie rendit à Léna, au moins pour un instant, son expression
d'autrefois. Elle glissa la main dans la petite poche de soie qui lui
avait manqué la veille, et ouvrit son porte-monnaie.

--Cela ne vous coûte pas trop de vous en séparer, monsieur?

--Je serai trop heureux si vous emportez d'ici une seule impression
agréable! dit-il gravement.

Il reçut de ses doigts bruns le billet de banque, et, la saluant de
nouveau, sortit de la chambre.

--Léna!.... Que regardes-tu ainsi? s'écria le curé qui venait d'entrer
sans qu'elle l'eût seulement entendu. Et te revoilà donc dans tes
vêtements de chez nous? Et tu veux toujours partir, ma pauvre petite?

Il prit sa main, la força à s'asseoir près de lui, et la regarda d'un
bon regard plein de compassion.

--Mélanie m'a dit, Léna, que tu es revenue, hier soir, malheureuse et
courroucée... Veux-tu dire ce qui te trouble à ton vieil oncle, mon
enfant, à un humble prêtre qui a vu s'ouvrir bien des cœurs devant lui?
Peut-être, après tout, n'est-ce qu'un orage comme il s'en forme dans la
jeunesse?

Léna ne put résister à cette bonté. Elle s'agenouilla comme si elle eût
été au confessionnal, et murmura:

--C'est fini, tout à fait fini.... Il ne m'aime plus, et moi... je le
déteste!

Le curé se garda bien de lui dire qu'il ne faut détester personne; le
moment n'était pas venu.

--Je n'aimais pas beaucoup pour toi un mari très riche, très lancé dans
un monde raffiné et exigeant. Enfin, tu aurais pu te mettre à son
niveau: une vraie affection fond les vies, et puis tu as du bon sang
dans les veines.... Maintenant, n'abandonnes-tu pas trop tôt ce rêve qui
te rendait si heureuse? Ma petite fille, il ne faut pas écouter
l'orgueil ni la rancune.... Que t'a-t-il fait? Se refuse-t-il à tenir sa
promesse?

--Non, mais il ne m'aime plus....

Il y avait quelque chose de tragique dans ces paroles, dites un peu bas
et très simplement.

Le curé porta la main à son front d'un geste embarrassé, et tourmenta
les mèches grises que le vent venait d'ébouriffer.

--Il ne t'aime plus! Déjà! Alors, cet amour-là n'était pas bien fort, ma
fille.... Mais en es-tu sûre?

--Croyez-vous que je puisse m'y tromper? Je l'ai trouvé si différent!
Ah! je le vois bien, j'ai été pour lui la distraction d'une saison! Il
m'oubliera, lui! Mais moi, bien que je sente mon amour mort comme le
sien, je ne l'oublierai pas, parce que...

Elle appuya inconsciemment la main sur son cœur...

--Parce qu'il m'a fait aimer en vain, et puis parce qu'il m'a rendu le
bonheur impossible....

--Allons, allons, dit le curé plus attendri qu'il ne voulait le
paraître, ne disons pas, quand l'hiver dépouille les rosiers, qu'il n'y
aura plus de roses.... Tu seras désormais moins confiante, ma petite
fille, moins confiante dans les inconnus qui peuvent être sincères, mais
qui sont légers.... En revanche, tu penseras que, puisque tu n'as plus
de mère, ta Mère du ciel veillera sur toi, oui, même sur ton bonheur
terrestre.... Qui sait si tout ce chagrin n'est pas pour le mieux? En
tout cas, porte ta peine en Bretonne chrétienne et résignée; après tout,
le bonheur n'est qu'un accident dans notre vie; notre vie, elle est
faite pour le bon Dieu.... Et enfin, ma petite fille, tu pardonneras le
chagrin qu'on te fait. Le pardon, vois-tu, est un baume qui guérit le
cœur dont il sort.... Je te bénis, ajouta le prêtre, formant une petite
croix sur son front, et je demande à Dieu qu'il fasse de toi une femme
forte.

Il pria un instant; puis, voyant l'apaisement se faire sur le visage
tourmenté de Léna, il voulut la distraire de tant de tristesse.

--Qu'est-ce que ce tableau que tu regardais? dit-il, prenant ses
lunettes. Mais c'est le Coatlanguy!... O ma petite fille, comme cela
réjouit mon vieux cœur de revoir la maison où j'ai joué enfant!... Et
c'est Alain, là, près de la porte! Un beau gars! Oh! quel plaisir!... Et
d'où vient ce tableau? ajouta-t-il, essuyant les verres qu'une larme
venait de mouiller.

Il rouvrait dans l'esprit de Léna une source de trouble un instant
oubliée.

--D'où vient ce tableau? répéta-t-elle. Ah! mon oncle, vous pouvez le
dire mieux que moi, peut-être! Le nom de celui qui l'a peint est Hervé
Lebreton, et vous savez sans doute si c'est mon père?

Son regard anxieux rencontra des yeux effrayés.

--Est-ce mon père? demanda-t-elle, tremblante.

--Je... je ne puis en être sûr.

--Mais vous le croyez? Oh! pourquoi me refuser la consolation de le
savoir, de penser que je contemple une œuvre de ce pauvre père disparu?
Il signait ainsi, n'est-ce pas?

--Eh bien!... oui!

--Et il est mort? Oh! parlez-moi de lui! Parfois, je me demande avec
effroi ce qui pèse sur son souvenir, pour que personne ne veuille me
donner les détails dont mon cœur a soif!

Le curé s'agitait sur sa chaise, évidemment inquiet.

--Et même... même est-il mort? dit soudain Léna, les yeux agrandis par
l'angoisse. Celui qui a acheté le tableau prétend qu'Hervé Lebreton est
encore vivant, hors de France. Se trompe-t-il, comme je l'ai cru
d'abord?

Son cœur avait maintenant des battements désordonnés, tandis que ses
regards interrogeaient avidement le prêtre.

--Mon enfant, dit celui-ci après un instant de silence, ton père n'a
jamais rien fait qui ait pu le faire rougir devant son enfant. Il a été
son propre ennemi, mais n'a fait tort à personne, et tu peux l'honorer
dans ton cœur. Quant aux détails que ton oncle juge bon de te refuser,
ne penses-tu pas que je trahirais sa confiance, si je disais à la nièce
qu'il me confie ce qu'il croit devoir lui taire? Tout ce que je peux te
promettre, c'est que je conseillerai à Alain de satisfaire ton légitime
désir.

--Mais dites-moi, du moins, si mon père est vivant! s'écria Léna qui,
distraite soudain de son amour meurtri, s'attachait avec passion à cette
idée nouvelle.

--Il y a très longtemps que je n'ai entendu parler de lui; je ne sais
vraiment pas s'il vit encore. Voici l'heure de mes confessions, ma
fille, il faut que je te quitte....

Et, décidé à ne plus rien dire, le curé se glissa hors de la chambre.

Léna partit le soir même, sans vouloir tarder d'un jour, et sans avoir
voulu avertir l'oncle Alain.

--Tu n'as même pas vu les Invalides, ni le musée Grévin! disait Mélanie,
désolée, pendant le repas hâtif qu'on avait avancé.

--Vous n'êtes pas entrée à Notre-Dame, ni montée à Montmartre! murmurait
le vicaire, presque scandalisé.

--Et tu as à peine joué sur l'harmonium descendu pour toi! ajouta le
curé en soupirant.

Elle partit, laissant à Mélanie la toilette grise qui, pour elle,
s'associait à ses amers déboires. Chose étrange, elle n'emportait de
Paris d'autre souvenir tangible que la petite toile représentant le
Coatlanguy.

Elle s'enveloppa dans sa mante, s'enfonça dans le coin du wagon des
dames, et le même train qui l'avait amenée, radieuse d'espérance,
l'emporta, déçue, amère, douloureuse.

--Pauvre petite Léna! murmura le curé, rentrant sans bruit dans la
misérable salle que le costume breton avait éclairé pour lui d'un rayon
vite éteint.

La nostalgie demeurait au cœur de ce vieillard qui, en vivant loin de
«chez lui», offrait à Dieu un sacrifice silencieux, sans cesse
renouvelé.

Il ouvrit l'harmonium, mit la sourdine, et ses doigts raides et
maladroits ébauchèrent l'air doux et mélancolique du cantique de saint
Hervé. A demi-voix, se consolant lui-même, il murmura la strophe
touchante qui, jaillie du cœur d'un saint breton, ranimait son cœur
d'exilé:

«Au Paradis, nous verrons encore, pleins de gloire et de grâce, nos
pères, nos mères, nos frères, _les hommes de notre pays_....»



XVII


Décrire la situation d'esprit de Léna serait impossible. Le court passé
joyeux de son amour, ses rêves enivrants, tout cela s'était effondré, et
il lui semblait avoir roulé dans un abîme de désolation. La vie, la
lumière, le bonheur, l'amour, elle avait tout perdu. Des sommets qu'elle
avait un instant touchés, elle retombait dans l'ennui inexorable de sa
solitude sauvage, dans le dégoût de son existence monotone, et une
impossibilité d'aimer de nouveau, d'être heureuse, se dressait devant
elle comme un mur noir infranchissable.

Tandis que le mouvement du train secouait ses membres fatigués par la
fièvre, et que ses yeux dilatés essayaient de percer les ténèbres sur
lesquelles s'accentuaient encore des ombres fantastiques, elle ravivait
ses souvenirs, sachant bien, d'ailleurs, que c'était rouvrir ses
blessures. Elle revoyait ce jeune passant, surgissant sur le fond terne
de sa vie, lui révélant des sphères inconnues et éveillant dans son cœur
imprudent un sentiment mystérieux. Oh! la douceur de ces jours
d'automne, les plus beaux, les plus riants qu'elle eût vécus sur ses
pentes arides!.... Oh! la transformation magique de ce vieux manoir
délabré, la beauté presque surnaturelle du feuillage d'or, des couchers
de soleil empourprés, des blancheurs dont la jeune lune ouatait le
paysage!.... Oh! la féerie des doux entretiens, de la musique entendue
sous le vieux plafond bas, et des promenades sur la lande balayée par le
vent de la montagne!...

Vains rêves! Comme ces trésors des nains de la légende qui, le jour
venu, se changent en feuilles sèches, l'amour, l'espoir, tout avait
disparu dans la brutale réalité, ou plutôt, tout s'était transformé en
douleurs cuisantes, en regrets inconsolables, parmi lesquels dominait
l'épreuve suprême... celle d'avoir donné son cœur à un être qui n'en
était pas digne.

Car, enfin, elle eût moins souffert, pensait-elle, ou du moins elle eût
souffert avec moins d'amertume, si elle eût été condamnée à suivre le
cercueil d'un fiancé fidèle. Mais avoir été l'objet d'un caprice
fugitif, sentir sur son cœur le grand froid de l'indifférence, d'un
mortel dédain, cela lui semblait au-dessus de ses forces, et elle ne se
résignait pas à l'humiliation de revenir si tôt près de ceux qui
n'avaient pas approuvé son choix, ni bien auguré de son avenir.

Elle ne ferma pas les yeux un seul instant, et quand elle descendit à la
station, dans l'obscurité froide de ce matin de novembre, elle se
sentait étourdie et lasse, le cœur engourdi à force d'avoir souffert,
mais son orgueil demeurant bien entier, bien vivace, prêt à affronter sa
situation douloureuse.

--Déjà de retour, Mlle Léna! dit le chef de gare, prenant son billet.
La voiture du maire n'est pas là, il y a sûrement un malentendu. Vous
n'allez pas faire plus d'une demi lieue dans ce brouillard!

--Oh! je ne crains pas le brouillard, et il y aura au manoir un grand
feu et du café chaud! dit-elle, affectant un ton de plaisanterie. Gardez
ma malle jusqu'à tantôt, s'il vous plaît; mon oncle l'enverra chercher.

Elle releva ses jupes de drap autour d'elle, jeta son capuchon sur sa
tête, et s'en alla dans la nuit, sous la petite pluie fine qui
détrempait les chemins. Le chef de gare la regardait s'éloigner de son
pas vif et jeune. La lueur du dernier réverbère de la station la lui
montra une dernière fois, au tournant, élancée dans sa mante aux longs
plis, puis elle disparut, et, sans s'occuper d'elle davantage, il rentra
dans son bureau enfumé.

C'était un triste retour, et par un triste temps. Mais il semblait à
Léna que ce ciel bas et gris, que cette pluie continue, que ces arbres
maigres, dressant leurs branches nues comme des bras éplorés,
s'harmonisaient mieux que ne l'eussent fait le soleil et la verdure avec
l'orage de douleur déchaîné au-dedans d'elle. Elle n'avait pas de sabots
pour affronter la boue épaisse et les flaques jaunâtres; ses souliers à
boucles d'argent furent bientôt traversés, et elle entendait, à chaque
pas, un petit clapotement sous la plante de ses pieds. Le drap fin de sa
cape fut même pénétré par cette pluie impitoyable, et elle sentit, sous
l'abri insuffisant de son capuchon, les barbes de sa coiffe se coller à
ses tempes....

Elle s'arrêta un instant au seuil du Coatlanguy. Le jour, terne,
blafard, se levait maintenant, donnant un aspect triste aux murs gris et
au revêtement de rameaux dépouillés et de brindilles noirâtres qui les
tapissait.

A l'intérieur de la maison, il y avait encore des lumières, mais, à
travers la pluie, le reflet en était rouge et sinistre. Elle se dirigea
vers la porte ouverte de la cuisine, et eut un élan presque sauvage
vers ce lieu familier, qu'égayait la grande flamme du foyer, et où
Loïzik préparait les bols du déjeuner.

--Loïzik, c'est moi!

Sa cousine tressaillit en voyant dans le cadre de la porte cette
lamentable apparition.... Léna avait rejeté son capuchon; les mèches de
ses cheveux, collées à son front, lui donnaient un aspect tragique, et
dans son regard, il y avait une expression qui fit reculer Loïzik.

--Léna!... Qu'est-il arrivé? Sans prévenir!.... Mais tu es malade!

Elle l'entraînait près du feu, frissonnant au contact de ces mains
glacées. Elle la fit asseoir sur le vieux banc de chêne qu'abritait le
manteau de la cheminée, et elle dégrafa sa cape. Puis, jetant un coup
d'œil sur les souliers pleins de boue, elle les défit d'un geste vif,
arracha les bas mouillés, et, s'agenouillant, prit avec pitié dans ses
mains tièdes les pauvres petits pieds transis.

--Marianna, vite, du café bouillant.... Et le flacon de rhum.... Ma
pauvre! Pourvu que tu ne tombes pas malade!

Les traits rigides de Léna se détendirent. Elle s'inclina pour baiser le
visage de sa cousine.

--Écoute, dit-elle fiévreusement, je m'étais trompée.... Sa mère est une
grande dame hautaine, si, si polie envers moi, qu'elle en était
insolente... Comprends-tu?

Loïzik la regardait avec effroi.

--C'est un autre monde que le nôtre, te dis-je. Je pourrais être chez
moi dans nos châteaux d'alentour; mais là, j'étouffais.... Je n'étais
pas désirée, et même....

Elle s'interrompit comme si elle suffoquait, puis reprit avec effort:

--Même lui était changé.... Il voulait bien encore m'épouser, mais je ne
pouvais y consentir, car il ne m'aime plus. Alors je suis revenue,
Loïzik, car en moi aussi, l'amour est mort....

Sa voix s'éteignit dans un sanglot, et elle cacha son visage sur le cœur
de Loïzik, qu'elle sentait battre de pitié.

--Veux-tu, dit-elle, relevant tout à coup la tête, aller dire à mon
oncle et à Goulven que je m'étais trompée, que je hais Paris, que je me
suis éveillée de mon rêve? Et demande-leur de ne plus jamais, jamais, me
parler de cet horrible voyage!

Après cela, elle parut soulagée, et consentit à prendre la boisson
chaude que sa cousine lui avait préparée. Puis elle monta dans sa
chambre pour changer de costume, et reprit immédiatement, malgré sa
lassitude, ses occupations ordinaires.

Le maire la vit à l'heure du repas.

--Eh bien! Lénik, tu n'as pas eu un beau temps, à Paris? dit-il, lui
adressant un petit signe d'amitié. Le curé et Mélanie vont bien?
C'est-il joli, chez eux?

Léna répondit brièvement. D'un commun accord, tout souvenir pénible
était supprimé; le voyage de Paris était censé n'avoir eu d'autre but
que de voir les parents exilés. Le maire n'était point curieux; il
n'était pas, non plus, de ces sages qui aiment à triompher des erreurs
d'autrui. Satisfait de voir sa nièce revenue, content de la rupture des
projets qu'il avait désapprouvés, il se trouvait suffisamment renseigné
par les explications de Loïzik, et jugeait que le silence achèverait
d'étouffer les regrets de Léna, s'il lui en restait encore.

--Du moment que c'est elle qui a rompu, tout va bien! avait-il dit à
Loïzik d'un ton d'orgueil soulagé.

La journée se passa, pour Léna, comme dans un rêve. Elle s'était juré
d'anéantir son amour, et à vrai dire, l'attitude de Landry l'avait à peu
près tué. Elle pleurait en lui le rêve, plutôt que l'homme, qu'elle
méprisait maintenant. Elle travailla tout le jour, elle brisa son corps
pour étouffer sa pensée; elle essaya de chanter, comme jadis, en faisant
sa besogne. Une sorte de brouillard enveloppait son esprit. Par moments,
elle se demandait où elle était; il y avait comme des trous dans ses
souvenirs; elle se surprenait à chercher quelque chose d'oublié, à
raviver une idée qui lui avait échappé.

Le soir, sa malle arriva. Loïzik lui offrit de ranger ses affaires. Une
secrète curiosité l'animait; elle savait que son oncle avait donné de
l'argent à Léna pour acheter un costume, et elle mourait d'envie de voir
ce costume de Paris.

Sa cousine la devina.

--Tu cherches ma toilette neuve? dit-elle avec amertume. Elle m'a trop
fait souffrir: je l'ai laissée à tante Mélanie.

Loïzik n'osa même pas demander de quelle couleur était la robe.

Tout à coup, Léna tressaillit. La petite peinture venait d'apparaître,
et Loïzik demandait la permission de la déballer.

--C'est un souvenir que tu as rapporté, Lénik? Puis-je voir?

Sur un signe, elle ôta le papier, et poussa un cri.

--Le Coatlanguy!... Quoi! on le connaît, à Paris? dit-elle naïvement.
Oh! que c'est bien! Ainsi, après tout, tu aimes le pays plus que tu ne
le pensais, chérie, puisque, de tant de jolies choses que tu as vues, tu
ne rapportes que l'image de la vieille maison!

Les lèvres serrées, l'œil brillant, Léna retrouva tout à coup l'idée
fixe échappée à son cerveau surmené, le souvenir perdu, l'obsession un
instant voilée.

Elle devait savoir si son père était encore vivant. Mais elle résolut de
se fier à la promesse du curé de Boulommiers, et d'attendre qu'il eût
préparé les voies.



XVIII


Ce fut le surlendemain matin que le facteur apporta la lettre du
presbytère. Léna la reçut de ses mains, et alla la déposer sur le bureau
du maire.

Une anxiété insupportable s'empara d'elle; de la secousse qu'elle avait
subie, il lui demeurait une singulière surexcitation des nerfs.

Tantôt exaltée, tantôt déprimée, elle n'était plus comme jadis maîtresse
d'elle-même, et pour conserver des dehors tranquilles, il lui fallait
déployer une énergie douloureuse, qui, elle le sentait, épuiserait vite
ses forces physiques.

Quand son oncle se mit à table, il avait dû lire la lettre. Il n'en dit
pas un mot, et rien, dans ses manières ni dans le ton de sa voix,
n'indiqua qu'il fût troublé.

Léna endura tout le jour un vrai supplice, se demandant si elle était ou
non orpheline, si elle aurait à apprendre des choses pénibles pour son
cœur, ou à plaider la cause d'un exilé.

Le soir vint. Le maire, aussi libre d'esprit que jamais, causa de choses
et d'autres, sans faire même une allusion à la missive reçue.

Mais une nuit d'insomnie acheva de surexciter l'imagination de Léna.
Dans le grand vide de son cœur, elle cherchait inconsciemment un
aliment, et se rejetait avec une angoisse cruelle sur cette question
pleine de mystère, sur cette possibilité d'avoir encore un père à
chérir.

La matinée du lendemain s'étant encore passée sans que son oncle lui dît
un mot, elle fit appel à tout son courage, et, ayant pris la petite
toile qui, elle en était presque sûre, était l'œuvre de son père, elle
entra dans le bureau, où le maire alignait des chiffres sur un registre.

--Mon oncle puis-je vous parler?

Il se retourna, jeta un coup d'œil sur le tableau qu'elle tenait, et
devint d'une couleur de cendre, sans que, toutefois, rien eût fléchi
dans le dessin dur de ses traits.

--Parle, quoique tu me déranges....

La sécheresse de ces paroles ne la rebuta point. Elle plaça la toile
devant lui, et épia son impression.

Une respiration un peu plus pressée.... Ce fut tout. Il détourna les
yeux du tableau, des yeux résolus, impitoyables.

--Eh! bien? dit-il brutalement.

Mais elle n'avait pas peur de lui, que sa force fût ou non factice.

--Je viens vous demander, dit-elle avec un calme voulu, si cette
signature est celle de mon père, et si mon père est vivant.

Leurs regards se croisèrent. Une flamme brilla dans celui du maire.

--As-tu jamais manqué d'affection, de soins? N'as-tu pas été élevée en
honnête fille, comblée de tout ce que tu pouvais désirer dans ta
situation? demanda-t-il sévèrement, prenant l'offensive.

--Oui, dit-elle hardiment, vous m'avez donné tout cela; mais ne
m'avez-vous pas ôté encore davantage, si vous m'avez privée de l'amour
de mon père?

Elle tressaillit en l'entendant éclater d'un rire strident.

--L'amour de ton père!... Un père qui a abandonné son enfant, parce
qu'il ne pouvait supporter qu'elle eût coûté la vie à sa mère! Un père
qui, malgré cette farouche douleur, a épousé une femme de théâtre! Un
père qui n'a pas seulement perdu son patrimoine, mais qui a sali son nom
dans des entreprises véreuses! Voilà l'amour vraiment tendre et
l'honorable protection dont je t'ai privée! Voilà l'éducateur dont je
t'ai préservée! Voilà la honte dont je voulais te garder! Et maintenant,
accuse-moi, si tu l'oses!

Jamais Léna n'avait vu son oncle emporté par une telle colère. Un flot
de sang colorait jusqu'à son front; les veines de ses tempes saillaient
comme des cordes, et sa parole saccadée s'élevait à un diapason furieux.
A mesure qu'il parlait, elle sentait se glacer son sang: non qu'elle eût
peur de lui, mais elle frémissait de souffrance en entendant énumérer
les torts de ce père inconnu, en constatant son indifférence, en
redoutant son indignité.

Elle se ressaisit, cependant. Tout cela était-il possible? Elle se
souvenait du ton de pitié et de sympathie avec lequel le curé avait
parlé d'Hervé de Coatlanguy, un pauvre être n'ayant jamais fait de tort
qu'à lui-même.

--Il sait que je vis? dit-elle d'une voix presque inintelligible.

Le maire réussit tout à coup à se dominer. Essuyant la sueur de son
front, il répondit, plus calme:

--Oui, il le sait....

Et comme malgré lui, il ajouta:

--Je lui donne de tes nouvelles une ou deux fois chaque année.

--Et pouvez-vous me jurer qu'il ne m'a jamais demandée, qu'il n'a jamais
désiré embrasser sa fille? s'écria-t-elle avec une douleur indicible.

Le maire respira péniblement. Elle saisit à deux mains son poignet
noueux.

--Mon oncle, vous ne pouvez pas me tromper! N'est-ce pas trop de m'avoir
laissé croire que je n'avais plus de père? Dites-moi qu'il n'a jamais
cherché à me voir, qu'il n'a jamais exprimé de regret.... et je vous
croirai, et j'essaierai de penser que je suis orpheline!

Il ne répondit pas, mais la même respiration entrecoupée s'échappa de
ses lèvres.

--Alors, s'écria-t-elle avec une douloureuse expression de triomphe,
alors il faut que je le voie, au moins une fois dans ma vie!

--Jamais, tant que je vivrai, il ne franchira ce seuil! Jamais, avec ma
permission, tu n'iras partager sa vie vagabonde! répliqua-t-il
violemment. En te séparant de lui, j'ai agi pour ton bien. En effaçant
son nom de notre arbre généalogique, j'ai agi selon mon droit, ce droit
d'aînesse, de chef de famille, que les lois modernes essaient de dénier,
mais qui a fait la force des vieilles races, gardé leur honneur intact,
maintenu leur tronc vivace, fût-ce par l'extirpation douloureuse, mais
nécessaire, des branches pourries.... Je l'ai jugé indigne, je l'ai
renié. Mais j'ai recueilli sa tâche paternelle, je l'ai faite mienne, et
lui, je l'ai aidé de ma bourse tant qu'il en a eu besoin.

Il se tut brusquement, se leva, et faillit la renverser en courant hors
du bureau.



XIX


LÉNA A L'ABBÉ LEDU

    «Mon cher oncle.

»Merci à vous et à votre sœur de votre hospitalité. Vous savez que je
souffrais trop pour en profiter plus longtemps....

»Maintenant, c'est une autre torture qui vient presque dominer ma
cruelle déception....

»Je vous demande, je vous adjure, comme parent, comme prêtre, oui, comme
ministre du Dieu de vérité, de me dire, si mon père est vraiment
indigne, s'il a déshonoré son nom, s'il a oublié sa fille....

»J'attends votre réponse avec une impatience qui me tue!»

        L'ABBÉ LEDU A LÉNA

»Ma chère petite enfant, j'ai d'autant moins le droit de te refuser la
vérité, qu'il ne m'est pas permis de laisser planer une erreur et une
injustice sur ton père. Non, il n'est pas indigne de ton respect filial.
Il n'a pas su diriger sa vie, il a été faible et imprudent, mais non pas
coupable.

»Quelques années après son veuvage, il a épousé une jeune orpheline, que
ses oncles avaient placée au Conservatoire et destinaient au théâtre.
Elle n'y est point restée; elle s'est toujours conduite honorablement,
et j'ai eu la consolation de bénir ses derniers moments.

»Ton père avait placé les débris de sa petite fortune dans une de ces
affaires qui trompent les ignorants. Une triste éclaboussure a rejailli
sur lui; mais il était innocent des escroqueries auxquelles on mêlait
son nom, et il a tout donné pour désintéresser sa conscience; ton oncle
a fait le reste.

»Quant à toi, on lui disait que ta santé réclamait l'air des champs.
C'était vrai et, dans sa vie errante, il ne pouvait te donner le régime
qui devait te rendre plus forte que ta pauvre mère.... Alain est de
bonne foi. Absolu comme il l'est, il a vu les torts sans leurs excuses,
les faits sans leurs circonstances atténuantes. En donnant de l'argent à
ton père pour le libérer de la prison, il a cru acheter le droit de te
garder. Il a toujours pensé agir pour ton bien. Et si je l'ai blâmé de
t'avoir caché l'existence de ton père, je dois dire que la vie errante
d'Hervé, sa vie d'artiste, créait un milieu peu fait pour une jeune
fille.

»Enfin, je dois ajouter que si Hervé a tenté autrefois quelques efforts
douloureux pour revoir l'enfant inconnue qu'il avait quittée au berceau,
il n'a éprouvé ni les désirs ardents, ni les regrets inconsolables que
tu lui supposes. C'est un être attrayant, mais faible, passif, résigné
aux refus d'une volonté plus énergique que la sienne, et conservant
assez de sagesse, peut-être assez d'abnégation, pour laisser sa fille
dans un milieu honorable, dans une maison aisée, parmi les protecteurs
capables d'assurer son sort.

»J'ai écrit à Alain. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Il n'a
pas le droit d'empêcher un père de correspondre avec sa fille, et il
faut qu'il soit étrangement aveuglé par ses préjugés et ses rancunes,
pour refuser de pardonner à son frère.... Mais il s'imagine lui avoir
pardonné.

»J'espère qu'un jour, il verra clair. Quant à toi, tu dois attendre, en
priant le bon Dieu pour que les choses s'arrangent; tu dois trop à ton
oncle pour rompre avec lui et pour t'en aller là où tu n'es guère plus
désirée. Patience, ma petite fille, et obtenons que ton père rentre un
jour au Coatlanguy.»

Léna lut et relut cette lettre. Elle lui causait un mélange singulier de
soulagement et d'amertume. Mais le conseil qui la terminait lui semblait
froid, presque cruel, impossible à suivre.

Elle se disait bien que le prêtre, ayant pris en main cette affaire, ne
cesserait plus de prêcher «à temps et à contre-temps» cette conscience
qui s'obstinait, sous prétexte de devoir, dans une rancune inavouée.
Mais la révélation de l'existence de son père arrivait trop à propos,
dans le paroxysme de son chagrin et le désarroi de sa vie, pour ne pas
surmener son imagination et exalter ses sentiments.

Elle ne pouvait ni admettre l'indifférence de son père, ni excuser la
sévérité de son oncle. En rappelant ses souvenirs, elle se rappelait, à
la vérité, que celui-ci ne lui avait jamais dit clairement,
ouvertement, qu'Hervé était mort; mais il le lui avait laissé croire, à
elle comme aux autres, et elle avait beau se dire qu'il avait erré par
amour pour elle, par excès de sollicitude pour son éducation et son
avenir, elle sentait contre lui un ressentiment qui s'aggravait de
toutes ses larmes d'orpheline. Elle était prête à le rendre responsable
de l'insouciance de son propre père, qu'il avait frustré d'une tâche
rédemptrice. Et sans qu'elle s'en rendît compte, peut-être lui en
voulait-elle surtout de ne pas être l'idéal absolu qu'elle avait aimé et
admiré. Car, tout en discutant, ses idées et la forte discipline dont
elle avait parfois souffert, elle était fière de lui, de l'harmonie de
sa conduite et de ses principes, de la tâche qu'il avait poursuivie sans
défaillance, du bien social qu'il avait réalisé. Elle avait surtout été
attendrie de sa bonté pour elle, pour les pauvres, pour les petits,
cette bonté qui semblait deux fois plus touchante en une nature si
ferme. Et voilà qu'il montrait ses pieds d'argile, qu'il se révélait
capable d'injustice, de dureté, presque de haine!...

Les jours passaient, et une sourde contrainte régnait au manoir. Le
maire, toujours inflexible, était plus brusque, plus silencieux, et sa
prédilection pour Léna faisait place à une sévérité confinant à
l'injustice. Il lui adressait à tout propos des remarques ironiques, des
reproches brutaux; il lui imposait des tâches qu'il n'avait pas
jusqu'alors cru faites pour elle, et l'obéissance dédaigneuse, le
silence hautain et obstiné avec lesquels elle subissait cette manière
d'être nouvelle, exaspéraient encore plus l'impérieux vieillard.

Loïzik était consternée; mais, pas plus que Goulven, elle ne pouvait
s'expliquer un tel changement.

Cependant, Léna maigrissait et changeait visiblement. Chaque jour qui
s'écoulait semblait enlever quelque chose à sa jeunesse et à sa beauté.
Sa bouche avait des lignes dures, une ombre s'étendait sous ses yeux, et
un jour qu'elle cousait près de Loïzik, une de ses vieilles bagues tomba
de son doigt aminci.

Il n'y avait pas eu, entre elle et son oncle, d'autre explication. Ils
restaient ainsi en face l'un de l'autre, presque comme deux
antagonistes, dans l'attente inconsciente d'un orage.

Un soir, avant souper, Léna s'était retirée dans sa chambre, et, ayant
allumé une de ces chandelles minces qui lui causaient jadis tant
d'agacement, elle regardait la petite toile de son père, cherchant à
surprendre les sentiments qui avaient inspiré cette peinture. La
complaisance qu'il avait mise à l'idéaliser montrait son amour pour la
vieille demeure. Quand l'avait-il peinte, et dans quel pressant besoin
s'en était-il séparé?

Un pas pesant se fit tout à coup entendre dans le corridor, et Léna
écouta avec surprise: son oncle, qui couchait au rez-de-chaussée,
montait rarement au premier étage. Mais les pas s'arrêtèrent devant sa
porte, et, sans même frapper, avec l'autorité d'un maître, le maire
souleva bruyamment le loquet primitif.

--Que fais-tu ici toute seule? demanda-t-il brusquement. Est-il utile de
brûler de la chandelle, quand il y a une lampe en bas? Ces manières ne
me conviennent pas, surtout...

Il s'interrompit eu voyant le petit tableau entre les mains de sa nièce,
et une colère soudaine s'alluma dans ses yeux.

--Encore cette idée fixe! Ah! c'est ainsi que tu t'entretiens dans ta
révolte!... Donne-moi cela!

Avec un geste d'effroi, mais résolue, elle serra le tableau entre ses
doigts.

--Donne-le-moi, te dis-je! répéta-t-il, les dents serrés.

--Il est à moi! Je l'ai acheté.... Vous n'avez pas le droit de m'enlever
une œuvre de mon père! s'écria-t-elle, courageuse devant sa colère.

--Je n'ai pas le droit d'agir en maître chez moi?...

Et, d'un geste violent, il arracha des mains crispées de sa nièce la
toile qu'elle essayait de défendre.

--Mon oncle, c'est mal! C'est lâche! cria-t-elle, frémissante.

Mais il s'éloignait déjà avec le tableau, et elle entendit son pas
pressé dans l'escalier. Alors elle se jeta sur son lit, et fondit en
larmes de rage et de douleur.

La cloche du souper sonna sans qu'on la vît paraître.

Le maire, qui, sombre comme la nuit, venant d'entrer dans la cuisine,
regarda sa place vide.

--Va appeler Léna, Loïzik! dit-il d'un ton impérieux.

Loïzik gravit précipitamment les marches, et, à la lueur fumeuse de la
chandelle, vit sa cousine secouée par des sanglots, le visage enseveli
dans son oreiller.

--Ma Lénik!... Qu'y a-t-il? Ne peux-tu l'oublier? Le bon Dieu t'enverra
un bon mari, mignonne, et alors, tu comprendras que tout ceci n'est
qu'un orage de mai....

Léna releva brusquement la tête, et montra sa figure marbrée.

--Ce n'est pas lui que je pleure, Loïzik; mais mon oncle devient pour
moi un tyran, et je ne pourrai pas rester ici!

--Seigneur! ayez pitié de nous! Que dis-tu, Léna!... Il faut bien être
patient avec ses parents, et l'oncle Alain est comme ton père! Il a
peut-être des soucis, mais cela passera.

Léna la regarda, hésitante. Allait-elle lui dire son secret?

Tout à coup, la voix du maire retentit, menaçante:

--Laisse-la, si elle ne veut pas descendre, Loïzik! Je n'ai jamais prié
personne!

--Va-t-en, dit Léna, amère. Je ne m'assiérai pas près de lui, ce soir!

--Mais je te monterai ton dîner quand il sera couché, murmura la pauvre
Loïzik, consternée.

--Non, je ne veux rien! Son pain m'étoufferait!

Elle poussa doucement sa cousine jusqu'à la porte, puis tira le verrou.

M. de Coatlanguy ne parla plus d'elle. Quand Loïzik remonta, cachant
sous son tablier un bol de bouillon et un morceau de fars, elle ne put
obtenir que la porte s'ouvrît.



XX


Le lendemain, le maire partit de bonne heure avec son fils pour faire,
en voiture, un voyage de quelques jours. Il possédait des terres du côté
des montagnes Noires et sur la côte, et quand ses fermiers étaient venus
lui apporter leur loyer, à la Saint-Michel il leur avait promis d'aller
examiner par lui-même l'opportunité des réparations qu'ils demandaient.

Il ne fixa point le jour de son retour, de même qu'il n'avait pas
complètement arrêté son itinéraire.

Quand le bruit des roues eut cessé de se faire entendre, Léna descendit
dans la cuisine, où sa cousine préparait la pâte des crêpes.

--Es-tu mieux, ce matin, ma Léna?

--Mieux! Si tu m'aimes, tu demanderas que je meure bien vite!

Scandalisée, mais effrayée aussi, car une souffrance mystérieuse
semblait vraiment miner la vie de sa cousine, Loïzik la regarda, les
larmes aux yeux.

--Tu sais bien que si Dieu nous laisse ici-bas, c'est pour y faire sa
volonté en travaillant ou en souffrant. Et si tu es malade, tu n'as pas
le droit de te laisser mourir....

Elle alla vers Léna, et approcha tendrement sa joue fraîche du visage
pâle de la jeune fille.

--Ne veux-tu pas me parler de tes peines, chérie? Je t'aime, tu sais!

Les lèvres de Léna tremblèrent.

--Non, je ne peux rien dire.... Tu es destinée à vivre près de l'oncle
Alain, il est inutile de te faire constater combien son cœur est dur.

--Oh! Léna, dur en apparence, mais si sensible au fond! Il est si loyal,
si sincère!

--Loyal! Sincère! Il m'a trompée!

Mais après cet éclat, qui terrifia Loïzik, elle refusa d'ajouter un mot.

Vers le soir, un incident inattendu vint rompre le pesant silence de
cette journée. La femme qui servait d'exprès pour le télégraphe entra
dans la cuisine, agitant un papier bleu. C'était là une chose
extraordinaire; on ne recevait presque jamais de dépêche, au
Coatlanguy.

--Et mon oncle qui est absent! s'écria Loïzik, cherchant dans sa poche
une pièce de deux sous.

--Il y a une réponse à donner, une réponse payée, dit la porteuse,
indiquant un papier passé en travers de l'enveloppe.

--Si encore Goulven était ici! Que faire, Léna? Peut-être est-ce mon
oncle qui est malade.... Ou bien notre cousin le notaire demande qu'on
le prenne au train....

--Pourquoi n'ouvrez-vous pas? demanda la femme. Puisqu'il y a une
réponse à donner, c'est que c'est pressé; il n'y a peut-être pas de
secret dans la dépêche, et souvent, c'est affaire de vie ou de mort.

--Alors, Léna, faut-il que j'ouvre?

--Je pense que oui.

Les doigts tremblants de Loïzik déchirèrent l'enveloppe, et elle jeta un
regard craintif sur la petite bande imprimée collée à l'intérieur. Mais
ses yeux, pleins d'embarras, se relevèrent presque aussitôt.

--Je ne comprends pas!

Léna prit le télégramme. Il était daté de Venise, et ainsi conçu:

«Lebreton très gravement malade. Adresse: Casa Livori, Riva degli
Schiavoni.

        «DOCTEUR PEPONI.»

Léna, saisie, éperdue, ne put d'abord proférer un mot.

--Qui est-ce qui est malade? dit Loïzik, reprenant la dépêche. Et ce
docteur!... Et d'où vient la dépêche?... Oh! c'est une erreur!

Mais, revenant à elle, Léna saisit le papier destiné à la réponse, et
courut prendre un encrier placé sur l'appui de la fenêtre.

--Est-ce là qu'il faut écrire? demanda-t-elle à la porteuse d'une voix
que sa cousine reconnut à peine.

--Oui, c'est là.

Elle copia soigneusement l'adresse, et ajouta ces mots:

«Sa fille part.»

--Que fais-tu? s'écria Loïzik qui lisait par-dessus son épaule. Comment
sais-tu ce qu'il faut répondre? Tu as donc compris?

Léna lui prit violemment les deux mains.

--Celui qui est malade est mon père, et il faut que je le voie avant
qu'il meure! dit-elle d'une voix étouffée.

       *       *       *       *       *

...Une hâte fièvreuse.... Léna aurait voulu ne pas perdre une minute;
mais l'express du soir ne s'arrête pas aux petites stations voisines, et
elle n'a plus le temps de gagner Morlaix, les deux chevaux disponibles
n'étant pas revenus du marché. Il faut donc attendre le lendemain, et
cette nuit perdue la rend à demi folle. Elle cherche à tromper son
angoisse en préparant sa malle, en multipliant les ordres pour le départ
du lendemain; mais des images terrifiantes viennent la hanter: son père
va peut-être mourir! Hélas! elle ne connaît pas même son visage. Elle
essaie de se représenter l'oncle Alain pâli, émacié, mourant; puis elle
rêve une figure plus fine, plus douce.... Et tout le temps, Loïzik,
méconnaissable à force de pleurer, la suit partout, essayant d'ébranler
sa résolution. Léna combat avec patience ses objections, ses
adjurations.

--Je t'affirme, Loïzik, que je ne serais pas partie sans la permission
de mon oncle.... je n'ai pas encore désappris à lui obéir.... Mais tu
vois bien que le temps presse, et je ne sais comment l'avertir, puisque
nous ne connaissons pas son itinéraire.... Quelque chose m'a poussée à
répondre à cette dépêche, c'était plus fort que moi, et je ne peux pas
le regretter....

--Attends un ou deux jours! Peut-être partirait-il avec toi!... Aller si
loin, toute seule!

--Mon bon ange me gardera.... Je ne peux attendre.... Songe à ce que
souffrirais si j'arrivais trop tard!

--L'oncle ne te pardonnera jamais!

--Et mon père me pardonnerait-il, s'il mourait seul en terre étrangère?
Loïzik, la peur que tu as de mon oncle t'égare; mon premier devoir,
c'est de me rendre à l'appel de ce pauvre mourant. Sais-tu, seulement,
s'il y a près de lui une âme chrétienne pour lui parler
d'extrême-onction?

Loïzik n'osa répondre à cet argument. Terrifiée des confidences de sa
cousine, partagée entre le chagrin de trouver son oncle impitoyable et
l'habitude d'accepter toutes ses idées comme sages et justes, elle ne
pouvait, en outre, s'empêcher de faire un retour sur elle-même, et de
redouter les reproches de son terrible parent.

--Je ne devrais pas te laisser partir! répétait-elle au milieu de ses
sanglots.

--Tu ne peux pas m'en empêcher, tu le sais bien!

--Mais as-tu seulement de l'argent? dit tout à coup Loïzik, se
raccrochant à un vague espoir.

--Oui certes, j'en ai; mon oncle m'avait remis une grosse part de mes
fermages pour mon voyage et pour le trousseau que je n'ai pas acheté,
et il ne m'avait pas encore redemandé mon compte.

Loïzik eut beau pleurer, le lendemain matin la malle de Léna fut hissée
sur le vieux char à bancs qui devait la conduire à Morlaix. Le jour
n'était pas levé, et de même qu'à son arrivée, une pluie froide glaçait
l'atmosphère, en noyant les contours indécis du paysage.

Léna était pâle comme une morte, bien que ses yeux brillassent d'un
éclat fébrile. Elle embrassa sa cousine avec une sorte de violence.

--Là, dans le bureau, il y a une lettre que j'ai écrite à mon oncle....
Je l'aime, tu sais bien, je n'oublie pas ce qu'il a fait pour moi.... Ma
lettre est même plus tendre que je ne l'aurais voulu....

--Léna, tu reviendras!

Une souffrance passa sur les traits de Léna, tandis qu'elle embrassait
d'un regard étrange la maison grise revêtue de rameaux dépouillés, la
figure grave de Marianna, l'attitude brisée de sa cousine.

--Si je reviens, ce sera avec mon père! dit-elle énergiquement. Il a
droit, lui aussi, de s'abriter sous le toit de ses parents.... Mais le
trouverai-je vivant?

Sa voix faiblit brusquement, et elle embrassa Loïzik.

--Nous avons été heureuses ensemble.... Que Dieu te bénisse... toi et
Goulven.... Je voudrais être paisible comme toi....

Elle s'arracha à l'étreinte de sa cousine, et sauta sur le marche-pied.

Aussitôt, la voiture s'ébranla.

Alors, elle s'essuya les yeux, et les reporta au loin, sur l'horizon
au-delà duquel elle entrevoyait des choses vagues et mystérieuses, et
peut-être l'ombre de la mort.



XXI


Léna souffrit une torture, tandis que la vieille jument l'entraînait
loin de la maison qui avait été la sienne, vers un inconnu à tout
prendre redoutable. Son père pouvait vivre; mais n'était-il pas
désaccoutumé de l'idée même de la connaître? Trouverait-elle près de lui
l'affection qui lui était nécessaire et qui, elle se le répétait malgré
elle, ne lui avait pas manqué au Coatlanguy?

Elle regardait, avec un serrement de cœur inattendu, ce paysage mouillé
de pluie, drapé de vapeurs grises. Elle avait cru jadis pouvoir s'en
éloigner avec joie, et voici que tout cela la ressaisissait, gardant un
lambeau de sa vie, faisant surgir le passé, mais avec un prestige, une
douceur nouvelle, inconnue....

Elle arriva juste à temps pour l'express, et s'installa dans un wagon de
seconde classe. Elle ne se mêla pas aux conversations des femmes qui s'y
trouvaient: elle se sentait déjà en dehors de ces intérêts locaux, semi
rustiques. Bientôt elle s'endormit, vaincue par la fatigue, et quand
elle ouvrit les yeux après quelques heures d'un sommeil à demi
conscient, elle avait franchi les limites de sa province. Alors, elle se
dit qu'il était temps de préparer la seconde partie de son voyage, et
elle acheta un indicateur à la gare de Laval.

Un indicateur est chose fatidique pour une jeune villageoise. Mais Léna
était intelligente, et après quelques découragements, elle parvint à
démêler les grandes lignes de son itinéraire. Un express partait à 10
heures 30 de la gare de Paris-Lyon, et ceci lui laissait plus de trois
heures pour des achats indispensables. Elle avait déjeuné des provisions
que Loïzik lui avait glissées au départ, mais elle commençait à souffrir
de la faim comme de la fatigue en débarquant, le soir venu, à
Montparnasse. Elle eut un affreux moment de détresse, puis se décida à
s'adresser à l'un des sous-chefs, qui avait des cheveux gris.

--Ce serait une charité, Monsieur, de me donner quelques renseignements,
dit-elle de sa voix douce et traînante qui, en ce moment, tremblait de
timidité. Je pars à 10 h. 30 pour Venise, où je vais rejoindre mon père
mourant. Je ne sais où est la gare, et il faut que je trouve un chapeau:
on ne peut aller si loin dans le costume de mon pays, ajouta-t-elle
naïvement.

Le sous-chef, étonné de la distinction de ses manières, l'enveloppa d'un
regard pénétrant.

--Vous êtes bien jeune pour faire seule un voyage si long! dit-il.

--Je ne peux faire autrement; j'irai en dames seules... J'ai vingt et un
ans, Monsieur.... Puis-je avoir ma malle?

Il y avait tant de candeur sur ce joli visage, que le brave homme fut
ému de pitié. Il avait justement une fille du même âge.

--Attendez cinq minutes, là, dans mon bureau, et donnez-moi votre
bulletin de bagages....

Elle se sentit rassérénée, et s'assit dans le petit bureau où un poële
mettait une chaleur ardente, pendant que le sous-chef appelait un
employé et lui donnait des instructions.

Elle n'attendit pas très longtemps. Son protecteur improvisé revint avec
l'homme d'équipe.

--Une voiture vous attend, Mademoiselle, et votre malle est déjà
chargée. Suivez l'employé, qui va vous conduire. La voiture est prise à
l'heure; vous ferez arrêter devant un magasin de modes, et voici ma
carte pour le conducteur du train de Modane; n'oubliez pas de la lui
remettre, il prendra soin de vous.

De belles larmes brillantes montèrent aux yeux de Léna.

--Merci, Monsieur, que Dieu vous bénisse! Et si vous avez une fille,
puisse-t-elle trouver, en cas de besoin, une aide comme celle que vous
me donnez!

Le sous-chef la regarda s'éloigner avec une toute petite émotion, puis
retourna à son service.

L'employé conduisit Léna par un passage privé, jusqu'à une voiture sur
laquelle elle reconnut sa malle. Il donna lui-même des instructions au
cocher.

--Gare de Lyon, grandes lignes, à l'heure; vous arrêterez sur le passage
devant un magasin de modes....

Et la voiture partit.

Il y avait, à cette heure, une circulation intense, même sur les
boulevards moins fréquentés qu'on suivait. Léna se sentit d'abord
étourdie et effrayée de voir les énormes lanternes des tramways, les
phares éblouissants des autos, les petites lumières des bicyclettes,
tout cela semblant se précipiter avec furie sur la voiture. Mais, aucun
abordage ne se produisant, elle reprit confiance et regarda le chemin
inconnu qu'elle parcourait.

Rue de Lyon, le fiacre s'arrêta devant un magasin brillamment éclairé.
Le flair parisien du cocher avait bien servi Léna: derrière les glaces,
il n'y avait pas seulement des fantaisies plus ou moins rutilantes, mais
aussi de modestes feutres, vraies coiffures de voyage. Enfin, d'autres
articles se trouvaient encore à la devanture, y compris des sacs et des
couvertures.

Rougissant de la curiosité qu'excitait son entrée, Léna demanda un
chapeau de feutre noir.

--Très bien!

--Quelque chose de discret, dit la jeune fille à la vendeuse qui
l'entraînait vers un rayon écarté, tout en admirant les malines de sa
coiffe.

Pauvre petite coiffe! Léna l'ôta d'une main tremblante, avec
l'impression de dépouiller son passé, puis commença à essayer des
chapeaux devant une psyché.

--Voici qui va très bien.... Un genre sérieux s'alliant avec votre
mante... Faut-il y joindre un voile de gaze?... De la gaze blanche; ce
sera comme il faut, et cela donne une impression de protection....

Tout en parlant, la demoiselle de comptoir jeta un regard sur le grand
col empesé, raide, aux mille tuyaux, qui se voyait sous la cape.

--Si Mademoiselle me permet un conseil? le col est très pittoresque,
mais ne va qu'avec la coiffure.... Nous avons des cols très simples, un
peu grands, modestes, en toile brodée à la main.... Cela attirerait
moins l'attention.

Avait-elle seulement le souci commercial _d'écouler_ un col en broderie
anglaise, ou une sympathie de jeune fille la portait-elle à aider de ses
avis de Parisienne expérimentée une pauvre étrangère? Léna sentit, en
tous cas, que le conseil était judicieux; en un instant, le col fut posé
sur son corsage orné de velours.

--Mademoiselle est très bien! dit la jeune fille, sincère. Ce manteau et
ce corsage ne sont pas ceux de tout le monde: c'est original et comme il
faut....

Léna acheta une couverture et un sac; puis, près de sortir, elle se
ravisa.

--Vous avez été très obligeante, dit-elle. Voulez-vous encore me dire où
je trouverai un endroit convenable pour dîner avant mon départ?

--Il ne manque pas de restaurants près de la gare; mais à votre place,
puisque vous êtes seule, j'aimerais mieux payer un peu plus cher et
aller au buffet....

Léna remercia chaleureusement. Un coup d'œil sur la grande glace, devant
laquelle elle repassait, lui causa une impression de soulagement.
Livrée, cette fois, à son propre goût, elle sentait qu'elle n'était ni
endimanchée, ni ridicule. La mante au capuchon doublé de soie et orné de
velours retombait en plis amples autour d'elle, et le petit chapeau
enroulé de gaze lui seyait comme si elle l'eût toujours porté.

Elle arriva sans encombre à la gare, entra au buffet, et constata avec
une satisfaction infinie que son nouveau personnage n'excitait aucune
attention qu'il lui fût désagréable de subir.

Bien avant l'heure, elle se trouva devant les guichets encore fermés;
elle se sentait moins en détresse, en voyant l'empressement poli avec
lequel on la renseignait. Mais aussi elle ne se doutait pas du charme
singulier qui émanait d'elle, de la dignité inconsciente de son allure,
de l'originalité chaste de sa mise un peu singulière.

Les guichets s'ouvraient enfin. Guidée par un homme d'équipe qui
flairait chez elle une générosité naïve, elle prit son billet de
deuxième classe pour Venise, fit enregistrer sa malle, et elle se
dirigeait vers la salle d'attente, lorsqu'un groupe pressé passa devant
elle: une femme couverte de fourrures, deux hommes portant des pelisses,
une femme de chambre et un domestique chargés de paquets.

Il semble à Léna que son cœur cessait de battre: dans ces voyageurs qui
l'avaient presque heurtée sans la voir, elle avait reconnu Landry, sa
mère et Séverin de Salles.



XXII


Elle tremblait comme une feuille lorsqu'elle se laissa tomber sur une
des banquettes de la salle d'attente, essayant de calmer son émoi et de
remettre un peu d'ordre dans ses pensées.

L'apparition soudaine de Landry avait rouvert sa blessure, et le lieu où
elle le rencontrait rendait sa souffrance encore plus vive. Dans les
allusions voilées qu'il avait faites si souvent devant elle, il y avait
l'espoir d'un voyage d'Italie. Il avait dit que c'était le voyage de
noces idéal, qu'il rêvait d'y conduire sa femme. Et, par une ironie des
choses, ils se retrouvaient réunis dans cette gare, ils allaient faire
ensemble cette route de rêve,--ensemble, mais aussi séparés qu'on peut
l'être ici-bas, lui courant avec sa mère tendrement tyrannique, au
milieu de toutes les recherches du luxe, vers le plaisir, l'art, le
farniente raffiné,--elle seule, pauvre, s'en allant vers le devoir, la
tristesse, la mort peut-être, reniée par son oncle, indifférente à son
père. Elle eut un mouvement de révolte, une minute de découragement,
avec l'impression profonde du mal que lui avait fait Landry; mais, à ce
moment, l'homme d'équipe revenait la chercher, et l'idée de n'être point
reconnue prima toutes les autres. Elle baissa son voile, à travers
lequel il était impossible de la reconnaître, et gagna rapidement le
wagon dans lequel on lui avait réservé un coin.

L'employé lui donna quelques renseignements complémentaires, et se
chargea de prévenir le conducteur du train qu'elle avait une
recommandation pour lui.

Alors, derrière l'abri de son voile, elle vit passer le groupe élégant
dont la vue l'agitait cruellement. Après avoir installé Mme
Desmoutiers dans un wagon-lit, les deux jeunes gens se promenèrent sur
le quai, fumant tranquillement. Landry jetait des regards curieux dans
l'intérieur des voitures, et tout à coup, il s'arrêta devant celle de
Léna.

--Julie n'a point trouvé de place dans la voiture de Florence, elle
changera en route, dit-il, parlant évidemment de la femme de chambre.

Léna respira: elle avait craint qu'ils n'allassent à Venise.

--As-tu vu cette dame qui se dirigeait vers les secondes, avec un
manteau à capuchon? reprit Landry sans prendre la peine de baisser la
voix. Cela m'a fait un drôle d'effet... tout à fait la mante
bretonne.... Eh! la voilà, à l'extrémité de ce wagon.... Ce doit être
une Anglaise.

Il reprit sa promenade, tandis que Séverin jetait un coup d'œil rapide
dans l'intérieur du compartiment. Léna respira plus vite; mais elle
savait qu'il était impossible de distinguer ses traits sous l'abri
miroitant de son voile.

Le conducteur du train vint lui parler, lut la carte du sous-chef de
gare, et lui promit de veiller sur elle. Séverin s'approcha de lui un
peu après.

--Il y a, dit-il, dans la voiture 1040, une dame qui a très peu
l'habitude des voyages. Puis-je vous demander de vouloir bien vous
occuper d'elle, notamment à la frontière?

--Une Bretonne? Un des sous-chefs de Montparnasse me l'a déjà
recommandée, répondit le conducteur. Elle va à Venise.

Séverin lui glissa dans la main une pièce de cinq francs, et regagna le
wagon-lit.

Il s'abstint de faire part de sa découverte à Landry. Mais son œil
perçant avait reconnu Léna non seulement à son attitude, mais encore au
mouvement d'effroi avec lequel, en l'apercevant, elle avait détourné la
tête.

Pourquoi s'en allait-elle ainsi toute seule? Ne pouvait-elle plus
supporter la vie austère qu'elle avait cru échanger contre le bonheur?
Avait-elle là-bas quelque parent, ou quelque amie pouvant lui offrir le
soulagement d'un changement de lieu? Cherchait-elle la bienfaisante
distraction du travail? Quoi que Landry pensât de sa situation,
avait-elle eu besoin d'un emploi rétribué?

Ce problème le tint éveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment
très vif du tort irréparable causé à cette enfant par son cousin au cœur
léger; depuis surtout qu'il avait vu Léna, il se rendait compte de ce
qu'elle avait pu souffrir, et de l'abîme qu'un brillant espoir avait
creusé entre son passé et son présent. S'il avait consenti à accompagner
à Florence sa cousine et son fils, c'était pour étudier ce dernier, pour
surprendre en lui un honnête regret, un sentiment sincère. Mais le
dernier mot de Landry devant l'apparition d'une mante bretonne venait de
dissiper sa dernière illusion, et de lui prouver que ce caprice d'une
imagination volontaire était déjà oublié. Un remords le prenait de
donner quelques semaines de sa vie à deux êtres pour lesquels il
n'éprouvait, en ce moment, rien moins que de la sympathie. Il se sentait
presque honteux d'être de leur famille, comme si l'astuce de Mme
Desmoutiers et la légèreté de Landry eussent rejailli sur lui, comme
s'il avait une responsabilité dans la manière odieuse dont avait été
traitée cette jeune fille. Il éprouvait un vague désir de réparation, un
secret besoin de la protéger, au moins d'une manière invisible, et
lorsqu'il tomba enfin dans cet état à demi conscient pendant lequel les
idées prennent des formes incomplètes, dans lequel le convenu cesse
d'exister, il songea à changer son itinéraire, et à aller jusqu'à
Venise, pour veiller, sans se montrer, sur cette enfant, et pour avoir
le soulagement de la voir saine et sauve aux mains de gens respectables,
capables de la protéger.

Et cette idée prit corps en lui. Il était accoutumé à céder à ses
impressions, n'ayant aucun devoir précis l'empêchant de les suivre, et
il avait déjà regretté, en se mettant en route, d'avoir pris un billet
pour Florence....

A Modane, on dut descendre pour la visite de la douane. Léna qui, depuis
déjà quelque temps, contemplait avidement le décor, nouveau pour elle,
des montagnes et des lacs, baissa soigneusement son voile, l'entortilla
autour de son cou, et alla, comme les autres, se placer derrière sa
malle. Heureusement elle était très loin de Landry, qui avait les yeux
gonflés de sommeil, et qui essayait de suivre les recommandations de sa
mère, demeurée dans le wagon, et d'épargner à ses objets de toilette le
contact trop brusque des mains des douaniers.

Léna fut libérée une des premières, et, ayant pris quelques provisions,
elle regagna son compartiment sans avoir été reconnue.

L'angoisse qui lui serrait le cœur, la perspective du terrible inconnu
qui l'attendait, la torture enfin de savoir si près d'elle celui qui
aurait dû être son compagnon de voyage dans ce pays enchanté, tout cela
l'empêchait de jouir de la beauté des sites. Lorsque, aux stations,
Landry descendait et passait devant elle, elle endurait de vraies
terreurs, et elle ne respirait que lorsqu'il était remonté en wagon.

Ce supplice, du moins, prit fin à Turin. Elle savait que là avait lieu
la bifurcation. Elle accueillit avec un soulagement intense le coup de
sifflet qui annonçait le départ de son train, et avec ceux qu'elle
laissait derrière elle, son affreux cauchemar disparut.

La température devenait plus douce; elle se débarrassa du voile qui
était une petite torture pour elle, accoutumée à affronter les rudes
brises d'Arrez, et elle put s'intéresser dans une certaine mesure au
paysage qui se déroulait devant elle.

Succombant à la lassitude, elle s'endormit à la tombée du jour. Tout à
coup, un souffle d'air humide et salé pénétra dans le wagon, et elle
s'éveilla en sursaut, regardant autour d'elle. Une jeune lune répandait
une lueur diffuse, qui lui permit cependant de voir autour d'elle une
immensité mouvante: le train était engagé sur l'étroite chaussée qui
traverse l'Adriatique et mène à la ville des lagunes.

Alors, toute son anxiété pour son père se réveilla, et elle essaya de
préparer son esprit à cette parole fatale: «Il est mort....»

Le train s'arrêta. Les lumières de la gare l'éblouirent au sortir de
l'obscurité; la foule sortant des wagons l'entoura et la heurta; des
appels bruyants retentirent dans une langue inconnue, et elle se sentit
lamentablement perdue, se demandant si quelqu'un était là pour elle, et
comment on pourrait la reconnaître. Elle éprouva, en cette minute, la
sensation de détresse la plus intense de sa vie; et, comme on prétend
que les gens qui se noient revivent en une seconde leur existence
antérieure, elle eut la vision simultanée du presbytère de Boulommiers
et de la grande cuisine au chaud foyer du Coatlanguy.

--Voulez-vous me permettre de vous demander si quelqu'un vous attend?
Puis-je avoir l'honneur de vous être utile?

La joie soudaine et irraisonnée d'entendre parler français se dissipa
aussitôt, dans la stupeur mêlée d'effroi qu'elle ressentit en voyant
Séverin de Salles devant elle. Elle regarda instinctivement s'il était
seul: il la comprit.

--Personne ne m'attend, dit-il, je suis seul, tout à fait libre, et
heureux si je puis vous être utile.

Elle eut alors la même impression qu'au presbytère: une confiance
d'enfant en face d'un respect profond, chevaleresque.

--Mon père a dû m'envoyer quelqu'un, dit-elle, rassurée.

Et, lisant la surprise dans son regard, elle reprit aussitôt:

--Mon père habite Venise.... Il est peintre, c'est Hervé Lebreton. Mais
il est très malade....

Sa voix faiblit, tandis qu'un soulagement instinctif venait à Séverin,
bien qu'il ne comprît guère.

--La gare se vide, il va devenir aisé de se reconnaître.... Voyez ces
deux personnes: elles cherchent quelqu'un.

Léna regarda avidement. Un homme d'âge moyen, très brun, bien vêtu,
surveillait les voyageurs. Près de lui était une vieille femme, nu-tête,
avec un long châle noir aux franges traînantes. Séverin se dirigea
immédiatement vers eux, et leur adressa la parole en italien; puis ils
revinrent vers Léna.

--Le docteur Peponi, le médecin de monsieur votre père, dit Séverin.

--Oh! mon Dieu! Vit-il?

Le docteur comprit son angoisse plutôt que ses paroles, et Séverin se
hâta de traduire sa réponse, qui fit revivre la pauvre fille: M.
Lebreton était certainement mieux.

Ils sortaient de la gare, et Léna tressaillit de surprise en voyant
devant elle l'eau scintillant sous les lumières mouvantes des gondoles,
et sur le ciel étoile, les profils sombres des hautes constructions.

Comme en rêve, elle descendit les degrés et entra dans la noire gondole
avec le docteur et la vieille Italienne, qui ramenait frileusement son
châle sur sa tête. Maintenant qu'elle savait son père vivant, il lui
semblait qu'elle ne pourrait plus souffrir.

Séverin, demeuré sur la marche glissante, se découvrit du même geste
respectueux qui inspirait à la jeune fille une confiance irraisonnée.

--Me permettez-vous d'aller prendre demain des nouvelles de monsieur
votre père, que j'ai eu l'honneur de connaître autrefois? dit-il. Je
viens d'expliquer au docteur par quel hasard je vous ai aperçue dans le
train.

Léna donna un assentiment empressé, puis essaya de parler au médecin.
Mais ils se comprenaient si mal que, rassurée, après tout, elle
s'absorba dans l'étrange et déconcertante nouveauté de ce qui
l'entourait.

Les petites lumières se croisaient par centaines sur le canal Grande.
Les gondoles, minces et noires, passaient comme l'éclair. Parfois, une
façade mieux éclairée rayonnait un instant d'une blancheur de marbre, et
les faîtes des palais découpaient sur le ciel des lignes bizarres. La
gondole tourna court, et, pour abréger, se lança dans un canal étroit et
sinueux. Là, les murailles se resserraient. Parfois, un pont dessinait
sa courbe au-dessus de l'eau sombre. Aux tournants, un cri doux et
tranquille avertissait ceux qui venaient en sens inverse, sans que
jamais un choc ou un heurt eût lieu dans ces rencontres.

Léna avait une sensation de rêve; elle perdait même la notion du temps.
La seule chose réelle qui demeurât pour elle, c'était l'ombre d'une
gondole suivant la sienne, et, sans qu'elle sût pourquoi, une impression
de sécurité semblant liée à cette escorte silencieuse.

Elle se retrouva tout à coup dans le canal Grande. Les lumières
redevenaient nombreuses; on distinguait les palais gothiques, puis la
coupole superbe de la _Salute_ apparut, avec ses volutes de marbre, puis
le campanile de San-Giorgio, tandis qu'à gauche se massaient les arbres
du jardin royal. Tout à coup, ce fut la Piazetta, avec ses deux hautes
colonnes; San-Marco, dont un rayon de lune faisait étinceler les
mosaïques fond d'or, puis la colonnade du palais ducal, supportant les
murs percés d'ogives.

Léna comprenait les mots brefs par lesquels son compagnon lui désignait
ces merveilles. Elle vit encore le Ponte dei Sospiri, tout blanc. Puis
la gondole se rangea devant un embarcadère; c'était le quai des
Esclavons, le terme du voyage.

Guidée par le docteur et suivie par la silencieuse Italienne, dont les
yeux parlaient, à défaut de la langue, Léna pénétra dans une haute
maison sombre. La vieille femme alluma une petite lampe posée près de la
porte, et monta la première, éclairant de son mieux l'escalier noir et
les murailles de marbre verdies par l'humidité. Il semblait à Léna
qu'elle montait depuis un temps infini, lorsque le docteur l'arrêta sur
un large palier.

--È qui....

La vieille femme glissa une clef dans une serrure, et la petite lampe
éclaira vaguement une antichambre au fond de laquelle une veilleuse
brûlait devant une Madone. Léna vit briller des pierreries sur la robe
et le voile, et murmura un _Ave_. Il lui était doux, en franchissant ce
seuil inconnu, de saluer l'image de la Vierge-Mère.

Le docteur lui fit signe d'attendre, et pénétra dans une pièce
intérieure. Le cœur de la jeune fille battait à grands coups. Comment
allait-elle trouver son père, et quel accueil lui ferait-il?

Elle n'attendit pas longtemps. La porte se rouvrit, et le docteur lui
prit la main et l'entraîna....

La chambre était vaste, avec un plafond très élevé, orné de peintures,
et un sol carrelé sur lequel étaient jetés quelques tapis. La première
personne que Léna aperçut fut une religieuse vêtue de noir avec une
guimpe et une cornette blanches, qui lui causa une joie tumultueuse en
lui souhaitant le bonsoir en français, et qui lui montra d'un geste un
lit très bas, sur lequel un homme encore beau, avec des cheveux gris et
des yeux trop brillants, tendait les bras vers elle.

Alors elle tomba à genoux, et, fondant en larmes, répéta le mot qu'elle
n'avait jamais dit, et qui imprégnait ses lèvres d'une douceur étrange:

--Papa!... Oh! cher, cher papa!...

Et, pour la première fois aussi, elle entendit une voix basse et faible
murmurer:

--Ma petite fille!...

...Elle reste agenouillée près du lit, regardant avidement, avec un
mélange de joie et d'angoisse, ces traits minces et tirés, ces yeux
fiévreux enfoncés dans de profondes orbites, ces mains maigres et
nerveuses qui cherchent les siennes. Elle l'aime déjà, et la pensée
qu'il est encore très malade la torture.

--Votre père a eu une crise de poitrine, dit la Sœur. Parler ce soir lui
est interdit, il faut craindre la fatigue. La joie de votre arrivée est
presque trop forte pour lui, en ce moment; vous devez consentir à le
quitter, à le laisser s'habituer tout seul à ce bonheur. Demain, vous
prendrez votre place près de lui.

Léna appuya ses lèvres, oh! avec quelle ferveur, sur ce front un peu
étroit, bien modelé, rayé de mille petites rides. Il lui sourit, et la
laissa aller. Alors elle remercia le docteur, et suivit la Sœur et la
vieille femme qui l'attendaient.

Dans un cabinet voisin, on avait dressé un lit et une table de toilette;
cela avait l'air d'une installation provisoire, et cette pièce étroite,
aux murs délabrés, d'une élévation hors de proportion avec sa largeur,
sans tentures, presque sans meubles, n'offrait rien de séduisant. Mais
Léna était trop heureuse pour ne pas voir en beau toutes choses; son
père était vivant, elle avait senti sa tendresse, le reste lui importait
peu; quelques soucis qui lui fussent réservés, elle se sentait capable
de tout supporter désormais.

Elle était brisée de fatigue, et le sommeil avait enfin raison d'elle.
Elle ne voulut cependant pas quitter la Sœur avant de savoir qu'il y
avait chez son père une amélioration réelle.

--Oui, il peut vivre, chère demoiselle. Seulement, ce sera maintenant à
vous à le soigner, car il est très usé, plus vieux que son âge.... Et il
était bien seul....

--Ce n'était pas ma faute! dit Léna, dont les larmes jaillirent.

--Mais tout est maintenant pour le mieux. Je resterai aussi longtemps
que vous aurez besoin de moi, je vous aiderai à vous faire comprendre de
Giuseppa, la femme de journée. Nous sommes, au couvent, trois Sœurs
françaises....

--C'est un bienfait de Dieu pour moi, ma Sœur.

La religieuse lui indiqua d'un geste une petite image de la Sainte
Vierge, qu'elle avait piquée au mur à l'aide d'une épingle, et se retira
avec un bon sourire.

Alors Léna fit une courte prière, et tomba endormie sur son dur matelas
et son oreiller de laine.



XXIII


Elle dormit d'un trait; mais elle était trop accoutumée à un réveil
matinal pour prolonger bien longtemps son sommeil.

Le jour n'était pas encore levé. Il faisait froid. Elle s'enveloppa de
sa mante et courut vers la fenêtre. Au-delà du large quai, l'eau
scintillait devant elle sous les lueurs multiples des réverbères et des
bateaux.

Une raie lumineuse filtrait sous la porte de son père, et en
s'approchant, elle entendit la Sœur parler. Alors, elle s'habilla
rapidement, et, pensant que son père aimerait à la voir en
Fouesnantaise, elle défripa de son mieux son col empesé et sa coiffe, et
les ajusta avec une émotion inattendue, comme si leurs plis légers
eussent contenu quelque chose du Coatlanguy.

Elle frappa à la porte, et la Sœur, qui vint ouvrir, poussa une
exclamation:

--Oh! la jolie Bretonne!... Cher monsieur, vous allez être bien
content!...

Elle éleva la lampe, et Léna apparut à son père dans toute la grâce de
ce costume, jadis familier aux yeux du peintre.

D'abord interdit, il ébaucha un geste de ravissement.

--En Fouesnantaise! Comme ta mère!... Oh! ma petite Hélène, j'aime à te
voir ainsi! Quand nous serons seuls, tu reprendras ce costume, n'est-ce
pas? Il me rappelle les meilleures, les plus douces années de ma vie!

--M. Lebreton, il vous est défendu de parler!

--Il faut cependant que je sache.... Alain t'a laissée venir?

--Il était absent, je suis venue de moi-même....

--Alors, tu savais que tu avais encore un pauvre père isolé, un paria
banni--justement, peut-être,--par l'aîné de la famille, pour avoir perdu
sa vie et erré, sans être pourtant très coupable?...

--Je savais tout depuis peu de jours.... Mon cœur allait vers vous....
C'est moi qui ai ouvert le télégramme.... Et je suis partie.

Il la regarda avec admiration.

--Si brave!... Moi, je ne l'ai jamais été. Je n'osais même pas réclamer
mon enfant; on me disait que je lui aurais nui....

Sa voix faiblit.

--Père, nous sommes ensemble, personne ne nous séparera plus, dit-elle,
les larmes aux yeux.

--Mais Alain!

--Pas même lui! C'est lui qui a erré en se montrant implacable.... Ne
pensez qu'à moi.... Plus tard, je vous raconterai comment un de vos
tableaux, une vue du Coatlanguy, m'a révélé mon père.

Il sourit, et la Sœur étant de nouveau intervenue, il se résigna à un
silence que sa faiblesse lui rendait moins pénible.

Léna se rapprocha de la religieuse, et essaya d'obtenir quelques
renseignements sur la situation de son père. Elle devait être gênée, car
il ne travaillait presque plus.

La jeune fille était énergique, ses habitudes étaient austères, et elle
ne s'effrayait pas de la pauvreté qui allait peut-être hanter cette
demeure. Elle avait sa petite fortune, environ trois mille francs de
revenus, et si ce n'était pas assez, elle travaillerait: elle donnerait
des leçons de français.

Elle trouva une douceur infinie à aider la Sœur dans les soins que
celle-ci rendait à son père. Après la visite du médecin, qui ne trouva
pas d'aggravation, malgré l'émotion ressentie la veille, ce cher père
lui fut confié, et elle eut la joie de le voir, sous sa garde,
s'endormir d'un sommeil paisible.

Alors, elle chercha à se recueillir, et à se rendre compte de sa
nouvelle situation.

Car elle sentait bien qu'une vie différente commençait pour elle, une
vie dans laquelle elle aurait à prendre des initiatives, des
résolutions. Pliée à une soumission passive, astreinte à des habitudes
qui avaient presque l'austérité et la régularité d'une règle monacale,
elle eût pu sembler mal préparée à cette existence différente; mais il y
avait dans sa nature une indépendance native, qui, violemment comprimée
jusque-là, l'aidait à soutenir la responsabilité. L'absolue nouveauté de
ce qui l'entourait avait en outre un côté salutaire, en la distrayant de
ses regrets et de ses désappointements. Même, elle trouva le courage de
se réjouir d'être libre, et de pouvoir remplir avec usure ce devoir
filial si tard entrevu.

Elle regardait son père endormi avec un sentiment étrange d'étonnement
et d'attendrissement. Il ne ressemblait pas à son frère: plus délicat,
plus affiné, il avait vécu d'une autre vie, de rêves dissemblables; et
cependant, il avait quelque chose de ce profil busqué des Coatlanguy,
quelques traits de race, et les mêmes cheveux tendant à boucler.
Seulement, une conviction lui venait: elle ne trouverait en lui ni
appui, ni conseils; c'était elle qui le soutiendrait, qui le relèverait
dans les tristesses que révélaient ce ravage, ces traits trop tôt
flétris, et ces mille petites rides rayant le visage transparent. Une
sorte d'instinct protecteur se glissait en elle. Elle le devinait, le
comprenait avant qu'ils eussent causé: l'espèce de frayeur que lui
causait son frère, son admiration pour ce qu'il appelait le courage de
sa fille, cela avait suffi pour faire entrevoir vaguement à celle-ci
cette nature ardente et faible à la fois, passive surtout, prête à subir
les influences, se soumettant sans révolte aux sévérités et aux
injustices. Tel qu'il apparaissait, ce caractère pouvait être moins beau
que celui de son frère; il était probablement plus séduisant. Il était,
évidemment, de ceux à qui l'on ne peut beaucoup demander, et dont les
erreurs trouvent toujours des excuses. Comment un tel rejeton avait-il
poussé sur la rude souche des Coatlanguy? Mystère! Mais aussi il avait
végété dans l'atmosphère trop âpre, et avait été impitoyablement coupé
et jeté au loin.

Naturellement, Léna n'était pas à même de faire de son père une étude
psychologique. A la longue seulement, elle devait comprendre les
ressorts complexes de cette nature, les attraits et les lacunes de ce
cœur tendre et léger, les raffinements et les sensibilités de ce
tempérament d'artiste, ses joies faciles, ses souffrances aiguës, mais
promptement distraites. Cependant, dès ce premier moment, elle eut,
comme je l'ai dit, l'intuition qu'il fallait lui accorder, avec de la
tendresse, une douce indulgence, et ne jamais exiger de lui ce que seuls
peuvent donner les êtres forts.

Elle songea tout à coup à visiter son nouveau domaine.

Les chambres que louait son père, dans la casa Livori, étaient en nombre
restreint: celle où il couchait, le cabinet arrangé pour elle, un petit
débarras, et l'atelier qu'éclairait une grande baie vitrée. C'était là
le _clou_ du pauvre petit appartement. Des tapisseries flamandes
couvraient en partie le marbre brut des murs, et de vieux tapis
d'Orient, dont la valeur échappait à la jeune fille, non encore initiée,
étaient amoncelés sur le carreau. Cent objets divers, dépareillés,
ornaient les angles, les étagères, encombraient les sièges de toutes les
époques, et gisaient même sur le sol. C'étaient des cuivres, des
plâtres, des terres cuites, des marbres, des toiles sans cadre, des
cartons à dessins. Enfin, des vitrines contenaient les collections les
plus variées, depuis des bouts de précieuses dentelles et des bijoux
anciens, jusqu'à des fragments de poteries étrusques et de statuettes
veuves d'un bras ou d'une tête.

Léna regardait ce désordre avec une véritable stupeur. Et cependant, une
corde nouvelle s'éveillait en elle; son œil étonné s'arrêtait sur la
draperie merveilleuse d'un torse de marbre, sur le col élégant d'une
amphore, sur le profil ébauché d'une Vénitienne aux cheveux roux, posé
sur un chevalet.

Elle avait le vague sentiment que puisque son père, un grand artiste,
avait rassemblé toutes ces choses, c'est qu'elles avaient de la valeur;
mais son sens de ménagère s'éveillait en même temps, et elle rêvait de
ranger tout cela dans un ordre au moins relatif.

Elle revint près de son père, qui dormait toujours. Alors, elle
s'approcha de la fenêtre et s'absorba, émue d'une admiration soudaine,
dans la contemplation du spectacle incomparable qu'elle avait sous les
yeux.

Dans l'après-midi, Giuseppa vint lui faire comprendre qu'un _signore
francese_ la demandait.

Elle n'avait plus pensé à changer de costume, et en entrant dans
l'atelier, où elle savait rencontrer Séverin, elle fut presque saisie
d'apercevoir sa petite coiffe bretonne dans un beau vieux miroir qui, au
temps de sa splendeur, n'avait guère reflété que des costumes
aristocratiques.

Elle rougit et, quand elle eut répondu aux questions que M. de Salles
lui adressait sur la santé de son père, elle éprouva le besoin de
s'excuser.

--J'ai voulu que mon père revît ces vêtements, dit-elle. Il en a été
content; ma mère était ainsi.

--Oh! ne vous excusez pas! Votre costume est charmant; il est
regrettable qu'on ne puisse le porter dans une ville comme celle-ci.

--Naturellement.... Vous connaissiez Venise?

--J'y suis venu souvent; j'y avais passé les premiers mois de mon
veuvage.

Léna se rappela tout à coup qu'en lui parlant de son cousin, Landry lui
avait dit, en effet, qu'il était veuf, inconsolable de la perte de sa
femme,--si inconsolable qu'il avait rompu avec toutes les habitudes et
les conventions de son monde. Elle éprouva pour lui une sympathie
soudaine; il savait aussi ce qu'il en coûte d'avoir aimé, et de traîner
dans la vie un cœur vide!

--Vous fait-on espérer un prompt rétablissement pour monsieur votre
père?

--Hélas! non; on ne me cache pas qu'il est très usé. Mais je le
soignerai! dit-elle avec énergie; je ne l'ai pas retrouvé pour le perdre
de nouveau!

Elle se rappella alors confusément l'histoire du tableau. C'était
Séverin qui lui avait révélé l'existence de son père, et il devait
s'étonner qu'elle l'eût cru mort. Elle eut la vague impression qu'elle
devait lui donner une explication, et elle se sentit en confiance avec
cet homme grave, beaucoup plus âgé qu'elle, qui était veuf, et qui lui
témoignait un respect presque touchant.

--C'est grâce à vous, dit-elle avec émotion, que j'ai eu l'idée que mon
père vivait encore, et que j'ai pu ainsi comprendre le télégramme
annonçant sa maladie.... Il y avait eu entre lui et mon oncle de
pénibles dissentiments.... On ne me parlait jamais de lui, et, peut-être
sans qu'on eût dit rien de formel, je le pleurais secrètement comme si
j'eusse été orpheline.

Séverin n'avait rien oublié des confidences de Landry sur un père
indigne, une sorte de vagabond dont la jeune fille ignorait l'existence.
Il lui sembla étrange d'avoir été mêlé à ce grand changement dans la vie
de Léna.

--Vous allez laisser un vide à vos parents de Bretagne, dit-il, un peu
embarrassé. Ne prévoyez-vous pas que vous retournerez près d'eux, dans
un certain temps?

--Je ne rentrerai au Coatlanguy qu'avec mon père, et je crains que mon
oncle ne veuille pas l'y recevoir! dit-elle avec un soupir involontaire.

--Et votre ancienne vie ne vous manquera pas trop?

Elle soupira de nouveau.

--Je l'ai parfois trouvée monotone, oppressante; cependant, si je
pouvais ramener mon père dans la maison qui a été la sienne, je crois
que je serais heureuse.

--En attendant, vous aimerez Venise, et monsieur votre père fera votre
éducation artistique. Vous ne savez pas quelles jouissances vous sont
réservées ici. C'est une vie à part, étrange, pittoresque, et les
palais, les églises débordent de trésors sans nombre.... Voulez-vous
m'autoriser à vous remettre mon adresse pour M. Lebreton? Quand il
pourra me faire la faveur de me recevoir, je viendrai me rappeler à son
souvenir. Je demeure, moi aussi, sur ce quai lumineux et gai....
J'espère que vous verrez Saint-Marc aujourd'hui?

--La Sœur veut m'y envoyer.

--Alors, permettez-moi de vous faire remettre quelques livres, des
guides qui vous aideront à jouir de Venise.

Elle le remercia, et rentra près de son père, qui se souvint, après
quelques efforts, du jeune Français qui venait le regarder peindre, et
causer avec lui des maîtres vénitiens.

Un quart d'heure après, elle recevait les livres promis, et elle les
feuilleta avec un intérêt ardent jusqu'au moment où la Sœur la força à
s'habiller et à sortir.



XXIV


La journée n'était pas avancée, et il y avait encore du soleil lorsque
Léna arriva sur la Piazetta. Elle ressentait cette impression de
surprise qui, à Venise, accompagne toutes les admirations. Les deux
colonnes élancées portant la statue de saint Théodore et le lion ailé de
Saint-Marc, le merveilleux palais royal, l'incomparable palais ducal
formaient un ensemble vraiment étourdissant pour cette enfant jusque-là
ignorante du beau. Mais lorsque, quelques pas plus loin, elle se trouva
sur cette grandiose, splendide place Saint-Marc, cette sensation de la
beauté envahit son être, et un enthousiasme si vif qu'il en était
presque douloureux, vint lui prouver qu'elle était bien la fille d'un
artiste, et que des cordes jusqu'alors endormies venaient de vibrer en
elle avec une violence éperdue. Chose remarquable, c'étaient les lignes
plus simples, plus austères, des vieilles Procuraties qui attiraient ses
regards plutôt que les nouvelles. Mais, presque aussitôt, elle n'eut
plus d'yeux que pour Saint-Marc.

C'était quelque chose d'absolument nouveau. Accoutumée aux vieilles
églises gothiques, d'un ton sévère, aux dentelles de pierres grises, aux
minces clochers à jours de son pays, elle contemplait avec une sorte de
stupeur cette antique et vénérable basilique, ce déploiement inconnu de
richesses, ces coupoles revêtues de lames de cuivre, ces mosaïques
fraîches et brillantes sur leur fond étincelant, et cet étonnant
quadrige de bronze piaffant au-dessus du porche. Elle croyait rêver
lorsqu'elle pénétra dans l'église, et elle eut l'impression que des
siècles de prières l'enveloppaient, que des générations sans nombre
avaient laissé là quelque chose de leurs vœux, de leurs tristesses, de
leurs joies, de leurs espoirs. Elle s'avançait avec une sorte de frayeur
religieuse sur ce pavement précieux qui, ça et là, semble avoir cédé
sous les pas des foules; son regard s'arrêtait un instant sur les murs
de marbre rouge dont les jaspures se devinaient sous les dernières
lueurs du jour, et montait aux superbes, vénérables, incomparables
mosaïques retraçant, sur leur or d'un éclat étonnant, les scènes de
l'Écriture Sainte. Elle resta émerveillée devant le jubé et ses statues
de marbre, puis s'agenouilla devant l'autel. Là, au milieu de ces
splendeurs byzantines et gothiques, sous le marbre, à l'abri des
mosaïques d'or, reposait le corps vénérable de l'Évangéliste dont la
parole écrite, dictée par l'Esprit-Saint, demeurera jusqu'au dernier
jour le trésor de l'Église, et fera circuler la vie dans les âmes. Une
émotion profonde s'emparait d'elle: il lui semblait avoir remonté les
siècles, devant ce corps saint qu'avaient regardé avec tendresse les
yeux du Christ et de sa Mère. Elle n'avait jamais senti plus vivement le
lien qui nous rattache aux temps apostoliques, et elle se sentait plus
près du Sauveur pour avoir vénéré les reliques de son disciple. Près du
Sauveur! Mais il était là lui-même, présent, vivant, comme dans la
petite église de Lanrouara, comme dans la pauvre chapelle de
Boulommiers! Les catholiques le retrouvent partout, et sont ainsi
partout chez eux....

Le jour avait baissé, car elle avait passé dans l'église plus de temps
qu'elle ne croyait. Les lumières s'allumaient sous les galeries des
Procuraties, et une nuée de pigeons regagnaient leurs abris.

Léna eût aimé à s'enfoncer dans les étroits passages de la Merceria;
mais elle songea à son nouveau devoir filial, et se dirigea vers le
quai.

Il lui semblait que, de minute en minute, son esprit s'ouvrait, très
large, à tant d'admirations nouvelles. Elle sentit encore mieux la
beauté sévère de ce palais ducal, majestueux et massif sur ses frêles
colonnes de marbre. Elle reprit le quai, passant sur les ponts en dos
d'âne jetés sur les canaux transversaux, entrevoyant dans chacun de ces
canaux des palais, des masses de feuillage sombre. Sur le Grand Canal,
un mouvement régnait, des croisements de gondoles, de bateaux à vapeur,
et en face, l'île de San-Giorgio, la Dogana, puis la Salute ressortaient
dans la lueur dorée du couchant.

Léna fit sourire la Sœur en lui disant ses impressions; mais une
véritable joie éclaira le visage de son père comme il constatait son
enthousiasme. La Sœur sortit à son tour pour faire sa prière, et la
jeune fille vint s'asseoir près du lit, empêchant le malade de parler,
mais lui dépeignant naïvement, avec un entrain plein de fraîcheur, ses
admirations et ses émotions nouvelles.

Un repas frugal, pris dans l'atelier avec la religieuse, termina cette
journée.

--Mon enfant, dit la Sœur, si vous devez rester ici, il faut vous faire
des habitudes. Votre père vit retiré; ce sera grave pour vous, et vos
journées seront longues!

--Je ne crois pas qu'on puisse s'ennuyer ici, ma Sœur! Mais je suis
habituée à travailler.

--C'est très bien. Le travail est la grande sauvegarde, avec notre
sainte religion. Notre Supérieure est Française; il faudra venir la
voir, elle vous guidera sagement.... Car vous comptez rester?
répéta-t-elle.

Lénik inclina la tête. Et le pauvre cœur humain est ainsi fait qu'elle
soupira en songeant à la maison qu'elle avait si souvent souhaité
quitter, et dont elle était sans doute pour toujours bannie.



XXV


LÉNA A LOÏZIK

«Ma chère cousine, l'annonce de mon arrivée t'a rassurée; mais ce n'est
qu'aujourd'hui que je puis trouver un peu de temps et te donner les
détails que tu me demandes. J'adresserai ma lettre à M. le Recteur, de
crainte que mon oncle ne t'empêche de la lire.

»Mais j'espère que Goulven, lui, ne t'empêchera pas de m'aimer.... Et
quand vous serez mariés, quand une autre petite Loïzik lui murmura un
doux nom, il comprendra qu'on ne peut empêcher une fille d'aller à son
père....

»Mon père! Il te prendrait le cœur, j'en suis sûre. Il ne ressemble pas,
d'ailleurs, à l'oncle Alain: il n'a de commun avec lui qu'un grand
amour pour cette Bretagne dont il s'est vu banni sans même songer à se
révolter.

»Il se remet étonnamment, mais il aura besoin toute sa vie, me dit-on,
de précautions et de soins. Je suis là pour l'en entourer. Sais-tu,
Loïzik, ce qui m'a le plus aidée à me résigner au grand déchirement de
ma vie? C'est qu'il m'a faite libre pour ma nouvelle tâche.

»J'ai pris la direction de la maison. Mon père se trouve pauvre; mais il
a de l'argent placé,--pour moi, dit-il. Si tu savais quel effort, quel
amour cette épargne représente pour une nature insouciante comme la
sienne! Il voulait que j'apprisse un jour qu'il pensait à moi. Avec ce
que nous possédons, nous vivrons, très modestement. Ici, ce n'est pas
comme chez nous, et j'ai quelque peine à me passer de beurre, à
supporter la cuisine à l'huile, à marchander en italien avec les femmes
de la campagne dans le grand marché où des barques apportent chaque jour
d'innombrables provisions.

»J'ai commencé une broderie, je me fais une robe, et je lis. Le temps se
passe ainsi, avec quelques promenades qui seront plus longues quand mon
père m'accompagnera. Quelle ville étrange et superbe! Je prends une
gondole pour aller faire mes achats; mais on peut errer à pied dans les
étroites rues de la Merceria, le quartier commerçant, et dans certains
quartiers étonnants où des ponts, des berges étroites, des ruelles
semblables à des couloirs permettent de circuler à pied. Je n'ai pas
encore vu les musées, ni le palais ducal. La place Saint-Marc est une
merveille, et l'église me console de mon isolement.

»Car je suis isolée, naturellement. Je ne connais d'autres Françaises
que les Sœurs du Bon-Secours, qui sont très occupées, et le seul
Français qui vienne chez nous, c'est, chose étrange, ce cousin de M.
Desmoutiers dont je t'ai parlé, qui avait essayé de renouer le lien
entre nous.

ȃcris-moi, parle-moi de tous, de mon oncle, que j'aime toujours avec
tendresse, de toi et de Goulven.... Hélas! je ne serai pas ta demoiselle
d'honneur!... Et de tout, dans la maison, des chiens, de la vieille
chatte grise, et de mes géraniums, et des oignons de jacinthes.... De
quelle couleur seront-ils?

»Prie, chérie, pour qu'un jour cette barrière contre nature cesse de
diviser deux frères qui s'aimaient jadis....»

        LOÏZIK A LÉNA

»Ma Lénik, j'ai pleuré en recevant ta lettre. Et je sens que le
Coatlanguy te manque, au milieu de ces merveilles. Pauvre chérie! Mon
oncle n'est pas près de te rappeler. J'aime mieux te le dire: je n'ai
pas osé lui parler de ta lettre. Il a été si effrayant, quand il a
appris ton départ et qu'il est revenu sans visiter ses fermes! Ce n'est
pas qu'il ait montré sa colère, mais elle le tuait à demi en dedans. Il
n'a rien dit, excepté qu'il fallait te renvoyer tout ce qui était a toi,
et que nous ne devions plus prononcer ton nom. Je ne sais s'il a lu ta
lettre, il n'en a pas parlé.

»Mais, depuis ces tristes jours, il a terriblement vieilli. Il y a plus
de rides sur son visage, ses cheveux sont plus blancs, et ses yeux plus
ternes. Que le bon Dieu nous aide! Le bonheur est parti d'ici avec toi,
Lénik....

»Tout le reste va bien. La chatte ronronne sur la pierre du foyer; le
chien noir va gémir à ta porte; tes géraniums sont superbes, derrière
les vitres de la salle. Quel dommage d'être si loin! Je t'aurais fait
des crêpes....

»Écris-moi chez le recteur, Goulven veut bien.»

       *       *       *       *       *

En même temps que cette lettre, une caisse arriva de Bretagne, et Léna
eut une impression poignante en voyant ainsi dépaysées, exilées comme
elle, ces choses faites de son passé, avec lesquelles des visions se
levaient, flottant entre les murs de marbre, sous les peintures
italiennes.... C'étaient les livres, les cantiques bretons, la statuette
de Notre-Dame de Lourdes et celle de Sainte-Anne d'Auray; c'étaient les
vêtements de drap noir ornés de velours, les petits tabliers de taffetas
ou de brocart, les cols plissés et les coiffes aux barbes dépliées,
garnies de vraies dentelles; puis les bijoux: croix d'or et d'argent,
chaînes à l'ancienne mode, bagues ornées de roses sans valeur,
d'améthystes ou de grenats. Même, Loïzik avait envoyé les jolies
épingles de clinquant choisies aux pardons, blanches, bleues, vertes,
avec leurs pendeloques en imitation de filigrane. Que de souvenirs tout
cela rappelait à Léna!... Que de jours joyeux, de naïfs plaisirs, de
fêtes innocentes!... Et, tout au fond de la caisse, enveloppée dans des
mousselines passées au bleu, il y avait le costume de fête, la robe
brodée d'argent qui devait être une robe de noces. La dernière fois
qu'elle l'avait mise, c'était à la procession du Rosaire, et Landry
l'avait admirée....

M. Lebreton, avec le besoin qu'ont les malades de distractions puériles,
avait exigé qu'on défît la caisse sous ses yeux, ne comprenant
peut-être pas ce qu'il y avait pour sa fille de poignant, d'irrévocable
dans le renvoi de ces vêtements. Elle retint, à cause de lui, les larmes
qui venaient à ses yeux, et elle se prêta à sa fantaisie lorsqu'il
voulut toucher, voir de tout près des objets qui, à lui aussi,
rappelaient tout un passé.

--Tes épingles des pardons! Elles sont plus jolies qu'autrefois....
Piques-en une à ton col, Hélène; c'est joli, qu'importe que ce soit sans
valeur? Cette croix! Ta mère la portait avec un ruban de velours.... Et
j'ai vu ces bagues aux doigts de ma mère, à moi....

La robe brodée excita son ravissement.

--Je veux te peindre ainsi vêtue! s'écria-t-il avec une vivacité
soudaine. Au prochain salon, il faut que j'envoye ton portrait! Ils
verront que je ne suis pas tout à fait fini.... Et l'on mettra cette
mention: _La Fille du Peintre_.... Mon enfant, le docteur me reprochait
de manquer du désir de guérir.... Mais je veux peindre encore! Je veux
_te_ peindre, Hélène!

Depuis quelques jours, elle sentait en elle une susceptibilité morbide.
Était-ce ce grand changement qui l'avait brisée? Ou bien le
développement subit de son être, dans ce milieu intensif, avivait-il,
raffinait-il sa sensibilité? Elle souffrit de l'entendre dire qu'il
voulait vivre pour son art, alors qu'il n'avait pas trouvé la force de
guérir pour sa fille. En ce moment, elle constatait encore plus vivement
qu'elle ne l'avait encore fait, que ce n'est pas assez des liens du sang
pour fondre les âmes, qu'à son affection, qui se traduisait en un
sincère dévouement, il manquait un passé. Son père et elle ne
connaissaient guère rien l'un de l'autre, et tout à coup, en voyant
déborder ses jupes bretonnes sur les tapis orientaux et le carreau de
marbre, elle sentit la nostalgie l'alanguir. Il n'y avait plus rien
d'elle là-bas, et ici, elle était étrangère: même ce nom d'Hélène, que
lui donnait son père, soulignait en elle comme une transformation. Elle
eut un besoin fou de se retrouver elle-même, de se revoir dans son
ancien cadre, et, saisissant fiévreusement la main d'Hervé, elle lui
dit, dévorant ses larmes:

--Appelez-moi Léna, comme chez nous!...



XXVI


C'est la vieille de Noël, et Hervé compte joyeusement les jours, le
docteur lui ayant promis de le laisser sortir dès que la température
serait assez douce. Il a repris sa place dans l'atelier, rangé par sa
fille. Il a émis quelques critiques, et formulé des approbations. Il lui
apprend, maintenant, à mettre en lumière tels objets de prix, à grouper
les œuvres qui se font valoir, à agencer les effets de lumière et de
couleur. Il l'initie à l'art, non en émettant devant elle des théories
ou en lui donnant des leçons, mais inconsciemment, sans y songer, par un
mot, un geste, une appréciation. Il lui indique ce qu'elle doit voir
dans les églises, se réservant de la conduire dans les musées. Et, comme
il connaît Venise à fond, il l'envoie en gondole dans tel canal étroit
où il y a un vieux palais gothique, où un jardin met une note rare et
gaie dans ces amas de marbre, où des touffes de cactus ou des bouquets
de laurier produisent un effet étrangement pittoresque. Il lui décrit
chaque palais du Canal Grande, lui conte leur histoire. Ainsi, quand
elle sort, les récits ou les descriptions de son père ont tout animé
pour elle, et elle s'initie rapidement à ces impressions tellement
spéciales à Venise.

Et cependant, une note de vie manque à tout cela, pour elle. Ses
admirations, ses sensations d'art, elle ne peut les échanger. Elle est
toujours seule, et elle sent que, si artiste que soit son père, elle
n'est pas en communion complète avec lui, parce qu'il a, lui, un côté
technique qui lui fait défaut, à elle. Il peut s'enthousiasmer pour la
note plastique, pour le savoir-faire, pour la partie matérielle de
l'art. Elle est, elle, une primitive, tout sentiment, et il faut que
l'art la touche et lui parle à l'âme. Elle a, en outre, quelquefois
vaguement souffert de constater chez son père quelque chose de léger,
d'un peu sceptique. Il ne la comprend pas toujours: peut-être après si
longtemps, a-t-il oublié l'âme bretonne. D'ailleurs, elle a vainement
essayé de fondre leurs deux passés, de faire revivre cette longue durée
de leurs existences qu'ils ne connaissent pas. Hervé a peur de souffrir,
fut-ce de l'évocation des choses évanouies; il ne désire pas ranimer les
cendres des chagrins disparus, et, content de voir près de lui cette
fille tendre et attentive dont la beauté réjouit son œil d'artiste, dont
les soins lui rendent un confort oublié, il ne ressent aucune curiosité
au sujet des années qu'elle a passées loin de lui, ni des impressions
naïves d'une jeunesse écoulée dans un milieu rustique.

Ses amis ont repris le chemin de son atelier. Ils sont, pour la plupart,
d'un certain âge et cosmopolites. Il s'anime facilement, comme les gens
nerveux, et justifie sa réputation de causeur brillant. Les Français qui
se piquent d'art ne manquent pas de venir le voir. Les Italiens aiment
son enthousiasme pour leur pays, et l'œuvre que ce pays lui a en grande
partie inspirée. Les Américains paient très cher ses études du Canal
Grande et de la Giudeca. On fume chez lui de bons cigares, on boit du
café et de la limonade, et Léna se sent de plus en plus étrangère à ce
milieu de touristes ou de cosmopolites, où son père lui apparaît sous un
jour nouveau.

Elle travaille d'ordinaire dans l'atelier. D'abord, elle gardait le
silence sur des questions qui lui étaient inconnues; mais peu à peu, son
goût s'est formé; peu à peu, elle se sent capable de formuler une idée,
un avis, et quelques-uns de ces visiteurs lui deviennent sympathiques.
En revanche, il y en a d'autres qu'elle déteste. Elle sent bien que son
père lui-même la regarde avec embarras lorsque ceux-ci arrivent, et elle
a coutume, alors, de plier son ouvrage et de se retirer dans la petite
chambre qu'elle a réussi à rendre a peu près habitable.

Mais enfin, aucun de ces gens n'est pour son père un ami. Lui aussi doit
le sentir, car il arrive souvent qu'après ces heures joyeuses pendant
lesquelles il a retrouvé l'entrain, l'esprit de sa jeunesse, il tombe
dans des accès de spleen. Alors, ses yeux se ternissent, ses rides se
creusent, son regard cherche quelque chose de vague, d'introuvable,
d'inaccessible, et si Léna veut lui parler, le distraire, il ne l'entend
pas, mais il l'interrompt inconsciemment par une question sur les monts
d'Arrez ou le Coatlanguy.

Ainsi, le mal mystérieux que ressent le curé de Boulommiers, dans sa
vie héroïquement dévouée, entre les murs sordides du pauvre presbytère,
vient hanter le peintre épris des beautés d'Italie, en face du Grand
Canal joyeusement sillonné de gondoles, sous les plafonds où éclatent
gaiement les riches couleurs de la plus brillante école du monde.

Naturellement, Séverin fréquentait l'atelier d'Hervé Lebreton. Il
peignait, lui aussi, et demandait des conseils. Mais ce qui l'attirait,
ce n'était pas seulement le talent du peintre où l'agrément de sa
conversation, c'était le sentiment de vague inquiétude qu'il ressentait
au sujet de Léna.

Il continuait à éprouver pour le compte de ses parents de véritables
remords. Eux les avaient secoués, dans leur brillante saison de
Florence. Quand il lisait les enthousiastes descriptions de Landry,
qu'il le voyait épris des beautés de la ville des fleurs, ravi du cercle
d'élite dans lequel sa mère l'avait introduit, il relisait avec une
sorte d'indignation ces autres lettres, vieilles de quelques semaines,
d'un autre Landry, amoureux alors de simplicité, de rudesse, de pays
sauvages et de mœurs primitives. Landry avait oublié ce prétendu éveil
de sa personnalité dans ses courses solitaires. Il ne pensait plus au
charme rustique du vieux manoir, et s'il se souvenait de la jeune fille
dont il avait brisé le cœur, c'était pour rendre un hommage égoïste à la
perspicacité de sa mère, et pour s'applaudir d'avoir échappé à un sort
désastreux.

Séverin jugeait, lui, que les siens avaient fait à Léna un tort très
réel, et qu'une réparation quelconque lui était due. Laquelle? Il ne le
savait pas; mais en attendant, de même qu'il s'était occupé d'elle
pendant son voyage, il se croyait tenu de veiller sur cette enfant
jetée dans un milieu exclusivement masculin, à la préserver des contacts
brutaux et décevants, à faire, dans la mesure du possible, que son
initiation à l'art, que le complément de son éducation, que le
raffinement enfin donné à son esprit n'atteignissent en elle rien de ce
qui fait le charme de la jeune fille.

Il ne pouvait être question de la conseiller. Il pouvait seulement
l'entretenir dans des courants d'idées très pures et très hautes,
dégager pour elle la notion la plus élevée de l'art, insinuer à son père
certains avis très sages dont la finesse du peintre devait faire son
profit, et enfin renseigner directement Léna sur les amis que recevait
Hervé. Il résolut, en outre, de lui procurer quelques relations
féminines, capables de la soutenir dans l'isolement un peu dangereux de
sa vie.

Cette veille de Noël, il trouva Hervé et sa fille seuls, évidemment
déprimés, plus silencieux qu'à l'ordinaire. Lorsque luisent au ciel des
familles les fêtes qui, en élevant les âmes, rapprochent les cœurs et
resserrent les liens, la nostalgie s'abat, plus lourde, sur les exilés.

--Je contais à Léna les Noëls de mon enfance, dit le peintre, qui était
frileusement étendu sur une chaise longue, recouvert d'une fourrure.

Léna essaya de sourire.

--Mon ami, dit Hervé, soudain ranimé par l'apparition d'une figure
familière, il faut que vous enduriez les radotages d'un vieil être
mélancolique qui vit ce soir très loin d'ici, dans les monts d'Arrez....

--J'aime beaucoup les voyages en chambre, dit Séverin avec une
affectation de gaieté, et les contrastes me plaisent: de Venise en
Bretagne, ce sera piquant!

--Quand je parle des monts d'Arrez, reprit Hervé, regardant les
profondeurs sombres de l'atelier, ne vous imaginez pas de vraies
montagnes, mais une chaîne sauvage de collines monotones, entrecoupées
de vallées arides, tapissées de thym et d'une petite bruyère maigre et
rose.... Le vent qui souffle toujours s'en imprègne, et il me semble en
respirer, ce soir, l'âpre parfum....

Léna se recula sans bruit en dehors du rayonnement de la lampe.

--Vous ne pouvez pas vous figurer cette pauvre terre, continua Hervé;
mais si vous la voyiez, tout blasé que vous soyez sur les pays superbes
et pittoresques, c'est dans les monts d'Arrez que notre Arvor vous
prendrait le cœur....

Il se tut un instant, et Séverin entendit un faible soupir du côté de
Léna. Ce soir même, il venait de relire les impressions de Landry,
toutes pareilles à celles qu'exprimait le peintre; il songeait--et Léna
le pensait aussi,--combien ces impressions avaient été fugitives.

--Au pied des monts, presque sur leurs dernières pentes, il y a un vieux
manoir, une maison grise, extraite des flancs mêmes de notre terre de
granit, une demeure qui s'est appelée un château, et où une race noble a
vécu un passé d'honneur.... Léna m'a dit que vous lui avez cédé une
petite étude de ma jeunesse.... Vous avez donc vu le Coatlanguy, et vous
pouvez comprendre combien il est pittoresque, sauvage, hospitalier....

Hospitalier!... Plût au ciel que le vieux manoir se fût fermé, un soir
d'automne, devant le passant perfide qui avait pris le cœur de Léna!

--La race qui l'habite est toujours forte et saine.... Elle sait,
d'ailleurs, se débarrasser de ses rejetons quand ils ne peuvent pas
utiliser sa sève.... Elle s'est retrempée dans le cœur même du pays,
alliée avec les rudes travailleurs de la terre.... Mais elle garde
l'empreinte de sa vieille origine.... Mon père et mon frère avaient des
traits de gentilshommes.

--Et vous, père! dit la voix faible de Léna.

--Mais voici Noël.... Je ne suis plus vieux.... Je retrouve mes joies
d'enfant.... Voici l'heure de la veillée, dans la grande cuisine où Léna
pétrissait la pâte le mois dernier,--la grande cuisine aux solives
noires et luisantes, aux murs étincelants de cuivres antiques, au foyer
gigantesque.... Oh! ce foyer!... Les bancs de chêne y sont toujours,
Léna?

--Oui, père....

--Les vieux y prenaient place, pendant que ma mère allait et venait,
s'occupant du réveillon. Un tronc d'arbre brûlait dans l'âtre: c'était
notre bûche de Noël. Grand'mère nous contait la nuit de Judée, la
détresse de «Madame la Vierge, _Itroun Vari_,» ne trouvant pas d'abri.
Et mon frère s'écriait: «Ah! si elle était venue au Coatlanguy!...» Tout
à coup, des chants très doux s'entendaient au dehors; des petits
arrivaient, par bandes, chanter de porte en porte les vieux Noëls
bretons. On les faisait entrer, et ma mère leur servait de la soupe
chaude. Puis je m'endormais.... C'était délicieux de ne pas dormir dans
son lit, d'avoir la conscience vague qu'on causait près de moi, la
sensation douce de la belle flamme claire. Mais voici l'heure de
partir.... Oui, même nous, tout le monde s'en allait à la messe, excepté
la vieille bonne qui restait à garder la maison. Ma mère jetait son
capuchon sur sa coiffe, et me serrait contre elle, m'abritant sous les
plis amples de sa mante. Quelquefois il neigeait, et alors la joie était
complète, de sentir craquer le sol tout blanc sous nos petits sabots, de
voir sous ces voiles immaculés les chênes, les talus, les pentes de la
montagne, les toits de chaume et les toits de l'église. La messe était
très belle; tout le monde chantait le _Gloria_ à plein cœur, et je
pensais que nous étions, cette nuit-là, comme les anges, et que nous
devions réveiller tous les endormis.... Le petit Jésus était là, entouré
de lumière, sur la botte de paille que mon père offrait tous les ans; je
trouvais que la Vierge au voile bleu ressemblait à ma mère.... Et le
retour! On se croisait gaîment, on grelottait sans se plaindre, on
songeait au réveillon et aux sabots glissés dans la cheminée. Les
fenêtres éclairées nous souriaient de loin; et quelle sensation c'était
de passer de la cour noire et glacée à l'atmosphère chaude de notre
grande cuisine!...

Il se tut un instant, et Séverin vit Léna étouffer un sanglot en
appuyant son mouchoir sur ses lèvres.

--Les sabots étaient toujours remplis, reprit Hervé, et aucun petit
riche gâté, blasé, ne peut comprendre la joie que nous donnaient nos
pommes rouges, nos noix, et le petit Jésus de sucre placé dessus.... Et
alors, c'était le réveillon. Tous les domestiques le partageaient avec
nous.... Ma mère apportait elle-même à deux mains--oh! ces mains
robustes et tendres, les mains de la femme forte!...--l'oie énorme
qu'elle avait engraissée et bourrée de châtaignes. Et nous disions
toujours qu'elle était encore plus grosse que celle de l'an dernier....
Le réveil du matin était très doux. Nous retournions à la grand'messe,
et puis le recteur venait, à midi, dîner chez nous.... Nous étions gais
tout le jour; cette gaieté était la forme enfantine de la douceur
céleste qui nous avait pénétrés: l'Enfant Jésus était venu....

Il y eut un long silence. Le contraste de cet atelier, encombré d'objets
disparates, lambeaux de la vie d'inconnus, avec la grande cuisine d'une
demeure familiale, la différence de ce poêle triste avec la flamme
claire d'un foyer, tout cela n'était encore rien auprès de l'isolement
de ces trois êtres, transportés loin de leur pays, de leurs familles.
L'intérieur d'Hervé n'était guère pour Léna une maison paternelle, et
Séverin avait vu s'éteindre la lumière de son foyer. Ils se sentirent en
même temps le cœur étreint par cet isolement, et Hervé tendit la main à
sa fille.

--Léna, Noël est-il toujours pareil au Coatlanguy?

--Oui, père, rien n'y change, sauf qu'il n'y a plus de tout petits.

--Mais tu m'as dit que ton cousin va se marier.... Alain aura encore des
jours heureux.... Sais-tu ce que je pensais, mon enfant? Si tu demandais
à M. de Salles, qui est, comme nous, un solitaire, de venir demain
partager notre dîner de Noël? Nous n'avons pas, ici, les belles oies
qu'engraissait ma mère; mais nous parlerons des choses de France, et ce
sera, pour toi et moi, du moins, un plaisir qui marquera ce jour
joyeux....

Involontairement ému, Séverin regarda la jeune fille. Un mélange de
satisfaction et de crainte se lisait sur ses traits.

--Si vous saviez, père, dit-elle, dans quel milieu raffiné M. de Salles
vit à Paris, vous n'oseriez pas le livrer à l'inexpérience d'une pauvre
petite maîtresse de maison telle que moi....

Séverin tressaillit à cette allusion faite à la maison de sa cousine.
Mais il n'y avait nulle amertume dans l'accent de Léna, et elle semblait
plutôt désirer qu'il acceptât.

--Moi! Je vis comme un sauvage, dit-il, et loin de redouter
l'hospitalité de Mlle de Coatlanguy, je serai profondément
reconnaissant de m'asseoir à votre table.

--Alors, c'est convenu, dit Hervé, soudain rasséréné. Quelle sensation
étrange d'entendre appeler une fille du vieux nom de Coatlanguy!

--Mais c'est le vôtre! dit-elle vivement.

--Oui.... J'avais promis de ne plus le porter....

--On n'avait pas le droit de vous arracher une telle promesse!
répliqua-t-elle avec une violence contenue.

--Quelque nom que vous portiez, vous lui faites honneur! dit
courtoisement Séverin.

Quelque chose était détendu dans ce lieu tout à l'heure si triste. Ils
causèrent des fêtes de Noël, des vieilles traditions des peuples.
Séverin laissa voir l'émotion religieuse qu'éveillait en lui cette nuit
solennelle. Il ouvrit le piano d'Hervé, sur lequel Léna n'avait pas
encore eu le courage de poser ses doigts, et joua des Noëls anciens,
gais et naïfs. Lorsque minuit sonna, il s'arrêta un instant, puis il
plaqua les accords solennels du _Te Deum_. L'âme de Léna vibra: elle
sentit qu'il priait, et s'unit à son action de grâces.

--«Un Enfant nous est né!» murmura Hervé. Puisse-t-il mettre la paix
dans les cœurs!

Et alors, Léna pensa au Coatlanguy, et pria silencieusement pour que son
père y revécût une nuit de Noël.



XXVII


Il n'était pas encore permis à Hervé de sortir. Léna se leva de grand
matin et se rendit à Saint-Marc. La foule remplissait l'église, se
pressant devant les autels. A la table sainte, elle eut une distraction
involontaire: c'était Séverin de Salles qui se trouvait agenouillé près
d'elle.

Elle pria ardemment, et sentit descendre dans son cœur des flots de
cette paix divine venue en terre avec l'Enfant-Dieu. Elle n'éprouvait
plus à l'égard de son oncle ce ressentiment des premiers jours. Le
souvenir de sa tendresse, presque étrange en un cœur si fort, remportait
maintenant sur l'amertume qu'elle avait eue contre lui; pour la première
fois, elle eut l'intuition de la secrète jalousie avec laquelle il
l'aimait, et de ce qu'il avait dû souffrir en la sachant près d'un autre
père, et d'un père qu'il jugeait indigne.

Elle pria de nouveau pour que l'union régnât dans leur famille, et il
lui sembla voir dans une vive et soudaine lumière à quelle tâche la
réservaient des déboires jadis si impatiemment endurés. Si elle était
devenue la femme de Landry, elle n'aurait pu soigner son père, et
jamais, sans doute, il n'y aurait eu entre les deux frères d'espoir de
réconciliation. D'ailleurs, l'apaisement se faisait sur son chagrin.
Landry n'était pas l'homme qu'elle avait cru: elle avait aimé une
chimère, et il lui semblait qu'un temps très long s'était écoulé depuis
ces jours cruels de Paris....

Quand elle rentra, rapportant dans son livre une petite image de la
Madone dite de la Nicopeja, particulièrement vénérée à Saint-Marc, elle
retrouva dans les mains de son père le paroissien qu'elle lui remis en
lui recommandant naïvement de lire la messe de Noël.

Il leva sur elle des yeux pensifs.

--Je l'ai lue, Léna, dit-il, touchant légèrement le livre. Je l'avais un
peu oublié, cet office de Noël.... Il est de toute beauté! La joie, le
triomphe y éclatent, d'autant plus admirables, qu'il s'agit d'un faible
enfant.... «Un Enfant nous est né....» Et quel enthousiasme plein
d'inspiration dans cette adjuration à Jérusalem, chantée le jour des
Rois: «Lève-toi, Jérusalem, et sois illuminée!...» Ma mère, lorsqu'elle
m'expliquait la liturgie, me disait que cette Jérusalem qui devait
surgir dans sa joie et sa lumière, c'était aussi l'âme de l'homme....
Comprends-tu la beauté de ces pensées, ma fille? L'âme devenant la cité
de Dieu!...

Elle se pencha, impressionnée, et appuya ses lèvres sur le front de son
père avec recueillement. Elle sentait, en cette nature d'artiste, une
note mystique qu'elle n'avait pas soupçonnée, et, si fugitive que pût
être chez lui cette impression, elle contribua à fondre avec l'âme de sa
fille son âme attendrie.

Elle déjeuna près de lui, sur une petite table, ayant l'air de jouer à
la dînette, et il lui dit tout à coup en souriant:

--N'as-tu pas été un peu effrayée quand j'ai invité M. de Salles à
dîner? Nous allons éprouver tes talents de ménagère, Léna.... Je
voudrais que ce fût bien....

--Très bien? dit-elle, hésitante.

--Oh! je ne prétends pas que tu dépenses une grosse somme! Je crois ce
convive peu intéressé à ce qu'il mange, et Giuseppa ne sait pas faire
grand'chose. Mais il faut arranger un joli décor.

--Je ferai le dîner, mon père.

--Vraiment? A la condition, alors, que tu n'aies pas les joues
enflammées ni les mains brûlantes.... Arrangeons le décor.... Ouvre ce
bahut, qui doit contenir des nappes et des chiffons brodés....

Léna, étonnée, obéit, et déplia avec admiration des napperons anciens,
un peu jaunis, mais brodés, les uns en blanc, les autres en soie de
couleur.

--C'est du temps où je collectionnais d'anciennes broderies. Tu en
agenceras deux ou trois sur cette table.

--Nos assiettes sont écornées, père.

--Qui te parle de l'horrible faïence blanche dans laquelle Giuseppa nous
sert ses viandes carbonisées? Prends dans ce vaisselier un assortiment
d'assiettes variées, peu importe que ce soit du vieux Japon, du Rouen,
ou de l'émail italien. Il y a des verres de Venise, dans cette vitrine,
qui feraient passer sur le plus aigre verjus, et aussi quatre ou cinq
couverts qui ont bien près de deux siècles, et qui m'amusent à
regarder.... Tu as le choix parmi les aiguières, et il y a plus de
cristaux qu'il n'en faut pour arranger quelques fleurs, que tu choisiras
tantôt. M. de Salles est artiste, et je veux faire de ce couvert une
nature morte digne d'une exposition.

Léna entra avec une joie amusée dans les idées de son père. Elle
arrangea sous sa direction un couvert sans prix, délicieux à voir,
impossible à évaluer. La main diaphane et adroite du peintre redressa
de pâles roses dans un porte-bouquet, et sema de grosses violettes de
Parme sur le napperon jauni. Comme il commandait le modeste menu: un
poulet rôti et une terrine de foie gras, un colis fut apporté du chemin
de fer, un panier en jonc, portant une large adresse de l'écriture de
Loïzik. Léna l'ouvrit, en pleurant si fort, qu'elle voyait à peine ce
qu'elle déballait; c'étaient des perdrix, la chasse de Goulven, un pâté
succulent dans une croûte de ménage, des pommes de reinette jaunes et
ridées, et du houx constellé de baies rouges.

Hervé, avec une agitation soudaine, voulut lui-même disposer ce houx,
cueilli, il le reconnaissait, près de la tourelle au nord du jardin, et
les pommes dont la vue et le parfum lui causaient une émotion profonde.

Léna alla s'enfermer avec tous ces trésors dans le cabinet qu'elle avait
transformé en cuisine; puis, quand tout fut préparé, elle alla à
l'église. Avant de rentrer, elle se rendit au bureau du télégraphe, et
écrivit une dépêche pour le Coatlanguy:

«Heureux Noël à tous!»

Quand Séverin, un peu avant sept heures, pénétra dans l'atelier, son
hôte avait, en son honneur, revêtu un veston de velours, et noué à son
cou une pittoresque cravate pourpre, qui rendait plus délicate la pâleur
de son visage, et plus brillante la blancheur de ses cheveux. Presque
aussitôt Léna parut, et son père lui sourit. Elle avait arrangé sur son
corsage un fichu de mousseline, suspendu à son cou une de ses croix
bretonnes, et relevé ses cheveux à l'aide d'un antique peigne d'argent
bruni.

La vie sédentaire qu'elle menait avait pâli son teint, d'où le hâle
avait disparu. Ses mains aussi étaient redevenues blanches. Elle n'était
plus, maintenant, embarrassée pour arranger ses beaux cheveux châtain
aux reflets d'or, et telle qu'elle apparaissait, elle était si jolie, si
vraiment distinguée, avec une pointe d'étrangeté dans son costume, que
Séverin se demanda si elle était vraiment la même qui s'était assise
dans une désastreuse toilette grise et terne à la table de Mme
Desmoutiers, six semaines auparavant. Il se dit que si Landry l'eût vue
ainsi, les choses auraient sans doute tourné d'une manière différente.
Mais pouvait-il le regretter? Est-il possible de fonder le bonheur de
deux vies sur un sentiment aussi fragile, tenant à des accidents
extérieurs de cadre et de toilette?

Les soins intimes et vulgaires auxquels elle venait de se livrer
n'avaient laissé nulle trace sur son visage frais et reposé. Elle avait
l'air paisible d'une personne qui a passé sa journée à se promener ou à
lire. Un éclair de plaisir passa dans son regard quand Séverin exprima
son admiration pour le couvert, et un seul souci lui demeurait en se
mettant à table: la crainte des bévues de Giuseppa.

Comme elle servait le potage, apporté dans un énorme bol de Chine, un
rapprochement se présenta tout à coup à son esprit: la seule fois
qu'elle eût dîné avec Séverin, c'était chez la mère de Landry. Une vive
rougeur trahit son émotion, et Séverin en devina le sujet. Mais il
réussit à l'en distraire.

--J'ai pris, aujourd'hui, la liberté de m'occuper de vous, dit-il, se
tournant vers elle.

--De moi?

--Je désirais pour vous une ou deux relations féminines.... Une de mes
vieilles amies est désireuse de faire votre connaissance, et aussi de
voir l'atelier de M. Lebreton.... Si vous le permettez, je l'amènerai,
demain.

--C'est très bon à vous, dit Léna, un peu nerveuse. Mais je suis si
peureuse! Le seul coin du monde que j'aie entrevu m'a seulement donné le
désir de me replonger dans ma sauvagerie!

Il sourit.

--La comtesse Bolomei, reprit-il, fait partie, je ne peux le nier, du
monde le plus choisi. Mais elle est la simplicité même, et si vous la
receviez par hasard au Coatlanguy, dans votre belle cuisine au feu
clair, elle serait ravie, et offrirait de vous aider à pétrir vos
gâteaux.... Son père a été ambassadeur à Paris, elle connaît toutes les
grandes villes d'Europe, et est l'interlocutrice la plus charmante.
Mais, encore une fois, elle est parfaitement naturelle, et recevra comme
une amie Mlle Hélène de Coatlanguy, présentée par votre humble
serviteur.

Léna ne put retenir un sourire.

--J'admire, dit-elle, la finesse avec laquelle vous vous servez de ce
cher vieux nom en guise de baume pour les blessures de mon orgueil....
C'est ainsi qu'à la table de Mme Desmoutiers, vous essayiez de me
rendre un peu de confiance en moi-même.

Le peintre rit, et Séverin, surpris et heureux de l'entendre faire
allusion avec tant de tranquillité à un souvenir pénible, sourit à son
tour.

--Vous avez beaucoup changé depuis, dit-il gaiement, et ma terrible
cousine serait bien forcée d'admirer ce soir votre très simple, mais
très pittoresque toilette.... Elle ne sera pas déplacée dans le salon
de la comtesse, qui, elle, mesure d'ailleurs les gens à leur valeur....
D'après ce que je lui ai dit, elle se fait un vrai plaisir de vous
montrer des tableaux.

--J'avais hâte qu'Hélène en vît! s'écria son père. Mais elle ne pouvait
s'en aller toute seule dans les galeries.

--Celle du palais Bolomei commencera son éducation artistique.

--Je la connais, naturellement, mais je l'ai vue en l'absence des
propriétaires. J'y ai copié en réduction une sainte Marguerite, de
Bordone, et des anges de Carpaccio. Léna, tu me donneras, tout à
l'heure, ce grand carton vert, qui contient des ébauches....

Le dîner s'acheva presque gaiement. Tout fut à point. Séverin se
demandait, malgré lui, ce que Landry penserait de ce nouveau cadre, et
de celle qui s'y mouvait avec une grâce inconsciente. Ce curieux
atelier, où elle avait remis de l'ordre et de la vie, éclairé par des
torchères et rempli d'objets d'art, cette table délicieusement ornée
eussent satisfait l'œil le plus délicat. Ce père tant redouté, si
injustement décrié, était le plus aimable des compagnons. Et enfin Léna,
consciente de la sympathie qu'elle inspirait, s'était extraordinairement
développée dans ce milieu nouveau, et ne gardait plus de traces de la
gaucherie que Séverin avait dû constater en elle.

«Si je ne m'abuse, se dit-il, il y a en elle l'étoffe d'une femme
distinguée.... Il faut que j'avertisse donna Margherita de ne pas trop
la cultiver, surtout si elle doit un jour retourner dans son pays
poétique et sauvage...»

La soirée s'acheva délicieusement. Hervé livra ses trésors, et parla
avec une éloquence merveilleuse de l'art et des écoles d'Italie.
Séverin, selon sa coutume, mettait en lumière les dons de ses
interlocuteurs. Minuit sonnait encore une fois quand il quitta
l'atelier, adressant à Léna et à son père un remerciement ému pour cette
soirée, qui lui avait donné l'illusion d'une famille.



XXVIII


Dès le lendemain, Léna reçut la visite redoutée de la comtesse Bolomei.

L'atelier était gai et agréable, encore orné des fleurs de la veille, et
Hervé disposait une toile, songeant à commencer le portrait de sa fille,
lorsque Giuseppa, effrayée, souleva la portière sans dire un mot, et
introduisit la visiteuse que suivait Séverin de Salles.

Léna, d'abord interdite, vit une petite personne mince, avec un de ces
teints délicats de vieille femme qui sont, d'ordinaire, le privilège du
Nord, et des grappes de boucles blanches, démodées et seyantes,
encadrant un visage très fin, qu'éclairaient des yeux très noirs.

Elle était vêtue d'une étoffe de soie sombre à ramages, d'une jaquette
de loutre, et coiffée d'un chapeau garni de plumes. Son aspect était
éminemment distingué, mais extrêmement simple. Elle avait gardé ou
atteint la perfection du naturel.

Léna rencontra un regard bienveillant, un aimable sourire, et, pendant
que Séverin accomplissait les rites des présentations, elle eut le temps
de reprendre son sang-froid.

--M. de Salles me procure un vif plaisir que je désirais depuis
longtemps, dit la comtesse, tendant la main au peintre. Je suis très
heureuse de connaître l'aimable artiste qui a adopté ma chère Venezzia
pour sa seconde patrie, et dont nos compatriotes admirent spécialement
les œuvres ravissantes.... Mon mari, qui ne s'aperçoit pas que je
deviens vieille et laide, aimerait, dit-il, à avoir encore un portrait
de moi,--la maison en est remplie,--si le pinceau de M. Lebreton se
prêtait à peindre un visage fané.

Les yeux d'Hervé brillèrent.

--La contessa devrait savoir, artiste comme on la dit, que ce serait
pour moi un vrai bonheur de la peindre en son automne.

Elle rit d'un joli rire argentin.

--Alors, nous reparlerons de cela.... Quel délicieux coin! Quelle vue
ravissante! Je reste une enthousiaste de Venise.... Et vous,
mademoiselle, l'aimez-vous?

--Oh! madame, qui pourrait ne pas l'aimer? Et je sais quels trésors elle
me réserve, car je l'ai encore trop peu vue, dit Léna timidement.

--M. de Salles prétend que je suis un guide passable. Si monsieur votre
père, en attendant que sa santé soit remise, veut vous confier à moi une
ou deux fois par semaine, je serais charmée de vous montrer nos
galeries....

Léna s'étonna de sentir le calme revenir dans son esprit. Si grande dame
que fût évidemment la comtesse, elle était beaucoup moins intimidante
que Mme Desmoutiers. Elle fut charmante. Elle regarda les études
d'Hervé, parla d'art avec une compétence réelle, bien que sans
prétention, fit causer Léna, tout cela dans un français impeccable et
spirituel, et lorsqu'elle se leva, elle offrit à la jeune fille de
l'emmener faire une promenade.

--Il fait encore grand jour; nous irons à l'église dei Frari, à la
Salute, et à Santa-Maria Formosa, voir la _Sainte Barbe_ de Palma il
Vecchio....

--Comment vous remercier! dit Hervé, touché. Ma fille sort si peu, et,
en ce moment, sa vie est si triste!

--Oh! nous changerons cela! dit en souriant la comtesse. Allez mettre
votre chapeau, chère mademoiselle, il faut profiter du jour.

Léna obéit, émue et joyeuse. Quelques instants après, elle prenait place
dans le petit compartiment fermé de la gondole, tout noir, sauf les
armoiries: drap des tentures, coussins de cuir, franges et galons. Deux
gondoliers, vêtus de laine blanche avec des ceintures bleues, firent
aussitôt glisser la gondole sur le canal.

A sa secrète surprise, Léna revenait rapidement de son trouble. Il est
vrai que la présence de Séverin l'encourageait, et que, selon son
habitude, il prenait soin de la faire valoir. Elle fut naturelle, et
plut ainsi visiblement à sa nouvelle connaissance. L'ignorance qu'elle
avouait n'était pas niaise: on sentait que, très intelligente, douée
pour l'art, l'occasion seule lui avait manqué de développer ses
facultés. Avec des initiateurs comme ses compagnons, elle goûta la
beauté des œuvres qu'on lui montrait, peintures, monuments et tombeaux,
et surtout, peut-être, l'admirable _Sainte Barbe_, si belle, si chaste
dans ses splendides draperies de pourpre.

Et, comme le soir tombait, la comtesse donna l'ordre de faire une
promenade sur le Canal. Elle prit la peine de nommer elle-même à Léna
les palais devant lesquels on passait.

--Voici le nôtre, un des modestes, dit-elle tout à coup.

--L'un des plus délicieux! rectifia Séverin.

Léna regarda avidement, et vit une façade gothique d'une rare élégance,
avec une corniche sculptée délicatement; devant la façade, dont l'eau
verte battait les longs degrés, il y avait des poteaux peints en bleu et
rouge, pour amarrer les gondoles.

--Je suis chez moi les mardis soirs, dit la comtesse, et, si monsieur
votre père aime la musique, il faudra qu'il devienne avec vous un de nos
habitués.... M. de Salles, qui est si sauvage, ne pourra refuser de vous
accompagner, ne fût-ce que comme interprète, jusqu'à ce que vous parliez
l'italien....

La gondole s'arrêta devant la casa Livori. Léna remercia chaleureusement
l'aimable femme; puis, Séverin l'ayant accompagnée jusqu'à sa porte,
elle remonta d'un pas léger, tandis que lui revenait prendre place près
de la comtesse.

--Que pensez-vous d'elle? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

--Mais beaucoup de bonnes choses.... D'abord, elle est remarquablement
jolie, non d'une joliesse de marchande de modes, mais de cette beauté
saine et fraîche que peut seule donner la vie des champs.... Les Grecs
avaient déifié la santé, et elle fait partie de mon idéal féminin.... Je
crois cette jeune fille intelligente, et elle est beaucoup moins
rustique que je ne m'y attendais. Elle rectifiera vite ses expressions
de terroir, et comprendra les nuances.... Elle m'est sympathique,
conclut l'Italienne.

--Je suis heureux de vous l'entendre dire.... Mais.... vous allez me
trouver désagréable, ingrat.... Me permettez-vous de vous demander si
votre bonté ne vous entraîne pas trop loin?... J'ai souhaité que cette
jeune fille devienne pour son père une compagne agréable, et qu'elle
soit à même de profiter de son séjour en Italie.... Je désirais surtout
pour elle une influence féminine, heureuse et sage, qui la préservât des
relations douteuses, qui gardât sa dignité intacte dans un milieu où
manque la présence d'une femme, d'une mère.... Mais j'ai peur que de
fréquenter un salon comme le vôtre ne lui fasse entrevoir des horizons
inaccessibles pour elle.... Souvenez-vous de ce que je vous ai conté de
sa situation assez étrange: issue d'une race très noble, très ancienne,
et d'une race paysanne,--fille d'un peintre,--pauvre, destinée, si son
père ne vit pas longtemps, à retourner dans un pays désert, dans un
milieu, très sain, très élevé moralement, mais fruste....

--Oui, oui, je sais tout cela. Mais il faut bien occuper cette enfant;
il vaut mieux qu'elle vienne écouter de la musique chez moi, que d'aller
au théâtre avec son père et ses amis. Elle semble délicate, artiste;
j'espère accroître sa valeur morale, et ce que je lui donnerai ne fera
qu'ajouter aux ressources intellectuelles avec lesquelles une femme peut
braver la solitude, et même supporter un milieu inférieur. D'ailleurs,
pourquoi voulez-vous qu'elle reprenne sa vie d'autrefois? Son avenir ne
peut-il se fixer avant que son père la quitte? Si elle cultive ses
facultés natives, ne peut-elle, jolie comme elle l'est, et fille d'un
peintre comme Lebreton, trouver un honnête et agréable mari?

Séverin retint un sourire: une des innocentes manies de la comtesse
était de faire des mariages. Après tout, pourquoi pas?

--Vous n'avez pas, dit-elle tout à coup, une idée de derrière la tête?
Il faudrait me la dire: j'entends qu'on soit sincère avec moi!

Il la regarda, surpris.

--Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. J'ai été sincère. J'ai
cru, en effet, que, vous demandant de vouloir bien vous occuper de
Mlle de Coatlanguy, je vous devais sous le sceau du secret, et sa
pauvre petite histoire, et le motif pour lequel je me croyais engagé
envers elle.... Mon cousin, je vous l'ai dit, et surtout sa mère, ont eu
envers elle des torts qui me font rougir, et si elle est ici très seule,
brouillée avec sa famille bretonne, j'en porte la responsabilité
involontaire, lui ayant appris, sans m'en douter, l'existence de son
père.

--Encore une fois, je sais tout cela. Mais, en désirant ainsi préserver
et affiner cette jeune fille, avez-vous l'idée que ce mariage avec votre
cousin pourrait se renouer?

--Non, cent fois non! Je ne le voudrais pas! s'écria Séverin
énergiquement. Je la crois supérieure à lui comme valeur morale, et je
ne puis que mépriser un sentiment qui tiendrait à la coupe d'une robe ou
à la timidité de manières inexpérimentées!

--Très bien.... Alors, confiez-moi cette enfant, et soyez tranquille...
Me voici chez moi... dites à Luigi où vous voulez qu'on vous conduise.

Une ombre de sourire relevait la lèvre fine de la comtesse comme elle
disparaissait sous la porte ogivale de son palais.



XXIX


Le premier jour de l'an se levait, et le soleil faisait miroiter l'eau
du Canal. Léna rentra d'une messe matinale, et frappa doucement à la
porte de son père. Le poêle ronflait doucement dans la chambre, et il
était déjà levé, vêtu de son veston de velours noir.

--Bonne année, papa! dit-elle d'une voix un peu tremblante.

Trop ému pour parler, il la serra sur son cœur. Combien d'années avaient
lui et s'étaient éteintes sans qu'ils eussent échangé une seule parole
de tendresse! C'était la première fois qu'il entendait les vœux de sa
fille. Et en ce moment, tous deux pensaient justement à ce temps écoulé
pendant lequel ils avaient vécu a part leur vie propre, sans que rien de
leur cœur se mêlât. Peut-être n'avaient-ils jamais senti si vivement
tout ce qui les séparait, ni combien, après tout, ils étaient étrangers,
inconnus l'un à l'autre. Et, chose étrange, Léna, pour sa part, ne
désirait plus combler cette lacune, éclairer cet inconnu. Qu'eût-elle
appris de ce passé? Pouvait-elle être curieuse de l'existence que son
père s'était faite loin d'elle, du bonheur qu'il avait demandé à une
étrangère, du foyer éphémère qu'il s'était bâti sur les ruines de
l'ancien? N'eût-elle pas craint de raviver en elle-même une blessure mal
fermée en constatant la passivité, sinon l'insouciance avec laquelle il
s'était laissé ravir sa fille?

Et lui, n'aurait-il pas redouté, en cherchant à lire dans le cœur de
Léna, d'y trouver un regret pour le pays natal, pour la maison
hospitalière, pour les affections qui avaient enveloppé son enfance?
Mieux valait se prendre ainsi, commencer leur vie nouvelle à l'heure
présente, sans chercher à lui faire prendre racine dans le passé....
Seulement, les affections qui n'ont pas de passé gardent toujours une
lacune.

--J'ai travaillé pour vous, dit la jeune fille, essayant d'être gaie.
J'ai pensé qu'il vous fallait un bon coussin pour vos siestes, et j'ai
copié celui-ci sur un modèle des magasins de la Piazetta.

Hervé aimait tout ce qui est joli. L'ouvrage de Léna était artistique,
et surtout l'attention le toucha.

--Il y a bien longtemps que je n'avais eu d'étrennes, ma fille! dit-il,
les larmes aux yeux. C'est charmant!... Décidément, tu es une artiste,
ma petite Léna, et, j'ai des velléités de t'apprendre à peindre les
fleurs que tu brodes si bien.... Moi non plus, je ne t'ai pas oubliée,
et j'ai chargé M. de Salles d'un choix que je ne pouvais faire,
puisqu'on ne me permet de sortir qu'un instant au soleil....

Il lui tendait un écrin, et Léna, surprise, joyeuse d'avance, vit, sur
le fond de velours blanc, une minuscule et ravissante branche de gui,
émail vert et perles.

--Oh! père, c'est trop joli! s'écria-t-elle, les yeux brillants. Et
c'est un souvenir de nos vieux chênes!

--Ce bijou ornera ta première toilette d'apparat, dit-il en souriant, ou
en relèvera une plus simple. Car tu vas faire tes débuts dans le monde
de Venise.... Vois ce qu'on m'a apporté, à mon réveil....

Léna prit vivement la carte que son père lui tendait: un carré de vélin
blanc, timbré d'une toute petite couronne, sur lequel étaient tracés ces
mots:

«Cher Monsieur, le 5, on fait de la musique chez moi. Ce sera dans la
journée, et je suis sûre qu'il y aura un beau soleil pour vous.
D'ailleurs, je vous enverrai ma gondole, dont l'abri est confortable.

«Voulez-vous me faire le plaisir de remettre à votre chère fille
quelques bonbons qui lui rappelleront les jours de l'an de son pays?»

Un sac de moire brodée accompagnait cet aimable billet,--un sac de
chocolats venant de chez Marquis. Léna eut les larmes aux yeux.

--C'est très bon de sa part, papa.... Pensez-vous que je puisse lui
envoyer des fleurs?

--Certainement, je te donnerai tout à l'heure une adresse.... Il faut
penser à ta toilette, Léna.

Elle s'effraya.

--Oh! ne pourrions-nous pas refuser? J'aurais si peur chez elle! Et
puis, je ne saurais pas même choisir une robe!

--Mais moi, je saurai! dit-il en souriant. Un peintre décide des
toilettes de ses modèles.... Une matinée chez la contessa Bolomei, je
connais cela.... le genre habillé.... Tu auras une robe de drap blanc,
un boa de plumes, et un très grand chapeau noir.

Elle le regarda avec un effroi mêlé d'incrédulité.

--Et savez-vous ce que coûterait une pareille toilette!

--Cela me regarde, chérie.... Je veux que tu sois à peindre... et je te
peindrai peut-être aussi dans ce costume là.... Fie-toi à un vieil
artiste, Léna, et à un homme qui a beaucoup fréquenté ces _palazzi_ qui
te font peur.

Encore effrayée, et espérant secrètement qu'il renoncerait à ce projet,
se demandant d'ailleurs, dans son inexpérience, si la toilette qu'il
décrivait ne serait pas d'une originalité intolérable, Léna se promit de
demander l'avis de Séverin. Elle apporta une petite table près du poêle,
et elle s'asseyait pour déjeuner avec son père, lorsque le docteur
Peponi entra. Il était devenu le grand ami de la jeune fille, et il
l'aborda avec un bon regard.

--Je viens, dit-il, vous apporter vos étrennes: la permission, pour _il
maëstro_, de faire une promenade par ce temps admirable.

Léna serra les mains du bon docteur, et essaya de lui dire en italien
tout ce qu'elle lui souhaitait d'heureux. Elle lui avait pris le cœur:
il l'invita, lorsqu'il partit, à venir voir sa femme et ses filles.

--Oh! père, quelle joie de faire avec toi une vraie promenade! dit-elle
avec ravissement. Nous allons faire un itinéraire.... Si M. de Salles
était ici, il nous conseillerait....

On eût dit que ces paroles étaient une évocation, car à peine les
eut-elle prononcées, que Séverin entra dans la chambre. Il portait une
gerbe de fleurs.... A quel doux miracle Léna devait-elle de les voir si
loin de leur sol natal? C'étaient des genêts d'or et des bruyères.

D'abord, elle ne put parler, tant l'émotion l'étouffait; mais ses yeux
reconnaissants disaient la joie poignante causée par ces fleurs.

Hervé garda quelque temps dans les siennes la main de Séverin.

--Vous avez, murmura-t-il, toutes les intuitions, toutes les
délicatesses....

--Je viens de rencontrer le docteur, dit Séverin, se dérobant à ses
remerciements. Il m'a dit qu'il vous laisse sortir.... Si vous vouliez
me donner des étrennes, à moi aussi, vous m'accorderiez ma requête....

--Oh! ce serait si bon à vous de nous demander quelque chose! dit Léna
avec simplicité.

--Eh bien! laissez-moi vous emmener au Lido! Nous aurons une gondole
avec une cabine fermée, et nous profiterons des heures ensoleillées....

--Pourquoi pas? répondit Hervé, souriant au regard suppliant de sa
fille.

Et une heure après, Séverin revenait, chargé de plaids. Une gondole à
deux rameurs les attendait, avec sa petite cabine noire, et elle glissa
bientôt sur l'eau verte et frémissante.

Oh! quel trajet idéal pour l'homme triste et veilli qui avait cru mourir
solitaire, et qui revenait à la vie dans les bras de sa fille,--et pour
Léna, heureuse de le voir là, presque guéri, souriant, heureuse pour
elle-même de contempler ce spectacle incomparable, d'être à Venise, et
d'aller au Lido!

Séverin, lui, éprouvait la douceur mélancolique qu'éprouvent à voir
sourire les autres ceux dont le bonheur est mort.

Ils passèrent le long du jardin public, devant l'entrée de l'Arsenal;
ils longèrent les gigantesques navires de guerre, et croisèrent
d'innombrables gondoles.... Quelle douce, charmante journée! C'était
délicieux d'aborder sur la terre ferme, de revoir des arbres, même
dépouillés par l'hiver.... C'était nouveau et amusant pour Léna de se
trouver dans un hôtel élégant, de s'asseoir à une petite table pour
déjeuner confortablement, de voir des types de touristes, et surtout de
jouir de tout cela dans cette intimité charmante et joyeuse.

Et quelle station délicieuse sur la grève dorée par le soleil, devant
cette immensité qui ne rappelait pas la mer bretonne, mais qui avait sa
beauté superbe, impressionnante, qui retenait irrésistiblement le
regard!

Quand ils revinrent, une vie plus intense animait le visage du peintre.

--C'est encore un jour de fête, dit-il. Sauf à embarrasser ma petite
ménagère, revenez ce soir finir avec nous cette soirée du nouvel an....
Seulement, vous jeûnerez si vous n'aimez pas les crêpes.

Séverin regarda Léna, qui était devenue écarlate.

--J'aimerai les crêpes, et surtout l'atmosphère française, dit-il. Je ne
puis assez vous remercier....

Et ce fut encore une douce et agréable soirée. Comme jadis chez Mme
Desmoutiers, Séverin déploya son talent de causeur, et tint ses hôtes
sous le charme.

Au moment où ils se séparaient, où Léna (Giuseppa s'étant retirée,) se
tenait sur le palier pour éclairer l'escalier à peu près obscur, elle se
souvint de l'invitation de la comtesse.

--Nous sommes invités au palais Bolomei le 5, dit-elle, embarrassée.

--Je le savais, et l'on y compte sur votre acceptation.

--Mais mon père dit.... Est-il vrai qu'on garde un chapeau avec une robe
claire, toute la journée?

Séverin rit.

--Oui, c'est une matinée.

--Pardonnez-moi de vous ennuyer de semblables questions, mais je suis si
inexpérimentée!... Mon père a un goût d'artiste: mais si cela allait
être excentrique!

--Comment sera _cela_? demanda Séverin avec un sourire qui le rajeunit
tout à coup.

--Une robe de drap blanc et un grand chapeau noir, répondit Léna,
inquiète.

--Parfait! Tout à fait dans la note! s'écria Séverin sincèrement. Et
j'oubliais la commission de ma vieille amie: elle s'offre à vous donner
l'adresse d'une couturière.

--Comme elle est bonne!

--Alors, c'est convenu.... Au revoir, mademoiselle, et encore une fois,
merci!

Elle le regarda descendre, puis se pencha sur la rampe, et, avec une
confiance naïve:

--Je voudrais, dit-elle, que ce ne fût pas très cher....



XXX


La journée mémorable du 5 a lui. La robe de drap blanc s'étale sur
l'étroite couchette de Léna, très simple, seulement ornée de piqûres. Le
chapeau est à côté, à grands bords, relevé d'un côté, et orné d'une
longue plume. Léna est partagée entre le plaisir de voir cette toilette
et le remords de la grosse somme qu'elle coûte. Mais son père lui a dit
avec insouciance qu'il lui suffirait, pour la payer, de se défaire d'une
petite peinture représentant la cour du Palais Ducal, qu'on lui
demandait depuis longtemps.

...Elle s'habille et se glisse dans l'atelier, où il y a une grande
glace.... Alors, la surprise la saisit. Elle voit une jeune femme d'une
stature un peu au-dessus de la moyenne, dont la taille non pas forte,
mais dépourvue de toute sveltesse maladive, reste souple sous le tissu
qui la drape. Le boa de plumes est seyant, et sur ses cheveux châtain
clair, qui ont des reflets d'or, le grand chapeau fait merveille....

Léna rêve un peu, et s'angoisse soudain. Si Landry la revoyait ainsi,
que penserait-il? Ce port inconsciemment fier, ces traits légèrement
aquilins ne trahissent-ils pas tout a coup le sang bleu qui circule dans
ses veines? Et n'est-elle pas redevable aussi à sa famille maternelle de
cette grâce robuste, de ce teint d'une saine fraîcheur?

Landry! Elle sourit amèrement. Eût-il été là devant elle, avec le même
regard d'admiration qui lui avait tourné la tête au Coatlanguy, c'est
elle qui, maintenant, eût rejeté avec dédain cet amour trompeur, sans
racines, sans fond. Mais le souvenir de ce qu'elle avait souffert
demeurait; elle sentait douloureusement, à cette heure, les
désappointements qu'elle avait déjà expérimentés.... Était-il une de ses
affections qui ne fût marquée de cette tare d'imperfection, si cruelle à
constater pour les jeunes et les absolus?... Faux et léger, l'homme à
qui elle avait donné la première fleur de ses rêves et de son amour....
Injuste et implacable, le parent qu'elle aimait comme un père, et auquel
elle avait prêté un caractère sans défauts.... Faible, dépourvu
d'énergie, et peut-être incapable d'affections profondes, le père
qu'elle avait retrouvé, et sur lequel elle ne pouvait s'appuyer.... Son
cœur se serrait en pensant à toutes ces insuffisances d'ici-bas, au
besoin toujours déçu d'admirer sans réserve ce qu'on aime.... Pourquoi
cette souffrance, vague et mal définie ces temps derniers,
s'accentuait-elle, se précisait-elle tout à coup, à cette heure où elle
allait goûter un plaisir, où elle venait de se trouver belle, où elle
prenait conscience du progrès accompli en elle, où elle constatait la
force et la fraîcheur de son être, où l'avenir eût dû lui inspirer
confiance? Vraiment, elle ne se l'expliquait pas. Mais lorsque son père
entra, souriant, une tendre admiration peinte sur son fin visage, elle
sentit pour lui un amour indulgent et protecteur, comprenant--elle ne
savait toujours pas pourquoi c'était à ce moment même,--qu'elle l'aimait
sans aveuglement, qu'elle lui donnait plus qu'elle ne recevrait de lui,
et qu'elle ne pourrait jamais s'appuyer sur ce cœur faible et tendre....

--Voici, dit-il, le complément de ta toilette....

Il tenait à la main quelques roses pourpres. Avec un art merveilleux,
sans essayer, sans chercher, il les attacha lui-même sur le corsage de
drap blanc, puis il arrangea sur les épaules de sa fille la mante qu'il
aimait à lui voir.

La gondole de la comtesse, avec sa cabine bien close, les attendait. Il
lui nommait les féeriques maisons de marbre: le palais Dario, le palais
Giustiniani, le palais Tiépolo, le palais Corner, la Ca d'ora.

Il lui en soulignait les détails superbes ou charmants, et lui en
indiquait rapidement les origines.

Il y avait un grand nombre de gondoles élégantes entre les poteaux
rouges et bleus plantés devant le palazzo Bolomei. Léna pénétra dans le
vestibule dont la hauteur était celle même de l'édifice, et dans lequel
se déployait un majestueux escalier, tendu de ces tapisseries flamandes
qui portent, en Italie, le nom générique d'_arrazzi_.

Au premier étage, on la fit entrer dans un petit salon peint à fresque,
où une femme de chambre la débarrassa de sa mante; puis un domestique en
livrée foncée souleva une portière et demanda qui il devait annoncer.
Léna devina plutôt qu'elle ne comprit. A l'entrée du salon, elle voyait
Séverin qui guettait sa venue, et, poussée par une impulsion presque
involontaire, ce fut elle qui répondit en donnant leur nom,--leur nom
entier,--illustré par le talent de l'artiste, mais célèbre bien avant
dans les fastes de sa province: Lebreton de Coatlanguy.

Malgré l'émoi qu'elle ressentait d'entrer dans ce salon déjà rempli de
monde, elle jeta un rapide regard sur son père.... Elle le vit pâlir,
puis relever imperceptiblement la tête, comme s'il reprenait possession
de sa complète personnalité.

Déjà l'aimable hôtesse s'avançait vers elle, et passait son bras sous le
sien....

--Cher monsieur, vous avez ici beaucoup de vieux amis avec lesquels vous
devrez faire votre paix.... Je vais présenter votre aimable fille à
quelques personnes qui lui plairont....

Légèrement éperdue, entraînée à travers le salon richement tendu de soie
rouge et or et orné d'objets d'un grand prix, Léna entendit des titres
et des noms aristocratiques, vit des femmes souriantes et
bienveillantes, des jeunes filles sympathiques, et elle sentit un
attendrissement en pensant qu'elle devait à son père d'être ainsi
accueillie dans ce monde aimable et brillant.

La comtesse l'amena enfin du côté où Séverin, la suivant des yeux,
semblait l'attendre.

--Avant qu'on commence le trio, voulez-vous mener Mlle de Coatlanguy
dans la galerie, pour lui en donner un premier aperçu?

Et, son long gant blanc posé sur le bras de Séverin, Léna pensa, en
voyant son image reflétée au passage, qu'elle ne saurait lui faire
honte.

--Voulez-vous me permettre de vous dire sans aucune flatterie que votre
toilette est à peindre? dit-il avec sa nuance respectueuse.

--Vraiment? Et pas excentrique?...

--Absolument distinguée.... Voici la galerie, restreinte, mais très
remarquable. Elle n'est point ouverte au public, il faut des
recommandations spéciales pour obtenir la faveur d'y pénétrer.

Quelques groupes erraient devant les tableaux. Séverin était un
merveilleux cicerone. Il connaissait à fond et aimait les toiles qu'il
faisait remarquer à Léna, et elle regretta presque d'entendre les
premiers coups d'archet qui l'enlevaient à sa contemplation.

Mais une autre jouissance l'attendait. C'était, à vrai dire, la première
fois qu'elle entendait de la musique et le goût italien s'opposait à ce
que cette musique fût trop technique ou trop sérieuse. Elle n'eût
probablement pas encore compris les savantes orchestrations et les
difficultés harmoniques des compositions modernes; mais elle était ravie
des sonates de Mozart, et des mélodies chantées sur le violon, ou dites
par des voix admirables et pathétiques.

La comtesse jeta à plusieurs reprises un regard sur elle, et lorsque
Léna essaya de lui dire son plaisir, elle l'interrompit en riant.

--Ne dites rien: votre visage extasié est assez éloquent. Donna Clelia
Cavalli va dire des vers... Je suis sûre que vous les comprendrez à peu
près...

Après les harmonieuses stances italiennes, il y eut un intermède,
pendant lequel on servit des glaces et du chocolat. Séverin rejoignit
Léna, qu'entouraient quelques jeunes filles.

--Il est déjà difficile de vous aborder, dit-il en souriant. Et
cependant, je voudrais connaître votre impression sur cette matinée et
cette maison... N'êtes-vous pas un peu étourdie?

--Oh! oui, et cependant vous ne devineriez jamais l'idée fixe qui me
hante, me suit partout, semblant descendre de ces plafonds superbes,
s'incarner dans ces tableaux, murmurer dans cette musique...

Il l'écoutait, intéressé.

--Je pense au Coatlanguy! dit-elle soudain avec une sorte de ferveur.
Comment ce luxe, féerique pour moi, évoque-t-il les murs de pierre de
notre grande salle? Comment ces femmes parées me rappellent-elles nos
paysannes vêtues de drap noir qui, en ce moment, reviennent des vêpres,
et pourquoi, dans ces mélodies délicieuses ou émouvantes, entends-je les
cloches de Lanrouara ou la brise d'Arrez?... Voyez mon père, qui semble
ici dans son milieu, qui paraît n'avoir gardé de son ascendance que ce
qui était aux Coatlanguy.... A côté de lui, invisible, je vois mon
oncle, noble aussi de visage et d'attitude, mais plus robuste, tenant
plus à la terre que cultivaient une partie de ses aïeux,--fidèle au sol
natal, poursuivant cette tâche de lui garder des bras et des âmes,--vêtu
en paysan dans son vieux château...

Comme elle était jolie, ainsi emportée dans son rêve, participant,
comme celui qu'elle venait de dépeindre, à la double origine qui avait
marqué en elle un cachet si profond! Oh! il était heureux que Landry ne
fût pas ici, car il aurait été séduit de nouveau, et si elle lui avait
pardonné, c'eût été pour son malheur, à elle.



XXXI


Le printemps s'annonce, et les étrangers animent la ville silencieuse et
étrange, encombrant les galeries des Procuraties, remplissant les
musées, flânant dans la Merceria.

Léna laisse tomber son ouvrage sur ses genoux, et essaie de dresser le
bilan de ces derniers mois.

D'abord, elle a l'impression qu'un temps indéfini s'est écoulé depuis
qu'elle a quitté le Coatlanguy et changé la forme de sa vie. Elle a fait
beaucoup de chemin, en effet.... Elle a dépassé la région sans nuages
des illusions, l'état vaguement heureux où l'on attend le bonheur avec
une confiance absolue. Elle a appris de dures leçons, et expérimenté
l'imperfection des êtres et des choses d'ici-bas. Son existence nouvelle
l'a développée, affinée, mais aussi l'a éclairée sur l'esprit de son
siècle; maintenant, elle ressent plus d'indulgence pour la mère de
Landry, et commence à comprendre la folie de son idylle. Seulement, le
mal qu'on lui a fait n'est pas guéri; elle pense qu'elle ne pourra plus
aimer, et qu'en tout cas, le mari qui pourrait toucher son cœur ne
descendrait pas jusqu'à sa pauvreté.

Car elle est pauvre. Son père, qui s'est remis à peindre, dépense
promptement l'argent qu'il gagne aisément. Il ne sait pas résister à ses
coûteux caprices de collectionneur. Il cède à la fantaisie qui le mène;
il improvise un voyage, il invite des amis, il donne des bijoux à sa
fille; puis, à ces prodigalités succèdent des périodes de gêne intense,
qu'il endure stoïquement, et pendant lesquelles sa ressource suprême est
de se défaire d'un objet jadis acquis à grand prix.

Cette vie semble odieuse à Léna. Elle a vainement essayé d'y mettre de
l'ordre, d'établir un budget. Hervé ne dit jamais non, il admire la
justesse de ses idées, et retombe dans ses folies. Oh! elle est lasse de
toujours compter, de toujours prêcher, d'user ses heures en combinaisons
mesquines. Combien elle aimait mieux la vie simple, mais large du
manoir! Comme elle sent, à ces heures-là, qu'elle a dans les veines du
sang de ces travailleurs patients qui pratiquaient l'épargne pour
pouvoir être dignes et généreux!

Mais ce n'est pas tout. Malgré l'attrait goûté, compris des jouissances
artistiques, le charme des relations que lui a procurées la comtesse
Bolomei, elle n'a pas de racines dans ce sol étranger, pas d'amitiés,
pas d'épanchement, pas d'horizon non plus.

Séverin est parti pour Rome, et ce départ lui a laissé un vide étrange.
A son insu, elle s'appuyait sur lui. Il connaissait quelque chose de sa
vie antérieure:--son grand chagrin, d'abord, puis aussi ses amis du
presbytère. Elle éprouvait pour lui une sympathie très vive parce qu'il
avait souffert et que, ainsi qu'elle, il ne pouvait refaire sa vie.
Enfin, elle avait une confiance irraisonnée, presque inconsciente, en
son sens élevé, en son point de vue, en son âme de chrétien. Sans songer
à la prêcher dans ses découragements, il jetait dans leurs entretiens
des mots lumineux qui demeuraient en elle pour éclairer ses ténèbres. Il
la reportait, dans ses déboires, vers la seule perfection qui ne trompe
pas. Que de fois en le voyant prier dans les églises, elle avait compris
le refuge divin offert aux cœurs souffrants!

Le reverrait-elle? Et quand?... Serait-il toujours inconsolable et
solitaire!... Quel idéal devait être la femme ainsi pleurée! Parfois, il
semblait à Léna qu'elle eût trouvé doux de payer de sa vie quelques
jours d'un amour si profond...

La comtesse Bolomei avait été fidèle à la tâche qu'elle avait acceptée.
Elle invitait souvent Léna, et formait insensiblement son goût, ses
manières, son langage même. Elle la maintenait à un niveau élevé,
traitant devant elle les questions qui devaient élargir son esprit. Elle
lui donnait part à ses œuvres de charité, l'emmenant dans ces ruelles
étonnantes, misérables et pittoresques, ou dans ces vieux palais
délabrés, devenus l'asile de la misère, où l'on voit flotter des loques
sur les façades de marbre, où, dans des débris de poterie, des fleurs
communes poussent sur les fenêtres en ogive. Elle lui procurait ainsi
cette saine impression qui consiste à mettre la souffrance physique en
regard des peines morales, et qui fait envisager d'une manière plus
juste la croix qu'on a à porter. Enfin, elle l'encourageait à dessiner
sous la direction un peu capricieuse de son père, elle lui prêtait des
livres, dirigeait ses études littéraires, parlait italien avec elle, et
contrôlait, sans en avoir l'air, ses relations. Seulement, tout cela
fait,--et c'était certes beaucoup,--elle ne songeait pas à gagner la
confiance de cette enfant; elle ne se doutait même pas du vide affreux
de son cœur, du sentiment morbide de désillusion qui l'avait envahie. Ce
qui sauvait Léna, c'étaient les fortes semences jetées jadis en son âme.
Elle souffrait, mais du moins elle ne se complaisait pas en sa
souffrance, et ne l'irritait pas par d'inutiles et dangereuses analyses.
Elle gardait la notion chrétienne de l'épreuve, du mérite, et surtout de
l'amour de Dieu qui allège les fardeaux. Et elle se prêtait aux
distractions, heureuse de constater que le progrès de son esprit rendait
son père fier d'elle; elle le soutenait dans ses faciles découragements,
toujours prête à satisfaire ses fantaisies, et à s'oublier elle-même,
science nouvellement acquise, et singulièrement méritoire à son âge.

...Mais sa tâche filiale est parfois un peu lourde. Elle n'a pas été
préparée, par son milieu, par les caractères de granit qui l'entouraient
en Bretagne, à comprendre cette nature flexible, fuyante, tombant des
enthousiasmes aux découragements, ardente et mobile, tendre et
oublieuse, passant, en somme, à travers la vie comme dans un rêve créé
par sa propre fantaisie. Elle se sent vis-à-vis de lui de plus en plus
protectrice; mais l'indulgence lui est souvent difficile, justement
parce qu'il n'y a pas d'affinités naturelles entre elle et lui. Si
brutalement injuste que lui semble son oncle, elle le comprend plus
facilement. Cependant, elle ne montre jamais à son père ni impatience
vis-à-vis de ses caprices, ni dédain pour sa faiblesse. Il est, du
moins, une chose qu'elle peut admirer sans réserve en lui: c'est ce don
merveilleux qui fait de lui un grand artiste. Elle pose patiemment
devant son chevalet, et son image, sous différentes formes, emprunte des
titres divers: en robe blanche et en grand chapeau, elle est «la Fille
du peintre»; en Fouesnantaise, elle anime un paysage breton auquel le
Coatlanguy sert de fond. Les deux portraits vont partir pour le Salon,
et Léna se demande d'abord ce que pensera Landry,--puis si Séverin se
rappellera avec plaisir son séjour à Venise, et les heures passées dans
l'atelier de la riva degli Schiavoni....

Elle reçoit des lettres furtives de Loïzik; Loïzik se mariera après
Pâques. Elle exprime de sincères regrets de ne pouvoir fléchir son
oncle, qui ne parle jamais d'elle, son chagrin de ne pas avoir sa
cousine comme «fille d'honneur», puis s'étend avec une complaisance
ravie sur les préparatifs de ses noces. Il y aura un millier d'invités.
On dressera des tentes, on les enguirlandera de feuillage. Les bœufs
sont déjà marqués pour le sacrifice, les barriques de vin arrivent par
les lourdes charrettes, les cuisinières fameuses de la région sont
retenues, les pauvres avertis et conviés. Car, en ces agapes nuptiales,
les questions sociales sont pacifiquement résolues: les châtelains et
les pauvres hères, les riches et les mendiants, tous sont assis dans une
même pensée joyeuse, tous portent des toasts à la mariée, tous, au
milieu du repas, se lèvent et confondent dans une même prière le
souvenir de leurs défunts toujours chers.

Léna éprouve un chagrin profond de ne pas être de ces fêtes. Elle eût
aimé à en surveiller les heureux préparatifs, à tresser des guirlandes,
à remuer la pâte des fars noirs ou blancs, et surtout à attacher au
corsage de Loïzik les boutons d'oranger. Heureuse Loïzik! Aucun rêve
imprudent ne l'a élevée hors de sa sphère; aucun mécontentement ne l'a
disposée à écouter des paroles trompeuses. Ses tranquilles pensées ne
franchiront pas les limites bénies de son devoir heureux; elle
poursuivra avec Goulven l'œuvre de son oncle, préservera des vies et des
bonheurs, et élèvera dans les antiques traditions d'honneur et de
travail une nouvelle génération de Coatlanguy....

Son père la surprend, cette lettre à la main, et elle n'a pas le temps
d'essuyer ses larmes.

--Ah! Léna, tu regrettes le Coatlanguy! dit-il avec une inflexion
jalouse. J'ai craint, quelquefois, que tu n'aies le mal du pays!

Mais Léna lui sourit déjà.

--Avec vous, père! Mais c'est chez vous qu'est mon pays, et si je devais
vous quitter, j'aurais, à en mourir, le mal de mon cher père!

Il se laissa tomber sur un fauteuil, un peu las. Il avait de ces
dépressions soudaines qui inquiétaient un peu sa fille, mais qui ne
duraient pas.

--J'ai connu la nostalgie, et j'en subis encore quelquefois les
atteintes. J'en ai eu un accès en te revoyant, Léna. Mais il paraît que
tu m'as apporté assez d'effluves bretons, dans les plis de ta mante et
de ta jupe de drap, pour satisfaire mes vieilles aspirations, car je ne
désire plus retourner au Coatlanguy: j'aurais peur d'être déçu en le
revoyant avec mes yeux d'aujourd'hui. Oui, ma fille, tu es pour moi le
pays perdu; tu es la fleur de ce sol jadis tant aimé, tu m'en parles la
langue oubliée, la couleur de son océan et de son ciel se reflète dans
tes yeux, et j'y vois parfois passer ses incurables mélancolies....

Il resta un instant immobile, perdu dans ses pensées, puis reprit d'un
ton rêveur, comme s'il épelait ses propres sentiments:

--C'est étrange, Léna, mais je n'ai plus de désirs personnels. Il me
vient, par instants, une grande indifférence, qui m'envahit lentement,
comme doit le faire le froid de la mort. Pour moi, te dis-je, je ne
désire plus rien, sinon revoir mon frère, et, le voulût-il, je n'aurais
pas le courage d'aller jusqu'à lui. Mais je peux encore former des vœux
pour toi, ma fille, et je m'inquiète de ton avenir.

Elle s'effraya de cette sollicitude soudaine.

--Cher papa, laissez mon avenir à Dieu, et jouissons d'être ensemble....
Vous avez confiance en Dieu, n'est-ce pas?

--Une humble et ferme confiance! répondit-il avec ferveur. Ma vie a eu
des lacunes, Léna; j'ai pu me tromper, j'ai pu fléchir sous des fardeaux
qu'un autre eût portés plus vaillamment; mais j'ai gardé ma foi de
Breton, et quand j'évoque les œuvres de mon pinceau, je pense avec
soulagement que les yeux purs de ta mère auraient pu les contempler....

Elle fut remuée au fond de l'âme en comprenant qu'en cette vie ballotée,
il était demeuré quelque chose de la candeur d'un enfant. Mais dans
l'affection très tendre qu'elle avait pour lui, il y avait des sursauts
et des réactions, et elle sentit tout à coup son cœur se glacer quand il
ajouta, après un long silence:

--M. de Salles m'a promis de revenir à Venise.... J'ai pensé quelquefois
qu'il dépend de toi de devenir sa femme, Léna.

Ces paroles inattendues avaient quelque chose de si soudain, de si cru,
de si peu en rapport avec la nature de son père, et même avec le tact et
la délicatesse qu'elle était habituée à trouver chez lui, qu'elle resta
un instant sans parler, horriblement choquée de cette ouverture presque
brutale. En une minute, des idées pénibles traversèrent son esprit.
Serait-il possible qu'il eût provoqué le retour de Séverin? Formait-il
des plans en vue d'une chose si... si impossible?

Le ressentiment de sa dignité froissée perçait dans le ton de ses
paroles lorsqu'elle put enfin répondre.

--M. de Salles ne se remariera jamais, dit-elle vivement. En outre, il y
aurait entre lui et moi des obstacles qu'aucun de nous ne songerait à
surmonter.... Vous ne savez pas dans quel milieu raffiné il vit! Vous me
peineriez cruellement, mon père, si vous ajoutiez un mot.... Je ne
voudrais pas revoir M. de Salles, s'il soupçonnait ce que vous avez
pensé!

La véhémence de sa fille ne parut pas émouvoir le peintre.

--Je suis plus sceptique que toi au sujet des deuils éternels, dit-il en
soupirant. Nous autres hommes, nous n'avons pas vos fidélités
invincibles.... J'ai aimé ta mère avec un paroxysme de tendresse... sa
mort m'a brisé pour toujours, et m'a ôté même, pour un temps, la force
de te chérir.... Hélas! Léna, j'ai pourtant cédé à la tentation de
rebâtir un nouveau foyer! Et quant à la différence du milieu dont tu
parles, ajouta-t-il avec une décision inaccoutumée, tu l'exagères.... Tu
oublies ton origine très noble, très pure; tu ne sais pas le prestige
que peut avoir en outre, même dans le monde de M. de Salles, la fille
d'Hervé Lebreton; enfin, tu ne te rends pas compte de la culture
nouvelle de ton esprit, de l'affinement de tes manières....

Elle éprouva de nouveau un froissement, à l'entendre parler de cet
affinement comme d'une chance de fortune et d'avenir.

--J'espère, dit-elle avec une froideur involontaire, que vous n'avez pas
demandé à M. de Salles de revenir dans le but de provoquer une demande
en mariage! Ah! si je pouvais le penser, tous les souvenirs agréables de
notre bonne amitié me deviendraient odieux, à commencer par ce dîner de
Noël, qui avait l'air, j'y songe maintenant, d'une fête de famille! Oh!
père! père!...

Et elle fondit en larmes.

Une surprise désolée se peignit sur le visage d'Hervé.

--Léna, ne te fâche pas! Ne t'afflige pas! Personne ne songe à te marier
malgré toi, ma chérie! Je... lui ai écrit... ou plutôt répondu.... Ne te
souviens-tu pas qu'il nous a envoyé des photographies?... Je lui disais
seulement que... j'étais un peu souffrant, que j'espérais qu'il ne
quitterait pas l'Italie sans revenir nous voir....

Ses explications avaient des allures d'excuses, et elles firent mal à
Léna.

--J'aime à croire, dit-elle, essuyant ses larmes, que M. de Salles ne
supposera de votre part aucune arrière-pensée.... Mais moi je ne veux
pas me marier!... Jamais! dit-elle, retenant une explosion de douleur.

--J'espère, Léna, que je ne te laisserai pas seule au monde murmura-t-il
avec cette expression d'humilité qui était chez lui l'indice qu'il
cédait à une volonté plus forte que la sienne, et qui faisait toujours
souffrir Léna.



XXXII


Elle éprouva alors un impérieux besoin de se distraire, de fuir ces
chambres resserrées où sa pensée semblait, faute d'espace, retomber sur
elle-même. Elle prétexta un achat, et sortit au hasard, essayant de
secouer l'idée douloureuse qui venait de s'implanter dans son cerveau.

Elle erra d'abord sous les arcades de la place Saint-Marc. Mais elle ne
pouvait s'intéresser à rien. Ni les verreries merveilleuses de Salviati,
ni les dentelles sans prix de Jesurum, ni les marbres, ni les
aquarelles, ni les bijoux ne retenaient son regard troublé. Elle
s'enfonça dans la Merceria, entra un instant à San-Salvatore, toujours
ouvert, pour y chercher un peu d'apaisement et y revoir aussi la
_Transfiguration_ du Titien, et le tombeau de cette poétique Catherine
Cornaro, reine de Chypre; puis elle erra dans les ruelles, traversant,
sur les ponts en dos d'âne, les étroits et pittoresques canaux,
découvrant ici une église, là un palais, plus loin un jardin minuscule
épandant sur l'eau le feuillage tremblant d'un saule, ou y mirant des
touffes de giroflées. Elle se contraignait à ne plus penser, et à
s'intéresser à ses découvertes. Et combien l'on en fait de tout genre, à
Venise! Elle tressaillit d'une émotion soudaine en se trouvant dans
l'église de San-Zaccaria, en face des restes vénérables du père du
Précurseur. Elle oublia ses soucis pour tomber à genoux. Ainsi que
devant le tombeau de Saint-Marc, elle remontait les siècles, émue d'être
si près de ce corps sanctifié, de ces bras qui portèrent l'Enfant
Prophète.

L'apaisement souhaité s'était soudain fait dans son âme, et elle
redevenait capable de surmonter son angoisse, de dépasser pour ainsi
dire les pensées troublantes et douloureuses qui s'offraient à elle.

Elle avait continué à marcher sans but, tantôt arrêtée par une impasse,
tantôt suivant une berge étroite, tantôt, enfin, s'égarant dans un de
ces labyrinthes dont les passages sont parfois si resserrés qu'on n'y
peut, à la lettre, ouvrir un parapluie. Et quand elle reprit conscience
du lieu où elle se trouvait, elle s'aperçut qu'elle était près du Canal
Grande, mais très loin de chez elle, devant le pittoresque Palais di
Turchi, dont elle avait visité le musée. Alors, elle se rendit à la
station des bateaux à vapeur, pour regagner plus vite son logis.

C'était toujours pour elle un plaisir nouveau de passer devant ces
palais incomparables dont un grand nombre, hélas! sont devenus des
centres d'industrie ou des caravansérails à la mode. Elle était
redevenue elle-même lorsque, dans le crépuscule, elle débarqua au quai
des Esclavons, et s'engagea dans l'escalier sombre de sa maison.

Comme elle ouvrait la porte de l'appartement, un bruit de voix frappa
son oreille. Il y avait quelqu'un avec son père, et son cœur cessa un
instant de battre en reconnaissant l'accent familier de Séverin de
Salles.

Elle n'entra pas dans l'atelier. Elle se glissa sans bruit dans sa
chambre, jeta son chapeau sur son lit, et alla appuyer son front contre
la fenêtre, regardant sans le voir le mouvement intense du quai et du
canal.

Ainsi, il avait répondu sans perdre une heure à l'appel d'Hervé! Quel
mobile l'amenait? La sympathie pour un grand talent? La compassion pour
un homme fatigué, qui se croyait malade? Car ce ne pouvait pas, non, ce
ne pouvait pas être un autre sentiment! Qui aurait pu lutter contre ce
souvenir indestructible d'une morte qui avait dû être la perfection
même!... Mais qu'avait-il pensé de cette demande, de ce rappel, de la
part d'un homme qui, après tout, n'était pour lui qu'un étranger?
Avait-il deviné un mobile secret, intéressé, une intrigue, en un mot,
dans cette démarche? Était-il possible qu'il l'eût cru inspirée par Léna
elle-même? A cette idée, une rougeur brûlante couvrit son visage. Une
terreur la prenait de rencontrer Séverin. Elle resta immobile, espérant
que son père ignorerait qu'elle était rentrée. La visite fut longue. La
nuit était venue, elle n'osait pas aller chercher sa lampe, et elle
restait là, seule dans les ténèbres, respirant à peine, et trouvant les
minutes démesurément longues.

Séverin partit enfin. Elle prêta l'oreille au bruit de ses pas dans
l'escalier; puis, ayant rafraîchi d'eau froide son visage brûlant, elle
entra chez son père.

--Viens-tu seulement de rentrer? Je te guettais, cependant, Léna,
dit-il. N'as-tu pas rencontré M. de Salles?

Il y avait dans sa voix une émotion inquiète et quelque chose de
suppliant. Il avait baissé l'abat-jour de sa lampe, et son visage
restait dans l'ombre.

--Non, dit Léna avec une sécheresse involontaire, je ne l'ai pas
rencontré.

--Il reviendra; il a été déçu de ne pas te voir... très déçu, Léna.

Elle ne répondit rien, et se mit en devoir de préparer la petite table
du dîner. Ses mouvements étaient fiévreux, et son cœur battait à l'idée
d'entendre une parole qui la froisserait et diminuerait son père à ses
yeux.

Mais Hervé ne parla plus de Séverin. Avec un peu d'effort d'abord, puis
avec un intérêt réel, il questionna sa fille sur ce qu'elle avait vu
dans sa promenade, et lui donna sur les palais et les églises de ces
détails dont sa mémoire était riche, et qui, sous sa parole imagée et
facile, prenaient un intérêt extraordinaire.

Mais, comme distraite malgré elle et instinctivement soulagée, elle
prenait son ouvrage près de la lampe pour passer une tranquille soirée,
le timbre de la porte d'entrée résonna deux fois sous une pression
nerveuse, et presque aussitôt, celui qu'elle avait redouté de voir parut
à la porte de l'atelier.

--Vous voyez que je suis indiscret: je reviens déjà, dit-il avec un
sourire que Léna trouva contraint. Vous m'avez habitué tous deux à
croire que cette maison était un peu la mienne....

Tous deux! Quoi! avait-il pu se méprendre au plaisir qu'elle témoignait
de sa venue? Pouvait-il croire qu'elle avait désiré, indirectement
sollicité son retour? Elle se sentait faiblir à cette pensée odieuse....

Il s'aperçut certainement de son embarras; mais elle se demanda avec
angoisse comment il l'interprétait. Avec son tact habituel, il parla
aussitôt de choses banales, puis de son séjour à Rome.

--N'êtes-vous pas allé à Florence? demanda Hervé qui, lui aussi, était
en proie à une pénible anxiété.

--Non, j'avais besoin de solitude.

--Mme Desmoutiers et son fils y sont-ils encore? dit Léna avec une
tranquillité affectée.

Il se tourna vivement vers elle, peut-être surpris de la voir aborder ce
sujet.

--Non; ma cousine n'est pas femme à jouir tout un hiver des souvenirs
moyenâgeux et des merveilles artistiques de Florence. Après quelques
semaines, elle est allée finir l'hiver à Nice.

--Et vous, vous retournez à Paris, dit Léna d'un ton affirmatif, comme
si c'était une chose entendue.

Il la regarda, de nouveau étonné.

--Mes projets sont encore incertains... Combien j'ai pensé à vous, à
Rome! ajouta-t-il, cherchant à dissiper le malaise inexpliqué qui
planait sur eux tous. Vous jouiriez tant de ses trésors, et surtout de
son atmosphère!

--Mon père m'y conduira peut-être quelque jour, répliqua-t-elle avec une
légère sécheresse.

Il essayait vainement de l'animer, et cherchait évidemment l'énigme de
cette attitude nouvelle. Hervé était au supplice. Au bout d'une
demi-heure, Séverin, découragé, se leva pour prendre congé, sans que
personne le retînt.

Léna parut oublier qu'elle avait pris l'habitude amicale de tenir pour
lui sa lampe au-dessus des ténèbres béantes de l'escalier. Dès qu'il eut
refermé la porte, elle alluma un bougeoir d'un geste fiévreux et, avec
un bonsoir précipité, elle se retira dans sa chambre.



XXXIII


Léna eut une nuit de cauchemar.

Il lui semblait que toutes les tristesses et les angoisses de sa jeune
vie surgissaient devant elle en des images heurtées, brisées,
singulièrement enchevêtrées. Elle était assise à la table de Mme
Desmoutiers, et elle essayait de cacher ses mains, qui apparaissaient
brunes sur la nappe satinée.... Elle tournait la tête, et soudain, elle
errait dans le cimetière de Lanrouara, cherchant la tombe de son
père.... Landry passait près d'elle, ayant à son bras une jeune femme
élégante, qui riait d'elle. Puis son oncle la jetait hors du Coatlanguy
et la poursuivait dans l'avenue, le bras levé. Enfin, son père lui
amenait Séverin, à qui il criait d'une voix passionnée: «--Épousez-la,
car elle est pauvre, et elle vous aime!»

L'horreur de cette dernière vision l'éveilla. Il faisait à peine jour.
Elle se jeta hors de son lit pour fuir ces affreux rêves, et s'habilla
en hâte pour une messe matinale. La grande paix de l'église la calma.
Elle eut de nouveau conscience d'une atmosphère de prières très
anciennes, traversée d'une pluie incessante de grâces. Elle ne put
formuler une oraison; elle craignait trop de voir clair en elle-même,
d'y faire surgir une souffrance précise, une humiliation, une colère,
que sais-je! Elle berça sa pensée d'une unique supplication:

«Sainte Mère de Dieu, portez-moi!»

Et l'image archaïque de la Madone de la Nicopeja lui était un
apaisement; elle regardait avidement son visage naïvement bienveillant,
le petit Jésus tenu tout droit sur sa poitrine, présenté à l'adoration,
à la confiance, et à demi voilé sous les colliers suspendus au cou de la
Vierge.

Il était encore très tôt quand elle sortit de l'église, si tôt que deux
heures au moins devaient s'écouler avant le moment où elle entrait chez
son père. La place était presque déserte; des vols de pigeons s'y
abattaient en liberté, si nombreux que leurs roucoulements rappelaient,
de loin, le murmure rythmé des flots. Une brise fraîche soufflait; de
petits nuages légers flottaient sur un ciel encore pâle, d'une
ravissante nuance azurée. On sentait le printemps dans l'air, mais on ne
le voyait pas dans cette ville de marbre et d'eau. Léna eut tout à coup
le désir ardent, invincible, de voir des arbres, et, presque sans
réfléchir, courut prendre le bateau qui menait au jardin public.

Il était encore désert. Les arbres avaient revêtu leur parure d'un vert
tendre, et les pins et les lauriers semblaient plus noirs près de cette
fraîche éclosion. C'était une sensation délicieuse d'errer à cette heure
matinale sous les ombrages nouveaux, d'entendre des oiseaux... et de
penser à l'âpre et tardif printemps qui, là-bas, commençait seulement à
étoiler d'or les ajoncs, et d'argent les haies d'épines. Elle s'assit
sur un banc, soulagée d'être seule, et essayant de s'absorber dans le
charme de cette heure avant d'aller reprendre ses soucis.

Mais, ayant levé la tête au bruit d'un pas solitaire, elle tressaillit
en reconnaissant ce promeneur inattendu: Séverin de Salles passait
devant elle.

Lui aussi s'arrêta, surpris. Il hésita un instant, puis se découvrit.

--Je n'ai pas besoin, dit-il, de vous assurer qu'un pur hasard m'a amené
ici.... Je ne me permettrais pas de m'asseoir près de vous; mais je
puis, du moins, vous adresser une requête: voulez-vous m'accorder un
entretien chez monsieur votre père, aujourd'hui, à l'heure qu'il vous
plaira de me fixer?

Elle se leva tremblante, en proie à une cruelle agitation.

--Un entretien?... A quoi bon?... N'avons-nous pas déjà abusé de votre
sympathie pour des isolés?... dit-elle d'une voix à peine intelligible.

Le regard de Séverin exprima une surprise presque pénible.

--Si ma présence vous semble indiscrète, dit-il, légèrement froissé, si
j'ai abusé à mon insu de votre accueil amical, je ne vous fatiguerai pas
plus longtemps de mes visites.... Mais un motif sérieux me fait désirer
l'entretien que je sollicite de vous, après en avoir demandé la
permission à M. Lebreton....

--Je suis sûre, je sais que c'est... inutile, balbutia-t-elle, serrant
nerveusement ses mains l'une contre l'autre.

--Vous en jugerez après m'avoir entendu.... Ne pouvez-vous avoir
confiance en moi? ajouta-t-il avec une émotion visible.

Elle _savait_ qu'il voulait demander sa main... elle savait aussi
qu'elle ne pouvait, qu'elle ne devait pas permettre que les intrigues de
son père réussissent.... Oh! quel mot!... Et qu'il était dur de juger
ainsi ce pauvre père faible et tendre!... Mais pouvait-elle, si
certaine qu'elle fût de sa demande impossible, la refuser avant qu'il la
formulât? Après tout, il voulait peut-être seulement lui parler de
Landry, lui transmettre un message.... D'ailleurs, son père avait
approuvé cette entrevue....

Elle s'inclina légèrement.

--Je serai toute la matinée chez moi, dit-elle, essayant de raffermir sa
voix brisée.

Et elle se dirigea rapidement vers l'embarcadère du bateau à vapeur.

Jamais, peut-être, elle n'avait ressenti une plus cruelle souffrance. La
pensée que Séverin avait été pour ainsi dire pris au piège, attiré
honteusement par le seul mobile capable d'agir sur son cœur mort et sa
nature loyale: la pitié,--cette pensée la mettait hors d'elle, d'autant
qu'elle ne pouvait savoir ce que son père lui avait dit. Si Séverin
allait supposer qu'elle l'aimait!... Si ce n'était pas seulement par
compassion pour les soucis paternels d'un homme malade, inquiet de
l'avenir de sa fille, qu'il voulait la demander, mais par pitié pour
elle-même, si on lui avait persuadé qu'elle souffrait à cause de lui!...

Elle tarda à entrer chez son père, tant elle sentait en elle de
soulèvement et de rancune. Elle dut faire appel à toute son énergie pour
l'embrasser comme à l'ordinaire. Il la regardait avec une inquiétude,
presque une peur, qui, cependant, l'attendrit légèrement.

--Vous avez autorisé M. de Salles à me demander un entretien, mon père?
dit-elle d'une voix dont elle s'efforçait d'apaiser les frémissements.

--Pourquoi pas, Léna? répliqua-t-il avec la douceur humiliée qui
choquait à sa fille.

--S'il prétend me demander en mariage, comme je n'ai que trop lieu de
craindre que l'idée n'en vienne pas de lui, et comme, d'autre part, je
ne veux pas me marier, je regrette d'avoir avec lui une explication qui
ne peut que nous faire mal à tous deux....

--Léna, dit-il, malheureux, comment peux-tu croire que j'eusse voulu
jeter mon enfant aux bras d'un indifférent!... Je t'assure que je n'ai
rien fait, rien écrit de contraire à notre dignité! Je suis sûr qu'il
t'aime, et je désire ardemment te laisser à un protecteur tel que lui.
Ne t'obstine pas à refuser ton bonheur par une vaine susceptibilité....
Crois-moi, j'ai lu dans son cœur!

--Ne pourriez-vous, dit-elle sans répondre, vous charger de lui exprimer
vous-même ma détermination, qui est immuable? Cela nous épargnerait une
souffrance....

--Non, ma fille, je ne peux rien faire de la sorte, parce qu'il ne m'a
pas dit le sujet de l'entrevue qu'il veut avoir avec toi, et que je ne
pouvais refuser à un homme tel que lui....

Elle ne protesta plus et, prenant son ouvrage, elle rentra dans sa
chambre, et se mit à coudre fiévreusement et en silence près de sa
fenêtre.

Elle souffrit une torture pendant cette attente. Elle aurait voulu tour
à tour presser les minutes, pour en finir avec cette horrible
souffrance, et les retenir, pour retarder un moment qui lui semblait
au-dessus de ses forces.

Mais l'heure fatale vint. Elle entendit s'ouvrir la porte du petit
vestibule, un pas ferme résonna sur le carreau de marbre, puis Giuseppa
vint l'avertir que le _signore francese_ la demandait.

Elle s'agenouilla un instant devant le minuscule autel qu'elle avait
élevé dans un coin de sa chambre à la Sainte Vierge et à sainte Anne,
puis entra avec un calme affecté dans l'atelier que le soleil emplissait
d'une lumière joyeuse, et où elle allait tant souffrir.

Séverin était d'une pâleur qui l'impressionna.... Comme il devait lui en
coûter de venir, par pure compassion, demander la main d'une femme qu'il
ne pouvait aimer!...

--Hier, quand je suis arrivé, dit-il, il me semblait facile de venir
vous dire tout ce qu'il faut que vous sachiez.... Me trompé-je en
trouvant votre ancienne et amicale attitude changée, et en m'imaginant
qu'il y a entre vous et moi je ne sais quel malentendu?

--Je ne vous comprends pas.... Pourquoi y aurait-il quelque chose de
changé entre nous? répliqua-t-elle d'un ton qui sembla élargir la
distance bien réelle que sentait Séverin.

Il la regarda avec un étonnement douloureux.

--Quoi qu'il en soit, je dois vous parler, dit-il avec un soupir. Nous
avons eu, quel que puisse être l'avenir, des rapports cordiaux, je n'ose
dire affectueux, et vous m'avez témoigné assez de confiance pour qu'il
me répugne de ne pas y répondre.... Il me semble que vous devez d'abord,
avant tout, savoir la vérité de ma vie, connaître ce que je dérobe aux
autres; en un mot, je crois devoir faire tomber devant vous la légende
dont on m'a entouré....

Surprise, troublée, elle ne sut que répondre. La vérité de sa vie!
C'étaient là des mots singuliers; mais elle n'eut pas l'idée que cette
vérité ne dût être digne de l'opinion qu'elle s'était faite de lui.

--Je me suis d'abord demandé, reprit-il, si j'avais le droit de
dépouiller une morte d'un prestige même emprunté; mais encore une fois,
vous avez le _droit_ de tout savoir....

--Quel droit pourrais-je avoir à vos confidences? dit-elle avec
agitation. Monsieur de Salles, j'aimerais mieux que vous arrêtiez là un
entretien qui peut devenir pénible....

--Il faut que je vous parle, répondit-il d'un ton ferme. Vous savez quel
respect j'ai pour vous, et je veux espérer que rien de douloureux ne
sortira de cette conversation.

Les yeux gris de Léna devinrent un peu durs, et sa bouche se serra
tandis qu'elle se résignait à l'écouter.

--On a cru, reprit Séverin, étouffant un soupir, que ma vie a été brisée
par la perte de ma femme.... On a répété que je l'avais trop aimée pour
l'oublier jamais, et que le souvenir idéal d'une créature parfaite
m'empêchait de penser à aucune femme, si charmante fût-elle....
Peut-être étais-je capable de porter jusqu'à la fin le deuil d'une
créature qui m'eût aimé comme moi je l'avais chérie.... Mais si j'ai
gardé des années ce veuvage austère après ces quelques mois de vie
conjugale, si j'ai rompu avec le monde, si je suis devenu incapable de
goûter les joies d'ici-bas, ce n'est pas parce que je pleurais une femme
aimée et aimante....

Il s'arrêta un instant, oppressé....

--...C'est parce que j'avais été cruellement trompé, et que je ne
pouvais plus croire au bonheur....

Il y eut encore un silence, pendant lequel Léna crut entendre les
battements de son cœur.

--Quand je la connus, reprit Séverin d'une voix plus basse, elle avait
tout ce qui peut charmer: esprit, beauté, douceur, talents, que
sais-je!... Tout, hors la fortune, et c'était pour moi un bonheur de
plus de lui rendre la situation et les jouissances qu'elle avait connues
dans sa première jeunesse. Dire combien je l'aimais, serait impossible.
J'étais jeune, ardent; j'avais conscience des dons que j'avais reçus, et
je bénissais Dieu de pouvoir les prodiguer à son bonheur. Ce que je lui
ai donné, personne ne peut le savoir, elle-même ne l'a jamais soupçonné;
j'étais si riche de tendresse, d'enthousiasme, que je lui prêtais ce
qu'elle n'avait pas.... Je ne voulais pas m'avouer sa froideur, je la
voyais telle que la faisait mon amour.... Cela dura trois mois, pendant
lesquels la ferveur de mon affection, de mon admiration, ne s'épuisa
pas. Puis un mal soudain l'enleva.... Je ne puis penser encore à
l'agonie que j'endurai.... La dernière parole intelligible qu'elle me
dit fut: «Pardon!» Je vis dans ce mot la délicatesse d'une tendresse
pareille à la mienne. Ma foi chrétienne m'empêcha seule de devenir fou.
Mais lorsqu'il fallut, d'une main frémissante de douleur, toucher à ce
qui lui avait appartenu, je trouvai son journal intime....

Il s'arrêta, de nouveau oppressé.

Léna l'écoutait maintenant avec un intérêt poignant, sans penser à elle,
sans se demander pourquoi il lui faisait cette étrange confidence.

--J'appris alors d'elle-même, par ce témoignage posthume, reprit-il
d'une voix changée, que je n'avais jamais été aimé.... Elle avait
horreur de la pauvreté, et avait lâchement, vulgairement cédé à
l'attrait de ma fortune. Pour m'épouser, elle avait rompu, oui, rompu
une promesse, renoncé à un homme qu'elle aimait.... Je trouvais dans ces
pages la trace de la lutte qu'elle avait livrée entre cet amour et sa
cupidité.... Oh! je lui dois cette justice qu'elle a été envers moi une
épouse fidèle.... Mais elle ne m'a jamais aimé; elle m'a laissé, avec
des sourires perfides, prodiguer tout ce que j'avais de meilleur,--sans
retour....

Les yeux de Léna n'étaient plus froids ni durs; il pouvait y lire une
sincère sympathie.

--Alors, dit-elle avec un soupir, vous aussi, vous avez connu cette
souffrance d'avoir vu son cœur méprisé, d'avoir aimé... dans le vide!

--Pis que dans le vide: elle était fausse! murmura-t-il, essuyant les
gouttes de sueur qu'avait amenés à ses tempes l'effort cruel qu'il
venait de faire. Et voilà pourquoi je ne puis plus aimer aucune femme.
Si, dans la fleur de ma jeunesse, dans l'éclat des facultés brillantes
que je peux reconnaître aujourd'hui comme s'il s'agissait d'un autre, je
n'ai pas réussi à éveiller la sympathie, l'écho que méritait mon cœur,
comment l'aurais-je espéré plus tard, comment ne serais-je pas devenu
sceptique? Si l'amertume n'a pas envahi mon âme, si ma vie n'a pas été
stérilisée par cette déception, plus amère qu'on ne peut l'imaginer, je
le dois à la foi chrétienne qui m'a gardé du désespoir, du
découragement, qui m'a montré la volonté divine, toujours adorable, bien
qu'incompréhensible, dans l'épreuve, qui m'a imposé des devoirs, et qui
m'a aidé à porter le poids d'une vie solitaire où la joie ne devait plus
luire....

Il ne pouvait plus être heureux.... Alors, il ne songeait pas à demander
la main de Léna?

Elle se demandait quel était le but de cette étrange confidence; elle
n'attendit pas longtemps.

--Ce que j'ai à vous dire maintenant, poursuivit-il avec un peu
d'effort, je ne le dirais pas à une autre femme, et le secret que je
vous ai confié serait pour toute autre aussi, un bien étrange préambule
à la demande que je vais vous adresser.... Mais vous avez, comme moi,
subi une amère désillusion; comme le mien, votre cœur est libre, et vous
m'avez laissé entendre que vous ne pouvez plus croire à ce sentiment
qu'on a tant parodié.... Je suis très solitaire, et un jour peut
venir--Dieu veuille qu'il soit éloigné!--où votre vie, à vous, sera
terriblement isolée, où vous serez placée dans l'alternative de vivre
seule ou de reprendre, auprès d'un parent offensé, une vie qui vous
était à charge avant même que vous connussiez d'autres horizons. En
dehors des illusions de la jeunesse, il peut y avoir une affection
grave, solide, basée sur la communauté des croyances, des aspirations,
sur un même désir du bien.... Voulez-vous me faire le très grand honneur
de me confier votre existence?... Je n'ai plus, maintenant que ma
jeunesse est passée et que la souffrance m'a rendu austère, indifférent
à la plupart des choses de ce monde, je n'ai plus, dis-je, la prétention
d'être aimé comme j'avais jadis rêvé de l'être. Je sais que, vous non
plus, vous ne demanderiez pas l'attachement romanesque dont vous avez
d'ailleurs connu l'inanité. Mais je sais aussi que je peux avoir foi en
votre loyauté, qu'un motif indigne de vous n'entraînerait pas votre
décision, que vous êtes trop fière et trop haute pour vous marier pour
de l'argent ou pour une situation. Peut-être, cependant, pensez-vous
aussi qu'il faut à une femme une protection, un but dans la vie, un
devoir enfermé dans des limites précises.... Ai-je besoin de vous dire
que je ne vous séparerais jamais de votre père?...

Il se tut, l'interrogeant encore d'un regard grave, tranquille, austère,
dans lequel ne se lisaient ni ardeur, ni impatience. Elle sentit son
cœur étreint d'une impression étrange, glacée, et se demanda si jamais
une telle demande avait été formulée en de pareils termes.

--Il est trop juste que vous preniez le temps de la réflexion, reprit-il
avec le même calme. Je sens tout ce qu'a de singulier notre
situation.... Je n'aurais, je le répète, osé adresser ma requête à
aucune autre jeune fille, d'abord parce que peu de jeunes filles ont, à
votre âge, expérimenté la souffrance; puis parce qu'il en est encore
moins, peut-être, auxquelles l'argent soit indifférent comme je _sens_
qu'il l'est pour vous. Je sais que vous ne me tromperez pas....
D'ailleurs, je ne vous demande que de m'aider à vivre une vie utile,
austère peut-être, mais relevée par les devoirs qui sont toujours à
notre portée. Puis-je vous demander quand vous voudrez bien me faire
connaître votre décision?

--Oh! tout de suite... Pardonnez-moi de répondre ainsi à ce qui est de
votre part très bon, j'en suis sûre.... Mais c'est impossible, tout à
fait impossible!...

Il regarda attentivement son visage altéré, ses yeux remplis de larmes,
et tout à coup devint très pâle.

--J'ai peut-être été brutal.... Je me suis sans doute mal expliqué....
Ce n'est pas une froide association que je vous offre, mais une
protection affectueuse.... Il m'était impossible de vous laisser croire
que je pouvais de nouveau être jeune, et goûter la forme de bonheur qui
a été flétrie pour moi par la fausseté d'une femme.... Vous-même, vous
êtes désenchantée, je l'ai bien senti....

--Vous avez été d'une loyauté absolue, dit-elle, l'interrompant. Mais
vous cédez, sans vous en rendre compte, à une compassion qui vous
égare.... Mon père se croit malade, à tort, j'en suis sûre, et vous vous
demandez ce que je deviendrai après lui.... Dieu sera là, j'ai confiance
en lui.... Oubliez cette pensée, dont je vous serai toujours
reconnaissante.... Vous ne seriez pas heureux.... ni moi non plus....
Moi, je ne me marierai jamais!...

Elle dit ces mots lentement, avec une inconsciente solennité, comme si
elle prononçait l'arrêt de sa jeunesse, puis répéta plus doucement,
d'une voix plaintive:

--Jamais!...

Alors, sa pâleur s'accentuant, Séverin s'inclina profondément devant
elle. Elle lui tendit la main, elle pleurait. Et sans ajouter un mot,
ils se séparèrent ainsi.

Un instant après, agenouillée près de son lit, la tête cachée dans ses
oreillers, pour étouffer ses sanglots, Léna connut la plus amère, la
plus cruelle douleur de sa vie.



XXXIV


Séverin rentra chez lui comme dans un rêve. Il avertit l'hôtelier qu'il
repartait dans la journée, puis s'assit à une table pour écrire à Hervé.

Il déchira plusieurs brouillons, et envoya enfin ces mots, qu'il ne
voulut pas relire:

«Cher Monsieur, j'ai eu l'infini regret d'échouer dans la tentative que
votre sympathie avait encouragée. Je pense que Mlle de Coatlanguy
désire ne pas me revoir en ce moment. Je repars, reconnaissant de votre
affection, sans avoir le courage de vous serrer la main.»

Ayant envoyé cette lettre, il songea que la comtesse Bolomei pourrait
être informée de son passage à Venise, et il se résigna à aller la voir,
avec la secrète espérance de ne pas la rencontrer. Mais la comtesse
était chez elle, et elle l'accueillit avec une vive expansion.

--Enfin, vous voilà de retour! Mettez-moi au courant, car vous me faites
l'effet d'un sphinx.... Est-ce ma lettre qui vous ramène?

--Oui, elle a confirmé les inquiétudes que me causait la santé de mon
vieil ami Lebreton.

--Quand, vous m'avez écrit pour savoir s'il était vraiment malade, j'ai
fait appeler Peponi, et je lui ai demandé la vérité. Et, comme je vous
l'ai dit, le pauvre homme a une affection cardiaque qui peut lui
laisser encore des années de vie, mais qui, cependant, a amené ces temps
derniers des accidents menaçants. Dans quelle situation se trouverait
cette malheureuse enfant, s'il lui manquait tout à coup! ajouta-t-elle,
enveloppant Séverin d'un regard pénétrant.

--Je ne veux rien vous cacher, répliqua-t-il avec une affection de
calme. J'ai pensé, comme vous, que sa situation serait cruelle.... Je ne
puis oublier, vous le savez, que cette situation est un peu l'œuvre de
ceux qui me tiennent de près.... Vous m'aviez répété si souvent que,
même avec un cœur mort, on peut se faire un bonheur de surface, ou tout
au moins, se bâtir un foyer et y édifier un devoir, que j'ai pensé....
que vous aviez raison.

La comtesse poussa un petit cri, et joignant les mains avec ravissement.

--Enfin!... _O caro mio!..._ Oui, un foyer, _una casa, e la
felicita!..._ s'écria-t-elle, parlant italien comme cela lui arrivait
quand elle était émue. Et avez-vous aussi pensé que c'était pour vous
que je cultivais cette fleur... ce _giglio_ pur et fier?... Je l'ai
devinée du premier coup d'œil.... J'ai senti que jamais aucune de vos
Parisiennes banales, taillées sur le même modèle fin de siècle, ne
saurait guérir la plaie de votre cœur.... Il vous fallait une âme
fraîche, encore imprégnée des souffles vierges d'un pays neuf, marquée
au coin d'une éducation, d'une formation antique.... Elle est de race
très noble, et le sang plébéien qui s'est mêlé dans ses veines au sang
bleu de vos pairs lui a communiqué seulement sa vigueur et sa fierté....
Je me réjouis de la voir heureuse.... Car, sans s'en douter, elle vous
aime, mon ami!

Séverin laissa s'écouler ce flux d'enthousiasme, puis dit froidement:

--Elle m'a refusé....

La foudre tombant sur le palazzo n'eût pas causé à la comtesse une plus
soudaine, plus saisissante impression. Des exclamations étouffées
s'échappèrent de ses lèvres.

--_Santa Madonna!..._ Non, c'est impossible! _Che cosa incredibile!..._
Vous n'avez pas su lui parler! Il fallait me laisser faire! Voyons, que
lui avez-vous dit?

--La vérité.... Je la lui devais entière, si brutale qu'elle fût.

--Brutale? répéta la comtesse, bondissant sur son fauteuil.

--J'ai dû lui avouer que je n'ai plus d'amour à donner, que je lui
offrais seulement une protection affectueuse, une communion de
devoirs....

Les deux petites mains blanches et flétries de son interlocutrice
s'élevèrent en signe de détresse.

--Vous lui avez dit cela!! D'abord, ce n'est pas vrai! Le cœur ne meurt
jamais, et il n'est pas d'homme malheureux qui ne reprenne à la vie près
d'une femme aimante, dont l'esprit et le cœur sont des merveilles!

--Mais Mlle de Coatlanguy est comme moi: elle a été déçue, et elle
refuse, elle, de se marier.

La comtesse le regarda en face, avec un étonnement non affecté.

--Et vous avez trente-cinq ans! Et vous croyez que vous connaissez le
cœur humain! Et vous prenez au sérieux les désappointements d'une fille
de vingt ans!... Vraiment!... Elle briserait sa vie parce qu'un jeune
fou qu'elle a connu pendant un mois a cessé d'être amoureux d'elle!...

--Mais puisqu'elle m'a refusé!

--Est-ce qu'elle pouvait faire autrement? C'était si tentant, n'est-ce
pas, de s'entendre insinuer qu'elle ne serait jamais aimée, qu'elle ne
consolerait jamais votre deuil, que vous la choisissiez uniquement comme
l'associée de vos bonnes œuvres!

Séverin mordit sa lèvre.

--Vous exagérez, vous ridiculisez une situation qui devait être exposée
loyalement, dit-il, piqué.

--C'est-à-dire que je débarasse votre discours des figures de
rhétorique.... Je me demande seulement quelle raison vous avez pu lui
donner pour lui adresser cette belle demande.... Auriez-vous poussé la
franchise jusqu'à lui confier que vous aviez pitié de sa prochaine
détresse, et que vous ne trouviez que ce moyen de faire «une œuvre»,
alors qu'il s'agissait d'elle?

--Je dois supporter vos épigrammes.... Je lui ai dit que j'étais très
seul, elle très isolée, et....

--C'est cela, j'avais raison: la pitié! Et vous voulez qu'une femme
douée d'une ombre de dignité cède à de pareils motifs!

--Mais puisqu'elle ne m'aime pas! Je n'ai pas la prétention d'être
aimable, ni d'être aimé....

--Une jeune fille qui refuse un monsieur déclare, naturellement, qu'elle
ne l'aime pas.... Quant à votre défaut de prétention, vous êtes
absurde.... Écoutez-moi, et sachez que je ne parle pas à la légère:
Hélène de Coatlanguy vous est profondément attachée, qu'elle s'en doute,
ce qui est peu probable, ou non. J'ai bien vu qu'elle a souffert de
votre départ!

--Je ne puis discuter avec vous.... Je suis obligé de m'en rapporter à
son refus.... Et je pars tout à l'heure.

Les petites mains blanches recommencèrent à s'agiter désespérément.

--O aveugle! Allez, partez, passez à côté du bonheur.... Replongez-vous
dans vos œuvres; elles sont belles, je n'en disconviens pas, mais elles
gagneraient de la vie, de la fécondité, à être accomplies sous un rayon
de soleil... ou de bonheur.... Vous êtes un caractère, un caractère
admirable, mais il y a une exagération en vous.... Et croyez-moi, vous
vivez en face d'un fantôme, vous édifiez votre existence sur une
légende, la légende de votre chagrin.... Vous avez souffert, oui! Mais
vous vous croyez inconsolable plutôt que vous ne l'êtes.... Voilà
l'erreur que vous n'osez pas regarder en face.... Oh! je sais que je
vous offense! Vos yeux brillent de colère.... Tant pis, quelqu'un vous
aura dit la vérité.... Et maintenant adieu!... Que vous le vouliez ou
non, vous penserez à ce que vous dit une vieille femme qui connaît le
cœur humain....

Il s'inclina en silence, lui baisa la main, et sortit précipitamment.



XXXV


Le Paris des premières se presse au vernissage. C'est une des belles
journées de ce gai printemps qui remplit les Champs-Élysées de jeune
verdure, de thyrses roses et blancs, qui les peuple d'enfants, de bruit
joyeux, de mouvement.

Au Salon, on se rencontre, retour du midi, ravi de son hiver, plus ravi
encore de se retrouver dans ce cher vieux Paris. On échange de gais
propos, de légers papotages, des nouvelles sensationnelles; puis les
critiques légères, absurdes, se croisent dans l'air, crispant les
artistes qui flânent devant leurs œuvres et celles des camarades.

--Chère, avez-vous vu la _Symphonie rose_ de Pouget? Elle éclaire le
Salon!

--Oui, mais, en revanche, Dally vieillit honteusement.... Sa vue baisse,
il voit tout en gris: son paysage est funèbre!

--Et ces deux portraits de Lebreton! Voilà des choses que j'aime!
Pensez-vous qu'il soit à Paris? J'aimerais à utiliser pour mon portrait
la robe de velour taupe que cet horrible Lefalleux vient de me faire
payer si cher.... Il ne produisait plus rien, cet homme-là!

--Qui, Lefalleux?

--Mais non, Lebreton! Venez voir cela....

Sur la cimaise, en bonne place et l'un près de l'autre, les deux
portraits de même dimension attiraient les regards et, chose inouïe,
réunissaient les suffrages. Léna apparaissait à ce public parisien sous
sa double forme: vêtue de blanc, avec le boa de plumes et l'immense
chapeau noir, la livrée moderne, la note du jour, puis en Fouesnantaise,
dans sa robe brodée d'argent, avec les fines dentelles de la petite
coiffe laissant transparaître l'or bruni de ses cheveux.

--Très élégante! déclara la cliente de Lefalleux. Cela a du genre, dans
une note délicieusement simple. Le modèle est joli; il manque un peu de
sveltesse....

--Il n'est pas anémié, dit un docteur à la mode qui passait. Voilà la
femme comme nous la rêvons, élégante sans mièvrerie, n'ayant pas plus
déformé sa taille dans les machines modernes que les jeunes Grecques
d'autrefois!

--J'aimerais beaucoup un costume comme celui-là pour la matinée de la
marquise, dit une jeune femme, détaillant, à l'aide de son face à main,
la fine et superbe broderie et la croix en filigrane d'or qui pendait
sur le corsage. Croyez-vous qu'il soit authentique?

--Parfaitement! Une mariée de Fouesnant.... Un peu lourd pour danser....
Regardez Landry Desmoutiers.... Il ne quitte pas des yeux ces jolies
toiles.... Il est amoureux du regard gris et profond de «la fille du
peintre!»

Oui, ç'avait été pour Landry un coup de foudre de voir tout à coup
devant lui cette double incarnation de son rêve d'un jour.... Ici, telle
qu'il l'avait connue et aimée, là, telle qu'elle était devenue, telle
qu'il l'aurait aimée encore, s'il avait eu foi en sa transformation....
La fille d'Hervé Lebreton! Était-ce possible! Le peintre connu, quasi
célèbre, devait-il donc être identifié avec le bohème qu'Alain de
Coatlanguy lui avait fait entrevoir à travers ses préjugés? Il éprouvait
souvent, en pensant à Léna, un remords léger, se demandant si elle était
consolée, si elle se marierait dans son pays. Mais il la revoyait
toujours sous l'abri protecteur et mélancolique du vieux manoir, et
après tout, il s'applaudissait d'avoir échappé à un mariage si absurde.
Mais elle avait donc connu l'existence de son père? C'était donc près de
lui qu'elle avait subi cette transformation, et repris l'allure
aristocratique de ses aïeules les châtelaines?

En proie à une vive agitation, il s'approcha d'un peintre de ses amis,
et le questionna sur Hervé Lebreton.

--Il faisait le mort, mais voici une magistrale résurrection, dit
l'artiste. Je ne savais pas qu'il eût une famille.... Je comprends que
cette belle et fraîche jeune fille ait inspiré son pinceau. Il habite
Venise, pour ce que j'en sais....

Venise! Séverin y avait passé plusieurs semaines..... Se pourrait-il que
Léna y fût, et l'aurait-il aperçue?

Landry ne regardait plus les toiles, et répondait à peine aux bonjours
de ses amis. Il se dirigea vers la sortie, prit un fiacre, et donna
l'adresse de Séverin: quai de Bourbon, sans savoir, d'ailleurs, si son
cousin était de retour.

Il était revenu l'avant-veille, répondit la concierge.

Landry congédia sa voiture, et gravit en hâte l'escalier monumental,
mais délabré, qui conduisait à l'appartement de Séverin.

Le domestique l'introduisit dans la pièce encombrée de livres que son
maître avait à peu près exclusivement adoptée.

Séverin, qui, debout devant la fenêtre ouverte, regardait le fleuve
couler entre ses rives de pierre, se retourna au bruit de la porte, et
Landry laissa échapper une exclamation.

--Es-tu malade, Séverin? Tes pérégrinations semblent t'avoir réussi
moins qu'à moi....

--Je me porte à ravir, dit Séverin avec calme, mais j'arrive à une
période où l'on vieillit, ou, tout au moins, où l'on change.

Landry ne put s'empêcher de rire.

--Bah! tu as trente-cinq ans, l'âge par excellence!

Il se jeta dans un fauteuil, et, revenant tout à coup au but de sa
visite, il dit à brûle-pourpoint:

--Séverin, je viens du vernissage.... Il y a là deux portraits qui vont
être le succès du Salon.... deux portraits de Léna.

Sa voix s'altéra légèrement en prononçant ce nom. Séverin resta
impassible.

--Je les ai vus, dit-il tranquillement.

--Tu étais à l'instant au Salon.

--J'y suis allé dès l'ouverture, et j'en suis parti comme la foule
arrivait. Je hais les foules.

--Ils sont superbes, ces portraits! Elle est donc la fille d'Hervé
Lebreton? On dit qu'il est à Venise.... Habite-t-elle près de lui?
L'as-tu vue?

Une véritable anxiété était peinte sur sa figure; mais Séverin demeura
très calme.

--Oui, je l'ai rencontrée, et avant de voir ces portraits au Salon, je
les avais admirés dans l'atelier de son père.

--Mais c'est un roman, Séverin! Comment tout cela est-il arrivé?

--De la manière la plus naturelle. Lebreton s'est trouvé très malade, sa
fille l'a su, et elle est allée le soigner. Ils ne se quitteront plus.

--Et qu'a dit l'intraitable Coatlanguy de Bretagne?

--Il ne veut voir ni son frère, ni sa nièce.

--Mais alors, le père de Léna n'est pas le vagabond, le bohème, l'homme
déshonoré qu'il m'avait dépeint!

--L'intransigeance de M. de Coatlanguy, et aussi son inexpérience du
monde, ont évidemment faussé son jugement.

--Et est-il vrai... est-il possible que Léna soit devenue cette belle et
charmante personne qui fait pendant à ma délicieuse Fouesnantaise?

--Je l'ai vue ainsi, dit froidement Séverin, à une matinée musicale au
palazzo Bolomei, chez cette jolie vieille femme à qui je t'ai présenté
l'an dernier, chez l'ambassadeur d'Espagne.

Landry se mordit la lèvre.

--Alors elle est lancée dans le grand monde vénitien? Et est-il possible
qu'elle y fasse bonne figure?

--Elle n'est pas lancée dans le _grand monde_, mais la comtesse lui
prête son très précieux patronage et l'emmène chez quelques intimes.

--Et tu allais chez son père?

--Oui, j'ai connu Hervé Lebreton avant de savoir quels liens de parenté
l'unissaient à cette jeune fille, et je les ai vus, tout naturellement.

--Est-elle aussi _improved_ que le prétend son portrait? demanda Landry
avec une affectation d'insouciance.

--Le portrait est absolument ressemblant, et la femme charmante.

Landry se leva avec agitation, et fit quelques pas dans la chambre.

--Séverin, dit-il tout à coup, la voix altérée, j'ai peur d'avoir passé
à côté de mon bonheur!

Son cousin haussa les épaules.

--Parce que Mlle de Coatlanguy t'apparaît dans une toilette seyante?
dit-il d'un ton ironique.

--Parce que je revois en elle une femme de notre monde, avec le charme
original et un peu sauvage qui m'avait pris le cœur.

--Le cœur! Mon pauvre Landry, je crois que le cœur n'a rien à voir dans
une flambée d'imagination comme celle que j'ai vu s'allumer et
s'éteindre!

Landry rougit de colère. Le ton de son cousin l'irritait, et la
contradiction produisait sur lui son effet ordinaire.

--Ce qui se rallume n'était pas éteint!... J'ai souvent pensé que
j'avais eu des torts envers cette jeune fille.... Tu te montres
aujourd'hui bien peu sympathique, Séverin! Tu me prétendais cependant
engagé d'honneur!

--C'est elle qui t'a refusé, dit Séverin tranquillement; tu étais donc
délié.

--Peut-être l'a-t-elle regretté, comme moi je regrette l'attitude qui a
motivé cette rupture.... Voyons, Séverin, sois un bon ami! Puisque tu
connais son père, écris-lui que je n'ai jamais cessé de déplorer ce
malentendu, et que je serais le plus heureux des hommes si Léna
m'agréait!

Séverin resta impassible, bien qu'un petit battement nerveux agitât ses
paupières. Il haussa seulement les épaules.

--Tu parles et tu agis comme un enfant, dit-il. Ce n'est pas d'un homme
de rompre et de renouer des mariages avec cette incroyable, cette
insupportable légèreté!

Landry frappa violemment du pied.

--Alors, je pars pour Venise!

--Et tu entendras de sa bouche un nouveau refus.

--Elle m'en veut donc bien? dit Landry avec émotion. Séverin, tu peux au
moins écrire à son père! Tu ne saurais me refuser cela!

Comme Séverin, en ce moment, avait l'air fatigué, presque vieux!...

--Notre roman était écrit, après tout, reprit Landry dont l'imagination
s'échauffait. Malgré le désir de ma mère, je n'ai pu, depuis cette
triste aventure, consentir à aucun des mariages qu'elle m'offrait....
J'ai la conviction que nous serions heureux.... Lebreton est un père
très présentable, et je n'empêcherai jamais sa fille de le voir.

--Elle ne le quittera jamais, si je la connais bien.... C'est lui qui
partira bientôt; il est très malade.

--Alors, que deviendra-t-elle toute seule, brouillée avec son oncle,
Séverin? s'écria vivement Landry. Tu vois bien qu'il faut que je
l'épouse!

Séverin passa la main sur son front. Il ne voyait plus clair ni en Léna,
ni en lui-même. Elle l'avait refusé, quoi que pensât la comtesse Bolomei
de ses sentiments intimes. Pourquoi, alors, empêcherait-il un autre de
lui donner la protection qui lui serait bientôt nécessaire? Et qui sait
si, malgré ses dénégations, elle n'aimait pas encore Landry?

--Si je consens à écrire à Lebreton, dit-il enfin d'une voix lassée,
c'est à une double condition: tu réfléchiras pendant au moins une
semaine, et ta mère me promettra de ne plus soumettre Mlle de
Coatlanguy à une épreuve comme celle d'il y a six mois.... Il faut
qu'elle entre en égale dans ta maison, et qu'elle y trouve de la
bienveillance et des égards.

--Ma mère fera tout ce que je voudrai! dit impétueusement Landry.

--Alors, reviens la semaine prochaine me dire le résultat de tes
impressions.... Veux-tu m'excuser si je te renvoie? J'ai une affaire
pressée....

Landry lui serra la main à la meurtrir, et lui dit un bruyant au
revoir.



XXXVI


Quelle longue semaine!...

Séverin est fatigué à mourir de l'agitation de ses pensées. Ce qu'il ne
veut pas, ce contre quoi il déploie toute son énergie, c'est regarder en
lui-même. Mais il songe sans cesse à Léna, essayant de déduire de tout
ce qu'il a vu d'elle des conclusions qui puissent dicter sa conduite,
une lumière qui éclaire cette étrange situation. Il revient sans cesse,
malgré lui, aux paroles de sa vieille amie, et repasse leurs longs et
agréables entretiens et leurs promenades charmantes, y cherchant un
indice des sentiments de la jeune fille. Mais non, il n'est pas possible
qu'elle l'aime: pourquoi l'aurait-elle refusé?

La comtesse assurait qu'aucune femme n'aurait accueilli sa demande si
étrangement formulée. Mais Léna n'était pas comme les autres femmes.
Elle était, elle, capable de comprendre, d'apprécier sa rude sincérité,
et si, chose impossible, elle l'eût aimé, elle aurait été plutôt attirée
vers lui par la désolation et le vide de son cœur et de son
existence....

Non, elle ne l'aimait pas.... Car alors, si ce fait inouï avait
existé.... Mais il fermait les yeux pour ne pas être ébloui, aveuglé par
la lumière irréelle d'une telle supposition. Elle ne l'aimait donc
pas.... Et alors, ne pouvait-elle être sensible aux regrets, aux remords
de Landry, touchée par son retour?

Il semblait à Séverin que tout son être se soulevait à cette pensée.
Pourtant, cette répugnance à admettre qu'elle accueillit son cousin, il
se l'expliquait aisément à lui-même: il portait à Léna un intérêt assez
sincère, assez amical pour s'inquiéter tout naturellement de son
bonheur, et il ne croyait pas ce bonheur en sûreté entre les mains de
Landry. Il avait vu de trop près tout ce qu'il y avait en elle de
noblesse native, de sérieux, d'idéal, pour supporter la pensée qu'elle
avait été méconnue, dédaignée, et que le retour dont elle était l'objet
tenait au succès d'un portrait, au cachet d'une toilette.... Voilà ce
qu'il se disait. Mais il se gardait d'évoquer les impressions de vide,
de tristesse qui, récemment, avaient encore assombri sa vie, aussi bien
que la douceur qu'il avait éprouvée à se souvenir d'une chère intimité,
de relations tellement en dehors du convenu.

Et dans ces fluctuations, ce qui le faisait le plus souffrir, c'était la
crainte de s'être trompé sur son compte, après tout, si elle revenait au
sentiment ancien....

Pendant ces jours pénibles, il évita soigneusement Landry, et refusa les
invitations de Mme Desmoutiers.

Mais avant que la semaine fût écoulée, il reçut une lettre de son
cousin:

«Mon cher ami, j'ai réfléchi, comme tu m'en avais donné le très sage
conseil, et j'ai causé avec ma mère. Pauvre mère! Elle souffre autant
que jadis à la pensée de ce mariage, et ce qui m'a le plus touché, c'est
qu'elle m'assure qu'elle ne s'y oppose pas.... Mais je ne crois
décidément pas que Mlle de Coatlanguy revienne sur sa décision. Cette
jolie tête doit être de granit, comme celle de ses compatriotes.... Et
je ne veux pas m'exposer à une seconde humiliation.... Enfin, je doute,
avec ma mère, du changement opéré en elle, d'un changement capable
d'assimiler nos goûts et de l'acclimater à notre monde. A te vrai dire,
je l'avais presque oubliée.... Serait-il sage de renouer sur la vue d'un
portrait peut-être idéalisé par une main paternelle? Mais, mon ami,
peut-être ma vraie raison est-elle la crainte de peiner cette chère
mère.... Elle a été très bonne pour moi.... J'ai fait tout dernièrement
une grosse sottise: j'ai joué. Oh! c'est fini, je ne recommencerai plus,
sois tranquille!... Elle a deviné que j'avais un souci, m'a arraché hier
un aveu, et, sans un reproche, va payer mes dettes. Décidément, les
mères sont nos meilleurs guides, et il est sage de les laisser arranger
notre bonheur. Qui plus qu'elles le désire!

«Ainsi donc, n'écris pas à Venise. Le souvenir du Coatlanguy demeurera
frais et charmant dans ma mémoire.... Ce ne sera qu'un souvenir.»

Séverin sourit amèrement. Voilà donc où avaient abouti les velléités
d'indépendance de Landry! Cette fois, l'abandon de la femme qu'il
croyait aimer était le prix que demandait sa mère pour réparer une
folie!

Il ressentit cependant, tout d'abord, un soulagement infini, comme si
Léna eût échappé à un danger ou à un malheur. Il se trouvait heureux de
n'avoir pas à se mêler d'un mariage mal assorti, à prendre une
responsabilité dans les regrets probables de deux êtres dissemblables.

Pendant toute la journée, il demeura sous cette impression irraisonnée
de satisfaction; puis, le lendemain, une vague anxiété le reprit, et à
travers le trouble qui arrivait insensiblement à l'angoisse, il éprouva
le regret mal tendu, étrange à coup sûr, de ne pas pouvoir mettre Léna à
l'épreuve en la replaçant en face du passé. Si elle avait accepté la
demande de Landry, c'en était fait; il reconnaissait, lui, qu'il s'était
mépris sur elle, il la voyait dépouillée de son prestige, et il oubliait
les heures très douces passées dans ce milieu quasi familial. Si elle
avait refusé.... Qui sait ce qui serait arrivé?... Non, non, il ne
voulait pas même se le demander, car c'eût été descendre dans son propre
cœur, et c'était justement ce qu'il désirait éviter à tout prix....

Cependant, comment sortir de cet état douloureux? Comment retrouver le
calme morbide qu'il avait pris pour la paix, pour un mode définitif de
son être? Il effleura vingt projets: voyages, études absorbantes, œuvres
multipliées. Mais son esprit ne pouvait s'attacher à rien; il éprouvait
cette impression poignante d'attendre.... Quoi? De nouvelles
souffrances, sans doute, car plus il y pensait, plus il trouvait folles
les idées de la comtesse Bolomei.



XXXVII


Le curé de Boulommiers ouvre son courrier. Il se compose surtout de
lettres de solliciteurs et de prospectus de marchands d'objets pieux.
Tout à coup, il lève les yeux sur sa sœur, qui répare une vieille
soutane.

--Un timbre d'Italie pour la collection de Sandoz, dit-il, ouvrant la
lettre avec un peu de hâte.

--Ce doit être de Léna! s'écria Mélanie posant son ouvrage.

--Non, ce n'est pas son écriture, répondit le curé, dépliant un feuillet
de papier épais et satiné.

Sa sœur saisit l'enveloppe, et, après avoir regardé l'écriture fine et
régulière, s'extasia sur un cachet armorié en cire blanche.

--Une couronne de comte!... murmura-t-elle, épiant curieusement le
visage de son frère.

Elle vit la surprise s'y peindre, puis une émotion évidemment pénible.
Il soupira, leva sur elle un regard troublé, et lui tendit la lettre.

--Lis cela, Mélanie, et dis-moi ce que tu penses....

La vieille fille arracha presque le feuillet des mains de son frère, et
lut avidement ce qui suit:

    «Monsieur le curé,

«Voulez-vous permettre à une vieille amie de Mlle de Coatlanguy de
venir vous faire part d'une situation pénible, et même inquiétante?

«M. Lebreton de Coatlanguy est très malade, et sa fille l'ignore. Il
peut succomber soudainement à l'affection cardiaque dont il est atteint
depuis longtemps, et qui fait des progrès terribles. Ses forces s'usent
sans qu'il s'en doute, sans qu'Hélène s'inquiète; tous deux espèrent que
l'été le guérira.

«Il m'a semblé que la famille de cette enfant, si terriblement isolée,
devait être prévenue. Elle m'a parlé souvent avec une affection
attendrie du bon curé de Boulommiers. Je sais aussi que M. Lebreton a un
frère, et que le désir ardent, maladif, qu'il a de le revoir, contribue
à user ce qui lui reste de vie....

«Que Dieu et sa sainte Mère vous inspirent!

«Et croyez, Monsieur le curé, à mon religieux respect.»

--Ce que je pense? dit Mélanie, les yeux encore attachés sur la
signature de la comtesse Bolomei, ce que je pense!... Hélas! mon pauvre
Yves, je dis que c'est triste d'être pauvre; je serais allée soigner
Hervé, et toi le préparer aux derniers sacrements....

--Il y a sans doute un bon prêtre près de lui, ma sœur; on peut se fier
à Léna, et d'ailleurs, le pauvre garçon n'a jamais, que je sache,
abandonné la foi de sa jeunesse.... Mais je ne puis penser sans frémir
au remords qu'aura Alain, si son frère meurt sans le revoir.

--Écris-lui!

--Mes lettres n'ont jamais entamé sa rancune.... Cependant, il cédera
peut-être quand il saura le danger.... Donne-moi du papier, Mélanie.

Elle se leva, ouvrit un tiroir, et en tira un encrier et un cahier de
papier à lettre. Mais, comme elle le posait sur la table, une idée lui
vint, et elle pâlit de ce qu'elle allait dire.

--Yves, si tu parlais toi-même à Alain, il céderait peut-être....

Le prêtre la regarda, saisi.

--Parler à Alain! Ah! il me semble que je trouverais des mots pour lui
faire voir la vérité! Mais, ma pauvre fille, c'est impossible!

--Pourquoi? En troisième, un billet d'aller et retour ne coûte pas cher.

A son tour il pâlit, et il devait se rappeler longtemps, avec remords,
qu'un instant l'idée enivrante de revoir son pays lui fit oublier tout
le reste, dans un élan de joie irraisonné. Mais il se ressaisit
aussitôt, et, secrètement humilié et désolé d'avoir eu une pensée
personnelle, même involontaire, il secoua la tête tristement.

--Le peu que cela coûte est encore trop pour nous, Mélanie.

--Quand il s'agit d'un bien à faire! Consoler un mourant, réconcilier
des frères, ramener une âme obstinée dans les voies de la charité! Ah!
mon frère, cela vaut bien un sacrifice!

--Oui, oui.... Mais il faudrait encore savoir sur quoi faire porter ce
sacrifice.... Tu as des dettes, ma sœur, malgré ton économie.... La
justice doit passer avant la charité.

Elle baissa la tête, puis, tout à coup, la releva d'un air de triomphe.

--J'ai trouvé! dit-elle. Arrange-toi pour partir ce soir.... Je suis
sûre que j'aurai l'argent!

--Sans faire d'emprunt, Mélanie?

--Fie-toi à moi, répondit-elle vaguement.

Et, pliant la vieille soutane, elle remonta précipitamment dans sa
chambre pour prendre son chapeau.

Le curé connaissait ses allures un peu mystérieuses, et son goût naïf
pour les surprises. Il n'essaya pas de lui arracher son secret, et il
prit son bréviaire avec un calme qui n'était pas sans mérite.

Trois quarts d'heure après, Mélanie, rouge, essoufflée, fatiguée par
l'ardeur d'un soleil de mai, montait le vieil escalier de pierre de
Séverin de Salles. En sonnant, elle eut pour la première fois l'idée
qu'il pouvait être sorti; mais ce désappointement lui fut épargné, et le
domestique, accoutumé aux visites parfois singulières qu'attiraient à
son maître les œuvres dont il s'occupait, l'introduisit dans la
bibliothèque où, pour la première fois, elle se trouvait en présence de
Séverin.

Une femme d'un certain âge, proprement, mais pauvrement vêtue à la mode
d'il y a dix ans, ce ne pouvait être qu'une solliciteuse, qu'elle quêtât
pour elle ou pour d'autres. Il approcha un fauteuil et s'informa
poliment du but de sa visite. Mais maintenant, l'ardeur de la pauvre
fille tombait. Ce qu'elle avait à dire était, après tout, difficile, et
elle eut peine à retenir les larmes qui venaient à ses yeux.

--Je serai heureux si je puis vous être utile, dit Séverin avec bonté.

Il avait l'expérience des quémandeuses, et constatait chez celle-ci un
embarras sincère.

Elle prit son parti.

--Il faut d'abord que je me nomme, monsieur.... Je suis la sœur du curé
de Boulommiers, et voici la carte de mon frère, ajouta-t-elle en
fouillant dans son sac de mérinos noir. Ce n'est pas lui qui me l'a
remise, d'ailleurs, il ignore ma démarche, et peut-être l'aurait-il
blâmée....

--Je n'ai pas eu l'honneur de vous voir quand je suis allé au
presbytère, dit Séverin, dont la politesse s'accentua; mais Mlle de
Coatlanguy m'a souvent parlé avec une sincère affection de sa bonne
tante Mélanie.

Elle rougit de plaisir, flattée de penser qu'il se souvenait de son nom.

--Et moi, monsieur, je prie souvent pour vous. Mon frère a été si
reconnaissant du don généreux qui a suivi votre visite à Boulommiers! Il
lui a permis d'acheter une chasuble violette, et de placer à
l'orphelinat la fille de notre bedeau, qui venait de mourir.

Il sourit; mais ce qu'elle venait de dire lui remit en mémoire l'objet
de sa visite, et elle devint nerveuse.

--Je vais vous sembler bien audacieuse et bien indiscrète, monsieur....
Votre bonté devrait vous épargner des demandes comme celle que je vais
vous adresser.... Et cependant, il s'agit de... ma nièce, ou plutôt de
ceux à qui elle tient de près....

Il écoutait avidement et, voyant qu'elle s'arrêtait, il l'encouragea.

--Ne craignez rien, mademoiselle, je ne vous trouverai pas indiscrète.

Elle le regarda d'un air désespéré.

--Alors, dit-elle très vite, voulez-vous nous prêter cinquante francs
pour que mon frère aille en Bretagne? Mon cousin Hervé est très malade,
et il faudrait réconcilier son frère avec lui....

Séverin ne comprit pas très bien; d'ailleurs, un seul mot l'avait
frappé.

--M. Lebreton est très malade! répéta-t-il, pensant à l'isolement
terrible de Léna.

--Il ne se doute pas du danger, ni sa fille non plus; c'est une comtesse
qui écrit au curé.... Alain, le frère d'Hervé, a refusé de le voir
jusqu'ici.... Peut-être les lettres seraient-elles impuissantes; mais on
ne résiste pas à la parole d'un prêtre, d'un parent, n'est-ce pas,
monsieur?... Si mon frère pouvait partir, je suis sûre qu'il toucherait
le cœur d'Alain. Mais nous n'avons pas l'argent nécessaire.... Alors
j'ai pensé que vous voudriez bien nous le prêter.... Votre adresse était
imprimée sur la lettre que vous aviez écrite à mon frère.... Excusez-moi
d'être venue....

Séverin prit ses mains avec chaleur.

--Vous ne pouvez comprendre quelle reconnaissance j'éprouve! dit-il. Je
savais la santé de votre cousin très atteinte, et l'isolement de sa
fille est navrant.... Certes, il faut donner à ce pauvre père une
dernière joie! Laissez-moi non pas prêter, mais offrir à M. le curé,
pour ses œuvres (ceci en est une, et bien belle!), une somme qu'il
emploiera à son gré.... J'insiste pour qu'il ne fasse pas ce voyage en
troisième classe. Le temps presse, d'ailleurs, et les rapides n'en
comportent pas.... Et si j'osais vous demander, en implorant la faveur
de me charger des frais du voyage, d'aller aider à consoler cette pauvre
fille!...

Vraiment, il semblait demander une grâce! Mélanie rougit d'émotion.

--Il ne faut pas l'inquiéter, dit-elle sagement. Si elle avait besoin de
moi, j'accepterais simplement, pour l'amour d'elle, ce que vous
m'offrez, mais je suis nécessaire ici.

Il ouvrit rapidement un tiroir, prit un billet et attira à lui une
enveloppe. Mais elle avait eu le temps de voir un chiffre énorme,
éblouissant, qui dansait devant ses yeux ébahis.

--Monsieur!... Mille francs!... Vous vous trompez peut-être! Non? Mais
c'est trop! La vingtième partie suffirait pour le voyage!

--Eh bien! le bedeau défunt a peut-être laissé d'autres orphelins, dit
Séverin avec le rare sourire qui le rajeunissait. Ne me remerciez pas,
de grâce! ajouta-t-il vivement. C'est moi, encore une fois, qui vous
dois de la reconnaissance pour m'associer à cette œuvre.

Et, donnant ordre à son domestique d'aller chercher une voiture, il y
installa lui-même la pauvre fille qui fondait en larmes.

       *       *       *       *       *

Deux heures plus tard, le presbytère était sens dessus dessous. Le curé,
épongeant son front humide, adressait des recommandations à son vicaire,
tout en suivant de l'œil les mouvements de Mélanie, qui préparait une
valise. Bien avant l'heure, il était à la gare Montparnasse, ne quittant
pas du regard le wagon dans lequel sa valise et son parapluie marquaient
sa place. Mélanie l'avait accompagné, cachant héroïquement la
souffrance, le supplice de Tantale que lui était la vue de ce train de
Bretagne.

--Si tu étais venue aussi.... murmura le prêtre, défaillant devant la
peine qu'il devinait sous ses recommandations fiévreusement gaies.

--D'abord, j'ai le catéchisme des enfants de la laïque, répondit-elle
d'un ton péremptoire. Et puis, en conscience, nous ne pouvons rien
prendre pour mon plaisir sur l'argent de ce bon monsieur.

Le curé courba la tête. On ferma les portières. Encore agile, il sauta
dans le wagon, et serra la main de sa sœur.

--Prie bien pour le succès de ma visite, dit-il, penché à la portière.

Elle eut encore le courage de lui sourire. Mais quand le train précipita
sa marche, quand elle ne vit plus flotter le mouchoir rouge qu'agitait
son frère, son sourire s'effaça.

«Prier! pensa-t-elle. Oui, mais souffrir aussi!»



XXXVIII


Un joyeux dimanche de juin.

Les cloches de Lanrouara s'ébranlent dans l'air tranquille, les paysans
en habit de drap se pressent sur les routes, échangeant de tranquilles
bonjours. Loïzik n'est pas de «grand'messe» mais le maire et son fils se
dirigent vers l'église.

--Il faudrait inviter le recteur à dîner, Goulven, dit Alain, prenant le
sentier du presbytère. Loïzik a mis la viande et le fars au four, et
elle m'a bien recommandé de ramener le recteur.

Loïzik est maintenant Mme de Coatlanguy, et elle a pris
insensiblement, aux yeux de son beau-père, une importance nouvelle. Elle
dirige le ménage sans contrôle, et il s'incline volontiers devant son
bon sens, surtout maintenant qu'elle a moins peur de lui.

--Voilà devant nous, dit le maire, s'interrompant tout à coup, un pauvre
prêtre bien fatigué.... Il arrive de la gare, sans doute; il ne savait
pas que la carriole ne fait pas de service, le dimanche....

Bien las, en effet, le curé de Boulommiers arrivait à pied, à jeun,
surmontant sa fatigue pour célébrer sa messe. Il arriva au presbytère le
premier, sans s'apercevoir que d'autres visiteurs le suivaient de près.

Le maire souleva le loquet de la porte, et entra tout droit dans la
cuisine.

--Hé! Marie-Yvonne, je voudrais dire un mot au recteur.

--M. le recteur est avec un prêtre étranger qui veut dire sa messe tout
de suite.... Les voilà qui sortent par la petite porte du jardin.... Il
n'y a pas beaucoup de temps avant la grand'messe.

--Alors, faites-lui ma commission, je l'attends à dîner, sans faute.

--Mais il y a le prêtre étranger, Monsieur le maire!

--Qu'il l'amène, la table est assez grande! Viens-tu, Goulven? Il faut
que j'aille donner des signatures à la mairie, avant la messe....

Le maire expédia ses affaires, et entra dans son banc comme le dernier
son tintait. Dans une stalle, faisant son action de grâce il y avait un
prêtre en surplis, dont la tête grisonnante était tournée vers l'autel.

La messe commença; le recteur monta en chaire pour le prône, puis
annonça à ses paroissiens qu'un prêtre du pays, absent depuis de longues
années, demandait à leur dire quelques mots.

Il y eut un remous parmi les têtes chevelues et les coiffes blanches,
une curiosité évidente, des murmures échangés.

Les yeux perçants du maire s'attachèrent sur le visage aux traits
maigres et accusés du prêtre qui, les yeux baissés, suivaient le bedeau
vers la chaire.

Il eut un battement de cœur.

--Goulven, murmura-t-il, poussant le coude de son fils, j'ai dans l'idée
que c'est mon cousin Yves Ledu!

Goulven, vivement intéressé, regarda le prêtre qui, maintenant,
apparaissait en chaire, et promenait sur l'auditoire deux yeux d'un bleu
clair, en ce moment voilés par les larmes.

--C'est lui, j'en suis sûr! dit le maire, qui avait légèrement pâli.

Les murmures s'étaient tus, et chacun attendait avidement que le prêtre
parlât.

Il commença, en langue bretonne, bien entendu, avec une légère
hésitation, mais correctement, sans guère chercher ses mots:

    «Mes frères,

»Ce mot, qui est doux à mes lèvres, est l'expression de la vérité. Vous
n'êtes pas seulement mes frères comme fils de l'Église, ma Mère, mais
encore parce que la même terre nous a enfantés, vous et moi; parce que
nos yeux, en s'ouvrant à la lumière, ont vu les monts d'Arrez, et que
c'est dans la même langue que nous avons dit notre première prière. J'ai
été élevé parmi vous. Ceux qui, autour de moi, ont des cheveux gris,
sont mes amis d'enfance.... Et votre recteur et moi, nous avons senti
ensemble naître notre vocation. Si je vous ai quittés, c'est qu'on
demandait des prêtres dans un pays stérile, qui n'en produit pas comme
celui-ci. Vous autres, vous êtes fiers de donner à Dieu des fils qui
reviennent vous évangéliser. Là-bas, «la moisson est grande, et il y a
peu d'ouvriers.»

»J'avais fait à Dieu le sacrifice de mon pays. Il permet que je le
revoie: qu'il soit béni! Mon cœur est gonflé de joie, et vous
m'excuserez de parler imparfaitement la chère langue que, cependant, je
n'ai pas oubliée, et dont les mots, je le sens, se presseront sur mes
lèvres quand j'invoquerai Dieu sur mon lit de mort.

»J'étais votre ami, je reviens comme votre père, et puisqu'il m'est
permis de vous parler, je veux vous dire le salut du bon Maître à ses
disciples, à ses amis, quand, après avoir disparu à leurs yeux dans la
mort, il se montra de nouveau à eux: «La paix soit avec vous!»

»La paix, c'est le premier des biens. Je vous souhaite, du fond de mon
cœur profondément ému, d'abord la paix avec Dieu, dans sa grâce, dans la
soumission à sa volonté, dans l'acceptation du travail et des peines,
dans la fréquentation des saints sacrements.

»Puis la paix dans vos familles. Qu'aucun sentiment amer, qu'aucune idée
de vengeance ou de rancune ne vienne altérer cette union que Dieu a
voulue, dont il a donné l'exemple dans la sainte maison de Nazareth, et
dont il fait la condition de l'avenir même des races et des familles:
«Toute maison divisée contre elle-même périra», parce que dans la
division il y a un germe de mort pour les foyers aussi bien que pour les
âmes.

»Enfin, la paix avec vous-mêmes, dans l'intime de votre conscience, la
paix qui ne peut régner que dans les cœurs soumis à la loi de Dieu, à la
loi d'amour, dans les cœurs qui ont rejeté toute amertume, tout
ressentiment.

»Et si, dit Notre-Seigneur, faisant votre offrande à l'autel, vous vous
souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre
offrande devant l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre
frère; ensuite, vous reviendrez faire votre offrande.»

«Et, après cette vie ainsi écoulée dans la paix du Seigneur, celui qui
n'est qu'un passant parmi vous, mais dont la pensée habite vos
montagnes, vous souhaite la lumière et la paix sans fin du paradis!»

Il y avait des pleurs étouffés dans l'humble assemblée. Ces âmes
primitives avaient senti passer un grand souffle d'amour, ces rudes
natures avaient vibré sous le choc de cette émotion profonde. Le nom du
curé circulait déjà parmi la foule, et quand la grand'messe finit, la
petite sacristie fut envahie par tous ceux qui voulaient lui parler et
lui serrer la main.

Et le maire?

Les premières paroles du prêtre avaient été droit à son cœur de Breton.
Puis, soudain, il avait été atteint en pleine conscience par ces paroles
de paix qui lui semblaient dites pour lui. Une révolte se mêlait
singulièrement au remords mal assoupi qu'elles éveillaient. Après tout,
il avait pardonné à son frère, puisqu'il lui avait jadis envoyé de
l'argent! Le revoir n'était pas une obligation: il était si sûr qu'ils
ne pouvaient plus s'entendre! Cependant, les paroles du livre divin
étaient formelles: il n'était pas commandé de faire un don à son frère,
de lui accorder un pardon fictif, mais _d'aller_, et de se réconcilier
avec lui....

Le trouble de ses pensées et le ressentiment qu'il éprouvait contre le
curé retinrent son élan. Il attendit que les paysans eussent quitté la
sacristie, et s'avança alors, non sans une certaine répugnance, suivi de
son fils.

Mais quand il vit briller de bonheur les yeux clairs qui, dans ce visage
vieilli, demeuraient les mêmes qu'il se rappelait éclairant une figure
d'enfant, quelque chose en lui se fondit tout à coup, et il oublia son
impression désagréable pour tomber dans les bras de son ami.

--Ainsi, après tant d'années, tu arrives sans crier gare! Et tu ne viens
pas d'abord chez moi!

--Il y avait ma messe.... Mais je suis si heureux, Alain, je vais revoir
le Coatlanguy avec tant de bonheur!

--Voici mon fils Goulven.... Tu vas voir sa femme, Loïzik Le Braz, ta
nièce aussi.... Si tu restes quelques jours, je te ferai faire la
connaissance de mon fils, le notaire. Et puisque tu n'as pas trouvé le
moyen de venir marier ce garçon-là, il faudra que tu t'arranges pour
faire un baptême, si Dieu bénit notre foyer.

--Ah! j'en serais trop heureux, mon ami!... Goulven ressemble à sa
défunte mère.... Oui, oui, j'aimerais à revenir; mais les voyages
coûtent cher....

--Pas à toi, dit brusquement le maire, car je te le paierais, et même à
Mélanie.

Le pauvre curé crut étouffer de joie.

--Alors, si Loïzik devient mère, et si Monseigneur permet une seconde
absence... dit-il d'une voix, étranglée.

Il passa son bras sous celui de son cousin, et les paysans souriaient à
les voir s'en aller ainsi, grands tous les deux, encore robustes, avec
leurs figures accentuées, burinées de rides, mais gardant la jeunesse du
regard.

--Goulven, dit le maire, reste attendre le recteur, qui prolonge son
action de grâces.... Nous allons prendre la traverse, et faire une belle
surprise à Loïzik, qui entend toujours parler de son oncle le curé, et
qui va être bien contente....

Le prêtre avait oublié l'objet de sa venue. Une joie telle gonflait son
cœur, qu'elle en était presque douloureuse. Il foulait donc encore sa
terre natale! Son œil ravi errait sur les ajoncs éclatants.... Les
nappes jaunissantes du froment ondulaient sous une brise fraîche, le
thym couvrait les pentes arides des monts, et au bord du sentier, un
ruisseau très clair clapotait rudement sur des pierres noires et lisses.
Au-dessus de sa tête s'étendait ce cher ciel breton, d'un bleu si pâle,
si doux, à nul autre semblable, traversé de minces traits blancs, comme
des coups de pinceau.... Le soleil brillait sur tout cela, prêtant de
l'éclat à ces tons ternes, une richesse apparente à cette terre stérile
qui, elle aussi, semblait se faire belle pour fêter le retour de son
prêtre, et enfin les cloches qui sonnaient l'Angélus avaient l'air
d'annoncer qu'il était revenu....

Il regarde avidement le vieux manoir.... Oui, oui, il est bien tel qu'il
le gardait dans son souvenir, seulement il lui semble plus petit. La
coiffe blanche de Loïzik, que Goulven a appelée joyeusement, met une
tache sur la muraille grise, et il croit voir sa sœur avant qu'elle eût
été forcée d'adopter ses pauvres chapeaux de paille noire....

Il entre d'abord dans la cuisine où le feu, qui rougeoie gaiement, mire
ses flammes claires dans les bassins de cuivre jaune suspendus aux murs.
Il respire l'effluve oublié de ce pot-au-feu rustique, rempli de légumes
frais et de viande savoureuse; il entend le pétillement du beurre sur la
poêle; il voit remuer lentement, sur le vieux tourne-broche mécanique,
les poulets qui se dorent devant le foyer.... Et tout cela est un
symbole, tout cela a une histoire, tout cela évoque pour lui un passé
disparu. Il revoit les vieux parents qui s'asseyaient sur les bancs de
chêne, les enfants bruyants qui sont devenus des vieillards ou qui ont
été, tout jeunes, ravis dans les demeures célestes.... Et enfin, quand
le recteur l'ayant rejoint, ils passent dans la «salle» et qu'on
l'invite à bénir la table où il s'était assis, petit enfant, ses yeux se
mouillent de larmes, et sa voix faiblit tout à coup....

Cependant, le joyeux tohu-bohu de l'arrivée se calme, et les questions
pressées, les nouvelles échangées, les souvenirs ravives, tout cela a un
terme. Le curé se rappelle maintenant qu'il n'est pas venu ici pour son
plaisir, qu'il y a à remplir une tâche pénible. L'espèce d'ivresse de
l'arrivée se dissipe, le souci qui le hantait revient l'envahir, et il
se reproche maintenant d'avoir pu oublier un instant le parent malade,
la jeune fille isolée dont il était venu défendre la cause.

Le maire aussi s'est calmé. Le petit sermon de son cousin lui revient à
la mémoire, ramenant une arrière-pensée, un ressentiment. Son orgueil se
cabre à l'idée qu'on a osé lui donner une leçon, fût-ce du haut de la
chaire, et il ne doute plus que le curé ne soit venu au Coatlanguy avec
un but arrêté: le contraindre à recevoir son frère.... Cela, jamais!

L'heure des vêpres, cependant, a sonné; de nouveau les cloches tintent
dans l'air tranquille; de nouveau, les groupes de paysans en habits de
dimanche se dirigent vers le bourg. Ce n'est pas encore le moment des
explications.

Ils s'en vont tous à l'église, et Loïzik trouve le moyen de rester un
peu en arrière avec le curé.

--Savez-vous si ma cousine Léna va bien? dit-elle, baissant la voix,
bien que son beau-père, qui cause avec le recteur, soit trop loin pour
l'entendre.

--Léna m'écrit quelquefois. Elle est toujours pieuse, dévouée à son
devoir, et le bon Dieu lui a procuré des amis.

--Alors, elle ne regrette pas le Coatlanguy? dit Loïzik, attristée.

--Oh! si, elle le regrette, bien plus même qu'elle ne s'y serait
attendue.... As-tu deviné que je suis ici à cause d'elle, ma fille?

Loïzik pâlit.

--Je l'avais pensé.... Mais mon père ne veut pas la revoir.... Ma pauvre
Lénik! Jamais elle ne reviendra, je le sais bien!

--Qui peut le savoir? Il y a des événements qui ouvrent les cœurs les
plus fermés, mon enfant.... Je suis venu dire à Alain que son frère est
très malade.... Pendant les vêpres, tu vas prier de tout ton cœur, et le
bon Dieu viendra à notre aide....

Le visage de la jeune femme s'était assombri. Pendant que le curé de
Boulommiers, revêtu de la plus belle chape qui fût à la sacristie,
chantait les vêpres que le recteur accompagnait sur l'harmonium, elle
pria, en effet, ardemment, pour sa chère cousine et pour cet oncle Hervé
qui devait être un si grand coupable....

Et ce fut au retour, dans le jardin du manoir, entre les troncs rugueux
des vieux pommiers, que le curé aborda la question poignante qui
l'amenait.



XXXIX


Décidément, un embarras pénible se glissait entre les deux cousins.
Alain était défiant; tout en fumant sa pipe de bruyère, il jetait sur
l'abbé des regards attentifs. Il se préparait à tenir tête à l'orage.
L'orage, si c'en était un, le prit par surprise.

--Alain, dit tout à coup le curé, posant la main sur la manche de drap
fin du maire, ton frère est très mal....

Alain sentit un coup au cœur, et regarda machinalement autour de lui
comme s'il cherchait, dans ce qui l'entourait, la confirmation de ce
fait inattendu. Mais c'étaient des souvenirs très anciens qui, soudain,
lui revenaient en foule.

Très malade.... A ce pommier, il voyait son frère, enfant, grimper
lestement en poussant des cris de victoire... Dans cette allée, Hervé
promenait un mouton favori dont les bêlements semblaient encore frapper
les oreilles du maire.... Sous ce vieux noyer, il dessinait des arbres
informes au milieu desquels s'élevait toujours la tourelle du manoir....

Très malade.... Comment pouvait-il être, maintenant? Vieilli,
naturellement, comme lui, comme Yves Le Du. Mais quels changements le
temps avait-il apportés en lui? Avait-il gardé ses traits fins, son
sourire un peu indécis? Ses cheveux, en blanchissant, étaient-ils restés
doux et bouclés?...

Toutes ces pensées traversèrent comme l'éclair l'esprit d'Alain, tandis
que, ainsi qu'un glas, les mots: _très mal_ les accompagnaient.

Il ne savait pas lui-même quelle expression d'angoisse troublait son
regard quand il le reporta enfin sur l'abbé.

--Comment le sais-tu? demanda-t-il avec une espèce de brutalité.

--Par une dame, amie de Léna. La pauvre petite l'ignore.

Une soudaine défiance contracta les traits du maire.

--Elle ignore que son père est malade! Allons, c'est un piège qu'on me
tend! Léna soignait toutes les maladies du bourg, et elle s'y connaît
encore, je pense!

--Il y a des désordres intérieurs qui déjouent l'expérience d'une jeune
fille: Hervé est atteint d'une maladie du cœur.

--On vit trente ans avec cela! dit le maire, ébranlé.

--Il ne vivra ni trente ans, ni trente mois! dit le prêtre avec fermeté.
Tu ne supposes pas que mon habit, à défaut de ma conscience, me permette
de te tromper, ni même d'être pris comme complice d'un mensonge! Je te
répète que ton frère est très malade, qu'un malheur est imminent, et je
te laisse te représenter ce que c'est que de mourir en terre étrangère,
laissant après soi une fille de vingt ans!

Une pâleur grise couvrait les traits du maire. Maintenant, c'était sa
mère qu'il revoyait toute jeune dans l'allée envahie par l'herbe, et à
son oreille retentissait cette phrase, entendue si souvent: «Alain,
tiens la main de ton petit frère...»

Il essuya son front, couvert de sueur froide.

--Il n'était plus un Coatlanguy... Il avait compromis son nom... J'avais
juré qu'il ne franchirait plus ce seuil! murmura-t-il dans une dernière
lutte contre son ressentiment.

--C'était un serment exécrable! dit le prêtre avec énergie. Tu l'as
d'ailleurs mal jugé, mal compris... Il a gardé l'âme d'un enfant...
Rejeté par ton cœur impitoyable, il a trouvé ailleurs la sympathie,
l'honneur, la gloire humaine, même... Il a illustré le nom de Lebreton
autant que ses ancêtres les batailleurs... Je ne te demande pas de lui
pardonner, mais de réparer ton injustice!

Une sorte de majesté transformait ce prêtre timide, et celui dont il
avait redouté la colère se courbait sous l'autorité sacerdotale qui
avait enfin raison de sa rancune.

Le maire regarda son cousin avec angoisse, et, pour la première fois de
sa vie, demanda humblement un conseil.

--Que faut-il que je fasse? Est-il en état de revenir... ici?

L'abbé soupira.

--C'est un trop grand voyage...

--Alors....

Son cœur battit si vite, si violemment, que toutes les glaces qui
l'enserraient se rompirent...

--Alors, partons ce soir, toi et moi, et allons l'embrasser!

Le prêtre ouvrit les bras en pleurant, et une étreinte pareille à celles
de leur enfance les réunit un instant.

Mais, presque aussitôt, le maire reprit possession de lui-même, et tira
sa grosse montre d'argent.

--Nous pouvons partir ce soir.... Loïzik nous fera manger un morceau, et
Goulven nous conduira à Morlaix pour l'heure de l'express.... Tu peux
venir avec moi, n'est-ce pas?

--Il faut que je télégraphie à Monseigneur, mais il ne me refusera
pas.... Écoute, Alain, c'est une grande dépense, mais je puis y pourvoir
en ce qui me concerne, grâce à la charité d'un ami généreux....

--Point d'aumône, je te prie, quand mon frère et moi sommes en jeu!
interrompit sèchement le maire. C'est moi qui t'emmène, et je peux, Dieu
merci, payer cette dépense!

Il revint vers la maison d'un pas vif. Sauf la pâleur qui demeurait sur
son visage, on n'eût pas deviné qu'il venait de subir un si profond
bouleversement. Il appela Loïzik de sa voix impérieuse:

--Prépare-nous un peu de soupe et de la viande froide, dit-il. Je pars
ce soir, avec l'abbé.

Elle le regarda, surprise et inquiète, sans oser l'interroger.

--Je vais très loin d'ici, reprit-il, s'efforçant de garder son
inflexion décidée, en Italie, à Venise.... L'abbé m'a apporté de
mauvaises nouvelles de... mon frère Hervé....

Loïzik tressaillit en l'entendant prononcer ce nom pour la première
fois.

--Oh! mon père!... Et Léna?...

Une soudaine émotion détendit les traits sévères d'Alain.

--S'il arrive un malheur, je la ramènerai, dit-il avec une douceur
soudaine.

Elle se mit à sangloter, et, oubliant sa réserve ordinaire et sa
timidité en face de son beau-père, elle se jeta à son cou d'un geste
passionné. Chose inouïe, il l'embrassa doucement au front. Mais, en
l'entendant murmurer d'une voix attendrie: «Pauvre petite Léna!» elle
comprit que ce baiser n'était pas pour elle....

Un peu plus tard, comme il revenait de donner des ordres en vue d'une
absence plus ou moins longue, il s'approcha de sa belle-fille qui, les
yeux rougis de larmes, préparait un repas sommaire, et lui dit d'un ton
bas, comme s'il voulait être entendu d'elle seule:

--Il est très mal.... Mais tant qu'il y a vie, il y a espoir, et les
médecins peuvent se tromper, n'est-ce pas, ma fille?

--Oh! oui! dit-elle avec, ferveur.

--S'il guérit, ou tout au moins s'il va mieux, je compte l'amener
ici.... Dès demain, tu prépareras la chambre où nous couchions jadis,
lui et moi, celle où est le grand bahut aux Apôtres.... Que le lit soit
bon, la chambre aérée.... Tu y mettras le petit portrait de ma mère, et
son vieux crucifix.... Et puis....

Il rougit soudain sous la couche de hâle qui couvrait sa figure, et
acheva avec effort:

--Et puis... les artistes ont des idées.... Il aimait les fleurs....
Vous autres, jeunes femmes, vous savez arranger les bouquets. Les roses
vont fleurir.... Ça lui plaira....

Après ces recommandations extraordinaires, il reprit son air impassible
et son ton bourru. Seulement, en lui disant adieu, au moment de monter
en voiture, il murmura encore:

--Je t'aime bien, Loïzik; mais quand Léna sera là, il me semble que je
t'aimerai encore davantage!

Il prit donc le train de Paris, dans sa veste à boutons, portant son
grand chapeau à boucle d'argent et à rubans de velours. Goulven,
craignant pour lui la fraîcheur des nuits, l'avait contraint à emporter
un manteau doublé de peau d'agneau blanche et frisée.

Il fit des signes d'adieu à son fils aussi longtemps qu'il le vit; puis,
reprenant sa place, tendit la main au curé.

Dieu te bénisse, Yves! Tu as bien fait de venir!



XL


Léna commence à s'inquiéter. Ce n'est pas que son père souffre, ni qu'il
y ait des crises, ni que le mal procède par secousses apparentes. Il
avance si lentement, au contraire, si sournoisement, que, pour
l'apercevoir, il faut se reporter en arrière, et constater que le pauvre
cher père ne peut plus faire ce qu'il faisait il y a un mois... quinze
jours... une semaine. Quelquefois, la vie paraît suspendue, le cœur
s'arrête; mais cela ne dure pas, et la belle figure d'Hervé, de plus en
plus sereine, n'en est pas sensiblement altérée.

Il ne descend guère plus, parce que les étages sont trop hauts. La
comtesse Bolomei, cependant, envoie de temps à autre ses gondoliers,
deux hommes souples et robustes, qui l'enlèvent comme un enfant, et le
portent dans la gondole que surmonte maintenant une tente légère, ornée
de franges. A demi couché sur les coussins, il revoit les beaux vieux
palais qu'a caressés son pinceau, les ombrages du Lido, les méandres que
forment les étroits canaux entre leurs murailles de marbre.

Quelquefois, il est plus fort; alors il se traîne sous les galeries des
Procuraties, effleure du regard les belles choses qu'il aimait: les
marbres, les verreries, les perles, les dentelles; puis il s'assied avec
Léna au café Florian, la force à prendre des glaces, et se réjouit
d'entendre les étrangers admirer sa saine et fraîche beauté.

Il ne se croit pas très malade. Après avoir dit que la chaleur le
guérirait, il prétend que c'est la chaleur qui le fatigue. Cependant, il
aime à voir souvent, plus souvent qu'autrefois, un capucin, un vieil
ami, le Padre Matteo, dont il aime la parole poétique et imagée, et
aussi la belle figure basanée, avec sa longue barbe blanche et la
couronne monacale qui ceint d'argent son front.

--Padre, je ferai votre portrait, dit-il gaiement, et quand vous serez
canonisé, le souvenir de votre peintre se mêlera à votre culte.

Mais, en regardant ses doigts diaphanes qui tremblaient légèrement même
en tournant les pages d'un livre, Léna commençait à se demander s'il
peindrait jamais encore....

Le sentiment de son isolement prenait une forme désolée. Elle résolut
d'écrire à l'abbé Le Du et même à son oncle. Qui sait s'il ne se
laisserait pas toucher? Qui sait si l'air natal ne ranimerait pas cette
vie usée?

Elle voulut mettre cette tentative sous la protection aimée de la
Madone, et entra à San-Marco. Il y avait des touristes dans l'église,
mais ils n'étaient ni bruyants, ni irrespectueux. Les uns, sous la
conduite du custode, admiraient la _Pala d'oro_ avec ses innombrables
pierreries; les autres, tranquillement assis, regardaient à loisir les
mosaïques représentant des scènes bibliques qui ressortaient, vives et
fraîches, sur leur fond d'or éclatant au-dessus des murs sombres en
marbre rouge. Elle s'agenouilla devant l'image antique de la Nicopeja,
et pria avec une ferveur soudaine, presque inspirée, et si vive qu'elle
épuisa presque ses forces.... C'était un dimanche, à l'heure des vêpres,
juste au moment où Loïzik mouillait de ses larmes l'accoudoir du vieux
banc de famille, et où la voix tremblante de l'abbé Le Du entonnait le
_Deus in adjutorium meum intende_....

La soirée fut très douce. Comme son père sommeillait, tranquille, dans
son fauteuil, Léna alla vers la fenêtre ouverte, regardant vaguement le
mouvement du quai, où les groupes joyeux passaient, les uns causant, les
autres chantant. Les femmes, nu-tête, portaient avec une grâce
majestueuse leurs longs châles traînants, les enfants s'appelaient, les
gondoles glissaient sur l'eau sombre, et la coupole de la Salute
ressortait, harmonieuse, sur un fond de ciel orangé.

Comme elle reportait son regard au-dessous d'elle, elle vit un homme
d'une taille élevée, arrêté devant la maison et les yeux levés vers la
fenêtre; elle tressaillit: elle venait de reconnaître Séverin.

Mais il ne monta pas. Seulement, Léna éprouva un secret et étrange
réconfort en sachant tout près cet ami fidèle.

A son réveil, un télégramme lui fut remis. Il était daté de la veille,
signé de l'abbé Le Du, et singulièrement long pour les habitudes
économiques du bon prêtre.

«Ai décidé Alain à réconciliation. Arriverons après-demain mardi, trop
tard. Vous verrons mercredi matin.»

Elle dut relire cette nouvelle inattendue, stupéfiante, pour se
persuader que c'était vrai, qu'elle ne rêvait pas, que ses deux oncles
seraient là la nuit prochaine, que les deux frères allaient oublier leur
longue séparation.... Oh! c'était trop beau, trop doux!... Dieu, qui
voulait lui laisser savourer cette joie, permit qu'elle ne s'inquiétât
pas de cette soudaine arrivée, même de la venue du curé. Mais elle se
souvint de la prière incroyablement ardente faite la veille, et remercia
la Mère si tendre qui rendait la paix à leur famille.

Quand elle entra chez son père, il avait l'air plus animé qu'à
l'ordinaire.

--Figure-toi, Léna, dit-il, que j'ai vu ma mère en rêve....

Sans savoir pourquoi, elle tressaillit.

--C'était dans une allée de notre jardin. Comme à chaque printemps,
l'herbe envahissait cette allée, et il y avait de petites marguerites
serrées comme des gouttes de lait. Ma mère me regardait courir, et comme
Alain venait au-devant de moi, elle lui dit, dans le rêve, comme elle
disait jadis: «Tiens la main de ton petit frère....»

Il soupira, et ajouta doucement:

--Ah! le printemps de la vie, _la primavera della gioventù_ est passé,
et les fleurs avec lui; mais c'est quand la route devient sombre et
qu'on approche du but, qu'on voudrait s'appuyer sur les siens.... Pauvre
Alain! Il ne pressera plus la main de son frère.... Et peut-être
regrettera-t-il un jour d'avoir été si impitoyable!

Léna s'assit près de lui.

--Cher père, que diriez-vous si j'avais une bonne, très bonne nouvelle à
vous annoncer?

Il la regarda avec un mélange de surprise et d'espoir, et, sa pensée
s'éloignant de son frère pour revenir à une autre chose qui le hantait,
il dit:

--M. de Salles est revenu?

Léna s'effraya presque. Était-ce une espèce de divination ou de seconde
vue qui semblait l'avertir de la présence de ceux qui occupaient son
esprit? Cette lucidité, ou cet effet de télépathie, signifiait-il un
changement dans son état?

--Je crois, en effet, que M. de Salles est arrivé, répondit-elle avec un
peu d'effort; je suis à peu près sûre de l'avoir vu, hier soir, de ma
fenêtre.... Mais c'est autre chose, c'est une vraie joie que j'ai à vous
annoncer.

--Celle-là en serait une! dit-il presque bas.

Elle ne parut pas l'entendre, et reprit avec une affectation de gaieté:

--Je ne vous disais pas, de peur de vous agiter, que le bon curé de
Boulommiers rêvait toujours de vous réconcilier avec l'oncle Alain....
Eh bien! il est si bon, si pieux, ce cher curé, qu'il devait réussir....
Père, s'écria-t-elle, le voyant se soulever haletant, il faut être
calme.... La joie ne doit pas vous faire mal!... Eh bien! oui, il a
réussi!

Un ravissement soudain prêta une beauté et une jeunesse nouvelles au fin
visage d'Hervé. Léna ne put s'empêcher de sentir une ombre de jalousie:
même lorsqu'elle était arrivée, elle ne l'avait pas vu ainsi.

--Alain! Il veut bien me revoir! murmura-t-il avec une douceur extasiée.

--Il reconnaît ainsi qu'il a eu des torts envers vous! dit Léna
vivement. Mais vous savez que quand il a décidé une chose, il ne sait
pas attendre.... Et, ajouta-t-elle, mesurant ses paroles à la force de
celui qui l'écoutait, vous serez heureux, mais non pas surpris de savoir
que... qu'il va arriver, et qu'il voudra vous emmener au Coatlanguy....

--Alain arrive! répéta Hervé, appuyant la main sur ce pauvre cœur dont
les battements redevenaient irréguliers. Comment le sais-tu Léna?

--Par un télégramme; mais moi, j'étais préparée à cette surprise,
puisque je savais tout ce que tentait l'abbé....

Il voulut voir la dépêche.

--Demain soir... trop tard.... Non, Léna, s'écria-t-il d'un ton décidé,
il ne faut jamais remettre ce qui est heureux. Je ne dors guère la nuit,
et je veux embrasser mon frère le soir même.... M. de Salles ira le
chercher. Car il va venir, je pense? Ne pourrais-tu le faire demander?
Il doit être à son ancien hôtel.... Et puis, Léna, il faut voir la
signora Livori; je sais qu'il y a des chambres libres dans la maison....
Tu les arrangeras toi-même... Ou plutôt....

Il saisit la main de sa fille, et la regarda d'un air suppliant.

--Nous dormions l'un près de l'autre quand nous étions enfants.... Cette
chambre est grande et aérée.... Fais-y mettre un lit pour Alain, je t'en
prie! Il doit, lui, avoir gardé son sommeil de terrien, et j'aimerais à
le regarder dormir....

Quelque chose que Léna ne définissait pas l'empêchait, non pas
seulement de refuser, mais de discuter les désirs de son père.

Elle appuya ses lèvres sur ce front dont le bonheur semblait avoir tout
à coup effacé les rides; puis, prenant une des cartes d'Hervé, elle y
traça ces mots au-dessous de son nom: «Serait heureux de voir M. de
Salles.»

Giuseppa fut priée de se presser pour porter cette carte à l'hôtel
voisin.

Depuis la réception du télégramme, Léna avait l'impression de vivre dans
l'irréel. Quelque chose en elle était changé, ou plutôt, c'était sa
manière de sentir. Concentrée dans l'attente du grand événement qui
réunissait enfin les deux frères, préoccupée de la manière dont son père
supportait physiquement des émotions presque joyeuses, elle s'étonna
presque de revoir Séverin sans éprouver d'embarras, comme s'il n'y avait
pas eu entre eux cette étrange demande et ce cruel refus.

Lui aussi savait tout: il correspondait par le télégraphe avec l'abbé Le
Du, et il accepta avec empressement d'aller chercher à la gare les
voyageurs si impatiemment attendus.

Il s'installa près d'Hervé pendant que Léna s'occupait des préparatifs
nécessaires, et elle lui fut reconnaissante de l'action bienfaisante
qu'il exerçait sur le malade. En effet, son père était heureux sans
agitation et cherchait à prévoir, avec un plaisir enfantin quelles
seraient les impressions de son frère en arrivant à Venise.

--Songez qu'il n'est jamais allé plus loin que Rennes! disait-il
gaiement. Imaginez sa surprise en traversant Paris, puis en voyant des
montagnes, et enfin en se trouvant dans cette ville unique, comme en un
rêve. Les natures primitives comme la sienne sont profondément sensibles
aux impressions neuves. Je regrette de ne pouvoir assister à son
arrivée; mais je compte bien le promener en gondole.

La journée s'écoula rapidement dans cette douce attente, et le
lendemain, à son réveil, il accueillit sa fille avec un sourire très
doux.

--C'est ce soir, Léna!...

Il paraissait vivifié par ce bonheur. Sa jeunesse semblait revenir avec
son frère et, comme Léna se trouvait seule un instant avec Séverin, elle
le regarda avec une expression d'espérance.

--Ne trouvez-vous pas mon père bien mieux... presque comme autrefois?...
S'il pouvait partir pour le Coatlanguy!

--La joie est un grand médecin, répondit-il, sans avoir le courage de
lui ôter confiance.



XLI


Et l'heureux moment est arrivé. Séverin est parti pour la gare, et Léna
fait tout ce qu'elle peut pour maintenir son père dans le calme. Elle
s'étonne que ce soit si facile, et il en est effet surprenant que cette
nature ardente et nerveuse supporte avec sérénité une joie aussi
profonde, aussi inattendue.

--Léna, dit-il tout à coup avec un sourire, penses-tu que je vais
revoir mon frère dans sa veste de drap, avec sa ceinture de coton lilas
et son grand chapeau?

--Certes oui, père! S'agirait-il d'aller voir un roi, l'oncle Alain ne
renierait jamais son costume... Et peut-être, ajouta-t-elle, hésitant
légèrement, peut-être, pour lui faire plaisir, aurais-je dû remettre le
mien...

--Non, répondit-il avec une décision très rare chez lui, non, Léna...
C'est le passé, il est clos! Tu es entrée dans une autre sphère, tu es
destinée à une autre vie, et dès la première heure, Alain doit le
comprendre!

Elle le regarda, un peu surprise.

--Tu pourras le remettre une fois, ce cher costume, ajouta-t-il, s'il te
plaît de te marier en Fouesnantaise, comme ta mère....

Elle ne discutait plus avec lui, et elle s'abstint de lui dire qu'elle
ne se marierait jamais. Mais cette parole lui avait causé une
involontaire souffrance...

Un silence presque absolu régnait maintenant sur la Riva, où passaient
seuls quelques promeneurs tranquilles. Les gondoles se faisaient rares
sur le canal, et les cloches des églises sonnant les heures étaient
entendues clairement dans ce grand calme de la nuit.

Hervé commença tout à coup à s'agiter légèrement. Il s'était assis dans
son atelier, et il demandait toujours plus de lumière. Il se levait pour
aller à la grande fenêtre d'où il voyait glisser les petites lueurs sur
l'eau, pour inspecter la table du souper, à laquelle Léna avait donné un
air de fête. Il regarda sa fille, et parut satisfait: elle avait sa robe
de drap noir, avec un de ces grands cols brodés qu'il aimait à lui
voir. Il alla vers un long tube de verre émaillé dans lequel baignaient
des roses. Il en choisit une d'un rouge éclatant, et l'attacha à son
corsage sans qu'elle protestât: elle était une part du décor qu'aimaient
ses yeux d'artiste.

Et enfin, l'attente eut un terme, et Séverin, étant monté le premier en
messager, entra dans l'atelier et alla serrer la main du peintre.

--Ils sont là, et votre frère est plus ému encore que vous, dit-il
gaiement.

--Cher Alain!...

Hervé se leva pour accueillir son frère, le chef de la famille.... Les
deux frères se trouvèrent tout à coup en face l'un de l'autre,
hésitants, éperdus, cherchant désespérément à se reconnaître.... Sur ces
visages changés, vieillis, quelque chose demeurait, cependant, du passé:
c'étaient les yeux, pareils de couleur, divers d'expression, toujours
comme autrefois. Mais soudain, la même tendresse passionnée s'y peignit,
prêtant à Hervé une énergie inaccoutumée, à Alain une émotion presque
féminine.... Un moment, ils se ressemblèrent. Et ils s'étreignirent avec
une joie poignante, pendant que Léna pleurait silencieusement.

...Quelques minutes se sont écoulées, Hervé est de nouveau assis dans
son fauteuil, maintenant très calme. Seulement, ses traits se sont tirés
et amincis. Alors, Alain cherche autour de lui, et reste un instant
saisi de surprise, peut-être de désappointement, en voyant Léna venir à
lui. Mais il a compris, lui aussi, qu'il faut accepter l'irrévocable.
Après l'avoir embrassée, il la regarde d'un œil perçant.

--Ah! c'est, du moins, ta robe d'autrefois!

--Et demain, je mettrai ma mante pour sortir avec vous, oncle Alain!

Il l'aime chèrement, et la pensée de la revoir a allégé les longues
heures de voyage; cette tendresse secrète était, jusqu'ici, le défaut de
cette cuirasse de fermeté, de sévérité dont il était revêtu. Et
cependant ce n'est pas elle qui l'absorbe, qui le passionne en ce
moment. Il n'a d'yeux que pour ce frère retrouvé; il s'assied près de
lui, et il prend sa main transparente dans ses mains robustes et
rugueuses à lui, avec la vague idée de lui communiquer de la vie, de la
force, un fluide sauveur.

--Comme tu as supporté ce long voyage! dit Hervé avec admiration. On
dirait que la fatigue n'a pas de prise sur ton corps de fer! Et ce cher
Yves!... Ses travaux, à lui usent plus, je pense, que le labeur de la
terre....

--Oui, mais on remporte des victoires! dit le maire avec effort.

Il cherche un moyen de dire à son frère qu'il regrette le passé....
L'abbé, qui le devine, s'éloigne un peu pour causer avec Léna et
Séverin. Alors Alain se penche, une sueur venant à son front.

-C'est un doux, que l'abbé.... Mais il est dit que les doux posséderont
la terre.... Et il est venu remuer la terre inculte de mon cœur, de ce
cœur trop dur.... Il est prêtre, et nous devons l'écouter.... Tout est
oublié, Hervé? dit-il d'une voix que la honte et l'angoisse étranglent.

Hervé passe son bras autour de ce cou robuste.

--J'avais des torts, et tu avais des droits! dit-il doucement.

Mais cette douceur même acheva de briser le cœur altier du maire.

--Hervé! ne parle pas ainsi! Maintenant je vois clair! Dis-moi que tu ne
m'en veux pas!

--Mais je ne t'ai jamais blâmé, dit Hervé, dont les clairs yeux bleus
eurent une lueur de tendresse.

Alors, la tête sur l'épaule de son frère, pendant deux ou trois secondes
Alain pleura....

--Vous oubliez l'heure! dit l'abbé, se rapprochant. Pour moi je ne puis
prendre ma part des bonnes choses qu'a préparées Léna, car il y a
longtemps que minuit est passé, et je compte bien dire ma messe à
Saint-Marc; mais le maire a grand'faim, j'en suis sûr....

--Vous n'allez pas nous quitter.... Vous avez été si bon! dit Léna à
Séverin, qui prenait son chapeau pour partir.

Il la regarda.

--Faut-il vraiment que je reste?

--Oh! oui! Vous avez été pour nous le meilleur des amis!...

Encore une fois, il s'assit à sa table. Le curé causait avec Hervé, qui
ne prenait rien, et Léna prit place entre son oncle et Séverin. Un poids
était ôté de l'esprit du maire. Il lui semblait que de longues années de
rancune étaient supprimées de sa vie, et, trompé lui aussi en voyant son
frère debout, n'ayant d'ailleurs aucun point de repère pour constater
que la maladie l'avait changé, il s'abandonnait à la joie de le revoir,
au plaisir maintenant pleinement senti de retrouver sa nièce, et à la
satisfaction intime d'une conscience apaisée.

Il sympathisa tout de suite avec Séverin, dont l'abbé lui avait parlé
avec enthousiasme. Il lui exposa ses principes, le but auquel il avait
voué sa vie; puis, se tournant vers sa nièce, il lui demanda à
brûle-pourpoint si son père se plairait à la campagne.

--Car j'ai l'intention de vous ramener au Coatlanguy, naturellement!
ajouta-t-il. Si tu n'as pu être la «fille d'honneur» de Loïzik, c'est
toi qu'elle prendra comme marraine de son premier enfant, et Hervé aura
peut-être le même succès, en peignant un baptême breton, que les
journaux lui ont fait pour ton portrait en Fouesnantaise, Lénik....

Il allait inviter aussi Séverin dans un élan de cordialité; mais il se
rappela à temps ce qu'il leur en avait coûté d'introduire au manoir «un
monsieur de Paris,» et il retint à temps son invitation.

Il fut sensible à la pensée qu'avait eue Léna de lui faire des crêpes de
dentelle, et désigna d'un geste un panier posé près de la porte.

--Si précipité qu'ait été mon départ, ma fille, la bonne petite Loïzik a
pensé à toi. Il y a là du beurre frais et un gâteau.... Je crois que ce
n'est pas le premier envoi qu'elle te fait.... on ne me trompe pas
facilement, même quand il me plaît de fermer les yeux, dit-il en
souriant.

       *       *       *       *       *

Une heure après, il dormait sur son oreiller de laine. Appuyé contre les
nombreux coussins amoncelés sur son lit, son frère le regardait avec
ravissement.

Léna pria une partie de la nuit. Quant à Séverin, il ne se coucha même
pas, et demeura tranquillement à sa fenêtre, regardant briller les
lumières sur le canal, puis épiant au ciel les premières lueurs de
l'aurore.

De grand matin, la jeune fille conduisit à l'église le bon curé, qui
poussait à chaque pas des exclamations de surprise. Il tomba à genoux
au seuil de la basilique, pénétré d'une émotion profonde, presque
inattendue, puis se dirigea vers la sacristie, pour montrer son
_celebret_. Comme il revenait vers l'autel de la Nicopeja, revêtu des
ornements sacerdotaux, Séverin, sortant de l'ombre, dit un mot aux
choristes, et s'agenouilla sur la marche pour répondre la messe....

Tout cela était la réponse de la Sainte Vierge, de la Mère si tendre que
Léna avait invoquée. Mais elle ne savait pas encore le sens complet de
cette réponse, ni ce que signifiait, devant cet autel où elle était
venue, désolée et éperdue, la présence inattendue de Séverin.



XLII


La journée fut étonnement bonne; le docteur constata un relèvement de
forces inespéré, et avoua à Léna que, averti par Séverin et redoutant
pour son malade une émotion trop vive, il était venu, la nuit
précédente, sans vouloir d'ailleurs se montrer, pour le cas où une
subite défaillance se serait produite.

Hervé et Alain ne se quittèrent guère, et le curé était naturellement en
tiers dans leurs souvenirs. Ils revivaient leur enfance, ils redisaient
les noms des vivants, et rappelaient ceux des morts. Cela semblait
étrange à Léna de les entendre. Elle se rendait compte, non sans une
certaine mélancolie, que dans cette évocation d'un passé, elle n'avait
pas sa place, et que, malgré toute sa tendresse et son dévouement, elle
ne pouvait donner à son père l'inexprimable joie qu'il goûtait en ce
moment.

--Il faudra, dit tout à coup Hervé, s'arrachant à cette conversation si
douce, que Léna vous montre Venise.

--Oui, dit le maire gaiement, car nous ne pouvons prolonger notre
séjour,--ni Yves, qui est attendu par ses apaches et ses vauriennes, ni
moi, qui ai des ouvriers là-bas.... Mais naturellement, Hervé, je
t'emmène!

Léna, rougissant d'émotion, regarda son père. Il attachait sur Alain des
yeux un peu troublés.

--C'est bien loin! dit-il de sa voix douce et lassée. J'ai ardemment
désiré retourner chez nous, mais il me semble que le Coatlanguy est venu
à moi.... J'y ai vécu depuis hier.... Tout ce qui m'entoure s'est
transformé: il me semble que je vois devant moi nos grandes cheminées,
nos lambris de chêne noir, et nos poutres solides et tordues ondulant
au-dessus de ma tête.... J'entends les cloches de Lanrouara, et ma
mémoire me rend les chansons de nos jeunes filles battant le linge au
lavoir....

Le cœur d'Alain se serra.

--Tu ne me feras pas le chagrin de rester ici! Loïzik a déjà mis des
draps à ton lit, et les marguerites dont elle veut te faire des bouquets
seront vite passées.... Léna doit assister au pardon, et, pour une fois,
elle se mettra en Fouesnantaise, afin de plaire à son vieil oncle!

Hervé détourna brusquement son regard.

--L'été va me rendre des forces, dit-il d'un ton qui voulait être
confiant. Et alors, j'irai te retrouver.... Ou bien, tu me feras un
sacrifice, et tu attendras....

Attendre... quoi? Un frisson agita le maire.

Hervé regarda le curé, et reprit avec un accent léger, presque joyeux:

--Je veux guérir vite, naturellement.... Et j'ai résolu de m'unir aux
prières de ma chère fille.... Le docteur ne veut pas que je sorte le
matin.... Mais le bon Dieu descend vers les souffrants, et le Padre
Matteo viendra... demain; c'est arrangé avec Yves.

Il y eut un silence. Une lumière cruelle se faisait tout à coup en Léna.
Brusquement, le danger lui était révélé, un danger pressant, imminent,
que son père savait sans avoir voulu le dire. Elle contint, à force
d'énergie, le cri de douleur qui venait à ses lèvres, et essaya, comme
lui, de parler d'une voix calme et joyeuse.

--Oh! que c'est bien, père chéri! le Tout-Puissant médecin achèvera
votre guérison!

--Il faudra que ce soit dans l'atelier, ma fille.... Tu y mettras des
fleurs, tu allumeras la lampe antique en argent et les vieilles
torchères.... Je voudrais que tous ceux que j'aime fussent là....

Il la regardait avec des yeux qui la priaient, et répéta: «Tous!»

--Vous voulez dire.... M. de Salles, père? dit-elle avec effort.

--Oui, oui! C'est un vrai ami....

Il effleura d'un regard les visages consternés, contractés, qui
l'entouraient, et reprit avec sa douceur sereine:

--Souvenez-vous que le bon Dieu peut me guérir très vite, et que
j'assisterai peut-être au baptême de l'enfant de Goulven! Alain, j'ai à
te parler....

Alain s'approcha, et Léna, bien que son père parlât à voix basse,
surprit ses paroles.

--Je voudrais te dire quelque chose de mes collections et de mes
tableaux. Ce sera une petite fortune pour Léna, et M. de Salles te
donnera à ce sujet....

Elle ne put en entendre davantage. Elle s'enfuit de la chambre et entra
dans l'atelier, en proie à une douleur qui, enfin, éclatait en pleurs
désespérés.

Ainsi, c'était fini! A moins d'un miracle, elle allait perdre ce père à
peine entrevu! Elle ne se souvenait plus, en ce moment, des lacunes ou
des imperfections de cette nature un peu faible, qu'elle avait jugée
dénuée de profondeur.... Elle se rappelait seulement cette douceur
inaltérable, cet esprit facile et brillant, et ce courage passif qui lui
faisait dissimuler ses souffrances et jusqu'aux affres de la mort pour
lui épargner une angoisse.

Elle n'entendit pas la porte s'ouvrir, mais une impression subtile lui
révéla qu'elle n'était plus seule, et, levant vivement la tête, elle vit
devant elle Séverin de Salles.

Il était en pleine lumière, éclairé par le jour cru de la grande baie
ouverte, et elle remarqua malgré elle qu'il était très changé, de la
manière dont vous change non la fatigue ou la maladie, mais une
souffrance intime. Elle eut un élan vers lui, instinctivement sûre
d'être comprise.

--Je sais... oh! je sais maintenant qu'il va mourir!

Il n'essaya pas de la tromper. Il prit sa main, et attacha sur elle un
regard profond, animé d'une expression qu'elle ne lui avait pas connue.

--Je suis revenu parce qu'il me l'a demandé, parce qu'il savait ce que
vous alliez souffrir....

Elle essaya brusquement de retirer sa main, mais il la tint plus fort.

--...Et puis, reprit-il, il me semble que, maintenant, j'ai le droit de
me tenir avec vous à son chevet, de pleurer comme vous et d'adoucir vos
larmes, parce que....

Il s'arrêta, respirant plus vite....

--Parce que j'ai enfin vu clair en moi, et que le cœur que j'avais cru
mort vous aime chèrement, Léna, aussi ardemment qu'il a pu aimer aux
jours de ma jeunesse....

Cette fois, elle retira brusquement sa main et baissa rapidement les
yeux; mais une couleur plus vive s'étendit sur ses joues, et elle garda
le silence.

--Donnons-lui, reprit-il d'une voix qui, elle aussi, résonnait,
inconnue, à son oreille, donnons-lui la joie de voir réaliser ce qu'il
avait deviné.... Ce n'est pas profaner votre douleur, c'est adoucir ses
derniers jours, les illuminer.... Je ne puis penser que vous m'aimez;
mais si, moi, j'ai pu renaître à la vie, il y a dans mon âme assez de
puissance et de tendresse pour éveiller en vous le sens oublié du
bonheur....

Alors, elle leva lentement son regard vers lui, et soudain il y lut le
secret de son cœur.



XLIII


Un jour nouveau a lui.

Hervé n'a pas dormi, mais il dit en souriant qu'il n'a pas eu trop de
temps pour savourer ses bonheurs. Séverin est venu, de grand matin,
aider Léna à dresser un autel, et le malade suit d'un œil attendri leurs
préparatifs.

--J'aime à voir ce que j'ai aimé servir à cet usage avant d'être
dispersé.... C'est une part de la dot de Léna.

--La dot de Léna? répète Séverin. Mais non pour qu'elle l'échange jamais
contre de l'argent! Si Dieu nous écoute, nous jouirons avec vous de ces
trésors. Jamais ils ne nous quitteront.

Le peintre sourit, effleurant un instant du regard ce qui l'entourait,
puis il abaissa ses paupières et se recueillit en silence.

Alors le vieux capucin entra, et déposa sur l'autel improvisé le
Viatique sacré. Mais ce fut l'abbé Yves qu'il laissa adresser au mourant
une dernière parole.

Cette parole, suprême encouragement de l'âme apaisée qui allait partir,
fut la même qui avait changé le cœur altier d'Alain.

--«La paix soit avec vous!» Tu la goûtes déjà, mon ami, mon frère.... La
terre ne te l'a pas donnée; mais voici l'heure de la joie et de la
lumière. Celui qui va reposer sur ton cœur a rassemblé près de toi les
amis de ton enfance, et celui qui va être le protecteur de ton enfant:
c'est là le prélude de la réunion éternelle.... Car notre Dieu bon admet
dans son paradis même les joies de la terre transfigurées: ton cher et
saint patron, au milieu de son bonheur de voir le Christ et sa Mère,
s'attendrissait de retrouver ses parents et ses Bretons _ar Baradoz_!

Le vieux moine, prenant le ciboire d'or, déposa la nourriture sacrée sur
ces lèvres mourantes, et la pensée de l'au-delà plana sur cette scène où
la vie, une vie mystérieuse et puissante, avait, après tout, raison de
la mort....

--Alain!

Le maire s'approcha. Ses paupières paraissaient sanglantes, brûlées
qu'elles étaient par les larmes amères, corrosives, qu'il avait versées.

--C'est toi qui la conduiras à l'autel, dit Hervé d'une voix qui
s'affaiblissait.

Un sanglot échappa à cet homme qui s'était cru impassible, et il se
laissa glisser sur ses deux genoux.

--Jamais je ne me consolerai si je ne te ramène pas au Coatlanguy!

--Si, il faudra te consoler, car je ne regrette plus rien. Le bon Dieu
me le montrera de là-haut.... Il permettra à mon âme d'aller errer
autour de votre foyer, d'être présente dans vos bonheurs et vos
peines.... Tu m'as donné une joie suprême, sois-en béni!

Léna et Séverin s'agenouillèrent à leur tour, et il leva la main pour
les bénir....

Oh! toute pensée qui ne l'eût pas eu pour objet aurait semblé sacrilège
à sa fille! Seulement, elle éprouvait une douceur à sentir sa douleur
partagée.

Il sembla mieux, après avoir reçu les onctions suprêmes. La journée fut
calme, entrecoupée de sommeils légers. Une fois, il murmura des paroles
presque incohérentes; son frère, se penchant sur lui, entendit le nom de
sa mère, et ces paroles: «Tiens la main de ton frère....»

Et, en effet, le frère aîné garda dans la sienne cette main que sa
chaude pression empêchait de se glacer.... Il la garda jusqu'à la
fin....



XLIV


SÉVERIN DE SALLES A LA COMTESSE BOLOMEI.

        «Le Coatlanguy, 13 juillet 18..

«....Si hospitalière qu'ait été pour lui votre Italie, il ne pouvait
dormir en terre étrangère, notre cher grand artiste.... Il a franchi une
fois encore le seuil paternel, et a reposé une nuit sous les solives
noircies qu'il avait revues dans ses rêves. Ses Bretons ont défilé
pieusement devant son cercueil, tels qu'il les avait retracés sur les
toiles que vous aimiez, et sa fille a suivi son convoi, couverte de sa
mante, selon le rite du deuil de son pays.

»Vous avez été si secourable à ma chère Hélène, vous avez eu tant de
part à ce qui nous a rapprochés et unis, que je sens le besoin de vous
associer à toutes ces émotions, poignantes, à la vérité, mais sur
lesquelles plane la douceur infinie de notre amour.

»Jamais je n'oublierai de quel cœur vous avez accueilli ma fiancée, de
quelle main douce et habile vous avez façonné sa riche nature; jamais,
surtout, je ne saurai trop vous dire merci, pour avoir déchiré les
voiles qui me cachaient à moi-même l'aspiration de mon cœur.

»Je suis heureux, oh! profondément, avec quelque chose de plus intime,
de plus haut, de plus sûr, que je n'avais pas connu dans le triste roman
de ma jeunesse. Je m'appuie sur Léna comme sur le granit de son sol, et
ce qui nous lie survit à ce monde.

»Que vous dirai-je du cadre étrange dans lequel, pour un peu de temps,
je l'ai replacée? Avec votre largeur d'esprit, votre acuité de
sentiment, votre sens subtil de la poésie, vous aimeriez ce cadre, si
différent qu'il soit de votre patrie. Au sortir de vos palais de marbre,
les murs gris de ce vieux château sont pauvres et sévères; les antiques
bahuts sculptés semblent barbares auprès de vos cabinets incrustés, et
les seuls tableaux qu'on y voie sont les paysages austères qui
s'encadrent dans les fenêtres à meneaux: collines aux tons bruns et
ternes, arbres grêles, ciel gris-perle, touffes d'ajoncs. Cependant,
encore une fois, vous en goûteriez l'âpre poésie, de même que vous
comprendriez ces rudes natures éprises de devoir, concentrant leur force
en une idée qu'elles poursuivent sans dévier.

»Je sens par quelles racines, par quelles fibres ignorées d'elle-même
Léna tient à ce sol qu'elle avait un jour rêvé de quitter; je ne l'en
détacherai pas. J'y bâtirai pour elle une demeure où elle viendra,
chaque année, dire à ses chers paysans que la Bretagne est la plus
douce, la plus belle, la plus prenante des petites patries, et où un
jour, je l'espère, nos enfants s'imprégneront de foi et de vaillance.

«J'aime cette vie rustique; il me plaît de voir Léna s'y reprendre avec
joie, en attendant que je lui révèle le nouveau cadre où elle est
appelée à se mouvoir, et auquel vous l'avez si délicatement préparée.

»Nos noces, qui sont prochaines, auront lieu sans faste, sauf pour les
pauvres, conviés de toutes parts. Elle me mènera alors à travers son
pays, que je dois connaître comme une patrie d'adoption; puis nous
irons, l'automne venu, faire à Venise un double pèlerinage de souvenir
et d'amitié.

»Chère comtesse, je mets à vos pieds l'hommage de mon respect très
affectueux, et la gratitude de mon immense bonheur....

»_P. S._ Vous me demandez ce qu'a dit mon cousin Landry. Il m'a écrit
une lettre où perce un regret amer. Mais je sais que chez lui tout est à
fleur de peau, les chagrins comme les attachements, et sa mère lui
arrangera, à mi-côte de l'amour, un avenir qui le consolera vite.»



XLV


Les moissons étaient coupées dans les maigres champs qui tapissaient le
pied de la montagne, la passiflore épanouissait ses fleurs violettes sur
les murs du Coatlanguy, et les roses-thé fleurissaient la tombe d'Hervé
lorsque le maire de Lanrouara conduisit à l'église la mariée, habillée,
pour la dernière fois, de sa robe aux broderies d'argent.

Naturellement, ce fut le curé de Boulommiers qui maria sa chère petite
Léna, qu'il appelait la protégée de _Madame Marie_, _Itroun Vari_, et
naturellement aussi, Mélanie, était là, recueillant du bonheur et des
souvenirs pour le reste de sa vie.

Avant de quitter sa riche robe de paysanne, Léna alla avec Séverin
s'agenouiller sur les tombes fleuries du cimetière.

Puis, vers le soir, une nouvelle Léna apparut dans la «salle» ornée de
fleurs, tellement différente dans son costume de voyage, que Loïzik
resta un instant interdite.

--Tu as changé de costume, Léna, dit le maire brusquement; c'est dans
l'ordre, ma fille, et je sais que tu gardes le même cœur sous de
nouveaux habits.... Je sais que tu ne rougiras jamais de ma veste ni des
coiffes de Loïzik, et quand tu reviendras, tu nous aideras à garder les
traditions du pays.

Elle l'embrassa en pleurant: dans ses yeux attendris, elle retrouvait
maintenant quelque chose de son père....

Mais la voiture est à la porte, et Séverin entraîne doucement sa femme.

--N'ai-je pas eu tout de même une idée heureuse, Yves, murmure Mélanie
en s'essuyant les yeux, le jour où j'ai demandé à Séverin l'argent de
ton voyage!...

Les mariés, cependant, jettent un dernier regard sur la vieille maison
de famille. Une des fenêtres reste close: celle de la chambre qu'on
avait préparée pour Hervé, et où le maire n'a plus le courage d'entrer.
Cependant, il y a un air de fête dans la cour, débarrassée des
instruments aratoires, et ornée des vieux orangers qu'on a tirés d'une
serre délabrée, un air de fête aussi dans le revêtement fleuri qui
pousse des branches échevelées jusqu'au toit, et même dans la fumée
bleue qui, en montant des cheminées, rappelle l'abondance du repas des
noces.

--Bien-aimée, dit Séverin avec ferveur, que bénie soit la demeure de vos
pères, la maison qui vous a vue naître, et où Dieu a disposé votre vie,
vos peines elles-mêmes, pour vous conduire à moi et nous permettre
d'aller ensemble vers Lui!

        FIN



EXTRAITS DU CATALOGUE

DE LA LIBRAIRIE

HENRI GAUTIER

_55, Quai des Grands-Augustins, PARIS_


DU CAMPFRANC

=Yves Trévirec=, 1 vol. in-12                                   2 »

=La Mission de Marguerite=, 1 vol. in-12                        2 »

=Rêve et Réveil=, 1 vol. in-12                                  2 »

=Edith=, 1 vol. in-12                                           2 »

=Les Walbret=, 1 vol. in-12                                     3 »

=Exil!= 1 vol. in-12                                            3 »

=La Comtesse Madeleine=, 1 vol. in-12                           2 »

=Perle fine=, 1 vol. in-12                                      3 »

=Le Marquis de Villepreux=, 1 vol. in-12                        2 »

=Étrangère=, 1 vol. in-12                                       2 »

=Obéissance=, 1 vol. in-12                                      3 »

=Un vieil homme de lettres=, 1 vol. in-12                       3 »

=Sœur Louise=, 1 vol. in-12                                     3 »

=Cruelle Vengeance=, 1 vol. in-12                               2 »

=Amour de Mère=, nombreuses illustrations de Vulliemin,
1 vol. in-12                                                    3 »

--Relié toile bleue, tranches marbrées                          3 50

=Lumière!= 1 vol. in-12                                         3 »

--Relié toile bleue, tranches marbrées                          3 50

=Esclavage=, 1 vol. in-12                                       2 »

=Rêve de Sectaire=, 1 vol. in-12                                3 »

=Toit de Chaume=, 1 vol. in-12 (ouvrage couronné par l'Académie
française)                                                      3 »

--Relié toile bleue, tranches marbrées                          3 50

=L'Idole du Baron Thausas=, 1 vol. in-12                        3 »

--Relié toile bleue, tranches marbré                            3 50

=La Fontaine de Jouvence=, 1 vol. in-12                         2 »

=Colibri=, 1 vol. in-12                                         3 »

--Relié toile bleue, fers spéciaux, tranches marbrées           3 50

=Les Cantiques d'Yvan=, 1 vol. in-12                            3 »

=Vaillante Épée=, 1 vol. in-12                                  3 »

=Pauvre Job=, 1 vol. in-12                                      2 »

=Chaîne renouée=, 1 vol. in-12                                  3 »

--Relié toile bleue, tranches marbrées                          3 50


HARCOET (MARIE DE)

=La Banque Hoffelmann=, 1 vol. in-12                            3 »

=L'Épreuve de Paule= (couronné par la Société d'encouragement
au Bien), 1 vol. in-12                                          3 »

=L'Héritier de l'Oncle Pierre=, 1 vol. in-12                    3 »


HAUTERIVE (M. D')

=Gitana=, 1 vol. in-12                                          3 »

=Mesdames de Verdaynon=, 1 vol. in-12                           2 »

=Filleule de Princes=, 1 vol. in-12                             3 »

=Notre Cousine Mine d'Or=, 1 vol. in-12                         3 »

=Fruits confits=, comédie en 3 actes, (4 rôles de femmes),
1 brochure                                                      1 »


LACHÈSE (MARTHE)

=Maître Le Tianec=, 1 vol. in-12                                3 »

=Josèphe=, 1 vol. in-12                                         3 »


LAMOTHE (A. DE)

=A travers l'Orient, de Marseille à Jérusalem=, 1 vol. in-12    3 »

=L'Auberge de la Mort=, 1 vol. in-12                            2 50

=Aventures d'un Alsacien prisonnier en Allemagne=,
1 vol. in-12                                                    2 »

=Les Camisards= suivi des =Cadets de la Croix=, 3 vol. in-12,
illustrés                                                       6 »

Le même ouvrage, 1 vol. grand in-8º, superbes illustrations
de Ed. Zier. Edition de luxe, broché                            8 »

--Reliure toile, fers spéciaux                                 12 »

--Reliure amateur, dos et coins chagrin                        16 »

=Le Cap aux Ours=, 1 vol, in-12                                 3 »

=Les Compagnons du désespoir=, 3 vol. in-12                     6 »

=Les Deux Rome=, 1 vol. in-12                                   3 »

=Espérit Cabassu=, exploits d'un mousse au Tonkin, 1 vol.
in-12, nombreuses illustrations de Kauffmann                    3 »

=Les Faucheurs de la Mort=, 2 vol. in-12                        4 »

=La Fiancée du Vautour Blanc=, 1 vol. in-12                     3 »

=La Fille du Bandit=, 1 vol. grand in-8º de 800 pages, illustré
de 500 gravures                                                10 »

--Relié toile rouge, fers spéciaux, tranches dorées            14 »

=La Filleule du baron des Adrets=, 1 vol. in-12                 3 »

=Les Fils du Martyr=, 1 vol. in-12                              2 50

=Flora chez les Nains= (suite des =Secrets de l'Équateur=),
1 vol. in-12                                                    3 »

=Foedora la Nihiliste=, 1 vol. in-12                            3 »

=Le Fou du Vésuve=, 1 vol. in-12                                3 »

=Gabrielle=, 1 vol. in-12                                       3 »

=Le Gaillard d'arrière de la Galathée=, 1 vol. in-12            2 »

=Les Grands Soucis du docteur Sidoine=, 1 vol. in-12            3 »

=Histoire d'un denier d'or=, 1 vol. in-12                       3 »

=Histoire d'une Pipe=, 2 vol. in-12                             4 »

=Histoire populaire de la Prusse=, 1 vol. in-12                 1 50

=Jack Famine et Betsy Millions=, 1 vol. in-12                   2 »

=Journal de l'Orpheline de Jaumont=, 1 vol. in-12               1 50

=Légendes de tous pays=, 1 vol. in-12, illustré de 100 grav.    3 »

=Marpha=, 2 vol. in-12                                          4 »

=Les Martyrs de la Sibérie=, 4 vol. in-12                       8 »

=Mémoires d'un déporté à la Guyane française=, 1 vol.
in-12                                                           » 60

=Les Métiers infâmes=, 1 vol. in-12                             3 »

=Les Moissonneurs de tempêtes=, 1 vol. in-12                    3 »

=Les Mystères de Machecoul=, 1 vol. in-12                       2 »

=Nadiège=, 1 vol. in-12 (Suite de _Foedora la Nihiliste_)       3 »

=L'Orpheline de Jaumont=, 1 vol. in-12                          3 »

=Patrick O'Byrn=, 1 vol. in-12                                  2 »

=Pia la San-Pietrina=, 2 vol. in-12                             5 »

=Le Proscrit de Camargue=, 1 vol. in-12                         3 »

=Le Puits Sanglant= (Épisode de la Michelade à Nîmes),
1 vol. in-12                                                    3 »

=Quinze mois dans la Lune=, 1 vol. in-12                        3 »

=La Reine des Brumes et l'Émeraude des Mers=, 1 vol.
in-12                                                           3 »

=Le Roi de la nuit=, 2 vol. in-12                               5 »

=Les Secrets de l'Équateur=, 1 vol. in-12                       3 »

=Les Secrets de l'Océan.=

1re PARTIE: =Le Capitaine Ferragus=, 1 vol. in-12               3 »

2e PARTIE: =Fleur des eaux=, 1 vol. in-12                       3 »

=Le Secret du Pôle=, 1 vol. in-12                               3 »

=Les Soirées de Constantinople=, 1 vol. in-12                   2 50

=Le Taureau des Vosges=, 1 vol. in-12                           2 50





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La Robe brodée d'argent" ***

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