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Title: Histoire de France 1715-1723 - Volume 17 (of 19)
Author: Michelet, Jules, 1798-1874
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



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                         HISTOIRE

                            DE

                          FRANCE



                           PAR

                       J. MICHELET



           NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE



                     TOME DIX-SEPTIÈME



                           PARIS

                 LIBRAIRIE INTERNATIONALE
                A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
            13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

                           1877

  Tout droits de traduction et de reproduction réservés.



                     HISTOIRE DE FRANCE



PRÉFACE

§ 1er.


La Régence est tout un siècle en huit années. Elle amène à la fois
trois choses: une révélation, une révolution, une création.

I. C'est _la soudaine révélation_ d'un monde arrangé et masqué depuis
cinquante ans. La mort du Roi est un coup de théâtre. Le dessous
devient le dessus. Les toits sont enlevés, et l'on voit tout. Il n'y
eut jamais une société tellement percée à jour. Bonne fortune, fort
rare pour l'observateur curieux de la nature humaine.

II. Et ce n'est pas seulement la lumière qui revient; c'est le
mouvement. _La Régence est une révolution_ économique et sociale, et
la plus grande que nous ayons eue avant 89.

III. Elle semble avorter, et n'en reste pas moins énormément féconde.
_La Régence est la création_ de mille choses (les grandes routes, la
circulation de province à province, l'instruction gratuite, la
comptabilité, etc.). Des arts charmants naquirent, tous ceux qui font
l'aisance et l'agrément de l'intérieur. Mais, ce qui fut plus grand,
un nouvel esprit commença, contre l'esprit barbare, l'inquisition
bigote du règne précédent, un large esprit, doux et humain.

       *       *       *       *       *

La révolution financière est la fatalité du règne précédent.
Chamillart, Desmarets, sous des noms différents, avaient fait du
papier-monnaie. Nos colonies usaient dès longtemps d'un papier de
cartes. Law n'inventa pas tout cela. Il n'imposa pas le _Système_. Au
contraire, il hésita fort quand le Régent, _in extremis_, voulut user
de cet expédient.

Le mouvement fut immense, on peut le dire, universel. Un seul chiffre
le montre: à la fin du Système, quand la plupart s'en étaient retirés,
un million de familles y étaient encore engagées, et apportèrent
leurs papiers au Visa.

En ce malheur, notons cependant une chose. Les banqueroutes anciennes,
les violentes réductions de Mazarin, Colbert, Desmarets, furent sans
consolation, des faits morts et stériles. Mais la catastrophe de Law
fut de portée toute autre. Elle eut les effets singuliers d'une subite
illumination. La France se connut elle-même.

Des masses jusque-là immobiles, ignorantes, qui, comme les bas-fonds
de l'Océan, n'avaient jamais su les tempêtes, les classes que ni la
Fronde ni la Révocation n'avaient émues, cette fois levèrent la tête,
s'enquirent de la fortune publique,--donc de l'État et du royaume, de
la guerre, de la paix, des royaumes voisins, de l'Europe.

Les lointaines entreprises de Law, sa colonisation, les razzias qu'on
fit pour le Mississipi, obligent les plus froids à songer à l'autre
hémisphère, à ces terres inconnues, comme on disait, _aux îles_. Dans
les cafés qui s'ouvrent par milliers, on ne parle que des
_Deux-Indes_. Le XVIIe siècle voyait Versailles. Le XVIIIe voit la
Terre.

       *       *       *       *       *

Le monde apparut grand, et ceci peu de chose. Nos nombreux voyageurs
et les Jésuites eux-mêmes, montrant l'énormité de l'Asie, du Mogol et
de l'empire Chinois, prouvaient que les Chrétiens sont une minorité
minime. Les questions chrétiennes parurent minimes aussi. Pendant un
an ou deux, elles furent parfaitement oubliées. Les disputes
cessèrent. On put croire qu'il n'y avait plus ni Jansénistes ni
Jésuites.

Chose un peu singulière, qui aurait surpris le feu Roi. À sa mort, les
églises étaient pleines, et tous pratiquaient, protestants,
_libertins_, athées. Plus de couvents s'étaient faits en un siècle que
dans tous les temps antérieurs. Même aux dernières années, jusqu'en
1715, quatre cents confréries du Sacré-Coeur venaient de se former.
L'Église, réellement, avait comme absorbé l'État. Le vrai roi
catholique, salué par Bossuet «un évêque entre les évêques,» dans sa
longue fin de trente années, s'était tout à fait révélé «un Jésuite
entre les Jésuites.»

Un matin, c'est fini. Cette immense fantasmagorie, si imposante, qu'on
eût crue aussi ferme que les Pyramides, s'amincit, s'aplatit. Toile et
papier! c'était un paravent ... En un instant, c'est replié, jeté au
grenier, oublié. On sait à peine que cela ait été.--Vous dites «le
grand roi.» Mais lequel? Le mogol Aureng Zeb, sans doute, conquérant
de Golconde? Non, le grand Shah Abbas, qui eut la haute idée de fondre
tous les dogmes et d'imposer la paix au ciel comme à la terre.

Cette mort temporaire du dogme catholique semble parfaite; on la
dirait définitive. Qu'il ait quelque retour, cela se peut. Montesquieu
n'en augure pas moins qu'il doit se préparer, faire ses dispositions,
n'ayant plus guère de siècles à vivre (117e _lettre persane_).

       *       *       *       *       *

L'Europe bouillonnait d'un ferment tout nouveau. Le déplacement des
fortunes changeait les moeurs, les habitudes. Un monde en fusion
arrive avec tous les essais éphémères et difformes par lesquels la
Nature prélude à ses créations. On l'a reproché à la France. Le fait
fut général. Mais la corruption de la France, plus gaie et plus
parlante, se révélait bien davantage. Ses moeurs se retrouvent
partout, plus grossières,--et l'esprit de moins.

À travers tout cela surgit le temps nouveau en son grand caractère,
_le gouvernement collectif_, la foi à la raison commune. Outre les
Conseils du Régent, on en voit les essais en deux républiques
d'actionnaires se gouvernant eux-mêmes (la Banque, la Compagnie des
Indes). La royauté y est un moment absorbée et perdue. De l'empyrée du
dernier règne le Roi descend, se fait banquier.

Une révolution, non moins inattendue, apparaît dans le Droit public.
Les deux usurpateurs, Orléans et Hanovre, sur la base solide de la
vraie légitimité (_l'intérêt populaire et la liberté de penser_),
s'unissent, font la paix générale.

Cent choses avortent en fait. Mais les idées se fondent, solides
autant qu'audacieuses. Par delà toutes les barrières, l'horizon
révolutionnaire s'étend. L'Europe hors d'elle-même regarde dans
l'espace et dans le temps. Elle éclate vers un nouveau monde. Il
semble que l'ancien, arraché de sa base, va cingler, quitter sa base.

       *       *       *       *       *

Cette Révolution a sur les autres un très-grand avantage; c'est qu'elle
n'a aucune formule, rien à citer, point de texte tout fait, qui dispense
d'avoir de l'esprit. L'Angleterre n'en a pas besoin: elle a la Bible.
Même notre grand 89 peut s'en passer: il a Rousseau;--Rousseau son
Évangile; et sa Bible est Voltaire. Avec cela en poche, 89 n'aura besoin
d'aucune invention littéraire. Il a tout un siècle à citer. Mais la
Régence lui fait ce siècle, déjà Voltaire et Montesquieu, en germe
Diderot, et tout ce qui viendra de grand.

«_Un enfant né sans père_,» voilà le nom du XVIIIe siècle, son
privilége singulier.

Il a le dégoût, la nausée, l'horreur du XVIIe. À coup sûr, il ne lui
prend rien.

Du grand XVIe siècle, il ne sait rien du tout. Il ignore étonnamment
sa parenté avec Montaigne et Rabelais, avec la libre Renaissance.

Voilà l'impardonnable crime du règne de Louis XIV. Imitateur adroit,
mais sempiternel ressasseur de toute question épuisée, il a brisé le
fil de la grande invention. Il use nos forces à répéter, reprendre et
imiter. Même ses génies sont des obstacles. La plupart, attrayants,
avec si peu d'idées, sont un fléau pour les temps à venir.

Le Cartésianisme, sur lequel on revient toujours, dans son mépris
natif de l'histoire, des voyages, des langues, dans sa fausse physique
qui ferme la France à Newton, nous tint pendant longtemps étiques et
pulmoniques. Nous serions devenus ou déjetés comme Malebranche, ou
poitrinaires comme madame de Grignan. Heureusement la bonne Mère nous
alimentait en secret. La Nature, sous main, nous passait la nourriture
substantielle des sciences et des voyages, nous apprenait à mépriser
les mots. On avait l'air de s'occuper de la Grâce efficace, et on
lisait Fontenelle. Par les grands voyageurs, comme Chardin, même par
les _Mille et une Nuits_ (1704), on pénétrait avec ravissement dans le
riche monde oriental. Un admirable petit livre, _le Canada_, de
Lahontan, arrivait de Hollande, révélant la noblesse héroïque de la
vie sauvage, la bonté, la grandeur de ce monde calomnié, la
fraternelle identité de l'homme. C'est Rousseau devancé de plus de
cinquante ans.

«Reviens à moi, pauvre homme! Reviens, infortuné!» dit la Nature; et
elle ouvre les bras. Elle le dit par toutes les voix des sciences.
Elle le dit par la Médecine, et c'est le mot même d'Hoffmann, dont les
médecins de la Régence ont tous été disciples. Elle le dit par
l'Histoire naturelle, qui déjà semble ouvrir la voie de Geoffroy
Saint-Hilaire. Elle le dit plus haut encore dans le Droit et
l'Histoire par Montesquieu, Voltaire, Vico. Des deux côtés des monts,
sans communication, sous les formes les plus différentes, ils révèlent
au même moment l'âme intérieure du siècle, la pensée qui le conduira:
«L'Humanité se crée incessamment elle-même. Ses arts, ses lois, ses
dieux, l'homme a tout tiré de son coeur, en s'éclairant de l'éternelle
Justice. Rien de divin sans elle. Rien de saint qui ne soit juste,
compatissant et bon.»


§ 2.

Un mot de ce volume:

Sa force, s'il en a, est toute en son principe, qui lui fait la voie
simple dans une variété infinie de faits rapides, brusques, et qui
semblent se contredire.

Saint-Simon n'a aucun principe. Il est tout à la fois pour le roi
d'Espagne et pour le Régent. Grand écrivain, pauvre historien (du
moins pour la Régence), il ne sait ce qu'il veut ni où il va. Il a de
moins en moins l'intelligence de son temps.

Lemontey, très-fin, très-exact, très-informé, qui écrit en présence
des pièces diplomatiques, a toute l'importance d'un contemporain. Il a
fait un beau livre, qu'on lit avec plaisir. Mais rien ne reste dans
l'esprit. Le détail, si bien ciselé, a beau être précis, l'ensemble en
est obscur. Rien sur le noeud du temps (le Système). Un mot à peine
sur la finale si dramatique et si morale, l'isolement de Dubois. Après
avoir longuement analysé et disséqué ce drôle, il l'admire à la fin
pour son inconséquence, pour avoir eu deux politiques contraires et
s'être toujours contredit!

Les historiens économistes, dont plusieurs, d'un talent facile,
semblent clairs à la première vue, regardés de plus près, restent
obscurs. Ils se figurent que l'on peut isoler l'affaire économique, la
suivre à part, donner les arrêts du conseil, les émissions de billets,
d'actions, sans savoir jour par jour les faits moraux, sociaux, le
détail de la crise politique, qui décidait ces actes de finance. Mais
tout est solidaire de tout, tout est mêlé à tout.

Ces arrêts et ces chiffres qui ne leur coûtent rien, qu'ils cotent si
tranquillement, ils me coûtent beaucoup, à moi. Il faut qu'à la sueur
de mon front je les crée, les évoque de la révolution du temps, du
brûlant pavé de Paris, que j'en demande le secret à la fatalité de
Law, aux fluctuations de Dubois, aux violences de M. le Duc. Non, on
ne peut donner les chiffres en supprimant les hommes. Dans les
finances, comme partout, il faut une âme, et, par-dessus, un principe,
pour la guider.

       *       *       *       *       *

Le mien est celui-ci. Il est simple et domine tout:

L'ennemi, c'est le passé, le barbare Moyen âge, c'est son représentant
l'Espagne, aussi féroce sous Alberoni que sous Philippe II, l'Espagne,
qui, au moment même, flamboyait de bûchers, l'Espagne qui,
victorieuse, nous eût retardés de cent ans, qui eût brûlé Voltaire et
Montesquieu.

L'ami, c'est l'avenir, le progrès et l'esprit nouveau, 89 qu'on voit
poindre déjà sur l'horizon lointain, c'est la Révolution, dont la
Régence est comme un premier acte.

La Régence en ses grands acteurs offre ce caractère. À travers leurs
fautes et leurs vices, reconnaissons cela. Le Régent, Noailles, Law
surtout, Dubois même, par tel ou tel côté, sont du parti de l'avenir.
Ils ont certains instincts, des lueurs, des velléités, dont il faut
bien que je leur tienne compte.

Mais cela sans faiblesse. Je suis d'airain pour eux. Dubois, si utile
au début, et qui a fait la paix du monde, je le marque au fer chaud.
Law, ce grand esprit, inventif, désintéressé, généreux, mais de
caractère faible, je le traîne au grand jour dans sa connivence aux
fripons. Et le Régent, hélas! cet homme aimable, aimé, l'amant de
toutes les sciences, si doux, si débonnaire ..., l'histoire, pour tant
de hontes et privées et publiques, a dû le mettre au pilori.

       *       *       *       *       *

Mais, avant d'en venir à ces justices définitives; je fais ce que je
peux pour être juste aussi tout le long du chemin, et dans l'infini du
détail. Chose vraiment difficile avec un temps pareil, qui ne marche
pas, mais qui saute, avec des retours, des reculs, une violence
d'allure saccadée, qui déconcerte à tout instant. Depuis le temps si
rude où j'ai conté 93, je n'avais rien trouvé de tel. La Régence n'est
pas si sanglante, mais elle n'est guère moins violente dans son énorme
brisement d'intérêts, d'idées, d'hommes, d'âmes et de caractères.

De là une grande fluctuation apparente dans ce volume. En relisant, je
m'en étonne moi-même. C'est qu'il est fort et vrai, sincère, sans
ménagement d'aucune sorte, ni prétention, ni adresse de littérature.
L'histoire n'est pas un professeur de rhétorique qui ménage les
transitions. Si le passage est brusque et la secousse rude, tant
mieux; ce n'est qu'un trait de vérité de plus.

Mais c'est à mes dépens. Plus je suis vrai, moins je suis
vraisemblable. Quelle belle prise pour la critique! Un historien qui,
avec son principe simple, semble si souvent dévier, qui pas à pas suit
misérablement les courbes infinies de la nature humaine, qui ose dire:
«Dubois eut un bon jour,» ou: «Tel jour, d'Aguesseau mollit.»

Qu'y puis-je? et que faire à cela? Avec ma fixité de foi, et la
fermeté de mon jugement total sur les grands acteurs historiques, je
suis le serf du temps. Et il faut bien que je le suive dans les
aspects divers que ces figures prennent de lui. Je le suis par année,
par mois, par semaine et jour même. Les habiles verront à quel point
j'ai daté, je veux dire, précisé la nuance de chaque jour.

D'éminents écrivains, savants, ingénieux (je pense à MM. de Goncourt),
ont souvent rapproché les temps de la Régence de ceux de Louis XIV.
Mais il y a bien des âges entre ces deux âges. Je me suis interdit
(sauf un seul fait, je crois) de me servir d'aucun auteur qui ne fût
pas strictement du temps du Régent.

J'ai poussé si loin ce scrupule, que je me suis même abstenu de rien
prendre dans d'Argenson, qui écrit peu après, mais lorsque Fleury a
passé. Fleury, ce misérable temps de silence, d'assoupissement, est
l'exacte contre-partie de la Régence, si bruyante. On touche à l'âge
du Régent, de Law et des _Lettres persanes_, et on s'en croirait à
cent lieues.

       *       *       *       *       *

Je me tiens de très-près aux témoins exacts et fidèles qui notent et
le mois et le jour, aux journaux de l'époque (V. mes _Notes_). Combien
ils m'ont servi, spécialement celui qui est encore en manuscrit, on le
verra dans les crises rapides où Law, de moment en moment, fait
jaillir de son front les expédients du présent ou les lueurs de
l'avenir. On le verra dans le combat obscur qui se livre autour de
l'enfant royal, et dans les misères de Dubois, déjà abandonné, aux
approches de M. le Duc. Ce ne sont pas des mois, ce sont des années
presque entières, dont l'histoire jusqu'ici ne pouvait presque dire un
mot.

1er octobre 1863.



HISTOIRE

DE FRANCE



CHAPITRE PREMIER

TROIS MOIS DE LA RÉGENCE--HOSTILITÉ DE L'ESPAGNE[1]

         [Note 1: Noailles a été trop maltraité par Saint-Simon. Ses
         idées étaient praticables. L'expulsion des Jésuites, le
         lendemain de la mort de Louis XIV, eût été populaire, facile
         (autant qu'elle l'avait été en Sicile au duc de Savoie). Elle
         eût terrifié le parti jésuite, le duc du Maine. Le rappel des
         protestants eût été plus difficile, parce qu'ils avaient
         contre eux, non-seulement les Jésuites, mais les jansénistes,
         le cardinal de Noailles (_ms. Buvat_, janvier 1716).
         Néanmoins, dans l'extrême détresse où on était, lorsque 1,500
         personnes mouraient de faim dans une seule paroisse,
         Saint-Sulpice (_ibidem_), on eût trouvé fort bon que
         l'émigration protestante rapportât ses capitaux, ses
         nombreuses et si utiles industries.

         Il est certain qu'à ce moment, la Régence fut admirable
         d'élan, de bonnes intentions, de réformes utiles, dont
         plusieurs sont restées (exemple, la comptabilité régulière,
         la suppression d'une foule d'offices, etc.). Les fautes, les
         vices du Régent, sont bien moins excusables que la situation
         dont il hérite. V. Noailles, Forbonnais, Bailly, mais surtout
         M. Doniol, qui a formulé parfaitement que nul remède ne
         suffisait dans la situation _sans issue_ que laissait Louis
         XIV.]

Septembre-Décembre 1715


L'aimable génie de la France, lumineux, humain, généreux, éclate le
lendemain de la mort de Louis XIV dans tous les actes du Régent.

Admirable coup de théâtre. La noble langue qu'il parle dans les
ordonnances est celle qui se retrouvera dans les lois de l'Assemblée
constituante. C'est l'esprit de 89.

L'autorité, chose nouvelle, explique et motive ses actes devant le
public, prouve qu'ils sont nécessaires et justes, prend la nation à
témoin des difficultés du moment, établit que, dans une situation
désespérée, on ne peut employer que des remèdes extrêmes. Tout cela
exprimé dans une noblesse, une mesure, une délicatesse singulière,
bien étonnante alors. Et, disons-le, attendrissante, lorsque l'on
songe à l'état de la France, de ce malade si malade! On y sent la
douceur d'un compatissant médecin.

On verra les nécessités cruelles qui changèrent tout cela. Placée
fatalement sur une pente horriblement rapide, la Régence devait
glisser. Sous Colbert même, on roule à la descente. Un char lancé
depuis cinquante années, qui descend de si haut, de si loin, si
longtemps, nulle force ne l'arrête. Ceux qui n'en viennent pas à bout
et désespèrent, alors prennent le vertige et continuent le mouvement.
N'importe. Les faiblesses, les hontes et les folies qui viendront, ne
peuvent nous empêcher de dire ce qui est exactement vrai: qu'en ses
commencements, les actes du Régent furent admirables de bonté, de
sagesse.

Le principe d'où part son conseil de finances est celui-ci: _Point de
banqueroute, mais de fortes réformes économiques, une juste réduction
de l'intérêt des rentes._ Les rentiers qui n'acceptent pas la
réduction seront remboursés de leurs capitaux (par termes, de six mois
en six mois). On rembourse une foule d'offices onéreux pour l'État par
un très-juste emprunt que l'on demande à ceux qu'on ne supprime pas et
dont les charges seront d'autant plus fructueuses.

Pour la première fois, le gouvernement a des entrailles humaines, et
il sent la faim de la France. Il se demande: «A-t-on de quoi manger?»
Il rend aux affamés le poisson et la viande. Suppression des droits
sur la pêche, libre entrée des bestiaux étrangers, du beurre, etc.
Excellente mesure; mais achèteront-ils de la viande ceux qui n'ont pas
même de pain?

La grande réforme économique commence par le roi même. Plus de cour
régulière; plus de Versailles; le roi loge à Vincennes et le Régent au
Palais-Royal. On supprime Marly et son jeu effréné.

Versailles était un monstre de faste et de dépenses, un gouffre de
cuisine, de valetaille, de canaille dorée. Le roi y reviendra; mais ce
ne sera jamais le même Versailles, avec ses logements innombrables,
ses tables de Gargantua à tout venant, l'éternelle mangerie d'un
peuple de gloutons si terriblement endentés.

D'autres abus viendront, sournois, sous Fleury l'économe, sous le
froid Louis XV. On ne reverra plus la solennité si coûteuse de
l'ancienne grande monarchie.

Versailles avait à lui une petite armée d'officiers, de gentilshommes,
qu'on appelait la Maison du roi, carnaval ruineux de militaires
acteurs, à grands costumes, à haute paye. Tout cela est rogné par des
ciseaux sévères.

On réduit, supprime en partie la gigantesque armée fiscale de Louis
XIV. Cent mille hommes pour lever l'impôt! Tant de mains! qui
retenaient tant qu'il n'en arrivait que le tiers!

Pour la première fois on proclame les garanties de l'avenir. _Nul
impôt désormais qu'en vertu de la loi_ (la loi d'alors, les arrêts du
Conseil). Plus de taxes frappées par simples lettres de ministres.
Plus de vivres ou fourrages enlevés pour les troupes. Les agents qui
accablent de frais les contribuables restitueront au quadruple. Chose
bien singulière, on promet récompense aux receveurs qui poursuivent le
moins, qui font le moins de frais!

Ce qui est grave et de grande portée, on peut dire révolutionnaire,
c'est que le gouvernement, loin de s'appuyer sur les notables, les
_élus_, les aristocraties locales, les menace au contraire, leur
reproche leur injuste répartition de l'impôt, leur coupable entente
avec les employés du fisc, les accuse de protéger le riche, d'écraser
le pauvre. Il rappelle les intendants de province à leur devoir, celui
de faire deux chevauchées par an, de voir tout par eux-mêmes. Les
trésoriers de France doivent aussi visiter les paroisses. On crée des
contrôleurs, des inspecteurs des finances pour vérifier les registres,
les caisses des comptables. Les comptes, pour la première fois, se
font en parties doubles. Seul moyen d'y voir clair. Ces belles
réformes sont restées.

On voulait en faire une bien plus grande et fondamentale, si grande
que la Révolution elle-même ne l'a pas faite. Nous l'attendons
toujours. Je parle de l'établissement de l'_impôt proportionnel_,
léger au pauvre, fort sur le riche, croissant exactement selon la
grandeur des fortunes. Les projets de ce genre furent accueillis et
goûtés du Régent. Il en fit faire essai à Paris, en Normandie, à la
Rochelle. Ce dernier, confié au meilleur citoyen de France, le grand
géomètre et marin, qu'on appelait le petit Renaut, ami de Vauban, de
Malebranche, coeur héroïque et bon qui n'eut d'amour que la patrie. Il
voulut faire cet essai à ses frais et y usa ses derniers jours.

La plupart des historiens se sont moqués de tout cela, parce que de
ces nobles projets beaucoup restèrent sur le papier. À tort. Plusieurs
s'exécutèrent et portèrent un fruit très-réel. La comptabilité fut
fondée pour toujours, la machine régularisée. La plupart des employés
supprimés ne furent pas rétablis, et l'on fut définitivement allégé de
ces lourdes charges.

C'étaient les fruits de la raison de tous, du gouvernement collectif.
Le Régent, magnanimement, avait substitué des conseils aux ministres,
fait appel à la discussion, à l'examen, à la lumière. Pour la première
fois, elle entra dans l'antre de Cacus, je veux dire dans les ténèbres
du vieil arbitraire ministériel. Lorsque l'on voit la profonde
horreur, la saleté, le tripotage, qui régnaient dans le cabinet de
tout contrôleur général (V. _Saint-Simon_, 1710), ce mot _antre_ n'est
pas assez, il faut dire écuries, égout, latrine immonde. Il est bien
naturel que Fénelon, le duc de Bourgogne, l'abbé de Saint-Pierre, le
Régent, aient eu l'idée de ces conseils, désiré qu'on en essayât.

Pour qu'ils fussent parfaitement libres, le Régent y mit tous ses
ennemis, ses calomniateurs, tel qui voulait qu'on lui coupât la tête,
qui parlait de le poignarder. L'un avait dit: «Je serai son Brutus.»
Mais celui-là était capable, inventif et de grand esprit. Le Régent
lui donna la première place, le fit chef du conseil des finances.

Au conseil ecclésiastique, il appela la vertu et l'austérité, les
purs, les irréprochables, l'archevêque de Noailles, d'Aguesseau, et
jusqu'à Pucelle, un âpre janséniste, vrai héros du parti. C'étaient
justement ceux que les persécutés auraient élus. Le Régent espérait, à
tort, qu'ayant souffert, les jansénistes seraient tolérants pour les
protestants.

Quel changement depuis le dernier roi! et quelle différence profonde
d'avec tous les rois antérieurs! Qui règne? moins un homme que le
libre esprit et la grâce, le _parti de l'humanité_.

Que signifie ce mot? que, sous la barbarie des temps divers, sous le
sanguinaire fanatisme, sous la cruelle raison d'État, de Montaigne à
Molière, à Vauban, à Montesquieu, à Voltaire, au Régent, il exista
toujours une succession d'esprits libres et doux, qui, par des voix
diverses, mais concordantes, nous rappelaient à la nature, à la
clémence, à la bonté.

Contraste douloureux, humiliant pour la faiblesse humaine! Cet homme
vicieux était l'homme de France, non pas _le meilleur_, à coup sûr,
mais, ce qui est toute autre chose, _le plus bon_. La bonté, la
bienveillance universelle, était le fond de sa nature, brillait,
charmait en tout. Rien de haut, rien de dur. Pas même d'humeur dans
les plus grands tiraillements. Une patience merveilleuse, excessive à
écouter, supporter les impertinences de l'un ou les aigres sermons de
l'autre. Ceux même qui souffraient le plus des honteuses misères où il
noya sa vie, le sentirent, à sa mort, irréparable, unique, pour la
douceur du coeur et pour la lumière de l'esprit.

L'enfant, sec de nature et parfaitement insensible, qu'on appelait le
Roi, sentait cela lui-même. Bien loin de croire un mot des sottes
calomnies qu'on voulait lui insinuer, il comprit de bonne heure, avec
l'instinct de son âge, que cet homme charmant lui était très-bon et
très-tendre et vraiment le meilleur pour lui.

Le Régent avait eu un sacre singulier, un beau baptême que n'eut nul
roi du monde, d'être le martyr de la science. Il avait failli périr
comme empoisonneur, pour son amour de la chimie. Son premier soin fut
d'émanciper l'Académie des sciences. Il ouvrit la Bibliothèque royale
au public. Il fonda dans le Louvre une Académie des arts mécaniques.
Il donna, sans compter, aux savants, aux artistes, aux gens de
lettres. Et il donnait, bien plus que de l'argent, un ravissant
accueil, leur parlant à tous leur langage, leur disant des mots
justes, éloquents, pénétrants, qui montraient qu'il était des leurs,
des mots émus pour la science, pour eux, des paroles d'amis. Il les
logeait avec lui et chez lui, ou mieux, au Luxembourg, chez sa fille,
tant aimée. Il allait tous les jours la voir et causer avec eux.

Le grand roi lui laissait un terrible héritage, une situation
contradictoire, absurde et sans issue,--trois dangers, dont un seul
pouvait être mortel pour la France:

1º La caisse vide, la banqueroute, rien pour payer les troupes;
_impossibilité d'armer_;

2º L'Europe irritée, l'Angleterre provoquée, la paix presque rompue,
donc _la nécessité d'armer_;

3º Un testament funeste qui, en léguant le pouvoir au bâtard, risquait
de le donner réellement au roi d'Espagne, dont le duc du Maine n'eût
été que le lieutenant. On croyait à Madrid, on disait à Paris, que
Philippe V, seul, sans armée, entrant de sa personne en France, comme
oncle, prendrait la tutelle et déposséderait le régent. De là, pour
celui-ci, une situation chancelante, la nécessité déplorable (où l'on
vit jadis Henri IV) d'acheter un à un, dans une telle pénurie! les
princes et les grands qui vendaient leur fidélité.

Donc résumons:

La guerre en perspective. Point d'argent pour la faire. Et le peu
qu'on emprunte, raflé par les seigneurs.

Les partisans du roi d'Espagne, ceux du duc du Maine, demandaient
hypocritement pourquoi, dans ces dangers, on ne convoquait pas les
États généraux. C'était aussi l'avis des spéculatifs érudits, amants
du passé féodal, de Boulainvilliers le gothique, de Saint-Simon, des
gens du temps de Charlemagne, qui croyaient rétablir les douze pairs
et les hauts barons, écraser la Robe et le Tiers. Pour assembler la
France, il fallait qu'il y eût une France. Avec celle qu'avait faite
Louis XIV, une France assommée, éreintée, cette comédie des États eût
été un champ admirable au parti des couleuvres, des menées
souterraines, celui du duc du Maine. Il eût habilement groupé et les
restes de la vieille cour, et les partisans des Jésuites, et les amis
du roi d'Espagne, enfin la grande masse des petits nobles (qu'il
animait contre les ducs et pairs), la masse des quasi-nobles (notables
et municipaux), tout un peuple de Sottenvilles, arrivés de province,
aigres pour le Régent, qu'ils disaient le roi de Paris. D'un bel élan
patriotique, ces idiots auraient appelé l'étranger.

Je le dis, l'_étranger_. Philippe V regrettait la France, et se
croyait Français. Mais il était devenu plus Espagne que l'Espagne
même.

On a horreur de dire le nombre épouvantable d'hommes que l'Inquisition
brûla sous son règne, la sauvage police qu'elle exerçait, les
populations supprimées, englouties, dans ses _in pace_. Pouvoir
énorme, hideuse royauté, qui un moment rendit le roi jaloux, en 1714.
Mais sa dévotion l'emporta. La cabale italienne, qui le tenait alors,
releva la puissance du Saint-Office. Et c'est à ce moment, juste en
1715, que la France risqua d'avoir un tel Régent, un bigot maniaque,
et le serf de l'Inquisition!

Par sa mère bavaroise, Philippe V venait d'un mélange de
Bavière-Autriche, où les esprits troublés ne sont pas rares. Il avait
pour aïeul l'affreux Ferdinand II, le spectre de la guerre de Trente
ans. J'ai dit le tragique roman de sa mère, ermite en plein
Versailles, affolée de sa Bessola. Le vertige du Tyrol était dans
cette tête, et elle le transmit à son fils. Comme elle, il fut tout
amoureux, mais à la façon de son père, le gros Dauphin blondasse, et
il en eut la sensualité bestiale.

Né tel, il tomba en Espagne, dans l'âpre et violente contrée,
admirable pour faire des fous. Charles-Quint le devint. Philippe II,
dans ses derniers rêves de son sinistre Escurial, d'avance éclipsa don
Quichotte.

Philippe V ne fut fou que par moments. Il n'était pas dénué d'esprit,
souvent parlait très-bien. Presque toujours muet, et enfermé, comme
l'avait été sa mère, il ne voyait guère que sa femme. Le sexe annulait
tout en lui. Il fut le mari le plus assidu, le plus mari qu'on vit
jamais, acharné, implacable d'exigence amoureuse. Sa première femme,
malade à la mort, perdue d'humeurs froides, dissoute et couverte de
plaies, n'eut pas grâce un seul jour, ne put faire lit à part.
L'aimait-il? Le jour de sa mort même, il alla à la chasse, selon son
habitude, et, rencontrant le convoi au retour, froidement le regarda
passer.

La vieille princesse Des Ursins, qui gouvernait, fut prise dans un
double embarras, le veuvage du roi et un essai de réforme qu'elle
avait commencé. Réforme des finances, réforme du clergé et surtout de
l'Inquisition. Si elle n'eût été si âgée, elle se serait fait épouser,
et elle aurait gardé le roi. Mais il lui échappa d'abord par la
dévotion, puis par un second mariage. On a souvent conté sa
brouillerie avec Versailles, mais trop peu rappelé qu'elle avait
contre elle l'Inquisition et le clergé.

Avec le tempérament du roi, il n'y avait pas un moment à perdre pour
le marier. La Des Ursins cherchait dans toute l'Europe, mais chaque
princesse lui faisait peur. Elle craignait surtout un trop grand
mariage, une fille de roi qui eût pris ascendant. Il n'y avait guère
de plus petit prince que le duc de Parme. Donc elle ouvrit l'oreille
lorsque son envoyé Alberoni, un nain bouffon qui l'amusait, lui
demanda un jour pourquoi elle ne prendrait pas la nièce de son maître,
le duc Farnèse, une fille toute simple, élevée dans un grenier du
palais, qui ne savait que coudre. La princesse le crut, fit la chose;
puis, un peu tard, mieux informée, elle voulut la défaire. Mais le
mariage était déjà célébré à Parme. D'autre part, le roi était dans
une terrible impatience; Alberoni, grossièrement, obscènement, à sa
manière, lui avait décrit la fille, selon les goûts du roi, la disant
«une grasse Lombarde, bien empâtée de beurre, de parmesan.» Éloge
mérité de toute la maison des Farnèse, dont le dernier meurt à force
de graisse.

Ce charmant idéal envahissant le coeur du roi, il sut très-mauvais gré
à la princesse Des Ursins de vouloir lui inspirer des défiances sur sa
future épouse. Alberoni l'avait pris entièrement par ses contes
luxurieux. Il en tira deux choses pour la jeune reine qui arrivait: 1º
l'ordre verbal de lui obéir en tout; 2º un billet où il lui mandait de
faire arrêter, enlever madame Des Ursins, finissant par ce mot
d'exquise délicatesse: «Ne manquez pas votre coup tout d'abord.
Autrement, elle vous _enchantera_ et nous empêchera de coucher
ensemble, comme avec la feue reine.» Il est vrai que la Des Ursins,
aux derniers jours, l'avait sagement prié d'épargner la mourante, qui
pouvait lui donner son mal.

Alberoni porta ce mot lui-même à la frontière où était la jeune reine,
et se tint dans la coulisse pour surveiller l'exécution. Autrement
cette fille sans expérience n'eût eu ni l'assurance ni la férocité
impudente pour jouer cette scène de fausse fureur sans cause ni
prétexte. Tout le monde l'a lue dans Saint-Simon. C'était l'hiver; la
vieille dame fut enlevée en habit de bal et traînée vingt jours dans
les glaces, au hasard de la faire crever. Le lendemain, le roi qui
était venu au-devant, rencontra enfin sa grasse Lombarde, et l'épousa
sur l'heure dans la première maison qui se trouva. En plein jour, ils
se mirent au lit.

En rentrant à Madrid, on rendit à l'Inquisition ses droits et
privilèges. On renonça à la réforme du clergé. Alberoni, sans titre,
devint le seul ministre et le vrai roi d'Espagne. Son triomphe était
celui de l'Église. Il entretint dès lors une étroite correspondance
avec Rome pour obtenir le chapeau. Il donna de sa main au roi un
confesseur jésuite, et le plus agréable au pape, le P. d'Aubenton,
principal rédacteur de la bulle _Unigenitus_. La reine aussi reçut un
confesseur de la main de ce Figaro.

Elle était jusque-là la créature d'Alberoni, qui l'avait tirée de son
néant de Parme et l'avait si lestement délivrée de la Des Ursins. Mais
elle prit si fortement le roi qu'en un moment elle fut maîtresse de
tout. Ce n'était pas une petite fille. Elle avait vingt-quatre ans.
Elle était forte, véhémente, envahissante. Comme elle avait été
très-malheureuse, très-durement tenue par sa mère, sa situation
nouvelle, tout enfermée qu'elle fût, était pour elle une liberté
relative. Elle y fut gaie, charmante, et elle enveloppa entièrement
Philippe V. Elle partagea, resserra la captivité qu'il aimait. Ils
furent prisonniers l'un de l'autre. Même chambre, petite, un seul lit,
et petit. Ils se quittaient si peu que même avec son confesseur, le
roi ne restait qu'un moment. Et, si la confession de la reine était un
peu longue, le roi l'interrompait. Si en marchant elle restait de deux
pas en arrière, il se retournait, l'attendait. Ils communiaient,
priaient, chassaient, mangeaient ensemble. Ni nuit, ni jour, nul _à
parte_.

Alberoni était souvent en tiers. La reine lui donna un rival
d'influence. Se trouvant grosse, elle voulut avoir sa nourrice, la fit
venir de Parme. Cette femme, Laura Piscatori, était une simple
paysanne, mais fort intelligente, et la reine eut dès lors une âme à
elle. Cette nourrice eut le bas service intérieur, qui donnait tant de
prise. Elle entrait le matin, tirait les rideaux, aidait la reine à
prendre les premiers vêtements avant la toilette. Elle fut, peu à peu,
comme un animal domestique qui voyait tout, le plus caché, les secrets
rapports des époux. S'il y avait un peu de froid, elle les
rapprochait. Elle avait deux moments uniques où la reine était seule
et pouvait s'épancher, bien courts, il est vrai, cinq minutes, où le
roi sortait pour se faire habiller et où la reine se chaussait; et
parfois un peu plus, quand il recevait le Conseil de Castille. Alors
elle glissait à la reine des papiers, des mémoires, des lettres
secrètes. La nourrice était l'unique intermédiaire qu'elle eût avec le
monde. Il n'y avait pas à servir la reine en galanterie. Mais la
nourrice la servait, la chauffait en son unique passion, ses plans
d'établissements futurs, de royautés pour ses enfants.

Cette société unique et très-secrète, qui paraissait si peu, primait
Alberoni, et faisait vraiment un gouvernement de nourrice et de femme
grosse. Le roi avait du premier lit un fils, le futur roi d'Espagne.
Toute la pensée des femmes fut de chercher comment l'enfant à naître
et ceux qui pourraient suivre deviendraient aussi rois, princes, au
moins en Italie. La condition, des reines veuves était intolérable en
Espagne; elles devenaient forcément religieuses. Ces Italiennes ne
s'en souciaient pas; elles rêvaient le retour dans leur beau pays, une
retraite splendide et paisible chez un fils de la reine qui aurait
Parme, la Toscane, qui sait? les Deux-Siciles? L'obstacle était
l'Empereur. Il eût fallu brouiller l'Angleterre avec l'Empereur,
offrir à George de si grands avantages aux dépens de l'Espagne, qu'il
laissât faire ce qu'on voulait de l'Italie. Mais Philippe V y
consentirait-il? honnête et scrupuleux comme il était, immolerait-il
aux Anglais le commerce espagnol, traiterait-il avec les hérétiques,
trahirait-il la cause sainte que Rome et tous les catholiques
appuyaient de leurs voeux, la cause du Prétendant, ce grand intérêt de
donner un roi catholique à l'Angleterre, à la puissance qui, par la
dernière paix, se trouvait l'arbitre du monde?

Alberoni dut, s'il voulait garder la faveur de la reine, entrer dans
cette voie. Lui qui venait de relever l'Inquisition, il dut décider le
roi à rechercher l'alliance hérétique, à reconnaître la succession
protestante. Tant que Louis XIV vécut, on n'osa pas même en parler.
Lui mort, sans ménagement, on démasqua la batterie. Alberoni, la
reine, sans retard, sans ménagement, exigèrent de Philippe V qu'il
tournât tout à coup contre sa foi, contre l'opinion nationale de
l'Espagne, contre la volonté de son grand'père, qui, sur son lit de
mort, lui avait écrit pour le Prétendant.

On profita de sa mauvaise humeur contre la France et le Régent. On lui
montra que le Régent rechercherait l'alliance de George et qu'il
fallait le gagner de vitesse. Il semble cependant que le bon roi
d'Espagne ait lutté environ huit jours. Il était fort dévot, craignait
l'enfer, exécrait l'hérétique. Quoique Alberoni fût déjà son ministre
réel, le ministre nominal était le grand inquisiteur, qui faisait un
peu la balance. La reine la rompit, vainquit, emporta tout.

Dans cette précipitation indécente, l'honneur du roi n'était pas
ménagé. Elle ne daignait cacher l'empire honteux qu'elle exerçait sur
lui, ses moyens plus honteux encore. D'une part, elle lui faisait
suivre un régime irritant de viandes, d'alicante et d'épices, sans
mouvement qu'un peu de chasse en voiture. De l'autre, elle le domptait
par les plaisirs ou les refus. Rien n'était ménagé, caresses, menaces,
flatteries. Au besoin, elle était très-basse, parfois lâche à ce point
d'admirer la beauté du roi (dont le nez touchait le menton).

Ce sont les premières scènes, et non pas les moins rebutantes, d'un
temps où la nature, hardie et sans réserve, triomphera souvent des
intérêts moraux. Cette femme toujours enfermée, qui ne put rien savoir
du monde, ignorante, d'autant plus hardie, le troubla vingt années.
Elle avait l'âpreté maternelle de la chatte et sa furie pour ses
petits. Pour eux, elle alla à l'aveugle jusqu'à ce qu'elle eût fait
son fils roi, son mari idiot.

L'emploi peu scrupuleux des sinistres recettes qui ravivent l'amour
aux dépens de la vie, aboutit à l'épilepsie. Les enfants de Philippe V
eurent de leur père cet héritage et le portèrent de la maison
d'Espagne dans celles d'Autriche et de Naples. La moitié de l'Europe
fut gouvernée par des fous.

Dès le 18 septembre, Alberoni, autorisé du roi, négocia avec
Dodington, l'envoyé anglais à Madrid. Il s'agissait d'abord de
détruire les barrières que les Anglais trouvaient dans l'Espagne et
ses colonies. On tentait l'Angleterre par le côté secret de sa
concupiscence, les mers du Sud, le commerce des précieuses denrées qui
devenaient des besoins pour l'Europe, la fourniture des nègres qui les
cultivent, trafic si lucratif. On voulait dire au fond: «Nous ouvrons
l'Amérique. Ouvrez-nous l'Italie.» On ne le disait pas encore.
Cependant Dodington fut tellement ravi, ébloui, qu'Alberoni n'hésita
pas à lui confier toute la pensée de la reine, et que bientôt il
écrivit à Londres: «qu'il n'était rien que l'on n'obtînt, si on la
laissait faire en Italie un bon établissement pour ses enfants.» Elle
eût donné tout à ce prix, presque l'Espagne elle-même.

La première lettre de Dodington à Londres pour annoncer les offres de
l'Espagne est du 20 septembre. Date extrêmement importante. Avant le
30, un mois après la mort de Louis XIV, le gouvernement whig, notre
ennemi, sut que désormais la France était seule, que l'union des deux
branches de la maison de Bourbon était dissoute. La fameuse sottise:
«Il n'y a plus de Pyrénées,» reparaissait ce qu'elle est, une sottise.
Les Pyrénées se relevaient plus hautes. La France, désormais isolée de
l'Espagne, était plus faible sous le Régent que la veille de la mort
du roi.

Dodington écrivait à Londres: «Voilà la France et l'Espagne brouillées
plus qu'elles ne le seraient par une guerre de quinze ans.»

Cette brouillerie allait tout d'abord passer aux voies de fait.
Alberoni, en attendant qu'il eût construit des vaisseaux, en louait
pour poursuivre les nôtres dans les mers du Sud. Il nous fermait ces
mers, qu'il ouvrait aux Anglais, se tenant même prêt à les aider dans
la destruction de notre marine.

Quel encouragement pour Marlborough, pour les aboyeurs de la guerre!
L'Angleterre est le pays des fortes haines, des colères longues et
obstinées. Nombre de whigs sincères retenaient fidèlement l'horreur du
dernier règne, la trop juste rancune de la _Révocation_. Pour eux,
Louis XIV n'était pas mort, et ne pouvait mourir; ils le gardaient
présent pour justifier leur haine pour nous. Les machines infernales
qu'ils lancèrent contre Saint-Malo, elles restaient dans leurs
coeurs, chargées et surchargées de voeux pour faire sauter la France.

Les deux marines se haïssaient cruellement. Dans une guerre (de duels
à la fin), on s'était des deux parts envenimé jusqu'à n'avoir plus âme
d'homme. Notre Cassart, si vaillant, fut féroce, et, sans scrupule,
arma les flibustiers. Nos trop heureux corsaires stimulaient l'ennemi,
comme les mouches qui rendent un taureau fou. Les Anglais tuaient tout
ce qu'ils prenaient. Et encore, ils ne se contentaient pas de la mort;
ils y joignaient parfois de longs supplices.

À ces haines atroces, trop réelles, ajoutez les fausses. Les plus
véhéments orateurs, les plus emportés contre nous, étaient les
patriotes de l'_Alley change_, les vaillants de l'agiotage qui, dans
la crise de la guerre, avaient eu leurs combats, leurs victoires, de
merveilleux Blenheim de bourse, des rafles incomparables. Le calme
plat désolait ces héros.

Dans un moment pareil, l'offre de Philippe V était un coup cruel pour
nous, et, disons-le, un acte bien étonnant d'ingratitude. Il avait
déjà oublié que nous avions, pour le faire roi, accepté contre
l'Europe la plus épouvantable lutte, sacrifié deux milliards, un
million d'hommes! La nation, non moins que le roi, nous était
redevable. Si elle n'avait un Espagnol, elle devait vouloir un
Français, un prince de race, de langue latine. Elle devait repousser
l'Autrichien, le blond barbare allemand, dont elle n'eût pas compris
un mot. Pour chasser ce barbare, elle eut un moment d'élan admirable,
mais court, et généralement, elle rejeta le poids de cette longue
guerre sur les armées de la France, et triompha par notre sang.

Et, aujourd'hui, au bout d'un mois, nous recevions derrière ce coup
fourré de l'abandon de l'Espagne. Nous perdions, pour la guerre, notre
compagne naturelle, notre _matelot_, comme on dit en marine du
vaisseau acolyte qui doit garder le flanc du vaisseau engagé en
bataille.

Ainsi, quel que pût être le gouvernement bienveillant de la Régence,
son élan juvénile et son semblant d'espoir, elle n'avait rien de
solide, et réellement portait en l'air. Sans allié, sans argent ni
ressources, pliant sous deux milliards et demi de dettes, elle était
de plus entourée par la meute implacable des illustres voleurs qui lui
mettaient le marché à la main, la rançonnaient, sinon, passaient du
côté de l'Espagne.



CHAPITRE II

GRANDEUR DE L'ANGLETERRE--ÉTAT INCURABLE DE LA FRANCE

1716


L'Angleterre est grande en ce siècle, grande d'elle-même et par
l'éclipse de la France. Celle-ci, pour longtemps, est absente des
affaires humaines. Elle ne fera que des sottises en politique, en
littérature des oeuvres de génie.

Naufragée et demi-brisée, enfonçant, elle roule entre deux eaux dans
le sillage du vaisseau britannique. Tout flotte derrière celui-ci,
non-seulement les puissances protestantes, mais les catholiques.
L'Espagne, l'Empereur, la courtisent pour arracher des lambeaux
d'Italie.

Cette grandeur de l'Angleterre n'est point illégitime. Seule, entre
les nations d'alors, elle a les trois conditions pour vivre et agir:
un principe, une machine, un moteur.

C'est le moteur qu'on n'a pas remarqué. Sans lui, elle n'eût rien
fait. Son beau principe du _gouvernement de soi par soi_ était
représenté, très-peu fidèlement, par deux chambres aristocratiques. Sa
fameuse constitution,--une vieille machine de Marly,--était propre à
ne pas bouger et ne rien faire. La prétendue balance n'était qu'une
bascule alternative. L'Angleterre prit force et vigueur, justement
parce qu'il n'y eut plus ni balance ni bascule. Un moteur vint, qui
emporta tout en ligne droite, dans un mouvement simple et fort. Ce fut
le parti de l'argent, le tout jeune parti de la banque, auquel se
réunit bien vite la haute propriété; bref un grand parti riche, qui
acheta, gouverna le peuple, ou le jeta à la mer; je veux dire, lui
ouvrit le commerce du monde.

Ce parti de l'argent se vantait d'être le parti patriote. Et la grande
originalité de l'Angleterre, c'est que cela était vrai. La classe des
rentiers et possesseurs d'effets publics, spéculateurs, etc., qui
était pour les autres États un élément d'énervation, pour elle était
une vraie force nationale.

Cette classe fut et le moteur et le régulateur de la machine. Elle
poussa tout entière d'un côté. Il y eut impulsion, et non fluctuation.
J'ai montré, au moment critique de 1688, combien l'Angleterre flottait
encore. Ni l'Église, ni la propriété territoriale, ces prétendus
éléments de fixité, ne lui donnaient aucune base. Les propriétaires
étaient divisés (tories et non-tories, catholiques et non-catholiques,
jacobites et non-jacobites). L'Église n'était pas moins divisée
contre elle-même; l'Anglicane faussée par son credo absolutiste,
jusqu'à regretter Jacques II! Et il eut même des Puritains pour lui!
Des Puritains regrettaient le Jésuite! Que serait devenu Guillaume à
la Révolution sans le fanatisme héroïque de nos Réfugiés.

Par la création de la Banque, par la Dette publique, par la formation
de plusieurs Compagnies patronnées de l'État, un monde nouveau fut
évoqué et sortit de la terre, suspendu uniquement à la cause de la
liberté, à la révolution protestante et parlementaire, nullement
flottant ou divisé, mais serré en masse compacte par l'identité
redoutable des idées et des intérêts. Ce fut le coeur, le nerf des
whigs. Ceux-ci avaient fait _au dernier vivant_ avec la liberté
publique. Que le roi catholique revînt, le propriétaire restait
propriétaire, et même l'évêque anglican serait resté évêque, mais le
rentier ne restait pas rentier. Il savait cela à merveille. Ce fut sa
ferme foi que le gouvernement de droit divin ne payerait nullement les
dettes de la Révolution.

Mais pour comprendre bien cette singularité anglaise, il faut
envisager dans la généralité de l'Europe, un grand fait qui commence,
sous ses deux caractères, l'épargne et le placement, la spéculation et
le jeu.

Le jeu précède l'épargne. Qui a peu, garde moins, mais risque, hasarde
volontiers, afin d'avoir beaucoup.

On a vu quelque chose de cela du temps d'Henri IV, et pendant la
guerre de Trente ans, les fameuses loteries d'Italie, où jouait toute
l'Europe, les jeux de cartes et jeux de guerre, la manie furieuse de
chercher la fortune par toutes les voies du hasard, intrigues ou
batailles. Au fond même génie. Waldstein fut un joueur, Mazarin un
tricheur. Le froid calculateur, Turenne, trouva l'art et les règles;
il tint académie du grand jeu de la mort.

Tout cela n'était rien en comparaison de ce qui se vit à mesure que le
jeu, la loterie, l'amour de la spéculation, atteignirent des peuples
entiers. Dans la longueur des guerres, tous les rois, forcés
d'emprunter, devinrent des tentateurs qui par des primes et des usures
énormes forcèrent l'argent timide à devenir hardi, à s'associer aux
grands hasards. L'épargne, accumulée par la sobriété ou l'avarice,
sortit, s'aventura, se jeta aux coffres publics. Les aventures
cruelles de banqueroutes, de réductions effrayaient un moment,
l'attrait des gros gains ramenait. Une maladie secrète, propre à nos
temps modernes, titillait, stimulait, démangeait en dessous,--le
prurit des loteries, la douceur du gain sans travail.

L'incertitude même, le plaisir du péril, était pour plusieurs un
vertige qui, loin d'arrêter, entraînait. Nombre de sots glorieux
trouvaient beau de prêter au roi, de l'aider aux hautes affaires, de
guerroyer du fond de leurs greniers, de régenter et d'insulter
l'Europe. Cela commence en France un peu après Colbert. Le rentier
apparaît partout. À la place Royale, aux Tuileries, aux cafés, des
bataillons de nouvellistes, petits bourgeois, mal mis, de tenue légère
en décembre, n'en étaient pas moins fiers et cruels aux combats de
langue, terribles au roi Guillaume, à la Hollande, informés de
l'Europe jusqu'au fond du Nord même et suivant de l'oeil Charles XII.

Les cafés (nés de la _Cabale_, 1669) s'ouvraient partout en
Angleterre, et à côté, la tabagie turque, hollandaise. Le gin fut
trouvé en 1684, et bientôt, sans doute, le rhum, si cher à Robinson.
On chercha une ivresse moins épaisse que celle de la bière, moins
bavarde que celle du vin. On préféra la forte absorption de
l'eau-de-vie. Cependant on fumait, on rêvait de report et de
dividende. Sombre béatitude, où le spéculateur, au gré de la fumée,
voyait monter ses actions.

Tous ces muets, tous ces sauvages, au fond insociables, s'associaient
pour les intérêts. Deux terrains se créèrent, où, sans se connaître,
on put se rencontrer dans des combinaisons communes:

Premier terrain, _la Dette_. Elle commence en 1692, et elle fait
bientôt un milliard.

Second terrain, _la Banque_ (simplement de change et d'escompte), mais
qui soutient l'État, lui prête de grosses sommes sans intérêt. Elle
suspend un moment ses payements, mais bientôt renaît plus brillante.

J'ai montré au dernier volume la large exploitation que firent les
_patriotes_, sous la reine Anne, de ces deux terrains financiers, le
jeu immense qui se fît sur la guerre, la hausse et la baisse, la vie,
la mort. La vente des consciences au Parlement et la vente du sang
(obstinément versé parce qu'il se transmutait en or), c'est le grand
négoce du temps. Jeu permis et autorisé. Les plus austères, les hommes
à cheveux plats, à noirs habits, qui ont l'horreur des cartes, n'en
ont plus horreur, quand ces cartes sont des vies d'hommes, les parties
des massacres et le tapis vert Malplaquet.

Les grosses fortunes d'argent qui se créèrent et les grandes fortunes
territoriales firent une alliance tacite qui écarta les petites du
gouvernement du pays. Cette révolution profonde, décisive pour
l'avenir, passa presque inaperçue, en 1696. Les Communes avaient
adopté (à grand'peine et à une faible majorité) un bill qui eût ouvert
le Parlement aux petits riches qui avaient une centaine de mille
francs. Ceux-ci, la plupart gentilshommes de campagne, eussent été
aisément élus pour représenter la ville voisine. Il semblait que les
lords, les Norfolk, les Sommerset, les Bedford, les Newcastle, hauts
barons de la terre, dussent favoriser ces élections patriarcales de
leurs petits voisins ruraux, qui, dans la vieille Angleterre,
appartenaient, comme eux, au parti territorial (landed interest). Ce
fut tout le contraire. Les lords rejetèrent le bill qui rendait
éligible ces petits propriétaires, voulant mettre aux Communes leurs
fils cadets, leurs intendants, ou des fonctionnaires dont ils avaient
besoin, laissant aussi les marchands riches, les gros banquiers,
entrer au Parlement par les achats de votes et la puissance de
l'argent.

Les Communes cédèrent. Et, dès lors, _ce fut fait_. L'Angleterre fut
menée par cette ligue de grosses fortunes ou de terre ou d'argent,
sans égard aux petits gentilshommes de campagne, où se trouvait la
masse du parti Jacobite, beaucoup de catholiques, amis du Prétendant.
Ses ennemis, surtout les banquiers, rentiers, spéculateurs, etc., qui
croyaient son retour synonyme de la banqueroute, furent au gouvernail
de l'État. Ils y constituèrent un grand parti, attentif, informé, qui,
d'un oeil perçant, regardait le continent, la France, et constituait
pour l'Angleterre ce qu'on peut appeler une garde armée.

Ce qu'ils avaient le plus à craindre, et bien plus qu'une invasion du
Prétendant, c'était que la France ne refît ces terribles nids de
corsaires qui, sous Jean Bart, Duguay-Trouin, Forbin, Cassart, avaient
rendu le commerce impossible, la mer intraversable. Ces gros riches
qui gouvernaient, étaient en vrai péril, si la masse maritime et
commerciale chômait, languissait dans les ports. Elle se fût retournée
sur eux. L'Anglais n'est pas mauvais, s'il mange; mais s'il ne mange
pas, c'est un étrange dogue. De là la crainte extrême que le
gouvernement eut de Dunkerque, dont la destruction fut le premier, le
plus important article de la paix. De là la rancune et la rage (fort
naturelle, fort légitime) avec laquelle ils poursuivirent la mauvaise
foi de Louis XIV, qui ressuscitait Dunkerque tout doucement par la
création de Mardick.

Quant au Prétendant, lord Stanhope écrivait: «Je prie Dieu que, si
jamais la France nous attaque, elle mette le Prétendant à la tête de
l'invasion; cela seul la fera échouer.» En effet, le grand parti whig,
avec d'énormes capitaux disponibles, pouvant du jour au lendemain
avoir d'en face (de Hollande) des régiments disciplinés, craignait peu
les bandes légères qui seraient descendues d'Écosse. Même après un
succès, entrant dans l'épaisse Angleterre, elles n'auraient pas
beaucoup mordu.

Loin de craindre le Prétendant, le parti de la guerre l'aurait plutôt
encouragé. L'homme à deux visages, Marlborough, lui souriait, tâchait
qu'il compromît la France. Il y avait son neveu Berwick, et ces deux
hommes de guerre eussent été charmés de reprendre leur métier, de se
faire vis-à-vis, et de se tirer amicalement des coups de canon.
Marlborough envoyait au Prétendant de petites charités et l'assurait
de ses très-humbles services. Appât grossier pour tout autre poisson,
mais qui était avidement avalé par la mère du Prétendant, sa béate
cour et ses Jésuites. Cette cour de Saint-Germain était un monde de
romans, de miracles. Il s'en faisait (de tout petits) au tombeau de
Jacques II. Jacques III, né d'un voeu, était l'enfant du miracle, fils
de la sainte Vierge, disait son père. Et, comme tel, il ne pouvait
manquer d'être tôt ou tard aidé d'en haut. S'il avait échoué
jusqu'alors, c'est qu'on avait compté sur les moyens humains. Le ciel
n'avait daigné agir. Mais maintenant la situation étant telle, la
France tellement à bout de ressources, le ciel ne pouvait certes rien
désirer de mieux. Quelle magnifique occasion de montrer seul le bras
divin!

Dangereuse folie, mais qui ne fut nullement un léger coup de tête.
Longuement le _sage_ Torcy, commis obéissant, en avait conféré avec
notre envoyé à Londres. On avait préparé quelques vaisseaux, donné les
autorisations nécessaires aux commissaires de la marine. On avait
cherché de l'argent, et au moins on avait eu du papier; le banquier
Crozat avait donné des lettres de crédit pour l'Écosse. Tout cela
n'était nullement ignoré. L'envoyé de George criait. On niait
l'évidence. Mais le Prétendant était tout botté et allait partir de
Lorraine, débarquer le 15 à Newcastle.

Le roi rendit à la France un immense service en mourant le 1er. S'il
était mort le 10, le Prétendant ne l'eût pas su à temps, fût parti
tout de même, et nous eût irrémédiablement enfournés dans le piége
qu'on nous tendait.

La mort de Louis XIV nous replaça dans le bon sens. Loin de rompre la
paix, le Régent dit fort raisonnablement à l'Angleterre:
«Garantissez-moi le maintien de la paix, et j'éloigne le Prétendant.»
L'amiral Bing se présentant au Havre et demandant qu'on lui livrât les
vaisseaux préparés pour l'expédition, le Régent, sans les livrer, les
désarma. Il fit arrêter le Prétendant par son capitaine de gardes, le
fit reconduire en Lorraine, pour l'en rappeler, bien entendu, si
l'Angleterre voulait rompre la paix.

La cour de Saint-Germain, étourdie du coup, tâcha d'ébranler le Régent
par son côté le plus prenable, l'influence des femmes. On fit parler
une mademoiselle de Chausseraie, infiniment adroite et spirituelle.
C'était une dame riche, indépendante, avec qui le feu roi aimait fort
à causer, et qui, sans paraître y toucher, se mêlait de toute
intrigue. Elle était vieille, fit peu d'impression. On détacha alors
une certaine Olia Trant, une Anglaise belle et galante, qui vivait à
Paris et de plus d'un métier (_Mahon_). Le Régent écouta, sourit,
devina tout. Enfin la sainte cour de Saint-Germain, à bout, en vint à
un moyen étrange et bien grossier. On chercha là-bas, on fit venir
une vraie rose d'Angleterre, pas même épanouie, vierge, à ce qu'on
disait, et on mena cette victime au Palais-Royal (_Bolingbroke_). On
supposait que la pauvre petite, innocente, ignorante, par cela même,
aurait plus d'action. Mais la place était plus que prise. La vertu du
Régent était gardée par nombre de dames, bien autrement brillantes et
d'esprit et d'audace, de grâce aussi. L'une d'elles, la Parabère,
venait justement de le prendre.

Le Régent et ses amis les plus sensés, comme le duc de Noailles,
voyaient que, dans un tel état de ruine, de désorganisation, il
fallait à toute condition assurer la paix, ménager l'Angleterre et
s'entendre avec George. Qui avait fait cette situation, sinon Louis
XIV, et toutes les fautes du grand règne? La honte, s'il y en avait,
revenait à lui seul.

George était contre nous. Aux moindres démarches du Régent pour
obtenir de lui une garantie positive de la paix, il exigea une
condition impossible: que le Régent se mît la corde au cou, qu'il
bravât le grand parti qui lui avait disputé la Régence, _qu'il publiât
de nouveau les renonciations de Philippe V_, le proclamât à jamais
exclu du trône. C'était déclarer la guerre à l'Espagne et à une partie
de la France. Le Régent, dans sa position désarmée et chancelante, eût
été vraisemblablement réduit à un triste secours, celui d'une garde
anglaise, que George lui avait offerte au moment de la mort du roi. Il
serait devenu vassal de l'Angleterre, et son lieutenant en France. Il
crut qu'en tout cela George ne voulait que tendre un piége, mettre la
guerre civile ici avant de nous attaquer. Il hasarda de lui rendre la
pareille et il lâcha le Prétendant.

Il le laissa partir (12 décembre), mais seul et comme individu, donc
avec peu de chances. Les Jacobites avaient déjà eu des revers. Le
prince leur arrivait en plein hiver, trop tard. Sa défiance pour les
gens les plus avisés du parti (pour le spirituel et hardi Bolingbroke)
l'affaiblissait encore et l'annulait. Sa pâle, mince figure, avec un
air douteux, d'étranges yeux italiens qu'il tenait de sa mère, ne
parlaient guère pour lui, et jamais il ne souriait. Il venait sans
secours. Ce n'était plus le candidat de la France et de l'Espagne,
ayant pour arrière-garde deux grandes monarchies. Il se rembarqua à la
hâte.

L'effet de cette déplorable expédition fut de fortifier George
extrêmement. L'Angleterre témoigna à cet Allemand, qui ne savait pas
sa langue, une confiance qu'elle n'eut jamais pour aucun roi anglais.
On lui donna cet étonnant pouvoir de ne renouveler le Parlement que
tous les sept ans.

La France faisait contraste. Tandis que l'Angleterre s'asseyait dans
sa force, elle enfonçait dans son naufrage, plongeait dans la
banqueroute, la grande débâcle. Il eût fallu, pour se tirer de là,
réformer, non les finances seulement, mais refondre l'État et le
refaire de fond en comble. Terrible opération. Si on l'avait tentée,
on eût eu contre soi la nation elle-même, affaissée d'esprit, énervée
de misère, et qui, comprimée sous un monde énorme de privilégiés,
aurait préféré le mal au remède.

Ce n'était pas l'audace ni l'idée qui manquait. Le Régent, au plus
haut degré, était un libre esprit. Il n'avait nulle ambition; ses
vices déplorables n'étaient nuisibles qu'à lui-même. Ils ne l'avaient
pas endurci. Il était très-ouvert à toute bonne innovation. On peut en
dire autant du duc de Noailles, qui, dans un meilleur temps, aurait
été peut-être un grand réformateur.

C'est par l'Église qu'on eût dû commencer la réforme. Noailles avait
très-bien compris que le premier coup à frapper était de chasser les
Jésuites. Le second eût été de se passer du pape pour l'institution
des évêques; le Régent y songeait. Le troisième eût été de rappeler
les protestants. Il y avait encore un monde de réfugiés, gens riches,
utiles, laborieux, marchands, fabricants, ouvriers, qui ne demandaient
qu'à rentrer. Un fleuve d'or eût coulé dans cette France ruinée; mieux
encore, un fleuve de jeune sang, actif et chaud, pour réchauffer ses
vieilles veines taries.

Cela ne se put pas. Même dans l'intérieur du Régent, Saint-Simon
plaida en faveur des Jésuites et contre les protestants. Noailles, en
ses projets, aurait eu contre lui les Jansénistes mêmes. Il aurait eu
son oncle même, l'archevêque de Noailles, qui, déjà accusé de
jansénisme et d'hérésie, n'aurait voulu pour rien favoriser les
hérétiques.

Dans l'ordre civil et financier, la grande réforme proposée dès
Colbert était la _taille proportionnelle_, la vraie égalité qui doit
être inégale, c'est-à-dire peser sur le riche. Mais quel était le
riche? le clergé, la noblesse. Il s'agissait de les mettre à la
taille, de les rendre _taillables_! Horrible affront dans les idées
du temps. Tel était le but, la portée de cette réforme (V. la
proposition de 1665, dans nos notes). Le Régent et Noailles
accueillirent les plans qu'on présenta, en ordonnèrent l'essai.
Partout on trouva des obstacles, et dans qui? dans le peuple aveugle
et ignorant, que les privilégiés ameutaient contre tout changement.

Il eût fallu pour réussir un gouvernement fort, très-fortement assis.
Imaginez ce que c'était que de mettre à la taille un prince archevêque
de Cambrai, un archevêque de Rohan, un Villeroi, vrai roi de Lyon, qui
ne souffrait pas que le roi se mêlât pour la moindre chose de la
seconde ville du royaume,--ce Villeroi, qui avait dans les mains
l'enfant royal, qui faisait parler cet enfant, et pouvait, dès demain,
le faire parler pour la régence d'Espagne et du duc du Maine.

On ne pouvait faire un seul pas, dans la réforme religieuse ou civile,
sans trouver cette pierre sur le chemin, s'y heurter, s'y briser.
J'entends la concurrence du roi d'Espagne, j'entends les Jésuites et
les évêques (presque tous jésuitisés), le grand parti dévot, une masse
de seigneurs et de nobles bouffis, gâtés, absurdes, dont le roi
naturel était Philippe V.

Jugeons-en par le plus honnête, Saint-Simon[2], crevant de vain
orgueil, sans lumières, malgré son talent, si arriéré, si imbu de
l'idée que l'État est un bien de famille. Le régent légitime pour lui,
c'est l'_oncle_ (Philippe V), et non le _cousin_ (Orléans). Quelque
ami, serviteur, qu'il soit de celui-ci, il n'hésite pas à lui dire à
lui-même que, si Philippe rentrait en France, lui, Saint-Simon,
quitterait le Régent avec larmes, mais enfin le quitterait.

         [Note 2: Il baisse infiniment à la mort de Louis XIV. Il est
         décidément déplacé, désorienté dans le monde nouveau, et il
         devient de plus en plus absurde. Il est d'amitié pour le
         Régent, de principe pour le roi d'Espagne. Il avoue que si
         celui-ci entrait en France, il quitterait le Régent.--Il ne
         veut pas qu'on chasse les Jésuites, et il demande les États
         généraux que demande le parti jésuite pour faire sauter le
         Régent. Étrange ami de la Régence qui s'oppose à tout ce qui
         pourrait la soutenir, par exemple, au rappel des protestants
         qui auraient rapporté leurs capitaux, leur industrie.--Il est
         honnête, et cependant il dévie un peu en pratique. C'est, je
         crois, ce qui le rend de si mauvaise humeur. Il nomme Tellier
         un scélérat, et il est son ami; d'Effiat, un scélérat et il
         le sert, la duchesse de Berry un monstre, et il lui laisse
         madame de Saint-Simon. Il déplore le pillage du Système,
         résiste, finit par accepter. Comment ne serait-il pas furieux
         contre le temps, contre lui-même?--Il omet, sciemment, je
         crois, des faits très-importants, non-seulement l'amour, si
         public, du Régent pour sa fille, mais l'infamie des petits
         Villeroi (août 1722), mais les vols de M. le Duc, la pension
         énorme que Dubois payait à madame de Prie. Il embrouille
         l'affaire de Leblanc et Bellisle.--Vers la fin, on était si
         embarrassé de Saint-Simon, de son humeur, de ses
         _spropositi_, qu'on le tenait en quarantaine, tout à fait
         isolé, sans lui rien dire. Il ne sait pas combien il est
         alors un personnage comique. On s'en amuse. On le consulte
         sur des choses résolues d'avance (comme l'enlèvement de
         Villeroi, le ministère de Dubois). Le Régent a la malice et
         la patience de l'écouter là-dessus pendant des heures quand
         tout est décidé sans lui.]

Trois mois d'essai montrèrent que toute grande réforme politique était
impossible. On dut rentrer dans le fangeux ruisseau de Chamillart et
Desmarets, dans les banqueroutes partielles. On avoua le vide, la
ruine; on déclara que le dernier roi avait mangé l'avenir même (7
décembre). On fit, comme Desmarets, de la fausse monnaie; au moins on
donna à celle qu'on frappa une valeur fictive. On annonça l'examen
solennel, non-seulement de ce qu'on appelait les affaires
extraordinaires, mais de tous les titres publics. Il y avait lieu
d'examiner certainement. Les traitants avaient agi avec le dernier roi
comme avec un fils de famille à peu près perdu; ils lui prêtaient à
400 pour 100. Ce n'est pas tout. La comptabilité était si mal tenue,
qu'il y avait une infinité de doubles emplois, des titres doubles. Les
receveurs généraux, sous prétexte d'avances (exagérées et mal
prouvées), ne rendaient plus rien au Trésor, agiotaient avec l'argent
des recettes; ils faisaient circuler un nombre infini de billets, et,
sous noms supposés, prêtaient au roi son propre argent.

Noailles avait proposé de les supprimer, de les remplacer, Saint-Simon
de faire venir un à un ces rois de la finance, à petit bruit, et de
les étrangler entre deux portes, je veux dire de les faire dégorger,
de les rançonner à la turque. Le Régent y répugna et se contenta
d'abord de demander aux receveurs qu'ils payassent au moins la solde
des troupes (chose si nécessaire dans les périls où l'on était). Ils
promirent, ne tinrent pas, espérant que le soldat, ne recevant rien,
se révolterait. Le grand parti de l'argent, dans ces bons sentiments,
sournoisement employait son arme ordinaire en révolution, n'achetant
rien, augmentant la misère, mettant le marchand, l'ouvrier, au
désespoir.

Ainsi exaspéré, le plus doux des gouvernements n'eut de ressources que
dans les moyens de terreur. Le 12 mars 1716, on établit une chambre de
justice contre les traitants usuriers, les comptables agioteurs, les
munitionnaires engraissés du jeûne de nos armées, etc. Grand bruit,
force menaces. On montre la torture; on parle d'échafaud. On prétend
faire payer 200 millions à 4,000 personnes. Mais ces sévérités
n'étaient pas de ce temps. Nombre de seigneurs charitables, des femmes
spirituelles et charmantes, s'intéressent pour les financiers. On
entoure le Régent des plus douces obsessions. Ce n'est pas un barbare.
Il faiblit; il trouve fort doux que cette justice tourne au profit de
ceux qu'il aime. Les traitants sont sucés par ces agréables vampires,
sans que l'État y gagne presque rien. Noailles, sa chambre de justice,
sont sifflés, désespèrent. En vain, dans sa fureur, il encourage les
dénonciateurs, jusqu'aux laquais, qui peuvent sous des noms supposés
accuser et trahir leurs maîtres. Il fait plus, il appelle à lui le
paysan (vraie mesure de 93); il promet aux communes où les traitants
ont leur château une part dans les confiscations.

Le grand _visa_ des titres, des rentes, etc., avait mieux réussi. Il
fut fait rudement, mais avec intelligence, par quatre aventuriers du
Dauphiné, les frères Pâris. Ils épargnèrent autant qu'ils purent les
militaires et les communes, frappèrent surtout les détenteurs de
titres, passés par plusieurs mains, achetés à bas prix. La dette fut
réduite à peu près à la moitié, et cette moitié convertie en titres
nouveaux qu'on appela _billets d'État_.

Et avec tout cela, il manque cent millions à la fin de 1716. Pour
comble, le Midi se révolte contre l'impôt du Dixième, et il faut le
supprimer. On voudrait suppléer en faisant payer les exemptés, les
magistrats et autres. Mais les Parlements mêmes, ces grands parleurs
de bien public, donnent l'exemple de la résistance. Tout est impasse.
Nul moyen de payer les _billets d'État_ qui soldaient la dette
réduite. Ils tombent à rien. Pour ces chiffons, qu'offre-t-on? des
chiffons, des promesses de rentes, des terres abandonnées, des actions
de la Compagnie d'Occident, hypothéquées sur la savane américaine ou
sur la peau de l'ours qui court les bois.

Noailles, _in extremis_, déclare que, pour se relever, il faudrait un
miracle, quinze ans d'économie, donc, _toute une réforme morale_, un
gouvernement ferme, une noblesse désintéressée, plus de luxe, plus de
plaisirs[3]. Cette vieille société, gâtée par cent années de vices
monarchiques, la réduire tout à coup à la vie de Caton!

         [Note 3: À la page 45, j'ai fait remarquer que, dès 1665, on
         avait proposé à Colbert la taille _réelle_ et
         proportionnelle. Un certain Charles, élu de Meaux, avait
         formulé cette proposition, en insistant sur le point
         essentiel: _Que chacun des trois États y doit contribuer._
         «Il est constant, dit-il, que _le clergé et la noblesse_, qui
         possèdent plus des trois quarts du bien de France, ne
         contribuent comme rien au regard du _Tiers Estat_, qui porte
         toute la charge et n'a plus pour partage que la misère.»
         (_Lettre communiquée par M. Margry, archiviste de la
         marine._)

         Sur l'Angleterre, sa banque, etc., je suis Bolingbroke,
         Mahon, Smolett, Pebrer, Macaulay, etc.

         Fallait-il se rallier à l'Angleterre ou à l'Espagne? Belle
         question; elle est ridicule à poser. L'Espagne d'alors fait
         horreur. Les Italiens qui la gouvernent, Alberoni, la reine,
         viennent de relever l'Inquisition, que madame des Ursins
         voulait abaisser. Comment n'a-t-on pas vu cela? Comment
         a-t-on pris Alberoni pour le restaurateur de l'Espagne, lui
         qui l'éreinte, la jette dans mille aventures impossibles?
         Comment prend-on Philippe V pour un Français? Il regrettait,
         il est vrai, la France, mais il était en même temps plus
         Espagne que l'Espagne même. Sous lui, 14,000 victimes
         revêtirent le san-benito et furent suppliciées de diverses
         manières (sur lesquelles _deux mille trois cent quarante-six_
         furent brûlées vives). Voir Llorente, t. IV, p. 28; Coxe, t.
         III, ch. XXXI, p. 6.--Lemontey (t. I, 432, note) observe que
         ce chiffre énorme semblera trop faible si l'on consulte (aux
         _Affaires étrangères_) les dépêches de notre ambassadeur
         Maulévrier. Il donne un nombre supérieur relativement, un
         nombre épouvantable pour sept villes et quatre années
         seulement.

         Le plus horrible, c'est que ce lâche gouvernement qui permet
         tout cela n'est point du tout fanatique. Dès le lendemain de
         la mort de Louis XIV (18 _septembre_ 1715), il négocie avec
         les hérétiques, il sollicite les Anglais contre la France qui
         s'est ruinée pour sauver l'Espagne. Alberoni, qui vient de
         relever l'inquisition, se jette dans l'extrême opposé,
         cherche l'alliance protestante (V. Cox, Smollett, Mahon,
         etc.). Choquante inconséquence. Rien ne lui coûte pour gagner
         les devants. Il sacrifie le Prétendant, les dernières
         recommandations de Louis XIV et toute décence catholique.

         En mettant à sa date, aux premiers jours de la Régence, ce
         coup inattendu qui la frappait, on explique parfaitement, on
         excuse en partie la fluctuation du Régent. La plupart des
         historiens font le contraire; ils racontent d'abord ses
         misères et ses fautes et celles même de 1716. Puis ils
         reviennent à ces affaires d'Espagne, de septembre 1715,
         relatent la négociation d'Alberoni, qui, déplacée ainsi et
         mal datée, ne signifie plus rien du tout.

         Si le mauvais coup auquel Alberoni voulait employer Charles
         XII, l'absurde révolution qui eût mis le Prétendant à
         Londres, Philippe V à Paris, si cette folie criminelle eût pu
         se réaliser, elle nous eût retardé pour cent ans. Le Régent
         avec tout ses vices, toutes ses fautes, son Dubois et le
         reste, n'a pas empêché la Régence d'étinceler d'esprit et de
         lumières, d'être une des époques les plus fécondes et les
         plus inventives. Sous lui, la France et l'Angleterre sont
         évidemment le _progrès_. Oui, l'Angleterre, cupide et
         hypocrite, méthodiste et contrebandière, avec sa plate
         dynastie allemande et sa corruption de Walpole, l'Angleterre,
         avec tout cela, c'est le _progrès_. La France, vers 1720, par
         Montesquieu, Voltaire, Fontenelle, par l'Académie des
         sciences, surtout par ses grands voyageurs, dresse au plus
         haut le phare qui guide désormais la marche de l'esprit
         humain. L'Angleterre ouvre les mille voies d'activité
         pratique, commence sérieusement (ce que presque seule elle a
         fait) l'exploration des mers et la découverte du globe.]

Fatalité terrible de ce siècle. Nul ne peut pour le bien, tous pour le
mal. Le tableau désolant que l'on fait de la France à la mort de Louis
XIV, on l'a à la mort du Régent, on l'a à la mort de Fleury, à la
chute de Choiseul. Ce que Forbonnais dit de 1715, d'Argenson le dira
de 1740, et les Économistes de 1760, enfin Arthur Young en 1785.

Un écrivain, obscur parfois, mais fort et judicieux, a formulé
très-bien la radicale impuissance de ces gouvernements. «Une
invariable fixité de trente ans dans le mal avait détruit dans les
gouvernants la notion des choses, le sens de voir et de prévoir.
L'injustice était si ancienne, si bien enchevêtrée, incorporée à tout,
qu'ils ne la sentaient plus et n'y distinguaient pas la cause de cette
paralysie mortelle. Ils s'étonnent, ils se fâchent. Ce peuple est donc
bien paresseux? Point du tout, mais c'est qu'il est mort.» (H.
Doniol.)

Et cela sans figure. L'homme véritable de la terre, le fermier, a
péri. Il reste dans le Nord un colon misérable, qui, sous
l'entrepreneur temporaire du travail, _exécute_ la terre pour quelque
peu de noire bouillie. Il y a dans le Midi un métayer étique. Des deux
côtés, la terre jeûne aussi bien que l'homme, ne recevant plus
d'aliment, mais peu à peu n'en donnant plus.

Les lois philanthropiques de la Régence sont souvent ridicules. Elles
permettent par exemple la circulation des bestiaux. Mais il n'y a
plus de bestiaux. Elles ennoblissent le travail, disent qu'il ne fait
pas déroger. Mais qui songe à cela, qui pense à travailler, quand on
ne produit plus qu'à perte? Sans secours, engrais ni bestiaux, le bras
de l'homme obtient un petit résultat, cher et chargé de frais, plus
cher par les transports (alors très-difficiles).

On achète peu à l'intérieur, étant toujours plus pauvre. Bien moins à
l'extérieur, car le voisin produit à bon marché. Ainsi la France
enfonce. Non-seulement elle descend d'elle-même, mais alentour tout
monte et contribue à la mettre plus bas.

Ce gouvernement ne paraît pas se souvenir de l'autre règne. Qu'il
songe donc qu'avant 1700, avant cette guerre immense et le million
d'hommes enterré, Louis XIV en est déjà à chercher comment il
obtiendra qu'on cultive le désert.

Combien plus le désert s'étendait en 1715! Le Régent l'ignore-t-il?
Non, il le sait parfois, parfois il se réveille, et il a des moments
lucides. Cette terre qu'en songe il voit peuplée, éveillé il la voit
déserte. Il en offre à qui en voudra, aux gens de guerre réformés, par
exemple, et encore avec une maison abandonnée, une exemption d'impôt.

Ces vérités terribles crevaient les yeux des hommes de bon sens. Il
était déjà évident que la réforme de Noailles ne ferait rien, que la
Régence resterait faible, bavarde, à vouloir le bien, faire le mal. La
France, détendue, n'avait plus même sa ressource de 1709, la fièvre,
le nerf du désespoir. Elle gisait, inerte, après l'accès. Et
qu'adviendrait-il d'elle, si ses démembreurs acharnés, les deux
dogues, Marlborough, Eugène, la surprenaient sur le grabat?

Mais l'Europe elle-même en avait bien assez. L'Angleterre n'avait pas
à la guerre un intérêt réel, puisque déjà l'Espagne, et la France
bientôt, offraient sans guerre tous les avantages qu'elle désirait.
Malheureusement la fausse fureur de Marlborough, la haine têtue des
vieux whigs, la criaillerie des spéculateurs, faisaient grand bruit,
et non-seulement couvraient la voix des gens sensés, mais, par leur
insolence, leurs injures, leurs affronts, rendaient le traité
impossible.

Le rechercher semblait une bassesse. Il se trouva un homme qui, sans
souci d'honneur, d'orgueil, vit nettement l'intérêt des deux nations,
le leur fit voir, éclaira les Anglais eux-mêmes. C'était un intrigant
qui toute sa vie avait été entremetteur, et qui le fut ici
très-utilement. C'était ce faquin de Dubois[4].

         [Note 4: Deux écrivains se sont imposé de nos jours la tâche
         de réhabiliter Dubois.--À les en croire, tous les
         contemporains s'y étaient trompés, l'avaient calomnié. Les
         modernes aussi. Le très-exact et très-fin Lemontey, qui écrit
         aux Archives des Affaires étrangères, et devant les pièces, a
         partagé l'erreur commune, M. de Carné (1857), et M. de
         Seilhac (1862), rendent à ce pauvre Dubois sa robe
         d'innocence.--Ce qui frappe le plus dans cette découverte,
         c'est qu'elle semble se faire contre l'avis de Dubois même.
         Je ne crois pas qu'il en eût su gré à ces Messieurs. Il
         semble qu'il ait eu une prétention toute contraire. Dans ses
         correspondances spirituelles et facétieuses, il y a partout
         la fatuité du vice. Il s'étale, se carre, se prélasse. Il se
         flatte surtout d'être un drôle habile et retors. Il ne se
         fâchera pas du tout si on l'appelle un heureux coquin. Les
         faits, étudiés de très-près, m'obligent d'être de son avis
         contre ses panégyristes. La gravité magistrale de M. de Carné
         ne m'impressionne pas, quand je le vois affirmer des choses
         si étonnantes: Que Louis XIV aurait approuvé l'alliance
         anglaise» (_Revue des Deux Mondes_, XV, 844-846), «que sous
         le Régent et Fleury, la population a presque _doublé_,» etc.
         Et comment le sait-il? comment affirmer cette chose énorme,
         contre d'Argenson et tout le monde?--Pour M. le comte de
         Seilhac, je n'ai rien à lui dire. Il est du pays de Dubois,
         de Brives-la-Gaillarde. Il écrit d'après les papiers de
         Brives et ceux de la famille Dubois. Son premier volume
         contient des pièces curieuses. Je n'ai trouvé dans le second
         exactement rien.]

J'ai dit ailleurs ce que j'en pense, et il ne s'agit pas ici de sa
vertu. On doit dire seulement qu'il n'est pas de coquin qui n'ait eu
un jour dans sa vie, un jour où il ait marché droit. On doit avouer
que celui-ci, infiniment spirituel, eut ce que n'ont pas toujours les
gens d'esprit, un sens net et vif du réel, une vue très-lucide de la
situation, nulle fausse poésie, nulle illusion. De plus, une
résolution déterminée et obstinée pour aller droit au but, y faire
aller les autres.

Notez qu'il était presque seul de son avis, que ni l'Angleterre ni la
France n'avaient grande envie de traiter. L'une et l'autre avaient
encore la vue comme offusquée des mauvaises fumées de la guerre. On ne
passe pas impunément par une lutte si longue et si atroce. Elles
restaient malades de funestes levains, de fâcheux souvenirs, d'humeurs
noires, de pénibles songes.

Nombre d'Anglais honnêtes, de braves gens qui sortaient peu de l'île,
croyaient de bonne foi que la France était quelque chose comme la Bête
de l'Apocalypse, le grand Dragon, que le monde n'était malade que de
son venin, qu'il ne serait guéri qu'au jour où un vent de colère, un
bon vent d'ouest, emportant l'Océan, le roulerait de la Manche au
Jura. Des gens habiles, comme Marlborough, exploitaient la fureur des
simples. Si la Bourse allait mal, c'était la faute de la France. Si
les Compagnies avortaient, la France en était cause. L'une, la
Compagnie des plongeurs, s'engageait à repêcher tout ce qui s'est
perdu dans les eaux, des Argonautes à l'Armada. L'avare Océan, qui
pendant tant de siècles a thésaurisé les naufrages, il aurait à
restituer. Qui l'empêchait? sinon la France, cette fée, qui, de Brest,
de Dunkerque jetait ses sorts et son mauvais regard.

Folies étranges! la France, qui ne sait pas haïr, haïssait si peu
l'Angleterre, qu'elle l'imitait tant qu'elle pouvait, copiait ses
modes, ses banques, et pendant tout le siècle nos écrivains en font
des éloges insensés.

Mais, en même temps, il faut le dire, la France avait renoncé à regret
à sa guerre des corsaires, à leur bizarre légende, qui passe tous les
contes de fées. Elle se souvenait peu de la grande affaire de la
Hogue, mais beaucoup de Jean Bart, beaucoup de la _Railleuse_,
l'étrange oiseau de mer, qui se moquait des flottes, qu'on bloquait
dans Dunkerque pendant qu'en Amérique il faisait razzia. Jeu piquant
de hasard, de malice héroïque, où le plaisir était moins la prise que
la surprise. Il s'agissait si peu d'argent, qu'un des nôtres (le petit
Renaut) dépense une fois vingt mille francs à régaler ses prisonniers.
Pris lui-même, Duguay-Trouin, en revanche, capture une Anglaise,
magnanime Ariane qui fait fuir son Thésée. Voilà de ces folies que
regrettait la France, qui lui mettait au coeur Saint-Malo et
Dunkerque, qui la faisait s'obstiner dans cette fraude de Mardick
qu'on creusait toujours malgré le traité.

Mais comment s'amusait-on à cela, quand la grande marine était
exterminée? Pour longtemps, on ne pouvait rien. Brest et Toulon
chômaient, devenaient des déserts. Nos vaisseaux y pourrissaient; on
n'en refaisait plus. Le roi même, se faisant un système de sa défaite,
mettait les fonds de la marine aux embellissements de Marly.
Pontchartrain, le ministre, fut terrible à nos amiraux plus que les
Blake et les Ruyter. Il donnait deux mots d'ordre: 1º point de
bataille; 2º reculer.

Autre maladie de la France. Elle gardait un coin du coeur pour _le
petit Joas_, je veux dire le Prétendant. Ce Joas, devenu un triste
capucin, restait pour bien des âmes tendres l'intéressant enfant qui
fit pleurer dans _Athalie_. Les belles Anglaises, qui vivaient à Paris
de jeu et d'autre chose, les bonnes Carmélites de Chaillot, de la rue
Saint-Jacques, les Jésuites, priaient pour lui. L'improbable,
l'absurde, a ses attraits. Témoin les romans jacobites que l'abbé
Prévôt a parés de son entraînant bavardage, ces Cléveland, ces Doyen
de Killerine (je ne veux pas parler du chef-d'oeuvre, _Manon
Lescaut_).

Fausse et malsaine poésie, sous laquelle ces bourreaux Jésuites,
persécuteurs, brûleurs en Espagne, en Autriche, et si cruels en
France, invoquaient la pitié, pleuraient, attendrissaient. Qu'était en
soi le Prétendant? le dangereux revenant du vieux monde, l'être fatal
en qui les éléments de la grande guerre pouvaient se réunir, se
rallumer, embraser tout?

Et avec quoi l'Europe l'eût-elle recommencée, cette guerre? avec des
ruines, des peuples épuisés et sanglants, plusieurs agonisants, finis.

Ou bien, on eût recommencé (chose terrible!) avec des monstres. On va
voir tout à l'heure comment le monstre russe, exterminateur,
dépopulateur, le vampire espagnol galvanisé de son tombeau, la Suède,
un spectre fou, s'entendirent pour le Prétendant contre la
civilisation, l'Angleterre et la France. Ce jour-là, le Stuart de Rome
parut ce qu'il était, l'ennemi du genre humain.

Il faut laisser les romans de côté et voir la vérité en face. La
France gagnait autant, et plus que l'Angleterre, à éloigner le
Prétendant, à le tenir bien clos dans son tombeau de Rome, à mettre
ensemble les deux morts. Non-seulement il exposait la France, la
tenait contre sa voisine dans un état irritant, provoquant, pire que
la guerre, mais il était une épine intérieure pour la France même; il
était l'opposé de la pensée moderne, dont elle est l'interprète. Rien
n'était énervant contre la jeune sève du libre esprit, autant que
l'esprit jacobite, cette mauvaise petite fièvre de l'intrigue galante
et dévote.

Tout cela n'était encore ni vu ni entrevu. Ici même, en pleine ruine,
ayant tant besoin de la paix, on ne la voulait pas. Le Conseil de
Régence, en grande majorité, continuait Louis XIV. Par une folle
générosité, le Régent y avait mis ses ennemis le duc du Maine,
l'inepte Villeroi, trois ministres du dernier règne. Le rapporteur
était le maréchal d'Uxelles, tête creuse, qui se croyait profonde.
Auprès du Régent même, la vieille tradition avait pour avocat ce petit
furieux Saint-Simon, terrible contre l'Angleterre. Le Régent se
défendait mal. Noailles et Canillac, Nocé, quelques _roués_ seuls,
appuyaient Dubois. L'ambassadeur anglais, Stairs, de son chef, sans
l'aveu de George, conseillait l'alliance; mais ses emportements, ses
aigreurs insolentes, la rendaient odieuse. Villeroi fit chasser un des
Anglais de Stairs, que l'on disait (sans preuves) avoir voulu
assassiner le Prétendant.

Dubois, en mars 1716, alla incognito à la Haye voir lord Stanhope à
son passage, le tâta, fit des offres. Mais, même en offrant tout, en
cédant sur Mardick et sur le Prétendant, on pouvait croire que George
serait sourd. Il était Allemand et point du tout Anglais, fort
médiocrement touché de l'intérêt de l'Angleterre. Il ne pensait qu'à
l'Allemagne, aux provinces surtout qu'il avait prises à la Suède. Pour
les garder, il lui fallait l'appui de son maître l'Empereur, auquel il
appartenait jusqu'à lui livrer l'Italie contre la politique anglaise,
qui venait au contraire de jeter en Piémont la première pierre de la
future royauté italienne.

Ce valet de l'Autriche, notre ennemie, ne nous répondit rien pendant
trois mois, et il n'eût peut-être jamais répondu, si Dubois n'eût su
l'inquiéter. Il se fit écrire par le Régent un mot qu'il montra à
Stanhope. On y voyait que le Régent était fort au courant des
discordes intérieures de la cour d'Angleterre. George exécrait son
fils qu'il ne croyait pas sien. Il tenait sa femme enfermée, tandis
que lui-même traînait partout deux grosses maîtresses allemandes. Sa
haine pour son fils éclatait sans mesure. Une fois, à grand bruit, il
le chassa avec sa jeune épouse. Les amis du fils, Argyle et Stanhope,
n'étaient pas sans crainte. Le Régent leur offrit ses bons offices,
son appui, de l'argent.

George était fort peu populaire. L'Autriche avait exigé de lui un
traité qui révélait son honteux vasselage (mai 1716). George et
l'Empereur «s'y garantissaient _leurs futures acquisitions_.»
Autrement dit, l'argent anglais et les flottes anglaises allaient être
employés à aider l'Autriche en Italie. Cette Autriche qui déjà avait
tant sucé l'Angleterre, qui avait si mal fait la guerre, si mal
soutenu Eugène, elle voulait une guerre éternelle, déclarait que la
paix d'Utrecht n'était qu'une trêve. Et George l'encourageait, lui
répondait de l'Angleterre. Vrai crime contre la paix du monde.

Les Anglais commençaient à voir ce qu'ils avaient fait en donnant une
telle couronne à un domestique de l'Empereur, qui ne suivait que sa
bassesse, ses petits intérêts de principicule allemand, au risque de
bouleverser le monde.

Eugène, à ce moment, battait les Turcs, et l'Autriche allait s'étendre
de ce côté. Que voulait-elle donc? Conquérir partout à la fois? Si
grande et si heureuse, elle trouvait en George un compère qui ne la
trouvait pas assez grande à son gré, et voulait la grandir, contre les
intérêts anglais.

Cela dégrisa les Anglais de leurs colères aveugles contre nous, nous
ramena beaucoup d'esprits. George dut faire attention. Une convention
préalable fut signée en octobre sur la vraie base anglaise (Mardick
comblé, et le Prétendant éloigné au delà des Alpes). George ne peut se
refuser à envoyer des ambassadeurs à La Haye, mais il les envoie sans
pouvoirs. Enfin les pouvoirs viennent, mais incomplets, insuffisants.
L'Autriche empêchait tout. Il est probable (et, selon moi, certain)
qu'elle ne laissa traiter George et la Hollande qu'en arrachant du
Régent une promesse qu'on lui sacrifierait les intérêts de la Savoie
et de l'Espagne, et qu'au lieu de la Sardaigne, elle aurait la Sicile.

Le 28 novembre, la France et l'Angleterre, la Hollande, le 31
décembre, signèrent la _Triple-Alliance_.

Dubois écrivait au Régent: «J'ai signé à minuit. Me voici enfin hors
de peur;--et vous hors de pages.»

_Hors de peur._ En effet, la France n'était plus isolée, n'avait plus
à craindre l'intrusion du roi d'Espagne, qui eût été le retour de
toutes les vieilles sottises.

_Hors de pages_, c'est-à-dire indépendant, pouvant faire la loi aux
partis, déconcerter l'intrigue du duc du Maine.

Ce parti du duc du Maine, c'était celui du Prétendant, des fous, des
aveugles étourdis qui nous relançaient dans la guerre. Orléans,
c'était la paix même, c'était l'esprit moderne, humanité, liberté et
lumière.

Stairs, l'envoyé anglais, avait dit, et Dubois redit «que
l'_usurpateur_ George avait pour ami naturel l'_usurpateur_ de la
Régence.» Forme paradoxale, effrontée et choquante, d'une chose en
réalité juste. Les mannequins du vieux passé gothique, le Stuart,
l'Espagnol, étaient-ils les vrais rois des deux grandes nations les
plus civilisées du monde? Que leur rapportaient-ils? sinon honte et
sottise. Contre ce faux droit de famille, George le protestant,
Orléans le libre penseur (tels quels et quoi qu'on pût en dire)
représentaient pourtant le vrai droit et l'unique, celui des nations
et celui du progrès.

Ce traité, ce contrat d'assurance mutuelle qui les affermissait tous
deux, fut aussi un bienfait pour les deux peuples et pour l'Europe. Il
menait à la paix réelle, solide et sérieuse, pour laquelle le monde
haletait depuis la fausse paix d'Utrecht qui n'avait rien fini. Les
trois peuples civilisés, désormais réunis étaient en mesure d'imposer
aux barbares, aux aventuriers, aux ambitieux qui continuaient la
guerre au Nord et la réveillaient au Midi.



CHAPITRE III

DUBOIS--LA TENCIN. MADEMOISELLE AISSÉ

1717


Madame, au premier jour que son fils fut Régent, lui avait demandé
pour grâce «de n'employer jamais ce coquin de Dubois.» Et en effet, il
n'eut nul emploi, aucun titre. À soixante ans, il n'était encore rien.
Et cet homme de rien, ce néant, avait eu la chance de faire la paix du
monde, de donner à la France la sécurité du dehors, si nécessaire dans
sa ruine intérieure. Mais, malgré ce service, sa réputation était
telle que le Régent n'osait le produire. À peine le fit-il, peu après,
conseiller d'État.

Le diplomate heureux, l'ange de la paix, ne payait pas de mine. On
l'aurait cru un procureur fripon, un aigrefin de jeu, ou un courtier
de filles, et l'on se serait peu trompé. Les portraits qu'on lui fit
au temps de sa puissance, qui lui furent présentés avec des vers
flatteurs où ses vertus sont résumées; ces portraits, certes,
nullement satiriques, sont terribles et font reculer. Rarement on le
montre de face; les yeux sont trop sinistres, et l'ensemble trop bas.
On aime mieux encore le donner de profil, et alors sa figure ne manque
pas d'énergie. Sous une vilaine petite perruque blonde, elle pointe
violemment en avant, comme celle d'une bête de proie, «d'une fouine,»
dit Saint-Simon. Comparaison trop délicate. Il a un mufle fort, de
grossière animalité, d'appétits monstrueux, qui doit en faire ou un
vilain satyre de mauvais lieux, ou un chasseur d'intrigues nocturnes,
une furieuse taupe qui, de ce mufle, percera dans la terre ces trous
subits qui mènent on ne sait où.

Il avait du flair, de la ruse, un pénétrant instinct. Mais, pour
mentir à l'aise, il feignait d'hésiter, il avait l'air de chercher sa
pensée, bégayait, zézayait. Dans ses lettres, c'est tout le contraire.
Il écrit de la langue nouvelle et si agile qu'on peut dire celle de
Voltaire. C'est un homme d'affaires vif et pressé, entraînant,
endiablé, terrible pour aller à son but; et avec cela amusant,
pétillant. Il a des mots très-bas, comme en déshabillé, mais décisifs,
qui tranchent tout.

Jamais embarrassé. C'est par là qu'il prit le Régent. Le désolé
Noailles, dans sa voie impossible d'économie, ne trouvait que
difficultés. L'honnête chancelier d'Aguesseau, ancien procureur
général, dissertait, raisonnait, faisait de l'éloquence et n'arrivait
à rien. L'archevêque de Noailles, et le conseil de conscience, les
jansénistes modérés, voulaient, ne voulaient pas. Dans la question de
Rome, dans celle des protestants, leur attitude double fut pitoyable.
Non-seulement ils n'avaient révoqué aucune ordonnance contre les
protestants, mais ils ne toléraient pas seulement ce que l'on
proposait, d'ouvrir sur la frontière une libre colonie où ils pussent
exercer leur culte. Ce qui se fit de bien se fit sans eux, par le
Régent. Il refusa aux commandants les autorisations qu'ils demandaient
pour fusiller, massacrer les _assemblées du désert_. Il tira de la
chaîne les protestants que les Parlements envoyaient aux galères. Le
pape refusant l'institution à ses évêques, il allait s'en passer, et
peut-être essayer des formes anglicanes. C'eût été déjà quelque chose,
et beaucoup, de n'avoir plus affaire au vieux prêtre étranger. Mais
les Jansénistes auraient eu horreur d'un changement si hardi. Ils
n'eussent pas suivi le Régent.

Il restait là impuissant et inerte, découragé, sentant qu'en tout le
bien était impossible. Là-dessus arrive Dubois, l'homme de l'alliance
anglaise. Il va apparemment encourager son maître? Cette alliance
étroite avec l'Angleterre protestante permet de ne rien craindre des
menées romaines, espagnoles. On peut émanciper la France. Mais qui s'y
oppose? Dubois.

Avec l'apparente légèreté des libertins, des beaux esprits d'alors, il
conseille au Régent de laisser là l'insoluble dispute, de se moquer de
la question religieuse, de lâcher tout. Rome et la Bulle ont, après
tout, la majorité des évêques. Laissons faire et laissons passer.
Point de bruit, point d'appel. Du silence, c'est l'essentiel. Nous
avons tant d'autres affaires!

En finances on est embourbé. Mais pourquoi s'en tenir à ce Noailles,
sans imagination, sans invention, qui parle de nous mettre pour quinze
ans au pain sec, qui traîne dans les vieilles voies? Soyons jeunes et
prenons des ailes. L'Angleterre a sa force dans la dette même; elle
fleurit par la bourse et la banque. Il n'est pas jusqu'à l'Autrichien
qui ne veuille avoir une banque. L'Empereur vient de fonder la sienne,
de faire les premiers pas dans la voie du papier-monnaie.

Dubois, à son retour, avait fait alliance occulte avec un charlatan,
puissant parce qu'il était sincère. C'était le brillant Law, Écossais
de naissance, mais de génie, d'éloquence irlandaise. Un merveilleux
poète en finance, et d'étrange attrait personnel, doux, aimable,
charmant, né pour gagner tout homme, troubler toute femme. Son étrange
beauté féminine (dont les portraits témoignent) n'aidait pas peu à la
fascination. La laideur de Dubois, près de lui, devenait moins laide.

Celui-ci, favorable au grand novateur de la banque, en affaires d'État
et d'Église, ne conseillait rien que routine. Éteindre tous les
bruits, rentrer dans l'arbitraire, c'était tout son programme. Faire
taire les jansénistes, faire taire les Parlements et tout le monde,
éteindre les lumières gênantes de la discussion.

Le premier pas dans cette voie mauvaise fut pourtant excellent. On
étouffa la criaillerie de la noblesse, qui, secrètement poussée par le
duc du Maine, pour une vaine question de privilège, voulait les États
généraux, qu'il aurait ensuite exploités. Le conseil de régence
frappa directement le chef, le duc lui-même. Il déclara les bâtards
incapables de succéder au trône. Coup vif et qui surprit. On sentit la
vigueur nouvelle d'une main cachée.

Dubois était déjà le maître de son maître. Il ne voulait pas moins
(lui obscur, décrié, au bout d'une vie subalterne et malpropre)
qu'être premier ministre, et pour cela, avant tout, cardinal.

L'impudence et l'audace étaient le fond de sa nature. On l'avait vu
lorsque Louis XIV, s'étant servi de lui pour séduire Orléans au
mariage de sa bâtarde, voulut le payer, lui demanda ce qu'il voulait.
Il dit hardiment: «le chapeau.»

Ce chapeau rouge avait deux vertus excellentes. Il décrassait d'abord.
Le cuistre, ainsi rougi, passait devant les princes. Mais le meilleur,
c'est qu'il donnait une immunité générale, quoi qu'on pût faire. On ne
pendait pas un cardinal. Alberoni se trouva bien d'avoir pris cette
précaution. Il eût été pendu sans le chapeau. Dubois, pour l'obtenir,
précipita son maître dans le plus étrange revirement.

On n'a de ces miracles qu'au gouvernement monarchique. Nous venons de
voir tout à l'heure la reine d'Espagne, en une nuit, changer son mari
si dévot, jusqu'à faire des offres étourdies aux Anglais hérétiques
qui se moquent de lui. Maintenant voici le Régent, voici Dubois, les
deux impies qui toujours ont raillé le pape, et qui tout à coup lui
reviennent et se tournent du côté de Rome.

Dix-huit mois de gouvernement avaient usé, plus qu'usé le Régent,
avaient éteint en lui toute énergie, toute faculté de vouloir. Trois
choses y contribuaient. D'abord rien en affaires ne lui réussissait.
La réforme espérée, réclamée, avait échoué et nul dédommagement de
coeur. La seule chose qu'il aimât au monde, sa fille, allait toujours
plus folle dans ses caprices effrénés, ridicules. Plus que jamais il
eût voulu l'oubli et le cherchait dans les excès.

Les portraits du Régent (tout un volume in-folio, à la Bibliothèque)
en font une admirable histoire, depuis le premier (à douze ans),
portrait doux, tendre, gai, de l'enfant le mieux doué qui fut jamais,
jusqu'à la grosse face bouffie, apoplectique qui, de si près, touche à
la mort. Une chose est saillante pourtant dans le premier et le
dernier: l'élément allemand qu'il tenait de sa mère, Madame, se marque
dans l'enfant et il reparaît à la fin.

Le Français se dégage dans les portraits intermédiaires, svelte,
élégant, vif à tout prendre au vol, avec un mélange italien,
l'aptitude à tout art. Mais, avec cela, on sent bien que la fermeté
manque, qu'il coulera, glissera; il est visiblement facile et _tout à
tout_.

Ses dons, brillants un moment, se fixèrent dans l'action, à
Neerwinden, à Turin, en Espagne, où il fit la guerre à merveille. J'ai
dit comment les dames (Maintenon, des Ursins) s'entendirent pour
clouer ici cet oiseau, lui couper les ailes. Il n'était que mouvement;
les bonnes dames, en l'immobilisant, le damnèrent, le perdirent. Dans
sa terrible activité, il courut par les sciences, réussit dans les
arts. Mais tout cela ne suffisait pas: il lui fallait aimer. Son
mariage forcé avec la bâtarde du roi, qui, constamment, le trahit
pour son frère, lui rendait le foyer très-froid. Elle était son
espion, observait, _rapportait_. Il ne l'en traitait pas plus mal. De
cette couleuvre domestique, molle et douce, onduleuse, malgré son
froid contact, il eut beaucoup d'enfants. Mais de l'accouplement de
l'homme et du serpent il ne sort rien de bon. Le fils fut idiot, les
filles étonnamment bizarres. L'aînée, duchesse de Berry, effrénée et
charmante, eut le cerveau fêlé. La seconde, qui avait l'universalité
du père, était une encyclopédie tourbillonnante; elle se fit
religieuse (abbesse de Chelles) pour faire de la littérature, du
jansénisme et toutes sortes de choses d'art, de métier, jusqu'à faire
des feux d'artifice pour l'effroi de ses nonnes. La troisième et la
quatrième ne furent que caprice et folie; elles étonnèrent l'Italie et
l'Espagne de si hardis scandales qu'on aurait pu n'y voir que des cas
d'aliénation.

Et avec tout cela, il aimait toute sa famille et y perdait beaucoup de
temps. Il rendait de grands devoirs à sa mère, voyait bonnement sa
femme, quelque occupé qu'il fût. Il allait, une fois par semaine,
voir, à Chelles, sa petite abbesse qui le réprimandait, le sermonnait.
Il n'aurait pas passé un jour sans voir au Luxembourg sa folle adorée,
son idole, la duchesse de Berry, lui faisait à propos de rien
d'horribles scènes et lui créait mille embarras.

Autre perte de temps: tout le monde abusait de lui pour de vaines
audiences où il tâchait de satisfaire les gens, au moins par des
paroles. Avant six heures, il s'enfermait, mettait le verrou. Cinq ou
six habitués, ses roués, étaient là avec quelques dames peu sévères,
dames de cour, dames de théâtre. Elles n'avaient aucune influence,
«tiraient fort peu de lui, dit Saint-Simon, peu d'argent, nul secret.»
Faisant si peu de frais d'amour, il n'était pas jaloux, leur passait
des amants, parfois les reprenait après. Mais nos femmes de France
n'aiment pas à compter si peu. Il en attrapait des mots durs.

La comtesse de Sabran lui dit un jour: «Quand Dieu eut créé l'homme,
il prit ce qui restait de boue pour faire les princes et les laquais.»

Plusieurs, et les meilleures, étaient des comédiennes nullement
intrigantes, quelques-unes désintéressées. La Desmares, à qui (une
nuit) il voulait donner des diamants, lui dit: «Donnez-moi moitié
moins; cela me suffira pour acheter une petite maison pour quand vous
ne m'aimerez plus.»

Si l'on veut juger cette époque, dont on parle un peu au hasard, il
faut songer qu'après Louis XIV il y eut, et en mal, et en bien, une
explosion de liberté. Tout parut au soleil. Ce fut comme dans le
_Diable boiteux_ de Lesage, quand ce diable enlève les toits, rend les
murs transparents, et que tout à coup l'on voit tout. Mille choses
éclatent indécemment. Ce qu'on faisait la nuit, dans des échappées
hypocrites de Versailles à Paris, aux orgies effrénées des _petites
maisons_, on le fait en plein jour, chez soi. Le scandale, le bruit,
l'ostentation et la fatuité du vice, souvent bien plus que le vice
même, c'est la Régence. De là tant de choses ridicules. De là la vogue
étrange, inexplicable, d'un drôle, le petit Richelieu, si couru des
femmes à la mode. Elle tint à l'adresse qu'il avait de faire croire
qu'il avait été, à treize ans, le Chérubin heureux de sa marraine, la
duchesse de Bourgogne.

Au total, les moeurs valaient mieux sous cette Régence que sous les
deux régences du XVIIe siècle. La licence espiègle et rieuse du XVIIIe
est moins fangeuse pourtant. Qui oserait vivre alors comme firent la
plupart des Condés, et Vendôme, et Monsieur, si publiquement? L'école
italienne est en baisse; moins d'hommes femmes, et moins de poisons.
Le Régent n'eût pas supporté le spectacle qu'eut si longtemps Louis
XIV. Il n'aurait pas vu sans horreur le maître de Saint-Cloud, l'ange
du Diable, le chevalier de Lorraine, empoisonneur connu, célèbre, de
madame Henriette, lui succéder, se pavaner, piaffer, marcher sur le
pied à tout le monde. Les monstruosités deviennent rares, et elles
sont notées et sifflées. Seule peut-être, sous le Régent, la duchesse
de Retz (née Luxembourg) est célèbre en ce sens; elle veut dépasser la
nature et se tue à la lettre; elle meurt à vingt-cinq ans. On jasa
fort d'une orgie d'écoliers qu'elle fit avec cinq ou six petits
seigneurs, enfants de vieilles moeurs, qui n'aimaient point les
femmes. Paris fut indigné, et le Régent satisfit l'opinion en exilant
cette effrontée et chassant ces petits vilains. Il se montra sévère
aussi pour un jeune prélat, qui, ayant une belle maîtresse, trouvait
piquant de la mener pontificalement et de la montrer dans Paris.

Ce sont là des nuances dont il faut tenir compte. Après le système de
Law, il va venir un moment plus âpre de corruption violente et quelque
chose peut-être d'encore pire sous M. le Duc. Et cependant, je ne
vois pas que même alors, nous soyons tombés dans la brutalité des
autres peuples de l'Europe. Le café, le Champagne, nous tinrent plus
légers, plus ailés, que les buveurs de gin et de cette encre épaisse
qu'ils appellent le Porto. Qu'est-ce que les soupers de Paris devant
les immondes galas du Nord, l'ivresse épileptique de Pierre le Grand,
les longues bacchanales de celles qui lui ont succédé, je ne dis pas
des femmes,--mais d'impurs minotaures, des gouffres, ou plutôt des
égouts.

L'esprit toujours ici faisait quelque alibi aux fureurs de la chair.
On n'eût pas trouvé à Paris la grasse sensualité de Vienne, la
Gomorrhe féminine de ses grandes dames et de leurs femmes de chambre
(qui vendaient à la Prusse tous les secrets du lit).

Le carnaval de la Régence ne peut se comparer à celui de Pologne, sous
Auguste, à ses fameuses fêtes de nuit. Ce grand buveur saxon, joyeux
satyre, faisait la _presse_ pour le bal, enlevait d'amitié,
d'autorité, les maris et les dames, les faisait boire à mort. Point de
grâce. Pendant qu'ils ronflaient sous les tables, leurs dames,
reportées fidèlement par les voitures de la cour, revenaient
endormies, enceintes. De là, tant de bâtards du roi; les belles
Polonaises donnaient à leur mari, par centaines, des petits Allemands.

Ces surprises et ces hontes, ici, auraient paru ignobles. Orléans ne
vola jamais le plaisir. On ne voit pas qu'il ait trompé personne,
encore moins employé l'ascendant de la puissance. Il aimait la liberté
et ne voulait rien que par elle. Même aux fameux soupers, dans
l'ivresse et le vertige, une femme restait toujours libre et pouvait
se faire respecter. On le voit par l'exemple d'une fille à coup sûr
légère, peu respectable, la _petite Émilie_.

Tout corrompu qu'il fût, il y avait telle corruption qu'il ne
supportait pas. Chose étrange! madame de Tencin, fine et belle,
très-spirituelle, échoua près de lui, et lui fut si antipathique, que,
lui bon et poli pour tous, il le lui dit brutalement.

Cela étonna fort. On la trouvait très-agréable, et plus que les
très-jeunes. Ses trente-quatre ans en paraissaient vingt-cinq. Elle
semblait délicate et douce, ne mettait pas affiche de méchanceté
(comme madame du Deffant, moins méchante). Son portrait est gracieux,
avec l'air oblique et fuyant. On sent qu'elle n'est pas, ne sera
jamais posée franchement, ni tout à fait assise, mais à moitié, de
côté, de travers. Sa fine et jolie mine est basse en même temps, d'une
femme propre à tout, prête à tout et à qui on peut demander. Le Régent
ne demanda rien. Un fort juste instinct l'avertit, et il recula, comme
il arrive à ces buissons fleuris d'où pourtant se révèle le serpent
par sa fade odeur.

Madame de Tencin n'était pas un être simple; elle était une en deux
personnes; en toute chose, doublée de son frère, homme d'Église, homme
d'esprit, qui la valait, mais bien moins calculé; il ne faisait
mystère d'être le mari de sa soeur. Elle était de Grenoble, et y avait
été religieuse, en grande liberté, fort galante. Mais, pour suivre son
frère, ou briller sur un autre théâtre, elle eut l'adresse de se faire
faire chanoinesse à côté de Lyon, d'où, le roi mort, elle s'émancipa
tout à fait, vint à Paris. Elle y prit tout d'abord le nécessaire
baptême de la mode, passa par Richelieu. De là les soupers du Régent,
où elle échoua. Elle se rattrapa à la littérature, se fit faire (par
son neveu d'Argental) un joli roman qui lui fit honneur, et lui valut
des amants gens de lettres, Fontenelle, Bolingbroke, et autres. Elle
eut un salon, où surtout affluait le parti moliniste, jésuite, qui y
portait les pamphlets contre le Régent.

Ce parti se divise, alors, en deux fractions, les violents et les
doux.

En tête du premier, le nonce, le furieux Bentivoglio, ex-capitaine de
cavalerie, guerrier sans paix ni trêve, qui crie, jure sang, mort et
ruine, et s'illustre à Paris pour avoir fait à sa maîtresse une paire
de petites filles qui furent deux actrices ou danseuses. L'une, que
plaisamment on nommait la _Constitution_, étonna la pudeur du temps en
s'étalant aux vitres de la rue Saint-Nicaise par l'aspect le plus
singulier (_Barbier_). Son vaillant père, le nonce, dictait ou
propageait les vers et les brochures où l'on voulait mettre à mort le
Régent, empoisonneur de la famille royale.

L'autre fraction du parti croyait que ce Régent, tel quel, pouvait
faire les affaires du pape. En tête, se trouvait, je ne dis pas un
homme, mais un visage, le beau visage féminin du fils de la belle
Soubise, le cardinal de Rohan. Parfait contraste avec le trop mâle
Bentivoglio, Rohan, pour avoir la peau douce, embellir ses appas,
prenait un bain de lait par jour. Ce parfait imbécile n'était pas sans
ambition; Dubois s'en amusait, lui prédisant que tôt ou tard il
deviendrait premier ministre. Près de lui se groupaient le président
de Mesmes, qui jouait de génie Scapin et Scaramouche au théâtre de
Sceaux; Lafiteau, jésuite-évêque (qui scandalisa Dubois même), voleur
à voler dans les poches. Entre ce groupe et le Palais-Royal, un
étrange canal existait: c'était le vieux d'Effiat, alors octogénaire,
sinistre figure historique, qui rappelle la mort de madame Henriette.
Le Régent, qu'il avait vu naître, le gardait d'habitude, comme un
vieux meuble du Saint-Cloud de son père.

Madame de Tencin s'était glissé, jetée dans ces intrigues. Les hauts
Jésuites, le parti de la Bulle, faisaient de son salon leur place
d'armes contre les Jansénistes. Elle y tenait concile, y siégeait en
mère de l'Église. Ce rôle fut un peu dérangé au printemps de 1716.
Elle eut un embarras inattendu. Un matin, la voilà enceinte. Un
étourdi, un militaire, qui, la connaissant peu, en était fort épris,
au carnaval de 1716, lui fit ce mauvais tour. Cela lui venait mal.
Elle était justement alors dans une double intrigue qui promettait.
D'une part, elle accrochait Dubois, lui faisait croire que son salon
de prêtres et de prélats lui concilierait Rome; d'autre part, elle
entrait au complot de réaction qui voulait, par les femmes, prendre le
Régent même, le ramener à la Bulle, aux Jésuites, lui faire chasser
d'Aguesseau, les Noailles, et, à la place, mettre Law et Dubois.
Admirable château de cartes, que cette sotte aventure vulgaire d'une
grossesse à contre-temps risquait fort de faire écrouler. Elle y fut
très-adroite, se déroba, et fit croire qu'on l'avait exilée, mais
secrètement se délivra et fit jeter son fruit. On le mit, la nuit, en
novembre, sur les marches d'une église de la Cité. Il devait y geler,
selon toute apparence, et le secret disparaître avec lui (il vécut, et
c'est d'Alembert).

Libre ainsi, l'araignée reprit sa toile, son intrigue ecclésiastique.
Le parti qu'elle servait n'était pas loin de triompher. D'Aguesseau,
les Noailles, ne tenaient qu'à un fil. Leur successeur était tout
trouvé, d'Argenson, le fameux lieutenant de police qui avait détruit
Port-Royal, et par là s'était mis bien loin dans le coeur des
Jésuites. Dubois, le vrai ministre, ayant, sans titre encore, la
réalité du pouvoir, allait briser tout obstacle à la Bulle, et
mériter, emporter le chapeau. C'était le plan, et, pour l'exécuter,
Dubois crut bon de prendre une maîtresse. À soixante ans, usé de ses
campagnes dans les mauvais lieux de Paris, souffrant souvent en damné
de l'urètre, de la vessie, le voilà amoureux. Il a trouvé enfin son
idéal. Il présente à grand bruit la Tencin au Palais-Royal, au Régent,
qui rit à mourir. Excellent choix, pourtant. C'était évidemment la
première pour l'intrigue, et la reine comme entremetteuse.

On pensait judicieusement que pour pousser si loin le Régent dans la
voie nouvelle, il fallait l'occuper, lui donner quelque femme. Il
baissait; le plaisir, il l'avouait, avait pour lui peu de saveur. Les
fameux soupers étaient froids. Les convives y perdaient le temps à se
faire la cuisine eux-mêmes, soit amusement de vieux gourmand, ce
semble, où triomphait le Régent. Après la courte explosion du
champagne, la torpeur venait et le somme. Un emblème indiscret semble
le faire entendre. Au portrait que Vanloo fait de la Parabère,
l'habituée de ces soupers, qui, plus souvent qu'aucune autre y berça
le Régent, elle est représentée oisive, ayant sur sa main détendue la
colombe d'amour qui s'endort au repos.

Si blasé, pouvait-il avoir au moins quelque caprice? Grand problème,
pierre philosophale.

On a vu qu'en 1715, les jacobites de la cour de Saint-Germain avaient
cru, bonnes gens, réussir avec une Anglaise, lactée, fraîche et
beurrée. Et ils y avaient échoué. La Tencin, plus profonde, inventa
mieux que la fade rose d'Occident. Elle essaya la rose orientale.

Elle avait sous la main une bien extraordinaire personne, Haïdée?
Aischa? qu'en français on déguise du nom de mademoiselle Aïssé. Elle
l'avait chez sa soeur, femme du président Fériol, qui l'avait élevée,
la tenait dépendante, à sa disposition.

Il paraît que ces dames firent entendre à la Parabère (qui n'était
rien qu'une bonne fille et craignait fort Dubois), qu'ayant alors si
peu de prise, elle devait laisser faire, que, si dans cet amour
endormi et fini, on introduisait un caprice, un aiguillon nouveau,
elle-même n'y perdrait pas, qu'elle aurait des retours, comme elle en
avait eu déjà. Ce fut chez elle qu'on amena mademoiselle Aïssé, chez
elle que l'on crut brusquer lestement l'aventure.

Mais j'oubliais de dire ce qu'était la victime. Chose bizarre, une
esclave dans Paris. Notre ambassadeur à la Porte, M. de Fériol, qui
avait fait les guerres des Turcs et vivait à la turque, achetait
souvent de belles esclaves, des enfants mêmes. En 1698, après un
pillage de Circassie, on lui vendit une petite, de quatre ans, et il
y mit la forte somme de quinze cents livres d'abord. Elle était fort
gentille, et comme la _Perdita_ de Shakspeare, on la disait fille de
roi. Il l'envoya chez lui, à Paris, à sa belle-soeur, femme du
président Fériol, fort complaisante pour l'ambassadeur, qui était
garçon et dont sa famille héritait. Elle ne se fit nul scrupule de ce
rôle de garder cette mignonne pour les voluptés du beau-frère. On la
fit élever avec soin aux _Nouvelles catholiques_. Elle grandit,
fleurit, jolie, spirituelle, aimée de tout le monde, et comme soeur
aînée des fils de la maison (l'un était d'Argental, le célèbre ami de
Voltaire).

L'ambassadeur ne revenait pas, mais s'informait fort d'Aïssé, et, sur
ce qu'on lui dit qu'à dix ans elle aimait un petit garçon de son âge,
il en fut horriblement jaloux et gronda sa belle-soeur. Ce Fériol
était un homme rude, étonnamment hautain, fort courageux, mais
violent, colère jusqu'à devenir fou. On le remplaça en 1711, et il
revint pour le malheur d'Aïssé. C'était alors une grande demoiselle,
une Française de dix-sept ans, d'esprit très-cultivé, précoce et déjà
admirée dans le monde comme une jeune dame. Quel coup ce fut pour elle
quand cet homme âgé, sombre, dur, arriva et se dit _son maître_. Elle
ne le connaissait point du tout, ne l'ayant vu qu'à quatre ans. Elle
fut pénétrée de terreur et sans doute essaya de se défendre et
s'appuyer par celle qui l'avait élevée, madame de Fériol. Mais,
celle-ci, avare, qui attendait beaucoup de son beau-frère, et qui eût
été désolée si, malgré l'âge, il eût pris femme, fut ravie, au
contraire, de le voir réclamer sa petite maîtresse. Nous avons la
lettre terrible où le barbare lui dénonce son sort: «Quand je vous
achetai, je comptais profiter du _destin_ et faire de vous ma fille ou
ma maîtresse. Le même _destin_ veut que vous soyez l'une et l'autre,»
etc. Elle plia sous la fatalité.

Situation honteuse! qu'il y eut esclave et sérail dans la maison du
président, d'un magistrat français! Les deux frères logeaient ensemble
dans un hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin. Aïssé, très-captive de
ce vieillard jaloux, vivait comme une religieuse, victime immolée,
innocente, fort pure moralement, ne connaissant même son coeur. Telle
la vit madame de Tencin chez sa soeur en 1717 (voyez les notes). Elle
comprit très-bien tout le parti qu'on en pouvait tirer.

Aïssé avait vingt-quatre ans, et elle avait déjà assez souffert pour
souffrir peu. Elle était résignée et douce, enjouée même. Elle avait
l'air très-jeune, une figure ouverte, aimable, où l'esprit rayonnait.
Ses beaux yeux d'Orient, avec sa grâce toute française, c'était un
contraste piquant, une chose singulière, unique, dont beaucoup étaient
fous. Et, avec tout cela, on eût pu entrevoir combien la pauvre
créature était brisée. Elle avait des bras maigres et pauvres. Son
sein (V. le portrait) semblait, malgré cet âge, celui d'une petite
vierge de quinze ans. On la sentait très-neuve, presque enfant par
certains côtés.

Ce qui servait les dames, c'était sa grande déférence pour elles. À
une haute liberté intérieure, elle était, dans sa vie, ses actes,
toute dépendante de la famille de son maître, de cette étrange mère,
madame de Fériol, que (telle quelle) elle ne voulut jamais quitter.
On supposait que la jeune fille, depuis six ans soumise à tout caprice
d'un homme désagréable et plus âgé que le Régent, ferait peu de
façons. Cela n'arriva point. Il paraît que l'esclave parla en femme
libre et se fit respecter. Le Régent n'était pas homme à profiter d'un
guet-apens. Et les dames, d'ailleurs, auraient craint d'employer la
violence. Si elle eût dit un mot à son ambassadeur, il eût éclaté
certainement et les aurait déshéritées.

Elles eurent beau faire et beau dire, la gronder au retour, la rendre
malheureuse, lui faire honte de son obstination à refuser une si haute
fortune. Elle se jeta aux genoux de la Fériol, jura que, si on la
poursuivait ainsi, elle se sauverait dans un couvent.

Elle resta fidèle à son tyran. Elle le soigna vieux et malade
finalement jusqu'à sa mort, en 1722.

Il lui laissa une petite rente, et le billet d'une forte somme qui
pouvait être sa dot, si elle se mariait. Mais voyant que madame de
Fériol gémissait d'avoir à payer tant d'argent, elle alla chercher le
billet et le jeta au feu.

Cette noble et charmante femme[5] eut une destinée bien tragique.
Nous achèverons en son temps sa douloureuse histoire.

         [Note 5: La plume m'a glissé; mais je ne m'en dédirai pas.
         Dans un pareil milieu, entre la Tencin et la Fériol, Aïssé,
         qui se tient si haut, si noble, si désintéressée, est digne
         du respect de la terre. Ce mépris de l'argent, ce billet
         déchiré, serait une chose fort belle dans une vie quelconque;
         c'est sublime dans la situation dépendante de l'infortunée,
         qu'un peu d'aisance aurait affranchie. Son refus obstiné
         d'épouser celui qu'elle aime, sa délicatesse qui lui fait
         craindre qu'il ne se fasse tort en l'épousant, tout cela la
         rend adorable. La seule faiblesse de sa vie fut la
         reconnaissance. Pure et froide (ayant tant souffert), elle
         s'impose de faillir un moment pour ne pas laisser sans
         récompense une persévérance de tant d'années. Personne ne s'y
         trompe, ni son frère adoptif, Argental, l'ami de Voltaire, ni
         Bolingbroke, dont l'excellente famille couvre le petit
         mystère. Elle n'en est pas moins un objet de culte.
         Bolingbroke, qui ne croit à rien, croit à elle et lui est
         dévot. Il porte envie au trop heureux amant, et tous lui
         portent et porteront envie. MM. de Goncourt parlent d'elle
         avec une admiration passionnée (p. 177). Sainte-Beuve (dans
         sa belle notice) en est si amoureux, qu'il s'efforce de
         croire que Fériol était trop vieux et qu'il respecta son
         esclave. Je voudrais bien croire aussi cette chose
         improbable.

         Ce Fériol avait passé toute sa vie dans les guerres turques
         en Hongrie, près de Tékély (V. Hammer), et n'était guère
         moins Turc que le pacha Bonneval. En 1699, il devint notre
         ambassadeur à Constantinople. Il n'y eut jamais un homme plus
         fier, plus violent. Jamais il ne voulut paraître sans épée
         devant le sultan, selon le cérémonial d'usage. Saint-Simon en
         raconte un trait fort honorable (chap. CCXII, année 1708). Le
         grand vizir ayant fait des avanies au ministre de Hollande,
         celui-ci voulut se réfugier chez l'ambassadeur d'Angleterre,
         qui, malgré l'intime union des deux États, refusa de lui
         donner asile. Ce fut son ennemi, le Français Fériol, qui lui
         ouvrit son palais, le reçut et le protégea.--Je reviendrai
         sur Aïssé et sa fin si touchante. Que de fois j'ai lu et relu
         ses dernières lettres, pour y pleurer encore et me laver des
         sottes larmes que me coûtait _Manon Lescaut_!

         À propos de cette _Manon_, Aïssé la désigne, la lit dès 1727,
         ce qui ferait croire que Prévost avait détaché et publié des
         parties des _Mémoires d'un homme de qualité_, qui ne parurent
         entiers qu'en 1732. Cette date de 1727 me paraît
         très-vraisemblable. _Quand on sait lire_, on lit
         très-clairement que _Manon_ est de la Régence, et nullement
         du temps de Fleury.]

Aimée de l'amour le plus tendre qui fut jamais, elle eut cet étrange
supplice de ne pas s'estimer assez pour accepter les offres d'un amant
accompli qui, douze années durant, lui demanda sa main. En s'immolant
à lui, elle refusa le mariage. Son coeur, haut et très-pur, s'accusant
jusqu'au bout des hontes involontaires, des fatalités de sa vie,
s'obstina à se croire indigne, mourut d'amour et de vertu.



CHAPITRE IV

LA FILLE DU RÉGENT--WATTEAU--LA RÉVOLUTION DE JANVIER

1718


La révolution qui bientôt va renverser Noailles et d'Aguesseau et leur
substituer l'homme de Dubois et des Jésuites, le lieutenant de police
Argenson, le destructeur de Port-Royal, cette révolution est traitée
beaucoup trop légèrement et dans Saint-Simon et partout.

Elle est un retour net au règne de Louis XIV, dont les ordonnances
cruelles sont de nouveau exécutées. En ce même mois de janvier 1718,
qui change le ministère, le sang recommence à couler. Un ministre
protestant, Étienne Arnaud, est exécuté à Alais. D'autres le seront
tout à l'heure.

Où donc est le Régent, si doux de sa nature, trop-bon pour ses
ennemis? le Régent qui naguère enlevait de la chaîne les protestants
condamnés aux galères par le Parlement de Bordeaux?

Dubois lui avait arraché l'exil des évêques jansénistes qui faisaient
appel contre Rome, sous prétexte du bien de la paix. Et ici, tout à
coup, c'est la guerre qu'on reprend.

On recommence gratuitement les agitations du Midi; on lâche le clergé,
le peuple du clergé. Le protestant malade entend sous ses fenêtres la
foule qui réclame son corps par ce cri sauvage: «À la claie!»

Que fait le Régent cette année? Il publie _Daphnis et Chloé_, ses
gravures, signées _Philippus_.

Que fait-il? Il fait sa fille reine de France. Il ne la contient plus.
Il la laisse marcher sur sa mère, éclipser, effacer le Roi.

Sa tête était visiblement hors des affaires publiques. Il ne savait
lui-même comment expliquer, colorer la révolution qu'on lui faisait
faire. Faible, faux par faiblesse, il disait craindre que le parti de
Rome n'appelât le roi d'Espagne. Saint-Simon lui ferma la bouche par
ce mot sans réplique: «Que nulle concession ne changerait ce parti:
qu'il serait toujours espagnol.» Et tous deux rougirent d'insister, de
toucher le bas-fond réel, honteux qui était sous cela.

Dira-t-on que ce fond, c'est la seule influence du vieux coquin Dubois
qu'il connaissait si bien? ou bien que c'est le rêve d'or que Dubois
lui donnait en appuyant le _Système_ naissant? Ces deux choses
pesèrent, mais il y en eut une troisième certainement. On va le voir
par les actes de cette année. C'est la dernière où vécut sa fille, la
duchesse de Berry. Elle avait près d'elle un Jésuite. Elle avait pris
un appartement aux Carmélites. On la poussait au mariage, à la
conversion. Par elle, sans nul doute, on travaillait son père. Et
que pouvait-elle alors? Tout.

Le chroniqueur de Richelieu, Soulavie, un auteur léger, qui pourtant a
su beaucoup de choses, en dit une bien grave, qu'il altère, défigure,
mais qui mérite attention: un étrange traité entre le Régent et sa
fille. S'il se fit, ce fut, sans nul doute, la veille de la réaction,
à la fin de 1717[NT-1] (ni avant, ni après).

         [Note NT-1: Page 85: Dans la présente édition du "Project
         Gutenberg" la date de 1717 a été substituée à celle de
         l'édition originale (1617) incompatible avec les évènements
         décrits.]

Le Régent, dit sa mère, était un homme fort léger, qui n'eut guère de
sérieuse passion. Au vrai, il n'en eut qu'une, déplorable: sa fille.
Elle l'ensorcela dès l'enfance. Il n'aima qu'elle au fond et ce qu'il
tenait d'elle. S'il garda si longtemps la Parabère, c'est parce
qu'elle venait de la maison de sa fille. Celle-ci avait l'attrait
terrible que souvent ont les demi-folles, avec d'incroyables caprices.
Mais ni caprices, ni rebuts, ni outrages ne rompirent cette chaîne
fatale qu'il traînait misérablement. Rien ne l'affranchit que la mort.

On comprendrait peu ce qui suit, si je ne reprenais à son origine
cette étrange créature.

Tout ce qu'on pouvait chercher de conditions pour faire une folle s'y
trouvait au complet.

Elle était impure par sa mère, _l'enfant du jubilé_, conçue d'un
moment trouble et faux. Impure par son grand-père, Monsieur, le vrai
roi de Sodome. Mais ce qui en elle domina tout, ce fut l'orgueil.
Madame, sa grand'mère, la fière palatine de Bavière, ne lui donna pas
sa vertu, mais sa hauteur allemande. Dans ce sang de Bavière, je l'ai
déjà remarqué, il y avait beaucoup de maniaques, d'excentriques, de
mélancoliques, dont plusieurs eurent des attaques d'épilepsie.

La naissance fut pire que la race. Son père, par mariage forcé, en
pleine discorde domestique, l'eut du Judas femelle qu'il savait son
espion. D'un tel amour naquit la discorde incarnée.

On trouva à sa mort qu'elle avait le cerveau incohérent de forme,
disparate et fêlé.

Et son éducation fut pire que sa naissance. Ce fut le vice à la
troisième puissance. Son grand-père et son père avaient déjà été
élevés par des scélérats. On le voit par les lettres de Madame que le
roi de Hanovre vient de confier à Ranke (1861). Elle fut laissée aux
mains d'une femme de chambre perverse, la De Vienne, qui l'instruisit
à poignarder sa mère d'injures, d'affronts. Éducation néronnienne. On
s'étonne qu'elle n'ait pas été jusqu'au fer, au poison.

Elle eut tout le chaos du siècle qui commence et a peine à se
débrouiller. Elle vivait dans le cabinet de son père, c'est-à-dire au
pêle-mêle du laboratoire de Faust. En 1709, tout à coup passant du
drame de la guerre à la plus triste inaction, il rôdait à travers
Babel, l'infini des sciences et des arts, comme eût fait l'Esprit
(anticipé, déclassé, malheureux) du siècle de Diderot. Il voyait les
savants, et il voyait les charlatans, des fripons qui faisaient de
l'or, ou faisaient voir le diable. Il n'avait à chercher. Le diable
était chez lui, en son lit par sa femme, et par l'enfant sur ses
genoux.

Elle avait une chose de son père: charmante et dangereuse,--en
contraste avec sa malice, sa violence;--une sensibilité facile, le don
des larmes. Tous deux pleuraient fort aisément. Nous la voyons
pleurer pour sa mère même, qu'elle déteste (_Saint-Simon_, 1719).
Combien plus pour son père, et avec lui, dans les chagrins réels qu'il
eut, quand on lui arracha sa maîtresse, quand on lui imputa
d'horribles crimes. Ces derniers temps semblaient la fin du monde pour
lui, comme pour la France. Plus sa femme s'éloignait de lui, plus la
petite s'en rapprocha, mettant à le consoler la passion qu'elle
mettait à toute chose. Seule amie et seule camarade, fière de suffire
à tout, elle buvait avec lui vaillamment, voulait lui faire raison et
luttait, au hasard de certaines misères à faire mourir de honte
(_Saint-Simon_), étranges abandons où l'on s'attendrissait,
s'éblouissait, s'ignorait tout à fait.

En quel temps se passaient ces choses? Non en 1708, il était encore en
Espagne; non en 1710, elle était déjà mariée. Il s'agit de l'année
1709. Il avait trente cinq ans, elle quatorze.

La punition fut cruelle: il resta pour toujours serf et la chaîne au
pied. Serf d'une folle, qui, au contraire, de plus en plus mobile,
divaguait de tous côtés.

Avec cela pourtant, elle avait infiniment d'esprit, et dès l'enfance,
ayant été pour tout la seule confidente de son père, elle savait les
choses et les hommes. Si, à la mort du roi, qui la mettait sur le
trône pour ainsi dire, elle eût agi de concert avec sa grand'mère, si
elle avait tourné au bien son énergie, la France ne fût pas retombée
où la jetait Dubois, à la seconde banqueroute, au joug misérable de
Rome.

Dans une excellente gravure de 1716, faite au début de la Régence, on
trouve exprimée à merveille ces idées du moment. Le Régent tout pensif
et plein des douleurs de la France, l'a devant lui assise, et qui
s'appuie sur ses genoux. La France est une belle petite fille de
quatorze ans, dans la prime fleur d'enfance.

Ce sont les traits idéalisés de la fille du Régent, telle qu'elle dut
être quelques années plus tôt (juste en 1709). On l'a faite un peu
grasse, comme elle était, à l'allemande, et non sans rapport à Madame,
sa grand'mère, à qui elle ressemblait autant que la beauté peut
ressembler à la laideur. Elle est drapée d'hermine et couronnée de
lauriers. Elle rêve; ses beaux yeux sont fixés au ciel, dans le trop
poignant souvenir de tant de maux soufferts. Mais elle a trouvé comme
un port, un abri, un soutien, et, de fatigue, d'affection, elle se
laisse aller tendrement sur les genoux de son bon protecteur. Au
total, l'effet est très-grave. Le Régent est bien mûr, presque vieux,
et elle bien jeune. Il est sombre, soucieux et tout à sa pensée.

Mais elle était indigne de jouer ce beau rôle. Elle n'avait pas la
grande, la haute ambition. Son orgueil éclata en choses vaines,
scandaleuses. Et, avec tout cet orgueil, elle n'avait d'amants que des
sots; la première fois, son écuyer, sans figure ni mérite; puis son
capitaine des gardes, Riom, un gros poupard. Le Régent aisément aurait
dominé ce garçon assez bonasse, mais il était mené par sa première
maîtresse, la Mouchy, confidente de la duchesse de Berry, et qui, lui
voyant je ne sais quel accès de dévotion, poussait au mariage. Les
Jésuites trouvaient leur compte à y aider.

Dès longtemps un petit Jésuite s'était glissé au Luxembourg. Il entra
comme un rat par on ne sait quel trou de garde-robe. Il devint une
espèce d'animal domestique à qui on jette des morceaux sous la table.
On le trouva bon compagnon et il eut petite place aux soupers. Là il
en entendait de dures. Mais rien de sale ne l'étonnait, aucun
blasphème (à faire crouler le ciel). Il riait doucement et faisait
rire; lui-même il excellait aux saillies libertines.

Tout échoit à qui sait attendre. Ce bouffon vit finement qu'elle avait
des jours tristes, des ennuis, des langueurs. Il dit ou il fit dire
qu'une grande princesse comme elle devrait avoir ce qu'avait eu Anne
d'Autriche, un appartement royal dans un couvent, par exemple aux
Carmélites de la rue Saint-Jacques, cette retraite illustre de madame
de Longueville, de la Vallière et de tant d'autres dames. Il n'y avait
pas loin du Luxembourg aux Carmélites. On l'y mena tout doucement. Ces
dames étaient charmantes, caressantes et baisaient ses pieds. On lui
en attacha, pour lui faire compagnie, deux, jolies, gracieuses, de
très-noble famille, discrètes et qui s'avançaient peu.

Elles surent bien le faire à propos. La voyant éprise de Riom, elles
entraient dans ses idées, mais pour la _bonne fin_, le mariage. Les
exemples ne manquaient pas. Il se trouvait justement que Riom était
neveu de Lauzun, que la grande Mademoiselle épousa secrètement. Et le
feu roi lui-même n'avait-il pas épousé madame de Maintenon?

Elle prit feu à cette idée royale. Quel roman glorieux de braver tous
les préjugés, le monde! et couronner l'amour! Riom vaut bien plus que
Lauzun. Mais, fût-il le dernier des hommes, tant mieux! D'autant plus
beau sera-t-il, plus hardi de l'approcher du trône!... Et c'était
moins Riom encore que l'idée qu'elle aimait, l'absurde de la chose, le
miracle, la lutte et la difficulté vaincue.

Son père ne l'embarrassait guère. C'était son nègre pour obéir en
tout, ou plutôt sa nourrice pour adorer tout d'elle, jusqu'au plus
rebutant. Elle lui avait fait avaler cette pilule amère de trouver là
toujours Riom, amant en titre, officiel, quasi-maître de la maison. Il
avait humblement tâché d'apaiser la jalousie de ce redoutable Riom et
lui avait donné un beau régiment. Il ne s'attendait pas à cette
ambition, cette folie d'un mariage, et d'un mariage public!

Quand la chose lui fut intimée, terrible fut son embarras. Il se
trouva entre deux peurs: il eut peur de sa fille, mais non moins de sa
mère. Il comptait fort avec Madame, et devant elle il était chapeau
bas. Elle était étonnamment haute et de naissance et de vertu. Elle
haïssait et méprisait ce temps, ne vivait qu'avec ses aïeux, de la
fière pensée de sa race, de ses alliances royales, impériales. Elle ne
bougeait guère de Saint-Cloud, solitaire sur les hauts sommets, mais
comme la tempête qu'il ne faudrait pas provoquer. Orléans se souvenait
avec frayeur de l'épouvantable colère où elle entra, lorsque son fils
accepta la bâtarde de Louis XIV, du soufflet qu'il reçut de sa
puissante main. Soufflet retentissant. Toute la grande galerie de
Versailles en trembla; on baissa le dos, comme à un éclat de la
foudre. Mais qu'était-ce, bon Dieu! et quelle chute si, de cette fille
du grand roi, on regardait en bas, jusqu'à cet insecte, Riom! Qu'il en
revînt un mot à Madame, tout était perdu.

Dans un beau livre (récent), la _Folie lucide_, on voit ce qu'est une
idée fixe. Nulle chimère et nul crime où cela ne puisse mener. On y
voit de plus une chose, c'est que ces demi-fous sont rusés,
très-propres aux intrigues. Ce sont d'excellents instruments pour ceux
qui savent s'en servir.

Par celle-ci bien dirigée, ne pouvant pas de front emporter le Régent,
on fit une attaque indirecte. On pensa qu'il serait plus docile et
plus malléable, si préalablement on avait sur lui cette prise, de le
tenir par un secret d'État.

On croyait qu'il en était un, dangereux, redoutable, qui pouvait
servir aux Jésuites, et qui sait à l'Autriche? C'est le secret que
Marie-Antoinette voulut plus tard tirer de Louis XVI; secret que,
seuls, quatre hommes ont su: _Louis XIV, le Régent, Louis XV et son
petit-fils._

La fille du Régent, l'enlaçant et le caressant, lui aurait dit: «Si
vous m'aimiez, vous me diriez une chose dont je suis curieuse. Je
donnerais tout pour la savoir ... le secret du _Masque de fer_.»

Soulavie dit qu'elle n'avait d'autre but que d'en amuser un amant. Et
d'autres sots ont dit que le secret était sans importance. Mais alors
comment expliquer qu'il ait été si bien gardé de roi en roi, avec tant
de mystère? J'ai dit ce que j'en pense. Ce ne put être autre chose
que la suppression d'un premier enfant d'Anne d'Autriche, enfant
adultérin qui, se trouvant l'aîné, eût supplanté Louis XIV. La maison
de Bourbon aurait été dépossédée. Ses ennemis trouvaient piquant,
utile, de savoir par le Régent même que l'_ordre de succession avait
été interverti_, que Louis XIV et Monsieur n'_étaient que des
cadets_[6].

         [Note 6: La cour de Sceaux, la cour d'Espagne, l'Europe
         entière croyait à l'inceste du Régent avec ses filles.--Cela
         est très-peu vraisemblable pour mademoiselle de Valois,
         absurde pour l'abbesse de Chelles. Quant à l'aînée, duchesse
         de Berry, il n'y a que trop de vraisemblance. Madame de
         Caylus dit qu'elle posa pour les dessins de Daphnis et Chloé.
         Duclos croit que le Régent craignait les indiscrétions de sa
         fille. Ceux qui écrivent hors de France, comme Du Hautchamp,
         sont très-affirmatifs et très-explicites là-dessus. Mais ce
         qui en dit bien plus qu'aucune affirmation particulière,
         c'est l'ensemble de mille détails, qui, rapprochés, mènent là
         invinciblement.--Quand Saint-Simon lut au Régent la satire de
         Lagrange-Chancel, il fut ému, indigné de l'accusation
         d'empoisonnement, mais non de celle d'inceste.--Pour le fait
         tiré de Soulavie, je ne l'emprunterais pas à cette source
         moderne et suspecte, si l'opinion des contemporains sur
         l'amour du Régent ne le rendait très-vraisemblable. Les
         autres anecdotes du même auteur, sur les filles du Régent,
         sur le sacrifice qu'aurait fait mademoiselle de Valois pour
         tirer Richelieu de prison, semblent imaginés uniquement à la
         gloire du vieux fat, dont Soulavie avait les lettres et les
         papiers.--Il est à regretter que Lemontey n'ait point
         complété son mémoire sur les filles du Régent (_Revue
         rétrospective_).--Les lettres de Madame, publiées en 1862,
         donnent de curieux détails sur l'insolence et l'esprit
         brouillon de la duchesse de Berry.--C'est en rapprochant
         Saint-Simon de Du Hautchamp, etc., qu'on peut dater et
         l'entrée de madame d'Arpajon chez la duchesse, et l'époque de
         la tentative qui faillit coûter un oeil au Régent; enfin, la
         plaisanterie de d'Aguesseau et sa sortie du ministère
         (janvier 1718)--sur l'embonpoint de la duchesse. V.
         Saint-Simon et Duclos, éd. Michaud, p. 503, note d'un
         contemporain.]

Il avait trop d'esprit pour ne pas deviner qui la poussait. Mais elle
avait trop de violence pour céder, subir un refus. Elle cria, ordonna
et pleura. Et enfin elle employa l'_ultima ratio_ des femmes. Elle se
mit dans ses bras, dit qu'elle mourrait sans cela, qu'il le fallait,
qu'enfin pour l'obtenir elle donnerait tout au monde. Le Régent
ébranlé s'attendrit, se troubla, et la furieuse, en échange, jura
encore de donner tout. Il n'y tint pas, dit le fatal secret.

Elle avait oublié Riom, ou pensé qu'après tout, maîtresse absolue du
Régent, elle dédommagerait amplement son amant en faisant sa fortune.
Mais Riom, déjà sur le pied d'un mari, se fâcha. Elle dut s'ingénier,
chercher quelque expédient qui la dispensât de tenir parole.

Elle venait de recevoir parmi ses dames (en septembre 1717) une jeune
dame belle et dévote, mal mariée, très-vertueuse, madame d'Arpajon.
C'était la petite-fille de l'architecte Mansart (_Saint-Simon_). Vertu
humble et humiliée. La duchesse s'amusait à l'appeler «ma bourgeoise.»
Pauvre personne qui semblait ne pouvoir résister en rien.

Les grands, pour pécher sans péché, font par leurs gens certaines
choses. Les casuistes ont la bonté de conniver à ce genre d'équivoque.
La duchesse, alors en si bonnes mains, eut l'idée d'immoler cet agneau
à sa place, de se la substituer. On parlait fort alors d'une affaire
de ce genre. (V. _Madame_, sur la duchesse de Retz.)

Elle pensait que le Régent, qui admirait cette dame, profiterait
avidement de l'occasion. Mais elle-même, par l'imprévu, par sa
brusquerie sauvage, fit manquer tout. Elle renverse violemment la
chaise de la dame, s'en empare et la tient, qui crie et se débat. Lui,
étonné, myope, hésite. L'oiseau au piège, pris des mains, de la tête,
ne pouvant mieux, jette ses pieds «et rue». Il reçoit un coup juste à
l'oeil,--la fine pointe du petit talon que l'on portait alors,--et
juste à son bon oeil; il voyait à peine de l'autre.

Duclos appelle cela un coup d'éventail. Mais en Hollande, où des
témoins, qui avaient vu ou entendu, contèrent la chose à Du Hautchamp;
on dit tout simplement la honteuse aventure.

On ajoutait un mot invraisemblable. Le lendemain, au Conseil,
d'Aguesseau aurait fait cette plaisanterie: «S'il est aveugle, faisons
régent M. le Duc, qui, du moins, n'est que borgne.» Le Régent se
serait fâché, et le hasard eût précipité la chute du ministère.

Mais d'Aguesseau, poli, doux et respectueux, n'eût pas dit un tel mot.
D'autre part, le Régent savait peu se fâcher. Il y eut certainement
autre chose. Pour le bien de l'Église et la chute des Jansénistes,
pour faire Riom un prince, on ne disputa plus, on fit trêve aux
scrupules. L'accord dont parle Soulavie dut avoir son entier effet.

Ce moment se caractérise de deux façons fort expressives:

D'abord, les dons faits à Riom pour le rendre patient. Le Régent lui
donna le gouvernement de Cognac, lucratif et sans charge, avec un
nouveau régiment et le plus brillant de l'armée: _Dragons Dauphin_.

Il lâcha à sa fille tout ce qu'elle aimait le plus: les honneurs de la
royauté et l'humiliation de sa mère.

L'étrange publication de _Daphnis et Chloé_, faite à ce moment même,
dut donner à penser. De 1714 à 1718, il avait gardé pour lui seul ce
monument d'art (ou de volupté) dans le mystère du portefeuille. Mais
alors il l'en tire, fait sa confidence au public.

Ce livre en dit beaucoup. Ce ne sont pas là les amusements qu'un
solitaire fait pour lui-même. Tant de détails charmants, caressés d'un
crayon ému, ne sont pas des caprices, mais des choses d'amour pour
l'unique et l'aimée. Le texte, comme on sait, naïf en apparence est
très-attendrissant, mais de tendresse si faible que l'amour ne veut ce
qu'il veut. Chloé est courageuse, veut donner le bonheur; Daphnis
résiste, n'ose, craint de la faire pleurer. Mollesse byzantine ou
faiblesse excessive, comme d'une mère pour une enfant chérie.

Il lui donna alors un bien autre don qu'aucun livre,--un homme, et le
grand magicien, le seul qui eût l'âme du temps. Il venait de nommer
Watteau _peintre du roi_ (en 1717), et il le mit à la Muette pour
peindre et décorer la _petite maison_ où il avait placé l'idole, au
plus près de Paris, pour l'y voir à toute heure.

Ce peintre des _fêtes galantes_ (c'était son titre officiel), si
justement goûté pour ses pastorales délicieuses, ses ravissants
Décamérons, avait autre chose en dessous. Son portrait est d'un grand
garçon sec et âpre, d'air peu rassurant. Méchant? non. Mais il a
souffert. Ce temps terrible a trop mordu. Il est exquis, maladif et
_sinistre_ (mot de Laurent Pichat). Dans ses dessins, dans ses
_Études_, il y a des choses trop senties. Il ne pourra pas vivre, car
sa pointe lui perce le coeur. Voyez même ses dessins d'enfants, ces
petites filles malignes et d'avance si _aiguisées_. Voyez ces femmes
_amères_, si fâchées, si chagrines au fond. Elles ne pleurent que de
peur d'être laides. Mais qu'elles ont souffert! pauvres soeurs de
Manon Lescaut! L'amour vendu se venge. Qui se consolera de l'amour?

La scène dont parle Soulavie dut se passer à la Muette,--non pas au
Luxembourg, où régnait la confidente de Riom,--encore moins à
Saint-Cloud, où résidaient Madame et la duchesse d'Orléans.

La Muette (la _Meule_ d'abord, puis _Muette_ ou discrète) était la
maison du capitaine des chasses du bois de Boulogne, mais arrangée par
un riche financier avec les recherches du luxe privé, que n'avaient
nullement les maisons royales.

Dans quel état Watteau vit-il cette maison? Où en étaient alors les
arts du mobilier, si admirables dans ce siècle? Ils n'ont pris leur
essor qu'après Law, chez les enrichis. Mais déjà le changement capital
a eu lieu. L'ancien grand lit français, solennel, incommode, où
recevaient les dames couvertes de dentelles, ce lit en plein salon,
avec sa barrière, sa ruelle, où passaient les privilégiés, cela
n'existe plus. Le lit serre la muraille, bientôt, frileusement, se
blottit dans l'alcôve.

Le lit perd de son importance. La femme s'est levée en ce siècle. Elle
n'est plus couchée; elle est _assise_. Des sièges moelleux sont
inventés. Des sièges à deux commencent, où deux amies pourront causer
dans l'intimité tendre.

Le changement des modes précède celui du mobilier. En 1718, Dubois,
comme séduction diplomatique, a porté aux dames de Londres nos riches
robes à parements d'or. De Londres, il nous revient la jupe ballonnée,
mode anglo-allemande, que nos Françaises allégent et font tout
aérienne. Dernier coup aux gênes maussades, aux solennités du grand
règne. De la vieille prison à la Maintenon, on a déjà rogné la partie
supérieure, la haute coiffure échafaudée. Le corset seul résiste, mais
la jupe est émancipée.

L'ancien fourreau, étroit, serrait la personne en dessous, et s'était
encore surchargé (vers 1700) d'une trousse extérieure, pesante aux
reins et échauffante. Aux moindres occasions, il fallait quitter tout.
Gêne si incommode, dit Saint-Simon, que madame de Soubise ne s'y
soumit jamais. Au contraire le ballon, largement évasé derrière, donne
aisance aux mouvements. Ses cercles de baleine, souples, infiniment
minces, se prêtent en tout sens, et reviennent d'eux-mêmes par leur
propre élasticité. L'appareil, si léger, loin de peser, soulève. La
femme, en ballon, va légère, désormais comme ailée, oiseau qui pose à
peine.

Et c'est là justement ce qui choquait les Jansénistes. Ils
regrettaient la pesanteur dont nos aïeules avaient été lestées. La
démarche trop libre, disaient-ils, n'a plus d'équilibre. Elle flotte,
elle nage incertaine. En chaire, ils allaient jusqu'à dire qu'une
telle mode si complaisante, de facilité moliniste, était un défi aux
hasards, une excuse aux défaites, à ces chutes presque involontaires,
où l'on n'eût pas glissé s'il fallait vouloir tout à fait.

Grand embarras pour les dames jansénistes, placées entre l'anathème et
le ridicule de garder les vieilles modes. Par un juste milieu, elles
portaient de petits ballons, qui auraient bien voulu, eux aussi, se
gonfler, mais restaient timidement à la mesure des audaces prudentes,
gênées, contenues, du parti.

Les autres gonflèrent sans mesure. Les ballons donnaient aux grandes
de la majesté. Ils affinaient les grasses et les faisaient paraître
minces. La reine de l'époque, madame de Berry, n'était nullement une
ombre transparente. Elle donna l'essor à la mode. Cette royale
ampleur, commandant à la foule et se faisant faire place, pompeuse aux
galeries, aux descentes solennelles des escaliers, allait
merveilleusement aux prétentions superbes qu'elle étalait alors.

L'envieuse rivale, l'infiniment petite duchesse du Maine, vraie naine,
fut accablée. À son étroite cour de Sceaux, étouffée, elle s'agitait,
faisait écrire, dessiner, chansonner. Dans ses pamphlets et ses
caricatures, la fille du Régent est roulée dans la boue. Dans l'une,
salement cynique, Riom possède et le Régent soupire; il lui mange les
mains de baisers. Mêmes attaques et plus furieuses dans les
_Philippiques_ de Lagrange-Chancel, qui vont venir à la fin de
l'année. Ajoutez certaines malices, respectueuses en apparence,
d'autant plus injurieuses. Un M. Serviez traduisait, compilait, pour
les dédier au Régent, les _Vies des douze Impératrices_, de Messaline,
etc. Voltaire achevait son _Oedipe_.

Ce grand moqueur n'avait que vingt-trois ans. Pour certaine satire
contre Louis XIV qu'on lui attribua, il venait de passer un an à la
Bastille, où il avait rimé quelques chants de la _Henriade_, et son
imitation, faible et facile, de la tragédie de Sophocle. Sorti de
prison en avril 1718, il avait hardiment demandé au Régent de lui
dédier sa pièce. C'était un de ses tours. De même que plus tard il
offrit l'_Imposteur_ (Mahomet) au pape, il offrait l'_Inceste_ au
Régent. Sans être directement de la coterie de Sceaux, il en avait
l'écho et l'influence par la maison où il vivait le plus, celle du
vieux maréchal de Villars. Il lui faisait sa cour, écoutait ses
récits, dont il fit son _Louis XIV_. Ce château enchanté, près de
Melun, tenait Voltaire par son Alcine, la belle et jeune maréchale de
Villars dont il se croyait amoureux. Elle était quelque peu dévote,
donc contraire au Régent.

Voltaire fut aisément animé et lancé. Par lui on prépara, pour être
jouée en novembre, la pièce qu'on supposait terrible, et dont la
représentation serait (on l'espérait) une torture pour la princesse,
pour le Régent une humiliation.

C'était peu le connaître, peu connaître le temps. Dans cette violente
échappée des libertés nouvelles, toute chose audacieuse, contraire au
monde ancien, tant fût-elle hardie et cynique, était fort peu blâmée.
Rien n'étonnait. On souriait, et c'était tout.

D'après nombre d'exemples illustres du siècle précédent (déjà cités),
l'inceste était vice de prince, fort bien porté et à la mode. On
l'érigeait en théorie. Montesquieu, qui alors écrivait ses _Lettres
persanes_, publiées peu après, hasarde, entre autres paradoxes,
l'excellence des amours antiques entre proches parents et surtout
l'union du frère et de la soeur (Histoire d'Aphéridon et Astarté).

Le Régent, loin de démentir les bruits qui couraient, les satires,
faisait, disait plutôt ce qui pouvait les confirmer. Vers avril 1718,
il dit, d'un coeur trop plein, un mot que ne comprit pas Saint-Simon:
Que les fameux _soupers_ l'ennuyaient désormais, qu'il aimait mieux
vivre en famille.

Une folie non moindre que cette étrange passion l'avait saisi à ce
moment, la découverte d'une prodigieuse mine d'or: le merveilleux
Système qui changeait en or tout papier.

Le Moyen âge, avec la foi, avec du pain, un mot, un souffle, sut faire
Dieu. Law ne voulait qu'un peu de foi pour diviniser son papier, en
tirer l'or, ce dieu du monde, susciter la nouvelle Hostie.

Il soufflait. Et déjà les Billets de la Banque, ses actions du Nouveau
monde, fortement se gonflaient et montaient de valeur. La fortune
soufflait avec lui.

Folie, fortune, ces mots vont bien ensemble. Éole engendra ces deux
soeurs.

Chacun a lu les pages scintillantes où Montesquieu admire le puissant
fils d'Éole, qui sut si bien souffler. Mais personne, je crois, n'a
remarqué que Watteau, bien avant les _Lettres persanes_, avait dit
tout cela, et mieux.

Dans une admirable arabesque, le dieu de l'air, aux ailes de zéphyr,
vient amoureusement couronner un objet charmant, qui, sur d'épais
coussins (par le procédé de Virgile), conçoit de l'air, et déjà
gonfle. Quel en sera le fruit? aérien? direz-vous.

Non, dans l'arabesque voisine, le fruit fleurit, une vraie rose, une
beauté voluptueuse, la Folie. Pour la première fois, la Folie costumée
décemment, richement, et l'on dirait en reine, la Folie fraîche et
grasse (ce que n'a fait nul peintre), comme fut la fille du Régent.



CHAPITRE V

ALBERONI ET CHARLES XII--DÉFAITE D'ALBERONI--LA PAIX DU MONDE

1718.


La forte laideur de Dubois, c'est sa dualité étrange et violemment
contradictoire. Véritable Janus, il montre deux faces opposées, deux
politiques, au dehors, au dedans.

Il joue en même temps deux pièces dont chacune se moque de l'autre, en
est la satire, la dérision. Grande fatigue pour l'histoire, qui, plus
elle est fidèle, plus elle paraît inconséquente. Cela rappelle le
laborieux amusement de Léon X qui, sur son théâtre, divisé en deux
scènes, à la même heure faisait jouer la Mandragore et je ne sais
quelle autre facétie de Machiavel.

À l'intérieur, Dubois, tendre pour les Jésuites, amant de la Tencin,
est épris de la Bulle. Il prend leur d'Argenson, sacrifie d'Aguesseau,
Noailles. Il leur lâche la main dans leur plus cher plaisir, la
chasse aux protestants.

Il est donc bien zélé pour Rome? c'est le contraire. Tout le travail
de sa diplomatie, le sens de ses traités de Triple et Quadruple
Alliances, c'est d'exclure à jamais les candidats de Rome, le
Prétendant et l'Espagnol des trônes de France et d'Angleterre; c'est
d'affermir ou de fonder la dynastie protestante et la dynastie
_libertine_, la maison de Hanovre, la maison d'Orléans. De concert
avec l'hérétique, il accable l'Espagne, la vraie puissance catholique,
lui brûle ou noie son _Armada_, met au fond de la mer ce dernier
espoir du papisme.

Aussi fort raisonnablement les Ultramontains, peu touchés de ses
sourires, de ses caresses, des avances serviles qu'il leur faisait
pour le chapeau, restaient ou Espagnols, ou Autrichiens, ennemis de
Dubois et de la Régence. Au moment même où le Régent prit leur homme
pour ministre, les gros Jésuites, le Comité des trois qui
gouvernaient, leur secrétaire, l'intrigant Tournemine, liaient les
deux conspirations, celle de Sceaux avec celle d'Espagne; et le nonce
Bentivoglio, dans un pamphlet atroce, condamnait le Régent à mort et
le marquait pour le poignard.

Rome, faible, caduque, idiote, serrée, étouffée de l'Autriche, n'osait
encourager l'Espagne, son meilleur défenseur, son champion. Elle était
effrayée de l'audace plus qu'aventureuse d'Alberoni. Elle comprenait
peu ses vrais amis. Mais, par une peur instinctive, elle sentait fort
bien ses ennemis, son profond ennemi, la France, qui, dans son sein,
portait la grande révolution critique. Elle ne se méprenait nullement
sur les faiblesses, les faussetés de Dubois, du Régent. Elle y voyait
les _libertins_, au fond les tolérants, indifférents ou philosophes.
Derrière le ministère, tout provisoire, de d'Argenson, les vrais
ministres pointaient à l'horizon, Dubois et Law. Celui-ci bien plus
qu'un ministre: l'apôtre éloquent, le prophète de cette religion, qui,
un moment, fit oublier l'ancienne. Moment d'effet profond. Un million
d'hommes qui prit part au _Système_, pendant deux ans, n'eut aucun
souvenir de Rome ni de théologie. Le _Système_ passa. Resta l'esprit
nouveau.

Law et Dubois arrivaient par la force des choses. Pourquoi? c'est que
seuls _ils voulaient_.

Ceux dont on avait essayé, les Conseils et les Parlements, admirables
pour empêcher ou blâmer, ne proposaient rien.

Law croyait, voulait, proposait. Il avait sa foi: le crédit.

Dubois (que l'on en rie ou non) était aussi un croyant, à sa manière.
Fripon, ambitieux, voué à l'Angleterre, flatteur de Rome, faux de
toute manière, il eut pourtant certainement un idéal qui fit son âpre
passion, il poursuivit (par des moyens indignes) un but très-beau,
très-grand: le solide établissement, la fondation de la paix du monde.

Tant qu'elle n'existait pas réellement, ni la France, ni l'Europe ne
pouvaient se relever. Pour atteindre ce but, il fit des choses
incroyables. Lui, qui n'adorait que l'argent, il en donna! jusqu'à
payer des subsides à l'Autriche! jusqu'à payer le czar, pour qu'il fît
grâce à la Suède. La France ruinée trouva de l'argent pour donner à
tout le monde, pour acheter partout la paix, pour en assurer le
bienfait à cet extrême Nord, qui alors (après Charles XII) ne nous
touchait en rien que par l'intérêt de l'humanité.

Pour terminer l'interminable guerre, il eût fallu surtout désarmer à
la fois les deux principaux combattants, l'Autrichien, l'Espagnol.
Mais l'Autriche, avec son Eugène, qui vient de gagner sur les Turcs
deux grandes batailles, crève alors de force et d'orgueil. Reste
l'Espagne. Dubois n'hésite pas. Il paye l'Autriche et noie l'Espagne.
Tout finit. Le monde a la paix.

Elles se battaient pour l'Italie. Et souvent l'on a dit: «_Ne
devait-on pas affranchir l'Italie de l'une et de l'autre?_» Sans doute
recommencer la guerre générale contre l'Autriche et l'Angleterre,
alors unies? la reprendre dans des conditions pires que celles de
Louis XIV? Ceux qui disent ces choses vaines ont l'air de croire qu'en
deux années, la France avait repris des forces. Idée très-fausse. La
France était entre deux banqueroutes; elle en avait fait une, et elle
marchait vers la seconde.

«_Du moins, il valait mieux aider les Espagnols à s'emparer de
l'Italie._» Mais cela revenait au même. L'Espagne était si faible
encore, qu'en l'assistant dans cette guerre, la France en eût pris
tout le poids.

L'Espagne de ce temps, bigote et sanguinaire, était-elle un
gouvernement si désirable aux Italiens? L'Autriche, tout odieuse,
brutale et barbare qu'elle fût, avait du moins cela de bon, qu'en
Italie elle resta toujours à la surface, n'entra jamais au fond;
c'était comme un corps étranger dont on sent la blessure et qui
sortira tôt ou tard. Mais l'Espagne, par l'analogie de moeurs, de
langue, une certaine attraction morbide, risquait trop de s'assimiler.
À la corruption italienne (vivante encore, féconde, qui donne
Pergolèse et Vico), elle eût mis le sceau de la mort. Quel? la
férocité. Cela sèche, stérilise tout. Il faut songer que les étrangers
qui successivement gouvernaient l'Espagne, Alberoni, par exemple,
durent, pour flatter le peuple, lâcher l'Inquisition, multiplier ses
fêtes exécrables, les auto-da-fé.

En travaillant contre l'Espagne, Dubois incontestablement eut pour
raison suprême l'intérêt de ses maîtres, le solide affermissement de
George et du Régent, la _fondation définitive des maisons de Hanovre
et d'Orléans_. Mais cette politique personnelle était le salut de
l'Europe, celui de l'Humanité. Supposons l'Espagne à Paris, et
Philippe V régent: quelle nuit profonde, affreuse! quelle servitude
épouvantable de la presse, de toute société, du clergé même.
L'archevêque de Tolède avouait en pleurant à Saint-Simon que, sous
l'Inquisition et la Terreur de Rome, l'Église espagnole était un corps
mort. Les molinistes eux-mêmes se seraient trouvés écrasés. Que fût-il
advenu des Jansénistes et des libres penseurs! Je vois d'ici Voltaire,
Fontenelle, sous le san-benito, et l'auteur des _Lettres persanes_
descendre dans un _in pace_.

L'Espagne, c'était l'ennemi. Elle conspirait contre le monde. Elle
portait, avec le Stuart, le drapeau de la barbarie, et elle était
partout l'alliée des barbares, des dangereux aventuriers. Elle
revenait toujours à son rêve de l'Armada, qui eût en Angleterre
rétabli le papisme,--par contre-coup, en France, assommé le Régent.

Lemontey, si spirituel, si instruit, si fin sur le menu, mais qui sent
peu le grand, a tort de parler de tout cela légèrement. C'était bien
autre chose que la Conspiration des poudres. Les jacobites anglais
voulaient solder Charles XII, et, ce vrai diable aidant, faire sauter
l'Angleterre. Alberoni avait repris ce plan. On l'a dit romanesque,
ridicule, impossible, parce qu'on suppose qu'il y fallait une grande
flotte et une armée. Cela n'était pas nécessaire. Le nom seul du
Suédois avait un prestige incroyable de terreur. Si, par un mauvais
temps, un brouillard, il avait passé, avec sa bande personnelle, une
poignée de ses soldats terribles, il aurait emporté l'Écosse comme une
trombe, fondu vers Londres. Il eût été rejoint à coup sûr par un monde
d'aventuriers, d'Irlande, de toute nation. De l'un à l'autre pôle, il
était la légende de tout ce qui n'a de droit que la force.

Dans l'état effroyable où était la Suède, dépeuplée, désolée, elle
n'avait guère à craindre. Le czar lui-même traitait, ne sachant plus
qu'y mordre, ne pouvant que s'user les dents sur ce dur bloc, tout
fer, glace et granit. Charles XII, si bien ruiné, n'en était que plus
libre. Il avait fini comme roi. Mais il lui restait un bien autre rôle
où il entrait à peine. Sa renommée bizarre pouvait le faire un grand
chef d'aventures, lui donner un vaste royaume, le royaume des
désespérés.

Pour comprendre ce temps, il faut mettre en lumière le point
essentiel, la faim du Nord, sa terrible indigence. Pierre, mal nommé
le grand, avait plus de besoins peut-être encore que le Suédois, par
la disproportion énorme de son petit revenu et de cent choses
nouvelles, coûteuses, qu'il essayait. Tous deux étaient des mendiants.
Ils rôdaient autour de l'Europe, comme les ours blancs du Spitzberg
viennent la nuit gratter à la cabane du pêcheur, grondant, montant
dessus, pour entrer par le toit.

En 1717, le czar était venu tâter la France, tendant la main pour
recevoir ce qu'elle avait coutume de payer aux Suédois, promettant un
meilleur service si on le préférait. Le Régent l'accueillit avec sa
grâce accoutumée. Les Français admirèrent _ce créateur d'un monde_.
Beau créateur qui, avec de la vie, savait faire de la mort, qui, de
sang et de chair broyés, faisait une machine, un impossible monstre.
Sa Russie ressemblait au char grotesque qu'il avait charpenté et où il
voyageait, charrette informe et disloquée d'avance, qui allait
branlant et grinçant, par cahots, chocs, secousses. Si de droite et de
gauche, nombre d'hommes, qui se relayaient, ne l'avaient soutenu, le
triste véhicule, à chaque pas disjoint, eût mis à terre son
constructeur.

Éconduit par la France, il était d'autant mieux disposé à écouter
l'Espagne, à entrer dans le grand projet de bouleverser tout
l'Occident. Pendant cette tempête, qui eût pétrifié l'Allemagne, il
aurait fait ses affaires d'Orient, aurait rançonné la Pologne, où il
eût mis un homme à lui, un tout petit roi tributaire. Il se fût
arrondi et complété sur la Baltique, eût pris le Mecklembourg, fait
établissement dans l'Empire en face de l'Empereur. Projets vagues,
grossiers, incohérents. Tandis qu'il bouffonnait à Moscou la fête
burlesque où l'on brûlait le pape, il entrait dans ce plan pour le
faire triompher dans Londres!

Le candidat de Rome et de Madrid, le Prétendant ne se fit pas scrupule
de s'allier à ce barbare couvert de sang et qui alors justement fit
mourir son fils. Il lui envoya le duc d'Ormond pour obtenir sa fille
Anne Petrowna. Qu'eût-ce été pour l'Europe si ces accouplements
monstrueux avaient réussi! si le bigotisme jésuite eût épousé l'Asie
sauvage! si l'esprit de l'Inquisition eût fait pacte avec Attila!

Deux fléaux menaçaient, d'une part, une répétition de l'invasion des
barbares, la descente des masses faméliques du monde des neiges; de
l'autre, le renouvellement de la guerre de Trente Ans, mais sans fin,
recrutée par les soldats à vendre.

Leur vrai roi, leur héros, leur Alexandre le Grand, était tout prêt
dans Charles XII. Il mourut jeune, manqua sa destinée. Elle était
d'être, en pleine Europe, un Pizarre, un Cortez, un grand pirate de
terre. Nous avons de son étrange figure un bon portrait à Versailles.
Avec ses gants de buffle, son habit grossier de drap bleu, ce grand
corps sec, nerveux, semble d'abord un dur soldat. Puis on voit
davantage: on retrouve, on comprend l'indestructible, qui prenait son
plaisir à jeûner plusieurs jours, à dormir par terre sans abri dans
les hivers de Suède. Il a tel trait plus que sauvage, le dirai-je?
bestial, qui fait penser à un terrible orang-outang. Ses yeux, d'un
azur cru, ne se retrouverait ni chez l'homme, ni chez l'animal. Il
tient fort du satyre, mais (tout au contraire du satyre) sa peau
tannée est en-dessous riche d'un sang très-pur, implacablement
virginal (j'entends, des vierges de Tauride). Nulle amitié. Nul amour.
Buveur d'eau. Un seul sens, le péril, le meurtre.

Le portrait nous le donne à l'âge où il meurt (36 ans), tel qu'il
était alors, dans la fortune la plus désespérée, avec une redoutable
hilarité qui fait trembler. Il en était au point de ne plus choisir
les moyens. Son ministre, Goertz, un homme à tout oser, forçait de
prendre sa monnaie de cuivre pour deux cents fois ce qu'elle valait!
Il escroquait ce qu'il pouvait aux Jacobites pour acheter des
vaisseaux (il en acheta six en Bretagne). Il avait, pour son maître,
accepté le patronage d'une compagnie de flibustiers. Il les
entretenait et les gardait tout prêts. Troupe d'aventureux scélérats,
une élite d'audace et de crimes.

Charles XII avait reçu des arrhes d'Alberoni, un million, somme énorme
pour sa misère. Le czar, qui déjà négociait avec les Suédois (mai
1718), l'eût au moins laissé faire, y trouvant tellement son compte.
L'Espagne n'avait qu'à croiser les bras, et solder Charles XII, qui,
sans nul doute, aurait passé.

Tel aussi fut le plan d'Alberoni. Il ne varia pas là-dessus. Il
soutint que l'affaire d'Angleterre devait précéder tout, qu'on ne
pouvait agir en Italie, en France, qu'à la faveur de ce grand coup de
foudre. J'en crois là-dessus Alberoni lui-même plus que Torcy (que
copie Saint-Simon).

Qui empêcha? uniquement la sottise de la cour d'Espagne qui n'écouta
pas son ministre, l'impatience de la reine italienne qui le força
d'agir en Italie.

C'est l'intérieur de cette cour, l'obscure chambre du roi et de la
reine, qui seuls en ce moment illuminent l'histoire. Saint-Simon, dans
son ambassade, put voir de près, ayant été reçu par eux avec
confiance, et presque familiarité. Favorisé, comblé, admis à tout, il
put voir, entendre beaucoup. Devant lui, ils causaient de sujets un
peu étonnants dans une cour si dévote, de prélats scandaleux, de leurs
moeurs à la Henri III. Alberoni en apprend davantage. À son passage en
France, il dit au chevalier de Marcien que Philippe V, dans sa vie
sensuelle et sombre (celle au reste des nobles, Espagnols, Italiens du
temps), usait largement des licences conjugales autorisées des
casuistes.

Ces docteurs, dont les livres sont le parfait miroir de la vie du
Midi, furent forcés de bonne heure de mollir là-dessus. En présence
des monstrueux scandales qu'affichaient tant de princes et de princes
d'église, avec leurs petits favoris, leurs pages ou enfants de
chapelle, ils accordent infiniment aux libertés intimes du mariage.
Dès lors rien ne paraît. Tout retombe sur la discrète épouse. Elle n'a
pas à s'inquiéter. C'est sainteté à elle de pécher par obéissance. De
Navarro à Liguori, en deux siècles, on la plie, muette, aveugle, à
toute chose. En la femme, et la femme unique, s'épuise l'infini du
caprice. Les cent maîtresses du Régent, les trois cents nonnes
portugaises de Jean V, ne sont rien en comparaison de ce que ces
maîtres autorisent, au ménage espagnol du plus grave intérieur, entre
le lit et le prie-Dieu.

Une chose, chez ces docteurs subtils, est très-malsaine, c'est que
leurs équivoques, et jusqu'à leurs réserves, sont autant de
tentations. Ils accordent aux préludes des libertés glissantes qui
vont fatalement droit à ce qu'ils défendent. Comme au bord de l'abîme,
même la peur de tomber fait qu'on tombe. Mais dans la chute aucun
repos. Le remords même est corrupteur. Il fait que le péché garde une
âcre saveur et ne s'affadit pas, et le repentir même titille la
tentation.

Nous venons de décrire ici Philippe V. Né honnête, et gardant une
certaine loyauté de la France que n'a pas toujours le Midi, il a
naïvement exprimé tout cela. Avec sa première femme, la vive
Savoyarde, qui le tenait de haut, il ne fut qu'un mélancolique,
enfermé, un peu maniaque. Avec la flatteuse Italienne, qui avait son
but personnel, intéressé, et se courbait à tout, il eut de singuliers
orages et de scrupules et de remords.

Ce but, tout politique, était souvent contraire à la foi de son mari.
On l'a vu, en 1715, quand elle exigea qu'il s'offrît comme allié à
l'hérétique. Et on le voit ici, en 1718. Au lieu de faire ce que ce
prince dévot eût préféré certainement, au lieu de tenter d'abord la
grande affaire romaine et catholique, l'affaire du Prétendant, elle
l'oblige d'aller (malgré le pape) en Italie. Vrais tours de force, où
elle ne pouvait réussir qu'en émoussant la conscience du roi par des
arts énervants et de sensuelles complaisances qui le faisaient céder,
mais le laissaient fort agité.

Elle avait déjà vingt-sept ans, avait eu deux couches de suite; de
plus, la petite vérole, dont elle resta marquée. Le pis, c'est qu'elle
avait maigri, n'était plus «la grasse Lombarde, bien empâtée,» l'idéal
de Philippe V. On est tenté de croire qu'elle baissa. Dans une
maladie, en la nommant Régente, il annulait cette régence par un
pouvoir illimité qu'il donnait à Alberoni.

Elle restait très-agréable, et reprit fortement le roi. Élégante
amazone à la guerre, à la chasse, elle changeait de sexe et de figure,
pour ainsi dire. Avec des modes fantasques, qu'elle se faisait faire à
Paris, sous un justaucorps d'homme qui lui marquait sa fine taille,
elle semblait un enfant gracieux, mignon page italien. Gentille
créature, joueuse comme un petit garçon, mais d'enfantine obéissance,
soumise comme une petite fille.

L'énervante fascination, morbide, sous des formes si douces, absorba,
acheva Philippe V. Mais, loin qu'il reposât dans son néant, il y
trouva de plus en plus la fièvre, incessamment souffrant et stimulé de
ces mauvaises faims de malade que nulle satisfaction n'apaise. En vain
il l'avait à toute heure; en vain il la tenait sous son regard,
passive, subissant même sans murmure certaines gênes un peu
humiliantes de la vie de prisonnier. Nulle échappée. Aux fêtes ou
dévotions de couvents, ils n'étaient pas moins enfermés, seuls au fond
d'une obscure tribune. Dans leurs petites courses de chasse, dans ces
déserts sinistres qu'on appelait maisons de plaisance, même prison. À
chacune de ces maisons se retrouvait exactement la petite chambre de
Madrid, et l'étroit petit lit, jusqu'à la garde-robe, «toujours, l'une
à côté de l'autre, les deux chaises percées de Leurs Majestés
Catholiques.» (_Saint-Simon._)

Alberoni dit durement: «Il la pervertissait.» Mais comment? perverti
par elle, insidieusement provoqué. Plus bas elle pliait, plus relevée
elle exigeait des choses contre la conscience ou l'humanité même, qui
(on va le voir) furent des crimes.

Les douces règles des casuistes, les vastes indulgences du bon Père
Daubenton et des confesseurs italiens rassuraient tout à fait la
reine; elle riait, elle était gaie, badine. Le roi restait troublé. Il
eût pu, d'après leurs maximes, pour une pénitence minime (une prière,
un jeûne, une aumône) se calmer et dormir à l'aise. Mais, quoi qu'on
pût lui dire, il avait cette faiblesse de consulter son âme, d'écouter
la voix intérieure. Parfois il éclatait en bruyantes crises de remords
qui n'embarrassaient pas peu la reine. Souvent on l'entendit pleurer,
demander pardon aux muets témoins de la chambre, j'entends les saints
bonshommes qui étaient figurés dans la tapisserie. Ces larmes, ces
agitations, qui ne faisaient qu'amollir le pécheur, par un cercle
fatal, le ramenaient aux chutes; il se croyait damné, et n'en péchait
que davantage.

Comme le roi de Portugal, il exigeait que chaque soir l'absolution du
moins le blanchit pour la nuit. Autrement toute approche des choses
saintes lui paraissait un exécrable sacrilége. Un matin qu'un prêtre
lui disait la messe dans sa chambre à coucher, ignorant son état de
conscience, voulut lui faire baiser la _paix_, le roi s'indigna
tellement, qu'il se jeta sur lui et faillit l'étrangler. Que dit le
roi! On ne le sait. Mais la reine, humiliée, qui tremblait de fureur,
s'écria: «Prêtre, si tu le dis, tu es mort.»

Alberoni, qui avait commencé sa fortune au privé de Vendôme, et qui
plus tard amusait le roi de contes gras, eût bien voulu, en continuant
son métier de bouffon, s'insinuer encore aux petits secrets du ménage.
Il se serait fait craindre, eût pris ascendant sur la reine. Mais la
porte sacrée de la chambre mystérieuse avait son chien, son dogue, la
nourrice, grossière et violente, qui, s'il hasardait d'avancer,
outrageusement le repoussait.

La reine, ne sachant rien, n'apprenant rien du dehors que par cette
nourrice, ignorant l'Espagne et le monde, se figurait que ce royaume
était redevenu en deux ans l'empire de Charles-Quint. En réalité, la
surprenante activité d'Alberoni avait créé une belle flotte et une
armée non sans valeur. Le revenu avait augmenté, parce qu'ayant
supprimé les priviléges de l'Aragon et de la Catalogne, on faisait
payer ces provinces. Qu'était-ce pour une grande guerre? Qu'étaient
les petites réformes qu'avait pu faire Alberoni? Au fond, très-peu de
chose. L'Espagne n'en était pas moins épuisée, stérile, un cadavre.
L'ingénieux résurrectionniste la remettait debout, mais pour la faire
choir sur le nez.

Ce qui trompait encore Madrid, c'étaient les romans insensés, les
folles promesses qui venaient de la France par toutes sortes
d'intrigants. Tout cela misérable. Reprenons d'un peu haut, mais en
datant soigneusement.

À son avénement, le Régent avait promis aux princes du sang, à M. le
Duc, qu'on ôterait aux faux princes, bâtards adultérins, le droit de
succéder au trône que leur avait donné le feu roi. Cela fut exécuté en
juillet 1717, et dès lors la duchesse du Maine, née Condé, et tante de
M. le Duc, mais furieuse de voir son mari descendre, implora l'appui
de l'Espagne.

Elle avait des amis au Parlement (le président de Mesmes et autres).
Elle en avait dans la noblesse, où deux hommes ruinés, Laval et
Pompadour, étaient déjà en rapport avec Cellamare, l'ambassadeur
d'Espagne. Enfin, elle s'adressa au grand trio jésuite qui avait
gouverné à la fin de Louis XIV. L'un des trois, le père Tournemine,
lui donna un baron Walef, aventurier liégeois, peu sûr, fort étourdi,
qu'elle envoya à Philippe V.

On voulait que ce prince mît le feu aux poudres en écrivant au
Parlement et demandant les États généraux. La lettre, ayant fait son
effet, aurait été suivie d'une armée espagnole.

Le Régent savait tout. Dans l'automne de 1717, il fit lui-même avancer
des troupes vers les Pyrénées, encouragea les grands d'Espagne qui
voulaient chasser l'étranger (Alberoni, la reine), s'emparer du roi,
des infants. Seulement il refusait d'autoriser le coup qui, seul, eût
tout tranché, l'assassinat d'Alberoni.

La corruption, la faiblesse du Régent ne peuvent faire qu'on oublie le
contraste de sa douceur avec la férocité de ses ennemis. Tandis que
dans leurs pamphlets on le désignait à la mort, lui, il était si peu
haineux, qu'averti qu'un conspirateur violent, M. de Laval, était
pauvre, il pensa que peut-être il ne conspirait que par misère, et lui
donna une pension. Laval ne la refusa pas, mais il conspira de plus
belle.

Tout en voulant obtenir de l'Espagne ce désarmement sans lequel il
était impossible d'avoir la paix européenne, il négociait longuement,
obstinément, pour les intérêts de son ennemie, la reine d'Espagne,
quant aux successions de Parme et de Toscane. Cette dernière affaire
irritait fort l'Autriche, et retarda longtemps les choses. Torcy
(copié par Saint-Simon) dit que les Impériaux regardaient le Régent
comme partial pour l'Espagne et refusaient de s'y fier.

Et cependant il fallait se hâter. Paris était fort agité. Il l'était
par l'odieux des mesures financières que prenait d'Argenson, et par
les menées des partisans du duc du Maine, par les résistances ouvertes
du Parlement, par les sourdes intrigues des ambassadeurs étrangers.

D'Argenson, qu'on croyait ami de Law et conseillé par lui, dès qu'il
entra au ministère, passa à ses ennemis, et, publiquement associé à
une compagnie rivale, fit ses propres affaires avec une audace
effrontée. Il donna le bail des _Fermes et gabelles_, à qui? à
lui-même, ministre, représenté par son valet de chambre!

Cet homme de police, abusant de sa vieille réputation de dureté, et
bien sûr d'être craint, n'eut ni ménagement ni pudeur. D'un coup il
éleva la valeur de l'argent de 40 à 60, payant 60 livres avec 40
(empochant 20). Il fit un filoutage hardi sur la refonte des
monnaies.

Le Parlement saisit l'occasion. Il défend d'obéir (20 juin 1718). Il
appelle à lui les corps de métiers. D'autre part, d'Argenson envoie
aux marchés des soldats pour faire prendre sa monnaie. Refus,
violences et batteries.

On publiait alors, on lisait avidement les beaux Mémoires du cardinal
de Retz. Tout ce qui aimait le mouvement regrettait de n'être pas né
du temps de la Fronde. La petite duchesse du Maine, avec sa ridicule
académie de Sceaux, les gens de lettres qui lui prêtaient leurs
plumes, n'étaient guère propres à agir sur le peuple. Si pourtant le
monde des Halles, poussé à bout par l'affaire des monnaies, s'était
levé, si les Parlementaires s'étaient mis à sa tête, nul doute que le
vieux Villeroi ne leur eût donné le petit roi. Villars eût appuyé de
sa glorieuse épée, de sa renommée populaire. Et qui sait? le Régent se
serait trouvé seul, ayant contre lui le roi même.

Cette cabale d'Espagne n'était pas tant à dédaigner. Des gens loyaux,
comme Villars, ne croyaient pas du tout trahir en appuyant Philippe V,
le frère du duc de Bourgogne, prince honnête et pieux, qui, sans nul
doute, eût sauvegardé les droits de l'enfant Louis XV. Ils se
sentaient en tout cela fidèles à la pensée du feu roi.

Le Prétendant, pour qui Louis XIV écrivait encore à son lit de mort,
avait son agent le plus sûr, le duc d'Ormond, caché près de Paris. Il
était en rapport avec les ambassadeurs d'Espagne et de Russie. Dans le
récit prolixe, obscur, mal lié, de Torcy, on voit que les rapports
d'Alberoni avec le czar et Charles XII, interrompus un moment, se
renouaient. Il ne dit pas la cause de ces variations qu'a révélées
Alberoni. Rien n'eût pu faire renoncer celui-ci à son plan du Nord.
Même en juin, par Paris, il envoya un émissaire à Charles XII.

Le czar était tout Espagnol en ce moment par sa haine de l'Autriche,
par son extrême crainte que la France ne prit avec elles des
engagements définitifs. Le Régent l'amusait, faisait croire et à
l'Espagnol et au Russe qu'il n'était pas décidé à signer. Mais, dès le
commencement de juillet, le comte de Stanhope, confident du roi
George, était arrivé à Paris, et, dans une parfaite intimité, ils
avaient réglé la future _Quadruple Alliance_.

Le vrai sens de ce traité était celui-ci: la France, l'Angleterre et
la Hollande commandaient, au besoin, _exécutaient_ la paix définitive.

L'Autriche, victorieuse des Turcs, bouffie de ses victoires, et qui
rêvait toujours et l'Espagne et les Indes, on l'obligeait enfin d'y
renoncer, en recevant un joli joyau, la Sicile.

Malgré l'Autriche, on assurait à la reine d'Espagne pour ses enfants,
non-seulement la succession de Parme, mais celle de Toscane. Clause
obstinément repoussée de l'Empereur, à qui les ports de la Toscane
semblaient une porte ouverte par où la France rentrerait à volonté en
Italie.

L'Autriche refusa longtemps, et même, après avoir signé, elle voulait
encore revenir sur ses pas. L'Espagne refusa bien plus obstinément
encore. Alberoni, pressé là-dessus par les Anglais, se fâcha, menaça.
Il croyait les tenir par l'intérêt commercial, croyait que les
ministres et les chefs politiques n'oseraient, par une rupture,
compromettre les banquiers, marchands et armateurs de Londres, qui
exploitaient l'Amérique espagnole.

Il se trompait. George, avant tout, voulait servir l'Empereur et ne
ménageait rien. Les grands meneurs anglais voulaient frapper la marine
d'Espagne, frapper Philippe V, affermir le Régent. C'était leur homme.
Il ne tenait pas à eux qu'il ne fût plus que Régent. L'ambassadeur
anglais, Stairs, à la mort de Louis XIV, aurait voulu qu'il se fît
roi.

Stairs avait préparé le traité. Vers le 1er juillet, le comte de
Stanhope, confident de George, mais qui avait aussi la pensée des
chefs du Parlement, arriva à Paris, et put dire au Régent des choses
qui ne s'écrivent point: Premièrement, qu'une forte flotte anglaise
suivait celle d'Espagne, pour l'empêcher d'agir, sinon pour la mettre
au fond de la mer. Deuxièmement, que, quelle que fût la faiblesse de
George pour l'Empereur, le lien fort, unique, de l'Angleterre était
avec la France; qu'elle traiterait au besoin avec elle pour
contraindre l'Autriche à la paix.

Et les Anglais n'entendaient par la France que celle du Régent et de
la maison d'Orléans. Le Régent seul leur donnait confiance contre le
Prétendant, contre les Jacobites, contre la guerre civile, contre les
coups de main que l'Espagne et le czar pouvaient tenter sur eux, en
leur lançant un Charles XII.

On a dit qu'en cela ils ne voulaient rien autre chose que se faire ici
un vassal. Mais en réalité c'était pour eux une question de vie et de
mort. L'opinion, en France, était, je l'ai dit, généralement faussée
et pervertie. Elle s'intéressait au roman du Stuart. Beaucoup mêlaient
sa cause à celle du roi d'Espagne. Des hommes, en divers genres,
illustres ou éminents (comme Villars, Saint-Simon, Torcy), étaient de
coeur Jacobites, Espagnols, donc absurdement rétrogrades. Stanhope et
Stairs, qui voulaient Orléans (quels que fussent ses vices, et ses
faiblesses pires encore), étaient dans la vraie voie du siècle et du
nouvel esprit.

Tout fut conçu à un souper qui (chose bien significative) eut lieu
dans la maison natale et patrimoniale des Orléans, au palais de
Saint-Cloud. Ce palais, alors si petit, logeait l'été toute la
famille, Madame, mère du Régent, sa femme, souvent sa fille. Elles
reçurent Stanhope et le traitèrent. Cette fraternisation solide et qui
semblait définitive se fit à la table de famille. On se sentit dès
lors bien ferme contre les mouvements de Sceaux, du Parlement. On
avait la sécurité d'un joueur qui s'amuse et tient les cartes encore,
mais qui déjà a gagné la partie. Et quelle partie? la grande, celle de
la couronne; on la voyait si près! on croyait la toucher. Vive joie,
moins pour le Régent (fort désintéressé) que pour les trois
princesses, pour l'orgueil impérial de sa mère, pour l'ambition
profonde, souffrante, de sa femme, et bien plus pour la folle ivresse
de la duchesse de Berry. Elle crut Orléans déjà roi, et (comme un fait
de cette date le prouve trop malheureusement) elle perdait tout à fait
l'esprit.

Nous reviendrons là-dessus. Remarquons seulement que ni l'excès du
vice, ni la bonne fortune n'endurcissait le Régent. Il eut, à ce
moment (peut-être attendri du bonheur), un rare mouvement de bonté. Il
eut pitié de l'ennemi.

Quoiqu'il lui fût hautement désirable que l'Espagne fût coulée à fond,
quoiqu'un grand coup frappé par l'Anglais sur Alberoni dût aussi
effrayer, abattre ici ses ennemis, il fit, par son agent, Nancré,
avertir cet aveugle au bord du précipice. Il le pria de ne pas se
perdre, de ne pas lui donner, à lui Régent, cet avantage décisif et
cruel.

Nancré ne trouva à Madrid que des sourds et des insensés. Ils
nageaient en pleine victoire. Victoire peu difficile. Le duc de
Savoie, qui avait encore la Sicile, mais qui était près de la perdre
ou par l'Espagne ou par l'Empereur, en retirait ses troupes. Vainqueur
sans combat (3 juillet), le pavillon d'Espagne flotte à Palerme. La
conquête paraissait certaine. Mais les preneurs risquaient fort d'être
pris. Les Anglais n'en faisaient mystère. Stanhope lui-même (24 juin),
plus tard l'amiral Byng, arrivé à Cadix, avaient fait dire aux
Espagnols qu'aux termes des traités, à tout prix, on défendrait
l'Empereur.

L'envoyé des Anglais serrant de près Alberoni pour obtenir une
réponse, celui-ci ne décida rien de lui-même. Il a dit, après sa
disgrâce: 1º qu'il eût voulu retarder et ne faire la guerre qu'après
s'être assuré de plus grandes ressources; 2º qu'il n'eût pas voulu
qu'on commençât par l'Italie, mais par l'affaire du Prétendant. Or,
c'était justement l'Italie que voulait la reine, et à tout prix,
sur-le-champ. Elle était si aveugle, qu'elle ne voulait de la Sicile
que comme d'une conquête préalable qui lui ferait faire celle du
royaume de Naples. Le pape s'y opposait: chose grave pour Philippe V.
N'importe. La fée dangereuse, sans doute par un coupable échange de
honteuses faiblesses, avait acheté celle-ci. Le triste roi remit tout
au destin, et sobrement répondit à l'Anglais: «Que Byng exécutât ce
qu'avait commandé Sa Majesté Britannique.»

Cruelle, imprudente parole! Il était aisé à prévoir que, de ce mot, il
noyait son armée. Cette brave armée d'Espagne qui, pour lui obéir,
était en pleine mer, en tel danger, ne lui inspirait-elle donc aucune
pitié?

Pouvait-il croire qu'une marine créée d'hier tiendrait contre la
vieille marine anglaise? Jadis, les Basques, il est vrai, si
étonnamment hasardeux, firent du pavillon espagnol le premier du
monde. Philippe II les découragea, et, dans l'affaire de l'Armada, les
soumit à ses Castillans. Philippe V les découragea, et, dans cette
affaire de Sicile, confia de hauts commandements à des intrigants
jacobites, des aventuriers irlandais.

Du reste, les moyens humains semblaient fort secondaires. On comptait
sur le ciel, et l'on exigeait un miracle. On sommait Dieu d'agir.
L'Inquisition à ce moment fut terrible d'activité. En une seule année,
cent et quelques personnes furent brûlées vives, quatre cents autres
diversement suppliciées.

Des Juifs ou Maures, des misérables qui se croyaient sorciers, des
_luthériens_ (libres penseurs), voilà ce qu'on brûlait. Jamais de
vrais coupables. L'Inquisition était fort douce pour le libertinage.
Sodome était ménagée à Madrid beaucoup plus qu'à Paris. En 1726, un
homme fut brûlé ici en Grève pour une faute que les juges, en Espagne
et en Italie, négligeaient comme peccadille, affaire de confessionnal.
On payait cela avec quelque aumône aux couvents, quelque délation, un
service au clergé.

Les pêcheurs, quoi qu'ils fissent, expiaient par un fanatisme cruel,
horriblement sincère, par le dévouement à l'inquisition.

Madame de Villars vit, aux auto-da-fé, des seigneurs sauter des
gradins, tirer l'épée, piquer, larder les victimes hurlantes, qu'on
précipitait au bûcher.

Le roi, s'il n'agissait, du moins assistait, présidait, avec sa
gracieuse reine. Un tel jour expiait des nuits. S'ils avaient des
scrupules pour les péchés d'hier ou ceux qui se feraient demain, ils
les compensaient par leur zèle, mettaient aux pieds de Dieu et les
douleurs des autres et le petit supplice de voir tant de choses
effroyables.

Ils comptaient que le ciel, touché de ces offrandes, bénirait leur
expédition.

Certes, si les sacrifices humains, la chair brûlée, pouvaient lui
plaire, jamais il n'eût dû être plus favorable.

Cette flotte d'Espagne allait rendre la Sicile aux moines qu'avait
chassés le duc de Savoie, et y raviver les bûchers. Tout lui
réussissait. Elle avait pris Palerme et elle allait prendre Messine,
quand elle se vit suivre de près par Byng, par sa flotte, plus forte
en canons. Byng avait demandé un armistice de deux mois et ne l'avait
pas obtenu.

Le 11 août, l'amiral d'Espagne, incertain de ses intentions, avait
quitté Messine, se trouvait devant Syracuse. Il voit Byng aller droit
à lui, couper sa flotte, et, sans tirer encore, pousser ses vaisseaux
au rivage. Un d'eux fit feu, et donna à l'Anglais le prétexte qu'il
désirait.

Coïncidence singulière.

Le même jour, 11 août, le comte de Stanhope, premier ministre
d'Angleterre, arrivait à Madrid voulant sauver Alberoni. Les vives
plaintes du commerce anglais l'avaient changé, lui faisaient craindre
une rupture avec l'Espagne. Il venait traiter, mais trop tard.

L'immense désastre avait eu lieu. Surpris et séparés, ne pouvant même
combattre, les Espagnols, avec toute leur vaillance, furent
irrésistiblement poussés à la côte, ou coulés. Un de leurs capitaines
irlandais s'enfuit le premier. Plusieurs vaisseaux furent mis en feu.
Vingt-trois périrent ou furent pris, avec 700 canons et 5,000 hommes.
Byng renvoya les officiers, s'excusant froidement «de ce malentendu,
pur accident, survenu par la faute de ceux qui tirèrent les premiers.»

Cruel, déplorable désastre,--mais qui faisait la paix du monde.

La mort de Charles XII qui survint en décembre, en fut une autre
garantie.

Elle ne fut qu'un peu retardée en 1719, par notre courte expédition
d'Espagne et celle des Russes en Suède. Elle arrivait fatalement.

Un seul homme rit. Ce fut Dubois.

La France fut touchée. Et l'homme du Régent, Nancré, qui seul eut le
courage de l'apprendre à Alberoni, ne le fit qu'en versant des
larmes.



CHAPITRE VI

TRIOMPHE DU RÉGENT SUR LES BÂTARDS ET LE PARLEMENT

Août 1718.


Madame de Maintenon, dans sa pieuse retraite, octogénaire et si près
de sa fin, suivait de l'oeil les destinées du duc du Maine, son élève,
ne désespérait pas de voir renverser le Régent. Elle accueillit avec
bonheur la nouvelle des agitations de la Bretagne (24 janvier 1718).
Les conjurés de Sceaux comptaient en profiter. M. de Laval, en
Bretagne, M. de Pompadour, en Poitou, voulaient créer _une Vendée_.

Les six mille nobles de Bretagne, démocratie sauvage où tous votaient,
le clergé et le Parlement (qui étaient deux noblesses encore),
s'agitaient à l'aveugle au moment même où l'impôt fort réduit aurait
dû calmer la province. Il était descendu de douze millions à sept (en
1718). En outre le Régent, malgré l'agitation, avait poussé la
confiance jusqu'à autoriser des assemblées locales qui prépareraient
le travail de l'assemblée générale (rouverte en juillet 1718).
Celle-ci n'en fut que plus turbulente, et on fut obligé de la
dissoudre. Pour qu'elle soulevât le peuple, il eût fallu deux choses,
que les curés, le bas clergé, prêchant contre le Régent, lui
montrassent sa foi en danger sous un prince si impie, et qu'en même
temps une grande manifestation navale et militaire de l'Espagne
apparût sur les côtes, une flotte de Philippe V sous le drapeau des
fleurs de lis[7].

         [Note 7: L'histoire très-détaillée et très-instructive de
         Coxe, tirée des sources espagnoles, fait connaître la
         parfaite indifférence religieuse d'Alberoni et de la reine,
         l'indignité des deux intrigants italiens, qui, tout en
         relevant l'Inquisition, rallumant les bûchers, recherchent
         l'alliance hérétique. Saint-Simon est curieux sur l'intérieur
         de cette cour, mais très-suspect. Comblé de caresses et de
         faveurs, espagnolisé tout à fait par la grandesse qu'on donne
         à un de ses fils, il peut compter pour un ami personnel de
         Philippe V et de la reine. Le plus vrai, le plus clair, c'est
         Lemontey qui nous le donne, d'après les correspondances
         diplomatiques. La singulière révélation d'Alberoni sur les
         moeurs de ce roi dévot et les complaisances de la reine, est
         appuyée et confirmée par ce qu'on sait d'ailleurs des remords
         fréquents de Philippe V, etc.--Quant à la conspiration de
         Cellamare, dans Lemontey, c'est un véritable chef-d'oeuvre
         (de même que sa peste de Marseille, son histoire du chapeau
         de Dubois). On serait bien mal instruit de cette
         conspiration, si on s'en tenait aux jolis Mémoires de
         mademoiselle Delaunay (madame de Staal). Elle sait tout, et
         ne dit presque rien. Les souvenirs de la spirituelle femme de
         chambre, si charmants dans ses récits de jeunesse, naïfs même
         dans celui qu'elle fait de sa bienheureuse et galante prison
         de la Bastille, sont brefs et vagues sur la grosse affaire
         politique et les secrets de sa maîtresse.]

Ces deux choses manquèrent également. Dubois, comme on a vu, par ses
avances à Rome, divisa les ultramontains. Si beaucoup restèrent
espagnols, plusieurs furent gagnés au Régent. Ils n'agirent pas
d'ensemble pour soulever la Bretagne. Quand on y prit les armes (trop
tard, en 1719), les meneurs gentilshommes n'avaient avec eux que deux
prêtres.

L'autre condition manqua de même. Point de troupes espagnoles.
L'ambassadeur Cellamare, le 30 juillet, mandait de Paris à Alberoni
qu'on ne pouvait rien sans cela. Et Alberoni répondit: «L'armée, la
flotte sont en Sicile.» Le 11 août, la voilà détruite, cette flotte,
et l'armée quasi prisonnière, qui ne peut plus sortir de l'île.

La Vendée de l'Ouest se trouve tout au moins ajournée. La Fronde de
Paris, la cour de Sceaux, les chefs du Parlement liés avec Madrid et
le Parlement de Bretagne, sont blessés pour l'instant avec Alberoni.

On ne pouvait savoir le désastre espagnol que le 22 ou le 23. Les
meneurs de Paris, dans l'ignorance où ils étaient de ce grand coup,
croyaient pouvoir en frapper un ici. Le 18 août, la duchesse du Maine
envoyait de Sceaux sa célèbre femme de chambre, mademoiselle Delaunay,
pour conférer encore avec eux. Elle les vit à minuit sous le pont
Royal, et, sans doute, leur donna ses dernières instructions. On
méditait une chose violente, qui eût atteint de très-près le Régent,
une rapide exécution qui l'aurait avili en montrant sa faiblesse, et
qui eût exalté le peuple (toujours admirateur de l'audace) pour le
Parlement. Sanglante expérience; mais sur un étranger, sur un
aventurier, _in animâ vili_.

Le 12, on avait renouvelé un arrêt de l'ancienne Fronde (porté alors
contre le Mazarin), arrêt qui défendait à tout _étranger_ de
s'immiscer au maniement des deniers royaux sous peine de mort, le
condamnait sans forme de procès. Law, enlevé de sa Banque, amené dans
l'enceinte du Palais, eût été pendu sur-le-champ. On a douté que la
chose fût sérieuse. Elle eût été impossible, en effet, s'il eût fallu
un jugement en règle de ce grand corps où il y avait nombre d'honnêtes
gens; mais, sur l'arrêt déjà rendu le 12, nulle procédure nouvelle
n'eût été nécessaire. Les présidents, un de Mesmes, un Blamont, un
Lamoignon, n'eussent eu qu'à ordonner d'exécuter l'arrêt. Law, plus
intéressé que personne à bien s'informer, se crut en vrai péril, et
Saint-Simon l'y crut; car il lui conseilla de se cacher, lui fit
chercher asile au Palais-Royal même, chez le Régent.

La chose était énorme d'injustice et d'ingratitude.

Et d'abord d'injustice. On prenait occasion de l'irritation qu'avait
causée la monnaie de d'Argenson. Mais d'Argenson était justement rival
de Law. En juin, avec les Duverney, il l'avait empêché d'avoir le bail
des _Fermes et gabelles_, et il l'avait pris pour lui-même.

On avait cru habile de s'attaquer à l'_étranger_. Depuis les Concini
et les Mazarini, le mot était puissant pour lancer à l'aveugle la
meute populaire. Grande pourtant était la différence. Ces gens entrant
en France n'avaient pas de chemise et moururent horriblement riches.
Law entra riche en France et sortit pauvre, en galant homme.

Les jansénistes mêmes, les honnêtes gens du Parlement, étaient ici
peu délicats. Ils avaient horreur de penser qu'un huguenot pût devenir
contrôleur général. Law avait contre lui toutes les branches du parti
dévot. Il était protestant; il était apôtre et prophète de certaines
utopies économiques, humanitaires. Ses caissiers, ses commis, étaient
souvent des réfugiés, qui, forts de sa protection, hardiment étaient
revenus.

Je ne dis rien encore ici de lui, ni de ses précédents, rien du
_Système_. Notons seulement que Law, alors, en 1718, n'avait marqué en
France que par deux éminents services, se hasardant pour nous,
engageant sa bonne chance, jusque-là très-heureuse, dans notre
mauvaise fortune.

Il avait débuté par un bienfait qu'on ne pouvait nier. Il avait créé
une Banque qui n'exigeait des actionnaires qu'un quart en argent,
acceptant pour le reste nos malheureux _billets d'État_, résidu de la
banqueroute, dépréciés dès leur naissance. Dès lors, ils furent moins
rebutés. Le crédit public fut un peu relevé. L'industrie, le commerce,
reprirent du moins espoir. Cette Banque, par son escompte modéré,
supprima l'usure. Celui qui prenait ses billets (valeur fixe, réglée
uniquement sur un poids d'argent) n'avait pas à craindre les
variations ruineuses que les monnaies subissaient sans cesse.

L'État, comme les particuliers, trouvait ces billets fort commodes. M.
de Noailles, quoique ennemi de Law, autorisa les comptables à recevoir
les impôts en billets de sa Banque. On n'eut plus le spectacle barbare
de voir l'argent voyager en nature, d'exposer de grosses voitures,
chargées de métaux précieux, aux attaques des voleurs. Pour éviter ce
danger, on n'avait jusque-là de ressources que des traites tirées par
les receveurs sur les marchands de Paris, avec un bénéfice énorme pour
les uns et les autres. Les billets de la Banque firent tout cela sans
péril et sans frais.

Tout était libre et sûr dans cette institution. Contre les billets
présentés, on vous donnait sur-le-champ des espèces. Et tout était
lumière: les actionnaires eux-mêmes gouvernaient la Banque
républicainement. De là, modération, sagesse. Ces billets si
recherchés, on n'en crée en deux ans que pour 50 millions.

Les choses allèrent ainsi jusqu'en août 1717, jusqu'à l'agonie de
Noailles. L'État, alors, dans sa détresse regarda vers cette Banque
brillante et prospère, y chercha un secours.

Plus d'un gouvernement était alors au même point, et, dans sa
défaillance, imaginait de se substituer une compagnie financière.
L'Empereur accueillait le plan monstrueux d'une Banque qui eût payé
pour lui, mais qui aurait été un État dans l'État. Cette Banque
autrichienne, fondée sur des contributions forcées, le produit des
confiscations, etc., était un horrible Grand Juge en matière
financière, investie du pouvoir de condamner à son profit. Law,
imploré par le Régent, n'exigea rien de tel.

Il ne demandait rien qu'à la vraie source des richesses, à la nature
et au travail. Il s'adressait à la puissante nature du Nouveau Monde,
non à la dangereuse Amérique tropicale, mais à celle qui, placée sous
nos latitudes, est encore une Europe, une _nouvelle France_, le
Canada, la Louisiane. On a fort durement jugé son entreprise.
Rappelons-nous ceci: il y fallait un siècle, et il n'eut que deux ans.

Dans cette création, il faut le dire pourtant, la prudence éclata
moins que la générosité. Sa _Compagnie d'Occident_, fondée au capital
nominal de cent millions, acceptait la condition de les recevoir en
mauvais _billets d'État_ qui perdaient les trois quarts, donc valaient
seulement vingt-cinq millions. Et cela même, elle ne le recevait pas;
mais (à la place) une simple rente annuelle de quatre millions. Notez
encore qu'elle n'avait en tout que la première année, quatre millions,
pour mettre à son commerce; la seconde année, les suivantes devaient
être partagées entre les actionnaires. Ces quatre millions, c'était
tout!

La _Compagnie d'Occident_, quelles que fussent ses chances de ruine,
pour un moment fut le salut pour nous. Elle absorba une masse de ces
billets sous lesquels on pliait. Elle permit de supprimer un impôt
très-lourd, le Dixième.

Le Parlement, corps très-incohérent, en grande majorité honnête, mais
de peu de lumière, très-ignorant (hors de son droit civil), était
alors poussé par de fort dangereux meneurs. Après l'affaire populaire
des monnaies, ils avaient cru que rien ne valait mieux, pour faire
sauter le Régent, qu'un vaste procès criminel où l'on atteindrait plus
ou moins tout ce qui l'entourait. Dans l'enquête, commencée
mystérieusement, on poursuivait pêle-mêle et Law et les rivaux de Law.
On attaquait avec le grand banquier nombre de gens qui l'exploitaient,
le rançonnaient. On eût voulu pendre à la fois et les voleurs et le
volé.

À la tête des voleurs qui pillaient Law était la maison de Condé. Le
Parlement n'osait regarder si haut. Il s'en tenait à tel seigneur, tel
duc et pair, par exemple un La Force, renégat du protestantisme,
agioteur, accapareur. D'autres, avec les mains plus nettes, étaient
attaqués par les parlementaires dans leur dignité, leur noblesse. Le
président de Novion, dans ses enquêtes satiriques, prouvait la
bourgeoisie de ces faux grands seigneurs, cruellement leur arrachait
leurs noms.

Ces gens exaspérés poussaient tous le Régent contre le Parlement.
Déjà, le 2 juillet, il avait dit nettement, ce qui était la vérité,
«que ce corps n'était qu'une cour de judicature et d'enregistrement.»
Depuis un demi-siècle il n'avait eu nulle connaissance d'affaires
politiques, jusqu'à ce que le Régent, en 1715, lui reconnût le pouvoir
de casser, annuler le testament du roi. De là cet orgueil insensé
jusqu'en août 1718. Là il fit hardiment des actes de souveraineté,
mettant le Régent en demeure de le briser ou de l'être lui-même.

Le Parlement se fût moins avancé s'il avait su le 12, à son premier
arrêt, le désastre espagnol du 11. Mais il fallait au moins douze
jours pour que la nouvelle arrivât. Le 21, il fit le pas le plus
hardi, voulant que le Régent lui rendît compte, lui donnât un état des
billets supprimés. Quel jour arriva la nouvelle? Nul ne le dit; mais
les faits montrent que ce fut le 23.

Byng la manda à Londres certainement par le chemin le plus court, le
plus sûr, c'est-à-dire par la France. Donc, comptons trois ou quatre
jours de la Sicile à Marseille, et huit de Marseille à Paris. Cela
fait douze jours, et nous arrivons au 23. Le 24, un changement subit,
violent en toute chose, en dit l'effet profond. Law, à son grand
étonnement, reçoit non des recors pour l'arrêter, mais des députés du
Parlement qui le prient d'excuser la violence de leurs collègues,
d'intervenir, d'intercéder, de leur concilier le Régent.

Dubois qui, le 19, était revenu d'Angleterre, et qui, dans son
intimité avec les ministres anglais, certainement savait toute chose,
attendait, désirait la noyade espagnole; mais, voyant leurs
hésitations, à peine il osait l'espérer. Aussi, du 20 au 23, il resta
flottant, indécis, disant qu'il vaudrait mieux n'agir qu'aux vacances
en septembre. Le 24, lui aussi il est changé en sens inverse, ardent
contre le Parlement, actif pour l'organisation d'un Lit de justice
qui, le 26, l'écrasera au nom du Roi.

La chose n'était pas difficile en elle-même. Le Parlement était fort
peu d'accord; les meilleurs de ses membres savaient parfaitement qu'il
avait dépassé son droit. Il s'était avancé étourdiment, et
ridiculement tout à coup avait reculé. On le tenait, et par l'argent.
Les charges, achetées chèrement, et qui faisaient souvent tout le
patrimoine de la famille, rendaient celle-ci fort craintive. Les
femmes, au moindre danger, mères, filles, épouses, priaient,
pleuraient, troublaient la vertu de Caton. Il suffît d'un mot du
Régent à Blancmesnil, l'avocat général, pour le paralyser, le faire
bègue ou muet. Mot simple, sans menace. Il lui conseilla «d'être
sage.»

Le difficile pour le Régent était son parti même, son ami prétendu, M.
le Duc, la férocité d'avarice que montraient les Condés, dangereux
mendiants, de ces bons pauvres armés qui demandent le soir au coin
d'un bois. Quand Henri IV eut la sotte bonté de les croire et les
faire Condés (malgré le procès criminel qui les fait fils d'un page
gascon), ils avaient douze mille livres de rente. Ils ont, sous le
Régent, dix-huit cent mille livres de rente, et dans les mains de
l'aîné seul, M. le Duc. Je ne parle pas des Conti.

Avec cela avides, insatiables, grondant, menaçant en dessous.

M. le Duc dit au Régent qu'il voulait le servir, mais qu'hélas! il
était bien pauvre, n'était pas établi, n'ayant que le gouvernement de
Bourgogne. Il lui fallait: 1º une petite _pension_ de 150,000 livres
(600,000 fr. d'aujourd'hui) comme honoraires de chef du Conseil de
Régence; 2º pour son frère Charolais, un établissement de prince; 3º
enfin l'_éducation du roi_ enlevée au duc du Maine.

Saint-Simon, ami du Régent, et véritablement ami du bien public, fit
les plus grands efforts pour défendre le duc du Maine qu'il détestait,
pour empêcher que le Roi ne tombât en des mains si funestes, si
dangereuses. Il se tourna et retourna habilement, de toute manière,
avec art, adresse, éloquence, pour fléchir M. le Duc. Il le trouva
plus sourd encore que borgne, ferme et froid comme la mort. Dans les
conférences de nuit qu'ils eurent aux Tuileries, le long de l'allée
basse qui suit la terrasse de l'eau, tout ce qu'il en tira par trois
ou quatre fois, revenant à la charge le 21, le 22, le 23, c'est qu'à
moins de cela «_il serait contre le Régent_.»

Ainsi, des deux côtés, les Condés, trop fidèles à leur tradition de
famille, voulaient régner; sinon la guerre civile. Toute la bataille
était entre Condé et Condé. La duchesse du Maine, comme le grand
Condé, son aïeul, la préparait, appelait l'Espagnol; et son neveu, M.
le Duc, ennemi acharné de sa tante, intimait au Régent que, s'il ne
lui mettait en main le Roi et l'avenir, il passerait à l'ennemi.

M. le Duc gagné, comblé, soûlé, recevant du Régent le don fatal qui
pouvait perdre le Régent, était-ce tout? Oui, ce semble. Car, quoique
le duc du Maine eût tant de choses en main: l'artillerie, les Suisses,
deux grands gouvernements (Languedoc et Guyenne), il était tellement
mou, bas, faible, poule mouillée, qu'on était sûr qu'il lâcherait tout
au premier mot, se laisserait dépouiller, si l'on voulait, saigner
comme un poulet. Mais on n'avait pas même à craindre d'avoir cette
peine. Il était sûr qu'il s'évanouirait, disparaîtrait au premier mot.

Restait un point qui peut sembler comique; mais en réalité essentiel
et de haut mystère. Si haut que Saint-Simon n'ose rien dire ici, et
tire habilement le rideau. Soyons aussi discrets, modérés,
convenables; s'il en faut parler, parlons bas.

Ce qui restait de douteux et de grave, c'était la volonté du Roi.

Le Roi avait huit ans. Idolâtré au point où nul roi ne le fut jamais,
maladif, entouré de tant de soins, de tant de craintes, se sentant si
précieux, le point de mire et le centre d'un monde, il était déjà
étonnamment sec, froid, muet, dédaigneux, indifférent à tout, et
bientôt l'idéal de l'égoïsme malveillant. Il n'aimait rien, personne,
ni Villeroi, ni le duc du Maine. Et pourtant, si l'affaire eût
transpiré d'avance, on eût pu faire agir l'enfant d'une manière bien
dangereuse. Villeroi l'aurait aisément effrayé de la révolution qu'on
préparait, du bouleversement des Tuileries, de l'arrivée de M. le Duc,
une figure qui faisait peur. Sans nul doute il aurait pleuré. Quel
beau coup de théâtre on eût vu, si, en plein Parlement, quand on lui
eut demandé sa volonté, au lieu d'une muette inclinaison de tête, il
avait prononcé un _Non!_ Presque tous l'auraient appuyé, et plus
qu'aucun, Villars. Grande scène d'effet miraculeux. La voix de ce
petit Joas aurait paru celle d'en haut. Villeroi sanglotant aurait
fait Josabeth, et Villars le fidèle Abner. Orléans risquait fort de
rester Athalie.

Le secret, l'imprévu, la surprise, ici, c'était tout. Elle était
difficile. Villeroi couchait dans la chambre du roi, et le duc du
Maine dessous. Le fils de Villeroi, capitaine des gardes, était dans
les Tuileries. Or c'était aux Tuileries même (et non au Parlement) que
devait se faire le Lit de justice. On ne tendit la salle que le matin
même à six heures, avec si peu de bruit, que Villeroi, à huit, n'avait
rien entendu.

Le Conseil de Régence s'assembla. Mais d'avance il était dompté. Le
duc du Maine, averti d'un péril (et ne sachant lequel), était déjà
blanc comme linge. Il fut ravi de pouvoir s'échapper, s'enfuir chez
lui. On avait charitablement averti Villeroi et Villars qu'ils
pourraient bien être arrêtés. Ils en mouraient de peur. Le second, si
brave à la guerre, ne craignant le fer ni le feu, avait tant peur d'un
petit séjour à la Bastille, qu'en quelques jours il en maigrit.

On croyait le Régent peu capable de résolutions violentes. Mais quand
on le vit tellement d'accord avec cette sinistre figure, M. le Duc, on
crut que tout était possible. Chacun baissa la tête. Tout passa sans
difficulté.

Un seul danger restait. Villeroi pouvait, s'échappant, parler au petit
roi, troubler l'enfant craintif, préparer la scène de larmes qui
aurait tout perdu. À cela, le Régent trouva un remède bien simple,
odieux, il est vrai, ridicule. Ce fut de tenir prisonnier le Conseil
de Régence. Il défendit de sortir, et quelques-uns essayant
d'échapper, aidé de Saint-Simon qui lui servait de chien de garde, il
se posta au seuil, se constitua sentinelle et geôlier.

Enfin arriva le Parlement, bien morne et tête basse, en écolier qui
tend la main pour les férules. Il vint à pied pour émouvoir la foule,
mais le peuple ne bougea pas. Il reçut sa leçon de cet ex-lieutenant
de police, d'Argenson, qu'il avait lui-même parfois tancé, censuré de
si haut. Au nom du roi, il fut durement renvoyé à ses petits procès, à
la poussière du greffe. Défense de s'occuper de l'État. Puis il apprit
la chute des bâtards, du duc du Maine, tombé du rang de prince, réduit
à son rang de pairie, dépouillé de l'Éducation. L'étonnement,
l'abattement, le désespoir des meneurs, tout est, dans Saint-Simon,
peint avec une joie furieuse qui, tant ridicule qu'elle soit, en
plusieurs traits touche au sublime. On voit pourtant que cet
insulteur violent, haineux, du Parlement, ne connaît pas ce qu'il
insulte. Ce grand corps, si mêlé, comptait d'honnêtes gens, austères
de moeurs, qui applaudirent à la dégradation des enfants du double
adultère. Il ne manquait pas de bons citoyens qui, malgré leurs
préjugés parlementaires, auraient applaudi le Régent s'il eût
poursuivi leurs chefs intrigants, éclairci leurs rapports avec Madrid,
avec l'insurrection qui couvait en Bretagne.

La déroute du Parlement fut suivie de près de la destruction des
Conseils. Personne n'y prit garde. Ces soixante-dix ministres, la
plupart grands seigneurs, s'étaient montrés parfaitement incapables ou
inutiles. Deux classes d'hommes ainsi disparurent des affaires,
convaincus d'impuissance,--les juges routiniers, ignorants et
bornés,--les grands plus paresseux, fats, impertinents, rétrogrades.
Donc, plus d'hommes. Voilà la France qui nous reste de Louis le Grand.
Mais il faudra bien peu de temps pour que les idées, les systèmes, les
audaces de l'esprit nouveau, fassent germer du sol les nouveaux
hommes, les suscitent du fond de la terre.

Sur le théâtre, on ne voit que Dubois qui devient secrétaire d'État.
Ministère peu glorieux, mais nécessaire peut-être, dans un moment
d'exécution, et dans une crise de police. Il ménagea la coterie de
Sceaux, la duchesse du Maine, quoiqu'il la tînt déjà par ses agents
secrets. Les rigueurs se bornèrent à l'enlèvement de trois
parlementaires qu'on enferma pour quelques mois.

Le Régent n'était pas pour les mesures sévères. En cet unique jour
d'effort et de vigueur, il s'était montré un peu faible. Même en
frappant, il regrettait le coup. Il eut le coeur percé (il le disait
lui-même) de ne pouvoir agir contre le duc du Maine, qu'en atteignant
son frère, le comte de Toulouse, bon et digne homme qu'il aimait. Il
lui laissa son rang, ses honneurs pour la vie.

Il fut bien plus sensible encore aux larmes de la soeur, madame
d'Orléans, tellement attachée au duc du Maine et au rang des bâtards.
Quoiqu'on le laissât très-grand prince, avec tant de gouvernements et
d'établissements, elle pleurait jour et nuit, comme si l'on eût tué
son frère. Toute sa vie elle avait travaillé pour lui et contre son
mari. Cette fois elle ne désespérait pas de surprendre sa facilité
débonnaire, de lui faire faire quelque fausse démarche qui relevât le
duc du Maine. Elle sortit de sa vie immobile où elle restait enfermée
et couchée, s'enivrant toute seule (dit Madame) trois fois par
semaine. Elle voulut être femme encore, essayer ce qu'elle pouvait. Un
peu replète, à quarante ans, elle avait quelque chose d'une seconde
jeunesse, même des joues rebondies, dont Madame se moque par une
comparaison cynique. Depuis cinq ou six ans, sans rapport avec son
mari, elle n'en avait pas eu d'enfant. Elle se montra, dans sa
douleur, extrêmement habile. Elle, si sèche, l'orgueil incarné, qui,
dans sa langueur affectée, laissait tomber un mot à peine, elle devint
tout à coup éloquente, humble, douce, finement flatteuse, s'excusant
de pleurer, lui disant «que l'honneur extrême qu'il lui avait fait de
l'épouser dominait en elle tout autre sentiment.» Parole caressante,
timide, d'épouse et de femme modeste qui rappelait de meilleurs jours,
faisait soumission, non sans délicatesse, et s'avançait pudiquement.

Une telle scène d'intimité, humiliante d'elle-même, l'était bien plus
encore parce qu'elle se passait devant un tiers, devant celle qui la
connaissait le mieux, l'aimait le moins, sa fille. La duchesse de
Berry, dès l'enfance, détestait sa fausseté. Elle avait vu alors la
servitude, les dangers de son père, l'espionnage de sa mère, ses
rapports à madame de Maintenon. Du haut de son audace et de ses vices
hardis, elle regardait, avec haine et mépris, ces vices lâches. Elle
était venue justement pour soutenir son père, l'empêcher de mollir.

Si elle avait été maligne, dénaturée, impie, autant qu'il semble, elle
eût joui de voir ces avances obliques, ces adresses quelque peu
rampantes, pour obtenir qu'il se trahît lui-même. Mais la jeune
duchesse ne vit ou ne voulut rien voir. Malgré toute sa violence et
ses folies, elle avait le coeur de son père. Ils n'eurent qu'une âme à
deux. Comme lui, elle ne vit qu'une femme, une mère humiliée, dans les
larmes, pas jeune et fort déchue, demandant la pitié. Frappant
contraste avec elle-même, brillante, dans l'éclat de sa beauté royale,
adorée, le centre de tout. Elle n'y tint pas, et se mit à pleurer
aussi de tout son coeur. Le Régent suffoquait. Ce fut entre les trois
un concert de sanglots.

Doit-on croire qu'en voyant ce changement subit, d'une mère si
orgueilleuse, tout à coup abaissée, elle eut quelque pensée de
l'instabilité commune, un pressentiment vague qu'elle aussi, un coup
la frapperait? Elle était dans un moment grave. S'il faut le dire,
elle était grosse.

Elle l'était d'environ sept semaines (sans nul doute du mois de
juillet).

Pendant son mariage, elle n'avait jamais pu amener à bien une
grossesse. Celle-ci, inattendue, fortuite, devait l'inquiéter.

Cet état de péril, de honte, de gêne constante, pouvait avoir mauvaise
fin. Et en effet, elle accouche en avril, meurt en juillet, presque à
l'anniversaire du premier jour de sa grossesse.

En Espagne, à Sceaux, en Europe, on crut, on assura que, si Riom y fut
pour quelque chose, il n'y fut qu'en second. Non-seulement les
ennemis, mais les indifférents, les impartiaux (Du Hautchamp par
exemple, écrivain financier nullement hostile au Régent), soutinrent
cette chose bizarre que, tout en s'obstinant au mariage qui devait
amender sa vie, elle avait des rechutes vers son vice d'enfance, sa
dépravation presque innée. En rapprochant les dates, on voit par son
accouchement d'avril 1719 qu'elle devint enceinte aux fêtes de
Saint-Cloud en juillet 1718, à ce triomphe de famille. Orléans, alors
assuré, garanti par Stanhope, lui parut déjà sur le trône, arbitre de
la paix du monde. Au même mois il eut en main tous les fils de
l'intrigue de la duchesse du Maine, pour la perdre quand il voudrait.
Joie violente pour la fille du Régent. Unique confidente, comme
toujours, possédée de ce grand secret qu'il lui fallut garder
longtemps, elle dut, dans l'orgie furieuse, s'en dédommager à
huis-clos.

Une grossesse ne pouvait alors que nuire à Riom. Il devait peu la
désirer. Un tel éclat (qui devait surtout exaspérer Madame), n'allait
à moins qu'à briser tout. Il était bien dirigé par sa maîtresse, la
Mouchy, qu'il aimait mieux que la princesse. Il n'était pas aveugle,
voulait avant tout fixer la fortune. Il gouvernait en maître, en mari.
Cela suffisait.

Riom n'avait ni esprit, ni grâce, ni même agrément de jeunesse. Il
avait l'air malsain. C'était un amant un peu ancien pour une personne
si mobile. Et, bien pis, c'était un mari. Il en avait déjà les
honneurs, les déboires, les ridicules aussi.

Elle faisait la reine, la régente, sans souci de lui. Elle porta sa
maison jusqu'à huit cents domestiques et officiers de toute sorte.

Elle accepta chez les Condés, à Chantilly, une fête babylonienne où
l'on semblait célébrer son avènement; trente mille flambeaux
éclairaient la forêt (_Manuscrit Buvat_).

Au Luxembourg, elle se fit un trône élevé de trois marches, où elle
voulait que les ambassadeurs vinssent à ses pieds recevoir audience,
selon l'étiquette des reines régnantes. C'était démasquer, afficher
violemment la situation, faire trop visiblement de Riom un mannequin.

À en croire Du Hautchamp, dans un souper, on se gêna si peu qu'il
éclata avec fureur. Ni lui ni le Régent ne se souvinrent plus des
distances. Ces scènes violentes et dégradantes expliquent peut-être
l'apoplexie que le Régent eut en septembre (_Manuscrit Buvat_). Avis
sinistre que donnait la nature. D'autant plus entraînés, poursuivant
leur destin, ils semblaient le braver et courir au-devant, dans ce
chemin fatal qui était celui de la mort.



CHAPITRE VII

LE ROI BANQUIER--CONSPIRATION ET GUERRE--OEDIPE

Novembre-Décembre 1718.


La furie du plaisir fit chez nous la furie du jeu. Le déficit, la
banqueroute, que dis-je? la faim même n'eût pas suffi pour faire d'une
France de gentilshommes une France d'agioteurs.

On ne peut dire assez combien elle était sobre, cette ancienne France,
combien elle portait gaiement les souffrances, les privations. La vie
riche d'alors nous semblerait très-dure. On avait du luxe et des arts,
mais aucune idée du confort, de ses mille dépenses variées qui,
aujourd'hui, nous rendent si soucieux et font tant rechercher
l'argent. Au plus galant hôtel, on campait en sauvages. Nulle
précaution. Peu de chauffage. La dame avait des glaces et des Watteau
aux derniers cabinets, mais passait son hiver entre des paravents,
comme l'oiseau niché sous la feuillée.

À tout cela peu de difficulté. Mais régler ses dépenses, mais mourir
au plaisir, vivre de la vie janséniste, c'est ce qui ne se pouvait
pas. À peine on avait eu le temps de mettre le vieux siècle à
Saint-Denis, à peine on commençait d'entrer dans l'échappée des
libertés nouvelles, et déjà brusquement on se voyait arrêté court. Les
dames surtout, les dames ne l'eussent jamais supporté. Si l'homme
pouvait vivre noblement gueux, joueur ou parasite en pêchant des
dîners, la femme qui avait pris un si grand vol, gonflée dans son
ballon royal, ne pouvait aplatir ses prétentions. Elle dénonça ses
volontés, et dit fermement: «Soyez riches!»

On se précipita. On prit pour guide, pour maître (non, pour Dieu) un
grand joueur, heureux, et qui gagnait toujours à tous les jeux, aux
amours, aux duels. Personnalité magnifique d'un brillant magicien qui,
autant qu'il voulait, gagnait, mais dédaignait l'argent, enseignait le
mépris de l'or.

Toute l'Europe était alors malade de la fièvre de la spéculation.
C'est bien à tort que les autres nations font les fières, se moquent
de nous, nous reprochent avec dérision la folie du _Système_. Chez
elles il y eut folie, mais la folie ne fut pas amusante. Il n'y eut ni
esprit ni système. Il y eut simplement avarice.

Par trois et quatre fois l'Angleterre, la grave Hollande, eurent des
accès pareils. Mais, sous forme analogue, l'idée, le but étaient
contraires. Que veulent-ils en gagnant? amasser. Le Français dépenser,
vivre de vie galante, d'amusement, de société.

Ajoutez le jeu pour le jeu, le piquant du combat, la joie de cette
escrime, la vanité de dire: «J'ai du bonheur, j'ai de la chance. Je
suis le fils de la Fortune. C'est mon lot! _Je suis né coiffé!_»

Si quelqu'un eut droit de le dire, ce fut Law, à coup sûr. Il fut
beaucoup plus beau qu'il n'est séant à l'homme de l'être: élégant,
délicat, de la molle beauté qui allait à ce temps où les femmes
disposaient de tout. C'est pour elles certainement, pour la foule des
belles joueuses qui raffolaient de lui, qu'on a fait son premier
portrait (_Bibl. imp._). Il n'a encore qu'un titre inférieur,
_conseiller du roi_, il est dans ses débuts, sa période ascendante. Il
est l'aurore et l'espérance, la Fortune elle-même, sous un aspect
très-féminin, avec ses promesses et ses songes de plaisirs et de vices
aimables.

Image, en conscience, indécente, le cou nu, la poitrine nue, combinée
pour flatter l'amour viril, les penchants masculins de ces bacchantes
effrénées de la Bourse, qui sait? pour les précipiter à l'achat des
Actions?

Heureusement, il était bien gardé. Par une très-obscure aventure,
après certains duels qui le firent condamner à mort, le trop heureux
joueur avait gagné là-bas une fort belle Anglaise, que certains
disaient mariée. Il l'appelait madame Law, lui rendait tout respect et
en avait des enfants. Cette beauté avait la singularité d'offrir à la
fois deux personnes; son visage, charmant d'un côté, montrait sur
l'autre un signe, une tache de vin. Le contraste, quelque peu
choquant, avait cependant au total quelque chose de saisissant qui
rendait curieux, lui donnait les effets d'un songe, d'une énigme
qu'on aurait voulu deviner. Qu'était-elle? le Sphinx? ou le Sort?

Les Écossais sont souvent de deux races (exemple Walter Scott). Law,
né à Édimbourg, dans la positive Écosse des Basses terres, eut,
par-dessus, le génie de la Haute, superbe et désintéressé,
l'imagination gaélique. Avec un don étrange de rapide calcul (qu'il
tenait de son père, banquier), une infaillibilité de jeu non démentie,
le pouvoir d'être riche, il n'estimait rien que l'idée. Il était
visiblement né poète et grand seigneur. Par sa mère, disait-on, il
descendait du _Lord des Îles_. Il fut l'Ossian de la banque.

Rien, selon moi, ne dut agir plus fortement sur Law que deux
spectacles qu'il eut fort jeune:

_La matérialité de la vieille Angleterre_ sous Guillaume, la bizarre
crise monétaire qu'elle eut alors. La monnaie s'étant retirée, se
cachant, on se crut perdu. Le commerce, un moment, fut dans le
désespoir. On inventa heureusement une machine rapide pour frapper la
monnaie nouvelle. Cette machine, à chaque ville, reçue comme un ange
du ciel, y entrait en triomphe, au son des cloches. On ne savait quel
accueil faire aux ouvriers secourables qui venaient donner le salut.

Et en même temps, il vit _en Hollande l'immatérielle puissance du
crédit_, du papier, du billet, qu'imita l'Angleterre ensuite. Sans
billets même, les affaires se faisaient avec quelques chiffres, par un
simple virement de parties sur les registres. Chacun étant tout à la
fois créancier, débiteur, réglait facilement par un petit calcul et le
solde de la différence. On n'était pas toujours à se salir les mains
avec de l'or et de l'argent. Dans beaucoup de transactions on
stipulait le payement en billets, car on les préférait à l'or.

Le papier contre le papier, l'idée contre l'idée, la foi contre la
foi, c'était la noble forme du commerce.

Plus que la forme: c'était une part incontestable du fonds. Le
négociant qui n'a que cent mille francs, avec la confiance, fait des
affaires pour un million, exploite ce million, gagne en proportion
d'un million, comme s'il l'avait en fonds de terre. C'est donc neuf
cent mille francs que son crédit lui crée.

N'eût-il pas même cent mille francs, s'il a un art ou un secret utile
à exploiter, s'il inspire confiance, le million tout entier sortira
pour lui du crédit.

«_La richesse peut être une création de la foi._» C'est l'idée
intérieure qui faisait le génie de Law, sa doctrine secrète qui éleva
une théorie de finance à la hauteur d'un dogme: le mépris, _la haine
de l'or_[8].

         [Note 8: Elle était chez lui instinctive, mais se développa
         sous l'empire des circonstances. C'est ce que les historiens
         économistes n'ont pas assez senti. Ils supposent que Law
         apporta le _Système_ tout fait avec les diverses théories qui
         en sortaient. Cela me semblait peu vraisemblable _à priori_.
         Mais lorsque je me suis moi-même occupé de la chose et l'ai
         regardée à la loupe, j'ai vu que ce n'était point vrai. En
         reprenant la vie complète (politique, religieuse, littéraire,
         avec tous les détails de moeurs), on démêle fort bien
         comment, des circonstances mêmes, le Système naquit, se
         modifia.--Ce n'est pas Forbonnais, déjà éloigné de ce temps
         et trop exclusivement financier, qui peut faire soupçonner
         cela. Il faut, en suivant les pièces datées (_Arrêts du
         Conseil_, etc.), suivre en regard les journaux secrets de
         Paris (_Barbier_, _Marais_, etc.), et surtout l'important
         manuscrit de _Buvat_ qui date bien mieux que tous les
         autres.--Ces journaux aident à classer les faits
         très-curieux, très-nombreux, que donne l'historien principal
         Du Hautchamp, obscur, confus, informe, mais si
         riche.--Lemontey, qui, ce semble, n'a pas lu Du Hautchamp,
         l'éclaire d'une vive lumière, en ce qu'il dit des Anglais et
         de Stairs, de la peur de Law, etc.--Lord Mahon donne peu
         d'attention à la guerre des deux Bourses, de Paris et de
         Londres.

         Ni lui ni nos économistes modernes, ne mentionnent la
         première crise de Law (en juillet 1719), lorsque la coalition
         de Duverney et des agioteurs anglais faillit le faire sauter
         (p. 165), lorsque Law fut trahi par son agent, etc.--La
         seconde crise est la fin de septembre 1719, le moment
         solennel de la grande razzia, la résistance que Law essaya
         d'y opposer pendant trois jours. Il est fort curieux de voir
         comment chacun a jugé cette affaire. Les sources principales
         sont les Arrêts, les récits de Du Hautchamp et Forbonnais.
         Rien dans Noailles. Un mot dans Dutot, p. 912, éd. Daire. Peu
         ou rien dans Duverney, qui voudrait bien écraser Law, mais
         d'autre part, craint de trop éclaircir, pour l'honneur de M.
         le Duc. Rien dans Barbier. Peu ou rien dans Lemontey. Thiers
         (_Encycl._, 81), partout ailleurs si lumineux, n'est ici ni
         clair ni sévère; il appelle ce filoutage «un défaut de
         précaution.» Daire, net et fort, très-incomplet, p. 459. Peu
         dans Louis Blanc, I, 299. Peu dans Henri Martin, 4e édition,
         XV, 51. Rien dans le _Dubois_ de M. Seilhac. Le meilleur
         incontestablement est M. Levasseur; seulement, son livre,
         exclusivement économique, omet, laisse dans l'ombre, les
         côtés sociaux qui éclaireraient l'économie elle-même. Je dois
         aux recherches ultérieures et récentes qu'il a faites aux
         Archives ce fait si important que j'ai donné (p. 188), _que
         la Compagnie_, c'est-à-dire Law, _eut seule l'honneur de
         résister trois jours_ au vol organisé contre les créanciers
         de l'État.

         Mon chapitre des _Mississipiens_ est presque entièrement tiré
         de Du Hautchamp, dont j'ai classé les détails épars et
         très-confus. Ses deux histoires du Système et du Visa m'ont
         toujours soutenu.

         Mais le plus souvent je n'aurais pu m'en servir utilement si
         je n'avais eu mon fil chronologique bien établi par
         l'excellent journal de Buvat. Comment se fait-il que cet
         important manuscrit de la Bibliothèque (_Supplément_, Fr.
         4141, 4 vol. in-4º) ait été si peu employé? C'est, je crois,
         parce qu'on s'est trop arrêté à une note que Duclos a mise en
         tête de la copie qui est aussi à la Bibliothèque: «Voici un
         des plus mauvais journaux que j'aie lus. J'avais dessein d'en
         relever les fautes, mais elles sont si nombreuses ...» etc.
         Duclos, dont les Mémoires ne font que reproduire Saint-Simon
         en le gâtant, ne sait pas assez l'histoire de ce temps-là
         pour juger Buvat. Les fautes de celui-ci n'ont aucune
         importance. Il est fort indifférent qu'il se trompe sur
         _Mississipi_ et qu'il croie que c'est _une île_. L'essentiel
         pour moi, c'est qu'il me donne jour par jour le vrai
         mouvement de Paris, celui de la Banque, même parfois ce qui
         se fait au Palais-Royal et dans les conseils du Régent.

         Barbier, quoique plus détaillé et parfois plus amusant, lui
         est bien inférieur. C'est un bavard qui donne le menu au
         long, ignore l'important, s'en tient aux _on dit_ de la
         basoche, aux nouvelles des Pas-Perdus, et qui les date
         souvent fort mal (du jour où il les apprend). Il ne voit que
         son petit monde. En 1723, à la mort du Régent, il vous dit:
         «Le royaume ne fut jamais plus florissant.» Cette ineptie
         veut dire que les Parlementaires se sont un peu relevés.

         Buvat était un employé de la Bibliothèque royale, que le
         Régent venait de rendre publique. Il voyait de sa fenêtre le
         jardin de la rue Vivienne où se passèrent les scènes les plus
         violentes du Système, et il faillit y être tué. Il écoutait
         avec soin les nouvelles, se proposant de faire de son journal
         un livre qu'il eût vendu à un libraire (il en voulait 4,000
         francs). Il était placé là sous les ordres d'un homme éminent
         et très-informé, M. Bignon, bibliothécaire du roi et
         directeur de la librairie. C'était un quasi-ministre, qui
         avait droit de travailler directement avec le Roi (ou le
         Régent). M. Bignon était un très-libre penseur, qui avait
         gardé la haute tradition gouvernementale de Colbert. Chargé
         en 1698 de réorganiser l'Académie des sciences, il mit dans
         son règlement qu'on n'y recevrait jamais aucun moine. (_Voy._
         Fontenelle.) Buvat, son employé, dans ce journal, un peu sec,
         mais judicieux et très-instructif, dut profiter beaucoup des
         conversations de M. Bignon avec les hommes distingués qui
         venaient à la Bibliothèque. Il avait des oreilles et s'en
         servait, notait soigneusement.

         Il m'a fourni des faits de première importance. Il me donne
         l'_apoplexie du Régent_ en septembre 1718, qui coupe la
         Régence en deux parties bien différentes. Il me donne, en
         janvier 1720 (à l'avènement de Law au Contrôle général), la
         _proposition au Conseil de forcer le clergé de vendre_, etc.
         Je regrette de ne pouvoir profiter de ses indications sur la
         destinée ultérieure de Law, et les persécutions dont sa
         famille fut l'objet.

         Quant au moment où Law se crut perdu (5 juin 1720) et voulut
         sauver le bien de ses enfants, il est rappelé dans une des
         lettres où madame Law réclame sa fortune, lettre du 5 avril
         1727, qui m'a été communiquée par M. Margry. (_Archives de la
         marine._)]

La royauté de l'or et de l'argent est-elle d'institution divine?
Dérive-t-elle de la Nature? qui le croira? Matières incommodes et
grossières, ces métaux sont avantageusement remplacés par des
coquilles chez les tribus qu'à tort on croit sauvages. On les dit
métaux _précieux_, le sont-ils par essence? Dans l'usage artistique,
ils seront sans nul doute un matin remplacés. La fixité de leur valeur
les rend propres, dit-on, à servir de monnaie. Valeur, en fait, si peu
égale, que le rentier qui stipule en argent, se trouve, en peu
d'années, infailliblement ruiné. Tantôt c'est l'Amérique, tantôt c'est
l'Australie, l'Oural, qui lance un déluge d'or, avilit ce métal, et du
rentier aisé fait un nécessiteux, et presque un indigent.

Du reste, Law avait trop de sens et d'expérience pour croire, en pur
banquier, que tout est dans ces questions du numéraire et du papier.
En véritable économiste, il sait et dit très-bien que la vraie
richesse d'un État est dans la population et le travail, dans l'homme
et la nature. Chez ce rare financier, le génie semble éclairé par le
coeur. Les hommes sont pour lui des chiffres et non pas des zéros. Ses
projets ne respirent que l'amour de l'humanité. Il répète souvent que
tout doit se faire en vue définitive des travailleurs, des
producteurs, «qu'un ouvrier à vingt sous par jour est plus précieux à
l'État qu'un capital en terre de vingt-cinq mille livres,» etc.

Sans lui prêter, comme on a fait, des idées trop systématiques
d'aujourd'hui, révolutionnaires ou socialistes, il est certain que,
par la force des choses, il créait une république.

En présence de la vieille machine monarchique, qui gisait disloquée,
hors d'état de se réparer, il avait fait jaillir de terre deux
créations vivantes, deux cités soeurs, unies par tant de liens,
qu'elle n'en était qu'une au fond: _la République de banque_, en
vigueur déjà, en prospérité, depuis trois ans, au grand avantage de
l'État;--_la République de commerce_, Compagnie d'Occident, qui
bientôt fut aussi celle du commerce d'Orient et du monde.

L'une et l'autre gouvernées par ceux qui avaient intérêt au bon
gouvernement, leurs propres actionnaires. Dans cette foule, cette
nation d'actionnaires, de plus en plus nombreuse, toute la France
entrait peu à peu, et toute, sans s'en apercevoir, elle se
transformait par la puissance du principe moderne: _la Royauté de soi
par soi_ (self government).

Le plus piquant dans cette création d'une république financière, qui
aurait absorbé l'État, c'est qu'elle avait pour fauteur et complice
l'État qu'elle devait absorber. Le Régent était de coeur pour Law.
Tous deux se ressemblaient. Le prince, novateur, et de bonne heure
crédule aux utopistes, se fit vivement l'associé de ce prophète de la
Bourse, apôtre humanitaire qui voulait que chacun fût actionnaire,
associé, joueur, joueur heureux. Law, multipliant la richesse, allait
faire du royaume un vaste tapis vert où l'on ne pourrait perdre, où
tous réussiraient, que dis-je? le royaume? le monde, les deux mondes
allaient entrer ensemble dans un immense jeu où l'Humanité même eût
gagné la partie.

En attendant, le déficit croissait. Le Régent en était-il cause? Fort
peu par ses dépenses personnelles. Il donnait peu à ses maîtresses
(_Saint-Simon_). Il dota ses bâtards avec des biens d'église. Même à
sa fille, il ne donna qu'une petite maison, la Muette. S'il prit
Meudon pour elle, quand elle fut enceinte, ce fut en échange d'Amboise
qui était de sa dot. Il n'y avait pas de cour. Et rien n'était plus
simple que le Palais-Royal. Ce palais et Saint-Cloud étaient de
petites résidences où l'on ne pouvait s'étaler. Qu'était-ce que la vie
du Régent, et celle du petit Roi encore, en comparaison du gouffre de
la Vienne impériale? Michiels nous la donne, d'après les documents du
temps. Grossière et monstrueuse _noce de Gamache_ qui durait toute
l'année, épouvantable armée de courtisans, de gardes, de
gentilshommes, dames, laquais, cuisiniers, marmitons, et que sais-je?
valets de valets et serviteurs de serviteurs, par vingt, trente et
quarante mille! On recule. D'ici on sent ces cuisines de Gargantua,
ces énormes chaudières, ces broches échelonnées à l'infini, ces masses
de viandes fumantes!

À Paris, rien de comparable alors. La Régence n'a pas eu le temps
d'inventer les raffinements coûteux que trouveront plus tard les
Fermiers généraux. Les recherches luxueuses du siècle vieillissant
sont ignorées encore. Le plaisir sans façon suffit.

Le défaut du Régent était bien moins de dépenser que de ne point
savoir refuser. Il était né la main ouverte, et tout lui échappait. Il
donnait d'amitié, il donnait de faiblesse, il donnait de nécessité.
Beaucoup de dons étaient forcés, il faut le dire. Comment eût-il pu
refuser à madame de Ventadour et autres qui avaient en main l'enfant
roi, la petite machine royale, si inerte, mais si dangereuse dans
telle occasion imprévue? Comment eût-il pu refuser à la dévorante
maison des Condés, qui venaient un à un prier, montrer les dents?
C'était un bataillon d'alliés nécessaires contre le duc du Maine,
contre le parti espagnol, le Parlement, _la Vendée_ qu'on préparait en
Poitou, en Bretagne.

Deux choses allaient creusant l'abîme, la faiblesse de la Régence et
la faiblesse du Régent, la misère de situation, celle de vice et de
laisser aller. Cent vingt millions de nouveau déficit! Vingt-quatre
qui manqueront en 1719! Et, par-dessus, la dépense d'une guerre
probable.

L'Angleterre et la France s'y attendaient également. Elles seules
gardaient la paix du monde. Personne ne voulait de la paix, ni
l'Espagne qu'on avait frappée, ni l'Autriche qu'on favorisait, à qui
on donnait la Sicile. Cette brutale Autriche, après le désastre
espagnol qu'on avait fait à son profit, ne voulait plus renoncer à
l'Espagne. Dubois était désespéré, criait qu'il se tuerait,
emporterait la paix dans son tombeau. Le 20 novembre, les puissances
pacificatrices, l'Angleterre et la France, firent un traité secret
pour forcer l'Autrichien à la paix si avantageuse qu'il avait acceptée
lui-même.

Combien moins l'Espagne, outragée, humiliée, se résignait-elle? La
sottise de la reine dans l'affaire d'Italie n'ayant que trop paru, on
revenait au plan d'Alberoni, qui voulait, avant tout, tenter un coup
sur Londres, agir en Bretagne, en Poitou. Cela n'était point fou,
comme on l'a dit. Alberoni avait encore des vaisseaux pour un coup de
main. L'homme d'exécution, dont le nom valait des armées, Charles XII,
existait encore. Il ne fut tué qu'en décembre.

La noblesse de Bretagne, remuée par des femmes (absurdes, énergiques
et jolies, comme sont volontiers les basses-brettes), fermentait et
s'armait. L'hiver seul ajournait le mouvement. Mesdames de Kankoën et
de Bonnamour grisaient ces fous. Elles organisaient un commerce de
lettres avec l'Espagne. Les bouteilles de vin, qui apportaient
l'enthousiasme sous forme d'alicante, de xérès, de madère, reportaient
à Madrid les chaudes protestations bretonnes. Ils se croyaient loyaux;
leur maître naturel, c'était le frère du duc de Bourgogne, Philippe V,
qui seul pouvait garder le cher enfant royal, si mal entre les mains
de l'usurpateur, de l'empoisonneur. Tout pour le Roi! tout pour le
peuple! Dans cette belle croisade qui aurait mis en France la tyrannie
bigote du roi de l'inquisition, M. de Bonnamour appelait ses gens _les
soldats de la liberté_. Les paysans ouvriraient-ils l'oreille? les
curés de Bretagne prêcheraient-ils contre un Régent impie pour le roi
catholique? S'il en était ainsi, on avait à attendre bien plus que la
révolte écrasée par Louis XIV. Ce sauvage pays, si fermé par sa
langue, pouvait avoir déjà souterrainement le vaste ébranlement des
chouans.

Mais cette guerre, c'était de l'argent, beaucoup d'argent, et où le
prendre?

Tant qu'on cherchait encore la réponse à cette question, Dubois,
quelque moyen qu'il eût de saisir la conspiration, Dubois n'osa agir.
Pendant tout le mois de novembre, il les laissa s'agiter, frétiller,
s'enhardir, parader dans leurs attaques étourdies au Régent. On
colporte hardiment les _Philippiques_ de Lagrange-Chancel. Le 24
novembre, on lance le brûlot d'_Oedipe_ (dont je parlerai tout à
l'heure). Les souris dansent autour du chat.

Elles croyaient, non sans vraisemblance, qu'il était à bout de
ressources, n'avait ni dents, ni griffes. Restait pourtant le grand
expédient révolutionnaire, l'assignat, le papier-monnaie, imposé par
la loi, par la force et par la terreur.

Expédient qui différait fort peu de celui dont nos rois usaient et
abusaient sans cesse, frappant des monnaies faibles, fausses, et
forçant de les prendre pour une valeur exagérée. C'est ce que
d'Argenson avait fait, en juin, honteusement et non sans peine. Un tel
expédient était contraire aux principes de Law, qui, sans contester
que le roi a toute puissance, enseignait qu'il n'en doit point user,
qu'il ne doit s'adresser qu'à la volonté libre, à la libre foi, au
crédit. Cependant, ici, appelé, imploré, il n'offrit nul autre
expédient qu'une monnaie forcée de papier.

Le roi n'aurait trompé personne. Il eût fait comme dans une place
assiégée, où, pour le besoin du moment, on crée une monnaie. Il eût
lancé un milliard de papier (l'employant au remboursement de la
dette), sans y affecter d'intérêt, n'alléguant rien que la nécessité,
la détresse de l'État, la guerre où les complots de l'Espagne
obligeaient d'entrer.

Moyen franc, violent. Rien de plus clair. La tyrannie n'y prenait
point de voile. C'est justement cet excès de clarté qui déplut.
L'obscurité, l'infini mystérieux de spéculations qu'un grand mouvement
financier allait ouvrir, plaisaient bien autrement aux illustres
voleurs, qui voulaient faire leur razzia, aux fripons qui comptaient,
sous un Régent myope, à leur aise, pêcher en eau trouble.

Ce n'était pas, dit-on à Law, ce qu'il avait promis, ce qu'on pouvait
attendre de son vaste et puissant génie. Lui, grand théoricien, qui,
sous Louis XIV, sous le Régent, avait obstinément offert ses théories
pour relever l'État, il hésitait, quand la France à son tour se
mettait à ses pieds, voulant faire sa Banque _royale_.

Pourtant rien de plus naturel. Il avait proposé de sauver l'État
naufragé en le recevant dans sa Banque, sa république d'actionnaires.
Mais ici, au contraire, il sentait que l'État, par une fatale
attraction, engloutirait sa banque, et la perdrait dans son naufrage.

Qu'était-ce que l'État? rien que l'ancienne monarchie, non changée et
incorrigible, le fantasque arbitraire, la mer d'abus, illimitée, sans
fond. Nulle forme ne pouvait rassurer. Si la Banque devenait royale,
que refuserait-elle aux vampires, qui, déjà sous Noailles, l'apôtre
de l'économie, sous sa Chambre de justice, avaient volé sur les
voleurs, qui, sous d'Argenson, grappillaient dans les misérables
ressources qu'on arrachait au désespoir?

Un homme aussi intelligent que Law ne pouvait s'aveugler sur tout
cela. Il sentait que tout irait à la dérive, si le pouvoir ne se liait
lui-même. Il eût voulu pour garantie ces mêmes magistrats qui naguère
parlaient de le pendre. Il aurait mis la banque sous l'égide d'une
sorte de gouvernement national, d'une commission de quatre Hautes
Cours (Parlement, Comptes, Aides, Monnaies). C'eût été justement le
Conseil de commerce que Henri IV fit en 1607. La chose eût gêné les
voleurs. On dit au Régent que c'était se mettre en tutelle, que,
d'ailleurs, ces robins, ignorants, routiniers, ne feraient qu'empêcher
tout. À Law, on dit qu'avec un prince tellement ami il resterait le
maître, que c'était l'intérêt visible du Régent de ne pas se nuire à
lui-même, de ne pas détruire, par une trop grande émission, la source
des richesses, de ne pas tuer sa poule aux oeufs d'or.

Au fond, Law était dans leurs mains. Il avait ici toute sa fortune. Il
s'était compromis en recevant si généreusement pour sa Banque et sa
Compagnie nos chiffons de Billets d'État. Il avait un pied dans
l'abîme. On lui fit honte de reculer, de ne pas être un beau joueur,
d'avoir fait mise et de quitter la table. L'_honneur_ et le vertige
l'entraînèrent, le précipitèrent.

Il cède au roi sa Banque. Cet établissement, intimement lié à celui de
la grande Compagnie, y trouve un appui mutuel. Les profits de change
et d'escompte, les profits du commerce, ceux de l'exploitation du
Nouveau Monde, voilà ce qui doit relever l'État.

Ressources incontestables, mais qui exigent, même dans l'hypothèse
d'une administration parfaite, pour condition indispensable, ce que
l'on n'avait pas, le _temps_. Law, le Régent, pouvaient-ils s'y
tromper? N'étaient-ils pas tous deux de hardis mystificateurs? Au
fond, ils croyaient, sans nul doute, par l'utile fiction des trésors
du monde inconnu, susciter un trésor réel, la confiance, le crédit, le
commerce, l'industrie, la circulation. Passant et repassant, par
ventes et par achats, les produits plusieurs fois taxés allaient
doubler, tripler l'impôt, enrichir l'État, et le libérer, le mettre
enfin à même de réaliser ce grand projet d'empire colonial, dont la
fiction, quelque fausse qu'elle fût d'abord, n'aurait pas moins donné
le premier mouvement.

Les deux affaires de la Guerre, et celle de la Banque qui nourrirait
la guerre, se décidèrent en même temps, le 4 et le 5 décembre 1718.

Dès le mois de juillet, par certaine marquise, famélique, intrigante,
depuis par un copiste de la Bibliothèque, on savait tout, on pouvait
tout saisir. L'occasion vint à point en décembre. Dubois avait entre
autres amies une fort utile à la police, jeune encore, jolie et
adroite, la Fillon. Cette dame, renommée la première en son industrie,
tenait une maison, un _couvent_ de filles publiques, et le mieux tenu
de Paris. La décence avant tout, la religion, rien n'y manquait. On y
faisait ses Pâques. La Fillon se piquait d'avoir dans ses clients le
monde le plus respectable. Elle était fort considérée, mais, déjà
bien connue, un peu usée ici. On la fit peu après passer en province
avec une forte pension. Elle y changea de nom, se maria noblement et
devint une honorable dame de paroisse, l'exemple de ses vassaux.

Donc cette dame, le 2 décembre, dans la nuit, vint au Palais-Royal et
fit savoir que le soir même un jeune secrétaire de l'ambassade
d'Espagne, qui avait habitude chez elle avec une petite fille, s'était
excusé d'arriver tard, alléguant un travail pressé, des papiers
importants qui partaient pour Madrid. La petite bien vite en avertit
sa dame, et celle-ci le ministre. Le porteur fut (le 5) arrêté à
Poitiers.

Le 4, avait eu lieu dans la nuit la révolution financière, la Banque
déclarée _royale_. Autrement dit, le _roi banquier_.

Coup subit, tenu fort secret. Le Régent n'appela que le duc de
Bourbon, Law et le duc d'Antin. D'Argenson, le garde des sceaux, qui,
ayant les finances, eût dû être appelé le premier, ne sut rien qu'au
dernier moment. Rival de Law avec les Duverney, il croyait bien être
chassé, et fut trop heureux de garder les sceaux.

Le Roi, représenté par le Régent, rachetait les actions de la Banque,
reprenait le métier de Law (qui n'était plus que son commis). Le Roi
recevait des dépôts. Le Roi faisait l'escompte. Le Roi tenait la
caisse. Mais on pouvait se rassurer: elle serait, cette caisse, bien
gardée, vérifiée sévèrement, strictement fermée de trois clefs
différentes (celles du Directeur, de l'Inspecteur, du Trésorier). On
n'émettrait de nouvelles actions que sur un arrêt du Conseil. Seul
ordonnateur, le Régent. Le trésorier, finalement, placé sous les yeux
vigilants et du Conseil et de la Chambre des comptes.

Pour revenir à la conspiration, les papiers qu'on trouva, étaient peu
de choses; dit-on. Au fond, on n'en sait rien; car Dubois seul eut ces
papiers. Il en ôta ce qu'il voulait. Il ne se souciait pas d'entrer
dans un procès sanglant, où ni le Régent ni l'opinion ne l'auraient
soutenu. Personne ne savait que Philippe V était un parfait Espagnol;
on n'y voyait qu'un prince français. Ses adhérents ne se croyaient
point traîtres. Ils ne soupçonnaient pas le gouvernement monstrueux
qu'ils auraient donné à la France. Lorsqu'on voit un homme, comme le
chevalier Follard, s'offrir à la cour de Madrid, on sent la parfaite
ignorance où l'on était de cette cour. Donc, nul moyen d'être sévère.
Le petit Richelieu qui avait offert de livrer Bayonne, méritait quatre
fois la mort, comme le dit très-bien le Régent. Mais s'il l'eût subie,
que de pleurs! Que de femmes à la mode auraient percé l'air de leurs
cris! Même au Palais-Royal, une fille du Régent, mademoiselle de
Valois, priait pour lui. Combien plus l'eût-on accusé s'il eût puni le
duc, la duchesse du Maine, le président de Mesmes! Quelle légende en
Espagne! Que d'honneurs au nouveau martyr chez nos dévots Bretons! Que
de malédiction pour l'usurpateur, le Cromwell!

Frapper le duc, la duchesse du Maine, c'était grandir M. le Duc. Bonne
raison pour les épargner. Ou tint quelques mois la princesse
emprisonnée, Richelieu, mademoiselle Delaunay et autres, furent
quelque temps à la Bastille, mais avec toute sorte d'agréments, de
douceurs. Richelieu y tenait boudoir, recevait ses maîtresses. La
Delaunay avoue qu'elle n'a jamais été heureuse qu'à la Bastille. Pour
le fripon de président, le Régent, pour punition, lui mit en main cent
mille écus, pour tenir table ouverte aux parlementaires, dans l'exil
qu'ils subirent en 1719. Il croyait l'acquérir dès lors comme un homme
à tout faire.

On ne pouvait punir sérieusement. Et cependant, il y avait vraiment
crime et conspiration. Notre ingénieux Lemontey s'arrête trop ici au
comique et au ridicule de la petite cour de Sceaux, aux langueurs
paresseuses de l'ambassadeur Cellamare, etc. Ces misères de Paris se
rattachaient à une trame effectivement très-dangereuse, à cet inconnu
de Bretagne, aux jacobites anglais, attendant toujours Charles XII, au
moteur général Alberoni, qui, après sa défaite navale, faisait le doux
et l'humble comme un serpent à demi-écrasé. Il reconstruisait des
vaisseaux. L'Angleterre et la France pouvaient attendre qu'avec le peu
qu'il reprendrait de forces, il tenterait un coup, au printemps, et en
Bretagne et en Écosse. On ne pouvait rester dans cette attente, qui
paralysait tout. La guerre était plus sûre. Dubois, dit-on, ne
l'entreprit que contraint et forcé par le gouvernement anglais. Je ne
sais. Sans nul doute, il valait mieux pour le Régent, pour la France,
prévenir l'Espagne et brûler dans ses ports les vaisseaux qu'elle
aurait envoyés aux Bretons.

Le 8 décembre, les papiers saisis étant arrivés à Paris, on arrêta
l'ambassadeur d'Espagne, Cellamare. Pas décisif qui impliquait la
guerre. Le 27 décembre, le jour même où les Anglais la déclarent à
l'Espagne, le Roi, dans son nouveau métier de Banque, agit violemment
comme Roi, proscrit l'argent pour forcer de prendre ses billets.
Ordonné qu'à Paris et dans les grandes villes, on ne peut payer en
argent que les petites sommes au-dessous de 600 livres. Au-dessus, on
payera en _or ou en billets_. L'or alors était rare; il devint
recherché et cher. Les billets prirent la place, débordèrent et
inondèrent tout.

La Guerre, la Banque, à la fois sont lancées. Guerre courte, guerre
facile; on pouvait le prévoir. Et la Banque semblait offrir des
ressources infinies, une caisse sans fond, où le Roi prendrait sans
compter.

Pauvre hier, voilà le Roi riche. Toute espérance est éveillée, toute
convoitise est excitée. Peu, bien peu à la cour, s'informent des gens
du passé, du piètre duc du Maine qui va dire son chapelet en prison,
et de la petite furieuse qu'on envoie sous la garde de son neveu, M.
le Duc, rager d'abord en héroïne de théâtre, puis pleurer, prier en
enfant, dans le vieux fort noir de Dijon.

Jamais la cour ne fut plus gaie, plus brillante qu'aux représentations
d'_Oedipe_, où l'on avait pensé pouvoir outrager le Régent. À la
première, le 18 novembre, tous les malins étaient contre lui et les
siens, et l'on eût voulu les siffler. Mais peu après, tout fut pour
lui.

Voltaire alors n'était connu que comme un fort jeune homme, brillant
élève des Jésuites, un polisson spirituel à qui l'on avait fait
l'honneur précoce d'une année de Bastille, mais que les ennemis du
Régent, le vieux maréchal de Villars et autres caressaient fort.

Il y avait dans la pièce de quoi plaire à tous les partis. Elle est
pour et contre les prêtres. On les attaque. Mais ils triomphent au
dénoûment; ils se trouvent à la fin n'avoir dit que la vérité. Ils y
prononcent la sentence: «Tremblez, malheureux rois, votre règne est
passé.»

Les Jésuites en furent charmés comme d'une tragédie de collège qui
prouvait combien leur élève avait fait de bonnes études. Lui-même, il
adressa sa pièce et sa préface à son savant professeur, le P. Porée,
par l'intermédiaire d'un de ses patrons, le P. Tournemine, l'un des
trois Jésuites régnants sous le feu roi, et secret négociateur entre
Sceaux et Madrid.

On sait qu'à l'exemple des Grecs, l'auteur même joua dans sa pièce. En
personne, l'espiègle y portait la queue du grand prêtre. À la fin, on
le vit dans la loge de Villars, entre lui et sa jolie femme. Et tous
les spectateurs de crier à la maréchale: «Embrassez-le! embrassez-le!»
Cette vive faveur pour le protégé de Villars faisait de son triomphe
celui de la cabale, lui en donnait l'honneur. À ce premier jour du 18,
le succès parut être celui des ennemis du Régent.

Tout changea le 8 décembre quand on le vit si fort, arrêter Cellamare
et menacer l'Espagne. Encore plus quand, la Banque se plaçant dans sa
main, on le vit maître du Pactole qui allait bientôt déborder. La
pièce alors changea de sens. Les coeurs s'attendrirent pour Oedipe.
On commença de l'excuser. S'il est coupable le tort en est aux Dieux;
c'est un roi bon et débonnaire, le père du peuple et son sauveur, qui
a la douceur du Régent. Il était joué par Dufresne, jeune acteur
très-aimé. Jocaste fut jouée à merveille, au naturel, par cette
charmante Desmares, rare actrice, désintéressée, qui avait aimé le
Régent, mais pour lui-même. Elle allait quitter le théâtre, et ne
jouait encore, ce semble, que pour lui dire adieu. La séparation
douloureuse d'Oedipe et de Jocaste, leur arrachement, dans cette
bouche aimante, attendrit, arracha les larmes.

Les spectateurs aussi faisaient spectacle. Le Régent, si myope,
auditeur bienveillant de la pièce qu'il ne voyait point, ne
représentait pas mal l'aveugle Oedipe. Et la véritable Jocaste, la
duchesse de Berry, dans la triomphante splendeur de la beauté et des
honneurs royaux, occupait l'assemblée plus que la pièce elle-même.
Elle n'était pas en loge. Nulle loge ne l'aurait contenue. Elle venait
avec une trentaine de dames, ses gentilshommes, ses gardes, et elle
emplissait d'elle-même la plus grande partie de l'amphithéâtre. Mais,
ce qui surprenait le plus, ce que nulle reine, nulle régente, ne
s'était donné, c'est qu'elle avait fait dresser un dais dans le
théâtre, et qu'elle siégeait dessous comme un Saint-Sacrement ou une
idole indienne.

Je n'ai vu d'elle qu'un portrait authentique (1714?). Elle est dans le
plus riche épanouissement de la beauté, la fleur d'un naissant
embonpoint par lequel elle aurait rappelé son origine allemande. La
noble tête, un cou de rondeur sensuelle, un vrai cou de Junon, un
beau sein, une taille de cambrure voluptueuse, remueraient fort si
l'attitude hautaine, ne glaçait, n'éloignait. Elle a un tour d'épaules
d'une insolence intolérable. On sent bien qu'un souffle, un esprit,
circule en ce beau cou, le gonfle. Mais quel? on ne le sait: un esprit
de tempête, un sinistre et terrible esprit.

Quatre années après ce portrait, au début d'_Oedipe_, en novembre
1718, elle avait fort grossi, aussi bien que son père. Elle était
amplement, un peu lourdement belle, d'un luxe exubérant. Ajoutez six
mois de grossesse. Quoique la mode d'alors dissimulât un peu,
l'invincible nature ne pouvait manquer de paraître. Le public eut sans
doute l'esprit de ne rien voir. Une épigramme que la cabale exigea de
Voltaire pour expliquer la chose et dire que «c'était bien le sujet de
Sophocle, qu'on allait voir naître Étéocle,» etc., n'eut aucune
action.

On raffolait des moeurs d'Asie, de Chardin, de Galland, des _Mille et
une Nuits_. On savait à merveille les indulgences des casuistes
musulmans, et que, de leur avis, le Mogol épousa sa fille. Des
seigneurs étrangers à Paris suivaient ces exemples. Le prince de
Montbelliard maria sa fille à son fils (_Saint-Simon_). Et madame de
Wurtemberg (selon _la Palatine_) n'avait d'autre amant que le sien.

La curiosité la plus grande fut d'épier comment _Oedipe_ serait pris
du Régent. Depuis le jour où le _Cid_ fut joué devant Richelieu, ce
jour où le théâtre brava l'homme tout-puissant, on n'avait pu voir
rien de tel. La situation ressemblait, mais tout autres étaient les
acteurs. À la place du tragique cardinal, du sinistre fantôme, c'était
le débonnaire Régent, roi du vice et de l'indulgence. Fin, plein
d'esprit, sous sa grosse enveloppe, il ne perdit pas un mot des
allusions dont on espérait le piquer. Mais il ne le fut point du tout.
Il semblait qu'il y eût plaisir, qu'il fût charmé que l'on eût vu si
bien. Il applaudit et fit venir Voltaire, l'enleva à l'ennemi, lui fit
une pension, forte pour le temps, deux mille livres (qui en feraient
huit aujourd'hui.)



CHAPITRE VIII

LE CAFÉ--L'AMÉRIQUE

1719


On ignorait parfaitement, en janvier 1719, qu'avant la fin de cette
année la France entière prendrait part au _Système_. Je dis la France
entière. À la liquidation, quand la majorité s'en était retirée, un
million de familles avaient encore des papiers et les apportèrent au
Visa.

Il n'y a jamais eu de mouvement plus général. Ce n'était pas, comme on
semble le croire, une simple affaire de finance, mais une révolution
sociale. Elle existait déjà dans les esprits. Le Système en fut
l'effet beaucoup plus que la cause. Une fermentation immense l'avait
précédé, préparé, une agitation indécise, vaste, variée;--d'un but
moins politique que celle de 89,--peut-être plus profonde. Sous ses
formes légères, elle remuait en bas mille choses que 89 effleura.

Avant la pièce, observons le théâtre. Bien avant le Système, Paris
devient un grand café. Trois cents cafés sont ouverts à la causerie.
Il en est de même des grandes villes, Bordeaux, Nantes, Lyon,
Marseille, etc.

Notez que tout apothicaire vend aussi du café, et le sert au comptoir.
Notez que les couvents eux-mêmes s'empressent de prendre part à ce
commerce lucratif. Au parloir, la tourière, avec ses jeunes soeurs
converses, au risque de propos légers, offre le café aux passants.

Jamais la France ne causa plus et mieux. Il y avait moins d'éloquence
et de rhétorique qu'en 89. Rousseau de moins. On n'a rien à citer.
L'esprit jaillit, spontané, comme il peut.

De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en
partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de
nouvelles habitudes, modifia les tempéraments même: _l'avènement du
café_.

L'effet en fut incalculable,--n'étant pas affaibli, neutralisé, comme
aujourd'hui, par l'abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait
peu.

Le cabaret est détrôné, l'ignoble cabaret où, sous Louis XIV, se
roulait la jeunesse entre les tonneaux et les filles. Moins de chants
avinés la nuit. Moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique
élégante de causerie, salon plus que boutique, change, ennoblit les
moeurs. Le règne du café est celui de la tempérance.

Le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au
contraire des spiritueux, augmente la netteté et la lucidité,--le café
qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d'imagination, qui,
du réel bien vu, fait jaillir l'étincelle, et l'éclair de la
vérité;--le café anti-érotique, imposant l'alibi du sexe par
l'excitation de l'esprit.

Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669) au ministère de
la _Cabale_, mais n'y prennent jamais caractère. Les alcools, ou les
vins lourds, la grosse bière, y sont préférés.

En France, on ouvre des cafés un peu après (1671), sans grand effet.
Il y faut la révolution, les libertés au moins de la parole.

Les trois âges du café sont ceux de la pensée moderne; ils marquent
les moments solennels du brillant _siècle de l'esprit_.

Le café arabe la prépare, même avant 1700. Ces belles dames que vous
voyez dans les modes de Bonnard humer leur petite tasse, elles y
prennent l'arôme du très-fin café d'Arabie. Et de quoi causent-elles?
du _Sérail_ de Chardin, de la _coiffure à la Sultane_, des _Mille et
une Nuits_ (1704). Elles comparent l'ennui de Versailles à ces paradis
d'Orient.

Bientôt (1710-1720) commence le règne du café indien, abondant,
populaire, relativement à bon marché. Bourbon, notre île indienne, où
le café est transplanté, a tout à coup un bonheur inouï.

Ce café de terre volcanique fait l'explosion de la Régence et de
l'esprit nouveau, l'hilarité subite, la risée du vieux monde, les
saillies dont il est criblé, ce torrent d'étincelles dont les vers
légers de Voltaire, dont les _Lettres persanes_ nous donnent une idée
affaiblie. Les livres, et les plus brillants même, n'ont pas pu
prendre au vol cette causerie ailée, qui va, vient, fuit
insaisissable. C'est ce Génie de nature éthérée que, dans les _Mille
et une Nuits_, l'enchanteur veut mettre en bouteille. Mais quelle
fiole en viendra à bout?

La lave de Bourbon, pas plus que le sable arabique, ne suffisait à la
production. Le Régent le sentit, et fit transporter le café dans les
puissantes terres de nos Antilles. Deux arbustes du Jardin du Roi,
portés par le chevalier de Clieux, avec le soin, l'amour religieux
d'un homme qui sentait porter une révolution, arrivèrent à la
Martinique, et réussirent si bien que cette île bientôt en envoie par
an dix millions de livres. Ce fort café, celui de Saint-Domingue,
plein, _corsé_, nourrissant, aussi bien qu'excitant, a nourri l'âge
adulte du siècle, l'âge fort de l'Encyclopédie. Il fut bu par Buffon,
par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa
lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans «l'antre de
Procope,» qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89.

L'immense mouvement de causerie qui fait le caractère du temps, cette
sociabilité excessive qui se lie si vite, qui fait que les passants,
les inconnus, réunis aux cafés, jasent et s'entendent tout d'abord,
quel en était l'objet, le but? Les petites oppositions parlementaires
et jansénistes? Oui, sans doute, mais bien d'autres choses. Les
_Nouvelles ecclésiastiques_, toujours poursuivies, jamais prises,
piquaient quelque peu le public. Mais tout cela fort secondaire. On
était rebattu, excédé de théologie. Les pédants jansénistes (fort
cruels pour les protestants, pour les libres penseurs) n'intéressaient
guère plus que les molinistes fripons. La Grâce suffisante et le
Pouvoir prochain, tout ce vieux bric-à-brac de l'autre siècle rentrait
au garde-meuble. On parlait bien plutôt de Law, de son ascension
singulière, de la république d'actionnaires qu'il entreprenait de
créer. On parlait du café, de la polygamie orientale, des libertés du
monde antichrétien. Tout cela mêlé et brouillé. Cette France, si
spirituelle, ne sait pas plus de géographie que de calcul ou
d'orthographe. Beaucoup mettent l'Asie à l'Occident. Trompés par le
mot _Indes_, ils confondent les deux continents sous un magique nom,
toujours de grand effet: _Les îles._

Des Hespérides à Robinson, tout le mystère du monde est dans les îles.
Là, le trésor caché de la nature, la toison d'or, ou ce qui vaut
autant, les élixirs de vie qu'on vend au poids de l'or. Pour d'autres,
c'est l'amour, le libre amour qui vit aux îles. Sans parler de la
Calypso, dès le XVIe siècle, le cordelier Thévet, dans les hardis
mensonges de sa cosmographie, nous conte les amants naufragés dans les
îles. Toujours la même histoire, Manon Lescaut, Virginie, Atala. Le
Français naît Paul ou René. Plusieurs, faits pour l'amour mobile,
élargissent _les îles_, préfèrent l'horizon infini des grandes forêts
américaines, la vie du promeneur, hôte errant des tribus, favorisé la
nuit du caprice des belles Indiennes, libre au matin, joyeux, sans
soin, sans souvenir.

C'est le rêve du _coureur de bois_.

Quoiqu'on lût peu, les livres, ceux de Hollande, défendus et
proscrits, les manuscrits furtifs, avaient grande action. On se
passait Boulainvilliers, son ingénieuse apologie de Mahomet et du
mahométisme. Mais rien n'eut plus d'effet que le livre hardi et
brillant de Lahontan sur les sauvages, son frontispice où l'Indien
foule aux pieds les sceptres et les codes (_leges et sceptra terit_),
les lois, les rois. C'est le vif coup d'archet qui, vingt ans avant
les _Lettres persanes_, ouvre le XVIIIe siècle.

Le voile épais et lourd dont les livres de missionnaires avaient caché
le monde, se trouve déchiré. Leur thèse ridicule que l'homme non
chrétien n'est pas homme, d'un coup est réduite à néant. Plus de
privilégiés de Dieu. Plus d'élus, mais tous frères. L'identité du
genre humain.

Un siècle auparavant, Montaigne avait hasardé de dire que ces nations
_étranges_ nous valaient bien. Seulement, il s'était amusé aux
discordances apparentes qui semblaient accuser une Babel morale en ce
monde. Sur-le-champ, Pascal en abusa pour nier la raison et l'accord
de la vérité.

Au siècle nouveau qui commence, on ne fait plus la faute de Montaigne.
Tout au contraire, on pose l'accord profond de la nature, la
concordance des croyances et des moeurs. Les collections de voyages,
imprimées et réimprimées, nos voyageurs, simples, mais de grand sens,
un Bernier, un Chardin, firent déjà réfléchir. Le savant anglais Hyde
montra que le Parsisme fut originairement le culte du vrai Dieu
(1700). Les Jésuites eux-mêmes disaient que les Chinois en possédaient
la connaissance et adoraient le Dieu du ciel. À l'autre bout du
monde, chez les Sauvages, si différents, le Grand-Esprit nous apparut
de même.

Les Jésuites se sont dépêchés de faire dire par leur professeur, le
rhétoricien Charlevoix, que Lahontan n'est pas un voyageur, que son
voyage est une fiction, qu'on a écrit pour lui, etc. Ils l'on dit, non
prouvé. Tout indique que réellement il habita l'Amérique, de 1683 à
1692. Peu importe d'ailleurs. Tout ce qu'il dit est confirmé par
d'autres relations. Ce qui lui appartient, c'est moins la nouveauté
des faits, que le génie avec lequel il les présente, sa vivacité
véridique (on la sent à chaque ligne). Il y a un accent vigoureux
d'homme et de montagnard. Gentilhomme basque ou béarnais, ruiné par
une entreprise patriotique de son père, qui eût voulu régler l'Adour
pour exploiter les bois des Pyrénées, Lahontan courut l'Amérique,
n'obtint pas justice à Versailles, et passa en Danemark. Il a imprimé
en Hollande en toute liberté.

Il expose, raconte, conclut rarement. Toutefois ce qu'avaient déjà dit
pour l'éducation Rabelais, Montaigne, Coménius, ce qu'avait dit en
médecine le grand Hoffmann (1692), Lahontan l'enseigne en 1700:
_Revenez à la nature._ Le siècle qui commence n'est qu'un commentaire
de ce mot.

Deux choses éclatent par son livre: l'accord des voyageurs
laïques,--la discordance des missionnaires.

L'accord des premiers est parfait. Les seules différences qu'on trouve
chez eux, c'est que les premiers, Cartier, Champlain, parlent surtout
des tribus Acadiennes, Algonkines, etc., demi-agricoles, de moeurs
fort relâchées, et les autres des Iroquois, d'une confédération
héroïque et quasi-spartiate, qui dominait ou menaçait les autres.

Quant aux missionnaires, ils composaient deux grandes familles
rivales: 1º les Récollets, _pieds nus_ de saint François, qui avaient
plus de cinq cents couvents dans le Nouveau Monde, moines grossiers et
illettrés, agréables aux sauvages pour leurs _pieds nus_, mais peu
réservés dans leurs moeurs; 2º les Jésuites, plus décents et plus
politiques, prudents avec les femmes, ne vivant qu'avec leurs élèves
convertis, les jeunes sauvages.

Les Récollets disaient que les Indiens étaient des brutes, infiniment
difficiles à instruire. Ils ne parlaient, dans leurs relations, que
des tribus avilies, dégradées, faisaient croire que la promiscuité
était la loi de l'Amérique. Les Jésuites rabaissaient moins les
sauvages, les déclaraient intelligents, prétendaient en tirer parti.
Ils mentaient sur deux points, d'abord sur la religion des Indiens,
qu'ils donnaient comme culte du Diable. Sur les conversions, plus
menteurs que les Récollets, ils soutenaient en opérer beaucoup, et
profondes et durables. Sur tout cela, Lahontan déchira le rideau.

Les fameuses _Relations_ des Jésuites (1611-1672), lettres qu'ils
envoyaient du Canada presque de mois en mois, avaient été un
demi-siècle l'édifiant journal de l'Europe, journal intéressant, mêlé
de bonnes descriptions, de touchants actes de martyrs, de miracles, de
conversions. Tout cela très-habile et fort bien combiné pour émouvoir
les femmes, pour attirer leurs dons, pour les faire travailler à la
cour et partout dans l'intérêt des Pères.--Le brave capitaine
Champlain montre déjà comment les commerçants avaient dans les
Jésuites leurs dangereux rivaux, et comment les dames (de Sourdis, de
Quercheville, etc.) travaillaient à donner la direction exclusive à
ces religieux, plus fins qu'habiles, et qui toujours firent manquer
tout.

Les _Relations_ des Jésuites n'ont garde d'expliquer ce que c'étaient
que leurs martyrs. Ils ne l'étaient pas pour la foi, c'étaient des
martyrs politiques. Alliés des Hurons, auxquels ils fournissaient des
armes contre les Iroquois, dans la terrible guerre de frères que se
firent ces deux peuples, les Jésuites surpris dans les villages hurons
étaient traités en ennemis.

Une petite confédération, toujours citée par eux, trompait sur
l'Amérique entière. Les Iroquois, héros cruels et tendus à l'excès
d'un fier esprit guerrier, leur servaient à faire croire que tout le
nouveau continent était un monde atroce, et, par cette terreur, ils le
fermaient, s'en assuraient le monopole. Lorsque les voyageurs laïques
s'y hasardèrent, ils virent tout le contraire. Ils trouvèrent chez les
tribus de l'intérieur une touchante hospitalité.

Il faut voir dans Cartier, Champlain, mais dans Léry surtout,
l'aimable, le charmant accueil que les peuples des deux Amériques
faisaient à nos Français. Les pauvres gens croyaient que ces étrangers
généreux prendraient parti pour eux, les défendraient contre leurs
ennemis. Le mot que les femmes d'Afrique disaient à Livingstone:
«Donnez-nous le sommeil! (la sécurité),» c'est l'idée des
Américaines, quand elle faisaient au voyageur français une si tendre
réception. On l'asseyait sur un lit de coton. Ces douces créatures,
toutes nues, venaient pleurer à ses pieds, si bien qu'il ne pouvait
s'empêcher de pleurer. C'étaient des petits mots de soeurs, qui
fendaient l'âme; «Quoi? tu as pris la peine de venir de si loin pour
nous voir!... Que tu es donc aimable et bon?»

Ces observateurs excellents s'accordent en tout là-dessus. L'Amérique
sentait qu'elle avait besoin de l'Europe, d'une Europe compatissante.
Ces tribus, d'elles-mêmes humaines et douces, n'étaient ensauvagées
que par leurs discordes intérieures, des vengeances mutuelles, des
représailles qu'on ne savait comment finir. Leurs éternelles petites
guerres avaient porté à la famille même une grave atteinte qui la
menaçait réellement d'extinction. C'est ce qu'on a vu dans l'ancienne
Grèce. Une vie trop guerrière y fit considérer la femme comme un être
presque inutile, un embarras souvent funeste. De là une dépopulation
infaillible et rapide. Nos Français, au contraire (c'est le défaut ou
le mérite de cette race), étonnamment empressés, amoureux, et jusqu'au
ridicule, courtisans de l'Indienne, si dédaignée des siens, s'en
faisaient adorer.

Ils n'avaient ni l'orgueil ni l'exclusivisme de l'Anglais qui ne
comprend que son Anglaise. Ils n'avaient point les goûts malpropres,
avares, du senor espagnol, son sérail et ses négrillons. Libertins
près des femmes, du moins ils se mettaient en frais de soins et de
galanterie. Ils voulaient plaire, charmaient et la fille, et le
père, les frères, dont ils étaient les hardis compagnons de chasse. La
tribu accueillait volontiers le fruit de ces amours, des métis de
vaillante race. La femme américaine, se voyant aimée, désirée, se
trouvait relevée. Notre émigrant français, roturier en Europe, simple
paysan même, était noble là-bas. Il épousait telle fille de chef,
parfois devenait chef lui-même.

Les esprits les plus positifs, Coligny, Henri IV, Colbert, avaient cru
que notre Français (et surtout celui du Midi) était très-propre aux
colonies, qu'un petit nombre de Français aurait créé un grand empire
colonial. Comment? en se greffant par mariages sur le peuple indigène,
le pénétrant d'esprit européen. Véritable colonisation, qui eût sauvé
et transformé la race de l'Amérique, que le mépris sauvage des Anglais
a exterminée. Ils ont fait une Europe, c'est vrai, mais supprimé
l'Amérique elle-même, anéanti le _genius loci_. Ce qu'il y aurait eu
de fécond dans son mariage volontaire avec la civilisation, cela a
péri pour toujours. Crime contre Dieu, contre Nature. Il sera expié
par la stérilité d'esprit.

Les Jésuites, rois du Canada, maîtres absolus des gouverneurs, avaient
là de grands biens, une vie large, épicurienne (jusqu'à garder de la
glace pour rafraîchir leur vin l'été). Ce très-agréable séjour était
commode à l'ordre qui y envoyait d'Europe ce qui l'embarrassait,
parfois de saints idiots, parfois des membres compromis qui avaient
fait quelque glissade. Ils n'aimaient pas qu'on vît de près les
établissements lointains qu'ils avaient au coeur du pays, qu'on vînt
se mettre entre eux et les troupeaux humains dont ils disposaient à
leur gré. Colbert se plaint à l'intendant de ce qu'ils éloignent les
sauvages de se mêler aux Français par mariage ou autrement. Si ce
monde fût resté fermé, ils auraient fait là à leur aise ce qu'ils ont
fait au Paraguay, une société singulière où les sauvages, devenus
écoliers, auraient été la matière gouvernable la plus agréable du
monde (comme leurs imbéciles du Sud dont parle M. de Humboldt).
Seulement, ces moutons n'auraient pu se garder des loups, lutter avec
les fières tribus, restées sauvages. Une terrible expérience fut celle
du vaillant peuple des Hurons, qui, à peine christianisés, tombèrent
dans une énervation telle que les Iroquois l'anéantirent (1650).

Rien n'était plus suspect aux Jésuites que nos rôdeurs, qu'on appelait
les _coureurs de bois_. Tous les mensonges de ces Pères sur l'horreur
du monde sauvage, sur sa férocité, sur les hommes mangés ou brûlés,
n'effrayaient guère nos vagabonds, chasseurs, marchands, etc. Ils
s'étaient faits bons amis des Indiens. On les trouvait partout. Les
Jésuites s'appuyèrent des Compagnies de Colbert, et obtinrent des
ordonnances terribles contre les _coureurs_, à ce point qu'il fut
défendu, sous peine des galères, d'aller à la chasse _à une lieue_.
(_Ord. du Canada_, éd. R. Short Milnes. p. 93.)

Ce système de précaution fut terriblement dérangé quand un hardi
voyageur, le Normand Cavelier, sans s'arrêter à leurs fables sur les
dangers de l'intérieur, descendit le Mississipi, découvrit en une fois
huit cents lieues de pays, du Canada à la Louisiane. C'était un enfant
de Rouen, en qui avait passé l'âme des grands découvreurs de Dieppe,
des vieux Normands, précurseurs de Colomb et de Gama. Génie fort et
complet, de calcul et de ruse, de patience, d'intrépidité. Il avait
pris les deux baptêmes sans lesquels on ne pouvait rien. Il se fit
noble, devint Cavelier de la Salle. Il étudia sous les Jésuites, et
les étudia, sut tout ce qu'ils savaient. Il en tira deux beaux
certificats, passa en Amérique, et là vit du premier regard qu'il n'y
avait rien à faire avec eux, qu'ils empêcheraient tout. Il s'appuya
des Récollets et du gouverneur Frontonac, qui (chose rare) n'était pas
Jésuite. Tout jeune encore, il alla à Versailles, exposa à Colbert son
plan hardi et simple, de descendre le grand fleuve, de percer
l'Amérique en longueur. Les Jésuites soutenaient qu'il était fou.
Puis, la chose réalisée, ils soutinrent qu'ils savaient tout cela,
qu'il les avait volés.

Je laisse à M. Margry, qui en a réuni les pièces, l'honneur de
reconstruire la superbe épopée de cette vie extraordinaire. Elle a les
vraies conditions épiques: l'enfantement d'une idée héroïque,
invariablement suivie, l'exécution hardie, habile, la catastrophe
naturelle, le héros victime de la trahison et mourant de la main des
siens. Il est intéressant d'y suivre le complot meurtrier, qui, tramé
à Québec, à Saint-Louis, partout, n'existait pas moins sur la flotte
que l'on donna à Cavelier pour découvrir par mer l'embouchure du
Mississipi. Le commandant Beaujeu avait en sa femme un Jésuite qui
surveilla la trahison. Cavelier, débarqué par lui, avec des canons
(sans poudre ni boulets), avec quelques colons affamés et découragés,
fut tué, comme un chien, dans un bois.

Ces colons misérables auraient péri cent fois dans leur voyage immense
pour retourner au Canada, sans la compassion des sauvages. On vit là
la douceur, la sensibilité charmante de ces tribus tant calomniées.
Ils pleuraient en voyant la misère de nos fugitifs, souvent les
adoptaient et leur donnaient leurs filles. Ces hommes imberbes et
beaux comme des femmes, qui semblent toujours jeunes (V. Remy, 1860),
en réalité étaient des enfants, tendres et bons, parfois colères,
comme la femme sensible et nerveuse l'est par moments. Les
représailles de guerre entre tribus étaient cruelles. Pourtant, le
plus souvent, les prisonniers livrés aux veuves étaient adoptés par
elles, remplaçaient le mort qu'on pleurait. Ils n'étaient nullement
destructeurs comme l'a été l'Europe. Ils conservaient, sauvaient les
races, même d'animaux. Forcés de tuer des castors, dans un pays
très-froid où les fourrures sont nécessaires, ils n'en faisaient pas
le massacre indistinct que l'on a fait depuis. C'était chez eux un
crime de détruire tout un village de castors. On devait au moins y
laisser six mâles et douze femelles. Ils étaient convaincus que les
castors délibéraient entre eux, et disaient: «Ils ont trop d'esprit
pour n'avoir pas l'âme immortelle.» De là une généreuse fraternité
avec ces nobles animaux, qui, bien traités, apprivoisés, devenaient
des serviteurs utiles.

Chez ces douces tribus, Cavelier n'eût rencontré aucun obstacle. Il
aurait mis à fin son projet admirable. Après avoir percé l'Amérique en
longueur, il l'aurait ouverte en largeur, d'ouest en est. Il eut dans
les deux sens établi une chaîne de forts sous lesquels nos coureurs
de bois et leurs femmes indiennes, leur famille mêlée et les sauvages
un peu agriculteurs auraient cherché un abri et formé des villages. Le
drapeau de la France eût partout défendu cette véritable Amérique et
contre l'Iroquois, et contre l'Espagne, surtout contre l'exclusivisme
destructeur des colonies anglaises, qui a fait la fausse Amérique.

Cavelier put périr, mais la vérité ne périt pas. Les récits informes,
incomplets, qu'on eut de l'expédition (Tonti, Joutel, Hennequin,
etc.), laissèrent échapper la lumière. Elle éclata tout entière dans
le livre de Lahontan.

Il eût dû éclairer Versailles. Mais, pour en profiter, il eût fallu
sortir franchement du bigotisme, épouser l'Amérique, je veux dire ne
pas craindre les mariages des nôtres avec les Indiennes, les filles du
Grand-Esprit. Le système suivi jusque-là d'envoyer là-bas des femmes
catholiques (les coureuses que l'on ramassait, l'écume de la
Salpêtrière), ne pouvait avoir qu'un piètre effet, créer un petit
peuple blanc. L'autre aurait fait un grand empire métis.

La chose n'était pas difficile. Un exemple frappant suffisait pour le
bien montrer. Le baron de Casteins, officier béarnais, au lieu de
prendre une blanche, avait épousé une Indienne, était devenu chef des
Abenakis. N'ayant pas converti son peuple, il se trouvait dispensé du
contact dangereux des Jésuites, des intrigues des missions. Il était
devenu une espèce de roi, s'était fait un trésor pour les cas
imprévus, était estimé, redouté. De tels chefs, leurs enfants,
heureusement mêlés des deux races, seraient restés tributaires de la
France pour avoir son secours contre les Iroquois.

On ne pouvait rien faire en Amérique que par la liberté. Les esprits
généreux, humains, Coligny, Henri IV, Vauban, auraient voulu en faire
un grand refuge des persécutés du vieux monde, de tant de gens qui,
pour cause de religion ou autre, étaient déterminés, sans espoir de
retour, à changer de patrie. Il fallait des colons libres, et de
Versailles, et de l'administration détestable du Canada, des commis,
des missionnaires. Desmarets, en 1712, imagina de céder au banquier
Crozat, créancier du roi, ce qu'on appelait la Louisiane (la plus
grande partie des États-Unis d'aujourd'hui). Crozat, homme d'esprit,
agit avec intelligence, n'envoya que de sages et honnêtes
cultivateurs. Mais il n'était pas libre. Il ne put rien, fut accablé
entre l'Espagnol et l'Anglais, se trouva trop heureux, en 1717,
d'abandonner son privilège, qui passa augmenté à la Compagnie
d'Occident.

Law avait justement tout ce qui manquait à Crozat. Il était
protestant. Sa personnalité, hautement impartiale et généreuse,
donnait confiance. En prenant pour caissier et principaux commis le
réfugié Vernezobre et d'autres protestants, il annonçait assez la
libéralité d'esprit qui présiderait à ses établissements. Le Régent
lui donnait, on peut dire, carte blanche. La Compagnie, indépendante
de la vieille administration, devait nommer elle-même les magistrats
de sa colonie, les officiers de troupes coloniales. Elle faisait la
paix et la guerre avec les sauvages. Elle pouvait construire des
vaisseaux de guerre. Elle occupait non-seulement le long cours du
Mississipi, mais ses affluents qu'on lui cédait encore. Sa direction
intelligente se marque par deux choses. On remonta le fleuve, et dans
une situation dominante, admirable, on fonda la Nouvelle-Orléans, la
reine du bas Mississipi. Pour le fleuve central, Law ne comprit pas
moins l'importance de la grande position; il l'occupa personnellement,
s'établit chez les Illinois.

Son plan était-il chimérique? Le mauvais succès l'a fait dire. Mais on
en verra les causes réelles. Law ne périt en Amérique que parce qu'il
périt en Europe. S'il eût duré et dirigé lui-même ce qu'il venait de
commencer à peine, les résultats pouvaient être meilleurs. Sa colonie
qui partait du Midi eût exploité une belle source de bénéfices que le
Canada n'avait point, la riche culture du tabac. Dira-t-on que les
nôtres étaient des paresseux, peu propres à la vie agricole? Mais ceux
qui profitèrent de leur désastre, ceux que le tabac enrichit tellement
dès 1750, qu'étaient-ce, sinon les moins laborieux des Anglais,
l'orgueilleuse et fainéante race des _Cavaliers_ de Charles Ier.

L'énorme espace que l'on cédait à Law n'avait que 400 agriculteurs
blancs en 1712, 1700 en 1717. Mais cela même était un avantage. Rien
de gâté d'avance. La virginité du désert. Ce n'était, pas comme le
Canada, une méchante petite Europe, pourrie d'abus et de Jésuites. On
avait fort sagement laissé ce Canada à part. Il aurait gâté tout le
reste. La jeune Louisiane (le monde immense qu'on appelait ainsi),
avec ses rares tribus sauvages, s'offrait neuve et entière au génie
créateur du siècle nouveau qui s'ouvrait. Par un système tout
contraire à celui des Jésuites et des commis du Canada, la Compagnie,
loin de gêner les communications entre les nôtres et les Indiens, de
faire payer fort cher des patentes aux chasseurs, donna des
récompenses et des primes aux _coureurs de bois_.

En Amérique, Law partait exactement de rien. En Europe, de très-peu de
chose. Qu'était la mise première de sa Compagnie d'Occident? Rien que
quatre millions de rentes. Qu'étaient les concessions commerciales
qu'on lui fit? L'héritage obscur, incertain de nos compagnies
endettées.

Law eut plus tard des fermes, etc. Mais ce fut après son succès,
lorsque ses actions étaient montées très-haut, et qu'on était déjà en
plein _Système_. En avril 1719, quand il parvint à le lancer avec tant
de bonheur, qu'offrait-il? Rien que l'espérance.

Ce que les Compagnies de Colbert n'avaient pu, quand le pavillon
français dominait les mers, devait-on l'espérer après une si longue
ruine? Les premières compagnies étaient mortes avant 1680, avant
l'épouvantable guerre de 25 ans! L'éclat de nos corsaires avait
illuminé ces temps d'une gloire sinistre. Mais la marine royale était
tuée; Toulon, Brest étaient déserts; on vendait pour le bois les
vaisseaux de Louis XIV (_Brun_). La marine commerciale, sans
protection, captive dans les ports, avait chômé, langui, péri. Le
Levant même, qui si longtemps nous fut propre, à l'exclusion de tous
les peuples, nous avait échappé, au grand profit des Anglais,
Hollandais. Nos Antilles qui, au milieu du siècle, devinrent
très-productives et donnèrent lieu à un grand mouvement maritime,
étaient tombées alors au plus bas. La traite était aux Anglais seuls.
Seuls ils couraient les mers de l'Amérique espagnole, y imposaient
leur contrebande.

De tous nos ports, un seul, Saint-Malo, riche par _la course_, avait
fleuri, grossi de la ruine commune. Même elle profitait des débris,
avait acheté le privilège de la Compagnie des Indes orientales.
Compagnies misérables, relevées fictivement dans la décrépitude du
grand règne, tristes ombres, les filles d'un mort. Law supposa
pourtant que si ces malheureux débris étaient réunis dans une même
main, on en tirerait quelque parti, que d'abord à cette unité on
gagnerait la dépense des rouages multiples, des chefs inutiles et
nombreux; qu'une compagnie unique qui aurait l'oeil sur les deux
mondes aviserait bien mieux aux besoins mutuels, aux échanges
avantageux, etc.

Les administrateurs des compagnies défuntes réclamèrent vivement. Mais
quand on les pressa, qu'on leur demanda sérieusement s'ils étaient
sûrs, dans l'état misérable où tout était tombé, de les ressusciter,
ils dirent franchement: «Non.» Alors on passa outre. On adjugea à Law
ces corps morts, et sa Compagnie d'Occident put s'appeler _Compagnie
des Indes_, ayant dès lors à elle seule un monopole universel du
commerce qui n'était plus, _le monopole_ (au fond) _de rien_.

D'autant plus merveilleux fut au printemps de 1719 le retour de la
confiance, la renaissance du crédit. Les économies taciturnes et si
cachées, qu'on faisait dans certaines classes, austères et
abstinentes, hasardent de se montrer. L'argent perd sa timidité. Il
s'arrache des caves, des poches profondes. Des doublures on découd les
monnaies d'un autre âge.

La France, tant de fois ruinée, avec étonnement voit rouler à la
Banque un fleuve d'or. On a hâte de se défaire du vil métal et d'avoir
du papier.

Est-ce un songe? Il faut croire qu'on s'est retrouvé riche. Car on
achète, on vend, on fabrique. C'est de ce jour que l'art reprend au
XVIIIe siècle et que l'industrie recommence. On se rend au miracle.
Les douteurs s'humilient. Ils voient, touchent, confessent le symbole
de cette religion nouvelle, merveilleuse et spiritualiste: «que la
richesse fille du crédit, de l'opinion, est une création de la foi.»



CHAPITRE IX

TENTATIVES DE RÉFORMES--DANGER DE LA FILLE DU RÉGENT

Avril 1719


Le siècle a pris son cours. Jusque-là incertain comme un vague marais,
il a trouvé sa pente. À travers les obstacles, les vieilles ruines et
les nouvelles, il descend vers 89.

Combien, en quatre années, on a marché, combien on est déjà loin de
Louis XIV, on peut le mesurer. L'apôtre, le prophète, l'idole de la
France, c'est aujourd'hui un protestant!

Heureux entr'acte de douceur, d'humanité, de tolérance. En 1717, les
jansénistes (Noailles et d'Aguesseau), en 1722 les molinistes (Dubois,
Tencin, etc.), attestent les barbares ordonnances de Louis XIV. Sous
le _Système_, on se borne à empêcher les grandes assemblées du Désert,
mais on réprime les curés, leur police cruelle contre les nouveaux
convertis.

Le beau printemps de 1719 semblait une aurore sociale. L'incroyable
succès de Law, son miracle de bourse, lui en imposait un autre plus
grand. Il sentit que, sous ce brillant échafaudage financier, il
fallait une base sérieuse, une grande réforme de l'État. «Tentative
insensée? chimère?» Mais il venait de faire ce qu'on eût cru plus
chimérique: il avait, en pleine banqueroute, rendu du courage à
l'argent. Ses actions montaient d'heure en heure, l'enthousiasme
aussi. Tous lui disaient d'oser.

En osant, il hasardait moins. C'est le péril qui le poussa. Rien
n'indique que d'avance il eût jamais fait de tels rêves. Hors de
France, il n'était qu'un des nombreux utopistes en finances, l'auteur
d'une théorie peu remarquée sur le papier-monnaie. En France, où
bouillonnait (dans les idées du moins) un chaos de révolution, lui qui
planait si haut, ne désespéra pas d'ordonner ce chaos et d'en tirer un
monde.

On est saisi d'étonnement de voir tout ce qui s'entreprit en quelques
mois de 1719. L'égalité d'instruction, l'égalité d'impôt, une
simplification immense, hardie, de l'administration, le remboursement
de la dette, plusieurs des réformes excellentes que reprennent plus
tard Turgot et Necker, telles furent dans cette année les grandes
choses que voulurent Law et le Régent, qu'ils effectuèrent en partie.

Le Régent, qui avait ouvert à tous la Bibliothèque royale, ouvre à
tous l'Université (14 avril 1719). Elle est payée par l'État et donne
l'enseignement gratuit. Que Villeroi en rie avec son petit roi, à la
bonne heure. Mais la révolution est grave. Quels sont les premiers
écoliers qui sortent de là tout à l'heure, le fils du coutelier, le
puissant Diderot, un enfant de hasard qu'élève un menuisier, le vaste
d'Alembert,--c'est-à-dire l'_Encyclopédie_.

En juin, Law, suivant les idées du petit Renaut, du meilleur citoyen
de France, sollicite l'égalité d'impôt,--l'impôt estimé, non sur le
revenu qui varie et qu'on ne voit pas, mais sur ce qui se voit, le
fonds, la terre. Ceci aurait atteint les privilégiés plus sérieusement
que la _Dîme royale_ de Vauban sur le revenu, plus sûrement que le
_Dixième_ essayé vainement par Desmarets. Law, qui voyait les grands
propriétaires (les Condés par exemple) être les grands agioteurs,
voulait reprendre sur la terre ce qu'on escroquait sur la bourse.
S'ils empêchèrent cela, rien ne put empêcher une révolution
très-réelle, un mouvement immense d'activité et d'industrie. Ce qu'un
chroniqueur de l'an Mille a dit: «La terre changea de vêtement,» on
put encore le dire. Depuis vingt ans, la guerre et la misère ayant
tout suspendu, on n'achetait plus, on ne vendait plus, on ne
fabriquait plus. Tout délabré, et misérable. La France, sous ses
oripeaux, n'en avait pas moins l'air d'une mendiante. Elle s'en
aperçut, jeta violemment ses lambeaux, ses vieilles loques du vieux
temps de sottises.

De tels moments sont grands pour l'industrie. L'Europe le voyait. On
pourrait espérer qu'elle concourrait au mouvement, lui donnerait
consistance, force et solidité, que le monde protestant, c'est-à-dire
le monde riche, viendrait à nous, apporterait son activité, son
argent.

On croit à tort que l'argent n'est d'aucune religion.--Erreur.--_Le
capital est protestant._

L'argent catholique est un mythe.--Quelles sont les nations qui
dorment, rêvent et ne font rien? les catholiques. Et les nations
pauvres? les catholiques.--Tout ce qui négocie, fabrique, gagne,
s'enrichit, prospère, est du côté de l'hérésie.

Nos protestants déjà revenaient en grand nombre. Et bien d'autres
voulaient venir. Ils auraient fait couler ici un fleuve d'or s'ils
eussent été bien sûrs que le feu roi ne ressuscitât point. Le règne du
banquier protestant, employant indifféremment protestants,
catholiques, voilà ce qui rassurait, appelait l'étranger. Ce qui
pouvait le mettre en fuite, c'était Law converti, c'était le règne de
Dubois, du fripon qui vendait nos libertés pour un chapeau, du futur
cardinal-ministre.

Il suffisait de voir à ce moment _le pays catholique_, l'Espagne, de
le comparer à la France, d'observer la mort progressive de l'une, la
renaissance de l'autre, pour juger et se décider. Tout éphémère qu'il
soit, le Système a pour nous un effet très-durable d'initiation,
d'émancipation. L'Espagne de Philippe V, sous Alberoni même, sous sa
reine italienne, enfonce en son vieux crime de barbarie sauvage et son
châtiment mérité.

Chaque année compte par des auto-da-fé. Contraste abominable que ce
gouvernement de femme et de nourrice, cette royauté du lit, fût si
cruelle! que cette femme, furieuse d'ambition, doublement corrompue,
caressant à la fois et les secrets vices du roi et la férocité du
prêtre, présidât à Madrid, avec son maniaque, à ces fêtes de mort!
Des hommes en flammes, des femmes hurlant, se tordant sur la braise,
c'est l'expiation du carême, parfois la glorification de Pâques.
Pénitence d'horreur qui ne purifie pas, au contraire, qui déprave
encore.

L'ambassadeur de France donne dans ses dépêches le chiffre exact de
quelques années. Le voici pour Madrid, pour les auto-da-fé royaux.

_7 avril 1720, neuf hommes et huit femmes brûlés_; _18 mai 1720, sept
hommes et cinq femmes brûlés_; _22 février 1722, six hommes et cinq
femmes brûlés_; _22 février 1724, quatre hommes et cinq femmes
brûlés_, etc.

Je ne m'étonne pas de la colère de Dieu. En 1719 (comme en 1718),
invariablement il noie la flotte d'Espagne. Le 10 mars, l'expédition
jacobite, préparée par Alberoni, part de Cadix et cingle vers
l'Écosse. Les tempêtes, les vents furieux en font justice au golfe de
Biscaye. Plusieurs vaisseaux périssent; d'autres abordent pour être
pris.

Notre armée, au même mois de mars, avait passé les Pyrénées pour cette
guerre trop facile. Au dehors, au dedans, tout nous favorisait.
D'avril en juin, une hausse incroyable a remonté, relevé le crédit. Le
grand problème à ce moment, c'est de savoir si le Régent qui profite
du succès de Law, aura assez de force pour le suivre dans ses
réformes, s'il saura se défendre contre la bande qui l'assiège,
obsédé, étouffé qu'il est entre les illustres vampires qui le pillent
de haute lutte et les fines Circés qui l'enivrent et l'enlacent pour
lui vider les poches.

Il était déjà loin dans la vie, affaissé, bien loin de l'énergie, du
courage qu'auraient demandés la situation. Un coup à ce moment le fit
baisser encore, la tragédie d'orage, de remords, de fluctuations
violentes qu'eut sa fille, ange-diable, torturée de ses deux natures,
qui accouche en avril, est grosse en mai, se tue de vice et de folie.

Je n'ai rien lu en aucune langue de plus âcre, de plus violemment
haineux que les pages de Saint-Simon sur les couches et la mort de
cette princesse. Ce catholique impitoyable se baigne dans les roses à
contempler, savourer les tortures d'une femme folle qui meurt à vingt
ans. Tout disposé qu'on soit à condamner une personne si souillée, on
ne peut qu'en avoir pitié en la voyant sous ce scalpel. Elle a peur,
elle est furieuse; elle a des remords et des rages; elle veut vivre,
se moque des prêtres, puis elle a peur du diable; elle se voit déjà
emportée. Elle crie, elle hurle, elle pleure. Saint-Simon en rit et
s'en moque. Enfin, quand elle est morte, lui-même il dit la chose
qu'il eût dû dire d'abord, une chose qui le condamne fort et rend
cette férocité bien odieuse: On l'ouvrit, et l'on vit qu'elle avait le
cerveau fêlé.

Duclos et tous l'ont suivi, copié. On peut se demander pourtant
comment Saint-Simon, si froid, si glissant sur les empoisonneurs
(Lorraine, Effiat, Penautier), si léger sur les infâmes, les mignons
de Sodome (Lorraine et Monsieur, Courcillon, etc.), est tombé avec
cette fureur sur la duchesse de Berry? Elle eût été la Brinvilliers,
la Voisin, empoisonneuse et assassine, qu'il aurait parlé d'elle avec
plus de modération.

Si la jeune duchesse est véritablement un monstre, comment madame de
Saint-Simon reste-t-elle sa dame d'honneur? Il a beau dire de page en
page qu'elle y va peu. Il devrait avouer que les époux ne voulaient
pas quitter cette position peu honorable, mais très-influente près
d'une princesse qui avait tous les secrets de l'État et tenait le
coeur du Régent. Il se venge d'avoir eu cette faiblesse, cette
patience. Il hait visiblement la duchesse. Il lui en veut de deux
sottises qu'il a faites, et d'avoir travaillé à son triste mariage, et
d'avoir laissé près d'elle madame de Saint-Simon.

Son père aurait voulu, ce semble, l'associer au mouvement nouveau. Il
avait établi chez elle, dans son grand logement à Versailles, la belle
colonie de huit cents horlogers que Law avait fait venir. Mais on
travaillait fortement en dessous à l'occuper de tout autres idées.

La cabale sentait justement combien, avec son audace d'esprit, elle
aurait pu lui être dangereuse. Il eût fallu que les deux femmes (les
deux seules au fond qu'il aimait), sa mère, sa fille, employassent
leur violence à le défendre, à le garder. Madame, née protestante,
aimait les protestants. Sa fille aidant, elle aurait pu nous rendre le
service de faire sauter le futur cardinal, d'empêcher la réaction.

Elle était imaginative. C'est par là qu'on la prit. Le noir rêve du
diable planait encore sur ce siècle douteur. Le Régent même avait eu
la faiblesse d'écouter des fripons qui promettaient de le faire voir.
Sa fille, dans les fluctuations de l'éternel orage où elle vivait, eut
par moments de ces idées horribles. Prise excellente pour ceux qui la
voulaient dévote,--non moins bonne pour ceux qui la voulaient mariée,
prétendant que la conversion serait sûre par le mariage.

Mais le mariage de Riom était alors plus difficile encore qu'en 1718.
Au moment du plus grand éclat de la Régence, lorsque les affaires en
tous sens étaient glorieusement relevées, les partis abattus,
l'Espagne envahie, impuissante, l'industrie, le crédit reprenant tout
à coup, lorsque la jeune duchesse pouvait si naturellement devenir la
reine du grand mouvement,--il semblait étonnant qu'elle se fît _madame
Riom_. À cette idée, la mère du Régent, la fière Allemande, ne se
connaissait plus.

Cela donnait du courage au Régent pour résister à sa fille. Le temps
marchait, et rien ne se faisait. Elle était tellement dans ce combat,
qu'à peine elle se souvenait d'être enceinte. Aux premiers jours
d'avril (un peu avant terme, peut-être), il lui fallut s'en souvenir.
Vives douleurs. Elle est en danger. Mais elle souffre encore moins du
mal que de la honte. Inquiète, elle parvenait à s'étourdir. Mais, au
moment où elle est prise, elle voudrait cacher tout; elle s'enferme.
Le Régent est là éperdu, bien justement puni, mais combien
cruellement! Dans cette agonie de douleur, il lui faut négocier avec
les prêtres. Le curé de Saint-Sulpice arrive, impérieux; il exige
qu'elle se confesse. Il veut forcer la porte. C'est son droit.

Ce curé si terrible était Languet, qui, avant et après, toute sa vie,
joua le bonhomme. Mais là il se montra sans masque. Il était
l'instrument des effrénés papistes, du nonce Bentivoglio, auteur et
patron des satires où l'on recommandait le meurtre du Régent. Dans ce
moment où leur duc du Maine disait son chapelet en prison, c'eût été
pour ces saints une belle revanche d'égorger en effet le Régent dans
sa fille, d'accabler la mourante. Folle, comme elle était déjà, on
devine l'atroce cauchemar qu'eût ajouté à son délire l'appareil du
clergé, des cierges de l'extrême-onction. On devine la scène qui
allait avoir lieu, Languet, par menace et par force, lui arrachant les
plus tristes aveux, lui faisant faire (torches allumées) une espèce
d'amende honorable,--ou, si elle hésitait, déchirant son surplis,
sortant avec bruit et outrage, et criant dans la foule qui était là
aux portes: «Allez, bon peuple, elle est damnée!»

Ce Languet et son frère l'évêque, deux bouffons, étaient ceux dont on
aurait le moins attendu une telle chose. L'évêque est le burlesque
légendaire de Marie Alacoque, qui transforme en miracles les
infirmités de la nonne, ses coliques hystériques. L'autre est le
bâtisseur du maussade et froid Saint-Sulpice, qui, sous ce prétexte
pieux, allait trottant, mettait le nez partout. Il faisait rire,
c'était son grand moyen. S'il dînait quelque part, il mettait son
couvert en poche. Sinon, il furetait. On lui laissait exprès trouver,
prendre tel vase que les belles d'alors avaient en argent ciselé.
Surpris, il alléguait: «Mais c'est pour ma Vierge d'argent.»

Que voulait-on de la malade? que demandait Languet pour lui donner les
sacrements? qu'elle renvoyât Riom. C'était le mariage (un sot mariage,
il est vrai), mais enfin une vie régulière, un amendement moral, tel
que celui de Louis XIV épousant madame de Maintenon, celui de madame
la duchesse épousant Lassay, etc. Que voulait-on? Qu'elle courût,
qu'elle eût cinquante amants? ou qu'elle retombât au monstrueux amour
qu'on lui reprochait tant? On la rejetait vers l'inceste.

Notez qu'à ce moment les deux apôtres de la Bulle colportaient contre
le Régent le vrai chant des Furies, les vers atroces de
Lagrange-Chancel, qui invitent à l'assassinat. Ces vers couraient
depuis plus de trois mois. Nul doute qu'on n'en eût régalé la
princesse, qu'on n'eût eu la charité de lui montrer ce poignard
suspendu sur la tête de son père. Au seul nom de Languet, elle fut
hors d'elle-même. Elle eût voulu qu'on le jetât par les fenêtres.

Le Régent, avec tout son esprit, eut l'attitude d'un sot. Brisé par sa
douleur, sa mauvaise conscience, il ne trouva pas la réponse qui était
si facile. La princesse avait avec elle son confesseur en titre, et
c'était un privilège du sang de France de ne pas dépendre de
l'ordinaire, d'avoir son prêtre, et (_même excommunié_), d'avoir par
lui communion. Les larmes aux yeux, bien bas, il dit au curé qu'il
fallait avoir compassion, qu'elle n'avait que le souffle, qu'un rien
pouvait la faire mourir.

C'était le bon moyen de rendre l'apôtre intraitable. Il criait,
tempêtait. Le Régent se mourait de peur qu'elle n'entendît. «Eh bien,
dit-il pour le faire taire, faisons venir notre archevêque. Il nous
mettra d'accord.» Moyen dilatoire très-mauvais. M. de Noailles, le
faible Janséniste qui avait détruit Port-Royal, craignait tellement
les molinistes que, pour se relever, se défendre, il demandait (lui
au fond doux et humain) que l'on continuât la persécution protestante.

Devant cet aboyeur Languet, il fut tout aussi pitoyable que le Régent.
Il eut peur, et cacha sa peur, sous un masque de sévérité courageuse,
trancha du saint Ambroise contre le prince débonnaire.

Il dit tout haut, dans cette chambre pleine de monde: «Monsieur le
curé, vous avez fort bien fait, et je vous défends d'agir autrement.»
Languet, grandi d'une coudée, vainqueur, s'établit à la porte, campa
là quatre jours et quatre nuits entières. Il fallait bien manger.
Mais, dans ses très-courtes absences, il laissait deux prêtres pour
factionnaires.

Cruelle aggravation aux tortures de la femme en couches. Si nerveuse
en ce dur moment, celle qui se sent épiée, écoutée, et d'oreilles
malveillantes, ne peut plus rien et risque de périr. C'est la scène de
Junon assise à la porte d'Alcmène, tenant ses deux mains jointes,
serrées, les doigts entrelacés pour _nouer_ sa rivale, la faire
crever. Il n'en fut pourtant pas ainsi. Les cris d'enfant qui
éclatèrent, dirent assez que la délivrance avait eu lieu. Plus de
danger. Languet leva sa faction.

Dans son épigramme maligne, Voltaire, cinq mois d'avance, baptisait
l'enfant _Étéocle_, et Lagrange-Chancel disait que, de Cynire et de
Mirrha devait naître le bel _Adonis_. Ce fut cependant une fille.

L'orgueilleuse souffrait horriblement d'un tel éclat. Et quoi de plus
cruel que d'accoucher sous les sifflets? Les rieurs furent
impitoyables. Voltaire, pensionné du Régent, mais alors amoureux de la
dévote maréchale de Villars, fit, fort étourdiment, pour plaire à ce
parti, une nouvelle épigramme sur la naissance incestueuse et sur les
peurs de l'accouchée (ce mot date la pièce d'avril 1719, et dément la
fausse date de 1716): «Enfin, votre esprit est guéri des craintes du
vulgaire,» etc.

Tout ce bruit lui rendait cruel le séjour de Paris. Accouchée le 3 ou
le 4, dès le 10, lundi de Pâques, elle se fit transporter à Meudon.



CHAPITRE X

GUERRE D'ESPAGNE--MORT DE LA DUCHESSE DE BERRY--DANGER DE LAW

Mai-Juillet 1719


La guerre commençait sans grand bruit (mars-avril). L'Espagne aurait
pu l'éviter. Car la France, à l'époque de la conspiration de
Cellamare, n'ayant pas encore le Pérou de Law, redoutait cette
dépense. Dubois avait de son mieux adouci, mutilé les pièces. La
France et l'Angleterre ne faisaient à Philippe V d'autres conditions
que de gouverner l'Espagne par l'Espagne elle-même, c'est-à-dire
d'éloigner les brouillons italiens qui, sans moyens, sans force,
étourdiment, compromettaient son trône, troublaient la paix du monde.
C'est exactement ce que demandaient les plus sérieux Espagnols. Il
était insensé, coupable, d'armer malgré elle l'Espagne, de la forcer
de combattre. Si elle avait encore un peu de vie, on devait bien la
lui garder.

Les prêtres et les femmes n'ont peur de rien, parce qu'ils risquent
moins que les autres. L'abbate, l'amazone, poussaient la guerre en
furieux. La rude leçon de Sicile n'avait rien fait. Ils refaisaient la
flotte; ports, chantiers, arsenaux, tout travaillait en hâte. Le plus
simple bon sens eût dû leur faire comprendre qu'on ne leur donnerait
pas le temps de finir tout cela. Ils provoquaient, défiaient la
guerre, mais au jour du combat ils n'auraient rien de prêt encore.
Isolés en Europe, ayant leurs meilleures troupes enfermées en Sicile,
ils acceptèrent la lutte contre les trois grandes puissances du monde,
l'Angleterre, la France, l'Empereur.

Alberoni avait beaucoup d'esprit, d'activité, certaine audace de
joueur. On a vu sur quelle carte il eût voulu jouer en 1717 et 1718,
acheter Charles XII et le lancer, rétablir le Prétendant. Cela n'eût
pas duré, mais l'effet eût été si grand que le Régent eût fort bien pu
tomber de la secousse, Philippe V devenir Régent. La reine le força
d'ajourner, de se tourner vers la Sicile, où l'on ne pouvait faire
rien de grand ni de décisif, et où la flotte se perdit.

En 1719, tout était empiré. Alberoni, la reine paraissent moins que
des fous,--des sots. Leur espoir est dans trois romans, et plus
absurdes l'un que l'autre. Ils imaginent:

1º Qu'une lointaine diversion de Ragotzi forcera l'Empereur à leur
lâcher leur armée de Sicile;

2º Qu'une petite flottille jacobite (et maintenant sans Charles XII
qui est tué) va paralyser l'Angleterre;

3º Que toute la France est pour eux. Si notre armée entre en Espagne,
tant mieux. Elle vient chercher Philippe V, n'arrive que pour le faire
Régent.

Avec cette folie, d'Arioste ou de Cervantès, ils manquent la vraie
réalité. Elle était en Bretagne. S'ils avaient envoyé là tout droit
leur petite flotte, décidé le soulèvement, Berwick n'eût pas passé les
Pyrénées. Ils eurent deux grands mois devant eux, janvier et février.
Les nobles de Bretagne, en mars, leur envoyèrent un M. Hervieux de
Mélac, pour les supplier d'arriver. Nulle réponse qu'à la fin de juin!
Et la réponse, c'est une obole, un tout petit envoi d'argent. Déjà
levés, armés et battant les forêts, ces gentilshommes regardent
toujours s'il vient des vaisseaux espagnols. Ils viennent ... en
novembre! et quand tout est fini.

Pour revenir en mars, une autre illusion de Madrid, c'était que le
Régent ne trouverait pas de généraux, Villars et Berwick faisant
profession d'être dévoués à Philippe V. C'était Berwick qui,
véritablement, l'avait fait roi. Comme bâtard de Jacques II, il était
frère du Prétendant. Avec tout cela, ce fut lui qui accepta le
commandement. Il valait bien mieux que Villars pour tenir une armée
dans ces circonstances douteuses. Ce grand Anglais, long, sec, qui
avait été terrible aux Cévennes, était fait pour donner du sérieux aux
nôtres, prendre au besoin nos petits Richelieu.

On se trouva au dépourvu. À peine 15,000 Espagnols contre les 40,000
de Berwick. La meilleure chance de Philippe V aurait été de se faire
prendre, de se présenter aux Français, comme duc d'Anjou, avec les
fleurs de lis. On eût été terriblement embarrassé. Mais ce n'était
pas le compte de la reine et d'Alberoni. On aurait demandé au roi de
chasser celui-ci. Il eût fallu aussi que la reine désarmât, rentrât à
son ménage et peut-être dans un couvent, que Clorinde ne fût plus que
la douce Herminie. Donc, ils ne lâchèrent pas Philippe V, ne le
quittèrent d'un pas. Alberoni eut même le soin de lui faire faire un
circuit, de l'égarer dans les montagnes, pour qu'il fût le plus tard
possible, trop tard, devant l'ennemi.

Tout semblait combiné pour refroidir les pauvres Espagnols. Des trois
divisions, le roi en avait une. Une suivait l'abbate italien, le nain
grotesque Alberoni. Une autre obéissait au vrai chef de l'armée, à la
voix grêle du général imberbe, petit page équivoque. Les Français
galamment laissaient passer ses modes, ses fantasques costumes qui
venaient de Paris, lui envoyaient de quoi parader contre nous.

On pouvait deviner les résultats. Philippe V n'apparut que pour voir
tomber l'une après l'autre ses meilleures places, Fontarabie,
Saint-Sébastien. Il avait cru gagner l'armée française. Et le
contraire eut lieu. Les Basques espagnols demandaient à se faire
Français. Cela acheva le pauvre roi. Il s'en alla, rentra désespéré à
Madrid, ne sortit plus de la petite chambre où le tenait sa femme. Il
rêva dès lors les moyens d'abdiquer, de ne penser plus qu'au salut.

Notre armée et la flotte anglaise, aux deux rivages, à l'Ouest et à
l'Est, brûlèrent les vaisseaux commencés, les chantiers, les arsenaux.
On en blâma fort le Régent, comme d'une lâche complaisance pour
l'Angleterre. Mais quoi! ces vaisseaux achevés, Alberoni s'en servait
contre nous, et les envoyait en Bretagne.

Cette guerre se passait, pour ainsi dire, incognito. Law seul
remplissait les esprits. La mort de la duchesse de Berry occupa à
peine un moment.

Mort cependant tragique, entourée de circonstances déplorables. Un
mois après ses couches, elle se retrouva enceinte, bientôt tomba
malade et n'en releva plus.

Madame, sa grand'mère, qui ne se mêlait de rien, et ne demandait rien,
pour l'affaire de Riom, demanda, agit, fut terrible. Elle eût voulu le
faire noyer. Elle dit au Régent qu'elle quittait la France, si cet
homme n'était arrêté. Comme il allait joindre son régiment (27 avril),
il fut saisi à Lyon et mis dans la dure prison de Pierre-en-Cize. Quel
coup pour l'orgueilleuse qu'on eût osé cela sur son capitaine des
gardes, sur l'homme qui lui appartenait! Elle employa le grand moyen,
et, quoique fort peu remise, elle fit venir le Régent à Meudon (1er
mai) pour un souper intime. Sans souci de sa vie, elle prolongea la
nuit sous les étoiles cette folle fête qui délivra Riom, mais la tua.

Elle eût voulu encore une chose impossible, insensée, faire revenir
Riom au nez de sa grand'mère, écraser celle-ci, solenniser ce bel
hymen. Le Régent, effrayé de la trouver si absurde et si violente,
n'osait plus aller à Meudon. Elle se fit porter à la Muette pour le
tourmenter de plus près. Il n'y venait guère davantage. Il alléguait
les embarras réels, très-graves, qu'il avait à Paris. Au moment où le
grand succès de Law relevait ses affaires, on voulait le lui
enlever. Un complot se formait pour faire sauter la Banque. C'était le
milieu de juillet. La malade, seule à la Muette, abandonnée du Régent
même, soit par douleur et désespoir, soit par un fol essai pour
ressaisir la vie, se lève, se fait un grand repas, et de choses
rafraîchissantes. Dans la soif qui la dévore, elle mange du melon en
buvant de la bière glacée (_ms. Buvat_). Cela l'achève. Elle tombe.

Deux médecins sont à son chevet. Chirac, celui de son père, s'obstine
à la purger, et l'empirique Garus lui administre son brûlant élixir.
Même incertitude pour l'âme. Chirac ne souffrait pas qu'on lui parlât
de sa fin. D'autres l'avertissaient. Elle prit vivement son parti, fit
ouvrir toutes les portes, reçut solennellement les sacrements, dans
une triste et sinistre ostentation de fermeté, parlant moins en
chrétienne qu'en reine à qui cela est dû.

On s'exagérait la douleur du duc d'Orléans qui était là à la Muette, à
ce point que presque personne n'osa y venir. Saint-Simon, qui y vint,
le trouva seul. Deuil mêlé de remords. Il avait été pour beaucoup dans
cette déplorable destinée. Un moment, il pleura à faire croire qu'il
étoufferait. Saint-Simon l'enleva avant qu'elle expirât (la nuit du 21
juillet). Il se chargea des funérailles, qui furent sans pompe et
simplement décentes. Madame de Saint-Simon eut la lugubre fonction
d'assister à l'ouverture du corps, où la pauvre princesse fut trouvée,
comme j'ai dit, enceinte et le cerveau fêlé.

On supposait le Régent écrasé. C'était peu le connaître. C'était un
homme fini, blasé, vide, épuisé de coeur, aussi bien que du reste. Il
n'avait pas d'ailleurs le droit de pleurer. La mère même de la morte,
Madame d'Orléans, les yeux rouges (mais au fond ravie), le supplia de
ne pas s'enfermer. Il fit ouvrir les portes, reçut tout le monde. Il
tint le Conseil, et donna à Law les Arrêts nécessaires pour faire face
à ses ennemis.

Duverney, Argenson, la compagnie des Fermiers généraux, ce qu'on
appelait l'Anti-Système, ne se contentaient pas d'attaquer le Système
avec ses propres armes en émettant aussi des actions. Ils s'étaient,
sans scrupule, associés à un monde singulier d'étrangers qu'on ne
voyait jamais, qui travaillait par agents et prête-noms. C'étaient des
Anglo-Hollandais, qui de leurs trous obscurs, sans bruit, faisaient
sur les monnaies de très-fortes opérations. Profitant des variations
violentes qu'elles subirent, ils guettaient les moments, raflaient,
exportaient à grand profit. Leurs maîtres, gros banquiers de Londres
et d'Amsterdam, qui allaient faire jouer leur compagnie du Sud
(superbe pompe à pomper dans les poches), les chargeaient de miner par
tous moyens notre Compagnie des Indes, en poussant à la baisse contre
Law, aidant Duverney.

Law n'en ignorait rien. Il avait les yeux très-ouverts, et, pour se
tenir en mesure d'abord contre les marchands d'or, il se fit donner
pour neuf ans la fabrication des monnaies (20 juillet). Le 21, le 22,
le 23, justement au moment du grand deuil du Régent où sans doute l'on
crut que le Conseil chômait, l'Anti-Système, aidé de ses Anglais,
tenta un coup hardi pour faire sauter la Banque et chavirer la
Bourse. Ils avaient juste à point gagné le premier des agents de Law,
l'oracle de la place, qui jusque-là avait poussé la hausse, et tout à
coup précipita la baisse.

Un mot du personnage, Vincent. C'était un homme fort douteux, moitié
agioteur, moitié accapareur de vivres. Il avait eu plus d'une fois de
petites affaires avec la justice, souvent arrêté, toujours relâché. On
ne pouvait pas s'en passer. Les plus mauvais papiers devenaient bons,
lorsqu'il les soutenait. Dès qu'il paraissait, chacun regardait s'il
était triste ou gai; on achetait, on vendait au froncement de son
sourcil.

Law, au début, avait été heureux de trouver un tel instrument. En mai,
par dix agents de change dont chacun avait dix courtiers, Vincent
souffla la hausse. Law employait aussi des hommes moins connus à qui
la Banque même prêtait de quoi jouer. L'un d'eux, André, gagna à ce
métier, en trois mois, trente millions. Cela déplut fort à Vincent,
qui d'ailleurs, comme accapareur et enchérisseur de denrées, était
gêné par les projets de Law. Il tourna, et le jour même où la cabale
vint d'ensemble à la Banque avec un torrent de billets enlever l'or,
Vincent donna à la Bourse le surprenant spectacle de sa désertion.
Vrai poignard pour égorger Law. Son Vincent, le vaillant Vincent, le
héros de la hausse, lâche pied au fort du combat; il est pâle, il a
peur; il crie le Sauve qui peut!

La farce était jouée, la panique opérée. On courait à la Banque;
chacun, et à l'heure même, exigeait d'être remboursé. Le 25, au matin,
Law tira une arme cachée qu'on n'avait pas prévue, et qui mit tout en
fuite. Il frappa ses ennemis d'une mesure trop ordinaire alors et dont
eux-mêmes récemment (sous d'Argenson) avaient donné l'exemple. Par
arrêt du Conseil, l'or tombe, le louis vaudra un franc de moins. Les
amateurs de monnaie forte, qui enlevaient l'or de la Banque, n'en
veulent plus, s'enfuient.

On croit que Law est fort. «Il a des reins. Soutenu tellement d'en
haut, qui l'empêche un matin de s'adjuger les Fermes, et dès lors de
fonder son Mississipi sur la France même?» On commence à gager pour
lui. On rougit d'avoir craint. L'élan revient; un poétique éclair a
passé sur la Bourse, l'amour et la foi du papier.

Le papier _monnaie immuable_ (qualifié ainsi par Arrêt), vainqueur du
vil métal, variable et capricieux. Qui se fierait à l'or? Altéré et
changeant à toute crise, haussé, baissé, sans caractère, sans
consistance ni tenue, il semble un piége à faire des dupes. C'est
l'objet du mépris, de la haine. Il est conspué. On vit, rue
Quincampoix, un créancier tirer l'épée contre le débiteur perfide qui
voulait le payer en or.



CHAPITRE XI

LA BOURSE--LES MISSISSIPIENS

Août-Septembre 1719


Nous avons faiblement marqué le péril qu'avait couru Law. Mais il
était accru par son triomphe même. Son danger financier devint un
danger politique. Les Anglais, furieux d'avoir manqué le coup de
Bourse, se découvrirent brutalement par leur ambassadeur, l'enragé
Stairs, menacèrent le Régent.

Reprenons la situation.

Dans la hausse rapide, impétueuse, qui se fit, Law fut emporté dans
les airs comme un ballon sans lest, ou l'homme qu'une trombe eût pris
en plaine, soulevé, pour l'asseoir à la pointe de la flèche de
Strasbourg.

Il avait stupéfié, plus que vaincu, ses ennemis. Ils n'étaient pas
moins là, campés autour de lui, pour le ruiner, le démolir. Armée
serrée, compacte. Avec les Duverney, les meneurs de la baisse,
marchaient toute la Maltôte, les Fermiers généraux, leurs cent mille
_gabeleux_, rats de cave, huissiers et recors. À ce corps régulier
ajoutez les troupes légères, les associés, intéressés, les
accapareurs, fournisseurs, leurs agents, employés, mangeurs, rongeurs
de toute espèce.

Law n'était pas myope. Il voyait, pour comble d'effroi, sous ses pieds
mêmes et sous sa base unique, je veux dire auprès du Régent, Stairs
qui montrait le poing, et son compère Dubois, qui minait et sapait.
Dubois avait eu du faible pour Law et pour sa caisse; mais ce grand
citoyen savait dominer ses faiblesses. Ministre et bientôt cardinal
par la grâce de l'Angleterre, il en avait, dit-on, de plus une petite
pension d'un million.

Le Régent, si Anglais, était-il sûr pour Law? Était-ce un homme
encore? À en croire ses maîtresses, c'était l'homme de neige au dégel.

Contre cet affreux dogue, Stairs et ses dents, Law ne se rassurait que
par un bouledogue qui valait l'autre pour la férocité. Il coûtait
gros. Si l'on ne l'eût gorgé de minute en minute, il eût mangé son
maître. M. le Duc (c'est de lui que je parle), même avant le succès de
Law, en mars déjà tire de lui un million pour un petit duché qu'il lui
fait acheter. En août, huit millions, par la Bourse.

Comme le chien d'enfer, il mangeait par trois gueules. Ce n'était
jamais fait. Après lui, arrivaient sa mère, sa grand'mère, son frère
Charolais. En les gorgeant, on ne faisait qu'irriter l'envie,
l'appétit des Contis.

Et ce qui était effrayant, c'est que, derrière les princes, arrivait
la file infinie de la _mendicité d'épée_, les grands seigneurs qui
daignaient protéger Law en tendant la main, les nobles et
quasi-nobles, un monde de pauvres menaçants. Plus, l'armée de ses
amoureuses, duchesses et comtesses et marquises, des femmes impudentes
et jolies, qui personnellement le sommaient, ne lui faisaient pas
grâce, exigeaient qu'on les achetât.

Voilà les deux abîmes que Law vit béants à ses pieds. À droite, le
précipice où la Maltôte et les Anglais voulaient le faire tomber. À
gauche, ce gouffre de noblesse, cette bourbe profonde, la prostitution
mendiante.

On a peint plus ou moins l'extérieur du Système, mais jamais le
dedans. On a été discret, prudent, respectueux. Du Hautchamp et les
autres (Barbier, Marais, Buvat) sont pleins d'omissions volontaires.
Le sage Forbonnais, compilateur tardif, donne les chiffres, et non les
personnes. Le violent Pâris Duverney, si impétueux contre Law, dans le
livre où il semble vouloir le tuer (après sa mort), a l'art de ne
point voir les maîtres et tyrans de Law, ceux qui surent s'en faire un
jouet. On croyait tout cela éteint et oublié, et l'on peut dire _en
cendres_. En effet, les registres, actes, pièces, tous les monuments
du Système avaient été brûlés en 1722.

On avait établi une bonne cage de fer, de dix pieds sur huit, dans la
cour de la Banque (aujourd'hui la Bibliothèque). Là tout passa aux
flammes. Nul procès désormais possible.--Mais celui de l'histoire,
serait-il impossible? non. Par une industrie patiente, en rapprochant
des faits qui jusqu'ici ne présentent aucun sens, nous espérons
refaire la Sodome pour la foudroyer.

Ce qui a bien servi pour obscurcir la vue, faire cligner les plus
clairvoyants, c'est la foule elle-même, l'amusement de ces tableaux
mouvants, le va-et-vient de la rue Quincampoix. Il en reste de bonnes
gravures (entre autres un beau volume hollandais, à la Bibliothèque de
la Ville de Paris). On voit là le flux et reflux de cette mer, les
confuses mêlées, les tournois de l'agiotage. Mais tout cela fort
trouble.

Je vais, dans cette foule, saisir quelques individus. Cela sera plus
clair. Leurs vies sont instructives. C'est le petit, c'est le menu.
Mais il n'y a rien de petit, pour qui cherche et qui veut comprendre.
On voit alors et on distingue (parfois plus qu'on ne veut). La vie du
temps s'y montre et devant et derrière, par le propre et par le
malpropre, par tous les rangs mêlés et tous les métiers confondus, des
balayeurs aux princes, des Holbak aux Condés. C'est ici l'_âge d'or_.
Plus de prince et plus de valet. La fraternité du ruisseau.

_Le balayeur._ Il y avait dans la boutique d'un changeur un bon gros
Allemand, qui s'appelait Holbak. Il faisait les fortes besognes,
remuait, portait des sacs, balayait le devant de la porte. On le
croyait trop bête pour friponner. Des banquiers le prirent pour
domestique. Puis, voulant un homme de paille et le plus ignorant qui
ne sût que signer et signât sans comprendre, ils lui achetèrent (ce
qui alors était fort peu de chose) une charge d'agent de change. Mais
voilà que l'argent lui éclaircit la vue. Il vit que tout le secret
était d'acheter à vil prix les titres du rentier désespéré, et de les
vendre à bénéfice. Il fit cela tout comme un autre, et mieux. Car il
réalisa à temps, et envoya tout en Allemagne.

_Le laquais._ Les Anglais, qui, sans paraître, sournoisement
travaillaient à la baisse, devaient vendre des actions par un agent à
eux. Il se trouva malade, mais il avait un domestique de confiance,
son laquais Languedoc. Il l'y envoie. Languedoc doit vendre au cours
du jour, 8,000 livres par action. Mais il voit qu'elles montent. En
homme intelligent, il attend, vend à dix mille livres, garde pour lui
la différence qui était de cinq cent mille francs. Huit jours après,
il avait dix millions et s'appelait M. de la Bastide. Six mois après
il était ruiné, reprenait du service, avec son nom de Languedoc.

_La brocanteuse._ Un jour entra chez Law une bonne femme de province,
une wallonne de la Meuse, une dame Chaumont. Elle implore sa justice
dans une affaire, et elle parle si bien d'affaire, que Law l'appuie.
C'était sur la frontière une brocanteuse de dentelles, qui au passage
des armées s'était intéressée avec deux fournisseurs et leur avait
fait des avances. Ces gaillards (un soldat gascon et un barbier de
régiment) avaient fort réussi dans les fourrages, et le barbier, se
disant noble, avait eu l'industrie d'obtenir une demoiselle de
Saint-Cyr, et la protection de Versailles. Depuis, les deux associés,
travaillant à Paris, ne songeaient plus à payer la Chaumont. Elle
vient. On ne veut la payer qu'en billets d'État, qui alors perdaient
60 pour 100. Cette femme courageuse accepta, sachant ou devinant le
nouveau miracle de Law, qui décupla la valeur des billets. Elle eut
en un mois six millions. Les deux fripons pleurèrent alors, et ils
voulaient lui disputer ses bénéfices. De là un procès solennel dont
Law amusa le Régent. Ils donnèrent raison à la femme, qui avait cru,
quand personne ne croyait encore. «Il lui fut fait selon sa foi.»

Cette Chaumont paraît avoir eu le don qu'on recherchait le plus alors,
quelque chose de rond, d'ouvert, de simple qui donnait confiance. Elle
était relativement honnête. Elle dut être le prête-nom des employés de
Law qui n'osaient jouer sans masque. Elle devint bientôt, comme on va
voir, un centre autorisé, et comme l'hôtesse et la nourrice, _la bonne
mère_ des agioteurs, tenant (sans doute aux frais de Law et de la
Banque) une table immense, prodigieuse, pour recevoir des milliers
d'hommes. Les joueurs de toute nation que Law voulait attirer à Paris
allaient manger chez la Chaumont. Sa cuisine de Gargantua, Bourse
gastronomique où l'on fricotait des affaires, rappelait par sa
monstrueuse grandeur les mangeries impériales, les distributions, les
repas où jadis les Césars firent asseoir le peuple romain.

_Les belles agioteuses._ L'écueil, il faut le dire, de ces triomphes
de Plutus, c'était le défaut national, la galanterie. Des dames
intrépides, pour brusquer la fortune, sans perdre le temps à jouer, se
saisissaient du joueur même. Éprises de celui qui gagnait, dans ces
moments d'ivresse où un coup de fortune trouble la tête, elles
échangeaient vivement l'amour contre le portefeuille.

La langue de la Bourse y aidait, et Law avait donné l'essor. Ses
actions, au féminin, avaient de jolis noms de femmes. Les anciennes,
nées de quelques mois, étaient nommées les _mères_, celles d'après les
_filles_, les récentes les _petites filles_. Pour avoir une _petite
fille_, il fallait présenter et des _filles_ et des _mères_, pas moins
de _quatre mères_. Or, cela se réalisait. Tel achetait des actions, et
se trouvait payé en _filles_; il avait une mère et plusieurs.

Plusieurs furent comiquement dupes. Un Rauly, par exemple, l'un des
meilleurs, bon, généreux, crédule, fut surpris par deux Hollandaises,
la mère et la fille, celle-ci un miracle de naïve ingénuité, de beauté
enfantine et tendre. Il eut un moment poétique, voulut fuir au désert,
je veux dire acheter quelque part hors de France, loin des procès
possibles, un nid voluptueux pour cacher son trésor. Il envoya les
dames devant, avec son intendant, qui devait mettre là un million à
couvert. Cet intendant était un homme sûr, honnête, mais, hélas! un
Français tout aussi galant que son maître. Le voilà amoureux, éperdu,
idiot. Bref, il ne voit plus goutte, se laisse enlever son million.
Les belles et le million étaient partis ensemble, si loin, qu'on n'a
jamais su où.

Tels furent les jeux de l'amour, du hasard, parfois tragiques,
atroces. Un Bordelais, le fils d'un conseiller au Parlement, poussé au
désespoir par une maîtresse exigeante qui l'avait mis à sec et voulait
le quitter, tua son père qu'il croyait un grand thésauriseur. Il ne
trouva rien et s'enfuit. Sous des noms supposés, il joua, et devint
trop riche pour être poursuivi. Mais tout le monde le connaissait. Sa
lugubre figure, sa démarche égarée, disaient assez qui il était.

_L'entremetteuse._ Madame de Tencin fit-elle, comme le veut Soulavie,
un livre sur l'orgie antique? Organisa-t-elle à Saint-Cloud (pour
relever le pauvre prince) des bacchanales assaisonnées de pénitences
obscènes? J'en doute. On a chargé la légende de cette sainte. Les
chansons de l'époque assurent, chose plus vraisemblable, que
l'ex-religieuse, avec sa grâce et sa finesse, son expérience (elle
n'était pas loin de 40 ans), avait le mérite spécial d'une infinie
complaisance en amour. Elle en savait beaucoup. On pensait qu'avec
elle il y avait toujours à apprendre. Dubois, d'Argenson, Bolingbroke,
vrais gourmets, aimaient ce fruit mûr. Elle tenait maison aux dépens
de Dubois, lui faisant croire que son salon, agréable aux Jésuites,
avancerait l'affaire du chapeau. Par lui, par d'Argenson, elle avait
des secrets de Bourse. Elle jouait les fonds que Bolingbroke avait la
simplicité de lui confier. Mais pour ne pas descendre à la rue
Quincampoix, elle avait un amant exprès, M. de la Fresnaye. Il était
sûr, exact à rapporter ses gains; elle lui faisait croire qu'elle
l'épouserait. En 1726, elle traita impartialement ces deux derniers. À
Bolingbroke elle nia le dépôt, et rit au nez de la Fresnaye. Celui-ci,
furieux, surtout d'avoir été si sot, se coupa la gorge chez elle et
inonda tout de son sang.

Il n'est pourtant pas sûr qu'elle aimât fort l'argent, ni le plaisir.
Elle ne fit pas fortune. Ce qu'elle aimait, c'était de s'entremettre,
d'intriguer, de corrompre. Par elle ou par sa soeur, qui avait les
mêmes dons, furent travaillées l'affaire d'Aïssé, plus tard celles
des trois fameuses soeurs avec le roi. Mais le maquerellage politique
ne lui plaisait pas moins. Elle et son frère avaient des arts
charmants pour amollir les gens et leur faire trahir leur principe.
Ils corrompirent Law, l'amenèrent à se faire catholique. Ils
corrompirent jusqu'aux Jésuites, leur firent laisser l'Espagne, le
Prétendant, pour accepter Dubois, l'homme de l'alliance anglaise.
Enfin, faut-il le dire? le croira-t-on? ils corrompirent Dubois!

Law n'aurait pu, sans l'aveu de Dubois, emporter sa victoire, entamer
sa grande oeuvre. Dubois, en convertissant Law par son ami Tencin,
pouvait se faire un honneur infini dans le monde catholique, un titre
solide au chapeau.

La grande difficulté, c'est que Dubois était Anglais de coeur, de
système, de position. Il fallait obtenir de lui une petite infidélité
à cette passion dominante, pour quelques mois du moins. Il donnait, il
est vrai, en ce moment au ministère anglais un très-solide gage en
détruisant la marine espagnole. Mais, quoi! si la Bourse de Londres,
malgré cela, se mettait à crier? si les spéculateurs (et le prince de
Galles en était) s'en prenaient à Dubois, la pension d'un million lui
serait-elle continuée? Grave, très-grave considération qui pouvait
rendre Dubois incorruptible. Cet esprit net et froid, qui se moquait
de tout, serait-il pris aux mirages de Bourse? Il y fallait, ce
semble, beaucoup d'art?... Ce fut tout le contraire. On alla droit au
but en employant tout franchement _la compagnie du Savoyard_.

Un des chefs de la compagnie était du pays des Tencin, du Dauphiné.

La plupart de ces gens d'affaires, d'argent, d'intrigues, venaient de
Lyon, Grenoble, Genève, des pays hauts et pauvres, étaient de rusés
montagnards. Le plus fameux, c'est Duverney.

Avez-vous vu un dessin de Watteau, merveilleusement fort, _le
Savoyard_? C'est un drôle, un rieur de gaieté singulière, gaieté
physique propre à ces fortes races qu'on croirait innocentes,--en
réalité, prêtes à tout.

Jeune et riant toujours, cet enfant des montagnes, aussi rude joueur
que porteur ou scieur de bois, ira haut, ira loin dans les affaires,
n'ayant ni hésitation, ni scrupule. Il rit en vous volant, rirait en
vous cassant les reins.

C'était la vraie figure pour faire fortune, et ce fut, je n'en fais
pas doute, celle de Chambéry, un Savoyard qui créa cette compagnie. Il
avait sa sellette au coin de la rue aux Ours, mais il monta, devint
frotteur, porteur de sacs, se frotta à l'argent. Il était honnête,
économe, à ce point qu'il avait amassé mille francs. Il lui fallait
pour associé un homme qui parlât bien, écrivît, fût grave et posé. Il
en trouva un plus que grave, un habit noir, étonnamment sérieux.
C'était ce Bordelais qui avait tué son père. Les associés
s'associèrent deux fripons, un Dauphinois qui prétendait avoir une
manufacture de savon, et un M. Bombarda, trésorier du trésor vide de
l'électeur de Bavière, usurier enrichi de la ruine de son maître. Je
passe toutes les autres vertus des quatre associés qui se chargèrent
de la grande entreprise, _corrompre la vertu de Dubois_.

Law, jadis, pour jouer, avait fait faire de gros louis, lourds, à
emplir la main. Cela ravissait les joueurs. Il pensa judicieusement
que, dans l'agiotage au vol qui se faisait, on trouverait charmant
d'avoir de gros billets, et il en fit de dix mille francs. Le bon
Savoyard Chambéry, simple et rond, tout droit en affaires, en mit pour
cinq millions en portefeuille, et, comme il eût porté un panier de
pêches ou de fraises, il alla jovialement porter à Dubois cette
primeur. Dubois se mit à rire. Il était besogneux pour son affaire de
Rome. Il savait les Romains sensibles aux friandises. Il fut tenté
pour eux. Il songeait bien aussi que le million anglais, après tout,
n'était qu'un million, et que le bonhomme, au contraire, en ce premier
payement, ouvrait à deux battants l'infini du Mississipi. Tout cela
l'amollit. Il sentit son coeur. Qui n'en a? Le plus farouche homme
d'État a son jour d'attendrissement. Il eut certain retour pour
Law,--qui sait? reconnut la Tencin?

_Le vampire._ Dubois ainsi permit et laissa faire. On obtint son
inaction. Mais pour que le _Système_ vainquît décidément et supprimât
l'_Anti-système_, il fallait davantage; il fallait acheter l'action
énergique et directe, la férocité de M. le Duc. Or, M. le Duc, fort
cher en 1718, fut énormément cher en 1719, ayant alors une maîtresse
terrible, madame de Prie, moins une femme qu'un gouffre sans fond.

Lui, il n'était qu'une bête de proie, un brutal chien de meute,
violent, mais aveugle et borné. Il pouvait happer des morceaux,
terres, pensions, etc., mais il n'aurait pas su, je crois, faire si
bien fonctionner la grande pompe de l'agiotage, qui le 18 septembre
lui donna huit millions, vingt en octobre, etc. C'est qu'il était
alors mené par un esprit (vampire? harpie?), un être fantastique,
insatiablement avide et cruellement impitoyable, qui, six années
durant, aspira notre sang.

Elle semblait née de la famine, des jeûnes que son père, le
fournisseur Pléneuf, fit aux armées, aux hôpitaux. Déjà grande, elle
eut pour éducation la ruine. Pléneuf, trop bien connu, se sauva à
Turin. Sa mère, belle et galante, vivota d'une cour d'amants, qui,
n'étant pas jaloux, la partageaient en frères. On parvint à marier la
fille à un homme qui prit pour dot l'ambassade de Turin, ambassade
nécessiteuse où elle eut les souffrances du pauvre honteux qui doit
représenter. Elle devint demi-italienne, grâce, finesse et
séduction,--au dedans vrai caillou, l'altération du torrent sec en
août, ou d'un vieil usurier de Gênes.

Elle croyait, en rentrant, profiter d'abord sur sa mère, lui prendre,
par droit de jeunesse, ses fructueux amants. Ils furent fidèles. La
mère, beauté bourgeoise et bien moins fine, avait je ne sais quoi
d'aimable qui retint. Cela aigrit la fille; elle ne lui pardonna pas
de rester belle et d'être aimée encore. Elle la cribla d'abord de
dards vénéneux, de vipère. Puis, comme elle n'en mourut pas, elle lui
joua le tour, dès qu'elle fut puissante, de faire revenir son mari.
Enfin, elle lui tua ses amants un à un, travailla à la faire périr à
coups d'aiguille.

L'avénement de madame de Prie chez M. le Duc, c'est celui de la
hausse. Jusque-là il avait pour maîtresse la Mancini (Nesle, née
Mazarin). Mais dans l'été, celle-ci l'emporta décidément. Elle
s'empara de lui juste au moment de la curée, la razzia d'août et de
septembre. Maîtresse alors et du duc et de tout, elle fait revenir son
père, Pléneuf, donne à ce vieux voleur la caisse de la guerre, le
profit de l'affaire d'Espagne (septembre-octobre, _ms. Buvat_).

Law craignait le vautour.--Il trouva l'araignée.--Mais qu'est-ce que
le vautour, la bête qui n'a que bec et griffes, comparé aux puissances
des affreuses araignées de mer, des suceurs formidables qui aspirent
en faisant le vide, qui tirent parti de tout, qui des os extraient la
moelle, et du craquant squelette savent encore se faire une proie?



CHAPITRE XII

LA CRISE DE LAW

Août-Septembre-Octobre 1719


Montesquieu parle quelque part d'une pièce de ce temps-là: _Ésope à la
cour_, et dit qu'en sortant de la voir, il se sentit la plus forte
résolution qu'il ait jamais eue d'être honnête homme. Cette pièce
avait fait aussi impression sur Law. Ruiné par le Système, il écrivait
en 1724: «On a mis sur la scène l'exemple du désintéressement dans le
personnage d'Ésope. Ses ennemis l'accusèrent d'avoir des trésors dans
un coffre qu'il visitait souvent. Ils n'y trouvèrent que l'habit qu'il
avait avant d'être ministre. Moi, je suis sorti nu; je n'ai pas sauvé
mon habit.»

Cela est beau, pourtant ne suffit pas. Sortir nu, ce n'est pas assez.
L'essentiel est de sortir net. Ésope retrouva mieux que l'habit:
l'_honneur_. Law a-t-il retrouvé le sien?

Ne devait-il pas expliquer les circonstances qui le rendirent
complice (désintéressé, il est vrai, mais complice, après tout) du
pillage honteux qui se fit? N'eût-il pas mieux valu avouer
franchement, ce qui lui donnerait devant l'avenir des circonstances
atténuantes, sa faiblesse de caractère, sa servitude domestique,
l'entraînement surtout de l'utopiste mené par un mirage à travers les
marais fangeux? «_Un petit mal pour un grand bien. Une heure de
brigandage, et demain le salut du monde._» Selon toute apparence, il
se paya de cette raison.

Il est mort sans parler, a abandonné sa mémoire. Il nous reste une
énigme. Pourquoi? Il n'eût pu se laver que par le déshonneur des
autres, et de ceux qui restaient puissants.

Il est mort à Venise, en 1729, triste solliciteur, tremblant
apologiste, qui justement s'adresse aux coupables, aux auteurs de sa
ruine. La faute en est à sa grande faiblesse, disons-le, à ses deux
amours. D'une part, cette fière Anglaise qu'il avait enlevée, ne veut
pas rester pauvre; elle le fait écrire, elle écrit elle-même au grand
voleur, M. le Duc, pour recouvrer le bien de ses enfants. Lui-même,
d'autre part, le pauvre homme est le même, joueur obstiné, chimérique,
amoureux de sa grande idée, et si follement amoureux qu'il s'imagine
que les voleurs, qui ont tant d'intérêt à le tenir loin, vont le
rappeler, l'essayer de nouveau, lui donner sa revanche!

Voilà ce que c'est que la France. Il n'était pas né fou, mais ici le
devint. Un certain vin nouveau cuvait. Le sage Catinat, Vauban,
Boisguilbert, le bon abbé de Saint-Pierre, chacun à sa manière rêvait,
quoi? la Révolution. Le meilleur ne se disait pas, et ne s'imprimait
pas, circulait sourdement.

Qui réaliserait? Qui se compromettrait dans les essais trop souvent
avortés? Un héros existait, l'homme d'exécution, et martyr au besoin,
l'intrépide et savant Renaut. Il s'était adressé au favori de la
fortune, ce brillant Law, qui par lui, ce semble, aspira l'âme de la
France. De là le mémoire du 13 juin sur l'égalité de l'impôt. De là
l'essai trop court où Renaut mourut à la peine. Mais Law lui fut
fidèle, et, dans son apogée, presque roi, ambitionna d'être successeur
de Renaut à l'Académie des sciences.

En Law fut, si je ne me trompe, bien moins l'invention que la
concentration des idées capitales du temps. Quelles sont ces idées?
J'y distingue ce que j'appellerai le _plan_ et l'_arrière-plan_, une
révolution financière, une révolution territoriale.

Le _plan_, c'était: 1º L'extinction de la Maltôte, la destruction de
l'épouvantable machine qui triturait la France. Peu, très-peu
d'employés. Quarante mille préposés de moins. Plus de pachas de la
finance, plus de Fermiers généraux, plus de Receveurs à gros profits,
qui faisaient des affaires avec l'argent des caisses. Trente petits
directeurs (à 6,000 francs) remplaçaient tout cela;

2º L'extinction de la dette, la libération de l'État. Law se
substituait aux créanciers en prêtant 1,500 millions à 3 pour 100,
remboursait le créancier en espèces ou en actions. On était sûr qu'il
préférerait ces actions en hausse, qui, revendues au bout d'un mois,
donnaient un bénéfice énorme.

Ce que j'appelle l'_arrière-plan_, c'était non-seulement l'égalité de
l'impôt territorial, mais une vente des terres du clergé. À peine
contrôleur général, il fit examiner au Conseil un projet pour _forcer
le clergé de vendre tout ce qu'il avait acquis depuis cent vingt ans_.
(Ms. Buvat, _Journal de la Régence_, janvier 1720, t. II, p. 133; et
dans la copie, t. III, p. 1134.)

Cette dernière proposition était tout un 89. Des quatre ou cinq
milliards de biens que le clergé avait en France, une moitié au moins
avait été acquise dans le XVIIe siècle. Cette masse de deux milliards
de biens, tout à coup mise en vente, donnait la terre à vil prix, la
rendait accessible. De plus, une bonne part des gains de bourse se
seraient tournés là. Beaucoup de fortunes récentes, ou moyennes, ou
petites, cherchant, un sûr placement, s'y seraient portées. La
révolution financière, qui semble si fâcheuse, tant qu'elle n'apparaît
que comme agiotage, aurait profité à la terre et fécondé
l'agriculture.

L'autre proposition, un impôt égal sur la terre, réparait aussi en
partie les maux de l'agiotage. Les grands propriétaires de terre, qui
furent (par prête-noms) les grands agioteurs, se trouvant soumis à
l'impôt, eussent restitué à l'État quelque chose de leurs monstrueux
bénéfices.

Résumons: 1º le _fisc simplifié_, devenu très-léger; 2º la _libération
de la France_, la dette renversée avec profit et pour l'État et pour
le créancier; 3º _Égalité de l'impôt_ territorial; 4º la moitié des
biens du clergé vendue en une fois, et la _terre mise à si bas prix_
que chacun pût en acheter.

Splendide construction de rêves et de nuages! Sur quoi (je vous prie)
porte-t-elle?

Sur la supposition que l'abolition de l'abus se fera par l'abus
suprême, que la révolution peut s'opérer par le pouvoir illimité,
indéfini, le vague absolutisme, le gouvernement personnel qui ne peut
pas se gouverner lui-même.

Law était fou évidemment. Le vertige de l'utopie, l'entraînement du
duel contre Duverney, la partie engagée, l'ivresse avaient brouillé sa
vue.

Il ne s'aperçut pas qu'il avait son Système, l'enfant chéri de la
pensée ... où?... dans la fosse aux bêtes, serpents, crabes,
araignées. Il le suivit, il entra là, pour être mangé, l'imbécile,
bien plus, honteusement souillé, sali, flétri.

Le 27 août, fort inopinément, par un simple arrêt du Conseil, la
révolution s'accomplit, la Compagnie des Indes prend les Fermes à ses
adversaires, et se charge de lever l'impôt. Toute rente sur l'État est
supprimée; la Compagnie remboursera la dette en émettant des actions
rentières à 3 pour 100 que recevront les créanciers de l'État.

L'Anti-Système périt; Duverney est vaincu. Le Système est vainqueur,
ce semble. La masse des rentiers voit brusquement fermés les bureaux
des payeurs, avec quelle inquiétude!

Il faudrait pour les rassurer que leur liquidation bien faite leur
donnât sans difficulté ce qu'on leur promet en échange, ces actions
qui désormais sont leur unique fonds, leur propriété légitime.
Qu'arrive-t-il? Les bureaux sont ouverts, les actions paraissent; le
premier venu en achète! et le rentier seul est exclu. On lui répond:
«Vous n'avez pas les pièces, vous reviendrez bonhomme; vous n'êtes pas
encore liquidé.»

La précipitation cruelle qu'on mit à tout cela ne servait Law en rien.
Tout au contraire, ses grandes vues de colonies, de commerce, dont il
était alors violemment préoccupé et qui devaient donner corps et
réalité au fantasmagorique échafaudage du Système, voulaient du temps.
Il était évident que, sans le temps, il périssait. On voit, par le
_Journal de la Régence_ et autres documents, que si la foule était à
la rue Quincampoix, Law était d'âme et de corps, de toute son
activité, à l'affaire du Nouveau Monde. Tout occupé de trouver des
colons, il n'avait rien à gagner à ce crime de bourse, que la ruine
infaillible et prochaine du Système. Il était trop certain que la
folle poussée de hausse, la ruine des rentiers, n'aboutirait qu'à
enrichir les gros voleurs, qu'une chute suivrait, épouvantable, qui
emporterait Law, ses idées, sa fortune, sa personne et sa vie
peut-être.

Ni Law ni le Régent n'avaient rien à gagner à cela, qu'une immense
malédiction, la ruine du présent et la honte dans tout l'avenir.

Les plaisirs personnels du Régent étaient peu coûteux; on l'a vu. Fini
à peu près pour les femmes, il ne l'était pas pour le vin. L'ivresse
de chaque soir, non-seulement le menait à l'apoplexie, mais le tenait
la matinée dans un état demi-apoplectique, obscurcissait sa vue,
affaiblissait sa faible volonté. Ses facultés baissaient. Un signe de
cet affaissement, c'est la facilité qu'eut Dubois, aux dernières
années, de l'occuper de plats intérêts de famille, de mariages,
d'archevêchés pour ses bâtards, etc. Chose étrange et qui touche à
l'idiotisme: son fils (un petit sot), il le nomma _colonel général de
l'infanterie française_! La charge, dont Turenne et Condé ne furent
pas jugés dignes, charge abolie, comme trop haute, depuis l'amiral
Coligny!

Donc, représentons-nous dans son Palais-Royal, cette figure qui fut le
Régent, ce distrait, ce myope, alourdi, ahuri et ne sachant à qui
entendre dans la foule exigeante, fort insolemment familière, de ces
demandeurs acharnés.--Quelle résistance? aucune;--une mollesse
incroyable, une aveugle, une lâche générosité pour être quitte et se
débarrasser en donnant tout à tous.

Et tranchons par le mot brutal, mais vrai, de Saint-Simon: «La
filasse? non pas ... le fumier.»

Triste soutien dans la violente crise et les périls de Law. En 1718,
on parlait de le pendre. En 1719, on parlait de l'assassiner.

Les Anglais le menaçaient fort. Pendant plusieurs années, fort à leur
aise ils avaient spéculé sur les variations de nos monnaies; ils
exportaient les monnaies fortes. Ils ne pardonnèrent pas à Law les
mesures qui frappèrent ce trafic en juillet. Nos projets
d'établissement au Nouveau Monde leur plaisaient peu. Leur Compagnie
du Sud regardait de travers notre Compagnie des Indes. Elle y voyait
le grand obstacle à la hausse de ses actions.

Stairs, leur ambassadeur, n'était qu'un Écossais, mais d'autant plus
porté à dépasser les Anglais mêmes par son zèle furieux. Il était né
sinistre, et il avait eu une terrible enfance. Il eut le malheur en
jouant de tuer son frère. On prétendait (à tort?) qu'au passage du
Prétendant (1716), il avait aposté un Douglas pour l'assassiner. Il
avait la figure d'un coquin à tout faire, et ce qui le rendait plus
dangereux encore, c'est qu'il l'eût fait en conscience. C'était un
coquin patriote.

Il prit occasion des demandes d'argent que le Prétendant avait fait à
Law (le 5 août), et du secours que celui-ci lui fit passer. Il jeta
feu et flamme, cria que l'alliance était rompue, que Law armait
l'ennemi de l'Angleterre. De septembre en décembre, il le poussa de
ses menaces. Rien ne dut agir plus sur Law et sur sa femme pour leur
faire accepter, désirer à tout prix la protection du duc de Bourbon et
de sa bande. C'était bien peu que le Régent.

Protection forcée d'ailleurs et imposée, comme celle des brigands
d'Italie, qui ne permettraient pas au voyageur de marchander leur
passe-port. Les Condé avaient toujours été de ces redoutables
mendiants à qui il faut bien prendre garde. Forts de la gloire
militaire de Rocroi, de Fribourg, mais non moins forts des souvenirs
du grand massacre de Paris, ils demandaient et exigeaient. Leurs
sinistres portraits d'éperviers, de vautours, de dogues, ont tous un
air d'âpreté famélique. La vie humaine était légère pour eux. On le
savait par le père de M. le Duc, ce nain terrible qui, sans cause, par
jeu, empoisonna Santeuil. On ne le sut pas moins par son frère
Charolais. On l'aurait su peut-être mieux par M. le Duc lui-même, s'il
eût trouvé le moindre obstacle. Il n'avait fait nul crime encore, et
chacun avait peur de lui. Dans ce temps d'indécision, lui seul ne
flottait pas. Dur et borné (bouché, dit Saint-Simon), n'ayant ni
scrupule, ni ménagement, ni convenance, il allait devant lui. On le
vit au coup d'État d'août 1718, où il dit nettement qu'il serait
contre le Régent si on ne lui donnait la dépouille du duc du Maine. On
le vit en décembre, quand il empoigna sa tante et la garda chez lui;
de quoi elle eut si peur qu'à tout prix, en s'humiliant, elle se jeta
dans les bonnes mains du Régent, et fut si aise alors qu'elle lui
sauta au cou de joie.--On craignait d'autant plus ce borgne à l'oeil
sanglant, qu'avec les apoplexies du Régent, la vessie de Dubois, il
était trop visible qu'il allait avoir le royaume.

Les Condé, en 1600, avaient douze mille livres de rente, dix-huit cent
mille en 1700. Ajoutez les grosses pensions stipulées en 1718.
Profonde pauvreté. Mais, comme elle augmenta en 1719, lorsque M. le
Duc, en madame de Prie, épousa la famine, l'impitoyable abîme qui,
pour son coup d'essai, avale en un mois vingt millions (_Ms. Buvat_,
1083).

Que fût-il arrivé si Law, tellement menacé des Anglais, se fût mis en
travers du prince agioteur, s'il eût bravé le borgne et sa vipère? Je
le laisse à penser. Certes, des hommes plus vaillants que lui auraient
fort bien pu avoir peur, se sauver. Il resta pour son déshonneur. Sa
femme et sa fortune, ses rêves utopiques le firent rester sous le
couteau.

Voilà le spectacle de honte.

Les malheureux rentiers, refoulés de la Banque, qui exigent leurs
reçus, sont en foule au Trésor pour avoir ces reçus. Ils y font la
queue jour et nuit. Ils couchent, mangent dans la rue, pour ne pas
perdre leur tour. Enfin celui qui l'a, à la longue, ce bienheureux
reçu, aura-t-il l'action en échange? Il se précipite à la Banque, même
foule. Il se trouve à la queue immense qui suit toute la rue de
Richelieu, et des derniers peut-être. Le public non rentier a eu,
certes, le temps de passer devant lui, n'ayant à remplir aucune
formalité préalable.

C'est l'odieuse vue qui nous frappe, ce qui se passe en pleine rue.
Mais si l'on voyait les coulisses; si l'on voyait, la nuit ou le
matin, ce misérable serf, Law, chapeau bas, donnant, offrant à ses
tyrans, les actions qui sont le pain et la vie du rentier, si l'on
voyait la meute des vampires et harpies titrées, que ne peuvent
éconduire les besoins les plus indécents;--si l'on voyait à l'aube,
aux bougies pâlissantes des soupers du Régent, ses malpropres Circés
sur lesquelles il roule ivre, le fouiller, le dévaliser,--cet ignoble
pillage ferait bondir le coeur, on serait obligé de détourner la vue.

Le 22 septembre, pourtant, Law eut horreur de ce qui se passait. Il
fit décider par la _Compagnie_ (et contre l'arrêt du Conseil) qu'on ne
donnerait plus d'actions pour or ni pour billets, mais uniquement en
échange des récépissés des rentiers; autrement dit que les actions
rentières, selon son plan, son but, seraient réservées aux créanciers
de l'État.

Insistons sur ceci, Forbonnais l'a bien dit: «Il fut arrêté _à la
Compagnie_» (non au Conseil). L'excellent historien du Système, M.
Levasseur, a vérifié aux Archives qu'il n'y eut nul arrêt du Conseil.
Donc, la Compagnie seule a l'honneur de cette mesure.

Elle n'aurait jamais hasardé un tel acte contre les Arrêts du Conseil
sans l'aveu du premier des actionnaires, de son président, le Régent.
Ce prince, qui libéralement comblait d'actions les membres du Conseil,
M. le Duc, le prince de Conti, etc., ne croyait pas leur nuire en
fermant le bureau à la foule des agioteurs. Mais ce qu'il leur donnait
de la main à la main n'était rien en comparaison des profits qu'ils
faisaient par leurs prête-noms dans les hausses et les baisses, les
secousses violentes, habilement calculées, de l'agiotage. Ainsi, les
17 et 18, en pleine hausse, par une manoeuvre inattendue et
meurtrière, on organisa pour deux jours une baisse subite; l'action
qui était à 1,100 livres, tomba à 900. Même coup de bourse au 14
décembre. À chaque fois, de cruels naufrages, des désespoirs et des
suicides (_Ms. Buvat_). Voilà le profitable jeu qu'il fallait
continuer.

Ajoutons que si les princes, se contentant de voler seuls, avaient
exclu les autres, rejeté dans la rue la longue file des agioteurs, ils
se seraient trop démasqués; leur épouvantable fortune eût été trop au
jour. Il leur était plus sûr de ne pas gagner seuls, d'avoir derrière
eux pour réserve l'armée de la Bourse, d'être appuyés du monde des
banquiers, courtiers et joueurs.

Leur chef, M. le Duc, pesait sur le Conseil. Un arrêt du Conseil, le
25 septembre, rouvre la vente des actions, interrompue trois jours.
Ces actions (le bien des rentiers), on peut les vendre à tout venant
pour _des billets de banque_. Dans ce cas, les acheteurs payeront un
droit de dix pour cent, que le rentier ne payerait pas; avec les
bénéfices énormes qu'ils faisaient, cela ne les arrêtait guère.

Donc la vertu de Law avait duré trois jours. Le rentier, désormais
sacrifié à l'agioteur, fut refoulé dans le désespoir; tous passaient
avant lui. Le Trésor lui faisait sa liquidation lentement; lentement
on lui délivrait le reçu nécessaire. Quand il avait passé deux nuits,
trois nuits à camper dans la rue, il était prêt à jeter tout. Les
besoins aussi se faisaient sentir, et beaucoup ne pouvaient attendre.
Là surviennent à point des gens compatissants pour le conseiller ou
l'aider. Que ne vend-il ses titres? Il se rend et vend à vil prix.

C'en est fait. Et l'avenir même dès lors lui est fermé. On aura beau
émettre de nouvelles actions en faveur des rentiers, il n'est plus le
rentier. On arrive en son lieu avec les titres qu'il a donnés pour
rien. Les grands voleurs, princes, ducs et banquiers, se présentent
hardiment comme créanciers de l'État. Va donc, va à la Seine! ou
mourir sur la paille!

Successeur du rentier, bien armé d'actions, fort d'un gros
portefeuille, le joueur peut se lancer à la Bourse. Les rois de la
coulisse qui font les Arrêts du Conseil, qui dominent la Compagnie,
qui, par les nouvelles d'Espagne ou de Londres, machinent tous les
jours les variations de demain, enfin qui font le cours, et jouent les
yeux ouverts,--ces gens d'en haut doivent bien rire des prétendus
hasards de la rue Quincampoix. Au fond, c'est l'amusement barbare du
XIVe siècle, la farce des tournois d'aveugles dont on régalait
Charles VI ou Philippe le Bon. On riait à mourir de voir ces vaillants
imbéciles, fiers de leurs longs gourdins, n'y voyant goutte, d'autant
plus furieux, se cherchant à tâtons, parfois frappant dans le vide, ou
assommant la terre, parfois s'assénant d'affreux coups et se tuant à
coups de bâton.

Les habiles de toutes provinces et de tout pays de l'Europe, sans
compter nos Gascons, Dauphinois, Savoyards, avaient pris poste de
bonne heure, avaient loué toutes les boutiques pour y tenir bureau. Le
long de l'étroite rue (telle aujourd'hui qu'elle fut) se heurtait, se
poussait par le ruisseau la foule des acheteurs, vendeurs, troqueurs,
spéculateurs, dupes et fripons. Point de seigneurs, mais force
gentilshommes, force robins, des moines, jusqu'à des docteurs de
Sorbonne. Nulle pudeur, la fureur à nu; injures, larmes, blasphèmes,
rires violents. Ajoutez les imbroglios. Tel abbé, pour billets de
banque donne des billets d'enterrement. Telles dames se jouent
elles-mêmes, actions incarnées, et payent en _mères_ et _filles_.
Quand la cloche du soir ferme la rue, cette effrénée babel s'engouffre
bouillonnante aux cafés, aux traiteurs des ruelles voisines, aux
joyeuses maisons où les espiègles demoiselles soulagent le gagnant de
son portefeuille.

Sauf le joueur volé ou le blême rentier, Paris était fort gai. Trente
mille étrangers qui étaient venus jouer, dépensaient, achetaient et ne
marchandaient guère. Les spectacles ne manquaient pas. On épurait
Paris en faveur du Mississipi. Les galants cavaliers de la
maréchaussée enlevaient poliment les demoiselles, «de moyenne vertu,»
qui devaient peupler l'Amérique. Des vagabonds, en nombre égal,
ramassés dans les rues ou tirés de Bicêtre, devaient partir en même
temps. Tout cela exécuté avec une violence, une précipitation légère,
des facéties cruelles.

Le Régent n'aimait pas les larmes, et ces scènes de désespoir eussent
fait tort au mouvement des affaires. Il voulut que ces demoiselles,
ces pauvres diables s'amusassent avant de quitter Paris. Elles furent
mariées sommairement. À Saint-Martin des Champs, on mit les
malheureuses en face de la bande des hommes. Parmi ces inconnus,
mendiants ou voleurs, elles durent choisir en deux minutes, sous
l'oeil paternel de la police, se marier en deux temps, comme on fait
l'exercice. Puis soûlés et lâchés dans la vaste abbaye. Dans cet état,
les pauvres immolées, avec des rubans jaunes pour couronne de mariage,
furent promenées, montrées, pour qu'on vît combien les partants
étaient gais. Barbare exhibition. Elles riaient, pleuraient, parmi les
quolibets, chantaient pouille au passant, la mort au coeur, sentant ce
qui les attendait.

Temps joyeux. Les morts mêmes n'étaient pas dispensés d'être de la
partie. Au 20 septembre, lorsque après une baisse de deux jours reprit
la hausse, trois joueurs la fêtèrent toute la nuit à se soûler. Il n'y
avait pas moins qu'un parent du Régent, le jeune Horn (Aremberg). Le
matin, plus qu'ivres, un peu fous, passant au cloître de Saint-Germain
l'Auxerrois, ils voient un corps exposé sous la garde d'un prêtre que
le clergé va venir relever. Ils demandent quel est l'imbécile qui se
laisse mourir à la hausse.--«Le procureur Nigon.»--«Attends, attends,
Nigon! Nous allons te tirer de là. Laisse ton corbeau, ta prison, et
viens boire avec nous.» Chandeliers, bénitier, bière, cadavre, tout
est jeté sur le pavé. Le clergé arrivait. Le mort est porté dans
l'église. On commence le _De profundis_. Mais au seuil de l'église,
Horn chante un Arrêt du Conseil. On va chercher la garde. Elle n'ose
venir. Le lieutenant de police veut un ordre du Palais-Royal. On y
court.

La chose racontée au Régent lui parut trop plaisante. Il rit. Nos
trois fous en furent quittes pour boire huit jours à la Bastille.

Le Régent, ivre chaque soir, ne veut pas l'être seul. Il supprime la
taxe du vin.

Law se fait adorer. Il rembourse, bon gré, mal gré, chasse les
inspecteurs du pain, du porc, de la marée, du bois et du charbon,
etc., qui levaient de gros droits.

Vrai Parisien, l'auteur du précieux _Journal de la Régence_ s'arrête
ici, s'épanouit. Paris nage dans l'abondance des vivres, fait fête au
cochon, au poisson.

C'est alors que je vois un des agents de Law, la Chaumont, la grande
hôtesse de la Bourse, recevoir chez elle, près de Paris, tout le
peuple des agioteurs. Prodigieux festins qui ne purent guère se faire
que sous le ciel.

«Pour un seul jour, un boeuf, deux veaux et six moutons.» (Ms. Buvat.)

Où est Law pendant ce temps-là? En suivant ses démarches dans le
_Journal de la Régence_, on le trouve partout où il est inutile. Il
va, vient, il s'agite. Est-il devenu fou? Est-il un mannequin qu'on
drape à la royale pour s'en servir et s'en moquer? Il semble qu'il
détourne les yeux de la scène de honte, d'effronté filoutage.

Il ne voit pas la Banque. Distrait et ridicule, il semble l'Arlequin
de ce grand carnaval.

Où est-il aux jours décisifs où le Système proclamé va s'appliquer,
sera une réalité, ou une infâme illusion?

Il s'en va au Jardin des Plantes, à la Salpêtrière, et dit aux
directeurs de ce grand hôpital: «Je vous donne un million. Cédez pour
le Mississipi quelques centaines de vos filles; je me charge de les
doter.» (Septembre.)

Chose grotesque. Les tout-puissants voleurs, princes, ducs, etc.,
l'obligent, de minute en minute, d'acheter des fiefs, des terres
titrées, ridicules, inutiles à un homme de sa sorte, et cela à des
prix insensés.

Les millions lui coulent comme l'eau. Il est duc en Mercoeur, il est
duc en Mississipi, etc.

Et en même temps, il fait ici le prévôt des marchands, le lieutenant
de police. Il a l'esprit aux vivres de Paris, ne songe à autre chose.

Son coeur est à la viande, il ne dort pas de ce qu'elle est trop
chère. Il convoque chez lui les bouchers, et les gronde. «La viande à
4 sous! dit-il, cela ne sera plus. Je me chargerai, moi, de la vendre
à un autre prix!»

Voilà un homme étrange. Si on le pousse un peu, il va se faire
boucher. Cela manque à ses titres. Que lui sert d'être partout en
France comte, duc et que sais-je? un vrai marquis de Carabas? Pour
honorer la Bourse, la réhabiliter et lui gagner le peuple, il faut
qu'il soit roi de la halle.

Roi de tout, roi de rien, de vide et de risée.



CHAPITRE XIII

LAW VEUT S'ENFUIR. ON LE FAIT CONTRÔLEUR GÉNÉRAL

Novembre-Décembre 1719.


Quel était l'intérieur de Law? Si on le savait mieux, bien des choses
obscures s'éclairciraient. Ce qu'on en sait, c'est que cet homme,
jeune encore, tellement en vue et observé, fut en vain obsédé,
poursuivi d'une foule de femmes, vives et jolies, terribles. Il ne vit
rien. La belle réputation de galanterie qu'il avait apportée, disparut
tout à fait. On maudissait ce farouche Hippolyte, qui semblait tout
entier à la grande chasse des affaires.

En réalité, le roman, la tragédie d'amour, cette beauté étrange qu'il
avait enlevée, pesaient sur son foyer. Le temps n'y faisait rien. Elle
le gouvernait comme un amant, comme un complice. J'ai dit combien elle
tenait à la fortune. Elle avait sujet d'être satisfaite. Dans sa
position équivoque (non mariée?) elle voyait les princesses et
duchesses, bien plus, les vertueuses, lui faire une humble cour. Son
fils dansa avec le roi. Le nonce raffolait de sa fille, la caressait,
jouait à la poupée.

Madame Law était dans l'empyrée. De si haut, elle apercevait à peine
encore la terre, prenait en pitié les mortels, mais son mari surtout.
Le brillant duelliste alors ne se ressemble guère. Aujourd'hui il est
effaré. Au fort de son succès (novembre), il pose, inquiet et léger,
comme un lièvre au sillon, qui flaire, écoute aux quatre vents. À peu
ne tient qu'il ne s'envole.

Instinct miraculeux. Il entend la pensée, tout ce qu'on ne dit pas
encore. Sous la terre, rien ne bouge, tout va bouger. Les rats ne sont
jamais surpris sous le sol qui doit enfoncer. Vous verrez, en
décembre, ces intelligents animaux, prudents _réaliseurs_, laisser
tout doucement le Système, déserter le papier, chercher les solides
maisons, les bons biens patrimoniaux.

D'autre part, Law attend un terrible assaut des Anglais. Leur guerre
(dès qu'ils n'ont plus besoin de nous contre l'Espagne) va tourner
contre le Système. Or le Système, qu'est-ce? un homme, on le sait, un
homme mortel. Son attrait, trop puissant, intéresse à sa mort. Adoré
comme César, il peut finir comme lui. Qu'il eût été béni de la banque
étrangère, le hardi patriote qui se serait fait son Brutus! La baisse
effroyable et subite qui eût eu lieu, l'énorme pression qu'auraient
exercée des milliards de papier arrivant d'un seul coup au
remboursement, aurait produit bien plus qu'une banqueroute. Cette
Compagnie, qui maintenant levait l'impôt, était l'Administration
même, elle eût emporté dans sa ruine le gouvernement, tout ordre
public.

L'Angleterre serait restée seule, et, seule, eût fait la paix. Il lui
était extrêmement avantageux et agréable, après avoir fait la guerre
par la France, de briser celle-ci. Elle avait promis, avec la garantie
du Régent, que si l'Espagne subissait la quadruple alliance, elle lui
rendrait Gibraltar. Un tel coup frappé sur la France dispensait
l'Angleterre de se souvenir de sa promesse.

Voilà ce qui pouvait tenter un violent patriote comme Stairs. Voilà ce
qui très-justement effrayait Law. Il le voyait armé, entouré de gens
dévoués. Il le voyait réunir à sa table jusqu'à cinquante chevaliers
de l'ordre anglais de Saint-André. Il eut un instant l'idée de partir,
de s'en aller à Rome. Nous le savons par Lemontey, si instruit et qui
eut en main des documents aujourd'hui dispersés ou peu accessibles.
Rien de plus vraisemblable. Je crois fort aisément qu'il voulait fuir
non-seulement Stairs et ses ennemis, mais surtout ses amis, ses
violents protecteurs, la grande armée des joueurs à la hausse qui le
précipitait. Il sentait dans le dos la pression épouvantable, aveugle,
d'une foule énorme, d'une longue colonne qui poussait furieusement.
Les historiens économistes expliquent tout par son entraînement
systématique, l'exagération de ses théories. Mais comment ne pas voir
aussi cette poussée terrible qui le force d'aller en avant? Que
trouvera-t-il au bout? un mur? un poignard? un abîme? Sans voir
encore, il sent que cela ne peut bien finir. Donc, à gauche, à
droite, il regarde s'il ne peut se jeter de côté. Laisser tout,
grandeur et fortune, sacrifier son bien, reprendre, libre et pauvre,
son métier de joueur à Rome ou à Venise, c'était sa meilleure chance,
le plus beau coup qu'il eût joué jamais.

Il aurait fallu pour cela partir seul un matin, n'en donner le moindre
soupçon à sa famille même, à sa femme. Elle était la plus forte chaîne
qui le rivât ici. Hautaine, ambitieuse, comme elle était, comment
dût-elle le traiter, s'il osa parler de départ! Quoi! tout abandonner,
se faire d'impératrice mendiante! avoir quitté honneur, devoir,
patrie, puis maintenant quitter la France même, qui était dans leurs
mains une si prodigieuse fortune, pour aller vivre de hasard dans
quelque grenier de Venise!...

Law, toujours jeune d'esprit, pensait bien et pensa toujours que
quelque souverain, le czar ou l'empereur, serait trop heureux de
l'employer. Mais c'est là que madame Law avait beau jeu pour lui faire
honte, s'il rêvait ces châteaux de cartes en désertant ici l'édifice
admirable qu'il avait déjà élevé. Il est certain, et il faut l'avouer,
qu'il avait obtenu de grands résultats, et allait en obtenir d'autres.
Son beau projet d'égalité d'impôt, même après la mort de Renaut,
n'était nullement abandonné. Celui d'obliger le clergé à vendre une
partie de ses biens ne pouvait que plaire au Régent. Sa Compagnie des
Indes montrait une activité inouïe. En mars 1719 elle n'avait que 16
vaisseaux, et elle en eut 30 en décembre; elle en acheta 12 en mars
1720. En juin, son bilan révéla qu'elle possédait ou avait en
construction (vrai prodige!) trois cents navires. Elle fondait, à la
fois, ici le port de Lorient, là-bas la Nouvelle-Orléans. Quelle
gloire pour le Système! et comment laisser tout cela! Law, quoi qu'il
arrivât, pouvait se consoler, se donner l'épitaphe de ce roi d'Orient:
«Qu'importe de mourir!... En un jour j'ai bâti deux villes.»

Mais le plus beau, dont on parlait le moins, et ce qui plus que tout
le reste devait le retenir ici, c'était la France transformée,
transfigurée, en quelque sorte. Il avait, à partir d'octobre, réalisé
d'un coup les vues de Boisguilbert, devancé Turgot, Necker. Les
vieilles barrières des douanes intérieures entre les provinces
tombèrent par enchantement, les cent tyrannies ridicules qui tenaient
le royaume à l'état de démembrement permanent. La libre circulation du
blé, des denrées commença. On ne vit plus le grain pourrir captif dans
telle province, tandis qu'il y avait famine dans la province d'à côté.
Les hommes aussi librement circulèrent. Le travailleur put travailler
partout, sans se soucier des entraves municipales. Un _maître_
menuisier de Paris fut _maître_ aussi, s'il le voulait, à Lyon. Ainsi
le pauvre corps de la France étouffée eut pour la première fois les
deux choses sans lesquelles il n'y a point de vie: _circulation_,
_respiration_. On le vit sur-le-champ. Il fallut ouvrir de tous côtés
des routes immenses. Admirable spectacle! Comment l'auteur de tout
cela eût-il pu les quitter, fuir sa création commencée, par faiblesse
et lâcheté! C'eût été le dernier des hommes, le plus méprisé des siens
même. Sa femme, j'en réponds, l'accabla.

Et non moins accablé fut-il d'offres et de caresses, de prières, au
Palais-Royal. Au premier mot de retraite qu'il hasarda, le prince
tomba à la renverse d'étonnement, d'effroi. Quel cataclysme eût fait
ce foudroyant départ! On lui dit que non-seulement il resterait, mais
qu'il aurait la place de Colbert, serait contrôleur général, qu'on
ferait tout ce qu'il voudrait. Pour Stairs et ses menaces, on rit.
Quoi de plus simple que de le faire gronder par Stanhope, même
destituer, remplacer? De Londres on en eut l'espérance.

Les finances, c'était le premier ministère, en ce moment la royauté.
Seulement, pour que le nouveau roi entrât en possession, il fallait
une petite chose; il fallait que, comme Henri IV, il crût que la
France «valait bien une messe, qu'il fît le saut périlleux.» Cela ne
pesait guère, selon le Régent et Dubois. Et cela pesa peu pour Law,
fort peu Anglais, et bien plus Italien, qui n'aimait que Venise et
Rome, qui avait pour amis le Président, le Nonce, pour courtisan,
convertisseur, Tencin. Madame Law aussi était sensible aux avances de
ces prêtres, à leur facilité pour régulariser sa position.

Tencin n'eut pas grand mal. Law alla avec lui promener à Melun, et fut
sur-le-champ converti. De retour, le jour même, il communia lestement
à Saint-Roch, le soir donna un bal. L'apôtre en eut deux cent mille
francs, et, ce qui valut mieux, fut chargé par Dubois de faire valoir
à Rome le service si grand qu'il venait de rendre à l'Église.

En même temps, par tous les moyens, dons, pensions, achats, etc., Law
s'assure des protecteurs. C'est comme une sorte de ligue, de
confédération, qui se fait entre les seigneurs pour lui, pour le
Système. Le grand distributeur est le Régent, _la machine à donner_,
«le grand robinet des finances,» ouvert, et qui laisse aller tout. Le
Palais-Royal en attrape (la Fare, la Parabère), mais autant, mais bien
plus les ennemis du Régent (la Feuillade un million, Dangeau un
demi-million), puis des seigneurs quelconques. Châteauthiers,
Rochefort, la Châtre, Tresmes, ont à peu près 500,000 francs chacun;
d'autres plus, d'autres moins. Qui refuse est mal vu. Noailles, le
ministre économe, est le chien qui défend le dîner de son maître, mais
finit par y mordre. Saint-Simon est persécuté; on tâche de lui faire
comprendre qu'il est indécent qu'il refuse. Enfin il se rappelle je ne
sais quel argent que doit le Roi à sa famille; il se résigne et palpe
aussi.

Mais le général du Système, le roi du grand tripot, souverain
protecteur de Law, c'est M. le Duc. Flanqué des Conti, du Conseil, de
la Banque, de la Compagnie, d'un monde de seigneurs, d'intéressés de
toute sorte,--en outre, énormément compté comme héritier certain
(prochain) de ce Régent bouffi qui peut passer demain, il entraîne
visiblement tout.

Du reste, il n'est qu'un masque. En regardant derrière son inepte
brutalité, on voit ses vrais moteurs, deux femmes infiniment malignes,
sa mère et sa maîtresse, la rieuse et l'atroce, madame la Duchesse et
madame de Prie. La première, toute Montespan, toute satire et toute
ironie, jolie sur un corps indirect, eut l'esprit méchant des bossus.
Née singe, sur le tard «elle épousa un singe» (M. de Lassay). Elle
excellait à rire, à nuire; intarissable en bouts-rimés mordants,
polissons et malpropres (V. _Recueil Maurepas_). Madame de Prie tenait
plutôt du chat, de sa férocité exquise. Sa mère fut la souris. Dès
qu'elle fut en force et puissante par M. le Duc, elle la prit dans ses
griffes, commença à persécuter ceux qui l'avaient aimée et soutenue
(décembre).

Dans leurs vengeances, leurs plaisirs et leurs gains, cette trinité de
l'agio, M. le Duc et les deux femmes, jouissaient avec insolence. M.
le Duc paya madame de Prie à son mari douze mille livres de pension,
et pour bouquet de sa double victoire, d'amour, de bourse, il s'acheta
un Saint-Esprit de diamants de cent mille écus (septembre). Du gain de
la rue Quincampoix, madame la Duchesse se bâtit sur le quai, au lieu
le plus apparent, le délicieux petit palais Bourbon, où son vieil
épicuréisme inventa, réunit les recherches voluptueuses, les
sensuelles aisances auxquelles ni l'Italie ni la France n'avaient
songé.

Jouir n'est rien sans outrager. On voulut braver le public, insulter
la rue Quincampoix. Lassay, le singe-époux de madame la Duchesse,
«pour donner la comédie aux dames,» les mena, et Law avec elles. Ils
l'associèrent, bon gré mal gré, à une farce irritante, qui pouvait le
rendre odieux. Ils lui firent jeter d'un balcon, sur la foule, de
vieilles monnaies anglaises du roi Guillaume, qu'on ne trouvait plus à
changer. On se les disputa, on se rua, on se pocha. Et sur cette
mêlée, un autre balcon, chargé de seaux d'eau, lança un froid déluge
(cruel au 25 novembre).

Tout allait entraîné dans la férocité rieuse d'un gouvernement de
joueurs. Le parti de la hausse, l'ascendant de M. le Duc emportait
tout. Pour empêcher la baisse que l'affaire de Bretagne aurait pu
amener, on fait de la vigueur, on envoie six bourreaux à Nantes. On y
dresse l'échafaud. Pour pousser à la hausse, pour faire croire que
l'on colonise, faire monter le _Mississipi_, on fait à grand bruit,
sur les places, l'enlèvement de ceux qui vont peupler _les Îles_.
Pourquoi à Paris plus qu'ailleurs? Pour que les étrangers, les trente
mille joueurs, spéculateurs, qui de toute l'Europe sont venus ici,
voient bien de leurs yeux que l'affaire n'est pas chimérique.

Law, on l'a vu, offrait des dots, des primes aux émigrants. Il donnait
là-bas trois cents arpents à chaque ménage. S'il eût duré, sa colonie
heureuse se serait recrutée par l'émigration volontaire. Mais tout
était précipité barbarement pour la montre et la mise en scène,
l'effet nécessaire à la Bourse.

Un tableau de Watteau, fort joli, très-cruel, donne une idée de cela.
Quelque enrichi sans doute, un des heureux du jour, qui trouvait ces
choses plaisantes, le commanda, et l'artiste malade, âpre et sec, y a
mis un poignant aiguillon. On y voit comme la police prenait au hasard
ses victimes. Un argousin, avec des mines et des risées d'atroce
galanterie, est en face d'une petite fille. Ce n'est pas une fille
publique, c'est une enfant, ou une de ces faibles créatures qui, ayant
déjà trop souffert, seront toujours enfants. Elle est bien incapable
du terrible voyage; on sent qu'elle en mourra. Elle recule avec
effroi, mais sans cri, sans révolte, et dit qu'on se méprend, supplie.
Son doux regard perce le coeur. Sa mère, ou quasi-mère plutôt (la
pauvrette doit être orpheline), est derrière elle qui pleure à chaudes
larmes. Non sans cause. Le seul transport de Paris à la mer était si
dur que plusieurs tombaient dans le désespoir. On vit à la Rochelle
une bande de filles, trop maltraitées, se soulever. N'ayant que leurs
dents et leurs ongles, elles attaquèrent les hommes armés. Elles
voulaient qu'on les tuât. Les barbares tirèrent à travers, en
blessèrent un grand nombre, en tuèrent six à coups de fusil!

Il est instructif de placer auprès du tableau de Watteau un autre, non
moins désolant: c'est le portrait de Law, contrôleur général. Grande
gravure, solennelle et lugubre. Que de siècles semblent écoulés depuis
le délicieux petit portrait de 1718, si féminin, suave, d'amour et
d'espérance. Mais celui-ci est tel qu'il ferait croire que, de toutes
les victimes du Système, la plus triste, c'est son auteur. Il est plus
que défait; il est sinistrement contracté, raccourci; il semble que
cette tête, sous une trop dure pression, à coups de maillet, de
massue, ait eu le crâne renfoncé, aplati.

Au moment même où sa nomination le mit si haut, au trône de Colbert!
il sentait que la terre lui fuyait sous les pieds. Ses amis, ses
fidèles, les vaillants de la hausse, sous une fière affiche d'audace
et d'assurance, sourdement en dessous se soulageaient des
actions,--non pour de l'or, ils n'auraient pas osé,--mais pour des
_fantaisies_ qu'ils avaient tout à coup, une terre, un hôtel, des
bijoux pour madame, un diamant pour une maîtresse.

Il le voyait, ne pouvait l'empêcher, était plein de soucis. Mais, ce
qui était plus atroce, c'est que, plus ces traîtres dans leur
désertion occulte risquaient de faire la baisse, plus ils insistaient
pour la hausse. Ils glorifiaient le papier pour le céder avec plus
d'avantage. Tout systématique qu'il fût, Law n'était pas un sot; il
sentait à coup sûr cette chose simple et élémentaire que, s'il était
de son intérêt de soutenir le cours, il ne faisait, en surhaussant une
hausse déjà insensée, qu'augmenter son danger et la profondeur de sa
chute. Mais il allait cruellement poussé, comme un tremblant
équilibriste qu'on hisse au mât, le poignard dans les reins: qu'il
veuille ou non, il faut qu'il monte, qu'il gravisse éperdu le dernier
échelon.

Ses maîtres, les haussiers, qui avaient déjà réalisé des sommes
énormes, Bourbon, Conti, etc., donnèrent cet indigne spectacle au 30
décembre. Ils vinrent, le Régent en tête, distribuer le dividende à
l'assemblée des actionnaires. Dans ce troupeau crédule, où déjà nombre
d'esprits forts risquaient de se produire, on imposa la foi par
l'audace, à force d'audace, par l'excès de l'absurdité. Law se
déshonora. Le saltimbanque infortuné alla jusqu'à crier: «Je n'ai
promis que douze ... Je donnerai quarante pour cent!»



CHAPITRE XIV

LA BAISSE--L'ABOLITION DE L'OR

Janvier-Mars 1720


Quand Law, nommé contrôleur général, se présenta aux Tuileries, on lui
ferma la grille. Sa voiture n'entra pas. Insulte calculée. Ce même
jour, le Parlement avait ému et enhardi le peuple par une remontrance
sur la cherté des vivres. On espérait que Law, obligé de descendre en
pleine foule, serait hué, sifflé (16 janvier 1720).

Même au Palais-Royal et à la table du Régent, en février, on l'insulta
en face.--Un des roués, Broglio, lui jeta une sinistre plaisanterie:
«Monseigneur, dit-il au Régent, vous savez que je suis un bon
physionomiste. Eh bien, d'après les règles, je vois que M. Law sera
pendu dans six mois ...»--Le Régent rit, douta. «Et par ordre de Votre
Altesse.»

Celui qui si bravement insultait Law ne risquait pas grand'chose. Il
savait bien qu'il plaisait à Dubois.

Dubois avait un peu flotté, avait été un peu écarté de sa route par
les séductions du Système, les pommes d'or de ce jardin des
Hespérides. Mais le volage revenait à son premier amour, l'Église, qui
seule pouvait l'établir, selon les vues de toute la vie. Sa chimère,
son roman, couvé soixante années, l'échelle de Jacob qu'il montait
dans ses rêves, c'était en trois degrés d'avoir quelque grand siège,
puis le chapeau, puis ... la tiare peut-être! Qu'un coquin, comme lui,
qui n'était ni diacre, ni prêtre, n'avait que la tonsure, allât si
haut, dans le peu qu'il avait à vivre, ce miracle ne pouvait se faire
que par une basse servitude et au clergé, et au roi George. C'était
surtout dans le prince hérétique qu'il espérait, pour gagner Rome,
attraper le cardinalat.

Or, en janvier 1720, le clergé, l'Angleterre, étaient également contre
Law. Dubois devait l'abandonner.

Malgré l'argent que Law envoya à Rome pour le Prétendant, malgré les
caresses du Nonce, en décembre, en janvier, l'on commence à sonner le
tocsin contre lui. On prêche contre le Système. Des évêques assemblés
condamnent la Banque. Cela se comprend à merveille, quand on voit Law,
le nouveau converti, pour son entrée au ministère, occuper le Conseil
d'une vente de biens du clergé. Il allait toucher l'Arche sainte.
Comment Dubois eût-il osé le soutenir, lui qui précisément alors se
faisait prêtre, archevêque de Cambrai? Il avait besoin des évêques
pour lui donner les ordres et le sacrer. En un jour, ils le firent
sous-diacre, diacre, prêtre. Il fut sacré par Massillon.

Les Anglais désiraient, espéraient la chute de Law. Leur premier
ministre Stanhope avait adopté en décembre le plan de Blount,
imitateur et concurrent de Law. Blount voulait faire rembourser la
Dette anglaise en actions du Sud. Chose improbable: la Compagnie du
Sud, fort languissante, avait traîné depuis 1711, devait traîner
encore si la nôtre se soutenait. Donc, il fallait qu'elle pérît. Cela
allait au politique Stanhope, inquiet de notre marine. Cela allait aux
maîtresses allemandes de George, à qui l'affaire devait valoir un
demi-million. L'héritier présomptif était aussi pour Blount, voulant
entrer dans la spéculation.

Stanhope, loin de laisser soupçonner ses projets, se montra favorable
à Law, blâma la violence de Stairs contre lui, promit même de le
remplacer (18 décembre). De sa personne, il passa le détroit, vint
s'arranger avec Dubois pour les affaires d'Espagne, et autre chose
aussi sans doute. En mars, le plan de Blount devait être présenté aux
Chambres, et son affaire lancée. En mars (on pouvait l'espérer), au
jour fatal du dividende, Law, incapable de tenir ses imprudentes
promesses, allait être précipité. Sa terrible culbute, un coup
d'énorme baisse, faisant fuir tous les capitaux, les renverrait à
Londres et ferait la hausse de Blount.

Le premier point était de discréditer le Mississipi, de détruire ce
vaste mirage qui avait fait monter si haut les actions. On annonce à
Londres à grand bruit que de vives représentations vont être faites
aux Chambres sur ces établissements français «qui empiètent sur les
Carolines.» Ici, Dubois écrit et dit qu'on a tort d'attendre des
denrées tropicales de la Louisiane, que ce grand pays inondé ne sera
jamais qu'une espèce de Hollande, tout au plus bonne à nourrir des
bestiaux.

Ce n'étaient point des attaques personnelles, mais d'autant plus
efficacement de pareilles confidences minaient le crédit. On savait
bien aussi que Law, tout en promettant de ne pas augmenter le nombre
des billets de banque, ne pouvait faire face aux besoins qu'en en
fabriquant de nouveaux (de février en mai, près de quatorze cent
millions!). Dès le 28 janvier, il leur donna un cours forcé, obligea
de les recevoir comme monnaie. En même temps, la monnaie métallique
était persécutée et par les variations qu'on lui faisait subir, et par
le rappel qu'on fit des anciennes monnaies décriées. On en fit des
recherches, des poursuites, des confiscations chez les particuliers et
dans les couvents même.

Un état si violent ne pouvait durer guère. Peu avant le payement du
dividende de mars, on dut prendre un parti. Il s'en présentait deux:
on pouvait sauver l'une ou l'autre des deux institutions, ou la
Compagnie ou la Banque, soutenir ou l'action ou le billet. «Mais (on
l'a très-bien dit) la plupart des possesseurs d'actions étaient des
gens qui avaient librement spéculé. Les porteurs de billets, au
contraire, les avaient reçus forcément, en vertu des édits, comme
monnaie obligatoire, sans chance de fortune; leur droit était sacré.
Donc on devait plutôt laisser tomber l'action, non le billet, sauver
la Banque plutôt que la Compagnie.»--Seulement, en sacrifiant
celle-ci, on fermait l'espérance, on sacrifiait la colonisation et le
commerce renaissant.

Le 22 février, on associa, on fondit les deux établissements. La
Banque devint Caissière de la Compagnie, et celle-ci _caution de la
Banque_. Ce fut le plus fragile, le plus ruineux des deux
établissements qui prétendit soutenir l'autre.

En Angleterre, la Banque, vieille, puissante corporation et fort
indépendante, ne voulut nullement s'associer aux périlleuses destinées
de la Compagnie du Sud. Celle-ci même ne le désira pas, sentant que la
pesante sagesse de la Banque alourdirait ses ailes dans le vol hardi
qu'elle méditait. Ces deux puissances financières restèrent donc
séparées, et la ruine de la Compagnie n'entraîna pas la Banque.

Ici, la Compagnie des Indes, ayant l'honneur d'avoir des princes pour
gouverneurs et hauts actionnaires, sans difficulté associa à son péril
la Banque plus solide.

Leurs destinées, leurs fonds se mêlèrent fraternellement. Mesure
agréable aux voleurs.

Pour décorer ce mariage par un grand air d'austérité, il est dit
_qu'on ne fera plus de billets_, sinon avec beaucoup de formes, sur
proposition de la Compagnie, et par arrêt du Conseil. Il est dit que
le roi renonce à ce qu'il a d'actions (il arrête le cours de ses
largesses illimitées), _qu'il ne tirera rien de la caisse_ qu'en
proportion des fonds qu'il y dépose, comme tout autre actionnaire.

Une chose frappe: à la grande assemblée des actionnaires où tout cela
passa, et où le Régent, les banquiers, courtiers, agents de change et
tout le peuple financier siégea, vota, signa, les deux princes qui
devaient le plus profiter de l'arrangement, Bourbon, Conti, ne
parurent pas (22 février).

On poussait âprement la persécution de l'argent. Tout ce qu'on
essayait d'exporter était confisqué. On pinça ainsi Duverney, qui
tâchait de sauver sept millions en Lorraine. On pinça un Anglais,
dit-on, pour vingt-quatre millions. Le 27 février, défense d'avoir
chez soi plus de cinq cents livres. Rigoureuses saisies. Nulle sûreté.
Le dénonciateur avait moitié de la confiscation. Un fils trahit son
père. Nombre de gens timides aiment mieux sortir d'inquiétudes, et
viennent docilement changer leurs espèces en billets. L'or, l'argent,
ces maudits, sont serrés de si près, qu'ils ne savent plus où se
cacher; ils n'ont d'abri sûr que dans les caves de la Banque.

Mais l'arrêt du 22 qui l'unit à la Compagnie en a donné la clef à
celle-ci, et lui ouvre l'encaisse. Avant la fin du mois, son gros
actionnaire, Conti, arrive avec trois fourgons dans la cour. Il veut
réaliser en espèces ses actions. Effroyable impudence! de venir
enlever l'or que ses légitimes possesseurs apportent avec tant de
regret et pour obéir à la loi! Vouloir que Law, publiquement, viole
cette loi qu'il a faite hier!... Rien n'y servit. Il fallut le payer,
remplir ses trois voitures. En plein jour, au milieu de la foule
ébahie, il emporte quatorze millions.

Le Régent en fut indigné, mais beaucoup plus M. le Duc, qui regrettait
de n'en pas faire autant. Le 2 mars, il prend son parti, et lui aussi
fond sur la Banque. Lui, protecteur de Law, il vient le sécher, le
tarir, rafler tout et faire place nette. Lui, qui a pu réaliser huit
millions en septembre, vingt millions, dit-on, en octobre, il présente
à la caisse, le bourreau, pour vingt-cinq millions de papier qu'on
doit, sur l'heure, changer en or. Coup féroce du chef de la hausse,
qui vient outrageusement donner le signal de la baisse. Law se voilà
la tête. Le Régent se fâcha. On fit même semblant de rechercher cet or
et de courir après. Il cheminait paisible sur la route du Nord,
tendrement attendu de la reine de Chantilly.

Law, indomptablement, répondit à ce coup par un autre, désespéré, le
plus audacieux du Système. Il alla jusqu'au bout, atteignant les
voleurs et détruisant leur vol. _Il abolit l'or et l'argent_, leur ôta
cours et défendit qu'on s'en servît.

«Les louis d'or en mars vaudront encore quarante-deux livres,
trente-six en avril. Et en mai? pas un sou.--L'argent a un répit. Il
vivra un peu plus que l'or, jusqu'en décembre, sera enterré en
janvier.»

Mesure étrange, hardie, mais d'exécution difficile, qu'on ne pouvait
maintenir.

Mais, quoi qu'il en pût être de l'avenir, elle eut pour le moment un
effet violent pour les _réaliseurs_, les rendit furieux. Leur or ne
pouvait ni sortir de France (on l'avait vu par Duverney), ni
s'employer aisément en achats, sinon avec grande perte; on hésitait à
recevoir ces métaux dangereux qui bientôt ne serviraient plus.

Les riches du Système, gorgés par lui, en devinrent les plus cruels
ennemis, ardents apôtres de la baisse, outrageux insulteurs de Law et
du papier. Dans leurs orgies, ne pouvant brûler l'homme, ils brûlaient
des billets, pour bien convaincre le public que ce n'étaient que des
chiffons.

Leur espoir le plus doux, c'était que le Parlement, qui, dès août
1718, eût voulu déjà pendre Law, effectuerait enfin ce voeu, prendrait
son temps et, par un jour d'émeute, ferait brusquement son procès. Ces
magistrats haïssaient Law, et pour le mal et pour le bien. Il était le
monde nouveau qui les sortait de toutes leurs idées. Aux plus dévots
d'entre eux, il semblait l'Antichrist. Tous trouvaient fort mauvais
que le grand novateur touchât à la vénalité des charges, qu'il parlât
de supprimer cette justice patrimoniale, où le droit souverain de vie,
de mort, la robe rouge, passait par héritage, échange, achat, legs,
dot. Petit fonds, de fort revenu pour qui savait, de certaine manière,
le rendre fructueux.

L'austérité de quelques-uns n'empêchait pas le corps d'être
détestable, d'orgueil borné et d'inepte routine, bas pour les grands,
cruel aux petits, très-obstiné pour la torture, pour toute vieille
barbarie. Le fisc, le règne de l'argent à son début sous Henri IV,
avait consacré ce bel ordre. Ici, l'homme d'argent, Law, eût voulu le
supprimer. De là duel à mort, où l'on croyait que Law serait fortement
appuyé par l'ennemi personnel du Parlement, M. le Duc, qui avait tant
aidé à le briser en 1718. En mars 1720, M. le Duc, Conti, ont sur cela
changé d'opinion. L'abolition de l'or les blesse trop. Ils se vengent
de Law en défendant le Parlement (_ms. Buvat_, 2, 221). S'étant garni
les mains, ils s'en détachent, flattent le public à ses dépens. On se
dit que cet homme, abandonné des princes, ne peut durer, qu'actions
et billets, tout cela va tomber. Ce qui fait justement que d'autant
plus ils tombent. La baisse se précipite.

C'est le moment où Blount, à Londres, a présenté son plan aux
Chambres. Heureuse chance pour lui. Il leur montre Paris en baisse, la
ruine imminente de Law. L'enthousiasme des Communes, l'approbation des
Lords accueillent le bill présenté, qu'on votera le 3 avril. Déjà on
prépare tout dans l'Alley-change. C'est son tour. La fortune riante
lui montre le visage, le dos à la rue Quincampoix.

Souvent, aux funérailles antiques, on décorait les morts de couronnes
de fleurs. C'est ce que le Régent fait pour Law. Il lui donne le titre
de Surintendant des finances que n'a pas eu Colbert. Titre funèbre;
c'est celui de Fouquet.

La rue Quincampoix, de plus en plus tragique, ne montrait que des
visages pâles. Plus d'un désespéré, sous le coup du matin, rêvait le
suicide du soir. La Seine ne roulait que noyés.

Mais tous ne se résignaient pas. Les gens de qualité cherchaient des
querelles d'Allemand aux joueurs plus heureux, et faisaient appel à
l'épée. On était averti qu'ils avaient formé un complot pour faire
d'ensemble une grande charge sur la foule, enlever tous les
portefeuilles. On décida la fermeture prochaine de la rue Quincampoix,
désormais d'ailleurs odieuse, n'étant plus que le champ des
spéculations de la baisse.

À l'avant-dernier jour, le jeune Horn (si emporté, qu'on a vu faire la
guerre aux morts), ayant eu connaissance sans doute de cet arrêt de
fermeture qui allait être publié, veut jouer de son reste, refaire de
l'argent à tout prix. Avec deux scélérats, il raccroche un agioteur,
l'attire au cabaret avec son portefeuille et le poignarde. Arrêté, il
sourit. Il prétend qu'on l'a attiré, attaqué, qu'il s'est défendu. Il
croyait fermement qu'on ne pousserait pas la chose; que, parent de
Madame et par conséquent du Régent, il n'avait rien à craindre. En
effet, le lieutenant criminel alla prendre l'ordre du Régent. Déjà il
était entouré des plus vives supplications des seigneurs, des princes
étrangers. Mais il y avait grand danger à faiblir. Vingt ou trente
mille étrangers étaient ici, beaucoup ruinés, désespérés et prêts à
tout, beaucoup suspects et mal connus, rôdeurs sinistres qui viennent
toujours flairer autour des grandes foules. Nombre de crimes se
faisaient avec une exécrable audace. Et cette police, si terrible pour
les enlèvements, n'empêchait nul assassinat. Le matin, on trouvait aux
bornes des bras et des jambes, étalés sans cérémonie. En une fois,
vingt-sept corps d'assassinés (hommes, femmes, pêle-mêle) se pêchent
aux filets de Saint-Cloud. Hors de Paris, de même. Quatre officiers,
braves, armés jusqu'aux dents, sont, dans la forêt d'Orléans,
attaqués, entourés, et, après un combat, définitivement massacrés. La
nuit même qui suivit le jugement de Horn, on trouva, près du Temple,
un carrosse versé, sans chevaux, et dedans une pauvre dame qu'on avait
à loisir, coupée, détaillée en morceaux.

Le Régent était si peu rassuré, qu'en février déjà il avait augmenté
de cinquante hommes chaque compagnie du régiment des gardes. Il fut
sévère pour Horn, plus qu'on ne l'eût pensé. On eut beau lui
représenter que le coupable lui tenait à lui-même, tenait à
l'Empereur, à je ne sais combien de princes d'Empire, qu'on devait
épargner cette tache à tant d'illustres familles, à toute la noblesse
européenne, qui en souffrirait tellement dans son honneur et dans ses
priviléges. On donna de l'argent, on pria, on menaça presque. On eût
voulu obtenir au moins la décapitation secrète dans une cour de la
Bastille, l'échafaud de Biron. Le Régent, tellement pressé, trouva un
mot, qui reste: «C'est le crime qui fait la honte, non l'échafaud.»
Puis il se sauva à Saint-Cloud.

Horn, pris le 22 mars, fut, le 26, exécuté, rompu, et en pleine Grève,
à la stupéfaction de tous. Grave, très-grave événement, qu'on n'eût
jamais vu sous Louis XIV. Remarquable victoire de la moralité moderne,
de la loi inflexible contre le privilége et l'injustice antique,
contre les élus impeccables, «prolongement de la divinité.» Tous
responsables et jugés par leurs faits. Pour tous, l'égalité du
glaive.



CHAPITRE XV

LAW ÉCRASÉ.--VICTOIRE DE LA BOURSE DE LONDRES

Mai 1720


Duverney exilé, Argenson aplati (se maintenant à peine au ministère),
pouvaient espérer en Dubois, désormais opposé à Law.

Dubois avait cela d'original, d'être le meilleur Anglais de
l'Angleterre, et le meilleur Romain de Rome. Le 3 avril, dans un repas
immense, il triompha et fêta sa victoire, son archevêché de Cambrai,
sa guerre d'Espagne, l'acceptation de l'_Unigenitus_ par nos évêques
opposants. Ce 3 avril, c'est le jour même où le plan de Blount devient
loi, le jour d'où la hausse de Londres va précipiter notre baisse.
C'est la veille de l'exécution de Nantes, où l'on coupe le cou aux
insurgés bretons (4 avril 1720).

Il faut avouer que Dubois avait bien préparé son succès
ecclésiastique. D'abord il avait su ignorer, ne rien voir du
renouvellement de la persécution des protestants dans le Midi. Les
curés reprirent dans toute sa force leur atroce police des nouveaux
convertis. Certains revinrent aux dragonnades. Près de Mendes, un curé
Mignot _dragonna_ une fille obstinée dans sa foi. Il appela des
soldats à son aide, leur fit couper des branches d'aune pliantes,
cruels fouets de bois vert dont ces braves travaillèrent si bien
qu'elle en mourut huit jours après.

Qui songeait à ces bagatelles dans l'entraînement du Système, au
milieu de tant d'aventures? Dubois employa admirablement pour sa
grandeur, pour Rome, l'absence de l'âme de la France, l'affaissement,
l'ivresse effarée du Régent. Celui-ci est le valet de Dubois. Le 13
mars, il a fait venir en son Palais-Royal le faible archevêque de
Paris. Là, Dubois avait réuni cinq cardinaux, six archevêques, trente
évêques. Noailles, vaincu, signe enfin sa soumission, tant attendue de
Rome. En échange, Dubois eut à l'instant les bulles de l'archevêché de
Cambrai.

Seulement le nouveau prélat, ne sachant un mot de la messe, eut assez
de peine à s'y faire. Il s'exerçait. Il en faisait, au Palais-Royal,
de bouffonnes répétitions, où son étourderie, ses _lapsus_, ses
fureurs, ses jurons parmi les prières, amusaient le Régent.
L'assistance riait à mourir.

Avec un tel apôtre, Rome triomphe. On fait promettre à Law de donner
des missionnaires, des Jésuites à sa colonie. On le mène à Saint-Roch
communier et faire ses pâques. Il croyait répondre par là aux bruits
semés dans le sot peuple, qu'il restait huguenot, qu'il était esprit
fort, ne croyait pas en Dieu, etc.

Ses ennemis, par différents moyens, jouaient un jeu à le faire mettre
en pièces. D'une part, le Parlement, aux jours de cherté où
bouillonnaient les halles, semblait le désigner comme affameur du
peuple, disant qu'il avait fait plus de mal en six mois que toute la
guerre en vingt années. D'autre part, la police continuait, aggravait
les enlèvements, malgré Law, contre son avis et son opposition
formelle. D'Argenson, qui semblait avoir quitté la police, la gardait
réellement et la faisait agir.

Law n'avait jamais compté que les paresseux flâneurs de Paris seraient
de bons cultivateurs. À la Salpêtrière, il ne demanda que des filles,
et en répondant de les doter. Sa Compagnie, en mars, engagea, envoya
avec (outils, vivres, dépenses de la première année), d'excellents
émigrants, des Suisses, des Allemands laborieux. Elle acheta même des
nègres, ouvriers supérieurs pour ce climat (mai); mais elle refusa nos
vagabonds (_ms. Buvat_, 2, 245). Or, juste à ce moment, la police
s'obstine à ignorer cela. Elle crée des enleveurs patentés, en costume
éclatant (_bandouillers du Mississipi_). Pour faire plus de scandale,
outre leur paye, ils ont dix francs de prime pour chaque enlevé. Cela
les anime si bien qu'ils capturent, au hasard, cinq mille personnes!
des servantes qui viennent s'engager à Paris, des petites filles de
dix ans, des gens établis, de notables bourgeois. Ils en font tant
que, dans certains quartiers, on assomme ces bandouillers. Cependant
une commission du Parlement court les prisons, délivre les pauvres
enlevés, s'apitoie sur leur sort, déplore la tyrannie de Law.

Persécution étrange! il a beau refuser. Tout le long de mai, jusqu'en
juin, on enlève pour lui, pour lui on fait passer aux ports, on
embarque des troupeaux humains.

Quel poids que la haine d'un peuple! Law ne pouvait la supporter. Il
voulait à tout prix refaire sa popularité. L'horreur de sa situation
n'avait fait qu'exalter ses puissances inventives. Battu sur tant de
points, il s'élance dans un nouveau rêve,--celui-ci vraiment analogue
à ceux de nos socialistes. La Compagnie sera le grand industriel de
France, fabriquera, vendra elle-même. Supprimant les nombreux
intermédiaires oisifs et parasites qui tous gagnent sur le
travailleur, elle livrera directement la marchandise à très-bas prix.
Déjà il avait fait un premier essai à Versailles dans sa belle colonie
de neuf cents horlogers appelés d'Angleterre. Il en fit un nouveau
dans son château de Tancarville pour la fabrique des étoffes et la
confection des habits. Il avait fait venir de Flandre un habile homme,
Van Robais, qui aurait habillé le peuple presque pour rien. Law
voulait le nourrir lui-même. Il achète des boeufs à Poissy. Il tue,
détaille, vend la viande au rabais, fait taxer les bouchers, les
oblige de vendre de même.

Soins perdus. Et en même temps, il perdait le temps à dicter, faire
écrire par l'abbé Tenasson une longue apologie en quatre lettres qu'on
mit dans _le Mercure_. Mais les oreilles étaient bouchées par les
grandes et terribles préoccupations de la ruine. Les ennemis de Law
sentirent que tout cela ne lui servait à rien, qu'il était mûr, et
qu'on pouvait frapper. La dernière lettre est du 18. Le 21, ils
saisirent le moment, et lui portèrent le coup mortel.

Il y avait vacance au conseil et au Parlement. Chacun allait un moment
respirer. M. le Duc, Villars, Saint-Simon, etc., sont dans leurs
terres. Il ne reste près du Régent, avec Law, que son ennemi
d'Argenson, et Dubois, non moins ennemi, voué à l'Angleterre.
Saint-Simon est bien étourdi, quand il dit que Dubois «fut dupe.» Il
fut fripon, comme toujours. Jamais, sans son concours, d'Argenson, si
prudent, heureux qu'on l'oubliât, n'aurait eu cette audace de lancer
contre le Système la machine qui le mit à terre. À qui sert-elle,
cette machine? À Blount et Stanhope. Elle est mise en branle de
Londres, montrée par d'Argenson, mais poussée victorieusement par
l'excellent anglais Dubois (La Hode, II, 84).

«La baisse allant toujours (dit d'Argenson), sans qu'on pût l'arrêter,
ne valait-il pas mieux la dominer, la régler et la mesurer, par une
réduction progressive des actions et des billets qui baisseraient de
mois en mois jusqu'en décembre, où ils seraient réduits à peu près de
moitié?»

Il est certain que beaucoup abusaient de la situation, forçaient leurs
créanciers de prendre en payement de mille livres ce qui bientôt ne
vaudrait que cinq cents. Le Roi même avait fait ainsi. Mais, s'il en
fait l'aveu, s'il le proclame effrontément, combien il va la
précipiter, cette baisse, hâter le naufrage de tant de gens qui, en
faisant moins de bruit, eussent liquidé tout doucement? Ce n'était
plus la baisse qu'on aurait, mais la chute subite et complète.

Quelque claire qu'elle fût, cette baisse, plusieurs ne voulaient pas
la voir, disant qu'on remonterait. Il y avait des croyants obstinés,
espérant contre l'espérance. Quelle fureur sera-ce et quel cri quand
le Roi les démentira, détruira toute illusion, dira: «N'espérez plus.»

Law trouva le Régent bien stylé, préparé. D'Argenson proposait et
Dubois appuyait. Donc Law était seul contre trois. Qu'avait-il à
faire? Rien, que de se retirer. Il les eût foudroyés de honte,
accablés, en leur laissant tout. Mais sans doute les deux fins renards
lui firent entendre qu'en restant il ferait encore un grand bien,
ralentirait la baisse, que jamais, tant qu'on le verrait au timon des
affaires, on ne perdrait coeur tout à fait. Du reste, qui avait amené
cette triste nécessité? n'était-ce pas lui? Il fallait qu'il aidât à
adoucir des maux dont il n'était pas innocent. L'édit, fort
insidieusement, commençait par un hymne à la gloire du Système; bon
moyen pour faire croire que Law était auteur, rédacteur de cette
pièce. Ce fut exactement comme aux enlèvements pour le Mississipi. On
s'arrangea pour lui faire imputer ce qu'il refusait, ce qui le
perdait.

Signerait-il? Le Régent pria, ordonna; l'homme qui dès longtemps ne
s'appartenait plus et se sentait perdu, signa son acte mortuaire.

L'effet fut effrayant. Tous ces gens se virent ruinés. Ils crurent que
l'édit produisait ce qu'il constatait seulement. Ce ne fut qu'un cri
contre Law. À peu ne tint qu'on ne le mît en pièces. Le 25 mai,
émeute; on casse ses vitres, à coups de pierres. Le Régent eut pitié
de lui; il le prit, et pour faire voir qu'il l'avouait de tout, il se
montra le soir avec lui à l'Opéra, en même loge.

Cependant M. le Duc arrivait indigné de Chantilly. Il avait encore les
mains pleines d'actions. Il fit au Régent une scène terrible et ne
quitta pas le Palais-Royal qu'on n'eût amendé le tort qu'on lui
faisait (dit-il); on lui promit quatre millions.

À ce prix, on dut croire qu'il couvrirait la Banque, défendrait Law au
Parlement. Il alla y siéger, mais se garda de s'embourber en
justifiant l'innocent. Le Parlement discutait sa question favorite,
celle de pendre Law et les chefs de la Compagnie. Le Régent fut si
alarmé, que non-seulement il révoqua l'édit, mais demanda au Parlement
une commission qui s'entendrait avec lui sur les affaires publiques.
Il lâcha Law décidément, le destitua, lui donna une garde, pour le
tenir prisonnier (29 mai 1720).

L'effet était produit, la confiance perdue sans retour, notre Bourse
enfoncée. L'édit du 21 devait valoir à Dubois les vifs remercîments de
l'Angleterre, une couronne civique de la Bourse de Londres.

Toute la spéculation s'embarque, passe le détroit. L'action de Blount
monte, en mai, de 130 à 300! En août, jusqu'à 1,000! À lui maintenant
le tréteau. Il crie plus fort que Law. Law promettait 40; Blount
promet 50 pour 100! (_Mahon._)

Il croyait dans sa Compagnie concentrer tout. Mais sur ce gras
terrain, les champignons, j'entends les Compagnies nouvelles, poussent
effrontément chaque nuit. Et chacune a ses dupes. Ce peuple taciturne
est, dans certains moments, âprement imaginatif. Des Compagnies se
forment pour le mouvement perpétuel, d'autres pour engraisser les
chiens, trafiquer des cheveux, tirer l'argent du plomb, repêcher les
naufrages, dessaler l'Océan, etc. Tout n'est pas vain dans ces
affaires. L'héritier présomptif se met dans les mines de Galles; sa
Compagnie perd tout, mais il gagne un million.

«Tous jouent. Le duc joue, triche, pour un petit écu. Ministres et
_patriotes_ oublient le Parlement; leur lutte est à la Bourse. Le Lord
juge agiote. Le pasteur (loup-cervier) mord au sang son troupeau. À la
caisse, on voit (doux accord) la grande dame, duchesse et pairesse,
qui fraternellement touche avec son laquais.» (_Pope._)

L'originalité de Blount, le spéculateur puritain, c'est qu'avec lui on
joue selon la Bible. Il est le bon pasteur Jacob, pattepelue,
délivrant le païen Laban de ses idoles d'or. Les _Saints des derniers
jours_ ne peuvent agioter qu'en langage sacré. La hausse est en David,
la baisse en Jérémie. Stanhope aurait voulu qu'il donnât à la Banque
quelque part au gâteau. Il répondit, comme la bonne mère à la mauvaise
dans le jugement de Salomon: «Oh! ne coupons pas notre enfant!»



CHAPITRE XVI

LA RUINE--LA PESTE--LA BULLE

Juin-Décembre 1720


La Bourse de Paris, languissante et malade, est établie en juin à la
somptueuse place Vendôme. Ses grands hôtels, celui du Chancelier, les
fiers palais des fermiers généraux, ont le misérable spectacle de la
déroute financière. C'est le champ de la baisse. Sous de méchantes
toiles qui défendent un peu de soleil, l'agiotage agonisant s'agite
encore. Ces tentes misérables qui donnent à la place un faux air
militaire, la font dire le _Camp de Condé_. Juste hommage au grand
capitaine, immortel à la Bourse, qui y fit tant d'exploits, «y put
compter tant d'_actions_.» Qu'était-ce au prix, que son aïeul, qui,
disait-on, n'en eut que trois ou quatre! Mais c'était Fribourg et
Rocroi.

Ce camp ne peut jeûner. Près des tentes s'ajoutent les mal odorantes
logettes où s'abritent les petits traiteurs. Puis de légères échoppes
de toutes marchandises où vous pouvez, à grosse perte, employer ce
mauvais papier. De plus en plus le brocantage absorbera l'agiotage.
Pour un billet qui ne vaut guère, le fripier vous fait prendre l'habit
qui ne vaut rien du tout. La fine marchande à la toilette reconnaît à
la mine l'homme entamé où l'on peut profiter. Pour son portefeuille
aplati, elle lui donne un diamant faux, une dentelle éraillée, et qui
sait? une belle pour souper, rire avant de se noyer. Mais se noie-t-on
après? De jolies curieuses affluent à la place Vendôme. Elles égayent
ce champ de ruines. Un des désespérés voit passer une dame de grand
air, élégante. Il ne dit que ces mots: «Cent louis! ma voiture!» Elle
le regarda, s'attendrit et sourit, dit: «Pourquoi pas?» Elle monte
lestement. Il est consolé (Du Hautchamp).

Cela rappelle tout à fait Machiavel, son sinistre récit de la peste de
Florence, où la mort est l'entremetteuse, où l'étranger, la veuve,
tous deux en deuil, s'entendent au premier mot. Parfaite ressemblance.
La France a la peste à Marseille, ici la ruine. Entre deux morts, on
joue, on s'efforce de rire, entre le fléau de Provence et les étouffés
de Paris.

Aux portes de la Banque, dit un témoin, «c'était une tuerie.» On se
pressait, on se foulait aux pieds les uns les autres pour arriver à
toucher un petit billet de dix francs. Dans cette furie de misère, on
s'occupait bien peu de ce qui se passait au Midi. L'herbe poussait sur
les quais de Toulon, et dans son arsenal; on vendait pour le bois les
vaisseaux de Louis XIV. Sous Colbert et sous Seignelay, il y avait là
un mouvement immense. Un argent énorme y passait. Tout cela tarit. En
même temps, notre marine marchande, notre commerce du Levant, si
naturel à ces contrées, et qui, à travers tout événement, durait
depuis le Moyen âge, fut assommé d'un coup. En vain Marseille fut
déclarée port franc. Partout, à Smyrne, à Constantinople, en Égypte,
nos adversaires nous avaient remplacés, fournissant à bas prix ce que
ne donnaient plus nos fabriques ruinées par la Révocation.

Mal durable et définitif. Marseille, énormément grossie et encombrée,
plus qu'une ville, un peuple tout entier, resta là dans sa cuve et
dans son port fétides, sans plus savoir que faire, macérée de famine,
de misère, de la malpropreté croissante qu'engendrent l'inertie,
l'abandon. De là un foyer permanent de maladies. On y était habitué.
Le long de 1719, disent les médecins de Montpellier, la peste régnait
à Marseille et personne n'y songeait. On mourait fort tranquillement.
Plus fatalistes que les Turcs, nul n'essayait, comme eux, de prévenir
le mal par des cautères ou des sétons. En juin 1720, l'état sanitaire
empira du surcroît de misère que produisit sur cette place la débâcle
financière de Paris. C'est alors qu'un navire marchand qui arrivait de
Smyrne aurait, dit-on, apporté la contagion.

Le Nord est tout entier à sa peste morale, à la misère, aux soucis, à
la peur. Dès deux ou trois heures de nuit, les pauvres gens arrivent à
la porte du jardin de la Banque (du côté de la rue Vivienne),
attendant leur payement, leur pain. Foule énorme. Dès le 2 juin, il y
eut là des gens étouffés; le 3 encore, deux hommes et deux femmes
étouffés. Le 5, on enfonçait les portes, si la troupe n'eût chargé.
Pour payement, on donna du feu aux affamés.

La Compagnie était-elle ruinée? Avait-elle mal géré? Nullement. Le 3,
Law, au fond de cet hôtel si menacé, dresse un bilan, et comme un
testament. Il prouve que la Compagnie est très-riche, a des ressources
immenses, mais ses trésors de marchandises dispersées, mais ses
terrains à vendre, mais ses trois cents navires, ne mettent pas dans
la caisse de quoi apaiser cette foule.

Le 5, devant ces scènes affreuses, cette espèce de siège que soutenait
la Banque, il regarda sa femme comme veuve, et pour elle obtint du
Régent, non faveur, mais restitution, le titre d'une rente exactement
proportionné au capital qu'il avait apporté en France, «rente qui ne
pourrait être saisie pour aucune cause» (_lettre de madame Law_, 5
avril 1727). Ainsi, nul bénéfice, nul avantage stipulé. Pour cet
immense effort de cinq années, il ne réclamait rien.

L'honneur de Law était relevé, sinon sa caisse. Le Régent voyait trop
les fruits du beau conseil de d'Argenson. Dubois sacrifia celui-ci, se
lava de complicité eu se chargeant de le punir. Lui-même il alla lui
ôter les sceaux. Law, réhabilité, eut l'honorable charge d'aller (le
7) à Fresnes chercher, rappeler le bon chancelier d'Aguesseau, dont le
nom, synonyme d'honnêteté, donnerait espoir au public, plairait au
Parlement, ferait bien au crédit. Ce que l'on pouvait craindre, c'est
que le digne janséniste hésitât pour venir orner le triomphe des
ultramontains, la chute de l'Église gallicane, la farce impie du sacre
de Dubois. Law fut persuasif et d'Aguesseau faiblit. Comme Law, il
était père de famille, et sa famille s'ennuyait de l'exil. Il revint
juste à point pour voir les noces de Gamache que Dubois fit pour
célébrer son sacre (9 juin). Des miracles s'y virent, de dépense et de
mangerie. Une poire coûtait trente livres. Toute la cour et tout le
clergé mangeait, buvait, riait. L'humanité frémit. L'effrontée
bacchanale qui eut lieu au Palais-Royal s'entendait au jardin funèbre,
dans cette Banque à sec où l'on s'étouffait à deux pas.

Juillet fut un mois de terreur. Barbier et Buvat font frémir. Buvat,
comme employé de la Bibliothèque du roi, vit de bien près les choses,
entrant tous les jours par cette terrible porte. Le jardin menait
d'une part à la Bibliothèque, de l'autre à la galerie basse où étaient
les bureaux, la caisse de la Banque. Pour aller à la caisse on passait
par une enfilade de sept ou huit toises entre le mur et une barricade
de bois. Les ouvriers robustes, pour prendre un rang meilleur, se
mettaient sur la barricade, et de là se lançaient à corps perdu sur
les épaules de la foule; les faibles tombaient, étaient foulés,
étouffés, écrasés. D'autres filaient sur le mur du jardin, par les
branches des marronniers, par des décombres. Buvat se trouva une fois,
au passage, pris comme à un étau de fer. Une autre fois, un cocher fut
tué à côté de lui d'un coup de feu.

Dans la nuit du 16 au 17, il y avait quinze mille personnes. On était
poussé, on poussait. Au jour, on vit avec horreur qu'on poussait des
cadavres. Ils allaient, mais ils étaient morts. On en retire douze à
quinze; on les promène devant l'hôtel de Law, dont on casse les
vitres. On porte un corps de femme au Louvre, au petit Louis XV.
Villeroi effrayé descend, paye l'enterrement. Trois corps vont au
Palais-Royal. Il était six heures du matin. Le Régent, «blanc comme sa
cravate,» s'habille en hâte. Deux ministres descendent, haranguent,
amusent ce peuple, au fond crédule et débonnaire. Cependant des
soldats déguisés avaient filé dans le Palais. À neuf heures, le
Régent, assez fort, fit ouvrir la grille; le torrent s'y jeta; et, la
grille se refermant, il fut coupé. On en eut bon marché.

Law osa sortir à dix heures. Reconnu, arrêté, il descendit de voiture,
montra le poing, et dit: «Canaille!» On recula. Lui entré au
Palais-Royal, son carrosse fut brisé, le cocher blessé. Law n'osa plus
sortir, coucha chez le Régent.

Le Parlement, loin d'apaiser les choses, repousse durement les
expédients de Law, ses essais misérables pour ramener un peu de vie,
de confiance. Le 20 juillet, on exila ce corps au très-doux exil de
Pontoise, vraie faveur qu'il méritait peu et qui le posait
glorieusement devant le public. Le Régent donna de l'argent pour
faciliter le petit voyage, en donna au premier président pour tenir
table ouverte et régaler les magistrats. En arrivant, pour poser leur
justice, leur inaliénable droit, ils dressèrent leur gibet, jugèrent,
firent pendre un chat. Facétie déplacée dans ce moment tragique.

Une autre, ce fut le spectacle du grand patriote Conti, qui vint
mettre le poing sous le nez au Régent. Le héros de la rue Quincampoix,
illustre par ses trois fourgons, grotesque par sa galante femme et par
sa figure ridicule, tout à coup se pose en Caton. Lui seul peut
réformer l'État. Il va se mettre à la tête des troupes, et prendre la
Régence. On rit.

Ce fou n'est pas le seul. Il arrive en ce temps ce qu'on voit aux
époques infiniment malades, c'est que tout l'esprit s'obscurcit. Law,
le Régent, quand on les suit de près, sans être tout à fait en
démence, sont manifestement effarés, incertains; ils perdent le sens
du réel et toute présence d'esprit. Ni l'un ni l'autre n'étaient nés
pour endurer froidement la haine publique, et ils en étaient éperdus.

L'anathème, la malédiction des grandes foules a un magnétisme
terrible, pour frapper d'impuissance, d'aveuglement, d'hébétement. Ils
essayent coup sur coup je ne sais combien de choses vaines, puériles,
font édits sur édits, et plus sots les uns que les autres. Par
exemple, Law imagine d'inviter les négociants à faire les dépôts à la
Banque, à faire leurs comptes en Banque, à la manière de la Hollande;
on recevra et l'on payera pour eux. La belle imitation! comme il est
vraisemblable, dans un tel discrédit, que cette misérable caisse va
attirer l'argent comme l'antique, la vénérable, la solide caisse
d'Amsterdam!

Autre essai ridicule. On s'avise un peu tard de séparer la Compagnie
de la Banque; on se figure qu'après avoir cruellement ruiné la
seconde, on pourra isoler, faire fleurir à part la première, comme
pure Compagnie de commerce. Qui ne voit que ces deux noyés, quoi
qu'on fasse, fortement liés, ont même pierre au cou qui les emporte au
fond de l'eau?

On avait balayé la place Vendôme. Agiotage et brocantage, toutes les
ordures à la fois furent transportées chez le prince de Carignan, dans
les baraques que ce spéculateur avait faites et louait à cinq cents
francs par mois dans son jardin de Soissons (Halle au blé). Mais là
encore le brocantage, la friperie prima la Bourse. Il fallut fermer
cet égout.

Aucun payement depuis le 21 juillet. Souffrances intolérables. Les
petits billets de dix francs n'étant plus même payés, et ne
s'échangeant pas, on meurt de faim. De là ces fureurs, ces menaces de
mort contre Law et le Régent. Le peuple parisien sort de son
caractère, jusqu'à insulter, poursuivre des femmes. Aux
Champs-Élysées, on reconnaît la livrée de Law; on jette des pierres à
son carrosse, qui promenait sa fille: une pierre atteint, blesse
l'enfant.

On fit à Londres la gageure, et de forts paris même, que le Régent «ne
passerait pas le 25 septembre.» Cela arriva en un sens. Cet homme,
jadis de tant d'esprit, aujourd'hui lourd, apoplectique, est déjà mort
en tous ses dons charmants. Plus d'amabilité, de politesse même. Les
_quatre métiers_ de Paris, le haut commerce, venant se plaindre à lui,
il s'emporte, il adresse à ce corps respectable les injures du coin de
la rue. La seule voix qu'il entend, c'est celle de son Dubois,
impétueux, impérieux, qui le fait obéir, le traîne hébété dans sa
voie, comme instrument de sa fortune. Le Parlement qui s'ennuie à
Pontoise, pour revenir, s'arrange avec Dubois, enregistre
l'_Unigenitus_. Le Grand Conseil l'imite, sur l'intimation du Régent
et des princes qui viennent tout exprès pour y siéger.

L'athée Dubois, Rohan (la femme évêque), l'intrigant Bissy et deux
autres, forment maintenant le Conseil de conscience, qui nommera aux
bénéfices, selon les volontés papales. Le Régent ne s'en mêle plus
«ayant désormais la tête trop fatiguée.» Triste finale de nos longues
luttes religieuses. Ignoble enterrement de la vieille Église de
France.

Si bas est tombé le Régent qu'il semble n'avoir rien gardé de ce qu'on
aurait cru en lui indestructible, le courage. La foule sait trop bien
le chemin du Palais-Royal; le 24 septembre il va coucher au Louvre
sous la protection du petit roi. Et ses craintes sont telles qu'il
faut qu'on lui pratique un escalier secret par lequel à toute heure il
peut descendre au lieu inattaquable, la chambre à coucher de l'enfant.

Law cependant osait rester encore. M. le Duc y avait intérêt et
d'autres; ils le couvraient. Cependant les Pâris, ses violents
ennemis, étaient revenus de l'exil. Leur faction fit supprimer la
Banque (10 octobre). Ils avaient obtenu le 30 une défense générale de
sortir du royaume sans passe-port, annonce claire des mesures
violentes dont on frapperait les enrichis, des spoliations, des
procès, d'un _visa_ nouveau et peut-être d'une nouvelle Chambre de
justice. Qui le premier y eût été traîné? Law sans nul doute. Et
qu'eût-il dit? Eût-il pu se défendre sans accuser les princes, et les
profusions du Régent, et les brigandages de M. le Duc? Celui-ci
réfléchit, arrangea le départ de Law. Dans une belle voiture de
promenade à six chevaux, il monta avec le chancelier de la maison
d'Orléans, et une dame, jeune et jolie, hardie, fort intéressée à coup
sûr à ce qu'il échappât. C'était la marquise de Prie.

Hors de Paris attendait une autre voiture, du duc de Bourbon, une
rapide voiture de voyage pour le mener à la plus proche frontière. Un
fils de d'Argenson, intendant sur cette frontière du Nord, l'arrêta à
Maubeuge, demanda à Paris ce qu'il fallait en faire. Réponse: «Le
laisser passer, mais lui retenir sa cassette,» une cassette des bijoux
de sa femme, dernière ressource du proscrit.



CHAPITRE XVII

LA PESTE

1720-1721


Un Anglais écrit à Dubois (le 15 janvier 1721): «Lord Stanhope a été
tenté d'aller vous féliciter du coup de maître par lequel vous avez
fini l'année en vous défaisant d'un concurrent si dangereux pour vous
et pour nous.» Dubois se donnait le mérite d'avoir rendu ce service
essentiel à l'Angleterre. De septembre en décembre, la baisse s'était
faite à la Bourse de Londres, et elle aurait été bien autrement
rapide, si la ruine, la fuite de Law, n'avaient décidément tourné les
capitaux vers Londres.

Notre amie l'Angleterre consolait son orgueil de ses folies récentes
en regardant avec complaisance la situation de la France, en ce moment
si misérable, courbée sous trois fléaux, frappée de trois Terreurs:

_La Terreur financière._--Pâris rentre implacable, juge ses ennemis
et tout le monde, épluche toutes les fortunes.

_La Terreur des Jésuites._--Dubois est leur Tellier, qui fourre à la
Bastille tout ce qui n'est pas serf de Rome.

_La Terreur de la peste._--On établit partout des cordons sanitaires.
De la Provence, elle s'avance au nord et marche à grands pas vers la
Loire.

Nous avons laissé en arrière la peste de Marseille, qui sévissait dès
juin-juillet 1720. Il faut y revenir.

Marseille avait-elle besoin d'emprunter la peste au Levant? J'en doute
fort. Elle avait d'elle-même toutes les conditions qui la font en
Égypte.

1º L'infection des fanges, des profonds détritus, accumulés et
fermentant dans la cuve immonde du port, la décomposition de tant de
choses mortes qui pourrissent là à plaisir; 2º la misère, l'épuisement
des petites gens mal nourris, la saleté proverbiale et de la ville et
des ménages. Ces ardentes populations, vives et bruyantes, toujours en
mouvement, n'en sont pas moins, en même temps, extraordinairement
négligentes. Naguère encore il en était ainsi. Des noires ruelles où
l'avalanche toujours redoutée des fenêtres faisait doubler le pas, si
l'on entrait aux petites cours, on les trouvait pleines d'ordures.
C'était bien pis à monter l'escalier. Sans souci d'odorat, dans sa
chambrette obscure, la jolie femme, au teint jaune et malsain, nourrie
de crudités, d'oignon ou de poisson gâté, d'oranges aigres, parfois de
mauvais bonbons italiens, dédaignait toute précaution, se moquait de
la propreté.

C'est d'abord sur les femmes, les enfants, les plus indigents, les
faibles en général, que le fléau mordit.

En juillet, on tâchait d'en étouffer le bruit. Les échevins eux-mêmes
allaient la nuit faire emporter les morts, enlever les malades, murer
la porte des maisons infectées. Mystère sinistre que ces portes murées
révélaient trop éloquemment.

Il y avait en cette année beaucoup d'orages, mais il y en eut un
terrible à Marseille le 21 juillet. Partout tombait la foudre. Nombre
d'églises furent frappées. Dès lors forte mortalité. L'aigre vent, le
mistral, qui succède, empêche l'éruption naturelle des bubons de la
peste. La terreur est au comble. Plus de pudeur, on fuit. Le marchand
part pour la foire de Beaucaire. Le juge part, plus de justice. Les
riches partent, plus de ressources (il n'y avait que mille francs dans
la caisse de la ville). Il n'est pas jusqu'aux sages-femmes qui
n'abandonnent à leur sort les femmes qui vont accoucher. Tout fuit la
ville condamnée.

Quel est le désespoir, l'accablement de la grande masse qui reste,
lorsque le 31 juillet le Parlement de Provence ferme Marseille et sa
banlieue d'un cordon de troupes, des plus sévères défenses et sous
peine de mort. Le fléau concentré dans ce foyer morbide, dans un grand
peuple accumulé, s'irrite et sévit d'autant plus.

Nos médecins de l'armée d'Égypte, qui ont observé la peste de près,
disent qu'elle prend de préférence les épuisés, les effrayés. Un petit
nègre, dit Savaresi, qui le soir, dans un escalier du Caire, avait eu
peur d'une ombre, frappé de cet ébranlement, eut la peste le
lendemain. Ces observations font juger à quel point, dans l'épidémie
de 1720, la masse de Marseille était prête à prendre la peste, ayant
justement au plus haut degré l'épuisement des misères, la peur (dans
toute la violence de l'imagination méridionale), l'effroi surtout de
se voir enfermée.

Le célèbre Chirac, médecin du Régent, consulté, répondit «qu'il
fallait surtout être gai.» C'était aussi l'avis des médecins de
Montpellier, qui niaient la contagion. En réalité, ceux qui avaient le
moral très-haut, la vie forte et tendue, avec une bonne nourriture,
risquaient moins que les autres. La femme d'un médecin allemand,
jeune, intrépide, vivait au fond de la peste, à l'hôpital, et touchait
les malades. Les magistrats municipaux, qui affrontaient partout la
maladie, ne furent point attaqués.

Mais la grande masse était très-abattue, par la disette d'abord, à
laquelle on ne remédia qu'un peu tard. Elle l'était par l'abandon.
L'arsenal et le lazaret, la garnison, n'aidèrent en rien la ville. Les
riches bénédictins de Saint-Victor s'isolèrent, s'enfermèrent. Ayant
de grandes provisions, ils murèrent eux-mêmes leur porte, ne se
souciant plus de savoir si l'on vivait, si l'on mourait dehors.

Rien de plus lugubre que l'aspect de cette ville où d'abord chacun se
renfermait. Sur les places désertes, des bûchers par lesquels on
croyait purifier l'air, l'incendiaient, aggravaient les lourdes
chaleurs d'août, jetant au loin de sinistres lueurs. Par les rues
circulaient des ombres ridicules et lugubres, les médecins, dans le
costume étrange qu'ils avaient inventé, et qui n'exprimait que trop
l'excès de leur peur. Montés sur des patins de bois, couvrant leur
bouche et leurs narines, serrés dans une toile cirée, comme des momies
égyptiennes, ils étaient effrayants à voir. Ces précautions leur
servaient peu, car, de quarante qu'on envoya de Paris, trente
moururent, et l'on n'en renvoya qu'en les chargeant d'argent, avec
promesse de pension pour ceux qui survivraient.

Dans la fuite générale des fonctionnaires, rien de plus glorieux que
la conduite de l'évêque Belzunce et des échevins, deux surtout,
Estelle et Moustier. Ces fermes magistrats eux-mêmes, l'épée à la
main, menaient les enterreurs dans les maisons des morts et les
forçaient de travailler. L'évêque, bon, vaillant, généreux, se
multiplia, fut partout pour encourager, soutenir, et avec lui nombre
de religieux qui s'immolèrent, vrais martyrs de la charité. Belzunce,
malheureusement, avait plus de courage que de tête. Dans son imitation
fidèle de Charles Borromée à la fameuse peste de Milan, il multipliait
trop les prédications effrayantes, les lugubres processions. De figure
imposante, de taille colossale, ce bon géant, dans le fléau public,
suivit trop l'instinct théâtral, ici fort dangereux, des populations
du Midi.

Après ceux qui firent leur devoir, mais bien au-dessus d'eux, nommons
_les volontaires_, ceux que rien n'obligeait d'agir.

Les Oratoriens, ennemis de la Bulle _Unigenitus_, étaient interdits
par l'évêque que menaient les Jésuites. Non-seulement on ne les
obligeait pas de confesser les mourants, mais on le leur défendait.
Dans leur humilité héroïque, ils se firent tout au moins
gardes-malades; ils embrassèrent la mort.

Un autre volontaire, immortel, dont le nom ira d'âge en âge, c'est le
chevalier Roze, intrépide, inventif, et homme aussi d'exécution. Il
donna sa fortune, donna mille fois sa vie à des dangers terribles, où
tous périrent. Il en revint.

L'évêque comptait sauver la ville en la dédiant au Sacré-Coeur. Le 6
août, il fit avec tout le clergé une procession terrible, à grand
spectacle d'expiation, de pénitence. Prêchant que le fléau était un
châtiment céleste, il frappa les esprits, brisa les coeurs brisés,
montra, derrière la mort, les supplices éternels. Il accablait les
simples, les pauvres gens crédules, les faibles femmes craintives,
déjà éperdues de remords. Les frayeurs aggravèrent la peste. Tels qui
mouraient chez eux tout doucement ne se résignèrent plus. On en vit
qui, désespérés, furieux, se crurent damnés d'avance, et se jetèrent
par les fenêtres. Beaucoup de pauvres créatures délaissées eurent
tellement peur dans leurs maisons, où tout était mort, qu'elles
sortirent, vinrent criant, pleurant sur les places, dans leurs
lambeaux, dans leurs linceuls.

Cette chose effroyable éclata le 20 août. Tout se remplit de spectres
ambulants. Nouveau malheur. Ces abandonnés qui ne rentraient plus dans
leurs maisons pleines de morts, restaient la nuit exposés aux froides
rosées, aux intempéries violentes du brutal climat de Provence.
L'éruption ne se faisait plus. La mort était certaine. Ils demandaient
d'être reçus la nuit, par charité, dans les églises qui les eussent
abrités du vent. Mais le clergé, l'évêque, eurent scrupule de les
profaner en y recevant ces malades qui bientôt devenaient des morts.
Donc, nul abri que l'auvent fortuit de certaines boutiques, le dessous
de quelques balcons. Mais les propriétaires ne leur accordaient pas
même cette faible hospitalité. Même le banc devant la porte, sans
abri, on l'interdisait (honteuse barbarie) en l'enduisant d'ordure!
Repoussés ils restaient donc au milieu des places, couchés sur le pavé
dans les froides nuits, les mourants près des morts, à côté de
cadavres demi-dissous, difformes. Parfois on rencontrait, appuyée
contre un mur, une figure immobile, un corps pris par la mort dans
cette attitude même, qui semblait méditer sur son triste abandon.

L'autorité municipale était inégale à sa tâche. Marseille avait le
droit de se gouverner elle-même. On respecta ce droit, et beaucoup
trop, en agissant fort peu pour elle. Sauf les médecins envoyés le 12
août, avec une somme d'argent à laquelle Law avait contribué, le
gouvernement s'abstint. Il n'agit fortement qu'à mesure que la peste
s'étendit vers le Nord, et lorsqu'il craignit pour lui-même.

Son premier soin, dès l'origine, devait être de créer, non par les
ressources locales, mais par celles de l'État, nombre de petits
hôpitaux, de pavillons bien isolés, où la foule se fût divisée. Il les
fallait surtout abrités du vent aigre qui tuait sans rémission. Les
tentes que la ville dressa d'abord hors de ses murs, dans une
exposition très-froide, livraient précisément les malades à son
influence. Ils aimaient mieux rentrer, mourir au centre de la
contagion. Un nouvel hôpital qu'on bâtit dans la ville par le
travail des Turcs, ne fut achevé qu'en octobre. Donc, en août, en
septembre, la masse vint se concentrer dans l'unique et étroit asile,
dans l'ancien hôpital. On se battait aux portes pour y entrer. Nul
n'en sortait vivant. Ceux qui y soignaient les malades, les voyant
mourir tous, se firent peu de scrupule (pour avoir plus tôt les
dépouilles) d'accélérer cette mort inévitable. L'infirmier devint
assassin.

Un vaste assassinat se fit. On avait entassé trois mille enfants
abandonnés à l'hospice des Enfants-Trouvés. Là, comme à l'hôpital, la
féroce spéculation s'établit sur la mort. Les trois mille y moururent
de faim!

L'égoïsme commun espérait cerner, limiter, ce foyer d'horreur, donner
à la peste une ville, sauver le reste en lui faisant sa part. Mais
elle ne s'en contenta pas. Elle vola par-dessus les cordons
sanitaires; dès août elle passa à Aix, dans l'automne à Toulon. Le
Parlement, qui défendait si durement aux Marseillais d'émigrer, se
hâta de le faire lui-même. Autant en fit le commandant de la province
dont la présence était si nécessaire.

Sur ces nouveaux théâtres de la contagion on essaya de différents
systèmes. On croyait que Marseille n'avait été si violemment frappée
que par les communications libres qu'elle laissait aux malades. À Aix,
dès qu'un signe léger apparaissait, l'homme enlevé était sur l'heure
jeté aux hôpitaux, et dans ce grand entassement, il ne manquait pas de
mourir. De huit mille, cinq cents survécurent. À Toulon, on essaya
une autre méthode d'isolement. Tout ce qui n'entre pas aux hôpitaux
est consigné chez soi, tous, les sains, les malades, et sous peine de
mort. Le premier des consuls, M. d'Antrechaus, avait, du premier jour,
interdit l'émigration, empêché les riches de fuir. Tout mourut, riches
et pauvres. Ce consul (un héros plutôt qu'un habile homme) soutient
sept grands mois cette gageure de tenir enfermée et de nourrir à
domicile une population de vingt-six mille âmes. Captivité cruelle. On
meurt encore plus qu'à Marseille.

Dans l'automne à Marseille, et l'hiver à Toulon, la mort allait si
vite et il y avait tant de corps à enterrer qu'on songeait à peine aux
vivants. La sépulture était la grande affaire publique. Les confréries
de pénitents, qui dans tout le Midi se chargent de ce soin pieux,
manquèrent apparemment. Car les échevins durent faire _la presse_ dans
les hommes forts du petit peuple, et, bon gré mal gré, leur faire
enlever les corps. La foule avait horreur de ces hommes utiles, les
maudissait comme la mort elle-même, injuriait ces _corbeaux_. Ils
désertaient. Il fallut implorer l'assistance des galériens. N'ayant
nulle force militaire (car la garnison s'enfermait) on ne pouvait
surveiller, fermement contenir ces hommes dangereux, Marseille
acceptait un fléau plus terrible peut-être que la peste elle-même.
Corrompus et féroces, de plus, dans l'échappée sauvage d'une liberté
imprévue, deux mois durant, ils donnèrent un spectacle effrayant, _le
règne des forçats_.

Ces nouveaux venus apportèrent, dans la calamité, quelque chose de
pis, une hilarité diabolique. Bons amis de la mort et cousins de la
peste, ils la fêtaient, bien loin d'en avoir peur. Elle avait des
égards pour eux, touchait peu ces hommes si gais. À Toulon, ils
allaient en habits magnifiques. Plus de fers, plus de nerf de boeuf.
Et la ville à discrétion. Le droit d'entrer partout. Ils enlevaient,
pêle-mêle avec les corps, ce qui leur convenait. Les abandonnés qui
restaient avaient peur de la peste moins que des gaietés du forçat. Il
prenait ces retardataires pour des gens paresseux qui manquaient à
l'appel. Un mourant réclamait, priait d'attendre un peu. «Bah! dit le
galérien, si on les écoutait, il n'y en aurait pas un de mort.»

À Marseille, on tirait les morts avec des crocs de fer. À Toulon, on
les jetait par la fenêtre du quatrième étage, la tête en bas, au
tombereau. Une mère venait de perdre sa fille, jeune enfant. Elle eut
horreur de voir ce pauvre petit corps précipité ainsi, et, à force
d'argent, elle obtint qu'on la descendît. Dans le trajet, l'enfant
revient, se ranime. On la remonte; elle survit. Si bien qu'elle fut
l'aïeule de notre savant M. Brun, auteur de l'excellente histoire du
port.

À Marseille, MM. les forçats permirent très-peu le tombereau. Ils
trouvaient qu'il faisait tort à leur industrie. Ils coupèrent les
harnais, et pas un ouvrier n'osait les réparer. Le peuple lui-même,
d'ailleurs, déplorait le malheur de ne pas être enterré un à un. Il
avait horreur des charrettes où les corps, sans honneur, dépouillés,
tombaient l'un sur l'autre. Il appelait _infâme_ cette promiscuité de
sépulture, ces mariages de la mort. Tous mêlés par hasard, en une même
masse molle, mutuellement putréfiés!

Qui le croirait? Ces choses épouvantables qui révoltaient les sens,
loin d'éteindre l'imagination, l'exaltèrent étrangement. Si l'amour,
comme dit le Cantique, est fort comme la mort, on peut le dire de
l'art aussi. Le vaillant peintre Serres, au lieu de craindre, regarda
tout cela en face, chercha ce qu'on fuyait, admira, copia. Ce qu'on
trouvait horrible, il le trouva merveilleux, parfois sublime, toujours
attendrissant. Il était l'élève du Puget, qui a tant sculpté la
douleur, la misère, l'esclavage (ces préliminaires du fléau). Serres
vit dans celui-ci la suite naturelle de l'oeuvre de son maître, comme
la fin du monde que son art douloureux avait prophétisée.

Il est certain qu'un tel bouleversement de toute chose, qui met tout
en dehors si cruellement, a des révélations inattendues, profondes.
Les éminents artistes, et Boccace, et Machiavel, l'ont bien senti. De
même les peintres vénitiens, le Tintoret et autres, qui, dans divers
tableaux qu'on croirait de piété, ont jeté hardiment tout ce qu'ils
avaient vu à la peste de 1576. Dans l'un (le crucifiement?) qui me
reste comme une vision, vous trouvez force femmes, filles, enfants du
peuple, race pauvre, mal nourrie, qui donne tous les aspects de la
misère et de la peste. Des groupes entiers d'amies, de soeurs, qui se
tiennent et se serrent, dans l'obscurité indistincte, dans un chaos de
ténèbres livides, anticipent déjà la communauté du sépulcre. Tout est
fuyant, s'émousse et se dissout. Et cependant telles de ces pauvres
petites figures ont des grâces étranges, déjà de l'autre monde, des
langueurs, des mollesses, des morbidesses fantastiques. Certaines, en
décomposition, sont effroyablement jolies.

Tableaux malsains de sensualité funèbre. C'est l'âme même de la peste.
À Florence, Venise ou Marseille, telle elle fut, âprement amoureuse.
La mort fit la furie de vivre. Les veuves marseillaises profitaient du
fléau et convolaient de mois en mois. Les filles ne marchandaient
guère. Ce fut comme à Florence, où les nonnes, aux maisons galantes,
se vengeaient de leur chasteté. Ceux mêmes qui avaient constamment la
mort sous les yeux et la plus rebutante, les chirurgiens, sûrs de
mourir, prennent, avec le poison, un vertige effréné et se payent de
leur fin prochaine. Les _carabins_ furent terribles à Toulon. Dans
l'enfermement général dont ils étaient seuls exceptés, trouvant
partout des isolées, rien ne les arrêtait. Le danger, le dégoût, la
douceâtre odeur de la peste, la malpropreté naturelle où ces
abandonnées gisaient, ne gardaient pas le lit fétide. Nulle pitié des
mourantes. La mort même peu en sûreté.

À Marseille, le 2 septembre, un grand coup de mistral frappa, et tout
ce qui languissait dans les rues fut terrassé, ne se releva pas. Dès
lors, on meurt en masse, à mille par jour. Les enterreurs sont
débordés, perdent la tête. Il faut prendre un violent parti, abréger.
On force les églises, on crève les caveaux, on les comble de corps
mêlés de chaux. Puis scellés hermétiquement. Tout le reste aux fosses
communes. Mais elles furent bientôt pleines et gorgées. Elles se
mirent à fermenter, et, chose effroyable, elles vomissaient! les
fossoyeurs s'enfuirent. Il fallut qu'un des consuls même, le vaillant
Moustier, prît la pioche; avec quelques soldats qui eurent honte de
reculer, il avança sur ce charnier mouvant, le mit à la raison,
l'enfouit de nouveau dans la terre.

Le danger le plus grand était un tas de deux mille corps qu'on avait
abandonnés sur une esplanade, qui se dissolvaient depuis trois
semaines, et s'étaient résolus en une mer de pourriture. Que faire?
comment détruire cela? comment aborder seulement cette horrible
fluidité?

Par bonheur, le chevalier Roze savait qu'en dessous les vieux bastions
étaient creux jusqu'au niveau du flot. Il fit percer la voûte. Puis, à
la tête de soldats intrépides et d'une bande de cent forçats, il
poussa en trente minutes la masse hideuse au gouffre. Tous ceux qui
mirent la main à cette oeuvre de délivrance le payèrent de leur vie,
moins Roze et deux ou trois qui survécurent.

La peste recula dès ce jour. On commença à prendre le dessus. On
balaya les fanges profondes qui encombraient les rues. Un commandant,
envoyé de Paris, M. de Langeron, concentra les pouvoirs et put
employer pour la ville les ressources de l'arsenal et de la garnison.
Il remit un peu d'ordre, somma les juges, les employés de revenir.

Les vivres abondaient. Le blé était venu de tous côtés, au point qu'on
voulait refuser celui que le pape envoya. La vendange arriva, et avec
elle les effets salutaires de la fermentation vineuse, d'une détente
physique et morale. Elle alla trop loin même. Repas, orgies, fêtes,
mariages, les gaietés effrénées du deuil. Nombre de filles en noir
brusquement se marient. Telle qui ne l'eût jamais été, tout à coup
seule et délivrée des siens, héritière, remercie la peste.

Belzunce, l'héroïque imbécile, aimait les grandes scènes, où il
apparaissait imposant, plein d'effet sur cette masse si émue. Au plus
haut de l'église des Accoules, au clocher, au panorama qui embrasse la
côte, les collines, la Méditerranée, et cette pauvre Marseille, on lui
fit faire une cérémonie bizarre et fort troublante pour des esprits
malades, l'_anathème à la peste_, son exorcisme solennel,
l'excommunication et la déclaration de guerre qui la proscrivait à
jamais, lui interdisait le pays.

Cela piqua la peste. Elle revint, mais par moments, capricieuse. Les
fêtes et les réjouissances qui se faisaient pour son départ la
provoquaient à revenir.

Toulon, l'hiver et le printemps, lui donna riche pâture. De vingt-cinq
mille personnes, elle en laissa cinq mille.

L'été, pendant que les gens d'Aix, enfin sauvés, se réjouissent et
font des repas dans la rue, la voyageuse meurtrière s'est établie en
terre papale; elle est dans Avignon (octobre). Le légat, éperdu,
s'enferme dans le palais des papes.

En mai-juin 1722, elle a assez d'Avignon, la dédaigne; elle marche
vers le Nord. D'inutiles cordons sanitaires, des régiments qu'on
envoie, s'établissent ridiculement en Poitou pour tirer sur la peste,
si elle se permet d'avancer.

Mais n'était-elle pas derrière eux? On eût pu le penser.

Une panique eut lieu à Paris (mai 1722). Une caisse de soie ayant été
ouverte chez un marchand, voilà des morts subites, et dans la maison
même, et des deux côtés de la rue. Toute maladie courante était
imputée à la peste. On ne fut tout à fait rassuré qu'en janvier 1723.

Donc, elle avait régné deux ans et demi en France. On sut ce qu'elle
avait dévoré dans deux ou trois villes, Marseille, Aix, Toulon; mais
ses exploits cruels dans l'épaisseur du centre de la France, on s'est
gardé de les savoir. Car la peste, sous plus d'un rapport, était un
fléau politique, la fille des misères envieillies, des ruines
récentes, un reliquat morbide de l'accumulation des souffrances et des
désespoirs. Trois générations successives, celle de la Révocation,
celle de la Banqueroute du grand roi, celle enfin des avortements de
la Régence, de père en fils, en petits-fils, par trois cercles
d'enfer, peu à peu descendues, cherchèrent dans la terre un repos.

Le pays, fort près de Paris, était quasi-désert. Certain abbé,
prédicateur du roi, qui voyageait dans la voiture publique, s'étant
écarté un moment, fut happé par les chiens. On retrouva ses os.

Une femme qui, fuyant la contagion, tenta le périlleux voyage de
Provence à Paris, fit un récit terrible de ce qu'elle avait vu. Pour
échapper aux cordons sanitaires, elle évitait les villes, marchait par
les campagnes. Aux montagnes du Gévaudan, aux vallées de l'Auvergne,
du Limousin, dans plus de vingt villages, pas une âme vivante. Partout
des morts non inhumés. Ne rencontrant personne pour l'héberger, elle
entrait dans les maisons vides, et parfois y trouvait du pain. Un
presbytère ouvert, abandonné, lui offrit un spectacle étrange. Le
curé, habillé, était là, mais pourri; la servante sur un autre lit, en
décomposition. Dans l'armoire, cinq cents livres en or, abandonnées
(_ms. Buvat_, 24 sept. 1721).



CHAPITRE XVIII

LE VISA

1721


En attendant la peste, Paris subissait un fléau aussi cruel peut-être,
l'incertitude effrayante qui planait sur toute fortune, sur
l'existence de chacun. Le violent Pâris Duverney commençait
l'opération chirurgicale d'amputer de nouveau la France. Il allait
revoir tous les titres, bien acquis, mal acquis, en juger l'origine,
la qualité, le droit, annuler l'un et rogner l'autre, réduire les
milliards à néant. Dictature étonnante! si délicate à exercer! Il y
prit pour adjoints les hommes infiniment suspects qui avaient fait la
guerre à Law, les vieux financiers de Louis XIV[NT-2], le très-rusé
Crozat et Samuel Bernard, le vénérable banqueroutier.

         [Note NT-2: Dans ce chapitre XVIII qui a trait à l'année
         1721, Michelet fait référence à Antoine Crozat, marquis du
         Chatel (1655-1738), né à Toulouse, financier et constructeur
         du canal de Crozat qui fait communiquer l'Oise à la Somme (25
         km) et à Samuel Bernard, (1651-1739), né à Sancerre,
         financier qui prêta des sommes considérables à Louis XIV. Le
         nom de Louis XVI mentionné ici par Michelet (dans l'édition
         de A. Lacroix, 1877) est donc incompatible avec l'époque où
         ont vécu Crozat et Samuel Bernard. C'est pourquoi dans la
         présente édition du "LibraryBlog" le nom de Louis XVI a
         été remplacé par celui de Louis XIV.]

Les seigneurs qui avaient rétabli leurs fortunes, qui gardaient les
mains pleines, n'étaient pas sans inquiétude. Leur bienfaiteur
prodigue, le Régent, qui si sottement s'était laissé piller, qui,
comme un enfant ou un fou, avait éreinté le Système, paya de honte
pour tous.

Au Conseil du 1er janvier 1721, il avoua tête basse qu'il avait fait
de grandes fautes. Si triste fut son attitude, que le coupable des
coupables, M. le Duc, contre qui on aurait dû faire une enquête,
s'enhardit et tomba sur lui, le poussa sur le départ de Law (que
lui-même, M. le Duc, avait sauvé dans sa voiture!). Dans son état
demi-apoplectique, le pauvre gros homme, interdit, ne trouva guère à
dire. Comme un écolier pris en faute accuse son camarade, il se rejeta
sur Law absent. Pitoyable séance où des deux premiers hommes du
royaume, l'un parut idiot, et l'autre, un effronté coquin.

Le parti du Système, la Compagnie des Indes, n'avait espoir que dans
M. le Duc, qui y avait encore un intérêt considérable et y avait gagné
tant de millions. Et, en effet, d'abord il la défendit quelque peu,
montra les dents à la réaction, pour l'obliger sans doute de composer
avec lui et les siens, pour en tirer des garanties. Duverney n'eût osé
toucher au prince que la mort si probable du Régent allait faire
Régent. Sa meilleure chance était, en respectant les vols de
l'agiotage princier, de devenir ce qu'il fut en effet sous la seconde
Régence, l'homme d'affaires de M. le Duc et de sa madame de Prie. Les
hauts agioteurs (M. le Duc, Conti, d'Antin, etc.) comprirent
parfaitement qu'on songerait moins à eux si tout le monde craignait
pour soi, qu'on s'informerait moins de leurs trésors acquis s'ils
livraient généreusement leurs compagnons de bourse, agioteurs,
accapareurs. Ce fut le secret du Visa, la poursuite des sous-voleurs.
Gloire aux brigands, mort aux filous!

Rien de meilleur dans les grandes détresses publiques, où tout le
monde est furieux, que d'ouvrir une chasse qui détourne, occupe les
haines. On fait lever un lièvre, quelque gibier ignoble et ridicule.
Tout court après. Un accapareur de denrées est très-propre à cela; nul
animal plus détesté du peuple. On n'avait que le choix des grands
noms, d'Estrées, Guiche, la Force, etc. On se contenta d'un, et on lui
attacha les chaudrons à la queue. J'entends les chansons du Pont-Neuf,
la satire, la caricature. Ce fut le duc de la Force. Le malpropre
seigneur s'était fait épicier, trafiquait surtout dans les suifs. Les
chandeliers allaient la nuit, en bonne fortune, acheter chez lui à bas
prix les graisses et les savons. Il en avait comblé des couvents, des
églises, entre autres les Grands-Augustins, où Bossuet fit la fameuse
assemblée de 1682. Toute l'année se passa à manier, à remanier cette
cause huileuse. Chacun y mit la main. Superbe occasion pour Bourbon,
pour Conti, d'Antin, de montrer leur délicatesse, de s'indigner contre
un seigneur, un duc et pair qui faisait de telles choses. D'Antin,
pendant ce temps, en avait fait une autre bien autrement hardie. Il
avait enlevé sans façon la prodigieuse masse de tous les plombs de
Versailles, en mettant à la place de très-mauvais tuyaux de fer. Tout
tomba sur la Force.

On régala le Parlement de ce procès. Lui-même se flétrit bien plus
encore qu'on ne voulait, en accusant son intendant, que l'on envoya
aux galères.

Le 26 janvier, Duverney lance à la fois ses deux brûlots qui
incendient tout:

1º La Compagnie des Indes est déclarée comptable, responsable des
billets de la Banque.--Billets qu'on fit _sans elle_. Billets qu'on
augmentait secrètement, contre son règlement, _contre l'engagement qui
fut pris avec elle de n'en faire qu'avec l'aveu de l'assemblée de ses
actionnaires_. Cela ne la sauve pas. L'argument du loup à l'agneau
(dans la fable de la Fontaine) prévaut ici. Elle est croquée,
c'est-à-dire saisie, sous scellé, livrée à ses ennemis.

2º On organise au Louvre une commission souveraine, vaste inquisition
financière, avec une armée de commis. Tout cela dans les bas
appartements, les salles royales d'Henri IV et d'Anne d'Autriche.
Cette administration doit examiner et viser tout titre, tout papier
(actions, billets, contrats, quittances, etc.), distinguer les bons
des mauvais, en faire le _Jugement dernier_. Pour cela, il faut en
connaître, en apprécier les origines. Travail épouvantable. Où
trouvera-t-on des employés si exercés, si habiles, des têtes si
fortes, pour démêler d'un coup tant de choses embrouillées? On prend
ceux que l'on trouve, des jeunes gens sans place, des gaillards qui ne
faisant rien, ne sachant rien, sont propres à tout, batteurs de pavé
qui promènent la petite tonsure ou l'inutile épée. L'effrayant, c'est
que des novices doivent _en deux mois_ finir cette oeuvre
révolutionnaire, la Saint-Barthélemy du papier. Si la plume y
succombe, l'épée y subviendra contre les mal-appris qui se
plaindraient trop haut. On ne prétend pas faire une banqueroute
timide, détournée, par derrière. On veut la soutenir fièrement. Tout
est prêt, les portes ouvertes, mais peu de gens y viennent. Nul n'est
pressé d'aller se mettre sous la dent. Quelques-uns, et les plus
véreux, croient prudent d'aller déclarer une petite partie de leur
fortune, de donner aux bureaux certaine pâture pour qu'on s'informe
moins du reste. Le temps passe, s'allonge. On ajoute aux deux mois.

On frappe coup sur coup. On déclare annulé tout papier non visé. On
déclare confisquée l'acquisition non avouée. Enfin, on s'adresse aux
notaires. Ces hommes de confiance, discrets confesseurs des fortunes,
qui reçoivent dans l'oreille tant de choses qui doivent y mourir, les
notaires sont forcés de trahir leurs clients, d'apporter des extraits
des contrats et de tous les actes. Mesure inattendue, cruelle, qui
mettait à jour les fortunes, marquait les aveux incomplets, permettait
au pouvoir des punitions lucratives. Pour pincer mieux, Duverney, le
grand maître, fit de sa main d'ingénieux règlements, pièges certains,
infaillibles filets où les plus fins se trouvaient pris. Il se fiait à
la passion: les juges des nouveaux enrichis étaient leurs ennemis, des
robins restés maigres. Il se fiait à l'intérêt. Les commis savaient
bien que la sévérité ferait leur avancement. Ils étaient stimulés par
de gros appointements. Et, si l'âpreté leur manquait, ils en prenaient
des suppléments à la vaste buvette établie exprès dans le Louvre.

En moins de rien on jugea la fortune d'un million d'hommes (500,000 à
Paris; 500,000 en province). Nulle telle opération depuis l'origine du
monde.

On remarqua le soin, la précision arithmétique, avec lesquels Duverney
procéda, autant qu'il se pouvait. Il avait pris pour chef de ses
calculateurs l'infaillible Barême, dont le nom est proverbial. Mais
cette exactitude dans ce qu'on faisait ne couvrait point assez ce
qu'on ne faisait point, je veux dire les ménagements avec lesquels on
détourna l'enquête des illustres voleurs. Ce qu'on pouvait reprocher
le plus à cette Terreur, ce n'était pas d'être terrible, mais de
l'être inégalement, d'être ici clairvoyante, aveugle là. Elle poussa à
mort la Compagnie des Indes, les Mississipiens isolés. Mais elle ne
voulut rien savoir de tous les grands seigneurs qui avaient refait
leurs fortunes, avaient payé leurs dettes, pour rentrer dans leurs
biens saisis. Cette persécution si partiale, qui frappa les riches
nouveaux et ménagea les autres, eut l'effet détestable d'une réaction
nobiliaire. Ces nouveaux, la plupart, étaient au moins des hommes
intelligents. Les anciens, les seigneurs refaits étaient ces races
incurablement fainéantes que le roi, que la cour, l'intrigue et la
prostitution avaient tant de fois relevées dans le XVIIe siècle, mais
toujours inutilement.

On avait une liste de gens à rançonner, liste énorme de trente-cinq
mille. Liste comminatoire, pour amener à composition.

On s'arrangea. Ce grand appareil d'implacable justice eut un effet
contraire au but. La plupart se jetèrent dans les bras de la Grâce, je
veux dire s'adressèrent à la faveur. C'est ce qui rendait toujours
vaines les opérations de ce genre. Les commissaires de Duverney, ses
employés ne furent point insensibles, falsifièrent des pièces,
arrangèrent des affaires. Trois ou quatre, pris pour l'exemple,
condamnés, devaient être pendus, mais on les épargna. Que de gens il
eût fallu pendre? C'était à qui sauverait les riches victimes du Visa.
La sensibilité des dames brilla là, comme toujours. Elles coururent,
assiégèrent les puissants. Telle s'entremit pour un diamant ou quelque
autre cadeau. Telle fit plus; elle couvrit l'opulent malheureux en
l'épousant. Force seigneurs daignèrent donner aux Mississipiens des
_filles de protection_. Ce fut le terme consacré. S'ils n'avaient pas
de filles, l'agioteur disait avec simplicité: «On m'en veut pour cette
terre, cet hôtel ... Eh bien! prenez-les.»

Ainsi les enrichis s'arrangeant avec les vieux riches, la finance
nouvelle avec l'ancienne, l'agiotage épousant la noblesse, une
certaine société bâtarde va commencer où l'élément jeune et actif des
gens d'affaires ne rajeunira pas les vieux oisifs, mais participera à
leur vieillesse, à leur paresse. De ce beau mariage sort la race des
frelons qui vont stériliser tout le règne de Louis XV.

C'est en bas, sur les grandes masses, sur la partie active de la
population (_un million de familles_, donc cinq millions d'individus?)
que tomba lourdement d'aplomb l'écrasement du Visa. Ceux qui n'avaient
ni rentes ni actions, ceux qui spéculaient le moins, avaient reçu
malgré eux, en paiement et de mille manières, des papiers de toute
sorte, spécialement les papiers-monnaie qui avaient cours forcé. Au
Visa, tout fondit. Ils se trouvèrent n'avoir presque rien dans les
mains. Mais ce peu, mais ce rien, ils croyaient au moins le toucher.
Point du tout. Ce débris de débris, ils ne l'auront pas même. Ils
pourraient le manger. L'État est soucieux de le leur conserver; il ne
leur en fait que la rente. Une rente minime à un taux misérable. Une
rente peu sûre après tant de réductions, que nul ne voudrait acheter.
Après tant de rudes coups, c'en est fait de la foi publique.

Rude aussi et terrible l'effet de tout cela sur la moralité, et, ce
qui est plus fort, sur la raison, sur le bon sens. Les têtes sont
fortement ébranlées par la grandeur d'un tel naufrage. Il en résulte
un effet singulier qu'on croirait un trait de folie. Moins on a, et
plus on dépense. C'est qu'on ne compte plus, on ne songe plus à rien
équilibrer. Chacun joue de son reste. Et ce n'est plus, ce semble, au
plaisir que l'on court (comme dans les premières années de la
Régence), c'est à l'étourdissement, à l'oubli, au suicide. Ce qui
reste, force, vie, fortune, on a hâte de l'exterminer. En Provence, on
l'a vu, la peste fut galante et luxurieusement effrénée. Même effet à
Paris pour l'autre peste, la débâcle des fortunes. Les survivants d'un
jour semblent se faire scrupule de garder rien de leurs débris. On va
de fête en fête, de bal en bal. Surtout les bals masqués, champ
d'aventures furtives, folles loteries de femmes, de plaisirs d'un
instant.

Il y avait de l'entrain, mais fort peu de gaieté, plutôt des farces ou
obscènes, ou tragiques. À certain bal arrivent quatre masques
apportant un cinquième qui semblait faire le mort. Les quatre
disparaissent, mais le cinquième non. Car c'était un mort en effet.

Deux morts gouvernent le royaume, pour mieux dire, font semblant. Le
Régent et Dubois, toujours entre deux crises, pourraient à chaque
instant passer demain. Dubois, avec les apparences d'une activité
furieuse, stimulé, endiablé de l'urètre et de la vessie, reste
inaccessible et s'enferme. Pour les choses pressées, nul moyen
d'arriver à lui. Sauf son affaire (d'acheter le chapeau) et les
mariages espagnols, l'affaire des Orléans, dont nous parlerons tout à
l'heure, il ne fait presque rien. Combien moins le Régent dans sa
torpeur apoplectique!

De plus en plus, celui-ci est grotesque. Pour faire croire qu'il
existe encore, il fait obstinément l'Henri IV et le vert galant. Il ne
tient pas à lui qu'on ne le croie un joyeux libertin. De son mieux il
simule l'enivrement des vices, lorsqu'il n'en a plus que l'ennui.

Quelle est à cette époque la figure de ce galant prince? Si changée
que personne n'ose le peindre. Dans la célèbre estampe du Triomphe de
la Banque (1720), entre l'Industrie, l'Abondance, le Temps offre un
petit portrait du Régent au culte des agioteurs. Mais ce joli portrait
est pris sur ceux de la jeunesse. Fausse et menteuse image, toile
légère et pauvre chiffon, que le vent va plier, crever, rouler, on ne
sait où.

Après sa mort, un burin véridique (de la belle galerie Restout) donne
la triste réalité. Là il fait peine. Il est fort sombre, fort
lourdement bouffi, avec de gros yeux injectés, saillants et pleins de
sang, qui vous disent: «Je mourrai bientôt.»

C'est justement cela, je crois, c'est ce besoin de faire dépit à la
nature, de démentir la mort prochaine, qui lui fait faire le galant,
l'amoureux. Ainsi, au moment même où il est pauvre au point de ne
plus payer les domestiques de sa mère, il bâtit à Auteuil une _petite
maison_. Et pour qui? pour une maîtresse qu'il a depuis longtemps,
dont il a assez, plus qu'assez, son habituée, la Parabère, qui a
souvent la sinécure de passer la nuit avec lui.

Il se pouvait fort bien qu'il mourût dans ses bras. La peur qu'elle
eut, en voyant un de ses domestiques mourir subitement, la décida.
Elle déclara vouloir se convertir, se retirer. Le même mois, il en
achète une autre, une jeune femme que le mari lui vend. Sans voir,
sans aimer, il achète. C'était une petite noiraude, déjà fanée, les
seins pendants, mais moqueuse, rieuse, impudente. Pour un si digne
objet, on ne peut faire trop de folies. Sur la Seine, devant
Saint-Cloud, c'est-à-dire par-devant madame d'Orléans, il fait pour la
coquine des illuminations et des feux d'artifice. Tout Paris y va,
indigné, mais curieux, voulant voir «si le tonnerre de Dieu y
tombera.» Curiosité fatale aux paysans; la foule marche dans leurs
blés, dans leurs vignes. Avec tout ce bruit, cette dépense, il est si
peu épris qu'au moment même il a un autre objet en tête. Un grand
seigneur, joueur, panier percé, voudrait bien lui vendre sa nièce.
C'était l'écuyer du roi, Sainte-Maure, cousin des Montespan, du duc
d'Antin. «Que ne me parliez-vous? dit-il. Je vous aurais donné l'amour
même.--Pourquoi pas?--Impossible. Maintenant elle est religieuse.
D'ailleurs, dit-il en vrai marchand, elle est de grande condition.
C'est ma nièce ...» Cela toucha juste. Le couvent était loin, du côté
de Rhodez. On lance une lettre de cachet pour en tirer la fille et la
remettre à M. le curé de l'endroit, qui veut bien se charger de la
conduire à Paris chez son oncle, aux Écuries du Roi. Comme une mule ou
un cheval d'Espagne, de ce fond du Midi à travers toute la France,
elle est amenée par l'obligeant pasteur. Entre lui et son oncle, la
pauvre nonne, intimidée, d'autant plus belle, est longuement lorgnée
par le myope. Pour rien heureusement. Soit qu'il eût pitié d'elle,
soit qu'il se sentît froid, indigne d'un si jeune amour, il laissa
aller l'innocente.

Il n'était pas méchant, et même à cette époque où il était tombé si
bas, tellement matérialisé et incapable de tout bien, il n'eût pas
goûté un plaisir cruel, n'eût pas fait pleurer une fille. En cela, il
ne fut nullement du temps qui finit la Régence, temps âprement
corrompu et cruel qui appartient déjà à l'époque de M. le Duc. Il
aurait voulu être aimé. Il l'espéra deux fois, dans la réforme de
Noailles et dans l'utopie du Système. Deux fois il retomba.

Mais, quelque indifférent qu'il parût être à tout, faisant la sourde
oreille à la haine publique, il se jugeait fort bien. Une fois, à
table avec Dubois, comme on lui donne un papier à signer: «F. royaume!
s'écrie-t-il. Il est bien gouverné! par un ivrogne et un maquereau!»



CHAPITRE XIX

MANON LESCAUT.--MORT DE WATTEAU

1721


Nous ne pouvons passer sans dire un mot d'un petit roman d'importance,
de popularité immense, _Manon Lescaut_. Le siècle de Louis XIV n'a pas
de tels livres populaires. Il ne faut pas croire que la masse
inférieure lût les tragédies de Racine. Dans les livres de dévotion,
pas un n'a le succès de se faire lire de tous. Les sottes éjaculations
de Marie Alacoque se répandent, mais dans les couvents.

Voici un livre populaire. Grand, très-grand événement. Il ne paraît
qu'en 1727, mais il est certainement écrit, ou du moins commencé, vers
le temps qu'il raconte, vers les cruelles années des enlèvements pour
le Mississipi, quand la douloureuse aventure était toute brûlante
encore. C'est bien moins un roman qu'une histoire, une confession.

Il n'y a jamais eu un tel succès de larmes. Nulle critique; on n'y
voyait plus. Les hommes mêmes pleuraient. Les femmes lisaient et
relisaient. Les filles dévoraient en cachette. Pourquoi la janséniste,
la petite marchande, s'enfonce-t-elle derrière son comptoir? Pourquoi la
jeune femme de chambre n'entend-elle plus sonner sa dame? La voilà comme
folle. Elle pleure sans pouvoir s'arrêter. «Qu'as-tu?--Rien.»--Mais la
dame, sous son fichu, lui trouve sa _Manon_, qu'elle lui a dérobée.

Ce livre tout petit s'adresse à un grand peuple (bien nombreux, car
c'est tout le monde), celui des amoureux. Il est seul sans partage,
jusqu'à la _Julie_ de Rousseau,--donc, pendant plus de trente années.
La _Julie_, à son tour, qui régnera autant, ne pâlit qu'en présence de
_Paul et Virginie_. Chacun de ces trois livres est une ère nouvelle,
une révolution dans les moeurs.

L'amour est grand au XVIIIe siècle. À travers le caprice désordonné et
la mobilité, il subsiste adoré, et surtout admiré. Il n'a pas la
fadeur des Astrées, des Cyrus. Il est fort et réel, et il semble une
religion, accrue des ruines de l'ancienne. La corruption même croit
«qu'il est une vertu.» Le plus gâté est fier s'il a la bonne fortune
d'avoir cette belle maladie: de tomber amoureux.

Est-ce pour rire? non, on se dévoue. Aux épidémies meurtrières,
surtout quand le fléau du temps, la petite vérole, saisit la dame,
l'amant ne cède la place à personne, donne congé au mari, s'enferme
seul avec la malade pour vivre ou pour mourir. Dévouement dont la
femme montre encore plus d'exemples. La plus légère est fidèle à la
mort; elle se remet à aimer son mari et s'enferme avec lui _quand
même_.

Il y a de tout cela dans _Manon_, mais il y a autre chose. Est-ce bien
l'âme de la Régence qu'elle exprime, comme on le croit communément?
Dans ce torrent de passion, trouble de larmes (hélas! aussi de boue),
trouve-t-on pour se relever par moments le vif élan d'esprit, l'essor
vers l'avenir, qui caractérise l'époque dans les _Lettres persanes_?
Non, nul amour de la lumière. Cette désolée _Manon_ regarde moins
l'aurore que le couchant. Elle appartient surtout à la fin de Louis
XIV. C'est un livre amoureux, libertin, catholique. Son chevalier,
s'il pouvait autre chose qu'être amoureux, serait, comme maint autre
héros de son auteur (l'abbé Prévost), homme de la cour de
Saint-Germain, un aventurier jacobite.

C'est la chose essentielle et capitale qu'on n'a pas dite. Le petit
chevalier Desgrieux et Manon, les deux enfants qui arrivent de leur
pays, lui à dix-sept ans, elle à quinze, et qui se trouvent si vite au
niveau de la corruption de Paris, ne peuvent lui devoir leur précocité
pour le vice. Débarqués peu après la mort du Roi, ce n'est pas la
Régence, ce n'est pas le Système qui les font si gâtés déjà. Ils
sortent uniquement de l'éducation de province. Ils ont été élevés en
maisons nobles. Lui, fils d'un gentilhomme assez considérable,
puisqu'il a des gentilshommes pour serviteurs. Elle, malgré son petit
nom de Manon, elle est soeur d'un garde du corps, donc de bonne
famille et très-certainement _demoiselle_.

Ils sont tout à l'image du bon Prévost. Malgré tous leurs désordres,
ils ont un fond religieux qui revient bien fort à la fin, puisque dans
leur établissement en Amérique, ils ont absolument besoin du
Sacrement. Mais ce fond religieux n'a pas eu grand effet moral sur
leurs débuts. À quinze ans, la petite est déjà «expérimentée.» Et
cette expérience lui fait suivre sans hésitation (après deux mots de
compliments) un garçon inconnu. Lui, plus passionné, moins
naturellement corrompu, comme il passe vite cependant du séminaire au
tripot, à l'escroquerie! «Mais c'est qu'il aime, dit-on, et il va à
l'aveugle.» D'accord, mais l'amour même serait plus fortement marqué
si l'honneur, la religion luttaient un peu, du moins afin d'être
vaincus. Mais ces principes sont si morts, parlent si peu, que l'amour
n'a pas même à vaincre.

L'auteur et le héros, c'est le même homme, au jugement de la critique
sérieuse. Le livre n'a rien d'une fiction. Cela ne s'invente pas.
Prévost, auteur lâche et diffus, ici, sous l'aiguillon d'un sentiment
très-personnel, a trouvé une force et une simplicité terribles. Ce
n'est pas du génie. C'est bien plus, c'est nature, douleur, honte,
amour, volupté amère, désespoir ... Le coeur est percé.

Il n'a pas fait comme Rousseau. Il ne s'est pas nommé dans sa
confession. Et je crois qu'il en a souffert. Tel qu'il fut, il aurait
trouvé un sensuel bonheur à signer son histoire d'amour, à écrire que
c'était bien lui qui avait eu Manon. Il eût fort aisément endossé des
misères qui alors faisaient peu de tort à _l'homme de qualité_. Mais
il ne le pouvait. Il était prêtre. Il avait été moine. C'est sa robe
qu'il a respectée.

Prévost est à peu près de l'âge de son chevalier. Un peu avant le
siècle, il naît sur la lisière d'Artois, de Picardie, et pas bien loin
des lieux où naît Watteau. L'un d'Hesdin l'autre de Valenciennes. Deux
grands peintres, qui, d'un art différent, feront tous deux Manon
Lescaut.

Prévost naquit en plein roman, dans ce pays où les séminaires
irlandais élevaient tant de têtes chimériques, d'apôtres intrigants,
pour les aventures d'Angleterre. Esprit charmant, facile, faconde
intarissable, tête chaude et quasi irlandaise. Toute imagination. Il
en fut dupe toute sa vie. Ses maîtres, les jésuites, qui l'aimaient
fort et qu'il aima toujours, auraient bien voulu le tenir. Il était
trop léger. Il se croyait bon gentilhomme (étant le fils d'un
procureur du roi). Il servit. Il aima. Tout jeune (1721), l'année même
où son chevalier est converti par la mort de Manon, nous voyons
Prévost converti de même chez les Bénédictins. Il y reste encapuchonné
(non sans regret) quelques années, compilant tristement la _Gallia
christiana_. Mais, près du gros volume, il en écrit un autre bien
petit (devinez lequel). Brûlant secret qu'on ne peut garder guère. Ce
rêve, et bien d'autres encore, de vie folle et mondaine, il les
contait indiscrètement. Le soir, il ramassait des moines dans certain
petit coin. Il les tenait là fascinés. Il contait, il contait, sans
pouvoir s'arrêter, et cela durait jusqu'au jour.

Sa fuite du couvent, en 1727, le divorça d'avec le fatal manuscrit.
Quand l'oiseau envolé plana aux vertes plaines de la libre Angleterre,
il ne put plus tenir cette _Manon_. Elle aussi s'envola, publiée comme
un épisode d'un long roman. Elle emporta, ce semble, une bien grande
partie de lui-même. Car depuis, il resta un écrivain facile, agréable,
diffus, délayant, et bref, peu de chose.

Il a du papier, une plume, mais nul plan devant lui. Telle sa vie,
tels ses livres. Il n'a jamais prévu. Il va, flotte; c'est le cours de
l'eau. D'homme d'épée, moine et défroqué, romancier et prédicateur,
traducteur et compilateur, journaliste, auteur à gages, par tous pays
et tous métiers, il va et ne peut s'arrêter. Souvent amoureux, souvent
converti, à l'église, au cloître, au grenier, ermite, ou presque marié
avec une belle Hollandaise qui l'enlève un matin. Ce qu'il a de plus
fixe, c'est un certain attachement à ses bons Pères, à ses bons
moines, à tant de bons abbés. Tout le clergé est bon. Son imagination
douce et charmante ne lui laisse voir partout que l'excellent Tiberge
du roman, ce héros de vertu, d'amitié, il est si prévenu, qu'il donne
les mêmes traits au chef de la rude maison où jouait tant le nerf, au
supérieur de Saint-Lazare. (Voir plus haut mon _Louis XIV_.)

Son chevalier est-il tout à fait sans principes? Non. Qu'il s'en rende
compte ou non, il en a deux. L'un: qu'un homme _né_, élevé
chrétiennement, peut toujours revenir de ses échappées de jeunesse,
qu'il peut aller fort loin sans danger du salut. L'autre, le principe
galant: «Que l'amour excuse tout, qu'un _véritable amant_ a le droit
de tout faire.» Avec ces deux idées, rien n'embarrasse Prévost. Il
court bride abattue, va des deux pieds dans le ruisseau.

Nous ne sommes plus de cette force. Nous ne supportons plus l'aisance
avec laquelle le chevalier, sans s'étonner, entre dans une bande
d'escrocs. Nous ne digérons plus «ses longues manchettes,» propres à
filer la carte. Encore moins sa résignation à faire «le petit frère de
Manon,» le naïf et le niais, devant l'entreteneur qu'on veut plumer.
Je ne dis rien de l'homme tué, petit assassinat sans conséquence, fait
si vite qu'on n'y songe plus. Il est vrai, ce n'est qu'un portier.

Les critiques ont été, disons-le, étonnamment faibles, j'allais dire
lâches, pour Manon. Cent ans après, elle corrompt encore, et les
hommes contre elle ne gardent pas leur jugement. Un d'eux nous dit
qu'après que bien des livres auront passé, elle reparaîtra «dans sa
_fraîcheur_.» C'est justement là ce qui manque. Prévost qui la montre
adorée, et veut la rendre séduisante, lui fait maladroitement dire,
écrire des choses basses qui la fanent trop. On sent ici les moeurs,
les habitudes du prêtre. Il n'a pas connu les nuances, n'a pas vu les
dames de près. Cette irrésistible Manon n'est qu'une fille, pas même
le moderne _camellia_. Elle parle lourdement des besoins de la vie,
des piéges qu'elle va tendre, «de ses filets.» Elle badine
désagréablement sur les méprises de la faim: «Je rendrai quelque jour
le dernier soupir en croyant en pousser un d'amour,» etc. Ce positif
cynique fait froid. Mais sa facilité à enfoncer des pointes dans le
coeur saignant fait horreur. Quand cela va jusqu'à lui envoyer une
fille «pour le désennuyer,» tenir sa place au lit! la fureur de
l'infortuné, l'explosion de son désespoir, dépassent les effets que
l'auteur a voulu produire. On est dégoûté, indigné, mais plus
irrévocablement que le héros. Manon est sans retour flétrie; elle
s'est jugée elle-même.

Les critiques ont remarqué avec raison, comme grande originalité du
livre, la parfaite _sécurité_ de Manon à chaque chute. Mais ils ont
tort de l'appeler «une fille _incompréhensible_.» Cela ne se comprend
que trop. Elle connaît son amant. Elle n'ignore pas, l'_innocente_,
que le péché lui va, qu'elle en est plus jolie, aimée, désirée
davantage. C'est le mot immoral de tel poète à son infidèle: «Tu sais
que je t'en aimai mieux.»

L'amour certainement y est aveugle et violent. Mais dessous on démêle
aussi quelque chose de bien gâté, de dépravé. Avec l'odeur de
séminaire, de tripot, d'hôpital, il y en a une autre encore.
«Expérimentée» dès quinze ans, et formée spécialement par certaine
éducation (qu'on comprend moins en pays protestant), Manon n'est pas
tant ignorante. D'instinct au moins, elle connaît «les grâces de la
chute,» combien une jeune Madeleine est embellie «de son indignité,»
attendrissante de faiblesse et de honte.

Le chevalier abbé, la fleur de Saint-Sulpice, qui y a passé de si
belles thèses, n'a pas perdu son temps. Il connaît ces fins fonds
mystiques, tout ce que la théologie peut prêter à l'amour. Quand Manon
le tire du séminaire, il se sent, dit-il, emporté d'une _délectation
victorieuse_. Mais la _délectation_ semble augmenter à mesure que
Manon, plus souillée, devrait inspirer répugnance. Cet attrait de
corruption, cette amère volupté, mêlée de désir et de jalousie, comme
une eau-forte, va creusant dans une âme malade et malsaine. Le
progrès est marqué de pardon en pardon. Elle avoue, se confesse. Elle
pleure, demande grâce. Et toujours le vertige augmente. À la troisième
fois (coupable, jusqu'à cet outrage de lui envoyer une fille!), à
genoux, à discrétion, «elle a peur,» mais reste à genoux, attend son
châtiment. D'où il résulte que c'est lui qui défaille, qui n'en peut
plus, et tombe. Elle a vaincu! Elle est si touchante, abaissée dans
cette attitude d'esclave, et elle dépend tellement.

La passion est au comble? Non. Car elle augmente encore quand il la
suit en sa dernière misère, enchaînée par le corps aux filles sales et
dans la même ordure. Là, mise à leur niveau, flétrie des corrections
de l'Hôpital, éteinte et fanée, l'oeil fermé, n'osant regarder même,
par la honte elle enfonce le dernier dard d'amour.

On pleure. Et on est furieux de pleurer. Ce qui dépite, choque, et
plus que la dépravation, c'est le singulier amour-propre qui subsiste
avec tout cela. Il fait très-bien entendre que Manon a été (comme
toute fille perdue) _corrigée_ à la Salpêtrière, et il a soin de dire
que lui, il ne l'a pas été à Saint-Lazare. Sa _naissance_ l'en a
dispensé.

Cette _naissance_ lui fait tenir un étrange propos. De sa
mortification même à Saint-Lazare, il tire occasion pour se relever,
se croire «au-dessus du commun des hommes,» se ranger dans l'élite des
caractères plus nobles «dont les idées, les sensations passent les
bornes de la nature. Ces personnes ont le sentiment d'une grandeur qui
les élève au-dessus du vulgaire, etc.» Quoi de plus pitoyable? On
sent combien la sotte éducation du petit gentilhomme de séminaire l'a
mis hors du bon sens, de toute idée du vrai, et l'a sans retour
perverti.

Une chose plus habile, dans Prévost, fort adroite, c'est de n'avoir
pas fait le portrait de Manon, d'avoir laissé flotter vaguement son
image, de sorte que chacun fait la sienne. À certains traits pourtant,
«ces yeux fins, languissants,» on n'a pas de peine à se rappeler qu'on
l'a vue dans Watteau. Ce grand peintre qui meurt justement cette même
année (1721), n'a pas pu lire Manon, mais à chaque instant il l'a vue
dans la vie, ne s'est pas lassé de la peindre.

On a dit trop légèrement que son modèle est l'Italienne. Presque
toujours c'est la Française. L'Italienne est toute autre de deux
façons, ou par la beauté pleine, régulière, harmonique, ou par
l'agitation excessive et gesticulante. La fille que Watteau nous
donne, beaucoup plus gracieuse, n'est que doux mouvement; elle ondule,
comme l'air et l'eau, se meut sans se mouvoir. Fine ou d'esprit ou de
misère (mal nourrie dans l'enfance, et maltraitée plus tard?), elle
pique, mais elle touche. On voudrait bien la rendre heureuse. Hélas!
il n'y a pas beaucoup de prise. Elle aime peu. Sa jolie tête est tout.
Du coeur, du corps, peu de nouvelles.

Est-ce Manon? oui, le plus souvent, Mais Watteau qui a sa noblesse,
qui est toujours exquis dans une délicatesse que Prévost n'a connue
jamais, Watteau l'a donnée moins flétrie.--Chose curieuse, l'abbé qui
ne parle que de grand monde, qui se croit _homme de qualité_, tombe
volontiers dans le vulgaire, par le bavardage étourdi, la
sentimentalité triviale. Watteau, le fier rapin, sans vanité que de
son art, est toujours noble, quoi qu'il fasse, par la finesse
singulière, la pointe aiguë de son génie.

Nul avant lui, nul après lui, n'a pu représenter un mystère singulier
de grâce et de mouvement: «Comment le Français marche.» Dès son
premier tableau, où vous voyez sous la pluie dans la boue (lestement,
comme au bal), marcher un bataillon de nos maigres soldats, on sentit
que lui seul, le plus nerveux des peintres, avait surpris, saisi les
adresses invisibles, les rhythmes variables de cette chose inconnue:
«le pas.»

Dans le plus grossier même, il est exquis encore. Ses mendiants
sournois, observateurs, obliquement loustics, plus dangereux peut-être
que les brigands de Salvator, on le sent bien, joueraient cent rôles,
depuis le vol de poules, jusqu'à l'assassinat. Rien du peuple. Au
besoin ce seront messieurs les escrocs.

Cette puissance de peindre l'esprit, et l'invisible même, plaisir
délicat, mais si vif, doit user, mordre à fond. Il rend son homme
indifférent à tout le reste et dégoûté. Il en fait un mélancolique,
dédaigneux des joies de nature. Watteau, fort sensuel d'idées, ne
l'est guère en peinture. Il fuit l'obscénité. Elle alourdirait son
pinceau. Aux sujets charnels, il élude. Dans son _Voyage de Cythère_
que ces gentilles pèlerines, si jeunes, font pour la première fois, il
reste au départ même. Il n'en peint que l'espoir, le rêve. Il va les
embarquer, et il ne quitte pas le rivage.--Autre ne fut sa vie, un
incessant départ, un vouloir, un commencement.

Il atteint l'innocence quelquefois, à force d'esprit, le tragique
souvent, une fois même aussi le sublime. Exemple: le bouffe italien,
qu'il peint à tous ses âges, _le grand Gilles_. Au dernier triomphe,
écrasé de succès, de cris et de fleurs, revenu devant le public,
humble et la tête basse, le pauvre Pierrot un moment a oublié la
salle; en pleine foule, il rêve (combien de choses! la vie dans un
éclair), il rêve, il est comme abîmé ... _Morituri te salutant_.
Salut, peuple, je vais mourir.

Watteau meurt pauvre. On l'eût étouffé d'or, s'il avait plié son
génie. Protégé (même aimé) des rois de la finance, qui voulaient le
loger chez eux, il voulut être seul, libre et triste à son aise.

Triste de quoi? De l'art d'abord. Il croyait ne pas le savoir, ne
sachant pas l'anatomie,--ignorant le dessous qui permet de mouvoir, de
transformer en tout sens le dessus.

Je le crois triste aussi de ce qu'il sent la vie du temps. Quel
misérable peuple! il n'a presque jamais que des maigreurs à peindre.
Ces femmes si jolies, ce sont (comme disait un roi matériel de Madame
Henriette), ce sont de jolis «petits os.»

Le Système, la fièvre d'argent le dégoûtait, et il s'était enfui en
Angleterre. Il y gagna le spleen. Puis la débâcle l'assomma. Le monde
lui parut une impasse. Voilà ce que nous avons à chaque instant le
tort de croire. S'il avait vécu quelques mois, il eût lu les _Lettres
persanes_, eût senti la nouvelle aurore, trouvé les ouvertures, les
perspectives qu'il cherchait, en un mot: _causa vivendi_.

Il meurt à trente-sept ans. Le très-noble chagrin du génie arrêté qui
n'a pas rempli son destin, est superbement indiqué dans son portrait
unique, dans la belle gravure du bocage, où on le voit debout, les
pinceaux à la main, près de l'intime ami qui est assis. Ils ne se
disent rien. L'ami intelligent sait que toute parole, sur un coeur si
malade, pourrait blesser, aigrir. Mais pour fondre cette sécheresse
douloureuse, il fait de la musique, lui fait vibrer, chanter, pleurer
le violoncelle. Plein de coeur et d'élan, de foi dans le génie, ce
doux consolateur lui joue son immortalité.



CHAPITRE XX

ROME ET LES SACRILÉGES--MARIAGES ESPAGNOLS

1721


Un sujet admirable pour l'épopée badine, la muse du _Lutrin_, de la
_Secchia rapita_, ce serait la conquête du chapeau de Dubois, qui
coûta tant d'années d'intrigues et de millions, vrai poème qui eut son
merveilleux, ses héros, ses péripéties.

Il n'y a pas souvenir d'une poursuite si persévérante, si passionnée.
Il se mourait pour ce chapeau. Prières, larmes, soupirs, insinuations
délicates, menaces, cris de fureur, prodigalité effrénée, présents de
tout à tous, rien n'y manque. C'est là que l'on voit ce que peut faire
un coeur vraiment épris. Rien de plus éloquent que sa correspondance,
de plus comiquement pathétique. À ses moindres agents (pour les
encourager), au fripon Lafitau, au lâche et bas Tencin, il écrit des
flatteries incroyables. Rohan, le sot cardinal-femme, dont il fait son
ambassadeur, il l'appelle «un grand homme,» lui prédit qu'il fera une
école en diplomatie, comme Richelieu et Mazarin.

Toute la politique de la France en Europe est désormais subordonnée à
cette grande affaire. Avec un talent véritable, Dubois parvient à
faire agir d'ensemble, pour ce but, les éléments les plus contraires,
les ennemis les plus acharnés. Nul miracle impossible à une grande
passion. Rien de difficile à l'amour. Mais aussi il faut avouer que
jamais il n'y eut un homme si large, si généreux, jamais un si grand
coeur. «Vous voulez dix mille livres? Vous ne les aurez pas. Vous en
aurez cent mille!» Notez que chaque envoi était un tour de force, dans
la cruelle détresse où se trouvait l'État. On ne pouvait même payer
les troupes. Et cependant on trouva huit millions pour payer le
chapeau! Dubois parfois ne sait comment faire, pousse des cris: «Pour
envoyer 10,000 pistoles, il faut en trouver ici 30,000. Rien à espérer
du Trésor. Je voudrais pouvoir me vendre moi-même, fussé-je acheté
pour les galères!»

L'exact et malin Lemontey a retrouvé, suivi aux Affaires étrangères,
le minutieux détail des ventes et des achats, du marchandage infini
qui se fit. Dubois, tout terminé, conclut avec mélancolie (comme il en
vient toujours après la passion satisfaite) qu'il eût pu s'en tirer à
moindre prix. Ces besoigneux auraient accepté tout. Les agents de
Dubois jetèrent l'argent. Ils cherchèrent, ils trouvèrent toute sorte
de petites influences qui servaient peu ou point, d'obligeantes
inutilités. Ils ne dédaignaient rien, ils fouillaient au plus bas.
Point de passage ignoble, de porte de derrière qu'ils ne tentassent
pour aller vite au but. Toute la canaille intime de chaque palais,
valets de confiance, favoris et petits abbés, fainéants piliers
d'antichambre, tout ce monde râpé put se refaire des chausses. Il n'y
eut pas jusqu'à une ex-courtisane, vieux meuble du sacré Collège, la
grande Marina (ou Marinaccia, comme on l'appelait dans le peuple), qui
ne se fît payer, qui ne rentrât en guerre pour Dubois au nouveau
conclave. Elle avait influence, au moins de souvenir, près du
vieillard ventru sur qui tomba le Saint-Esprit (Conti, Innocent XIII).

Il est honteux, ridicule, incroyable, et pourtant très-certain que
cette belle affaire de coiffer de rouge un coquin domina
souverainement toutes les grandes affaires de l'Europe pendant l'année
1721. Il est certain que cette ordure romaine, par les canaux, fentes
et fissures que fit partout sous terre une main astucieuse, filtra,
souilla, infecta toute la politique du temps.

Il y a, pour ce comble de honte, deux fortes raisons qui l'expliquent:

Premièrement, une défaillance générale. Depuis 1715, chacun avait
voulu, espéré, tenté quelque chose. Et chacun était retombé. La
France, après Law, aplatie. L'Espagne, après son Parmesan, sous sa
Parmesane, aplatie. L'Angleterre même, après Blount et sa duperie
grossière, mortifiée. Tout le monde avait mal au coeur.

Secondement, ce vieux fripon de Dubois, bien au contraire, avec l'âge
et la maladie, était endiablé de passion, jeune de vice. Si longtemps
retardé, il délirait d'impatience. À sa fortune d'un moment, il
mettait à la fois deux choses qui ne vont guère ensemble, avec la rage
du mourant, une ardeur de vie, de folie, qu'on n'a guère qu'au premier
amour.

Vu de près, cela faisait peur. Il était tellement à sa passion, à son
emportement pour le chapeau, pour la patente de cardinal-ministre, qui
sait? pour la tiare, qui sait? pour la Régence (sa fureur alla à ce
point), qu'il n'y avait plus moyen de lui parler d'affaires courantes.
Tout restait là. Mais on n'osait rien faire sans lui. Pour l'absolue
nécessité, on hasardait d'entre-bâiller la porte, et il entrait alors
dans des accès quasi-épileptiques. Sacrant, jurant, il se précipitait,
courait, comme un chat-tigre, tout autour de sa chambre en sautant par
dessus les chaises. On refermait, craignant d'être mordu.

Voilà l'homme qui, aux grands jours, maniait l'hostie, faisait Dieu.
Bouffon, brouillon, rieur et furieux, il massacrait la messe en
blasphémant, grinçant ... Vraie figure de damné.

Il était le vivant enseignement du sacrilége. Un Dieu si résigné, sous
la main de Dubois, on fut curieux de voir ce qu'on pouvait lui faire
impunément. On vit un frénétique, à l'église du Marché-Neuf (où l'on
expose aujourd'hui les noyés), en plein jour, ôter ses culottes,
sauter sur l'autel, le salir, barbouiller la Vierge et Jésus (_Buvat_,
164). À Saint-Thomas du Louvre, tout se trouve un matin déshonoré de
fiente humaine (_Buvat_, 172). Au fond du faubourg Saint-Antoine, on
prend des fous, qui, indignés de la patience du Christ, le font rôtir
entre deux maquereaux, châtiment symbolique, entre Dubois et le
Régent (_Buvat_, 171).

L'affaire du Marché-Neuf fit grand bruit. On purifia solennellement
l'église, et on eut soin que le fou mourût à la première torture qu'on
lui donna. On pouvait dire pourtant qu'à ce moment Dubois avait fait
davantage. Il avait barbouillé de sa malpropre intrigue l'Église
universelle. Il avait fait qu'en cette année chacun démentît son
principe, salît sa conscience, outrageât son Dieu intérieur.

Voyons dans le détail cette opération dégoûtante:

_France._ 1º Ce que le Régent avait eu, dans sa vie si souillée,
c'était d'être après tout un homme d'esprit, avec un goût naturel,
généreux, pour les libertés de l'esprit. Ce qu'il avait de pire (et de
pire que les vices mêmes), ce que Dubois cultiva à merveille, c'était
un instinct bas, animal, d'adorer ses petits _quand même_. On a vu son
étrange amour pour son aînée. Elle morte, pour les autres (plus
innocemment) il reste un faible et plat père de famille, voulant pour
elles de royaux mariages. Avec cela, Dubois le mena par le nez.

Il n'y avait rien à faire en Angleterre. Les mariages étaient en
Espagne. De là de grands ménagements pour cette cour. De là, servitude
pour Rome, servitude aux Jésuites. On fait la révérence à la Bulle
_Unigenitus_. On l'inflige au Parlement même (nov. 1720). Cascade
inouïe de bêtises. Le Régent fait le sot et ne trompe personne. Et
cela au moment éclatant des _Lettres persanes_, entre Voltaire et
Montesquieu.

2º Pour Dubois et le Régent, si dépendants de l'Angleterre, la
grosse question est de savoir comment elle prendra les mariages
espagnols qui vont relier les Bourbons. Que pensera-t-elle de Dubois
qui, pour se concilier Rome, pensionne le Prétendant, l'appelle
Majesté?

Il a vu l'Angleterre de près et il la sait par coeur. Tant fière,
grognante et grommelante qu'elle soit, il sait qu'il y a tel morceau
qui va la désarmer. Ce n'est plus l'Angleterre de Cromwell, d'idée
haute, de foi violente, d'âpre et profond combat. Celle-ci,
l'Angleterre de Blount et de Walpole, est insigne surtout pour la
gloutonnerie. Soûlons-la, endormons-la. Qu'elle-même dise ce qu'elle
veut, qu'elle fasse la carte du festin. Dubois fait faire à Londres
notre traité avec l'Espagne. Deux articles en tout, pas un pour nous,
tous deux pour l'Angleterre: 1º seule elle aura l'_assiento_, la vente
des nègres; 2º seule elle aura la porte de la fraude, de la
contrebande dans le Nouveau Monde. Un tout petit vaisseau, chargé de
marchandises à la côte de l'Amérique. Vaisseau miraculeux, toujours
vidé et toujours comble, que de grandes flottes viendront renouveler.
Commerce ignoble, et qui devint barbare. La fraude se faisait
hardiment, au nez des agents espagnols, et, au besoin, à main armée.
Tout cela dirigé, commandité de Londres, justement au début de la
réforme pieuse de Wesley. La constriction de décence, de petite
pratique, de petit esprit, se dédommage et se lâche aux dehors par les
fureurs cupides, les trafics illicites, spécialement de la chair
humaine.

3º L'Espagne, ainsi livrée à la brutalité anglaise, l'Espagne,
vendue par Dubois, va être apparemment l'implacable ennemie de la
France? Qu'espérer désormais de cette cour aigrie, ulcérée?

Ce fut tout le contraire. Étonnante lâcheté. Battue, elle devint bonne
et douce, jeta tout sur Alberoni. Le roi, la reine, le chargèrent à
l'envi, s'excusant bassement comme des écoliers.

Ils dirent aux Anglais, aux Français, qu'il les avait séduits, leur
avait fait faire _trois péchés_: l'emploi de la sainte _cruzada_
contre des princes catholiques, l'Empereur attaqué pendant sa guerre
des Turcs, et enfin la défense de demander au pape des bulles pour la
nomination aux bénéfices.

Ce qui irrita beaucoup plus Alberoni que ces sottises, c'est qu'ils
lui reprochaient leurs fautes, comme l'obstination de la reine
aheurtée à son Italie, à sa Sicile, où elle noya la marine espagnole,
contre l'avis d'Alberoni, qui subordonnait tout à la grande affaire
d'Angleterre.

Autre point, un peu ridicule. On sut qu'aux _trois péchés_ il s'en
joignait un quatrième. On sut ce que cachait ce royal sanctuaire de
dévotion, cette chambre renfermée et obscure, si bien gardée par la
nourrice. L'odeur en est dans Saint-Simon, qui tire par respect le
rideau. La vie que les princes italiens, les Médicis et les Farnèse
étalaient si naïvement, la Farnésine de Madrid, avec plus de décence,
en faisait un moyen de gouvernement intime. On a vu qu'à la guerre de
1719, elle prit l'habit leste de petit officier. Gracieuse, mais déjà
amaigrie, n'ayant plus l'embonpoint qui la fit épouser, et de plus
marquée, couturée, le visage perdu, elle suppléa sans scrupule par
l'excès de la complaisance.

Alberoni avait ces burlesques secrets. Il avait su, et vu peut-être.
La cour d'Espagne eût bien voulu le retenir; elle n'osa arrêter un
cardinal. D'autre part, elle frémissait de le voir passer en France.
Le Régent dont elle avait tant attaqué, conspué les moeurs, ne
prendrait-il pas sa revanche? Ayant en main ce dangereux témoin,
n'amuserait-il pas ses roués, tout Paris, aux dépens de Leurs
Majestés? On le craignait horriblement. On se crut tout permis pour
sauver l'honneur monarchique, cette suprême religion, la royauté.
Avant qu'Alberoni eût atteint la frontière, une bande (selon lui
envoyée de Madrid) lui barra le chemin pour le tuer. Mais il avait du
monde, il fut brave, chassa ces coquins. Sauvé en France, il remercia
Dieu de se trouver enfin «dans un pays chrétien.» Un envoyé du Régent,
le chevalier Marcien, le reçut et le conduisit avec égard et
politesse. Le proscrit déchargea son coeur. Il dit ce qu'il savait de
ce plaisant contraste, une si sombre cour de vie si relâchée.

Cette cour, désolée d'apprendre qu'il n'était pas tué, demandait qu'il
lui fût livré. Le Régent refusa. Autant en fit la république de Gênes.
En Suisse, à Lugano, nouvelle tentative d'enlèvement ou d'assassinat.
Les rois ont les bras longs. Il se le tint pour dit. Pendant plusieurs
années, sous la protection de l'Empereur, il se tint si caché qu'on ne
put plus le découvrir.

Le roi, la reine, pour arranger ensemble le fantasque plaisir et le
santissimo, avaient besoin d'un excellent Jésuite. Leur confesseur,
le bon P. Daubenton, était un vieillard grassouillet, qui semblait
avoir engraissé de toutes ces petites ordures qu'en sa longue carrière
il avait enterrées d'indulgence et d'oubli. C'était un sot, mais non
pas sans adresse à son métier de confesseur, pour garder dans sa
connivence quelque attitude décente. La Trinité, pour lui, avait
quatre personnes; la quatrième, pour qui il eût fait bon marché des
autres, était sa Société. Dès 1719, Dubois l'acheta par la promesse
qu'à la première occasion il rendrait aux Jésuites le confessionnal du
roi, leur livrerait le petit Louis XV. L'occasion future, alors bien
peu probable, était que la cour de Madrid, si ennemie du Palais-Royal,
se laisserait gagner elle-même par l'espoir de donner à la France une
reine espagnole, une nouvelle Anne d'Autriche, l'espoir d'être appuyée
dans son grand rêve d'Italie, en épousant, subissant (chose dure) deux
filles de ce Régent, «l'impie et le roué, le parricide empoisonneur.»

En 1719, et encore en 1720, la reine accueillait, caressait tous les
ennemis du Régent. Elle avait près d'elle, à Madrid, l'horrible
pamphlétaire, le calomniateur Lagrange-Chancel, dont les furieuses
Philippiques appelaient sur le Palais-Royal l'horreur du monde, le
poignard et la foudre.

Comment, en 1721, tout va-t-il brusquement changer? Comment Madrid
pourra-t-elle se démentir, s'allier tout à coup, et si étroitement,
avec celui qu'elle croit le maudit, l'ennemi de Dieu?

J'ai dit tout le danger d'une reine espagnole pour la France. Mais
l'Espagne ne devait pas moins craindre les deux princesses
françaises. Les filles du Régent, à vrai dire, étaient effrayantes.
Toutes jolies, mais folles à lier, et propres à rendre fou. L'aînée,
on l'a vu, délirait d'impiété; la seconde, l'abbesse de Chelles,
d'emportement fantasque. La jeune duchesse de Modène, dès l'enfance
joueuse effrénée. En allant se marier, elle emporte son tapis vert,
joue à mort chaque nuit.

La future reine d'Espagne, laissée à la servilité ignoble des
nourrices, n'ayant ni tenue, ni décence, va étonner dans ce pays si
grave, sera presque un objet d'horreur.

Mais expliquons le pacte, la façon brusque, impudente, dont Dubois
corrompit la reine par l'intérêt de ses enfants.

On connaît la forte scène de Shakspeare, où l'affreux bossu Richard
III, rencontrant la belle jeune veuve devant le mort qu'on porte,
devant la cendre chaude de tant de princes assassinés, arrête la
faible femme, la force de l'entendre, est écouté, d'abord avec
horreur,--n'importe, est écouté, parle si bien, le traître, qu'elle se
laisse enfin passer l'anneau!...

Avec moins de façon, moins d'éloquence, presque aussi peu de temps, le
vieux furet à la perruque rousse brusqua l'affaire avec la reine.
L'Italienne, élevée dans un grenier de Parme, et qui se sentait
toujours un peu de sa condition, quand on lui offrit à la fois ces
choses énormes, de faire reine de France son bébé de quatre ans, et
son petit Carlos un grand prince italien (roi d'Italie peut-être),
elle ne se sentit aucune force de résistance. Cette damnée pomme d'or
qu'elle rêvait toujours, l'Italie! fit tout à coup de l'orgueilleuse
une Ève, tristement mise à nu dans la honte de sa friandise.

Avec Daubenton et la reine, Dubois tenait la chose. Il se gênait fort
peu. À ce moment, où il eût été naturel qu'il prît certains
ménagements de décence catholique, il ne perdait nulle occasion
publique de cracher sur les choses saintes.

Le Sultan envoyant ici une solennelle ambassade, tout ce monde venu à
Marseille fut établi par lui dans une église pour faire sa
quarantaine. Grande surprise pour les Turcs eux-mêmes, que l'iman
souverain qui gouvernait la France leur fît polluer sa mosquée. Les
curieux remarquaient que cette ambassade nombreuse n'avait pas amené
de femmes, autant qu'on pouvait supposer sur les costumes un peu
équivoques des Orientaux. Mais quatorze jolis enfants, galamment parés
de rubans, laissaient un peu douter si c'étaient des pages ou des
filles. Dubois fait coucher tout cela dans une église chrétienne.

Dans l'audience publique qu'il dût donner au Turc, le cérémonial
exigeant qu'on le parfumât à l'orientale, Dubois en fit une scène à la
Molière, encensa son mamamouchi avec des encensoirs bénis du pape que
Tencin lui avait envoyés de Rome. Ils s'écrivirent des lazzi sur cela,
en firent des gorges-chaudes.

Voilà l'homme avec qui Philippe V et sa reine vont pactiser. Cette
cour, cruellement, effroyablement catholique, qui immole à sa foi tant
de victimes humaines, va marcher sur sa foi! Comment le roi, qui sait
si bien la puissance de la femme, ne sent-il pas que ces deux petites
Françaises, élevées au Palais-Royal, toutes-puissantes sur leurs
jeunes maris, vont les gâter, qui sait? gâter l'Espagne de la
contagion de leur libertinage impie!

Mais voici le plus fort pour l'ex-Français, le gentilhomme. Il avait
été accablé de la cruelle mort des Bretons, les martyres de sa cause,
que Dubois venait de faire exécuter à Nantes. Il en restait
mélancolique. Leur sang tout chaud, leurs têtes coupées se dressaient
entre lui et le Régent. Le coeur, l'honneur s'opposaient au traité. On
ne l'en vit pas moins s'y prêter, le solliciter, faire les premières
démarches officielles, contre tous les usages, offrir sa fille (sept.
1721), sans attendre qu'on la demandât.



CHAPITRE XXI

LOUIS XV--LES MÉCHANTS--CARTOUCHE

1721


Louis XV, à onze ans, ne pensait guère au mariage. Il prit fort mal la
chose. Quand on lui en parla, qu'on lui dit qu'il allait avoir une
petite femme, il se mit à pleurer, ne sachant bien ce que c'était,
mais craignant d'être dérangé, craignant qu'on ne le fît parler, ou
que cette camarade ne le troublât dans son ménage d'enfant.

Il n'était pas né gai, n'aimait personne. Tout son bonheur, quand il
avait été forcé de figurer, c'était de s'enfermer le soir pour faire
sa soupe. Au parc de la Muette, dont le Régent lui fit cadeau, son
joujou favori était une vache naine et de faire le laitier. Il
s'amusait aussi avec une pioche et des petits terriers. Ces chiens,
par un instinct analogue à celui du porc, excellaient à fouiller et
déterrer les truffes.

Avec ces goûts obscurs, il était dans les mains de deux personnes au
contraire fastueuses, qui l'auraient volontiers mis sur les planches,
élevé en acteur. Son gouverneur, le vieux fat Villeroi, tête frivole
et tout à l'évent, sa gouvernante, l'antique amante de Villeroi,
madame de Ventadour, et sa soeur, la marraine du roi, madame de La
Ferté, une folle, travaillaient tous à l'envers de sa nature. Il resta
sec et dur, muet. Nul moyen d'en tirer un mot.

Croira-t-on bien qu'à l'âge de six ans, tout juste à son avénement,
ils eurent l'idée barbare de le régaler d'un massacre? Dans une vaste
salle remplie d'un millier de moineaux, on lâcha des oiseaux de la
fauconnerie, et l'enfant jouissait des cris, de l'effroi des victimes,
de la confusion des plumes au vent et de la pluie de sang. Une autre
indignité: comme pour lui enseigner déjà le mépris de l'espèce
humaine, la vieille bête, La Ferté, imagina de lui donner un ballet
par des enfants vêtus en chiens.

S'il eût profité de cette éducation, il serait devenu un monstre; mais
rien n'agit, ni en bien ni en mal. Si stérile était sa nature, que
longtemps on pût croire qu'il n'y aurait pas de prise même pour le
vice. On verra tout le mal que se donna la cour pour l'y amener. Le
fond en lui était l'insensibilité, l'ennui, le _rien_. La
représentation le mettait de mauvaise humeur. Il haïssait le bal,
fuyait la comédie, bâillait à l'opéra. La seule personne dont il
s'accommodât (tout au moins d'habitude) était celle qui ne parlait
guère, ne faisait et ne voulait rien (pas même l'amuser), son
précepteur Fleury. Vieux prêtre complaisant, homme du monde, fort
ignorant, qui n'essaya pas de l'instruire, mais qui, comme une
nourrice, s'arrangeait des puérilités taciturnes où il passait sa vie.
Il lui souffla la religion toute faite, comme une petite chose à
apprendre par coeur. Pure pratique. Nulle idée morale. Il lui
épargnait même la peine de la confession. Il la lui dictait, et
écrite, il la lui corrigeait. L'enfant la récitait au confesseur, qui,
bien appris, s'en tenait à quelque mot vague et le renvoyait sans oser
lui faire la moindre question.

Rare _fruit sec_. Parfaite arabie. À dix ans, il eut l'air d'annoncer
une passion; il apprit certains jeux de cartes et joua vivement. On
crut qu'il serait un joueur. Mais point. Il retomba dans son immuable
inertie.

La merveille, c'est que ce muet est fils de la vive et parlante, de la
sémillante duchesse de Bourgogne.

Cet insensible est fils de l'élève, si passionné, de Fénelon.

La royauté dévore; et il semble, en ce temps surtout, que les maisons
royales à chaque instant tarissent (Espagne, Lorraine, Farnèse,
Médicis, Autriche, Russie, etc.), ou, si elles se continuent, c'est
par des figures discordantes, d'opposition tranchée, comique. Henri IV
fut bien étonné de se voir naître, en Louis XIII, je ne sais quoi de
sec et de noir, un vieux prince italien. Louis XIII, à son tour, dans
l'enfant du miracle que lui donna la sainte Vierge, ne put retrouver
rien de lui. Louis XV, à son tour, avec son père, sa mère, fait un
contraste violent. Le duc de Bourgogne, né si ému (de l'amoureuse
Bavaroise), le tendre, le dévot, le subtil et l'ardent bossu, qui
avait tant de coeur, n'a rien à voir en cet enfant.

Et il ne tient guère non plus de la gentille Savoyarde, si amusante
avec ses petites farces, tous ses patois grotesquement mêlés. Elle fut
la comédie vivante. L'enfant, c'est le contraire; il est comme la
salle après la représentation, morne, vide, tout est parti et l'on a
soufflé les quinquets.

La duchesse de Bourgogne eut, comme on sait, toujours de petites
galanteries. Maulévrier, Nogent, l'abbé de Polignac, plus ou moins
avancés, à des titres divers, tinrent la place à peu près jusqu'en
1706. Comme elle était très-bonne, avec toute sa légèreté, elle eut un
vif retour pour son mari quand elle le vit humilié par sa triste
campagne de 1708. Elle prit son parti, le soutint, j'allais dire le
protégea. Jusqu'à la mort du grand Dauphin son père, sa position fut
déplorable. Une cabale active travaillait contre lui. Les malins, les
_méchants_ (le mot n'est pas créé alors, mais bien la chose), auraient
été heureux de le rendre encore ridicule du côté de sa femme. Chose
qui semblait peu difficile. Elle ne se faisait guère respecter, on l'a
vu par Maulévrier, et elle était trop douce pour se venger jamais.
Elle pleurait, riait, c'était tout.

C'était un temps de grande méchanceté. L'abominable école des fats
cruels (Vardes, Lauzun, La Feuillade) durait, et chaque jour inventait
quelque tour. Ils avaient d'infernales machines, surtout contre les
femmes qui voulaient se garder. Dans les bals, par exemple, sous un
masque ordinaire, on en portait un autre, de cire très-habilement
peint, à la parfaite ressemblance de la dame qu'on voulait perdre. Ce
second masque, montré perfidement au demi-jour par échappée, lui
faisait imputer tout ce qu'on hasardait d'infâme. Trahison et
surprise, violence même, tout leur semblait de bonne guerre.

Madame de Bourgogne, en mai 1700, après l'horrible hiver, lorsqu'elle
devint enceinte de Louis XV, vivait presque toujours chez madame de
Maintenon et n'avait là d'amusement «qu'une poupée,» comme elle le
disait elle-même, un enfant de treize ans. Les deux vieilles
personnes, si ennuyées, au lieu de petits chats ou de jeunes chiens,
avaient volontiers quelque enfant joueur. Madame de Bourgogne avait
été l'enfant; puis la Jeannette Pingré dont j'ai parlé. Alors, c'était
le tour du petit Vignerod (Richelieu), neveu de la grande dévote Anne
Poussart (madame de Richelieu), qui avait jadis protégé madame de
Maintenon. Elle s'en souvenait, et l'appelait: «Mon fils.» Ayant un
père remarié, une belle-mère assez dure qui l'habillait fort mal, il
semblait orphelin. Cela alla au coeur de la bonne duchesse, qui lui
fit fête et en fit son joujou. Il faisait le timide, moyen de se faire
enhardir. Né faible, tout nerveux, mais d'autant plus précoce, il
osait, et l'on en riait.

Ce qui est singulier dans un enfant et ce qui montre un naturel
pervers, c'est qu'à peine ayant quatorze ans, dès qu'il fut _présenté_
et alla à Marly, il exploita la petite faiblesse que l'on avait pour
lui, ne cherchant que le bruit, la gloriole, tout ce qui pouvait nuire
à la charmante femme. Il s'arrangea pour être pris en tête-à-tête. Il
attrapa une miniature, la cacha si bien qu'on la vit. Son père, fort
sottement, aida à cette indignité. Il alla furieux demander pardon au
roi, le prier d'enfermer ce polisson à la Bastille, jura qu'il allait
le marier. Admirable moyen d'ébruiter et d'exagérer le peu qu'il y
avait peut-être. Le drôle, dès ce jour à la mode, imita les méchants,
La Feuillade surtout. Avec quelques petits duels, il se fit un héros.
Ce qui le porta haut fut surtout son indifférence, sa malice égoïste à
se jouer des folles qui couraient après lui. Pitoyable caprice. Plus
il fut froid, cruel, plus il fut à la mode. Il faisait des bassesses.
Mais rien ne l'avilit. Il vendait ses faveurs à trois cents francs par
rendez-vous.

Nul n'influa plus et plus mal sur le règne de Louis XV, sur le roi
indirectement, dont la sécheresse semble un reflet de ce désolant
caractère. Sans exagérer sa faveur auprès de la princesse, il
semblerait qu'enceinte elle ait pris du petit favori comme un regard,
un mauvais sort, qui agit sur son triste enfant.

Louis XV n'avait que onze ans quand sa nature eut occasion de se
montrer. Le 31 juillet 1721, il tomba très-malade. Paris, la France,
témoignèrent combien l'espérance commune s'était attachée à cette tête
frêle, combien on craignait de la perdre, en proportion du dégoût, de
la haine que l'on avait alors pour la Régence. Les ennemis du Régent
qui entouraient l'enfant ne manquèrent pas de croire, de dire les
choses les plus atroces. La duchesse de La Ferté criait: «Il est
empoisonné.» Ces bruits, répandus dans le peuple, pouvaient faire un
effet terrible, du moins un grand désordre, dont les brigands, alors
fort nombreux, auraient profité. Le gouvernement se sentait si
faible, que le Régent enleva l'argent des caisses publiques, redoutant
le pillage, s'il arrivait un malheur. Les médecins étaient consternés,
n'osaient rien faire. Un seul, le jeune Helvétius, osa le traiter sans
façon, comme s'il n'eût été qu'un homme mortel. Il lui donna
l'émétique, dont l'explosion le sauva.

Immense fut la joie populaire, touchante et ridicule. Ces pauvres gens
se crurent sauvés aussi. Il y eut pendant plusieurs jours des
réjouissances spontanées, des danses au Carrousel, des députations
empressées de tous les corps de métiers, des charbonniers, des dames
de la Halle; tendresses pour le Roi, injures pour le Régent et son
papier-monnaie.

À la Saint-Louis, une foule énorme se porta aux Tuileries pour voir le
Roi. Vif élan de nature, d'espoir, mais surtout de bonté. Tout cela
mal reçu. Il en fut excédé. À grand'peine il se laissait traîner au
balcon. Dès qu'on l'entrevoyait, des cris frénétiques éclataient. Il
se cachait, se tenait de côté. Le vieux Villeroi lui criait: «Voyez,
mon maître, voyez ce peuple ... Tout cela est à vous, vous
appartient!» Il n'en tira rien d'agréable, nulle bonne grâce, nul
signe du coeur. Les courtisans eux-mêmes furent étonnés. D'Antin
écrit: «Il ne sentira rien.»

Il portait l'empreinte évidente de deux époques déplorables, l'année
1709, où il fut conçu, au milieu des désolations de la France, et le
temps de sa puberté, marqué de trois fléaux, la ruine, la peste
interminable, et le pire des fléaux, l'aigreur qu'ils produisent à la
longue.

De 1722 surtout à 1726, c'est un temps de moeurs violentes. Cela
commence sous Dubois, et sous M. le Duc continue ou augmente. Dubois
ne fait attention qu'à la police politique. Il divise la France à huit
Argus, bien posés, grands seigneurs, qui dénoncent les Jansénistes,
les mal-contents uniquement. Aux voleurs, liberté parfaite. Les
grandes routes du Roi n'ont de roi qu'eux. En nombre même, en
diligence, on court d'extrêmes dangers.

Dans la société qui semble près de se décomposer, une autre se forme,
celle du vol, une armée bien conduite, tout à l'heure une monarchie.
Les bandes principales se rattachent à Cartouche. Son vrai nom était
Bourguignon. Il était né à Bar-le-Duc. Il entreprenait fort en grand.
Quand la fille du Régent alla en Espagne, Cartouche ne manqua pas de
la faire accompagner. Trente des siens entrèrent avec elle à Madrid.

Ces bandes, en faisant leurs affaires, faisaient obligeamment celles
des autres. Pour un salaire honnête et modéré, ils vous tuaient votre
ennemi. Certain marquis, de Lyon, embarrassé d'une promesse de mariage
qu'il avait faite à une demoiselle de qualité, et qu'elle voulait
faire valoir, s'arrangea avec les Cartouche. À tel jour elle devait
passer dans une voiture publique. Dès qu'ils se présentèrent, elle
devina, et rassurant les autres voyageurs, elle dit: «Cela ne regarde
que moi.» Elle descendit et les suivit.

Paris, avec sa grande police, était pour les brigands un lieu de
parfaite sécurité, un refuge, un asile. La ville, énormément grossie,
avait huit cent mille âmes (dont cent cinquante mille âmes de
laquais). La police, myope et fantasque, un jour était féroce pour la
foule, et l'autre jour sensible, indulgente (aux voleurs). On allait
jusqu'à dire que ceux-ci, au lieu de disputer, s'étaient arrangés à
forfait, prenaient abonnement de certains magistrats.

On ne parlait que de Cartouche. Il devenait une légende, un être
mystérieux. Tels disaient qu'il n'existait pas. Ses actes le
révélaient assez. Il allait jusqu'à exercer entre les siens haute et
basse justice, faire des exécutions solennelles et presque publiques.

Cela piqua. On prit un des siens, un Du Châtelet, bon gentilhomme de
la maison du Roi, qui dit où il était. On se garda d'avertir la
police. Ce fut le ministre de la guerre, Leblanc, qui arrangea la
chose en grand secret. Il choisit de sa main quarante braves soldats
du régiment aux Gardes. Cartouche ne s'attendait pas à une attaque
militaire. Il était dans son lit, à la Courtille, quand il reçut cette
visite. Il raccommodait ses culottes.

Il est arrêté le 15 octobre (1721). Et le 20 déjà, Arlequin joue
_Cartouche_, une farce de Riccoboni, au petit théâtre Italien. Le 21,
aux Français, autre _Cartouche_ du comédien Legrand. Le vrai Cartouche
fut curieux; se moquant de ses fers, un jour il brise tout; sans un
hasard, il eût été se voir jouer.

Le dégoûtant fut la légèreté des magistrats qui faisaient son procès.
Dînant au Palais même, ils reçoivent l'auteur et l'acteur, et la
serviette sur le bras, les mènent voir le héros du jour, le font
jaser, lui font dire son argot, de quoi faire rire après sa mort.

Cartouche, bien traité, bien nourri, et même recevant sa maîtresse,
eut la galanterie de ne nommer personne.

La torture (ménagée peut-être) ne le fit pas parler. Mais, quand il
fut en Grève, et qu'il ne vit qu'une roue au lieu de cinq, il crut
qu'on sauvait ses complices et se fâcha. Il déclara qu'il allait tout
dire; il parla vingt-quatre heures de suite. Ces aveux et tous ceux
des gens qu'on roua après lui, taillèrent de la besogne aux juges pour
plus d'un an. On arrêtait de tous côtés, souvent fort au hasard. En
juillet 1722, il y avait encore cinq cents complices de Cartouche au
Châtelet, des gens de toutes classes, plusieurs superbement vêtus.

Mais combien de crimes secrets, privilégiés, que l'on n'osait
poursuivre! Plusieurs éclataient par hasard.

Les puissants, ou les hommes abrités par un corps puissant, se
passaient d'odieuses fantaisies, qui les menaient souvent au meurtre.

Un conseiller du Parlement attire, garde, enferme chez lui une
infortunée demoiselle, l'accable de traitements barbares, honteux.
Elle échappe, fort heureusement; car la satiété, la crainte, lui
auraient fait pousser les choses à mort. Il tua son cocher, qui sans
doute était son complice; puis, se sentant perdu, il se fit justice à
lui-même.

L'exemple part de haut. Le jeune frère du duc de Bourgogne,
Charolais, préludait à l'amour par les coups, n'aimait les femmes que
sanglantes. Il était demi-fou.

M. le Duc lui-même, le futur maître du royaume, donnait (comme avaient
fait ses pères) maints signes d'un esprit dérangé (_Barbier_), d'une
mauvaise bête sauvage.

Les amusements de ces princes frisaient de près l'assassinat. On a vu
la façon dont leur père, ce nain singulier, _s'amusa_ du pauvre
Santeuil. Les occasions ne leur en manquaient pas.

Il tomba dans leurs mains, chez madame de Prie, que tout le monde
alors recherchait, comme le soleil levant, une dame étourdie,
imprudente, madame de Saint-S. (_Barbier_, _Marais_). Elle était
jolie, encore jeune, d'une bonne famille de robe. Veuve d'un homme
d'affaires, elle avait des enfants, et sans doute, dans ce moment,
sous la Terreur du Visa, elle avait grand besoin d'une haute
protection pour couvrir le résidu de leur fortune. Elle ne songea
point que la vipère, pour amuser les princes, pouvait se divertir à
ses dépens cruellement.

Cette bonne madame de Prie l'invite en effet à souper. Nulle défiance.
Elle s'y rend. On l'amadoue, on la caresse, on la fait boire. On s'en
fait un jouet. Cela arriva par deux fois. La première, on la
dépouilla, et Charolais la roula dans une serviette. Une telle honte
devait tout finir. Mais la pauvre mère, n'ayant sans doute rien obtenu
encore, croyant qu'une femme, après tout, aurait quelque pitié de sa
triste aventure et voudrait réparer, osa y retourner, sur une
invitation nouvelle de madame de Prie. Cette fois, M. le Duc eut la
cruelle idée de la flamber comme un poulet. Brûlée (et dehors, et
dedans!), la pauvre femme fut près d'en mourir, et n'en revint
qu'après plusieurs années.



CHAPITRE XXII

DUBOIS ABANDONNE TOUTE RÉFORME--APPROCHE DE LA MAJORITÉ

1722


M. le Duc paraît à l'horizon. Deux ans entiers il approche, il avance,
comme une comète sinistre. On va regretter le Régent, que dis-je?
regretter Dubois même. Le baroque et barbare gouvernement du borgne,
la sauvage administration qui veut _marquer_ les pauvres, qui codifie
les dragonnades, par la comparaison canonise le fripon Dubois.

À la mort de Dubois, Paris ne se réjouit point. Qui le croirait? les
gens du Parlement, qu'il écrasa, le barreau, l'avocat Barbier,
commencent à trouver que ce drôle eut du bon. Il avait de l'esprit. Il
n'a pas fait de grands établissements aux siens. «S'il eût vécu, il
eût voulu punir les coquins _de tout état_.»

De tout état. Aux seigneurs tout honneur. Au premier rang les princes,
et le premier, M. le Duc.

Si Dubois eût eu la vue nette, si, averti par l'âge, par ses vilaines
maladies, par les apoplexies avortées du Régent, il se fût avisé
d'avoir une pensée pour ce pauvre royaume qui (après tout) lui
échappait; s'il eût, en s'en allant, fermé la porte au Duc,--il aurait
fait un coup de maître, eût terriblement remonté; il eût embarrassé
l'histoire. La France, faible et bonne, lui eût gardé un souvenir.

Il ne fallait pas être lâche, ne pas laisser brûler les papiers du
Système et les documents du Visa, ne pas permettre cette cage de fer
qui, dans la cour de la Banque, dévora, effaça le passé, rendit toute
enquête impossible, brûla la justice et l'histoire.

Il ne fallait pas être lâche, mais éclaircir, imprimer, publier. Ce
qu'on savait déjà devait faire désirer de savoir davantage. Sur un de
ces registres qu'on brûla si soigneusement, on avait lu qu'un seul
commis avait directement délivré en or à M. le Duc dix-sept cent mille
louis. Mais, indirectement et par ses prête-noms, les agents de
l'agiotage, qui, jour par jour, instruits des Arrêts du Conseil,
travaillaient à coup sûr, combien purent-ils réaliser, lui, madame de
Prie, madame la Duchesse et Lassay son mari, les entours de cette
maison? c'est ce qu'on ne peut plus calculer.

Il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds comme firent Dubois
et le Régent, n'avoir pas peur des gros souliers de Duverney, ni des
plumets du _Camp de Condé_; mettre à jour tous ces braves, crottés de
la rue Quincampoix. Il fallait dominer la réaction et s'en servir,
subalterniser Duverney, ne pas permettre que sa Terreur du Visa fût
une farce, la rendre sérieuse, atteindre au plus haut même,--et, ce
qui était capital pour l'avenir: _déshonorer M. le Duc_.

Dubois, je le sais bien, n'était pas net, ni le Régent. Le Régent
avait gaspillé. Dubois avait reçu ou pris. Mais ni l'un ni l'autre
n'était le patron solennel, le général des deux armées du vol,--du
Système, de l'Anti-Système, de la Bourse et de la Maltôte. Ce rôle
étrange faisait la force de M. le Duc. D'une part, il plaidait pour
les amis de Law, la défunte Compagnie des Indes. D'autre part, il se
rattachait les vieilles dynasties financières, le triumvirat du Visa,
la féodalité des Fermiers généraux. Tout en condamnant le Visa, il
s'arrange avec Duverney, dont il va faire son factotum. Double rôle,
assez compliqué, dont le jeune brutal eût été incapable. Mais les deux
araignées, madame la Duchesse et madame de Prie, des gens habiles,
adroits, clients anciens de cette maison, arrangeaient tout et
filaient le réseau.

Dubois, avec tout son esprit, ses rires, ses airs d'audace, était au
fond un plat petit coquin. S'il n'eût trembloté, vivoté, craignant
tout, n'osant disputer rien à cette ligue, il nous aurait sauvé un
précieux héritage: tout le meilleur des réformes de Law, nombre de
choses excellentes, nullement chimériques, qui étaient faites ou
commencées.

Law se passait de la haute finance, qui revend à l'État le crédit que
l'État lui donne. Law se passait de Fermiers généraux et de gros
Receveurs, si fort payés, tripotant de l'argent des caisses. Il
réduisait l'énorme armée bureaucratique. Il poursuivait l'idée de
Renaut et des sages esprits du Languedoc, qui, voyant dans cette
province les effets excellents de la taille _réelle_, assise sur les
biens, sur un cadastre sérieux, l'essayaient, préparaient l'égalité
d'impôt.

Mais Dubois lâche tout. Tout au clergé; on va le voir. Tout aux
nobles; il défend de continuer les essais de la taille territoriale
(juin 1721). Tout à la finance. Il retourne aux plus misérables
expédients de Louis XIV, la double usure: Samuel Bernard prête aux
Fermiers généraux ce qu'ils vont prêter à Dubois.

Sa maladresse fut telle, que le Parlement même (que M. le Duc et Conti
avaient tant aidé à briser en 1718) se lie à eux. Sur quelques mots
polis, les juges font fête à ces honorables voleurs. Au lieu d'être
épluchés et jugés par le Parlement, ils y siègent, ils y trônent. Ils
font les délicats, les scrupuleux, dans l'affaire de La Force, leur
camarade en tripotage.

Dubois eût dû, contre M. le Duc, chercher appui au moins dans un fort
Conseil de régence, purgé, refait et réorganisé. Les hommes ne
manquaient pas autant qu'on dit. Avec Noailles et d'Aguesseau, il
fallait appeler ceux qui, au début de la Régence, avaient marqué dans
les Conseils, des hommes jeunes et de mérite. Plusieurs des roués
même, malgré leurs moeurs, étaient des gens d'infiniment d'esprit et
fort capables. Par un tel Conseil de régence on eût jugé les juges du
Visa; on les aurait fait marcher droit, et forcés de parler français
sur les malpropretés de ceux qu'il fallait démasquer et rendre à
jamais impossibles.

Dubois fit le contraire. Il brise, pour une question de vanité, ce
cadre si utile qu'il aurait rempli à son gré. Il exige pour les
cardinaux la préséance, et la plupart des membres s'en vont. Le
Conseil est désert.

Ainsi, de plus en plus, n'ayant ni Parlement, ni Conseil de régence,
en se donnant toutes les places et pourtant restant seul et n'étant
qu'un individu, il se voit juste en face du mufle de M. le Duc, qui
compte l'avaler à la majorité. M. le Duc a la surintendance de
l'éducation royale, comme l'a eue le duc du Maine. Ce qui le sépare
encore de la personne royale, ce qui fait que l'enfant n'est pas en
son pouvoir, c'est que le gouverneur, Villeroi, le tient de très-près.
Villeroi, l'ami du feu roi, gardien, _sauveur_ du petit roi, l'acteur
emphatique et grotesque qui fait pleurer les Dames de la Halle sur la
frêle vie du cher enfant, Villeroi, avec sa sottise, ses défiances
affectées du Régent, n'en est pas moins utile au Régent, à Dubois,
étant réellement le mur qui sépare le Roi de M. le Duc. Supprimer un
tel mur, c'est servir celui-ci et le rapprocher de l'enfant.

Villeroi ayant, de tout temps, été serviteur des Jésuites, et très-bon
Espagnol, il ne semblait pas que le mariage espagnol, le confesseur
jésuite, pussent le blesser. Ce fut là cependant la cause ou le
prétexte de sa mauvaise humeur. Il donna la main sans scrupule à
l'athée Canillac et au janséniste Noailles. L'archevêque refusa les
pouvoirs au Jésuite pour confesser dans son diocèse. La première
communion du Roi approchait. Ce fut le terrain du combat.

Chose grave. Vers le 1er avril, quand on annonça le choix du Jésuite,
le petit Roi montra une extrême mauvaise humeur. On lui avait soufflé
certainement qu'à la veille du sacre, de la majorité, c'était une
insolence de disposer ainsi de sa conscience, de nommer un homme si
important de sa maison, son officier, son domestique, comme on disait.

Comme il ne parlait pas, son irritation enfantine éclata par un acte,
un caprice cruel et sauvage, où il était bien sûr de choquer tout le
monde. Il voulut montrer durement qu'il était désormais le maître, ne
se souciait de personne, agirait à sa fantaisie. Il élevait une biche
blanche qui ne mangeait que dans sa main. Il la fait mener à la
Muette, la fait mettre à distance, la tire, la blesse. La pauvre bête
revient à lui et le caresse. Il l'éloigne encore, et la tue.
(_Barbier_, avril, I, 212.)

Voilà un grand changement. Cet enfant de douze ans, dont on ne tirait
rien, ni acte ni parole, il agit et il parle, ordonne. Il signifie à
son grand aumônier, cardinal de Rohan, qu'il ne veut se confesser,
pour la première communion, qu'au curé de sa paroisse, la paroisse du
Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Le grand aumônier, en effet, qui
devait le faire communier avait droit de le faire confesser par qui il
voulait. Mais Rohan, si intime avec Dubois pour l'_Unigenitus_, pour
l'affaire du chapeau, et son agent à Rome, Rohan, à qui Dubois vient
de donner la préséance au Conseil de régence, Rohan va-t-il agir
contre Dubois?

Un courtisan ne voit point le passé, mais le seul avenir. Rohan pensa
qu'à la majorité (si prochaine), Dubois très-probablement tomberait,
que Villeroi, Fleury, qui tenaient l'enfant, régneraient.--Fleury
s'était déclaré (en juillet). Dubois, recevant alors la calotte,
voulut lui donner sa croix d'archevêque en diamants, pour le brouiller
avec Villeroi. Il évita le piége, ne porta pas ce bijou sale, le
vendit pour donner aux pauvres. Insulte réelle à Dubois. Rohan s'en
souvenait. Il fit comme Fleury, tourna contre Dubois, et fit le curé
confesseur. (_Buvat._)

Qu'un homme aussi timide que Rohan eût osé cela, qu'un homme aussi
prudent que Fleury (seul responsable, au fond, des paroles du Roi)
l'eût fait parler et ordonner, c'étaient des signes effrayants de ce
qu'à la majorité pouvaient attendre Dubois et le Régent. Nul doute
qu'à ce moment la cabale ne fît agir contre eux la petite machine
royale, l'automate qu'elle savait faire parler par instants (comme le
canard de Vaucanson). Quel remède? Différer de quatre ans la majorité,
la reculer de treize ans à dix-sept. Chose naturelle et raisonnable à
laquelle on pensa, dit-on, mais malheureusement impossible. La
demander aux États généraux? quel péril! L'implorer du Parlement,
qu'on écrasait hier? quelle pitié! La faire décréter par un Conseil de
régence, brisé, détruit? quelle risée! Qui l'aurait prise au sérieux?

Le Régent cependant en jasa fort imprudemment avec ce qui restait de
ce triste Conseil. Plus sottement encore, il fit venir le président de
Mesmes (si fort dans les Scapins au théâtre de Sceaux), de Mesmes, son
gracié, qui naguère, pris sur le fait, lui avait léché les souliers,
s'était fait son mouchard. C'est à ce digne magistrat qu'il se confia.
Autre temps. Le faquin se dresse, fait de la dignité.--«Mais si l'on
vous exile?--Nous resterons et ne bougerons pas.» (15 avril, _Buvat_,
149.) Dubois, exaspéré, dit aux Parlementaires une chose qui les fit
reculer: Qu'ils ne seraient plus qu'un bailliage, qu'on mettrait leurs
épices à sec. Ils ne soufflèrent, mais disaient en dessous que le
Régent voulait tondre le roi, être Maire du palais, se faire un Pépin
ou un Guise. (_Buvat._)

Dubois et le Régent songèrent que, s'il leur était impossible
d'ajourner la majorité, il serait très-possible, avec un peu
d'adresse, de s'emparer du roi majeur. Deux hommes d'esprit, comme ils
l'étaient, contre l'ennuyeux Villeroi, radoteur, presque octogénaire,
avaient beaucoup de chance. Comme il n'était qu'orgueil d'ailleurs,
Dubois ne désespérait pas, par l'excès de la déférence, les respects,
les soumissions, de le capter, de l'étourdir, ainsi que, dans la
fable, le renard agile, à force de voltes et de courbettes, étourdit
le dindon sur l'arbre. Il espérait diviser la cabale, chasser Noailles
et Canillac, ramener, gagner Villeroi.

À ce dernier effet, il était fort utile de mettre le Roi à Versailles,
d'éloigner Villeroi de Paris, son théâtre, où il jouait, pour
l'admiration des poissardes, son rôle d'ange gardien. À Versailles,
plus isolé et un peu dégrisé, il écouterait davantage et deviendrait
moins sot peut-être. Enfin, s'il fallait le briser, c'était plus aisé
qu'à Paris.



CHAPITRE XXIII

LE ROI RAMENÉ À VERSAILLES--ENLÈVEMENT DE VILLEROI

1722


Au bout de six ans d'abandon, Versailles était déjà d'un délabrement
singulier. Ce bâtiment, comme tous ceux de Louis XIV, était né vieux.
L'artificiel, l'effort, donnent peu la durée. Les faux toits italiens,
à peu près plats, protègent assez mal un palais, et le voleur d'Antin
avait enlevé tous les plombs. L'appartement royal surtout était dans
un état effrayant et funèbre. Les tentures, à la mort du Roi, furent
indignement enlevées, en vertu d'un prétendu droit des temps barbares,
par le grand maître de la garde-robe et autres officiers. Tous avaient
pillé l'orphelin.

Le 15 juin, il fut brusquement amené de Paris à Versailles. Le Régent
et Dubois, venus en même temps, déclaraient s'y fixer. Rien n'était
préparé. Si Villeroi eût été prévenu, il aurait communiqué à l'enfant
sa mauvaise humeur. Tout se passa au mieux. Le Régent lui-même le
prit, lui montra tout, le parc, ce peuple de statues, les bosquets,
beaux de la saison. Il faisait chaud, il se fatigua fort, voulut
changer; mais point de linge. Quelqu'un prêta une chemise.

On ne rendit point aux seigneurs les innombrables logements que
donnait le feu roi. Ceux qui voient aujourd'hui cet énorme palais
réduit aux quatre murs et tout en galeries, sont loin de deviner que
c'était une ville, une ruche, une fourmilière. L'ancien Versailles
était divisé et subdivisé en une infinité d'appartements, dont
beaucoup fort petits. Tel je l'ai vu en 1830, avant la grande
métamorphose. Tel l'ont vu nos prédécesseurs, mademoiselle Delaunay,
madame Roland et tant d'autres. Celle-ci, fort jeune alors, et menée
par ses parents en visite chez une femme de chambre, fut fort choquée
de tous ces nids à rats, de l'odeur et du pêle-mêle. Saint-Simon, en
plusieurs endroits, décrit les arrière-cabinets qu'on ménageait aux
épaisseurs obscures; on y allumait à midi. Chaque occupant de ces
logis étroits, pour en tirer parti, y faisait des subdivisions,
cloisons, soupentes, alcôves, petits réduits pour domestiques ou
garde-robes, toilette, etc.

Aération, propreté, surveillance, trois choses également impossibles.
Malgré les rondes de nuit, ces labyrinthes infinis de corridors,
passages, escaliers dérobés, les petites cours intérieures (uniques
latrines du palais), les combles enfin et les toits plats à
balustrades, favorisaient mille aventures, maintes méprises
volontaires. L'un des hommes qui ont su le mieux cette tradition, M.
de Valéry, contait cela à merveille.

Dans le désert de cette énorme ruche abandonnée, le Roi était seul au
premier avec Villeroi. Sous le Roi, à peu près, le Régent s'établit à
ce coin du rez-de-chaussée qui domine et le petit parterre central et
d'un peu loin l'Orangerie.

Un changement imprévu, surprenant, s'était opéré dans sa vie. Fatigué
et blasé, il avait supprimé la comédie laborieuse d'avoir une
maîtresse inutile, l'avait mise en vacances. Il ne soupait plus guère,
n'allait guère à Paris. Bougeant peu de Versailles, il avait tout le
temps de cultiver le Roi. L'enfant, tout sec qu'il fût, n'étant pas
sans esprit, sentait la supériorité, la bonté de cet homme charmant.
Le Régent le traitait avec un tact parfait, les égards délicats d'une
paternité mêlée de respect pour le rang. Villeroi inégal, toujours ou
trop haut, ou trop bas, n'eut rien de ces nuances. Il était assommant,
acteur, déclamateur, exactement du caractère qui convenait le moins à
celui de Louis XV. Le succès du Régent était sûr, s'il y mettait un
peu de suite.

La ressource des Villeroi (ils étaient là tous en famille), une
ressource peu honorable, c'était d'émanciper l'enfant plus que l'âge
ne comportait, de tenir pour venue la majorité imminente. Villeroi lui
disait: «Mon maître.» Et l'affaire de la biche montrait bien que ce
jeune maître n'était pas loin de se donner carrière par des caprices
violents. Physiquement, il avait repris depuis sa maladie. Un beau
luxe de cheveux blonds, certaine fleur de teint (qui le rendait joli,
malgré l'oeil terne et froid, la lippe maternelle), disaient
suffisamment la santé et la vie, peut-être le prochain essor.

L'infante était encore toute petite, bien loin d'intéresser. Cependant
elle était étonnamment précoce, plus qu'Espagnole, plus qu'Italienne.
À cinq ans, c'était au complet la Farnèse, sa mère, avec des
coquetteries, des ambitions enfantines vraiment étranges. Aux jeunes
princesses qu'on amenait, et qui avaient dix ou douze ans, elle
disait: «Jouez, mes petites.» Et, si grandes, elle voulait les tenir à
la lisière, de peur qu'elles ne tombassent. On la mit à Versailles,
dans l'appartement de la reine, avec sa gouvernante, madame de
Ventadour, la grande amie de Villeroi. On eût voulu que les enfants
s'habituassent un peu, se connussent. Et elle ne demandait pas mieux.
Si jeune, et encore plus en grandissant, elle regardait bien si le Roi
s'apercevait d'elle, et elle eût volontiers joué de la mantille. Il ne
la voyait même pas, passait indifférent, et méprisant peut-être comme
pour un bébé en bourrelet.

On sait, du reste, que longtemps on put croire que le Roi aurait peu
de goût pour les femmes. Nulle ne le séduisit avant le mariage, et,
dans ce mariage (mal choisi, absurde, ennuyeux), pendant dix ans on
travailla sans pouvoir arriver à lui faire prendre une maîtresse. On
pensait que plutôt il aurait quelque favori. La tradition de la cour
était très-fixe là-dessus. Escamoter la royauté en donnant au Roi un
petit ami qui, grandissant, mènerait tout (à la Luynes, à la
Buckingham), ou à la façon italienne des favoris d'Henri III, de
Monsieur, c'était le plan. Mazarin l'essaya, on l'a vu, pour Louis
XIV, précisément à l'âge qu'eût Louis XV en 1722.

Villeroi, le grand-père, le maréchal et gouverneur, passait pour
galant homme, autant que pouvait l'être un fat écervelé. Son fils, duc
de Villeroi, capitaine des gardes, était aimé et estimé, le chevalier
fidèle de la charmante madame de Caylus. On s'étonne que ces deux
hommes aient laissé venir à Versailles les petits-fils avec leurs
femmes et leurs beaux-frères, scandaleuse racaille de jeunes
polissons, qui avaient révolté la Régence même, et qu'on eût dû tenir
au plus loin de l'enfant.

L'école des moeurs italiennes, en grande décadence, comptait alors
pour singularité. Vers la fin de Louis XIV, au lieu d'avoir pour chef
Monsieur, prince du sang, elle n'avait plus que Courcillon, le fils du
marquis de Dangeau. Cette poupée fardée, plâtrée, entourée d'une cour,
s'étalait au théâtre, trônait à côté des actrices. Mais elle reçut de
la Régence un immortel soufflet par la main de Voltaire
(_Courcillonade_). Le chef meurt (1719). Écrasée par le ridicule,
l'école traîne honteusement sous Rambures (1722), enfin sous Des
Chauffours, que Fleury fait brûler en Grève (1726).

Les petits-fils de Villeroi, qui étaient de la bande, avaient été,
pour réforme ou correction, mariés presque enfants. Mais rien n'y fit.
Un peu avant le départ pour Versailles, trois d'entre eux, avec
certains parents du premier président, avaient fait «une orgie si
horrible, dit Madame, qu'on ne peut l'écrire.» Le pis, c'est qu'en
cette partie d'hommes, le chef était une femme, la femme de l'aîné
Villeroi (née Luxembourg, duchesse de Retz). À dix-huit ans, laissant
la large voie de Messaline, écolier effréné, elle court les sentiers
de Pétrone. Alincourt (Villeroi) et le petit Boufflers, leur
beau-frère, un enfant, étaient de ce souper, trop grec, qui fit bruit
dans Paris. Le Régent fut forcé de le savoir. Le grand-père, Villeroi,
déroba les coupables en demandant pour eux un exil qui ne dura guère.

Comment ce grand-père imbécile les fait-il venir à Versailles? Comment
Dubois et le Régent, qui les connaissent bien, ne lui font-ils pas
remontrance, surtout sur cette jeune duchesse, page effronté, qui
pouvait être un si dangereux camarade?

Faudrait-il croire que le vieux courtisan, fait à l'ancien Versailles,
pensa qu'à tout prix il fallait s'assurer du roi contre le Régent?
Faudrait-il croire que Dubois, non moins indélicat, fut ravi, à ce
prix, de pouvoir pincer Villeroi, de le perdre dans l'opinion de
Paris? Jusque-là il n'en tirait rien avec toutes ses avances. Il avait
beau lui faire toutes les soumissions, lui offrir tout, se mettre à
genoux devant lui. N'aboutissant à rien, il voulait, non pas le
détruire (ce qui aurait servi M. le Duc), mais l'humilier, l'aplatir,
le dégonfler, et bref, en faire un mannequin, pour en jouer comme on
voudrait.

La jeune folle perdit son temps; la camarade étrange, d'impudente
familiarité, blessa l'enfant hautain, timide, l'effraya presque. On ne
pouvait aller ainsi brusquement et directement. Par un circuit, on
visa les entours, un camarade que le roi avait déjà, un petit abbé de
douze ans, docile oiseau, passif, qui privé aurait privé l'autre:

Ces misérables étaient des étourdis. Si près de la majorité, ils ne
tenaient plus compte du Régent, et ne songeaient pas à Dubois, qui
était là et les suivait de l'oeil. Ils étaient dans le parc comme chez
eux, faisaient leurs bacchanales à l'aise, sous les ombrages des
maigres bosquets de Versailles. Certaine nuit (2 août), par un beau
clair de lune, avec leur chef Rambures, l'aîné et le cadet des
Villeroi, et leurs beaux-frères furent vus, surpris. Probablement des
témoins étaient apostés. Tout Versailles le sut la nuit même, au
matin, tout Paris. Les chroniqueurs exacts (_Buvat_, _Marais_,
_Barbier_), fort concordants ici, donnent les mêmes détails, les mêmes
noms. Saint-Simon, ennemi du grand-père, mais très-ami du père (duc de
Villeroi), aime mieux n'en rien dire: son récit reste obscur, bizarre,
donnant des faits inexplicables dont il a supprimé la cause, si
publique pourtant et si parfaitement connue.

Le coup accablait Villeroi. La passion du peuple pour le roi allait
tourner contre lui et les siens. Quelle négligence dans l'aïeul!
quelle audace dans les enfants! Manquer au roi à ce point-là, chez
lui, sous ses fenêtres! L'exposer, à cet âge, à voir et savoir tout
cela! Ajoutez le moment: la veille de sa première communion! Pour
comble, une des Villeroi, et la seule qui fut vertueuse, dénonçait
hautement l'infamie des tentatives plus directes. Corrompre cet enfant
si frêle, c'était un attentat sur sa vie elle-même, et proprement un
régicide.

Villeroi, effrayé, fit la plus pénible démarche: il alla chez Dubois.
La chose lui coûtait tellement, qu'il n'y alla que le 3. Le 2, toute
la journée, Rambures, l'effronté chef de bande, s'était montré partout
en habit de gala. Il pensait comme Guise: «On n'osera,» croyant, le
misérable, que plus la chose était honteuse, moins on pourrait faire
un éclat qui la révélerait au roi même. Il spéculait sur la pudeur du
Régent, de Dubois, et leurs ménagements pour l'enfant. Mais pourtant
c'était trop. Il fallut bien faire quelque chose. On fit le moins
qu'on put. On les envoya se laver à leurs châteaux. Rambures eut les
honneurs de la Bastille.

L'ordre était inconnu encore, quand, le matin du 3, Villeroi, se
faisant remorquer d'un ami, le cardinal Bissy, fait enfin visite à
Dubois. Celui-ci l'étreint de tendresse, l'accable de respects, et,
pour le recevoir, il renvoie les ambassadeurs qui attendaient. Avec
tout cela, comment taire ce qui s'est fait contre les petits-fils? Là,
Villeroi s'emporte. Dubois, qui, après tant d'avances, s'est empressé
de le déshonorer, lui semble le plus faux des hommes. Il lui déclare
la guerre. Il le raille, il l'insulte, il le traite en laquais. Dubois
veut se sauver. Villeroi se met en travers, lui fait avaler tout, jure
de faire du pis qu'il pourra, ajoutant ce conseil: «Vous pouvez tout
... Eh bien, arrêtez-moi? Vous n'avez que cela à faire.»

Ce radotage colérique, cet imprudent défi d'un homme qui ne se connaît
plus, l'acheva dans le public. On sentit que l'enfant était fort mal
placé dans les mains d'un vieillard qui tombait en enfance. Quels que
fussent le temps et les moeurs, Paris avait trop de sens pour ne pas
sentir le danger de laisser le roi avec une telle famille. La thèse
s'était retournée. Le Régent, cet empoisonneur, gardait le petit roi,
le défendait et le sauvait, Villeroi, le sauveur, exposait, par sa
négligence, ses moeurs, sa vie elle-même.

On ne pouvait pourtant procéder régulièrement. On supposait que
l'enfant y tenait. Il fallait brusquement l'en détacher et l'enlever.
On chercha un prétexte. Il n'y en avait que trop, et d'excellents. Le
vieux sot continuait son outrageante comédie de défendre la vie du
roi, d'enfermer son pain et son beurre, de veiller ses tartines, ses
mouchoirs, etc. Si le Régent voulait lui parler bas, il fourrait sa
tête entre-deux. Le dimanche 12 août, le Régent prie le roi de passer
avec lui dans un cabinet. Villeroi s'y oppose. Mais le Régent,
ordinairement si patient, s'indigne, l'admoneste et sort. L'insolent
en triomphe; puis, prend peur tout à coup, et dit qu'il ira le
lendemain s'expliquer chez le prince. C'est ce qu'on attendait. En y
entrant, il est désarmé et saisi, emballé dans une litière qui descend
lestement l'escalier de l'Orangerie, de là dans un carrosse, qui le
mène furieux à Villeroi, où, par égard pour l'âge, on lui permet de
reposer (13 août).

Villeroi croyait que l'affaire aurait grand effet dans Paris. Elle en
eut, mais de rire et de plaisanterie. «C'est encore sa nuit de
Crémone, disait-on, il est toujours pris.» On s'étonnait seulement de
la vaillance de Dubois. Dubois et le Régent étaient faits aux
affronts. Et très-probablement ils auraient encore avalé celui-ci, si
l'aile Nord de Versailles, le sombre côté des Condés, n'eût été
occupée, n'eût pesé fortement sur l'aile du Midi. Quoiqu'il n'y eût ni
cour ni, courtisans; que Dubois, le Régent eussent compté sans doute
être seuls avec le petit monde du roi, M. le Duc, surintendant de
l'éducation royale, se souvint de ce titre, qu'il semblait avoir
oublié, vint prendre position sur le champ de combat. Quand je dis
_lui_, je dis son âme, sa violence, qui le faisaient marcher, sa
madame de Prie. Poussé d'elle, il poussa. Il obligea Dubois et le
Régent de se tenir vraiment pour insultés, les empêcha de se calmer,
leur dit: «Si on le souffre, il ne reste plus qu'à s'en aller, et
mettre la clef sous la porte.» Donc ils débarrassèrent M. le Duc de
l'homme qui eût pu le gêner à la majorité.

Restait le précepteur Fleury, auquel on n'avait pas songé. Il ne
laissa pas que d'embarrasser. Il avait promis à Villeroi que, s'il
partait, il partirait. Il crut décent de tenir sa promesse, du moins
de faire semblant. Il disparut. Le roi se trouva seul, pleura, ne
mangea pas. Dubois et le Régent sont aux abois. Où est Fleury? comment
trouver Fleury? Il était à deux pas. Sur l'ordre du roi, il revient,
ayant suffisamment établi à quel point il est nécessaire.



CHAPITRE XXIV

FIN DE DUBOIS ET DU RÉGENT[9]

         [Note 9: À partir du Visa, pendant plus de deux ans,
         l'histoire est un désert.--_Madame_ vit encore et écrit, mais
         rien de suivi, parfois des ouï-dire peu exacts (par exemple,
         _les deux lits roulants_ du roi d'Espagne, qui n'en eut
         jamais qu'un).--_Barbier_ est peu sérieux. Il croit que le
         Régent fait poignarder les nouvellistes. Dans sa curieuse
         histoire de la religieuse vendue au prince, il établit
         d'abord qu'il est certain du fait, le tenant d'amis sûrs qui
         ont su et vu. Puis il s'effraye de son audace, et (sans doute
         craignant que son manuscrit ne tombe sous l'oeil de la
         police), il se dément; mais il ne biffe pas
         l'anecdote.--_Buvat_ me soutient mieux. Dans sa sécheresse
         calculée (qu'il signale et regrette lui-même), il me donne la
         plupart des grands faits significatifs, par exemple,
         l'abandon que fit Dubois des essais de réforme de Noailles et
         de Law, sa lâcheté pour les privilégiés, la défense qu'il
         fait (juin 1721) de continuer les essais de la taille
         _réelle_, etc. Il me fournit tout le détail inconnu de la
         première communion du Roi, le mépris public que Fleury montre
         pour Dubois en vendant son présent; fait capital; un homme si
         prudent n'aurait pas hasardé une telle chose, s'il n'eût été
         déjà arrangé avec le successeur de Dubois et du Régent, avec
         M. le Duc.--_Duclos_ n'apprend rien, ne sait rien. Il copie
         Saint-Simon.--Mais _Saint-Simon_ lui-même, comme je l'ai dit,
         est soigneusement tenu en quarantaine, isolé; on ne lui dit
         rien. Il étonne de son ignorance. Il ne sait pas des faits
         que savait tout Paris.--_Lemontey_ est pour cette fin d'une
         brièveté désolante. Cependant, ayant sous les yeux les pièces
         diplomatiques, il m'éclaire dans un point essentiel qu'ignore
         tout à fait Saint-Simon: c'est que l'Angleterre exigea _que
         Dubois fût premier ministre_, autrement dit que la Régence
         continuât, et qu'on ne tombât pas encore dans les mains
         folles et furieuses qui auraient compromis la paix du monde,
         établie si difficilement. Cela illumine toute la finale que
         _Buvat_, _Barbier_ et _Marais_ m'aident à filer tellement
         quellement. Lemontey aurait dû imprimer les curieux papiers
         qui témoignent du désespoir de Dubois, tout-puissant, mais
         abandonné. On fuyait vers Fleury et M. le Duc; on craignait
         Madame de Prie.]

1722-1723


Deux choses ressortaient de la situation. D'une part, que dans un
gouvernement tellement idolâtrique et fétichiste, tout était dans la
main de celui qui tenait l'idole, savait la faire parler. Mais,
d'autre part, qui était celui-là? Un vieux prêtre, plus que prudent,
qui, dans sa longue vie, n'avait fait autre chose que céder, obéir, se
faire humble et petit. Combien facilement intimiderait-on un tel
homme? La misérable mécanique, le très-faible ressort d'un enfant mû
par cette main débile et tremblotante, n'allaient-ils pas être forcés
par la brutalité de celui qu'on voyait venir?

Le souple Fleury céderait. Dubois, le Régent, qu'étaient-ils? Usés
d'âge ou de maladies, Dubois d'anciennes, le Régent de nouvelles. Ce
n'est pas certes à la légère que celui-ci réforma sa maîtresse. À ses
derniers soupers, de huit convives, sept sont malades. Corps ruinés,
caisse vide, oubli, insouciance, c'est ce gouvernement. Surtout
inconséquence. Il est prodigue, il est sordide. À la mort de Madame,
Dubois fait auner le drap noir dans toutes les boutiques, le taxe,
achète à bon marché. Mais qu'on craigne la peste, il dort; un cas
ayant éclaté à Paris, l'ex-gouverneur de Marseille ne peut arriver
jusqu'à lui; il le fait attendre deux mois. Encore plus le Régent
lâche tout. Tout près de son Palais-Royal, rue Richelieu, en plein
midi, un bretteur oblige un novice de dégainer, le tue tranquillement,
et le soir, tout sanglant, avant de se laver, il exige du Régent sa
grâce.

C'est le soliveau-roi dont parle la Fontaine. Mais qu'a-t-on à
attendre de ce qui doit le remplacer, de ce qui vient avec M. le Duc?
Un élément arrive impitoyable, rien d'humain, quelque chose d'emporté
sans mesure, la furie, la roideur, l'impudeur d'une force qui va droit
devant soi, ne peut rougir de rien. Cette terrible locomotive va
croître encore de violence. Une révolution singulière se fait dans son
tempérament. Madame de Prie eut cela de bizarre, qu'en trois ou quatre
ans elle fut trois personnes différentes. Svelte, fine, avant le
Système, quand elle en eut humé les fruits, elle grossit, s'enfla de
chair, de sang. Puis, son règne passant, elle sécha tout à coup. Au
moment où nous sommes, à la majorité, elle gonflait. Un flot de sang,
de feu et de fureur, lui coulait dans les veines. Elle avait l'énorme
beauté et les emportements de la duchesse de Berry. Différente
pourtant en ceci de la pauvre folle, qu'elle n'était point folle du
tout, mais très-lucide pour le mal, et très-cruellement avisée.

Tout est solidaire en ce monde. L'Europe le sentait et songeait fort.
Que serait-ce si la France, tombée aux mains sauvages de gens si
neufs, si violents, allait flotter, comme un vaisseau perdu, en feu,
pour heurter tout, pour tout brûler peut-être? La seule secousse du
changement pouvait être mortelle à la paix, cette paix tant cherchée
par Dubois et par tous, cette paix faible encore, d'un tempérament
délicat et point du tout consolidée. Après Law, après Blount, les
affaires, pour reprendre, avaient grand besoin de repos, point d'une
telle révolution, d'un gouvernement d'aventures. L'Angleterre
intervint. Elle donna au Régent le vouloir, la résolution. On lui fit
constituer un _premier ministre_ qui concentrât tous les pouvoirs (23
août 1722), comme les avait eus Richelieu (le Régent gardant seulement
les nominations et la présidence du Conseil). Dubois eut ses patentes,
avec l'assentiment de toute l'Europe, ayant d'un côté l'Angleterre et
les puissances protestantes, de l'autre l'Espagne et l'Empereur.

Cela rejetait loin M. le Duc et madame de Prie. Elle devait attendre
deux ans pour l'héritage de Dubois. Chose dure. Il fallait qu'il
mourût pour qu'à son tour elle palpât tant de biens désirés, entre
autres le million annuel d'Angleterre. Dubois la consola, il entra
dans sa peine, acheta un répit en lui faisant une fort belle pension.
Mais cela ne la calmait pas. À peine elle touchait qu'elle criait pour
toucher encore. En deux ans, elle en toucha sept.

Cet accord de l'Europe mettait Dubois bien haut. Il se vautra à l'aise
dans le fauteuil de Richelieu. Il fit chercher par le P. Daniel tous
les titres qu'il avait eus. Pour qu'il n'y manquât rien, il se mit,
lui aussi, à l'Académie française. Comme un singe qui s'habille en
homme, il se prenait au sérieux, se drapait dans son rôle. Il était
fier surtout de son affaire d'Espagne. Coup sublime d'habileté! Ce
vrai Scapin avait mis dans le sac ses amis les Anglais, ses ennemis
les Espagnols. Que l'Angleterre aimât Dubois au point d'accepter sans
mot dire ce pacte de famille qui reliait tous les Bourbons, n'était-ce
pas miracle. Richelieu était effacé.

Dans le public on disait tout au moins: «Comme ancien domestique des
Orléans, il n'est pas maladroit. Voilà la fille du Régent reine
d'Espagne. Et, d'autre part, l'infante de quatre ou cinq ans qui nous
vient, n'ayant pas d'enfant de si tôt, le Régent garde pour longtemps
la chance du trône de France.»

Vanité et sottise. Le Régent, qui finit, son fils, un jeune sot, ne
sauraient profiter de rien.

Vanité et sottise. L'Escurial et le Palais-Royal mariés! quoi de plus
fou! Un moyen sûr que l'Espagne et la France se haïssent solidement,
c'était de les montrer de si près l'une à l'autre.

L'infante avait été reçue ici avec une pompe, des solennités
incroyables. Partout des arcs de triomphe. Une dépense excessive,
insensée, dans notre épuisement. On y mit des millions. On écrasa
Paris. Elle fut établie, comme reine, au Vieux-Louvre; puis, comme on
a vu, à Versailles. Nos belles dames, qui, dans ses bosquets, avaient
naguère favorisé le Turc, saisies de ferveur espagnole, entourent
l'infante et la suivent aux églises, s'enrôlent avec elle dans la
confrérie du Rosaire, reçoivent de la main d'un moine l'insigne de
la Rose mystique, l'emblème de la virginité.

Notre Française n'eut pas cet aimable accueil à Madrid. Elle était
haïe avant de venir. Elle trouva la reine entourée de tous les ennemis
de son père. La jolie petite fille de treize ans, la fleur pas même
épanouie, allait terriblement faner, enlaidir par contraste une reine
avariée, qui pourtant ne régnait que comme femme et par le plaisir. Le
seul portrait de cette enfant avait fait ravage à Madrid. Le jeune
mari, tout pareil à son père de tempérament, tournait de ce côté
l'emportement sauvage qu'il n'avait jusqu'alors déployé qu'à la
chasse. Il séchait devant ce portrait. Il fallut le cacher.

L'original devait avoir le sort de toutes nos princesses qu'on maria
en Espagne, toutes brisées cruellement. On essayait de la terreur
d'abord. La première fête était le bûcher, l'horreur, les cris, et le
premier parfum la chair grillée! Puis la pesante obsession des grandes
duègnes titrées, leurs rapports de police, leur odieuse interprétation
de la vivacité française. L'enfant (eût-elle été plus sage) ne pouvait
guère manquer d'être stupéfiée, perdait la langue, même l'esprit.

L'Italienne, dans son génie bouffe, mieux que n'eût fait une
Espagnole, arrangea une scène pour la faire paraître idiote.
Saint-Simon allait prendre son audience de congé. La jeune princesse
était sous un dais. Dans ces occasions publiques, ordinairement tout
est prévu, on parle pour l'enfant ou on lui fait lire quelque chose.
La Farnèse eut la barbarie de la laisser à elle-même. La petite,
entourée de tant d'yeux malveillants, dut être intimidée. Au lieu de
couvrir ce silence, de lui donner du temps pour se remettre, de parler
un peu à sa place, Saint-Simon eut la sotte fierté de se blesser, et
par trois fois articula la question de ce qu'elle voulait faire dire à
Paris. Mais rien. Elle est muette. Et bien pis! elle n'est pas muette
tout à fait. Elle venait de déjeuner sans doute; un petit bruit
involontaire échappe de sa belle bouche. Les Espagnols ne voulaient
pas entendre. Sans pitié, sans pudeur, l'Italienne entendit, donna le
signal des risées.

Elle croyait en dégoûter le prince. À tort. Ces petites misères de
nature ne font guère à l'amour. Témoin, ce qu'on a vu de Louis XIII et
de mademoiselle la Fayette; l'humiliant accident pour lequel Anne
d'Autriche fut si cruelle, ne le fit que plus amoureux. La Farnèse dut
prendre aussi d'autres moyens. Elle exploita l'étourderie de la
Française. Sa légèreté à courir dans un parc, les jupes au vent, fut
donnée au mari pour un crime d'horrible indécence. On lui dit que,
dans l'intérieur, elle voulait danser toute nue entre les dames et les
seigneurs. On lui brouilla l'esprit, si bien qu'il consentait à
l'enterrer dans un couvent. Mais elle eut la petite vérole. On espéra
qu'elle mourrait. Cette cour, qui avait été lâche en la prenant,
devint féroce alors, et on fit le mieux qu'on put pour qu'elle n'en
réchappât pas. Dieu eut pitié de la pauvre petite. Elle vécut. Mais un
objet d'horreur, et pour brouiller les deux pays. Beau résultat de
cette grande et subtile diplomatie! Dubois fut si furieux de voir
écrouler tout cela, que son très-cher ami, le bon Père Daubenton (si
nécessaire à l'alliance) ayant ici son frère, Dubois le pila, le
chassa à grands coups de pied de chez lui.

L'amitié, plus solide et si forte, de l'Angleterre, le soutenait ici,
pouvait le rassurer. Il eut pourtant l'idée d'une machine assez
ridicule, fort peu utile, contre ses concurrents. Il avait institué
des conférences où, devant le Régent, on lisait au petit roi des
leçons pédantesques sur l'art de gouverner. À travers cet
enseignement, gauchement et hors de propos, trois jours durant, le
Régent lut un plaidoyer où il reprenait, ressassait la vie de
Villeroi, y mêlant les parlementaires, le duc de Noailles, faisant
peur au Roi d'une Fronde, établissant longuement que, pour son bien,
ces gens ne pouvaient revenir. Rien de plus sot. Quel résultat?
Dégrader le Régent par l'énumération des soufflets qu'il avait reçus
de Villeroi? Rendre impossible le duc de Noailles? c'est-à-dire rendre
un seul possible, M. le Duc! fortifier celui qui n'était que trop fort
déjà.

Dubois bientôt le vit et le sentit. Il avait sous la main deux hommes
à lui infiniment utiles, que M. le Duc le força de sacrifier. Gens de
vigueur et de peu de scrupules, de main, d'épée, très-bons en
politique et meilleurs en police. C'étaient Leblanc, secrétaire d'État
de la guerre, et son jeune ami Bellisle, petit-fils de Fouquet. Il
était agréable à un homme de l'âge et de la robe de Dubois, qui
n'avait jamais tenu qu'une plume, de disposer de ces gens-là pour des
cas fortuits. Leblanc était à toute sauce; il arrêta Cartouche,
enleva Villeroi. Le Régent y tenait, non-seulement pour l'agrément de
son commerce, mais par un très-fort souvenir. C'est qu'en ce jour de
terreur blême où Law fut presque mis en pièces, où le peuple forçait
les grilles du Palais-Royal, Leblanc seul descendit, entra
paisiblement dans cette foule et lui fit entendre raison.

Si Dubois, le Régent, les deux malades, eussent été serrés de trop
près par l'impatience de leur successeur, M. le Duc, s'il eût frappé
un coup, c'est Leblanc qui l'eût fait. Il l'aurait enlevé, tout aussi
bien que Villeroi. Et Bellisle, au besoin, aurait fait davantage. Il
était des Fouquet, armateurs (ou corsaires) de Nantes, et il était
parti de bien moins que de rien, de la ruine et de la disgrâce, de la
prison d'État où mourut son grand-père. Il voulait arriver, et
n'importe comment. Il avait un esprit terrible, infiniment d'audace,
l'intrigue, la bassesse intrépide. En 1719, il s'était chargé pour
Dubois d'une scabreuse et dangereuse besogne, d'espionner l'armée
d'Espagne et ce grand sec Berwick, si sujet à pendre les gens.

Bellisle avait pris poste dans la maison où l'on haïssait le plus
madame de Prie, la maison de sa mère, si maltraitée par elle, madame
Pléneuf. Elle était belle, aimable. Bellisle servit là d'abord les
amours de la Fare, puis s'attacha à Leblanc, second entreteneur. Mais
madame Pléneuf avait cela qu'elle ne perdait jamais d'amants. Elle les
gardait tous, et ils devenaient entre eux amis intimes. Bellisle,
réussissant près d'elle, n'en fut que mieux avec Leblanc.

C'est Oreste et Pylade, unis, inséparables. Ensemble, malgré tant
d'affaires que doit avoir un ministre (Leblanc), ils passent des
heures et des heures chez madame Pléneuf, toujours belle et coquette,
que sa fille, déjà engraissée, déteste de plus en plus.

Ensemble encore, le soir, les deux amis sont chez Dubois, eux, et nul
autre à son coucher. Cet homme inabordable, _non dictu affabilis
ulli_, n'a pas d'humeur pour eux. Miracle.

En novembre 1722, M. le Duc, qui, comme on sait, est terrible pour la
probité, commence à attaquer Leblanc, et peu après Bellisle. Ils ont
tripoté dans les fonds, ont mis la main à la caisse de La Jonchère, un
trésorier des guerres. Affaire obscure. Dans les ténèbres de la police
militaire, savaient-ils bien eux-mêmes si vraiment ils avaient volé?

Saint-Simon, supposant que tout vient de madame de Prie, leur
conseillait de voir plus rarement madame Pléneuf. Impossible. Ils ne
peuvent, disent-ils, se passer de la voir un jour. Autre miracle.
Est-ce l'effet des beaux yeux d'une dame si mûre? Ou faut-il croire
que ses amis, entre Dubois et elle, assidûment préparent certaines
choses dont Chantilly est inquiet?

Dubois fit une belle défense (de novembre en juillet), et l'on peut
dire, jusqu'à sa fin, car il mourut en août. Il écrivait au sujet de
Leblanc: «Je préférerais la mort à tout ce que j'ai souffert depuis
huit mois à son occasion.» Ici il ne ment pas. Leblanc lui était
nécessaire pour la crise prochaine de la mort du Régent. Dès janvier
1723, on n'ajournait l'apoplexie qu'en lui donnant journellement de
petites purgations. Ce coup qui, d'un moment à l'autre, pouvait
l'enlever à Dubois, aurait mis celui-ci dans l'extrême péril de se
voir seul avec le jeune fils du Régent, devant M. le Duc. Fleury
certainement eût donné le roi au plus fort. Pour être le plus fort,
Dubois arrangeait tout. Il était sûr des Gardes par le duc de Guiche,
voué aux Orléans. Il était sûr des Suisses et de l'Artillerie, par le
duc du Maine, qu'il avait rappelé tout exprès. Mais pour donner
l'ensemble à tout cela, et l'élan du coup de collier, il lui fallait
son ministre Leblanc.

Il venait de faire une chose qui avertissait fort M. le Duc. Il avait
rappelé, réintégré ses mortels ennemis, les bâtards, le duc du Maine,
le comte de Toulouse. Malheureusement ils étaient trop brisés. Dans
leur isolement, ils n'apportaient guère de force à Dubois. Il aurait
bien voulu pouvoir les faire siéger dans le Conseil d'État qui fut
créé à la majorité. Conseil très-étroit, trop serré, de cinq personnes
en tout. Dubois, avec les deux d'Orléans et un jeune ministre, y avait
quatre voix; mais celle de M. le Duc, à elle seule, pesait davantage.
Hors du Conseil, il en était de même. Tout se portait de ce côté.
Dubois offrait le singulier spectacle d'un homme tout-puissant qui
reste seul, qu'on fuit, dont on craint la faveur.

Il le voyait très-bien, et flottait entre deux pensées, celle du
prêtre, celle du ministre, la fuite ou le combat.

Quoi qu'il arrivât, après tout, il était cardinal, inviolable. Il
garderait sa peau, autant et mieux qu'Alberoni. Il n'avait pas lâché
Cambrai, un très-beau pis-aller, archevêché, principauté. Il y
songeait sérieusement, car il faisait chercher les droits des
archevêques sur le territoire même, le Cambrésis, qui serait devenu
une souveraineté tout à fait. Mais, du côté de Rome, il avait de bien
autres chances qu'il cultivait soigneusement. Il voulut présider ici
l'Assemblée du clergé, pour se montrer là-bas au plus haut et capable
de rendre les plus grands services. Il avait pris la Feuille des
bénéfices pour ne nommer que les amis de Rome. Il écrivait même aux
Romains qu'il méditait pour eux les plus grandes choses, qu'il voulait
revenir au temps où les places d'administration et de gouvernement
étaient données aux prêtres. À voir de telles promesses, on ne peut
guère douter que le drôle ne comptât, s'il perdait la France, avoir
Rome, changer le ministère pour la tiare. Branlant ici, il rêvait le
palais de Latran.

En attendant, il défend le présent, prend la Police et la Justice,--la
Police pour savoir, la Justice pour frapper. Il tient la police de
Paris par le cadet d'Argenson, homme fin et sûr. Il tient directement
et par lui seul les Postes, l'ouverture des lettres, le cabinet noir.
D'Aguesseau l'incertain, le scrupuleux, est écarté. Dubois, sans
titre, a en effet les Sceaux, machine essentielle de ce gouvernement,
pour sceller, lancer à toute heure les actes nécessaires, Lettres
royales ou Arrêts du Conseil, etc., etc.

Et avec tout cela, M. le Duc avance. En vain Leblanc, Bellisle, sont
trouvés innocents (1er juillet). Il poursuit, il menace. Dubois dit
lâchement qu'il en est étonné et mécontent (_Buvat_), tandis qu'il
écrit autre part qu'il a tout fait pour les défendre (_lettre citée
par Lemontey_).

Mais le Duc ne le tient pas quitte pour de vains mots. Il les fait
exiler.

Dubois ayant décidément perdu son épée de chevet, son jeune ministre
de la guerre, fut forcé d'être jeune. Il résolut de monter à cheval,
de se faire connaître des troupes, à la revue de la Saint-Louis, de se
donner auprès de la Maison militaire le mérite des libéralités et des
régals d'usage, de bien montrer celui dont tout avancement dépendait.

Il simulait l'audace; mais il était accablé de son isolement. Il se
croyait perdu et son cerveau se dérangeait. «Il a, dit Lemontey,
déposé ses terreurs dans quelques écrits en désordre. J'ai lu
plusieurs papiers noircis de ces funèbres visions.»

La revue le tua. Un abcès qu'il avait creva dans la vessie. Il aggrava
le mal en le cachant. Il allait au Conseil. Il faisait dire aux
ambassadeurs qu'il irait à Paris. Une opération devint nécessaire, et
la mort la suivit de près.

Il mourut en homme d'esprit. Il fut moins sacrilège qu'il n'avait été
dans sa vie. Il esquiva l'hostie, qui aurait été un scandale. Il dit
que, pour un cardinal, il y avait de grandes cérémonies à faire, qu'il
fallait aller demander cela à Paris, au cardinal Bissy. Il calculait
très-bien que, pendant le voyage, il aurait le temps de passer (10
août 1723).

Tout retombe au Régent, et dans un état pitoyable. Dubois n'avait rien
décidé sur l'essentiel de la situation. Chose incroyable, après ce
terrible Visa, qui avait tant réduit, l'embarras subsistait le même.
On éludait, on ajournait. Dubois envoyait tout au diable. Avec les
Fermes, pour lesquelles Duverney lui payait beaucoup, avec quelques
emprunts, quelques édits bursaux, il faisait face au plus
indispensable. À sa mort, le Régent retrouve la question qui le
poursuit depuis neuf ans: _Law ou Noailles? Noailles ou Law?
Créera-t-on un papier-monnaie_ (discrédité avant de naître!), ou bien,
avec Noailles, _essayera-t-on quelque nouveau retranchement_ (lorsque
l'amputation du Visa est saignante encore!)?

Donc, il tournait dans un cercle fatal, de l'impossible à
l'impossible. Ceux qui lui succédèrent, pour le rendre odieux, ont
soutenu qu'il eût rappelé Law, qu'il pensait au papier-monnaie. Mais
de cela aucune preuve. Ce qui est certain, c'est qu'il fit revenir de
l'exil le duc de Noailles, le vit, le consulta.

Il n'était pas mal entouré; il avait rappelé ou appelé quelques hommes
capables. Il conserva le jeune ministre Morville, un excellent choix
de Dubois. Le jeune lieutenant de police, le second fils de
d'Argenson, lui plaisait fort. Si l'on en croit Barbier, il l'eût fait
«son premier commis,» son homme de confiance, à qui tous auraient
rendu compte. Mais cela ne résolvait pas la difficulté financière.
Tout ce qu'on avait imaginé pour trouver de l'argent, c'était un
contrôle des actes des notaires, et le renouvellement du vieux droit
féodal nommé, par antiphrase, droit de _joyeux_ avénement. Exigence
tardive pour un règne qui déjà datait de neuf ans.

Sa meilleure chance, c'était de laisser tout, d'échapper par la mort.
Il y avait espoir, sous ce rapport, de trois côtés. Depuis deux ans,
il aurait eu besoin d'un traitement spécial et _loyal_ (disait-on).
Mais ses fonctions générales, très-affectées, faisaient tout ajourner.
Son médecin, Chirac, lui disait sans détour qu'il mourrait d'une
hydropisie de poitrine ou serait brusquement enlevé par l'apoplexie.
Il opta pour l'apoplexie, regardant une mort si prompte comme une
faveur de la nature, ne faisant rien pour l'éviter et l'appelant en
quelque sorte.

Deux jours avant sa mort, Maréchal, l'ancien et vénérable chirurgien
de Louis XIV, l'envisageant, lui dit que d'un moment à l'autre il
pouvait être frappé, qu'il lui fallait une saignée au bras, au pied.
Même au dernier jour, 2 décembre, Chirac en dit autant. Il refusa
toujours obstinément.

Chacun voyait cela. On prenait ses mesures. Hélas? d'aucun côté on ne
pouvait rien faire de bon.

Avec un roi majeur qui n'a que quatorze ans (donc un mineur encore),
le ministre sera un régent, un vrai roi. Mais, par une circonstance,
la pire imaginable, le ministre d'alors allait être un prince du sang,
un prince jeune, un prince incapable, bref un mineur d'esprit, qu'il
s'appelât Orléans ou Bourbon.

De ces deux sots, le plus honnête était le jeune duc de Chartres, fils
du Régent. Il aurait eu un guide fort expérimenté et de mérite dans le
duc de Noailles. Celui-ci était revenu, et sa première démarche avait
été d'aller à Notre-Dame communier de la main janséniste de son oncle
l'archevêque. Démarche habile qui lui assurait les meilleurs du
Parlement. Il eût fallu que les orléanistes se rattachassent
franchement à Noailles. C'est ce que fit le duc de Guiche, qui,
colonel des Gardes, avec le duc du Maine, colonel des Suisses, eût
pu répondre de Versailles. C'est ce que ne fit pas Saint-Simon, qui,
obstiné dans sa haine pour Noailles, resta à part. Il sentait bien
pourtant quel malheur c'était pour l'État que l'avénement de M. le Duc
et de madame de Prie. Il aurait voulu que Fleury, le vieux, le timide
Fleury, se décernât le pouvoir, se fît premier ministre. Il osa le lui
dire. Éconduit, il ne fit plus rien. Ainsi que le Régent, il se remit
à la fatalité.

Sur les avis réitérés des médecins, qui ne furent nullement tenus
secrets, le ministre la Vrillière avait dressé déjà la patente de M.
le Duc, tenu prêt le serment solennel qu'il devait prêter. Ce vilain
petit la Vrillière, que le Régent appelait un bilboquet, n'en avait
pas moins été mis par lui au ministère. Il lui devait tout. Par son
ingratitude, il resta au pouvoir, fut pour un demi siècle le ministre
des prisons d'État. Cinquante mille lettres de cachet ont été signées
_la Vrillière_.

Le 2 décembre au soir, le Régent était chez lui, et recevait avec sa
bonté ordinaire la dédicace d'un savant livre de l'avocat Bonnet
(_Histoire de la danse profane et sacrée_). Hommage fort désintéressé,
car l'auteur se mourait, et il avait envoyé son épître par un de ses
amis.

Il était six heures. Le Régent devait, à sept, monter chez le Roi et
travailler avec lui. Ayant une heure à attendre, il dit (tout en
buvant ses tisanes) au valet de chambre: «Va voir s'il y a dans le
grand cabinet des dames avec qui l'on puisse causer.--Il y a madame
de Prie.» Cela ne lui plut pas. Par je ne sais quel flair, elle avait
comme senti la mort, était venue au-devant des nouvelles, observer et
rôder. «Mais il y a une autre dame, madame de Falari.--Tu peux la
faire entrer.»

C'était une jeune et charmante femme qu'il voyait depuis peu. Elle
était Dauphinoise et du pays de la Tencin. Probablement cette dame
obligeante l'avait procurée au Régent. Il est vrai, c'était tard pour
un homme qui avait dû licencier les Parabère, les Sabran, les
d'Averne. Mais la Falari l'amusait. Elle était fort jolie,
intéressante et malheureuse. Nulle plus qu'elle n'eut d'excuse. Elle
avait épousé un très-mauvais sujet, neveu d'un cardinal, qui, par le
crédit de son oncle, s'était fait faire duc de Falari. Il avait des
moeurs effroyables, détestait les femmes, battait la sienne,
l'abandonnait et la laissait mourir de faim.

Le Régent, qui était assis à boire ses drogues, la fit asseoir aussi,
et pour rire, pour l'embarrasser, dit: «Crois-tu qu'il y ait un enfer?
un paradis?--Sans doute.--Alors tu es bien malheureuse de mener la vie
que tu mènes.--Mais Dieu aura pitié de moi.» (_Manuscrit Buvat._)

Il devint rêveur, s'inclina vers elle, et lourdement sa tête tout à
coup appuya sur elle. Il glisse, il se roidit, il meurt.

Elle pousse des cris. Mais comme il était près de sept heures, il n'y
avait plus personne. On pensait qu'il était monté, comme à
l'ordinaire, chez le Roi par un petit escalier intérieur. Elle a beau
courir, appeler par le palais mal éclairé, désert, en cette noire
soirée de décembre. Il lui faut un quart d'heure pour avoir du
secours. L'une des premières personnes fut la Sabran et un laquais qui
savait saigner. «Mon Dieu, n'en faites rien, crie la Sabran, il sort
d'avec une gueuse ... Vous le tuerez.» On essaya pourtant et l'on n'y
risquait guère. La Falari, profitant de la foule qui se faisait, se
dérobe et s'enfuit. Il est mort! Tout s'en va. L'appartement redevient
solitaire.

Dès le premier moment, la Vrillière était chez le Roi, chez Fleury.
Madame la Duchesse, mère de M. le Duc, s'était jetée dans une voiture;
elle volait à Saint-Cloud, chez sa soeur, madame d'Orléans, qu'elle ne
voyait jamais, qu'elle détestait, pour la complimenter, la plaindre,
l'observer, surtout la clouer là, lui faire perdre du temps, au cas où
cette princesse ferait sur sa paresse l'effort d'aller à Versailles,
de parler au Roi pour son fils.

L'aile Nord de Versailles était pleine. On assiégeait M. le Duc. La
Vrillière, avec sa patente et son serment tout prêt, le mena chez le
Roi, où Fleury, comme il était convenu, dit que le Roi ne pouvait
mieux faire que de le prier d'être premier ministre. Le Roi avait les
yeux humides et rouges. Il ne dit pas un mot. D'un signe il consentit
et transféra la monarchie. M. le Duc à l'instant remercia et fit le
serment.

Que faisaient les amis du mort? Saint-Simon vint de Meudon à
Versailles, pourquoi? pour s'enfermer, dit-il.

Noailles et Guiche couraient, cherchaient le fils du Régent. Il était
à Paris. Leurs offres de service furent mal reçues. Il s'en
débarrassa. Et Saint-Simon a tort de le lui reprocher. Ils arrivaient
fort tard; ils arrivaient sans Saint-Simon.

Louis XV, qui ne sentait rien, pleura cependant le Régent et en parla
toujours avec affection. L'Europe le regretta et regretta Dubois.
Paris, avec le temps et sous ceux qui suivirent, plats, sots et
violents, se souvint volontiers de deux hommes d'esprit qui n'avaient
pas été cruels. Dubois persécuta bien moins qu'on n'eût voulu. Il s'en
excuse plaisamment en écrivant à Rome: «Les Jansénistes sont si sobres
et si simples de vie, que la prison, l'exil ne leur font rien.» Le
Régent, avec tous ses vices et sa déplorable faiblesse, fut, il faut
bien le dire, infiniment doux et humain. La _Henriade_, livre non de
génie, mais d'humanité, de bonté, fut accueilli par lui, et on lui
saura toujours gré d'avoir bien reçu, admiré, laissé circuler ce grand
livre si hardi, les _Lettres persanes_, l'oeuvre émancipatrice qui a
couronné la Régence.



CHAPITRE XXV

MONTESQUIEU. LETTRES PERSANES[10]--VOLTAIRE, HENRIADE

         [Note 10: Montesquieu lut Chardin et les excellents voyageurs
         du siècle précédent. Voilà l'origine du livre. Je ne crois
         pas qu'il en ait pris l'idée des _Siamois_ de Dufresny.
         L'homme d'esprit voulait amuser par le contraste des deux
         mondes. L'homme de génie, tout à l'opposé, voudrait effacer
         ce contraste. Son âme, toute _humaine_, voit admirablement
         que les différences sont extérieures, illusoires, que partout
         l'homme est l'homme. Partout il s'y retrouve, il reconnaît
         son coeur, et sent avec bonheur que la nature est identique.

         Au moment décisif où l'on sort de l'enfance, où il put sur le
         monde jeter un premier regard d'homme, on ne parlait que de
         l'Asie. À quinze ans, il put lire les _Mille et une Nuits_
         (1704), livre persan bien plus qu'arabe. Les publications de
         Chardin, ses voyages excellents, tournaient l'attention vers
         la Perse, mais beaucoup plus encore deux romanesques
         aventures. D'une part, une femme, courageuse et jolie, Marie
         Petit, maîtresse du négociant Fabre, notre envoyé en Perse,
         l'avait suivi en habit d'homme, et l'ayant perdu en chemin,
         elle prit ses papiers, les présents pour le Shah, et, malgré
         mille obstacles, se constitua bravement ambassadeur de Louis
         XIV. D'autre part, un aventurier vint d'Orient, se donna pour
         ambassadeur persan, et, par la connivence de nos ministres,
         qui voulaient amuser le Roi, il se joua de sa crédulité.

         Ce que j'ai dit de l'horreur que Montesquieu dut avoir pour
         la barbarie des Parlements serait bien plus vraisemblable
         encore, s'il était vrai _qu'en_ 1718 _un sorcier eût été
         brûlé à Bordeaux_. M. Soldan et autres l'ont dit; je l'ai
         répété d'après eux dans la _Sorcière_. Cependant, les
         recherches que MM. les archivistes et MM. Delpit et Jonain
         ont faites pour moi, n'ont eu aucun résultat.--J'ai cherché
         aussi inutilement, à la _Bibliothèque impériale_, les
         précieux mémoires de Marie Petit (V. l'article de M.
         Audiffret, _Biographie Michaud_), et je n'y ai trouvé que les
         détestables rapports de Michel, domestique de Fabre, et agent
         des Jésuites, qui persécuta cette femme intrépide, la fit
         enfermer. C'est un tissu de contradictions qui se réfute
         lui-même. Ce débat fut très-scandaleux. Il avertit fortement
         l'opinion, la tourna vers la Perse, à la fin de Louis XIV, à
         l'époque où probablement le jeune légiste de Bordeaux
         commença à s'informer, à recueillir les notes, d'où (dix
         années plus tard) sortirent les _Lettres persanes_.]

1721-1723


L'avortement de la Régence, le chaos qui suit le Système, les exploits
de Cartouche, le dur gouvernement qui vient, ne doivent pas nous faire
perdre de vue les résultats immenses qui restent de ces neuf années.

La langueur aride, impuissante et si près de la mort, qui marque la
fin de Louis XIV, a fait place aux élans d'une vie qui, malgré les
rechutes, ne peut plus s'arrêter. On est sorti de la paralysie. Une
circulation active s'est établie. Des arts nouveaux, charmants, sont
la révélation extérieure et légère d'un autre esprit, d'un changement
profond dans les moeurs et les habitudes.

Mais la belle, très-belle révolution qu'il faut noter, c'est
l'_humanisation_, l'adoucissement singulier des opinions, le progrès
de la tolérance. Naguère encore, Bossuet et Fénelon, madame de
Sévigné, admiraient la proscription des protestants. Le meilleur
prince du temps, un saint, le duc de Bourgogne, excusait la
Saint-Barthélemy. Douze ans après, elle fait horreur à tout le monde.
La _Henriade_, un poème peu poétique, n'en réussit pas moins, parce
qu'elle la flétrit, la maudit.

Chose propre à la France, à laquelle l'Angleterre, l'Allemagne restent
indifférentes, et les autres peuples contraires. La barbarie
religieuse continue dans toute l'Europe.

L'Espagne suivait, bride abattue, la carrière des auto-da-fé. En 1721,
la seule ville de Grenade, sur l'échafaud de plâtre où quatre fours en
feu (figurant les prophètes) mangeaient la chair hurlante, Grenade mit
en cendres neuf hommes, onze femmes. C'est l'année des _Lettres
persanes_.

Dans l'année de _la Henriade_, Philippe V et sa reine, à Madrid,
infligent à la petite Française qui arrive la fête épouvantable d'une
grillade de neuf corps vivants, l'horreur des cris, l'odeur des
graisses, des fritures de la chair humaine.

L'autre année (1724), la vaste exécution des protestants de Thorn;
plusieurs décapités et plusieurs torturés dans des supplices exquis.
Les Jésuites vainqueurs en firent une exécrable comédie de collège
(_la Fille de Jephté_), où l'effigie des morts grimaçait sur l'autel,
par un second supplice de haine et de risée.

Voilà l'Europe à cette époque brillante et encore si barbare, où
Montesquieu, Voltaire, ont élevé la voix. Que disaient-ils?

«Grâce pour l'homme!... Respect au sang humain!» C'est le sens de
leurs livres immortels et bénis, livres de bonté, de douceur,
d'humanité, de pitié; donc de vraie religion. Si Dieu avait parlé,
qu'aurait-il dit: «Grâce pour l'homme!»

Mais comment arriver à ce grand but d'humanité? Par nul autre moyen
qu'en brisant la fascination des dangereux symboles, l'atroce poésie
du Moyen âge, à qui on immolait tant de réalités vivantes. Il fallait
bien la détrôner cette poésie imaginative, pour faire régner à sa
place celle du coeur et de la nature. La satire, la critique, dans ce
sens, étaient oeuvre sainte, puisqu'elles éteignaient les bûchers.

La difficulté très-bizarre, c'est que les âmes les plus tendres
étaient les plus furieuses. La pitié, la tendresse n'ont jamais manqué
en ce monde. Des Albigeois aux Dragonnades, à travers quatre cents,
cinq cents ans de massacres, ces sentiments ont abondé; mais
seulement, sans rapport à la pauvre vie humaine. La pitié était pour
l'hostie. C'est l'hostie outragée, le petit Jésus maltraité, qui fait
pleurer à chaudes larmes la douce femme aux auto-da-fé. Si l'on brûle
à Wurzbourg un sorcier de neuf ans, c'est attendrissement pour l'idéal
enfant qu'on dit immolé au sabbat.

Louis XIV n'était pas insensible, et son coeur fut ému après les
Dragonnades. Comme tous les meilleurs catholiques, il eut scrupule, il
eut pitié. Non des protestants certes. Mais il trouvait cruel de
faire à des damnés litière et pâture de l'hostie, de mettre Dieu dans
ces bouches grinçantes.

Maintenant voici une chose inouïe, un scandale. La thèse est
retournée. Dans le poème de la Ligue, le poème de la Saint-Barthélemy,
le croirait-on? la pitié est pour l'homme, pour la réalité saignante.
Ces rouges torrents lui font horreur, et il avance un paradoxe
audacieux; il soutient, cet impie, qu'en l'homme aussi Dieu avait son
hostie et que, s'il est au pain, il était dans le sang encore.

Pauvre poème, mais grande action, plus hardie qu'on ne croit. L'auteur
sortait de la Bastille. Le Régent finissait, ne pouvait guère le
rassurer. Rome avait triomphé. Dubois était tout cardinal, jusqu'à
promettre à Rome de faire rentrer partout les prêtres dans
l'administration. Voltaire, en ce moment, le vaillant étourdi, va
prendre un héros protestant. Il va chercher au fond de l'histoire un
Henri IV, alors si profondément oublié, qui restait mal noté, un
ennemi de l'Espagne qu'à ce moment la France épouse. Ce Henri, il
l'expose, comme héros de clémence, d'humanité, d'un coeur facile et
tendre, bref, comme _l'homme_. Ce seul mot dit tout. La merveille,
c'est que le poème pâlira et tombera avec le temps et justement; Henri
IV restera. Voltaire réellement l'a refait. C'est l'idéal nouveau et
accepté du siècle. D'autant baisse Louis XIV, ce funeste idéal
(enflure et sécheresse), qui jusque-là remplit la tête vide des rois
de l'Europe.

Rhétorique et déclamation, faux merveilleux, faiblesse et parfois
platitude. Tout cela ne fait rien. Il y a dans ce poème (la pire
oeuvre de Voltaire) quelque chose d'aimable et de bon, qui est partout
chez lui, le bon sourire, malin et tendre, de son portrait du Musée de
Rouen. Et cela alla augmentant. Une de ses ennemies, madame de Genlis,
qu'il reçut à Ferney, fut surprise de voir, avec sa bouche satirique,
son regard si tendre et si doux. «Le coeur même, dit-elle, de Zaïre
était dans ses yeux.»

«Voilà un grand contraste!» Point du tout. La tendresse, l'esprit
satirique, l'amour, la guerre ne sont point opposés. La bonté, la
pitié, chez quelques-uns sont violentes, et pleines d'un esprit de
combat. Elles rendent impitoyable pour toute chose cruelle, pour toute
idée barbare, pour tout dogme inhumain. Ces deux dispositions
nullement contraires se rencontrent chez tous les grands hommes de ce
siècle, spécialement chez Montesquieu. Dans une de ses _Lettres
persanes_, il s'est peint, il a dit le fond de sa nature. Il s'avoue
faible et tendre, sans défense contre la pitié. Il était jeune alors,
moins résigné qu'il ne le fut plus tard aux souffrances de l'humanité,
d'autant plus hostile aux tyrans, aux systèmes surtout qui furent pour
des mille ans les tyrans de l'espèce humaine. Dans ce livre, si fort,
léger en apparence, d'une gaieté habile et profondément calculée, il a
montré comment les doux, au besoin, sont terribles, et les timides
hardis. C'est un esprit serein, mondain, ce semble, et pacifique, qui
fait en se jouant voler, briller le glaive, accomplit en riant la
radicale exécution, l'extermination du passé.

Il imprime en Hollande; mais Voltaire qui imprime en France a bien
plus de ménagements. Il reste longtemps en arrière, ne peut secouer
son respect d'enfance pour le grand roi et le grand siècle. Il traîne
longtemps son Racine. Les récits de Villars, le vieux conteur, les
beaux yeux de la maréchale, tout cela fit longtemps tort à Voltaire,
le retarda. Élève des Jésuites, et fort caressé d'eux, il est faible
pour ses vieux maîtres.

Le siècle demandait, désirait un génie qui tranchât nettement dans le
temps, partît de l'_écart absolu_, comme on dit aujourd'hui, mais de
l'écart dans le bon sens, un génie qui surtout allât droit à la
question fondamentale, la question religieuse, ne cherchât pas, comme
les utopistes d'alors, de vains raccommodages pour une machine plus
qu'usée.

Le Régent, par respect, a imprimé le _Télémaque_. Il essaye un moment
des plans de Fénelon, de ses hauts Conseils de seigneurs. Tout cela
ridicule, inutile et mort-né.

On essaye un moment de Boisguilbert, de Vauban même. Les réformes
économiques qu'ils tentent à la surface n'ont nulle chance pendant
qu'on garde le fond pourri qui est dessous.

Law eût fait quelque chose de sérieux. Ses terribles nécessités le
poussant en avant, il aurait «labouré profond», comme on dit en 89.
J'ai trouvé qu'au premier moment qu'il fût contrôleur général, on
agita la question de _forcer le clergé à vendre_ ce qu'il avait acquis
depuis cent vingt ans (plus de la moitié de ses biens). Vente énorme
qui, faite d'ensemble, eût fait tomber la terre à rien, l'aurait
presque donnée au monde des petits laboureurs. Mais Law était près
de sa fin. On le précipita. Il y eut une espèce de petit concile pour
le condamner.

Une telle opération supposait autre chose. Pour atteindre le temporel,
il fallait que le spirituel fût éclairci, percé à jour. Deux hommes
singuliers, qui virent beaucoup et souvent dans le vrai, semblaient
appelés à cela. Boulainvilliers, le féodal, grand esprit en d'autres
matières, avait, dans un très-beau pamphlet qui courait manuscrit,
posé avec simplicité la loi de la religion, une en tant de cultes
divers. Théorie haute et vraie, qui planait de trop haut.--L'abbé de
Saint-Pierre, au contraire, eut mille idées pratiques. Telles de ses
vues sociales, utiles et sérieuses, se sont réalisées. Mais, dans les
choses religieuses, il est myope ou craint de voir. Il garde l'idée
niaise d'être _un philosophe chrétien_. Les évêques firent chasser ce
bonhomme de l'Académie. Les philosophes en rirent. Tout était ridicule
en lui, et jusqu'à l'orthographe. C'était le roi des maladroits. Il
changeait des misères, il réformait des riens, et conservait le pire;
exemple, la moinaille, qu'il croit utiliser! On le renvoya en
nourrice, avec cette pauvre âme que met Machiavel «dans les limbes des
petits enfants.»

Mais qui sera donc l'_homme_? et dans quelle circonstance heureuse et
singulière va-t-il donc naître et se former, le vigoureux génie qui,
tranchant le passé au fil du glaive, dans cet éclair va faire voir
l'avenir?... Gloire à la volonté! Il naît précisément, grandit, se
fortifie, dans un milieu unique pour énerver, éteindre, admirable pour
étouffer.

Né en 1689, affublé à 25 ans d'une perruque de conseiller, il le fut à
27 d'un bonnet de président à mortier. Son esprit vaste, vif et doux,
sous ce poids qui le contenait, n'en fut pas accablé, mais s'étendit
en dessous de tous côtés. Un mariage fort calme, dont il lui survint
trois enfants, semblait (dès 26 ans) le calfeutrer tout à fait au
foyer. De son hôtel au Parlement, du Parlement à son hôtel, sa vie
était tracée. Cette quasi-captivité qui aurait amorti tout autre eut
l'admirable effet de le vivifier. Il s'enquit de deux infinis, celui
des sciences physiques, celui des moeurs, des lois, des
transformations variées de l'âme humaine.

L'Académie de Bordeaux, qui jusqu'à lui perdait son temps aux
amusements littéraires, aux petits vers, devint une académie des
sciences. Il y lut des mémoires sur ses études d'anatomie et autres.
En 1719, d'un élan juvénile (on commence toujours par l'immense et par
l'impossible), il avait fait le plan d'une _Histoire de la Terre_.

Temps curieux de gigantesque effort. Marsigli donne son _Histoire de
la Mer_. Vico prépare et bientôt donne son esquisse sublime et
féconde: _Science nouvelle de l'Humanité._

Montesquieu, sans nul doute moins inventeur, fit davantage.

Il vit et pénétra, il jeta un ferme regard sur trois masses qui
composaient alors l'indigeste richesse de la raison humaine.

1º L'édifice des sciences mathématiques et naturelles, si compliquées
de phénomènes, et si simples de lois. Les écrits de Fontenelle y
intéressaient vivement.

2º La série des voyageurs, spécialement de l'Orient, de la Perse et de
l'Inde, depuis les charmants récits de Pietro della Valle, jusqu'aux
Bernier, aux Thévenot, aux Tavernier, jusqu'au judicieux Chardin. Ici
de même nul éblouissement. L'amusante diversité aboutit à des lois
très-simples.

3º Le droit, pour ses prédécesseurs, était un monde à part qu'on
tâchait d'enfermer dans le cercle du christianisme. Le premier, il le
vit dans la variété immense des législations comparées, réductible
pourtant à la haute unité du Juste. Planant sur la nature, les moeurs
et les institutions, son grand esprit cherchait l'âme commune, _la loi
de la loi_.

Cette hauteur est telle que, non-seulement les lois civiles et
politiques, mais aussi les lois religieuses, en sont justiciables. La
Justice est tellement la reine des mortels et des immortels, que les
dieux mêmes répondent devant elle. Les religions lui font la révérence
et en attendent leur arrêt, car celle qui prétendrait être sainte pour
se dispenser d'être juste, serait impie, loin d'être sainte, ne serait
plus religion.

Idée directement contraire à celle des légistes du siècle de Louis
XIV. Domat exige que la justice soit chrétienne et la plie au
Christianisme. Le XVIIIe siècle demande si le Christianisme est juste.

Le singulier, c'est que l'élan de la révolution soit parti justement
d'un esprit pacifique, plus lumineux qu'ardent, et surtout
conciliateur. Tel semblait Montesquieu avant 1721, quand il faisait
ses paisibles lectures à son Académie. Et tel il redevint après son
grand livre révolutionnaire. Il se tourna bientôt vers les calmes
régions de la haute critique historique. (_Grandeur et décadence des
Romains._)

Le génie girondin, celui de Fénelon, Montaigne, Montesquieu, celui du
grand parti qui, en 93, périt pour ne pas tuer, est vif, mais modéré,
équilibré, ce semble. Il faut une pression pour en tirer le jet de feu
qui brûle. Il faut cette chose rare qui quelquefois saisit un jeune
coeur, ce que j'appellerais: la fièvre de justice. La Boétie n'avait
que vingt-six ans, lorsque de Bordeaux il lança sa brochure du
_Contr'un_, l'évangile de la République; et Montesquieu guère plus de
trente, quand son petit roman esquissa, déjà formula le _Credo_ de 89.

Leur vraie vie intérieure est absolument inconnue. La Boétie meurt
jeune, et ne dit rien. Montesquieu s'est gardé de nous rien révéler
des secrètes révolutions de son esprit. Il est aisé de deviner
pourtant.

Tous deux étaient des juges, membres du Parlement. Tous deux, éclairés
et humains, étaient associés à la justice routinière d'un grand corps
immuable dans la barbarie du vieux droit. Les légistes royaux ayant,
dans tant de choses, succédé aux pouvoirs judiciaires du clergé,
résisté à l'Inquisition, se piquaient d'être aussi cruels. Ils se
montraient prêtres autant que les prêtres dans les applications
révoltantes du Droit canonique, maintenaient les supplices
ecclésiastiques, le feu spécialement. Sans rien dire de Toulouse (le
parlement le plus féroce), ceux de Bordeaux et de Rouen brûlent force
sorciers dans le XVIIe siècle. Paris brûle le pauvre messie Simon
Morin dans l'année du _Tartufe_ (1664). Il brûle deux libertins
(1726). Djon, un curé quiétiste (1698).

Ces choses étaient rares, dira-t-on. Ce qui ne l'était pas, ce qui
était constant et prodigué, c'était la torture préalable. Elle était
chère aux Parlements autant qu'aux cours d'Église. En 1780, sous Louis
XVI, un parlementaire d'Aix en imprime l'apologie, dédiée au pape Pie
VI, qui accepte la dédicace.

Une autre torture, plus cruelle peut-être, c'est l'atrocité des
prisons. Celles de Bordeaux étaient célèbres en Europe. Ses cachots du
Château-Trompette, où l'on ne pouvait être debout, ni couché, ni
assis, égalaient les plus effrayants _in pace_ de l'Inquisition.

Qu'on se figure ce génie doux, humain, associé à tout cela! Un
Montesquieu, président d'un tel corps, forcé de suivre toutes ces
vieilleries exécrables, obligé de signer une enquête par la torture,
un jugement pour rouer, brûler! Quelque inerte qu'on soit dans une
telle compagnie, on n'en endosse pas moins la solidarité terrible de
ses actes. La consolation passagère d'adoucir parfois un arrêt
peut-elle équivaloir à cette participation constante d'un droit
affreux qui revient tous les jours? Montesquieu resta là de 1714 à
1726, cloué par la nécessité héréditaire, la volonté des siens, par la
timidité, par la convenance. Il n'osait s'arracher de cette robe, sa
fatalité de famille. Qui peut douter qu'il n'en ait souffert
cruellement, souffert? de ce qu'il voyait, signait, faisait, souffert
de son silence, et taciturnement amassé un merveilleux fonds de haine
pour ce passé atroce, ce droit maudit et son principe impie.

Il faut être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver son
livre léger. À chaque instant il est terrible. Les satires de Voltaire
sont si débonnaires à côté! La différence est grande. Voltaire est
libre par le monde. Montesquieu est un prisonnier.

L'oeuvre est moins merveilleuse encore que le secret, la patience qui
la préparent, ce recueillement redoutable du solitaire en pleine
foule. Grande leçon! Qu'ils apprennent de là, les prisonniers qui se
croient impuissants, combien la prison sert, comme en prison le fer
devient acier! Qu'ils apprennent, les hésitants, les maladroits, à
affiler la lame. Jamais main plus légère. L'Orient lui apprit à jouer
du damas. En badinant, il décapite un monde.

Il est intéressant pour l'art de voir comment le tour est fait.
N'oublions pas qu'il se faisait dans un moment singulier d'inattention
où personne n'avait envie de regarder. Écrit au plus fort du Système,
le livre est publié dans la débâcle, la terreur du Visa, quand chacun
se croit ruiné. La difficulté était grande pour se faire écouter de
gens préoccupés si fortement. Quel cadre assez piquant, quel style
assez mordant pouvait s'emparer du public?

Le petit roman fit cela. L'auteur prit une occasion. L'ambassadeur
turc arrivait (mars 1721) avec tout son monde équivoque. La question
débattue partout était: «A-t-il, n'a-t-il pas un sérail?»--«Et
qu'est-ce que la vie de sérail?» Vous le voulez ... Eh bien,
apprenez-le. Le nouveau livre le dira. Dès le commencement, cinq ou
six lettres vous saisissent par cette vive curiosité d'être confident
du mystère, au fond du sérail même, et ce qui est piquant, d'un sérail
veuf, et des humbles aveux que ces belles délaissées écrivent en grand
secret. Croyez qu'avec un tel prologue, on ne lâchera pas le livre.

Mais nulle mollesse orientale. Il ne s'en doute même pas. À cent
lieues du sérail mystique des soufis, du sérail voluptueux du Ramayan,
celui-ci est français, je veux dire amusant et sec. La flamme même,
s'il y en a quelque peu, est sèche encore, esprit, dispute et
jalousie. Ces disputeuses ne troublent guère les sens. Le tout est une
vraie satire contre l'injustice polygamique, le dur veuvage où elle
tient la femme. Même la polygamie chrétienne (quoiqu'il en plaisante
parfois, comme d'une chose qui est dans les moeurs), il la flétrit
très-âprement dans la lettre sur _l'homme à bonnes fortunes_.

C'est un coup de théâtre de voir comme après ces cinq ou six premières
lettres de femmes, maître de son lecteur, il l'emporte, d'une aile
prodigieuse, sur un pic d'où l'on voit toute la terre. Les sociétés
humaines ont leur nécessité: _le Juste_. Elles vivent de lui et sans
lui elles meurent. La brève histoire des Troglodytes, où la forme un
peu maniérée ne fait nul tort au fond, donne, avec cette loi de
Justice, ce qui en est d'usage: _le gouvernement libre, républicain_,
de soi par soi.

Un Anglais n'aurait pas manqué de se servir ici du texte où Samuel
énumère aux Hébreux qui demandent un roi, les fléaux de la royauté. Le
Français sait bien mieux qu'un vieil habit sert peu pour la vérité
éternelle.

On a chassé le pauvre Saint-Pierre pour ses petites hardiesses. Mais
on n'ose toucher celui-ci. Il dit la mort prochaine de la religion
catholique. Il dit que la république est le gouvernement de la vertu.
Il dit que le roi et le pape, grands magiciens, ont le talent de faire
que le papier soit de l'argent, que le pain ne soit pas du pain, etc.
Le haut credo surnaturel a pour lui la valeur des actions de Law après
le Visa.

Le Régent rit, et tout le monde. Et qui sait? les évêques eux-mêmes,
tous les Pères de l'Église, Dubois, Tencin, etc. La France entière
rit, et l'Europe.

C'est là bien autre chose qu'un succès littéraire. Sans s'en
apercevoir, dans cette satire ou ce roman, on a pris, accepté un credo
tout nouveau. Le livre, si critique, n'en est pas moins affirmatif.
Tout en brisant le faux, il a posé le vrai.


FIN DU TOME DIX-SEPTIÈME



TABLE DES MATIÈRES.



PRÉFACE, I

    La Régence est une _révélation_, une _révolution_, une
      _création_.................................................... I
    La révolution financière montra la France à elle-même.......... II
    Le Christianisme fut oublié pendant une année.................. IV
    Montesquieu prédit la mort prochaine du Catholicisme............ V
    La République financière....................................... VI
    La Régence n'eut aucun _credo_ préparé........................ VII
    Retour à la nature........................................... VIII
    Un mot sur ce volume. Son principe............................. IX


CHAPITRE PREMIER

    TROIS MOIS DE LA RÉGENCE.--HOSTILITÉ DE L'ESPAGNE
      (septembre-décembre 1715).................................... 15
      Le roi laisse une situation désespérée.--Élan généreux,
        impuissant................................................. 16
      Philippe V et Alberoni....................................... 23
      Immoralité d'Alberoni et de la Farnèse.--Ils relèvent
        l'inquisition et s'offrent aux hérétiques.................. 25


CHAPITRE II

    GRANDEUR DE L'ANGLETERRE.--ÉTAT INCURABLE DE LA FRANCE. 1716... 34
      Mécanisme anglais.--La ligue de la Terre et de l'Argent...... 39
      George et le Prétendant veulent également la guerre
        européenne................................................. 40
      Le parti espagnol rend tout impossible au Régent............. 46
      Il fallait à tout prix assurer la paix.--Adresse de
        Dubois.--Triple alliance, 28 novembre 1716................. 54


CHAPITRE III

    DUBOIS.--LA TENCIN.--MADEMOISELLE AÏSSÉ. 1717.................. 63
      Esprit humain et indépendant du Régent....................... 65
      Dubois empêche notre émancipation religieuse................. 67
      Le Régent flottant et déjà usé............................... 68
      Les moeurs de la Régence (avant le Système).--Tencin.--Aïssé. 73


CHAPITRE IV

    LA FILLE DU RÉGENT.--WATTEAU.--RÉVOLUTION DE JANVIER 1718...... 83
      Fatalité natale et folie de la duchesse de Berry............. 85
      On veut la convertir, la marier, l'employer contre
        d'Aguesseau et Noailles.................................... 89
      Le Régent publie _Daphnis et Chloé_, fait Watteau peintre du
        roi, lui fait peindre les palais de sa fille.--Arts et
        modes...................................................... 95


CHAPITRE V

    ALBERONI ET CHARLES XII.--DÉFAITE D'ALBERONI.--LA PAIX DU
      MONDE. 1718................................................. 102
      Conspiration d'Alberoni et de la Farnèse avec les
        mercenaires du Nord contre la paix et la civilisation..... 107
      Dévotion libertine et féroce de la cour de Madrid.--
        Casuistique.--Auto-da-fé.................................. 111
      Union d'Hanovre et Orléans.--Destruction de la flotte
        espagnole, 11 août 1718................................... 119


CHAPITRE VI

    TRIOMPHE DU RÉGENT SUR LES BÂTARDS ET LE PARLEMENT, août 1718. 126
      L'Espagne et la duchesse du Maine voulaient créer une Vendée
        et soulever les Parlements................................ 129
      Grands services de Law (avant le système).--Le Parlement
        veut le faire pendre...................................... 131
      La nouvelle du désastre espagnol enhardit le Régent à frapper
        le Parlement et le duc du Maine, 26 août 1718............. 135
      Exigences de M. le Duc, qui fait acheter son appui.......... 136
      Grossesse de la duchesse de Berry.--Elle trône comme reine
        de France.--Apoplexie du Régent, septembre 1718........... 143


CHAPITRE VII

    LE ROI BANQUIER.--CONSPIRATION ET GUERRE.--OEDIPE,
      novembre-décembre 1718...................................... 146
      La fièvre de spéculation dans toute l'Europe.--Law
        et ses théories........................................... 147
      La conspiration de Cellamare et la guerre d'Espagne obligent
        le Régent à se mettre à la tête de la nouvelle banque, 4
        et 5 décembre............................................. 159
      L'_Oedipe._--Le Régent pensionne Voltaire................... 165


CHAPITRE VIII

    LE CAFÉ.--L'AMÉRIQUE. 1719.................................... 170
      Immense mouvement de causerie; le café détrône le cabaret... 171
      Les trois âges du café: arabe, indien, américain............ 172
      Oubli des questions religieuses.--Les îles.--Les Indes.--Le
        Canada.................................................... 174
      Contradictions des missionnaires, accord des voyageurs
        laïques................................................... 176
      La France seule eût pu sauver les races américaines......... 179
      Le découvreur du Mississipi................................. 182
      Law à la Louisiane; son plan, nullement chimérique.......... 186


CHAPITRE IX

    TENTATIVES DE RÉFORMES.--DANGER DE LA FILLE DU RÉGENT,
      avril 1719.................................................. 190
      Le Régent rend l'instruction gratuite, prépare l'égalité
        d'impôt................................................... 191
      Les protestants reviennent et entrent dans la Banque........ 193
      Hontes domestiques et terreur du Régent à l'accouchement
        de sa fille............................................... 199


CHAPITRE X

    GUERRE D'ESPAGNE.--MORT DE LA DUCHESSE DE BERRY.--DANGER
      DE LAW, mai-juillet 1719.................................... 202
      Folies furieuses d'Alberoni et de la Farnèse--Succès de la
        France.................................................... 203
      Désespoir et mort de la duchesse de Berry, 21 juillet....... 207
      Coalition de la Maltôte et des Anglais pour faire sauter
        Law, 22 juillet........................................... 208


CHAPITRE XI

    LA BOURSE.--LES MISSISSIPIENS, août-septembre 1719............ 211
      Le balayeur.--Le laquais.--La brocanteuse................... 214
      Les belles agioteuses.--L'entremetteuse.--Le savoyard.--Le
        vampire................................................... 216


CHAPITRE XII

    LA CRISE DE LAW, août-septembre-octobre 1719.................. 224
      Law concentra les utopies du temps.--Son plan pour
        l'extinction de la Maltôte, de la Dette, l'Égalité de
        l'impôt et la vente des biens du Clergé................... 226
      Sa terreur des Anglais et sa dépendance de M. le Duc........ 230
      Razzia des agioteurs aux dépens des créanciers de l'État,
        27 août................................................... 233
      Law résiste trois jours, 22-28 septembre.................... 234
      La rue Quincampoix.......................................... 235
      Les enlèvements pour le Mississipi.......................... 236
      Law devient un mannequin.................................... 238


CHAPITRE XIII

    LAW VEUT S'ENFUIR.--ON LE FAIT CONTRÔLEUR GÉNÉRAL,
      novembre-décembre 1719...................................... 241
      Orgueil de madame Law.--Law effrayé de ses amis et de ses
        ennemis.--Il se sent perdu, malgré les grands résultats
        qu'il a obtenus........................................... 242
      Il achète la protection des Condés, des seigneurs........... 247
      Ses amis réalisent et le minent en dessous.................. 250


CHAPITRE XIV

    LA BAISSE.--L'ABOLITION DE L'OR, janvier-mars 1720............ 252
      Law, converti, n'en est pas moins attaqué par le Clergé,
        trahi par Dubois qui travaille pour le Clergé et
        l'Angleterre.............................................. 253
      La Bourse de Londres et la spéculation de Blount exigeaient
        la ruine de Law........................................... 254
      Condé et Conti vident les caisses, 2 mars................... 257
      Désespoir de Law.--Il abolit l'or et l'argent............... 257
      La débâcle.--Un parent du Régent roué en Grève, 26 mars..... 261


CHAPITRE XV

    LAW ÉCRASÉ.--VICTOIRE DE LA BOURSE DE LONDRES, mai 1720....... 263
      On continue, malgré Law, les enlèvements pour le Mississipi. 265
      Law se rejette vers les fabriques, veut habiller, nourrir le
        peuple.................................................... 266
      Perfidie de Dubois et d'Argenson qui le précipitent pour
        faire à Londres la hausse de Blount, mai.................. 269


CHAPITRE XVI

    LA RUINE.--LA PESTE.--LA BULLE, juin-décembre 1720............ 271
      L'agiotage sur la baisse.--Le camp de Condé à la place
        Vendôme................................................... 271
      La peste à Marseille.--Les étouffés à Paris................. 273
      Law et le Régent éperdus.--Dubois fait enregistrer la
        bulle.--Fuite de Law, décembre............................ 278


CHAPITRE XVII

    LA PESTE, 1720-1721........................................... 281
      Héroïsme de Roze, des échevins de Marseille, de Belzunce.... 286
      Le règne des forçats........................................ 289
      L'anéantissement de Toulon.................................. 294
      La furie de vivre........................................... 294
      Trois générations de malheurs avaient abouti à la peste..... 295
      Elle marche vers la Loire.--Déserts.--Pays abandonnés....... 296


CHAPITRE XVIII

    LE VISA, 1721................................................. 297
      Triumvirat de Pâris Duverney, Crozat et Samuel Bernard...... 298
      M. le Duc humilie le Régent et jette à la justice un de
        ses compagnons d'agiotage................................. 298
      Un million de familles apportent leurs papiers au Visa...... 301
      Partialité du Visa, qui respecte les vols des seigneurs..... 302
      Désespoir et galanterie, fêtes, bals........................ 304
      Le dernier portrait du Régent et ses derniers scandales..... 305


CHAPITRE XIX

    MANON LESCAUT.--MORT DE WATTEAU. 1721......................... 308
      L'amour au XVIIIe siècle.................................... 309
      Manon est-elle une confession de Prévost?--Elle est de la
        Régence, non du temps de Fleury........................... 311
      Noblesse et mélancolie.--Mort de Watteau.................... 317


CHAPITRE XX

    ROME ET LES SACRILÉGES.--MARIAGES ESPAGNOLS. 1721............. 321
      Le marchandage du chapeau de Dubois......................... 322
      Sacriléges et malpropretés à Rome, en France, en Angleterre,
        en Espagne................................................ 324
      Les quatre péchés de Madrid.--Révélation d'Alberoni......... 328
      Honteux traité de la Farnèse et de Dubois................... 330


CHAPITRE XXI

    LOUIS XV.--LES MÉCHANTS.--CARTOUCHE. 1721..................... 333
      Nature ingrate du jeune Roi, son éducation.................. 334
      Les Méchants.--Le petit duc de Richelieu favori, à treize
        ans, de la duchesse de Bourgogne (1709)................... 336
      Maladie du jeune Roi.--Son indifférence à l'amour du
        peuple.................................................... 339
      Moeurs violentes.--Voleurs.--Cartouche...................... 340
      Jeux cruels.--Férocité de M. le Duc et de Charolais......... 342


CHAPITRE XXII

    DUBOIS ABANDONNE TOUTE RÉFORME.--APPROCHE DE LA MAJORITÉ.
      1722........................................................ 345
      Lâcheté de Dubois, qui laisse brûler les papiers du Système
        et du Visa, effacer la trace des vols.--Il connive à la
        grandeur effrontée de M. le Duc, compose avec le Clergé,
        la Noblesse, la Maltôte................................... 346
      Sa lutte avec Villeroi et Fleury pour la première communion
        du Roi.................................................... 349
      Le petit Roi tue sa biche blanche........................... 350
      Le Régent veut en vain ajourner la majorité................. 351


CHAPITRE XXIII

    LE ROI RAMENÉ À VERSAILLES.--ENLÈVEMENT DE VILLEROI. 1722..... 353
      Aspect du vieux Versailles.--Le Régent s'y établit avec le
        petit Roi et veut le gagner............................... 355
      L'Infante à Versailles...................................... 356
      Les jeunes Villeroi essayent de s'emparer du Roi en le
        corrompant................................................ 357
      Ils sont surpris, chassés, 2 août........................... 359
      Villeroi rompt avec Dubois, est enlevé, 12 août............. 361
      Fuite calculée et retour de Fleury.......................... 362


CHAPITRE XXIV

    FIN DE DUBOIS ET DU RÉGENT. 1722-1723......................... 363
      Bassesse et faiblesse du gouvernement.--Terreur du règne
        imminent de M. le Duc..................................... 364
      L'Angleterre consolide Dubois en obtenant qu'il soit premier
        ministre, avec tous les pouvoirs de Richelieu et Mazarin.. 366
      Dubois perd l'espoir d'influer en Espagne par la fille du
        Régent.................................................... 367
      Cruauté de la Farnèse pour la jeune Française............... 368
      Dubois, faible et isolé, forcé de sacrifier ses agents les
        plus sûrs à M. le Duc..................................... 370
      Son désespoir et sa mort, 10 août 1723...................... 375
      Le Régent sans ressources.--Sa mort, 2 décembre............. 378


CHAPITRE XXV

    MONTESQUIEU.--LETTRES PERSANES. 1721.--VOLTAIRE, HENRIADE.
      1723........................................................ 382
      Barbarie religieuse de l'Europe, auto-da-fé d'Espagne,
        massacre de Thorn, etc.................................... 384
      Humanisation de la France par la ruine du dogme inhumain.... 385
      Le coeur tendre et doux de Voltaire.--Son faible poème,
        alors très-hardi.......................................... 386
      Douceur et humanité de Montesquieu.--D'autant plus terrible
        au passé.................................................. 387
      Il part de l'écart absolu, ne compose pas, comme l'abbé de
        Saint-Pierre, avec le vieux monde......................... 389
      Solitaire en pleine foule, émancipé par les sciences, les
        législations comparées, la lecture des voyages............ 390
      Hauteur de son point de vue................................. 394
      Légèreté et désordre apparents de son livre, très-profondément
        calculé................................................... 395
      Sa prédiction de la mort prochaine du catholicisme.......... 396


Paris.--IMPRIMERIE MODERNE (Barthier, dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.





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