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Title: Renan, Taine, Michelet - Les maîtres de l'histoire
Author: Monod, Gabriel, 1844-1912
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Renan, Taine, Michelet - Les maîtres de l'histoire" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



LES MAITRES DE L'HISTOIRE

RENAN, TAINE, MICHELET

PAR

GABRIEL MONOD

1894



TABLE


Dédicace.--_À Charles de Pomairols_.

Préface.

ERNEST RENAN

HIPPOLYTE TAINE

I.--La vie de Taine.--Les années d'apprentissage

II.--Les années de maitrise

III.--L'homme et l'œuvre

JULES MICHELET

I.--La vie de Michelet

II.--L'homme et l'œuvre

APPENDICE

I.--Michelet éducateur

II.--Le _Journal intime_ de Michelet



_À CHARLES DE POMAIROLS_


_Mon cher ami,_

_J'ai tenu à inscrire ton nom en tête de ce volume. Les études qui le
composent ont trouvé chez toi, lorsqu'elles ont paru séparément dans
divers recueils périodiques, une sympathie qui a été pour moi le plus
précieux des encouragements. Ton goût littéraire si délicat et ton sens
moral si droit me garantissaient que je ne m'étais pas trompé en donnant
à ces essais sur des écrivains que j'ai personnellement connus, que j'ai
admirés et aimés, non la forme d'une analyse critique de leur œuvre
aboutissant à l'approbation ou à la réfutation de leurs doctrines, mais
celle d'essais biographiques où j'ai cherché à démêler les rapports qui
existent entre leurs écrits et leur vie, la nature de leur influence,
les idées et les sentiments qui les ont inspirés._

_Quelques personnes se sont étonnées que j'aie pu parler avec une
sympathie presque égale d'écrivains aussi dissemblables que le furent
Michelet, Renan et Taine; et que j'aie mêlé si peu de critiques à
l'exposé que j'ai fait de leurs idées. Elles auraient aimé me voir
indiquer les points sur lesquels je me sépare d'eux et les motifs de mon
dissentiment. Je n'ai point pensé qu'il importât beaucoup au public de
connaître mon sentiment personnel sur les questions religieuses,
philosophiques et historiques que Taine, Renan et Michelet ont abordées
et résolues chacun à leur manière. Si je croyais devoir le dire, je le
ferais directement, et non sous forme de réfutation des idées d'autrui.
Je crois d'autre part avoir suffisamment indiqué, bien qu'avec
discrétion, les points sur lesquels ces grands esprits me paraissent
avoir donné prise à la critique. Je n'ai point caché le tort qu'une
sensibilité et une imagination trop vives ont fait chez Michelet à la
critique de l'historien et à l'observation raisonnée du savant; la part
de responsabilité qui lui revient dans ce culte aveugle de la Révolution
française dont nous avons si longtemps souffert; l'influence troublante
que les luttes religieuses et politiques ont exercée sur la sérénité et
l'équilibre de sa pensée. J'ai indiqué comment Renan, trop sensible à la
crainte de paraître juger autrui ou imposer ses opinions alors qu'il
avait rejeté la foi absolue et l'autorité sacerdotale, trop désireux de
poursuivre les nuances infinies de la vérité, trop porté par sa nature à
un optimisme et à une bienveillance universels, avait encouru le
reproche de tomber dans le dilettantisme, et avait engendré des
imitateurs dont le scepticisme superficiel, raffiné et pervers a rendu
haïssable ce qu'on appelle le_ Renanisme. _J'ai laissé voir que chez
Taine il y avait quelque désaccord entre la hardiesse de sa pensée et la
timidité de son caractère, et que ce désaccord pouvait expliquer
quelques uns de ses jugements historiques; que ses convictions
déterministes et la puissance logique de son esprit lui ont fait
méconnaître ce qu'il y a de complexe, de mystérieux, d'insaisissable
dans la nature et dans l'homme; qu'il a trop cru à la possibilité de
réduire à des classifications fixes et à des formules simples l'histoire
et la vie; qu'il a pris trop souvent la clarté et la logique d'un
raisonnement pour une preuve suffisante de sa justesse; qu'il a eu
enfin, lui aussi, dans les écrivains naturalistes et matérialistes de
ces dernières années des disciples dont les hommages étaient pour lui
une amertume et presque un remords._

_J'aurais pu sans doute insister plus que je ne l'ai fait sur les
imperfections de leurs œuvres et sur les limites de leur génie; mais il
me semble que j'aurais alors altéré la vérité du portrait que je voulais
tracer d'eux. Au lieu de m'attarder à dire ce qu'ils n'ont pas fait et
ce qu'ils n'ont pas été, j'ai cherché à montrer ce qu'ils ont été et ce
qu'ils ont voulu faire. Connaissant personnellement leur valeur morale,
j'ai cherché à leurs doctrines et à leurs actes, des explications
naturelles, légitimes et élevées, même à ce qui pouvait me surprendre ou
me choquer en eux. Les sachant incapables de céder sciemment à des
motifs frivoles ou bas, j'ai cru en agissant ainsi faire œuvre d'équité.
En présence d'hommes supérieurs, la sympathie est la voie la plus sûre
pour comprendre; et l'œuvre la plus utile de la critique est d'expliquer
en quoi les grands hommes ont été grands, les ressorts secrets de leur
génie, les motifs légitimes de leur influence. Ce n'est que longtemps
après leur mort, quand le temps a mis chaque chose à son rang, qu'on
peut discerner les défauts, les lacunes, les défaillances qui ont rendu
certaines parties de leur œuvre caduques ou nuisibles. Et même alors,
n'est-ce pas sur les parties durables et bienfaisantes qu'il est le plus
nécessaire d'insister? Les influences nuisibles n'ont d'ordinaire qu'un
temps; les influences bienfaisantes sont éternelles. C'est l'honneur de
la critique scientifique de notre siècle d'avoir su sympathiser avec les
esprits les plus divers pour les mieux comprendre, d'avoir cherché à
expliquer et à légitimer par conséquent, dans une certaine mesure, en
les expliquant, leur manière de sentir et de penser. Que dirait-on
aujourd'hui d'un critique qui jugerait Calvin d'après les piétistes
étroits et déplaisants qui se réclament de lui, Rabelais d'après les
chroniqueurs orduriers qui se disent rabelaisiens, Racine d'après
Campistron, Voltaire d'après M. Homais? qui reprocherait à Bossuet de
n'avoir pas conçu l'histoire universelle comme Herder ou Auguste Comte,
et à Pascal d'avoir eu pour disciples les convulsionnaires de
Saint-Médard? S'attacher surtout à mettre en lumière les côtés lumineux
du génie des grands penseurs et des grands artistes, et montrer de
préférence ce qu'ils ont ajouté aux jouissances esthétiques et aux
richesses intellectuelles et morales de l'humanité, c'est faire acte
d'équité. Lorsqu'il s'agit de contemporains à qui l'on doit le meilleur
de sa pensée, c'est un devoir de reconnaissance. Tu en as ainsi jugé
quand tu as écrit sur Lamartine un livre où le plus inspiré des poètes
trouvait son vrai critique chez un poète dont l'âme est parente de la
sienne. Le même sentiment m'a guidé dans ces esquisses plus modestes,
sur Renan, Taine et Michelet. J'ajouterai que ma sympathie et ma
reconnaissance pour ces trois hommes également et diversement grands, se
mêlent d'une nuance plus marquée d'admiration pour Renan, pour Taine de
respect, et pour Michelet d'affection._



PRÉFACE


Les trois maîtres dont je me suis proposé d'étudier l'œuvre et la vie,
résument, à mes yeux, ce qu'il y a d'essentiel dans l'œuvre historique
de notre pays et de notre siècle. Ils se complètent, tout en s'opposant
sur certains points. Je ne veux certes pas diminuer le mérite et la
gloire d'Augustin Thierry, de Guizot, de Mignet, de Tocqueville, de
Fustel de Coulanges; mais leur effort ne me semble pas avoir une portée
aussi étendue, aussi générale, aussi profonde que celui de Renan, Taine
et Michelet. L'histoire se propose trois objets principaux: critiquer
les traditions, les documents et les faits; dégager la philosophie des
actions humaines en découvrant les lois scientifiques qui les régissent;
rendre la vie au passé. Renan est par excellence l'historien critique,
Taine l'historien philosophe, Michelet l'historien créateur. Non sans
doute que Renan et Michelet aient manqué du sens philosophique, Taine et
Renan du sens de la vie, Michelet et Taine du sens critique; mais c'est
à Renan qu'il faut demander des leçons de critique; c'est chez Taine que
nous verrons la tentative la plus considérable qui ait été faite pour
constituer l'histoire en science au nom d'une conception philosophique,
et c'est à Michelet qu'il faut demander le secret de la vision et de la
résurrection du passé.

Logiquement cette reconstitution de l'histoire aurait dû être entreprise
après que les bases de la science historique et de la méthode critique
auraient été posées. Mais peut-être trop de critique et trop de
philosophie aurait paralysé l'audace créatrice; peut-être était-il
nécessaire, pour que Michelet pût, comme Ézéchiel, souffler sur les
ossements desséchés de la vallée de Josaphat, les revêtir de chair et
les pénétrer de l'esprit de vie, qu'il ne fût pas entravé par les
scrupules et les distinctions du critique, ni par les déductions
rigoureuses du savant. Ce n'est pas que la critique et la philosophie
lui fussent étrangères ou indifférentes; mais ce n'est pas en elles
qu'était sa force. Il s'est vanté d'avoir le premier en France utilisé
les documents d'archives pour écrire une histoire générale, recommandé
l'emploi méthodique des sources originales, et affirmé qu'il n'y a point
d'histoire sans érudition. Mais il faut reconnaître qu'il se servait
avec une grande liberté des matériaux ainsi amassés, et que c'était
l'homme d'imagination plus que le critique qui décidait de leur valeur
relative et de leur emploi. Comme la logique pour Taine, la vie était
pour lui la démonstration de la vérité; de même que la production d'un
corps organique par la synthèse chimique d'éléments simples mis
fortuitement en présence serait plus démonstrative que la plus
rigoureuse des analyses. Sa philosophie historique était si vague et
elle donnait une si grande place à l'autonomie humaine qu'elle excluait
d'avance toute conception scientifique de l'histoire. Le développement
de l'humanité était à ses yeux la lutte de la liberté contre la
fatalité, l'ascension à la fois providentielle et volontaire de l'homme
vers la pleine autonomie morale. Toute l'histoire était pour lui un
vaste symbolisme révélant l'essor progressif de la liberté morale, des
religions de l'Orient au Christianisme, du Christianisme à la Réforme,
de la Réforme à la Révolution française. Écrire l'histoire, c'est saisir
dans chaque époque les faits caractéristiques, dans chaque homme les
traits essentiels qui constituent leur valeur symbolique, qui en font
des «hiéroglyphes idéographiques». Heureusement Michelet avait une
science assez solide et une intuition assez spontanée du passé pour que
ce qu'il y avait de flottant et d'insuffisant dans ses conceptions
philosophiques ne paralysât pas sa puissance créatrice. Son instinct
profond de la vie, sa puissance de sympathie, ses dons de visionnaire,
lui ont permis d'imaginer et de montrer les hommes et les choses du
passé avec des couleurs qui donnent l'illusion de la réalité. Il est le
seul des romantiques chez qui la couleur locale ne soit pas le
trompe-l'œil d'un décor, mais l'évocation d'êtres vivants, de choses
réelles. Michelet a développé chez tous les historiens venus après lui
le sens de la vérité historique; Renan et Taine en particulier ont subi
profondément son influence.

Si, comme Michelet, Taine a pour but de faire revivre le passé, ce n'est
point à des procédés subjectifs de divination qu'il demande cette
résurrection. Il croit que la vie sous toutes ses formes, vie morale et
intellectuelle comme vie physique, a ses lois; et c'est la découverte,
puis la mise en action de ces lois qu'il assigne comme mission à
l'historien. Il croit à une statique et à une dynamique sociales, à une
anatomie, à une physiologie et même à une pathologie de l'histoire; il
pense que les hommes comme les actions des hommes sont des produits
nécessaires, et il voit toute l'histoire comme une chaîne infinie de
causes et d'effets. Il reconnaît sans doute que l'histoire, comme toutes
les sciences morales, est une science inexacte et ne comporte que des
approximations, mais il se laisse pourtant aller à tenter des
explications simples de phénomènes complexes et à affirmer au nom de la
logique mathématique dans un domaine où la vie dément constamment la
logique. Toutefois, si, entraîné par ses convictions déterministes,
Taine a parfois, par ses simplifications excessives et ses affirmations
trop absolues, mutilé la nature humaine et desséché les choses vivantes,
il a pourtant montré dans quelles conditions l'histoire peut devenir une
science et quelle méthode on doit suivre pour découvrir ce qu'elle peut
fournir à la science et à la philosophie. Car c'est le mérite éminent de
Taine d'avoir identifié la notion de science et celle de philosophie. Il
est vraisemblable que l'histoire deviendra difficilement une science au
sens propre du mot, et qu'elle devra se borner à des généralisations
philosophiques partielles; mais elle doit être pénétrée d'esprit
scientifique, et elle aura un caractère d'autant plus scientifique
qu'elle se rapprochera davantage de l'idée que Taine s'en est faite.

C'est la critique qui permettra de discerner en quelque mesure dans
l'histoire ce qui peut être objet de science de ce qui restera du
domaine de l'art et de la conjecture. Renan, qui s'est montré, lui
aussi, dans son œuvre historique, un créateur et un peintre d'une
merveille puissance, me paraît surtout grand pour avoir, avec une
pénétration et une sincérité sans égales, déterminé les vrais caractères
et les vraies conditions de la critique historique. Il a circonscrit le
domaine où la critique historique et l'observation scientifique peuvent
opérer à coup sûr, d'après des règles positives; mais il a osé dire
qu'en dehors de ce domaine, il entre dans la critique elle-même une part
de subjectivisme, un élément de tact, de divination et d'art. Ses
adversaires ne manquent pas de l'accuser d'introduire la fantaisie et
l'arbitraire dans l'histoire; ils ne voient pas dans ses hypothèses ce
qui s'y trouve en effet, le scrupule d'un esprit sensible à toutes les
nuances de la vérité, qui saisit avec une extraordinaire délicatesse
tout ce qu'il y a d'incertain, non seulement dans les documents de la
tradition historique, mais aussi dans la critique qu'on leur applique,
et qui accorde plus de certitude aux caractères généraux d'une époque
qu'aux faits particuliers. Ceux-ci n'ont qu'une valeur symbolique pour
ainsi dire, en ce qu'ils caractérisent un état social ou un état d'âme.
Personne n'a apporté autant de tact et de sagacité que Renan dans cette
divination critique du symbolisme de l'histoire, et nous croyons que ses
livres marqueront une date capitale dans l'évolution de la critique
historique. Personne n'a jamais eu au même degré que lui, le sens de
l'histoire. Il a rompu en visière avec ce pédantisme de la critique qui
prétend trancher les questions les plus complexes avec des données
incomplètes, au nom de règles absolues dont l'expérience à maintes fois
démontré la fragilité. Les hommes ont un si grand besoin de certitude
qu'ils ne sont pas éloignés de traiter comme un malfaiteur celui qui
leur interdit à la fois d'affirmer et de nier, et qui recommande le
doute comme un devoir. Renan n'a pas craint de dire et de montrer qu'il
y avait des degrés infinis de vraisemblance, mais que le domaine de la
certitude était extrêmement restreint; et que toutes les choses que nous
souhaiterions le plus de savoir sont en dehors de ce domaine. Il n'a pas
craint, après avoir ainsi tout remis en question, de tenter de
reconstituer l'histoire du passé telle qu'il pouvait se l'imaginer,
parce que l'homme a besoin d'imaginer, comme il a besoin de croire, et
parce que ce qu'il imagine comme ce qu'il croit contient une vérité
provisoire et partielle. On a dit de Mérimée qu'il fut dupe de la
prétention de n'être jamais dupe. On peut dire de Renan qu'il n'a jamais
été dupe parce qu'il a consenti à être dupe volontairement. Et c'est
ainsi qu'il a pu être tout à la fois un artiste incomparable et un
savant de premier ordre. Il égale presque Michelet par l'imagination,
mais sans se laisser entraîner par elle; il cherche comme Taine à
démêler dans l'histoire la vérité scientifique, mais il a une plus fine
perception des difficultés du problème. Personne n'a su, avec autant de
profondeur et de pénétration que lui, démêler et déterminer les
conditions et les limites de la connaissance.

Il est nécessaire d'écouter la leçon particulière de chacun de ces trois
maîtres. Ils se complètent et se corrigent l'un l'autre. Si l'on craint,
en se laissant séduire par les côtés ironiques et sceptiques du génie de
Renan, de ne plus voir dans l'histoire qu'un jeu décevant d'apparences
imaginaires, on écoutera la voix grave de Taine qui nous ordonne de
croire à la science et de découvrir sous les changeantes apparences la
vérité positive et les lois immuables de l'univers; si l'on craint, en
suivant les austères et durs enseignements de Taine, de perdre le sens
et l'amour de la nature et des hommes, on apprendra de Michelet que dans
la poursuite des vérités morales, il ne faut pas s'adresser à
l'intelligence seule, mais aussi à l'imagination et au cœur «d'où
jaillissent les sources de la vie.»



ERNEST RENAN


Il est difficile de parler avec équité d'un grand homme au moment où la
mort vient de l'enlever. Pour juger dans leur ensemble une vie et une
œuvre, il faut qu'un temps assez long nous permette de les considérer à
distance et comme en perspective, de même qu'il faut un certain recul
pour jouir d'un objet d'art. Le temps simplifie et harmonise toutes
choses; il fait disparaître, dans une œuvre, les parties secondaires et
caduques et met en lumière les parties essentielles et durables. C'est
le temps seul qui, dans les matériaux de valeur inégale dont se compose
la réputation d'un grand homme de son vivant, choisit les plus solides
pour élever à sa mémoire un monument impérissable.

Il est encore plus difficile de juger avec impartialité un grand homme
quand on l'a connu et aimé, quand on peut encore se rappeler le son
caressant de sa voix, la finesse de son sourire, la profondeur de son
regard, la pression affectueuse de sa main, quand on se sent encore, non
seulement subjugué par la supériorité de son esprit, mais comme
enveloppé de sa bienveillance et de sa bonté.

À ces difficultés d'ordre général s'en joint une autre quand il s'agit
d'un homme tel que fut Ernest Renan. Son œuvre est si considérable et si
variée, son érudition était si vaste, les sujets auxquels se sont
attachées ses recherches et sa pensée sont si divers qu'il faudrait,
pour être en mesure de parler dignement de lui, une science égale à la
sienne et un esprit capable comme le sien d'embrasser toutes les
connaissances humaines, toute la nature et toute l'histoire[1].

Pour toutes ces raisons, on comprendra que j'éprouve quelque hésitation
à parler de lui et que je ne puisse avoir la prétention de juger ni sa
personne ni son œuvre. Je ne me sens pour cela ni une compétence
suffisante, ni une indépendance assez complète d'esprit et de cœur
vis-à-vis d'un homme que j'aimais autant que je l'admirais. Mais, ayant
eu le privilège de le voir de près, appartenant à la génération qui a
suivi la sienne et qui a été nourrie de ses écrits et de son esprit, je
puis essayer de rappeler ce qu'il a été et ce qu'il a fait, et de
dégager la nature et les causes de l'influence qu'il a exercée en France
pendant la seconde moitié de notre siècle.



I


Rien de plus uni et de plus simple que la vie d'Ernest Renan. Elle a été
tout entière occupée par l'étude, l'enseignement, les joies de la
famille. Ses seules distractions ont été quelques voyages et les
plaisirs de la causerie dans des dîners d'amis et dans quelques salons.
Si, à deux reprises, en 1869, aux élections législatives de
Seine-et-Marne, et en 1876, aux élections sénatoriales des
Bouches-du-Rhône, Ernest Renan sollicita un mandat politique, il y fut
poussé par l'idée qu'un homme de sa valeur a le devoir de donner une
partie de son temps et de ses forces à la chose publique, s'il en a
l'occasion. Il n'avait apporté à ses campagnes électorales aucune fièvre
d'ambition. Quand il vit que la majorité des suffrages ne venait point
spontanément à lui, il renonça sans peine et sans regret à les
briguer[2].

Cette vie si tranquille et si heureuse eut pourtant ses heures de
trouble, on pourrait dire ses drames, mais des drames tout intérieurs,
des troubles purement intellectuels, moraux et religieux.

Ernest Renan était originaire de Tréguier (Côtes-du-Nord), une de ces
anciennes villes épiscopales de Bretagne qui ont conservé jusqu'à nos
jours leur caractère ecclésiastique, qui semblent de vastes couvents
grandis à l'ombre de leurs cathédrales et qui, dans leur pauvreté un peu
triste, n'ont rien de la banalité et de l'aisance bourgeoises des villes
de province du nord et du centre de la France. On peut encore visiter
l'humble maison, toute proche de la belle cathédrale fondée par saint
Yves, où Renan naquit le 27 février 1823; le petit jardin planté
d'arbres fruitiers où il jouait tout enfant, laissant errer sa vue sur
l'horizon calme et mélancolique des collines qui encadrent la rivière de
Tréguier. Son père, capitaine de la marine marchande et occupé d'un
petit commerce, était de vieille race bretonne (le nom de Renan est
celui d'un des plus vieux saints d'Armorique). Il transmit à son fils
l'imagination rêveuse de sa race, son esprit de simplicité
désintéressée. La mère était de Lannion, petite ville industrielle, qui
n'a rien de l'aspect monacal de Tréguier. Très pieuse, elle avait
cependant une élasticité et une gaieté de caractère que son fils
attribuait à son origine gasconne et dont il avait hérité. Sérieux
breton, vivacité gasconne, Renan a trop souvent insisté sur la
coexistence en lui de ces deux natures pour qu'il nous soit permis de le
contredire sur ce point; mais, en dépit d'apparences qui ont fait croire
à des observateurs superficiels que le gascon l'avait en lui emporté sur
le breton, le sérieux a eu la première, la plus large part dans ce qu'il
a pensé, fait et écrit.

La vie du reste commença par être pour lui plus qu'austère; elle fut
sévère et dure. Son père périt en mer, alors que lui-même était encore
enfant, et ce ne fut qu'à force d'économie et de privations que sa mère
put subvenir à l'éducation de ses trois enfants. Ernest Renan, loin de
garder rancune à la destinée de ces années misérables, lui resta
reconnaissant de lui avoir fait connaître et aimer la pauvreté. Il eut
toute sa vie l'amour des pauvres, des humbles, du peuple. Il ne
s'éloigna jamais des parents de condition plus que modeste qu'il avait
conservés en Bretagne. Dans les dernières années de sa vie, il aimait à
les aller revoir, comme il avait tenu à conserver intacte la petite
maison où s'était écoulée son enfance. Sa sœur Henriette, de douze ans
plus âgée que lui, personne remarquable par la force de son esprit et de
son caractère comme par la tendresse passionnée de son cœur, se dévoua
aux siens, et, après avoir donné des leçons à Tréguier, elle se résigna,
d'abord à entrer dans un pensionnat à Paris, puis à accepter une place
d'institutrice en Pologne, sans cesser de suivre avec une sollicitude
maternelle les progrès de son plus jeune frère, dont elle avait deviné
la haute intelligence. Le jeune Ernest faisait à Tréguier ses humanités
dans un séminaire dirigé par de bons prêtres; il y était un écolier doux
et studieux, qui remportait sans peine tous les premiers prix et ne
voyait pas devant lui de plus bel avenir que d'être, dans son pays
natal, un prêtre instruit et dévoué, plus tard peut-être chanoine de
quelque église cathédrale. Mais sa sœur avait connu à Paris un jeune
abbé, intelligent et ambitieux, M. Dupanloup, qui venait de prendre la
direction du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et qui
cherchait à recruter des sujets brillants. Elle lui parla des aptitudes
et des succès de son frère, et, à quinze ans et demi, Ernest Renan se
trouva transplanté à Paris. Il émerveilla ses nouveaux maîtres par sa
précoce maturité, par sa merveilleuse facilité de travail; et, après
avoir fait brillamment sa philosophie au séminaire d'Issy, il entra à
Saint-Sulpice pour y étudier la théologie. Saint-Sulpice était alors en
France le seul séminaire où se fût perpétuée la tradition des fortes
études et en particulier la connaissance des langues orientales. Les
Pères qui y enseignaient, et spécialement le Père Le Hir, orientaliste
éminent, rappelaient, par l'austérité de leur vie, par la profondeur de
leur érudition, les grands savants que l'Église a produits au XVIIe et
au XVIIIe siècles.--Renan devint rapidement l'ami, puis l'émule de ses
maîtres. Ceux-ci voyaient déjà en lui une gloire future de la maison,
sans se douter que les leçons mêmes qu'il y recevait allaient l'en
détacher pour toujours.

C'est une crise purement intellectuelle qui fit sortir Renan du
séminaire. L'état de prêtre lui souriait; il avait reçu avec une joie
pieuse les ordres mineurs, et aucune des obligations morales de la
vocation ecclésiastique ne lui pesait. La vie du monde lui faisait peur;
celle de l'Église lui paraissait douce. Il n'y avait en lui aucun
penchant à la raillerie ou à la frivolité. Mais, en lui enseignant la
philologie comparée et la critique, en lui faisant scruter les livres
saints, les prêtres de Saint-Sulpice avaient mis entre les mains de leur
jeune élève le plus redoutable des instruments de négation et de doute.
Son esprit lucide, pénétrant et sincère, vit la faiblesse de la
construction théologique sur laquelle repose toute la doctrine
catholique. Ce qu'il avait appris à Issy de sciences naturelles et de
philosophie venait confirmer les doutes que la critique philologique et
historique lui inspirait sur l'infaillibilité de l'Église et de
l'Écriture sainte, et sur la doctrine qui fait de la révélation
chrétienne le centre de l'histoire et l'explication de l'univers. Le
cœur déchiré (car il allait contrister non seulement des maîtres
vénérés, mais encore une mère tendrement aimée), il n'hésita pourtant
pas un instant à obéir au devoir que la droiture de son esprit et de sa
conscience lui imposait. Il quitta l'asile paisible qui lui promettait
un avenir assuré pour vivre de la dure vie de répétiteur dans une
institution du quartier latin et entreprendre, à vingt-deux ans, la
préparation des examens qui pouvaient lui ouvrir la carrière du
professorat. Son admirable sœur lui vint en aide dans ce moment
difficile. Arrivée avant lui, par ses propres réflexions et ses propres
études, aux mêmes convictions négatives, elle avait évité de jamais
troubler de ses doutes l'esprit de son jeune frère. Mais, quand il
s'ouvrit à elle et lui écrivit ses motifs de quitter le séminaire et de
renoncer à la prêtrise, elle fut inondée de joie et lui envoya ses douze
cents francs d'économies pour l'aider à franchir les difficultés des
premiers temps de liberté.

Il n'eut pas besoin d'épuiser ce fonds de réserve. Grâce à ses
prodigieuses facultés intellectuelles et à la science déjà considérable
acquise pendant ses années de séminaire, Renan put rapidement se créer
une situation indépendante et marcha désormais de succès en succès. On
reste confondu en voyant ce qu'il sut faire et produire pendant les cinq
années qui suivirent sa sortie de Saint-Sulpice, de la fin de 1845 à
1850. Il conquit tous ses grades universitaires, du baccalauréat à
l'agrégation de philosophie, où il fut reçu premier en 1848. Il obtint,
la même année, de l'Académie des inscriptions, le prix Volney, pour un
grand ouvrage, l'_Histoire générale et système comparé des langues
sémitiques_ (publiée en 1855), et, deux ans plus tard, un autre prix sur
l'_Étude du grec au moyen âge_. Il faisait en 1849-1850 des recherches
dans les bibliothèques d'Italie[3] et en rapportait sa thèse de doctorat
soutenue en 1852, un livre sur _Averroès et l'Averroïsme_, capital pour
l'histoire de l'introduction de la philosophie grecque en Occident par
les Arabes. En même temps, il publiait dans des recueils périodiques
plusieurs essais, entre autres celui qui, remanié, est devenu son livre
sur l'_Origine du langage_, et il écrivait un ouvrage considérable sur
l'_Avenir de la science_, qu'il n'a imprimé qu'en 1890.

Ce livre, composé en quelques mois par un jeune homme de vingt-cinq ans,
contient déjà toutes les idées sur la vie et sur le monde qu'il répandra
en détail dans tous ses écrits; mais elles sont affirmées ici avec un
ton de conviction enthousiaste et de certitude qu'il atténuera de plus
en plus dans ses écrits ultérieurs, sans rien abandonner d'ailleurs du
fond même de sa doctrine. Il salue l'aurore d'une ère nouvelle, où la
conception scientifique de l'univers succèdera aux conceptions
métaphysiques et théologiques. Les sciences de la nature surtout et les
sciences historiques et philologiques sont non seulement les
libératrices de l'esprit, mais encore les maîtresses de la vie.
Pédagogie, politique, morale, tout sera régénéré par la science. Par
elle seule, la justice sera fondée parmi les hommes, et elle deviendra
pour eux une source et une forme de religion[4].

Sur les conseils d'Augustin Thierry et de M. de Sacy, E. Renan ne publia
pas ce volume, dont le don dogmatique et sévère aurait rebuté les
lecteurs et dont les idées étaient trop neuves et trop hardies pour être
acceptées toutes à la fois. Les Français auraient pu aussi s'étonner de
l'admiration enthousiaste de Renan pour l'Allemagne, en qui il voyait la
patrie de cet idéalisme scientifique dont il se faisait l'apôtre.
Augustin Thierry enfin était inquiet de voir son jeune ami dépenser d'un
seul coup tout son capital intellectuel. Il lui persuada de le débiter
en détail dans des articles donnés à la _Revue des Deux Mondes_ et au
_Journal des Débats_. C'est ainsi que Renan devint le premier de nos
essayistes, et, dans des articles de critique littéraire et
philosophique, mit en circulation, sous une forme légère, aisée,
accessible à tous, ses idées les plus audacieuses et toutes les
découvertes de la philologie comparée et de l'exégèse rationaliste. Ce
sont ces essais, où son talent littéraire s'affina et s'assouplit et où
le fonds le plus solide de pensées et de connaissances s'unissait à une
virtuosité prestigieuse de style, qui ont formé les admirables volumes
intitulés: _Essais de morale et de critique; Études d'histoire
religieuse; Nouvelles études d'histoire religieuse_. Sa renommée
littéraire grandissait rapidement, tandis que ses ouvrages d'érudition
le faisaient entrer, dès 1856, à l'Académie des inscriptions, âgé
seulement de trente-trois ans.



II


Depuis 1851, il était attaché à la Bibliothèque nationale, et cette
place modeste, avec le revenu, de plus en plus important, de ses essais
littéraires, lui avait permis de se marier en 1886. Il avait trouvé en
mademoiselle Scheffer, fille du peintre Henry Scheffer et nièce du
célèbre Ary Scheffer, une compagne capable de le comprendre et digne de
l'aimer. Ce mariage faillit être dans sa vie l'occasion d'un nouveau
drame intime. Depuis 1850, Ernest Renan vivait avec sa sœur Henriette;
leur communauté de sentiments et de pensées s'était encore accrue par
cette communauté d'existence et de labeur, et Henriette, qui pensait que
son frère, en quittant l'Église pour la science, n'avait fait que
changer de prêtrise, ne supposait pas que cette union pût jamais être
dissoute. Quand son frère lui parla de ses intentions de mariage, elle
laissa voir un si cruel trouble intérieur que celui-ci résolut de
renoncer à un projet qui paraissait menacer le bonheur d'un être si
dévoué et si cher. Mais alors ce fut mademoiselle Renan elle-même qui
courut chez mademoiselle Scheffer la supplier de ne pas renoncer à son
frère et qui hâta la conclusion d'une union dont l'idée seule l'avait
bouleversée. Sa vie, du reste, ne fut pas séparée de celle de son frère.
Elle s'attacha passionnément à ses enfants. Quand Ernest Renan partit en
1860 pour la Phénicie, chargé d'une mission archéologique, elle
l'accompagna et y resta avec lui quand madame Renan dut rentrer en
France. Ces quelques mois de vie à deux furent sa dernière joie. La
fièvre les saisit l'un et l'autre à Beyrouth. Elle mourut, tandis que
lui, terrassé par le mal, avait à peine conscience du malheur qui le
frappait. Dans le petit opuscule biographique consacré à sa sœur
Henriette, la plus belle de ses œuvres, et un des plus purs
chefs-d'œuvre de la prose française, E. Renan a gravé pour la postérité
l'image de cette femme supérieure et dit avec une éloquence poignante ce
que sa perte fut pour lui.



III


Il rapportait de Syrie, non seulement les inscriptions et les
observations archéologiques qu'il publia dans le volume de la _Mission
de Phénicie_, paru de 1863 à 1874 par livraisons, mais aussi la première
ébauche de sa _Vie de Jésus_, l'introduction de l'œuvre capitale de sa
vie: l'_Histoire des origines du Christianisme_, qui forme sept volumes
in-8°. Il avait déjà abordé dans ses essais un grand nombre de problèmes
religieux et de questions de critique et d'exégèse sacrées, mais il ne
voulait pas se borner à l'analyse et à la critique. Il voulait
entreprendre quelque grand travail de synthèse et de reconstitution
historiques. Les questions religieuses lui avaient toujours paru les
questions vitales de l'histoire et celles où peuvent le mieux
s'appliquer les deux qualités essentielles de l'historien: la
pénétration critique et la divination imaginative qui ressuscite les
civilisations et les personnages disparus. C'est au christianisme,
c'est-à-dire au plus grand phénomène religieux de l'histoire, que Renan
appliqua ses qualités d'érudit, de peintre et de psychologue. Il devait
plus tard compléter son ouvrage en y ajoutant, pour introduction, une
_Histoire d'Israël_, dont il a publié trois volumes et dont les deux
derniers, achevés peu de temps avant sa mort, ont paru en 1893 et 1894.

L'apparition de la _Vie de Jésus_ fut, non seulement un grand événement
littéraire, mais un fait social et religieux d'une portée immense.
C'était la première fois que la vie du Christ était écrite à un point de
vue entièrement laïque, en dehors de toute conception supra-naturaliste,
dans un livre destiné, non aux savants et aux théologiens, mais au grand
public. Malgré les ménagements infinis avec lesquels Renan avait
présenté sa pensée, malgré le ton respectueux et attendri qu'il prenait
en parlant du Christ, peut-être même à cause de ces ménagements et de ce
respect, le scandale fut prodigieux. Le clergé sentit très bien que
cette forme d'incrédulité qui s'exprimait avec la gravité de la science
et l'onction de la piété, était bien plus redoutable que la raillerie
voltairienne; venant d'un élève des écoles ecclésiastiques, le sacrilège
à ses yeux était doublé d'une trahison, l'hérésie aggravée d'une
apostasie. Le gouvernement impérial, qui avait nommé en 1862 E. Renan
professeur de philologie sémitique au Collège de France, eut la
faiblesse de le révoquer en 1863, en présence des clameurs que souleva
la _Vie de Jésus_. Il avait eu la naïveté de lui offrir, comme
compensation, une place de conservateur à la Bibliothèque nationale.

Renan répondit au ministre, en style biblique: Garde ton argent
(_Pecunia tua tecum sit_); et, libre désormais de tout souci matériel,
grâce au prodigieux succès de son livre, le «blasphémateur européen»,
comme l'appelait Pie IX, continua tranquillement son œuvre[5]. Ce ne fut
qu'en 1870, quand l'Empire fut tombé, que sa chaire lui fut rendue. Ses
cours, commencés au milieu même du siège de Paris, ont toujours eu un
caractère strictement scientifique et philologique qui en écartait le
public frivole et ne les rendait accessibles qu'à un petit nombre de
véritables élèves, alors qu'il lui était si aisé d'attirer la foule à
ses cours, rien qu'en y professant ces livres avant de les publier; il
dédaigna toujours ces succès faciles et ne songea qu'à faire progresser
la science qu'il était chargé d'enseigner. Il devint, en 1883,
l'administrateur respecté du grand établissement scientifique dont il
avait été chassé comme indigne vingt ans auparavant. Lancé, par la
publication de la _Vie de Jésus_, dans la lutte religieuse, attaqué avec
violence par les uns, défendu et admiré avec passion par les autres,
ayant à souffrir souvent de la vulgarité de certains admirateurs, E.
Renan ne s'abaissa point à la polémique; il ne permit point que la
sérénité de sa pensée fut altérée par ces querelles[6], et il continua à
parler de l'Église catholique et du christianisme avec la même
impartialité, je dirai plus, avec la même sympathie respectueuse et
indépendante.



IV


L'année 1870 marque une date importante dans la vie d'Ernest Renan. Ce
fut encore une année de crise. L'Allemagne, qui avait été, au moment où
il s'était émancipé de son éducation ecclésiastique, la seconde mère de
son intelligence, l'Allemagne, dont il avait exalté si haut le caractère
purement idéaliste, en qui il voyait la maîtresse du monde moderne en
érudition, en poésie et en métaphysique, lui apparaissait maintenant
sous une face nouvelle, froidement réaliste, orgueilleusement et
brutalement conquérante. Comme il avait rompu avec l'Église, sans cesser
de reconnaître sa grandeur et les services qu'elle avait rendus et
qu'elle rendait encore au monde, il sentit, non sans douleur, se
relâcher presque jusqu'à se briser le lien moral qui l'attachait à
l'Allemagne, mais sans renier jamais la dette de reconnaissance
contractée envers elle, sans chercher jamais à rabaisser ses mérites et
ses vertus. On trouvera l'expression éloquente de ses sentiments dans
ses lettres au docteur Strauss, écrites en 1871, dans son discours de
réception à l'Académie française et dans sa lettre à un ami d'Allemagne
de 1878. En même temps, une évolution se produisait dans ses conceptions
politiques. Aristocrate par tempérament, monarchiste constitutionnel par
raisonnement, il se trouvait appelé à vivre dans une société
démocratique et républicaine. Convaincu que les grands mouvements de
l'histoire ont leur raison d'être dans la nature même des choses et
qu'on ne peut agir sur ses contemporains et son pays qu'en en acceptant
les tendances et les conditions d'existence, il sut apprécier les
avantages de la démocratie et de la République sans en méconnaître les
difficultés et les dangers.

Ernest Renan était désormais en pleine possession de son génie, de son
originalité, et en pleine harmonie avec son temps.--Émancipé de
l'Église, il était l'interprète de la libre pensée sous sa forme la plus
élevée et la plus savante dans un pays qui voyait dans le cléricalisme
l'ennemi le plus redoutable de ses institutions nouvelles; émancipé de
l'Allemagne, il avait trouvé dans les malheurs mêmes de la patrie un
aliment et un aiguillon à son patriotisme, et il s'efforçait de faire de
ses écrits l'expression la plus parfaite du génie français; émancipé de
toute attache aux régimes politiques disparus, il pouvait donner à la
France nouvelle les conseils et les avertissements d'un ami clairvoyant
et d'un serviteur dévoué. Professeur au Collège de France, le seul
établissement d'enseignement qui se soit conservé à travers les siècles,
toujours semblable à lui-même dans son organisation comme dans son
esprit, l'asile par excellence de la recherche libre et désintéressée,
membre de l'Académie des inscriptions et de l'Académie française, ces
créations de la monarchie réorganisées par la Révolution, l'une
représentant l'érudition, l'autre le talent littéraire, Ernest Renan
avait conscience que l'âme de la France moderne vivait en lui plus qu'en
tout autre de ses contemporains. Il la laissa s'épanouir librement et se
répandre au dehors, jouissant de cette popularité qui faisait de lui
l'hôte le plus recherché des salons mondains, l'orateur préféré des
assemblées les plus diverses, savantes ou frivoles, aristocratiques ou
populaires, et la proie favorite des interviewers. Il répandait sans
compter les trésors de son esprit, de sa science, de son imagination,
de sa bonne grâce. Il osait dans ses écrits aborder tous les sujets et
prendre tous les tons. Tout en continuant ses grands travaux d'histoire
et d'exégèse, tout en traduisant Job, l'Ecclésiaste et le Cantique des
Cantiques, tout en donnant à l'histoire littéraire de la France des
notices qui sont des chefs-d'œuvre d'érudition sûre et minutieuse, tout
en dressant chaque année, pour la Société asiatique, le bilan des
travaux relatifs aux études orientales, tout en fondant et en dirigeant
avec une activité admirable la difficile entreprise du _Corpus
inscriptionum semiticarum_, qui sera son titre de gloire le plus
incontestable au point de vue scientifique, il exposait ses vues et ses
rêves sur l'univers et sur l'humanité, sur la vie et sur la morale, soit
sous une forme plus austère dans ses _Dialogues philosophiques_, soit
sous une forme plus légère et doucement ironique dans ses fantaisies
dramatiques: _Caliban_, l'_Eau de Jouvence_, le _Prêtre de Némi_,
l'_Abbesse de Jouarre_; il travaillait à la réforme du haut
enseignement; il écrivait ces délicieux fragments d'autobiographie qu'il
a réunis sous le titre de _Souvenirs d'enfance et de jeunesse_.



V


Dans cet épanouissement de toutes ses facultés pensantes et agissantes,
favorisé par sa triple vie de savant, d'homme du monde et d'homme de
famille, Ernest Renan se sentait heureux, et cette joie de vivre et
d'agir lui avait inspiré un optimisme philosophique qui semblait, au
premier abord, peu conciliable avec l'absence de toute certitude, de
toute conviction métaphysique et religieuse. On était étonné et un peu
scandalisé de voir l'auteur des _Essais de critique et de morale_, celui
qui avait écrit des pages inoubliables sur l'âme rêveuse et mélancolique
des races celtiques, qui avait condamné si sévèrement la frivolité de
l'esprit gaulois et la théologie bourgeoise de Béranger, prêcher parfois
un évangile de la gaîté que Béranger n'eût pas désavoué, considérer la
vie comme un spectacle amusant dont nous sommes à la fois les
marionnettes et les spectateurs, et dirigé par un Démiurge ironique et
indifférent. À force de vouloir être de son temps et de son pays, tout
connaître et tout comprendre, Renan semblait parfois montrer pour les
défauts mêmes du caractère français une indulgence allant jusqu'à la
complicité. Quand il disait qu'en théologie c'est M. Homais et Gavroche
qui ont raison, et que peut-être l'homme de plaisir est celui qui
comprend le mieux la vie, ses amis mêmes étaient froissés, moins dans
leurs convictions personnelles que dans leur tendre admiration pour
celui qui avait su parler de saint François d'Assise, de Spinoza et de
Marc-Aurèle comme personne n'en avait parlé avant lui. Aux yeux de
beaucoup de lecteurs, Renan, devenu l'apôtre du dilettantisme, ne voyait
plus dans la religion que le vain rêve de l'imagination et du cœur, dans
la morale qu'un ensemble de conventions et de convenances, dans la vie
qu'une fantasmagorie décevante qui ne pouvait sans duperie être prise au
sérieux. Ceux qui ne l'aimaient pas l'appelaient la Célimène ou
l'Anacréon de la philosophie, et plusieurs de ceux qui l'aimaient
pensaient que les succès mondains, le désir d'étonner et de plaire
l'amenaient à ne plus voir, dans la discussion des plus graves problèmes
de la destinée humaine, qu'un jeu d'artiste et un exercice littéraire.

Ceux toutefois qui connaissaient mieux son œuvre et surtout sa vie
savaient que ce dilettantisme, cet épicurisme et ce scepticisme
apparents n'étaient point au fond de son cœur et de sa pensée, mais
étaient le résultat de la contradiction intime qui existait entre sa
nature profondément religieuse et sa conviction qu'il n'y a de science
que des phénomènes, par suite, de certitude que sur les choses finies;
ils comprenaient d'autre part qu'il était trop sincère pour vouloir rien
affirmer sur ce qui n'est pas objet de connaissance positive. Il était
trop modeste, trop ennemi de toute ombre de pose et de pharisaïsme pour
se proposer en exemple et en règle, pour vanter, comme une supériorité,
les vertus et les principes de morale qui faisaient la base même de sa
vie. Sa vie, la disposition habituelle de son âme étaient celles d'un
stoïcien, d'un stoïcien sans raideur et sans orgueil, qui ne prétendait
point se donner en modèle aux autres. Son optimisme n'était point la
satisfaction béate de l'homme frivole, mais l'optimisme volontaire de
l'homme d'action qui pense que, pour agir, il faut croire que la vie
vaut la peine d'être vécue et que l'activité est une joie. Personne
n'était plus foncièrement bienveillant, serviable et bon qu'Ernest
Renan, bien qu'il se soit accusé lui-même de froideur à servir ses amis.
Personne n'a été plus scrupuleux observateur de ses devoirs, devoirs
privés et devoirs professionnels, fidèle jusqu'à l'héroïsme aux
consignes qu'il s'était données, n'acceptant aucune fonction sans en
remplir toutes les obligations, s'imposant à la fin de sa vie les plus
vives souffrances pour accomplir jusqu'au bout ses fonctions de
professeur. Cet homme en apparence si gai avait depuis bien des années à
supporter des crises de maux physiques très pénibles. Il ne leur permit
jamais de porter atteinte à l'intégrité de sa pensée ni d'entraver
l'accomplissement des tâches intellectuelles qu'il avait assumées. C'est
dans les derniers mois de son existence que ce stoïcisme pratique se
manifesta avec le plus de force et de grandeur. Il avait souvent exprimé
le vœu de mourir sans souffrances physiques et sans affaiblissement
intellectuel. Il eut le bonheur de conserver jusqu'au bout toutes ses
facultés; mais les souffrances ne lui furent pas épargnées. Il les
redoutait d'avance comme déprimantes et dégradantes; il ne se laissa ni
déprimer ni dégrader par elles. Depuis le mois de janvier, il se savait
perdu; il le disait à ses amis et ne demandait que le temps et les
forces nécessaires pour achever son cours et ses travaux commencés. Il
voulut aller encore une fois voir sa chère Bretagne; sentant son état
s'aggraver, il tint à revenir à Paris à la fin de septembre, pour mourir
à son poste, dans ce Collège de France dont il était administrateur.
C'est là qu'il expira le 2 octobre. Pendant ces huit mois, il fut en
proie à des douleurs incessantes, qui parfois lui ôtaient la possibilité
même de parler; il resta cependant doux et tendre envers tous ceux qui
l'approchaient, les encourageant et se disant heureux. Il leur répétait
que la mort n'est rien, qu'elle n'est qu'une apparence, qu'elle ne
l'effrayait pas. Le jour même de sa mort, il trouvait encore la force de
dicter une page sur l'architecture arabe. Il se félicitait d'avoir
atteint sa soixante-dixième année, la vie normale de l'homme suivant
l'Écriture. Une de ses dernières paroles fut: «Soumettons-nous à ces
lois de la nature dont nous sommes une des manifestations. La terre et
les cieux demeurent.» Cette force d'âme, soutenue jusqu'à la dernière
minute à travers des mois de souffrances continuelles, montre bien
quelle était la sérénité de ses convictions et la profondeur de sa vie
morale.



VI


Il a laissé un souvenir ineffaçable à ceux qui l'ont connu. Il n'avait
rien dans son apparence extérieure qui, au premier abord, parût de
nature à charmer. De petite taille, avec une tête énorme enfoncée dans
de larges épaules, affligé de bonne heure d'un embonpoint excessif qui
alourdissait sa marche et a été la cause de la maladie qui l'a emporté,
il paraissait laid à ceux qui ne le voyaient qu'en passant. Mais il
suffisait de causer un instant avec lui pour que cette impression
s'effaçât. On était frappé de la puissance et de la largeur de son
front; ses yeux pétillaient de vie et d'esprit et avaient pourtant une
douceur caressante. Son sourire surtout disait toute sa bonté. Ses
manières, où s'était conservé quelque chose de l'affabilité paternelle
du prêtre, avec les gestes bénisseurs de ses mains potelées et le
mouvement approbateur de sa tête, avaient une urbanité qui ne se
démentait jamais et où l'on sentait la noblesse native de sa nature et
de sa race. Mais ce qui ne saurait se dire c'est le charme de sa parole.
Toujours simple, presque négligée, mais toujours incisive et originale,
elle pénétrait et enveloppait à la fois. Sa prodigieuse mémoire lui
permettait sur tous les sujets d'apporter des faits nouveaux, des idées
originales; et en même temps sa riche imagination mêlait à sa
conversation, avec un tour souvent paradoxal, des élans de poésie, des
rapprochements inattendus, parfois même des vues prophétiques sur
l'avenir. Il était un conteur incomparable. Les légendes bretonnes,
passant par sa bouche, prenaient une saveur exquise. Nul causeur, sauf
Michelet, n'a su allier à ce point la poésie et l'esprit. Il n'aimait
pas la discussion, et on a souvent raillé la facilité avec laquelle il
donnait son assentiment aux assertions les plus contradictoires. Mais
cette complaisance pour les idées d'autrui, qui prenait sa source dans
une politesse parfois un peu dédaigneuse, ne l'empêchait pas, toutes les
fois qu'une cause grave était en jeu, de maintenir très fermement son
opinion. Il savait être ferme pour défendre ce qu'il croyait juste; il
avait fait assez de sacrifices à ses convictions pour avoir le droit de
ne pas se fatiguer dans des discussions inutiles. Il avait horreur de la
polémique. Elle lui paraissait contraire à la politesse, à la modestie,
à la tolérance, à la sincérité, c'est-à-dire aux vertus qu'il estimait
entre toutes. Il savait, du reste, admirablement, par des comparaisons
charmantes, exprimer les nuances les plus rares de ses sentiments. Un
jour, dans un dîner d'amis, un convive, en veine de paradoxe, soutenait
que la pudeur est une convention sociale, un peu factice, qu'une jeune
fille très pudique n'aurait aucune gêne à être nue si personne ne la
voyait. «Je ne sais, dit Renan. L'Église enseigne qu'auprès de chaque
jeune fille se tient un ange gardien. La vraie pudeur consiste à
craindre d'offusquer même l'œil des anges.»



VII


Le moment n'est pas encore venu, je l'ai dit en commençant, d'apprécier
l'œuvre et les idées d'Ernest Renan. Il est cependant impossible, après
avoir dit ce que fut sa vie, de ne pas chercher à indiquer quelles ont
été les causes de son immense renommée, quelle place il tient dans notre
siècle, et en quoi il a mérité les honneurs exceptionnels que la France
lui a rendus au moment de ses funérailles.

Il est un mérite que personne ne songe à lui contester, c'est d'avoir
été le plus grand écrivain de son temps et un des plus admirables
écrivains de la France de tous les temps. Nourri de la Bible, de
l'antiquité grecque et latine et des classiques français, il avait su se
faire une langue simple et pourtant originale, expressive sans
étrangeté, souple sans mollesse, une langue qui, avec le vocabulaire un
peu restreint du XVIIe et du XVIIIe siècles, savait rendre toutes les
subtilités de la pensée moderne, une langue d'une ampleur, d'une suavité
et d'un éclat sans pareils. Il y a chez Renan des narrations, des
descriptions de paysages, des portraits qui resteront des modèles
achevés de notre langue, et, dans ses morceaux philosophiques ou
religieux, il est arrivé à rendre les nuances les plus délicates de la
pensée, du sentiment ou du rêve. Chez lui la familiarité n'est jamais
triviale ni la gravité jamais guindée. Si quelquefois, dans ses derniers
écrits, le désir de se montrer moderne, l'effort pour faire comprendre
le passé par des comparaisons avec les choses actuelles lui a fait
commettre quelques fautes de goût, ces fausses notes sont rares, et la
justesse du ton égale chez lui la délicate correction du style et l'art
consommé de la composition. Renan durera comme écrivain plus qu'aucun
des auteurs de notre siècle, parce qu'il a égalé les plus illustres par
la puissance pittoresque de l'expression avec une simplicité plus grande
de style et un sens artistique plus délicat.

Ce qui fait du reste la beauté et la richesse du style de Renan, c'est
qu'il n'a jamais été ce qu'on appelle un styliste; il n'a jamais
considéré la forme littéraire comme ayant sa fin en elle-même. Il avait
horreur de la rhétorique et ne voyait dans la perfection du style que le
moyen de donner à la pensée toute sa force, de la vêtir d'une manière
digne d'elle. Tout était naturel chez lui. C'était la simplicité de sa
nature qui se reflétait dans la simplicité de son style; la richesse et
l'éclat de son style venaient de la plénitude de sa science, de la
puissance de son imagination et de l'abondance de ses idées.

Renan n'a pas été un créateur dans les études d'érudition; il n'a, ni en
linguistique, ni en archéologie, ni en exégèse fait une de ces
découvertes, créé un de ces systèmes qui renouvellent une science; mais
il n'est pas d'homme qui ait eu une érudition à la fois aussi
universelle et aussi précise que la sienne: linguistique, littérature,
théologie, philosophie archéologie, histoire naturelle même, rien de ce
qui touche à la science de l'homme ne lui est étranger. Ses travaux
d'épigraphie et d'histoire littéraire sont admirables de méthode et de
précision critique. Sa connaissance profonde du passé unie au don de le
faire revivre par la magie de son talent littéraire a fait de lui un
incomparable historien. C'est là sa gloire par excellence. Dans un
siècle qui est avant tout le siècle de l'histoire, où les littératures,
les arts, les philosophies, les religions nous intéressent surtout comme
les manifestations successives de l'évolution humaine, Ernest Renan a eu
au plus haut degré les dons et l'art de l'historien. Il est en cela un
représentant éminent de son temps. On peut dire qu'il a élargi le
domaine de l'histoire, car il y a fait entrer l'histoire des religions.
Avant lui c'était un domaine réservé aux théologiens, qu'ils fussent du
reste rationalistes ou croyants. Il a le premier traité cette histoire
dans un esprit vraiment laïque et l'a rendue accessible au grand public.
L'Église n'a pas eu tort de voir en lui le plus redoutable des
adversaires. Malgré son respect, sa sympathie même pour les choses
religieuses, il portait les coups les plus graves à l'idée de surnaturel
et de révélation en faisant rentrer l'histoire des religions dans
l'histoire générale de l'esprit humain. D'un autre côté, il répandait
partout la curiosité des questions religieuses, et si les croyants ont
pu l'accuser de profaner la religion, on peut à plus juste titre lui
accorder le mérite d'avoir fait comprendre à tous l'importance de la
science des religions pour l'intelligence de l'histoire et d'avoir
éveillé dans beaucoup d'âmes le goût des choses religieuses.

De même qu'il n'a pas été un créateur dans le domaine de l'érudition,
Renan n'a pas été non plus un novateur en philosophie. Ses études
théologiques ont développé en lui les qualités du critique et du savant
et l'ont dégoûté des systèmes métaphysiques. Il était trop historien
pour voir dans ces systèmes autre chose que les rêves évoqués dans
l'imagination des hommes par leur ignorance de l'ensemble des choses,
les mirages successifs suscités dans leur esprit par le spectacle
changeant du monde. Mais, s'il n'est pas un philosophe, il est un grand
penseur. Il a répandu à pleines mains, dans tous ses écrits, sur tous
les sujets, sur l'art comme sur la politique, sur la religion comme sur
la science, les idées les plus originales et les plus profondes. C'est
autant comme penseur que comme historien que Renan a été le fidèle
interprète du temps où il a vécu. Notre époque a perdu la foi et n'admet
d'autre source de certitude que la science, mais en même temps elle n'a
pu se résoudre, comme le voudrait le positivisme, à ne pas réfléchir et
à se taire sur ce qu'elle ignore. Elle aime à jeter la sonde dans
l'océan sans fond de l'inconnaissable, à prolonger dans l'infini les
hypothèses que lui suggère la science, à s'élever sur les ailes du rêve
dans le monde du mystère. Elle a le sentiment que, sans la foi ou
l'espérance en des réalités invisibles, la vie perd sa noblesse et elle
éprouve pour les héros de la vie religieuse, pour les âmes mystiques du
passé, un attrait et une tendresse faits de regrets impuissants et de
vagues aspirations. Renan a été l'interprète de cet état d'âme et il a
contribué à le créer. Personne, n'a plus nettement, plus sévèrement que
lui affirmé les droits souverains de la science, seule source de
certitude positive, la nécessité d'y chercher une base suffisante pour
la vie sociale et la vie morale; personne n'a plus résolument exclu le
surnaturel de l'histoire. Mais en même temps il a pieusement recueilli
tous les soupirs de l'humanité aspirant à une destinée plus haute que
celle de la terre; il a recréé en lui l'âme des fondateurs de religions,
des saints et des mystiques; il a proposé et s'est proposé à lui-même
toutes les hypothèses que la science peut permettre encore à l'âme
religieuse. Chose curieuse, ce sont trois Bretons, trois fils de cette
race celtique sérieuse, curieuse et mystique, qui ont en France
représenté tout le mouvement religieux du siècle: Chateaubriand, le
réveil du catholicisme par la poésie et l'imagination; Lamennais, la
reconstitution du dogme, puis la révolte de la raison et du cœur contre
une église fermée aux idées de liberté et de démocratie; Renan, le
positivisme scientifique uni au regret de la foi perdue et à la vague
aspiration vers une foi nouvelle.

Ce qu'on a appelé son dilettantisme et son scepticisme n'est que la
conséquence de sa sincérité. Il avait également peur de tromper et
d'être dupe, et il ne craignait pas de proposer des hypothèses
contradictoires sur des questions où il croyait la certitude impossible.

C'est là ce qu'il faut se rappeler pour comprendre ce qui, dans son
œuvre historique, peut au premier abord paraître entaché d'inconsistance
et de fantaisie. On l'a accusé de dédaigner la vérité, de tout sacrifier
à l'art, de mettre toute la critique historique dans le talent «de
solliciter doucement les textes». Il faut l'avoir peu ou mal lu pour le
juger ainsi. Il a eu simplement la sincérité de reconnaître que, dans
des œuvres de synthèse, on ne peut appliquer partout la même méthode.
Quand on doit raconter une période ou la biographie d'un personnage pour
lesquelles les documents positifs font défaut, l'histoire a le droit de
reconstituer par divination «une des manières dont les choses ont pu
être». Renan a toujours averti quand il procédait ainsi, qu'il s'agit
des origines d'Israël, de la vie du Christ[7] ou de celle de Bouddha.
Mais, quand il s'agit de décrire le milieu social et intellectuel où
s'est développé le christianisme, ou d'étudier les œuvres des hommes du
moyen âge, ou d'établir des textes, il a été le plus scrupuleux comme le
plus pénétrant des critiques. Personne n'a mieux parlé que lui des
règles et des devoirs de la philologie; personne ne les a mieux
pratiqués.

On a pu s'étonner que le même homme qui a voulu qu'on mît sur sa tombe:
_Veritatem dilexit_, se soit si souvent demandé, comme Pilate:
«Qu'est-ce que la vérité?» Mais ces interrogations, mêlées d'ironie,
étaient elles-mêmes un hommage rendu à la vérité[8]. Il voyait que, pour
la plupart des hommes, aimer la vérité c'est aimer, jusqu'à
l'intolérance, jusqu'au fanatisme, des opinions particulières, reçues
par tradition ou conçues par l'imagination, toujours dépourvues de
preuves et destructives de toute liberté de penser. Affirmer des
opinions qu'il ne pouvait prouver lui paraissait un orgueil intolérable,
une atteinte à la liberté de l'esprit, un défaut de sincérité envers
soi-même et envers les autres; et il se rendait le témoignage de n'avoir
jamais fait un mensonge consciemment, bien plus, d'avoir eu le courage
dans ses écrits de dire toujours tout ce qu'il pensait. Il voyait du
stoïcisme et non du scepticisme à pratiquer le devoir sans savoir s'il a
une réalité objective, à vivre pour l'idéal sans croire à un Dieu
personnel ni à une vie future, et, dans les ténèbres d'incertitude où
l'homme vit ici-bas, à créer, par la coopération des âmes nobles et
pures, une cité céleste où la vertu est d'autant plus belle qu'elle
n'attend pas de récompense. Quelques-uns des contemporains de Renan se
sont crus ses disciples parce qu'ils ont imité les chatoiements et les
caresses de son style, ses ironies et ses doutes. Ils se sont gardés
d'imiter ses vertus, son colossal labeur et son dévouement à la science.
Ils n'ont pas compris que son scepticisme était fait de tolérance, de
modestie et de sincérité.

Ceux qui liront l'_Avenir de la science_, écrit à vingt-cinq ans, et qui
verront les liens intimes qui rattachent ce livre à l'œuvre tout entière
de Renan, diront, eux aussi, en contemplant cette longue vie si bien
remplie: _Veritatem dilexit_.

Si nous nous demandons maintenant ce qui caractérise Renan parmi les
grands écrivains et les grands penseurs, on trouvera que sa supériorité
réside dans le don particulier qu'il a possédé de comprendre l'histoire
et la nature dans leur variété infinie. On l'a comparé à Voltaire, parce
que Voltaire, comme lui, a été le représentant de son siècle, mais
Voltaire n'avait ni sa science ni son originalité de pensée et de style;
on l'a comparé à Gœthe, mais Gœthe est avant tout un artiste créateur,
et son horizon intellectuel, si vaste qu'il fût, ne pouvait avoir, au
temps où il a vécu, l'étendue de celui de Renan. Aucun cerveau n'a été
plus universel, plus compréhensif que celui de Renan.

La Chine, l'Inde, l'antiquité classique, le moyen âge, les temps
modernes avec leurs perspectives infinies sur l'avenir, toutes les
civilisations, toutes les philosophies, toutes les religions, il a tout
connu, tout compris. Il a recréé l'univers dans sa tête, il l'a repensé,
si l'on peut dire, et même de plusieurs manières différentes. Ce qu'il
avait ainsi conçu et contemplé intérieurement, il avait le don de le
communiquer aux autres sous une forme enchanteresse.

Cette puissance de contemplation créatrice de l'univers, qui est
proprement un privilège de la divinité, a été la principale source de la
joie qui a illuminé sa vie et de la sérénité avec laquelle il a accepté
la mort.

     Octobre 1892.



HIPPOLYTE TAINE


On ne s'est pas proposé dans les pages qu'on va lire d'analyser l'œuvre
de Taine ni de la juger. Elle est trop connue pour avoir besoin d'être
analysée, et trop récente pour pouvoir être jugée.

Nous nous sommes uniquement proposé de fixer avec autant de précision
que possible les traits essentiels de la biographie de Taine et le
caractère général de son œuvre. Sa vie est peu et mal connue. Il s'est
efforcé de dérober sa personne à la curiosité des contemporains et de
mettre scrupuleusement en pratique le précepte: «Cache ta vie et répands
ton esprit.» La connaissance de sa vie n'est pourtant pas inutile pour
comprendre son esprit, et, s'il se trouve qu'en voulant écrire sa
biographie nous n'y découvrions d'autres aventures que des aventures
intellectuelles, ce résultat même ne sera pas sans importance[9].



I

LA VIE DE TAINE.--LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE.


Hippolyte Taine naquit à Vouziers le 21 avril 1828. Son père, M.
Jean-Baptiste Taine, y exerçait la profession d'avoué. Il resta jusqu'à
l'âge de onze ans dans la maison paternelle, apprenant le latin avec son
père, tout en suivant les cours d'une petite école, dirigée par un M.
Pierson. Il avait déjà, à l'âge de dix ans, un tel sérieux dans le
caractère et une telle solidité dans l'esprit, qu'il arriva à M.
Pierson, empêché par une indisposition, de se faire remplacer, pendant
quelques jours, par le petit Taine. Son père étant tombé gravement
malade en 1839, il fut envoyé dans un pensionnat ecclésiastique de
Rethel. Il n'y resta que dix-huit mois. M. J.-B. Taine mourut le 8
septembre 1840, laissant à sa veuve, à ses deux filles et à son fils,
une modeste fortune[10]. Il fallait songer à placer le jeune garçon dans
un milieu où il pût satisfaire son goût pour l'étude et développer les
rares qualités qu'il avait déjà manifestées. Sur les conseils du frère
de sa mère, M. Bezançon, notaire à Poissy, qui montra toujours beaucoup
de sollicitude pour son neveu, il fut envoyé à Paris, au printemps de
1841, et entra comme interne à l'institution Mathé, dont les élèves
suivaient les classes du collège Bourbon. Mais la santé délicate et
l'esprit méditatif et indépendant du jeune Taine se trouvèrent également
mal de ce régime de l'internat qu'il a qualifié dans une des dernières
pages qu'il ait écrites de «régime antisocial et antinaturel», où le
collégien, privé de toute initiative, «vit comme un cheval attelé entre
les deux brancards de sa charrette». Madame Taine se décida aussitôt à
venir vivre à Paris avec ses filles et à prendre son fils chez elle.
Alors commença, pour ne plus cesser jusqu'au mariage de Taine, sauf
pendant ses trois années d'École normale et les deux qui suivirent,
cette vie commune où le plus tendre et le plus attentif des fils
trouvait dans sa mère, comme il l'a dit lui-même, «l'unique amie qui
occupait la première place dans son cœur». «La vie de ma mère,
écrivait-il en 1879, n'était que dévouement et tendresse... aucune femme
n'a été mère si profondément et si parfaitement.» Ceux qui savent
combien Taine avait besoin de ménagements et de soins pour que sa nature
nerveuse trop sensible pût résister et à l'excès de l'activité cérébrale
et aux froissement de la vie, songent avec reconnaissance aux
bienfaisantes influences féminines qui, d'abord au foyer maternel, puis
au foyer conjugal, ont assuré le libre développement de son génie, l'ont
protégé contre les atteintes trop rudes de la réalité, ont entouré son
travail de paix et de sécurité, ont allégé les heures, pénibles entre
toutes, où ce grand laborieux était contraint de laisser reposer sa
plume et son cerveau. Nous leur devons aussi, peut-être, ce qui se mêle
de grâce attendrie et poétique, de profonde humanité, aux rigides
déductions de cet austère dialecticien.

Le jeune Taine ne tarda pas à prendre, au collège Bourbon, le premier
rang. Dès l'âge de quatorze ans, il s'était fait à lui-même le plan de
ses journées et l'observait avec une méthode rigoureuse. Il s'accordait
vingt minutes de repos et de jeu en rentrant de la classe du soir, et
une heure de piano après le dîner; tout le reste du jour était donné au
travail. Il refusait toute distraction mondaine et poursuivait des
études personnelles à côté de ses occupations de collégien. Chaque
année, au moment du concours général, il fallait lui mettre des sangsues
à la tête pour éviter le danger d'une congestion cérébrale. Des succès
exceptionnels récompensèrent ces efforts. En 1847, comme vétéran de
rhétorique, il remportait au collège les six premiers prix et au
concours général, le prix d'honneur et trois accessits; en philosophie,
il obtenait au collège tous les premiers prix, aussi bien les trois prix
de sciences que les deux prix de dissertation, et au concours les deux
seconds prix de dissertation.

Taine fit au collège Bourbon la connaissance de plusieurs camarades dont
l'amitié devait avoir une durable influence sur sa vie: Prévost-Paradol,
qui se décida, sur ses instances, à entrer à l'École normale, et qui fut
pendant plusieurs années l'intime confident de sa pensée; Planat, le
futur Marcelin de la _Vie Parisienne_, qui cachait, sous la fantaisie du
caricaturiste, un esprit sérieux jusqu'à la tristesse et passionné pour
les plus graves problèmes de la philosophie, et par qui Taine apprit
plus tard à connaître le monde des artistes et la société élégante[11];
Cornélis de Witt, qui éprouvait comme Taine un vif attrait pour l'étude
de la langue et de la littérature anglaises et qui l'introduisit chez M.
Guizot, quand celui-ci revint d'Angleterre en 1849. Guizot se prit de
sympathie et d'estime pour le jeune universitaire, vers qui
l'attiraient, en dépit de profondes divergences philosophiques, de
secrètes affinités morales et intellectuelles. Il lui donna des preuves
constantes de cette sympathie dans les concours académiques, et Taine
consacra un de ses plus beaux essais de critique à l'auteur de
l'_Histoire de la Révolution d'Angleterre_[12].

L'enseignement public était la carrière qui s'offrait le plus
naturellement à Taine après ses brillants succès scolaires. En 1848, il
passa ses deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences et fut reçu le
premier à l'École normale. Il y voyait entrer avec lui presque tous ses
rivaux des concours de 1847 et de 1848: About, reçu second, Sarcey,
Libert, Suckau, Albert, Merlet, Lamm, Ordinaire, Barnave, etc.

Je n'aurai pas la témérité de refaire, après M. Sarcey[13], le tableau
de ce que fut l'École normale sous la seconde République, pendant ces
années d'agitation tumultueuse où l'enseignement des professeurs,
distribué avec un zèle inégal, n'exerçait qu'une faible influence, mais
où l'activité intellectuelle des élèves, fécondée par les conversations,
les discussions, les lectures, les études personnelles, n'en était que
plus intense. Je me contenterai de rappeler combien nombreux furent les
camarades de Taine qui se firent un nom dans l'enseignement, les
lettres, le journalisme, le théâtre, la politique ou même l'Église. À
côté de ceux que je citais tout à l'heure, qu'il me suffise de nommer
Challemel-Lacour, Chassang, Assolant, Aubé, Perraud, Ferry, Weiss, Yung,
Belot, Gaucher, Gréard, Prévost-Paradol, Levasseur, Villetard, Accarias,
Boiteau, Duvaux, Crouslé, Lenient, Tournier.

Taine eut, dès le premier jour, une place à part au milieu d'eux. Non
qu'il cherchât à se singulariser ou à faire sentir sa supériorité; ses
maîtres et ses camarades s'accordent à vanter sa douceur, sa modestie,
sa complaisance, sa gaieté; mais il inspirait, par son caractère et par
son intelligence, un sentiment que des jeunes gens, enfermés dans une
école, éprouvent rarement pour un compagnon d'études: un respect
affectueux. On sentait confusément qu'il y avait en lui quelque chose de
particulier, d'unique, qui le mettait à part et au-dessus de tous. Il
arrivait à l'École avec une érudition auprès de laquelle tous se
sentaient des ignorants, et pourtant on voyait ce _grand bûcheron_, pour
me servir de l'expression d'About, peiner comme s'il avait tout à
apprendre. Il joignait à une rigoureuse méthode dans son infatigable
labeur, une facilité merveilleuse en latin comme en français, en vers
comme en prose, qui lui permettait d'expédier en une quinzaine tous les
travaux du trimestre, sans qu'aucun pourtant parût négligé, et encore de
fournir des faits, des plans de devoirs et des idées à tous ceux de ses
camarades qui venaient le _feuilleter_, comme ils disaient, sans jamais
lasser sa patience. Enfin, on s'étonnait de le voir apporter, au sortir
du collège, un esprit tout formé et des doctrines arrêtées, mûries par
l'étude et la réflexion personnelles. Il avait déjà, quand il suivait à
Bourbon le cours de philosophie de M. Bénard, un système du monde tout
pénétré de déterminisme spinoziste, et surtout une manière, qui lui
était propre, de classer ses idées et de les exprimer avec une rigueur
presque mathématique. Il avait à l'École des registres où ses
réflexions, ses lectures, ses conversations, venaient se condenser dans
des analyses qui avaient pour objet de reconstruire _a priori_ la
réalité, de ramener à une formule simple un système, une époque, un
caractère, et de découvrir les lois génératrices des organismes
complexes et vivants. On sentait en lui un observateur et un juge. Il
avait trop de bonhomie et de modestie pour qu'on se sentît gêné devant
lui; mais on était subjugué par cette force de réflexion et de pensée,
par cette pénétration critique d'une clairvoyance impitoyable, bien
qu'exempte de malveillance et d'ironie. Dans les premiers temps, About
menait toute la section par sa verve endiablée, par son esprit railleur
toujours en éveil; il était _l'absorbant_, comme on disait, et les
autres les _absorbés_; mais bientôt About subit l'ascendant irrésistible
de ce logicien pressant, doux et obstiné, et l'on déclara qu'il fallait
le ranger désormais parmi les _absorbés_ de ce nouvel et plus puissant
_absorbant_.

Personne n'a jamais joui du séjour à l'École normale au même degré que
Taine. Il éprouva jusqu'à l'enivrement le plaisir de sentir autour de
soi «des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par des études et un
contact perpétuels[14]», et le plaisir de travailler, de penser et de
discuter sans entrave et sans trêve.

«J'ai un encombrement de travaux de toute sorte, écrit-il à Paradol, le
20 mars 1849. Compte d'abord les devoirs officiels exigés de grec,
philosophie, histoire, latin, français; ensuite la préparation à la
licence et la lecture d'environ trente ou quarante auteurs difficiles
que nous aurons à expliquer à ce moment, et enfin toutes mes études
particulières de littérature, d'histoire, de philosophie. Tout cela
marche de front, et j'ai toujours une quantité de choses sur le métier.
Je me suis fait un grand plan d'étude et je destine mes trois années
d'École à le remplir en partie; plus tard, je le compléterai. Je veux
être philosophe et, puisque tu entends maintenant tout le sens de ce
mot, tu vois quelle suite de réflexions et quelle série de connaissances
me sont nécessaires. Si je voulais simplement soutenir un examen ou
occuper une chaire, je n'aurais pas besoin de me fatiguer beaucoup; il
me suffirait d'une certaine provision de lectures et d'une inviolable
fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné d'une ignorance
complète de ce que sont la philosophie et la science modernes; mais
comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire
uniquement un métier, comme j'étudie par besoin de savoir et non pour me
préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui
me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je
sortirai de l'École, à étudier en outre les sciences sociales,
l'économie politique et les sciences physiques; mais ce qui me coûte le
plus de temps, ce sont les réflexions personnelles; pour comprendre, il
faut trouver; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même,
sauf à trouver ce qu'ont déjà découvert les autres.»

On s'étonne que sa santé, toujours délicate, ait pu résister à un pareil
surmenage. Ses lectures étaient prodigieuses. Il dévorait Platon,
Aristote, les Pères de l'Église, les scolastiques, et toutes ses
lectures étaient analysées, résumées, classifiées. Bien qu'à cette
époque les élèves de philosophie fussent dispensés de suivre les
conférences d'histoire en seconde année, Taine non seulement les
suivait, mais encore apportait à M. Filon un travail approfondi sur les
Décrets du Concile de Trente. Possédant déjà à fond l'anglais, il
s'était mis avec ardeur à l'allemand, pour lire Hegel dans le texte.
Dans ses délassements mêmes, l'étude et la réflexion avaient leur part.
En causant avec ses camarades, il analysait leur caractère et leur
manière de penser; «il nous exprimait comme des oranges», m'a dit l'un
d'eux. Il faisait de fréquentes visites à l'infirmerie, où il avait
l'autorisation de prendre ses repas le vendredi, étant dispensé du
maigre pour raison de santé; mais c'était surtout pour y retrouver deux
philosophes qui y avaient élu domicile: Challemel-Lacour et Charaux,
l'un, libre-penseur et républicain fougueux, l'autre, croyant candide et
paisible; ou pour y soutenir des discussions courtoises avec l'abbé
Gratry, aumônier de l'École, ou pour y causer avec le jeune médecin, M.
Guéneau de Mussy. Passionné pour la musique, il passait ses matinées du
dimanche à exécuter des trios avec Rieder et Quinot, qui tenaient le
violon et le violoncelle pendant que lui-même était au piano. Il avait
déjà pour Beethoven cet enthousiasme religieux qui lui a inspiré les
admirables pages par lesquelles se termine _Thomas Graindorge_. Il
retrouvait dans les sonates de Beethoven cette puissance de construction
qui était à ses yeux la marque suprême du génie. «C'est beau comme un
syllogisme», s'écriait-il après avoir joué une sonate. Enfin, quand il
allait retrouver sa mère et ses sœurs, qui étaient restées à Paris, il
arrivait tout rempli de ses lectures et de ses pensées et leur donnait
de véritables leçons, soit sur la philosophie, soit sur la littérature,
en particulier sur les trois écrivains qui étaient alors et qui sont
restés depuis ses auteurs de prédilection: Stendhal, Balzac et Musset.

Ses rares qualités d'esprit, sa prodigieuse ardeur au travail, avaient
mis Taine hors de pair. Ses professeurs de seconde et de troisième
année, MM. Deschanel, Géruzez, Berger, Havet, Filon, Saisset, Simon,
étaient unanimes à louer (je me sers de leurs propres expressions),
l'élévation, la force, la vigueur, la pénétration, la netteté, la
souplesse, la fertilité de son esprit, la forme toujours littéraire de
ses travaux, son talent d'exposition, l'autorité de sa parole, son
élocution facile et brillante. Ils voyaient en lui plus qu'un élève, un
savant qui devait un jour faire honneur à l'École. Ils éprouvaient pour
lui ce même sentiment de respect qu'il inspirait à ses camarades, et ne
pouvaient s'empêcher de mêler à leurs notes sur ses devoirs, des
appréciations élogieuses sur ses qualités morales, sa tenue excellente,
la gravité de son caractère. Ils étaient en même temps d'accord pour
critiquer chez lui un goût immodéré pour les classifications, les
abstractions et les formules. L'un d'eux lui reprochait même des
opinions et des habitudes de méthode et de style qui ne pouvaient
convenir à un professeur de philosophie. Mais il le louait de sa
docilité et il se flattait de l'avoir mis sur la bonne voie et de lui
avoir enseigné la simplicité et la circonspection[15].

Le Directeur des études, M. Vacherot, à qui Taine devait rendre un si
bel hommage en traçant dans ses _Philosophes français_ le portrait de M.
Paul, le jugeait dès la seconde année avec une clairvoyance vraiment
prophétique, dans une note qui mérite d'être citée en entier, car elle
nous montre avec quelle conscience, quelle élévation et quelle
pénétration d'esprit M. Vacherot remplissait ses fonctions:

     «L'élève le plus laborieux, le plus distingué que j'aie connu à
     l'École. Instruction prodigieuse pour son âge. Ardeur et avidité de
     connaissances dont je n'ai pas vu d'exemple. Esprit remarquable par
     la rapidité de conception, la finesse, la subtilité, la force de
     pensée. Seulement comprend, conçoit, juge et formule trop vite.
     Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie
     trop souvent la réalité, sans s'en douter il est vrai, car il est
     d'une parfaite sincérité. Taine sera un professeur très distingué,
     mais de plus et surtout un savant de premier ordre, si sa santé lui
     permet de fournir une longue carrière. Avec une grande douceur de
     caractère et des formes très aimables, une fermeté d'esprit
     indomptable, au point que personne n'exerce d'influence sur sa
     pensée. Du reste, il n'est pas de ce monde. La devise de Spinoza
     sera la sienne: _Vivre pour penser_. Conduite, tenue excellente.
     Quant à la moralité, je crois cette nature d'élite et d'exception,
     étrangère à toute autre passion qu'à celle du vrai. Elle a ceci de
     propre qu'elle est à l'abri même de la tentation. Cet élève est le
     premier, à une grande distance, dans toutes les conférences et dans
     tous les examens.»

Celui qui savait ainsi connaître et comprendre les jeunes gens confiés à
ses soins, était plus qu'un directeur d'études, c'était un directeur
d'âmes. Aussi l'abbé Gratry voyait-il avec jalousie l'ascendant qu'il
avait pris sur les élèves. On sait l'issue de la lutte. M. Vacherot fut
mis en disponibilité le 29 juin 1851. Quelques semaines plus tard, Taine
subissait à son tour un douloureux échec causé par l'ensemble
exceptionnel de qualités et de défauts qui faisait sa rare originalité
et que M. Vacherot avait si admirablement analysé.

Au mois d'août 1851, il se présentait à l'agrégation de philosophie avec
ses camarades Édouard de Suckau, un de ses meilleurs amis, et Cambier,
qui abandonna peu après l'Université pour devenir missionnaire en Chine,
où il périt martyr en 1866. Le jury était présidé par M. Portalis, un
honorable magistrat, et composé de MM. Bénard, Franck, Garnier, Gibon et
l'abbé Noirot. Taine fut déclaré admissible avec cinq autres
concurrents; mais deux candidats seuls furent définitivement reçus: son
ami Suckau, et Aubé, qui était de la promotion de 1847. L'étonnement, je
dirais presque le scandale, fut grand. La réputation du jeune philosophe
avait franchi les murs de l'École. Tout le monde lui décernait d'avance
la première place. On attribua son échec, non à l'insuccès de ses
épreuves, mais à une exclusion motivée par ses doctrines. Des légendes
se formèrent. Beaucoup de gens crurent et répétèrent que c'était M.
Cousin qui présidait le jury et qu'il avait dit de Taine: «Il faut le
recevoir premier ou le refuser; or il serait scandaleux de le recevoir
premier.» On rejeta aussi sur son concurrent Aubé la responsabilité de
son échec. Après une leçon de Taine sur le _Traité de la connaissance de
Dieu_, de Bossuet, Aubé, chargé d'argumenter contre lui, l'aurait
perfidement pressé de dire son avis sur la valeur des preuves classiques
de l'existence de Dieu. L'embarras et finalement le silence de Taine
auraient entraîné sa condamnation.

Ce qui confirma tous les soupçons, c'est que le rapport de M. Portalis
fut le seul des rapports des présidents des jurys d'agrégation qui ne
fut pas publié. Une note de la _Revue de l'instruction publique_ annonça
qu'il était fort long, et, qu'en tout état de cause, la première partie
seule serait rendue publique[16]. Il n'est pas sans intérêt de rétablir
sur ces divers points l'exacte vérité. Non seulement M. Cousin n'était
pour rien dans l'échec de Taine, mais il s'en montra fort mécontent. Il
était assez clairvoyant pour pressentir qu'une réaction se préparait
contre l'éclectisme et pour deviner un redoutable adversaire dans ce
jeune homme aussi absorbé dans ses spéculations qu'avaient pu l'être
Descartes ou Spinoza. M. Aubé, malgré la malice trop réelle de ses
questions, n'avait pas davantage causé l'échec de son camarade, car
Taine avait eu la note maximum 20 pour sa leçon et son argumentation sur
Bossuet. La vérité est que ses juges avaient sincèrement trouvé ses
idées déraisonnables, sa manière d'écrire et sa méthode d'exposition
sèches et fatigantes. Ils le déclarèrent non seulement incapable
d'enseigner la philosophie, mais même peu fait pour réussir dans un
concours d'agrégation.

Il est permis de penser que les appréciations de MM. Vacherot, Simon et
Saisset témoignaient de plus de perspicacité; mais à une époque où M.
Cousin croyait avoir donné à la pensée humaine sa Charte définitive, et
où la forme nécessaire de l'enseignement philosophique paraissait être
le développement oratoire d'affirmations religieuses et morales dites
vérités de sens commun, on ne doit pas s'étonner si un esprit qui se
déclarait lui-même «desséché et durci par plusieurs années
d'abstractions et de syllogismes», parut impropre à l'enseignement de la
philosophie. Aux épreuves écrites il avait eu à traiter le sujet suivant
de philosophie doctrinale: «_Des facultés de l'âme.--Démonstration de la
liberté.--Du moi, de son identité, de son unité_.» Il était difficile
pour lui de tomber plus mal. Incapable d'affirmer ce qu'il ne croyait
pas vrai, il a dû scandaliser ses juges ou leur paraître très obscur. En
tout cas, il ne leur a pas fourni les démonstrations péremptoires qu'ils
réclamaient. Le sujet d'histoire de la philosophie était: «_Socrate
d'après Xénophon et Platon_.» Ici nous pouvons dire presque avec
certitude, grâce à un travail d'école, quelle idée il a développée:
c'est que Xénophon était condamné à l'inexactitude par son infériorité
et Platon par sa supériorité, si bien que nous ne connaissons pas
Socrate. Cette composition ne fut pas goûtée plus que l'autre par la
majorité du jury, et sans M. Bénard, son ancien professeur de Bourbon,
qui fit relever ses notes, il n'aurait pas été déclaré admissible. Aux
épreuves orales, sa première leçon semblait devoir le sauver; la seconde
le perdit. Il avait à exposer le plan d'une morale. Il oublia
complètement les leçons de circonspection que lui avait données M. J.
Simon et il prit comme thème les propositions hardies de Spinoza: «Plus
quelqu'un s'efforce de conserver son être, plus il a de vertu; plus une
chose agit, plus elle est parfaite.» _Être le plus possible_, telle fut
la formule générale que Taine proposa comme la règle du devoir. On
imagine aisément de quelle manière il développa cette pensée, car on
retrouve ces développements dans sa _Littérature anglaise_ et dans sa
_Philosophie de l'Art_. Mais on imagine aisément aussi la stupeur de ses
juges. La leçon fut déclarée par eux «absurde»[17]. Taine fut refusé, et
on lui conseilla charitablement de ne pas persister à viser l'agrégation
de philosophie.

Il n'était pas seul condamné d'ailleurs. L'agrégation de philosophie fut
supprimée quatre mois plus tard, et je soupçonne les épreuves de Taine
et le rapport secret de M. Portalis d'avoir été pour quelque chose dans
cette suppression. Le jury d'ailleurs se cacha si peu d'avoir tenu
compte dans sa décision de la question de doctrine que, deux ans plus
tard, à la soutenance de doctorat de Taine, M. Garnier exprima le regret
d'avoir retrouvé dans sa thèse française les idées philosophiques qui
l'avaient fait échouer à l'agrégation.

Il n'était pas au bout de ses peines. Ici encore je rencontre une
légende, fort jolie du reste, et qui contient une part de vérité; mais
de cette vérité idéale qui ramasse en un seul fait, inexact en lui-même,
une série d'événements, et qui résume en un mot, apocryphe comme presque
tous les mots historiques, toute une situation. On a souvent raconté que
Taine, après son échec, avait été nommé suppléant de sixième au collège
de Toulon, et qu'il avait donné sa démission au ministre par ces simples
mots: «Pourquoi pas au bagne?» En 1851, les professeurs ne
correspondaient pas dans ce style avec les ministres et Taine moins que
tout autre; mais il n'en est pas moins vrai que l'Université, pendant
cette triste année 1851-1852, ressembla quelque peu à un bagne et que
plusieurs normaliens, qui pourtant lui étaient profondément attachés,
furent contraints de s'en évader. De ce nombre fut Taine. L'histoire de
ses tribulations est bonne à raconter, ne fût-ce que pour faire
apprécier aux Français d'aujourd'hui les libertés dont ils jouissent.

Le ministre de l'Instruction publique, M. Dombidau de Crouseilhes, ne
paraît pas avoir jugé le candidat malheureux aussi sévèrement que le
jury, car il le pourvut d'un poste de philosophie. Chargé, le 6 octobre
1851, à titre provisoire, du cours de philosophie au collège de Toulon,
Taine n'eut pas à occuper ce poste; il désirait ne pas s'éloigner autant
de sa mère, et il fut transféré le 13 octobre comme suppléant à Nevers.
Il était plein d'enthousiasme pour ses nouvelles fonctions: «Quelle est,
écrivait-il à Paradol (5 février 1852), la meilleure position pour
s'occuper de littérature et de science? À mon avis, c'est
l'Université... C'est une bonne chose pour apprendre que d'enseigner...
Le seul moyen d'inventer, c'est de vivre sans cesse dans sa science
spéciale. Si j'ai pris le métier de professeur, c'est parce que j'ai cru
que c'était la plus sûre voie pour devenir savant. Les meilleurs livres
de notre temps ont eu pour matière première un cours public.» Il
trouvait même que la solitude et la monotonie de la vie de province
avaient leurs avantages en vous imposant «la nécessité de penser
toujours pour ne pas mourir d'ennui». Pourtant ce brusque éloignement de
sa famille, de ses amis, de Paris, de cette École normale qu'il appelait
«la chère patrie de l'intelligence[18]», lui fut cruel. «J'ai été gâté
par l'École, écrivait-il à Paradol, le 30 octobre 1851, nous ne la
retrouverons nulle part. Je suis comme mort. Plus de conversations ni de
pensées... Éloigné de l'École, je languis loin de la liberté et de la
science.»

Ce fut bien pis un mois plus tard, quand le coup d'État du 2 décembre
eut été consommé. Tous les professeurs de l'Université étaient devenus
des suspects. Un grand nombre étaient mis en disponibilité ou révoqués,
d'autres prenaient les devants et donnaient leur démission. Taine
démontra à Paradol, qui voulait suivre ce dernier parti, qu'après le
plébiscite du 10 décembre, l'acceptation silencieuse du nouveau régime
était un devoir. Le suffrage universel était la seule base du droit
politique en France; lui résister, c'était faire un acte
insurrectionnel, un coup d'État. «Le dernier butor, écrit-il le 10
janvier 1852, a le droit de disposer de son champ et de sa propriété
privée, et pareillement une nation d'imbéciles a le droit de disposer
d'elle-même, c'est-à-dire de la propriété publique. Ou niez la
souveraineté de la volonté humaine, et toute la nature du droit public,
ou obéissez au suffrage universel.» Il ajoute, il est vrai: «Remarque
pourtant qu'il y a des restrictions à cela, que je les faisais déjà
auparavant contre toi, et que je refusais à la majorité le droit de tout
faire que tu lui accordais. C'est qu'il y a des choses qui sont en
dehors du pacte social, qui, partant, sont en dehors de la propriété
publique et échappent ainsi à la décision du public... Par exemple, la
liberté de conscience et tout ce qu'on appelle les droits et les devoirs
antérieurs à la société[19].» C'est au nom de ces droits et de ces
devoirs qu'il résista quand on demanda aux universitaires plus que leur
soumission, leur approbation. À Nevers, on leur fit signer la
déclaration suivante: «Nous, soussignés, déclarons adhérer aux mesures
prises par M. le Président de la République le 2 décembre, et lui
offrons l'expression de notre _reconnaissance_ et de notre respectueux
dévouement», Taine seul refusa de donner sa signature, faisant observer
que comme suppléant il n'était chargé de remplacer le titulaire que dans
son enseignement, et que d'ailleurs, comme professeur de morale, il ne
lui appartenait pas d'approuver un acte qui impliquait un parjure. Il
fut noté comme révolutionnaire et peu après accusé d'avoir fait en
classe l'éloge de Danton[20]. Malgré l'attitude en apparence
bienveillante du recteur, ecclésiastique fort timoré, malgré le succès
de Taine comme professeur et l'attachement de ses élèves, qui firent une
pétition pour son maintien à Nevers, il fut le 29 mars transféré en
rhétorique au lycée de Poitiers, avec un avertissement sévère de M.
Fortoul d'avoir à veiller sur ses discours et sa conduite. Mais le lycée
de Poitiers était alors étroitement surveillé par l'évoque, monseigneur
Pie. Hémardinquer avait déjà dû quitter la rhétorique parce qu'il était
juif. Taine ne fut pas plus heureux. Il eut beau accepter avec docilité
la situation qui lui était faite, s'interdire toute conversation
politique et même la lecture des journaux, paraître deux fois aux
offices du mois de Marie pour y écouter une cantatrice parisienne,
corriger le discours qu'un élève devait adresser à monseigneur Pie,
s'abstenir de donner aucun sujet de devoir qui ne fût pas pris dans le
XVIIe siècle ou l'antiquité, réfuter l'_École des femmes_, lire à ses
élèves le _Traité_ de Bossuet sur _la Concupiscence_, et leur interdire,
par ordre du recteur, la lecture des _Provinciales_[21], il restait mal
noté, et le 25 septembre 1852, il était chargé de suppléer le professeur
de sixième du lycée de Besançon. Cette fois, la mesure était comble. Il
demanda un congé qui lui fut accordé avec empressement dès le 9 octobre
et qui fut renouvelé d'année en année jusqu'à la fin de son engagement
décennal.

Pendant cette pénible année, Taine n'eut d'autre refuge, d'autre
consolation que le travail et l'amitié. Il entretenait une
correspondance active avec sa mère, avec Suckau, avec Planat, avec
Paradol: «La solitude, écrit-il à ce dernier (11 décembre 1851),
augmente l'amitié. Il me semble que je pense maintenant à vous avec un
souvenir plus tendre... Les idées sont abstraites; on ne s'y élève que
par un effort. Quelque belles qu'elles soient, elles ne suffisent pas au
cœur de l'homme... Rien ne me touche plus que de lire les amitiés de
l'antiquité. Marc-Aurèle est mon catéchisme, c'est nous-mêmes.»

Mais les amis étaient loin, les correspondants parfois négligents. Le
travail seul était le compagnon de toutes les heures, le consolateur de
la solitude et de tous les déboires. Comme à l'École, Taine fait marcher
de front les devoirs professionnels et les études personnelles. Il
rédige tous ses cours et commence ses thèses. Il écrit dès le 30
octobre: «Je travaille deux heures chaque matin pour ma classe qui se
fait à huit heures. Il me reste sept heures par jour, plus les jeudis et
les dimanches, pour les études personnelles. J'ai commencé de longues
recherches sur les sensations. C'est là qu'on voit le plus nettement
l'union de l'âme et du corps. Ce sera ma thèse, si on ne veut pas une
exposition de la logique de Hegel.» L'attentat du 2 décembre ne ralentit
pas son ardeur au travail ni n'ébranla sa foi dans la science: «Je
déteste le vol et l'assassinat, écrit-il le 11 décembre, que ce soit le
peuple ou le pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons, vivons
dans la science. Nos enfants, plus heureux, auront peut-être les deux
biens ensemble, la science et la liberté... Il faut attendre,
travailler, écrire. Comme disait Socrate, nous seuls nous occupons de la
vraie politique, la politique étant la science. Les autres ne sont que
des commis et des faiseurs d'affaires.» Il apprend que l'agrégation de
philosophie est supprimée; aussitôt il se met à préparer celle des
Lettres, à faire des vers latins et des thèmes grecs: «Desséché et durci
par plusieurs années d'abstractions et de syllogismes, où retrouverai-je
le style, les grâces latines et les élégances grecques nécessaires pour
ne pas être submergé par quatre-vingts concurrents... Je vais repiocher
mon sol en jachère, tu sais comme et avec quels coups. Si j'ai la même
fortune que l'an dernier, comme il est probable, ma volonté en sera
innocente; je ferai tout pour surnager. Que Cicéron me soit en aide!»
Pour assouplir son esprit et son style et reprendre le sens des choses
réelles, il se met à noter ce qu'il voit, à recueillir des traits de
mœurs et de caractères; il s'exerce à des descriptions de nature. Le 10
avril 1852, paraît le décret qui exige trois ans de stage après l'École
normale pour pouvoir se présenter à l'agrégation, mais fait compter le
doctorat ès-lettres pour deux années de service. Sans perdre une minute
il se remet à ses thèses[22]; le 8 juin, elles étaient terminées et
expédiées à Paris, et il espère être reçu docteur en août. S'il a pu
rédiger ses thèses avec une si prodigieuse rapidité, c'est parce qu'il
n'a pas cessé de les méditer tout en faisant ses cours et en préparant
son agrégation. «Je me présente à nos inquisiteurs patentés de Sorbonne,
écrit-il le 2 juin 1852, et d'ici à huit jours, j'expédierai cent
cinquante pages de prose française et un grand thème latin à M. Garnier.
Mes _Sensations_ sont au net, mais mes phrases cicéroniennes ne sont
encore qu'en brouillon. Pourquoi ai-je été si vite? Parce que nos
seigneurs et maîtres mettront un mois et plus pour me donner
l'autorisation d'imprimer, et que l'impression durera trois semaines. Te
dire avec quel tour de reins il a fallu piocher pour arracher à mon
cerveau ce chardon psychologique, et cela en six semaines de temps, est
impossible. Encore en ce moment les sensations, les conceptions, les
représentations, les illusions et tout le bataillon des _on_ me danse
dans la tête, et je suis ahuri et étourdi comme un chien de chasse après
une course au cerf de trente-six heures. Mais ce système est bon, et je
pense qu'on ne fait jamais si bien une chose que quand, après l'avoir
méditée longtemps, on l'écrit sans désemparer».

Il avait pendant ces quelques mois vu se préciser dans son esprit les
idées maîtresses dont son œuvre entière ne sera que le développement.
Tout d'abord, il s'était plongé dans la lecture des philosophes
allemands, de la Logique et de la Philosophie de l'histoire de Hegel:
«J'essaie de me consoler du présent en lisant les Allemands, écrit-il le
24 mars 1852 à M. Havet. Ils sont par rapport à nous ce qu'était
l'Angleterre par rapport à la France au temps de Voltaire. J'y trouve
des idées à défrayer tout un siècle, et si ce n'étaient mes inquiétudes
au sujet de l'agrégation, je trouverais un repos et une occupation
suffisants dans la compagnie de ces grandes pensées.» Mais son solide
cerveau devait résister à toutes les fumées de cette ivresse
métaphysique: plus il lisait Hegel, plus il reconnaissait ce que son
système avait de vague et d'hypothétique[23]; et le courant naturel de
son esprit, plus fort que toutes les influences extérieures, l'emportait
d'un tout autre côté.

Dans son enseignement, il alliait la psychologie à la physiologie, et le
30 décembre 1854 il écrivait à Paradol: «La psychologie vraie et libre
est une science magnifique sur qui se fonde la philosophie de
l'histoire, qui vivifie la physiologie et ouvre la métaphysique. J'y ai
trouvé beaucoup de choses depuis trois mois... jamais je n'avais tant
marché en philosophie.» Le 1er août 1852, il envoie à Paradol le plan
d'un _Mémoire sur la Connaissance_, où nous trouvons indiquées les idées
fondamentales du livre de l'_Intelligence_ écrit seize ans plus tard.
«Tu y verras entre autres choses la preuve que l'intelligence ne peut
jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant, qu'elle en est aussi
inséparable que la force vitale l'est de la matière, etc.; plus une
théorie sur la faculté unique qui distingue l'homme des animaux,
l'abstraction, et qui est la cause de la religion, de la société, de
l'art et du langage; et enfin là dedans les principes d'une philosophie
de l'histoire.» Le livre sur l'_Intelligence_ n'est pas autre chose que
le remaniement vingt fois pris et repris de sa thèse de 1852 sur les
_Sensations_ et de ce _Mémoire sur la Connaissance_. Nous y voyons,
ainsi que dans les _Philosophes français_, la psychologie présentée
comme la préface d'une métaphysique logique et scientifique que Taine a
plus d'une fois rêvé d'écrire. Le 24 juin 1852, nous lisons dans une
autre lettre: «Je rumine de plus en plus cette grande pâtée
philosophique dont je t'ai touché un mot et qui consisterait à faire de
l'histoire une science, en lui donnant comme au monde organique une
anatomie et une physiologie.» N'avons-nous pas là en une ligne le résumé
de l'introduction à l'_Histoire de la Littérature anglaise_ et l'idée
fondamentale qui a inspiré tous les écrits de Taine sur l'histoire,
l'art et la littérature?

Malheureusement il se trompait bien en croyant que ces idées, qui lui
paraissaient si simples, pourraient obtenir le visa de ceux qu'il
appelait irrévéremment «les inquisiteurs patentés de la Sorbonne». Dans
sa candeur il se croyait garanti par le règlement du doctorat qui
déclare que la Faculté ne répond pas des opinions des candidats, et par
le bon accueil fait à la thèse fort hardie, dans le sens théocratique,
de M. Hatzfeld[24]. Dès le 15 juillet, M. Garnier lui faisait savoir que
les conclusions de sa thèse sur les _Sensations_ empêchaient la Sorbonne
de l'accepter. Il avait bien pris pour point de départ l'[Grec:
entelecheia] d'Aristote, et s'était mis à l'abri de ce grand nom; mais
il s'était posé en adversaire de Reid et avait édifié toute une théorie
des rapports du système nerveux et du moi, qui, sans être précisément
matérialiste, n'était guère orthodoxe[25]. Cette rude déconvenue ne le
troubla que quelques jours. Il met de côté pour des temps meilleurs les
syllogismes qu'il contemplait «dans une clarté éblouissante», et le 1er
août le plan de sa thèse sur _La Fontaine_ est déjà tracé: «Je vais
proposer à M. Leclerc, dit-il à Paradol, une thèse sur les _Fables_ de
La Fontaine; il me semble qu'on peut dire là-dessus beaucoup de choses
neuves, l'opposer aux autres fabulistes qui ne veulent que prouver une
maxime; la fable devenue drame, épopée, étude de caractères, caractère
du roi, des grands seigneurs, etc.; opposer le génie de La Fontaine,
grec et flamand, à celui du siècle.» Là-dessus il partit pour Paris où
l'attendait une nomination qui équivalait à une révocation.

Ainsi trempé pour la lutte par la longue habitude de l'effort et de la
méditation solitaires et par une série de déboires stoïquement
supportés; ainsi armé de tout un arsenal de connaissances précises,
patiemment accumulées depuis des années; ayant déjà dans l'esprit, sinon
la formule, du moins la conception très nette des idées génératrices de
son œuvre entière, Taine se trouvait brusquement rejeté hors de
l'Université et obligé de se vouer à la carrière d'homme de lettres. Si
M. Fortoul priva l'Université d'un admirable professeur, il faut
reconnaître qu'il rendit à Taine un signalé service en le délivrant de
liens professionnels qui eussent entravé le libre essor de son génie, ou
du moins restreint le nombre et la variété de ses travaux. Mais Taine
regretta l'enseignement et resta si persuadé des services qu'il rend au
professeur lui-même en l'obligeant à trouver les voies les plus sûres et
les plus directes pour faire pénétrer ses idées dans d'autres cerveaux,
qu'il se chargea, dès qu'il fut à Paris, d'un cours dans l'institution
Carré-Demailly, moins en vue du maigre traitement qu'il recevait, qu'à
cause du profit intellectuel qu'il trouvait à enseigner. Plus tard, sa
nomination de professeur à l'École des beaux-arts fut une des grandes
joies de sa vie.

En rentrant à Paris, il ne retrouvait pas sa famille. Sa sœur aînée
était mariée au docteur Letorsay. Sa mère et sa sœur cadette étaient
retournées à Vouziers. Elles ne purent venir le rejoindre qu'un an plus
tard. Taine vécut seul, dans des hôtels garnis, d'abord rue Servandoni,
puis rue Mazarine. Il prenait ses repas dans un restaurant de la rue
Saint-Sulpice, fréquenté par des ecclésiastiques, ne voyait presque
personne et travaillait avec acharnement.

En quelques mois ses deux thèses, le _De Personis platonicis_ et
l'_Essai sur les Fables de La Fontaine_ étaient achevées, et le 30 mai
1853, il était reçu docteur à l'unanimité après une brillante
soutenance. M. Wallon lui avait bien reproché de pousser trop loin son
admiration pour la morale antique et de méconnaître la nouveauté et la
supériorité du christianisme; M. Garnier avait découvert dans l'_Essai
sur La Fontaine_ un venin philosophique caché; M. Saint-Marc-Girardin
avait pris contre le candidat la défense des hommes et des bêtes, de
Louis XIV et du lion également calomniés; mais on avait été unanime à
louer la grâce de ces portraits athéniens que l'on devait retrouver plus
tard dans le délicieux article sur les _Jeunes gens de Platon_, une
latinité exquise s'élevant par endroits jusqu'à l'éloquence, la
souplesse de talent que révélait la thèse française et qui promettait à
la fois un historien, un critique littéraire et un moraliste satirique.
Cette soutenance du doctorat fut le dernier acte de la vie universitaire
de Taine. Sa vie de savant et d'homme de lettres allait commencer.



II


LES ANNÉES DE MAITRISE


À peine ses thèses déposées à la Sorbonne, Taine, «avec cette fertilité
d'esprit et cette extrême facilité qui étaient jointes chez lui à une
extraordinaire opiniâtreté dans le travail[26]», s'était mis à composer
pour un concours de l'Académie française un _Essai sur Tite-Live_. Il
faisait connaître une face nouvelle de sa précoce érudition; il se
montrait aussi versé dans l'histoire romaine, aussi familier avec
Polybe, Denys d'Halicarnasse, Niebuhr, Beaufort, Montesquieu et
Machiavel, que dans son _La Fontaine_ il s'était montré versé dans
l'histoire du XVIIe siècle et familier avec Saint-Simon et La Bruyère.
Le 31 décembre 1853, son _Tite-Live_ était déposé à l'Institut. M.
Guizot fut chargé du rapport et recommanda chaleureusement son jeune ami
aux suffrages de l'Académie. Mais ses conclusions rencontrèrent une vive
résistance. On trouvait à reprendre dans l'_Essai sur Tite-Live_ un ton
trop peu respectueux à l'égard des grands hommes, trop de goût pour
l'école historique moderne, pour Michelet en particulier et pour
Niebuhr; et surtout on ne pouvait admettre cette phrase sur Bossuet: «Il
résumait l'histoire avec un grand sens et dans un grand style, mais
_pour un enfant_ et la parcourait à pas précipités»[27]. Ce _pour un
enfant_ fut le _tarte à la crème_ de l'Académie. Après de vives
discussions, le concours fut prorogé à l'année 1855. Taine corrigea les
passages incriminés, supprima «pour un enfant» et fut couronné. Le
rapport très élogieux de M. Villemain, tout en regrettant que le
candidat n'eût pas été assez sensible aux mérites littéraires de
Tite-Live, le félicitait de «ce noble et savant début» et souhaitait «de
tels maîtres à la jeunesse des nos Écoles». L'Académie, oublieuse de ses
propres scrupules d'antan, trouvait piquant de protester discrètement
contre les rigueurs de M. Fourtoul; mais une surprise l'attendait. En
1856, l'_Essai sur Tite-Live_ paraissait avec une préface d'une
demi-page débutant par ces lignes: «L'homme, dit Spinoza, n'est pas dans
la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un
tout, et les mouvements de l'automate spirituel qui est notre être sont
aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris.» L'Académie
s'était réjouie de la docilité de son lauréat, et voilà qu'elle se
trouvait avoir couronné, non un livre de critique littéraire, mais un
traité de philosophie déterministe. Elle en éprouva, non sans raison,
quelque dépit, et elle devait, dix ans plus tard, le faire sentir à
l'auteur de l'_Histoire de la Littérature anglaise_.

Après avoir vécu pendant six ans dans une tension cérébrale continue, et
fourni coup sur coup une telle succession d'efforts intellectuels, au
commencement de 1854, Taine tomba épuisé. Il éprouva une de ces
incapacités de travail dont il eut souvent à souffrir dans la suite, en
particulier, en 1857 et en 1863. Il trouvait pourtant moyen d'utiliser
ces périodes de repos obligatoire et de les faire servir au plan général
d'études tracé en 1848. Tout d'abord il se faisait faire des lectures,
et c'est ainsi qu'il s'occupa pour la première fois de la Révolution
française en se faisant lire l'ouvrage de Buchez et Roux. Il y fut
surtout frappé de la médiocrité intellectuelle des hommes les plus
fameux de la période révolutionnaire et se dit qu'il y avait là un
problème historique intéressant à étudier. Il acquérait des
connaissances physiologiques en suivant des cours de médecine, en
particulier d'anatomie et de médecine mentale, pour donner à ses
recherches de psychologie une solide base scientifique. Grâce à son
admirable mémoire et à l'habitude de classer immédiatement les faits et
les idées, il complétait ainsi sans effort son instruction en écoutant
des cours ou en causant avec son cousin, l'éminent aliéniste Baillarger,
et avec son beau-frère. En 1854, il séjourna longtemps à Orsay, chez ce
dernier, l'accompagnant dans ses visites médicales, et recueillant des
observations sur la campagne et les paysans. Dans cette même année 1854
on l'envoya pour sa santé aux eaux des Pyrénées. M. Hachette, qui
cherchait à attirer à lui les jeunes universitaires de talent, qui avait
favorisé les débuts de deux camarades de Taine, Libert[28] et Paradol,
qui avait recruté dans les récentes promotions de l'École normale toute
une élite de collaborateurs pour sa _Revue de l'Instruction
publique_[29], eut l'idée de lui demander d'écrire un Guide aux
Pyrénées. Taine rapporta de son voyage un livre qui ne ressemblait guère
à un guide, et qui était un mélange original de puissantes descriptions
de nature, d'amusants croquis de mœurs rurales, d'observations
satiriques sur la société des villes d'eaux, de souvenirs historiques
racontés avec une verve pittoresque. De plus, sous le voyageur érudit,
observateur et humoriste, on voyait partout percer le philosophe dont la
forte pensée affleurait à chaque page comme la roche au milieu des
gazons des vallées pyrénéennes, et qui cherchait dans le sol, la
lumière, la végétation, les animaux et les hommes, la force unique dont
l'univers entier n'est que la manifestation infiniment variée. Le volume
parut en 1855 avec de charmantes illustrations de Gustave Doré.

Cette année 1854 est une date importante dans la vie de Taine. Le repos
auquel il fut contraint, l'obligation de se mêler aux hommes, de se
promener, de voyager, l'arrachèrent à sa vie claustrale et à son travail
solitaire pour le mettre en contact plus direct avec la réalité. Sa
méthode d'exposition philosophique s'était modifiée pendant cette année
d'observation de la vie réelle. Au lieu du procédé déductif qui part du
fait le plus général ou de l'idée la plus abstraite pour en suivre de
degré en degré les conséquences et les réalisations concrètes, il
procédera dorénavant en sens inverse et par induction; il prendra la
réalité pour point de départ et remontera par groupements successifs de
faits jusqu'aux faits les plus généraux et aux idées directrices. Les
conceptions _a priori_ n'auront plus de place dans sa méthode que comme
procédé d'investigation, au même titre que l'hypothèse dans les
sciences. Rien de plus instructif à cet égard que la comparaison de sa
thèse française avec le volume intitulé: _La Fontaine et ses Fables_,
qui parut en 1860 et qui en est le remaniement. La théorie sur la Fable
poétique qui formait en 1853 le premier chapitre devient en 1860 le
dernier. Une introduction toute nouvelle sur l'esprit gaulois, le sol,
la race, sur la personne et la vie de La Fontaine prend la place de
cette théorie et est destinée à expliquer l'œuvre. Enfin, au lieu d'une
conclusion abstraite et vague sur le beau, nous avons une conclusion
très concrète et précise sur les circonstances historiques qui ont
favorisé l'éclosion des divers génies poétiques. De même l'_Essai sur
les sensations_ sous sa première forme partait du moi, de [Grec:
entelecheia] pour aboutir à l'impression sensible; dans
l'_Intelligence_, Taine partira des sensations les plus ordinaires pour
s'élever par des généralisations de plus en plus étendues à la loi et à
la cause, et enfin jusqu'au point où l'être même s'identifie avec
l'idée. Avec sa méthode, son style se modifiait aussi. Sa thèse se
ressentait encore des souvenirs de collège et d'école, des élégances
apprêtées des devoirs de rhétorique; il y avait encore dans l'_Essai sur
Tite-Live_ quelque chose de raide, de froid et d'abstrait. Avec le
_Voyage aux Pyrénées_ le style de Taine devient vivant et coloré; son
œil se montre extraordinairement sensible à toutes les apparences
extérieures des choses; il s'applique à les rendre dans tout leur
relief, et il recouvre la logique de ses raisonnements d'un brillant
manteau d'images. Ses carnets de notes, où autrefois tout était classé
par idées abstraites, deviennent des recueils d'impressions visuelles,
d'observations de caractères et de mœurs, rendues avec une intensité
parfois excessive. Mais en même temps il est fidèle à ses habitudes
d'ordre méthodique et de construction régulière. Son imagination est
mise au service de sa logique et c'est par des procédés de développement
oratoire qu'il cherche à donner du mouvement et de l'animation à ses
classifications progressives. On reconnaîtra toujours en lui l'homme qui
avait éprouvé ses premières sensations littéraires en lisant Guizot et
Jouffroy, et qui eut un culte pour Macaulay. «Ma forme d'esprit, dit une
note écrite le 18 février 1862, est française et latine; classer les
idées en files régulières, avec progression, à la façon des
naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement... Je
me souviens fort bien qu'à dix où onze ans, chez ma grand'mère, je
lisais avec intérêt une discussion de je ne sais plus qui sur le
_Paradis perdu_. de Milton. C'était un critique du XVIIIe siècle, qui
démontrait, réfutait en partant des principes. L'histoire de la
civilisation de Guizot, les cours de Jouffroy m'ont donné la première
grande sensation de plaisir littéraire, à cause des classifications
progressives. Mon effort est d'atteindre l'essence, comme disent les
Allemands, non de primesaut, mais par une grande route, unie,
carrossable. Remplacer l'intuition (_Insight_), l'abstraction subite
(_Vernunft_), par l'analyse oratoire; mais cette route est dure à
creuser.» Il est deux dons de l'artiste et de l'écrivain qu'il admirait
par-dessus tous les autres et qu'il regretta toujours de ne pas
posséder: l'art de raconter et celui de créer des personnages vivants et
agissants. Il mettait au premier rang l'art du romancier. Il essaya même
d'écrire un roman, mais s'arrêta au bout de quatre-vingt-dix pages,
s'apercevant que son roman n'était que de l'analyse psychologique
personnelle. Aussi disait-il avec une modestie excessive: «J'ai vu de
trop près les vrais artistes, les têtes fécondes, capables d'enfanter
des figures vivantes, pour admettre que j'en sois un[30].»

En même temps que ce changement se produisait dans sa manière d'écrire
et dans sa méthode d'exposition, sa vie même devenait moins concentrée
et moins solitaire. Il s'était installé avec sa mère et sa sœur dans
l'île Saint-Louis. Il avait retrouvé à Paris, Planat, Paradol, About qui
revenait de Grèce plus exubérant de vie et plus étincelant d'esprit que
jamais; il faisait la connaissance de Renan et par Renan celle de
Sainte-Beuve; il entretenait des relations amicales avec M. E. Havet qui
avait été trois mois son professeur à l'École normale, et qui lui
témoignait le plus affectueux intérêt; Gustave Doré et Planat l'avaient
mis en relation avec des artistes; il continuait ses études de médecine
et de physiologie: il s'entretenait avec Franz Wœpke[31] de philologie
et de mathématiques. Ceux qui l'ont connu pendant les années 1855-1856
nous le représentent comme plein de verve et de gaieté, recherchant, non
le grand monde, mais la société de camarades intelligents, avec qui il
pouvait causer, discuter librement comme autrefois dans la maison de la
rue d'Ulm, se détendre après les heures de travail. Ces années 1855-1856
furent des années d'activité féconde et joyeuse où Taine sentait son
talent s'affermir de jour en jour. Il débute le 1er février 1855 dans la
presse périodique par un article sur La Bruyère donné à la _Revue de
l'Instruction publique_. Il publie dans cette Revue dix-sept articles en
1855, vingt en 1856, sur les sujets les plus divers, passant de La
Rochefoucauld à Washington et de Ménandre à Macaulay. Le 1er août 1855,
il commence à la _Revue des Deux Mondes_, par un article sur Jean
Reynaud, une collaboration qui devait continuer jusqu'à sa mort. Le 3
juillet 1856 paraissait son premier article au _Journal des Débats_, sur
Saint-Simon, et à partir de 1857, il devint un des collaborateurs
assidus de ce journal.

Un esprit aussi puissant et aussi constructif que celui de Taine ne
pouvait se contenter de poursuivre, par une série d'études isolées, à
travers les histoires et les littératures[32], la vérification de son
système sur «la race, le moment, le milieu et la faculté maîtresse»,
système dont il avait fait la première application rigoureuse à
Tite-Live. Il avait besoin de l'adapter à un vaste ensemble de faits,
d'écrire un grand chapitre d'histoire littéraire qui serait en même
temps un chapitre de l'histoire du cœur humain, un essai partiel de
philosophie de l'histoire, ou pour parler son langage, d'anatomie et de
physiologie historiques.

Dès le 17 janvier 1856, son _Histoire de la Littérature anglaise_ est
annoncée, et à partir de cette date, les articles qui paraissent coup
sur coup en 1856 dans la _Revue de l'Instruction publique_, et depuis
1856 dans la _Revue des Deux Mondes_, nous montrent l'œuvre déjà
construite tout entière dans son esprit, et son exécution poursuivie
avec une régularité et une vigueur qui ne faiblissent pas un instant.

Mais avant de procéder à cette grande synthèse historique et
philosophique, Taine avait à y préparer les esprits et à déblayer le
terrain devant lui. Il avait un compte à régler avec l'éclectisme, qui
mettait la rhétorique à la place de la science, et qui était à ses yeux
la négation même de la philosophie, par cela même qu'il prétendait
l'administrer et avoir seul le droit d'être enseigné[33]. Du 14 juin
1855 au 9 octobre 1856, il publia dans la _Revue de l'Instruction
publique_ une série d'articles sur les _Philosophes français au XIXe
siècle_, articles qui parurent en volume au commencement de 1857. Sous
une forme ironique jusqu'à l'irrévérence, mais aussi avec
l'argumentation la plus vigoureuse et la plus pressante, il attaquait
tous les principes sur lesquels reposait le spiritualisme classique. Il
réhabilitait le sensualisme de Condillac en le complétant et en
l'élargissant, et il terminait son livre par l'esquisse d'un système qui
appliquait aux recherches psychologiques et même métaphysiques les
méthodes des sciences exactes. Faut-il voir dans ce livre une œuvre de
rancune contre la doctrine au nom de laquelle il avait été naguère
condamné? Il serait sans doute téméraire d'affirmer que ses déboires
universitaires ne lui eussent pas laissé d'amers souvenirs; mais il
était incapable de céder consciemment à des ressentiments personnels. Il
considérait sincèrement l'existence d'une doctrine philosophique
officielle comme une atteinte à la liberté de penser, comme un obstacle
à tout progrès spéculatif. S'il donna à ces attaques une forme parfois
irrespectueuse, c'est que cette doctrine lui paraissait manquer souvent
de sérieux. Comme il s'agissait moins de réfuter des idées que de
détruire la tyrannie d'une école et qu'il voulait se faire entendre du
grand public et surtout des jeunes gens, il employait la plus redoutable
des armes, l'ironie, qu'il maniait, il faut le dire, à la façon d'une
catapulte plutôt que d'une fronde. Enfin, il avait vingt-sept ans, il
sentait sa jeunesse et sa force et il avait besoin de les dépenser. _Les
Philosophes français_ représentent, dans la vie de M. Taine, ses folies
de jeunesse. Ce fut sa manière de jeter sa gourme.

Le succès du livre fut retentissant. Taine devint célèbre du jour au
lendemain. Jusque-là les seuls articles importants qui eussent été
consacrés à ses écrits étaient un article d'About sur le _Voyage aux
Pyrénées_[34], un article de Paradol[35] et deux articles de Guillaume
Guizot sur le Tite-Live[36]; mais c'étaient des articles d'amis. Après
les _Philosophes français_, les articles de Sainte-Beuve dans le
_Moniteur_[37], de Planche dans la _Revue des Deux Mondes_[38], de Caro
dans la _Revue contemporaine_[39], de Schérer dans la _Bibliothèque
universelle_[40], nous prouvent qu'il est désormais au premier plan
parmi les hommes de la nouvelle génération littéraire. Renan seul
pouvait lui disputer la première place, et Caro les attaquait ensemble
dans son article sur «l'Idée de Dieu dans une jeune école», article
habile et éloquent, violent sous des formes courtoises, qui fut
considéré comme la réponse de l'école éclectique, et fut reproduit tout
entier dans le _Journal général_ (officiel) _de l'Instruction publique_.
Les critiques ne s'accordaient pas très bien dans leurs tentatives pour
caractériser les doctrines de Taine. La presse religieuse, dans sa
vieille haine contre M. Cousin, parlait du livre avec faveur; Schérer
faisait de lui un pur positiviste, Planche, un panthéiste spinoziste,
Caro un matérialiste. Planche prétendait qu'il exposait en rhéteur ce
que Spinoza avait exposé en géomètre; Caro lui reprochait de revêtir des
formules de Hegel le naturalisme de Diderot. Personne, sauf Cournault
dans la _Correspondance littéraire_, ne paraît avoir bien saisi sa
théorie sur l'identité de l'idée de cause et de l'idée de loi, ni
compris que son système, loin d'être un mélange hybride de métaphysique
allemande et d'idéologie française, était parfaitement cohérent,
solidement construit et en partie nouveau. Tous d'ailleurs, à
l'exception de Cournault, étaient d'accord pour le blâmer de vouloir
appliquer des classifications, des méthodes et des formules
scientifiques à la critique littéraire et à l'histoire, et pour
condamner son système, tout en admirant son talent.

Taine avait une foi trop candide dans la puissance de la vérité pour
aimer la polémique. Il croyait que le vrai doit triompher tôt ou tard
par sa seule vertu, et que les polémiques, qui transforment les luttes
de doctrines en querelles de personnes, ne font qu'obscurcir les
questions. Il ne répondit aux objections que par des œuvres nouvelles.
Il publia en 1858 un volume d'_Essais de critique et d'histoire_, en
1860 _La Fontaine et ses Fables_, et une deuxième édition légèrement
adoucie des _Philosophes français_[41]. Il poursuivit sans défaillance
l'achèvement de son grand ouvrage sur _la littérature anglaise jusqu'à
Byron_, qui parut en trois volumes in-8° à la fin de 1863.

Taine avait raison d'avoir confiance dans l'avenir. Non seulement il
avait porté à l'éclectisme des coups dont celui-ci devait demeurer à
jamais meurtri, mais, en dépit de toutes les résistances, ses principes
de critique et ses doctrines philosophiques pénétraient peu à peu dans
tous les esprits. Modifiées sans doute et atténuées, mais toujours
reconnaissables, elles ont fini par prendre place parmi les idées
courantes du siècle, au même titre que les vues de Kant sur le caractère
subjectif des notions premières de la raison, que la conception de
l'éternel devenir de Hegel ou que la théorie des trois états de Comte.
Aucun écrivain n'a exercé en France dans la seconde moitié de ce siècle
une influence égale à la sienne; partout, dans la philosophie, dans
l'histoire, dans la critique, dans le roman, dans la poésie même, on
retrouve la trace de cette influence.

À aucun moment elle ne fut plus marquée que dans les dix dernières
années du second Empire. Taine était devenu presque un chef d'école; les
jeunes gens allaient lui demander des directions et des conseils; il
était obligé de laisser le monde usurper une petit part de son temps;
Sainte-Beuve, qu'il voyait régulièrement aux fameux dîners de quinzaine
du restaurant Magny, avec Renan, Schérer, Nefftzer, Robin, Berthelot,
Gautier, Flaubert, Saint-Victor, les Goncourt, l'avait présenté à la
princesse Mathilde en qui il trouva une admiratrice intelligente et une
amie dévouée. L'air et la liberté commençaient à rentrer dans
l'Université en même temps que dans le gouvernement, et Taine pouvait
espérer que l'enseignement public allait lui être rouvert. En 1862, il
fut candidat à la chaire de littérature de l'École polytechnique, et si
M. de Loménie lui fut préféré, il s'en fallut de peu qu'il ne réussît.
L'année suivante, en mars 1863, sur la présentation de M. Duruy,
ministre de l'instruction publique, le maréchal Randon, ministre de la
guerre, le nomma examinateur (d'histoire et d'allemand) au concours
d'admission à Saint-Cyr. Le 26 octobre de l'année suivante, il
remplaçait Viollet-le-Duc comme professeur d'esthétique et d'histoire de
l'art à l'École des beaux-arts. Il était bien vengé des persécutions de
1851 et 1852.

Il avait cependant, à ce moment même, soulevé de nouvelles tempêtes et
avait eu à subir de violentes attaques. La nomination de Renan au
Collège de France et la candidature de Taine à l'École polytechnique
avaient alarmé monseigneur Dupanloup. Il avait lancé, en 1863, un
virulent _Avertissement à la Jeunesse et aux Pères de famille_, dirigé
contre MM. Renan, Taine et Littré, auxquels il avait joint, bien
gratuitement, l'inoffensif M. Maury. Cet avertissement était un appel
peu déguisé de l'autorité ecclésiastique au bras séculier. Le bras
séculier sévit en effet. Le cours de Renan fut suspendu et la nomination
de Taine à Saint-Cyr, un instant rapportée, ne fut confirmée que sur
l'intervention pressante de la princesse Mathilde. Au mois de décembre
1863, paraissait l'_Histoire de la Littérature anglaise_, précédée d'une
introduction où se trouvait exposée, sans aucun ménagement pour les
idées reçues, une philosophie de l'histoire strictement déterministe.
Taine présenta son ouvrage à l'Académie française pour le prix Bordin.
En 1864 comme en 1854, il eut M. Guizot pour chaud défenseur; mais cette
fois l'hérésie n'était plus latente comme dans l'_Essai sur Tite-Live_,
elle se faisait agressive; elle était développée dans tout l'ouvrage et
condensée dans l'introduction en corps de doctrine. M. de Falloux et
monseigneur Dupanloup attaquèrent Taine avec violence; Sainte-Beuve et
Guizot le défendirent avec ardeur. Après trois séances de discussions
passionnées, l'Académie décida que le prix ne pouvant être donné à M.
Taine ne serait décerné à personne[42]. Cette décision sans précédents
était le plus flatteur des hommages. Taine ne devait plus se soumettre
aux suffrages de l'Académie que comme candidat, une première fois en
1874 où il échoua dans une triple élection contre MM. Mézières, Caro et
Dumas, et deux fois en 1878 où, après avoir échoué en mai contre H.
Martin, il fut enfin élu en novembre en remplacement de M. de Loménie,
peu de temps après Renan. Entre la première et la troisième élection
avaient paru les deux premiers volumes des _Origines de la France
contemporaine_; et, par un curieux revirement, il fut soutenu en 1878
par beaucoup de ceux qui l'avaient combattu en 1864 et 1874. Il apporta,
dans l'accomplissement de ses devoirs académiques, la scrupuleuse
conscience qu'il mettait à toutes choses, et il ne tarda pas à acquérir
une réelle autorité dans cette compagnie à laquelle il avait inspiré une
si longue défiance.

Les années 1864 à 1870 forment une période nouvelle et particulièrement
heureuse dans la vie de Taine. Ce n'est plus le travail solitaire et
claustral des années 1852 à 1854; ce n'est plus l'exubérance un peu
batailleuse des années 1855 à 1864; c'est une activité calme, régulière
et comme épanouie. Il aimait ses fonctions d'examinateur pour Saint-Cyr,
non seulement parce que trois mois de travail assidu lui assuraient une
situation matérielle qui, avec ses habitudes de vie simple, était
presque la richesse, mais aussi parce que ses tournées en province lui
permettaient de faire une enquête minutieuse sur la société française,
département par département, interrogeant ses anciens camarades, faisant
causer, suivant sa coutume, bourgeois, ouvriers et paysans. L'École des
beaux-arts, où il devait professer vingt ans, de 1864 à 1883, avec une
seule interruption en 1876-77[43], ne prenait également qu'une part très
limitée de son temps. Il n'avait que douze leçons à donner par an et il
avait borné son enseignement, réparti sur un cycle de cinq ans, aux
exemples les plus caractéristiques à ses yeux, la Grèce, l'Italie et les
Pays-Bas. L'Italie occupait à elle seule trois années, une année était
donnée aux Pays-Bas et une à la Grèce. Il connaissait particulièrement
bien l'Italie et songea même un instant à lui consacrer un ouvrage
étendu. Il y fit plusieurs voyages et, par une heureuse coïncidence,
l'année même où il fut nommé à l'École des beaux-arts, il y avait passé
trois mois, de février à mai 1864, pour se reposer des fatigues causées
par l'achèvement de sa _Littérature anglaise_. Mais ce voyage, qui lui
fournit la matière des deux étincelants volumes publiés en articles dans
la _Revue des Deux Mondes_, de décembre 1864 à mai 1866[44], ne fut
guère un repos pour lui. Il passait ses journées dans les églises et
dans les musées, lisait beaucoup, prenait des notes sans nombre, et
allait le soir dans le monde, étudiant l'Italie moderne, sociale et
politique, avec autant de soin qu'il étudiait l'Italie ancienne dans son
histoire et ses monuments[45]. À peine installé dans sa chaire, il
publiait coup sur coup la _Philosophie de l'Art_ (1865), la _Philosophie
de l'Art en Italie_ (1866), _l'Idéal dans l'Art_ (1867), la _Philosophie
de l'Art dans les Pays-Bas_ (1868), et la _Philosophie de l'Art en
Grèce_ (1869), petits écrits qui devaient être réunis plus tard (1880),
en deux volumes, sous le titre de: _Philosophie de l'Art_. Ce titre
était exact, car ces petits livres si vivants, si pleins de faits et
d'images, ne sont pas autre chose que la démonstration, par des exemples
tirés de l'histoire de l'art, des idées dont la _Littérature anglaise_
avait donné la démonstration par des exemples tirés de l'histoire
littéraire.

Il caractérise admirablement sa conception de l'histoire, dans une
lettre à E. Havet du 29 avril 1864:

«Je n'ai jamais prétendu qu'il y eût en histoire ni dans les sciences
morales des théorèmes analogues à ceux de la géométrie[46]. L'histoire
n'est pas une science analogue à la géométrie, mais à la physiologie et
à la zoologie. De même qu'il y a des rapports fixes, mais non mesurables
quantitativement, entre les organes et les fonctions d'un corps vivant,
de même il y a des rapports précis, mais non susceptibles d'évaluations
numériques, entre les groupes de faits qui composent la vie sociale et
morale. J'ai dit cela expressément dans ma préface en distinguant entre
les sciences exactes et les sciences inexactes, c'est-à-dire les
sciences qui se groupent autour des mathématiques et les sciences qui se
groupent autour de l'histoire, toutes deux opérant sur des quantités,
mais les premières sur des quantités mesurables, les secondes sur des
quantités non mesurables. La question se réduit donc à savoir si l'on
peut établir des rapports précis non mesurables entre les groupes
moraux, c'est-à-dire entre la religion, la philosophie, l'État social,
etc., d'un siècle ou d'une nation. Ce sont ces rapports précis, ces
relations générales nécessaires que j'appelle _lois_, avec Montesquieu;
c'est aussi le nom qu'on leur a donné en zoologie et en botanique. La
préface expose le système de ces lois historiques, les connexions
générales des grands événements, les causes de ces connexions, la
classification de ces causes, bref, les conditions du développement et
des transformations humaines... Vous citez mon parallèle entre la
conception psychologique de Shakspeare et celle de nos classiques
français, et vous dites que ce ne sont pas là des lois; ce sont des
types, et j'ai fait ce que font les zoologistes lorsque, prenant les
poissons et les mammifères, par exemple, ils extraient de toute la
classe et de ses innombrables espèces un type idéal, une forme abstraite
commune à tous, persistant en tous, dont tous les traits sont liés, pour
montrer ensuite comment le type unique, combiné avec les circonstances
générales, doit produire les espèces. C'est là une construction
scientifique semblable à la mienne. Je ne prétends pas plus qu'eux
deviner, sans l'avoir vu et disséqué, un être vivant, mais j'essaie
comme eux d'indiquer les types généraux sur lesquels sont bâtis les
êtres vivants, et ma méthode de construction ou de reconstruction a la
même portée en même temps que les mêmes limites.

«Je tiens à mon idée parce que je la crois vraie, et capable, si elle
tombe plus tard en bonnes mains, de produire de bons fruits. Elle traîne
par terre depuis Montesquieu; je l'ai ramassée, voilà tout.»

Tout en publiant ses _Nouveaux Essais de critique et d'histoire_ (1865),
il se délassait du professorat et de ses travaux de longue haleine en
réunissant, dans un cadre de fantaisie, les notes qu'il avait prises
depuis dix ans sur Paris et la société française. Bien que la _Vie
parisienne_, où _la Vie et opinions de Thomas Graindorge_ parut de 1863
à 1865[47], fût loin d'être alors ce qu'elle est devenue depuis, on eut
quelque peine à reconnaître l'auteur de _la Littérature anglaise_ sous
les traits du marchand de porcs de Chicago; et, tout en admirant la
verve de Graindorge et la profondeur philosophique de quelques-uns de
ses traits satiriques, on fut bien aise de retrouver le vrai Taine dans
le volume complémentaire de _la Littérature anglaise_, paru en 1867, et
consacré à l'époque contemporaine.

Cette œuvre achevée, bien des projets s'agitaient dans son cerveau. Il
traça le plan d'un livre sur _les Lois de l'Histoire_, puis d'un autre
sur _la Religion et la Société en France au XIXe siècle_. Enfin, il se
décida à donner au public le livre qu'il méditait et auquel il
travaillait sans cesse depuis 1851, sa Théorie de _l'Intelligence_. Il
s'y consacra tout entier en 1868 et 1869 et l'ouvrage parut en janvier
1870. C'est l'œuvre maîtresse de Taine par la force et l'originalité des
idées, par la solidité de la construction, par la fermeté et l'austère
beauté du style. Tous les travaux de psychologie qui ont été entrepris
depuis lors sont tributaires de cet ouvrage magistral, que les
découvertes ultérieures de la science n'ont fait que confirmer dans
presque toutes ses parties. Ce livre était si bien le fruit naturel et
lentement mûri de tout le développement intellectuel de Taine que sa
composition, loin d'être une fatigue, fut une joie. Il en possédait
toutes les parties tellement présentes à son esprit que la dernière
copie fut écrite par lui sans brouillon sous les yeux et presque sans
rature.

Pendant ces années, un grand changement était survenu dans la vie de
Taine. Le 8 juin 1868, il avait épousé mademoiselle Denuelle, la fille
d'un architecte de grand mérite. Je contreviendrais à la volonté maintes
fois exprimée de M. Taine si je faisais ici autre chose que l'histoire
de ses livres et de son esprit; mais cette histoire serait-elle complète
si je ne disais pas que dans l'existence nouvelle et plus large qui lui
était faite, dans les affections qui s'ajoutaient sans rien leur
retrancher à celles dont son cœur avait vécu jusque-là, dans la présence
d'une femme capable et digne de s'associer à tous ses intérêts, et
d'enfants qui ne lui ont apporté que de la joie et de la fierté, il a
trouvé, avec un bonheur complet, les forces nécessaires pour accomplir
la dernière et la plus fatigante partie de son œuvre. Il put organiser
sa vie selon les exigences de son travail et de sa santé, renoncer
entièrement aux obligations mondaines sans avoir à souffrir de la
solitude, se faire le centre d'un cercle choisi de lettrés, de savants
et d'artistes, passer de longs mois à la campagne sur les bords du lac
d'Annecy, dans cette charmante propriété de Boringe qu'il acquit en
1874, où il trouvait, avec un renouveau de vigueur, le calme
indispensable pour mettre en œuvre les matériaux accumulés à Paris
pendant l'hiver, et où sa famille et ses amis jouissaient
délicieusement, dans de longues et libres causeries, des trésors de son
cœur et de son esprit, répandus sans compter avec une bonne grâce
toujours souriante.

Ce bonheur domestique, ces joies intimes allaient lui être
particulièrement nécessaires dans les jours troublés qui se préparaient
pour la France et qui devaient lui imposer une tâche inattendue et
accablante. Une fois sa psychologie théorique fixée dans le livre de
_l'Intelligence_, il songeait, comme diversion à ce grand effort
d'abstraction, à revenir aux choses concrètes et vivantes, en continuant
les études de psychologie sociale, les observations de mœurs qui étaient
à ses yeux la base même de la philosophie et de l'histoire. Il avait
rapporté d'un long séjour en Angleterre, en 1858, des notes abondantes,
qu'il devait publier en 1872 après les avoir complétées dans un second
voyage en 1871. _Graindorge_ est un ouvrage du même genre sous une forme
humoristique. Ses voyages en France et en Italie lui avaient fourni des
notes analogues qu'il comptait utiliser un jour. Il lui manquait la
connaissance directe de l'Allemagne dont la transformation récente par
la conquête prussienne lui paraissait mériter une étude. Il partit le 28
juin 1870 pour la visiter. Il avait déjà vu Francfort, Weimar, Leipsig,
Dresde, quand son voyage fut subitement interrompu par un deuil de
famille et par la déclaration de la guerre.

Son projet de livre sur l'Allemagne ne devait jamais être repris. Une
œuvre nouvelle s'imposait à lui. À Tours, où il avait passé l'hiver de
1870-1874, il avait pu voir de près, dans les jours de crise
révolutionnaire et de désarroi universel, les vices de la machine
gouvernementale et les défaillances de l'esprit public. En se rendant
pendant la Commune en Angleterre, où il avait été appelé pour faire des
conférences à Oxford, il fut frappé de la puissance de ce pays aux
fortes traditions historiques, en regard de la désorganisation du pays
qui avait en 1789 fait table rase du passé pour reconstruire l'édifice
politique et social d'après des vues de l'esprit. Il avait été
bouleversé jusqu'au fond de l'âme par la guerre, par les conditions
cruelles de la paix, par les atrocités de la Commune. Il sentait la
nécessité pour tout Français, dans ce naufrage de la grandeur nationale,
de travailler au salut de la France. Il publiait, le 9 octobre 1870, un
admirable article sur _l'Opinion en Allemagne et les conditions de la
paix_ et, en 1874, une brochure pleine de sagesse sur _le Suffrage
universel et la manière de voter_, où il exposait les avantages du
suffrage à deux degrés. Il prit une part active et un intérêt passionné
à la création de l'École des sciences politiques, fondée par son ami E.
Boutmy, et dans laquelle il voyait un instrument puissant de relèvement
social.

Les projets plus ou moins vagues qu'il avait naguère conçus de travaux
sur la Révolution, sur les lois de l'histoire, sur la société et la
religion en France, se représentaient à lui sous une forme nouvelle:
expliquer par l'étude des révolutions survenues entre 1789 et 1804
l'état d'instabilité politique et de malaise social dont souffre la
France et qui l'affaiblit graduellement.

Il allait avoir à appliquer à une grande période de l'histoire, les
principes et la méthode qu'il avait déjà appliqués à la littérature et à
l'art; mais il n'allait pas apporter, à cette tentative nouvelle, tout à
fait le même esprit. Sans doute, il procédera toujours en philosophe et
en savant; il pensera toujours que faire de la science est la meilleure
manière de faire de la politique; mais ce ne sera plus de la science
absolument désintéressée. Il ne pourra plus dire, comme autrefois, qu'il
a fait deux parts de lui-même, et que l'homme qui écrit ne s'inquiète
pas si l'on peut tirer de la vérité des effets utiles, ignore s'il est
célibataire ou marié, s'il existe des Français ou non. L'homme qui écrit
sera désormais un Français, marié, qui s'inquiète pour ses concitoyens
et pour ses enfants des destinées de la patrie, et qui songe à lui être
utile, en lui révélant les causes des maux dont elle est travaillée. Il
ne sera plus un naturaliste qui décrit avec une curiosité également
amusée des monstres ou des êtres normaux, les ravages des tempêtes ou le
retour régulier des marées; il sera un médecin au lit d'un malade,
épiant les symptômes du mal, anxieux d'en diagnostiquer la nature et
désireux de le guérir. Il est trop modeste pour s'imaginer qu'il possède
le remède, mais il croit fermement que la science le découvrira. Pour
lui, il sera satisfait s'il a contribué à éclairer le patient sur les
causes de sa maladie:

«Mon livre, écrit-il à E. Havet, le 24 mars 1878, si j'ai assez de force
et de santé pour l'achever, sera une consultation de médecin. Avant que
le malade accepte la consultation du médecin, il faut beaucoup de temps;
il y aura des imprudences et des rechutes; au préalable, il faut que les
médecins, qui ne sont pas du même avis, se mettent d'accord. Mais je
crois qu'ils finiront par s'y mettre, et les raisons de mon espérance
sont celles-ci: on peut considérer la Révolution française comme la
première application des sciences morales aux affaires humaines; ces
sciences, en 1785, étaient à peine ébauchées; leur méthode était
mauvaise; elles procédaient _a priori_; leurs solutions étaient bornées,
précipitées, fausses. Combinées avec le fâcheux état des affaires
publiques, elles ont produit la catastrophe de 1789 et la très
imparfaite réorganisation de 1800. Mais, après une longue interruption
et un véritable avortement, voici que ces sciences recommencent à
fleurir; elles ont changé complètement de méthode et se font _a
posteriori_. En vertu de cette méthode, leurs solutions seront toutes
différentes, bien plus pratiques. La notion qu'elles donneront de l'État
sera neuve...--Insensiblement, l'opinion changera; elle changera à
propos de la Révolution française, de l'Empire, du suffrage universel
direct, du rôle de l'aristocratie et des corps dans les sociétés
humaines. Il est probable qu'au bout d'un siècle, une pareille opinion
aura quelque influence, sur les Chambres, sur le Gouvernement. Voilà mon
espérance; j'apporte un caillou dans une ornière, mais dix mille
charretées de cailloux bien posés et bien tassés finiront par faire une
route... La reine légitime du monde et de l'avenir n'est pas ce qu'en
1789 on nommait la _raison_: c'est ce qu'en 1878 on nomme la _science_.»

Il disait dans la même lettre:

«J'ai écrit en conscience, après l'enquête la plus étendue et la plus
minutieuse dont j'ai été capable. Avant d'écrire, j'inclinais à penser
comme la majorité des Français, seulement mes opinions étaient une
impression plus ou moins vague et non une foi. C'est l'étude des
documents qui m'a rendu iconoclaste. Le point essentiel... ce sont les
idées que nous nous faisons des principes de 89. À mes yeux, ce sont
ceux du _Contrat social_, par conséquent ils sont faux et malfaisants...
Rien de plus beau que les formules _Liberté_, _Égalité_ ou, comme le dit
Michelet, en un seul mot, _Justice_. Le cœur de tout homme qui n'est pas
un sot ou un drôle est pour elles. Mais en elles-mêmes elles sont si
vagues, qu'on ne peut les accepter sans savoir au préalable le sens
qu'on y attache. Or, appliquées à l'organisation sociale, ces formules,
en 1789, signifiaient une conception courte, grossière et pernicieuse de
l'État. C'est sur ce point que j'ai insisté; d'autant plus que la
conception dure encore et que la structure de la France, telle qu'elle a
été faite de 1800 à 1810, par le Consulat et l'Empire, n'a pas changé.
Nous en souffrirons probablement encore pendant un siècle et peut-être
davantage. Cette structure a fait de la France une puissance de second
ordre; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures.»

Il faut toujours se rappeler, en lisant son grand ouvrage des
_Origines_, dans quel esprit il l'a écrit, quel caractère et quel but il
lui a assignés. Cela est nécessaire pour le bien comprendre, pour
apprécier avec équité ce qui nous paraît au premier abord excessif,
exclusif ou erroné. Si Taine, comme tous les médecins très
consciencieux, fut disposé à s'exagérer la gravité du mal, il était, par
contre, incapable de chercher à flatter les goûts du malade, et les
divers partis politiques qui ont tour à tour vu en lui un allié ou un
adversaire se sont également mépris sur ses intentions. La recherche de
la popularité lui était aussi étrangère que la crainte du scandale. Son
premier volume a indigné les admirateurs de l'ancien régime, les trois
suivants ceux de la Révolutionnes deux derniers ceux de l'Empire. Pour
lui, il se sentait aussi incapable de donner un avis sur leurs querelles
que Spinoza l'eût été de se prononcer entre les Arminiens et les
Gomaristes[48]. Il était en dehors et au-dessus des partis; il ne
songeait qu'à la France et à la science.

Il s'était mis à sa tâche avec une conscience et une énergie que rien ne
pouvait ébranler, ni les défaillances de sa santé, ni les fausses
appréciations de la critique et du public. Depuis l'automne de 1871, les
_Origines de la France contemporaine_ prirent tout son temps et toutes
ses pensées[49].

Il faisait lui-même l'énorme travail préparatoire de lecture et de
dépouillement des textes manuscrits et imprimés; les notes innombrables
qui lui ont servi de matériaux ont toutes été prises de sa main. Il
jugeait en outre nécessaire d'acquérir en législation, en droit
administratif, en matière financière, la compétence d'un spécialiste. En
1884, il renonça à son enseignement de l'École des beaux-arts pour
pouvoir se consacrer plus entièrement à sa tâche. Il a succombé avant de
l'avoir achevée. Il tomba malade dans l'automne de 1892 et mourut le 5
mars 1893. Il lui restait à tracer le tableau de la famille et de la
société françaises, dont il avait recueilli les éléments dès 1866, et à
exposer le développement des sciences et de l'esprit scientifique au
XIXe siècle. Ce dernier livre eût été comme sa confession de foi
philosophique et la conclusion naturelle de l'ouvrage, car il y aurait
indiqué les voies où la France devra un jour trouver la guérison de ses
maux et la réparation de ses erreurs. Ses _Origines_ terminées, il
devait revenir à un projet déjà ancien et écrire un _Traité de la
volonté_. Ce travail de pure psychologie eût été le couronnement de la
dernière phase de son activité intellectuelle comme les _Philosophes
français_ en terminent la première et l'_Intelligence_ la seconde. Son
œuvre de littérateur et d'historien, qui a ses racines dans sa
conception philosophique du monde et de l'homme, se serait ainsi trouvée
encadrée entre trois ouvrages de philosophie, le premier consacré à la
critique et à la négation, les deux autres à l'affirmation et à la
reconstruction.

Il est à jamais déplorable que Taine n'ait pas pu donner à sa théorie de
l'_Intelligence_ son pendant et son complément naturel dans une théorie
de la _Volonté_. Il eût été beau de voir le plus mystérieux des
phénomènes psychiques expliqué et analysé par un homme dont la vie et
l'activité tout entières ont été un miracle de volonté, et il aurait
contribué à ramener sur le terrain solide de l'observation psychologique
et de la science positive une génération qui semble parfois disposée à
ne voir dans les conquêtes de la science que des domaines nouveaux
ouverts à la rêverie.

Bien qu'elle soit demeurée inachevée, l'œuvre de Taine nous impose par
sa grandeur, sa grandeur et son unité. _L'Intelligence_ (1868-1870) en
forme le centre et en donne la clef. Tous ses autres écrits n'en sont
que des illustrations. De 1848 à 1853 il fixe pour lui-même sa méthode
et son système; de 1853 à 1858 il parcourt l'histoire et le monde pour
chercher dans des cas particuliers (_La Fontaine_, _Tite-Live_, les
_Essais_) des vérifications de cette méthode et de ce système; de 1858 à
1868 il les applique à de larges généralisations littéraires et
artistiques, de 1870 à 1893 à une vaste généralisation historique. Il y
a peu d'exemples d'une pensée aussi fidèle à elle-même, aussi nettement
formulée dès le début, aussi rigoureusement maintenue jusqu'au bout dans
sa ligne inflexible à travers une accumulation incessante de faits, un
jaillissement intarissable d'idées et d'images. De la première ébauche
de sa thèse sur les sensations au dernier chapitre de ses _Origines_,
Taine reste identique à lui-même, et la préface du _Tite-Live_, la
conclusion des _Philosophes français_, l'_Introduction à la Littérature
anglaise_, le livre de l'_Intelligence_, marquent les points de repère
d'un système plutôt que les étapes d'une pensée qui évolue.

La conception que les penseurs se font de l'Univers n'est que l'image
agrandie de leur propre personnalité intellectuelle. L'œuvre de Taine a
été ce que l'Univers était pour lui: le rayonnement prodigieusement
varié et merveilleusement coloré d'une pensée unique. Il n'est pas
d'écrits qui, mieux que les siens, puissent servir à illustrer son
système. Il faut ajouter, il est vrai, que dans les applications de
détail il avait, avec les années, gagné en largeur de compréhension et
en chaleur de sympathie, et que son intransigeance de logicien s'était
assouplie depuis le temps où le M. Pierre des _Philosophes français_
réduisait tout en chiffres. Dans sa _Philosophie de l'art_ il mêlait un
élément moral à l'appréciation esthétique en tenant compte du degré de
bienfaisance de l'œuvre d'art, tandis qu'auparavant, dans la morale
même, il ne tenait compte que du degré de perfection des types, du degré
de généralité des actes. On trouve dans sa _Littérature anglaise_ des
pages sur la Réforme, dans ses _Origines_ des pages sur le rôle social
et moral du catholicisme, que sans doute il n'eut pas écrites en 1851 ou
1852. Mais le fond de sa pensée n'a point varié. Jusqu'à son dernier
jour, Marc-Aurèle reste pour lui ce qu'il était en 1851, son catéchisme.
Peu de temps avant de mourir il déclarait que si le champ des hypothèses
métaphysiques et des possibilités infinies s'était élargi pour son
esprit, il lui était toujours impossible d'admettre l'existence d'un
Dieu personnel gouvernant arbitrairement le monde par des volontés
particulières.

Taine a justifié par sa vie entière la justesse du jugement porté sur
lui par M. Vacherot en 1850. Il a vécu pour penser. Il a servi ce qu'il
a cru la vérité avec une fermeté indomptable, désintéressée et résignée.
On peut trouver en lui des lacunes, on n'y trouvera pas une tache.



III

L'HOMME ET L'ŒUVRE


La mort de Taine, suivant de si près celle de Renan, a véritablement
découronné la France. Elle avait le privilège de posséder deux de ces
hommes exceptionnels dont le cerveau encyclopédique embrasse toute la
science d'une époque, en exprime toutes les tendances intellectuelles et
morales et domine d'assez haut la nature et l'histoire pour s'élever à
une conception personnelle de l'univers. En cinq mois, ces deux hommes,
si différents l'un de l'autre par leur caractère comme par leurs
qualités d'écrivains et de penseurs, mais qui n'en incarnaient que mieux
les aptitudes diverses de leur nation et de leur pays, et qui étaient
universellement reconnus comme les interprètes et les maîtres les plus
autorisés de la génération qui a vécu de 1850 à 1880, ont été enlevés
par la mort dans toute la plénitude de leur talent.

Tous deux ont fait de la science la maîtresse de leurs pensées et de la
vérité scientifique le but de leurs efforts; tous deux ont travaillé à
hâter le moment où une conception scientifique de l'univers succédera
aux conceptions théologiques; mais, tandis que Taine croyait pouvoir
jeter les assises d'un système défini et posséder des vérités certaines
et démontrables, sans se permettre de sortir jamais du cercle assez
étroit de ces vérités acquises, Renan se plaisait, au contraire, aux
échappées du sentiment et du rêve dans le domaine de l'incertain, de
l'inconnu ou même de l'inconnaissable; il aimait à remettre en question
les résultats considérés comme établis, à prémunir les esprits contre
une trop grande sécurité intellectuelle. Aussi son action a-t-elle
quelque chose de contradictoire. Les esprits les plus opposés se
réclament de lui. Il prépare en quelque mesure la réaction momentanée
que nous voyons se produire aujourd'hui contre les tendances positives
et scientifiques de l'époque précédente. Il plane au-dessus de son temps
et de sa propre œuvre par son ironie comme par les envolées de ses
espérances et de ses rêves. L'œuvre de Taine, au contraire, plus
limitée, mais d'une solide unité, d'une logique inflexible, est en
étroite relation avec le temps où il a vécu; elle a fortement agi sur ce
temps et en a été la plus complète et la plus juste expression.



I


Taine a été le philosophe et le théoricien du mouvement réaliste et
scientifique qui a succédé en France au mouvement romantique et
éclectique. L'époque qui s'étend de 1820 à 1850 avait vu se produire une
réaction contre ce qu'il y avait de vide, de conventionnel et de stérile
dans l'art, la littérature et la philosophie de l'âge précédent. Aux
formules étroites et immuables de l'école classique de la décadence,
elle opposa le principe de la liberté dans l'art; à l'imitation servile
de l'antiquité, des sources toutes nouvelles d'inspiration cherchées
dans les chefs-d'œuvre de tous les temps et de tous les pays; à un style
uniforme dans sa régularité terne et convenue, la variété et les
caprices du goût individuel; à la timidité et au terre à terre de
l'idéologie, les larges horizons d'un spiritualisme éclectique où
trouvaient place toutes les grandes doctrines qui avaient tour à tour
dominé ou séduit l'esprit humain, et qui prétendait même concilier la
religion et la philosophie. Mais, si brillante qu'ait été cette époque
de l'histoire intellectuelle de la France, quel qu'ait été le génie de
quelques-uns des hommes et la beauté de quelques-unes des œuvres qu'elle
a enfantés, bien qu'elle ait élargi le goût comme la pensée et donné à
la littérature et à l'art plus d'originalité, de couleur et de vie, elle
n'avait pas entièrement satisfait les espérances qu'elle avait fait
naître. Elle s'était trompée en prenant pour un principe de l'art la
liberté, qui n'en est qu'une condition. Son éclectisme superficiel, son
syncrétisme confus avaient manqué d'unité d'action, d'idéal défini, de
principe organique. Elle avait remplacé certaines conventions par des
conventions nouvelles, une rhétorique vieillie par une autre rhétorique
qui avait pris des rides en quelques années; elle était tombée, elle
aussi, dans le vague, la déclamation, le lieu commun; elle avait cru que
l'inspiration et le caprice pouvaient tenir lieu d'étude, et qu'on
pouvait deviner l'histoire et l'âme humaine, les peindre et les décrire
par à peu près. La philosophie enfin était très vite tombée dans le plus
stérile bavardage, en restant étrangère au mouvement scientifique qui
renouvelait à côté d'elle la science de l'homme et de la nature et les
bases expérimentales de la psychologie.

Les générations qui sont arrivées à l'âge adulte vers 1850 et dans les
vingt années qui ont suivi, tout en acceptant dans une large mesure
l'héritage du romantisme, en rejetant comme lui les règles surannées du
classicisme au nom de la liberté dans l'art, en cherchant comme lui la
couleur et la vie, se sont cependant nettement séparées de lui. Au lieu
de laisser le champ libre à l'imagination et au sentiment individuel, de
permettre à chacun de se forger un idéal vague et tout subjectif, elles
ont eu un principe commun d'art et de vie: la recherche du vrai; non pas
de ces conceptions abstraites, arbitraires et subjectives de l'esprit ou
de ces rêves de l'imagination qu'on décore souvent du nom de vérité,
mais du vrai objectif et démontrable cherché dans la réalité concrète,
de la vérité scientifique en un mot. Cette tendance a été si générale,
si profonde, si vraiment organique qu'on retrouve cette même recherche
passionnée de la vérité, du réalisme scientifique dans tous les ordres
de productions intellectuelles, que leurs auteurs en eussent ou non
conscience; dans les tableaux de Meissonier, de Millet, de
Bastien-Lepage et de l'école du plein air comme dans les drames
d'Augier; dans les poésies de Leconte de Lisle, de Hérédia et de
Sully-Prudhomme comme dans les ouvrages historiques de Renan et de
Fustel de Coulanges; dans les romans de Flaubert, de Zola et de
Maupassant comme dans les livres de Taine. Ce mouvement avait eu des
précurseurs illustres, Géricault, Stendhal, Balzac, Mérimée,
Sainte-Beuve, A. Comte, et d'autres encore; mais ce n'est qu'après 1850
que le réalisme scientifique devint vraiment le principe organique de la
vie intellectuelle en France. On chercha dans les arts plastiques aussi
bien qu'en poésie à perfectionner la technique, à serrer de plus près la
nature, à donner plus de précision au style, à observer la vérité
historique. Les romanciers apportèrent une conscience extrême à observer
la vie, les mœurs, à recueillir des documents vrais, qu'il s'agît de
décrire le présent ou de reconstituer le passé. Flaubert emploie les
mêmes procédés pour peindre les mœurs d'un village normand ou celles de
Carthage au temps de la guerre des mercenaires; Bourget apporte dans
l'analyse des personnages d'un roman la précision d'un psychologue de
profession; Zola y introduit la physiologie et la pathologie; la poésie
de Leconte de Lisle et de Hérédia est nourrie d'érudition, celle de
Sully-Prudhomme de science et de philosophie; Coppée est un peintre
réaliste des mœurs bourgeoises et populaires. Les historiens apportent à
la recherche des documents, à l'exactitude du détail un scrupule parfois
excessif; ils ambitionnent par-dessus tout le mérite de savoir critiquer
et interpréter sainement les textes. Les philosophes demandent aux
mathématiques, à l'histoire naturelle, à la physiologie, les fondements
d'une psychologie plus rigoureuse, d'une conception plus rationnelle et
plus sûre du monde, d'une connaissance plus précise des lois de la
pensée. Claude Bernard et Berthelot sont considérés par les, philosophes
comme des maîtres et des collaborateurs. Recherche de la vérité
extérieure, de la reproduction fidèle des apparences colorées et
sensibles de la vie; recherche de la vérité intérieure, du jeu
nécessaire des forces et des causes naturelles qui déterminent ces
apparences: tel a été le double effort qui a animé nos poètes, nos
peintres, nos sculpteurs, nos romanciers et nos philosophes aussi bien
que nos savants. Cette unité d'inspiration et de labeur a une
incontestable grandeur en dépit des erreurs où le réalisme a entraîné
beaucoup de ses adeptes. Taine a la gloire d'avoir eu, plus que tout
autre, la conscience de l'état d'âme et d'esprit de sa génération;
philosophe, esthéticien, critique littéraire, historien, il en a
manifesté les tendances avec rigueur, éclat et puissance; il a exercé
sur elle une influence profonde. Si l'on retrouve chez lui certaines
tendances de cet esprit classique dont il a été le constant adversaire,
s'il a pris trop volontiers la simplicité et la clarté pour des preuves
de la vérité, s'il a trop aimé les formules absolues et les
systématisations logiques, s'il a aussi conservé quelque chose du
romantisme dans son goût pour le pittoresque descriptif et pour les
génies exubérants et tumultueux, il a eu, par excellence, ce mérite
d'aimer la vérité pour elle-même, de croire en elle et à sa vertu
bienfaisante, de la chercher par l'effort le plus sincère et le plus
désintéressé, et de montrer à sa génération comment on peut allier la
recherche passionnée de l'art avec le service austère et modeste de la
science.



II


Nous avons dit quelle fut sa vie: laborieuse, simple, sérieuse, ennoblie
et illuminée par les joies de l'amitié, de la famille, de la pensée, par
l'amour de la nature et de l'art. Le caractère de l'homme était en
harmonie parfaite avec sa vie. Il suffisait de l'approcher pour s'en
convaincre, car, si sa vie fut cachée aux yeux du monde, nul homme ne
fut moins caché, moins secret pour ceux qui eurent le privilège de le
fréquenter. Ce grand amant du vrai était vrai et sincère en toutes
choses, dans sa pensée, dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses
actes. Il avait, ce puissant esprit, le sérieux, la simplicité et la
candeur d'un enfant; et c'est au sérieux, à la simplicité, à la candeur
avec lesquels il ouvrait ses regards naïfs et scrutateurs sur le monde
et sur les hommes qu'il a dû précisément la puissance d'impression et
d'expression qui est son originalité et la marque de son génie. D'où lui
venaient ces rares et séduisantes qualités? Venaient-elles de sa race?
On serait presque tenté de le croire quand on lit dans la description de
la France par Michelet ce qu'il dit de la population des Ardennes: «La
race est distinguée; quelque chose d'intelligent, de sobre, d'économe;
la figure un peu sèche et taillée à vives arêtes. Ce caractère de
sécheresse et de sévérité n'est point particulier à la petite Genève de
Sedan; il est presque partout le même. Le pays n'est pas riche.
L'habitant est sérieux. L'esprit critique domine. C'est l'ordinaire chez
les gens qui sentent qu'ils valent mieux que leur fortune[50].» Mais
Vouziers est limitrophe entre la Champagne et l'Ardenne, et chez Taine
la naïveté malicieuse du Champenois, la flamme pétillante des vins du
pays de La Fontaine, un de ses auteurs de prédilection, tempérait la
sécheresse ardennaise.

On éprouve toutefois quelque scrupule à parler des influences de race en
présence d'une nature aussi exceptionnelle que celle de Taine, aussi
consciente, aussi réfléchie, aussi volontaire, et dans laquelle il est
si difficile de séparer les mérites intellectuels du penseur et de
l'écrivain des vertus personnelles de l'homme.

Ce qui frappait avant tout chez lui; c'était sa modestie. Elle se
manifestait dans son apparence même. Elle n'avait rien qui attirât les
regards. Il était d'une taille plutôt au-dessous de la moyenne; ses
traits sans régularité, ses yeux légèrement discors et voilés par des
lunettes, son corps un peu chétif, surtout dans sa jeunesse, ne
révélaient rien de lui à un observateur inattentif. Mais, en le voyant
de près, en causant avec lui, on était frappé du caractère de puissance
et de solidité de la structure du crâne et du visage, de l'expression,
tantôt réfléchie et comme retournée en dedans, tantôt interrogatrice et
pénétrante de son regard, du mélange de douceur et de force de tout son
être. À mesure qu'il vieillissait, ce caractère de sérénité robuste et
aimable s'était accentué, et le peintre Bonnat l'a bien rendu, dans
l'admirable portrait qu'il a fait de son ami, un des rares portraits qui
existent de Taine, car sa modestie répugnait à poser devant l'objectif
des photographes, comme à répondre à l'indiscrétion des interviewers. Il
avait horreur de tout ce qui ressemble au bruit, à la réclame; il fuyait
le monde non seulement parce que sa santé et son travail l'exigeaient,
mais parce qu'il lui déplaisait d'être un objet de curiosité et de mode.
Ce n'était point sauvagerie de sa part, car nul n'était plus
accueillant, quand il croyait pouvoir soit donner un conseil, soit
recueillir un avis. Non seulement il était exempt de toute affectation,
de toute pose, de toute hauteur, mais il avait le don de ne jamais faire
sentir sa supériorité, de mettre à l'aise les plus humbles
interlocuteurs, de les traiter en amis et en égaux, de leur donner
l'illusion qu'il avait quelque chose à recevoir d'eux.

Ce don n'était point l'effet d'un artifice de courtoisie et de
condescendance, mais tenait au fond même de sa nature et de ses
sentiments. Il venait tout d'abord du sérieux de son caractère. Très
sensible au talent, à la beauté, la vérité lui importait bien davantage.
Il était bien plus désireux de trouver le vrai que de recueillir des
éloges. En toute chose, en tout homme il allait droit au fond, persuadé
qu'il y trouverait toujours quelque chose à apprendre, et sa conception,
toute scientifique, de la vérité lui faisait attacher un prix infini à
l'acquisition des moindres notions, pourvu qu'elles fussent précises et
sûres.--Aussi préférait-il par-dessus tout la conversation des hommes
qui sont maîtres dans un art, dans une science, voire dans un métier; il
savait les questionner et faire son profit de leurs connaissances
spéciales pour l'édifice de ses propres conceptions générales. Il
préférait une causerie sur le commerce avec un marchand ou sur le jeu
avec un enfant à la frivolité des conversations mondaines ou à la
rhétorique des demi-savants. La frivolité déclamatoire ou blagueuse lui
était odieuse. L'ironie même lui était étrangère, bien qu'il n'ait
manqué ni d'enjouement ni de verve satirique.

Sa modestie avait aussi sa source dans sa bonté et sa bienveillance.
Quoique sa philosophie fût assez dure pour l'espèce humaine et classât
une bonne partie des hommes au nombre des animaux malfaisants, il était
en pratique plein d'indulgence, de pitié, charitable comme tous les
humbles de cœur. Il avait même cette bonté plus rare qui rend attentif à
éviter tout ce qui peut blesser ou affliger, et c'est dans son cœur que
sa courtoisie comme sa modestie avaient leur source. Il avait le respect
de l'âme humaine; il en savait la faiblesse et se gardait de porter la
main sur ce qui peut la fortifier contre le mal ou la consoler dans la
douleur. C'est ce qui explique la démarche, mal comprise de
quelques-uns, par laquelle ce libre penseur, catholique de naissance et
si ferme dans son incroyance, a exprimé le désir d'être enterré selon le
rite protestant. Son aversion pour l'esprit de secte, pour les
manifestations bruyantes, pour les discussions oiseuses lui faisait
redouter un enterrement civil qui aurait pu paraître un acte d'hostilité
contre la religion et lui attirer des hommages inspirés plus par le
désir de contrister les croyants que par celui d'honorer sa mémoire. Il
était heureux, au contraire, de témoigner sa sympathie pour la grande
force morale et sociale du christianisme. Un enterrement catholique,
d'autre part, eût supposé un acte d'adhésion et une sorte de désaveu de
ses doctrines. Il savait que l'Église protestante pouvait lui accorder
des prières tout en respectant son indépendance, et sans lui attribuer
des regrets ou des espérances qui étaient loin de sa pensée. Il a voulu
être conduit à son dernier repos avec la simplicité qu'il portait en
toutes choses, sans discours académiques, sans pompe militaire, sans
rien aussi qui pût prêter aux disputes passionnées des hommes et ajouter
à cette anarchie morale dont il avait cherché à combattre les effets en
en démêlant les causes.

Cette bonté, cette douceur, cette réserve, cette modestie, ce respect
des sentiments d'autrui ne s'alliaient d'ailleurs à aucune faiblesse de
caractère, à aucune complaisance pour les convenances mondaines, à
aucune timidité de pensée. La nature pacifique de Taine et ses idées sur
les lois de l'évolution sociale s'accordaient à lui inspirer la crainte
et l'horreur des révolutions violentes, mais peu d'hommes ont montré
dans leur vie intellectuelle une sincérité, une probité aussi
courageuse. Il ne concevait même pas qu'une considération personnelle
pût arrêter l'expression d'une conviction sérieuse. Il avait, au sortir
de l'École normale, sans aucun désir de bravade, compromis sa carrière
en exposant sincèrement ses idées philosophiques. Il avait abandonné
l'Université pour courir les risques de la carrière littéraire
indépendante, sans se donner des airs de martyr ou de héros. Il avait
ensuite dans ses ouvrages poursuivi l'exposition de ses idées sans
s'inquiéter s'il scandalisait des amis ou des protecteurs, et sans
jamais répondre aux attaques de ses adversaires; toute polémique
personnelle lui paraissait blessante pour les personnes et inutile à la
science; enfin, dans ses _Origines de la France contemporaine_, il avait
successivement soulevé contre lui les indignations de tous les partis en
leur disant à tous ce qu'il croyait vrai. Cette sincérité courageuse, ce
n'est pas seulement vis-à-vis des autres et du monde qu'il l'avait
montrée, mais, ce qui est plus rare, il l'avait eue vis-à-vis de
lui-même. Ayant eu de bonne heure une idée très nette du domaine réservé
à la science, il s'était interdit d'espérer d'elle plus qu'elle ne
pouvait lui donner comme aussi d'y mêler aucun élément étranger. Il en
séparait nettement la morale pratique[51] et la religion. Il ne lui
attribuait aucune vertu mystique et ne lui demandait pas les règles de
la vie. Mais, d'un autre côté, dans le domaine qui lui est propre, il
l'avait suivie, sans crainte, sans hésitation, sans regrets, sans jamais
lui demander où elle le conduisait. Il n'avait jamais admis que rien pût
entrer en conflit avec la science. Il se serait fait un reproche, comme
d'une faiblesse, de s'inquiéter si la vérité scientifique est triste ou
gaie, morale ou immorale. Elle est la vérité, et cela suffit. Il s'est
gardé de jamais laisser le sentiment ou l'imagination corrompre la
probité, l'austérité et, si je puis dire, la chasteté de sa pensée.

Un tel caractère, une telle vie, une telle œuvre sont le caractère et la
vie d'un sage. Je dis d'un sage et non pas d'un saint, car la sainteté
suppose quelque chose d'excessif, d'enthousiaste, d'ascétique et de
surhumain que Taine pouvait admirer, mais à quoi il ne prétendait pas.
Il aimait et pratiquait la vertu, mais une vertu humaine, accessible et
simple. Épris du réel et du vrai, il ne se prescrivait point de règle
qu'il ne voulût pleinement observer, comme il n'affirmait rien qu'il ne
crût pouvoir prouver. Ce n'est point un simple jeu d'esprit que ses
beaux sonnets sur les chats[52], ces animaux graves, doux, résignés,
amis de l'ordre et du confort, pour qui il avait une véritable
adoration. Il y exprime non seulement sa sympathie pour eux, mais aussi
sa conception de la sagesse, qui réunit Épicure à Zénon. Son idéal de
vie n'était pas l'ascétisme chrétien de l'auteur de l'_Imitation_ ou des
solitaires de Port-Royal, ce n'était pas même le stoïcisme roide et
outré d'Épictète, c'était le stoïcisme attendri et raisonnable de
Marc-Aurèle. Il a vécu conformément à cet idéal. N'est-ce pas un assez
bel éloge?



III


Les théories des philosophes ne sont pas seulement intéressantes par ce
qu'elles nous apprennent sur les choses qu'elles prétendent expliquer;
elles le sont aussi, plus encore peut-être, par ce qu'elles nous
apprennent sur les philosophes eux-mêmes. Nos idées sur les choses ne
sont jamais que l'impression subjective faite par le monde extérieur sur
notre sensibilité et notre cerveau; ce qu'elles expliquent le mieux,
c'est notre propre constitution intellectuelle. La théorie favorite de
Taine sur la genèse des grands hommes consiste à voir en eux des
produits de la _race_, du _moment_, et du _milieu_, et à démêler ensuite
dans leur individualité une faculté maîtresse dont toutes les autres
dépendent. On a souvent critiqué cette théorie, si séduisante pourtant;
mais, s'il est beaucoup d'hommes de génie à qui elle s'applique avec
peine, elle s'applique à merveille à Taine lui-même.

Il est bien de son pays et sa _race_; il est de la lignée des meilleurs
esprits français: ami des idées claires et pondérées, de la simplicité
harmonieuse; éloquent, rationaliste et raisonneur, point sentimental,
point mystique, mais solide, loyal et vrai; amoureux de la beauté des
formes et des couleurs. Si ces qualités s'associent chez lui à un ton
parfois tranchant, à une sévérité parfois chagrine et satirique, on peut
y voir, si l'on veut, une influence de ses origines ardennaises.

Il est, par excellence, comme nous l'avons montré, le représentant de
son époque, de son _moment_. L'effondrement, le lamentable fiasco de la
République de 1848 avait guéri les Français de l'enthousiasme et des
chimères, et dès 1840 Sainte-Beuve déclarait que le romantisme avait
avorté. Les esprits étaient tout préparés à accepter des doctrines qui
chercheraient dans les faits eux-mêmes leur raison d'être, qui les
prendraient comme seule base solide du raisonnement, qui ramèneraient
l'art, la littérature, la philosophie, la politique à l'observation du
réel, comme au seul principe de vérité et de vie.

Il a reçu enfin profondément l'empreinte du _milieu_ où il s'est formé.
L'austérité de sa race a été accrue en lui par l'existence laborieuse,
solitaire, économe de ses premières années; les injustices dont il a été
victime lui ont fait trouver un certain plaisir à affirmer ses idées
sans s'inquiéter de l'opinion du monde et à dédaigner les faux jugements
dont il était l'objet, qu'il écrivit ses _Philosophes français au XIXe
siècle_, la préface de sa _Littérature anglaise_ ou les _Origines de la
France contemporaine_. Au point de vue intellectuel, on retrouve en lui
l'influence des divers milieux qu'il a fréquentés. Il y a chez lui des
retours, des ressouvenirs du romantisme qui régnait encore au temps de
sa jeunesse, mais ses instincts étaient classiques, comme le montre la
préférence qu'il accordait à Musset sur Hugo et Lamartine.
L'enseignement universitaire et l'École normale développèrent encore en
lui certains côtés de l'esprit classique: le besoin de généraliser et
d'abstraire, le goût pour la systématisation et pour la raison oratoire.
Il fréquenta ensuite le monde des savants, physiologistes et médecins,
et prit comme eux l'habitude de tout rapporter aux phénomènes de la vie
physique et de tout soumettre à un déterminisme universel. Il trouva
dans ces études les bases de son réalisme scientifique. Enfin, il eut
une prédilection marquée pour la société des artistes. Il vit la nature
et l'histoire avec des yeux de peintre, attachant une importance extrême
à toutes les questions de coloris, de costume, de mœurs, de décor
extérieur, où il voyait la traduction sensible de la vie intérieure. Il
est, de tous nos grands écrivains, celui dont les procédés descriptifs
font le plus songer à ceux de la peinture. Il en a les accumulations de
touches successives, les oppositions d'ombres et de lumières, les
empâtements; son imagination n'a rien de rêveur, elle est concrète et
colorée.

Au milieu de toutes ces influences et de ces aptitudes diverses, quelle
a été chez Taine la _faculté maîtresse_, celle qui a dominé et façonné
toutes les autres? C'est, il me semble, la puissance logique. Quoi donc?
Cet écrivain si coloré, cet historien toujours préoccupé de voir des
hommes vivants, agissants, parlants, ce critique qui aime par-dessus
tout, dans les œuvres littéraires ou artistiques, la force et l'éclat,
Shakespeare, Titien, ou Rubens, aurait eu pour faculté dominante une
faculté d'ordre purement scientifique et, pour ainsi dire, mathématique?
Il en est ainsi pourtant. Là se trouve sa grandeur et sa faiblesse, le
secret de sa puissance et de ses lacunes. Tout se ramène pour lui à un
problème de dynamique: l'univers sensible comme le moi humain, une œuvre
d'art comme un événement historique. Chacun de ces problèmes est réduit
à ses termes les plus simples. Au risque même de mutiler la réalité, la
solution est poursuivie avec la rigueur inflexible d'un mathématicien
démontrant un théorème, d'un logicien posant un syllogisme. S'il a
devant lui un écrivain ou un artiste, il _induit_ ce qu'il a dû être de
la race, du milieu et du moment; puis, quand il a saisi la faculté
maîtresse de son individualité, il en _déduit_ tous ses actes et toutes
ses œuvres. S'il cherche à déterminer ce qui constitue l'idéal dans
l'art, il ne le trouve que dans le degré d'importance et le degré de
bienfaisance, c'est-à-dire d'utilité générale, de l'œuvre d'art, et
encourt le reproche d'oublier l'élément mystérieux, indéfinissable à
cause de son infinie complexité, qui s'appelle la beauté. S'il veut
expliquer la France contemporaine, il montrera la foi absolue dans la
raison abstraite achevant de détruire un organisme social où les forces
naturelles et spontanées, soit individuelles, soit collectives, ont été
successivement épuisées et anéanties, et provoquant d'abord l'anarchie
révolutionnaire, puis l'écrasante centralisation créée par Napoléon.
Tout ce qui ne rentrera pas dans le cadre de cette démonstration, le
rôle des parlementaires sous l'ancien régime, l'œuvre de la
Constituante, l'action des causes extérieures, guerres et insurrections,
se trouvera éliminé comme par définition. Cette faculté logique
dominatrice dictera à Taine sa doctrine, qui sera le déterminisme le
plus inexorable. Le déterminisme est pour lui, comme pour Claude
Bernard, la base de tout progrès et de toute critique scientifique, et
il cherche dans le déterminisme l'explication des faits de l'histoire
comme celle des œuvres de l'esprit.

Toutefois, si Taine était un logicien, il était un logicien d'une espèce
particulière. C'était un logicien réaliste, et sa logique n'opérait que
sur des notions concrètes. Ce serait mal comprendre sa doctrine que de
la séparer de sa méthode. La forme particulière de ses aptitudes
mathématiques nous donne à cet égard un précieux renseignement pour la
connaissance de sa constitution intellectuelle. Il était admirablement
doué pour les mathématiques et avait au plus haut degré le don du calcul
mental. Il pouvait faire de tête des multiplications et des divisions de
plusieurs chiffres. Mais cette aptitude calculatrice était associée à un
don remarquable d'imagination visuelle. Quand il faisait une opération
mentale de ce genre, il voyait les chiffres et opérait comme il aurait
fait sur le tableau noir. De même, le travail logique de son esprit
avait toujours pour point de départ les faits, observés avec une
puissance extraordinaire de vision, recueillis avec une conscience
infatigable, groupés avec une méthode rigoureuse. Il procédait en
histoire et en critique littéraire ou artistique comme en philosophie.
Le point de départ de sa théorie de l'Intelligence, c'est le signe,
l'idée n'étant pas autre chose pour lui que le nom d'une série
d'expériences impossibles. Le signe est le nom collectif d'une série
d'images, l'image est le résultat d'une série de sensations, et la
sensation le résultat d'une série de mouvements moléculaires. On remonte
ainsi à travers une série de faits sensibles à une action mécanique
initiale. De plus, pour lui, et c'est là ce qui le distingue des purs
positivistes, le fait et la cause sont identiques. Tandis que le
positiviste se contente d'analyser les faits, de constater leur
concomitance ou leur succession sans prétendre saisir aucun rapport
certain de causalité, Taine, au nom de son déterminisme absolu, voit
dans chaque fait un élément nécessaire d'un groupe de faits de même
nature qui le détermine et qui en est la cause. Chaque groupe de faits
est à son tour conditionné par un groupe plus général qui est aussi sa
cause, et on pourrait théoriquement remonter de groupe en groupe jusqu'à
une cause unique qui serait la condition de tout ce qui existe. Dans
cette conception, la force, l'idée, la cause, le fait arrivent à se
confondre, et, si Taine avait cru pouvoir s'élever jusqu'à la
métaphysique, j'imagine que cette métaphysique aurait été un mécanisme
monistique dans lequel les phénomènes du monde sensible et les idées du
moi pensant n'auraient été que les apparences successives que prennent
pour nos sens les manifestations de l'être en soi, de l'idée en soi; de
l'acte en soi.

Cela nous fait comprendre comment ce grand logicien a été en même temps
un grand peintre, comment s'est formé ce style si personnel, où la
vigueur du coloris et de l'imagination s'allie à la rigueur du
raisonnement, où chaque touche du pinceau du peintre est un élément
indispensable de la démonstration du philosophe. L'imagination même de
Taine est d'un genre particulier. Elle n'est, comme je l'ai dit, ni
sentimentale ni rêveuse. Elle n'a pas ces éclairs inattendus, ces
visions soudaines qui, chez un Shakspeare, illuminent tout à coup les
fonds mystérieux de l'âme ou de la nature; ce n'est pas une imagination
suggestive et révélatrice, c'est une imagination descriptive et
explicative. Elle nous fait voir les choses avec tout leur relief, toute
leur intensité colorée, et, par des comparaisons longuement poursuivies
où se retrouve toute la puissance d'analyse du logicien, elle nous aide
à classer les faits et les idées. Son imagination n'est que le vêtement
somptueux de sa dialectique. On a prétendu que le style coloré que nous
admirons en lui ne lui était pas naturel, qu'en entrant à l'École
normale on lui reprochait son style terne et abstrait; qu'il s'est créé
un style nouveau, à force d'étude et de volonté, en se nourrissant de
Balzac et de Michelet. Il y a là une bonne part de légende. Sans doute,
la volonté a joué, chez ce robuste génie, un rôle dans la formation de
son style comme dans celle de ses idées; mais il y a un accord trop
profond entre son style, sa méthode et sa doctrine pour que son style
n'ait pas été produit par une nécessité intime de sa nature. On ne
fabrique pas à volonté un style de cette beauté, solide, éclatant,
tantôt vibrant de nervosité, tantôt s'épanchant en périodes d'une large
et majestueuse harmonie. Il faut reconnaître cependant que ce mélange de
dialectique et de pittoresque, cette application de la science à la
critique et à l'esthétique, cette intervention constante de la physique
et de la physiologie dans les choses de l'esprit, cet effort pour tout
ramener à des lois nécessaires et à des principes simples et clairs,
n'étaient point sans dangers ni sans inconvénients. La complexité de la
vie rentre difficilement dans des cadres aussi précis et aussi
inflexibles, et surtout la nature a ce merveilleux et inexplicable
privilège, partout où elle combine des éléments, d'ajouter à ces
éléments un élément nouveau qui en résulte, mais n'est point expliqué
par eux. Cela est vrai surtout dans le monde organique, et, ce qui
constitue la vie, c'est précisément ce je ne sais quoi mystérieux qui
fait que la plante sort de la graine, la fleur de la plante et le fruit
de la fleur. Le mécanisme universel de Taine ne laissait pas sentir ce
mystère, et c'est ce qui donnait à son style comme à son système une
rigidité qui éloignait de lui bien des esprits. Amiel a exprimé, avec
l'excès que son âme maladive portait en toutes choses, l'impression que
produisent les œuvres de Taine sur certaines natures tendres, mystiques,
que blesse la logique:


«J'éprouve une sensation pénible avec cet écrivain, comme un grincement
de poulies, un cliquettement de machine, une odeur de laboratoire. Ce
style tient de la chimie et de la technologie. La science y devient
inexorable. C'est rigoureux et sec, c'est pénétrant et dur, c'est fort
et âpre; mais cela manque de charme, d'humanité, de noblesse, de grâce.
Cette sensation, pénible à la dent, à l'oreille, à l'œil et au cœur,
tient à deux choses probablement: à la philosophie morale de l'auteur et
à son principe littéraire. Le profond mépris de l'humanité, qui
caractérise l'école physiologiste, et l'intrusion de la technologie dans
la littérature, inaugurée par Balzac et Stendhal, expliquent cette
aridité secrète, que l'on sent dans ces pages, qui vous happe à la gorge
comme les vapeurs d'une fabrique de produits minéraux. Cette lecture est
instructive à un très haut degré, mais elle est antivivifiante; elle
dessèche, corrode, attriste. Elle n'inspire rien, elle fait seulement
connaître. J'imagine que ce sera la littérature de l'avenir, à
l'américaine, formant un contraste profond avec l'art grec; l'algèbre au
lieu de la vie, la formule au lieu de l'image, les exhalaisons de
l'alambic au lieu de l'ivresse d'Apollon, la vue froide au lieu des
joies de la pensée, bref, la mort de la poésie, écorchée et anatomisée
par la science.»


Il y a là, avec une part de vérité, beaucoup d'exagération et même
d'injustice. Il suffit de relire l'essai intitulé: _Sainte Odile et
Iphigénie en Tauride_, pour voir à quel point Taine sentait la beauté
antique, de relire ses pages sur madame de Lafayette ou sur Oxford pour
reconnaître qu'il avait le don de la grâce, et celles sur la Réforme en
Angleterre pour sentir combien il était ému par les luttes de la
conscience et par le spectacle de l'héroïsme moral. Il serait facile en
parcourant ses ouvrages de montrer que ce grand esprit, si profondément
artiste, aussi capable de goûter, en musicien consommé qu'il était, une
sonate de Beethoven que les rêveries métaphysiques de Hegel, était
accessible à toutes les grandes idées comme à tous les grands
sentiments; mais il regardait comme un devoir de probité morale autant
qu'intellectuelle d'écarter de la recherche du vrai toutes les vagues
chimères par lesquelles l'homme se crée un univers conforme aux désirs
de son cœur.



IV


Chassant de ses conceptions toutes les entités métaphysiques, tout
élément mystérieux, ramenant tout à des groupements de faits, Taine
devait transformer tous les problèmes de littérature et d'esthétique en
problèmes d'histoire. Aussi ses ouvrages, à l'exception de son _Voyage
aux Pyrénées_ et de son livre l'_Intelligence_, sont-ils tous des
ouvrages d'histoire. Ils marquent le dernier terme de l'évolution par
laquelle la critique littéraire est devenue une des formes de
l'histoire. Villemain avait le premier montré les relations qui existent
entre le développement historique et le développement littéraire.
Sainte-Beuve avait cherché avec plus de rigueur l'explication des œuvres
littéraires dans les circonstances de la vie des écrivains et du temps
où ils avaient vécu. Taine vit dans ces œuvres avant tout les documents
les plus précieux, les plus significatifs que l'histoire puisse
enregistrer, en même temps que le fruit nécessaire de l'époque qui les a
produites. L'Étude sur La Fontaine est une étude sur la société du XVIIe
siècle et la cour de Louis XIV; l'Essai sur Tite-Live est un essai sur
l'esprit romain; l'Histoire de la Littérature anglaise est une histoire
de la civilisation anglaise et de l'esprit anglais depuis le temps où
les Anglo-Saxons et les Normands couraient les mers et remontaient les
fleuves pour piller, brûler et massacrer tout sur leur passage, en
chantant leurs chants de guerre, jusqu'à celui où le noble poète
Tennyson recevait de la gracieuse reine Victoria le titre de poète
lauréat et un siège à la Chambre des lords. Dans le _Voyage en Italie_,
dans la _Philosophie de l'Art_, vous apprenez à connaître la société
italienne du XVe et du XVIe siècles, la vie de la Hollande au XVIIe
siècle, les mœurs des Grecs du temps de Périclès et d'Alexandre. On sent
très bien que pour Taine l'histoire littéraire et l'histoire de l'art
sont des fragments de l'histoire naturelle de l'homme, qui elle-même est
un fragment de l'histoire naturelle universelle. Même la _Vie et
opinions de Thomas Graindorge_, sous sa forme humoristique, est une
étude sur la société française écrite par le même historien philosophe à
qui nous devons l'_Histoire de la Littérature anglaise_. Jamais aucun
écrivain n'a apporté dans ses œuvres une pareille unité de conception et
de doctrine, n'a montré dès ses débuts une conscience aussi nette de sa
méthode et un talent aussi constamment égal à lui-même. Dès l'École
normale, nous l'avons vu, Taine pratiquait déjà sa méthode de
généralisation et de simplification: «Tout homme et tout livre,
disait-il, peut se résumer en trois pages et ces trois pages en trois
lignes;» mais, en même temps, il s'attachait à voir et à rendre le
détail des choses sensibles avec tout leur relief. Si le _Voyage aux
Pyrénées_ fait parfois l'effet d'un exercice de virtuosité descriptive
semblable aux exercices de doigté d'un violoniste, si la description
semble n'y avoir souvent d'autre but qu'elle-même; regardez y bien, vous
verrez même ici la description aboutir presque toujours à une idée
philosophique ou historique. Partout ailleurs elle a pour but unique de
fournir des éléments à une généralisation historique. C'est la
description d'un pays qui sert à expliquer ses habitants, la description
des mœurs et de la vie des hommes qui sert à expliquer leurs sentiments
et leurs pensées. Taine a au plus haut degré le don de rendre visibles
tout le décor et tout le costume des civilisations et des sociétés les
plus diverses, de produire un effet d'ensemble par une accumulation de
traits de détail et par le choix habile des traits les plus
caractéristiques. Il se montre en cela grand peintre d'histoire. Son art
n'est pas moins grand à ramener à quelques mobiles clairs et peu
nombreux, logiquement coordonnés et subordonnés à un mobile principal,
la variété bigarrée des phénomènes extérieurs. On regimbe bien un peu à
accepter des explications aussi simples de choses aussi complexes, mais
on est subjugué par la rigueur et l'accent de conviction de la
démonstration, et aussi par la sérénité avec laquelle l'historien décrit
et le philosophe explique, sans s'indigner, sans s'attendrir, en
admirant les hommes en proportion de la perfection avec laquelle ils
représentent les caractères essentiels de leur époque et manifestent les
mobiles qui l'animent. Il parlera presque du même ton de sympathie
admirative de Benvenuto Cellini, qui personnifie l'homme de la
Renaissance, indifférent au bien et au mal, sensible seulement au
plaisir de déployer librement son individualité et de jouir de la beauté
sous toutes ses formes, et de Bunyan, le chaudronnier mystique, qui
personnifie l'homme de la Réforme, indifférent à la beauté et préoccupé
seulement de purifier son âme pour la rendre digne de la grâce divine.
Cette sympathie est celle du savant qui apprécie dans un végétal ou un
animal la fidélité et l'énergie avec lesquelles il représente le type
auquel il se rattache. Taine cherche dans l'histoire les types les plus
parfaits des diverses variétés de l'animal humain. S'il les classe et
les subordonne les uns aux autres, comme les œuvres d'art, d'après le
degré de bienfaisance et d'importance du caractère qu'ils manifestent,
on sent bien qu'en sa qualité de naturaliste tous l'intéressent, et que
son admiration va surtout à ceux qui réalisent pleinement un type, quel
qu'il soit.



V


Pourtant, cette sérénité, qu'il puisait dans son déterminisme
philosophique, n'a pas accompagné Taine jusqu'au bout. Son dernier
ouvrage fait à cet égard contraste avec ses précédents écrits. Il ne se
contente pas ici de décrire et d'analyser; il juge, il s'indigne; au
lieu de montrer simplement dans la chute de l'ancien régime, dans les
violences de la Révolution, dans les gloires et la tyrannie de l'Empire,
une succession de faits nécessaires et inévitables, il parle de fautes,
d'erreurs, de crimes; il n'a pas pour la Terreur les mêmes poids et la
même mesure que pour les révolutions d'Italie et d'Angleterre, et, après
avoir été si indulgent aux tyrans et aux condottières du XVe et du XVIe
siècle, il parle avec une véritable haine de Napoléon, ce condottière du
XIXe, un des plus superbes animaux humains pourtant qui se soient jamais
rués à travers l'histoire. On a vivement reproché cette inconséquence à
Taine. On a même été jusqu'à attribuer ses sévérités envers les
révolutionnaires à la passion politique, au désir de flatter les
conservateurs, à je ne sais quelle terreur des périls et des
responsabilités du régime démocratique. Nous avons cherché à expliquer,
en racontant sa vie, comment et pourquoi dans son dernier ouvrage, il a
changé de ton et dans une certaine mesure de point de vue. Que les
émotions de la guerre et de la Commune aient agi sur l'esprit de Taine,
il n'est pas possible de le nier; mais elles n'ont pas agi de la manière
mesquine et puérile qu'on imagine. Il a cru y voir le signe de la
décadence de la France, l'explication et la conséquence des
bouleversements politiques survenus il y a un siècle. Bien loin de lui
reprocher l'émotion qu'il en a ressentie, je suis tenté de lui savoir
gré de s'être aussi vivement ému et, voyant la France sur la pente d'un
abîme, d'avoir cru qu'il pouvait l'arrêter par le tableau tragique des
maux dont elle souffre.

Il n'a point, d'ailleurs, renié sa méthode ni sa doctrine; il les a
plutôt accentuées. Nulle part il n'a employé d'une manière plus
constante le procédé d'accumulation des petits faits pour établir une
idée générale; nulle part il n'a exposé la série des événements de
l'histoire comme plus strictement déterminée par l'action de deux ou
trois causes très simples agissant toujours dans le même sens. Ce qu'on
peut lui reprocher, c'est d'avoir trop simplifié le problème, d'en avoir
négligé certains éléments, d'avoir, malgré l'abondance des faits réunis
par lui, laissé de côté d'autres faits qui leur servent de correctifs,
d'avoir, en un mot, poussé au noir un tableau déjà sombre en; réalité.
Ce qu'il y a d'exagéré dans l'ouvrage de Taine, vient à la fois de son
amour pour la France et du peu de sympathie naturelle qu'il avait pour
son caractère et ses institutions. Il était vis-à-vis d'elle comme un
fils tendrement dévoué à sa mère, mais qui serait séparé d'elle par de
cruels malentendus, par une foncière incompatibilité d'humeur, et à qui
son amour même inspirerait des jugements sévères et douloureux. La
nature sérieuse de Taine, ennemie de toute frivolité mondaine, sa
prédilection pour les individualités énergiques, sa conviction que le
progrès régulier et la vraie liberté ne peuvent exister que là où se
trouvent de fortes traditions, le respect des droits acquis et l'esprit
d'association allié à l'individualisme, tout chez lui concourait à lui
faire aimer et admirer l'Angleterre et à le rendre sévère pour un pays
enthousiaste et capricieux, où la puissance des habitudes sociales
émousse l'originalité des caractères, où le ridicule est plus sévèrement
jugé que le vice, où l'on ne sait ni défendre ses droits ni respecter
ceux d'autrui, où l'on met le feu à sa maison pour la reconstruire au
lieu de la réparer, où le besoin de tranquillité fait préférer la
sécurité stérile du despotisme aux agitations fécondes de la liberté. La
France a inspiré à Taine la cruelle satire de _Graindorge_; l'Angleterre
le plus aimable et le plus souriant de ses livres: les _Notes sur
l'Angleterre_. Les poètes anglais étaient ses poètes préférés, et, comme
philosophe, il est de la famille des Spencer, des Mill et des Bain.

Telle a été la raison de la sévérité excessive de ses jugements sur la
France de la Révolution. À les prendre au pied de la lettre, on serait
tenté de s'étonner que la France soit encore debout après cent ans d'un
régime aussi meurtrier, et l'on est surpris qu'un déterministe comme
Taine ait paru reprocher à la France de ne pas être semblable à
l'Angleterre. Mais, après avoir reconnu ce qu'il y a d'exagéré et
d'incomplet dans son point de vue et dans ses peintures, il faut rendre
hommage, non seulement à la puissance et à la sincérité de son œuvré,
mais aussi à sa vérité. Il n'a pas tout dit, mais ce qu'il a dit est
vrai. Il est vrai que la monarchie de l'ancien régime avait préparé sa
chute en détruisant tout ce qui pouvait la soutenir en limitant son
pouvoir; il est vrai que la Révolution a déchaîné l'anarchie en
détruisant les institutions traditionnelles pour les remplacer par des
institutions rationnelles sans racines dans l'histoire ni dans les
mœurs; il est vrai que l'esprit jacobin a été un esprit de haine et
d'envie qui a préparé les voies au despotisme; il est vrai que la
centralisation napoléonienne est un régime de serre chaude qui peut
produire des fruits splendides et hâtifs, mais qui épuise la sève et
tarit la vie; et Taine a mis ces vérités en lumière avec une abondance
de preuves et une force de pensée qui portent la conviction dans tous
les esprits non prévenus. Si une réaction salutaire se produit en France
contre les excès de la centralisation, le mérite en reviendra en grande
partie à cette œuvre si critiquée. Quoi qu'il arrive, il aura eu le
mérite d'avoir posé le problème historique de la Révolution dans des
termes tout nouveaux, et d'avoir contribué pour une large part à le
transporter du domaine de la légende mystique ou des lieux communs
oratoires dans celui de la réalité humaine et vivante. Malgré la passion
qui anime souvent ses récits et ses portraits, il a ici encore servi la
science et la vérité.

J'ai cru ne pouvoir mieux rendre hommage à ce libre, vaillant et sincère
esprit, à cet amant passionné du vrai, qu'en cherchant à caractériser
les traits essentiels de sa vie, de son caractère, de son œuvre et de
son influence en toute franchise. Il me semblait que j'aurais manqué de
respect envers sa mémoire en usant envers lui de ces ménagements
d'oraison funèbre qu'il a tenu à écarter de son cercueil. Mais j'aurais
bien mal rendu ce que je pense et ce que je sens si je n'avais pas su
exprimer mon admiration reconnaissante pour un des hommes qui, dans
notre temps, par le caractère comme par le talent, ont le plus honoré la
France et l'esprit humain. Je ne puis mieux dire ce que j'ai éprouvé en
le voyant disparaître qu'en m'associant à ce que m'écrivait un de mes
amis en apprenant la fatale nouvelle:

«La disparition de cet esprit, c'est une forte et claire lumière qui
s'efface de ce monde. Jamais personne n'a représenté avec plus de
vigueur l'esprit scientifique; il en était comme une énergique
incarnation. Et il s'en va au moment où les bonnes méthodes, seules
efficaces pour atteindre la vérité, faiblissent dans la conscience des
jeunes générations, de sorte que sa mort semble marquer, au moins pour
quelque temps, la fin d'une grande chose. Et, puis, qu'il s'en aille
ainsi tout de suite après Renan, c'est vraiment trop de vide à la fois.
Rien ne restera plus de la génération qui nous a formés; ces deux grands
esprits en étaient les représentants; nous leur devions les
enseignements qui nous avaient le plus touchés et les plus profondes
joies de notre esprit; nous venons de perdre nos pères intellectuels.»

     Décembre 1893.



JULES MICHELET


Je crois utile de faire précéder l'étude qu'on va lire de quelques mots
d'explication, pour bien en préciser le but et la portée. Je n'ai point
écrit une biographie de Michelet[53] et n'ai point voulu faire la
critique de ses œuvres. Il n'est qu'une personne qui ait qualité pour
raconter la vie de Michelet; c'est celle qui pendant de longues années a
vécu à côté de lui, associée à tous ses travaux et à toutes ses pensées,
à qui il a légué ce qu'il avait de plus précieux, les papiers intimes,
les notes quotidiennes, où il mettait le meilleur de son âme. Elle seule
pourra nous le faire bien connaître, dire ce qu'il a été et ce qu'il a
voulu, les aspirations idéales et les émotions profondes dont ses écrits
n'ont pu être que l'incomplète révélation. Déjà les deux volumes
autobiographiques qu'elle a publiés, _Ma Jeunesse_ et _Mon Journal_,
nous ont appris ce que furent les vingt-quatre premières années de
Michelet, et nous ont permis de retrouver dans l'enfant et le jeune
homme la sensibilité et les tendances intellectuelles de l'homme fait.
Ses livres, d'autre part, m'ont trop puissamment ému, je l'ai
personnellement trop connu et aimé pour que mon jugement pût être
impartial et pour qu'il me fût possible de signaler ses défauts et ses
erreurs; mes travaux, d'ailleurs, et les tendances naturelles de mon
esprit m'entraînent dans une direction trop différente de la sienne pour
qu'il me fût permis de me poser en disciple et de répondre en son nom
aux critiques et aux attaques dont il a été l'objet.

Je n'ai voulu que rendre hommage à la mémoire de Michelet; hommage qui
était de ma part une dette personnelle. Je n'ai pas cru pouvoir mieux
honorer et servir sa mémoire qu'en rappelant simplement ce qu'il a fait,
et en montrant combien noble et pure a été l'inspiration de ses œuvres
et de sa vie. Je laisse à d'autres et à l'avenir le soin de les passer
au crible et de décider quelles furent ses fautes, comme écrivain et
comme savant.

Pour moi, je ne puis songer qu'à une chose c'est à l'impression laissée
dans mon esprit par la lecture de ses livres. Ceux dont l'enfance et
l'adolescence se sont écoulées pendant les douze premières années du
second empire se rappelleront toujours la froideur et le morne ennui qui
accablait les âmes pendant cette triste époque. La jeunesse,
l'enthousiasme, l'espérance, qui avaient rempli les cœurs avant et après
1830, semblaient éteints à jamais; les artistes, les écrivains qui
avaient fait la gloire de la première moitié du siècle étaient vieillis
et déchus; la voix éloquente du seul grand poète dont le génie eût
survécu ne s'élevait que pour maudire la lâcheté de ses concitoyens et
l'abaissement de sa patrie. Ce mot même de patrie semblait n'avoir plus
de sens. Séparés par un abîme de la France du passé, dont ils avaient
perdu les traditions et les croyances, désabusés des espérances de
liberté et de progrès tour à tour excitées et déçues par tant de
révolutions, entraînés malgré eux vers un avenir incertain et
redoutable, les plus nobles esprits se réfugiaient dans un dilettantisme
égoïste ou dans des rêveries humanitaires. Pour plus d'un, et je suis du
nombre, les livres de Michelet ont été alors une consolation et un
cordial. On apprenait, en les lisant, à aimer la France, à l'aimer dans
son histoire ressuscitée par lui, à l'aimer dans son peuple dont il
interprétait les sentiments secrets et les nobles aspirations, à l'aimer
dans son sol même, dont il savait si bien peindre le charme et la
beauté. Avec lui, on prenait foi dans l'avenir de la patrie, en dépit
des tristesses du présent. On ne pouvait échapper à la contagion de son
enthousiasme, de ses espérances, de sa jeunesse de cœur.

La vocation qui m'a poussé vers les études historiques, c'est à lui que
je la dois. Le premier il m'a ému de sympathie pour ces morts
innombrables qui ont été nos ancêtres, qui nous ont fait ce que nous
sommes et dont l'histoire retrouve et ressuscite les pensées, les désirs
et les passions. Le premier il m'a fait comprendre que, dans
l'ébranlement des bases religieuses et politiques de notre vie
nationale, il faut lui donner une base historique et renouer, par la
connaissance intelligente et pieuse du passé, la tradition interrompue.
Il m'a fait voir dans l'histoire l'étude la plus propre à élargir
l'esprit tout en l'affermissant, à donner le respect des choses
anciennes tout en en faisant perdre la superstition. Enfin, il m'a
montré comme la plus noble des vocations, celle d'enseigner l'histoire,
d'enseigner la France, de servir d'intermédiaire, de lien et
d'interprète entre la France d'hier et celle de demain. Aussi le
sentiment que j'éprouve pour lui n'est-il pas celui du disciple pour un
maître dont il adopte les doctrines, suit la méthode et continue
l'œuvre; c'est un sentiment moins étroit, plus profond et aussi plus
tendre, une sorte de reconnaissance filiale envers celui chez qui j'ai
toujours trouvé de nobles inspirations et de paternels encouragements.

C'est là le seul rôle que pouvait jouer Michelet. Il était, il est
encore par ses écrits, un inspirateur; il ne pouvait pas devenir un
maître, au sens strict du mot. Sa manière de penser et d'écrire était
trop individuelle, l'imagination et le cœur y avaient une trop grande
part. Lui-même n'avait point eu de maître; il n'aura pas de disciples.
Il serait aussi puéril et dangereux de vouloir imiter ses procédés de
composition que de vouloir imiter son style. Il n'avait point de méthode
qu'il pût enseigner et transmettre, car il ne procédait que par
intuition et par divination. Le génie ne s'enseigne pas. Même à l'École
normale, il fut surtout un merveilleux excitateur des esprits. Plus
tard, au Collège de France, il se méprit même, à ce qu'il semble, sur le
rôle qu'il était appelé à jouer. Il transforma sa chaire en tribune, il
chercha moins à instruire la jeunesse qu'à l'enthousiasmer; et il
contribua à dénaturer le caractère de notre enseignement supérieur en
transformant ses leçons en morceaux oratoires, adressés non à une élite
studieuse, mais à la foule.

Michelet n'a pas formé plus d'élèves par ses livres que par son
enseignement. Il a laissé des chefs-d'œuvre à admirer, il n'a pas laissé
de modèles à imiter. Sans doute il a mis en lumière des côtés de
l'histoire, des points de vue négligés avant lui. Il a donné la place
qu'elle méritait à la peinture des mœurs et des caractères, et il a
montré combien les documents les plus secs peuvent devenir instructifs
pour qui sait les interroger; il a insisté sur l'influence jusque-là
négligée des causes physiologiques et pathologiques en histoire, et
ouvert aux investigations une voie nouvelle, très dangereuse il est
vrai, mais fertile en découvertes curieuses. Il a marqué tous les sujets
qu'il a traités d'une empreinte ineffaçable; il est impossible à ceux
qui s'en occupent après lui de négliger ce qu'il a dit, et il est bien
rare qu'il n'ait pas éclairé d'un trait de flamme quelque point obscur
qui sans lui serait resté dans l'ombre. Néanmoins il ne peut servir de
guide; il faut toujours le contrôler, le rectifier, et très souvent le
contredire. Il voit avec une puissance extraordinaire, mais il ne voit
pas tout et il ne voit pas toujours juste. Il n'a pas la précision
scientifique, la méthode, l'unité de plan et d'idées qui sont
nécessaires pour devenir le chef d'une école historique. La préface
qu'il a mise en tête du septième volume de son _Histoire de France_
suffirait à montrer qu'il ne pouvait prétendre à un pareil rôle. Après
avoir fait de la France du moyen âge un tableau merveilleux de poésie et
de vérité, après avoir pendant six volumes fait aimer et comprendre les
mœurs et les sentiments de ces siècles à demi barbares, tout à coup,
arrivant à la Renaissance, il fut saisi malgré lui de la même haine
aveugle, du même esprit de réaction violente qui animait contre le moyen
âge les hommes du XVIe siècle; il voulut rétracter, effacer les pages
émues et sympathiques qui resteront malgré lui son plus beau titre de
gloire. L'esprit de chacune des époques dont il s'occupait revivait en
lui avec un élan de passion irrésistible; c'est ce qui fait sa grandeur
comme artiste, la puissance de vie qui anime son histoire; c'est ce qui
fait aussi sa partialité, le caractère incomplet, exagéré, inégal de ses
dernières productions historiques. On l'admire, on l'écoute, tantôt avec
une émotion bienveillante, tantôt avec une curiosité avide et parfois
indiscrète; mais on ne peut pas lui abandonner la direction de son
jugement et de son intelligence.

Ce que j'ai dit des œuvres historiques de Michelet, je pourrais le dire
aussi de ses petits livres, où se mêlent, d'une façon charmante et
bizarre, la science, la philosophie, la psychologie et la poésie, qui
entraînent et ravissent l'imagination et le cœur sans convaincre ni
satisfaire la raison. Nul ne les a lus sans être ému, et pourtant les
idées qui s'y trouvent exprimées n'ont point fait de prosélytes. C'est
que ces idées n'ont point un caractère bien déterminé; elles flottent
entre la science, la religion et la poésie, sans être ni accompagnées de
déductions rigoureuses, ni affirmées avec une foi absolue, ni pourtant
abandonnées à la région des rêves. Tout s'y mêle: la fantaisie, les
espérances mystiques et l'étude positive de la nature. J'ai cherché à
faire comprendre, à résumer les traits généraux de ces idées
philosophiques de Michelet, en les exposant sans les juger; mais je ne
voudrais pas que le respect avec lequel j'ai parlé de ces larges et
nobles conceptions fût pris pour une adhésion qui dépasserait ma pensée.
Michelet a montré que les sciences naturelles ouvraient des voies
nouvelles à l'art, à la poésie et aux sentiments religieux; en cela,
comme dans ses travaux historiques, il a été un révélateur, mais il n'a
pas fourni une méthode sûre pour avancer dans cette voie, ni montré avec
précision le but auquel on devait tendre. Il ne le pouvait pas, du
reste. Ce n'est pas diminuer sa gloire que de lui donner, entant de
directions variées de l'esprit, le rôle d'initiateur.

L'avenir seul pourra discerner dans son œuvre les intuitions justes et
les rêveries éphémères. Michelet n'aura pas de continuateurs immédiats,
de disciples attachés à la lettre de ses paroles; mais ses idées germent
en secret dans plus d'un cerveau et plus d'un cœur. «Je n'ai pas de
famille, disait-il, je suis de la grande famille.» Combien n'en est-il
pas, en effet, parmi les hommes d'aujourd'hui, qui sont à des degrés
divers unis à lui par un lien presque filial, et ont reçu de lui
l'étincelle qui anime leur travail ou leur vie! Combien n'en est-il pas
qui lui doivent des émotions bienfaisantes et durables, qui ont senti
après avoir lu ses livres leur cœur élargi, attendri, capable de plus
grands sacrifices! À une époque où tant d'esprits se laissent aller en
pratique au découragement, en théorie à un pessimisme universel,
Michelet a toujours espéré et _il a fait croire au bien_. Il n'est pas
d'éloge à ajouter après celui-là.



I

LA VIE DE MICHELET


Michelet a raconté lui-même, en quelques pages admirables, dans la
préface de son livre _le Peuple_, sa première éducation et les
impressions ineffaçables de ses jeunes années. Nous y retrouvons le
germe de tout ce qu'il devait être plus tard, le point de départ de tout
son développement intellectuel et moral. Sa mère était des Ardennes,
pays sévère, habité par une race «distinguée, sobre, économe, sérieuse,
où l'esprit critique domine[54]»: son père était de l'ardente et
colérique Picardie», patrie d'hommes énergiques, enthousiastes,
éloquents, spirituels, de Pierre l'Hermite, de Calvin, de Camille
Desmoulins. Sa famille vint à Paris après la Terreur, pour fonder une
imprimerie. Le 21 août 1798 naquit Jules Michelet, dans le chœur d'une
ancienne église, occupée par l'atelier paternel, «occupée, nous dit-il,
et non profanée; qu'est-ce que la presse au temps moderne, sinon l'arche
sainte[55]?» Il y avait là un présage d'avenir.

Les premières années de sa vie furent tristes et pénibles. Il grandit
«comme une herbe sans soleil, entre deux pavés de Paris». Dès 1800,
Napoléon supprima les journaux, restreignit par tous les moyens le
commerce de la librairie. La pauvreté vint. Il fallut renvoyer les
ouvriers; le grand-père, le père, la mère de Michelet, lui-même âgé de
douze ans, firent tout le travail de l'imprimerie. Ce labeur précoce
aurait pu, semble-t-il, étouffer dans leur fleur les facultés de
l'enfant. Au contraire, pendant que ses mains assemblaient machinalement
les lettres qui servaient à la composition de livres niais et insipides,
son imagination prenait des ailes. Ce don merveilleux, qui devait plus
tard, dans ses livres, rendre la vie aux cendres du passé et donner une
âme et un cœur à la nature entière, s'éveillait en lui le premier.
«Jamais, dit-il, je n'ai tant voyagé d'imagination que pendant que
j'étais immobile à cette casse... Très solitaire et très libre, j'étais
tout imaginatif.» Il ne pouvait suivre d'instruction régulière; le
matin, avant le travail, il recevait quelques leçons de lecture d'un
vieux libraire, ancien maître d'école, «homme de mœurs antiques, ardent
révolutionnaire». Il apprit de lui, sans doute, à admirer et presque à
adorer la Révolution, qui depuis fut toujours à ses yeux la plus grande
manifestation de la France dans l'histoire et comme la révélation de la
justice. Deux ou trois livres faisaient sa seule lecture. L'un d'eux
produisit en lui une impression extraordinaire, éveilla le sentiment
religieux, la foi en Dieu et en l'immortalité qui, à travers toutes les
variations de sa pensée, devait se manifester dans toutes ses œuvres et
persister jusqu'à son dernier soupir. C'était l'_Imitation de
Jésus-Christ_:

«Je n'avais encore aucune idée religieuse... Et voilà que dans ces pages
j'aperçois tout à coup, au bout de ce triste monde, la délivrance de la
mort, l'autre vie et l'espérance. La religion reçue ainsi, sans
intermédiaire humain, fut très forte en moi. Comment dire l'état de rêve
ou me jetèrent ces premières paroles de l'_Imitation_? Je ne lisais pas,
j'entendais... comme si cette voix douce et paternelle se fût adressée à
moi-même. Je vois encore la grande chambre froide et démeublée; elle me
parut vraiment éclairée d'une lueur mystérieuse... Je ne pus aller bien
loin dans ce livre, ne comprenant pas le Christ, mais je sentis Dieu.»

En même temps s'éveillait en lui l'amour de l'histoire et le sentiment
de sa vocation future.

«Ma plus forte impression, continue-t-il, après celle-là, c'est le musée
des monuments français... C'est là, nulle autre part, que j'ai reçu
d'abord la vive impression de l'histoire. Je remplissais ces tombeaux de
mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce
n'était pas sans quelque terreur que j'entrais sous les voûtes basses où
dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde[56].»

Les rares facultés de l'enfant avaient de bonne heure frappé ses
parents. Ils avaient foi en son avenir, ils résolurent de tout sacrifier
pour donner à leur fils l'instruction qui lui manquait. Son père réduit
au dénûment, sa mère malade, consacrèrent leurs dernières ressources à
le faire entrer au collège. Il y trouva des maîtres éminents, MM.
Villemain et Leclerc, qui le soutinrent de leur bienveillance, mais
aussi des camarades moqueurs qui raillèrent sa pauvreté. Il devint
timide, «effarouché comme un hibou en plein jour[57]», chercha la
solitude, vécut avec les livres; mais cette épreuve ne fit que tremper
plus fortement son âme. Il sentit ce qu'il valait, prit foi en lui-même.

«Dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l'avenir,
l'ennemi étant à deux pas (1814) et mes ennemis, à moi, se moquant de
moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur
moi-même, sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas si le pain
viendrait le soir, tout semblant finir pour moi, j'eus en moi un pur
sentiment stoïcien; je frappai de ma main, crevée par le froid, sur ma
table de chêne (que j'ai toujours conservée) et je sentis une joie
virile de jeunesse et d'avenir».

Cette énergie morale qui triomphe par la volonté des fatalités
extérieures a soutenu Michelet pendant toute sa vie. Débile et toujours
souffrant, l'esprit chez lui soutenait le corps. Sa conception générale
de l'histoire semble avoir été inspirée par la lutte, le drame qui
faisait sa vie. Là comme ici, c'était une lutte constante entre la
fatalité et la liberté.

Le souvenir de ces années pénibles et parfois amères ne s'est jamais
effacé de l'esprit de Michelet. Il est arrivé plus tard à la gloire, à
la fortune; mais il n'a point oublié qu'il sortait du peuple et qu'il
devait sans doute à cette humble origine quelques-unes de ses meilleures
qualités. «J'ai gardé, nous dit-il, l'impression du travail, d'une vie
âpre et laborieuse, je suis resté peuple... Si les classes supérieures
ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale... Ceux qui
arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l'art un degré
nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins un grand effort. Ils
posent ordinairement le but plus haut, plus loin que les autres,
consultant peu leurs forces, mais plutôt leur cœur.»

Il attribuait en effet à son origine plébéienne cette chaleur, cette
tendresse de cœur qui a été l'inspiration de sa vie. La pauvreté, les
railleries du collège avaient un instant refoulé cette tendresse au
dedans de lui, l'avaient rendu sauvage et misanthrope, sans que pourtant
l'envie effleurât jamais son âme. Mais dès que, sorti du collège, il y
rentra comme professeur, dès qu'il put donner aux autres quelque chose
de lui-même, son cœur se rouvrit, se dilata. «Ces jeunes générations,
aimables et confiantes, qui croyaient en moi, me réconcilièrent à
l'humanité».

Au moment où Michelet entrait dans l'enseignement, et professait,
d'abord à l'institution Briand, puis au collège Charlemagne, enfin, à
partir de 1822, au collège Sainte-Barbe, fondé par l'abbé Nicole, il
ignorait encore que l'histoire fût sa vocation; les circonstances le lui
révélèrent. C'étaient les lettres anciennes et surtout la philosophie
qui l'attiraient. Ses thèses de doctorat, soutenues en 1819 portaient
sur les vies de Plutarque et sur l'idée de l'infini dans Locke. Quand il
est reçu agrégé en 1821 il demande d'être désigné pour l'enseignement de
la philosophie. C'est à contre-cœur qu'il enseigne l'histoire à
Sainte-Barbe. Toutefois, bien que ses lectures fussent presque toujours,
jusqu'en 1822, des lectures d'auteurs classiques ou de philosophes, un
instinct secret le détournait des spéculations métaphysiques pour le
tourner vers la philosophie du langage, l'histoire des idées, la
philosophie de l'histoire. De bonne heure il voit dans l'histoire la
contre-épreuve de l'observation psychologique et comme une psychologie
collective. Il projette dès 1819 un livre sur le caractère des peuples
trouvé dans leur vocabulaire, puis un essai sur la culture de l'homme,
puis une histoire philosophique du christianisme. Une fois à
Sainte-Barbe il entreprend l'étude de Vico tout en faisant les cours
d'où devait sortir en 1827 l'admirable _Précis d'histoire moderne_, paru
peu de mois après la traduction de la Philosophie de l'histoire de Vico.

Lorsqu'en 1826, monseigneur Frayssinous rétablit, sous le nom d'_École
préparatoire_, l'École normale qui avait été supprimée en 1822, et
résolut par raison d'économie de confier à un seul maître l'enseignement
de l'histoire et celui de la philosophie, Michelet se mit aussitôt sur
les rangs. Cet enseignement paraissait fait pour lui, qui menait de
front depuis quatre ans son enseignement historique et ses études
personnelles de philosophie. Il fut nommé en février 1827. Il conçut
immédiatement ses deux cours comme les deux parties inséparables d'un
même enseignement. Sa première leçon fut une introduction générale aux
deux cours. Il veut que l'histoire et la philosophie se prêtent un
mutuel secours. L'histoire étudiera les faits, la philosophie les lois,
l'histoire l'homme collectif, la philosophie l'homme individuel. En
effet, tandis que son cours de philosophie est un cours de psychologie
et de morale, celui d'histoire est une histoire de la civilisation, où
il cherche à dégager le caractère des divers peuples et leur évolution
religieuse. Il montre l'humanité comme l'individu passant de la
spontanéité à la réflexion, de l'instinct à la raison, de la fatalité à
la liberté. On voit naître dans son esprit la conception philosophique
qui dirigera tous ses travaux historiques: l'histoire est le drame de la
lutte entre la liberté et la fatalité. Le christianisme commence la
victoire de la liberté, la réforme la continue, la Révolution l'achève.
Pour bien comprendre l'œuvre ultérieure de Michelet, il ne faut jamais
oublier quels furent ses débuts, et que l'historien chez lui, comme le
naturaliste, s'est toujours cru un philosophe.

Bien qu'il aille en 1825 en Allemagne réunir des livres d'histoire pour
une étude sur Luther, et bien qu'il ait déjà fait le plan d'un ouvrage
sur la Réforme et le XVIe siècle, c'est toujours la philosophie qui
l'attire le plus. En 1829, quand on sépare les deux enseignements dont
il était chargé, il demande de conserver celui de la philosophie. M de
Montbel le contraint à se vouer exclusivement à l'histoire et même à
l'histoire ancienne. Il se met à enseigner l'histoire romaine et du
premier coup il conçoit une œuvre d'une rare originalité qu'il
perfectionna dans un voyage à Rome au printemps de 1830 et dont la
première partie, la _République_, parut en 1831. Il comptait y ajouter
l'histoire de l'Empire, mais les circonstances vinrent encore ici
disposer de lui. Après la Révolution de 1830, l'École normale fut
rétablie sur son plan primitif, avec deux professeurs d'histoire, l'un
pour l'antiquité, l'autre pour le moyen âge et les temps modernes. C'est
de ce dernier enseignement que Michelet fut chargé et c'est de ses
nouveaux cours que sortit son histoire de France.

Cette période d'enseignement à l'École normale qui dura jusqu'à 1836 et
à laquelle Michelet ajouta encore la suppléance de Guizot à la Sorbonne
en 1834 et 1835, fut peut-être la plus heureuse période de sa vie et fut
à coup sûr la plus féconde. Marié en 1824 vivant dans une studieuse
solitude, où pénétraient quelques rares amis, tels qu'Eugène Burnouf et
le physiologiste Edwards, ses fonctions de professeur aux Tuileries,
d'abord de la princesse Louise, fille de la duchesse de Berry, puis de
la princesse Clémentine, fille de Louis Philippe, ne faisaient pas de
lui un mondain. Il vivait pour ses élèves et ils éprouvaient pour lui un
enthousiasme mêlé de tendresse. Il aimait plus tard à raconter les joies
de cet enseignement; comment, au fort de l'hiver, il descendait la rue
Saint-Jacques, en frac noir et en escarpins, sans paletot pour se
couvrir, mais insensible au froid et à la bise «tant était ardente,
disait-il, la flamme intérieure». Ceux qui ont eu le privilège de
l'entendre alors ont gardé le souvenir ineffaçable de ces leçons
éloquentes et pleines d'idées où il savait si bien communiquer aux
autres la passion qui l'animait. Lui, de son côté, puisait dans son
enseignement, dans l'entourage affectueux et sympathique de ses élèves,
la force qui devait le soutenir et l'inspirer dans le travail de toute
sa vie.

L'_Histoire romaine_ fut le premier fruit de cette période heureuse de
jeunesse et d'enthousiasme. À ce moment les travaux de Guizot et
d'Augustin Thierry avaient donné une impulsion extraordinaire aux études
sur le moyen âge. L'ouvrage de Michelet parut au premier moment devoir
exercer une influence semblable sur l'étude de l'antiquité. La puissance
de son imagination, la magie de son style donnaient à l'histoire de la
vieille Rome la réalité de l'histoire contemporaine. Les hardies
hypothèses de Niebuhr, restées jusqu'alors inaccessibles à la masse du
public lettré et comme étouffées sous une obscure et pesante érudition,
apparaissaient tout à coup vivantes et colorées. Le récit de Michelet
semblait plus convaincant que la plus solide démonstration; où Niebuhr
s'efforçait de prouver, lui il voyait et il montrait. Néanmoins l'œuvre
de Michelet n'eut en France que peu d'influence. La routine de
l'enseignement ne s'émut pas de cette tentative qui aurait pu être si
féconde. Il eut beaucoup d'admirateurs, mais peu de disciples. Lui-même
dut quitter bientôt l'antiquité pour s'occuper du moyen âge.

Ce ne furent pas seulement les nécessités nouvelles de son enseignement
qui le poussèrent à écrire l'Histoire de France. La France était à ses
yeux le principal acteur de ce drame de la liberté qui remplissait
l'histoire; et de plus il éprouvait pour le moyen âge le même attrait
que la plupart de ses contemporains.

Il était impossible, en effet, qu'une âme aussi impressionnable que
celle de Michelet échappât à la contagion du mouvement romantique qui
depuis le commencement du siècle s'était emparé de tous les esprits. On
s'était épris de la littérature, des mœurs, des coutumes, des monuments,
de l'histoire du moyen âge. La poésie, le théâtre, le roman, la peinture
ne représentaient plus que seigneurs féodaux, vieux donjons, châtelaines
amoureuses de leurs pages; et la sublimité des cathédrales gothiques
faisait oublier la perfection des temples de la Grèce. Il y avait
beaucoup d'engouement, de mode passagère dans ce mouvement; beaucoup de
mauvais goût et de fausses couleurs dans la manière dont on peignait le
passé. Néanmoins tout n'était pas factice dans l'amour qu'on portait aux
antiquités nationales. Après le violent déchirement de la Révolution,
après cet effort gigantesque pour anéantir un passé devenu odieux et
pour créer de toutes pièces une France nouvelle, effort qui avait abouti
au despotisme et à l'épuisement de toutes les forces du pays, on se prit
naturellement à regretter les ruines qu'on avait faites, et l'on se
demanda s'il n'y avait rien dans tout ce passé qui fût digne d'être
admiré, aimé et, s'il était possible, sauvé du grand naufrage. En
politique, la tentative faite pour rattacher la nouvelle France à
l'ancienne avait échoué. La Restauration ne sut prendre de l'ancien
régime que ses préjugés arriérés et ne sut pas favoriser ce qu'il y
avait d'intelligent dans cette réaction contre la Révolution et
l'Empire. Elle fut emportée en 1830. Mais la révolution de 1830
n'étouffa pas l'intérêt qui attirait tous les esprits vers le moyen âge.
On commença, au contraire, à le connaître d'une manière plus sérieuse et
plus scientifique; on publia de vieux textes, on étudia l'ancienne
langue, l'ancien droit, on se mit à fouiller et à classer les archives.
Michelet, qui avait applaudi avec toute la jeunesse libérale de l'époque
à la révolution de 1830 et qui l'avait même célébrée dans son
_Introduction à l'Histoire universelle_ (1831), comme le couronnement
naturel de l'histoire de France, partageait en même temps l'intérêt
passionné de ses contemporains pour le moyen âge.

En 1831, il avait été nommé chef de la division historique aux Archives
nationales. Dans cette immense collection de documents échappés au temps
et aux révolutions, le rêve vaguement entrevu dans son enfance,
lorsqu'il parcourait le Musée des monuments historiques, prit corps à
ses yeux. Son imagination évoqua les morts qui dormaient dans cette
vaste nécropole historique; ces parchemins usés et noircis lui
apparurent comme les témoins contemporains des siècles abolis dont il
écoutait la voix et recueillait le véridique témoignage. Il résolut de
donner à la patrie son histoire. En 1833 parut le premier volume de
l'_Histoire de France_; le sixième, publié en 1843, s'arrêtait à la mort
de Louis XI. Ces six volumes resteront, je crois, dans l'avenir, le plus
solide titre de gloire de Michelet, la partie la plus utile et la plus
durable de son œuvre. Le tableau de la France qui ouvre le second
volume, la vie de Jeanne d'Arc, le règne de Louis XI, peuvent être cités
parmi les plus beaux morceaux historiques qu'ait produits la littérature
contemporaine. On y trouve une érudition consciencieuse, une étude
approfondie des documents originaux, et en même temps un génie vraiment
créateur, qui pénètre dans l'âme même des personnages et sait les faire
vivre et agir. Michelet a un sens historique plus large et plus profond
que ses illustres devanciers, Guizot[58] et Augustin Thierry. Tandis que
ceux-ci cherchent dans le passé et y admirent surtout les institutions,
les idées ou les tendances qu'ils défendent eux-mêmes dans le présent;
tandis qu'ils laissent voir partout leurs théories et leurs opinions sur
la politique contemporaine, Michelet cherche et admire surtout dans le
passé ce qu'il eut d'original, de caractéristique; il oublie ses propres
idées, ses propres sentiments, pour comprendre par une intelligente
sympathie les idées et les sentiments des hommes d'autrefois[59]. Pour
lui, l'histoire n'est ni un récit, ni une analyse philosophique, c'est
une _résurrection_. Je retrouve chez lui ce mélange d'érudition et
d'esprit divinatoire qu'on admire chez les maîtres de la science
allemande, chez Niebuhr, chez Mommsen, chez Jacob Grimm surtout, qu'il
avait connu et à qui il avait voué une tendre et profonde
admiration[60].

En même temps qu'il publiait l'_Histoire de France_, il ébauchait à la
Faculté des lettres, où il suppléa Guizot en 1834 et en 1835,
l'_Histoire de la Renaissance et de la Réforme_. C'est à cette époque
qu'il fit paraître, sous le titre de _Mémoires de Luther_ (1835), une
série d'extraits tirés des œuvres de Luther, qui forment une
intéressante et vivante biographie du grand réformateur; un peu plus
tard il entreprenait, dans la _Collection des documents inédits relatifs
à l'histoire de France_, la publication des pièces du procès des
Templiers (1841-1851), 2 vol. in-4°; enfin il publiait les _Origines du
Droit_ (1837), où il cherchait à montrer que l'ancien droit français
était non un ensemble de formules abstraites et de déductions
rationnelles, mais l'expression vivante du développement historique de
l'humanité et de la nation.

Quelque absorbé qu'il fût par les études sur le moyen âge, Michelet
avait une nature trop vivante et trop impressionnable pour rester
étranger aux passions contemporaines. Volontairement éloigné des
distractions du monde, il n'en était que plus accessible aux grands
mouvements d'idées qui entraînaient sa génération. En 1836, il se fit
mettre en congé à l'École normale, soumise à l'énergique mais étroite
direction de M. Cousin, et en 1838 il fut appelé à la chaire d'histoire
et de morale au Collège de France. Au lieu d'un petit auditoire
d'élèves, auxquels il devait enseigner, sous une forme simple, des faits
précis et une méthode rigoureuse, il eut devant lui une foule ardente,
mobile, enthousiaste, qui lui demandait, non plus la jouissance austère
des recherches scientifiques, mais l'entraînement momentané d'une parole
éloquente et généreuse. Le caractère vague et hybride de la chaire
d'histoire et de morale semblait justifier d'avance un enseignement où
les idées générales auraient plus de place que les faits, où de hardies
synthèses remplaceraient les procédés patients de la critique. À côté de
Michelet se trouvaient Quinet et Mickiewicz[61], qui, comme lui, se
crurent appelés au Collège de France à une sorte d'apostolat
philosophique et social. Les trois professeurs formèrent une espèce de
triumvirat intellectuel, dont l'action fut immense sur la jeunesse de
l'époque. Cette activité nouvelle eut sur Michelet une influence
décisive que vinrent encore fortifier les événements de la vie publique.
À partir de 1840, la monarchie de Juillet adopta une politique
d'immobilité, de résistance à tout progrès, qui devait fatalement amener
à une catastrophe, en jetant un grand nombre d'esprits généreux et
libéraux dans des opinions extrêmes et des tendances révolutionnaires.
Michelet fut de ce nombre. Fils du XVIIIe siècle, il voulut combattre
l'influence cléricale; il publia son cours sur les Jésuites (1843)[62],
et _le Prêtre, la Femme et la Famille_ (1845), livre d'analyse
psychologique fine et profonde, où, comme dans ses cours, la prédication
morale prenait l'histoire pour base. Sorti des rangs du peuple et fier
de son origine, il combattit à côté des apôtres socialistes dont il ne
partageait pas, du reste, les utopies, et exposa dans _le Peuple_ (1846)
les souffrances, les aspirations et les espérances du prolétaire et du
paysan. Né sous la Révolution et habitué dès l'enfance à voir en elle le
salut du monde, il voulut l'enseigner aux générations nouvelles telle
qu'il la voyait, comme un évangile de justice et de paix, et il écrivit
son _Histoire de la Révolution_, dont le premier volume parut en 1847. À
vrai dire, et malgré les innombrables et minutieuses recherches sur
lesquelles cet ouvrage est appuyé[63], ce n'est pas une histoire, c'est
un poème épique en sept volumes, dont le peuple est le héros,
personnifié en Danton. Il est possible que la critique historique laisse
intactes peu de parties de cette œuvre de Michelet, mais plusieurs
passages, la prise de la Bastille, la fête de la fédération, par
exemple, ont la beauté durable des grandes créations littéraires. Seul
des historiens de la Révolution, Michelet fait comprendre l'enthousiasme
crédule et sublime, l'espérance infinie qui saisit la France et l'Europe
au lendemain de 1789.

Entre la composition de l'_Histoire de France_ au moyen âge et celle de
l'_Histoire de la Révolution française_, un profond changement s'était
opéré dans le génie de Michelet. Il avait perdu de son calme, de sa
mesure, de son impartialité scientifique; il avait pris parti d'une
manière passionnée dans les plus graves questions politiques et
sociales; sa pensée et son style se ressentaient de l'allure fiévreuse,
hachée, qui donnait tant d'originalité à sa parole. Mais, en même temps,
sa puissance d'imagination et d'expression avait encore grandi; au lieu
de répandre, comme autrefois, sa sympathie en artiste et en poète sur
toutes les puissantes manifestations de l'esprit humain, s'éprenant
successivement du catholicisme du moyen âge et du protestantisme de
Luther, du génie de César et des républiques de Flandre, il concentrait
cette sympathie sur quelques grandes causes, dont il devenait l'apôtre;
l'ardent foyer qui brûlait en lui, plus concentré, brilla d'une flamme
plus haute et plus vive. Ces causes étaient toutes nobles et saintes;
elles se résumaient dans les mots de paix, de justice, de progrès. Il
voulait réconcilier les nations dans la fraternité universelle;
réconcilier les partis et les classes dans l'unité de la patrie;
réconcilier la science et la religion dans l'âme humaine. C'était là, à
ses yeux, le _credo_ laissé par la Révolution. Sa pensée s'étant
précisée, son style était devenu plus personnel, plus original, plus
dégagé de toute convention, de toute influence extérieure, plus conforme
à sa pensée.

La révolution de février 1848 éclata. Michelet put croire un instant à
la réalisation de tout ce qu'il avait désiré, voulu, prêché. Il put
croire que son apostolat n'avait pas été stérile, lui qui avait voulu
tirer de l'histoire _un principe d'action_ et créer «plus que des
esprits, des âmes et des volontés». Son illusion fut de courte durée. À
l'aurore de concorde et de liberté du printemps de 1848, succédèrent les
journées de Juin, l'expédition de Rome de 1849, la réaction de 1850, le
coup d'État de 1851. Michelet fut destitué de sa chaire au Collège de
France en 1851; le refus de serment le força de quitter sa position aux
Archives en juin 1852. Ce brusque naufrage de toutes ses espérances, ce
silence et cette inaction succédant subitement à une période d'activité
fiévreuse et de lutte, étaient faits pour briser son cœur et lui ôter
jusqu'à la force de vivre. Bien qu'il continuât à combattre pour les
causes qui lui étaient chères en terminant son _Histoire de la
Révolution_ (1853), et en racontant les épisodes dramatiques du
mouvement de 1848 dans l'est de l'Europe (_Pologne et Russie_, 1851;
_Principautés danubiennes_, 1853; _Légendes démocratiques du Nord_,
1854), il se sentait impuissant et découragé. Il eut succombé à
l'accablement et au trouble moral où le jetèrent ces catastrophes s'il
n'avait pas eu en lui une puissance indestructible de foi et d'amour, et
si un événement heureux n'avait, pour ainsi dire, renouvelé son âme et
ne lui avait permis de recommencer une seconde vie.

Vivant loin du monde, absorbé par son travail et son enseignement, ne
quittant la solitude de son cabinet que pour la foule réunie autour de
sa chaire du Collège de France, Michelet, avec sa nature aimante,
délicate et passionnée, avait besoin d'être au foyer domestique entouré
de soins, de tendresse et de dévouement. Il n'avait pas cette joie: sa
femme était morte en 1839; sa fille s'était mariée en 1843; son fils
vivait loin de lui. L'agitation des dix années qui suivirent la mort de
sa femme lui avait un peu dissimulé ce qui manquait à sa vie intérieure;
mais maintenant qu'au dehors tout s'écroulait à la fois, qu'allait-il
devenir? Ce fut alors qu'il rencontra celle qui devint sa compagne
pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie. Par elle il retrouva
tout ce qui était nécessaire à sa vie intellectuelle et morale. Elle fut
la gardienne vigilante de son travail, elle fit respecter sa solitude,
elle mit autour de lui l'ordre et le calme. Le génie de Michelet, fait
d'émotion et de sympathie, avait besoin de sympathie et d'échange
constant des sentiments et des pensées. L'enseignement lui avait procuré
cet échange avec la jeunesse qu'échauffait et remuait sa parole;
l'enseignement lui était interdit. Il eut désormais auprès de lui l'âme
la mieux faite pour le comprendre, en qui ses pensées trouvaient un écho
et lui revenaient rajeunies et revêtues des grâces multiples et
changeantes de la nature féminine. Il lui dut un renouvellement de vie.

Leurs ressources étaient minimes. Ils quittèrent Paris et se retirèrent
à la campagne. Là, sous l'influence bienfaisante de son bonheur
domestique, Michelet abandonna pour quelque temps l'histoire, «la dure,
la sauvage histoire de l'homme», et se tourna vers la nature. Il l'avait
toujours aimée, il l'avait défendue contre la défiance et les injustes
malédictions de l'église; mais il y voyait cependant un monde soumis à
la fatalité, contre lequel lutte la liberté humaine. Grâce à l'influence
et à l'active collaboration qu'il avait à ses côtés, il vit désormais
une étroite parenté entre l'homme et la nature; au moment où les hommes,
où ses concitoyens trompaient toutes ses espérances, il trouva dans la
nature une sympathie consolatrice. Loin de confondre l'homme avec la
nature et de le soumettre aux lois fatales qui semblent la régir, il sut
voir en elle les germes de la liberté morale, des rudiments de pensées
et de sentiments semblables aux nôtres. En un mot, il lui donna une âme.
Dès lors la solitude morale que les événements lui avaient faite se
trouva peuplée. Il reconnut autour de lui, dans les animaux, dans les
plantes, dans tous les éléments, des âmes sympathiques auxquelles il
prêtait lui-même le langage et la voix. Ce fut l'origine d'une série de
livres d'une forte et charmante originalité, _l'Oiseau_ (1856),
_l'Insecte_ (1857), _la Mer_ (1861), _la Montagne_ (1868), qui furent
comme autant de chants d'un poème de la nature; la poésie se faisait
l'interprète de la science, et cette série de tableaux et de
descriptions d'une vérité et d'une puissance merveilleuses formaient
dans leur large développement comme un hymne mystique au Dieu infini,
unique, présent et vivant dans la multiplicité des choses. Qui pourrait
oublier les pages consacrées au rossignol, cet artiste dont le chant,
comme toutes les grandes créations musicales, fait entrevoir l'infini?
ou celles qui nous parlent des Alpes, «ce château d'eau de l'Europe, le
cœur du monde européen», qui répand dans tous les membres du vieux
continent l'eau, la vie, la fécondité, et conserve dans ses vallées le
dépôt sacré des mœurs simples et des institutions libres? Les savants de
profession ont sans doute trouvé à reprendre dans ces livres des
erreurs, des inexactitudes, des exagérations. Ils n'en ont pas moins été
une révélation. Ils ont montré que les sciences naturelles, qu'on accuse
parfois de dessécher l'âme, de dépoétiser la nature et de désenchanter
la vie, contiennent les éléments d'une poésie variée et profonde, dont
le charme n'est point soumis aux caprices du goût et de la mode, parce
qu'il a sa source dans la réalité intime et immuable des choses.

Il en est, de la religion comme de la poésie; ses formes peuvent
changer; elle demeure un besoin indestructible de l'âme et trouve dans
la ruine même des anciens dogmes et des vieilles croyances le point de
départ de jeunes croyances et de dogmes nouveaux. On a cru et on a dit
que les progrès des sciences chasseraient la religion, comme la poésie
d'un ciel désormais sans mystères. Michelet trouve dans les sciences
mêmes la démonstration d'une foi nouvelle. Elles lui révèlent une
harmonie jusqu'alors méconnue dans toutes les parties de l'univers,
depuis le minéral qui agrège ses cristaux jusqu'à l'homme qui souffre et
qui pleure, et cette harmonie aboutit à l'unité supérieure de la pensée
divine et de l'être absolu. Aux spiritualistes étroits qui donnent à
l'homme seul le droit à l'âme et condamnent le reste au néant, aux
matérialistes qui, en niant l'âme, nient la vie elle-même, il répond en
montrant la vie, et avec la vie l'âme, répandues dans toute la nature à
des degrés différents et sous des formes diverses. Toute la nature
participe ainsi à la vie divine qu'elle manifeste dans une variété
infinie. C'est là du panthéisme, dira-t-on. Je le veux bien; mais c'est
le panthéisme qui est au fond de toute conception vraiment religieuse de
la divinité. Ce n'est point le panthéisme abstrait qui anéantit la
nature en Dieu, car nui n'a plus que Michelet le sentiment de la réalité
et de la vie; ce n'est point le panthéisme matérialiste qui absorbe Dieu
dans la nature, car il croit à des réalités supérieures au monde
sensible, à une perfection suprême où tend l'aspiration éternelle de la
nature entière. En trouvant ainsi dans les sciences la source d'une
poésie et d'une foi nouvelles, Michelet commençait à réaliser l'œuvre
jadis vaguement entrevue pendant son enseignement, la pacification de la
science et de l'âme humaine.

Deux choses avaient rendu à Michelet la paix de l'âme et l'espoir dans
l'avenir: le bonheur domestique et la communion avec la nature. De même
qu'il avait révélé quelle puissance de relèvement et de régénération la
nature porte en elle, il vit et montra dans la rénovation des mœurs,
dans l'épuration de l'amour et de la famille Je moyen assuré de
fortifier les caractères et d'affranchir les âmes. Sur les ailes de
_l'Oiseau_ il avait échappé aux accablantes fatalités de l'histoire;
_l'Insecte_ lui avait enseigné la puissance du lent et persévérant
labeur; _la Mer_ lui avait promis de retremper dans l'amertume salutaire
de ses eaux les membres fatigués d'une génération vieillie avant l'âge;
il avait trouvé dans les salubres émanations de _la Montagne_ le cordial
capable de relever les courages abattus. Mais ce n'est pas assez de ces
influences extérieures; il faut au plus intime de nous-mêmes un foyer de
tendresse, de chaleur, de jeunesse. Ce foyer, c'est l'amour seul qui le
crée; l'amour tel que le font le mariage et la famille, avec tous leurs
devoirs comme avec toutes leurs joies. Dans _l'Amour_ (1858), Michelet
nous a dit comment, par l'amour, l'esprit et le cœur conservent le don
d'éternelle jeunesse; dans _la Femme_ (1859), il a montré ce que peut et
doit être la femme, «l'adorable idéal de grâce dans la sagesse par
lequel seul la famille et la société elle-même vont être recommencées».

Ces deux livres ont été l'objet de plus d'une critique sévère; on a
reproché à Michelet d'embellir des couleurs de son style et de sa poésie
des détails physiologiques qu'il eût mieux valu laisser aux livres de
science; on l'a trouvé indiscret. Il peut y avoir quelque chose de fondé
dans ces reproches; mais le principal tort de Michelet a été de ne pas
songer assez au public français, à l'esprit gaulois qui a toujours pris
pour sujets de ses railleries l'amour et le mariage. Michelet n'avait
rien de cet esprit; rire en pareil sujet lui eût semblé de l'impiété;
pénétré de la sainteté de la cause qu'il défendait, il osa tout dire,
oubliant que, si «tout est pur pour les purs», il n'en est pas de même
pour la foule frivole et rieuse. Mais ceux qui liront ces livres avec un
esprit sérieux et sincère, et qui y chercheront avant tout l'inspiration
morale qui les anime, n'y trouveront que de graves et nobles
enseignements. Ils prêchent «la fixité du mariage» et nous disent que
«sans mœurs il n'est point de vie publique». Ils veulent «replacer le
foyer sur un terrain ferme», car «si le foyer n'est ferme, l'enfant ne
vivra pas». Michelet ne perd pas de vue le but final de ses efforts et
de ses désirs: «former des cœurs et des volontés.» L'amour n'est pour
lui que le point de départ de l'éducation; le livre de l'_Amour_ était
la préface de _Nos Fils_, où il exposa en détail ses idées sur ce grand
problème de l'éducation, déjà abordé dans _le Peuple_ et dans _la
Femme_. L'analyse psychologique de l'âme de l'enfant et l'étude des
systèmes de pédagogie de Rousseau, Pestalozzi, Frœbel, l'amènent au même
résultat. L'éducation se résume dans ces mots: famille, patrie, nature.
L'enfant doit apprendre «la patrie, son âme, son histoire, la tradition
nationale», et les sciences de la nature, «l'universelle patrie». Par
qui doit-il les apprendre? Par les écoles, sans doute, mais avant tout
par la famille, par son père et par sa mère qui lui enseignent à aimer
la vérité, c'est-à-dire la _Loi_ dans la nature et la _Justice_ dans
l'humanité. Loin d'exclure la religion, cette éducation est tout entière
religieuse, car la patrie et la nature ne sont pour Michelet que des
manifestations de Dieu. Le père et la mère représentent auprès de
l'enfant deux tendances diverses et pourtant concordantes; «lui, la
justice exacte, la loi en action, énergique et austère; elle, la douce
justice des circonstances atténuantes, des ménagements équitables que
conseille le cœur et qu'autorise la raison». C'est leur accord, leur
harmonie, leur amour qui est la base de toute forte éducation. Cette
doctrine, dont tous les traits principaux se trouvent déjà dans _le
Peuple_, est développée dans _Nos Fils_ avec l'énergie et l'éloquence
d'une foi profonde.

Ce n'était pas assez pour Michelet de dire dans quel sens devait être
dirigée l'éducation, à quel but elle devait tendre; il avait voulu
entreprendre lui-même le rôle d'éducateur, écrire un livre qui résumât
les enseignements capables de régénérer les âmes. Il composa _la Bible
de l'Humanité_ (1864). Il cherche dans les doctrines religieuses et
morales de chaque peuple ce qu'elles ont de plus original et de plus
élevé, et recueille ainsi de la bouche des ancêtres le _credo_ des
générations nouvelles. «L'humanité, dit-il, dépose incessamment son âme
en une bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset. Ces
versets sont fort clairs, mais de formes diverses, d'une écriture très
libre, ici en grands poèmes, ici en récits historiques, là en pyramides,
en statues.» L'antiquité «diffère très peu des temps modernes dans les
grandes choses morales... pour le foyer surtout et les affections du
cœur, pour les idées élémentaires de travail, de droit, de justice»
Michelet retrouve dans les antiques doctrines de la race aryenne les
idées même auxquelles l'avait conduit l'étude de la nature et de
l'histoire. Toute l'antiquité joint sa voix à la sienne: l'Inde avec sa
tendresse pour tout ce qui vit et sent; l'Égypte «avec son espoir, son
effort d'immortalité»; la Grèce avec son dévouement à la cité, à la
patrie; la Perse avec «le labeur qui dompte, qui féconde la nature», et
son haut idéal de vie conjugale, active et chaste. Ce livre, «dont le
genre humain est l'auteur», mais qui n'est encore qu'un essai, une
magnifique ébauche, se termine par ce mot simple et profond qui renferme
toute la morale de Michelet: «Le foyer est la pierre qui porte la
cité[64].»

Pendant cette période si féconde d'activité littéraire où il révélait la
poésie des sciences et mettait toutes les ressources de son imagination
et de son éloquence au service de ses idées d'éducation morale et de
philosophie, religieuse, Michelet n'avait point abandonné ses travaux
historiques. De 1855 à 1867, il termina son _Histoire de France_, depuis
Charles VIII jusqu'à 1789. Cette seconde partie de l'histoire de France
est conçue dans un tout autre esprit et exécutée d'après une tout autre
méthode que la première. L'homme d'action, le poète, le philosophe
l'emportent désormais sur l'historien et le critique. Au lieu d'une
sympathie équitable pour toutes les grandeurs du passé, Michelet attaque
avec violence tout ce qui n'est pas conforme à son idéal moderne de
justice et de bonté, le moyen âge, le catholicisme, la monarchie. Au
lieu de donner à chaque événement, à chaque personnage la place
proportionnée qui lui est due, il se laisse guider par les caprices de
son imagination, se répand à chaque instant en des digressions
poétiques. Enfin il ne nous donne plus un récit suivi des faits, mais
une série de considérations, de réflexions, d'appréciations à propos des
faits. Toutefois, s'il est moins réglé et moins sage, son génie n'en
éclate qu'avec plus de puissance. Ce n'est plus une lumière continue et
limpide, ce sont des éclairs qui illuminent par secousses. Qui a jamais
su dire comme Michelet la joie héroïque de Luther, la mélancolie sublime
d'Albert Durer, la sombre énergie des martyrs calvinistes, la fine et
luxurieuse corruption des Valois? Tout est nouveau, imprévu, instructif
dans cette histoire. Chaque mot fait penser, ou rêver. Avec lui nous
mesurons l'énormité de la démence orgueilleuse de Louis XIV, nous
comprenons la folie d'agiotage qui saisit la France à l'époque de Law;
au seuil de la Révolution nous ressentons dans notre âme les mêmes
sentiments de trouble, de malaise et d'immense espoir qui agitaient les
contemporains. Il ne nous donne pas sur les événements historiques le
jugement définitif d'une critique prudente et exacte; il nous y fait
participer avec les passions d'un contemporain. D'autres savent et
affirment, lui il voit et il sent.

À cette série de grands travaux historiques se joignit encore un petit
volume, _la Sorcière_ (1862), où il montrait dans la magie et la
sorcellerie la protestation persistante de la nature contre les
proscriptions de l'église et sa victoire finale après des siècles de
luttes et d'atroces persécutions. Le volume intitulé: _la Pologne
martyre_, qui parut au milieu de l'insurrection polonaise de 1863,
n'était que la réimpression des récits émouvants et éloquents qu'il
avait publiés jadis sur les héros et les martyrs de la révolution en
Pologne, en Hongrie, en Roumanie.

Le dernier volume de l'_Histoire de France_ avait paru en 1867.
Transformé, rajeuni par ses études de sciences naturelles et de
psychologie morale, Michelet avait fourni, comme historien, une nouvelle
carrière. Non seulement il avait retrouvé en lui-même la force et la foi
nécessaires pour vivre et agir, mais il voyait la France, si longtemps
écrasée et étouffée par le despotisme, reprendre peu à peu son énergie
passée, reconquérir une à une ses libertés perdues. Il pouvait de
nouveau espérer en l'avenir de cette patrie si passionnément aimée; et
il pouvait croire, non sans raison, qu'il avait contribué, par ses
pressants appels, à réveiller l'âme endormie de la France. Prompt à
devancer, par l'assurance de sa foi, la réalisation de ses désirs, il
voyait déjà se lever une génération nouvelle qui aurait appris de lui le
respect du foyer, l'amour de la patrie, l'intelligence de la nature. De
même qu'en 1846, confiant dans la sympathie, et l'enthousiasme excités
par son enseignement du Collège de France, il avait annoncé une
transformation sociale par l'union de toutes les classes et par la
réforme de l'éducation, en 1869 il exprima dans _Nos Fils_, avec une foi
plus grande encore, les mêmes espérances et les mêmes prédictions
d'avenir. Non-seulement la France se relevait de son abaissement, mais
un esprit de paix, de fraternité semblait naître entre les peuples
séparés par des haines héréditaires. En 1867, Paris avait offert à
toutes les nations réunies dans une rivalité pacifique sa fastueuse
hospitalité; en 1867 et 1869, des craintes de guerre bientôt dissipées
avaient provoqué en France et en Allemagne, surtout parmi les classes
ouvrières, d'unanimes manifestations en faveur de la paix. Il n'était
plus question que de progrès sociaux, de réformes libérales. L'esprit de
1789, l'esprit de 1848 se réveillait, sans crédulité ni chimères,
fondant la fraternité des nations sur l'affermissement de la patrie, et
l'union des classes sur l'unité de la France. Michelet voyait déjà
réunis «tous les drapeaux des nations, le tricolore vert d'Italie
(Italia mater), l'aigle blanc de Pologne (qui saigna tant pour nous!),
le grand drapeau du Saint-Empire, de ma chère Allemagne, noir, rouge et
or!»

En 1848, ces rêves splendides avaient été dissipés par les fusillades
des journées de Juin. En 1870 le réveil ne fut pas moins terrible.

Au moment où la ruse ambitieuse de la Prusse et la légèreté criminelle
du gouvernement français menacèrent l'Europe d'une guerre impie,
Michelet, presque seul, osa protester publiquement contre l'entraînement
d'un chauvinisme vaniteux et brutal. Sa clairvoyance d'historien et son
sens profond de la justice lui faisaient prévoir l'issue de la guerre.
Il avait droit d'être écouté, lui qui toute sa vie avait prêché le
patriotisme, comme on fait d'une religion. Sa voix se perdit dans le
tumulte, et le 16 juillet il m'écrivait ces lignes prophétiques: «Les
événements se sont précipités... Le crime est accompli. L'Europe
interviendra, mais pas assez vite pour qu'il n'y ait avant un désastre
immense.» Il ne se trompait que sur un point, l'intervention de
l'Europe.

On sait ce qui suivit. Michelet avec sa santé débile, encore ébranlée
par ce dernier choc, ne pouvait songer à partager les privations du
siège de Paris. Il se retira en Italie; mais son cœur restait en France;
de loin il ressentit comme s'il eût été présent toutes les agonies,
toutes les souffrances de la patrie. Le coup qui abattit la France le
frappa lui aussi. La capitulation de Paris provoqua chez lui une
première attaque d'apoplexie. Il s'en relevait à peine quand
l'insurrection de la Commune éclata. Le mal revint plus violent, tant il
avait identifié sa vie à celle de la France. Cependant, bien que frappé
à mort, il se releva encore une fois, grâce à l'ingénieuse tendresse et
à l'infatigable dévouement qui veillaient à ses côtés, grâce à cette
indomptable énergie de l'esprit qui avait toujours soutenu ses forces
toujours chancelantes; il se reprit à l'existence. La flamme qui brûlait
en lui et sur laquelle avaient en vain soufflé toutes ces tempêtes, un
instant obscurcie, reparaissait vive et brûlante. En dépit de tout, il
croyait, il espérait toujours. Au moment des plus cruels désastres, il
avait publié une petite brochure: _La France devant l'Europe_, et en
face des triomphes de la force, affirmé sa foi dans l'immortalité d'un
peuple qui restait à ses yeux le représentant de toutes les idées de
progrès, de justice et de liberté. Au lendemain de la Commune, il
reprenait la plume et commençait une _Histoire du XIXe siècle_. Sentant
que ses forces le trahiraient bientôt, il mit à ce travail une activité,
une énergie extraordinaires. En trois ans, trois volumes et demi furent
achevés et imprimés. Mais cette lutte contre la fatalité des forces
naturelles ne pouvait durer toujours. Peut-être s'il avait vu la France,
elle aussi, reprendre courage, réparer ses forces morales ainsi que ses
forces matérielles, revenir aux traditions généreuses et libérales, ses
blessures se seraient-elles cicatrisées et aurait-il vécu davantage.
Mais le triomphe momentané d'une politique étroite et impuissante, la
réaction de 1873, lui ôtèrent l'espérance de voir ce réveil de l'âme de
la France. Il alla s'affaiblissant de jour en jour et il mourut à
Hyères, le 9 février 1874, à midi, en pleine lumière: il semblait que la
nature voulût le récompenser de son culte passionné pour le soleil,
source de toute chaleur et de toute vie.

Il attendait la mort et la reçut sans trouble et sans plainte. On
pouvait lire sur son visage grave et serein les sentiments de paix et de
confiance exprimés dans les dernières lignes de son testament: «Dieu me
donne de revoir les miens et ceux que j'ai aimés. Qu'il reçoive mon âme
reconnaissante de tant de biens, de tant d'années laborieuses, de tant
d'œuvres, de tant d'amitiés!»



II

L'HOMME ET L'ŒUVRE


Il suffisait de voir Michelet pour reconnaître que le système nerveux et
le développement cérébral l'avaient entièrement emporté chez lui sur le
reste du développement physique. On oubliait qu'il eût un corps, tant il
était maigre et chétif, et l'on ne voyait que sa belle tête, trop
grande, il est vrai, pour sa petite taille, et qu'on eût dit sculptée
par son esprit, car elle en était la vivante image. Le haut du visage
était admirable de noblesse et de majesté. Son vaste front, encadré de
longs cheveux blancs, ses yeux pleins de flamme en même temps que de
bonté disaient sa poésie, son enthousiasme, son grand cœur. Les narines
minces et dilatées exprimaient une intensité de vie extraordinaire. Sa
bouche un peu grande, mais à lèvres fines, dessinée d'un trait accentué
et ferme, était tour à tour éloquente et spirituelle et donnait à sa
parole un son net et vibrant qui faisait porter chaque mot. Enfin, le
bas du visage, le menton carré et un peu lourd, révélaient la forte
origine plébéienne; peut-être même un côté de nature moins idéal, plus
matériel, qui ne se trahissait jamais dans la vie, mais qui parfois a
percé dans ses derniers livres. Quand il parlait, quand la pensée
animait ses yeux, on ne voyait plus que son regard, ce regard qui fut
jusqu'au bout limpide et brillant comme chez tous ceux dont le cœur
reste jeune. Et qui, plus que lui, eut le don d'éternelle jeunesse?
Devenu blanc à vingt-cinq ans, il ne changea plus; il ne vieillit pas.
Jeune homme, il était d'une maturité précoce; vieillard, il ne perdit
rien de sa sève et de son ardeur.

La source de cette immuable jeunesse c'était son cœur. Il a dit lui-même
en quoi il fut supérieur aux autres historiens contemporains: «J'ai aimé
davantage.» Toutes ses grandes qualités morales et intellectuelles
pourraient se ramener à une seule, principe de toutes les autres: la
puissance extraordinaire d'amour et de sympathie qui était en lui. Il a
été le vivant commentaire de la maxime de Vauvenargues: _les grandes
pensées viennent du cœur_.--Il n'est pas un de ses livres, pas une de
ses doctrines qui n'aient eu pour inspiration un sentiment, quelque
grand amour.

S'il a montré dans _le Peuple_, dans _l'Amour_, dans _la Femme_, dans
_Nos Fils_, que l'amour conjugal, le respect du foyer, les liens tendres
et forts de la famille sont le point de départ nécessaire de tout
progrès social, comme de toute éducation, c'est qu'il devait à ces
sentiments le meilleur de lui-même. Il ne nous appartient pas de parler
de l'unique et profond amour qui a fait l'harmonie et le bonheur des
vingt-cinq dernières années de sa vie; mais sans parler de cette
inspiration, la plus puissante de toutes, combien vivants étaient
demeurés en lui les souvenirs de son enfance, les liens qui l'unissaient
à ses parents! Il a conservé dans la préface du _Peuple_ la mémoire des
sacrifices accomplis par le frère et les sœurs de son père en faveur de
leur frère, ceux que sa mère malade s'imposa pour lui-même. Il nous a
laissé dans la préface de l'_Histoire de la Révolution_ le témoignage du
culte qu'il portait à son père et de la douleur que lui causa sa mort.
Jamais il ne permit que l'oubli effaçât en lui l'image de ceux qu'il
avait aimés; et depuis la mort de sa fille en 1858 il garda au cœur une
blessure qui dix ans après lui arrachait des plaintes d'une douloureuse
éloquence[65]. Le culte des morts était pour lui une religion. Il
appelait le cimetière «le vestibule du temple[66]».

La famille était à ses yeux la base de la cité; l'amour de la famille
était lié en lui à l'amour de la patrie et celui-ci à l'amour de
l'humanité. Ces deux derniers sentiments ont été la principale
inspiration de ses livres d'histoire. Il n'avait point la passion
désintéressée de la science ni la curiosité de l'érudit. Tout ce qui
n'était pas _action_ et _vie_ le touchait peu. De même qu'en éducation,
_instruire_ lui paraissait un point secondaire, et que l'important à ses
yeux était d'émouvoir le cœur et de former le caractère, l'étude et
l'enseignement de l'histoire étaient pour lui un moyen de perpétuer, de
renouveler, de rendre plus intense la _vie_ nationale et _d'agir_ sur
l'avenir par le passé. Michelet aima passionnément la France; il a tracé
d'elle au second volume de son _Histoire_ un portrait ému, enthousiaste,
comme on ferait d'une personne adorée. Il vivait de sa vie dans le
passé, et il est mort des coups qui l'ont frappée. Elle était pour lui
une religion: «La patrie, _ma_ patrie peut seule, disait-il, sauver le
monde.» Son histoire lui semblait le plus beau, le plus utile des
enseignements. Il rêvait «une école vraiment commune où les enfants de
toute classe, de toute condition, viendraient un an, deux ans, s'asseoir
ensemble, et où l'on n'apprendrait rien d'autre que la France[67].»
C'est cet amour pour la France qui lui a dicté son chef-d'œuvre, ces
pages qu'on ne peut relire sans des larmes, la _Vie de Jeanne d'Arc_,
l'héroïne, le messie de la patrie.

Mais le patriotisme de Michelet n'avait rien de commun avec le
chauvinisme étroit de ceux qui ne savent aimer leur pays qu'en haïssant
l'étranger. Bien loin d'y trouver des motifs d'égoïsme et de haine, il y
trouvait la source d'un amour plus large encore. La patrie était pour
lui «l'initiation nécessaire à l'universelle patrie». «Plus l'homme,
disait-il, entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à
l'harmonie du globe; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa
valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand
concert; il s'y associe par elle; en elle, il aime le monde.» Si, de
toutes les nations, la France lui paraissait la plus digne d'amour,
c'est qu'elle est «le représentant des libertés du monde et le pays
sympathique entre tous, l'apôtre de la fraternité»; c'est qu'elle a eu
plus qu'aucun autre le «génie du sacrifice». La plus haute manifestation
du génie de la France est à ses yeux la Révolution, qui restera dans
l'avenir son «nom inexpiable, son nom éternel», et la Révolution
symbolise pour lui les idées de justice et de concorde universelle. Il
eût dit avec le poète:

     Je tiens de ma patrie un cœur qui le déborde,
     Et plus je suis Français, plus je me sens humain[68].

Bien que les souvenirs de son enfance lui aient inspiré plus d'une fois
des paroles dures pour l'Angleterre et qu'il n'ait jamais compris la
grandeur sévère du génie anglo-saxon, il aimait les peuples étrangers;
il a été un des plus ardents apôtres de la paix, un défenseur de toutes
les nationalités souffrantes et opprimées. En 1868, dans une préface
nouvelle à son _Histoire de la Révolution_, il déclarait les guerres
internationales désormais impossibles et saluait du cœur l'unité de
l'Italie, l'unité de l'Allemagne[69]. La guerre de 1870 lui apparut
comme un crime, et quand, au plus fort de nos revers, il en appelait au
jugement de l'Europe des humiliations infligées à la France, il ne
parlait pas de vengeance, mais de la mission de paix et de civilisation
que sa patrie régénérée devait continuer à accomplir.

Son amour ne s'adressait pas seulement à cet être collectif qu'on
appelle la nation ou à cette abstraction qu'on appelle l'humanité. Il
aimait vraiment les hommes comme des frères, d'un amour évangélique,
quels qu'ils fussent, quelles que fussent leur langue, leur race et
leurs convictions. Cet amour des hommes était toute sa politique; il
était républicain, non en vertu d'une théorie rationnelle et abstraite,
mais parce que l'aristocratie était à ses yeux un principe d'exclusion,
d'orgueil et de dureté, la monarchie un principe d'arbitraire[70],
tandis que la démocratie seule lui paraissait pouvoir donner la liberté
sans laquelle l'individu et ses forces intellectuelles ne peuvent se
développer, et pouvoir seule pratiquer la fraternité qui, d'un même
cœur, embrasse tous les hommes et les fait entrer dans la «cité du
droit». Ceux qu'il aimait surtout, c'étaient les plus malheureux, les
plus simples, les plus déshérités. Et ce n'était pas en paroles
seulement qu'il les aimait. Ce qu'il prêchait dans ses livres, il le
mettait en pratique dans sa vie. De même que ses admirations littéraires
s'adressaient, non aux écrivains les plus brillants, mais aux natures
les plus aimantes, à Ballanche ou à madame Desbordes-Valmore[71], son
amitié tenait moins de compte des dons de l'esprit que de ceux du cœur.
Le génie à ses yeux était peu de chose, ou pour mieux dire, n'existait
pas sans la bonté, et la bonté à elle seule tenait lieu de tout.
Lui-même était d'une exquise bonté. Dans une âme passionnée comme la
sienne, sa constante bienveillance, son inaltérable douceur était une
haute vertu. Je ne l'ai jamais entendu parler de personne avec amertume,
et je ne crois pas qu'il ait jamais volontairement fait de la peine à
quelqu'un. Ce qu'il fut pour les pauvres, pour les souffrants, nul ne le
saura jamais. Je l'ai vu dépenser son temps en démarches, en
correspondances, en efforts de tout genre, pour un pauvre gardien de
phare injustement destitué, qu'il avait rencontré par hasard dans un
voyage, et cela avec une simplicité extrême, sans aucune attitude de
protection; on eût dit un ami prêtant secours à un ami. La dignité et la
bonté s'unissaient en lui dans un si parfait accord, qu'il savait
autoriser la familiarité tout en imposant le respect.

Mais l'humanité ne suffisait pas à l'insatiable besoin d'aimer qui
remplissait son cœur. La cité de Dieu lui paraissait trop étroite s'il
se contentait d'y faire entrer tous les hommes: il voulait y admettre
tous les êtres vivants. «Pourquoi les frères supérieurs
repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise
dans la loi du monde?» De ce tendre amour pour la nature sont nés
_l'Oiseau_, _l'Insecte_, _la Mer_, _la Montagne_. Déjà, dans ses
_Origines du Droit_, il reprochait aux hommes de manquer de
reconnaissance envers les plantes et les animaux, «nos premiers
précepteurs», «ces irréprochables enfants de Dieu» qui ont fait
l'éducation de l'humanité. Dans _le Peuple_, il avait élevé une
réclamation touchante en faveur des animaux, «ces enfants» dont l'âme
est dédaignée, «dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui
n'ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes
punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère[72]». Il avait
béni la science qui fait chaque jour découvrir une parenté plus étroite
entre les animaux et l'homme. Plus tard, quand la nature le consola des
tristesses que lui causaient les hommes, son amour pour elle devint plus
intense; il l'étudia dans sa vie intime, dans les habitudes et les mœurs
des êtres innombrables qui l'habitent. Comme une mère suit le moindre
mouvement de son enfant et voit dans ses gestes, ses sourires et ses
cris tout un monde de sentiments et de pensées, toute la vie d'une âme,
cachée aux yeux indifférents, mais sensible déjà au cœur maternel;
Michelet sut à force d'amour comprendre et interpréter ce monde de rêves
et de douleurs muettes que nous appelons de ce grand nom mystérieux: la
Nature. De quel cœur il suit au bord du toit de l'église le petit oiseau
à qui sa mère enseigne à essayer ses ailes, à croire en elle, qui lui
dit d'oser! C'est un spectacle plus touchant, plus émouvant à ses yeux
que celui d'une mère surveillant le premier pas de son enfant. Quelle
douleur éveillait en lui la vue des oiseaux prisonniers qui paraissent
s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne demander qu'un bon
maître[73]! Avec quelle tendre sollicitude il épie les lents et
minutieux travaux de l'insecte! On a parfois trouvé risible la sympathie
avec laquelle il suit les animaux et les plantes, jusqu'au fond des
mers, jusqu'au sommet des montagnes, dans leurs luttes, leurs
souffrances, leurs amours, faisant des vœux pour leur bonheur et
célébrant leurs triomphes par des effusions de joie et de
reconnaissance. Cette émotion serait peut-être risible, si elle n'était
profondément sincère. Mais en présence d'un si sérieux, d'un si puissant
amour, on retient même le sourire et l'on se reproche les réserves et
les objections mesquines qu'élèvent en nous le bon sens vulgaire et la
froide raison.

Ce qui donnait à son amour pour la nature le caractère d'un culte
enthousiaste et passionné, c'est qu'il voyait et aimait en elle plus
qu'elle-même. Elle était pour lui la manifestation sensible et multiple
d'une réalité invisible, d'une unité suprême que nous ne pouvons
percevoir directement; en un mot, son amour pour la nature n'est qu'une
forme de l'adoration de Dieu. Il dit lui-même du livre de _l'Oiseau_:
«Par-dessus la mort et son faux divorcé, à travers la vie et ses masques
qui déguisent l'unité, il vole, il aime à tire-d'aile du nid au nid, de
l'œuf à l'œuf, de l'amour à l'amour de Dieu[74].» La nature toute seule
ne pouvait satisfaire son cœur. Il avait en lui une vie trop intense
pour accepter la mort comme une sentence définitive; il avait un trop
grand besoin d'amour et d'harmonie pour voir autre chose que de
passagères apparences dans les désordres, le mal, la souffrance qui
accompagnent la vie terrestre, et pour ne pas croire à l'existence d'un
amour infini et d'une harmonie parfaite. C'était son cœur qui lui
dictait sa religion, comme il lui avait dicté sa politique. Il ne
construisait point de théories philosophiques, il ne s'amusait point à
la métaphysique. Dieu ne fut jamais pour lui un principe intellectuel,
une cause abstraite, mais «la source de la vie», «l'amour éternel, l'âme
universelle des mondes, l'impartial et immuable amour[75]». S'il croit à
l'immortalité, ce n'est pas en vertu d'une déduction logique, d'un
raisonnement d'école, c'est par un sentiment; par une violente
aspiration de l'âme; ce n'est point parce que l'homme est un être
intelligent, un esprit qui se croit immortel, mais parce qu'il est un
être aimant. «Je ne sens pas pour mon esprit, me disait-il un jour, le
besoin d'une vie éternelle; je sens que mes forces intellectuelles ont
donné tout ce qu'elles pouvaient produire. Mais je ne puis admettre que
la puissance d'aimer qui est en moi soit anéantie.» Il trouvait encore
une autre preuve de l'immortalité dans la nécessité d'une autre vie où
seront réparées les injustices de la vie terrestre[76]. Il a exprimé
dans une page admirable de _l'Oiseau_ cet invincible élan de son cœur
vers l'immortalité.

«Le plus joyeux des êtres, c'est l'oiseau, parce qu'il se sent fort au
delà de son action; parce que, bercé, soulevé de l'haleine du ciel, il
nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la
faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l'oiseau claire
et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d'aspirer la
vie à torrent, c'est un enivrement divin.

»La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non impie, de chaque
être, est de vouloir ressembler à la grande Mère, de se faire à son
image, de participer aux ailes infatigables dont l'Amour éternel couve
le monde.

»La tradition humaine est fixée là-dessus. L'homme ne veut pas être
homme, mais ange, un Dieu ailé. Les génies ailés de la Perse sont les
chérubins de la Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à l'âme, et
elle trouve le vrai nom de l'âme, l'aspiration ([Grec: asthma]). L'âme a
gardé ses ailes; elle passe à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge,
et va croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se formule ce vœu,
échappé du plus profond de sa nature et de ses ardeurs prophétiques:

»--Oh! si j'étais oiseau!» dit l'homme. La femme n'a nul doute que
l'enfant ne devienne un ange.

»Elle l'a vu ainsi dans ses songes.

»Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissements des nuits, que nous
pleurons tant au matin, si vous étiez pourtant! Si vraiment vous viviez!
Si nous n'avions rien perdu de ce qui fait notre deuil! Si d'étoiles en
étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous
ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense!...

»On le croit par moments. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont
pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues
derrière le brouillard d'ici-bas, des promesses certaines, et que le
prétendu réel serait plutôt le mauvais songe.»

La religion de Michelet, on le voit, est toute de sentiment et s'adresse
plus au cœur qu'à la raison. Comment s'expliquer alors ses jugements si
sévères sur le christianisme dans ses derniers ouvrages, l'espèce
d'aversion qu'il finit par manifester contre la religion qui enseigne
que «Dieu est amour», et contre celui «qui a tant aimé les hommes qu'il
est mort pour eux?» Dans ses premiers livres pourtant il avait parlé du
christianisme avec une sympathie émue et respectueuse, presque avec le
regret de ne pas croire. Ici, comme toujours, c'est à son cœur qu'il
faut demander l'explication des fluctuations de son esprit. Tout
d'abord, il faut se rendre compte du point de vue spécial auquel il a
considéré le christianisme. Élevé dans le catholicisme, vivant en pays
catholique, Michelet n'a songé au christianisme que sous la forme du
catholicisme. Il voyait toujours l'Évangile à travers l'_Imitation de
Jésus-Christ_ et quand il a écrit dans la _Bible de l'Humanité_ des
pages sur le Christ où il rapetisse si visiblement son caractère et son
œuvre, ce n'est pas le Christ de l'Évangile qu'il a devant les yeux,
mais je ne sais quel Christ monastique, entrevu dans une miniature de
missel ou sur un vitrail d'église. Quand il commença son _Histoire de
France_, les tendances cléricales de la Restauration semblaient à jamais
vaincues et inoffensives; on ne pensait pas que l'admiration pour le
moyen âge pût servir de prétexte à un retour vers les institutions ou
les idées du passé. Michelet, sans partager les croyances
catholiques[77], admira le rôle bienfaisant de l'Église, la grandeur de
son développement historique pendant les premiers siècles du moyen âge,
et se laissa aller sans arrière-pensée à la juste sympathie que lui
inspirait «cette mère du monde moderne». La vie de l'Église se
confondait pour lui avec la vie même de la patrie, et la renier c'eût
été en quelque sorte renier la France. Non seulement il écrivait sur
l'architecture gothique, sur la sainteté du célibat ecclésiastique, sur
la piété du roi Robert et de saint Louis, des pages d'une beauté
incomparable, mais il éprouvait pour l'Église des sentiments d'une
affection toute filiale: il n'osait toucher «aux plaies d'une Église où
il était né et qui lui était encore chère... Toucher au christianisme!
ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas. Pour moi,
je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade; elle souffrait
d'être immobile, elle demandait qu'on l'aidât à changer de place et
voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient; comment remuer ses
membres endoloris[78]?» Il se laissait même aller en contemplant les
grandeurs du passé à de poétiques regrets. Après avoir cité les paroles
de saint Louis à son fils, il ajoute: «Cette pureté, cette douceur
d'âme, cette élévation merveilleuse où le moyen âge porta ses héros, qui
nous la rendra?» Mais à mesure qu'il avançait dans l'histoire, il voyait
l'Église se dégrader, se corrompre, et, après avoir été la gardienne et
l'apôtre de la civilisation, se faire l'ennemie de tout progrès et de
toute liberté. Son cœur embrassa la cause des persécutés, des victimes
de l'Église, avec la même sympathie qu'il avait embrassé la cause de
l'Église elle-même. En même temps l'esprit clérical renaissant
s'efforçait de ramener la société, moderne non plus seulement à
l'admiration, mais à l'imitation du moyen âge. Michelet dut prendre
parti dans la lutte, et, pour la défense des idées modernes, rompre avec
ses habitudes de respect envers l'Église, quelque profondément
enracinées qu'elles fussent dans son cœur. «Le moyen âge, dit-il dans
_le Peuple_, où j'ai passé ma vie, dont j'ai reproduit dans mes
histoires la touchante, l'impuissante aspiration, j'ai dû lui dire:
_Arrière!_ aujourd'hui que des mains impures l'arrachent de sa tombe et
mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de
l'avenir[79].»

Jusqu'alors il s'était interdit, par piété filiale, de juger l'Église; à
mesure qu'il étudia le catholicisme dans son action, dans ses doctrines,
son cœur s'en éloigna de plus en plus. Il ne l'attaqua pas au nom de la
raison comme illogique, il le réprouva au nom du sentiment comme
injuste. La doctrine chrétienne se résuma à ses yeux dans l'opposition
de la justice et de la grâce[80], opposition que son cœur ne pouvait
admettre; car la justice sans amour n'est plus qu'une légalité sauvage
et impitoyable, et l'amour sans justice un caprice immoral. Il s'émut,
s'indigna en voyant la dureté de l'Église pour la femme qu'elle regarde
comme un être impur, cause de tentation et de chute; sa dureté pour
l'enfant, qu'elle damne, s'il meurt sans baptême; sa dureté pour
l'animal à qui elle refuse une âme et en qui elle incarne les démons; sa
dureté pour la nature entière, qui représente le mal et le péché. Il
regarde le célibat des prêtres comme un attentat contre la vie, la
doctrine du péché originel comme un blasphème contre l'enfance, la
distinction des élus et des damnés, du ciel et de l'enfer, comme une
injure à la bonté de Dieu. L'amour divin enseigné par l'Évangile ne lui
apparaissait que défiguré par les mièvreries de la dévotion et par
l'orgueil de la théocratie; il ne le trouvait ni assez large ni assez
ardent pour satisfaire son cœur. Comment la Bible juive et chrétienne,
issue d'un seul peuple, pourrait-elle répondre aux besoins de
l'humanité? Il lui fallait une Bible plus vaste, où toutes les nations
auraient mis le meilleur de leur âme et de leur histoire. C'est de cette
Bible de l'humanité que Michelet ébaucha le plan grandiose.

«Jérusalem ne peut rester, comme aux anciennes cartes, juste au point du
milieu, immense entre l'Europe imperceptible et la petite Asie, effaçant
tout le genre humain... Revenant des ombrages immenses de l'Inde et du
Râmayana, revenant de l'Arbre de vie, où l'Avesta, le Shah Nameh, me
donnaient quatre fleuves, les eaux du paradis,--ici j'avoue, j'ai soif.
J'apprécie le désert, j'apprécie Nazareth, les petits lacs de Galilée.
Mais franchement, j'ai soif... Je les boirais d'un seul coup.--Laissez
plutôt, laissez que l'humanité libre aille partout! Qu'elle boive où
burent ses premiers pères! Avec ses énormes travaux, sa tâche étendue en
tous sens, ses besoins de Titan, il lui faut beaucoup d'air, beaucoup
d'eau et beaucoup de ciel,--non, le ciel tout entier,--l'espace et la
lumière, l'infini d'horizon,--la terre pour terre promise, et le monde
pour Jérusalem[81].»

Si l'on demandait maintenant qu'elle a été la qualité dominante, la
faculté maîtresse de Michelet, je dirais donc que c'était la puissance
et le besoin d'aimer. Si sa pensée a quelque chose de saccadé, de
fiévreux, c'est qu'on y sent les battements d'un cœur toujours ému. Son
imagination même est gouvernée par son cœur et n'est qu'une des formes
de sa puissance de sympathie. S'il anime toute la nature, s'il
ressuscite les personnages qui ne sont plus, c'est que son cœur ne reste
jamais étranger à ce qui occupe son esprit. Il prend parti dans les
luttes des éléments comme dans celle des hommes; il aime ou il hait; il
raconte les événements passés depuis des siècles comme le ferait un
contemporain passionné, et il décrit l'existence des animaux ou des
plantes comme s'il avait vécu de leur vie, joui de leur bien-être et
souffert de leurs souffrances. Il s'adresse à la sensibilité plus qu'aux
sens; son style est encore plus ému qu'il n'est imagé. Il ne frappe pas
notre esprit, comme d'autres grands poètes, comme Victor Hugo par
exemple, par des couleurs et par des sons, mais par le mouvement, les
sentiments et la vie dont il anime tout ce dont il parle. La forme n'est
pour lui que l'expression de l'âme. L'imagination de Victor Hugo
s'éprend des apparences extérieures des choses et trouve pour les
peindre des ressources infinies de mots et d'images; elle est
pittoresque, coloriste, matérialiste pour ainsi dire. L'imagination de
Michelet cherche l'essence intime des choses, leur sens caché: elle est
mystique et presque métaphysique parfois. Hugo matérialise l'âme,
Michelet spiritualise la matière. On pourrait tirer de leurs œuvres des
séries parallèles de comparaisons, où Michelet prête des sentiments et
des pensées aux objets matériels, auxquels Victor Hugo compare des
choses toutes spirituelles. Tout le monde connaît les beaux vers où
Victor Hugo compare son âme à une cloche que des mains profanes ont
marquée en tous sens d'inscriptions banales ou grossières, mais sur
laquelle le nom de Dieu demeure ineffaçable. Voyez au contraire dans
Michelet la page sur la cloche de l'église, mêlée à tous les événements
domestiques, y prenant part, émue, vibrant de joie, de deuil. «Elle est
de la famille[82].» On pourrait citer un grand nombre d'exemples
semblables. Pour Hugo, les sentiments ont des formes, des sons, des
couleurs; il parle de l'âme comme si l'on pouvait la toucher et la voir.
Pour Michelet, la forme, les couleurs, les sons ne sont que les
expressions de certains sentiments, de certaines pensées, les
manifestations d'une âme cachée. Il voit les objets inanimés, il en
parle comme s'ils étaient des êtres vivants. S'il raconte un naufrage,
il nous montre le navire «assommé, éreinté», gisant sur la grève «comme
un corps mort». Le flux et le reflux de la marée, c'est «le pouls de
l'Océan», dont les eaux répandent la vie sur le globe comme le sang dans
le corps humain. Les phares sont des gardiens dévoués, des, veilleurs
infatigables, des portiers des mers; parfois des martyrs, quand, battus
de la tempête, ils souffrent de ses coups redoublés. Les lents
soulèvements des montagnes sont l'aspiration de la terre vers le soleil,
«cet amant adoré»; mais les montagnes aujourd'hui se dégradent
lentement, par le déboisement des forêts: «Les arbres souffrent de cette
dégradation. Le pied dans les tourbières, le tronc surchargé de mousse,
les bras drapés tristement de lichens qui les dominent et les étouffent,
ils n'expriment que trop bien l'idée qui me suivait depuis ma lecture de
Candolle: «La vulgarité prévaudra[83].» Partout, en effet, la plaine
gagne sur la montagne, elle lui fait la guerre, «et elle marche vers
elle pour la raser[84].»

On a souvent parlé, à propos de Michelet, de caprices, de fantaisie,
d'imagination désordonnée errant à l'aventure à travers la nature et
l'histoire, saisissant vivement telle ou telle chose au passage et comme
par hasard, sans se faire de règle, ni se proposer de but. Rien n'est
plus inexact. Jamais homme n'a mieux su le but où il tendait, ni dépensé
à ses œuvres une plus grande intensité d'application, un plus grand
effort de volonté. Une vague sensibilité errant au hasard dans l'espace
n'aurait jamais eu cette puissance créatrice. Chaque chose, chaque être
que l'imagination de Michelet vivifie ou ressuscite a été pour lui
l'objet d'une contemplation passionnée et exclusive; il a mis à cette
contemplation toute l'énergie de désir et de sympathie qui était en lui;
si bien qu'il arrive à s'identifier, à se confondre avec l'objet qu'il
contemple, par une de ces illusions, par un de ces miracles que l'amour
seul peut produire. Comme chez la religieuse extatique qui à force de
penser au Christ finit par le voir et l'entendre, la pensée en lui se
changeait en vision. On peut l'appeler un halluciné, mais non un rêveur;
il apportait au travail une force de volonté, une énergie
extraordinaires. Rien ne pouvait le distraire de l'objet de son étude.
Jamais il ne lisait un livre, ne se préoccupait d'une chose, étrangers à
son travail du moment. Il s'absorbait dans son sujet, il ne voyait que
lui. Il acquérait ainsi une intensité prodigieuse de pensée et comme un
don de seconde vue. À l'époque de la maturité de son talent, entre 1830
et 1840, il ne vivait que dans ses ouvrages, il leur donnait tout ce que
son esprit et son cœur avaient de chaleur et d'énergie, à ce point qu'il
semblait indifférent au monde, aux hommes, aux personnes même qui lui
tenaient de plus près, et qu'il pouvait passer dans la vie ordinaire
pour froid et insensible. Les douleurs, les humiliations de son enfance
l'avaient tout refoulé en lui-même; ce n'est que plus tard, après ses
cours du Collège de France et surtout à l'époque de _l'Oiseau_, que son
cœur révéla tout ce qu'il contenait de bonté.

La vie qu'il avait menée dans son enfance, l'éducation qu'il avait
reçue, avaient favorisé ce développement excessif de l'imagination. On
dit parfois que pour développer l'imagination il faut la nourrir,
l'enrichir; c'est le contraire qui est vrai, il faut l'appauvrir et
l'affamer. Elle est le résultat d'une exaltation de l'esprit à qui la
simple réalité des choses ne suffit pas, et qui supplée à son indigence
en la revêtant de couleurs ou de formes créées par lui-même, en en
exagérant les proportions, en réunissant selon sa fantaisie en
combinaisons nouvelles ce que la nature a séparé; en un mot, en créant
ce qu'il désire à force de passion et de volonté. Ce désir intense ne
peut naître que dans les esprits mal satisfaits des aliments qui leur
sont donnés. Si l'instruction et la vie ne fournissent pas au cerveau
d'un enfant bien doué une occupation suffisante pour dépenser ses
forces, il les dépensera par l'imagination. S'il ne voit pas le monde
extérieur, s'il ne reçoit pas par l'instruction la nourriture
intellectuelle dont il a besoin, il créera pour lui-même un monde.
L'imagination la plus puissante que la littérature nous fasse connaître
est peut-être celle de Bunyan, qui a su, dans son _Voyage du pèlerin_,
donner à des allégories et à des symboles plus de réalité que n'en a
aucun personnage de roman ou d'histoire. C'était un homme sans
instruction, un chaudronnier qui n'avait jamais lu que la Bible et qui
était enfermé en prison. Michelet a passé son enfance dans une espèce de
prison, dans la salle basse et sombre où il faisait son travail de
compositeur d'imprimerie. Il n'avait pu nourrir son esprit que de deux
ou trois livres, une mythologie, Virgile, l'_Imitation de Jésus-Christ_.
Son imagination prit des ailes: il créa. Une phrase, un mot, prirent
pour lui une valeur extraordinaire; il y trouva des richesses infinies,
des sens profonds, des beautés inconnues. C'était l'intensité de son
désir qui créait ces beautés, par une illusion semblable à celle de
l'amour: l'homme affamé trouve savoureux tous les aliments, même les
plus insipides.

Michelet garda toute sa vie les habitudes d'esprit contractées dans son
enfance. Il ne put jamais regarder qu'un petit nombre de points,
d'objets à la fois; mais son imagination s'en emparait avec une force
inouïe et finissait par y voir un monde. «Il me suffit d'un seul texte,
disait-il, là où il en faudrait vingt à d'autres.» Loin de chercher à
surexciter son imagination par la vue des objets extérieurs, par une vie
agitée, c'est par le recueillement, le silence, l'isolement, la
concentration sur lui-même qu'il lui conserva toute sa puissance.

Jamais vie ne fut mieux réglée que la sienne. Il était au travail dès
six heures du matin et il restait enfermé jusqu'à midi ou une heure,
sans permettre qu'on vînt le déranger ou le distraire. Même pendant ses
voyages, pendant ses séjours au bord de la mer ou en Suisse, il ne
souffrait pas que rien fût retranché à ses heures de travail.
L'après-midi était consacrée à la promenade et à l'amitié. Tous les
jours on pouvait venir le voir de quatre à six heures. Il ne travaillait
jamais la nuit, et sauf en quelques rares occasions, se retirait pour
dormir vers dix heures ou dix heures et demie du soir. D'une extrême
sobriété, ne prenant d'autre excitant que le café, qu'il aimait avec
passion, ayant le tabac en horreur, il n'acceptait ni dîners ni soirées
hors de chez lui. Ces distractions eussent dérangé l'unité de sa vie et
de ses pensées. Pour que son esprit eût toute sa liberté, il fallait que
rien ne changeât dans les objets qui l'entouraient. Ils étaient pour lui
comme une partie de lui-même. Jamais il ne souffrit que le drap qui
recouvrait sa table à écrire fût changé, ni que les vieux cartons sales
et déchirés où il renfermait ses papiers fussent renouvelés. Son
caractère était aussi calme et paisible que sa vie était régulière. Son
abord était simple et affable; sa conversation, mélange exquis d'esprit
et de poésie, ne dégénérait jamais en monologue, et, sans avoir rien de
guindé ni de solennel, maintenait sans effort l'esprit des
interlocuteurs dans des régions élevées. Ses manières avaient gardé les
traditions de politesse de l'ancienne France; sans y mettre de
recherche, il montrait les mêmes égards à tous ceux qui l'approchaient,
quel que fût leur rang ou leur âge; cette politesse n'avait rien de
banal, car on y sentait une réelle bienveillance. Sa mise était toujours
irréprochable. Je le vois encore assis dans son fauteuil, à sa réception
du soir, la taille serrée dans une redingote sur laquelle on n'aurait pu
trouver une tache ni un grain de poussière; ses pantalons à sous-pieds
bien tirés sur ses souliers vernis, tenant un mouchoir blanc dans la
main, qu'il avait délicate, nerveuse et soignée comme celle d'une femme,
et la tête encadrée dans ses cheveux blancs, longs, légers et soyeux.
Les heures s'écoulaient vite à l'entendre! Il y avait dans ses paroles
tant de profondeur et tant de fantaisie, tant de joyeuse sérénité et
tant de sympathique bonté, de l'esprit sans malice et de la poésie sans
déclamation! Sa conversation était ailée; les idées jaillissaient comme
des flèches vives, dardées d'un trait; ou bien il les laissait s'envoler
une à une, d'un vol inégal et capricieux, comme des oiseaux, mais sans
les suivre ni les rappeler. Il n'insistait jamais, ne développait pas.
Il était un causeur incomparable, et l'on sentait en lui, sans qu'il
cherchât à le faire sentir, ce je ne sais quoi de divin qui fait l'homme
de génie.

Ce qui donnait à ce génie la grâce, c'est qu'il y joignait la modestie.
Il savait écouter, il se laissait contredire, il demandait avis. Même
devant des hommes plus jeunes que lui et dont le talent n'était pas égal
au sien, il émettait souvent ses idées avec réserve, les questionnant,
s'informant de leur opinion. Ce n'est pas qu'il feignît d'ignorer ce
qu'il valait. Il a dit de son histoire «_mon monument_»; et quand il
attaquait l'usage du tabac, en montrant que tous les esprits créateurs
du siècle, Hugo, Lamartine, Guizot, n'ont jamais fumé, il y ajoutait son
propre exemple. Mais il n'exagérait point son mérite, n'occupait pas le
public de sa personne, et surtout avait la sagesse de ne pas se croire
appelé à jouer tous les rôles et à déployer tous les talents. On eut
beau le supplier d'entrer dans la vie politique, il repoussa toutes les
avances qui lui furent faites. Après le 2 Décembre, il perdit ses places
et fut presque réduit à la pauvreté parce qu'il refusa le serment; mais
il ne fit pas tapage de son désintéressement et ne chercha point à se
faire un piédestal des malheurs publics. Passionnément épris pour ses
œuvres tout le temps qu'il les composait, il les abandonnait presque et
devenait indifférent à leur sort quand elles étaient terminées. Non
seulement il méprisait la réclame, mais il était presque insouciant de
l'éloge ou du blâme. Il ne sollicitait pas d'articles, et les critiques
les plus vives n'excitaient chez lui que le sourire, pourvu qu'elles
fussent tournées avec esprit.

Cette sérénité de caractère, cette vie de cénobite, discrète et
régulière, bien loin d'éteindre les ardeurs et l'énergie de son âme, les
conservaient et les entretenaient au contraire. Rien n'en était dépensé
au dehors, et c'est ainsi qu'il a pu produire cinquante volumes sans
rien perdre de la chaleur de son cœur ni de l'éclat de son imagination.

Ce n'était pas seulement pour pouvoir composer, créer, qu'il avait
besoin de silence et de solitude, c'était aussi, c'était surtout pour
pouvoir écrire. Michelet est sans contredit un des trois ou quatre plus
grands écrivains du siècle. Son style est peut-être le côté le plus
original de son génie. Il serait difficile de dire à quels modèles, à
quels antécédents il rattache; il y a en lui du Rousseau, du Diderot et
du Chateaubriand; mais on ne pourrait trouver entre eux que de
lointaines analogies. Dès son _Histoire romaine_, il ne ressemble à
personne. Si j'avais à définir quel est le caractère propre de Michelet
comme écrivain, je dirais qu'il est un grand musicien. Il n'est pas à
proprement parler un coloriste, il ne cherche pas à peindre par le choix
curieux et l'association frappante des mots; il n'est pas un logicien,
apportant la conviction dans l'esprit par la justesse des termes et la
forte liaison des idées; il n'est pas un orateur, entraînant son public
par l'ampleur et la gradation savamment ménagée des périodes. Il est un
musicien qui cherche à exprimer les sentiments et même à décrire les
objets par le son et par le rythme. Tous les grands écrivains sont plus
ou moins musiciens, les poètes surtout. Mais la plupart adoptent une
certaine allure constante, une certaine mélodie de phrase qui charme
doucement l'oreille et fait dire de leur style: «C'est une musique.» Il
en est ainsi de Lamartine. La phrase de George Sand, celle de Cousin,
font aussi une impression musicale; mais chez Lamartine la mélodie
toujours également ample, sonore, engendre la monotonie; chez George
Sand ou Cousin, l'harmonie musicale de la phrase est subordonnée aux
autres qualités du style. Cette harmonie est, au contraire, la première
préoccupation de Michelet; chez lui les mots sont toujours disposés,
combinés, de façon à produire un rythme, une harmonie parfaitement
d'accord avec le caractère de la pensée et aussi variés que la pensée
elle-même. Son style est comme la notation musicale de sa pensée; il en
suit tous les mouvements, les allées et les retours, les secousses, les
saillies; de là cette variété infinie de rythme; ces phrases tantôt
amples et cadencées, tantôt brèves et saccadées, où les mots agissent à
la fois sur l'oreille et sur l'esprit par leur son et par leur sens.
Michelet avait besoin de calme et de tranquillité pour noter ainsi ses
pensées. Les bruits du dehors l'empêchaient d'entendre le rythme
intérieur. Quand, en octobre 1859, au milieu d'une tempête, il cherchait
à écrire ses impressions, il vint un moment où il dut s'arrêter; la
violence du vent et de la mer, la fatigue et le manque de sommeil
avaient blessé en lui une puissance, «la plus délicate de l'écrivain, le
rythme. Ma phrase devenait inharmonique. Cette corde, dans mon
instrument, la première se trouva cassée». Ces expressions nous montrent
que Michelet sentait qu'il écrivait comme un musicien compose. Dans ce
même récit de la tempête, au chapitre VIIe de _la Mer_, se trouvent de
nombreux exemples de la puissance d'expression qu'il trouve dans la
variété du rythme de ses phrases. Au début, il peint le charme de la
plage de Royan.

«Les deux plages semi-circulaires de Royan et de Saint-Georges, sur leur
sable fin, donnent aux pieds les plus délicats les plus douces
promenades, qu'on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui
égayent la dune de leur jeune verdure.»

Quelle douceur, quelle lenteur dans cette longue phrase qui continue
tout en paraissant prête à s'arrêter à chaque pas! Un peu plus loin la
tempête éclate:

«Le grand hurlement n'avait de variante que les voix bizarres,
fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle;
elle était pour lui un but qu'il assaillait de cent manières. C'était
parfois le coup brusque d'un maître qui frappe à la porte, des secousses
comme d'une main forte pour arracher le volet; c'étaient des plaintes
aiguës par la cheminée; des désolations de ne pas entrer, des menaces si
l'on n'ouvrait pas, enfin, des emportements, d'effrayantes tentatives
d'enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le
grand heu! heu! tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable.»

C'est dans _l'Oiseau_ que Michelet est arrivé à la pleine maturité de
son talent d'écrivain, c'est là qu'il a pu le mieux exercer les qualités
musicales et rythmiques de son style. Je n'en citerai que deux exemples.
L'un sur l'alouette:

«Bien autrement puissante de voix et de respiration, la petite alouette
monte en filant son chant, et on l'entend encore quand on ne la voit
plus.»

La phrase commence par des mots longs et pesants, continue plus légère
par des dissyllabes, puis, toujours plus grêle, ainsi que le chant de
l'alouette, elle finit en monosyllabes, les plus brefs, les plus nets,
les plus clairs. Chantez la phrase, vous verrez que les derniers sons
_an_, _on_, _e_, _a_, _oi_, _u_, font une gamme chromatique ascendante.
L'autre phrase est une invocation à la frégate, le plus puissant par ses
ailes, le plus infatigable des oiseaux.

«Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l'air, sans peur, sans
fatigue, maître de l'espace, dont le vol si rapide supprime le temps!»

N'y a-t-il pas là trois coups d'aile, courts, vigoureux: «roi de
l'air,--sans peur,--sans fatigue»,--un quatrième plus large et plus
fort, «maître de l'espace», et l'oiseau file en planant, les ailes
immobiles et étendues,--«dont le vol si rapide supprime le temps.»
Changez un seul mot à ces phrases, même le plus inutile au sens, et vous
en détruirez la valeur aussi bien qu'en ôtant une note à une phrase
musicale. Mais aussi, en quelques mots, peut-être insignifiants en
eux-mêmes, Michelet fait-il pénétrer dans l'esprit, d'une manière
ineffaçable, son idée et son sentiment. Déjà dans ses premiers livres
cette conception musicale du style se fait sentir, quoique avec moins de
force. Nous en trouvons de nombreux exemples dans _le Peuple_. Quatre
lignes font un tableau complet de la grandeur déserte et désolée de
l'empire romain en décadence: «Des voies magnifiques attendaient
toujours le voyageur qui ne passait plus, de somptueux aqueducs
continuaient de porter des fleuves aux cités silencieuses et n'y
trouvaient plus personne à désaltérer.»

Dans les dernières années de sa vie, Michelet, entraîné inconsciemment
par ses tendances au rythme, a fini par retomber fréquemment dans les
mêmes cadences. Son esprit s'accoutuma involontairement à la mesure des
vers de six, huit et douze syllabes, et l'on trouve dans _la Montagne_,
dans _Nos Fils_, et déjà même dans _la Sorcière_, des pages entières en
vers blancs. Quelquefois ce rythme un peu monotone produit encore de
très beaux effets; par exemple, dans cette page de _la Sorcière_:

«C'est aussi véritablement une cruelle invention d'avoir tiré la fête
des Morts du printemps où l'antiquité la plaçait, pour la mettre en
novembre. En mai, où elle fut d'abord, on les enterrait dans les fleurs.
En mars, où on la mit ensuite,--elle était avec le labour--l'éveil de
l'alouette;--la mort et le grain, dans la terre,--entraient ensemble
avec le même espoir.--Mais, hélas! en novembre,--quand tous les travaux
sont finis,--la saison close et sombre pour longtemps,--quand on revient
à la maison,--quand l'homme se rasseoit au foyer--et voit en face la
place à jamais vide,--oh! quel accroissement de deuil!--Évidemment, en
prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on
craignait qu'en lui-même l'homme n'eût pas assez de douleur[85].»

Mais ailleurs le style devient d'une monotonie fatigante; _la Montagne_
offre des séries d'alexandrins:

«Et le temps est venu--où la mort me plaît moins,--où je lui dis:
Attends.--Parlé-je ainsi pour moi?--Oui, pour moi, j'aime
encore.--Pourtant j'ai fait beaucoup.--Comme œuvres et labeurs,--j'ai
dépassé trois vies.--J'accepterais le sort,--si parmi ces pensées--une
autre ne venait--une autre inquiétude--au point si vulnérable--où bat,
vibre mon cœur[86].»

Évidemment l'instrument avait perdu de sa vigueur et de sa délicatesse.
Au lieu de la riche variété des harmonies d'autrefois, nous voyons
revenir constamment le même rythme, la même ritournelle. C'était un
premier signe où l'on reconnaissait que son talent se ressentait des
atteintes de l'âge.

Et pourtant on hésite à prononcer les mots d'âge, de vieillesse, à
propos de Michelet, tant il resta toujours jeune de cœur, d'esprit et
d'imagination, en dépit des années, en dépit des hommes. Lorsqu'on
embrasse dans son ensemble cette vie si simple et si pure, cette série
d'œuvres si variées, si originales, si poétiques, on se demande quel a
été le trait de son caractère et de son génie qui le distingue nettement
de tous les autres écrivains français; comment il se fait qu'il soit
pour ainsi dire unique en son genre, qu'il n'ait pas eu d'ancêtres et
qu'il n'ait pas de postérité littéraire. Il faut attribuer, je crois,
cette originalité si marquée à ce qu'il a conservé à travers l'âge mûr
et jusqu'à la vieillesse _quelque chose de l'enfant_; ce mot implique
dans mon esprit un éloge et non un blâme. Les Français, d'ordinaire,
n'ont rien de l'enfant; d'autres peuples au contraire, les races
germaniques par exemple, en conservent toujours quelque chose; aussi
gardent-ils bien plus la fraîcheur des sentiments, la jeunesse du cœur
et l'intelligence des choses simples qui sont si souvent en même temps
les choses profondes. Michelet avait en lui ce trait germanique qui,
mêlé à une nature d'ailleurs toute française, fit sa grande originalité.
Comme l'enfant, il n'était blasé sur rien; il admirait, s'étonnait,
trouvait à chaque chose une beauté ou un intérêt toujours nouveaux; il
se livrait tout entier à l'émotion, à l'affection du moment, et pouvait
transporter sans cesse sa sympathie d'un objet à un autre sans qu'elle
perdît rien de sa vivacité et de sa fraîcheur. Comme l'enfant, il était
toujours sincère, et c'était de l'abondance de son cœur que parlait sa
bouche; comme l'enfant, il prenait toutes choses au sérieux, et n'avait
pas ce qu'on appelle le sentiment du ridicule, qui n'est le plus souvent
qu'une frivolité inintelligente ou une moquerie irrespectueuse; comme
l'enfant, il était souvent gai et jamais railleur, parfois triste et
jamais découragé; comme l'enfant enfin, il comprenait les choses par
intuition plus que par analyse, et d'un simple regard pénétrait souvent
plus profondément dans la réalité que ne l'aurait fait le critique la
plus subtil. Ce qu'il a écrit dans _le Peuple_ sur l'homme de génie peut
s'appliquer à lui-même:

«Si vous étudiez sérieusement dans sa vie et dans ses œuvres ce mystère
de la nature qu'on appelle l'homme de génie, vous trouverez généralement
que c'est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les
dons du simple... La simplicité, la bonté sont le fonds du génie, sa
raison première; c'est par elles qu'il participe à la fécondité de
Dieu... Le génie a le don d'enfance, comme ne l'a jamais l'enfant. Ce
don, c'est l'instinct vague, immense, que la réflexion précise et
retient bientôt, de sorte que l'enfant est de bonne heure questionneur,
épilogueur et tout plein d'objections. Le génie garde l'instinct natif
dans sa forte impulsion, avec une grâce de Dieu que malheureusement
l'enfant perd, la jeune et vivace espérance.»

Michelet l'eut toujours dans le cœur, la jeune et vivace espérance.
C'est ce qui rend la lecture de ses livres si bienfaisante. On oublie
les défauts de l'enfant; sa vue seule fait aimer la nature et bénir la
vie. Comment n'oublierions-nous pas les défauts de Michelet, quand nous
apprenons de lui à aimer, à agir, à espérer?



APPENDICE I

MICHELET ÉDUCATEUR


Soit, comme professeur, soit comme écrivain, Michelet a donné toute sa
vie à l'enseignement. Il n'a jamais voulu entrer dans la vie politique,
et s'il a quitté la carrière du professorat, ç'a été par contrainte et
avec déchirement de cœur. C'est à l'École normale que son enseignement
fut le plus fécond; ses ouvrages de cette période, l'_Histoire romaine_,
les six premiers volumes de l'_Histoire de France_, sont les plus
solides au point de vue de la science, les plus achevés au point de vue
de la composition et du style, les plus riches en fortes pensées. Ses
cours se composaient de vastes aperçus sur l'histoire universelle où il
esquissait en traits rapides et vigoureux la physionomie de chaque
civilisation et de chaque époque, et d'études de détail sur quelques
points spéciaux, par lesquelles il initiait ses élèves aux recherches
d'érudition et aux règles de la critique. Il joignait à ses leçons des
conseils pratiques à ses élèves sur la manière dont ils devaient
comprendre leur tâche de professeurs, et profiter de leur séjour dans
les lycées de province pour y étudier, selon les ressources qu'offrirait
leur résidence, soit les archives, soit l'histoire locale, soit
l'archéologie, soit même les patois. Il prenait plaisir à connaître
l'origine et le lieu de naissance des jeunes gens qu'il avait devant lui
et en qui il voyait comme un abrégé de la France. Il se donnait tout
entier à ses élèves, et à leur tour ses élèves ont eu sur lui une
influence bienfaisante. «Ils m'ont rendu, dit-il, sans le savoir, un
service immense. Si j'avais, comme historien, un mérite spécial qui me
soutient à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à
l'enseignement, qui pour moi fut l'_amitié_. Ces grands historiens ont
été brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai aimé davantage.»--Il
ajoute: «J'ai souffert davantage aussi. Les épreuves de mon enfance me
sont toujours présentes, j'ai gardé l'impression du travail, d'une vie
âpre et laborieuse, je suis resté peuple.» Cet amour de la jeunesse et
cet amour du peuple, unis à l'amour de la France, ont été l'inspiration
même de sa vie, et c'est pour cela qu'il a été essentiellement un
éducateur. «Quelle est, dit-il, la première partie de la politique?
L'éducation. La seconde? L'éducation. Et la troisième? L'éducation.»
S'il a écrit l'Histoire de France, c'est pour donner à la jeunesse et à
la nation une conscience plus nette de la patrie, pour enseigner la
patrie «comme dogme et principe, puis comme légende.» La patrie était en
effet pour lui une religion, celle du dévouement et de la fraternité. Il
se regardait comme le révélateur de l'âme de la France, «de son génie
pacifique et vraiment humain.»--«Que ce soit là ma part dans l'avenir
d'avoir, non pas atteint, mais marqué le but de l'histoire... Thierry y
voyait une _narration_ et M. Guizot une _analyse_. Je l'ai nommée
_résurrection_ et ce nom lui restera.» Grâce en effet à une érudition
solide et à une imagination d'une puissance et d'une fraîcheur
incomparables, il a fait vraiment revivre la France du moyen âge, et
surtout il a réussi par la force de sa sympathie à rendre la voix à ces
masses populaires anonymes, à ces souffrants, ces persécutés, ces
déshérités qui fout l'histoire et pour lesquels l'histoire est ingrate.
Les deux points culminants de l'histoire de France étaient pour lui ce
qu'il appelait ses deux _rédemptions_, Jeanne d'Arc et la Révolution. Il
a consacré à l'une un volume qui est son chef-d'œuvre, et un des
chefs-d'œuvre de la littérature française, à la seconde un ouvrage en
sept volumes.

Il aborda l'histoire de la Révolution avec un sentiment d'enthousiasme
mystique, vers 1845, peu après la mort de sa première femme: il s'y
prépara dans une sorte de recueillement ascétique. Il prévoyait des
révolutions politiques, peut-être des guerres européennes, il voulait
rapprocher les classes, enseigner à la bourgeoisie l'amour du peuple,
enseigner à tous «l'élan de 92, la gloire du jeune drapeau et la loi de
l'équité divine, de la fraternité, que la France promulgua, écrivit de
son sang.» Le _Peuple_, paru en 1846, fut la préface de l'Histoire de la
Révolution, dont le premier volume est de 1847.

Composée dans cet esprit, cette histoire, qui repose pourtant sur des
recherches très sérieuses et très neuves, a plutôt les allures d'une
épopée, et de la prédication enflammée d'un apôtre.

Si à cette époque le côté lyrique, imaginatif et mystique de son talent
prit un développement excessif, on doit l'attribuer en partie aux
circonstances politiques, aux agitations religieuses et sociales qui ont
précédé la Révolution de 1848, mais aussi au théâtre nouveau où son
enseignement était transporté depuis 1838, au Collège de France. Là,
avec ses collègues Quinet et Mickiewicz, il formait une sorte de
triumvirat professoral; entouré d'une jeunesse ardente, plus avide
d'émotions que de science, pénétré de la gravité des temps, il se crut
appelé à une sorte d'apostolat social et moral. Il en sortit des œuvres
d'une rare éloquence, pleines d'aperçus ingénieux et profonds; son génie
ne perdit rien de son éclat et de sa puissance, mais la sérénité et
l'équilibre de son esprit furent troublés. Les onze derniers volumes de
son _Histoire de France_ sont moins une histoire complète et suivie
qu'une série d'aperçus tantôt brillants, tantôt profonds sur les XVIe,
XVIIe et XVIIIe siècles. De plus il s'était fait dans son esprit une
réaction excessive contre le moyen âge, contre le catholicisme et contre
la royauté, et l'on ne trouve pas dans ces derniers volumes, ni dans
l'_Histoire du XIXe siècle_, ni dans la _Sorcière_, la même largeur de
sympathie, la même équité qu'il avait montrées dans ses premières
œuvres.

Les tristesses de l'histoire, les hontes de l'ancien régime devinrent
pour lui comme un cauchemar qui s'ajoutait aux tristesses et aux hontes
des premières années du second empire pour remplir son cœur d'amertume
et noircir son imagination. Les études d'histoire naturelle furent pour
lui un rafraîchissement et un cordial et il retrouva dans ses livres
l'_Oiseau_, l'_Insecte_, la _Mer_, l'équilibre qu'il avait perdu et le
plein épanouissement de son génie. En même temps il ne perdait pas de
vue la tâche d'éducateur qu'il s'était donnée. L'_Amour_ et la _Femme_,
malgré des crudités inutiles et des puérilités choquantes, sont des
livres d'une haute inspiration, écrits pour montrer dans la famille et
dans la femme la base de toute éducation et de toute société. Dans la
_Bible de l'Humanité_ il voulut extraire de toutes les religions, et
surtout des civilisations antiques, les plus hautes idées de morale et
de vertu, les exemples les plus propres à fortifier la conscience
moderne, écrire un livre d'édification laïque; malheureusement, les
chapitres sur le judaïsme et le christianisme sont conçus dans un esprit
hostile et injuste, et ne font pas ressortir ce que ces religions ont
apporté au trésor commun des grandes idées et des grands sentiments de
l'humanité. Enfin il a résumé dans _Nos Fils_ ses idées pédagogiques,
ses espérances et ses projets de réforme pour la France.

Il est très difficile de tirer des livres de Michelet une doctrine
pédagogique précise, logique et aboutissant à des conclusions nettes. Il
n'est ni un philosophe théoricien, ni un réformateur pratique; il est un
semeur et un excitateur d'idées, un prédicateur qui s'adresse au cœur et
à l'imagination autant qu'à la raison. Il n'expose pas un système; il
exprime des aspirations, des désirs; il ouvre des perspectives.

Le principe philosophique de toute sa pédagogie est l'idée de Rousseau,
l'idée de la bonté foncière de la nature humaine. L'âme humaine naît
innocente et contient en elle les éléments de tout développement
intellectuel et moral. L'éducation ne doit pas être une contrainte, elle
n'a pas pour objet de réprimer ou de châtier, mais de diriger l'homme
dans ses voies normales, de le placer dans les conditions où il fera
naturellement le bien; l'instruction ne doit pas être une chose
étrangère qu'on impose au cerveau de l'enfant, elle est le développement
normal des énergies naturelles du cerveau, à qui on donne à mesure les
aliments nécessaires à leur croissance. Aussi Michelet fait-il une
critique sévère de l'enseignement des écoles catholiques, aussi bien des
écoles des jansénistes que de celles des jésuites, qui partent toutes de
l'idée de la chute, et il s'attache à faire connaître et à développer
les théories de Coménius, de Rousseau, de Pestalozzi et de Frœbel.
L'enthousiasme de Michelet pour ce dernier et pour son élève, madame de
Marenholtz, ce qu'il a écrit sur eux dans _Nos Fils_, ce qu'il disait
d'eux dans ses conversations, a beaucoup contribué à la popularité qui
s'est attachée en France au système de Frœbel, souvent plus admiré que
connu.

Si le point de départ de l'éducation est la bonté naturelle de l'homme,
le but de l'éducation est de former l'homme pour l'action. Voltaire,
Vico, Daniel de Foë ont proclamé au XVIIIe siècle ce principe que
l'homme est fait pour l'action, se sauve par l'action. Optimisme et
liberté, tels sont les deux idées fondamentales de la pédagogie de
Michelet. Mais il faut que cette liberté soit dirigée, que cette action
ait un objet. Cet objet, c'est la justice. L'ancien régime reposait sur
l'idée de la grâce, de la faveur; c'est aussi le fondement de
l'éducation catholique. La Révolution a remplacé le principe de la grâce
par celui de la justice, qui est identique à la fraternité. Optimisme et
liberté sont les bases de l'éducation; optimisme, liberté et justice
sont les bases de la société.

L'éducation pour Michelet commence avant la naissance. Il veut que la
mère se sanctifie pour ainsi dire pour l'enfant qu'elle va mettre au
monde, et il insiste beaucoup sur les influences inconscientes, sur la
prédestination physiologique qui se transmettent des parents aux
enfants. L'harmonie dans la famille, des mœurs conjugales austères, le
sentiment de la responsabilité chez les parents, sont les points de
départ de toute éducation. Le père enseigne à l'enfant par son exemple
le dévouement; il lui parle de la justice et de la patrie; la mère
enseigne à l'enfant l'union du devoir et de l'amour, en lui apprenant à
admirer son père.

Après ces premières impressions familiales viennent l'éducation
physique, l'éducation morale, l'éducation intellectuelle.

Michelet insiste beaucoup sur l'éducation physique, sur les exercices du
corps, sur la nécessité de laisser les forces de l'enfant se développer
en toute liberté. Il y revient à plusieurs reprises dans ses écrits; il
exhorte surtout les habitants des villes à conduire leurs enfants soit
sur les montagnes, soit au bord de la mer. Il appelle les bains de mer
la _vita nuova_ des nations.

L'éducation morale a essentiellement pour objet, aux yeux de Michelet,
de développer l'amour de la nature et celui de la patrie. Il confond ces
deux sentiments avec la religion elle-même. «Il faut dans cet enfant
fonder l'homme, créer la vie du cœur. Dieu d'abord, révélé par la mère,
dans l'amour et dans la nature. Dieu ensuite, révélé par le père dans la
patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la
France.» Il faut que l'enfant, aime les animaux, les plantes, tout ce
qui a vie, qu'il aime la nature elle-même comme une mère invisible et
présente; qu'il aime la patrie comme une personne vivante, visible dans
les grandes œuvres où s'est déposée la vie nationale. Michelet ne veut
pas qu'on parle trop tôt à l'enfant de Dieu. Dieu ne doit apparaître à
l'enfant que quand l'idée de justice est née, comme _Dieu de justice_.
Le père loue en Dieu la _Loi_ du monde, la mère le prie comme la _Cause_
aimante. Bien que Michelet, en vertu même du rôle qu'il donne à la
justice, fasse du devoir la base de la morale et incarne dans les
parents l'idée du devoir, on voit dans toutes ses œuvres que l'idée
mystique de la nature et de la patrie, considérées comme objet d'un
culte, était au fond sa préoccupation dominante.

Quant à l'éducation intellectuelle, les deux points sur lesquels
Michelet insiste le plus sont: 1° la nécessité de ne pas surcharger
l'esprit des enfants, de ne pas les accabler par trop d'heures de
travail. «La quantité du travail y fait bien moins qu'on ne croit; les
enfants n'en prennent jamais qu'un peu tous les jours; c'est comme un
vase dont l'entrée est étroite; versez peu, versez beaucoup, il n'y
entrera jamais beaucoup à la fois;» 2° la nécessité de mettre de
l'harmonie dans les facultés de l'enfant en n'en faisant pas une pure
machine intellectuelle, en faisant des connaissances un tout organique.
Pour la première éducation, il veut avec Frœbel développer le talent
créateur de l'enfant, lui apprendre à s'approprier le monde et à
associer ses idées par l'action; puis avec Coménius, avec Pestalozzi,
avec Frœbel, il recommande la méthode intuitive, qui met les choses
avant les mots; avec Pestalozzi, il voudrait associer le travail manuel
au travail intellectuel, un enseignement qui réunît l'agriculture, le
métier et l'école. Enfin, dans ses vues de réformes pour l'Université,
dont il vante du reste les mérites solides et modestes, il demande qu'on
rende l'enseignement plus simple et plus général, qu'on fasse comprendre
les liens qui unissent les sciences, qu'on développe l'homme physique,
qu'on mette en rapport le collège, les écoles industrielles, les écoles
agricoles. Il est difficile de tirer des idées pratiques très claires
des chapitres de _Nos Fils_ qui traitent de ces derniers points, ainsi
que de ceux qui sont consacrés aux écoles de droit et de médecine; mais
on peut dire en résumé que la conception de Michelet en matière
d'éducation est l'éducation encyclopédique que Rabelais fait donner à
Gargantua. Il veut une éducation qui songe au _sujet_, à l'homme, au
lieu de ne songer qu'à un des _objets_ de l'enseignement, à la science.

Les idées de Michelet sur l'éducation ne se bornent pas à l'enfance et à
la jeunesse, elles, s'étendent à la nation entière, au peuple surtout
qui, à tant d'égards, reste enfant et enfant négligé. Il voudrait que
les jeunes gens de la bourgeoisie se fissent les apôtres de l'union
entre les classes en s'occupant de l'instruction populaire, que les
écoles, devenues écoles libres, dépendant seulement des communes,
fussent à tous les degrés de l'enseignement accessibles à tous les
jeunes gens sans distinction de fortune d'après le mérite seul; enfin
que la commune jouât dans la vie nationale un rôle beaucoup plus grand
qu'aujourd'hui, que chacun consacrât à l'association communale le
meilleur de ses forces. Il faisait à cet égard de beaux rêves. Il
imaginait une société où l'enseignement serait la fonction de tous ou
presque tous, «où l'on profiterait de l'élan du jeune homme, du
recueillement du vieillard, de la flamme de l'un, de la lumière de
l'autre». Il désirait surtout que l'on créât des fêtes populaires, des
fêtes nationales, même des fêtes internationales «qui dilatent le cœur»,
qui enseignent le patriotisme, la fraternité, des fêtes semblables à
celles de la Grèce. Comme il avait été le premier à retrouver et à
raconter ce qu'avaient été les fédérations en 1790, il gardait l'espoir
de voir un jour jaillir du cœur des peuples des fêtes exerçant une
action morale sur ceux qui y prendraient part. Théâtres, concerts,
banquets, il voulait de grandes manifestations de la vie collective
unissant les classes et les moralisant toutes. Il a tracé à la fin du
_Banquet_ un admirable programme de ces _pia vota_ si différents de la
réalité. Il demandait aussi que l'on fît pour le peuple des livres qui
lui donnassent sous une forme très simple, mais élevée et belle, non
enfantine, une nourriture intellectuelle solide et saine, des _livres
d'action_, des _bibles du travail_ (récits de voyages, biographies des
grands inventeurs, etc.) des livres de morale, et surtout la _Bible de
la France_. Lui-même avait écrit le _Peuple_ et la _Bible de
l'humanité_, mais il sentait que sa langue n'était pas accessible au
peuple et il en souffrait.

Michelet a pourtant écrit une de ces Bibles populaires, c'est sa Jeanne
d'Arc. Tous peuvent la lire et la comprendre. Les livres tels qu'il les
désirait commencent à naître, et il aura contribué à leur éclosion. Si
ce grand écrivain était trop original pour avoir à proprement parler des
disciples, il aura exercé néanmoins une puissante et durable influence,
dans la science, dans la politique, dans l'éducation, dans les mœurs
publiques: il aura été un éducateur. Nul ne l'aura lu et goûté sans
s'être senti plus pénétré de ses devoirs envers l'enfance, envers le
peuple, envers la patrie, sans aimer davantage l'humanité et la justice.



APPENDICE II

LE JOURNAL INTIME DE MICHELET[87]


Si la France possède une série si riche et si admirable de
correspondances et de mémoires, c'est que notre race a le goût et le don
de l'observation psychologique, et que toute observation psychologique
est plus ou moins une confession. Le talent de s'observer et de se
raconter soi-même n'est-il pas un des mérites les moins contestés de nos
écrivains?

D'autres peuples ont pu nous disputer la première place dans la poésie
lyrique, dans la philosophie ou l'art dramatique: nul ne nous a refusé
la gloire d'avoir donné au monde les premiers des moralistes. Pourquoi
Montaigne reste-t-il éternellement jeune? Pourquoi lit-on plus les
_Pensées_ que les _Provinciales_, madame de Sévigné que Bossuet, les
_Confessions_ que le _Contrat social?_ C'est qu'on n'a encore rien
trouvé de plus intéressant pour l'homme que l'homme même. Pascal a beau
railler Montaigne, il est heureux en le lisant de trouver un homme là où
il s'attendait à voir un auteur. Il n'est pas nécessaire qu'un auteur de
mémoires ait été illustre par ses actions ou par ses écrits pour que
l'histoire de son âme nous intéresse. Peu importe que Joubert n'ait été
connu de son vivant que d'un petit cercle d'amis s'il a laissé, dans ses
_Pensées_ et dans ses _Lettres_, des trésors d'observations morales. Peu
importe qu'Amiel ait vécu une vie obscure et monotone, que Marie
Baschkirtseff n'ait pu donner la mesure de son talent d'artiste, si l'un
a décrit avec une émotion éloquente et avec une rare puissance d'analyse
les inquiétudes intellectuelles et morales de son âme et de l'âme d'une
foule de ses contemporains, et si l'autre met à nu, avec une audace
ingénue, tous les secrets d'un cœur de jeune fille russe, nous
instruisant à la fois sur son sexe et sur sa race.

Ces confidences prennent, il est vrai, une toute autre valeur quand
elles sont faites par un homme qui est célèbre par ses actes ou par ses
livres. Elles nous permettent, même quand elles ne sont pas tout à fait
sincères, de pénétrer dans l'intimité de son être moral, de saisir les
mobiles de ses actions ou les germes de ses idées. Elles nous le
montrent, sinon tel qu'il a été, du moins tel qu'il aurait voulu être;
elles nous font comprendre l'unité fondamentale qui relie les
manifestations successives et quelquefois contradictoires en apparence
de son activité. Combien ces confidences deviennent précieuses quand
elles n'ont pas été écrites après coup pour expliquer ou corriger le
passé et en pensant au public, mais au jour le jour, et pour soi seul!
Elles acquièrent enfin un prix infini quand elles remontent à la
première jeunesse, aux années où l'on cherche encore sa voie, où
l'avenir s'ouvre, libre, indéterminé, immense, où ni la célébrité ni
l'opinion ne dictent les attitudes et les paroles, où l'on se laisse
voir d'autant plus naïvement, qu'inconnu de tous, on ne se connaît pas
bien encore soi-même.

Nous avons la chance heureuse de posséder des confidences de cette
nature laissées par l'écrivain le plus original de notre siècle, par
celui dont l'œuvre porte le plus fortement l'empreinte de sa sensibilité
personnelle, par Michelet.

Pour bien le comprendre, pour bien le goûter, pour le suivre à travers
les évolutions de ses idées et les soubresauts de ses émotions, il faut
ne jamais séparer sa personne de ses ouvrages; il cherche lui-même cette
communication directe avec son lecteur; il le prend pour confident de
ses joies et de ses tristesses, de ses espérances et de ses
découragements; il lui parle comme un maître à un élève, comme un père à
un fils, comme un ami à un ami.

L'unité de son œuvre, si variée de sujets et d'inspirations, parfois
même incohérente aux yeux de l'observateur superficiel, doit être
cherchée dans sa vie et dans son cœur. C'est ce qui fait l'inestimable
valeur des souvenirs personnels qu'il nous a laissés et que sa veuve,
fidèle dépositaire de sa pensée, a pieusement recueillis, coordonnés et
publiés. Elle a publié trois volumes de voyages en Italie, en
Angleterre, en Allemagne, en Flandre, en Hollande, en Suisse[88]; en
1884, elle nous a donné _Ma Jeunesse_ qui contenait toute l'histoire de
l'enfance et de l'adolescence de Michelet jusqu'à sa vingt-deuxième
année; en 1888, elle nous a fait connaître le _Journal_ intime que
Michelet a écrit de 1820 à 1822, et le journal de ses lectures et de ses
projets de travaux littéraires de 1818 à 1829.

Malgré l'intérêt et la beauté de _Ma Jeunesse_, bien qu'elle contienne
le récit infiniment touchant des premiers rêves d'amour et des premières
déceptions du futur auteur de _la Femme_, _Mon Journal_ a encore
beaucoup plus de prix à nos yeux. Les pages de _Ma Jeunesse_, qui sont
les plus importantes pour l'intelligence du développement moral et
intellectuel de Michelet, celles qui se rapportent à son enfance, et à
ses débuts au collège, nous étaient déjà connues, dans ce qu'elles ont
d'essentiel, par la préface du _Peuple_; de plus, l'ouvrage se compose
de fragments écrits à diverses époques et qu'il a fallu rapprocher,
coordonner et compléter. Avec quelque discrétion et quelque piété
qu'aient été faits ces raccords, ils ont suffi pour qu'on y ait vu une
sorte de collaboration et de remaniement. _Mon Journal_, au contraire, a
été écrit au jour le jour, et nous le possédons tel qu'il a été écrit;
il se rapporte à une époque de la vie de Michelet sur laquelle nous ne
connaissions rien et qui a été d'une importance capitale pour son avenir
intellectuel, celle qui s'étend entre sa sortie du lycée et son entrée
dans le professorat, entre ses premiers chagrins d'amour et son mariage,
entre ses derniers devoirs d'écolier et ses premiers livres. Ces années
1820 à 1822 sont pour Michelet ce que sont pour Wilhelm Meister ses
_Lehrjahre_, ses années d'apprentissage, apprentissage de la vie,
apprentissage de la pensée et du style. C'est pendant ces années-là que
Michelet a reçu les impressions qui ont donné à son caractère et à son
esprit le pli définitif; c'est alors qu'il a pris conscience de sa
valeur et fixé sa vocation. _Mon Journal_ nous initie à ce travail
intérieur et aux circonstances décisives qui en ont été l'occasion. Nous
assistons à l'ensemencement d'un sol qui devait porter plus tard de si
riches moissons. Le champ que nous n'avons connu jusqu'ici qu'à l'heure
de la récolte, nous le voyons maintenant au moment du labour; nous
suivons des yeux les sillons profonds qu'y ont creusés les passions, la
douleur et le travail; nous reconnaissons parmi les graines que le
semeur y jette à pleines mains toutes celles qui germeront plus tard.

Il y a deux périodes dans ces années d'apprentissage. La première est
remplie par l'amitié de Michelet pour Poinsot; dans la seconde, Michelet
cherche dans le travail et l'activité intellectuelle un remède à la
douleur poignante causée par la mort de son ami. C'est un roman que
l'amitié de Michelet pour Poinsot. Cruellement déçu dans son amour pour
Thérèse, maintenant mariée en province, mais gardant au fond du cœur la
blessure encore saignante, instruit par la lamentable destinée de
Marianne[89] des conséquences qu'entraîne pour la femme la légèreté
égoïste de l'homme, il s'était imposé les règles morales les plus
sévères, non par obéissance à des préceptes abstraits ou à une loi
religieuse, mais par compassion pour la femme et par respect pour
lui-même. Il se voue tout entier au travail et à l'amitié. Mais dans
cette âme passionnée, l'amitié prend bien vite toute l'intensité de
l'amour. Poinsot est pour lui un autre lui-même; il y a entre eux de
telles ressemblances qu'il voit là «une méprise du _Démiourgos_ qui a
réalisé deux fois l'exemplaire éternel de la même âme, pour parler comme
Platon». Appelés à des vocations toutes différentes, puisque Poinsot
faisait ses études de médecine, ils sont bientôt séparés après avoir
vécu deux ans côte à côte. Poinsot est interne à Bicêtre, et désormais
tout l'intérêt de la vie se concentre pour Michelet dans ses visites à
son ami et dans les lettres qu'ils échangent. L'éloignement fait pour
cette amitié ce qu'il aurait fait pour un amour: «c'est le soufflet de
la forge». C'est le cœur plein d'attendrissement que Michelet suit le
chemin de la barrière de Fontainebleau, qu'avant d'entrer à Bicêtre, il
contemple _sa_ fenêtre. C'est avec ravissement qu'au retour, il pense à
son ami, à leurs entretiens, à leurs promenades.

Cette amitié lui paraît supérieure à l'amour: «avec un ami, on arrive
bientôt à se répandre, et délicieusement, sur les questions générales,
ce qu'on ne fait guère avec une femme qu'on aime»; l'amitié développe,
au lieu de l'éteindre, l'amour de l'humanité. Poinsot, nature élevée et
pure, qui «unissait la maturité de la raison à la simplicité du cœur»,
était malheureusement d'une santé délicate que le travail usa
rapidement. Michelet devine le premier le mal qui ronge; il en suit les
progrès avec une clairvoyance passionnée, et il sent s'éveiller en lui
pour son ami malade, devenu son enfant, une tendresse paternelle. La
lente agonie de Poinsot est une agonie morale pour Michelet et, quand
Poinsot expire, le 14 février 1821, il lui semble être frappé à mort:

«À l'entrée du cimetière, la vue des arbres hérissés de glaçons me
déchira de nouveau. C'était donc à cette nature hostile que nous allions
le remettre, l'abandonner pour toujours! Comment dire mes angoisses
pendant que nous montions lentement cette allée funèbre? Mais l'instant
le plus cruel, où je me sentis étouffé, écrasé d'une douleur sans nom,
ce fut celui de la descente dans la fosse. La bière, mal dirigée, y
tombait avec des secousses, des heurts aux parois, qui me semblaient
pour ce pauvre corps livré sans défense autant de coups et de
meurtrissures... Puis ce fut d'entendre la terre durcie par la gelée
retomber rapidement sur le cercueil, et le bruit caverneux qu'il
rendait, comme une réclamation, une plainte désolée. Le verset tout
entier du psaume me revenait: «Du fond de la tombe, Seigneur, j'ai crié
vers toi. _De profundis clamavi_».

Cette amitié si sérieuse, si tendre, si forte, a été peut-être le
sentiment le plus puissant qu'ait jamais éprouvé Michelet, celui à coup
sûr qui a eu l'influence la plus durable sur son être moral. Il songeait
sans doute aux heures passées auprès de Poinsot mourant quand plus tard
il comparait la mort au balancier qui, en tombant, donne à la médaille
son effigie: «le misérable cœur en reste marqué pour jamais». C'est de
cette amitié qu'il a dit: «Une âme entre un jour dans l'atmosphère d'une
autre âme, attirée par cette mystérieuse puissance d'attraction dont
nous subissons la loi aussi bien que les étoiles; au même instant la vie
de chacune de ces âmes se trouve doublée. Ces _deux qui vont ensemble_
(Dante), entraînés désormais dans le courant rapide qui emporte les
mondes, vont comme eux, s'empruntant, se rendant sans cesse, sans se
confondre jamais.» Michelet revoit Poinsot en songe, et il trouve dans
ces apparitions des raisons nouvelles de croire à l'immortalité. Il a dû
en grande partie à ces relations avec Poinsot son perfectionnement
moral, ses idées sur l'amitié et sur la mort. Son admiration pour son
ami était telle qu'il le voulait parfait, et qu'il désirait être
lui-même parfait pour être digne de lui. S'améliorer mutuellement, tel
est le but que se proposent dans leurs conversations et dans leurs
lettres ces deux jeunes sages de vingt et de vingt-deux ans, et nul
doute qu'ils aient puisé dans leurs entretiens mutuels cette haute
conception de l'amour, cette horreur de toute frivolité, ce goût de la
solitude «qui leur a donné l'amour du bien». Poinsot mort, Michelet n'a
plus eu d'ami, j'entends d'ami uniquement aimé. Poret, «son bon ourson»,
lui était trop inférieur. Quinet fut un compagnon d'armes plutôt qu'un
ami. Mais l'amitié resta pour Michelet un sentiment sacré entre tous. Il
se reconnaît une seule supériorité sur les autres historiens
contemporains, c'est «d'avoir aimé davantage», parce que pour lui
«l'enseignement fut l'amitié». Il nous montre les communes de Flandre
fondées sur l'amitié. La Révolution se résumait pour lui dans les
fédérations, et les fédérations étaient _la grande Amitié_.

Enfin la perte de Poinsot a enraciné et approfondi en lui un sentiment
qui y était déjà très fort: l'amour de la mort. Non pas cet amour de la
mort désespéré et gémissant que prêchent, ressentent ou affectent les
pessimistes contemporains, mais un amour viril, plein de tendresse, de
foi et d'espérance, qui voit dans la mort la condition même de la vie et
le passage à un meilleur avenir. Il lui semble naturel de dire en même
temps: «J'aime la mort» et: «Nous sommes nés pour l'action». Ce n'est
pas la mort seulement, c'est les morts qu'il aime. Dans ses incessantes
promenades et ses longues visites au Père-Lachaise, il ne s'arrête pas
seulement aux tombes de ceux qu'il a aimés, il donne de l'eau et des
fleurs à des tombes négligées; il a pitié des morts inconnus et oubliés.
Il converse avec eux comme il converse avec l'âme de Poinsot «son cher
enfant».

Cet amour pour les morts n'est-il pas entré pour beaucoup dans la
vocation historique de Michelet? dans la manière même dont il a compris
l'histoire? N'a-t-il pas voulu être la conscience et la voix des foules
anonymes, victimes obscures qui ont fait l'histoire, et que l'histoire
oublie? N'est-ce pas à ces foules, aux héros méconnus, qu'il a voué
toutes ses sympathies? N'est-il pas descendu en justicier compatissant
dans les nécropoles du passé pour rappeler à la vie ceux qui y dormaient
un sommeil séculaire? N'est-ce point parce qu'il a été guidé et inspiré
par l'amour pour les morts qu'il a donné à l'histoire le nom gravé
aujourd'hui sur son tombeau: _Résurrection_? Poinsot disparu, Michelet a
généralisé et répandu sur l'humanité les sentiments qu'il avait
concentrés sur son ami. Dans sa vie entière ont retenti les échos de
cette passion de sa jeunesse.

Si l'amitié l'avait consolé de l'amour déçu, il se jeta avec fureur dans
l'activité intellectuelle quand il fut privé des joies quotidiennes de
l'amitié. Au roman de l'amitié succède le roman des idées, car tout chez
lui, l'intelligence même, est sentiment et passion. C'est à cette époque
que s'applique le mot mis par madame Michelet en épigraphe au volume:
«Les passions intellectuelles ont dévoré ma jeunesse.» De 1821 à 1828,
son cerveau est en ébullition, les projets d'ouvrages s'y pressent et
s'y entrecroisent; il ne démêle que lentement sa vraie voie. C'est vers
la philosophie qu'il se tourne d'abord ou plutôt vers l'histoire
philosophique. Il se nourrit des philosophes, de Condillac, de Gérando,
de Destutt de Tracy, de Kant, de Dugald Stewart; il enseigne d'abord la
philosophie en même temps que l'histoire à l'École normale et son rêve
est d'allier «la science de Dieu à la science de l'homme». Il travaille
longtemps au plan d'un grand ouvrage sur le _Caractère des peuples
cherché dans leur vocabulaire_. Il traduit _Vico_; il scrute les
_Origines du droit_. Mais on sent le goût de la réalité concrète qui le
saisit et l'entraîne. Après avoir préparé une sorte d'histoire de
l'Église et de la civilisation, il se contente d'écrire les _Mémoires de
Luther_; il compose le _Précis d'histoire moderne_; et on voit
s'élaborer par fragments ce qui deviendra plus tard l'histoire de
France. Au moment où s'arrête le _Journal des idées_, il va commencer
son _Histoire romaine_. Ce n'est que trente ans plus tard qu'il
reviendra aux préoccupations de sa jeunesse et que, dans une série de
livres de science et de poésie tout à la fois, il donnera un corps à une
partie des conceptions philosophiques et cosmogoniques d'autrefois.

Si l'histoire de l'amitié avec Poinsot, si le _Journal de mes idées_,
nous aident à savoir et à comprendre quelles ont été les sources
d'inspiration de Michelet, le _Journal_ intime n'est pas moins précieux
pour connaître dans quelles conditions, sous quelles influences se sont
formés son caractère et son talent, car on ne peut, chez lui, séparer
l'homme de l'écrivain.

Chose singulière et bien faite pour démentir ceux qui maudissent les
règles comme des entraves au génie et qui croient que l'irrégularité
dans la conduite de la vie et le caprice dans le travail développent
l'originalité, cet écrivain, primesautier et original entre tous, s'est
soumis tout jeune à la plus étroite des disciplines; cet homme, qui a
uni en lui la sensibilité éperdue de Diderot à la nervosité exaspérée de
Saint-Simon, s'est formé en menant la vie d'un disciple de Port-Royal.

Donnant sept heures de leçons par jour, il se levait à quatre heures
pour avoir deux heures de travail avant de quitter la maison. Le soir,
le jeudi, le dimanche, il trouvait encore quelques heures à donner à la
lecture, et il avait pris l'habitude d'emporter toujours avec lui un
livre pour lire en marchant. Quelques promenades au Père-Lachaise et
dans le bois de Vincennes, ses courses à Bicêtre quand Poinsot vivait
encore, c'étaient là ses seules récréations. Quelques visites à ses
maîtres, à M. Leclerc, à M. Villemain, à M. Andrieux, ou aux parents de
ses élèves, faisaient toute sa vie mondaine. Dans la maison même où il
habitait, entre son père, la vieille madame Hortense et les
pensionnaires, parmi lesquels était mademoiselle Rousseau qui devint, en
1824, sa femme, il vivait très retiré et solitaire, avec ses livres et
ses pensées, se répétant le mot de l'_Imitation_: «Je me suis souvent
repenti d'avoir été parmi les hommes, jamais d'être resté
seul.»--«J'achève l'apologie de Socrate, dit-il ailleurs, et je
m'enfonce avec une joie sauvage dans la solitude et l'abstinence
absolue.»--«La plénitude du cœur ne s'obtient qu'avec le recueillement
de la solitude. Les puissances de l'âme et de la volonté ne se
rencontrent guère chez ceux qui se prodiguent».

Sa discipline intellectuelle répondait à cette régularité de vie. Au
milieu des occupations accablantes et mal rétribuées qui lui permettent
de suffire à ses dépenses, il se fait à lui-même un plan de travail
qu'il poursuit en dépit de toutes les difficultés, le manque de temps et
le manque de livres. Il a noté, pendant onze ans, toutes ses lectures,
choisies avec une méthode scrupuleuse. Avant tout il continue ses études
classiques. Chaque mois, il lit un certain nombre d'auteurs grecs et
latins; il les traduit, car il considère la traduction comme une œuvre
originale et le meilleur des exercices de style; il compose des vers
latins et des vers grecs; il traduit en vers grecs ses propres
compositions françaises, et la versification latine lui est si familière
qu'elle lui sert à exprimer les émotions les plus profondes de sa vie
intime.

À côté de l'étude de l'antiquité classique dans laquelle il se plonge au
point de composer des vers grecs, de savoir Virgile entier par cœur et
de connaître presque aussi bien Homère et Sophocle, il fait une place
aux mathématiques, parce qu'il y voit une discipline utile pour
l'esprit, un moyen de dompter l'imagination vagabonde, de la soumettre à
la logique. Bien qu'âgé de vingt-deux ans et déjà docteur ès lettres, il
retourne aux cours du lycée Saint-Louis et il prend un répétiteur de
mathématiques. Je ne sais s'il a trouvé dans ces exercices le profit
qu'il y cherchait. Les mathématiques n'ont jamais gardé personne des
chimères, et, si elles ont peut-être rendu Michelet plus subtil, elles
ne l'ont pas rendu plus logique.

Enfin il étudiait régulièrement la Bible. La douceur de l'Évangile, la
majesté des prophètes et leurs images grandioses parlaient également à
son imagination et à son cœur. Ajoutez à cela la lecture des
philosophes, pour y prendre moins la connaissance de la philosophie que
l'esprit philosophique. Les lectures historiques, peu nombreuses tout
d'abord, ne deviennent abondantes que lorsque sa nomination de
professeur à Charlemagne l'a délivré de la servitude de l'institution
Briand, et que sa vocation d'historien commence à l'entraîner des idées
générales sur la civilisation et l'humanité à l'étude d'époques
particulières. Les philosophes, la Bible, les mathématiques et
l'antiquité, l'antiquité surtout, tels furent ses maîtres, auxquels il
faut joindre, il est vrai, la nature. Il ne sut jamais ce que voulait
dire la querelle des romantiques et des classiques; car les auteurs
anciens étaient pour lui les vrais disciples de la nature et il voyait
dans l'antiquité non des formes à copier, mais une âme dont on
s'inspire.

Ce qui est peut-être plus remarquable encore que la méthode apportée par
Michelet dans son travail et ses lectures, c'est la sagesse avec
laquelle il se refuse à toute production hâtive, malgré le besoin
d'argent qui le presse. Il aime mieux user sa santé à donner des leçons
que de gaspiller son talent, de vulgariser son style dans le
journalisme; il renonce à un projet de recueil de discours des orateurs
grecs et anglais parce que M. Villemain, à qui il en a parlé, a prononcé
le mot de mercantilisme. Il se refuse à faire trop vite usage d'une
science de fraîche date; il sait que les fruits des arbres qui
produisent trop vite n'ont ni couleur ni saveur; il veut laisser au vin
le temps d'achever sa fermentation dans la cuve. «Ne vous pressez pas de
partir, dit-il aux bourgeons de son jardin en pensant à lui-même, demain
la neige et la gelée vous ressaisiront. Dormez plutôt bien tranquilles
jusqu'à ce que l'heure du vrai réveil soit venue.» Il savait que l'heure
du réveil viendrait, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre les
passages où il parle avec trop de modestie de la «médiocrité» de son
esprit ou de la «froideur» de son style. J'y vois bien plutôt l'aveu
d'une ambition que l'expression d'un regret. Tout dans sa conduite et
dans ses paroles, sa fierté vis-à-vis de ses supérieurs, la rigueur des
règles qu'il s'impose, respire la conscience de sa force et la foi dans
sa destinée.

La discipline morale à laquelle il se plie n'est pas moins digne
d'admiration que la méthode de travail qu'il s'impose et elle nous
montre son caractère sous un jour singulièrement touchant. J'ai déjà dit
comment il était arrivé à se faire une règle de vie austère fondée sur
le sentiment seul, je pourrais presque dire sur le culte même qu'il
avait pour l'amour. Il a d'autant plus de mérite à s'être élevé à cette
conception morale si élevée qu'il avait accepté et lâcher pour autrui la
théorie commode qui déclare impossible dans le célibat l'observation
stricte de la règle des mœurs. Mais ce n'est là qu'un des côtés de sa
discipline. C'est à tous les moments de la vie qu'il s'observe,
travaille sur lui-même, s'adresse des réprimandes et des conseils, tend
sans cesse à la perfection morale. Il se reproche les impatiences et les
bouillonnements de son sang ardennais; il se promet de ne plus discuter
avec violence. Il note chaque petit progrès; il éprouve une joie
enfantine à constater «qu'il se lève de bonne heure sans grogner».

Il continue son journal après la mort de Poinsot «pour s'améliorer». Il
va au Père-Lachaise sur la tombe de son ami «pour se rendre meilleur»;
il s'accuse de «son manque de discipline». Il cherche dans l'exercice de
la charité l'éducation de son âme et la distraction à sa tristesse. Il
en arrive à formuler des préceptes d'une rigueur monacale. «Retranchons
des paroles tout ce qui est personnel. Parler des passions, c'est les
nourrir.»--«Disons-nous chaque matin, pour nous fortifier, que le devoir
seul importe, et que tout le reste n'est rien.» C'est sur ces paroles
que se clôt le _Journal_.

Qu'on ne croie pas que ce fût là un élan passager, une phase dans sa
vie: Michelet resta toujours fidèle aux principes de sa jeunesse. Ses
journées étaient distribuées avec une régularité immuable, son travail
et ses lectures soumis à la plus stricte méthode, ses mœurs graves et
simples; il garda le goût de la vie solitaire, égayée par quelques
amitiés et ennoblie par la charité. Toute cette discipline ne faisait
d'ailleurs que surexciter son imagination et sa sensibilité en les
comprimant. Ce bourgeois rangé, irréprochable, à peine avait-il la plume
à la main, c'était la Sibylle sur son trépied.

Michelet nous apparaît déjà dans son _Journal_ tel qu'il sera toute sa
vie, et rien ne peut mieux en faire comprendre l'harmonie et l'unité. La
légende, souvent répétée par des juges superficiels ou prévenus, d'après
laquelle il aurait éprouvé après 1840 un brusque changement moral qui
l'aurait transformé de catholique et de royaliste qu'il était en libre
penseur et en révolutionnaire, soit par désir de popularité, soit par
vanité blessée, cette légende ne résiste pas à la lecture du _Journal_.
Sa lettre à Poinsot, écrite au milieu des émotions populaires de 1820,
«le troisième jour de la Révolution», a déjà l'accent de l'_Introduction
à l'histoire universelle_ et de la préface de l'_Histoire de la
Révolution_. Il admire presque Louvel et voit en lui le vengeur de Ney.
Il est déjà libéral, démocrate, et la fibre révolutionnaire vibre en
lui. Il voit dans le Christ «un homme de bonne foi, exalté dans ses
méditations profondes, surpris lui-même de sa sagesse et qui s'est cru
le Messie». Saint Paul, «très faible de raisonnement», est pour lui le
fondateur de l'Église. Michelet avait la foi du Vicaire savoyard: Dieu
et l'immortalité. Il l'a toujours eue et il n'a jamais eu que celle-là.

Nous retrouvons dans le _Journal_ le germe de tout ce que Michelet a
pensé et écrit plus tard. N'est-ce pas le plan de la _Sorcière_ qu'il
trace en 1825? «Si l'on faisait les mémoires de Satan, il faudrait le
montrer d'abord furieux, se croyant égal à Dieu... puis, pâlissant,
diminuant chaque jour, et s'absorbant en Dieu dont il n'est qu'une
forme.» N'est-ce pas la _Bible de l'humanité_ qu'il rêve dès 1820: «Je
sens vivement la nécessité d'un livre qui serait la nourriture
habituelle d'une âme souffrante. Je suis toujours surpris que, dans cet
ordre d'idées, on n'ait encore rien tiré des philosophes anciens et
surtout des livres de l'Orient d'où nous vient, en tous sens, la
lumière. De ce côté, l'idée de Dieu se confond avec celle de l'action.
La Grèce, la Perse, voilà où j'aimerais à puiser, parce que la religion
de ces peuples, au lieu d'endormir les esprits, les pousse vers le
progrès.» Tous ses petits livres d'histoire naturelle ne rentrent-ils
pas dans l'ouvrage qu'il méditait en 1825: _Étude religieuse des
sciences naturelles?_ Nous reconnaissons partout l'éducateur qui a écrit
_Nos Fils_, dans les conseils qu'il donne à Lefèvre, à Bodin, à
lui-même. Il rêve d'adopter un enfant pour former une âme; ce jeune
homme de vingt-deux ans a déjà la fibre paternelle. Il est vrai qu'à ce
sentiment paternel se mêle autre chose; car cet enfant adoptif est
toujours dans sa pensée une petite fille, qui deviendra une femme, et
nous voyons l'auteur de _l'Amour_ et de _la Femme_ dans celui qui a
écrit les pages admirables du _Journal_ sur les femmes et sur l'amour,
l'amour plus fort que la mort. «Oui, la femme vit, sent et souffre tout
autrement que l'homme. La délicatesse des organes fait celle des
sensations», et tout ce qui suit, p. 265 et suivantes.

Bien loin que la seconde période de la vie de Michelet ait été en
contradiction avec la première, c'est alors seulement qu'il a réalisé
dans sa vie et dans ses livres, tous les rêves de sa jeunesse, alors
qu'il a eu une femme «compagne de sa pensée et de ses travaux», alors
qu'il s'est arraché «à la sauvage histoire de l'homme», pour revenir aux
pensées philosophiques et religieuses et à la nature, c'est-à-dire à
Dieu.

Il indique dès la première heure la source de toutes ses inspirations:
«Le cœur est le plus souvent, chez moi, le point de départ de mes
pensées. Il féconde mon esprit.» Sensibilité qui n'a rien d'égoïste, qui
est tout amour des hommes: «Ne laissons voir de nos larmes que celles
qui tombent sur les maux d'autrui. Ce sont les seules qui soient
fécondes.» À l'amour des hommes, il faut joindre l'amour de la nature;
mais l'amour de la nature n'est pour Michelet qu'une expansion au dehors
de sa sensibilité intérieure. Il aime les animaux comme il aime les
faibles, les infirmes. Un paysage est pour lui en état d'âme comme pour
Amiel. Il mêle la nature à toutes ses émotions: «Rien de la nature ne
m'est indifférent. Je la hais et je l'adore comme on ferait d'une
femme.» Les phases de sa vie intellectuelle suivaient le mouvement des
saisons. Il associait la nature non seulement à ses sentiments, mais
aussi à sa philosophie: «Le temps était doux et sombre, la campagne
triste; un ciel gris l'enveloppait. L'horizon immobile, sous cette
teinte uniforme, semblait pourtant s'approcher peu à peu de la terre;
aucune perspective d'ailleurs, rien qui fît apprécier les distances.
J'aurais pu croire toucher le ciel en atteignant le bout de la route.
L'immensité, qui parfois nous effraye en nous isolant, n'existait plus.
C'était tout intime, on sentait Dieu à portée. On éprouvait quelque
chose de l'émotion attendrie d'un fils qui, habituellement séparé de son
père par une distance infinie, le voit peu à peu redescendre et
doucement venir à lui.»

Le cœur n'est pas seulement la source des pensées, il est aussi le
maître du style. «_Les paroles sortent de la plénitude du cœur:_ ce mot
pris dans un autre sens que ne l'entendait le Christ, vaut à lui seul
toutes les rhétoriques.» Il dit ailleurs: «Le style n'est qu'un
mouvement de l'âme.» Cette belle définition est déjà vraie du style du
journal. Madame Michelet se trompe quand elle dit que les pensées et le
style du _Journal_ datent de 1820. Les pensées sont celles dont l'œuvre
entière de Michelet est inspirée; le style ne date pas. Le _Journal_
compte parmi ses œuvres les plus exquises par la forme comme par les
sentiments; moins pittoresque, moins coloré qu'il ne le deviendra plus
tard, son style y a déjà la chaleur, la souplesse, l'harmonie musicale;
il est déjà rythmé aux battements de son cœur.

La croirait-on écrite en 1821, cette phrase haletante d'émotion, écrite
après une rencontre avec Thérèse: «Il me semble que mon âme et mon
corps, depuis ce moment, n'aillent plus ensemble. Lui est, ici,
misérable; elle, mon âme, je ne sais où, en fuite de moi, me laissant
là, gisant, demi-mort. Eh! que ne suis-je donc mort tout à fait!» Ne
nous étonnons pas trop, mais félicitons-nous au contraire, que le
français de Michelet ait «soulevé l'indignation» des juges de
l'agrégation de 1821. C'est sans doute ce qui fait qu'il nous ravit
aujourd'hui, qu'il n'a pas vieilli d'un jour.

Jusque dans le détail on retrouve dans son _Journal_ des pensées qui
seront développées plus tard, des esquisses qui deviendront des
tableaux. Une des plus belles pages que Michelet ait jamais écrites,
celle sur le jour des morts dans _la Sorcière_, a été conçue sous sa
première forme en 1821, pendant les vacances de Pâques (p. 195 du
_Journal_). Elle n'a été écrite sous sa forme définitive que quarante
ans plus tard.

C'est donc Michelet tout entier que nous révèle et nous explique ce
délicieux petit livre, écrit avec des larmes et du sang, où il nous
livre le secret de sa vie, de sa pensée, de ses œuvres. Comme il vient
du cœur, puisse-t-il trouver le chemin des cœurs; enseigner à une
génération frivole ou découragée le sérieux de la vie, l'enthousiasme
pour les idées et la foi au bien, l'amour de la patrie et «le
patriotisme de l'humanité»! Que ce maître et cet ami incomparable reste
un ami et un maître pour la jeunesse d'aujourd'hui et pour celle de
demain! Qu'elles lui rendent ce culte des morts qui fut sa religion! Que
par elles il continue, comme il l'espérait, à vivre, à aimer et à être
aimé!

FIN.



NOTES


[1: On consultera sur Renan les études de P. Bourget dans ses _Essais de
psychologie contemporaine_ et de J. Lemaitre dans _Les contemporains_,
un remarquable article de Maurice Vernes dans la _Revue d'histoire des
religions_ (1893) et surtout la belle notice de J. Darmesteter dans le
_Journal asiatique_ (1893).]

[2: La note suivante fut envoyée par Renan à un ami pendant la campagne
électorale pour lui indiquer dans quel esprit il fallait présenter sa
candidature.

«M. Renan est un homme d'imprévu... Il est difficile d'avance de prédire
son développement... Pour s'être occupé surtout du passé, Ernest Renan
n'est pas resté étranger au XIXe siècle. Il y a réfléchi... Ses
_Questions contemporaines_... Ce n'est donc pas avec trop d'étonnement
que nous avons appris sa candidature en Seine-et-Marne. La
circonscription où il se présente est celle qui envoyait à la Chambre La
Fayette, Portalis. C'est l'un des pays les plus libéraux de France en
politique et en religion. Nous souhaiterions que M. Ernest Renan
réussît. Nous croyons qu'en certaines questions il pourrait être de bon
conseil. M. Ernest Renan n'est pas un radical; les divers partis ont
contre lui des griefs. Il y a un parti qui n'a pas de grief contre lui:
le parti de la liberté. Nous désirerions vivement que les électeurs de
Seine-et-Marne soient de cet avis. M. Ernest Renan a ainsi résumé son
programme: _Pas de révolution, pas de guerre, progrès, liberté_. C'est
sûrement là le programme du pays où il se présente et peut-être de la
province en général. Si M. Ernest Renan devenait un jour le représentant
de l'esprit libéral tel que l'entend la province, en opposition avec
l'esprit radical de Paris, nous n'en serions pas trop surpris.»

Tant de modération, de modestie et de nuances n'étaient pas pour
entraîner le suffrage universel. Ernest Renan en fit l'expérience.]

[3: Ce voyage d'Italie fut un enchantement et lui laissa de durables
impressions. Voici ce qu'il disait de Rome dans une lettre du 25 mars
1850: «Je suis de retour à Rome pour la deuxième fois. Vous voyez que
cette ville exerce sur moi une attraction toute particulière; j'y aurai
passé près de cinq mois, et tous les jours je l'envisage par des faces
nouvelles et je lui trouve de nouveaux charmes. Rome est la ville du
monde où l'on est le plus à l'aise pour philosopher. Nulle part la
pensée n'est plus libre, la vue plus limpide. Rome est comme les grandes
œuvres de l'esprit humain; l'impression qu'elle produit est très
complexe. Il y a place pour l'admiration, pour le mépris, pour le rire,
pour les pleurs. C'est le tableau le plus parfait de la vie humaine, ou
plutôt c'est le résumé de la vie de l'humanité, concentré en un point.
Si vous visitez jamais ce pays, vous partagerez, j'en suis sûr, mes
sympathies, et vous préférerez cette grande ruine à cette Naples trop
vantée, qui n'a pour elle que son admirable nature. Naples ne m'a laissé
que de pénibles souvenirs. Il est impossible, en face d'une telle
dégradation de la nature humaine, de s'ouvrir de gaîté de cœur au charme
des beaux lieux, lors même que ces lieux s'appellent Sorrente et
Portici, Misène et Baïa.»]

[4: La politique n'a joué qu'un rôle très secondaire dans la vie
d'Ernest Renan, aussi n'ai-je pas cru devoir insister sur les sentiments
qu'ont pu lui inspirer les révolutions de 1848 et 1850. Mais il n'est
pas inutile de rappeler qu'en 1850 il se disait de tendances, mais non
de doctrines socialistes, et que le 2 décembre fut pour lui comme pour
tous les hommes de cœur de sa génération une cruelle épreuve. Il
écrivait le 14 janvier 1852:

«J'aurais, je crois (après le 2 décembre), définitivement et à tout
jamais, répudié le suffrage universel, qui nous a joué cet effroyable
tour. «On ne peut vivre avec toi, ni sans toi.» Voilà bien le mot, et
c'est toute la vie et toute l'histoire... Croiriez-vous que dans la
fièvre des premiers jours, j'étais presque devenu légitimiste, et que je
suis encore bien tenté de l'être, s'il m'est démontré que la
transmission héréditaire du pouvoir est le seul moyen d'échapper au
césarisme, conséquence fatale de la démocratie telle qu'on l'entend en
France. Si c'est là la conséquence de 89, ainsi qu'on nous le dit, je
répudie 89; car je suis convaincu que la civilisation moderne ne
tiendrait pas cinquante ans à ce régime... Depuis ces événements je suis
devenu tout curiosité; je ne vis que des nouvelles et des impressions
d'autrui.»

Son caractère ne le portait pas à la résistance active. Voici comment il
jugeait, le 17 mai 1852, la question du serment:

«Mon avis est que ceux-là seuls devaient refuser qui avaient participé
directement aux anciens gouvernements... ou qui actuellement avaient
l'intention arrêtée d'entrer dans une conspiration contre celui-ci. Le
refus des autres, bien que louable s'il correspond à une délicatesse de
conscience, est à mon avis regrettable. Car outre qu'il dégarnit le
service public de ceux qui peuvent mieux le remplir, il implique que
tout ce qui se fait et tout ce qui se passe doit être pris au sérieux...
En ce qui me concerne, on ne m'a encore rien demandé; je vous avoue que
je ne me trouve pas assez d'importance pour faire une exception au
milieu de mes collègues, qui, pas plus que moi, ne sont partisans
 du régime actuel. Il est évident que, de fort longtemps,
nous devons nous abstraire de la politique. N'en gardons pas les
charges, si nous n'en voulons pas les avantages.»

Néanmoins ses sentiments contre l'empire étaient très vifs. En 1853 dans
une autre lettre, il dit qu'il ne veut plus signer d'articles dans
l'_Athéneum français_ «parce qu'on y a inséré des vers à la Montijo. Ce
ne sera qu'en faisant ligue et résistance sur tous les points, qu'on
sortira de cette infamie.»]

[5: Renan qui voulait faire de son cours un enseignement de pure
philosophie, le reprit aussitôt chez lui pour ne pas en priver ses
élèves. Il écrit le 25 septembre 1863: «Je vais faire chez moi le cours
que j'aurais fait au collège de France. Mon cabinet est bien petit;
quand il faudra, j'en prendrai un autre. Je veux qu'aucune personne de
celles qui ont vraiment besoin pour leurs travaux de cet enseignement,
n'en soit privée. Je crois d'ailleurs l'expérience bonne à faire au
point de vue de la liberté générale de l'enseignement.»]

[6: Il écrivait le 24 août 1863, au plus fort des attaques: «Ma
résolution de ne pas entrer dans tout ce bruit, les embarras du voyage,
le bruit du vent et de la mer m'arrêtèrent...

»On a trouvé moyen de faire partir la calomnie de si bas, que pour la
relever je serais obligé de me salir. Par caractère, je suis tout à fait
indifférent à cela; je ne crois pas que cela fasse du tort au progrès
des idées saines.»]

[7: Voici en quels termes il défendait, le 28 août 1863, son procédé de
reconstitution historique: «Je ne crois pas que cette façon de tâcher de
reconstituer les physionomies originales du passé, soit si arbitraire
que vous semblez le croire. Je n'ai pas vu le personnage; je n'ai pas vu
sa photographie; mais nous avons une foule de détails de son
signalement. Tâcher de grouper cela en quelque chose de vivant, n'est
pas si arbitraire que le procédé tout idéal de Raphaël ou du Titien.
Quant au charme de Jésus, il a dû principalement se distinguer par là,
bien plus que par la raison ou même par la grandeur. Ce fut avant tout
un charmeur...»]

[8: Il eut dès l'origine ces délicats scrupules de conscience. Il
écrivait en 1853 à un ami spiritualiste: «Vous savez que sur les choses
divines, je suis un peu hésitant... J'accepte de tous points votre
morale; j'y trouve la plus parfaite expression de ma manière de sentir
sur ce point... En général, vous portez dans votre langage métaphysique,
plus de détermination que moi; j'ai un peu moins de confiance dans la
compétence du langage humain pour exprimer l'ineffable... En même temps
que je désirerais introduire le _devenir_ dans l'être-universel, je sens
l'absolue nécessité de lui accorder la conscience permanente. Il y a là
un mystère dont je n'entrevois pas la solution.»]

[9: Nous devons à des communications d'un prix inestimable et dont nous
sommes profondément reconnaissant d'avoir pu donner à cette étude
l'attrait de l'inédit.

Nous exprimons notre gratitude à madame Taine, qui a bien voulu nous
communiquer les lettres de Taine à Paradol et qui nous a guidé dans
toutes nos recherches; à M. Louis Havet, qui a mis à notre disposition
seize lettres adressées par Taine à M. Ernest Havet; à M. Paul Dupuy,
qui a consulté pour nous les archives de l'École normale. On lira avec
fruit les articles sur Taine publiés, en 1893, par M. E. Boutmy dans les
_Annales de l'École des sciences politiques_, par M. Th. Froment dans le
_Correspondant_, par M. Faguet dans sa _Revue bleue_. M. A. de Margerie
a consacré à Taine un livre sérieux et respectueux où il cherche à
démontrer que Taine revenait dans ses dernières années aux idées
conservatrices et catholiques.]

[10: On a souvent dit et écrit que Taine dans sa jeunesse avait connu la
gêne, sinon la misère. On a été jusqu'à attribuer sa mauvaise santé aux
privations de ses années d'étude. Rien de plus inexact. Taine a toujours
été délicat; le travail seul a contribué à altérer sa santé et il n'a
jamais senti peser sur lui le fardeau des nécessités matérielles. Même
si son indépendance de pensée n'avait pas été garantie par son
indépendance de caractère, elle l'eût été par son indépendance de
fortune. Sans doute il a regardé comme un devoir de se suffire à
lui-même pour ne pas être à charge à sa mère, mais il n'a jamais écrit
une ligne, ni donné une leçon par besoin d'argent.]

[11: On trouvera un article sur Marcelin dans les _Derniers essais de
critique et d'histoire_.]

[12: _Revue de l'Instruction publique_, 6 juin 1856; réimprimé dans les
_Essais de critique et d'histoire_.]

[13: _Souvenirs de jeunesse_.]

[14: Lettre à Paradol du 30 octobre 1851.]

[15: Voici le texte complet de cette note de M. J. Simon, note du
dernier trimestre de la troisième année: «M. Taine est un esprit
distingué qui, tôt ou tard, fera honneur à l'École par des publications
d'un ordre sérieux. Son travail de toute l'année a été opiniâtre. Je
l'ai trouvé, au commencement, dans un courant d'opinions et dans des
habitudes de méthode et de style que je ne pouvais approuver. _Il a
fallu lutter pendant plusieurs mois, mais enfin j'ai obtenu de lui la
plus grande docilité sous tous les rapports_ et, à partir de ce moment,
ses progrès ont été considérables. Je crois l'avoir mis sur la bonne
voie, et, en tout cas, lui avoir fait comprendre la véritable situation
d'un professeur de philosophie. M. Taine, dans sa tenue et dans sa
conduite, sera partout irréprochable. Il aura de l'autorité sur ses
élèves. Il a, dès à présent, un véritable talent d'exposition. Je
souhaite qu'il reste fidèle aux habitudes de simplicité et de
circonspection que je me suis efforcé de lui donner, et je l'espère.»

M. Saisset disait de son côté: «M. Taine a déployé dans les expositions
orales un esprit net, souple, fertile en ressources, parfaitement doué
pour l'enseignement. Dans l'épreuve des dissertations écrites, M. Taine
est encore au premier rang par le nombre et le mérite de ses travaux.
J'ai cru y reconnaître un désir sincère et un effort énergique pour se
corriger de son défaut principal, qui est un goût excessif pour
l'abstraction. Ses dernières compositions montrent un sentiment plus vif
de l'observation et de la réalité des choses, et le style a perdu sa
raideur et sa sécheresse pour acquérir du mouvement, de l'animation et
une certaine élégance. M. Taine a besoin d'être encouragé et tenu en
bride. Il est l'espoir du prochain concours.»]

[16: Ce rapport n'a pu être retrouvé ni au ministère de l'Instruction
publique, ni aux Archives nationales; les dossiers de Taine ont
également disparu. On trouvera, dans le beau livre de M. Griard sur
_Prévost-Paradol_ (Paris, 1894), une lettre de Paradol du 7 septembre
1851, où il raconte en détail les péripéties de l'examen, et une
protestation contré le jugement du jury parue dans la _Liberté de
Penser_, t. VIII, p. 600.]

[17: Je tiens tous ces détails d'un des membres du jury, M. Bénard.
Paradol, dans la lettre citée plus haut, parle avec admiration de cette
«brillante et savante leçon»;--«je ne le connaissais pas encore, dit-il,
si souple, si nerveux, si clair et surtout si à son aise. Il était là le
maître, et il y avait un peu de respect dans l'attention qu'on lui
prêtait. Il a la parole très régulière et cependant très animée; il y a
dans son débit une chaleur contenue, une flamme intérieure qui donne la
vie à tout ce qu'il touche.»]

[18: Ces lignes du 24 mars 1852 se trouvent dans une lettre de
remerciement à M. E. Havet qui lui avait envoyé à Nevers son édition des
_Pensées_ de Pascal: «Votre livre vient de me rendre pour une journée à
la vie et au monde... Ce sont là les livres nécessaires. C'est faire
œuvre politique et travail de convertisseur que les écrire; c'est
montrer de nouveau, comme dit Michelet, la face pâle de Jésus crucifié.
On masque et on défigure le monde passé, et il n'y a que ceux qui ont
vécu dans les poudreux in-folios des Pères, qui le connaissent dans
toute son horreur. Les Jansénistes sont les vrais écrivains du
christianisme... Ce sont les fidèles disciples de saint Augustin et de
saint Paul, et Pascal, en homme sincère, parle comme eux de cette masse
de perdition, de cette prédestination fatale, de cette infection de la
nature humaine. Nous frissonnons en lisant Dante, et le Dante est doux
et modéré, en comparaison des effroyables traités de saint Augustin sur
la Grâce, et de cette dialectique invincible qui précipite le monde dans
l'Enfer. Je ne sais si vous y avez pensé, mais votre livre est un
admirable traité de polémique.»]

[19: Il écrit encore le 18 janvier: «Voici un paysan sur sa terre; il
est stupide et l'ensemence mal. Moi, qui suis savant, je lui conseille
avec toute raison de faire autrement. Il s'obstine et gâte sa récolte:
je fais une injustice si j'essaie de l'en empêcher. Voici un peuple qui
décide de son gouvernement. Comme il est bête et ignorant, il le remet à
un homme d'un nom illustre qui a fait une mauvaise action et qui le
conduira aux abimes, et de plus il s'ôte lui-même ses libertés, ses
garanties, le moyen de s'instruire et de s'améliorer. Je suis désolé et
indigné; je fais par mon vote tout ce que je puis contre une pareille
brutalité. Mais ce peuple s'appartient à lui-même, et je fais une
injustice si je vais contre la chose sainte et inviolable, sa volonté».
Il conclut le 5 février 1852: «Tu vois maintenant que l'homme qui règne
a des chances pour durer. Il s'appuie très ingénieusement sur le
suffrage universel qui ne lui demandera pas de liberté, mais du
bien-être. Il a le clergé et l'armée; ajoute le nom de son oncle, la
crainte du socialisme, les opinions opposées entre elles des partis
ennemis. _Par conséquent, la vie politique nous est interdite pour dix
ans peut-être_. Le seul chemin est la science pure ou la pure
littérature.»--On trouvera dans le livre de M. Gréard les lettres
éloquentes où Paradol discute avec Taine ces questions de politique et
de morale.]

[20: Lettre du 28 mars 1852. «Un polisson de seize ans, noble et
jésuite, qui l'an dernier était le premier, étant tombé au-dessous du
dixième, s'amuse à dire que j'ai fait l'éloge de Danton en classe, et
venge sa vanité blessée par des calomnies. Les cancans brodent là-dessus
et je suis obligé de me justifier auprès du recteur. Il est vrai que mes
quinze autres élèves m'aiment, ont demandé au recteur de me conserver
jusqu'à la fin de l'année, et auraient voulu rosser l'Escobar au
maillot. Mais ce petit coquin est un trou à ma cuirasse, et quoique je
fasse, je serai bientôt blessé par toutes les flèches qu'il me tirera.»]

[21: Lettres à Paradol du 25 avril, du 2 juin et du 1er août 1852.]

[22: «Plus d'agrégation pour moi cette année. Donc je fais mes thèses.
J'ai écrit tout le plan de la française... Je fais de la psychologie et
de l'observation pure; pour le fond je m'autorise d'Aristote... Je
souhaite de passer s'il est possible, au commencement d'août. Le
doctorat vaut pour deux ans de service... Je crois avoir trouvé
plusieurs choses et une théorie sûre, surtout des faits palpables sur la
nature de l'âme. Sera-ce trop hardi?» Lettre à Paradol du 25 avril
1852.]

[23: Lettre du 24 juin 1852: «Je viens de lire la _Philosophie de
l'Histoire_ de Hegel. C'est une belle chose, quoique hypothétique et pas
assez précise.»]

[24: Lettre à Paradol du 1er août 1853.]

[25: Lettre au même du 2 juin 1852.]

[26: Expression de Paradol dans un article de la _Revue de l'Instruction
publique_ (12 juin 1856) sur l'_Essai sur Tite-Live_.]

[27: Lettre à Paradol du 3 juin 1854.]

[28: Mort en 1857. M. Hachette avait publié de lui une _Histoire de la
Chevalerie_, et fait composer par Paradol un _Essai d'Histoire
universelle_.]

[29: About, Paradol, Gréard, Sarcey, Villetard, Caro, Mézières,
Assolant, Weiss, etc., etc.]

[30: Lettre à Havet, 29 avril 1864.]

[31: Après la mort de Wœpke en 1864 il lui rendit un émouvant hommage
dans le _Journal des Débats_. Cet article est réimprimé dans les
_Nouveaux essais de critique et d'histoire_.]

[32: Les articles de Taine qui ne rentraient pas dans le plan des
_Philosophes français au XIXe siècle_ et dans l'_Histoire de la
littérature anglaise_ ont formé les deux volumes d'_Essais de critique
et d'histoire_ (1858), et de _Nouveaux Essais de critique et d'histoire_
(1865). La première édition des _Essais_ contient quelques articles sur
des écrivains anglais contemporains qui ont été remplacés par d'autres
dans l'édition de 1874, parce qu'ils avaient pris place en 1867 dans le
dernier volume de la _Littérature anglaise_. Un volume de _Derniers
essais de critique et d'histoire_ a paru en 1894.]

[33: Voyez, sur l'esprit dans lequel furent écrits les _Philosophes
français_, la préface de la seconde édition, de 1860.]

[34: _Revue de l'Instr. publ._, 29 mai 1856.]

[35: _Ibid_, 12 juin 1856.]

[36: _Débats_, 26 et 27 janvier 1857.]

[37: 9 et 16 mars 1857.]

[38: _Le Panthéisme dans l'histoire_, 1er avril 1857.]

[39: _L'Idée de Dieu dans une jeune école_, 15 juin 1857.]

[40: _M. Taine et la critique scientifique_, 1858. Réimprimé dans les
_Mélanges de critique religieuse_ sous le titre: _M. Taine et la
critique positiviste_.]

[41: Une troisième édition, plus profondément retouchée, parut en 1868,
sous le titre: _les Philosophes classiques du XIXe siècle en France_.]

[42: Le rapport de M. Villemain est curieux à relire. Il porte la trace
de l'amusant embarras où se trouvait cet homme d'esprit. Tout en rendant
hommage «à cet important travail d'érudition et d'esprit, œuvre inégale
et forte d'un savant et d'un écrivain», M. Villemain déclarait qu'à
cette œuvre «était attachée une erreur que le talent ne pouvait corriger
et dont parfois il aggravait la portée. C'est la doctrine qui n'explique
le monde, la pensée, le génie que par les forces vives de la nature...
Toute opinion n'a pas le droit de se faire indifféremment accepter pour
un honneur public. La liberté qu'on se donne... doit prévoir et tolérer
la libre contradiction, et la libre contradiction peut refuser son
suffrage à l'œuvre habile et brillante dont elle juge le principe
erroné... Cette erreur, sans cesse et à tout propos reproduite, était
trop inséparable du livre. Une redite aussi fréquente n'a pas semblé
seulement un défaut de composition, et l'Académie, dans la négation de
vérités nécessaires, a vu pour elle l'impossibilité de couronner le
talent qui les méconnaît. Elle a décidé qu'on ne donnerait pas le prix
cette année.»]

[43: Il fit quelques leçons en 1871, avant et après la Commune. En 1877,
il fut remplacé par M. G. Berger, qui fit un cours sur l'art français.]

[44: Ils furent réunis en deux volumes in-8, cette même année 1866.]

[45: Nous en avons la preuve dans une lettre à E. Havet, du 29 avril
1864.

«Tout bourgeois, commerçant, rentier, tout homme qui est capable de lire
un journal est pour l'unité de l'Italie et pour la monarchie
constitutionnelle unitaire. Les Italiens ont un grand sens politique et
il n'y a peut-être pas sur quinze un républicain. Aucune racine pour le
socialisme et pour les idées niveleuses dans ce pays. Cela n'est pas
dans le tempérament de la nation, et il y a une sorte de bonhomie
générale, de familiarité ancienne entre les riches et les pauvres, entre
les nobles et les roturiers, qui ne laisse aucun avenir à Mazzini et aux
idées de 93. Je ne crois pas non plus au provincialisme. Ils sentent
tous que, tant qu'ils ne seront pas une grande nation armée, ils seront,
comme autrefois, à la merci de tout envahisseur. Une partie considérable
de la noblesse, même dans les anciennes provinces papales, est
constitutionnelle et libérale. Ce sont seulement quelques grands
seigneurs arriérés, parents de tel ou tel cardinal, qui sont pour le
pape. À Spolète, par exemple, on en compte deux. Seule, la grande
noblesse de Rome, à l'exception de quatre familles, est papaline.
Joignez à cela la majorité du clergé, la foule des protégés qui vivent
par ces grandes familles, et dans les provinces, la majorité des
paysans, sortes de sauvages énergiques, bien plus incultes que les
nôtres. C'est de ce côté que se tournent tous les efforts de la
bourgeoisie gouvernante. Ils comptent pour une recrue tout homme qui
apprend à lire. C'est pourquoi ils établissent partout des écoles
communales. Les Italiens s'instruisent très vite. On a établi par
expérience qu'un Napolitain peut apprendre à lire et à écrire en trois
mois, même lorsqu'il est adulte. Deux autres institutions fort
puissantes agissent dans le même sens, la garde nationale et l'armée.
L'homme du peuple y prend des idées d'honneur, des habitudes de
propreté, une sorte d'éducation. J'oubliais de dire qu'ils comptent
beaucoup, surtout à Naples, sur l'augmentation de la richesse publique.
Dès que le paysan a quelque argent ou un peu de terre, il prend les
idées d'un bourgeois. La plantation du coton, les grands travaux qui se
font de toutes parts, l'élan nouveau de l'activité privée et publique,
la vente des biens ecclésiastiques contribuent à ce grand changement. Si
pendant dix ans encore la France empêche l'Autriche d'envahir l'Italie,
ils comptent que le nombre des libéraux sera doublé et que la nation
sera faite. Voilà ce que je crois avoir démêlé... en causant avec des
gens de toute classe.»]

[46: Il avait pourtant défini l'histoire «une géométrie vivante».]

[47: _Graindorge_ fut publié en volume en 1868.]

[48: Il écrivait à Havet, le 18 novembre 1885: «Je n'ai pas d'opinions
arrêtées sur le présent; je cherche à m'en faire une; mais probablement
je n'en aurai jamais, parce que les documents, l'éducation, la
préparation me manquent. J'entends une opinion scientifique; pour ce qui
est de mes impressions, j'en fais bon marché; elles sont sans valeur,
comme celles de tout particulier et de tout public. Mon but est d'être
collaborateur dans un système de recherches qui, dans un demi-siècle,
permettra aux hommes de bonne volonté autre chose que des impressions
sentimentales ou égoïstes sur les affaires publiques de leur temps.
C'est dans ce but que nous avons fondé l'_École des sciences
politiques_. Visiblement une pareille méthode, qui est une sorte
d'anatomie sociale, choquera, dans ses premières comme dans ses
dernières conclusions, beaucoup de sentiments généreux et respectables.
Mais les partisans de l'expérience sont trop libres d'esprit pour ne pas
accordera l'outil précieux dont ils connaissent les services, la
permission de travailler partout, même au vif de leurs plus chères
convictions.»]

[49: Un travail préparatoire, la traduction des lettres d'une Anglaise,
témoin de la Révolution de 1792 à 1795, parut en 1872. _(Un séjour en
France de 1792 à 1795)_. Le volume de l'_Ancien régime_ est de 1875, les
trois volumes sur _la Révolution_ se succédèrent en 1878, 1881, 1884; le
premier volume du _Régime nouveau_ parut en 1891; le second, laissé
inachevé, a paru en 1893.]

[50: _Histoire de France_, II, 80.]

[51: Sa morale, nous l'avons dit, était celle de Marc-Aurèle: vivre
conformément à la nature, et il dit que cette morale dépasse toutes les
autres en hauteur et en vérité, qu'elle est d'accord avec notre science
positive (_Nouveaux Essais de critique et d'histoire_, p. 310). Mais
dans son Essai sur Jean Reynaud (_Ibid._, p. 40), il insiste sur la
nécessité de ne pas mêler la morale et la religion à la recherche
scientifique. Il ne faut pas que celle-ci soit gênée par des
préoccupations étrangères, ni subordonner aux conceptions philosophiques
la règle impérative du devoir.]

[52: Une indiscrétion a permis au _Figaro_ de publier ces sonnets au
lendemain de la mort de Taine. Nous espérons qu'ils recevront une
publicité plus durable que celle d'un journal; car ils méritent d'être
conservés, par leur beauté propre et pour la lumière qu'ils jettent sur
le caractère et les idées de leur auteur. Ce sont les seuls vers qu'il
ait écrits. Leur perfection nous permet d'apprécier les dons
extraordinaires d'assimilation d'un écrivain auquel plus d'un critique a
refusé la facilité, trompé par sa puissance.]

[53: M. Jules Simon a consacré à Michelet une très intéressante notice,
pleine de souvenirs personnels, dans le volume intitulé: _Mignet,
Michelet, Henri Martin_. On trouvera aussi une étude biographique sur
Michelet dans les _Études biographiques et littéraires_ de M. O.
d'Haussonville.]

[54: Michelet, _Histoire de France_, II, page 80.]

[55: _Le Peuple_, page 22.]

[56: _Le Peuple_, page 26.]

[57: _Le Peuple_, page 30.]

[58: Guizot ne lui fut jamais sympathique. Ils eurent des relations
assez suivies vers 1830; et quand Guizot devint ministre en 1833, il
prit Michelet pour son suppléant à la Faculté des lettres. Mais le bon
accord dura peu. Dès 1835, Guizot lui préféra un catholique fervent, M.
Ch. Lenormant. Les hardiesses de Michelet l'effrayaient. Celui-ci, de
son côté, ne goûta jamais le talent de Guizot. Il lui reprochait d'être
peu français dans sa tournure d'esprit, trop anglais dans ses idées
politiques, et surtout de manquer du sens de la vie. Un jour, à
l'Académie, dans une discussion sur les poèmes de l'Inde, dont Guizot
critiquait l'exubérance, Michelet éclata tout à coup: «Vous ne pouvez
les comprendre, s'écria-t-il, vous avez toujours haï la vie.»]

[59: Dans d'intéressants articles de la _Revue politique et littéraire_
(15, 22 et 29 août 1874), M. Despois a cité un passage du cours de
Michelet à la Faculté des lettres en 1835, où il expliquait comment
l'historien, pour bien comprendre le passé, devait apporter à son étude,
non une froideur impartiale, mais une sympathie chaleureuse, capable de
s'éprendre successivement de toutes les manifestations les plus diverses
de l'esprit humain. Je donne en entier ce passage curieux, dont M.
Despois n'a cité que quelques lignes. On avait reproché à Michelet
d'être partial en faveur de Luther. «On pourrait me reprocher également,
répliqua-t-il, d'être partial en faveur des Vaudois, comme plus tard en
faveur de sainte Thérèse et de saint Ignace de Loyola. C'est cependant
pour l'histoire une condition indispensable que d'entrer dans toutes les
doctrines, que de comprendre toutes les causes, que de se passionner
pour toutes les affections. Une idée ne se produit qu'à la condition
d'être dans l'esprit humain et d'aider au développement général de
l'humanité. Aussi est-elle toujours bonne, toujours utile, toujours
nécessaire. L'histoire déroule une vaste psychologie qui embrasse dans
un ordre successif toutes les notions, toutes les facultés qui
constituent l'intelligence de l'homme; chaque notion, chaque faculté se
révèle tour à tour sous la forme d'un parti, d'une nation, d'une
doctrine, et fait à travers les événements sa fortune dans le monde.
Comment s'étonner que l'histoire trouve des sympathies pour l'homme tout
entier, pour sa raison, son imagination, son cœur, pour la liberté et
pour la grâce, pour le dogme et pour la morale? Qu'il recueille çà et là
les parties afin de reconstruire l'ensemble et qu'il les honore et les
aime toutes, puisque dans toutes il voit se refléter cette image sacrée
de lui-même que Dieu a jetée dans l'homme seulement.» (_Journal de
l'instruction publique_, 25 janvier 1835.)]

[60: J. Grimm fut toujours pour lui le type accompli du savant. Après la
guerre de 1870, navré de la dureté que les Allemands avait montrée dans
la victoire, il me disait: «Si Grimm avait été là, je suis sûr qu'il
aurait protesté au nom de l'humanité et de la justice. Mais il n'y a
plus de Grimm en Allemagne.» Je doute beaucoup, pour ma part, que Grimm
eût protesté.]

[61: Quinet, poète, historien, philosophe, enseignait l'histoire des
littératures du midi de l'Europe. Mickiewicz, le grand poète polonais,
occupait la chaire de langue et de littérature slaves.]

[62: Quinet et Michelet avaient pris l'un et l'autre _les Jésuites_ pour
sujet de leur cours, et firent paraître ce volume en commun, les idées
développées par Michelet dans ce cours n'étaient pas nouvelles chez lui.
Nous les retrouvons dans des notes de l'École normale de 1831. Il faut
renoncer à la légende qui nous montre Michelet devenant hostile au
catholicisme parce qu'il a été attaqué par l'abbé Des Garets.]

[63: Michelet avait fait un dépouillement très complet des registres de
la Commune, détruits depuis par les incendies de mai 1871. Il en a tiré
une foule de renseignements curieux qui ne se trouvent pas dans les
autres histoires de la Révolution. Il avait aussi attentivement étudié
les archives de Nantes pour la guerre de Vendée.]

[64: On trouvera plus loin une étude spéciale sur Michelet éducateur.]

[65: _La Sorcière_, chap. VII, au sujet du jour des morts.]

[66: _Nos Fils_, page 422. Ce culte pour les morts se montrait chez lui
par des traits touchants. Il souffrait à la vue d'une tombe mal soignée,
et quand il allait visiter les siens au Père-Lachaise, il lui arrivait
souvent de faire orner de fleurs les tombes voisines de celles de ses
proches. Il fit même une fois refaire la grille brisée du tombeau d'une
personne qui lui était entièrement inconnue. Grâce à la libéralité de la
Ville de Paris et à une souscription à laquelle la France entière a
contribué, un admirable monument, dû au ciseau du sculpteur Mercié,
honore la mémoire de Michelet, dans ce cimetière du Père-Lachaise, qui
était une de ses promenades favorites.]

[67: _Le Peuple_, page 352.]

[68: Sully Prudhomme].

[69: _Histoire de la Révolution_, 2e édition, page 4.]

[70: On a dit que Michelet avait commencé, comme Victor Hugo, par être
royaliste fervent. Cela est inexact. On en trouvera la preuve dans notre
premier appendice sur le Journal intime de Michelet. Il appartenait à
l'école libérale de la Restauration, tout en se défiant plus qu'elle du
bonapartisme. Il admirait l'empereur, mais se souvenait qu'il avait
ruiné son père et la France. Il évita longtemps de rien écrire sur
Napoléon, se sentant trop partial contre lui. Quand, à la fin de sa vie,
il entreprit l'histoire de Bonaparte, on a vu la force de ses
ressentiments. Ce qui a fait croire au royalisme de Michelet, c'est
qu'il donna des leçons à la fille du duc de Berry, plus tard duchesse de
Parme, alors âgée de huit ans, et ressentit pour elle une tendresse dont
il aima toujours à se souvenir. «Elle a ému mes entrailles de père»,
disait-il.--Il avait d'ailleurs un sens historique trop profond pour
s'associer aux étroitesses intellectuelles des hommes de parti. Les
dernières paroles qu'il a prononcées avant de mourir en sont un curieux
témoignage. Sortant d'une demi-torpeur, il dit tout à coup: «On eût dû
faire manger à Henri V des cœurs de lion.--Pourquoi? lui
demanda-t-on.--Parce qu'il aurait eu le tempérament plus militaire.»
Sans vouloir attacher un sens trop précis à ces paroles, ne semble-t-il
pas que Michelet ait eu à ce moment le sentiment que la faiblesse de la
France contemporaine vient de la rupture de toutes ses traditions
historiques? N'a-t-il pas éprouvé un vague regret, regret d'historien et
d'ami de la vieille France, en pensant qu'Henri V eût pu peut-être
renouer ces traditions, s'il avait été capable de comprendre les
aspirations légitimes et les besoins du monde moderne?]

[71: Sa plus vive admiration était Virgile. «Je suis né, disait-il, de
Virgile et de Vico.» Il méditait un commentaire sur Virgile. Il fit en
1841 un voyage en Lombardie pour voir les lieux où Virgile a vécu et
qu'il a chantés. Nous trouvons dans le _Peuple_ un témoignage éloquent
de cette prédilection pour Virgile, prédilection du cœur plus encore que
de l'esprit: «Tendre et profond Virgile! moi qui ai été nourri par lui
et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui
revienne, la gloire de la pitié et de l'excellence du cœur... (Michelet
vient de parler des beaux vers de Virgile sur le bœuf de labour, et des
vers à Gallus: _nec te pœniteat pecoris_). Ce paysan de Mantoue, avec sa
timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c'est pourtant, sans
qu'il l'ait su, le vrai pontife et l'augure, entre deux mondes, entre
deux âges, à moitié chemin de l'histoire. Indien par sa tendresse pour
la nature, chrétien par son amour de l'homme, il reconstitue, cet homme
simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont rien n'est
exclu qui ait vie, tandis que chacun n'y veut faire entrer que les
siens». P. 232. Voyez aussi dans le _Banquet_, l'admirable chapitre sur
Virgile.]

[72: _Le Peuple_, page 228.]

[73: Il fut ce _bon maître_ pour plus d'un. Il avait toujours avec lui
des oiseaux, il les emmenait en voyage. Il y avait un pinson surtout à
qui toute la maison obéissait.]

[74: _L'Oiseau_, page 57.]

[75: _Bible de l'humanité_, page 486.]

[76: «L'empereur Nicolas, disait-il, suffirait pour me faire croire à la
vie future.»]

[77: Il eut pourtant vers dix-huit ans une période de mysticisme et de
foi; n'ayant pas reçu le baptême dans son enfance, il se fit
volontairement baptiser en 1816. Mais, dans ses premiers écrits, on voit
que, s'il conserve du respect pour l'Église, il n'a plus la foi. Sa foi
même n'a jamais été précise. Elle était plus mystique et sentimentale
que dogmatique. Les dogmes n'ont jamais été pour lui que des symboles.
(Voyez l'appendice).]

[78: _Mémoires de Luther_, préface.]

[79: Page 361.]

[80: Chose curieuse; à l'École normale, en 1830, il montrait dans
l'avènement du christianisme le premier triomphe d'une religion de
liberté sur les religions fatalistes de l'Orient. La Grâce représentait
à ses yeux le libre arbitre en opposition à la loi qui était la
fatalité. Combien les généralisations de ce genre, faites d'imagination
et de passion, sont arbitraires et superficielles.]

[81: _Bible de l'humanité_, préface.]

[82: _Nos Fils_, page 35.]

[83: _La Montagne_, p. 344.]

[84: _Ibid_.]

[85: _La Sorcière_, page 99.]

[86: _La Montagne_, page 202.]

[87: _Mon journal_, 1820-1823. Paris, Marpon et Flammarion, 1888.
In-12.--Les dates 1820-1823 sont inexactes. Le journal intime ne
comprend que les années 1820-1822; le journal des idées s'étend de 1818
à 1829; la liste des lectures également.]

[88: _Le Banquet_, 1879; _Rome_, 1891; _sur les Chemins de l'Europe_,
1893.]

[89: Voyez _Ma Jeunesse_.]





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