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Title: À terre & en l'air... - Mémoires du Géant
Author: Nadar, Félix, 1820-1910
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "À terre & en l'air... - Mémoires du Géant" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



À TERRE ET EN L'AIR.....


BABINET


MÉMOIRES DU GÉANT

par

_Nadar_


_Paris E Dentu_

_Galerie d'Orléans 17 & 15 Palais Royal_



MÉMOIRES DU GÉANT



PARIS.—IMP. POUPART-DANYL ET Cie, RUE DU BAC, 30.



[Illustration: LE TRAÎNAGE EN HANOVRE

Tombé à Frehren, près Rethem (Hanovre), le 19 octobre 1863.—Durée du
traînage: 30 à 35 minutes.—Trajet parcouru: 7 lieues environ.—Nombre
de chocs: de 10 à 80, depuis 1 mètre de hauteur jusqu'à 40 mètres.]



À TERRE & EN L'AIR...


MÉMOIRES DU GÉANT

PAR

NADAR


AVEC UNE INTRODUCTION

PAR M. BABINET

DE L'INSTITUT


DEUXIÈME ÉDITION


                    Rien que la vérité!...


[Illustration: Emblème de l'éditeur.]

  PARIS
  E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

  1865
  Tous droits réservés
  1864



INTRODUCTION

                                   _Quique æthera carpere possent
                           Credidit esse deos._

          Ils planaient dans les airs, on les prit pour des dieux!


On me demande pour le GÉANT une _Introduction_ auprès du public. Or,
s'il y a une connaissance déjà faite, c'est évidemment celle-là.
Aucune expérience aérostatique n'a eu un retentissement pareil aux
deux ascensions de M. Nadar, qui, chose remarquable, avait pour but
d'obtenir, au moyen d'un ballon, les sommes nécessaires à la
construction d'une machine d'une tout autre espèce, destinée non plus
à flotter, mais bien à voyager dans l'atmosphère.

Convaincu par l'expérience comme par le raisonnement qu'il est
impossible de diriger au travers de l'air un immense volume de même
légèreté spécifique que cet élément mobile, M. Nadar s'arrêta à l'idée
que, pour se mouvoir dans ce milieu, un corps devait être bien plus
lourd que l'air, de manière à n'offrir, par son volume, que peu de
résistance au déplacement et peu de prise au vent contraire. C'est
éminemment le cas de l'oiseau.

Mais la difficulté consiste alors à trouver un moteur, une machine
qui, prenant son point d'appui dans l'air, ait assez de force d'une
part pour soutenir l'aéronaute contre la pesanteur, de l'autre pour le
faire avancer et marcher. La nature nous offre dans le vol des oiseaux
ce double effet obtenu d'une manière admirable. Les oiseaux lourds,
tels que le Condor, l'Aigle, le Cygne, le Dindon aborigène, pourvus
d'ailes d'une dimension moyenne, sont d'excellents voyageurs aériens,
tant pour la hauteur qu'ils atteignent que pour les immenses trajets
qu'ils franchissent. Sans parler de la Grue, la Caille aux courtes
ailes émigre chaque automne au travers des mers.

M. Nadar établit que c'est maintenant une idée tombée dans le domaine
public, savoir qu'avec un mécanisme connu, l'hélice, et un moteur
suffisamment énergique, la vapeur, il est possible à l'homme de
s'élever, de se soutenir et de progresser, et même, jusqu'à un certain
point, de s'avancer en sens contraire d'un courant d'air, c'est-à-dire
d'un vent modéré. D'autres mécanismes et d'autres forces motrices ont
été indiqués et tout aussi peu expérimentés que l'hélice avec la
vapeur d'eau.

Quelle est donc, dans la question du vol de l'homme, la spécialité de
M. Nadar, qui répudie toute réclamation d'antériorité pour l'idée
mécanique? La voici:

C'est tout bonnement de mettre en pratique ce qu'il a conçu, avec tout
le monde, j'entends avec tous ceux qui réfléchissent. On connaît cette
anecdote d'un artiste éloquent qui expliquait aux Athéniens tous les
avantages et toutes les beautés d'un travail pour lequel la ville
avait à choisir un exécutant. Après qu'il eut bien péroré, son
concurrent, moins fort en paroles qu'en actions, se borna à
dire:—Citoyens, ce que mon rival vient de dire, moi je le ferai.—Il
fut préféré.

On a plusieurs fois soutenu cette thèse, qu'il y a plus de mérite à
réaliser une idée utile qu'à l'inventer. Puisque ici l'idée appartient
déjà au public, je ne vois pas ce qu'on pourra faire valoir contre le
mérite du vol aérien de M. Nadar, s'il parvient à le mettre ou à le
faire en pratique. Il a l'hélice et la vapeur, mais de plus il a la
foi, qui est un moteur encore bien plus puissant.

Une société pour l'encouragement de la Locomotion aérienne a été
formée on peut dire par l'initiative et grâce à l'impulsion
irrésistible de M. Nadar. À sa tête est M. Barral, homme de science et
d'action, pour lequel je n'aurai jamais assez d'éloges ni le public
assez d'estime. Voyons l'avenir de cette association.

Avouons franchement qu'on veut arriver trop vite. Fresnel disait que
dans les recherches originales on n'arrivait qu'en tâtonnant et en
_ânonnant_. Après que les illusions et les impatiences se seront
dissipées, on ira pas à pas, et on avancera sans perdre pied en
arrière.

Je ferais un tableau amusant de toutes les prétentions favorables ou
défavorables à la réussite du Grand Oeuvre pour lequel se passionne
l'intrépide Nadar, et quand je dis intrépide, j'entends au moral comme
au physique. Il dit obstinément comme Horace: Rien de désespéré.—_Nil
desperandum._—Vouloir, pouvoir!

Or donc un mécanicien de grand mérite me disait sérieusement:—J'irai
de Paris à Londres en moins de deux heures, au travers de
l'atmosphère.—Vous n'irez qu'à Charenton, tout au plus.

Un autre, qui a fait ses preuves dans l'industrie de la vapeur,
offrait, pour quelques dizaines de mille francs, d'enlever une
locomotive dans les airs comme un aigle enlève dans ses serres un
agneau ou un lièvre.

Un troisième, très-incrédule, cédait à regret à la force de
l'évidence.—Eh bien! disait-il, on volera, mais ce ne sera pas pour
longtemps.—À la bonne heure; mais, comme on l'a dit de saint Denis,
qui porta sa tête coupée depuis Paris jusqu'à la ville où fut plus
tard son abbaye, il n'y a que le premier pas qui coûte.

Tout le monde n'a pas la persévérance passionnée de M. Nadar; mais, afin
de rassurer ceux qui pourraient craindre pour la réalisation du vol
humain, je dirai que j'admets des persévérances intermittentes pour les
questions qui ne se laissent jamais oublier. Le génie des inventeurs
revient forcément aux grands problèmes après des tentatives
infructueuses, et comme ici le possible est démontré, l'accomplissement
est certain. C'est une question de temps, mais l'honneur sera au premier
réalisant.

—Que pensez-vous de ces eaux que le reflux emporte? disait un
railleur à un ami qui avait compté sur la pleine mer. Celui-ci
répondit froidement:—Je pense que cette mer reviendra.

Je me souviens que nous avions fait avec M. de La Landelle un plan
d'essais gradués auquel on se soumettra quand on voudra arriver
sûrement, sinon brillamment, à la locomotion aérienne.

Voici, dans une grande balance (ou tout autre appareil d'équilibre),
un mécanisme de soulèvement. Quelle est sa force? et quelles
dimensions faudrait-il lui donner pour porter un poids spécifié
d'avance?

Quelle force motrice (vapeur, gaz, action chimique, électricité,
poudre à canon) faudrait-il employer pour enlever le mécanisme
lui-même et le poids qu'on voudrait lui faire soutenir en l'air?

Quelle portion de la force motrice faudrait-il prendre pour que
l'ensemble de ce qui est enlevé et porté puisse marcher avec une
vitesse donnée?

Enfin pendant combien de temps un réservoir donné de force motrice
fournirait-il à la consommation de travail qu'exige la machine
volante?

On me dira:—Cette marche pas à pas serait fastidieuse!—C'est
possible, mais elle serait sûre. Voyez dans La Fontaine, la Tortue qui
arrive au but avant le Lièvre.

Le lecteur, bien mieux que moi, peut donner carrière, à son
imagination pour les conséquences sociales de ce vol des hommes. Les
murs seraient insuffisants comme clôtures; on ne trouverait de sûreté
complète que dans des maisons recouvertes d'espèces de cages en fer à
barreaux assez serrés. Mais on explorerait sans péril le monde entier,
et on irait aux sources du Nil et à Tombouctou comme on va aujourd'hui
au Mont Blanc, qui a maintenant l'honneur d'être français. J'ai vu
avec peine qu'on rêvait déjà des batailles aériennes; en revanche on a
signalé tous les services que rendraient les hommes volants dans les
cas de naufrage, d'incendie ou d'inondation. Un orage de foudre et de
grêle menacerait-il la terre, aussitôt des hommes volants porteraient
dans les airs des paratonnerres qui feraient taire l'orage comme
Charles l'a fait plusieurs fois avec des cerfs-volants électriques.

Et même quand on admettrait que la locomotion aérienne serait mise en
usage pour la guerre, la civilisation y gagnerait encore, d'après ce
principe que plus les engins destructeurs sont savants et
perfectionnés, plus on est assuré que la supériorité n'appartiendra
jamais à une nation barbare et ignorante. Il est passé le temps où
avec _le sabre et le cheval_ on conquérait le monde. Depuis les
progrès des sciences appliquées, la puissance matérielle appartient à
la puissance intellectuelle.

En lisant les _Mémoires du Géant_, on se rappelle ces belles paroles
de l'antiquité:—C'est un spectacle digne des Dieux et des hommes que
celui d'un homme courageux aux prises avec la mauvaise fortune.

Il est bien établi que M. Nadar demande aux exhibitions des aérostats
flottants l'argent nécessaire pour construire de vraies machines
volantes avec des mouvements opérés suivant la volonté du voyageur
aérien. En supposant même que le résultat qu'il espère ne finisse pas
par répondre à son infatigable persévérance, il lui restera dans
l'histoire du vol humain le mérite, j'ose dire la gloire, d'avoir été
celui par qui la Providence de Bossuet a dit à la société:—Marche!

                                             BABINET,
                                          de l'Institut.



QUELQUES LIGNES D'ORAISONS FUNÈBRES

EN MANIÈRE DE

PRÉFACE


Aujourd'hui dimanche 3 avril 1864, vers les quatre heures, nous nous
sommes rencontrés une trentaine dans une misérable maison de la rue de
Lourcine.

Nous avons été de là, sous une petite pluie continue, enterrer au
nouveau cimetière d'Ivry le doyen des aéronautes français,
Jean-Baptiste Dupuis-Delcourt, né le 25 mars 1802.


Dupuis-Delcourt avait autrefois occupé de lui le monde littéraire et
le monde scientifique. Mais les quelques succès qu'il avait obtenus
comme auteur dramatique n'avaient jamais pu le détourner de sa passion
dominante: l'Aérostation.

Il avait connu J. Montgolfier et aussi le physicien Charles qui
imagina le premier de gonfler les ballons au gaz hydrogène.

Il avait assisté à l'expérience de ce malheureux Deghen, l'homme
volant, pauvre horloger venu exprès de Vienne en Autriche,—qui manqua
si piteusement en séance publique à sa promesse de s'envoler de
l'École Militaire sur le Trocadero,—fut en conséquence houspillé et
battu,—et qui la veille, à la répétition, s'était parfaitement
envolé, m'a-t'on assuré, du Trocadero jusqu'à l'École Militaire.

Il avait vu mettre en lambeaux par la populace au Champ-de-Mars le
ballon où le colonel de Lennox avait engagé ses derniers cent mille
francs: les morceaux de taffetas de six aunes s'en vendaient deux sous
jusque sur la place de la Concorde.

Il avait serré la main de Jacques Garnerin, de Robertson, du docteur
Le Berrier.

Il avait presque relevé le cadavre de l'imprudente Mme Blanchard,
tombée rue de Provence de son ballon incendié.

Il avait fait lui-même nombre d'ascensions,—l'une sous cinq ballons à
la fois, ce qu'il appelait la _Flottille Aérostatique_.

Le duc d'Aumont l'avait présenté au roi Louis XVIII qui lui avait
adressé un très-beau compliment en lui faisant cadeau d'un non moins
beau diamant monté en épingle,—et Louis-Philippe n'eût jamais voulu
entendre parler d'un autre aérostier que Dupuis-Delcourt.

Tout le monde l'aimait, ce savant aimable et bon, jusqu'à l'Académie
elle-même qui, en cinq occasions, nommait des commissions pour
l'examen des communications scientifiques qu'il lui envoyait avec un
zèle infatigable.

Il avait collaboré avec le grand Arago à l'_Électro-subtracteur_, un
instrument qui, quand on le voudra, nous délivrera de la grêle en
l'empêchant, non pas de tomber, mais simplement de se former.

Élève de Dumas, il avait professé pendant cinq ans la chimie à
l'Athénée royal; il avait conféré maintes fois au _Cercle agricole_, à
celui des _Chemins de fer_.

Dans l'Orangerie du Luxembourg, il avait, avant bien d'autres, fait
des démonstrations publiques de l'hélice aérienne, et son auditeur le
plus assidu s'appelait Geoffroy Saint-Hilaire.

Il avait fondé la _Société aérostatique et météorologique de France_,
dont il était l'âme et qui, par reconnaissance, l'avait acclamé son
secrétaire perpétuel.

Même après l'anathème de Marey-Monge contre les enveloppes d'aérostat
métalliques, il avait achevé de se ruiner en construisant un ballon de
cuivre. Le ballon achevé, il lui manquait les quelques derniers cents
francs pour les accessoires et il porta lui-même de désespoir le
premier coup à son oeuvre, si coûteuse en peine et en argent.—Les
chaudronniers dépeceurs lui rendirent 350 francs pour son grand espoir
brisé!

Il avait publié vingt volumes ou brochures,—entre autres le _Manuel
de l'Aérostier_, un des meilleurs livres de l'utile collection Roret.

Il laisse encore, presque terminé, un important ouvrage, le—_Traité
complet, historique et pratique des aérostats_.

«—_Ce sera probablement_,—écrivait-il, hélas!—_la grande affaire de
ma vie!_»

Il avait fondé un journal de Navigation Aérienne, et plein de foi
fervente dans l'avenir de cette Science, il avait de sa chétive
bourse, à force de privations, collectionné le plus curieux, le plus
instructif, le seul Musée Aérostatique qui existe dans le monde
entier.

Ce Musée se compose d'environ quinze cents numéros, comprenant et
renfermant toute l'histoire des quatre-vingts ans de l'aérostation,
depuis les modèles en plan et en exécution, les livres, pamphlets,
relations,—les gravures noires et coloriées, dessins, portraits,
caricatures,—les médailles, clichés, fixés, toiles, jeux,—les
nacelles, grappins, soupapes et débris historiques,—jusqu'à 300
programmes et affiches d'expériences diverses en tous pays,
collectionnés et classés,—sans parler des pièces rares ou uniques:
autographes, lettres, procès-verbaux, dossiers divers, etc., etc.,
etc.


Cette collection, c'était sa joie, son orgueil, sa vie.

Mais avec quel empressement et quelle inépuisable bienveillance, il
ouvrait à tout venant cette collection précieuse, si religieusement
entretenue. Pour ajouter encore à cette bibliothèque spéciale si
complète, il fouillait les archives de son excellente mémoire, et à
tout visiteur partageant sa foi, il disait, toujours serviable et de
bon accueil, tout ce qu'il avait appris par lui-même et par les
autres. Car il n'était pas de ceux qui mettent sous le boisseau la
lumière.

On aime surtout ceux-là qui vous ont le plus coûté: Dupuis-Delcourt
avait trop fait pour la Navigation Aérienne, il avait toujours eu pour
elle une passion trop absorbante, trop exclusive pour avoir jamais
rien réservé par devers lui vis-à-vis d'elle.


Donc, cet homme doux et brave, modeste, bienveillant, laborieux,
honnête, désintéressé, après avoir donné à la plus grande des idées
humaines sa vie tout entière passée avec résignation et confiance dans
la plus extrême pauvreté,—cet homme de bien s'éteignit hier, laissant
cette collection pour tout avoir et toute hoirie à la vieille compagne
des trente dernières années de sa vie.

Et comme la pauvre femme, avec la foi que l'honnête femme a toujours
dans son mari, l'avait suivi partout, selon l'Évangile et par delà le
Code,—jusques dans les nuages,—comme elle lui garde le respect
éternel, si Dupuis-Delcourt s'est, comme on dit, _senti mourir_, il a pu
entrevoir dans les affres de son agonie, sa veuve mourant de faim, comme
le chien du tombeau, à côté de la—COLLECTION DUPUIS-DELCOURT—pieusement
gardée dans son intégrité....


Deux détails, pour finir:

Cet hiver, Dupuis-Delcourt s'occupait surtout de vérifier les
expériences du fameux Quinquet à l'effet de remplacer le gaz des
aérostats par la vapeur maintenue à l'état vésiculaire. Mais ses
recherches étaient difficiles: il manquait de feu, même pour se
chauffer, et comme il n'en disait rien à personne, ce n'est qu'à la
fin de l'hiver et par hasard, qu'un brave charpentier, son
coreligionnaire en Navigation Aérienne, lui expédia tardivement une
petite provision.


C'est dans la nuit du 2 que l'apoplexie surprit Dupuis-Delcourt. Il
connaissait cet ennemi, l'ayant déjà vaincu deux fois, et il appelait
la saignée. On courut chez un médecin voisin: il était trois heures du
matin. Le médecin, dans ce quartier de pauvres gens, s'informe,
parlemente, finit par déclarer _qu'il ne se soucie pas de se déranger
la nuit_, et rentre le nez sous la couverture.—A-t-il pu se
rendormir?

Je sais son nom.—Mais à quoi bon?...


De tout ceci, la morale:

Tout a été compté à l'homme et bien juste. Tout ce dont il jouit, il
faut qu'il l'achète,—et le paie—suivant un inexorable tarif, puisque
la vie elle-même ne lui a été donnée qu'un seul jour.

Chacune des conquêtes humaines se solde rigoureusement donc par les
sueurs, les larmes, le sang. Plus ces conquêtes sont grandes, plus
coûteux et douloureux est le paiement.


Il est des hommes qu'un instinct irrésistible, fatal, pousse en avant
des autres sur les routes nouvelles.—Sous les pieds de ceux-là, qui
aplanissent le chemin, les ronces qui déchirent, les cailloux
coupants, les serpents venimeux...

—et pendant ce temps-là, ceux qui marchent derrière et profitent de
la voie faite, ricanent et jettent des pierres à ces généreux
imbéciles.

Car, après le mal qu'ils vous ont fait, le tort que les hommes vous
pardonnent le moins est celui que vous vous faites à vous-même.


Dupuis-Delcourt était du petit, tout petit nombre de ceux qui aiment
mieux recevoir les pierres que les jeter.

Le voilà mort, partant quitte—peut-être!

Qu'un autre vienne prendre cette place d'avant-garde, s'il a le
courage, la foi, le dévouement et surtout l'obstinée résignation.


Et combien cher nous a déjà coûté cette immense conquête du domaine de
l'air,—sans parler de ce qu'elle nous doit coûter encore!—Ne
semble-t-il pas qu'une Divinité jalouse et implacable repousse contre
terre et écrase chacun des assaillants de l'escalade sublime,—jusqu'au
jour où se présentera celui qui a été désigné pour vaincre?


Mais que me veulent ces images de poëtes épiques, cette nuit où
j'écris,—en ce moment où la pauvre vieille veuve—dans la petite
chambre qu'elle trouvera maintenant si grande;—pleure et appelle son
brave et vieux compagnon—qui ne reviendra plus.....

       *       *       *       *       *

Saluons l'autre maintenant!

À celui-ci la Mort ne fit pas crédit aussi long. Mais peu importe: ses
vingt-huit années furent bien remplies et sa fin glorieuse.

Je ne crois pas qu'il soit possible de trouver dans nos figures
historiques une autre plus intéressante et plus attractive.


Il était né d'une honnête famille bourgeoise, à Metz, le 30 mars 1757.
On l'avait fait, au sortir du collége, élève en chirurgie; mais son
âme trop sensible défaillait aux opérations.—Il se détourne bientôt
et se donne à l'étude de la chimie pharmaceutique.

Un coup de tête,—il était vif,—le pousse vers Paris.

Jean-François Pilâtre de Rozier peut alors se livrer tout entier aux
sciences naturelles et mathématiques. Tout en s'instruisant, il suffit
honorablement à ses besoins par son travail sans l'aide de la famille,
et sans que le plaisir qu'il aime y perde rien.

Savant déjà à un âge où on est à peine instruit, spirituel, généreux,
plein d'ardeur, d'une humeur gaie et toujours égale, ayant tous les
avantages, même celui d'un visage agréable, il sait plaire à tous, et
mieux encore de tous se faire aimer.

À vingt-deux ans à peine, il s'improvise professeur de physique. Son
enseignement est clair, facile, sa parole enjouée, pittoresque. Les
femmes lui font son auditoire.

C'était le temps où une Charge, comme on disait, était indispensable à
la considération.—Pour qu'il soit dit que rien n'aura manqué à ce
jeune prédestiné, le voici pourvu d'une charge auprès d'une princesse
du sang.—Puis la Société d'émulation de Rheims l'appelle comme
professeur de chimie; puis il se retrouve intendant des Cabinets de
physique, chimie et histoire naturelle de Monsieur (plus tard Louis
XVIII).

Il poursuit cependant ses travaux particuliers et publie plusieurs
Mémoires sur les teintures, le phosphore, l'électricité, les gaz
méphytiques. Il fonde le premier Musée particulier, où toutes les
sciences doivent être vulgarisées par la parole de savants
professeurs.

Emporté par l'exaltation de la fièvre scientifique, tantôt il allume à
ses lèvres le filet de gaz inflammable dont il s'est empli la bouche
et il se brûle les deux joues. Tantôt il sollicite avec instances du
lieutenant général de police les occasions d'expérimenter, au péril de
sa vie, ses procédés antiméphytiques; il accuse le sort qui retarde
ces périlleux défis, où il lui est enfin donné de risquer ses jours
et d'altérer sa santé au fond de cloaques impurs.


Ses succès ne lui ont pas fait oublier les devoirs que la mort de son
père lui a légués. Il soutient et pensionne ses deux soeurs, et il
n'est pas de chef de famille plus grave, plus plein de sollicitude que
ce jeune homme, si entraîné pourtant et distrait par un monde facile
et élégant dont il est aimé et qu'il aime.

Modeste vis-à-vis des autres et plein d'aménité, il doit pourtant
s'estimer lui-même et haut, parce qu'il sait ce qu'il vaut en
générosité, en dévouement.

Il aime la gloire peut-être, mais il ignore ce que c'est que l'envie.

«Il semblait, dit un biographe, acquérir un ami dans tout auteur d'une
utile invention.»

«Ce n'était pas assez pour lui de le vanter, de déployer avec pompe le
prix de son travail,—dit encore un professeur au Musée, M.
Lenoir,—il entrait avec lui dans la carrière, non comme un
antagoniste, mais comme un ami qui craint que son ami ne tire pas un
assez grand parti de son invention, et il consentait à devenir
l'instrument passif de la célébrité d'autrui.»


Ce fut au mois de juin 1783 que la nouvelle de la découverte des
frères Mongolfier vint transporter d'enthousiasme Pilâtre de Rozier.
Il offrit aussitôt, dans le _Journal de Paris_, de s'enlever le
premier avec la nouvelle machine aérostatique.

Le roi ne voulait point consentir; on proposait de prendre dans les
prisons un condamné à mort pour tenter l'expérience. Pilâtre de Rozier
accourt, il supplie que «_cet honneur ne soit point laissé à un vil
criminel....._»

Il obtient enfin l'autorisation, et,—le premier des hommes,—il
s'enlève, le 21 octobre, du château de la Muette, à ballon perdu.


Il ne faut pas perdre de vue que cette première ascension libre, dans
un engin nouveau, avec un matériel non encore étudié, devait être tout
autre chose que ces ascensions d'aujourd'hui qui ne sont plus qu'un
jeu pour nous.—Une dame inconnue avait tiré M. de Rozier à part,
avant l'expérience, et lui avait remis un paquet qui ne devait être
ouvert qu'une fois la Montgolfière partie: ce paquet contenait deux
pistolets chargés.


Les ascensions de Pilâtre de Rozier se succèdent.—Il faut lire le
récit, d'une si touchante simplicité, de son second voyage
aérostatique, exécuté en compagnie du marquis d'Arlandes.

Cependant de Rozier donne, dans son Musée, une fête en l'honneur de M.
de Montgolfier; il présente à la brillante assemblée le buste
qu'Houdon a ciselé, et que couronne la princesse de Bourbon.—Dans le
feu d'artifice qui termine la fête, Pilâtre de Rozier n'oublie
personne et l'initiale du physicien Charles s'enlace à celle des
Montgolfier.

Bientôt l'aîné des Montgolfier l'appelle à Lyon pour l'aider à la
construction de l'immense ballon le _Flesselles_. De Rozier accourt.
«On le voit partout courir, donner des ordres, travailler lui-même
avec une ardeur infatigable, voler d'estrade en estrade avec le
sang-froid du plus intrépide marin... Il oubliait de dormir et de
manger.»

Pour aider ceux qu'il aime et cette aérostation qui l'enflamme, il a
laissé derrière lui ses propres intérêts qui souffrent, son Musée,
dont les auditeurs se plaignent vivement. Il devra même au retour
offrir de rembourser quelques mécontents.


Les Anglais, qui avaient d'abord affecté la plus profonde indifférence
pour la découverte des Montgolfier, semblaient commencer à lui rendre
justice. On faisait quelques tentatives aériennes en Angleterre, et on
en vint jusqu'à parler de franchir le détroit avant nous.

La priorité de cette expédition devenait une question nationale.

De Rozier avait le premier publié ce projet. Il sollicite aussitôt du
gouvernement la somme nécessaire pour construire un nouvel aérostat et
tenter la traversée. On lui accorde quarante mille livres, et on lui
désigne Boulogne comme point de départ.

Une Montgolfière et un ballon à gaz sont préparés à Paris. Ce système
mixte, qui devait, selon de Rozier, faciliter l'ascension et la
descente, a été justement blâmé:—_c'était mettre le feu à côté de la
poudre_, disait Charles. Le comte Zambeccari l'employa plusieurs fois
pourtant avec succès—jusqu'au jour où il lui coûta la vie.

De nouveau, Pilâtre de Rozier quitte son Musée et arrive, le 4 janvier
1785, au lieu du départ. Là, il apprend que Blanchard, qui veut le
devancer, attend déjà, de l'autre côté du détroit, le vent
favorable..... De nouveaux ordres de la Cour pressent de Rozier; des
faveurs considérables lui sont promises, s'il exécute le premier la
traversée.

Mais les vents, qui lui sont contraires, apportent, le 7 janvier, à
trois heures après midi, sur les côtes de France, son heureux rival...

Pilâtre de Rozier va au-devant de Blanchard, l'embrasse, le conduit à
Paris, le présente lui-même à la Cour, et veut l'inscrire, de sa main,
au nombre des fondateurs de son Musée.


L'honneur de la première traversée du détroit lui ayant été enlevé, il
ne présumait pas devoir poursuivre une seconde expérience désormais
insignifiante et dénuée de tout autre intérêt que celui d'une inutile
curiosité. Il ne s'agissait de rien moins encore que de triompher
d'obstacles déterminés, là où un coup de vent rendait tout effort et
toute lutte inutiles.

Mais la Cour en a décidé autrement: on apprécie qu'il y a plus de
difficultés,—et en effet,—à traverser de France en Angleterre qu'il
n'y en avait à venir de Douvres en France. Le contrôleur général des
finances, M. de Calonne, mande Pilâtre de Rozier, lui adresse des
reproches aussi sévères que peu mérités et lui redemande le surplus
de la somme avancée, les frais du ballon payés.

Le malheureux Pilâtre, certain du succès, avait déjà consacré ce
bénéfice à enrichir le cabinet expérimental de son Musée.....


Il devra donc partir et tenter cette expédition vaine,—dans les plus
déplorables conditions.

En effet, alternativement gonflés et dégonflés, mal retraités dans une
enceinte près du rempart où les rats les rongent quand ils ne sont pas
exposés aux intempéries de l'atmosphère, les deux aérostats sont déjà
détériorés.

Pilâtre de Rozier arrive pour la troisième fois à Boulogne et fixe le
jour de son départ; mais, comme par un avis providentiel, les tempêtes
retardent obstinément ce jour. Plusieurs semaines de suite, des petits
ballons d'essai sont lancés; le vent les ramène sur la côte de France.

Pendant toutes ces attentes, mal suppléé à son Musée dont il est la
vie, Pilâtre de Rozier s'inquiète, se tourmente.—Au milieu de ces
impatiences et de ces chagrins, et pour qu'un incident romanesque
vienne donner un dernier et dramatique intérêt à cette héroïde, il
rencontre, il aime une jeune Anglaise pensionnaire dans un couvent de
Boulogne; sa demande est agréée par les parents de la jeune fille.

—Mais l'ascension avant tout!


Des réparations aux ballons sont devenues tout à fait indispensables:
question de vie ou de mort!... Pilâtre de Rozier écrit timidement pour
demander un supplément d'allocation nécessaire.—On le lui refuse.


Les 13 et 14 juin, l'_Aéro-Montgolfière_ reste gonflée, guettant
l'heure propice. On a restauré tant bien que mal, comme on a pu, ses
enveloppes desséchées, presque brûlées par les efforts infructueux et
trop répétés.—Le 15, à quatre heures du matin, un petit ballon
d'essai vient encore retomber à son point de départ.

À sept heures enfin, Pilâtre de Rozier apparaît dans la galerie
(nacelle) accompagné du frère aîné Romain, l'un des constructeurs de
l'aérostat.

Le marquis de la Maison-Fort jette un rouleau de 200 louis dans la
nacelle et prétend monter. Pilâtre l'écarte doucement, mais avec
fermeté:

«—L'expérience est trop peu sûre, dit-il, pour qu'il veuille exposer
là la vie _d'un autre_...»


«Enfin, dit un récit du temps, l'_Aéro-Montgolfière_ s'élève
lentement, imposante; deux coups de canon retentissent, les aéronautes
saluent, une foule considérable leur répond par des cris de joie. Ils
s'avancent; bientôt ils se trouvent sur la mer. Chacun, les yeux sur
le fragile aérostat, l'observe avec crainte. Ils étaient environ à
cinq quarts de lieue en avant, au-dessus du détroit, à sept cents
pieds à peu près de hauteur, lorsqu'un vent d'ouest les ramène sur
terre; déjà depuis vingt-sept minutes ils étaient dans les airs.

«À ce moment, on crut s'apercevoir de quelques mouvements d'alarme de
la part des voyageurs.—On croit voir qu'ils abaissent précipitamment
le réchaud... Tout à coup, une flamme violette paraît au haut de
l'aérostat: l'enveloppe du globe se replie sur la Montgolfière—et les
malheureux voyageurs, précipités des nues, tombent sur la terre,
presque en face la tour de Croy, à cinq quarts de lieue de Boulogne et
à trois cents pas des bords de la mer.


«L'infortuné de Rozier fut trouvé dans la galerie le corps fracassé,
les os brisés de toutes parts. Son compagnon respirait encore, mais il
ne put proférer un seul mot et quelques minutes après il expira.


«Telle fut la fin du premier des aéronautes et du plus courageux des
hommes, dit en terminant l'historien contemporain. Il fut victime de
l'honneur et du zèle. Sa douceur, son amabilité, sa modestie le feront
regretter de ceux qui l'ont connu. Il méritera peut-être les regrets
de la postérité, et laisse après lui deux soeurs et une mère qui le
pleurent.

«Celle qui l'aima ne put supporter la nouvelle de sa mort. Des
convulsions horribles la saisirent; elle expira, a-t-on dit, chez ses
parents, huit jours après la terrible catastrophe.

«Bon fils, frère tendre, ami loyal, Pilâtre de Rozier avait un courage
héroïque et une âme aimante. Il est mort à vingt-huit ans et
demi.—Un monument élevé au lieu où ils tombèrent, à Wimille, sur le
bord de la route entre Boulogne et Calais, rappelle sa mort et celle
de son compagnon Romain.»


J'ai fini cette héroïque et brève histoire.


Maintenant parcourez les feuilles du temps, ouvrez les mémoires,
correspondances et pamphlets:—toutes les injures du monde—homme
_ignorant_, _forfant_, _poltron_, _vaniteux_, _cupide_, _intrigant_,
_menteur_,—_voleur_ même,—il n'en est pas une qui ne soit crachée à
la face de ce galant homme, studieux, désintéressé, modeste, bon,
brave, généreux, qui vécut pour être utile aux autres et mourut par
honneur.

       *       *       *       *       *

La question de la Navigation Aérienne est la plus grande Question des
siècles.

Il est incontestable que par elle doit être réalisée la plus utile et
la plus généreuse des évolutions humaines.


Je crois que cette Question est aujourd'hui et enfin posée dans ses
véritables termes.


L'observation des phénomènes naturels affirme que la Locomotion
Aérienne ne sera que par les appareils _spécifiquement plus lourds que
l'air_,—à l'imitation de l'oiseau, qui n'est pas un aérostat, mais
une admirable machine,—à l'imitation de tous les êtres qui s'élèvent,
se maintiennent et se dirigent dans l'air, en étant plus lourds que
l'air.

L'examen historique depuis quatre-vingts ans des vains efforts de
l'Aérostation prétendue dirigeable confirmerait encore, au besoin,
cette vérité:—que le mot du problème ne doit plus être demandé à
l'aérostatique, mais à la statique, à la dynamique, à la mécanique;

—que, pour commander à l'air, il faut enfin se décider à être, non
plus faible, mais plus fort que l'air.


Ainsi, en tous ordres de choses, faut-il être le plus fort pour ne pas
être battu.


Vient ensuite la grave question de la possibilité technique.

Ma Foi personnelle en cette possibilité ne prouverait rien, si cette
foi n'était pas partagée, affirmée, proclamée déjà par quelques-uns
des plus illustres et des plus courageux savants de ce temps-ci.

Je n'ignore pas combien je suis peu de chose devant cette immense
Question et à quel point ma parole manque ici d'autorité.

Mais comme je sais aussi ce que je puis valoir quand _je crois_ et
quand _je veux_,—comme je sais encore que jamais Vérité plus utile
n'a été attendue par le Monde qu'elle doit transformer,—je me suis
donné, comme je sais me donner, âme et corps, à cette Vérité,—à
défaut d'un autre plus digne, puisqu'il ne s'en présentait pas.

Arrêté dès le début de mon entreprise par une catastrophe bien moins
douloureuse que les chagrins de toute nature qui l'ont précédée et
surtout suivie, je vais enfin aujourd'hui, j'espère, reprendre mon
oeuvre et la poursuivre.

J'ai jugé qu'à ce moment, à la veille d'événements nouveaux, il était
bon de prendre quelques nuits à mon sommeil pour dire d'où je suis
parti, par où j'ai passé, où j'allais.

Que j'arrive ou que j'aie seulement servi à marquer une étape de plus
sur la route, je veux qu'un être au moins,—mon enfant,—sache ce que
j'ai voulu faire et ce que j'ai fait.


Un dernier mot:

—Inhabile à ne pas parler net et trop peu soucieux en général des
ménagements du discours, j'ai pourtant écrit sur la première page de
ce livre: _Rien que la vérité!_—Pas plus!

Bien que les chaudes sympathies que j'ai trouvées de tant de côtés
n'aient pas complètement étouffé quelques basses et venimeuses
haines,—par indifférence, par pitié, par dégoût, il est des gens que
j'ai tâché d'oublier, d'autres que j'ai voulu ménager.

Mais je sais aussi que, pour ces gens-là, démentir coûte peu,
calomnier moins encore.

J'attendrai donc, l'oreille au guet,—et pour peu qu'on le veuille, je
dirai alors—_toute la vérité_.

Je suis prêt.

Jusque-là, ceux qui me connaissent, et ils sont nombreux, attesteront
que pas un mot de ce livre ne saurait être autre chose que
l'expression de la vérité la plus stricte.


J'ai quarante-quatre ans, et—ici je parle bien haut:—je défie qu'un
homme au monde puisse dire que j'aie une fois menti.

                                             NADAR.



MÉMOIRES DU GÉANT



I


Trois memento. — Les _Galeries de Bois_. — _Un Grand Homme de
province à Paris._ — Les locataires étaliers. — Les chaufferettes.
— Un plancher en boue. — Jusqu'au dernier moment! — L'année 1817.
— _Les Misérables._ — Le Voltaire Touquet. — Les tabatières à la
Charte. — Les petits garçons. — Chateaubriand _par un T_. — L'école
de marine d'Angoulème. — L'illustre Racet. — Moïse flatté par les
Mastodontes. — _L'infâme_ Grégoire. — _Une chose qui fumait..._ —
_Une distribution gratuite aux Champs-Élysées._ — Le bonhomme Boilly.
— La manne préfectorale. — Les grillons sous l'herbe. — Un premier
plan en repoussoir. — Changement de décor. — Conservation de la
race. — _Ah!!!..._ — Le Ballon de la Fête du Roi. — Rentrons chez
nous! — Date de naissance du Géant. — Le crépuscule du sommeil. —
Le père Hugand et sa tabatière. — Direction des ballons! — M.
Carmien, né à Luze. — Les détenus de Clichy. — La pension Augerou.
— Le sieur Pétin. — Saint Paul sur la route de Damas! — _Pigeon
vole!_ — PLUS LOURD QUE L'AIR!!!


Il est trois pages—deux à la plume, une au crayon—qui me rappellent
singulièrement les souvenirs de mon extrême enfance.


L'une est cette merveilleuse description du Palais-Royal et des
Galeries de Bois,—la Galerie d'Orléans, au Palais-Royal
d'aujourd'hui—que Balzac a daguerréotypés dans son _Grand homme de
province à Paris_.—Il faut avoir vu, pour y croire, ce lieu sans nom
dont rien ne saurait donner une idée aujourd'hui, et quand on l'a vu,
fût-ce à l'âge où l'on bégayait à peine, on ne l'a plus jamais
oublié.—Mal garanties du côté du jardin par des treillages toujours
souillés par les promeneurs, s'étendaient parallèles deux galeries
formées d'échoppes ou de huttes entièrement ouvertes et constituant
une triple rangée de boutiques, louées mille écus chacune à des
modistes, libraires (le célèbre Ladvocat s'y trouvait), tailleurs,
marchandes de bouquets, parfumeuses, montreurs de curiosités, vendeurs
d'images érotiques. Vu le danger du feu dont ils faisaient eux-mêmes
la police, il n'était permis aux locataires étaliers de se servir que
de chaufferettes.

Sur la boue monstrueuse et grasse qui servait de plancher, dans la
chaude vapeur des arômes les plus contrastés, irrésistiblement attirée
par la lumière du soir qui commence le jour pour les phalènes,
circulait, comme ivre, une foule si compacte qu'on y marchait au pas
comme à la procession ou au bal masqué; foule bariolée d'étrangers, de
militaires, de bourgeois, de joueurs, fendue et coupée en tous sens,
comme sous les navires le flot, par d'étranges créatures
outrageusement décolletées, coiffées de plumes d'une hauteur
insolente, ruisselantes de strass, les unes en Espagnoles, les autres
en Cauchoises, et croisant leurs appels avec les invitations aux
passants lancées par chacune des demoiselles de boutiques, au milieu
d'un brouhaha sans trêve ni fin.

C'était le rendez-vous de Paris, c'est-à-dire du Monde. Au milieu des
vêtements d'hommes, généralement sombres sauf les uniformes, les
chairs pantelantes étincelaient. Des gens à figures patibulaires s'y
coudoyaient du plein droit de cité avec les hommes les plus
marquants.—C'est là que Paris entier est venu, jusqu'au dernier
moment, respirer cette infâme poésie, étaler ce cynisme public qu'on
ne retrouverait plus ni au bal masqué ni ailleurs; jusqu'au dernier
moment, Paris s'est promené même sur le plancher provisoire dressé par
l'architecte au-dessus des caves qu'il bâtissait,—et un regret
immense, unanime a accompagné la chute de cet incroyable et ignoble
pandæmonium.


L'autre page, dont je ne puis cependant retrouver que comme un écho
dans mes lointains, puisque la date ne m'est point contemporaine, mais
que je reconnais comme si je l'avais vue, c'est le kaléidoscope
panoramique intitulé _l'Année_ 1817, dans le premier volume des
_Misérables_:—une page fantastique et pourtant d'une sincérité
flagrante, où vous voyez passer tour à tour devant vos yeux le
Voltaire Touquet,—les tabatières à la Charte,—les petits garçons
engloutis sous les casquettes de cuir à oreillons,—le radeau de la
Méduse,—_Ourika_,—l'éloquence de M. Bellart,—_Claire
d'Albe_,—l'école de marine d'Angoulême,—le café Lemblin et le café
Valois,—M. Chateaubriand par un _t_,—le célèbre Piet et l'illustre
Bacot, et aussi M. Charles Loyson,—les dévotions du préfet de police
Delaveau,—Cuvier faisant flatter Moïse par les Mastodontes,—les
querelles de Récamier et de Dupuytren sur la divinité de
Jésus-Christ,—et M. François de Neufchâteau plaidant pour la
_Parmentière_ et non _pomme de terre_,—et l'_infâme_ Grégoire,—et le
début d'un prêtre inconnu, Félicité Robert, qui devait s'appeler plus
tard Lamennais,—et enfin:

«.....une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit
d'un chien qui nage, allait et venait sous les fenêtres des Tuileries,
du Pont-Royal au pont Louis XV; c'était une mécanique bonne à pas
grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie d'inventeur
songe-creux, une utopie: un bateau à vapeur. Les Parisiens regardaient
cette inutilité avec indifférence...»

—ne s'en souciant pas plus qu'un poisson d'une pomme ou M. le général
Morin d'un hélicoptère.


Mon dernier _memento_, c'est une grande lithographie de ce doux et
sympathique faiseur de bonshommes, bonhomme lui-même, appelé
Boilly:—_Une distribution gratuite de vivres_ à l'occasion de la Fête
du Roi, dans l'endroit des Champs-Élysées qu'on appelait alors le
carré Marigny, et que couvre aujourd'hui le Palais de l'Industrie.

Du haut des estrades surélevées hors de la portée de la main, les
distributeurs, flanqués à droite et à gauche de l'éternel gendarme,
lançaient, à toute volée sur la foule les pains et les saucissons.

Le populaire se bousculait sous cette manne préfectorale avec force
coups de coudes, horions, renfoncements, et des cris à faire évanouir
des éléphants:—tapage qui dominait même l'immense susurrement de la
foule, la voix aigre des crécelles, le bourdonnement des mirlitons,
les retentissants appels des marchands de macarons et des tirs à
l'arbalète,—et les sonnettes des marchands de coco, plus perçantes et
plus infatigables qu'un millier de grillons sous l'herbe.

En fermant les yeux, j'entrevois encore dans cet extrême horizon de ma
mémoire—confusément, mais certainement—les porteurs des halles aux
chapeaux à larges bords, se détachant de toute leur haute taille
au-dessus de la houle vivante. Je vois, au-dessus encore de ceux-ci,
des filets tendus au bout de quelques bâtons pleins de prévoyance,
guettant et happant, dans leur vol intercepté, les comestibles.

Une senteur générale de friture portée par les nuages de poussière où
baigne le tableau, semble l'accord continu qui soutient et accompagne
la mélodie.

Dans l'espèce d'horreur que j'eus toujours pour l'odeur du vin, je
détourne mes yeux du côté droit où se fait la distribution, plus
vilaine encore, des liquides, et revenant par un dernier coup d'oeil à
mon groupe mouvementé, je reconnais au premier plan,—en une
opposition pleine de calme et en repoussoir, selon le rite de toute
composition rationnelle,—une famille d'honnêtes bourgeois: le père,
un père à canne de rotin pomme de buis, en lévite cannelle, culotte
jaune et bas mouchetés;—la femme, en écharpe jaune et en robe courte
_à la Girafe_—et l'enfant—(peut-être moi!)—dont deux boutons
retiennent le pantalon à la nuque,—tandis qu'un chien poncif, vu de
dos, au poil effaré, aboie à cette curée qui l'agite et dont il n'est
pas.

Je crois que c'est 1830 qui supprima ces distributions en plein vent.
Je ne me refuse pas à reconnaître—un peu toujours en attendant mieux
que le Droit à l'Assistance—que les bons de pain à domicile sont
préférables.


Mon papa et ma maman avaient fort bien apprécié que, pour un enfant de
huit ou neuf ans que j'étais alors,—1828 ou 1829,—ce spectacle
bruyant et varié dans son uniformité annuelle était plein de
curiosité. La preuve en est qu'à cette heure je me rappelle encore
certains infinis détails, comme si j'avais encore l'étrange cohue sous
les yeux.


Mais on se lasse de tout, ou bien vient l'heure où les distributions
cessent.—Ici il y a changement de décor: j'entends une grande
clameur, comme pour indiquer un nouvel acte, et je nous vois un peu
plus loin, nous frayant un chemin, moi tiré par le bras, car mes
petites jambes—d'alors!—étaient un peu en retard, sous les grands
arbres, à travers les mille et une boutiques en plein air. Des rafales
de vent soulevaient des flots de poussière, quelques étalages
ambulants étaient renversés: la foule courait comme si un gros orage
était imminent, et presque tous en courant regardaient en l'air avec
la même éternelle grimace des gens qui regardent en l'air: les yeux
clignés, fermés plutôt, et la bouche ouverte.—La masse ne
s'éparpillait pas en sens étoilé, mais, comme par un mot d'ordre, une
poussée générale nous pressait sur la grande avenue.

Presque emportés par la foule, nous y arrivâmes aussi. Ma mère, qui
avait essentiellement l'instinct de la conservation de sa race, se
précipita de côté, me tirant contre elle, derrière un gros arbre qui
protégeait nos dos contre tous heurts,—et, ainsi couverts, nous fîmes
halte, nous donnant à notre tour le temps de lever le nez pour voir
aussi ce dont il s'agissait là-haut.


À ce moment,—et je l'entends encore comme s'il retentissait à mes
oreilles,—il y eut un cri terrible de toute la foule:


—Ah!!!...


Une forme venait de passer au-dessus de nous, rasant les arbres avec
une rapidité tellement vertigineuse que j'eus à peine le temps de
reconnaître, d'après mes images, un Ballon—et, au-dessous, dans le
petit panier d'osier qu'on appelle nacelle et qui lui venait à peine
aux genoux, un être humain, homme ou femme, qui se cramponnait aux
cordages...

La vision avait aussitôt disparu qu'apparu, et, avec une longue
clameur, tout le monde traversait en courant l'avenue des
Champs-Élysées, à la poursuite de cette masse précipitée...


J'eus un horrible serrement de coeur...


—Le pauvre diable doit être déjà en pièces! dit mon père, qui était
pâle... Rentrons, Thérèse! Quand je te disais de ne pas venir!...

       *       *       *       *       *

Si les bêtes savaient peindre, je veux dire si les ballons savaient
écrire, l'immensité de taffetas qui s'appelle aujourd'hui _le Géant_
pourrait, sans crainte de se tromper, dater sa vraie naissance de ce
jour de la Fête du Roi.

Jamais, en effet, cette scène dramatique ne s'est effacée de ma
pensée. Combien de fois au dortoir, avant de m'endormir, ai-je eu un
soubresaut de frisson en voyant à travers mes paupières fermées ce
globe lancé dans l'espace comme une pierre, frôlant les arbres à en
casser avec fracas les hautes branches, pour aller se briser sur les
tuiles de quelque toit avec son infortuné voyageur!


Il n'en fut rien cependant,—que j'aie jamais su, tout au moins. Il
est plus que probable que «_l'infortuné voyageur_» s'en tira sain et
sauf en se débarrassant tout simplement de quelques pincées de lest,
et alla descendre en paix, plus ou moins cahoté, dans quelque plaine
d'Asnières ou quelque vigne de Maisons-Laffitte.

La foule qui se précipitait haletante a dû, cette fois-là comme
toujours, s'imaginer à tort que le ballon allait tomber, parce qu'elle
le voyait raser bas.


Mais j'avais été profondément frappé,—et toujours j'avais devant les
yeux ce vol d'ouragan du ballon de la Fête du Roi...


Chaque fois aussi que je trouvais une image de ballon, j'en avais pour
des heures à la contempler, et je me serais fait vingt fois écraser
par les fiacres, dès que j'étais braqué sur une affiche d'ascension.


Le père Hugand, un vieil ami à nous, possédait un trésor, le seul, je
crois, que j'aie de toute ma vie secrètement envié: c'était, sur sa
tabatière ronde, un petit _fixé_ sous sa glace représentant une
Montgolfière. Aussi quelle fête le jeudi, jour où le père Hugand avait
son couvert mis à la maison! Avec quelle impatience je guettais son
arrivée pour courir me jeter dans ses jambes et lui demander de me
montrer la précieuse tabatière! Et comme j'attendais le dessert pour
la lui redemander encore!—Il y avait pendant le dîner entr'acte de
tabatière—par ordre!—Et combien de fois la bonne me réclamait-elle
pour me conduire au lit, une fois absorbé sur la fascinante
Montgolfière!


Un jour, plusieurs années après, je ne sais plus ni où ni par qui,
j'entendis devant moi parler d'un système de direction des ballons.

Il n'y avait eu qu'une ou deux paroles dites, auxquelles, sur le
moment, je ne m'étais pas trouvé prêter grande attention.

Mais les jeunes cerveaux ruminent, et ce bout de conversation, que
j'avais à peine entendu, compris moins encore, revint à ma
pensée.—Comment s'y prendront-ils? me demandais-je.—Et ma petite
imagination travaillait et je combinais des systèmes de voiles,
contre-voiles, presque aussi ingénieux que le système de ce bon M.
Carmien, né à Luze,—celui que le modeste Moigno appelle «son
intéressant protégé.»

Et je méditais toujours, quand l'idée ballonnesque venait à se jeter à
travers ma petite cervelle.

Combien de fois ai-je suivi de l'oeil, jusque par-dessus le mur de
nos voisins les prisonniers de Clichy (—J'irai les délivrer un jour
avec cela! pensais-je),—les Montgolfières en papier que je lançais de
la cour de la pension sous les yeux bienveillants de notre excellent
maître, le vénérable M. Augeron, notre meilleur ami à tous, encore
aujourd'hui!—Combien de fois aussi ai-je senti mon coeur se faire
tout petit quand mes chétives machines allaient, poussées par le vent,
s'écraser contre le grand mur!...


Arriva un jour jusqu'à moi le bruit d'un aérostat dirigeable inventé
par un sieur Pétin. Il y avait là réunis le ban et l'arrière-ban de
tous les procédés et mécanismes à l'usage des directeurs de ballons,
depuis l'An de gloire—(et de perdition pour la Navigation Aérienne
proprement dite)—1783: plans inclinés, hélices, etc., etc.


Mais les années m'étaient venues aussi, et avec les années un peu de
réflexion.

Le souvenir de la course folle de mon ballon de 1828 ou 29 ne m'avait
jamais quitté: j'avais toujours sous les yeux cette furieuse
dérive,—et, comme je lisais un des prospectus fantastiques du sieur
Pétin, la lumière de vérité vint à se faire pour moi:

—Quel mécanisme assez puissant, me demandai-je, pourrait-il jamais
employer pour faire résister à l'ouragan une masse aussi considérable
et tellement plus légère que l'air?


Je venais d'être subitement frappé comme saint Paul sur la route de
Damas.

Le problème se trouvait posé du coup dans ses véritables termes:—Pour
résister à l'air, être d'abord plus _lourd_ que l'air (plus _dense_,
si vous voulez), comme l'oiseau qui n'est pas du tout un ballon, mais
une mécanique.

Le souvenir de mon ballon de la Fête du Roi et _Pigeon vole!_—comme
dit notre La Landelle—avaient couvé l'oeuf: les fantastiques
promesses du sieur Pétin déterminaient l'éclosion.



II


Ma première ascension. — Autres. — 200 kilogr. — M. Fould. — Un
accident. — Dames blanches. — La casquette. — Un refrain. —
Secousses. — On regrette M. Carmien. — Grêle de pois. — En plein
bois. — Le chien. — C'est un berger! — Le paletot. — La forêt de
Moussy. — Attention aux zones!... — La Photographie Aérostatique est
française! — Coutelle et les Aérostiers militaires. — Le Comité de
Salut Public. — Le baptême du feu. — _L'Entreprenant_ à Fleurus. —
L'École nationale Aérostatique de Meudon. — Le ballon du couronnement
impérial et la statue de Néron. — Mon ami de Gaugler perdu. — Un pis
aller. — L'ouragan. — Mon ordre du jour.


L'intervention du moindre rayon de lumière dissipe à la seconde même
les ténèbres les plus épaisses et permet à l'oeil de sonder les plus
sombres recoins.

Dès que j'eus entrevu la vérité, je fus moi-même surpris de constater
l'admirable et infinie concordance des preuves à l'appui. Chaque
observation nouvelle concluait d'accord: de tout jaillissait la
démonstration, palpable, incontestable, mathématique, surévidente.


Je rencontrai enfin l'occasion que j'avais tant de fois rêvée: un jour
d'Hippodrome, L. Godard, que je ne connaissais pas, vint à moi et
m'offrit de prendre place dans son ballon. J'acceptai avec
empressement, non pas cependant sans m'être d'abord assuré
discrètement que nul voyageur payant ne m'envierait cette place
gratuitement offerte:

—les affaires avant tout!—pour les autres, j'entends.

Et me voici en l'air, jouissant à pleins pores de cette volupté
infinie, unique de l'ascension.

Je n'avais jamais causé avec L. Godard, puisque je le voyais pour la
première fois. Je savais seulement qu'il avait une certaine pratique
des aérostats.

Ma première question, à peine à cinq cents mètres du sol, fut
celle-ci:

—Et vous, croyez-vous à la possibilité de diriger vos ballons?

—Jamais!

—À la bonne heure!

Nous descendîmes, je ne me rappelle plus où cette première fois;—et
je n'eus plus qu'une pensée que comprendront tous ceux qui ont fait
une ascension: recommencer au plus tôt.


Je guettais les occasions. Ne me jugeant pas assez riche pour me payer
toutes les semaines au prix de cent francs une heure de plaisir, je
m'accotais sur la barrière de l'enceinte, épiant comme ennemie toute
figure nouvelle qui venait parler à Godard, et quand l'heure du départ
sonnait enfin, par bonheur, si la place était restée vide, je ne
mettais pas longtemps à enjamber la barricade et à sauter dans le
panier.

Pour Godard, d'une finesse particulière sous son allure de bonhomie,
son temps ne se trouvait pas perdu, et chacune de nos ascensions était
pour lui un excellent placement comme publicité. Un beau _fait
divers_, rédigé par moi après chaque ascension, inévitablement
reproduit par tous les journaux toujours bien disposés pour moi et sur
ce chapitre, ne manqua jamais une fois de chanter «l'_intrépidité_» de
mon aéronaute et de célébrer, en même temps que la courtoisie des
hôtes de nos descentes, la gloire de la dynastie des Godard.

Il est inutile d'ajouter que je me chargeais, comme de juste, de tous
les divers frais de retour, dépenses communes, indemnités de descente,
etc.—De cette façon, chacun y trouvait son compte.


Aussi Louis et Jules Godard mettaient un empressement naturel à me
demander comme compagnon dans leurs ascensions. Lors même que la chose
semblait impossible de par le peu de force ascensionnelle dont leurs
petits ballons disposent, l'ardeur que j'avais à monter et l'intérêt
qu'ils pouvaient avoir à m'emporter, faute d'un voyageur tout à fait
_sérieux_, arrivaient d'ensemble à déterminer mon départ. Plus d'une
fois, avec une force ascensionnelle plus qu'insuffisante, ils
acceptèrent les cent kilogrammes que j'ai le tort aérostatique de
peser,—vidant leur nacelle du précieux lest, lorsqu'un demi-sac peut
représenter la vie d'un homme. Plus d'une fois il nous arriva de
partir, soit avec Jules, soit avec Louis,—comme une fois à
Montmartre,—avec un seul sac de lest, bien que la plus élémentaire
prudence nécessite au moins le double, sinon le triple.


Avec une descente que nous fîmes, Louis et moi, sur un arbre de la
propriété de M. Fould, à Saint-Germain, et une charmante soirée dans
cette maison hospitalière,—avec une autre, près de Rosny, où nous
démolîmes quelque peu une maison et où je tremblai un instant que
Louis n'eût la cuisse coupée par la corde d'ancre imprudemment
agencée, je me rappelle surtout une descente assez vive que nous
opérâmes avec Jules sur plein bois, par nuit noire et orage.


Nous étions partis depuis une heure de l'Hippodrome et le jour
commençait sensiblement à baisser. Il fallait remiser et plier bagage.

—Tâchons donc cette fois-ci de descendre chez des gens un peu
civilisés, dis-je à Jules. Nous nous arrangeons presque toujours pour
tomber en pleins champs; les paysans arrivent, nous gênent plutôt
qu'ils nous aident, et il faut souvent jouer du poing fermé pour s'en
débarrasser. Nous avons beau tomber sur des terres fauchées, en pleins
chaumes, ils trouvent toujours moyen de réclamer une indemnité, que je
leur paye toujours aussi, pour en finir plus vite.—Tenez, Jules!
regardez sur quelle charmante propriété nous arrivons: n'est-ce pas
fait pour nous?

C'était charmant, en effet: une immense pelouse devant une jolie
maison bourgeoise, le tout entouré de bois, avec eaux vives, je crois.
Sur la pelouse et devant le perron, de belles daines en robes
blanches... On m'a dit depuis que cette propriété appartenait à M.
Dehaynin.

Nous rasions à soixante mètres au plus.

—Descendez ici! nous criait-on. Venez dîner avec nous!

—Eh bien! dis-je à Jules, voilà notre affaire!

—Notre angle de descente nous porte un peu plus loin, me
répondit-il,—mais pas beaucoup plus loin. Nous allons revenir: _j'ai
mon moyen!_

Et le voilà qui salue, salue à tour de bras—et laisse tomber sa
casquette...

Je venais de comprendre.

—Gardez-la-moi! crie-t-il. Nous allons revenir!

—C'est dit! Venez vite!


Mais, crac! voici qu'un coup de vent de tous les diables fait
disparaître sous nous la jolie maison—et bien d'autres. L'ouragan
vient de se déchaîner: en un clin d'oeil nous sommes portés à quelques
lieues de là, les nuages sombres galopent avec nous, la nuit subite
est venue.


Je pars d'un éclat de rire,—et je chante à Jules sur un air connu des
casernes:

        As—tu—vu
  La casquette, la casquette,
        As—tu—vu
  La casquette au p'tit Godard?

Mais Jules ne rit pas. Est-ce le deuil de sa casquette? n'est-ce pas
plutôt la préoccupation assez légitime de noire descente qui le rend
sérieux, lui qui est beaucoup plus à même que moi, par sa pratique
antérieure, d'en apprécier toute la gravité?

Cependant la bourrasque continue à nous emporter. La nuit est tombée
tout à fait.... J'avais recommencé mon refrain...

—Il faut descendre sur ce plein bois, monsieur Nadar, m'interrompt
tout à coup Jules;—et nous allons avoir du tirage!

Il donne un brusque coup de soupape, amarre rapidement sa corde, fait
passer l'ancre par-dessus le bord de notre panier et laisse filer le
câble:

—Maintenant, me dit-il très-vite, tenez-vous bien, monsieur Nadar!
Tenez-vous bien: vous allez recevoir un choc comme vous n'en avez
jamais reçu de votre vie!!!...

Je m'étais déjà cramponné de mes deux mains aux cordes qui suspendent
la nacelle au cercle, et Jules en avait fait autant...

—Tenez-vous bien, monsieur Nadar!... Tenez-vous bien, nom de D...!

Il n'a pu achever: le cri a été coupé court par la plus épouvantable
des secousses... Du coup, la nacelle est revenue sur elle-même comme
par un ressort...

Et la voilà déjà repartie, entraînée par le ballon...

—Tenez-vous bien!!!

Ouf!... deuxième secousse, un peu moins violente, mais il y a encore
de quoi vous arracher le pain de la bouche... La nacelle subit le même
mouvement de retour, puis le câble se tend encore... L'ancre tient
bon, le câble aussi—jusqu'à présent.—Mais l'ouragan s'obstine et
pousse au ballon: nous entendons derrière nous les branches que nous
fracassons... Comme M. Carmien de Luze, qui se charge de diriger ces
machines-là, nous serait précieux ici!...

—Tenez-vous bien, monsieur Nadar!!!...

Patatras! Tout a cassé avec un tintamarre épouvantable,—notre câble
aussi. La nacelle s'élance, revient et repart encore comme un
gigantesque pendule au-dessous du ballon qui a repris son vol.—Je ne
me suis pas encore offert un traînage à la remorque du _Géant_ en
Hanovre, et n'appréciant pas, comme mon compagnon, le danger,—je
jouis de toute la surexcitation de mes nerfs de l'âcre et indicible
volupté du terrible jeu.

—Au nom de Dieu, monsieur Nadar, ne riez pas!—Et tenez-vous bien!!!

Il jette le _guide-rope_,—long câble d'une soixantaine de mètres,
pour l'engager dans les arbres et nous retenir, à défaut de l'ancre
perdue.

Une secousse effroyable encore,—mais on s'y fait! Il me semble
d'ailleurs que celle-ci a été moins violente que les autres.

Et en effet, le ballon dégagé déjà d'une bonne partie de son gaz par
la soupape maintenant ouverte a dû perdre beaucoup de ses forces.

Un peu de roulis encore et nous voici à peu près tranquilles.—Le
quart d'heure a été rude: je ruisselle de sueur et quitte ma
redingote.


Mais qu'est ceci? Et que se passe-t-il au-dessus de nous? J'entends
dans tout le ballon que je ne vois pas, mais qui est toujours, bien
entendu, au-dessus de nous, une crépitation extraordinaire:—on dirait
une grêle de pois tombant sur un tambour.

—Qu'est-ce qui se passe donc là-haut, _la Casquette?_...

—C'est la pluie.

—Tiens! Mais on est fort bien là-dessous.

—Oui. Seulement, attendez!

Et presque aussitôt la parole dite, la pluie qui frappe de tous côtés
la vaste envergure et suit le long de la sphère sa pente naturelle,
nous arrive dans le cou comme si elle tombait d'une gargouille:

—Ah! mais, bigre! il faut nous en aller de là—et vite!

Reste la question de savoir sur quoi nous sommes.

Est-ce haute futaie, moyenne futaie, petite futaie?

Allons-nous arriver sur la cime d'un chêne de trente mètres? Comment
le hasard nous y accrochera-t-il? Et comment en descendrons-nous dans
cette obscurité?

Car il ne faut plus compter sur le ballon pour nous soutenir
désormais. Il se dégonfle de plus en plus, et nous baissons
sensiblement...

Jules se met à crier, à tout hasard, entre ses deux mains en
porte-voix:

—Ho! hé!... Ho!... Au secours!...

J'en fais autant:

—Au secours!... Ho! hé!... Ho!...

quoique sans conviction.—Quel abonné du journal _Les Mondes_ pourrait
rôder sous ces ombrages par une température aussi peu engageante?

Mais nous sommes sauvés,—dans un moment, quand nous allons être à
terre: au loin, les aboiements d'un chien nous répondent:

—C'est une ferme! dis-je tout satisfait à Jules.

—Il ne s'agit que de s'y rendre.

Nous descendons toujours: des craquements se font entendre sous la
nacelle. Nous touchons,—quoi?

Enfonçons encore!... Hardi!... Encore!...—Ça s'arrête!!...


Jules, qui tient l'emploi de Chat céleste, enjambe le bord du panier,
une corde en main,—et disparaît dans le noir...

—Prenez bien garde! lui dis-je.

—Nous sommes à terre, me répond-il presque aussitôt. Nous avons de la
chance: juste sur un buisson!

À mon tour, je descends.

—Ho! hé!... Ho!...

Réponse du chien.

—Le chien est de ce côté, Jules!

—Eh bien, allons-y!

Et nous voilà partis, le ballon bien amarré.

Au bout de dix pas:

—Et mon paletot que j'oubliais!

—Bah! nous allons revenir le prendre dans un instant.

Et j'allais y croire! Il est dit que toute ma vie je me laisserai
prendre à la première parole de mon prochain...

Mais, heureusement, je pense à la casquette de Jules: c'est une
_vendetta_! Et puis,—un peu de bon sens!—comment diable retrouver
cette place quand nous aurons fait seulement trois pas de plus?...

Farceur de Jules!

Je reprends mon paletot—et cette fois nous voilà partis:

—Ho! hé!... Ho!...

Nous tirons sur le chien.—Quelles fondrières! Je me cramponne à
l'épaule de mon compagnon, beaucoup plus malin que moi pour se
débrouiller dans ces taillis. Je crois qu'il y voit de nuit, toujours
comme les chats, ses frères. Nous glissons à chaque pas dans des
trous...

—Ho! hé!... Ho!...

Le chien approche.

—Un peu de patience! dis-je par manière d'encouragement pour nous
deux.

—Nous serons bientôt à la ferme! répond Jules.

—On nous donnera à manger!

—Et à boire!

—Et nous ferons faire du feu pour nous sécher.

—Oh! moi, je me sèche toujours tout seul!

—_Houp! houp! houp!_...—Couchez!...

—Ah! voilà le chien!... Ohé!... _Houst!_... Arrière!... Couchez!!!


Hélas!

Le chien n'est pas une ferme, c'est un berger—qui parque sous la
lisière du bois.

Ledit berger ne paraît, dans l'ombre, rassuré que tout juste: son
chien, derrière lui, grommèle... On cause...

—Comment, dà! c'étiez vous qu'étaient dans c'grand machin-là!

D'après l'idiome, nous devons être au moins sur l'extrême Normandie.

Renseignements: nous sommes dans la forêt de Moussy, bois de
Beaumarchais; quatre lieues pour gagner la station de Luzarches—par
les terres labourées.—Merci!

Nous mourons de soif, il nous offre sa gourde de cidre: du pur
vinaigre!

Nous lui rendons de quoi boire une bouteille de cacheté,—et nous
revoilà en route.


Vers les minuit, nous prenions le convoi qui nous ramenait sur
Paris,—au complet, moins une casquette que je réclamais le lendemain
par une lettre insérée dans le _Figaro_, et qui nous fut honnêtement
renvoyée,—et le ballon que Jules allait chercher le surlendemain, et
retrouvait intact, sans la moindre déchirure, bien qu'entouré de
villageois qui venaient y faire respectueusement pèlerinage.

Notre extrême chance nous avait fait échoir tout justement au beau
milieu d'une clairière,—d'une part,—et, d'autre part, ces braves
villageois appartenaient à la zone hospitalière qui commence au delà
de cinq lieues autour de Paris.


Ne jamais tomber en deçà, et encore moins, dans ce mauvais cas,
laisser quoi que ce soit sur place. Car dans cette banlieue de la
capitale du monde civilisé, vous trouvez des brutes plus sauvages et
plus féroces que les Boschimen et ceux de l'Orégon.

       *       *       *       *       *

À chaque ascension nouvelle où je m'ajoutais un chevron, plus nettement
et absolument se formulait dans mon esprit l'axiome:—«_Être plus lourd
que l'air pour lutter contre l'air_,»—ou, en termes encore plus
élémentaires, et comme l'a articulé mon coadjuteur de La Landelle:

—_Être le plus fort pour ne pas être battu._

Ce n'est pas avec l'éponge que vous entamez le verre, c'est avec le
diamant.

Plus aussi me prenait et m'envahissait la passion des ascensions.

J'aurai l'occasion tout à l'heure de tâcher de décrire le charme
infini—et sans similaire d'aucune sorte—qu'on éprouve sous une
nacelle d'aérostat.

En attendant, je m'étais trouvé un prétexte sérieux pour monter en
ballon à peu près à ma guise, autant du moins que ma bourse me le
permettrait.


J'avais eu l'idée d'essayer des relevés photographiques du
planisphère, et j'avais aussitôt pris,—n'en déplaise au célèbre
opticien-photographe de Londres, M. Negretti,—le premier brevet de
_Photographie Aérostatique_.

Les applications étaient du plus grand intérêt.

Au point de vue stratégique, on n'ignore pas quelle bonne fortune
c'est pour un général en campagne de rencontrer un clocher de village
d'où quelque officier d'état-major dresse ses observations.

Je portais mon clocher avec moi, et, grâce à mon appareil
photographique, je pouvais tirer tous les quarts d'heure un positif
sur verre que je faisais parvenir au quartier général, sans perdre de
temps ni de gaz à descendre, tout simplement au moyen d'un facteur
mécanique,—petite boîte coulant jusqu'à terre le long d'une cordelle
qui me remontait des instructions au besoin.

Le positif sur verre, soumis dans une chambre optique aux yeux du
général en chef, marquait les points de la bataille en constatant, au
fur et à mesure, chaque mouvement des deux corps d'armée.


Il ne m'est réellement pas possible ici de ne pas rappeler, si
brièvement que ce soit, l'histoire, si peu connue et qui pourtant ne
saurait jamais être assez répétée, de Coutelle et des Aérostiers
militaires sous la première République.


Guyton de Morveau eut l'idée première de cette application de
l'aérostatique.

Le Comité de Salut Public, Carnot, Berthollet, Fourcroy, Monge, etc.,
en tête, l'adopta aussitôt et l'exécution immédiate s'ensuivit.—Dans
ce temps-là, on allait vite!

Guyton de Morveau s'adjoignit un ancien précepteur du comte d'Artois,
Coutelle, qui, bientôt nommé directeur des essais, s'installe au
château de Meudon, et appelle immédiatement à lui son ami Conté,
peintre, chimiste, mécanicien: «—Toutes les sciences dans la tête,
tous les arts dans la main,» disait de Conté, Marey-Monge.

Quatre jours après la première expérience, le Comité de Salut Public
décrétait la création d'une compagnie d'Aérostiers militaires sous le
commandement du capitaine Coutelle.

Les hommes que Coutelle choisit avec soin avaient tous des notions de
charpente, chimie, maçonnerie, peinture d'impression, etc.

Cinq semaines après sa création, la compagnie est à Maubeuge assiégée
par les Autrichiens. Coutelle demande et obtient l'honneur de prendre
part avec ses hommes à une sortie contre l'ennemi, et il gagne ainsi
le sanglant baptême du feu pour sa petite troupe dont la garnison ne
comprenait pas encore bien la mission.

Les premiers moments furent rudes: tout avait été si hâté que rien
n'était prêt. Il fallut tout improviser, mais Coutelle était
admirablement secondé par ses hommes, soldats-ouvriers d'élite, et
bientôt le voici en l'air, dans son ballon l'_Entreprenant_[1],
guettant et constatant le moindre mouvement de l'ennemi, rendant
impossible toute surprise et produisant de plus un grand effet moral
sur les assiégeants.

    [Note 1: Ce fut le ballon de Fleurus. Notre regrettable
    Dupuis-Delcourt avait pieusement recueilli quelques reliques des
    agrès de ce ballon national, qui se trouvent encore dans sa
    précieuse collection.]


Coutelle est envoyé sur Charleroi: il part avec son ballon
gonflé,—opération difficile,—fait en route une reconnaissance
aérostatique, et, arrivé à Charleroi, trouve encore le temps de
s'élever en l'air avant la nuit.

Le lendemain, c'était la bataille de Fleurus. L'_Entreprenant_ resta
huit heures en observation, malgré les projectiles de l'ennemi.

Une fausse manoeuvre—un coup de vent plutôt—porte l'aérostat sur un
arbre après la bataille et le met hors de service. On envoie de Meudon
un autre ballon cylindrique et ne pouvant enlever qu'un seul homme:
Coutelle le renvoie.—La compagnie des Aérostiers installe un
établissement à Borcette, près d'Aix-la-Chapelle.

Pendant ce temps-là, le Comité de Salut Public n'avait pas cessé un
instant de s'occuper du corps créé par lui.

Dès le départ de Coutelle pour Maubeuge, la Convention avait décrété
(5 messidor an II) la formation d'une deuxième compagnie, espèce de
dépôt placé à Meudon sous le commandement de Conté.

Le 10 brumaire an III le Comité créait l'_École Nationale Aérostatique
de Meudon_ destinée à assurer le recrutement spécial et à fournir des
officiers. C'est là que Conté, parmi bien d'autres découvertes
précieuses, trouva le secret, malheureusement perdu, de parer à
l'endosmose et à l'exosmose en parvenant à garder le gaz jusqu'à trois
mois dans un aérostat.

Outre l'_Entreprenant_, qui avait été établi à Meudon, Conté fit
construire le _Céleste_, destiné également à l'armée de
Sambre-et-Meuse, l'_Hercule_ et l'_Intrépide_, envoyés plus tard à
l'armée de Rhin et Moselle.

Le 3 germinal an III, le Comité de Salut Public décrétait la création
d'une deuxième compagnie active pour l'organisation de laquelle
Coutelle fut rappelé de Borcette en qualité de chef de bataillon.

À peine formée, cette compagnie est envoyée à Maubeuge. On retrouve
dès lors nos Aérostiers à Frankenthal, où le ballon est criblé de
balles, à Manheim, à Ehrenbreistein, où le capitaine Lhomond fit avec
succès une reconnaissance au milieu d'une pluie de bombes et de
boulets.

À Wurtzburg, malheureusement (17 fructidor an IV), l'aérostat en
observation a ses agrès brisés; la compagnie et son matériel tombent
au pouvoir de l'ennemi par la capitulation. Lhomond et Plazanet,
prisonniers de guerre, sont échangés quelques mois après, à temps pour
participer à la campagne d'Orient avec leur compagnie.


Mais à partir de Wurtzburg, hommes et événements jusqu'alors propices,
tout change pour les Aérostiers, Hoche d'abord, qui succède à Jourdan,
et leur est aussi hostile que celui-ci leur avait été favorable. La
première compagnie est prisonnière de guerre, et la seconde reste
inactive malgré les instances de Delaunay, son capitaine.

Libre par le traité de Léoben, la première compagnie est dirigée sur
Toulon. Elle se trouve, dans le transport, séparée de son matériel
qu'Aboukir lui enlève; le bâtiment qui la portait est coulé.

À compter de ce désastre, l'Aérostation militaire est perdue. En
débarquant à Marseille, les Aérostiers sont licenciés et versés dans
le corps du génie. À grand'peine, et après des réclamations
énergiques, les officiers ont obtenu la confirmation de leurs grades
conquis. Le matériel de Meudon est versé dans les magasins du
génie—et tout est oublié.


On a parlé, à tort ou à raison, de l'hostilité de l'Empereur contre
tout ce qui était aérostat, à la suite de la mésaventure du ballon du
couronnement qui, lancé par Garnerin, allait, le lendemain matin,
s'accrocher au pseudo-tombeau de Néron à Rome, y laissant une partie
de la couronne impériale décorative qu'il emportait, pour aller enfin
s'abîmer dans le lac Braciano.—Les journaux étrangers ne pouvaient
manquer de signaler avec insistance à la malignité de l'Europe
coalisée cet incident étrange, tout fortuit qu'il fût.


Depuis nous retrouvons à peine çà et là quelques traces historiques de
l'Aérostation militaire. En 1812, les Russes avaient projeté d'écraser
l'armée française à l'aide d'une machine infernale transportée par un
aérostat.

En 1815, Carnot, commandant la défense d'Anvers, employa un ballon à
des reconnaissances militaires.

En 1820, quelques partisans obstinés de l'aéronautique cherchent à
remettre la question sur le tapis.

En 1826, les journaux se décident enfin à y donner quelque attention.
Le _Spectateur militaire_ publie un excellent article où l'auteur, M.
Ferry, prédit l'oubli des traditions et la perte, peut-être
irréparable, des découvertes déjà acquises. C'était déjà plus qu'à
moitié fait.—L'opinion publique s'émeut: une commission militaire est
chargée d'un rapport. Ce rapport est enfin publié et, favorable à la
question, il va, comme de juste, et à la tradition fidèle, s'enfouir
dans les cartons.

Lors de l'expédition d'Alger, l'aéronaute Margat obtient
l'autorisation d'accompagner l'armée.—Le ballon fut emporté,
rapporté, payé, sans avoir même été déballé, et tout fut dit.

En 1848-49, les Autrichiens emploient, devant Venise, de petits
ballons enlevant des bombes. Mais les courants de vent reportent ces
envois sur les assiégeants qui s'empressent de renoncer au procédé.

Enfin, en 1854, on essaya, à Vincennes, je crois, dans les plus
mauvaises conditions et partant sans succès, de faire tomber d'un
aérostat captif des projectiles détachés par un mécanisme électrique.


Que je remercie maintenant un brave et charmant officier qui fut pour
moi un ami de quelques jours, et que je n'ai pas revu depuis des
années. C'est à une intéressante brochure de M. de Gaugler que je
viens d'emprunter sans façon ces détails pleins d'intérêt.

Inutile de dire que M. de Gaugler concluait à la réorganisation
immédiate des Compagnies d'Aérostiers Militaires,—et je ne résiste
pas au plaisir de le citer encore:

Abordant les objections:

«La question des armes de précision est moins sérieuse qu'elle ne
paraît de prime-abord, dit-il: un ballon distant de mille mètres et
élevé de cinq cents, n'est pas un but facile à atteindre, et est, à
cette distance, un observatoire commode. Les anciens aérostiers ont eu
les leurs percés à Frankenthal et à Francfort,—à Frankenthal de neuf
balles, et ils eurent le temps de rester encore trois quarts d'heure
en observation avant d'être forcés de descendre. Il n'y aurait de
vraiment redoutables que les projectiles porteurs d'une houppe
d'éponge de platine...»

Mais rassurez-vous!

«... Au pis aller! poursuit M. de Gaugler, on sauterait, et cela
n'arriverait pas tous les jours.»

Et il termine, plein d'une douce philosophie:

«Ce sont des désagréments dont il est difficile de s'affranchir
absolument à la guerre.»

Vous comprenez si, en relisant ce charmant final, j'ai du regret de ne
pouvoir en ce moment serrer dans la mienne la main qui l'a tracé.


Pour en finir avec les Aérostiers militaires, et en attendant qu'un
pouvoir intelligent apprécie enfin la nécessité de reconstituer ce
corps précieux, je ne connais rien de plus émouvant ni de plus
chevaleresque que cet épisode de la vie de Coutelle devant je ne sais
plus quelle tranchée.

Il faisait un vent formidable et les soixante-quatre hommes qui
retenaient son ballon par les deux cordes de l'équateur étaient
entraînés à de grandes distances, et enlevés parfois restaient
suspendus. L'aérostat était tantôt soulevé, tantôt repoussé avec furie
contre terre; les barres de bois qui forment le plancher de la nacelle
avaient volé en éclats: Coutelle était à son poste, dans le panier,
cramponné aux cordages, guettant le moment du _Lâchez tout!_

Trois fois l'ouragan avait semblé vouloir écraser l'aérostat et
l'aérostier sur le sol.

Tout à coup, des lignes ennemies, on voit accourir des hommes agitant
le drapeau parlementaire. On les conduit au commandant français:

—Le général qui nous commande, dit l'un d'eux, vous demande de ne pas
permettre que ce brave officier expose ainsi plus longtemps ses jours;
il ne doit pas périr par un accident étranger à la guerre. Nous lui
apportons l'offre de venir relever en toute liberté l'intérieur de nos
fortifications.

Coutelle, à qui on transmet la proposition, la refuse, et, quelques
minutes après, s'enlève, superbe, au-dessus de l'ennemi.


Ailleurs et plus tard, en 1793, au siége de Mayence, les Prussiens
cessent leur feu pour donner aux Français le temps d'élever dans un
des bastions la tombe du général de génie Meusnier,—«le plus
remarquable des auteurs aérostatiques,» dit Marey-Monge,—qui vient
d'être tué par un boulet.


Il est pour l'écrivain, avant l'heure précise où il va prendre la
plume, certaines lectures qui le diatonisent, et semblent, comme le
cheval de course, l'entraîner.

J'ai bien des fois pensé que, si j'étais général, la veille d'une
bataille, je ferais mettre à l'ordre du jour, dans les chambrées ou
sous les tentes, la lecture à haute voix de la plus héroïque et la
plus généreuse des épopées: le _Goetz de Berlichingen_, de Goethe—que
je n'ai jamais relu sans sentir frémir mon coeur et mes muscles se
roidir de vaillance.


Mais j'ordonnerais aussi que chaque bataillon eût au moins deux
exemplaires de la noble histoire de nos vaillants Aérostiers de la
République.



III


La Cadastre par la Photographie Aérostatique. — Arpentage au
daguerréotype en ballon. — Avantages. — Moyens. — Un partage
Breton. — L'instantanéité. — Où en est le cadastre en France et en
Europe. — Les Pilones! — Brevets partout. — Payons l'amende! —
Alphonse Karr. — Thermomètre des civilisés. — Tentatives. —
Bataille du gaz et des iodures. — La vallée de la Bièvre. — Le Petit
Bicêtre. — Je me déteste! — Victoire! — Un souvenir à feu Legray.


Mais _cedant arma_—et parlons un peu de ce qui me touchait surtout
dans mon idée de Photographie Aérostatique.

J'avais vu là une application première aux opérations cadastrales qui
m'avait particulièrement transporté.

Cette oeuvre gigantesque du cadastre, me disais-je, avec son armée
d'ingénieurs, d'arpenteurs, de chaîneurs, de dessinateurs, de
calculateurs, a demandé trente ans de travail et plus,—pour être mal
faite.

Cette oeuvre aujourd'hui, avec le même personnel, je peux l'achever en
trente jours—et l'achever parfaite.


«Un bon aérostat captif et un bon appareil photographique à objectif
renversé, voilà mes seules armes.

«Plus de triangulation préalable, péniblement échafaudée sur un amas
de formules trigonométriques; plus d'instruments douteux, planchettes,
boussoles, alidades et graphomètres; plus de chaînes de galériens à
traîner à travers les vallées, les terres labourées, les vignes, les
marais!

«Plus de ces travaux incertains, préparés sans unité, poursuivis,
achevés sans cohésion, sans contrôle, par un personnel insurveillé
auquel le billard du bourg voisin peut faire parfois oublier les
heures du travail!

«Miracle! moi, qui ai professé toute ma vie une haine de la géométrie
qui n'a d'égale que mon horreur contre l'algèbre, je produis avec la
rapidité de la pensée des plans plus fidèles que ceux de Cassini, plus
parfaits que ceux du Dépôt de la guerre!

«Et quelle simplicité de moyens! Mon ballon maintenu captif à une
hauteur toujours égale de mille mètres, je suppose, sur les points
strictement déterminés à l'avance, relève, d'un coup, une surface d'un
million de mètres carrés, c'est-à-dire de cent hectares, et, comme
dans une journée on peut en moyenne parcourir dix stations, je lève le
cadastre de mille hectares en un jour, à peu près la surface d'une
commune.

«Voici l'arpentage au daguerréotype, le véritable état de lieux qui
fait foi pour la délimitation des héritages.»


Jadis en Bretagne, quand il y avait un partage de biens entre deux
familles, les parents amenaient des deux parts tous les petits
enfants. On plaçait les bornes indicatives,—et, aussitôt, de se
précipiter sur les petits et de les combler d'un grêle de torgnoles:
«—Vous vous rappelerez ainsi cette journée et à quelle place
respectée désormais les bornes ont été placées!»

Nous avons renoncé depuis assez longtemps à ce procédé mnémotechnique
un peu primitif,—mais par quoi l'avions-nous remplacé?

À l'avenir, plus de contestations, plus de procès possibles,—même en
Normandie.

Certitude absolue!—car rien ne m'est plus facile que de redresser
mathématiquement les aberrations de sphéricité de mes appareils, s'il
y en a,—et j'ai trouvé à l'art créé par l'immortel Daguerre, son
application la plus extraordinaire et la plus utile!


C'était un beau projet,—je ne consentirai jamais à dire un beau rêve.


Je savais bien la difficulté première contre laquelle j'avais à
lutter:—la mobilité de ma nacelle, si captive qu'elle fût, de par les
mouvements de haut en bas, de bas en haut, d'arrière en avant, d'avant
en arrière, de gauche à droite et réciproquement, sans parler des
mouvements rotatoires,—et aussi de tous les combinés de ces
mouvements entre eux.

Mais on connaît aussi quels perfectionnements à atteints la
photographie quant à l'instantanéité, et le moindre praticien sait
que, quelle que soit la rapidité des produits photochimiques qu'il
emploie, cette rapidité s'accroît en raison de l'éloignement de son
objectivité.—Sans compter qu'à défaut de tout, il me serait resté
encore ce bon M. Carmien (né à Luze ou de Luze, comme il l'entendra),
qui en a bien vu d'autres, et qui se charge d'arrêter les ballons sur
place, avec la garantie du vénérable sieur Moigno!

Comme résultat financier,—au point de vue privé du _business_,—pas
d'opération plus merveilleuse. Je m'étais renseigné et on m'avait
répondu:

Qu'à la vérité tous nos départements étaient cadastrés, moins la
Corse, mais tellement mal que nombre de localités de la Seine, de
l'Eure, etc., venaient de prendre le parti de recommencer les études
par trop imparfaites. Ces révisions ne coûtaient pas moins de six cent
mille francs au budget pour trois ou quatre départements, sans compter
les centimes additionnels que s'imposaient extraordinairement les
communes,—en tout près d'un million par an.

(Et plus tard, avec quel chagrin et quel haussement d'épaules je vis
s'élever, dans notre Paris même, ces gigantesques, coûteux et
dérisoires _pilones_ qui ne servirent absolument à rien.—J'aurais
fait leur besogne en une journée!)


J'allais plus loin encore. L'Angleterre n'a point de cadastre; tout au
plus une sorte d'état civil de la propriété domaniale.

Rien en Russie.

Presque rien en Allemagne,—où le besoin d'un bon cadastre se fait
peut-être sentir plus qu'ailleurs.

En Belgique, l'imperfection.—En Piémont, Espagne, États-Napolitains,
États-Romains, etc., etc., rien encore ou presque rien.

En Algérie, rien,—pas même une vraie carte!

Quels horizons pour ma ballonnerie!

J'écrivis aussitôt à mon fidèle mandataire, E. Barrault, de me prendre
brevets partout,—ce qui coûte gros.

Et en versant les billets de mille, je me rappelais ce qu'a écrit avec
une si vaillante et généreuse insistance mon excellent ami Alphonse
Karr, ce profond et spirituel bon sens,—à savoir que, parmi les
supplices et tortures en tous genres qu'était bien averti d'encourir
tout fou assez oublieux de lui-même pour créer une invention utile à
ses semblables, le coût du brevet était le premier et le moindre,
suivant la loi des gradations.

Vous vous rappelez à peu près comment Karr formula la chose:

Art. 1er. Tout imbécile de génie qui aura fait une découverte
précieuse au bonheur du monde est d'abord condamné à payer l'amende,
sans préjudice des autres peines à encourir.

Et je remarquais en effet, et à l'appui de la formule si nette, si
profondément juste, de Karr,—que les pays le plus en retard dans la
civilisation universelle sont ceux où cette amende atteint le plus
haut chiffre.

Nous croyons pouvoir affirmer que c'est en France que l'amende du
brevet est la moins chère.


Voilà donc mes brevets pris. Il ne s'agit plus que de voir si j'ai eu
raison.

Et je me mets bien vite à faire gonfler des ballons. J'installe sur ma
nacelle une tente d'étoffe orange doublée de noir appendue au
cercle,—et je monte, et j'opère.

Rien d'abord.

D'autres essais sont également infructueux.

Ces essais coûtaient trop cher, et présentaient trop de difficultés
autres pour être renouvelés et suivis comme ils auraient dû
l'être.—Et puis j'avais besoin de gagner mon pain de chaque jour; une
ascension de cette nature ne s'improvise pas, et quand j'étais en
l'air, ma maison de photographie souffrait.


Le très-grand, le seul obstacle réel peut-être à ma réussite,
consistait dans le matériel aérostatique même que j'étais bien forcé
d'employer.

Les ballons forains qui me servaient, faute de tout autre spécial dont
l'établissement coûteux m'était interdit, ces ballons trop courts de
base vomissaient, par leur appendice ouvert immédiatement sur mes
cuvettes, des flots d'hydrogène sulfuré,—et le dernier élève
photographe sautera en l'air en pensant au joli ménage que mes iodures
devaient faire avec ce diable de gaz.—Autant eût valu essayer
d'allumer de la braise au fond d'un seau d'eau.


J'étais désespéré,—et je ne lâchais prise, pourtant.

Une fois, après un dernier échec, je donnai, comme les fois
précédentes, l'ordre de _lâcher tout_. Comme le pâtissier qui mange
son fonds faute de pratiques, je m'offrais, après chaque essai
photographique manqué, le plaisir d'une ascension libre.

Nous allâmes tomber, une heure après, dans une vallée charmante et
déserte qu'on appelle la vallée de la Bièvre, au Petit-Bicètre, à deux
ou trois lieues de Paris.

Il n'y avait pas de vent,—et une voiture, que j'avais frétée exprès,
amenait presque en même temps que nous sur le lieu de la descente mon
préparateur et mon domestique.

Je pris une résolution:

—Nous allons laisser le ballon sur place, en fermant l'appendice. Il
n'y a pas de danger, puisque le gaz n'a pas à se dilater cette nuit,
bien au contraire. Je remonterai demain matin à la première heure,
avec des bains neufs apportés tout exprès,—et nous verrons bien!

Le ballon est en effet amarré à des pommiers, la nacelle chargée de
pierres meulières, et le tout est laissé à la garde de mon brave et
noir Siméon,—avec mon manteau et les provisions d'un bon feu pour
toute la nuit, bien entendu.


Retour sur les lieux le lendemain matin: le temps est couvert, il
tombe une brume grise et glaciale. N'importe!

La nacelle est vidée: j'y remonte. Le ballon s'élève d'un mètre et
retombe. Le gaz a perdu sa force pendant la nuit, et en outre le filet
et les manoeuvres sont alourdis par la rosée et cette petite pluie
fine si inopportune.

Je ne veux pas désespérer. Je débarrasse la nacelle de tout ce que
j'en puis retirer: je quitte ensuite ma redingote, puis mon gilet,
puis mes bottes que je jette à terre; je...—comment dire cela?
Débarrassé quant à l'extérieur, je me déleste encore de _tout_ ce qui
peut m'alourdir,—et je m'enlève à 80 mètres environ!...

J'avais emporté ma plaque toute préparée.—J'ouvre et referme mon
objectif, et je crie impatient:

—Descendez!

On me tire à terre, je saute d'un bond dans l'auberge où tout
palpitant je développe mon image...


Bonheur!—Il y a quelque chose!

J'insiste et force: l'image se révèle, bien effacée, bien pâle, mais
nette et certaine.—Ce ne sera qu'un simple positif sur verre,
très-faible, tout taché, mais qu'importe! Je sors triomphalement de
mon laboratoire improvisé.

Il n'y a pas à nier! Voici bien les trois uniques maisons dont se
compose le tout petit village appelé le _Petit-Bicêtre_: une ferme,
une auberge et la gendarmerie,—ainsi qu'il convient dans tout
Petit-Bicêtre civilisé.

On distingue parfaitement les tuiles des toits,—et sur la route une
tapissière dont le charretier s'est arrêté court devant le ballon.


J'avais eu raison! la Photographie Aérostatique était possible,—quoi
qu'en eussent dit, pour m'en détourner d'abord, les plus sérieux de
mes confrères, et entre autres ce pauvre et bon Legray,—si
déplorablement perdu pour nous, qui mourait il y a quelques mois en
Égypte, loin de ses amis et de ses enfants.



IV


Déception. — M. Andraud. — Que le diable l'emporte, d'abord... et le
rapporte bien vite! — Les _desiderata_ d'un homme de génie. — Une
idée dans l'air. — Le monsieur assis et le monsieur debout. —
L'expédition d'Italie. — Mes conditions. — Tout de suite! — Un
autographe de cinquante mille francs. — Nadar au ministère d'État. —
M. Fould me bat froid. — Les feuilles sèches. — Un ballon brûlé. —
Les _Commentaires de Godard_. — Un schisme. — Moralité: HISTOIRE DU
JEUNE HOMME QUI A RENDU LES QUINZE MILLE FRANCS.


J'étais transporté de joie...—mais quel coup de foudre le soir même
de ce beau matin-là!

Un ami m'arrive à l'heure de dîner. Je lui raconte avec tout mon
lyrisme habituel quand j'ai enfourché un dada nouveau, et ma théorie,
et mes espérances brevetées, et mon expérience du matin, et je cours
chercher mon cliché victorieux, si laid qu'il soit...

—Mais, mon pauvre bonhomme, c'est connu, ton affaire! J'ai lu tout
cela, il y a un mois à peine, imprimé tout au long.—Et même _il y
avait_ à l'Exposition de cette année des photographies faites en
ballon...


Je dus passer du jaune au vert.

L'ami terrible continuait:

—Le livre est fort bien fait. Il est d'un monsieur.... monsieur...
attends donc!—Un monsieur qui a eu des rapports avec l'air
comprimé... monsieur... Andraud!—c'est cela: monsieur Andraud.

Il m'est grimpé une buée de chaleur derrière les oreilles.

Je sonne, j'envoie dans deux directions à la recherche du livre... On
me l'apporte enfin:—c'est qu'il a l'air très-honnête, ce scélérat de
livre!

       EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855

            UNE DERNIÈRE ANNEXE

                    AU

         PALAIS   DE   L'INDUSTRIE

  Sciences industrielles—Beaux-Arts—Philosophie

                    PAR

                 M. ANDRAUD

                     La science du pouvoir est de bien user du
                     pouvoir de la science.

                                                 NAPOLÉON Ier.

                    PARIS

          GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES

      Éditeurs du _Journal des Économistes_,
   de la _Collection des principaux Économistes_,
   du _Dictionnaire de l'Économie politique_, etc.

              RUE RICHELIEU, 14

       Et chez l'auteur, rue Mogador, 4

                     1855

Je feuillette, fiévreux—et j'arrive à la page 97.

  TOPOGRAPHIE

  N° II. ARPENTAGE AU DAGUERRÉOTYPE

Le livre me tombe des mains!...

Comment n'ai-je pas su cela?... Quelle belle paternité perdue!... sans
parler d'une douzaine de mille francs jetés là...

Accablé, j'ai repris le livre et je parcours, distrait...

Tout à coup:

—Mais, animal! m'écriai-je, tu ne sais donc pas lire!!!

L'animal n'avait pas su lire en effet, ou plutôt, comme tant de gens,
il n'avait lu qu'avec les yeux.


Le livre du très-sérieux et très-savant M. Andraud était un livre de
pure fantaisie: l'_Annexe_ de l'Exposition, c'était M. Andraud, à lui
seul, qui l'avait construite, magnifiquement, il faut le dire, sans y
ménager davantage les millions, que s'il eût été l'État ou s'il se fût
appelé Pereire ou Rothschild,—et il avait entassé là tous les trésors
fantastiques, mais non moins précieux, tous les _desiderata_ accumulés
dans sa triple et féconde imagination de savant, de poëte et d'homme
de bien.

On y trouvait successivement:—un système définitif de pavage,

  les auvents couvre-trottoirs,
  l'escalier automoteur,
  la végétation instantanée,
  le filtre universel,
  les viandes végétales,
  la réforme du vêtement,
  un nouveau combustible,
  les brouettes à charge équilibrée,
  l'horloge à air,
  la force motrice universelle,
  le plan d'une maison d'habitation,
  le théâtre de la science,
  la propagation illimitée du son,
  l'arpentage au daguerréotype (!!!),
  etc., etc., etc.,

—et une foule d'autres ingéniosités, semées à pleines mains, sans
précautions ni brevets d'aucune sorte.—Que lui faisait d'être volé, à
ce millionnaire de l'idée!

Ce volume était à la science utile, ce qu'est à l'histoire
contemporaine, moins nécessaire, le fameux livre de Geoffroy-Château—ce
bréviaire du jour, que si peu de gens pourtant connaissent
aujourd'hui—le _Napoléon Apocryphe!_


L'alarme avait été chaude,—si chaude, que je voulus voir le terrible
homme qui l'avait causée, ce qui me donna l'occasion de faire
connaissance avec un des esprits les plus éminents de Paris, et en
même temps avec le plus modeste et le plus sympathique des
hommes.—C'est malheureusement sur un tombeau que je dépose cette
couronne en affectueux souvenir.


Je n'ai jamais eu la curiosité ni le temps de constater si le livre de
M. Andraud avait paru avant ma prise de brevets, ou si j'avais pris
mes brevets avant la publication du livre.

Peu m'importait désormais: je savais maintenant que son auteur était
trop riche pour avoir eu besoin de me rien prendre, d'une part, et
j'étais bien sûr, d'autre part, que, quant à moi, je ne lui avais rien
volé.

Il y a à certaines heures des manières d'endémies synchroniques pour
la pensée humaine. C'est à ce propos qu'il a fallu inventer la
formule, le dicton:—Cette idée était dans l'air.

       *       *       *       *       *

Je n'ai pas tout à fait fini avec la Photographie Aérostatique.

Je m'étais trouvé à un dîner du _Figaro_ à côté d'un monsieur, homme
d'affaires fort intelligent dans sa partie, ma foi! que je connaissais
banalement comme je connais cinq ou dix mille personnes à Paris.

Je lui avais parlé de mes espérances de ce côté.—Le monsieur me dit
qu'il partait pour rejoindre l'armée d'Italie, et il me demanda s'il
me conviendrait d'apporter à l'expédition mon concours, au cas où ce
concours me serait demandé.

Je répondis affirmativement, cette expédition étant tout à fait de mon
goût,—

—MAIS!!!...


—...mais j'aurais à poser certaine réserve que voici:

—Ayant passé l'âge de la conscription, n'étant réquisitionnable à aucun
degré, et déclarant absolument à l'avance que je refusais toute espèce
de rémunération quelle qu'elle fût, pécuniaire ou honorifique, je ne
consentirais à partir qu'à la condition expresse—_sine quâ non_—que
l'on me laisserait toute ma liberté personnelle, dès que je m'engageais,
sur toute réquisition du commandement militaire et dans quelques
conditions que ce fût, à faire mes ascensions photographiques.

Il était donc bien entendu que je n'aurais pas d'autres rapports avec
ce commandement que celui des ordres à moi transmis. Je ne suis pas un
quémandeur d'antichambre: je ne cherche pas du tout les conversations
augustes et je suis de glace aux sourires bienveillants. J'apporterais
donc très-volontiers mes services complètement désintéressés dans une
campagne dont le but m'était sympathique, mais j'en tendais en
revanche réserver d'ailleurs de la plus absolue façon la disposition
complète de mon individu...

Les personnes civilisées qu'irriterait l'impertinence de cette
outrecuidante sauvagerie sont priées d'être indulgentes:—mon défaut
est si peu contagieux!


Huit jours après, au moment où je pensais le moins à cette
conversation en l'air aussitôt oubliée, je recevais de je ne sais plus
quel campement d'Italie une dépêche télégraphique de douze lignes,
dans lesquelles se trouvait douze fois au moins le mot: _tout de
suite!_

«On vous attend _tout de suite_, etc. Préparez _immédiatement_ votre
matériel. J'arrive _aussitôt_ à Paris. _Nous avons_ un crédit de
50,000 francs.»

_Nous avons!_ m'inquiéta un peu. Comment diable pouvais-je, moi, être
pour quelque chose dans l'obtention d'un crédit de 50,000 fr. auprès
du gouvernement?

—Et puis le monsieur en question avait peut-être été un peu trop vite
pour que je fusse bien certain de le suivre: mon fameux positif sur
verre du Petit-Bicètre ne me garantissait pas rigoureusement une série
non interrompue de succès.—Il fallait évidemment faire de nouveaux
essais avant le départ. Je n'étais pas du tout d'humeur à aller me
casser piteusement le nez là-bas!

Tout cela ne devait pas m'empêcher à toute éventualité de me
mettre—_tout de suite_—à l'oeuvre, comme il m'était mandé.

J'allai donc trouver Louis et Jules Godard, enchanté de leur procurer
cette affaire, qui devait être d'autant meilleure pour eux que je leur
en abandonnais toute espèce de profit, et je leur demandai de mettre
_tout de suite_ un ballon en état. On gonflerait aussitôt à l'usine à
gaz des Batignolles, et peut-être, tout à fait désensorcelé,
réussirais-je dans une tentative dernière que j'espérais définitive
cette fois.

Ils m'apprirent que leur frère aîné Eugène venait d'arriver
d'Amérique, et ils me demandèrent de l'accepter avec eux.

C'était un concours de plus: j'acceptai le troisième Godard qui me fut
alors présenté, et sur la demande de ses frères je lui avançai mille
(ou deux mille?) francs, pour qu'il mît à notre disposition son ballon
d'Amérique,—qui se trouvait pour le quart d'heure agrafé en Douane.

Arrive sur ces entrefaites, comme il l'avait dit, le monsieur au
télégramme.

Il paraît satisfait de l'activité de nos préparatifs et me fait part
du firman des 50,000 fr.—C'était un billet autographe sur quart
vélin, ainsi conçu:

(je vois encore l'N gaufré, en tête, sous la couronne)

     _Je prie M. Fould d'ouvrir immédiatement un crédit de cinquante
     mille francs à MM. Nadar et... pour un nouveau système de ballon
     utile à l'armée._

                                             NAPOLÉON.

—Voici, me dis-je assez surpris à part moi,—voilà bien de la
confiance en ce monsieur qui n'a pu parler que d'après moi—et en moi
qui ne suis rien moins que sûr de quoi que ce soit en cette affaire...

—Eh bien? dis-je au monsieur en lui rendant le précieux papier.

—Eh bien, me dit-il, pendant que les Godard préparent votre ascension
d'aujourd'hui, nous allons courir au ministère toucher les fonds!

—Et si je ne réussis pas?

—Vous réussirez.—Mais dépêchons, nous n'avons pas de temps à perdre.

—Eh bien! allez au ministère, si c'est votre idée.

—Venez avec moi.

—Pourquoi? Je n'ai rien à faire là, ce me semble.

—Si fait.—D'ailleurs n'avons-nous pas à causer en route?...

—Mais...

—Ne vous faut-il pas de l'argent pour payer le matériel spécial que
vous allez emporter, l'essai même que vous allez faire aujourd'hui,
votre déplacement, celui de vos aides, le retour—auquel il faut
toujours penser!—etc., etc. J'admets que vous ne prétendiez à aucune
indemnité d'aucun genre, si c'est votre opinion, mais je pense au
moins que vous n'avez pas la prétention, outre le temps que vous allez
prendre à vos affaires, de faire des cadeaux d'argent à l'État?

—D'accord.

—Eh bien, si nous n'allons pas tout de suite au ministère, nous voici
renvoyés (—c'était quelque chose comme un samedi, je crois),—nous
voici renvoyés à après-demain. Après-demain il peut se présenter
quelque incident—et vous voyez quelle est l'urgence...

—Soit! Allons...

—De quelle somme supposez-vous que vous aurez besoin pour votre
personnel, vos instruments, etc.

—Je ne sais; dix, quinze mille francs au plus...

—Parfaitement!

Nous arrivons au ministère.


—De la part de l'Empereur, une lettre à remettre en mains propres à
M. le ministre! dit majestueusement le monsieur.

Les portes s'ouvrent à deux battants... Je suivais, confus de tant
d'honneurs.


M. le ministre Fould était dans un beau cabinet, debout près de la
fenêtre. Un second monsieur était assis devant un bureau.—J'ai su
depuis que ce monsieur, un homme de beaucoup d'esprit, se nomme M.
Pelletier.

Le monsieur debout—le mien—remet la lettre au ministre, qui la
tourne et retourne un peu.

Je crois remarquer un semblant de froideur de la part du ministre: je
ne m'en formalise pas autrement d'ailleurs.—Il nous prie de revenir
le lendemain.

Je me suis toujours un peu demandé si M. Fould n'avait réellement pas
de monnaie sur lui ce matin-là,—ou plutôt s'il n'avait pas pris en
sage économe la précaution d'utiliser ces quarante-huit heures de
délai en se faisant confirmer par télégrammes cet ordre un peu bien
extraordinaire.

La prudence est mère de tant de choses!


Le lendemain matin, le monsieur est exact à venir me prendre—et nous
voilà de nouveau en présence des autorités.

Tout était prêt, les billets de banque sur le bureau du monsieur
assis.—M. Fould me semble de nouveau un peu froid avec nous; mais
notre liaison est encore bien récente, et puis, dans sa position, on
peut être quelquefois préoccupé.

Le monsieur assis me tend une plume—pour signer le reçu, me dit-il.


—Ah! mais non! dis-je, je ne signe rien du tout.

—Y pensez-vous? me dit le monsieur debout, le mien.

—Je ne signe rien du tout!

—À votre gré, Monsieur! interrompt aussitôt M. Fould—qui me paraît
à ce moment-là y mettre un peu plus d'onction.—La lettre de crédit
est à vos deux noms: je ne fais pas payer sans les deux signatures.

—Mais, Monsieur, lui dis-je, je n'ai jamais su compter, même pour
moi, sans me tromper. Je ne possède personnellement aucune fortune et
j'ai cependant un caissier pour me la gérer.—Comment voulez-vous,
étant à ce point frappé d'incapacité en ces choses, que je pose ma
signature au bas du reçu d'une somme que Monsieur va devant vous
mettre dans sa poche et dont je suis ravi qu'il veuille bien accepter
toute la gestion. Mettez-vous à ma place, s'il vous plaît?


Je dois reconnaître que M. Fould, sans précisément me répondre, me
semble pourtant de l'oeil accepter au mieux mes excellentes raisons et
qu'il n'insiste pas du tout pour modifier mes convictions.—Le
monsieur assis n'a pas non plus l'air d'être disposé à se blesser trop
vivement si je lui laisse les fonds.

Mais le monsieur debout, le mien, me soumet rapidement et
énergiquement une série d'observations qui me paraissent d'autre part
tenir aussi étroitement à d'autres principes non moins fermement
arrêtés.—J'hésite, chancelle—et cède...

En descendant l'escalier:

—Il m'a semblé, dis-je à mon monsieur, retrouver encore un peu de
froideur chez M. Fould quand nous sommes partis.—Et à vous?

Le monsieur me rassure—en m'affirmant que tous les hommes d'État
sont—_comme ça_.

Il est convenu, en nous quittant, qu'il va à l'usine Charonne,
demander, en cas, la cession de quelques voitures à gaz pour notre
expédition—et que je cours à mon ascension aux Batignolles.

Nous nous quittons en prenant rendez-vous pour le soir, après mon
expérience.

Ah! j'oubliais...—Reçu les quinze mille francs.


Hélas! cette fois comme les autres, je ne réussis même pas à obtenir
le positif sur verre du Petit-Bicètre!

Je recommence, je m'obstine.

Rien!

Rien!!

Rien!!!...

Il faut décidément renoncer à ma campagne d'Italie.

C'est dommage! c'était bien beau et tentant.


Le soir, arrivée du Monsieur.

Je lui raconte ma _misfortune_.

—Qu'est-ce que cela fait? me dit-il. Cela ne nous empêche pas du tout
de partir.

—Ah! pour cette fois, non, et très-certainement non! On ne me demande
pas là-bas pour tenter des essais, mais pour donner des résultats. Je
ne veux pas du tout manger l'argent de ces personnes-là sans rien
rendre en échange. J'espère encore, j'espère toujours réussir; mais,
honnêtement et vu l'impossibilité présente, je refuse de garantir,
donc de partir.—Ç'a été un beau rêve, voilà tout pour le
moment!...—Donc, si l'heure vous convient, nous irons ensemble demain
matin à neuf heures reporter l'argent à M. Fould.

—Je ne rends pas ce que je tiens! me répond le monsieur, solennel
comme s'il prononçait un verset du Coran.

—Ah bah!... Et qu'est-ce que vous en ferez?...

—Je retourne là-bas avec—et j'emmène les Godard! Un ballon doit
toujours être utile, même sans photographe.—Mais vous avez tort de ne
pas venir!...

—À votre aise. Veuillez seulement alors me donner décharge pour ma
part des trente-cinq mille francs que vous gardez.

—C'est trop juste.—Mais venez donc!

J'ai sa signature et je souhaite bon voyage à mon monsieur, en lui
gardant une toute petite rancune, peut-être, de l'insistance qu'il a
mise à m'emmener là-bas peur me faire casser le nez.


Et en me couchant le soir, je dépose précieusement les quinze mille
francs, après les avoir comptés une fois de plus, dans le tiroir de ma
table de nuit.

Je les avais comptés toute la soirée, tant je tremblais de les perdre.
Il me semblait que ce n'était pas de l'argent comme d'autre.

La nuit, je suis agité. Je rêve qu'en me réveillant au matin, je
trouve dans mon tiroir de table de nuit, au lieu des billets de
banque, un petit paquet de feuilles sèches, comme il arrive dans les
contrats diaboliques...


À huit heures, je suis au ministère d'État, ma main dans ma poche, mes
billets dans ma main.—Ils me brûlent à travers la lustrine, ces
diables de billets!

Je demande M. Fould.—Personne.

Je vais faire un tour sous la rue de Rivoli,—ma main sur l'oiseau,
toujours.

Retour à huit heures et demie.—Personne encore.

Autre promenade. Il est neuf heures.

—C'est encore moi!

Le garçon de bureau me dit:

—Veuillez prendre la peine d'entrer!

Ce garçon est bien plus aimable qu'hier. On dirait qu'il sent les
quinze mille francs que je rapporte dans sa maison...

J'entre et je vois mon monsieur assis, toujours assis:

—Monsieur, lui dis-je, je ne vais pas là-bas. J'ai manqué mon dernier
essai hier: ce sera, j'espère, pour la prochaine fois où nous irons
rendre à quelque autre peuple sa nationalité.—En attendant, voici
quinze mille francs qui m'avaient été remis sur les cinquante:
veuillez les prendre bien vite et m'en donner quittance, s'il vous
plaît.—Quant aux trente-cinq mille autres, comme vous avez eu la
bonté de faire assez d'honneur à ma signature pour y tenir, je sais
que s'il arrivait un accident à mon monsieur,—brûlé,—volé,—tombé
dans une fosse,—je serais matériellement responsable de la somme;
mais il y a au moins la responsabilité morale que je puis dégager dès
à présent. Voici donc la déclaration par laquelle ce Monsieur certifie
que, sous sa responsabilité personnelle, il garde les trente-cinq
mille francs qu'il veut absolument faire gagner aux frères Godard, ce
qui est une idée pleine de grandeur. Il emporte la dynastie Godard, le
ballon et l'argent.


Le digne monsieur assis semble m'examiner avec curiosité,—mais sans
la moindre malveillance.

Il me donne mon reçu,—et je m'envole plus délesté et alerte que si je
sortais de mon premier bain russe.


Le résultat de tout ceci fut:

—que les Godard ensemble brûlèrent leur ballon, devant Magenta, je
crois, la veille ou l'avant-veille de la bataille;

—que le cadet Godard fut dépêché bien vite sur Paris pour fabriquer
un autre ballon;

—que l'aîné Godard pendant ce temps perfectionna ses études
aéro-militaires et réunit les matériaux d'un livre que j'appellerais à
sa place: _Les Commentaires de Godard_;

—que la note de fabrication du nouveau ballon présentée par Godard
cadet et Godard jeune fut trouvée un peu vive par le monsieur et
Godard aîné;

—qu'il y eut schisme,—et que Godard aîné, Godard cadet, Godard jeune
et le monsieur plaidèrent tous ensemble,—ce qui me chagrina
très-fort.


Voilà les faits.—Voici la morale:


La paix fut signée avant même que fût fini le ballon commandé pour la
guerre—(M. Fould avait joliment raison de ne pas se presser!)—et ce
beau ballon neuf qui avait coûté dix-huit mille francs et qui m'aurait
été si utile si on me l'eût prêté pour la poursuite de mes essais de
photographie aérostatique, fut précieusement enfoui dans les arcanes
du Garde-Meuble,—où il a eu, depuis, le temps de pourrir inutilement
dix fois;

—Godard aîné eut l'avantage de se faire nommer aéronaute de
l'Empereur, ce qui lui permit plus tard de se livrer à sa passion pour
ces ballons platoniques qui s'appellent Montgolfières;

—le monsieur, toujours plein d'une sagacité qui ne saurait se laisser
entamer par les événements, trouva le moyen de se faire redonner les
quinze mille francs qui m'avaient procuré tant d'inquiétudes pendant
vingt-quatre heures;


—et il me fut enfin confidentiellement redit, à ma grande surprise,
que, dans une maison où je ne connaissais personne, j'étais pourtant
connu de tout le monde sous le pseudonyme, purement honorifique,
du—«_Jeune homme qui a rendu les quinze mille francs_.»



V


_L'amblyopie,_ — La sublime et _exécrable_ découverte des
Montgolfier. — La liaison conduit à la Foi. — Une fausse piste. —
Les petits papiers. — Le cerf-volant. — L'oiseau et le papillon. —
La fusée. — L'académicien. — L'oiseau-Montgolfière. — _Être plus
lourd que l'air pour lutter contre l'air_, ou _Être le plus fort pour
ne pas être battu_. — Le vertige de l'oiseau! — L'homme du monde. —
Le bourgmestre de Magdebourg. — Les plans inclinés. — Il y a des
injustices! — L'ennemi. — Les Dérangers de l'A + B. — Tous vont au
moulin! — Le pauvre Stephenson. — Quel malheur pour le boeuf! — Une
dinde sur ses oeufs. — Un seul vétérinaire pour trente-neuf
académiciens. — _Ex asino._ — Conséquence dans l'absurde. — Les
fines mouches! — Le savant pieux. — Moïse raccommodé avec le Manuel
du baccalauréat. — Marmite et tabatière. — Défense à Dieu! — Les
blasphémateurs.


Mais oublions pour un moment la photographie aérostatique.

Je reprendrai plus tard ces intéressants travaux, après les heures
difficiles, avec mon brave _Géant_, si admirablement préparé à leur
offrir l'hospitalité la plus confortable.


Il est une affection morbide des organes de la vision,—l'_amblyopie_,
si j'ai bonne mémoire et si je ne suis pas tenu pour pédant,—dans
laquelle,—les paupières ouvertes ou closes,—des manières de
filaments arachnéens semblent surgir, graviter, s'arrêter, puis
reculer et enfin repartir, pour s'abîmer et revenir encore......

Ainsi se représentait toujours à moi, pendant la veille ou dans le
rêve, l'obstinée vision de mon ballon de la Fête du Roi.

Plus aussi je faisais d'ascensions, plus j'appréciais cette force pour
ainsi dire incalculable qui s'appelle le vent, et l'absolue et
radicale impossibilité de lutter contre le moindre courant avec cette
surface énorme d'une part, si légère de l'autre, qui est un ballon.


L'histoire héroï-comique de l'aérostation me témoignait que cette
grande science, presque immédiatement abandonnée aux mains grossières
des acrobates et bateleurs forains, n'avait littéralement pas fait un
pas depuis le premier ballon gonflé au gaz hydrogène par Charles en
1783.

Au lieu de la perfectionner et de l'utiliser, tout en la vulgarisant,
au profit de l'étude multiple et infinie de l'atmosphère, l'homme
s'était laissé surprendre et détourner par un espoir absurde.

Lorsqu'il s'était vu enlevé dans l'air,—malgré la défense absolue de
Hooke et de Borelli, et en dépit de l'interdiction formelle proférée
par l'illustre académicien Lalande juste un an avant l'ascension de la
première Montgolfière,—l'homme s'était dit:

—Je m'enlève, donc—le plus difficile, puisque hier encore c'était
l'impossible, est fait.—Il ne me reste plus qu'à me diriger!

Et depuis la sublime et, j'ose dire ici, exécrable découverte des
Montgolfier, depuis quatre-vingts ans et encore à l'heure qu'il est,
sans tenir aucun compte des déconvenues de tant de devanciers, l'homme
s'obstinait sur cette fausse piste, à la poursuite décevante de cette
chimère qui s'appelle la direction des ballons.

Quoi de plus évident pourtant que l'inanité de cette recherche?


Si—tenant compte de la non-résistance de l'aérostat sous l'action du
vent, par compensation avec l'ellipse de sa sphéricité,—vous admettez
assez raisonnablement que la force de 400 chevaux attribuée au vent
sur la voile tendue d'un vaisseau est égale sur un ballon de 500
mètres, lequel, avec le gaz d'éclairage, emporte au plus deux hommes,

—comment pourriez-vous faire supporter à ce ballon le poids de la
machine de 400 chevaux et un peu plus, nécessaire pour lutter avec
avantage contre cette pression?

Et en admettant même, pour aller au delà de l'absurde, que votre
ballon de 800 mètres puisse emporter avec lui cette force de 400
chevaux, comment ne comprenez-vous pas qu'entre une pression de 400
chevaux d'une part et une résistance de 400 chevaux d'autre part,
votre ballon,—fût-il non pas en soie, mais en cuivre, en tôle, en
acier,—éclaterait comme l'insecte sous l'ongle?


Et dans la nature entière, cet éternel et impeccable modèle,
voyez-vous donc un seul être se mouvoir dans l'air en étant plus léger
que lui?


J'avais regardé et j'avais vu. Par l'observation, par la réflexion, ce
qui m'était resté tout d'abord uniquement de mon souvenir d'enfance
comme une vision terrible, cela se mûrissait peu à peu en théorie, se
formulait en principes, s'affirmait en conviction.—La Raison me
conduisait à la Foi.

Comment n'aurais-je pas cru?


Ne voyais-je donc pas l'oiseau, n'avais-je donc jamais regardé
l'insecte, ces deux admirables machines qui s'élèvent, se maintiennent
et se dirigent dans l'air en étant spécifiquement plus lourdes que
lui? Et jusque dans les autres ordres du règne animal, la
chauve-souris et le poisson volant ne sont-ils pas plus denses que
l'air?


Pourquoi les morceaux du journal déchiré que je laissais tomber du
balcon et que je m'amusais à suivre de l'oeil, arrivaient-ils à terre
en trajectoires et à temps inégaux?


Le plan incliné du cerf-volant, dont le fils d'Euler disait, dès 1763,
à l'académie de Berlin: «Ce jouet d'enfant méprisé des savants, peut
cependant donner lieu aux réflexions les plus profondes...»—mon
cerf-volant, spécifiquement plus lourd que l'air, ne s'enlevait-il pas
à la seule condition de couper cet air en contre-courant,—et
n'avais-je pas senti mon bras soulevé par la ficelle dont l'autre bout
faisait mon cerf tenir tête à la nue?


La fusée, plus lourde que l'air, ne s'élève-t-elle pas dans l'air,
emportant son moteur avec elle?


Petits papiers, cerf-volant, oiseau, papillon, fusée m'enseignaient.

À la vérité, le savant,—vous savez, le savant, qui sait, puisque son
nom est censé l'obliger, qui sait tout—excepté ce qu'on ne lui a pas
appris,—le savant éternel et obligatoire, sinon gratuit, qui marque
les points pendant que les autres jouent la partie, qui se bat contre
le mot nouveau jusqu'à ce qu'il le pique en qualité de mot ancien sur
le liège de sa collection,—le savant, qui défend à Demain de
s'appeler autrement qu'Hier, s'était bien avisé d'établir que l'oiseau
n'a le droit de s'enlever qu'en raison de l'air chaud qu'il fabrique
en lui-même...

À la vérité, Cuvier après Buffon,—deux beaux noms, par
malheur!—Cuvier affirmait doctoralement dans ses cours orthodoxes que
l'air renfermé dans toutes les parties du corps et sous les plumes de
l'oiseau, en se raréfiant par la chaleur, facilitait le vol,—ce qui,
supposé vrai, déterminerait absolument l'effet contraire.

À la vérité encore, Navier établissait l'impossibilité de la
Navigation Aérienne au moyen de la force humaine, par de puissants
calculs qui avaient malheureusement un tout petit inconvénient:—celui
de défendre pareillement à l'oiseau de voler, puisqu'ils exigeaient
d'une oie la force de quatre hommes pour le vol le plus
lent,—demandant par analogie au saumon lui-même, qu'une ligne des
plus minces arrête, une puissance égale à celle d'une vapeur de 50
chevaux!


Mais les petites Montgolfières que je fabriquais en papier en savaient
bien plus long que ces savants-là, elles qui, pliées, ne
représentaient que quelques centimètres cubiques, et déplaçaient, en
se développant pour s'enlever, quatre et cinq mètres d'air
atmosphérique.

Et elles se moquaient avec moi du savant qui, à l'instant même où il
transformait son oiseau en ballon, négligeait sa primordiale besogne
en ne centuplant pas plusieurs fois le diamètre d'enveloppe dudit
oiseau.


Ce qui n'empêche pas qu'encore à l'heure qui sonne, des gens
graves—et bien destinés dès lors à n'accepter le principe du _Plus
lourd que l'air_ qu'au moment juste où quelque déraillement céleste
leur fera tomber une de nos aéromotives sur le nez,—nous objectent
encore, avec le sérieux qui caractérise cette institution,—les
avantages aérostatiques, constitutifs de l'oiseau.

Ce qui prouve une fois de plus qu'une vérité n'est jamais assez de
fois redite.

Donc—et irrémissiblement:


ÊTRE PLUS LOURD QUE L'AIR POUR COMMANDER À L'AIR.


—Mais vous négligez un léger détail qui a quelque intérêt,—nous
demandait ironiquement le savant,—en omettant de nous dire de combien
il faut être plus lourd que l'air?

—Du plus possible!

En vertu du même principe qui fait que, des trois balles de volume
égal lancées par vous avec la même force,—la balle de plomb fendra
l'air à plusieurs mètres,—la balle de liège arrivera jusqu'à trois ou
quatre pas,—la balle de moelle de sureau reviendra sur vos pieds.

Du plus possible!—À quelques cinq ou six cents mètres, le moineau,
le pigeon, emportés dans la nacelle de l'aérostat et par vous posés
sur le bord, ont le vertige—_le vertige de l'oiseau_, oui!—et ils se
rejettent effarés en arrière vers le fond de la nacelle.—Lancés par
vous loin du bord, vous les voyez tomber comme plomb ou tourbillonner,
jusqu'à ce qu'ils aient atteint dans leur chute la couche
atmosphérique plus dense, où il est seulement permis à leur exiguïté
de se soutenir et de se mouvoir.

Cependant, seul et fier, l'aigle habite les cimes qui lui
appartiennent—de par son envergure corrélative à son poids,—et c'est
bien au-dessus de mille mètres que plane le condor, quand il gagne les
crêtes de la Cordillière des Andes.

Pourquoi?—Parce que de tous les volateurs proprement dits, il est le
plus grand, le plus gros,—c'est-à-dire le plus lourd!


Sur quoi, l'homme du monde,—un beau monsieur qui ne fait rien, qui
n'a jamais rien fait et qui ne saura jamais rien faire, en conséquence
ennemi né de celui qui fait quelque chose,—nuisible dès lors, parce
que inutile;—l'homme du monde qui ignore l'orthographe comme s'il
était vraiment né gentilhomme,—qui n'a pas trouvé d'autre moyen de
tuer son ennemi mortel, l'ennui, qu'en essayant des gilets neufs,—qui
cause avec son coiffeur, porte à la boutonnière un petit brin de ruban
d'une couleur quelconque qui n'est pas même la rouge, tutoie son
domestique et dit vous à son ami,—l'homme du monde vous demande avec
sa finesse la plus supérieure et ce demi-sourire d'âne que vous
savez:

—Et votre point d'appui?

—Sur quoi, ô homme du monde! l'oiseau s'appuie-t-il quand il vole?

—Mais, dit l'académicien qui vient en aide,—en admettant même votre
principe, votre oiseau possède physiologiquement une force relative
que l'homme n'a pas,—car AB = VS...

—Prenez garde, académicien que vous êtes! et rappelez-vous toujours
que votre même formule mathématique défend aussi à l'oiseau de voler.
Pourtant,—PIGEON VOLE!—Qu'en savez-vous d'ailleurs, et comment, pour
les soustraire, avez-vous pu réduire ces deux fractions à un même
dénominateur?

—Mais où est votre moteur? Vous ne possédez pas le moteur, assez
léger d'une part et assez puissant de l'autre, car une force vapeur
qui pèse 100, je suppose, ne peut enlever que 10.

—Et, en admettant que nous ne puissions arriver à créer un moteur à
vapeur suffisamment léger,—ce dont les nécessités industrielles n'ont
pas eu à s'occuper très-précisément jusqu'ici,—n'avons-nous pas cent
autres agents? Ces autres forces naturelles qui se nomment l'air
comprimé, l'air dilaté, le gaz acide carbonique,—que l'homme ne sait
même pas contenir encore, l'éther, l'électricité, etc., etc.,—sans
parler des poudres,—ne sont-elles pas autant d'agents pour la
Navigation Aérienne?

Qui vous dit qu'on ne va pas vous présenter demain une force de cheval
dans un boîtier de montre et dix chevaux dans un carton à chapeau?

Nos mécaniciens ont-ils donc fermé l'atelier depuis le bourgmestre
qui inventa les deux hémisphères à Magdebourg?


Mais, d'abord, êtes-vous bien sûrs, ô savants! qu'une si grande force
soit indispensable à l'homme pour s'élever et se mouvoir dans cet air
si essentiellement élastique?

Êtes-vous bien sûrs que l'oiseau dépense tant de force,—toute sa
force pour voler,—quand l'aigle enlève l'agneau,—quand le tiercelet
et la pie-grièche, les plus petits des carnassiers, ne se gênent pas,
en cas de besoin, pour ajouter à leur poids celui d'une mère perdrix
qu'ils viennent d'arracher du sillon?

Les plans inclinés ne vous fournissent-ils pas, comme à plaisir, de
véritables temps de repos où se renouvelle la force dépensée et sur
lesquels Antée va retrouver la terre?

La sage et molle lenteur avec laquelle descend le parachute ne vous
a-t-elle donc rien fait deviner?

Et quand, au-dessus de votre tête, l'oiseau plane, majestueux, donnant
à peine un coup d'aile par minute, comme s'il daignait consentir à ne
pas oublier tout à fait sa gravité,—dépense-t-il là de la force ou
s'enivre-t-il de toute la profonde sécurité de son équilibre, de toute
la molle volupté du repos où il se berce?—Non, il ne travaille pas:
il jouit!


—Que m'arrivera-t-il donc si je dis cette fois encore ce que je
pense—comme je le pense?

Eh bien, il y a des injustices!

Nos Athéniens d'aujourd'hui, vous savez trop s'ils sont
impitoyablement persévérants à charbonner d'éternelles plaisanteries
les murailles de l'Académie des Lettres.—Celle des Arts encore est si
peu ménagée que, l'autre jour, le pouvoir lui-même, gardien intéressé
de toute autorité, portait la main sur sa masure et la jetait bas.

Or, je me demande quel singulier privilége semble protéger l'Académie
des Sciences?

Devant celle-ci, nous semblons tous frappés d'une sorte de stupeur
bestiale, comme sous le tonnerre certains animaux. Toucher à cette
momie, c'est cas de sacrilège, et l'idée seule de cette énormité ne
viendrait même pas.

Si jamais l'ennemi fut quelque part pourtant, ennemi dérisoire et
grotesque, mais dangereux surtout, c'est bien ici, puisqu'ici ne se
débat plus la vanité du superflu, mais la nécessité de l'indispensable.
Pire cent fois donc que ses soeurs est celle-ci à tous points de
vue,—et au-dessous même du dernier étiage, car vingt hommes de génie
ont toute leur vie passé, comme Balzac et tant d'autres génies devant la
porte de l'Académie des Lettres, sans penser à y sonner,—tandis que
l'Académie des Sciences n'a même pas été dédaignée une seule fois par un
Déranger de l'A+B.

Tous vont à ce moulin.


Ô Savants! Pharisiens et Princes des Prêtres! Doctrinaires de la
science! Académies, Comités scientifiques, Corps savants reconnus,—je
vous reconnais seulement comme ennemis nés de tout ce qui est hors de
vous, de tout ce qui se cherche et surtout de tout ce qui se trouve
sans vous!

C'est vous qui démontriez, il y a quelques années, l'impossibilité
pratique de l'éclairage extrait de la houille, alors même que tout le
pays d'Angleterre resplendissait de la lumière du gaz hydrogène.


C'est vous qui décrétiez avant-hier que—LES ROUES DES CHEMINS DE FER
PATINERAIENT TOUJOURS SANS AVANCER JAMAIS, DE PAR LE POLI DES SURFACES
QUI RENDAIT L'ADHÉSION IMPOSSIBLE,—et c'est vous encore qui ajoutiez,
en supplément de bagage, qu'—EN SUPPOSANT LA TRACTION POSSIBLE, SA
VITESSE ÉTOUFFERAIT INFAILLIBLEMENT LES VOYAGEURS...


C'est vous qui déclariez hier que—LA TÉLÉGRAPHIE ÉLECTRIQUE NE
POURRAIT ÊTRE JAMAIS PLUS QU'UN AMUSEMENT INTÉRESSANT POUR LES
PERSONNES CURIEUSES DE PHYSIQUE...


Mais ayons la générosité de ne pas tirer sur ceux qui sont trop
près:—c'est l'ingénieur de Philadelphie qui nie la locomotion par la
vapeur, alors même que roule devant lui la voiture qu'Olivier Evans a
construite avec ses pauvres épargnes.


C'est le professeur Hardner qui prêche à Londres, à Bristol, partout,
qu'—ESSAYER DE TRAVERSER L'ATLANTIQUE AVEC DES BATEAUX À VAPEUR,
C'EST ESSAYER D'ALLER DANS LA LUNE...—et, quelques années après, le
_Sirius_ et le _Great-Eastern_ traversent l'Atlantique en quinze
jours.


Le pauvre Stephenson allait partout, de l'un à l'autre, jusqu'à la
reine. Des Académies, il y en a partout, même en ce pays libre
d'Angleterre. Tout le monde tournait le dos quand il prêchait la
locomotion ferrée.

Le plus terrible de ces académiciens lui répondit une fois, comme par
condescendance:

—J'admets—pour un instant—votre système mis en pratique: la machine
est lancée à toute vapeur, les wagons qu'elle entraîne et qui la
poussent à leur tour augmentent sa vitesse acquise. Et dans les
prairies traversées comme par un éclair, un boeuf, je suppose, a
franchi la haie de son pacage, il a pénétré jusque sur la voie, et le
tourbillon arrive sur lui... Quel épouvantable malheur!...

—Hélas! oui, monsieur,—pour le boeuf!


Une ville de nos départements—que je ne nommerai pas,—allait
célébrer je ne sais quelle fête.

On avait commandé une ascension de ballon.

L'Académie de l'endroit,—une Académie très-importante, s'il vous
plaît, mais dont plusieurs membres étaient en même temps Conseillers
municipaux,—réfléchissant que ledit Conseil avait alloué pour cette
ascension une somme relativement assez forte, eut l'idée louable de
tirer, académiquement, tout le parti possible de la dépense
municipale.—On verrait donc à utiliser l'ascension au profit de
quelques observations barométriques, stratégiques ou autres.—On se
décida pour un essai d'application stratégique, plus facile.

Mais avant de rien faire, les plus prudents demandèrent, par
déférence, l'opinion d'un des leurs, qui était un véritable savant
assurément et en même temps un très-haut personnage:—je persiste à
ne nommer personne.

Voici, _strictement_, la réponse de l'illustre
savant,—très-compétent, je le répète, en toutes choses d'X et surtout
en l'espèce:

—Votre expérience serait absurde. Les aérostats NE PEUVENT être
stratégiquement utilisés aujourd'hui, de par les progrès de la
projection des nouveaux engins de guerre,

«CAR—un aérostat de 500 mètres, tenu en captivité par deux câbles
de... ne peut s'élever à plus de... mètres, puisqu'il n'emporte que...
kilos par... mètres, et que chacun des câbles pèse... par... mètres...
kilos.

«OR,—la force balistique des canons rayés de tel modèle étant, à
angle de..., de...,

«à la hauteur de... mètres, l'aérostat ou l'aérostier seraient
inévitablement atteints par les projectiles ennemis.

«DONC!!!...»

—Ce qui était en effet du plus juste et du plus limpide calcul.


Seulement, ô illustre savant,—si vous aviez fait un plus gros ballon,
n'auriez-vous pu soulever un câble plus long—et monter plus haut???


«Il n'avait oublié qu'un point!» dit Florian.


L'inventeur pour ces gens-là, mais c'est l'ennemi!

Avez-vous la naïveté, par hasard, de croire que des personnages de
cette importance commettent la folie de se déranger pour si peu? Ils
ne croiront d'abord ni à vous ni à votre découverte. Ils vous
oublieront aux catacombes de leurs cartons,—ou s'ils examinent, ce
sera pis encore.

Si vous aviez raison, par hasard, voyez donc les conséquences!—Des
essais à suivre, des formules nouvelles à établir,—sans compter que
cette découverte va en forcer plus d'un à se démentir et à revenir sur
des théories précédemment affirmées.—Comment, en bonne conscience,
attendre qu'un tel bouleversement pourra être pris de bonne grâce par
ces braves gens et émérites, doués d'un âge où on aime le repos, et
qui, leur siège fait, bien campés sur leurs traitements, accroupis sur
leurs positions acquises, doivent raisonnablement être plus difficiles
à déranger qu'une dinde sur ses oeufs?

Ô les savants d'Académie!

Et comme ils se moquent de ton respect, ô Public naïf qui croiras
toujours aux Augures!—Entends-les donc seulement rire les uns des
autres! Et, dans leurs querelles, écoute comment ils se traitent,
connaissant leur ignorance réciproque pour ce qu'elle vaut!


Un célèbre vétérinaire—mais vétérinaire!—se présentait à l'Académie
des Sciences.—Quelques membres s'indignaient de l'audace:

—Je ne trouve pas que ce soit trop d'un vétérinaire pour tant
d'académiciens, dit le plus savant de la compagnie.

Et quand il s'en présentait deux de droits égaux à brouter les
éternels chardons du jardin d'Académus, ce n'est plus _Ex æquo_
qu'écrivait celui-là, mais _Ex asino_—poussant jusqu'au calembour en
latin le dédain de sa moquerie.

Écrivez _Tatar_ pour Tartare et _Timbouctou_ pour Tombouctou, voilà
votre candidature académique posée.—Arrivez à Indoustan par un H:
_Hindoustan_, la voici prise en considération.—Maintenant, au lieu de
Constantinople, prononcez _Stamboul_,—vous êtes élu!


Conséquence remarquable et logique dans l'absurde:

—lorsqu'il s'agit d'abord de cet insoluble problème de la direction
des ballons, l'Académie de Paris fût unanime pour adopter le rapport
signé, entre autres, par Lavoisier et Condorcet, et proclamant la
possibilité de cette archi-impossibilité.

Ce n'était pas assez encore, et les Académies de Lyon et de Dijon,—je
n'ai pas compté les autres,—s'empressèrent d'acclamer en choeur cette
inanité.

Aujourd'hui que le problème est posé dans ses véritables
termes,—logiques, incontestables, absolus,—l'Académie des Sciences
n'a pas assez de ricanements quand un chercheur de Navigation Aérienne
a la naïveté de s'adresser à elle, et elle éclate de rire,—ô les
fines mouches!—en «_renvoyant à M. Babinet_!»


Mais ne terminons pas en oubliant une des plus étranges variétés du
genre Savant,—la dernière:—le savant pieux, qui gagne sa vie à
raccommoder Josué avec Galilée, et Moïse avec le Manuel du
baccalauréat.

Pour celui-là, toute idée nouvelle, c'est l'ennemi, comme à la
chauve-souris dans son ombre toute lumière fait cligner l'oeil. Sans
voir, sans regarder même, il crie: Non!—d'avance et d'instinct à
toute découverte, tremblant toujours d'être définitivement débusqué
ce coup-là de son trou.

Celui-là,—se gardant bien de dire qu'il copie servilement en cette
rencontre l'_Aéronautica of Sketches_—affirme «qu'en fait de
locomotion au sein des eaux, la Création a atteint des proportions
_assez_ gigantesques en nous donnant la baleine. Mais, en fait de
locomotion aérienne, elle s'est arrêtée—_et pour cause!_—à l'aigle
ou au condor; elle a armé l'autruche de pattes très-énergiques,
d'ailes très-courtes, et lui a donné le sol pour appui,—etc., etc.,
etc.»

Vous savez avec quel aplomb ces honnêtes gens-là accaparent le bon
Dieu, et il faut vraiment que le bon Dieu soit bien fort pour résister
depuis si longtemps à ces Guillot qui le défendent.

Ils n'hésitent jamais, ricanant sous cape et sans trembler du
sacrilége, à faire intervenir devant leur parterre «la Bonne
Providence» chaque fois qu'ils ont besoin de remplir leur marmite ou
leur tabatière.—Et on comprend dès lors que «la Bonne Providence,»
absorbée par des soins aussi importants, n'a pas de temps de reste
pour assister la Navigation Aérienne.

De par eux donc, défense à Dieu de faire voler l'autruche,—le
ptérodactyle et l'épiornis, étant morts et enterrés, ne sont plus là
pour répondre;—et, pour défendre à l'homme de dépasser certaines
proportions de la nature, affirmons pieusement que le _Great Eastern_
est moins volumineux que la baleine,—ordonnons que le cheval distance
comme vitesse et dépasse comme format la locomotive avec ses queues de
wagons,—décrétons que le télégraphe électrique porte moins loin que
la parole humaine et l'oeil du lynx fantastique plus loin que notre
télescope,—jetons bas la casquette de notre Corps des Ponts et
Chaussées devant l'auréole du castor,—et arrêtons court le tunnel du
Mont-Cenis par déférence pour le trou du lapin.


Pour le besoin de la cause présente, ils oublient leur thème
ordinaire:—l'Ordre Universel créé tout entier pour les besoins et la
satisfaction de l'homme, et aussi Dieu qu'ils ne craignaient pas
d'envoyer tout à l'heure clouer les étoiles au firmament «_pour le
seul plaisir de nos yeux_.»

Impies blasphémateurs de Dieu qu'ils limitent à leur mètre, insolents
envers le créateur et la créature, les voilà qui nient à présent cette
miraculeuse intelligence qui a été donnée à l'homme et par laquelle il
a dépassé en tous ordres les facultés de l'animal, à mesure qu'il a su
le vouloir et le mériter.


Eh quoi! l'homme, plus vite que le cerf, plus prompt que le bruit, qui a
fait siens le domaine de la taupe comme celui du poisson,—l'homme,—ce
favorisé de la Providence, celle image de la Divinité,—ne s'élèverait
pas dans l'air comme la misérable chenille d'hier et la mouche immonde
née de la pourriture!...



VI


Mon confrère Moreau. — M. Mauguin fils. — Découverte de la lune. —
La main qui saisit! — Les ouvriers de la dernière heure. — Qui?
comment? — «La liberté dans la lumière!» — Obsession et possession.
— Quel Oedipe? — Une Photographie sans retouches. — Les bêtes à X.
— La Chimie, c'est ce qui pue! — L'impatience de l'ennui. — Le pape
Clément XIV et l'arlequin Carlo Bertinazzi. — PINGEBAT ROMA!!! — Un
capitaine mangé. — Le baron Taylor. — J'ai l'horreur du
_raisonnable!_ — Le Génie, c'est l'Insolence! — La baguette de
Tarquin. — Attention à la cravate! — Le beau jeune homme de Rouen.
— Gustave Flaubert. — Les croix d'honneur. — Gare les épaules! —
Le monsieur au cochon de lait. — Résumé.


Je discutais avec tout venant:

La contradiction m'affirmait et m'excitait, encore comme la meule
affile la lame, comme la compression exaspère l'explosion.

Mais quelle satisfaction quand je trouvais un partisan du _Plus lourd
que l'air_, comme, il y a quelque dix ans, mon sagace et ingénieux
confrère Moreau, de la Société des auteurs dramatiques, qui en sait
plus à lui seul sur l'électricité et bien d'autres choses que vingt
académies;—et M. Mauguin,—fils du député, mon ancien chef de file au
journal le _Commerce_,—directeur d'une importante usine en Belgique,
avec lequel je me rencontrai juste au retour d'un voyage en Hollande,
pour tomber ensemble à bras raccourcis sur les «directeurs de ballons»
et chanter la gloire de l'hélice et des plans inclinés, etc., etc.

D'ailleurs, je ne savais rien de la question,—rien, j'entends, de ce
que m'eussent pu apprendre les autres.

Je n'avais rien lu de tout ce que j'ai lu depuis et qui m'a démontré
qu'en effet il n'était rien de nouveau sous le soleil. Je ne
connaissais ni la précieuse théorie de Michel Loup, publiée en 1853,
ni l'excellente démonstration de Liais,—une de nos gloires
scientifiques perdue sur un rocher lointain, ni les très-remarquables
articles du capitaine Béléguic, ni seulement l'_Aéronef_, brochure de
La Landelle publiée depuis deux ou trois ans déjà.

Je ressemblais peut-être bien un peu, moi Parisien né, à ces jeunes
gens départementaux, pleins de confiance, qui viennent ici pour nous
découvrir la lune. Mais cet isolement mien de tout ce qui avait pu se
dire et faire m'amenait, par la concentration, comme une sorte
d'hypnotisme, jusqu'au paroxysme de la Foi.

Plus convaincu chaque jour, je m'étonnais de l'aveuglement et de
l'indifférence des hommes devant cette immense question, la plus grande
des questions humaines dans toute la série des siècles,—lorsqu'elle
n'attendait même pas un inventeur comme Papin ni un découvreur comme
Colomb, lorsque le mot du problème était simplement dans l'application
raisonnée des phénomènes connus.

Les temps ne sont-ils pas venus? Je vois l'Angleterre s'émouvoir
depuis quelques années surtout autour des questions qui se rattachent
à la Navigation Aérienne. Devant la préoccupation générale des esprits
dans ce pays, la multiplicité des tentatives vers l'étude des
phénomènes naturels dans ces voies nouvelles,—l'émulation de
libéralité des sociétés scientifiques, Société de géographie, Société
royale de Londres, Association britannique, sans parler de
l'Administration de la guerre, à voter des fonds pour la création de
coûteux aérostats et la répétition infatigable des expériences,—on
comprend que cette nation, essentiellement pratique, a senti que le
moment est enfin venu pour l'homme de prendre possession de l'immense
domaine vers lequel il lève irrésistiblement les yeux depuis si
longtemps.

Il a suffi que son flair subtil devinât la proie glorieuse. Son
intérêt la pousse, son orgueil légitime l'excite:—elle avance déjà la
main qui saisit.


Si une question peut effacer jusqu'à l'ombre du sentiment mesquin des
rivalités ou des jalousies, c'est bien cette noble question de la
Navigation Aérienne dont le premier bienfait sera de hâter la grande
communion humaine.

Mais, pour arriver à cette éclosion, l'ardeur de tous est nécessaire.
Les siècles marchent, les heures avancent: celle-ci va sonner, la plus
solennelle dans la série des âges,—et, comptant trop sur ce que nous
valons comme ouvriers de la dernière heure, nous attendons,
impassibles et comme indifférents.

De temps à autre pourtant, de ce point ou de cet autre, une aspiration
isolée s'exhale, une clarté s'éveille et luit un instant pour
s'éteindre, un effort se manifeste qui s'affaisse aussitôt découragé.


C'est que la Foi seule ne suffit pas, et comme, d'une part, le capital
individuel n'aurait garde de prêter l'oreille à de semblables
sornettes, et que, d'autre part, le levier puissant de l'association
nous fait défaut pour répondre aux lieu et place du capital
particulier qui est sourd,—il en résultera demain que la plus grande
des conquêtes humaines affranchira le monde sous un pavillon qui ne
sera pas le nôtre.

Et nous ne nous glorifierons plus en répétant notre phrase consacrée:
«—L'Aérostation, cette science toute Française!...»


Je me demandais:

—Quels seront les moyens?

Quels agents silencieux encore, quels moteurs mystérieux, quels
fluides qui gardent encore leur secret, nous donneront raison de ce
grand Inconnu?

Qui attachera son nom à cette révolution gigantesque?

Dans quel coin de hameau, pauvre, ignoré, moqué, attend-il qu'on
l'appelle, le porteur prédestiné et béni du _Sésame, ouvre-toi!_ qui
nous donnera pleine carrière par les portes libres des immensités?

Ou plutôt cette gloire de demi-dieu ne sera-t-elle pas trop lourde, et
la victoire trop opime pour n'appartenir qu'à un seul?

Ne serait-il pas trop haut, en effet, au-dessus des autres hommes,
celui qui, leur apportant, selon la belle parole du poète:

  «La liberté dans la lumière!...»

—abaissera les frontières, fera les guerres impossibles et déchirera
jusqu'au dernier feuillet les codes divers de nos époques barbares,
pour en dicter un seul et dernier, Loi suprême de Liberté et d'Amour?


J'ai pensé qu'il n'y avait rien de plus beau, de plus utile, de plus
nécessaire que la solution de ce grand problème,—solution aussi
urgente, pour tout gouvernement intelligent, que celle du pain à bon
marché pour l'ouvrier de la métropole;—plus précieuse, une fois
entrevue, pour tout esprit philosophique, pour tout homme de généreux
vouloir, à défaut de l'initiative gouvernementale, que repos, santé,
fortune, famille, vie même.

L'idée que je couvais depuis tant d'années, à laquelle je revenais
toujours à travers les agitations, les nécessités, les soucis ou même
les plaisirs d'une existence déjà remplie plus que de besoin, cette
idée s'était emparée de moi, de plus en plus maîtresse chaque jour.
Elle m'avait pris comme prenait autrefois ses gens le Diable d'Enfer
au Moyen Âge:—j'avais passé par l'Obsession, j'arrivais à la
Possession.

Elle en était venue peu à peu à faire place nette autour d'elle, trop
jalouse pour supporter une rivalité, trop grande pour ne pas envahir
le terrain tout entier, si chétif qu'il fût.—Un jour se leva où tout
avait disparu autour de moi: travaux caressés à moitié achevés,
modestes ambitions maintenant méprisées, devoirs sacrés et de toute
nature oubliés désormais.

De tout cela qui avait toujours fait jusqu'à ce jour ma vie remplie,
il ne restait rien—qu'une volonté unique, fervente, âcre.

Je ne me suis pas interrogé, je ne me suis rien promis. Je n'ai pas
pesé mes forces,—heureusement! Je n'ai pas pensé à regarder la route,
dès qu'elle menait vers le but, et, sans me demander par où je
passerais, j'ai marché.

Quels conseils d'amis aimés et respectés, quelle influence assez
pénétrante, quelles prières, quelles larmes auraient pu me détourner?


Une première et fort simple réflexion m'eût arrêté tout net et
d'abord, avant le premier pied levé,—si j'avais été Celui qui
réfléchit:

—Devant moi se dressait la plus grande question des siècles, la
question devant laquelle s'effacent et s'anéantissent toutes les
découvertes dont l'humanité s'enorgueillit,—la Question des questions
aux pieds de laquelle pâlissent, dès les temps mythologiques, les plus
savants et les plus sages.


Or, devant ce Sphynx redoutable, qui en a tant dévorés, et les plus
forts,—quel Oedipe aujourd'hui?


Je vais vous le dire moi-même,—après avoir écouté aux plus mauvaises
portes.


—Un ancien faiseur de caricatures, dessinateur sans le savoir, assez
impertinent, pêcheur à la ligne dans les petits journaux, médiocre
auteur de quelques romans dédaignés de lui tout le premier, et réfugié
finalement dans le Botany-Bay de la photographie.

Comme unique bagage d'érudit, parrain, de par le catalogue de
l'entomologiste Chevrollat, d'un _Bupreste_ et d'une variété _Copris_
(environs de Paris). Intelligence superficielle, ayant effleuré
beaucoup trop de choses pour avoir eu le temps d'en approfondir
une.—N'ayant commencé l'étude de la médecine que pour lui tourner le
dos aussitôt, et n'en sachant pas plus d'ailleurs, en fait de physique
et de chimie, que ce qu'il a oublié de ce qu'il n'avait guère appris
étant au collége, où il passait son temps, on se le rappelle encore, à
crosser du pied les bordures eu buis taillé du _Jardin des racines
grecques_.—Un de ces hommes dénués de respect, qui appellent les
savants «des bêtes à X,» comme d'autres disent des vers à soie;—se
compromettant, comme à plaisir, à affecter une ignorance plus grande
encore que la sienne réelle, et à se faire attribuer la paternité de
formules dans le genre de celle-ci:—«La Chimie, c'est ce qui pue!»


Voilà pour l'autorité scientifique.


Comme caractère général ou caractères généraux, la plus solide et la
mieux établie des réputations de cerveau brûlé sur le territoire
parisien et extra-muros. Un vrai casse-cou, toujours en quête des
courants à remonter, bravant l'opinion, inconciliable avec tout esprit
d'ordre, se vantant d'avoir ses quarante ans bien sonnés, quand tout
le monde sait bien qu'il n'en compte que douze ou treize au
plus;—touche à tout, riant à gauche, pinçant à droite, mal élevé
jusqu'à appeler les choses par leur nom et les gens aussi, et n'ayant
jamais raté l'occasion de parler de cordes dans la maison de gens
pendus ou à pendre. Sans mesure ni retenue, exagéré en tout, impatient
à la discussion, violent en paroles, obstiné plutôt que persévérant,
enthousiaste à propos de rien, sceptique à propos de tout, épouseur en
défi de toutes les querelles, ramasseur de gens à terre, bougeant
toujours et dès lors marchant sur les pieds de tout le monde, ce que
les gens qui ont des cors ne pardonnent pas.—Imprudent jusqu'à la
témérité et téméraire jusqu'à la folie, ayant passé sa vie à se jeter
par la fenêtre de tous les sixièmes étages pour retomber sur ses
pieds, à fournir de légendes la badauderie universelle, et poursuivi
comme malgré lui par un acharnement d'heureuse chance à faire grincer
des dents aux plus bénins, puisqu'il n'a jamais pu réussir à se noyer
tout à fait.—Personnalité bruyante, absorbante, gênante, agaçante,
forçant la curiosité, qui s'en irrite,—et dès lors couchée en joue de
derrière chaque angle de carrefour; rebelle né vis-à-vis de tout joug,
impatient de toutes convenances, alerte comme lièvre devant la porte
de toutes les maisons où on ne met pas ses pieds sur la cheminée,
n'ayant jamais su répondre à une lettre que deux ans après, et—afin
que rien ne lui manque, pas même un dernier défaut physique, pour
combler la mesure de toutes ces vertus attractives et lui rassembler
quelques bons amis de plus—poussant la myopie jusqu'à la cécité, et
conséquemment frappé du plus impertinent manque de mémoire devant tout
visage qu'il n'a pas vu plus de vingt-cinq fois à quinze centimètres
de son nez.

Mais que dire de plus—car je n'en finirais pas!—d'un garçon
tellement dépourvu de cervelle qu'il n'eut jamais le premier bon sens
pratique—ô monsieur Prud'homme!—de se prendre un seul instant de sa
vie au sérieux et de commencer par se croire quelqu'un pour le
persuader aux autres!

Tireur de pétards, casse-carreaux, chien de jeu de quilles, prototype
de terreur pour les beaux-pères:—voilà l'homme qui avait l'insolence
de se poser face à face avec la question de l'Automotion Aérienne,—à
peu près comme ferait un chien devant un Évêque!


Mais, de toutes ces incongruités, qu'il nous soit permis de forcer
l'attention du lecteur sur la plus monstrueuse en notre pays de
France: l'impatience de l'ennui.

Lâche devant l'Ennemi! Crime irrémissible.—À quelle considération, à
quelle respectabilité pourrait-il jamais prétendre, celui-ci qui, une
seule fois dans sa vie, n'a pu se résigner à entendre réciter «_une
pièce_» de vers,—assez imprudent encore et même impudent pour s'en
vanter!

Latouche fait dire à Clément XIV, dans sa pseudo-correspondance avec
l'arlequin Carlo Bertinazzi: «—Ce peuple, qui passe pour le plus gai
et le plus impatient, est de tous le plus intrépide à s'ennuyer.»

Voici assurément une parole profonde,—et malheur à l'enfant du père
auquel l'expérience des années n'a pas appris la nécessité première
d'arborer la cravate blanche à sa progéniture dès le berceau!


Il y avait des peintres qui avaient nom Heim, Picot, Hesse, Couder,
que sais-je encore? tous de génie à peu près égal, comme il convenait
à gens venus de l'école des David, des Gérard et des Girodet.

Pendant que ces bons peintres se bornaient naïvement à faire leur
peinture, l'un d'eux tira ses grègues à l'écart de ces braves gens, et
se mit à peindre ses toiles avec un sérieux tout particulier et
véritablement supérieur. Rien de plus profondément glacial et
antipathique que cette atroce peinture et que cette méthode plus
répulsive encore qui calculait machiavéliquement ses lenteurs, patiente
jusqu'à l'énervement, sobre jusqu'à l'abstinence, avare jusqu'à la
prodigalité. Mais, en revanche,—impérissable secret pour tout homme
médiocre qui veut atteindre à toute grande fortune,—l'homme ne riait
jamais, et quand il avait terminé un de ses enluminages archaïques, ce
«Chinois égaré dans les rues d'Athènes,» comme a dit mon Préault,
écrivait magistralement au bas: INGRES PINGEBAT. ROMA, et le millésime
en romains.

Et la foule d'accourir pour contempler ce que venait d'accomplir
l'homme grave, et comme il demeurait plus sérieux que jamais, cela
ôtait l'envie de rire aux autres.

—PINGEBAT!... lisait l'un.

—ROMA!!... relisait l'autre.

—Bigre!!!... disaient les deux en s'en allant,—celui-là est un homme
fort!

Et, en effet,—cet homme dont l'oeuvre n'est autre chose qu'une
glacière dans laquelle un ou deux rayons de chaude lumière semblent
perdus à regret, devant chaque tableau duquel il me semble qu'on me
coule une clef dans le dos,—cet homme qui a créé la plus détestable
école, dont le caractère personnel et impérieux repoussait toute
sympathie, mourra comblé d'ans, d'honneurs et de biens, et traînera
toute une nation spirituelle derrière lui le jour de ses funérailles.

     PINGEBAT!!!

(Combien de nouvelles pierres, ô Nadar! viens-tu d'ajouter ici au tas
qui t'est réservé!)


Je reviens à la question:

—Supposez un homme tout à fait nouveau pour le public, et non affligé
de toutes les causes de disgrâce qui me sont personnelles:—quel fou
celui qui osera sortir du rang, se mettre en vue et en avant, même
pour le plus grand bien de tous,—et quel effroyable métier et
homicide que celui d'attacheur de grelot!

On insultait quelqu'un qui avait le malheur d'être un homme d'esprit
reconnu,—un homme hors du rang:—il avait été pirate, il avait fait
la traite, il avait tué son capitaine:

—Hélas! oui, c'est vrai! confessa bien vite Gozlan, et j'avoue même
l'avoir mangé!


Pas d'attentat qui vaille celui-ci:—faire ce que ne font pas ou ce
que n'ont pas fait les autres!


Il est de par la ville un excellent homme—le meilleur des hommes—qui
se mit un jour en tète de venir en aide à une foule de pauvres gens
qu'il ne connaissait pas. Il n'en choisit pas un ou deux, l'égoïste!
il les voulait tous.

À tous les affligés, à partir de ce jour-là, et de l'aube à la nuit,
sa porte fut ouverte. Aux plus pauvres l'obole, aux malades le remède,
aux veuves la protection, aux orphelins l'appui, la consolation à
tous, et toutes les consolations; car, en même temps qu'il faisait
vivre les corps, cet original avait encore pris charge d'âmes,
toujours inépuisable en bons conseils et encouragements.

Donner sa veille et son sommeil et son intelligence et ses poumons au
premier venu et au dernier aussi, c'était déjà assez choquant pour
l'immense quantité de ceux qui étaient incapables, non pas d'en faire
autant, mais seulement d'y rien comprendre.—Se ruiner un peu à ce
métier bizarre jusqu'à être forcé, un vilain malin, de se séparer
d'une partie de ses livres (—un bibliophile!), les circonstances
devenaient aggravantes.—Mais le cas parut tout à fait intolérable,
quand on vit, à force de foi, de volonté et de labeur, cette sublime
excentricité réussir et le baron Taylor constituer des _rentes_ à une
demi-douzaine de Sociétés inventées par lui du néant et de la misère.

Cet homme, si saintement utile, qui ne fut offensif pour personne au
monde, et qui, au bout d'une carrière déjà longue tout entière donnée
aux autres, ne se repose pas à contempler son oeuvre, mais la poursuit
toujours, infatigable, opiniâtre et ardent de cette éternelle jeunesse
que lui fait l'amour du bien,—combien de fois, plein de tristesse et
aussi d'indignation, ai-je eu à défendre cet homme de charité et de
désintéressement, contre les soupçons perfides, les explications
insidieuses, et enfin contre l'injure des malheureux mêmes secourus
par lui!

Tout était admissible, probable, certain,—plutôt que la simple
vérité, incompréhensible pour les âmes basses.


En tous ordres de choses, de même. La vérité contestée toujours, le
faux toujours d'emblée accepté.

Le faux prend toutes les formes, même et surtout celle du
_raisonnable_. Mais vous le reconnaissez toujours à sa place
éternelle: au-dessous ou au rez du niveau des masses. Aussi combien
elles l'aiment et comme elles le choient!—J'ai l'horreur de ce qu'on
appelle _raisonnable_.

Dans les arts, quels succès pour la médiocrité—qui n'est autre que le
faux, puisque tous la comprennent et qu'elle ne choque personne. Les
monstres ont appliqué le Suffrage Universel à la musique et à la
peinture!—Quel est cet inconnu qui vient forcer notre admiration? Ça,
le Génie? C'est l'Insolence!


Sois banal si tu veux vivre. Je te le redirai cent fois et sous toutes
les formes, mais jamais assez!

La baguette de Tarquin n'est autre chose qu'un mythe. Le jardin de
Tarquin est partout, et gare aux têtes hautes des pavots!—Courbe-toi,
tapis-toi, et vite!

Et considère toujours qu'il n'est rien de petit ni d'indifférent dans
l'irrémissible crime de lèse-majorité.—Ne mets jamais seulement ta
cravate autrement que ton prochain!

Je me rappelle encore un bon jeune homme et beau monsieur de Rouen,
que je félicitais du très-grand, très-mérité et tout nouveau alors
succès de son compatriote, auteur de _Madame Bovary_:

—Vous trouvez _ça_ beau, ici? me répondit le jeune Rouennais de
famille, avec un ton de supériorité tout à fait écrasant pour M.
Flaubert.—Je ne trouve pas, moi!—L'auteur, d'ailleurs, est une
espèce d'original, que nous ne sentions guère à Rouen... _Il
cherchait_ à se singulariser: il ne voulait pas faire partie de la
garde nationale... et puis, tout à coup,—_sans rien dire_,—il
partait pour l'Afrique...—_Nous n'aimons pas ces genres-là, à Rouen!_
(Textuel.)

Hélas! beau jeune homme de famille, Rouen, c'est Paris,—et Paris,
c'est partout!


Si vous voulez éviter les plus grands malheurs, non-seulement montez
votre garde, mais criez à l'unisson haro sur qui ne la monte pas.


Je suppose la rue barrée par vous pour un moment. Vous arrêtez l'un
après l'autre, jusqu'au vingt et unième, les vingt premiers venus qui
passent:

—Excusez-moi, messieurs, je voulais vous demander votre opinion sur
monsieur,—ce vingt et unième qui passe là-bas.

«Ce monsieur est un bon homme, honnête, bien vu, obligeant,
affable,—mais il a des idées singulières...—Ainsi il respecte
parfaitement la croix d'honneur, et notez, spécialement, qu'il est
enchanté quand un de ses amis vient à être décoré:—son ami désirait
la croix, son ami l'a obtenue et est heureux: partant lui aussi.

«Mais, pour son compte personnel,—je ne sais trop comment vous dire
cela,—croiriez-vous qu'il ne voudrait pas, pour tout au monde, de la
croix d'honneur ni d'un ruban quelconque! Cela choque certaines idées
particulières qu'il a et auxquelles il tient par-dessus tout.—Enfin,
et pour bien dire le fond des choses,—de par certaines théories que
je ne me charge pas de vous expliquer,—cette distinction honorifique,
qui ne le gêne pas du tout, qu'il admet autant qu'on veut à la
boutonnière des autres,—il se mépriserait absolument s'il la voyait à
la sienne...»

(Ne choisissez pas pour cette consultation le voisinage d'un tas de
cailloux, surtout!—Les épaules dudit vingt et unième n'y tiendraient
pas...)

—Il ne veut pas la croix! dit le premier.—Il faut qu'il soit bien
_orgueilleux_!

—C'est un insolent!!

—C'est un scélérat!!!

Etc., etc.

Le vingtième—le plus indulgent—s'éloigne en haussant les épaules et
se contente de penser:

—Il ne veut pas la croix?—C'est parce qu'_il ne peut_ pas l'avoir!


—Philibert est le dernier des pleutres; c'est un coquin fieffé, un
menteur, un voleur, un assassin, un mouchard,—etc., etc., etc.

Traduction:

—Philibert est d'un autre avis que moi.


Vous êtes-vous demandé ce qui pourrait bien arriver à un original qui,
n'aimant pas la compagnie du chien, préférerait la société du cochon
de lait et s'aviserait de sortir sur rue avec un petit cochon de lait
au bout d'une ficelle?

—Il serait arrêté, Monsieur!—et il y a quatre chances sur trois pour
qu'il fût condamné en police correctionnelle pour tapage diurne.


Le tort que les hommes vous pardonnent le moins, vous dis-je,—après
le mal qu'ils vous ont fait,—est celui que vous vous faites à
vous-même.

N'en appelez ni à Galilée, ni à Palissy, ni à Papin, ni à Fulton ni à
Dallery.

Vous n'avez pas besoin de tous ces gros personnages. Observez un seul
instant ce qui se passe où que vous soyez, et fermez les yeux...


Quand vous aurez réfléchi, vous trouverez que la méchanceté des hommes
n'a d'égale que leur bêtise et de supérieure que leur lâcheté!



VII


Celui qui réfléchit. — Simple bilan. — Ce qui s'est fait hier. — Le
mangeur de miel. — Mon erreur. — Une visite. — De La Landelle. —
Les antérieurs. — Les hélicoptères. — Première démonstration
pratique. — Une ouverture. — Hors du puits! — Incompatibilités
d'attelage. — Le Comité de la Société des Gens de lettres. — La
dynastie de M. Francis Wey, auteur du _Dictionnaire démocratique_
(1848). — La Thoré-faction. — Je suis conservateur! — Un souvenir
pénible. — Les _mais_!... — L'_alter ego_. — Analogie Passionnelle.
— Le boeuf La Landelle. — Résolution. — La main dans la main. —
L'élan. — _Go a head!_


Si j'étais celui qui réfléchit,—je me serais dit toutes ces choses et
bien d'autres encore.

J'aurais calculé d'un coup d'oeil qu'en essayant seulement de porter
la main sur la chose qui n'avait pas encore été touchée, j'attirais
sur moi tous les désastres prédits:

—que j'allais donner du pied dans la fourmilière de ceux qui, ne
faisant pas, nuisent, par naturelle prédestination, à qui veut faire;

—qu'il n'y avait donc, d'un côté, que des coups, uniquement, à
recevoir,

—et, d'autre part, aucune espèce de bénéfice à attendre, sous quelque
forme que ce fût.

Car, en supposant les choses au mieux, l'oeuvre accomplie moi
vivant,—je veux dire l'homme naviguant par les nues au moyen
d'appareils plus lourds que l'air,—que devait-il arriver?

Inévitablement alors, l'Académie, mise en demeure cette fois par le
fait accompli, n'éprouverait aucune espèce d'embarras à s'écrier en
choeur, comme les compagnons de Colomb devant l'oeuf cassé,—que la
chose était tellement simple, élémentaire (et en effet!) et garantie à
l'avance de par toutes les lois connues,—mathématiques, mécaniques,
physiques, chimiques, etc.,

—qu'il n'y avait eu aucune espèce de mérite à appliquer ces lois
connues,

—et qu'en conséquence, il ne restait qu'à passer à l'ordre du jour.

«—Rien de plus facile que ce qui s'est fait hier!» disait Biot.

Et quant à ma chétive personnalité, plus humble alors que
jamais,—disparue, oubliée, anéantie dans l'immensité du
fait,—effacée jour par jour et dès longtemps de toute mémoire par
chacun des inventeurs successifs qui auraient graduellement amené le
Grand Oeuvre à sa fin,—plus qu'écrasée sous l'inévitable, éternel
accaparement de l'exploitation financière,—elle serait, à ce moment
solennel,—plus que ridicule, impertinente à ne pas rentrer jusqu'au
plus petit bout de son nez.


Étais-je donc en effet mécanicien, mathématicien, physicien ou
chimiste?

Et celui qui mange le miel s'est-il jamais inquiété de l'autre qui, au
danger de sa peau, a réuni les abeilles?


Mais, malheureusement ou heureusement, je n'ai jamais été et je ne
serai jamais—celui qui réfléchit.—Vérité ou erreur, j'avais vu
devant moi une Grande Chose. J'avais cru, et comme je sais bien que je
suis de ceux qui affirment et payent leur Foi, je m'étais élancé avec
l'enthousiasme du devoir accompli.


Et encore, à ce même moment, mais et seulement alors,—il m'était
enfin venu à la pensée,—devant cette Évidence rayonnante pour moi
seul, de me demander—si je n'aurais peut-être pas eu toute ma vie un
peu trop de défiance de moi et un peu trop de confiance dans les
autres.


En somme, plus j'avais vieilli, plus j'avais été surpris chaque jour
de voir combien peu de gens savent le métier qu'ils font,—depuis les
Rois jusqu'aux marmitons.

—Ô mon fils! disait à son héritier le grand chancelier de Suède
Oxenstiern qui ne fut pas une oie,—ô mon fils! vous serez surpris
quand vous verrez combien peu de sagesse préside aux destinées des
peuples!

J'avais vu les plus grands hommes d'État à l'oeuvre—hélas!—et je
voyais toujours aussi le serrurier auquel on a commandé de clouer dans
l'angle un clou pour accrocher les manches de parapluie:

—Mais ce n'est pas les manches de parapluies que vous accrocherez là;
ce sont les manches d'habits des passants!—Poussez-moi donc encore ce
clou-là dans le coin!

Et le menuisier qui vient de poser son tasseau:

—Votre tasseau penche à gauche.

—Mais, monsieur, mon niveau...

—Mes yeux!!! Vous penchez à gauche.—Vérifiez!

—C'est vrai, monsieur.

Et...

... —et les académiciens, donc!


En somme, il y avait là une question de simple observation, de sens
commun, d'évidence. La chose était si simple qu'elle en était bête
tout à l'heure. Elle n'était même pas neuve, sinon connue.

Et quels immenses horizons ouvrait cette Vérité nouvelle!

J'avais distinctement entendu sonner l'heure à mon oreille; et puisque
les autres semblaient sourds, puisque l'honneur de l'immense
révélation m'avait été réservé,—sans mesurer autrement mes forces,
j'avais dû me jurer et je m'étais juré, sur ma vie et sur mon honneur,
que je répondrais au glorieux appel.


Je me trompais—sur un point, entre autres.

Éloigné par des séries diverses de travaux d'ordres tout différents, je
ne savais pas ce qui se passait sur le terrain réservé au savant que je
n'étais pas; j'ignorais ce que quelques autres s'entre-disaient, trop
bas pour que leur voix eût frappé mon oreille.

Lorsque, toujours poursuivi par l'obstinée vision de mon ballon de la
Fête du Roi,—j'arrivais peu à peu par mes expériences aérostatiques,
par l'observation et par la réflexion qui mûrit l'observation, à
l'absolu théorème du _Plus lourd que l'air_, d'autres que moi,—de
ceux qui savent mieux que regarder, voir,—observaient de leur côté et
arrivaient à la même inévitable conclusion.


Je reçus un matin la visite d'un de mes confrères avec lequel je me
rencontrais une fois par an, depuis quelques quinze ou seize ans, à
notre réunion de la Société des Gens de lettres.

C'était l'ancien enseigne de vaisseau démissionnaire connu depuis par
plusieurs succès comme romancier maritime, G. de La Landelle.

La Landelle suivait depuis trois ans la même piste—sur laquelle
plusieurs autres, m'apprit-il, s'étaient déjà vainement lancés avant
lui et avant moi.

Cette visite de mon confrère,—la première, je crois, en quinze
années,—avait-elle été décidée par une connaissance quelconque de ma
très-grosse préoccupation? Le point devenait et restait plus
qu'indifférent, de par les autres antériorités.

Donc, La Landelle travaillait opiniâtrement depuis trois ans à la
grande besogne, négligeant, oubliant pour elle les nécessités de son
labeur littéraire et de sa vie quotidienne. Avait-il eu l'initiative
ou avait-il reçu l'impulsion de M. de Ponton d'Amécourt, son habile
collaborateur? Ce détail personnel m'était aussi indifférent que s'il
se fût agi de moi-même, du moment que La Landelle, tout au courant de
l'historique de la question, m'apprenait que nous n'étions aucun des
trois le premier.

De cette collaboration, et grâce à la fortune considérable de M.
d'Amécourt, était résulté un fait, une preuve de notre théorie,—preuve
matérielle, évidente, palpable.

S'inspirant très-judicieusement du jouet appelé stropheor, papillon,
spiralifère, et plus heureux que nos devanciers ou nos contemporains
qui, comme Liais, Michel Loup, Béléguic, Moreau, Pline, etc., avaient
seulement posé dans le livre ou par le verbe le problème dans ses
véritables termes, un homme riche avait pu prendre sur l'excédant de
ses revenus une dizaine de mille francs et réaliser par les mains de
deux ouvriers intelligents, MM. Joseph et Richard, la formule de
l'idée en une série de modèles de petits hélicoptères s'enlevant à
deux ou trois mètres de hauteur avec un mouvement d'horlogerie.—Ces
petits hélicoptères constituaient sur le spiralifère connu, qui
s'enlève sous une pression extérieure, un progrès d'une importance
très-réelle à cette heure, puisqu'ils emportaient avec eux leur
moteur, où était préalablement, il est vrai, emmagasinée la force.

Si rudimentaires et embryonnaires que fussent ces hélicoptères de
petit format, et bien qu'ils n'apprissent rien aux esprits
sérieusement occupés de la question, ils devenaient précieux dès lors
qu'ils arrivaient les premiers sur le terrain encore vierge de la
démonstration pratique.

Mon confrère de La Landelle, dans sa visite, ne m'apporta pas, mais me
raconta lesdits hélicoptères. Il m'exposa ensuite le motif qui
l'amenait chez moi.

Non pas découragé,—il est des choses si grandes que devant elles le
découragement est impossible,—mais fatigué de trois années de travaux
encore inféconds et d'un prêche sans relâche par la parole et par la
plume,—lassé, me dit-il, de traîner le boulet d'un travail
apparemment abandonné de son collaborateur, il me proposait de joindre
ses efforts aux miens, et, puisque nous étions convaincus tous deux de
la Vérité, de tirer ensemble sur la corde sans nous arrêter, jusqu'à
ce qu'Elle fût enfin irrémissiblement et sans conteste hors du puits.


—J'avoue que je n'accueillis pas très-chaudement cette ouverture.

Si je puis entrer dans quelques détails personnels et assez étrangers
à ce qui nous occupe ici, je dirai d'abord que, peut-être, sur aucun
chemin, je n'eusse précisément choisi mondit confrère pour compagnon
de route. Les allures un peu trop graves de La Landelle n'étaient pas
du tout miennes, et je ne voyais guère entre nous de possibilités
d'attelage.

Et puis La Landelle faisait partie du Comité de notre Société des Gens
de lettres.—Je n'aime pas les Comités, non plus que les Académies, et
j'ai toujours eu une dent spéciale contre cet éternel Comité-ci, qui,
ne brillant pas par beaucoup d'autres rapports essentiels avec le
Phénix, se renouvelle irrémissiblement chaque année de lui-même, par
un irritant miracle de transsubstantiation—plus facile à expliquer
qu'à déjouer.

Fuyant, pour ma part, les grandeurs avec une persévérance qui ne s'est
jamais démentie, j'avais toujours été mécontent et humilié de voir
cette Société des Gens de lettres,—qui compte dans son sein des
littérateurs pour de vrai, tels que Th. Gautier, Gozlan, Méry, les
deux Dumas, etc.,—présidée à perpétuité et dynastiquement tout à
l'heure, s'il a fait souche mâle,—par M. Francis Wey, auteur, en
1848, du _Dictionnaire démocratique_, haut fonctionnaire pour le quart
d'heure et enrubanné de plus de décorations que deux arbres de mai.

On m'avait toujours vu, faute d'autre éloquence, l'un des interrupteurs
les plus distingués à nos assemblées annuelles de la Société des Gens de
lettres, soit lorsque, ne voyant pas tout à fait le fond des choses, je
luttais contre l'influence du parti Salvandy, à côté de mon compère
Merruau, qui depuis...,—soit lorsque, emporté par l'ardeur du carnage,
je m'élançais et dépassais jusqu'aux gardes avancées—ce que j'avais
appelé dans ce temps-là—«_la Thoré-faction_.»

J'avoue qu'il est et je crains bien qu'il soit toujours un peu de ma
nature d'être à jamais de l'opposition, quel que soit le régime qui
nous gouverne,—et, plus encore peut-être, hélas! j'en ai grand'peur,
le jour où nous gouvernera le régime de mon choix.

C'est en qualité de Conservateur essentiel que je crois parler,
entendons-nous bien! m'estimant à tort ou à raison, malgré ces semblants
anarchistes, plus conservateur cent fois que quiconque,—puisque, _si
parva licet..._,—je ne m'aviserais jamais de commencer par confier au
vinaigre des fruits véreux, des cornichons tombés ou des oignons
moisis.—

Mais passons vite sur cette braise!...

Donc le Comité avait fait tort, dans mon esprit, à La
Landelle.—J'avais encore, s'il faut tout dire, pris jadis contre lui
fait et cause, dans une rencontre douloureuse, pour un ami mien que
j'estime autant que je l'aime, et c'est dire on ne peut plus. Ce
dissentiment très-profond m'avait laissé un souvenir plus que froid
vis-à-vis de mon confrère,—qu'il s'agissait à cette heure d'accepter
à la vie à la mort comme collaborateur de tous les instants.

—De plus, il m'apportait avec lui un _alter ego_, dont, en toute
justice, je ne pouvais le séparer,—et. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .

Et puis,—raison première qui emporte toutes les autres,—qu'avais-je
besoin de qui que ce fût avec moi?

Je savais ce que je pouvais valoir, moi, dans cet assaut, n'ayant de
ma vie, en aucune circonstance, eu besoin pour avancer de sentir les
coudes de mon voisin.—Sûr de moi-même, incapable de regarder derrière
moi pendant le combat, acharné jusqu'à la victoire, pourquoi
m'embarrasser de deux alliés pour lesquels je n'avais à ce moment que
des sympathies douteuses? Pourquoi ne persistaient-ils pas à marcher
de leur côté dans leur voie,—comme moi dans la mienne?

Les joujoux hélicoptères qu'on m'offrait, en manière d'appoint,
n'avaient de mystère pour personne, et, avec quelques jours et quelque
argent, rien n'était plus facile que de les réaliser, si besoin était.
Le brevet qui les décorait ne me paraissait point sérieux, et, le
fût-il, il m'était plus qu'indifférent de passer outre.

Je ne voyais donc devant moi qu'un inventeur quelconque en deux
volumes, qui se trouvait avoir fait un des mille pas qui nous
séparaient du but,—un inventeur comme nous allions en trouver mille
autres devant nous.—Il ne s'agissait pas du tout, pour le moment, de
questions technologiques, mais de tout autre chose.

Je dus présenter à plusieurs reprises mes objections à mon
confrère.—Mais il n'est pas de ceux qui sont embarrassés pour
répondre,—et il me laissa réfléchir.

Et voici ce qui m'apparut:

Tel que j'avais pu le supposer déjà par quelques échos et d'après mes
rapports personnels avec lui, si vagues et lointains qu'ils fussent, tel
surtout que je l'ai apprécié depuis,—homme de sens essentiellement
pratique et plein de méthode, doué d'un merveilleux esprit d'ordre et de
suite, laborieux, patient, obstiné et toujours ruminant comme le boeuf,
son similaire en Analogie Passionnelle, La Landelle avait toutes les
qualités qui me manquent,—et que naturellement je me trouve d'autant
plus enclin à priser haut. À nous deux,—quoique, ou plutôt parce que,
si profondément dissemblables,—nous réalisions absolument, dans toute
la plénitude de son action, l'unité virile qu'il fallait constituer.

Je ne parle pas de sa foi fervente dans l'Aviation, dont il n'avait
pas craint d'aborder la technologie proprement dite, si ardue pour
tout profane.

À la veille d'engager la grande bataille pour gagner une telle
victoire, toute préoccupation personnelle eût été haïssable, toute
prévention devait être abandonnée.—L'auxiliaire qui s'offrait était
trop important pour qu'il me restât le droit d'hésiter davantage.

Je mis ma main dans la main de La Landelle et je lui dis:

—Nous marcherons ensemble!


Mais le fossé que nous devions franchir était trop large et profond
pour qu'un certain élan ne fût pas nécessaire. Je pressentais bien
qu'une bonne fois la lutte engagée je ne m'appartiendrais plus. Il
s'agissait donc de bien méditer et dresser son plan de campagne, et,
cela fait, il fallait se débarrasser autant que possible des
nécessités personnelles, des liens de toutes sortes qui pouvaient
embarrasser la marche.

Je me trouvais, en ce qui me concerne particulièrement, à la tête d'un
établissement de photographie très-important et en pleine prospérité,
mais dont les premières exigences d'installation n'étaient pas encore,
depuis trois ans, complètement apaisées.—Il fallait régulariser cette
situation au mieux des intérêts engagés, et je ne me dissimulais pas
que l'absence du chef, pendant quelques mois, allait sensiblement
déranger la plus-value des recettes sur les dépenses.

J'entrevoyais bien vaguement que le moindre accident d'ailleurs, le
moindre temps d'arrêt dans ma marche d'autre part, pouvaient déterminer
telles éventualités funestes,—homicides, peut-être...—Mais, comme je
l'ai dit, je me rendais à un irrémissible appel...

Je combinai mes dispositions de ce côté du mieux, ou, tout au moins,
du moins mal qu'il me fut possible, et en même temps, j'arrêtai
définitivement le plan général depuis longtemps préparé.


Le 6 juillet, j'écrivis à La Landelle:

«Je suis prêt!—_Go a head!_»



VIII


Plan de campagne. — Le capital? — Le lit de Palissy. — Ligne
courbe, plus court chemin. — MANIFESTE DE L'AUTOLOCOMOTION AÉRIENNE.
— Barbarisme hybride. — J'écris à M. Émile de Girardin. — _Ubi?
quando?_ — L'entrevue. — De l'aérostation dans ses rapports avec la
maréchaussée. — _Possidet aera Minos!_ — Un nouvel ami. — Le 30
juillet! — Au poisson! — Le Compensateur. — Une absurdité
perfectionnée.


Or, voici quel était mon plan de campagne.

Je m'étais dit:

—En renversant absolument le principe d'après lequel l'homme depuis
quatre-vingts ans a vainement essayé de se diriger dans l'air, et en
formulant nettement la proposition de suppléer à l'aérostatique par la
dynamique et la statique,—nous venons de découvrir, je suppose, que
le couvercle de la marmite est soulevé par la vapeur d'eau.

Ceci n'est que le point de départ et la théorie.

Il s'agit désormais de la pratique et du point d'arrivée:—soit la
création et la mise en oeuvre de la locomotive Crampton aérienne.


Or, entre ceci et cela, quel espace!


Tâtonnements, calculs, dépenses formidables, peines, sueurs et sang...


Il fallait d'abord, de par cette appréciation première et nôtre que la
grande découverte ne doit vraisemblablement pas jaillir tout armée
d'un seul cerveau, mais qu'elle éclora sous les incubations
successives de plusieurs,—il fallait faire appel à tous les
chercheurs, à tous les croyants;

—puis, lorsque tous seraient venus, les réunir en communion de foi,
de volonté et de recherches, et, de par la libre discussion entre ces
hommes de bonne volonté, décupler la puissance de lumière créatrice
pour chacun par la réflexion du rayonnement de tous;

—puis faire que, sans jalousie ni ombrage, ces hommes se soumissent
au grand Conseil élu par eux parmi les plus dignes pour régulariser et
ordonner les expériences successives;

—puis enfin constituer le capital nécessaire à ces expériences
suivies.


Car il n'était pas possible de toucher aux premières de ces questions
sans avoir, du même coup, en main la solution de la dernière, celle du
capital.


Donc, quel serait ce capital?

Et où le prendre?

Faire appel à une souscription publique au profit d'une théorie
nouvelle, sans formule précise?—À quel titre, avec quelle autorité,
et dès lors avec quelles chances de succès?

Jeter dans le gouffre insondé au fond duquel s'entrevoyait à peine le
plus formidable des X, ses ressources personnelles et dérisoires,—folie
pure!

C'eût été, de parti pris et sans même espoir de réussite, se
précipiter soi-même dans le brasier éternel de l'inventeur,—brasier
qui ne s'éteint jamais, où le lit de Bernard Palissy brûle toujours...


C'est alors que, convaincu de l'impossibilité d'arriver par la ligne
droite, je pensai que la ligne courbe pouvait devenir, dans ce cas
donné, le plus court chemin d'un point à l'autre.

Je voulais tuer l'aérostation en la remplaçant par les appareils
purement mécaniques:—je résolus de demander à l'aérostation elle-même
le moyen de créer les agents nouveaux qui la tueraient.

Et je me dis que je construirais un ballon gigantesque, dépassant
par ses dimensions les plus grands cités dans les annales
aérostatiques,—pouvant enlever dans sa maison d'osier à deux étages
de quarante à quatre-vingts personnes,—et dès lors, entreprendre,
grâce à son énorme force ascensionnelle, c'est-à-dire grâce à sa
quantité considérable de lest, des trajectoires aériennes de
longueurs jusque-là inconnues.

Les recettes produites par les ascensions et exhibitions successives
de cet aérostat monstre, dans les deux Mondes, devraient constituer le
premier capital d'essais de l'ASSOCIATION LIBRE POUR LA NAVIGATION
AÉRIENNE AU MOYEN D'APPAREILS PLUS LOURDS QUE L'AIR.


Mais il fallait d'abord faire savoir ce que je voulais, d'où je
partais, où j'allais.

J'écrivis à plume courante mon—_Manifeste de l'Autolocomotion
Aérienne_,—un barbarisme hybride, que j'eusse créé plus barbare et
plus hybride encore, pour mieux faire comprendre ma théorie du _self
aerial government_, si absolument opposée à tout système basé sur
l'indirigeable aérostation.

Puis j'envoyai un peu à tout le monde quelques centaines d'invitations
à venir d'abord entendre le développement de la théorie de
l'Autolocomotion aérienne par la suppression préalable et _absolue_ de
tout aérostat et l'emploi des plans inclinés et de l'hélice,—puis
assister à la démonstration pratique de la théorie par la mise en jeu
des petits hélicoptères en question.


Ceci fait, je me demandai à quel journal je confierais la publication
de mon manifeste?

En dépit de mon maigre mérite d'écrivain, la vérité me fait dire que
jamais article ou livre présenté par moi, et dès mes débuts mêmes,
n'eut besoin, si médiocres qu'ils soient restés, de frapper à une
seconde porte.

Mais il s'agissait de tout autre chose ici que des nouvelles de _Quand
j'étais étudiant_ et de romans comme _la Robe de Déjanire_ et _le
Miroir aux Alouettes_.

Ce Manifeste était un démenti en manière de défi à l'opinion générale.
Il dénonçait comme absurde l'idée reçue par tous et émettait une
théorie toute nouvelle, en apparence de contradiction flagrante avec
tout bon sens. Il touchait, et en cassant les vitres, à toutes les
sciences, physiques et mathématiques.

Et au bas de cette énormité quel nom pour l'affirmer?—celui du
marchand de portraits de boulevard, que je vous racontais tout à
l'heure...

Quel journal aurait l'audace d'accepter la compromission d'une
publication semblable? Car toutes les réserves et précautions
oratoires du monde, vedette d'en-tête ou note de bas de page, ne
pourraient en ce cas empêcher l'accusation de complicité morale.

Et encore, pour que rien ne manquât comme aggravation de délit, ledit
factum se trouvait être d'une longueur énorme,—et je n'entendais pas
en retrancher une ligne!


Je n'hésitai pas, et prenant une feuille de papier à lettre, j'écrivis
à peu près ce qui suit à un homme—que je n'avais jamais seulement vu:


«MONSIEUR DE GIRARDIN,

«Je ne vous connais que pour vous avoir été le plus désagréable qu'il
m'a été possible en 1848 et 49.

«Cela ne m'empêche pas du tout de venir vous dire que j'ai la
conviction de tenir le mot du plus grand des problèmes humains.
J'affirme et je prétends démontrer la possibilité unique et exclusive
de l'Autolocomotion aérienne au moyen d'appareils _plus lourds que
l'air_.—Si Nadar que je sois, faites-moi la grâce de croire que je ne
suis pas encore tout à fait fou,—et regardez.

«Je serais surpris, croyant vous bien connaître sans vous avoir jamais
parlé, sans vous avoir jamais vu,—si, étant en cause une grande
vérité de demain, votre nom ne s'affirmait pas près d'elle dès
aujourd'hui.

«Où, quand voulez-vous me donner l'occasion de vous rencontrer?

                                             «NADAR.»


Le lendemain, je recevais quelques lignes—très-cordiales—de M. de
Girardin.

Et deux heures après sa réponse, sa visite.

Je lui lus mon manifeste.

À la moitié, m'interrompant:

—C'est bien! me dit-il. Ceci appartient à _la Presse_. Envoyez à
l'imprimerie tout de suite;—le journal est désormais à votre
disposition.—Et maintenant, causons!

Il écrivit au crayon le _bon à composer_ et le manuscrit partit.


—Ah! si vous n'avez pas tort, me dit-il rêvant,—comme vous me
donnerez raison! Avec la Navigation Aérienne organisée, plus de
frontières, plus de douanes,—plus de gendarmes!

—Je crois que vous allez un peu vite, lui répondis-je en riant. Et
nos gouvernements que vous oubliez?—Savez-vous ce qui eut lieu
lorsque arriva à Paris l'étonnante nouvelle du premier ballon lancé à
Annonay par Joseph Montgolfier?—Eh bien, devant cette découverte
merveilleuse qui semblait ouvrir l'immense et définitif horizon de la
fraternité à la grande famille humaine, le gouvernement d'alors s'émut
et se réunit avec une seule préoccupation:—à savoir si la nouvelle
invention n'allait pas fournir des facilités au meilleur service de la
maréchaussée?—De toute cette grande chose, le gouvernement n'avait
été touché que d'un point:—mettre plus aisément le main sur le collet
de son prochain!

  _...Possidet aera Minos!_

Je crois que vous trouverez cela dans quelques Mémoires de
d'Argenson.—Mais marchons toujours: ils abuseront d'abord, nous
userons ensuite!

Je me séparai de M. de Girardin, enchanté de lui et le meilleur ami du
monde.


—Qui m'aurait dit cela en 1849, lors de l'élection de la Présidence,
m'eût bien étonné.

Mais je n'ai pas fini avec les surprises,—et mon apostolat de
Navigation Aérienne (comme dit ce bon La Landelle) m'en réservait bien
d'autres!...


La réunion du 30 juillet fut nombreuse et brillante. Il y vint
quelques cinq ou six cents personnes; les principaux corps
scientifiques, les administrations de chemins de fer, la presse, le
grand monde, la finance,—voire l'Institut!—s'y trouvaient
représentés. Je reconnus, entre autres, dans l'assistance, le digne M.
Pelouze. Mon grand atelier était plein, l'escalier était plein aussi.
Plusieurs s'en retournèrent qui n'avaient pu entrer.

Les chandelles allumées, comme on disait autrefois, je lus mon
manifeste. Bien m'en prit d'avoir écrit: je ne m'en serais jamais tiré
autrement, avec ma parfaite incapacité oratoire, et,—ce qui pourra
étonner quelques-uns qui ne me connaissent pas,—avec l'infinie
timidité et l'excessive défiance de moi-même qui me paralyseront
toujours devant une assemblée quelconque.

Les petits hélicoptères D'Amécourt et La Landelle manoeuvrèrent, et
mon compère La Landelle—qui était plein de solennité dans son habit
noir,—me fit l'agréable surprise d'un _speech_ additionnel, qu'il ne
m'avait pas annoncé, où il renforça mes arguments et développa les
vertus de ses hélicoptères.

Une interruption d'un jeune Méridional, directeur de ballons fourvoyé
là, me donna l'occasion naturelle d'offrir la parole au contradicteur,
qui s'en tira à merveille, en sautant sur cette bonne occasion de
déclarer à l'assistance l'éclosion prochaine d'un ballon dirigeable de
son invention,—ballon qu'il exposa depuis, en effet, m'a-t-on dit,
mais qu'il ne dirigea guère, que j'aie su.

Je terminai la séance en développant mon projet de demander à
l'aérostation elle-même les premières ressources financières dont
notre Société aurait besoin. Le modèle de la nacelle de mon futur
ballon, en carte découpée, fut curieusement examiné par les
assistants.

Je joignis à cette exhibition la démonstration pratique du système dit
_Compensateur_.


On sait que le gaz contenu dans les aérostats se dilate à mesure que
le ballon s'élève dans les régions atmosphériques moins denses, comme
aussi lorsqu'il vient à être frappé par la chaleur du soleil.

Pour éviter l'explosion, une ouverture en manchon, dite _Appendice_,
reste prudemment ouverte pendant toute ascension à la partie
inférieure de l'aérostat, afin de donner issue au dégagement du gaz.

Mais on comprend qu'il y a là une perte réelle, qui devient sensible
lors de la descente par réfrigération ou par le jeu de soupape, et
alors l'aéronaute, s'il veut rester en l'air, est forcé de compenser
par perte égale de lest la force ascensionnelle perdue.

Louis Godard m'avait plusieurs fois parlé, dans nos ascensions, d'un
projet sien qui devait parer, appréciait-il, à cet inconvénient:—il
voulait joindre à l'aérostat un ballonneau qui, vide au départ, se
remplirait lors de la dilatation.

J'avais trouvé ce projet tellement superbe que je l'avais
perfectionné.—Au lieu de laisser, avec ce Godard, mon ballonneau
gonflé s'élever contre les flancs du ballon, ce qui déterminerait
certainement une aberration de niveau pour la nacelle et l'ensemble du
système, et présenterait, en outre, de grandes difficultés de
manoeuvre, j'avais eu l'idée, dont j'étais tout fier, d'établir notre
Compensateur attenant à l'appendice, avec son filet et sa nacelle
particuliers, dans la verticale au-dessous du ballon.—Inutile
d'ajouter que le diamètre de ce ballonneau devait être calculé en
raison du maximum de dilatation du gaz contenu dans le grand ballon.

Et je n'hésitais pas à attendre les plus merveilleux résultats de ce
Compensateur,—qui n'était qu'une absurdité.


Il ne compensait rien du tout en effet, puisque, rempli, il augmentait
d'autant la force ascensionnelle, dont l'excès restait toujours à
combattre par le jeu de la soupape.

Le seul Compensateur réel serait un récipient armé d'une pompe
foulante.

Et la simple précaution, que prennent tous les aéronautes
intelligents, de n'emplir jamais au départ leur ballon qu'à la moitié
ou aux deux tiers, supplée beaucoup plus logiquement et commodément à
ces inconvénients possibles de la dilatation.

Mais j'étais tout à fait féru de notre Compensateur et je fis
manoeuvrer devant mon assemblée ébahie un petit ballon en baudruche de
1 mètre, à deux lobes, dont je gonflais et dégonflais l'inférieur en
approchant ou en éloignant du principal un foyer de chaleur.

On me sembla trouver cela fort beau et fort logique,—et je noterai en
passant qu'un scientifique et pieux personnage qui a attaqué plus ou
moins venimeusement le _Géant_ n'a pas manifesté, par une seule ligne,
que ce niais Compensateur,—le seul point réellement critiquable,—l'eût
choqué le moins du monde...



IX


Les ballons ont tué la direction des ballons! — _Levior vento._ — Le
vaisseau et la bouée. — Les bourrelets de l'enfance. — Le défilé des
systèmes cornus. — Les poissons! — Les aérostiers en chambre. —
Victoire sans ennemi. — _Sub sole, sub Jove!_ — L'air, point
d'appui. — Le bon sens des Choses. — La légalité physique. —
L'ingénieur Paucton. — Minorité la veille, majorité le lendemain. —
Coïncidences. — Les hélicoptères. — La Sainte Hélice! — Le
spiralifère. — Amplification, amélioration. — Direction des
parachutes. — Les plans inclinés. — Les chemins qui marchent! —
L'enfant grandira! — Pascal et Franklin. — Nos enjambées futures. —
Ayons la Foi! — Le père Fournier et l'eau de mer. — Colomb, Dallery,
le marquis de Jouffroy et Fulton. — L'homme créateur. — Un grand
siècle. — L'académicien Lalande. — Un démenti. — L'inventeur. — Un
voeu. — La poltronnerie française. — Un Cercle à créer. — Ma part!


Le lendemain de cette séance,—dont on me permettra de conserver le
souvenir, mémorable pour moi,—les quelques cinquante mille abonnés de
la _Presse_ lisaient:


  MANIFESTE
  DE
  L'Autolocomotion Aérienne

I

«Ce qui a tué, depuis quatre-vingts ans tout à l'heure qu'on la
cherche, la direction des ballons, ce sont les ballons.

«En d'autres termes, vouloir lutter contre l'air en étant plus léger
que l'air, c'est folie.

«À la plume—_levior vento_, si le physicien laisse parler le
poëte,—à la plume vous aurez beau ajuster et adapter tous les
systèmes possibles, si ingénieux qu'ils soient, d'agrès, palettes,
ailes, rémiges, roues, gouvernails, voiles et contre-voiles,—vous ne
ferez jamais que le vent n'emporte pas du coup ensemble, au moment de
sa fantaisie, plume et agrès.

«Le ballon, qui offre à la prise de l'air un volume de 500 à 1,000
mètres cubes d'un gaz de dix à quinze fois plus léger que l'air, le
ballon est à jamais frappé d'incapacité native de lutte contre le
moindre courant, quelle que soit l'annexe que vous lui dispensiez
comme force motrice résistante.

«De par sa constitution et de par le milieu qui le porte et le pousse
à son gré, il lui est à jamais interdit d'être vaisseau: il est né
bouée et il restera bouée[2].

    [Note 2: _La Vie navale_, par G. de La Landelle.]

«La plus simple démonstration arithmétique suffit pour établir
irréfragablement non-seulement l'inanité de l'aérostat contre la
pression du vent, mais dès lors au point de vue de la Navigation
Aérienne proprement dite, sa nocuité.

«Étant donnés le poids qu'enlève chaque mètre cube de gaz et la
quotité de mètres cubés par votre ballon d'une part, et, d'autre part,
la force de pression du vent dans ses moindres vitesses, établissez la
différence—et concluez.

«Il faut reconnaître enfin que, quelle que soit la forme que vous
donniez à votre aérostat, sphérique, conique, cylindrique ou plane;
que vous en fassiez une boule ou un poisson; de quelque façon que vous
distribuiez sa force ascensionnelle en une, deux ou quatre sphères, de
quelque attirail, je le répète, que vous l'attifiez, vous ne pourrez
jamais faire que 1, je suppose, vaille 20,—et que les ballons soient
vis-à-vis de la Navigation Aérienne autre chose que les bourrelets de
l'enfance.

«Voulez-vous maintenant demander historiquement aux faits la
confirmation de la théorie? Contemplez cet interminable défilé des
inventeurs de systèmes cornus pour l'impossible «direction des
ballons,»—et je m'irrite d'écrire, même pour la dernière fois,
j'espère, cette niaise formule de deux mots qui hurlent d'être
ensemble!—Dans cette procession lamentable d'hommes à ailes, à
nageoires, d'hommes à poissons surtout,—qui ne sont jamais, au fond,
qu'un seul et même homme ou un seul et même poisson,—vous n'en
trouvez pas un, derrière l'autre son semblable, qui, en dépit de ses
peines et quelquefois d'une intelligence réelle vainement dépensée,
ait prouvé quelque chose et fait avancer la question d'un seul pas.
Vous vous étonnez de cette persistance, de cette opiniâtreté de
capucins de cartes, car vous ne trouvez pas une, je dis une seule
intermittence dans l'innombrable série des déconvenues,—depuis cette
enthousiaste année 1784, à partir de laquelle nous voyons succéder,
avec un égal et non moins intrépide insuccès, aux vaines tentatives de
Guyton de Morveau et Bertrand, de Blanchard, de Robert avec le duc de
Chartres (Philippe-Égalité), les non moindres échecs d'Alban et
Vallet, de Testu-Brissy, Deghen, etc.,—suivis, toujours dans la même
voie et dès lors avec la même inexorable issue, de l'abbé Miolan et
Janinet, de Henin, Sanson, de Lenox, Helle, Julien, Giffard,
Dupuis-Delcourt, Pétin, etc., etc.

«Et nous ne savons pas tout! Nous ignorons encore combien d'autres
combinaisons furent mort-nées, combien de cerveaux inconnus
enfantèrent d'autres avortements ignorés, combien de nez en
l'air,—car la question les fait tous lever invinciblement,—ont
ruminé leur petit système particulier. Que de poissons restés secrets!
Qui de nous ne s'est pas, à un moment donné, procuré la satisfaction
d'une petite théorie—toujours infaillible? Qui de nous, en suivant de
l'oeil quelque ballon d'hippodrome, n'a pas eu... _son idée_?—Qui de
nous n'a pas, au moins une fois, rêvé _poisson_?

«Je m'expliquerais peut-être ce calendrier,—j'allais dire ce
martyrologe sans fin de chercheurs aux yeux fermés, venant tous
opiniâtrement trébucher les uns après les autres au même point,—en
admettant que bon nombre de ces entêtés étaient non point des
aérostiers, mais de simples fous de cabinet, d'autant mieux portés à
se perdre dans les nuages qu'ils n'avaient pas besoin pour cela de se
déranger de leur table à écrire.

«À ces braves gens, la moindre ascension et descente préalables par
petit vent frais aurait démontré, par delà l'évidence, ce que vaut la
formidable puissance du plus léger courant et du coup l'impossibilité
de leur espoir.

«Mais quant à ceux qui, après avoir eu, ne fût-ce qu'une seule fois,
l'occasion de mettre le pied dans une nacelle d'aérostat, se sont
égarés, eux aussi, à la poursuite de cette chimère appelée direction
des ballons, je me tais par le respect que je garde pour l'ingéniosité
très-réelle que quelques-uns, de valeur incontestable, ont parfois
dépensée là en pure perte et pour des tentatives qui n'étaient pas, en
somme, sans quelque danger.

«Ce qu'il faut bien reconnaître et constater surtout, c'est que les
quarts de réussite obtenus l'adversaire absent, c'est-à-dire en plein
calme, en champ clos du Palais de l'Industrie ou ailleurs, n'ont
jamais prouvé rien, par cet unique et imperturbable motif qu'ils ne
pouvaient rien prouver.

«L'Autolocomotion aérienne doit s'affirmer _sub sole, sub Jove_, et
elle n'a pas souci des poissons ni des aérostiers en chambre.

«Ils ne furent pas inutiles cependant, et il faut même les remercier,
bien que tout à fait au rebours de leur prétention, puisque c'est à la
multiple et infatigable persévérance de leur insuccès que nous devons
d'établir la base d'une théorie—désormais certaine, dès qu'elle
procède d'eux-mêmes,—directement et absolument,—par la Négative.


II

«Il faut donc renverser la proposition elle-même et formuler ainsi
l'axiome nouveau:

«—POUR LUTTER CONTRE L'AIR, IL FAUT ÊTRE SPÉCIFIQUEMENT PLUS LOURD
QUE L'AIR.

«De même que spécifiquement l'oiseau est plus lourd que l'air dans
lequel il se meut, ainsi l'homme doit exiger de l'air son point
d'appui.

«Pour commander à l'air, au lieu de lui servir de jouet, il faut
s'appuyer sur l'air et non plus servir d'appui à l'air.

«En locomotion aérienne comme ailleurs, on ne s'appuie que sur ce qui
résiste.

«L'air nous fournit amplement cette résistance, l'air qui renverse les
murailles, déracine les arbres centenaires, et fait remonter par le
navire les plus impétueux courants.

«De par le bon sens des choses,—car les choses ont leur bon sens,—de
par la législation physique, non moins positive que la légalité
morale,—toute la puissance de l'air, irrésistible hier quand nous ne
pouvions que fuir devant lui, toute cette puissance s'anéantit devant
la double loi de la dynamique et de la gravité des corps, et, de par
cette loi, c'est dans notre main qu'elle va passer.

«C'est au tour de l'air de céder devant l'homme;—c'est à l'homme
d'étreindre et de soumettre cette rébellion insolente et anormale qui
se rit depuis tant d'années de tant de vains efforts. Nous allons à
son tour le faire servir en esclave,—comme l'eau à qui nous imposons
le navire,—comme la terre que nous pressons de la roue.


III

«Nous n'annonçons point une loi nouvelle: cette loi était édictée dès
1768, c'est-à-dire quinze ans avant l'ascension de la première
Montgolfière, quand l'ingénieur Paucton prédisait à l'hélice son rôle
futur dans la Navigation aérienne.

«Il ne s'agit ici que de l'application raisonnée des phénomènes
connus.

«Et, quelque effrayante que soit, en France surtout, l'apparence seule
d'une novation, il faut bien en prendre son parti, si, de même que les
majorités du lendemain ne sont jamais que les minorités de la veille,
le paradoxe d'hier est la vérité de demain.

«L'Autolocomotion aérienne, d'ailleurs, ne sera pas absolument une
nouveauté pour tout le monde.

«Les inventions et les découvertes sont dans le même air que tous
respirent. Quand l'une d'elles va éclore sous le souffle mystérieux
qui féconde la pensée humaine, son germe éclate presque toujours sur
divers points simultanés. Presque à la même heure où Niepce et
Daguerre inventent le Daguerréotype chez nous, Talbot trouve le
Talbotype à Londres. Et ainsi de bien d'autres. C'est le même souffle
insurrectionnel, général et ubiquiste, de l'esprit de demain contre la
routine d'hier.

«Parmi tous les fous qui regardent en l'air plutôt qu'à leurs pieds,
il est, à ma seule connaissance, plusieurs bons esprits pour lesquels
la formule de l'Autolocomotion aérienne se trouve dégagée, et depuis
longtemps déjà. Plusieurs rencontres, dont quelques-unes absolument
fortuites, m'ont témoigné de ces arrivées simultanées vers le même
but.—Et,—j'appelle l'attention sur le caractère symptomatique de
cette observation,—ce qui paraîtra aux autres comme à moi
remarquable, c'est que pour tous et toujours le moyen était absolument
le même et unique.

«Pour ne citer que quelques-uns, je recevais, il y a près de dix ans,
la première visite de M. Moreau, de la Société des auteurs
dramatiques, qui, simple théoricien en aérostatique, mais esprit
dégagé et chercheur, me communiquait la solution trouvée.

«D'autres depuis, M. Laubereau, inventeur du moteur à air dilaté, M.
M..., ingénieur, fils d'un ancien et célèbre député, étaient arrivés,
par la seule observation et par la simple logique, à la même solution.

«J'arrive à MM. de Ponton d'Amécourt, inventeur de l'_Aéronef_, et de
La Landelle, dont les efforts considérables, depuis trois années, se
sont portés sur la démonstration pratique du système, et à
l'obligeance desquels nous devons la communication d'une série de
modèles d'hélicoptères s'enlevant automatiquement en l'air avec des
surcharges graduées.

«Si des obstacles que j'ignore, des difficultés personnelles ont
empêché jusqu'ici l'idée de prendre place dans la pratique, le moment
est venu pour l'éclosion.


IV

«La première nécessité pour l'Autolocomotion aérienne est donc de se
débarrasser d'abord absolument de toute espèce d'aérostat.

«Ce que l'aérostation lui refuse, c'est à la dynamique et à la
statique qu'elle doit le demander.

«C'est l'hélice—_la sainte Hélice!_ comme me disait un jour un
mathématicien illustre—qui va nous emporter dans l'air; c'est
l'hélice qui entre dans l'air comme la vrille entre dans le bois,
emportant avec elles, l'une son moteur, l'autre son manche.

«Vous connaissez ce joujou qui a nom _spiralifère_?

«—Quatre petites palettes, ou, pour dire mieux, spires en papier
bordé de fil de fer, prennent leur point d'attache sur un pivot de
bois léger.

«Ce pivot est porté par une tige creuse à mouvement rotatoire sur un
axe immobile qui se tient de la main gauche. Une ficelle, enroulée
autour de la tige et déroulée d'un coup bref par la main droite, lui
imprime un mouvement de rotation suffisant pour que l'hélice en
miniature se détache et s'élève à quelques mètres en l'air.—d'où elle
retombe, sa force de départ dépensée.

«Veuillez supposer maintenant des spires de matière et d'étendue
suffisantes pour supporter un moteur quelconque, vapeur, éther, air
comprimé, etc.,—que ce moteur ait la permanence des forces employées
dans les usages industriels,—et, en le réglant à votre gré comme le
mécanicien fait sa locomotive, vous allez monter, descendre ou rester
immobile dans l'espace, selon le nombre de tours de roues que vous
demanderez par seconde à votre machine.

«Mais rien ne vaut pour arriver à l'intelligence ce qui parle d'abord
aux yeux. La démonstration est établie d'une manière plus que
concluante par les divers modèles de MM. de Ponton d'Amécourt et de La
Landelle,—un homme du monde et un littérateur,—qui ne sont
mécaniciens ni l'un ni l'autre et qui ont eu la chance méritée de
trouver, pour la traduction de leurs idées, deux ouvriers d'élite, MM.
L. Joseph (d'Arras) et J. Richard.

«Ces systèmes, différents du _spiralifère_, mais plus avancés que lui
en ce qu'ils emportent avec eux leur moteur, témoignent
surabondamment, en dépit de la prohibition de Lalande, de l'évidente
possibilité de l'ascension des corps spécifiquement plus lourds que
l'air.

«Il n'est pas besoin d'insister sur l'imperfection forcée—et si
encourageante—de ces engins d'essai, obtenus dans les pires
conditions à tous points de vue et qui sont purement embryonnaires.
Supposez-les perfectionnés, et, pour ce faire, confiez-en
l'établissement dans les proportions pratiques aux ateliers spéciaux;
qu'un comité choisi parmi les plus compétents en dirige les
dispositions,—et je doute qu'il puisse rester, dans l'esprit même le
plus prévenu, le moindre doute sur la possibilité de l'Autolocomotion
aérienne.

«Je désire aller autant qu'il m'est possible au-devant de toute
objection, dans mon ardente volonté de faire partager ma
conviction.—Je suppose donc, en admettant tout le premier que la
pratique donne trop souvent le démenti à la théorie—et
réciproquement!—je suppose qu'on vienne prétendre à tout hasard que,
sur une échelle plus grande, c'est-à-dire dans les proportions
usuelles, nous n'obtiendrons pas les mêmes résultats.

«La réponse sera trop facile.

«C'est tout au contraire l'amplification de notre poids et de nos
formes qui nous assure le succès. Et, en effet,—dès que notre
principe est admis,—si notre moteur X de la force d'un cheval, je
suppose, n'arrive pas à nous fournir la puissance ascensionnelle
suffisante, nous n'avons, élémentairement, qu'une chose à
faire:—doubler la force de notre moteur. Une force de deux chevaux
est-elle insuffisante encore, nous en prenons quatre, nous en prenons
huit,—puisque, à mesure proportionnelle que nous augmentons sa force,
nous diminuons _relativement_ le poids de notre moteur.

«Il est bien certain, en effet, qu'une force de dix chevaux pèse bien
moins que dix forces d'un cheval, tout en produisant le même résultat.

«La progression de notre décharge monte donc en raison proportionnelle
de notre addition de force.


V

«Nous pouvons, je crois, admettre que le plus difficile est fait,—dès
que l'hélice nous donne la puissance ascensionnelle, soit
verticale,—graduée et facultative.

«L'hélice va compléter son oeuvre en nous fournissant le propulseur à
pivot horizontal, dont la rapidité, qui sera presque toujours
supérieure à celle de l'hélice ascensionnelle, va s'accroître encore
de celle obtenue par les plans inclinés,—et nous avons la direction.

«Observons le parachute en ses effets:

«—Le parachute est une manière de parapluie où le manche est remplacé
à son point d'insertion par une ouverture destinée à donner
satisfaction au trop-plein de la prise d'air, pour éviter les
oscillations trop fortes, principalement au moment du développement.

«Des cordelles, partant symétriquement des divers points de la
circonférence, viennent se rejoindre concentriquement au panier
d'osier dans lequel se tient l'aérostier.

«Au-dessus de ce panier et à l'entrée du parachute au repos,
c'est-à-dire fermé dans l'ascension, un cercle fixe d'un diamètre
suffisant doit faciliter, au moment de la chute, l'entrée de l'air
qui, s'engouffrant sous la pression, développe plus facilement et plus
rapidement les plis.

«Or le parachute,—où le poids de la nacelle, du gréement et de
l'aérostier est équilibré avec l'envergure de la voilure,—le
parachute qui semble, d'après son nom même, n'avoir d'autre but et ne
présenter d'autre ressource que de modérer la chute,—le parachute
est dirigeable, et les aérostiers qui le pratiquent n'ont garde
d'oublier cette faculté.

«Si le courant vient à pousser l'aérostier placé dans la nacelle du
parachute sur un point dangereux pour la descente, une rivière, une
ville, une forêt,—l'aérostier, qui voit à sa droite, je suppose, la
plaine plus propice, tire sur les cordelles qui l'entourent à droite,
et, imbriquant ainsi son toit d'étoffe, glisse dans l'air qu'il fend
obliquement vers la droite voulue.

«Toute chute se détermine, en effet, du côté maximum du
poids,—c'est-à-dire ici de l'inclinaison.

«Les inclinaisons,—ou déclinaisons plutôt, imprimées à la plate-forme
de notre locomotive aérienne et combinées avec la faculté
ascensionnelle dont elle dispose, lui fournissent donc, indépendamment
de l'hélice horizontale, vers un moyen assuré de locomotion.

«Si Pascal a eu raison d'appeler les fleuves «des chemins qui
marchent,» Franklin, qui entrevoyait peut-être dans les horizons de
l'avenir l'Autolocomotion aérienne centuplant les vitesses alors
connues et humiliant l'Océan, Franklin n'avait pas tort de s'écrier à
la nouvelle de la première Montgolfière: «—Ce n'est qu'un enfant,
mais il grandira!»

«On comprendra qu'il ne saurait nous appartenir de déterminer dès à
présent, dans cet exposé général et primordial, ni mécanismes, ni
manoeuvres.

«Nous ne nous aviserions pas davantage de fixer, même
approximativement, la rapidité future des Autolocomoteurs aériens.

«Que la pensée cherche seulement à évaluer d'aussi loin que ce soit la
marche probable d'une locomotive glissant dans les airs sans
déraillements possibles, sans mouvement de lacet, sans le moindre
obstacle;—supposez que cette locomotive se rencontre, dans sa route,
au milieu et dans le sens d'un de ces courants qui donnent jusqu'à 30
et 40 lieues à l'heure;—additionnez ensemble ces données
formidables,—et votre imagination va reculer en ajoutant encore à ces
vitesses vertigineuses la rapidité d'une machine tombant dans un angle
de descente de 4 à 5,000 mètres, par gigantesques zigzags, et faisant
le tour du globe en quelques enjambées fantastiques...


VI

Il faut se réveiller, et pour sortir du rêve, contentons-nous, la part
reste assez belle, d'apprécier si l'Autolocomotion aérienne est
possible,—et, si elle ne l'est pas aujourd'hui, qu'elle le soit
demain! Hâtons-nous de réparer le temps perdu en nous emparant au plus
tôt de ce champ qui nous appartient.

«Nous ne saurions, dès à présent, en apercevoir les horizons sans fin.
L'Autolocomotion aérienne, qui efface les frontières, supprime les
distances, rend les guerres impossibles, nous réserve le spectacle
d'autres miracles, dès que nous aurons su la gagner.

«Efforçons-nous à cela, et, pour commencer, tâchons d'avoir la
Foi!—Il y a quatre mille ans que la navigation est connue, et
pendant quatre mille ans le marin a souffert la soif sur les océans.
Le Père Fournier écrivait en 1643 que l'eau de mer passée à l'alambic
peut, à la vérité, devenir potable, mais il s'empressait de racheter
cette concession en décrétant «—que l'usage de cette eau pendant
quinze jours donne _infailliblement_ le flux de sang.» Il n'y a pas
vingt ans qu'on s'est enfin décidé à ne plus mourir de soif au milieu
de l'eau.—Rappelons-nous le vaisseau de Colomb glissant dans les
espaces, les souffrances de Dallery, l'invention du marquis de
Jouffroy traitée d'enfantillage puéril, et les propositions de Fulton,
d'inepties. Rappelons-nous les locomotives qui devaient tourner sur
place sans avancer et la vitesse de traction qui devait étouffer sans
miséricorde les voyageurs. Rappelons-nous ces choses, et tant
d'autres!

«L'homme, se soumettant à cette infériorité, serait-il donc décidé à
repousser sa part d'une prérogative qui a été dispensée, comme pour
l'engager d'exemple, à toutes les séries diverses du règne animal,
depuis l'oiseau et l'insecte jusqu'à certains mammifères et à quelques
poissons[3]?

    [Note 3: _L'Aéronef_, par G. de La Landelle.—J'ai à remercier ici
    mon précieux collaborateur des utiles emprunts qu'il m'a permis de
    faire à sa brochure. Devant une pareille cause, il ne faut pas se
    lasser de répéter les mêmes choses jusqu'à leur acceptation
    définitive, et toute individualité généreuse s'efface.]

«À l'homme, au seul bénéfice duquel, nous dit-on, l'univers entier a
été créé,—et il doit dès lors le prouver jusqu'au bout;—à l'homme,
qui a supprimé l'espace avec la vapeur et l'électricité, et, avec
cette même électricité, a vaincu les ténèbres et défié le soleil;—à
l'homme qui, s'élevant cette fois jusqu'à la puissance créatrice, a
fait de rien quelque chose, en fixant et en matérialisant par la
photographie les spectres impalpables;—à l'homme qui s'est fait
porter par le feu;—qui, comme le poisson, a fait sienne la mer, et
qui, bien autrement que la taupe, traverse en un trait de flamme les
profondeurs de la terre;—à l'homme appartient un dernier domaine,
celui de l'oiseau, et il n'a qu'à le vouloir pour s'en emparer.

«Chaque époque a sa part faite, et si l'on a bien quelques autres
reproches à adresser à ce siècle-ci, on ne saurait méconnaître au
moins la place lumineuse qu'il se sera marquée, par les sciences
physiques, dans l'histoire des âges. Nous devons encore quelque chose
à notre siècle, au siècle de la Vapeur, de l'Électricité et de la
Photographie:—nous lui devons l'Autolocomotion aérienne.

«Ne le sentez-vous pas, en effet, comme nous,—quelque chose, qui est
la satisfaction d'un besoin réel, ne vous manque-t-il pas encore?
N'éprouvez-vous pas, comme nous, comme tous, ces aspirations vagues et
pourtant certaines, cette curiosité inquiète qui se défie d'elle-même
jusqu'à en être moqueuse?—Pour ma part, en admirant les bonnes
volontés et les sympathies que je trouvais en ces derniers jours
autour de moi, qui ne suis rien devant cette immense question, je me
disais:—Pour qu'on me laisse si peu à faire dès que j'ai prononcé le
premier mot magique, pour que je rencontre tant de bienveillance, tant
d'élan et de spontanéité, la solution de ce problème était donc bien
impatiemment attendue?

«Ayons la Foi. Défions-nous des idées préconçues et du parti pris.
Les leçons du passé nous montrent tant de fois les rieurs moqués!—Le
savant astronome Lalande condamnait en 1782, dans une lettre publique,
comme _folles tentatives_, toutes celles, aérostatiques ou dynamiques,
essayées par l'homme pour s'élever dans l'air.—Un an après l'anathème
de Lalande, la première Montgolfière, lui donnant un premier démenti
en prédisant le second, s'enlevait par le fait d'une simple différence
de pesanteur spécifique, et bientôt Lalande lui-même, enthousiasmé,
essayait à son tour,—à plus de soixante ans!—ces routes nouvelles,
dans le ballon de Blanchard.

«Puisque l'homme ne se lasse pas de revenir à cette escalade
sublime,—puisque, malgré tant d'assauts infructueux, il semble devoir
s'y obstiner jusqu'à ce qu'il ait trouvé l'issue, et puisque la
Question semble devoir nous imposer tant d'efforts successifs,
cherchons donc encore et ensemble, ou tout au moins ne bafouons pas ni
n'écrasons celui qui veut chercher. Sans dérision comme sans basse
envie, unissons-nous, encourageons et entr'aidons-nous. Ne soyons pas
toujours si mauvais et cruels pour nous-mêmes que nous repoussions si
impitoyablement ceux-là qui s'entêtent à nous servir malgré nous.
Daignons au moins faire accueil à celui qui vient, pieds nus par les
sillons, nous offrir sa trouvaille, et sans ouvrir les grandes portes
à la démence non plus qu'à la vanité impuissante, prenons au moins la
peine de jeter les yeux sur ce qui nous est apporté, au prix souvent
de tant de sueurs et de sacrifices.—Que le pauvre inventeur, condamné
déjà par nous à l'amende préventive pour son génie, trouve au
moins le seuil hospitalier où on l'écoute!

«Je voudrais voir se créer une Société d'hommes d'intelligence et de
bien, se proposant pour objet d'encourager et de faciliter ces
intéressantes recherches. Cette Société, qu'un capital insignifiant
suffirait à constituer au début, trouverait bien vite en elle-même les
ressources nécessaires par des expositions ou expériences publiques et
d'autres moyens qui naîtraient d'eux-mêmes devant l'intérêt général et
profond qui s'attache aux tentatives de cet ordre. Elle serait, comme
nous l'avons dit, le point de concentration, d'examen comparatif et de
cohésion de tant d'efforts isolés jusqu'ici et dès lors perdus. Un
Comité d'hommes spéciaux, d'incontestable compétence, se réunirait à
époques périodiques pour apprécier l'apport d'idées de tout nouveau
venu, et ferait à chacun sa part méritée, décidant seul des essais à
faire et ne disposant qu'avec la prudence indiquée du capital de
l'association.

«Je ne désespère même pas tout à fait que quelques esprits, trop
élevés et curieux pour ne pas s'intéresser à la solution du problème,
si lointaine qu'elle paraisse être, aient le très-grand courage de
surmonter notre «_poltronnerie française_» en acceptant le drapeau de
cette grande recherche, et que les ressources de l'influence de notre
association puissent s'accroître par la création d'un Cercle ou Club
spécial.—N'avons-nous pas, dans des ordres absolument similaires,
d'autres Cercles spéciaux composés d'hommes du monde empressés
d'honorer leurs loisirs en mettant leurs réunions sous l'invocation
des intérêts les plus sérieux, et l'Autolocomotion aérienne n'est-elle
pas au chemin de fer ce que le chemin de fer a été au cheval?

«Enfin, et pour terminer, l'attention extrême qu'accorde toujours la
presse au moindre fait d'aérostation témoigne à l'avance de la
bienveillance avec laquelle les journaux de tous pays soutiendraient
cette Association désintéressée en tout, hors le bien de la cause.
Prochain ou éloigné, quel que fût le résultat de sa constitution et de
ses actes, cette Société ne saurait être inutile dès qu'elle
réveillerait et aiguillonnerait les efforts des chercheurs et
l'attention publique au profit de l'immense Question qui réalisera,
dans les ordres physique, moral et politique, la plus considérable des
révolutions humaines.

«Je soumets l'ébauche de ce projet aux hommes de bonne volonté et je
me tiendrai pour fier d'avoir seulement provoqué la grande _Agitation_
au profit de la Cause.»


«En admirant les bonnes volontés et les sympathies que je trouvais en
ces derniers jours autour moi...—pour qu'on me laisse si peu à faire
dès que j'ai prononcé ce premier mot magique, pour que je rencontre
tant de bienveillance, tant d'élan et de spontanéité...»—disais-je
alors.


Hélas! ces «derniers jours» étaient les premiers—et je devais payer
cher, plus tard, ce trop heureux début!



X


À tous les journaux de l'univers. — Pluie de lettres. — Prenez mon
poisson! — Une pierre dans la mare. — L'ichthyologie. — Un démenti.
— Sacristie scientifique. — Beaucoup de bruit, donc un peu de
besogne. — Une visite inespérée. — M. Babinet, de l'Institut. —
L'Association polytechnique. — Le _Flesselles_. — Les _Stropheors_.
— Un oeil crevé. — Ville gagnée! — La souris et l'éléphant. —
Mademoiselle Garnerin. — Le maréchal Niel. — Un capital placé. — Ma
tète à couper! — Une addition pour une omission. — La date! — La
mine de poudre. — Un académicien spirituel! — Le grand Arago. —
Ondoyant et divers. — Vivent les joujoux! — La pomme de Newton était
une poire. — Un million d'exemplaires!


Aussitôt je commandais à l'imprimerie du journal _la Presse_ un tirage
supplémentaire de plusieurs milliers dudit _Manifeste_, dont j'avais
fait prudemment conserver la composition, et j'envoyais un exemplaire
à tous les journaux du monde entier, sans exception, jusqu'à Bombay et
au Cap, avec une note invoquant leur appui pour la propagation du
_Plus lourd que l'air_.


Ce fut comme un coup de tam-tam. Je reçus une pluie de lettres.
Presque toutes—toutes, allais-je dire,—criaient _bravo!_ et
encourageaient.

Quelques-unes me provenaient de «_directeurs de ballons_» qui
n'avaient pas compris un mot de ce que j'avais dit, chacun de ceux-ci
venant m'offrir son «_poisson_» aérostatique dirigeable.

Un ou deux de ces hommes-poissons—qui avaient compris—me disaient
des injures.—J'avais jeté une grosse pierre dans la mare des poissons
aérostatiques, et je n'en avais pas fini avec toute cette
ichthyologie.

Un certain abbé Moigno, qui rédige aux abords de l'Institut un journal
de sacristie scientifique, n'hésita pas à déclarer tout simplement que
nos hélicoptères, qui avaient volé devant cinq cents assistants, dont
il était, n'avaient pas volé du tout et que j'étais un homme _dénué de
conviction_.—Je reviendrai peut-être à celui-là, si j'ai le temps.

Au résumé, beaucoup de bruit—ce qu'il fallait—et déjà, par
conséquent, un peu de besogne.

Je n'en attendis pas longtemps la preuve.


Deux jours après, entrait chez moi un vieillard, grand et fort, un peu
voûté, de figure singulièrement intelligente, les cheveux gris emmêlés
sur le front, décoré.

—Je viens vous dire que vous avez raison! me dit sans autre bonjour
ce personnage.—Mais vous usez bien inutilement de l'encre pour
prouver l'absurdité des prétendus directeurs de ballons. Si ces
imbéciles-là veulent voir clair, ils n'ont qu'à ouvrir les yeux!—Je
m'appelle Babinet.


Jamais je ne me fusse attendu à cet honneur, jamais je n'eusse osé
concevoir seulement la pensée d'aller déranger de ma visite profane
les travaux de ce savant vénéré de tous,—et c'était lui qui venait à
moi! Homme d'imagination, ayant au plus quelque sentiment des
probabilités, je croyais de toute la force de ma foi, mais sans trop
savoir encore, dans mon ignorance, pourquoi je croyais;—et cet homme
des plus illustres parmi ceux qui savent pourquoi ils croient venait
me tendre la main et me dire:—Persévérez!

Un pareil encouragement ne pouvait manquer de centupler mes forces.

Le célèbre académicien m'annonça son intention de faire, le dimanche
suivant, sa leçon à l'Association polytechnique, sur la question de la
Navigation Aérienne au moyen d'appareils _plus lourds_ que l'air. Je
l'engageai vivement à utiliser, pour la démonstration, les petits
appareils hélicoptères de MM. d'Amécourt et de La Landelle; ce qui fut
fait devant l'assistance considérable entassée dans le grand
amphithéâtre de l'École de Médecine.

Des applaudissements enthousiastes et réitérés accueillirent la leçon
du maître,—leçon que je pus recueillir en me rappelant mon ancien
métier de sténographe aux Chambres.

Si cette leçon doit retrouver quelque part sa place, c'est ici, ce
livre n'ayant pas été fait uniquement pour la distraction du lecteur
indifférent, mais comme plaidoyer et prêche au profit de la Cause qui
me l'a surtout fait écrire.


«La théorie de la direction des ballons proprement dits est absurde,
dit M. Babinet.

«Comment faire résister et manoeuvrer contre les courants des ballons
comme le _Flesselles_, par exemple, qui mesurait 120 pieds de
diamètre? Il faudrait une force de 400 chevaux pour mettre en lutte à
peu près égale avec le vent une voile de vaisseau. Supposez, ce qui
est impossible, qu'un ballon put emporter avec lui une force de 400
chevaux, et ce grand effort ne servirait absolument à rien, car vous
appréciez tout de suite que sous cette pression votre ballon
s'écraserait dans sa fragile enveloppe.

«L'impossibilité étant admise devant tout bon esprit, M. Nadar s'est
donné beaucoup de peine bien inutile pour la démontrer. Je le répète,
pour en finir une bonne fois avec l'_impossible direction des
ballons_, supposez tous les chevaux d'un régiment attachés par une
corde à la nacelle d'un ballon, vous obtiendriez pour tout résultat de
voir voler en éclats votre ballon.

«C'est tout à fait ailleurs que l'homme doit chercher les moyens de
s'élever, ce qui veut dire en même temps de se diriger dans l'air.

«J'ai vu et acheté autrefois chez Giroux, marchand de jouets, alors
rue du Coq, un joujou qui était alors fort à la mode et s'appelait
_stropheor_. Ce joujou se composait d'une petite hélice libre se
détachant de son support sous le jeu d'une ficelle enroulée et
rapidement tirée. L'hélice était assez lourde, pesant bien un quart de
livre, et ses ailes étaient en fer blanc plein très-épais. Cette
hélice ne volait pas impunément: son essor était si violent dans les
appartements que souvent elle allait briser la glace de la cheminée;
mais cet inconvénient n'arrêtait pas les amateurs, parce que
généralement, au moment où la glace volait en éclats, il fallait
courir à l'enfant, dont l'oeil était crevé du même coup.—Voici l'un
de ces joujoux, comme j'en ai trouvé beaucoup en Belgique et en
Allemagne, et dont la force d'ascension est telle que j'en ai vu
passer un par-dessus la cathédrale d'Anvers, qui est un des monuments
les plus élevés du globe. Vous voyez qu'en effet l'air de dessous est
aspiré et fait le vide en passant sous les élytres, tandis que l'air
de dessus les remplit et fait donc le plein, et par ce double effet
l'appareil monte.

«Mais le problème n'est pas encore résolu par ces joujoux, dont le
moteur est extérieur.

«MM. Nadar, Ponton d'Amécourt et de La Landelle nous apportent mieux
que cela, bien que les ailes de leurs différents modèles soient tout à
fait rudimentaires et réellement peu dignes de gens qui veulent
montrer quelque chose à ceux qui ont la vue courte. Ce n'est encore
que l'enfance du procédé, mais il est bon, dès lors qu'on peut
seulement établir que voici des appareils qui montent en l'air tout
seuls: nous avons là, Messieurs,—_ville gagnée!_—car—_ce résultat,
si petit qu'il soit, est fondamental_.

«L'hélice n'est pas une chose nouvelle. On a fait des hélices avant de
les nommer. Les moulins à vent ne sont que des hélices: le vent appuie
sur les ailes, disposées en conséquence, et les fait tourner. Dans
les turbines, où vous voyez des chutes d'eau de 300 mètres utilisées
par un mécanisme qui n'est pas plus gros qu'un chapeau, le phénomène
est le même, seulement le vent est remplacé par l'eau.

«L'hélice aérienne présente de grandes difficultés; mais, si on
parvient par elle à enlever le moindre poids, _nous sommes certains
d'enlever d'autant mieux un poids plus lourd_,—car—_une grande
machine est toujours plus efficace qu'une petite_.

«Je le répète—_et l'affirme:—votre hélice qui, sans moteur
extérieur, enlève une souris, emportera dix fois plus aisément un
éléphant_.

«Ces hélices, qui ne semblent d'abord servir qu'à monter et descendre,
résolvent de plus le problème de la direction contre un vent modéré.

«Mademoiselle Garnerin paria une fois de se diriger, avec le
parachute, du point de sa chute à un endroit déterminé et assez
éloigné. Par les inclinaisons combinées qu'elle put donner à son
parachute, on la vit en effet, très-distinctement, manoeuvrer et
tendre vers la place désignée, et son pari fut presque gagné, à
quelques mètres près.

«J'ai souvent examiné dans les montagnes des oiseaux qui planent, et
j'ai bien remarqué que leur procédé est absolument celui-là. Une fois
qu'ils ont atteint le maximum d'ascension voulu, ils planent et se
laissent tomber, les ailes ouvertes en parachute, sur le point qu'ils
ont choisi. Le maréchal Niel me raconta qu'il avait bien des fois
observé cette manoeuvre des grands oiseaux dans les montagnes de
l'Algérie.

«En résumé, il est positif que vous avez le moyen de vous transporter
par le fait seul que vous avez possession du moyen de vous élever. La
seule hauteur vous donne la direction. _Dès que vous avez obtenu
l'élévation, vous avez employé et placé là un capital de force que
vous n'avez plus qu'à dépenser comme vous l'entendez._

«_La cause est plus qu'entendue, et ce n'est plus que l'affaire de la
technologie;—j'en mettrais ma tête à couper!_»


J'ai reproduit ici ces paroles, comme je les ai publiées déjà
ailleurs, telles qu'elles ont été prononcées.

Je m'y permis une simple addition: celle du nom de M. d'Amécourt, que
M. Babinet avait négligé par une omission involontaire. Cette
omission, qu'en ce qui dépendait de moi, je réparais immédiatement
dans mon premier compte rendu[4], je devais mettre d'autant plus
d'empressement à la relever, que M. Babinet, en oubliant le nom de M.
d'Amécourt, l'un des auteurs légitimes, avait prononcé le mien, bien
que je fusse tout à fait étranger à ces hélicoptères.

    [Note 4: L'_Aéronaute_, épreuves corrigées et nom de M. d'Amécourt
    rétabli, dès août 1863. (Imprimerie Claye, 7, rue Saint-Benoît.)]

J'eus à regretter cette même omission dans la reproduction immédiate
de cette séance écrite par M. Babinet pour le _Constitutionnel_. Ne
sachant pas que la leçon dût être publiée, je n'avais rien pu
prévenir.—M. Babinet, averti aussitôt par moi, a réparé cette
omission en une foule d'occasions avec une remarquable prodigalité.


Je ne chercherai pas à dire l'enthousiasme qui m'avait du premier coup
emporté pour mon illustre visiteur.

Comme un enfant imprudent, j'avais couru mettre le feu à une mine de
poudre, dont je n'avais pas même soupçonné la portée d'explosion,—et,
au moment où j'étais assourdi et éperdu du bruit que je venais de
faire, au moment où je me demandais, sans presque oser me tâter, si
j'avais bien encore tous mes membres, la main d'un sage me frappait
sur l'épaule et sa voix m'affirmait que j'étais hors de danger.

On aimerait à moins son sauveur. Et il faut ajouter à ce sentiment de
reconnaissance trop justifiable, le charme que j'éprouvais à entendre
et à voir familièrement le savant qui avait bien voulu me prendre en
amitié. Ceux qui l'ont approché savent quelle curiosité, quel intérêt
provoque cette individualité si puissante et si originale.


Tout le monde sait qu'il n'est personne au monde de plus
spirituel—_rarissima avis_—que le célèbre académicien.—Vous
comprenez tout de suite que cela déconcerte fort certaines
gens,—preneurs du fameux _Pingebat!!!_ sérieux eux-mêmes jusqu'au
grotesque, et pour lesquels il n'est pas de science sans pédantisme,
pas de savants sans lunettes, ni de professeurs sans cravate blanche;
notez que notre cher Maître porte parfois cravate blanche et
lunettes,—mais on ne les voit pas. Ces braves gens-là, qui ont mis du
temps à accepter la science vulgarisée du grand Arago, n'ont pas
encore pardonné, et ils ne pardonneront, je le crains bien, jamais à
M. Babinet d'avoir de l'esprit.—Un membre de l'Institut spirituel
comme les deux Dumas! n'y a-t-il pas là de quoi faire frissonner, à
côté de sa pieuse amie, une honnête «plume scientifique» que nous
connaissons!

Je ne saurais dire, pour moi, et en tâchant même de ne pas tenir
compte de mes sympathies personnelles, quel charme infini j'éprouve à
suivre, par les caprices de ses méandres, la parole de ce maître
devant qui les plus savants s'inclinent.—Parole pleine d'_humour_, de
bonhomie un peu malicieuse parfois, et qui va sa route, sans fatigue
et sans hâte, toujours sûre qu'elle est d'arriver au but à son
heure;—s'arrêtant selon son caprice aux endroits qui lui plaisent,
ramassant à gauche et à droite sur le chemin, dans son apparente
distraction, le caillou ou la fleur, c'est-à-dire l'anecdote, le mot
ou le chiffre, toujours au profit de l'instruction de son auditeur.

Jamais, comme pour l'aider encore à ce butin _ondoyant et divers_,
jamais mémoire humaine n'ouvrit devant un seul homme pareil trésor
éparpillé: prosateurs et poètes français, latins et grecs, il les sait
tous par coeur, et ce n'est pas par hémistiches qu'il les cite, mais
par cent et deux cents vers, poëmes Saphiques, Odyssées, tragiques,
historiens, satiriques.—Pic de la Mirandole, Mezzofanti, Victor Hugo,
Th. Gautier et notre ami Christol Terrien, qui parle soixante-douze
langues, seraient eux-mêmes éblouis par cette vertigineuse mémoire.

Quant à l'éternelle digression de l'inépuisable causeur, elle n'a rien
qui fatigue, parce qu'elle est comme l'accompagnement, toujours
harmonieux et surtout bien nourri, d'une mélodie certaine.

Le sans-façon de la forme, l'insouciance, toujours correcte, des
solennités du dire, le tâtonnement dans les transitions, qui
semblerait par instants poussé jusqu'à l'amnésie, ont une grâce
singulière et indicible.

On croirait voir le crayon entre les droits d'un glorieux doyen
d'école: le papier se couvre de hachures hésitantes, l'oeil cherche en
vain la pensée bégayante qui échappe dans l'apparent désordre de ces
lignes tremblées, éparpillées et confuses. Mais peu à peu la lumière
se fait, le chaos s'explique, la pensée préconçue se dégage, et la
forme apparaît enfin dans sa volonté absolue, magistrale. La création
est.

Si ce don particulier n'était pas de nature, M. Babinet serait le plus
habile et le plus grand des comédiens.

À cette haute science, à cet esprit charmant, joignez, pour parfaire
l'ensemble, la caractéristique et suprême indifférence de certaines
conventions, le mépris sidéral, mais sans malveillance aucune, de tout
ce qui est nul devant la pensée, le pittoresque inouï d'un intérieur
qui eût rendu fou l'auteur des _Parents pauvres_,—_pandæmonium_ ou
sanctuaire dont les yeux des princesses sollicitent l'honneur de
scruter les vertigineux encombrements,—et,—pour dire le mot dernier,
qui ne viendrait jamais, la passion enfantine et l'infatigable
curiosité du joujou chez ce puissant vieillard pour qui la science la
plus abstraite n'est elle-même qu'un jeu. Joujou pour lui, les
profondes théories du savant Chevreul sur le prisme irisé, joujou la
loi de gravitation des corps,—et, en passant, ce n'est pas, dit-il,
une pomme qui la fit découvrir, vu qu'une pomme ne pouvait
raisonnablement tomber du poirier bien constaté qui se trouvait, seul
arbre, dans le jardin de Newton;—joujou, les planètes de
l'observatoire, jeu de boules qu'il tient dans sa main;—et, joujou
devenue, voilà que la mécanique compliquée de la turbine et de
l'hélice s'appelle _stropheor_ et _spiralifère_.

Je n'oserais pas affirmer que, sans le bruit que j'avais fait autour
des petits joujoux hélicoptères de MM. d'Amécourt et de La Landelle,
imprimés déjà de par moi à près d'un million d'exemplaires, M. Babinet
se fût dérangé pour venir à nous.


N'eussent-ils servi qu'à cette rencontre, ils mériteraient d'être
célébrés à deux millions de tirage en plus,—et j'en payerais encore
volontiers les frais!



XI


Au ballon! — Question d'urgence. — L'enfant n'attend pas! — Une
belle occasion. — Création du journal _l'Aéronaute_. — La jument de
Roland. — Et l'argent? — Les vertus ennuyeuses. — Dans une maison
de verre. — Un million. — Ce que coûte la pièce de cent sous que
l'on n'a pas. — L'argent plat et l'argent rond. — Rue _Saint-Nadar_!
— L'essuyage des plâtres. — Un dada. — C...e, B...o, B...t. — À
Bade! — Un souscripteur de dix mille francs. — Échec en Allemagne.
— Le marquis du Lau d'Allemans et le Jockey-Club. — MM. Paul Daru,
Charles Laffitte, Mackensie, Delamarre et le duc de Galiera. — À
Vincennes! — Les négociants. — Le _prix Nadar_! — L'influx
magnétique. — Veine et déveine. — _Rien que la vérité!_


Il ne s'agissait plus que de me mettre à faire mon ballon bien vite.

Nous étions déjà en août:—même pour moi, trop habitué toujours à
croire que la chose rêvée est faite, il était impossible que la
confection de l'immense engin que j'avais projeté pût nous prendre
moins d'un grand mois.

Or nous arriverions tout au plus vers la fin de septembre,—juste pour
la clôture de la saison de ces sortes de spectacles,—juste pour
l'équinoxe d'automne!

—Attends au moins le printemps prochain! me disait-on de tous côtés
autour de moi. Tu n'arriveras pas à temps pour faire une seule
ascension cette année! Tu cours à ta ruine!

Je n'entendais même pas.—Et remplir la caisse future de ma
Société—qui n'existait pas encore!...

La femme a conçu:—elle a gesté, l'enfant est à terme:

—Attendez! lui dit-on; nous allons chercher le docteur!

L'enfant, lui, n'attend pas!...


Aucun obstacle ne devait m'arrêter. Je ne prévoyais aucune des mille
et une difficultés que j'allais trouver à chaque pas devant
moi.—Calculer, couper, assembler et coudre en un mois un ballon
double, de six mille mètres cubes, dont l'étoffe première, de qualité
convenable et une, ne se trouvait peut-être pas dans toute la fabrique
de Lyon;—faire établir l'immense filet, la nacelle,—une vraie maison
d'osier,—le cercle, la soupape, l'appendice;—distribuer dans tous
les détails de chacune de ces parties toutes les proportions et
dispositions, de manière à supprimer dix fois pour une toute chance
d'insuccès;—combiner et harceler l'action des divers corps d'ouvriers
employés à l'ensemble, de telle sorte qu'il y eût coïncidence parfaite
dans les termes d'exécution à jour fixe,—tout cela n'était que la
première partie du programme.

Il faudrait trouver ensuite un emplacement favorable pour les
ascensions,—choisir le nombreux personnel administratif,—préparer
l'énorme et diverse publicité indispensable dans une opération de
cette nature.

Enfin,—et surtout!—arriver avant la neige!—Car toutes ces
nombreuses et pénibles victoires de détail, si victoires il y avait,
ne feraient que mieux garantir une ruine homicide, si je n'avais
encore la chance de tomber juste, à point nommé, sur quatre ou cinq
dimanches de beau temps:—voilà ce qui, sauf omissions, restait pour
compléter ma liste sommaire de _desiderata_...


Devant tant de difficultés, dont la plupart avaient le caractère
d'impossibilités réelles, je ne pouvais manquer,—le Nadar en question
étant donné—à me créer un embarras de plus,—et, en conséquence, je
résolus de lancer immédiatement le premier numéro de—l'AÉRONAUTE,
indispensable _Moniteur_ de ma prochaine _Société de Navigation
Aérienne au moyen d'appareils_ PLUS LOURDS _que l'air_.

Je dois ajouter que je ne comptais pas—(je parle
sérieusement!)—tirer ce premier numéro à plus de cent mille
exemplaires...

Et aussitôt, de réunir ma copie...

—et d'esquisser avec mon ami La Landelle, pour servir d'en-tête à mon
journal, le plus déraisonnable des croquis,—où l'on voit des hélices
larges comme des écus de cinq francs enlever carrément des
locomotives, et des ombrelles déployées déposer galamment à terre des
aéronautes trop chanceux.

On me rendra cependant la justice de reconnaître que j'avais eu la
modestie d'indiquer la date au bas du dessin:—=1863!!!=—et que
j'avais prudemment escamoté derrière un nuage la partie la plus
délicate du mécanisme de la machine...

Et je cours demander à mon cher et inépuisable Gustave Doré—cet
_Enfant du Miracle_—et qui en est le père—de me crayonner sur son
buis magistral, toute affaire cessante, l'impossible croquis.

Ce fut alors que je m'avisai, pour la première fois, de penser à un
petit empêchement préalable, à la façon de cet inconvénient qui
entravait si fâcheusement la brave jument de Roland dans l'exercice de
ses merveilleuses qualités.


—La jument était morte.


—Je n'avais pas d'argent.


Or il s'agissait d'une dépense première de quelque chose comme une
cinquantaine de mille francs, selon ce que j'entrevoyais.

Et, ainsi qu'il m'arrive généralement quand je me mets à entrevoir des
chiffres, ces _cinquante mille_ francs devaient être CENT MILLE à un
moment donné,—pour atteindre finalement la somme de DEUX CENT MILLE
au total...


Bien que la première objection dispense ici des autres, comme pour la
feue jument, il me paraît convenable de dire pourquoi je n'avais pas
deux cent mille francs,—ni cent non plus,—ni même cinquante.

Je n'éprouve à cet aveu pas même l'ombre d'un embarras.

De même que, de toutes les vertus ennuyeuses,—l'économie, la
modération, l'impartialité,—la résignation me fut toujours
antipathique, en sa qualité de vertu négative et sujette à
horions,—de même, je n'ai jamais pu comprendre la pudeur, ainsi
qu'ils disent, avec laquelle certaines gens cachent leur situation de
fortune, bonne ou mauvaise, comme fait le chat qui vient de se
délester.

J'ai toujours,—et je ne fais pas ici un jeu de mots
photographique,—j'ai toujours vécu dans une maison de verre,
attachant trop peu d'importance à l'argent qui se garde pour prendre
la peine de dissimuler le fond de ma bourse, vide ou pleine.

—Il me semble que je vaudrai toujours mieux qu'«_une différence_,»
que diable!

Il en est advenu que cette sincérité m'a souvent réussi comme si c'eût
été ce qu'on appelle de l'habileté,—et certaines gens autour de moi,
qui savent compter, ont calculé et m'ont assuré, en me faisant de la
morale, que j'avais gagné dans ma vie quelque chose comme un million
et demi ou deux.

Je n'en sais rien, mais je serais fort surpris si j'avais dépensé
beaucoup plus du quart de cette affirmation,—de par l'opération
fatale et éternelle qui fait qu'à certains de nous la pièce de cent
sous coûte toujours dans les prix de vingt francs. Mes yeux n'ont
jamais pu voir l'argent plat qui s'entasse: j'ai toujours vu l'argent
rond, fait pour rouler.


Or, en deux mots, pour passer le plus vite possible sur ces détails
tout personnels, lorsqu'après avoir licencié les actionnaires de mon
premier établissement de photographie de la rue Saint-Lazare,—_rue
Saint-Nadar!_ disaient les cochers de remise,—en leur payant des
dividendes de quatre-vingt-sept et fraction pour cent, j'étais venu
m'installer au boulevard des Capucines,—j'avais la conviction de ne
pas dépenser plus de trente mille francs dans cette nouvelle
installation. J'en avais pris autour de moi cinquante mille,—par
excès de prudence et me réjouissant de ma circonspection!

Il se trouva qu'un peu débordé dans mes présomptions, au lieu de
trente mille francs, j'en dépensai—dépenses effectives et retards
d'ouverture—deux cent trente:—juste cent quatre-vingt mille francs
de plus que les cinquante mille francs, mon unique avoir.

Tout autre, je pense, devant cette batterie découverte, eût
immédiatement arrêté son feu.

Le procédé élémentaire en pareil cas se trouvait tout indiqué.—On
réunit ses actionnaires et on leur dit: «—Nous étions fous en vérité
de croire que nous ne dépenserions que trente mille francs là où il en
fallait deux cent trente! Nous nous sommes trompés de compagnie et il
ne serait donc pas juste de me faire supporter à moi seul le premier
inconvénient de notre propriété, en somme, commune. Or versez à
nouveau ou—c'est moi qui vous _verse_!»

Si cette parole bien sentie a le malheur d'être mal comprise ou peu
appréciée, alors, tout simplement, on liquide, on rachète, pour son
petit compte, au quart de la valeur, et—c'est ainsi que se font les
bonnes maisons!

Il faut bien que les gens qui me traitent d'original aient un peu
raison, puisqu'il ne me vint même pas l'idée de ce moyen primitif,
indiqué dès le prologue de l'_École des Gérants_,—une pièce qui ne
quitte jamais l'affiche.

C'est moi qui rassurai mes actionnaires et je marchai tout seul au
feu.

Au lieu de commencer avec le fonds de roulement indispensable à toute
entreprise, j'entrais en campagne avec une dette _immédiatement
exigible_ de cent quatre-vingt mille francs!

Ceux qui savent combien est dur dans toute création industrielle ce
qui s'appelle «l'essuyage des plâtres» apprécieront l'agrément que
j'ai dû avoir et la vivacité d'évolutions qui me fut nécessaire dans
ces terribles combats à la hache et au sabre.—Mais heureusement j'ai
la vie dure!

Au bout de trois ans, j'étais déjà arrivé à payer cent mille francs,
et partant, je n'en devais plus que quatre-vingt mille, qui se
nettoyaient jour par jour, beaucoup plus facilement que les premiers
cent, lorsque—pour hâter l'arrangement définitif de mes petites
affaires—vint à passer tout près de moi ce dada de la Navigation
aérienne qui trottait depuis si longtemps dans mes alentours.

Je sautai dessus, comme de juste,—et, la bête enfourchée, me voilà
parti!...


Mais—malgré les graves embarras que je venais de traverser et dont je
n'étais pas encore tout à fait délivré—je déclare qu'une fois
aperçue, la nécessité d'improviser le capital nécessaire à la
confection de mon ballon ne m'inquiéta pas une seule seconde.

Trouver à premier mot cinquante, cent mille francs pour un objet aussi
raisonnable, me paraissait plus simple que de boire un verre d'eau.

Qui pourrait ne pas s'honorer d'apporter tout concours à une
entreprise si gigantesque, d'un but si grand, si noble—et basée sur
une pareille certitude de théorie?

Ce qu'il y a de plus curieux,—et ce qui me semble d'une
invraisemblance féerique, aujourd'hui surtout, après ces derniers
mois,—c'est que les trois premiers et les seuls hommes auxquels je
m'adressai me répondirent OUI dès ma première parole.

La Foi soulève les montagnes, a-t-on dit justement.—Ma conviction
entraînait tout avec elle.


Ma première visite avait été pour mon cher C...e, le plus sympathique
et le meilleur des hommes. Ayant tout d'abord besoin d'un imprimeur,
je voulais le premier de tous.

J'exposai à C...e ma théorie du _Plus lourd que l'air_, je lui
racontai l'ordre et la marche que je me proposais, et en lui disant
que, sans pouvoir énoncer de chiffres, j'aurais peut-être besoin de
cinq ou dix premiers mille francs d'impression,—je lui proposai de se
charger de ces travaux, dont il serait payé...—en actions de notre
future Société.

C...e non-seulement consentit, mais il ajouta qu'il tenait à coeur et
honneur de prendre de ses deniers comptants une part de mille francs.

Je refusai noblement les mille francs de mon généreux ami:—il fallait
en réserver pour tout le monde, et sa souscription en travaux me
paraissait suffisante pour un imprimeur seul.


En sortant de chez C...e, je passais devant son voisin, M. B...o.
C'était l'occasion d'entrer en courant.

B...o, que l'intelligence financière n'a pu dépouiller des autres, et
qui avait d'ailleurs de vieilles tendresses pour les ballons, B...o me
reçut à merveille et m'autorisa à compter sur lui.—Du _quantum_, je
ne m'inquiétais guère.


Le soir même, je partais pour Bade.

Pourquoi Bade plutôt qu'ailleurs?—Je n'en sais rien du tout. Je ne
connaissais pas, je n'avais même jamais vu l'homme que j'allais y
trouver.—Pourquoi alors m'adresser à celui-ci, si éloigné, plutôt
qu'à tout autre sous ma main?

—Je serais bien embarrassé pour le dire.—Mais j'étais sûr de ne pas
me tromper.

Et en effet!

Sans même changer de costume de voyage, je cours en arrivant chez M.
B...t.—Je lui expose le _Plus lourd que l'air_ que vous savez, avec
une lucidité parfaite.

M. B...t m'écoutait avec attention.—Quand j'eus fini:

—Vous devez avoir raison, me dit-il. Inscrivez-moi pour DIX MILLE
FRANCS.

Dix mille francs!

Un homme qui n'est ni roi ni prince, qui n'a pas même le plus pauvre
petit «_de_» devant son nom!

Je serre la main de ce galant homme.

—C'est à Bade que j'inaugurerai mon ballon! lui dis-je. Vous payez
votre stalle trop largement pour que je ne vous apporte pas le
spectacle à domicile.

Et je reviens sur Paris à tire-d'aile.


Je ne me couche plus ni ne m'assieds. J'ai trouvé presque du même
coup les mille et mille mètres de soie, bien solide et _une_.—Un
jeune géomètre, M. Tisseron, passe deux nuits et trace nos épures, sur
lesquelles les deux Godard n'ont plus que la peine machinale de
tailler les immenses fuseaux.—Des placards de toutes couleurs
s'épanouissent de trois en quatre jours sur les murs de Paris,
convoquant toutes les ouvrières en disponibilité à l'établissement du
_Chalet_, dont on nous a loué aux journées la salle de danse.—La
femme et la belle-soeur de Louis Godard—deux perfections comme ordre,
travail, activité—embrigadent toutes celles qui se présentent et
dirigent merveilleusement ce difficile ensemble,—non pas à la façon
du chef d'orchestre amateur qui indique de son bâton distrait la
mesure, mais le violon en main et donnant le _la_ les premières.

Cependant le reste s'est mis en route et trotte bon train.

Le filet est commandé à la première maison de corderie, dont le chef,
M. Yon, aéronaute passionné lui-même, apporte à la confection un
intérêt d'artiste.

Un hangar de planches, dressé en une matinée, abrite déjà l'équipe de
vanniers qui, sous la direction de leur habile patron, Fortuné,
tressent avec le câble, le rotin et l'osier, la maison à deux étages à
l'italienne qui nous emportera.

La soupape est commandée.

Le cercle est en main.

Tout va bien!

Le moment est venu, tout juste: je cours au chemin de fer de l'Est,
j'écris aux chemins de fer allemands, j'écris au grand-duc de Bade.


Hélas! nous ne partirons pas de Bade!


La très-bienveillante administration du chemin de fer de l'Est a bien
vite compris que cette inauguration attirera bon nombre de voyageurs
sur la ligne et par l'organe de son secrétaire modèle, mon ancien
confrère en journalisme Gireaud, elle m'a accordé le libre transport
pour mes produits chimiques,—car il s'agit là de fabriquer notre
hydrogène sur place, ce qui n'est pas une petite affaire.

Mais les chemins allemands me refusent la même franchise, et le sourd
Zolwerein ne me dispensera même pas des frais de douane.

D'autre part, la maison de produits chimiques Quesneville de Paris et
une autre importante maison de Strasbourg reculent devant l'exiguïté
du délai.

Disons, en passant et entre mille autres détails oubliés ou négligés,
que, sous la savante direction de M. Barral, j'ai été remplir à
Grenelle un petit ballon d'expériences, au moyen des appareils Lemaire
pour l'improvisation du gaz.—Malheureusement, ces appareils ne
peuvent produire l'énorme quantité qui m'est nécessaire.


Me voilà désolé!—Je m'étais si bien promis la chère satisfaction de
cette inauguration à Bade!

Mais nous n'avons pas le temps des regrets: les jours se succèdent,
les heures nous dévorent, les secondes nous brûlent.

À l'année prochaine, Bade!


Et organisons bien vite notre première ascension à Paris.

Mais je ne veux faire ces ascensions que dans un emplacement libre,
presque particulier. Rien d'officiel,—_Rien des bureaux!_ comme dit
_le Tintamarre_.—Il n'y a qu'un endroit: le terrain des courses de
Longchamp.

Et le gaz, comment y viendra-t-il?—Nous verrons plus tard!

—Si on se préoccupait de tout!...


Je vole chez un ami que j'ai la chance de compter parmi les membres du
Jockey-Club, et il se trouve justement que c'est le garçon le plus
sympathique à tous, lettré, spirituel comme s'il n'avait pas cinquante
mille livres de rentes, et, quoique jeune, d'une influence
très-réelle, très-aimé qu'il est parce que très-aimable.—J'ai nommé
le marquis du Lau d'Allemans.

—Ce sera difficile! me dit-il. Le Comité (—toujours les Comités!)
tient à son Champ. Nous avons des spécialistes forcenés de jalousie,
et il nous faut ici l'unanimité.—Courez d'abord chez Paul Daru: si
vous persuadez Daru, vous avez quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent.
Voici un mot pour lui.—Voyez ensuite Charles Laffitte, le duc de
Galiera, Mackensie, Delamarre.


Parfait accueil, très-bienveillant intérêt de M. Paul Daru. Il a bien
vite compris qu'il y a là quelque chose à encourager.

De même chez M. Charles Laffitte, mon ancien et charmant voisin à
Maisons.

De même chez M. Mackensie.

De même auprès de M. Delamarre.

Bon espoir chez le duc de Galiera.

Je vois tout le monde, et aussi le digne M. Grandhomme, agent du
Cercle. Ne négligeons rien!

Le Comité s'assemble: il en est qui se dérangent et arrivent de la
campagne tout exprès...


Patatras!... Tout s'écroule: un bulletin noir—signé, si je ne me
trompe, de M. le baron Lupin—déclare l'aérostation indigne d'être
admise sur le terrain des chevaux.


Je recours chez mon ami du Lau:

—Alors sauvez-vous bien vite vers nos rivaux des courses de
Vincennes, et voyez d'abord un homme très-obligeant et agréable, le
baron Finot.

Je repars, l'oeil sur ma montre, et je ne trouve point M. le baron
Finot,—mais je rencontre là un vieux camarade à moi, Sabine,
secrétaire de la Compagnie.

Il soumet ma proposition à M. de Saint-Germain,—que cela regarde
surtout, m'a-t-il dit.


ACCORDÉ!


À la bonne heure!

Les Messieurs d'ici ne font pas tant de façons au moins.—_Mais!_...

... _Mais_ seulement ils m'imposent une petite condition:


—c'est qu'ils prendront _le quart de ma recette_, ou gracieusement, à
mon choix, _dix mille francs_ de ma poche,—une bagatelle!—à l'effet
de créer un Prix nouveau en mon honneur!

DIX MILLE FRANCS! Mais, si je ne me trompe, c'est sur le pied de
cinquante francs par chaque jour de course que la ville leur loue ce
terrain....

Je refuse par acclamation la libéralité de M. de Saint-Germain.—Ces
négociants-ci sont trop forts pour moi!


Et refusant, je ne puis m'empêcher de rire en pensant à la création du
_Prix Nadar_ pour l'amélioration de la race chevaline,—une spécialité
que je n'avais point encore songé à aborder!


Mais il ne s'agit pas de rire, et pendant que je cours, perdant mon
temps, à droite, à gauche, après celui-ci, après celui-là,—car les
courses à Paris sont toujours doubles, quand elles ne sont pas
triples,—je ne passe pas une journée sans grimper jusqu'à deux et
trois fois par chaque vingt-quatre heures à mes ateliers divers
dispersés dans les Batignolles,—et le ballon avance—et le ballon est
fini—et...

—qu'est-ce que je vais en faire à présent?...


Autre question:

—Transporté dans le rêve par l'inscription de mon souscripteur aux
dix mille francs, je me suis arrêté court sur le terrain des
souscriptions.

J'ai si bien senti que ce terrain était trop mien, pour ne pas le
quitter pour un instant sans hésitation, ni crainte aucune! Si je
voulais—_fara da se!_—me passer de tout le monde et gagner avec mon
ballon le premier capital de ma Société, je n'avais plus le temps de
suivre cette piste.

Sans cela, même à cette heure et après les dures épreuves par
lesquelles il m'a fallu passer, je jure qu'alors lancé, j'eusse fait
jaillir des pavés, en les frappant du pied, un million, s'il l'eût
fallu, au profit de l'hélice aérienne et des plans inclinés!

Une école physiologiste ne met point la force dans les muscles, mais
dans le grand central et le plexus nerveux.—Or je sentais en moi une
irrésistible puissance d'influx magnétique et, la certitude infinie,
imperturbable du succès me faisant réussir, chaque victoire décuplait
ma vaillance irrésistible comme se multiplie par elle-même à l'infini
cette incalculable force qui a nom la vitesse acquise.

Le fâcheux fut pour moi de lâcher un instant prise:—le courant
électrique fut brisé.


Et ici commence l'interminable et douloureuse série des revers,—car
la fortune ne pardonne pas au joueur qui quitte les cartes en pleine
veine...

De ces difficultés, de ces chagrins, de ces angoisses, on me permettra
de ne dire ici qu'une très-faible partie,—dans l'intérêt de la Cause,
comme on dit au Palais,—et aussi pour ne pas abuser de la permission
d'ennuyer mon lecteur.

L'épigraphe de ce livre porte:—_Rien que la vérité!_—Pas moins, mais
pas plus.

Je dirai peut-être une autre fois:—_Toute la vérité!_

Mais ce sera à mon heure,


—après le succès!



XII


Un coin du voile. — Simple bilan. — Quel mois! — Le vrai pacte. —
Théorie du prêteur et de l'emprunteur. — A. Dumas fils. — En quête.
— Plus royalistes que le roi. — Un épisode — L'abbé B...d. — _Je
t'attends!_ — Le calice en vermeil. — _Les diamants de ma femme!_ —
Un poulet qui aime un canard. — Théorie élémentaire de la soupape. —
Un homme pratique. — Pas le temps! — _Ubinàm gentium?_ — Le droit
de tous. — Les termes moyens. — Prêter et donner. — Ce qui me
manquera toujours. — À bas les candidats! — Adjoint au maire. —
Profession de foi. — Les couteaux à terre. — Escobar. — Bourgogne!
Armagnac! — Justice!


Si peu embarrassé que je sois à parler de mes propres affaires, des
intérêts qui ne sont pas les miens seuls ne me permettent, ai-je dit,
de soulever ici qu'un très-petit coin du voile qui cache tant de
tristesses.

Le lecteur, d'après le peu que je lui dirai en courant, devinera ce
que j'ai dû lui taire, et il me pardonnera l'aridité de ces rapides
détails, indispensables à plusieurs points de vue. Je suis bien loin,
malheureusement, d'avoir l'habileté magistrale du grand Balzac, qui se
plaisait à faire intervenir au milieu de son drame le Chiffre,—cette
puissance terrible, comme la Fatalité antique, dans notre société
moderne,—et de ce chiffre même, aride, antipathique, savait tirer la
passion palpitante et l'intérêt haletant.

Je dois établir simplement ici le bilan approximatif des ressources et
des dépenses de mon entreprise.


Comme ressources, je pouvais donc compter sur un premier
souscripteur, M. B...t, pour 10,000 fr.—et sur le second, M. B...o,
pour X. (Cet X devait plus tard signifier 500 fr.)

Total: 10,500 fr.

Rien de plus, car mes ressources personnelles étaient nulles: sans
patrimoine, d'une part, je n'avais jamais songé, d'autre part, comme
je l'ai dit, à mettre de l'argent de côté. Des deux familles
auxquelles j'appartiens, l'une est beaucoup trop pauvre, l'autre
beaucoup trop riche pour qu'il me vienne jamais à la pensée, fût-ce en
danger de mort, de leur emprunter un centime.—Enfin, je ne pouvais,
ai-je dit encore, demander aucune aide à mon établissement
photographique, propriété commune et encore grevée d'une partie des
frais de son installation.


Or, qu'avais-je à payer?

D'abord, pour la soie, 60,000 fr.

Ensuite, à L. Godard, entrepreneur de la confection, et aux termes du
devis qu'il m'avait tout d'abord remis, 9,000 fr.

Nous verrons plus tard dans quelles proportions surprenantes devait
s'accroître ce devis...

Puis le filet, la nacelle, les agrès, etc., etc.

Donc, pour le début, le problème était ainsi posé:


Avec 10,500 fr. commencer par payer 69,000 fr. à premier dire.


Je me rappelle avec quel serrement de coeur et quel frisson
d'épouvante je vis, le premier soir, donner le premier coup de
ciseaux dans ces ballots de taffetas blanc qu'on apportait par petites
charretées...

Un peu plus, j'allais crier:—N'allez pas plus loin! Comptez ce qui
est taillé et qu'on remporte le reste!

Mais je ne suis pas non plus celui qui s'arrête.—Marchons toujours!
me dis-je.

Et, fermant les yeux, j'avançai.....


Par quels procédés arrivai-je à renouveler le miracle de la
multiplication des pains et à donner à tous les ayants droit
satisfaction telle, qu'au bout d'un mois—je dis un mois!—mon ballon,
ensemble et détails, était prêt à s'enlever!

Mais quel mois! et qui saura jamais, qui pourra jamais soupçonner les
efforts, la tension d'esprit, les bouillonnements de cerveau, les
insomnies brûlantes, la fièvre permanente de ce cruel mois, fouaillé,
comme par l'urticaire, de la nécessité de faire jaillir chaque soir de
mon imagination l'argent exigé par les payements du lendemain!

Car il fallait être plus qu'exact: devant les nécessités d'urgence
suprême de cette besogne _in extremis_, le moindre arrêt, la moindre
indécision dans l'élan des travaux eussent été mortels.


J'avais bien deux ou trois dizaines de mille francs confiés par moi
dans des temps meilleurs à des amis dans l'embarras. Mais je m'honore
de déclarer qu'il ne me vint même pas une seconde l'invraisemblable
pensée de m'adresser à mes débiteurs, et j'ajouterai à cette
déclaration que ce n'est pas seulement à mon bon sens que je rends
ici cette justice.—C'est à un tout autre sentiment, et tout
d'instinct, comme toujours, que j'obéissais.

De par le sans-façon avec lequel j'ai toute ma vie considéré et traité
les affaires d'argent, j'ai toujours éprouvé une invincible répugnante
à réclamer, fût-ce dans les plus grands accès de gêne, une restitution
de prêt;—et je ne crains pas de le dire ici, sachant, bien que je
n'ai pas de démenti à attendre.—Il m'a toujours semblé qu'il y a là
violation du pacte secret entre le prêteur et l'emprunteur, pacte dont
on me semble généralement oublier un peu trop la véritable base.

C'est cette base que j'essayais une fois entre autres de rétablir dans
une conversation de chemin de fer avec A. Dumas fils.—Il me
paraissait, comme tant d'autres, lui qui doit mieux valoir, confondre
les choses,—et il se plaignait.

Et je lui répondais qu'à mon sens, l'ami qui vient vous demander un
service se donne par ce fait seul barre sur vous, en vous créant dès
l'abord son obligé par la jouissance qu'il vous apporte de lui être
utile. Le service rendu n'est que la rémunération légitime de cette
jouissance, et ce service rendu trouve dès lors son immédiat payement
en lui-même.—S'il vient à se rencontrer ensuite qu'il soit dans les
moyens de votre prétendu obligé d'ajouter à cela, comme appoint,
quelque reconnaissance, vous voilà payé double.

Mais si vous ne vous contentez pas encore, s'il vous prend,
insatiable, la tentation singulière de rentrer dans votre argent
par-dessus le marché, je n'hésite pas à vous trouver exorbitant et
même un peu usurier.

Il me semble inutile d'ajouter que je ne m'adresse ici qu'aux
personnes qui parlent une même et certaine langue.—Les gens d'argent,
qui se servent d'un autre dictionnaire, sont libres de sauter cette
page ou de hausser les épaules.


En résumé, je trouve qu'il est beaucoup plus naturel comme aussi plus
facile d'emprunter que de se faire rendre,—et je cherchai mes
prêteurs.

Mais les quelques amis dévoués, non pas à mon entreprise, que tous
blâmaient, mais à ma personne, étaient rares ou pauvres eux-mêmes; les
quelques généreuses spontanéités qui se révélèrent, même
très-inattendues, autour de moi étaient comme noyées et
disparaissaient sous l'ivraie. Les autres, sur lesquels j'avais
compté,—puisqu'ils avaient toujours eu le droit de compter sur
moi,—me refusaient toute aide:—par amour de moi! disaient-ils.

Et vraiment le prétexte était tout trouvé et si facile!—«Ce qu'il est
de plus sûr, ô mon ami! c'est que vous allez ruiner votre
établissement de photographie et vous casser le cou:—n'imposez pas à
ma tendresse la douleur de vous y aider!»

Que répondre à ces bonnes gens qui m'aimaient plus encore que je ne
m'aime?...


Non. Nul ne pourra deviner quelles suprêmes et parfois étranges
ressources a absorbées, englouties jusqu'à sa dernière heure cet
aérostat insatiable!—On pourra peut-être seulement soupçonner le
débordement et le désarroi où je me trouvai pour ainsi dire dès le
premier jour, par ce simple fait, que,—sur le seul devis de L.
Godard, s'élevant primitivement à 9,000 fr., je payai par à-compte
successifs, au fur et à mesure des exigences et sans mémoires fournis,
jusqu'à 22,000 fr., dont reçus,—pour arriver à un mémoire définitif
de 41,000 fr...


Sans compter tant d'autres gouffres ouverts autour de ce principal
devis...


Mais le pauvre curé de campagne s'est dit qu'il remplacerait sa
misérable chapelle, qui tombe en ruines, par une vraie église, grande
et belle comme une Cathédrale.

Il n'a rien, ni fortune, ni crédit, ni assistance,—et le Roi est trop
loin et le Conseil municipal trop près.

Mais il a mieux que fortune, crédit, rois, et conseillers
municipaux:—il a la Foi, et il Veut.

Alors il commence par appeler le maçon et lui dit:—Voici les trois
francs que je possède. Mettez à cette place une pierre de trois
francs...

—...et bientôt, en haut de la falaise, le clocher de Notre-Dame de
Boulogne perce la nue...


Je voulais passer sous silence jusqu'au dernier tous les détails,
toutes les péripéties de ce drame agité.—Il est un épisode pourtant
que je n'ai pas le courage de garder pour moi seul, tant il m'est bon
au coeur de m'en souvenir.

À l'émotion encore que j'éprouve en me le rappelant se mêle peut-être
un peu d'orgueil. «—Les peuples ont les gouvernements qu'ils
méritent, disait de Maistre.»—Qu'on me pardonne de dire aussi, comme
je le pense, qu'un homme vaut peut-être par les amis qu'il a.


Tous les matins donc, j'armais en course. Un de ces cruels matins,—un
des plus cruels, c'était un des derniers,—je saute à bas de mon lit
sans sommeil,—et me voilà parti.

Où allais-je? chez qui? je n'en savais rien: j'avais épuisé la liste
des dévouements auxquels je pouvais m'adresser.—Or il fallait trouver
n'importe quoi, n'importe où:—c'était la paye des couturières!
m'avait-on dit la veille.

(—Combien de fois déjà avais-je donné de l'argent pour ces dévorantes
couturières!...)


Je pense tout à coup à un jeune abbé de mes amis, vicaire d'une des
plus pauvres paroisses de Paris.

Un hasard me l'avait autrefois fait rencontrer, et j'avais été
aussitôt vers lui par une irrésistible attraction.

Dès que je le connus, j'eus affection et respect pour ce caractère
élevé, humblement soumis, de par un serment aimé, aux sévérités de sa
foi. Partant l'un et l'autre des deux pôles les plus lointains, nous
nous étions presque tout de suite rencontrés sur le terrain commun où
doivent se retrouver les hommes de bonne volonté. Sévère pour lui-même
et indulgent aux autres, il ne s'était pas détourné de moi,—et il
m'avait donné son amitié, malgré l'éternelle petite guerre de nos
dissentiments, qui ne le découragea jamais.—«Je t'attends!» me dit-il
toujours et encore, dans sa douce et fraternelle obstination.

Pleine de trésors d'indulgence, pure et calme comme celle d'un
nouveau-né, mais regardant face à face les austères devoirs de son
ministère, cette âme tendre, d'autant plus sympathique d'ailleurs,
semble vouloir se faire pardonner sa vertu, et, comme pour qu'on s'en
accommode plus doucement, son esprit enjoué, pittoresque, incisif, qui
eût fait la fortune d'un homme du monde, tempère la gravité
professionnelle, s'humanise et charme tout chemin par les saillies
d'une grâce méridionale.


Je me dirigeais donc vers la maison de celui qui était toujours venu
vers la mienne aux heures mauvaises, aux heures du chagrin et de la
douleur.

À la porte, je m'arrêtai:—Que vais-je faire, et à quoi bon venir
troubler la paix de cette demeure? Ne savais-je pas que celui-ci qui
donne ses jours et ses nuits à consoler les malades et les mourants de
ce quartier pauvre, ne porte pas seulement aux misérables les
consolations de la parole? Ne m'avait-il pas une fois fait la
confidence des désespoirs de la lutte inégale de sa pauvreté contre
tant de détresses?—Quelle cruauté inutile à lui apporter une douleur
de plus!—Et de quel droit, s'il lui reste quelque chose ce matin,
venir porter la main sur ce qui appartient plus légitimement à
d'autres?

Mais—plus malade peut-être moi-même que tous de l'Idée Fixe,
autrement féroce et implacable que la dévorante passion du joueur—il
était écrit que je frapperais à cette porte!


Je vois encore s'offrir à moi cette figure ouverte, bienveillante,
reposée, que n'a jamais troublée la passion qui veille, tout
illuminée encore du plaisir que lui apportait ma visite,—la seconde
en tout, un miracle!—puis s'attristant et se désolant à ma parole:
«—J'ai mes ouvrières à payer ce matin; je ne sais où trouver
l'argent, puisque je viens te le demander!»


Les larmes lui étaient venues aux yeux.


—Je m'étais plusieurs fois reproché la dépense de mon voyage de cet
été dans ma famille, déplorait-il, le pauvre!—(il n'avait pas vu les
siens depuis je ne sais combien d'années);—maintenant ce sera un
remords!—Que faire?—Et combien tu es bon d'avoir pensé à moi!—Et
dire que je n'ai rien,—rien!!!...

Tout à coup il se lève, disparaît—et revient, apportant un écrin noir
carré, qu'il remet en mes mains.—C'était l'unique bien qu'il possédât
au monde:—son calice en vermeil.

—Pardonne-moi du peu, voilà tout! me dit-il

Et ses larmes disparaissant dans son sourire:

—Ce sont _les diamants de ma femme!_

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre chère âme!

Il venait me consoler à mon lit de douleur au retour de
Hanovre,—puisqu'il est dit que je ne suis bon qu'à le troubler,—et
il me plaignait, et il me grondait:

—Quelles transes tu me causes! me disait-il.—_Je suis comme un
poulet qui aime un canard!_

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais le temps nous presse. Détournons nos regards de ces souvenirs de
la route et avançons.


Je n'avais pas que des tracas d'argent.

Il existait entre mon entrepreneur, L. Godard, et moi des
dissentiments très-sérieux sur certaines parties importantes de notre
construction.

Je ne pouvais parvenir à lui faire comprendre la nécessité première de
conformer les dimensions de la soupape surtout—à celles générales de
l'aérostat.

Que le lecteur ne s'épouvante pas. Il ne saurait, à aucun point de
vue, s'agir ici de problèmes scientifiques, et un enfant de dix ans
comprendra au premier mot ce que je vais dire.


Donc, pour éviter qu'un ballon, quand il touche terre pour s'arrêter,
ne fasse voile sous le vent et ne soit traîné, comme nous l'avons été
en Hanovre, par exemple, tout le monde admettra, et le bon sens le
plus élémentaire indique la nécessité première de se débarrasser—au
plus vite et dans les plus larges proportions—du gaz qui gonfle ledit
ballon.

De cette nécessité, j'avais toujours vu se préoccuper vivement Eugène,
l'aîné, l'instructeur et le plus intelligent de la tribu des Godard.

En second lieu, pour qu'un ballon se débarrasse au plus vite de son
gaz, le même bon sens commande, n'est-ce pas?—que l'issue réservée à
ce gaz—soit la soupape—soit diamétralement proportionnée à la
capacité du ballon.

Il n'est pas besoin d'avoir fait une seule ascension pour admettre ces
deux principes absolus.


Il ne m'avait jamais été possible pourtant de les faire entrer dans la
cervelle de L. Godard et de vaincre son obstination sur ce point.

Jamais je n'avais pu lui faire reconnaître que notre ballon de 6,000
mètres—c'est-à-dire douze fois plus grand qu'un ballon ordinaire de
500 mètres—devait comporter une soupape douze fois plus grande.

—Une soupape est toujours trop grande, monsieur Nadar! ne cessait-il
de me répéter, confondant toujours le jeu de manoeuvre pendant
l'ascension et celui d'atterrage proprement dit.—Moi, je suis un
homme pratique!

—Eh bien! vous verrez, homme pratique, le terrible gâchis que nous
aurons à notre première descente par le plus petit vent!

Tout ce que je pus obtenir, ce fut qu'il me promît une soupape double
de l'ordinaire, soit d'un mètre,—pour m'en livrer une de 80
centimètres...


La soupape n'était pas ma seule préoccupation avec cet aéronaute trop
uniquement habitué à la routinière manoeuvre de ses ballons forains
ordinaires.—Mais je reviendrai à son heure sur un autre détail qui me
coûta encore bien cher...


—Mais, me dira-t-on, pourquoi, convaincu comme vous l'étiez d'une
nécessité aussi flagrante,—pourquoi, prévoyant aussi justement les
conséquences désastreuses qui devaient résulter de l'absurde
disproportion de votre soupape,—pourquoi, vous qui étiez celui qui
commande et qui paye, n'exigiez-vous pas rigoureusement que votre
volonté fût faite?...

—Parce que rien ne me déconcerte et ne me fatigue comme une lutte
contre la routine entêtée. Quand je me suis heurté dix fois contre une
absurdité, à la onzième fois je cède la place.—Et puis, au milieu des
préoccupations de toutes sortes, des tribulations et des tracas qui ne
me faisaient trêve ni jour ni nuit, il y avait pour moi nécessité
première, question de vie presque, à ne rien prendre de haute lutte
avec l'homme que j'avais chargé de la conduite de tout le
matériel.—Où la chèvre est attachée... dit le proverbe.—Une
intervention virtuelle de ma part eût pu déterminer le mauvais vouloir
avoué, l'abandon de mon chef d'équipe la veille de ma première
ascension une fois annoncée. _Je n'avais pas le temps!_


Et enfin, au bout du compte, il ne s'agissait que de notre peau!

Après la première descente difficile, si nous en revenions,—on
verrait!


Que me demandiez-vous de m'occuper davantage de cette soupape, quand
je ne savais pas seulement où j'allais exécuter ma première ascension?

Car, tout en faisant face, Dieu sait avec quelle peine! aux nécessités
des payements quotidiens, en surveillant et activant la confection du
matériel, j'en étais encore à chercher la place où je m'enlèverais.

Le terrain de Longchamp et celui des courses de Vincennes me faisant
défaut, je n'avais plus à Paris qu'une place possible,—le Champ de
Mars.

Dans ma pensée, en effet, l'ordre du spectacle que j'avais entrepris
ne pouvait admettre le Pré-Catelan, où encore je retrouvais cette
nécessité première de fabriquer le gaz sur place,—qui avait déjà fait
échouer mon projet de première ascension à Bade,—et encore moins
l'Hippodrome, dont j'avais très-nettement et à plusieurs reprises
repoussé les propositions.

Restait donc le Champ de Mars.

Mais le Champ de Mars, il faut le demander,—et c'est là que je me
heurtais contre une certaine difficulté...

Quelques mots d'explication sur ce point délicat sont nécessaires.


Bien que respirant assez mal en ces temps-ci pour avoir besoin, par
certaines matinées surtout, d'aller chercher plus loin l'air libre qui
me manque et que j'aime, je reconnais pourtant au moins que nous
vivons à une époque où tout honnête homme a, en somme, le droit de
conserver les souvenirs qu'il regrette et la pensée qui lui est chère,
et qui, éternelle, ne saurait désespérer jamais.

Mais je considère aussi que ce respect de soi-même ne peut commander
le respect aux autres qu'à la condition première d'un désintéressement
qui n'admet ni transaction ni compromis.

Celui-là est mal venu auprès de moi, qui trouve le terme moyen entre
sa conscience et son intérêt, et j'apprécie qu'il est honteux de
tendre la main devant celui qu'on n'aime pas.

De même et pour tout dire, puisque j'y suis,—dussé-je encore ici
m'attirer quelques rancunes de mes plus proches,—je ne saurais en
aucun cas avoir tant seulement l'air de jurer ce que je ne voudrais
point tenir, et il est des formules que je dédaigne fort, étant de
ceux qui pourraient tout au plus donner un serment, mais qui n'en
_prêtent_ pas.


J'ai la fierté de croire qu'il n'existe pas au monde une puissance qui
puisse sur moi quelque chose, parce qu'au monde je ne vois pas un
homme plus indépendant, défiant à l'impossible toute persécution,
puisque je puis transporter partout ma tente et gagner partout le pain
des miens.—Écrasé même, je serais plus fort encore que celui qui
m'écraserait, car je le défierais de me mépriser.

Liberté parfaite, je suis tout disposé à accorder à mon voisin d'être
lâche et bête autant qu'il veut, à la condition qu'il me laisse libre
de penser ce que je veux, selon ma guise. Cette indépendance chère et
supérieure à tout, je la dois au désintéressement inné qui ne me
laisse pas mémoire d'avoir de ma vie envié ce qui me manquait,—et en
première ligne de ce qui me manque et qui me manquera toujours, je
vois l'extrême luxe, et, surtout, toutes fonctions publiques et
distinctions honorifiques, quelles qu'elles soient. Je n'aurai jamais
la prétention de conduire les autres, ayant tout juste celle de me
conduire moi-même,—et j'en arrive ici jusqu'à éprouver une défiance
et presque une aversion instinctive devant tout candidat. Il
m'inquiète, dès lors que je vois celui-ci donner du coude de droite et
de gauche dans l'estomac de ses voisins pour passer devant et dire
aux imbéciles,—c'est la foule: «—Voyez combien je suis plus habile,
plus éloquent, plus fort, plus beau et joli que ceux-là:
prenez-moi!»—Je déclare que je ne serai jamais tant seulement adjoint
au maire de mon village, si jamais le repos dans un village m'est
donné.

Je ne sais pas croire ni aimer à demi, mais on voit de reste que je
n'ai jamais été, que je ne serai jamais ce qu'on appelle un homme
politique,—trop absolu dans ce que je pense pour conformer jamais ma
pensée à un mot d'ordre, d'où qu'il vienne, trop éloigné des majorités
pour même faire partie des minorités que chaque lendemain fait
majeures, ayant toujours été ma petite église à moi seul,—et fuyant
avec grand soin tout troupeau pour ne point attraper de puces et
n'être pas mordu par le chien.


—Ah! jeune homme! voulait bien me dire un jour M. Guizot,—vous ne
savez pas ce que c'est que la Raison d'État!

—Ah! certes, Monsieur,—et dussé-je vivre cent ans, qu'à cent ans je
mourrai dans la peau d'un jeune homme qui ne l'aura jamais su!...


Mais cette aversion même que j'ai pour la technologie politique
proprement dite a l'avantage de me laisser entière, absolue et sans
distraction, la réserve des appréciations de ma conscience. Je suis
sur le grand Rail tout droit d'où l'on ne peut jamais dérailler, et je
m'y trouve en vérité trop bien pour ne pas m'y tenir, étant certain,
là, de ne me contredire ni me tromper jamais. Je n'ai de ma vie mis
les pieds dans un club, je ne sais pas ce que c'est qu'une société
secrète; mais plus je vieillis, plus j'aime et admire ce que
j'admirais et aimais étant jeune, et, ni pour ma vie ni pour la vie
même des miens je ne me laisserais arracher seulement l'ombre d'une
concession sur ce qui est à jamais ma foi.—_Æternus quia impatiens!_

Pour en finir au plus tôt avec cette profession de foi qui me pesait,
devant ceux qui ne me connaissent pas,—j'ai, avant tout, l'amour
fervent et l'éternel respect du Droit. De même qu'il est à terre des
couteaux que l'homme loyal ne ramassera jamais, fût-ce contre son plus
mortel ennemi, ainsi je pense, contre mes adversaires et même, s'il
est besoin, contre mes amis, que rien ne justifie ni n'excuse ce
crime, le plus grand de tous:—l'atteinte portée au Droit.—Une seule
chose pourrait aggraver ce crime: son succès.—Dès lors que vous
appréciez que la fin justifie les moyens, vous vous appelez Escobar et
vous êtes l'ennemi. Je n'admets pas ces distinctions à l'usage de
certains raffinés, entre l'honnêteté politique et la probité
privée:—coquin de ci, coquin de là,—je ne connais rien autre chose.
La morale est une et éternelle, et un croc en jambe ne me convaincra
jamais.

Je ris à les voir se chamailler avec des mots et chercher à
raccommoder ensemble des vocables: Autorité!—Liberté!

«—_Bourgogne!_—_Armagnac!_—Dites donc _France!_» s'écriait une
belle parole perdue dans je ne sais quel mélodrame.

—Autorité!—Liberté!—Dites donc le seul mot vrai, ce mot doux aux
bons, aux mauvais terrible, le mot divin qui embrasse tout:—JUSTICE!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, appréciant qu'il est déloyal et honteux à qui ne donne rien de
demander quelque chose, et vivant à l'écart de tout, je ne me sentais
aucune espèce de disposition à m'approcher pour solliciter... même ce
qui m'appartenait.



XIII


Un bilan. — Les cuistres et les niais. — Le monsieur de
Seine-et-Oise. — Style lapidaire. — Les âmes soeurs. — _Le patron!_
— Mon ami Cham, mon ami Clairville et mon ami Dornay. — Galvanisme.
— Question _ubi_. — Le Champ de Mars. — Temps perdu. — La
Bérésina! — Victorien Sardou, propriétaire. — Deux voisins de
campagne. — Le maréchal Magnan. — Un billet. — Justice rendue. —
L'ingratitude. — Trois collèges peu électoraux. — Au gaz! — Mon
condisciple Forqueray. — Le talisman. — _Plus lourd que l'air!_ —
Ce n'est qu'impossible! — Devant le conseil. — Un magistrat. — _Un
dimanche!_ — Le _Pont cassé_ du sieur Séraphin. — _Plus lourd que
l'air, plus fort que tout._


On voudra bien reconnaître pourtant que ce que je souhaitais avec tant
d'ardeur n'était pas,—pour moi personnellement,—d'un intérêt fort
précieux.

Car le bilan,—non pas probable, mais certain,—en ce qui me
concernait, n'était que trop facile à établir d'avance.


1° Je proclamais une idée nouvelle pour l'infiniment grand
nombre:—logiquement donc et historiquement, je devais m'attendre à tous
les désagréments qui assaillent tout homme dans mon cas: attaques,
injures de tous cuistres, lâches et gredins ténébreux;—morsures au
talon de par tous les niais,—je vous raconterai, à sa place, le joli
discours d'un monsieur de Seine-et-Oise,—sans parler de la raillerie
supra-française à la portée de tous ceux qui, pour s'excuser de ne rien
comprendre à ce que je voulais faire, naturellement devaient en rire
supérieurement.

Rien n'y a manqué:—lettres de goujats anonymes, insultes des compères
Moigno et Meunier, traduites jusqu'en style lapidaire par une autre
digne soeur de ces deux âmes.

Je ne parle pas des inconvénients physiques: ils furent appréciables
et durent faire jubiler le coeur de quelques honnêtes gens.


2° S'agissait-il donc d'argent?—Mais, tout convaincu que je fusse
sur ce point d'un succès—qui ne devait pas me revenir (—je dirai
tout à l'heure de combien je m'étais trompé), je n'étais pas assez
aveugle pour ne pas apprécier tout d'abord que je commençais par
m'engager, moi, la plus proverbiale incapacité financière, dans une
entreprise énorme et pleine d'aléas;—que j'affrontais d'abord,
moi-même et seul, un premier déboursé formidable et trop certain d'une
part,—et que d'autre part j'allais porter quelque préjudice à mon
établissement photographique—Dans les conditions que j'ai dites
surtout, cet établissement n'allait pas impunément se passer de la
présence de son chef. Le public, même quand il achète des chemises,
aime avoir affaire au _Maître de la maison_.

Sans parler des concurrents, qui ne négligeraient rien pour profiter
de l'excellente occasion, ni des ennemis au guet, le plus bienveillant
des hommes, mon cher et bon camarade Cham, ne taillait-il pas déjà,
sans penser à mal, le digne garçon! le crayon qui allait tracer dans
le _Charivari_,—mon ancienne maison!—ce dessin que j'eusse trouvé
plus comique encore s'il s'était agi d'un autre:—

Un monsieur à un photographe:

—Monsieur, je désirerais avoir mon portrait?

—Rien de plus facile, monsieur! Prenez donc la peine de monter!

Et au fond, en l'air, un ballon...

Mon vieil ami Clairville et son collaborateur Dornay sans aucune
malveillance, tout au contraire, ne jetaient-ils pas déjà sur le
papier _le scenario_ de cette pièce qui montra pendant cent soirées
consécutives au public du théâtre Déjazet,—_Monsieur Nanar_—courant
en vareuse blanche après son hélice, et poursuivi par un client
obstiné qui s'acharne, mais en vain, à obtenir de lui son portrait?


Dépense certaine d'un côté, perte assurée de l'autre, voilà donc le
point de départ; et, s'il y avait succès d'argent, avec les frais
écrasants de cette entreprise en dehors des proportions ordinaires,
les quelques mille francs que je glanerais après la vraie moisson
faite au bénéfice de mes mécaniciens et inventeurs,—dont je ne
satisferais peut-être aucun!—ces quelques billets de mille francs
arriveraient-ils à compenser le dommage?—Quelle folie donc à moi de
quitter mon bon et brave gagne-pain photographique!

Rien encore n'a manqué à cette partie du programme,—si ce n'est les
quelques mille francs glanés en question.—Jusqu'ici, découvert
énorme, mon établissement tué,—que j'ai galvanisé six mois durant au
sortir de mon lit de blessé,—et que je vais tuer de nouveau tout à
l'heure en repartant...


3° Enfin s'agissait-il de vanité à satisfaire, d'un besoin de bruit,
d'une réputation à faire ou à augmenter?—Mais j'ai travaillé beaucoup
déjà, et, bon ou mauvais, j'ai beaucoup produit. Mes journaux, mes
livres, mes caricatures, ma photographie, et surtout la cordiale
camaraderie de mes confrères en journalisme et la bienveillance du
public, m'avaient donné toute la notoriété que j'eusse pu souhaiter
jamais.

En vérité, il me semble que je n'avais pas besoin de monter en ballon
pour m'appeler Nadar!


Hélas! mes bénéfices personnels n'avaient pas besoin de la triste
démonstration des faits pour être évalués à beaucoup moins que 0.


Puisqu'il ne s'agissait donc pas d'un intérêt privé (—c'eût été
idiot!)—il y en avait donc là un autre, incontestable,—immense, si
j'avais raison,—touchant, même si j'avais tort, et devant lequel
toutes considérations privées, tous autres scrupules, toutes
répugnances devaient céder.

Que faire, en effet? Fallait-il aller demander à l'Angleterre, toute
prête, la place que j'avais, de droit, chez nous?

Si peu _Chauvin_ que je fusse, pouvais-je seulement offrir à des yeux
rivaux le premier spectacle de la plus grande tentative aérostatique
(pour ne parler en ce moment que d'aérostation) qui eût été faite
encore, et ne devais-je pas la réserver à notre pays, qui a vu
s'élever le premier ballon des Montgolfier?

Le Champ de Mars ne m'appartenait-il pas _de droit_, comme le lieu
consacré, traditionnel,—le berceau presque de notre «toute française»
aérostation?

Ne savais-je donc pas moi-même, pour me rassurer tout à fait,—et qui
eût pu mieux le savoir?—quel désintéressement, quelle abnégation
j'apportais dans cette grande entreprise?


Je ne trouvais rien à répondre à tout cela, qu'on me répétait
constamment autour de moi,—et pourtant, par une distinction puérile
que quelques-uns comprendront peut-être, je souhaitais avoir la
disposition libre du Champ de Mars,...—mais je ne me serais jamais
décidé à le demander...


Et comme il n'était guère probable qu'on vînt me l'offrir sur un plat
d'argent, je l'attendrais peut-être encore, sans quelques bons amis
qui se mirent en campagne.

Ne demandant rien à personne, n'ayant jamais crainte de sentir le
terrain manquer sous mon pied, c'est-à-dire n'ayant jamais convoité,
gêné ni envahi la part d'autrui,—étant toujours enfin, j'ose le
croire, autant qu'il est en moi à la disposition de mon prochain, je
peux dire que j'ai toujours eu le bonheur d'avoir des amis—et de
bons amis même—partout.

De bonnes âmes donc, qui ont nom Saint-Albin, Jubinal, Choler, de
Pages, de Beaufort, Piétri, s'étaient inquiétées de la détresse d'un
citoyen fort empiergé d'un gros ballon dont il ne savait que faire, et
une fois fait, chacun d'eux s'était mis à l'oeuvre, qui de droite, qui
de gauche.—Et pendant que ces braves gens trottaient, je n'aidais
rien, restant lâchement dans la coulisse et venant seulement aux
nouvelles...


Mais que de temps perdu là encore! Que de pas et démarches inutiles!
Que de courses sur fausses pistes!

—M. le préfet Haussmann est fort bien disposé pour cette idée, me
disait-on; mais le Champ de Mars ne le concerne point.—Je vais au
ministère de l'Intérieur.

—Le ministère de l'Intérieur voit d'un bon oeil le projet de ces
curieuses ascensions; mais le Champ de Mars dépend uniquement du
ministre de la Guerre.

Or il m'apparaissait que généralement on avait quelque peur du
ministre de la Guerre...

J'allais de l'un à l'autre, impatient, enfiévré, énervé,—découragé
parfois à mettre le feu à mon ballon,—moi dessous!—Je voyais les
jours s'écouler, les dernières feuilles des arbres tourbillonner sous
le vent d'automne,—et l'hiver accourant!

—L'hiver! Pour moi Moscou et la Bérésina!


_Enfin Malherbe vint!_ dit Boileau.—Ce n'était pas Malherbe, ce fut
Victorien Sardou. Il était réservé à Sardou d'enlever la position.

Il faut savoir que Sardou, par une rencontre de fortune, s'était
trouvé, un très-beau matin, acquéreur du château des princes de
Béthune sur le coteau de Marly, tout justement au-dessous de la
propriété du maréchal Magnan.

On avait voisiné, et comme notre Sardou n'est pas charmant seulement
au Gymnase, le maréchal, qui chaque soir, au retour de Paris, montait
à pied la côte derrière ses chevaux, entrait presque quotidiennement
chez son aimable voisin, et se délassait des travaux de la journée en
faisant quelques tours de bonne causerie sous les grands arbres du
jeune auteur.

Sardou, toujours vaillant, toujours prêt, eût attaqué la place dès le
jour même; mais le maréchal n'était ni à Marly ni à Paris. Il
accomplissait je ne sais quelle besogne militaire dans quelque place
forte,—Strasbourg, je crois,—que je donnai de bon coeur à tous les
diables à ce moment-là.

Il fallait attendre.

Je n'attendis pas longtemps.


Deux jours après, je recevais de mon ami le mot que voici.—Je n'ai
pas besoin de souligner toute l'indulgence, toute la délicatesse de ce
billet:

                                   «Marly-le-Roi, jeudi 17.

«Mon cher ami,

«_Enlevé, le ballon!_... J'ai vu hier au soir le maréchal, qui te
donne tout le champ de Mars. C'est solennellement promis, mais il
désire te voir pour te remettre la permission écrite en mains propres.
Va donc le voir aujourd'hui à la Place, de midi à deux heures: il
t'attend. _Je ne saurais d'ailleurs assez te répéter que tu n'as rien
à demander,_ que la chose est accordée. . . . . . . . . . . . . . . .

«Et là-dessus, bonne poignée de main, courage, en avant!

«Ton dévoué de coeur,

                                   «VICT. SARDOU.»

«P. S. Si tu as encore besoin de moi?...»


Je me présentai donc chez le maréchal Magnan, et en complétant les
détails que Sardou lui avait indiqués sur le but de mon entreprise, je
le remerciai d'aider au grand oeuvre de la future Navigation Aérienne.


Mais je tiens à dire—et je tiens à dire tout de suite—que j'eus
bientôt à remercier le maréchal pour quelque chose de plus.

S'il avait paru s'intéresser d'abord à ma théorie du _Plus lourd que
l'air_, s'il aida puissamment l'entreprise de mes ascensions, il ne me
fut pas possible plus tard de ne pas voir qu'il portait un intérêt
autre et au moins aussi réel à ma situation personnelle, si
périculeusement engagée d'abord, si gravement compromise ensuite.

Quelque peu surpris, me parut-il un instant, que notre religion ne fût
point précisément la même,—ce qu'honorablement je n'aurais pu ne pas
lui témoigner,—il n'en fut ni moins bienveillant ni moins cordial, et
j'eus surtout lieu d'être plus d'une fois touché de la préoccupation
de père avec laquelle il s'inquiétait toujours du sort des chers
miens... Il est des paroles qu'on n'oublie pas, et d'autant qu'on les
attendait moins.

Pour moi plus qu'un autre, je regarde comme un devoir de dire que j'ai
trouvé le maréchal Magnan essentiellement bon et humain.

Je crois pouvoir ajouter que, si j'ai un vice, ce ne sera jamais le
plus abominable de tous:

—L'ingratitude.

Contre le soupçon de flatterie, je ne pense même pas à me défendre.


Tout fut bientôt réglé avec le ministère de la guerre, où je trouvai
aussi bon accueil de MM. le général De Jean et du colonel de La Pisse,
que je l'avais reçu des généraux Soumain et de Villiers, et du colonel
Sautereau.

On eût dit qu'il y avait un mot d'ordre de bienveillance,
d'encouragement et d'affabilité.—_Plus lourd que l'air_ ne comptait
plus ses conquêtes!

Je n'avais plus qu'à m'occuper des préparatifs matériels de ma
première ascension. Je dis _première_, car, bien que je n'eusse
d'abord songé qu'à obtenir une fois le Champ de Mars,—ce qui eût été
une ruine plus que complète,—le maréchal, qui y voyait d'un peu plus
loin que moi, me l'avait libéralement et spontanément donné pour
quatre.


Il fallait d'abord s'occuper du gaz.—De par le privilége de
l'indiscipline qui dut me faire essayer jadis de trois collèges, qui
furent pour moi moins qu'électoraux,—Versailles, Lyon et Bourbon, à
Paris,—il n'est pas un coin de rue où je ne me cogne du nez contre un
ancien condisciple.—J'allai donc trouver le soir même mon vieux
camarade Forqueray, ingénieur de la Compagnie Parisienne du gaz.

Je fus étourdi, renversé de ce qu'il m'apprit:

—La grosse prise se trouvait derrière l'École Militaire.

—Pour amener le gaz au centre du Champ de Mars avec des tuyaux de
cinquante centimètres,—(en avait-on suffisamment dans les
magasins?)—il s'agissait de creuser une tranchée de douze cents
mètres, à un mètre cinquante de profondeur.

—Pour préparer et exécuter cette besogne, il fallait un travail de je
ne sais combien d'hommes pendant je ne sais combien de jours et de
nuits.

—La Compagnie Parisienne, appréciant les pertes et autres
dérangements réels que lui causait tout gonflement de ballon, ne
donnait dans ces cas le gaz qu'à 40 centimes le mètre cube, 10
centimes de plus qu'au prix ordinaire:

Donc, 6,000 mètres,—total: 2,400 fr.

Mais ce chiffre n'était rien vis-à-vis de l'effroyable dépense des
tranchées.


Et il y avait encore une autre question vers laquelle je n'osais même
pas me retourner:—l'argent pour tout cela!...


Ces détails me furent confirmés par M. Lepeudry, ingénieur en chef du
service extérieur.

C'était grave;—mais j'avais une telle foi dans mon talisman,—le
_Plus lourd que l'air!_—Au bout du compte, tout cela n'était guère
qu'impossible!

Il fallait d'abord m'adresser au Conseil d'administration même de la
Compagnie du Gaz.

Le lendemain matin,—_Plus lourd que l'air!_—je me présentais au
Conseil d'administration même.

Je connaissais quelques visages dans le conseil, visages qui dès
longtemps s'étaient montrés bienveillants à mon endroit, bienveillance
dont j'avais toujours tâché de ne point démériter.

Il y avait, d'abord pour moi, MM. Émile, Isaac et Eugène Pereire,—mes
trois premiers actionnaires de la rue Saint-Lazare, auxquels j'avais
donné jadis jusqu'à 87 fr. 56 c. pour 100.—Nadar aux Pereire! Quelle
gloire!—et auxquels j'ai donné beaucoup moins depuis...

Mais je patiente,—et eux aussi, j'espère!

Il y avait encore mon ancien voisin de Maisons-Laffitte, l'honorable
M. Dubochet,—et M. Bixio, un ancien aéronaute!—et M. de Gayffier,
directeur de la Compagnie, et M. Rhoné, et qui encore?...

Le conseil était nombreux: une imposante vingtaine de notabilités...

Grâce à la présentation de M. Émile Pereire, je suis introduit
aussitôt,—et je commence par établir avec autant d'aplomb que si je
n'avais parlé devant des gens qui en savent sur tous points cent fois
plus que moi,—ma théorie du _Plus lourd que l'air_...

Quelques objections,—légères.—Passons! Mais non sans constater,
tout en passant, le bon vouloir général que je trouve là encore.

J'arrive au but,—et je demande simplement à la Compagnie de me faire
exécuter immédiatement les travaux nécessaires.

Accordé!


Parbleu!—_Plus lourd que l'air!_


Je remonte au bureau de l'ingénieur, mon ami

—Ton devis de tranchée, location de tuyaux, pose et dépose est
formidable, me dit-il. Sais-tu que nous allons dépasser 20,000
francs?...

—Bigre! c'est roide!—Et le gaz à part?

—Et le gaz à part.

—Marchons toujours!—_Plus lourd que l'air!_ vaut bien ça!

—Ensuite, nous ne pouvons rien commencer sans l'autorisation civile
pour l'ouverture de la tranchée sur la voie publique, et
l'autorisation militaire pour l'ouverture sur le Champ lui-même.

—Je cours les chercher.

—Mais c'est impossible! tu n'as plus qu'un jour, malheureux! et il
faudrait ces autorisations non pas aujourd'hui, mais immédiatement,
_avant-hier_,—et encore!

—Nous les aurons!

—Il est fâcheux qu'on ne puisse même pas parler d'un moyen qui
économiserait une partie des frais énormes de fouilles: ce serait de
déposer nos tuyaux sur le sol, le long de l'École Militaire et de
l'avenue Suffren, en les enfouissant seulement sous les voies
traversées.—Mais malheureusement cela est absolument contraire à tous
les règlements, et tout notre Conseil d'administration réuni, ses
président et vice-présidents en tête, n'obtiendrait pas la dépose sur
la voie publique d'un bout de cinquante centimètres pendant cinq
minutes.

—Moi, je l'obtiendrai!

—Tu es fou.

—Comment, fou? Qui pourrait dire non quand il s'agit d'une chose
comme celle que je tente!—_Plus lourd que l'air!!_—À qui faut-il
s'adresser pour ces machines-là?


Je note ma série d'adresses sur mon calepin, je me précipite dans mon
fiacre, je cours chez un digne magistrat, très-considérable et
très-considéré, un de ces hommes devant lesquels toutes les portes
s'ouvrent d'elles-mêmes.

À point nommé je le trouve, et je lui dis, à cet homme dont les
précieuses secondes sont comptées:

—Au nom de l'incontestable—_Plus lourd que l'air!_—que je me
trouve, faute d'un autre, avoir l'honneur de représenter,—je vous
somme de venir avec moi pendant deux heures!

L'excellent homme met son chapeau.—_Plus lourd que l'air!_


Dans la journée, j'ai vu M. le secrétaire général de la Seine, et M.
Alphand, et M. Hombert, et M. Grégoire, et M. Nouton, etc., etc., etc.

Tous acquiescent,—_Plus lourd que l'air!_—l'un par l'autre.—J'ai
toutes les paroles, pas une signature: il n'y avait _littéralement_
pas le temps de signer...

—Et rendez-vous général est pris pour le lendemain matin,—un
dimanche!!!—à huit heures précises, au Champ de Mars,—entre les
ingénieurs et les inspecteurs de la Ville,—les ingénieurs et
inspecteurs de la Compagnie du Gaz,—et mon brave ingénieur ami,—et
ses contre-maîtres,—et ses terrassiers.

_Plus lourd que l'air!_

Je rentre moulu, et je me couche.


Mais je ne dors pas!

À huit heures, j'arrive au Champ de Mars.—Je suis le dernier! Tout le
monde—_Plus lourd que l'air!_—est à son poste; les ingénieurs et
inspecteurs de la Ville prennent mot premier et dernier avec les
ingénieurs et inspecteurs de la Compagnie du Gaz,—les toiseurs
mesurent,—les contre-maîtres tracent,—et enfin les terrassiers
attendent, échelonnés sur lignes, chacun à sa place, la pioche en
l'air!...

—Eh! que c'est long! Qu'attendent-ils donc? dis-je à Forqueray.

—Ton signal! me répond-il en souriant.

—_Plus lourd que l'air!!!_ Partez! criai-je.

Et toc! toc! toc! toc!—Les voilà tous partis, comme au _Pont cassé_
du sieur Séraphin.


Tout le monde s'est entre-salué. Les ingénieurs remontent dans les
quatre ou cinq voitures respectives qui les remportent.

Je les contemple, et j'ai un instant d'ahurissement, de
quasi-hébétement comme somnambulesque.

Puis je prends le bras de mon ami,—et avec un éclat de rire:

—Quand je pense à tout ce gros monde que j'ai remué depuis quinze
jours, quand je vois tous ces gens très-sérieux que vous êtes ici,
arrivés tous, comme au doigt et à l'oeil, pour que ma volonté soit
faite,—ma volonté à moi, sans science, sans influence, sans prestige
aucun,—il y a des moments où je me demande si je ne suis pas fou,—ou
à défaut de moi si ce n'est pas eux?


«Ni eux, ni moi, ô mon ami!—C'est PLUS LOURD QUE L'AIR! qui commence
à avoir raison!



XIV


Le _Quand même!_ et le _Géant_. — Le _Titan_. — Détails. — Quatre
cent mille entrées! — Hélas! — M. Nusse. — Créons l'épave! — M. le
préfet Boittelle. — _Une faveur personnelle!_ — Méprise. — Le grand
siècle... scientifique. — _Circenses!_ — Simple bilan. —
Explication nette. — L'entente. — Une queue de chien! — Au
Pré-Catelan. — Robespierre Ouistiti. — Un secrétaire de
l'_Aéronaute_. — Feray ou l'Homme électrique! — Louis Blanc
historien. — L'ange de la calvitie. — Léonidas. — _C'est Nadar!_ —
Merci!


Les journaux annonçaient déjà à l'envi la première ascension du _Quand
même!_

J'avais d'abord eu l'idée, en effet, de prendre simplement ma devise
pour baptiser mon aérostat.

Mais, en approchant du moment décisif, j'avais éprouvé une certaine
répugnance—d'abord vague, très-nette ensuite—à soumettre à la
publicité et aux aléas divers ma devise, qui me semblait à ce moment
être une partie de moi-même.—Conseil fut tenu: _Géant_ fut proposé
par mon ami Daniel Kreuscher, mis aux voix et adopté.

Le lendemain, on me proposait le mot _Titan_, qui m'eût convenu mieux.
Mais il était trop tard.—Si j'ai le malheur de faire un autre ballon,
il s'appellera le _Titan_.


Il nous restait quelques jours à peine jusqu'à celui fixé pour la
première ascension, le 4 octobre.—Ces derniers jours et les nuits
dernières se passèrent dans une exaspération d'activité dont mes
agitations précédentes ne m'avaient même pas donné l'idée.

Il s'agissait d'être prêt à l'heure dite et de ne faillir à aucune des
promesses faites par moi dans les journaux. Plus encore, et dans
certaines limites, j'avais à me préoccuper de celles faites en mon
nom.—Je l'ai bien vu!

Tout nouveau au métier de directeur de spectacle, je n'étais pas sans
émotion vive en pensant à cette responsabilité,—qu'il m'eût été
singulièrement plus commode et plus profitable, à tous les points de
vue, de laisser assumer par quelque autre.—Malheureusement, personne
autour de moi n'eut cette simple idée, ni moi non plus.


J'eus donc à disposer tout:

Dessin des affiches,—découverte et achat des pierres lithographiques
dans les dimensions extravoulues,—compositions et tirages lithographique
et typographique,—visa, autorisations,—timbre,—affichage,—envois
aux foyers des théâtres.—Composition, correction, tirage, publicité et
mise en vente du premier numéro de l'_Aéronaute_.

Composition, tirage double, découpage, tirage et numération des
billets d'entrée, et distribution à l'avance dans les établissements
publics.

Après discussion, je m'étais, comme toujours, rangé à mon opinion,—et
j'avais fait tirer le modeste chiffre de 400,000 billets,—je dis
_quatre cent mille_.—Et encore n'étais-je pas bien sûr de ne pas
manquer!...

Il me paraissait plus qu'impossible que la population tout entière,
riches et pauvres,—les trop pauvres pourraient voir encore par-dessus
les treillages d'enceinte à hauteur d'appui,—n'accourût pas à ce beau
spectacle et ne s'empressât d'apporter cinq ou six cent mille francs,
du premier coup, à ma Société du _Plus lourd que l'air_...

J'apportais tant, à moi tout seul!...


Hélas!...


Pour découper, timbrer et compter ces 400,000 billets, les intimes se
présentèrent. Un service de permanence fut installé, qui ne s'arrêta
plus ni jour ni nuit.—Et en voyant ces bons amis, les manches
retroussées, et ces belles dames qui se disputaient les places et se
relayaient autour de la grande table, dans ma salle à manger
transformée en atelier,—un vieillard de nos visiteurs se rappelait
ses souvenirs de l'émigration...

J'avais encore à me présenter aux administrations de chacun de nos
chemins de fer et à organiser à temps utile des trains de plaisir sur
toutes les voies jusqu'à dix et vingt lieues de distance.

Puis, à choisir mon personnel administratif, celui des bureaux de
perception, etc.

Et encore tracer les cercles des enceintes, combiner les entrées et
issues, piétons, cavaliers, voitures;—traiter pour les treillages,
les banquettes, les bureaux, etc.

L'administratif aggravait tout cela. L'administratif est terrible chez
nous: vous ne faites pas un pas sans vous y heurter. Pour insérer
votre chien jusqu'à Asnières dans le tiroir grillé du wagon,—où il
est si mal,—il vous faut passer par à peu près autant de formalités
que pour acheter une propriété de cent hectares.—J'omets assez
d'autres détails plus gros pour passer sur toutes mes courses et
démarches administratives.

Il en est cependant une trop importante pour être oubliée, car je pus
presque croire un instant qu'elle allait mettre à vau-l'eau tout mon
ensemble de combinaisons.


Quatre jours avant l'ascension, je me rendis à la préfecture de
police, auprès du chef de la police municipale, M. Nusse.

Je trouvai un homme plein de politesse et de bon vouloir:

—En mettant à ma disposition le Champ de Mars, Monsieur,—dis-je à M.
Nusse,—j'apprécie que l'on m'a donné en main une arme de premier
choix: longue portée, précision, rien ne me manque pour atteindre mon
but.—Mais ce très-bel et très-bon outil, c'est justement lui qui me
fera d'autant mieux sauter la cervelle, à moi-même, si vous ne
m'assurez la jouissance certaine de ma possession.—Vous savez ce
qu'est la populace parisienne à certains jours, et je n'ai pas besoin
de vous rappeler les précédents de l'histoire aérostatique, Miolan et
Janinet, Deghen, de Lennox, etc., etc.—Les masses sont hostiles aux
nouveautés: les ballons, comme les chemins de fer, sont restés une
chose nouvelle et d'une excitation particulière. Il y a toujours des
gens pour jeter du haut d'un pont des solives ou des pierres sur les
rails avant le passage du train; il y a toujours des gredins dévorant
mal leur envie de porter préjudice à tout aérostat; il y a toujours
surtout des mains démangées du besoin de créer la première
épave...—Si je n'avais pas, dix fois pour une, certitude d'être bien
couvert par vous, je...

Le chef de la police municipale me rassura, me promettant de me donner
tout le personnel nécessaire: le service des agents se combinerait
avec celui de la troupe, très-obligeamment mise à ma disposition par
le maréchal Magnan.

Il m'engagea, pour me rassurer mieux encore, à faire une visite au
préfet de police lui-même, M. Boittelle.

—Je pense que cette visite est inutile, répondis-je, du moment que
j'ai votre promesse, que je prends comme très-bonne.—M. Boittelle a
ses petites affaires, j'ai mes grosses. À quoi bon nous déranger tous
les deux et nous faire perdre du temps?...

M. Nusse insista: je n'avais plus à refuser et je me rendis auprès du
préfet, qui, à ma satisfaction, voulut bien me faire introduire
aussitôt que je lui fus annoncé.

M. Boittelle, avec lequel je n'avais pas encore eu l'avantage de me
rencontrer, me parut un homme de nette et franche allure, le regard
bleu (?) bien clair et toujours de face: je me sens à mon aise à
croiser ces regards-là.—Il m'était impossible d'ailleurs de ne pas
reconnaître que son administration n'avait jamais fait grand bruit:
«—Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire!» a-t-on dit: il faut
savoir gré aux polices honnêtes femmes qui ne font pas parler
d'elles.—Je savais enfin que M. Boittelle aimait les tableaux, et
j'en voyais quelques-uns fort bons autour de nous:—tout s'annonçait
bien.

—Ah! monsieur Nadar! je suis bien aise de vous voir! J'avais à vous
parler; prenez la peine de vous asseoir.

—Ce n'est pas la peine, monsieur: je ne veux pas abuser de vos
instants.

—Veuillez vous asseoir.

Je m'assieds.

—Monsieur Nadar, l'administration supérieure a pour vous une
bienveillance tellement inouïe,—inexplicable, que je ne puis que
m'incliner et obéir.—Mais ce ne sera certainement pas sans vous avoir
dit—ce que j'ai à vous dire!

Ce préambule commandait l'attention: j'attendis.

—Monsieur...


Mais je me trouve ici un peu embarrassé, la matière traitée devenant
délicate et les mots propres s'étant trouvés articulés sans aucune
recherche de périphrase. Je sens qu'il peut y avoir là une question
préliminaire de simples convenances vis-à-vis de mon interlocuteur,
dont je reconnais être resté l'administré obligé,—De plus, en
répétant dans sa forme remarquablement précise le gros reproche que
M. Boittelle avait, me parut-il, singulièrement à coeur de m'adresser,
je ne voudrais pas du tout avoir l'air de me livrer à une bravade
inutile—ce que je dédaigne le plus—et qui n'aurait même pas l'excuse
d'être périlleuse.—D'autre part, cependant, comme on va le voir, il
m'était impossible d'omettre cette entrevue dans les _Mémoires du
Géant_...

Qu'il suffise donc d'indiquer que M. le préfet, parfaitement au
courant des choses d'après ses fonctions, appréciait que je manquais
un peu trop d'enthousiasme pour le gouvernement actuel. Il trouvait
encore à redire à mon éloquence trop vive, trop pittoresque et
insuffisamment intermittente...

Je dois reconnaître de moi-même qu'en réalité je ne m'étais guère
essayé dans le genre Cantate...


—... Vos opinions vous appartiennent, Monsieur, continua M.
Boittelle. Mais ce que je ne saurais comprendre ni admettre, c'est
qu'un homme dans ces dispositions d'esprit s'adresse au gouvernement
pour en obtenir une—FAVEUR PERSONNELLE...

Je me redressai comme un ressort de montre: pour moi c'était
l'offense, et la plus grave!

—...et si quelqu'un, dans votre cas, s'adressait à moi pour obtenir
une faveur, voilà le cas que je ferais de la demande!

Et le préfet froissait un papier.


Je ne saurais dire de quelle couleur j'étais...

—Vous n'avez sans doute pas cru, Monsieur, répliquai-je, que je me
retirerais sans vous avoir répondu à mon tour ce que j'ai à vous
répondre! Vous devez connaître l'homme qui est devant vous, vous qui
tenez nos coeurs dans votre main,—et vous devez bien savoir dès lors
que, s'il s'agissait ici d'une—_faveur personnelle_,—comme il vous
plaît de dire,—vous ne verriez pas cet homme ici, pas plus que
personne ne le verrait ailleurs! Vous faites une confusion complète,
Monsieur: je ne viens rien _chercher_ chez vous, j'APPORTE,—et si à
votre siècle, qui a déjà trouvé la vapeur, l'électricité et la
photographie, je suis,—moi, artiste, moi, homme d'imagination, moi,
ignorant,—la cause déterminante d'un mouvement, d'une agitation, d'où
sortira la Navigation aérienne,—eh bien! Monsieur, on pourra saluer
chapeau bas ce grand siècle...—scientifique!

«Quant à mon profit particulier, je vais vous le dire, et il est
vraiment trop clair:—c'est que, père de famille, j'engage là le pain
de mon enfant et ma peau.—Voilà ce que je revendique et ce qui me
revient comme—_faveur personnelle_...

«Reste un côté intéressant et bon encore à examiner, le côté
_circenses_, qui ne saurait être ici indifférent. Je vous donne,
Monsieur, le plus beau, le plus grandiose, le plus émouvant spectacle
qu'il aura été jamais donné à un homme de contempler.—Or, qui
suis-je? Un homme sans fortune aucune.—Combien me coûte à moi ce
spectacle? Cent mille francs! (—ce devait être le double!).—Et à
vous, gouvernement, si intéressé à cette grande chose, que
coûte-t-il?—L'abandon pendant une demi-journée d'une parcelle de la
voie publique inoccupée et sur laquelle, de tradition, tout aérostat a
son droit.

«Voyez-vous bien maintenant, Monsieur, que, comme j'avais l'honneur de
vous le dire, je ne viens rien _chercher_ chez vous, mais que j'y
_apporte_.(—Je me répétais, _ne varietur_.)—Et trouvez-vous encore,
Monsieur, qu'il s'agisse ici de—_faveur personnelle?_


L'évidence était telle qu'elle ne laissait pas un doute possible.

Mais cette explication était nécessaire pour que la lumière se
fît,—et je crois qu'elle se fit complète. On mu connaît vite, parce
que, jouant franc jeu, je n'hésite jamais à abattre mes cartes. La
netteté de mes paroles ne pouvait qu'être appréciée par un homme qui
me semblait aussi net lui-même et qui, pensais-je, avait assez à coeur
sa propre conviction pour respecter toute réserve d'une autre
conscience.

De ce moment, et le premier nuage franchement dissipé, je trouvai dans
M. Boittelle une bienveillance qui ne s'est plus démentie un
instant.—Les quelques désordres de la première ascension, explicables
par la confusion d'un début, furent sévèrement prévenus pour la
seconde, où, de ce côté, tout fut au mieux.


Il y avait nombre de points sur lesquels j'avais besoin de facilités.

Exemple. Il était une fois advenu qu'un équilibriste de l'Hippodrome
s'était tué, la corde pourrie s'étant rompue sous lui.

Aussitôt, et en conséquence logique, l'administration avait
décrété—qu'à l'avenir les aéronautes et leurs aides seraient seuls
admis à monter dans les ballons.

En dépit de mes ascensions antérieures et de mes brevets d'aérostier
photographe, j'avais moi-même été victime une fois de ce règlement
prohibitif.

M. le préfet comprit bien vite qu'avec les dimensions extraordinaires
du _Géant_ et vu le nombre très-limité des aéronautes de profession,
il me fallait compléter ailleurs l'équipage indispensable.

Il m'autorisa donc à emporter avec moi autant de personnes que je
voudrais,—et même, en considération du but, je pense, à accepter des
passagers payants.

Concession qui, par le fait, se trouva d'ailleurs de peu d'importance
réelle.—Car, il faut que je le dise, pour répondre à un «_savant_,»
que rien n'empêchait de venir avec nous et qui m'a amèrement reproché
sur ce point mon _mercantilisme préjudiciable à la science_,—sur les
vingt-trois passagers de mes deux ascensions, deux seulement
passèrent, comme on dit, par la caisse. Il ne m'est plus permis de ne
pas les nommer: madame la princesse de la Tour d'Auvergne et M. Lucien
Thirion.—Les autres voyageurs, étrangers ou amis, acceptèrent
l'hospitalité cordiale.

Il y avait encore une autre préoccupation administrative,
très-légitime en ce qu'elle intéressait le repos des familles: l'âge
des futurs passagers.—M. Boittelle me demandait la liste à l'avance,
chose impossible, vu les éventualités à prévoir: les uns se décideront
au dernier moment à partir, d'autres peut-être à rester.—Je priai M.
Boittelle de me laisser toute latitude sur ce point, promettant qu'il
n'y aurait pas abus.

Il voulut bien accepter ma parole, et il n'a pas dépendu de moi
qu'elle ne fût scrupuleusement tenue.

Ainsi de toutes les autres difficultés,—et cette bienveillance du
préfet me fut d'autant plus précieuse qu'il savait bien qui elle
aidait.


Aussi, à peine de retour de Hanovre, j'écrivis de bon coeur à M.
Boittelle que, ne devant plus, selon les probabilités, avoir affaire
avec la préfecture pour d'autres ascensions, je ne prendrais
certainement pas congé de lui sans lui exprimer l'excellent souvenir
que,—notre petit choc de début oublié,—je gardais de mes rapports
avec son administration et lui-même.

Il me fit l'honneur et le plaisir de sa visite;—et comme il était
assis auprès de mon lit:

—Une chose dont je n'aurais eu garde de vous parler _avant_, lui
dis-je, mais que je savais bien et vous aussi, et dont je puis causer
à mon aise avec vous _après_:—quelle jolie queue de chien d'Alcibiade
je vous ai, sans le vouloir autrement, coupée là!—Pendant huit jours,
pas même un mot du Mexique!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C'est ici que je dois encore mes remercîments aux excellents amis qui
m'assistèrent de leur concours si utile dans ces derniers et multiples
préparatifs,—Daniel Kreuscher, G. Arosa, Pau, L. Delair, Piallat, St.
Godefroy, A. Courbe, Baulant, Engel, etc.

Deux alliés inattendus vinrent se joindre à ces dévoués.


Je regardais, un jour, gonfler au Pré-Catelan un de ces ballons
primitifs qu'on appela ballons à feu, puis Montgolfières,—et que
l'aîné des Godard avait cru pouvoir surbaptiser en les nommant
_Montgodarfières_.....(!!!)

Rien de plus beau au monde,—y compris même et certainement
l'ascension d'un aérostat à gaz,—rien de plus émouvant que le
spectacle de cette masse s'enlevant avec majesté et emportant, à côté
de ses voyageurs, une fournaise qui vomit la flamme et les étincelles.

(—Quand elle s'enlève!....)

C'était fort terrible à voir gonfler, un peu plus encore, je crois, à
monter,—et descendre, donc!—Les bottes de paille disparaissaient,
lancées coup sur coup dans un brasier d'où la flamme s'élançait à
courte échappée par un tuyau d'un mètre de large, flamboyante avec des
milliers de crépitements, sous l'enveloppe de toile...


Un petit monsieur vient à moi, tout petit, méridional en diable, le
front le plus renversé que j'aie vu de ma vie, les cheveux retroussés
et retombant en arrière comme des baguettes:—un Robespierre Ouistiti.

Il se présente en se nommant. C'était Saint-Félix (Théobald!)—le
désespoir de l'excellent Jules de Saint-Félix qu'un journal, abusé cette
fois de plus—et ce ne sera pas la dernière!—faisait monter encore
l'autre jour en ballon avec nous au lieu de celui-ci:—Saint-Félix, la
préoccupation de Périchot, qui, littérateur lui-même, m'a demandé
l'autre jour, les yeux dans les yeux,—si Saint-Félix était un bon
auteur...

—Vous avez fait plusieurs ascensions, monsieur Nadar: vous êtes mon
ancien et je viens vous saluer. Celle-ci va être ma première.

Je regarde mon petit homme. Il parlait de tenir compagnie à cette
fournaise, à mille mètres en l'air, comme s'il se fût agi de boire un
verre d'eau.

—Vous montez là-dedans, monsieur! lui dis-je.—Et, sans
indiscrétion,—y avez-vous affaire?

—Pas le moins du monde!

—Alors vous êtes un imbécile...—Permettez, permettez!!! mais si vous
n'y montez pas, je prends la place!

De là, comme dit H. Monnier, data notre liaison,
très-passagère.—Saint-Félix venait donc nous offrir son
concours—absolument désintéressé! m'assura-t-il.

J'acceptai de bon coeur cet auxiliaire, et pour reconnaître le bon
vouloir qu'il témoignait, je lui dédiai, en attendant nos ascensions,
les fonctions purement honorifiques de secrétaire de la rédaction de
l'Aéronaute,—paraissant au moins douze fois par an! disait le
titre,—en attendant qu'il dirigeât la comptabilité de nos futures
recettes.

Il confectionna donc avec moi le premier numéro; mais il m'aida
surtout, d'une manière générale et comme il put, à me débrouiller,
tant bien que mal, des difficultés administratives et de
l'innombrable, effroyable correspondance qui nous pleuvait matin et
soir de tous les mondes habités.

Il prit sa place dans les deux ascensions du _Géant_,—la seconde
fois, malgré un pressentiment obstiné qui ne l'arrêta point,—et il
supporta ses graves blessures avec courage et résignation.


Notre second auxiliaire imprévu s'offrit dans la personne étrange d'un
brave garçon que tout Paris connaît.


Feray, barbe blonde en toute venue, chauve comme dix
académiciens,—(analogie passionnelle: la Souris, «_ce petit animal
vorace et inquiet_,» a dit Buffon; mais Feray fait défaut comme
voracité, manquant même du simple appétit),—Feray fait miroiter dans
toutes les rues de la ville, au soleil Parisien et à la pluie, depuis
tout à l'heure vingt ans, son crâne toujours nu et blanc comme
l'ivoire. Ce crâne provoquant, en mouvement toujours, semble appeler
les alouettes. Feray affirme que l'usage du chapeau lui donne mal à la
tête.—Des théories! Passons.

Feray est un excellent homme, qui possède une vertu que j'estime
fort: l'indignation, cet enthousiasme retourné. Feray a soif de
justice: il se met en avant dès qu'il voit ou croit voir une
iniquité. Un mauvais plaisant, à la suite d'une querelle de bal
masqué, l'avait jadis baptisé: «—_L'homme—qui—m'a—arrêté—quand—
j'ai—battu—le—Turc._»—C'était un peu long. Feray a protesté,
d'autant plus justement que les profanes allaient chercher midi à
quatorze heures à propos de cette inoffensive plaisanterie. Feray est
d'ailleurs connu de tous les honnêtes gens et il est même passé à l'état
de figure historique: en 1848, il fut élu vice-président de la
Commission du Travail, installée au Luxembourg,—et Louis Blanc, dans
son _Histoire de la Révolution de 1848_, le remercie de l'avoir
débarrassé au 15 mai, non sans danger personnel, des gardes nationaux
qui s'apprêtaient à lui faire un mauvais parti.

Ce personnage bizarre, légendaire, éternel, éburnéen, que vous avez
rencontré, dans tous les lieux publics, toujours nu-tête, toujours
courant et remuant,—section des Agités,—cet «Homme Électrique,»
comme l'a si éloquemment dénommé le journal _le Hanneton_; cet Ange de
la calvitie, ce genou exaspéré exerce une profession honorable en même
temps qu'inouïe:—de plus en plus invraisemblable, l'honnête et chauve
Feray vend de l'eau—_pour conserver les cheveux!_

J'ai tiré l'échelle.—Feray, donc, que toute agitation
irrésistiblement attire, vint nous offrir ses services,—et c'est lui,
ce Crâne des crânes, qu'on vit à la fois en vingt endroits, dans son
privilège d'ubiquiste, comme une comète échappée, courant à pied, à
cheval et en mylord par les foules: «—C'EST NADAR!» disaient sur ses
pas les personnes incompétentes ou ordinairement mal informées;—et
Feray ne m'en a pas voulu!—Il fut terrible comme Léonidas au seuil de
l'enceinte de manoeuvre, et on m'assura même qu'il m'avait un peu
brouillé avec quelques journalistes.

Le regret que j'en ai ne m'empêchera pas de remercier ici ce bon et
énergique garçon de son excellente volonté et de son assistance
très-efficace dans les fonctions générales, délicates et difficiles
qu'il avait spontanément assumées.

Quant à son _Eau_ merveilleuse, je jurerais qu'elle est héroïque—même
contre les migraines et les névralgies...


—du moment qu'il le dit?...



XV


L'hospitalité de M. Leturc. — La maison Godillot. — Un faux M. de
Morny. — Eugène Delessert! — Une photographie qui n'a pas besoin de
retouches. — Le Robinson des Airs. — Le Canard à Collier vert. —
Des vitriers! — Je restitue le gigot. — L'échelle de cordes! —
_Règlement de bord._ — Ne pas se détester quand même! — Une omission
réparée. — Autocrate, quoique... — Motifs à l'appui. — _La parole
d'honneur!_... — Trop d'hospitalité. — Je me corrigerai peut-être...
— Avis! — Les enveloppes polyglottes. — L'homme à la feuille de
vigne. — L'attente. — Les trois nuits... — Un télégramme à cheval.
— L'interprète de Rethem. — Si!... — Le venin ne raisonne pas. —
Calomnions! — La leçon Chinoise. — Une porte doit être ouverte! —
Les timbres de l'avenir.


Le jour de l'ascension approchait.

De l'immense atelier, alors vide, où M. Leturc lui avait donné la plus
large hospitalité et où il avait reçu les derniers sacrements, le
GÉANT avait été transporté à la maison Godillot, de l'avenue Dauphine,
et exposé là à la curiosité des visiteurs invités par cartes et même
non invités.

Car tout le monde était accueilli, et j'avais voulu, malgré conseils
autres, que cette exhibition fût gratuite. Le GÉANT me semblait un
aérostat trop bien né pour agir autrement.—Le résultat des futures
ascensions, dix fois certain pour moi, ne me permettait-il pas, au
reste, de dédaigner ce misérable appoint?...

Une foule considérable se portait chaque jour à l'avenue Dauphine, où
les voitures faisaient queue. Les plus gros personnages venaient
examiner l'énorme ballon gonflé à un septième seulement, faute
d'élévation sous ces voûtes pourtant si hautes; les dames
envahissaient la nacelle, les plus hardies grimpaient par l'échelle
intérieure sur la plate-forme.

Je fus assez surpris de voir entrer un jour,—à cheval,—un personnage
qu'on m'assura être M. de Morny.

Il est probable qu'on se sera trompé, puisqu'il y avait là des femmes
et que ce cavalier, sans mettre pied à terre, garda tout le temps son
chapeau sur la tête.


Mon ami Delessert, alors directeur de la maison Godillot, allait,
venait, se démenait. Cette ballonnerie l'avait jeté dans une
surexcitation extraordinaire. On m'a assuré qu'il n'en dormait plus,
et je le croirais volontiers.

Eugène Delessert est de cette brave et loyale famille protestante dont
tout Français sait le nom, neveu, si je ne me trompe, de feu Benjamin
Delessert, qui fut, par excellence, non pas seulement un honnête
homme, mais l'honnête homme. Il a fait souche.

Eugène est le Delessert terrible de la tribu des Delessert. Il a fait
dix ou douze fois le tour du monde, a visité cinq fois la Californie
seulement et six fois l'Australie.—Il faudra que je lui demande de
nous amuser à compter un jour ensemble les tonnes d'or qu'il doit en
avoir rapportées...—Il parle toutes les langues connues et peut-être
encore le _Javanais_. Il a chassé le bison des savanes avec les
Delawares et les O Jib Be Was, l'ours blanc en Norvège, le renard bleu
au Groënland, et il a allumé son cigare à la dernière lave
incandescente des cratères éteints de l'Himalaya. Vice-président du
Comité de Vigilance à San Francisco, il a fait pendre ou a pendu
lui-même dix ou douze coquins, dont il a, je crois bien, gardé la
corde, et, mêlant l'utile à l'agréable, il a fondé le premier hôpital
Français en Californie. Il fait des armes, monte à cheval, plonge,
frète des navires, rédige des actes commerciaux et peint l'aquarelle.
Il a tout vu, tout connu, j't'embrouille.—Maigre et sec comme don
Quichotte, solennel comme Chinga-Kock, sobre comme Caleb, brave comme
Garibaldi, imprudent comme... moi,—infatigable, ingénieux,
inépuisable en ressources, cet homme universel qu'on ne saurait rêver
sans une gibecière de voyage au côté et un _rifle_ sur l'épaule, eût
improvisé un dîner à trois services aux derniers jours du siége de
Mayence, comme il vous inventerait une salade de romaine au milieu des
sables du Sahara:—un type accompli des Robinson Crusoé passés,
présents et futurs.

D'autre part, chaste et vertueux comme le Canard à Collier vert,—la
seule espèce en ornithologie, dit-on, dont le mâle couve.


Une anecdote.—À Londres, un jour de fête, il se promenait, taciturne
à son ordinaire, dans les salons publics de Cremorne.—Tout à coup il
s'élance à grands coups de canne et les glaces volent en éclats...
L'assistance, d'abord stupéfaite, s'indigne; un cercle, de plus en
plus menaçant, se resserre autour du Français insolent qui ose
attenter aussi brutalement à la propriété Anglaise: des cris sont
poussés qui vont être suivis d'effets...

Delessert se croise les bras, défiant la foule, et d'une voix ferme et
en excellent anglais:

«—Je suis Français, j'ai vu là des caricatures injurieuses contre
mon Souverain, je les ai détruites et je suis prêt à recommencer.
Celui de vous qui n'en ferait pas autant s'il voyait sa Reine ainsi
insultée dans notre jardin Mabille, celui-là serait le dernier des
lâches!

Et les Anglais d'applaudir.—Delessert passe au comptoir, paye la
casse et s'en va.


(—Il me vient là tout à point, en racontant cette histoire, un joli
souvenir de Chodruc-Duclos, tuant en 1830 deux Suisses uniquement pour
donner leçon à un maladroit...

Mais je garde mon souvenir pour moi, ne voulant désobliger
personne...)


Delessert est le plus grave des enfants fous que j'aie jamais
rencontrés de ma vie, et il me fut permis de le mesurer et apprécier
au complet. On dit qu'on ne connaît bien que les gens avec lesquels on
a voyagé:—quelle pierre de touche vaut alors une nacelle d'aérostat!

Ce Delessertissime devait donc partir avec nous. Après tous les modes
de locomotion humaine, c'était la première fois qu'il allait essayer
de celui-là.—Aussi quelles agitations sous ce masque impassible!

Le chargement d'un quinze cents tonneaux en partance pour deux ans ne
l'eût pas autrement absorbé. Cette immensité d'ateliers qui s'appelle
la maison Godillot ne vivait plus, n'agissait plus, ne respirait plus
que pour le GÉANT, dont Delessert s'était constitué l'armateur. Les
forgerons forgeaient, les cordiers tressaient, les tapissiers
tapissaient, les peintres peignaient,—et surtout, hélas! les
fournisseurs fournissaient!—Chaque matin, en arrivant, je trouvais
une nouvelle amélioration qu'Eugène m'exhibait triomphalement; chaque
jour, chaque heure amenait sa surprise. On déballait des paniers de
vaisselle, ou bien c'était de la verrerie:—verres à bordeaux, verres
à champagne, verres à liqueur!—plus, des conserves de légumes, des
viandes fumées, des fourneaux à l'alcool,—que sais-je?

J'avais beau tâcher de me mettre en travers,—lui représenter qu'il ne
s'agissait pas de passer six mois entre terre et ciel,—que nous
débarquerions, selon toute vraisemblance, chez des peuplades assez
civilisées pour nous fournir des écuelles et quelque chose dedans.
Pour toute réponse, et avec sa gravité de Janséniste, il me tendait
une page calligraphiée et tirée par lui-même, comme essai de notre
presse Ragueneau,—et, imperturbable, rappelait le garçon pour le
tancer d'avoir oublié l'assortiment des sauces anglaises. Il jouait au
ballon GÉANT avec le sérieux de l'enfant qui joue à la petite guerre,
sans se dérider une seconde de son flegme américain. Si je m'avisais
de lui faire observer que les atterrages d'aérostats ne sont pas
respectueux envers les assiettes, je trouvais une heure après le
vitrier en train de poser des vitres à nos petites fenêtres (textuel).

—Des vitres à une nacelle de ballon, bon Dieu!

Je vis bien, à ce dernier coup, que je n'avais plus rien à dire, et je
me résignai à contempler—et à me taire.

Le moment est enfin venu de déclarer, à la face du ciel et des hommes,
que c'est à Delessert que nous fûmes redevable des gigots, homards,
poulets et radis triomphalement arborés à nos parois extérieures, lors
de la première ascension.—J'ai joui trop longtemps dans l'opinion
publique du bénéfice de cette exhibition pour ne pas regarder comme un
devoir d'en restituer aujourd'hui à Delessert la gloire, qui revient à
lui seul.


Mais, à côté des enfantillages, il faut reconnaître que le voyageur
expérimenté se retrouvait pour nous dans de sages et précieuses
précautions.

Si, entre autres, l'échelle de cordes que nous apporta Delessert avait
été à sa place, c'est-à-dire pendue au cercle, au lieu d'être repliée
à fond de cale,—où L. Godard s'obstina, aux deux départs, à la
reléguer comme nouveauté inutile,—notre traînage en Hanovre eût été
moins long, et ledit Godard n'aurait pas eu besoin d'exposer son jeune
frère à se rompre le cou pour aller chercher à la force du poignet,
par ces chocs terribles et pressés comme grêle, la corde de soupape
échappée qui fouettait l'air...


Je dois encore rapporter que j'obtins une fois toute l'attention de
Delessert et qu'il m'honora même d'un demi-sourire de satisfaction:—ce
fut quand je lui présentai mon libellé du RÈGLEMENT DE BORD et les
enveloppes en plusieurs langues destinées à renfermer les lettres que
nous devions expédier de là-haut.

Delessert se préoccupa vivement de ce Règlement.—Je constate
fidèlement ici sa collaboration à ce document,—qui fut admirablement
tiré par les presses de Claye, et dont je n'ai pu me défendre
d'envoyer bien loin des exemplaires à quelques collectionneurs
excentriques.

Voici l'oeuvre commune:


RÈGLEMENT DE BORD

DE

L'AÉROSTAT _LE GÉANT_


ART. 1er. Tout voyageur, à quelque titre que ce soit, à bord du GÉANT,
prend, avant la montée, connaissance du présent règlement et s'engage
sur l'honneur à le respecter et à le faire respecter, dans sa lettre
et dans son esprit.—Il accepte et conserve cette obligation jusqu'au
retour inclusivement, à moins de congé acquis.

ART. 2. Il n'y a, depuis le départ jusqu'au retour effectué, qu'un
commandement; celui du capitaine. Ce commandement est absolu.

ART. 3. À défaut de pénalité légale, le capitaine ayant la
responsabilité de la vie des voyageurs, décide seul et sans appel, en
toutes circonstances, des moyens d'assurer l'exécution de ses ordres,
et le concours de tout voyageur lui est acquis.—Le capitaine peut,
dans certains cas, prendre l'avis de l'équipage, mais son autorité
décide souverainement même contre l'unanimité.

ART. 4. Tout voyageur affirme en montant à bord qu'il n'emporte avec
lui aucune matière inflammable,

ART. 5. Tout voyageur accepte, par le fait seul de sa présence à bord,
sa part d'entière et parfaite coopération à toutes les manoeuvres, et
se soumet à toutes les nécessités du service, sur toute et première
réquisition du capitaine.—Il ne peut à terre s'écarter de l'aérostat
sans autorisation, ni se retirer définitivement sans congé dûment
acquis.

ART. 6. Le silence doit être absolu au commandement du capitaine. Ce
silence est de rigueur pendant toute manoeuvre.

ART. 7. Les vivres ou boissons quelconques qui pourraient être
apportés par l'un des voyageurs sont déposés à la cantine commune. Le
capitaine a la clef de la cantine et détermine les distributions.—Les
vivres ne sont dus aux passagers qu'à bord seulement.

ART. 8. La durée des voyages n'est jamais limitée. L'appréciation
seule du capitaine décide de la limite. Cette même et unique
appréciation décide sans appel de la mise à terre d'un ou de plusieurs
voyageurs dans le courant du voyage.

ART. 9. Tous jeux sont interdits à bord.

ART. 10. Il est rigoureusement interdit à tout voyageur de délester de
quoi que ce soit le bord sous aucun prétexte.

ART. 11. Le bagage total de chaque voyageur ne peut excéder en poids
15 kilog., et en volume celui d'un très-petit sac de nuit.

ART. 12. Sauf de très-rares exceptions, dont le capitaine seul a
l'appréciation, il est absolument interdit de fumer à bord et à terre
en dedans de l'enceinte qui entoure le ballon.

Aucune de ces dispositions n'étant indifférente, et la moindre
infraction, si puérile qu'elle paraisse, pouvant compromettre la vie
de l'équipage, il est ici rappelé de nouveau que c'est _à la
conscience et à l'honneur_ de chaque voyageur qu'est confié le respect
du présent règlement.

           _Paris, 3 octobre 1863 (veille du premier départ du GÉANT)._


Un article important avait été omis. Je ne l'oubliai,—j'en ai les
nombreux témoignages,—vis-à-vis d'aucun des voyageurs de mes deux
ascensions.

J'ai trop peu de goût pour les dictatures pour ne pas aller au-devant
d'un soupçon d'autocratie; mais les ascensions comme celles que je
voulais entreprendre sont de véritables campagnes. Le but de ces
ascensions était tel d'ailleurs que le succès ne devait dépendre
d'aucune faute de précaution.

Je ne pouvais donc, sous aucun prétexte, permettre à ceux que
j'admettrais à y prendre part,—généralement inexpérimentés en cette
locomotion,—la possibilité de compromettre même innocemment le succès
de ma grande entreprise par des appréciations fausses, des
inexactitudes de nature à inquiéter ou même égarer l'opinion.

À un point de vue plus personnel, j'entendais bien me réserver
d'ailleurs en tout droit, et sans conteste possible, la faculté de
raconter moi-même mes expéditions.—Je payais seul,—et assez cher,
avais-je pensé,—ce mince privilége pour espérer que tous ceux
auxquels j'offrais l'hospitalité auraient au moins la délicatesse de
le respecter.

Enfin, je comptais, après chaque ascension, en soumettre le compte
rendu à l'assentiment de chaque passager.—Ce devait être un véritable
_Livre de Bord_, unanimement contre-signé et donnant dès lors au
public toutes garanties non-seulement de véracité, mais d'absolue
exactitude.


Cet article omis, je n'oubliai pas de l'exposer ni de l'imposer, je le
répète, à tous les passagers que j'acceptai dans mes deux premières
ascensions! J'exigeai de chacun, et avec une même formule,—la PAROLE
D'HONNEUR—que, _quoi qu'il arrivât_, pas une ligne, pas un mot, même
télégraphique, ne seraient expédiés sans m'avoir été préalablement
communiqués...

C'est la seule réponse que j'aie encore aujourd'hui à faire aux
nombreux amis qui m'ont reproché de n'avoir pas devancé certaines
publications, lorsque,—condamné à l'immobilité sur mon lit de blessé,
en pays étranger,—dévoré par tous les parasitismes de tous les
genres,—j'ignorais même ce qui se passait à côté de moi, et si
quelque main éhontée et avide n'arrachait pas quelque lambeau du
drapeau commun.


Quant à l'autre reproche,—celui d'avoir accepté à côté de moi des
inconnus dans une partie sérieuse où il faut être dix fois sûr de ses
partners,—je n'ai rien à dire,—qu'à confesser encore ma trop grande
facilité d'accueil.

Je me corrigerai peut-être...


Mais j'ai ressenti un trop vif chagrin,—au milieu de tant
d'autres,—de ces étranges publications dont les inexactitudes et les
contradictions flagrantes ont déconcerté l'opinion publique et m'ont
même été attribuées;—qui encore, dans certains journaux d'Angleterre,
ont provoqué de sanglantes railleries contre le caractère
Français,—pour n'avoir pas gardé à coeur le besoin de la protestation
publique et très-explicite d'aujourd'hui.

Si une imprudence que je ne suppose pas nécessitait une déclaration
plus circonstanciée, ma réponse serait alors autrement complète.

Je ne crois pas devoir oublier non plus, dans ces archives, le modèle
de ces fameuses enveloppes en plusieurs langues qui ont fait pousser
des cris affreux à un honnête feuilletoniste scientifique,—avec
lequel je n'ai pas fini.

Cet homme à feuille de vigne avait une telle hâte de s'indigner après
l'accident encore inexpliqué,—il le sera enfin tout à l'heure!—qui
interrompit si inopinément à Meaux notre premier voyage, qu'il n'eut
même pas la patience d'attendre le second; tant il était pressé de
m'injurier!—Il n'avait pourtant que bien peu de jours à laisser
passer pour savoir si le GÉANT avait quelques chances de se servir de
ces enveloppes de lettres!


On m'a raconté pourtant qu'après notre seconde ascension il y avait eu
dans le public une certaine émotion à attendre de nos nouvelles que
l'on demanda vainement, trois jours de suite, aux journaux muets. Si
l'honnête feuilletoniste en question conteste, je ne dirais
certainement pas, devant lui, cette sympathie, mais cette curiosité
que j'ai pu seulement connaître d'après rapports,—j'ai au moins su
pertinemment que, ces nuits-là, un frère et un groupe d'amis dévoués
veillèrent dans ma maison, attendant le message qui devait leur
annoncer le sort de celui qu'ils aiment—par cette bonne et simple
raison qu'ils en sont aimés.

J'ai su encore qu'en la dernière de ces nuits, ces veilleurs à l'oreille
ouverte se levaient tous à chaque coup de la sonnette...—Mais,—toutes
les hypothèses ayant été épuisées vingt fois,—ce frère et ces amis ne
se parlaient plus entre eux,—même comme on parle dans la chambre d'un
malade, à voix basse: ils attendaient toujours,—mais ils n'espéraient
plus...


Or, voici la simple explication de l'inexplicable retard de ces
nouvelles.

Pas un des neuf passagers de notre voyage de Hanovre ne savait un mot
d'allemand.—Une dépêche en français, envoyée dès le lundi matin, deux
ou trois heures après notre chute, par un cavalier à la station la
moins éloignée, nous était revenue le lendemain matin, faute d'avoir
pu être traduite. Il fallut dépister un interprète allemand-français,
rare trouvaille à Rethem, et réexpédier le messager à cheval.—La
dépêche n'arriva à Paris que le mercredi dans la nuit.

Si, dès l'aube du lundi, ou même dans la nuit de notre départ, nous
avions eu la précaution de semer au-dessus des petits centres de
populations Belge, Hollandaise et Allemande, que nous laissions sous
nous, quelques-unes de nos enveloppes tant reprochées et
vilipendées,—il y eût eu sans doute quelques heures d'angoisses de
moins pour ceux qui attendaient; et la précaution polyglotte se
trouvait peut-être justifiée.

Elle l'était encore davantage si notre descente, au lieu de s'exécuter
dans le pays où l'on parle allemand, avait eu lieu seulement trois ou
quatre heures plus tard, puisque, avec le même vent, nous tombions
alors en plein territoire Russe.—Or, à notre descente désastreuse—et
dont le public n'a jamais su les véritables et misérables causes, que
je dirai, enfin! à leur place, tout à l'heure,—nous avions encore en
réserve une vingtaine de sacs de lest de 25 kilogr. chacun,
c'est-à-dire de quoi rester encore quelques quarante-huit heures en
l'air,—ce qui, avec le vent que nous avions, pouvait nous mener
loin...

La moindre notion aérostatique et le plus mince sentiment des
probabilités suffisaient là pour se passer du fait et laisser aux
petits journaux les plaisanteries, chez eux inoffensives, à propos de
nos enveloppes en plusieurs langues.


Mais le venin ne raisonne pas, et c'est dans un article dit
scientifique qu'une simple précaution utile, élémentaire, était
dénoncée à l'indignation de tous comme une manoeuvre dolosive,
frauduleuse, impudente, destinée à tromper la crédulité publique.
L'insulteur n'avait pas reculé jusque devant la calomnie, sans même
examiner si elle n'était pas exagérée jusqu'à l'invraisemblable et au
ridicule:—dans un journal grave, dans une rédaction spéciale dont
chaque terme doit être pris au sérieux par le lecteur, il n'hésitait
pas à affirmer qu'il avait vu, parmi nos différents textes,—une leçon
_Chinoise_!...

Implacable contre ce qui est le mal, je dirai tout à l'heure ce que
vaut,—et comme savant, et comme homme,—celui qui m'a offensé de la
façon la plus odieuse,—en laissant derrière lui prudemment ouverte,
après chaque injure, chaque insinuation perfide, la porte par laquelle
on se dérobe au châtiment.


Mais j'oubliais:—voici le modèle promis d'une de ces abominables
enveloppes, dans toute l'horreur de leur supercherie,—et qui n'ont
pas craint d'employer même une langue mère, le latin,—pour mieux
exploiter la naïveté publique!...

    =PRIÈRE de porter immédiatement au plus prochain journal ces
    nouvelles impatiemment attendues par les familles des voyageurs du
    ballon LE GÉANT, parti de Paris le dimanche 4 octobre, à cinq
    heures du soir.=


    Placeat ad proximam hujas loci Publicam Cartulam has nuntias
    afferre, quæ viatorum in GEANTE familiis valde desiderantur.

    You are kindly requested to address to the nearest Newspaper
    office these news desired with the utmost impatience by the
    families of the travellers in the balloon LE GÉANT.

    Bitte diese Nachrichten sogleich an das nächste Zeitungs-Büreau zu
    tragen, da dieselben ungeduldig von den Familien der Reisenden des
    Luftballons GÉANT erwartet werden.

    [Polonais: Proszę te nowiny, niecierpliwie oczekiane przez familie
    podróżających balonem GÉANT, jak najprędzej zanieść do bliższej
    gazetnej kantory.]

    [Cyrillique: Прошу немедленно отнести въ ближайшую Редакцію мѣстныхъ
    Вѣдомостей, эти извѣстія о путешествующихъ на воздушномъ шарѣ Жеантъ,
    съ нетерпѣніемъ ожиданныя ихъ семействами.]

    Preghiamo di portare immediatemente queste notizie, con somma
    impazienza aspettate dalle famiglie dei viaggiatori del ballone
    GÉANT, alla più vicina reddazione di giornale.

    Ruego à vd. de llevar aquellas noticias con impaciencia
    esperadas por las familias de los viageros del ballon el GÉANT á
    la redaccion del mas vecino diario.


Notre savant de bas de page verra aux prochains voyages du
GÉANT,—Hanovre ne compte pas!—si celles que j'enverrai seront
timbrées de Meaux...



XVI


Les journaux. — Remercîments. — Dissonances. — _Les victuailles!_
— Juge et partie. — Le mépris! — L'abbé Fracasse. — Une citation.
— _Le Nain jaune._ — A. Scholl et son sous-Scholl. — _Le Hanneton._
— Le Guillois, Commerson de l'avenir. — _Sans bretelles!_ — Une
affiche. — Les directeurs de ballons. — La formule! — Le
couvre-oreilles. — Le paletot insubmersible. — Richard, Breguet,
Devisme, Ragueneau. — Le Champagne Folliet. — Une lettre chargée. —
Le souscripteur anonyme. — Le 3 octobre. — M. Levesque. — La pluie!
— L'explosion! — Pourquoi? — L'ivrognerie. — Le maréchal Regnauld
de Saint-Jean d'Angély. — Le général Gault, le colonel Robinet. —
Agitation. — Les crieurs. — Un homme public! — Pourvu que!... —
Les fumeurs. — Un asphyxié. — C'est bien fait! — L'enceinte de
manoeuvre. — _Un petit banc._ — Un coup de canne. — Les drapeaux de
Delessert. — M. Babinet. — Pas de compensateur! — Madame A. D. —
La princesse de la Tour-d'Auvergne. — Discussion. — Je cède! — De
Villemessant. — Je ne cède pas! — Le chiffre 13! LÂCHEZ TOUT!!!


Cependant journaux de Paris et de province faisaient, à propos de la
prochaine ascension du GÉANT, un terrible remue-ménage.


Il serait difficile de trouver plus de bienveillance que je n'en
trouvai chez mes confrères de la presse. Je ne sais si tous
appréciaient bien au juste ce que je voulais faire et ce que j'avais
tant de fois répété;


—_Gagner_ AVEC MON BALLON _le premier capital d'essais nécessaire à
une Société de Navigation Aérienne_ SANS BALLONS.


Les mêmes choses ne sauraient jamais être assez de fois redites, et
je rencontre encore aujourd'hui des personnes du meilleur monde qui me
disent d'un air fin: «—Croyez-vous que vous arriverez réellement à
_diriger votre ballon?_...» Ce qui me fait sauter haut, vous pensez!

Si le but, si désintéressé, que je me proposais échappa,—s'il échappe
encore, même aujourd'hui, à quelques-uns, j'en ai la démonstration,—je
n'en suis que plus obligé personnellement à ceux-là mêmes qui mirent à
ma disposition toute leur publicité de la façon la plus obligeante et la
plus large, depuis le grave _Moniteur_ et les sérieux _Débats_ jusqu'à
la moindre feuille hebdomadaire.


Un ou deux petits journaux industriels firent désaccord dans
l'ensemble.


Dans l'un, je fus assailli de deux ou trois articles consécutifs d'un
brave homme qui, ne comprenant pas un mot à ce qui se passait, me
tançait vigoureusement pour avoir—«abandonné, trahi mon drapeau,»—en
faisant un ballon, moi partisan du _Plus lourd que l'air_.—Dieu sait
toutes les belles choses que ce rédacteur indigné tirait de là! Il
m'écrasait à chaque ligne:—«Faiblesse déplorable qui fait déserter la
lutte! Honteuse versatilité, pour ne rien dire de plus!»
s'écriait-il.—«Pour ne rien dire de plus» me semblait bien.

Mais ce qui paraissait l'animer surtout, c'était d'avoir appris que
nous nous proposions d'emporter avec nous de quoi souper là-haut.
Cela, il ne pouvait le digérer:—«Des victuailles!» s'écriait-il à
chaque pas, dans son étonnement mêlé de convoitise, comme ce comique
de Labiche qui s'extasie sur «—les girandoles!» À voir l'espèce
d'inquiétude douloureuse et obstinée avec laquelle il revenait sans
cesse à—«Chevet, aux comestibles, aux provisions, poulets, chapons,
perdreaux,»—à nos «gosiers bien nourris,»—on sentait que ce brave
homme avait l'eau à la bouche, et l'envie m'eût pris de l'inviter à
dîner pour avoir le plaisir de le regarder manger.


Une autre feuille du même genre m'attaqua; mais, malgré la médiocrité
et l'obscurité de l'agresseur, je fus plus que de raison sensible à
cette attaque inattendue.


Avec la promptitude de nature que j'ai à m'enflammer pour ce que je
trouve bon et à m'indigner contre ce que je tiens pour mauvais, je ne
fais pas assez compte encore que, ne ménageant jamais ma parole devant
ma pensée, je dois choquer souvent ceux qui ont parfaitement le droit
de n'avoir pas les mêmes appréciations que moi.

Je puis me tromper du tout au tout, me jugeant moi-même, mais il me
semble que je suis plutôt bon que méchant, et je crois pouvoir
affirmer en toute certitude que je suis bienveillant de nature. Si mon
prochain fait un pas vers moi, j'en fais volontiers deux vers lui, et
le plus souvent je ne l'ai pas attendu. Je ne crois pas avoir dans ma
vie refusé beaucoup de services,—je commence à me guérir!—lorsque
j'étais requis et lors même que ces services étaient impossibles, et
je me suis donné plus d'une fois le bonheur d'obliger celui-là qui ne
me demandait rien.

Les relations que j'ai autour de moi sont assez nombreuses pour que
ce que je ne crains pas de dire haut ici puisse être accepté comme
vérité.


Il résulte de ceci que, lorsqu'il m'arrive de rencontrer chez autrui
un sentiment de malveillance à mon endroit, le premier mouvement que
j'éprouve est la surprise, le second la tristesse, le troisième et
définitif l'indignation et la colère véhémente.—«Il faut que celui-là
soit donc bien mauvais, puisqu'il m'est hostile!...»


Je connaissais donc la colère, la haine et l'horreur.

J'ai dans ces derniers mois appris un sentiment que je ne savais pas
encore: le mépris.


Mais il ne trouble en rien les autres!


Il se trouva alors que celle feuille qui s'en prenait à moi sans
provocation, et qui depuis n'a pas laissé passer une seule occasion de
me témoigner sa pieuse rancune était rédigée par un abbé au moins
aussi connu dans les corridors de l'Institut qu'à sa sacristie. Cet
abbé-là assistait à la première séance où je lus le _Manifeste_ et
d'où naquit noire Agitation. À cette séance avaient publiquement
fonctionné, ai-je dit, les petits hélicoptères de MM. d'Amécourt et de
La Landelle.


Si telle était son opinion, notre adversaire fort inattendu pouvait
assurément apprécier que nos hélicoptères ne prouvaient pas
assez;—que, s'ils s'enlevaient, ce n'était en somme, qu'à l'aide
d'une force préalablement emmagasinée;—que la question du moteur,
question qu'il pouvait enfler à son gré, restait tout entière, etc.
etc.—Il n'en fit rien et choisit un procédé beaucoup plus simple: ce
fut de nier, tout carrément, que nos hélicoptères se fussent envolés,
sans s'inquiéter autrement des cinq cents assistants qui, avec lui,
les avaient vus partir en l'air et évoluer;—et pour faire bonne
mesure, il termina en donnant à entendre que nous étions des
intrigants, ou tout au moins des farceurs qui ne croyaient pas un mot
de ce qu'ils disaient.


Je me trouvais à ce moment-là un peu gâté par tout le monde,—j'en ai
rabattu!—et je n'avais pas encore l'épiderme endurci aux piqûres. Je
m'indignai fort du procédé et je répondis de ma meilleure encre dans
le feuilleton du premier numéro de _l'Aéronaute_ à ce bizarre
ecclésiastique, toujours plus pourvu qu'il ne faut de querelles et de
procès qui n'ont rien du tout d'apostolique,—avec toutes réserves
d'ailleurs,—mais sévères,—sur sa qualité sacerdotale, qu'il serait
peut-être préférable de ne pas engager dans cette vie de polémiques et
d'algarades scientifico-industrielles. Il s'était certainement
débarrassé de sa soutane pour me porter plus solidement son coup: je
ne la lui laissai pas remettre pour lui rendre le mien,—Un trait
suffirait pour peindre notre homme: je terminais mon article en
espérant qu'à défaut de modération et de charité, la dureté de ma
riposte lui inspirerait désormais tout au moins _le souci de sa
conservation_.—Il fit semblant de s'y méprendre et s'écria que je
menaçais de le battre!...

Je n'avais qu'une réponse à faire à ce personnage militant, tumultueux
et ardélionesque:—cette simple citation que voici, dudit abbé en
personne criant aux passants, sans y être forcé, dans son propre
journal, ces étranges confidences de ménage, à propos de je ne sais
quelle nouvelle bisbille qu'il s'était faite avec un de ses amis:


«À bout d'arguments, notre ami frappe un grand coup. Ce passage de sa
lettre est _très-instructif, on nous pardonnera_(!) de le reproduire:
«—Et maintenant, _puisque l'occasion s'en présente_, laissez-moi vous
féliciter de la fondation des _Mondes_! À quelque chose malheur est
bon. _Je regrette seulement que vous soyez toujours aux gages de
quelqu'un_, et que votre puissante intelligence soit _forcée de
compter_ avec des gens qui l'exploitent _au profit_ de leur cause. À
quoi bon, etc. Est-ce de la science? etc.»—Voilà le grand mot lâché!
_Je suis aux gages_ de quelqu'un... mon intelligence est _forcée de
compter_ avec des gens qui l'exploitent!... Grâce à _Dieu_(!!!), cher
ami, il n'en est rien. Dans le _Cosmos_, _j'étais aux gages_ de M.
Seguin; mon intelligence avait à _compter_ avec M. Tramblay; dans _les
Mondes_, je suis à _mes propres gages_, et mon intelligence n'a à
compter qu'avec elle-même. _On ne voudra pas le croire_, etc.,
etc.[5].»

    [Note 5: Je dois citer le journal: c'est moi, cette fois, qu'on ne
    croirait pas!—Ces lignes plus que naïves sont extraites du
    journal _les Mondes_, n° du 13 août 1863.]

Cela suffisait et au delà, et je n'avais rien à ajouter.

On me reprocha d'avoir frappé un peu trop fort et surtout, ce qui
était plus grave, d'avoir perdu mon temps,—pour n'apprendre rien à
personne.

Je suis de cet avis aujourd'hui, surtout en relisant trois curieuses
lettres,—trop autographes,—dont on m'a fait présent—et que je
résiste à la démangeaison de publier.....


Mais je ne sais pas me contenir quand je crois voir une méchante action;
et ce qui m'irritait encore un peu plus en cette affaire, c'est que ce
terrible abbé Fracasse, chez qui je n'étais jamais allé, était, lui,
venu plusieurs fois chez moi plein d'une apparente mansuétude et y avait
été fort bien reçu, avec la même onction,—excepté une seule fois où je
m'étais montré peut-être un peu plus froid, l'abbé étant venu sans dire
gare, accompagné...


—(Eh bien! non, je n'irai pas plus loin, puisque, pour obtenir celle
grâce, une si belle lettre et si chrétienne m'est écrite par une main
à laquelle je ne saurais rien refuser.

Mais quel sacrifice!...)


Je ne parle pas après cela des plaisanteries inoffensives d'un ou deux
petits journaux, bien qu'à ce moment je m'y sois trouvé assez
sensible. J'aime assez me moquer des autres, mais je n'aime pas du
tout que les autres se moquent de moi,—c'est-à-dire que je suis
absolument comme tout le monde, avec cette petite différence peut-être
que je me vois et m'avoue tel que je suis.

Et puis je prenais tellement au sérieux l'entreprise que j'avais
conçue, je voyais mon but si grand, je payais là si bien et
incontestablement de ma personne en tous points, que la moindre
irrévérence prenait pour moi le caractère de l'odieux et presque les
proportions d'une impiété.—Aussi gardai-je un trop bon bout de temps
quelque rancune à mon ami Scholl et à son sous-Scholl, M. Francisque
Sarcey, qui me plaisanteront dans _le Nain Jaune_. Ledit Sarcey,
foudre de guerre connu sur la place, trouva même depuis du dernier
comique que je me fusse cassé la jambe droite en Hanovre, et il eut la
délicatesse de choisir ce moment pour paraphraser avec la légèreté
qu'on lui sait la fameuse romance: «—_Ah! zut alors, si Nadar est
malade!_»—Mais comme il se serait moqué de moi davantage si j'avais
défié ses oreilles de lièvre d'aller seulement se montrer là où
j'avais été chercher mon mal!


Je trouvais tout cela très-énorme alors: c'est de moi-même que je
m'étonne aujourd'hui.


Et je ne trouverais pas dans ce livre une meilleure place, je pense, à
propos de ces misères, pour m'excuser auprès de mon lecteur si je le
fais passer par tant de détails insignifiants et tout personnels.


Je comprends la fatigue et aussi à la fin l'impatience que doivent
assurément déterminer l'interminable énumération de toutes ces petites
et grosses douleurs d'un indifférent et surtout cet haïssable JE,
toujours en scène.

Mais ce livre s'appelle MÉMOIRES, et la seule étiquette prévenait
contre le contenu.

Que le lecteur auquel cette première excuse ne suffirait pas veuille
bien considérer encore qu'il ne s'agit pas ici d'un individu
proprement dit, mais d'un être de raison,—de la _persona_ synthétique
qui, avec toutes ses imperfections humaines, se débat, froissée,
meurtrie à tous heurts, tantôt contre la méchanceté, tantôt contre la
sottise, pour arriver à faire prévaloir une Vérité nouvelle qu'elle
sait et en qui elle croit.


Et cette fois, cette Vérité nouvelle n'est-elle pas autrement
précieuse et belle que la statue qui va sortir de la fournaise de
Benvenuto?...

       *       *       *       *       *

J'ajouterai, pour en finir, que spontanément un autre journal vint se
jeter dans mes vitres. Ce journal invraisemblable, le _Hanneton_,
était rédigé au gros sel et au gros poivre par un Commerson de
l'avenir, homme cocasse, habitué déjà à envisager d'un oeil calme les
coquesigrues les plus fantastiques et à aborder les farces les plus
saugrenues.

Mais ici, pas la moindre malveillance, et je ne pus m'empêcher de rire
de bon coeur,—l'occasion pour moi en était rare alors,—avec les
passants arrêtés court devant ces extravagantes affiches dont je
consigne ici le souvenir arraché des murs:


ASCENSION

D'UN HOMME

SANS BALLON, SANS AILES, SANS HÉLICE

sans Mécanisme, sans Corde, sans Balancier et même sans Bretelles


Le jour où M. NADAR s'enlèvera dans les airs à l'aide de _sa seule
Hélice Aérienne_, M. LE GUILLOIS s'engage à le suivre immédiatement, à
la distance de 100 mètres au moins, partout où il ira, sans le moindre
appareil ascensionnel, aussi nu que la décence le permettra.

Du reste, ce ne sera pas la première fois que le _Célèbre Marquis_ se
livrera à des excentricités de cette nature.

Le Samedi 26 septembre, il se promenait sur le Boulevard Montmartre
avec quelques amis, lorsque tout à coup, prenant son élan, il alla
s'asseoir, avec la rapidité d'une flèche, sur la plus haute cheminée
du quartier; puis, aux acclamations de la foule, il redescendit
majestueusement et reprit sa promenade, comme un simple mortel.

Un autre jour, le Mercredi 30 septembre, à l'aide d'une longue-vue, il
admirait le Panorama de Paris, du haut des Tours de Notre-Dame. Tout à
coup, il aperçoit deux gamins qui se battaient avec fureur, au pied de
l'Arc-de-Triomphe. Il n'hésite pas, s'élance dans les airs et tombe,
trois minutes après, entre les deux combattants, qu'il sépare.

Ces traits lui sont familiers; aussi, depuis longtemps, il aurait
entrepris un _Voyage Aérien au Long Cours_, s'il n'avait été retenu à
Paris par la Direction de son Journal:

  LE HANNETON

  JOURNAL DES TOQUÉS

  Paraissant le Dimanche


Je ne pus m'empêcher d'écrire à ce M. Le Guillois,—moi qui ne trouve
jamais le temps d'écrire à personne,—pour lui témoigner de mon
admiration devant la façon, incontestablement supérieure au procédé
Sarcey, dont il travaillait à se rendre impossible comme président du
Corps législatif.


Mais le jour de l'Ascension approche. Avançons.

On s'imaginerait difficilement la grêle de besognes diverses qui
m'assaillait davantage encore à mesure que nous arrivions au terme.

On pourra s'en rendre compte par ce seul fait que, sur demandes
verbales ou écrites, je délivrai à divers quelque chose, je crois,
comme deux mille six cents entrées de faveur.

D'autre part, pleuvaient les lettres et mémoires des inventeurs qui
devançaient l'heure de la convocation. Je n'avais ni ne voulais prendre
qualité pour décider du mérite de ces communications, réservées au
Comité d'examen de notre Société,—quand elle serait constituée;—et,
sans avoir le temps même de les parcourir, nous les entassions dans les
cartons en attendant l'heure.—Je n'étonnerai sans doute pas mon lecteur
en disant que, malgré mes déclarations antiballonesques et ma profession
de foi si rudement exclusive, tirées par moi ou reproduites à quelque
cent mille exemplaires,—quatre-vingt-dix sur cent de ces correspondants
n'avaient pas compris un mot de plus que le journaliste aux
«victuailles!» et me demandaient de l'argent pour leur permettre de
réaliser chacun son système _infaillible_—toujours!—de _direction des
ballons, sans perte de lest ni de gaz_, etc., _forme allongée, enveloppe
imperméable_, etc. (Systèmes Carmien, V. Meunier, etc. La formule, qui
n'est pas du tout usée depuis quatre-vingts ans qu'elle sert, la formule
ne change jamais.—Le résultat non plus.)

Dans cette correspondance infinie, où se noyait Saint-Félix, je
retrouve, non sans émotion à quelques-unes de ces lettres, toute une
liasse d'encouragements, de conseils, etc., signés et non signés.

Nous recevions même plus que des lettres. Un inventeur m'adressait de
Londres un envoi qui m'intrigua fort tout d'abord,—une provision
d'_oreilles en caoutchouc_. Le prospectus m'expliqua comment ces
petits engins, une fois adaptés, étaient un excellent préservatif
contre le froid aux oreilles. Ayant passé ma vie nu-tête et nu-cou à
chercher les courants d'air pour me sécher quand j'étais en
transpiration, je ne pus que remercier l'auteur de cet envoi, pour moi
plus qu'inutile.

Un tailleur du Havre, M. Selingue, m'expédiait un paletot qui rendait
son porteur insubmersible. L'invention, cette fois, me parut bonne, et
je ne négligeai pas d'embarquer avec moi ledit paletot.

Il y avait encore—des baromètres anéroïdes envoyés de deux côtés par
mon excellent ami Richard et par M. Baudet-Bréguet;—des lorgnettes,
par Richebourg;—des armes merveilleuses, par Devisme;—une presse à
copier par Ragueneau;—un équipement de voyage, par le _Dock du
Campement_;—une caisse de champagne-Folliet, etc.

Mais, de tous ces envois, je ne saurais oublier celui qui me toucha le
plus.

Dans une enveloppe timbrée de province, cinq timbres-poste de vingt
centimes,—et ces quatre lignes:


«Vous tentez une grande chose, monsieur. Ne pouvant vous aider,
puisque je suis éloigné et très-pauvre, je vous envoie la souscription
que je vous dois, un franc en timbres-poste pour le prix de mon entrée
aux dernières places. Vous donnerez mon billet à quelqu'un qui ne
pourrait pas payer...»


Pas de signature.


Si ce livre arrive sous les yeux du souscripteur inconnu auquel je
n'ai pu répondre, il saura que je garde pieusement les cinq
timbres-poste...

Qu'aurait dit cet homme de coeur, s'il avait pu apercevoir à mes deux
ascensions le quai d'Iéna et le Trocadero littéralement encombrés de
riches équipages, dont les propriétaires grimpaient à la place de
leurs cochers pour voler plus à l'aise leur place à mon spectacle—qui
me coûtait si cher!


Mais nous sommes arrivés au 3 octobre.—C'est demain le grand jour!

Tout est prêt.

Les douze cents mètres de tuyaux de cinquante centimètres,
ponctuellement installés sur et sous le Champ de Mars,—et, au milieu
de la vaste place, la valve qui nous doit vomir trois mille mètres
cubes à l'heure, sont gardés par les sentinelles de jour et de nuit.

Les rapides ouvriers de Levesque ont planté ce soir les premiers
piquets des immenses treillages des enceintes: ils auront terminé leur
travail à l'aube.

Le ballon tout ployé, le filet, les agrès et la nacelle attendent les
chevaux commandés à la poste, qui les amèneront demain matin sur
place.


Je passe cette dernière nuit à aller et revenir à mon baromètre,—que
j'ai dû user à force de le regarder tous ces derniers jours!

À cette fin de saison d'automne, le temps est pluvieux, les beaux
jours sont rares.—Si je n'ai pas cette fois encore ma chance
éternelle, si je ne tombe pas sur trois à quatre beaux dimanches de
suite...

—Je frissonne et détourne ma pensée...

Le baromètre hésite entre _pluie_ et _variable_...—Allons toujours,
les dés sont jetés!


Mais le ballon n'éclatera-t-il pas?

Dans ce Champ de Mars, si terrible à celui qui ne sait pas réussir au
premier coup, ne vais-je pas retrouver le martyre des Miolan et
Janinet, des Deghen, des Lennox?

Ce n'est pas le poids énorme à soulever avec cette immense quantité de
gaz qui m'inquiète. Il y a là une conséquence physique absolue, bien
que ce soit la première fois, dans l'histoire aérostatique, que des
forces aussi considérables se trouvent en présence.

Ma préoccupation la plus grave n'est pas là.


L'appendice, pas plus que la soupape, n'est en proportion avec la
capacité du ballon:—et il y a là le plus grand des dangers, comme on
va trop aisément le comprendre.

L'appendice est cette manière de manchon qui termine inférieurement le
ballon piriforme. Il doit rester constamment ouvert pendant
l'ascension pour donner issue à l'excédant de gaz produit par la
dilatation,—que cette dilatation provienne de l'action calorifique du
soleil sur l'aérostat sortant des nuages, ou simplement de l'altitude
croissante.—On voit que c'est là une véritable soupape de sûreté
contre l'explosion.

Le simple bon sens indique dès lors combien il est indispensable que
l'ouverture de cet appendice soit calculée en raison de la capacité de
l'aérostat, car il est évident que six mille mètres de gaz ont une
tout autre expansion que cinq cents.

Or, l'appendice de notre aérostat de six mille mètres est à peu de
chose près de même diamètre que celui d'un ballon de cinq cents, ainsi
qu'en témoignent les photographies faites au Champ de Mars.


C'est ce qui fera tout à l'heure tirer un si terrible pronostic par M.
Babinet...


De plus, et pour comble, l'habitude des Godard est de gonfler
entièrement leurs aérostats, au contraire de la précaution prudente de
tous les aéronautes compétents: le moindre coup de soleil inattendu
peut dilater tout à coup mon gaz au moment du départ,—et ce gaz,
n'ayant pas d'issue de dégagement suffisante, peut faire éclater le
ballon...

Et dire que c'est—MON HONNEUR—qui est engagé là!

Fermons les yeux encore de ce côté!...


Le jour s'est enfin levé!

—Le temps est couvert!

Je pars pour le Champ de Mars.—Mon excellent frère ne me quitte plus.

Mauvais début:—un marchand d'eau-de-vie s'est installé dans mon
enceinte de manoeuvre et m'a déjà troublé une partie des tapissiers
qui disposent les banquettes des premières places.

Je suis assez sévère pour mes défauts quand je les rencontre chez les
autres, mais je suis impitoyable quand je trouve chez les autres le
défaut que je n'ai pas. L'ivrognerie est pour moi le plus répugnant
des vices, et devant un homme ivre j'éprouve à la fois le dégoût, une
affreuse tristesse et la colère.

Je vais avoir affaire dans cette grosse journée à des équipiers de
plus d'un genre, et je vois bien vite qu'il faut me précautionner de
ce côté...


Je cours à l'École Militaire. Je ne connais pas le maréchal Regnault
de Saint-Jean d'Angély qui commande, mais je connais deux officiers
supérieurs, le général Gault, le colonel Robinet.

J'ai le bonheur de trouver ces messieurs, auxquels j'expose ma
situation, et qui avec la meilleure obligeance me présentent au
maréchal.

Excellent accueil du maréchal. Il m'accorde le secours de soixante
soldats d'artillerie avec sous-officiers. Plus tard, je devrai
recourir de nouveau à sa bienveillance pour compléter le nombre cent.

Me voilà—paré à bâbord!—comme dit mon coadjuteur La Landelle,—et je
retourne bien vite à mon poste.


Les enceintes de treillages ne sont pas encore achevées: Levesque me
rassure; mais, comme je ne le connais pas encore, je ne croirai que
quand je verrai,—et jusque-là je ne serai pas tranquille.

D'autre part, les guérites des contrôles n'arrivent pas.—Les
voici!—Mais il manque des boîtes pour les billets d'entrée et
l'argent.

Les contrôleurs sont-ils là?—À la bonne heure.—De ce côté, j'ai
l'esprit bien en repos:—je me suis adressé au contrôle des hospices
lui-même, et je sais qu'à celui-là rien n'échappe...


(—Ne viens-je pas de sentir une goutte de pluie?...)


Du milieu de cette agitation où je me démène, des contrôleurs aux
employés du gaz, des chefs de musique aux officiers de paix, des aides
de Godard, qui étalent et préparent l'aérostat, aux amis qui m'ont
apporté leur concours d'aides de camp,—je vois déjà peu à peu
quelques spectateurs prendre leurs places dans les trois enceintes.

Malheureusement, l'enceinte qui se garnit le plus est celle dite de
Manoeuvre. Avec mon éternelle et niaise facilité, je n'ai pu refuser
de billets à personne,—et nous voici déjà entourés, envahis de
figures parmi lesquelles je serais bien embarrassé d'en trouver une de
connaissance sur vingt.

Ces curieux sont partout dans les jambes. Ils entourent et
questionnent les gaziers de la valve, ils encombrent les équipiers du
ballon.

Des uns aux autres je vais, priant de faire recul. Ils se retirent un
instant sans mot dire, puis ils reviennent—comme ces vilaines mouches
que vous savez.—Je retourne sur eux, et, pendant ce temps-là, je suis
envahi d'un autre côté.


Plus que fatigué,—excédé, énervé par les mille et une besognes
contradictoires, les préoccupations et les insomnies des derniers
jours et nuits passés,—je sens se décupler l'irritation que
j'éprouve, à entendre les cris des marchands divers auxquels j'ai
pourtant expressément défendu l'entrée.

Je n'ai permis de pénétrer qu'aux seuls vendeurs de _l'Aéronaute_,—et
à gauche, à droite, devant, derrière, je n'entends qu'appels
glapissants à chacun desquels, pour comble de mesure, mon nom se mêle
invariablement. On vend _Nadar-Ballon_, chanson de l'Alcazar et
d'autres romances Nadar, et je ne sais quoi de Nadar encore. Les
crieurs de _l'Aéronaute_ eux-mêmes se mettent de la partie et
s'époumonent avec «_le journal de monsieur Nadar!_»—J'entends même un
animal (—si je l'avais tenu!) hurler—les _cannes Nadar!_


(—Si les conduites du gaz allaient éclater,—par hasard!..)


Je vais sans doute ici un peu surprendre les gens qui ne me
connaissent que de loin;—de ceux qui ne me croiraient pas, je suis
tout consolé.—La vérité est que j'ai la plus profonde répugnance à
attirer l'attention sur ma personne, et sans que je sois timide,
malgré le bruit que j'ai pu quelquefois faire, plusieurs regards
concentrés sur moi m'embarrassent extrêmement d'abord, m'irritent
bientôt. En première raison de ceci,—et sans parler de plusieurs
considérations d'autres ordres,—je ne serais jamais, pour tout au
monde, monté sur un théâtre.

Or je me suis engagé, à mon ordinaire, dans cette entreprise sans plus
réfléchir à ce côté de la question qu'aux autres, et depuis que je
m'agite dans notre enceinte de manoeuvre, j'ai eu trop de choses à
faire pour y songer. Les cris de ces affreux marchands me forcent à
courber le nez sur cette trop évidente et très-désagréable
probabilité—que je dois servir en ce moment de point de mire à
quelque lorgnette, et que me voici passé du coup homme public, dans un
des sens les plus désobligeants de cette dénomination qui m'est si
antipathique.

J'ai beau prier les sergents de ville d'empêcher ces cris si cruels à
mon tympan: ils auraient trop à faire, car la meute des crieurs est
maintenant lâchée,—et d'ailleurs la besogne ne leur manque pas de
toutes autres parts...


(—Pourvu que le ballon ne crève pas, au moins!...)


En effet, les services divers, mal organisés à ce début, fonctionnent
mal.—À chaque instant on vient m'annoncer que les billets d'entrée
manquent sur un point, et les agents de surveillance sur un
autre.—Tel bureau a trop de personnel, tel autre ne peut suffire.—Il
faut doubler, tripler le contrôle à telle entrée.—Les suppléments ne
sont pas installés.—À plusieurs reprises, et sur plusieurs points, la
foule envahit et force les barrières.—Un monsieur, d'une politesse
exquise, choisit cet instant pour venir me demander, la bouche en
coeur:—«_à quel endroit du ballon je place mon hélice?_...»


Je réponds à l'un, à l'autre,—l'oeil tantôt sur le ciel toujours
nuageux, tantôt vers le GÉANT, qui commence à se gonfler...


Et je vais, je viens, fiévreux. Pendant que je tourne et retourne
autour de l'énorme circonférence du filet, indiquant à mes artilleurs,
aérostiers-néophytes, comment ils ont à s'y prendre pour descendre
graduellement les sacs de lest pendus aux mailles, j'envoie prier un
ou deux de mes messieurs de l'enceinte de vouloir bien éteindre leurs
cigares, s'ils ne tiennent pas absolument à nous faire sauter en l'air
avec eux.


Sur la droite, j'entends une forte rumeur; on se presse vers les
gaziers:—c'est un monsieur âgé qui s'est penché sur l'orifice de la
valve, malgré avertissements, et qui a été renversé par l'asphyxie.

On l'emporte: il en a au moins pour deux jours de lit.

C'est bien fait,—mais ce n'est pas assez!!!


Mais, de tous ces épisodes irritants, de tous ces avis inutiles, de
toutes ces questions niaises, de tous ces tiraillements, de tous ces
ahurissements,—le plus insupportable supplice je le dois à ceux que
j'ai eu l'imprudence, l'imbécillité d'admettre dans l'enceinte de
manoeuvre.

Amis ou inconnus, les voilà chez eux, et de la place ils font les
honneurs aux autres.—Celui-ci, que de ma vie je n'ai seulement
aperçu, me demande la faveur de faire entrer deux personnes qui lui
ont fait signe;—cet autre plus modeste,—comment diable est-il entré
ici?—m'apporte un crayon et des billets de secondes qu'on l'a prié de
faire changer en premières;—tous s'empressent de me transmettre des
cartes plus ou moins cornées.—D'autres scélérats, dans le lointain,
ne trouvent pas ma torture suffisante et invoquent tous les droits
possibles pour être admis à augmenter le nombre de mes bourreaux de
l'enceinte réservée.—J'ai eu la lâcheté de répondre oui aux premiers;
mais ceci commence à prendre de telles proportions, que je me décide
violemment à dire non et à tourner le dos avant qu'on ait même ouvert
la bouche.

Que de bonnes petites et âcres rancunes je me mets à la Caisse
d'épargnes!


Le plus violent vient d'accourir, le sourire aux lèvres, me demander
de la part d'une dame des premières, «—qui ne me connaît pas, mais
qui sait toute mon amabilité,»—UN PETIT BANC!...


Les nuages se sont un peu dissipés.—Décidément il ne pleuvra pas!

Reste toujours la question d'explosion?...

Je bous en dedans...


Qu'est-ce que je vois?—À côté, juste à côté du ballon, un beau
monsieur, un cigare neuf au bec, qui frotte sur une boîte
d'allumettes...

Je me précipite et d'un revers de canne, j'enlève doigts et
allumettes. Il jette un cri de douleur et fourre sa main dans son
gilet.—Je l'ai pris à la cravate:

—Jetez-moi ce gredin-là dehors!...

Ouf!!!...


Et mon ballon crèvera-t-il?...


J'ai essayé une fois ou deux, dans mon inspection d'ensemble, de
pénétrer dans la nacelle.—Impossible! Delessert en défend
l'entrée.—Avec cinq ou six tapissiers, il travaille pieusement à
l'intérieur.—Que diable peut-il y trouver encore à faire?...—

Tout à coup:

—Regarde!... me dit mon frère.

Je m'élance, bouscule les tapissiers du rez-de-chaussée, grimpe d'un
bond à la plate-forme et arrache des mains de ce pauvre Delessert,
ébahi, un drapeau tout historié par-dessus les trois couleurs,—le
premier des quatre dont il s'apprêtait à nous orner...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis bien en colère, car, suffoquant, je viens de dire _vous_ à
Delessert!


Cependant derrière moi, à mon oreille se penche, sérieux, menaçant, le
digne M. Babinet—qui me prie, me supplie de ne pas monter, et
m'explique par A + B la certitude absolue de l'explosion imminente...

Je ne le sais, parbleu! que trop,—et toute la question n'est plus
pour moi que dans le moment précis de l'explosion.

Si le ballon s'enlève à cent mètres seulement, qu'il crève alors s'il
veut et moi avec!


L'honneur au moins sera sauvé!


—Avance,—avance donc, l'Heure!—l'Heure si ardemment, si avidement
aspirée qui doit mettre fin à cet énervement trop prolongé!


Le ballon est gonflé, mais Godard n'a pas encore disposé le
Compensateur.

Je lui en fais l'observation.

—Monsieur Nadar, il est six heures: vous avez annoncé le départ pour
cinq. Le Compensateur va nous prendre une bonne demi-heure—au
moins!—et il va faire nuit!

Une contrariété de plus! Je n'ai pas le courage d'être trop sévère
avec Godard: ce qu'il me répond doit être sincère; il n'aura sans
doute pu faire mieux....


Nos passagers se pressent autour de moi.


J'ai résolu que nous partirions Treize—ni plus ni moins,—appréciant
qu'il n'est jamais bon de perdre une occasion de donner du pied dans
une bêtise.

Indépendamment de mon premier noyau d'élus, je me suis réservé le
droit de choisir au dernier moment entre deux ou trois postulants.

Une dame,—on me nomme une très-belle personne,—madame A. D.—me fait
demander de prendre part à l'ascension. Elle a joint à sa demande les
mille francs, prix du passage.

Il s'agit bien de femmes en ce moment!

—Non!


—Qu'est-ce encore?

Une autre dame, madame la princesse de la Tour d'Auvergne demande à
être du voyage.

—Non!!

—Mais c'est ton seul passager payant que tu perds, puisque les
autres...

—Non!!!..

Et je tourne le dos.

On revient encore.

—Non, non, non!!!...


Mais j'avais affaire à plus obstiné que moi,—et en me retournant, je
me trouve en face d'une femme en demi-tenue de ville, qui me paraît,
sans que je la regarde, petite, maigre, blonde et assez
impérieuse:—tout ce que je déteste!

—Je désire monter, monsieur.

—C'est impossible, madame.

—Je veux monter, monsieur.

—Vous ne monterez pas, madame.

—Je monterai, monsieur,—parce que vous avez annoncé que l'on serait
admis en payant le passage et parce que vous ne vous êtes réservé
aucun droit d'exclusion. Le prix du passage, le voici; de plus, bien
que rien ne m'y oblige, et comme je comprends que vous désiriez
savoir qui vous emmenez... (se tournant vers le cavalier à son
bras):—Marquis de Larnage, présentez-moi.

—J'ai l'honneur de savoir à qui je parle, madame; mais je ne veux pas
exposer une femme dans cette première ascension.

—Il fallait avertir, monsieur!


J'ai examiné mon interlocutrice. Je n'ai pas affaire au coup de tête
d'une petite pensionnaire, et rien de sérieux, d'absolu, de déterminé
comme les lignes délicates de ce frêle visage. Toutes les raisons
qu'on m'oppose peuvent être excellentes, mais elles doivent tomber
devant ma volonté, puisque en somme je suis le maître en cette
affaire. Les mille francs, c'est presque une impertinence de plus: ce
n'est pas ici une demande, c'est une injonction...—et je n'en saurais
supporter de personne au monde, même de la femme qui a ses droits sur
moi.

Je dois ajouter encore que cette injonction est articulée de l'accent
le plus sec, le plus...—je cherche un mot pour ne pas dire:
désagréable,—et n'en trouvant pas qui rende mieux la vérité à ce
moment-là, je fais toutes mes humbles excuses....


Comment se fait-il que devant cette décision si nettement articulée et
qui devrait m'obstiner d'autant mieux, je sente s'évanouir toute mon
irritation,—et que j'éprouve comme du plaisir à faire céder ma force
devant cette volonté féminine?...

—Entrez donc, puisque vous l'avez voulu, madame!

Et donnant la main à la princesse je pénètre moi-même sur notre
plate-forme.

Je m'y heurte contre le ventre de Villemessant.

—Tiens!!!—fais-je, n'ayant pas du tout été prévenu,—est-ce que tu
viens avec nous?

(Je suis, de par mon habitude un peu trop générale, le seul être de la
création qui tutoie Villemessant,—lequel me dit vous.)

—Oui.

—Très-bien!—mais seulement laisse-moi faire mon appel.

Je fais l'appel.—Nous sommes quatorze, c'est un de trop: je me le
suis promis!—Villemessant est le dernier venu: c'est lui qui va
descendre.

Mais je me garderai bien de lui dire que c'est en sa qualité de
_quatorzième!_ ce qu'il n'admettrait pas du tout. Or—je ne me soucie
pas d'une lutte pour le moment et je ne veux pas recommencer l'affaire
de Blanchard, blessé à la main d'un coup d'épée au moment du _Lâchez
tout!_ par un jeune gentilhomme enragé,—qui n'était pas du tout
l'officier Bonaparte, comme on s'entête encore à le dire de temps en
temps, mais un jeune élève de l'École Militaire, nommé Dumont.

Justement Godard tâte son pesage. Il y a un ou deux faux
départs,—comme toujours.

—Tu vois que nous sommes trop nombreux? dis-je à Villemessant eu lui
indiquant l'écoutille par laquelle on prend congé.

Villemessant promène son oeil rond auteur de lui. Il prie et invoque:
il donnerait son Chambon et assurerait pour un an la chronique du
_Figaro_ à celui qui lui céderait sa place.—Mais chacun tient à la
sienne!

—Et sortir d'ici après y être entré! gémit-il. Il va se trouver
quelques animaux pour dire que j'ai eu peur...

Je le console,—mais en même temps j'insiste vers l'écoutille.

Il s'y engloutit—et, de là, avant d'enjamber la porte, il me lance
encore un dernier regard, si suppliant que je suis prêt à lui
dire:—Allons, monte!

Mais mon chiffre Treize!!!...


Je me détourne bien vite,—et je crie à pleine voix:


—LÂCHEZ TOUT!!!



XVII


L'ASCENSION. — Je cherche... — Si on est ému en montant en ballon?
— La pince à sucre. — Le Diable d'Orgueil. — La médecine de
l'avenir. — _Le divin Inconnu._ — Jamais de vertige. — Pourquoi? —
Pas de _mal de mer_. — Le planisphère. — La boîte à joujoux. — Les
bruits. — La jumelle. — Ce que vous éprouverez tous. — Le physicien
Charles. — _Regarde, malheureux!..._ — La cuvette d'horizons. — Les
éléphants sauvages de la plaine d'Asnières. — L'oiseau Roc dans la
forêt de Saint-Germain. — Et pas l'ombre de danger! — À preuves. —
Les bateleurs aérostiers. — Défi à la foudre! — Une nouveauté de
quatre-vingts ans. — Une prédiction d'un ignorant réalisée par un
savant. — Les ondes sonores de M. Lissajoux. — Mon professeur M.
Couder, de l'Institut. — Le rêve d'un homme bien éveillé. —
_Autrefois!_... — C'était si peu de chose!


—LÂCHEZ TOUT!!!


Les chefs d'équipe et les artilleurs de la garde lâchèrent
tout,—comme un seul homme.

Le GÉANT ressentit comme une légère secousse, si légère qu'elle fut à
peine perceptible.

Et il commença à monter...


Mais lentement, lentement, avec gravité, comme avec précaution,
semblant tâter sa route...


Un immense hurrah, des milliers d'applaudissements retentirent...

Nous montions, majestueux... On eût dit que le GÉANT soulevait avec
peine, de son énorme crâne, la voûte immense...

L'assourdissante clameur des deux cent mille voix paraissait
augmenter.

Elle augmentait en effet d'un formidable appoint, du «—Ah!!!...» de
toute l'infinie population, refoulée, tassée, les pieds meurtris
depuis le matin, autour de l'enceinte et dans les voies adjacentes, et
que notre ascension graduée délivrait.


Tous les cris sauvages, exaspérations particulières au larynx de la
gaminerie parisienne,—et dont on ne retrouve tout au plus le _la_ qu'au
bassin des oiseaux aquatiques au Jardin des Plantes,—jaillissaient
au-dessus de l'infernal ensemble; des glapissements suraigus, d'aigres
coups de sifflet perçaient l'octave et surgissaient vers nous comme les
hautes fusées du bouquet...


Nous montions...

Le bruit effroyable, soutenu, semblait nous suivre et monter avec
nous.

Nous regardions, penchés sur le bordage, ces milliers de visages, tous
braqués des mille points du plateau en mille angles aigus dont nous
étions l'unique sommet.

Nous montions...

La cime des arbres qui bordent d'un double rang le Champ de Mars dans
sa longueur était déjà au-dessous de nous... Nous atteignions le
niveau de la coupole de l'École Militaire.

L'exécrable tapage montait toujours avec nous...

D'une main, je ne cessais de saluer, en prolongeant l'adieu, mes bons
amis, qui se perdaient déjà pour moi dans les infinies confusions de
la multitude, mais qui, eux, me voyaient encore,—comme fait le
voyageur qui agite derrière lui le mouchoir par la portière du wagon
emporté...

De l'autre main je tenais ma jumelle, et je cherchais,—je cherchais
dans notre grande enceinte de manoeuvre, qui se faisait de plus en
plus petite et qu'avait aussitôt envahie comme digues rompues une
foule irritante de visages renversés,—je cherchais avidement le plus
voulu, le plus aspiré, le _seul_...—avec l'_Autre_...

—mon petit enfant, mon Paul!...


Je ne le pus retrouver, ni la mère,—qui avait pleuré en voyant
pleurer l'enfant, et était restée...


Le pauvre petit! Si vaillant, si brave pour son petit compte, quand il
fond sur le charretier qui bat le cheval, quand, sur un signe, il se
jette, d'un coup, du bateau dans les grandes vagues pour me rejoindre,
plein de foi dans le père,—mais si bon, si doux, si tendre, si
aimant, et dont je sentais le petit coeur si gonflé, si gros tout à
l'heure en l'embrassant, quand je lui disais: «—Allons! sois—_comme
un homme_!»

Et l'_Autre_, cette consolation des mauvaises heures, cette indulgence
éternelle, cette timidité si résolue...

Pauvres chères créatures!


—Ah! la bête méchante que je suis! C'est moi qui les fais pleurer!...


Vous me demandiez si on éprouvait quelque émotion à s'enlever dans une
nacelle d'aérostat?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Allons, bon!!!...—s'écria à côté de moi une voix terrible.


Nous fîmes tous un soubresaut,—sauf la dame, qui rêvait aux horizons,
accoudée des deux mains sur le bord.

Si absorbée qu'elle fût, je l'aurais cependant défiée de ne pas se
retourner à ce cri.

C'était le cri d'Eugène Delessert.

Parbleu!


—Qu'est-ce qu'il y a? lui demandai-je.

—Comment! ce qu'il y a?—Il y a que j'ai oublié LA PINCE À SUCRE!!!


Il y eut une salve de fou rire.

Il ne riait pas, lui, et, sans se fâcher, sans même daigner paraître
surpris, il nous regardait avec l'éternel sérieux qu'il apporte à
toutes choses, ne pensant qu'à la pince à sucre oubliée...

Cette pince à sucre, c'était le remords, le ver dans le fruit. Ce
Robinson des Airs impeccable avait oublié un point:—le départ de
Delessert était gâté!


Mes compagnons de voyage ne connaissaient Delessert que depuis
très-peu de jours, pour l'avoir vu s'occuper et se préoccuper de
l'armement et de l'approvisionnement de notre nacelle avec cette
conscience singulière et plus qu'irréprochable qu'il apporte à ces
sortes de choses.

J'avais bien surpris par-ci par-là quelques regards tout ronds devant
certains départs au repos de ce brave garçon; mais c'était ici
seulement qu'il devait nous être donné de le mesurer et de l'apprécier
au complet.

Nous allons le retrouver tout à l'heure....


Nous glissions à quelque six cents mètres de hauteur sur Paris, dans
la direction de l'Est.

Jules Godard était déjà descendu du cercle, où il grimpe à chaque
départ pour dénouer et disposer les cordes de l'appendice et de la
soupape.

Chacun s'était installé de son mieux sur les six légers tabourets de
canne et sur la caisse longue à deux fins, et contemplait ce
merveilleux panorama, dont on ne se lasse jamais de là-haut et qui
jette surtout les débutants dans l'extase.


Je ne sache pas en effet de volupté plus intense, douce et âcre à la
fois, que celle d'une ascension aérostatique.

Rien ne peut rendre cette plénitude du sentiment de soi-même, cette
conviction de sa propre liberté, ce dégagement absolu et immédiat de
toutes les choses de ce monde.—Comme tout est loin, préoccupations,
soucis, amertumes, dégoûts! Comme le mépris tombe bien de là haut!


Je ne dis pas que le diable d'Orgueil y perde quelque chose, mais où
trouverait-il mieux?—

«—La plupart des péchés,—a dit Jean-Paul, qui est toujours bon à
citer,—demandent une occasion, une certaine condition première,
depuis le troisième jusqu'au dixième commandement inclusivement.

«Il est certain qu'on ne peut violer à chaque instant la sainteté du
mariage, ni le dimanche, ni sa parole.

«Il est aussi impossible de calomnier en soliloque que de se battre en
duel tout seul.»

Mais s'exalter mentalement dans la louange de soi-même, quoi de plus
facile à faire, le jour, la nuit, l'été, l'hiver, partout et jusque
dans «—l'humble retraite pleine de bénédictions—» d'un certain saint
homme que je connais?

Et je ne serais pas content de moi là haut! Je ne me sentirais pas
tout fier de me dire:—Personne, avant moi, n'a passé ici!—Je chante
exécrablement faux, d'accord,—c'est vrai, veux-je dire!—mais la voix
de Tamberlick a-t-elle jamais monté aussi haut?

Cela ne fait de mal à personne...


Quel air on respire! Quelle faculté, quelle ampleur dans le jeu des
poumons!—Je serais bien surpris si la thérapeutique de l'avenir ne
trouve rien à faire par ici, quand l'homme aura pris la complète
habitude des chemins aériens.


Et puis cette ignorance charmante, cette indifférence du point
d'arrivée, ce vague,—ce _divin Inconnu_,—comme aurait dit Beyle.


Et pas de vertige!

Jamais de vertige en ballon.

J'apprécie—les savants rectifieront—que le vertige n'est que par les
points de comparaison.

Ainsi, vous montez, je suppose, sur les tours Notre-Dame.

Vous ne montez pas sur les deux à la fois, bien entendu, faute
d'envergure suffisante.

Vous regardez au loin l'arc de triomphe de l'Étoile:—pas de vertige.

Mais jetez le regard sur la tour voisine,—et, en voyant plonger dans
les profondeurs ces grandes lignes de pierre qui semblent vous attirer
avec elles,—en pénétrant de l'oeil dans ces baies sombres, dans ces
noirs soupiraux,—en laissant tomber vos yeux sur cette plate-forme
inférieure où les dalles semblent vous faire place nette,—le vague
malaise vous envahit, et la tête va vous tourner...

Dans le ballon, vous êtes, s'il en fut, le point unique, isolé dans
l'espace.—Pas de point de comparaison,—partant, de vertige point.

Un aéronaute qui compte derrière lui quelques centaines d'ascensions,
me disait qu'il n'avait jamais vu un seul cas de vertige parmi tous
ses voyageurs divers.


—Et pas de _Mal de mer_?

—Comment éprouverait-on rien qui y ressemble, emporté que l'on est
comme le brin de duvet, la bulle de savon, par le courant dont
l'aérostat fait, pour ainsi dire, partie intrinsèque. Par les vents
les plus violents, le ballon que vous avez vu avant le départ
fouettant l'air avec fracas de son taffetas encore flasque, luttant
contre les cordages qui le retiennent à terre, tantôt soulevant les
hommes de manoeuvre cramponnés à la nacelle et aux cordes d'équateur,
tantôt repoussé contre le sol avec une telle violence qu'il semble
vouloir s'y écraser,—ce ballon, une fois libre, part et file dans
l'air sous l'ouragan, sans contre-heurt, sans secousse, sans
oscillation, sans vibration.

C'est l'athlète qu'on voulait lier: il était indomptable, dans
l'indignation de sa force contre tout joug. Le voici libre: il est
tranquille.


Donc charme encore de ce côté, de par l'inexprimable douceur du repos
absolu.—Dans les petits ballons, il est vrai, le moindre mouvement de
l'aérostier, votre inévitable partner, suffit pour se répercuter
désagréablement dans l'ensemble de la nacelle,—et l'aérostier
professionnel n'est guère capable généralement de tenir compte de ces
délicatesses.

Mais je me suis tout de suite aperçu, avec une satisfaction que je ne
saurais dire, que l'énorme lest de ma maison-nacelle du GÉANT a
supprimé tout à fait ce réel inconvénient.

Décidément, je serai trop bien là-dedans!


Rien ne doit déranger en effet ni troubler cette rêverie, cette
absorption, cette extase du voyage aérien.

Et quelle extase!

J'ai retrouvé sous les ballons ce vague de l'âme et des yeux qu'on
éprouve au renouveau, quand on se laisse marcher machinalement par les
bois ou les prairies: l'air est chaud, le soleil lutine les ombres
transparentes des feuillées et fait miroiter les mousses sous vos pas.
Des senteurs enivrantes s'exhalent de partout. L'ouïe n'est pas
oubliée dans ce bercement général, et les craquements de la sève, la
voix de toutes les plantes se confondent dans le susurrement des
milliers d'insectes. Vous vous sentez comme engourdi et presque
ensommeillé...

Un peu plus ce serait ce que la langue médicale, si pittoresque,
appelle «l'_effet stupéfiant_...»


Mêmes impressions dans la nacelle du ballon.


La terre se déroule sous vos yeux en une nappe immense de couleurs
variées, où la dominante est le vert dans tous ses tons et dans tous
ses mariages.—Les champs en damiers irréguliers ont l'air de ces
_couvertes_, faites de pièces diverses rapportées par l'aiguille de la
ménagère. Une immense boîte à joujoux est répandue sous vos yeux.
Joujoux ces petites maisons, expédiées par le fabricant de Carlsruhe:
joujoux cette église, cette citadelle.—Joujou bien plus encore ce
petit chemin de fer microscopique qui nous envoie de si bas son tout
petit coup de sifflet, comme pour forcer sur lui notre attention, et
qui file tout mignon et si lentement—il fait pourtant ses quinze
lieues à l'heure!—sur son rail imperceptible, panaché de sa petite
aigrette de fumée...

Quelle netteté dans tout ce microcosme et surtout quelle impression de
merveilleuse, ravissante propreté!—Qu'est-ce que ce flocon blanchâtre
que j'aperçois là-bas? la fumée d'un cigare?—Non, c'est un nuage.


C'est bien le planisphère, car nulle perception des différences
d'altitudes:—la rivière coule en haut de la montagne comme au
bas.—Pas de différence entre les haies de ronces et les hautes
futaies des chênes centenaires.


Je parlais du coup de sifflet tout à l'heure. C'est un des étonnements
du _nouveau_ dans une nacelle d'aérostat, que de percevoir les sons
terrestres à de si grandes hauteurs.—J'ai entendu à quinze cents
mètres le claquement du fouet d'un voiturier que je ne pouvais
distinguer qu'avec ma jumelle.

Et puisque arrive là ce mot: jumelle, disons bien vite que c'est à peu
près la seule assistance à demander à l'optique, l'usage de la
longue-vue étant difficile de par tous les mouvements de la nacelle.


Quelles voluptés au monde vaudraient celle-ci!

Libre, calme, silencieux, transporté dans l'immensité, sans limites
de cet espace hospitalier et bienfaisant où nulle force humaine ne
peut m'atteindre, où je défie et méprise toute puissance de mal, je me
sens vivre enfin pour la première fois, car je jouis comme jamais,
dans sa plénitude de toute ma santé d'âme et de corps.

Je ne daigne même pas laisser tomber un regard de pitié sur cette
humanité si misérable que j'apercevrais à peine, si petite qu'elle est
au-dessous de moi dans ses plus grandes oeuvres,—travaux de géant,
labeurs de fourmis,—dans les luttes et les déchirements meurtriers de
son antagonisme imbécile!

Comme le laps des temps écoulés, l'altitude qui m'éloigne réduit aux
proportions de la vérité toutes choses: ma vue embrasse les ensembles
et sous ma pensée s'unifient les effets et les causes.—Dans cette
tranquillité surhumaine, dans ce spasme divin, l'ineffable transport
dégage, élève, épure l'âme: comme s'il se volatilisait en essences
plus pures, le corps s'oublie;—il n'existe plus...


Ces impressions, je devais les retrouver dans les émouvantes paroles,
si éloquentes dans leur naïveté, du savant physicien Charles, le
premier, avec Robert, son compagnon, que le gaz hydrogène transporta
par les airs.


«Jamais rien n'égalera ce moment d'hilarité (_sic_) qui s'empara de
mon existence. Lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n'était
pas du plaisir, c'était du bonheur. Échappé aux affreux tourments de
la persécution et de la calomnie, je sentis que je répondais à tout
en m'élevant au-dessus de tout. À ce sentiment moral succéda bientôt
une sensation plus vive encore: au-dessus de nous un ciel sans nuages;
dans le lointain, l'aspect le plus délicieux.—Oh! mon ami, disais-je
à M. Robert, quel est notre bonheur!... Que ne puis-je tenir ici le
dernier de nos détracteurs et lui dire:—Regarde, malheureux!!!...»


Je devrais avoir déjà dit une des premières impressions,—je parle
toujours pour le _nouveau_,—quand l'aérostat s'élève à de grandes
hauteurs dans une atmosphère sans nuages.—L'horizon est toujours au
niveau de l'oeil.

On n'a pas trouvé, et je chercherais en vain pour la terre, vue sous
cet aspect, une comparaison plus exacte, sinon plus poétique, que
celle d'une immense cuvette, dont le centre semble fuir sous vous, et
dont les bords immenses montent, montent toujours en même temps que
vous montez.


Mais descendons un peu maintenant.—Rasons la terre.

Voyez ces milliers d'animaux, d'oiseaux surtout, qui s'enfuient à
notre approche avec des cris d'épouvante.—Quel batteur d'estrade et
de taillis, le ballon!—Des profondeurs des forêts, des sillons des
prairies, ils nous ont tout d'abord aperçus, car ils savent que
l'ennemi doit leur venir d'en haut,—et qui pourrait les effrayer si
ce n'est l'immensité de cet Inconnu?

Les perdrix éperdues claquent des ailes, les lièvres courent
essoufflés,—tandis que le cheval tire, se cabre, fou de peur, et
rompt la longe qui le retenait au pieu fixé.

Nous passons au-dessus des fermes:—la volaille s'insurge de terreur,
s'élance contre les murailles qu'elle ne peut franchir, avec plus de
tintamarre que s'il s'agissait de décimer le poulailler.

Un vieil aéronaute m'assurait un jour que, la nuit même, quand le
ballon passe au-dessus des villages, les animaux renfermés le
devinent, le sentent à travers les épaisseurs du chaume des bergeries,
des étables et les toits à porcs, et s'agitent et font vacarme.—Un
sens mystérieux et ignoré de nous leur apporte la grande nouvelle.

Je n'en sais rien encore par moi-même, mais je ne saurais dire assez
l'impression d'étonnement que je retrouve toujours en rasant terre,
avec une vitesse de dix à quinze lieues à l'heure, depuis cinq jusqu'à
cinquante mètres de hauteur,—(la vraie hauteur de train de
plaisir!)—à voir l'innombrable, insupposable quantité de bêtes que
recèlent les environs de Paris les plus battus.

Et de fort grosses bêtes, parfois, s'il vous plaît! Si je ne craignais
d'être pris tout à fait au pied de la lettre, et sur ce point discuté
par certains hommes graves que je sais bien, j'avouerais presque que
j'ai vu des chevreuils,—j'allais dire des éléphants sauvages,—dans
la plaine d'Asnières, et l'oiseau Roc partant un jour sous nous à
tire-d'aile de la forêt de Saint-Germain.

Était-ce bien lui?—Je n'en mettrais pas votre main au feu,—mais quel
énorme oiseau j'ai vu ce jour-là! Quelle envergure!—Qui était-il, et
d'où pouvait-il bien venir?...


—Et pas l'ombre du danger!

Sans aucun doute, et dès à présent, avec la précaution presque
toujours surabondante du parachute.

La liste des aérostiers dans les deux mondes, depuis 1783, comprend
bientôt deux mille noms.—Si vous considérez encore que parmi ces
aérostiers plusieurs, comme Green, ont compté leurs ascensions par
quelques centaines, vous trouvez au total un chiffre déjà assez
respectable.

Or, sur ces quelques milliers d'ascensions, on compte seulement une
douzaine d'accidents ayant occasionné la mort.

Comparez ce chiffre à celui des victimes qu'a faites la marine avant
d'arriver au point de perfectibilité (non encore de perfection) où
elle est aujourd'hui.

Et depuis les préaffirmations de Tibère Cavallo et du savant Faujas de
Saint-Fond, tous les hommes sérieux qui se sont occupés de
l'aérographie nautique, Marey-Monge, Sanson, le docteur Turgan,
Dupuis-Delcourt, Mangin, Bescherelle, Barral, etc., tous sont
remarquablement unanimes dans leur formule quand ils affirment
que—les accidents aérostatiques ont tous été dus—tous sans
exception—«_à l'imprudence, à l'incurie, à l'ivrognerie surtout!_»

Dès ses premiers jours, l'aérostation s'est trouvée réglée, asservie
comme le plus sûr des moyens de transport.—Ne dites pas non: l'examen
rationnel vous fera immédiatement dire oui, lors même que l'historique
statistique et comparatif ne vous le démontrerait pas.


Ne semble-t-il même pas que l'avenir de l'Automotion aérienne soit
indiqué, affirmé, jusque par ce privilége spécial,—prédestination
providentielle!—qui la défend même contre les phénomènes naturels les
plus inexorables pour le voyageur de terre et de mer.

Le navigateur aérien, dans la condition exceptionnelle où il se meut,
traverse impunément les orages et—_isolé_ qu'il est—défie la
foudre!...


Mais, de même qu'il s'en trouve encore à l'heure qu'il est parmi nous
qui ne s'aventureraient pas dans un wagon de chemin de fer, de même
l'imagination de l'homme recule encore devant cette nouveauté de
quatre-vingts ans.—Il lui faut plus de gages encore, plus de
garanties.

Ces garanties viendront.—«L'aérostation, dit Sanson, abandonnée
jusqu'à ce jour, sauf quelques très-rares exceptions, aux bateleurs
les plus vulgaires, sans la moindre connaissance, sans même le moindre
soupçon des sciences analogues ou participantes, se fondera un jour en
science définitive, et l'homme comprendra alors qu'avec toutes les
autres supériorités, ce mode de transport lui assurera de plus encore
la sécurité la plus absolue.»

  Plurima jam fient, fleri quæ posse negabam!

dit Ovide.—Quel homme de bon sens pourrait dire non à demain?


Je m'amusais, dormant éveillé il y a quelque quinze ans, à écrire dans
un coin ignoré qu'il ne fallait défier l'homme de rien et qu'il se
trouverait un de ces matins quelqu'un pour nous apporter le
Daguerréotype du son:—le _phonographe_,—quelque chose comme une
boîte dans laquelle se fixeraient et se retiendraient les mélodies,
ainsi que la chambre noire surprend et fixe les images.

—Si bien qu'une famille, je suppose, se trouvant dans l'impossibilité
d'assister à la première représentation d'une _Forza del Destino_ ou
d'une _Africaine_ quelconque, n'aurait qu'à députer l'un de ses
membres, muni du phonographe en question.

Et au retour:—Comment a marché l'ouverture?—Voici!—C'est fort
bien.—Et le final du premier acte, dont on parlait tant
d'avance?—Voilà!—Et le quintette?—Vous êtes servi.—À merveille. Ne
trouvez-vous pas que le ténor crie un peu trop?...


Ne riez pas si vite! Ce que je rêvais, moi, ignorant, homme
d'imagination, un homme de science le trouvait cinq ou six ans
après,—non tout à fait du premier coup, il est vrai, et dans ces
proportions de perfection fantastique.

Mais je vois encore entrant chez moi, tout bouleversé, le digne
académicien M. Couder,—qui m'a donné la seule leçon de dessin que
j'aie reçue de ma vie,—et, s'écriant: «—Notre Institut est sans
dessus dessous! On vient de nous faire _voir_ le _bruit_!!!...»

C'étaient les ondes sonores, notées (graphiées par le savant M.
Lissajoux)—l'Harmonie, démontrée science aussi rigoureusement exacte
que la Géométrie!...


Si je rêve, laissez-moi rêver encore,—mais, je vous défierais de me
réveiller!—Laissez-moi contempler l'air sillonné de nefs,—rapides à
humilier dix fois l'Océan et toutes vos machines Crampton!...

De tous les points du monde l'homme s'élance, prompt comme
l'électricité, et plane et descend comme l'oiseau à la place voulue.


Les livres racontent qu'autrefois on voyageait sur des voies de fer
dans d'horribles boîtes d'une insupportable lenteur, au prix de mille
supplices insupportables.—Un affreux mouvement d'allez-venez, dit
_mouvement de lacet_, secouait horriblement le voyageur depuis le
départ jusqu'à l'arrivée;—un bruit infernal de chaînes, de bois et de
vitres heurtés servait de musique funèbre à ces pénibles convois. La
poussière soulevée tout le long du trajet entrait à flots épais par
les soupiraux de ces cruelles boîtes et couvrait de son linceul
étouffant le voyageur infortuné.—Un voyage, dans ce temps-là, était
une redoutable épreuve qu'on n'affrontait pas de gaieté de coeur.—Qui
croirait aujourd'hui que ces routes de l'air qui nous sont si
charmantes, l'homme n'avait qu'à les vouloir pour les mériter et qu'il
a préféré souffrir pendant tant de siècles de pareils supplices!

Ces pauvres gens croyaient avoir fait un grand progrès parce qu'ils
allaient un peu plus vite sur leurs voies de fer qu'avec les voitures
attelées qui furent le principe de toute locomotion. Ils tâchaient de
se consoler avec des statistiques qui leur assuraient que le chiffre
des accidents de l'aviation était un peu diminué.—Notez en passant
qu'ils n'avaient même pas su trouver l'équivalent de nos parachutes!

Leur statistique avait peut-être un peu raison, mais aussi,—quand
accident il y avait, quels désastres.—Des centaines d'hommes broyés,
brûlés, disparus, pour un simple fétu déposé sur ces pitoyables voies!

Et on frissonne quand on pense ce qu'était le sinistre, quand il avait
lieu sous une de ces longues caves glaciales appelées tunnels, barrées
par le feu et les décombres à tout secours humain,—hors même du
regard du Dieu de pitié et de miséricorde!


Quelle différence avec nos voyages aériens sans heurts, ni secousses,
ni bruit, ni poussière, ni fatigue, ni danger!


Et comment a-t-il pu se faire que l'homme ait attendu si longtemps
cette délivrance, quand il n'avait, pour se racheter de ces affreux
supplices, qu'à appliquer les premiers éléments de statique et de
dynamique!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



XVIII


De bonnes larmes! — L'appel. — Mon frère Adrien. — Un souhait
exaucé. — Lucien Thirion. — Le prince Eug. de Sayn Wittgenstein. —
Robert Mittchell. — Piallat. — Yon. — À table! — Delessert, grand
maître des cérémonies. — Nos pigeons. — Glaces vanille et fraises à
1,500 mètres au-dessus du sol! — Vive Siraudin! — Prudence!... —
Delessert chef d'orchestre. — Autre hannetonnerie. — Il fait nuit!
— Les brouillards. — La question _Ubi_, encore. — La Mer! — La
gamme du noir. — Dante avait bien vu! — Un sorbet d'encre. —
L'apothéose. — Une transfiguration polaire. — Les mers de nacre. —
L'Apocalypse. — Deux barres de fer rouge. — Les poulpes! — Le
serpent qui n'a pas d'yeux. — Gare là-dessous! — L'abordage. —
_Tenez-vous bien!_ — Les _nouveaux_. — Deux ancres et un peuplier
cassés. — La princesse de la Tour-d'Auvergue. — Le traînage. — La
guillotine. — Cloches et lanternes. — À MEAUX!!! — Je veux me
consoler. — Delessert a encore raison! — Delessert a toujours
raison! — Vive Delessert!...


Déjà le soleil avait gagné derrière nous l'horizon empourpré.

Autour et au-dessus du GÉANT, le ciel était clair encore, mais
au-dessous la brume s'était épaissie,—et, à terre, quelques lumières
commençaient à scintiller ça et là.

Nous étions assez haut pour ne plus percevoir qu'à peine les clameurs
des villages que nous laissions derrière nous, et commencer à jouir du
calme pénétrant et de ce silence particulier aux ascensions
aérostatiques.


Dans un des angles de la plate-forme, à l'arrière, se tenait accoudée
et muette notre voyageuse.

Je me penchai sur le bord, près d'elle, pour lui demander si elle se
trouvait bien.

Mais, dès que je l'eus regardée, je ne lui demandai rien...

Elle tenait son regard fixé sur l'immense horizon où s'éteignaient
dans les nuages gris les derniers feux du jour,—et ses joues étaient
inondées de larmes...

Elle admirait sans doute.—Peut-être priait-elle?

Je me retirai discrètement.

—À la bonne heure! Ces larmes-là m'ont tout à fait réconcilié...


Mais je m'aperçois que j'ai oublié de vous présenter nos autres
passagers. Il n'est que temps de faire l'appel.

1. La princesse de la Tour d'Auvergne.

2. (—Ici je me permets de prendre ma place hiérarchique.)

3. Mon frère Adrien, peintre, aquafortiste et photographe.—Je n'avais
jamais fait une ascension sans penser à lui: nous avions depuis notre
enfance le souvenir partagé de tant d'impressions communes! Celle-là
manquait, la meilleure:—mon souhait le plus cher est enfin réalisé!

4. Eugène Delessert.—Voir ci-dessus—et même ci-dessous.—(Je me
venge!)

5. Saint-Félix,—déjà nommé.

6. Lucien Thirion, grand garçon mélancolique, froid d'aspect, coeur
chaud, magnificence de proconsul, doux comme un enfant et brave comme
l'acier. Je l'ai éprouvé.

7. Le prince Eugène de Sayn Wittgenstein, jeune officier russe,
attaché à l'ambassade de Munich.—Représentant de la Navigation
aérienne en Russie, il a fait de grandes expériences sous les auspices
de son gouvernement et publié d'intéressantes études sur la
question.—Son projet, qui n'est pas du tout le nôtre, mais qui
marcherait fort bien à côté, consiste, comme celui du général Meunier,
et de Victor Hugo aussi, je crois,—à s'élever par l'aérostation et à
profiter des courants indiqués.—Très-instruit, ferré sur l'X, sagace,
spirituel, fort glaçon et roidissime. À l'antipode de tout ce que je
pense:—a blasphémé devant moi l'Oncle Tom!...

8. Robert Mitchell,—une des meilleures plumes du _Constitutionnel_,
qu'il s'agisse d'économie politique, de littérature pure ou de
critique d'art: un journaliste pour de vrai.—Signe particulier:
beau-frère de Jacques Offenbach.

9. Piallat, cravate blanche et lunettes d'or, comme M. Polydore
Millaud; chimiste et photographe.—Le seul défaut qu'on lui sache est
de n'avoir jamais pu faire accorder sa voix; avoue ingénument
d'ailleurs, qu'il a été chassé de tous les orphéons.—_Piallat_,—d'où
vient _piailler_.—c'est clair!

10. Yon, maître cordier, fournisseur des théâtres, etc., homme sérieux
et modeste. Fou d'aérostation; est toujours prêt à lâcher pour une
ascension l'établissement considérable qu'il dirige de père en fils,
et qui fait au reste d'assez belles affaires pour se passer
quelquefois de lui.—N'a pas craint de monter sur la machine à vapeur
avec laquelle M. Giffard tenta son terrible et fol essai de direction
des ballons.

Personnages muets:

11. M. de S.

12 et 13. Les deux frères Godard, aéronautes de l'Hippodrome.

Mais ne perdons plus de temps, car il s'agit de dîner ou plutôt de
souper—bien vite, vu l'approche imminente de la nuit.

Déjà Saint-Félix a l'obligeance de s'occuper phalanstériennement, à
fond de cale, de ce soin,—mais, bien entendu, sous la haute direction
de Delessert, qui, penché sur l'écoutille de notre plancher d'osier,
reçoit les innombrables nourritures et autres vaisselles que lui
transmet au haut de l'échelle la main providentielle de Saint-Félix.

Il faut attendre que tout soit bien correct et selon le
rite.—Delessert n'accorderait pas, avant le moment fixé par lui, une
bouchée de pain à un naufragé de _la Méduse!_

Enfin tout est prêt: assiettes, couverts, serviettes, rien ne manque.
Delessert radieux,—mais en dedans, toujours!...—donne le signal et
préside à la distribution.

Chacun mange du meilleur appétit. Le jambon, la volaille, le dessert
paraissent et disparaissent. Les vins de Bordeaux et de Champagne
remplissent les verres.

(—Ah! si l'homme aux «victuailles» était là!...)

Le pont de notre nacelle, silencieux tout à l'heure, s'est
animé.—Chacun communique ses impressions à ses voisins.


Je pense à nos compagnons les pigeons, appendus dans leur cage longue
en dehors du bordage.—Ils doivent dîner aussi.

J'ouvre la cage, sachant bien qu'il n'y a pas de danger qu'ils
s'envolent.

Transporté artificiellement à quelques centaines de mètres de hauteur,
l'oiseau, comme je l'ai dit, n'a garde de s'élancer, sentant bien que
l'air manque de la densité nécessaire pour le soutenir.—Si vous jetez
un oiseau hors de la nacelle équilibrée, c'est-à-dire lorsqu'elle ne
monte ni ne descend, l'oiseau effaré précipite son battement d'ailes
pour regagner le bord:—si c'est pendant l'ascension proprement dite,
l'oiseau tombe comme plomb ou tourbillonne—jusqu'à ce qu'il ait
atteint, dans sa chute, la couche plus dense où il peut se mouvoir.

En effet, les deux ou trois pauvres bêles que j'ai prises au hasard et
que j'ai déposées sur le bord de la nacelle, semblent frappées d'une
sorte de terreur vertigineuse et elles se jettent en voletant
gauchement vers le centre de notre groupe, par les verres et les
assiettes, jusque sous nos pieds.

Il n'y a pas d'appétit de ce côté-là assurément, et j'aurais dû
réfléchir d'ailleurs que l'heure de leur dîner est passée.

Je remets les petites bêtes en cage,—et, devant ces pauvres oiseaux
qui ne peuvent voler faute de trop d'air,—je me rappelle un peu cette
carpe apocryphe qui suivait partout son maître, jusqu'au jour où elle
se noya en voulant traverser le ruisseau.....


C'est le moment solennel où va s'ouvrir une certaine sabotière que
Siraudin-Renhart m'a fait parvenir mystérieusement juste quelques
minutes avant notre départ.—Qu'est-ce que nous allons trouver
là-dedans?.....

—Un magnifique gâteau et une double série de glaces, vanille et
fraises, toutes dressées sur les soucoupes de porcelaine de Chine,
armées de cuillers en vermeil!

Hurrah pour Siraudin! Les glaces sont excellentes.—Je pense que
c'est la première fois qu'on aura pris des glaces, en aussi joyeuse
compagnie, à quelque quinze cents mètres de hauteur.


Delessert, qui veut nous faire apprécier sa cave, entreprend une
nouvelle bouteille de Champagne.

Je pose prudemment la main sur la bouteille. Il y a bien une ou deux
réclamations, côté Godard,—mais j'ai fait un signe à Delessert et un
geste à Saint-Félix:—ils ont compris...

Et, pour plus de sécurité, je descends moi-même la bouteille à la
cantine, dans l'ombre devenue tout à fait noire de notre fond de
cale.—Je ferme la serrure et mets la clef dans ma poche.


Quand je remonte sur le pont, Delessert a déjà commencé une
distribution non annoncée de mirlitons, trompettes d'un sou et
crécelles.—Il avait prémédité le concert après le festin et avait
fait sans dire mot provision d'instruments.

Je le supplie avec instances de remettre son concert à demain
matin.—Demain matin, je m'efforcerai de trouver un autre moyen de
remise...


Je tâche en vain de me rendre compte de ce besoin de tumulte,
lorsqu'en ballon,—dans le calme de ces solitudes dont la tempête
elle-même respecte le silence,—le moindre son est la plus agaçante
des dissonances,—lorsque le plus léger bruit qui puisse troubler le
recueillement et l'infinie jouissance de ce silence exquis dans lequel
nous sommes comme baignés, me fait l'effet d'une profanation;—et je
sens bien, à en jurer, que je n'éprouve pas seul ce besoin de calme
absolu.


Mais Delessert ne se tient pas pour battu! Il discute, il proteste, il
plaide, il s'agite.—Il veut bien céder, enfin;—mais cette concession
faite, il cherche une autre _Idée_;—et le monstre la trouve bien
vite!

—Je vais lancer cette bouteille par-dessus le bord! dit-il.

—Le règlement défend aux passagers de délester le bord de quoi que ce
soit.

—Mais elle est vide?

—Vide ou non, tu ne dois rien jeter.—Tu ne te rends donc pas compte,
malheureux! que ta bouteille lancée doit arriver à terre et que, sous
ces nuages, à la place où elle tombera,—il peut se trouver
quelqu'un?...

—Oh!—me répond-il vaguement et comme absorbé dans son idée
fixe,—_dans un chapeau, ça ne s'entendrait pas_...

On éclate de rire.—Je me fâche un peu, et c'est comme
capitaine—(!....)—que je me décide à défendre absolument à Delessert
de jeter la moindre bouteille,—même dans un chapeau.

Il veut bien ne pas répliquer.—Mais qui sait ce qu'il médite
encore!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant le soleil nous a depuis longtemps quittés.—Nos regards
l'ont suivi derrière les nuages sombres de l'horizon, qu'il teignait
de pourpre à leurs contours. Ses derniers rayons ont été pour
nous,—et tout s'est éteint dans une demi-nuit transparente et
bleuâtre.....

Des brouillards gris de perle nous envahissent soudain.—Nous
regardons autour, au-dessus de nous... Tout a disparu,—et, noyé dans
la brume, le ballon n'est lui-même plus visible à nos yeux.

Nous ne voyons plus rien—que les câbles qui nous suspendent et qui,
dès la hauteur de nos têtes, disparaissent et se perdent, estompés
dans le vague...


Notre maison d'osier vague seule au milieu de l'abîme...


C'est l'époque du mois où la lune est faible. La nuit sera longue. Le
froid commence déjà à se faire sentir.—Quel malheur que nous n'ayons
pu choisir une de ces belles nuits de Juillet ou de Juin, nuits
propices et tièdes, où, entre deux soleils, l'ombre argentée,—comme
un entr'acte intelligemment rempli,—semble n'entourer le voyageur
aérien que pour le reposer des merveilles du grand spectacle par un
autre spectacle différent et plus tranquille!

Chacun sur la plate-forme s'installe, se couvre et se casemate du
mieux qu'il peut. Personne n'a eu l'idée de descendre à fond de cale
pour profiter des petits lits.—On ne veut rien perdre, même de ce
qu'on ne voit pas.

Je me rappelle que la princesse, qui ne dit rien, est partie en habits
de ville et non de voyage. Je dispose autour d'elle manteaux et
couvertures.

Et je fais bien, car avec l'obscurité, le froid augmente, et nous
aurons besoin d'être bien couverts tout à l'heure.


Où sommes-nous?—Bien fin qui pourrait le savoir,—et qu'importe!

Mais mon indifférence sur la question _ubi_ n'est pas du tout partagée
par les deux Godard, et ils n'hésitent pas à émettre un doute
très-inquiétant pour eux. «—Il fait nuit; nous ignorons quel vent
nous pousse, nous n'avons pas de loch aérien pour nous dire le chemin
déjà parcouru;—nous avons eu deux fois pour une, depuis Paris, le
temps d'atteindre les côtes.»

Écarquillant leurs yeux braqués sur les noires profondeurs de
l'horizon, nos deux Godard parlent de—_la Mer!_...


Je l'avais oublié, et je me le rappelle à cette heure, Jules et Louis
Godard se sont un peu noyés chacun une ou deux fois, et, notez bien!
sans savoir nager, tombant en parachute ou de leur ballon épuisé, au
hasard, dans la Seine ou l'Oise.

Turenne ou le maréchal de Saxe auraient gardé pour moins que cela
rancune éternelle à l'eau. Je me souviens encore du trouble très-peu
dissimulé de Jules tombant, de compagnie avec moi il y a trois ou
quatre ans à peu près, sur la Seine, à Billancourt.


Quant à l'autre, le Louis,—il a une telle antipathie pour l'eau qu'il
ne veut même pas regarder une carafe....


Du courage, au moins professionnel, d'hommes qui exercent ce
métier-là, il y aurait, jusqu'à présent, mauvais grâce à douter;—et
lorsque Jules, qui n'est jamais plus heureux que pendu au trapèze sous
le ballon où vogue paisiblement son frère, vient avouer qu'il a peur
de quelque chose au monde,—il y a dans cet aveu comme une espèce de
coquetterie.

Mais je m'occupe, pour moi, fort peu de la mer, à laquelle je ne me
serais guère avisé de penser à cette heure-là. Quelque possible que
soit l'éventualité si redoutée des Godard, cette crainte me semble
plus qu'intempestive:—inutile.

Je fais observer que nous sommes partis de Paris avec plein vent
d'Ouest, et qu'il n'est pas probable que le vent ait changé du tout au
tout, etc.

—Et puis il ne s'agit pas de tout cela!—Quand nous serons sur la
mer, alors,—nous le verrons bien.

Et en attendant,—marchons!


Nous marchons donc.

Montons-nous, descendons-nous?—Je l'ignore et m'en soucie peu, me
reposant, pour tous les soins de notre conduite, sur Louis Godard. Je
le vois d'ailleurs tout à la manoeuvre, plus qu'attentif, sérieux,—et
à côté de lui, son frère Jules et Yon, les sacs de lest en mains sur
le bord de notre plate-forme.


Je n'avais pu ne pas remarquer que, depuis notre départ, notre chef
d'équipe et ses deux aides avaient vidé du lest presque sans
interruption. Mais je n'avais même pas eu l'idée de tirer de là la
moindre conséquence,—tant j'étais tranquille!...

Nous apprendrons plus tard ce qui motivait cette dépense continue...

Pour le moment, je sais que nous sommes assez riches de ce côté pour
faire même des folies, et nous montrer plus que prodigues,—magnifiques!

Et quant à perdre mon attention à toute autre chose qu'aux spectacles
successifs et absorbants de ma première ascension nocturne, pourquoi
faire?—Je me compte bien gardé, puisque je paye pour cela.


Quels spectacles!... et quelle diversité infinie d'aspects et
d'impressions par cette unité sombre! Quelle suite de pages
invraisemblables et magiques!—Mais il faudrait écrire ces pages avec
la plume de Sand, et même les faire saupoudrer par Gautier.


Nous montions, perçant dans son épaisseur horrible une croûte brumeuse
tellement compacte, qu'il semblait qu'avec une lame on eût pu y
tailler des formes.


Nous ne voyions pas, puisque nous étions dans la nuit sans
réverbération, sans lune,—nuit noire et comme matelassée;—et
pourtant nous pouvions percevoir des différences dans la tonalité
réciproque de ces opacités.

Il y avait toute la gamme du noir:—des couches une fois noires,—deux
fois noires,—dix fois noires,—cent fois noires... Dans les couches
les moins sombres, le noir était parfois bleuâtre.—D'autres couches,
plus sinistres, étaient comme sales et bourbeuses: Dante avait bien
vu.

Nous montions toujours au travers de ces horreurs, silencieux
tous,—Delessert lui-même!


L'eau ruisselait sur nos visages, nos mains, nos vêtements, les
cordages, le bord de notre plate-forme.

Ce n'étaient pas des gouttes comme sous la pluie, ni des flaques comme
sous les vasques,—et pourtant nous étions inondés comme sous une
cascade par cette buée pénétrante, lourde.....—Nous traversions la
pleine fabrique des averses......


Les nuées épaisses que l'aérostat entr'ouvrait pour se frayer passage
se rejoignaient sous lui.


Un instant je crus sentir se briser contre mes joues la finesse infinie
et friable de milliers de pointes d'aiguilles, cristallisations
flottantes:—il me semblait passer à travers les frissons d'un immense
sorbet d'encre...


Nous montions toujours, trop absorbés pour ne pas oublier toute notion
de l'heure, toute préoccupation de notre altitude;—pleins de
stupeur,—hagards,—interrogeant les profondeurs de ces ombres
formidables. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout à coup, à ma gauche, le prince de Wittgenstein s'écrie à mi-voix:

—Le ballon! monsieur, regardez le ballon!


Je lève les yeux, nos compagnons aussi...


Ô splendeurs!...—Je vois le globe que je cherchais en vain tout à
l'heure: mais ce globe n'est plus le même!—Je le vois,—tout
d'argent,—baigné dans une lueur phosphorescente d'apothéose...—Le
filet, les cordages sont d'argent... d'argent le cercle,—et d'argent
battant neuf, brillant, palpitant comme du mercure...—Aux cordages
sont restés accrochés des spumes floconneux de nuages...


Devant nous, dans une mer de nacre et d'opale, deux bandes lumineuses
superposées:—au-dessous, d'ocre rouge,—au-dessus, de mine
orange,—flamboyantes, aveuglantes. Toutes deux, inégales dans leur
parallélisme, semblent pouvoir s'embrasser entre les deux bras...—À
quelle distance de nous sont-elles? Vais-je les toucher de la main, ou
des immensités de lieues m'en séparent-elles?.....


Plus de plan, pas un soupçon de perspective, baignés que nous sommes
dans ces lueurs limbiques, dans ces indicibles et confuses clartés!

Une Transfiguration polaire!

—L'Apocalypse!!!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au-dessous de nous, autour de nous et de niveau, des épaisseurs
effrayantes de nuages énormes, noirs, bleutés d'argent pâle à leurs
crêtes déchiquetées et sur leurs dos puissants.—Ils semblent opaques
et solides comme les nuages Olympiens,—et l'envie vient d'y poser le
pied... Ils ondulent en houle vivante avec d'inquiétantes lenteurs,
s'envahissent mollement, se font place,—ou disparaissent sous
d'autres qui les surmontent en rampant...

On dirait ces rêves où les poulpes gigantesques, inconnus à l'homme
qui n'a jamais pénétré les insondables profondeurs qu'ils habitent, se
traînent et s'enlacent dans des enchaînements sans fin...


Mais l'immensité diaphane de notre globe jette son dernier éclair,—et
nous nous enfonçons dans ce chaos de formes effroyables.....

Les monstres semblent vouloir monter vers nous, nous envahir, nous
engloutir dans leurs sombres enlacements...

De l'un deux, à ma droite,—pareil à un bras vivant, contourné et
énervé dans un alanguissement plein de menace,—se dresse et se tord
une crête dentelée comme une flèche d'ogive,—hésitante,—semblant
tâter sa route ainsi que fuit le serpent qui n'a pas d'yeux. . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Vision a disparu... Aux clartés d'un instant ont succédé les
ténèbres premières.—Nous nous replongeons dans les noires densités...


Chargé, en tout l'ensemble de sa manoeuvre, du poids de l'eau qu'il a
entraînée dans le jet de son essor, le ballon redescend vers le
précipice obscur avec une telle rapidité, que,—des sacs de lest que
vident avec précipitation, coup sur coup, par-dessus le bord, les deux
Godard et Yon,—la terre et les cailloux, dépassés dans leur chute,
retombent sur nos têtes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .

Mais j'entends près de moi des voix, des exclamations...—Mes
compagnons parlent, s'agitent en tumulte.—Des feux, que l'on aperçoit
bien loin au-dessous de nous, se rapprochent avec une terrible
rapidité...

Nous arrivons à terre,—et il est certain que c'est beaucoup plus vite
que nous n'en sommes partis...


—TENEZ-VOUS BIEN!—crions-nous, pour les _nouveaux_
surtout:—TENEZ-VOUS BIEN!!!...


Tout à coup nous éprouvons une effroyable secousse, accompagnée de
formidables craquements...

La nacelle a touché!


La première ancre, de disproportions absurdes avec la force de noire
aérostat, est à peine lancée par-dessus le bord, quelle se rompt à
première prise avec une nouvelle secousse si violente que notre maison
d'osier semble s'effrondrer, et que toutes les mains cramponnées aux
câbles de cercle lâchent prise...—Du premier choc, en se brisant
elle-même, notre ancre a cassé au pied et à moitié déraciné un grand
peuplier.


De ceci, nous ne savons encore qu'une chose,—c'est qu'il faut jeter
bien vite la seconde ancre,—et nous rattraper non moins promptement
aux cordes.


Notre pont s'est trouvé un instant dans une confusion indicible: j'ai
senti dans le noir (—c'est ce noir qui m'inquiète!)—rouler près de
moi un corps...

Je prends la princesse entre mes bras, j'applique ses deux mains
contre deux câbles, et, par-dessus elle, je saisis ces mêmes câbles:

—N'ayez pas de crainte, madame!

—Mon Dieu! monsieur, me répond comme dans son salon la plus
tranquille voix du monde,—que d'excuses j'ai à vous faire pour tous
les embarras que je vous cause!


Ce qui me préoccupe, c'est ce diable de noir!

De jour, on se tire de tout;—mais la nuit!...


Nous attendons la troisième secousse...

—TENEZ-VOUS BIEN!—TENEZ-VOUS BIEN!!!...


Ouff!!!... c'est reçu!—Notre seconde ancre, aussi faible que la
première, vient de se briser,—et nous _traînons_...


C'est le vrai coup dur:—contre quoi, maisons, troncs d'arbres,
allons-nous être lancés?...

Heureusement il n'y a pas de vent!—La soupape, toujours bien ouverte,
fonctionne en toute liberté, car son jeu n'est plus contrarié par le
délest de tout à l'heure.—Si peu de courant qu'il y ait pourtant,
cette masse de gaz, qui ne se perd pas assez vite, le suit: notre
nacelle, tantôt droite, tantôt sur le côté, racle un instant le sol
que nous ne voyons pas.—Étreignant plus énergiquement que jamais nos
cordages, nous nous trouvons,—selon que la nacelle est d'aplomb ou
couchée,—tantôt droits sur nos pieds posés, tantôt appendus par la
force de nos poignets.


Mais l'aérostat perd sensiblement ses forces.—L'instant approche où
le poids qu'il soulève, à vrai dire, plutôt qu'il ne le traîne, va
devenir trop lourd pour lui et le forcer à s'arrêter...

C'est à peu près fait!—Notre nacelle, couchée sur le flanc, reste
presque immobile.

—Que personne ne quitte sa place pour mettre pied à terre!...

Tout le monde obéit.—Je laisse à elle-même notre voyageuse, et, me
suspendant aux cordes obliques, je quitte avec Jules l'osier de la
nacelle pour nous diriger vers le cercle, puis vers le filet.

Pour prévenir tout caprice d'une bourrasque possible, et pour en
finir,—puisqu'il parait qu'il faut en finir,—il s'agit de presser à
l'aide du filet et de dégonfler le ballon.

Avançant avec précaution sous les mailles de l'immense réseau, ne
lâchant d'une main que lorsque nous tenons bon de l'autre, nous nous
engageons sous la masse agitée,—tantôt soulevés à plusieurs
mètres,—tantôt refoulés et roulés contre terre sous les ondulations
du ballon. Ces alternatives se succèdent avec une rapidité de caprice
qui laisse tout juste le temps de bien prendre garde et de se tapir,
au moment précis, contre le sol labouré, en tout dégagement du réseau.
La partie engagée là est sérieuse,—et je ne donnerais pas grand'chose
du cou qui se trouverait une fois harponné sous la guillotine d'une de
ces mailles, quand le ballon, trop vaillant encore, se redresse...


Enfin le GÉANT a exhalé sa colère avec son âme, et, trop dégonflé pour
que ses derniers soupirs soient désormais à craindre, il gît de son
long dans le champ...

Nos passagers,—moulus de fatigue,—quittent la nacelle. Mon frère
a le genou foulé: ce n'est rien!—Nous sonnons nos deux cloches et
nous allumons nos lanternes de voitures, dont l'éclatante
lumière,—réverbérée par le métal et décuplée par la glace
concave,—nous est fort utile en ce moment.—Gloire à Delessert, à qui
nous devons ces lanternes!


—Comment! il n'est que neuf heures et demie!...

Des paysans arrivent dans l'ombre...

—Où sommes-nous?

—Vous êtes à Barcy, à deux pas du grand marais.—Si vous étiez tombés
là, vous y seriez pour longtemps!

Quelle est la ville la plus proche?


MEAUX!!!


Quel coup d'assommoir!


Tant de combinaisons, tant de préparatifs, tant de peines, tant de
fracas,—et jusqu'à un plaidoyer contre l'Atlantique!—pour tomber
à...—Meaux!!!...

J'entends d'ici les petits journaux ressusciter le fameux Maire pour
nous recevoir...


—Et pourquoi sommes-nous descendus ici? dis-je à L. Godard.

Il me parle—confusément—de la manoeuvre, de la soupape, que
sais-je?—et surtout il ne se presse pas de me dire que nous ne sommes
pas descendus, mais tombés...

Je tâche de me consoler, ne pouvant mieux faire.


En somme, la grosse affaire était pour moi de ne pas éclater avant de
partir,—et même après être parti.—D'autre part, j'ai réussi à
enlever le plus considérable,—et de beaucoup,—de tous les ballons
connus dans les annales de l'aérostation.—Pour le reste, j'ai fait de
mon mieux en ce qui était de moi.

Et, au surplus, nous recommencerons dimanche prochain,—pour de vrai,
cette fois!

Je sais bien qu'avec sa double enveloppe et la quantité de lest que sa
capacité lui permet d'emporter, le Géant peut tenir campagne six,
sept, huit jours et autant de nuits,—plus qu'il ne faut, avec un bon
vent, pour aller en Chine!


C'est égal...—c'est dur!!!...


Nous avons installé un campement provisoire.

Deux de nos compagnons, l'arme au bras, montent la garde autour du
ballon.

Les autres vident les flancs de la nacelle de tout ce qu'elle
contient,—la plus étrange des salades pour le quart d'heure!—et
amoncellent en un tas ces objets multiples et divers, dont
quelques-uns n'ont plus de forme ni de nom.

Les paysans, de plus en plus nombreux, nous entourent.

Un coup de feu tiré à mon oreille me fait soubresauter...

Encore Delessert!...

—Par distraction, dit-il, il a laissé échapper un coup de son
revolver...


Eh bien! c'est moi qui avais tort, et mon brave Delessert était sage
et prudent une fois de plus.—Quand il racontait le lendemain à un
Maire des environs le petit avis de précaution qu'il avait cru bon de
donner aux indigènes qui nous arrivaient de toutes parts dans les
ténèbres,—le digne Maire devint rêveur, et lui dit:

—Vous pouviez bien avoir raison!...


Enfin on nous vient avertir que la voiture que j'avais demandée aux
premiers arrivants est prête.

Il serait plus qu'inutile que tout notre monde, y compris une femme,
passât la nuit à la belle étoile. Il faut apporter au plus tôt de nos
nouvelles à ceux qui les attendent,—et il faut aussi prévenir autant
que possible l'opinion quant au lieu de notre descente.

Je m'adresse encore à L. Godard, ne me rendant pas du tout compte du
pourquoi de cette diable de descente,—mais pressentant trop bien dès
lors ce qui doit en résulter....

—Qu'ai-je à dire? On va se moquer de nous!

Il me répond—en bégayant double, comme lorsqu'il veut prendre le
temps de choisir ce qu'il veut dire,—et il accuse la corde de soupape
de lui avoir échappé...

—J'arrangerai cela le moins bêtement possible, lui dis-je en
soupirant.—Avez-vous de l'argent? Faut-il vous en laisser?

—Merci.

—À demain donc, à Paris!


Et donnant la main à madame de la Tour d'Auvergne, qui d'un bout à
l'autre ne s'est point démentie et a été brave comme un
homme—brave!—je la fais monter et l'installe dans la paille assez
stricte d'un chariot Mérovingien,—sur lequel je prends place avec mon
frère, Thirion, Mittchell et le prince de Wittgenstein.


Les cahots, jusqu'à Meaux, je ne les ai pas comptés!...


Nous soupons—gaiement, tout de même!—_quoique à MEAUX!_—en
attendant l'heure du chemin de fer,—et au milieu de la nuit, nous
avons au moins, comme fiche de consolation, le plaisir d'embrasser à
Paris ceux qui ne nous attendaient pas aussitôt.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

On s'est enfin expliqué, au déballage et au recollement, comment nous
avions pu monter un instant à une telle hauteur, que nous avions
retrouvé sur cet hémisphère—le 4 octobre, à huit heures et demie
sonnées—le soleil!!! Je dis le soleil, car si ce n'était lui, qui
nous avait procuré ce merveilleux spectacle que pas un de nous,
vécût-il mille ans, n'oubliera?—Et le premier savant venu résoudra
avec facilité le problème de notre altitude à ce moment-là.

—IL MANQUAIT À L'APPEL DEUX BOUTEILLES ET DEUX CHAPEAUX...


Mais c'était si beau!!!

—Décidément, vive Delessert!—quand même!...



XIX


Adieu, les roses! — Un procès-verbal par à peu près. — Rappel du
_Plus lourd que l'air_! — Les rieurs et l'Aérostation. — «_Confusion
des mauvais plaisants!_» (1783). — Bernadotte et le plancher des
vaches. — Une explication. — Bilboquet et le maire de Meaux. —
?.... — La mer en Brie! — Le mot lâché! — Ce que c'est qu'une
soupape. — Désobéissances. — Enfin! — Les chansons. — Pas en train
de chanter! — Nadar censeur! — Bassesse. — Une visite. — La
princesse de la Tour d'Auvergne et le _Journal des Débats_. — Une
bonne lettre. — _Ô terre! trône de la Bêtise humaine!_ — Les Anglais
et le GÉANT. — Autre lettre. — Encore le Compensateur! — M. Arnaud,
directeur de l'Hippodrome. — Les hivernages de M. Arnaud. — Les
cheveux de M. Arnaud ne blanchissent pas. — Sauvons-nous! — Le GÉANT
offre d'emporter l'Hippodrome. — Un démenti. — Godard et Arnaud. —
Pas de papier! — Un beau guêpier. — En quoi consiste le métier
d'aéronaute. — Une désertion à la veille de la bataille. — La
revanche d'honneur. — Vais-je périr? — Cinq mille francs sur table.
— Un homme modéré. — _Deux francs_ de différence! — L'exactitude.


Nous ouvrons ici notre second acte.

Tous les inconvénients et désagréments que nous avons eu à
traverser pour arriver jusqu'ici, et dont nous nous faisions des
monstres,—n'étaient rien.

Quittons ce lit de roses—et poursuivons nos nouvelles destinées!...


Le lendemain de notre arrivée, sans parler d'un récit très-pittoresque
inséré dans le _Constitutionnel_ par notre compagnon Robert Mittchell,
les journaux publiaient le procès-verbal signé de tous les voyageurs
de cette première ascension, et qui expliquait notre descente à Meaux
par la rupture de notre corde de soupape.

Cette explication était assez étrange,—mais que dire? Il m'avait été
impossible d'arracher autre chose à L. Godard, qui, chaque fois que je
remettais cette question sur le tapis, en le regardant dans les yeux,
se remettait à bégayer avec fureur—comme il ne manque jamais de faire
quand il n'est pas précisément pressé de répondre net à ce qu'on lui
demande.

Les commentaires n'eurent garde de faire défaut, les plaisanteries non
plus, de par le privilége spécial de tout temps acquis à
l'aérostation.


Il est assez remarquable, en effet, que pas une des tentatives faites
pour s'enlever dans l'air n'ait été épargnée par la moquerie des
hommes,—depuis le malheureux Sarrasin Volant, qui se rompit les reins
à Constantinople, devant l'empereur Manuel Comnène, en 1720,—depuis
le pauvre moine _Voador_, de Lisbonne,—jusqu'aux essais de ces
derniers temps.

Ni le danger très-réel de quelques-unes de ces tentatives, ni le
courage qu'il fallut pour affronter ce danger, n'ont jamais pu
parvenir à désarmer les rieurs.

J'ai sous mes yeux, en ce moment, une gravure du temps représentant
l'ascension du premier globe aérostatique de _M. Mongolfier_ (_sic_),
enlevé à Paris, au château de la Muette, le 21 novembre 1783.

En haut de l'estampe, comme épigraphe, on lit:

     _Confusion des mauvais plaisants._

—Déjà!


Autre gravure du temps:—Blanchard est traîné dans sa nacelle, à
Billancourt. Une oie pendue à une branche d'arbre lui fait, peut-on
dire, pendant. Autour de lui des dindons, un âne, des...
cochons!—Comme légende, en bas:—LE HASARD RÉUNIT LES PLUS BRILLANTS
PERSONNAGE—avec un s en moins.—Et en haut:—_Sic reditur ab
astris!_...—Blanchard avait eu l'innocente et peut-être excusable
vanité de prendre pour devise de son ballon:—_Sic itur ad astra!_


Et l'abbé Miolan, en chat,—et Janinet, en âne!—Et jusqu'au terrible
Marat lui-même, qui,—sous le pseudonyme du _docteur Bon
Sens_,—insulte à l'art nouveau de l'aérostation, et même chansonne
les Montgolfier...


Et tant d'autres encore!


Il n'est dans la science aucune découverte, aucun fait dans la
politique, qui aient donné naissance à plus de quolibets que
l'aérostation, en couplets ou caricatures.

Pourtant la pratique, si facile qu'elle soit aujourd'hui, des voyages
aériens est encore un épouvantail extraordinaire pour une foule de
gens,—les femmes exceptées, toujours plus _réellement_ braves que les
hommes;—et, depuis Bernadotte, qui n'eût pas, pour sa future
couronne, échangé contre une place sous le ballon de Coutelle son
«plancher des vaches,» j'ai vu plus d'un brave général, voire maréchal
de France, vingt fois éprouvé sous la mitraille, frissonner à la seule
pensée de se sentir élevé par un lambeau de soie gonflé à quelque
cents mètres au-dessus du sol.


J'ai cherché la raison de cette facilité bizarre, de cette fécondité,
de cet impitoyable, éternel acharnement de la moquerie humaine contre
l'aérostation,—et j'imagine, ne pouvant absolument trouver autre
chose,—que les plus poltrons doivent être ceux qui se moquent le
plus, la lâcheté trouvant alors dans la dérision sa vengeance facile
d'un courage qui l'humilie et l'offense.


«—Et je tiens pour affront le courage d'autrui!»


Il faut bien, faute d'autre explication, que je rencontre là encore le
véritable et secret motif de l'impitoyable et dédaigneuse sévérité qui
frappe tout homme coupable de quelque intérêt, de quelque curiosité
avouée pour la science aérostatique.—Tout imprudent qui a approché,
une fois dans sa vie, une nacelle d'aérostat est à jamais condamné
comme homme «peu sérieux.»—Je connais un homme de mérite qui s'est vu
dernièrement renversé d'une position importante: un des griefs relevés
contre lui fut d'avoir fait une ascension quelque quinze ans
auparavant...


Notre descente à Meaux réunissait à merveille toutes les conditions
voulues de la plaisanterie facile, et il eût été réellement
impossible, à ce point de vue, de mieux choisir un endroit pour
tomber.—Annonces à grand fracas de voyages illimités, enveloppes de
lettres en plusieurs langues, étalage des nourritures de Delessert et
des haches—(qui nous étaient si précieuses quelques jours après en
Hanovre),—tout cela pour aboutir piteusement à la cité illustrée par
Bilboquet et à jamais célèbre par «Monsieur et Madame son
Maire!...»—C'eût été par trop compter sur l'indulgence humaine que
s'attendre à être épargné ou seulement ménagé en cette malencontre.

Les petits journaux tirèrent un feu d'artifice à mes dépens. Je
n'étais pas d'humeur à rire, comprenant trop bien le préjudice réel de
ce premier demi-insuccès quant au but que je m'étais proposé,—me
décidant dès lors enfin à pressentir et à admettre l'éventualité
d'inconvénients graves pour ma responsabilité financière engagée.

De plus, je n'avais pas du tout l'explication claire de cet accident
qui avait si fâcheusement arrêté notre voyage à son début.


Je persistais à en chercher les causes réelles, puisque je ne
parvenais pas à les arracher de L. Godard. Le public pouvait, à la
rigueur, se contenter plus ou moins de la médiocre explication que
j'avais dû lui fournir, faute de mieux; mais je n'avais pu m'y laisser
tromper, moi,—et je restais avec l'incertitude quant à la vraie
raison du fait, et l'inquiétude de le voir se renouveler.

J'avais fini par me dire qu'habitué à ses ascensions foraines d'une
heure ou deux de durée, L. Godard s'était peu soucié, son argent une
fois gagné par la montée, de prolonger de nuit notre voyage, et que la
crainte de—_la Mer_!—avait dû accélérer d'autant notre descente.

Je n'y étais pas du tout,—et ce n'est que quelques jours après que
j'eus enfin l'explication, que, seul, je ne trouvais point.


J'avais ce jour-là chez moi les deux frères, et, comme toujours, je
ramenais la conversation sur le problème—dont je guettais le mot.

À mes hypothèses sur notre descente, les deux Godard
s'entre-regardaient sans rien dire.—Enfin, dans un bon mouvement,
quoique tardif,—mais non sans avoir préalablement consulté du regard
son aîné,—qui exerce sur lui un ascendant inexplicable:


—Ce n'est pas tout ça, monsieur Nadar! me dit Jules.—Les ressorts en
caoutchouc de la soupape ont cédé sous le poids de la corde, et nous
sommes partis du Champ-de-Mars—_avec notre soupape TOUTE GRANDE
OUVERTE_...


!!!...


J'adressai alors à Louis les reproches qu'il méritait pour m'avoir
caché un fait aussi grave.

Mais à quoi bon des reproches?...

Tout m'était expliqué à présent. Je me rappelais qu'en effet, comptant
absolument sur mes deux aéronautes et ne croyant pas avoir à m'occuper
de leur besogne, j'avais vaguement remarqué pourtant que le ballon, si
bien fermé qu'il fût à l'appendice, s'était trouvé dégonflé quelques
instants avant le départ, et qu'on avait dû réouvrir la valve pour
remplacer le gaz perdu.—Je me rappelais aussi que nous n'avions cessé
d'épancher du lest pendant toute notre ascension:—pour dépasser
Saint-Denis seulement, vingt-deux sacs de lest, de 25 kilog. chacun,
avaient été dépensés!

Il est à propos d'exposer ici, pour l'intelligence complète de ce
point, qu'une soupape d'aérostat est en bois de choix, ronde et formée
de deux clapets s'ouvrant à l'intérieur. Ces deux clapets, auxquels
est appendue la corde de travail, s'articulent sur une bande fixe,
surmontée à angle droit d'une autre bande verticale sur laquelle
jouent les boudins de caoutchouc, tendus de chaque extrémité
circonférencielle desdits clapets.

Sans me rendre précisément compte de ce qui devait arriver,—mais
sachant que les accidents aérostatiques proviennent presque toujours
du jeu de soupape,—j'avais apprécié qu'avec un engin de dimensions
aussi inusitées nous ne pouvions prendre de ce côté assez de
précautions. Je n'avais d'ailleurs jamais eu bien grande confiance
dans ces ressorts de caoutchouc,—substance trop impressionnable aux
influences atmosphériques diverses,—et, dès le premier jour où notre
fabrication fut arrêtée, j'avais engagé Louis à doubler ses ressorts
ordinaires avec un jeu de boudins d'acier.

Il avait paru apprécier cette idée, et m'avait promis de la mettre à
exécution.

Préoccupé de ce détail, je lui avais, huit jours après, demandé—s'il
avait commandé mes boudins d'acier.—Il m'avait répondu
affirmativement,—deux autres fois encore m'avait confirmé sa
commande,—et enfin, l'avant-veille de l'ascension, alors qu'aux
derniers moments nous n'avions plus le temps de nous occuper de ce
point, il m'avait avoué—_qu'il n'avait rien commandé du
tout_,—«parce que,—me dit-il,—le fabricant avait demandé—_deux
cent cinquante francs_...(!)»

Pour me rassurer, il m'avait promis un système de son invention—qui
devait me donner, assurait-il, sécurité et satisfaction parfaites.

Ce système, qu'il me fut permis de voir seulement la veille de
l'ascension, consistait en une manière de larges bandes de bretelles,
caoutchouc et soie tissés.

J'avais complètement désapprouvé, préférant encore de beaucoup, et
pour toutes causes, les boudins ordinaires où le caoutchouc a plus de
force et présente moins de surfaces aux variations caloriques et
hygrométriques.

Mais il était trop tard!

Et la conséquence avait été, comme le plus simple bon sens devait le
faire prévoir, que nos bandes de caoutchouc,—suffisantes peut-être
pour supporter dans un ballon ordinaire une corde d'une douzaine de
mètres au plus,—avaient fléchi, au fur et à mesure du gonflement, par
le développement d'une corde de quarante-cinq mètres.

Cette corde, que j'ai conservée comme souvenir douloureux, pèse près
de 3 kilog...

Les dangers d'un départ exécuté dans de semblables conditions, si
graves qu'ils fussent, n'étaient rien—devant le coupable secret que
m'en avait fait l'homme payé par moi.—Et cette faute s'aggravait
encore d'une désobéissance antérieure que je n'avais pas oubliée.


Cette imprévoyance accusait la plus flagrante impéritie et une
inintelligence tout à fait inquiétante. Jointe à la transgression de
mes ordres, elle avait eu pour résultat l'avortement dérisoire de
notre première expédition après la promesse d'un long voyage;—et cet
avortement allait, sinon jeter absolument la défaveur sur nos
expéditions suivantes, tout au moins les priver de l'intérêt puissant
qu'eût exercé d'abord sur l'esprit public une longue trajectoire
accomplie,—prévision que confirma l'infériorité de la seconde
recette.—Enfin, pour le quart d'heure, ce mécompte du public attirait
sur moi une grêle de commentaires peu favorables et de quolibets qui
m'étaient assez insupportables.


On vient—enfin!—d'apprendre si j'y étais pour quelque chose, et si
je méritais ces reproches que j'ai eu la résignation d'assumer si
longtemps sur moi seul.

Que pouvais-je faire autrement?—Raconter les faits, en invoquant,
s'il en était besoin devant ma parole, tous mes nombreux témoignages à
l'appui?—Mais c'était, quel que fût mon trop légitime mécontentement,
nuire dans sa profession à l'homme que j'employais; c'était diminuer
cet homme auquel j'avais confié la conduite du Géant,—et qu'il
m'était d'ailleurs presque impossible de remplacer à la veille de
notre seconde ascension.

J'avais déjà d'autres griefs plus graves que je voulais oublier et
d'autres inquiétudes,—qui allaient se trouver bientôt cruellement
justifiées.


Je me résignai donc à accepter, sans mot dire et tout seul, la
responsabilité de la descente à Meaux,—car il n'y avait pas de danger
que le vrai coupable revendiquât cette responsabilité.—Je trouvai là
une occasion d'exercer la patience dont j'avais amassé provision
prudente à mon début; et, faisant le dos rond, je reçus les coups.


Mais ces blessures imméritées m'étaient d'autant plus sensibles
qu'elles arrivaient au milieu de la multitude croissante de mes autres
tracas et ennuis. Péniblement déçu par le chiffre de notre première
recette—(36,000 fr.),—chiffre si peu en rapport avec la foule qu'il
m'avait semblé, comme à tout le monde, voir réunie dans le Champ de
Mars;—ne voulant me distraire en rien cette fois des dispositions de
notre seconde ascension;—débordé, noyé dans les comptes et
factures;—plus que jamais assailli d'une correspondance si nombreuse
que le temps me manquait même pour ouvrir les lettres;—tiraillé à
droite, harcelé à gauche, envahi par tous les parasitismes, bourrelé
d'appréhensions, enfiévré par l'insomnie;—je commençais encore à me
trouver particulièrement énervé par la saturation d'une publicité
personnelle—qui a dû en fatiguer d'autres, puisqu'elle arrivait à
m'exaspérer moi-même.

Il me fallait bien accueillir cependant ceux qui trouvaient à se
servir pour eux-mêmes de cette publicité, lorsqu'ils le faisaient
sans trop de malveillance. Je ne pouvais prendre sur moi de désobliger
des gens qui ne témoignaient pas d'intentions blessantes à mon
endroit, et je ne voulais pas paraître reculer devant des
plaisanteries inoffensives.—C'est ainsi que, sans me trouver d'humeur
à chanter ni danser pour le quart d'heure, je donnai mon _visa_ à tous
quadrilles, chansons, etc., qui demandaient au GÉANT de les laisser
profiter de sa notoriété.—Les règlements de la direction de la
librairie exigeaient, me disait-on, ce visa mien préalable,—mesure à
laquelle encore il me répugnait fort de me prêter, bien qu'elle me
couvrît.

Je me décidai donc à écrire uniformément sur tout ce qu'on venait
soumettre à ma censure préalable (—Nadar censeur!—): «_Je ne me
reconnais le droit ni d'approuver ni de défendre ceci._»—Et les
censeurs—pour de vrai—voulurent bien, parut-il, s'en contenter.

Pour une seule de ces chansons, celle-là toute de bouc et de venin, et
bête à soulever l'estomac,—chanson, dont l'auteur eut le cynisme de
me demander l'autorisation,—qu'il se garda bien, par exemple! de
venir chercher en personne,—la plume me tomba des mains.—J'ai
conservé comme échantillon curieux ce spécimen de la bassesse de
certaines âmes.


J'eus, un de ces beaux matins-là, l'honneur de la visite de la
princesse de la Tour d'Auvergne.

Le _Journal des Débats_ avait épisodiquement raconté que la princesse,
allant au bois, avait fait arrêter sa voiture pour s'informer du motif
qui poussait la population Parisienne vers une direction
unique;—qu'apprenant l'ascension du Champ-de-Mars, elle avait fait
donner l'ordre à son cocher de la conduire de ce côté;—qu'arrivée là,
l'envie subite lui était venue de faire partie de l'expédition, et
que, malgré mes refus, elle s'était si bien obstinée, etc.

Tous les journaux avaient à l'envi reproduit cet incident, intéressant
par le sexe et le nom de l'héroïne, mais dont l'inconvénient était de
manquer un peu d'exactitude.

La princesse venait me communiquer la réponse que je reproduis ici:


«Monsieur le rédacteur,

«Le récit que vous avez inséré me ferait passer pour une enfant ou
pour une folle.

«À mon âge il n'y a plus d'enfant, et le fait en lui-même est trop
naturel pour que vous ne le rétablissiez pas dans sa réalité.

«Je suis sortie de chez moi dans l'intention d'aller directement au
Champ-de-Mars. J'avais entendu dire que M. Nadar voulait gagner, avec
un ballon, l'argent nécessaire à des systèmes de navigation aérienne.
Je ne suis qu'une femme, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il y
a là autre chose qu'une chimère, et j'ai regardé comme un devoir
d'apporter, comme tout le monde, mon obole à cette entreprise.

«Lorsque je me suis approchée, la confiance, l'admiration m'ont
gagnée, et j'ai voulu faire partie du voyage, afin surtout que mon
obole fût plus forte.

«Toute autre en eût fait autant, et vous voyez, monsieur, que le fait
est, en vérité, si simple, qu'il n'est pas juste de le présenter comme
un acte d'excentricité.»

«Agréez etc.;

—Je viens vous demander si vous trouvez utile que j'envoie cette
lettre, me dit la princesse.


J'avais eu trop belle occasion d'apprécier la grandeur réelle de ce
caractère pour m'étonner.—Mais la publicité qui s'était faite autour
de ce nom de femme m'avait déjà choqué à l'égal d'un manque de
respect.

Plus j'étais touché de la pensée qui avait dicté cette lettre, plus je
me croyais en devoir de détourner les inconvénients d'un rappel de
l'attention publique, et, puisqu'on me consultait, puisque la question
était soumise à ma discrétion, je devais conseiller l'abstention et le
silence.

Mais je n'ai pas cru qu'il me fût permis d'omettre, dans les archives
que je réunis ici, cette lettre si honorable pour la main qui l'a
écrite, et aussi, puis-je dire, pour la cause que je représentais.

Le lecteur appréciera si cette brave et bonne lettre me fut chère à ce
moment-là...


Elle ne pouvait malheureusement rien contre les récits les plus
absurdes qui circulaient partout et me revenaient de tous côtés.—«_Ô
Terre! trône de la Bêtise humaine!_» a dit le poëte.

Le public,—m'exagérais-je les choses?—me semblait ne tenir compte de
rien, ni des difficultés de l'oeuvre, ni de son but. On me rapportait
les reproches: l'absence du fameux Compensateur paraissait surtout
avoir mécontenté.—Ici le public avait raison, ce Compensateur, quel
qu'il fût, lui ayant été promis.

Tout retombait sur moi,—naturellement!

Parmi la foule des bruits contradictoires, le _Figaro_ annonça que
j'allais partir pour Londres avec le GÉANT. En effet, les
représentants de compagnies anglaises, celles d'_Alexandra Park et de
Crystal Palace Sydenham_ entre autres, étaient venus me faire des
offres.—Partir sans avoir vengé Meaux, c'eût été une désertion!

J'envoyai aussitôt aux journaux le démenti à ces bruits de départ et
ma réponse, aussi complète que possible, sur tous les autres points.


En somme, on avait trouvé que le ballon avait eu de la peine à
s'enlever, de par les essais du pesage préliminaire et rigoureux à un
gramme près, qui précède pourtant toutes les ascensions.—Le ballon
isolé dans l'immensité du Champ de Mars, avait semblé petit.—Enfin on
lui reprochait de ne pas emporter assez de monde,—et de ne pas aller
assez loin.

Je ne parle pas, pour appoint, de plusieurs qui persistaient à me
reprocher amèrement de ne pas avoir—«_dirigé_»—ledit ballon...


Je m'engageai donc, à enlever le dimanche suivant, à côté du GÉANT, le
grand ballon que montent les Godard aux fêtes officielles, pour donner
ainsi un point de comparaison;—puis, à emporter préliminairement en
ascension captive vingt, trente personnes,—tout ce que notre
plate-forme pourrait contenir,—me réservant, bien entendu, le droit
de trier ensuite à ma guise mes compagnons pour le vrai départ.

Quant à aller «_loin_», j'y comptais bien, mais pas de promesse,
parce qu'en aérostation on va où on peut.—En revanche, je
garantissais que le Compensateur si vivement réclamé ne ferait pas
défaut.


     «Je ne puis garder pour moi seul une dernière réflexion,

—ne pouvais-je m'empêcher de dire en terminant.

     «Les Anglais, leur Société royale de Londres en tête, s'honorent
     d'encourager efficacement et de toutes les manières la
     science—toute Française pourtant—de l'aérostation, pressentant
     ce que l'avenir lui réserve dans la réelle pratique. Ils
     protègent, ils aident, ils appellent à eux, ils respectent
     surtout ceux qui cherchent à rapprocher cet avenir certain.

     «En France, le moins qu'on fasse, c'est de dénigrer ou de
     rire;—il semble même que certaines gens aient je ne sais quelle
     basse haine, inexplicable et parfois venimeuse, contre toute
     tentative vers ce but.

     «Il m'aurait convenu de faire et d'enlever des ballons pour
     gagner de l'argent, que personne, ce me semble, n'aurait rien eu
     à dire, et je suppose qu'on m'eût laissé disposer de ma personne
     comme je l'entends.—Est-ce donc parce que je fais ce dur
     métier,—où j'engage et puis compromettre tant de choses—au
     bénéfice d'une Idée grande et utile, que certaines gens
     s'irritent ainsi?»

Avouerai-je que mon ressentiment même ne m'avait pas fait oublier les
Godard et que j'avais la faiblesse de leur accorder une réclame dans
cette réponse...—Je persistais à n'en pas vouloir désespérer.

Mais toute ma bonne volonté pour eux vint à subir un rude coup.


Je m'étais rencontré, quelques années auparavant, avec un entrepreneur
de spectacles, bien connu dans la ville, M. Arnaud, directeur de
l'Hippodrome. En admirant l'activité qu'il déployait dans ses
fonctions, je l'avais plaint d'être forcé, pendant la saison d'hiver
qui ferme son théâtre, de laisser cette activité inoccupée.—M. Arnaud
avait souri, et m'avait répondu, avec simplicité et dégagement:—«Je
suis, au contraire, bien moins occupé l'été que l'hiver;—songez donc
un peu que, l'hiver, je vide tous les procès que je me suis faits
pendant l'été!»

Cette parole inquiétante ne m'avait pas empêché d'accepter avec M.
Arnaud une ou deux affaires, dont une commande de sculptures
caricaturales,—et j'avais aussitôt pu constater dans ces deux
rencontres qu'il ne tenait qu'à moi de fournir à M. Arnaud deux
opérations de plus pour son hivernage.—Je m'étais abstenu, n'étant
pas du tout processif—et je m'étais borné à contempler, sans la
moindre rancune et avec curiosité,—mais à prudente distance
désormais,—cet homme étrange qui tient à vanité singulière ce dont
tous les autres se garent le plus discrètement qu'il leur est
possible.

Ce digne M. Arnaud s'était beaucoup inquiété du GÉANT.—Je ne dirai
pas que ses cheveux en blanchirent, car il n'y parut pas;—mais il
n'en dormait plus, et il s'était mis en tête de l'avoir en son
Hippodrome. Il vint jusqu'à trois fois dans une matinée, avant notre
première ascension, me relancer aux ateliers Godillot, pour me
persuader des avantages de cette opération.

J'avais les très-suffisantes raisons qu'on sait pour ne pas me montrer
enthousiaste de la proposition:—la seule pensée d'avoir, fût-ce dans
cent ans, le moindre intérêt commun avec ce lutteur trop éprouvé m'eût
fait sauver en Cochinchine!

J'esquivai l'offre en plaisantant.—Ne pouvant seulement gonfler mon
Géant dans son Hippodrome trop petit, j'offris comme fiche de
consolation à ce brave M. Arnaud—d'enlever son Hippodrome avec mon
Géant...

Je plaisantais sur un volcan,—comme on va le voir tout à l'heure.


Quand il dut se résigner à comprendre enfin qu'il lui fallait
abandonner toute espérance de mon côté, mon homme y mit de l'aigreur,
affirmant à tout venant et jusqu'à moi-même qu'_il savait
personnellement_ que mes ascensions seraient interdites;—si bien,
qu'à force de parler, il fut entendu, et que je fus chargé un jour, de
haut lieu, comme on dit, de lui transmettre par la figure le plus net
et le plus brutal des démentis.

Fatigué de la persistance de ses méchants propos qui m'étaient à
chaque instant rapportés, j'allais vaincre ma répugnance et me décider
à demander au tribunal compétent de mettre une sourdine à ce trop
d'éloquence, lorsqu'un soin autrement sérieux vint me détourner vers
plus pressante besogne.


Le jour de ma première ascension, ce très-habile directeur de
l'Hippodrome avait annoncé par d'énormes affiches, comme il ne craint
pas de les comprendre, une ascension _Extraordinaire!_...—Je dois
cependant lui rendre cette justice qu'il n'inscrivit pas cette
fois,—comme plus tard et d'accord avec mes aéronautes transfuges,—le
mot GÉANT sur lesdites affiches, et que ceux qui purent s'y tromper
n'avaient strictement,—au pied de la lettre, j'entends!—rien à lui
redire.

Mais cela ne lui suffisait pas.

Et je m'aperçus quelques jours après que les visites des deux Godard,
d'abord ralenties, s'étaient arrêtées tout à coup...

On vint m'apprendre qu'ils étaient en pourparlers avec ledit
Arnaud,—qui, faute du GÉANT, voulait au moins ses équipiers,
et,—juste la veille de ma seconde ascension,—avait subitement
éprouvé le plus pressant besoin de les attacher à l'Hippodrome au
moyen de chaînes dorées par son procédé...


Or,—de par cette éternelle et imbécile confiance, que je conserverai
jusqu'à la fin de mes jours, dans le premier venu qui n'aura pas
encore eu le temps de me tromper,—je m'étais embarqué dans cette
très-grosse affaire sans un mot écrit, sans l'ombre d'une garantie
vis-à-vis de mon aéronaute!

Lorsque j'avais voulu l'amener sur ce terrain, il m'avait
invariablement répondu,—en feignant de se tromper sur le point de
vue:

—Je ne vous demande pas de papier, monsieur Nadar,—je sais trop bien
à qui j'ai affaire!


Il le savait trop bien en effet...


Me voici dans un beau guêpier!

Non qu'il y ait l'ombre d'une difficulté pour l'homme qui a fait
seulement deux ascensions, à s'enlever et à descendre avec un ballon
deux fois gros comme le GÉANT:—la preuve héroïque en est fournie par le
niveau d'intelligence des aéronautes ordinaires eux-mêmes,—simples
contre-poids de chair humaine, dont l'invariable exercice consiste,
pendant des années consécutives, à partir de Saint-Cloud, pour aller,
une demi-heure après, tomber devant une bouteille de vin au Bas-Meudon.

Mais, avant et après ascension et descente, il est une foule de
manoeuvres qui ne sauraient être dans les habitudes et dans les goûts
de tout le monde.—Planter des mâts, déployer l'aérostat, adapter le
filet, démêler et disposer les cordages, remplir deux cents sacs de
terre, etc.,—puis, reployer ballon et filet, rouler les cordes,
recueillir les épaves, rassembler, emballer et charger le tout sur les
wagons,—autant de soins manuels et spéciaux des moins attrayants,
auxquels toute l'intelligence du monde ne saurait suppléer seule.

Malgré l'énergique insistance de mon maître très-expérimenté, M. J. A.
Barral, à me détourner de l'emploi dangereux des aéronautes forains,
j'avais cru devoir—par cette unique raison que je n'ai pas l'habitude
de balayer ma chambre moi-même,—commencer par prendre un
aéronaute,—et j'avais pris le seul que je connusse, cette carrière
n'étant pas précisément envahie.

Pour le moment,—encore et malgré tout!—j'avais trop à faire et je me
sentais trop fatigué de la lutte, après Meaux, pour accepter
l'éventualité d'une revanche où je ne serais pas au moins débarrassé
des infimes détails de la manoeuvre.


La nouvelle de cette désertion à la dernière heure mettait donc le
comble à mon trouble.—Tout à fait découragé,—à la fin!—abattu,
achevé par ce dernier coup, je ne songeais même pas à la possibilité
d'un remplacement—pourtant si facile!

Allais-je donc être abandonné par celui-là, après tant de bons
procédés, tant d'indulgence de ma part,—à la veille de cette revanche
si ardemment attendue, revanche d'honneur pour lui, dans son
métier—d'honneur et de tout pour moi!—lorsque l'hiver imminent ne me
permettait plus d'en espérer une autre et me faisait encore, tout
juste peut-être, la grâce d'un dernier beau jour?—Devais-je donc
périr aussi misérablement?

C'était dans ce cas plus que la mort de mes grandes et chères
espérances;—c'était la terrible punition de mon imprudence
déplorable;—c'était terminer par une ruine honteuse, dérisoire et
sans remède, une entreprise justement écrasée sous mon impardonnable
imprévoyance!...


Je fermais les yeux, pour ne pas voir la conséquence sanglante...

—et, déterminé à reculer jusqu'au delà du dernier retranchement
l'inexorable fin de l'aventure, j'envoyais messagers sur messagers au
Godard,—qui ne venait point!


Il vint enfin, le surlendemain,—tout au soir!

Depuis le commencement des travaux de la confection du GÉANT, j'avais
donné à ce Godard tout l'argent qu'il m'avait demandé,—sans qu'il
m'eût été possible encore de lui arracher notre compte toujours
réclamé, toujours, promis,—et je me regardais depuis longtemps comme
suffisamment découvert par devers lui, les paiemens successifs ayant
déjà de beaucoup dépassé son devis.—Mais il ne s'agissait pas de
cela!

Sans explication, sans reproche,—j'alignai d'abord devant lui cinq
billets de mille francs,—et je lui demandai quelle part
proportionnelle il voulait sur la recette des ascensions...

Il déclina l'offre et me répondit qu'il se contenterait d'un émolument
fixe:—il se tenait pour satisfait si je lui assurais un minimum de
4,000 fr. (je dis _quatre mille francs!_)—simplement,—pour chaque
ascension. Ce minimum augmenterait dans la proportion des recettes.

(Chaque ascension de l'Hippodrome,—y compris la fourniture du
matériel, les risques de descente, les frais de retour, etc., leur est
payée je crois et au plus, cent cinquante francs!)

J'étais tout engouffré.—Je signai.

Il signa aussi,—sans oublier de mettre préalablement les cinq mille
francs en poche...

Puis il me raconta—tout naïvement,—sans le moindre embarras, par
manière de conversation,—comme quoi il s'était moqué d'Arnaud,—«_un
marchandeur, un rat!_» disait-il,—et pourquoi ils n'avaient pas
conclu, ledit Arnaud s'étant obstinément tenu à une différence de


—DEUX FRANCS!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 17 octobre au soir, veille de la seconde ascension, il avait été
expressément convenu que, pour certitude décuple, tout le monde serait
à son poste, au Champ-de-Mars, à sept heures du matin.

J'y étais dès six heures et demie, arpentant le terrain et regardant à
l'horizon Nord...


Je compte sept heures,

—sept heures et demie,

—huit heures,

—huit heures et demie,

—neuf heures!...

Personne!


—Qu'arrive-t-il encore? Qu'est-ce que ce retard m'annonce?... J'ai
payé pour tout craindre!...


—Toutes les défiances, je les ai désormais, me rappelant certaines
histoires qu'ils m'ont racontées:—Une fois, c'est l'aéronaute qui
s'aperçoit à quelques cents mètres en l'air qu'un confrère a fait
couper intérieurement les câbles qui attachent sa nacelle au
cercle.—Une autre fois, c'est lui-même, Godard, qui, en ouvrant sa
soupape pour sa descente, voit se présenter à l'orifice une bouteille
qu'il n'a certainement pas mise lui-même à cette place-là. Cette
bouteille, qui devait tomber droit sur lui au premier coup de corde,
contient de l'acide sulfurique...—Le moins qu'il pût bien m'arriver,
c'était, à ce dernier moment, la désertion que j'avais cru prévenir
par cet exorbitant traité...

Après l'affaire Arnaud, je peux m'attendre à tout... Je sais
maintenant à qui j'ai affaire, et je comprends trop que,—devant un
homme sans responsabilité d'aucune sorte et dès longtemps dégagé,
ainsi que j'avais pu l'apprendre, vis-à-vis de toute revendication ou
reprise possible,—mon traité lui-même peut fort bien n'être entre mes
mains qu'un chiffon de papier dérisoire...

S'il n'y avait là qu'un spectacle ordinaire, où le public n'a qu'à
passer par un tourniquet pour être admis, je ferais sur-le-champ
débarrasser la place, je m'en irais cuver ma ruine et tout serait
dit.—Mais c'est tout autre chose: nombre de billets ont été pris _à
l'avance_ dans tous les dépôts... Je suis engagé d'honneur!...


—Ils ne viennent pas!...—Et il est neuf heures passées...—C'est
évident: je suis joué!...


N'y pouvant plus tenir, je dépêche à tout hasard mon frère vers les
Batignolles, au-devant des Godard,—s'ils viennent!...


Et je reste seul,—bourrelé de désespoir, voyant ma ruine consommée,
maudissant l'imprudence sans pardon qui m'a livré pieds et poings liés
à la discrétion de ces gens-là...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais—me suis-je trompé?—je vois des chariots s'avancer: c'est le
ballon, escorté de Godard et de son monde!...—Ma poitrine se dégage
d'une montagne!

—Comment, lui dis-je, me laissez-vous dans une inquiétude pareille
et arrivez-vous à neuf heures et demie quand vous deviez être là à
sept heures?

Il me répond d'un air singulièrement dégagé (—j'étais désormais pays
conquis!)—qu'il n'y a pas de mal, que nous avons devant nous plus de
temps qu'il ne faut.—Et, bientôt en effet, les ballons sont déroulés,
le matériel est en place,—et, sur le sol détrempé par les pluies des
jours passés, tout se dispose avec une activité qui me rassure.


Quelques gouttes d'eau commencent à tomber!...

Ce n'était rien!...—Voici le temps qui se remet, et même un petit
rayon de soleil perce la nue.

—Quand je te disais que nous aurions beau temps!

C'est mon bon Daniel qui m'a toute la semaine rassuré contre cette
mauvaise chance.


Voici une nuée de sergents de ville qui arrivent, commandés par
plusieurs officiers de paix et deux commissaires de police.—Cette
fois, nous serons bien gardés.

Voici la troupe que le maréchal Magnan a bien voulu doubler: deux
bataillons, deux escadrons, sans compter la garde municipale à
cheval,—et deux corps de musique.

J'indique, aussi bien que je peux, le service de chacun, puisque c'est
moi—le rêve continue!—qui commande à tout ce monde-là!

Mon ami l'artificier Ruggieri est là aussi. Il a voulu lui-même
apporter nos bombes et présider à l'installation des mortiers.

Tout ira aussi bien que possible.—Je suis rassuré, au moins d'un
côté, sur le jeu de la soupape: une légère corde en soie, qui
suffirait à pendre deux hommes, a remplacé le câble pesant qui nous a
joué si méchant tour la fois première.

Quant à mon autre préoccupation,—la terrible, celle de l'insuffisance
absurde du diamètre de la soupape,—je veux espérer que le vent se
montrera, cette fois encore, clément à notre descente.

J'ai résolu, attendant l'événement, de garder pour moi mes
appréhensions trop motivées à cet endroit, et de ne pas faire partager
inutilement mon inquiétude à ceux qui m'entourent.

Mais j'ai beau faire, je ne puis la chasser;—car je dois tenir pour
certain que, cette fois, ma femme m'accompagne.


Et, puisque je suis arrivé à ce point délicat, elle n'est pas la moins
embarrassante, cette dernière conséquence forcée qui m'amène à
prononcer—moi-même—dans ces pages, un nom qui semblait ne devoir
être arraché jamais à sa modeste et honnête obscurité.


Ceux qui m'ont adressé le reproche d'avoir _emmené_ ma femme ont sans
doute le malheur d'ignorer que, généralement, nous ne nous marions
guère que pour faire une autre volonté que la nôtre.

Et je ne rougis pas du tout d'ajouter que, généralement encore, c'est
ce que nous pouvons faire de mieux.


Je me suis donc soumis à cette volonté, d'autant plus fermement
arrêtée et précise, qu'elle n'a pas même pris la peine de passer par
des lèvres qui ne se sont jamais ouvertes à une parole de
contradiction.

Deux motifs l'ont déterminée:—l'un sérieux,—l'autre futile, mais
contre lequel je ne trouve mot à dire.

Ce qui est pour moi une crainte trop raisonnée se manifeste de ce
côté, non même comme un irrésistible pressentiment, mais comme une
conviction certaine, absolue:—IL Y AURA CETTE FOIS MALHEUR!

Or, j'ai eu beau promettre d'envoyer des nouvelles heure par heure,
pour ainsi dire, en laissant tomber des lettres sur toutes les
localités que nous dépasserons, ma femme ne se sent pas la force
d'attendre dans l'anxiété, avec la—_certitude_—d'un accident;—elle
veut aller elle-même au-devant de la mauvaise nouvelle.

Ensuite, et la femme ici se complète, il paraît, d'après tous les
chiromanciens, que chez moi la _Ligne de vie_ est brusquement
arrêtée:—de par la science de Desbarrolles et à l'unanimité, il est
écrit que je dois périr de mort violente, comme les Ravenswood.—Chez
ma femme, tout au contraire, cette même _Ligne de vie_ semble ne pas
vouloir finir, et on dirait qu'elle va tourner autour de la main.

Or, il y aura accident,—c'est convenu!

Si je suis seul, c'est la mort,—la _Ligne_ qui m'a condamné me tue.

Mais si cette autre main,—la main de salut!—est dans ma main, je
dois être préservé, au moins de la mort, de par l'autre _Ligne de
vie_ qui luttera à force égale contre ma _Ligne de mort_, et me
protégera...

Que répondre?—Et surtout en me rappelant qu'alors qu'une maladie
inquiétante me couchait sur mon chevet à la veille de notre mariage,
cette même main de la jeune protestante, toujours étendue sur moi,
allait pieusement allumer un cierge aux pieds de la Vierge
catholique?...


Contre l'épouse, la mère l'avait, la première fois, emporté. Mais
rien ne luttera cette fois contre la certitude que cette seconde
épreuve ne doit pas faire grâce.—D'ailleurs, l'enfant à terre,
confié à une autre sollicitude non moins maternelle, ne court,
lui, aucun risque jusqu'à notre retour. L'autre péril reste donc
seul,—terrible,—imminent,—qu'il _faut_ conjurer...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant la foule commence à envahir les enceintes.

Pour éviter toute possibilité d'accident,—et me soustraire aussi aux
importunités de l'ascension première,—il a été décidé que la plus
sévère consigne interdirait rigoureusement à tous l'entrée de
l'enceinte de manoeuvre.—Pas d'exception!—Je suis au moins
tranquille de ce côté-là!

Quelle erreur!—Voilà Villemessant qui vient à moi, tout guilleret,
flanqué de sa dynastie.

—Comment es-tu entré ici? lui dis-je tout surpris et mécontent. Au
nom de Dieu! va-t'en ou fourre-toi sous la tente de service!—Si on
t'aperçoit là, chacun va vouloir entrer, et je suis débordé!

Il paraît comprendre et fait mine de se terrer.—Mais demandez à ce
Villemessant-là de se tenir tranquille!...—Un instant après, je
l'aperçois, voltigeant à gauche, à droite, autour de mes
équipiers,—partout...

Je me résigne,—ne pouvant mieux faire, et, comprenant bien que je
vais être envahi, je me réfugie auprès des miens dans la cabane en
bois qui nous sert de _retiro_.

Mais je n'y suis pas pour longtemps tranquille!...

... —et voici que je me trouve encore forcé de donner place à un
épisode—dont je ne parlerais pas, s'il n'avait couru la ville avec
les commentaires les plus variés et les appréciations les plus
inexactes.


Entre, tout essoufflé, un ami:

—L'Empereur arrive!


Puis un autre,—un inconnu, celui-là:

—Monsieur Nadar,—l'Empereur! voici l'Empereur, avec le roi des
Grecs!


Puis, coup sur coup, dix autres, vingt autres:

—L'Empereur est là!


D'après les yeux ronds de tous ces messagers, haletants, ahuris,—je
comprends bien vite que cette visite inattendue va d'autant plus
m'embarrasser qu'elle témoigne en somme pour mon Entreprise d'un
intérêt que je ne puis nier.

Je vois bien déjà, sous la pression qui commence à se resserrer autour
de moi, que chacun va me jeter rudement la pierre, si je ne
m'empresse de courir au-devant du visiteur dont l'arrivée met tout ce
monde tellement sens dessus dessous.—Telle est l'agitation qui
m'entoure, qu'il semble, si je ne m'élance assez vite, que la terre va
manquer sous mes pieds et sous ceux de toute la population rassemblée
là, dans ce Champ de Mars,—comme autrefois s'ouvrit le sol pour
engloutir dans les flammes Coré, Dathan et Abiron...


Mais je ne saurais vraiment d'abord attribuer si grosse importance, en
cette indifférente question, à ce que peut faire ou non ma personne.


Je sens d'ailleurs qu'il m'est ici plus qu'impossible, pour plusieurs
raisons, de mettre un pied devant l'autre,—et je suis bien plus
surpris encore moi-même de la surprise de tous ces gens-là à cette si
simple déclaration.


Je n'ai rien demandé—qu'une chose:—la jouissance de mon droit à me
casser le cou au profit de mon Idée (qui eût eu pourtant si grand
besoin d'autres aides!)—Hors cela, rien: ni argent pour le présent,
ni récompense pour l'avenir.—De ceci, la preuve éclatante est là,
dans ce dur, cruel métier que j'ai préféré entreprendre pour gagner
son premier capital à ma société d'essais du _Plus lourd que l'air_.

Je persisterai certainement à ne rien demander, à ne rien accepter
même jusqu'à ce que ma tâche soit remplie, si,—dans un égoïsme dont
personne je pense ne me disputera le bénéfice,—je tiens à conserver
vis-à-vis de la future Navigation Aérienne le seul titre qui puisse
m'appartenir.

Et puis,—et, n'étant pas encore en Chine, peut-être, je tiendrais
pour la pire offense de ne pas le dire!—je veux croire, plus encore
devant cette espèce d'incroyable stupeur qui m'environne et surtout
devant ces insistances qui deviennent presque des injonctions,—que la
disposition de ma personne ne dépend que de ma volonté.

Or, pour ce qui me concerne, je ne sais parler qu'à ceux auxquels je
puis dire tout ce que je pense, et j'ai toujours vécu trop loin du
pouvoir et dans la réserve d'une abstention trop absolue pour ne pas
être bien sûr, sans vaine bravade, qu'il est certaines paroles qui ne
sauraient jamais sortir de mes lèvres...

Et enfin, n'y eût-il que cela, j'ai fait, de toute ma conviction comme
toutes choses, en 1848, un livre, _la Revue Comique_, que tous ont pu
oublier, sauf moi, et je méprise qui renie son oeuvre...


(Quelque différentes des miennes que puissent être, sur ce point ou
tous autres, les appréciations de mon lecteur, j'espère qu'il ne saura
du moins me reprocher l'hypocrisie ni la bassesse.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus ils insistent, plus il me semble que ces officieux si empressés
s'exagèrent jusqu'à l'absurde l'importance d'un fait qui n'en saurait
avoir,—plus aussi je commence à m'irriter de voir cette insistance
indiscrète souligner mon refus et donner tout à l'heure des
proportions ridicules à un incident qui n'en comportait d'aucune
sorte.

J'en arrive à me fâcher tout de bon, au bout d'une grande demi-heure
que ces obsessions successives durent, et à envoyer très-haut, tous
ensemble, ces importuns au diable,—bien que je voie depuis un moment
autour de moi nombre de visages inconnus et spéciaux que je n'ai
certainement pas été chercher,—et qui paraissent prendre un intérêt
tout particulier à ma conversation...

—Voilà qui m'inquiète peu, par exemple! aujourd'hui comme toujours!

Au milieu de la querelle arrive par deux fois le maréchal Magnan, qui
ne sait guère ce qui se passe par ici, et qui a l'obligeance, lui
aussi, de venir m'avertir...

J'ai dit les sentiments que je garde à tout jamais au maréchal pour le
touchant intérêt qu'il m'a prouvé. Mais il y a là quelque chose de
plus fort même que mon très-ardent désir de lui être agréable.—J'ai
le réel chagrin de le voir se retirer, me semble-t-il, fâché...


Pour éviter tous autres assauts et voulant enfin couper court à ces
scènes désagréables, je prends le parti de céder la place, et je me
réfugie dans notre coupé de service, au repos contre la cabane,—et,
pour meilleure garantie, je baisse les stores.

Mais jusque-là ils viennent me relancer encore!...


Enfin ils paraissent s'être décidés à me laisser à peu près en
repos.—Il était temps: depuis trois gros quarts d'heure maintenant,
je crois, que dure cette ennuyeuse bataille...

Très-mécontent de la sotte histoire, qui n'était rien sans
l'acharnement plus qu'indiscret de tous ces gens-là, je réfléchis à
tous les commentaires, à tous les bavardages qui vont s'ensuivre...

Il y a là quelque chose de sérieux, maintenant.—J'ai payé pour
connaître jusqu'où vont certaines malveillances, et, en vérité,—mon
pauvre _Plus lourd que l'air_ et moi, nous avions déjà assez d'ennemis
sans ce dernier anicroche!

Je ne dois pas attirer sur nous plus d'orages...


Je viens d'en prendre mon parti!

Le jour commence à baisser: bien!—attendons quelques instants encore!

Je soulève un de mes stores—et je vois qu'enfin tout est prêt pour le
départ du GÉANT...

—C'est le moment—tout juste!

Voici le groupe,—sur un côté duquel le jeune roi des Grecs, orné d'un
parapluie...


Je m'avance rapidement:


—Je suis M. Nadar.

—Ah! monsieur Nadar, vous tentez une grande, belle chose!...

Un silence.

—... Et on me dit qu'après cela vous pensez vous diriger dans l'air
au moyen d'appareils purement mécaniques?...

—Très-certainement nous devons y arriver.


(—Ici, théorie du _Plus lourd que l'air_, et son historique;—MM.
Babinet et Barral, nos autorités;—évidence rationnelle du système
et, surtout, impossibilité essentielle de la prétendue direction des
ballons, etc.—Je suis ici tout à fait sur mon terrain favori, et j'ai
affaire à un auditeur remarquablement attentif...)


—Et combien d'argent, monsieur Nadar, vous faut-il pour réaliser
votre hélicoptère?

—Je n'en sais pas assez long pour le dire,—mais je n'ai demandé
d'argent à personne et je n'en désire de personne;—je veux mériter
l'honneur de donner les premiers fonds à CECI.......


Puis,—deux secondes et deux pas,—et me voilà sur la plate-forme du
GÉANT.


Je jette un dernier et prompt coup d'oeil autour de moi.—Tout notre
monde est là: neuf passagers en tout.

—Êtes-vous tout à fait prêt? dis-je vivement au Godard.

—Oui, monsieur!

—Eh bien...—LÂCHEZ TOUT!!!.......


Et pendant que le GÉANT s'élève, j'entends la voix de tout à l'heure
qui nous crie:


—BON VOYAGE, MONSIEUR NADAR!...


C'est sur ce souhait que nous partons...



XX


Enfin! — Et le Compensateur? — «_Un' parole d'honneur, ça s'tient
quéq fois!..._» — Meaux sera vengé! — Le ballon d'Ostende en 52. —
Celui du Couronnement en 1804. — Le pseudo-tombeau de Néron. — Ceux
qui se déclarent _volés_!... — M. Fernand de Montgolfier. —
_Quelqu'un, autrefois_... — L'honneur du NOM. — Un valeureux
mensonge. — Dormons. — Camille d'Artois, un enragé! — Le marquis du
Lau d'Allemans. — Un coup de fusil. — La Lune! — La brise en
ballon. — La bougie du dicton. — Ce n'est pas moi qui ai compté! —
LA MER!!! — NOTRE HONNEUR!!! — _Erquelines!_ — Est-ce qu'on a
froid! — Les Marais. — C'est la Hollande! — Un drame de nuit à 150
mètres de hauteur. — Noyé pour noyé... — Meaux est encore trop
près!... — Le chariot sur la route. — L'étoile pâlit... — LA
SYMPHONIE DE L'AUBE... — Panorama. — Encore un coup de fusil! — Les
mauvais qui sont à terre. — Le spectre des mers! — Ma terre promise!
— La prédiction de M. Babinet — La souris dans la ratière. —
Question de présage. — Le _guide-rope_. — Pourquoi?... — TENEZ-VOUS
BIEN!!! — Deux ancres perdues. — NOUS SOMMES TOUS MORTS!!!


Enfin, nous voilà partis!

Et, cette fois, je pars presque content. Il m'est possible de jouir
sans arrière-pensée de cette volupté infinie, unique de
l'ascension.—Quel plein dégagement et quel large salaire de toutes
les peines, de toutes les amertumes de ces derniers jours et de ces
dernières nuits!


Ceux qui, manquant alors d'un point de comparaison, pouvaient douter
de l'immensité du Géant, sont bien convaincus maintenant qu'ils ont vu
gonfler et s'enlever à côté de lui cet autre ballon, si grand aux
fêtes officielles—si chétif tout à l'heure.

Ceux qui niaient sa puissance n'en doutent plus aujourd'hui que,
devant eux,—gonflé non pas d'hydrogène pur, mais de simple gaz
d'éclairage,—il a bravement enlevé, non pas vingt-huit personnes
triées au pesage (comme un journal l'annoncera demain partout), mais
trente-cinq solides artilleurs,—sans parler du reste.


Mais ma joie n'est pas longue!—Voici que je m'aperçois que le
Compensateur, ce fameux Compensateur, manque cette fois encore!...—Je
viens de dire quel empêchement inattendu m'a empêché de surveiller aux
derniers moments nos derniers préparatifs;—mais le Compensateur n'en
manque pas moins, et vous entendez d'ici mes cris!


Je vais encore avoir à supporter la responsabilité d'un fait qui n'est
pas mien, comme j'ai eu à supporter l'autre fois tant d'autres
responsabilités qui ne m'appartenaient pas davantage.—Pourquoi
n'a-t-on pas adapté le Compensateur? La chose avait été si
expressément convenue!

Louis Godard s'excuse, tout comme la première fois: il affirme que le
chargement simultané des deux ballons et leurs ascensions captives lui
ont donné assez de besogne pour qu'il ait pu négliger autre
chose.—Mais je sais trop maintenant ce que valent ses prétextes et je
lui fais de vifs reproches:—il me fait manquer à la promesse positive
que j'ai donnée au public,—à ma parole d'honneur.

—Oh! monsieur Nadar,—me répond-il tout bonnement,—_une parole
d'honneur, ç'a s'tient que'q' fois!_

Il n'y a décidément plus rien à dire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous voici planant. Chacun s'installe. On dîne et un peu vite, car la
nuit vient rapidement. Le temps est magnifique, et le vent nous porte
si bien en pleine Allemagne: Meaux sera vengé!—puisqu'il est dit
qu'il faut venger Meaux.

Le public, qui n'est pas forcé de se connaître en aérostatique, n'a
pas tenu compte de ce que nous étions restés, la première fois, cinq
heures en l'air, et il ne s'est pas rappelé qu'en 1852, trois heures
et demie avaient suffi pour pousser jusqu'à Ostende le ballon qui
emportait de Paris M. Turgan.—Le public n'est pas forcé non plus
d'être au courant de nos annales d'aérostation et de savoir qu'au
couronnement de Napoléon, en 1804, un ballon, parti de Paris à onze
heures du soir, s'accrochait le lendemain matin à cinq heures au
pseudo-tombeau de Néron, à Rome.

Le public doit avoir raison, même quand il a tort, pour tout
impressario, quelque improvisé qu'il soit, qui tient à l'honneur de
faire son métier sans reproche.

Quant aux un ou deux _scientifiques_ personnages qui sont censés
savoir un peu de tout ce dont ils parlent, et qui ont fait bravement
chorus avec le public et ont plaisanté Meaux, c'est-à-dire nous ont
honnêtement reproché de n'avoir pas eu de vent, il faut les satisfaire
à tout prix!—Nous nous noierons de nuit dans les tourbières de la
Frise, le Zuyderzée ou la mer du Nord, ou nous tomberons à Eystrupp
avec quelques côtes enfoncées, jambes et bras cassés.

«—Il y a ici des gens, me disait quelqu'un, le 18 octobre, au Champ
de Mars, qui se déclareront _volés_ tant que devant eux vous ne vous
serez pas cassé les reins!»

Marchons donc loin de ces misères!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous planons si bien, la nuit se promet si belle!—Chacun se casemate
contre l'humidité des nuages que nous traversons déjà.—De temps à
autre des cris d'en bas nous témoignent que, malgré l'obscurité, nous
sommes encore en vue.

Lucien Thirion et Saint-Félix, passagers du premier voyage, sont déjà
habitués à ces spectacles toujours nouveaux; les deux Godard et Yon se
montrent fort occupés à équilibrer la nacelle, qui monte et descend à
travers les nuages qui l'inondent et la chargent d'autant:—les trois
autres voyageurs semblent se recueillir pour admirer ces immensités
sombres.—Je donne des couvertures à M. de Montgolfier, dont le bagage
est plus que strict,—non sans quelque inquiétude sur la façon dont sa
très-frêle constitution pourra supporter les rigueurs de la nuit. Je
sais comment il faut être bâti pour résister à une nuit en l'air en
cette saison.

Ce n'est pas du coeur que je doute: le nom seul m'est une
garantie,—et lorsque, la veille, voyant se présenter chez moi ce tout
jeune homme, un enfant en apparence, je lui ai demandé, en le
dissuadant, quel motif le faisait tant insister pour partir: «—Parce
que,—m'a-t-il répondu,—_quelqu'un_ a dit autrefois que les
Montgolfier n'étaient pas braves!»

C'était là pour moi, comme ce sera pour vous, singulière
nouvelle.—Mais c'était assez et trop pour ce brave jeune homme,—et
parce que, quatre-vingts ans auparavant, quelque misérable, tapi dans
quelque coin obscur,—une de ces âmes basses qui sont de tous les
temps, avait bavé d'envie et de haine sur cette grande gloire des
Montgolfier, le petit-fils venait s'offrir pour l'honneur du nom!

Je lui avais tendu la main et, en le priant de faire la part des
nécessités de ma responsabilité, je lui avais seulement demandé de
m'affirmer sa majorité par écrit.

On m'assure qu'il m'a trompé de quelques mois:—je n'aurai pas le
courage de lui tenir rigueur pour ce valeureux mensonge.


Chacun est installé, étendu sur la plate-forme, bien abrité sous les
manteaux et les couvertures de voyage. La nuit est tout à fait
venue.—Les deux Godard cherchent toujours à nous équilibrer, les yeux
braqués dans l'ombre sur les longues banderoles de papier blanc fixées
à nos cordages et qui, selon qu'elles flottent droites, montent ou
descendent, indiquent l'immobilité, l'ascension ou la descente. Yon
tient par-dessus le bord un sac de lest qu'il vide ou retient, selon
la position,—et qu'il remplace aussitôt vidé.

Nous sommes tous moulus de fatigue après les derniers jours et nuits
passés. Trois hommes de quart ensemble pour une manoeuvre facile à
deux, c'est trop,—surtout si nous devons avoir à veiller, encore la
nuit prochaine, comme je l'espère. J'offre aux deux Godard de se
reposer, me chargeant avec Yon de la manoeuvre: ils nous relayeront
ensuite.—Ma proposition est refusée.

Je prends alors congé, et, descendu dans l'espèce de boîte à dominos
qui me sert de cabine, je m'étends tout habillé sur mon matelas de
caoutchouc. Je m'étais, toute la journée, promis une ou deux heures de
bon sommeil là-haut, une fois la nuit venue;—et, après m'être donné
le plaisir de faire glisser sur son châssis la petite fenêtre d'osier,
découpée juste au rez de mon oreiller, je m'assoupis aussitôt, le
corps bien couvert et le nez à l'air sur ces horizons que je
n'entrevois même pas.

Mon sommeil n'est pas long. Outre que le moindre mouvement de mes
voisins du premier étage fait grincer l'osier de notre construction,
quand il ne l'ébranle pas tout entière, j'ai négligé de faire disposer
à l'autre bout de la nacelle le tuyau de conduite du lest,—et c'est
tout juste contre mon oreille que j'entends (à peu près à toutes les
minutes) le sable dégringoler le long de ce tuyau.—Il faudrait être
deux fois sourd!—Je me décide à remonter.


Nous avançons toujours. De temps en temps nous passons au-dessus d'un
centre de population dont les feux ne sont pas encore éteints. Je hèle
dans mon porte-voix ou nous sonnons nos deux cloches.

Parfois on nous répond d'en-bas; car, bien que sans lune encore, la nuit
est assez claire pour que les habitants nous aperçoivent.—D'autres
fois, du nuage même dans lequel nous marchons, un éclat de rire nous
riposte...

C'est Camille d'Artois et l'oncle Godard qui, partis en même temps que
nous, avec le petit ballon, s'obstinent à nous tenir compagnie.

Louis maugrée un peu, et il n'a pas précisément tort.—Le peu de lest
que leur force ascensionnelle leur a permis d'emporter ne devait pas
les conduire aussi loin. Ils auraient dû descendre avant la nuit
tombée;—mais ce Camille est—«un enragé!»


Au-dessus de je ne sais quel petit pays, non loin de Compiègne, une
voix qu'il me semble reconnaître répond gaiement par mon nom à notre
appel. C'est cet ami, très-bon et très-cher, le marquis du Lau
d'Allemans, qui nous a aperçus de sa maison de chasse. Il nous sonne
de sa trompe une fanfare, à laquelle je réponds de mon mieux, en lui
trompetant le même air dans mon porte-voix.—Je prête l'oreille: je
n'entends déjà plus...

Une bonne rencontre au commencement de notre voyage!—Tout ira bien!


Mais voici la contre-partie presque immédiate.—Nous passons au-dessus
d'une petite ville:—clameurs au-dessous de nous comme toujours,
et—un coup de fusil...

Était-il chargé? Le sauvage qui l'a tiré dira certainement non. Mais
on en a reçu d'autres déjà en ballon, et on a pu s'assurer qu'il n'y
avait pas seulement de la poudre. Il eût été bon de clouer au moins le
nom de cette brute sur sa honte. Mais il serait bien tard à présent
pour chercher à savoir d'où est parti ce coup de fusil; il était
entre neuf heures un quart et neuf heures et demie. Thirion, sur mon
indication, avait relevé l'heure précise;—mais ses notes, comme
quelques autres documents pris en commun, ont été détournées.


Toujours au-dessus ou au-dessous des nuages, ou au travers, selon que
les manoeuvres se mouillent davantage et nous entraînent en bas,—ou
qu'une pincée de sable tombée nous porte en haut. Notre équilibre
définitif nous aura coûté, cette fois aussi, bon nombre de sacs.


Tout à coup la Lune apparaît, resplendissante, quoique un peu
auréolée, éclairant au-dessous de nous des montagnes de nuages à perte
de vue... Aspects merveilleux d'une grandeur imposante.—Cela ne
vaudra jamais ce que nous avons vu lors du voyage de Meaux, quand, à
huit heures bien sonnées, nous avons retrouvé, au-dessus des derniers
nuages, le dernier crépuscule du soleil couchant...

Mais tel qu'il est, ce spectacle vaudrait à lui seul tout le voyage,
pour des _nouveaux_ surtout!—J'éveille bien vite les endormis, qui
sortent le nez de dessous leurs couvertures et sont bientôt
debout.—Je crois qu'ils ne m'en veulent pas.


Dix heures,—onze heures,—lentes à venir...

Le froid augmente, sans être tout à fait insupportable. La nuit sera
longue...

Le petit ballon nous a décidément quittés. Il a bien fait de se
décider: c'était trop longtemps tenir l'air avec aussi peu de
ressources au départ.—Pourvu qu'ils aient atterré sans accident par
cette nuit noire!


J'avais remarqué, lors du premier voyage du GÉANT une chose nouvelle
pour moi:—la sensation bien positive d'un courant de vent sur notre
nacelle, et lorsque, descendant dans la cale, j'avais fermé une des
deux portes restée ouverte à l'ascension, puis successivement nos
quelques petites fenêtres,—j'avais éprouvé, même dans cette
claire-voie d'osier, un très-certain sentiment de bien-être, une fois
supprimé le glacial tirant d'air produit par toutes ces ouvertures.

Or, il est reconnu dans la pratique aérostatique que la nacelle n'est
jamais frappée par la brise, et il est de tradition que, fît-on les
cent lieues que, selon la légende, donne à l'heure le grand ouragan
des Antilles,—ce n'est pas moi qui les ai comptées,—une bougie
allumée ne s'éteindrait pas. Ceci s'explique, l'aérostat et sa nacelle
faisant partie du courant lui-même.

J'avais encore éprouvé, sans jamais être monté plus haut que quatre à
cinq mille mètres, il est vrai, et j'en retrouvais la même
explication, qu'il fait toujours plus chaud en l'air qu'à terre, et il
m'était même arrivé, dans la saison froide, d'être obligé de quitter
ma redingote. On me dit que M. de Saussure a relevé avant moi cette
observation. Je ne sais si c'est expérimentalement, mais elle indique
certainement et motive encore l'absence complète de brise et, par
suite, de toutes oscillations autres que celles produites par les
passagers mêmes.

Donc, pas de vent _sensible_, et rien, par conséquent, comme je l'ai
dit, qui ressemble au _mal de mer_;—une seule fois pourtant, heurtés
dans un contre-courant, nous avions éprouvé, avec un petit ballon, un
mouvement oscillatoire très-sensible; mais je dois dire que
l'aéronaute avec qui je me trouvais en avait paru non moins surpris
que moi.


Dans ce second voyage, je suis à même de constater de nouveau que nous
sommes très-certainement frappés par un air beaucoup trop vif pour
qu'il puisse me rester un doute,—et la bougie du dicton s'éteindrait
si bien ici, que je ne sais même s'il serait possible de
l'allumer,—tous risques à part quant à l'inflammation du gaz.


Je crois trouver l'explication de ce fait nouveau dans la hauteur de
notre ensemble: une portée de soixante mètres doit subir l'influence
de courants opposés ou tout au moins divers.—Peut-être encore
l'énorme chargement de notre nacelle,—trois mille kilos
environ,—remorqué à travers l'espace par l'aérostat plus rapide,
explique-t-il cette brise aiguë,—bien que pourtant la perpendiculaire
me semble parfaite entre ladite nacelle et le ballon.

Mais,—par la bise qu'il fait!—je renoncerais volontiers pour le
moment au bénéfice de ma découverte et aussi de mes deux explications
hypothétiques.


Il est inutile de dire que nous distinguons à peine la direction de la
boussole au milieu de la pleine obscurité. Nos instruments de Richard,
Breguet et Richebourg, qui nous ont été complétement inutiles pendant
les cinq heures de nuit noire de notre premier voyage de Meaux,—à la
grande indignation d'un savant de feuilleton qui attendait, les pieds
sur ses chenets, nos précieux documents dont il eût tiré si grand
parti pour le bien de l'humanité,—ces braves instruments, comme notre
boussole et nos cartes, dorment inutiles.

—Où sommes-nous? Le vent n'a-t-il pas changé et ne nous porte-t-il
pas vers l'Atlantique?...

Les regards percent l'ombre et l'ouïe se fait fine...—Deux ou trois
points brillants dans le lointain s'éteignent tout à coup:


—LA MER! s'écrie Jules.—Voyez les phares tournants!—Tenez: encore
un qui disparaît;—vous allez le voir reparaître!


Je bondis,—me souvenant de la descente de Meaux!—Ils la voyaient
déjà avant Meaux, _la mer!_—et je m'explique maintenant pourquoi mes
deux Godard, si exténués qu'ils dussent être par les rudes travaux de
la journée, tenaient si bien tout à l'heure à ne pas me céder la
place.—Décidément, chez ces gens-là, c'est une monomanie!


Mais je ne reviendrai pas de Meaux deux fois!—Quoi qu'il arrive, nous
marcherons.—À tout prendre, et au pis aller, quand nous irions même
sur la pleine mer, comme nous avons du lest pour rester nos doubles
quarante-huit heures en l'air, tout au moins, il faudrait que le vent
nous poussât bien loin et nous aurions bien du malheur, si nous
n'apercevions quelque navire pour nous recueillir,—fût-il en partance
pour le cap Nord ou dût-il nous emmener jusqu'à Java!

J'avais pensé le matin même, et sous cette préoccupation, à faire
acheter une honnête provision de biscuit de mer dont j'ai, au départ,
constaté la présence dans le garde-manger.—Mais je regrette les
bouées de caoutchouc que j'avais combinées avec M. Guibal, et que nous
n'avons pas eu le temps de terminer.


Jules pouvait bien avoir raison. De Saint-Quentin sur Abbeville,
c'était l'affaire d'une saute de quelques minutes.—Il fallait
pourtant convaincre Jules, sans être trop convaincu moi-même, et
persuader Louis par-dessus le marché, décidé que j'étais à patienter
jusqu'au bout et à ne rien attaquer de vive lutte.

Je prends mon ton le plus dégagé pour leur affirmer que la disparition
successive des feux s'explique, tout naturellement, par l'heure où
nous nous trouvons,—chaque paysan soufflant sa chandelle au moment de
se mettre sous sa couverture.

C'est assurément très-probable, et sans vouloir dire que tout se
plaide.

Je sais que j'ai parmi nous au moins un homme, sinon deux, passagers
de la première ascension, absolument décidés comme moi à ne pas
renouveler la descente de Meaux,—quoi qu'il dût arriver, je le
répète;—_notre honneur y était engagé._

—C'est assez bête, n'est-ce pas? et quelle faiblesse, allez-vous
dire, d'exposer plusieurs existences pour la vaine satisfaction
d'une galerie indifférente qui ne saura même pas les dangers courus,
et pour ne pas même faire taire un ou deux drôles venimeux!

Ici, je ne plaide plus et je n'excuse pas;—je raconte et j'avoue.


Nous allons donc—à la grâce de Dieu!


Mais qu'est ceci?...—Devant nous, à une grande distance encore,
apparaissent vaguement des feux qui ne sont plus, cette fois, de
lampes ni de falots.—Nous avançons, et nous distinguons mieux ces
feux bizarres et nombreux, violents, haletants, dispersés çà et là sur
de vastes espaces.—Des bruits sourds et rhythmés arrivent à nos
oreilles...

Ai-je donc eu raison, et n'est-ce pas là ce brave et bon pays—que
j'aime cette fois encore plus que les autres?..


—Ho... hé... ho!!!... où sommes-nous?


—Erquelines!


Et le digne douanier,—il paraît que c'était un douanier,—juge
nécessaire d'ajouter:

—Belgique!!!


Je frappe de joie dans mes mains.

—Eh bien! dis-je à Louis, avais-je raison?

J'avais un peu besoin d'en être sûr moi-même...

Louis ne me paraît pas encore tout à fait convaincu. Il boude
certainement contre mon triomphe, que je ne ménage peut-être pas
assez.—Les vieilles cartes portent _Belgium mare_; pour Louis, la
Belgique, dont il a entendu parler, a son bon côté,—le terrestre, le
Wallon, et son mauvais côté,—le marin, le Flamand. Il se rappelle
quelque chose comme Ostende, mais il ne connaît ni Verviers ni
Charleroi.


Nous marchons toujours...


Des feux encore, de temps en temps,—hauts fourneaux, forges,
houillères.


Une grande ville à notre droite.—Au resplendissement du gaz qui
l'éclaire et à l'ampleur du périmètre, nous avons reconnu Bruxelles.


C'était bien Bruxelles... Presque à côté, un peu plus loin, nous
apercevons, plus modeste dans ses proportions et dans son éclat,
Malines la catholique.—La voici dépassée.


L'honneur du GÉANT est décidément sauf!

Et quelle revanche!—Avec le lest que nous possédons, si le vent ne se
met pas contre nous, nous tomberons avant midi sur Stettin, Dantzick
ou Koenigsberg. Qui me dit même que je ne vais pas recommencer mon
voyage de 48, et que, dépassant la Vistule et le Niémen, nous
n'atteindrons pas Tilsitt ou Memel!... Le coeur m'en bat!

Qui donc parlait de froid tout à l'heure?—Est-ce qu'on a froid?

Nous allons, nous allons... Derrière nous les feux s'éteignent,
disparaissent... Devant nous, plus rien tout à l'heure—que du noir.
J'estime que nous rasons de cent à cent cinquante mètres au
plus.—Plus rien décidément devant nous, pas un point où le regard
puisse s'accrocher,—rien que la sombre immensité...

Nous allons toujours...

On ne parle plus, depuis longtemps, à bord.—Dort-on? Je l'ignore.

Je sais bien qu'il en est au moins quatre qui veillent: les deux
Godard et Yon le fidèle,—et moi.

Nous allons toujours...


L'obscurité morne, sourde, implacable, persiste, s'acharne.—Pas une
déchirure, pas une éraillure, pas une paillette, dans ce suaire sans
fin.

Où sommes-nous,—et quel est donc ce pays étrange, sans cités, sans
bourgades, sans villages?—Toujours le même silence de tombeau par
cette interminable et inquiétante obscurité...

Un crochet du vent ne nous a-t-il pas, en effet, portés vers
l'Ouest?...


Mais quelque chose semble s'annoncer...


Qu'est-ce que ces vagues clartés que nous voyons loin, bien loin
encore devant nous,—pâles et diffuses clartés qui ne disent rien du
travail ni de la vie humaine, comme tous ces feux palpitants que nous
avons laissés derrière nous tout à l'heure?

Avançons... avançons encore:—nous y sommes.


—Ces larges plaques, d'un brillant terne comme des lames de plomb
fondu,—isolées et étroites d'abord, puis s'élargissant et se
multipliant à l'infini,—laissant à peine entre elles un encadrement
noir qui découpe leurs formes irrégulières, cette infinité de marais
qui s'étendent devant nous pour se confondre à l'horizon en une
confuse lueur argentée,—c'est la Hollande!...

À notre gauche, un bruissement profond, lointain encore et qui se
rapproche de seconde en seconde:—bruissement certain, incontestable...

Un coup de vent frais de cinq minutes seulement, nous sommes en mer!


—Il faut absolument descendre ici et attendre le jour! dit
brusquement Louis.

—Vous ne descendrez pas ici! lui dis-je non moins résolument.


Et je me suis à peine saisi de la corde de soupape que Lucien Thirion
est déjà auprès de moi et m'a serré le bras significativement...

Un petit bruit sec se fait entendre...—on dirait un pistolet qu'on
vient d'armer...


Il y a un moment de silence: au-dessous de nous, quelques cris
sauvages et discordants d'oiseaux aquatiques épouvantés...—Que
va-t-il se passer entre ces huit hommes, dans ces quelques pieds
carrés, entre ciel et terre, au milieu des ténèbres?...

Jules s'est rapproché de son frère. Il insiste et fait observer qu'il
n'y a pas un souffle de vent:—nous allons simplement nous poser là,
comme se pose le soir l'oiseau qui reprend au matin son vol.

Je n'écoute rien, je n'entends rien.—Nous ne descendrons pas là,
parce que, si nous y jettons l'ancre, rien ne m'assure que quelque
incident imprévu ou plutôt trop à prévoir,—avec mes conducteurs de
Meaux,—ne nous forcera pas à y rester.

Or, l'endroit est tel, d'abord,—étangs, marais ou tourbières, et je
connais si bien ce pays que rien ne m'assure seulement la place pour y
poser une semelle à sec.—Plonger, certainement et dès à présent, de
mon plein gré, pour me garer de l'eau, que j'ai une chance d'éviter un
peu plus loin, me semble peu sage,—et,—noyé pour noyé,—au lieu de
m'asphyxier par cette nuit noire dans ces bourbes vertes, je préfère
encore me noyer au grand jour, en pleine eau propre, avec toutes mes
aises.—Et puis, cette mer que nous entendons et qui nous semble
appeler,—qui peut jurer qu'au dernier moment le vent de la côte ne va
pas, comme presque toujours, nous en chasser bien loin?

Et puis enfin,—il faut tout dire et jusqu'au bout,—je _veux_ aller
plus loin:—Meaux est encore trop près d'ici!...


J'ai dû accentuer bien fermement l'expression de ma volonté, car Louis
ne dit plus rien. Il doit quelque peu m'en vouloir en ce moment,
n'ayant jamais eu, en aucune de nos ascensions, de compagnon plus
docile.

Notre querelle,—qui n'a pas duré une minute et n'a pas coûté vingt
paroles,—mais dont chacun a dû sonder sur un seul mot les profondeurs
menaçantes,—a jeté sur l'équipage un sérieux de glace.

Tous sont debout, penchés sur le bord et sondant l'inconnu.


Le hasard,—heureux et prompt hasard!—se trouve me donner
raison,—mais non, certes, contre la raison même.

Voyez! Les sinistres plaques d'eau s'éteignent peu à peu et s'enfuient
au-dessous de nous.—Les dernières ont déjà disparu...

Un bruit monte. «—Silence!»


C'est un chariot sur une route: nous entendons le sabot du cheval...


Un peu plus loin, une imperceptible lumière: c'est une chaumière
isolée.—En voici une autre encore!


Le vent d'Ouest nous a décidément repris!


Et l'étoile pâlit...

Devant nous, ces bleus sombres se changent peu à peu en violets
profonds, rehaussés tout à l'heure par les riches dessous de pourpre
et d'or qui ne se laissent encore que deviner.

L'orchestre divin, palette mélodieuse, se dispose sourdement, et
s'accorde enfin pour l'admirable symphonie de l'aube. Nous pouvons
presque distinguer nos visages, amis ou ennemis, sur la plate-forme de
notre nacelle. Et nous marchons toujours vers les clartés naissantes, de
moins en moins confuses...—De larges rubans d'un rouge sanglant et
sombre s'étendent devant nous; d'autres banderoles jaunâtres ou orangées
viennent, sûres d'elles-mêmes, prendre leur place harmonieuse dans les
profondeurs vertes et roses. Derrière elles s'allume par degrés et
chauffe la grande fournaise qui va tout à l'heure dissoudre et fondre
d'un seul coup ces clartés avant-courrières...—Tout à coup, comme un
cri de joie, s'élance d'un jet, à travers l'immensité céleste, un dard
de flamme... C'est le signal,—et jusqu'aux profondeurs des plus
lointains horizons subitement illuminés, éclate la splendide fanfare du
jour...


Nous planons au-dessus d'un panorama infini: des plaines, des bois,
des villes, des étangs, des rivières.

Notre vue embrasse le plus admirable des spectacles. Les prairies
resplendissent d'un vert particulier, vert tendre, et comme pâli sous
la rosée. La fumée s'échappe des toits de briques: c'est le repas du
matin...—Pâturages, bestiaux, maisons roses, tout ce microcosme d'une
disposition, d'une netteté, d'une propreté charmantes, sourit ou
plutôt semble éclater de gaité sous les premiers rayons du soleil
levant.

Nous jouissons à pleins pores de notre «liberté dans la lumière!»
comme dit le grand Poëte.—De nos deux voyages, c'est la première
heure qui sonne pour nous hors des ténèbres.

Il s'agit de bien consulter nos baromètres, ma foi! et nous nous
soucions bien, en cet heureux moment, de préparer «LE RAPPORT!!!»
qu'on nous a si violemment reproché de n'avoir pas rapporté de notre
premier voyage nocturne! Déjeunons d'abord et réparons les fatigues de
la nuit; nous aurons peut-être besoin de nos forces plus tard.—Si
impatient que soit là-bas le savant homme qui nous guette, «embusqué
dans son feuilleton,» il nous attendra,—et s'il est trop pressé, ce
monsieur Victor Meunier, qu'il monte!


Pourquoi faut-il qu'en ce moment, tout de bonheur et d'admiration, un
second coup de fusil tiré sur nous vienne nous rappeler qu'il y a des
méchantes gens à terre, ennemis mortels nés de tout ce qui est
au-dessus d'eux!

Mais, au moins ici, ce coup de fusil n'est pas français,—et nous
sommes si haut que nous défions les balles.


Le GÉANT, en effet, dont les manoeuvres commencent à se sécher des
humidités de la nuit et dont le gaz se dilate rapidement aux rayons du
soleil levant, monte de plus en plus... Nous dépassons certainement
l'altitude de quatre mille mètres.

Aux vastes et grasses prairies succèdent les landes incultes et des
marais encore. Mais bientôt, de l'immense tapis que le vent d'Ouest
continue à dérouler sous nous, nous ne pouvons plus distinguer que
vaguement les fertilités inégales.

Voici un grand lac et deux rivières dont le vif argent nous perce les
yeux. La boussole et la carte semblent nous indiquer le lac Dümmersée
et l'Yssel,—à moins que ce ne soit le Weser; mais nous n'avons pas
de certitude.—Le savant de tout à l'heure nous serait précieux en ce
moment: pourquoi donc n'a-t-il pas demandé à faire partie du voyage?
Il affirmait si doctoralement l'autre jour «qu'il n'y a pas de
danger!»


Voici une grande ville:


—Quelqu'un, qui n'en sait rien du tout, parle de Bentheim. Est-ce
Bentheim? Est-ce Munster?—L'absence du savant se fait de plus en plus
sentir.


Il y a de la fatigue à bord, une grande fatigue. Ainsi que je l'ai
dit, Louis, Jules et Yon,—la partie militante de l'équipage,—n'ont
pas voulu se relayer de quart la nuit dernière. Si j'ajoute à la
lassitude de cette nuit celle de la rude journée précédente au Champ
de Mars, sans parler encore de l'excès de nos labeurs à tous et de nos
veilles depuis ces deux rudes mois, je n'ai pas de peine à comprendre
que, loin de passer une seconde nuit en l'air, comme je l'ai espéré,
notre équipage voudra bientôt chercher à terre le repos dont nous
avons en effet tous assez besoin.

L'incertitude du point précis où nous nous trouvons va hâter la
solution pressentie,—car, bien qu'on y voie clair à cette heure, les
théories géographiques continuent à se donner beau jeu, et le spectre
des Mers se dresse toujours à chaque point de l'horizon...

Une voix propose d'atterrer: la majorité est évidemment de cet avis,
et il n'y a plus l'ombre d'une hésitation quand celui de nous qui
s'est plus spécialement chargé de la boussole et des cartes déclare
que _la Mer est à six lieues_[6].

    [Note 6: Frehren, près Rethem, où nous sommes tombés, est, si j'ai
    bien fait le compte, à QUARANTE-CINQ lieues (—!) de la
    Baltique.—Puisque nous en sommes aux chiffres, et en cas d'oubli
    plus tard, disons tout de suite qu'en recueillant les
    appréciations de mes compagnons de voyage et en établissant une
    moyenne,—la carte sous les yeux, bien entendu,—nous aurions
    conclu à un _traînage_ de 30 à 25 minutes, par un vent de 14 à 15
    lieues à l'heure. Pendant ce traînage, nous aurions subi de 60 à
    80 chocs proprement dits, précipités depuis un mètre jusqu'à
    trente et quarante mètres de hauteur.

    Inutile d'ajouter que ces évaluations ne sauraient être
    qu'approximatives, quelle que soit leur sincérité:—nous n'avions
    pas précisément nos montres ni nos baromètres en mains...]


Je n'accepte cette indication de latitude que sous toutes
réserves,—mais j'ai depuis quelques instants une bien autre
préoccupation.


Plus nous montons, plus le gaz dilaté gonfle le ballon, dont
j'aperçois l'enveloppe se tendre avec violence sous le filet...—Or,
j'ai raconté mes luttes avec mon constructeur Godard quant aux
dimensions de la soupape. Il est par trop évident que l'appendice, de
disproportion non moins absurde, ne donne pas non plus suffisant
passage à l'excédant de ces six mille mètres de gaz qui se dilatent à
la fois sous la double action du soleil et de notre ascension
croissante.

On se rappelle, lors de notre première ascension, la sinistre
prédiction de M. Babinet...

À ce moment je regarde et vois la dilation du GÉANT devenir
réellement inquiétante. L'enveloppe se gonfle davantage de seconde en
seconde, jusqu'à éclater... Entre chaque maille du filet, elle
capitonne avec violence...

D'une explosion d'aérostat à cinquante ou cent mètres de hauteur, on
peut à la rigueur se tirer, si la déchirure est partielle, l'étoffe,
sous elle-même, refoulée dans la chute, formant parachute.

Mais, à la terrible hauteur où nous sommes, il n'y aurait pas de grâce
à attendre...


Je n'hésite pas à engager Louis à donner un coup de soupape, ne fût-ce
que pour nous voir un peu plus près de terre.

Notre voyage est trop beau pour être déjà fini. Le ciel est magnifique
et le vent nous porte si bien en ligne droite, sur plein Est!—Je veux
me dire qu'avant d'atterrer, et si notre bon vent ne se modifie pas dans
les couches inférieures, notre angle de descente va nous porter sur
Berlin, la Saxe,—et qui sait? si nous nous décidons à oublier enfin la
mer un instant, peut-être atteindrons-nous le Grand-Duché,—ma terre
promise!

Mais ce n'est qu'un rêve,—et je vois bien vite que le sort en est
jeté. Louis n'y va pas de main morte sur la corde de soupape. Il n'y a
plus à s'en dédire: nous descendons, et avec une telle rapidité que
l'air, en soulevant nos cheveux, siffle à nos oreilles.


Inutile de dire que tout le monde est sur le pont. Comme pressentant
ce qui va se passer, aucun des passagers nouveaux n'a eu l'idée de
descendre dans l'intérieur.—Encombré d'objets divers, n'offrant
aucune ressource comme point d'attache, l'intérieur serait, en cas de
secousses,—comme pour la souris, la ratière,—le plus dangereux des
refuges.


Les aérostats de dimensions ordinaires atterrissent rarement, à moins
d'aides extérieurs, sans un ou deux chocs plus ou moins légers. Si
l'on se rend compte des tâtonnements inévitables du pesage avant toute
ascension,—équilibre rigoureux, à un gramme près, ai-je dit, entre la
force ascensionnelle et le lest,—on comprend facilement que le
dégagement du gaz déterminé par le coup de soupape pour la descente
peut être mesuré bien moins précisément et rapidement encore que le
poids du lest pour le départ.

Avec les proportions excessives du GÉANT, ces difficultés augmentent. À
moins de circonstances exceptionnellement bénignes,—emplacement tout à
fait propice, absence complète de vent,—il est difficile d'espérer
qu'un chargement de quatre mille cinq cents kilogrammes,—dont la
pesanteur acquise a d'abord, comme je vais le dire, dû se mettre
d'accord avec le délest depuis trois ou quatre milles mètres
d'altitude,—se dépose à terre et s'assoie à premier essai, sans
tâtonner par quelques «_coups de tampon_,» pour employer l'expression
technique.

Tout indique donc ici la nécessité de précautions plus
qu'ordinaires,—et, en première ligne, cet arrêt préalable en équilibre,
à quelques dizaines de mètres du sol, arrêt qui permet à l'aéronaute
d'apprécier, sans confusion ni hâte, la position,—d'attendre et de
choisir son instant et sa place.—Puis, nous allons évidemment lancer
le précieux _guide-rope_, si utilement inventé par Green, et dont le
traînage prolongé, précédant et préparant le jeu de l'ancre, ralentit à
point la marche de l'aérostat.


À mon extrême surprise, je vois—tout à coup et sans autres
préliminaires,—sur le commandement de Louis, Jules filer la première
ancre: l'amarre glisse et grince sur l'osier de notre bordage.—De
_guide-rope_, de lest, tout prêt, sous la main de nos conducteurs, il
ne paraît pas être question...


Et cependant notre course furieuse continue... Ce n'est pas une
descente, c'est une chute... La terre se rapproche de nous avec une
effrayante rapidité... Une trentaine de mètres à peine nous en
séparent encore.—Deux ou trois secondes, et nous touchons!...

Et au-dessous de nous, je vois les arbres se courber sous le vent...

Pourquoi—lorsqu'à ma connaissance personnelle, nous avons encore une
vingtaine de sacs de lest à fond de cale, pourquoi notre conducteur ne
saisit-il pas cet instant qu'il doit guetter, où quelques kilos
pesant, lancés par lui hors de la nacelle, vont, comme suspendre tout
à coup cette chute précipitée et permettre, en toute liberté d'esprit,
de reconnaître si le terrain est favorable, si le vent n'est pas trop
violent? Qui le presse donc tant de descendre? Pourquoi...


Mais il n'y a ni une parole à dire, ni surtout une seconde à perdre!

J'attire brusquement à moi ma femme dans un angle de la
plate-forme,—je pose ses mains sur deux des câbles du cercle, que je
saisis ensuite moi-même autour d'elle en la couvrant...—


... —et j'attends!...


Le vent souffle d'une telle force près de terre que l'accélération
verticale de notre chute, malgré la vitesse acquise, en est, sinon
ralentie, du moins dérangée.

Notre énorme masse précipitée dérive en fendant l'air...—Notre chute
diagonale devenue est bientôt plus qu'oblique,—horizontale...


Le cri sacramentel en toute descente se fait entendre, —véhément,
bref,—sans réplique:


—TENEZ-VOUS BIEN!... TENEZ-VOUS BIEN!!!...


—AH!!!...—Telle a été l'effroyable violence du choc que toutes les
mains, descellées, ont lâché prise—et plusieurs en sont renversés...
L'aérostat a rebondi d'un gigantesque élan...

Du coup, l'appendice, retenu et tendu, a été tranché comme par la
faux, et il est tombé sur l'étoile du cercle,—drapeau dont le porteur
est tué.

Le pont de la nacelle, qui vient de repartir sous son maître par les
airs, présente le spectacle de la plus inextricable, indescriptible
confusion...

Mais tous ont au plus vite repris leur place, devinant bien que la
partie vient seulement de s'engager...


—ATTENTION!...—TENEZ-VOUS BIEN!!!...


Des villages, des vergers filent sous nous... comme des
éblouissements...


—TENEZ-VOUS BIEN!!!...


—Seconde secousse, non moins formidable... Le GÉANT, qui n'en a que
l'écho, en frémit dans tout l'ensemble de sa manoeuvre...


L'amarre de notre première ancre, comme un simple fil, vient de se
briser: nous ne nous en sommes même pas doutés.

Le vent furieux qui nous emporte redouble...


Notre seconde ancre est déjà par-dessus le bord, filée par Jules et
Yon.

L'amarre vient à frapper mes yeux:

—Mais ces gens-là sont-ils donc fous?—Cette amarre, qui porte une
ancre de soixante kilos et qui doit arrêter d'un coup une force lancée
de plusieurs milliers de chevaux,—cette amarre est grosse comme deux
doigts à peine... Et dix câbles comme celui-ci, tressés ensemble et
ménagés encore par des _serpentins_, seraient à peine suffisants...

Je me penche par-dessus le bord et je vois, courant éperdue derrière
nous, à travers les guérets, notre ancre folle qui égratigne la terre,
bondit et rebondit, soulevant après elle un long nuage poudreux...

Le ballon se rapproche de terre...


—TENEZ-VOUS BIEN!!!...


Tous les muscles sont tendus, les mains crispées sur les cordes...

Un choc encore!...—Puis un autre,—puis un autre, coup sur coup.


—_La seconde ancre est perdue!_ s'écrie Jules.—NOUS SOMMES TOUS
MORTS!!!...


Cri plus qu'inutile!—L'évidence est là!...


Car vient de commencer cette course furibonde, échevelée, qui a nom le
_Traînage_...



XXI

LE TRAINAGE EN HANOVRE


Comme pour ajouter encore à la vitesse de cette course forcenée, la
partie inférieure du ballon déjà vide et flasque,—un tiers à peu
près,—que l'appendice brisé ne retient plus, s'est appliquée contre
la partie pleine et fait voile.

Les chocs se multiplient, se pressent, à ne plus les compter.—Comme
dans les ricochets sans fin de la balle élastique, que réveille et
renouvelle la main d'un joueur infatigable, la nacelle rebondit à des
hauteurs alternées, depuis cinq et dix mètres jusqu'à trente,
quarante, cinquante peut-être...—Par une fatale imprévoyance, elle
s'est trouvée, dès le principe, inégalement chargée; tout le lest
vivant de notre équipage, sans pratique et sans conseil, s'étant porté
machinalement d'un seul côté,—et elle retombe toujours,
inflexiblement et sans aucune déviation rotatoire, sur la paroi qui
nous supporte tous.—Tous les coups donc, directement et jusqu'à la
fin, nous les essuierons.

Quelle rapidité vertigineuse! Quelle succession de chocs pressés,
haletants, crépitants comme grêle! Quelle contention de muscles,
d'attention et de volonté!...—Car la moindre défaillance,
l'inadvertance d'une seconde,—la tête tournée seulement!—et, lancé
dans l'espace, vous êtes brisé!

Et chaque heurt broie nos muscles, rompt nos poignets, désarticule nos
épaules;—chaque contre-coup nous meurtrit les uns contre les autres,
victimes et bourreaux réciproques...


Ayant charge de deux corps, ma part est la plus lourde, et il me
semble que chacun de ces horribles ébranlements est le dernier que
j'aurai pu soutenir...—Mais c'est aussi la pauvre créature—que
j'étreins contre ma poitrine, entre mes deux bras autour d'elle
soudés comme du fer aux câbles de cercle,—c'est elle aussi qui ravive
à chaque affaissement la source de ma force déjà vingt fois épuisée.

À ce regard doux et profond du pauvre être broyé, mais résigné
toujours et muet, à cette suprême et fervente communion de nos deux
âmes,—je sens bien que la vie même de celle-ci est ma vie, et que ma
mort seule sera, puisqu'elle l'a voulu, sa mort;—et cette mort, à mon
tour, je la défie de nous séparer, car elle n'a que le droit de nous
prendre ensemble!


Mais nous sommes bien condamnés!

Si insuffisante que soit l'ouverture maudite de notre soupape, nous
pourrions nous raccrocher, à la rigueur, encore à cette maigre chance
de salut et soutenir—peut-être!—l'interminable série de ces cahots
forcenés, jusqu'au moment où,—notre force ascensionnelle enfin
épuisée,—le GÉANT s'arrêterait.

Mais l'inexorable fatalité n'aura pas voulu nous laisser même
l'invraisemblable éventualité de ce recours en grâce.

Trouble d'esprit, défaillance de main, accident fortuit,—par une
cause inexpliquée encore,—la corde elle-même de cette soupape n'est
plus entre les mains de nos conducteurs...


ELLE LEUR A ÉCHAPPÉ!—et elle fouette l'air au-dessus du cercle...

Nous roulerons donc, sans espoir, sans appel, de bonds en
bonds,—jusqu'à l'instant dernier...


Mais—pourquoi donc souffrir toutes ces morts?—Et n'y a-t-il bien
aucun moyen de s'y soustraire?

Puisque le vent est si terrible,—puisque nos ancres sont
perdues,—puisque nous n'avons même plus cette chétive ressource de
notre soupape dérisoire,—puisque cette terre irritée ne veut pas
décidément de nous et nous repousse avec tant de violence,—pourquoi
ne pas regagner,—tout simplement, tout bonnement,—ce domaine de
l'air qui est nôtre, bienveillant et hospitalier toujours, où
l'ouragan lui-même nous caresse?...

Pourquoi ne pas laisser tomber hors de notre bord, puisqu'il va être
broyé tout à l'heure, et nous avec lui, quelques pincées de ce lest
dont il nous reste ces vingt sacs encore,—vingt fois, quarante fois
plus qu'il n'en faut pour remonter—_chez nous_—en paix?

Pourquoi ne pas nous dire que cette bourrasque n'est que passagère
peut-être[7], que rien au monde ne nous force à prendre terre, et que,
si nous remontons, nous n'avons plus qu'à choisir soit aujourd'hui,
soit demain, soit après-demain même,—le GÉANT, avec sa double
enveloppe, a la vie longue!—l'heure calme et tout à fait clémente,
cette heure de la tombée du jour, par exemple, si propice d'ordinaire
et comme réservée à l'aérostation?

    [Note 7: Et, en effet, nous tombâmes tout juste pendant les deux
    seules heures de vent qu'il fit dans cette journée...]

Que pouvons-nous donc perdre,—dans cette revanche de Meaux,—à
prolonger encore ce déjà long voyage et à inscrire une trajectoire
tout à fait inouïe dans nos fastes aérostatiques!

Et enfin,—quoi qu'il arrive!—quel risque courons-nous de trouver pis
que ce qui est devant nous,—pis que cet atterrage meurtrier,
implacable?...

Pourquoi!!!......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Mais,—va-t-on peut-être me dire,—après les ascensions que je
compte déjà derrière moi et avec ma pratique acquise dans ce métier si
facile et banal, j'aurais dû, moi, suppléer ici à ce qui faisait
défaut et agir intelligemment à la place de qui n'agissait pas


Et on aura raison,—le fait étant là!


Je réponds que, payant pour cela un homme dont c'était le métier et
l'unique soin, je me laissais conduire, sans penser que j'eusse à
m'occuper des rencontres de la route. Il m'avait été déjà assez
pénible d'intervenir virtuellement la nuit précédente,—dans tel cas à
l'avance prévu par moi,—et on ne peut raisonnablement tenir un
revolver braqué en permanence sur la figure d'un compagnon de route.

En plein et beau jour,—avec les énormes ressources de force
ascensionnelle ou de lest, c'est tout un, à notre disposition,—le
moindre accident devait me paraître et était cent fois impossible. Je
n'avais pu croire à une descente volontaire que seulement alors que je
m'étais vu à quelques dizaines de mètres du sol, et j'avais eu, sur
le coup, un soin particulier et immédiat, une préoccupation trop
absorbante,—on voudra peut-être bien l'admettre—pour chercher dans
mon imagination des alternatives et ne pas m'en tenir aux efforts
désespérés d'une préservation plus que personnelle, suffisante et au
delà.

J'avoue, si nette dans tout danger que je me croie la vue, j'avoue que
le péril d'_une seule_ m'empêcha de songer au salut de tous, même dont
elle!—et que, brusquement surpris par la plus inattendue, la plus
insupposable des catastrophes,—entre ces terribles chocs,—une grêle!
qui ne permettaient même pas de respirer, je ne trouvai pas, dans ma
paresse d'esprit à ce moment sans doute, le temps de chercher à placer
une critique contre mon aéronaute ni de motiver un erratum. Je n'ose
parler après cela encore de l'irrésistible absorption, de l'ivresse du
_spectacle_, seule suffisante à paralyser, à engourdir toute volonté
d'action...


À plus fort je passe en toute humilité la main.


Mais à la condition que je le verrai tenir la partie...

       *       *       *       *       *

Si c'était de nuit, nos destinées seraient déjà décidées. Nulle force
humaine en effet ne saurait se maintenir tendue, même quelques
minutes, avec cette exaspération de muscles, cet éréthisme de volonté.

Ici, du moins, il nous est permis de voir chaque coup avant de le
recevoir; nous pouvons prendre, juste à temps, avec la respiration,
notre élan de résistance, et, entre deux chocs,—ne fût-ce que pendant
une seconde,—distendre nos nerfs contractés, nos mains et nos
avant-bras roidis aux câbles de salut.

Mais de ces intermittences mêmes qui ne nous démontrent, ne nous
affirment que mieux notre fin prochaine, irrévocable,—combien
avons-nous de temps, plus qu'épuisés déjà que nous sommes, à pouvoir
accepter le dérisoire bienfait?


Chance de recours en grâce, ou plutôt raffinement d'infernale
cruauté,—il se trouve qu'une autre cause doit encore prolonger notre
supplice.

Du sol qui ne le saurait nourrir, l'homme s'éloigne.—Sur la terre qui
lui donne sa subsistance, l'homme se manifeste par le plant de la
haie, de l'arbre; par l'élévation de la hutte, de la cabane, de la
maison: tout ce qui, en se résumant, constituerait, à ce moment, pour
nous,—l'_obstacle vertical_.

Or, la terre est ingrate par les vastes espaces que nous dévorons,
steppes arides, marais, tourbières, bruyères à perte de vue. Pas de
trace de la vie humaine dans ces sites désolés, dans l'ensemble
uniforme des sauvages aspects de cet immense horizon...


(—Dans cette Brie fertile, où l'homme se dispute la place, à Meaux et
de nuit,—avec un vent dix fois moindre, nous n'aurions pas eu le
temps de compter dix secondes!...)

La rapidité de notre projection ne permet à nos yeux que d'en saisir
quelques épisodes.


De bien loin en bien loin, un arbre isolé, perdu, accourt sur
nous,—rapide comme l'éclair...

Nous venons de le briser comme un fétu, et nous n'en avons même pas
tressailli...


Deux chevaux épouvantés, les naseaux en terre, la crinière au vent,
s'efforcent ventre à terre de fuir devant nous.

Mais nous brûlons les distances.—Ils sont déjà bien loin derrière...


Un parc de moutons éperdus passe au-dessous de nous, entre deux de nos
bonds,—comme un rêve...


Mais voici le danger,—le vrai danger!


À ce moment où, harassés déjà, nos compagnons doivent ressentir comme
moi ces fourmillements, ces crampes qui engourdissent et paralysent
mes articulations,—nous apercevons devant nous, menaçante en haut de
son remblai, perpendiculaire à notre course, une locomotive en marche
traînant son tender et deux wagons...


Quelques tours de roue de plus,—et tout est bien fini!—car une
fatalité géométrique veut que nous nous précipitions avec elle, par
une coïncidence infernale de temps et de lieu, juste sur le même
sommet d'angle!

Que va-t-il arriver?

Précipités dans notre vol d'ouragan, nous allons soulever du coup et
renverser la lente machine et ce qu'elle traîne,—ceci ne fait pas
l'ombre d'un doute[8]!—mais nous sommes broyés!...

    [Note 8: Je vois d'ici plus d'un lecteur s'arrêter court pour
    sourire,—s'indigner peut-être à ce qui pourra lui paraître la
    plus impertinente des exagérations:—un simple panier d'osier,
    soulever de terre et bousculer une locomotive, avec son tender et
    deux wagons!

    Je crois devoir prier à l'avance ce lecteur de se renseigner sur
    les miracles de ce phénomène qui s'appelle la _vitesse acquise_.
    Quand il aura vu une chandelle de suif, au sortir d'un canon de
    fusil, percer une porte de chêne d'un pouce d'épaisseur, quand il
    se sera fait montrer les deux énormes barreaux de cette grille de
    parc écartés, tordus par le furieux passage d'un cavalier emporté
    par son cheval, restés saufs tous deux, ainsi que le constate la
    très-historique _légende du Cheval de Rambouillet_,—ce lecteur
    incrédule pourra alors calculer par chevaux-vapeur la force
    propulsive de notre ensemble pesant trois mille kilos, lancés par
    le vent de 15 lieues à l'heure dont nous jouissions,—et non pas
    de =60= lieues à l'heure, comme tous les journaux l'ont imprimé
    deux fois alors—le maximum reconnu Grand Ouragan, Tempête, ne
    dépassant pas 35.

    Et quand il aura fait vérifier ses chiffres, pour certitude
    complète, il fera bien de les communiquer à tous les «_directeurs
    de ballons_»—qui en ont bien besoin.]

Quelques mètres à peine nous séparent de l'ennemi...


De nos poitrines s'échappe un cri,—un seul!—mais quel cri!...


Il a été entendu!

Le sifflet de la locomotive nous répond...—Elle a ralenti sa marche:
elle s'arrête, comme semblant hésiter...—et recule enfin, tout juste
à temps pour nous livrer passage...

—et le mécanicien nous salue, sa casquette au bout de son bras
tendu...


_Gare aux fils!!!..._

Les voici en effet sur nous, ceux-là que nous n'avions pas aperçus,
les quatre fils du télégraphe électrique,—quatre guillotines!...


Nous avons baissé nos têtes...—Heureusement nous nous trouvons raser
bas, à ce moment précis.—C'est sur le cercle et ses gabillots
inférieurs qu'a eu lieu la rencontre: un ou deux de nos câbles
seulement ont porté sur ces rasoirs...

—et nous entraînons ces câbles pendants derrière nous,—comme la
queue d'une comète échevelée,—avec les tringles télégraphiques sans
fin et les poteaux déracinés qui les soutenaient tout à l'heure...


Combien de temps va durer encore l'invraisemblable agonie de ces
bonds?

Si seulement nous la tenions, cette malheureuse corde de soupape!
Depuis que nous souffrons tous ces supplices, le ballon eût au moins
eu le temps de perdre quelque chose de sa force meurtrière!

Si, au moins encore, elle était à sa place désignée, la prudente
échelle de cordes,—notre vie peut-être en ce moment!—que Delessert
avait préparée, mais qui, dédaignée par Louis Godard comme nouveauté
superflue, gît pour l'heure à fond de cale... comme à cent lieues de
nous!

Vain regret! Fouettant de ses zigzags,—bien au-dessus de nos têtes et
comme pour l'exciter encore,—la bourrasque trop lente à son gré
contre ces téméraires qui ont appelé la mort,—la damnée corde semble
se rire de nous...


—JULES!...—MONTE SUR LE CERCLE!...—s'écrie Louis.


Le jeune homme lève les yeux,—et sa tête se baisse avec
découragement.

—Impossible!... a-t-il répondu d'une voix étranglée.

Trop impossible, en effet, même à la souplesse exercée de ce gymnaste
de vingt ans! En supposant que ses muscles meurtris ne soient pas déjà
hors de service comme les nôtres,—comment trouverait-il, entre ces
bonds dévergondés, les quelques secondes de calme à peu près parfait
pour se hisser des deux ou trois brasses qui nous séparent du
cercle...

Pourtant c'est là, là seulement pour tous, que peut s'entrevoir une
lueur de salut...


—MONTE!!! dit l'aîné.


Obéissant, il tente—et d'un choc, retombe haletant sur notre
plate-forme oblique...

—MONTE!!!

—Je ne pourrai jamais!—dit l'autre avec désespoir...—je suis trop
las!...

Il essaye encore pourtant...—et retombe encore...


C'était trop certain! Pourquoi alors cette tentative folle? Notre
destin à tous n'est-il donc pas décidé? Est-il une puissance humaine
qui puisse nous arracher à l'arrêt prononcé? N'en avons-nous pas pris
notre parti, tous tant que nous sommes là?—Pourquoi donc séparer et
dépêcher avant nous celui-ci? Ce n'est pas le dévouement que vous lui
imposez, c'est le sacrifice!...—un sacrifice plus qu'inutile,
inique!...


—MONTE!!!...—dit l'aîné encore. MONTE!!!...


Deux voix—que je connais—s'élèvent:

—Ne montez pas, Jules! vous vous tuez!

—Ne montez pas, monsieur!...


Thirion,—j'en étais sûr—a eu la même pensée,—car il parle de
décharger son revolver dans le ballon.

Je lui crie de n'en rien faire... Que produirait six balles chétives
sur cette immensité?—Et puis le temps,—le temps seulement de tirer
l'arme de sa poche!...—lorsque nos deux poignets ensemble ne
suffisent même pas à nous retenir?...—Quant au risque d'inflammation
du gaz par l'explosion de la poudre, cette alternative, à l'heure
qu'il est, n'offre guère d'intérêt...


Pour la troisième fois, le jeune homme est en l'air... Sur les épaules
d'Yon et de Thirion, les plus valides et les moins empêchés, qui sont
parvenus à se rapprocher sous lui,—l'échelle vivante se tasse et se
relève,—il se hisse rapidement au cordage tendu...—il monte...—un
dernier effort, encore!...


Il y est!!!


—Nos poitrines se dégagent...

Bientôt il a saisi la corde rebelle, qu'il passe à son frère et à Yon
au-dessous de lui.—La voici, enfin! arrêtée et tendue!...

Mais combien de temps prendra le dégagement de notre gaz par l'issue
relativement microscopique qui lui est seule réservée?

D'ici là, nos forces épuisées tiendront-elles?—Désarticulés, rompus,
écrasés dès les premiers assauts, que pouvons-nous attendre encore de
la surexcitation désespérée qui nous a soutenus jusqu'ici, lorsque nos
muscles surmenés semblent se demander si la vie vaut réellement tant
d'efforts et de tortures,—marchandant, comme s'ils étaient des
intelligences, les services qu'ils ne peuvent plus rendre,—lorsque
nos membres meurtris ne veulent plus que se laisser aller à
l'apathique et homicide indifférence de la lassitude?...

Et, encore—combien de temps consentira-t-elle à traîner son équipage
funèbre, cette carcasse si merveilleusement solide et élastique
qu'elle était hier? Ébranlée à chaque secousse jusque dans la dernière
de ses mailles d'osier, heurtée contre les arbres isolés qu'il lui
faut bien qu'elle touche pour les briser comme verre,—quand
va-t-elle se résigner enfin à défaillir?...—Combien de minutes
encore avons-nous à compter jusqu'à l'instant où s'effondrera sous
nous le parement, déjà disloqué en partie, qui nous supporte?...


Le combat se trouve en effet maintenant de tout près engagé. De par le
gaz qui commence à se perdre, notre nacelle ne s'écarte presque plus
du sol, que son énorme remorqueur, le ballon, touche parfois
lui-même.—Et, comme la rapidité du vent ne s'est pas démentie, tout
au contraire,—il semble que la cruelle machine s'acharne, pour en
finir, et veuille broyer, user enfin contre les aspérités terrestres
ce qui nous reste de volonté et d'espoir.

Les secousses se suivent maintenant de plus près:—ce n'est plus une
grêle, c'est un roulement de furie. Comme notre nacelle, tout à fait
sur le côté traînée, racle littéralement la terre, nous nous trouvons
en contact immédiat, et nous voilà—un supplice de plus!—aveuglés,
littéralement étouffés, asphyxiés, et par la poudre aride et par la
boue noire des tourbières que nous écumons violemment.

Que de bruyères!... Fauchées par nous avec la rapidité d'une
moissonneuse de vingt lieues à l'heure, ces millions de millions de
petites capsules, séchées et durcies au soleil d'été, reviennent
irritées sur nous, cinglant nos mains, nos visages avec une furieuse
et suffocante profusion...—Que de bruyères!—Moi—je me rappelle—qui
les aime tant dans mon appartement!

—Mais ici, réellement, il y en a trop!


Il est inutile de m'interrompre ici, je pense, pour dire que le plus
léger doute ne pouvant nous être laissé sur la fin finale de tout
ceci, et forcément d'accord pour l'acceptation, il ne nous est resté,
faute d'autre, qu'un parti à prendre, raisonnable et digne d'honnêtes
gens:—attendre, se taire, regarder...


Les coups, on ne les compte plus, on ne les sent plus,—à la
lettre!—tant ils pleuvent! Et moi qui ai toute ma vie redouté cent
fois plus la douleur que la mort,—moi qui deviens dolent,
inapprochable, insupportable pour le moindre _bobo_,—je comprends
pour la première fois ce que je n'aurais jamais supposé
possible:—c'est qu'on peut _s'habituer_ à tout au monde, même à
ceci,—et que le supplice de la roue a été calomnié: ce devait être
fort supportable.

C'est très-sérieusement que je parle.


—On rêve—!...


Une fois donc pris ce parti de me tenir pour absolument désintéressé
dans la question désormais,—je m'abandonne (—je n'ose dire après
Proudhon à _la Sublime Horreur_... mais comme c'est vrai!),—je me
livre tout entier, sans distraction, sans réserve, à cette dernière
jouissance de _Voir_,—mieux encore, de _Contempler_...


À quelque distance devant moi, il se passe depuis un instant un petit
phénomène, un rien qui m'occupe et m'intrigue.—C'est bien peu de
chose, d'ailleurs, excusez-moi!—mais nous n'avons pas le choix des
distractions.

Le phénomène se produit au bout d'une des cordes d'équateur du ballon
qui nous remorque.—L'aérostat debout, ces cordes, utiles dans la
manoeuvre, arrivent à terre,—comme, l'aérostat en l'air, elles
pendent, marquant chacune un point d'une large circonférence autour de
la nacelle.

Mais ici, le GÉANT qui nous remorque étant couché oblique, elles se
trouvant traîner sur le sol,—et il me semble voir à l'extrémité
agitée d'une de ces cordes,—un noeud, un noeud assez gros...

—Comment est-il au bout de cette corde, ce noeud inusité?—Pourquoi,
quelle idée ont-ils eue d'aller faire là un noeud?...

Ce noeud me semble se rapprocher... il se rapproche...—le voici!...

Ce n'était pas un noeud; c'était un pauvre diable de lièvre, ahuri,
effaré, perdant haleine à fuir plus vite que nous...

Compétition vaine!...—Nous arrivons sur lui, et, sous notre masse,
comme sous le doigt une cigarette,—il a roulé...

C'était bien un lièvre... en voici un autre... un autre encore!... Que
de lièvres par ici! et comme je trouverais qu'ils courent bien,—si je
ne courais pas plus vite encore!


Mais voici quelque chose de plus sérieux:

—Que peut être,—bien loin encore,—ce point qui s'obstine depuis un
instant devant nous?

Il approche, droit devant toujours: il est rouge,—d'un rouge de sang
versé,—ce point sombre, fascinant, qui grossit de seconde en seconde
comme une sinistre menace...

Il avance vers notre oeil,—sûr comme la balle visée... le
voici...—Il n'y a plus à douter.

C'est une large et haute maison!


—C'est la Mort, pour ce coup!


Eh bien!—non:—elle vient de changer d'avis au moment dernier, cette
maison de bourreau!...—La voilà qui se précipite sur notre gauche...

Elle est bien loin!...


Le vent s'en irrite: sa tâche devait finir là!—Et il se reprend comme
d'abord à souffler par saccades. Il nous soulève et nous laisse
retomber tour à tour comme dans cet horrible supplice du marin, qui
s'appelait la _Cale_...

Mais est-ce bien le vent qui recommence la partie?—Si peu que ce
soit, au contraire,—il me semble que, par l'issue de notre soupape,
nous avons dû lui céder déjà quelque chose de notre résistance, et
commencer à le calmer, plutôt?

—Ça va mieux! Ça va bien!! disait lui-même l'aîné des Godard il n'y a
qu'un instant.

—Et pourtant notre fuite qui ne pouvait que se ralentir,—qui se
ralentissait,—le ralentissement, pour nous, c'est le salut, c'est la
vie!...—cette fuite semble s'exaspérer?...


Que se passe-t-il donc?...


Non plus devant moi, mais autour de moi je regarde...

Nous étions neuf tout à l'heure:—Où donc est le NEUVIÈME?—où le
huitième?...


MISÈRE HUMAINE!!!

—Guettant entre deux chocs le moment précis,—le _point mort_—où la
nacelle touche et va quitter le sol,—bien posté en tout dégagement
combiné, en parfaite disposition et méditée précieusement pour saisir
au vol ce point précieux, il en est UN,—UN PREMIER! qui a eu le
courage de cette lâcheté:—il a déserté, il a assassiné ses compagnons
pour sauver sa vie!...

Le drame était incomplet, il n'avait pas encore assez duré. Il lui
fallait quelques péripéties de plus. Pourquoi s'en tenir à
l'horrible?—Il y avait l'odieux encore et l'infâme!


Le lecteur, qui n'a pas besoin d'être aéronaute, se rend-il bien
compte qu'—une fois notre soupape ouverte et maintenue
ouverte,—chaque seconde de plus c'était un recours en grâce! De
seconde en seconde—jusqu'à l'arrêt aspiré—la force homicide qui nous
entraînait s'épuisait par l'issue désormais libre.

Il n'y avait plus qu'un danger:—la chute de quelque épave,
neutralisant le bénéfice de la force ascensionnelle déjà perdue, en
venant nous enlever de nouveau par les airs pour recommencer la lutte
épuisée.—Mais nous pouvions être tranquilles de ce côté:—après tant
de secousses, notre pont de nacelle s'était depuis bien longtemps
débarrassé de tout lest possible.

Pour le présent, donc, la durée même du supplice nous ouvrait
l'inespérable espoir.—Qu'elle se prolongeât encore quelques instants,
la torture—et la vie était gagnée!


C'était alors, quand, voués ensemble par la fraternité du péril passé,
quand,—après cette solennité sacrée de notre communion devant la
mort, nous commencions à entrevoir une possibilité de salut,—quand
nous n'avions plus que quelques minutes à attendre,—c'était alors
qu'un de ces condamnés,—dans un instant gracié avec tous,—se
sauvait!—et, pour se sauver, exécutait lui-même ses frères de
danger,—dont une femme!


Avait-on bien raconté la _vraie_ pièce,—et le lecteur connaissait-il
cet acte-là?


—Le _nom_?—le _nom_ de ce PREMIER?


Dégoût, tristesse, horreur,—honteux, comme pour mon compte de cet
acte félon commis à côté de moi, chez moi,—j'ai détourné la tête, je
n'ai pas voulu demander ce nom...

_Je ne veux pas le savoir_—aujourd'hui...


À quoi bon d'ailleurs!—et devant quel Tribunal, cette fois, devant
quel Conseil jeter ce meurtrier? Où est ici la Législation qui
s'indigne et qui venge?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       *       *       *       *       *

La conséquence, vous ne l'attendrez pas:—

Un cri étranglé, strident, lamentable:

—_Arrêtez!_... _Arrêtez!_...

Arrêter!—Le pauvre insensé!

C'est le malheureux Saint-Félix, faible et chétif, détaché du bord par
une de ces nouvelles secousses,—et que la nacelle est en train
d'écraser...

Disparu!...


Plus horrible encore, cet autre cri:


—GRÂCE!...


C'est Montgolfier, pris à son tour sous l'angle de l'énorme masse...
Je ne vois que le haut de son corps,—va-t-il être en deux coupé?—et
ses grands yeux noirs, épouvantablement ouverts, qui se trouvent
tournés vers moi...

Vous ai-je raconté pourtant s'il est vaillant aussi et à tout décidé,
cet enfant qui me suppliait avec tant d'instances de l'emmener avec
nous, _parce que quelqu'un avait dit autrefois_,—en 1783, plus d'un
demi-siècle avant qu'il fût au monde!—_que les Montgolfiers n'étaient
pas braves..._


Encore un de moins!


—Mais, de moins, combien donc sont-ils?

Notre pont est presque désert... Les uns, comme ces deux pauvres-ci,
auront été arrachés;—les autres seront tombés;—d'autres enfin, le
_sauve-qui-peut_ une fois lâché, auront sauté d'exemple, croyant
pouvoir faire,—après CE PREMIER!...

Ils ont pu oublier un point: c'est qu'il restera jusqu'à la fin
quelqu'un qui ne saurait sauter comme eux...


Je me croyais seul avec elle.

—Monsieur Nadar! faites sauter Madame...

C'est le Godard aîné, tapi dans un angle.—Il était donc encore là,
celui-là?

Perd-il tout à fait l'esprit pour le quart d'heure? Et ces osiers
éraillés sous nous comme autant de pointes de herse, menaçantes aux
vêtements de femme? Veut-il donc qu'il ne reste pas un lambeau de la
dernière victime de son imprudence et de son entêtement obtus?...

Mais me voilà débarrassé de ses conseils...—Si peu leste qu'il soit,
il aura trouvé son embellie, lui aussi, enfin!—car il vient de
déloger.

Et repart d'autant mieux notre course furibonde...


Nous voilà bien seuls, cette fois,—courant à toute volée, tous deux
ensemble, vers l'éternité...

—car nous sommes rivés là, nous deux!

Et du train dont se précipite plus que jamais le ballon,—délesté, dès
à présent, jusqu'au dernier,—nous ne sommes pas prêts de nous
arrêter...

Elle ne parle pas. Pourquoi faire, parler,—puisque nous pensons
ensemble?...—Et de côté, ne pouvant détourner plus son corps
martyrisé, elle me regarde...


Nos deux corps ne faisant qu'un, tous ses mouvements ont dû être les
miens.

Debout au départ et cramponnés aux cordages, nous avions été forcés
bien vite de nous accroupir aux premiers chocs; aux suivants, nous
nous étions tout à fait tassés, de notre long étendus,—les câbles en
mains, toujours.—Mes bras, mon corps, mes jambes, la protègent.

Protection bien peu suffisante, mais plus que jamais nécessaire, car,
plus inexorablement que jamais, la nacelle, tout à fait horizontale,
traîne sur un seul et même côté, le nôtre!—Tous les objets renfermés
sous nous auront dû, à force de secousses, s'entasser sur le même
point.

La bande d'osier tressé qui nous servait de bordage et qui maintenant,
avec une ou deux des cordes de cercle, nous supporte seule,—horizontale
devenue avec la nacelle,—cette bande, si élastique qu'elle soit, n'a pu
faire résistance éternelle. Froissée, éraillée, rodée jusqu'à l'âme par
le sol qui la lime opiniâtrement, quand il ne l'attaque pas au plus vif
par des chocs qui la percent et déchirent, elle a à peu près disparu,
effondrée enfin sous nous,—et c'est immédiatement, directement à nos
membres maintenus, pressés dorénavant, par les seuls câbles que parle
l'interminable ruban de terrain qui se dévide sous nous.

Plus un accident du sol dont nous n'ayons à faire la connaissance
douloureuse;—plus un choc qui nous épargne,—plus un caillou qui nous
fasse grâce! Tout porte.


(—Et dire que si tous nos compagnons étaient restés là, le ballon
épuisé, vaincu, cédant enfin sous le nombre, aurait eu déjà le temps,
à l'heure qu'il est, de s'arrêter tout à fait dix fois pour une!...)


C'est surtout sur ma jambe gauche, de son long tendue, et sur mes deux
pieds, croisés autour des deux autres pieds plus faibles,
qu'arrivent,—comme sur des _ouvrages avancés_—ces premières
rencontres.

Après tant de heurts et de pressions, sous lesquels je les ai sentis
vingt fois craquer et se disjoindre,—comment tant de coups
peuvent-ils tenir sur une seule place?—Mes pieds engourdis sont
devenus tout à fait insensibles....


_Si... par un miracle!... un miracle est toujours possible..._
(—Écoutez là l'HOMME, l'homme éternel, tenace, qui proteste, jusque
dans le tombeau, contre la mort!...)—_si nous échappions!... il
faudrait... oui, certainement... il le faudra!... me couper ces deux
pieds... luxés, broyés, en bouillie... Une double amputation de
pieds!... rappelons-nous nos anciennes cliniques du major Bonnet... à
Lyon...—comment cela se supporte-t-il... à mon âge?..._

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus grave!—voici un arbre...—plusieurs arbres... (—N'est-ce pas
une forêt, là bas, derrière?...) Ils sont épars, il est vrai, ces
arbres, et de grosseur moyenne. Mais s'il s'en présente un sur le
point juste que nous occupons, ce n'est plus le fond de la nacelle
comme tout à l'heure qui aura charge de l'écraser, mais notre propre
corps qui racle terre...

Ai-je dit que, parmi ces flaques bourbeuses, nous avions traversé,—un
éclair, comme le reste!—un petit cours d'eau vive. Tel du moins
m'a-t-il semblé par cette vitesse qui ne laisse guère le temps de rien
préciser.

En voici un autre,—cette fois, bien certainement, un petit bras de
rivière...


Nous y sommes aussitôt plongés, dès le bord, avec furie,—et pour le
coup l'immersion est plus que complète!... L'eau qui nous a pénétrés
aussitôt, bouillonne et bourdonne à nos oreilles... Raclant le fond,
comme je le sens bien, je pense tout à coup,—plus rapide que la
lumière est dans ces instants la pensée!—je pense que cette eau, qui
couvre et envahit en ce moment notre nacelle, va tout à l'heure,—à
l'émersion,—la charger d'autant dans son ensemble, comme elle va
charger encore tous les objets multiples qu'elle porte en elle,—nos
vêtements mêmes...—

Ce lest inespéré ne serait-il point,—par impossible,—le
salut?...—Mais que l'autre bord s'approche vite, alors!...—plus
vite! plus vite encore! car nous suffoquons déjà...—Sera-t-il
temps?...


Oui!—car nous sortons de l'eau—avec une lenteur bien vraiment
rassurante!...—Il est vaincu, le ballon! il n'a plus assez de force
pour nous traîner,—car c'est tout droit, enfin, que se soulève
péniblement notre bâtiment d'osier!...

—Elle vivra!!!...—Profitant de cette bienheureuse lenteur de notre
machine alourdie, et sans lui laisser cette précieuse seconde qu'elle
ne me rendrait peut-être plus,—je vais, avec mes bras qui me restent
à peu près, dégager ma pauvre amie des deux seuls câbles qui nous
retiennent à peine, et,—de côté,—ne pouvant rien autre, me laisser
aller avec elle et glisser—tout doucement, tout bonnement—à
terre...!—Qu'il aille où il voudra, lui, le ballon enragé!—On le
retrouvera toujours bien quelque part,—et si on ne le retrouve pas,
eh! bien, nous en referons un aut.....


—Ah! misérables que nous sommes!!!—Cette eau, cette eau maudite
était basse:—ce bord, c'est une berge escarpée, un talus,—un talus
qu'il faut gravir!... Ce n'est pas l'eau seule qui nous faisait si
lents,—c'est l'obstacle de cette pente qu'avait rencontré le pied de
notre nacelle,—et contre lequel elle tâtait déjà la lutte!...

Inconjurable, le ballon,—à moitié plein encore,—n'a pas un instant
dévié... L'énorme masse est toujours penchée devant nous...—et
toujours elle nous entraîne...

Elle ne cédera pas à cette résistance, qui ne fait que l'irriter,—et,
pour en avoir raison, c'est toute la grande paroi, la nôtre,
toujours!... qui, s'inclinant de nouveau à mesure de la résistance,
grimpe—lentement,—lourdement—contre l'infernal talus, qu'elle
racle, qu'elle tasse, qu'elle écrase,—nivelant tout sous elle...


Nos pieds sont pris les premiers... De là, où je croyais
l'engourdissement définitif, l'insensibilité gagnée, le néant
acquis,—une subite et atroce douleur, lancinante, suraiguë, m'annonce
que voilà,—ce coup-ci!—le vrai commencement de la vraie lutte,—et
que tout ce que nous avons souffert ne compte pas!—La pauvre
femme!... De quelles tortures elle prend sa moitié!...


La pression monte,—suivant la gradation déterminée par l'inclinaison
croissante de la nacelle contre l'escarpement. C'est tout à fait, à ce
moment, l'angle—sur lequel tant de coups nous ont comme figés,—c'est
cet angle qui porte et qui racle l'escarpement, qui ne saurait, lui,
reculer...—Mais il ne recule pas non plus, le ballon damné qui tire
toujours devant,—et qui tirera plutôt jusqu'à rompre les vingt câbles
qui pressent de plus en plus sur nous le millier de livres que pèse
l'énorme nacelle...


Je sens nos genoux broyés sous l'écrasement... Une pierre—que
serait-ce autre?—s'est rencontrée sous ma cuisse,—et il m'est
commandé que cette pierre cède!...—Mais elle résiste: elle se fait sa
place dans les chairs, qui s'effondrent...—C'est l'os, le fémur, qui
se présente, son rang venu...

À ce moment où je sens qu'il cède lui-même, l'horrible étreinte a
gagné plus haut... Elle nous envahit, elle nous tient maintenant tout
entiers... Déjà je respire à peine...—Mes bras, ces bras qui
l'entourent et qui ne la tenaient jamais assez étroitement tout à
l'heure, je veux les dégager,—en vain!—les écarter d'elle, ces bras
qui l'oppriment, qui la serrent davantage de seconde en seconde,—qui
vont l'étouffer... Toute ma force centuplée, toute ma volonté éperdue
se tendent pour résister à l'étranglement de cet étau,—de cet
assassin qui me veut complice...—Efforts dérisoires!... Sous
l'effroyable, incommensurable poids qui nous écrase,—c'est moi qui
l'étoufferai plus vite!... La force surhumaine la tue...—par moi!...


J'entends, comme un murmure, le râle d'une plainte étranglée...—la
première!...—la dernière!!...—Une lourde main, une main de fonte
rapproche, froisse durement ma tête contre sa tête... Ses cheveux
dénoués, mouillés, se collent contre mon visage... dans ma bouche
entrés, ils m'étranglent...—Je sens dans nos deux poitrines des
craquements sinistres...—Un flot de sang a jailli de sa bouche: mes
yeux qui s'obscurcissent n'ont vu devant eux—vaguement—qu'une large
lâche rouge qui,—comme l'huile qui gagne... semblait se répandre sur
un plan grisâtre, vertical...


L'ombre augmente... «—_Ici c'est la Mort!_...»—Tout mon être
s'anéantit... La nuit s'est faite. . . . . . . . . Je ne pense plus. .
. . . . . . Je ne sens plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . .

... Un pâle soleil fait jouer sur mes paupières fermées des ombres
rapides et des lumières alternées... J'ouvre les yeux... et, avant ma
pensée obscurcie, lourde... mon corps se réveille...

Je suis sur le dos... dans de hautes herbes... comme elles poussent à
l'infini et diverses dans les fonds humides... Des buissons sauvages,
des arbres autour de moi... Le vent agite les feuilles... pas d'autre
bruit... avec les trois notes grêles, métalliques, monotones,—que je
sais bien,—d'une mésange à tête noire...


Cette lumière papillotante me gêne!...—Mais une insoulevable
pesanteur colle sous moi mes membres anéantis, dénoués...

Lentement, avec effort, ma tête seule se tourne... et se soulève un
peu...


À quelques pas, l'eau...


—Malheur!!!...—Je suis réveillé! Je me rappelle tout! je vois
tout!!!


—Je suis seul, tout seul!...—Si elle n'est pas là, elle est donc
repartie... le ballon l'a remportée...—ELLE EST MORTE!!!...


Ô la pauvre chère,—que je ne verrai plus jamais...—jamais!!!... et
c'est pour me sauver qu'elle est venue!... et celui qui vit, c'est
moi—qui l'ai tuée!...—C'est moi qui me suis abandonné d'elle...
après qu'elle m'avait donné toutes ces bonnes années de sa tendresse
infinie, de son inaltérable bonté, de sa douceur, de ses pardons,—de
son âme entière!...


Et je vois l'enfant, grandi, se dressant, sévère, devant moi, et me
disant:

—Qu'as-tu fait de ma mère?... Elle m'appartenait comme à toi. Tu
commandais, tu étais le maître. De quel droit l'as-tu laissée disposer
d'elle, dont j'avais la moitié?


—Ah! l'exécrable folie de mon entreprise vaine! C'est mon misérable
orgueil qui s'obstinait!—L'HUMANITÉ! Est-ce qu'elle valait, à elle
toute,—est-ce qu'elle me rendra cette amie que j'ai perdue...—perdue
à jamais!!!...


Les pleurs amers m'étouffent, les sanglots me suffoquent... Bien plus
que mon corps sous le poids de tout à l'heure,—je me sens écrasé,
effondré sous ma peine éternelle...


Moi qu'indignait, qu'irritait autrefois une larme sur le visage d'un
homme,—suis-je assez puni, à la fin! d'avoir méprisé l'homme qui
pleure!!!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[Illustration: TRAJECTOIRE DU _GÉANT_

(Deuxième ascension)

Parti du Champ-de-Mars, à Paris, le 18 octobre 1863, à 5 heures
3/4.—Tombé le lendemain matin, à 9 heures, à Frehren, près Rethem
(Hanovre).]



P. P. C.

À MON CHER ET BON AMI ALDÉRIC SECOND.

                                        Bruxelles, 20 septembre 1864.

«Je te disais bien, ô mon ami!—«_Il y a dans tout ceci quelque chose
qui ne va pas!_...»

«Depuis que j'avais commencé à dérouler dans ce livre les péripéties
douloureuses et grotesques de ce drame tragi-comique qui a nom les
MÉMOIRES DU GÉANT, pas un arrêt, aucun de ces incidents dérivatifs que
la malice des Choses fait toujours jaillir tout à trac devant vous à
ces moments-là, pas même la maladie, plus forte que la volonté,—plus
forte que le serment!

«Du premier jour au dernier, pas une seconde de retard dans l'envoi à
point nommé de ces feuilles écrites au fur et à mesure, dans la fièvre
des nuits successives, après les autres travaux du jour; rien au
travers de cette rude besogne, difficile au cuisinier, impossible à
l'écrivain:—le Menu servi à l'heure dite!—et si j'étais las ou
essoufflé parfois, le lecteur pouvait s'en apercevoir;—moi, non!

«Qu'allait-il donc arriver?...

«Un chapitre encore, deux au plus, et tout était dit,—de ce que
j'avais pu dire...—Je touchais à ce doux instant de la tâche
accomplie, de la liberté conquise du repos gagné.

«—Folie!

«Un livre, signé Nadar, qui aurait eu, comme tous les livres, un
commencement, un milieu et une fin,—quelle invraisemblance
apocryphe!—Et comme j'avais raison de me défier!


«L'anicroche attendu, le _hic_ prédit,—le voici:


«—Tu sais ce que je souffrais depuis un an à voir retenu à terre, par
la plus perfide manoeuvre,—par mon imprudence incurable, plutôt!—mon
brave Géant, qui s'indignait du repos, lorsque son devoir l'appelait
par les airs,—lorsqu'il n'avait qu'à paraître pour accomplir ses
destinées jurées et conquérir si facilement cette première rançon, par
lui solennellement promise à notre fraternelle Association du _Plus
lourd que l'air_.

«Et cette pauvre Société, tous ces braves savants qui sont là,
mécaniciens, mathématiciens, physiciens, chimistes, etc., attendant
impatiemment, l'arme au pied, l'heure et les moyens de prouver aux
Siècles ébahis qu'il y a encore un grain de sens commun de par ce
monde, et que l'homme n'avait qu'à réfléchir un instant et vouloir un
peu, pour prendre possession du plus vaste des domaines qui sont à
lui...


«Ô bonheur! voici que, dans ce labyrinthe inextricable, obscur,
contradictoire, au fond duquel trône mystérieusement la Justice
souveraine et définitive, dédale où je m'avançais tâtonnant et
trébuchant pas à pas,—voici qu'une lueur subite vient à se faire!
C'est la lumière de Vérité qui dissipe aussitôt les ténèbres.—Or, du
moment où la Vérité parlait, la cause du GÉANT était entendue!...


«Et comme tout s'entraîne, voyez donc!—et s'enchaîne!


«À ce moment juste où le GÉANT se demandait quel premier usage il
allait faire de sa liberté tant voulue, à quelle Capitale il allait
demander la première obole que toutes lui doivent,—voici que, de tous
les peuples, son préféré l'appelle, pour fêter ensemble, comme deux
bons amis, le glorieux anniversaire de son Indépendance! Glorieuse en
effet, cette trente-quatrième année de bon et loyal exemple donné à
l'Europe entière par un petit peuple et un grand roi, grands tous deux
par leur seul respect devant la Foi jurée!—Doux et honnête pays (—et
honnêteté, n'est-ce point ici, comme je le disais, habileté vraie et
vraie grandeur?...),—où souffle toujours, de Gand comme de Liège,
l'air pur, Flamand ou Wallon, mauvais aux oppresseurs;—oasis de
liberté, isolé à jamais, par sa seule sagesse et sa vertu, de l'esprit
de fourbe et de traîtrise,—de toute contagion du funeste exemple...


«À cet appel, qui ne me laisse même pas le temps de retourner la
tête!—je me lève, je pars,—je suis parti!

«Le temps n'est plus de raconter des histoires:—il s'agit d'en faire!


«Mais, en leur faussant ainsi compagnie sans dire seulement gare,
vais-je donc me brouiller avec mes lecteurs et si mal reconnaître leur
bienveillante patience?

«Vais-je, avec cet inexcusable sans-façon, les laisser sur cette
curiosité, non pas de mon drame écrit, mais de l'histoire vraie trop
palpitante,—et, spéculant sur le procédé facile et banal des faiseurs
de _suite au prochain numéro_, exploiter l'intérêt—suspendu—sur le
sang de mon sang, la chair de ma chair?...


«Restons donc un instant,—un seul instant encore!—sur cette terre
douloureuse,—et, pendant qu'éperdu de sanglots, cet homme—qui ne
pleurait jamais autrefois!...—appelle vainement la compagne qui ne
doit plus revenir,—voyez le ballon horizontal _traîner_ encore par ce
bois de Frankenfeld qu'entoure notre rivière de tout à l'heure...

«Brisant, écrasant, coupant au rez de terre les chênes monstrueux, la
nacelle court encore, traçant dans ce bois sauvage, inextricable, sur
une longueur de quelque trente mètres, une roule large et
nette—«semblable à ces avenues qui aboutissent aux Rendez-vous de
chasse.»

«Mais les cordages échevelés, le filet bientôt, s'accrochent,
s'engagent, s'enchevêtrent, par cette obstinée succession de
résistances...

«Le ballon lui-même, mordu au ventre, sent s'exhaler sa fureur avec sa
force.—Il s'indigne et lutte encore, se boursoufle, se soulève,—et
trois fois, dans trois derniers bonds, il tente de se frayer un
dernier essor—jusque par le filet éventré...

«Mais, vaincu enfin, il retombe épuisé,—et il couvre la forêt de son
immensité en lambeaux—«comme de ses «ailes un énorme oiseau, abattu
d'un coup de feu.»


«Sous la lourde nacelle, on trouve étouffée, broyée, on rappelle à la
vie la pauvre victime,—dont le premier soupir appelle mon nom...


«Que vous dirai-je de plus?


«La cabane de bûcheron, où je la retrouve enfin meurtrie,
méconnaissable,—et où on apporte bientôt sur la paille, à côté de
nous, le pauvre Saint-Félix, le bras droit cassé,—sanglant,
effroyable, décortiqué—littéralement—par tout son triste corps dès
la plante des cheveux...


«Puis la douloureuse translation à Rethem, où docteur et paysans nous
pillent à l'envi, malgré la vigoureuse protection du brave Thirion,
qui, seul des valides, ne nous abandonne pas, et qui, là encore, est
obligé de mettre le pistolet au poing contre tout un village, qui
veut, au départ, dételer les chevaux de nos charrettes.


«Puis Hanovre, où nous n'avons plus qu'à remercier depuis la reine et
le roi, qui, chaque matin et chaque soir, nous envoient des profusions
de fleurs et de fruits,—et notre visiteur assidu, l'aide de camp
comte de Vedel, qui veut absolument monter avec moi à la première
ascension du GÉANT,—et le secourable et si regrettable ambassadeur de
France, le marquis de Ferrière Le Vayer, et l'ambassadrice,—la
charité chrétienne—(hélas! une veuve désolée aujourd'hui!)—et
l'habile et désintéressé docteur Muller, avec ses aides,—et notre
grand professeur Richard, accouru au premier appel,—et le chancelier
Fourcade, et notre compatriote Marais,—et mon confrère
Lulves,—jusqu'à la modeste femme de chambre, empressée, intelligente,
si providentiellement mise à la disposition de madame Nadar, à notre
arrivée, par madame de Ferrière le Vayer.


«Quoi encore?—L'enfant arrivant sur dépêche, au milieu de la nuit,
courant plus vite que tous et appelant dans l'ombre, derrière la porte
qu'il cherche:—_Maman, maman!_...—Et les cris de sa peine devant ces
visages décomposés, méconnaissables, qu'il a failli ne plus revoir
jamais!...


«Et ces lettres si affectueuses des plus aimés et des plus
aimants,—Sand, Barbès, Louis Blanc, Hanquet, etc.,—comment les
nommer tous?


«Et le retour à Paris, où le docteur Richard et mon très-cher maître
Pelletan me découvrent décidément une fracture simple du péroné droit,
dont l'état premier des jambes, enflées et noires comme celle des
noyés, avait dû retarder l'insignifiante constatation.—Une misère!
La bretelle du fusil rompue!

«—Ce dont le Godard,—s'excusant peut-être...—s'obstinait à me
dissuader avec une puissance de dénégation extraordinaire, l'os péroné
n'étant pour lui qu'une chimère, un rêve:—_M'sieu Nadar, gn'y a pas
d'os c't'endroit-là, c'est z un nerf!!!..._


—«Et les innombrables visites des bons amis, anciens et
nouveaux,—dont une que je veux dire, seule: celle de Ferdinand de
Lesseps, qui vient tendre la main à celui qu'il ne connaissait pas
hier....—Ah! moi aussi, je le percerai mon Isthme!...


«Et sur le bras de ce bon Delair, une soeur de charité avec des
moustaches,—mon départ, clopin-clopant, pour Londres, où je vais
disposer l'exhibition du GÉANT disloqué—(les Invalides sitôt, au lieu
de nouvelles campagnes!...).—Et là, cette fraternelle hospitalité de
la presse, et cette touchante sympathie de tous dans ce grand pays où
est respecté celui qui Veut faire!

«Et que de choses après cela!—Le retour sur Paris sous une grêle de
tuiles,—et l'insulte sur les murailles,—«Le Feu dans la maison, à
la fois, «et les punaises, c'est trop!»—me disait un qui
compatissait;—et les brochures,—et les lettres héroïques que fait
écrire aux journaux le Godard qui ne peut mieux, dans lesquelles il
a tout sauvé et où nous faisons, en deux endroits, nos soixante
petites lieues à l'heure,—et l'homme de Seine-et-Oise déclarant
publiquement, en wagon, que «—je n'avais emmené ma femme, au su de
tous, que pour m'en débarrasser!...»—Et ce bon Moigno, qui n'oublie
rien, lâchant sur moi un de ses sous-diacres.—Et mon journal
l'AÉRONAUTE atteignant le chiffre glorieux de 42,—je dis
_quarante-deux_ abonnés,—pendez-vous,

     PETIT & GRAND JOURNAL!

Il les a encore!—Et, faut-il tout dire? ce chapitre encore qui
s'appelle: _Mei prigioni_,—et jusqu'à ce brave S.... me
déshéritant,—ce qui n'est rien,—mais ne venant même pas prendre de
mes nouvelles, ce qui est presque quelque chose...

«Etc., etc., etc.


«Mais, en regard de tout cela,—une phrase dans le _Constitutionnel_,
une simple phrase, qui fait sauter, à elle seule, et vide du coup tout
l'autre plateau de la balance,—phrase écrite et pensée par un homme
qui sait, lui, ce que je veux, qui sait ce que je vaux.

     =«La catastrophe du GÉANT est, à la lettre, un malheur
     public.....=

                                  _Signé:_ BABINET, _de l'Institut_.

«Mais encore je parviens à la créer, cette Société,—qui n'est ni
financière ni civile, bien entendu! et qui s'appelle tout simplement
la _Société d'Encouragement pour la Navigation Aérienne par le moyen
d'appareils_ PLUS LOURDS _que l'air!_—Et, à sa tête, s'inscrivent ces
noms glorieux: Babinet, Barral, Taylor, etc.,—et la petite phalange
se constitue, et elle serre ses rangs, et elle étudie, et elle
commente, et elle discute,—et elle s'apprête!...—c'est d'elle que
naîtra la grande chose!...—Chaque vendredi soir les voit accourir là,
près de moi;—et il me semble que c'est ma fête, ces vendredis
soir-là!...


«Et sur toute la ligne, la bataille est engagée!—Les brochures
pleuvent: de tous côtés, en tous pays, l'opinion publique s'agite, les
savants s'éveillent, l'Institut lui-même va tout à l'heure se frotter
les yeux...

«Je vous dis que L'AGITATION EST CRÉÉE!


«Mais quoi, enfin, après cela?—Des procès aussi,—que je perds devant
le tribunal de commerce (il fallait un aéronaute, ce fut un bandagiste
qui l'obtint!)—et que je gagne enfin en police correctionnelle.

«C'était trop sûr, dix fois! Je ne m'aviserais jamais plus de plaider
ayant tort que je ne me battrais sans être offensé.

«Mais, quant à ce procès, qui décerne jusqu'à plus ample informé six
mois de prison à mes constructeurs du GÉANT, je vous laisserais
deviner—en cent, en mille,—ô mes amis! le point de départ de ce
détournement de taffetas, détournement impudent jusqu'à l'absurde,
monstrueux jusqu'à l'idiot,—que mon innocence éternelle ne
soupçonnerait même pourtant pas encore à l'heure qu'il est, sans avis
reçu.—L'intelligent constructeur aéronaute,—patronné, garanti et
contrôlé par M. Victor Meunier,—avait naïvement cru défier à l'avance
toute vérification: «—_Comment voulez-vous, m'sieu Nadar_, me
disait-il à propos d'un autre procès du même genre pour un ballon de
la campagne d'Italie,—_comment voulez-vous qu'on sache ce qu'il est
entré de soie dans un ballon une fois fini_,—PUISQUE LE BALLON EST
ROND?...»


«Ce procès, au surplus, le voici:—et c'est bien simple!


«On dîne à Monte-Cristo.

«Alexandre Dumas—cet éternel Mangé!—a cette fois, comme toujours,
des invités nombreux.

«—Eh bien! Pierre, dit-il au domestique, voici bien les coupes pour
le vin de Champagne, mais où est le vin?

«—Monsieur Dumas, il n'y en a plus à la cave!

«—Alors va en chercher au restaurant du _Pavillon de Henri IV_.

«Le domestique dit tout bas quelques mots à l'oreille du
maître...—Crédit... note... au comptant!...

«—Le _Pavillon de Henri IV_ est un sot! Porte-lui ces trente francs
et rapporte trois bouteilles.

«Quelques jours après, même scène.—Quatre bouteilles, quarante
francs!

«Et puis,—vingt francs, deux bouteilles!

«Et encore, et toujours,—jusqu'à ce qu'arrive l'homme qui vient à
domicile proposer ses vins: on ne l'attend jamais longtemps, celui-là!

«—C'est bien! dit Dumas. Je vous prends douze paniers de Champagne.

«Quand le vin est en cave, vendu, livré,—le marchand remonte,
agréable:

«—Mais monsieur Dumas aurait bien pu encore attendre un peu: sa
provision n'était pas épuisée...

«—Comment?

«—Dame! j'ai bien compté encore en bas quelque chose comme cent
cinquante ou deux cents bouteilles!

«—Ah! le gredin! C'était mon propre vin qu'il me vendait!—Pierre!
Pierre!!! tu es un voleur, un coquin! Je te chasse!

«Pierre prend la porte.—Dumas le rappelle:

«—Viens ici!—Je t'ai chassé comme voleur, mais je te garde comme bon
domestique; tu sais bien, animal! que je ne peux pas me passer de toi!


«—Mais au moins, malheureux!—_quand tu me vendras mon vin,—fais-moi
crédit_...»


«Voilà l'histoire—photographiée!

«Sauf que mon domestique ne vaut rien et que je ne le garde pas.


«Et le bilan promis,—que j'allais oublier!


«Donc:—

  Frais directs et indirects pour l'ensemble, d'août 1863
  à octobre 1864                                          200.000 fr.

  (4,944 fr. seulement, en huit jours de Hanovre pour
  moi...—et ma compagnie, bien entendu!...)

  Recettes:—1re ascension                    36.000 fr.

  —2e ascension (Meaux avait porté!...)      24.000

  Exhibition au _Crystal-Palace-Sydenham_
  en novembre 63,—tout juste le pire
  mois de l'année Londonienne                  19.000
                                              —-—-—
  Total                                        79.000      79.000
                                                          —-—-—
  Différence en moins                                     121.000 fr.

«Ajoutez à cela la décadence, momentanée il est vrai, mais trop
prolongée alors, de l'établissement photographique qui donne aux miens
leur pain quotidien,—et vous comprendrez que l'idée ait pu venir à
quelques-uns autour de moi de faire appel à une souscription publique
universelle pour panser ces plaies et accomplir par tous ce que je
n'avais pu faire à moi seul:—à savoir, la constitution du premier
capital nécessaire à la création de l'association rêvée et aux essais
des futurs appareils _plus lourds_ que l'air.

«Villemessant, qui, avec ses exécrables défauts, a cette vertu
première qui les fait pardonner tous, la bonté,—Villemessant accourt
le premier auprès de mon lit, avec un long factum sentimental et
pathétique élucubré par lui...

«Je sautai sur son manuscrit, comme la Pauvreté sur le Monde!—Nadar
doublé de Villemessant, dans cette immense question qui touchait à
tous les plus sérieux problèmes scientifiques et sociaux!—Il ne
manquait plus que cela!

«Et avoir l'air de tendre la main aux passants!—Mangin! avait dit un
Victor Meunier anonyme. Après Mangin, Bélisaire encore!—Le casque
toujours!


«Heureusement,—averti,—j'empêchai!

«Qu'eussent donc fait de moi tous les lâches coquins et marauds
ténébreux après mes chausses, si, non prévenu, je n'avais pu mettre
obstacle?...


«Quelques jours après, une lettre encore,—de Guernesey celle-là, et
signée—Victor Hugo!


«Le Maître me disait à peu près:


«Tous, nous croyons plus ou moins à la future Navigation aérienne; il
n'est donc pas juste qu'un seul engage, pour cette Foi de tous, le
pain de son enfant et sa vie, et je ne vous reconnais pas même ce
droit que vous vous arrogez de payer pour nous autres.—Il faut qu'une
souscription universelle, vraiment démocratique, mette enfin l'homme
aux prises avec cette grande question, afin qu'elle soit vidée, ou
qu'on sache au moins une bonne fois si elle peut l'être. Tous ceux qui
croient avec vous ou à côté de vous doivent souscrire, selon qu'ils
croient: celui qui croit pour un décime donnera le décime, celui qui
croit pour le franc donnera le franc; celui qui croira plus encore,
donnera plus. Inscrivez-moi pour cinq cents francs...»

«Et je répondais en toute hâte:


«—Au nom du ciel! mon très-cher et honoré Maître, ne faites rien de
ceci!—À cette heure qu'il est, je suis à peu près ruiné en l'air et à
peu près ruiné sur la terre: vous me déshonoreriez donc;—car tous les
Victor Meunier de la Nature m'accuseraient de faire _chanter_
l'humanité entière à mon bénéfice! «—ON ALLAIT À MEAUX!...»
diraient-ils, pour le coup!—Attendez, de grâce! Je ne suis pas mort
encore, et, d'enfance, je suis fait aux luttes. Dans quelques mois,
vous me verrez revenir à toute bride et bien dispos pour la guerre.
Laissez-moi au moins cet espoir et cette consolation de gagner
seulement la première bataille,—je ne l'aurai pas volé!—et c'est moi
alors qui viendrai à vous, pour vous dire: Marchons ensemble!»


«J'ai fait comme j'avais dit, et,—après tant d'épreuves, tant de
peines et tant de douleurs,—je reviens, pansé de _toutes_ mes
plaies!—Me voici, vivace plus que jamais, alerte, décidé,—acharné
jusqu'à la Victoire!


«Nous allons donc nous envoler, au moins cette fois encore, ô mon bon
et cher Albéric!...—et à l'heure peut-être où les lecteurs de ces
MÉMOIRES liront ces dernières lignes, sous la lampe bien claire, au
sein du doux et chaud foyer de la famille,—celui qui les écrit en ce
moment cherchera à deviner, par les ténèbres et le froid de ces nuits
noires de la fin de septembre,—nuits tardives, malheureusement, et,
pis encore! sans lune,—si les vents d'équinoxe le portent sur les
gorges du Caucase, le Danube autrichien, ou bien vers l'Adriatique...


«Je crois que c'est la première fois que l'auteur d'un livre aura
souhaité de si haut le bonsoir à ses lecteurs,—mais je sais bien que
jamais adieu ne leur aura été envoyé avec plus de cordialité et de
gratitude pour la si longue patience qu'ils ont mise à m'entendre.

  «Tonissime,

                                        «NADAR.»



FIN DES MÉMOIRES DU GÉANT.



Les honnêtes gens, parmi ceux qui viennent de lire ce livre, ont
éprouvé sans doute la surprise que j'éprouvai moi-même au moment où je
m'aperçus que mon entreprise avait décidément fait naître dans
certains coins la plus venimeuse irritation contre moi.

Je ne fus même pas sans quelques appréhensions des plus graves, après
la descente à Meaux, alors qu'il s'agissait de préparer ma revanche.
Les avis et conseils pleuvaient auprès de moi: amis anciens, amis
nouveaux semblaient apprécier une nécessité certaine de serrer les
rangs pour protéger l'ascension prochaine.

Un bon garçon que je n'avais pas oublié m'écrivait:

«.....Quoique nous ne nous soyons pas vus depuis bien des années, je
suis toujours ton ami, et, dans le milieu où je suis forcé de vivre,
j'entends bien des choses que tu ne peux savoir.—Donc défie-toi et
sois mieux gardé dimanche prochain que tu ne l'étais la fois dernière;
je sais des gens qui, sans en avoir l'air, seraient capables de tout
pour faire crever ton ballon par un mouvement _spontané_ de la
crapule...» (_Textuel._)

On se rappelle cet autre qui me disait au Champ de Mars, le matin même
de cette seconde ascension:

«—Tu as beau te refuser à le croire: il y a ici des gens qui se
déclareront _volés_ tant que tu ne te seras pas cassé les reins devant
eux!»

Tous ces avis étaient trop nombreux, trop affirmatifs, et me venaient
d'hommes trop sûrs pour qu'il fût permis de n'en pas tenir compte, et
je n'avais pas hésité devant la dépense d'un double service de police.
Je fis bien. Quels que fussent l'étonnement, le dégoût, l'horreur,
l'espèce de stupeur que me causèrent ces avertissements, j'en ai pu
apprécier depuis la sincérité.

Un ou deux articles de journaux m'avaient d'ailleurs permis, dans une
autre couche sociale, de tâter le pouls à la fraction des hostiles.

J'ai rejeté à sa place ici, à la fin, presque hors de ce livre, ma
réponse à la plus inattendue et à la plus incroyable de ces
attaques.—Cette réponse, je suis forcé de l'adresser aux lecteurs
ordinaires des feuilletons scientifiques publiés par M. Victor Meunier
dans l'_Opinion Nationale_.

Bien que ce livre ait déjà excédé les limites ordinaires en librairie,
il ne m'était réellement pas possible d'accepter par mon silence des
offenses indignes, directes et indirectes, dont la violence d'âcreté
jaillit même à travers la cauteleuse perfidie de leur enveloppe.

J'espère prouver ainsi aisément, si ce n'est déjà fait par l'ensemble
de ce livre, que je ne suis pas l'homme sans délicatesse, sans respect
de lui-même, sans loyauté, sans honneur, menteur et impudent, que M.
Victor Meunier m'a accusé d'être, et je vais me débarrasser le plus
vite possible de ce critique ultra-scientifique.


Indépendamment de l'infaillible procédé _Pingebat_ que j'ai dit plus
haut, en n'oubliant pas, dans les moyens de parvenir, la nécessité de
la cravate blanche et les avantages de la contemplation dévote et
soutenue envers son propre nombril,—il est un autre excellent
système, d'ailleurs complémentaire, à recommander à tout jeune
écrivain qui a sa place à se faire.

Ce système est de commencer par se choisir, si notre écrivain se
destine à la critique, une bonne _Tête de Turc_,—j'entends une Bête
noire, à tort ou à raison, devant l'opinion publique, soit qu'il
s'agisse simplement d'un homme ridicule, soit qu'il s'agisse d'un
homme taré.

Il n'est pas du tout mauvais que ladite _Tête de Turc_ soit triée dans
les eaux gouvernementales, où généralement notre éternelle Fronde
française n'a que l'embarras du choix.

Il y aurait une curieuse histoire de toutes les _Têtes de Turc_ qui se
sont succédé sous la pugilation publique depuis ces vingt dernières
années seulement. Je n'aurai garde de tenter cette histoire, et je me
préserve même de l'énumération martyrologique, n'ayant pas loisir ni
volonté de me créer d'autres méchantes affaires. J'ai mon content de
ce côté.—Je ne frapperai donc pas une fois de plus sur ces boucs
émissaires, choisis pour payer pour tous, et quelquefois plus cher
qu'ils ne doivent,—bien convaincu que là, comme partout, l'opinion
publique a dû plus d'une fois taper à côté du vrai, et me consolant
d'ailleurs des innocents immolés, par cette considération que le
massacre ne les empêche guère, en somme, d'émarger leurs gras
traitements.

Pour revenir à nos principes de tout à l'heure, le choix de sa _Tête
de Turc_ une fois fait, le débutant littéraire ou scientifique n'a
plus qu'à prendre mesure et élan, et à commencer un roulement de ses
meilleurs coups de poing sur la tête choisie.


En ces temps déjà anciens auxquels je remonte, c'était,—à tort ou à
raison, je le répète encore,—le pisciculteur M. Coste qui se trouvait
être la Bête noire en question. Je ne me permettrai assurément pas de
dire que rien ne lui manquait pour tenir au complet cedit emploi de
Bête noire; mais je trouve tout au moins qu'il remplissait les deux
premières conditions:—il essayait une chose à peu près nouvelle,—il
tenait au gouvernement.


M. Victor Meunier débuta par un coup de maître en tombant juste sur
cette _Tête de Turc_:—abîmer M. Coste, c'était, dans ces temps-là,
faire acte éclatant d'indépendance, de libéralisme avancé, de
désintéressement. Tomber M. Coste, c'était proclamer les immortels
principes de 89!

J'y fus si bien mordu, moi jeune homme avec tous les autres, que ne
sachant comment manifester ma fervente sympathie à cet homme
d'avant-garde, je lui écrivis quelque temps après pour lui offrir la
seule couronne de lauriers que j'eusse sous ma main: une place dans
cette grande pancarte caricaturale des écrivains contemporains qui
s'appela _le Panthéon Nadar_.


L'homme d'avant-garde accourut à toutes jambes, mais il eut le temps
de se remettre en grimpant mes nombreux étages, et il se présenta
devant moi froid, digne, noble, sentencieux, imposant, solennel.—Il
m'était donc enfin donné de le contempler, cet homme supérieur et
pur!—Il s'avançait comme sur son nuage avec une majestueuse lenteur.
Jamais haute cuistrerie ne se drapa devant un profane dans une
attitude plus imposante: c'était comme une évocation de Saint-Just,
moins la beauté, croisé de Franklin et même un peu mâtiné de Carnot et
d'une façon de Hoche plumitif.—J'adore les républicains qui sont
républicains parce qu'ils aiment et qu'ils admirent; il est vrai
que—j'en sais d'autres qui ne sont républicains que parce qu'ils
haïssent et envient; mais il ne s'agit pas de politique, et,
transporté d'admiration devant ce type rêvé, je lui décernai du coup
le brin d'immortalité grotesque et un peu grossière dont je disposais
en campant incontinent, ce cynocéphale dans le défilé de mes deux cent
cinquante fantoches, sous le n°..., faute de mieux.


«—Si, au lieu de vous laisser aller à votre bête de camaraderie, et
de couvrir votre deux fois trop grande feuille de deux cents infirmes
inconnus,—me disait quelques mois après un éditeur peu poli, mais
plein de bon sens,—vous m'aviez lithographié là, comme Benjamin dans
son _Chemin de fer de la Postérité_, cinquante bonshommes pour de
vrai, vous auriez gagné le double des quelques vingt mille francs que
vous avez perdus à faire de la notoriété inutile à un tas de médiocres
et de nuls—dont le dernier vous gardera rancune éternelle de ne pas
se voir défiler avant George Sand!»


Je ne regrettai rien pourtant, et quant à M. Victor Meunier,—mon
homme d'avant-garde!—en particulier, tout au contraire je
m'applaudissais. En souffrant par lui, il me semblait doux de
souffrir—et de payer—pour la Bonne Cause!

À quelque temps de là, des réclames de journaux m'annoncèrent que mon
homme d'avant-garde venait de fonder un journal scientifique.—Toujours
lui sur la brèche!—Quelle nouvelle pour la jeune France libérale, quels
horizons pour la science de l'avenir!

Je courus discrètement apporter mon obole au travailleur honnête et
désintéressé, et prendre un abonnement à son Évangile mensuel.


Je n'avais jamais revu M. Victor Meunier depuis notre séance
caricaturale, mais mon âme était toujours avec lui!

Aussi, lorsque j'avais créé l'_Aéronaute_,—organe futur de notre
future société de la Navigation aérienne au moyen d'appareils plus
lourds que l'air,—j'aurais cru faillir à tous mes devoirs en oubliant
le nom de M. Victor Meunier parmi ceux des quelques hommes de
courageuse initiative qui n'hésitaient pas à se mettre en avant pour
proclamer et défendre une vérité de demain.—C'était encore un acte
de foi, de sympathie et d'hommage vis-à-vis de ce grand caractère.


Il manquait quelque chose encore à ma colonne de bons points dans la
balance de mon compte avec M. Victor Meunier; mais il était dit qu'il
n'y manquerait rien.


Un soir,—c'était quelques jours avant ma seconde ascension,—j'avais
chez moi trois amis, MM. D..., de C.. et P... Je suis autorisé à dire
les trois noms à M. Victor Meunier s'il vient, par hasard, me les
demander.

On causait de choses et d'autres. Un de ces messieurs,—celui-là
surtout n'attend qu'un signe de M. V. Meunier pour se nommer,—vint à
accuser M. V. Meunier d'un acte que je veux croire peu habituel dans
la profession d'écrivain scientifique.

Quoiqu'en ce moment absorbé par d'autres pensées en dehors de la
conversation commune, j'entendis,—et je me dressai comme un ressort
de toute l'énergie que je possède quand j'ai à défendre un ami absent:

—Comment oses-tu parler ainsi? lui dis-je. Le sais-tu par toi-même?
L'as-tu vu? Et si tu l'as vu, es-tu dix fois sûr et certain que les
yeux n'ont pu se tromper?...—Je ne sais, en vérité, rien au monde de
plus coupable, de plus mauvais, de plus odieux, que ramasser une
vilaine accusation, bavée au hasard par quelque bas coquin, et répétée
indifféremment par le premier venu et le dernier après, contre un
homme honorable qui est à cent lieues à ce moment de soupçonner qu'il
soit même question de lui! Quelle loyauté, quelle pureté peuvent
échapper à ces attaques-là? Et des honnêtes gens comme nous
doivent-ils se prêter à servir ainsi de mur à la balle des
sycophantes?


J'étais indigné et vraiment fort en colère contre mon ami.—Je dirai
plus tard comment il me répondit.


Le lendemain,—le lendemain juste de ce beau plaidoyer,—je tombais à
la renverse en recevant une lettre signée Victor Meunier, et adressée
au directeur du journal _l'Aéronaute_.

M. Victor Meunier ne connaissant d'ailleurs, disait-il, M. Moigno que
pour l'avoir combattu dans la presse, appréciait que mon _sanglant
article_ attaquait ledit sieur Moigno dans l'exercice de ses fonctions
scientifiques,—_fonctions que j'ai moi-même_ L'HONNEUR _de
remplir_,—disait, toujours solennel, mon homme d'avant-garde.

Et,—toujours ferré sur les principes!—


«—Trouvant que cet article est la négation absolue du _droit de
discussion, droit que_ J'ESTIME SACRÉ, continuait-il (—les
principes!—), _je ne puis permettre_ que mon nom figure sur la liste
de vos collaborateurs, où vous l'avez inscrit _sans mon aveu et à mon
insu_.

«Veuillez donc, monsieur, avoir l'obligeance de l'en faire disparaître
et _d'insérer cette lettre_ dans votre prochain numéro.


«Agréez, etc.»


J'envoyai retirer bien vite à l'imprimerie le nom de M. V. Meunier de
l'honorable compagnie de notre rédaction, puisqu'il s'y trouvait mal.

Mais, le nom ôté, je crus avoir assez fait en fournissant l'occasion
d'un rapprochement entre MM. Meunier et Moigno: il avait été écrit que
je serais le lien d'union entre ces deux âmes!—et décidé à ne plus
fournir à M. V. Meunier, devant mon public, l'occasion de se
gargariser avec—ses principes!—j'eus la petite malice de me refuser
à la _réclame_ de la lettre à publier.

J'avais déjà donné à M. Meunier.


Ce n'était pas tout encore.

On m'apportait presque aussitôt un long article dans lequel,—sans
nécessité d'aucune sorte, sans provocation, on l'a trop vu,—mais, au
contraire, contre toute justice, contre toute vérité, je n'ai pas
besoin d'ajouter contre les plus élémentaires convenances, M. Meunier
vomissait contre moi douze colonnes,—tout ce dont il pouvait
disposer,—d'injures les plus graves, d'imputations mensongères, de
calomnieuses insinuations.

Le premier châtiment de cet inqualifiable article doit être la
publicité que je vais lui donner.


Le lecteur va jauger ici la profondeur de certaines haines spontanées
qui m'assaillirent, et il appréciera devant l'insolence, l'acidité, la
perfidie, l'insistance de ces insultes publiées, si je me laisse trop
aller à ma légitime indignation. Même en ce cas, il me semble que je
serais peut-être excusable d'oublier un instant ce que, dans une
conversation avec moi, quelques jours avant sa mort, reconnaissait
mon cher et à jamais regretté Maître, Charles Philipon:

—Cette vérité que proclamait mon vieil ami, c'est que, pendant
quelque vingt-cinq ans que j'ai travaillé, soit avec ma plume, soit
avec mon crayon, dans les petits journaux,—terrain si glissant pour
tant d'autres!—jamais, un seul jour, il ne m'arriva de manquer au
respect de moi-même dans la personne des autres,—jamais je n'attaquai
personne sur le terrain qui doit rester réservé,—jamais, au grand
jamais, je ne m'oubliai à faire passer mon public par la vie privée de
nos plus détestés adversaires.


Le feuilleton scientifique de M. Victor Meunier (_Opinion nationale_
du 11 octobre 1863), reproduit par lui déjà deux ou trois fois dans
les recueils particuliers qu'il exploite et auquel ce livre va
répondre, commence par le récit emprunté aux journaux anglais d'une
ascension de MM. Glaisher et Coxwell.

Les deux aéronautes ont dépassé, affirme-t-il tout d'abord, l'altitude
de 9 kilomètres,—c'est-à-dire sont parvenus beaucoup plus haut que
MM. Gay-Lussac, Barral et Bixio.

Il raconte encore que pendant que M. Glaisher était sur son banc, ne
voyant plus, incapable de mouvement, et même de l'usage de la parole,
la tête tombant _tantôt_ sur l'épaule gauche, _tantôt_ sur la droite,
puis en arrière;—M. Coxwell, privé de l'usage de ses mains gelées et
devenues _presque noires_, saisit et fit jouer _avec ses dents_ la
corde de la soupape.

M. Meunier a raison de n'avoir pas trop d'éloges pour les deux
aéronautes anglais qui _courent ces nobles dangers_ dans un intérêt
scientifique.

Mais ces trois colonnes enthousiastes, ces éloges emphatiques, ce
récit héroïque accepté et affirmé sur la foi du premier traducteur
venu, visent à autre chose. En glorifiant les deux aéronautes
anglais—dont il se moque peut-être bien un peu en bon Français qu'il
est,—M. Meunier prépare le bâton pour assommer son compatriote.—Le
trait de la fin annonce qu'il s'agit ici du procédé _par
écrasement_:—

«—Ces gens-là, dit-il, ont _le_ RESPECT D'EUX-MÊMES, celui de leur
cause et celui du public.»

Et ceci dit, M. Meunier commence:


«Quant à l'ascension qui a eu lieu dimanche dernier au Champ de Mars,
comme _elle ne se distingue en rien_ d'essentiel des _spectacles_
analogues donnés à la même place, et comme elle n'a aucun caractère
scientifique, nous n'aurions rien à en dire si _on_ ne nous avait
_annoncé_ que le produit de cette ascension et de celles qui suivront
sera consacré à l'étude et à la réalisation d'un nouveau système de
locomotion aérienne.

«Par ce côté, l'expérience nous touche (_SI ce NOBLE mot: expérience,
est ici à sa place_...).»

Je laisse M. Meunier dire tant qu'il lui plaît que le premier
gonflement et le premier départ du plus gigantesque aérostat à gaz
qu'on ait jusque-là tenté d'enlever n'ont _rien_ d'intéressant; mais
il me retrouve quand il reproche avec acrimonie au GÉANT, dont les
produits sont destinés à un but scientifique, d'avoir été annoncé
avec un fracas mensonger et dolosif. «—_Une profanation!_ dit-il en
se signant. Une pareille entreprise n'avait besoin que d'être annoncée
avec _l'autorité_ du savoir et du CARACTÈRE...»

Puis, s'apercevant un peu tard qu'il va un peu plus loin qu'il ne faut
pour la conservation de ses oreilles, il entr'ouvre bien vite derrière
lui la porte prudente par laquelle on se dérobe:

«_Sans prétendre_,—se dépêche-t-il de dire un peu trop lard,—qu'_on_
se soit écarté _en rien de sérieux_ des règles susdites...»

Mais le fiel qui le déborde lui fait presque aussitôt oublier cette
précaution d'un instant, et vous allez le voir revenir immédiatement à
l'injure et à la calomnie.

Or, les journaux et les affiches avaient publié les mesures du GÉANT
_absolument telles que je les avais reçues,—sans contrôle, sans
examen même,—de ses constructeurs_ et répétées en toute sincérité. Et
ce n'est certainement pas M. Meunier qui pourra jamais faire douter de
ma parole.—Le récent procès intenté par moi en police correctionnelle
a témoigné que j'étais si peu au courant de ces fournitures que, sur
première demande de mon constructeur,—malgré les limites
très-rigoureuses d'un devis bien étudié, sur lequel, dans mon horreur
trop connue des chiffres, j'avais à peine jeté les yeux,—je faisais
remettre aux mains de ce constructeur un supplément de HUIT CENTS
MÈTRES,—près de 6,000 _francs de soie_, dont je n'avais pas même
l'idée de soupçonner un autre emploi. Tous ceux qui m'entourent,
depuis le collége, sont trop au courant de l'extraordinaire,
invincible rétivité de mon esprit devant tout ce qui est nombre, pour
que je songe même à me défendre devant eux contre l'accusation d'avoir
_groupé_ des chiffres lorsque, pour plaisanter mon inaptitude native
et proverbiale aux plus puériles opérations du calcul, mes amis me
promettent depuis si longtemps de me faire cadeau d'une montre _à une
seule aiguille_, puisque la plus grande me trouble pour voir
l'heure... Dans ces conditions-là, et sur un terrain où je suis si peu
chez moi, on conviendra qu'il est surtout dur d'être accusé de
supercherie. C'est comme si M. Meunier m'accusait de tricher au jeu,
moi qui n'ai jamais de ma vie pu comprendre le jeu de piquet ni tout
autre.—Il parait, d'après M. Meunier, que j'ai indiqué,—tel qu'on me
l'avait dit,—l'emploi d'un total de soie que ne saurait comporter la
dimension réelle du GÉANT.

Mais, puisque M. Meunier s'est si vite aperçu de la différence,
j'aurais réellement été plus bête que je ne suis, à vouloir tromper
sciemment, lorsque la fraude était si facile à démasquer; ceci soit
dit pour la question morale qui me touche d'abord. Quant à la question
matérielle, le point important me semble tout entier dans la
_capacité_ réelle, c'est-à-dire dans la _force ascensionnelle_ du
GÉANT.—Or, le GÉANT jauge-t-il,—oui ou non,—les six mille mètres
cubes annoncés par lui? Là est toute la question, et M. Meunier n'a
qu'à voir les livres de la _Compagnie du gaz_ qui a fourni nos deux
ascensions.

Pour une simple, unique,—je ne dirai pas même inexactitude, mais
contradiction—(et faut-il voir encore dans sa défense loyale les
habitudes, les précédents de l'accusé, et comment il s'en tire, et le
temps qu'il met, quand il a à compter de près la monnaie d'une pièce
de cinq francs...)—Quelle abominable méchanceté a donc pu suggérer à
cette âme toutes ces odieuses et outrageantes accusations!...

Quant à la publicité, j'avais dit, redit et crié sur tous les tons
qu'il ne s'agissait là que d'un spectacle,—et ce ne pouvait être
autre chose, aux premiers essais surtout d'un engin créé dans des
proportions nouvelles aussi considérables. Quels motifs poussent donc
si vivement M. Meunier à demander à ce spectacle autre chose que le
spectacle, la seule chose promise? Et puisqu'il ne s'agit que d'un
spectacle, quelle réserve morale, quels scrupules de nouvelle fabrique
auraient pu empocher ici la publicité préalable, nécessaire,
indispensable, essentielle de tout spectacle? tant que bien entendu
les promesses de cette publicité seraient respectées.—Or, j'affirme
que jamais, malgré mille difficultés que la moindre réflexion peut
apprécier, jamais promesses en ce genre, plus loyalement mesurées,
n'ont été plus loyalement tenues.

Quelle délicatesse si exquise, quelles pudeurs de rosière a donc cette
sensitive, cette hermine du feuilleton scientifique, qui a nom Victor
Meunier, pour pousser, devant le fait si simple d'un spectacle
annoncé, ces cris de vierge qu'on viole?—Mais si le spectacle du
GÉANT a mérité un reproche, c'est précisément le reproche contraire à
celui de ce savant si vertueux au repos. C'est un Barnum qui a manqué
là, malheureusement!—Quand mon lecteur a su les recettes et les
dépenses du GÉANT, il a peut-être regretté avec moi l'absence d'un
homme spécial qui eût su tirer réellement parti de cette grande et
belle combinaison. Que notre vase de pureté, M. Meunier, vienne donc
demander aux inventeurs de notre Association du _Plus lourd que
l'air_, aujourd'hui constituée, et qui attendent, l'arme au pied,
l'excédant de _leurs_ recettes sur _mes_ dépenses,—s'ils trouvent que
la publicité du GÉANT a été exagérée?...


Mais ne laissons pas échapper l'homme vertueux et moral que nous avons
eu le malheur d'effaroucher si fort; car il n'a pas fini.

Il reproche aux affiches d'avoir SIMULÉ sur la nacelle, _comme dans
les défilés du Cirque_, un plus grand nombre de voyageurs qu'elle n'en
devait porter, _pour_ LAISSER _croire au public_, etc.—Or, j'ai eu la
curiosité de compter les bonhommes de l'affiche; le hasard veut qu'il
y en ait juste TREIZE, nombre exact des passagers de notre première
ascension. Il y en eût eu même quatorze que je ne me considérerais pas
encore tout à fait pour cela comme un fripon.—J'ajoute encore qu'en
captivité, avant la seconde ascension, le GÉANT enlevait à plusieurs
reprises, devant la foule réunie au Champ de Mars, _trente-cinq_
artilleurs...

Il nous accuse d'avoir FAIT CROIRE que nous allions aux Antipodes,
quand on ALLAIT à deux pas.

(—Ah! si j'aimais les procès, quels jolis cas de _calomnie_, bien
précisée, bien caractérisée, avec la plus pure et trop évidente
_intention de nuire_!...)

La descente, trop involontaire, de Meaux, expliquée aujourd'hui, et
notre chute en Hanovre, _après avoir accompli la plus grande
trajectoire aérostatique connue_, témoignent contre ces vilaines
accusations de duplicité et de supercherie que M. Meunier corrobore
avec nos enveloppes de lettres en plusieurs langues, parmi lesquelles
il affirme avoir vu—_la Chinoise!_

Il prétend qu'avec un _spectacle vulgaire en tout point, on a jeté de
la poudre aux yeux des niais_... que le MENSONGE(—!...) ne sert que
des intérêts _individuels_.....

Il reproche aigrement de n'avoir pas rapporté de notre première
ascension,—quatre heures de nuit noire!—un RAPPORT _scientifique_,
et demande une relation,—mais avec l'insolente condition que cette
relation _sera exacte!_...

En passant, et éperdu de male-rage jusqu'à mordre sur les mots les
plus intelligibles, il affirme doctoralement qu'en physique une
pression intérieure de 6,000 mètres de gaz sur l'enveloppe de soie
_n'a pas de sens_.

Il stigmatise la spéculation des passagers à 1,000 fr.,—bien que, je
le répète, sauf deux voyageurs sur les vingt-trois de nos deux
voyages, tous les autres, connus de moi ou inconnus, ont reçu
l'hospitalité plus que gratuite.

Il a, de ses yeux, lu dans les chroniques des journaux qu'il y avait,
au moment de l'ascension, _quarante mille_ femmes en larmes (—il y en
avait peut-être au moins une?...—) et il se moque fort de ces larmes,
puisque, dit-il, à moins d'être avec des imprudents et des ivrognes,
il n'y a pas _l'ombre de danger_... mais _à la condition_ que
désormais les voyageurs du GÉANT n'écouteront absolument que MM.
Godard, qu'il ne pouvait manquer d'honorer de sa garantie,—_hommes
qui savent leur métier_, affirme-t-il.

Il termine enfin—toujours la petite pièce après la grosse!—en
exposant un système qui est _sien_, n'hésite-t-il pas à dire, pour la
direction des ballons: _Enveloppe imperméable au gaz,—Ascension et
descente sans perte de lest ni de gaz,—Forme allongée_, etc., etc.
(Voir tous les ballons dirigeables, en espérance, depuis Blanchard,
1783, jusques et y compris Carmien de Luze, 1864.)

«Si on avait cela, finit-il héroïquement,—on irait porter des armes à
la Pologne;—avec l'aviation, que lui porterait-on?—des lettres.»

Comme on le voit, rien ne manquait. À ce moment-là, notre chute en
Hanovre n'avait pas encore souffleté cet article qui apprenait au
public que je l'avais volé, qui lui affirmait que j'étais tombé à
Meaux _avec préméditation_. Tous ces grands mots, toute cette
pédagogie déclamatoire et pompeuse: convenances, qualités morales,
noblesse, dignité, loyauté, étaient autant d'antinomies écrasantes.

Rien n'était oublié ni épargné, jusqu'aux intentions mêmes, et devant
l'odieux de cette diatribe empoisonnée contre ma personne,
disparaissait le préjudice qu'elle voulait porter à mon entreprise.


Pour atteindre ou plutôt pour me donner en marche-pied à ceux qui
devaient atteindre la plus grande et la plus utile des vérités,
j'avais oublié bien plus encore que mes plus personnels, immédiats
intérêts: je m'étais lancé, moi, la plus proverbiale incapacité en
fait de chiffres, dans une combinaison financière effroyable, et j'y
avais engagé le pain des miens, ma vie et mon honneur. Un accident
quelconque, quelques gouttes de pluie seulement, et j'allais
peut-être tout à l'heure être deux fois ruiné, ruiné en l'air, ruiné
derrière moi sur terre; peut-être dans quelques jours allait-on me
ramasser broyé,—et devant tant de risques pour toute récompense,
après tant de difficultés déjà et de chagrins,—à la veille même de
cette seconde tentative, qui devait être autrement meurtrière que
l'autre,—je me voyais bafoué, insulté, provoqué avec cette profusion
d'insolence et cette violence de haine.

Et, pour comble, lié par les inexorables engagemens de mon départ
imminent et forcé, je devais attendre pour tirer vengeance de
l'injure. Débiteur à la fois et créancier vis-à-vis de mon honneur et
de la plus brûlante des dettes, j'étais forcé de me demander et de me
donner du temps.

J'avais eu d'abord en effet la naïveté de croire à une réparation!

Mais je ne devais même pas avoir le bénéfice de cette satisfaction si
légitime,—et lorsque vint le moment où il me fut enfin donné
d'appeler ma cause:

—Que prétends-tu faire? me fut-il répondu par la voix la plus
autorisée en ces matières que je connaisse au monde:—Marcher là où le
sol manque? T'exposer au plus ridicule des ridicules, à la dérision
qu'encourt le bravache qui donne de son épée dans l'eau?—Tu finirais
par être plus que naïf. En effet, tu as raison, à chaque ligne,
l'offense; à chaque mot, l'injure; le venin, partout!—. Mais, vois
donc comme chacune de ces lignes est mesurée juste par son auteur et
juste pesé chaque mot;—ce n'est pas précisément toi qui as menti,
mais les journalistes qui ont parlé pour toi;—tu as fait litière de
ta respectabilité, de ta dignité, de ta probité, de ton honneur; mais
remarque donc avec quelle cauteleuse précaution ton agresseur se
dépêche de s'accroupir derrière cette réserve: _sans prétendre qu'on
se soit écarté en rien de sérieux des règles susdites_!...—Ne lis-tu
donc pas, jusqu'au fond de ses entrailles, cet homme-là, après cette
seule phrase qui vaut trois volumes? Sans avoir complètement oublié
tout ce que nous avons vu dans notre expérience de ces choses, toi et
moi, sans être complètement fou, peux-tu croire un seul instant que
les témoins, triés et choisis avec le soin voulu par ton glorieux
adversaire, lui permettront jamais de se battre, au cas où il en
feindrait quelque envie?—Et quand nous lui poserons la question, ne
l'entends-tu pas d'ici crier, comme anguille de Melun, que notre
prétention «—_est la négation absolue du droit de discussion, droit
qu'il estime sacré_?» Comprends donc que tu n'as qu'une chose à faire:
passe outre et va à ton affaire, et si ta narine est mal affectée,
tourne la tête.—Crois surtout qu'il n'y a pas de vengeur devant
l'opinion publique comme l'Acte accompli!

Avait-elle raison, cette parole que j'avais tout exprès appelée sur
place de quelque cent lieues?—L'avis de M. Meunier me manque ici.


En l'attendant, je vais vous dire ce que pèse, comme savant, ce
Métaphraste de bas de page qui écrasait mon ignorance avec une
importance si dédaigneuse.


Nous n'avons pas besoin de poursuivre sur toutes les cases du damier
scientifique cet encyclopédiste pondeur d'âneries. Restons avec la
seule électricité.

Eh bien! c'est ce même farceur scientifique, beaucoup plus gai qu'il
n'en a l'air, qui pondit de tout son sérieux ce mirifique canard
électrique—qui, de journaux en journaux, passé comme un _petit
bonhomme vit encore_,—fit au moins une fois le tour du monde.


On venait d'installer le service télégraphique: les paysans avaient
ramassé quelques oiseaux qui, effarée entre les deux crépuscules
étaient venus s'assommer, la nuit, contre les fils.

Cette explication trop simple n'eût pu contenter un savant aussi
complexe, et, du journal où on le payait, pour instruire son prochain,
il expliqua aux abonnés ébahis—comme quoi ces pauvres oisillons,
imprudemment posés sur les fils, avaient été foudroyés par le fluide
télégraphique!...

Notre savant, par trop peu soucieux de l'ABC de la physique, oubliait
seulement, pour ne pas mentir, trois petites conditions
préalables:—un rien!—

1° Que les fils eussent été dénudés de leur enveloppe isolante;

2° Que la décharge électrique fût assez forte pour tuer d'abord une
mouche,—que l'oiseau aurait pu manger avant de choir;

3° Que l'oiseau touchât rigoureusement d'une patte le fil et de
l'autre patte la terre,


Etc., etc., etc.


Et voilà l'homme qui me reprochait avec cette superbe de manquer de
«—l'_autorité du savoir_.»

Et les fameux escargots sympathiques, contrôlés par lui!

Et n'est-ce pas lui encore, ou l'autre, son digne confrère et ami, qui
voyait mûrir les raisins sous le regard du Prussien Rayomir?—J'entends
encore les éclats de rire de l'inventeur, ce pauvre L. Paillet!

Que vous disais-je des gens qui ne savent pas le métier qu'ils font?
et quelles étrivières mérite celui-ci?


Mais que vais-je chercher dans la série sans fin des bévues de ce
grotesque sérieux, né pour égayer les corridors de l'Institut, dont il
guettera vainement à jamais la porte, entre-bâillée dans ses rêves
secrets, et dont la suffisante ignorance faisait le désespoir du grand
Arago!—Il n'est académiciens pires que ceux qui crèvent la jaunisse
de ne l'être point.


Ne l'entendez-vous pas encore grincer des dents à la pensée que deux
honnêtes gens sur vingt-trois ont payé une place qu'ils occupaient
dans le GÉANT, et s'efforcer d'ameuter les passants contre le
spéculateur cupide—moi!—qui repousse inexorablement de la nacelle
les savants pauvres—_exclus par le tarif!_...—dit-il avec amertume
et tout indigné.

J'ai accueilli, comme on le sait—et comme je le sais trop, quiconque
s'est présenté, connu ou inconnu,—quitte à ne pas recommencer, pour
causes...—Pourquoi ce savant M. Meunier n'est-il pas venu se
présenter comme tous ces ignorants-là? Qui lui a fermé la porte au
nez? Puisqu'il prise si fort les observations qu'on doit rapporter de
là haut,—pourquoi n'y est-il pas monté observer, au lieu de nous qui
ne savons rien faire?

Montez donc, Monsieur! Et comment n'avez-vous pas tâté de ces voyages
beaucoup plus tôt déjà, lorsque les ballons de l'Hippodrome ouvrent au
premier venu une hospitalité si facile?

Comment! vous nous apportez sous votre bras un poisson aérostatique
dirigeable, et vous n'avez pas encore eu seulement l'idée primordiale
d'essayer ce que vaut le petit vent frais dans une descente
aérostatique?—Montez donc, Monsieur!

Montez! Et je vous garantis que vous en apprendrez là plus en une
demi-heure sur la Navigation aérienne, que vous n'en avez rêvé creux
dans toute votre vie!

Montez donc! Les autres savants y sont montés: Gay-Lussac, Barral,
Bixio en sont même revenus.

Montez! Vous persiflez avec tant de grâce l'impossible supposition
d'un danger!

Montez!—Mais montez donc, Monsieur! Les femmes y montent!...


Mais je n'oublie pas surtout que cet héroïque savant m'avait—la
critique scientifique est un sacerdoce!—rappelé au RESPECT DE
MOI-MÊME!!!—en cachant le sein de Dorine.

Il m'a donc donné le droit réciproque de l'examiner sur ce terrain
délicat, et il a essuyé lui-même mes verres de lunettes.—Voyons donc,
à son tour et de bien près, mais avec toutes précautions, ce que
pèsera _l'autorité du caractère_ de ce précepteur public de morale et
de maintien!

Je n'irai pas plus loin que le possible, qu'il se rassure! et sans
aller chercher quatorze heures à midi, je ne prétends lui demander
qu'un tout petit bout d'explication sur le chiffon de papier que je
tiens dans ma main.

Ce n'est rien, moins que rien, sans aucun doute!—car un personnage si
terriblement sévère quand il s'agit de morigéner les autres et de les
rappeler au RESPECT D'EUX-MÊMES!—doit être bien plus attentif encore
et rigoureux pour lui dans l'exercice des «_fonctions scientifiques_»,
comme il dit à pleine gorge, _qu'il a lui-même l'honneur de
remplir_...


C'est une espèce de circulaire, paraît-il, adressée par lui à ceux des
industriels, ses abonnés,—qui ne sont pas les moins à leur aise, je
suppose d'après le proverbe.

L'intègre écrivain veut, dit-il, introduire des améliorations dans son
journal, _cette oeuvre utile_. Manquant, comme Cabochard, de l'argent
nécessaire, _il a eu d'abord l'idée_ d'émettre des actions;—mais, au
lieu de parts d'intérêts à servir, et reconnaissant, en toute
humilité, que ce n'est pas précisément _l'appât des bénéfices_ qui
peut ici _déterminer_ son monde, il lui a paru plus convenable
d'emprunter à chacun de ces privilégiés, cent francs pour un an:

  ....Foi d'animal,
   Intérêt et capital!


Et voilà sa péroraison:

«_Si votre réponse_ RÉALISE MON ESPOIR,—termine l'humble
postulant...—_je ne vous parlerai pas de_ MA GRATITUDE, _qui vous
sera_ SI NATURELLEMENT ACQUISE. _Mais je serais heureux qu'_UNE
OCCASION _me permît de vous en témoigner toute la sincérité_.»

                              _J'ai l'honneur, etc._

                                        VICTOR MEUNIER.

Voyez que je ne veux même pas me donner la petite malice,—si
facile!—de rien souligner dans ces quatre lignes dont tous les mots
semblent sauter d'eux-mêmes dans les casses aux _italiques_ et aux
_majuscules_.

Mais—sans soupçonner un seul instant encore et _sans
prétendre_—comme lui pour moi, Dieu m'en garde!—_qu'il se soit ici
écarté en rien de sérieux des règles prescrites_,—j'entends bien, par
exemple! réserver ici tout mon droit d'aider M. Meunier à chercher le
moyen de prouver _sa gratitude, si naturellement acquise_. Il en est
peut-être bien embarrassé tout le premier, et il guette les occasions,
a-t-il dit.

Passons donc en revue les diverses occasions ou procédés connus pour
_prouver une gratitude naturellement acquise_.

D'abord, pour _prouver sa gratitude naturellement acquise_, qui donc
se permettrait d'empêcher M. Meunier, par exemple, de se livrer à
l'élève du lapin en laveur de ses prêteurs, et de leur envoyer à
chacun une gibelotte par semaine?—Voilà une _occasion_.

—S'ils n'aiment pas le lapin, n'avons-nous pas encore les poules?

Si ces prêteurs avides enchérissent dans l'évaluation de _la
gratitude qui leur est naturellement acquise_, pourquoi M. Meunier ne
ferait-il pas frapper des médailles en leur honneur?

S'ils sont plus ambitieux encore, M. Meunier ne peut-il pas tout aussi
bien leur dresser à prix doux quelques statues?

S'ils préfèrent le solide, par exemple, il y a le choix: nous pouvons
constituer des rentes à leurs enfants.—Je préfère, pour moi, les
obligations du Crédit foncier, à cause des tirages.

Parlons sérieusement.

Tenez, Monsieur! je ne signerais certainement pas votre _bon à pendre_
pour celle peccadille que je vous laisse expliquer tout à votre aise,
comme vous l'entendrez. Il ne m'appartiendrait non plus guère de jeter
la pierre à un pauvre diable, trop pressé de se faire éditeur, et
embarrassé dans ses affaires par quelque gêne d'argent momentanée. Je
ne fais, encore, la leçon en public à personne, je ne dogmatise pas en
chaire, je ne prêche pas pour la galerie, je ne m'occupe jamais, en un
mot, de tancer ni de morigéner mon prochain, et il se trouve de plus
que j'ai justement commencé ma vie et appris à tenir, tant bien que
mal, ma plume de critique dans les petits journaux de théâtre,
endroits faciles et sans conséquence, où,—demandez au feu doyen, M.
Charles Maurice,—on n'est peut-être quelquefois pas absolument
superstitieux sur les origines de la monnaie.—Je me contente d'être
honnête, sans m'occuper, si l'on me regarde et si l'on m'écoute, pour
ma simple petite satisfaction personnelle; mais là, je vous avoue,
entre nous, que je deviens là, pour moi-même, et seul, un parterre
peut-être un peu difficile. L'honneur,—l'honneur, ce beau mot que
vous dites si bien,—est délicat, chatouilleux en diable! Il est à la
probité, comme disait Rivarol, un fantaisiste que vous êtes trop grave
pour connaître,—tout juste ce qu'est le goût au jugement. Rien de
véniel devant lui comme rien d'exagéré non plus.

Eh bien! Monsieur, je ne vous accuse ni ne vous blâme pour ce bout de
lettre qui n'est assurément qu'une... imprudence; mais laissez-moi
vous dire, sans pruderie, sans dignité affectée, sans scrupules joués,
sans morgue enfin et sans que la tête me tourne pour avoir eu, moi
aussi, l'_honneur_ (le mot vous plaît, je m'en sers!) _de remplir des
fonctions de critique_,—laissez-moi vous dire que je dormirais mal si
mon petit Paul—pensons toujours à nos fils, Monsieur,—devait trouver
après moi, dans nos papiers, une lettre où, dans quelque extrémité, et
_sous_ quelques _conditions_ que ce fût, son père eût sollicité un
secours d'argent de l'un de ses justiciables.

Mais, vrai! il ne la trouvera pas. Renseignez-vous, et demandez à
_tous_ ces honnêtes gens qui ont l'_honneur_ que je leur rends—de
vivre avec moi depuis que je suis au monde; ce n'est pas d'hier!


Mais, par exemple! il finit aussi par être trop maladroit, quand il
vient me parler,—M. Meunier, à moi,—de la Pologne!

D'où sort-il donc, pour me forcer à lui dire que celui-ci—qu'il
charge dérisoirement aujourd'hui d'y porter avec l'aviation ses
lettres,—allait, en 48, le fusil sur le dos, offrir sa vie à cette
grande cause, étant de ceux qui témoignent de leur sang quand ils
croient.—Il ne s'est rencontré, qu'il sache, avec le sieur Meunier,
ni dans la géhenne d'Eisleben, ni dans la casemate de Magdebourg.

Aujourd'hui encore que les plus vieux ont fait leur temps et cèdent le
pas aux plus jeunes, il a, continuant son devoir, envoyé de ses
deniers—et Dieu sait s'il était riche ce jour-là!—son remplaçant aux
rangs polonais.

Le sieur Meunier—l'homme d'avant-garde!—est invité à dire à quelle
date il a décroché son fusil ou simplement vidé sa bourse pour cette
cause-là ou pour toute autre.


Est-ce le triste jour du 13 juin, où, sans être vainement attendu par
ses camarades de l'artillerie de la Garde nationale—(Il n'avait pas
l'honneur d'appartenir à ce corps républicain),—celui que M. Victor
Meunier outrage aujourd'hui si indignement, se faisait arrêter en
protestation du Droit violé, au lieu d'affiler ses rasoirs pour mettre
bas une barbe compromettante...


Mais détournons-nous enfin, en demandant au lecteur pardon de lui
faire perdre aussi son temps.


Nous n'avions qu'à citer, pour toute réponse aux singuliers procédés
critiques de M. Victor Meunier, ces quelques lignes d'un écrivain
scientifique, pour de vrai celui-là, que nous n'avons même pas
l'honneur de connaître.

Dans ces lignes il y a autre chose encore que la bienveillance d'un
inconnu pour un inconnu: ce sentiment naturel à tout galant homme,
que j'appelle le respect de soi-même dans la personne de son prochain.

     «Le moyen pratique employé pour constituer le capital nécessaire
     aux expériences à venir ne pouvait être mieux choisi,—disait,
     dans le _Temps_, M. Félix Foucou, un de nos adversaires sur la
     question du _Plus lourd que l'air_.—C'est assurément une
     combinaison des plus honnêtes et des plus heureuses que celle qui
     consiste à convier le public à une partie de plaisir; à lui
     demander en échange une rétribution, minime pour chacun; à
     consacrer enfin le bénéfice net de l'opération à des recherches
     ultérieures, à des essais d'automotion dans l'espace. Rien de
     mieux. Eu cas d'insuccès, nulle plainte de bailleurs de fonds
     dépouillés, et le publie se trouve encore l'obligé des inventeurs
     qui ont bien voulu consacrer à des expériences _utiles_ un argent
     fort bien gagné, un capital dont ils auraient eu le droit de
     disposer tout autrement.»

Écoutez encore la voix d'un autre honnête homme, M. Figuier,—qui
n'est pas précisément non plus positivement enthousiaste de nos
théories d'aviation,—répondre spontanément pour nous aux indignes
attaques du calomniateur:

     «Sachant combien de difficultés rencontre la plus simple des
     créations, nous ne blâmons en aucune manière M. Nadar d'avoir
     convié le public parisien a lui apporter le tribut nécessaire...
     Il donne au public un spectacle qui l'amuse et l'intéresse; le
     public lui donne son argent en échange. Il n'y a rien la que de
     très-légitime. Nous applaudissons de grand coeur à l'empressement
     unanime que les journaux ont mis à l'appuyer... Nous ne pouvons
     qu'encourager M. Nadar à poursuivre avec la même énergie la
     mission qu'il s'est donnée dans un but honorable, et dans
     laquelle il doit s'attendre à bien des difficultés et à bien des
     déboires.»

Mais j'ai beau m'en défendre, je frémis encore contre ces indignités
de tout à l'heure, et,—que mon lecteur m'excuse,—c'est à ceux qui me
connaissent depuis longues années que je veux demander de me venger.


Voici ce que pense de l'homme que tout à l'heure M. Meunier traînait
dans la boue de son feuilleton, l'honorable feuilletoniste de la
_France_, H. de Pène; j'ose dire, même avant cet article, que celui-ci
me connaît mieux que personne:

     «Parlerai-je de Nadar? Comme tous les gens très-connus, il lui
     arrive d'être souvent mal connu: parce qu'il fait beaucoup de
     bruit, on doit le croire amant du bruit; parce qu'il a beaucoup
     battu monnaie, ceux qui ne le connaissent que d'après ses
     enseignes peuvent le peindre, bien mal à propos, pour un homme
     habitué à se faire cent mille livres de rentes en coupant la
     queue de son chien. Eh bien! tout au contraire, Nadar est un
     esprit spéculatif et non pas un spéculateur. Un spéculateur, à sa
     place, n'aurait pas manqué de s'en tenir à la photographie, qui
     ne demandait qu'à lui donner de si beaux dividendes; lui, au
     contraire, n'eut pas plutôt acquis dans son métier une réputation
     équivalente à une fortune, que sans le quitter il revint à la
     littérature, ses premières amours. Bientôt, plus désireux
     d'agrandir les domaines de la photographie que les recettes de
     _sa_ photographie, on le vit s'éprendre de la lumière électrique,
     descendre aux catacombes pour faire le portrait des ossements qui
     _ne bougent plus_ depuis si longtemps... Tantôt sous terre,
     tantôt au-dessus, voilà bien cette nature extrême et mobile pour
     laquelle l'étage que nous occupons est trop facile et trop banal.
     Bientôt il s'agit de photographier d'en haut les choses
     d'ici-bas... Puis la conquête de l'air devient le but favori de
     ses méditations... et, se rapprochant de MM. de La Landelle et
     d'Amécourt stérilement et obscurément unis jusque-là pour la
     cause de l'hélice... avec Nadar affluèrent la vie, la lumière, la
     publicité et le public, que cet honnête homme si original sait
     traîner à sa suite mieux que le plus habile charlatan, etc.,
     etc.»

Restons-en là. Il s'agissait ici d'un acte de folie, je laisse les
autres le dire, mais de folie généreuse peut-être, et assurément plus
que désintéressée:—le bilan est là aujourd'hui...

Devant cette folie, comme devant ces sacrifices de toutes sortes et
ces douleurs, je défierais tout homme de coeur de ne pas éprouver au
moins un peu d'indulgence, sinon de sympathie.

En cet ordre de choses, M. Meunier n'étant pas admis à comprendre, il
était naturel qu'il cherchât et trouvât son explication dans les
seules hypothèses à lui ouvertes,—et c'est peut-être moi qui ai eu
tort de m'indigner, là où je ne devais même pas être surpris.


Mais si, luttant sous cette lourde tâche, j'ai pu trouver à ce moment
l'outrage,—qu'aurait donc fait de moi cet homme-là, que serais-je
devenu, si, dans les quarante-quatre années que je laisse derrière
moi,—passées dans le plus curieux à la fois et le plus en vue des
milieux,—il avait pu surprendre seulement un acte de déloyauté, un
oubli de moi-même,—un jour, une heure, une minute! de défaillance et
du faiblesse?...



TABLE DES MATIÈRES


                                                                 Pages

  INTRODUCTION, par M. BABINET, de l'Institut.                       1

Quelques ligues d'oraisons funèbres en manière de Préface.


  I                                                                 21

Trois memento. — Les _Galeries de Bois_. — _Un Grand Homme de
province à Paris._ — Les locataires étaliers. — Les chaufferettes.
— Un plancher en boue. — Jusqu'au dernier moment! — L'année 1817.
— _Les Misérables._ — Le Voltaire Touquet. — Les tabatières à la
Charte. — Les petits garçons. — Chateaubriand _par un T_. — L'école
de marine d'Angoulème. — L'illustre Bacot. — Moïse flatté par les
Mastodontes. — L'_infâme Grégoire_. — _Une chose qui fumait..._ —
_Une distribution gratuite aux Champs-Élysées._ — Le bonhomme Boilly.
— La manne préfectorale. — Les grillons sous l'herbe. — Un premier
plan en repoussoir. — Changement de décor. — Conservation de la
race. — _Ah!!!_... — Le Ballon de la Fête du Roi. — Rentrons chez
nous! — Date de naissance du _Géant_. — Le crépuscule du sommeil. —
Le père Hugand et sa tabatière. — Direction des ballons! — M.
Carmien, né à Luze. — Les détenus de Clichy. — La pension Augerou.
— Le sieur Pétin. — Saint Paul sur la route de Damas! — _Pigeon
vole!_ — PLUS LOURD QUE L'AIR!!!


  II                                                                31

Ma première ascension. — Autres. — 200 kilogr. — M. Fould. — Un
accident. — Dames blanches. — La casquette. — Un refrain. —
Secousses. — On regrette M. Carmien. — Grêle de pois. — En plein
bois. — Le chien. — c'est un berger! — Le paletot. — La forêt de
Moussy. — Attention aux zones!... — La Photographie Aérostatique est
française! — Coutelle et les Aérostiers militaires. — Le Comité de
Salut Public. — Le baptême du feu. — _L'Entreprenant_ à Fleurus. —
L'École nationale Aérostatique de Meudon. — Le ballon du couronnement
impérial et la statue de Néron. — Mon ami de Gaugler perdu. — Un pis
aller. — L'ouragan. — Mon ordre du jour.


  III                                                               51

Le Cadastre par la photographie Aérostatique. — Arpentage au
daguerréotype en ballon. — Avantages. — Moyens. — Un partage
Breton. — L'instantanéité. — Où en est le cadastre en France et en
Europe. — Les pilones! — Brevets partout. — Payons l'amende! —
Alphonse Karr. — Thermomètre des civilisés. — Tentatives. —
Bataille du gaz et des iodures. — La vallée de la Bièvre. — Le Petit
Bicêtre. — Je me déleste! — Victoire! — Un souvenir à feu Legray.


  IV                                                                59

Déception. — M. Andraud. — Que le diable l'emporte, d'abord... et le
rapporte bien vite! — Les _desiderata_ d'un homme de génie. — Une
idée dans l'air. — Le monsieur assis et le monsieur debout. —
L'expédition d'Italie. — Mes conditions. — Tout de suite! — Un
autographe de cinquante mille francs. — Nadar au ministère d'État. —
M. Fould me bat froid. — Les feuilles sèches. — Un ballon brûlé. —
Les _Commentaires de Godard_. — Un schisme. — Moralité: HISTOIRE DU
JEUNE HOMME QUI A RENDU LES QUINZE MILLE FRANCS.


  V                                                                 75

_L'amblyopie._ — La sublime et _exécrable_ découverte des
Montgolfier. — La Raison conduit à la Foi. — Une fausse piste. —
Les petits papiers. — Le cerf-volant. — L'oiseau et le papillon. —
La fusée. — L'académicien. — L'oiseau-Montgolfière. — _Être plus
lourd que l'air pour lutter contre l'air_, ou _Être le plus fort pour
ne pas être battu_. — Le vertige de l'oiseau! — L'homme du monde.
— Le bourgmestre de Magdebourg. — Les plans inclinés. — Il y a des
injustices! — L'ennemi. — Les Dérangers de l'A + B. — Tous vont au
moulin! — Le pauvre Stephenson. — Quel malheur pour le boeuf! — Une
dinde sur ses oeufs. — Un seul vétérinaire pour trente-neuf
académiciens. — _Ex asino._ — Conséquence dans l'absurde. — Les
fines mouches! — Le savant pieux. — Moïse raccommodé avec le Manuel
du Baccalauréat. — Marmite et tabatière. — Défense à Dieu! — Les
blasphémateurs.


  VI                                                                92

Mon confrère Moreau. — M. Mauguin fils. — Découverte de la lune. —
La main qui saisit! — Les ouvriers de la dernière heure. — Qui?
comment? — «La liberté dans la lumière!» — Obsession et possession.
— Quel Oedipe? — Une Photographie sans retouches. — Les bêtes à X.
— La Chimie, c'est ce qui pue! — L'impatience de l'ennui. — Le pape
Clément XIV et l'arlequin Carlo Bertinazzi. — PINGEBAT ROMA!!! — Un
capitaine mangé. — Le baron Taylor. — J'ai l'horreur du
_raisonnable_! — Le Génie, c'est l'Insolence! — La baguette de
Tarquin. — Attention à la cravate! — Le beau jeune homme de Rouen.
— Gustave Flaubert. — Les croix d'honneur. — Gare les épaules! —
Le monsieur au cochon de lait. — Résumé.


  VII                                                              108

Celui qui réfléchit. — Simple bilan. — Ce qui s'est fait hier. — Le
mangeur de miel. — Mon erreur. — Une visite. — De La Landelle. —
Les antérieurs. — Les hélicoptères. — Première démonstration
pratique. — Une ouverture. — Hors du puits! — Incompatibilités
d'attelage. — Le Comité de la Société des Gens de lettres. — La
dynastie de M. Francis Wey, auteur du _Dictionnaire démocratique_
(1848). — La Thoré-faction. — Je suis conservateur! — Un souvenir
pénible. — Les _mais_!... — L'_alter ego_. — Analogie passionnelle.
— Le boeuf La Landelle. — Résolution. — La main dans la main. —
L'élan. — _Go a head!_


  VIII                                                             119

Plan de campagne. — Le capital! — Le lit de Palissy. — Ligne
courbe, plus court chemin. — MANIFESTE DE L'AUTOLOCOMOTION AÉRIENNE.
— Barbarisme hybride. — J'écris à M. Émile de Girardin. — _Ubi?
quando?_ — L'entrevue. — De l'aérostation dans ses rapports avec la
maréchaussée. — _Possidet aera Minos!_ — Un nouvel ami. — Le 30
Juillet! — Au poisson! — Le Compensateur. — Une absurdité
perfectionnée.


  IX                                                               128

Les ballons ont tué la direction des ballons! — _Levior vento._ — Le
vaisseau et la bouée. — Les bourrelets de l'enfance. — Le défilé des
systèmes cornus. — Les poissons! — Les aérostiers en chambre. —
Victoire sans ennemi. — _Sub sole, sub Jove!_ — L'air, point
d'appui. — Le bon sens des Choses. — La légalité physique. —
L'ingénieur Paucton. — Minorité la veille, majorité le lendemain. —
Coïncidences. — Les hélicoptères. — La Sainte Hélice! — Le
spiralifère. — Amplification, amélioration. — Direction des
parachutes. — Les plans inclinés. — Les chemins qui marchent! —
L'enfant grandira! — Pascal et Franklin. — Nos enjambées futures. —
Ayons la Foi! — Le père Fournier et l'eau de mer. — Colomb, Dallery,
le marquis de Jouffroy et Fulton. — L'homme créateur. — Un grand
siècle. — L'académicien Lalande. — Un démenti. — L'inventeur. — Un
voeu. — La poltronnerie française. — Un Cercle à créer. — Ma part!


  X                                                                147

À tous les journaux de l'univers. — Pluie de lettres. — Prenez non
poisson! — Une pierre dans la mare. — L'ichthyologie. — Un démenti.
— Sacristie scientifique. — Beaucoup de bruit, donc un peu de
besogne. — Une visite inespérée. — M. Babinet, de l'Institut. —
L'Association polytechnique. — Le _Flesselles_. — Les _Stropheors_.
— Un oeil crevé. — Ville gagnée! — La souris et l'éléphant. —
Mademoiselle Garnerin. — Le maréchal Niel. — Un capital placé. — Ma
tête à couper! — Une addition pour une omission. — La date! — La
mine de poudre. — Un académicien spirituel! — Le grand Arago. —
Ondoyant et divers. — Vivent les joujoux! — La pomme de Newton était
une poire. — Un million d'exemplaire!.


  XI                                                               158

Au ballon! — Question d'urgence. — L'enfant n'attend pas! — Une
belle occasion. — Création du journal _l'Aéronaute_. — La Jument de
Roland. — Et l'argent? — Les vertus ennuyeuses. — Dans une maison
de verre. — Un million. — Ce que coûte la pièce de cent sous que
l'on n'a pas. — L'argent plat et l'argent rond. — Rue _Saint-Nadar_!
— L'essuyage des plâtres. — Un dada. — C...e, B...o, B...t. — À
Bade! — Un souscripteur de dix mille francs. — Échec en Allemagne.
— Le marquis du Lau d'Allemans et le Jockey-Club. — MM. Paul Daru,
Charles Laffitte, Mackensie, Delamarre et le duc de Galiera. — À
Vincennes! — Les négociants. — Le _prix Nadar_! — L'influx
magnétique. — Veine et déveine. — _Rien que la vérité!_.


  XII                                                              173

Un coin du voile. — Simple bilan. — Quel mois! — Le vrai pacte. —
Théorie du prêteur et de l'emprunteur. — A. Dumas fils. — En quête.
— Plus royalistes que le roi. — Un épisode. — L'abbé B...d. — _Je
t'attends!_ — Le calice en vermeil. — _Les diamants de ma femme!_ —
Un poulet qui aime un canard. — Théorie élémentaire de la soupape. —
Un homme pratique. — Pas le temps! — _Ubinàm gentium?_ — Le droit
de tous. — Les termes moyens. — Prêter et donner. — Ce qui me
manquera toujours. — À bas les candidats! — Adjoint au maire. —
Profession de foi. — Les couteaux à terre. — Escobar. — Bourgogne!
Armagnac! — Justice!.


  XIII                                                             189

Un bilan. — Les cuistres et les niais. — Le monsieur de
Seine-et-Oise. — Style lapidaire. — Les âmes soeurs. — _Le patron!_
— Mon ami Cham, mon ami Clairville et mon ami Dornay. — Galvanisme.
— Question _ubi_. — Le Champ de Mars. — Temps perdu. — La
Bérésina! — Victorien Sardou, propriétaire. — Deux voisins de
campagne. — Le maréchal Magnan. — Un billet. — Justice rendue. —
L'ingratitude. — Trois collèges peu électoraux. — Au gaz! — Mon
condisciple Forqueray. — Le talisman. — _Plus lourd que l'air!_ —
Ce n'est qu'impossible! — Devant le conseil. — Un magistrat. — _Un
dimanche!_ — Le _Pont cassé_ du sieur Séraphin. — _Plus lourd que
l'air, plus fort que tout._


  XIV                                                               203

Le _Quand même!_ et le _Géant_. — Le _Titan_. — Détails. — Quatre
cent mille entrées! — Hélas! — M. Nusse. — Créons l'épave! — M. le
préfet Boittelle. — _Une faveur personnelle!_ — Méprise. — Le grand
siècle... scientifique. — _Circenses!_ — Simple bilan. —
Explication nette. — L'entente. — Une queue de chien! — Au
Pré-Catelan. — Robespierre Ouistiti. — Un secrétaire de
l'_Aéronaute_. — Feray ou l'Homme électrique! — Louis Blanc
historien. — L'ange de la calvitie. — Léonidas. — _C'est Nadar!_ —
Merci!


  XV                                                                218

L'hospitalité de M. Leturc. — La maison Godillot. — Un faux M. de
Morny. — Eugène Delessert! — Une photographie qui n'a pas besoin de
retouches. — Le Robinson des Airs. — Le Canard à Collier vert. —
Des vitriers! — Je restitue le gigot. — L'échelle de cordes! —
_Règlement de bord._ — Ne pas se détester quand même! — Une omission
réparée. — Autocrate, quoique... — Motifs à l'appui. — _La parole
d'honneur!_... — Trop d'hospitalité. — Je me corrigerai peut-être...
— Avis! — Les enveloppes polyglottes. — L'homme à la feuille de
vigne. — L'attente. — Les trois nuits... — Un télégramme à cheval.
— L'interprète de Rethem. — Si!... — Le venin ne raisonne pas. —
Calomnions! — La leçon chinoise. — Une porte doit être ouverte! —
Les timbres de l'avenir.


  XVI                                                               231

Les journaux. — Remercîments. — Dissonances. — _Les victuailles!_
— Juge et partie. — Le mépris! — L'abbé Fracasse. — Une citation.
— _Le Nain jaune._ — A. Scholl et son sous-Scholl. — _Le Hanneton._
— Le Guillois, Commerson de l'avenir. — _Sans bretelles!_ — Une
affiche. — Les directeurs de ballons. — La formule! — Le
couvre-oreilles. — Le paletot insubmersible. — Richard, Breguet,
Devisme, Ragueneau. — Le champagne Folliet. — Une lettre chargée. —
Le souscripteur anonyme. — Le 3 octobre. — M. Levesque. — La pluie!
— L'explosion. — Pourquoi? — L'ivrognerie. — Le maréchal Regnauld
de Saint-Jean d'Angély. — Le général Gault, le colonel Robinet. —
Agitation. — Les crieurs. — Un homme public! — Pourvu que!... —
Les fumeurs. — Un asphyxié. — C'est bien fait! — L'enceinte de
manoeuvre. — _Un petit banc!_ — Un coup de canne. — Les drapeaux de
Delessert. — M. Babinet. — Pas de compensateur! — Madame A. D. —
La princesse de la Tour d'Auvergne. — Discussion. — Je cède! — De
Villemessant. — Je ne cède pas! — Le chiffre 13! — LÂCHEZ TOUT!!!


  XVII                                                              257

L'ASCENSION. — Je cherche... — Si on est ému en montant en ballon?
— La pince à sucre. — Le Diable d'Orgueil. — La médecine de
l'avenir. — _Le divin Inconnu._ — Jamais de vertige. — Pourquoi? —
Pas de mal de mer. — Le planisphère. — La boîte à joujoux. — Les
bruits. — La jumelle. — Ce que vous éprouverez tous. — Le physicien
Charles. — _Regarde, malheureux!_... — La cuvette d'horizons. — Les
éléphants sauvages de la plaine d'Asnières. — L'oiseau Roc dans la
forêt de Saint-Germain. — Et pas l'ombre de danger! — À preuves. —
Les bateleurs aérostiers. — Défi à la foudre! — Une nouveauté de
quatre-vingts ans. — Une prédiction d'un ignorant réalisée par un
savant. — Les ondes sonores de M. Lissajoux. — Mon professeur M.
Couder, de l'Institut. — Le rêve d'un homme bien éveillé. —
_Autrefois!_... — C'était si peu de chose!.


  XVIII                                                             275

De bonnes larmes! — L'appel. — Mon frère Adrien. — Un souhait
exaucé. — Lucien Thirion. — Le prince Eug. de Sayn-Wittgenstein. —
Robert Mittchell. — Piallat. — Yon. — À table! — Delessert grand
maître des cérémonies. — Nos pigeons. — Glaces vanille et fraises à
1,500 mètres au-dessus du sol! — Vive Siraudin! — Prudence!... —
Delessert chef d'orchestre. — Autre hannetonnerie. — Il fait nuit!
— Les brouillards. — La question _Ubi_, encore. — La Mer! — La
gamme du noir. — Dante avait bien vu! — Un sorbet d'encre. —
L'apothéose. — Une transfiguration polaire. — Les mers de nacre. —
L'Apocalypse. — Deux barres de fer rouge. — Les poulpes! — Le
serpent qui n'a pas d'yeux. — Gare là-dessous! — L'abordage. —
_Tenez-vous bien!_ — Les nouveaux. — Deux ancres et un peuplier
cassés. — La princesse de la Tour-d'Auvergne. — Le traînage. — La
guillotine. — Cloches et lanternes. — À MEAUX!!! — Je veux me
consoler. — Delessert a encore raison! — Delessert a toujours
raison! — Vive Delessert!


  XIX                                                               296

Adieu, les roses! — Un procès-verbal par à peu près. — Rappel du
_Plus lourd que l'air_! — Les rieurs et l'Aérostation. — «_Confusion
des mauvais plaisants!_» (1783). — Bernadotte et le plancher des
vaches. — Une explication. — Bilboquet et le maire de Meaux. — ?...
— La mer en Brie! — Le mot lâché! — Ce que c'est qu'une soupape. —
Désobéissances. — Enfin! — Les chansons. — Pas en train de chanter!
— Nadar censeur! — Bassesse. — Une visite. — La princesse de la
Tour d'Auvergne et le _Journal des Débats_. — Une bonne lettre. — _Ô
Terre! trône de la Bêtise humaine!_ — Les Anglais et le GÉANT. —
Autre lettre. — Encore le Compensateur! — M. Arnauld, directeur de
l'Hippodrome. — Les hivernages de M. Arnaud. — Les cheveux de M.
Arnaud ne blanchissent pas. — Sauvons-nous! — Le GÉANT offre
d'emporter l'Hippodrome. — Un démenti. — Godard et Arnaud. — Pas de
papier! — Un beau guêpier. — En quoi consiste le métier d'aéronaute.
— Une désertion à la veille de la bataille. — La revanche d'honneur.
— Vais-je périr? — Cinq mille francs sur table. — Un homme modéré.
— _Deux francs_ de différence! — L'exactitude.


  XX                                                                329

Enfin! — Et le Compensateur? — «_Un' parole d'honneur, ça s'tient
quequ' fois!_...» — Meaux sera vengé! — Le ballon d'Ostende en 52.
— Celui du Couronnement en 1804. — Le pseudo-tombeau de Néron. —
Ceux qui se déclarent _volés_!... — M. Fernand de Montgolfier. —
_Quelqu'un, autrefois..._ — L'honneur du NOM. — Un valeureux
mensonge. — Dormons. — Camille d'Artois, un enragé! — Le marquis
du Lau d'Allemans. — Un coup de fusil. — La Lune! — La brise en
ballon. — La bougie du dicton. — Ce n'est pas moi qui ai compté! —
LA MER!!! — NOTRE HONNEUR! — _Erquelines!_ — Est-ce qu'on a froid?
— Les Marais. — C'est la Hollande! — Un drame de nuit à 150 mètres
de hauteur. — Noyé pour noyé... — Meaux est encore trop près!... —
Le chariot sur la route. — L'étoile pâlit... — LA SYMPHONIE DE
L'AUBE... — Panorama. — Encore un coup de fusil! — Les mauvais qui
sont à terre. — Le spectre des mers! — Ma terre promise! — La
prédiction de M. Babinet. — La souris dans la ratière. — Question de
présage. — Le _guide-rope_. — Pourquoi?... — TENEZ VOUS BIEN!!! —
Deux ancres perdues. — NOUS SOMMES TOUS MORTS!!!


  XXI                                                               356

Le traînage en Hanovre.

       *       *       *       *       *

  P. P. C. Lettre à Marie et Daniel Kreuscher.                      385

       *       *       *       *       *

  ............................................................      401



FIN DE LA TABLE

PARIS.—IMPRIMERIE POUPART-DANYL ET Cie, 30, RUE DU BAC.





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