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Title: Nouvelle géographie universelle(1/19) - I L'Europe meridionale (1876)
Author: Reclus, Elisée, 1830-1905
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Nouvelle géographie universelle(1/19) - I L'Europe meridionale (1876)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                               NOUVELLE
                              GÉOGRAPHIE
                             UNIVERSELLE

                        LA TERRE ET LES HOMMES

                                 PAR

                            ELISÉE RECLUS



                                  I


                        L'EUROPE MÉRIDIONALE
      (GRÈCE, TURQUIE, ROUMANIE, SERBIE, ITALIE, ESPAGNE ET PORTUGAL)

                              CONTENANT

            78 GRAVURES, 4 CARTES EN COULEURS TIRÉES A PART
                 ET 174 CARTES INTERCALÉES DANS LE TEXTE

                                1876



                          CHAPITRE PREMIER

                      CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


La Terre n'est qu'un point dans l'espace, une molécule astrale; mais
pour les hommes qui la peuplent, cette molécule est encore sans limites,
comme aux temps de nos ancêtres barbares. Elle est relativement infinie,
puisqu'elle n'a pas été parcourue dans son entier et qu'il est même
impossible de prévoir quand elle nous sera définitivement connue. Le
géodésien, l'astronome nous ont bien révélé que notre planète ronde
s'aplatit vers les deux pôles; le météorologiste, le physicien ont
étudié par induction dans cette zone ignorée la marche probable des
vents, des courants et des glaces; mais nul explorateur n'a vu ces
extrémités de la Terre, nul ne peut dire si des mers ou des continents
s'étendent au delà des grandes barrières de glace dont on n'a point
encore pu forcer l'entrée. Dans la zone boréale, il est vrai, de hardis
marins, l'honneur de notre race, ont graduellement rétréci l'espace
mystérieux, et, de nos jours, le fragment de rondeur terrestre qui reste
à découvrir dans ces parages ne dépasse pas la centième partie de la
superficie du globe; mais de l'autre côté de la Terre les explorations
des navigateurs laissent encore un énorme vide, d'un diamètre tel que la
lune pourrait y tomber sans toucher aux régions de la planète déjà
visitées.

D'ailleurs, les mers polaires, que défendent contre les entreprises de
l'homme tant d'obstacles naturels, ne sont pas les seuls espaces
terrestres qui aient échappé au regard des hommes de science. Chose
étrange et bien faite pour nous humilier dans notre orgueil de
civilisés! parmi les contrées que nous ne connaissons pas encore, il en
est qui seraient parfaitement accessibles si elles n'étaient défendues
que par la nature: ce sont d'autres hommes qui nous en interdisent
l'approche. Nombre de peuples ayant des villes, des lois, des moeurs
relativement policées, vivent isolés et inconnus comme s'ils avaient
pour demeure une autre planète; la guerre et ses horreurs, les pratiques
de l'esclavage, le fanatisme religieux et jusqu'à la concurrence
commerciale veillent à leurs frontières et nous en barrent l'entrée. De
vagues rumeurs nous apprennent seulement l'existence de ces peuples; il
en est même dont nous ne savons absolument rien et sur lesquels la fable
s'exerce à son gré. C'est ainsi que dans ce siècle de la vapeur, de la
presse, de l'incessante et fébrile activité, le centre de l'Afrique, une
partie du continent australien, l'île pourtant si belle et probablement
si riche de la Nouvelle-Guinée, et de vastes plateaux de l'intérieur de
l'Asie sont toujours pour nous le domaine de l'inconnu. Les régions
mêmes où la plupart des savants aiment à voir le berceau des Aryens, nos
principaux ancêtres, n'ont encore été que très-vaguement explorées.

Quant aux contrées déjà visitées par les voyageurs et figurées sur nos
cartes avec un réseau d'itinéraires, on ne saurait espérer de les
connaître dans le détail de leur géographie intime avant de les avoir
soumises à une longue série d'études comparées. Que de temps il faudra
pour rejeter les contradictions, les erreurs de toute espèce que les
explorateurs mêlent à leurs descriptions et à leurs récits! Quel
prodigieux labeur demandera la connaissance parfaite du climat, des eaux
et des roches, des plantes et des animaux! Que d'observations classées
et raisonnées pour qu'il soit possible d'indiquer les modifications
lentes qui s'accomplissent dans l'aspect et les phénomènes physiques des
diverses contrées! Que de précautions à prendre pour savoir constater
avec certitude les changements qui s'opèrent par le jeu spontané de
l'organisme terrestre, et les transformations dues à la bonne ou
mauvaise gestion de l'homme! Et pourtant c'est là qu'il faut en arriver
pour se hasarder à dire que l'on connaît la Terre.

[Illustration: LA TERRE DANS L'ESPACE.]

Ce n'est pas tout. Par une pente naturelle de notre esprit, c'est à
nous-mêmes, c'est à l'homme considéré comme centre des choses, que nous
essayons de ramener toute étude; aussi la connaissance de la planète
doit-elle se compléter nécessairement, se justifier pour ainsi dire par
celle des peuples qui l'habitent. Mais si le sol qui porte les hommes
est peu connu, ceux-ci le sont relativement bien moins encore. Sans
parler de l'origine première des tribus et des races, origine qui nous
est absolument inconnue, les filiations immédiates, les parentés, les
croisements de la plupart des peuples et peuplades, leurs lieux de
provenance et d'étape sont encore un mystère pour les plus savants et
l'objet des affirmations les plus contradictoires. Que doivent les
nations à l'influence de la nature qui les environne? Que doivent-elles
au milieu qu'habitèrent leurs ancêtres, à leurs instincts de race, à
leurs mélanges divers, aux traditions importées du dehors? On ne le sait
guère; à peine quelques rayons de lumière pénètrent-ils çà et là dans
cette obscurité. Le plus grave, c'est que l'ignorance n'est pas la seule
cause de nos erreurs; les antagonismes des passions, les haines
instinctives de race à race et de peuple à peuple nous entraînent
souvent à voir les hommes autres qu'ils ne sont. Tandis que les sauvages
des terres éloignées se montrent à notre imagination comme des fantômes
sans consistance, nos voisins, nos rivaux en civilisation nous
apparaissent sous des traits enlaidis et difformes. Pour les voir sous
leur véritable aspect, il faut d'abord se débarrasser de tous les
préjugés et de tous ces sentiments de mépris, de haine, de fureur qui
divisent encore les peuples. L'oeuvre la plus difficile, nous a dit la
sagesse de nos ancêtres, est de se connaître soi-même; combien est plus
difficile la science de l'homme, étudiée dans toutes ses races à la
fois!

Il serait donc impossible actuellement de présenter une description
complète de la Terre et des Hommes, une géographie vraiment universelle.
C'est là une oeuvre réservée à la collaboration future des observateurs
qui, de tous les points de la planète, s'associeront pour rédiger le
grand livre des connaissances humaines. Le travailleur isolé ne peut de
nos jours que hasarder la composition d'un tableau succinct, en tâchant
d'observer fidèlement les règles de la perspective, c'est-à-dire de
donner aux diverses contrées des plans d'autant plus rapprochés que leur
importance est plus considérable et qu'ils sont connus d'une façon plus
intime.

Naturellement, chaque peuple doit être tenté de croire que dans une
description de la Terre la première place appartient à son pays. La
moindre tribu barbare, le moindre groupe d'hommes encore dans l'état de
nature pense occuper le véritable milieu de l'univers, s'imagine être le
représentant le plus parfait de la race humaine. Sa langue ne manque
jamais de témoigner cette illusion naïve, qui provient de l'étroitesse
extrême de son horizon. La rivière qui arrose ses champs est le «Père
des Eaux», la montagne qui abrite son campement est le «Nombril de la
Terre». Les noms que les peuples enfants donnent aux nations voisines
sont des termes de mépris, tant ils considèrent les étrangers comme
étant leurs inférieurs: ils les appellent «Sourds», «Muets»,
«Bredouilleurs», «Malpropres», «Idiots», «Monstres» et «Démons!» Ainsi
les Chinois, qui à certains égards constituent en effet un des peuples
les plus remarquables et qui ont au moins l'avantage du nombre sur tous
les autres, ne se contentent pas de voir dans leur beau pays la «Fleur
du Milieu», ils lui reconnaissent aussi une telle supériorité, que, par
une méprise bien naturelle, on a pu les désigner sous le nom de «Fils du
Ciel». Quant aux nations éparses autour du «Céleste Empire», elles sont
au nombre de quatre, les «Chiens», les «Porcs», les «Démons» et les
«Sauvages!» Encore ne méritent-elles pas qu'on leur donne un nom; il est
plus simple de les désigner par les points cardinaux: ce sont les
«Immondes» de l'est, du nord, de l'orient et du midi.

Si nous donnons la première place à l'Europe civilisée dans notre
description de la Terre, ce n'est point en vertu de préjugés semblables
à ceux des Chinois. Non, cette place lui revient de droit. D'abord, le
continent européen est le seul dont toute la surface ait été parcourue
et scientifiquement explorée, le seul dont la carte soit à peu près
complète et dont l'inventaire matériel soit presque achevé. Sans avoir
une population aussi dense que celle de l'Inde et de la Chine centrale,
l'Europe contient près du quart des habitants du globe, et ses peuples,
quels que soient leurs défauts et leurs vices, quel que soit, à maints
égards, l'état de barbarie dans lequel ils se trouvent, sont encore ceux
qui donnent l'impulsion au reste de l'humanité dans les travaux de
l'industrie et ceux de la pensée. C'est en Europe que, depuis vingt-cinq
siècles, le principal foyer de rayonnement pour les arts, les sciences,
les idées nouvelles, n'a cessé de briller, tout en se déplaçant
graduellement du sud-est au nord-ouest. Même les hardis colons européens
qui sont allés porter leurs langues et leurs moeurs par delà les mers et
qui ont eu l'immense avantage de trouver un sol vierge pour s'y épandre
librement, n'ont point encore donné au nouveau monde, dans le
développement de l'histoire contemporaine, une importance égale à celle
de la petite Europe.

Plus actifs, plus audacieux, débarrassés, en outre, d'une partie de ce
lourd bagage du passé féodal que les sociétés d'Europe traînent après
elles, nos rivaux d'Amérique sont encore trop peu nombreux pour que
l'ensemble de leurs travaux puisse égaler les nôtres. Ils n'ont pu
reconnaître qu'une faible partie des ressources de leur nouvelle patrie;
même l'oeuvre préliminaire de l'exploration est bien loin d'être
achevée. La «vieille Europe», où chaque motte de terre a son histoire,
où chaque homme est par ses traditions et son champ l'héritier de cent
générations successives, garde donc le premier rang, et l'étude comparée
des peuples permet de croire que l'hégémonie morale et la prépondérance
industrielle lui resteront pendant longtemps encore. Toutefois il n'est
point douteux que l'égalité finira par prévaloir, non-seulement entre
l'Amérique et l'Europe, mais aussi entre toutes les parties du monde.
Grâce aux croisements incessants de peuple à peuple et de race à race,
grâce aux migrations prodigieuses qui s'accomplissent et aux facilités
croissantes qu'offrent les échanges et les voies de communication,
l'équilibre de population s'établira graduellement dans les diverses
contrées, chaque pays fournira sa part de richesses au grand avoir de
l'humanité, et, sur la Terre, ce que l'on appelle la civilisation aura
«son centre partout, sa circonférence nulle part».

On sait combien puissante a été l'influence favorable du milieu
géographique sur les progrès des nations européennes. Leur supériorité
n'est point due, comme d'aucuns se l'imaginent orgueilleusement, à la
vertu propre des races dont elles font partie, car, en d'autres régions
de l'ancien monde, ces mêmes races ont été bien moins créatrices. Ce
sont les heureuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la
situation du continent qui ont valu aux Européens l'honneur d'être
arrivés les premiers à la connaissance de la Terre dans son ensemble et
d'être restés longtemps à la tête de l'humanité. C'est donc avec raison
que les historiens géographes aiment à insister sur la configuration des
divers continents et sur les conséquences qui devaient en résulter pour
les destinées des peuples. La forme des plateaux, la hauteur des
montagnes, la marche et l'abondance des fleuves, le voisinage de
l'Océan, les dentelures des côtes, la température de l'atmosphère, la
fréquence ou la rareté des pluies, les mille rapports mutuels du sol, de
l'air et des eaux, tous les phénomènes de la vie planétaire ont un sens
à leurs yeux et leur servent à expliquer, du moins en partie, le
caractère et la vie première des nations; ils se rendent ainsi compte de
la plupart des contrastes qu'offrent les peuples soumis aux influences
diverses, et montrent sur la Terre les chemins que devaient
nécessairement suivre les hommes dans leur flux et reflux de migrations
et de guerres.

Toutefois il ne faut point oublier que la forme générale des continents
et des mers et de tous les traits particuliers de la Terre ont dans
l'histoire de l'humanité une valeur essentiellement changeante, suivant
l'état de culture auquel en sont arrivées les nations. Si la géographie
proprement dite, qui s'occupe seulement de la forme et du relief de la
planète, nous expose l'état passif des peuples dans leur histoire
d'autrefois, en revanche, la géographie historique et statistique nous
montre les hommes entrés dans leur rôle actif et reprenant le dessus par
le travail sur le milieu qui les entoure. Tel fleuve qui, pour une
peuplade ignorante de la civilisation, était une barrière
infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu plus
policée, et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal
d'irrigation, dont l'homme réglera la marche à son gré. Telle montagne,
que parcouraient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le
passage aux nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs
et les industriels, puis cessa même d'être un obstacle, grâce aux
chemins qui la traversent. Telle crique de la mer où se remisaient les
petites barques de nos ancêtres est délaissée maintenant, tandis que la
profonde baie, jadis redoutée des navires et protégée désormais par un
énorme brise-lames, construit avec des fragments de montagnes, est
devenue le refuge des grands vaisseaux.

Ces innombrables changements, que l'industrie humaine opère sur tous les
points du globe, constituent une révolution des plus importantes dans
les rapports de l'homme avec les continents eux-mêmes. La forme et la
hauteur des montagnes, l'épaisseur des plateaux, les dentelures de la
côte, la disposition des îles et des archipels, l'étendue des mers,
perdent peu à peu de leur importance relative dans l'histoire des
nations, à mesure que celles-ci gagnent en force et en volonté. Tout en
subissant l'influence du milieu, l'homme la modifie à son profit; il
assouplit la nature, pour ainsi dire, et transforme les énergies de la
terre en forces domestiques. On peut citer en exemple les hauts plateaux
de l'Asie centrale qui enlèvent encore toute unité géographique à
l'anneau des terres extérieures et des péninsules environnantes, mais
dont l'exploration future et la conquête industrielle auront pour
résultat de donner à l'Asie cette unité qu'elle avait seulement en
apparence. De même, la lourde et massive Afrique, la monotone Australie,
l'Amérique méridionale, pleine de forêts et de nappes d'eau, jouiront
des mêmes avantages que l'Europe et deviendront mobiles comme elle
lorsque des routes de commerce, traversant ces pays dans tous les sens,
y franchiront fleuves, lacs, déserts, monts et plateaux. D'un autre
côté, les privilèges que l'Europe devait à son ossature de montagnes, au
rayonnement de ses fleuves, aux contours de ses rivages, à l'équilibre
général de ses formes, ont cessé d'avoir la même valeur relative depuis
que les peuples ajoutent leur outillage industriel aux ressources
premières fournies par la nature.

Ce changement graduel dans l'importance historique de la configuration
des terres, tel est le fait capital qu'il faut bien garder en mémoire
quand on veut comprendre la géographie générale de l'Europe. En étudiant
l'espace, il faut tenir compte d'un élément de même valeur, le temps.



                              CHAPITRE II

                               L'EUROPE



I

LIMITES


Dès leurs premières expéditions de guerre ou de commerce, les habitants
des rivages orientaux de la Méditerranée devaient apprendre à distinguer
les trois continents qui viennent s'y rencontrer. Dans cette région
centrale de l'ancien monde, l'Afrique tient à peine à l'Asie par un
étroit ligament de sables arides, et l'Europe est séparée de l'Asie
Mineure par une série continue de mers et de détroits aux courants
dangereux. La division de la terre connue en trois parties distinctes
s'imposait donc à l'esprit des peuples enfants, et lorsque, en pleine
virilité de la race hellénique, l'histoire écrite vint remplacer les
mythes et les traditions orales, le nom de l'Europe était probablement
déjà transmis par une longue suite de générations. Hérodote avoue
naïvement que nul mortel ne saurait espérer d'en connaître jamais la
vraie signification. Les savants modernes ont pourtant essayé
d'interpréter ce nom légué par les aïeux. Les uns y voient une ancienne
désignation qui se serait appliquée d'abord à la Thrace aux «larges
plaines», et qui serait ensuite devenue celle de l'Europe entière; les
autres le dérivent d'un surnom de Zeus aux «larges yeux», l'antique dieu
solaire chargé de la protection du continent. Quelques étymologistes
pensent que l'Europe fut ainsi désignée par les Phéniciens comme le pays
des «Hommes blancs». Il semble plus probable toutefois que le nom
d'Europe avait primitivement le sens de «couchant», par contraste avec
l'Asie, ou pays du soleil levant. C'est ainsi que l'Italie, puis
l'Espagne, s'appelèrent Hespérie, que l'Afrique occidentale reçut des
Musulmans le nom de Maghreb, et que, de nos jours, les plaines
d'outre-Mississippi sont devenues le «Far West».

Quel que soit d'ailleurs le sens primitif de son nom, l'Europe est,
d'après tous les mythes anciens, une fille de l'Asie. Ce sont les
navires de la Phénicie qui les premiers ont exploré les rivages
européens, et, par les échanges, en ont mis les populations en rapport
avec celles du monde oriental. Lorsque la fille eut dépassé la mère en
civilisation et que les voyageurs hellènes se furent mis à continuer les
découvertes des marins de Tyr, toutes les terres reconnues au nord de la
Méditerranée furent considérées comme une dépendance de l'Europe. Cette
partie du monde, qui d'abord ne comprenait probablement que la grande
péninsule thraco-hellénique, s'agrandit graduellement pour embrasser
l'Italie, l'Hispanie, les Gaules et toutes les régions hyperboréennes
situées au delà des Alpes et du Danube. Pour Strabon, l'Europe, déjà
connue dans sa partie la plus accidentée et la plus «vivante», était
limitée à l'orient par les Palus Méotides et le cours du Tanaïs.

Depuis cette époque, les limites tracées par les géographes modernes
entre l'Europe et l'Asie ont été reportées plus à l'est. D'ailleurs, on
le comprend, ces divisions doivent toutes avoir quelque chose de
conventionnel, puisque l'Europe, limitée de tous les autres côtés par
les eaux marines, se rattache au territoire de l'Asie du côté de
l'Orient. Par ses frontières de la Sibérie et du Caucase, l'Europe n'est
en réalité qu'une simple péninsule du continent asiatique. Toutefois le
contraste entre les deux parties du monde est trop considérable pour que
la science cesse de partager l'Europe et l'Asie en deux masses
continentales. Mais où se trouve la vraie ligne de séparation?
D'ordinaire, les cartographes s'en tiennent aux limites administratives
qu'il plaît au gouvernement russe de tracer entre ses immenses
possessions européennes et asiatiques: c'est dire qu'ils se conforment à
des caprices. D'autres prennent les arêtes du Caucase et des monts
Ourals pour frontière commune des deux continents; mais cette division,
qui semble plus raisonnable au premier abord, n'en est pas moins
absurde: les deux versants d'une chaîne de montagnes ne sauraient être
désignés comme appartenant à une formation distincte, et, le plus
souvent, ils sont habités par des populations de même origine. La
véritable zone de séparation entre l'Europe et l'Asie n'est point
constituée par des systèmes de montagnes, mais, au contraire, par une
série de dépressions, jadis remplies en entier par le bras de mer qui
rejoignait la Méditerranée à l'océan Glacial. Au nord du Caucase, les
steppes du Manytch, qui séparent la mer Noire de la Caspienne, sont
encore partiellement couverts de lacs salins; la Caspienne elle-même,
ainsi que l'Aral et les autres lacs épars dans la direction du golfe
d'Obi, sont des restes de l'ancienne mer, et les espaces intermédiaires
portent encore les traces des eaux qui les inondaient jadis.

[Illustration: No 1.--FRONTIÈRES NATURELLES DE L'EUROPE.]

Sans parler des changements qui ont dû s'opérer dans la configuration de
l'Europe pendant les périodes géologiques antérieures, il est certain
que, durant l'époque moderne, la forme du continent s'est grandement
modifiée. Si l'Europe était autrefois séparée de l'Asie occidentale par
un large bras de mer, en revanche, il fut un temps où elle tenait à
l'Anatolie par la langue de terre où s'est ouvert depuis le détroit de
Constantinople. De même, l'Espagne se reliait à l'Afrique avant que les
eaux de l'Océan eussent fait irruption dans la Méditerranée, et
probablement aussi la Sicile se rattachait à la Mauritanie. Enfin, les
îles Britanniques taisaient partie du tronc continental. Les érosions de
la mer, en même temps que les exhaussements et les dépressions des
terrains, n'ont cessé et ne cessent encore de modifier les contours du
littoral. Les nombreux sondages opérés dans les mers qui baignent
l'Europe occidentale ont révélé l'existence d'un plateau sous-marin,
qui, au point de vue géologique, doit être considéré comme partie
intégrante du continent. Entouré d'abîmes de plusieurs milliers de
mètres de profondeur, et recouvert en moyenne de 50 à 200 mètres d'eau,
ce piédestal de la France et des îles Britanniques n'est autre chose que
la base de terres anciennes démolies par le travail continu des vagues:
c'est la fondation ruinée d'un édifice continental disparu. Ajoutées à
l'Europe, toutes les berges sous-marines du littoral de l'Océan et
celles de la Méditerranée accroîtraient d'un quart environ la superficie
du continent; mais, en même temps, elles lui raviraient cette richesse
de péninsules qui a valu à l'Europe sa prépondérance historique sur les
autres parties du monde.

[Illustration: N°2.--RELIEF DE L'EUROPE.]

Si par la pensée au lieu d'imaginer un exhaussement de 200 mètres, on se
figure le continent s'abaissant en bloc de la même quantité, l'Europe se
trouverait n'occuper que la moitié son étendue actuelle; toutes les
plaines basses, qui, pour la plupart, sont d'anciens fonds de mer,
seraient immergées de nouveau dans l'Océan; il ne resterait plus
au-dessus des eaux qu'une sorte de squelette de plateaux et de
montagnes, beaucoup plus tailladé de golfes et frangé de presqu'îles que
ne l'est le rivage existant. Toute l'Europe occidentale et
méditerranéenne constituerait un puissant massif insulaire entouré de
terres plus qu'à moitié submergées, telles que la Sicile et la
Grande-Bretagne, et séparé par un large détroit des plaines légérement
bombées de l'intérieur de la Russie. Ce massif, pour l'histoire non
moins que pour la géologie, est la véritable Europe. A demi asiatique
par son climat extrême, par l'aspect de ses campagnes monotones et de
ses interminables steppes, la Russie se rattache aussi très-intimement à
l'Asie par ses races et par son développement historique; on peut même
dire qu'elle fait partie de l'Europe depuis un siècle à peine. C'est au
milieu des îles, des péninsules, des vallées, des petits bassins, des
horizons variés de l'Europe maritime et montagneuse; c'est dans cette
nature si vive, si accidentée, aux contrastes si imprévus, qu'est née la
civilisation moderne, résultat d'innombrables civilisations locales,
heureusement unies en un seul courant. De même que les eaux, en
s'épanchant des montagnes, ont fertilisé les plaines environnantes par
le limon nourricier, de même les progrès de toute espèce, accomplis dans
ce centre de rayonnement, se sont répandus de proche en proche à travers
les continents, jusqu'aux extrémités de la terre.



II

DIVISIONS NATURELLES ET MONTAGNES


Cette Europe en résumé, qui comprend, en outre des trois péninsules
méditerranéennes, la France, l'Allemagne et l'Angleterre, se divise
naturellement en plusieurs parties. Les îles Britanniques forment un
premier groupe nettement séparé, grâce à la ceinture de mers qui
l'environne. La presqu'île hispanique n'est guère moins distincte du
reste de l'Europe, car elle vient confiner à la France par un véritable
rempart de montagnes, le plus difficile à franchir qui existe dans le
continent; en outre, une profonde dépression, dont le seuil de partage
n'a pas même 200 mètres, réunit l'Océan et la Méditerranée,
immédiatement au nord de l'Espagne. L'unité géographique n'est complète
que pour le système des Alpes et les chaînes de montagnes qui s'y
rattachent, en France, en Allemagne, en Italie et dans la péninsule
hellénique: c'est là que se trouve la charpente de l'édifice
continental.

Le système des Alpes, qui doit probablement son vieux nom celtique à la
blancheur de ses hautes cimes neigeuses, se développe en une immense
courbe de plus de 1,000 kilomètres, des rivages de la Méditerranée au
bassin du Danube. Il se compose, en réalité, d'une trentaine de massifs
formant autant de groupes géologiques distincts, mais reliés les uns aux
autres par des seuils très-élevés; ses roches, qu'elles soient de
granit, d'ardoise, de grès ou de calcaires, se maintiennent au-dessus
des plaines basses en un rempart continu. Dans les âges antérieurs, les
Alpes furent beaucoup plus hautes, ainsi qu'a permis de le constater
l'étude des éboulis et des strates à demi détruites par les agents
naturels; mais, tout dégradées qu'elles soient, elles élèvent encore des
centaines de cimes dans la région des neiges persistantes, et de grands
fleuves de glaces s'épanchent de toutes ses hautes crêtes dans les
vallées supérieures. Des campagnes du Piémont et de la Lombardie, les
glaciers et les névés apparaissent comme un diadème étincelant enroulé
sur le sommet des monts.

Dans la partie occidentale du système alpin, c'est-à-dire de la
Méditerranée au massif du mont Blanc, point culminant de l'Europe, la
hauteur moyenne des groupes de montagnes augmente par degrés de 2,000
mètres à plus de 4,000. A l'est du grand bassin angulaire des Alpes,
formé par le mont Blanc, le système change de direction; puis, au delà
des deux puissantes citadelles du mont Rose et de l'Oberland, il
s'abaisse peu à peu. A l'Orient des Alpes suisses, aucune cime n'atteint
la hauteur de 4,000 mètres, et l'élévation moyenne des montagnes diminue
d'un tiers environ; mais là où la région montagneuse est moins haute,
elle devient graduellement plus large à cause de l'écartement des
massifs et de la divergence des chaînes. Tandis que l'axe principal
continue vers le nord-est la direction des Alpes helvétiques, des
chaînes très-considérables, qui doublent l'épaisseur de la masse, se
projettent au nord, à l'est et au sud-est. Par le travers de Vienne, les
Alpes proprement dites n'ont pas moins de 400 kilomètres de large.

En s'étalant ainsi, le système des Alpes perd son caractère et son
aspect; il n'a plus ni grands massifs, ni glaciers, ni champs de neige;
au nord, il s'affaisse peu à peu vers la vallée du Danube; au sud, il se
ramifie en chaînes secondaires sur le piédestal que lui fournit le
plateau bombé de la Turquie. Malgré la différence extrême qu'offrent le
tableau des grandes Alpes et les vues du Montenegro, de l'Hémus, du
Rhodope, du Pinde, toutes ces arêtes montagneuses n'en appartiennent pas
moins au même système orographique. Toute la péninsule thraco-hellénique
doit être considérée comme une dépendance naturelle des Alpes. Il en est
de même de la presqu'île d'Italie, car, dans son immense courbe, l'arête
des Apennins continue parfaitement la chaîne des Alpes Maritimes, et
l'on ne sait vraiment où l'on doit tracer entre les deux la ligne
conventionnelle de séparation. Enfin, parmi les chaînes de montagnes qui
se rattachent au système des Alpes, il faut aussi compter les Carpathes,
que le travail des eaux a graduellement isolées pendant la période
géologique moderne. Il est indubitable qu'autrefois l'hémicycle de
montagnes formé par les Petits Carpathes, les Beskides, le Tatra, les
Grands Carpathes et les Alpes transylvaines s'unissait d'un côté aux
Alpes d'Autriche, de l'autre aux contre-forts des Balkhans. Le Danube
s'est ouvert deux portes à travers ces remparts; mais ces portes sont
étroites, semées de roches, dominées par de hautes parois.

La forme des massifs alpins et du labyrinthe des chaînes orientales
devait exercer sur l'histoire de l'Europe, et par conséquent du monde
entier, l'influence la plus décisive. Les seules routes des Barbares
étant celles qu'avait ouvertes la nature, les peuples asiatiques ne
pouvaient pénétrer en Europe que par deux voies, celle de la mer ou
celle des grandes plaines du Nord; A l'ouest de la mer Noire, ils
trouvaient d'abord les lacs et les marécages difficiles à franchir de la
vallée du Danube; puis, après avoir surmonté ces obstacles, ils
rencontraient la haute barrière des montagnes, au delà desquelles le
dédale boisé des gorges et des escarpements aboutissait aux régions,
alors inaccessibles, des grandes neiges. Ainsi les Carpathes, les
Balkhans et toutes les chaînes avancées du système alpin formaient à
l'Europe occidentale comme un immense bouclier de près de 1,000
kilomètres de largeur; les populations nomades et conquérantes qui
venaient se heurter contre cet obstacle risquaient d'y briser leur
force. Habituées aux steppes, à l'horizon sans limites des campagnes
unies, elles n'osaient gravir ces monts abrupts. Il ne leur restait donc
qu'à se détourner vers le nord pour gagner les grandes plaines
germaniques, où les migrations successives pouvaient s'épandre plus à
leur aise. Quant aux envahisseurs poussés par la fureur aveugle des
conquêtes, ceux d'entre eux qui s'engageaient quand même dans les
défilés de montagnes se trouvaient pris comme dans une trappe au milieu
de l'enchevêtrement des vallées. De là cette multitude de peuples et de
fragments de peuples, ce fourmillement de races qui a fait des contrées
danubiennes une sorte de chaos. Comme dans les remous d'un fleuve où se
déposent tous les débris apportés par le courant, les épaves de presque
toutes les populations de l'Orient sont venues s'entasser en désordre
dans ce coin du Continent.

Au sud de la grande barrière des monts, le mouvement des peuples entre
l'Europe et l'Asie ne pouvait s'opérer que par mer. Les peuples assez
avancés en civilisation pour se construire des bâtiments étaient donc
les seuls auxquels le chemin fût ouvert. Pirates, marchands ou
guerriers, ils s'étaient tous élevés depuis longtemps au-dessus de la
barbarie primitive, et même, dans leurs voyages de conquête, ils
apportaient toujours avec eux quelque accroissement aux connaissances
humaines. En outre, les groupes d'émigrants ne pouvaient jamais être
bien nombreux, à cause des difficultés de l'équipement et de la
navigation. Abordant en petit nombre, tantôt sur un point, tantôt sur un
autre, les nouveaux venus se trouvaient en contact avec des populations
d'origines différentes, et de ces rencontres naissaient des
civilisations locales ayant toutes leur caractère propre; mais nulle
part l'influence étrangère ne devenait prépondérante. Chaque île de
l'archipel, chaque péninsule, chaque vallée de l'Hellade se distinguait
de ses voisines par son état social, son dialecte, ses moeurs; mais
toutes restaient grecques, en dépit des influences phéniciennes ou
autres, auxquelles elles avaient été soumises. Ainsi, grâce à la
disposition des montagnes et des côtes, la civilisation qui se développa
graduellement dans le monde méditerranéen, sur le versant méridional des
Alpes, devait avoir, dans son ensemble, plus d'élan spontané, plus de
variétés et de contrastes que la civilisation beaucoup moins avancée des
peuples du Nord, oscillant deçà et delà dans les grandes plaines
uniformes.

[Illustration: LES ALPES PENNINES, VIE PRISE DE LA BECCA DI NONA OU PIC
CARREL (3,165 MÈTRES). (D'après un panorama photographié par M.
Civiale.)]

L'épaisseur des Alpes et de tous ses avant-monts, du Pinde aux
Carpathes, séparait donc vraiment deux mondes distincts où la marche de
l'histoire devait s'accomplir différemment. Toutefois, même en l'absence
de routes, la séparation n'était pas complète entre les deux versants.
Nulle part le système des Alpes n'offre, comme les Andes et les monts du
Tibet, de larges plateaux froids et déserts, posant leur masse énorme en
barrière infranchissable. Partout les massifs alpins sont découpés en
monts et en vallées; partout le climat général du pays est assez doux
pour que les populations puissent vivre et se propager. Les montagnards,
assez bien protégés par la nature pour qu'il leur fût aisé de maintenir
leur indépendance, servaient jadis d'intermédiaires entre les peuples
des plaines opposées: c'est par eux que se faisaient les rares échanges
entre le Nord et le Midi et que les premiers sentiers de commerce se
frayèrent entre les sommets. Les points où de larges routes, où des
chemins de fer devaient un jour franchir le rempart des montagnes et
mettre les populations en rapport de guerre ou d'amitié, étaient
indiqués d'avance par la direction des vallées et les profondes
échancrures des cols. La partie des Alpes qui devait cesser la première
d'arrêter la marche des peuples en armes est celle qui se dirige du nord
au sud, entre les massifs de la Savoie et ceux du littoral
méditerranéen. En cet endroit le système alpin, quoique très-haut, est
réduit à sa moindre largeur; en outre, les climats se ressemblent sur
les deux versants opposés des groupes du Cenis et du Viso, et par suite
les populations se trouvent beaucoup plus rapprochées par les moeurs et
le genre de vie. La région des Alpes qui se développe au delà du mont
Blanc, dans la direction du nord-est, est une barrière bien autrement
sérieuse, car elle sert de limite entre deux climats différents.

Comparé à celui des Alpes; le rôle des autres chaînes de montagnes, dans
l'histoire de l'Europe, est tout à fait secondaire et n'a qu'une
importance locale. D'ailleurs l'action qu'elles ont exercée sur les
destinées des peuples n'est pas moins évidente; Ainsi les Norvégiens et
les Suédois ont pour mur de séparation les plateaux et les glaces des
Alpes scandinaves; au centre de l'Europe, le bastion quadrangulaire des
montagnes de la Bohême, tout peuplé de Tchèques et presque entouré
d'Allemands, ressemble à une île qu'assiégent les flots de la mer. En
Angleterre, les monts du pays de Galles et ceux de la Haute-Écosse ont
protégé la race celtique contre les Anglo-Saxons, les Danois et les
Normands; de même en France, c'est à leurs rochers et à leurs landes que
les Bretons doivent de n'avoir pas été complétement francisés, et le
plateau du Limousin, les monts d'Auvergne, les Cévennes sont la
principale cause du frappant contraste qui existe encore entre les
populations du Nord et du Midi. Après les Alpes, les Pyrénées sont de
toutes les montagnes d'Europe celles qui ont offert le plus grand
obstacle à la marche des nations; elles eussent été jusqu'à nos jours
l'infranchissable rempart de l'Espagne, si elles n'avaient été faciles à
tourner par leurs extrémités voisines de la mer.



III

ZONE MARITIME


Les vallées qui rayonnent en tous sens autour du grand massif alpin sont
fort heureusement disposées pour donner à presque toute l'Europe une
remarquable unité, en même temps qu'une extrême variété d'aspects et de
conditions physiques. Le Pò, le Rhône, le Rhin, le Danube serpentent
sous les climats les plus divers, et pourtant ils prennent leurs sources
dans une même région de montagnes, et les alluvions dont ils fertilisent
les terres de leurs bassins proviennent du ravinement des mêmes roches.
Entre ces grandes vallées primordiales, tout le pourtour des Alpes et de
ses avant-monts est découpé de vallées divergentes qui vont porter à la
mer les eaux et les débris triturés de la montagne. Partout, des eaux
courantes donnent à la nature le mouvement et la vie. Nulle part on ne
voit de déserts, de grands plateaux arides ni de bassins fermés, comme
il en existe tant dans les continents d'Afrique et d'Asie; nulle part
non plus les rivières ne se changent en d'immenses déluges d'eau, comme
ceux qui noient à demi certaines parties de l'Amérique du sud. Dans le
régime de ses rivières, l'Europe offre une certaine modération qui
devait favoriser l'établissement des colons et faciliter, en chaque
bassin, la naissance d'une civilisation locale. D'ailleurs, la plupart
des fleuves, assez larges pour retarder les migrations des peuples, ne
pouvaient les arrêter longtemps. Même avant que l'industrie humaine se
fût approprié le sol de l'Europe par les chemins et les ponts, il était
facile aux immigrants barbares de se rendre des bords de la mer Noire à
ceux de l'Atlantique.

Aux privilèges que lui ont donné sur les autres parties du monde son
ossature des montagnes et la disposition de ses bassins fluviaux,
l'Europe a pu ajouter, depuis l'ère de la navigation, l'avantage bien
plus grand que lui procure la forme dentelée de son littoral. C'est
principalement par le contour de ses rivages que l'Europe a ce double
caractère d'unité et de diversité qui la distingue entre les continents.
Elle est une par sa masse centrale, et «diverse» par ses nombreuses
péninsules et les îles qui en dépendent. Elle est organisée, pour ainsi
dire, et l'on croirait voir en elle un grand corps pourvu de membres.
Strabon comparait l'Europe à un dragon. Les géographes de la Renaissance
aimaient à la figurer comme une Vierge couronnée dont l'Espagne était la
tête et la France le coeur, tandis que l'Angleterre et l'Italie étaient
les mains tenant le sceptre et le globe. La Russie, encore mal connue et
se confondant avec les régions inexplorées de l'Asie, représentait les
vastes plis de la robe traînante.

[ILLUSTRATION: No 3.--DÉVELOPPEMENT KILOMÉTRIQUE DU LITTORAL DES
CONTINENTS, RELATIVEMENT A LEUR SURFACE.

EUROPE              ASIE                 AFRIQUE

                  _Côtes inutiles_
AMÉRIQUE DU SUD     AMERIQUE DU NORD     AUSTRALIE

Dans le tableau annexé, la superficie de l'Europe est calculée d'après
ses limites naturelles.

                        Europe.      Asie.       Afrique.

Surface.               9,860,000   43,840,000   29,125,000
Contour géométr.          11,153       23,342       19,122
Développ. des côtes.      31,900       57,750       28,500
Côtes utiles.             30,900       47,000       28,500
Proport. du contour
  géom. au cont. rél.     1:2.86       1:2.47       1:1.49

                     Amérique du N.  Amérique du S.  Australie.

Surface.             20,600,000      18,000,000      7,700,000
Contour géométr.         16,083          15,037          9,834
Développ. des côtes.     48,230          25,770         14,400
Côtes utiles.            40,000          25,770         14,400
Proport. du contour
  géom. au cont. rél.      1:3           1:1.71         1:1.46
]

En surface, l'Europe est deux fois moindre que l'Amérique méridionale et
trois fois plus petite que l'énorme masse africaine, et cependant elle
est supérieure à ces deux continents par le développement de son
littoral; proportionnellement à son étendue, elle a le double des
rivages de l'Amérique du sud, de l'Australie et de l'Afrique; elle en a
un peu moins que l'Amérique du nord, mais ce dernier continent n'a la
grande richesse de ses côtes que dans les régions des froidures et des
glaces persistantes. Ainsi que l'on peut s'en faire une idée en jetant
les yeux sur le diagramme suivant, l'Europe a, sur les deux autres
continents que baigne la mer glaciale arctique, le privilége de posséder
un littoral presque en entier utile á la navigation, tandis qu'une
grande partie des côtes de l'Asie et de l'Amérique du nord est
actuellement sans valeur pour l'homme. Et non-seulement la mer pénètre
au loin dans l'intérieur de l'Europe tempérée pour la découper en
longues péninsules, mais encore elle entaille chacune de ces presqu'îles
pour y former des multitudes de golfes et de méditerranée en miniature.
Toutes les côtes de la Grèce, de la Thessalie, de la Thrace sont ainsi
dentelées par des golfes en hémicycle et de larges bassins pénétrant
dans les terres; l'Italie et l'Espagne offrent également sur tout leur
pourtour une série de golfes et d'indentations en arcs de cercle; enfin,
les péninsules du nord de l'Europe, le Jutland et la Scandinavie, sont
aussi tailladées par les eaux marines en de nombreuses presqu'îles
secondaires.

Les îles de l'Europe doivent être également considérées comme des
annexes du continent, dont la plupart ne sont séparées que par des eaux
sans profondeur. La Crète et les îles si nombreuses qui parsèment la mer
Egée, les archipels de la mer Ionienne et la côte dalmate, la Sicile, la
Corse et la Sardaigne, l'île d'Elbe, les Baléares, ne sont-elles pas, en
réalité, des prolongements ou des stations maritimes des péninsules
voisines? À l'entrée de la Baltique, les îles de Seeland et de Fionie ne
sont-elles pas les terres qui ont donné au Danemark le plus d'importance
politique et commerciale? La Grande-Bretagne et l'Irlande, qui faisaient
autrefois partie du continent, n'en dépendent pas moins de l'Europe,
quoique les eaux peu profondes de deux bras de mer aient fait
disparaître les isthmes de jonction. L'Angleterre est même devenue le
grand entrepôt commercial des pays d'Europe; elle remplit actuellement,
dans le mouvement des échanges du monde entier, un rôle analogue à celui
que la Grèce remplissait autrefois dans le monde restreint de la
Méditerranée.

Chose remarquable! Chaque contrée péninsulaire de l'Europe a eu dans
l'histoire son tour de prépondérance commerciale. D'abord la Grèce, «la
plus belle individualité de l'ancien monde», fut, à l'époque de sa
grandeur, la dominatrice de la Méditerranée, qui était alors presque
tout l'univers. Au moyen âge, Amalfi, Gènes, Venise et autres
républiques de l'Italie devinrent les intermédiaires des échanges entre
l'Europe et les Indes. La circumnavigation de l'Afrique et la découverte
du nouveau monde firent passer le monopole du grand commerce à Cadix, à
Séville, à Lisbonne, dans la péninsule ibérique. Puis les négociants de
la petite république hollandaise recueillirent en partie l'héritage de
l'Espagne et du Portugal, et les richesses du monde entier affluaient
dans leurs îles et leurs presqu'îles assiégées par la mer. De nos jours,
c'est la Grande-Bretagne qui est devenue le principal marché de
l'univers. Londres, la ville la plus populeuse de la Terre, est aussi le
foyer d'appel le plus énergique pour les trésors du genre humain. Tôt ou
tard sans doute le point vital le plus actif de la planète continuera de
se déplacer. Quoique l'Angleterre soit admirablement placée, au centre
même de la moitié du globe qui comprend presque tout l'ensemble des
masses continentales, les travaux d'aménagement auxquels on soumet la
Terre, l'ouverture de nouvelles voies de commerce, les variations
d'équilibre dans le groupement des nations peuvent faire passer Londres
au second rang. Peut-être, ainsi que les Américains le prédisent, la
civilisation, dans sa marche continue vers l'Ouest, remplacera-t-elle
Londres par quelque citées des États-Unis; peut-être aussi, par suite
d'un mouvement de retour vers l'Orient, le genre humain prendra-t-il
Constantinople ou le Caire pour centre de commerce et lieu principal de
rendez-vous.

Quoi qu'il en soit, les changements si considérables qui se sont
accomplis pendant la courte période de vingt siècles, dans l'importance
relative des péninsules et des îles de l'Europe, prouvent bien que la
valeur des traits géographiques se modifie peu à peu avec le cours de
l'histoire. Les privilèges mêmes dont la nature avait gratifié certains
pays peuvent se changer avec le temps en de graves désavantages. Ainsi
les petits bassins étroits, les ceintures de montagnes, les innombrables
dentelures des côtes qui avaient autrefois favorisée le développement
des cités grecques et donné au port d'Athènes l'empire de la
Méditerranée éloignent maintenant l'Hellade de la masse du continent et
ne permettront pas de longtemps qu'elle se rattache au réseau des voies
de communication européennes. Ce qui faisait jadis la force du pays fait
aujourd'hui sa faiblesse. Aux temps primitifs, avant que l'homme pût
encore se confier aux barques pour tenter les périlleux chemins de la
mer, les baies, les mers intérieures étaient un obstacle infranchissable
à la marche des peuples; plus tard, grâce à la navigation, elles
devinrent le grand chemin des nations commerçantes et favorisèrent
grandement la civilisation; actuellement, elles nous gênent de nouveau
en arrêtant nos routes et nos chemins de fer.



IV

LE CLIMAT


Si le relief du sol et la configuration des côtes sont des éléments de
valeur changeante dans l'histoire des nations, en revanche, les
avantages du climat exercent une influence durable. A cet égard,
l'Europe est certainement la plus favorisée des parties du monde; depuis
un cycle terrestre dont la durée nous est inconnue, elle jouit d'un
climat qui est en moyenne le plus tempéré, le plus égal, le plus sain
parmi ceux des continents.

En premier lieu, toutes les parties de l'Europe se trouvent exposées à
l'influence modératrice de l'Océan, grâce aux golfes et aux mers
intérieures qui pénètrent au loin dans les terres. Excepté au milieu de
la Russie, qui est une contrée à demi-asiatique, il n'y a pas en Europe
un seul point situé à plus de 600 kilomètres de la mer, et par suite de
l'uniformité générale des pentes qui s'inclinent du centre vers la
circonférence du continent, l'action des vents marins se fait sentir
partout. Ainsi, malgré sa grande superficie, le territoire européen
jouit des mêmes avantages que les îles; les chaleurs de l'été y sont
rafraîchies par le souffle de l'Océan, et ce même souffle adoucit les
froids de l'hiver.

Par leur mouvement de translation continu du sud-ouest au nord-est, les
eaux de l'Atlantique boréal influent aussi de la manière la plus
heureuse sur le climat des terres d'Europe dont elles baignent les
rives. En sortant de la grande chaudière de la mer des Antilles où il
vient de tournoyer sous un soleil tropical, le courant connu sous le nom
de Gulf-Stream prend directement le chemin de l'Europe. Sa masse liquide
énorme, égale à celle de vingt mille fleuves comme le Rhône, renferme
une forte proportion de la chaleur que le soleil a déversée sur les mers
des Tropiques, et cette chaleur, elle la porte aux côtes occidentales et
septentrionales de l'Europe. L'afflux de ces eaux tièdes agit sur le
climat comme s'il éloignait le continent de la zone glaciale pour le
rapprocher de l'équateur; il remplace la chaleur directe des rayons
solaires. D'ailleurs, les régions côtières de la péninsule pyrénéenne,
de la France, des îles Britanniques, de la Scandinavie, ne sont pas
seules à profiter de cette élévation de la température normale; toute
l'Europe s'en trouve réchauffée de proche en proche jusqu'à la Caspienne
et à l'Oural.

Les courants de l'air, de même que ceux de l'Océan, exercent sur le
climat général de l'Europe une influence favorable. Les vents du
sud-ouest superposés au Gulf-Stream, sont ceux qui prédominent sur les
rivages du continent, et, comme le courant océanique, ils dégagent la
chaleur qu'ils avaient emmagasinée dans les régions tropicales. Les
vente du nord-ouest, du nord et même du nord-est, qui soufflent pendant
une moindre partie de l'année, sont moins réfrigérants qu'on ne pourrait
s'y attendre, à cause des nappes d'eau attiédies par le Gulf-Stream, sur
lesquelles ils doivent passer dans leur course; enfin l'Europe est
partiellement réchauffée par le voisinage du Sahara, véritable étuve de
l'ancien monde.

Sous la double influence des courants maritimes et aériens, la
température moyenne du continent est tellement accrue qu'à égale
latitude, elle dépasse de 5, de 10 et même de 15 degrés celle des autres
parties du monde. Nulle part, pas même sur les côtes occidentales de
l'Amérique du nord, les isothermes, c'est-à-dire les lignes d'égale
chaleur moyenne, ne rapprochent plus leurs courbes de la zone polaire; à
1,500 et 2,000 kilomètres plus loin de l'équateur, on jouit en Europe
d'un climat aussi doux qu'en Amérique; en outre, la température y
diminue, du sud au nord, beaucoup moins rapidement que dans toute autre
partie de la rondeur terrestre. C'est là ce qui distingue, spécialement
l'Europe: une par son climat, elle se trouve comprise en entier dans la
zone de température modérée, entre les isothermes de 20 et de 0 degrés
centigrades, tandis qu'en Amérique et en Asie cette zone privilégiée est
deux fois moindre en largeur.

[Illustration: ZONE DE L'EUROPE COMPRISE ENTRE LES ISOTHERMES DE 0 ET DE
20 DEGRÉS.]

Cette remarquable unité de climat que présente l'Europe dans sa
température annuelle se montre également dans le régime de ses pluies.
La mer, qui baigne le continent sur la plus grande partie de son
pourtour, en alimente toutes les contrées de l'humidité nécessaire. Il
n'est pas une seule région de l'Europe qui ne reçoive annuellement ses
pluies; sauf une partie des rivages de la mer Caspienne et un petit coin
de la péninsule ibérique, il n'en est pas non plus que le manque
fréquent d'humidité expose à la porte totale des récoltes. Non seulement
tous les pays européens sont arrosés de pluies, mais presque tous les
reçoivent en chaque saison; excepté sur les bords de la Méditerranée, où
l'automne et l'hiver sont la période pluvieuse par excellence, les
nuages épanchent à peu près régulièrement, pendant toute l'année, leur
fardeau liquide. D'ailleurs, malgré la grande diversité de relief et de
contours qu'offrent, les différentes contrées de l'Europe, les pluies y
sont, en général, modérées, soit qu'elles humectent le sol en fins
brouillards, comme en Irlande, soit qu'elles s'abattent en rapides
averses, comme en Provence et sur la pente méridionale des Alpes. Si ce
n'est sur les flancs des montagnes que viennent frapper des courants
humides, la quantité moyenne d'eau de pluie ne dépasse pas un mètre par
an. L'uniformité relative et la modération des pluies assurent donc à
l'Europe un régime fluvial d'une grande régularité. Non-seulement les
fleuves et les rivières, mais aussi les petits ruisseaux, du moins au
nord des Pyrénées, des Alpes et des Balkhans, coulent pendant toute
l'année; leurs crues et leurs maigres se maintiennent d'ordinaire en des
limites étroites; les campagnes sont rarement inondées sur de grandes
étendues; rarement aussi elles sont complètement dépourvues de l'eau
d'irrigation. Grâce à une répartition naturelle plus égale, l'Europe
peut tirer d'une moindre quantité d'eau un plus grand profit pour
l'agriculture et la navigation que les autres parties du monde plus
abondamment arrosées. Les hautes Alpes contribuent, pour une forte part,
à maintenir la régularité de l'écoulement dans les lits fluviaux.
L'excédant d'humidité qu'elles reçoivent s'accumule en neiges et en
glaces qui s'épandent lentement vers les vallées et se fondent pendant
la saison des chaleurs. C'est précisément alors que les rivières sont le
plus faiblement alimentées par les pluies et perdent le plus d'eau par
l'évaporation; elles tariraient en partie si les glaces de la montagne
ne subvenaient aux eaux du ciel. Ainsi s'établit une sorte de
balancement régulier dans l'économie générale des fleuves.

Le climat de l'Europe est donc celui qui offre le plus d'unité dans son
ensemble et de pondération dans ses contrastes. Les courants océaniques,
les vents, les chaleurs et les froidures, les pluies et les cours d'eau
ont sur ce continent des allures régulières et modérées qu'ils n'ont
point dans les autres parties du monde. Ce sont là de grands avantages
dont les peuples ont profité dans leur histoire passée et dont ils ne
cesseront de bénéficier dans l'avenir. Tout petit qu'il est, le
continent d'Europe est pourtant celui qui présente de beaucoup la plus
grande surface d'acclimatement facile. De Russie en Espagne, de Grèce en
Irlande, les hommes peuvent se déplacer sans grand danger; grâce à la
douceur relative des transitions, les nations venues du Caucase ou de
l'Oural ont pu traverser les plaines et les montagnes jusqu'aux bords de
l'océan Atlantique et s'accommoder partout à leur nouveau milieu. Le sol
et le climat, également propices aux hommes, les maintenaient dans la
plénitude de leurs forces physiques et de leurs qualités
intellectuelles; dans toutes les contrées de l'Europe, le peuple en
marche retrouvait une patrie. Ses compagnons de travail, le chien, le
cheval, le boeuf, ne l'abandonnaient point en route, et la semence qu il
avait apportée levait en moisson dans tous les champs où il la déposait.



V

LES RACES ET LES PEUPLES


Par l'étude du sol et la patiente observation des phénomènes du climat,
nous pouvons comprendre, d'une manière générale, quelle a été
l'influence de la nature sur le développement des peuples; mais il nous
est plus difficile de distribuer à chaque race, à chaque nation, la part
qui lui revient dans les progrès de la civilisation européenne. Sans
doute, les divers groupes d'hommes nus et ignorants qui se trouvaient
aux prises avec les nécessités de la vie ont dû réagir différemment,
suivant leur force et leur adresse physique, leur intelligence
naturelle, les goûts et les tendances de leur esprit. Mais quels étaient
ces hommes primitifs qui ont su mettre à profit les ressources offertes
par le milieu et qui nous ont enseigné à triompher de ses obstacles?
Nous ne savons. A quelques milliers d'années en arrière, tous les faits
sont enfouis dans les immenses ténèbres de notre ignorance.

On ne sait même point quelle est l'origine principale des populations
européennes. Sommes-nous les «fils du sol», les «rejetons des chênes»,
comme le disaient les traditions anciennes en leur langage poétique, ou
bien les habitants de l'Asie sont-ils nos véritables ancêtres et nous
ont-ils apporté nos langues et les rudiments de nos arts et de nos
sciences? Enfin, si l'Europe était déjà peuplée d'autochthones lorsque
les immigrants du continent voisin sont venus s'établir parmi eux, dans
quelle proportion s'est opéré le mélange? Il n'y a pas longtemps encore,
on admettait, comme un fait à peu près incontestable, l'origine
asiatique des nations européennes; on se plaisait même à chercher sur la
carte d'Asie l'endroit précis où vivaient nos premiers pères.
Actuellement, la plupart des hommes de science sont d'accord pour
chercher les traces des ancêtres sur le sol même qui porte les
descendants. Dans presque toutes les parties de l'Europe, les
incrustations des grottes, les rivages des lacs et de la mer, les
alluvions des fleuves anciens, ont fourni aux géologues des débris de
l'industrie humaine et même des ossements qui témoignent l'existence de
populations industrieuses longtemps avant la date présumée des
immigrations d'Asie. Lors des premiers bégayements de l'histoire, nombre
de peuples étaient considérés comme aborigènes, et parmi leurs
descendants il s'en trouve, les Basques par exemple, qui n'ont rien de
commun avec les envahisseurs venus du continent voisin. Bien plus, il
n'est pas encore admis par tous les savants que les Aryens, c'est-à-dire
les ancêtres d'où proviennent les Pélasges et les Grecs, les Latins, les
Celtes, les Allemands, les Slaves, soient d'origine asiatique. La
parenté des langues fait croire à la parenté des Aryens d'Europe avec
les Persans et les Indous; mais elle est loin de mettre hors de doute
l'hypothèse d'une patrie commune qui se trouverait vers les sources de
l'Oxus. D'après Latham, Benfey, Cuno, Spiegel et d'autres encore, les
Aryens seraient des aborigènes d'Europe. Le fait est qu'il est
impossible de se prononcer avec quelque certitude. Il est indubitable
que, pendant les âges préhistoriques, de nombreuses migrations ont eu
lieu; mais nous ne savons dans quel sens elles se sont produites. Si
nous nous en tenons aux mouvements que raconte l'histoire, ils se sont
faits surtout dans le sens de l'est à l'ouest. Depuis que les annales de
l'Europe ont commencé, cette partie du monde a donné aux autres
continents des Galates, des Macédoniens, des Grecs, et, dans les temps
modernes, d'innombrables émigrants; en revanche, elle a reçu des Huns,
des Avares, des Turcs, des Mongols, des Circassiens, des Juifs, des
Arméniens, des Tsiganes, des Maures, des Berbères et des nègres de toute
race; elle accueille maintenant des Japonais et des Chinois.

Sans tenir compte des groupes de population d'une importance secondaire,
ni des races dont les représentants n'existent pas en corps de nation,
on peut dire, d'une manière générale, que l'Europe se partage en trois
grands domaines ethniques, ayant précisément pour limites communes ou
pour bornes angulaires les massifs des Alpes, des Carpathes, des
Balkhans. Ces montagnes, qui séparent les bassins fluviaux et servent de
barrière entre les climats, devaient aussi régir en partie la
distribution des races.

[Illustration: POPULATION DE L'EUROPE.]

Le premier groupe des peuples européens occupe le versant méridional du
système alpin, la péninsule des Pyrénées, la France et une moitié de la
Belgique: c'est l'ensemble des populations de langues gréco-latines,
soit environ cent millions d'hommes. En dehors de cette zone
ethnologique comprenant presque tous les territoires européens de
l'ancienne Rome, se trouvent ça et là quelques enclaves latines,
entourées de tous les côtés par des peuples d'un autre langage. Tels
sont les Roumains des plaines inférieures du Danube et de la
Transylvanie, tels sont aussi les Romanches des hautes vallées des
Alpes. En revanche, deux îlots, l'un de langue celtique, l'autre de
dialectes ibères, se maintiennent encore en Bretagne et dans les
Pyrénées, au milieu de populations complètement latinisées; mais prises
en masse, toutes les races de l'Europe sud-occidentale, Celtes, Ibères
et Ligures, ont été conquises aux idiomes romans[1]. Quelles que fussent
leurs différences premières, nul doute que la parenté des langues n'ait
remplacé peu à peu chez eux ou resserré plus fortement la parenté
d'origine.

[Note 1: Population de l'Europe en 1875: 304,000,000.

     Grecs et Latins.

Grecs et Albanais                                        5,000,000
Italiens                                                27,000,000
Français                                                36,000,000
Espagnols et Portugais.                                 20,000,000
Roumains                                                 8,000,000
Romands et Wallons                                       3,000,000
                                                       ----------
                                                        99,000,000

     Slaves.

Slaves du Nord.                                         58,000,000
Slaves du Sud.                                          25,000,000
                                                       ----------
                                                        83,000,000

     Germains.

Allemands, Suisses-Allemands, Juifs de langue allemande 54,000,000
Hollandais et Flamands                                   6,500,000
Scandinaves                                              7,500,000
                                                       ----------
                                                        68,000,000

Anglo-Celtes                                            31,000,000
Magyars, Turcs, Finnois, Celtes, Basques, etc.          23,000,000
]

Le groupe des peuples de langues germaniques occupe une zone inférieure
en étendue et en population. Il possède presque tout le centre de
l'Europe, au nord des Alpes et des chaînes qui s'y rattachent, et
s'étend par les Pays-Bas et les Flandres jusqu'à l'entrée de la Manche.
Le Danemark et, de l'autre côté de la Baltique, la grande péninsule
Scandinave appartiennent également à ce groupe, où ils occupent une
place à part avec la lointaine Islande. Quant aux îles Britanniques,
considérées généralement comme un fragment du domaine ethnique des
Germains, il faut bien plutôt y voir un terrain de croisement entre les
races et les langues de l'est et du midi. De même que l'ancienne
population celtique de la Grande-Bretagne, pure encore dans quelques
provinces reculées, s'est néanmoins presque partout mélangée avec les
envahisseurs Angles, Saxons, Danois, de même la langue de ces
conquérants s'est intimement croisée avec le français du moyen âge, et
l'idiome hybride qui en est résulté n'est pas moins latin que tudesque.
Favorisés par leur isolement au milieu des mers, les Anglais ont acquis
peu à'peu dans leurs traits, dans leur langue, dans leurs moeurs, une
remarquable individualité nationale, qui les sépare nettement de leurs
voisins du continent, Allemands, Scandinaves ou Celto-Latins.

Les Slaves forment le troisième groupe des peuples européens: un peu
moins nombreux que les Gréco-Latins, ils occupent un territoire beaucoup
plus étendu: presque toute la Russie, la Pologne, une grande partie de
la péninsule des Balkhans, une moitié de l'Austro-Hongrie. A l'orient
des Carpathes, toutes les grandes plaines sont habitées de Slaves purs
ou croisés avec les Tartares et les Mongols; mais à l'ouest et au sud
des montagnes la race se trouve partagée en de nombreuses populations
distinctes, au milieu d'un chaos d'autres nations. Dans ce dédale des
pays danubiens, les Slaves se rencontrent avec les Roumains de langue
latine, ainsi qu'avec deux races d'origine asiatique, et d'une
importance secondaire par le nombre, les Turcs et les Magyars. De ce
côté, les mondes slave et gréco-latin sont donc, en grande partie,
séparés par une zone intermédiaire de peuples de souches différentes.
Vers le nord, les Finlandais, les Livoniens, les Lettes, s'interposent
entre les Slaves et les Germains.

D'ailleurs il n'y a point de coïncidence entre les limites présumées des
races européennes et les frontières de leurs langues. Dans le monde
gréco-latin, aussi bien qu'en pays allemand et parmi les Slaves, se
trouvent maintes populations d'origine distincte parlant un même
dialecte, et maints parents de race qui ne se comprennent pas
mutuellement. Quant aux divisions politiques, elles sont tout à fait en
désaccord avec les limites naturelles qui auraient pu s'établir par le
choix spontané des peuples. A l'exception des frontières formées par de
hautes montagnes ou les eaux d'un détroit, bien peu de limites d'empires
et de royaumes sont en même temps des lignes de séparation entre des
races et des langues. Les mille vicissitudes des invasions et des
résistances, les marchandages de la diplomatie ont souvent dépecé au
hasard les territoires européens. Quelques peuples, défendus par les
accidents du sol aussi bien que par leur courage, ont réussi à maintenir
leur existence indépendante depuis l'époque des grandes migrations, mais
combien plus ont été submergés par des invasions successives! Combien
plus, tour à tour vaincus et conquérants, ont vu, pendant le cours des
siècles, leur patrie diminuer, s'agrandir, se rétrécir encore et changer
de limites plusieurs fois par génération!

Fondé, comme il l'est, sur le droit de la guerre et sur la rivalité des
ambitions, «l'équilibre européen» est nécessairement instable. Tandis
que, d'un côté, il sépare violemment des peuples faits pour vivre de la
même vie politique, ailleurs il en associe de force qui ne se sentent
pas unis par des affinités naturelles; il essaye de fondre en une seule
nation des oppresseurs et des opprimés, que séparent des souvenirs de
luttes sanglantes et de massacres. Il ne tient aucun compte de la
volonté des populations elles-mêmes; mais cette volonté est une force
qui ne se perd point; elle agit à la longue et tôt ou tard elle détruit
l'oeuvre artificielle des guerriers et des diplomates. La carte
politique de l'Europe, si souvent remaniée depuis les âges de l'antique
barbarie, sera donc fatalement remaniée de nouveau. L'équilibre vrai
s'établira seulement quand tous les peuples du continent pourront
décider eux-mêmes de leurs destinées, se dégager de tout prétendu droit
de conquête et se confédérer librement avec leurs voisins pour la
gérance des intérêts communs. Certainement les divisions politiques
arbitraires ont une valeur transitoire qu'il n'est pas permis d'ignorer;
mais, dans les descriptions qui vont suivre, nous tâcherons de nous
tenir principalement aux divisions naturelles, telles que nous les
indiquent à la fois le relief du sol, la forme des bassins fluviaux et
le groupement des populations unies par l'origine et la langue.
D'ailleurs ces divisions elles-mêmes perdent de leur importance dans les
pays comme la Suisse, où des habitants de races diverses et parlant des
idiomes différents sont retenus en un faisceau par le plus puissant de
tous les liens, la jouissance commune de la liberté.

En nous plaçant au point de vue de l'histoire et des progrès de l'homme
dans la connaissance de la Terre, c'est par les contrées riveraines de
la Méditerranée qu'il nous faut commencer la description de l'Europe, et
c'est la Grèce, avec la péninsule de Thrace, qui doit venir en tête de
tous les autres pays du bassin de la mer Intérieure. A l'origine de
notre civilisation européenne, l'Hellade était le centre du monde connu,
et là vivaient les poètes qui chantaient les expéditions des navigateurs
errants, les historiens et les savants qui racontaient les découvertes
et classaient tous les faits relatifs aux pays éloignés. Plus tard,
l'Italie, située précisément au milieu de la Méditerranée, devint à son
tour le centre du grand «Cercle des Terres» connues, et c'est d'elle que
partit l'initiative des explorations géographiques. Pendant quinze
siècles, l'impulsion lui appartint: Gènes, Venise, Florence, avaient
succédé à Rome comme les cités rectrices du monde civilisé et les points
de départ du mouvement de voyages et de découvertes dans les contrées
lointaines. Les peuples gravitèrent autour de la Méditerranée et de
l'Italie, jusqu'à ce que les Italiens eussent eux-mêmes rompu le cercle
en découvrant un nouveau monde par de là l'Océan. Le cycle de l'histoire
essentiellement méditerranéenne était désormais fermé. La péninsule
ibérique prenant, pour un temps bien court, le rôle prépondérant, acheva
l'évolution commencée à l'autre extrémité du bassin de la Méditerranée
par la péninsule grecque. Celle-ci avait servi d'intermédiaire entre les
nations déjà policées de l'Asie et de l'Afrique et les peuplades de
l'Europe encore barbare; l'Espagne et le Portugal furent par leurs
navigateurs les représentants du monde européen en Amérique et dans
l'extrême Orient: l'histoire avait suivi dans sa marche l'axe de la
Méditerranée.

Il est donc naturel de décrire dans un même volume les trois péninsules
méridionales de l'Europe, d'autant plus qu'elles appartiennent presque
en entier aux peuples gréco-latins. La France, également latinisée,
occupe néanmoins une place à part: méditerranéenne par son versant de la
Provence et du Languedoc, elle a tout le reste de son territoire tourné
vers l'Océan; par sa configuration géographique aussi bien que par son
rôle dans l'histoire, elle est le grand lieu de passage, d'échange et de
conflit entre les nations riveraines des deux mers; grâce au mouvement
des idées, qui vient y converger de toutes les parties de l'Europe, elle
a un rôle tout spécial d'interprète commun entre les peuples du Nord et
les Latins du Midi. Il paraît donc convenable de traiter la France et
les pays circonvoisins dans un volume distinct. Puis viendront les
descriptions des pays germains, des îles Britanniques, des péninsules
Scandinaves, et la Géographie de l'Europe se terminera par l'étude de
l'immense Russie.



                            CHAPITRE III

                           LA MÉDITERRANÉE



I

LA FORME ET LES EAUX DU BASSIN


L'exemple de la Grèce et de son cortége d'îles prouve que les flots
incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l'histoire
une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle
l'homme a vécu. Jamais la civilisation occidentale ne serait née si la
Méditerranée ne lavait les rivages de l'Égypte, de la Phénicie, de
l'Asie Mineure, de l'Hellade, de l'Italie, de l'Espagne et de Carthage.
Sans cette mer de jonction entre les trois masses continentales de
l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les Aryens, les Sémites et
les Berbères; sans ce grand agent médiateur qui modère les climats de
toutes les contrées riveraines et en facilite ainsi l'accès, qui porte
les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en
rapport les uns avec les autres, nous tous Occidentaux, nous serions
restés dans la barbarie primitive. Longtemps même on a pu croire que
l'humanité avait son existence attachée au voisinage de cette «mer du
Milieu», car en dehors de son bassin on ne voyait que des populations
déchues ou non encore nées à la vie de l'esprit: «Comme des grenouilles
autour d'un marais, nous nous sommes tous assis au bord de la mer,
disait Platon.» Cette mer, c'était la Méditerranée. Il importe donc de
la décrire comme les terres émergées que l'homme habite. Malheureusement
la surface uniforme de ses flots nous cache encore bien des mystères.

L'étude des rivages, non moins que les traditions des peuples, nous
apprend que la Méditerranée a souvent changé de contours et d'étendue;
souvent aussi la porte qui mêle ses eaux à celles de l'Océan s'est
déplacée du nord au sud, et de l'occident à l'orient. Tandis que de
simples péninsules comme la Grèce, ou même de petites îles, comme le
rocher de Malte, faisaient partie de grandes plaines continentales à une
époque géologique moderne,--leur faune fossile le prouve,--de vastes
étendues des terres africaines, de la Russie méridionale, de l'Asie
même, étaient couvertes par les eaux. Les recherches de Spratt, de Fuchs
et d'autres savants ont à peu près mis hors de doute qu'un immense lac
d'eau douce s'est étendu des bords de l'Aral à travers la Russie, la
Valaquie, les plaines basses du Danube et la mer Égée, jusqu'à Syracuse.
C'était vers la fin de l'époque miocène. Puis à l'eau douce succéda le
flot salé de l'Océan. Il fut un temps où la mer de Grèce allait
rejoindre le golfe d'Obi par le pont Euxin et la mer d'Hyrcanie; à une
autre époque, ou peut-être en même temps, le golfe des Syrtes pénétrait
au loin dans les plaines basses qui sont devenues aujourd'hui les
déserts de Libye et du Sahara. Le détroit de Gibraltar, que les anciens
disaient avoir été ouvert par le poignet d'Hercule, est en effet
l'oeuvre d'une révolution moderne, et jadis l'isthme de Suez, au lieu de
séparer la Méditerranée de l'océan des Indes, les unissait au contraire;
l'ancien détroit était encore si bien indiqué par la nature, qu'il a
suffi du travail de l'homme pour le rouvrir. L'instabilité des
continents voisins, dont les rochers se plissent, s'élèvent et
s'abaissent en vagues, modifie de cycle en cycle la ligne des côtes. En
outre, les fleuves «travailleurs», comme le Nil, le Pò, le Rhône,
ajoutent incessamment de nouvelles alluvions aux plaines qu'ils ont déjà
conquises sur les golfes. Actuellement, la Méditerranée et ses mers
secondaires, du détroit de Gibraltar à la mer d'Azof, occupent une
surface que l'on peut évaluer à six fois environ la superficie du
territoire français. Proportionnellement à l'étendue des mers, c'est
beaucoup moins qu'on n'est porté à se l'imaginer tout d'abord en voyant
l'immense développement des côtes de la Méditerranée, la richesse des
articulations continentales qui viennent s'y baigner, l'aspect vif et
dégagé qu'elle donne à tout un tiers de l'ancien monde. La Méditerranée,
qui, par son rôle dans l'histoire, a la prééminence sur toutes les
autres mers, et vers laquelle s'inclinent les bassins fluviaux d'une
importante zone côtière de l'Asie et d'une grande partie de
l'Afrique[2], ne représente en étendue que la soixante-dixième partie de
l'océan Pacifique: encore cette nappe d'eau n'est-elle point en un seul
tenant, elle se divise en mers distinctes, dont quelques-unes ne sont
pas même assez grandes pour que le navigateur y perde, par un beau
temps, la vue des rivages. A l'orient est la mer Noire, avec ses deux
annexes, Azof et Marmara; entre la Grèce, l'Asie Mineure et la Crète,
s'étend la mer Égée, aussi parsemée d'îles et d'îlots que les côtes
voisines sont découpées de golfes et de baies; la mer Adriatique, entre
les deux péninsules des Apennins et des Balkhans, se prolonge au
nord-ouest comme le pendant maritime de l'Italie continentale; enfin la
Méditerranée proprement dite se divise en deux bassins, qu'en souvenir
de leur histoire on pourrait désigner par les noms de mer Phénicienne et
de mer Carthaginoise, ou bien de Méditerranée grecque et de Méditerranée
romaine. En outre, chacune de ces mers est elle-même subdivisée, l'une
par la Crète, l'autre par les deux îles de Sardaigne et de Corse.

[Note 2: Superficie du bassin méditerranéen:

Versant d'Europe............. 1,770,000
   »    d'Asie...............   600,000
   »    d'Afrique............ 4,500,000
Superficie des eaux marines.. 2,987,000
                             ___________
                TOTAL........ 9,857,000
]

[Illustration N° 6.--PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE.]

Inégaux par l'étendue, ces divers bassins le sont encore davantage par
la profondeur. La petite mer d'Azof mérite presque le nom de «Palus» ou
Marécage, que lui donnaient les anciens, car un navire ne pourrait y
couler à fond sans que la mâture restât encore visible au-dessus des
flots. La mer Noire a près de 2 kilomètres de creux dans les endroits
les plus bas de son lit; mais elle s'épanche dans la mer de Marmara par
un fleuve moins profond que beaucoup de rivières des continents. De
même, la cavité de Marmara est peu de chose comparée à celle de bien des
lacs de l'intérieur des terres, et les Dardanelles sont, comme le
Bosphore, un simple fleuve. Dans la mer Égée et le bassin oriental de la
Méditerranée proprement dite, les inégalités des fonds sont en
proportion de celles que présentent les terres émergées. Au milieu de la
«ronde» des Cyclades, des fosses et des abîmes de 500 et même de 1000
mètres se trouvent dans le voisinage immédiat des îles escarpées, tandis
que sur les côtes d'Égypte le lit de la mer s'incline insensiblement
vers la cavité centrale de la mer Syrienne, où la sonde a mesuré des
profondeurs de 3000 mètres. Ce sont là déjà des gouffres comparables à
ceux de l'Océan, mais à l'orient de Malte on a trouvé à la couche
liquide près de 4 kilomètres d'épaisseur: le fond de la cuve
méditerranéenne coïncide donc à peu près avec le centre géographique du
bassin tout entier. Si la Méditerranée tout entière était changée en une
boule sphérique, elle aurait un diamètre d'environ 140 kilomètres,
c'est-à-dire qu'en tombant sur la terre, elle ne couvrirait pas
complètement un pays comme la Suisse.

La mer Ionienne est nettement séparée de la cavité de l'Adriatique par
un seuil qui s'élève dans le détroit d'Otrante, mais elle est encore
bien mieux limitée à l'ouest par les bas-fonds qui rejoignent la Sicile
à la Tunisie, en formant un isthme sous-marin, déjà signalé par Strabon.
Géologiquement la Méditerranée se trouve interrompue, puisque une
brèche, où l'épaisseur de l'eau ne dépasse pas 200 mètres, est la seule
porte ouverte entre ses deux bassins. Celui de l'Ouest, le moins vaste
et le moins profond des deux, présente encore des gouffres de plus de
2000 mètres dans la mer Tyrrhénienne et de 2500 mètres et même 3000
mètres dans la mer des Baléares, puis il va se terminer au seuil
hispano-africain, situé, non entre Gibraltar et Ceuta, où les fonds ont
jusqu'à 920 mètres, mais plus à l'ouest, dans des parages où le détroit
s'évase largement vers l'Océan[3].

[Note 3:

              M. occid. M. orient. Adriatique.

Superficie.   920,000   1,300,000   130,000
Profondeurs
 extrêmes..   3,000         4,000       900
Profondeurs
 moyennes..   1,000         1,500       200

              M. Égée. Mer Noire, Méditerranée.
                         etc.

Superficie.   157,000   480,000   2,987,000
Profondeurs
 extrêmes..     1,000     1,800       5,000
Profondeurs
 moyennes..       500       500       1,000
]

[Illustration: GIBRALTAR--VUE PRISE DE L'ISTHME DE LA LINEA. Dessin de
Taylor, d'après une photographie.]

Ce partage de la grande mer en étendues lacustres dont les
communications sont gênées par des seuils sous-marins, des îles et des
promontoires, explique le contraste que l'on observe entre les
phénomènes de l'Océan et ceux de la Méditerranée. Celle-ci, on le sait,
n'a, sur presque tous ses rivages, que des marées irrégulières et
incertaines. À l'est du goulet de Gibraltar et des parages qui
s'étendent entre la côte de l'Andalousie et celle du Maroc, le flux et
le reflux sont tellement faibles, les troubles qu'y apportent les vents
et courants sont d'une telle fréquence, que les observateurs ont eu la
plus grande peine à déterminer la véritable amplitude des flots et se
trouvent souvent en désaccord. Toutefois le gonflement et la dépression
de la marée sont assez sensibles pour que les marins de la Grèce et de
l'Italie en aient toujours tenu compte. Sur les côtes de la Catalogne,
de la France, de la Ligurie, du Napolitain, de l'Asie Mineure, de la
Syrie, de l'Égypte, les oscillations sont presque imperceptibles; mais
sur les rivages de la Sicile occidentale et dans la mer Adriatique,
elles peuvent s'élever jusqu'à plus d'un mètre; quand elles sont
soutenues par une tempête, la dénivellation des flots peut même, en
certains endroits, atteindre 3 mètres. Le détroit de Messine et l'Euripe
de l'Eubée ont aussi leurs alternances régulières de flux et de reflux;
enfin, dans le golfe de Gabès, le mouvement s'accomplit de la façon la
plus normale, avec le même rhythme que dans l'Océan. Le seul bassin de
la Méditerranée où l'on n'ait point encore observé de flux, est la mer
Noire; mais il est fort probable que des mesures de précision pourraient
y faire découvrir un léger frémissement de marée, car on croit l'avoir
reconnu dans le lac Michigan qui pourtant est de cinq à six fois moins
étendu.

[Illustration: Nº 7.--SEUIL DE GIBRALTAR.]

Différente de l'Océan par la faiblesse et l'inégalité de ses marées, la
Méditerranée l'est aussi par le manque de courant normal remuant avec
régularité la masse entière des eaux: les divers bassins maritimes sont
trop distincts les uns des autres pour que des courants d'un volume
considérable puissent entretenir, de Gibraltar aux côtes de l'Asie
Mineure, un mouvement constant de translation. Il faut donc voir, dans
les divers courants qui se produisent d'un bassin à l'autre bassin,
l'effet de phénomènes locaux ne dépendant qu'indirectement des grandes
lois de la planète. D'après l'hypothèse d'un géographe italien du siècle
dernier, Montanari, un courant côtier pénétrant dans la Méditerranée par
la porte de Gibraltar longerait les rivages des pays barbaresques, de la
Cyrénaïque, de l'Egypte, entrerait dans l'Archipel après avoir suivi les
côtes d'Asie, puis en refluerait pour contourner la mer Adriatique, la
mer Tyrrhénienne et la mer de France, et rentrer dans l'Océan, après
avoir accompli un circuit complet. Des cartes détaillées représentent
même ce courant supposé, mais les observateurs les plus autorisés ont
vainement cherché à en constater l'existence; ils n'ont reconnu que des
courants partiels, déterminés soit par l'afflux des eaux de
l'Atlantique, soit par la direction générale des vents, par un
trop-plein des eaux fluviales, ou par un excès d'évaporation. C'est
ainsi qu'un mouvement régulier de la mer se propage de l'ouest à l'est
en suivant le littoral du Maroc et de l'Algérie; un autre courant bien
marqué de l'Adriatique se porte le long des côtes de l'Italie, du nord
au sud, tandis qu'à l'ouest du Rhône le flot se dirige vers Cette et
Port-Vendres. D'ailleurs, un courant général de la Méditerranée, si même
il existait, ne pourrait être que tout superficiel, à cause du seuil
élevé qui rattache la Sicile à la Tunisie et sépare ainsi les deux
grands bassins de l'Orient et de l'Occident.

Les courants locaux le mieux constatés de la Méditerranée sont ceux qui
entraînent les eaux de la mer d'Azof dans la mer Noire par le détroit de
Iénikalé, et le surplus de la mer Noire dans la mer Égée par le détroit
de Constantinople et les Dardanelles. Là nous avons affaire à de
véritables fleuves. Le Don, qui par ses apports liquides compense
très-largement l'évaporation de la mer d'Azof, se continue par la porte
de Iénikalé; de même, le Dniester, le Dnieper, le Kouban, le Rion, les
fleuves du versant septentrional de l'Asie Mineure, et surtout le
Danube, qui à lui tout seul verse dans la mer Noire autant d'eau que les
autres affluents réunis, doivent se prolonger par le Bosphore et
l'Hellespont. C'est là une conséquence nécessaire de l'équilibre des
eaux entre les deux bassins communiquants. De leur côté, l'Archipel et
Marmara renvoient au Pont-Euxin, par des contre-courants profonds et des
remous latéraux, une certaine quantité d'eau saline, en échange de l'eau
douce qu'ils ont reçue en surabondance: on ne pourrait s'expliquer
autrement la salure de la mer Noire, car depuis les âges inconnus où
cette mer a cessé d'être en libre communication avec la Caspienne et
l'océan Glacial, ses eaux seraient devenues complètement douces, grâce
au Danube et aux autres fleuves, si un afflux d'eau saline plus pesante
ne s'opérait pas dans la partie profonde des lits des Dardanelles et du
Bosphore. Un simple calcul démontre qu'en mille années les affluents de
la mer Noire l'auraient purifiée de toutes ses molécules de sel.

A l'autre extrémité de la Méditerranée proprement dite, se produisent
des phénomènes analogues. En effet, l'évaporation est très-forte dans
cette mer fermée, qui s'étend au midi de l'Europe, non loin de la
fournaise du Sahara et du désert de Libye, et que parcourent librement
les vents, en absorbant les vapeurs et en dispersant l'embrun des
vagues. Cette déperdition de liquide ne peut guère être inférieure à 2
mètres par année, puisque déjà dans le midi de la France la quantité
d'humidité qui se perd dans l'espace est presque aussi considérable.
L'eau restituée par les pluies étant évaluée à un demi-mètre seulement,
et la tranche annuelle représentée par les fleuves tributaires
atteignant à peine 25 centimètres, il en résulte que l'Atlantique doit
fournir chaque année à sa mer latérale une couche d'au moins 1 mètre
d'épaisseur, soit approximativement une masse liquide de beaucoup
supérieure à celle du fleuve des Amazones pendant ses crues. Cet afflux
de l'Océan, qui pénètre par le détroit de Gibraltar, est assez puissant
pour se faire sentir au loin dans la Méditerranée et peut-être même
jusque sur les côtes de Sicile. D'ailleurs il est, comme tous les
courants, bordé de remous latéraux qui se portent en sens inverse. Aux
heures de reflux, toute la largeur du détroit est occupée par les eaux
provenant de l'Atlantique; mais quand la marée s'élève, la Méditerranée
lutte plus énergiquement contre la pression de l'Océan, et deux
contre-courants se produisent, l'un qui longe le littoral d'Europe,
l'autre, deux fois plus large et plus puissant, qui suit les côtes
africaines, de la pointe de Ceuta au cap Spartel. En outre, un
contre-courant profond emporte vers l'Atlantique les eaux plus salées,
et par conséquent plus lourdes, du bassin méditerranéen.

Le mélange produit dans la Méditerranée par la rencontre des eaux
appartenant aux divers bassins ne se fait pas assez rapidement pour leur
donner une salinité qui soit sensiblement la même. La teneur en sels y
est en moyenne supérieure à celle de l'Atlantique, à cause de l'excès
d'évaporation, principalement sur les côtes d'Afrique; mais dans la mer
Noire elle est de moitié moindre et varie beaucoup suivant le voisinage
des fleuves. qui s'y déversent[4]. De même pour la température, les
seuils et les détroits qui empêchent le mélange intime des eaux donnent
aux profondeurs sous-marines de la Méditerranée des lois toutes
différentes de celles de l'Atlantique. Dans l'Océan, le libre jeu des
courants amène sous toutes les latitudes des couches liquides de
diverses provenances, les unes chauffées par le soleil tropical, les
autres refroidies par les glaçons polaires; mais ces couches d'inégale
densité se superposent régulièrement en raison de la température: à la
surface sont les eaux tièdes; au fond celles de la température
approchent du point de glace. Dans la Méditerranée on n'observe une
superposition analogue des couches liquides que sur une épaisseur
d'environ 200 mètres, précisément égale à l'épaisseur du courant qui
pénètre de l'Atlantique dans le détroit de Gibraltar. A une profondeur
plus grande, le thermomètre, plongé dans les eaux de la Méditerranée, ne
constate plus aucun abaissement de température: l'énorme masse liquide,
presque immobile, se maintient uniformément entre 12 et 15 degrés
centigrades; de 200 mètres jusqu'aux abîmes de 3 kilomètres, les
observations donnent le même résultat. M. Carpenter croit seulement
pouvoir affirmer que, dans le voisinage des régions volcaniques, l'eau
du fond est plus chaude de quelques dixièmes de degré que dans les
autres parties du réservoir méditerranéen: il faudrait peut-être
rattacher ce fait au travail de la fusion des laves qui s'opère
au-dessous du lit marin.

[Note 4:

Salinité de l'Atlantique             36 millièmes.
   »     moyenne de la Méditerranée  38    »
   »     moyenne de la mer Noire     16    »
]



II

LA FAUNE, LA PÊCHE ET LES SALINES


Un autre phénomène remarquable des eaux profondes de la Méditerranée est
la rareté de la vie animale. Sans doute, elle ne manque pas
complètement: les dragages du _Porcupine_ et les câbles télégraphiques
retirés du fond de la mer avec un véritable chargement de coquillages et
de polypes, l'ont suffisamment prouvé; mais on peut dire qu'en
comparaison des gouffres de l'Océan, ceux de la Méditerranée sont de
véritables déserts. Edward Forbes, qui explora les eaux de l'Archipel,
crut même que les profondeurs en étaient complètement «azoïques», mais
il eut le tort de vouloir ériger en loi ce qui précisément n'était
qu'une exception. Si les couches profondes de la Méditerranée sont
tellement pauvres en espèces animales, la cause en serait, pense
Carpenter, à la grande quantité de débris organiques apportés par les
fleuves du bassin. Ces débris s'emparent de l'oxygène contenu dans l'eau
et dégagent l'acide carbonique au détriment de la vie animale:
proportionnellement à l'Atlantique, un des gaz se trouve en maints
endroits réduit au quart de sa proportion normale, tandis que l'autre
est augmenté de moitié. Peut-être est-ce également à cette abondance de
débris tenus en suspension qu'il faut attribuer la belle couleur azurée
de la Méditerranée, comparée aux eaux plus noires de l'Océan. Ce bleu,
que chantent à bon droit les poëtes, ne serait autre chose que
l'impureté des eaux. Les observations comparées de M. Delesse ont établi
que le fond de la Méditerranée est presque partout composé de vase.

Sous la couche superficielle des eaux, principalement dans les parages
qui avoisinent les deux Siciles, la vie animale est extrêmement
abondante, mais presque toutes ces espèces, poissons, testacés ou
autres, sont d'origine atlantique. Malgré son immense étendue, la
Méditerranée est pour la faune un simple golfe de l'océan Lusitanien. Sa
disposition générale dans le sens de l'ouest à l'est, sous des climats
peu différents les uns des autres, a facilité le mouvement de migration
du détroit de Gibraltar à la mer de Syrie. Seulement, la vie est
représentée par un plus grand nombre de formes dans le voisinage du
point de départ, et les individus qui peuplent les eaux occidentales
sont en moyenne d'un volume supérieur à ceux des bassins orientaux. Une
très-faible proportion d'espèces non atlantiques rappelle l'ancienne
jonction de la Méditerranée avec le golfe Arabique et l'océan Indien.
Sur un total qui dépasse huit cents espèces de mollusques, il en est
seulement une trentaine qui, au lieu d'entrer dans les mers de Grèce et
de Sicile par le détroit de Gibraltar, y sont venus par la porte de
Suez, peut-être à l'époque pliocène, alors que les sables ne l'avaient
pas encore fermée[5]. La diminution des espèces, dans la direction de
l'ouest à l'est, devient énorme au delà des deux écluses que forment les
Dardanelles et le Bosphore. En effet, la mer Noire diffère complétement
de la Méditerranée proprement dite par sa température. Les vents du
nord-est qui glissent à sa surface la refroidissent, au point de la
recouvrir parfois d'une légère pellicule glacée attenant au rivage. La
mer d'Azof a souvent disparu sous une dalle de glace épaisse et
continue; le Pont-Euxin lui-même a gelé complétement en quelques années
exceptionnelles. L'eau froide de la surface, mêlée à celle qu'apportent
les grands fleuves, descend dans les profondeurs de la mer et en abaisse
la température au grand détriment de la vie animale. Les échinodermes et
les zoophytes font complétement défaut dans la faune de la mer Noire;
certaines classes de mollusques, déjà relativement rares dans les mers
de Syrie et dans l'Archipel, ne se rencontrent plus dans le Pont-Euxin;
la proportion des espèces de mollusques représentés y est moindre des
neuf dixièmes. De même, les poissons, fort nombreux comme individus, ne
comprennent pourtant qu'un nombre d'espèces très-limité, relativement à
la Méditerranée. Par sa faune, la mer Noire ressemble peut-être plus à
la Caspienne, dont elle est actuellement séparée, qu'aux mers de la
Grèce, auxquelles la relient les détroits de Marmara.

[Note 5:
Poissons de la Méditerranée, 444 espèces (Goodwin Austen).
Mollusques»       850»    (Jeffreys).
Foraminifères»       200(?)»
]

Outre les espèces dont la Méditerranée est devenue la patrie, il en est
aussi que l'on doit plutôt considérer comme des visiteurs. Tels sont les
requins, qui parcourent les mers de Sicile et que l'on rencontre jusque
dans l'Adriatique et sur les côtes d'Égypte et de Syrie; tels sont aussi
les grands cétacés, les baleines, les rorquals, les cachalots, qui
d'ailleurs ne font guère leur apparition que dans les parages du bassin
tyrrhénien et dont les visites se font plus rares de siècle en siècle.
Les thons de la Méditerranée sont aussi des voyageurs venus des côtes
lusitaniennes. Ces poissons, nageurs de première force, entrent au
printemps par le détroit de Gibraltar, remontent la Méditerranée tout
entière, font le tour de la mer Noire et reviennent en automne dans
l'Atlantique, après avoir accompli leur migration de 9000 kilomètres.
Les pêcheurs croient que les thons parcourent la mer en trois grandes
bandes, et que celle du milieu, qui vient errer sur les côtes de la mer
Tyrrhénienne, est composée des individus les plus gros et les plus
vigoureux. En tous cas, chaque détachement semble composé d'individus du
même âge, nageant de conserve en immenses troupeaux, que nul pasteur de
la mer ne protége contre ses innombrables ennemis. Les dauphins et
d'autres poissons de proie les poursuivent avec rage, mais le grand
destructeur est l'homme. Sur les côtes de la Sicile, de la Sardaigne, du
Napolitain, de la Provence, un grand nombre de baies sont occupées, en
été, par des madragues ou _tonnare_, énorme enceinte de filets enfermant
un espace de plusieurs kilomètres et se resserrant peu à peu autour des
animaux capturés: ceux-ci passent de filet en filet et finissent par
entrer dans la «chambre de la mort» dont le plancher mobile se soulève
au-dessous d'eux et les livre au massacre. C'est par millions de
kilogrammes que l'on évalue les masses de chair que les pêcheurs
retirent de leurs abattoirs flottants, et néanmoins les thons voyageurs
reviennent chaque année en multitude sur les rivages accoutumés. Ils ont
probablement quelque peu diminué en nombre, mais de nos jours, comme il
y a vingt-cinq siècles, ils remplissent encore de leurs bancs pressés la
Corne-d'Or de Byzance et tant d'autres baies où les anciens naturalistes
grecs les ont observés.

Outre la pêche du thon, celle de la sardine et de l'anchois, dans les
mers latines, est d'une réelle importance économique. Sur les côtes,
principalement en Italie, les «fruits de mer», oursins et poulpes,
contribuent aussi pour une forte part à l'alimentation des riverains;
mais la Méditerranée n'a point de parages où la vie animale surabonde en
aussi prodigieuses quantités que sur les bancs de Terre-Neuve, les côtes
du Portugal et des Canaries, dans l'Atlantique. Une grande partie des
flottilles de pêche est employée, non à capturer des poissons, mais à
recueillir des objets de parure et de toilette. On ne pêche plus le
coquillage de pourpre sur les côtes de la Phénicie, du Péloponèse et de
la Grande-Grèce, mais des centaines d'embarcations sont toujours
occupées pendant la belle saison, les unes à la recherche du corail, les
autres à celle des éponges.

[Illustration: N° 8.--PRINCIPALES PÊCHERIES DE LA MÉDITERRANÉE.]

Le corail se trouve principalement dans les mers occidentales: des
pêcheurs, italiens pour la plupart, le recueillent non-seulement sur les
côtes du Napolitain et de la Sicile, dans le «Phare» de Messine, sur les
côtes de Sardaigne, mais aussi dans le détroit de Bonifacio, au large de
Saint-Tropez, aux abords du cap Creus, en Espagne, et dans les mers
barbaresques. Les éponges usuelles sont récoltées dans le golfe de Gabès
et à l'autre extrémité de la Méditerranée, sur les côtes de Syrie, de
l'Asie Mineure, dans les bras de mer qui serpentent au milieu des
Cyclades et des Sporades. Les éponges habitant, en général, des
profondeurs moindres que les coraux, de 5 mètres à 50 mètres, il est
souvent facile d'aller les détacher en plongeant, tandis que le corail
est brutalement cueilli par des instruments de fer qui le cassent et en
ramassent les débris, mêlés à la vase, aux algues et aux restes
d'animalcules marins. L'industrie est encore dans sa période barbare.
Les riverains de la Méditerranée sont loin d'en être arrivés à une
connaissance suffisante de la mer et de ses habitants pour qu'il leur
soit possible de pratiquer méthodiquement l'élève du corail et des
éponges. Tel est pourtant le but qu'ils doivent avoir en vue. Il faut
qu'ils sachent arracher à Protée, le dieu changeant, la garde des
troupeaux de la mer.

La récolte du sel est, après la pêche, la grande industrie des bords de
la Méditerranée; mais, comme la pêche, elle est encore en maints
endroits dans sa période primitive; c'est pendant le cours de ce siècle
seulement que l'on a commencé de procéder avec science à l'exploitation
du sel, de la soude et des autres substances contenues dans l'eau
marine. La Méditerranée se prête admirablement à la production du sel, à
cause de la température élevée de ses eaux, de sa forte teneur saline,
de la faible oscillation de ses marées et de la grande étendue de plages
presque horizontales alternant avec les côtes rocheuses et les
promontoires de ses rives. C'est probablement en France, aux bords de
l'étang de Thau, dans la Camargue et sur le littoral de Hyères, que se
trouvent les marais salants les plus productifs et les mieux disposés;
mais on en voit aussi de très-vastes sur les côtes d'Espagne, de
l'Italie, de la Sardaigne, de la Sicile, de la péninsule istriote, et
jusque dans les «limans» salins de la Bessarabie qui bordent la mer
Noire. On peut évaluer à plus d'un million de tonnes, c'est-à-dire à un
total de chargement plus considérable que celui de la flotte de commerce
française tout entière[6], la masse de sel que l'on récolte chaque année
sur les rivages de la Méditerranée. Relativement à la richesse de la
mer, c'est là une quantité tout à fait infinitésimale; ce n'est rien en
proportion des trésors que la science nous permettra de tirer un jour de
ces abîmes «infertiles[7]».

[Note 6: Production du sel marin sur les bords de la Méditerranée:

Espagne         200,000    tonnes.
France          250,000      --
Italie          300,000      --
Autriche         70,000      --
Russie          120,000      --
Autres pays     200,000 (?)  --
             ------------------
              1,140,000 (?) tonnes.
]

[Note 7:

Produit annuel approximatif de la pêche                75,000,000 fr.
     --            --       du corail                  16,000,000
     --            --       des éponges                 1,000,000
     --            --       de la récolte du sel, etc.
                                1,140,000 tonnes.      12,000,000
]



III

COMMERCE ET NAVIGATION


Les avantages que l'homme peut retirer directement de l'exploitation de
la Méditerranée doivent être considérés comme d'une bien faible valeur
en comparaison du gain de toute espèce, économique, intellectuel et
moral, que la navigation de la mer intérieure a valu à l'humanité. Ainsi
que les historiens en ont fréquemment fait la remarque, les côtes, les
îles et les péninsules de la Méditerranée grecque et phénicienne se
trouvaient admirablement disposées pour faciliter les premiers débuts du
commerce maritime. Les terres dont on aperçoit déjà les cimes
blanchissantes avant de quitter le port, les plis et replis du rivage où
l'embarcation surprise par la tempête peut se mettre en sûreté; ces
brises régulières et ces vents généraux qui soufflent alternativement de
la terre et de la mer; cette égalité du climat qui permet aux matelots
de se croire partout dans leur patrie; enfin cette variété de produits
de toute nature causée par la configuration si diverse des contrées
riveraines, toutes ces raisons ont contribué à faire de la Méditerranée
le berceau du commerce européen. Or, que sont les échanges, à un certain
point de vue, sinon la rencontre des peuples sur un terrain neutre de
paix et de liberté, sinon la lumière se faisant dans les esprits par la
communication des idées? Toute forme du littoral qui favorise les
relations de peuple à peuple a par cela même aidé au développement de la
civilisation. En voyant les îles nombreuses de la mer Égée, les franges
de presqu'îles qui les bordent et les grandes péninsules elles-mêmes, le
Péloponèse, l'Italie, l'Espagne, on les compare naturellement à ces
replis du cerveau dans lesquels s'élabore la pensée de l'homme.

La marche de la civilisation s'est opérée longtemps suivant la direction
du sud-est au nord-ouest: la Phénicie, la Grèce, l'Italie, la France ont
été successivement les grands foyers de l'intelligence humaine. La
raison principale de ce phénomène historique se trouve dans la
configuration même de la mer qui a servi de véhicule aux peuples en
mouvement; l'axe de la civilisation, si l'on peut parler ainsi, s'est
confondu avec l'axe central de la Méditerranée, des eaux de la Syrie au
golfe du Lion. Mais depuis que l'Europe a cessé d'avoir son unique
centre de gravitation dans le monde méditerranéen, et que l'appel du
commerce entraîne ses navires vers les deux Amériques et l'extrême
Orient, le mouvement général de la civilisation n'a plus cette marche
uniforme du sud-est au nord-ouest; il rayonne plutôt dans tous les sens.
Si l'on devait indiquer les courants principaux, il faudrait signaler
ceux qui partent de l'Angleterre et de l'Allemagne vers l'Amérique du
Nord, et des pays latinisés de l'Europe vers l'Amérique méridionale. Ces
deux courants continuent de se diriger à l'occident, mais ils sont l'un
et l'autre infléchis vers le sud. Le climat, la forme des continents, la
distribution des mers ont nécessité ce changement de direction dans le
mouvement général des nations.

Il est intéressant de constater les alternatives qui se sont produites
dans le rôle historique de la Méditerranée. Tant que cette mer
intérieure resta la grande voie de communication des peuples, les
républiques commerçantes ne songèrent qu'à la prolonger à l'orient par
des routes de caravanes tracées dans la direction du golfe Persique, des
Indes, de la Chine. Au moyen âge, les comptoirs génois bordaient les
rivages de la mer Noire et se continuaient dans la Transcaucasie jusqu'à
la Caspienne. Les voyageurs d'Europe, et surtout les Italiens,
pratiquaient les routes de l'Asie Mineure, et maint itinéraire, qui
n'est plus connu de nos jours, était fréquemment suivi à cette époque.
Depuis cinq cents années, le domaine du commerce s'est rétréci dans
l'Asie centrale, et les relations de peuple à peuple y sont devenues
plus difficiles.

C'est que, dans l'intervalle, la Méditerranée a cessé d'être la grande
mer de navigation. Les marins, libérés de la frayeur que causaient les
mers sans bords, ont aventuré leurs navires dans tous les parages de
l'Océan. Les routes de terre, toujours pénibles et semées de périls, ont
été abandonnées, les marchés intermédiaires de l'Asie centrale sont
devenus des solitudes, et la Méditerranée s'est transformée pour le
commerce en un véritable cul-de-sac. Cet état de choses a duré
longtemps; seulement, depuis le milieu du siècle, les rapports ont
commencé à se renouer de proche en proche, et la reconquête du terrain
perdu s'accomplit rapidement. En outre, un grand événement, que l'on
peut qualifier de révolution géologique aussi bien que de révolution
commerciale, a rouvert une ancienne porte de la Méditerranée. Naguère
sans issue vers l'Orient, cette mer communique maintenant avec l'océan
des Indes par le détroit de Suez; elle est devenue le grand chemin des
bateaux à vapeur entre l'Europe occidentale, les Indes et l'Australie.
Il faut espérer que dans un avenir prochain d'autres canaux, ouverts de
la mer Noire à la mer Caspienne et de celle-ci au lac d'Aral et aux
fleuves de l'Asie centrale, l'Amou et le Syr, permettront au commerce
maritime de pénétrer directement jusque dans le coeur de l'ancien
continent.

Ainsi, pendant le cours de l'histoire, se déplacent au bord des mers et
sur la face des continents les grands lieux de rendez-vous, que l'on
pourrait appeler les points vitaux de la planète. Port-Saïd, ville
improvisée sur une plage déserte, est devenue l'une de ces localités
vers lesquelles se porte le mouvement des hommes et des marchandises de
toute espèce, tandis que, non loin de là, sur la côte de Syrie, les
anciennes cités reines de Tyr et de Sidon ne sont plus que de misérables
villages où l'on cherche vainement les restes d'un orgueilleux passé. De
même a péri Carthage, de même a décliné Venise. Les atterrissements du
littoral, l'emploi de navires beaucoup plus grands que ceux des anciens,
les changements politiques de toute espèce, la perte de la liberté, les
destructions violentes ont supprimé maint point vital des rivages de la
Méditerranée; mais presque partout le port détruit s'est rouvert dans le
voisinage ou bien plusieurs havres secondaires en ont pris la place. La
plupart des grandes voies commerciales ont gardé leur direction
première, et c'est dans les mêmes parages que se trouvent leurs points
d'attache et leurs escales.

D'ailleurs, certaines localités sont des lieux de passage ou de
rendez-vous nécessaires pour les navires, et des villes importantes
doivent forcément y surgir. Tels sont les détroits, comme Gibraltar et
le «Phare» de Messine; telles sont aussi les baies terminales des golfes
qui s'avancent profondément dans les terres, comme Gênes, Trieste et
Salonique. Les ports qui offrent le point de débarquement le plus facile
pour les marchandises à destination des mers étrangères, par exemple
Marseille et Alexandrie, sont également des foyers naturels d'attraction
où les commerçants doivent accourir en foule. Enfin, il est une ville de
la Méditerranée qui réunit à la fois tous les avantages géographiques,
car elle est située sur un détroit, au point de jonction de deux mers et
de deux continents. Cette ville est Constantinople. Malgré la déplorable
administration qui l'opprime, sa situation même en fait une des grandes
cités du monde.

Quoique les ports de la Méditerranée ne soient plus, comme ils le furent
pendant des milliers d'années, en possession de l'hégémonie commerciale,
cependant cette mer intérieure est toujours, en proportion, beaucoup
plus peuplée de navires que ne le sont les grands océans. Sans compter
les embarcations de pêche, ses ports riverains ne possèdent pas moins de
30,000 navires; d'une capacité totale de 2 millions et demi de tonneaux.
C'est plus du quart de la flotte commerciale du monde entier, mais
seulement la sixième partie du tonnage, car la force de l'habitude a
fait conserver plus longtemps dans les ports italiens et grecs les
anciens types d'embarcations à faible capacité, et d'ailleurs le peu de
longueur des traversées, l'immunité relative du péril, le voisinage des
ports de refuge facilitent surtout la navigation de petit cabotage.

A la flotte méditerranéenne proprement dite il faut ajouter celle que
les ports de l'Océan, principalement ceux de l'Angleterre, y envoient
trafiquer. Pour la protection du commerce de ses nationaux, le
gouvernement de la Grande-Bretagne a même pris soin de se mettre au
nombre des puissances riveraines de la Méditerranée; il s'est emparé de
Gibraltar l'espagnole, qui est la porte occidentale du bassin, et de
Malte l'italienne, qui en est la forteresse centrale. Il n'en possède
point la porte de sortie, qui est le détroit artificiel de Port-Saïd à
Suez; mais il peut, s'il le veut, tirer le verrou à l'extrémité du long
corridor extérieur que forme la mer Rouge, car ses garnisons veillent à
l'îlot de Périm et sur le rocher d'Aden, à l'entrée de l'océan des
Indes.

[Illustration: N° 9.--LIGNES DE VAPEURS ET TÉLÉGRAPHES DE LA
MÉDITERRANÉE. Echelle 1:45.000000.

Si l'Angleterre a la plus grosse part du commerce de la Méditerranée,
presque toutes les populations riveraines y ont aussi un mouvement
considérable d'échanges. Au point de vue du trafic, la mer qui s'étend
de Gibraltar à l'Égypte est bien un lac français, ainsi que la nommait
un souverain visant à l'empire universel; c'est aussi un lac hellénique,
dalmate, espagnol, plus encore un lac italien. Les derniers maîtres en
furent les pirates barbaresques, dont les embarcations légères se
présentaient inopinément devant les villages des côtes, et s'emparaient
des habitants pour les réduire en esclavage. Depuis l'extermination de
ces flottes de rapine, le commerce a fait de la Méditerranée une
propriété commune où les mailles du réseau international de navigation
se resserrent de plus en plus. Les navires ne s'associent pas comme
jadis en convois ou caravanes pour aller déposer leurs marchandises
d'échelle en échelle, la mer est devenue assez sûre pour que les
embarcations isolées puissent s'y aventurer en tout temps. Reste le
péril toujours imminent des récifs et des tempêtes. Quoique l'art de la
navigation ait fait de très-grands progrès, quoique la plupart des caps,
ceux du moins des rivages européens, soient éclairés par des phares, et
que l'entrée des ports soit indiquée par des feux, des balises, des
bouées, cependant les naufrages sont encore très-fréquents dans les eaux
méditerranéennes. Même de grands navires s'y sont perdus quelquefois
sans qu'on ait pu retrouver une planche de l'épave.

De nos jours les bateaux à vapeur, suivant d'escale en escale un
itinéraire tracé, tendent à se substituer de plus en plus aux bateaux à
voiles. Certaines lignes de navigation, qui se rattachent de part et
d'autre aux chemins de fer des rivages méditerranéens, sont ainsi
devenues comme un sillage permanent où passent et repassent les navires,
semblables aux bacs qui traversent les fleuves. La régularité, la
vitesse de ces bacs à vapeur, la facilité qu'ils procurent aux
expéditions de toute espèce, le nombre croissant des voies ferrées qui
viennent aboutir aux ports et y déverser leurs marchandises, enfin les
fils télégraphiques sous-marins, déjà ramifiés dans tous les sens, qui
relient les côtes les unes aux autres et font penser les peuples à
l'unisson, tout contribue à développer le commerce de la Méditerranée.
Il est actuellement, sans compter le transit par Gibraltar et Suez,
d'environ huit milliards de francs[8]. En comparaison des échanges de
l'Angleterre, de la Belgique, de l'Australie, c'est là un trafic encore
peu considérable pour une population riveraine de près de cent millions
d'hommes; mais chaque année l'accroissement est zensible.

[Note 8: Navigation de la Méditerranée en 1875 (évaluation
approximative).

                         Flotte commerciale
                          /------- ------\              Mouvement     Total des
                         à voile.  à vapeur.  Tonnage.  des ports.    échanges.
Espagne méditerranéenne    2,500    100      250,000   5,000,000     600,000,000 fr.
France                     4,000    250      300,000   6,000,000   2,000,000,000
Italie                    18,800    140    1,030,000  21,000,000   2,600,000,000
Autriche                   3,300    100      400,000   3,000,000     400,000,000
Grèce                      6,100     20      420,000   7,000,000     200,000,000
Turquie d'Europe et d'Asie 2,200     10      210,000  25,000,000     600,000,000
Roumanie                    (?)     (?)        (?)       600,000     200,000,000
Russie méditerranéenne       500     50       50,000   2,000,000     400,000,000
Égypte                       100(?)  25        (?)     4,000,000     500,000,000
Malte et Gibraltar.          (?)               (?)     6,000,000     400,000,000
Algérie                      170              10,000   2,000,000     400,000,000
Tunis, Tripoli, etc.         500              10,000     500,000     100,000,000
                          ------    ----   ---------  ----------   -------------
                          28,170(?) 680(?) 2,700,000  82,100,000   8,400,000,000 fr.
]

D'ailleurs, il faut tenir compte de ce fait qu'en face du vivant
organisme des péninsules européennes, la torride Afrique est encore en
grande partie comme une masse inerte; si ce n'est d'Oran à Tunis, et
d'Alexandrie à Port-Saïd, ses côtes presque sans population sont
rarement visitées; les marins de nos jours les évitent comme le
faisaient les anciens nautonniers hellènes. On peut même s'étonner que
des régions vers lesquelles se dirigeaient des essaims de navires,
telles que la Cyrénaïque, Chypre et l'admirable île de Crète, située à
l'entrée même de la mer Égée, soient restées si longtemps éloignées des
grandes lignes de navigation moderne.



                              CHAPITRE IV

                               LA GRÈCE



I

VUE D'ENSEMBLE


La Grèce politique, resserrée dans ses étroites limites au sud des
golfes de Volo et d'Arta, est une contrée d'environ 50,000 kilomètres
carrés, représentant au plus la dix-millième partie de la surface
terrestre. En d'immenses territoires comme celui de l'empire russe, des
districts plus vastes que la Grèce n'ont rien qui les distingue des
régions environnantes, et leur nom éveille à peine une idée dans
l'esprit. Mais combien au contraire ce petit pays des Hellènes, si
insignifiant sur nos cartes en comparaison des grands royaumes, nous
rappelle de souvenirs! Nulle part l'humanité n'atteignit un degré de
civilisation plus harmonieux dans son ensemble et plus favorable au
libre essor de l'individu. De nos jours encore, quoique entraînés dans
un cycle historique bien autrement vaste que celui des Grecs, nous
devons toujours reporter nos regards en arrière pour contempler ces
petits peuples qui sont restés nos maîtres dans les arts, et qui furent
nos initiateurs dans les sciences. La ville qui fut «l'école de la
Grèce» est encore par son histoire et ses exemples l'école du monde
entier. Après vingt siècles de déchéance, elle n'a cessé de nous
éclairer, comme ces étoiles déjà éteintes dont les rayons continuent
d'illuminer la terre.

C'est évidemment à la situation géographique de la Grèce qu'il faut
attribuer le rôle si considérable qu'ont rempli ses peuples pendant une
longue période de l'histoire universelle. En effet, des tribus de même
origine, mais habitant des contrées moins heureuses, notamment les
Pélasges de l'Illyrie, que l'on croit être les ancêtres des Albanais,
n'ont pu s'élever au-dessus de la vie barbare, tandis que les Hellènes
se plaçaient à la tête des nations policées et leur frayaient des voies
inexplorées jusqu'alors. Si la Grèce qui, dans la période géologique
actuelle, est si merveilleusement découpée par les flots, avait continué
d'être ce qu'elle fut pendant la période tertiaire, une vaste plaine
continentale rattachée aux déserts de la Libye et parcourue par les
grands lions et les rhinocéros, aurait-elle pu devenir la patrie de
Phidias, d'Eschyle et de Démosthènes? Non, sans doute. Elle serait
restée ce qu'est aujourd'hui l'Afrique, et loin d'avoir pris, comme elle
l'a fait, l'initiative de la civilisation, elle eût attendu que
l'impulsion lui vînt du dehors. Il est vrai que par suite de cette
ampleur grandissante de l'horizon qu'ont donnée les voyages, les
découvertes, les routes de commerce, la Grèce s'est rapetissée peu à peu
en proportion du monde connu; elle a fini par perdre les priviléges que
lui avaient assurés d'abord sa position géographique et la forme
heureuse de ses contours.

La Grèce, péninsule de la presqu'île des Balkhans, avait, plus encore
que la Thrace et la Macédoine, l'avantage d'être complétement fermée du
côté du nord par des barrières transversales de montagnes; aussi, grâce
à ces remparts protecteurs, la culture hellénique a-t-elle pu se
développer sans avoir à craindre d'être étouffée dans son germe par des
invasions successives de barbares. Au nord et à l'est de la Thessalie,
l'Olympe, le Pélion, l'Ossa constituent déjà, du côté de la Macédoine,
de premiers et formidables obstacles. Aux limites de la Grèce actuelle
et de la Thessalie, se dresse une deuxième barrière, la chaîne abrupte
de l'Othrys. Au détour du golfe de Lamia, nouvel obstacle: la rangée de
l'Œta ferme le passage; il faut se glisser entre les rochers et la mer
par l'étroit défilé des Thermopyles. Après avoir traversé les monts de
la Locride pour redescendre dans le bassin de Thèbes, il reste encore à
franchir le Parnès ou les contre-forts du Cithéron avant de gagner les
plaines de l'Attique. Au delà, l'isthme est encore défendu par d'autres
barrières transversales, remparts extérieurs de la grande citadelle
montagneuse du Péloponèse, «l'acropole de la Grèce.» On a souvent
comparé l'Hellade à une série de chambres aux portes solidement
verrouillées; il était difficile d'y entrer, plus difficile encore d'en
sortir, à cause de ceux qui les défendaient. «La Grèce est faite comme
un piége à trois fonds, dit Michelet. Vous pouvez entrer et vous vous
trouvez pris en Macédoine, puis en Thessalie, puis entre les Thermopyles
et l'isthme. «Mais c'est au delà de l'isthme surtout qu'il devient
difficile de pénétrer; aussi Lacédémone fut-elle longtemps inattaquable.

A une époque où la navigation, même sur les eaux presque fermées comme
l'Archipel, était fort périlleuse, la Grèce se trouvait suffisamment
protégée par la mer contre les invasions des peuples orientaux; mais
nulle contrée n'invitait mieux les marins aux expéditions pacifiques du
commerce. Largement ouverte sur la mer Égée par ses golfes et ses ports,
précédée d'îles nombreuses, d'étape et de refuge, la Grèce pouvait
entrer facilement en rapports d'échange avec les populations plus
cultivées qui vivaient en face, sûr les côtes dentelées de l'Asie
Mineure. Les colons et les voyageurs de l'Ionie d'orient n'apportaient
pas seulement des denrées et des marchandises à leurs frères Achéens ou
Pélasges, ils leur transmettaient aussi les mythes, les poèmes, la
science, les arts de leur patrie. Par la forme générale de ses rivages
et la disposition de ses montagnes, la Grèce regarde surtout vers
l'Orient, d'où lui vint la lumière; c'est du côté de l'est que les
péninsules s'avancent dans les eaux et que sont parsemées les îles les
plus nombreuses; c'est également sur la rive orientale que s'ouvrent les
ports commodes et bien abrités, et que s'étendent, dans leur hémicycle
de montagnes, les plaines les mieux situées pour servir d'emplacement à
des cités populeuses. Cependant la Grèce n'a pas, comme la Turquie, le
désavantage d'être à peu près complétement privée de rapports directs
avec l'Occident par une large zone de montagnes difficiles et des côtes
abruptes. La mer d'Ionie, à l'ouest du Péloponèse, est, il est vrai,
relativement large et déserte; mais le golfe de Corinthe, qui traverse
toute l'épaisseur de la péninsule hellénique, et la rangée des îles
Ioniennes, d'où l'on aperçoit au loin les montagnes de l'Italie,
devaient inciter à la navigation des mers occidentales. Dans les temps
antiques, les Acarnaniens, qui connaissaient l'art de construire les
voûtes bien avant les Romains, purent, grâce au commerce, enseigner leur
art aux peuples italiens, et plus tard les Grecs devinrent sans peine
les civilisateurs de tout le monde méditerranéen de l'Occident.

Le trait distinctif de l'Hellade, considérée dans son relief, est le
grand nombre de petits bassins indépendants et séparés les uns des
autres par des rochers et des remparts de montagnes. D'avance, la
disposition du sol se prêtait au fractionnement des races grecques en
une multitude de républiques autonomes. Chaque cité avait son fleuve,
son amphithéâtre de collines ou de monts, son acropole, ses champs, ses
vergers et ses forêts; presque toutes avaient aussi leur débouché vers
la mer. Tous les éléments nécessaires à une société libre se trouvaient
réunis dans ces petits groupes indépendants, et le voisinage de cités
rivales, également favorisées, entretenait une émulation constante, qui
trop souvent dégénérait en luttes et en batailles. Les îles de la mer
Égée accroissaient encore la diversité politique; chacune d'elles, comme
les bassins de la péninsule hellénique, s'était constituée en cité
républicaine; partout l'initiative locale se développait librement, et
c'est ainsi que, le moindre îlot de l'Archipel a pu fournir des grands
hommes à l'histoire.

Mais si, par le relief du sol, par la multitude de ses îles et de ses
bassins péninsulaires, la Grèce est diverse à l'infini, elle est une par
la mer qui la baigne, la pénètre, la découpe en franges et lui donne un
développement de côtes extraordinaire. Les golfes et les innombrables
ports de l'Hellade ont fait de leurs riverains un peuple de matelots,
des «amphibies», ainsi que le disait Strabon; les Grecs ont pris quelque
chose de la mobilité des flots. De tout temps ils se sont laissé
entraîner par la passion des voyages. Dès que les habitants d'une cité
étaient un peu trop nombreux pour le sol qui leur fournissait la
subsistance, ils se hâtaient d'essaimer comme une tribu d'abeilles; ils
couraient les rives de la Méditerranée pour y trouver un site qui leur
rappelât la patrie et pour y élever une nouvelle acropole. C'est ainsi
que des Palus Méotides jusqu'au delà des colonnes d'Hercule, de Tanaïs
et de Panticapée à Gadès et à Tingis, la moderne Tanger, surgirent
partout des villes helléniques. Grâce à ces colonies éparses, dont
plusieurs dépassèrent de beaucoup en gloire et en puissance leurs
anciennes métropoles, la véritable Grèce, celle des sciences, des arts
et de l'autonomie républicaine, finit par déborder largement hors de son
berceau et par occuper sporadiquement tout le pourtour du monde
méditerranéen. Relativement à ce qui formait l'Univers des anciens, les
Grecs étaient ce que les Anglais sont aujourd'hui par rapport à la terre
entière. L'analogie remarquable que la petite péninsule de Grèce et les
îles voisines présentent avec l'archipel de la Grande-Bretagne, située
précisément à l'autre extrémité du continent, se retrouve aussi dans le
rôle des nations qui les habitent. Les mêmes avantages géographiques
ont, dans un autre milieu et dans un autre cycle de l'histoire, amené
des résultats de même nature; de la mer Égée aux eaux de l'Angleterre,
une sorte de polarité s'est produite à travers les temps et l'espace.

[Illustration: VUE DU PARNASSE ET DE DELPHES.]

L'admiration que les voyageurs éprouvent à la vue de la Grèce provient
surtout des souvenirs qui s'attachent à chacune de ses ruines, au
moindre de ses ruisselets, aux plus faibles écueils de ses mers. Tel
site de la Provence ou de l'Espagne, qui ressemble aux plus beaux
paysages de l'Hellade ou qui même leur est supérieur par la grâce ou la
hardiesse des lignes, n'est connu que d'un petit nombre d'appréciateurs,
et la foule indifférente passe en le regardant à peine; c'est qu'il ne
porte point le nom célèbre de Marathon, de Leuctres ou de Platée, et
qu'on n'y entend pas le bruissement des siècles écoulés. Cependant,
quand même les côtes de la Grèce ne se distingueraient pas entre toutes
par l'éclat que reflète sur elles la gloire des ancêtres, elles n'en
resteraient pas moins belles et dignes d'être contemplées. Ce qui ravit
l'artiste dans les paysages des golfes d'Athènes et d'Argos, ce n'est
pas seulement le bleu de la mer, le «sourire infini des flots», la
transparence du ciel, la perspective fuyante des rivages, la brusque
saillie des promontoires, c'est aussi le profil si pur et si net des
montagnes aux assises de calcaire ou de marbre: on dirait des masses
architecturales, et maint temple qui les couronne ne paraît qu'en
résumer la forme.

La verdure, l'eau claire des ruisseaux, voilà ce qui manque le plus aux
rivages de la Grèce! Dans le voisinage de la mer, presque toutes les
montagnes sont dépouillées de leurs grands arbres; il ne reste plus que
les arbrisseaux, cytises, lentisques, arbousiers et lauriers-roses; même
le tapis d'herbes odoriférantes qui revêt les déclivités et que broute
la dent des chèvres, est en maints endroits réduit à quelques misérables
lambeaux; les pluies torrentielles enlèvent jusqu'à la terre végétale;
la roche se montre à nu: de loin, on ne voit que des escarpements
grisâtres, tachetés ça et là de maigres buissons. Déjà du temps de
Strabon presque toutes les montagnes des côtes avaient perdu leurs
forêts; de nos jours, a dit un auteur, «la Grèce n'est plus que le
squelette de ce qu'elle fut autrefois.» Par une sorte d'ironie, les noms
empruntés à des arbres sont extrêmement nombreux dans toutes les parties
de l'Hellade et de la Turquie hellénique. Carya est la «ville des
noyers», Valanidia, celle des chênes à vallonée; Kyparissi, celle des
cyprès; Platanos ou Plataniki, celle des platanes. Partout se trouvent
des localités dont le nom rural n'est malheureusement plus justifié.
C'est presque uniquement dans les montagnes de l'intérieur du pays et du
littoral ionien que subsistent encore les forêts. L'Oeta, quelques-uns
des monts de l'Étolie, les hauteurs de l'Acarnanie, et dans le
Péloponèse, l'Arcadie, l'Élide, la Triphylie, les pentes du Taygète ont
gardé leurs grands bois. C'est aussi dans ces contrées forestières et
parcourues seulement des bergers que se sont maintenus les animaux
sauvages, les loups, les renards, les chacals. Le chamois, dit-on,
n'aurait pas entièrement disparu; on en rencontre sur le Pinde et sur
l'Oeta; quant au sanglier d'Érymanthe, qui devait être une espèce
particulière, à en juger par les sculptures antiques, il ne se retrouve
plus en Grèce; le lion, que mentionne encore Aristote, n'y existe plus
depuis deux mille ans. Parmi les petits animaux, un des plus communs
dans certaines parties du Péloponèse, est une tortue, que les indigènes
regardent avec une sorte d'horreur, semblable à celle qu'éprouvent un
grand nombre d'Occidentaux à la vue du crapaud ou de la salamandre. La
Grèce est petite, et cependant la variété des climats y est fort grande.
Le contraste des montagnes et des plaines, des régions forestières et
des vallées arides, des côtes exposées au nord et de celles qui sont
tournées vers le sud, produit dans les climats locaux de remarquables
oppositions. Mais, sans tenir compte de ces diversités, on peut dire que
dans son ensemble la Grèce présente, du nord au sud, une gamme
climatérique dont la richesse n'est égalée que dans un très-petit nombre
de régions terrestres. Au nord, les monts de l'Étolie, aux pentes
couvertes de hêtres, semblent appartenir aux régions tempérées du centre
de l'Europe, tandis qu'au sud et à l'est les péninsules et les îles,
avec leurs olivettes et leurs bosquets de citronniers et d'orangers,
même leurs groupes de palmiers, leurs cactus et leurs agaves, font déjà
partie de la zone subtropicale; même dans un voisinage immédiat, des
contrées ont des climats fort distincts: telles, par exemple, la cavité
lacustre de la Béotie, aux froids hivers, aux étés brûlants, et la
campagne de l'Attique, alternativement rafraîchie et réchauffée par la
brise de la mer. Dans un tout petit espace, la Grèce résume une zone
considérable de la Terre. On ne saurait douter que cette extrême variété
de climats et tous les contrastes qui en dérivent n'aient eu pour
résultat d'éveiller plus vivement l'intelligence déjà si mobile des
Hellènes, de solliciter leur curiosité, leur goût pour le commerce et
leur esprit d'industrie.

D'ailleurs, la grande diversité des climats de terre est compensée en
Grèce par l'unité du climat maritime. Comme dans les vallées des
montagnes, le vent qui souffle sur la mer Égée oscille en brises
alternantes. Pendant presque tout l'été, les grands foyers d'appel des
déserts africains attirent les courants atmosphériques de l'Europe
orientale. Du nord de l'Archipel et de la Macédoine, l'air se précipite
alors en un vent violent qui entraîne rapidement vers le sud les navires
en voyage: maintes fois les conquérants qui possédaient les rivages
septentrionaux de la mer se sont servis de cette brise pour aller
attaquer à l'improviste les habitants des contrées plus méridionales de
l'Asie Mineure ou de la Grèce. Ce courant atmosphérique régulier, connu
sous le nom de vent étésien ou «annuel», cède à la fin des chaleurs,
quand le soleil est au-dessus du tropique méridional. En outre, il
s'interrompt chaque nuit, quand l'air frais de la mer est attiré vers
les régions du littoral réchauffées pendant le jour. Après le coucher du
soleil, il se modère peu à peu; l'atmosphère reste calme durant quelques
instants, puis insensiblement elle commence à se mouvoir en sens
inverse, et les barques voguant vers le nord mettent à la voile. Cette
brise, le propice _embatès_, est le doux souffle de la mer chanté par
les anciens poëtes. Du reste, vents généraux et brises locales changent
de direction et d'allures dans le voisinage des côtes, suivant la forme
et l'orientation des golfes et des chaînes de montagnes. Ainsi le golfe
de Corinthe, que de hautes arêtes dominent au nord et au sud, ne reste
ouvert aux courants aériens qu'à ses deux extrémités; le vent entre et
sort alternativement, «pareil, disait Strabon, à la respiration d'un
animal.»

De même que les vents, les pluies dévient en maints endroits de leur
course normale pour se déverser, comme en des entonnoirs, dans certaines
vallées qu'entourent de toutes parts des escarpements de montagnes;
ailleurs, au contraire, les nuages pluvieux passent sans laisser tomber
leur fardeau d'humidité; à tous les contrastes locaux produits par la
différence de relief et la variété des climats correspondent d'autres
contrastes dans le taux de la précipitation annuelle. En moyenne, les
pluies sont beaucoup plus abondantes sur les côtes occidentales de la
Grèce que sur les rivages orientaux: de là cet aspect riant que
présentent les coteaux de l'Élide, comparés aux escarpements nus de
l'Argolide et de l'Attique. C'est également à l'ouest de la Péninsule
que viennent éclater avec le plus de régularité les orages apportés par
les vents de la Méditerranée. Au printemps, saison orageuse par
excellence, il arrive fréquemment dans les campagnes de l'Élide et de
l'Acarnanie que, pendant des semaines entières, le tonnerre gronde
régulièrement toutes les après-midi. Nulle part n'étaient mieux placés
les temples de Jupiter le Lanceur de Foudres.

Les anciens habitants des Cyclades, et probablement ceux des côtes de
l'Hellade et de l'Asie Mineure, étaient déjà parvenus à un état de
civilisation assez développé bien avant l'époque historique. C'est là ce
qu'ont démontré les fouilles opérées sous les cendres volcaniques de
Santorin et de Therasia. Lorsque leurs maisons furent ensevelies sous
les débris, les Santoriniotes commençaient à sortir de l'âge de la
pierre pour entrer dans celui du cuivre pur. Ils savaient construire des
voûtes avec des pierres et du mortier, fabriquaient la chaux, se
servaient de poids formés avec des blocs de lave, connaissaient le
tissage et la poterie, l'art de teindre les étoffes et celui de peindre
leurs maisons à fresque; ils cultivaient l'orge, les pois, les lentilles
et commerçaient avec les pays lointains.

Ces hommes étaient-ils de la même origine que les Hellènes? on ne sait.
Mais une chose est certaine: dès les premières lueurs de l'histoire, des
Grecs de diverses familles habitaient les rivages et les îles de la mer
Egée, tandis que des populations pélasgiques vivaient dans l'intérieur
et sur les côtes occidentales de la Péninsule. D'ailleurs les Pélasges
ou les «Vieux» étaient de la même souche que les Grecs, et parlaient des
langues dont l'origine se confond avec celle des dialectes helléniques.
Aryens de langage les uns et les autres, ils avaient dû se répandre en
Grèce en venant de l'Asie Mineure, soit par l'Hellespont et la Thrace,
soit par Miasme, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par les îles
de l'archipel, à moins toutefois qu'ils ne fussent originaires du pays
lui-même. D'après les traditions, les Pélasges étaient nés du mont
Lycée, au centre du Péloponèse; ils se glorifiaient d'être des
«autochthones», les «Hommes de la Terre noire», les «Enfants des
Chênes», les «Hommes nés avant la Lune». Autour d'eux vivaient des
tribus nombreuses de même origine, les Éoliens et les Lélèges, auxquels
vinrent s'adjoindre les Ioniens et les Achéens ou «les Bons». Les
Ioniens, qui devaient plus tard exercer une influence si considérable
sur les destinées du monde, occupèrent seulement la péninsule de
l'Attique et l'Eubée. Quant aux Achéens, ils eurent longtemps la
prépondérance et donnèrent leur nom à l'ensemble des peuplades grecques.
Plus tard, lorsque les Doriens, franchissant le golfe de Corinthe à sa
partie la plus étroite, se furent établis en conquérants dans le
Péloponèse, tous les habitants de la péninsule et des îles reçurent des
Amphictyonies siégeant aux Thermopyles et à Delphes le nom générique
d'Hellènes, qui était celui d'une petite peuplade de la Thessalie
méridionale et de la Phthiotide. La désignation de Grecs, qui peut-être
est un synonyme de «Montagnards», et peut-être aussi a le sens de
«Vieux, Antique, Fils du sol», se répandit peu à peu dans la nation
elle-même et finit par être généralement adoptée. Les Ioniens de l'Asie
Mineure et les Carions des Sporades, émules des Phéniciens, naviguaient
de port en port, trafiquant parmi ces tribus à demi-sauvages, et comme
des abeilles qui portent le pollen sur les fleurs, répandaient de
peuplade en peuplade la civilisation de l'Egypte et de l'Orient.

Commerçants phéniciens et vainqueurs romains modifièrent à peine les
éléments de la population hellénique; mais lors de la migration des
Barbares, ceux-ci pénétrèrent dans la Grèce en multitudes. Pendant plus
de deux siècles les Avares maintinrent leur pouvoir dans le Péloponèse,
puis vinrent des Slaves, que la peste aida plus d'une fois à dépeupler
la contrée. La Grèce devient une «Slavie», et l'idiome général fut une
langue slave, probablement serbe, ainsi que le prouve encore la grande
majorité des noms de lieux. Quoi qu'en disent maints auteurs, les
superstitions et les légendes des Grecs ne sont pas un simple héritage
des anciens Hellènes et leur monde surnaturel s'est enrichi des fantômes
et des vampires inventés par les Slaves; le costume des Grecs est aussi
un legs de leurs conquérants du Nord. Toutefois la langue policée des
Hellènes a repris graduellement le dessus, et la race elle-même a si
bien reconquis la prédominance, qu'il est impossible maintenant de
retrouver les éléments serbes de la population. Mais, après avoir été
presque entièrement slavisée, l'Hellade courut le risque de devenir
albanaise, surtout pendant la domination vénitienne. Encore au
commencement du siècle, l'albanais était la langue prépondérante de
l'Élide, d'Argos, de la Béotie et de l'Attique; de nos jours, plus de
cent mille prétendus Hellènes la parlent encore. La population actuelle
de la Grèce est donc fort mélangée, mais il serait difficile de dire
dans quelles proportions se sont unis les éléments divers: hellène,
slave, albanais. On pense que les Grecs les plus purs de race sont les
Maïnotes ou Maniotes de la péninsule du Ténare; eux-mêmes se disent les
descendants directs des Spartiates et montrent encore parmi leurs
châteaux forts celui qui appartint au «seigneur Lycurgue». Depuis un
temps immémorial jusqu'à la guerre de l'indépendance, leurs assemblées
de vieillards gardèrent le titre de «Sénat de Lacédémone». Tout Maïnote
jurait d'aimer jusqu'à la mort «le premier des biens, la liberté,
héritage des ancêtres spartiates.» Cependant les noms d'une foule de
localités du Magne sont d'origine serbe et témoignent du long séjour des
Slaves dans la contrée. Les Maïnotes pratiquent la «vendetta» comme
s'ils étaient des Monténégrins; mais cette coutume n'est-elle pas celle
de presque toutes les peuplades encore barbares?

Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en dépit des invasions et des
croisements, la race grecque, peut-être en partie sous l'influence du
climat qui l'entoure, a fini par se retrouver avec la plupart de ses
traits distinctifs. D'abord, elle a su garder sa langue, et l'on a
vraiment lieu de s'étonner que le grec vulgaire, issu d'ailleurs d'un
idiome rustique, ne diffère pas davantage du grec littéraire ancien. Les
changements, analogues à ceux que l'on retrouve dans les
langues-néo-latines, se réduisent presque à deux, l'abréviation des mots
par la contraction des syllabes non accentuées et l'emploi des
auxiliaires dans le verbe. Aussi n'est-il pas difficile aux Grecs
modernes d'expurger peu à peu leur idiome des tournures barbares et des
mots étrangers pour le rapprocher de la langue de Thucydide.
Physiquement, la race n'a guère changé non plus; on reconnaît les
anciens types en maint district de la Grèce moderne. Le Béotien a cette
démarche lourde qui faisait de lui un objet de risée parmi les autres
Grecs; le jeune Athénien a la souplesse, la grâce et l'allure intrépide
que l'on admire dans les cavaliers sculptés sur les frises du Parthénon;
la femme de Sparte a gardé cette beauté forte et fière que les poëtes
célébraient autrefois chez les vierges doriennes. Au moral, la filiation
des Hellènes modernes n'est pas moins évidente. Comme ses ancêtres, le
Grec de nos jours est amoureux du changement, curieux de nouveautés,
grand questionneur des étrangers; descendant de citoyens libres, il a
gardé le sentiment de l'égalité, et toujours enivré de sa dialectique,
discute sans cesse comme s'il était encore dans l'agora; il s'abaisse
souvent à flatter, mais sans conviction et par artifice de langage.
Enfin, comme l'ancien Grec, il place trop souvent le mérite intellectuel
au-dessus du mérite moral; à l'exemple du «sage Ulysse», le héros des
chants homériques, il ne sait que trop bien mentir et tromper avec
grâce; pour lui l'Acarnanien véridique et le Maïnote «lent à promettre,
fidèle à tenir», sont des rustres bizarres. Un des traits de caractère
qui distingue aussi de tous les autres Européens l'ancien Grec et le
moderne, est qu'il se laisse rarement entraîner par les fortes passions,
à l'exception du patriotisme. De plus, il ignore la mélancolie; il aime
la vie et il veut en jouir. Il la donnera pourtant volontiers dans un
jour de bataille, mais dans ce cas la mort elle-même est un acte où se
concentrent toutes les forces de la vie. Le suicide est un genre de mort
inconnu parmi les Grecs de nos jours: le plus malheureux, celui qui a le
plus de raisons d'etre désespéré, se rattache quand même à l'existence.
Un Grec atteint de folie est également un phénomène des plus rares.

[Illustration: MAÏNOTES ET HABITANTS DE SPARTE. Dessin de A. de Curzon
d'après nature.]

Actuellement, la nationalité grecque, en dépit des éléments si divers
qui l'ont composée, est une de celles qui dans leur ensemble présentent
le caractère le plus homogène. Les Albanais, d'origine pélasgique, comme
les Hellènes, ne leur cèdent point en patriotisme, et ce sont eux,
Souliotes, Hydriotes, Spezziotes, qui ont peut-être le plus vaillamment
lutté pour la cause commune de l'indépendance nationale. Les huit cents
familles de Zinzares kutzo-valaques ou roumains, qui paissent leurs
troupeaux dans les montagnes de l'Acarnanie et de l'Étolie, et que l'on
connaît sous le nom de Kara-Gounis ou «Noires-Capotes», parlent à la
fois les deux langues, et plusieurs d'entre eux épousent des Grecques,
bien qu'ils ne donnent jamais leurs filles en mariage à des Hellènes.
Fiers et libres, ils sont trop clair-semés pour que leur groupe de
population puisse avoir une grande importance. Quant aux étrangers
proprement dits, les Grecs sont assez intolérants à leur égard et ne
prennent point à tâche de leur rendre le séjour agréable. Les Turcs,
jadis si nombreux dans certaines parties du Péloponèse, en Béotie et
dans l'île d'Eubée, ont dû fuir jusqu'au dernier le pays où leur
présence rappelait les tristes souvenirs de la servitude, et ils n'ont
laissé en témoignage de leur séjour que le fez, le narghilé, les
babouches. Les Juifs, que l'on rencontre en multitudes dans toutes les
villes de l'Orient slave et musulman, n'osent guère se hasarder parmi
les Grecs, qui du reste sont pour eux de redoutables rivaux dans le
maniement des fiances. On ne les voit en groupes de quelque importance
que dans les îles Ioniennes, où ils s'étaient glissés à la faveur du
protectorat britannique. C'est dans ce même archipel que vivent aussi
les descendants des anciens colons vénitiens et nombre d'émigrants venus
de toutes les parties de l'Italie. Des familles originaires de France et
d'Italie constituent encore un groupe distinct de population dans l'île
de Naxos. Quant aux porte-faix et aux jardiniers maltais d'Athènes et de
Corfou, restant presque toujours dans une position subordonnée, ils
vivent à part comme des étrangers.

[Illustration: N. 10.--POPULATIONS DE LA GRÈCE.]

La population homogène de la Grèce ne permet donc pas de diviser cette
contrée, comme l'Austro-Hongrie et la Turquie, en provinces
ethnologiques, mais elle se partage géographiquement en quatre régions
naturelles bien distinctes: l'Hellade continentale, connue du temps de
la population turque du nom de Roumélie, en souvenir de l'empire
«romain» de Byzance; l'antique Péloponèse, appelé de nos jours Morée,
peut-être par métathèse du mot «Romée», ou plutôt d'un mot slave qui
signifie «rivage marin» et qui s'appliquait jadis à l'Élide; les îles de
la mer Égée, Sporades et Cyclades; et les îles Ioniennes. En décrivant
les diverses parties de la Grèce, il nous arrivera souvent d'employer de
préférence les noms anciens des montagnes, des fleuves et des cités, car
les Hellènes de nos jours, jaloux des gloires de la Grèce d'autrefois,
cherchent à débarrasser peu à peu la carte de leur pays de tous les noms
d'origine slave ou italienne[9].

[Note 9: Grèce dans ses limites politiques:

                   Superficie.  Population            Population
                                 en 1870.            kilométrique.

Grèce continentale.. 19,575       341,038                  17

Péloponèse.......... 21,466       645,380                  30

Iles de l'Egée......  6,475       205,840                  32

Iles Ioniennes......  2,607       218,879                  84

     TOTAUX......... 50,123     1,411,143 (1,458,000 avec  24
                                          les marins, etc.)
]



II

GRÈCE CONTINENTALE


Les montagnes du Pinde, qui forment l'arête médiane de la Turquie
méridionale, se prolongent en Grèce et lui donnent un caractère
orographique analogue. Des deux côtés de la frontière conventionnelle,
ce sont les mêmes roches et la même végétation, des paysages semblables,
et presque partout des populations de même origine. En partageant
l'Épire et en prenant la Thessalie à la Grèce, la diplomatie européenne
ne s'est point occupée de faire son oeuvre conformément aux indications
de la nature. Elle s'est bornée, dans la partie orientale de la
frontière, à suivre la ligne de partage des eaux sur les hauteurs du
chaînon de l'Othrys, le mont «sourcilleux» qui domine la plaine du
Sperchius. A l'ouest du Pinde, au contraire, la limite politique des
deux pays coupe transversalement la vallée de l'Achéloüs et les croupes
terreuses qui la séparent du golfe d'Arta.

La cime isolée du mont Tymphreste ou Yeloukhi, dressée en tour à l'angle
où l'Othrys se détache de la grande chaîne du Pinde, est, non le plus
haut sommet de la Grèce continentale, mais celui qui forme, pour ainsi
dire, le centre de rayonnement des eaux et des montagnes. Au sud et au
sud-est, ses contre-forts, abritant de leur masse la charmante vallée de
Karpénisi, se rattachent par une arête élevée au massif le plus
considérable de la Grèce moderne: c'est le groupe que couronnent les
pyramides presque toujours neigeuses de Vardoussia et de Khiona, aux
pentes noires de sapins, et le superbe Katavothra, l'antique Oeta, où se
dressa le bûcher d'Hercule. Les montagnes de Vardoussia et de Khiona
font précisément face aux beaux massifs de la Morée septentrionale,
également boisés et neigeux.

A l'ouest du Veloukhi et du Vardoussia, les monts de l'Étolie, beaucoup
moins élevés, mais abrupts, sans chemins, forment un véritable chaos de
broussailles, de rochers et de défilés sauvages où ne s'aventurent guère
que les tribus des bergers valaques. La contrée devient plus accessible
dans l'Étolie méridionale, au bord des lacs et des rivières; mais là
aussi s'élèvent des montagnes qui, par des ramifications sinueuses, se
relient au système du Pinde. Celles du littoral de l'Acarnanie qui font
face aux îles Ioniennes sont escarpées, couvertes d'arbres et de
buissons; ce sont les monts du «noir continent» dont parlait Ulysse. A
l'est de l'Achéloüs, une autre chaîne côtière, bien connue des marins,
est le Zygos, dont les escarpements méridionaux, âpres et nus, se voient
au-dessus de Missolonghi; plus à l'est, une autre chaîne s'avance dans
la mer pour former, avec les promontoires de la Morée, l'étroit goulet
du golfe de Corinthe. Tout près de l'entrée, une des montagnes de la
côte d'Étolie, le Varassova, aux pans brusquement coupés, ressemble à un
énorme bloc, à une pierre monstrueuse. C'était, en effet, disent les
gens du pays, une roche que les anciens Titans hellenes voulaient jeter
au milieu du détroit pour qu'elle servît de pont entre les deux rivages.
Mais la pierre était trop lourde, ils la laissèrent tomber à l'endroit
où on la voit aujourd'hui.

Vers la mer Egée, le haut massif du Katavothra se continue à l'est,
parallèlement aux montagnes de l'île d'Eubée, par une chaîne côtière, ou
plutôt par une série de groupes distincts, que séparent les uns des
autres de profondes échancrures, de larges dépressions et même des
vallées fluviales. Quoique basses et coupées de nombreux passages, ces
montagnes aux roches escarpées, aux brusques promontoires, aux soudains
précipices, n'en sont pas moins d'un accès fort difficile, et pendant
les guerres de la Grèce ancienne, il suffisait d'un petit nombre
d'hommes pour les défendre contre des armées entières. A l'une des
extrémités de cette chaîne se trouve le passage des Thermopyles; à
l'autre extrémité s'étend, à la base orientale du Pentélique, la fameuse
plaine de Marathon.

Les groupes de sommets qui se dressent sur la rive septentrionale du
golfe de Corinthe, au sud de la Béotie, forment aussi dans leur ensemble
une sorte de chaîne, parallèle à celle qui longe le canal d'Eubée, mais
plus belle et plus pittoresque. Il n'est pas une de ces grandes cimes
dont le nom ne réveille les souvenirs les plus doux de la poésie et ne
fasse aussitôt surgir la figure des anciens dieux. A l'ouest, se
présente d'abord le Parnasse «à la double tête», la montagne où se
réfugièrent Deucalion et Pyrrha, ancêtres de tous les Grecs, et où les
Athéniennes, agitant leurs torches, allaient danser la nuit en l'honneur
de Bacchus. Des sommets du Parnasse, presque aussi hauts que le Khiona,
qui pyramide au nord-ouest, on aperçoit la Grèce entière, avec ses
golfes, ses rivages et ses montagnes, depuis l'Olympe de Thessalie
jusqu'au Taygète de l'extrême Péloponèse, et l'on distingue à ses pieds
l'admirable bassin de Delphes, jadis «l'ombilic» du monde, le lieu de
paix et de concorde où tous les Grecs venaient oublier leurs haines. Non
moins beau que le Parnasse est le groupe qui lui succède du côté de
l'est. L'Hélicon des Muses est, comme aux temps de la Grèce antique, la
montagne dont les vallées sont les plus fertiles et les plus riantes.
Ses pentes orientales surtout sont de l'aspect le plus gracieux, et
leurs bosquets, leurs pâturages, leurs jardins, où murmurent les
fontaines, contrastent de la manière la plus heureuse avec les plaines
nues et desséchées de la Béotie. Si le Parnasse a la source de Castalie,
l'Hélicon a celle de l'Hippocrène, qui jaillit sous le sabot de Pégase.
La longue croupe du Cithéron, où le mythe a fait naître Bacchus, relie
les montagnes de la Béotie méridionale à celles de l'Attique, roches de
marbre devenues fameuses par le voisinage de la cité qu'elles abritent.
Au nord d'Athènes, c'est le Parnès, au profil si pur et si rhythmique; à
l'est, le Pentélique, où se trouvent les cavernes de Pikermi, fameuses
par leurs ossements fossiles; au sud, le mont Hymette, dont les anciens
poètes ont chanté les abeilles. Puis le Laurion, aux riches scories
d'argent, se prolonge au sud-est et se termine par le beau cap Sunium,
consacré à Minerve et à Neptune, et portant encore quinze colonnes d'un
ancien temple.

Au sud de l'Attique, un autre groupe isolé, occupant toute la largeur de
l'isthme de Mégare, servait de rempart de défense aux Athéniens contre
leurs voisins du Péloponèse. C'est le massif de Geraneia, aujourd'hui
Macryplagi[10] Au delà se trouve l'isthme de Corinthe proprement dit,
resserré entre le golfe de Lépante et celui d'Athènes. C'est un simple
seuil dont les roches calcaires, stériles et sans eau, s'élèvent de 40 à
70 mètres au-dessus de la mer, et qui n'a pas 6 kilomètres de large
entre les deux rivages. Cette langue de terre, espace neutre séparant
deux régions géographiques distinctes, se trouvait tout naturellement
choisie pour devenir un lieu d'assemblées, de fêtes et de marchés. On
reconnaît encore en travers de l'isthme les restes du mur de défense
élevé par les Péloponnésiens, et sur les bords du golfe de Corinthe les
traces du canal commencé par l'ordre de Néron et destiné à rejoindre les
deux mers.

[Note 10: Altitudes de la Grèce continentale:

Gerakovouni (Othrys).....            1,729   mètres.
Veloukhi (Tymphreste)....            2,319     »
Khonia...................            2,495     »
Vardoussia...............            2,512     »
Katavothra (Oeta)........            2,000     »
Monts d'Acarnanie........            1,590     »
Varassova................              917     »
Liakoura (Parnasse)......            2,459     »
Pateovouna (Hélicon).....            1,749     »
Elatea (Cithéron)........            1,411     »
Parnès...................            1,416     »
Pentélique...............            1,126     »
Hymette..................            1,036     »
Macryplagi (Geraneia)....            1,366     »
]

Les montagnes calcaires de la Grèce, de même que celles de l'Épire et de
la Thessalie, sont riches en bassins où les eaux s'amassent en lacs,
tandis que tout autour la terre, percée de gouffres où s'engouffrent les
torrents, est aride et desséchée. L'Acarnanie méridionale, dont une
partie a reçu le nom de Xeromeros ou «pays sec», à cause de son manque
d'eau courante, est ainsi parsemée de bas-fonds lacustres. Au sud du
golfe d'Arta, qui lui-même est une espèce de lac communiquant avec la
mer par une bouche fort étroite, se trouvent plusieurs de ces nappes
d'eau, restes d'une sorte de mer intérieure, comblée par les alluvions
de l'Achéloüs. Le lac le plus considérable de la région a même reçu des
indigènes le nom de Pelagos ou de «Mer», à cause de son étendue et de la
violence de ses eaux, qui se brisent contre les rochers: c'est l'ancien
Trichonis des Étoliens. Réputé insondable, il est en réalité
très-profond et ses eaux sont pures; mais il se déverse d'un flot lent
dans un autre bassin beaucoup moins vaste, aux abords empestés de
marécages, et s'épanchant lui-même dans l'Achéloüs par un courant
bourbeux. Les coteaux qui entourent le lac de Trichonis sont couverts de
villages et de cultures, tandis qu'aux alentours du lac inférieur, la
fièvre a dépeuplé la contrée. Néanmoins le pays est fort beau. A peine
sorti d'une étroite «cluse» ou _clissura_ des montagnes du Zygos, le
chemin s'engage sur un pont de près de deux kilomètres, construit jadis
par un gouverneur turc au-dessus des marais qui séparent les deux lacs.
Le viaduc s'est à demi enfoncé dans la vase, mais il est encore assez
élevé pour laisser le regard se promener librement sur les eaux et leurs
rives; des chênes, des platanes, des oliviers sauvages entremêlent leurs
branches au-dessus du pont; des vignes folles se suspendent en nappes à
ces beaux arbres, et leurs festons encadrent gracieusement les tableaux
formés par la nappe bleue du lac et les grandes montagnes.

Au sud du Zygos, entre les terres alluviales de l'Achéloüs et du
Fidaris, s'étend un autre bassin lacustre, à moitié marais d'eau douce
ou saumâtre, à moitié golfe salin, qui depuis le temps des anciens Grecs
s'est accru aux dépens des terres cultivées, à cause de la négligence
des habitants. C'est à sa position au bord de cette grande lagune que
l'héroïque Missolonghi doit son nom, signifiant «Milieu des marais». Un
cordon littoral ou _ramma_, çà et là rompu par les flots, sépare le
bassin de Missolonghi de la mer Ionienne; pendant la guerre de
l'indépendance, des fortins et des estacades défendaient toutes les
entrées du lac, mais elles ne sont plus occupées maintenant que par des
barrages de roseaux, que les pêcheurs ouvrent au printemps pour laisser
entrer le poisson de mer et ferment en été pour l'empêcher de sortir.
Quoique située au milieu des eaux salées, Missolonghi n'est point
insalubre, grâce aux brises de mer; mais sur la petite ville plus active
et plus commerçante d'Ætoliko, bâtie plus à l'ouest en plein étang et
réunie par deux ponts à la terre ferme, pèse un air lourd et chargé de
miasmes. Entre Ætoliko et l'Achéloüs, on remarque un grand nombre
d'éminences rocheuses semblables à des pyramides dressées sur la plaine.
Ce sont évidemment d'anciens îlots pareils à ceux que l'on voit en
archipels entre le littoral du continent et l'île de Sainte-Maure; les
apports de l'Achéloüs ont graduellement comblé les interstices qui
séparaient tous ces rochers, et les ont rattachés à la terre ferme.
L'antique ville commerçante d'Œniades occupait jadis une de ces îles,
une «terre qui n'était pas encore terre». Ce travail géologique, observé
déjà par Hérodote, se continue sous nos yeux; les troubles du fleuve,
qui lui ont valu son nom moderne d'Aspros ou «Blanc», accroissent
incessamment l'étendue du sol aux dépens de la mer.

[Illustration: No 11.--BASSE ACARNANIE. Échelle de 1/800.000 _gravé par
Erhard._]

L'Achéloüs, que les anciens comparaient à un taureau sauvage à cause de
la violence de son cours et de l'abondance de ses eaux, est de beaucoup
le fleuve le plus considérable de la Grèce: ce fut un des grands
exploits d'Hercule de lui ravir une de ses cornes, c'est-à-dire de
l'endiguer et de reconquérir les terres jadis inondées par ses flots
errants. Ses voisins, le rapide Fidaris, que franchit le centaure
Nessus, portant Hercule et Déjanire, et le Mornos, descendu des neiges
de l'Œta, ne peuvent lui être comparés. Sur le versant de la mer Égée,
que sont les fleuves de l'Attique, l'Orope, les deux Céphyse, et
l'Illissus, «mouillé quand il pleut?» Le principal cours d'eau de la
Grèce orientale, le Sperchius, est aussi très-inférieur à l'Achéloüs,
mais il a, comme lui, grandement travaillé à changer l'aspect de la
plaine basse. A l'époque où Léonidas et ses vaillants gardaient contre
les Perses le défilé des Thermopyles, le golfe de Lamia s'avançait
beaucoup plus profondément dans les terres; mais le fleuve a fait peu à
peu reculer le rivage et recueilli comme affluents quelques cours d'eau
qui se jetaient directement dans la mer. En déplaçant graduellement son
delta, le Sperchius a donné plusieurs kilomètres de largeur au passage
jadis si resserré entre la base du Kallidromos et les flots, et des
armées entières pourraient maintenant y manoeuvrer à l'aise. Les
fontaines chaudes, sulfureuses et pétrifiantes, qui jaillissent de la
roche, ont aussi contribué à l'agrandissement de la plage des
Thermopyles par la couche pierreuse qu'elles étalent sur le sol. Du
reste, cette contrée volcanique peut avoir été modifiée depuis deux
mille ans par les trépidations du sol. Dans la mer voisine, les matelots
montrent encore le rocher de Lichas, petit cratère de scories dans
lequel les anciens voyaient le compagnon d'Hercule lancé du haut de
l'Œta par le demi-dieu courroucé. En face, sur la côte de l'île d'Eubée,
des eaux thermales sourdent en telle abondance qu'elles ont formé sur
les pentes d'énormes concrétions qui, de loin, ressemblent à un glacier.
Un établissement thérapeutique, fondé récemment aux Thermopyles, en
utilise les eaux sulfureuses, et permet aux étrangers de parcourir des
contrées si riches en grands souvenirs historiques. Naguère le piédestal
sur lequel reposait le lion de marbre élevé à Léonidas était encore
visible, mais on l'a démoli pour la construction d'un moulin.

[Illustration: N° 12.--LES THERMOPYLES. _D'après les Cartes de l'Etat
Major Français publiées en 1852._ _Gravé par Erhard._

Le bassin du Cephissus, ouvert comme un sillon entre la chaîne de l'Œta
et celle du Parnasse, est aussi des plus remarquables au point de vue
hydrologique. La rivière parcourt d'abord un premier fond jadis couvert
par les eaux d'un lac; puis, à l'issue d'un défilé que dominent les
contre-forts du Parnasse, il contourne le rocher qui portait l'antique
cité d'Orchomène, et pénètre dans une vaste plaine où les cultures et
les roselières entourent des étangs et des réservoirs d'eau profonde.
Plusieurs torrents, dont l'un, celui de Livadia, reçoit l'eau fort
abondante des célèbres fontaines de la «Mémoire» et de «l'Oubli»,
Mnémosyne et Léthé, accourent aussi vers le bassin marécageux en
descendant du massif de l'Hélicon et des montagnes voisines. En été, une
grande partie de la plaine est à sec, et ses champs donnent d'admirables
récoltes de maïs dont les tiges sont douces comme la canne à sucre;
mais, après les fortes pluies d'automne et d'hiver, le niveau des eaux
s'accroît de 6 mètres et même de 7 mètres et demi; toute la plaine basse
est inondée et devient un véritable lac de 230 kilomètres de superficie;
le mythe du déluge d'Ogygès porte même à penser que la vaste nappe d'eau
a parfois envahi toutes les vallées habitables qui débouchent dans le
bassin. Les anciens lui donnaient le nom de Cephissis dans sa partie
occidentale, et de Copaïs dans ses parages plus profonds de l'est;
actuellement il est désigné d'après la ville de Topolias, qui s'élève
sur un promontoire de la rive septentrionale.

On comprend qu'il serait indispensable de régulariser la marche des eaux
et d'empêcher les irruptions soudaines du lac sur les cultures de ses
bords. C'est ce travail que tentèrent les anciens Grecs. A l'est du
grand lac de Copaïs se trouve un autre bassin lacustre, situé à 40
mètres plus bas et de toutes parts environné d'escarpements rocheux
difficiles à cultiver. Ce réservoir, l'Hylice des Béotiens, semble
naturellement indiqué pour emmagasiner le trop-plein des eaux du Copaïs;
un canal, dont on suit les traces dans la plaine, devait servir à
décharger le flot d'inondation dans l'énorme cuve de l'Hylice, mais il
ne paraît pas que cette oeuvre ait jamais été terminée. On dut s'occuper
aussi de déblayer les divers entonnoirs ou katavothres dans lesquels
l'eau du lac Copaïs s'engouffre pour aller rejoindre la mer par-dessous
les montagnes. Au nord-ouest, en face du rocher d'Orchomène, d'où
jaillit le Mélas, un premier réservoir souterrain reçoit cette rivière
pour la porter au golfe d'Atalante; à l'est, d'autres émissaires cachés
se dirigent vers le lac Hylice et celui de Paralimni; mais c'est au
nord-est, dans le golfe de Kokkino, que se trouvent les gouffres
principaux. Dans cet angle extrême du lac, véritable Copaïs des anciens,
la rivière Céphise, qui vient de traverser la plaine marécageuse dans sa
plus grande largeur, se heurte à la base du mont Skroponéri et se divise
en un delta souterrain. Au sud, une première caverne s'ouvre dans le
rocher pour livrer passage aux eaux, mais ce n'est qu'une sorte de
tunnel à travers un promontoire, et pendant la saison sèche les piétons
peuvent l'utiliser en guise de chemin. Au delà de ce faux entonnoir
apparaît une deuxième porte de rochers, dans laquelle se perd une des
branches les plus importantes du Céphise, sans doute pour rejaillir
directement à l'est en de fortes sources qui s'épanchent aussitôt dans
la mer. A près d'un kilomètre au nord, deux autres bras de la rivière
pénètrent dans la falaise, pour se rejoindre bientôt et couler au nord,
précisément au-dessous d'une vallée sinueuse qui servit anciennement de
lit aux eaux passant maintenant dans les profondeurs. C'est dans cette
vallée que les ingénieurs grecs avaient autrefois creusé des puits qui
leur permettaient de descendre jusqu'au niveau de l'eau et d'en nettoyer
le lit en cas d'obstruction. De l'entrée des katavothres jusqu'à
l'endroit où reparaissent les eaux, on compte seize de ces puits, dont
quelques-uns ont encore 10 et même 30 mètres de profondeur; mais la
plupart sont comblés par les pierrailles et les terres éboulées. Il est
probable que ces travaux, ruinés depuis des milliers d'années, et
vainement réparés du temps d'Alexandre par l'ingénieur Cratès, datent de
l'époque presque mythique des Myniens d'Orchomène. L'assèchement des
marais qui bordent le lac Copaïs et la régularisation des fleuves
souterrains avaient donné à cet ancien peuple leurs immenses richesses,
attestées par Homère. Ainsi les Grecs des âges homériques avaient su
mener à bonne fin des travaux d'art devant lesquels l'industrie moderne
s'arrête indécise!

[Illustration: N° 13--LAC COPAÏS. d'après l'Etat Major Français. Gravé
par Erhard. Echelle de 1/500.000. K. Katavothro.]

Toute la région occidentale de la Roumélie, occupée par les montagnes de
l'Acarnanie, de l'Étolie, de la Phocide, est condamnée par la nature
même du pays à n'avoir qu'une très-faible importance relativement aux
provinces orientales. C'est à peine si, du temps des anciens Grecs, ces
contrées étaient considérées comme en deçà des limites du monde barbare,
et de nos jours encore les Étoliens sont les plus ignorants des Grecs.
Il n'y a de mouvement commercial que dans quelques localités
privilégiées du bord de la mer, telles que Missolonghi, Ætoliko, Salona,
Galaxidi. Cette dernière ville, située au bord d'une baie où débouche le
Pleistos, ruisseau de Delphes jadis consacré à Neptune, quoique presque
toujours sans eau, était, avant la guerre de l'indépendance, le chantier
et l'entrepôt de commerce le plus actif du golfe de Corinthe, et même
lui donna son nom. Quant à la ville de Naupacte, appelée Lépante par les
Italiens, et dont le nom servit également à désigner le golfe de
Corinthe, elle n'a plus guère que son importance stratégique à cause de
sa position dans le voisinage de l'entrée du détroit. Nombre de
batailles navales ont eu lieu pour forcer le passage de ce défilé marin,
que gardent maintenant les deux forts de Rhium et d'Anti-Rhium, le
château de Morée et le château de Roumélie. On a remarqué un curieux
phénomène de géographie physique dans le canal qui sert d'entrée au
golfe de Corinthe. Le seuil, qui d'ailleurs n'a que 66 mètres d'eau à
l'endroit le plus profond, varie constamment en largeur par suite de
l'action contraire des alluvions terrestres et des courants maritimes;
ce que l'un apporte, l'autre le remporte. Lors de la guerre du
Péloponèse, le détroit avait sept stades, soit environ 1,255 mètres de
large; du temps de Strabon, l'ouverture était réduite à cinq stades;
actuellement sa largeur a doublé; elle atteint près de 2 kilomètres de
promontoire à promontoire. L'entrée du golfe d'Arta, entre l'Épire de
Turquie et l'Acarnanie grecque, ne présente pas les mêmes phénomènes;
elle a précisément les dimensions que lui assignent tous les auteurs
anciens, un peu moins d'un kilomètre.

Les fonds de vallée et les bassins lacustres de la Roumélie orientale,
et surtout sa position essentiellement péninsulaire entre le golfe de
Corinthe, la mer d'Égine et le long canal d'Eubée, devaient faire de
cette région une des parties les plus vivantes de la Grèce; c'est la
contrée historique par excellence, où s'élevèrent les cités de Thèbes,
d'Athènes, de Mégare. Entre les deux pays les plus importants de cette
région, la Béotie et l'Attique, le contraste est grand. La première de
ces contrées est un bassin fermé, dont les eaux surabondantes
s'accumulent en lacs, où les brouillards s'amassent, où le sol de
grasses alluvions nourrit une végétation plantureuse. L'Attique, au
contraire, est aride; une mince couche de terre végétale recouvre les
terrasses de ses rochers; ses vallées s'ouvrent librement vers la mer;
un ciel pur baigne les sommets de ses montagnes; et l'eau bleue de la
mer Égée en lave la base; la péninsule s'avance au loin dans les flots
et s'y continue par la chaîne des Cyclades. Si les Grecs, redoutant les
aventures de mer, avaient dû, comme dans les premiers âges, s'occuper
surtout de la culture de leurs champs, nul doute que la Béotie n'eût
gardé la prépondérance qu'elle avait à l'époque des Myniens de la riche
Orchomène; mais les progrès de la navigation et l'appel du commerce,
irrésistible pour les Hellènes, devaient assurer peu à peu le rôle
principal aux populations de l'Attique. La ville d'Athènes, qui s'éleva
dans la plaine la plus ouverte de la presqu'île, occupait donc une
position que la nature avait désignée d'avance pour un grand rôle
historique.

On a beaucoup critiqué le choix que fit le gouvernement grec en
installant sa capitale au pied de l'Acropole. Sans doute, les temps ont
changé, et les mouvements des nations ont déplacé peu à peu les centres
naturels du commerce. Corinthe, dominant à la fois les deux mers, à la
jonction de la Grèce continentale et du Péloponèse, eût été un meilleur
choix; de là les rapports eussent été beaucoup plus faciles, d'un côté
avec Contantinople et tous les rivages grecs de l'Orient restés sous la
domination des Osmanlis, de l'autre avec ce monde occidental d'où reflue
maintenant la civilisation que la Grèce lui donna jadis. Si l'Hellade,
au lieu de devenir un petit royaume centralisé, s'était constituée en
république fédérative, ainsi qu'il convenait à son génie et à ses
traditions, il n'est pas douteux que d'autres villes de la Grèce, mieux
situées qu'Athènes pour entretenir des communications rapides avec les
pays d'Europe, ne l'eussent facilement dépassée en population et en
richesse commerciale; néanmoins, en grandissant dans sa plaine et en
s'unissant avec le Pirée par un chemin de fer, Athènes a repris une
importance naturelle des plus considérables; elle est redevenue cité
maritime, comme aux jours de sa grandeur antique, alors que, par son
triple mur, ses «jambes» appuyées sur la mer, elle ne formait qu'un seul
et même organisme avec ses deux ports du Pirée et de Phalère.

[Illustration: N° 14--ATHÈNES ET SES LONGS MURS. _D'après Schmid et
Kiepart._ Echelle 1:114 000.]

[Illustration: L'ACROPOLE D'ATHÈNES, VUE DE LA TRIBUNE AUX HARANGUES.
Dessin de Taylor d'après un croquis de M. A. Curzon.]

Mais quelle différence entre les monuments de la ville moderne et les
ruines de la ville antique! Quoique éventré par les bombes du Vénitien
Morosini, quoique dépouillé depuis de ses plus belles sculptures, le
temple du Parthénon est resté, par sa beauté pure et simple, qui
s'accorde si bien avec la sobre nature environnante, le premier parmi
tous les chefs-d'oeuvre de l'architecture. À côté de cet auguste débris,
sur le plateau de l'Acropole, où les marins voguant dans le golfe
d'Égine voyaient au loin briller la lance d'or d'Athéné Promachos,
s'élèvent d'autres monuments à peine moins beaux et datant aussi de la
grande période de l'art, l'Érechthéion et les Propylées. En dehors de la
ville, sur un promontoire, se dresse le temple de Thésée, l'édifice le
mieux conservé qui nous reste encore de l'antiquité grecque; ailleurs,
près de l'Illissus, un groupe de colonnes rappelle la magnificence du
temple de Jupiter Olympien, que les Athéniens employèrent sept cents
années à construire et qui servit de carrière à leurs descendants. En
maint autre endroit de l'emplacement occupé par l'ancienne ville se
montrent des restes remarquables, et la vue du moindre de ces débris
intéresse d'autant plus que les souvenirs d'hommes illustres s'y
rattachent.

[Illustration: N° 15.--ATHÈNES ANTIQUE. D'après Kiepert et Schmidt.
Échelle de 1:50.000.]

Sur ce rocher siégeait l'aréopage qui jugea Socrate; sur cette tribune
de pierre parlait Démosthène; dans ce jardin professait Platon!

C'est un intérêt historique de même nature que l'on éprouve en
parcourant le reste de l'Attique, soit qu'on aille visiter le village
d'Éleusis, où se célébraient les mystères de Cérès, et la ville de
Mégare à la double acropole, soit que l'on parcoure les champs de
Marathon ou les rivages de l'île de Salamine. De même, en dehors de
l'Attique, les voyageurs sont attirés par les souvenirs du passé vers
Platée, Leuctres, Chéronée, la Thèbes d'Oedipe et l'Orchomène des
Myniens; mais, en comparaison de ce qu'ils furent autrefois, tous les
districts sont presque déserts. Après Athènes et Thèbes, les deux seules
villes de quelque importance qui se trouvent de nos jours dans la Grèce
orientale, sur le continent, sont Lamia, située au milieu des plaines
basses du Sperchius, et Livadia la béotienne, jadis célèbre par l'antre
de Trophonius, que les archéologues ne sont pas encore sûrs d'avoir
retrouvé. L'île d'Égine, qui dépend de l'Attique, n'est pas moins déchue
et dépeuplée que la grande terre voisine. Dans l'antiquité, plus de deux
cent mille habitants s'y pressaient, et maintenant il ne reste plus même
la trentième partie de ces multitudes. L'île a du moins gardé les
pittoresques ruines de son temple de Minerve, et l'admirable spectacle
que présente le demi-cercle des rivages montueux de l'Argolide et de
l'Attique.



III

MORÉE OU PÉLOPONÈSE


Géographiquement, le Péloponèse mérite bien le nom d'île que lui avaient
donné les anciens. Le seuil bas de Corinthe le sépare complètement de la
montueuse péninsule de Grèce: c'est un monde à part, fort petit si l'on
en juge par la place qu'il occupe sur la carte, mais bien grand par le
rôle qu'il a rempli dans l'histoire de l'humanité.

Quand on pénètre dans la Morée par l'isthme de Corinthe, on voit
immédiatement se dresser comme un rempart les monts Onéiens, qui
défendaient l'entrée de la péninsule et dont un promontoire portait la
forteresse de l'Acrocorinthe. Ces montagnes, derrière lesquelles les
populations du Péloponèse vivaient à l'abri de toute attaque, ne
constituent point un massif isolé, et se rattachent au système général
de l'île entière. C'est directement à l'ouest de Corinthe, à une
cinquantaine de kilomètres dans l'intérieur de la Morée, que s'élève le
groupe principal des sommets, le «noeud» d'où se ramifient tous les
chaînons de montagnes vers les extrémités péninsulaires. Là se dressent
le Cyllène des anciens Grecs, ou Ziria, aux flancs noirs de sapins, et
le Khelmos ou massif des monts Aroaniens, dont les neiges versent au
nord dans une sombre vallée la cascade ou plutôt le long voile vaporeux
du Styx: c'est le «fleuve» aux eaux froides, jadis redoutées des
parjures, qui disparaît ensuite dans les replis d'un défilé, devenu pour
la mythologie les neuf cercles de l'enfer. A l'ouest, le Khelmos se
relie par une rangée de pics boisés au groupe de l'Olonos, l'antique
Érymanthe, célèbre par les chasses d'Hercule. Toutes ces montagnes, de
Corinthe à Patras, forment comme un mur parallèle au rivage méridional
du golfe, vers lequel leurs contre-forts s'abaissent par degrés,
enfermant entre leurs pentes des vallées latérales fortement inclinées.
Sur le versant de l'une de ces vallées, celle du Bouraïcos, s'ouvre
l'énorme grotte de Mega-Spileon, qui sert de couvent, et à l'entrée de
laquelle se suspendent aux rochers les constructions les plus bizarres,
des pavillons de toutes formes et de toutes couleurs, pareils aux
alvéoles d'un immense «nid de guêpes».

Limité au nord par les massifs superbes de la chaîne côtière, le plateau
montagneux du Péloponèse central a pour bornes, du côté de l'Orient, une
autre chaîne qui commence également au Cyllène: c'est le Gaurias, connu
plus au sud sous le nom de Malevo ou d'Artemision, puis sous celui de
Parthenion. Interrompue par de larges brèches, cette chaîne se relève à
l'orient de Sparte pour former la rangée d'Hagios Petros ou Parnon;
ensuite, s'abaissant peu à peu, elle va projeter vers Cérigo le long
promontoire du cap Malée ou Malia. C'est là, raconte la légende, que se
réfugièrent les derniers Centaures, c'est-à-dire les barbares ancêtres
des Tzakones de nos jours. Nulle pointe n'était plus redoutée des marins
hellènes que celle du cap Malée, à cause des sautes brusques du vent:
«As-tu doublé le cap, oublie le nom de ta patrie!» disait un ancien
proverbe.

Les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la Morée n'ont point cette
régularité d'allures que présente la chaîne orientale de la Péninsule.
Diversement échancrées par les rivières qui en découlent, elles se
ramifient au sud des monts Aroaniens et de l'Érymanthe en une multitude
de petits chaînons qui se rejoignent ça et là en massifs et donnent à
cette partie du plateau l'aspect le plus varié. Partout les vallées
s'ouvrent en paysages imprévus, auxquels un simple bouquet d'arbres, une
source, un troupeau de brebis, un berger assis sur des ruines, prêtent
un charme merveilleux. C'est là cette gracieuse Arcadie, que chantaient
les anciens poètes. Quoique en partie dépouillée de ses bois et devenue
trop austère, elle est belle encore, mais bien plus charmantes sont les
déclivités occidentales du plateau tournées vers la mer d'Ionie. Là, de
riches forêts et des eaux abondantes ajoutent aux flots bleus, aux îles
lointaines, au ciel pur, un élément de beauté qui manque à presque tous
les autres rivages de la Grèce.

Au sud du plateau de l'Arcadie, que dominent à l'ouest les cimes du
Ménale, quelques groupes assez élevés servent de point de départ à des
chaînes distinctes. Un de ces massifs, le Kotylion ou Paloeocastro,
donne naissance aux montagnes de Messène, parmi lesquelles se dresse le
fameux Ithôme, et à celles de l'Aegalée, qui se prolongent en péninsule
à l'ouest du golfe de Coron et reparaissent dans la mer aux îlots
rocheux de Sapienza, de Cabrera, de Venetiko. Un autre massif, le Lycée
ou Diaforti, l'Olympe d'Arcadie, que les Pélasges disaient avoir été
leur berceau, et qui s élève à peu près au centre du Péloponèse, se
continue à l'ouest de la Laconie par un long rempart de montagnes qui
forme la chaîne la mieux caractérisée et la plus haute de la Morée. Elle
a pour cime principale le célèbre Taygète, appelé aussi Pentedactylos
(Cinq-Doigts), à cause des cinq pitons qui le couronnent, et Saint-Élie,
sans doute en souvenir d'Hélios, le Soleil ou l'Apollon dorien. Des
forêts de châtaigniers et de noyers, auxquels se mêlent les cyprès et
les chênes, revêtent en partie les pentes inférieures de la montagne,
mais la cime est sans arbres et recouverte de neige pendant les trois
quarts de l'année. C'est le Taygète neigeux qui de loin signale la terre
de Grèce aux navigateurs. En se rapprochant de la côte ils voient surgir
de l'eau bleue les contre-forts et les chaînons avancés de la «Mauvaise
Montagne» ou Kakavouni, puis bientôt le promontoire du Ténare avec ses
deux caps, le Matapan et le Grasso, immense bloc de marbre blanc, haut
de deux cents mètres, sur lequel les cailles fatiguées viennent
s'abattre par millions après avoir traversé la mer. Dans les grottes de
sa base l'eau s'engouffre avec un sourd clapotis, que les anciens
prenaient pour les aboiements de Cerbère. Comme le cap Malée, le Matapan
est redouté par les pilotes comme un grand «tueur d'hommes».

Ainsi les trois extrémités méridionales du Péloponèse sont occupées par
des montagnes et de hauts escarpements rocheux. A l'est, la péninsule de
l'Argolide est dominée également dans toute son étendue par des rangées
de hauteurs qui se rattachent au Cyllène, comme le Gaurias et les monts
de l'Arcadie. La Morée tout entière est donc un pays de plateaux et de
montagnes[11]. A l'exception des plaines de l'Élide, composées de débris
alluviaux qu'ont apportés les torrents de l'Arcadie, et des bassins
lacustres de l'intérieur qui se sont graduellement comblés, la péninsule
n'offre partout que des terrains montueux. Comme dans la Grèce
continentale et les Cyclades, les rochers qui constituent les
principales arêtes de montagnes, le Cyllène, le Taygète, l'Hagios
Petros, sont des schistes cristallins et des marbres métamorphiques.
Autour de ces formations se sont déposées çà et là quelques strates de
l'époque jurassique et de puissantes assises calcaires de la période
crétacée. Dans le voisinage des côtes, en Argolide et sur les flancs du
Taygète, des serpentines et des porphyres se sont fait jour à travers
les roches supérieures.

[Note 11: Altitudes du Péloponèse:

Hauteur moyenne de la Péninsule.       600 mètres.
Cyllène (Ziria)                      2,402  ----
Monts Aroaniens (Khelmos)            2,361  ----
Erymanthe (Olonos)                   2,118  ----
Artemision (Malevo)                  1,672  ----
Parnon (Hagios Petros)               1,937  ----
Lycée (Diaforti)                     1,420  ----
Ithôme                                 802  ----
Taygète                              2,408  ----
Arachneion (Argolide)                1,199  ----
]

Enfin, sur le rivage nord-oriental de l'Argolide, notamment dans la
petite péninsule de Methana, se trouvent des volcans modernes, entre
autres celui de Kaïménipetra, dans lequel M. Fouqué a reconnu la bouche
ignivome dont parle Strabon et qui rejeta ses dernières laves, il y a
vingt et un siècles. On doit voir sans doute dans ces volcans des évents
du foyer sous-marin qui s'étend au sud de la mer Égée par les îles de
Milos, Santorin et Nisyros. La grotte de Sousaki, d'où s'écoule un
véritable ruisseau gazeux d'acide carbonique, de nombreuses sources
thermales et des solfatares témoignent que dans l'Argolide l'activité
volcanique ne s'est point encore calmée.

Peut-être les fontaines sulfureuses qui jaillissent en abondance sur la
côte occidentale du Péloponèse indiquent-elles que là aussi se produit
une certaine poussée intérieure du sol. L'opinion de quelques géologues
est que les rivages occidentaux de la Grèce s'élèvent insensiblement; en
maints endroits, à Corinthe notamment, d'anciennes grottes marines et
des plages sont maintenant à plusieurs mètres au-dessus des flots. C'est
par cette élévation, et non pas seulement par l'apport des alluvions
fluviales, qu'on s'expliquerait l'empiétement rapide des alluvions de
l'Achéloüs et la formation des rivages de l'Élide qui ont annexé au
continent quatre îlots rocheux. En d'autres endroits, principalement
dans le golfe de Marathonisi ou de Laconie, et sur les côtes orientales
de la Grèce, ce sont des phénomènes d'abaissement du sol qu'on aurait
constatés, puisque la péninsule d'Élaphonisi s'est changée en île; mais
là aussi les alluvions des rivières ont grandement empiété sur les eaux
de la Méditerranée. La ville de Calamata, sur le golfe de son nom, est
deux fois plus éloignée de la mer qu'elle ne l'était à l'époque de
Strabon. De même, le rivage du golfe de Laconie a délaissé les vestiges
de l'ancien port d'Hélos dans l'intérieur des terres.

Les roches calcaires de l'intérieur du Péloponèse ne sont pas moins
riches que la Béotie et que les régions occidentales de toute la
péninsule des Balkans en katavothres où s'engouffrent les eaux. Les uns
sont de simples cribles du sol rocheux, difficiles à reconnaître sous
les herbes et les cailloux; les autres sont de larges portes, des
cavernes où l'on peut suivre le ruisseau dans son cours souterrain. En
hiver, des oiseaux sauvages, postés près de l'entrée, attendent en foule
la proie que vient leur apporter le flot; en été, les renards et les
chacals reprennent possession de ces antres d'où les avait chassés
l'inondation. De l'autre côté des montagnes, l'eau qui s'était engloutie
dans les fissures du plateau reparaît en sources ou _kephalaria_
(_kephalouryris_); toujours clarifiée et d'une température égale à celle
du sol, on la voit jaillir, ici des fentes du rocher, ailleurs du sol
alluvial des plaines, ailleurs encore du milieu des eaux marines. La
géographie souterraine de la Grèce n'est pas assez connue pour qu'il
soit possible de préciser partout à quels katavothres d'en haut
correspondent les kephalaria d'en bas.

[Illustration: N° 16--LACS DE PHENEOS ET DE STYMPHALE. _D'après l'Etat
Major Français._ Echelle 1:300000.]

Les anciens avaient grand soin de nettoyer les entonnoirs naturels, afin
de faciliter l'issue des eaux et d'empêcher ainsi la formation de
marécages insalubres. Ces précautions ont été négligées pendant les
siècles de barbarie qu'a dû plus tard subir la Grèce, et l'eau s'est
accumulée en maints endroits aux dépens de la salubrité du pays. C'est
ainsi que la plaine du Pheneos ou de Phonia, ouverte comme un large
entonnoir entre le massif du Cyllène et celui des monts Aroaniens, a été
fréquemment changée en lac. Au milieu du siècle dernier, l'eau
remplissait tout l'immense bassin et recouvrait les campagnes d'une
couche liquide de plus de cent mètres d'épaisseur. En 1828, la nappe
lacustre, déjà fort réduite, avait encore sept kilomètres de large et
s'étendait à cinquante mètres au-dessus du fond. Enfin, quelques années
après, les écluses souterraines se rouvraient, mais en laissant deux
petits marécages dans les parties les plus basses de la plaine, près des
gouffres de sortie; en 1850, le lac avait de nouveau soixante mètres de
profondeur. Hercule, dit la légende antique, avait creusé un canal pour
assainir la plaine et dégorger les entonnoirs; maintenant on se contente
de placer des grillages à l'entrée des gouffres pour arrêter les troncs
d'arbres et autres gros débris entraînés par les eaux.

A l'est de la cavité du Pheneos et à la base méridionale du mont
Cyllène, se trouve un autre bassin, célèbre dans la mythologie grecque
par les oiseaux mangeurs d'hommes, qu'exterminèrent les flèches
d'Hercule: c'est le Stymphale, alternativement nappe lacustre et
campagne cultivée. Pendant l'hiver, les eaux recouvrent environ un tiers
de la plaine, mais il arrive aussi, dans les années exceptionnellement
pluvieuses, que les dimensions de l'ancien lac sont rétablies en entier.
Le katavothre unique qui sert d'issue au lac Stymphale se distingue de
la plupart des autres gouffres; il s'ouvre, non sur un rivage, au pied
d'une falaise, mais au fond même du lac: il engloutit à la fois les
eaux, les débris des plantes, la vase, le limon corrompu, et tous ces
détritus sont emportés sous la terre, où ils se déposent dans quelque
réservoir inconnu et se pourrissent lentement, comme on peut en juger
par les exhalaisons fétides du katavothre. C'est dans les abîmes
souterrains que se clarifient les eaux, qui vont plus loin rejaillir au
bord de la mer en flots cristallins.

Toute une série d'autres bassins d'origine lacustre, qui se développent
au sud entre les montagnes de l'Arcadie et la chaîne du Gaurias, sont
également parsemés de marécages et de cavités humides où s'amassent des
lacs temporaires; mais les katavothres y sont assez nombreux pour que
les inondations complètes ne soient jamais à craindre. La plus grande de
ces plaines, la fameuse campagne de Mantinée, où se livrèrent tant de
batailles, est aussi au point de vue hydrologique un des endroits les
plus curieux du monde, car les eaux qui s'y amassent vont s'épancher
vers deux mers opposées, à l'est vers le golfe de Nauplie, à l'ouest
vers l'Alphée et la mer Ionienne; peut-être aussi, comme le croyaient
les anciens Grecs, quelques ruisseaux souterrains se dirigent-ils au sud
vers l'Eurotas et le golfe de Laconie.

[Illustration: No 17.--PLATEAU DE MANTINÉE.]

La disparition des eaux de neige et de pluie dans les veines intérieures
de la terre a condamné à la stérilité plusieurs contrées du Péloponèse,
qu'un peu d'eau rendrait admirablement fertiles. Les eaux d'averse qui
coulent à la superficie du sol se perdent bientôt sous les pierres de
leur lit, parmi les touffes de lauriers-roses: c'est dans les
profondeurs que passe le ruisseau permanent, dérobé à tous les regards,
et là où il apparaît enfin à la surface, il est presque partout trop
tard pour l'utiliser, car c'est au bord du rivage qu'il rejaillit à la
lumière. Ainsi la plaine d'Argos, si belle dans son majestueux hémicycle
de montagnes aux pentes abondamment arrosées, est encore plus aride,
plus dépourvue d'humidité que Mégare et l'Attique; c'est un sol toujours
desséché, avide d'eau comme un crible: de là la fable antique du tonneau
des Danaïdes. Mais au sud de la plaine, là où les monts rapprochés de la
mer ne laissent plus qu'une étroite zone de campagnes à irriguer, le
rocher laisse jaillir une forte rivière, l'Erasinos ou «l'Aimable»,
ainsi nommée de la beauté de ses eaux, admirée des Argiens. A
l'extrémité méridionale de la plaine, au défilé de Lerne, d'autres
sources, que l'on croit provenir, comme l'Erasinos, du bassin de
Stymphale, s'élancent en grand nombre de la base du rocher, à côté d'un
gouffre dit «insondable» où nagent d'innombrables tortues, et s'étalent
en marécages pleins de serpents venimeux: ce sont les _kephalaria_ ou
«têtes» de l'antique hydre de Lerne, que le héros Hercule, le dompteur
de monstres, trouva si difficiles à saisir, ou plutôt à «capter», comme
diraient actuellement nos ingénieurs. Enfin, plus au sud, une fontaine
abondante n'a plus même la place nécessaire pour jaillir de la terre
ferme; elle sort du fond de la mer, à plus de trois cents mètres du
rivage. Cette source, l'antique Doïné, l'Anavoulo des marins grecs,
n'est autre que l'un des ruisseaux engouffrés dans les katavothres de
Mantinée: lorsque la surface du golfe est unie, le jet d'eau de Doïné
s'élève au-dessus de la mer en un bouillonnement de quinze mètres de
largeur.

Des phénomènes analogues se produisent dans les deux vallées
méridionales de la Péninsule, celles de Sparte et de la Messénie. Ainsi
l'Iri ou Eurotas n'est en réalité qu'un fort ruisseau. A l'issue d'un
long défilé que les eaux du lac de Sparte se sont creusé dans quelque
déluge antique, à travers des roches de marbre, l'Eurotas se jette dans
le golfe de Marathonisi; mais il est rare qu'il ait assez d'eau pour
déblayer la barre qui en obstrue l'entrée. Il se perd dans les sables de
la plage. Par contre, le Vasili-Potamo ou Fleuve-Royal, qui jaillit de
la base d'un rocher, à une petite distance à l'ouest de l'Eurotas, et
dont le cours ne dépasse pas dix kilomètres, roule en toute saison une
masse d'eau considérable et sa bouche reste toujours largement ouverte.
Quant au fleuve de Messénie, l'antique Pamisos, appelé aujourd'hui le
Pirnatza, il possède avec l'Alphée, parmi tous les cours d'eau de la
Grèce, le privilège de former un port, et de se laisser remonter jusqu'à
une dizaine de kilomètres par des embarcations d'un faible tirant: mais
c'est aux puissantes sources d'Ilagios Floros, fournies par les
montagnes de sa rive orientale, qu'il doit cet avantage. Ces fontaines,
qui forment à leur sortie de terre un marais assez étendu, sont le
véritable fleuve: la terre qu'elles arrosent et qu'elles fertilisent est
celle que les anciens appelaient la «Bienheureuse» à cause de sa
fécondité.

Les régions occidentales du Péloponèse, les mieux arrosées par les eaux
du ciel, ont aussi le bassin fluvial le plus considérable, celui de
l'Alphée, appelé aujourd'hui Rouphia, de son tributaire le plus
abondant, l'antique Ladon. Ce dernier cours d'eau, qui par son volume
mérite d'être, en effet, considéré comme le véritable fleuve, était
célébré par les Grecs à l'égal du Pénée de Thessalie, à cause de la
limpidité de son onde et des riants paysages de ses bords. Il est
alimenté en partie par les neiges de l'Érymanthe, mais comme la plupart
des autres rivières de la Morée, il a aussi ses affluents souterrains
provenant des gouffres du plateau central: c'est dans le Ladon que se
versent les eaux du bassin de Pheneos. L'Alphée proprement dit reçoit le
tribut des katavothres ouverts sur les bords des anciens lacs
d'Orchomène et de Mantinée, puis après avoir parcouru le bassin de
Mégalépolis, qui fut également un lac avant l'époque historique, il
gagne sa basse vallée par une succession de pittoresques défilés.
D'après une tradition charmante, qui rappelle les antiques relations de
commerce et d'amitié entre l'Élide et Syracuse, l'Alphée plongeait sous
la mer pour reparaître en Sicile près de son amante, la fontaine
d'Aréthuse. Après tant d'excursions faites par les eaux du Péloponèse
dans l'intérieur de la terre, un voyage sous-marin de l'Alphée semblait
à peine un prodige aux yeux des Grecs.

[Illustration: No. 18.--BIFURCATION DU GASTOUNI.]

A leur sortie des montagnes, l'Alphée et toutes les autres rivières de
l'Élide ont souvent changé de lit et recouvert de limon, les campagnes
riveraines: c'est ainsi que les ruines d'Olympie ont disparu sous les
alluvions. Le Pénée, aujourd'hui Gastouni, est de toutes ces rivières
celle dont le cours a subi le plus de changements. Jadis elle
s'épanchait au nord du promontoire rocheux de Chelonatas, tandis que de
nos jours elle se détourne brusquement au sud pour aller se jeter dans
la mer à vingt kilomètres au moins de son ancienne bouche. Il est
possible que des travaux d'irrigation aient facilité ce changement de
cours; mais il est certain que la nature, à elle seule, a fait beaucoup
pour modifier graduellement l'aspect de cette partie de la Grèce. Des
îles, fort éloignées du rivage primitif, ont été annexées à la terre; de
nombreuses baies ont été graduellement séparées de la mer par des levées
naturelles de sable, et transformées en étangs d'eau douce par les
ruisseaux qui s'y déversent. Une de ces lagunes, qui s'étend au sud de
l'Alphée, sur la distance de plusieurs lieues, est bordée, du côté de la
mer, par une admirable forêt de pins. Ces bois majestueux, où les
anciens Triphyliens venaient rendre un culte à la «Mort sereine», les
coteaux des environs parsemés de bouquets d'arbres, et sur les flancs du
mont Lycée, la vallée charmante où plonge la cascade de la Néda, «la
première née des sources d'Arcadie et la nourrice de Jupiter», font de
cette région de la Morée celle que le voyageur aimant la nature a le
plus de bonheur à parcourir.

Le Péloponèse, comme la Grèce continentale, présente un exemple des plus
remarquables de l'influence exercée par la forme du territoire sur le
développement historique des populations. Réunie à l'Hellade par un
simple pédoncule et défendue à l'entrée par un double rempart
transversal de montagnes, «l'île de Pélops» devait naturellement, à une
époque où les obstacles du sol arrêtaient les armées, devenir la patrie
de peuples indépendants: l'isthme restait un chemin libre pour le
commerce, mais il se fermait devant l'invasion.

A l'intérieur de la Péninsule, la distribution et le rôle des peuples
divers s'expliquent aussi, en grande partie, par le relief de la
contrée. Tout le plateau central, ensemble de bassins fermés qui n'ont
point d'issues visibles vers la mer, devait appartenir à des tribus,
comme celles des Arcadiens, qui n'entraient guère en rapport avec leurs
voisines, ni même les unes avec les autres. Corinthe, Sicyone et
l'Achaïe occupaient au bord du golfe tout le versant septentrional des
monts de l'Arcadie; mais, séparées par de hauts chaînons transversaux,
les peuplades des diverses vallées restaient dans l'isolement, et
lorsqu'elles eurent enfin assez de cohésion pour s'unir en ligue contre
l'étranger, il était déjà trop tard. A l'ouest, l'Élide, avec ses larges
débouchés de vallées et sa zone maritime insalubre et dépourvue de
ports, ne pouvait avoir dans l'histoire de la Péninsule qu'un rôle tout
à fait secondaire; ses habitants, incapables de défendre leur pays
ouvert à toutes les incursions, eussent même été d'avance condamnés à
l'esclavage s'ils n'avaient réussi à se mettre sous la protection de
tous les Grecs et à faire de leur plaine d'Olympie le lieu de réunion où
les Hellènes de l'Europe et de l'Asie, du continent et des îles,
venaient pendant quelques jours de fête oublier leurs rivalités et leurs
haines. De l'autre côté du Péloponèse, le bassin d'Argos et la
presqu'île montueuse de l'Argolide constituaient en revanche une région
naturelle, parfaitement limitée et facile à défendre: aussi les Argiens
purent-ils maintenir leur autonomie pendant des siècles, et même à
l'époque homérique, c'est à eux qu'appartenait l'hégémonie des nations
grecques. Les Spartiates leur succédèrent. Le domaine géographique dans
lequel ils s'étaient établis avait le double avantage d'être
parfaitement abrité contre toute attaque et de leur fournir amplement ce
dont ils avaient besoin. Après avoir solidement assis leur puissance
dans cette belle vallée de l'Eurotas, ils purent s'emparer facilement du
littoral et de la malheureuse Hélos; puis, du haut des rochers du
Taygète, ils descendirent, à l'ouest, dans les plaines de la Messénie.
Cette partie de la Grèce formait également un bassin naturel, bien
distinct et protégé par de hauts remparts de montagnes; aussi les
Messéniens, frères des Spartiates par le sang et leurs égaux par le
courage, résistèrent-ils pendant des siècles. Ils succombèrent enfin;
tout le midi de la Péninsule obéit à Sparte, et celle-ci put songer à
dominer la Grèce. Alors la région du Péloponèse, toute désignée d'avance
pour servir de champ de bataille entre les peuples en lutte, la «salle
de danse de Mars», fut le plateau ceint de montagnes qui se trouve sur
le chemin de Lacédémone à Corinthe et où s'élevaient les cités de Tégée
et de Mantinée.

Par un contraste géographique remarquable, cette île de Pélops, aux
rivages sinueux, offre, comparée à l'Attique, un caractère
essentiellement continental, qui s'est reflété dans l'histoire de ses
populations: aux temps antiques, les Péloponésiens furent beaucoup plus
montagnards que marins; sauf à Corinthe, où viennent presque s'effleurer
les deux mers, et sur quelques points isolés du littoral, notamment dans
l'Argolide, qui est une autre Attique, les populations n'étaient nulle
part incitées au commerce maritime; dans leurs hautes vallées de
montagnes ou dans leurs bassins fluviaux fermés, elles devaient demander
toutes leurs ressources à l'industrie pastorale et à l'agriculture.
L'Arcadie, qui occupe la partie centrale de la Péninsule, n'était
habitée que de pâtres et de laboureurs, et son nom, qui signifia d'abord
«Pays des Ours», est resté celui des contrées champêtres par excellence;
on l'applique encore à tous les pays de bosquets et de pâturages. De
même, les habitants de la Laconie, séparés de la mer par des massifs de
rochers qui étranglent à son issue la vallée de l'Eurotas, gardèrent
longtemps leurs moeurs de guerriers et d'agriculteurs, et
s'accoutumèrent difficilement aux hasards de la mer. «Lorsque les
Spartiates, dit Edgar Quinet, plaçaient l'Eurotas et le Taygète à la
tête de leurs héros, c'était à bon escient qu'ils reconnaissaient ainsi
un même caractère dans la nature de la vallée et dans la destinée du
peuple qui l'occupait».

[Illustration: LE TAYGÈTE, VU DES RUINES DU THÉATRE DE SPARTE. Dessin de
A. de Curzon d'après nature.]

Aux âges les plus anciens auxquels remonte la tradition, les Phéniciens
avaient d'importants comptoirs sur les côtes du Péloponèse. Ils
s'étaient installés à Nauplie, dans le golfe d'Argos; à Kranæ, devenu
aujourd'hui le port de Marathonisi ou Gythium, en Laconie; ils
achetaient les coquillages qui leur servaient à teindre la pourpre. Les
Grecs eux-mêmes avaient quelques ports assez actifs, tels que la
«sablonneuse Pylos», cité du vieux Nestor, remplacée de nos jours, de
l'autre côté du golfe, par la ville de Navarin. Plus tard, lorsque la
Grèce devint le centre du commerce de la Méditerranée, Corinthe, si bien
située à l'entrée du Péloponèse, entre les deux mers, prit le premier
rang parmi les cités grecques, non par son importance politique, son
amour de l'art ou son zèle pour la liberté, mais par la richesse de ses
habitants et le chiffre de sa population; elle eut, dit-on, jusqu'à
trois cent mille personnes dans ses murs. Même après avoir été rasée par
les Romains, elle reprit son importance; mais depuis, sa position
exposée la fit ravager tant de fois qu'elle cessa d'avoir le moindre
commerce. Ce n'était qu'une misérable bourgade, lorsqu'un tremblement de
terre la renversa en 1858. Elle a été reconstruite à sept kilomètres de
distance au bord même du golfe auquel elle a donné son nom, mais il est
douteux qu'elle reprenne son rang de cité, tant qu'on n'aura pas creusé
de canal entre les deux mers. Les chemins de Marseille et de Trieste à
Smyrne et à Constantinople se réuniront alors au détroit de Corinthe, et
le mouvement des navires égalera peut-être dans ce passage celui que
l'on voit en divers canaux semblables, naturels ou creusés de mains
d'hommes, le Sund, le Bosphore, et le canal de Suez. En attendant le
percement, que des industriels nous promettent pour un avenir prochain,
l'isthme est presque désert; il ne sert qu'au passage des voyageurs et
des colis débarqués par les vapeurs grecs dans les deux petits ports des
rives opposées. Les anciens, qui n'avaient pu réaliser leurs projets de
jonction entre le golfe de Corinthe et celui d'Égine, et qui,
d'ailleurs, avant la tentative de Néron, craignaient d'entreprendre
cette oeuvre, dans la pensée que l'une des deux mers était plus haute et
submergerait la rive opposée, avaient eu du moins l'ingénieuse idée de
faciliter le trafic au moyen de mécanismes qui faisaient rouler les
petits navires de l'une à l'autre plage: c'était un «portage»
perfectionné.[12]

[Note 12:

Moindre largeur de l'isthme  5 940 mètres.
Moindre hauteur                 40 ---- (76 mètres à la
                                   partie la plus étroite).
]

Après l'époque des Croisades, lorsque la puissante république de Venise
se fut rendue maîtresse du littoral de la Morée, elle attira
naturellement la population vers les côtes, et celles-ci se trouvèrent
bientôt bordées de colonies commerçantes, Arkadia, l'île Prodano, la
Protée des Grecs, Navarin, Modon, Coron, Kalamata, Malvoisie, Nauplie
d'Argolide. Ainsi, grâce à l'appel des commerçants vénitiens, le
Péloponèse, devenu pays d'exportation et de trafic, perdit graduellement
le caractère continental que lui donnaient ses plateaux et ses remparts
de montagnes, pour reprendre le rôle maritime qu'il avait eu
partiellement à l'époque des Phéniciens. Le régime des Turcs,
l'appauvrissement du sol et les guerres civiles qui en furent les
conséquences, forcèrent de nouveau les populations à rompre leurs
relations commerciales avec l'extérieur et à se renfermer dans leur île
comme dans une prison. Alors le principal groupe d'habitants s'établit
précisément au centre de la Péninsule, dans la ville de Tripolis ou
Tripolitza, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle est l'héritière des
trois cités antiques de Mantinée, Tégée et Pallantium. Depuis la
reconquête de l'autonomie hellénique, la vie s'est encore une fois,
comme par une sorte de rhythme, reportée vers le pourtour du Péloponèse.
De nos jours, la ville qui prime de beaucoup toutes les autres en
importance est celle de Patras, située loin de l'entrée du golfe de
Corinthe et au débouché des plaines les plus fertiles et les mieux
cultivées de la côte occidentale. En prévision de la grandeur future que
lui promet son trafic, déjà fort considérable, avec l'Angleterre et les
autres pays d'Europe, on a tracé les quartiers de la nouvelle ville
comme si elle devait un jour devenir l'égale de Trieste ou de Smyrne.

En comparaison de cet emporium du Péloponèse, les autres villes de la
Péninsule, même celles qui avaient le plus d'activité à l'époque
vénitienne, ne sont que des marchés tout à fait secondaires. Ægium ou
Vostitza, au bord du golfe de Corinthe, est une simple escale, moins
célèbre par son commerce que par son admirable platane de plus de 15
mètres de circonférence, dont le tronc creux servait naguère de prison.
Pyrgos, près de l'Alphée, n'a point de port. Dans la belle rade de
Navarin, défendue contre les flots et les vents du large par le long
îlot rocheux de Sphactérie, les carcasses des vaisseaux turcs coulés à
fond dans le combat de 1828 sont toujours plus nombreuses que les
navires de commerce flottant sur les eaux du port. Modon, Coron, sont
également déchues. Kalamata, débouché des vallées fertiles de la
Messénie, n'a qu'une mauvaise rade, où les embarcations ne peuvent
mouiller en tout temps. La célèbre Malvoisie, aujourd'hui Monemvasia,
n'est plus qu'une forteresse à demi ruinée, et les vignobles des
environs, qui produisaient le vin exquis dont le nom est appliqué
maintenant à d'autres crus, ont depuis longtemps cessé d'exister. Enfin,
Nauplie, qui se rappelle les courtes années pendant lesquelles elle
servit de capitale au royaume naissant, a l'avantage de posséder un bon
port bien abrité; mais ses murailles, ses bastions et ses forts en font
une place plus militaire que commerciale.

Les cités de l'intérieur, quelle que soit la gloire attachée à leurs
noms, ne sont pour la plupart que de grosses bourgades. La plus célèbre
de toutes, Sparte ou «'Éparse», ainsi nommée de ses groupes de maisons
dispersées dans la plaine et n'ayant jadis pour toute muraille que la
vaillance de ses citoyens, promet de devenir une des villes les plus
prospères de l'intérieur du Péloponèse, grâce à la fertilité de son
bassin. Après avoir été supplantée, au moyen âge, par sa voisine Mistra,
dont les constructions gothiques, à demi ruinées et désertes, maisons,
palais, églises et châteaux forts, recouvrent une colline abrupte à
l'ouest de la plaine de l'Eurotas, Sparte reprend pour la deuxième fois
le rang de cité prépondérante en Laconie. Argos, plus ancienne encore
que Lacédémone, a pu comme elle renaître de ses ruines, à cause de sa
position dans une plaine souvent desséchée, mais d'une grande fécondité
naturelle. Toutefois, si les étrangers parcourent en grand nombre les
campagnes du Péloponèse, ce n'est point pour visiter ces villes
restaurées, où quelques pierres seulement rappellent l'antiquité
grecque, ce sont les anciens monuments de l'art qui les attirent.

[Illustration: No 19.--VALLÉE DE L'EUROTAS.]

A cet égard, l'Argolide est l'une des provinces les plus riches de
l'Hellade. Près d'Argos même, dans les flancs escarpés de la colline de
Larisse, sont taillés les gradins d'un théâtre. Entre Argos et Nauplie
s'élève, au milieu de la plaine, le petit rocher qui porte l'antique
acropole de Tirynthe, aux puissantes murailles cyclopéennes de 15 mètres
de largeur. Au nord, sur des escarpements rocailleux, est la vieille
Mycènes, la tragique cité d'Agamemnon, où l'on voit aussi des murs
cyclopéens, mais où l'on visite surtout la célèbre porte des Lions,
grossièrement sculptée à la première époque de l'art grec, et le vaste
souterrain connu sous le nom de trésor des Atrides: ce monument, l'un
des restes les plus curieux de l'architecture primitive des Argiens, est
aussi l'un des mieux conservés, et l'on peut en admirer dans tous les
détails la solide construction; une de ses pierres, qui sert de linteau
à la porte d'entrée, ne pèse pas moins de 169 tonnes. C'est également en
Argolide, à Épidaure, sur le rivage du golfe d'Égine et près de l'ancien
sanctuaire d'Esculape, que se trouve le théâtre de la Grèce le moins
dégradé par le temps: on distingue encore, au milieu des broussailles et
des arbustes entremêlés, les cinquante-quatre gradins en marbre blanc,
sur lesquels pouvaient s'asseoir douze mille spectateurs. Parmi ses
autres débris, l'Argolide a les beaux restes du temple de Jupiter, à
Némée, et les sept colonnes doriques de Corinthe, que l'on dit être les
plus anciennes de la Grèce; mais c'est à l'extrémité opposée du
Péloponèse, dans la charmante vallée de la Néda, que s'élève le monument
le plus admirable de la Péninsule, bâti par Ictinus en l'honneur
d'Apollon Secourable: ce temple est celui de Bassæ, près de Phigalée
d'Arcadie. Les grands chênes, les superbes rochers qui l'entourent
rehaussent la beauté de ce noble édifice.

Les constructions les plus nombreuses du Péloponèse sont des citadelles;
mainte place forte, avec son enceinte et son acropole, se voit encore
précisément dans le même état qu'aux temps de l'ancienne Grèce. Les murs
d'enceinte de Phigalée, ceux de Messène ont gardé leurs tours, leurs
portes, leurs réduits de défense. D'autres acropoles, utilisées depuis
par les Francs des Croisades, les Vénitiens ou les Turcs, se sont
hérissées de tours crénelées et de donjons qui ajoutent leurs traits
hardis et pittoresques aux beaux paysages environnants. A la porte même
du Péloponèse s'élève une de ces forteresses antiques transformée en
citadelle du moyen âge: c'est l'Acro-Corinthe, gardienne de la péninsule
entière. Du chaos de fortifications et de masures qui la dominent, on
aperçoit presque toute la Grèce, enfermée dans le cercle bleuâtre de
l'horizon.

Quelques-unes des îles grecques de la mer Égée doivent être considérées
comme une dépendance naturelle du Péloponèse, auquel les rattachent des
isthmes sous-marins et des chaînes d'écueils. C'est donc à bon droit
qu'on les a reliées administrativement à la Péninsule.

Les îles de la côte d'Argolide, peuplées de marins albanais qui furent
pendant la guerre contre les Turcs les plus vaillants défenseurs de
l'indépendance hellénique, ont perdu en grande partie leur importance
commerciale et politique d'autrefois. Pendant la guerre, la petite
bourgade albanaise de Poros, qui s'élève dans l'île du même nom, sur un
terrain d'origine volcanique, a servi de capitale au peuple soulevé;
elle est encore assez animée, grâce à son port et à sa rade admirable,
parfaitement abritée, que le gouvernement grec a choisie pour en faire
la principale station de sa marine. Mais Hydra et l'îlot voisin, connu
sous le nom italien de Spezia, ne pouvaient que déchoir depuis que la
Grèce a reconquis son existence propre. Ce sont des masses rocheuses,
presque entièrement dépourvues de sol végétal, sans arbres, sans eaux de
source, et pourtant plus de cinquante mille habitants avaient pu trouver
à vivre par le commerce sur ces îlots rocheux. Une liberté relative
avait fait ce miracle. En 1730, quelques colons albanais, las des
exactions d'un pacha de la Morée, s'étaient réfugiés dans l'île d'Hydra.
On les laissa tranquilles et ils n'eurent qu'à payer un faible impôt.
Aussi leur commerce, mêlé parfois d'un peu de piraterie, grandit
rapidement. Hydra occupe, il est vrai, une position fort heureuse,
commandant l'entrée des deux golfes de l'Argolide et de l'Attique; mais
elle n'a point de port ni même d'abri véritablement digne de ce nom.
C'est donc en dépit même de la nature que les Hydriotes avaient fait de
leur rocher un rendez-vous du commerce; les navires devaient se presser
dans quelque anfractuosité de la côte, serrés les uns contre les autres,
retenus immobiles par quatre amarres. Avant la guerre de l'indépendance,
les seuls armateurs d'Hydra possédaient près de quatre cents navires de
cent à deux cents tonneaux et, pendant la lutte, ils lancèrent contre le
Turc plus de cent vaisseaux armés de deux mille canons. En luttant pour
la liberté de la Grèce, les Hydriotes travaillaient aussi, sans le
vouloir, à la décadence de leur ville, et, dès que leur cause eut
triomphé, le mouvement des échanges dut se déplacer graduellement pour
aller se concentrer dans les ports mieux situés de Syra et du Pirée.

Beaucoup plus grande que les îles de l'Argolide, la Cythère de Laconie,
plus connue des marins sous son nom italien de Cérigo, dû peut-être à
des envahisseurs slaves, faisait naguère partie de la prétendue
république Sept-insulaire gouvernée par les Anglais. Pourtant elle n'est
point située dans la mer Ionienne et dépend évidemment du Péloponèse,
qu'elle relie à l'île de Crète par un seuil sous-marin et l'îlot de
Cérigotto, peuplé de Sphakhiotes crétois. Cythère n'est plus l'île de
Venus et n'a point de voluptueux bosquets. Vue du nord, elle ressemble à
un amas de roches stériles: cependant elle porte de riches moissons, de
belles plantations d'oliviers, et ses villages sont assez populeux.
Jadis la position de Cérigo, entre les deux mers d'Ionie et de
l'Archipel, donnait une grande importance à son havre de refuge; mais ce
port est redevenu presque désert depuis que le cap Malée a perdu ses
terreurs. On a trouvé sur ses côtes des amas de coquillages qui
proviennent d'anciens ateliers phéniciens pour la fabrication de la
pourpre. Ce sont les commerçants et les industriels de Syrie qui ont
introduit dans l'île le culte de la Vénus Astarté, devenue plus tard,
sous le nom d'Aphrodite, la déesse de tous les Grecs.



IV

ILES DE LA MER ÉGÉE


Au milieu des flots moutonnants qui valurent sans doute à la «grande
Mer» ou «Archipel» de Grèce son nom d'Égée ou de «mer des Chevreaux»
sont dispersés en un désordre apparent les îles et les îlots; il sont
tellement nombreux que, par une transposition singulière, l'appellation
d'Archipel, au lieu de s'appliquer aux bassins maritimes, ne désigne
plus que des îles groupées en multitudes. Au nord, les Sporades se
développent en une longue rangée qui se recourbe vers le mont Athos;
plus au sud, Skyros, l'île où, d'après la légende, naquit le héros
Achille et où mourut Thésée, se dresse isolément; la grande île d'Eubée
se ploie et s'allonge au bord du continent; puis on voit au large du
Péloponèse surgir de toutes parts les montagnes blanches des Cyclades,
que les anciens Grecs comparaient à une ronde d'Océanides dansant autour
d'un dieu.

Toutes les îles de l'archipel grec se rattachent au continent, soit par
leur formation géologique, soit par le plateau sous-marin qui les
supporte. Les Sporades du nord sont un rameau de la chaîne du Pélion.
L'île d'Eubée est dominée par des massifs calcaires d'une assez grande
hauteur dont la direction générale est parallèle aux chaînes de
l'Attique, de l'Argolide, de l'Olympe et du mont Athos. Skyros est un
petit massif rocailleux parallèle aux montagnes de l'Eubée centrale. Les
sommets des Cyclades, qui continuent dans la direction du sud-est les
chaînes de l'Eubée et de l'Attique, appartiennent aux mêmes formations.
«Montagnes de la Grèce égarées dans la mer,» elles sont aussi composées
de schistes micacés et argileux, de roches calcaires et de marbres
cristallins. Athènes a le Pentélique, mais les Cyclades ont les marbres
éclatants de Naxos et ceux plus beaux encore de Paros, dans lesquels on
taillait les statues des héros et des dieux. Des grottes curieuses,
notamment celle d'Antiparos, que les anciens ne connaissaient point,
puisque aucun d'eux ne l'a mentionnée, et celle, plus régulière, de
Sillaka, dans l'île de Cythnos ou Thermia, célèbre par ses eaux chaudes,
s'ouvrent dans les assises calcaires. Le granit se montre aussi dans
quelques îles, surtout dans la petite Délos, la terre sacrée des Grecs.
Enfin, vers leur extrémité méridionale, les rangées des Cyclades,
orientées dans le sens du nord-ouest au sud-est, sont traversées par une
chaîne d'îles et d'îlots d'origine ignée, qui se continuent, d'un côté,
jusqu'à la péninsule de Methana, dans l'Argolide; de l'autre, jusqu'à
l'île de Cos et aux rivages de l'Asie Mineure.

La terre d'Eubée a de tout temps été considérée comme à demi
continentale. C'est une île, mais le bras de mer qui la sépare de la
Béotie et de l'Attique n'est, en réalité, qu'une vallée longitudinale,
peu profonde en certains endroits, et formant, comme les vallées
terrestres, une succession régulière d'étranglements et de bassins. Le
défilé le plus étroit de cette vallée maritime n'a que soixante-cinq
mètres de largeur, de sorte que depuis vingt-trois siècles déjà on avait
pu facilement jeter entre la rive du continent et Chalcis, la capitale
d'Eubée, un pont, remplacé maintenant par un palier tournant qui laisse
passer les vaisseaux. Les courants alternatifs de marée qui se succèdent
assez irrégulièrement dans le canal avaient autrefois donné une grande
célébrité au détroit de l'Euripe; ce flux et ce reflux étaient
considérés comme l'une des grandes merveilles naturelles de la Grèce:
aussi l'île entière en a-t-elle pris son nom vulgaire de _Negripon_,
corrompu par les Italiens en celui de Negroponte. L'île d'Eubée est trop
rapprochée du continent pour que ses vicissitudes de prospérité et de
décadence n'aient pas concordé d'une manière générale avec les destinées
des contrées voisines, l'Attique et la Béotie. Lorsque les cités
grecques étaient dans leur période de gloire et de puissance, les villes
eubéennes de Chalcis, Erétrie, Cumes étaient aussi des foyers de
rayonnement et leurs populations essaimaient en colonies vers toutes les
côtes de la Méditerranée. Plus tard, les divers conquérants qui
ravagèrent l'Attique dévastèrent également Négrepont, et maintenant
cette île, simple dépendance de la péninsule voisine, participe à tous
ses mouvements politiques et sociaux

La partie septentrionale de l'Eubée est embellie par des forêts de
diverses essences, chênes, pins, aunes et platanes; tous les villages y
sont entourés de bosquets d'arbres fruitiers et les paysages
environnants ressemblent aux sites de l'Élide et de l'Arcadie. Mais dans
le fourmillement des Cyclades on cherche en vain ces gracieux tableaux
champêtres; un très-petit nombre d'îles ont encore ça et là quelque
reste de la beauté naturelle que donnent les ombrages et les eaux
courantes. La plupart semblent avoir été pétrifiées par la tête de
Méduse, comme l'antique légende le racontait de l'île de Seriphos; des
olivettes, des groupes de chênes à vallonnée, quelques bosquets de pins,
des figuiers, voilà ce que possèdent les îles les plus ombragées! Mais
ailleurs, quelle nudité! quels rochers gris! Les promontoires de la
Grèce sont arides, mais bien plus dépourvus de verdure sont la plupart
de ces îlots de l'Archipel, que néanmoins on contemple avec une sorte de
ferveur, à cause du retentissement de leur nom dans l'histoire! C'est à
bon droit que la plupart des grandes cimes des Cyclades grecques, comme
celles de la Turquie hellénique, ont été consacrées au prophète Élie,
successeur biblique d'Apollon, la divinité solaire. En effet, le soleil
règne en maître sur ces âpres rochers, il les brûle, il en dévore les
broussailles et le gazon.

[Illustration: No 20.--EURIPE ET CHALCIS.]

Une de ces îles inhabitées par l'homme, Antimilo, donne encore asile à
un bouquetin (_capra caucasien_) qui a disparu du reste de l'Europe, et
que l'on retrouve seulement en Crète et peut-être à l'île de Rhodes. Des
cochons sauvages errent aussi au milieu des rochers d'Antimilo. Quant
aux lapins, importés d'Occident, ils vivent en multitudes dans les
cavernes de quelques Cyclades, surtout à Mykonos et à Délos; les anciens
auteurs ne les ont jamais mentionnés; Polybe, qui les avait vus en
Italie, leur donne le nom latin. Chose curieuse, les lièvres et les
lapins n'habitent pas les mêmes îles: chaque espèce vit à part dans son
domaine insulaire. L'île d'Andros seule fait exception; mais les deux
races n'y sont pas moins nettement séparées: les lièvres occupent
l'extrémité septentrionale de l'île, tandis que les lapins se creusent
des terriers dans la partie du midi. En fait de curiosités zoologiques,
il est à remarquer aussi qu'une grosse espèce de lézard, connue par le
peuple sous le nom de «crocodile», ne se trouve point sur le continent,
mais seulement dans quelques îles de l'archipel. Il faut en conclure que
les Cyclades sont séparées de la péninsule thraco-hellénique depuis des
âges d'une longue durée.

Une chaîne d'îles volcaniques limite au sud la ronde des Cyclades en
longeant le grand fossé maritime qui sépare l'Archipel et la mer de
Crète. La plus grande de ces îles de laves et de cendres, Milo, est un
cratère irrégulier, effondré au nord-ouest et laissant pénétrer les eaux
de la mer à l'intérieur de son bassin, qui est l'un des ports de refuge
les plus vastes et les plus sûrs de la Méditerranée. Milo n'a point eu
d'éruption dans les temps modernes, mais des solfatares encore fumantes
et des sources thermales qui jaillissent sur le rivage et dans la mer
elle-même témoignent de l'activité des laves souterraines. D'autres
fontaines thermales, à Seriphos, à Siphnos et dans les îlots de ces
parages, sont également en rapport avec le foyer volcanique.

[Illustration: N° 21. NÉA-KAÏMÉNI.]

Actuellement le centre de la poussée intérieure se manifeste à peu près
à égale distance des côtes de l'Europe et de l'Asie dans le petit groupe
des îles généralement désignées sous le nom de Santorin ou Sainte-Irène.
Ces îles, dont le noyau consiste en roches de marbre et de schistes
semblables à celles des autres Cyclades, sont disposées circulairement
autour d'un vaste cratère qui n'a pas moins de 390 mètres de profondeur.
A l'est, le croissant de Thera présente du côté du gouffre de larges
falaises à pic d'où s'écroulent les scories, et du côté du large, de
longues pentes couvertes de vignobles aux produits exquis. A l'ouest du
cratère, Therasia, plus petite, se dresse comme la muraille à demi
ruinée du volcan, et l'écueil d'Aspronisi indique l'existence d'une
paroi sous-marine. C'est près du centre de ce bassin que brûle encore le
fond de la mer. Le foyer de laves reste longtemps presque assoupi, puis
il se réveille tout à coup pour rejeter des amas de scories. Il y a
bientôt vingt et un siècles, surgit une première île que les anciens
émerveillés nommèrent la «Sainte» et que l'on appelle aujourd'hui
Palæa-Kaïméni (l'ancienne Brûlée). Au seizième siècle, trois années
d'éruptions firent naître l'île plus petite de Mikra-Kaïméni. Un cône de
laves plus considérable, celui de Néa-Kaïméni, s'éleva au commencement
du dix-huitième siècle, et tout récemment encore, de 1866 à 1870, cette
île s'est agrandie de deux nouveaux promontoires, Aphroëssa et la
montagne de George, qui ont plus que doublé l'étendue primitive du
massif volcanique, en recouvrant le petit village et le port de Vulkano
et en se rapprochant du rivage de Mikra-Kaïméni jusqu'à l'effleurer.
Pendant les cinq années, plus de cinq cent mille éruptions partielles
ont eu lieu, lançant parfois les cendres jusqu'à 1,200 mètres
d'élévation; même de l'île de Crète on a pu discerner les nues de
scories brisées, noires en apparence pendant le jour et rouges pendant
la nuit.

Des milliers de spectateurs, et dans le nombre quelques savants, Fouqué,
Gorceix, Reiss et Stübel, Schmidt, sont accourus de toutes les parties
du monde pour assister à ce merveilleux spectacle de la naissance d'une
terre, et leurs observations précises sont une grande conquête pour la
science. Grâce à eux, il reste prouvé que de véritables flammes
jaillissent des volcans, et que les éruptions ont leurs périodes de
calme et d'exaspération, de la nuit au jour et de l'hiver à l'été. Il
paraît très-probable que le gouffre de Santorin est le produit d'une
explosion qui, dans les temps préhistoriques, aurait fait voler en
cendres toute la partie centrale de la montagne. Les énormes quantités
de tuf croulant que l'on voit sur les pentes extérieures de l'île
racontent ce cataclysme au géologue qui les étudie[13].

[Note 13: Hauteurs principales des îles:

Delphi, dans l'île d'Eubée          1,743 mètres.
Sainte-Élie       »                 1,404   »
Mont Jupiter, Naxos                   845   »
Saint-Élie, Siphnos                   850   »
     »      Santorin                  800   »
]

Des Albanais habitent la partie méridionale de l'Eubée et se sont
établis en colonie autour du port de Gavrion, dans l'île d'Andros, mais
dans tout le reste de l'Archipel la population est grecque ou du moins
complètement hellénisée. Les quelques familles italiennes ou françaises
de Skyros, de Syra, de Naxos, de Santorin, sont trop peu nombreuses pour
compter: elles-mêmes se disent françaises et dans l'Archipel on leur
donne le nom de «Francs.» Durant la guerre de l'indépendance hellénique,
ces familles se réclamèrent toujours de la protection de la France.
Autrefois, la classe des propriétaires se composait presque en entier de
ces Francs, qui s'étaient emparés des îles au moyen âge. C'est même,
dit-on, au régime de la grande propriété maintenue longtemps par ces
familles qu'il faut s'en prendre de la faiblesse relative de la
population de Naxos. Jadis l'île nourrissait facilement cent mille
personnes; maintenant, elle est trop petite pour un nombre d'habitants
sept fois moins considérable.

Les Cyclades, plus éloignées que l'Eubée des rivages de la Grèce, ont eu
aussi une vie politique plus distincte de celle de l'Hellade, et bien
souvent l'histoire y a suivi une marche différente. Par leur position au
milieu de l'Archipel, ces îles devaient naturellement servir d'étapes à
tous les peuples navigateurs de la Méditerranée, et par conséquent leurs
habitants devaient être soumis aux influences les plus diverses. Jadis
les marins de l'Asie Mineure et de la Phénicie s'arrêtaient aux Cyclades
en voguant vers la Grèce; au moyen âge, les Byzantins, puis les croisés,
les Vénitiens, les Génois, les chevaliers de Rhodes y furent les maîtres
à leur tour; les Osmanlis y passèrent, et de nos jours, grâce au
commerce, ce sont les nations occidentales de l'Europe qui, avec les
Grecs eux-mêmes, ont la prépondérance dans l'Archipel.

Toutes ces vicissitudes historiques ont déplacé d'une île à l'autre le
centre des Cyclades. Du temps des anciens Grecs, Délos, l'île d'Apollon,
était la terre sacrée, où de toutes parts accouraient les fidèles et les
marchands. Les échanges se faisaient à l'ombre des sanctuaires, et des
marchés d'esclaves se tenaient à côté des temples. La vente de la chair
humaine finit même par devenir la grande spécialité de Délos, et sous
les empereurs romains, jusqu'à dix mille esclaves y furent brocantés en
un seul jour. Mais les marchés, les temples, les monuments ont disparu
de Délos et de l'île voisine, qui lui servait de nécropole, et qu'un
pont réunissait à la terre sacrée. Délos et Rhéneia sont maintenant deux
étendues pierreuses où quelques troupeaux de brebis broutent de maigres
pâturages, et dont les édifices ont servi de carrières aux habitants des
îles plus prospères des alentours. Au moyen âge, c'est à la grande Naxos
qu'appartint l'hégémonie. De nos jours, Tinos est l'île la plus sainte,
à cause de son église vénérée de la Panagia, et l'affluence des pèlerins
y est vraiment énorme; mais pour le commerce, c'est la petite île de
Syra ou Syros, quoique sans arbres et sans eau, qui est devenue la
métropole des Cyclades. Sa ville, connue d'ordinaire sous le nom de
l'île, quoique portant officiellement l'appellation d'Hermoupolis, est
la quatrième cité de la Grèce par sa population et la première par son
commerce. Avant la guerre de l'indépendance, Syra était une ville sans
importance, mais sa neutralité pendant la lutte, la protection efficace
des escadres françaises, l'arrivée de nombreux réfugiés des îles turques
de Chios et de Psara, enfin son heureuse position au centre des Cyclades
en ont fait graduellement le principal entrepôt, le chantier et la
station centrale de la mer Égée. C'est dans le port de Syra que viennent
se nouer, comme les fils d'un réseau, toutes les lignes de navigation de
la Méditerranée orientale. Hermoupolis est une étape nécessaire des
voyageurs qui se rendent à Salonique, à Smyrne, à Constantinople, dans
la mer Noire. Aussi la ville, jadis bâtie sur la hauteur par crainte des
pirates, s'est-elle hâtée de descendre la pente pour développer ses
quais et bâtir ses magasins sur le rivage. Vue de la rade, Hermoupolis
se montre tout entière sur le flanc de la montagne, semblable à la face
d'une pyramide aux degrés d'une blancheur éblouissante.

Le commerce a peuplé l'âpre rocher de Syra, mais il est encore loin
d'avoir utilisé toutes les ressources de l'Archipel et d'avoir rendu à
l'ensemble du groupe l'importance qu'il avait dans l'antiquité. L'Eubée
n'est plus «riche en boeufs», ainsi que le prétend son nom, et n'exporte
guère que des céréales, des vins, des fruits et le lignite extrait en
abondance des mines de Cumes ou Koumi. Les jardins de Naxos produisent
leurs oranges, leurs citrons, leurs cédrats exquis; Skopelos, Andros,
Tinos, la mieux cultivée des îles, expédient leurs vins; les bons crûs
viennent de Santorin, que les Grecs d'autrefois avaient nommée Kallisté
ou la «Meilleure», à cause de l'excellence de ses produits. En outre,
cette île et les autres Cyclades volcaniques fournissent au commerce des
laves, des pierres meulières, des pouzzolanes, de l'argile de Cimolos ou
«terre cimolée», bonne à blanchir les étoffes, Naxos envoie son émeri,
Tinos ses marbres veinés; mais c'est là tout. Les marbres de Paros
restent même inexploités, et rarement un navire se montre dans
l'admirable port de l'île. Sauf la culture du sol, et ça et là l'élève
des vers à soie, les habitants des Cyclades n'ont aucune industrie, et
les îles surpeuplées, telles que Tinos et Siphnos, doivent envoyer
chaque année à Constantinople, à Smyrne, dans les villes de la Grèce, un
certain nombre d'émigrants qui vont travailler comme manoeuvres,
cuisiniers, potiers, maçons ou sculpteurs. Si quelques îles ont une
population surabondante, combien d'autres en revanche ne sont plus
habitées ou ne donnent asile qu'à des bergers! Ainsi la plupart des îles
qui se trouvent entre Naxos et Amorgos ne sont que des rochers déserts.
Antimilo n'est, comme Délos, qu'un pâtis semé de pierres. Enfin Seriphos
et Gioura, l'antique Gyaros, sont encore des solitudes mornes, comme aux
temps où les empereurs romains les désignèrent pour servir de lieux
d'exil; néanmoins on espère que, grâce à ses minerais de fer, déclarés
excellents, Seriphos reprendra prochainement quelque importance. L'île
d'Antiparos compte sur ses riches mines de plomb.



V

ILES IONIENNES


L'île de Corfou, située au large des côtes de l'Épire, l'archipel
céphalonien, qui se trouve à l'ouest de la Grèce continentale et
péninsulaire, enfin l'île de Cythère, que battent à la fois les flots de
la mer Ionienne et ceux de la mer Égée, ont eu depuis un siècle les plus
singulières vicissitudes politiques. Seule parmi toutes les dépendances
naturelles de la péninsule des Balkhans, Corfou avait eu le bonheur de
repousser tous les assauts des Mahométans et de rester terre européenne,
grâce à la protection de la république de Venise. Lorsque celle-ci fut
livrée à l'Autriche par Bonaparte, en 1797, Corfou et les îles Ioniennes
furent occupées par les Français. Quelques années après, les Russes on
devenaient les véritables maîtres, quoiqu'ils eussent fait, semblant d'y
organiser une sorte de république aristocratique sous la suzeraineté de
la Turquie. En 1807, les Français, reprenaient possession des îles
Ioniennes pour se les voir, arrachées successivement par les Anglais, à
l'exception de Corfou, qu'ils gardèrent jusqu'en 1814. Sous le nom de
«république Sept-insulaire» les îles Ioniennes devinrent alors des
espèces de fiefs que des familles de grands propriétaires terriens
gouvernaient au nom de l'Angleterre et avec l'appui de ses troupes. Deux
fois la constitution octroyée par les Anglais dût être modifiée dans un
sens plus démocratique, mais le patriotisme grec des Sept-insulaires ne
voulut s'accommoder à aucun prix de la suzeraineté de là
Grande-Bretagne. Celle-ci se résolut enfin à lâcher sa conquête, et les
populations des Sept-Iles, rendues à leurs affinités, naturelles,
s'annexèrent à la Grèce, dont elles forment les communautés lés plus
avancées en instruction, en bien-être et en activité. Sans doute, en
accordant la liberté à ses sujets ioniens, l'Angleterre a consulté son
propre intérêt, mais elle a eu l'intelligence de le comprendre; elle a
reconnu que l'influence morale est supérieure à la force des canons, et
c'est avec une parfaite bonne grâce, qu'elle a cédé. Non-seulement elle
a rendu Cythère et l'archipel de Céphalonie, où elle n'avait que des
intérêts commerciaux, mais elle a également livré la citadelle de
Corfou, qui lui permettait de commander l'entrée de l'Adriatique, comme
elle domine celles de la Méditerranée, de la mer de Sicile et de la mer
Rouge. C'est là une politique de magnanimité qui n'a pas encore trouvé
beaucoup d'imitateurs parmi les gouvernements du monde, et que
l'Angleterre elle-même aurait l'occasion d'appliquer-en mainte autre
partie de la terre!

[Illustration: CORFOU. Dessin de E. Grandsire d'après un croquis fait
sur nature.]

De tout temps Corfou, la Korkyra des Grecs et la Corcyra des Romains, a
été la plus importante des îles Ioniennes, grâce au voisinage de
l'Italie et aux avantages commerciaux que lui procuraient son excellent
port et sa grande rade, pareille à un vaste lac. D'après les habitants,
qui aiment à citer le témoignage de Thucydide, Corfou serait cette île
des Phéaciens dont parle l'Odyssée; ils disent même avoir retrouvé dans
la fontaine de Kressida le ruisseau où la belle Nausicaa lavait le linge
de son père, et les beaux jardins où la foule se promené le soir près de
la ville portent le nom de jardins d'Alcinoüs. De toutes les îles
Ioniennes, Corfou est la seule qui ait une petite rivière, le Messongi,
dont les eaux ne se dessèchent pas en été et que l'on peut remonter à
une petite distance en barque. Les collines, placées comme un écran
devant les plaines de la basse Épire, sont exposées à toute la force des
orages qu'apporte le vent du sud-ouest, et reçoivent une grande quantité
d'eau de pluie: aussi la végétation est-elle fort riche; les orangers,
les citronniers s'étendent autour de la ville en odorants bosquets, les
vignes et les oliviers cachent de leurs pampres et de leur feuillage les
roches grisâtres des collines, d'opulentes moissons de blé ondulent dans
les plaines, que parcourent des routes bien tracées. Malheureusement,
Corfou est très-exposée au vent du sud-est, qui souvent n'est autre que
le sirocco; c'est là ce qui diminue beaucoup ses avantages comme station
d'hiver pour les malades.

La ville, située sur une péninsule triangulaire, en face de la côte
d'Épire, est la plus considérable et la plus commerçante de l'ancienne
république Ionienne: c'est aussi une puissante forteresse, que tous ses
possesseurs, Vénitiens, Français, Russes, Anglais, ont successivement
travaillé à rendre imprenable. De ses bastions on jouit d'une vue fort
belle, bien inférieure toutefois au tableau que l'on contemple du haut
du mont Pantocrator ou «Dominateur», lorsque le temps est favorable, on
peut apercevoir par-dessus le détroit jusqu'aux montagnes d'Otrante, en
Italie. La proximité de cette péninsule, les relations de commerce, les
traditions laissées par la domination de Venise ont fait de Corfou une
ville à demi italienne, et de nombreuses familles appartiennent à la
fois aux deux nationalités par l'origine et par le langage; c'est vers
1830 seulement que l'italien cessa d'être la langue officielle de l'île
et de tout l'archipel. Au milieu de la population cosmopolite qui se
presse dans les murs de la cité, on remarque aussi beaucoup de Maltais,
porte-faix et jardiniers, qui avaient suivi dans l'île leurs maîtres
britanniques.

Corfou possédait jadis la ville de Butrinto et quelques-uns des villages
situés en face sur la côte d'Épire; mais un gouverneur anglais en fit
présent au terrible Ali-Pacha et maintenant les seules dépendances de
l'île sont les îlots environnants: au nord Fano, Samathraki, Merlera; au
sud Paxos, aux falaises percées de grottes, Antipaxos dont les roches
suent l'asphalte. Paxos produit, dit-on, la meilleure huile de toute la
Grèce occidentale.

Leucade, Céphalonie, Ithaque, Zante et quelques îlots voisins se
déploient en un archipel gracieusement recourbé au devant du golfe de
Patras, le long des côtes d'Acarnanie et d'Élide. Ensemble, ces îlots
constituent une chaîne de montagnes calcaires alternativement lavées par
les pluies et brûlées par le soleil. Leurs vallons cultivés produisent,
comme ceux de Corfou, des oranges, des citrons, des raisins de Corinthe,
du vin, de l'huile, qui sont l'objet d'un commerce assez actif. Par
leurs habitants, ces îles ressemblent également à leurs voisines du
nord; l'élément italien, sauf à Ithaque, se trouve assez fortement
représenté dans la population grecque.

[Illustration: N°. 22.--CANAL DE SAINTE-MAURE.]

Leucade ou «la Blanche», ainsi nommée de l'éclat de ses promontoires
crétacés, est, en réalité, une dépendance du continent. Les anciens lui
donnaient le nom d'Acté ou «Péninsule» et racontaient que des colons
corinthiens l'avaient changée en île en creusant un canal à travers
l'isthme de jonction. L'examen des lieux ne confirme point cette
légende. Il est probable que les Corinthiens, comme naguère les Anglais,
n'eurent qu'à ouvrir une fosse de navigation dans la lagune qui sépare
l'île du continent et dont la profondeur ne dépasse pas soixante
centimètres: si la mer Ionienne avait des marées, l'île de Leucade,
comme Noirmoutiers, sur les côtes de France, se changerait deux fois par
jour en péninsule. Un pont dont il reste d'importants débris, unissait
jadis les deux rivages par-dessus l'étroit chenal qui s'ouvre au sud de
la lagune; au nord, un îlot, portant la chapelle et la forteresse de
Sainte-Maure, dont le nom est souvent attribue à l'île de Leucade
elle-même, garde l'entrée du canal. C'était naguère le seul endroit de
la Grèce occidentale où se trouvât un bosquet de dattiers. Un magnifique
aqueduc de deux cent soixante arches, servant aussi de chaussée,
réunissait la forteresse à la ville d'Amaxiki, principal port et
capitale de Leucade; mais ce monument de l'industrie turque, élevé sous
le règne de Bajazet, a été fort endommagé par les tremblements de terre.
On pourrait croire qu'au milieu des salines et des lagunes basses où les
marins ne se hasardent que sur des troncs d'arbres creusés et à fond
plat, la fièvre règne en permanence; toutefois Amaxiki, de même que
Missolonghi dans sa vaste plaine noyée, est une ville relativement
salubre, et les femmes y ont une apparence de fraîcheur et de beauté
remarquables. Au sud commencent les montagnes boisées qui vont se
terminer en face de Céphalonie par le célèbre promontoire qui portait le
temple d'Apollon. C'est un roc de soixante mètres de hauteur d'où on
lançait les accusés dans la mer pour leur faire subir une sorte de
jugement de Dieu; les amants s'en précipitaient aussi pour oublier leur
passion, soit dans la frayeur de la mort, soit dans la mort elle-même.

Céphalonie, ou mieux Cephallenia, est la plus grande des îles Ioniennes,
et la montagne qui la domine, l'Aïnos ou Elatos, le Montenero des
Italiens, est la cime la plus élevée de l'archipel; du milieu de la mer
d'Ionie, les matelots peuvent, par un temps favorable, voir d'un côté
l'Etna de Sicile, de l'autre le mont de Céphalonie. Les forêts de
conifères qui avaient valu à la haute montagne le nom de Montenero, ont
été en grande partie dévorées par les incendies, mais il en reste encore
quelques lambeaux, où se trouve un sapin magnifique d'une espèce
particulière. Sur la croupe suprême de la montagne on voit encore les
restes d'un temple de Jupiter. L'île est fertile et peuplée, mais son
grand malheur est de manquer d'eau; la plupart des ruisseaux tarissent
en été et les habitants sont parfois dans une véritable détresse. Le sol
calcaire, tout fissuré, percé d'énormes entonnoirs, laisse passer comme
un crible les eaux de pluie qui vont rejaillir en fontaines dans la mer
elle-même, loin des campagnes altérées. En revanche, par un phénomène
bizarre et peut-être unique, la mer de Céphalonie verse dans les
cavernes de ses rivages deux abondants ruisseaux d'eau salée qui vont se
perdre au loin en des galeries inconnues.

Le lieu de cette étrange disparition des eaux maritimes est à quelque
distance au nord d'Argostoli, ville que son port très-abrité, mais sans
profondeur, a rendue l'une des plus commerçantes de l'île, et où se
trouve une magnifique chaussée de sept cents mètres unissant les deux
bords d'un golfe. Les deux ruisseaux marins sont assez considérables
pour que leur courant puisse mettre en mouvement les roues de grands
moulins qui n'ont cessé de fonctionner régulièrement, l'un depuis 1835,
l'autre depuis 1859. Le débit commun des deux courants est d'environ
deux mètres cubes par seconde, ou plus exactement de 160,000 mètres
cubes par jour. Cette eau s'amasse-t-elle dans les profondeurs du sol,
en de vastes lacs que l'évaporation constante suffit pour maintenir au
même niveau et où le sel s'amasse en couches épaisses? ou bien, comme le
pense le géologue Wiebel, l'excédant de ces eaux marines, réparti dans
les fissures du sol en de nombreux filets, est-il ramené par un
phénomène d'aspiration hydrostatique dans les ruisseaux souterrains
d'eau douce qui parcourent le sol caverneux de l'île, et forme-t-il avec
eux les fontaines d'eau douce saumâtre qui jaillissent en divers
endroits à la base des collines? On ne sait, mais il est probable que le
régime souterrain des eaux douces, salées, sulfureuses, est en grande
partie la cause des tremblements de terre qui sont si fréquents et si
redoutables à Céphalonie. Toutes les maisons d'Argostoli sont basses,
afin de pouvoir résister aux frémissements du sol. L'île d'Asteris,
qu'Homère nous décrit comme ayant deux ports, et où s'éleva plus tard la
ville d'Alalkomenas, n'existe plus entre Céphalonie et Théaki: elle a
été probablement détruite par les secousses du sol, car on ne saurait
voir dans le simple écueil de Daskalion un reste de cette terre habitée.

[Illustration: N°. 23.--ARGOSTOLI.]

Théaki, la fameuse Ithaque du «divin Ulysse», peut être considérée comme
une dépendance de Céphalonie, dont la sépare le canal aux rivages
parallèles de Viscardo, ainsi nommé en souvenir du conquérant Robert
Guiscard. L'île est, petite et l'on a pu y reconnaître tous les sites
dont parle l'Odyssée, la fontaine Aréthuse, la haute roche au pied de
laquelle Eumée paissait son troupeau, et, dit-on, jusqu'au palais
d'Ulysse; mais on ne retrouve plus les noires forêts qui recouvraient
les pentes du mont Nérite. Les habitants d'Ithaque sont très-fiers de
leur petite patrie chantée par Homère, et dans chaque famille on compte
au moins une Pénélope, un Ulysse, un Télémaque, bien qu'en dépit de
leurs prétentions ils ne soient point les descendants de l'artificieux
fils de Laërte. Pendant le moyen âge, l'île fut complètement dépeuplée
par les ravageurs, et le sénat de Venise dut, en 1504, offrir
gratuitement les terres d'Ithaque à des colons du continent afin de
changer ce désert en une escale de commerce. La plupart des immigrants
viennent des côtes de l'Épire: aussi l'idiome grec des insulaires est-il
fort mélangé de mots albanais. De nos jours, Ithaque est bien cultivée,
et son port, appelé Bathy ou «le Profond», fait un assez grand trafic de
raisins de Corinthe, d'huile et de vin. Comme au temps d'Homère, l'île
d'Ithaque est une excellente «nourrice de vaillants hommes». Les gens de
Théaki sont grands et forts; d'après l'enthousiaste Schliemann, ils
seraient aussi les plus vertueux des humains, jusqu'à ignorer leur
propre vertu et à ne se faire aucune idée du mal. Parmi eux on ne trouve
ni riches ni mendiants; cependant l'amour des voyages pousse un grand
nombre des habitants à s'expatrier. On les rencontre dans toutes les
villes populeuses de l'Orient.

_«Zante, fior del Levante»_, disent les Italiens. L'antique Zacynthe
est, en effet, celle des îles Ioniennes qui est la plus riche en
vergers, en cultures, en maisons de plaisance. Une grande plaine,
comprise entre deux arêtes de collines d'une médiocre élévation, occupe
le milieu de «l'île d'Or»: c'est un vaste jardin entremêlé de vignes qui
produisent d'excellents raisins de Corinthe. Les habitants, fort
industrieux, ne se bornent pas à cultiver leur propre territoire, ce
sont eux aussi qui vont exploiter les champs des Acarnaniens, soit à
gages, soit à part de la récolte. La ville de Zante, située sur le
rivage oriental, en face des côtes de l'Élide, est aussi la plus riche
et la mieux tenue de l'archipel céphalonien. Malheureusement, Zante est
souvent ébranlée par des secousses, que l'on croit être d'origine
volcanique. Cette hypothèse paraît d'autant plus probable que des
sources de bitume jaillissent près de la pointe sud-orientale de l'île,
au «cap de la Cire»: exploitées déjà du temps d'Hérodote, ces fontaines
fournissent encore environ cent barils de liquide, lors de la récolte
annuelle qui se fait au mois d'avril. En outre, des sources d'huile
s'épanchent au bord de la mer et même sous les flots; près du cap
Skinari, au nord de l'île, une sorte de graisse puante recouvre
constamment les eaux.

Les seuls îlots qui dépendent de Zante sont les Strivali, les anciennes
Strophades, où la légende mythologique nous dit que volaient les
hideuses harpyes[14].

[Note 14: Iles Ioniennes.]

                                      Monts les           Population
  Noms des îles.      Superficie.     plus élevés.          en 1870.
Corfou............. 580 kil. car. Pantocrator. 1,000 mèt.  72,450 hab.
Paxos et Antipaxos.  70    »         --           --        3,600  »
Leucade............ 475    »      Nomali...... 1,180  »    21,000  »
Céphalonie......... 757    »      Elatos...... 1,620  »    67,500  »
Ithaque............ 110    »      Neriton.....   807  »    10,000  »
Zante.............. 420    »      Skopos......   396  »    44,500  »
]



VI

LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE LA GRÈCE


Le peuple grec a certainement fait de grands progrès depuis qu'il a
secoué le joug des Turcs, cependant il est loin d'avoir tenu tout ce que
les philhellènes enthousiastes attendaient de lui. En le voyant égaler
en courage les Grecs de Marathon et de Platée, on crut qu'il saurait en
peu de temps s'élever au niveau intellectuel et artistique des
générations qui produisirent Aristote et Phidias. Ces grandes espérances
n'ont point été réalisées. Ce n'est point en l'espace d'une génération
qu'un peuple saurait émerger complètement de la barbarie, échapper aux
superstitions de toute espèce qui étreignaient son esprit, changer les
moeurs de violence, de ruse, de paresse que lui avait données la
servitude, et s'assimiler les conquêtes scientifiques de vingt siècles,
pour prendre lui-même sa place au rang des peuples initiateurs.
D'ailleurs il faut tenir compte du petit nombre des Hellènes de la
Grèce, qui égalent à peine la population de deux départements français
et qui sont très-clair-semés sur un territoire montueux, âpre, sans
chemins. Les rivages des péninsules et les îles, tout dentelés de ports,
sont admirablement disposés pour le commerce; aussi les habitants
n'ont-ils pas manqué d'en profiter et l'on sait avec quel succès; mais
il est peu de contrées en Europe dont le relief soit moins favorable à
l'utilisation des ressources agricoles et industrielles du pays. La
nature du sol s'oppose partout à la construction des routes, tandis que
partout aussi la mer bleue souriant dans les golfes invite aux voyages
et au commerce lointain. Aussi nul mouvement d'immigration ne se produit
de l'Empire Ottoman vers la Grèce, tandis qu'au contraire des multitudes
d'Hellènes, surtout des îles Ioniennes et des Cyclades, émigrent chaque,
année pour chercher fortune à Constantinople, au Caire et jusque dans
les Indes. Les hommes de travail ou d'aventure s'éloignent, laissant
derrière eux la tourbe des intrigants qui font de la politique un métier
lucratif et les pacifiques employés dont l'avenir dépend de la faveur
d'un ministre. Il en résulte ce fait assez bizarre, que les communautés
de Grecs les plus riches et les plus prospères sont précisément celles
qui se développent à l'étranger. Elles sont aussi plus libres et mieux
administrées. En dépit du pacha qui la surveille, la moindre petite cité
romaïque de la Thrace ou de la Macédoine pourrait servir de modèle dans
la gestion de la chose publique au royaume autonome et souverain de la
Grèce. C'est qu'elle a un intérêt immédiat à bien gérer ses affaires,
qui sont pour ainsi dire des affaires de famille, tandis que dans
l'Hellade une bureaucratie inquiète et rapace intervient à tout propos
pour gérer à son profit les deniers de la commune, corrompt les
électeurs afin de se maintenir en place, et tente de rentrer dans ses
débours, en continuant, sous mille formes vexatoires plus ou moins
légales, les traditions de piraterie et de brigandage qui ont été si
longtemps celles de leur pays.

La population actuelle de la Grèce proprement dite peut être évaluée à
quinze cent mille personnes, soit environ les deux cinquièmes des
Hellènes d'Europe et d'Asie. A surface égale, l'Hellade, dont la
position est si avantageuse pour le commerce, est non-seulement beaucoup
moins peuplée que les pays civilisés de l'Europe occidentale, elle est
même à cet égard inférieure à la Turquie. D'après les auteurs qui ont le
mieux étudié l'histoire du passé des Hellènes, la Grèce propre, à
l'époque de sa plus grande prospérité, n'aurait pas eu moins de six à
sept millions d'habitants. L'Attique à elle seule était dix fois plus
peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, et certaines îles, où l'on voit au
plus quelques bergers, étaient couvertes de cités populeuses; au milieu
de tous les plateaux déserts, au bord du moindre ruisseau, sur chaque
promontoire se montrent les emplacements de villes antiques: la carte du
monde hellénique, de Chypre à Corfou et de Thasos à la Crète, fourmille
de _palaeochori_, de _palaeocastro_, de _palaeopoli_, et la Grèce
continentale n'est pas moins riche que les îles et les côtes de l'Asie
Mineure en souvenirs de ce genre.

Toutefois, si le pays se repeuple avec une certaine lenteur, le progrès
n'en est pas moins incontestable. Avant la guerre de l'indépendance, le
nombre des habitants de la Grèce, y compris les îles Ioniennes,
dépassait peut-être un million; mais les batailles et surtout les
massacres de la Morée diminuèrent considérablement la population; en
1832, les Grecs et les Ioniens réunis étaient 950,000 au plus. Depuis
cette époque, l'accroissement annuel a varié de 9,000 à 14,000
individus, mais d'une manière assez inégale, car si les villes
grandissent rapidement, en revanche plusieurs îles de l'Archipel et de
la mer Ionienne, notamment Andros, Santorin, Hydra, Zante, Leucade,
perdent par l'émigration plus d'habitants que ne leur en donne le
surplus des naissances sur les morts. Dans le continent, ce sont les
fièvres paludéennes qui retardent le plus les progrès du repeuplement de
la Grèce. Parfaitement sain par son climat naturel, le sol est en maints
endroits devenu très-insalubre par les eaux qu'on laisse séjourner en
marais; la reconquête des terres par l'agriculture sera donc en même
temps l'enrichissement de la contrée et la disparition d'un fléau
terrible[15].

[Note 15: Population des principales villes de la Grèce, avec leur
banlieue, en 1870:

Athènes et Pirée           59,000 hab.
Patras                     26,000  »
Corfou                     24,000  »
Hermoupolis ou Syra        21,000  »
Zante                      20,500  »
Lixouri (Céphalonie)       14,000  »
Pyrgos ou Letrini          13,600  »
Tripolis ou Tripolitza     11,500  »
Chalcis, en Eubée          11,000  »
Sparte                     10,700  »
Argos                      10,600  »
Argostoli (Céphalonie)      9,500  »
Kalamata                    9,400  »
Histiaea, en Eubée          8,900  »
Karystos      »             8,800  »
Aegion ou Vostitza          8,800  »
Nauplie                     8,500  »
Spezia                      8,400  »
Kranidhi, en Argolide       8,400  »
Lamia                       8,300  »
Missolonghi                 7,500  »
Andros                      9,300  »

Population de la Grèce sans les îles Ioniennes, en 1832.  713,000 hab.
    »           »            »           »      en 1870. 1,226,000 »
    »           »      avec les iles Ioniennes.      »   1,458,000 »
    »           »      par kilom. carré...           »          29 »
    »   probable de la Grèce.......             en 1875. 1,540,000 »
]

Malheureusement, cette reconquête du sol agricole s'opère avec lenteur.
Les produits ne suffisent point à nourrir la population; à bien plus
forte raison ne peuvent-ils alimenter un commerce d'exportation
considérable. Pourtant les terres cultivables de la Grèce se prêtent
admirablement à la production des vins, des fruits, des plantes
industrielles, telles que le coton, la garance, le tabac. Les figues et
les oranges sont exquises; les vins de Santorin et d'autres Cyclades
sont parmi les meilleurs des bords de la Méditerranée; les huiles de
l'Attique, sans être épurées comme celles de Provence, ne sont pas moins
bonnes qu'aux temps où la déesse Athéné planta de ses mains l'olivier
sacré. A l'exception des cotons de la Phthiotide et des raisins dits de
Corinthe, que l'on exporte de Patras et des îles Ioniennes pour une
valeur de trente ou quarante millions de francs chaque année, la Grèce
ne vend à l'étranger qu'une part bien faible de produits agricoles, et
ces produits ne doivent que peu de chose au travail de l'homme. Un de
ses principaux articles d'exportation, la vallonnée, dont se servent les
teinturiers, est la cupule d'un gland de chêne que l'on ramasse dans les
forêts.

Dans un pays de si pauvre agriculture, il est tout naturel que
l'industrie proprement dite soit à peu près nulle. C'est de l'étranger,
de l'Angleterre surtout, que la Grèce fait venir tous les objets
manufacturés dont elle a besoin; elle n'a pas même un outillage
suffisant pour exploiter sérieusement ses carrières de marbres, plus
riches que celles de Carrare. Il n'existe qu'une seule exploitation
minière importante, celle du Laurion, dans toute l'étendue de la Grèce.
En cette partie de l'Attique, les anciens avaient utilisé pendant des
siècles de riches mines de plomb argentifère, et d'énormes massés de
déblais s'élèvent ça et là en véritables collines. Ce sont ces amas que
l'on traite maintenant dans l'usine d'Ergastiria, l'une des plus grandes
fonderies de plomb du monde entier: chaque année, on extrait de ces
débris près de dix mille tonnes de plomb, sans compter une quantité
d'argent considérable. Autour de l'usine s'est fondée une petite ville
industrielle, dont le port est l'un des plus actifs de la Grèce. Mais ce
n'est point sans peine que s'est créé ce remarquable établissement
d'Ergastiria. Jaloux des industriels étrangers qui exploitaient toutes
ces richesses, des Grecs leur ont suscité mille entraves et peu s'en est
fallu qu'à propos des amas de scories du Laurion, le gouvernement
hellénique ne se brouillât complètement avec la France et l'Italie.

Puisque les Grecs ne tirent de leur sol qu'une quantité de produits
insuffisante à leur propre entretien et que leur industrie est sans
grande importance, ils seraient condamnés à mourir de faim, si par leurs
six mille navires, toujours en mouvement, ils n'avaient pris dans les
eaux de la Méditerranée le métier lucratif de porteurs. Leur marine
marchande est supérieure à celle de l'immense Russie, elle égale presque
celle de l'Autriche et dépasse dix fois la flotte commerciale de la
Belgique; encore faut-il ajouter que la plupart des navires qui hissent
le pavillon turc appartiennent à des marins hellènes[16]. C'est dans
cette navigation de cabotage que se révèle tout entier le vieil instinct
de race. Tandis que les grands bateaux à vapeur à parcours rapide
appartiennent à des compagnies puissantes de l'Occident, les marins
hellènes possèdent les navires d'un faible tonnage et au chargement
varié qui suivent la côte d'échelle en échelle, d'ordinaire ne dépassant
point les limites de l'ancien monde grec. Aucune embarcation ne peut
naviguer en Méditerranée à moindres frais que les leurs, car tous les
matelots ont un intérêt dans le chargement et tous vivent d'abstinence
pour augmenter le bénéfice; les uns ont fourni le bois, les autres le
gréement, d'autres encore telle ou telle partie de la cargaison, et ce
sont des concitoyens de leur ville ou de leur village qui, sur leur
simple parole, ont donné l'argent nécessaire à l'achat des marchandises.
Sur maint navire, tout l'équipage est composé d'associés, se partageant
fraternellement la besogne, mais n'ayant point de maître parmi eux. Tous
sont égaux.

[Note 16: Commerce de la Grèce en 1871:

Flotte commerciale........            6,135 navires.
Tonnage...................          420,000 tonnes.
Mouvement des navires.....        7,160,000    »
Importation...............      110,000,000 francs.
Exportation...............       76,000,000    »
Total des échanges........      186,000,000    »
]

Mais quelles que soient la sobriété et l'intelligente initiative des
marins hellènes, ils ont à craindre le sort qui menace partout le petit
commerce et la petite industrie. Les économiques bateaux porteurs de la
Grèce pourront lutter longtemps contre les paquebots des puissantes
compagnies, mais à la longue ils finiront par céder la place, et le pays
lui-même sera menacé de perdre son rang commercial, s'il n'accroît
rapidement ses ressources intérieures par le développement de
l'agriculture et de l'industrie et la construction de chemins qui
permettent le transport des produits. Actuellement la Grèce est encore
très-pauvre en routes carrossables, non-seulement à cause des obstacles
que les rochers et les montagnes opposent aux ingénieurs, mais surtout à
cause de l'insouciance des habitants, auxquels la mer avait toujours
suffi. Télémaque ne pourrait plus aujourd'hui, comme aux temps
homériques,--à moins qu'ils ne soient fabuleux,--franchir sur son char
l'espace qui sépare Pylos de Lacédémone; il lui faudrait cheminer au
bord des précipices sur de hasardeux sentiers. De tous les pays
indépendants de l'Europe, la Grèce est, avec la Serbie, celui qui est
resté le plus longtemps sans une voie ferrée; même de nos jours, Athènes
ne possède que le chemin de fer qui mène à son faubourg du Pirée et le
petit réseau industriel des mines du Laurion. C'est tout récemment qu'on
a fini par décider pour un avenir incertain la construction de deux
lignes importantes, dont l'une reliera la capitale au golfe de Volo et à
la frontière de la Turquie, tandis que l'autre fera communiquer
l'Attique avec l'Achaïe par l'isthme de Corinthe, unira Patras à la
vallée de l'Alphée et à Kalamata par les riches plaines de l'Élide et de
la Triphylie. Si les grands travaux publics de la Grèce ont été
tellement retardés, la principale cause en est à l'état de banqueroute
perpétuelle dans lequel se trouve le gouvernement hellénique.
L'équilibre du budget grec n'est qu'une fiction. La dette, qu'il est
tout à fait impossible de payer, s'élèverait à plus d'un demi-milliard,
soit à plus de trois cents francs par tête, si l'on n'avait depuis
longtemps négligé de payer les intérêts des premiers emprunts[17].

[Note 17: Budget en 1875... Recettes... 55,800,000 fr. Dépenses....
30,000,0000 fr.]

A la misère générale du pays répond la misère privée de la grande
majorité des habitants de la Grèce. Épuisés par le payement de la dîme,
à laquelle le fisc en ajoute parfois une deuxième ou même une troisième,
la plupart des paysans mènent une existence lamentable; quoique d'une
extrême sobriété naturelle, leur nourriture est insuffisante; leurs
demeures sont des tanières malsaines; souvent ils ne peuvent faire assez
d'économies pour se procurer les vêtements et les objets indispensables.
Aussi les jeunes gens des contrées les plus pauvres de la Grèce
émigrent-ils en foule, soit pour une saison, soit pour un temps
indéfini. A cet égard, l'Arcadie peut être assimilée à l'Auvergne, à la
Savoie et à la plupart des pays de montagnes du centre de l'Europe. Les
Étoliens, qui se décident plus difficilement à quitter pour les villes
de l'étranger leurs belles vallées sauvages, ont une coutume qui
témoigne de l'état de désespoir auquel les ont réduits les exigences de
l'impôt. Au lieu de combattre, comme l'eussent fait leurs rudes ancêtres
avant d'avoir été rompus par la servitude, les malheureux, ruinés par
les exacteurs, sortent de leur village, et sur le bord de la grande
route élèvent un tas de pierres, qui doit témoigner à jamais de
l'injustice qu'on leur a fait. Ce tas de pierres, c'est «l'anathème».
Chaque paysan qui passe à côté de ce monument d'exécration muette,
ajoute religieusement son caillou: la Terre, mère commune, est chargée
du soin de la vengeance.

L'ignorance, la compagne ordinaire de la misère, est aussi fort grande
dans les campagnes de la Grèce, surtout dans les pays d'accès difficile,
tels que l'Étoile et le Magne ou péninsule du Taygète. En Grèce, comme
en Albanie et dans le Montenegro, on croit aux perfides nymphes des
fontaines, qui se font aimer des jeunes hommes pour les noyer dans
l'onde; on croit aussi aux vampires, au mauvais oeil, aux pratiques de
magie. Heureusement pour les Grecs, leur extrême désir d'apprendre et de
savoir, sinon d'approfondir, se fait jour en dépit de l'état de misère
dans lequel croupit une grande partie de la population. C'est ainsi que
dans l'île d'Ithaque les paysans arrêtent les voyageurs instruits pour
se faire lire les chants d'Homère. La pénurie du gouvernement n'a pas
empêché des écoles primaires de se fonder dans presque tous les villages
de la Grèce; en maints endroits, où manquent les bâtiments d'école, les
classes se tiennent en plein vent, et les enfants, loin de songer à
faire l'école buissonnière, lèvent à peine les yeux de leurs cahiers
pour voir les étrangers qui passent ou les oiseaux qui voltigent. De
même, les écoliers des gymnases et ceux des universités d'Athènes et de
Corfou se consacrent tous consciencieusement au travail, trop souvent,
il est vrai, pour apprendre à pérorer: ce n'est point en Grèce que l'on
voit de ces étudiants qui, sous prétexte d'aller suivre des cours de
science, ne se rendent dans les grandes villes que pour s'y livrer à la
débauche. Parmi les douze cents jeunes gens qui fréquentent l'université
d'Athènes, il en est qui, pour étudier le jour, emploient une moitié de
la nuit à quelque travail manuel, d'autres qui se font domestiques ou
cochers pour acquérir leur diplôme de légiste ou de médecin.

Un pareil amour de l'étude ne peut manquer d'assurer à la nation grecque
une influence bien plus considérable que ne pourrait le faire espérer,
relativement aux nations voisines, le nombre peu élevé des hommes qui la
composent. D'ailleurs les Grecs de toutes les parties de l'Orient, de
l'Épire à l'île de Chypre, considèrent Athènes comme leur centre
intellectuel, et c'est là qu'ils envoient étudier leurs jeunes gens. Ils
font mieux encore. Pour contribuer à la gloire et à la prospérité de là
nation renaissante, ils prélèvent une part de leurs revenus et la
destinent à la fondation ou à l'entretien des écoles d'Athènes. Et ce ne
sont pas seulement les riches négociants de Marseille, de Trieste, de
Salonique, de Smyrne, qui s'occupent ainsi des vrais intérêts de la
patrie; de simples paysans, des veuves illettrées de la Thrace et de la
Macédoine emploient également leurs économies à l'oeuvre de
l'instruction publique. C'est le peuple lui-même qui élève ses écoles,
ses musées et qui paye ses professeurs. L'académie d'Athènes, l'École
polytechnique, l'Université, l' Arsakéion, excellent collège consacré à
l'éducation des filles, doivent leur existence, non au gouvernement,
mais au zèle des citoyens hellènes de tous pays. On comprend avec quel
intérêt la nation entière veille sur ces établissements dus au
dévouement de tous, et quelle influence salutaire exercent à leur retour
dans leurs provinces respectives les jeunes gens et les jeunes filles
sortis des écoles de la patrie commune.

[Illustration: PAYSANS DES ENVIRONS D'ATHÈNES. Dessin de D. Maillart
d'après des photographies.]

Ainsi la cohésion que donnent aux Grecs une langue, des traditions, des
espérances identiques, voilà ce qui fait leur nation, voilà ce qui
réalise déjà, mieux que les traités, cette union de race qu'ils
appellent la «grande idée»! Les frontières fixées par la diplomatie
n'ont aucun sens au point de vue du patriotisme hellénique. Qu'ils
résident dans la Grèce proprement dite, dans la Turquie d'Europe ou
d'Asie, les Grecs n'en forment pas moins un seul peuple et n'en vivent
pas moins d'une vie nationale commune, en dehors des gouvernements de
Constantinople et d'Athènes. Peut-être même les plus Hellènes de toute
la race sont-ils précisément ceux qui habitent la Turquie, loin de
l'influence corruptrice de la bureaucratie grecque. C'est à l'étranger
qu'ont été le mieux gardées les traditions et la pratique de la vie
municipale et que l'initiative du citoyen grec s'exerce le plus
librement. Aussi l'ensemble de la nation doit-il être considéré comme
formé de la race tout entière, soit près de quatre millions d'hommes.
Tel est le groupe de populations dont l'influence, déjà considérable et
grandissant tous les jours, ne peut manquer d'exercer une influence
capitale sur les destinées futures de l'Europe méditerranéenne.

On a souvent prétendu que, par suite de la communauté de religion, les
Grecs étaient tout disposés à favoriser les ambitions russes et
cherchaient à frayer au tzar le chemin de Constantinople. Il n'en est
rien. Les Hellènes ne songent point à sacrifier leurs propres intérêts à
ceux d'une nation étrangère. D'ailleurs, ce n'est point avec la Russie
de tradition byzantine qu'ils ont de ces liens naturels qui fondent les
véritables alliances. Le climat, la situation géographique, les
souvenirs de l'histoire, les rapports de commerce et surtout les liens
plus intimes d'une civilisation commune rattachent la Grèce au groupe
des nations dites latines, l'Italie, l'Espagne et la France. Dans ce
grand partage qui par la force des choses s'opère graduellement en
Europe, ce n'est point parmi les Slaves, mais parmi les Latins que se
rangent les Hellènes. Récemment, lorsque la France envahie luttait pour
son existence nationale, plus d'un millier de volontaires grecs
accoururent à son aide; les Philogalates venaient acquitter la dette que
la Grèce avait contractée envers les Philogalates pendant la première
moitié du siècle.



VII

GOUVERNEMENT, ADMINISTRATION ET DIVISIONS POLITIQUES.


Les puissances protectrices de la Grèce ont donné à la nation un
gouvernement parlementaire et constitutionnel, imité de ceux de l'Europe
occidentale. En théorie, le roi des Grecs «règne et ne gouverne pas»; il
a des ministres responsables devant les chambres, dont les majorités
changeantes font osciller la prépondérance de l'un à l'autre parti,
suivant les fluctuations de l'opinion publique. En fait, «le pouvoir du
roi n'est tempéré que par la diplomatie». D'ailleurs, les formes de la
constitution importée dans l'Hellade n'ont rien qui réponde aux
traditions ni au génie des Grecs, et depuis la proclamation de leur
indépendance, ils ont trois fois modifié leur Charte sans avoir réussi à
la faire observer.

En vertu de la constitution de 1864, tous les citoyens grecs possédant
une propriété quelconque ou exerçant une profession indépendante sont
électeurs à l'âge de vingt-cinq ans, éligibles à trente. Il n'y a qu'une
chambre; les députés, au nombre de 187, sont élus pour une période de
quatre ans; ils reçoivent un traitement. La liste civile du souverain, y
compris une subvention des puissances protectrices, s'élève à 1,125,000
francs.

L'Église orthodoxe grecque de l'Hellade est indépendante du patriarche
de Constantinople; elle est administrée par un saint-synode siégeant
dans la capitale et présidé par un archevêque métropolitain. Un
commissaire royal assiste, sans voix délibérative, aux séances du
synode, et contre-signe les copies des actes de l'assemblée. Toute
décision qui ne se trouve point revêtue du seing officiel de ce
commissaire est nulle par cela même. D'autre part, le roi ne peut
destituer ni déplacer un évêque qu'après l'avis du synode et en se
conformant aux canons. Quoique tous les cultes soient libres en vertu de
la constitution, cependant les attributions officielles de l'Église lui
permettent d'exercer fréquemment un pouvoir d'inquisition et de se faire
appuyer dans cette oeuvre par le pouvoir civil. Le synode veille au
maintien rigoureux des dogmes; il signale à l'autorité tous les
prédicateurs, tous les écrivains hétérodoxes, et lui demande la
répression de l'hérésie; il censure les ouvrages, les tableaux
religieux, et en dénonce les auteurs pour les faire punir par les
tribunaux civils.

Il n'y a plus de Mahométans en Grèce, si ce n'est des marins et des
voyageurs. Les derniers Turcs ont quitté l'île d'Eubée. Le seul culte
qui, en dehors de l'Église officielle, soit pratiqué par un nombre assez
notable de fidèles, est la religion catholique romaine. Elle domine dans
les familles bourgeoises de Naxos et d'autres Cyclades. Deux archevêques
et quatre évêques en ont le gouvernement.

La Grèce est divisée en treize nomes ou nomarchies, subdivisées
elles-mêmes en cinquante-neuf éparchies. Les cantons de l'éparchie
portent le nom de dime, ou dimarchies, et les diverses communes rurales
qui les composent sont administrées par des parèdres, ou adjoints du
dimarque. Ils sont tous nommés par le roi et reçoivent une légère
rétribution. Le nombre des employés est proportionnellement plus
considérable en Grèce que dans tout autre pays d'Europe. Ils forment à
eux seuls la soixantième partie, et avec leurs familles la douzième
partie de la population du royaume; quoique leur traitement soit des
plus modiques, ils émargent ensemble plus de la moitié des recettes du
budget.

  Nomes.                 Éparchies.       Population
                                            en 1870.

                       {Mantinée            46,174
ARCADIE.               {Kynuria             26,733
  Sup. 3253 kil. car.  {Gortynia            41,408
  Pop. kil. 125 hab.   {Megalepolis         17,425
                                          --------
                                            131,740
                                           ========

                       {Lacédémone          46,423
LACONIE                {Gythion             13,957
  Sup. 4346 kil. car.  {Itylos              26,540
  Pop kil. 24 hab.     {Épidauros Limera    18,931
                                          --------
                                            105,851
                                           ========

                       {Kalamae              25,029
MESSÉNIE               {Messini              29,529
 Sup.  3176 kil. car.  {Pylia                20,946
 Pop. kil. 41 hab.     {Triphylia            29,041
                       {Olympia              25,872
                                          ---------
                                            130,417
                                           ========

                       {Nauplia              15,022
                       {Argos                22,138
ARGOLIDE ET CORINTHIE  {Corinthe             42,803
 Sup. 3749 kil. car.   {Spezia et
 Pop. kil. 34 hab.     {Hermionis            19,919
                       {Hydra et Trézène     17,301
                       {Cythère              10,637
                                          ---------
                                            127,820
                                           ========

                       {Syros                30,643
                       {Kea                   8,687
CYCLADES               {Andros               19,674
 Sup. 2399 kil. car.   {Tinos                11,022
 Pop. kil. 51 hab.     {Naxos                20,582
                       {Thira (Théra,
                       {Santorin)            21,901
                       {Milos                10,784
                                          ---------
                                            123,293
                                           ========

                       {Attique              76,919
ATTIQUE ET BÉOTIE      {Égine                 6,103
 Sup. 6426 kil. car.   {Mégare               14,949
 Pop. kil. 21 hab.     {Thèbes (Thiva)       20,711
                       {Livadi               18,122
                                          ---------
                                            136,804
                                           ========

                       {Chalcis              29,013
EUBÉI                  {Xérochorion          11,215
 Sup. 4076 kil. car.   {Karystia             33,936
 Pop. kil. 20 hab.     {Skopelos              8,377
                                          ---------
                                             82,541
                                           ========

                       {Phthiotis            26,747
PHTHIOTIDE ET PHOCIDE  {Parnasis             20,368
 Sup. 5316 kil. car.   {Lokris               20,187
 Pop. kil. 20 hab.     {Doris                49,119
                                          ---------
                                            106,421
                                           ========

                       {Missolonghi
                       {(Mesolongion)        18,997
ACARNANIE ET ÉTOLIE    {Valtos               14,027
 Sup. 7833 kil. car.   {Trichonia            14,453
 Pop. kil. 16 hab.     {Eurytania            33,018
                       {Naupactia            22,219
                       {Vonitza et
                       {Xeromeros            18,979
                                          ---------
                                            121,693
                                           ========

                       {Patras               46,527
ACHAÏE ET ÉLIDE        {Aegialia             12,764
 Sup. 4942 kil. car.   {Kalavryta            39,204
 Pop. kil. 30 hab.     {Ilia (Elis)          51,066
                                          ---------
                                            149,561
                                           ========

                       {Corfou (Kerkyra)     25,729
CORFOU                 {Mesi                 21,754
 Sup. 1107 kil. car.   {Oros                 24,983
 Pop. kil. 88 hab.     {Paxi (Paxos)          3,582
                       {Leucade ou
                       {Sainte-Maure         20,892
                                          ---------
                                             96,940
                                           ========

                       {Kranaea              33,358
CÉPHALONIE             {Pali                 17,377
 Sup. 781 kil. car.    {Sami                 16,774
 Pop. kil. 99 hab.     {Ithaque               9,873
                                          ---------
                                             77,382
                                           ========

ZANTE                  {
 Sup. 781 kil. car.    {Zacynthe (Zante)     44,557
 Pop. kil. 62 hab.     {



                               CHAPITRE V

                          LA TURQUIE D'EUROPE



I

VUE D'ENSEMBLE

Des trois péninsules de l'Europe méridionale, celle dont la position
géographique est la plus heureuse et qui jouit des plus grands avantages
naturels est peut-être la presqu'île des Balkhans. Sa forme, beaucoup
plus mouvementée que celle de l'Espagne, dépasse même celle de l'Italie
en richesse de contours; ses côtes, baignées par quatre mers, sont
dentelées de golfes et de ports, frangées de rameaux péninsulaires,
bordées d'îles nombreuses. Plusieurs de ses vallées et de ses plaines ne
sont pas moins fertiles que les bords du Guadalquivir et les campagnes
de la Lombardie; deux zones de végétation s'y rencontrent et mêlent en
gracieux paysages les flores de deux climats. Les montagnes de la
Turquie, dont on ne songe guère à célébrer la beauté pittoresque, car de
rares voyageurs seulement s'y aventurent, ne le cèdent pourtant pas en
grâce et en majesté aux chaînes des autres péninsules, et la plupart ont
encore le charme que donne la parure des forêts. Il est vrai que, de nos
jours, le manque presque absolu de routes les rend moins abordables que
les Apennins d'Italie et les «sierras» d'Espagne; toutefois elles sont
moins hautes en moyenne, et leurs remparts sont percés d'un grand nombre
de brèches; les plateaux qui leur servent d'appui sont aussi beaucoup
plus étroits et plus découpés de vallées que les hautes plaines des
Castilles. Enfin, tandis que l'Espagne et l'Italie sont complétement
fermées au nord par des barrières de montagnes difficiles à franchir, la
péninsule turque se rattache au tronc continental par transitions
imperceptibles, sans que nulle part la limite soit indiquée par des
frontières naturelles. Les rangées des Alpes autrichiennes se continuent
sans interruption dans la Bosnie; de même les Carpathes traversent le
Danube pour se relier au système des Balkhans. A l'est des
Portes-de-Fer, tout rempart de monts a disparu: la Turquie n'est plus
bornée au nord que par le cours changeant du Danube, sorte de mer
intérieure dont elle garde l'issue[18].

[Note 18:

Superficie de la Turquie d'Europe         365,300 kilom. carrés.
Développement approximatif du littoral      2,800      --
]

Un avantage presque unique sur la Terre est celui que donnent à la
péninsule de Thrace la proximité et le parallélisme des rivages de deux
continents. L'Europe et l'Asie s'avancent au-devant l'une de l'autre et
ne restent séparées que par le cours d'un fleuve marin réunissant la mer
Noire à la mer Égée ou «mer Blanche» des Turcs. Ainsi deux axes se
croisent en cette région de l'ancien monde, celui des masses
continentales et celui des mers intérieures. A la fois isthmes et
détroits, le Bosphore et les Dardanelles servent en même temps de
chemins aux flottes de commerce et de lieux de passage aux mouvements
des peuples de continent à continent. Si la mer Noire s'étendait plus
avant dans l'intérieur des terres et formait comme autrefois, durant les
âges géologiques un bassin continu avec la Caspienne et d'autres mers
d'Asie, Constantinople deviendrait nécessairement la «ville du milieu»
pour tout le monde ancien. Elle le fut déjà pendant mille années, mais
dût-elle ne jamais reconquérir ce titre, elle n'en sera pas moins
toujours l'un des centres de gravité autour desquels oscilleront les
destinées des peuples. La cité pourrait être rasée qu'elle renaîtrait
bientôt au bord de l'un ou de l'autre détroit dans cette région
d'échange placée entre l'Europe et l'Asie. À l'aurore de notre histoire,
la puissante Ilion veillait à l'entrée des Dardanelles. Elle s'est
relevée sur le Bosphore; mais, à défaut de Byzance, nombre d'autres
villes, Alexandria-Troas, Chalcédoine, Nicée, Nicomédie, quoique moins
privilégiées par la nature, auraient pu lui succéder.

Ce rôle d'intermédiaire qui appartient à la région des détroits doit
être naturellement, dans une moindre mesure, celui de tout le littoral
de la mer Égée. On sait ce que fut la Grèce dans l'histoire de
l'humanité; mais en laissant de côté ce pays, séparé politiquement de la
Turquie, la Macédoine et la Thrace n'ont-elles pas eu aussi une
importance de premier ordre dans les annales du monde? C'est de là
qu'après l'invasion de la Grèce par les Perses partit le mouvement de
reflux vers les contrées de l'Euphrate et de l'Indus. La puissance
romaine s'y maintint pendant mille années encore, après avoir succombé
dans Rome même, et là fut sauvegardé ce précieux trésor de la
civilisation grecque, qui devait faire «renaître» l'Europe occidentale.
Il est vrai que l'arrivée des Turcs interrompit subitement dans le pays
toute histoire propre et toute action civilisatrice. Par suite de
l'ébranlement général qui depuis trois mille ans n'avait cessé
d'entraîner les peuples de l'est à l'ouest, ces conquérants de race
touranienne réussirent à prendre pied dans la péninsule de Thrace. Il y
a plus de cinq cents ans déjà qu'ils y sont campés, plus de quatre
siècles qu'ils sont devenus les maîtres de la presqu'île entière, et
pendant cette longue période la Rome orientale a été comme retranchée du
reste de l'Europe. Les guerres incessantes que la présence des
mahométans a nécessairement amenées entre eux et le monde chrétien, le
fatal avilissement des nations conquises ou même réduites en esclavage,
enfin le fatalisme insouciant des maîtres du pays, ont complétement
arrêté le progrès normal de ces contrées, pourtant si favorisées de la
nature. Mais le temps est venu pour cette partie si importante de
l'Europe de reprendre son rôle dans l'économie générale de la Terre.
Ainsi que l'a dit le plus grand poëte de notre siècle, «le monde penche
à l'Orient».

De vastes régions de la presqu'île thraco-hellénique sont encore aussi
peu connues que l'Afrique centrale. Il y a quelques années à peine, le
voyageur Kanitz constatait la non-existence de rivières, de collines et
de montagnes fantastiques, dessinées au hasard par les cartographes près
de Viddin, dans le voisinage immédiat du Danube. Par contre, il
signalait dans les divers districts de la Bulgarie centrale de trois à
quatre fois plus de villages que n'en indiquaient jusqu'alors les cartes
les plus détaillées. Un autre savant, le Français Lejean, reconnaissait
qu'un prétendu défilé passant à travers l'épaisseur des Balkhans est un
simple mythe. Depuis, des géodésiens russes, chargés de continuer la
mesure d'un arc de méridien à travers toute la Péninsule, trouvaient que
la ville fréquemment visitée de Sofia est située à près d'une journée de
marche de l'endroit qui lui était assigné par les meilleures cartes. De
même, leurs mesures établissaient pour tout l'ensemble de la chaîne des
Balkhans une situation plus septentrionale qu'on ne l'admettait
jusqu'ici. Combien d'erreurs aussi graves ne faudra-t-il pas rectifier
dans les montagnes du Pinde et sur les plateaux de l'Albanie, où jusqu'à
maintenant un si petit nombre d'hommes de science se sont hasardés? Et
si le travail préliminaire de simple découverte n'est pas achevé, à plus
forte raison l'exploration intime de la contrée, dans tous ses détails
topographiques et dans ses ressources cachées, est-elle encore
incomplète.

Toutefois, grâce aux voyages et aux études de plusieurs savants, parmi
lesquels il faut citer principalement Palma, Vaudoncourt, Lapic, Boué,
Viquesnel, Lejean, Kanitz, Barth, Hochstetter, Abdullah-Bey, le sol de
la Turquie est déjà connu dans tous les grands traits de son relief et
de sa constitution géologique. C'était là une oeuvre difficile, car les
massifs et les chaînes de la Péninsule ne constituent point de système
régulier: il ne s'y trouve point de rangée centrale dont les branches se
ramifient alternativement à droite et à gauche et s'abaissent par degrés
dans les plaines. Au contraire, le centre même de la Turquie est loin
d'en être la région la plus élevée, et les plus hauts sommets se
groupent d'une manière fort inégale dans les diverses parties de la
contrée. L'orientation des crêtes de montagnes ne varie pas moins: elles
se dirigent vers tous les points de l'horizon. On peut dire seulement
d'une façon générale que les chaînes de la Turquie occidentale se
développent parallèlement aux rivages de la mer Adriatique et de la mer
Ionienne, tandis que dans la Turquie orientale les rangées de monts ont
une direction perpendiculaire à la mer Noire et à l'Archipel. Par son
relief de montagnes et sa pente générale, la Turquie semble, pour ainsi
dire, tourner le dos au continent européen: ses plus hauts sommets, ses
plus larges plateaux, ses forêts les plus inaccessibles se trouvent à
l'ouest et au nord-ouest, comme pour l'éloigner des plages de
l'Adriatique et des campagnes de la Hongrie; de même, toutes ses eaux,
qui s'épanchent au nord, à l'est, au sud, finissent par se jeter dans la
mer Noire ou dans la mer Égée, en baignant des plages tournées du côté
de l'Asie.

Le désordre extrême des chaînes et des massifs de montagnes a eu pour
conséquence un désordre analogue dans la distribution des peuples de la
Péninsule. Qu'ils vinssent de l'Asie Mineure par les détroits, ou des
plaines de la Scythie par la vallée du Danube, les divers groupes
d'immigrants, hordes sauvages ou colonies paisibles, se trouvaient
bientôt éparpillés dans les vallons fermés et dans les cirques sans
issue. Les populations les plus différentes, embarrassées pour se guider
dans ce labyrinthe de monts, se sont ainsi juxtaposées comme au hasard,
et presque toujours sont entrées en conflit. Les unes, plus nombreuses,
plus vaillantes dans la guerre ou plus industrieuses dans la paix, ont
accru peu à peu leur domaine aux dépens de leurs voisins; d'autres, au
contraire, vaincues dans la lutte pour l'existence, ont perdu toute
cohésion et se sont partagées en d'innombrables fractions qui s'ignorent
mutuellement. Les peuples de la Hongrie, ce pays où s'entremêlent en si
grand nombre les races et les langues, sont relativement homogènes en
comparaison de ceux de la Turquie: en certains districts, des
communautés de huit ou dix races différentes vivent côte à côte dans un
rayon de quelques lieues.

Néanmoins un tassement général ne pouvait manquer de s'opérer dans ce
chaos, et les relations pacifiques du commerce achèvent de plus en plus
le travail d'assimilation entre les races. Actuellement, si l'on ne
tient pas compte de l'infinité des enclaves de toute forme et de toute
grandeur, le territoire de la Turquie d'Europe peut se diviser en quatre
grandes zones ethnologiques. La Crète et les îles de l'Archipel, le
littoral de la mer Égée, le versant oriental du Pinde et l'Olympe sont
peuplés de Grecs; l'espace compris entre l'Adriatique et le Pinde est la
contrée des Albanais; au nord-ouest, la région des Alpes illyriennes est
occupée par des Slaves, connus sous les divers noms de Serbes, Croates,
Bosniaques, Herzegoviniens, Csernagorsques; enfin, les deux versants des
Balkhans, le Despoto-Dagh et les plaines de la Turquie orientale,
appartiennent aux Bulgares, qui par les croisements et la langue sont
devenus presque Slaves. Quant aux Turcs, les conquérants et les maîtres
du pays, ils sont épars ça et là en groupes plus ou moins considérables,
surtout autour des capitales et des places fortes; mais la seule partie
étendue de la contrée dont ils soient ethnologiquement les possesseurs,
est l'angle nord oriental de la Péninsule, entre les Balkhans, le Danube
et la mer Noire.



II

LA CRÈTE ET LES ILES DE L'ARCHIPEL.


La Crète, qui est, après Chypre, la plus vaste de toutes les îles de
population grecque, est une dépendance naturelle de la péninsule
hellénique. Les traités, qui disposent des peuples sans les consulter,
ont fait de la Crète une île turque. Elle est grecque pourtant,
non-seulement par le voeu de la grande majorité de sa population, mais
aussi par le sol, le climat, la position géographique. De toutes parts
elle est entourée de mers profondes, si ce n'est au nord-ouest, où des
bancs sous-marins la relient à Cythère et au Péloponèse.

Peu de contrées au monde ont été plus favorisées par la nature. Le
climat en est doux, quoique souvent trop sec en été, les terres en sont
fertiles, malgré le manque d'eaux courantes sur les plateaux calcaires,
les ports larges et bien abrités, les sites grandioses ou charmants. Par
sa position transversale au débouché de l'Archipel, entre l'Europe,
l'Asie et l'Afrique, la Crète semblerait devoir être le principal
entrepôt du commerce qui se fait dans ces parages; ainsi qu'Aristote le
remarquait déjà il y a plus de deux mille ans, on croirait cette île
désignée d'avance pour devenir l'intermédiaire général des échanges de
la Méditerranée orientale. Tel était, en effet, il y a plus de trois
mille ans, le rôle de cette île, d'après toutes les traditions grecques;
alors la «thalassocratie», c'est-à-dire la domination des mers, lui
appartenait: les Cyclades étaient les «îles de Minos», les colonies
crétoises se répandaient en Sicile, les navires crétois abordaient à
tous les rivages de la Méditerranée. Malheureusement la Crète était
divisée en un trop grand nombre de petites cités jalouses pour qu'il lui
fût possible de garder longtemps la prépondérance commerciale; d'autres
populations grecques, de race dorienne, s'en emparèrent, et les premiers
habitants devinrent des clients et des mercenaires. Plus tard, l'île fut
asservie par les Romains, et depuis cette époque elle n'a pu recouvrer
son autonomie; Byzantins et Arabes, Vénitiens et Turcs l'ont
successivement possédée, ravagée, appauvrie.

La forme très-allongée de l'île et l'arête de montagnes qui la domine de
l'une à l'autre extrémité font comprendre pourquoi la Crète, dans ces
temps antiques où la plupart des Grecs bornaient la patrie aux murs de
la cité, dut se diviser en une multitude de républiques distinctes, et
comment tous les essais de confédération ou de «syncrétisme» tentés par
les divers petits États durent misérablement échouer. Les habitants de
l'île se trouvaient en réalité beaucoup plus séparés les uns des autres
que s'ils avaient peuplé des îlots groupés en archipel. Les vallées du
littoral sont presque toutes enfermées entre de hauts promontoires et
n'ont d'issue facile que vers la mer. Grande ou petite, la cité qui
occupait le centre de chaque vallée ne pouvait donc communiquer avec ses
voisines, si ce n'est par d'étroits sentiers, qu'une simple tour de
défense suffisait à rendre inaccessibles. Une cité parvenait-elle à
s'emparer, de vive force ou par ruse, d'une ou de plusieurs vallées de
la côte, les obstacles du sol l'empêchaient d'étendre bien loin ses
conquêtes, car sur tout le pourtour de l'île les contre-forts des monts
dressent leurs escarpements entre les petites plaines et les vallons.
Dans toute la Crète il n'existe qu'une seule campagne méritant
véritablement le nom de plaine: c'est la Messara, le grenier de l'île,
au sud du groupe central; l'Ieropotamo, ou Fleuve Saint, y roule
toujours un peu d'eau, même en été.

La forme extérieure de la Crète répond d'une manière remarquable au
relief de ses montagnes. Presque géométrique dans ses contours, le long
rectangle de l'île se fait plus large ou s'amincit suivant la hauteur
des sommets correspondants de la chaîne. Au centre de la Crète, là
précisément où elle offre la plus grande largeur, s'élève le principal
massif de l'île, que domine l'Ida (Psiloriti) où, suivant la mythologie
des Hellènes, naquit autrefois Jupiter. Sa haute cime isolée et presque
toujours neigeuse, qui rappelle la forme superbe de l'Etna, ses
puissants contre-forts, les vallées verdoyantes de sa base, lui donnent
un aspect grandiose; mais il était encore plus beau dans l'antiquité
grecque, lorsque ses forêts lui méritaient encore le nom d'Ida ou
«Boisé». Du sommet, on a toute l'île à ses pieds, et l'on voit se
développer, au nord, un immense horizon d'îles et de péninsules, des
pointes du Taygète aux montagnes de l'Asie Mineure; du côté du sud,
par-dessus la petite île de Gaudo ou Gozzo, nue, dépourvue de ports, on
ne distingue pas les rivages de la Cyrénaïque, à cause de leur faible
élévation relative.

Le principal groupe des montagnes occidentales de l'île, qui dépasse en
hauteur moyenne le massif de l'Ida, quoiqu'il lui cède probablement par
ses pitons suprêmes, se dresse en escarpements beaucoup plus difficiles
à gravir. Ce groupe est celui des monts Blancs ou Leuca-Ori, ainsi
nommés, soit à cause des neiges de leurs cimes, soit plutôt à cause de
leurs parois de calcaire blanchâtre; ils sont entièrement déboisés; à
peine quelque verdure se montre-t-elle au fond des vallées qui en
descendent. On désigne aussi les monts Blancs sous le nom de monts des
Sphakiotes, à cause des populations doriennes, restées pures de tout
mélange, qui s'y sont cantonnées comme dans une citadelle. Peu de
massifs sont en effet plus abrupts, mieux défendus par la nature contre
toute attaque de dehors. Quelques-uns des villages sont accessibles
seulement par les lits pierreux de torrents qui descendent en cascades;
pendant les pluies, quand les ravins sont remplis par l'eau grondante,
toute communication est interrompue: on dit alors que «la porte est
fermée». Tel est le défilé ou «pharynx» (_pharynghi_) d'Hagio-Rouméli,
sur le versant méridional des monts Blancs; quand les nuages menacent de
s'écrouler en averses, on n'ose s'engager dans l'étroite gorge, de peur
d'être surpris et emporté par le torrent. Pendant la guerre de
l'indépendance, les Turcs essayèrent vainement de forcer cette porte de
la grande citadelle des monts. Mais sur les hauteurs s'étendent des
terrains assez unis, qui pourraient nourrir une population nombreuse
s'ils n'étaient pas aussi froids. Ainsi les villages d'Askyfo,
inhabitables en hiver, à cause de leur grande élévation, occupent une
plaine qu'entoure de tous les côtés un rempart circulaire de montagnes.
Cette plaine fut jadis un lac, ainsi que le prouvent les anciennes
berges, encore très-visibles çà et là, et les roches insulaires situées
au milieu du bassin. Les eaux qui tombent dans le vaste entonnoir ont
trouvé des katavothres (_khonos_), qui leur permettent maintenant de
s'épancher directement dans la mer. Une des grandes sources jaillit dans
la gorge même d'Hagio-Rouméli.

Les autres chaînes et massifs de l'île sont moins élevés et beaucoup
moins âpres que les monts Blancs[19]. Les plus remarquables sont les
monts Lassiti et, plus à l'est encore, les monts Dicté ou Sitia, qui
font, à l'extrémité orientale de l'île, une sorte de pendant au groupe
des sommets sphakiotes; mais ils n'ont point défendu de la servitude les
populations qui les habitent. On remarque, sur le versant septentrional
de ces montagnes, d'anciennes plages dont les coquillages, en tout
semblables à ceux des grèves actuelles, prouvent que l'île s'est
exhaussée d'au moins 20 mètres pendant la période géologique moderne. La
rive du nord, des monts Blancs aux monts Dicté, est plus découpée que
les côtes du sud; projetant au loin ses caps ou «acrotères», elle offre
plus de golfes, de baies et d'abris sûrs. Aussi est-ce de ce côté que se
sont bâties toutes les villes commerçantes: on peut dire que ce rivage,
tourné vers les eaux de la mer Égée, toute peuplée de navires, est le
littoral vivant, en comparaison de la côte du Sud, relativement déserte
et regardant vers les plages de l'Afrique, plus désertes encore. Toutes
les villes de la rive septentrionale occupent l'emplacement d'antiques
cités. Megalo-Kastron, plus connue sous le nom de Candie, que l'on donne
également à l'île entière, est l'Heracleion des Grecs, le port de la
fameuse Cnosse. Retimo, à la base occidentale du mont Ida, a changé à
peine son vieux nom de Rhytimnos. Enfin, la Canée, dont les maisons
toutes blanches se confondent presque avec les pentes arides des monts
Blancs, est la Kydonie des Grecs, célèbre par ses forêts de cognassiers.
C'est actuellement le chef-lieu de l'île et la ville, sinon la plus
populeuse, du moins la plus importante de la Crète, son grand entrepôt
d'échanges[20]. Elle essaye de compléter son outillage commercial par un
deuxième port, celui d'Azizirge, fondé à l'est de la Canée au bord de la
Sude, havre naturel parfaitement abrité, qui promet de devenir l'une des
principales stations maritimes de la Méditerranée.

[Note 19:

Superf. de l'île, d'après Raulin. 7,800 kil. car.
Ida ou Psiloriti,         »       2,498 mèt.
Monts Blancs,             »       2,462  »
Lassiti,                  »       2,155  »
]

[Note 20: La Canée: 12,000 hab.; Megalo-Kastron: 12,000 hab.;
Retimo: 9,000 hab. Population de l'île entière: 210,000 hab.]

[Illustration: POPULATIONS DE LA TURQUIE D'EUROPE.]

[Illustration: ENTRÉE DES GORGES D'HAGIO-ROEMÉLI. Dessin de E.
Grandsire, d'âpres un croquis fait sur nature.]

La Crète est certainement bien inférieure en population et en richesse à
ce qu'elle fut autrefois. Elle est loin de mériter le titre de «Crète
aux Cent-Villes» que lui avait donné l'antiquité grecque; de tristes
villages, construits avec les débris d'un seul mur, remplacent la
plupart des antiques cités pour lesquelles on avait dû creuser
d'immenses carrières comme le prétendu «labyrinthe» de Gortyne, au sud
du mont Ida. En dépit de sa grande fertilité, la Crète ne fournit au
commerce qu'une bien faible quantité de denrées agricoles; on ne
reconnaît point là cette île féconde où Cérès donna naissance à Plutus
sur un lit de gerbes. Les paysans sont censés propriétaires de leurs
champs, mais ils ne sont point libres et cultivent paresseusement le
sol. Leurs oliviers ne donnent plus qu'une huile amère, leurs vignes
fournissent un bon vin, malgré le vigneron, mais elles ne produisent
plus la délicieuse «malvoisie» des Vénitiens; le coton, le tabac, les
fruits de toute espèce sont fort négligés par les agriculteurs; la seule
conquête qu'ils aient faite pendant le siècle est celle des orangers,
dont les fruits délicieux sont grandement appréciés dans tout l'Orient.
Le voyageur Perrot signale ce fait curieux, qu'à l'exception de la vigne
et de l'olivier, toutes les essences d'arbres cultivés croissent en
différentes parties de l'île; On ne voit de châtaigniers qu'à
l'extrémité occidentale de l'île; les hautes vallées des Sphakiotes ont
seules les chênes verts et les cyprès; la province de Retimo, à l'ouest
de l'Ida, possède les chênes à vallonée, les montagnes de Dieté
produisent le pin à pignon et le caroubier; enfin, vers l'extrémité
sud-orientale de la Crète, un promontoire qui s'avance du côté de
l'Afrique porte un bois de dattiers, le plus beau de tout l'archipel
grec.

[Illustration: No. 25--ILE DE CRÈTE.]

La population de la Crète et des îlots voisins n'a cessé d'être
hellénique en grande majorité, malgré les invasions successives des
peuples de diverses races, et parle encore un dialecte où l'on reconnaît
un dorien corrompu. Des Slaves qui avaient envahi l'île au commencement
du moyen âge, il ne subsiste plus d'autres traces que les noms de
quelques villages. Les Arabes, les Vénitiens se sont également fondus
avec les Cretois aborigènes; mais il reste encore un grand nombre
d'Albanais, descendants des soldats arnautes, qui gardent leur moeurs et
leur dialecte. Quant aux musulmans ou prétendus Turcs, qui constituent à
peu près un cinquième de la population totale, ils sont en grande
majorité les descendants de Cretois convertis jadis au mahométisme afin
d'échapper à la persécution: de tous les Hellènes de l'Orient, ce sont
les seuls qui aient adopté en masse le culte du vainqueur; mais depuis
que la persécution religieuse n'est plus à craindre, plusieurs familles
mahométanes d'origine grecque sont revenues à la religion de leurs
ancêtres. Déjà prépondérants par le nombre, les Hellènes de la Crète le
sont aussi par l'industrie, le commerce, la fortune; ce sont eux qui
achètent la terre, et le musulman se retire pas à pas devant eux. Le
langage de tous les Cretois, à l'exception des Albanais, est le grec;
seulement dans la capitale et dans certaines parties de la Messara, que
les musulmans se sont appropriées, ceux-ci se trouvent en masses assez
compactes pour qu'ils aient pu, en haine de leurs compatriotes et par
amour de la domination, acquérir une certaine connaissance de la langue
turque.

Il n'est donc pas étonnant que les Grecs revendiquent la possession d'un
pays où leur prépondérance est aussi marquée; mais, en dépit de leur
vaillance, ils n'ont pu, isolés comme ils le sont, triompher des armées
turques et égyptiennes que l'on envoyait contre eux. Peut-être est-ce
avec raison que les Crétois sont accusés de ressembler à leurs ancêtres
par l'avidité commerciale et le mépris de la vérité; peut-être sont-ils
encore «Grecs parmi les Grecs, menteurs parmi les menteurs»; mais à coup
sûr ils ne méritent pas le reproche que l'on faisait à leurs aïeux, à
l'époque où ceux-ci s'engageaient en foule comme mercenaires, de n'avoir
nul souci de la patrie. Ils ont, au contraire, beaucoup souffert pour
elle, et dans presque toutes les parties de l'île, surtout entre le mont
Ida et les monts Blancs, on montre des lieux de bataille où leur sang a
été versé pour la cause de l'indépendance. Les vastes cavernes de
Melidhoni, sur les pentes occidentales de l'Ida, ont été le théâtre d'un
de ces horribles faits de guerre. En 1822, plus de trois cents Hellènes,
presque tous des femmes, des enfants, des vieillards, s'étaient réfugiés
dans la grotte. Les Turcs allumèrent un grand feu devant l'étroite
ouverture; le vent qui les aidait dans leur oeuvre d'extermination
poussait la fumée dans le souterrain. Les malheureux s'enfuirent au fond
de la grotte, mais en vain; tous périrent étouffés. Les cadavres
restèrent sur le sol, sans autre sépulture que celle du sédiment
calcaire qui les recouvrit peu à peu: ça et là se montrent encore
quelques ossements que la pierre n'a pas revêtus de son linceul
grisâtre.

Au nord, l'antique «mer de Minos» sépare la Grèce des îles de l'Archipel
par ses profonds abîmes, dont la cavité centrale descend à plus de 1000
mètres. Presque toutes ces terres éparses appartiennent à la Grèce. Une
seule des Cyclades est restée comme la Crète sous la domination des
Osmanlis: c'est l'île d'Astypalaea, vulgairement désignée sous le nom
d'Astropalaea ou de Stampalia: les anciens l'avaient appelée la «Table
des Dieux», à cause de sa merveilleuse fécondité, Bien qu'elle
appartienne incontestablement à la chaîne orientale des Cyclades par la
nature géologique du sol et par la disposition des fosses sous-marines,
la diplomatie a cru devoir la laisser à la Turquie, avec tous les îlots
environnants. Ainsi quinze cents Hélènes de plus sont restés sous la
domination des Osmanlis.

[Illustration: N° 26--PROFONDEURS DE LA MER ÉGÉE.]

Des autres îles de population grecque appartenant à la Turquie, celle
qui se rapproche le plus du littoral de l'Europe, et qui peut même être
considérée comme en faisant partie géologiquement, est Thasos: le
détroit qui la sépare du littoral de la Macédoine n'a guère que cinq
kilomètres et se trouve, en outre, partiellement barré par l'îlot de
Thasopoulo et par des bancs de sable: pendant les gros temps, les
voiliers manoeuvrent difficilement dans ce passage. Quoique dépendant
naturellement de la Macédoine, l'île est cependant administrée par un
moudir du vice-roi d'Égypte, auquel la Porte en a fait cadeau. Lorsque
Mahomet II mit fin à l'empire de Byzance, elle formait avec les îles
voisines une principauté de la famille italienne des Gatelluzzi.

Thasos est une des terres de l'antique monde grec dont la situation
actuelle contraste le plus tristement avec ce qu'elles furent jadis.
Thasos, la vieille colonie phénicienne, fut la rivale, puis la riche et
puissante alliée d'Athènes; ses habitants, qui peut-être étaient au
nombre de cent mille, exploitaient d'abondantes mines d'or, des
gisements de fer, des carrières de beau marbre blanc, cultivaient des
vignobles célèbres par leurs produits et faisaient sur tous les rivages
de la mer Égée un commerce considérable. De nos jours, mines et
carrières sont abandonnées et l'on ne sait plus même où se trouvaient
les gisements aurifères qui fournirent tant de trésors aux Thasiens; les
vignobles ne donnent plus qu'un vin médiocre; les produits de la culture
suffisent à peine aux dix mille habitants, et l'ancien port de Thasos,
au nord de l'île, n'est plus fréquenté que par de pauvres caïques.
Depuis que Mahomet II fit transporter à Constantinople presque toute la
population, l'île s'est bien lentement repeuplée, et la crainte des
pirates, qui avaient fait de Thasos leur lieu de rendez-vous, a forcé
les indigènes à bâtir leurs demeures loin des côtes, dans les hautes
vallées et sur les roches abruptes. Les habitants sont d'origine
hellénique, mais ils parlent un «grec affreux, aux formes barbares et
tout mêlé de mots turcs». Ce grand désir d'instruction, qui se manifeste
chez tous les autres Grecs du continent et des îles, manque chez les
Thasiens. Ce sont des Grecs déchus; d'ailleurs ils le confessent
eux-mêmes. En conversant avec le voyageur Perrot, ils répétaient
souvent: «Nous sommes des moutons, des bêtes de somme.»

Mais ce que Thasos a gardé, ce qui la distingue entre toutes les îles de
l'Archipel, c'est la beauté de ses montagnes boisées, de ses paysages
verdoyants. Les pluies qu'apportent les vents dans le fond du golfe
macédonien, se déversent sur les hauteurs de Thasos et fournissent à la
végétation de l'île toute l'humidité qui lui est nécessaire. Les eaux
courantes murmurent dans les vallons, de grands arbres ombragent les
pentes; les villages situés sur les premiers renflements des montagnes
sont à demi-caches derrière des rideaux de cyprès et sous les branches
des noyers et des oliviers; plus haut, de magnifiques platanes, des
lauriers, qui sont des arbres de haute futaie, des charmes, des chênes
verts groupés en désordre, remplissent les vallées qui rayonnent en tous
sens vers le pourtour de l'île; enfin les escarpements supérieurs sont
recouverts d'une forêt de pins, d'espèces diverses, dont le sombre
feuillage contraste avec le marbre éclatant des roches. Seuls les grands
sommets, le Saint-Elie, l'Ipsario, qui se dressent à mille mètres et
davantage, sont dénudés à la cime; leurs parois de calcaire cristallin,
de gneiss, de micaschiste, fréquemment lavés et polis par les pluies,
brillent d'un éclat extraordinaire; on les voit fulgurer de reflets sous
les rayons du soleil.

Samothrace, moins étendue que Thasos, est cependant beaucoup plus
élevée. L'inévitable «Saint-Elie» qui la domine est une superbe masse de
trachyte formant à l'est de la mer Égée le pendant du mont Athos, qui
trône à l'occident. Vue du nord ou du sud, l'île de Samothrace, avec sa
puissante arête presque uniforme en hauteur, ressemble à un immense
cercueil posé sur la mer; mais quand on la regarde de l'est ou de
l'ouest, son profil est celui d'une gigantesque pyramide se dressant
hors des flots. C'est là-haut, nous dit Homère, que s'assit Poséidon,
pour contempler les luttes des Grecs et des Troyens, par-dessus l'île
plus basse d'Imbros; c'est dans les forêts sauvages de la noire
montagne, presque uniquement composées de chênes, que les Cabires
célébraient leurs mystères empruntés aux cultes secrets de l'Asie. Un
mont d'un aspect aussi grandiose ne pouvait manquer, en effet, d'être
tout particulièrement vénéré dans le monde hellénique. Samothrace était
pour les anciens Grecs ce que le mont Athos est devenu pour leurs
descendants, c'était la «sainte Montagne». Des quantités de débris, des
inscriptions nombreuses témoignent encore de l'empressement avec lequel
les voyageurs pieux y accouraient de toutes parts. Mais depuis que les
dieux païens n'ont plus d'autels, Samothrace est devenue déserte. Il ne
s'y trouve plus qu'un village, dont les habitants, visités seulement en
été par quelques pêcheurs d'éponges, vivent comme des prisonniers,
ignorant ce qui se passe dans le monde. Les rivages absolument dépourvus
de ports et le courant redoutable qui sépare Samothrace de l'île
d'Imbros ont détourné la navigation, et bien que les vallées soient
très-fertiles, assez, disent les indigènes, «pour faire ressusciter les
hommes à peine enterrés,» nul émigrant du continent voisin ne se sent
attiré vers cette terre abandonnée. Imbros et Lemnos, séparées de
Samothrace par des gouffres marins de mille mètres de profondeur,
semblent continuer à l'ouest la chaîne de la Chersonèse de Thrace.
Imbros, la plus rapprochée du continent, est la plus haute des deux
îles; néanmoins le «Saint-Elie» qui la couronne atteint à peine au tiers
de la hauteur du pic de Samothrace. Nulle forêt ne recouvre ses pentes;
ses plaines sont nues, rocailleuses; à peine la huitième partie du sol
est-elle cultivable. Cependant la position d'Imbros sur le grand chemin
des nations, près de l'entrée des Dardanelles, lui a toujours assuré une
certaine importance. La plus forte partie de la population s'est groupée
au nord-est de l'île dans la vallée d'un petit ruisseau, souvent à sec,
auquel on a donné emphatiquement le nom de Megalos-Potamos ou
Grand-Fleuve.

Lemnos (Limno), la Sta-Limène des modernes, est la plus grande des îles
de Thrace, mais aussi la plus basse et la plus nue: on y marche pendant
des heures sans découvrir un seul arbre. Même l'olivier manque dans les
campagnes, et les jardins des villages sont pauvres en arbres fruitiers:
on est obligé de faire venir le bois de Thasos et du continent. Pourtant
Lemnos est d'une grande fertilité: elle produit de l'orge et d'autres
céréales en abondance, et les pâtis de ses collines nourrissent plus de
quarante mille brebis. L'île se compose en réalité de plusieurs massifs
isolés, de trois à quatre cents mètres de hauteur, qui furent des
volcans et que séparent des plaines basses couvertes de scories et des
golfes profondément entaillés dans les rivages. Au temps des anciens
Grecs, les foyers souterrains de Lemnos brûlaient encore; Vulcain,
précipité du haut du ciel, forgeait avec ses cyclopes dans les cavernes
des montagnes. Quelque temps avant notre ère, une colline, le mont
Mosychlos, et le promontoire de Chrysé s'engouffrèrent dans les eaux;
peut-être l'endroit où s'élevaient ses hauteurs est-il indiqué par de
vastes plateaux sous-marins et des écueils, qui s'étendent à l'est de
l'île, dans la direction d'Imbros. Depuis la chute de Mosychlos, Lemnos
n'a point eu à souffrir d'éruptions ni de tremblements de terre, et la
population, relativement assez nombreuse, n'a eu rien à craindre que des
hommes. Les habitants sont Grecs en grande majorité, et les Turcs,
graduellement évincés par la race qu'ils ont conquise, mais qui leur est
supérieure en intelligence et en activité, diminuent constamment en
nombre. Le commerce, en entier dans les mains des Hellènes, a toujours
pour centre principal l'antique Myrina, connue aujourd'hui sous le nom
de Kastro et située à l'ouest de l'île, sur un promontoire qui s'élève
entre deux rades. Parmi les articles de commerce de Lemnos se trouve une
terre dite «sigillée», célèbre dans tout l'Orient et de toute antiquité
comme médicament astringent. On va la recueillir au centre de l'île;
mais elle n'est censée avoir de vertu que si on l'a ramassée dans la
matinée de la fête du Christ, le 6 août, avant le lever du soleil, et
avec force prières et cérémonies.

La petite île de Stratio (Hagios Eustrathios), au sud de Lemnos, en est
une dépendance politique et commerciale; elle est également peuplée de
Grecs[21]. Quant aux îles qui bordent le littoral de l'Asie Mineure et
qui en font géologiquement partie, Mitylène, Chios, Rhodes et le groupe
des Sporades asiatiques, elles dépendent administrativement de la
Turquie d'Europe; mais ce n'est là qu'une fiction dont la géographie n'a
guère à s'occuper.

[Note 21: Iles de la Thrace:

   Superficie.              Montagnes les plus hautes.  Population.

Thasos..... 192 kil. carr.  Ipsario........ 1,000 met.  10,000   habit,
Samothrace. 170     »       Phengari....... 1,646  »       200(?)  »
Imbros..... 220     »       Saint-Élie.....   595  »     4,000     »
Lemnos..... 440     »       Skopia.........   430  »    22,000     »
]



III

LE LITTORAL DE LA TURQUIE HELLÉNIQUE; THRACE, MACÉDOINE ET THESSALIE.


Par un singulier contraste, qui prouve combien la mer a été l'élément
prépondérant dans la distribution des peuples méditerranéens et les
mouvements de l'histoire, il se trouve que tout le littoral égéen de la
Turquie appartient ethnologiquement à la race hellénique. De même que la
Grèce se prolonge sous-marinement vers l'Égypte par l'île de Candie, de
même elle se continue au nord par une longue, mais assez étroite zone de
terrains qui bordent la mer Égée. La Thessalie, la Macédoine, la
Chalcidique, la Thrace sont des terres grecques; Constantinople même est
dans l'Hellade ethnologique. De là un complet désaccord entre la
géographie des races, de beaucoup la plus importante, et celle des
montagnes, des fleuves, du climat. La Turquie hellénique, formée de tant
de bassins naturels différents, n'a point d'unité géographique, si ce
n'est relativement aux eaux de l'Archipel qui en baignent tous les
rivages.

La péninsule de Turquie, si remarquable par l'imprévu de ses formes et
les accidents de son relief, devient encore plus variée d'aspects, plus
mobile pour ainsi dire, sur les bords de la mer Égée et de son
avant-bassin, la mer de Marmara. Là des buttes isolées, des collines,
des massifs de montagnes s'élèvent brusquement du milieu des plaines;
des golfes s'avancent au loin dans les terres; des presqu'îles ramifiées
se baignent dans les eaux profondes: on dirait que le continent s'essaye
à former des archipels pareils à ceux, qui, plus au sud, parsèment
l'étendue de la mer.

[Illustration: Nº17.--FORMATIONS GÉOLOGIQUES DE LA PÉNINSULE DE
CONSTANTINOPLE.]

La langue de terre sur laquelle est située Constantinople est un exemple
remarquable de l'indépendance d'allures qui distingue le littoral de
cette partie de l'Europe. Géologiquement, toute la péninsule de
Constantinople offre un caractère essentiellement asiatique. Elle a son
propre massif de collines séparé des monts granitiques de l'Europe par
une large plaine de terrains récents: les ruines du mur d'Athanase, qui
défendait autrefois les alentours de la cité, marquent à peu près la
véritable limite entre les deux continents. Des deux côtés du Bosphore,
les roches appartiennent à la formation dévonienne, possèdent les mêmes
fossiles, le même aspect, datent de la même, époque. Un lambeau de
terrains volcaniques, à l'entrée septentrionale du détroit, présente
aussi les mêmes caractères sur les deux rivages opposés. On voit de la
façon la plus nette que la péninsule européenne faisait partie de l'Asie
Mineure et qu'elle en a été séparée par l'irruption des eaux.

Apollon lui-même, disait la légende byzantine, indiqua l'emplacement où
devait s'élever la cité qui depuis est devenue Constantinople. Nulle
part l'oracle n'aurait pu trouver mieux. La ville occupe, en effet, le
point le plus heureusement situé au bord de la grande fissure du
Bosphore. En cet endroit, une péninsule aux collines doucement ondulées
s'avance entre la mer de Marmara et la baie sinueuse à laquelle sa forme
et la richesse de son commerce ont valu le nom de «Corne d'Or». Le
rapide courant du Bosphore qui pénètre dans le havre et le purifie des
boues descendues de la ville, va plus loin se perdre dans la mer au
détour de la presqu'île extérieure, permettant ainsi aux navires à
voiles de se glisser jusqu'au lieu d'ancrage sans avoir beaucoup à
lutter contre la violence des eaux. L'excellent mouillage du port, si
heureusement disposé pour abriter tout un monde d'embarcations, est en
même temps un réservoir naturel de pêche et, malgré l'incessante
agitation des flots remués par les rames des caïques, les roues et les
hélices des vapeurs, les thons et d'autres poissons entrent chaque année
en longs convois dans la Corne d'Or. Le port de Constantinople, tout
accessible qu'il est aux paisibles flottes de commerce, peut néanmoins
se clore sans peine aux navires de guerre; les rives, sans être trop
escarpées, sont assez hautes pour dominer tous les abords, et l'entrée
du mouillage est resserrée par une sorte de détroit où, plus d'une fois,
les habitants assiégés ont tendu une chaîne de fermeture. La ville
elle-même, occupant une péninsule élevée, que des terres basses séparent
du tronc continental, est très-facile à fortifier contre toute attaque
du dehors; pour tenter un siège, il faut que l'ennemi, déjà maître des
Dardanelles et du Bosphore, puisse disposer à la fois d'une flotte et
d'une puissante armée de terre. A tous ces avantages locaux, qui
devaient assurer à Constantinople une importance considérable, il faut
ajouter le privilége d'un climat un peu moins rude que celui des villes
situées au bord de la mer Noire ou sur la rive asiatique du Bosphore.
Grâce au massif de hauteurs qui s'élève au nord de la cité, celle-ci est
partiellement garantie des âpres vents polaires.

Aux premiers temps de l'histoire, lorsque les grands mouvements des
peuples et du commerce ne se produisaient qu'avec lenteur, le site si
favorisé de Byzance ne pouvait attirer que les populations voisines;
mais dès que les grandes navigations d'échange eurent commencé, des
«aveugles» seuls, ainsi que le dit un vieil oracle d'Apollon, auraient
pu méconnaître les avantages que leur offraient les rivages de la Corne
d'Or. C'est à Constantinople même que viennent se croiser la diagonale
du monde européo-asiatique et l'axe maritime de la Méditerranée. En
outre la voie naturelle qui longe dans l'Archipel les rivages de la
Thrace, se continue à l'est dans la mer Noire le long des côtes de
l'Asie Mineure; de même la ligne du littoral tracée du nord au sud,
entre le golfe danubien et le Bosphore, reprend au sortir des
Dardanelles et se poursuit dans la direction de Smyrne, de Samos et de
Rhodes. Constantinople se trouve donc à la fois sur la plus grande route
continentale des peuples et sur plusieurs de leurs grandes routes
maritimes; géographiquement elle est située aux bouches du Danube, du
Dniester, du Dnieper, du Don, du Rion, du Kizil-Irmak, puisqu'elle en
garde le déversoir commun par le détroit du Bosphore. Choisie pour
devenir la Rome d'Orient, une ville aussi admirablement située que l'est
Byzance ne pouvait donc manquer de s'accroître rapidement en population
et en prospérité; elle devait mériter bientôt le titre de ville par
excellence (_Polis_), et c'est, en effet, ce que signifie son nom actuel
de Stamboul (_'s tèn Polin_). Pour les tribus éloignées qui vivent dans
les montagnes de l'Asie Mineure et par delà l'Euphrate, Constantinople
s'est tout simplement substituée à l'ancienne Rome. Elles ne lui
connaissent pas d'autre nom que «Roum», et le pays dont elle est la
capitale est devenu la «Roumélie».

[Illustration: CONSTANTINOPLE.--VUE PRISE SUR LA CORNE D'OR, DES
HAUTEURS D'EYOUB. Dessin de F. Sorrieu d'après un croquis sur nature par
J. Laurens.]

Par la beauté de son aspect, Constantinople est aussi l'une des
premières cités de l'univers: c'est la «Ville-Paradis des Orientaux».
Elle peut se comparer à Naples, à Rio de Janeiro, et nombre de voyageurs
la proclament la plus belle des trois. Quand on vogue à l'entrée de la
Corne d'Or sur un léger caïque, plus gracieux que les gondoles de
Venise, on voit à chaque coup de rame changer l'aspect si varié de
l'immense panorama. Au delà des murs blancs du sérail et de ses massifs
de verdure, les maisons de Stamboul, les tours, les vastes dômes des
mosquées avec leur collier de petites coupoles, et les élégants minarets
tout brodés de balcons, s'élèvent en amphithéâtre sur les sept collines
de la péninsule. De l'autre côté du port, que franchissent des ponts de
bateaux, d'autres mosquées, d'autres tours, entrevues à travers les
cordages et les mâts pavoisés, s'étagent sur les pentes d'une colline
que couronnent les maisons régulières et les palais de Péra. Au nord,
une ville continue de maisons de plaisance borde les deux rives du
Bosphore. A l'orient, la côte d'Asie s'avance en un promontoire
également couvert d'édifices qu'entourent les jardins et les ombrages.
Voilà Scutari, la Constantinople asiatique, avec ses maisons roses et
son vaste cimetière aux admirables bois de cyprès; plus loin, on
aperçoit Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, et le bourg de Prinkipo, sur
une des îles de l'archipel des Princes, parsemant du vert de leurs
bosquets et du jaune de leurs roches les eaux bleues de la mer de
Marmara. Entre toutes ces villes qui baignent leur pied dans le flot,
vont et viennent incessamment les navires et les embarcations de toutes
formes, à la rame, à la voile, à la vapeur, animant l'espace de leur
mouvement et donnant la vie à ce tableau magnifique. Des hauteurs qui
dominent Constantinople et Scutari, le spectacle est peut-être encore
plus beau, car on voit se dessiner tous les contours des rivages
d'Europe et d'Asie, on suit du regard les sinuosités du Bosphore et du
golfe de Nicomédie, et dans le lointain, au-dessus des vallées
ombreuses, on voit pyramider la masse de l'Olympe de Bithynie, presque
toujours revêtue de neiges.

Cette grande cité de Constantinople, d'un aspect si féerique à
l'extérieur, est, on le sait, fort sale encore dans la plupart de ses
quartiers. En maintes parties de la ville, le visiteur hésite à
s'engager entre les maisons sordides, dans les sinuosités de ces ruelles
immondes que parcourent les chiens errants et où gîtent les pourceaux;
l'insouciance turque laisse complaisamment les maladies germer dans ces
chaos de masures. Au point de vue de la salubrité générale, il est donc
presque heureux que de fréquents incendies viennent nettoyer la ville.
Même en Russie, même dans l'Amérique du Nord, il n'est pas de cité dont
les maisons flambent plus souvent en une vaste mer de feu. Quelquefois
le veilleur qui, du haut de la tour du Séraskier, voit toute la ville et
ses faubourgs étendus à ses pieds, signale dix ou douze incendies par
semaine et il ne se passe guère d'années que des milliers de
constructions n'aient été dévorées par le feu. Ainsi Constantinople,
purifiée par les flammes, se renouvelle peu à peu; mais avant que les
Francs eussent construit leur ville de pierre sur la colline de Péra,
c'est-à-dire «Au-Delà», les quartiers incendiés se relevaient à peu près
aussi misérables qu'au jour où le feu les avait dévorés. Heureusement
l'usage de la pierre se répand de plus en plus; maintenant les maisons
de bois sont remplacées par des constructions plus durables, bâties d'un
calcaire blanchâtre et rempli de fossiles qui se trouve en abondance aux
portes mêmes de Constantinople. Pour les édifices de luxe, les
architectes ont à leur disposition les marbres bleus et gris de Marmara
et les beaux marbres couleur de chair du golfe de Cyzique, dans l'Asie
Mineure.

Les nombreux incendies de Stamboul, ainsi que les violences de guerre
que la cité a dû subir tant de fois avant le triomphe des mahométans,
ont fait disparaître presque tous les monuments de la Byzance antique;
seulement on voit encore, sur la place de l'Hippodrome, le précieux
trépied de bronze, aux trois serpents enroulés, que les Platéens avaient
déposé dans le temple de Delphes, en souvenir de leur victoire sur les
Perses. Même de l'époque des Césars byzantins il ne reste que des
colonnes, des obélisques, des arches d'aqueducs, les murailles un peu
ébréchées de la ville, les débris récemment retrouvés du palais de
Justinien et les deux églises de Sainte-Sophie, aujourd'hui transformées
en mosquées. La grande Sainte-Sophie, qui s'élève sur la dernière pente
de la presqu'île de Constantinople, à côté du sérail, n'est plus, comme
au temps de Justinien, le plus magnifique édifice de l'univers. Elle est
loin d'avoir la grâce et la merveilleuse élégance de l'Ahmédieh et
d'autres mosquées à minarets, arabes bâties par les musulmans; d'énormes
substructions, des murs de soutènement; des contre-forts extérieurs,
entremêlés d'échoppes et de maisons lépreuses, donnent à l'édifice un
aspect de lourdeur extrême. A l'intérieur, d'autres piliers de
consolidation et le badigeon des Turcs appliqué sur les éclatantes
mosaïques ont changé le caractère de l'église; mais la puissante coupole
produit un effet prodigieux: c'est une merveille de force et de
légèreté. Quatre colonnes de brèche verte qui s'élèvent entre les
piliers du grand dôme proviennent, dit-on, du temple d'Éphèse.

Le sérail occupe ù la Pointe des Jardins l'emplacement de l'antique
Byzance. Il a ses charmants pavillons, ses beaux ombrages, mais aussi
ses affreux souvenirs de crimes et de massacres: c'est ainsi que l'on
montre encore, en dehors de la muraille extérieure, le plan incliné sur
lequel les esclaves lançaient pendant les nuits les sacs où se
trouvaient enfermées des sultanes ou des odalisques vivantes; l'eau qui
recevait leur corps passe au pied de la glissoire, rapide comme un
fleuve, et tournoyant en sinistres remous. Bien plus remarquables que
l'ancien palais des sultans sont les merveilleux édifices d'architecture
arabe ou persane qui bordent les rives du Bosphore, avec leurs kiosques,
leurs fontaines, leurs ponts, leurs arcades, leurs bosquets de verdure.
Embellies par la nature environnante, par le rayonnement du ciel et des
eaux, ces constructions charmantes donnent aux faubourgs de la grande
cité l'aspect le plus séduisant de splendeur orientale.

Les édifices les plus curieux à visiter dans l'intérieur de
Constantinople sont les bazars, non pas seulement à cause des richesses,
des marchandises de toute espèce qui s'y'trouvent entassées, mais
surtout à cause des hommes de toute race et de tout climat qu'on y voit
réunis. Entre les pays d'Europe, la Turquie est celui où l'on observe
les plus étonnants contrastes de peuples et de langues; mais nulle part,
pas même dans la Dobroudja, on ne peut voir un chaos de nations plus
grand qu'à Stamboul. C'est que la capitale de l'empire ottoman attire
vers elle, en sa qualité de métropole, les populations de l'Anatolie, de
la Syrie, de l'Arabie, de l'Égypte, de la Tunisie, des oasis même, aussi
bien que les habitants de la péninsule turco-hellénique. En même temps,
les Francs de l'Europe entière, Italiens et Français, Anglais et
Allemands, accourent en foule pour prendre leur part de bénéfice dans le
commerce grandissant du Bosphore. La variété des types de toute couleur
et de toute race est encore accrue par le trafic interlope des esclaves
que les caravanes vont chercher au fond de l'Afrique jusqu'aux sources
du Nil. Officiellement, la vente de chair humaine est interdite à
Constantinople; mais, en dépit de toutes les affirmations diplomatiques,
la «très-honorable corporation des marchands d'esclaves» fait encore
d'excellentes affaires en négresses, en Circassiennes, en eunuques
blancs et noirs. En peut-il être autrement dans un pays où le souverain
et les principaux dignitaires estiment qu'il est de leur dignité de
posséder un harem bien rempli? L'Anglais Millingen évalue à 30,000 le
nombre des esclaves de Constantinople, en grande majorité importés du
centre de l'Afrique. Il est très-remarquable, au point de vue de
l'anthropologie, que les familles des nègres amenées à Stamboul n'aient
point fait souche. Depuis quatre cents ans, on a certainement introduit
plus d'un million de noirs en Turquie; mais les difficultés de
l'acclimatement, les sévices et la misère ont fait disparaître presque
en entier cet élément de population.

Les statistiques plus ou moins approximatives que l'on a essayé de
dresser relativement aux six cent mille habitants de Constantinople et
de ses faubourgs ne sont point assez solidement établies pour qu'il soit
possible de dire à quelle race appartient la majorité de la population.
Une grande cause d'erreur est que l'on confond ordinairement les
musulmans avec les Turcs. Dans les provinces, il est souvent facile de
rectifier cette méprise, car Bosniaques, Albanais ou Bulgares se
reconnaissent, quelle que soit leur religion; mais dans le tourbillon de
la grande ville, où les moeurs se modifient si vite, où les types se
mélangent diversement, tous ceux qui fréquentent les mosquées finissent
par être confondus sous le même nom. Des prétendus Osmanlis de
Constantinople, un tiers peut-être se compose de Turcs; les autres sont
des Arnautes, des Bulgares ou des Asiatiques, et des Africains de
diverses races; un grand nombre de bateliers sont des Lazes des confins
de la Géorgie. D'ailleurs, les Mahométans eux-mêmes sont en minorité
depuis au moins une vingtaine d'années et l'écart ne cesse de
s'accroître au profit des «rayas» qui affluent en plus grand nombre à
cause de leur supériorité d'initiative industrielle et commerciale. Dans
la vieille Stamboul, où naguère les Francs osaient à peine s'aventurer,
les Musulmans ont toujours la prépondérance numérique, mais dans
«l'agglomération constantinopolitaine», de Prinkipo à Thérapia, ils sont
de beaucoup dépassés par les Grecs, les Arméniens et les Francs.
Certaines localités ne sont habitées que par des chrétiens[22].

[Note 22: Population constantinopolitaine en 1873, d'après Sax:

Stamboul............          210,000 hab.
Péra..............            130,000  »
Faubourgs d'Europe........    150,000  »
Faubourgs d'Asie.........     110,000  »
                             ------------
                              600,000 hab.

Ensemble.....   200,000 musulmans,      400,000 rayas.
]

Parmi les rayas de Constantinople et de la banlieue, ce sont les Grecs
qui l'emportent en influence et peut-être aussi en nombre. Comme les
Turcs eux-mêmes, ils ont leur quartier général à Stamboul, aux églises
et aux solides maisons de pierre du Phanar, qui dominent les eaux de la
Corne d'Or. C'est là que réside le patriarche de Constantinople et que
vivent les grandes familles grecques. Jadis la faveur du sultan leur
avait concédé l'exploitation politique et commerciale d'une grande
partie des populations chrétiennes de l'empire, et notamment des
provinces roumaines. La puissance des Phanariotes, bien déchue depuis
que la Grèce rebelle a reconquis son autonomie, provenait de la
dépendance religieuse dans laquelle tous les chrétiens orthodoxes de la
Turquie, Slaves, Albanais, Roumains ou Bulgares, se trouvaient à l'égard
des Grecs. Tous les fidèles de la religion orthodoxe forment pour la
Porte «la nation des Romains», et comme tels ils dépendent en grande
partie, même pour le civil, de l'administration des évêques; c'est à ces
prélats grecs qu'ils doivent s'adresser pour les mariages, les divorces,
les successions, c'est devant eux qu'ils règlent leurs différends, à eux
qu'ils doivent laisser la direction de leurs écoles et de leurs
hospices. L'indépendance des églises de Serbie et de Roumanie et la
séparation partielle du clergé bulgare ont grandement affaibli
l'influence politique du Phanar sur les populations chrétiennes de
l'Orient; si les Grecs veulent encore garder leur rôle prépondérant, ils
ne peuvent compter pour cela que sur leur intelligence toujours en
éveil, sur leur habileté commerciale, leur amour de l'instruction, leur
patriotisme et leur esprit de solidarité.

La «nation» des Arméniens est également fort nombreuse à Constantinople,
et peut-être même dépasse-t-elle les Turcs en importance numérique: on
dit qu'elle s'y élève à près de deux cent mille personnes, et au double
pour tout l'empire. De même que la «nation des Romains», elle
s'administre elle-même pour toutes ses affaires d'intérieur et choisit
son conseil exécutif. Les Arméniens ont entre les mains une grande
partie du trafic de Constantinople; mais, quoique établis en Turquie et
dans la capitale dès les premiers temps de la conquête musulmane, ils
ont toujours gardé dans leurs moeurs quelque chose de l'étranger; ils
sont froids, réservés, se maintiennent dans l'isolement. Ils ont de la
tenue et le respect de leur propre personne et diffèrent à leur avantage
de leurs rivaux en affaires, les Juifs, que les gens polis appellent
Bazirghian ou «Négociants», et que l'on voit se glisser furtivement vers
leur pauvre faubourg de Balata, dont les ruines ont en partie comblé
l'extrémité supérieure de la Corne d'Or. Les Arméniens s'entr'aident
volontiers et, comme les Parais de Bombay, aiment à faire des actes de
munificence; mais ils ne sont point soutenus, comme les Grecs, par une
ardente foi dans les destinées de leur nation. La plupart d'entre eux
ont même perdu leur langue: ils ne parlent leur idiome national, le
haïkane, que mêlé d'une foule de mots étrangère; d'ordinaire ils se
servent du turc ou du grec, suivant la population avec laquelle ils
habitent.

Encore très-inférieurs en nombre aux Osmanlis, aux Grecs, aux Arméniens,
les «Francs» exercent dans la cité du Bosphore une influence bien
autrement décisive que celle de leurs rivaux. Ce sont eux qui rattachent
Constantinople au monde de la civilisation occidentale, et qui par leurs
journaux, leurs sociétés, leurs entreprises, triomphent peu à peu du
vieux fatalisme de l'Orient. C'est à eux que l'on doit les faubourgs
d'usines qui s'élèvent à l'ouest de Constantinople et aux abords de
Scutari, ainsi que les chemins de fer qui vont se rattacher au réseau
des lignes européennes et qui pénètrent au loin dans l'intérieur de
l'Asie Mineure. Comme les Arméniens et les Grecs, les Francs se sont
groupés en diverses «nations» et jouissent de certains privilèges
d'autonomie garantis par les ambassades. Tous les peuples civilisés sont
représentés dans ce monde cosmopolite, même les Américains du Nord,
auxquels revient l'honneur d'avoir fondé, dans leur Robert's College, le
premier musée géologiques de Constantinople; mais à en juger par les
langues qui se parlent à Pera, le quartier européen par excellence, ce
sont les Italiens et les Français qui ont parmi les étrangers l'avantage
de l'influence et du nombre.

[Illustration: BOSPHORE.]

Grâce à l'immigration des Francs, Constantinople n'a cessé de grandir,
surtout depuis la guerre de Crimée, et nombre de villes et de villages
situés en dehors de ses murs ont été changés en simples quartiers de
l'immense métropole. L'estuaire entier de la Corne d'Or est bordé de
maisons, et les constructions remontent au loin dans les deux vallées
tributaires du Gydaris et du Barbyzès. Aux bords de la mer de Marmara,
les quartiers industriels se prolongent à l'ouest de l'antique
forteresse des Sept-Tours et au sud-est de Chalcédoine vers le golfe de
Nicomédie. Enfin, le long des deux rives du Bosphore, s'étend un quai de
villas, de palais, de kiosques, de cafés et d'hôtels. Cette avenue
liquide et le vaste bassin qui là précède, entre Constantinople et ses
faubourgs d'Asie; ont un développement d'environ traite kilomètres, et
sur ce parcours quelle étonnante succession de sites merveilleux!
Semblable à une vallée de montagnes, le détroit serpente en brusques
sinuosités; chaque rive se creuse en golfe, puis s'avance en
promontoire; ici le fleuve marin se resserre, pour s'élargir au delà,
puis se rétrécir encore, et s'ouvrir enfin sur l'infini de la mer Noire,
aux eaux si souvent bouleversées par les vents du nord. Entre la mer
inquiète, que dominent de sombres rochers habités par les hirondelles de
mer, et le détroit tranquille, le contraste est parfait. A la mer
uniforme et sauvage s'opposent les paysages du Bosphore qui mêlent
partout à leur beauté le charme de l'imprévu; les groupes que forment
les rochers, les palais, les ombrages, les embarcations de toute espèce,
les échafaudages bizarres des pêcheurs bulgares et la nappe des eaux
courantes varient à l'infini.

De tous ces lieux de villégiature charmants, Balta-Liman, Thérapia,
Buyuk-Déré sont les plus célèbres, à cause des événements qui s'y sont
accomplis et des personnages qui y résident; mais toute la vallée marine
est si belle, que l'admiration s'égare impuissante. Il est probable
qu'avant peu une merveille du travail humain va s'ajouter à ces
merveilles de la nature. A l'endroit le moins large, entre les deux
châteaux de Roumélie et d'Anatolie bâtis par Mahomet II, le canal a
seulement 550 mètres de rive à rive: c'est près de là que Mândroclès de
Samos bâtit le pont sur lequel Darius fit défiler son armée de 700,000
hommes marchant contre les Scythes; peut-être y construira-t-on aussi le
pont de chemin de fer qui doit mettre un jour le réseau de l'Europe en
communication avec celui de l'Asie[23]. Il est fort regrettable qel'on
n'ait pas encore procédé au nivellement des eaux du Bosphore. On ne sait
pas si le niveau de la mer Noire est plus élevé que celui de la mer de
Marmara, quoique le fait soit admis comme très-probable par certains
géographes. Il est vrai que le courant sorti du Pont-Euxin se porte vers
la mer de Marmara avec une vitesse moyenne de 3 à 8 kilomètres par
heure, mais il se peut néanmoins que ce courant se produise sans qu'il y
ait pente de l'une à l'autre mer. Le Bosphore, comme le détroit de
Gibraltar, est un canal d'échange entre deux courants, l'un plus
abondant, formé d'eau moins saline et coulant à la surface, l'autre qui
se meut dans les profondeurs du canal, portant une eau plus chargée de
sel.

[Note 23:

Longueur du détroit........    30,000 mètres.
Largeur moyenne.........        1,600   »
Profondeur moyenne........         27   »
Profondeur extrême........         52   »
]

Deux anciens châteaux génois qui gardent un défilé du Bosphore,
Roumili-Kavak et Anadoli-Kavak, peuvent être considérés comme formant la
limite septentrionale de cette ligne continue de palais et de maisons de
plaisance que projette vers la mer Noire la cité de Constantinople.
Cette limite coïncide exactement avec celle des terrains géologiques. Là
commencent les falaises escarpées de dolérite et de porphyre, qui se
prolongent jusqu'à l'entrée du Pont-Euxin et que terminent les roches
Cyanées ou Symplégades, les célèbres écueils mobiles dont parle le mythe
des Argonautes. Sur les deux rives d'Europe et d'Asie, les terrains
volcaniques sont nus, taudis que la partie méridionale ou dévonienne du
détroit, de beaucoup la plus longue, est bordée des plus charmants
ombrages. Il est heureux que les Turcs, bien différents en cela des
Espagnols et d'autres peuples du Midi, aiment et respectent la nature;
ils ont le goût des beaux massifs d'arbres et cherchent à les conserver,
autant du moins que le permet leur indolence. Grâce à eux, les platanes,
les cyprès et les térébinthes embellissent encore les rives du détroit;
de même, la vaste forêt de Belgrad recouvre à l'est de Constantinople le
massif de collines où jaillissent les eaux d'alimentation destinées à la
cité. Les oiseaux sont aussi plus respectés en Turquie que dans la
plupart des pays chrétiens; on entend partout le roucoulement plaintif
des colombes; des volées d'hirondelles et d'oiseaux de mer
tourbillonnent à la surface du Bosphore, et ça et là se montre la grave
cigogne, perchée sur le sommet d'un arbre ou sur la pointe d'un minaret.
Ces bizarres échassiers contribuent avec la physionomie générale de la
végétation et le style des édifices à donner à cette partie de l'Europe
un aspect tout méridional.

Néanmoins le climat de Constantinople est beaucoup plus boréal qu'on ne
serait tenté de le croire. Les vents froids des steppes de la Russie
pénètrent librement dans le détroit, dont la bouche est précisément
tournée vers le nord; aussi les rigueurs de l'hiver sont-elles fort
sensibles à Stamboul, et parfois le thermomètre descend à 20 degrés
au-dessous du point de glace. Chose plus grave encore, quoique
l'influence des mers voisines égalise un peu le climat, cependant le
manque d'obstacles à la marche des vents a pour conséquence de
très-brusques alternatives de température. Suivant les années, le climat
moyen diffère de la manière la plus étonnante: tantôt il est celui de
Pékin ou de Baltimore, tantôt celui de Toulon, même celui de Nice. Il
est arrivé, dans les années tout exceptionnelles, que le Bosphore a été
pris par les glaces, de sorte que la température de Constantinople
devait être alors aussi basse que celle de Copenhague. Mais les débâcles
étaient rapides et l'on contemplait bientôt le spectacle, à la fois
effrayant et magnifique, des blocs de glace venant se heurter sur la
Pointe du Sérail et flottant au loin en archipels tournoyants sur la mer
de Marmara. En l'année 762, les masses cristallines provenant de la mer
Noire et du Bosphore étaient si nombreuses, qu'elles se reformèrent dans
les Dardanelles en un immense pont de glace: la tiède mer Égée avait
pris l'aspect d'un golfe de l'océan Polaire.

De même que la presqu'île de Constantinople, tout le littoral de la mer
de Marmara présente dans sa formation géologique une indépendance
complète du reste de la Turquie. Le large bassin, moderne de l'Erkene le
sépare des montagnes de l'intérieur, et la région côtière elle-même
possède sa petite chaîne de collines, bordant le rivage. Assez basses au
nord de la mer de Marmara, ces hauteurs se redressent vers l'ouest et
forment les escarpements du Tekir-Dagh ou Saintes-Montagnes, en partie
granitiques. De la mer on voit les pentes grisâtres, ça et là revêtues
de broussailles et de pâtis, s'élever jusqu'à la hauteur de sept à huit
cents mètres.

La péninsule de Gallipoli, l'ancienne Chersonèse de Thrace, se rattache
à cette chaîne côtière par un isthme étroit et d'une faible élévation;
mais elle-même consiste en terrains de formation quaternaire, qui sont
identiquement les mêmes des deux côtés du détroit des Dardanelles. Les
falaises de la côte d'Europe correspondent assise par assise à celles de
la côte d'Asie, et les fossiles que Spratt et d'autres géologues ont
recueillis de part et d'autre, appartiennent aux mêmes espèces. Jadis un
vaste lac d'eau douce occupait une partie de la Thrace et plus de la
moitié de l'espace qui est devenu la mer Égée. Lorsque ces diverses
contrées émergèrent des eaux lacustres, la Chersonèse était partie
intégrante du continent d'Asie. Plus tard seulement, les eaux sorties du
Pont-Euxin par le Bosphore se frayèrent aussi leur voie par la fente de
l'Hellespont ou des Dardanelles, détroit qui porte encore le nom des
antiques Dardaniens. Les sondages des mers voisines démontrent que par
le relief de son plateau sous-marin, aussi bien que par sa formation
géologique, la péninsule de Gallipoli appartient à l'Asie; le golfe
allongé et profond de Saros la sépare du littoral de la Macédoine comme
un véritable abîme. Peut-être les éruptions volcaniques dont on voit les
traces à l'est et à l'ouest de la presqu'île, dans le petit archipel de
Marmara et près des bouches de la Maritza, ont-elles coïncidé avec le
mouvement de rupture.

Si les mesures de largeur données par Pline et Strabon sont exactes,
l'Hellespont se serait élargi depuis l'antiquité grecque par l'effet des
courants. A l'étranglement d'Abydos, aujourd'hui Nagara, il n'aurait eu
que sept stades de largeur, soit environ 1,295 mètres, tandis qu'il a
maintenant près de deux kilomètres. C'est là que Xerxès fît construire
un double pont de bateaux pour le passage de son armée. Le lit du fleuve
marin est en cet endroit d'une grande profondeur, mais le courant est
fort rapide, de sorte qu'il serait impossible, du moins à une flotte en
bois, de forcer le passage des Dardanelles, si les batteries qui arment
les deux rives d'Europe et d'Asie étaient bien défendues. De même que le
Bosphore, l'Hellespont est un détroit à double courant. En hiver,
lorsque les fleuves qui se jettent dans la mer Noire sont arrêtés par
les glaces et que la mer de Marmara n'est plus alimentée par les eaux du
Bosphore, le courant d'eau salée venant de l'Archipel pénètre dans les
Dardanelles avec une force plus, considérable; mais il se meut
constamment sur le fond, à cause du poids que lui donne sa teneur en
sel. Deux fleuves se superposent toujours dans le détroit: en bas celui
de l'eau salée qui se dirige vers la mer de Marmara; à la surface, une
nappe d'eau relativement douce descendant vers la mer Egée[24].

[Note 24: Détroit des Dardanelles:

Longueur.............         68,000 mètres.
Largeur moyenne..........      4,000   »
Moindre largeur.............   1,950   »
Profondeur moyenne..........      55   »
Profondeur extrême..........      97   »
]

[Illustration: DARDANELLES ET GOLFE DE SAROS.]

Gallipoli, la Constantinople de l'Hellespont, bâtie à l'extrémité
occidentale de la mer de Marmara, est la première ville conquise par les
Turcs sur le territoire d'Europe. Ils la possédaient près de cent années
avant de s'être emparés de Stamboul. Toutefois Gallipoli, pas plus que
la capitale, n'est peuplée en majorité d'Osmanlis; comme à Rodosto et
dans les autres ports du littoral de la Propontide, on y trouve des
musulmans de diverses races, des Grecs, des Arméniens, des Juifs, vivant
tous en communautés distinctes, quoique dans l'enceinte d'une même cité.
La population des villages et des campagnes est composée presque
exclusivement de Grecs; ils possèdent le sol et le cultivent. Par un
remarquable contraste, c'est précisément en vue de l'Asie, dans la
partie de la péninsule des Balkhans où les Turcs se sont installés
depuis le plus grand nombre d'années, que les Grecs ont, en dehors de la
région du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique. Là ils n'occupent
point seulement le littoral, mais aussi tout l'intérieur de la contrée;
sauf les grandes villes, et ça et là quelques villages de Bulgares,
toute la Thrace, orientale leur appartient; du Bosphore à Andrinople et
des Dardanelles au golfe de Bourgas, on se trouve partout en territoire
hellénique.

La partie basse de cette région, vaste plaine triangulaire, limitée au
sud par le Tekir-Dagh et les collines du littoral, à l'ouest par les
contre-forts de Rhodope, au nord-est par les monts granitiques de
Strandcha, est une des contrées les plus monotones de la Turquie; des
bas-fonds marécageux, des jachères y font penser aux steppes; en été,
quant le vent soulève des tourbillons de poussière, on pourrait se
croire dans le désert. La morne uniformité des plaines n'est rompue que
par les silhouettes éloignées des monts et par des groupes de buttes
artificielles d'origine inconnue. Ces anciens monuments, qui sans doute
servirent de tombeaux, sont si nombreux dans les campagnes de la Thrace
et de la Bulgarie qu'ils y semblent un élément nécessaire du paysage;
«un peintre pécherait contre la vraisemblance, s'il négligeait, en
représentant un site de cette contrée, de mettre un ou deux _tumuli_
dans son tableau.» En un seul itinéraire de moins de 200 kilomètres, M.
Weiser a reconnu plus de trois cent vingt buttes.

La ville d'Andrinople, qui occupe à peu près l'extrémité septentrionale
de cette plaine sans beauté, produit un effet enchanteur par la verdure
de ses jardins contrastant avec les vastes étendues sans arbres que l'on
a parcourues. Aucune cité n'est plus riante, plus mêlée de campagnes et
de bosquets. Si ce n'est au centre de la ville, dans les quartiers qui
entourent la citadelle, Andrinople, l'Édirneh des Turcs, ressemble à une
agglomération de villages distincts; les divers groupes de maisons sont
séparés les uns des autres par des vergers et des rideaux de cyprès et
de peupliers, au-dessus desquels s'élèvent ça et là les minarets de cent
cinquante mosquées. Les eaux vives des aqueducs, de nombreux ruisseaux
et les trois rivières abondantes de la Maritza, de la Toudja et de
l'Arda égayent les faubourgs et les jardins de cette ville éparse.
Andrinople n'est pas seulement une cité charmante, elle est aussi le
centre de population le plus important de l'intérieur de la Turquie; le
confluent des trois rivières, la convergence des routes qui descendent
du bassin supérieur de la Maritza et du versant septentrional des
Balkhans, et de celles qui montent de la mer de Marmara et de la mer
Égée, toutes les conditions du milieu géographique faisaient de ce site
l'emplacement nécessaire d'une ville considérable. Là s'élevait
l'antique Orestias, qui devint la capitale des rois thraces; là les
Romains bâtirent leur Adrianopolis. Les Turcs y installèrent le siége de
leur empire avant que Constantinople fût tombée en leur pouvoir, et l'on
y voit encore le beau palais d'architecture persane, malheureusement
fort mal conservé, que les sultans avaient construit à la fin du
quatorzième siècle. Mais dans l'antique capitale, aussi bien qu'à
Stamboul, les Osmanlis sont en minorité. Les Grecs les égalent en nombre
et les dépassent en activité; les Bulgares, qui se trouvent en cet
endroit sur la limite de leur domaine ethnologique, sont aussi
représentés dans la ville par une communauté considérable; en outre, on
y voit, comme dans toutes les villes d'Orient, la foule bariolée des
hommes de toutes races, depuis le musicien tsigane jusqu'au marchand de
la Perse. Les Juifs sont proportionnellement plus nombreux à Andrinople
que dans les autres villes de Turquie; mais, par un contraste
psychologique des plus remarquables, ils diffèrent, affirme-t-on, de
leurs coreligionnaires du monde entier par leur manque de finesse, leur
naïveté commerciale. D'après un proverbe local, «il faut dix Juifs pour
tenir tête à un Grec,» et non-seulement les Grecs, mais aussi les
Bulgares et les Valaques réussiraient à tromper en affaires les pauvres
Israélites: ce serait là un curieux phénomène d'exception dans
l'histoire du peuple juif.

[Illustration: 1. CAVALIER MUSULMAN D'ADRINOPLE.--2. FEMME MUSSULMANE DE
PRISREN. 3.-5. HABITANTS MUSULMANS D'ANDRIOPLE.]

Andrinople n'a pas de communications faciles avec Midia, la vieille cité
grecque aux temples souterrains, ni avec d'autres ports de la mer Noire.
Les deux issues naturelles de son bassin sont le chemin que lui ouvre la
vallée de l'Erkene vers le port de Rodosto, sur la mer de Marmara, et la
voie plus tortueuse, moins facile, qui descend directement au sud par
Demotika et dans laquelle serpentent les eaux de la Maritza. Naguère les
bouches de ce fleuve étaient évitées par les marins, à cause des lagunes
et des marécages qui en empestent les campagnes riveraines; mais la
compagnie des chemins de fer rouméliens y a fait aboutir la voie ferrée
d'Andrinople à la mer Égée. En cet endroit, le golfe d'Énos s'avance au
loin dans l'intérieur des terres et fournit aux navires un excellent
abri contre tous les vents, à l'exception de celui du sud-ouest.
Prochainement le havre artificiel de Dede-Agatch doit permettre aux
vaisseaux, qui mouillent encore à près d'un kilomètre du rivage,
d'accoster les jetées d'embarquement; mais les habitants d'Énos ne se
hâtent nullement d'obéir à l'invitation du commerce et de descendre de
leur acropole pittoresque, à la fière enceinte de remparts et de tours,
pour aller respirer l'atmosphère mortelle des lagunes inférieures.

A l'ouest de la Maritza, la zone du territoire grec se rétrécit
beaucoup. Le littoral seul est occupé par des marins et des pêcheurs de
race hellénique, mais les hauteurs qui s'élèvent au nord sont peuplées
presque exclusivement de paysans turcs et de pâtres ou cultivateurs
bulgares. Les escarpements du Rhodope forment dans cette partie de la
Turquie comme un mur de séparation entre les races. La région
marécageuse de la côte, les petits bassins fluviaux du versant
méridional des monts, et quelques massifs isolés de roches volcaniques
et cristallines constituent une zone de jonction d'une très-faible
largeur entre les Grecs de la Thrace et ceux de la Chalcidique et de la
Thessalie. Même en certains endroits, des Turcs, connus par leurs
compatriotes sous le nom de Yuruks ou «Marcheurs», parce qu'ils ont
conservé leurs moeurs de nomades, parcourent la contrée jusqu'aux bords
mêmes de la mer. Ils vivent notamment dans le massif du Pangée ou
Pilav-Tépé, qui se dresse au nord-ouest de Thasos. Ce sont les montagnes
qui, du temps des rois de Macédoine, étaient si riches en métaux
précieux: à cette époque, suivant la tradition populaire, «l'or enlevé
par la pioche se reformait tout aussitôt dans les entrailles de la
terre, comme repousse dans nos champs l'herbe coupée par la faux.»
Immédiatement à l'ouest des masses granitiques de Pilav-Tépé, aux bords
du Strymon ou Karasou, qu'alimentent les nombreuses sources du bassin de
Drama, jaillissant du sol en véritables rivières, s'étend une plaine des
plus fertiles, dont le centre est occupé par la grande ville de Seres.
Des centaines de villages sont épars autour de ce chef-lieu, parmi les
vergers, les champs de cotonniers et de riz. Du haut des montagnes du
Rhodope, la plaine tout entière a l'air d'une immense ville aux
innombrables jardins; malheureusement, elle est fort insalubre en
certains endroits.

La triple péninsule de la Chalcidique, qui s'avance au loin dans la mer
comme une gigantesque main étendue sur les eaux, est complètement
séparée de tous les contre-forts du Rhodope et ne tient au continent que
par un mince pédoncule de terres un peu élevées: presque toute la racine
do la presqu'île est occupée par des lacs, des marécages et des plages
d'alluvions. C'est une Grèce en miniature par la forme de ses côtes,
bizarrement découpées en baies et en promontoires, et par ses massifs de
montagnes distinctes se dressant, au milieu des terres plus basses,
comme les îles au milieu des eaux de l'Archipel. Un premier groupe de
sommets schisteux, dominé par le mont Kortiach, s'élève dans le tronc
même de la péninsule, et chacune de ses trois ramifications possède
également son système de hauteurs escarpées. Grec par l'aspect, cet
étrange appendice du continent est également grec par la population:
chose rare en Turquie, les habitants n'appartiennent qu'à une seule
race, sauf dans la petite ville de Nisvoro, où vivent des Turcs, et sur
le mont Àthos, où quelques moines sont d'origine slave.

[Illustration: PRESQU'ILE DU MONT ATHOS.]

Des trois langues de terre que la Chalcidique projette dans la mer Égée,
celle de l'Orient est presque complètement isolée: jadis même elle fut
séparée du continent lorsque Xerxès fit creuser un canal de 1,200 mètres
à travers l'isthme de jonction, soit afin d'éviter à sa flotte la
dangereuse circumnavigation du promontoire d'Acte, soit plutôt pour
donner aux populations émerveillées un témoignage de sa puissance. Cette
presqu'île est celle de l'Hagion Gros, le Monte Santo des Italiens. Une
montagne superbe de roches calcaires, la plus belle peut-être de tout
l'Orient méditerranéen, dresse sa pointe à l'extrémité de la péninsule:
c'est le célèbre mont Àthos, dans lequel un architecte, Dinocrate ou
Démophile, voulait tailler la statue d'Alexandre, tenant une ville dans
une main, la source d'un torrent dans l'autre; c'est aussi le sommet où,
d'après la légende locale, le diable transporta Jésus pour lui montrer
tous les royaumes de la terre étendus à ses pieds. Quoiqu'on disent les
moines grecs, le panorama n'est point aussi vaste; mais tout le littoral
de la Chalcidique, de la Macédoine et de la Thrace, les vagues
linéaments de la côte d'Asie, le cône abrupt de Samothrace et les eaux
bleues de la mer n'en forment pas moins un admirable spectacle: le
regard se promène dans un immense espace, de l'Olympe thessalien au mont
Ida de l'Asie Mineure. Les lignes vigoureuses des édifices fortifiés que
l'on voit surgir ça et là sur les pentes de la montagne du milieu des
bois de châtaigniers, de chênes ou de sapins, contrastent de la manière
la plus heureuse avec l'horizon fuyant des côtes indistinctes[25].

[Note 25:

Mont Pangée (Pilav-Tépé)....   1,885 mètres.
  »  Kortiach...............   1,187   »
  »  Athos..................   2,066   »
]

Cette péninsule, qu'un voyageur compare à un «sphinx accroupi sur les
eaux», appartient à une république de moines nommant leur propre conseil
et s'administrant à leur guise. Eux seuls, moyennant tribut, ont droit
de l'habiter, et l'on ne peut y pénétrer que muni de leur permission.
Une compagnie de soldats chrétiens veille à l'isthme de frontière pour
empêcher qu'aucune femme ne vienne souiller de sa présence la terre
sacrée; le gouverneur turc lui-même doit laisser son harem en dehors de
l'Hagion-Oros; depuis quatorze siècles, dit l'histoire du mont Athos,
nulle personne du sexe féminin n'a mis le pied sur la Sainte Montagne.
Bien plus, l'introduction de tout animal femelle est très-sévèrement
interdite; les poules mêmes profaneraient les couvents par leur
voisinage; aussi faut-il importer tous les oeufs de Lemnos. A
l'exception des fournisseurs qui vivent dans le village de Karyès, au
centre de la presqu'île, les autres habitants, au nombre d'environ six
mille religieux et servants, résident dans les couvents ou les ermitages
épars autour des 935 églises de la contrée. Presque tous les moines sont
Grecs; cependant, parmi les vingt grands couvents, un est de fondation
russe et deux ont été construits aux frais des anciens souverains de la
Serbie. Ces édifices, bâtis sur les promontoires en forme de citadelles,
avec hautes murailles et tours de défense, offrent pour la plupart un
aspect très-pittoresque; l'un d'eux, Simopetra, dressé sur un roc de la
côte occidentale, semble absolument inaccessible. C'est dans ces
retraites que les «bons vieillards», ou caloyers, passent leur vie
d'inaction contemplative; d'après leur règle, ils doivent prier huit
heures par jour et deux heures par nuit, sans jamais s'asseoir pendant
leurs oraisons. Aussi les moines n'ont-ils plus de force ni de temps
pour la moindre étude ou les plus simples travaux manuels. Les livres de
leurs bibliothèques, plusieurs fois explorées par des érudits, sont pour
eux un incompréhensible grimoire, et, malgré leur sobriété, ils
risqueraient de mourir de faim si les frères laïcs ne travaillaient pour
eux et s'ils ne possédaient sur le continent de nombreuses métairies.
Quelques cargaisons de noisettes, ce sont là tous les produits de la
fertile péninsule du mont Athos.

Les deux cités d'Olynthe et de Potidée, qui se trouvaient à la racine de
la presqu'île occidentale de la Chalcidique, sont maintenant remplacées
par d'insignifiants villages; mais l'antique Therma, devenue plus tard
la Thessalonique des Macédoniens, puis la Salonique des Orientaux et des
Francs, ne pouvait disparaître. Elle occupe une situation trop heureuse
pour qu'elle ne se relevât pas constamment de ses ruines après les
sièges et les incendies: on y voit encore des restes de toutes les
époques, des murs cyclopéens et helléniques, des arcs de triomphe, des
fragments de temples romains, des constructions byzantines, des châteaux
vénitiens. L'excellence de son port, la beauté de sa rade bien abritée,
dont les eaux sont paisibles comme celles d'un lac, la convergence des
deux grandes vallées du Vardar et de l'Indjé-Karasou, qui ouvrent les
chemins de la Haute-Macédoine et de l'Épire, enfin sa position à l'angle
de la mer Égée, précisément à la racine de la péninsule grecque, ont
fait de Salonique une cité nécessaire; elle est actuellement la
troisième de la Turquie d'Europe par ordre d'importance. Comme dans les
autres cités de l'Orient, toutes les races s'y trouvent représentées,
mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux; ils
descendent en majorité des Juifs expulsés d'Espagne par l'inquisition:
leur langage usuel est encore le castillan. Pour éviter de nouvelles
persécutions, un grand nombre avaient cru devoir se convertir
extérieurement au mahométisme; mais les musulmans les repoussèrent
toujours avec mépris. Ils sont en général connus sous le nom de Mamins.

Déjà fort commerçante, la ville de Salonique, près de laquelle naquit
jadis la puissance des Macédoniens, a de très-hautes visées pour
l'avenir. Elle aussi, comme Marseille, comme Trieste, comme Brindisi,
veut servir de point d'attache au commercé des Indes avec l'Angleterre.
En effet, lorsque le chemin transcontinental de la Manche à la mer Égée
sera terminé, Salonique sera la tête de ligne du réseau européen dans la
direction de l'isthme de Suez, et cet avantage, ajouté à ses autres
privilèges, ne peut manquer de lui assurer une très-grande importance
dans le commerce du monde. Au point de vue ethnologique, l'emporium de
la Macédoine est également destiné à un rôle considérable, car la race
dominante de la Turquie, la nation slavisée des Bulgares, qui partout
ailleurs, si ce n'est à Bourgas, sur le Pont-Euxin, reste séparée de la
mer par des populations d'autre origine, est arrivée dans cette partie
de la Macédoine jusqu'aux bords de la Méditerranée; par Salonique, elle
se trouve en rapport d'échanges avec le reste de l'Europe. Après le
régime politique, la grande cause qui retarde les hautes destinées de
Salonique, ce sont les marécages des environs; en été, toute la
population aisée s'enfuit pour aller habiter à l'ouest de la ville la
localité plus saine des Kalameria. D'ailleurs ce fléau de l'insalubrité
miasmatique désole toute la côte septentrionale de la mer Égée. Par ses
golfes nombreux et la richesse de sa formation péninsulaire, la
Macédoine semblerait être un des pays les mieux situés pour le commerce;
mais si ce n'est à Salonique, elle est restée jusqu'à maintenant en
dehors du grand mouvement des échanges; ses lacs et ses bassins
marécageux, bien plus que ses montagnes, ont séparé commercialement les
vallées de l'intérieur et la zone du littoral.

Sur la rive occidentale du golfe de Salonique, au delà du Vardar aux
bouches errantes, et de l'Indjé-Karasou ou Haliacmon aux eaux salines,
les terres, d'abord basses et marécageuses, se relèvent peu à peu; des
collines, puis de vraies montagnes redressent leurs pentes, et bientôt
d'énormes contre-forts, laissant à peine un étroit sentier le long du
rivage, s'étagent de croupe en croupe jusqu'aux superbes cimes que
couronne l'Olympe, le «triple Pic du Ciel». Parmi les nombreuses
montagnes qui ont porté ce nom d'Olympe, synonyme d'Éclatant, celle-ci
est la plus haute et la plus belle; c'est aussi, grâce aux enchantements
de la poésie grecque, celle que nous nous représentons toujours comme
servant de trône à une assemblée de dieux. C'est à l'ombre de l'Olympe,
dans les plaines de la Thessalie, que les Hellènes vivaient au printemps
de leur histoire; leurs traditions les plus chères se rattachaient à ces
beaux sites. Les monts qui avaient abrité leur berceau restaient pour
eux le siége de leurs divinités protectrices. Même de nos jours, si
Jupiter, Bacchus et les autres grands dieux ont disparu de l'Olympe, des
prophètes et des apôtres, saint Élie, saint Denys, ont pris leur place
et des moines ont bâti leurs couvents dans les forêts sacrées que
parcouraient les Bacchantes: un sommet, le Kalogheros, est, d'après la
légende, le couvercle du tombeau de saint Denys; un autre, le pic
Métamorphosis, fut le lieu de la Transfiguration.

Naguère des klephtes ou bandits, parmi lesquels les insurrections
grecques trouvèrent des héros, étaient avec les moines les seuls
habitants des hautes vallées de l'Olympe, où les soldats arnautes ne
pouvaient que difficilement les poursuivre. Le massif forme, en effet,
comme une sorte de monde à part, présentant de tous les côtés des
escarpements formidables: «quarante-deux pics sont les créneaux de cette
citadelle, cinquante-deux fontaines y jaillissent.» Comment donc le Turc
abhorré aurait-il pu ravir au klephte sa fière «liberté sur la
montagne?» Les plus belles forêts de lauriers, de platanes, de
châtaigniers et de chênes couvraient aussi les pentes maritimes du bas
Olympe et pendant les époques de troubles servaient de refuge à des
populations entières; mais des spéculateurs italiens en ont obtenu la
concession, et bientôt peut-être l'Olympe, privé de ses ombrages, ne
sera plus qu'une pyramide nue comme la plupart des montagnes de
l'Archipel. D'ailleurs la limite supérieure de la végétation forestière
est assez basse sur le massif de l'Olympe, comme sur les autres
montagnes élevées de la Péninsule. Des chamois bondissent encore sur les
escarpements rocailleux du haut Olympe; plus bas, les chats sauvages
sont fort nombreux. Quant aux ours, ils ont disparu: saint Denys, ayant
eu besoin d'une monture, les a tous changés en chevaux.

[Illustration: LE MONT OLYMPE.]

Un géomètre ancien, Xénagoras, avait déjà tenté de mesurer la hauteur do
l'Olympe. Il lui trouva plus de dix stades d'élévation verticale, soit
environ 1877 mètres; il se trompait d'un tiers, puisque le plus haut
sommet a près de trois kilomètres. Il est possible que l'Olympe soit la
montagne la plus élevée de la péninsule thraco-hellénique: il conserve
toujours quelque neige dans ses plus hautes anfractuosités, et les
saillies abruptes de ses roches suprêmes le rendent difficile à vaincre;
malgré certaines affirmations contraires, il paraîtrait que nul de ses
gravisseurs n'a pu en escalader le point culminant. D'après le mythe
grec, le Pélion entassé sur l'Ossa n'aurait pas suffi aux Titans pour
qu'ils pussent se dresser à la hauteur de l'Olympe, et réellement ces
deux montagnes, empilées l'une sur l'autre, ne dépasseraient que
faiblement l'altitude de l'Olympe[26]. Mais en dépit de leur infériorité
relative, l'Ossa «pointu» et le «long» Pélion, connus aujourd'hui sous
les noms de Kissovo et de Zagora, n'en produisent pas moins un
très-grand effet, à cause de leurs vallons sauvages, de leurs roches
abruptes et des falaises de leurs promontoires. Cette chaîne, qui se
termine au nord de l'île d'Eubée par la bizarre péninsule de Magnésie,
contournée en forme de crochet, était pour la Grèce antique le plus
solide boulevard de défense. Les envahisseurs barbares s'arrêtaient
devant ce mur infranchissable. C'est à l'ouest de cette chaîne qu'ils
devaient passer, en remontant la vallée du Pénée, souvent considérée à
bon droit comme la frontière naturelle de l'Hellade. De là l'extrême
importance qu'avait, au point de vue stratégique, la position de
Pharsale, qui commande au sud de la Thessalie l'accès des gorges de
l'Othrys et de la plaine du Sperchius. A l'extrémité septentrionale de
l'Olympe, le col de Petra était, pour des raisons analogues, un passage
surveillé avec soin.

[Note 26:

Olympe........ 2,972 mètres.
Ossa.......... 1,600   »
Péhou......... 1,564   »
]

[Illustration: L'OLYMPE ET LA VALLÉE DE TEMPÉ.]

Une grande partie de l'espace compris entre les arêtes cristallines de
l'Olympe et de l'Ossa et le système parallèle des montagnes crétacées du
Pinde est occupée par des plaines unies que recouvraient autrefois les
eaux de vastes lacs. Le golfe de Volo, qui lui-même diffère à peine
d'une mer intérieure, se rapproche du lac de Karlas ou de Boebeïs, reste
d'un bassin considérable, dans lequel se déversent les eaux de la plaine
encore marécageuse de Larissa; les habitants riverains du lac de Karlas
racontent que parfois des grondements sourds sortent de ses profondeurs,
et ils attribuent ce bruit, qui peut provenir de la soudaine compression
de l'air dans les cavités profondes, au mugissement de quelque animal
invisible. D'autres fonds lacustres entourent la base de l'Olympe à
l'ouest et au nord-ouest; enfin diverses vallées des bassins supérieurs
du Pénée et de ses affluents sont revêtues de terres alluviales laissées
par les eaux. Hercule, disent les uns, Neptune, suivant les autres, vida
tous ces lacs de la Thessalie en ouvrant entre l'Olympe et l'Ossa
l'étroite issue de dégorgement que les anciens appelaient la vallée de
Tempé. Cette gorge, due sans doute au lent mais incessant travail
d'érosion exercé par la niasse des eaux supérieures, était pour les
Grecs la vallée par excellence, le lieu idéal de fraîcheur et de grâce.
Si grande était la renommée de Tempé parmi les Hellènes, sans doute à
cause des souvenirs légendaires qui s'y rattachaient, que tous les neuf
ans une _théorie_ envoyée de Delphes allait y cueillir les lauriers
destinés aux vainqueurs des jeux pythiens. Certes, la vallée de Tempe
est fort belle; les eaux rapides et claires du Pénée, le branchage étalé
des platanes, les bouquets de lauriers-roses, les parois rougeâtres du
défilé forment ça et là des paysages à la fois charmants et grandioses;
mais, dans son ensemble, la vallée, trop étroite et trop sombre, mérite
bien son nom moderne de Lykostomo ou «Gueule du Loup». Bans la Thessalie
même, surtout dans les vallons du Pinde, combien de sites nous
paraissent plus riants et plus beaux!

Les hautes vallées du Salambria sont, comme la partie inférieure de son
cours, fort riches en curiosités naturelles, défilés, gouffres et
cavernes. Au nord-ouest de l'Olympe, un affluent de «l'aimable» Titarèse
coule dans l'étroite gorge de Sarandoporos ou des «Quarante Gués», qui
fut considérée jadis comme une des portes de l'enfer. Par contre, les
monts Lyngons ou Khassia, dont les sommets calcaires et schisteux se
dressent à 1,500 mètres entre les tributaires tortueux du Pénée, et plus
à l'ouest, les hauts contre-forts du Pinde, sont devenus célèbres par
leurs «oeuvres divines» (_theoctista_). Ce sont des tours, des
aiguilles, des prismes d'origine miocène qui se dressent isolément.
Parmi ces piliers naturels, les plus célèbres sont ceux qui s'élèvent au
bord du Salambria, non loin de Trikala, capitale de la Thessalie. Des
moines, zélés imitateurs de Siméon le Stylite, ont eu l'idée de percher
leurs couvents sur ceux des rochers qui se terminent par une plate-forme
assez large pour les porter. Juchés là-haut et condamnés à ne point en
descendre, ils ne reçoivent leurs vivres et leurs visiteurs que par le
moyen d'un filet qui se balance en tournoyant à l'extrémité d'une corde
mue par un cabestan. Au couvent de Barlaam, la hauteur de l'ascension
aérienne qu'il faut exécuter ainsi, en oscillant au bout de la corde et
en se heurtant de temps à autre contre la pierre, n'est pas moindre de
67 mètres; des échelles appliquées bout à bout contre la paroi
permettent d'accomplir le voyage d'une façon plus périlleuse encore. Du
reste, le zèle religieux qui portait les moines à vivre dans nés aires
d'aigles diminue peu à peu; des vingt couvents qui existaient autrefois,
il n'en reste plus que sept; un seul, celui de Météore, est assez
considérable: on y dompte une vingtaine de caloyers.

De toutes les contrées grecques appartenant encore à l'empire turc,
nulle ne s'est plus souvent agitée pour échapper à la domination des
Osmanlis, nulle n'est revendiquée avec plus d'ardeur par les Hellènes
eux-mêmes comme un fragment de la patrie commune et comme le berceau de
leur race. Par les traditions historiques, par la langue des habitants,
par l'aspect général de la terre et du ciel, la Thessalie est bien, en
effet, une partie de la Grèce; elle s'en distingue seulement avec
avantage par une plus grande fertilité du sol, par une végétation
beaucoup plus riche, par des paysages plus riants et plus doux. Il est
vrai qu'en Thessalie, comme dans la Basse-Macédoine, l'atmosphère a
rarement cette sérénité, ce bel azur profond que l'on admire dans la
Grèce méridionale. Les vapeurs qui s'élèvent incessamment de la mer Égée
vers l'Olympe et les autres montagnes rendent parfois l'air nébuleux et
trouble; mais elles prêtent plus de charme aux lointains, et surtout
elles contribuent à la fécondité du sol en empêchant les fortes chaleurs
estivales de le dessécher, de le calciner comme les terres de l'Attique
et de l'Argolide.

La population grecque de la Thessalie est assez fortement mêlée
d'éléments étrangers qu'elle s'est graduellement assimilés. Il ne reste
plus de Serbes ni de Bulgares dans le pays, quoique le nom d'une des
principales branches du Titarèse porte encore le nom de Vourgaris, ou
«rivière des Bulgares». Quant aux Zinzares ou Macédo-Valaques, si
nombreux au moyen âge sur les deux versants du Pinde, ils occupent
entièrement quelques villages, surtout dans le massif de l'Olympe.
Quoique très-fiers de leur origine romaine, ils ne peuvent que
s'helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les entoure: presque tous
les mots de leur idiome qui désignent des objets de la vie civilisée
sont de racine hellénique; leurs prêtres, leurs instituteurs prêchent et
enseignent en grec; eux-mêmes savent tous le grec et, comme nationalité,
ils se perdent par une émigration à outrance; même les cultivateurs
parmi eux ont conservé quelque chose du nomade: la vie errante du pâtre
ou du marchand forain leur plaît. Les Turcs habitent encore en masses
compactes les basses plaines qui entourent Larissa, et cette ville est
elle-même en grande partie musulmane. Les pays montueux qui se trouvent
plus au nord, entre la vallée de l'Indjé-Karasou et les lacs d'Ostrovo
et de Castoria, sont également peuplés de Turcs, qui se distinguent
d'ailleurs de tous les autres Osmanlis de l'empire: ce sont les
Koniarides; ils habitent aussi en petits groupes une partie de l'Ossa et
de loin on peut toujours reconnaître si les villages sont habités par
des Turcs ou par des Grecs. Suivant la remarque de M. Mézières, les
Turcs «plantent des arbres pour en avoir l'ombre, les Grecs pour en
avoir le profit»: d'un côté sont les cyprès et les platanes, de l'autre
les vergers et les vignobles. D'après quelques auteurs, les Koniarides
seraient venus en Macédoine et en Thessalie dès le onzième siècle,
appelés en qualité décelons par les empereurs d'Orient. Ils se
gouvernent eux-mêmes par des assemblées républicaines et sont respectés
de tous à cause de leur probité, de leurs moeurs hospitalières, de leurs
vertus rustiques.

Inférieurs aux cultivateurs turcs par leurs qualités morales, les Grecs
leur sont de beaucoup supérieurs par leur vive intelligence et leur
activité. Au dix-septième siècle, ils eurent même une sorte de
Renaissance, analogue à celle de l'Europe occidentale, et l'amour des
arts se développa suffisamment parmi eux pour faire naître une école de
peinture dans les villages de l'Olympe. Fidèles à leurs traditions de
l'antiquité et à leurs instincts de race, les Grecs de la Thessalie,
comme ceux de tout l'empire, ont cherché à se constituer en communes
autonomes, en petites cités républicaines, auxquelles manque seulement
l'indépendance politique. Dans les _kephalokhori_ ou villages libres,
ils élisent leurs propres chefs, organisent leurs écoles, choisissent
les professeurs qui leur conviennent et, grâce à leur intime cohésion,
grâce aussi à leurs sacrifices pécuniaires, ils trouvent le moyen de
désintéresser les pachas de tout souci d'administration dans leurs
cités. Comme aux temps où leurs aïeux payaient le tribut aux Athéniens
ou à d'autres Grecs, ils acquittent les impôts exigés par le Turc; mais
pour tout le reste, ils s'administrent eux-mêmes, ils sont des citoyens
libres. Le contraste est grand entre ces communes autonomes et les
_tchifliks_ où les propriétaires musulmans ont parqué les Grecs en
qualité de métayers. Chose curieuse, grâce à la liberté des
cultivateurs, ce sont précisément les terrains les plus âpres, les
champs les plus froids et les plus rocailleux qui donnent le plus de
produits et entretiennent la population dans la plus large aisance!

Le principal soin des Grecs de Thessalie, et c'est en cela surtout
qu'ils font preuve de sens et d'une noble ambition, est de veiller à
l'instruction de la génération naissante. Les villages grecs les plus
misérables des montagnes du Pinde entretiennent à leurs frais des écoles
que fréquentent les jeunes gens jusqu'à l'âge de quinze ans. Pour donner
une idée de l'esprit pratique des Thessaliens, on doit signaler ce fait
remarquable que, dès le siècle dernier, les tisserands d'Ambelakia,
ville charmante située au milieu des arbres fruitiers et des vignobles,
sur les hauteurs qui dominent au sud la vallée de Tempé, s'étaient
associés par petits groupes participant aux bénéfices les uns des
autres. Cette grande association, qui avait eu la sagesse de réduire son
dividende annuel à dix pour cent et d'employer le reste du gain à
l'accroissement des affaires, jouit longtemps d'une grande prospérité.
Les guerres de l'empire la ruinèrent en lui fermant le marché de
l'Allemagne, où se vendaient presque tous ses tissus. C'est aussi en
partie par l'association que les vingt-quatre villages grecs si riches
de la péninsule de Magnésie, au nord du golfe de Volo, ont pu donner une
si grande prospérité à leurs fabriques d'étoffes, tant d'aisance
générale à leurs habitants. Peut-être ce district est-il, avec celui de
Verria, au nord de l'Indjé-Karasou, le plus prospère de toute la Turquie
hellénique. D'ailleurs il a eu la chance d'être presque toujours épargné
par les guerres, grâce à son heureuse position en dehors des grandes
voies stratégiques[27].

[Note 27: Villes principales de la Turquie hellénique, avec leur
population approximative:

Andrinople......... 110,000 hab.
Salonique.......... 80,000   »
Seres.............. 30,000   »
Larissa............ 23,000   »
Rodosto............ 23,000   »
Gallipoli.......... 20,000   »
Trikala............ 11,000   »
Demotika........... 10,000   »
Verria............. 10,000   »
Enos...............  7,000   »
]



IV

L'ALBANIE ET L'ÉPIRE


Le nom de _Chkiperi_, que les Albanais eux-mêmes donnent à leur patrie,
signifie très-probablement «Pays des Rochers» et nulle désignation ne
fut mieux méritée. Des montagnes pierreuses recouvrent toute la contrée,
du Montenegro aux frontières de la Grèce. La seule plaine assez étendue
que l'on rencontre en Albanie est le bassin de Skodra ou Scutari
(Alexandrie), qui limite au sud le plateau de la Csernagore et qui peut
être considéré comme la véritable frontière naturelle du territoire
albanais. Le fond de ce bassin est occupé par le vaste lac Blato ou de
Skodra, reste d'une ancienne mer intérieure beaucoup plus considérable.
C'est aussi dans la même plaine que vient déboucher le Drin, le plus
grand fleuve de l'Albanie et l'un des seuls de la péninsule turque où
quelques embarcations s'avancent à une certaine distance de la mer.
Naguère le Drin, formé par deux rivières, la «Blanche» et la «Noire»,
n'était qu'un affluent temporaire du lac de Skodra: pendant les crues,
il commençait par inonder sa plaine inférieure, puis il se jetait
latéralement dans le lac, malgré les digues par lesquelles on avait
essayé de le contenir, et devenait ainsi le tributaire de la Boïana. En
1858, le fleuve s'ouvrit un nouveau lit, en face du village de Miet, à
une quarantaine de kilomètres en amont de son entrée en mer, et
maintenant il dirige la plus grande masse de ses eaux vers Skodra, dont
il inonde souvent les quartiers inférieurs. Les terrains marécageux du
bas Drin, à pentes incertaines et changeantes, sont fort dangereux à
traverser pendant la saison des chaleurs: la «fièvre de la Boïana» est
une des plus redoutées et des plus meurtrières de tout le littoral.

La plupart des ramifications méridionales du grand massif des Alpes
bosniennes sont habitées par des Albanais; mais elles restent séparées
de l'Albanie proprement dite, à l'est du lac de Skodra, par la déchirure
au fond de laquelle coule le Drin; c'est une sorte de _cañon_, semblable
à ceux des Rocheuses de l'Amérique du Nord, un défilé où ne se hasarde
aucun sentier et que resserrent des parois à pic de mille mètres de
hauteur. Les deux systèmes de montagnes ne se rejoignent
qu'indirectement par une série d'arêtes et de plateaux qui se dirigent
au sud-est, de la montagne de Glieb vers le Skhar, le Scardus des
anciens. Ce massif, qui se distingue des autres chaînes de la Turquie
occidentale par la direction de sa crête, perpendiculaire à l'ensemble
des masses soulevées, peut être considéré comme le «noeud» central des
monts de la Péninsule. Ses principaux sommets, parmi lesquels se
distingue la pyramide isolée du Lioubatrin, n'ont pas la hauteur des
géants de la Slavie turque, le Kom et le Dormitor, mais c'est là que le
système des Balkhans vient s'unir à ceux de la Bosnie et de l'Albanie.
Le Skhar est d'une grande importance dans le régime des eaux de la
Turquie, puisque deux rivières considérables, la Morava bulgare et le
Yardar, s'épanchent de ses flancs pour descendre, l'une vers le Danube,
l'autre vers le golfe de Salonique. Gomme dans les chaînes du Pinde et
du Rhodope, on y trouve encore des chamois et des bouquetins; M. Wiet
mentionne également parmi les bêtes fauves de ses forêts un animal que
les Mirdites connaissent sous le nom de _lucerbal_ et qui appartient
sans doute à la famille des léopards.

A l'ouest du Skhar, de l'autre côté de la profonde vallée du Drin noir,
s'élève un pâté montagneux, haut de 1,000 mètres à peine, mais fort
difficile d'accès: c'est la citadelle de la Haute-Albanie, le pays des
Dukagines et des Mirdites. Là d'énormes roches de serpentine ont fait
éruption à travers les terrains calcaires, de hautes murailles se
dressent de toutes parts autour des vallées, et les pentes extérieures,
où les torrents se sont creusé de rapides couloirs, sont fort inclinées.
Dans leur ensemble, ces montagnes tourmentées suivent une direction
normale vers le sud et le sud-est, parallèlement aux contre-forts
méridionaux du Skhar, et s'abaissent peu à peu en prenant un aspect
moins formidable et en s'ouvrant de larges bassins où s'amassent les
eaux. Les sites de cette région lacustre sont d'une grâce extrême. Le
lac d'Okrida, la plus grande des nappes d'eau de la Haute-Albanie, a
même pu être comparé au lac de Genève. Son eau, encore plus bleue que
celle du Léman, est aussi plus transparente, et par quinze et vingt
mètres on voit les poissons se pourchasser dans ses profondeurs: de là
son ancien nom grec de Lychnidos. La charmante petite ville d'Okri,
bâtie en amphithéâtre, et le mont Pieria, portant un vieux château
romain, gardent l'issue du lac; une dizaine de villages blancs
apparaissent sur les pentes au milieu des bois de chênes. Il est
possible qu'autrefois le lac d'Okrida, au lieu de s'écouler au nord par
l'étroite vallée du Drin noir, étranglée de défilés, épanchât le surplus
de ses eaux, du côté du sud-ouest, dans le petit lac Malik, que traverse
la rivière Devol. Si l'on en croit les indigènes, le lac d'Okrida aurait
pour tributaires les deux nappes de Prespa ou de Drenovo, situées à
l'est, au milieu d'une profonde cavité d'écroulement; des torrents
souterrains que l'on voit jaillir en puissantes fontaines d'eau bleue
seraient les émissaires de ce double bassin.

Au sud de cette région des lacs, dominée à l'occident par la superbe
cime isolée du Tomor, commence la chaîne du Pinde, ici connue sous le
nom de Grammos. D'abord assez basse, et coupée de nombreux cols offrant
un passage facile d'Albanie en Macédoine, elle s'élève graduellement, et
précisément à l'est de Janina, elle forme le massif montagneux de
Metzovo, point de départ du Pinde proprement dit, la grande arête de
l'Épire, «continent» des anciens Grecs de Corfou. Ce groupe, où se
réunissent quatre chaînes, est inférieur en altitude aux pics de la
Bosnie et du Skhar; mais il est plus beau à cause du désordre
pittoresque de ses pyramides, des forêls de pins et de hêtres qui en
recouvrent les pentes, surtout sur le versant oriental, et de l'aspect
plus méridional des plaines qui s'étendent à sa base. La montagne de
roches éocènes qui forme le centre même du massif, le Zygos, Lakhmon des
anciens Grecs, n'est pas assez élevée pour commander l'admirable
panorama; mais si l'on gravit dans le voisinage les cimes déchiquetées
et rocailleuses du Peristera-Vouna ou du Smolika, on peut apercevoir à
la fois les eaux de la mer Égée et celles de la mer Ionienne: on
distingue même les rivages de la Grèce au delà du golfe d'Arta.

Un lac célèbre occupe le fond du large bassin calcaire situé à la base
occidentale du massif de Metzovo: c'est le lac de Janina. Dans le
territoire d'Épire, aucune région ne présente de plus curieux phénomènes
que les bords de cette nappe lacustre. Peu profonde, puisque M. Guido
Cora n'y a trouvé que des sondes inférieures à une moyenne de 10 mètres,
elle ne reçoit guère pour affluents que d'abondantes sources jaillissant
du pied des rochers; elle n'a point un seul émissaire visible, mais,
d'après le voyageur Leake, chacun des deux bassins qui la composent, et
qui sont réunis l'un à l'autre par un canal marécageux obstrué d'îles et
de joncs, a son écoulement caché. Le lac du nord ou Labchistas se
déverse dans un gouffre ou _voinikova_ pour aller reparaître au
sud-ouest en un torrent considérable qui se jette dans la mer Ionienne,
vis-à-vis de Corfou; c'est le Thyamis, le Mavropotamos de nos jours.
Plus au sud, jaillit des rochers l'antique Achéron, que vient gonfler
plus bas un autre torrent non moins célèbre, le Cocyte aux eaux
insalubres ou le Bobos des indigènes; le golfe, dans lequel se jette
cette masse liquide, avait du temps des anciens le nom de «Baie des Eaux
douces» à cause du flot qui s'y déverse. Le lac de Janina proprement dit
n'a, lors de l'étiage, qu'un seul émissaire plongeant en cascade dans un
abîme au-dessus duquel tournent les roues d'un moulin: les ruines
cyclopéennes de la cité pélasgique d'Hella dominent cet entonnoir aux
eaux grondantes. La rivière souterraine rejaillit à une grande distance
au sud, non pour descendre vers la mer Ionienne, comme l'Achéron, mais
pour se déverser dans le golfe d'Arta. Lorsque le niveau du lac est plus
élevé, quatre autres «avaloirs», ouverts en forme de crible dans les
rochers, reçoivent l'excédant de la masse liquide, la «digèrent», ainsi
que le disent les Grecs du pays, et la portent dans le même canal
d'écoulement: de petits lacs placés de distance en distance au-dessus du
canal souterrain sont comme des «regards» par lesquels se révèle le
courant caché. L'importance considérable que les déversoirs du lac de
Janina ont prise dans la mythologie grecque, ces noms si redoutés des
rivières infernales, le Cocyte et l'Achéron, témoignent de l'influence
que durent exercer les Pélasges de ces contrées sur la civilisation
hellénique. Les mythes des antiques Hellopiens étaient devenus ceux de
tous les Grecs, et nul temple de l'Hellade n'était plus vénéré que leur
principal sanctuaire, la forêt de Dodone, où l'on entendait murmurer
l'avenir dans le feuillage des chênes. Peut-être est-ce près des ruines
de quelques-unes de ces villes cyclopéennes, fort nombreuses dans le
pays, qu'il faudrait chercher ce lieu sacré; d'après certains auteurs,
c'est plutôt aux bords mêmes du lac de Janina que se trouvait la forêt
mystérieuse; quelques-uns veulent, à tort sans aucun doute, que
l'emplacement précis en soit indiqué par le château fort où vivait au
commencement du siècle le terrible Ali-Tepeleni, pacha d'Épire, ce
monstre qui se faisait gloire d'être une «torche ardente pour consumer
les hommes».

[Illustration: ÉPIRE MÉRIDIONALE.]

A l'ouest du bassin de Janina, les montagnes du pays de Souli atteignent
encore un millier de mètres, mais les autres massifs, quoique fort
abrupts et d'un abord difficile, sont beaucoup moins élevés, et près de
la mer consistent seulement en petits promontoires rocailleux,
maigrement revêtus de broussailles et parcourus des chacals; des étangs
en communication avec la mer, des vallées fermées où séjournent les eaux
de pluie, des lits de torrents fleuris de lauriers-roses interrompent
les chaînons, et pendant les chaleurs de l'été répandent leurs miasmes
dangereux dans les villages des alentours. Mais au nord de l'étang de
Butrinto et du canal de Corfou, et à l'ouest du superbe mont isolé de
Koundousi, le littoral se redresse pour former l'âpre chaîne de
Chimaera-Mala ou de l'Acrocéraunie, si redoutée des anciens à cause des
orages qui s'amassaient autour de ses rochers et des torrents ou
«chimères» qui se précipitaient de ses pentes. C'est au sommet des monts
Acrocérauniens que siégeait Jupiter «Lanceur de Foudres». Les vents se
déplacent souvent en brusques rafales à la base du promontoire le plus
avancé, la langue de pierre (_linguetta_), qui marque l'entrée de la mer
Adriatique: ce sont là les «infâmes écueils» dont parle le poëte latin
et sur lesquels tant de matelots ont naufragé. En cet endroit, le canal
qui sépare la Turquie de la péninsule Italique n'a que 72 kilomètres de
largeur et moins de 200 mètres de profondeur sur le seuil. Il est
possible qu'un isthme de jonction ait autrefois réuni les deux terres
voisines[28].

[Note 28:

Cimo la plus haute du Skhar..    2,500(?) mèt.
Tomor........................    2,200    »
Zygos ou Ltikhmon............    1,678    »
Smolika......................    1,820    »
Konndousi....................    1,910    »
Monts Acrocérauniens.........    2,045(?) »
Lac d'Okrida.................      655    »
Lac de Janina................      350(?) »
]

Les populations albanaises ou chkipétares se partagent en deux races
principales, les Toskes et les Guègues, qui sans doute descendent l'une
et l'autre des anciens Pélasges, mais qui s'ont en maints endroits
mélangées d'éléments slaves, bulgares et roumains. Peut-être aussi
d'autres souches ethnologiques se trouvent-elles représentées dans l'es
tribus chkipétares, car s'il en est dont les traits offrent le type
hellénique le plus noble, d'autres, au contraire, ont le masque d'une
laideur repoussante. Sous divers noms, les Guègues, les plus purs de
race, occupent toute l'Albanie du nord jusqu'à la rivière Chkoumb. Au
sud de cette limite, d'ailleurs assez peu respectée, s'étend le
territoire des Toskes. Les dialectes des deux nations diffèrent beaucoup
et ce n'est pas sans peine qu'un Àcrocéraunien arrive à comprendre un
Mirdite ou tel autre Albanais du nord. A la différence d'idiomes
s'ajoute le plus souvent l'hostilité de race. Guègues et Toskes se
détestent, si bien que dans les armées turques on a pris le parti de les
séparer, de peur qu'ils n'en viennent aux mains. Quand il s'agit
d'étouffer une insurrection de Chkipétars, le gouvernement emploie
toujours pour la répression les troupes albanaises de la race ennemie:
il est alors servi avec la fureur de la haine.

Avant la migration des Barbares, les Albanais occupaient jusqu'au Danube
toute la partie occidentale de la péninsule de l'Haemus. Mais ils furent
obligés de reculer, et tout le territoire de l'Albanie fut occupé par
les Serbes et les Bulgares. Une foule de noms slaves, que l'on rencontre
dans toutes les parties de la contrée, rappellent cette période de
conquête pendant laquelle l'histoire ne prononce même pas le nom des
populations autochthones. Mais dès que la puissance des Serbes eut
succombé sous les coups des Osmanlis, les Albanais reparurent, et depuis
ils n'ont cessé de refluer sur leurs voisins d'origine slave. Au
nord-est, ils se sont avancés peu à peu dans la vallée de la Morava
bulgare; une de leurs colonies a même pénétré dans la Serbie
indépendante. Comme une mer montante, ils ont entouré de leurs flots des
îles et des archipels de populations slaves; c'est ainsi que des groupes
de Serbes éloignés de leur corps de nation se trouvent encore dans le
voisinage de l'Acrocéraunie, aux bords du lac d'Okrida, et sur toutes
les montagnes qui entourent la fatale plaine de Kossovo, où furent
massacrés leurs ancêtres. Les envahissements des Albanais s'expliquent
surtout par l'expatriation des Serbes: pour se soustraire à la
domination turque, ceux-ci émigrèrent par centaines de mille sous la
conduite de leurs patriarches et se réfugièrent en Hongrie; les
Chkipétars envahisseurs, en grande majorité musulmans, n'eurent qu'à
remplir les vides; mais ça et là restent encore des espaces déserts,
attendant les habitants. Les Serbes de la contrée deviennent rapidement
Albanais par la langue, la religion, les coutumes: ils se disent Turcs
comme les Amantes, et pour eux le nom de Serbes ne s'applique plus
qu'aux chrétiens d'outre-frontière. D'ailleurs les moeurs des Guègues se
rapprochent de celles de leurs voisins slaves par tant de traits
remarquables, qu'on y voit un témoignage évident d'un mélange assez
intime entre les deux races.

Si les Albanais gagnent du terrain vers le nord, en revanche ils en
perdent du côté du sud. Quoique certainement d'origine épirote,
c'est-à-dire pélasgique, les habitants d'une partie de l'Albanie du Sud
parlent grec. Arta, Janina, Prevesa, sont des villes hellénisées; seules
quelques familles musulmanes y ont conservé l'usage de l'albanais.
Presque tout l'espace compris entre le Pinde et les chaînes de montagnes
riveraines de l'Adriatique est un domaine de la langue grecque. Dans les
régions montueuses qui s'étendent à l'ouest jusqu'à la mer, toutes les
populations sont «bilingues», c'est-à-dire qu'elles parlent à la fois
les deux idiomes. Tels, par exemple, les célèbres Souliotes, qui se
servent du ttosque dans leurs familles et qui s'entretiennent en grec
avec les étrangers. Du reste, là où les deux races sont en présence, ce
sont toujours les Albanais qui se donnent la peine d'apprendre la langue
des Hellènes; ceux-ci ne daignent pas étudier un idiome qui leur paraît
méprisable.

Línfluence des Grecs dans l'Albanie méridionale s'accroît d'autant plus
facilement qu'elle peut s'appuyer sur une autre race dont les groupes
sont parsemés au milieu des populations chkipétares en beaucoup plus
grand nombre que parmi les Grecs de l'Olympe et de l'Acarnanie. Cette
race est celle des Zinzares, appelés aussi Macéde Valaques, «Valaques
Boiteux,» ou tout simplement Roumains méridionaux. Ce sont, en effet,
les frères de ces autres Roumains qui habitent au nord les plaines de la
Valaquie et de la Moldavie. Ils ne se présentent en masses assez
considérables pour former un corps de nation que sur les deux versants
du Pinde, au sud et à l'est du lac de Janina: quelques auteurs pensent
qu'ils sont là peut-être deux cent mille en un seul tenant. De même que
les Roumains du Danube, ce sont probablement des Daces latinisés. Ils
ressemblent aux Valaques, de traits, de tournure, de caractère, et comme
eux parlent une langue néo-latine, mélangée néanmoins d'un grand nombre
de mots grecs. Dans les vallées du Pinde, les Zinzares sont en majorité
pasteurs nomades et souvent leurs villages restent abandonnés pendant
des mois. Beaucoup appliquent aussi à d'autres métiers leur habileté de
main et leur intelligence, qui sont fort grandes. Presque tous les
maçons de la Turquie, excepté dans les capitales, sont des Zinzares.
Souvent le même individu fera le plan de la maison et la bâtira seul,
tour à tour architecte, charpentier, menuisier, serrurier. Les Roumains
du Pinde deviennent aussi de très-habiles orfèvres.

Rompus au maniement des affaires, ils remplissent dans l'intérieur de la
Turquie ce rôle d'intermédiaires naturels du commerce qui, sur le
litorral, appartient aux Grecs; on raconte qu'autrefois les Valaques de
Metzovo étaient sous la protection immédiate de la Porte, sans doute en
leur qualité de prêteurs d'argent; tout voyageur, chrétien ou musulman,
était tenu de déferrer ses chevaux avant de sortir du territoire de
Metzovo, «de peur qu'il n'emportât par mégarde quelque parcelle d'un sol
qui n'était point à lui.» Les comptoirs des Valaques du Pinde se
trouvent dans toutes les villes de l'Orient et jusqu'à Vienne, où l'une
des plus puissantes maisons de banque a été fondée par un des leurs. A
l'étranger, on les prend en général pour des Grecs, car ils parlent tous
le romaïque et ceux d'entre eux qui sont à leur aise envoient leurs
enfants dans les écoles d'Athènes. Isolés au milieu des musulmans, les
Zinzares du Pinde éprouvent le besoin de se rattacher de coeur à une
patrie d'où puisse leur venir la liberté. Cette patrie, c'est le monde
grec: c'est à lui, espèrent-ils, que leur pays natal pourra s'unir un
jour. Ils n'ont appris que tout récemment à se sentir solidaires des
Roumains du nord et des Italiens, et d'ailleurs ils font assez bon
marché de leur propre nationalité songent nullement à se maintenir comme
une race distincte. Il paraît que, par une de ces transformations
graduelles si fréquentes en histoire, de nombreuses populations
macédo-valaques se sont complètement hellénisées. Au moyen âge, la
Thessalie presque tout entière était peuplée de Zinzares: aussi les
auteurs byzantins lui donnaient-ils le nom de Grande-Valaquie. Qu'ils
aient émigré dans la Roumanie actuelle, comme le pensent certains
auteurs, ou bien qu'ils aient été graduellement assimilés par les Grecs,
ils sont maintenant peu nombreux sur le versant oriental du Pinde et
distribués en petites colonies éparses. Enfin des milliers de familles
roumaines, qui vivent dans les cités du littoral, Avlona, Berat, Tirana,
sont devenues musulmanes, quoique leur idiome soit toujours le valaque.

En dehors de ces Zinzares, des Épirotes grecs, des Serbes et des
Osmanlis peu nombreux des grandes villes, la population de la Turquie
occidentale, entre les montagnes de la Bosnie et là Grèce, est composée
de Guègues et de Tosques à demi barbares, dont l'état social ne s'est
guère modifié depuis trois mille années. Par leurs moeurs, leur manière
de sentir et de penser, les Albanais de nos jours nous représentent
encore les Pélasges des anciens temps: mainte scène à laquelle assiste
le voyageur le transporte en pleine Odyssée. George de Hahn, le savant
qui a le mieux étudié les Chkipétars, croyait'voir en eux de véritables
Doriens, tels que devaient être les Héraclides lorsqu'ils abandonnèrent
les montagnes de l'Épire pour aller à la conquête du Péloponèse. Ils ont
même courage, même amour de la guerre et de la domination, même esprit
de clan; ils ont aussi à peu près le même costume: la blanche
fustanelle, élégamment serrée à la taille, n'est autre que l'ancienne
chlamyde. Parmi tant d'autres traits de ressemblance, les Guègues, comme
les Doriens d'autrefois, éprouvent cette passion mystérieuse que des
historiens de l'antiquité ont malheureusement confondue avec un vice
sans nom, et qui lie des hommes faits à des enfants par une affection
pure et dévouée, par un amour idéal où les sens n'ont aucune part.

Il n'est pas un peuple moderne dont les annales militaires offrent des
exemples de vaillance plus étonnants que ceux des Albanais. Au quinzième
siècle, ils ont eu leur Scanderbeg, leur «Alexandre le Grand», qui n'eut
certes pas pour sa gloire un théâtre aussi vaste que le Macédonien, mais
qui ne lui fut point inférieur par le génie, et fut bien autrement grand
par la justice et la bonté. Et quelle peuplade dépassa jamais en courage
ces montagnards souliotes où sur des milliers il ne se trouva pas un
vieillard, pas une femme, pas un enfant pour demander grâce aux
massacreurs envoyés par Ali-Pacha? L'héroïsme de ces femmes souliotes
qui mettaient le feu aux caissons de cartouches, qui se précipitaient du
haut des rochers ou s'élançaient dans les torrents en se tenant par la
main et en chantant leur chant de mort, restera toujours l'un des
étonnements de l'histoire.

Mais à cette vaillance se mêle encore chez maintes tribus albanaises une
grande sauvagerie. La vie humaine est tenue pour peu de chose parmi ces
populations guerrières; et dès qu'il est versé, le sang appelle le sang,
les victimes sa vengent par d'autres victimes. On croit aux vampires,
aux fantômes, et parfois on a brûlé des vieillards, soupçonnés de
pouvoir tuer par leur haleine. L'esclavage n'existe point, mais la femme
est toujours serve; elle est considérée comme un être tout à fait
inférieur, sans droit et sans volonté. La coutume élève entre les deux
sexes une barrière plus difficile à franchir que ne le sont ailleurs les
murs du gynécée le mieux gardé. La jeune fille n'a le droit de parler à
aucun jeune homme: pareil acte serait un crime que le père ou le frère
laveraient peut-être dans le sang. Les parents écoutent parfois les
voeux du fils quand ils songent à le marier, jamais ils ne consultent la
fille. Souvent ils l'ont déjà fiancée dès le berceau; quand elle atteint
sa douzième année, ils la cèdent au jeune homme choisi moyennant un
trousseau, complet et une somme d'argent fixée par la coutume, ne
dépassant pas une moyenne de vingt-cinq francs. C'est à ce prix que les
pères se débarrassent de leurs filles et que l'acheteur en devient à son
tour le maître absolu, non sans avoir, suivant la coutume de presque
tous les peuples antiques, procédé à un simulacre d'enlèvement.
Désormais la pauvre femme vendue comme une esclave doit travailler à
outrance pour son mari et à sa place; elle est à la fois ménagère,
laboureur, ouvrier; les poésies la comparent justement à la «navette
toujours active», tandis que le père de famille est représenté comme «le
bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant résonner sa
clochette». Et pourtant cette femme si méprisée, cette bête de somme
abrutie par le travail, est parfaitement à l'abri de toute insulte; elle
pourrait traverser le pays d'un bout à l'autre sans avoir à craindre
qu'on lui adresse une seule parole déplacée: le malheureux qui se met
sous sa protection est un être sacré.

Les liens de la famille sont très-puissants chez les Albanais. Le père
garde ses droits de maître souverain jusque dans l'âge le plus avancé,
et, tant qu'il existe, tout ce que gagnent ses enfants et ses
petits-enfants lui appartient; souvent même la communauté familiale
n'est point brisée après sa mort. La perte a un membre de la famille,
surtout celle des jeunes hommes, est de la part des femmes l'objet de
pleurs et de lamentations effroyables qui ont eu souvent pour suite de
longs évanouissements et même la démence; mais on pleure à peine la mort
de ceux qui ont atteint le terme naturel de la vie. Les diverses
familles d'une descendance commune n'oublient point leur parenté, même
quand le nom de leur ancêtre s'est depuis longtemps perdu; ils restent
unis en clans appelés _phis_ ou _pharas_, qui se groupent solidement
pour la défense, pour l'attaque ou pour la gérance d'intérêts communs.
Chez les Albanais, comme chez les Serbes et chez maints peuples anciens,
la fraternité du choix n'est pas moins solide que celle du sang: les
jeunes gens qui veulent devenir frères se lient par des serments
solennels en présence de leurs familles et, s'ouvrant une veine, boivent
quelques gouttes du sang l'un de l'autre. Si puissant est en Albanie ce
besoin d'association familiale, que très-souvent des enfants élevés
ensemble restent unis pendant toute leur vie et constituent des sociétés
régulières ayant des jours de réunion, des fêtes et un budget commun.

En dépit de ce penchant remarquable qui porte les Albanais à s'associer
en clans et en communautés, en dépit de leur amour enthousiaste pour
leur pays natal, les populations chkipétares sont restées sans cohésion
politique; les conditions physiques du sol qu'elles habitent et leur
malheureuse passion pour les batailles les ont condamnées à
l'éparpillement des forces et, par suite, à la servitude. Les haines
religieuses entre musulmans et chrétiens, entre grecs et latins, ont dû
contribuer au même résultat.

On admet généralement que le nombre des Albanais mahométans dépasse
celui des chrétiens de diverses confessions, mais le manque de
statistiques sérieuses ne permet pas à cet égard d'affirmations
positives. Lorsque les Turcs furent devenus les maîtres du pays et que
les plus vaillants des Albanais se furent réfugiés en Italie pour
échapper à l'oppression de leurs ennemis, la plupart des tribus restées
en arrière furent obligées de se convertir à l'Islam; en outre, nombre
de chefs qui vivaient de brigandage trouvèrent leur intérêt à se faire
musulmans afin de continuer leurs déprédations sans danger; sous
prétexte de guerre sainte, ils ne cessaient d'accroître par la violence
leurs domaines et leurs richesses. Telle est la cause de ce fait général
que la population mahométane de l'Albanie représente l'élément
aristocratique, du moins dans toutes les villes. Ce sont eux qui
possèdent la terre, et le paysan chrétien, quoique libre d'après la loi,
n'en reste pas moins asservi au seigneur qui lui fait des avances et le
tient toujours à sa merci par la faim. D'ailleurs les Albanais musulmans
ont plus de fanatisme guerrier que de zèle religieux, et nombre de leurs
cérémonies, surtout celles qui se rapportent aux souvenirs de la patrie,
ne diffèrent en rien de celles des chrétiens. Ils se sont convertis,
mais sans la moindre conviction; ainsi qu'ils le disent eux-mêmes
cyniquement: «Là où est l'épée, là est la foi!»

En beaucoup de districts aussi, la conversion n'eut lieu que pour la
forme et les chrétiens zélés continuèrent de pratiquer secrètement leur
culte; aussi, dès que la tolérance du gouvernement le leur a permis, de
nombreuses populations albanaises, devenues mahométanes en apparence, se
sont-elles empressées de revenir publiquement à leurs anciens rites.
Quant aux clans guerriers des montagnes, Mirdites, Souliotes,
Acrocérauniens, ils n'avaient pas besoin d'attendre le bon plaisir des
Turcs, ils restèrent chrétiens de l'église romaine ou de l'église
grecque. La limite qui sépare les Guègues et les Tosques coïncide à peu
près avec celle des deux religions: au nord du Chkoumb vivent les
Albanais catholiques, au sud les orthodoxes grecs. C'est à cette
dernière religion qu'appartiennent aussi tous les Hellènes et les
Zinzares de l'Albanie méridionale. Également soumis au croissant, grecs
et latins se vengent de leur servitude commune en se haïssant
furieusement les uns les autres: c'est là sans doute la principale
raison qui n'a pas permis aux Albanais de reconquérir leur indépendance,
comme l'ont fait les Serbes.

Encore à la fin du siècle dernier, l'Albanie du Sud et l'Épire étaient
un pays tout féodal. Les chefs de clans et les pachas turcs, eux-mêmes à
demi indépendants du sultan, habitaient les châteaux forts perchés sur
les rochers, et de temps en temps ils descendaient suivis de leurs
hommes d'armes, ou pour mieux dire des brigands qu'ils avaient à leur
solde. La guerre était en permanence, et les limites des possessions
changeaient incessamment avec le sort des armes entre les diverses
tribus et les seigneurs. Le terrible Ali de Janina changea cet état de
choses, il fut le Richelieu de l'aristocratie chkipétare. Depuis qu'il a
promené le niveau sur les petits et les grands à la fois, la paix s'est
faite dans la servitude, et le pouvoir central a gagné en force ce
qu'ont perdu les seigneurs et les chefs de famille.

[Illustration: ALBANAIS.]

C'est dans l'Albanie septentrionale, parmi les populations
indépendantes, qu'il faut aller pour voir encore un état social qui
rappelle le moyen âge. Dès qu'on a passé la Mat, au nord de Tirana, on
s'aperçoit du changement. Tous les hommes sont armés; le berger, le
laboureur lui-même ont la carabine sur l'épaule; les femmes et jusqu'aux
enfants ont le pistolet à la ceinture: chacun a dans sa main la vie d'un
autre homme et la défense de la sienne propre. Les familles, les clans,
les tribus, ont leur organisation militaire toujours complète: qu'on les
appelle au combat, tous sont debout, prêts à la bataille. Souvent les
fusils partent d'eux-mêmes. Qu'une tête de bétail manque dans un
troupeau, qu'une insulte soit proférée dans un moment de colère, et la
guerre sévit entre les tribus. Naguère le grand ennemi était le Serbe
monténégrin, car le pauvre montagnard, relégué dans ses hautes vallées
au milieu de rochers stériles, est souvent obligé pour vivre de faire le
métier de brigand et de moissonner pour son compte les terres du
voisinage. Les maîtres turcs sont enchantés de ces haines qui séparent
les Albanais et les Monténégrins et s'emploient soigneusement à les
entretenir. Les tribus de la Kraïna, entre la Montagne-Noire et le lac
de Skodra, les clans des Malissores, les Klementi, les Dukagines, sont
récompensés de leurs, services guerriers par une exemption d'impôts.
Quoique nominalement sujets de la Porte, ils sont indépendants de fait;
mais que l'on touche à leurs immunités, et ils pourraient bien se
retourner contre les pachas et faire cause commune avec leurs ennemis
héréditaires de la Csernagore.

On peut considérer les Mirdites comme le type de ces tribus
indépendantes de l'Albanie du Nord. Habitant les hautes vallées qui se
dressent en citadelle au sud de la gorge du Drin, ils sont peu nombreux,
douze mille à peine, mais leur qualité d'hommes libres de leur valeur
guerrière leur assurent une influence considérable dans toute la Turquie
occidentale. Enfermés dans une enceinte de montagnes où l'on ne peut
pénétrer que par trois gorges difficiles, les Mirdites commandent les
défilés par lesquels doivent passer nécessairement les armées turques
lorsqu'elles opèrent contre le Monténégro. Aussi la Sublime-Porte,
comprenant combien il serait difficile de dompter ces redoutables
montagnards, a-t-elle préféré se les attacher par des honneurs et par la
reconnaissance de leur complète autonomie administrative. De leur côté,
les Mirdites, quoique chrétiens ont toujours combattu avec le plus grand
dévouement dans les rangs de l'armée turque, soit en Morée ou en Crimée,
soit dans l'empire même, contre leurs coreligionnaires de la
Montagne-Noire. Militairement, ils se divisent en trois «bannières» de
montagnes et en deux bannières de plaines; cinq autres bannières, celles
du district de Lech ou d'Alessio, viennent se ranger à côté des bandes
mirdites en temps de guerre. C'est le drapeau du clan d'Oroch, le moins
nombreux, mais le plus réputé par sa vaillance, qui a l'honneur de
flotter en tête.

La Mirditie ou Mirdita est constituée en république oligarchique se
gouvernant par les anciennes coutumes. Le prince ou pacha d'Oroch est le
premier par son titre, mais il ne peut donner aucun ordre; toutes les
questions sont réglées par les anciens ou _vecchiardi_ de chaque
village, par les délégués des différentes bannières et par les chefs de
clans réunis en conseil; ceux-ci n'ont d'autorité réelle que grâce à
l'influence morale qu'ils savent acquérir. Du reste les vieilles
traditions du clan ont une force suffisante pour remplacer toute autre
loi. La femme doit être enlevée à l'ennemi, et dans nombre de villages
de la plaine les jeunes filles musulmanes s'attendent, sans trop
d'effroi, à être ravies par les guerriers mirdites dans quelque
expédition de maraude. La vendetta s'exerce d'Iirie façon inexorable:
chez ces hommes encore barbares, le sang ne peut être lavé que par le
sang. La violation de l'hospitalité est aussi punie de mort. La femme
adultère est ensevelie sous un tas de cailloux par son parent le plus
rapproché, et la tête du complice est d'avance livrée au mari: telle est
la justice sommaire des populations mirdites. Il va sans dire que
l'instruction est nulle dans ce pays; les écoles n'y existent point. En
1866, à peine cinquante chrétiens de la Mirditie et de tout le district
de Lech savaient lire avec difficulté; une dizaine signaient leurs noms.
Grâce aux leçons des muezzins de la mosquée, les enfants musulmans de
Lech étaient les seuls qui eussent le privilège d'étudier quelque peu.
M. Wiet nous apprend qu'en revanche l'agriculture est relativement
développée chez les Mirdites; obligés pour vivre de cultiver avec soin
les vallées de leurs âpres montagnes, ils réussissent à leur faire
rendre de plus belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une
population plus indolente.

Par un singulier contraste historique, les descendants les plus directs
de ces antiques Pelasses auxquels nous devons les commencements de notre
civilisation européenne sont encore parmi les populations les plus
barbares du continent. Mais eux aussi doivent se modifier peu à peu sous
l'influence générale du milieu qui change sans cesse. Un des exemples
les plus remarquables de cette transformation graduelle est fourni par
les émigrations des Épirotes et des Chkipétars du Sud. Récemment encore,
ces terribles batailleurs, bien différents des montagnards des autres
races, et notamment des Zinzares, qui vont toujours gagner leur vie par
le travail ou le commerce, s'expatriaient uniquement pour aller
combattre; comme les anciens hoplites de l'Épire que l'on voyait sur
tous les champs de bataille de la Grèce et de la Grande-Grèce, ils
n'aimaient que le métier facile et dégradant de soldats mercenaires. Au
siècle dernier, les jeunes gens de l'Acrocéraunie se vendaient en assez
grand nombre au roi de Naples pour lui former tout un régiment, le
«Royal Macédonien». Encore de nos jours, beaucoup de musulmans et même
des Tosques chrétiens continuent d'aller se mettre à la solde des pachas
et des beys. Connus en général sous le nom corrompu d'Arnautes, on les
voit dans les parties les plus éloignées de l'empire, en Arménie, à
Bagdad, dans la péninsule Arabique. Après un temps de service plus ou
moins long, la plupart des vétérans se retirent dans les terres que le
gouvernement leur concède: de là ce nombre considérable de «villages des
Arnautes» (Arnaout-Keuï) que l'on rencontre dans toutes les contrées de
la Turquie. Toutefois les guerres devenant de plus en plus rares, le
métier de soldat mercenaire a graduellement perdu de ses avantages, et
par suite le nombre des Albanais qui émigrent pour gagner honnêtement
leur vie par le travail augmente chaque année. Comme les Suisses des
Grisons, et sous la pression des mêmes nécessités économiques, les
Chkipétars quittent leurs montagnes avant le commencement de l'hiver, et
vont au loin dans les plaines exercer leur industrie. La plupart
reviennent au printemps, avec un petit pécule que n'eût pu leur procurer
la culture de leurs rochers ingrats; mais il en est aussi qui émigrent
sans esprit de retour, et quelquefois par bandes entières. Depuis
longtemps déjà, les industriels nomades de l'Épire et de l'Albanie du
Sud ont reconnu les avantages de la division du travail; aussi chaque
vallée a-t-elle sa spécialité: l'une fournit des bouchers, une autre des
boulangers, une autre encore des jardiniers; un village des environs
d'Argyro-Kastro donne à Constantinople tous ses artisans fontainiers; le
district de Zagori, d'où venaient peut-être les anciens Asclépiades de
là Grèce, expédie ses médecins, ou, pour mieux dire, ses «rebouteux»,
dans toutes les villes de la Turquie d'Europe et d'Asie. Un grand nombre
d'Albanais enrichis reviennent couler leurs vieux jours dans la patrie
et s'y bâtissent de belles maisons, qu'on est tout étonné de rencontrer
au milieu de ces âpres rochers de l'Épire. En quelques localités
écartées, de riches demeures remplacent les anciennes forteresses
seigneuriales, espèces de tours grossièrement bâties, et sans autres
ouvertures aux étages inférieurs que des meurtrières, où brillaient
souvent les canons des fusils.

Ainsi les Albanais eux-mêmes sont entraînés dans un mouvement général de
progrès, at quand ils seront entrés en relations suivies avec les autres
peuples, on peut espérer à bon droit qu'ils joueront un rôle important,
car ils se distinguent, en général, par la finesse de 1 esprit, la
clarté de la pensée et la force du caractère. Les montagnards de
l'Albanie ont sur les Bosniaques et les Monténégrins l'avantage d'avoir
un littoral maritime; mais ils n'en profitent guère, non-seulement à
cause du brigandage, de leurs dissensions intestines et de leur manque
d'industrie, mais aussi à cause des obstacles que leur opposent les
escarpements de leurs montagnes, le manque de ponts et de routes, les
fièvres de la côte et les envasements continuels de leurs rivages, sans
cesse agrandis par les alluvions de leurs boueuses rivières. Si grandes
que soient ces difficultés, on s'étonne néanmoins de voir combien faible
est la navigation sur les côtes de l'Albanie. Épirotes et Guègues ne
sont-ils pas de la même race que ces corsaires hydriotes qui, lors de la
guerre de l'indépendance hellénique, ont su faire naître de l'Archipel
des flottes entières, et qui, depuis, sont restés les premiers parmi les
excellents marins de la Grèce? Et pourtant les ports de la côte
albanaise, Antivari, Saint-Jean de Medua, l'un des plus sûrs de la mer
Adriatique, Durazzo, Avlona, Parga perdue dans sa forêt de citronniers,
même la forte Prevesa; entourée de sa forêt de plus de cent mille
oliviers, n'ont qu'un tout petit commerce de détail, desservi pour les
deux tiers par des navires de Trieste et leurs équipages
austro-dalmates: le total des échanges de la côte atteint à peine vingt
millions de francs. A l'exception des Acrocérauniens et des habitants de
Dulcigno, le port maritime de Skodra, nul Albanais turc ne se hasarde
sur la mer pour la pêche ou le commerce. Malgré la fécondité naturelle
des vallées, les articles d'exportation manquent presque complètement.
On n'exploite point de mines en Albanie, et l'agriculture y est à l'état
rudimentaire. En Épire, on ne connaît guère que l'élève des moutons et
des chèvres. Chaque famille y possède en moyenne un troupeau d'une
quarantaine de têtes.

A l'époque romaine, ces contrées étaient également fort délaissées;
seulement une cité somptueuse, Nicopolis, bâtie par Auguste, pour
rappeler le souvenir de sa victoire d'Actium, s'élevait sur un
promontoire au, nord de la ville actuelle de Prevese: des troupeaux en
parcourent maintenant les ruines. Une autre ville, Dyracchium, le
Durazzo des Italiens, qu'entourent des campements de Tsiganes, avait une
certaine importance comme lieu de débarquement des légions romaines et
comme point d'attache de la _Via Egnatia_, qui traversait de l'est à
l'ouest toute la péninsule thraco-hellénique: c'était la ville qui
reliait l'Orient à l'Italie; de nos jours c'est là que vient aboutir le
télégraphe transadriatique. Il est possible que, dans un avenir
prochain, lorsque la Turquie fera de nouveau partie dans son entier du
monde européen, le port d'Avlona remplace Dyracchium dans le rôle
d'intermédiaire entre les deux pays: ce serait, relativement à Brindisi,
le Calais de ce Douvres italien. Aussi bien situé que Durazzo comme
point de départ d'un chemin de fer transpéninsulaire, Avlona a
l'avantage d'être beaucoup plus rapprochée de la côte d'Italie et
d'avoir un port sûr et profond, parfaitement abrité par l'île de Suseno
et la «languette» d'Acrocéraunie.

[Illustration: RICHES ARNAUTES.]

En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte et
remplace les misérables «échelles», auxquelles on donne le nom de ports,
tout le mouvement des échanges se concentre dans les deux cités de
Skodra et de Janina et dans quelques autres villes de l'intérieur. Les
plus considérables sont Prisrend, dont les grands se vantent de la
magnificence de leurs costumes et de la beauté de leurs armes; Ipek,
Pristina, Djakova, toutes situées au pied du Skhar, dans les magnifiques
vallées où doivent nécessairement s'opérer les échanges entre la
Macédoine et la Bosnie, entre les Serbes et les Albanais. Dans la région
maritime, Tirana, Berat, Elbassan, l'antique Albanon, dont le nom se
confond avec celui du pays lui-même, ont aussi quelque importance.
Enfin, Goritza, au sud du lac d'Okrida, est également un lieu de trafic
assez fréquenté, grâce à sa position sur le seuil de passage entre le
versant de la mer Adriatique et celui de la mer Égée. De même que
Prisrend, Skodra et Janina occupent, au débouché des montagnes, des
sites où devaient s'agglomérer les populations à cause des avantages
naturels qui s'y trouvent réunis. De ces deux cités, la plus pittoresque
est la ville d'Épire, assise au bord de son beau lac, en face des masses
un peu lourdes du Pinde, mais en vue des montagnes de la Grèce, «au gris
lumineux, brillant comme un tissu de soie.» Du temps d'Ali-Pacha,
Janina, devenue capitale d'empire, était aussi beaucoup plus populeuse
que Skodra. Celle-ci, souvent désignée du nom de Scutari, a maintenant
repris le dessus. Elle est admirablement située à l'endroit précis où,
des contrées du Danube et des bords de la mer Égée, convergent les
routes de la basse vallée du Drin et du golfe Adriatique. Skodra, la
première cité de l'Orient que l'on rencontre en venant d'Italie, paraît
d'abord assez bizarre avec ses nombreux jardins, entourés de murs
élevés, ses rues désertes, le désordre de ses constructions. Le voyageur
se demande encore où se trouve la ville, lorsqu'il a déjà depuis
longtemps pénétré dans l'enceinte. Mais qu'il monte sur la butte
calcaire qui porte l'ancien château vénitien de Rosapha! et le plus
admirable panorama se déroulera sous son regard. Les dômes de Skodra,
ses vingt minarets, la riche verdure de sa plaine, son amphithéâtre de
montagnes étrangement découpées, son lac étincelant au soleil et les
eaux sinueuses du Drin et de la Boïana forment un spectacle d'une rare
magnificence. La mer, quoique peu éloignée, manque pourtant à ce
tableau[29].

[Note 29: Villes principales de l'Albanie, avec leur population
approximatif:

Prisrend........... 46,000 hab.
Skodra............. 35,000  »
Janina............. 25,000  »
Djakova............ 28,000  »
Ipek............... 20,000  »
Elbassan........... 12,000  »
Pristina........... 11,000  »
Berat.............. 11,000  »
Tirana............. 10,000  »
Goritzu............ 10,000  »
Argyro-Kastro......  8,000  »
Provesa............  7,000  »
]



V

LES ALPES ILLYRIENNES ET LA SLAVIE TURQUE


La Bosnie, à l'angle nord-ouest de la Turquie, est la Suisse de l'Orient
européen, mais une Suisse dont les montagnes ne s'élèvent pas dans la
région des neiges persistantes et des glaces. Les chaînes de la Bosnie
et de sa province méridionale, l'Herzégovine, ont sur une grande partie
de leur développement beaucoup de ressemblance avec celles du Jura.
Comme les monts de la Suisse occidentale, elles sont composées
principalement de roches calcaires qui se développent en longs remparts
parallèles, hérissés ça et là de crêtes aiguës. Comme les renflements du
Jura, les chaînes bosniaques sont aussi de hauteurs inégales et, dans
leur ensemble, affectent la forme d'un plateau à sillons parallèles,
disposés comme autant de degrés successifs, d'une pente idéale assez
douce. La chaîne maîtresse de la Bosnie septentrionale est celle qui la
sépare de la côte dalmate; d'autres bourrelets de montagnes plus basses
vont en s'inclinant au nord-est vers les plaines de la Save. Cependant
cette régularité générale des hauteurs de la Bosnie est interrompue par
de nombreux accidents géologiques, formations schisteuses et calcaires
d'origine ancienne, roches triasiques, dolomites, dépôts tertiaires,
éruptions de serpentines. A l'est et au sud-est, plusieurs grandes
vallées cratériformes séparent les monts bosniaques des massifs de la
Serbie. La plus remarquable de toutes est la plaine de Novibasar, où
viennent se rencontrer un grand nombre de torrents et qui commandent
tous les passages de la contrée. C'est la clef stratégique de cette
région de la Turquie: aussi le gouvernement turc veut-il en faire la
station principale du futur réseau des chemins de fer du nord-ouest.

Presque toutes les chaînes de la Bosnie, qui continuent sur le
territoire turc le système alpin de la Carniole et de la Croatie
autrichienne, s'élèvent à mesure qu'elles avancent vers le midi de la
Péninsule. Leur hauteur moyenne, qui d'abord n'atteint pas même un
millier de mètres, se redresse de moitié vers le milieu de la Bosnie, et
sur la frontière du Monténégro la masse dolomitique du Dormitor hausse
ses pyramides blanches à plus de deux kilomètres et demi Autour de cette
belle montagne, que l'on a vainement essayé de gravir, le pays a pris le
caractère général d'un plateau percé de cavités profondes, les unes
ouvertes d'un côté, comme les «auges» de l'Herzégovine, les autres
complètement entourées de rochers, comme les vallées du Montenegro. Mais
à l'est les chaînes se continuent régulièrement en exhaussant de plus en
plus leurs cimes et forment enfin un large massif de montagnes, celui de
Prokletia ou des monts Maudits, le plus considérable de la Turquie tout
entière, et l'un de ceux d'où les eaux s'épanchent en plus grande
abondance: c'est le petit Saint-Gothard des Alpes illyriennes. Presque
au centre de ce massif s'ouvre, comme un énorme cratère, un bassin, au
fond duquel reposent les eaux du lac de Plava. Les hauts sommets qui se
dressent autour de cet abîme offrent ça et là des plaques de neige, même
en été. Toutefois le Kom, qui est le plus élevé de tous, se débarrasse
des frimas chaque année, grâce à son isolement et au souffle des vents
chauds de l'Afrique auxquels il est exposé. Le Kom dispute à l'Olympe de
Thessalie et aux cimes les plus hautes du Rhodope l'honneur d'être le
géant des montagnes de la Péninsule; les marins qui voguent au loin sur
l'Adriatique, distinguent parfaitement sa double pointe par-dessus les
plateaux du Montenegro. Plusieurs voyageurs l'ont escaladé sans peine, à
cause de la faible pente de ses croupes élevées[30].

[Note 30:

Kom.............. 2,850 mètres.
Dormitor......... 2,700   »
Glieb............ 1,760   »
]

[Illustration: LITS SOUTERRAINS DES AFFLUENTS DE LA NARENTA.]

De même que les rivières du Jura, celles de la Bosnie, l'Una, le Verbas,
la Bosna, ont leur cours tracé d'avance par les rangées parallèles des
monts; elles doivent nécessairement couler du sud-est au nord-ouest dans
les sillons qui leur sont ménagés. Mais, comme le Jura, les remparts
crétacés de la Bosnie sont interrompus de distance en distance par
d'étroites fissures ou «cluses» dans lesquelles les eaux se jettent par
un écart soudain, pour aller couler au fond d'un autre sillon. Bien
différentes des rivières qui serpentent dans les plaines, celles des
monts bosniaques changent successivement de vallées par de brusques
détours à angles droits: tour à tour paisibles et furieuses, elles
s'abaissent de degré en degré jusqu'à ce qu'elles atteignent enfin la
Save, qui les reçoit dans son vaste lit. Une seule rivière, la Narenta,
dont le cours aux soudaines volte-face offre beaucoup de ressemblance
avec celui du Doubs français, trouve une série de cluses favorables qui
lui permettent de s'épancher à l'ouest vers l'Adriatique. Tous les
autres torrents, obéissant à la pente générale du sol, descendent vers
le Danube. Leurs vallées aux soudains lacets devraient servir de chemins
naturels pour gagner les plateaux, mais la plupart des gorges sont
difficiles d'accès, et tant qu'on n'y aura pas construit de grandes
routes, comme dans les cluses du Jura, on sera obligé, en maints
endroits, d'escalader les hauts remparts qui séparent les combes et
leurs villages. Ce manque de communications directes et faciles est ce
qui rend les opérations militaires en Bosnie si pénibles et si
périlleuses. C'est à l'est de tous ces massifs, dans là région où
s'entremêlent les sources du Vardar et de la Morava, que passaient et
repassaient les armées. Là s'étend le lit desséché d'un ancien lac que
parcourt la Sitnitza, un des affluents supérieurs de la Morava serbe:
c'est la plaine de Kossovo, le triste «Champ des Merles», dont le nom
réveille de douloureux souvenirs dans les coeurs de tous les Slaves
méridionaux. Là succomba la puissance serbe, en 1389; si l'on devait en
croire les vieux chants héroïques, plus de cent mille hommes y périrent
en un jour. Il y aura bientôt cinq cents ans qu'eut lieu le grand
désastre, mais les Slaves n'ont cessé d'appeler de leurs voeux le jour
de la vengeance, et c'est à Kossovo même, dans le champ où furent
écrasés leurs ancêtres, qu'ils espèrent reconquérir l'indépendance de
leur race entière. Les grottes, les entonnoirs, les rivières
souterraines complètent la ressemblance des montagnes de la Bosnie avec
celles du Jura. On y rencontre ça et là parmi les rochers des trous
d'effondrement de 20 à 30 mètres de profondeur, semblables à des
cratères. Mainte rivière que l'on voit jaillir soudain de la base d'une
colline, en une puissante fontaine d'eau bleue, coule pendant quelques
kilomètres, puis disparaît tout à coup sous un portail de rochers. Les
plateaux de l'Herzégovine surtout sont riches en phénomènes de ce genre.
Gomme dans le Montenegro voisin, le sol y est percé de gouffres ou
_ponor_, au fond desquels disparaissent les eaux de pluie. Les vallées
«aveugles» et les «auges» offrent partout les traces de courants d'eau
et de lacs temporaires; même, de temps en temps, pendant les saisons
pluvieuses, les réservoirs souterrains débordent à la surface; mais,
d'ordinaire, les habitants sont obligés de recueillir l'eau dans les
citernes, ou d'aller la chercher à de grandes distances. D'ailleurs le
régime hydrographique de cette contrée fendillée dans tous les sens peut
changer d'année en année: tel lac indiqué sur les cartes n'existe plus,
parce que les galeries intérieures de la roche se sont dégagées des
alluvions qui les obstruaient; tel autre lac est de formation nouvelle,
parce que des conduits se sont oblitérés. Rien de plus curieux que le
cours de la Trebintchitza, dans l'Herzégovine occidentale. Elle paraît,
disparaît, pour reparaître encore: un de ses bras, tantôt visible,
tantôt caché, va s'unir à la Narenta, en traversant la plaine de Kotesi,
tour à tour campagne altérée et beau lac plein de poissons. D'autres
émissaires, passant par-dessous les montagnes, jaillissent au bord de la
mer en magnifiques fontaines, dont l'une est la fameuse Ombla, qui se
déverse dans la rade de Gravosa, au nord de Raguse.

«Là où finissent les pierres et où commencent les arbres, là commence la
Bosnie,» disaient autrefois les Dalmates; mais déjà certaines régions
bosniaques ont perdu leur végétation. Ainsi les plateaux de
l'Herzégovine, de même que ceux du Monténégro et que les montagnes de la
Dalmatie, sont presque entièrement dépouillés de leurs forêts; toutefois
la Bosnie proprement dite est encore admirablement boisée. Près de la
moitié du territoire est couverte de forêts; dans les plaines, il est
vrai, les bois, où le paysan porte la hache à son gré, sont en maints
endroits réduits à l'état de broussailles; mais dans la région des
montagnes, les forêts, encore vierges, sont composées de grands arbres.
Les principales essences d'Europe sont représentées dans ces bois
magnifiques, le noyer, le châtaignier, le tilleul, l'érable, le chêne,
le hêtre, le frêne, le bouleau, le pin, le sapin, le mélèze;
malheureusement les spéculateurs autrichiens profitent des routes, qui
commencent à pénétrer dans l'intérieur du pays, pour dévaster et
détruire ces forêts, qu'il faudrait aménager avec soin. On entend
rarement les oiseaux chanteurs dans ces grands bois, mais les animaux
sauvages y sont nombreux: ours, sangliers et chevreuils y trouvent leur
abri; on y tue tant de loups que leurs peaux sont un des articles
importants du commerce de la Bosnie. Prise dans son ensemble, la contrée
est d'une admirable fertilité: c'est une des terres promises de l'Europe
par l'extrême fécondité de ses vallées; peu de régions ont aussi plus de
grâce champêtre. La vallée dans laquelle se trouvent les deux cités de
Travnik et de Serajevo est surtout célèbre par le charme de ses
paysages. En certains districts, notamment sur les frontières de la
Croatie et dans le voisinage de la Save, de grands troupeaux de porcs, à
peu près libres, errent au milieu des forêts de chênes: de là le nom de
«pays des cochons», donné par les Turcs en dérision à toute la
Basse-Bosnie.

A l'exception des Juifs, des Tsiganes et de quelques Osmanlis,
fonctionnaires, soldats et marchands, qui vivent dans les villes les
plus populeuses de la Bosnie, tous les habitants des Alpes illyriennes
sont de race slave. Près de la frontière autrichienne, dans la Kraïna,
ils se disent Croates, et le sont en effet; mais ils diffèrent à peine
de leurs voisins les Serbes bosniaques et des Raïtzes ou Slaves de la
Rascie, devenue actuellement le _sandjak_ de Novibazar: leur pays est la
terre classique de ces _piesmas_ ou chants populaires dans lesquels les
Slaves méridionaux trouvent le dépôt, sacré pour eux, de leurs
traditions nationales. Les habitants de l'Herzégovine sont peut-être
ceux qui ont le type spécial le plus caractérisé. Ils descendent,
paraît-il, d'immigrants slaves, venus, au septième siècle, des bords de
la Vistule; de même que leurs voisins les Monténégrins, ils ont un
parler bien plus vif que les Serbes proprement dits; ils emploient aussi
de nombreuses tournures de phrase particulières, et plusieurs mots
italiens se sont glissés dans leur langage.

Si les Bosniaques sont, pour la plupart, unis par l'origine, ils sont
divisés par la religion, et c'est de là que provient leur état de
servitude politique. Au premier abord, il semble en effet très-étonnant
que les Slaves de la Bosnie n'aient pas réussi, comme leurs frères
Serbes, à secouer le joug des Ottomans. Ils sont beaucoup plus éloignés
de la capitale de l'empire, et leurs vallées sont d'un accès bien
autrement difficile que les campagnes de la Serbie. Leur pays tout
entier peut être comparé à une immense citadelle, dont le mur le plus
élevé se dresse précisément au midi, comme pour défendre l'entrée aux
Osmanlis. Une fois ce rempart escaladé, il faudrait forcer
successivement chaque défilé de rivière, gravir chacune des crêtes
parallèles des monts; en mille endroits, quelques hommes devraient
suffire pour forcer à la retraite des bataillons entiers. Le climat
lui-même devrait servir à protéger la Bosnie contre les Turcs, car il
diffère beaucoup de celui du reste de la Péninsule; les pentes inclinées
vers le nord et les barrières de montagnes, qui arrêtent au passage les
tièdes courants atmosphériques, donnent à la Bosnie une température bien
plus froide que ne le comporte la latitude de la contrée. Et pourtant,
malgré les avantages que présentent le sol et le climat au point de vue
de la défense, toutes les tentatives de révolte qu'on a faites contre
les Turcs ont lamentablement échoué. C'est que les musulmans et les
chrétiens bosniaques sont ennemis les uns des autres, et que, parmi les
chrétiens eux-mêmes, les catholiques grecs, régis par leurs popes, et
les catholiques de Rome, qui obéissent aveuglément à leurs prêtres
franciscains, se détestent et se trahissent mutuellement. Étant divisés,
ils sont forcément asservis et l'abjection de la servitude les a rendus
pires que leurs oppresseurs.

Les musulmans de la Bosnie, qui se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs,
repoussé comme désobligeant par les Osmanlis du reste de l'empire, ne
sont pas moins Slaves que les Bosniaques des deux confessions
chrétiennes, et comme eux ils ne parlent que le serbe, quoiqu'un grand
nombre de mots turcs se soient glissés dans leur idiome. Ce sont les
descendants des seigneurs qui se convertirent à la fin du quinzième
siècle, et surtout au commencement du seizième, afin de conserver leurs
privilèges féodaux. Parmi leurs ancêtres, les «Turcs» de Bosnie comptent
aussi nombre de brigands fameux qui se hâtèrent de changer de religion
pour continuer sans péril leur métier de pillards; enfin les serviteurs
immédiats des chefs durent se convertir de force. L'apostasie donna aux
seigneurs plus de pouvoir sur le pauvre peuple qu'ils n'en avaient eu
jusqu'alors; la haine de caste s'ajoutant à la haine religieuse, ils
dépassèrent bientôt en fanatisme les Turcs mahométans et réduisirent les
paysans chrétiens à un véritable esclavage: on montre encore, près d'une
porte de Serajevo, le poirier sauvage où les notables de l'endroit
allaient de temps en temps se donner le plaisir de pendre quelque
malheureux raya. Beys ou spahis, les Bosniaques mahométans forment
l'élément le plus rétrograde de la vieille Turquie, et maintes fois,
notamment en 1851, ils se sont révoltés pour maintenir dans toute sa
violence leur ancienne tyrannie féodale. Comme cité musulmane, Serajevo,
placée directement sous la protection de la sultane-mère, jouissait de
privilèges exorbitants: elle formait un État dans l'État, plus ennemi
des chrétiens que la Sublime Porte.

Encore de nos jours, les musulmans bosniaques possèdent beaucoup plus
que leur part proportionnelle des propriétés foncières. Le sol est
divisé en _spahiliks_ ou fiefs musulmans, qui se transmettent, suivant
l'usage slave, non par droit d'aînesse, mais indivisiblement à tous les
membres de la famille; ceux-ci choisissent pour chef, soit le plus âgé
d'entre eux, soit le plus brave, lorsqu'il s'agit de marcher au combat.
Quant aux paysans chrétiens, ils sont obligés de peiner pour la
communauté musulmane, non plus comme serfs, mais comme journaliers
travaillant au mois ou à la tâche; les plus fortunés ont une certaine
part dans les bénéfices de l'association, mais ils en ont à supporter
proportionnellement les plus grandes charges. Il est donc tout naturel
que beaucoup de chrétiens, comme les Juifs en d'autres pays, aient fui
l'agriculture pour se livrer au trafic; presque tout le commerce se
trouve entre les mains des catholiques grecs et romains de l'Herzégovine
et de leurs coreligionnaires étrangers de l'Autriche slave. Les Juifs
espagnols, groupés en communautés dans les villes principales, font
aussi leur trafic ordinaire de petit négoce et de prêts sur hypothèques.
De tous les Israélites réfugiés d'Espagne ce sont probablement ceux qui
se sont le moins laissé entamer par le milieu qui les entoure: ils
parlent toujours espagnol entre eux et prononcent le nom de leur
ancienne patrie avec une tendresse de fils.

Actuellement le nombre des musulmans de Bosnie n'est guère que le tiers
de la population totale; il paraît que l'élément mahométan reste
stationnaire, si même il ne diminue, tandis que l'élément chrétien ne
cesse d'augmenter par la fécondité plus grande des familles. D'après
quelques auteurs, la rareté relative des enfants dans les maisons
musulmanes devrait être attribuée aux avortements, qui se pratiquent
sans remords dans les familles de Bosniaques converties au Coran. Il
semble étonnant que cette pratique déplorable puisse être assez commune
pour expliquer la grande différence d'accroissement qui existe entre les
deux groupes de population. On se demande s'il ne faudrait pas voir
plutôt dans ce phénomène l'effet du bien-être relatif des musulmans et
de la prudence que leur impose leur condition de propriétaires[31].

[Note 31: Population de la Bosnie en 1872 (d'après Blau):

                                 Bosnie. Herzégovine. Rascie. Ensemble:
Chrétiens. Catholiques grécs.   360,000  130,000     100,000  590,000
    »            »     romains. 122,000   12,000       ---    164,000
Musulmans............           300,000   55,000      23,000  378,000
Tsiganes.............             8,000    2,500       1,800   12,300
Juifs................             5,000      500         200    5,700
                                                            ---------
                                        TOTAL........       1,150,000
]

Du reste, les Bosniaques de toute secte et de toute religion possèdent
les mêmes qualités naturelles que les autres Serbes leurs frères, et tôt
ou tard, quelle que doive être leur destinée politique, ils s'élèveront,
comme peuple, au même niveau d'intelligence et de valeur. Ils sont
francs et hospitaliers, braves au combat, travailleurs, économes, portés
à la poésie, solides dans leurs amitiés, constants en amour; les
mariages sont respectés, et même les Bosniaques musulmans repoussent la
polygamie que leur permet le Coran; ceux de l'Herzégovine ne tiennent
pas non plus leurs épouses enfermées, et dans nombre de villages toutes
les maisons ont une porte de derrière, afin que les femmes puissent
«voisiner» sans passer dans la rue; il est vrai que dans la Bosnie du
Nord les musulmanes sont tellement empaquetées dans des linceuls blancs
qu'elles ressemblent à des fantômes; leurs yeux mêmes sont à demi
voilés, de sorte qu'elles voient au plus à trois pas devant elles. En
dépit de leurs bonnes qualités, que de barbarie, que d'ignorance, de
superstitions et de fanatisme subsistent à la fois chez les chrétiens et
les mahométans! D'incessantes guerres, la tyrannie d'un côté, la
servitude de l'autre, ont ensauvagé leurs moeurs; le manque de routes,
les forêts et les rochers de leurs montagnes les ont tenus éloignés de
toute influence civilisatrice. Ils n'ont presque point d'écoles; ça et
là quelques couvents en tiennent lieu: mais que peuvent apprendre les
enfants auprès de moines qui ne savent rien eux-mêmes, si ce n'est
chanter des hymnes? Aux portes mêmes de la ville de Serajevo se trouve
une grotte que le peuple croit être une «retraite des nymphes». Enfin le
_raki_ ou _slivovitza_, dont les Bosniaques font une énorme
consommation, a contribué à les maintenir dans leur état
d'abrutissement: on a calculé que les habitants de la Bosnie, y compris
les enfants et les femmes, boivent en moyenne chacun cent trente litres
d'eau-de-vie de prunes par an.

On s'étonne que, dans un pays encore aussi barbare, il existe des cités
fort actives; mais la contrée est tellement riche en productions
naturelles, qu'un certain commerce intérieur a dû se développer; isolées
comme elles le sont, les populations de la Bosnie doivent se suffire à
elles-mêmes, moudre leur propre grain au moyen de moulins à hélice,
depuis longtemps inventés par eux, fabriquer leurs propres armes, leurs
étoffes, leurs instruments en fer; de là un certain mouvement industriel
dans les villes les mieux placées comme marchés d'approvisionnement,
surtout dans la capitale, Serajevo ou Bosna-Seraï, et dans l'ancien
chef-lieu, la charmante cité de Travnik, si pittoresquement bâtie en
amphithéâtre au pied de son ancien château. Banjalouka, qu'une voie
ferrée réunit à la frontière autrichienne, a quelque commerce d'échange
avec la Croatie; Touzla extrait le sel de ses sources abondantes;
Zvornik, qui surveille la frontière serbe, est un lieu d'entrepôt pour
les deux pays limitrophes; Novibazar commerce avec l'Albanie; Mostar,
Trebinjé importent quelques denrées du littoral dalmate. D'ailleurs ce
n'est pas seulement l'appel de l'industrie et du commerce qui a peuplé
ces villes, l'insécurité des campagnes y a aussi contribué pour une
forte part. Il n'est pas dans toute l'Europe, à l'exception de l'Albanie
voisine et des régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une
seule région qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques,
et cet isolement ne cessera point, tant que le chemin de fer
international de Zagreb à Salonique et à Constantinople n'aura pas fait
de cette contrée l'une des grandes routes des nations[32].

[Note 32: Villes principales de la Bosnie, avec leur population
approximative:

Sarajevo........... 50,000 hab.   Novibazar..........  9,000 hab.
Banjaloukn......... 18,000  »     Trebinjé...........  9,000  »
Zvonik............. 14,000  »     Mostar.............  9,000  »
Travnik............ 12,000  »     Touzla.............  7,000  »
]



VI

LES BALKHANS, LE DESPOTO-DAGH ET LE PAYS DES BULGARES


Le plateau central de la Turquie, que dominent à l'ouest les hautes
cimes du Skhar, est une des régions les moins étudiées de la Péninsule,
bien que ce soit précisément la contrée où viennent se croiser les
routes diagonales de Thrace en Bosnie et de la Macédoine au Danube. Ce
plateau de la Moesie supérieure, ainsi désigné par les géographes à
défaut d'un nom local, est une vaste table granitique, d'une élévation
moyenne de six cents mètres; plusieurs _planinas_ ou chaînes de
montagnes, d'un effet peu grandiose à cause de la hauteur du piédestal
qui les porte, en accidentent la surface; ça et là se dressent quelques
coupoles de trachyte, restes d'anciens volcans. Jadis de nombreux lacs
emplissaient toutes les dépressions du plateau. Ils ont été
graduellement comblés par les alluvions ou vidés par les rivières qui en
traversent le bassin, mais on en reconnaît encore parfaitement les
contours. Parmi ces fonds lacustres, transformés en fertiles campagnes,
il faut citer surtout les plaines de Nich, de Sofia, d'Ichtiman.

Le groupe superbe des montagnes syénitiques et porphyriques de Vitoch
forme le bastion oriental du plateau de la Moesie. C'est immédiatement à
l'est que s'ouvre la profonde vallée de l'Isker, qui, plus bas, traverse
le bassin de Sofia et perce toute l'épaisseur des Balkhans pour aller se
jeter dans le Danube. Naguère encore on croyait que le Vid, autre
tributaire du grand fleuve, passait également d'outre en outre à travers
les Balkhans, et sur la plupart des cartes cette percée imaginaire est
soigneusement figurée; mais, ainsi que le voyageur Lejean l'a constaté
le premier, le Vid prend tout simplement sa source sur le versant
danubien des monts. La haute vallée de l'Isker et le bassin de Sofia
peuvent être considérés comme le véritable centre géographique de la
Turquie d'Europe. Sofia est précisément le point où convergent, par les
passages les plus faciles, le chemin du bas Danube par la vallée de
l'Isker, celui de la Serbie par la Morava, ceux de la Thrace et de la
Macédoine par la Maritza et le Strymon. Aussi le premier Constantin,
frappé des grands avantages que présentait Sardica, la Sofia de nos
jours, se demanda-t-il s'il n'y transférerait pas le siége de son
empire. S'il eût fait choix de Sofia au lieu de Byzance, le cours de
l'histoire eût été notablement changé.

[Illustration: VITOCH ET MASSIFS ENVIRONNANTS.]

Les Turcs donnent le nom de Balkhans à toutes les chaînes et à tous les
massifs de la Péninsule, quelles que soient leur forme et leur
direction; mais les géographes ont pris l'habitude de n'appliquer ce nom
qu'à l'Haemus des anciens. Ce rempart de hauteurs commence à l'est du
bassin de Sofia. Il ne constitue point une chaîne de montagnes dans le
sens ordinaire du mot; il forme plutôt une espèce de haute terrasse
doucement inclinée, ou s'abaissant par gradins vers les plaines
danubiennes, tandis que sur le versant méridional elle présente une
déclivité rapide: on dirait que de ce côté le plateau s'est effondré.
Les Balkhans n'offrent donc l'apparence d'une chaîne que sur une seule
de leurs faces. D'ailleurs, même vu des plaines et des anciens bassins
lacustres qui s'étendent au sud, le profil de ses crêtes paraît
très-faiblement ondulé; on n'y remarque point de brusques saillies ni de
pyramides rocailleuses; les cimes se développent en croupes allongées
sur tout l'horizon du nord. Les monts porphyriques de Tchatal, qui se
dressent au sud de la chaîne principale, entre Kezanlik et Slivno, font
seuls exception à cette douceur de contours; quoique inférieurs en
élévation aux sommets des Balkhans, ils étonnent par leurs parois
abruptes, leurs crêtes déchiquetées, leur chaos de rochers amoncelés. Le
contraste est grand entre ce puissant massif de roches éruptives et les
coteaux de marnes calcaires qui se groupent à l'entour.

L'uniformité des pentes septentrionales du Balkhan est telle, qu'en
maints endroits on peut s'élever jusqu'à la croupe la plus haute sans
avoir encore vu les montagnes. Lorsque l'Haemus sera déboisé, si, par
malheur, les populations ont l'inintelligence de couper les forêts des
hauteurs, ses pentes et ses ondulations perdront singulièrement de leur
charme; mais, avec la parure de végétation qui l'embellit encore, le
haut Balkhan est parmi les contrées les plus gracieuses de la Turquie.
Des eaux courantes, ruissellent dans tous les vallons, au milieu de
pâturages aussi verts que ceux des Alpes; les villages, assez nombreux,
sont ombragés par les hêtres et les chênes; l'aspect des monts est
partout souriant; ainsi que le dit un voyageur, la nature est vraiment
«paradisiaque». En revanche, les plaines qui s'étendent vers le Danube
sont nues, désolées; on n'y voit pas un arbre. Manquant de bois de
chauffage, n'ayant pour tout combustible que de la bouse de vache séchée
au soleil, les indigènes sont obligés de se creuser des tanières dans le
sol, afin de passer plus chaudement l'hiver.

Du bassin de Sofia à celui de Slivno, le noyau des Balkhans est formé de
roches granitiques, mais les diverses terrasses en gradins qui vont en
s'abaissant vers le Danube offrent toute une série d'étages géologiques,
depuis les terrains de transition jusqu'aux formations quaternaires. Les
diverses roches de l'époque crétacée sont celles qui occupent le plus de
largeur dans cette région de la Bulgarie; ce sont également celles que
les rivières descendues des Balkhans découpent de la manière la plus
pittoresque en cirques et en défilés. D'anciennes forteresses gardent
les passages de toutes ces vallées, et des villes sont assises à leur
débouché dans la plaine. Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie,
est la plus remarquable de ces vieilles citadelles de défense entre la
plaine et la montagne. A son issue des Balkhans, la Iantra se déroule,
comme un ruban qui flotte, en sept méandres ployés et reployés,
au-dessus desquels s'élèvent de hautes falaises en amphithéâtre et deux
iles de rochers, jadis hérissées de murailles et de tours. Les maisons
de la ville recouvrent les talus et s'allongent en faubourgs à la base
des rochers abrupts.

Sur le versant septentrional des Balkhans, on remarque un singulier
parallélisme entre tous les accidents du sol: croupes des grandes
montagnes, cimes des chaînons secondaires, limites des formations
géologiques, lignes de failles où se produisent les méandres des
rivières, enfin le cours du Danube lui-même affectent la même direction
régulière de l'ouest à l'est. Par suite, chacune des vallées parallèles
qui descendent des Balkhans offre à peu près mêmes gorges, mêmes
bassins, mêmes séries de méandres; les populations y sont distribuées de
la même manière; les villes et les villages y occupent des positions
analogues. La vallée du Lom présente seule une exception remarquable:
elle débouche dans celle du Danube à Roustchouk, après avoir coulé du
sud-est au nord-ouest. Les vergers, les charmants jardins de ses bords
sont limités des deux côtés par des parois calcaires d'une trentaine, de
mètres de hauteur moyenne, dont la blancheur éblouit à travers la
verdure.

La symétrie générale serait presque complète dans la Turquie du nord, si
le petit groupe des collines arides, presque inhabitées, de la Dobroudja
ne forçait le Danube à faire un brusque détour, avant d'entrer dans la
mer Noire. Ces hauteurs, dont quelques sommets dépassent 500 et même 400
mètres, prennent un aspect d'autant plus grandiose qu'elles s'élèvent au
milieu des îles et des marécages du delta danubien; à première vue, le
voyageur leur donnerait une altitude beaucoup plus considérable. Il est
probable qu'à une époque géologique antérieure, lorsque le niveau de la
mer Noire était tout autre qu'il n'est aujourd'hui, le Danube passait au
sud du massif de la Dobroudja, dans cette dépression de Kustendjé que
l'on a utilisée pour y construire le premier chemin de fer inauguré en
Turquie. Il est certain toutefois que, dans la période actuelle, le
fleuve n'a pu se déverser par l'isthme de la Dobroudja, car, si des
marécages en occupent la plus grande partie, le seuil de séparation
s'élève au moins à une trentaine de mètres et la formation géologique en
est déjà ancienne. Les Romains, craignant que les barbares ne pussent
facilement se cantonner dans ce coin reculé de leur empire, avaient
profité de la dépression méridionale de la contrée pour y construire une
de ces lignes de fortifications que l'on appelle «Val de Trajan» dans
tout l'Orient danubien. Des restes de murs, des fossés, des forts, des
camps retranchés sont encore parfaitement visibles au bord des marécages
et sur les pentes qui les dominent. Cette région de la Dobroudja était
le «pays sauvage, la terre hyperboréenne», où le poëte Ovide, exilé de
Rome, pleurait les splendeurs de la grande cité. Le port de Tomis, lieu
de son bannissement, est devenu la ville de Constantiana, la Kustendjé
de nos jours.

Au bord du golfe de Bourgas, qui forme la partie la plus occidentale de
la mer Noire, se dressent de belles montagnes de porphyres éruptifs qui
se terminent par le superbe cap d'Émineh, et que l'on a souvent
considérées comme le prolongement oriental des Balkhans, mais à tort. En
réalité, elles sont un groupe distinct, comme le massif de la Dobroudja;
l'ancien bassin lacustre de Karnabat, où l'on construit maintenant une
ligne de chemin de fer, les sépare du système de l'Haemus. De même les
plateaux et les monts granitiques de Toundcha et de Strandcha, qui
dominent au nord la grande plaine de la Thrace, sont en réalité des
formations indépendantes. Les Balkhans méridionaux n'ont de
ramifications et de contre-forts que du côté de l'ouest, où ils se
rattachent aux massifs du Rhodope par les monts d'Ichtiman, les divers
groupes de Samakov; si riches en minerais de fer et en sources
thermales, et d'autres chaînons transversaux. Dans son ensemble, tout le
bassin supérieur de la rivière Maritsa, entre le Balkhan et le Rhodope,
a la forme d'un triangle allongé, dont le sommet, pointant vers la
plaine de Sofia, indique la jonction des deux systèmes. Des lacs,
remplacés par des fonds d'une merveilleuse fertilité, occupaient
autrefois le grand espace triangulaire et les cavités latérales. Les
cols de séparation, au sommet du triangle, sont naturellement des points
stratégiques et commerciaux d'une extrême importance. L'un d'eux, où
l'on voit encore les ruines d'une célèbre «porte de Trajan» et qui en
garde toujours le nom, servait de passage à la grande voie militaire des
Romains, et c'est là aussi que la principale ligne de fer franchira le
seuil, entre les deux versants de la Péninsule. Là est le vrai portail
de Constantinople, et depuis les temps les plus reculés de l'histoire
les peuples ont combattu pour en avoir la possession. Des buttes
tumulaires qui parsèment en grand nombre les vallées avoisinantes
témoignent des luttes qui ont eu lieu dans ce pays des Thraces.

Les monts Rhodope entre-croisent leurs rameaux avec ceux des Balkhans,
et le passage le plus bas qui les sépare, celui de Dubnitsa, dépasse
encore la hauteur d'un kilomètre. Le Rilo-Dagh, qui est le massif le
plus élevé du Rhodope, en occupe précisément l'extrémité septentrionale
et forme, suivant l'expression de Barth, «l'omoplate» de jonction. Il
dresse à près de 3,000 mètres, bien au-dessus de la zone de végétation
forestière, les dents, les aiguilles, les pyramides rocheuses de son
pourtour et les tables mal nivelées de son plateau suprême, si
différentes des croupes allongées des Balkhans. Mais, au bas de
l'amphithéâtre imposant des grandes cimes nues, les sommets secondaires
sont revêtus d'une belle végétation de sapins, de mélèzes, de hêtres,
s'étalant en forêts, retraites des ours et des chamois, ou se
disséminant en bosquets entremêlés de cultures; dans les vallons, des
prairies, des vignobles et des groupes de chênes entourent les villages.
De nombreux couvents, aux dômes pittoresques, sont épars sur les pentes:
de là le nom turc de Despoto-Dagh ou de «mont des Curés» sous lequel on
désigne généralement l'ancien Rhodope. Le Rilo-Dagh, célèbre aussi par
ses riches monastères de Rilo ou Rila, a tout à fait l'aspect d'un
massif des Alpes suisses. En hiver et au printemps, les nuages de la
Méditerranée lui apportent une grande quantité de neige; mais eu été ces
nuages se déversent seulement en pluies, qui font disparaître rapidement
les restes d'avalanches des flancs de la montagne. Le spectacle de ces
orages soudains est des plus remarquables. Dans l'après-midi, les brumes
qui voilaient les hauts sommets s'épaississent peu à peu, et les lourdes
nues cuivrées s'amassent sur les pentes. Vers trois heures, ils fondent
en pluie; on les voit s'amincir graduellement: une cime se montre à
travers une déchirure des vapeurs, puis une autre, puis une autre
encore; enfin, quand le soleil va disparaître, l'air s'est purifié de
nouveau, et les monts s'éclairent des reflets du couchant.

Au sud du Rilo-Dagh s'élève le massif de Perim ou Perin, qui lui est à
peine inférieur en altitude: c'est l'antique Orbelos des Grecs et l'une
de ces nombreuses montagnes où l'on montre encore les anneaux auxquels
fut amarrée l'arche de Noé, quand s'abaissèrent les eaux du déluge; les
musulmans s'y rendent en pèlerinage pour contempler ce lieu vénérable.
Là est, du côté du sud, le dernier grand sommet du Rhodope. Au delà, la
hauteur moyenne des monts s'abaisse rapidement, et, jusqu'aux bords de
la mer Égée, ne dépasse guère 1000 et 1200 mètres. Par contre,
l'ensemble des massifs granitiques dont se compose le système s'étend
sur une énorme largeur, des plaines de la Thrace aux montagnes de
l'Albanie. Des groupes d'anciens volcans, aux puissantes nappes de
trachyte, accroissent encore l'étendue de la région montagneuse
dépendant du Rhodope. Les fleuves qui descendent des plateaux du centre
de la Turquie n'ont pu gagner la mer Égée qu'en sciant ces granits et
ces laves par de profondes coupures: telle est, par exemple, la fameuse
«Porte de Fer» du Vardar, devenue si célèbre sous son nom de Demir-Kapu,
que jadis la plupart des cartes la marquaient au centre de la Turquie
comme une ville considérable.

A l'ouest du Vardar, l'Axios des anciens Grecs, les massifs de montagnes
cristallines, qui vont se rattacher aux systèmes du Skhar et du Pinde
par des chaînons transversaux, prennent un aspect tout à fait alpin par
la hauteur de leurs pics, neigeux pendant une grande partie de l'année.
Ainsi le Gornitchova ou Nidjé, au nord des monts de la Thessalie, se
dresse à 2000 mètres; le Peristeri, dont la triple cime et les croupes
blanches, «semblables aux ailes éployées d'un oiseau,» s'élèvent
immédiatement au-dessus de la ville de Monastir ou Bitolia, est plus
haut encore. Ces divers massifs de l'antique Dardanie entourent des
plaines circulaires ou elliptiques d'une grande profondeur, ouvertes
comme de véritables gouffres au milieu de l'amphithéâtre des rochers: le
plus remarquable est le bassin de Monastir, que le géologue Grisebach
compare à un de ces énormes cratères découverts par le télescope à la
surface de la lune. Presque toutes ces plaines ont gardé quelques
marécages ou même un reste des lacs qui s'y étalaient autrefois: le plus
grand est le lac d'Ostrovo. Celui de Castoria ressemble à la coupe
emplie d'un volcan: au milieu s'élève une butte calcaire, reliée au
rivage par un isthme où se groupent les pittoresques constructions d'une
ville grecque.

D'après Viquesnel et Hochstetter, il ne se trouverait de boues
glaciaires dans aucun de ces anciens bassins lacustres, et les flancs
des montagnes qui les dominent ne présenteraient nulle part les traces
du passage d'anciens fleuves de glace. Chose curieuse, tandis que tant
de chaînes peu élevées, comme les Vosges et les monts d'Auvergne, ont eu
leur période glaciaire, ni le Peristeri, ni le Rilo-Dagh, ni les
Balkhans, sous une latitude à peine plus méridionale que les Pyrénées,
n'auraient eu leurs ravins remplis par des glaciers mouvants! Ce serait
là un phénomène des plus remarquables dans l'histoire géologique de
l'Europe[33].

[Note 33: Altitudes probables du pays des Bulgares, d'après
Hochstetter, Viquesnel, Boué, Barth, etc.

Vitoch......................... 2,462  mètres
Balkhans, en moyenne........... 1,700    »
Tchatal........................ 1,100    »
Dobroudja......................   500    »
Porte de Trajan................   800    »
Col de Dubnitsa................ 1,085    »
Pointe de Lovnitsa (Rilo-Dagh). 2,900    »
Perim-Dagh..................    2,400    »
Gornitchova ou Nidjé........    2,000    »
Peristeri...................    2,848    »
Bassin de Sofia.............      522    »
Bassin de Monastir..........      555    »
Lac d'Ostrovo...............      514    »
Lac de Castoria.............      624    »
]

[Illustration: TIRNOVA.]

Les fleuves proprement dits de la Péninsule coulent tous dans la région
bulgare de l'Haemus et du Rhodope. La Bosnie n'a que de petites rivières
parallèles s'écoulant vers la Save, l'Albanie n'a que des torrents à
défilés sauvages, comme le Drin; les seuls cours d'eau de la Turquie que
l'on puisse comparer aux fleuves tranquilles de l'Europe occidentale, la
Maritsa, le Strymon ou Karasou, le Vardar, l'Indjé-Karasou, descendent
du versant méridional des Balkhans et des massifs cristallins
appartenant au système du Rhodope. D'ailleurs le régime n'en a pas été
suffisamment étudié; on n'a pas encore évalué la quantité d'eau qu'ils
déversent dans la mer et l'on n'a su les utiliser en grand ni pour la
navigation ni pour l'arrosement des campagnes. Ils ont tous pour
caractère commun de traverser des fonds d'anciens lacs, qui ont été
graduellement changés par les alluvions en plaines d'une extrême
fertilité. Le travail de comblement continue de s'accomplir sous nos
yeux dans la partie inférieure de ces vallées fluviales: dans toutes
s'étalent de vastes marais et même des lacs profonds qui se rétrécissent
peu à peu et d'où l'eau du fleuve sort purifiée. D'après quelques
auteurs, un de ces lacs, le Tachynos, que traverse le Strymon
immédiatement avant de se jeter dans la mer Égée, serait le Prasias
d'Hérodote, si fréquemment cité par les archéologues; ses villages
aquatiques n'étaient autres, en effet, que des «palafittes» semblables à
ceux dont on a trouvé les traces sur les bas-fonds de presque tous les
lacs de l'Europe centrale.

Au nord de la Dobroudja bulgare, le Danube poursuit une oeuvre
géologique en comparaison de laquelle les travaux de la Maritsa, du
Strymon, du Vardar, sont presque insignifiants. Chaque année ce fleuve
puissant, qui verse dans la mer près de deux fois autant d'eau que
toutes les rivières de la France, entraîne aussi des troubles en
quantités telles, qu'il pourrait s'en former annuellement un territoire
d'au moins six kilomètres carrés de surface sur dix mètres de
profondeur. Cette masse énorme de sables et d'argiles se dépose dans les
marais et sur les rivages du delta, et quoiqu'elle se répartisse sur un
espace très-considérable, cependant le progrès annuel des bouches
fluviales est facile à constater. Les anciens, qui avaient observé ce
phénomène, craignaient que le Pont-Euxin et la Propontide ne se
transformassent graduellement en mers basses, semées de bancs de sable,
comme les Palus-Moeotides. Les marins peuvent être rassurés, du moins
pour la période que traverse actuellement notre globe, car si
l'empiétement des alluvions continue dans la même proportion, c'est
après un laps de six millions d'années seulement que la mer Noire sera
comblée; mais dans une centaine de siècles peut-être l'îlot des
Serpents, perdu maintenant au milieu des flots marins, fera partie de la
terre ferme. Lorsqu'on aura mesuré l'épaisseur des terrains d'alluvion
que le Danube a déjà portés dans son delta, on pourra, par un calcul
rigoureux, évaluer la période qui s'est écoulée depuis que le fleuve,
abandonnant une bouche précédente, a commencé le comblement de ces
parages de la mer Noire.

D'ailleurs la grande plaine triangulaire dont le Danube a fait présent
au continent n'est encore qu'à demi émergée; des lacs, restes d'anciens
golfes dont les eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces,
des nappes en croissant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux
errants qui changent à chaque crue du fleuve, font de ce territoire une
sorte de domaine indivis entre le continent et la mer; seulement
quelques terres plus hautes, anciennes plages consolidées par l'assaut
des vagues marines, se redressent ça et là au-dessus de la morne étendue
des boues et des roseaux et portent des bois épais de chênes, d'ormes et
de hêtres. Des bouquets de saules bordent de distance en distance les
divers bras de fleuve qui parcourent le delta en longues sinuosités,
déplaçant fréquemment leur cours. Il y a dix-huit cents ans, les bouches
étaient au nombre de six; il n'en existe plus que trois aujourd'hui.

[Illustration: DELTA DU DANUBE.]

Après la guerre de Crimée, les puissances victorieuses donnèrent pour
limite commune à la Roumanie et à la Turquie le cours du bras
septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la moitié des
eaux danubiennes. Le sultan est ainsi devenu maître de tout le delta,
dont la superficie est d'environ 2,700 kilomètres carrés; en outre, il
possède celle des embouchures qui, de nos jours, donne seule de la
valeur à ce vaste territoire. En effet, la Kilia est barrée à son entrée
par un seuil de sables trop élevé pour que les navires, même ceux d'un
faible tirant d'eau, osent s'y hasarder. La bouche méridionale, celle de
Saint-George ou Chidrillis, est également inabordable. C'est la bouche
intermédiaire, connue sous le nom de Soulina, qui offre la passe la plus
facile, celle que depuis un temps immémorial pratiquaient tous les
navires. Cependant le canal de la Soulina serait également interdit aux
gros bâtiments de commerce, si l'art de l'ingénieur n'en avait
singulièrement amélioré les conditions d'accès. Naguère la profondeur de
l'eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les mois
d'avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement
de trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui
conduisent l'eau fluviale jusqu'à la mer profonde, on a pu abaisser de
trois mètres le seuil de la barre, et des bâtiments calant près de six
mètres peuvent en toute saison passer sans danger. Nulle part, si ce
n'est en Écosse, à l'embouchure de la Clyde, l'homme n'a mieux réussi à
discipliner à son profit les eaux d'une rivière. La Soulina est devenue
un des ports de commerce les plus importants de l'Europe et en même
temps un havre de refuge des plus précieux dans la mer Noire, si
redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines. Il est vrai
que ce grand travail d'utilité publique n'est point dû à la Turquie,
mais à une commission européenne exerçant à la Soulina et sur toute la
partie du Danube située en aval d'Isaktcha une sorte de souveraineté.
C'est un syndicat international ayant son existence politique autonome,
sa flotte, son pavillon, son budget, et, cela va sans dire, ses emprunts
et sa dette. Le delta danubien se trouve ainsi pratiquement neutralisé
au profit de toutes les nations d'Europe[34].

[Note 34: Mouvement du port de Soulina, en 1873. 1,870 navires
chargés, jaugeant 532,000 tonneaux. Valeur des exportations de céréales.
125,000,000 fr.]

[Illustration: DÉBIT COMPARÉ DES BOUCHE DANUBIENNES.]

Le vaste espace quadrangulaire occupé par les systèmes montagneux de
l'Haemus et du Rhodope et limité au nord par le Danube, environ la
moitié de la Turquie, est le pays des Bulgares. Quoique le nom de
Bulgarie soit appliqué officiellement au seul versant septentrional des
Balkhans, la véritable Bulgarie s'étend sur un territoire au moins trois
fois plus considérable.

Des bords du Danube inférieur aux versants du Pinde, tout le sol de la
Péninsule appartient aux Bulgares, sauf pourtant les îlots et les
archipels ethnologiques où vivent des Turcs, des Valaques, des Zinzares
ou des Grecs. Au moyen âge, ils occupaient un territoire beaucoup plus
vaste encore, puisque l'Albanie tout entière se trouvait dans les
limites de leur royaume. Leur capitale était la ville d'Okrida.

Quelle est donc cette race qui, par le nombre et l'étendue de ses
domaines, est certainement la première de la péninsule turque? Ceux que
les Byzantins appelaient Bulgares et qui, dès la fin du cinquième
siècle, vinrent dévaster les plaines de la Thrace, ces hideux ravageurs
dont le nom, légèrement modifié, est devenu un terme d'opprobre dans las
jargons de nos langues occidentales, étaient probablement de race
ougrienne comme les Huns; leur langue était analogue à celle que parlent
actuellement les Samoyèdes, et l'on pense qu'ils étaient les proches
parents de ces peuplades misérables de la Russie polaire. Toutefois,
depuis que ces conquérants farouches ont quitté les bords du Volga,
auquel, suivant quelques auteurs, leurs ancêtres auraient dû leur nom,
ils se sont singulièrement modifiés, et c'est en vain qu'on chercherait
à découvrir chez eux les traces de leur ancienne origine. De Touraniens
qu'ils étaient, ils sont devenus Slaves, comme leurs voisins les Serbes
et les Russes.

La slavisation rapide des Bulgares est un des phénomènes ethnologiques
les plus remarquables qui se soient opérés pendant le moyen âge. Dès le
milieu du neuvième siècle, tous les Bulgares comprenaient le serbe, et,
bientôt après, ils cessèrent de parler leur propre langue. A peine
trouve-t-on encore quelques mots chazares dans leur idiome slave; ils
parlent toutefois moins correctement que les Serbes, et leur accent est
plus rude; n'ayant ni littérature ni cohésion politique, ils n'ont pu
fixer leur langue et lui donner un caractère distinctif; c'est dans le
district de Kalofer, au sud du Balkhan, que leur idiome a, dit-on, le
plus de pureté. D'après quelques auteurs, la prodigieuse facilité
d'imitation qui distingue les Bulgares suffirait à expliquer leur
transformation graduelle en un peuple slavisé; mais il est beaucoup plus
simple de supposer que, dans leurs flux et reflux de migrations et
d'incursions guerrières, les Serbes conquis et les Bulgares conquérants
se sont mélangés intimement, les premiers donnant leurs moeurs, leur
langue, leurs traits distinctifs et les seconds imposant leur nom de
peuple. Quoi qu'il en soit, il est certain que les populations de la
Bulgarie font maintenant partie du monde slave. Avec les Rasces, les
Bosniaques et les Serbes encore soumis à la domination turque, elles
assurent à l'élément yougo-slave une grande prépondérance ethnologique
dans la Turquie d'Europe. Si l'hégémonie de l'empire devait appartenir
aux plus nombreux, c'est aux Serbo-Bulgares qu'elle reviendrait, et non
point aux Grecs, ainsi qu'on le croyait naguère.

[Illustration: 1 Bulgare chrétien de Viddin.--2. Dames chrétiennes de
Skodra.--3. Bulgares musulmans de Viddin.--4. Bulgare de Koyoutépé.]

En général, les Bulgares sont plus petits que leurs voisins les Serbes,
trapus, fortement bâtis, portant une tête solide sur de larges épaules.
Beaucoup de voyageurs, entre autres Lejean, Breton lui-même, leur ont
trouvé une ressemblance frappante avec les paysans de la Bretagne. En
certains districts, notamment aux environs de Philippopoli, ils se
rasent la chevelure, à l'exception d'une queue qu'ils laissent croître
et tressent soigneusement à la façon des Chinois. Les Grecs, les
Valaques se moquent d'eux, et mainte expression proverbiale les tourne
en dérision comme inintelligents et grossiers. Ces moqueries sont
injustes. Sans avoir la vivacité du Roumain, la souplesse de l'Hellène,
le Bulgare n'en a pas moins l'esprit fort ouvert; mais l'esclavage a
lourdement pesé sur lui, et dans les régions méridionales, où il est
encore opprimé par le Turc, exploité par le Grec, il a l'air malheureux
et triste; au contraire, dans les plaines du Nord et dans les villages
reculés des montagnes, où il a moins à souffrir, il est jovial, porté au
plaisir; sa parole est vivent sa repartie des plus heureuses. C'est
aussi sur le versant septentrional des Balkhans que la population,
peut-être à cause de son mélange intime avec les Serbes, présente le
plus beau type de visage et s'habille avec le plus de goût. Plus beaux
encore sont encore les Pomaris, qui habitent les hautes vallées du
Rhodope, au sud de Philippopoli. Ces indigènes parlent slave et sont
considérés comme Bulgares, mais ils ne leur ressemblent point: grands,
bruns de chevelure, pleins d'élan et de gaieté, enthousiastes et poètes,
on serait tenté plutôt de les prendre pour les descendants des anciens
Thraces, surtout s'il est vrai que leurs chants héroïques célèbrent
encore un Orphée, le divin musicien, charmeur des oiseaux, des hommes et
des génies.

Pris dans leur ensemble, les Bulgares, surtout ceux de la plaine, sont
un peuple pacifique, ne répondant nullement à l'idée qu'on se fait de
leurs féroces ancêtres, les dévastateurs de l'empire byzantin. Bien
différents des Serbes, ils n'ont aucune fierté guerrière; ils ne
célèbrent point les batailles d'autrefois et même ils ont perdu tout
souvenir de leurs aïeux. Dans leurs chants, ils se bornent à raconter
les petits drames de la vie journalière ou les souffrances de l'opprimé,
ainsi qu'il convient à un peuple soumis; l'autorité, représentée par le
gendarme, le «modeste _zaptié_», joue un grand rôle dans leurs courtes
poésies. Le vrai Bulgare est un paysan tranquille, laborieux et sensé,
bon époux et bon père, aimant le confort du logis et pratiquant toutes
les vertus domestiques. Presque toutes les denrées agricoles que la
Turquie expédie à l'étranger, elle les doit au travail des cultivateurs
bulgares. Ce sont eux qui changent certaines parties de la plaine
méridionale du Danube en de vastes champs de maïs et de blé rivalisant
avec ceux de la Roumanie. Ce sont eux aussi qui, dans les campagnes
d'Eski-Zagra, au sud du Balkhaa, obtiennent les meilleures soies et le
plus excellent froment de la Turquie, celui que l'on emploie toujours
pour préparer le pain et les gâteaux servis sur la table du sultan.
D'autres Bulgares ont fait de l'admirable plaine de Kezanlik, également
située à la base de l'Haemus, la contrée agricole la plus riche et la
mieux cultivée de toute la Turquie: la ville elle-même est entourée de
noyers magnifiques et de champs de rosiers d'où l'on extrait la célèbre
essence, objet d'un commerce si considérable dans tout l'Orient. Enfin
les Bulgares qui habitent le versant septentrional des Balkhans, entre
Pirot et Tirnova, ont aussi une grande activité industrielle. Là chaque
village a son travail particulier: ici l'on fabrique des couteaux,
ailleurs des bijoux en métal, plus loin les poteries, les étoffes, les
tapis, et partout les simples ouvriers du pays donnent la preuve de leur
grande habileté de main et de la pureté de leur goût. Un remarquable
esprit d'entreprise se manifeste également parmi les Bulgares
méridionaux du district de Monastir ou Bitolia. Dans ces régions
reculées se trouvent des villes industrielles, en premier lieu Monastir
elle-même, puis Kourchova, Florina, d'autres encore.

Ces Bulgares si pacifiques, si bien façonnés au travail et à la peine,
commencent à se lasser de leur longue sujétion. Sans doute ils ne
songent point à se révolter, et les quelques soulèvements qui ont eu
lieu étaient le fait de quelques montagnards ou de jeunes gens revenus
de Serbie ou des pays roumains avec l'enthousiasme de la liberté; mais
si les Bulgares sont encore de dociles sujets, ils n'en relèvent pas
moins peu à peu la tête; ils sa reconnaissent les uns les autres comme
appartenant à la même nationalité; ils se groupent plus solidement,
s'associent pour la défense commune. Après mille ans d'oubli de
soi-même, le Bulgare se retrouve et s'affirme. C'est dans l'ordre
religieux qu'il a fait le premier pas pour la reconquête de sa
nationalité. Lors de l'invasion des Turcs, un certain nombre de
Bulgares, les plus opprimés sans doute, se firent mahométans; mais,
quoique visiteurs des mosquées, la plupart n'en ont pas moins gardé la
religion de leurs pères, vénérant les mêmes fontaines sacrées et croyant
aux mêmes talismans. Depuis la conquête, une faible proportion de la
population bulgare s'est convertie au catholicisme occidental; mais la
très-grande majorité de la race appartient à la religion grecque.
Naguère encore, moines et prêtres grecs jouissaient de la plus grande
influence; pendant de longs siècles d'oppression, les religieux avaient
maintenu les vieilles traditions de la foi vaincue; par leur existence
même, ils rappelaient vaguement un passé d'indépendance, et leurs
églises étaient le seul refuge ouvert au paysan persécuté: de là le
sentiment de gratitude que le peuple leur avait voué. Pourtant les
Bulgares ne veulent plus être gouvernés par un clergé qui ne se donne
même point la peine de parler en leur langue et qui prétend les
soumettre à une nation aussi différente de la leur que le sont les
Hellènes. Sans vouloir opérer de schisme religieux, ils veulent se
soustraire à l'autorité du patriarche de Constantinople, comme l'ont
fait les Serbes et même les Grecs du nouveau royaume hellénique: ils
veulent constituer une Église nationale, maîtresse d'elle-même. Malgré
les protestations dru «Phanar», le Vatican de Constantinople, malgré la
mauvaise grâce du gouvernement, qui n'aime point à voir ses peuples
s'émanciper, la séparation des deux Églises est à peu près opérée; le
clergé grec a dû se retirer, même s'enfuir de quelques villes en toute
hâte. L'événement se serait accompli beaucoup plus tôt si les femmes,
plus attachées que les hommes aux anciens usages, n'avaient prolongé la
crise, le moindre changement dans le rite ou dans le costume du prêtre
leur paraissant une hérésie lamentable.

Quoique opérée contre les Grecs, cette révolution pacifique n'en est pas
moins d'une grande portée contre les Turcs eux-mêmes. Les Bulgares, du
Danube au Vardar, ont agi de concert dans une oeuvre commune; en dépit
de leur sujétion, ils se sont essayés, sans le savoir peut-être, à
devenir un peuple. C'est là un fait qui, en donnant plus de cohésion à
la population de langue slave, ne peut que tourner au détriment des
maîtres osmanlis. Ceux-ci sont relativement très-peu nombreux dans les
campagnes du pays bulgare qui s'étendent à l'ouest de la vallée du Lom;
mais dans les villes, surtout celles qui ont une grande importance
stratégique, ils forment des communautés considérables. En outre, la
plus grande partie de la Bulgarie orientale, entre le Danube et le golfe
de Bourgas, est peuplée de Turcs et de Bulgares qui se sont tellement
identifiés aux conquérants par la langue, le costume, les habitudes, la
manière de penser, qu'il est impossible de les distinguer et qu'il faut
les considérer en bloc comme les représentants de la nation turque. On
n'y voit pas même un seul monastère chrétien, tandis qu'il s'y trouve
plusieurs lieux de pèlerinage musulmans, en grande odeur de sainteté.
C'est là que se trouve le plus solide point d'appui des Osmanlis dans
toute la Péninsule; partout ailleurs les maîtres du pays ne sont que des
étrangers.

Après l'élément turc, celui qui a le plus d'importance dans les pays
bulgares est l'élément hellénique. Sur le versant septentrional des
Balkhans, les Grecs sont peu nombreux, et leur influence dépasse à peine
celle des Allemands et des Arméniens établis dans les villes. Au sud de
l'Haemus, quoique en très-faible proportion relative, ils sont beaucoup
plus répandus. On en voit dans chaque village un ou deux, qui vivent de
négoce et pratiquent tous les métiers: ce sont les hommes indispensables
de la localité; ils savent tout faire, sont prêts à tout mettent toutes
les affaires en train, animent toute la population de leur esprit.
Solidaires les uns des autres et formant dans le pays une grande
franc-maçonnerie, toujours curieux de savoir, ils ne manquent jamais
d'acquérir une influence bien supérieure à leur importance numérique: à
peine sont-ils deux ou trois, qu'ils exercent déjà le rôle d'une petite
communauté. D'ailleurs ils forment aussi ça et là quelques groupes
considérables au milieu des Bulgares. Ils sont nombreux à Philippopoli
et à Bazardjik; dans une vallée du Rhodope, ils possèdent à eux seuls
une ville assez populeuse, Stenimacho: ni Turc ni Bulgare n'ont pu s'y
établir. Les vestiges d'édifices antiques et le dialecte spécial des
habitants, qui contient plus de deux cents mots d'origine hellénique et
cependant inconnus au romaïque moderne, prouvent bien que depuis plus de
vingt siècles au moins Stenimacho est une cité grecque; jugeant d'après
une inscription en mauvais état, M. Dumont pense que ce serait une
colonie de l'Eubée.

Le rôle d'initiateurs qu'ont les Grecs dans les pays bulgares du Midi,
les Roumains le remplissent partiellement dans le Nord. En aval de
Tchernavoda, et jusqu'à la mer, la population de la rive droite du
Danube est en grande majorité composée de Valaques, devant lesquels
reculent peu à peu les Turcs de ces contrées. Et tandis que de ce côté
l'élément roumain ne cesse de s'accroître à l'appel du commerce, les
avantages qu'offrent à l'agriculture les plaines situées à la base
septentrionale des Balkhans attirent aussi dans ces régions de
nombreuses colonies venues d'outre-Danube. Quoique les Bulgares
eux-mêmes soient de bons agriculteurs, cependant les Valaques ne cessent
d'empiéter et de gagner sur eux, comme ils le font aussi sur les Serbes,
les Magyars et les Allemands dans les contrées voisines. Plus actifs,
plus intelligents que les Bulgares, à la tête de familles plus
nombreuses, les cultivateurs valaques «roumanisent» peu à peu les
villages dans lesquels ils se sont installés. Les indigènes se laissent
assimiler facilement, et dans l'espace d'une génération toute la
population se trouve transformée de langue et de moeurs.

Bulgares et Turcs, Grecs et Valaques, et ça et là des colonies de Serbes
et d'Albanais, des communautés d'Arméniens, des groupes assez nombreux
de Juifs «Spanioles», comme ceux de la Bosnie et de Salonique, les
commerçants européens des cités, des colonies de Roumains Zinzares et
des bandes errantes de Tsiganes, réputés musulmans, font de la contrée
des Balkhans un véritable chaos de nations; néanmoins la confusion est
plus grande encore dans l'étroit réduit de la Dobroudja, situé entre le
Bas-Danube et la mer. Là des Tartares Nogaïs, de même origine que ceux
de la Crimée, viennent s'ajouter aux représentants de toutes les races
qui se trouvent en Bulgarie. Ces Tartares, non mélangés comme le sont
leurs frères de sang les Osmanlis, ont assez bien conservé leur type
asiatique. Quoique agriculteurs, ils ont encore des goûts nomades et se
plaisent à parcourir les collines et les plaines, à la suite de leurs
troupeaux. Un khan héréditaire, soumis à l'autorité du sultan, les
gouverne comme aux temps où ils vivaient sous la tente.

Après la guerre de Crimée, quelques milliers de Nogaïs, compromis par
l'aide qu'ils avaient fournie aux alliés, quittèrent leur beau pays de
montagnes et vinrent se grouper en colonies à côté de leurs compatriotes
tartares de la Dobroudja. Par contre, environ dix mille Bulgares de la
contrée, s'effrayant à la vue de ces Nogaïs de la Crimée qu'on leur
avait dépeints, bien à tort, comme des êtres abominables de vices et de
férocité, s'enfuirent de leur pays pour aller se mettre sous la
protection du tsar, et les domaines qu'on leur assigna furent
précisément ceux des Tartares émigres. Ce fut un échange de peuples
entre les deux empires; malheureusement, les fuyards des deux nations
eurent beaucoup à souffrir, dans leurs nouvelles patries, de
l'acclimatement et de la misère; de part et d'autre, les maladies et le
chagrin firent de nombreuses victimes. Bien plus lamentable encore fut
le sort des Tcherkesses et des autres immigrants du Caucase, qui, soit
fuyant les Russes, soit bannis par eux, vinrent, en 1864 et dans les
années suivantes, demander un asile à la Porte! Ils étaient au nombre de
quatre cent mille; ce ne fut donc pas sans peine qu'on put leur préparer
Hësvïllages de refuge en Europe et dans la Turquie d'Asie. Le pacha que
la Porte avait chargé de surveiller l'immigration prit soin d'installer
les nouveaux venus dans les régions de la Bulgarie situées à l'ouest,
espérant ainsi, mais en vain, rompre la cohésion ethnique des Serbes et
des Bulgares. Naturellement, on força les «rayas» à leur céder des
terres, à leur bâtir des villages et même des villes entières, à leur
donner des animaux et des semences, mais on ne put aussi facilement leur
inspirer l'amour du travail. En Bulgarie, ils ne trouvèrent qu'une
hospitalité défiante, et bientôt désabusés, ils s'enfermèrent dans leur
insolent orgueil et refusèrent de s'assouplir au labeur. On raconte que
nombre de chefs, en arrivant dans la contrée, plantèrent leur épée dans
le sol pour annoncer ainsi que la terre leur appartenait et que
désormais la population leur était asservie. La faim, les épidémies, le
climat si différent de celui de leurs montagnes, les firent périr en
multitude; dès la première année, plus d'un tiers des réfugiés avait
succombé.

Quant aux jeunes filles et aux enfants, il s'en fit un commerce hideux,
et les bénéfices qu'en retirèrent certains pachas permirent de se
demander si l'on n'avait pas à dessein affamé tout ce peuple. Les harems
regorgèrent de jeunes Circassiennes, qui se vendaient alors en moyenne
pour le quart ou le huitième de leur prix ordinaire. Constantinople,
encombrée, versait son excédant sur la Syrie et l'Égypte. Maintenant que
les maladies, l'oisiveté, le vice ont prélevé leur proie, la population
tcherkesse s'est à peu près accommodée à son nouveau milieu. En dépit de
leur communauté de religion avec les Turcs, les nouveaux venus
s'associent facilement aux Bulgares et deviennent volontiers Slaves par
le langage.

D'autres fugitifs, que la destinée n'a point traités aussi cruellement
que les Circassiens, ont trouvé un asile dans cet étrange massif
péninsulaire de la Dobroudja. Ce sont des Cosaques russes, des Ruthènes,
des Moscovites «Vieux-Croyants», qui, vers la fin du siècle dernier, ont
dû quitter leurs steppes afin de conserver leur foi religieuse. Plus
tolérant que la chrétienne Catherine II, le padichah les recueillit
généreusement et leur distribua des terres en diverses contrées de la
Turquie d'Europe et d'Asie. Les colonies cosaques de la Dobroudja et du
delta danubien ont prospéré: un de leurs établissements, qui borde les
rives du Danube de Saint-Georges, est connu sous le nom de «Paradis de
Cosaques». Leur principale industrie est celle de la pêche de
l'esturgeon et de la préparation du caviar. Reconnaissants de
l'hospitalité qui leur a été donnée, ces Russes ont vaillamment défendu
leur patrie adoptive dans toutes les guerres qui ont éclaté entre le
tsar et le sultan, mais ils ont eu d'autant plus à souffrir de la
vengeance de leurs compatriotes, restés au service de la Russie.
D'ailleurs ils ont conservé leur costume national, leur langage et leur
culte, et ne se sont point mélangés avec les populations environnantes.

Une colonie de Polonais, quelques villages d'Allemands, situés sur la
branche méridionale du delta danubien, un groupe de quelques milliers
d'Arabes, enfin, les hommes de toute race accourus de l'Europe et de
l'Asie vers le port de la Soulina, complètent cette espèce de congrès
ethnologique de la Dobroudia. Mais la différence est grande entre les
tribus diverses qui vivent isolées dans l'intérieur de la presqu'île et
la population cosmopolite qui grouille dans la cité commerçante et dont
tous les caractères de races finissent par se confondre en un même type.

Ce mélange qui se fait aux bouches du Danube entre Grecs et Francs,
Anglais et Arméniens, Maltais et Russes, Valaques et Bulgares, ne peut
manquer de se faire tôt ou tard dans le reste du pays, car il est peu de
contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux
indiquées qu'en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le
Danube lui-même, dont les villes turques riveraines, Viddin, Sistova,
Roustchouk, Silistrie, acquièrent de jouf en jour une importance plus
considérable dans le mouvement européen et qui se continue dans la mer
Noire par des escales diverses, dont la principale est le beau port de
Bourgas, très-important pour l'expédition des céréales. Mais cette voie
naturelle n'est pas assez courte au gré du commerce; il a fallu
l'abréger par un chemin de fer, qui coupe l'isthme de la Dobroudja,
entre Tchernavoda et Kustandjé, puis par une voie ferrée plus longue,
qui traverse toute la Bulgarie orientale, de Roustchouk au port de
Varna, en passant à Rasgrad et près de Choumla. Un autre chemin de fer
suivra le passage direct que la nature a ouvert du bas Danube à la mer
Égée par la dépression des Balkhans, au sud de Choumla, et par les
plaines où se sont bâties les villes de Jamboly et d'Andrinople. Plus à
l'ouest, Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, Kezanlik et
Eski-Zagra, sont les étapes d'un autre chemin de jonction entre le
Danube et le littoral de la Thrace.

Maintenant il s'agit d'éviter en entier les détours du fleuve, en
adaptant aux besoins des échanges de continent à continent, soit la
route de Bosnie à Salonique par Kalkhandelen, Uskiub, Keuprili et la
basse vallée du Vardar, soit la grande voie que suivaient autrefois les
légions romaines, entre la Pannonie et Byzance, et que les sultans
avaient reprise au seizième siècle en faisant construire une grande
route dallée de Belgrade à Rodosto; il faut détourner le courant
commercial du Danube et lui donner le port de Constantinople pour
embouchure directe. Grâce à leur admirable position géographique, sur
cette voie du Danube au Bosphore, les anciennes grandes stations de
route: Nich, la sentinelle placée aux frontières de la Serbie sur un
affluent de la Morava; Sofia, l'antique Sardica, située sur l'Isker
danubien; Bazardjik ou le «Marché», improprement désignée sous le nom de
Tatar-Bazardjik, puisqu'il n'y a point de Tartares; la belle
Philippopoli, à la «triple montagne» dominant le cours de la Maritza,
sont destinées d'avance à devenir des centres importants dès qu'elles
auront été définitivement rattachées à l'Europe. Peut-être les
multitudes de voyageurs qu'entraîneront les convois verront-ils encore,
près de, Nich, le hideux monument de Kele-Kalessi qui doit rappeler un
grand fait de «gloire» aux générations futures? Ce trophée n'est autre
qu'une tour bâtie avec les crânes des Serbes qui, pendant la guerre de
l'indépendance, se firent sauter dans une redoute pour ne pas tomber
vivants entre les mains de leurs ennemis. Un gouverneur de Nich, plus
humain que ses prédécesseurs, voulut démolir cette abominable maçonnerie
devant laquelle tout «raya» passe en frissonnant, mais les musulmans
fanatiques s'y opposèrent; à côté jaillit pourtant une petite fontaine
expiatoire, dont l'eau pure, symbole de réconciliation, doit abreuver en
même temps les Slaves et les Osmanlis.

Une population aussi souple, aussi malléable que l'est la nation
bulgare, modifiera certainement assez vite ses moeurs et ses habitudes
sous l'influence du commerce et du va-et-vient des voyageurs. Elle a
grand besoin de se relever. Les Albanais se sont ensauvagés par la
guerre, les Bulgares ont été avilis par l'esclavage. Dans les villes
surtout, ils étaient fort bas tombés. Les insultes que leur prodiguaient
les musulmans, le mépris dont ils les accablaient avaient fini par les
rendre abjects, méprisables à leurs propres yeux. Sur le versant
méridional des Balkhans, dans les districts de Kezanlik et d'Eski-Zagra,
les Bulgares, disent les voyageurs, étaient tout particulièrement
abaissés. Démoralisés par la servitude et par la misère, livrés à la
merci de riches compatriotes, les _tchorbadjis_, ou «les donneurs de
soupes», ils étaient devenus des ilotes honteux et bas. Surtout les
femmes bulgares des villes présentaient le spectacle de la plus honteuse
corruption, et par leur impudeur, leur grossièreté, leur ignorance,
méritaient toute la réprobation que faisaient peser sur elles les femmes
musulmanes. Même au point de vue de l'instruction, les Turcs étaient
naguère plus avancés que les Bulgares; leurs écoles étaient relativement
plus nombreuses et mieux dirigées. Tous les villages des Osmanlis sont
beaucoup mieux tenus, plus agréables à voir et à habiter que ceux des
chrétiens.

Quoi qu'il en soit de la situation passée, les choses ont déjà changé.
Peut-être, pris en masse, les Turcs ont-ils gardé sur les Bulgares
l'immense supériorité que donnent la probité et le respect de la parole
donnée; mais ils travaillent moins, ils se laissent paresseusement
entraîner par la destinée, et peu à peu, de maîtres qu'ils étaient, ils
perdent les positions acquises et tombent dans une pauvreté méritée.
Dans les campagnes, la terre passe graduellement aux mains des «rayas»;
dans les villes, ceux-ci ont presque entièrement accaparé le commerce.
Enfin, chose bien plus importante encore, les Bulgares, comprenant la
nécessité de l'instruction, se sont mis à fonder des écoles, des
collèges, à faire publier des livres, à envoyer des jeunes gens dans les
universités d'Europe. En certains districts, à Philippopoli, à
Bazardjik, toutes les familles se sont même imposées volontairement pour
faire sortir leurs enfants du bourbier de l'ignorance. Enfin, dans les
collèges mixtes de Constantinople, ce sont régulièrement les jeunes
Bulgares qui ont le plus de succès dans leurs études. C'est un grand
signe de vitalité, qu'elle continue dans cette voie, et la race bulgare,
qui depuis si longtemps avait été pour ainsi dire supprimée de
l'histoire, pourra rentrer dignement sur la scène du monde[35].

[Note 35: Villes principales des contrées bulgares, avec leur
population approximative:

Choumla................. 50,000 hab.
Roustchoule............. 50,000  »
Philîppopoli ou Felibe.. 40,000  »
Honastir ou Bitolia..... 40,000  »
Uskiub.................. 28,000  »
Kalkhandelen............ 22,000  »
Sofia................... 20,000  »
Viddin.................. 20,000  »
Sihilrie................ 20,000  »
Sistova................. 20,000  »
Varna................... 20,000  »
Eski-Zagra.............. 18,000  »
Bazardjik............... 18,000  »
Nich.................... 16,000  »
Kenprili................ 15,000  »
Rasgrad................. 15,000  »
Tirnova................. 12,000  »
Slivno.................. 12,000  »
Prilip.................. 12,000  »
Kezanlik................ 10,000  »
Stenimacho.............. 10,000  »
Florina................. 10,000  »
Kourchova...............  9,000  »
Soulina.................  5,000  »
]



VII

LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE LA TURQUIE.


Les prophéties dans lesquelles on se complaisait, il y a une vingtaine
d'années, au sujet de la Turquie, ne se sont point réalisées. «L'Homme
malade», ainsi qu'on nommait plaisamment l'empire des Osmanlis, n'a pas
voulu mourir, et les puissances voisines n'ont pu se partager ses
dépouilles. Il est vrai que, sans l'appui de l'Angleterre et de la
France, il eût certainement succombé, et maintenant encore il serait
menacé des plus grands dangers si la Russie n'avait trouvé dans l'Asie
centrale et sur les confins de la Chine un dérivatif à ses appétits de
conquête. Mais si les intérêts de «l'équilibre européen», ou plutôt les
jalousies rivales des différents États ont été la meilleure sauvegarde
de la Turquie, il faut dire aussi qu'elle est devenue plus forte à
l'intérieur et que, grâce aux progrès de ses populations de races
diverses, elle a pris une plus grande importance relative parmi les
nations. Sa puissance s'est si bien accrue, qu'elle a pu reprendre une
offensive sérieuse en Arabie et conquérir, à plus de 5,000 kilomètres de
Stamboul, des territoires où précédemment elle n'avait jamais porté ses
armes. En outre, par son vassal, le khédive d'Egypte, la Sublime Porte
est devenue suzeraine de la Nubie, du Darfour et du Ouadaï, d'une partie
de l'Abyssinie, de Berberah, et ses ordres parviennent jusqu'au coeur de
l'Afrique.

[Illustration: EMPIRE TURC.]

D'ailleurs il ne faudrait point voir dans cet accroissement de puissance
la preuve que la Turquie est désormais entrée dans une voie normale de
progrès pacifique et continu. Non, elle se trouve encore en plein moyen
âge, et sans doute elle a devant elle bien des étapes de révolutions
intestines avant qu'elle puisse se placer au rang des nations policées
de l'Europe et de l'Amérique. Des races hostiles occupent le territoire,
et si elles n'étaient main tenues de force, elles se précipiteraient les
unes contre les autres. Les Serbes s'armeraient contre les Albanais, les
Bulgares contre les Grecs, et tous s'uniraient contre le Turc. Les
haines de religion s'ajoutent aux animosités de races, et dans maints
districts les Bosniaques ne demanderaient pas mieux que de se ruer sur
d'autres Bosniaques ou les Tosques sur les Guègues, leurs frères de
langue et d'origine. D'ailleurs les Osmanlis, maîtres de ces populations
diverses, les oppriment sans scrupule, et leur grand art est précisément
de les opposer les unes aux autres pour régner en paix au-dessus de
leurs conflits.

Il n'en saurait être autrement dans un empire où le caprice est
souverain. Le padichah est à la fois le maître des âmes et des corps, le
chef militaire, le grand juge et le pontife suprême. Jadis son pouvoir
était pratiquement limité par celui des feudataires éloignés, qui
souvent réussissaient à se rendre à peu près indépendants; mais depuis
la chute d'Ali-Pacha et le massacre des janissaires le sultan n'a plus
rien à craindre de sujets parvenus; les seules bornes de sa
toute-puissance sont la coutume, les traditions de ses ancêtres et les
intérêts des gouvernements européens. En outre, il a bien voulu, par
certains actes de sa libre initiative, régulariser l'exercice de son
autorité. C'est ainsi qu'il a institué pour tout l'empire un budget dont
il s'attribue le dixième environ. Le plus absolu des monarques d'Europe,
il est aussi celui, après le prince du Monténégro, dont la liste civile
est la plus forte en proportion des revenus du pays; encore ce budget
particulier n est-il pas suffisant, et très-fréquemment on doit en
combler le déficit par des emprunts à quinze et vingt du cent, pour
lesquels on hypothèque le produit des impôts, des dîmes et des douanes.
Le train de maison du sultan et des membres de sa famille est vraiment
effréné. Il existe au palais une armée d'au moins six mille serviteurs
et esclaves des deux sexes, dont huit cents cuisiniers. En outre, la
domesticité est elle-même entourée d'une tourbe de parasites qui vivent
autour du palais et que nourrissent les cuisines impériales; en vertu de
leurs contrats, les fournisseurs sont obligés de livrer chaque jour une
moyenne de douze cents moutons, et l'importance de ce seul article de
consommation permet de juger de l'énorme total auquel doivent s'élever
tous les autres. Les dépenses courantes s'accroissent des frais de
construction pour les palais et les kiosques, de l'achat de toutes les
féeries d'Orient, fabriquées à Paris, et des collections de fantaisie,
des prodigalités de toute nature, de vols et de dilapidations sans fin.

Les ministres, les valis et autres grands personnages de l'empire
travaillent de leur mieux à imiter leur maître, et, comme lui, doivent
forcément dépasser les limites que leur trace un budget fictif.
D'ailleurs ils sont très-richement payés, car il est admis, en Orient,
que les hautes dignités doivent être rehaussées par l'éclat de la
fortune et les prodigalités du luxe. Aussi ne reste-t-il rien pour les
travaux utiles. Quant aux employés inférieurs, ils ne touchent que des
honoraires dérisoires, si même on veut bien condescendre à les payer;
mais il est tacitement convenu qu'ils peuvent se dédommager de leur
mieux sur la foule des corvéables. Tout se vend en Turquie, et surtout
la justice. L'état des finances turques est tellement lamentable, les
emprunts se font à des taux tellement usuraires, la désorganisation des
services est si complète, qu'on a souvent proposé de faire gérer le
budget ottoman par un syndicat des puissances européennes; mais parmi
ces puissances, combien en est-il qui puissent se vanter elles-mêmes
d'avoir parfaitement équilibré leurs recettes et leurs dépenses[36]!

[Note 36:

Recettes du budget turc en 1874............   560,000,000 fr.
Dette intérieure et extérieure en 1875..... 5,500,000,000  »
]

Sous un pareil régime, l'agriculture et l'industrie de l'empire turc ne
peuvent se développer que très-lentement. La terre ne manque point. Au
contraire, de vastes étendues du sol le plus fécond sont en friche; nul
ne s'occupe de savoir à qui elles appartiennent, et le premier venu peut
s'en emparer; mais gare à lui s'il tire grand profit de ses cultures et
s'il lui prend la fantaisie des'enrichir! Aussitôt le sol qu'il
labourait se trouve avoir fait partie des terres appartenant au culte,
ou bien il est à la convenance d'un pacha qui s'en empare après en avoir
fait bâtonner le possesseur! En maints districts, c'est de propos
délibéré que le paysan, même le plus économe et le plus actif, limite sa
récolte au strict nécessaire; il serait désolé d'une moisson abondante,
car l'accroissement de production est en même temps un accroissement
d'impôt et peut attirer les inquisitions soupçonneuses de l'exacteur. De
même, dans les petites villes, le commerçant dont les affaires sont en
voie de prospérité se gardera bien de montrer sa richesse; il se fera
tout humble, tout petit, et laissera sa maison s'érailler de misère.

Afin de jouir en paix de leur propriété territoriale, les familles
musulmanes ont en très-grand nombre cédé leurs droits de possesseurs aux
mosquées; ils ne sont plus que de simples usufruitiers, mais ils ont
ainsi l'avantage de n'avoir pas à payer d'impôts, puisque leur terre est
devenue sainte, et leurs descendants pourront jouir des revenus du
domaine jusqu'à extinction de la famille. Ces terres, que l'on désigne
sous le nom de _vakoufs_, constituent peut-être le tiers de la
superficie du territoire. Elles ne rapportent absolument rien à l'Etat;
elles n'ont qu'une faible valeur pour les usufruitiers eux-mêmes,
routiniers fatalistes qui se sont débarrassés de leurs titres de
propriété précisément à cause de leur manque d'initiative; enfin,
lorsqu'elles ont agrandi l'immense domaine du clergé, la plus forte part
est laissée inculte. Tout le poids de l'impôt retombe donc sur la terre
que laboure le malheureux chrétien; encore le produit de cet impôt
doit-il forcément diminuer à mesure que s'accroît l'étendue des terrains
_vakoufs_. Aussi faudra-t-il en venir tôt ou tard à la sécularisation
des biens de main-morte, et déjà le gouvernement turc, au grand scandale
des vieux croyants, a timidement étendu la main vers le territoire
appartenant aux mosquées de Stamboul.

Actuellement, on peut le dire, c'est en dépit de ses maîtres que le
paysan serbe, albanais ou bulgare réussit à maintenir le sol en état de
production. On peut en juger par un seul fait. Afin d'éviter la fraude,
certains collecteurs de dîmes n'ont pas trouvé de moyen plus ingénieux
que d'obliger les cultivateurs à entasser le long des champs tout le
produit de leur récolte; tant que les agents du trésor n'ont pas prélevé
chaque dixième gerbe, il faut que les amas de maïs, de riz ou de blé
restent dans la campagne exposés au vent, à la pluie, à la dent des
animaux. Souvent, lorsque le gouvernement perçoit enfin sa dîme, la
moisson a perdu la moitié de sa valeur. Quelquefois les paysans ne
touchent pas à leur récolte de raisins ou d'autres fruits afin de
n'avoir pas à payer l'impôt. Du reste, ce n'est pas du fisc seulement
que le cultivateur a le droit de se plaindre; il est également rançonné
par tous les intermédiaires qui lui achètent sa récolte. «Le Bulgare
laboure et le Grec tient la charrue», dit un ancien proverbe. Ce dire
est encore assez vrai, du moins sur le versant méridional des Balkhans,
où le paysan bulgare n'est pas toujours propriétaire du sol qu'il
ensemence; mais là même où il possède son propre champ et ne travaille
pas directement pour un maître grec ou musulman, sa moisson appartient
souvent à l'usurier, même avant d'avoir été coupée; et, dans le vain
espoir de se libérer un jour, il travaille toute sa vie comme un
misérable esclave.

Cependant telle est la fertilité du sol sur les deux versants de
l'Haemus, dans la Macédoine et la Thessalie, que, malgré l'absence des
routes, malgré les mosquées et le fisc, malgré l'usure et le vol,
l'agriculture livre au commerce une grande quantité de produits. Le maïs
ou «blé de Turquîe» et toutes les céréales sont récoltées en abondance.
Les vallées du Karasou et Vardar donnent le coton, le tabac, les drogues
tinctoriales; le littoral et les îles fournissent du vin et de l'huile,
dont il serait facile avec un peu d'art de faire des produits exquis; le
vin est excellent dans la vallée de la Maritza, enfin des mûriers
s'étendent en véritables forêts dans certaines parties de la Thrace et
de la Roumélie, et l'expédition des cocons en Italie et en France prend
chaque année une plus grande importance. Avec sa terre féconde, ses
belles vallées humides et tournées vers le midi, la Turquie ne peut
manquer de prendre, dans un avenir prochain, l'un des premiers rangs,
parmi les contrées de l'Europe, par la bonté et la variété de ses
produits. Quant à son industrie, il est probable qu'elle se déplacera
peu à peu, comme celle de tous les pays ouverts au libre commerce avec
l'étranger, par la construction de nouvelles routes. Les diverses
manufactures des villes de l'intérieur, fabriques d'armes, d'étoffes, de
tapis, de bijouterie, auront à souffrir beaucoup de la concurrence
étrangère, et sans doute nombre d'entre elles succomberont, à moins
qu'elles ne passent en d'autres mains que celles des indigènes. De même,
les grandes foires annuelles de Monastir, de Slivno et d'autres lieux de
la Turquie, où les marchands de tout l'empire se donnent rendez-vous
pour opérer leurs échanges, et où jusqu'à cent mille visiteurs se sont
trouvés réunis à la fois, seront remplacées graduellement par les
expéditions régulières du commerce.

Il est certain que, dans ces dernières années, le mouvement des échanges
n'a cessé de s'accroître dans les ports de la Turquie, grâce aux
Hellènes, aux Arméniens et aux Francs de toute nation. On évalue
actuellement le commerce de tout l'Empire Ottoman d'Europe et d'Asie à
un milliard de francs environ: c'est une somme d'échanges bien faible
pour des contrées dotées d'un sol si fertile, de produits si variés, de
ports si nombreux et si admirablement situés au centre de l'ancien
monde, au point de croisement des grands chemins naturels qui relient
les continents[37].

[Note 37: Mouvement du port de Constantinople en 1873: 21,000
navires, jaugeant 4,340,000 tonnes.]

[Illustration: MULETIERS TURCS TRAVERSANT L'HERZÉGOVINE.]

Les Turcs d'Europe ne prennent qu'une part fort minime au travail qui se
fait dans leur empire. Bien des causes spéciales contribuent à les
rendre moins actifs que les représentants des autres races. D'abord
c'est parmi eux que se recrutent les maîtres du pays, et leur ambition
se porte naturellement vers les honneurs et les voluptés du _kief_,
c'est-à-dire de la molle oisiveté. Par mépris de tout ce qui n'est pas
mahométan, non moins que par insouciance et lenteur d'esprit, ils
n'apprennent que rarement des langues étrangères et, par conséquent, se
trouvent à la merci des autres races, dont la plupart sont plus ou moins
polyglottes. D'ailleurs leur propre langue est un instrument difficile à
manier utilement, à cause des divers systèmes de caractères que l'on
emploie et du grand nombre de mots persans et arabes qui se trouvent
dans le langage littéraire. En outre, le fatalisme que le Coran enseigne
aux Turcs leur enlève toute initiative; en dehors de la routine ils ne
savent plus rien faire. La polygamie et l'esclavage sont aussi pour eux
deux grandes causes de démoralisation. Quoique les riches seuls puissent
se donner le luxe d'un harem, les pauvres apprennent par l'exemple de
leurs maîtres à ne point respecter la femme, se corrompent, s'avilissent
et prennent part à ce trafic de chair humaine que nécessite la
polygamie. Du reste, en dépit de ces innombrables esclaves qui, depuis
plus de quatre siècles, ont été amenés de tous les confins de l'empire
ottoman, et qui ont accru la population turque; en dépit de ces millions
de jeunes filles du Caucase, de la Grèce, de l'Archipel, de la Nubie, de
l'intérieur du Soudap, qui ont peuplé les harems de la Turquie, le
nombre des Osmanlis est resté très-inférieur relativement à celui des
autres éléments ethniques de la Péninsule: à peine la race dominante, si
l'on peut donner le nom de race à des hommes provenant de tant de
croisements divers, représente-t-elle le dixième des habitants de la
Turquie d'Europe. Et cette infériorité ne pourra que s'accuser de plus
en plus, car, précisément à cause de la polygamie, le nombre des enfants
qui survivent est moindre dans les familles mahométanes que dans les
familles chrétiennes. Quoiqu'on ne puisse à cet égard s'appuyer sur
aucun dénombrement précis, il paraît incontestable que la population
turque diminue réellement. La conscription, qui naguère pesait
uniquement sur eux, devenait de plus en plus difficile, à cause du
manque de recrues.

Depuis Chateaubriand, on a souvent répété que les Turcs ne sont que
campés en Europe et qu'ils s'attendent eux-mêmes à reprendre bientôt le
chemin des steppes d'où ils vinrent jadis. Ce serait par une sorte de
pressentiment que tant de Turcs de Stamboul demandent à être ensevelis
dans le cimetière de Scutari: ils voudraient ainsi sauver leurs
ossements du pied profanateur des Giaours, lorsque ceux-ci rentreront en
maîtres dans Constantinople. En maints endroits, les vivants imitent les
morts, et des îles de l'Archipel, du littoral de la Thrace, un faible
courant d'émigration entraîne chaque année vers l'Asie quelques vieux
Turcs, mécontents de toute cette activité européenne qui se manifeste
autour d'eux. Toutefois ces mouvements n'ont pas grande importance, et
la masse de la population ottomane dans l'intérieur de l'empire n'en est
point affectée. Les Turcs de la Bulgarie, les Yuruks de la Macédoine, et
ces Koniarides qui habitent les montagnes de la Roumélie depuis le
onzième siècle, ne songent point à quitter la terre qui est devenue leur
patrie. Pour supprimer l'élément turc dans la péninsule
thraco-hellénique, il faudrait procéder par extermination, c'est-à-dire
être plus féroce à l'égard des Osmanlis qu'ils ne le furent eux-mêmes à
l'époque de la conquête, lorsqu'ils se vantaient de ne pas laisser
repousser l'herbe sous les pas de leurs chevaux. D'ailleurs il faut
tenir compte de ce fait que les Turcs, si peu nombreux qu'ils soient en
proportion des autres races, s'appuient néanmoins sur des millions de
mahométans albanais, bosniaques, bulgares, tcherkesses et nogaïs. Dans
la Turquie d'Europe, les musulmans représentent environ le tiers de la
population, et les haines religieuses les forcent, malgré les
différences de race, à rester solidaires les uns des autres. Il ne faut
pas oublier non plus que les musulmans de Turquie sont les représentants
de cent cinquante millions de coreligionnaires dans le reste du monde,
et que ces peuples prennent une part de plus en plus large au mouvement
général de l'humanité en Afrique et en Asie[38].

[Note 38: Statistique approximative des races et religions de la
Turquie d'Europe:

                       Population             Catholiques Catholiques
        Races           probable.  Musulmans.    grecs.     latins.

        Serbes....      1,775,000    650,000    945,000   180,000
        Bulgares....... 4,500,000     60,000  4,400,000    40,000
SLAVES. Russes, Ruthè-
         nés, Cosaques.    10,000      --          --        --
        Polonais.......     5,000      --          --       5,000
        Roumains.......    75,000      --        75,000      --
LATlNS  Zinzares.......   200,000      --       200,000      --
GRECS.................. 1,200,000      --     1,200,000      --
ALBANAIS Guègues.......   600,000    400,000     50,000      --
         Tosques.......   800,000    600,000    200,000      --
TURCS    Osmanlis...... 1,500,000  1,500,000       --        --
         Tartares......    35,000     35,000       --        --
SÉMITES  Arabes........     5,000      5,000       --        --
         Israélites....    95,000       --         --        --
ARMÉNIENS..............   400,000       --         --      20,000
TCHERKESSES............    90,000     90,000       --        --
TSIGANES...............   140,000    140,000       --        --
FRANCS.................    50,000       --         --      45,000

 Population totale...  11,480,000  3,480,000  7,070,000   440,000

                                        Autres
                         Arméniens.    chrétiens.    Juifs.
        Serbes.........     --            --           --
        Bulgares.......     --            --           --
SLAVES. Russes, Ruthè-
         nés, Cosaques.     --         10,000          --
        Polonais.......     --            --           --
        Roumains.......     --            --           --
LATlNS  Zinzares.......     --            --           --
GRECS..................     --            --           --
ALBANAIS Guègues.......     --            --           --
         Tosques.......     --            --           --
TURCS    Osmanlis......     --            --           --
         Tartares......     --            --           --
SÉMITES  Arabes........     --            --           --
         Israélites....     --            --         95,000
ARMÉNIENS..............  380,000          --           --
TCHERKESSES............     --            --           --
TSIGANES...............     --            --           --
FRANCS.................     --          5,000          --

   Population totale...  380,000       15,000        95,000
]

Il ne s'agira donc point dans l'avenir, nous l'espérons, d'une lutte
d'extermination entre les races de la Péninsule; mais dès maintenant il
s'agit de savoir comment tous ces éléments divers et partiellement
hostiles pourront se développer en paix et en liberté. Sous la pression
des événements, les Turcs eux-mêmes ont dû le comprendre, et depuis une
trentaine d'années ils ont abdiqué, en théorie du moins, la politique de
pure violence et d'oppression. En vertu des lois, toutes les
nationalités de l'empire, sans distinction d'origine ni de culte, sont
placées sur un pied d'égalité, et les chrétiens de toute race peuvent
occuper les divers emplois de l'empire au même titre que les musulmans.
Il va sans dire que partout où l'occasion s'en présente, les Turcs font
de leur mieux pour mettre à néant toutes ces belles affirmations du
droit. Très-fins sous leur apparente lourdeur, les pachas savent fort
bien rebuter les impatients de liberté par leurs formalités, leurs
lenteurs, leurs atermoiements continuels. Dans certains districts
éloignés de Constantinople, notamment en Bosnie et en Albanie, les
réformes sont encore lettre morte. Toutefois il serait injuste de ne pas
reconnaître que dans l'ensemble de la Turquie de très-grands progrès se
sont accomplis vers l'égalisation définitive des races. D'ailleurs c'est
aux populations elles-mêmes à vouloir avec persévérance; elles
deviennent libres à mesure qu'elles arrivent à la conscience, de leur
valeur et de leur force.

Heureusement le despotisme turc n'est pas un despotisme savant, basé sur
la connaissance des hommes et visant avec méthode à leur avilissement.
Les Osmanlis ignorent cet art «d'opprimer sagement» que les gouverneurs
hollandais des îles de la Sonde avaient jadis pour mission de pratiquer,
et qui n'est point inconnu en bien d'autres contrées. Pourvu que le
pacha et ses favoris puissent s'enrichir à leur aise, vendre chèrement
la justice et les faveurs, bâtonner de temps en temps les malheureux qui
ne se rangent pas assez vite, ils laissent volontiers la société marcher
à sa guise. Ils ne s'occupent point curieusement des affaires de leurs
administrés et ne se font point adresser de rapports et de
contre-rapports sur les individus et les familles. Leur domination est
souvent violente et cruelle, mais elle est tout extérieure pour ainsi
dire et n'atteint pas les profondeurs de l'être. Sans doute l'esprit
public ne peut naître et se développer que bien difficilement sous un
pareil régime, mais les individus isolés peuvent garder leur ressort, et
les fortes institutions nationales, telles que la commune grecque, la
tribu mirdite, la communauté slave, peuvent résister facilement à une
domination capricieuse et dépourvue de plan. Aussi, par bien des côtés,
l'autonomie des groupes de population est-elle plus complète en Turquie
que dans les pays les plus avancés de l'Europe occidentale. En présence
de ce chaos de nations et de races, qu'il serait difficile d'assouplir à
une discipline uniforme, la paresse des fonctionnaires turcs a pris le
parti le plus simple; elle laisse faire. Les Francs qui servent le
gouvernement turc à Constantinople sont en mainte occurrence plus
tracassiers et plus gênants pour leurs administrés que les pachas
musulmans de vieille roche.

Quoi qu'il'en soit, on ne saurait douter que, dans un avenir prochain,
les populations non mahométanes de la Turquie, déjà bien supérieures aux
Turcs par le nombre, par l'activité matérielle, par la vivacité de
l'esprit et l'instruction, n'arrivent aussi à dépasser leurs maîtres
actuels par l'importance de leur rôle politique. C'est là une nécessité
de l'histoire. Les amateurs du bon vieux temps, les Osmanlis qui ont
gardé le turban vert de leurs ancêtres, voient avec désespoir se
rapprocher cette inévitable échéance. Ils s'opposent de toutes leurs
forces, soit par une résistance avouée, soit par une savante lenteur, à
tous les changements administratifs ou matériels qui peuvent hâter
l'émancipation complète des rayas méprisés. Toutes les inventions
européennes leur paraissent, comme elles le sont, en effet, le prélude
d'une grande transformation sociale qui s'accomplira contre eux. En
effet, ne sont-ce pas les rayas surtout qui profilent des écoles et des
livres, qui utilisent les routes, les chemins de fer, les ports de
commerce et toutes ces nouvelles machines agricoles et industrielles?
Grâce aux arts et aux sciences de l'Europe, Bosniaques, Bulgares et
Serbes arrivent à reconnaître leur parenté; Albanais et Valaques se
rapprochent des Grecs; tous les anciens sujets des conquérants d'Asie en
viennent à se reconnaître Européens, préparant ainsi la future
confédération du Danube.

[Illustration: VOIES COMMERCIALES DE CONSTANTINOPLE.]

Parmi les révolutions matérielles qui s'accomplissent en Turquie, l'une
des plus importantes pour les intérêts généraux de l'Europe et du monde
est l'ouverture prochaine du chemin de fer direct de Vienne à
Constantinople. Cette voie ferrée, depuis si longtemps promise, et dont
les malversations financières avaient retardé la construction d'année en
année, complétera la grande diagonale du continent sur la route de
l'Angleterre aux Indes, et du coup oblige, pour ainsi dire, la Péninsule
à faire volte-face. Celle-ci, qui regardait seulement vers l'Archipel et
l'Asie Mineure, commence à regarder aussi vers l'Europe, dont elle était
réellement séparée par le Skhar et les Balkhans: c'est là un changement
économique des plus considérables. Désormais voyageurs et marchandises,
au lieu de faire un grand détour par le Danube ou par la Méditerranée,
pourront suivre le chemin direct du Bosphore à l'Europe centrale;
Constantinople utilisera toutes les voies commerciales dont elle est le
centre de convergence, et par suite tout l'équilibre des échanges en
sera modifié de proche en proche jusqu'aux extrémités du monde. Mais
bien autrement sérieux sont les changements qui ne manqueront pas de
s'accomplir dans le sein des populations elles-mêmes! Rattachées les
unes aux autres, les diverses nationalités de la péninsule des Balkhans
et de l'Austro-Hongrie verront s'élargir pour elles le théâtre de leurs
conflits. Des bords-de la Baltique à ceux de la mer Egée, sur plus d'un
quart de l'Europe, tous ces peuples ou fragments de peuples qui
réclament l'égalité des droits et l'autonomie politique vont chercher à
se grouper suivant leurs affinités naturelles, et se préparer, par la
solidarité morale, à l'établissement de fédérations libres. Quelle que
doive être l'issue des événements qui se préparent en Turquie, il est
certain que, dans son ensemble, ce pays devient de plus en plus européen
par le mouvement politique, les conditions sociales, les moeurs et les
idées. Le temps n'est plus où les diplomates de Stamboul, ne comprenant
rien au sens du mot République, se décidaient pourtant à reconnaître la
_Reboublika_ des Francs, par la considération spéciale qu'elle ne
pouvait pas épouser une princesse d'Autriche.



VIII

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION


L'Empire Ottoman occupe une surface immense, de peut-être six millions
de kilomètres carrés, dont il est même impossible d'indiquer les
limites, car, au sud et au sud-ouest, le domaine du sultan va se perdre
dans les déserts inexplorés du haut Nil et du Soudan. Toutefois la plus
grande partie de ces vastes territoires n'est point sous la dépendance
directe du padichah de Stamboul; Tunis et l'Egypte avec tous les pays du
Nil sont gouvernés par des vassaux réellement souverains. L'intérieur de
l'Arabie appartient aux Ouahabites; les côtes méridionales de
l'Hadramaut sont habitées par des peuplades libres ou bien inféodées à
l'Angleterre; enfin, même entre la Syrie et l'Euphrate; nombre de
districts, nominalement administrés par des pachas turcs, sont pour les
Bédouins un libre territoire de courses et de pillage. L'Empire Ottoman
proprement dit comprend, avec ses provinces d'Europe, l'Asie Mineure, la
Syrie, la Palestine, le double bassin du Tigre et de l'Euphrate, le
Hedjaz et le Yémen en Arabie, Tripoli en Afrique. Ce territoire, avec
les îles qui en dépendent, s'étend sur un espace d'au moins 250 millions
d'hectares, soit environ cinq fois la surface de la France; mais la
population, beaucoup moins dense que celle de l'Europe occidentale,
s'élève à peine à 25 millions d'habitants. Quelques statisticiens
pensent même que ce nombre est trop élevé de deux ou trois millions.

La Turquie d'Europe, sans y compter, comme on a souvent le tort de le
faire par habitude, les pays autonomes, la Roumanie, la Serbie et le
Monténégro, est un État de moyenne grandeur, dont la superficie est
évaluée approximativement à un peu plus des trois cinquièmes du
territoire de la France. En dehors de Constantinople et de sa banlieue,
qui forme un district dépendant du ministère de la police, le pays est
divisé en sept _vilayets_ ou provinces; en outre, Lemnos, Imbros,
Samothrace, Astypalaea constituent, avec Rhodes et les îles du littoral
de l'Anatolie, un huitième vilayet. Du reste, les divisions
conventionnelles de l'empire sont assez fréquemment modifiées. Les
vilayets se divisent en _moutesarifliks_ ou _sandjaks_; ceux-ci se
partagent en _kazas_, qui répondent aux cantons français, et les kazas
en communes ou _nahiés_[39].

[Note 39:

                                      Superficie       Population
    Vilayets.                      approximative.        probable.

 1. Edirueh un Andrinople (Thrace)....     68,000      2,000,000
 2. Danube ou Touna...................     86,000      3,700,000
 3. Salonique ou Selanik (Macédoine)..     52,000        662,000
 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine
      et Haute Albanie)...............     53,000      1,500,000
 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie)..     61,000      1,150,000
 6. Janina (Epire et Thessalie).......     36,000        718,000
 7.  Crète ou Candie..................      7,800        210,000
Iles européennes du vilayet de l'Archipel.  1,200         40,000
Constanlinople et sa banlieue sur la rive
            d'Europe..................        300        490,000

Turquie d'Europe......................    365,300     11,470,000

    Vilayets.                                Capitales.

 1. Edirueh un Andrinople (Thrace)....       Andrinople.
 2. Danube ou Touna...................       Roustchouk.
 3. Salonique ou Selanik (Macédoine)..       Salonique.
 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine
      et Haute Albanie)...............       Monastir.
 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie)..       Serajevo.
 6. Janina (Epire et Thessalie).......       Janina.
 7.  Crète ou Candie..................       La Canée.
Iles européennes du vilayet de l'Archipel.   Dardanelles.
Constantinople et sa banlieue sur la rive
            d'Europe..................

Turquie d'Europe......................]

Le sultan ou _padichah_, qui est en même temps _Emir el moumenin_,
c'est-à-dire chef des croyants, concentre en sa personne tous les
pouvoirs; il n'a d'autre règle de conduite que les prescriptions du
Coran et les traditions de ses ancêtres. Après lui, les deux personnages
les plus considérables de l'empire sont le _Cheik el Islam_ (ancien de
l'Islam) ou grand-mufti, qui préside aux cultes et à la justice, et le
_Sadrazam_, appelé aussi grand-vizir, qui est placé à la tête de
l'administration générale, et qu'assisté un conseil des ministres ou
_mouchirs_ composé de dix membres. Le _Kislar-Agasi_ ou chef des
eunuques noirs, auquel est confiée la direction du harem impérial, est
aussi l'un des grands dignitaires de la Turquie et souvent celui qui
jouit en réalité de la plus haute influence et qui distribue les faveurs
à son gré. Les membres jurisconsultes des divers conseils des ministères
sont désignés sous le nom de _moufti_. Les titres _effendi_ ou «lettré»;
_aga_ «homme du sabre», sont des titres de politesse appliqués aux
employés ou à des personnages considérables. Souvent aussi le titre de
_pacha_, répondant à celui de «grand chef», est donné à tous ceux qui
remplissent une haute fonction civile ou militaire. On sait que leur
dignité est symbolisée, suivant le rang, par une, deux ou trois queues
de cheval flottant au bout d'une lance: c'est un usage qui rappelle les
temps, déjà légendaires, où les Turcs nomades parcouraient à cheval les
steppes de l'Asie centrale.

Le conseil d'État (_chouraï devlet_) et d'autres conseils, ceux des
comptes, de là guerre, de la marine, de l'instruction publique, de la
police, etc., fonctionnent pour chaque ministère, et, par l'ensemble de
leurs bureaux, constituent la chancellerie d'État, connue sous le nom de
_divan_. En outre, une cour suprême, divisée en deux sections, s'occupe
des affaires civiles et des affaires criminelles. Les membres des corps
officiels sont nommés directement par le pouvoir; la seule apparence de
droit accordée aux diverses «nations» de l'empire est, que deux
représentants de chacune d'elles, d'ailleurs soigneusement choisis par
le sadrazam, prennent place au conseil supérieur de l'administration ou
conseil d'État. Il en est de même dans les provinces. Un _vali_ gouverne
le vilayet, un _moutesarif_ le sandjak, un _caïmacan_ le kazas, un
_moudir_ la commune. Tous ces chefs sont assistés, mais pour la forme
seulement, par un conseil composé des principaux fonctionnaires civils
et religieux, et de quelques membres musulmans et non musulmans choisis
sur une liste de notables éligibles. En réalité, c'est le vali qui nomme
les membres des conseils. Aussi ces assemblées sont-elles désignées en
langage populaire sous le nom de «conseils des Oui»; elles n'ont d'autre
fonction que d'approuver. Les conditions que le gouvernement suprême a
daigné se faire à lui-même sont résumées dans le _hatti-chérif_ de
Gulhané, promulgué en 1839, et dans le _hatti-houmayoum_ de 1856.
Depuis, ces promesses, qui garantissent à tous les habitants de l'empire
une entière sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune, ont
été converties en articles de loi et partiellement appliquées.

L'organisation religieuse et judiciaire, jalousement surveillée par le
Cheik-el-Islam et par les prêtres, ne pouvait être l'objet d'aucun
changement. Le corps spécialement religieux, celui des _imans_, comprend
les _cheiks_, qui ont pour devoir la prédication; les _khatibs_, qui
récitent les prières officielles, et les _imans_ proprement dits, qui
célèbrent les mariages et les enterrements. Les juges, qui composent
avec les imans le groupe des _ulémas_, ont pour supérieur immédiat un
_cazi-asker_ ou grand-juge, et se divisent, suivant la hiérarchie, en
_mollahs_, _cazis_ (cadis) et _naïbs_. Ils ne sont point rétribués par
l'État et prélèvent eux-mêmes leurs émoluments sur la valeur des biens
en litige et sur les héritages: c'est dire que la loi même les encourage
à l''improbité. Des tribunaux mixtes offrent quelque garantie aux
habitants de l'empire non mahométans.

Le patriarche de Constantinople, comme chef de la religion grecque dans
la Turquie d'Europe et comme directeur civil des communautés de sa
nation, dispose d'une influence très-considérable. Il est désigné par un
synode de dix-huit membres, qui administre le budget religieux et décide
souverainement en matière de foi. Les trois personnages principaux du
rit latin sont un patriarche siégeant dans la capitale et les deux
archevêques d'Antivari et de Durazzo. Les deux cultes arméniens ont
chacun leur patriarche résidant à Constantinople.

Il serait trop dangereux pour la puissance des Ottomans en Europe que
les sujets chrétiens pussent entrer en grand nombre dans l'armée. Jadis
ils en étaient complètement exclus et devaient payer de lourds impôts de
capitation en échange du service militaire. Actuellement, il est convenu
officiellement que les «rayas» peuvent contribuer à la défense nationale
et monter de grade en grade jusqu'à celui de _férik_ (général) et de
_mouchir_ (maréchal); mais, en réalité, l'armée n'en continue pas moins
d'être presque exclusivement composée d'Osmanlis et de mahométans de
diverses races. C'est même afin de classer ses sujets en recrutables et
en corvéables que le gouvernement turc fait procéder de temps en temps
dans ses provinces à des recensements sommaires. L'armée active
(_nizam_), organisée sur le modèle prussien, ne comprend guère plus de
100,000 soldats, quoique l'effectif officiel soit supérieur d'un tiers.
Elle est divisée en sept corps, dont trois cantonnés en Europe; les deux
réserves, l'_idatyal_ et le _rédif_, ne dépassent point non plus une
centaine de mille hommes; mais, en cas de nécessité, l'armée se grossit
d'un nombre indéfini de volontaires irréguliers, les _bachi-bozouks_,
dont le nom rappelle tant de scènes de meurtres et d'horreurs.

La flotte de guerre est très-considérable en comparaison de la marine
commerciale: elle comptait en 1875 plus de vingt navires cuirassés. Si
elle était complètement armée, elle devrait avoir plus de cinquante
mille marins; mais à peine a-t-on réuni le tiers de cet effectif.



                              CHAPITRE VI

                              LA ROUMANIE


Le peuple roumain, héritier du grand nom des conquérants de l'ancien
monde, est un des plus curieux de la Terre, à cause de son origine et de
la position isolée qu'il occupe à l'orient de toutes les races
latinisées. Du côté de l'Asie, c'est le groupe le plus avancé de ces
nations de langue latine qui peuplent la plus grande partie de l'Europe
occidentale et possèdent plus de la moitié du continent américain. Il y
a peu d'années encore, ce groupe était presque entièrement ignoré. En le
voyant perdu au milieu des populations les plus diverses de races et
d'idiomes, on était tenté de le confondre avec elles en un même chaos;
mais les graves événements qui se sont accomplis depuis le milieu du
siècle dans le bassin du bas Danube, ont fini par appeler l'attention
sur les Roumains, et l'on sait maintenant qu'ils se distinguent
absolument de leurs voisins les Serbes, les Bulgares, les Magyars, les
Turcs, les Grecs et les Russes. On sait aussi que leur importance est
grande dans l'ethnologie générale de l'Europe orientale et que, du moins
par le nombre, ils occupent le premier rang, après les Slavo-Bulgares,
parmi les nations danubiennes. Si la confédération de l'Europe orientale
doit se constituer un jour, c'est dans la Roumanie que se trouvera le
centre naturel de ce groupe nouveau des peuples.

Au point de vue de la race et non de la politique officielle, la vraie
Roumanie est bien autrement grande que les cartes ne la représentent.
Non-seulement elle comprend la Valachie et la Moldavie du versant
danubien des Carpathes, ainsi que la Bessarabie russe, mais elle se
prolonge aussi sur une moitié de la Bukovine, et, de l'autre côté des
monts, englobe la plus forte part de la Transylvanie, ainsi qu'une large
zone de terrain dans le Banat et la Hongrie orientale. Les Roumains ont
aussi franchi le Danube et colonisé de nombreux districts de la Serbie
et la Bulgarie turque; enfin, leurs frères les Zinzares ou
Macédo-Valaques peuplent sporadiquement le Pinde et d'autres montagnes
de l'Albanie, de la Thessalie et de la Grèce; on en trouve jusqu'en
Istrie. Tandis que la Roumanie proprement dite s'étend sur un espace
d'environ 120,000 kilomètres carrés, égal au quart de la France, tous
les pays roumains ont ensemble une superficie presque double. La
population se trouverait également doublée par l'union politique de
toute la race: des plaines hongroises aux montagnes de la Grèce on doit
compter au moins huit millions et demi de Roumains[40]. Des patriotes
qui forcent la statistique à parler suivant leurs désirs n'hésitent pas
à compter quinze millions de Latins appartenant à ce groupe oriental.

[Note 40: Populations roumaines: valaques, moldaves, transylvaines,
bessarabes et macédo-valaques.

         Population probable en 1875.

Valachie. 3,220,000
Moldavie. 1,980,000

          5,180,000 (avec Juifs, Tsiganes, etc.) 4,760,000 Roumains.
Austro-Hongrie.................................. 2,896,000    »
Bessarabie et autres provinces russes...........   600,000    »
Serbie..........................................   160,000    »
Turquie.........................................   275,000    »
Grèce...........................................     4,000    »

                                                 8,995,000 Roumains.
]

[Illustration: LES ROUMAINS.]

En laissant de côté les Valaques du Pinde, on reconnaît que le
territoire latin des régions danubiennes s'arrondit autour du massif
oriental des Cârpathes en un cercle presque parfait; mais une moitié
seulement de ce cercle est constituée en pays autonome; le reste
appartient à la monarchie austro-hongroise. Si le voeu des Roumains
pouvait se réaliser et que la patrie tout entière se trouvât réunie en
un seul corps politique, le centre naturel de la Roumanie ne serait plus
dans les limites actuelles du pays; il faudrait le chercher à
Hermannstadt, la Sibiu des Valaques, ou dans telle autre ville de la
haute vallée de l'Olto, sur le versant septentrional des Carpathes, où
elle se trouvait autrefois. Mais, réduite comme elle l'est: au versant
extérieur des Carpathes, entré les Portes de Fer et les hauts affluents
du Pruth, la Roumanie a pris une forme bizarre et mal équilibrée; elle a
dû se scinder en deux parties dont la frontière commune, désignée par le
cours du Sereth et d'un petit affluent, réunit l'éperon le plus avancé
des Carpathes orientales au grand coude du bas Danube. Au nord de cette
limite est la Moldavie, ainsi nommée d'un affluent du Sereth; au
sud-ouest et à l'ouest s'étend la Valachie, ou «plaines des Vèlches»
c'est-à-dire des Latins. Cette plaine, la _tzara rumaneasca_, ou terre
Roumaine proprement dite, est interrompue de distance en distance par
des cours d'eau parallèles qui constituent des limites secondaires, et
coupée par la rivière Olto en deux parties: à l'est la Grande, à l'ouest
la Petite Valachie. Le Danube sert aussi de frontière politique dans
toute la zone inférieure de son cours. C'est qu'en aval des Portes de
Fer il est trop large, trop sinueux, trop bordé de lacs, de forêts et de
marécages pour que les peuplés en marché et les conquérants aient pu en
faire leur grand chemin, comme en Autriche et en Bavière; au contraire,
ceux qui voulaient continuer leur marche vers l'occident, cherchaient à
éviter le fleuve, en passant par les défilés des montagnes. Le Danube
est une formidable barrière, que, même de nos jours, de puissantes
armées ne peuvent tenter de franchir sans de grands dangers. D'ailleurs
le brusque méandre que le bas Danube décrit vers le nord, et le large
étalement de son delta servent, pour ainsi dire, de bouclier aux plaines
valaques, et jadis obligeaient les peuples non navigateurs à se
détourner vers les Carpathes. Les cours parallèles du Dnieper, du Boug,
du Dniester, du Pruth, protégeaient aussi, bien que dans une moindre
mesure, les terres de la basse Moldavie.

Néanmoins c'est un phénomène vraiment étrange, et qui témoigne d'une
singulière ténacité chez le peuple roumain, qu'il ait pu maintenir ses
traditions, sa langue, sa nationalité, au milieu des chocs violents qui
n'ont pas manqué de se produire sur son territoire entre les ravageurs
de toute race. Depuis la retraite des armées romaines, tant de bandes
détachées du gros des envahisseurs goths, avares, huns et petchénègues,
tant d'oppresseurs slaves, bulgares et turcs ont successivement opprimé
les paisible cultivateurs du pays, que leur disparition, comme race
distincte, aurait pu sembler inévitable. Mais, en dépit des inondations
et des remous de peuples qui ont, à diverses époques, recouvert la
population des Daces latinisés, ceux-ci, grâce sans doute à la culture
plus haute qu'ils tenaient de leurs ancêtres et qu'ils gardaient à
l'état latent, ont toujours fini par émerger du déluge dans lequel on
les croyait engloutis. Les voici maintenant qui, dégagés de tout élément
étranger, se présentent au milieu des autres peuples et réclament leur
place, comme nation indépendante! Ils justifient amplement leur vieux
proverbe: _Romoun no pere!_ «Le Roumain ne périra pas!» D'ailleurs leur
nombre s'accroît rapidement, peut-être de quarante à cinquante mille
personnes par an.

Les Alpes transylvaines sont aux Roumains, puisqu'ils en occupent les
deux versants; mais, de part et d'autre, les hautes vallées sont
faiblement habitées et l'on peut voyager pendant des journées entières
sans rencontrer d'autres demeures que d'informes huttes de bergers. La
frontière politique, tracée entre l'Austro-Hongrie et la Roumanie sur la
principale arête des monts, est donc une simple ligne idéale traversant
la solitude des forêts immenses. Sauf dans le voisinage de la grande
route, encore unique, et des sentiers qui passent de l'un à l'autre
versant, les hautes Alpes qui séparent la Transylvanie des plaines
valaques sont restées une nature vierge, où le chasseur va poursuivre le
chamois, où naguère vivait le bison, figuré sur le blason de la
Moldavie. Le Tsigane s'y rend aussi pour aller capturer les ours, bruns
ou noire, qu'il fera danser de village en village. Il séduit l'animal en
cachant près de sa retraite une grande jarre pleine d'eau-de-vie et de
miel; puis, quand l'ours et sa famille sont tombés ivres-morts, le
Tsigane paraît et les enchaîne.

[Illustration: VALAQUES.]

[Illustration: LE CHIL ET L'OLTO.]

Sur le versant extérieur îles Carpathes, la configuration physique de la
Roumanie est d'une grande simplicité. En Moldavie, les chaînes basses,
parallèles aux grandes montagnes, se prolongent du nord-ouest au
sud-est, et, séparées les unes des autres par les vallées de la
Bistritza de la Moldava, du Sereth, s'abaissent insensiblement pour
aller mourir dans les plaines du Danube. En Valachie, les chaînons des
Alpes transylvaines se ramifient au sud avec une remarquable régularité,
et les torrents qui en descendent se ressemblent par leur direction
générale. Toutes les rivières, celles qui naissent dans les vallées
méridionales, et les cours d'eau plus abondants qui traversent
l'épaisseur des monts et coupent les Carpathes on fragments séparés, le
Sil ou Chil, l'Olto ou Aluta, le Buseo, décrivent uniformément une
courbe vers l'est avant de se mêler, soit directement, soit
indirectement, dans le grand courant danubien; seulement, la courbe est
d'autant plus forte que la rivière elle-même débouche plus en aval.

De l'arête suprême des montagnes à la plaine du Danube, l'inclinaison
moyenne des pentes est à peu près la même dans les divers chaînons, et,
par suite, les zones de température et de végétation se succèdent du
nord au sud avec une singulière uniformité. En haut, sur la frontière
transylvaine, se dressent les cimes revêtues de forêts de conifères et
de bouleaux, et toutes blanches de neige en hiver; puis viennent les
croupes des montagnes secondaires, où dominent le hêtre et le
châtaignier, où se mêlent pittoresquement toutes les essences des forêts
d'Europe; plus bas encore, les collines doucement ondulées sont
parsemées de bouquets de chênes et d'érables, et les vignes occupent les
pentes ensoleillées. Enfin viennent la grande plaine unie et les lacs
riverains du Danube avec les arbres fruitiers de toute espèce, les
peupliers et les saules. La zone moyenne, entre les grandes Alpes et les
campagnes basses, abonde en sites ravissants par la forme pittoresque
des rochers, la richesse et la variété de la verdure, la limpidité des
eaux. C'est dans cette «Arcadie heureuse» que se trouvent la plupart des
grands monastères, magnifiques châteaux forts, couronnés de dômes et de
tours, entourés de jardins et de parcs. Quant à la plaine, elle est en
maints endroits nue et monotone; mais ses villages, à demi enfouis dans
le sol et se confondant avec les herbes, ont du moins l'admirable
horizon des montagnes bleuies par la distance. Les objets qui arrêtent
le plus le regard sur la terre unie sont les hautes meules de foin, déjà
figurées par les sculpteurs romains sur la colonne Trajane.

La campagne roumaine est une autre Lombardie, non certainement par la
perfection de l'agriculture, mais par l'exubérance spontanée du sol et
par la beauté du ciel et des lointains. Malheureusement, elle n'est
point, comme le Milanais et le Vénitien, protégée par son rempart de
montagnes contre les vents polaires du nord-est, qui sont les plus
fréquents de l'année. Le climat y est extrême, alternativement
très-chaud et d'un froid rigoureux[41]. En hiver, il faut protéger les
vignes en en recouvrant les sarments d'une couche de terre. Il arrive
parfois, dans la partie sud-orientale de la plaine valaque, la plus
exposée à la violence du vent, que des troupeaux entiers de boeufs et de
chevaux, surpris par des tempêtes de neige, vont, en s'enfuyant devant
l'orage, se précipiter dans les lacs riverains du Danube. Quelques
districts, où l'eau du ciel ne tombe pas en assez grande abondance, sont
même de véritables steppes; telles sont, entre le Danube et la
Jalomitza, les plaines de Baragan, où les outardes vivent en compagnies
nombreuses; sur des étendues de plusieurs lieues, on n'y aperçoit pas un
arbre.

[Note 41:

Température moyenne de Bucarest..........   8°C.
      »     la plus haute................  45°
      »     la plus basse................ -30°
Écart....................................  75°
]

Géologiquement, la Roumanie présente aussi, de l'arête des montagnes à
la plaine du Danube, une succession assez régulière de terrains depuis
le granit des sommets jusqu'aux alluvions modernes que le fleuve a
déposées sur ses bords. Par une remarquable analogie, le versant
méridional des Carpathes se compose d'une série de terrains analogues à
ceux que l'on observe en Galicie, sur le versant septentrional, et les
mêmes produits minéraux, le sel gemme, dont il existe de véritables
montagnes, le gypse, les calcaires lithographiques, le pétrole, coulant
en très-grande abondance, invitent le travail de l'homme. Des strates de
terrains tertiaires forment la plus grande partie des plaines, mais
toutes celles qui s'étendent à l'est de Ploiesti et de Bucarest sont en
entier recouvertes de couches quaternaires d'argile et de cailloux
roulés, dans lesquelles on a trouvé en abondance des ossements de
mammouths, d'éléphants et de mastodontes. Les rivières troublées qui
traversent ces campagnes se sont creusé, entre les berges de cailloux,
des lits sinueux, semblables à de larges fossés.

Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques et sa population
même la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien golfe marin
comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu,
le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la
plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et
par la facilité qu'il offre à la navigation. Précisément à son entrée
dans les campagnes basses, au célèbre défilé de la «Porte de Fer», son
lit, profond de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de
la mer Noire, et la portée moyenne de son courant dépasse celle de tous
les fleuves réunis de l'Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant
les Romains avaient déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la
Porte de Fer, un pont considéré à bon droit comme l'une des merveilles
du monde. Poussé, dit-on, par un sentiment de basse envie, l'empereur
Adrien fit démolir ce monument qui devait rappeler la gloire de Trajan
aux générations futures. On n'en voit plus que les culées des deux rives
et, lorsque les eaux sont très-basses, les fondements de seize des vingt
piles qui soutenaient l'ouvrage; sur le territoire valaque, une tour
romaine, qui a donné son nom à la petite ville de Turnu-Severin, désigne
aussi l'endroit où les légions de Rome posaient le pied sur la terre de
Dacie. Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie a gardé son
importance, mais l'industrie moderne n'a pas encore remplacé le pont de
Trajan, et tant qu'on n'aura pas commencé la construction du pont-viaduc
de Giurgiu ou Giurgevo à Roustchouk, le Danube continuera de rouler
librement ses flots de la Porte de Fer à la mer Noire.

[Illustration: DANUBE ET JALOMITZA.]

Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de même que presque tous
les fleuves de l'hémisphère septentrional, ne cesse d'appuyer à droite,
du côté de la Bulgarie. Il en résulte un contraste remarquable entre les
deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s'élève assez
brusquement en petites collines et en terrasses; au nord, la plage,
égalisée par le fleuve pendant ses crues, s'étend au loin et se confond
avec les campagnes basses. Des marécages, des lacs, des coulées, restes
des anciens lits du Danube, s'entremêlent de ce côté en un lacis de
fausses rivières entourant un grand nombre d'îles et de bancs à demi
noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont promenées deci et delà, on
voit même, au sud de la Jalomitza, les traces de toute une rivière qui a
cessé d'exister en cours indépendant pour emprunter le lit d'un autre
fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et des marais. Tous les
terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se trouvent
appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et
déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a
pour elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et
c'est de ce côté qu'ont dû être bâties presque toutes les cités
riveraines. On dit que les castors, exterminés dans presque toutes les
autres parties de l'Europe, sont encore assez communs dans les terres à
demi noyées de la rive valaque.

Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le
Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja
et se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s'épanouir en
delta dans un ancien golfe conquis sur la mer Noire. C'est à ce détour
du fleuve que ses derniers grands affluents, le Sereth moldave et le
Pruth, à demi russe par la rive orientale de son cours supérieur, lui
apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonflé par ces deux rivières, ne
garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres environ: il se
bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de branche de
Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et continue
de former la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie turque. La
branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise elle-même, coule en
entier sur le territoire ottoman: c'est la grande artère de navigation,
par sa bouche turque de la Soulina.

La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l'histoire
actuelle de la Terre, à cause des changements rapides que ses alluvions
accomplissent sur le rivage de la mer Noire. En aval d'Ismaïl, le Danube
de Kilia se ramifie en une multitude de branches qui changent
incessamment suivant les alternatives des maigres et des inondations,
des affouillements et des apports de sable. Deux fois les eaux se
réunissent en un seul canal avant de s'étaler en patte d'oie au milieu
des flots marins et de former leur delta secondaire en dehors du grand
delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le développement extérieur
est d'environ vingt kilomètres, s'accroît tous les ans d'une quantité de
limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de dix mètres
seulement[42]. Pourtant, en dépit de la marche rapide des alluvions au
débouché de la Kilia, la ligne normale du rivage se trouve en cet
endroit beaucoup moins avancée à l'est qu'à la partie méridionale du
delta. On peut en conclure que le Danube de Kilia est d'origine moderne
et que la grande masse des eaux s'épanchait autrefois par les bouches
ouvertes plus au sud. En étudiant la carte du delta danubien, on voit
que le cordon littoral d'une si parfaite régularité qui forme la ligne
de la côte, en travers des golfes salins de la Bessarabie russe et
moldave, se continue au sud à travers le delta en s'infléchissant
légèrement vers l'est. C'est l'ancien rivage, il se relève au-dessus des
plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses
bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les
alluvions portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont
étalées en une vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le
grand bras actuel n'a pu déposer au-devant du rempart qu'un archipel
d'îles encore incertaines. Il est donc plus jeune dans l'histoire du
Danube.

[Note 42:

Portée moyenne du Danube,
           d'après Ch. Hartley.       9,200 mètres cubes par seconde.
    »  la plus forte...........      28,000      »           »
    »  moyenne de la bouche de Kilia. 5,800      »           »
    »      »          » Saint-Georges 2,600      »           »
    »      »          » Soulina....     800      »           »
Alluvions moyennes du Danube.... 60,000,000      »        par an.
]

Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement
isolé des lacs d'une superficie considérable. Entre la bouche du
Dniester et le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes
ou «limans» d'une très-faible profondeur, dans lesquels les eaux
s'évaporent pendant les chaleurs, en laissant sur le sol une mince
couche saline. La forme générale de ces nappes d'eau, la nature des
terrains qui les entourent, la disposition parallèle des ruisseaux qui
s'y jettent, les font ressembler complètement à d'autres lacs que l'on
voit plus à l'ouest jusqu'à l'embouchure du Pruth; seulement ces
derniers sont remplis d'eau douce, et le cordon de sable qui les barre à
l'entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux du
Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient
autrefois des limans d'eau salée comme les lagunes de la côte; mais à
mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés
de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d'eau
douce: que le fleuve continue d'empiéter dans la mer, et les nappes
salines du littoral, alimentées en amont par des ruisseaux d'eau pure,
se transformeront de la même manière.

Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien,
l'entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de
fortifications romaines, connues sous le nom de «mur» ou «val de
Trajan», comme les fossés, les murailles et les camps retranchés de la
Dobroudja méridionale; le peuple les attribue d'ordinaire au césar,
quoiqu'elles aient été élevées beaucoup plus tard par le général Trajan
contre les Visigoths. Cette barrière de défense, qui coïncide à peu près
avec la frontière politique tracée entre la Bessarabie moldave et la
Bessarabie russe, est devenue très-difficile à reconnaître sur une
partie notable de son parcours. Il est probable qu'à l'ouest du Pruth
elle se continuait par un autre rempart traversant la basse Moldavie et
la Valachie tout entière; les traces, encore visibles ça et là, en sont
désignées sous le nom de «chemin des Avares». Entre le Pruth et le
Dniester, le mur de Trajan était double; une deuxième muraille, dont les
vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et
Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n'était pas
trop, en effet, d'une double ligne de défense pour interdire l'accès
d'une plaine si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer
la cupidité de tous les conquérants!

Malgré les populations si diverses qui ont parcouru, conquis ou dévasté
leur territoire, les habitants de la Roumanie ont gardé sur tous leurs
limitrophes le privilège d'une beaucoup plus grande cohésion nationale:
ils ont ce qui manque à la Hongrie, à la Transylvanie, à la Bukovine, à
la Bulgarie, l'unité de race et de langue. Valaques et Moldaves ne
forment qu'un seul peuple, et loin de laisser envahir leur territoire,
ce sont eux, au contraire, qui débordent sur les pays environnants. Dans
toutes les provinces de la Roumanie, à l'exception de la Bessarabie, qui
lui fut donnée par les puissances occidentales à l'issue de la guerre de
Crimée, les habitants non roumains sont en minorité.

L'origine de ce peuple de langue latine est encore enveloppée de
mystère. Les Roumains, habitants de l'antique Dacie, sont-ils
exclusivement les descendants de Gètes et de Daces latinisés, ou bien le
sang des colons italiens amenés par Trajan prédomine-t-il chez eux? Dans
quelle proportion se sont mêlés au peuple roumain les divers éléments
des populations environnantes, slaves et illyriennes? Quelle part ont
eue les Celtes dans la formation de la nationalité valaque? Leurs
descendants seraient-ils les «Petits Valaques», des bords de l'Olto, les
«hommes à vingt-quatre dents», ainsi nommés à cause de leur bravoure? On
ne saurait le dire avec certitude; des savants de premier ordre, comme
Chafarik et Miklosich, font à ces diverses questions des réponses
contradictoires. Les vastes plaines que les Roumains habitent
aujourd'hui avaient été, sinon complètement, du moins en grande partie
abandonnées par eux au troisième siècle, lorsqu'ils durent émigrer de
l'autre côté du fleuve, par ordre de l'empereur Aurélien. S'il est vrai
que les arrière-petits-fils de ces exilés soient jamais retournés dans
leur patrie, à quelle époque y revinrent-ils pour y remplacer les
Slaves, les Magyars, les Petchénègues? Miklosich présume que ce fut vers
le cinquième siècle, Roesler croit que ce fut huit cents ans plus tard;
mais son opinion est certainement erronée, car dès le onzième siècle les
chroniques mentionnent l'existence des Roumains dans la région des
Carpathes. Enfin d'autres écrivains pensent qu'il n'y eut point
d'immigration nouvelle et que le résidu des populations romanisées du
pays suffît pour reconstituer peu à peu la nationalité. Quoi qu'il en
soit, ce petit peuple, dont les commencements sont tellement incertains,
a grandi d'une manière surprenante, puisqu'il est devenu la race
prépondérante sur le bas Danube et dans les Alpes transylvaines, et sert
aux populations de la péninsule thraco-hellénique de rempart contre les
envahissements de la Russie.

Encore au dix-septième siècle la langue roumaine était tenue pour un
patois et les Valaques eux-mêmes devaient parler slave dans les églises
et devant les tribunaux. De nos jours, au contraire, les patriotes
roumains travaillent activement à purifier leur idiome de tous les mots
serbes, qui s'y trouvent dans la proportion d'un dixième environ, et des
termes turcs et grecs introduits dans la langue lors de la domination
des Osmanlis. De même que les Grecs modernes cherchent à rapprocher le
romaïque du langage des auteurs classiques, de même les «Romains» du
Danube s'occupent de policer leur latin, afin de le placer sur le même
rang que les langues romanes occidentales, le français et l'italien. Ils
se sont également débarrassés de l'écriture slave pour prendre les
caractères français; malheureusement, cette réforme s'est faite d'une
manière un peu violente, en désaccord avec la prononciation vraie des
mots, et les grammairiens ne sont pas encore unis pour fixer la
véritable orthographe: Bukoviniens, Transylvains, Valaques, veulent tous
faire prévaloir leur mode de transcription. Ces derniers, grâce à leur
indépendance politique, l'emporteront sans doute. Quoi qu'il en soit, la
langue roumaine devient chaque année plus néo-latine par le vocabulaire
aussi bien que par la syntaxe. La lecture des ouvrages français, qui
constituent la principale littérature de la Roumanie, aide à cette
transformation. Par un remarquable contraste, l'idiome des villes, qui
jadis, à cause du va-et-vient des étrangers, était beaucoup plus impur
que celui des campagnes, est devenu maintenant le plus latin des deux,
le moins patoisé d'éléments slaves. Mais il y reste encore un fonds de
deux cents mots environ qui ne se retrouve dans aucune langue connue et
que l'on croit être un débris de l'ancien dace parlé avant l'occupation
romaine. En outre, le valaque se distingue foncièrement des langues
romanes de l'Occident par l'habitude de placer l'article et le pronom
démonstratif après le substantif. Ce phénomène se présente aussi dans
l'albanais et le bulgare, ce qui autorise Miklosich à supposer que c'est
là un trait de l'ancienne langue des aborigènes, transmis depuis aux
autres habitants du pays. Un trait non moins caractéristique de l'idiome
roumain se retrouve dans la façon de prononcer les voyelles.

Mais, si ce sont là des indices précieux pour le linguiste, le peuple
roumain, pris en masse, les ignore, et s'il les connaissait, il ne
s'arrêterait point à de pareils détails. Encore tout fier de la gloire
des anciens conquérants romains, le moindre paysan valaque se croit
descendu des patriciens de Rome. Plusieurs de ses coutumes, à la
naissance des enfants, aux mariages, aux cérémonies mortuaires,
rappellent encore celles des Romains: la danse des _Calouchares_ n'est
autre, dit-on, que celle des anciens prêtres saliens. Le Valaque aime à
parler de son «père» Trajan, auquel il attribue tout ce qu'il voit de
grand dans son pays, non-seulement les ruines de ponts, de forteresses
et de chemins, mais jusqu'aux oeuvres que d'autres peuples
attribueraient à Roland, à Fingal, aux puissances divines ou infernales.
Maint défilé de montagne a été ouvert d'un coup par le glaive de Trajan;
l'avalanche qui se détache des cimes, c'est le «tonnerre de Trajan»; la
Voie lactée même est devenue le «chemin de Trajan»: pendant le cours des
siècles, l'apothéose est devenue complète. Ayant choisi le vieil
empereur pour le représentant même de sa nation, le Roumain se refuse
donc à considérer comme ses ancêtres les Gètes et les Daces; il ignore
ce que furent les Goths, et s'il est vrai qu'il soit leur parent par
l'origine première, certes il a cessé de leur ressembler, si ce n'est
dans les montagnes, où l'on voit beaucoup d'hommes grands, aux yeux
bleus, à la blonde chevelure flottante, comme devaient être probablement
les anciennes populations du pays. Mais, par la grâce et la souplesse,
les montagnards, aussi bien que les gens des campagnes danubiennes, se
distinguent des hommes du Nord et se rapprochent des peuples
méridionaux.

En général, les Roumains de la plaine, et parmi eux principalement les
Valaques, ont de beaux visages bruns, des yeux pleins d'expression, une
bouche finement dessinée montrant dans le rire deux rangées de dents
d'une éclatante blancheur; ils se distinguent par la petitesse de leurs
pieds et de leurs mains et par la finesse de leurs attaches. Ils aiment
à laisser croître leur chevelure, et l'on raconte que nombre de jeunes
hommes se font réfractaires au service de l'armée uniquement pour sauver
les belles boucles flottant sur leurs épaules. Adroits de leur corps,
lestes, gracieux dans tous leurs mouvements, ils sont, en outre,
infatigables à la marche et supportent sans se plaindre les plus dures
fatigues. Ils portent leur costume avec une aisance admirable, et même
le berger valaque, avec sa haute _cachoula_ ou bonnet de poil de mouton,
la large ceinture de cuir qui lui sert de poche, la peau de mouton jetée
sur une épaule, et ses caleçons qui rappellent la braie des Daces
sculptés sur la colonne de Trajan, impose par la noblesse de son
attitude. Les femmes de la Roumanie sont la grâce même. Soit qu'elles
observent encore les anciennes modes nationales et portent la large
chemisette brodée, la veste flottante, le grand tablier multicolore où
dominent le rouge et le bleu, la résille d'or et de sequins sur les
cheveux, soit qu'elles aient adopté la toilette moderne, elles charment
toujours par leur élégance et leur goût. A ses avantages extérieurs, la
Roumaine ajoute une intelligence rapide, une gaieté communicative, un
esprit de repartie qui en font la Parisienne de l'Orient. Ce sont les
femmes si gracieuses de la Valachie, et non les ondes, d'une limpidité
douteuse, de la rivière de Bucarest, qui ont fait naître le proverbe: «O
Dimbovitza! celui qui a bu de ton eau ne peut plus te quitter!»

Au milieu des populations valaques homogènes, on rencontre ça et là
quelques groupes de colons bulgares, auxquels se sont ajoutés récemment
nombre de compatriotes, qui fuyaient les persécutions des Grecs et des
Turcs, et dont Braïla est devenu le centre d'agitation politique. Les
Bulgares natifs de la Roumanie et descendants des anciens ravageurs du
sol paraissent avoir été singulièrement modifiés par les croisements et
le milieu; ce sont maintenant les plus laborieux des cultivateurs, et
dans les alentours des grandes villes ils ont la spécialité du jardinage
et de l'industrie maraîchère. Une grande partie de la Bessarabie enlevée
aux Russes par le traité de Paris, et non encore entièrement roumanisée,
est habitée principalement par ces honnêtes agriculteurs bulgares. Jadis
le territoire était peuplé de Tartares Nogaïs, mais le gouvernement
russe se débarrassa de ces nomades et les remplaça, dès le commencement
du siècle et surtout lors de la paix d'Andrinople, en 1829, par quelques
milliers de familles bulgares échappées à l'oppression des Turcs. Les
nouveaux venus, établis principalement dans le _Boudzak_ ou «Coin»
méridional de la Bessarabie, entre le Danube, le Pruth et le val de
Trajan, donnèrent bientôt à ces contrées un aspect de prospérité
qu'elles n'avaient jamais eu. Leurs cultures sont mieux soignées que
celles de leurs voisins moldaves, leurs chemins mieux entretenus; leurs
villages, qui ont gardé les noms tartares, contrastent avec les
bourgades des autres races par la régularité du plan, la propreté,
l'apparence de confort, les beaux vignobles qui les entourent. Bolgrad,
la capitale des colonies, est une petite ville industrieuse et vivante,
mirant ses belles constructions régulières dans les eaux du lac Yalpouk.
Il est vrai que ces Bulgares, qui justifient si brillamment la
réputation de leur race, pour l'activité, la sobriété, l'économie, sont
plus ou moins mélangés de Moldaves, de Russes, de Grecs, de Tsiganes,
avec lesquels ils peuvent s'entretenir dans toutes les langues de
l'Orient. Ploïesti, l'une des villes les plus prospères de la Valachie,
a commencé également par être une colonie de Bulgares.

[Illustration: POPULATION DE LA BESSARABIE MOLDAVE.]

Les Russes de la Bessarabie moldave, ainsi nommée des Valaques
Bessarabes qui la possédaient au quatorzième siècle, sont massés
principalement à l'est des colonies bulgares, aux bords du Danube de
Kilia et de la mer Noire, mais on en trouve aussi dans toutes les villes
de la Moldavie, et notamment à Jassy, où ils ont un quartier distinct.
Les Russes du pays sont, comme les Bulgares, de bons agriculteurs; quant
à ceux des villes ils sont presque tous commerçants et disputent aux
Juifs le maniement des monnaies. Cependant ils jouissent d'une grande
réputation de probité, justifiée sans doute, car ce sont presque tous
des hommes qui ont dû s'enfuir de Russie pour obéir à leur foi
religieuse et pratiquer leurs rites en paix. Il en est parmi eux qui
appartiennent à la secte des Origénistes ou «Mutilés» (_Skoptzi_). Ces
fanatiques, privés de toute famille, ne peuvent recruter leurs
communautés que par l'immigration de leurs coreligionnaires persécutés.
On les reconnaît aisément à leur corpulence et à leur visage glabre. A
Bucarest, ce sont eux qui ont la réputation d'être les meilleurs
cochers; aux bouches du Danube, ce sont les plus habiles pêcheurs; ils
travaillent en communauté et le produit de leur pêche est par eux
fidèlement remis à leur chef ou _staroste_.

Des Hongrois, appartenant à la race des Szeklers de la Transylvanie et
connus dans le pays sous le nom, chinois en apparence, de Tchangheï,
complètent la série des populations étrangères établies sur le
territoire roumain en colonies distinctes. Ces Tchangheï, dont l'entrée
dans la Moldavie centrale date de l'époque où les rois de Hongrie
étaient les maîtres de la vallée du Séreth, se roumanisent peu à peu;
ils ne se distinguent plus par le costume et cessent graduellement de
parler leur rude patois magyar; s'ils ne sont point encore fondus dans
la population moldave, cela tient sans doute à la différence de
religion, car ils sont catholiques romains. D'ailleurs ils se recrutent
chaque année par un certain nombre d'émigrants de Transylvanie,
qu'attirent le climat plus doux et les terres plus fertiles de la plaine
moldave. Au printemps et en automne les laboureurs et les moissonneurs
hongrois descendent en caravanes dans les plaines de la Moldavie.

Au siècle dernier, lorsque le gouvernement des principautés roumaines
était affermé par le sultan aux Phanariotes ou riches négociants grecs
du Phanar de Constantinople, l'élément hellénique était aussi
très-fortement représenté en Moldo-Valachie; mais, de nos jours, il est
presque sans importance numérique; peut-être, en y comprenant les
Zinzares hellénisés de Macédoine, ne sont-ils qu'une dizaine de mille,
mais ils savent se faire leur place comme intendants des grands
seigneurs, entrepositaires, expéditeurs et négociants en gros.
L'exportation des céréales dans les villes du bas Danube est presque
entièrement dans leurs mains. Les traces de l'ancienne domination
phanariole ne se retrouvent que dans la langue et dans les relations de
parenté provenant du croisement des familles seigneuriales, Beaucoup
plus nombreux que les Grecs et d'un poids bien plus considérable dans
les destinées futures du pays sont les races sans patrie qui vivent sur
le territoire roumain, les Juifs et les Tsiganes. Les Israélites de
provenance espagnole, qui vivent principalement dans les grandes villes,
ne sont point mal vus par la population; mais il n'en est pas de même
des Juifs venus du nord. Ceux-ci, qui immigrent en foule de la Pologne,
de la Petite-Russie, de la Galicie, de la Hongrie, se trouvent en
contact journalier avec le pauvre peuple en qualité d'aubergistes,
d'intermédiaires de tout le petit commerce; ils sont universellement
détestés, non point à cause de leur religion, mais à cause de l'art
merveilleux qu'ils déploient pour faire passer les épargnes des familles
dans leur escarcelle. En outre, on leur attribue toutes sortes de crimes
imaginaires, et fréquemment la population s'est ruée contre eux avec
fureur pour venger le prétendu massacre d'enfants qui auraient été
égorgés en guise d'agneaux à la fête de Pâques. Pourtant les Roumains ne
savent pas se passer de ces Juifs qu'ils exècrent, et chaque jour ils
fortifient le monopole commercial de la race envahissante, tout en leur
interdisant, de par la loi, l'acquisition des propriétés territoriales.
Il y a là pour le pays de redoutables ferments de discorde, d'autant
plus graves qu'ils pourraient quelquefois donner un prétexte à
l'intervention étrangère. Déjà, si les évaluations faites dans le pays
ne sont pas exagérées,--et l'ubiquité des Juifs les montre plus nombreux
qu'ils ne le sont en réalité,--les Israélites constitueraient le
cinquième de la population totale dans la Moldavie. Leur dialecte usuel
est un jargon allemand mêlé d'un grand nombre de mots empruntés à toutes
les langues orientales, et ce langage même contribue à les faire haïr,
car on voit en eux les avant-coureurs des Allemands et l'on se demande
si leurs invasions commerciales ne sont pas le prélude d'une autre
invasion, dans laquelle sombrerait l'indépendance politique du pays.
Quant à l'autre race des commerçants orientaux, celle des Arméniens,
elle est représentée par quelques colonies florissantes, surtout en
Moldavie. Ces Haïkanes, descendus d'émigrants qui vinrent à diverses
époques, du onzième au dix-septième siècle, ne se distinguent point de
leurs coreligionnaires de la Bukovine et de la Transylvanie; ils vivent
dans l'isolement, et si le peuple ne les aime pas, du moins ont-ils le
talent de ne pas se faire haïr. Un petit nombre d'Arméniens, venus de
Constantinople et parlant le turc, résident aussi sur le bas Danube.

La race jadis méprisée des Tsiganes entre peu à peu dans la masse de la
population; ces parias deviennent Roumains et patriotes par la vertu
d'une liberté relative. Naguère encore les Tsiganes étaient esclaves:
les uns appartenaient à l'État, les autres étaient la chose des boyards
ou des couvents; néanmoins la plupart d'entre eux restaient nomades,
travaillant, trafiquant ou volant pour le compte de ceux qui les
employaient. Ils se divisaient en véritables castes, dont les
principales étaient celles des _lingourari_ ou fabricants de cuillers,
des _oursari_ ou montreurs d'ours, des _ferrari_ ou forgerons, des
_aurari_ ou orpailleurs, des _lautari_ ou louangeurs. Ces derniers, les
plus policés de tous, étaient les musiciens chargés de célébrer la
gloire et les vertus des boyards; maintenant ce sont les ménétriers des
villages et les musiciens des villes, les troubadours de la Roumanie.
S'ils diffèrent socialement des paysans, c'est peut-être par une liberté
plus grande. En 1837, les Tsiganes de la Valachie furent assimilés aux
autres cultivateurs, et, depuis, l'émancipation s'est faite sans
distinction de races pour tous les serfs de la glèbe. Très-peu nombreux
sont les Tsiganes _netolzi_, êtres dégradés qui vaguent à moitié nus
dans les bois ou sous la lente, vivent de maraude, se nourrissent des
restes les plus immondes et n'enterrent point leurs morts. Presque tous
les Tsiganes sont désormais fixés au sol, qu'ils savent cultiver avec
soin, ou bien ils exercent un métier régulier. La fusion des races,
entre Tsiganes et Roumains, s'opère d'autant plus facilement que la
religion est la même et que tous les anciens nomades parlent la langue
du pays. Le type étant beau de part et d'autre, les croisements
deviennent de plus en plus nombreux et il est à croire que dans quelques
générations les Tsiganes de Roumanie seront une race du passé. Telle est
la cause principale de l'énorme écart, de 100,000 à 300,000, donné par
les diverses statistiques pour le nombre des Tsiganes[43].

[Note 43: Population approximative de la Roumanie en 1875:

                            Valachie.    Moldavie.       Total
Roumains.................   3,040,000    1,420,000    4,460,000
Bulgares.................       ---         90,000       90,000
Russes et autres Slaves..       ---         40,000       40,000
Hongrois.................       ---         50,000       50,000
Tsiganes.................      80,000       50,000      130,000
Juifs....................     100,000      300,000      400,000
Arméniens................       ---         10,000       10,000

                            3,220,000    1,960,000    5,180,000

        Étrangers.
Autrichiens de diverses langues..       30,000
Grecs............................       10,000
Allemands........................        5,000
Français.........................        1,500
Autres...........................        6,000
]

La nation roumaine est encore dans sa période de transition entre l'âge
féodal et l'époque moderne. Les révolutions de 1848, peut-être plus
importantes dans l'Europe danubienne qu'elles ne le furent en France et
en Italie, ne firent qu'ébranler l'ancien régime dans les Principautés
roumaines, mais elles ne le détruisirent point. Encore en 1856 les
paysans valaques et moldaves étaient asservis à la glèbe; sans droits,
sans avoir personnel, presque sans famille, puisqu'ils étaient à la
merci du caprice, les malheureux passaient leur existence à cultiver la
terre des seigneurs ou des couvents et vivaient eux-mêmes dans de
misérables tanières boueuses, que souvent on ne distinguait pas même des
broussailles et des amas d'immondices. Les maîtres du sol et de ses
habitants étaient environ cinq ou six mille boyards, descendants des
anciens «braves», ou devenus nobles à prix d'argent; mais parmi ces
seigneurs eux-mêmes régnait une grande inégalité: la plupart n'étaient
que de petits propriétaires, tandis que soixante-dix feudataires en
Valachie et trois cents en Moldavie se partageaient avec les monastères
la possession du territoire presque tout entier.

Un pareil état social devait avoir pour conséquence une affreuse
démoralisation chez les maîtres aussi bien que chez les esclaves. Même
les qualités naturelles du Roumain, son élan, sa générosité, sa
promptitude en amitié, tournaient à mal sous un pareil régime. Les
nobles, possesseurs du sol, fuyant leurs terres où la vue de la
souffrance les eût gênés, allaient vivre au loin dans l'intrigue et la
débauche, dépensant sur les tables de jeu des cités occidentales
l'argent que des intendants, Grecs en majorité, leur envoyaient après
avoir largement prélevé leur part. Quant à la masse asservie de la
population, elle était paresseuse, parce que la terre, du reste si
féconde, ne lui appartenait point; elle était méfiante et menteuse,
parce que la rusé et le mensonge sont les armes de l'esclave; elle était
ignorante et superstitieuse, parce que toute son éducation lui avait été
donnée par un clergé ignare et fanatique. Leurs popes étaient en même
temps magiciens et guérissaient les maladies par des incantations et des
philtres sacrés. Parmi les moines, les uns, grands propriétaires de
serfs et possédant la sixième partie des terres de la Roumanie, étaient
des boyards en robe, non moins âpres à la curée que les seigneurs
temporels; les autres, vivant d'aumônes, n'étaient guère que des paysans
ayant échangé l'esclavage pour la mendicité.

Dépourvus de toute instruction, si ce n'est de celle que leur
transmettaient les _doïnas_ ou chants des aïeux, gouvernés comme ils
l'étaient par les anciennes coutumes, les Roumains devaient à une époque
récente rappeler les populations perdues dans la nuit du moyen âge;
maintenant encore plusieurs coutumes de leurs ancêtres subsistent dans
les campagnes. Ainsi, lors des enterrements, les pleureuses à gages
poussent des cris déchirants auxquels les parents mêlent leurs adieux.
On place dans le cercueil un bâton dont le mort se servira pour
traverser le Jourdain, un drap dont il se couvrira comme d'un vêtement,
une pièce de monnaie qu'il donnera à saint Pierre pour se faire ouvrir
les portes du ciel; on n'oublie pas non plus le pain et le vin dont il
aura besoin pendant son voyage. Mais si le défunt avait les cheveux
rouges, il est fort à craindre qu'il ne tente de revenir sur la terre
sous forme de chien, de grenouille, de puce ou de punaise, et qu'il ne
pénètre la nuit dans les maisons pour sucer le sang des belles jeunes
filles. Alors il est prudent de clouer fortement le cercueil, ou, mieux
encore, de traverser d'un pieu la poitrine du cadavre.

De pareilles hallucinations cesseront bientôt, sans aucun doute, de
hanter l'esprit des campagnards. Depuis que le paysan cultive sa propre
terre, les progrès intellectuels et moraux de la nation ont au moins
égalé ses progrès matériels, et ceux-ci sont vraiment considérables.
Libéré officiellement en 1856, mais encore retenu longtemps par les
liens d'un demi-servage, le paysan a fini par posséder au moins une
partie du sol. Tant que le seigneur resta l'unique possesseur de la
terre, il fut aussi le «maître du pain» et l'ancien serf n'avait qu'une
liberté presque illusoire. Enfin la loi de 1862, plus ou moins bien
appliquée pendant les années suivantes, remit à chaque chef de famille
agricole une parcelle des terrains qu'il cultivait, variant de 3 à 27
hectares; et, depuis cette époque, les paysans, devenus plus libres, ont
aussi gagné singulièrement en dignité et en amour du travail. Leur
terre, si fertile, quoique si mal labourée par la vieille charrue
romaine et privée de tout engrais, produit des quantités énormes de
céréales, dont le prix, soldé en beaux écus sonnants, réjouit le
cultivateur et l'encourage à une plus grande activité. La Roumanie est
désormais une des principales contrées d'exportation pour les blés; et,
dans les années favorables, quand les sauterelles d'Orient ne sont pas
venues s'abattre sur ses campagnes, quand les violences d'une
température extrême n'ont pas tué les plantes, elle est même pour
l'Europe occidentale un grenier plus riche que la Hongrie. En moins de
dix ans, l'exportation des céréales, blé, maïs, orge, seigle, a doublé,
et la somme annuelle qu'elle vaut au pays varie de cent à deux cents
millions de francs. Malheureusement, le paysan ne mange guère le froment
qu'il produit; il garde pour lui le maïs, qui lui sert à préparer sa
bouillie ordinaire ou _mamaliga_ et à fabriquer la mauvaise eau-de-vie
qui le console de ses cent quatre-vingt-quatorze jours de jeûne annuel.
La culture de la vigne, jadis absolument négligée, s'accroît aussi
chaque année, et les collines avancées qui forment les contre-forts des
Carpathes, produisent d'excellents crus.[44] Le temps n'est plus où, par
suite du dégoût que le travail inspirait au Roumain, le nom de Valaque
était dans tout l'Orient synonyme de berger.[45] Toutefois les terrains
improductifs s'étendent encore sur plus d'un quart de la Roumanie, et le
système de culture, qui est l'assolement triennal, laisse chaque
troisième année le sol en jachère. Il paraît que, dans l'ensemble, les
terres de la Moldavie sont beaucoup mieux cultivées que celles des
plaines valaques. Cela tient surtout à ce que nombre de grands
propriétaires moldaves, bien différents à cet égard de leurs voisins,
les boyards de Yalachie, vivent sur leurs terres et tiennent à honneur
d'en diriger eux-mêmes l'exploitation; mais de proche en proche les
améliorations se répandent dans toute l'étendue de la Roumanie, et déjà
les batteuses à vapeur fonctionnent dans la plupart des grandes
propriétés. Les bonnes méthodes de culture gagnent aussi peu à peu parmi
les petits propriétaires; d'ailleurs ceux-ci ont, en maints districts,
l'intelligence de s'associer pour exploiter en commun de vastes
étendues. Souvent des communes entières afferment des terrains d'une
étendue considérable; chacun des participants paye une taxe
proportionnelle à la surface des champs qu'il cultive.

[Note 44: Agriculture de la Roumanie:

                               Terrains.
Régions incultes.............. 3,800,000  hect.
Prairies et pâturages......... 3,850,000   »
Forêts........................ 2,000,000   »
Terrains cultivés en céréales. 2,225,000   »
Vignobles......................  100,000   »
Jardins, etc...................   50,000   »
                            ------------------
                              12,025,000  hect.

                Production moyenne.
Maïs........... 20,000,000 hectolitr.
Froment........ 15,000,000    »
Orge...........  8,000,000    »
Vins...........  1,000,000    »
]

[Note 45: Animaux domestiques en 1874:

Boeufs et vaches, etc.. 2,900,000
Buffles................   100,000
Chevaux................   600,000
Porcs.................. 1,200,000
Brebis................. 5,000,000
Chèvres................   500,000
]

Pays essentiellement agricole, la Roumanie n'exploite guère que les
richesses fournies spontanément par la nature. Les veines de métaux
divers, si nombreuses dans les Carpathes, sont laissées sans emploi à
cause du manque de routes d'accès; les fontaines de pétrole coulent sans
utilité, et la plupart des couches de sel gemme restent en réserve sous
le sol pour des âges futurs. Quatre salines seulement sont exploitées
pour le compte du gouvernement, deux par des ouvriers libres, deux
autres par des condamnés qui passent leur vie dans les profondeurs de la
roche: chaque année, la production du sel, qu'il serait facile de
centupler, s'élève à plus de 50,000 tonnes. La pêche est aussi l'une des
industries de la Roumanie. Les riverains du bas Danube salent et
expédient les poissons qui se trouvent en abondance dans le fleuve et
les lacs avoisinants et préparent le caviar que leur donnent les grands
esturgeons. C'est à peu près tout: la Roumanie ne peut avoir d'industrie
manufacturière que dans le voisinage des grandes villes; elle n'a même
de véritable spécialité que pour les confitures, triomphe de ses
ménagères.

Néanmoins son commerce ne cesse de s'accroître[46]. Naturellement, elle
n'avait autrefois qu'un débouché pour ses produits, celui des «chemins
qui marchent». Le Danube était la seule porte ouverte au grand mouvement
des échanges, et presque toutes les marchandises devaient s'entreposer à
Galatz, située précisément à l'angle du fleuve où viennent converger,
par le Sereth, les principales routes de la Valachie et de la Moldavie.
Longtemps encore le Danube restera la grande voie commerciale, du moins
pour les marchandises; de même, le Pruth, que les bateaux à vapeur
remontent jusqu'à Sculeni, à une faible distance au nord de Jassy,
continuera de rendre de grands services aux expéditeurs de denrées; la
Bistritza et les autres rivières descendues des Carpathes seront les
grands véhicules des trains de bois; mais les chemins de fer ont donné à
la Roumanie d'autres issues vers l'extérieur. Par Jassy et la Bukovine,
le delta du Danube se relie à la Pologne, à l'Allemagne du Nord et aux
rivages de la Baltique; par la ligne de Jassy au Pruth, elle se rattache
à Odessa, à la mer Noire et à tout le réseau russe; par le pont de
Giurgiu, qui n'aura pas moins de 3 kilomètres de longueur de l'une à
l'autre rive du Danube, et qui rejoindra le chemin de Varna, les plaines
valaques seront en communication directe avec la mer Noire, et bientôt
d'autres voies ferrées iront rejoindre à travers les Carpathes, par les
défilés de la Tour-Rouge (Turnu-Roch) et du Chil, les hautes vallées
transylvaines et les plaines de la Hongrie. Comme le Piémont et la
Lombardie, les campagnes moldo-valaques ne peuvent manquer de devenir,
grâce à l'horizontalité du sol, une des régions les plus importantes de
l'Europe pour la jonction et les croisements des chemins de fer. Mais ce
n'est point sans appréhension que Moldaves et Valaques voient
s'approcher cette ère commerciale. Ils se disent que les chemins de fer
d'outre-Carpathes profiteront surtout aux Autrichiens, juifs ou teutons,
comme leur ont profité déjà la voie ferrée de Czernovitz à Jassy et les
bateaux à vapeur du Danube; ils comprennent fort bien à quels dangers
politiques les expose cette prise de possession commerciale par les
Allemands, surtout sous une dynastie germanique; mais c'est à eux de
montrer si leur force de cohésion est suffisante pour qu'ils puissent
maintenir, en dépit des nouveaux venus, une solide individualité
nationale[47].

[Note 46: Commerce de la Roumanie en 1872:

Importation........       106,000,000 fr.
Exportation........       167,000,000  »
Transit............         3,000,000  »
                         ---------------
Total..............       276,000,000 fr.
]

[Note 47:

Bateaux à vapeur du Danube, en 1872    29, d'un port de 7,620 tonneaux
Grandes routes............  en 1875 4,260 kilomètres.
Chemins de fer..................... 1,235      »
Télégraphes........................ 4,000      »
]

[Illustration: BUCAREST.]

Les Roumains se plaignent fort de ce que le traité de Paris n'ait pas
complété leur territoire, du côté de la mer Noire, en lui donnant une
des rives de la Soulina. Jadis le delta danubien appartenait à la
Moldavie, ainsi que le prouvent les ruines d'une ville construite par
les Roumains en face de Kilia, sur la rive méridionale du fleuve.
Jusqu'à la fin du siècle dernier, le préfet moldave d'Ismaïl avait
juridiction sur le port de la Soulina et s'occupait du curage de la
passe. Néanmoins les puissances occidentales, attribuant la possession
du delta tout entier à la Turquie, n'ont laissé aux Roumains que la rive
gauche du fleuve de Kilia et les îles de ses bouches. Il en résulte que
la Moldavie n'a point d'issue directe sur le Pont-Euxin, si ce n'est
pour les embarcations d'un très-faible tonnage; des barres de sable
ferment toutes les embouchures aux grands navires. M. Desjardins et
divers ingénieurs ont étudié pour le gouvernement roumain le projet d'un
canal de grande navigation qui relierait le fleuve à la baie de
Djibriani, au nord du delta. Ce canal, qui Saurait pas plus de douze
kilomètres de longueur, offrirait certainement de grands avantages; mais
son port terminal, si soigneusement qu'on le construise, aurait
l'inconvénient de s'ouvrir dans une baie fort tempétueuse, où soufflent
en plein les vents du nord-est, les plus dangereux de la mer Noire. En
attendant l'ouverture de ce futur port de Carol, la Roumanie n'a-t-elle
pas, comme toutes les autres nations d'Europe, l'embouchure de la
Soulina au service de son commerce? C'est elle qui en profite le plus
pour l'exportation de ses grains, et cependant elle n'a pas eu besoin de
prendre sa part des grands travaux que la Commission européenne a dû
entreprendre et continue sans cesse aux frais des puissances de
l'Occident, pour approfondir la passe de cette bouche du fleuve.

Bucarest ou Bucuresci, capitale de la Valachie et de l'Union roumaine,
compte déjà parmi les grandes cités de l'Europe. Après Constantinople et
Pest, c'est la ville la plus populeuse de toute la partie sud-orientale
du continent; elle se donne à elle-même le nom de «Paris de l'Orient».
Naguère pourtant ce n'était guère qu'une collection de villages, fort
pittoresques de loin, à cause de leurs tours et de leurs dômes brillant
au milieu des bosquets de verdure, mais assez désagréables à
l'intérieur, mal bâtis, traversés de rues toujours infectes, remplies,
suivant les saisons, de poussière ou de boue. Mais, grâce à l'affluence
de la population, à l'accroissement rapide du commerce et de la
richesse, Bucarest se transforme rapidement, et de grandes rues, propres
et bordées de beaux hôtels, des places fort animées, de vastes parcs
bien entretenus, lui donnent dans les quartiers du centre l'apparence
d'une capitale européenne, méritant son nom qui signifie, dit-on, «ville
joyeuse.» De rares édifices et quelques ornements d'architecture, dans
le style turc ou persan, rappellent l'ancienne domination des Osmanlis.

La ville de Jassy ou Yachi, qui fut après Sutchava, aujourd'hui annexée
par l'Autriche, la capitale de la Moldavie, occupe une position moins
centrale que Bucarest; mais la fertilité de ses campagnes, le voisinage
du Pruth et de la Russie, à laquelle elle sert d'entrepôt, sa situation
sur le grand chemin commercial qui réunit la mer Baltique à la mer
Noire, devaient lui donner aussi une population nombreuse; comme
Bucarest, elle est devenue florissante, quoique l'union des deux
principautés roumaines en un seul État l'ait privée de son titre de
capitale. Bâtie sur les derniers renflements de collines exposées au
soleil du midi, baignée par la petite rivière de Bahlui, qui serpente au
milieu des ombrages, Jassy se présente sous un aspect assez grandiose,
que ne dément point la vue des beaux quartiers de l'intérieur. La
population, où les Juifs, les Arméniens, les Russes, les Tsiganes, les
Tartares, les Szeklers sont nombreux, a déjà une physionomie
semi-orientale: on se croirait sur le seuil même de l'Asie.

Toutes les autres villes de la Roumanie doivent aussi leur importance à
la position qu'elles occupent sur des chemins de commerce. Botochani, au
nord de la Moldavie, est une ville de transit pour la Pologne et la
Galicie; on peut en dire autant de Falticheni, aux foires
internationales très-fréquentées. Le commerce fait grandir les cités du
Danube: Vilkov, le grand marché aux poissons et au caviar; Kilia,
l'antique Achillea ou ville d'Achille; Ismaïl, où les _lipovanes_ russes
sont nombreux; Reni; Galatz ou Galati, que l'on dit être une ancienne
colonie des Galates et qui est aujourd'hui la grande cité commerçante du
bas Danube et le siége de la commission européenne des embouchures;
Braïla, jadis pauvre village, quand elle était une forteresse turque, et
maintenant la cité préférée des Grecs de Roumanie, la rivale de
Constantinople, d'Alexandrie et de Smyrne comme centre littéraire de
l'hellénisme en dehors de la Grèce. Toutes ces villes, quoique situées
sur le fleuve, sont de véritables ports de la mer Noire et des entrepôts
où viennent s'emmagasiner les denrées agricoles, et surtout les céréales
vendues à l'étranger; Giurgiu, le San-Giorgio des Génois, est le port de
Bucarest sur le Danube; Turnu-Séverin est la porte d'entrée de la
Valachie, en aval des grands défilés du fleuve; Craïova, Pitesti,
Ploïesti, Buzeo, Fokchani, s'élèvent à l'issue des chemins qui
descendent des hautes vallées de la Transylvanie. Alexandria, ville
nouvelle bâtie au milieu des plaines qui s'étendent de Bucarest à
l'Olto, est un entrepôt de produits agricoles.

Jadis, pendant les temps des incessantes guerres du moyen âge, alors que
la forte position stratégique était un plus précieux avantage que les
facilités du commerce, les capitales de la «Domnie» avaient dû s'établir
au coeur même des Carpathes. Au treizième siècle, la métropole était à
Campu-Lungu, au milieu des montagnes. Celle qui lui succéda fut la
Curtea d'Ardgeche ou «cour d'Argis», fondée, au commencement du seizième
siècle, par le prince Negoze ou Nyagon Bessaraba; il n'en reste plus
qu'un monastère et une église merveilleuse, dont les murailles, les
corniches, les quatre tours aux toits d'étain brillant sont ciselées
comme un bijou d'orfèvrerie; pas une pagode indoue n'est plus ornée que
cette grande châsse byzantine. Quant au beau palais élevé par les
_domni_ dans la troisième capitale, qui fut Tirgovist, sur la Jalomitza,
on n'en voit plus que des murs noircis par l'incendie[48].

[Note 48: Population approximative des villes principales de la
Roumanie, en 1875:

      VALACHIE.
Bucarest............ 200,000 hab.
Ploïesti............  30,000  »
Braila..............  26,000  »
Craïova.............  22,000  »
Giurgovo ou Giurgiu.  15,000  »
Pitesti.............  15,000  »
Buzeo...............  11,000  »
Campu-Lungu.........  11,000  »
Alexandria..........  10,000  »
Kalarach (Stirbey)..   5,000  »
Turnu-Séverin.......   3,000  »

      MOLDAVIE.
Jassy...............  90,000  »
Galatz..............  80,000  »
Botochani...........  40,000  »
Berlad..............  26,000  »
Ismaïl..............  21,000  »
Fokchani............  20,000  »
Piatra..............  20,000  »
Houchi..............  18,000  »
Roman...............  17,000  »
Bacau...............  15,000  »
Falticheni..........  15,000  »
Dorohoï.............   9,000  »
Kilia...............   8,000  »
Reni................   8,000  »
Bolgrad.............   6,000  »
]

La Roumanie, formée des deux anciennes Principautés-Unies de Moldavie et
de Valachie, s'est constituée en un État unitaire et semi-indépendant,
sous la protection des grandes puissances européennes et ne
reconnaissant l'ancienne suzeraineté du sultan que par un tribut de
moins d'un million de francs. Elle s'est donné un prince héréditaire
tenu de gouverner d'après les formes constitutionnelles et pris dans la
famille prussienne des Hohenzollern. La plus récente constitution, celle
de 1866, confère au prince le droit de nommer les titulaires de toutes
les fonctions publiques, ceux de conférer tous les grades militaires, de
commander l'armée, de battre monnaie, de sanctionner les lois ou de leur
refuser sa signature; d'amnistier les condamnés ou de commuer leur
peine. Il est assisté par des ministres. Son traitement annuel est de
1,200,000 francs.

Le pouvoir législatif est composé de deux chambres, nommées suivant une
procédure assez compliquée, destinée à favoriser surtout les intérêts de
fortune. A l'exception des serviteurs à gages, tous les Roumains âgés de
vingt et un ans et payant à l'État un impôt de quelque nature que ce
soit, sont inscrits sur les listes électorales, mais ils se divisent en
quatre collèges, dont la puissance votative diffère singulièrement. Le
premier collège de chaque district est composé des électeurs ayant un
revenu foncier de 5,300 francs et au-dessus; les électeurs dont le
revenu foncier est de 1,100 à 5,500 francs font partie du deuxième
collège; les commerçante et les industriels des villes payant un impôt
d'au moins 29 francs, les pensionnaires de l'État, les officiers en
retraite, les professeurs et les gradués universitaires forment le
troisième collège; enfin tous les autres électeurs sont groupés dans la
quatrième catégorie. Les deux premiers collèges nomment chacun un député
par district; le troisième, beaucoup plus nombreux, élit un député dans
les petits chefs-lieux, deux dans les villes plus considérables, trois
dans les villes importantes, quatre à Jassy, six à Bucarest. Quant au
quatrième collège, il est privé du vote direct; en droit, il est censé
nommer par groupe de cinquante électeurs un certain nombre de délégués
qui choisissent leur représentant; en réalité, il se trouve à peu près
privé du pouvoir électoral.

Le Sénat représente surtout la grande propriété territoriale. Tandis que
le député n'est point astreint à des conditions de cens supérieures à
celles de ses mandants, le candidat à la première chambre doit justifier
d'un revenu d'au moins 8,800 francs, à moins qu'il n'ait exercé quelque
haute fonction dans l'État. Les électeurs au Sénat sont divisés en deux
collèges par district, celui des propriétaires de campagne et celui des
propriétaires de villes, jouissant les uns et les autres d'un revenu
d'au moins 3,300 francs. Dans les villes où le nombre des électeurs
n'atteint pas la centaine, on la complète par des propriétaires moins
imposés, mais de manière à procéder toujours par ordre de richesse. En
outre, les professeurs des universités de Bucarest et de Jassy ont le
droit de nommer respectivement un sénateur. L'héritier du trône, les
métropolitains et les évêques diocésains sont de droit membres du Sénat.
La durée de chaque législature est de quatre ans. A la fin de chaque
période, la députation se renouvelle en entier, tandis que les
sénateurs, élus pour huit ans, tirent au sort pour savoir quel membre de
chaque district doit se représenter aux suffrages des électeurs.

D'après la lettre de la constitution, les Roumains jouissent de toutes
les libertés formulées dans les documents de cette nature. La liberté
d'association et de réunion est affirmée; la presse n'est entravée ni
par l'autorisation préalable, ni par la censure, ni par les
avertissements; les municipalités sont élues, ainsi que les maires;
seulement, dans les communes composées de plus de mille familles, le
prince a le droit d'intervention directe dans le choix des autorités
municipales. La peine de mort est abolie, si ce n'est en temps de
guerre. L'instruction est libre, gratuite et obligatoire «dans les
communes où se trouvent des écoles». Enfin, tous les cultes sont libres,
mais la religion «orthodoxe de l'Orient» est déclarée religion dominante
et les chrétiens seuls peuvent être naturalisés Roumains; en outre, les
actes de l'état civil doivent toujours être précédés de la bénédiction
religieuse; la consécration du prêtre est obligatoire pour le mariage.
L'église de Roumanie, tout en se rattachant à celle d'Orient pour la
partie dogmatique, est absolument indépendante du patriarche de
Constantinople et s'administre elle-même par ses réunions synodales;
elle a pour chefs les deux archevêques de Bucarest et de Jassy. Quelques
milliers de moines habitent les couvents non encore supprimés.

Judiciairement, le pays est divisé en quatre circonscriptions de cour
d'appel, ayant pour chefs-lieux Bucarest, Jassy, Fokchani, Craïova. La
cour de cassation siège à Bucarest. Les codes français ont été
introduits en Roumanie, avec de légères modifications, en 1865.

L'armée roumaine est en grande partie organisée sur le modèle prussien.
Tous les citoyens sont tenus de servir de vingt ans à trente-six ans:
huit ans dans l'armée active et dans la réserve de l'armée active, huit
ans dans la milice et dans la réserve de la milice. De trente-six à
cinquante ans, les habitants sont enrégimentés dans la garde nationale.
L'armée active proprement dite est divisée en armée permanente et en
armée territoriale. La première n'a pas de garnisons fixes et tous ses
hommes sont constamment en ligne, tandis que la deuxième armée a des
garnisons fixes et n'a que le cadre et le tiers des hommes. C'est le
sort qui décide à quelle armée les jeunes gens doivent appartenir:
désignés pour l'armée permanente, ils ont devant eux quatre années de
service actif; dans l'armée territoriale, le temps de service est plus
long de trois années. En comprenant tous les corps, la Roumanie pourrait
facilement mettre en campagne une centaine de mille hommes. En outre,
l'État a aussi sa petite marine de vapeurs et de chaloupes canonnières
et peut ainsi montrer son pavillon dans la mer Noire.

Les finances de la Roumanie sont moins désorganisées que celles de la
plupart des États d'Europe. Il est vrai que le gouvernement a dû vivre
par de continuels emprunts, pour lesquels il paye en moyenne huit pour
cent d'intérêts et dont quelques-uns ont été en grande partie dévorés
avant même d'avoir été perçus. La somme presque entière des recettes est
absorbée chaque année par le service de la dette, l'armée et la
perception des impôts; pour l'administration proprement dite et le
travail il ne reste que peu de chose. Néanmoins le crédit de l'État
roumain se maintient et ses emprunts, font assez bonne figure sur les
marchés de l'Europe, parce qu'ils ont pour gage territorial plus de 2
millions d'hectares qui faisaient partie des immenses domaines des
couvents sécularisés; le gouvernement en met chaque année quelques
milliers d'hectares aux enchères. La vente du sel et du tabac constitue
des monopoles de l'État[49].

La Roumanie est partagée administrativement en 33 districts ou
départements et 164 arrondissements ou _plasi_; elle comprend 62
communes urbaines et 3,020 communes rurales.

_____________________________________________
|              VALACHIE                      |
|____________________________________________|
|              |                | POPULATION |
|DÉPARTEMENTS. |  CHEFS-LIEUX.  |    1860    |
|____________________________________________|
|Ardjeche......|Pitesti.........|    16,700  |
|Braïla........|Braïla..........|    68,000  |
|Buzeo.........|Buzeo...........|   144,000  |
|Dimbovitza....|Tergovist.......|   142,000  |
|Dolje.........|Craïova.........|   230,000  |
|Godjiu........|Tergutjilé......|   143,000  |
|Jalomitza.....|Calares.........|    84,000  |
|Mehedintzi....|Tchernetz.......|   193,000  |
|Mutchel.......|Campu-Lungu.....|    82,000  |
|Olfove........|_Bucarest_.|   316,000  |
|Olto..........|Slatina.........|   105,000  |
|Prahova.......|Ploïesti........|   220,000  |
|Romanetzi.....|Caracal.........|   133,000  |
|Rimnik-Sarat..|Rimnik-Sarat....|    91,000  |
|Rimnik-Valcea.|Rimnik-Valcea...|   156,000  |
|Sacieni.......|Bukavii.........|   556,000  |
|Teleorman.....|Limnicea........|   148,000  |
|Vlachka.......|Giurgiu.........|   141,000  |
|              |                |____________|
|              |                | 2,968,700  |
|______________|________________|____________|

_____________________________________________
|              MOLDAVIE.                     |
_____________________________________________|
|              |                | POPULATION |
|DÉPARTEMENTS. |  CHEFS-LIEUX.  |   1860     |
|___________________________________________ |
|Bacau.........|Bacau...........|   181,000  |
|Dorchoï.......|Mihaileni.......|   122,000  |
|Botochani.....|Botochani.......|   151,000  |
|Faltchi.......|Houchi..........|    88,000  |
|Jassy.........|_Jassy_....|   182,000  |
|Covurlui......|Galatz..........|   117,000  |
|Niamtzu.......|Piatra..........|   154,000  |
|Putna.........|Fokchani........|   161,000  |
|Roman.........|Roman...........|   105,000  |
|Sutchava......|Falticheni......|   125,000  |
|Tekutch.......|Tekutch.........|   115,000  |
|Tutova........|Berlad..........|   127,000  |
|Vaslui........|Vaslui..........|   104,000  |
|                                            |
|           BESSARABIE MOLDAVE.              |
|                                            |
|Ismaïl........|Ismaïl..........|    42,000  |
|Kagoul........|Bolgrad.........|    30,000  |
|              |                |____________|
|              |                | 1,804,000  |
|______________|________________|____________|

[Note 49: Budget de la Roumanie, en 1874:

Recettes......................  91,000,000 fr.
Dépenses......................  97,000,000 »
Dette publique................ 160,000,000 »
Valeur des terres domaniales.. 300,000,000 »
]



                              CHAPITRE VII

                     LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE



I

LA SERBIE

De même que les principautés roumaines, la Serbie est sous la dépendance
nominale de la Turquie, mais en réalité c'est une terre libre, habitée
par un peuple maître de ses destinées. L'ancienne servitude n'est plus
rappelée que par un tribut annuel de 300,000 francs et par la présence
d'une petite garnison turque dans la bicoque de Mali-Zvornik, sur la
frontière de la Bosnie. Mais ces vestiges de la longue période
d'oppression qui précéda les guerres de l'indépendance irritent
singulièrement l'orgueil national des Serbes et c'est avec impatience
qu'ils attendent le moment de faire disparaître jusqu'aux dernières
traces de la domination musulmane. Parmi les Slaves de l'Austro-Hongrie
et de l'empire turc, eux seuls, avec les Monténégrins, possèdent le
privilège de la liberté politique; aussi regarde-t-on vers eux comme
vers de futurs sauveurs; on espère que leur pays deviendra dans un
avenir prochain le noyau d'une grande confédération de la Slavie
méridionale. Eux-mêmes ont la conscience de leur responsabilité; ils
savent que leur cause est celle de dix millions d'hommes restés en
dehors des étroites limites assignées à la Serbie indépendante. À l'est
et au sud de leurs frontières, en Bosnie et en Rascie, ils ne voient que
des terres ayant appartenu à leurs ancêtres et peuplées de compatriotes
opprimés. Un seul groupe de montagnes aperçu à l'extrême horizon, le
Monténégro, donne asile à des Serbes libres comme eux, mais précisément
autour du ces monts les paysans slaves assujettis au Turc sont plus
avilis par la servitude que dans toute autre partie de l'Empire Ottoman.
C'est à délivrer ces misérables «rayas» et à reconstituer avec eux
l'antique Serbie, si puissante au quatorzième siècle, que tendent les
voeux des Serbes indépendants. Nul doute que ces désirs ne fussent
bientôt accomplis, si la réalisation n'en dépendait que du libre vote
des populations elles-mêmes et non pas aussi du hasard des combats et
des intrigues diplomatiques.

Dans ses limites actuelles[50], la Serbie ne comprend qu'une faible
partie du versant septentrional des monts qui s'élèvent au centre de la
péninsule turque. Nettement séparée de l'Austro-Hongrie par les eaux du
Danube et de la Save, elle est ouverte de toutes parts vers la Turquie
et n'a guère de frontières naturelles auxquelles ses populations
puissent s'appuyer. La grande vallée centrale de la Morava et les
vallées de la Drina et du Timok, qui limitent la Serbie, l'une du côté
de l'ouest, l'autre à l'orient, sont toutes également accessibles aux
envahisseurs étrangers. Les Turcs n'auraient aucune difficulté à
pénétrer dans la Serbie, et la campagne ne commencerait à devenir
périlleuse pour eux qu'au milieu des grandes forêts, dans les étroites
vallées et les profondes _clissuras_ des montagnes.

[Note 50:

Superficie de la Serbie.......    45,535 kilomètres carrés.
Population probable en 1875... 1,366,000 hab.
Population kilométrique.......        31  »
]

La contrée n'a de plaines d'une certaine étendue que sur les bords de la
Save; là, les campagnes basses continuent au sud l'ancienne mer,
remplacée par l'Alfold hongrois. Partout ailleurs la surface du pays se
hérisse de collines, de rochers et de monts dont les géologues ont à
grand'peine exploré le dédale. De toutes ces chaînes, la plus régulière
est celle qui continue les Alpes transylvaines à travers la Serbie
orientale, au sud des Portes de Fer et du défilé de Kasan. Les strates
calcaires se correspondent parfaitement de l'une à l'autre rive, et des
deux côtés du fleuve l'arête principale affecte la même direction, du
nord-est au sud-ouest. L'élévation moyenne des cimes, d'environ mille
mètres, ne diffère pas non plus de part et d'autre. Au nord de cette
rangée, dans l'angle formé par les vallées du Danube et de la Morava,
s'élèvent un grand nombre d'autres sommets, aux roches calcaires ou
schisteuses injectées de porphyre. Ces massifs, qui correspondent aux
montagnes métallifères d'Oravitsa, situées en face, de l'autre côté du
Danube, sont la grande région minière de la Serbie, et dans plusieurs de
leurs vallées, notamment à Maidanpek et à Koutchaïna, on exploite des
gisements de cuivre, de fer et de plomb; mais les veines de zinc et
d'argent ont été abandonnées. Au sud de la chaîne des Carpathes de
Serbie, la vallée du Timok est également riche en métaux et des
orpailleurs exploitent encore les sables de ses plages. Peu de vallées
sont à la fois aussi fertiles et aussi gracieuses que celle du Timok;
surtout le bassin de Knjatchevatz, où se réunissent les premiers
affluents de la rivière, se distingue par sa beauté champêtre: les
prairies, les vergers sont animés par le flot des eaux courantes, les
coteaux sont couverts de pampres, et plus haut s'étend partout la
verdure des forêts. Par un contraste soudain, un étroit défilé, creusé
par les eaux du Timok, succède à ce charmant bassin. Les armées romaines
qui devaient passer dans cette âpre gorge de montagnes pour gagner le
Danube, y avaient construit un chemin stratégique. Près du défilé de
l'issue, dans le bassin de Zaïtchar, le camp fortifié de Gamzigrad, dont
les murailles et les tours de porphyre existent encore dans un état
remarquable de conservation, surveillait tous les alentours. Au
sud-ouest de cette oeuvre des Romains, se montre à l'horizon une
pyramide isolée, bloc crétacé que l'on serait tenté de prendre également
pour un travail de l'homme, tant son profil est d'une régularité
parfaite. Cette pyramide est le Rtanj, au pied duquel jaillissent les
eaux thermales de Banja, les plus fréquentées et les plus efficaces de
la Serbie.

La vallée de la Morava et de son bras principal, la Morava bulgare,
divise la contrée en deux parties inégales dont les massifs de montagnes
n'ont entre eux aucun lien de continuité. À part quelques promontoires,
les bords de la Morava offrent partout un chemin naturel ouvert entre le
Danube et l'intérieur de la Turquie, et le commerce d'échange, qui tôt
ou tard sera centuplé par un chemin de fer, doit nécessairement avoir
lieu par cette vallée et par la ville frontière d'Alexinatz. L'ancienne
capitale de l'empire de Serbie, Krouchevatz, était située dans une
position tout à fait centrale, au milieu d'un bassin de la Morava serbe,
mais non loin du défilé de Stalatj, où les deux rivières se réunissent
au pied d'un promontoire couronné de ruines. Les restes du palais des
tsars serbes s'y voient encore. On dit qu'aux temps de gloire qui
précédèrent la funeste bataille de Kossovo, Krouchevatz n'avait pas
moins de trois lieues de tour: elle n'est plus aujourd'hui qu'une
misérable bourgade.

C'est entre les deux Morava que s'élève le plus fier massif de la
Serbie, dominé par le sommet du Kapaonik, point culminant de toutes les
montagnes situées entre la Save et les Balkhans. De sa crête nue et
rocailleuse, on jouit de l'une des plus belles vues de la péninsule
illyrienne; grâce à l'isolement du mont, on voit se développer au sud un
immense hémicycle de plaines et de vallées jusqu'aux sommités du Skhar
et aux pyramides du Dormitor. Toutefois le Kapaonik lui-même est une
montagne sans beauté. Ses roches consistent en granités, en porphyres,
et surtout en serpentines, dont l'aspect est des plus tristes là où les
pentes ont été déboisées. Les vallées des montagnes serpentineuses sont
aussi moins fertiles, moins peuplées, et les habitants, plus chétifs et
plus maussades que leurs voisins, sont en grand nombre affligés de
goitres.

[Illustration: CONFLUENT DU DANUBE ET DE LA SAVE.]

Au nord du Kapaonik se prolongent, des deux côtés de la haute vallée de
l'Ibar, des rangées de montagnes qui, pour la plupart, ont encore gardé
leur parure de chênes, de hêtres et de conifères. La plaine de la Morava
serbe interrompt ces paysages alpestres par les bassins de Tchatchak, de
Karanovatz et d'autres encore, que l'on peut comparer aux campagnes de
la Lombardie, tant elles ont de richesse exubérante; mais au nord de la
rivière les montagnes se redressent de nouveau, et, continuant la chaîne
du Kapaonik, vont former le massif de Rudnik, aux roches crétacées
dominées ça et là par des coupoles de granit, aux gorges étroites et
tortueuses. Cette région difficile d'accès, et naguère encore
complètement couverte de chênes, est la célèbre Sumadia ou «Région des
Forêts», qui du temps de l'oppression turque servait de refuge à tous
les rayas persécutés et qui depuis, pendant la guerre de l'indépendance,
alors que «chaque arbre se changeait en soldat», devint la citadelle de
la liberté serbe. C'est dans une de ses vallées que se trouve la petite
ville de Kragoujevatz, choisie comme la capitale et la place d'armes de
l'État naissant. Elle possède toujours une fonderie de canons alimentée
par le combustible houiller du bassin de Tjuprija; maison pareil endroit
ne pouvait être un centre naturel que pour une société toujours en
guerre; dès que les intérêts majeurs de la Serbie devinrent ceux du
progrès industriel et commercial, le gouvernement dut se transférer à
Belgrade, cette charmante cité bâtie précisément sur la dernière
ondulation mourante des montagnes de la Sumadia. Grâce à sa situation au
confluent de la Save et du Danube, sur une colline d'où l'on peut voir
au loin les terres marécageuses de la Syrmie incessamment remaniées par
les deux fleuves, Belgrade, l'antique _Singidunum_ des Romains, l'_Alba
Graeca_, du moyen âge, est un entrepôt nécessaire de commerce entre
l'Occident et l'Orient, en même temps qu'un point stratégique de la plus
haute importance.

A l'ouest de la rangée de hauteurs dont Belgrade occupe l'extrémité
septentrionale, les riches plaines arrosées par la Kolubara et des
coteaux doucement ondulés reposent un peu la vue du spectacle des
montagnes et des rochers; mais plus loin, vers la Drina, d'autres cimes
calcaires se dressent encore à près de 1,000 mètres et vont rejoindre au
sud-est les contre-forts du Kapaonik[51]. Cette partie de la Serbie,
découpée dans tous les sens par des vallées rayonnantes et toute
hérissée de cimes aux arêtes aiguës, est fort pittoresque. En outre, le
pays est embelli par de vieilles ruines et d'anciennes forteresses comme
celle d'Oujiza, enfermant tout un versant de montagnes dans un dédale de
murailles et de tours. Malheureusement ces fortifications n'ont guère
servi à protéger le pays. C'est la terre de Serbie qui a été le plus
fréquemment ravagée pendant les guerres de ce siècle; après cinquante
années de paix, elle ne se repeuple encore que très-faiblement.

[Note 51: Altitudes de la Serbie:

Kapaonik........................  1,892 mètres.
Stol, au sud des Portes de Fer..  1,250   »
Rtanj...........................  1,233   »
Belgrade........................     35   »
]

Jadis la Serbie était une des contrées les plus boisées de l'Europe;
tous ses monts étaient revêtus de chênes. «Qui tue un arbre, tue un
Serbe», dit un fort beau proverbe, qui date probablement de l'époque où
les rayas opprimés se réfugiaient dans les forêts et où de «saints
arbres» leur servaient d'églises; malheureusement ce proverbe s'oublie,
et déjà le déboisement est consommé en maint district des montagnes; la
roche s'y montre à nu comme dans les Alpes de la Carniole et de la
Dalmatie. Quand le paysan a besoin d'une branche ou d'une touffe de
feuillage, il abat l'arbre entier; pour alimenter un feu nocturne, les
bergers ne se contentent pas d'amasser le bois sec, il leur faut tout un
chêne. Après les bergers, la chèvre et le porc sont les deux grands
ennemis, de la végétation forestière; un de ces animaux broute les
jeunes tiges et dévore les feuilles, tandis que l'autre fouille au pied
des troncs et met les racines à nu. Quand un vieil arbre tombe, renversé
par la tempête ou coupé par les bûcherons, aucun rejeton ne le remplace.
Il est vrai que des lois récentes protègent la forêt contre une
exploitation barbare, mais ces lois, rarement appliquées par les
communes, sont à peu près sans force. En quelques districts, on est
obligé déjà d'importer de la Bosnie le bois de chauffage. La
détérioration du climat a été la conséquence naturelle du déboisement à
outrance. D'après le récit d'un voyageur anglais du dix-septième siècle,
Edward Brown, la Morava était navigable dans la plus grande partie de
son cours et de nombreuses embarcations de commerce la remontaient et la
descendaient en toute saison. Actuellement la portée de ses eaux est
trop irrégulière pour qu'il soit possible d'y organiser un service de
batellerie. Peut-être faudrait-il voir dans cette détérioration du
régime fluvial un effet du déboisement des montagnes de la Serbie.

En se privant de sa parure de grandes forêts, la Serbie a du moins pu se
débarrasser en même temps des bêtes sauvages qui les infestaient; les
loups, les ours, les sangliers, nombreux autrefois, ont à peu près
disparu de la contrée; ceux que l'on rencontre encore de temps en temps
viennent sans doute des forêts de la Syrmie, en passant au fort de
l'hiver sur la Save glacée. Un silence étonnant plane d'ordinaire sur
les campagnes de la Serbie; les oiseaux chanteurs même y sont rares. Peu
à peu les caractères de la faune et de la flore serbes perdent leur
originalité. L'introduction des plantes cultivées et des animaux
domestiques de l'Austro-Hongrie tend de plus en plus à faire ressembler
extérieurement la Serbie aux contrées de l'Allemagne du Sud. D'ailleurs
les climats diffèrent peu. Quoique située sous la même latitude que la
Toscane, la Serbie est loin de jouir d'une température italienne; le
rempart des montagnes de la Dalmatie et de la Bosnie la prive de
l'influence vivifiante des vents chauds et humides du sud-ouest, tandis
que les vents secs et froids des steppes de la Russie soufflent
librement par-dessus les plaines valaques, en longeant la base des Alpes
transylvaines. L'acclimatement est assez pénible aux étrangers, à cause
des brusques écarts de température[52].

[Note 52:

Température moyenne à Belgrade......            9° C.
Températures extrêmes...............   41° et -16° »
Écart...............................           57° »
]

[Illustration: BELGRADE.]

La Serbie ne renferme qu'une faible proportion de tous les Serbes de
l'Europe orientale, mais c'est probablement avec raison que les
habitants se considèrent comme les représentants les plus purs de leur
race. Ce sont, on général, des hommes de belle taille, vigoureux, larges
d'épaules, portant fièrement la tête. Les traits sont accusés, le nez
est droit et souvent aquilin, les pommettes sont un peu saillantes; la
chevelure, rarement noire, est fort abondante et bien plantée; l'oeil
perçant et dur, la moustache bien fournie donnent à toutes les figures
une apparence militaire. Les femmes, sans être belles, ont une noble
prestance, et leur costume semi-oriental se distingue par une admirable
harmonie des couleurs. Même dans les villes, quelques Serbiennes ont su
résister à l'influence toute-puissante de la mode française et se
montrent encore avec leurs vestes rouges, leurs ceintures et leurs
chemisettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez
si gracieusement posé sur la tête et fleuri d'un bouton de rose.

Malheureusement, la coutume du pays exige que la femme serbe ait une
opulente chevelure noire et le teint éblouissant d'éclat. A la campagne
comme dans les villes, le fard et les fausses tresses sont d'un usage
universel; même les paysannes des villages les plus écartés se teignent
les cheveux, les joues, les paupières et les lèvres, le plus souvent au
moyen de substances vénéneuses qui détériorent la santé. Les plus riches
campagnardes ont en outre le tort de faire étalage de leur fortune sur
leurs vêtements et de gâter leur costume par un excès d'ornements d'or
et d'argent et de colifichets de toute espèce. Dans certains districts,
les fiancées et les jeunes femmes ont la coiffure la plus étrange qui
ait jamais enlaidi tête féminine. La chevelure est recouverte d'un
énorme croissant renversé dont la forme en carton est chargée de
bouquets, de feuillages, de plumes de paon et de roses artificielles aux
pétales en pièces d'argent. Sous cette lourde parure, qui symbolise
peut-être le «fardeau du mariage», la pauvre femme n'avance qu'en
chancelant, et pourtant elle est condamnée à porter ce bonnet de fête
pendant toute une année, souvent même jusqu'à ce qu'elle devienne mère;
les jours de danse, elle doit se soumettre à la torture d'avoir la tête
martelée par ce poids qui saute et retombe sur son crâne à chaque
mouvement des pas. Ainsi le veut la coutume.

Les Serbes se distinguent très-honorablement parmi les peuples de
l'Orient par la noblesse de leur caractère, la dignité de leur attitude
et leur incontestable bravoure. Certes, il faut que leur énergie passive
soit grande pour qu'ils aient pu résister à des siècles d'oppression et
reconquérir leur indépendance dans les conditions d'isolement et de
misère où ils se trouvaient au commencement du siècle. De l'ancienne
servitude ils n'ont gardé, dit-on, que la paresse et la prudence
soupçonneuse, mais ils sont honnêtes et véridiqes; il est difficile de
les tromper, mais ils ne trompent jamais. Égaux jadis sous la domination
du Turc, ils sont restés égaux dans la liberté communes «Il n'y a point
de nobles parmi nous, répètent-ils souvent, car nous le sommes tous!»
Ils se tutoient fraternellement dans leur belle langue sonore et claire,
bien faite pour l'éloquence, et se donnent volontiers les noms de la
plus intime parenté. Le prisonnier même est un frère pour eux. Ainsi,
quand un condamné serbe n'a point vu ses parents au tribunal, on lui
accorde facilement, sur, sa parole d'honneur, d'aller visiter sa
famille. Quoique libre de toute surveillance, il ne manque jamais d'être
fidèle au rendez-vous de la prison.

Les liens de la famille ont une grande force en Serbie; de même ceux de
l'amitié. Quoique les Serbes aient en général une grande répugnance à
prononcer un serment, il arrive souvent que des jeunes gens, après
s'être éprouvés mutuellement pendant une année, se jurent une amitié
fraternelle à la façon des anciens frères d'armes de la Scythie, et
cette fraternité de coeur est encore plus sacrée pour eux que celle du
sang. Un fait remarquable et qui témoigne de la haute valeur morale des
Serbes, c'est que leur esprit de famille et leur respect de l'amitié ne
les ont pas entraînés, comme leurs voisins les Albanais, en
d'incessantes rivalités de talion et de vengeance. Le Serbe est brave;
il est toujours armé; mais il est pacifique, il ne demande point le prix
du sang. Toutefois, pas plus que les autres hommes, il n'est parfait.
Que de routine encore dans les campagnes! Que d'ignorance et de
superstitions! Les paysans croient fermement aux vampires, aux sorciers,
aux magiciens, et pour se garantir des mauvaises influences, ils
prennent bien soin de se frotter d'ail à la veille de Noël.

Les cultivateurs de la Serbie, comme ceux de toutes les autres contrées
de la Slavie du Sud, possèdent la terre en communautés familiales. Ils
ont conservé l'ancienne _zadrouga_, telle qu'elle existait au moyen âge,
et, plus heureux que leurs voisins de la Slavonie et des montagnes
dalmates, ils n'ont pas à lutter contre les embarras suscités par le
droit romain ou germanique. Au contraire, la loi serbe les protège dans
leur antique tenure du sol; lors des conflits d'héritage, elle place
même la parenté élective créée par l'association au-dessus des liens de
la parenté naturelle. Le patriotisme serbe demande aussi qu'il ne soit
point dérogé aux vieilles coutumes nationales. Dans leurs délibérations,
les délégués du parlement ou Skoupchtina prennent toujours soin de
respecter le principe slave de la propriété commune du sol; ils y voient
avec raison le moyen le plus sûr de garantir leur pays de l'invasion du
paupérisme. C'est donc en Serbie qu'il faut se rendre pour étudier les
communautés agricoles dans leur fonctionnement normal. Nulle part la vie
de famille n'offre plus de gaieté, de naturel, de tendresse intime.
Après le rude travail de la journée, chaque soir est une fête; alors les
enfants se pressent en foule autour de l'aïeul pour entendre les
légendes guerrières des temps anciens, ou bien les jeunes hommes
chantent à l'unisson en s'accompagnant de la guzla. Tous ceux qui font
partie de l'association sont considérés comme formant une même famille.
Le _starjechina_ ou gérant de la communauté est le tuteur naturel de
chaque enfant, et comme les parents eux-mêmes, il est tenu d'en faire
des «citoyens bons, honnêtes, utiles à la patrie». Et malgré tous ces
avantages, malgré la faveur des lois et de l'opinion, le nombre des
zadrougas diminue d'année en année. L'appel du commerce et de
l'industrie, le tourbillon de plus en plus actif de la vie sociale qui
s'agite au dehors, troublent la routine habituelle de ces sociétés, et
le fonctionnement en devient de plus en plus difficile. Il semble
probable qu'elles ne pourront se maintenir sous leur forme actuelle.

La contrée n'est pas habitée uniquement par des Serbes. Une grande
partie de la Serbie orientale appartient ethnologiquement à la race
envahissante des Valaques. De tout temps, beaucoup de Zinzares ou
Roumains du Sud ont vécu dans le pays en petites colonies de maçons, de
charpentiers, de briquetiers; mais ils sont maintenant dépassés en
nombre par les Roumains du Nord. Après la guerre de l'indépendance, de
vastes terrains ravagés se trouvèrent sans maîtres, le gouvernement
serbe eut la bonne idée de les offrir gratuitement aux paysans roumains
qui s'engageraient à les cultiver. Des multitudes de Valaques
s'empressèrent d'accepter, et fuyant le «règlement organique» par lequel
leur patrie les condamnait à un véritable esclavage, ils repeuplèrent
bientôt en foule les villages abandonnés et rendirent aux campagnes leur
parure de moissons. Laborieux, économes et plus riches d'enfants que les
Serbes, ils gagnent peu à peu autour d'eux et déjà quelques-unes de
leurs colonies ont franchi la Morava. De même que dans le Banal et les
autres contrées de la Slavie du Sud, un grand nombre de villages, serbes
jadis, sont devenus roumains; en outre, beaucoup de familles, dont les
noms indiquent, clairement l'origine slave, ont oublié leurs ancêtres et
se sont complètement latinisés. Les Roumains immigrés mettent aussi
beaucoup de zèle à instruire leurs enfants, et dans leur district
les'écoles sont deux fois plus nombreuses que dans le reste de la
Serbie, quoique l'enseignement s'y fasse en langue slave. Il est
remarquable que les colons roumains réussissent mieux en Serbie que les
immigrants serbes eux-mêmes. Les Slaves venus par milliers de la Hongrie
et de la Slavonie, pour échapper au gouvernement des Magyars et faire
partie de la nation indépendante, se sont, en général, appauvris dans
leur nouveau milieu.

[Illustration: POPULATIONS DE LA SERBIE ORIENTALE.]

Attirés par la liberté serbe, des colons bulgares viennent s'établir
aussi, en dehors des frontières turques, dans les vallées du Timok et de
la Morava. On les apprécie fort à cause de leur industrie, et ceux
d'entre eux qui descendent des montagnes de l'intérieur, pour gagner
petitement leur vie à la façon des Auvergnats, s'en retournent
régulièrement avec d'assez fortes économies. A l'est de la Serbie,
quelques enclaves sont exclusivement habitées par des Bulgares; mais,
sous la pression de leurs voisins plus civilisés, ils perdent
graduellement l'usage de leur idiome maternel. Un grand nombre de
villages, incontestablement bulgares, ne parlent plus que la langue de
la contrée dont ils dépendent politiquement; d'ailleurs la loi impose
l'usage du serbe dans leurs écoles. La limite des idiomes diffère à
présent fort peu de la frontière conventionnelle tracée entre les deux
pays. Ça et là, seulement, se trouvent quelques petites enclaves
bulgares; près d'Alexinatz, dans un petit vallon tributaire de la
Morava, il existe aussi une faible colonie d'Albanais. En outre, plus de
trente mille Tsiganes ou Bohémiens, domiciliés presque tous et
professant la religion grecque, comme les Serbes eux-mêmes, sont
disséminés dans toutes les parties de la contrée; une de leurs
principales occupations est la fabrication des briques. Quant aux Juifs
espagnols, jadis fort nombreux à Belgrade, ils se sont presque tous
retirés à Zemun ou Semlin, sur le territoire autrichien; des Israélites
allemands et hongrois les ont remplacés.

Prise en masse, la société serbe est prospère. Depuis l'indépendance la
population a plus que doublé: elle augmente de plus de 20,000 personnes
par année, grâce à l'excédant des naissances sur les morts. Toutefois il
s'en faut encore de beaucoup que le pays égale les plaines hongroises et
valaques pour la densité de la population. A peine un huitième du sol de
la Serbie est en culture, et presque partout le mode d'exploitation est
des plus barbares: sauf dans les vallées les plus fertiles, comme celles
du bas Timok, une jachère annuelle succède à chaque moisson. Les
exportations de la Serbie témoignent de cet état rudimentaire de
l'économie rurale: elles consistent principalement en porcs mal
engraissés que l'on expédie en Allemagne, par centaines de milliers, des
jetées de Belgrade et de Semederevo. La vente de ces animaux est le
revenu le plus clair des paysans de la Serbie; néanmoins ils ont
commencé dans ces dernières années à fournir une certaine quantité de
blé aux marchés de l'Europe occidentale. Sans les mercenaires bulgares
qui viennent chaque année passer la saison des labours et des récoltes
dans les campagnes de la Serbie, c'est à peine si les habitants auraient
de quoi se nourrir[53].

[Note 53: Commerce de la Serbie, en 1872:

Importation.. 31,000,000 fr. Exportation.. 33,000,000 fr. Total..
64,000,000 fr. Richesse totale de la Serbie, évaluée en 1863.....
230,000,000 fr.]

Si ce n'est à Belgrade, l'industrie de la contrée est encore dans
l'enfance. Le Serbe a le grand tort de mépriser les travaux manuels
autres que ceux de l'agriculture: s'il tient d'ordinaire les Allemands
en médiocre estime, ce serait même, dit-on, parce que la plupart de
ceux-ci viennent travailler comme artisans dans les villes de la Serbie.
Les jeunes gens ayant quelque culture briguent surtout des places dans
l'administration et contribuent à développer ce fléau de la
bureaucratie, qui fait tant de mal dans la monarchie austro-hongroise.
Mais beaucoup d'étudiants, revenus des universités de l'étranger,
s'occupent aussi de répandre l'instruction dans le pays, et de
très-grands progrès ne cessent de s'accomplir à cet égard; on peut dire
qu'ils sont immenses depuis l'époque, encore récente (1839), où le
souverain lui-même avouait ne savoir pas écrire. Les écoles et les
collèges ont fait de la Serbie le foyer intellectuel de tout l'intérieur
de la péninsule turque, et les enfants bosniaques et bulgares viennent
s'y instruire en foule. Certes la crasse ignorance et les superstitions
d'autrefois sont encore bien loin d'être dissipées, mais il est au moins
une chose que connaissent tous les Serbes, c'est l'histoire sommaire de
leurs aïeux, depuis l'invasion des Slaves dans le monde gréco-romain
jusqu'aux glorieux événements de la guerre d'indépendance.

L'ambition des Serbes est de faire disparaître de leur pays tout ce qui
rappelle l'ancienne domination musulmane; ils s'y appliquent avec une
persévérante énergie, et l'on peut dire qu'au point de vue matériel
cette oeuvre est à peu près terminée. Belgrade «la Turque» a cessé
d'exister; elle est remplacée par une ville occidentale, comme Vienne et
Bude-Pest; des palais de style européen s'y élèvent au lieu des mosquées
à minarets et à coupoles; de magnifiques boulevards traversent les vieux
quartiers aux rues sinueuses, et les belles plantations d'un parc
recouvrent l'esplanade où les Turcs dressaient les poteaux chargés de
têtes sanglantes. Chabatz, sur la Save, est aussi devenue un «petit
Paris», disent ses habitants; sur le Danube, la ville de Pozarevatz,
célèbre dans l'histoire des traités sous le nom de Passarovitz, s'est
également transformée. Semederevo (Semendria), d'où partit le signal de
l'indépendance en 1806, a dû se rebâtir en entier, puisqu'elle avait été
démolie pendant la guerre. Dans l'intérieur des terres les changements
se font avec plus de lenteur, mais ils ne s'en accomplissent pas moins,
grâce aux routes qui commencent à s'étendre en réseau sur toute la
contrée. De même, au moral, le Serbe s'arrache de plus en plus au
fatalisme turc. Naguère encore c'était un peuple de l'Orient: par le
travail et l'initiative, il appartient désormais au monde occidental.

Politiquement, la Serbie est une monarchie héréditaire, dont la
constitution ressemble à celle des autres monarchies parlementaires de
l'Europe. Le prince ou _kniaz_ gouverne avec le concours de ministres
responsables, promulgue les lois, les élabore avec le Sénat ou Conseil
d'État, nomme aux emplois publics, commande l'armée, signe les traités.
Il jouit d'un revenu de 504,000 francs. A. défaut de descendance
masculine, son successeur sera choisi directement par le peuple serbe.
La _Skoupchtina_ ou assemblée nationale, dont l'origine remonte aux
premiers temps de la monarchie serbe, est composée de 134 membres, dont
un quart nomme directement par le souverain; 101 membres sont élus par
les citoyens serbes. Tout homme majeur et payant l'impôt est électeur;
le suffrage est donc à peu près universel. Outre ce parlement national,
qui exerce le pouvoir législatif conjointement avec le prince, chaque
commune ou _obtchina_, composée des diverses associations familiales,
possède aussi son petit parlement, dont l'autonomie est presque absolue
dans les affaires locales: c'est dans ces assemblées de villages que se
forme l'esprit public et que se préparent en réalité les votes de la
Skoupchtina. La constitution prévoit aussi, pour les grands événements
politiques, l'élection directe par le peuple d'une skoupchtina
extraordinaire, composée du quadruple des membres. D'ailleurs les
affaires sont relativement bien gérées, et ce qui le prouve, c'est que
seule entre tous les États de l'Europe la Serbie n'a point de dette
publique[54].

[Note 54: Budget de la Serbie en 1874:

Recettes...........      14,700,000 fr.
Dépenses...........      14,700,000 »
]

Tous les cultes sont libres; néanmoins la religion catholique grecque
est dite religion de l'État. Elle reconnaît pour son chef nominal le
patriarche de Constantinople; mais depuis 1376 elle a pris le titre
«d'autocéphale» et se gouverne elle-même par un synode, composé de
l'archevêque de Belgrade, métropolitain de Serbie, et des trois évêques
diocésains d'Oujiza, de Negotin et de Chabatz. Le métropolitain est
nommé directement par le kniaz et pourvoit, avec le reste du synode, aux
sièges vacants, mais sous réserve de la sanction du prince. Les hauts
dignitaires de l'Église sont payés, tandis que les simples prêtres
vivent du casuel. Les moines, peu nombreux d'ailleurs, ont pour revenu
le produit de terrains appartenant aux monastères; mais une récente
décision de la Skoupchtina a supprimé tous les couvents, à l'exception
de cinq où les religieux seront recueillis jusqu'à leur mort. Les rentes
des anciennes propriétés de main-morte doivent être appliquées à
l'entretien des écoles.

En Serbie tous les hommes valides font partie de l'armée. Mais, à
proprement parler, l'armée permanente, d'au plus quatre mille hommes,
n'est qu'un ensemble de cadres dans lesquels auraient à s'enrégimenter
au besoin tous les corps de milice nationale. Le premier ban de la
milice, composé du quart des citoyens de vingt à cinquante ans, prend
part chaque année à des exercices militaires; il est immédiatement
mobilisable. Le deuxième ban est organisé de manière à pouvoir être
réuni sous les drapeaux dans l'espace d'un mois. En cas de danger
national, la Serbie pourrait facilement mettre debout de cent à cent
cinquante mille hommes: c'est peut-être l'État d'Europe dont, toute
proportion gardée, l'organisation militaire est la plus forte.

La Serbie est divisée administrativement en dix-sept départements ou
cercles (_okroujié_):

                                                          Population
  Cercles.      Chefs-lieux.   Superficie. Cantons. Communes.
                                                             en 1866.
Alexinatz.... Alexinatz....  2,148 kil. car.   3      44      46,910
Belgrade..... Belgrade.....  1,707   »         5      56      61,713
Cserna-Rjeka. Zaïtchar.....  2,753   »         2      36      51,966
Jagodina..... Jagodina.....  1,597   »         3      68      61,272
Knjatchevatz. Knjatchevatz.  1,817   »         2      53      96,626
Kragoujevatz. Kragoujevalz.  2,863   »         4      82      67,849
Kraïna....... Negotin......  2,974   »         4      71      66,063
Krouohevatz.. Krouchevalz..  2,533   »         4      56      48,176
Podrinje..... Losnitza.....  1,267   »         3      28     142,466
Pozarevatz... Pozarevatz...  3,634   »         7     150      47,263
Rudnik....... Milanovatz...  1,927   »         5      47      71,192
Chabatz...... Chabatz......  2,313   »         3      47      57,438
Smederevo.... Smederevo....  1,156   »         2      54      57,969
Tchatchak.... Tchatchak....  3,744   »         4      49      54,868
Tjuprija..... Tjuprija.....  2,092   »         2      70     104,808
Onjiza....... Oujiza.......  6,057   »         6      83      81,271
Vajjevo...... Valjevo......  2,953   »         4      68      20,133
Belgrade (ville)..................   »         1       1      25,089
                           _________________  __   _____   _________
                            43,535 kil. car.  62   1,063   1,173,072

Population probable en 1875......  1,386,000 habitants.
           Serbes................  1,100,000
           Roumains Valaques.....    160,000
              »     Zinzares.....     20,000
           Bulgares..............     50,000
           Tsiganes..............     30,000
           Allemands.............      3,000
           Juifs, Magyars, etc..       3,000



II

LA MONTAGNE NOIRE

Pour nous Occidentaux cette contrée de l'Illyrie turque est généralement
connue sous le nom italien de Monténégro que lui donna jadis Venise, et
qui d'ailleurs est une traduction du mot slave des indigènes, Csernagora
ou «Montagne Noire». Quelle est l'origine de ce nom, bizarre en
apparence, puisqu'il s'applique à des monts calcaires dont les teintes
blanches ou grisâtres frappent même le voyageur qui vogue au loin sur
l'Adriatique? Suivant les uns, le mot de Montagne Noire doit se prendre
au figuré et signifierait Montagne des Proscrits ou «Mont des Hommes
Terribles»; suivant les autres, il prouverait que les roches de ces
contrées, nues aujourd'hui, étaient autrefois noires de sapins.

Les Monténégrins n'ont jamais été asservis par les Turcs. Tandis que
tout le reste du grand empire serbe était envahi par les Osmanlis, eux
seuls, grâce à la citadelle de montagnes dans laquelle ils avaient
cherché refuge, ont pu maintenir leur indépendance. Souvent ils ont
accepté des patrons; longtemps même ils ont été sous la protection, mais
non sous la dépendance, de la république de Venise; ils ne se sont point
courbés devant le sultan, et, tantôt par la force des armes, tantôt par
l'appui de puissances étrangères, ils ont continué d'occuper en toute
souveraineté leurs hautes vallées des Alpes Illyriennes. Toutefois ces
monts protecteurs qui ont fait leur force contre l'ennemi, font aussi
leur faiblesse en les isolant du reste du monde et en les retenant, à
cause du manque de communications, dans leur barbarie primitive. D'un
côté, les Monténégrins sont séparés de leurs frères de la Serbie par une
barrière de cimes très-élevées et par une bande de territoire turc; de
l'autre, les montagnes autrichiennes des bouches de Cattaro leur
défendent l'accès de l'Adriatique: leur mer à eux est le petit lac de
Skodra (Scutari), qu'alimenté la rivière nationale, la Zeta, unie à la
Moratcha. S'ils n'avaient rien à craindre pour leur indépendance en
descendant vers la mer et les plaines, leurs plateaux seraient bientôt
abandonnés aux pâtres.

La partie orientale du Monténégro, dite les Berda ou Brda, que
parcourent la Moratcha et ses affluents, est d'un accès relativement
facile. Ses vallées, dominées au nord par les pyramides dolomitiques du
Dormitor, à l'est par la masse arrondie du Kom, ressemblent à celles de
la plupart des autres pays de montagnes: ce sont les mêmes bassins
ouverts succédant à d'étroits défilés, les mêmes sinuosités, les mêmes
vallons latéraux, les mêmes cirques ravinés où se réunissent les
premières eaux des torrents. Mais la partie occidentale du pays, la
«Montagne Noire» proprement dite, présente un aspect tout différent.
C'est un dédale de cavités, de vallons et de simples trous séparés les
uns des autres par des remparts calcaires de hauteurs inégales, hérissés
de pointes, coupés de précipices, veinés dans tous les sens d'étroites
fissures où se glissent les couleuvres. Les montagnards du pays sont les
seuls à pouvoir se guider dans cet inextricable labyrinthe. «Quand Dieu
créa le monde, disent-ils en riant, il tenait à la main un sac plein de
montagnes; mais le sac vint à crever précisément au-dessus du
Monténégro, et il en tomba cette masse effroyable de rochers que vous
voyez!»

[Illustration: MONTENEGRO ET LAC DE SKODRA.]

Contemplée à vol d'oiseau, la Montagne Noire ressemble à un «vaste
gâteau de cire aux mille alvéoles» ou bien à un tissu aux mille
cellules. Ce sont les eaux pluviales qui ont ainsi excavé le plateau en
une multitude de cuvettes rocheuses. Ici elles ont évidé de larges
vallées, ailleurs seulement d'étroites _raudinas_ formant de véritables
puits. Pendant les saisons très-pluvieuses ces eaux s'amassent en lacs
temporaires qui recouvrent les prairies et les cultures; mais
d'ordinaire elles s'écoulent immédiatement à travers les broussailles
dans les puisards de la roche calcaire, pour aller former ces belles
sources d'eau bleue que l'on voit jaillir au bas de la montagne, sur les
bords des golfes de Cattaro. La Zeta, la rivière par excellence du
Monténégro, est elle-même formée des ruisseaux qui se sont engouffrés au
nord dans les entonnoirs de la vallée de Niksich et qui coulent en un
lit inconnu par-dessous la montagne de Planinitsa. Les plateaux de la
Carniole, certaines régions des Basses-Alpes françaises et maintes
autres contrées montagneuses ont la même structure alvéolaire que le
Monténégro; mais nulle part on ne voit un plus grand nombre de petits
bassins juxtaposés en un vaste système. Le voyageur est d'autant plus
frappé de toutes ces inégalités du plateau, de ces montées et de ces
descentes sans fin, que les chemins sont d'abominables sentiers aux
pierres roulantes ou des escaliers de roches bordés de précipices. La
capitale du Monténégro, la petite bourgade de Cettinje, où l'on compte
un peu plus de cent maisons, est elle-même située au coeur des montagnes
dans un de ces bassins d'origine lacustre, et pour y monter il faut se
livrer à une pénible escalade. Naguère les Monténégrins se gardaient
bien d'améliorer leurs chemins et de rendre leurs villages facilement
accessibles: là où passent les voitures, les canons de l'ennemi peuvent
passer aussi. Toutefois les nécessités du commerce et les convenances de
la petite cour monténégrine ont fait récemment construire une route
carrossable de Cettinje à Cattaro.

Quoique frères des Serbes du Danube, les habitants de la Montagne Noire
se distinguent par des traits spéciaux qu'ils doivent à leur vie de
combats incessants, à l'élévation et à l'âpreté du sol qui les nourrit,
et sans doute aussi au voisinage des Albanais. Le Monténégrin n'a pas
les allures tranquilles du Serbe de la plaine: il est violent et
batailleur, toujours prêt à mettre la main sur ses armes; à sa ceinture
il a tout un arsenal de pistolets et de couteaux; même en cultivant son
champ il a la carabine au côté. Récemment encore il exigeait le prix du
sang. Une égratignure même devait se payer, une blessure valait une
autre blessure et la mort appelait la mort. Les vengeances se
poursuivaient de génération en génération entre les diverses familles
tant que le compte des télés n'était pas en règle de part et d'autre, ou
qu'une compensation monétaire, fixée d'ordinaire par les arbitres à dix
sequins par «sang», n'était pas dûment payée. De nos jours les cas de
vengeance héréditaire sont devenus rares; mais, pour remplacer la
justice coutumière, la loi édictée par le prince a dû se montrer d'une
sévérité terrible: meurtriers, traîtres, rebelles, réfractaires, voleurs
doublement récidivistes, incendiaires, infanticides, coupables de
lèse-majesté, profanateurs du culte, tous sont également condamnés à la
fusillade. Comparé au Serbe danubien, le Csernagorsque est encore un
barbare. Il est également moins beau. Les femmes ne se distinguent pas
non plus par la régularité des traits; elles n'ont pas la figure noble
de leurs compatriotes de la Serbie, mais elles ont en général plus de
grâce et d'élasticité dans les mouvements. Elles sont très-fécondes;
aussi, quand une famille est trop nombreuse, arrive-t-il fréquemment que
les amis de la maison adoptent un ou plusieurs enfants.

Avant l'invasion des Osmanlis, les hauts bassins du Monténégro n'étaient
pas encore la demeure de l'homme; les bergers et les bandits étaient les
seuls qui en parcourussent les pâturages et les forêts. Mais, pour
éviter l'esclavage, les habitants des vallées inférieures durent se
réfugier au milieu de ces roches élevées, sous l'âpre climat des
hauteurs, et tâcher d'y maintenir leur existence par la culture et
l'élève des bestiaux, maintes fois aussi par le brigandage.
L'exploitation barbare d'un sol d'ailleurs peu fertile ne pouvant
procurer aux Monténégrins que de maigres récoltes, le pays est trop
peuplé en proportion de ses faibles ressources; souvent la disette prend
les proportions d'une véritable famine. De nombreux Uscoques,
c'est-à-dire des fugitifs bosniaques échappés au joug des Musulmans,
accroissent encore la misère en diminuant la part de terrains
cultivables qui revient à chacun. Il a fallu diviser le sol en
propriétés particulières, en innombrables parcelles; quant aux
pâturages, ils sont encore en commun, suivant la vieille coutume serbe.
D'après les recensements officiels, il y aurait environ deux cent mille
habitants dans la Montagne Noire. Ces statistiques ont été peut-être un
peu forcées dans l'intention d'effrayer les Turcs par un nombre
fantastique de guerriers, comme l'ont fait en maintes occasions des
batteries de troncs d'arbres simulant des bouches à feu; mais la
population monténégrine ne s'élevât-elle qu'à cent vingt ou cent
quarante mille habitants, elle serait déjà trop considérable pour cette
région de montagnes[55]. Aussi les incursions armées des Csernagorsques
dans les vallées limitrophes étaient-elles pour ainsi dire une nécessité
économique. Souvent il n'y avait pas de choix: il fallait mourir de faim
ou périr sur le champ de bataille. Les Monténégrins choisissaient cette
dernière alternative. La mort violente les effrayait si peu qu'ils la
souhaitaient au nouveau-né. «Puisse-t-il ne pas mourir dans son lit!»
tel était le voeu que formulaient les parents et les amis à côté du
berceau de l'enfant. Et lorsqu'un homme avait pourtant la malchance de
succomber à la maladie ou à la vieillesse, on se servait d'un euphémisme
pour déguiser le genre de mort: «Le Vieux Meurtrier l'a tué!» C'est
ainsi qu'on tâchait d'excuser le défunt.

[Note 55:

Superficie du Monténégro.......        4,427 kilomètres carrés.
Population en 1864.............      196,000 habitants.
Population kilométrique........           44    »
]

Les expéditions guerrières des Csernagorsques, annuelles ou même
continues avant que l'Europe n'y eût mis un terme, n'étaient en réalité
que des récoltes à main armée. C'est pour vivre qu'ils ont envahi au
nord, dans l'Herzégovine, les vallées de Grahovo et de Niksich; c'est
pour avoir du pain qu'ils ont à tant de reprises cherché à conquérir les
terres fertiles de la Basse Moratcha et les bords du lac de Skodra;
c'est également pour assurer leur existence qu'ils ne cessent de
réclamer le petit port de Spitsa, qui leur donnerait un débouché vers la
mer et leur permettrait d'importer librement le sel, la poudre et les
autres articles que leur vendent à beaux deniers les marchands de
Cattaro. Poussées par la nécessité, des familles de Monténégrins
allaient jusqu'à cultiver des terres sous le canon des forteresses
turques: la garnison leur tirait dessus, mais les travailleurs restaient
à leur poste. Celui qui s'enfuyait avait à payer une forte amende et
mettait un tablier de femme. Mais, depuis que l'Europe entière a dû se
mêler des conflits qui éclataient à tout propos entre les Monténégrins
et les Musulmans leurs voisins, la frontière de la Csernagore a été
strictement délimitée, et maintenant elle est devenue assez sûre pour
que des voyageurs puissent se hasarder sans crainte dans les contrées,
naguère inabordables, qui s'étendent à l'est du Monténégro. Les
habitants de la montagne sont bien forcés de s'entendre parfois avec
leurs voisins de la plaine pour faire échange de bons offices: en été
ils permettent aux gens du littoral de mener leurs bestiaux sur les
hauts pâturages, tandis qu'en hiver ils descendent eux-mêmes et sont
accueillis en amis.

Le commerce légitime contribue aussi à nourrir les Csernagorsques. C'est
le Monténégro qui fournit Trieste et Venise des viandes fumées de chèvre
et de mouton que demande la marine pour ses approvisionnements; il
expédie aussi chaque année environ 200,000 têtes de petit bétail, ainsi
que des peaux, des graisses, le poisson salé de son lac, du fromage, du
miel, du sumac, de la poudre insecticide. Ses exportations annuelles
sont évaluées à plus d'un million, et ces expéditions se font, pour une
forte part, au compte des Csernagorsques eux-mêmes, qui s'associent pour
ce trafic avec les armateurs de Cattaro. En outre, le Monténégrin, comme
son voisin l'Albanais, émigré pour aller dans les grandes villes
chercher les petits profits que ne lui procurerait jamais son pays. On
compte des milliers d'émigrants de la Montagne Noire à Constantinople:
ils y exercent les métiers de porte-faix, de manoeuvres, de jardiniers,
et vivent du reste en fort bonne intelligence avec le Turc, «l'ennemi
héréditaire de leur race.» En temps de paix, ils émigrent aussi dans
toutes les grandes villes de l'Empire Ottoman; ils sont même assez
nombreux en Égypte.

Les seuls étrangers qui résident en groupes considérables dans la
Montagne Noire sont des Tsiganes; ils ressemblent d'ailleurs
complètement aux Serbes du pays: ils ont même langue, même costume, même
religion, mêmes moeurs; ils ne diffèrent que par le métier, car ils sont
tous forgerons et serruriers. Nul Monténégrin ne voudrait exercer leur
profession méprisée. Ils sont tenus à l'écart et n'ont point le droit de
se marier dans les familles des Serbes.

Le gouvernement de Monténégro est un mélange bizarre de démocratie, de
féodalité et de pouvoir absolu. Les citoyens, tous armés, s'abordent
avec des allures d'égaux, mais ils sont loin de l'être. Les diverses
classes qui composent la nation subissent toujours l'autorité des
familles puissantes; de son côté, le souverain, soutenu par l'influence
de la Russie, et même subventionné par elle comme fonctionnaire de
l'État, ne s'est pas fait faute d'imiter le tsar en concentrant tous les
pouvoirs en sa personne. En sa qualité de «Seigneur saint», il
s'approprie les deux tiers du revenu national. Le sénat ou _sovjet_ qui
l'assiste pour élaborer les décrets est un conseil consultatif nommé par
le prince et composé d'officiers. La _skoupchtina_ est une simple
réunion des doyens des tribus, venus pour écouter et applaudir le
«discours du trône». Toutefois depuis 1851 le _kniaz_ a ceseé de cumuler
le titre d'évêque ou _vladika_ avec ceux de grand-juge et de commandant
des armées. La constitution de l'Église grecque interdisant le mariage
aux évêques, le prince Danilo a dû, pour se marier, déléguer l'épiscopat
à l'un de ses cousins.

Tout le territoire monténégrin est organisé militairement, à peu près
comme l'étaient naguère les «Confins» de la Croatie et de la Slavonie
austro-hongroises. La population est divisée par groupes de combattants,
tenus de marcher au premier signal. Tous les chefs, voïvodes,
capitaines, centurions et décurions, sont en même temps administrateurs
civils et juges. Ils infligent les amendes et en perçoivent leur part.

Le pays se divise militairement et administrativement en huit _nahiés_.
De ces nahiés, quatre: Bielopavlitchka, Piperska, Moratchkâ et Koulchka,
se trouvent dans la vallée de la Moratcha et constituent les Berda. Les
quatre autres, Katounska, Rietchka, Tsernitsa et Liechanska, occupent
les hauts plateaux et forment la Montagne Noire proprement dite. A
l'exception d'une nahié, toutes les autres se divisent en tribus,
constituées par la réunion de plusieurs «parentés», subdivisées
elles-mêmes en familles.



                             CHAPITRE VIII

                                L'ITALIE



I

VUE D'ENSEMBLE


La péninsule italienne est une des contrées les plus nettement
délimitées par la nature. Les Alpes qui l'enceignent au nord, des
promontoires ligures à la péninsule montueuse de l'Istrie, s'élèvent en
muraille continue, sans autre brèche que des cols situés encore dans la
zone des forêts de pins, des pâturages ou des neiges. Ainsi que les deux
autres presqu'îles du midi de l'Europe, la Grèce et l'Espagne, l'Italie
était donc un petit monde à part, destiné par sa forme même à devenir le
théâtre d'une évolution spéciale de l'humanité. Non-seulement le relief
du sol limite parfaitement la péninsule latine, celle-ci se distingue
aussi de tous les pays transalpins par le charme du climat, la beauté du
ciel, la richesse des campagnes; dès que l'habitant d'outre-mont a
franchi la crête de séparation et commence à descendre sur les pentes
ensoleillées, il s'aperçoit que tout a changé, autour de lui; il est sur
une terre nouvelle. Le contraste est plus grand que ne l'est, dans la
plupart des régions de la Terre, celui des îles et du continent voisin.

Grâce au rempart des Alpes qui la protège et aux mers qui l'entourent,
l'Italie a donc pour ainsi dire une personnalité géographique bien
distincte. Des plaines de la Lombardie aux côtes de la Sicile, tous ses
paysages ont des traits de ressemblance et sont baignés de la même
lumière: ils ont comme un air de famille; mais que d'oppositions
charmantes et de variété pittoresque dans cette grande unité! La chaîne
des Apennins, qui se soude à l'extrémité méridionale des Alpes
françaises, est l'agent principal de tous ces contrastes. D'abord elle
longe la mer comme un énorme mur s'appuyant de distance en distance sur
de puissants contre-forts; puis elle se développe en un vaste croissant
à travers la péninsule italienne, tantôt s'amincissant en arête, tantôt
s'élargissant en massif, s'étalant en plateau ou se ramifiant en
chaînons et en promontoires. Les vallées fluviales et les plaines la
découpent dans tous les sens; des bassins lacustres, encore emplis d'eau
ou déjà comblés par les alluvions, s'étendent à la base de ses rochers;
des cônes volcaniques, se dressant au-dessus des campagnes, contrastent
par la régularité de leur forme avec les escarpements inégaux de
l'Apennin. La mer, invitée et repoussée tour à tour par les sinuosités
du relief péninsulaire, découpe le littoral en une série de baies qui se
succèdent avec une sorte de rhythme; presque toutes se développent en
arcs de cercle réguliers d'un cap à l'autre cap. Au nord de la
presqu'île, elles n'échancrent que faiblement les terres; au sud, elles
s'avancent au loin dans les campagnes et s'arrondissent en véritables
golfes. D'ailleurs cette forme de la Péninsule est relativement récente;
une ancienne Italie granitique a probablement existé, mais elle n'est
plus, et l'Italie actuelle est presque entière d'origine moderne, ainsi
que le témoignent les roches qui constituent les Apennins, celles des
chaînes parallèles et des plaines intermédiaires. C'est à l'époque
éocène seulement que les divers îlots se sont unis en une presqu'île
continue.

Comparée à la Grèce, si bizarrement tailladée et déchiquetée, l'Italie,
pourtant fort gracieuse, est d'une grande sobriété de lignes. Ses
montagnes se prolongent en chaînes plus régulières; ses côtes sont
beaucoup moins profondément échancrées; ceux de ses petits archipels que
l'on pourrait comparer vaguement à la ronde des Cyclades sont peu
nombreux, et ses trois grandes îles, la Sicile, la Sardaigne, la Corse,
sont des terres de contours presque géométriques et d'aspect tout à fait
continental. Par la configuration générale de ses rivages l'Italie
marque précisément la transition entre la joyeuse Grèce et la grave
Ibérie, plateau déjà presque africain. La situation géographique
correspond ainsi au développement des formes.

Dans son ensemble, la péninsule italienne présente un contraste
remarquable avec la presqu'île des Balkhans. Tandis que celle-ci est
tournée surtout vers la mer Égée et regarde l'orient, la partie vraiment
péninsulaire de l'Italie, au sud des plaines lombardes, est au contraire
beaucoup plus vivante par sa face occidentale: ce sont les bords de la
mer Tyrrhénienne qui offrent les ports les plus nombreux et les plus
sûrs; c'est sur cette mer, en libre communication avec l'Océan, que
s'ouvrent les plaines les plus vastes et les plus fertiles, et par
conséquent ce sont les campagnes situées à l'ouest des Apennins qui ont
nourri les populations les plus actives, les plus intelligentes, celles
dont le rôle politique a été plus considérable: c'est le côté de la
lumière, tandis que le versant adriatique, tourné vers une mer presque
fermée, un simple golfe, est pour ainsi dire le côté de l'ombre. Vers
l'extrémité méridionale de la Péninsule, les plaines de l'Apulie à l'est
sont, il est vrai, plus riches et plus populeuses que les régions
montagneuses de la Calabre; néanmoins le voisinage de la Sicile ne
pouvait manquer tôt ou tard d'assurer la prépondérance au littoral de
l'occident. Aux temps de la grande influence de la Grèce, lorsque
Athènes, les cités de l'Asie Mineure, les îles de la mer Égée, étaient
le point de départ de toute initiative, les républiques tournées vers
l'orient, Tarente, Locres, Sybaris, Syracuse, Catane, avaient sur les
cités du littoral de l'ouest une incontestable prééminence. Ainsi la
configuration physique de l'Italie a singulièrement aidé le mouvement
historique de civilisation qui s'est porté du sud-est au nord-ouest, de
l'Ionie vers les Gaules. Par le golfe de Tarente et les rivages
orientaux de la Grande-Grèce et de la Sicile, l'Italie du sud était
librement ouverte à l'influence hellénique; c'est de ce côté qu'elle a
reçu la grande impulsion de vie. Plus au nord, la Péninsule fait pour
ainsi dire volte-face vers l'ouest; et, par suite, le mouvement
d'expansion des idées vers l'Europe occidentale s'est trouvé grandement
facilité. Si l'Italie avait été différente par son relief et ses
contours, la civilisation eût pris une direction tout autre.

Pendant près de deux mille années, depuis l'abaissement de Carthage
jusqu'à la découverte de l'Amérique, l'Italie est restée le centre du
monde policé: elle a exercé l'hégémonie, soit par la force de la
conquête et de l'organisation, comme le fit la «Ville Éternelle», soit,
comme aux temps de Florence, de Gênes et de Venise, par la puissance du
génie, la liberté relative des institutions, le développement des
sciences, des arts et du commerce. Deux des plus grands faits de
l'histoire, l'unification politique des peuples méditerranéens sous les
lois de Rome et plus tard le rajeunissement de l'esprit humain, si bien
nommé du nom de Renaissance, ont eu leurs principaux acteurs en Italie.
Il importe donc de rechercher les conditions du milieu géographique
auxquelles la péninsule latine doit le rôle prépondérant qu'elle a joué
dans le monde pendant ces deux âges de la vie de l'humanité.

Mommsen et d'autres historiens ont signalé l'heureuse position de Rome
comme marché commercial. Dès la première période de son histoire, elle
fut un entrepôt de denrées pour les populations voisines. Assise au
centre d'un cirque de collines, sur les deux bords d'un fleuve
navigable, en aval de tous les affluents et non loin de la mer, elle
avait, en outre, l'avantage de se trouver sur la frontière commune de
trois nationalités, les Latins, les Sabins et les Étrusques; lorsque,
par la conquête, elle fut maîtresse de tout le pays environnant, son
importance, comme lieu d'échanges, ne pouvait donc manquer d'être
considérable. Mais, quelle que fût la valeur de ce trafic local, il
n'eût pas suffi à faire de Rome une grande cité, Cette ville n'a point,
comme Alexandrie, Constantinople ou Bombay, une de ces positions
incomparables qui en font un point de convergence nécessaire pour les
marchandises du monde entier. Pour le commerce général elle est même
assez mal située. Les hauts Apennins qui s'élèvent en demi-cercle autour
du pays romain étaient naguère un rempart difficile à franchir, et les
trafiquants cherchaient à l'éviter; la mer voisine de Rome est fort
inhospitalière, et le port d'Ostie n'est qu'un mauvais havre, où même
les petites galères des temps anciens n'entraient point sans péril. Si
le travail de l'homme n'était intervenu pour le creusement d'un canal
maritime, de bassins artificiels, et la construction de môles et de
jetées, jamais la bouche du Tibre n'eût pu servir au grand commerce.

[Illustration: VUE GÉNÉRALE DE ROME.]

La situation de Rome, comme centre d'échanges, n'explique donc la
puissance de cette ville dominatrice que pour une bien faible part.
Indépendamment des causes qui doivent être cherchées dans l'évolution
historique du peuple lui-même, la vraie raison de la grandeur de Rome,
ce qui lui a donné cette force prodigieuse pour l'assimilation politique
de l'ancien monde, c'est la position absolument centrale qu'elle
occupait, par rapport à trois grands cercles disposés régulièrement les
uns autour des autres, et correspondant, pour la ville de Rome, à autant
de phases de son développement dans l'histoire. Pendant les premiers
temps de sa lutte, pour l'existence contre les cités voisines, la
peuplade qui servit d'aïeule aux fiers citoyens romains se trouvait
heureusement au centre d'un bassin bien limité, que bornent des
montagnes peu élevées, mais de hauteur suffisante pour mettre à l'abri
d'incursions soudaines. Quand Rome, victorieuse de tous ses voisins
après de longs siècles de luttes, eut asservi ou bien exterminé les
montagnards d'alentour, elle se trouva d'avance maîtresse des
territoires du reste de l'Italie, car elle en occupait le milieu
géographique et le centre de gravité naturel. Au nord s'étendait la
vaste plaine des Gaules cispadane et transpadane; au sud étaient des
régions montueuses et semées d'obstacles, mais où la résistance ne
pouvait être efficace, car les peuplades barbares de ces plateaux et de
ces montagnes avaient pour voisins immédiats, sur le pourtour de la
Péninsule, les citoyens policés de villes grecques. Entre ces deux
éléments si distincts l'alliance contre l'ennemi commun était
impossible, et les villes helléniques elles-mêmes, dispersées sur un
immense développement de côtes, ne surent pas s'unir pour résister. Les
îles italiennes, la Sicile, la Corse, la Sardaigne, n'étaient pas non
plus habitées par des populations assez cohérentes pour se soustraire à
la puissance des Romains. Ainsi le deuxième cercle, celui de la
conquête, vint s'ajouter au premier domaine, que l'on pourrait désigner
sous le nom de cercle de croissance, et, par un avantage inestimable, il
se trouva que les deux extrémités du monde italien, la plaine padane et
la Sicile, étaient deux riches greniers de vivres.

[Illustration: N° 46.--ROME ET L'EMPIRE ROMAIN.]

Pourvue des approvisionnements nécessaires, Rome put donc continuer le
cours de ses conquêtes. De même qu'elle est au centre de l'Italie, de
même l'Italie est au centre de la Méditerranée. De toutes parts se fit
sentir la force d'attraction de la grande cité: du côté de l'orient
l'Illyrie, la Grèce, l'Égypte, du côté du sud la Lybie, la Maurétanie, à
l'ouest l'Ibérie, au nord-ouest les Gaules, au nord les pays alpins,
complétèrent bientôt le troisième cercle, celui de l'empire.

Tant que dura l'équilibre géographique du monde méditerranéen, Rome
garda sa puissance; mais les bornes de l'univers s'éloignèrent peu à
peu. Dès que, par ses guerres contre les Parthes et ses invasions dans
l'intérieur de la Germanie, Rome fut en contact, d'une part avec
l'Orient, de l'autre avec ces régions sans bornes connues que
parcouraient les barbares, la «Ville» par excellence cessa d'être le
centre du monde, et la grande vie des nations européennes déplaça ses
foyers vers le nord et le nord-ouest. Déjà vers la fin de l'empire Rome
fut remplacée en Italie par Milan et Ravenne, et cette dernière ville
devint le siége de l'exarchat, puis de l'empire des Goths. La déchéance
de la cité des Césars était définitive. Il est vrai qu'aux empereurs
succédèrent les papes, eux aussi pontifes suprêmes, quoique d'un culte
nouveau; de même que l'ombre suit le corps, de même la tradition voulut
prolonger les institutions politiques au delà du terme naturel de leur
durée: l'unité de l'Église remplaça celle de l'empire. La souveraineté
de Rome était devenue un véritable dogme, à la fois politique et
religieux. Mais si les papes, gardant le gouvernement des âmes,
résidaient toujours à Rome, c'est par delà les Alpes que pendant le
moyen âge, et jusqu'au commencement de ce siècle, résidèrent les
véritables maîtres du «saint empire romain». Ils n'allaient chercher en
Italie que la consécration de leur puissance, mais la puissance même,
c'est ailleurs qu'ils la trouvaient. En vain les peuples, habitués à
l'obéissance, voulaient maintenir l'autorité de cette Rome qui les avait
si longtemps dominés; la tentative ne reposait que sur une illusion.
Non-seulement l'axe du monde civilisé, mais encore celui de l'Italie
elle-même avait changé de place; c'est de Pavie, de Florence, de Gênes,
de Milan, de Venise, de Bologne, de Turin même, que devait partir
désormais la grande initiative. Si Rome, quoique déchue par la force des
choses, a repris une certaine importance et même est redevenue capitale,
c'est que l'Italie voulait en revendiquer le territoire à tout prix et
que, par une sorte de superstition archéologique, elle cherche à prendre
le nom de Rome pour symbole de sa puissance future. Mais quoi qu'on
fasse, ce n'est plus là qu'un centre artificiel de l'Italie; depuis
quinze cents ans, l'histoire a complétement changé toutes les conditions
géographiques de la Péninsule.

Pendant le cours de ce siècle, l'unité de l'Italie est devenue un grand
fait politique, et désormais, sauf en quelques districts cisalpins où
l'étranger domine encore, les frontières administratives du pays
coïncident avec ses frontières naturelles. La puissance du fait accompli
sert donc à mettre en lumière l'individualité géographique de l'Italie,
et l'on s'étonne que cette contrée soit restée si longtemps divisée en
États distincts. Cependant ce grand tout de la Péninsule présentait de
notables diversités provinciales par la disposition de ses bassins et de
ses versants. Les îles, les plaines entourées de bordures de montagnes,
les côtes escarpées, séparées de l'intérieur par des rochers abrupts,
formaient autant de pays à part, où des populations provenant de souches
diverses, gauloise, étrusque, latine, pélasgique, grecque ou sicule,
cherchaient naturellement à vivre de leur vie propre, indépendantes de
leurs voisines. En maints districts, notamment dans les Calabres, les
communications de vallée à vallée étaient tellement difficiles, que la
mer était restée le chemin le plus fréquenté. La forme de la Péninsule,
dont la longueur, des Alpes à la mer Ionienne, est cinq fois plus grande
que la largeur moyenne, et que les Apennins partagent en deux bandes
parallèles distinctes, rendait aussi presque inévitable le
fractionnement du territoire en États séparés ou même hostiles. Parfois,
il est vrai, les provinces italiennes eurent à subir la domination d'un
seul maître; mais, jusqu'aux temps modernes, cette unité fut toujours
imposée par la force et brisée par les populations elles-mêmes. La
passion de l'unité nationale, qui a fait de l'Italie contemporaine le
théâtre de si grands événements, n'animait qu'un bien petit nombre de
citoyens dans les républiques du moyen âge. Elles savaient se liguer
contre un ennemi commun; mais, dès que le péril était passé, elles
séparaient de nouveau leurs intérêts et se brouillaient à propos de
quelque vétille.

Au milieu du quatorzième siècle, Cola di Rienzo, le tribun de Rome, fit
un appel à toutes les villes italiennes; il les adjura de «secouer le
joug des tyrans et de former une sainte fraternité nationale, la
libération de Rome étant en même temps la libération de toute la sainte
Italie». C'était déjà, cinq cents ans à l'avance, le langage qu'ont
parlé de nos jours les apôtres de l'unité italienne. Les messagers de
Rienzo parcouraient la Péninsule, un bâton argenté à la main; ils
portaient aux cités des paroles d'amitié et les invitaient à envoyer
leurs députés au futur parlement de la «Ville Éternelle». Tous les
Italiens recevaient de Rienzo le titre de citoyens romains que leur
avaient donné les Césars. Mais ce n'étaient là que des réminiscences
classiques. Rienzo, plein des souvenirs de la domination antique,
déclarait que Rome n'avait pas cessé d'être la «maîtresse du monde,
qu'elle était en pleine possession du droit de gouverner les peuples».
Il voulait ressusciter le passé, et non pas évoquer une vie nouvelle.
Aussi son œuvre disparut comme un rêve, et ce furent précisément
Florence et Venise, les cités les plus actives, les plus intelligentes
de l'Italie, qui virent dans la tentative du tribun une chimère de
songe-creux. _Siamo Veneziani, poi Cristiani_, disaient les fiers
citoyens de Venise au quinzième siècle; ils ne songeaient même pas à se
dire Italiens, eux dont les fils devaient un jour souffrir et combattre
si vaillamment pour l'indépendance de la Péninsule. D'ailleurs il ne
faut pas s'y tromper: le mouvement irrésistible qui a poussé le peuple
italien vers l'unité politique n'avait point son origine dans les masses
profondes, et des millions d'hommes, en Sicile, en Sardaigne, dans les
Calabres, en Lombardie même, en sont encore à se demander le sens des
changements considérables qui se sont accomplis.

Naguère encore l'Italie n'était qu'une simple «expression géographique»,
suivant le mot méprisant d'un de ses dominateurs. Si l'expression s'est
transformée en une réalité vivante, c'est peut-être aux invasions si
fréquentes de l'étranger que le pays le doit. Sous la dure oppression
des Espagnols, des Français, des Allemands, qui se sont rués tour à tour
sur leurs campagnes, les Italiens ont fini par se reconnaître les frères
les uns des autres. A première vue, on croirait que la Péninsule est
parfaitement protégée sur son pourtour continental par la muraille
semi-circulaire des Alpes; mais cette protection n'est qu'une apparence.
En effet, c'est vers les plaines italiennes que les montagnes tournent
leur versant le plus abrupt, celui qui paraît vraiment inabordable; mais
sur le versant extérieur, du côté de la France, de la Suisse, de
l'Autriche allemande, les pentes sont beaucoup plus douces; tous les
envahisseurs que tentaient l'heureux climat et les immenses richesses de
l'Italie pouvaient sans trop de difficulté gagner les cols des Alpes,
d'où ils dévalaient ensuite rapidement dans les plaines. Ainsi la
«barrière» des Alpes n'est vraiment une barrière que pour les Italiens;
si ce n'est aux temps de Rome conquérante, elle a toujours été respectée
par eux, et d'ailleurs il leur importe peu de la franchir, car au delà
nulle contrée ne vaut la leur. Par contre, les Français, les Confédérés
suisses, les Allemands voyaient dans l'Italie comme une sorte de
paradis. C'était le pays de leurs rêves, et ce pays enchanté, cette
région si belle, il suffisait presque de descendre pour s'en emparer.
L'histoire nous dit s'ils ont obéi souvent à ces appétits de conquête et
s'ils ont abreuvé de sang les riches plaines convoitées! C'est même à la
rivalité de ses voisins, plus encore qu'à sa propre énergie, que la
nation italienne doit d'avoir recouvré son indépendance.

Exposée comme elle l'est aux attaques du dehors, et graduellement privée
par l'histoire de la position centrale qu'elle occupait jadis, l'Italie
a perdu définitivement le _primato_ ou principat que certains de ses
fils, emportés par un patriotisme exclusif, voudraient lui restituer;
mais si elle n'est plus la première par le pouvoir politique, et si
d'autres nations l'ont distancée pour l'industrie, le commerce et même
pour le mouvement littéraire et scientifique, elle reste toujours sans
rivale pour la richesse en monuments de l'art. Déjà si privilégiée par
la nature, l'Italie est de toutes les contrées de la Terre celle qui
possède le plus grand nombre de cités remarquables par leurs palais et
leurs trésors de statues, de tableaux, de décorations de toute espèce.
Il est plusieurs provinces où chaque village, chaque groupe de maisons
plaît au regard, soit par des fresques ou des sculptures, soit du moins
par quelque corniche fouillée au ciseau, un escalier hardiment jeté, une
galerie pittoresque; l'instinct de l'art est entré dans le sang des
populations. C'est tout naturellement que les paysans italiens bâtissent
leurs demeures, enluminent leurs murailles, et plantent leurs arbres de
manière à les mettre en harmonie d'effet avec la perspective
environnante. Là est le plus grand charme de la merveilleuse Italie:
partout l'art seconde la nature pour enchanter le voyageur. Que
d'artistes lombards, vénitiens et toscans, dont le nom fût devenu
célèbre en tout autre pays, mais qui resteront à jamais oubliés, à cause
même de leur multitude ou du hasard qui les fît travailler en quelque
bourg éloigné des grands chemins!

Mais ce n'est pas seulement par la beauté de sas monuments et le nombre
étonnant de ses oeuvres d'art que l'Italie est restée la première depuis
deux mille années, et qu'elle mérite de voir accourir les hommes
studieux de toutes les extrémités de la Terre, c'est aussi par les
souvenirs de toute espèce qu'y a laissés l'histoire. Dans un pays où des
populations policées se pressent en foule depuis si longtemps, l'origine
de chaque cité doit naturellement se perdre au milieu des ténèbres de la
tradition et du mythe. Là où s'élève de nos jours une ville toute
moderne se trouvait autrefois une ville romaine, elle-même précédée par
une cité grecque, étrusque ou gauloise. Chaque forteresse, chaque maison
de plaisance remplace une antique citadelle, la villa d'un patricien de
Rome; chaque église occupe l'emplacement d'un ancien temple: les
religions changeaient, mais les autels des dieux et des saints se
rebâtissaient dans les lieux consacrés. De même les morts étaient de
siècle en siècle enfouis dans une terre que, les uns après les autres,
ont purifiée les augures et les prêtres de différents cultes. Il est
intéressant d'étudier sur place ces âges divers qui se sont stratifiés,
pour ainsi dire, comme les débris des édifices élevés successivement sur
le même sol. Tous, jusqu'aux ignorants, subissent l'influence de cette
vie des nations qui s'est concentrée avec tant d'activité dans les
contrées historiques de l'Italie: ils sentent que foute cette poussière
était animée jadis.

Après une longue période de défaillance et d'asservissement, la nation
italienne a repris une place des plus avancées parmi les peuples
modernes. La Péninsule a bien changé d'aspect depuis les âges reculés
pendant lesquels ses troupeaux errants lui Valurent, à ce que dit
Mommsen, le nom d'Italie (Vitalie ou Pays des bestiaux); de nos jours
ses plaines si bien cultivées, ses admirables jardins, ses villes
commerçantes lui feraient donner une autre appellation. Les débouchés
des Alpes et sa position au centre de la Méditerranée lui permettent de
commander toutes les routes qui, de France, d'Allemagne et
d'Austro-Hongrie, convergent vers les golfes de Gênes et de Venise. Elle
dispose de ressources énormes et toujours grandissantes par ses
carrières, ses mines de soufre et de fer, ses vins, ses produits
agricoles de toute nature, ses industries diverses. Ses savants et ses
inventeurs ne le cèdent guère à ceux des autres contrées du monde
civilisé. La population du pays s'accroît rapidement; beaucoup plus
considérable que celle de la France en raison de la superficie du
territoire, elle est l'une des plus denses de l'Europe, et par
l'émigration contribue maintenant plus que toute autre à coloniser les
solitudes de l'Amérique méridionale[56].

[Note 56:

Superficie de l'Italie........ 296,014 kilomètres carrés.
Population en 1871............ 26,800,000 hab.
Population kilométrique....... 90          »]



II

LE BASSIN DU PO

LE PIÉMONT, LA LOMBARDIE, VENISE ET L'ÉMILIE.


La grande vallée du Pô, que l'on appelle quelquefois Haute-Italie parce
qu'elle occupe la partie septentrionale de la Péninsule, devrait au
contraire être désignée sous le nom de Basse-Italie, puisqu'elle est
située à une élévation moindre que les autres groupes de provinces.
C'est une région nettement délimitée, car elle est encore comprise dans
le tronc continental, et, du côté du sud, les Apennins la bornent de
leur long rempart. De nos jours, c'est une plaine fluviale, mais elle
était certainement encore à l'époque pliocène un golfe de la mer. Ce
golfe a été peu à peu comblé par les alluvions qu'apportaient les
fleuves et soulevé graduellement par la poussée des forces intérieures,
tandis que plus haut les érosions des torrents agrandissaient la plaine
en rongeant la base des montagnes. C'est ainsi que, par le long travail
des siècles, le bassin du Pô a pris une déclivité des plus régulières. A
l'époque où les eaux de l'Adriatique pénétraient dans les vallées, entre
les racines du mont Rosé et du Viso, l'Italie ne tenait que par le mince
pédoncule des Apennins de Ligurie, à moins toutefois que la mer n'eût
pas encore détruit l'isthme de montagnes qui rattachait la Corse et la
Sardaigne aux Alpes continentales.

[Illustration: PENTE DE LA VALLÉE DU PO.]

Aucune autre région d'Europe n'est plus admirablement entourée d'une
enceinte de montagnes, et bien peu de contrées dans le monde peuvent lui
être comparées pour la magnificence des horizons. Au sud, les Apennins
s'élèvent au-dessus de la zone des bois et, par leurs rochers, leurs
forêts, leurs pâturages, contrastent avec l'immense plaine uniforme; à
l'ouest et au nord, du col de Tende aux passages de l'Istrie, ce sont
les grandes Alpes chargées de glaces qui se dressent dans leur
sublimité. Au-dessus des campagnes de Saluées, le Viso, ainsi nommé de
la beauté de son aspect, domine toute la crête de sa haute pyramide
isolée et déverse des petits lacs de ses pâturages le ruisseau mugissant
qui prend le nom de Pô; au nord-ouest de Turin, le Grand-Paradis
s'appuie sur d'énormes contre-forts, aux immenses glaciers; non loin de
ce massif central apparaît la Grivola, peut-être la pointe la plus
élégante et la plus gracieusement sculptée des Alpes; à l'angle de tout
le système des Alpes, le dôme du mont Blanc se hausse comme une île
au-dessus de la mer des autres montagnes; la masse énorme du mont Rose,
couronnée de son diadème à sept pointes, allonge ses promontoires en
avant de la Suisse; puis viennent le groupe du Splugen, l'Orteler,
l'Adamello, la Marmolata et tant d'autres cimes, ayant toutes une beauté
qui leur est propre. Quand, par une claire matinée de soleil, on voit,
du haut du dôme de Milan, la plus grande partie de l'immense
amphithéâtre se dérouler autour de la plaine verdoyante et de ses villes
innombrables, on peut s'applaudir d'avoir vécu pour contempler un
tableau si grandiose.

Dans leur ensemble, les Alpes qui enceignent l'Italie peuvent être
considérées comme appartenant géographiquement aux contrées limitrophes.
La même raison qui a donné un si grand charme au versant italien des
montagnes, a fait de ces hauteurs une dépendance naturelle des Gaules et
de la Germanie. Dû côté méridional on saisit d'un seul regard toute la
déclivité des Alpes; on contemple à la fois les campagnes plantées de
vignes et de mûriers, les forêts de hêtres et de mélèzes, les pâturages,
les rochers nus, les glaces éblouissantes; mais le cultivateur ne se
hasarde dans ces pays difficiles que poussé par la misère. Sur l'autre
versant, plus allongé, et d'ailleurs tourné vers le nord, le spectacle
offert par les monts est en général beaucoup moins varié, les terres
sont moins fertiles, mais les habitants des hautes vallées et des
plateaux ont l'avantage de pouvoir franchir facilement la crête, pour
redescendre sur les pentes méridionales. Indépendamment des tentations
que la vue des plaines de l'Italie faisait naître chez des montagnards
avides, c'est dans l'architecture même des Alpes qu'il faut chercher la
cause de la prépondérance ethnologique échue aux populations d'origine
gauloise et allemande. Hors de l'enceinte des Alpes, l'italien ne se
parle que sur des points isolés, tandis que les éléments français et
germanique sont très-fortement représentés sur le versant intérieur.

[Illustration: N° 48.--GRAND PARADIS.]

[Illustration: LE MONT VISO, VU DE SAN CHIAFFREDO. D'après une
photographie de M. V. Besso.]

En deçà de la ligne de partage qui limite les bassins du Pô, de l'Adige
et des fleuves vénitiens, l'Italie ne possède à elle seule qu'un petit
nombre de ces grands massifs dont le groupement forme le système des
Alpes. Le plus important de tous, par la hauteur de ses sommets, la
puissance de ses contre forts, la quantité de ses glaces, l'abondance de
ses eaux, est celui du Grand-Paradis, qui se dresse au sud de la Doire
Baltée, entre le groupe du mont Blanc et les plaines du Piémont. Chose
étonnante, ce massif superbe a été longtemps confondu et, sur nombre de
documents, même sur la grande carte de l'état-major sarde, à l'échelle
du 50,000e, il se confond encore avec une crête beaucoup plus basse qui
se trouve à 20 kilomètres plus à l'ouest, sur la frontière française, à
côté du col ou «mont» Iseran. Ainsi que le voyageur anglais Mathews l'a
constaté le premier, la prétendue montagne d'Iseran, dont le nom
figurait sur toutes les cartes, n'existe point, et l'énorme hauteur de
plus de 4,000 mètres qu'on lui attribuait est, en réalité, celle du
Grand-Paradis. Au commencement du siècle, les visiteurs étaient peu
nombreux dans cette région des Alpes et, pendant près de cinquante
années, personne ne fut à même de relever la méprise dans laquelle était
tombé le géodésien Corabœuf, en donnant le nom d'un passage à la grande
cime mesurée par lui. Sur une carte de l'ingénieur Bergonio, qui date de
la fin du dix-septième siècle, on trouve aussi un prétendu mont Iseran à
une grande distance au nord-est du col qui porte ce nom.

Les autres massifs des Alpes italiennes, qui se dressent isolément au
sud de la crête médiane du système, sont beaucoup moins élevés que le
Grand-Paradis. Il est vrai que, dans cette partie de son pourtour,
l'Italie a été privée, par la Suisse et par le Tirol autrichien, de
districts considérables que le versant des eaux, aussi bien que le
langage et les moeurs des habitants, semblerait devoir lui attribuer.
Toute la haute vallée du Tessin, et même quelques-unes de celles qui
versent leurs eaux dans l'Adda, sont devenues terres helvétiques; tout
le haut bassin de l'Adige, jusque par le travers du lac de Garde,
appartient politiquement à l'Autriche; de même la haute Brenta. Les deux
seuls fleuves alpins du versant méridional dont les eaux coulent presque
en entier sur le sol italien, sont la Piave et le Tagliamento. Par suite
de cette violation des limites naturelles, nombre de montagnes aux
sommets chargés de glaciers, quoique situées géographiquement au sud de
la chaîne centrale des Alpes, s'élèvent néanmoins soit en Autriche, soit
sur la frontière. Tels sont, parmi les géants de l'Europe centrale,
l'Orteler, la Marmolata, le Cimon della Pala, aux escarpements
verticaux, non moins grandioses que ceux du Cervin. Quant au formidable
Monte delle Disgrazie, au sud de la Bernina, c'est un sommet italien; le
massif de Camonica, que limite au nord le col du mont Tonal, fameux dans
les légendes populaires, et que domine l'Adamo ou Adamello, tout
ruisselant des glaciers qui descendent vers la haute Adige, est
également italien par ses principales cimes; enfin plus à l'est, dans le
bassin de la Piaye, le mont Antelao, énorme pyramide ravinée portant à
sa pointe un obélisque neigeux, et plusieurs autres sommets à peine
moins hauts s'avancent en promontoires sur le territoire vénitien.

La plupart des groupes alpins de la Lombardie et du Vénitien,
avant-monts placés entre la chaîne principale et la plaine, ont une
hauteur moyenne à peu près égale à celle des Apennins; ils n'atteignent
guère la limite des neiges persistantes. Mais la vue y est d'autant plus
belle. A leur cime, on se trouve entre deux zones, et le contraste est
complet: dans toutes les vallées environnantes se montrent les villes et
les cultures, tandis qu'au nord les sommets neigeux et déserts tracent
dans le ciel, les uns au-dessus des autres, leur profil étincelant. Par
leur admirable panorama, quelques-unes de ces montagnes, bien plus
belles que les grandes cimes, ont mérité d'attirer chaque année la foule
des visiteurs de l'Italie. On aime surtout à gravir les monts que les
lacs de Lombardie entourent de leurs eaux bleues, le Motterone du lac
Majeur, le Generoso, se dressant en pyramide au milieu de plaines où le
bleu des eaux s'entremêle au vert des bois et des prairies, les superbes
montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de Como et la mer
de verdure de la Brianza, la longue croupe du Monte Baldo, avançant ses
promontoires, comme des pattes de lion, dans les flots du lac de Garde.
Les belles montagnes de la Valteline, ou la chaîne Orobia, au sud de la
dépression où passe l'Adda dans son cours supérieur, sont moins connues,
à cause de leur éloignement des grandes villes, mais elles mériteraient
d'être aussi fréquemment visitées que les cimes les plus fameuses,
situées dans le voisinage de la plaine. Elles forment une véritable
_sierra_ d'une hauteur moyenne de 2800 mètres, échancrée de cols fort
élevés et portant quelques petits glaciers sur leurs pentes tournées au
nord; à la base de ces monts on croirait voir les Pyrénées. Quant aux
sommets dolomitiques, dressant leurs parois entre le Tirol et les
campagnes vénitiennes, ils ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Vues à travers
la verdure des pins et des hêtres, ou contrastant avec l'eau bleue des
lacs, leurs roches blanches, légèrement teintées de rose et d'autres
nuances délicates, produisent un effet merveilleux. Le géologue de
Richthofen et d'autres savants croient que ces massifs isolés sont
d'anciens îlots de coraux, des _atolls_ soulevés du fond des mers à des
hauteurs diverses de 2,000 à 3,300 mètres d'élévation. Quoi qu'il en
soit, ces montagnes ajoutent à la beauté naturelle de toutes les régions
alpines la plus grande originalité de couleur et d'aspect.

De même qu'en Suisse et en Autriche sur le versant septentrional des
Alpes, les avant-monts du versant italien sont en grande partie composés
de formations géologiques de plus en plus modernes, à mesure qu'on se
rapproche de la plaine d'alluvions. Les roches métamorphiques, le
_verrucano_, les dolomies, et diverses roches s'appuient sur les
granits, les gneiss, les schistes des massifs supérieurs, puis viennent
principalement des assises des époques du trias et du jura; plus bas
encore sont les terrasses et les collines tertiaires de marnes,
d'argiles, de cailloux agglomérés. C'est dans cette formation, au
nord-ouest de Vérone, que se trouve le Monte Bolca, célèbre dans le
monde des géologues à cause du grand nombre de plantes et d'animaux
fossiles qu'on y a découverts; Agassiz n'y a pas compté moins de cent
vingt-sept espèces de poissons, dont la moitié existe encore.[57] Enfin
toute la plaine du Piémont et de la Lombardie, à l'exception des buttes
isolées qui s'y élèvent et de rares lambeaux de dépôts marins laissés
sur ses bords, est composée de débris apportés par les torrents. On n'en
connaît point encore la puissance, puisque les divers sondages opérés
dans les profondeurs de ces amas se sont tous arrêtés avant d'avoir
atteint la roche solide. En supposant que la déclivité des Alpes et
celle des Apennins se continuent uniformément au-dessous de la plaine,
c'est à 1260 mètres au-dessous de la surface que se trouverait le fond
du prodigieux amas de cailloux. C'est là ce que représentent les deux
diagrammes de la page suivante, dont le premier représente les hauteurs
décuples des longueurs, tandis que le second figure les proportions
vraies. On le voit, la masse de débris arrachés au flanc des Alpes par
les torrents, les avalanches, les glaciers, n'est pas moindre en volume
que de grands systèmes de montagnes, et il faudrait y ajouter les
quantités énormes de déblais qui sont allés se déposer au fond des mers.

[Note 57: Altitudes de quelques sommets des Alpes italiennes:

Mont Viso                3,836 mèt.
Grand-Paradis            4,045  »
Monte delle Disgrazio    3,680  »
Adamello                 3,556  »
Antelao                  3,255  »
Brunone (chaîne Orobia)  3,161  »
Motterone (avant-monts)  1,491  »
Generoso        »        1,728  »
Monte Baldo     »        2,228  »
Monte Bolca     »          958  »
]

La grande plaine qui continue en apparence jusqu'à la base du mont Rose
et du Viso la surface horizontale de l'Adriatique, entoure, comme la
mer, des péninsules, des îles, et çà et là quelques archipels. A l'est
et au sud-est de Turin, les collines tertiaires du Montferrat
septentrional et de l'Astésan, ravinées dans tous les sens par
d'innombrables ruisseaux, forment des massifs de cinq à sept cents
mètres de hauteur, complétement séparés des Alpes de Ligurie et des
Apennins par la dépression dans laquelle passe le Tanaro. A la base même
des Alpes, les roches de Cavour et d'autres protubérances de granit, de
gneiss, de porphyre, élèvent leurs coupoles ou leurs pyramides au-dessus
des plaines nivelées par les eaux et régulièrement inclinées suivant le
cours du Pô.[58] Au sud de la Piave, dans les campagnes vénitiennes, la
gibbosité du Bosco Montello est également une masse tout à fait
insulaire; même sur les bords du Pô, entre Pavie et Plaisance, on voit
une colline de cailloux et de sables marins, fort riche en fossiles,
portant le village et les vignobles de San Colombano. Enfin à l'orient
du lac de Garde, plusieurs massifs volcaniques, flanqués de formations
crétacées, surgissent du milieu de la plaine. Les cratères des monts
Berici près de Vicence, et ceux des collines Euganéennes dans le
voisinage de Padoue, ne vomissent plus de laves depuis une époque
inconnue; mais les sources thermales et gazeuses qui coulent avec une
extrême abondance des fissures du trachyte et du basalte témoignent de
la grande activité qu'ont encore les foyers souterrains dans cette
région de l'Italie. Dans les Alpes voisines, surtout aux environs de
Bellune et de Bassano, les tremblements de terre sont très-fréquents,
soit que le sol caverneux s'écroule et se tasse dans les profondeurs,
soit aussi que le foyer caché des laves ait encore quelque ardeur.

[Note 58: Pente moyenne du Pô:

Source du Pô              1,952 mèt.
Saluces                     566  »
Turin                       230  »
Pavie (bouche du Tessin)    100  »
Plaisance                    66  »
Crémone                      45  »
Mantoue                      27  »
Ferrare                       5  »
]

[Illustration: No 49 _a_.--PLAINE DE DÉBRIS ENTRE LES ALPES ET LES
APENNINS, D'APRÈS ZOLLIKOFER. No. 49 _b_.]

Sur le versant septentrional des Apennins, qui regarde de l'autre côté
du Pô les régions volcaniques du Véronais et du Vicentin, s'étend une
zone correspondante, de peu d'importance dans l'histoire géologique de
la Péninsule, mais fort curieuse par les phénomènes dont elle est encore
le théâtre. Dans le voisinage immédiat de la crête des monts, au sud de
Modène et de Bologne, des jets d'hydrogène s'échappent çà et là par des
fissures du sol, surtout dans le voisinage de roches de serpentine; en
certains endroits on a pu utiliser ces flammes pour la préparation de la
chaux et d'autres petits travaux industriels. Ces jets de gaz, Pietra
Mala, Porretta, Barigazzo, sont les «fontaines ardentes», si célèbres
dans l'antiquité fit au moyen âge, à cause des incendies spontanés qui
éclairaient les voyageurs pendant les nuits. Parallèlement à cette zone
de terrains brûlants, mais beaucoup plus bas, aux abords mêmes de la
plaine, une autre fissure du sol se révèle par une ligne de volcans
boueux, dont le plus célèbre est celui de Sassuolo, près de Modène. A
Miano, non loin de Parme, jaillit une fontaine de pétrole. C'est un fait
remarquable, que le pourtour de l'ancien golfe comblé soit ainsi bordé
de buttes volcaniques, de salses et de fontaines thermales. Jusqu'en
Piémont, des sources chaudes d'une extrême abondance, celles d'Acqui
notamment, semblent témoigner d'un reste de volcanicité.

[Illustration: N° 50.--SALSES ET SOURCES THERMALES DU NORD DE
L'APPENIN.]

L'immense demi-cercle des vallées alpines et des plaines qui s'étendent
à la base de l'amphithéâtre des montagnes garde encore les traces
nombreuses des glaciers qui, lors des origines de l'époque géologique
actuelle, débordaient de la grande sibérie de neiges occupant le centre
de l'Europe. De la vallée du Tanaro, dans les Alpes Ligures, à la vallée
de l'Isonzo, descendue des monts de la Carinthie, il n'est pas un
débouché de rivière qui ne présente des amas de débris jadis apportés
par les glaces et maintenant revêtus de végétation. La plupart des
anciens courants glaciaires qui s'épanchaient dans les plaines,
dépassaient en longueur ceux qui se déversent en Suisse des flancs du
mont Rose et du Finsteraarhorn, et les plus grands d'entre eux
atteignaient un tel développement, qu'on ne saurait même leur comparer
les glaciers du Karakorum et de l'Himalaya; il faut aller jusque dans le
Groenland ou sur les terres polaires antarctiques pour trouver des
fleuves de glace qui puissent nous rappeler l'aspect que les Alpes de la
Suisse offraient à l'époque glaciaire.

[Illustration: N°31.--ANCIENS GLACIERS DES ALPES.]

[Illustration: No 52.--LA SERRA D'IVREA ET LES ANCIENS LACS GLACIAIRES
DE LA DOIRE.]

Déjà l'un des plus petits courants de neige cristallisée, celui qui
descendait des montagnes de Tende vers Cuneo, n'avait pas moins de 46
kilomètres de longueur. Celui de la Dora Riparia, qui recueillait les
glaces du mont Genèvre, du mont Tabor, du mont Cenis, était deux fois
plus long, et les moraines qu'il a poussées, jusque dans le voisinage de
Turin se dressent en un véritable amphithéâtre de collines çà et là
déblayées par les eaux: les paysans lui donnent le nom de «région des
pierres» (_regione alle pietre_). Plus au nord, tous les courants de
glace nés dans la concavité des Alpes Pennines, du Grand-Paradis au
massif du mont Rose, s'unissaient en un seul fleuve de 130 kilomètres de
cours, qui débouchait dans la plaine, bien au delà d'Ivrea, et dont les
gigantesques alluvions se montrent à 330 et même à 650 mètres au-dessus
de la vallée où se promènent aujourd'hui les eaux de la Dora Baltea; une
simple moraine latérale, la «Clôture» ou _Serra_, d'Ivrea, aux talus
revêtus de châtaigniers, se développe sur une longueur de 28 kilomètres
à l'est du fleuve, pareille à un rempart incliné, d'une régularité
parfaite. À l'ouest, la grande moraine dite colline de Brosso, est moins
remarquée, parce qu'elle est moins haute et qu'elle se profile sur un
massif avancé des grandes Alpes; mais au sud, le rempart ébréché de la
moraine frontale se développe en un demi-cercle encore parfait. Dans les
débris amoncelés au pied de l'ancien glacier, les roches écroulées du
mont Blanc se mêlent à celles qui firent autrefois partie du mont
Cervin. Et pourtant ce prodigieux courant de glace, celui que les
géologues Guyot, Gastaldi, Martins, d'autres encore, ont le plus étudié
dans tous ses détails, le cédait en importance aux glaciers jumeaux du
Tessin et de l'Adda qui, du Simplon au Stelvio, s'épanchaient au sud
vers les bassins occupés actuellement par les lacs Majeur et de Como,
emplissaient par des branches latérales la tortueuse cavité du lac de
Lugano, puis, après un cours de 150 et de 190 kilomètres, se déversaient
dans les plaines de la Lombardie; les branches nombreuses de leur delta
entouraient, comme des îles, les divers contre-forts les plus avancés
des Alpes. A l'est de ce réseau de glaciers, celui de l'Oglio ou du lac
Iseo, long de 110 kilomètres à peine, et dont les moraines terminales,
mesurées par M. de Mortillet, n'ont pas moins de 300 mètres de hauteur,
pouvait sembler un courant secondaire; mais immédiatement au delà venait
l'immense fleuve glacé de la vallée de l'Adige, le plus considérable de
tous ceux des Alpes méridionales. De son origine, dans le massif de
l'Oetzthal, à ses moraines terminales, au nord de Mantoue, ce fleuve
solide avait près de 280 kilomètres de développement. Un de ses bras,
s'avançant vers l'est dans la vallée de la Drave, descendait jusque dans
les plaines où se trouve aujourd'hui Klagenfurt, tandis que la masse
principale suivait au sud la dépression où coule l'Adige, puis se
divisait en deux courants autour du Monte Baldo, emplissait la cavité du
lac de Garde et poussait devant lui un véritable rempart semi-circulaire
de hautes moraines. Quant aux autres glaciers, situés plus à l'orient,
ceux de la Brenta, de la Piave, du Tagliamento, ils se trouvaient
forcément renfermés dans des limites plus étroites, à cause de la faible
étendue relative de leurs bassins.

Les blocs erratiques, dont quelques-uns étaient gros comme des maisons,
ne sont plus très-nombreux. Les maçons les exploitent en carrières, et
si l'on ne prend soin d'en conserver des échantillons comme propriété
nationale, ils auront bientôt disparu. A Pianezza, à l'issue de la
vallée de Suze, on voit un bloc de serpentine dont la partie saillante,
déjà fortement entamée par la mine, n'a pas moins de 25 mètres de long
sur 12 de large et 14 de haut, et un volume approximatif de 2,500 mètres
cubes; il porte une chapelle à l'une de ses extrémités. On voit aussi de
magnifiques pierres voyageuses dans les montagnes qui s'élèvent entre
les deux branches du lac de Como, et de grandes colonnes ont pu y être
taillées d'un seul bloc pour les églises et les palais des alentours.
Enfin, le versant des collines de Turin tourné vers les Alpes est
également parsemé d'un grand nombre de pierres erratiques; mais on se
demande encore comment elles ont pu faire le voyage, car c'est à une
distance considérable au nord que s'arrêtent dans la plaine les moraines
des anciens glaciers alpins. Quant aux moindres débris glaciaires, ils
constituent de trop vastes amas pour que le travail de l'homme puisse y
faire autre chose que d'insignifiants déblais. Les collines de
Solferino, de Cavriana, de Somma-Campagna, célèbres dans l'histoire des
batailles, sont entièrement composées de ces débris tombés des flancs
des Alpes centrales, beaucoup plus élevées alors qu'elles ne le sont
aujourd'hui.

En reculant vers les hautes vallées, les glaciers du versant méridional
des Alpes ont graduellement mis à nu le sol qu'ils recouvraient et
révélé les profondes cavités emplies actuellement par les beaux lacs de
la Lombardie. Ces réservoirs lacustres ont eu pendant les âges modernes
de la planète l'histoire géologique la plus variée. Lorsque la plaine du
Piémont et de la Lombardie était un golfe de l'Adriatique, ces
dépressions, dont le fond est encore au-dessous du niveau marin,
devaient être des bras de mer semblables aux _fjords_ actuels du
Spitzberg et de la Scandinavie. Il existe même un témoignage fort
curieux de cet ancien état de choses: tous les lacs lombards renferment
une espèce de sardine, l'_agone_, que les naturalistes croient être
d'origine océanique; le lac de Garde, plus rapproché de la mer et séparé
d'elle depuis des âges moins éloignés, est en outre habité par deux
poissons marins adaptés à leur nouveau milieu, et par un palémon, petit
crustacé de mer. L'eau salée dans laquelle vivaient ces animaux a dû se
vider graduellement à cause du progrès des glaciers; à la fin, les
bassins des fjords se seront trouvés comblés presque en entier, et les
seuls restes des anciens bras de mer auront été quelques petits
réservoirs d'eau douce retenus çà et là entre les parois des montagnes
et la masse envahissante des glaces. Pendant ce temps, les moraines, les
débris glaciaires, les alluvions distribuées par les torrents ont fait
leur oeuvre géologique, et quand, à la suite d'un nouveau changement de
climat, les glaciers commencèrent leur mouvement de recul, ils furent
remplacés à mesure dans les énormes cavités des anciens fjords par les
eaux bleues des lacs. Les matériaux apportés des montagnes avaient
désormais coupé toute communication entre la mer et ses golfes
d'autrefois.

Depuis cette époque, le nombre des lacs alpins a considérablement
diminué, et ceux d'entre eux qui se sont maintenus n'ont cessé de se
rétrécir. Dans l'étroit corridor du Piémont, où viennent converger les
torrents des Apennins, du Montferrat, des Alpes occidentales et
helvétiques, les épaisses couches d'alluvions distribuées par les eaux
ont depuis longtemps comblé les anciennes cavités lacustres: il n'y
reste plus que des «laquets» insignifiants. Les premières nappes d'eau
qui méritent le nom de lacs se trouvent seulement dans le bas Piémont,
au milieu de campagnes qui s'étendent des deux côtés de la Doire Baltée.
A l'ouest de ce fleuve, le petit bassin de Candia est comme une goutte
laissée au fond d'un vase, en comparaison de la mer intérieure qui se
vida lorsque la Doire se fut ouvert une brèche à travers l'hémicycle de
grandes moraines qui formait la digue méridionale du réservoir. La nappe
des eaux, représentée sur la Table de Peutinger sous le nom de _lacus
Clisius_, s'étendait alors sur un espace de plusieurs centaines de
kilomètres carrés. La Doire, qui traverse actuellement la plaine dans la
direction du nord au sud, s'échappait autrefois du lac, beaucoup plus à
l'est, par-dessus le seuil peu élevé qui limite au sud le _laghetto_ de
Viverone ou d'Azeglio. Une plaine encore désignée sous le nom de «Doire
morte» (_Dora morta_) témoigne des changements notables qui se sont
accomplis dans la géographie de cette partie du Piémont. D'après les
chroniques, c'est pendant le quatorzième siècle que se serait accompli
le dernier acte de cette révolution dans le régime de la Doire: c'est
alors que les campagnes d'Azeglio, d'Albiano, de Strambino, encore
parsemées de tourbières et d'étangs, émergèrent du fond des eaux.

Depuis que ce réservoir s'est vidé, la série des lacs importants
commence à l'ouest par le Verbano ou lac Majeur, improprement désigné de
ce nom, puisqu'il est dépassé en étendue par le lac de Garde.
D'anciennes plages, dont l'élévation moyenne est de plus de 400 mètres
au-dessus du niveau de la mer, montrent que le grand réservoir, son
tributaire occidental, le lac d'Orta et ceux de l'est, Varese, Commabio,
Lugano, que limitent au sud d'anciennes moraines frontales, ne formaient
qu'une seule et même nappe d'eau se ramifiant en une multitude de golfes
dans les vallées alpines. Mais les continuels affouillements opérés par
le fleuve de sortie dans les amas de débris qui retiennent le lac
au-dessus des plaines inférieures ont abaissé peu à peu le canal
d'émission et fait disparaître toute la couche superficielle des eaux
lacustres. Les terrasses glaciaires dont le Tessin a rongé la base à son
issue du lac Majeur, s'élèvent actuellement en talus escarpés de plus de
100 mètres de hauteur au-dessus du lit fluvial; de même chacun des
torrents qui ont remplacé les anciens détroits de jonction, la Strona du
lac d'Orta, la Tresa du lac de Lugano et les divers émissaires des
étangs de Varese, coulent entre de hautes berges ou bien au fond de
défilés sciés lentement par l'action des eaux.

[Illustration: N° 83--ANCIENS LACS DU VERBANO.]

Ces changements considérables dans le régime des lacs ont eu pour
s'accomplir une série inconnue de siècles, mais la marche en est assez
rapide pour qu'il soit permis, par comparaison, de les considérer comme
une véritable révolution géologique. L'histoire contemporaine nous
apprend qu'à l'extrémité suisse du lac Majeur les alluvions du Tessin et
de la Maggia empiètent sur le lac comme à vue d'oeil, et que les ports
d'embarquement doivent se déplacer à mesure, à la poursuite du rivage
qui s'enfuit. Il y a sept cents ans, le village de Gordola, situé à près
de 2 kilomètres du rivage, sur la Verzasca, était un port
d'embarquement. De nos jours, les embarcadères de Magadino, à l'entrée
du Tessin, sont si vite délaissés par les eaux, que le village doit se
déplacer incessamment le long de la rive; les maisons devraient en être
mobiles pour suivre le mouvement de recul du lac Majeur. Il y a soixante
ans, les barques allaient prendre leur chargement à plus d'un kilomètre
en amont, près d'un quai désert bordé de ruines. Le golfe de Locarno,
dont la plus grande profondeur n'est plus que d'une centaine de mètres,
est destiné à se transformer peu à peu en un lac distinct, car les
alluvions envahissantes de la Maggia qui s'avancent dans le lac, en un
large hémicycle, ont déjà diminué de moitié l'espace moyen qui sépare
les deux rives. Un phénomène analogue s'est accompli pour le golfe dans
lequel se groupent les îles Borromée. Les alluvions réunies de la Strona
et de la Toce ont coupé le petit lac Mergozzo de la nappe d'eau
principale et l'ont laissé au milieu des campagnes, comme une sorte de
témoin des anciens contours du Verbano.

Le rival en beauté du lac Majeur, le Lario ou lac de Como, est également
dans une voie de comblement rapide. L'Àdda, qui débouche latéralement
dans la cavité lacustre, est comme le Tessin un travailleur des plus
actifs. A l'époque romaine, la navigation se faisait librement jusqu'au
village auquel sa position, à l'extrémité septentrionale du lac, avait
valu, dit-on, le nom de _Summolacus_, aujourd'hui Samolaco. Mais, tandis
que le torrent de Mera remplissait peu à peu de ses alluvions la plaine
supérieure, l'Àdda arrivait graduellement à couper le lac en deux
parties, par une plaine marécageuse. Il ne reste plus au nord du delta
qu'une nappe d'eau se rétrécissant de siècle en siècle et n'ayant plus
que 50 mètres de profondeur, le _lacus dimidiatus_, appelé maintenant
lac de Mezzola. Tôt ou tard cette nappe d'eau cessera d'exister et sera
remplacée par un simple lit fluvial, serpentant dans la plaine. Les
miasmes qui s'élèvent des terres, encore à demi noyées, ont souvent
dépeuplé les localités environnantes. Le vieux fort de Fuentes,
ci-devant espagnol, qui défendait l'entrée de la vallée d'Adda ou
Val-Tellina (Valteline), n'était guère qu'un hôpital pour sa misérable
garnison.

De même que l'extrémité septentrionale du Lario, la branche de Lecco,
par laquelle s'échappe le fleuve Adda, a été coupée en fragments. Les
alluvions que les torrents amènent du flanc du Resegone et des montagnes
voisines ont partagé la vallée lacustre en une série de petites nappes
d'eau, que le cours de l'Adda réunit les unes aux autres, comme un fil
d'argent traversant les perles d'un collier. Le seul travail de la
nature ne manquerait pas tôt ou tard de combler toutes ces cavités et de
transformer la vallée lacustre en une vallée fluviale; mais l'homme est
venu à l'aide des agents géologiques, afin de ménager aux eaux de l'Àdda
un cours régulier à travers les barrages de débris qui les obstruaient,
et de modérer les crues du lac de Como, qui souvent s'élevaient de près
de 4 mètres au-dessus de l'étiage et menaçaient les bas quartiers des
villes riveraines. Grâce à la suppression des maisons de pêcheurs qui
arrêtaient les eaux et au creusement des seuils de sortie, le lac
inférieur, celui de Brivio, a été supprimé, et d'autres ont été
considérablement rétrécis. Les divers lacs de la Brianza, qui se
développent en chaîne, entre la branche de Lecco et celle de Como, et
qui complétaient autrefois le circuit triangulaire des eaux autour du
haut massif des montagnes du Lambro, ont été aussi, en grande partie,
asséchés par l'homme et conquis pour l'agriculture. Jadis les plus
importants d'entre eux ne formaient, d'après le témoignage de Paul Jove,
qu'un seul lac, celui d'Eupilis.

[Illustration: N° 54.--ALLUVIONS DE COMBLEMENT DU LARIO.]

Le fond du lac de Como a été suffisamment étudié pour que l'on ait pu
juger du travail d'exhaussement que les alluvions opèrent sur le lit
même. Les sondages ont montré que, dans la partie septentrionale du lac,
les vases ont rempli toutes les inégalités primitives de la vallée
sous-aqueuse et nivelé parfaitement le palier du réservoir. Même dans
les parages du milieu et dans la branche de Lecco, où les alluvions
profondes de l'Adda ne peuvent se déposer qu'en très-faibles quantités,
le fond est presque horizontal. Dans la branche qui se dirige vers Como
et où ne se déverse aucun affluent considérable, le fond du bassin est
beaucoup plus irrégulier; il n'a certainement pas gardé sa forme
primitive, puisque des poussières et des animalcules innombrables
tombent constamment de la surface, mais la dépression n'en a point
encore été changée en un vaste lit alluvial, comme la partie du lac où
se verse le fleuve Adda. Cette différence entre les deux profils de fond
est une preuve de l'action sous-aqueuse des fleuves; ils contribuent de
toutes les manières à vider le réservoir lacustre: en aval par le
creusement du lit, en amont par l'apport des alluvions grossières, au
fond par l'exhaussement continu des vases. C'est par suite de ce dernier
travail que le lac de Como et tous les autres lacs alpins ont
relativement une profondeur assez faible; le diagramme précédent, qui
figure la section longitudinale du lac, des bouches de l'Adda au port de
Como, et où les creux ont dû être figurés au décuple de la proportion
vraie, montre que les abîmes les plus profonds du lac n'ont guère plus
de 400 mètres; en voyant les escarpements de rochers qui viennent y
plonger leurs bases, on croirait les cavités lacustres beaucoup plus
creuses qu'elles ne le sont en réalité. Ainsi les pentes prolongées de
Domasso et de Montecchio, dans le bassin du nord, donneraient une
profondeur de plus de 700 mètres.

[Illustration: N° 55.--COUPE DE LA PARTIE SEPTENTRIONALE DU LAC DE
COMO.]

[Illustration: N° 56.--COUPE DU LAC DE LECCO, A LA BIFURCATION DES
BRANCHES.]

[Illustration: N° 57.--SECTION LONGITUDINALE DU LAC DE COMO.]

A l'est du Lario, le Sebino ou lac d'Iseo et le laquet d'Idro,
qu'alimentent des torrents descendus des glaces de l'Adamello,
présentent les mêmes phénomènes de comblement rapide; le grand Benaco ou
lac de Garde, la plus vaste des mers alpines, est au contraire
très-stable dans ses contours et dans la forme de son lit, à cause de la
faible quantité d'eau qu'il reçoit, proportionnellement à la contenance
de sa cavité. Si l'Adige voisine avait suivi l'ancien cours de l'immense
fleuve de glace tirolien et ne s'était ouvert un défilé à travers les
montagnes calcaires du Véronais, le Benaco serait certainement changé en
terre ferme dans une grande partie de son étendue. Quant aux anciens
lacs des Alpes vénitiennes, ils ont depuis longtemps disparu, sauf
quelques petits bassins, ce qu'il faut probablement attribuer à la
destruction rapide des roches fissurées des montagnes dolomitiques.
Celui du bas Tagliamento, dont l'emplacement est encore marqué par de
vastes tourbières, est le lac oriental des Alpes qui semble s'être
maintenu le plus longtemps[59].

[Note 59: Lacs italiens des Alpes, de plus de 10 kilomètres carrés
de superficie:

(1) Noms des lacs.
(2) Superficie moyenne (kil. car.).
(3) Altitude moyenne. (mèt.)
(4) Profondeur extrême.
(5) Profondeur moyenne.
(6) Contenance approximative (mèt. cub.).

      (1)                  (2) (3)   (4)   (5)         (6)

Lac d'Orta...............  14  342  250(?) 150(?)  2,100,000,000
Verbano ou lac Majeur.... 211  197  375    210    44,000,000,000
Lac de Varese............  16  235   26     10       160,000,000
Ceresio ou lac de Lugano.  50  271  279    150     7,200,000,000
Lario ou lac de Como..... 156  202  412    247    35,000,000,000
Sebino ou lac d'Iseo.....  60  197  298    150     9,000,000,000
Lac d'Idro...............  14  378  122(?) (?)         (?)
Benaco ou lac de Garde... 300   69  294(?) 150(?) 45,000,000,000(?)
]

Comme tous les réservoirs de même nature, les bassins lacustres des
Alpes italiennes servent de régulateurs aux eaux torrentielles qui s'y
déversent. A l'époque des crues, ils emmagasinent le trop-plein de la
masse liquide pour la rendre à l'époque des sécheresses; leur propre
écart entre les hautes et les basses eaux mesure les oscillations du
niveau fluvial dans l'émissaire de sortie. Dans le lac de Garde,
véritable mer relativement à l'aire qui lui envoie ses eaux, cet écart
est assez faible, et le Mincio coule d'un flot toujours tranquille et
pur sous les noires arcades des remparts de Peschiera. Il n'en est de
même ni pour le lac de Como, ni pour le Verbano. La quantité d'eau
qu'apportent les affluents de ces bassins lacustres est telle, que
l'écart entre les niveaux d'étiage et d'hivernage est de plusieurs
mètres et que les fleuves de sortie varient dans la proportion de
l'unité à l'octantuple[60]. Des maigres extrêmes aux crues les plus
fortes, le lac de Como s'accroît de près de quatre mètres en hauteur et
de dix-huit kilomètres carrés en étendue. Le Verbano, encore plus
irrégulier dans son régime, s'élève parfois de plus de sept mètres
au-dessus de ses basses eaux et couvre alors une superficie de près d'un
cinquième plus grande qu'à l'époque de l'étiage. Lors de ces redoutables
inondations, le Tessin roule une quantité d'eau à peine inférieure à
celle du Nil dans son état moyen; mais ce déluge même n'est pas la
moitié de la masse liquide versée par tous les affluents dans le
réservoir lacustre. Si le lac Majeur ne modérait pas le débit des eaux
de crue en les retenant dans son bassin, les campagnes de la Lombardie
se trouveraient alternativement noyées et privées de l'humidité
nécessaire.

[Note 60: Régime de l'Adda et du Tessin, au sortir des lacs alpins,
d'après Lombardini:

      Portée moyenne.   Portée la plus basse.    Portée la plus forte.
Adda.....    187                 16                      817
Tessin...    321                 50                    4,000
]

[Illustration: VILLA SERBELLONI, LAC DE COMO. Dessin de Taylor, d'après
une photographie de M. J. Lévy.]

Les lacs alpins de l'Italie ont donc la plus grande importance dans
l'économie générale de la contrée. Ils exercent aussi une certaine
influence modératrice sur le climat à cause de l'égalité relative de
température que gardent les masses liquides en proportion de
l'atmosphère. En outre, comme chemins naturels des échanges entre les
plaines et les hautes vallées et comme réservoirs de vie animale, ils
devaient attirer la population sur leurs rivages et se border de
villages nombreux. Mais dès l'époque romaine, et plus tard, lors du
renouveau de la civilisation italienne, après que se fut écoulé le flot
des migrations barbares, la beauté des paysages est la grande cause qui
a fait édifier tant de palais, tant de villas de plaisance sur les bords
des grands lacs. De nos jours, c'est par caravanes sans cesse
renouvelées que les foules de visiteurs se précipitent vers la
merveilleuse contrée pour se reposer le regard et l'esprit par la vue de
ces horizons si grandioses et si purs. Et réellement peu de sites en
Europe sont comparables à ce golfe charmant de Pallanza, où sont éparses
les îles Borromée avec leur village de pêcheurs, leurs palais, leur
végétation presque tropicale! Non moins belle est cette péninsule de
Bellagio, semblable à un jardin suspendu en face des grandes Alpes
neigeuses, et d'où l'on voit s'enfuir les deux branches inégales du lac
de Como, entre leurs corridors de rochers, de cultures et de villas;
plus gracieuse encore, s'il est possible, est cette étonnante presqu'île
de Sermide, que l'on voit s'avancer dans l'azur du lac de Garde,
pareille à un mince pédoncule s'épanouissant en corolle multicolore!

Bien différents des lacs de la montagne, ceux de la plaine inférieure,
que l'on devrait considérer plutôt comme des inondations permanentes,
ont disparu pour la plupart, grâce au travail des agriculteurs qui en
ont rejeté les eaux dans les rivières les plus voisines. Ainsi le grand
lac Gerondo, que citent les documents du moyen âge et qui s'étendait à
l'est de l'Adda, dans les districts de Crema et de Lodi, n'a plus laissé
qu'un simple bas-fond de marécages ou _mosi_, et l'île populeuse de
Fulcheria, que ses eaux séparaient du reste de la plaine, est désormais
rattachée aux autres campagnes lombardes. Les lacs de la rive
méridionale du Pô, en aval de Guastalla, sont également asséchés, et si
les deux lacs de Mantoue, d'ailleurs peu profonds, n'ont pas cessé
d'exister, c'est qu'au douzième siècle on les a soutenus par des
barrages pour les empêcher de se changer en marais. Mieux sans doute eût
valu les vider et sauver ainsi la ville des longs siéges et des fléaux
qui en furent la conséquence!

Les palus du littoral de l'Adriatique, généralement désignés sous le nom
de _lagunes_, diminuent aussi d'étendue pendant le cours des siècles;
tandis qu'il s'en forme de nouveaux plus avant dans la mer, les anciens
disparaissent peu à peu. Les vieilles cartes du rivage vénitien
diffèrent grandement de celles que nous dessinons aujourd'hui, et
pourtant ces changements considérables sont l'œuvre d'un petit nombre de
siècles. Les marais de Caorle, entre la bouche de la Piave et le fond du
golfe de Trieste, ont tellement modifié leur forme, qu'il est impossible
de reconstituer l'ancienne topographie de la contrée; les célèbres
lagunes de Venise et de Chioggia n'ont gardé une certaine permanence de
contours que par la continuelle intervention de l'homme; mais celui de
Brondolo a été comblé depuis le milieu du seizième siècle. Au sud des
bouches du Pô, la grande lagune de Comacchio a été découpée en plusieurs
parties par les chaussées d'alluvions qu'ont élevées les fleuves dans
leur cours errant, et presque toute son étendue consiste en _valli_ ou
vastes bancs de terrains d'alluvions; cependant on y trouve aussi,
notamment dans l'angle sud-oriental, quelques profondes cavités ou
_chiari_, restes de l'Adriatique non encore colmatés par les apports
fluviaux. La lagune de Comacchio, espace intermédiaire entre le sol et
les eaux, se prolongeait autrefois à une grande distance vers le sud et
formait la lagune de Padusa, qui entourait de ses canaux la ville de
Ravenne, actuellement en terre ferme: les descriptions que Strabon,
Sidoine Apollinaire, Jornandès, Procope, donnent de cette vieille cité
conviendraient parfaitement à une ville à demi insulaire comme Venise et
Chioggia. La Padusa est depuis longtemps comblée, mais les espaces non
encore asséchés de la mer de Comacchio occupent environ 30,000 hectares;
la profondeur moyenne n'y est que d'un à deux mètres.

[Illustration: N° 58.--PLAGE ET PINÈDES DE RAVENNE.]

Jadis, à n'en pas douter, un cordon littoral, une flèche semblable à
celles qui bordent les côtes des Carolines et du Brésil, séparait les
eaux de l'Adriatique des lagunes de l'intérieur. Cette plage primitive,
dont le développement était d'environ deux cents kilomètres, existe
encore partiellement: les _lidi_ de Venise et de Comacchio, percés de
distance en distance par des brèches qui laissent entrer la marée
vivifiante et servent de ports aux navires, sont les restes de ce
littoral extérieur. En d'autres endroits, ce n'est plus dans la mer,
c'est sur la terre ferme qu'il faut en chercher les traces. Ainsi la
péninsule basse que les abords du Pô ont jetée dans la mer est traversée
du nord au sud par des rangées de dunes, qui sont le prolongement des
lidi vénitiens et se continuent même dans l'étang de Comacchio par des
levées parallèles au rivage actuel. De l'Adige à Cervia, ces anciennes
plages, qui semblent dater au moins de l'époque romaine, sont couvertes
de bois de pins, sombres et solennels, aux rameaux presque toujours
ployés et gémissants sous le vent de la mer. En quelques endroits des
chênes ont remplacé les pins par une rotation naturelle des productions
du sol; des aubépines, des genévriers, sont les principaux arbustes du
sous-bois: on y chasse encore le sanglier.

A mesure que les eaux protégées contre le flot du large par ces remparts
naturels viennent à se combler et que les alluvions débordent à
l'extérieur, la mer s'empare des sables pour les répartir également et
en former, de pointe à pointe, de nouvelles flèches curvilignes
semblables aux premières; immédiatement au sud de la branche maîtresse
du Pô, trois de ces chaînes de dunes s'enracinent au même point et
divergent en éventail vers le sud. De même à l'est de Ravenne, la dune
maîtresse, que la pinède revêt de sa sombre verdure sur un espace de
trente-cinq kilomètres en longueur et sur une largeur variable de
cinquante à trois mille mètres, est accompagnée par deux autres rangées
de dunes, l'une déjà complétement achevée, l'autre en voie de formation.
La vague et le vent travaillent de concert à l'élever. D'après M.
Pareto, l'accroissement normal de la plage est de 230 mètres par siècle
loin de toute bouche fluviale, mais il est beaucoup plus considérable
dans le voisinage des cours d'eau.

La mer marque donc elle-même par une série de barrières tous ses reculs
successifs. Il est vrai qu'elle opère aussi parfois des retours
d'invasion, par suite de l'abaissement non encore expliqué des côtes de
la Vénétie. Ainsi le banc de Cortellazzo, barre sous-marine de gravier,
qui se prolonge à vingt mètres de profondeur, parallèlement à la plage
des marais de Caorle, semble avoir été, à une époque géologique
antérieure, un lido dont la disparition a rendu à la mer libre un espace
de plus de mille kilomètres carrés. La chaîne des îles qui bordait le
littoral d'Aquileja, du temps des anciens et au commencement du moyen
âge, a presque entièrement disparu. A l'époque romaine, ces îles étaient
fort peuplées et possédaient des chantiers de construction; elles
avaient des forêts et des cultures. Les chroniques du moyen âge
racontent aussi comment le doge de Venise et le patriarche d'Aquileja
allaient chasser le cerf et le sanglier dans les îles, au grand
mécontentement des habitants. Maintenant la rangée des terres et le
rempart des dunes qui les protégeaient n'ont laissé que de faibles
restes; des roseaux ont remplacé les anciennes forêts et les cultures;
Grado est la seule localité du littoral qui ait gardé quelques
habitants. Dans les eaux de la mer et des marais, des môles, des
murailles, des pavés de mosaïques et même des pierres à inscriptions
témoignent de l'ancienne extension de la terre ferme. Plus à l'ouest, le
littoral de Venise s'est abaissé de la même manière. Sous le sol qui
porte aujourd'hui la ville des lagunes, le forage des puits artésiens a
révélé l'existence de quatre strates superposées de tourbières, dont
l'une, profonde de 130 mètres, donne la mesure de l'énorme affaissement
qui s'est opéré. Depuis l'époque historique, l'église souterraine de
Saint-Marc est déjà devenue sous-marine; des pavés de rues, des routes,
des constructions diverses descendent peu à peu au-dessous de la surface
des lagunes, soit à cause du tassement naturel des vases, soit par toute
autre raison géologique; si la mer ne gagne pas constamment sur ses
rivages, c'est que les alluvions apportées par les fleuves compensent et
au delà les effets de l'abaissement du sol. Ravenne descend aussi,
puisque les portes de ses monuments s'enfouissent peu à peu sous le pavé
des rues. M. Pareto évalue le mouvement de dépression à 15 centimètres
par siècle. Après l'époque pliocène, l'oscillation du sol se faisait en
sens contraire, puisque tout l'ancien golfe du Piémont est actuellement
au-dessus du niveau de l'Adriatique.

Parmi les agents géologiques toujours à l'œuvre pour modifier les
proportions diverses de la terre et de la mer, du sec et de l'humide,
les fleuves et les torrents de la plaine située au pied des Alpes sont
de beaucoup les plus actifs: ce sont eux surtout qui représentent la
vie. Les changements qu'ils apportent à la forme extérieure de la
planète sont assez rapides pour qu'il nous soit possible d'en être les
témoins directs pendant notre courte histoire humaine. Aucune contrée de
l'Europe, si ce n'est la Hollande, ne s'est plus souvent renouvelée que
l'Italie septentrionale sous l'action des eaux.

[Illustration: N° 59.--CHAMPS DE PIERRES DE LA ZELLINE ET DE LA MEDUNA.]

Le torrent d'Isonzo qui, dans une partie de son cours, sert de frontière
entre l'Autriche et l'Italie, est un des exemples les plus remarquables
de ces révolutions géologiques, s'il est vrai, comme il est
très-probable, qu'il ait été du temps des Romains, et même au
commencement du moyen âge, l'affluent souterrain du Timavo d'Istrie, et
ne soit devenu fleuve indépendant qu'à une époque récente. Les anciens
auteurs, qui cependant connaissaient bien cette région de l'Italie,
n'énumèrent point l'Isonzo parmi les cours d'eau qui se déversent dans
l'Adriatique, et quand on le cite pour la première fois, sous le nom de
Sontius, vers le commencement du sixième siècle, c'est comme simple
rivière d'une vallée de l'intérieur. La Table de Peutinger mentionne
aussi la station de _Ponte Sonti_, mais bien à l'est d'Aquilée, près des
sources du Timavo. Les chroniques sont muettes sur les péripéties de sa
formation. L'étude géologique des montagnes environnantes porte à croire
que les premières eaux du bassin actuel emplissaient autrefois la vallée
de Tolmein, sur le haut Isonzo, et que leur trop-plein s'écoulait, non
pas au sud comme de nos jours, mais au nord-ouest par le détroit de
Caporetto, dont le fond est encore aussi uni qu'un lit de rivière, si ce
n'est en un endroit où des éboulis de rochers semblent avoir interrompu
l'ancien canal d'écoulement. Au sortir de ce défilé, l'Isonzo allait se
jeter dans le Natissone, qui, réuni aux autres rivières de ce versant
des Alpes, baignait les murs d'Aquileja et portait à la mer une masse
d'eau considérable, que les navires pouvaient remonter au loin. Obligé
de changer son cours et de s'échapper par une gorge où il n'a que 6
mètres de large sur 28 mètres de profondeur, l'Isonzo s'écoula vers le
sud pour se déverser avec la Wippach dans un autre lac, jadis tributaire
du Timavo par des galeries souterraines. Mais ce lac s'est vidé comme le
premier, et l'Isonzo a pu entrer directement dans la plaine basse pour
descendre en fleuve indépendant vers la mer, par un lit qu'il n'a cessé
de déplacer graduellement vers l'est. En 1490, il s'est brusquement jeté
dans cette direction et causa de grands désastres. Depuis cette époque,
il a bien employé son temps en projetant dans la mer, au-devant de la
baie de Monfalcone, la péninsule de Sdobba et en rattachant plusieurs
îlots à la terre ferme.

Le Tagliamento, qui prend sa source plus avant que l'Isonzo dans le cœur
des montagnes et dont les hautes vallées reçoivent une quantité annuelle
de pluie très-considérable, est un travailleur encore plus actif que son
voisin de la frontière. A la sortie des gorges étroites où son cours
supérieur est enfermé, il a déposé dans la plaine un énorme champ de
débris, d'où il se déverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, ravageant
tout dans ses crues et ne laissant qu'un désert de cailloux à la place
des prairies et des cultures. Tandis qu'en été sa masse liquide, réduite
à de minces filets d'eau, serpente au milieu des pierres, il coule après
les grandes pluies en un fleuve puissant, de plusieurs kilomètres de
largeur, et d'autant plus formidable qu'il est comme suspendu au-dessus
des campagnes riveraines; ainsi le sol de la ville de Codroipo est à 9
mètres en contre-bas de son lit. A l'ouest du Tagliamento, la Meduna et
la Zelline, affluents supérieurs de la Livenza, ne sont pas moins
dévastateurs: leur delta de jonction, non loin de Pordenone, est un
champ de pierres roulées d'une trentaine de kilomètres de superficie.
Plus bas dans les lagunes du littoral, des levées serpentines de sable
rappellent un autre travail des torrents: ce sont des berges qu'ils ont
déposées de chaque côté de leurs anciens lits. Il est à remarquer que
tous ces cours d'eau rejettent, en arrivant à la mer, leurs alluvions
sur le littoral de l'ouest; leurs troubles, entraînés par le courant
côtier, dévient régulièrement vers la droite, et c'est de ce côté qu'ils
accroissent incessamment la plage du continent. C'est grâce à la
direction du courant que le golfe de Monfalcone a pu se maintenir malgré
les énormes quantités d'alluvions qu'apporté l'Isonzo.

La Piave, le cours d'eau le plus considérable à l'orient de l'Adige, est
aussi un rude ouvrier, dévastant les campagnes, comblant les marais,
formant en mer de nouvelles plages. Là, comme aux bouches de l'Isonzo,
du Tagliamento, de la Livenza, la côte avance rapidement; l'antique
Heraclea des Vénètes, devenue depuis Cittanova, est restée au loin dans
l'intérieur des terres, comme à l'est les villes de Porto-Gruaro et
d'Aquileja. En moyenne le progrès des côtes a été d'une dizaine de
kilomètres depuis deux mille ans.

[Illustration: N° 60.--ANCIEN ET NOUVEAU COURS DE LA PLAVE.]

L'histoire de la Plave offre en outre l'exemple d'une révolution non
moins remarquable que celle de l'Isonzo; depuis l'époque romaine, le
fleuve a complétement changé de lit sur plus de la moitié de son cours,
dans la région des montagnes aussi bien que dans la plaine basse. En
aval d'un sauvage défilé des Alpes dolomitiques, au lieu dit Capo di
Ponte, la Piave descend maintenant au sud-ouest vers Bellune et va
s'unir au Cordevole, dont elle emprunte la vallée jusqu'à la mer; du
temps des Romains, elle coulait directement au sud par Serravalle et
Ceneda. On ignore en quel siècle de notre ère s'opéra la catastrophe qui
força le fleuve à changer de direction; ce fut probablement pendant le
cinquième ou le sixième siècle, à une époque où les désastres de toute
espèce étaient assez nombreux pour qu'on négligeât d'en raconter
quelques-uns. Mais du moins la tradition de l'événement s'est maintenue,
et l'aspect des lieux permet de comprendre parfaitement comment les
choses se sont passées. Par l'effet d'un tremblement de terre ou du
tassement naturel des roches, des pans de la montagne de Pinei, qui
dominaient le cours de la Piave, s'écroulèrent en deux endroits, et deux
énormes barrières de débris, l'une de 100 mètres de hauteur, l'autre de
240 mètres, se dressèrent en travers de la vallée. Au pied de ces amas
de décombres, qui portent maintenant des cultures et des villages, de
petits lacs indiquent l'ancien cours du fleuve, et, du côté du nord, le
ruisseau de Rai s'épanche paresseusement dans le fleuve dont il occupe
désormais la vallée. Le sénat de Venise agita la question de ramener les
eaux de la Piave dans leur lit primitif, afin de diminuer ainsi la
hauteur des inondations, accrues par les apports du Cordevole; en même
temps on aurait rejeté dans ce dernier torrent la rivière Cismone, qu'un
éboulement, semblable à celui du Pinei, avait détournée vers la Brenta,
dont elle doublait le volume. Le Cordevole lui-même a eu à subir de
grands changements à une époque toute récente, en 1771. En face de
l'énorme paroi de la montagne de Cività, rayée de fissures verticales,
les terrasses verdoyantes de la Pezza se mirent à glisser sur un plan
incliné de schistes pourris, et, d'abord lentement, puis avec un élan
soudain, vinrent s'abîmer dans la vallée. Deux villages furent écrasés,
deux autres noyés dans les eaux du Cordevole transformé en lac. Quand
l'onde est tranquille, on voit encore les restes des maisons englouties
de l'ancienne Alleghe, métropole de la vallée.

Le fleuve Brenta, qui naît sur le territoire tyrolien, dans l'admirable
val Sugana, a de tout temps donné aux Vénitiens les plus cruels soucis,
à cause du désordre que ses eaux et ses alluvions causent dans le régime
des lagunes. Autrefois il se jetait, à Fusina, dans l'estuaire vénitien;
mais ses atterrissements comblaient les chenaux et empestaient
l'atmosphère. Tandis que les Padouans et les autres habitants des basses
plaines avaient intérêt à faire couler le fleuve par la voie la plus
directe vers les lagunes afin d'en abaisser ainsi le niveau et de
n'avoir rien à craindre des inondations, les Vénitiens au contraire
tenaient à éloigner la Brenta pour maintenir la profondeur et la
salubrité de leurs lagunes. Ce conflit d'intérêts donna lieu à maintes
guerres, véritables luttes pour l'existence. La conquête du littoral de
la grande terre devint pour Venise une question de vie ou de mort, et
dès que la république des lagunes eut triomphé, elle se mit à l'œuvre
pour déplacer la rivière. Au moyen d'un premier canal, la _Brenta nuova_
ou Brentone, puis d'un deuxième, la _Brenta nuovissima_, on dériva les
eaux du fleuve de manière à leur faire contourner toute la lagune et à
les jeter, avec celles du Bacchiglione et les petits cours d'eau du
Padouan, dans le port de Brondolo, à quelques kilomètres au nord de la
bouche de l'Adige. Mais la Brenta, dont le cours se trouvait ainsi
notablement allongé, dut exhausser son lit en amont, et c'est à
grand'peine qu'on a pu la maintenir entre ses levées latérales. De 1811
à 1859 le torrent avait vingt fois rompu ses digues, et la graduelle
élévation du lit menaçait de rendre ces malheurs encore plus fréquents.
Alors on prit le parti d'abréger de 16 kilomètres le cours du fleuve, en
le jetant directement dans une enclave de la lagune de Ghioggia. En
effet, le danger des crevasses a été conjuré pour un temps; en outre, la
Brenta, dont les alluvions empiètent peu à peu sur l'eau salée, a donné
à l'Italie une superficie de 30 kilomètres carrés de terres nouvelles;
mais les pêcheries de cette partie du lac ont été complétement ruinées
et la fièvre a fait son apparition dans les villes du littoral voisin.
Les hommes de l'art ne savent trop comment parer aux caprices de ces
redoutables voisins, les fleuves torrentiels.

[Illustration: N° 61.--LAGUNES DE VENISE.]

Il n'est pas douteux que, sans tous les efforts des ingénieurs
vénitiens, les lagunes du Lido, de Malamocco, de Chioggia, n'eussent été
comblées depuis des siècles, comme l'ont été plus à l'est celles de
Grado et d'Aquileja; mais de tout temps Venise comprit avec quelle
sollicitude elle devait garder sa précieuse mer intérieure: il était
même défendu de cultiver les _barene_ ou petits îlots élevés au-dessus
du niveau des marées; on craignait avec raison que l'avidité des
cultivateurs ne les portât à empiéter peu à peu sur le domaine des eaux.
Les hydrauliciens de la république ne s'étaient pas bornés à détourner
tous les torrents qui se jetaient auparavant dans les lagunes
vénitiennes; ils avaient aussi éloigné vers l'est, par des canaux
artificiels, les bouches de la Sile et de la Piave, afin de garantir le
port du Lido du voisinage dangereux des alluvions fluviales; ils
agitèrent même l'immense projet de recevoir tous les fleuves alpins, de
l'Isonzo à la Brenta, dans un grand canal de circonvallation, qui eût
déversé la masse entière des troubles bien au sud des lagunes. Mais ce
plan gigantesque ne put être réalisé: les débris portés par le courant
du littoral fermèrent le port du Lido; dès la fin du quinzième siècle il
fallut l'abandonner et reporter à 12 kilomètres plus au sud, au «grau»
de Malamocco, le grand port militaire de Venise. Pour le protéger contre
les apports de débris on arma d'épis ou éperons transversaux les digues
puissantes ou _murazzi_ qui consolident la flèche sablonneuse de la
côte, et depuis quelque temps une jetée de 2,200 mètres s'avance comme
un grand bras au dehors de la barre de Malamocco, et retient les
alluvions que charrie la mer.

Au sud du delta commun de l'Adige et du Pô, la plupart des torrents qui
descendent des vallées parallèles des Apennins ne sont pas moins errants
dans leur cours que ceux de l'Italie vénitienne, et font également le
désespoir des ingénieurs. Les rivières qui arrosent les districts de
Plaisance et de Parme, la Trebbia, le Tara, l'Enza et autres cours d'eau
voisins, parcourent entre l'Apennin et le Pô une zone de plaines trop
étroite pour qu'il leur eût été possible de modifier la topographie
locale sur de vastes étendues; mais il en est bien autrement dans les
grandes campagnes unies de Modène, de Bologne, de Ferrare, d'Imola: là
toutes les eaux courantes ont promené à l'infini leurs méandres toujours
changeants, et le pays est couvert des ruines de levées entre lesquelles
les riverains ont vainement tâché de les enfermer d'une manière
permanente. La ville de Modène elle-même a été détruite par les
inondations de la Secchia et d'autres torrents réunis en un déluge. Le
Tanaro, le Reno et les cours d'eau parallèles qui s'épanchent au
nord-est, soit dans le canal de ceinture des lagunes de Comacchio, soit
directement dans la mer, ont tous aussi leur histoire de destruction, et
tour à tour on les bénit pour leurs alluvions fertilisantes, on les
maudit pour leurs crues dévastatrices. Un de ces torrents, probablement
le Fiumicino, est le fameux Rubicon qui servait de frontière à l'Italie
romaine et que franchit César en prononçant le mot fatal: _Alea jacta
est_. La bouche du Fiumicino est à 16 kilomètres de Rimini, ce qui est à
peu près la distance indiquée pour le Rubicon par la Table de Peutinger;
mais les torrents de cette région ont si fréquemment change de lit en
remaniant les alluvions du littoral, que l'on n'ose identifier le point
précis du passage. Guastuzzi, Tonini, et après eux M. Desjardins, qui a
étudié la question sur les lieux mêmes, pensent que le haut Pisciatello,
encore désigné dans le pays sous le nom d'Urgone ou Rugone, se rejetait
au sud, à son entrée dans la plaine, et s'unissait au Fiumicino actuel,
un peu au-dessus du pont romain de Savignano.

De tous ces fleuves de l'Apennin, le Reno est le plus errant et le plus
dangereux. La couche de débris qu'il a portée dans la plaine n'a pas
moins de 30 kilomètres de l'ouest à l'est, et lorsqu'il fait craquer ses
digues sur un point faible, c'est pour se porter tantôt à droite, tantôt
à gauche de l'espèce de talus qu'il s'est construit par ses propres
alluvions. On comprend quels doivent être les caprices imprévus d'un
torrent dont le débit varie, suivant les saisons, de 1 mètre à près de
1,400 mètres cubes par seconde, et qui, dans certains endroits, coule à
plus de 9 mètres au-dessus des campagnes riveraines. Pendant le cours de
ce siècle le danger s'est encore accru par suite du déboisement presque
complet des pentes du bassin torrentiel. Les ingénieurs, déroutés par
les irrégularités des inondations, ont entrepris les travaux les plus
différents et proposé les plans d'ensemble les plus contradictoires pour
dompter cet ennemi, plus terrible que l'Acheloûs, terrassé par Hercule.
On l'a jeté dans le Pô, puis on l'a détourné vers l'est pour le déverser
directement dans la mer; on a aussi projeté de lui livrer la lagune de
Comacchio pour en faire pendant un siècle ou deux son bassin de
colmatage; mais chaque nouvelle dérivation a ses inconvénients: tandis
que les uns se réjouissent d'être débarrassés de cet incommode voisin,
les autres se plaignent des inondations et des fièvres qu'il leur
apporte, du dégât qu'il fait dans leurs pêcheries et leurs eaux
navigables. C'est aux alluvions du Reno qu'est dû en grande partie
l'ensablement définitif du Pô de Ferrare. Le meilleur plan
d'amélioration du régime hydrographique serait probablement celui que
proposait l'ingénieur Manfredi et qui consisterait à creuser, le long de
la base des Apennins, le lit d'un fleuve nouveau où viendraient
déboucher toutes les eaux torrentielles de la montagne. Ce courant
suivrait la pente générale de la plaine en accompagnant au sud le cours
du Pô, comme l'Adige l'accompagne au nord, et l'espace intermédiaire
serait arrosé dans tous les sens par un système artificiel de canaux. Le
projet est grandiose, mais il serait fort coûteux et de longtemps ne
pourra se réaliser.

[Illustration: N° 62.--COLONIES DES VÉTÉRANS ROMAINS.]

Une découverte géographique très-curieuse, faite par le célèbre
hydraulicien Lombardini, permet de reconnaître, par la simple
disposition des champs, en quels endroits la terre des basses plaines de
l'Émilie a été remaniée par les torrents, et où commençaient les rivages
de l'ancienne lagune de Padusa, maintenant comblée. En suivant la voie
Émilienne entre Cesena et Bologne, de même que ça et là dans le Modénais
et le Parmesan, le voyageur est tout surpris de voir des cheminots
égaux, tous parfaitement parallèles, équidistants et perpendiculaires à
la grande route, se diriger au nord-est vers la Polesine; ils sont tous
coupés à angles droits par d'autres routins également réguliers, de
sorte que les champs ont exactement la même surface. Vues des
contre-forts des Apennins, ces campagnes ressemblent à des damiers de
verdure ou de moissons jaunissantes, et les cartes détaillées prouvent,
qu'en effet le sol de ces districts est découpé en rectangles d'une
égalité géométrique, ayant 714 mètres de côté et près de 51 hectares de
superficie. Or ce carré est précisément la _centurie_ romaine, et
Tite-Live nous apprend que toutes ces terres, après avoir été arrachées
aux Gaulois, furent mesurées, cadastrées et partagées entre des colons
romains. Il est donc hors de doute que ces réticules si réguliers de
chemins, de canaux et de sillons datent de vingt siècles et sont bien
l'oeuvre des vétérans de Rome. Dans la direction du Pô, une ligne
sinueuse, pareille au rivage d'un ancien lac, marque la limite de
l'espace distribué géométriquement et des terres plus basses où
recommence le labyrinthe ordinaire des fossés et des sentiers tortueux:
évidemment c'est là que s'étendait autrefois le marais comblé depuis par
les colmatages des torrents. Enfin, dans le voisinage des cours d'eau,
le damier des cultures est brusquement interrompu; la cause en est aux
bouleversements qu'ont produits les inondations successives. Certes il
est très-naturel de penser que dans un grand nombre de pays les limites
des champs cultivés se sont maintenues sans changements pendant des
siècles, mais on ne saurait le constater d'une manière positive, tandis
que dans les plaines de l'Émilie, au milieu de contrées dont la plus
grande partie a été remaniée par les torrents, ce sont bien les lignes
tracées par le cadastre romain que l'on voit, aussi régulières qu'au
premier jour. Les invasions et les guerres qui ont renversé tant de
monuments, détruit tant de cités, n'ont pu, depuis deux mille années,
déplacer les sentiers ni couper les sillons des champs. De l'autre côté
du Pô, les plaines qui s'étendent au sud-est de la voie Postumia, entre
Trévise et Padoue, présentent, par la disposition régulière de leurs
cultures et de leurs chemins, la reproduction parfaite des colonies
émiliennes.

En proportion de l'étendue de son bassin et de la longueur de son cours,
le Pô a subi moins de changements que la Piave et le Reno; mais la
richesse et la population des cités qui le bordent, la fécondité de ses
campagnes, l'abondance de sa masse liquide, la grandeur des travaux
entrepris pour sa régularisation, donnent une importance exceptionnelle
au moindre de ses écarts: le Pô est le grand fleuve de l'ancien estuaire
Adriatique; c'est le «Père», comme disaient les Romains.

Le torrent qu'alimentent les neiges du Viso doit probablement à la
beauté de ce mont dominateur d'être considéré comme la branche maîtresse
du grand fleuve et de lui imposer son nom; mais la Macra, la Varaita, le
Clusone pourraient lui disputer cet honneur: ils n'ont pas moins d'eau
et, quand ils arrivent dans la plaine, ils ne fertilisent pas moins de
campagnes par leurs canaux d'irrigation. Le lit commun serait bientôt
épuisé si de tout l'hémicycle des montagnes n'accouraient d'autres
torrents, la Doire Ripaire, la Petite-Stura, l'Orco, la Doire Baltée,
qu'alimentent les glaciers du mont Blanc, occupant ensemble une
superficie de 72 kilomètres carrés, ceux du Grand-Paradis, plus vastes
encore, et quelques-uns des champs de glaces du mont Rose. Puis
viennent, au nord la Sesia et au sud le Tanaro, qui unit dans son lit
l'eau des Apennins à celle des Alpes. Le Tessin, qui vient ensuite, est
le plus important des affluents du Pô par la masse de ses eaux; il
dépasse de beaucoup toutes les rivières descendues des lacs Alpins,
l'Adda, l'Oglio, le Mincio: «sans lui, disent les bateliers du fleuve,
_il Po non sarebbe Po_.» De tous les bassins fluviaux d'Europe, la
plaine de l'Italie septentrionale est celle qui verse la plus forte
masse liquide dans la mer, comparativement à son étendue: des cours
d'eau, que l'on croirait devoir être insignifiants à cause de leur
faible longueur, doivent au contraire à l'abondance des neiges et des
pluies alpines de rouler une masse liquide très-considérable. Plusieurs
des grands affluents du Pô constituaient jadis des obstacles fort
sérieux à la marche des armées; aussi n'est-il pas étonnant que le
Tessin, le Mincio, l'Enza, aient, aussi bien que le Pô lui-même, servi
de frontières politiques.

En aval de son confluent avec le Tessin et surtout au-dessous de la
bouche de l'Adda, le Pô, emportant déjà vers la mer les cinq sixièmes
des eaux de son bassin, a complétement perdu son caractère de torrent
des montagnes. Il ne roule plus un seul caillou, et le sable de son lit
est menuisé en fine poussière. Aucune élévation, pas même un seul
plateau d'anciens terrains de transport, si ce n'est le petit massif de
San Colombano, ne se montre sur les rives; le fleuve pourrait se
promener librement dans les campagnes, s'il n'était retenu à droite et à
gauche par des levées ou _argini_, qui forment en Europe, après les
digues de la Hollande, le système le plus complet et le mieux entendu de
remparts protecteurs. Il est probable que dès le temps des Étrusques les
rives du fleuve étaient ainsi défendues contre les débordements, car
Lucain décrit déjà les digues comme si elles existaient depuis une
période immémoriale; mais lors de l'invasion des barbares les riverains
cessèrent de soutenir contre les eaux de crue une lutte que la guerre et
la misère rendaient impossible, et c'est après le neuvième siècle
seulement qu'ils mirent la main à l'oeuvre de reconstruction. En 1480 le
travail était complètement terminé, autant du moins que peut l'être une
opération semblable. On comprend de quelle énorme importance économique
est le bon entretien des levées, puisque les terrains protégés ont une
étendue de 1,200,000 hectares; ils donnent un produit agricole de plus
de deux cents millions par an et représentent un capital de plusieurs
milliards, auquel s'ajoute la valeur des cités riveraines et des
établissements industriels qu'elles renferment. Mais les villes du moins
sont faciles à défendre, grâce à la prévoyance de leurs anciens
constructeurs, Étrusques ou Celtes, qui prirent soin de leur donner pour
piédestaux des terrasses artificielles supérieures au niveau des plus
hautes eaux d'inondation. C'est au commencement de ce siècle seulement
que l'élévation constante du niveau de crue, causée soit par la
déforestation des montagnes, soit par la suppression de toutes les
brèches du lit fluvial, a forcé les habitants de Revere, de Sermide,
d'Ostiglia, de Governolo, de Borgoforte et d'autres villes des bords du
Pô, d'entourer leurs habitations d'une enceinte supplémentaire.

[Illustration: No 63.--DIGUES ET ANCIENS LITS DU PÔ, DE PLAISANCE A
CRÉNONE.]

Les digues continues commencent en amont de Crémone sur les deux rives;
dans tous les endroits périlleux elles sont fortifiées au moyen de
«traverses» ou «contre-digues», et d'autres remparts s'élèvent en
arrière, pour le cas où les premiers viendraient à céder. Dans la partie
inférieure de leur cours, tous les affluents du Pô sont également bordés
de levées, ainsi que les anciens lits fluviaux et les canaux en
communication avec le flot de crue. C'est à un millier de kilomètres au
moins que l'on peut évaluer l'ensemble du réseau des grandes digues
élevées dans la basse vallée du Pô. En outre, le lit même du fleuve est
traversé dans tous les sens par des remparts de moindre hauteur
enfermant des champs et des saulaies, des vignes même. Il est peu
d'endroits, en effet, où le flot coule immédiatement à la base du
_froldo_ ou digue maîtresse; l'espace ménagé aux eaux d'inondation a
plusieurs kilomètres de largeur, et d'ordinaire le fleuve a de 200 à 500
mètres seulement de l'une à l'autre rive. Il reste donc une grande
étendue de terrains libres que les riverains ont divisés en _golene_ et
qu'ils ont entourés de levées pour les protéger contre les crues
ordinaires. D'après les prescriptions des syndicats, ces digues des
golene doivent rester à un mètre et demi en contre-bas de la grande
digue de défense, afin que les fortes crues puissent s'alléger en
remplissant d'abord les innombrables réservoirs formés par les champs
riverains. Malheureusement nombre de propriétaires, désireux de protéger
leur immeuble privé, même au détriment du pays tout entier, exhaussent
leurs propres digues au niveau du _froldo_, et, rétrécissant ainsi le
lit du fleuve, accroissent les dangers d'inondation générale. En dépit
de tous les beaux plans d'ensemble proposés au nom de l'intérêt public,
l'ancien système résumé dans l'affreux proverbe: _Vita mia, morte tua_!
prédomine encore beaucoup trop parmi les communes et les syndicats.
Arthur Young et d'autres écrivains racontent que souvent les fermiers
allaient, de propos délibéré, ouvrir des brèches dans les digues de la
rive opposée et sauver ainsi leurs récoltes en ruinant leur prochain.
Aussi, en temps de crue, la navigation du Pô n'était-elle permise
pendant la nuit qu'à certaines barques privilégiées et les gardes du
fleuve faisaient feu sur toutes les autres.

[Illustration 64, grande carte.]

De l'amont à l'aval, le lit d'inondation ménagé aux eaux du fleuve se
rétrécit peu à peu; de 6 kilomètres, il diminue jusqu'à 3, 2 et même 1
kilomètre; enfin, chacun des bras du delta n'a de l'une à l'autre levée
que de 300 à 500 mètres de largeur. Ce n'est point assez pour livrer
passage au flot de crue, qui s'élève parfois à 8 et 9 mètres, même à 9
mètres et demi au-dessus du niveau d'étiage. D'ailleurs il est arrivé
fréquemment que, soit par manque d'argent, soit par insouciance, les
communes riveraines n'ont pas usé des précautions nécessaires pour
l'entretien des digues; parfois des districts entiers se sont trouvés
ruinés parce qu'on avait négligé de boucher des trous de taupes. Quand
une crevasse se produit et qu'on ne réussit point à la fermer
immédiatement, il en résulte d'affreux malheurs. Non-seulement toutes
les récoltes sont perdues, les villages sont démolis, la terre est
ravinée, mais les habitants réfugiés çà et là sont enlevés par la
famine; puis vient le typhus, qui glane les hommes après la faim. Avec
les tremblements de terre de la Calabre, les débordements du Pô sont les
grands fléaux de l'Italie. En 1872, tout l'espace qui s'étend entre la
Secchia et la mer, de Mirandole à Comacchio, était transformé en une mer
où çà et là se montraient les murs et les palais des villes, pareils à
des îlots. La partie du continent reconquise temporairement par l'eau
n'avait pas moins de 3,000 kilomètres carrés, et n'était limitée, au
nord, que par les levées de l'Adige, au sud par celles du Reno. Deux
années après, des flaques non encore évaporées rappelaient le
débordement, et les champs seraient restés plus longtemps inondés, si
l'on n'avait fait usage de la vapeur pour vider tous ces lacs épars.

Dans ces grands désastres, ce sont naturellement les populations les
plus vaillantes et les plus actives qui luttent avec le plus d'énergie
contre le fleuve et qui réussissent le mieux à protéger leurs demeures
contre les flots. Ainsi pendant les terribles crues de 1872 la petite
ville industrieuse d'Ostiglia parvint à détourner la catastrophe, alors
que tant d'autres localités moins exposées étaient ravagées par les
eaux. Cette ville est bâtie au bord même du froldo, sans ouvrages
avancés de digues secondaires, et sur la concavité d'une baie que vient
heurter le courant. Le rempart menaçait de céder. Immédiatement on se
met à l'oeuvre pour en construire un second. Au nombre de quatre mille,
tous les hommes valides, le maire et les ingénieurs en tête, apportent
des fascines, enfoncent les pieux des palissades, entassent les terres.
La nuit n'arrête point leur travail; des rangées de torches plantées
dans le sol éclairent les chantiers. Mais à mesure que s'élève la
deuxième digue, la première est emportée et les eaux entament déjà le
nouveau rempart. C'est une lutte à outrance entre l'homme et les
éléments. A chaque instant les ingénieurs demandent s'il ne faut pas
sonner le focsin de la fuite. Mais les gens d'Ostiglia tiennent bon.
L'armée des travailleurs se partage: tandis que les uns consolident le
froldo qu'ils viennent d'achever, les autres construisent une troisième
barrière de défense. Ils l'emportent enfin sur le fleuve et, du haut de
leurs digues victorieuses, les habitants d'Ostiglia ont la satisfaction
de voir les eaux rentrer peu à peu dans leur lit. Précisément en face,
les citoyens de Revere n'avaient eu ni mérité le même bonheur. Le Pô
s'était ouvert une crevasse de plus de 700 mètres de largeur à travers
une digue mal entretenue et avait changé en un lac immense les campagnes
du Modénais. Lors d'une baisse momentanée du fleuve, on essaya de
rétablir la levée, mais en moins d'une heure elle fut emportée par une
deuxième crue, et pour se sauver, la ville de Revere, qui pourtant
occupe une situation assez heureuse à l'extrémité d'une pointe, dut
sacrifier sa première rangée de maisons et les précipiter dans les eaux
pour lui servir d'empierrement de défense.

Les crevasses les plus fameuses ne pouvaient manquer d'être celles qui
ont eu pour résultat des changements durables dans le cours du Pô. Un de
ces grands déplacements des eaux a formé une île de plus de 100
kilomètres carrés de superficie, en aval de Guastalla, et laissé au loin
vers le sud les méandres du Po-Vecchio, transformé de nos jours en un
simple canal. Tout le long du fleuve, des campagnes de la rive droite et
de la rive gauche rappellent encore par leur nom de _mezzano_ qu'elles
se trouvaient jadis au milieu du courant. Mais dans le delta proprement
dit les divagations du fleuve ont été plus importantes encore. A
l'époque romaine et jusqu'au treizième siècle, la principale branche du
delta était le Po di Volano, qui s'est à peu près desséché et n'est plus
aujourd'hui qu'une simple coulée incertaine au milieu des marais,
transformée lors des inondations en un canal de colmatage pour la lagune
de Comacchio. Deux autres branches coulaient plus au sud à travers cette
même lagune, et le cours de leur ancien lit est indiqué par des
chaussées sinueuses sur lesquelles on a construit des routes
carrossables. On ne sait à quelle époque elles disparurent, mais au
huitième siècle un autre bras leur succéda, le Po di Primaro, qui se
jetait dans la mer non loin de Ravenne, et dont tout le cours inférieur
est emprunté maintenant par le torrent de Reno. En 1152 nouvelle
bifurcation, mais en sens inverse. La digue de la rive droite est rompue
à Ficarolo, en amont de Ferrare, et cela, dit-on, par la malveillance
des riverains d'en haut, qui voulaient ruiner leurs voisins d'en bas, et
le grand bras, le Po di Maestra ou de Venise, abandonne Ferrare au
milieu de ses marais et de ses lits fluviaux desséchés, pour aller, au
nord de tous ses autres bras, se réunir aux canaux de la Basse-Adige.
D'ordinaire les crevasses se font aux mêmes endroits, soit en novembre,
soit en octobre. Jamais il n'y a eu de crevasse en janvier. Le danger le
plus grand de rupture est toujours à Corbola, entre le Po di Maestra et
son émissaire le Po di Goro.

[Illustration: FERRARE. Dessin de H. Catenacci d'après une
photographie.]

L'Adige, de son côté, n'a pas moins erré dans son cours. A peine cette
rivière tirolienne est-elle sortie de l'étroite «cluse» ou _chiusa_ de
son portail de montagnes calcaires et du défllé artificiel des forts et
des murailles de Vérone, que la partie inconstante de son lit se
développe à travers les plaines. Du temps des Romains, l'Adige coulait
beaucoup plus au nord; elle passait à la base même des montagnes
Euganéennes, dans un lit occupé de nos jours par la rivière Frassine, et
se déversait dans l'Adriatique au port de Brondolo. En 587, l'Adige
rompit ses digues et sa branche principale prit la direction qu'elle
suit encore pour se rendre à la bouche de Fossone. Mais de nouvelles
issues continuèrent de s'ouvrir vers le sud. A la fin du dixième siècle,
l'Adigetto de Rovigo prit naissance pour aller percer la chaîne des
dunes à l'est d'Adria, puis une autre crevasse vint mêler les eaux de
l'Adige à celles du Pô, dans le lit auquel on donne les noms de canal
Bianco ou Po di Levante. L'Adige et le Pô faisaient ainsi partie
désormais du même système hydrographique, et les embarcations pouvaient
aller librement par des chenaux naturels de l'un à l'autre fleuve.
Actuellement des écluses et des fosses rectilignes ont régularisé ce
réseau de navigation intérieure, mais géologiquement les deux grands
cours d'eau parallèles n'en doivent pas moins être considérés comme
ayant un delta commun, La Polesine de Rovigo, c'est-à-dire l'espace
compris entre les deux fleuves, a été graduellement exhaussée par leurs
alluvions et ne se trouve qu'à un niveau peu inférieur à celui des eaux
moyennes. Les campagnes de la Polesine de Ferrare ne sont pas non plus
de beaucoup en contre-bas du Pô et l'on a grand tort de répéter après
Cuvier que la surface des eaux du fleuve dépasse en hauteur «les toits
des maisons de Ferrare». Les mesures exactes faites par Lombardini, le
savant qui connaît le mieux la vallée du Pô, prouvent que les plus
hautes crues du fleuve atteignent seulement la cote de 2m,75 au-dessus
de la cour du château, ce qui est bien différent. Lors des grandes
inondations, quand tout le pays est couvert par les eaux, Ferrare est un
des principaux lieux de refuge des campagnards à cause de son élévation
relative. Ainsi les débordements du Pô et ses fréquents changements de
lit ont eu pour conséquence d'égaliser à peu près la surface des terres
riveraines; mais depuis que tous les bras du fleuve sont endigués
jusqu'à la mer, les alluvions apportées par les eaux de crue se déposent
surtout sur le littoral et prolongent rapidement le delta dans
l'Adriatique. Il est certain que le progrès des péninsules alluviales
était autrefois beaucoup plus lent, car entre la chaîne de dunes qui
limitait l'ancienne rive et la plage actuelle il n'y a que 25 kilomètres
de distance, et dès les siècles du moyen âge la formation de ces terres
extérieures était commencée. Pendant le cours des deux derniers siècles
l'accroissement moyen de la presqu'île vaseuse s'est de plus en plus
activé: il est actuellement d'environ 70 mètres par an et la zone de
terre ajoutée au continent pendant le même espace de temps est de 113
hectares. Dans les années exceptionnelles, le fleuve apporte à la mer
plus de 100 millions de mètres cubes de matières solides, mais les 46
millions de mètres auxquels on évalue l'apport moyen des boues
suffiraient déjà pour former une île de 10 kilomètres carrés sur 4 à 5
mètres de profondeur. Le Pô est, après le Danube, le plus actif de tous
les «fleuves travailleurs» du bassin de la Méditerranée[61]: le Rhône ne
l'égale point pour la masse de ses alluvions, et le Nil lui est de
beaucoup inférieur. Au taux actuel de son progrès, un laps de mille
années suffirait au Pô pour qu'il formât à travers toute l'Adriatique
une péninsule de 10 kilomètres de largeur et vînt se heurter contre les
rivages de l'Istrie.

[Note 61: Fleuves principaux de l'Italie septentionale:

           Longueur      Surface      Débit je   Débit le     Débit
           du cours.    du bassin.    plus fort. plus faible  moyen.

Isonzo       130 kil.  3,200 kil. car.  (?)        (?)        120(?)
Tagliamento  170  »    2,800     »      (?)        (?)        150(?)
Livenza      115  »    2,600     »      720        (?)         40(?)
Piave        215  »    5,200     »      (?)        (?)        320
Sile          60  »    1,400     »       44         7          20(?)
Brenta       170  »    3,900     »      850        39          56(?)
Bacchiglione 120  »      483     »        9        (?)         36
Adige        395  »   22,400     »    2,400         2         480
Pô           672  »   69,382     »    5,186       156       1,720
Reno         180  »    5,000     »    1,521         1          35
]

Outre l'écoulement naturel de ses fleuves, l'Italie septentrionale a
l'admirable réseau de ses rivières artificielles. C'est le pays
classique de l'irrigation, celui qui sert de modèle à toute l'Europe. La
Lombardie surtout, puis certaines parties du Piémont, les campagnes de
Turin, la Lomellina en amont du Tessin, les Polesines de Ferrare et de
Rovigo, sont merveilleusement arrosées par un système d'artères et
d'artérioles apportant la vie sous forme de terre coulante à tous les
champs épuisés. Dès le milieu du moyen âge, alors que presque toute
l'Europe était encore dans la barbarie, les républiques lombardes
pratiquaient déjà l'art de ramifier leurs rivières à l'infini par des
canaux d'irrigation et d'assécher leurs plaines basses par des fossés
d'écoulement: elles n'ont pas eu besoin de l'enseignement des Arabes
pour trouver les secrets de l'hydraulique. Dès la fin du douzième
siècle, Milan, délivrée des oppresseurs allemands, se donnait un
véritable fleuve, le Naviglio Grande, qu'elle avait emprunté au Tessin,
à 50 kilomètres de distance, et qu'elle avait su creuser avec une pente
toujours égale en faisant servir les eaux à la navigation aussi bien
qu'à l'arrosement: c'est probablement le premier grand travail de ce
genre qui se soit fait en Europe. Au commencement du treizième siècle,
l'Adda fournissait une masse d'eau plus grande encore et remplissait le
lit de la Muzza, qui jusqu'à ce siècle, avant le creusement des grands
canaux de l'Indoustan, est resté le fleuve artificiel le plus copieux du
monde entier. Plus tard l'Adda fournit une deuxième rivière à Milan, la
Martesana, que compléta le grand Léonard de Vinci. Déjà dans le siècle
précédent l'art de surmonter les hauteurs des terres par la construction
des écluses avait été découvert par les ingénieurs milanais, et l'on
avait commencé d'en profiter pour tracer tout le réseau des canaux
secondaires à travers la contrée. Enfin, depuis les progrès de
l'industrie moderne, le _naviglio_ de Milan à Pavie et le canal Gavour,
qui emprunte ses eaux au Pô, en aval de Turin, celui de Vérone qui
saigne le fleuve Adige, ont accru le lacis des grandes veines
artificielles ajouté au régime naturel des fleuves[62].

[Note 62: Débit moyen des canaux d'irrigation de la vallée du Pô:

Muzza                61 mèt. cub. par seconde.
Naviglio Grande      51     »        »
Cavour               42     »        »
Martesana            26     »        »
]

Non-seulement les rivières de l'Italie du Nord, mais aussi les moindres
sources, les _fontanili_ qui jaillissent de la base des avant-monts
alpins, sont utilisées pour l'arrosement. Virgile en parle déjà dans ses
_Bucoliques_: «Enfants, arrêtez l'eau; les prés ont assez bu.» C'est
grâce à ces ruisseaux bienfaisants, frais en été, relativement tièdes en
hiver, que la Lombardie a ses admirables prairies ou _marcite_, dont
quelques-unes peuvent donner jusqu'à huit coupes par année. Quel
contraste entre les états successifs de la grande plaine adriatique,
telle que l'avait laissée la nature, et telle que l'ont faite les
hommes! Jadis c'était un marécage dans les parties basses, une forêt
dans la zone intermédiaire, une vaste étendue de bruyères sur les
renflements de cailloux et d'argile situés au pied des Alpes. Maintenant
presque toute la plaine du Pô et de ses affluents est couverte des plus
riches cultures, riz, froment, fourrages, mûriers, que le parallélisme
des guérets et la monotonie des plantes alignées rendent souvent
fatigantes à la vue, mais qui dans certains districts, notamment dans la
Brianza de Como, le «jardin du jardin de l'Italie», sont embellies de la
manière la plus gracieuse par des groupes d'arbres, de petits lacs, des
vallons sinueux. L'extrême variété que les progrès et les reculs
successifs des anciens glaciers ont donnée à la contrée en la parsemant
de lacs et de collines, de monticules isolés, de chaînes continues, a
forcé les paysans à laisser aux campagnes une partie de ce charme que
possède la nature libre. A peine sur quelques croupes de moraines se
voient encore des terres que le manque d'eau laisse infertiles et qui,
dans l'état où elles se trouvent, ne valent même pas la peine d'être
mises en culture. On dit que pendant le cours de ce siècle ces espaces
couverts de bruyères sont devenus plus stériles qu'ils ne l'étaient
auparavant. Par une raison encore inconnue des géologues, les _aves_ ou
eaux de filtration qui coulent dans les profondeurs à travers les
graviers erratiques se sont abaissées et toute humidité s'est enfuie de
la surface.

Pour faire disparaître ces landes, derniers restes de l'état primitif,
les ingénieurs projettent d'emprunter directement aux grands lacs alpins
la quantité d'eau nécessaire à l'irrigation des terrains de bruyères.
Ils veulent employer utilement toute la masse liquide qui se perd
maintenant dans l'atmosphère ou dans le golfe Adriatique. On a calculé
que la superficie du sol irrigué dans la vallée du Pô est d'environ
12,000 kilomètres carrés et qu'une quantité d'eau de près d'un millier
de mètres cubes est employée chaque seconde à la fertilisation des
terres. Ainsi le régime de l'arrosement diminue d'un tiers environ la
portée moyenne du fleuve; mais ce n'est là qu'un commencement, et tôt ou
tard ce grand cours d'eau, dont les débordements et les alluvions jouent
un rôle si important dans l'économie de la contrée, sera réduit par
d'autres emprunts aux proportions d'une modeste rivière.

Ces eaux abondantes qui dans leurs lits naturels ou leurs canaux
artificiels parcourent toute la contrée, emplissent l'atmosphère de
vapeurs. L'air est toujours humide, quoique les pluies, relativement
rares, soient deux ou trois fois moins fréquentes que sur les côtes
océaniques de France et d'Angleterre. Mais si les nuages éclatent moins
souvent en pluies, par contre ils déversent d'ordinaire une masse d'eau
beaucoup plus considérable: c'est en déluges qu'ils s'abattent sur les
pentes des montagnes, poussés par les vents du sud et presque toujours
accompagnés d'orages. Déjà dans la plaine lombarde, à Milan, à Lodi, à
Brescia, la couche moyenne des eaux de pluie égale celle de l'Irlande,
plongée dans son bain de vapeurs; et dans les hautes vallées alpines, là
où les nuées, accumulées par le vent, sont obligées de laisser tomber
leur fardeau d'humidité, la tranche annuelle d'eau pluviale peut être
comparée à celle qui s'abat sur quelques districts exceptionnellement
humides du Portugal, des Asturies, des Hébrides, de la Norvège[63]. Si
les mesures de débit faites à la bouche de la Piave sont exactes,
l'écoulement moyen de ce fleuve correspondrait à une chute de plus d'un
mètre et demi d'eau sur chaque mètre carré de son bassin, sans compter
l'humidité qui s'évapore ou qu'absorbent les plantes. Ces pluies se
répartissent sans ordre bien régulier; cependant on a pu constater
qu'elles ont deux périodes annuelles de recrudescence, mai et octobre,
et deux périodes de rareté, février et juillet. Le bassin du Pô est donc
une province intermédiaire entre la zone des pluies d'été et celle des
pluies d'automne.

[Note 63:

Humidité moyenne de l'air à Milan                          0m,745
Pluies annuelles moyennes à Milan                          0m,985
   »       »        »     à Turin                          0m,808
   »       »        »     à Tolmezzo,
                               sur le haut Tagliamento     2m,088
]

Dans son ensemble, la grande plaine qui s'étend des Alpes aux Apennins
ressemble pour le régime des vents à une étroite vallée de montagnes;
les courants atmosphériques, infléchis dans leur mouvement par la forme
du bassin dans lequel ils pénètrent, se propagent en général dans la
direction de l'est à l'ouest ou dans le sens absolument opposé; quand
ils descendent des Alpes, ils apportent rarement de la pluie, car ils
s'en sont débarrassés sur le versant occidental; quand ils remontent de
l'Adriatique, ils sont humides au contraire. Mais la plaine est assez
large et les brèches des remparts montagneux sont assez nombreuses pour
que ce flux et ce reflux normal des vents secs et des vents pluvieux
soit fréquemment troublé. Dans les vallées alpines l'alternance des
courants d'amont et d'aval est plus régulière: chacun des lacs a son
va-et-vient de brises montantes et de brises descendantes dont se
servent les matelots pour se laisser mener et ramener sur les eaux.

Par la latitude, la vallée du Pô est par excellence le pays tempéré,
puisque le 45° de latitude, à égale distance du pôle et de l'équateur,
coupe et recoupe le cours du fleuve. Cependant le climat de l'Italie
septentrionale est beaucoup moins doux qu'on ne le croit généralement;
il est surtout plus inégal, et les extrêmes de chaleur et de froid y
présentent un écart fort considérable. Dans la Valteline ou haute vallée
de l'Adda, la température peut s'élever jusqu'à 32 degrés et s'abaisser
d'autant au-dessous du point de glace. Dans la plaine, le climat est
beaucoup plus tempéré, grâce à l'influence de l'Adriatique et du golfe
de Gênes; cependant il a toujours le caractère d'un climat continental,
et Turin, Milan, Bologne, sont à cet égard les cités de l'Italie les
moins agréables à habiter. Au bord des lacs alpins, quelques sites
favorisés, tels que les îles Borromée, font une heureuse exception et
jouissent d'une température relativement très-égale, à cause de l'action
modératrice des eaux, qui diminue les chaleurs en été, prévient les
froideurs en hiver. Dans les jardins du golfe de Pallanza, le
thermomètre ne descend jamais au-dessous de 5 degrés centigrades; il
faut dépasser Rome et pénétrer jusque dans le Napolitain pour y trouver
un climat analogue, sous lequel puisse naître et se développer la même
végétation. Venise est également une localité privilégiée, grâce à la
mer qui la baigne; elle a de plus l'avantage d'être salubre, malgré les
lagunes, en partie vaseuses, qui l'entourent. Il est fort remarquable
que les lacs salés et les marais des bords de l'Adriatique
septentrionale n'aient rien à craindre de la malaria, ce fléau si
redoutable des côtes de la Méditerranée. L'immunité des lagunes du golfe
de Venise s'explique par l'action des marées, plus fortes dans ces
parages que dans la mer Tyrrhénienne; peut-être aussi faut-il y voir
l'effet des vents froids qui descendent des Alpes et qui s'opposent au
développement des miasmes. Comacchio n'est pas moins salubre que Venise.
Quand un jeune homme des campagnes de la Polesina est menacé de
consomption, on l'envoie travailler dans les pêcheries de Comacchio.
Mais toutes les fois que les ingénieurs ont fermé l'accès des lagunes au
libre flot de la mer pour y introduire des rivières d'eau douce, les
fièvres paludéennes ont fait leur apparition; au sud du Reno, les palus
de Ravenne et de Cervia sont visités par les fièvres les plus malignes,
surtout dans les endroits où, par un triste esprit de spéculation, les
propriétaires ont fait abattre un rideau des pinèdes ou des chênaies qui
protègent le pays. Un air lourd de miasmes pèse également sur les
environs de Ferrare et de Malalbergo (Fâcheux abri), à l'origine du
delta padan.

Les contrées de l'Italie septentrionale dont le climat local est le plus
insalubre sont les étroites vallées des Alpes où la lumière du soleil ne
pénètre pas assez. Les goîtreux et les crétins y constituent une partie
considérable de la population; dans la vallée d'Aoste, où la végétation
est si belle et l'humanité si laide, presque toutes les femmes portent
un goître, probablement à cause de la nature des eaux qui coulent sur
des roches magnésifères. Les habitants des plaines que des canaux
d'irrigation traversent dans tous les sens sont également sujets à de
fréquentes maladies, à cause de l'influence pernicieuse des miasmes qui
montent avec les vapeurs du sol; en outre, la nourriture des paysans est
beaucoup trop peu variée et trop insuffisante pour qu'ils puissent
réagir contre les causes d'affaiblissement; ils s'étiolent avant l'âge,
et nombre d'entre eux succombent à la pellagre, cette incurable maladie,
connue seulement dans les contrées où la farine de maïs, délayée en
_polenta_, est l'aliment principal; sur vingt-quatre habitants de la
province de Crémone, un est atteint du fléau; en d'autres provinces la
proportion est à peine moins élevée. Au milieu des rizières du Milanais
et de la Polesina la vie est encore plus précaire que dans les autres
parties de la plaine. Souvent les femmes y travaillent pendant des
heures dans l'eau chauffée par le soleil et déjà putréfiée; de temps en
temps elles doivent se baisser pour détacher les sangsues qui montent à
leurs jambes[64].

[Note 64:

             Température      Mois            Mois
               moyenne.   le plus chaud.  le plus froid.    Écart.
Turin....      11°,73     22°85 (avril)    0°,61 (janvier)  23°,40
Milan....      12°,8      23°8  (juill.)   0°,7      »      23°,10
Venise...      13°,01     23°92    »       1°,82     »      22°,10
]

Mais en dépit des maladies, de la misère et des véritables famines qui
suivent parfois les inondations, la féconde plaine du Pô est une des
régions les plus peuplées de la terre. Tout l'espace qu'il a été
possible d'utiliser se trouve occupé: il n'y a plus de place que pour
l'homme et pour les animaux domestiques, qui sont proportionnellement
fort peu nombreux. Les bois, d'ailleurs presque tous changés en taillis,
n'ont plus de gibier, si ce n'est sur les pentes des montagnes. Les
oiseaux mêmes sont relativement rares; si petits qu'ils soient, ils font
au moins une bouchée pour le repas du paysan. Au fusil, au lacet, avec
tous les engins de destruction, on prend non-seulement les bécasses, les
cailles, les grives, mais aussi les hirondelles et les rossignols. Sur
les bords du lac Majeur on tue chaque année, d'après Tschudi, près de
soixante mille oiseaux chanteurs; à Bergame, Vérone, Chiavenna, Brescia,
c'est par millions qu'on les massacre: chaque colline des avant-monts
alpins se termine par une charmille où l'on tend le filet destructeur.

La population de toute la plaine arrosée par le Pô, l'Éridan des
anciens, est d'origine fort multiple. Latine par le langage, elle compte
parmi ses ancêtres des Ligures, probablement frères de nos Basques; des
Pélasges, qui vivaient près des bouches du Pô; des Étrusques groupés en
cités populeuses et fort experts dans l'art de canaliser les eaux; de
puissantes tribus gauloises, dont l'accent, sinon les mots, serait resté
dans le jargon moderne des Italiens du Nord; enfin, les Celtes-Ombriens,
que les historiens disent avoir été le peuple le plus ancien de
l'Italie, et tous ces aborigènes «nés des rouvres», dont la langue
inconnue n'a peut-être pas encore entièrement disparu, puisqu'on
retrouve dans les dialectes locaux quelques mots tout à fait
inexplicables par des étymologies d'idiomes anciens et modernes.
Largement ouvertes à l'orient, comme le sont les campagnes du Pô, elles
devaient naturellement être visitées et envahies par toutes les
populations surabondantes des bords de l'Adriatique et des hautes
vallées alpines. On admet en général que la race ligure prédominait au
sud du Pô et dans la vallée du Tanaro jusqu'à la Trebbia, tandis que
plus à l'est les Celtes et les Étrusques occupaient la contrée.

Les invasions germaniques des premiers siècles de l'ère actuelle ont dû
laisser aussi par les croisements une influence durable sur les
habitants de l'Italie du Nord. La grande proportion d'hommes de haute
taille que l'on rencontre dans la vallée du Pô témoigne de cette action
des peuples transalpins. Les étrangers, Goths et Vandales, Hérules et
Lombards, se sont bientôt fondus dans la masse latinisée du peuple, mais
la prise qu'ils ont eue sur les vaincus par la conquête et la possession
du pouvoir féodal leur a donné plus d'importance qu'ils n'en auraient eu
par le seul nombre. L'ancienne histoire de la Lombardie est la lutte
entre le fief et la commune: dès que celle-ci l'eut emporté,
c'est-à-dire vers le commencement du dixième siècle, l'usage de
l'italien remplaça partout celui de l'allemand. Les noms de famille et
de lieux d'origine lombarde sont très-communs sur la rive gauche du Pô
et jusqu'à la base des Apennins. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple,
Marengo répond au nom allemand de Mehring. On a voulu voir aussi dans
les innombrables localités dont les noms se terminent en _ago_ et en
_ate_, Lurnago, Gavirate, Belgirate, des mots allemands où la finale
_ach_ se serait légèrement modifiée, mais il est plus probable que ce
sont des noms celtiques, à peine différents des lieux en _ac_, que l'on
trouve en foule dans la France méridionale.

[Illustration: N°65.--COMMUNES GERMANIQUES.]

Le Frioul ou Friuli, le Furlanei des indigènes, province resserrée entre
les rivages de l'Adriatique, les Alpes Carniques et Je plateau du Carso,
est la région où l'influence germanique s'est fait le plus longtemps
sentir dans les mœurs et le langage. Elle a même été assez considérable
pour faire classer les gens du Frioul comme une sorte de race à part,
quoique leurs ancêtres aient été, comme la plupart des autres Italiens
du Nord, des Celtes latinisés: de nombreux croisements avec leurs
voisins les Slovènes ont aussi contribué à leur donner un caractère
provincial fort distinct de celui des Vénitiens et des Trévisans. Sans
compter ceux dont le langage s'est à peu près complétement fondu avec
ceux des Italiens proprement dits, ils sont au nombre d'environ
cinquante mille.

Des nombreuses colonies germaniques dont on retrouve les traces dans les
plaines de l'Italie septentrionale et sur les premières pentes alpines,
les deux plus considérables étaient les «Treize Communes», situées au
nord de Vérone, non loin de la rive gauche de l'Adige, et les «Sept
Communes», dans le groupe de montagnes, entouré de vallées profondes,
qui domine le cours de la Brenta au nord-ouest de Bassano. Actuellement
les _homines teutonici_ de ces districts, prétendus Cimbres dans
lesquels les érudits voulaient reconnaître les descendants des barbares
vaincus par Marius, ne révèlent plus leur origine que par leurs yeux
bleus et leur chevelure blonde; mais par le langage et les mœurs ils ne
sont pas moins Italiens que les gens de la vallée: à peine quelque
vieillard comprend-il encore l'idiome de ses aïeux, que l'on dit avoir
beaucoup ressemblé au langage bavarois des bords du Tegernsee. On ne
sait plus bien quelles étaient les limites exactes des Treize Communes,
dont les noms et les contours ont changé. Le territoire des Sept
Communes, ou le district d'Asiago, l'ancien _Schläge_ des Allemands, est
parfaitement délimité par la nature du sol; mais quoique limitrophe de
l'Autriche, il est à peine moins latinisé que l'autre district. Du
reste, loin d'avoir été sur le sol italien les champions de la puissance
allemande, comme on se l'imagine facilement de l'autre côté des Alpes,
les habitants des communes germaniques étaient au contraire chargés par
la république de Venise du soin de défendre ses frontières contre les
envahisseurs du Nord: ils étaient dispensés du service militaire, et
jouissaient de leur autonomie administrative, mais à charge d'empêcher
le passage de l'ennemi à travers leurs vallées, et de tout temps ils
s'acquittèrent vaillamment de cette mission: de là le nom de
«très-fidèles» que les Vénitiens avaient ajouté à la désignation de
«très-pauvres» portée jadis par ces anciennes populations lombardes.
Mais ni la protection de Venise, ni plus tard celle de l'Autriche, n'ont
pu sauver les communes allemandes de l'invasion des «Velches». A
l'orient des grands lacs il ne reste plus un seul groupe de population
non italienne; c'est au nord du Piémont seulement, sur le versant
méridional des Alpes suisses, qu'ont pu se maintenir des colonies
germaniques. Ces colonies, qui occupent les vallées rayonnant au sud du
mont Rose et le haut val Pommat, où la Toce naissante forme l'une des
plus admirables chutes des Alpes, auraient aussi depuis longtemps changé
de langue, si elles n'étaient appuyées par les populations de même race
qui vivent en Suisse, dans les vallées limitrophes. Récemment encore
Alagna (Olen), l'un de ces villages allemands, conservait ses mœurs
antiques: depuis des siècles il n'y avait eu ni procès, ni contrat, ni
testament, ni acte notarié d'aucune sorte: tout y était réglé par la
coutume, c'est-à-dire par l'autorité absolue des chefs de famille.

L'élément français est beaucoup plus considérable que l'élément
germanique sur le versant italien des Alpes. Toute la haute vallée
d'Aoste, entre le massif du Grand-Paradis et celui du mont Rose, et de
l'autre côté des montagnes de Maurienne, les vallées supérieures de la
Doire Ripaire, du Cluson, du Pellis ou Pelice, de la Varoche ou Varaita,
sont habitées par des populations de langue française et de même origine
que les Savoyards et les Dauphinois du versant opposé. La disposition
générale des massifs alpins a facilité cette invasion pacifique des
Celtes occidentaux, au nombre d'environ 120,000. C'est à l'ouest de la
crête que les montagnards occupent le plus vaste territoire et sont
groupés en communautés nombreuses; dominant, comme du haut d'une
citadelle, les plaines de l'Italie, il est tout naturel qu'ils soient
descendus pour occuper toute la zone des forêts et des pâturages, des
étroites vallées jusqu'au pied des monts. En maints endroits le dernier
défilé où se glisse le torrent avant de s'étaler dans la plaine était
leur limite, et la dernière roche des chaînons avancés porte encore les
ruines des châteaux de défense de l'ancien Dauphiné français. Mais la
centralisation croissante de l'État italien, la conscription militaire,
l'administration, les tribunaux, les écoles font de plus en plus reculer
la langue française vers la frontière politique; chaque village a déjà
deux noms, et la désignation moderne est celle qui prend peu à peu le
dessus. Les populations de langue française qui résistent le plus à
l'italianisation sont les Vaudois des deux vallées du Pellis et du
Cluson, en amont de Pignerol ou Pinerolo. C'est que les Vaudois ont une
littérature, de fortes traditions, une histoire, un patriotisme
religieux et national. Leur secte, bien antérieure à la Réforme, était
persécutée dès le treizième siècle, et depuis cette époque leur vie
s'est passée dans les luttes et les souffrances de toute espèce; souvent
on a pu croire que l'extermination de ce petit peuple avait été
complète; mais il s'est toujours relevé, et l'année 1848 lui a donné
l'égalité des droits. Jadis la force morale obtenue par l'habitude du
sacrifice avait assuré aux Vaudois exilés une grande influence dans les
pays de refuge, en Suisse, en France, en Angleterre: aussi «l'Israël des
Alpes» a-t-il conquis dans l'histoire une place bien plus importante que
ne pourrait le faire supposer sa faible population, de seize à dix-sept
mille habitants.

[Illustration: LE MONT ROSE, VUE PRISE DE GALCORO. Dessin de Taylor,
d'après une photographie de E. Lamy.]

La fertilité du sol, la richesse en eaux courantes et l'immense
outillage agricole légué par les générations antérieures retiennent
encore à la culture de la terre la plus grande partie des populations de
l'Italie padane. On essayerait vainement d'évaluer la prodigieuse
quantité de travail représentée par le réseau des canaux d'irrigation,
l'entretien des digues, des fossés, des chemins, l'égalisation de la
surface des champs, la transformations de toutes les pentes cultivées
des montagnes en terrasses ou _ronchi_ d'une parfaite régularité; les
énormes déblais de terrains que se vante d'avoir faits l'industrie
moderne pour la construction des chemins de fer sont peu de chose en
comparaison des gradins de cultures que les paysans ont établis, comme
des escaliers de géants, sur le pourtour de toutes les collines et à la
base de presque tous les monts qui enceignent la vallée du Pô. Le mode
de culture adopté demande en outre un labeur incessant, car ce n'est pas
de la charrue de fer, c'est de la «bêche à fil d'or» que se sert le
paysan: son travail est plutôt du jardinage que de l'agriculture
proprement dite. Aussi la quantité des produits fournis par la grande
plaine, céréales, plantes fourragères, feuilles de mûrier et cocons,
légumes et fruits, fromages dits parmesans, lodésans et d'autres encore,
s'élève-t-elle au moins à la somme de deux milliards et suffit à
maintenir un commerce d'exportation très-considérable. Par certaines
cultures, la Lombardie et le Piémont se trouvent au premier rang dans le
monde, et presque seules en Europe ces contrées possèdent la culture
semi-tropicale du riz, introduite au commencement du seizième siècle.
Quant aux vignobles, ils sont en général mal entretenus et ne donnent
qu'une liqueur médiocre, si ce n'est sur les coteaux d'Asti et du
Montferrat et sur le monticule insulaire de San Colombano, dont les vins
sont très-justement renommés. On dit aussi que le _picolito_ des
environs d'Udine est à peine inférieur au tokay.

Les grandes provinces agricoles de la région du Pô correspondent aux
divisions naturelles du sol, la montagne, la colline et la plaine. La
diversité des terres et des climats a eu pour conséquences,
non-seulement la diversité des cultures, mais encore une différence
essentielle dans le régime de la propriété. Dans les hautes vallées, du
col de Tende au mont Tricorno ou Triglav, la plus grande partie du sol,
pâturages et forêts, était indivise entre tous les habitants d'une même
commune et c'est à grand'peine que la loi italienne, hostile à ce mode
de propriété, parvient à la transformer graduellement. Mais si presque
tous les montagnards sont copropriétaires d'alpes et de forêts communes,
ils ont aussi des lopins de terre qui leur appartiennent en propre;
chacun possède son petit versant de prairie, son rocher qu'il a changé
en jardin à force de travail; l'état social des habitants ressemble à
celui des paysans français, qui, eux aussi, jouissent des avantages de
la petite propriété. Dans les pays de collines, au pied de la montagne,
la terre est divisée en métairies déjà plus grandes, le paysan n'est
plus son propre maître, il est soumis à une foule d'usages et de
redevances d'origine féodale, mais du moins a-t-il une part de produits
dont il peut disposer à son gré. Dans la basse plaine, où le creusement
et l'entretien des canaux nécessite l'emploi de grands capitaux, les
campagnes, quoique toujours divisées en nombreuses parcelles,
appartiennent presque en entier à de riches propriétaires, qui pour la
plupart vivent loin de leurs domaines et les louent à des métayers. La
multitude des cultivateurs reste donc complétement sans ressources
propres et doit travailler à gages sur les terres d'autrui. C'est dans
la région la plus fertile de l'Italie du Nord que vivent les paysans les
plus misérables, les plus souvent décimés par les maladies, les plus
insouciants du privilége de l'instruction. A cet égard, quelle
différence entre eux et les montagnards vaudois des environs de Pignerol
ou les habitants de la Valteline! La province de Sondrio, que forme la
haute vallée de l'Adda, est parmi toutes les contrées de l'Italie celle
qui a l'honneur de compter dans ses limites la moindre proportion
d'hommes absolument ignares.

Un mouvement d'émigration périodique emmène chaque année un grand nombre
de montagnards des Alpes d'Italie dans les cités de la plaine et dans
les pays étrangers. Suivant un vieux proverbe, «il n'y a point de
contrée dans le monde sans passereaux ni Bergamasques;» mais ceux-ci,
fort nombreux il est vrai, ne constituent pourtant qu'une faible
proportion des montagnards nomades qui vont soutenir loin du pays natal,
et jusqu'en Amérique, le dur combat de l'existence. Les Frioulans, les
riverains du lac Majeur et les Piémontais sont parmi les empressés à
quitter les masures paternelles. Les cols des Alpes occidentales, fort
dangereux en hiver à cause de la grande abondance des neiges, ne sont
pratiqués dans cette saison que par des Piémontais descendant à
Marseille et dans les autres villes de la France méridionale; ils
viennent par bandes prendre part à tous les grands travaux publics, à
côté des ouvriers français, qui les aiment peu d'ailleurs, à cause de la
baisse des salaires amenée par leur concurrence. Accoutumés à une
abstinence rigoureuse, les Piémontais peuvent encore se contenter de
prix de misère et s'emparent ainsi, à l'exclusion des ouvriers
provençaux, d'un grand nombre de chantiers; mais cet antagonisme ne peut
que diminuer peu à peu, puisque les salaires de la grande industrie
tendent à s'égaliser dans toutes les contrées de l'Europe par le
groupement des capitaux.

A l'exception des importantes mines de fer qui servaient à fabriquer les
armes si renommées de Brescia, et des gisements d'or du val Anzasca, au
pied des Alpes du mont Rose, où du temps des Romains travaillaient
jusqu'à cinq mille esclaves, et qui de nos jours sont encore exploités
avec quelque fruit, l'Italie du Nord n'a guère de veines métalliques
d'une grande richesse; mais elle a ses carrières de marbre, de gneiss,
de granit, de terre à poterie et à faïence; ces travaux miniers occupent
des populations entières. Quant à l'industrie proprement dite, on sait
quelle fut jadis son importance à l'époque des grandes républiques
italiennes, on sait à quel degré de perfection les ouvriers lombards et
vénitiens avaient porté la fabrication des tissus de soie, des velours,
des étoffes d'or et d'argent, des tapisseries, des glaces, des
verreries, des faïences, des métaux ouvrés, des objets de toute espèce
qui demandent du goût et de l'habileté de main. La perte de la liberté
fut aussi la ruine de l'industrie; mais de nos jours les traditions du
travail se renouent, surtout pour la fabrication des soieries. Seulement
les manufactures manquent de bois et de houille, cet aliment presque
indispensable des machines; l'eau des torrents est la grande force
motrice à laquelle les usiniers doivent avoir recours: c'est à l'issue
des vallées alpines que se fondent presque toutes les grandes usines.

Parmi les anciennes industries qui subsistent encore et qui
appartiennent en propre à l'Italie, il faut citer les pêcheries des
lagunes de Comacchio. L'ensemble de l'étang constitue un immense
appareil de capture, unique dans le monde. Le «grau» de Magnavacca,
devenu à peu près complétement inutile pour la navigation, sert
maintenant de porte d'entrée aux eaux du canal Palotta, que l'on peut
justement désigner sous le nom d'aorte de l'étang. Ce canal, creusé de
1631 à 1634, apporte les eaux salées dans l'intérieur du continent et,
par d'ingénieuses ramifications de canaux secondaires, munis de vannes
et d'écluses, fait circuler le flot vivifiant jusqu'aux extrémités des
lagunes: la grande nappe de Mezzano qui occupe toute la partie
occidentale des _valli_ s'est trouvée ainsi rattachée aux étangs du
littoral, et ses eaux douces se sont changées en eaux salées. Les divers
bassins endigués, dans chacun desquels viennent déboucher les artères et
les artérioles du canal Palotta, sont autant de champs où le poisson
apporté par l'eau marine vient s'ensemencer et se développe à foison; le
labyrinthe à double et triple fond qui donne accès aux hôtes venus du
large ne les laisse plus sortir; ils restent dans les réservoirs et,
quand arrive la saison de la récolte, c'est par charges entières de
bateaux qu'on les ramasse dans les filets. Spallanzani a vu prendre dans
un seul «champ» et durant une seule nuit plus de 60,000 livres de
poisson. Cette énorme quantité a été quelquefois dépassée; alors on
utilise toute la masse de chair pour les engrais. La population des
pêcheurs de Comacchio se compose d'un peu plus de cinq mille individus,
presque tous remarquables par leur grande taille, leur force, leur
souplesse. Ainsi que le fait remarquer le pisciculteur Coste, c'est un
fait des plus curieux qu'une colonie tout entière, réfugiée dans l'île
solitaire de Comacchio, isolée de toutes les contrées voisines par de
vastes lagunes, réduite pour vivre à exploiter les eaux comme les autres
exploitent leurs sillons, soumise à un régime alimentaire exclusivement
formé de trois espèces de poissons, le muge, l'anguille, l'acquadelle,
ait pu traverser une longue série de siècles en conservant le type de sa
race dans un état aussi florissant que les populations des plus riches
territoires. Malheureusement les pêcheurs de Comacchio ne sont pas
propriétaires de leurs «champs»: ceux-ci appartiennent à l'État et à de
riches particuliers; les ouvriers, astreints à un travail fort pénible,
vivent dans de grandes casernes au milieu des îlots, et leurs femmes,
leurs mères, n'ont pas même le droit de les visiter; ils ne retournent à
la ville qu'à des époques fixées.

[Illustration: N° 66.--LAGUNES DE COMACCHIO.]

L'énorme population de la vallée du Pô, à peine inférieure à celle de
tout le reste de l'Italie continentale, est inégalement répartie suivant
les différences du relief et de la fertilité du sol; mais si ce n'est
dans les hautes et froides régions des Alpes, les habitants sont partout
groupés en bourgades et en cités; du haut d'une tour, c'est par dizaines
qu'on voit leurs masses rouges et blanches trancher çà et là sur la
verdure; mais les hameaux, les villages manquent presque complètement.
Les métayers étant les seuls habitants de la campagne proprement dite,
la population rurale ne peut s'agglomérer, toutes les familles de
cultivateurs restent dans l'isolement, tandis que les nombreux
propriétaires terriens vivent tous dans les petites villes et leur
donnent une richesse d'aspect que n'ont point les localités de même
importance dans les autres parties de l'Europe. A égalité de surface,
aucune région du continent n'est aussi peuplée que l'Italie du Nord; si
l'on ne tient compte que des contrées agricoles, la Lombardie est la
partie du continent où les villes sont le plus pressées les unes contre
les autres: il faut aller jusque sur les bords du Gange et dans la
«Fleur du Milieu» pour trouver de pareilles agglomérations humaines[65].

[Note 65:

                                 Population     Population
                Superficie.       en 1871.     kilométrique.

Piémont       29,005 kil. car.    2,900,000         100
Lombardie     23,533    »         3,470,000         147
Vénitien      23,658    »         2,640,000         112
Émilie        22,288    »         2,270,000         105
             __________________  ___________       _____
              98,484 kil. car.   11,280,000         114
]

Les grandes villes y sont aussi fort nombreuses, et parmi ces villes,
presque toutes ont acquis, par leurs monuments, leurs trésors d'art,
leurs souvenirs historiques, un nom considérable parmi les cités de
l'univers. Dans une contrée comme celle du bassin padan, où les
agriculteurs sont partout groupés en multitudes et où les communications
ont toujours été des plus faciles, les centres de population pouvaient
se déplacer sans peine, suivant les hasards des guerres et les diverses
vicissitudes de l'histoire. De là cette foule de villes célèbres comme
chefs-lieux d'anciennes républiques ou comme résidences royales et
ducales.

Cependant il est à la base des Alpes et des Apennins des cités qui
occupent un emplacement indiqué d'avance par la nature. Ce sont les
localités placées aux débouchés des passages de montagnes et servant à
la fois d'entrepôts naturels pour le commerce et de sentinelles
militaires. Ainsi l'antique Ariminum, la Rimini moderne, située à
l'angle méridional de la grande plaine du Pô, gardait à l'époque romaine
l'étroit littoral ouvert entre l'Adriatique et la base des Apennins.
C'est là que se trouvait l'entrée de l'Italie du Nord. La voie
Flaminienne, descendue des montagnes, y atteignait la mer; la voie
Émilienne, qui est encore aujourd'hui la grande ligne de communication
entre le Piémont et l'Adriatique, y prenait son point de départ; là
aussi commençait la voie qui suivait le littoral en se dirigeant sur
Ravenne. Plus tard, lorsque Rome n'était plus la capitale de la
Péninsule et du monde, et que l'Italie était encore divisée en États
ennemis, les villes situées à l'entrée de la plaine du côté du sud et
aux passages du Pô, Bologne, Ferrare, avaient aussi une grande
importance stratégique. Plaisance, placée au défilé du Pô, entre le
Piémont et l'Emilie, est encore une place de guerre de premier ordre;
Alexandrie, située près du confluent du Tanaro et de la Bormida, dans
une plaine des plus fameuses par ses batailles sanglantes, était
également destinée par sa position à devenir une formidable citadelle,
quoique par dérision elle porte encore le nom d'Alexandrie de «la
Paille». Enfin, dans le voisinage de la France et de l'Autriche, chaque
vallée possédait à son issue un verrou de fermeture: Vinadio,
Château-Dauphin, Pignerol, Fenestrelle, Suse et d'autres places,
devenues intenables pour la plupart à cause de la grande puissance de
l'artillerie moderne, étaient les forteresses, si souvent tournées, qui
devaient protéger l'Italie contre ses puissants voisins.

[Illustration: N° 68.--ISSUES DE LA VALLÉE DE L'ADIGE.]

Mais depuis la ruine de l'empire romain le débouché des Alpes qu'il fut
toujours le plus indispensable de mettre en état de défense est celui
qui descend du Brenner. Au point de vue militaire, les plaines qui
s'étendent au sud du lac de Garde, des bords du Mincio à ceux de
l'Adige, sont le point faible de l'Italie. L'histoire l'a bien prouvé.
Les populations pacifiques des campagnes avaient eu beau vouer aux dieux
le passage du Brenner et le mettre solennellement sous la protection des
tribus limitrophes, les hordes guerrières d'outre-mont ne se laissèrent
point arrêter par des autels; trop souvent, comme un fleuve qui
s'épanche par-dessus une écluse trop basse, elles descendirent en
torrent dans les plaines de l'Italie, pillant les villes et massacrant
les hommes. Nulle région de la terre n'est plus teinte de sang. Jusque
dans la dernière moitié de ce siècle les débouchés de la haute vallée de
l'Adige ont été le principal théâtre des batailles qui se livraient pour
la possession de l'Italie. Pas une ville, pas un village de cet étroit
district qui ne soit devenu tristement célèbre dans l'histoire de
l'humanité: c'est là que se trouvent les champs de bataille et de mort
de Castiglione, de Lonato, de Rivoli, de Solferino, de Custozza. Lorsque
les Autrichiens possédaient la Lombardo-Vénétie, ils avaient eu soin de
fortifier les abords de la grande porte de l'Adige par les quatre
formidables citadelles dites du quadrilatère, Vérone, Peschiera,
Mantoue, Legnago, et par un grand nombre d'autres ouvrages moins
importants: c'étaient les «clefs de la maison». L'Italie, redevenue
maîtresse chez elle, les a reprises; la porte lui était fermée;
maintenant elle l'est contre l'Autriche.

Les mêmes conditions de sol qui assuraient d'avance une grande
importance stratégique aux débouchés des Alpes et des Apennins devaient
aussi leur donner un rôle considérable dans l'histoire du commerce:
places de guerre et villes d'échanges ne pouvaient se placer qu'à la
descente des cols, les unes pour surveiller jalousement le passage, les
autres au contraire pour recevoir avec joie les voyageurs et les
marchandises, source de leurs richesses. Toutefois, génie militaire et
commerce ne se plaisant guère dans le voisinage l'un de l'autre, les
entrepôts d'échanges se sont établis pour la plupart de manière à jouir
des avantages que présentent les grands chemins naturels des peuples,
tout en évitant les tracasseries et les périls que l'état de guerre ou
de paix armée entraîne toujours avec lui. L'ordre d'importance des
villes commerciales se trouve naturellement réglé par le nombre des
passages fréquentés qui viennent y aboutir. Une localité située sur une
seule de ces grandes routes n'est qu'une simple étape; au débouché de
deux ou de trois cols, elle devient déjà un centre de population et de
richesses; au point de jonction d'un plus grand nombre de chemins, c'est
une capitale. Ainsi Turin, vers laquelle convergent toutes les routes
traversières des Alpes, du massif du mont Blanc à la racine des
Apennins, est par sa position même un des points vitaux du commerce
européen. Milan, où viennent aboutir les sept grandes routes alpines du
Simplon, du Gothard, du Bernardin, du Splugen, du Julier, de la Maloya,
du Stelvio, est également un _emporium_ nécessaire; de même Bologne, que
des marais et le lit du Pô, difficile à franchir, séparaient autrefois
des Alpes, mais que des chemins de fer rattachent maintenant à tous les
grands cols de l'hémicycle des montagnes; c'est là que viennent se
réunir les lignes de Vienne, de Paris, de Marseille et de Naples.

[Illustration: N° 69.--PASSAGES DES ALPES.]

Sans la création des routes, la vallée du Pô n'aurait jamais eu dans
l'histoire de l'Europe l'importance relative qu'elle possède. La haute
muraille elliptique des Alpes la séparait complétement de la France, de
la Suisse et de l'Allemagne, tandis qu'au sud le rempart moins élevé des
Apennins rendait les communications difficiles avec les vallées du Tibre
et de l'Arno; le pays n'était ouvert que du côté de la mer Adriatique,
en face d'un rivage escarpé, sauvage, encore de nos jours habité par des
populations demi-barbares. Dans tout le continent d'Europe il n'est pas
de région naturelle qui soit plus enfermée, dont l'enceinte soit plus
haute et plus difficile à franchir, du moins pour les habitants de la
plaine inférieure; mais l'ouverture des grandes routes carrossables et
des chemins de fer a changé tout cela, et l'Italie du Nord est devenue
pour le commerce de l'Europe un des principaux centres d'appel et de
répartition. Par Venise, elle tient l'Adriatique; par les voies ferrées
des Apennins, elle a Gênes, Savone, le golfe de Spezia et la mer
Tyrrhénienne; elle commande à la fois les deux mers qui baignent
l'Italie. Le chemin de fer de Modane, ceux du Brenner et du Semmering
font converger vers la basse Lombardie une partie des échanges de la
France, de l'Allemagne, de l'Autriche; bientôt d'autres lignes du grand
réseau européen, descendant de Pontebba, du Saint-Gothard, du mont
Genèvre, du col de Tende, vont s'unir comme au centre d'une immense zone
dans les cités florissantes de la vallée du Pô. La position de plus en
plus centrale que cette convergence des routes assure à la contrée,
contribue avec la merveilleuse fécondité de ses campagnes et ses autres
priviléges à faire de l'Italie du Nord une des parties les plus vivantes
du grand organisme de l'Europe. L'histoire, c'est-à-dire le travail
humain, a modifié la géographie primitive: ce n'est plus dans Rome,
c'est dans l'ancienne Gaule cisalpine que se trouve désormais le vrai
centre de la Péninsule. Si pour le choix d'une capitale les Italiens
avaient considéré l'importance réelle dans le monde du travail et non
les traditions du passé, au moins quatre cités de la plaine du nord,
Turin, Milan, Venise, Bologne, auraient pu briguer l'honneur d'être la
«première entre leurs pareilles».

Turin, quoique fort ancienne et jadis brûlée par Hannibal, est
cependant, en comparaison des autres cités d'Italie, une ville moderne,
et ses rues larges, régulières, coupées à angles droits, la font
ressembler aux capitales improvisées des États du Nouveau Monde; avant
d'avoir été choisie comme résidence ducale, c'était une toute petite
ville de province. C'est que du temps des Romains, et même pendant une
partie du moyen âge, le grand chemin de la Péninsule vers les Gaules
suivait le littoral du golfe de Gênes. Le passage du mont Genèvre était
relativement assez fréquenté, les anciens documents le prouvent, mais il
n'en est pas moins vrai que, lorsque le mouvement des échanges entre les
deux versants des Alpes se fut déplacé dans la direction du nord-ouest,
le manque de larges routes frayées à travers les rochers et les neiges
faisait hésiter les voyageurs entre les divers cols des Alpes, de
l'Argentière au Grand-Saint-Bernard; nulle issue des hautes vallées ne
pouvait prendre d'importance prépondérante dans le commerce de l'Italie.
D'ailleurs les Alpes étaient fort redoutées par les voyageurs, et la
part de trafic qui revenait à chacune des villes situées au débouché des
passages était bien peu de chose. Cependant des villes d'étapes se
trouvaient à la descente de chacun des cols, de même qu'à l'issue des
sentiers de l'Apennin: Mondovi, la triple ville bâtie sur trois cimes;
Coni (Cuneo), si bien placée sur sa terrasse triangulaire, entre la
Stura et le Gesso, où s'écoulent les ruisseaux d'eau sulfureuse,
toujours fumante, de Valdieri; Saluces, qui s'élève en pente douce à la
base des contre-forts du Viso; Pignerol (Pinerolo), que domine son
ancien château fort, si souvent employé comme prison d'État; Suse, porte
italienne du mont Cenis; Aoste, riche encore en débris de l'époque
romaine; Ivrea, bâtie sur l'emplacement de l'ancien glacier descendu du
mont Rose; Biella, si riche en manufactures de lainages. Les villes
situées plus bas dans la plaine, au point de rencontre de plusieurs
routes alpines, devaient aussi prendre une certaine importance locale.
Telles sont, dans le haut Piémont, Fossano, bâtie sur sa terrasse
caillouteuse, à la jonction des routes de Mondovi et de Cuneo;
Savigliano, où les chemins des vallées de la Macra et du Pô s'ajoutent
aux précédentes; Carmagnola, où vient aboutir en outre la principale
route des Apennins. Dans le Piémont oriental, la ville la plus populeuse
est Novare, située au débouché commercial du lac Majeur, au milieu des
campagnes les plus fertiles, qui en font le principal marché des
céréales à l'ouest de la Lombardie; Vercelli, bâtie sur la Sesia,
au-dessous du confluent de toutes les rivières qui descendent des
massifs du mont Rose, jouit d'avantages semblables à ceux de Novare;
Casale, l'ancienne capitale du Montferrat, occupe un des passages du Pô,
dont elle défend les abords en temps de guerre par ses fortifications.

Grâce à sa position centrale entre toutes ces villes du haut et du bas
Piémont et à la convergence dans ses murs de tous les chemins des cols,
Turin est devenu le centre naturel du commerce de la haute vallée du Pô
jusqu'au Tessin. On sait combien le mouvement des échanges s'est accru
au profit de cette ville, surtout depuis qu'elle est débarrassée du
périlleux honneur d'être capitale de royaume; le vide laissé par la cour
et les hautes administrations a été comblé, et au delà, par les
immigrants qu'y ont amenés les chemins de fer. Ses bibliothèques, son
beau musée, ses diverses sociétés en font aussi l'un des centres
intellectuels de la Péninsule; par ses manufactures de soieries et de
lainages, ses papeteries, ses fabriques diverses, elle occupe aussi l'un
des premiers rangs en Italie. En outre elle a d'admirables sites dans
les environs: par la colline de la Superga, située à quelques kilomètres
à l'est et dominée par une somptueuse église, elle commande le plus beau
panorama des Alpes italiennes. Dans la grande banlieue, de nombreuses
petites villes, bien connues par leurs châteaux, leurs parcs, leurs
villas de plaisance, Moncalieri, Chieri, Carignano, offrent encore de
plus beaux paysages que Turin: lieux de villégiature pour les habitants
de la capitale, ils participent à sa prospérité. Quant aux villes
situées dans le bassin du Tanaro, au sud du massif des collines de
Turin, elles forment un groupe naturellement distinct et possèdent un
rôle géographique spécial: ce sont les intermédiaires naturels entre la
haute vallée du Pô, la Lombardie et les côtes génoises. Alexandrie
(Alessandria), place de guerre d'une régularité maussade, qui a remplacé
comme point stratégique Tortone et Novi, situées dans la même plaine,
est le centre de convergence de huit lignes de chemins de fer et par
conséquent l'une des villes de l'Italie où s'opère le plus grand
mouvement de passage. Les cités voisines, Asti, fameuse par ses vins
mousseux, et Acqui, célèbre depuis l'époque romaine par ses abondantes
sources thermales, sont aussi des localités importantes de commerce. Les
Israélites d'Acqui sont nombreux et fort riches[66].

[Note 66: Principales communes du Piémont (ville et banlieue) en
1872:

Turin (Torino)            208,000 hab.
Alexandrie (Alessandria)   57,000  »
Asti                       31,000  »
Novare (Novara)            30,000  »
Casale Monferrato          28,050  »
Verceil (Vercelli)         27,000  »
Coni (Cuneo)               23,000  »
Mondovi                    17,700  »
Savigliano                 17,600  »
Pignerol (Pinerolo)        16,500  »
Fossano                    16,500  »
Saluces (Saluzzo)          16,400  »
Chieri                     16,000  »
Tortone (Tortona)          13,700  »
Carmagnola                 13,000  »
Novi                       12,400  »
]

La capitale de la Lombardie, Milan, est à tous les points de vue l'une
des têtes de l'Italie: par sa population, y compris ses faubourgs, elle
n'est inférieure qu'à Naples; par son commerce, elle ne le cède qu'à
Gênes; par son industrie, elle égale ces deux villes; par son mouvement
scientifique et littéraire, elle est probablement la première des cités
entre les Alpes et la mer de Sicile. Dès les origines de l'histoire
Milan, débouché naturel des deux lacs Majeur et de Como, nous apparaît
comme une ville celtique importante, et depuis les avantages de sa
position lui ont assuré tantôt l'un des rangs les plus élevés, tantôt la
prépondérance parmi toutes les autres cités de l'Italie du Nord. Au
moyen âge on lui donnait le nom de «seconde Rome» à cause de sa
puissance; elle avait déjà 200,000 habitants à la fin du treizième
siècle, tandis que Londres n'en avait encore que la sixième partie. Les
eaux manquaient à Milan, car elle ne possédait que le faible ruisseau
d'Olona; elle s'est donné de véritables fleuves dans le Naviglio Grande
et la Martesana, qui lui apportent près de deux fois plus d'eau que la
Seine n'en roule à Paris dans la saison d'étiage. Elle s'était construit
aussi des monuments magnifiques, mais la plupart d'entre eux ont péri
pendant les guerres si nombreuses qui ont dévasté le Milanais; presque
dans son entier la ville a pris l'aspect d'une des cités modernes de
l'Europe occidentale. Son édifice le plus fameux, le «Dôme», n'est, au
point de vue de l'art, qu'un énorme travail de ciselure, un bijou hors
de toute proportion; mais par la beauté des matériaux employés, par le
fini des détails, par la foule prodigieuse des statues, que l'on dit
être au nombre de sept mille, cette cathédrale est bien une des
merveilles de l'architecture. Elle possède non loin du lac Majeur, près
des bouches de la Toce, deux grandes carrières, l'une de marbre blanc,
l'autre de granit, qui depuis la fin du quatorzième siècle servent
uniquement à la construction et à l'entretien de l'immense édifice.

Fière de son passé, confiante dans ses destinées, la capitale de la
Lombardie tient à honneur de ne jamais obéir servilement aux impulsions
du dehors; elle a ses opinions, ses moeurs, ses modes particulières, et
tout ce qu'elle accepte de l'étranger reste imprimé d'un sceau
d'originalité locale. De même chacune des villes qui se pressent dans la
plaine lombarde cherche à garder son caractère propre. Toutes
s'attachent à leurs anciennes traditions et se glorifient de leurs
annales. Como, à l'issue de son beau lac, est l'antique cité libre,
rivale de Milan, enrichie aujourd'hui par ses filatures de soie et par
les produits de la Brianza; Monza, entourée de parcs et de maisons de
campagne, est la ville du couronnement; Pavie, «aux cinq cent vingt-cinq
tours» aujourd'hui renversées, se rappelle qu'elle fut la résidence des
rois lombards et montre avec orgueil son Université, l'une des premières
en date de l'Europe, et dans le voisinage sa magnifique Chartreuse,
merveille de la Renaissance, et le couvent le plus somptueux de
l'Italie; Vigevano, de l'autre côté du Tessin, a son beau château et
dans les campagnes environnantes les plus belles cultures de la contrée;
Lodi, encore fort commerçante, fut au onzième siècle la cité la plus
puissante de l'Italie après Milan et soutint contre elle de terribles
guerres d'extermination; Crémone, vieille république qui fut également
en lutte avec Milan, se vante de son _torrazzo_ de 121 mètres, qui fut
la plus haute tour du monde avant la construction des grandes
cathédrales gothiques; Bergame, dominant de sa colline les riches
plaines du Brembo et du Serio, dit être, comme si Florence n'existait
pas, la ville de l'Italie la plus féconde en grands hommes; plus
orgueilleuse encore, Brescia, la ville des armes, se proclame la mère
des héros.

Mantoue, située sur le Mincio et l'une des cités fortifiées du
quadrilatère, peut être considérée comme en dehors de la Lombardie
proprement dite, bien qu'elle lui appartienne politiquement. Cette
ville, où les Israélites sont plus nombreux en proportion que dans les
autres cités non maritimes de l'Italie, est surtout une grande
forteresse militaire; elle a singulièrement perdu du son ancienne
activité commerciale; ses marais, ses bois, ses rizières, ses fossés
d'écoulement, ses canaux fortifiés, tout son labyrinthe d'eaux,
exceptionnel même dans l'humide Lombardie, éloignent les habitants de la
patrie de Virgile. Enfin les villes situées dans le coeur des montagnes,
telles que Sondrio, le chef-lieu de la Valteline, sur la haute Adda, et
la charmante Salo, aux maisons de campagne éparses au milieu des
bosquets de citronniers, sur les bords du lac de Garde, ont aussi leur
physionomie toute spéciale; bien distincte de celle des cités de la
plaine lombarde[67].

[Note 67: Principales communes (ville et banlieue) de la Lombardie
en 1872:

Milan (Milano)      262,000 hab.
Brescia              39,000  »
Bergame (Bergamo)    37,000  »
Crémone (Cremona)    31,000  »
Pavie (Pavia)        30,000  »
Mantoue (Mantova)    27,000  »
Monza                25,000  »
Como                 24,000  »
Lodi                 20,000  »
Vigevano             19,500  »
]

[Illustration: N° 70.--LACS ET CANAUX DE MANTOUE.]

Les grandes villes d'outre-Pô, dans l'Émilie, ont pour la plupart moins
de caractère que celles de la plaine lombarde, sans doute parce qu'elles
se trouvant sur le parcours de la voie Émilienne, à la base des
Apennins, et que le mouvement incessant des marchands et des soldats a
effacé ce qu'elles avaient d'original; Plaisance, curieuse par ses
monuments et ses souvenirs, et fort importante comme intermédiaire
d'échanges entre le Piémont, la Lombardie et l'Émilie, est une ville de
guerre assez triste; Parme, ancienne résidence princière, a sa riche
bibliothèque, son musée, et dans ses églises les merveilleuses fresques
du Corrége; Reggio, autre étape importante de la voie Émilienne, n'a
plus la célèbre _Nuit_ du Corrége, qui fut avec l'Arioste le plus
illustre des enfants du pays; Modène, qui était naguère, comme Parme, la
capitale d'un duché, a aussi son musée et la précieuse collection de
livres et de manuscrits dite bibliothèque _Estense_. La capitale
actuelle de l'Émilie, Bologne la «Docte», qui a pris pour sa devise le
mot _libertas_, a mieux gardé son originalité: elle est restée l'une des
cités les plus curieuses de l'Italie par son vieux cimetière étrusque,
ses palais, ses édifices du moyen âge, ses deux tours penchées, dont
l'inclinaison augmente légèrement de siècle en siècle. Bologne, comme
centre commun de toutes les voies ferrées qui descendent des Alpes et
des Apennins, jouit actuellement d'une grande prospérité commerciale et
sa population s'accroît rapidement. Si les Italiens n'avaient eu à se
laisser guider pour le choix d'une capitale que par des considérations
économiques, nul doute qu'ils n'eussent choisi Bologne comme le point
vital par excellence de la Péninsule. Il est malheureux que les
campagnes avoisinantes soient si fréquemment dévastées par le Reno: ce
sont les désastres causés par les inondations qui ont fait perdre à
Bologne son ancien titre de «Grasse».

Non loin de Bologne ranimée par le commerce, d'autres anciennes
capitales restent dans un abandon relatif et n'ont plus que des édifices
pour attester leur ancienne gloire. Ferrare, devenue fameuse par la
naissance de l'Arioste et par toutes les atrocités de la maison d'Este,
est déchue depuis que le Pô a cessé d'y couler pour développer son cours
beaucoup plus au nord; cependant la population de sa commune aux maisons
éparses est encore fort considérable, Ravenne, l'ancienne «Rome»
d'Honorius et de Théodoric le Goth, choisie comme capitale d'empire à
cause de la difficulté de ses abords marécageux, la résidence que les
exarques d'Italie ont remplie de beaux édifices byzantins, si curieux et
même uniques dans l'histoire de l'art italien par leur style
d'architecture et leurs admirables mosaïques, a été délaissée, non par
le fleuve, mais par un golfe de la mer elle-même; elle se trouvait du
temps des Romains en communication directe avec l'Adriatique, et
maintenant elle ne s'y rattache que par un canal artificiel de 11
kilomètres de longueur, accessible aux navires de 4 mètres de tirant
d'eau, et le port de Gorsini, également dû au travail de l'homme; les
anciens ports romains ont complétement disparu. Quant à l'ancienne ville
étrusque d'Adria, située au nord du Pô, dans le Vénitien, il y a plus de
deux mille ans déjà qu'elle ne mérite plus de donner son nom à la mer
voisine. Elle en est éloignée d'environ 22 kilomètres, mais il n'est pas
exact de dire qu'à l'époque romaine la mer se trouvât dans le voisinage
immédiat. Le nom même que l'on donnait à Adria, «ville des Sept Mers,»
prouve qu'elle était environnée d'étangs. C'est probablement aussi à un
port lacustre ou de rivière qu'un des villages situés dans la plaine, à
la base des collines Euganéennes, doit son nom de Porto. La bourgade de
Copparo, située dans la Polesina de Ferrare, aux abords des grands
marais non encore desséchés de la vallée inférieure du Pô, ne doit sa
population de près de 30,000 habitants qu'à l'énorme superficie de la
commune d'environ 40,000 hectares.

Les villes populeuses et célèbres par les événements de l'histoire se
pressent dans l'angle méridional de la plaine, dite de la Romagne, entre
les Apennins et la mer. Imola, fort riche en eaux minérales, dresse ses
tours d'enceinte crénelées au bord du Santerno; Lugo, «la ville des
belles Romagnoles,» est au centre même de la région du Ravennais et,
grâce à sa position, est devenue un marché de denrées fort animé;
Faenza, traversée par la voie Émilienne, inflexiblement droite, est
plutôt une ville agricole qu'un centre industriel, quoiqu'elle ait donné
son nom aux faïences, qui enrichissent maintenant tant de districts de
la France et de l'Angleterre; Forli, chef-lieu de province, est, après
Bologne, la cité la plus populeuse de la base des Apennins de Romagne;
Cesena est connue surtout par l'excellence du chanvre qui croît dans ses
campagnes; enfin Rimini, où la voie Émilienne atteint le littoral, a
gardé quelques ruines romaines, et notamment la porte triomphale qui
indiquait l'entrée de toute l'Italie du Nord[68]. La population de cette
contrée est peut-être la plus solide et la plus énergique de toute la
Péninsule. Les Romagnols ont des passions violentes et de la force pour
les servir. Il sont une race de héros ou de criminels.

[Note 68: Principales communes (ville et banlieue) de l'Émilie en
1872:

Bologne (Bologna)      116,000 hab.
Ferrare (Ferrara)       72,000  »
Ravenne (Ravenna)       59,000  »
Modène (Modena)         52,000  »
Reggio                  51,000  »
Parme (Parma)           46,000  »
Forli                   38,000  »
Faenza                  36,000  »
Cesena                  35,500  »
Plaisance (Piacenza)    35,000  »
Rimini                  34,000  »
Imola                   28,000  »
Copparo                 27,000  »
Lugo                    24,000  »
]

Plusieurs cités du Vénitien sont d'importants chefs-lieux de provinces:
Padoue, si riche en précieux monuments de l'art, la ville d'université
et l'ancienne rivale de Venise; Vicence, qu'embellissent les monuments
bâtis par Palladio; Trévise, sur la Sile; Bellune, dans la haute vallée
de la Piave; Udine, où l'on montre une haute butte de terre qu'aurait
fait élever Attila pour contempler l'incendie d'Aquilée. Palmanova, sur
les frontières de l'Austro-Hongrie, est une place forte, la plus
régulière du monde; elle a la forme d'une croix d'honneur enjolivée de
dessins en relief. Bien autrement puissante, la cité militaire de
Vérone, à l'autre extrémité du territoire vénitien, a pris une grande
part dans l'histoire de l'Italie; mais comme ville de commerce et
d'industrie elle est fort déchue de son antique prospérité. Très au
large dans son enceinte de murs et de bastions, elle n'a plus une
population suffisante pour expliquer la multitude de ses beaux édifices
publics du moyen âge et les énormes dimensions de son amphithéâtre
romain, où cinquante mille spectateurs peuvent s'asseoir à la fois. Mais
de toutes les cités de la Vénétie, celle qui s'est peut-être le plus
amoindrie en comparaison de son passé, c'est Venise elle-même, la «reine
de l'Adriatique».

[Illustration: N° 71.--PALMANOVA.]

Venise est une ville fort ancienne. Des restes de constructions
romaines, retrouvés dans l'île de San Giorgio au-dessous du niveau de la
mer et cités en témoignage de ce phénomène curieux de l'affaissement
graduel des lagunes vénitiennes, ont également prouvé, contrairement à
l'opinion générale, que les îlots boueux du golfe étaient peuplés avant
l'invasion des Barbares; ces terres à demi émergées ont pu servir de
lieu de refuge aux populations riveraines, précisément parce qu'elles
offraient des ressources comme entrepôts de commerce. Toutefois la vraie
Venise date seulement du commencement du neuvième siècle, époque à
laquelle le gouvernement de la république maritime s'installa dans la
grande île. On sait quelle fut la prodigieuse fortune de la ville
habitée par les descendants des anciens Venètes. Située, comme elle
l'est, dans une région intermédiaire, à la fois séparée de la mer par
les _lidi_ et de la terre ferme par des estuaires et des espaces
fangeux, Venise avait l'inappréciable privilége, pendant les incessantes
guerres qui désolaient l'Europe, d'être à peu près inattaquable par tout
ennemi venu du continent ou débarqué de la mer. Elle, de son côté,
pouvait à son-gré envoyer des expéditions de commerce ou de guerre sur
tous les rivages de la Méditerranée pour y fonder des comptoirs ou des
forteresses. De toutes les républiques commerçantes de l'Italie, c'est
celle qui, après bien des luttes soutenues avec le plus ardent
patriotisme, devint la plus puissante et la plus riche. C'est d'ailleurs
celle qui avait la meilleure position pour la facilité des échanges.
Disposant des avantages d'un flux de marée plus élevé que celui de la
plupart des parages méditerranéens, Venise se trouve à peu près au
centre des régions qui constituaient au moyen âge tout le monde
commercial; en outre, la position qu'elle occupe, à l'extrémité de
l'Adriatique, non loin de la partie des Alpes où le seuil des monts
s'abaisse entre les plateaux de l'Illyrie et les crêtes neigeuses de la
Carinthie et du Tirol, lui permettait de communiquer facilement avec
tous les marchés de l'Allemagne, des Flandres, de la Scandinavie. En
contact avec des hommes de tout pays, le Vénitien voyait les étrangers
sans préjugé de haine: il accueillait les Arméniens, il faisait même
alliance avec les Turcs. A l'époque des croisades, la république de
Venise était le plus respecté des États de l'Europe, celui qui, par
l'absence de tout fanatisme religieux, avait le rôle politique le plus
impartial, et dont les ambassadeurs avaient le plus d'autorité. Mais cet
ascendant était soutenu par une énorme puissance matérielle. Venise
posséda jusqu'à trois cents navires de guerre montés par trente-six
mille marins, et les richesses du monde, acquises par le trafic
légitime, apportées en tributs ou ravies par la conquête, vinrent
s'entasser dans ses deux mille palais et ses deux cents églises; un seul
de ses îlots eût acheté un royaume d'Afrique ou d'Asie. Sur un fond de
boue, où jadis le pêcheur posait avec précaution sa cabane de
branchages, s'était dressée une ville somptueuse, la plus belle de
l'Occident. Des forêts entières de mélèzes, coupées sur les montagnes de
la Dalmatie, avaient servi à consolider le sol; plus de quatre cents
ponts de marbre réunissaient d'îlot en îlot le réseau des rues et des
places, et de superbes digues de granit, construites «avec l'argent de
Venise et l'audace de Rome» défendaient la ville merveilleuse contre les
fureurs de la mer. Les splendeurs de l'industrie et les magnificences de
l'art contribuaient à faire de _Venezia la Bella_ une cité sans égale.

[Illustration: VENISE. Dessin de J. Moynet, d'après une photographie.]

Mais les découvertes géographiques, auxquelles Venise elle-même avait
pris, par ses navigateurs et ses caravanes de commerce, une si large
part, vinrent porter un coup décisif à la puissance de la ville
italienne. La Méditerranée cessa d'être la mer commerciale par
excellence, et la circum-navigation de l'Afrique, la découverte du
Nouveau Monde reportèrent sur les bords de l'Atlantique boréal le siége
du grand commerce. Désormais Venise était condamnée à dépérir; le chemin
des Indes ne lui appartenait plus, et du côté de l'Orient le pouvoir
grandissant des Turcs limitait étroitement le cercle de son marché.
Toutefois elle disposait encore de telles ressources et son organisation
était si forte, que la cité put maintenir son indépendance plus de trois
siècles après la perte de ses comptoirs. Elle ne succomba que par le
déplorable abandon d'un allié, le général Bonaparte.

La période de sa plus grande décadence est celle du régime autrichien;
en 1840 la ville n'avait plus même cent mille habitants; des centaines
de ses palais étaient en ruines; l'herbe croissait sur ses places et les
algues encombraient les marches de ses quais. Depuis, la prospérité
revient peu à peu. La ville, rattachée au continent par un des ponts les
plus remarquables du monde, puisqu'il n'a pas moins de 222 arches et que
sa longueur dépasse 3,600 mètres, peut expédier directement les denrées
et les marchandises reçues de l'intérieur; ses ports, sans avoir autant
d'activité que celui de Trieste, et récemment privés de la franchise qui
leur permettait de faire concurrence à leur rivale istriote, ont
pourtant un commerce de cabotage et d'escale fort sérieux, surtout
depuis que la vapeur se substitue graduellement à la voile; le mouvement
des navires y égale à peu près la moitié de celui de Gênes[69]. Enfin la
fabrication des glaces, des dentelles, et d'autres industries donne une
vie nouvelle à Venise et aux villes annexes situées dans les lagunes,
Malamocco, Burano, Murano, Chioggia: des milliers d'ouvriers y sont
toujours employés à fondre ces verroteries multicolores qui s'expédient
dans toutes les parties du monde et servent encore de monnaie dans
certaines contrées de l'Orient et au centre de l'Afrique. D'ailleurs,
quoique bien inférieure en population et en activité à ce qu'elle fut
jadis, Venise n'a-t-elle pas toujours ce qui la fait tant aimer par les
artistes et les poëtes, son doux climat, son beau ciel, ses horizons si
pittoresques, sa vie joyeuse, ses fêtes, la place Saint-Marc, et dans
ses palais d'une architecture à la fois italienne et mauresque, les
admirables toiles de ses grands maîtres, Titien, Tintoret, Véronèse[70]?

[Note 69: Mouvement du port de Venise:

1865                               499,000 tonnes.
1867                               670,000    »
1871 (5,180 navires)               743,000    »
1874 (départem. maritime entier) 1,143,500    »
Valeur des échanges par terre et par mer (1869): 514,000,000 fr.]

[Note 70: Communes (ville et banlieue) du Vénitien contenant plus de
15,000 habitants en 1872:

Venise (Venezia)   129,000 hab.
Vérone (Verona)     67,000  »
Padoue (Padova)     66,000  »
Vicence (Vicenza)   38,000  »
Udine               30,000  »
Trévise (Treviso)   28,000  »
Chioggia            26,000  »
Bellune (Belluno)   15,000  »
]



III

LIGURIE OU RIVIÈRE DE GÊNES


En comparaison du large bassin où s'unissent les eaux du Pô et de ses
affluents, la Ligurie n'est qu'une étroite bande de littoral, un simple
versant de montagnes; mais son peu d'étendue ne l'empêche pas d'être une
des régions de l'Italie les mieux délimitées par la nature, l'une de
celles qui se distinguent le mieux par leurs traits géographiques, et
dont les populations ont eu en conséquence le plus d'originalité dans
leur histoire. Au bord de leurs grèves, que domine l'âpre muraille des
Apennins, les Génois devaient vivre d'une vie longtemps distincte de
celle des autres habitants de la Péninsule[71].

[Note 71: Ligurie, avec quelques districts situés au nord des
Apennins:

  Superficie.     Population en 1871.  Population kilométrique.
5,524 kil. car.         843,250                 153
]

Du nord au sud, de la plaine padane au littoral méditerranéen, le
contraste est complet; mais de l'ouest à l'est, de la Provence à la
Toscane, le changement n'a rien de brusque. Il n'y a point de limite de
séparation précise entre les Alpes et les Apennins. La transition de
l'un à l'autre système orographique s'opère par gradations insensibles.
Quand, au delà des Alpes Maritimes, on suit les montagnes dans la
direction de l'orient, on leur voit prendre peu à peu l'aspect général
des Apennins: le rempart, abaissé de distance en distance par de larges
dépressions, se continue régulièrement autour du golfe de Gênes, sans
une seule brèche, sans un seul changement de structure qui permette de
dire qu'en cet endroit d'autres lois ont présidé à la formation du
relief. Quoique bien différents dans leur ensemble, Alpes et Apennins
sont aussi intimement unis que peuvent l'être tronc et rameau; le collet
de jonction ne peut être désigné que d'une manière toute
conventionnelle. Si l'on considère l'orientation de l'axe comme le fait
capital, l'Apennin ligure commence sur la frontière de France, aux
sources de la Tinée et de la Vésubie, car c'est là que la crête
principale des monts, jusque-là perpendiculaire au rivage marin, prend
une direction parallèle au littoral; si la hauteur des cimes, les gazons
des plateaux supérieurs, les neiges persistantes et les glaciers doivent
être regardés comme les signes distinctifs du système alpin, alors le
lieu d'origine des Apennins ne se trouve qu'à l'est du massif de Tende,
car les belles montagnes du Clapier, de la Fenêtre, de la Gordolasque,
dont l'élévation atteint çà et là 3,000 mètres, ressemblent complétement
aux Alpes par leurs pâturages, leurs petits lacs entourés de verdure,
leurs torrents, leurs «clapiers» de pierres écroulées, leurs forêts de
sapins, leurs avalanches de neiges; ils ont même de petits fleuves de
glace, les plus méridionaux qui existent encore dans les montagnes de
l'Europe centrale. D'ordinaire les géologues voient la limite la plus
naturelle à l'endroit où les roches cristallines de la partie
occidentale disparaissent pour faire place à des formations plus
récentes, surtout aux assises crétacées et tertiaires; mais ce n'est
encore là qu'une division conventionnelle, car les masses cristallines
qui constituent la crête des massifs occidentaux, entre leur revêtement
latéral de dépôts sédimentaires, se continuent plus à l'est sous le
manteau des formations modernes, et çà et là même elles rompent leur
enveloppe pour se dresser en sommets semblables à ceux des Alpes.
Quelques-unes des cimes des montagnes de la Spezia rappellent le massif
de Tende par leurs roches de granit.

[Illustration: N° 72.--LIMITE DES ALPES ET DES APENNINS.]

Le bourrelet de soulèvement qui constitue la chaîne côtière de la
Ligurie est loin d'être uniforme. De même que les Alpes, les Apennins se
partagent en massifs distincts reliés les uns aux autres par des seuils
de passage. Le plus bas des seuils est le col qui s'ouvre à l'ouest de
Savone et que l'on nomme Pas d'Altare, de Carcare ou de Cadibona, des
noms de trois villages des environs. Ce passage, qui n'a pas même 500
mètres d'altitude, est celui que le peuple a toujours considéré comme la
limite la plus naturelle des grandes Alpes. Il a raison, du moins au
point de vue militaire. De tout temps les armées en guerre sur le sol de
l'Italie du Nord ont tâché d'occuper solidement cette porte des
montagnes, afin de commander à la fois les abords de Gênes et les hautes
vallées du versant piémontais. Les deux Bormida et le Tanaro, qui
coulent à l'ouest du seuil d'Altare et vont se rejoindre en aval
d'Alexandrie, ont souvent roulé du sang. De terribles batailles se sont
livrées dans leurs vallées, à cause de l'importance stratégique des
chemins qui les parcourent.

A l'est du sol d'Altare, l'Apennin ligure se maintient à une hauteur
d'environ 1,000 mètres; puis au delà du col de Giovi, jadis consacré aux
dieux par les Génois, reconnaissants de la brèche qu'il leur ouvre vers
les plaines du Nord, la chaîne, qui se reploie au sud-est, darde
quelques-unes de ses cimes à plus de 1,300 mètres et projette vers le
nord plusieurs chaînons de montagnes ravinées, dont l'une écrasa sous
ses débris la ville romaine de Velleia. En même temps la grande chaîne
s'éloigne du littoral; à l'endroit où le col de Pontremoli laisse passer
la route de Parme à la Spezia, c'est-à-dire au seuil de séparation entre
l'Apennin ligure et l'Apennin toscan, la crête principale se développe à
50 kilomètres de la mer. Dans cette région orientale des montagnes
génoises, un chaînon latéral se détache d'un massif de l'arête centrale
et, s'abaissant de cime en cime, va former dans la mer le beau
promontoire de Porto-Venere, superbe rocher de marbre noir qui portait
autrefois un temple de Vénus. Ce chaînon latéral, dont l'extrémité
protége contre les vents d'ouest le golfe de la Spezia, a de tout temps
été, comme la chaîne principale, un grand obstacle aux libres
communications entre les populations voisines, non point tant par la
hauteur que par l'escarpement de ses pentes. En maints endroits on ne
mesure pas plus de 5 kilomètres en droite ligne de la plage de la
Méditerranée à l'arête la plus élevée de l'Apennin: la pente se redresse
ainsi en des proportions qui la rendent presque ingravissable; les
chemins ne peuvent franchir la chaîne que par des sinuosités
nombreuses[72].

[Note 72: Altitudes de la Ligurie:

Clapier de Pagarin     3,070 mèt.
Col de Tende           1,873  »
Monte Carsino          2,681  »
Col d'Altare             490  »
Col de Giovi             469  »
Monte Penna            1,740  »
]

Le peu de largeur du versant maritime de l'Apennin ligure ne permet pas
aux torrents de réunir leurs eaux pour former des rivières permanentes.
A l'est de la Roya, qui coule en partie sur le territoire français, les
cours d'eau les plus considérables, la Taggia, la Centa, n'ont
l'apparence de rivières sérieuses qu'après la fonte des neiges ou lors
des fortes pluies; d'ordinaire ce sont de simples filets grésillant au
milieu d'un champ de pierres et fermés du côté de la mer par une barre
de galets. Entre Albenga et la Spezia, sur une longueur de côtes de plus
de 100 kilomètres, les torrents ne sont que des ravins à sec pendant la
plus grande partie de l'année. Il faut aller jusqu'au delà du golfe de
la Spezia pour retrouver une rivière, du moins intermittente, et
quelquefois formidable après les grandes pluies. Cette rivière, qui
forme la ligne de séparation entre la Ligurie et l'Étrurie, et que les
Romains désignèrent comme la limite de l'Italie elle-même jusqu'à
l'époque d'Auguste, est la Magra. Les alluvions de ce fleuve ont formé
une grande plage de 1,200 mètres de largeur au devant de l'ancienne
ville tyrrhénienne de Luni, qui se trouvait autrefois au bord du rivage.
Ses alluvions ont également changé en lac une petite baie de la mer.

Si les grandes rivières manquent en Ligurie, par contre des cours d'eau
souterrains les remplacent en certains endroits. En Ligurie, comme en
Provence, quoique en moins grand nombre, on signale des fontaines qui
sourdent dans la mer à quelque distance du rivage: il en est même dont
la masse liquide est très considérable. Les deux sources d'eau douce de
la Polla, qui jaillissent par 15 mètres de fond dans le golfe de la
Spezia, près de Cadimare, et qui se révélaient de loin par un grand
bouillonnement, ont une telle abondance, que le gouvernement italien les
a fait isoler de l'eau salée pour les approvisionnements de la marine.

La pauvreté des ruisseaux, l'âpreté des ravins, les fortes pentes des
escarpements, donnent à cette région du littoral de la Méditerranée un
caractère tout différent de celui des régions de l'Europe tempérée et
même du versant immédiatement opposé. Après avoir parcouru les
magnifiques châtaigneraies qu'arrosent les eaux naissantes de l'Ellero,
du Tanaro, de la Bormida, que l'on franchisse la crête et soudain l'on
se croirait en Afrique ou en Syrie. Les herbages, qui de l'autre côté
des Apennins étendent sur les plaines leur merveilleux tapis émaillé de
fleurs, manquent ici complètement: de Nice à la Spezia on les
chercherait en vain; à peine quelques prairies naturelles et, dans les
jardins de plaisance, des pelouses entretenues à grands frais rappellent
vaguement les prés du Piémont et de la Lombardie. Si le travail de
l'agriculteur et l'art du jardinier n'avaient transformé ces déclivités
et ces étroites vallées de la Ligurie, les Apennins n'auraient eu
d'autre verdure que celle des pins et des broussailles. Par un phénomène
bizarre, la végétation des grands arbres n'atteint pas à la même hauteur
sur les pentes des Apennins que sur celles des Alpes, quoique les
premières montagnes jouissent cependant d'une température moyenne
beaucoup plus élevée: à l'altitude où de beaux hêtres se montrent encore
en Suisse, les mêmes arbres sont tout rabougris sur les escarpements
rocheux des Apennins génois; enfin le mélèze manque presque complétement
sur les monts ligures.

Comme la terre, la mer elle-même est naturellement infertile; elle n'a
que peu de poissons, à cause du manque presque absolu de bas-fonds,
d'îlots et de forêts d'algues; les falaises du bord descendent
abruptement jusqu'à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres et
n'offrent que peu de retraites aux animaux marins; les étroites plages
qui se développent en demi-cercle de promontoire en promontoire ne sont
composées que de sable fin sans aucun débris de coquillages: de
Porto-Fino à Laigueglia, sur une distance de 140 kilomètres, de Saussure
n'en a pas vu un seul. Aussi les marins génois sont-ils obligés d'aller
pêcher sur des côtes lointaines; les marins d'Alessio, sur la rivière du
Ponent, se rendent en Sardaigne; ceux de Camogli, sur la rivière du
Levant, vont dans les parages de la Toscane. Cette infertilité des
terres et des mers a les mêmes conséquences économiques: de toutes les
parties de la Péninsule, la Ligurie est celle qui envoie à l'étranger le
plus grand nombre d'émigrants; plus du dixième de la population a quitté
la patrie pour les terres étrangères. Porto-Maurizio, ville située à
moitié chemin entre Gênes et Nice, perd en moyenne par l'émigration le
sixième de ses enfants.

Mais si la terre et les eaux de la côte de Ligurie sont également avares
de produits naturels, elles ont le privilége inappréciable de la beauté
pittoresque, et, sur la «rivière» de Gênes du moins, l'homme, qui en
tant d'autres endroits n'a su qu'enlaidir, a contribué par son travail à
l'embellissement de sa demeure. Le littoral se déploie de cap en cap par
une succession de courbes d'un profil régulier, mais toutes différentes
par les mille détails des rochers et des plages, des cultures, des
groupes de constructions. Tandis que le chemin de fer s'ouvre de force
un passage à travers les promontoires par des galeries et des
tranchées,--il n'a pas moins de 33 kilomètres de tunnels entre Gênes et
Nice, sur un espace de 140 kilomètres,--la route, qui peut s'assouplir
plus facilement aux sinuosités du terrain, serpente incessamment, tantôt
s'élève et tantôt s'abaisse, et le paysage change d'aspect à chacun de
ses détours. Ici on suit la plage, à l'ombre des tamaris aux fleurs
roses, et le flot qui déferle vient, tout à côté de la route, tracer son
ourlet d'écume; ailleurs on s'élève de lacet en lacet sur les roches que
les cultivateurs ont triturées pour en faire des gradins de terre
végétale, et l'on voit au loin, à travers le branchage entrelacé des
oliviers, le cercle bleuâtre de la mer reculer de plus en plus vers
l'horizon, jusqu'au profil vaporeux des montagnes de la Corse. De
l'arête des caps on suit du regard les ondulations rhythmiques de la
côte, qui se succèdent sur le pourtour du golfe, avec toutes les
dégradations de lumière et de teintes que leur donnent les rayons, les
ombres, les vapeurs et l'espace. Les villes, les villages, les vieilles
tours, les maisons de plaisance, les usines, les chantiers de
construction, varient à l'infini le profil changeant des paysages. Telle
ville occupe le sommet d'un plateau, et d'en bas on en voit les
murailles et les coupoles se découper sur le bleu du ciel; telle autre
s'étale en amphithéâtre le long des pentes et vient se terminer au bord
de la mer par une grève couverte d'embarcations que les marins ont
retirées loin du flot; telle autre encore se blottit dans un creux entre
les olivettes, les vignes, les jardins de citronniers et d'orangers. Çà
et là quelques dattiers donnent à l'ensemble du paysage une physionomie
orientale. Non loin de la frontière française, Bordighera est
complétement entourée de bouquets de palmiers dont les rameaux font
l'objet d'un commerce important, mais dont les fruits arrivent rarement
à maturité. En Europe, Bordighera est, après la ville espagnole d'Elche,
la localité où l'arbre africain a le mieux trouvé une seconde patrie.

[Illustration: Nº 73.--GÊNES ET SES FAUBOURGS.]

Quelques villes du littoral génois, notamment Albenga et Loano, ont un
climat peu salubre à cause des miasmes qui s'élèvent des limons laissés
sur les lits de cailloux par les torrents débordés. Gênes elle-même est
une ville dont le climat n'est pas des plus favorables: l'air n'y est
point souillé par des émanations marécageuses, mais les vents violents
du large viennent s'y engouffrer comme dans une sorte d'entonnoir,
apportant avec eux tout leur fardeau d'humidité; les vents qui longent
la rive ou rivière du Ponent, de même que les courants atmosphériques
entraînés le long de la rivière du Levant, sont tous également arrêtés
par les montagnes qui s'élèvent à l'extrémité du golfe de Gênes et
doivent se décharger de leur vapeur surabondante. Le nombre des jours de
pluie y dépasse le tiers de l'année. Mais si le climat de Gênes et de
quelques autres localités du littoral a de sérieux désagréments,
plusieurs villes de la Ligurie, bien abritées du côté du nord par le
rempart protecteur des monts et placées en dehors du chemin que suivent
les convois de nuages, jouissent d'une égalité et d'une douceur de
température tout à fait exceptionnelles en Europe[73]. Ainsi Bordighera
et San Remo, près de la frontière française, sont par l'excellence de
leur climat des rivales de Menton; Nervi, à l'est de Gênes, est aussi un
lieu de séjour délicieux à cause de la beauté de son ciel et de la
pureté de son atmosphère. Des châteaux, des villas de plaisance se
bâtissent en grand nombre sur tous les promontoires, dans tous les
vallons de ces côtes privilégiées à la fois par la douceur du climat et
la beauté des paysages. Déjà le littoral de Gênes, sur une vingtaine de
kilomètres de chaque côté de la ville, est garni d'une ligne continue de
maisons de campagne et de palais. La population de la cité, trop
nombreuse pour son étroite enceinte, a débordé de part et d'autre pour
s'épandre dans les faubourgs. Cette longue rue qui serpente entre les
usines et les jardins, escaladant les promontoires, descendant au fond
des vallons, ne peut manquer de se continuer peu à peu sur toute la côte
ligure, car ce ne sont plus les Génois seulement, c'est aussi la foule
européenne des hommes de loisir qui se sent attirée vers ces lieux
enchanteurs. En réalité, toute la rivière de Gênes, de Vintimille à la
Spezia, prend de plus en plus l'aspect d'une ville unique où les
quartiers populeux alternent avec les groupes de villas et les jardins.

[Note 73:

                        Gênes.    San-Remo.

Température moyenne       16°          17°
Jours de pluie           121           45
Quantité de pluie     1m,140        0m,80
]

Les anciens Ligures, peut-être de souche ibère, qui peuplaient le
versant méridional de l'Apennin, jusqu'à la vallée de la Magra, avaient
leur histoire toute tracée d'avance dans la configuration de la contrée.
Ceux d'entre eux qui ne trouvaient plus de place à exploiter dans
l'étroite zone de terrain cultivable et qui n'avaient plus même de
gradins à tailler sur les pentes des montagnes étaient forcément rejetés
vers la mer: ils devenaient navigateurs et commerçants. Dès l'époque
romaine, Gênes, l'antique Antium cité par le Périple de Scylax, était un
«emporium» des Ligures, et ses marins parcouraient toute la mer
Tyrrhénienne; au moyen âge, lors de la grande prospérité de la
république, son pavillon flottait dans tous les ports du monde connu;
enfin c'est elle qui, par l'un de ses fils, Christophe Colomb, eut
l'honneur d'inaugurer l'histoire moderne par la découverte du Nouveau
Monde. Giovanni Gabotto ou Cabot, qui le premier retrouva les côtes de
l'Amérique du Nord, cinq siècles après les navigateurs normands, était
également un Génois, ainsi que l'ont établi les savantes recherches de
M. d'Avezac: c'est par erreur que Venise le réclame comme un des siens,
et si des Anglais veulent en faire un de leurs compatriotes, c'est par
d'injustifiables prétentions de vanité nationale. Il est vrai que ni
Cabot ni Colomb ne firent leurs découvertes pour le compte de leur
patrie; les vaisseaux qu'ils commandaient appartenaient à l'Angleterre
et à l'Espagne, et ce sont ces contrées qui se sont partagé les
richesses du continent nouveau. De tout temps les excellents marins
génois, montés sur leurs petits et solides navires, ont ainsi couru le
monde à la recherche du profit; pour n'en citer qu'un exemple, ce sont
eux maintenant qui possèdent le monopole de la navigation dans les eaux
des républiques platéennes. Presque toutes les embarcations qui voguent
sur le Paraná, l'Uruguay et l'estuaire de la Plata ont un équipage de
Génois. De même en Europe, on rencontre les habiles jardiniers génois
dans les environs de presque toutes les grandes villes des bords de la
Méditerranée.

Dans les temps barbares, quand l'homme n'avait pas subjugué l'Apennin
par des routes faciles, Gênes, encore dépourvue de marchés
d'approvisionnement dans l'intérieur des terres, ne possédait point
d'avantages naturels sur les autres ports de la côte ligure; mais dès
que le mur des montagnes fut abaissé par l'art et que les plaines du
Piémont et de la Lombardie se trouvèrent en libre communication avec le
golfe, alors la position géographique de Gênes prit toute sa valeur.
Placée à l'aisselle même de la péninsule italienne, au point le plus
rapproché des riches campagnes de l'intérieur, c'est elle qui devait
s'emparer du monopole commercial dans cette partie de l'Europe. De
toutes les républiques des côtes occidentales de l'Italie Pise est la
seule qui put tenter de contrebalancer sa fortune; mais, après de
sanglantes luttes, Gênes finit par triompher de sa rivale. Elle s'empara
de la Corse, dont elle exploita durement les populations; elle prit
Minorque sur les Maures et même s'empara de plusieurs villes d'Espagne,
qu'elle rendit ensuite en échange de priviléges commerciaux. Dans la mer
Égée, ses nobles devinrent propriétaires de Chios, de Lesbos, de Lemnos
et d'autres îles; à Constantinople, ses marchands prirent une telle
autorité, qu'ils partagèrent souvent le pouvoir avec les empereurs. Ils
possédaient des quartiers considérables de cette capitale de l'Orient et
en avaient fait une succursale de Gênes; aussi la perte de Péra et du
Bosphore fut pour eux le commencement de la ruine. En Crimée, ils
occupaient la riche colonie de Caffa; leurs châteaux forts et leurs
comptoirs s'élevaient dans l'Asie Mineure sur toutes les routes de
commerce, et jusque dans les hautes vallées du Caucase on rencontre de
distance en distance des tours qu'ils ont construites et qui gardent
leur nom. Par le Pont-Euxin, les campagnes de la Géorgie et la mer
Caspienne, ils tenaient la route de l'Asie centrale. Toutes ces colonies
lointaines de la république génoise expliquent la présence d'un petit
nombre de mots arabes, turcs, grecs, qui se mêlent au provençal et à
l'espagnol dans le dialecte italien des marins ligures; mais dans son
ensemble la langue est très-italienne, quoique la prononciation se
rapproche du français.

Plus puissante que Pise, Gênes n'était pourtant pas de taille à vaincre
Venise dans sa lutte pour la prépondérance commerciale. Elle n'avait pas
l'immense avantage que possède cette dernière, d'être en libre
communication avec l'Europe germanique et Scandinave par un seuil des
Alpes. Aussi, quoique en 1379 les Génois eussent réussi à s'emparer de
Chioggia, et même à bloquer momentanément leurs rivaux, cependant
l'influence de Gênes dans l'histoire politique fut beaucoup moindre que
celle de Venise. Son rôle dans le mouvement général des sciences, des
lettres et des arts fut aussi relativement très-inférieur; Gênes eut
moins d'écrivains, de peintres, de sculpteurs, que mainte petite cité de
la Lombardie et du Vénitien. Les Génois passaient jadis pour être
violents et faux, avides de luxe et de pouvoir, insoucieux de tout ce
qui ne leur procurait pas l'argent ou le droit de commander. «Une mer
sans poissons, des montagnes sans forêts, des hommes sans foi, des
femmes sans vergogne, voilà Gênes!» disait l'ancien proverbe répété par
les ennemis de la cité ligure. Les dissensions entre les nobles familles
génoises qui voulaient s'emparer de la direction des affaires étaient
presque incessantes; mais, chose remarquable, au-dessus de la lutte des
partis, l'immuable banque de Saint-Georges, véritable république dans la
république, continuait tranquillement de manier les affaires de commerce
et d'argent, et les richesses ne cessaient d'affluer vers la cité. C'est
ainsi que Gênes a pu bâtir ces palais, ces colonnades de marbre, ces
jardins suspendus qui lui ont mérité le surnom de «Superbe». Toutefois
la ruine finit par atteindre la banque; elle avait eu le tort de prêter,
non pas aux entreprises de travail, mais aux princes en guerre, et,
comme de juste, la faillite en fut la conséquence. Au milieu du
dix-huitième siècle la banqueroute réduisit Gênes à l'impuissance
politique.

En dépit du peu de largeur, des sinuosités, des rampes, des escaliers de
ses rives, en dépit de l'encombrement et de la saleté de ses quais trop
étroits, de la gêne que lui imposent son enceinte de murailles et ses
forts, la capitale de la Ligurie est l'une des villes du monde dont les
palais sont le plus remarquables par leur architecture à la fois
somptueuse et originale. Pendant le dernier siècle et au commencement de
celui-ci la décadence de Gênes avait été grande, et nombre de ses plus
beaux édifices menaçaient de tomber en ruines, mais avec le retour de la
prospérité, la ville a repris l'oeuvre de son embellissement.
Actuellement Gênes, quoique fort éprouvée par la guerre
franco-allemande, est de beaucoup le port le plus actif de l'Italie,
quoique le mouvement y soit encore inférieur à celui de Marseille. Les
armateurs possèdent près de la moitié de la flotte commerciale italienne
et construisent les trois quarts des navires ajoutés chaque année au
matériel des transports maritimes de la Péninsule[74]. Pour le
va-et-vient des voiliers et des vapeurs qui fréquentent la place de
Gênes et qui s'y trouvent parfois au nombre de sept cents, sans compter
des milliers de petites embarcations, le port, dont la superficie est
pourtant de plus de 130 hectares, n'est plus assez grand, et surtout il
n'est pas suffisamment abrité: un quart seulement de sa surface est
garanti de tous les vents, et cette partie est précisément celle qui a
le moins de profondeur; il serait urgent de doubler le port d'étendue et
de le rendre beaucoup plus sûr par la construction d'un troisième
brise-lames qui séparerait de la haute mer une vaste superficie de la
rade extérieure. Gênes, qui croit volontiers ses intérêts négligés par
le gouvernement italien, se plaint aussi de ne posséder qu'une seule
voie ferrée à travers les Apennins pour desservir le trafic que lui
envoient les plaines de l'Italie du Nord. Elle réclame impérieusement
une seconde ligne, en prévision de l'immense accroissement d'affaires
que lui apporteront les futurs chemins de fer des Alpes suisses. Elle
compte devenir alors pour l'Allemagne occidentale et l'Helvétie ce que
Trieste est pour l'Austro-Hongrie, l'entrepôt général du commerce
méditerranéen.

[Note 74:

Valeur des échanges par mer avec l'étranger, en 1872     446,000,000 fr.

Mouvement du port de Gênes en        1863. 20,230 navires, 2,610,000 ton.
                                     1867. 16,900 jaugeant 2,330,000  »
                                     1871. 15,980    »     2,780,000  »
Mouvement des  Spezia (golfe entier) 1873.  6,895 navires,   462,000 ton.
autres ports   Savone                1868.  2,191 jaugeant   135,000  »
de la Ligurie: Porto Maurizio          »    1,643     »      110,500  »
               Oneglia                 »    1,580     »       80,340  »
               Chiavari                »    1,431     »       67,000  »
               San Remo                »      989     »       57,970  »
]

[Illustration: GÊNES. Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de
J. Lévy et Cie.]

En attendant que ces destinées s'accomplissent, Gênes, qui est aussi
fort active comme ville industrielle, étend des deux côtés sur le
littoral ses faubourgs d'usines et de chantiers. Il lui faut un espace
de plus en plus grand pour ses fabriques de pâtes alimentaires, de
papiers, de soieries et de velours, de savons, d'huiles, de métaux, de
poteries, de fleurs artificielles et autres objets d'ornement: _l'ovrar
del Genoës_ (l'industrie du Génois) est toujours, comme au moyen âge,
une des merveilles de l'Italie. A l'ouest, San Pier d'Arena
(Sampierdarena) est devenue une véritable cité industrielle.
Cornigliano, Rivarolo, Sestri di Ponente, qui possède les plus grands
chantiers de construction de l'Italie et même de toute la
Méditerranée[75], Pegli, Voltri sont aussi des villes populeuses, ayant
des filatures et des fonderies, et se reliant les unes aux autres de
manière à ne former qu'une interminable fourmilière humaine. De même
Savone, dont le port fut jadis comblé par les Génois, qui ne voulaient
tolérer aucune concurrence à leur commerce, se continue sur tout le
pourtour d'une baie par un long faubourg industriel de briqueteries et
de fabriques de terre cuite; par le chemin de fer qui l'unit directement
à Turin, elle est redevenue indépendante de Gênes et peut expédier
directement à l'étranger les denrées des plaines de l'intérieur.
D'autres villes de la rivière du Ponent, quoique bien distinctes, sont à
peine séparées par l'issue d'un ravin ou par les rochers des
promontoires. Telles sont, par exemple, les villes jumelles d'Oneglia et
de Porto-Maurizio, que ses vastes jardins d'oliviers ont fait surnommer
la «Fontaine d'Huile», quoique les olivettes de San Remo soient encore
plus abondantes[76]. Les deux villes, l'une assise au bord de la plage,
l'autre bâtie sur une colline escarpée, se complètent comme les moitiés
d'une même cité; elles projettent dans la même baie leurs deux ports
quadrangulaires de même forme, et le navire qui cingle vers la côte
semble longtemps hésiter entre les deux bassins qui s'ouvrent pour le
recevoir.

[Note 75: Navires sortis des chantiers de Sestri, en 1868 47,
jaugeant 25,380 tonneaux.]

[Note 76: Production de l'huile, en 1868, dans la province de
Porto-Maurizio:

Arrondissement de Porto-Maurizio      90,000 hectolitres.
      »        de San Remo           225,000     »
]

Sur la rivière du Levant les villes du littoral se relient aussi les
unes aux autres comme les perles d'un collier. Albaro et ses charmants
palais, Quarto, d'où partit l'expédition qui enleva la Sicile aux
Bourbons, Nervi, lieu d'asile pour les phthisiques, s'avancent en un
long faubourg, continuation de Gênes, vers les villes de Recco et de
Camogli, habitées par de nombreux armateurs et les capitaines de plus de
trois cents navires. Le promontoire caillouteux de Porto-Fino, ou port
des Dauphins, ainsi nommé des cétacés qui se jouaient autrefois dans les
eaux du golfe, limite de sa borne puissante la rangée presque continue
des maisons de la Gênes extérieure; mais à l'est du cap, traversé par
une galerie, dont les portails d'entrée servent de cadres aux plus
admirables tableaux, Rapallo l'industrieuse, Chiavari la commerçante,
Lavagna aux célèbres carrières d'ardoises grises, Sestri di Levante, la
ville des pêcheurs, forment sur les bords de leur baie magnifique une
nouvelle rue d'édifices, à peine interrompue par les escarpements
rocheux des montagnes côtières.

[Illustration: N°. 74--GOLFE DE LA SPEZIA.]

Au delà de Sestri le littoral est moins peuplé, à cause des falaises qui
en occupent la plus grande partie; mais au détour du superbe cap de
Porto-Venere et de l'île gracieuse de Palmaria on voit s'ouvrir le beau
golfe de la Spezia, tout bordé de forts, de chantiers, d'arsenaux et de
constructions diverses[77]. Le gouvernement italien veut en faire la
grande station de sa flotte militaire. D'immenses travaux d'aménagement
ont été commencés en 1861 pour faire de la Spezia une place navale de
premier ordre, mais c'est l'oeuvre de plusieurs générations, et tandis
qu'une partie des constructions s'achève, les progrès accomplis dans
l'art de la destruction obligent les ingénieurs à recommencer leur
interminable et coûteuse besogne. L'avenir militaire de la Spezia est
donc encore incertain, et, comme débouché commercial, le port n'a qu'un
rôle tout à fait secondaire parmi ceux de l'Italie, car s'il offre aux
navires l'abri le plus sûr, il n'est pas encore rattaché aux pays
d'Outre-Apennin par des voies ferrées; il n'a d'autres produits à
expédier que ceux des riches vallées des environs. Sans chemin de fer
qui traverse l'Apennin vers Parme et Modène, il ne peut être d'aucune
utilité pour la Lombardie, le grand jardin de l'Europe. Ce qui donne à
la Spezia et aux villes voisines un des premiers rangs en Italie, c'est
la beauté de leur golfe, rival de la baie de Naples et de la rade de
Palerme. Du haut de la colline de marbre qui domine la ville déchue de
Porto Venere et qui portait jadis un beau temple de Vénus, salué de loin
par tous les matelots, on contemple un merveilleux horizon, les
promontoires et les baies qui se succèdent dans la direction de Gênes,
les montagnes de la Corse, semblables à des vapeurs arrêtées au bord de
la mer bleue, les côtes fuyantes de la Toscane, et, sur l'admirable fond
des Apennins et des Alpes Apuanes, les forêts d'oliviers, les bosquets
de cyprès et d'autres arbres qui entourent les villes pittoresques de la
rive opposée. Directement en face est la charmante Lerici; plus loin,
vers le sud, se profile la côte où Byron réduisit en cendres le corps de
son ami Shelley: nul site n'était plus beau pour le triste holocauste.

[Note 77: Communes de Ligurie ayant plus de 10,000 habitants en
1872:

Gènes (intramuros)                   130,000 hab.
  »   (avec Sampierdarena, etc.)     200,000  »
Savone                                25,000  »
Spezia                                14,000  »
San Remo                              12,000  »
Sestri di Ponente                     11,500  »
Chiavari                              10,500  »
Oneglia                               10,000  »
]



IV

LA VALLÉE DE L'ARNO, TOSCANE.


Comme la Ligurie, la Toscane s'étend à la base méridionale des Apennins,
mais la zone qu'elle occupe est de largeur beaucoup plus considérable.
Dans cette région de l'Italie, l'épine dorsale de la Péninsule se dirige
obliquement du golfe de Gênes à la mer Adriatique et se ramifie du côté
du sud par des chaînons qui doublent l'épaisseur normale du système de
montagnes. En outre, des plateaux et des massifs distincts, qui
s'élèvent au sud de la vallée de l'Arno, étendent vers l'ouest la zone
des terres: c'est là que la presqu'île italienne atteint sa plus grande
largeur[78].

[Note 78:

Superficie de la Toscane       24,053 kil. car.
Population en 1871          1,983,810 hab.
Population kilométrique            82  »
]

Le rempart des Apennins toscans est continu de l'une à l'autre mer, mais
il est sinueux, de hauteur fort inégale et coupé de brèches où passent
les routes carrossables construites entre les deux versants. Dans leur
ensemble, les monts de l'Étrurie sont disposés en massifs allongés et
parallèles, séparés les uns des autres par des sillons où coulent les
divers cours d'eau qui forment le Serchio et l'Arno. Sur les confins de
la Ligurie, le premier massif de la chaîne principale, que dominent les
cimes d'Orsajo et de Succiso, est accompagné par les montagnes de la
Lunigiana, qui se dressent à l'ouest, de l'autre côté de la vallée de la
Magra. La chaîne de la Garfagnana, qui constitue le deuxième massif, au
nord des campagnes de Lucques, a pour pendant occidental les Alpes
Apuanes ou de Massa Carrara. Plus à l'orient, le Monte Cimone et les
autres sommets des _Alpe Appennina_ qui se succèdent au nord de Pistoja
et de Prato, ont pour chaînons parallèles les Monti Catini et le Monte
Albano, dont les flancs, percés de grottes, renferment le célèbre lac
thermal de Monsummano. Enfin un quatrième massif, que traverse, au col
de la Futa, la route directe de Florence à Bologne, possède également
ses chaînes latérales, le Monte Mugello, au sud de la Sieve, et le Prato
Magno, entre le cours supérieur et le cours moyen de l'Arno. Le chaînon
des Alpes de Catenaja, qui court du nord au sud, entre les hautes
vallées de l'Arno et du Tibre, termine à la fois, du côté de l'est, la
rangée principale des Apennins qui forme la ligne de partage des eaux,
et la série beaucoup moins régulière des massifs méridionaux auxquels
conviendrait le nom d'Anti-Apennins, réservé spécialement aux monts du
littoral par le géographe Marmocchi. Les torrents qui descendent de la
grande crête se sont tous frayé un chemin à travers les roches de ces
montagnes du sud et les ont découpées en masses distinctes n'ayant
aucune apparence de régularité.

En mainte partie de leur développement, les Apennins toscans doivent à
la hauteur de leurs sommets, qui dépassent 2,000 mètres, un aspect tout
à fait alpin et sont connus, en effet, sous la désignation d'Alpes[79].
Pendant plus de la moitié de l'année, ils sont revêtus de neiges sur
leurs pentes supérieures; souvent, quand on passe dans le charmant
défilé de Massa Carrara, entre les eaux bleues de la Méditerranée et les
coteaux verdoyants qui s'élèvent de degré en degré vers les escarpements
des Alpes Apuanes, on cherche vainement à distinguer dans la blancheur
des cimes la part de la neige et celle des éboulis de marbre. La forme
abrupte, les fantaisies de profil qu'affectent les roches calcaires de
la crète des Apennins, contribuent à l'apparence grandiose des monts
toscans; en plusieurs districts, ils ont aussi gardé la grâce que
donnaient à la chaîne entière les forêts de châtaigniers sur les pentes
inférieures, de sapins et de hêtres sur les versants plus élevés. Que de
poëtes ont chanté les bois admirables qui recouvrent le versant du Prato
Magno, au-dessus du bassin où s'unissent les vallées de la Sieve et de
l'Arno! Le nom charmant de Vallombrosa, dont Milton célébrait les hautes
arcades de branchages et les feuilles de l'automne éparses sur les
ruisseaux, est devenu comme une expression proverbiale, désignant tout
ce que la poésie de la nature a de plus suave et de plus pénétrant. De
même, entre le haut Arno et le versant de la Romagne, les pâturages, les
bosquets et les forêts du «Champ Maldule», ou Camaldule, d'après lequel
ont été nommés tant de couvents dans le reste de l'Europe, sont vantés
comme étant parmi les plus beaux sites de la belle Italie. Arioste a
chanté les paysages de cette route des Apennins, «d'où l'on peut voir à
la fois la mer Sclavonne et la mer de Toscane.» Il est vrai que les
simples voyageurs n'ont plus la vue aussi perçante que celle du poëte.

[Note 79: Altitudes des principaux sommets des Apennins toscans et
des cols les plus fréquentés:

APENNINS
Alpes de Succiso...............................  2,019 mèt.
Alpes de Camporaghena (Garfagnana).............  2,000  »
Monte Cimone...................................  2,621  »
Monte Falterone ou Falterona...................  1,648  »
Col de Pontremoli (route de Sarzane à Parme)...  1,039  »
 »  de Fiumalbo (route de Lucques a Modène)....  1,200  »
 »  de Futa (route de Florence à Bologne)......  1,004  »
 »  des Camaldules.............................  1,004  »

ANTI-APENNINS
Pisanino (Alpes Apuanes).......................  2,014  »
Pietra Marina (Monte Albano)...................    575  »
Prato Magno....................................  1,580  »
Alpes de Catenaja..............................  l,401  »
]

Les âpres escarpements des grands Apennins et les forêts qui en parent
encore les versants forment le plus heureux contraste avec les vallées
et les collines doucement arrondies de la basse Toscane: presque chaque
hauteur porte quelque vieille tour, débris d'un château fort du moyen
âge; des villas gracieuses sont éparses sur les pentes au milieu de la
verdure; des maisons de métayers, décorées de fresques naïves, se
montrent parmi les vignes, entre les groupes de cyprès taillés en fer de
lance; les plus riches cultures occupent tout l'espace labourable; des
trembles agitent leur feuillage au-dessus des eaux courantes. Les
souvenirs de l'histoire, le goût naturel des habitants, la fertilité du
sol, l'abondance des eaux, la douceur du climat, tout contribue à faire
de la Toscane centrale la région privilégiée de l'Italie et l'un des
pays les plus agréables de la Terre. Bien abritée des vents froids du
nord-est par la muraille des Apennins, elle est tournée vers la mer
Tyrrhénienne, d'où lui viennent les vents tièdes et humides d'origine
tropicale; mais la part de pluies qu'elle reçoit n'a rien d'excessif,
grâce à l'écran que lui forment les montagnes de la Corse et de la
Sardaigne et à l'heureuse répartition des petits massifs de collines en
avant de la chaîne des Apennins. Le climat de la Toscane est un climat
essentiellement tempéré, doux, sans extrêmes aussi violents que ceux de
la plaine padane: c'est à son influence modératrice, ainsi qu'à la grâce
naturelle de leur pays, que les Toscans doivent sans doute pour une
forte part leur gaieté simple, leur égalité d'humeur, leur goût si fin,
leur vif sentiment de la poésie, leur imagination facile et toujours
contenue.

Au midi de la Toscane, divers massifs de montagnes et de collines,
désignés en général sous le nom de «Subapennins», sont complétement
séparés du système principal par la vallée actuelle de l'Arno. Ce fleuve
constitue, avec les défilés qu'il s'est ouverts et ses anciens lacs, un
véritable fossé à la base du mur des Apennins. Le val de Chiana, qui fut
un golfe de la Méditerranée, puis une mer intérieure, est une première
et large zone de séparation entre l'Apennin et les monts toscans du
midi. Puis vient la campagne florentine, jadis lacustre, qu'il serait
facile d'inonder de nouveau si l'on obstruait le défilé de la Golfolina,
ou Gonfolina, par lequel s'échappe l'Arno à 15 kilomètres en aval de
Florence et qu'avait ouvert le bras de «l'Hercule égyptien». Au
commencement du quatorzième siècle, le fameux général lucquois
Castruccio eut l'intention de submerger ainsi la fière cité
républicaine, mais heureusement les ingénieurs qui l'accompagnaient ne
surent pas faire leur opération de nivellement; ils jugèrent que le
barrage ne porterait aucun tort à Florence, la différence de niveau
étant, d'après eux, de 88 mètres, tandis qu'en réalité elle est de 15
mètres seulement. En aval de ce dernier défilé commencent la grande
plaine et les anciens golfes marins.

[Illustration: N° 73.--DÉFILÉ DE L'ARNO.]

Les massifs de la Toscane subapennine, ainsi limités au nord par la
vallée de l'Arno, se composent de collines uniformément arrondies, d'un
gris terne, presque sans verdure; tandis que l'Apennin lui-même
appartient surtout au jura et à la formation crétacée, les assises du
Subapennin consistent en terrains tertiaires, grès, argiles, marnes et
poudingues, d'une grande richesse en fossiles, percés çà et là de
serpentines. Il serait difficile d'ailleurs de reconnaître une
disposition régulière dans les hauteurs de la Toscane méridionale. On
doit y voir surtout un plateau fort inégal, que les cours des rivières,
les unes parallèles, les autres transversales au cours des Apennins, ont
découpé en un dédale de collines enchevêtrées et percées d'entonnoirs où
se perdent les eaux: telles sont les cavités de «l'Ingolla», qui
engloutissent, en effet, les ruisselets et les pluies du plateau pour en
former les sources abondantes de l'Elsa Viva, l'un des grands affluents
de l'Arno. Le massif principal de la région subapennine est celui qui
sépare les trois bassins de l'Arno, de la Cecina et de l'Ombrone, et
dont une cime, le Poggio di Montieri, aux riches mines de cuivre,
s'élève à plus de 1,000 mètres. Au sud de la vallée de l'Ombrone,
diverses montagnes, le Labbro, le Cetona, le Monte Amiata, se dressent à
une hauteur plus considérable, mais on doit y voir déjà des monts
appartenant à la région géologique de l'Italie centrale. Le Cetona est
une île jurassique entourée de terrains modernes; le Monte Amiata est un
cône de trachyte et le plus haut volcan de l'Italie continentale: il ne
vomit plus de laves depuis l'époque historique, mais il n'est point
inactif, ainsi que le témoignent ses nombreuses sources thermales et les
solfatares qui lui restent encore. Le Radicofani est un autre volcan,
dont maintes laves, semblables à de l'écume pétrifiée, se laissent
facilement tailler à coups de hache.

Le travail du grand laboratoire souterrain doit être fort important sous
toutes les formations rocheuses de la Toscane; les veines métallifères
s'y ramifient en un immense réseau, et les sources minérales de toute
espèce, salines, sulfureuses, ferrugineuses, acidules, y sont
proportionnellement beaucoup plus abondantes et plus rapprochées que
dans toutes les autres parties de l'Italie: sur une superficie treize
fois moins étendue, on y trouve près du quart des fontaines thermales et
médicinales de la Péninsule et des îles adjacentes, et parmi ces
fontaines, il en est de célèbres dans le monde entier, par exemple
celles de Monte Catini, de San Giuliano, et les fameux Bagni di Lucca,
autour desquels s'est bâtie une ville populeuse, principale étape entre
Lucques et Pise. Les salines naturelles de la Toscane sont aussi
très-productives, mais les jets d'eau les plus curieux et les plus
utiles à la fois au point de vue industriel sont ceux qui forment les
fameux _lagoni_, dans le bassin d'un affluent de la Cecina, à la base
septentrionale du groupe des hauteurs de Moutieri. De loin, on voit
d'épais nuages de vapeur blanche qui tourbillonnent sur la plaine; on
entend le bruit strident des gaz qui s'échappent en soufflant de
l'intérieur de la terre et font bouillonner les eaux des mares.
Celles-ci contiennent différents sels, de la silice et de l'acide
borique, cette substance de si grande valeur commerciale, que l'on
recueille avec tant de soin pour les fabriques de faïence et les
verreries de l'Angleterre et qui est devenue pour la Toscane une des
principales sources de revenu. Aucun autre pays d'Europe, si ce n'est le
cratère de Vulcano dans les îles Eoliennes, ne produit assez d'acide
borique pour qu'il vaille la peine de l'extraire; mais dans les
montagnes mêmes du Subapennin il serait peut-être possible de recueillir
ce trésor en plus grande abondance, car en diverses régions de
l'Étrurie, notamment dans le voisinage de Massa Maritima, au sud du
Montieri, jaillissent d'autres _soffioni_, contenant une certaine
quantité de la précieuse substance chimique.

La fermentation souterraine dont la Toscane est le théâtre est
probablement due en grande partie aux changements considérables qui se
sont opérés par le travail des alluvions dans les proportions relatives
de la terre et des eaux. Dans le voisinage du littoral actuel, plusieurs
massifs de collines se dressent comme des îles au milieu de la mer, et
ce sont, en effet, d'anciennes terres maritimes, que les apports des
fleuves ont graduellement rattachées au continent. Ainsi les monts
Pisans, entre le bas Arno et le Serchio, sont bien un groupe de cimes
encore à demi insulaires, car ils sont entourés de tous les côtés par
des marécages et des campagnes asséchées à grand'peine; l'ancien lac
Bientina, dont la surface était la partie la plus élevée du cercle
d'eaux douces qui environnait le massif, ne se trouvait pas même à 9
mètres au-dessus du niveau marin. Les hauteurs qui se prolongent
parallèlement à la côte, au sud de Livourne, ne sont pas aussi
complètement isolées, mais elles ne se rattachent aux plateaux de
l'intérieur que par un seuil peu élevé. Quant au promontoire qui porte
sur l'un de ses versants ce qui fut l'antique cité de Populonia, et sur
l'autre la ville moderne de Piombino, en face de l'île d'Elbe, c'est une
cime tout à fait insulaire, séparée du tronc continental par une plaine
basse, où les eaux descendues des montagnes de l'intérieur s'égarent
dans les sables. Mais le superbe Monte Argentaro ou Argentario, à
l'extrémité méridionale du littoral toscan, est l'un des types les plus
parfaits de ces terres qui peuvent être considérées comme appartenant à
la fois à l'Italie péninsulaire et à la mer Tyrrhénienne; dans le monde
entier, il est peu de formations de ce genre qui présentent autant de
régularité dans leur disposition générale. La montagne, escarpée et
rocheuse, hérissée sur tout son pourtour de falaises dont chacune a son
château fort ou sa tour en sentinelle, s'avance au loin dans la mer
comme pour barrer le passage aux navires; deux cordons littoraux,
tournant vers la mer leur concavité gracieusement infléchie et
contrastant par la sombre verdure de leurs pins avec le bleu des eaux et
les tons fauves des rochers, rattachent la montagne aux saillies du
rivage continental et séparent ainsi de la mer un lac de forme
régulière, au centre duquel la petite ville d'Orbetello occupe
l'extrémité d'une ancienne plage en partie démolie par les flots: on
croirait voir dans ce grand bassin rectangulaire et dans les digues de
sable qui l'entourent l'oeuvre réfléchie d'une population de géants.
L'étang d'Orbetello est utilisé comme la lagune de Comacchio: c'est un
grand réservoir de pêche, où les anguilles se prennent par centaines de
milliers. À l'ouest, la chaîne d'îles se continue vers la Corse par les
cimes de Giglio, par l'âpre Monte Cristo et par l'écueil de la
Fourmi[80]. L'île d'Elbe, située plus au nord, forme un petit monde à
part.

[Note 80: Altitudes du Subapennin:

Poggio di Montieri            1,042 mèt.
Labbro                        1,192  »
Monte Amiata                  1,766  »
Monte Serra (monte Pisans)      914  »
  »   di Piombino               199  »
  »   Argentaro                 636  »
]

[Illustration: N° 76.--MONTE ARGENTARO.]

Déjà dans le court espace de temps qui s'est écoulé depuis le
commencement de la période historique les divers fleuves de la Toscane,
le Serchio, qu'alimentent les neiges de la Garfagnana et des Alpes
Apuanes, le puissant Arno, la Cecina, l'Ombrone, l'Albegna, ont opéré
des changements considérables dans l'aspect des campagnes riveraines et
dans la configuration du littoral marin. Les terrains mal consolidés
qu'ils traversent dans la plus grande partie de leur cours leur
fournissent en abondance les matériaux d'érosion nécessaires à l'immense
travail géologique dont ils sont les artisans. En maints endroits, les
versants de montagnes que ne retiennent plus ni forêts ni broussailles,
se changent à la moindre pluie en une véritable pâte semi-fluide qui
s'écoule lentement, puis que les rivières emportent rapidement dans leur
cours. Depuis les beaux temps de la république pisane, dans l'espace de
quelques siècles, la bouche de l'Arno s'est prolongée de 5 kilomètres en
mer. D'ailleurs elle a fréquemment changé de place; jadis le Serchio et
l'Arno avaient un lit inférieur commun, mais on dit que les Pisans
rejetèrent le premier fleuve vers le nord pour se débarrasser du danger
causé par ses alluvions. L'examen des lieux prouve aussi qu'en aval de
Pise l'Arno s'est longtemps écoulé vers la mer par les terrains bas de
San Pietro del Grado (Saint Pierre du Grau), où s'épanche aujourd'hui le
Colombrone; mais depuis que, soit la nature, soit l'homme ou leurs deux
forces réunies ont donné au fleuve son issue actuelle, il n'a cessé de
se promener dans les plaines en remaniant les terres alluviales de ses
bords et en agrandissant les campagnes aux dépens de la mer
Tyrrhénienne. D'après Strabon, Pise se trouvait de son temps à vingt
stades olympiques du littoral, c'est-à-dire à 3,700 mètres, tandis
qu'elle en est actuellement trois fois plus distante: lorsque le
couvent, devenu la _cascina_ de San Rossore, fut construit, vers la fin
du onzième siècle, ses murs dominaient la plage, et de nos jours
l'emplacement de cet ancien édifice est à 5 kilomètres environ de la
mer. De vastes plaines coupées de dunes ou _tomboli_ et revêtues en
partie de forêts de pins, se sont ajoutées au continent; de grands
troupeaux de chevaux et de boeufs demi-sauvages parcourent ces vastes
terrains sableux, où les éleveurs ont en outre, depuis les croisades,
dit-on, acclimaté le chameau avec succès. D'ailleurs l'empiétement des
terres n'est peut-être pas dû en entier au travail des alluvions; il est
possible que le littoral de la Toscane ail été soulevé par les forces
intérieures. La pierre dite _panchina_, dont on se sert à Livourne pour
la construction des édifices, est une roche marine formée en partie de
coquillages semblables à ceux que l'on trouve encore dans la mer
voisine.

[Illustration: DÉFILÉS DE L'ARNO A LA GONFOLINA A SIGNA. Vue prise à la
Tenuta, dessin de Taylor, d'après une photographie de M. G. Matucci]

Un des changements les plus importants qui se sont accomplis dans le
régime des eaux du bassin de l'Arno est celui que l'art de l'homme,
dirigeant les forces brutales de la nature, a su opérer dans le val de
Chiana. Cette dépression, qui servit probablement de lieu de passage à
l'Arno, lorsque ce fleuve n'avait pas encore creusé en amont de Florence
le défilé par lequel il s'échappe aujourd'hui, est une allée naturelle
ouverte par les eaux entre le bassin de l'Arno et celui du Tibre: là,
comme entre l'Orénoque et le fleuve des Amazones, quoique dans des
proportions bien moindres, se trouvait un seuil bas, d'où les eaux
s'épanchaient dans l'un et l'autre bassin. Jadis le point de partage
était dans le voisinage immédiat de l'Arno. Une partie des eaux du val
de Chiana tombait dans le fleuve toscan, qui coule à une cinquantaine de
mètres plus bas, tandis que la plus grande partie de la masse liquide,
sans écoulement régulier, s'étalait en longs palus vers le sud jusqu'aux
lacs que domine à l'ouest, du haut de ses coteaux, la petite ville de
Montepulciano; c'est là que commence à s'accuser nettement la pente qui
entraîne l'eau vers le Tibre romain. Entre les deux versants, la partie
neutre du val était tellement indécise, qu'on a déplacé d'au moins 50
kilomètres le seuil de séparation, au moyen des barrières transversales
qui retenaient les débordements des étangs temporaires causés par les
grandes pluies. Toute la zone intermédiaire où séjournaient, à demi
putréfiées, les masses liquides apportées par les torrents latéraux,
était un foyer de pestilence. Dante et d'autres écrivains de l'Italie en
parlent comme d'un lieu maudit; l'hirondelle même n'osait s'aventurer
dans sa fatale atmosphère. Les habitants du val avaient en vain tenté
d'assécher le sol en creusant des canaux de décharge: l'horizontalité de
la longue plaine rendait illusoires tous les travaux d'assainissement.
L'illustre Galilée, consulté sur les mesures qu'il y aurait à prendre,
déclara que le mal était irréparable: d'après lui il n'y avait rien à
faire. Torricelli reconnut qu'il serait possible d'utiliser la force des
torrents pour donner à la vallée la pente qui lui manquait et faciliter
ainsi l'écoulement des eaux; mais il ne mit point la main à l'oeuvre.
Les discussions entre les deux états limitrophes, Rome et Florence, ne
permettaient point d'ailleurs que le cours des eaux de la Chiana fût
rectifié. Chacun des deux gouvernements voulait que les eaux
torrentielles fussent rejetées sur le territoire du voisin.

[Illustration: N° 77.--VAL DE CHIANA.]

Enfin les travaux commencèrent au milieu du dix-huitième siècle sous la
direction du célèbre Fossombroni. A l'issue de chaque ravin latéral
furent ménagés des bassins de colmatage, où les débris arrachés aux
flancs des montagnes se déposèrent en strates annuelles. Les marécages
se comblèrent ainsi peu à peu et le sol s'affermit; le niveau de la
vallée, graduellement exhaussé sur la ligne de partage choisie par
l'ingénieur, donna aux eaux le mouvement qui leur manquait et changea en
un ruisseau pur le bourbier croupissant. La pente générale de la plaine
supérieure fut renversée et l'Arno s'enrichit d'un affluent de 74
kilomètres de longueur qui, sur plus des deux tiers de son cours,
appartenait précédemment au Tibre. L'air de la vallée, autrefois mortel,
devint l'un des plus salubres de l'Italie. L'agriculture s'empara des
terres reconquises; un espace de treize cents kilomètres carrés, jadis
évité avec soin, s'ajouta au territoire toscan; les villages, habités
naguère par une population de fiévreux, se transformèrent en de riches
bourgades aux robustes habitants. La réussite de l'œuvre si bien nommée
de «bonification» a été complète. Les eaux sauvages ont dû se
discipliner pour distribuer régulièrement leurs alluvions sur un espace
de 20,000 hectares et sur une profondeur moyenne de 2 à 3 mètres; c'est
un remblai de 500 millions de mètres cubes qu'on leur a fait déposer
comme à des ouvriers intelligents. Cette grande opération de colmatage,
dans laquelle l'homme a si admirablement dirigé la nature, est devenue
le modèle de toutes les entreprises du même genre, et dans la Toscane
même on l'a imitée avec le plus grand succès. C'est aussi par le procédé
des colmatages que le vaste marais de Castiglione, le lac Prilius des
Romains, situé entre Grosseto et la mer, près de la rive droite de
l'Ombrone, a été peu à peu transformé en terre ferme; en 1828, il
occupait un espace de 95 kilomètres carrés, dont les alluvions apportées
par le fleuve ont fait depuis une immense prairie relativement salubre;
en 1872, plus de 62 hectares, jadis inondés, étaient changés en terrains
solides. La comparaison des cartes tracées à diverses époques témoigne
des changements considérables que l'Ombrone opéra jadis comme au hasard
dans son delta; mais aujourd'hui c'est l'homme qui dirige sa force. Le
fleuve est un autre taureau Acheloüs dompté par un autre Hercule.

Parmi les grands travaux d'asséchement qui font aussi la gloire des
hydrauliciens de la Toscane, il faut citer le réseau des innombrables
canaux de décharge creusés dans les terres basses de Fucecchio, de
Pontedera, de Pise, de Lucques, de Livourne, de Viareggio. Là
s'étendaient de vastes mers intérieures que l'on essaye de combler peu à
peu et de faire passer, de progrès en progrès, à l'état de campagnes au
sol affermi. Une des opérations les plus difficiles en ce genre a été
d'assécher le lac de Bientina ou de Sesto, qui s'étendait au milieu de
campagnes marécageuses à l'est des monts Pisans, et que l'on pense avoir
été formé jadis par les eaux débordées du Serchio. Jadis ce lac avait
deux émissaires naturels, l'un au nord vers le Serchio, l'autre au sud
vers l'Arno. Durant l'étiage de ces fleuves, l'écoulement du Bientina se
faisait sans difficulté; mais, dès que la crue commençait à se faire
sentir, le reflux s'opérait, l'eau coulait en sens inverse dans les deux
affluents du lac, et si l'on n'avait fermé les écluses, l'Arno et le
Serchio se seraient rejoints dans une mer intérieure au pied des monts
Pisans. Privé de son écoulement naturel, le Bientina grossissait alors
jusqu'à couvrir un espace de près de 10,000 hectares, six fois supérieur
à la superficie ordinaire; pour sauvegarder les riches campagnes de
cette partie de la Toscane, il a donc fallu donner au Bientina un
émissaire indépendant des deux fleuves voisins. A cet effet, on a eu
l'heureuse idée de creuser un canal qui fait passer les eaux du lac en
tunnel au-dessous de l'Arno, large en cet endroit de 216 mètres de digue
à digue; puis au delà du fleuve, qu'il vient de croiser souterrainement,
le nouvel émissaire emprunte jusqu'à la mer l'ancien lit de l'Arno,
remplacé par le Colombrone.

[Illustration: N° 78 -- L'ARNO ET LE BERCHIO.]

Le principal obstacle contre lequel il fallut lutter dans ces oeuvres de
conquête était l'extrême insalubrité du climat. L'atmosphère de miasmes
pesait surtout sur la région du littoral, à cause du mélange qui s'y
opérait entre les eaux douces de l'intérieur et les eaux saumâtres de la
Méditerranée. L'excessive mortalité qui résultait de ce mélange pour les
espèces marines et pour les animaux et les plantes d'eau douce,
empoisonnait l'air, le remplissait de gaz délétères, provenant de la
décomposition de matières organiques, et décimait les populations de la
côte. Vers le milieu du siècle dernier, l'ingénieur Zendrini eut l'idée
d'établir aux issues de tous les canaux d'écoulement, naturels et
artificiels, des écluses de séparation entre les eaux douces et le flot
marin. Les fièvres disparurent aussitôt; l'atmosphère avait repris sa
pureté primitive. En 1768, les portes, mal entretenues, laissèrent de
nouveau s'opérer le mélange de l'eau douce et de l'eau salée: aussitôt
le fléau des miasmes recommença son œuvre de dévastation; la salubrité
ne fut rétablie dans les villages du littoral qu'après la reconstruction
des écluses. Par deux fois, depuis cette époque, l'incurie du
gouvernement de Florence a été punie de la même manière sur les
malheureux riverains des canaux, et par deux fois on dut avoir recours
au seul moyen thérapeutique sérieux, celui de guérir la terre elle-même.
Depuis 1821, le bon entretien des écluses, qui constitue le véritable
service médical de la contrée, ne laisse plus rien à désirer, et par
suite la salubrité générale n'a cessé de se maintenir. Le chef-lieu du
district, Viareggio, qui était, en 1740, un simple hameau de peste et de
mort, est de nos jours une ville de bains de mer, que de nombreux
étrangers fréquentent impunément en été. Les plantations de pins et
d'autres arbres ont aussi contribué pour une forte part à
l'assainissement de la contrée.

Malgré tous les progrès accomplis dans la bonification du sol, il reste
encore beaucoup à faire en mainte autre région de la basse Toscane pour
assécher le sol et purifier l'atmosphère. La Maremme, qui s'étend
principalement dans la province de Grosseto, entre les deux bornes
rocheuses de Piombino et d'Orbetello, est restée, en dépit de tous les
travaux d'assainissement, une des contrées les plus malsaines de
l'Europe; ses terres, non perméables, retiennent les eaux qui se
putréfient au soleil et empoisonnent l'air. La vie moyenne des habitants
est très-courte: celle des «trop heureux cultivateurs» est surtout fort
précaire, et pourtant la plupart d'entre eux ne descendent dans la
plaine basse que pour faire les semailles et la récolte; ils s'enfuient,
sitôt leur travail achevé, mais ils emportent souvent avec eux le germe
de la maladie fatale; entre les deux étés de 1840 et de 1841, on eut à
soigner près de 36,000 fiévreux sur une population totale de 80,000
personnes environ, résidant presque toutes sur les hauteurs et ne se
hasardant dans les plaines empoisonnées que pour de rares visites. Pour
échapper à l'influence pernicieuse du mauvais air, il faut habiter
constamment à une altitude d'au moins 300 mètres, encore cela ne
suffit-il pas toujours: la ville épiscopale de Sovana est très-malsaine,
quoiqu'elle se trouve précisément à cette hauteur dans la haute vallée
de la Fiora. Les fièvres se font même sentir dans des régions fort
éloignées de tout marais. La cause en est probablement, d'après
Salvagnoli Marchetti, la nature du terrain. La _malaria_ monte sur les
collines dont le sol argileux est pénétré de substances empyreumatiques;
elle empoisonne aussi les contrées où jaillissent en abondance les
sources salines, et plus encore celles où se trouvent des gisements
d'alun. Le mélange des eaux douces et des eaux salées, si funeste au
bord de la mer, ne l'est pas moins dans l'intérieur du pays. Enfin
l'influence des vents du sud, surtout celle du siroco est pernicieuse,
et les fièvres remontent fort avant dans toutes les vallées exposées à
ce courant empoisonné. Par contre, les terres qui jouissent librement de
l'air marin sont parfaitement salubres: ainsi Orbetello et Piombino,
quoique dans le voisinage de marais étendus, n'ont rien à craindre des
miasmes paludéens.

[Illustration: N° 79.--RÉGIONS DE LA MALARIA.]

On admet, en général, que les côtes de l'Étrurie n'avaient point à
souffrir de la malaria à l'époque de la prospérité des antiques cités
tyrrhéniennes. En effet, les travaux de chemins de fer opérés dans les
Maremmes ont révélé l'existence d'un grand nombre de conduits
souterrains qui drainaient le sol dans tous les sens; la campagne était
toute veinée de canaux d'écoulement. De grandes villes comme la fameuse
Populonia _mater_ et tant d'autres dont on voit de nos jours les ruines
éparses ou dont on cherche à reconnaître les emplacements, n'auraient
certainement pu naître et se développer si le climat local avait eu la
terrible insalubrité qu'on lui reproche de nos jours. Les Étrusques
étaient renommés pour leur habileté dans tous les travaux hydrauliques:
ils savaient endiguer les torrents, égoutter les marais, assécher les
campagnes; quand ils furent asservis, leurs digues et leurs canaux
cessèrent bientôt d'exister; les palus se reformèrent, la nature revint
à l'état sauvage. Mais on cite également bien des villes qui furent
salubres au moyen âge et qui sont maintenant désolées par la fièvre.
Ainsi Massa-Maritima, que dominent au nord-est les sommités du massif de
Montieri, fut riche et populeuse pendant toute sa période de liberté
républicaine; mais dès que les Pisans et les Siennois l'eurent ruinée,
dès qu'elle eut perdu son indépendance, le travail s'arrêta dans les
campagnes, les eaux torrentielles s'y amassèrent en lagunes; la cité
devint comme «un cadavre de ville». Des travaux d'assainissement lui ont
rendu de nos jours une partie de sa prospérité.

Parmi les causes matérielles qui, depuis l'époque romaine, ont contribué
le plus à la détérioration du climat, on doit signaler la déforestation
des montagnes et l'accroissement désordonné des terres alluviales qui en
a été la conséquence. Enfin pendant tout le moyen âge et jusque dans les
temps modernes, les monastères de la Toscane étaient possesseurs de
grands viviers à poissons dans les Maremmes, et s'opposaient
énergiquement à tous les travaux d'endiguement ou de colmatage qui
auraient pu les priver, en tout ou en partie, de leurs précieuses
réserves pour les semaines de carême. Nombre de tyranneaux des villes de
l'intérieur étaient aussi fort aises de posséder quelque campagne bien
malsaine dans la région des marais, car ils pouvaient de temps en temps
se passer la fantaisie d'y exiler ceux dont ils voulaient se
débarrasser, sans avoir les ennuis ou les remords d'un meurtre à
commettre sans hypocrisie. Les rois d'Espagne avaient même eu soin
d'acquérir la région la plus mortelle de la côte pour y installer des
bagnes ou _presidios_; ainsi Talamone, qui avait été le grand port de la
république de Sienne, fut changé en un véritable cimetière; tous les
bannis y mouraient.

De nombreux essais de bonification entrepris avec des idées fausses et
sans l'expérience nécessaire n'ont pas été moins cruels dans leurs
conséquences. Les divers gouvernements de la Toscane s'imaginant, avec
Macchiavel et d'autres hommes d'État, qu'il suffirait de repeupler le
pays pour lui rendre son antique salubrité, y envoyèrent en foule des
colons appelés de diverses provinces de l'Italie, de la Grèce, de
l'Allemagne; mais ces étrangers, qui d'ailleurs n'étaient pas reconnus
propriétaires, et pour lesquels l'acclimatement était doublement
périlleux, succombèrent en masse à chaque tentative. Les seuls moyens de
restaurer le climat de l'ancienne Étrurie sont en premier lieu,
d'intéresser les cultivateurs aux améliorations en leur concédant le
sol, puis de mener à bonne fin les longues opérations de colmatage, de
drainage, de reboisement, déjà commencées avec tant de succès. La
construction du chemin de fer de la côte aide singulièrement au travail
de restauration du climat; les assèchements et les plantations ont
purifié l'air autour de mainte station. On peut citer en exemple les
environs de Populonia, jadis inhabitables, et qui ont pu se repeupler
graduellement. L'usine métallurgique de Follonica qui traite les fers de
l'île d'Elbe au moyen des lignites abondants des mines du voisinage, est
devenue aussi beaucoup plus importante; mais elle est encore presque
entièrement abandonnée pendant la saison des fièvres.

Les ancêtres des Toscans actuels, les Étrusques ou Tyrrhéniens, étaient,
bien avant la domination romaine, la population prépondérante de
l'Italie. Non-seulement ils occupaient tout le versant méridional des
Apennins jusqu'aux bouches mêmes du Tibre; ils avaient aussi fondé dans
la Campanie une ligue de douze cités, dont Gapoue était la plus
importante, et comme trafiquants et pirates, ils s'étaient emparés de la
mer qui, d'après eux, est encore désignée sous le nom de Tyrrhénienne.
L'île de Capri était, du côté du sud, leur sentinelle avancée. La mer
Adriatique leur appartenait également. Adria, Bologne qu'ils appelaient
Felsina, Ravenne, Mantoue, étaient des colonies étrusques, et dans les
hautes vallées des Alpes vivaient les Rètes ou Rétiens, leurs alliés et
peut-être leurs frères par le sang. Et les Étrusques eux-mêmes, de
quelle grande souche ethnique font-ils donc partie? C'est là un des
problèmes les plus discutés de l'histoire. On les a dits Aryens,
Ougriens, Sémites; on en a fait les frères des Grecs, des Germains, des
Scythes, des Égyptiens, des Turcs; pour lord Lindsay, les Tyrrhéniens
sont des Thuringiens! Cette question des origines étrusques n'a donc pu
encore donner lieu qu'à des hypothèses; la langue même, facile à lire,
car ses caractères ressemblent à ceux des autres alphabets italiques,
mais non déchiffrée ou plutôt trop diversement traduite, n'a pas fourni
la solution; les savants sont loin d'être unanimes pour approuver les
interprétations proposées récemment par Corssen avec une grande
assurance; d'après ce linguiste, que l'on a qualifié trop tôt «d'Oedipe
du Sphinx étrusque», los Tyrrhéniens devraient ètre certainement
rattachés par la langue aux autres populations italiotes.

Parmi les divers portraits que les Étrusques nous ont laissés de leurs
propres personnes sur les vases des nécropoles, le type le plus commun
est celui d'hommes trapus, souvent obèses, vigoureux, larges d'épaules,
au visage avancé, au nez courbe, au front large et fuyant, au teint
foncé, au crâne un peu déprimé et couvert d'une chevelure ondulée, le
plus souvent dolichocéphalés. Ce type n'est point celui de la majorité
des Hellènes, ni de la plupart des Italiens. Parmi les monuments qu'ils
ont laissés, on ne retrouve pas les _nuraghi_, ces constructions
bizarres qu'élevèrent un si grand nombre les anciens habitants de la
Sardaigne, de Malte, de Pantellaria; mais les dolmens sont nombreux. Les
monuments funéraires que l'on a découverts et que l'on trouve encore par
centaines et par milliers, non-seulement dans les limites de la Toscane
actuelle, mais aussi jusque dans le voisinage immédiat de Rome, prouvent
que les arts du dessin étaient arrivés en Étrurie à un haut degré de
développement. Les peintures qui décoraient l'intérieur des caveaux, les
bas-reliefs des sarcophages, les vases, les candélabres, les divers
ustensiles de poterie et de bronze témoignent d'une intime parenté de
génie entre les artistes étrusques et ceux de la Grèce et de l'Asie
Mineure. L'architecture de leurs édifices prouve que, tout en se
distinguant par une certaine originalité, ils étaient en rapport intime
de civilisation commune avec les Hellènes des premiers âges. Ce sont eux
qui furent dans les arts les initiateurs de Rome; les égouts de Tarquin,
le plus ancien monument de la «Ville Éternelle», l'enceinte dite de
Servius Tullius, la prison Mamertine, tous les restes de l'ancienne Rome
royale, sont leur ouvrage. Les temples, les statues des dieux, les
maisons elles-mêmes, ainsi que les objets d'ornement qui s'y trouvent,
tout était étrusque. La louve de bronze que l'on voit au musée du
Capitole et qui était le symbole même du peuple romain, paraît être la
copie d'une œuvre des artistes d'Étrurie.

Les vicissitudes de l'histoire, les influences diverses des
civilisations et des cultes qui se sont succédé dans le pays, ont dû,
avec l'aide des croisements ethniques, rendre les Toscans bien
différents de leurs ancêtres les Étrusques. A en juger par les peintures
de leurs nécropoles, ceux-ci avaient quelque chose de dur qui ne se
retrouve nullement dans la population toscane; ils étaient aussi,
semble-t-il, une nation de cuisiniers et de mangeurs, tandis que leurs
descendants sont plutôt un peuple sobre. Le type actuel est celui
d'hommes aimables, gracieux, spirituels, artistes, faciles à émouvoir,
peut-être un peu trop souples de caractère. Les Toscans de la plaine,
non ceux des Maremmes, sont les plus doux des Italiens; ils aiment à
«vivre et à laisser vivre», et par leur mansuétude naturelle ils ont
souvent réussi à rendre débonnaires jusqu'à leurs souverains. Un trait
assez bizarre de caractère les distingue aussi parmi les autres
habitants de la Péninsule: quoique fort braves quand une passion les
entraîne, ils ont une répugnance extraordinaire pour la vue de la mort;
ils se détournent du cadavre avec horreur, ce qui tient sans doute à la
persistance d'antiques superstitions. Le Tyrrhénien cachait toujours les
tombeaux; cependant son grand culte était celui des morts.

Quels que soient d'ailleurs les traits par lesquels les Toscans
ressemblent encore à leurs aïeux, ils ont eu comme eux leur époque de
prépondérance en Italie, et ils sont encore, à certains égards, les
premiers de la nation. Après l'époque romaine, quand le mouvement de la
civilisation se fut déplacé vers le nord, la vallée de l'Arno se
trouvait admirablement placée pour devenir le grand centre d'activité,
non-seulement pour la péninsule italienne, mais encore pour tout le
continent européen. Les communications à travers la barrière des Alpes
étaient encore difficiles et redoutées, et par conséquent les relations
de peuple à peuple devaient en grande partie s'établir par eau entre le
littoral de la Toscane et les rivages de la France et de l'Espagne. En
outre, les massifs des Apennins, offrant aux habitants l'avantage de les
protéger au nord contre le climat et contre les envahisseurs barbares,
se développent autour d'eux en un large circuit de manière à leur
ménager de grandes et fertiles vallées tournées vers la mer
Tyrrhénienne. La Toscane était donc une région favorisée et ses
habitants si intelligents surent bien profiter de tous ces priviléges
que leur assurait la position géographique. Le travail était la grande
loi des Florentins; tous, sans exception, devaient avoir un état. Tandis
que Pise disputait à Gênes et à Venise la suprématie des mers, Florence
était plus que toutes les autres cités le siége des grandes spéculations
commerciales, la ville riche par excellence, qui, par le commerce de
l'argent, étendait son réseau d'affaires sur toutes les contrées de
l'Europe.

Mais la Toscane ne devint pas seulement un pays de négoce et
d'industrie; sa période de prospérité fut aussi pour l'esprit humain le
moment d'une véritable floraison. Ce que la république d'Athènes avait
été deux mille années auparavant, la république de Florence le fut à son
tour; pour la deuxième fois s'éleva un de ces grands foyers de lumière
dont les reflets nous éclairent encore. Ce fut un vrai renouveau de
l'humanité. La liberté, l'initiative, et avec elles les sciences, les
arts, les lettres, tout ce qu'il y a de bon et de noble dans ce monde se
produisit avec un joyeux élan que les générations avaient depuis
longtemps perdu. Le souple génie des Toscans se révéla dans tous les
genres de travaux; parmi les grands noms de l'histoire, les Florentins
peuvent revendiquer comme leurs beaucoup des plus grands. Quels hommes
ont exercé dans le monde de l'intelligence et des arts une action plus
puissante que Giotto, Orgagna, Masaccio, Michel-Ange, Léonard de Vinci,
Andrea del Sarto, Brunelleschi, Dante, Savonarole, Galilée, Macchiavel?
C'est aussi un Florentin, Amerigo Vespucci, qui a donné son nom au
continent nouveau découvert de l'autre côté de l'Atlantique. On a voulu
voir une injustice de la destinée, ou même l'effet d'une odieuse
supercherie des hommes dans cette substitution du nom du géographe et
voyageur astronome Amerigo à celui du marin Colomb dans l'appellation du
Nouveau Monde; mais au point de vue de l'histoire, c'est justice qu'il
en soit ainsi. L'Espagne monarchique gardait jalousement le secret de
ses découvertes; il est donc tout naturel que son représentant en ait
partiellement perdu l'honneur. Mais Florence, la ville républicaine où
la science était le plus aimée pour elle-même, où les récits de voyages
trouvaient le plus de lecteurs et d'où les nouvelles se répandaient le
plus librement en Europe, n'avait aucun intérêt à cacher dans ses
archives les récits et les descriptions de son fils Amerigo. C'est par
ses écrits, et notamment par sa fameuse lettre de 1503, que le grand
événement de la découverte obtint le plus de prise sur l'esprit de ses
contemporains; on traduisit en toutes les langues ce merveilleux récit,
la description à la fois savante et imagée de ces contrées, «qui doivent
être prochaines du paradis terrestre, s'il en existe un sur la Terre,»
et par suite on en vint tout naturellement à donner le nom du savant
florentin au Nouveau Monde. D'ailleurs, Colomb prétendit jusqu'à sa mort
avoir découvert le Japon et les côtes orientales de l'Asie, tandis que
Vespucci, dès l'année 1501, donnait le nom de _novus mundus_ au
continent nouvellement découvert. En 1507, Martin Waldzemüller, de
Saint-Dié, avait formellement proposé la dénomination d'Amérique,
ratifiée par ses contemporains et la postérité.

C'est aussi à l'immense privilége de sa liberté, au génie de ses
écrivains, à l'influence exercée par ses poëtes sur le développement
intellectuel de l'Italie que Florence doit d'avoir donné son dialecte à
la Péninsule entière, des Alpes à la mer de Sicile. Évidemment, ce n'est
point une ville éloignée du centre, telle que Gênes, Venise ou Milan,
Naples, Tarente ou Palerme, qui aurait pu faire de son idiome la langue
policée de tous les Italiens; mais, au premier abord, on s'étonne que
Rome, l'antique cité reine, celle d'où le latin vint s'imposer au monde,
n'ait pas devancé Florence dans la création de l'italien littéraire:
c'est qu'au lieu de vivre de la libre vie des républiques italiennes,
elle s'attachait, au contraire, au culte du passé; la langue même
qu'elle s'efforçait de maintenir était morte. La cité des papes n'avait
d'autre littérature que des actes rédigés en un latin plus ou moins bien
imité de celui de Cicéron. A Rome, l'italien populaire devait rester un
patois; tandis qu'à Florence il devenait une langue, en dépit de
l'accent guttural légué par les Étrusques, et les Romains n'ont eu que
la part, d'ailleurs fort importante, de donner à cette langue leur belle
prononciation musicale. On sait quel charme de poésie délicate et pure
s'exhale des _ritornelli_ chantés dans les veillées par les paysans de
la Toscane; on sait aussi de quelle puissance a été le beau dialecte
florentin pour l'instauration de l'Italie au nombre des peuples
autonomes. Les fanatiques de Dante ont raison, jusqu'à un certain point,
de dire que l'unité nationale était fondée d'avance du jour où le grand
poëte avait forgé sa belle langue sonore et ferme de tous les dialectes
parlés dans la Péninsule. N'est-ce pas dans l'admirable idiome
florentin, et à Florence même, que de 1815 à 1830, se prépara par la
littérature et la propagande ce grand mouvement intellectuel d'où sortit
en grande partie l'indépendance politique de la nation?

De même que la position géographique de la Toscane fait comprendre en
grande partie l'influence qu'elle a exercée sur l'Italie et sur le reste
du monde, de même sa configuration intime explique son histoire
particulière. L'Apennin, l'Anti-Apennin et les groupes de montagnes qui
s'élèvent au sud de l'Arno la divisent en de nombreux bassins séparés où
devaient naître des républiques distinctes. Au temps des Tyrrhéniens,
l'Étrurie était une confédération de cités; au moyen âge et jusqu'aux
approches des temps modernes, où se sont formées les grandes
agglomérations politiques, la Toscane fut un ensemble de démocraties,
tantôt alliées, tantôt en lutte, mais très-semblables les unes aux
autres par le génie. Depuis, les changements de toute espèce qui se sont
produits dans les conditions politiques et économiques du pays ont fait
varier singulièrement l'importance et la population des communes, mais
la plupart des cités libres du moyen âge et même quelques-unes de celles
que fondèrent les anciens Étrusques ont gardé un rang considérable parmi
les villes provinciales de l'Italie.

[Illustration: FLORENCE. Dessin de P. Benoist, d'après une photographie
de J. Lévy.]

Florence (_Firenze_), qui naguère fut la capitale de passage du royaume
et qui reste l'un de ses chefs-lieux naturels, n'est pas une de ces
fondations des antiques Tyrrhéniens; simple colonie romaine, elle est
d'un âge moderne, en comparaison de tant d'autres localités italiennes.
Durant tout l'empire, elle fut sans grande importance; la dominatrice de
la contrée était la vieille cité de Fiesole, qui s'élève au nord sur les
collines et que les Florentins devaient ruiner un jour et priver de ses
colonnes et de ses statues pour en enrichir leurs propres monuments.
L'accroissement rapide de Florence pendant les siècles du moyen âge
provient de ce qu'elle était alors une étape nécessaire sur le chemin
qui, de l'Allemagne et de la Lombardie, mène par Bologne dans l'Italie
méridionale. Tant que l'initiative était partie de Rome, tous ceux qui
voulaient se rendre de la vallée du Tibre vers le versant opposé de
l'Apennin se hâtaient de franchir la montagne au plus près et
redescendaient au bord de l'Adriatique vers Ancone ou Ariminum. Lors de
l'abaissement de Rome, quand le reflux des peuples barbares s'opéra dans
la direction du nord au sud, le chemin naturel devint celui qui des
plaines lombardes gagne la vallée de l'Arno par les brèches de l'Apennin
toscan. La route de guerre étant en même temps une route de commerce, un
grand centre d'échanges et d'industrie devait naître dans l'admirable
bassin. La «Ville des Fleurs» grandit, prospéra et devint la merveille
que l'on voit aujourd'hui. Mais ses richesses même lui devinrent
fatales. Les banquiers, dont les coffres recevaient une grande part des
trésors de l'Europe, se firent peu à peu les maîtres de la république.
Les Medici prirent le titre de «princes de l'État», et telle était la
force d'impulsion donnée par la liberté première, que leur domination
coïncide tout d'abord avec l'efflorescence de l'art; mais bientôt les
caractères s'avilirent, les citoyens se changèrent en sujets et
cessèrent de vivre par la vie de l'esprit.

Comme aux beaux temps de la liberté républicaine, Florence a toujours
dans son travail d'abondantes sources de revenus. Elle a ses fabriques
de soieries et de lainages, ses ateliers de chapeaux de paille, de
mosaïques, de porcelaines, de «pierres dures» et d'autres objets qui
demandent du goût et de la dextérité de main. Mais tout ce travail d'art
et d'industrie, joint aux produits agricoles de la plaine et au
mouvement commercial apporté par les routes et les chemins de fer qui
convergent dans ses murs, n'en ferait qu'une grande ville italienne, si
elle n'avait la beauté de ses monuments; c'est à eux qu'elle doit d'être
un des centres d'attraction du monde entier et le principal rendez-vous
des artistes. Plus que toute autre cité de l'Italie, plus même que
Venise, Florence la «Belle» est riche en chefs-d'oeuvre de
l'architecture du moyen âge et de la Renaissance. Ses musées, les
Uffizi, le palais Pitti, l'Académie des Arts, sont parmi les plus beaux
de l'Europe et contiennent plusieurs de ces oeuvres capitales qui sont
le trésor le plus précieux du genre humain; ses bibliothèques, la
Laurentienne, la Magliabecchiana, sont riches en manuscrits, en
documents, en livres rares. La ville, quoique sombre d'aspect, est
elle-même un musée par ses palais, ses tours, ses églises, les statues
de ses rues et de ses places, ses maisons qui tiennent de la forteresse
et du palais. Le dôme de Brunelleschi, le campanile de Giotto, qui,
d'après les ordres de la République, devait être «plus beau que
l'imagination ne peut le rêver», le Baptistère et son incomparable porte
de bronze, la place de la Seigneurie, le couvent de San Marco, le noir
palais Strozzi, d'une architecture à la fois si sobre et si belle, tant
d'autres monuments encore font de Florence une cité d'enchantement. En
parcourant l'admirable ville et en contemplant ses édifices, on comprend
le noble langage du conseil communal à son architecte Arnolfo di Lapo:
«Les œuvres de la commune ne doivent point être entreprises si elles ne
sont conçues de manière à répondre au grand cœur, composé de ceux de
tous les citoyens, unis en un même vouloir.»

L'admirable campagne au milieu de laquelle la ville est mollement assise
en rehausse la beauté; tous les voyageurs gardent un souvenir
ineffaçable des promenades qui longent l'Arno, des collines de San
Miniato, de Bello Sguardo, du promontoire pittoresque où se groupent les
villas et les masures de l'antique Fiesole des Étrusques. Par malheur,
le climat de Florence laisse fort à désirer; souvent les vents se
succèdent par de brusques alternatives, et pendant l'été la chaleur est
accablante: _il caldo di Firenze_ est passé en proverbe dans toute
l'Italie. Il faut dire que l'étroitesse des rues, et, pour une certaine
part, la négligence des lois de l'hygiène, rendent la mortalité annuelle
supérieure à celle de la plupart des grandes villes du continent. Au
moyen âge, ce fut également l'une des cités que la peste ravagea le
plus. Lors du fléau que raconte Boccace, en lui donnant pour contraste
ses histoires joyeuses, près de cent mille habitants succombèrent, les
deux tiers de la population. En comparant la situation géographique de
Florence à celle d'Empoli, ville industrieuse qui se trouve à l'ouest,
dans une vaste plaine des mieux aérées, Targioni Tozetti regrette qu'on
n'ait pas donné suite, en 1260, au projet de détruire Florence pour en
transporter les habitants dans les campagnes d'Empoli.

Dans la haute vallée de l'Arno, la seule ville de quelque importance est
Arezzo, antique cité des Étrusques et centre de l'une des républiques
les plus prospères du moyen âge. Arezzo se vante, comme Florence, de
respirer un «air si subtil, qu'il rend subtils les esprits eux-mêmes»,
et la liste de ses savants et de ses artistes est, en effet, l'une des
plus longues dont puisse se vanter une ville d'Italie; mais, de nos
jours, Arezzo est bien déchue et n'a plus guère que ses grands souvenirs
et les monuments de son passé. Cortona, située plus au sud, non loin du
lac de Trasimène, dispute aux cités les plus antiques de l'Italie
l'honneur d'être la plus ancienne; mais les restes de sa grandeur ont
disparu. Sienne, la ville du beau langage, Sienne, qui fut jadis la
dominatrice de toutes les régions de collines situées entre les bassins
de l'Arno et de l'Ombrone, a dû subir, comme Arezzo et Cortona, de longs
siècles de décadence, en grande partie peut-être par la faute de ses
propres habitants qui peuplent dix-sept quartiers distincts, formant
autant de cités dans la cité, toutes animées les unes contre les autres
d'implacables rancunes; Sienne n'est donc plus, comme elle le fut jadis,
la rivale de Florence par la population, la puissance, l'industrie, mais
elle peut toujours se comparer à la ville de l'Arno par la beauté de ses
monuments qui sont l'idéal du gothique italien, par ses œuvres d'art,
dues en grande partie aux peintres de sa propre école, par l'originalité
de ses rues et de ses places, par sa position magnifique sur les pentes
de trois collines et sur les arêtes de leurs contre-forts. Chiusi, l'une
des plus puissantes cités de l'antique Étrurie, n'a plus que ses
hypogées, où les archéologues vont en pèlerinage, et dépend maintenant
de la ville de Montepulciano, dont les coteaux, produisant le «roi des
vins», dominent au nord la plaine et ses nappes d'eau. Quant à Volterra,
qui avait encore au moyen âge une population considérable, ce n'est plus
qu'une petite ville morne d'aspect et que les talus infertiles de ses
collines rendent plus morne encore. Volterra, disposée en forme de main
aux doigts étendus sur les arêtes de son plateau raviné, se trouve en
dehors de toute grande voie de communication naturelle, et si dans le
voisinage elle n'avait des salines, qui produisent de sept à huit mille
tonnes de sel par an, ses importantes carrières d'albâtre, les riches
mines de cuivre de Monte-Catini, des bains sulfureux et les fameuses
lagunes de borax, elle ne serait probablement qu'un simple groupe de
maisons éparses au milieu des ruines. D'ailleurs, ce qu'elle a de plus
intéressant, ce sont les débris de ses murs cyclopéens, où l'on voit
encore deux grandes portes, et les centaines de sarcophages et autres
restes de l'art des Étrusques conservés dans son riche musée.

De l'autre côté de l'Arno, à la base méridionale des Apennins, les cités
qui avaient de l'importance au moyen âge sont restées industrielles et
populeuses parce que leur position commerciale a gardé toute sa valeur.
Prato, où la vallée de l'Arno a ses plus grandes dimensions, est un
centre agricole important, est riche en usines métallurgiques et possède
en outre de riches carrières de serpentine qui ont servi à la décoration
des plus beaux édifices de la Toscane et de sa propre église, célèbre
par la merveilleuse chaire de Donatello, sculptée à l'angle extérieur de
la façade; Pistoja, où descend le chemin de fer des Apennins, que d'en
bas on voit escalader les pentes et franchir las ravins en longues
sinuosités, est une ville de manufactures très-actives. Pescia,
Capannori, aux innombrables maisons éparses dans la campagne, «jardin de
la Toscane,» Lucques «l'Industrieuse», célèbre par les tableaux de fra
Bartolommeo, sont également des communes où le travail est incessant.
Par la beauté de ses cultures, le bassin du Serchio, assaini par les
maraîchers, est vraiment incomparable. Quand on se promène sur les
larges remparts de Lucques, à l'ombre des rangées d'arbres puissants qui
étalent leur branchage, d'un côté vers la ville, ses tours et ses
coupoles, de l'autre vers les campagnes, on jouit d'un spectacle
merveilleux. Les prairies et les vergers, les villes qui se révèlent par
la blancheur de leurs façades au milieu de la verdure, les collines
lointaines portant une tour au sommet, la beauté riante de tout ce que
l'on embrasse dans le vaste horizon, laissent une grande impression de
paix: il semble que dans un pays si fécond et si beau, la population
doive être heureuse. Et si l'on peut en croire d'enthousiastes
écrivains, il serait vrai, en effet, que les paysans lucquois, ceux du
val de Nievole, dans le bassin de la Pescia, et les cultivateurs de la
basse Toscane, en général, sont fortunés en comparaison des laboureurs
du reste de l'Italie. Métayers pour la plupart, et métayers à longs
termes, ils sont à demi propriétaires du sol; leur part de produits est
sauvegardée par des conventions traditionnelles; en travaillant, ils ont
la satisfaction de peiner en partie pour eux-mêmes, et la terre n'en est
que mieux cultivée. Pourtant elle ne leur suffit pas, car ils sont
obligés d'émigrer en foule, pour aller chercher de l'ouvrage, que
d'ailleurs ils trouvent facilement, car les Lucquois sont célèbres dans
toute l'Italie et même à l'étranger par leur zèle au labeur. Un grand
nombre d'entre eux vont périodiquement en Corse pour semer et récolter à
la place des paresseux propriétaires. En été, plus de deux mille
cultivateurs de Capannori sont toujours absents de leur patrie. Les
émigrants lucquois ont aussi la spécialité du rémoulage.

La haute vallée du Serchio, connue sous le nom de Garfagnana et dont le
débouché naturel est la ville de Lucques, n'a pas des habitants moins
industrieux que ceux de sa métropole, naguère capitale d'un état
souverain. Toutes les pentes des collines qui s'avancent en contre-forts
des Apennins et des Alpes Apuanes, sont cultivées en gradins, dont
l'étagement régulier ne nuit point à la beauté du paysage, grâce à la
multitude des arbres et à la variété des cultures. Castelnovo, le
chef-lieu de cette vallée de Garfagnana, l'une des plus belles et des
plus pittoresques de l'Italie, occupe elle-même, sur un promontoire
limité par le Serchio et par la Torrita, issue des formidables défilés
de l'Altissimo, un des sites les plus admirables de cette admirable
contrée. C'est dans les environs que se parle, dit-on, le meilleur
italien populaire, encore supérieur à celui de Sienne, à cause de
l'adoucissement des gutturales; c'est aussi dans cette région que le
doux génie toscan a inventé ses plus beaux chants.

La vallée de la Magra, dont le bassin supérieur, au cœur des Apennins,
enferme la petite ville de Pontremoli et les nombreux villages de sa
commune, est plus fréquentée que la Garfagnana, à cause de son grand
chemin, de Parme au golfe de la Spezia. La partie inférieure de cette
vallée, dite la Lunigiana, du nom de l'antique cité disparue de Luni,
n'est pas moins belle que la vallée parallèle du Serchio et, de plus,
elle offre les magnifiques tableaux que forment les promontoires, les
plages et les villes maritimes entourées d'oliviers. C'est à l'issue de
cette vallée, au sud de la charmante Sarzana, que les Alpes Apuanes, en
se rapprochant de la mer, forment ce défilé si important dans l'histoire
où se trouvent les villes de Carrara et de Massa, dépendant
administrativement de l'Émilie, quoique par le versant, le climat, les
mœurs, les relations d'affaires, elles se rattachent à la Toscane.
Carrara, dont le nom signifie simplement «carrière», est la ville qui a
remplacé Luni comme lieu d'expédition des beaux marbres blancs que la
statuaire demande aux montagnes voisines et dont le mètre cube vaut
jusqu'à près de 2,000 francs pour les qualités les plus précieuses; les
hauteurs environnantes sont perforées de sept cent vingt carrières, dont
environ trois cents sont en pleine exploitation; la ville entière est
comme un immense atelier de sculpture et possède une académie qui a
formé des maîtres célèbres. Massa, plus favorisée que Carrara par la
douceur du climat, a des marbres moins beaux, mais d'autant plus
employés pour les travaux courants de l'industrie; on les exploite
depuis 1836. Quant aux marbres de Serravezza, qui proviennent de
l'Altissimo et d'autres montagnes méridionales de la chaîne Apuane, dans
le voisinage de la ville de Pietra Santa, il en est qui sont aussi beaux
que ceux de Carrare. Michel-Ange, qui les appréciait fort, employa trois
années à construire la route qui devait faciliter l'accès des plus
belles couches; d'ailleurs la ville de Florence avait commencé
d'utiliser ce marbre depuis longtemps déjà: ce sont les carrières de
Serravezza qui ont fourni les dalles blanches du fameux campanile[81].
Les carrières et les mines des environs donnent aussi des ardoises, du
fer, du plomb, de l'argent.

[Note 81: Carrières de marbre des Alpes Apuanes, en 1873:

                   Extraction.                  Valeur.

Carrare           89,000 tonnes.              9,000,000 fr.
Massa             16,000    »                 1,500,000  »
Serravezza        20,000    »                 1,800,000  »
                ________________            ________________
                 134,000 tonnes.             12,300,000 fr.
]

Ces villes du défilé marin des Alpes Apuanes devaient progresser en
raison du la prospérité générale, tandis que Pise, la grande république
commerciale de la Toscane au moyen âge, devait fatalement déchoir,
lorsque la cause de sa grandeur eut disparu. Quand même elle n'aurait
pas eu à souffrir de la concurrence de Gênes, sa puissante rivale, quand
même sa flotte n'aurait pas été anéantie par les Génois, vers la fin du
treizième siècle, enfin les tours et les magasins du port n'eussent-ils
pas été rasés, Pise ne pouvait éviter la décadence. Les alluvions de son
fleuve, ne cessant d'empiéter sur la mer, ont fini par obstruer
complétement l'ancien _porto Pisano_, situé jadis à treize kilomètres au
sud de la bouche de l'Arno; en 1442, il n'y avait plus que 5 pieds
d'eau; un siècle plus tard, les petites barques de rameurs pouvaient
seules y entrer; il fut alors définitivement abandonné, et maintenant il
n'en reste plus de traces. Au siècle dernier, on disputait sur
l'emplacement qu'il fallait lui attribuer; d'autres cités devaient donc
succéder à Pise comme intermédiaires des échanges de la Toscane. _Pisa
morta_, «Pise la morte,» a du moins gardé des restes admirables de son
passé; elle a son étonnante cathédrale, immense écrin d'objets précieux,
son baptistère de forme si élégante, son _Campo santo_ et les célèbres
fresques d'Orgagna et de Gozzoli qui le décorent, sa bizarre tour
penchée qui, sans plaire au regard, n'en est pas moins une des grandes
curiosités de l'Italie, et qui commande l'admirable panorama des monts
Pisans et des plaines alluviales de l'Arno et du Serchio. Bien affaiblie
pour le commerce, mais toujours fort importante comme centre agricole,
Pise vit pour la pensée, grâce à son université, l'une des meilleures de
l'Italie. Enfin, elle a ce que nul changement d'itinéraire dans le
mouvement des échanges ne peut lui ravir, son doux climat sédatif, dont
les étrangers du nord viennent en grand nombre jouir pendant l'hiver.

Livourne ou Livorno fut l'héritière commerciale de Pise, et ses navires
n'ont cessé de suivre les mêmes escales vers les ports du Levant.
Débouché naturel des riches bassins de la Toscane, Livourne est un
marché beaucoup plus actif que ne le ferait supposer la forme du
littoral: c'était naguère le deuxième port de l'Italie; il venait
immédiatement après Gênes par ordre d'importance, mais Naples l'a
récemment dépassé[82]. Les milliers de Juifs espagnols et portugais qui
s'y réfugièrent et qui ont attiré depuis beaucoup d'autres compatriotes
ont su largement développer les ressources de cette ville. Étudiée au
point de vue architectural, c'est l'une des moins intéressantes de
l'Italie, mais comme monument du travail humain, elle est des plus
curieuses: pour l'asseoir, il a fallu consolider la terre marécageuse,
tandis que pour donner accès aux navires il a fallu creuser des bassins
et des canaux. On a ainsi tracé tout un réseau de lagunes, à côté
d'îlots également artificiels, méritant bien le nom de «Petite Venise»
qui lui a été donné. Un brise-lames construit en pleine mer signale de
loin l'entrée du port de Livourne. Plus au large, la tour de la Meloria,
bâtie sur un écueil et que les marins inexpérimentés croiraient être une
voile blanche, rappelle la terrible bataille navale où la flotte pisane
fut anéantie par les Génois[83].

[Note 82: Mouvement du port et du district de Livourne, en 1873:

Port                  10,780 navires, jaugeant 1,822,000 tonneaux.
Ensemble du district  22,043     »       »     2,226,400    »
]

[Note 83: Communes (ville et banlieue) de Toscane ayant plus de
10,000 habitants, en 1871:

Florence (Firenze)                 167,000 hab.
Livourne (Livorno)                  98,000  »
Lucques (Lucca)                     68,000  »
Pise (Pisa)                         50,000  »
Capannori (campagne de Lucques)     48,000  »
Prato                               40,000  »
Arezzo                              34,000  »
Carrare (Carrara)                   24,000  »
Cortona                             25,000  »
Sienne (Siena)                      23,000  »
Massa                               16,000  »
Empoli                              15,000  »
Pontremoli                          14,000  »
Volterra                            13,000  »
Montepulciano                       12,700  »
Pistoja                             12,500  »
Viareggio                           12,250  »
Pescia                              12,000  »
Pietra Santa                        12,000  »
Bagni di Lucca                      10,000  »
]

[Illustration: N° 80--PORT DE LIVOURNE.]

La Toscane continentale se complète par une Toscane insulaire, reste de
l'isthme qui réunissait autrefois les îles de Corse et de Sardaigne à la
terre ferme. Ces îles, que le navigateur voit surgir devant lui du
milieu des eaux bleues, puis qui s'abaissent graduellement et
s'évanouissent au loin dans le sillage, donnent un grand charme de
beauté aux parages toscans de la mer Tyrrhénienne.

L'île d'Elbe, jadis petit royaume de Napoléon, est la terre principale
de l'archipel toscan[84]. Elle est beaucoup plus grande à elle seule que
tous les autres îlots: Giglio, aux belles carrières de granit;
Monte-Cristo, semblable à une énorme pyramide surgissant de la mer à
plus de 600 mètres; la belle Pianosa, couverte de sa forêt d'oliviers;
Capraja, la génoise, aux maisons blanches groupées dans un cirque de
granit rose; Gorgona, simple colline hérissée de broussailles. Ancienne
dépendance de Populonia l'étrusque, l'île d'Elbe est un pittoresque
massif de montagnes. Un détroit, peu profond et parfois dangereux à
cause des vagues clapoteuses qui viennent se briser sur les deux îlots
de Cerboli et de Palmajola, portant chacun sa vieille tour, sépare ses
rives abruptes des promontoires de Piombino, où les navires devaient
aborder jadis pour payer les droits de péage et se faire délivrer un
«plomb» en signe d'acquit.

[Note 84:

Superficie de l'île    22,000 hectares.
Population, en 1871    24,000 habitants.
]

A l'extrémité occidentale de l'île s'élève le groupe des monts
granitiques de Capanne, haut de plus de 1,000 mètres; à l'autre
extrémité, celle qui fait face au continent, des roches de serpentine
arrondissent leurs cimes en forme de coupoles jusqu'à l'altitude de 500
mètres; au centre de l'île s'élèvent d'autres sommets de formations
diverses, recouverts de broussailles. La variété des roches est
très-grande pour un si petit espace: avec les granits de plusieurs
époques et les serpentines se trouvent aussi des couches de kaolin et
des marbres de diverses espèces, notamment un marbre blanc comme celui
de Carrare. Les cristaux remarquables, les pierres précieuses se
rencontrent en si grand nombre à l'île d'Elbe, qu'on l'a comparée à un
grand cabinet de minéralogie.

Jadis exposés aux fréquentes incursions des pirates, les habitants de
l'île avaient dû se réfugier dans l'intérieur et sur les promontoires
escarpés; c'est là qu'on voit les belles ruines de leurs forteresses ou
des villages encore habités. L'antique cité, fièrement nommée Capoliberi
ou «mont des Hommes libres», et que l'on considère comme une sorte
d'acropole, est une de ces bourgades encore peuplées. Grâce au retour de
la paix maritime et à l'appel du commerce, la plupart des habitants sont
descendus vers les «marines» et les villes du littoral, Porto-Ferrajo,
que l'on a ceint de fortifications, Porlo-Longone, Marciana, Rio.
Marins, pêcheurs de thons ou de sardines, sauniers, vignerons ou
jardiniers, tous ont du travail en abondance, car l'île est riche en
ressources de toute sorte. D'ailleurs, les habitants sont hospitaliers
et vraiment Toscans par la douceur. Quoique proches voisins des Corses,
ils n'ont point leurs mœurs féroces de guerre et de vendetta.

La grande importance économique de l'île d'Elbe ne provient ni de ses
vins, ni de ses pêcheries, ni de ses salines, ni de son commerce
maritime[85], mais de ses gîtes de fer, sinon les plus riches, du moins
les mieux exploités qui existent dans le monde méditerranéen. Ces
puissantes masses ferrugineuses, qui recouvrent une superficie d'environ
250 hectares, se dressent en falaises à l'extrémité nord-orientale de
l'île. Du continent déjà on en remarque les escarpements rouillés; les
eaux qui en découlent sont rouges de matières ocreuses, et le sable des
plages est tout noir des débris du métal. Les ouvriers, parmi lesquels
se trouvent en grand nombre des «internés» de l'Italie méridionale,
abattent à même le minerai, que l'on traîne ensuite vers l'embarcadère
de Rio ou qui descend tout seul par des chemins de fer automoteurs. Les
vides immenses produits par l'exploitation ressemblent à de vastes
cratères, et la couleur de la roche, rouge sombre, violacée ou noirâtre,
ajoute à l'illusion. Les déblais que le travail de cent générations
successives d'ouvriers a rejetés de ces cratères depuis vingt-cinq ou
trente siècles, ont des proportions qui confondent l'imagination du
spectateur. La poussière ferrugineuse, stratifiée en couches dont la
couleur diffère suivant la nature des débris qui les composent, s'est
accumulée en véritables montagnes de 100 et de 200 mètres de hauteur,
aux talus recouverts de la végétation des maquis. La fouille au pic et à
la pelle suffit pour désagréger ces amas, qui représentent au moins cent
millions de tonnes de minerai. Quant aux mines proprement dites, elles
pourraient, sans s'épuiser, fournir encore pendant vingt siècles un
million de tonnes par an à la consommation du monde, soit de cinq à dix
fois plus chaque année qu'elles n'en donnent actuellement. Les minerais
exploités dans les gîtes de l'île d'Elbe ont, en outre, le grand
avantage pour l'industrie moderne de pouvoir être facilement transformés
en acier. La pierre d'aimant ou «calamite» entre pour une forte
proportion dans les minerais de l'un des gisements, celui de Calamita;
c'est la pierre qui, placée sur un rondin de liége et flottant librement
dans un vase, servait jadis aux marins de la Méditerranée pour se
diriger sur les eaux, quand se voilait l'étoile polaire.

[Note 85: Mouvement des ports de l'île, en 1873: 9,162 navires d'un
port de 423,500 tonnes.]



V

LES APENNINS DE ROME, LA VALLÉE DU TIBRE, LES MARCHES ET LES ABRUZZES.


Au point de vue géographique, la partie de la Péninsule qui a Rome pour
chef-lieu naturel est le tronc du grand corps de l'Italie maritime:
c'est là que les montagnes des Apennins atteignent leur plus grande
hauteur; c'est aussi là que se ramifie le plus vaste système
hydrographique au sud de la vallée du Pô; mais, quoique le rôle
historique le plus important lui ait jadis appartenu, la population y
est plus clair-semée et la quantité annuelle du travail y est moins
importante que dans toutes les autres grandes régions de l'Italie[86].

[Note 86:

                 Superficie   Population en 1871.   Population kilom.

Rome          11,790 kil. car.       836,700 hab.       71
Ombrie         9,633    »            549,600  »         57
Marches        9,714    »            915,420  »         94
Abruzzes      12,686    »            918,770  »         72
              ________________    ______________        __
              43,823 kil. car.    3,220,490 hab.        74
]

Dans leur ensemble, les Apennins romains s'élèvent en un rempart
absolument parallèle au rivage de la mer Adriatique. Au littoral à peine
infléchi qui se prolonge du nord-ouest au sud-est, de Rimini à Ancône,
puis à la côte, plus rectiligne encore, qui d'Ancône à la bouche du
Tronto prend une direction peu divergente du méridien, correspond
exactement la crête des montagnes, que les marins voient se dresser
au-dessus de la zone verdoyante du rivage. De ce côté, la chaîne paraît
tout à fait régulière: sommet se montre après sommet, chaînon latéral
succède à chaînon latéral, les vallées qui descendent de l'Apennin sont
toutes parallèles les unes aux autres et normales à la côte; la pente
générale des monts est partout fortement inclinée vers la mer, et la
succession des assises géologiques, jura, craie, terrains tertiaires, se
maintient la même, des arêtes que blanchissent les neiges aux
promontoires que vient laver le flot. La seule irrégularité qui se
présente dans cette ordonnance de l'architecture orographique provient
du groupe de collines, presque détachées de l'Apennin, qui forment
l'éperon d'Ancône. D'ailleurs cet angle du rivage, semblable à la clef
de voûte d'une arcade, répond à l'angle de tout le système des Apennins:
c'est précisément en face que se reploie l'axe des monts. Cette région
de l'Italie est la contre-partie naturelle de l'Apennin ligure. Ancône
correspond à Gênes; les deux rives qui s'étendent, l'une vers l'Émilie,
l'autre vers la presqu'île du Monte Gargano, rappellent les deux
«rivières» du Ponent et du Levant; seulement, le profil du littoral et
des monts se dessine en sens inverse. Comme l'Apennin ligure, celui
d'Ancône ne laisse à sa base qu'une étroite bande de terrain; en maints
endroits la route qui longe le bord de la mer doit y contourner en
corniche les escarpements des roches, et les villes, trop resserrées sur
la plage, sont obligées d'escalader les promontoires; cependant cette
contrée riveraine de l'Adriatique est moins bien défendue par la nature
que la Ligurie. Au nord, elle s'ouvre largement sur les plaines du Pô,
et du côté de l'ouest elle est facilement accessible par les plateaux
qui flanquent la crête principale des Apennins; aussi les puissances
limitrophes n'ont-elles cessé pendant tout le moyen âge, et même tout
récemment encore, de lutter pour la possession de ce territoire: de là
le nom de Marches, synonyme de frontière disputée, qui lui a été donné.
Chaque ville y est une forteresse perchée sur un monticule ou sur une
arête. Des indigènes qui ne connaîtraient aucune autre région de la
Terre pourraient croire que chaque cime doit avoir son diadème de dômes
et de tours.

Comme les Apennins étrusques, ceux qui forment la limite commune entre
le versant des Marches et celui de Rome se divisent en massifs assez
nettement séparés les uns des autres. Le premier massif, qui domine à
l'orient la haute vallée du Tibre, a pour bornes septentrionales le
Monte Comero et le Fumajolo, source du fleuve romain; du côté du sud, il
est flanqué sur son versant oriental par le Monte Nerone: quoique moins
hautes que beaucoup d'autres cimes des Apennins, ces montagnes sont
désignées par l'appellation d'Alpes; ce sont les _Alpe_ (et non _Alpi_)
_della Luna_. Une brèche où passe la route de Pérouse à Fano, interrompt
la chaîne, qui recommence au delà par le groupe du Monte Catria. En cet
endroit, l'Apennin se bifurque. Les eaux en ont si diversement érodé et
déchiqueté les remparts, jadis parallèles et disposés à la façon du Jura
franco-suisse, qu'il est bien difficile de reconnaître la configuration
première: plateaux, massifs isolés, ramifications latérales, chaînes de
jonction, forment un vaste dédale à l'est du bassin du Tibre et de ses
affluents. Toutefois, si l'on néglige les mille irrégularités de détail,
on peut dire que les hautes terres de l'Ombrie et des Abruzzes, sur une
longueur d'environ 200 kilomètres et sur une largeur moyenne de 50
kilomètres, sont limitées à l'est et à l'ouest par deux chaînes,
d'origine jurassique et crétacée, qui, après s'être séparées au Monte
Catria, vont se rejoindre par le chaînon de la Majella, d'où rayonnent
dans tous les sens les montagnes du Napolitain. De ces deux chaînes
parallèles, aucune n'est un faîte de partage: celle de l'ouest est
traversée par la Nera et d'autres rivières qui se déversent dans le
Tibre; celle de l'est, encore plus découpée, laisse passer par des
portes de rochers plusieurs torrents qui se précipitent vers
l'Adriatique. Le plus abondant de ces cours d'eau, la Pescara, qui naît
sur le plateau des Abruzzes, sous le nom d'Aterno, traverse précisément
l'Apennin oriental dans le voisinage de ses plus hauts sommets; sa masse
liquide et les pierres qu'il entraîne ont creusé un défilé profond que
l'on utilise pour y faire passer un chemin de fer de jonction entre
l'Adriatique et le bassin du Tibre.

Ce haut plateau des Abruzzes, coupé de chaînons transversaux et semé de
dépressions qui furent autrefois des bassins lacustres, est la
forteresse naturelle de l'Italie centrale. A l'ouest, parmi tant
d'autres cimes, s'élèvent le Monte Velino, à la double pyramide; au
nord, le Vettore termine l'arête des montagnes Sybillines; à l'est se
dresse le sommet le plus haut des Apennins, mont rarement escaladé,
auquel on a justement donné le nom de Gran Sasso d'Italia (Roche-Grande
d'Italie). De temps immémorial, les indigènes savent que ces superbes
escarpements, blancs de neige pendant la plus grande partie de l'année,
sont bien les plus élevés de la Péninsule: c'est non loin de là, dans un
petit lac, où flottait une île de feuilles et d'herbages, que les
Romains croyaient avoir trouvé «l'ombilic de l'Italie»; près de là
aussi, les Marses, les Samnites et leurs confédérés de la Péninsule, las
de porter le pesant joug de Rome, avaient choisi la ville de Corfinium
pour en faire, sous le nom d'Italica, la cité même de toutes les
populations libres des montagnes; là, dans ce vrai centre de la
péninsule des Apennins, les souffrances et la révolte communes jetèrent
la première semence de cette union qui devait, après deux mille années,
devenir la nationalité italienne. Du côté de l'Adriatique, la
Roche-Grande, dont les parois calcaires se superposent d'étage en étage
jusqu'à près de 3,000 mètres d'élévation, présente l'aspect le plus
grandiose; du côté des Abruzzes, il s'étale largement en une puissante
masse, sans grande beauté de profil; mais au-dessous s'étendent
d'admirables paysages alpestres. Là les ours ont encore leurs retraites;
les chamois même n'ont pas été complètement exterminés par les
chasseurs; les pâturages aux plantes rares rappellent ceux de la Suisse;
mais ils paraissent plus beaux encore, grâce à l'éclat de la lumière, à
la profondeur du ciel, au pittoresque des ruines, au profil si pur des
lointains. Enfin, çà et là, se montrent encore des forêts de hêtres et
de pins, d'autant plus admirables à voir qu'elles manquent dans les
régions plus basses. Le déboisement excessif est une des infortunes de
l'Italie; en maint district des Apennins romains, le sol végétal
lui-même a disparu. Si l'on voulait reboiser, il serait trop tard;
seulement dans quelques fissures se sont amassées de la poussière et des
pierrailles, où peuvent croître des genêts et des ronces.

A l'ouest des arêtes principales de l'Apennin, chacune des vallées où
coule un des affluents du Tibre, est dominée de chaque côté par des
montagnes calcaires, dont quelques-unes ont encore une élévation
considérable; mais en moyenne la pente générale de la contrée s'abaisse
assez également vers la vallée inférieure du fleuve. Deux hautes cimes,
laissant passer le Tibre comme par une porte triomphale, se dressent en
forme de pyramides à l'extrémité des chaînons subapennins: au nord du
fleuve, c'est le Soracte des anciens, devenu par un calembour pieux, le
saint Oreste du moyen âge; au sud, c'est le mont Gennaro, massif avancé
des hauteurs de la Sabine. Ces beaux sommets sont, avec leurs
contre-forts et les groupes volcaniques des environs, les montagnes en
hémicycle qui forment l'admirable horizon de la campagne de Rome. Déjà
fort belles par la vigueur et l'harmonie de leurs lignes, ces montagnes
gagnent encore en beauté, aux yeux de l'historien et de l'artiste, par
les événements considérables qui s'y sont accomplis, par les tableaux
des peintres, les chants et les descriptions des poëtes. Les souvenirs
et l'imagination aident au regard pour embellir et transfigurer ces
paysages.

Quelques chaînons et des massifs isolés, de formations calcaires comme
le Subapennin, bordent le littoral de la mer Tyrrhénienne et les
marécages de la côte. Telles sont les hauteurs aux riches gisements
d'alun qui entourent le noyau trachytique de la Tolfa, volcan d'origine
fort ancienne, dont les sources alimentent Civita-Vecchia; tels sont
aussi les monti Lepini, avec leur crête en «échine d'âne» (_Schiena
d'Asino_), qui par leurs escarpements nus forment un véritable mur à
l'est des marais Pontins; ils ont pourtant çà et là quelques forêts de
châtaigniers et de hêtres, où les descendants des Volsques mènent paître
leurs troupeaux de porcs; mais presque toutes les montagnes sont
dépouillées de végétation et leurs roches brûlées par le soleil se
divisent naturellement en fragments angulaires qui ont servi de modèle
aux murs cyclopéens de tant d'anciennes villes du Latium. A l'ouest de
ces mêmes marais se dresse une cime à dix pointes, couverte de bois
touffus sur les pentes qui s'inclinent vers les continents, mais âpre et
nue du côté de la mer; seulement quelques palmiers nains, que l'on vient
chercher de Rome pour en orner les jardins, croissent çà et là dans les
fissures du rocher. Cette masse insulaire, non moins grandiose que le
monte Argentaro de la Toscane, est le Circello. le promontoire fameux où
la magicienne Circé se livrait à ses maléfices. On y montre encore la
grotte où elle changeait les hommes en animaux, et quelques
constructions cyclopéennes, dominant le village de San Felice, y
rappellent les temps mythiques de l'Odyssée. A l'époque des anciens
navigateurs hellènes, lorsque l'Italie n'était connue que par ses îles
et ses promontoires, elle était considérée comme un archipel, et l'île
de Circé, au redoutable cap, passait pour l'une des terres les plus
importantes de ces Cyclades de l'Occident[87].

[Note 87: Altitudes diverses des Apennins romains:

Monte Comero.....................    1,167 mètres.
  »   Nerone.....................    1,526   »
  »   Catria.....................    1,702   »
  »   Vettore....................    2,479   »
Gran Sasso d'Italia..............    2,902   »
Monte Majella....................    2,792   »
  »   Velino.....................    2,487   »
Monte Conero (collines d'Ancône).      840   »
Soracte..........................      692   »
Monte Gennaro....................    1,269   »
Schiena d'Asino..................    1,477   »
Monte Circello...................      527   »
Col de Fossato (tunnel du chemin
     de fer d'Ancône à Rome).....      535   »
]

Au milieu des mers où se sont déposés les calcaires, les marnes, les
argiles, les sables de la région subapennine, des volcans étaient à
l'oeuvre pendant la période glaciaire, et leurs amas de matières fondues
jaillissaient au-dessus des flots sur une faille des roches profondes.
Une rangée irrégulière de montagnes de lave s'est ainsi formée, suivant
un axe sensiblement parallèle à celui des Apennins eux-mêmes et au
littoral de la Méditerranée. Les cônes d'éjection sont reliés les uns
aux autres par des couches épaisses de tufs qui se sont répandues sur
toute la plaine à la base des montagnes calcaires. Elles s'étendent sur
un espace d'environ 200 kilomètres, du Monte Amiata de la Toscane au
groupe des montagnes d'Albano, et dans toute cette vaste zone les
strates d'origine volcanique ne se trouvent interrompues que par le
cours du Tibre et les alluvions qui se sont déposées sur ses bords:
c'est dans ces amas de cendres agglutinées que se ramifient les fameuses
catacombes de Rome. D'après Ponzi et la plupart des géologues qui ont
étudié la nature de ces tufs, ils auraient été rejetés du sein des
foyers intérieurs par des cratères situés à fleur d'eau, et les courants
les auraient ensuite distribués au loin sur les bas-fonds. Les tufs
formés par toutes ces couches de cendres volcaniques ne renferment aucun
fossile, ce que l'on explique par l'existence des glaces qui se
détachaient des montagnes voisines et, labourant le fond marin, ne
permettaient pas à la vie animale de s'y développer.

[Illustration: N° 81. -- LAC DE BOLSENA.]

La région des volcans romains se distingue par les nombreux bassins
lacustres qu'elle renferme. Le plus grand de tous, le lac de Bolsena,
mer intérieure aux bords ombragés de châtaigniers, était jadis considéré
comme un cratère. S'il en était vraiment ainsi, cette dépression serait,
même en comparaison des bouches volcaniques des Andes et de Java, le
plus étonnant témoignage de la puissance des forces souterraines, car le
lac de Bolsena n'a pas moins de 40 kilomètres de tour et recouvre une
sunerficie de 114 kilomètres carrés. Toutefois les géologues modernes
s'accordent, en général, à voir dans ce lac cratériforme un simple
bassin d'effondrement et d'érosion: il se trouve, en effet, au milieu
d'un plateau de cendres, de scories et de laves qui ne se relève point
autour des eaux en un rebord circulaire semblable aux talus des cônes
volcaniques. On voit facilement la différence de structure et de
formation en comparant la cavité lacustre aux véritables cratères du
pays, à l'île en croissant de Mortara, au gouffre circulaire que domine
le pic de Montefiascone, à la bouche d'éjection de Giglio, remplie par
les eaux d'un petit lac, et surtout à l'énorme cratère de Latera, qui
s'ouvre dans la partie occidentale du plateau volcanique, et du centre
duquel jaillit un cône d'éruption, le mont Spignano. Très-inférieur en
étendue au lac de Bolsena, le cirque de Latera n'en est pas moins l'un
des grands cratères du globe; sa largeur moyenne est de 7 à 8
kilomètres.

Déjà si remarquable par son beau lac et son prodigieux cratère, la
contrée volcanique de Bolsena est aussi fort curieuse par les
escarpements verticaux que présentent ses tufs et ses laves au-dessus
des rivières environnantes. Les villes et les villages perchés sur ces
promontoires sont du plus admirable pittoresque. La vieille Bagnorea
s'avance entre deux gouffres vertigineux comme sur un immense môle et se
réunit à la nouvelle ville par un chemin en «escarpolette» où les
voyageurs timides n'aiment guère à s'aventurer; Orvieto occupe une roche
isolée pareille à une forteresse; Pittigliano, entouré d'abîmes, n'eût
été accessible qu'à l'oiseau si l'on avait coupé l'isthme de quelques
mètres de large qui rattachait le village au reste du plateau. Au moyen
âge, pendant les incessantes guerres des seigneurs et des communes, les
grands triomphes étaient de pouvoir s'emparer de ces nids d'aigle.

Au sud du grand lac de Bolsena, qui s'épanche directement dans la
Méditerranée par la Marta, le beau lac de Bracciano, qui donne naissance
à la rivière d'Arrone, semble être aussi un bassin d'effondrement et non
un véritable cratère. Quant au lac de Vico, de forme si gracieusement
arrondie, c'est bien un volcan, quoique le rempart extérieur des laves
soit ébréché du côté de l'occident. Au centre, s'élève le cône presque
parfaitement régulier du Monte Venere, aux longs talus boisés. Jadis un
lac annulaire enveloppait complètement le cône central et, par son
contraste avec la verdure et les scories rouges, donnait à l'ensemble du
paysage la plus merveilleuse beauté; mais le seuil par lequel son
émissaire s'échappe dans le Tibre a été abaissé, et par suite le lac
s'est transformé en un simple croissant. D'après la légende, une ville
ruinée dormirait dans ses profondeurs.

De l'autre côté du Tibre, les montagnes du Latium qui contiennent les
lacs charmants d'Albano et de Nemi, ainsi que d'autres bassins où l'on
cherche du regard des eaux disparues, se dressent en un magnifique
groupe de volcans, ou plutôt forment un cône unique de plus de 60
kilomètres de circonférence, dont le grand cratère, partiellement
oblitéré, en renferme plusieurs de moindres dimensions. Précisément au
centre de la grande enceinte extérieure du volcan, s'arrondit le
principal cratère secondaire, celui du Monte Cavo, dont une légende, en
désaccord avec l'histoire, a fait un camp d'Hannibal. Des couches de
pouzzolane, de pierrailles volcaniques, de cendres, que les eaux ont
ravinées en sillons divergents d'une grande régularité, forment les
pentes extérieures de la montagne et, par la diversité de leur
composition, montrent les différentes phases d'activité par lesquelles a
passé jadis ce Vésuve romain, beaucoup plus récent que les volcans
situés au nord du Tibre. Les laves sont descendues jusque dans le
voisinage immédiat de Rome, là où se trouve le sépulcre de Cecilia
Metella.

[Illustration: N° 82.--VOLCANS DU LATIUM.]

Le lac d'Albano déverse son trop-plein dans la mer par un canal
souterrain de 2,337 kilomètres de longueur, qui s'est maintenu en
parfait état de conservation pendant vingt-deux siècles. Le grand
réservoir est fameux parmi les zoologistes à cause d'une espèce de crabe
qui s'y trouve en grande abondance et que l'on expédie à Rome en temps
de carême. Ce crabe, le seul animal de ce genre qui vive dans les eaux
douces, fait supposer que le cratère lacustre était jadis en
communication avec la mer et qu'il s'en est séparé peu à peu, en sorte
que les crabes auront eu le temps de s'accoutumer au changement graduel
opéré dans la composition du liquide. Il est probable qu'une longue
série de siècles se sera écoulée avant que le golfe marin, transformé en
réservoir distinct, puis lentement exhaussé par les amas de scories qui
s'y déversaient, ait pu atteindre l'altitude de plus de 300 mètres,
qu'il occupe aujourd'hui, à moins qu'il n'ait été soulevé en masse,
comme le sont actuellement les côtes de Civita-Vecchia et de Porto
d'Anzio. En tout cas, des silex travaillés et des vases de terre cuite,
que l'on a trouvés sous les masses épaisses du _peperino_ volcanique,
prouvent que le pays était habité lors des dernières éruptions par des
populations civilisées: quelques-uns de ces vases sont même doublement
précieux, parce qu'ils figurent des maisons de ces temps antérieurs à
l'histoire. Des pièces de monnaie de la République et des fibules de
bronze témoignent de l'âge relativement moderne des laves supérieures.
Que de civilisations diverses se sont succédé, et que de villes, de
villages, de palais de plaisance ont pu se bâtir dans les anciens
cratères! Albe la Longue et d'autres cités des Latins y ont été
remplacées par des villas romaines, puis les papes et les grands
dignitaires de l'Église y ont bâti leurs châteaux, et maintenant ces
montagnes sont un lieu d'excursions et de villégiature pour la foule des
étrangers qui, de toutes les parties du monde, viennent contempler la
grande Rome. C'est au point culminant du Monte Cavo que se dressait le
temple fameux de Jupiter Latial, où se célébraient les fêtes de la
confédération latine; ses derniers restes ont été détruits en 1783. De
l'emplacement où il s'élevait on peut voir, quand le temps est
favorable, jusqu'aux monts de la Sardaigne[88].

[Note 88: Volcans romains:

Monte Cimino 1,071 mètres. Monte Cavo 951 mètres.]

Le lac de Nemi, dont les eaux reflétaient ce temple redouté de Diane où
chaque prêtre devait être le meurtrier de son prédécesseur, n'a plus sur
les pentes de son entonnoir les grandes forêts qui l'assombrissaient
jadis. De même que le lac d'Albano, il a été abaissé au moyen d'un
souterrain de décharge. Quant au lac Régille, fameux par la victoire de
Rome sur les alliés de Tarquin le Superbe, ce n'était qu'un marais situé
à la base septentrionale du volcan; il a été complétement asséché. Enfin
le lac incrustant de Tartari et celui de la Solfatare ou des «Iles
Nageantes», ainsi nommé à cause des feuilles agglomérées qui flottent
sur ses eaux, ne sont, en réalité que de simples mares, qui doivent
surtout leur réputation au voisinage de Tivoli.

[Illustration: N° 85. -- ANCIEN LAC DE FUCINO.]

Tous les lacs encore existants de la région volcanique romaine se
ressemblent par une grande profondeur. Par contre, les lacs de la région
calcaire doivent être plutôt considérés comme des inondations
permanentes[89]. L'un d'eux, le lac de Fucino, a été complètement vidé;
l'autre, celui de Trasimène, doit l'être prochainement. Le lac de Fucino
s'étendait, à une époque géologique antérieure, sur un espace de 270
kilomètres carrés, et le trop-plein de ses eaux s'épanchait au
nord-ouest, par-dessus le seuil des Campi Palentini, dans la rivière
Salto, qui descend au Velino, puis au Tibre. Mais, à une époque
inconnue, la diminution des pluies amena l'isolement du lac, et les
eaux, désormais enfermées dans leur bassin, n'eurent d'autre issue que
par l'évaporation. Suivant les alternances des années sèches et des
années pluvieuses, le lac se rétrécissait ou s'accroissait en étendue et
tantôt laissait des marais sur ses bords, tantôt refluait sur les
campagnes cultivées et détruisait les récoltes: l'écart entre les
niveaux des eaux de crue et des eaux basses n'était pas moindre de 16
mètres, et, lors des grandes inondations, la profondeur du lac dépassait
23 mètres; deux villes, dit-on, Marruvium et Pinna, avaient été dévorées
par une de ses crues. Déjà les anciens Romains avaient tenté de vider ce
lac afin de supprimer ainsi un foyer de pestilence et de conquérir à
l'agriculture une grande superficie de sol fertile; mais comme il eût
été impossible de lui rendre, par-dessus un trop large seuil, son ancien
déversoir dans la vallée du Tibre, ils en firent un affluent du
Garigliano, dont le petit tributaire Liri, qui garde maintenant pour lui
seul le nom de l'ancien fleuve (_Liris_), coule à une faible distance du
côté de l'ouest. Du temps de Claude, 30,000 esclaves travaillèrent
pendant onze ans à creuser un tunnel de 5,640 mètres de longueur à
travers le Monte Salviano, qui sépare le bassin lacustre de la basse
vallée du Liri. L'entreprise, dirigée par l'avide Narcisse, ne pouvait
réussir complètement, puisque la section et le fond du canal variaient
sur tout le parcours de la galerie souterraine; le déversoir ne
fonctionna jamais que d'une manière imparfaite et finit par s'obstruer.
Au treizième siècle, au dix-huitième, on essaya de déblayer le canal;
mais, pour faire oeuvre sérieuse, il était nécessaire de le recreuser
complètement, et c'est là le travail qui a été mené à bonne fin dans les
temps modernes, grâce aux capitaux du prince Torlonia, et aux plans de
M. de Montricher, exécutés par MM. Bermont et Brisse. En seize années,
de 1855 à 1869, le nouveau canal, qui d'ailleurs a fait disparaître
jusqu'à la dernière brique de l'ancien tunnel de Claude, a été
complètement achevé: une masse liquide de plus d'un milliard de mètres
cubes a été versée dans le Liri et, par ce torrent, dans le Garigliano
et dans la mer; maintenant des cultures occupent en entier la surface de
l'ancien lac. La salubrité s'est accrue en même temps que la richesse du
pays, quoique, pendant la première période du desséchement, l'air ait
été corrompu par les milliards de poissons échoués, dont les écailles
brillaient sur les plages en une immense ceinture d'argent. Un réseau de
plus de cent kilomètres de routes carrossables a été tracé en dedans du
grand chemin de ronde construit autour de la plaine; tandis que les
villages riverains, périodiquement assiégés par les eaux, avaient été
souvent changés en îles et en presqu'îles, de nouveaux groupes
d'habitations s'élèvent maintenant dans les parties les plus creuses de
la plaine; des bouquets d'arbres à fruit et d'agrément ont assaini et
consolidé les terres. On peut se faire une idée des immenses progrès qui
se sont accomplis pour ces travaux de percement dans l'art de
l'ingénieur, depuis les temps de la puissante Rome, en comparant, au
point de vue technique, l'oeuvre inutile de Claude au travail efficace
de M. de Montricher[90].

[Note 89: Lacs des montagnes romaines:

                        Superficie.     Altitude. Profondeur.
Lacs volcaniques:
   Lac de Bolsena       108 kil. car.  303 mètres. 140 mètres.
    »  Bracciano         58    »       151   »     250   »
    »  Albano             6    »       305   »     142   »
    »  Nemi               2    »       338   »      50   »

Lac de Trasimène        120    »       257   »       7   »
 »  de Fucino. en 1850  158    »       700   »      28   »
]

[Note 90: Comparaison des deux souterrains d'écoulement:

                                     Ancien tunnel.   Nouveau tunnel.
Longueur...........................   5,640 mètres.    6,203 mètres.
Section moyenne....................      10 mèt. car.   20 met. car.
Frais de construction
     (en argent et en valeur
     d'esclaves, d'après de Rotrou). 247,000,000 fr.  30,000,000 fr.
]

[Illustration: N° 84.--LAC DE TRASIMÈNE.]

A l'autre extrémité des provinces romaines, entre la haute vallée du
Tibre et le val de Chiana, le lac de Pérouse, plus connu sous le nom de
lac de Trasimène à cause des souvenirs terribles qui s'y rattachent, a
gardé jusqu'à nos jours presque toute l'étendue qu'il avait aux
commencements de l'histoire. Cette mer de l'Ombrie n'aurait à s'élever
que d'une faible hauteur pour épancher le trop-plein de ses eaux dans la
Tresa, petit affluent du Tibre, mais elle n'a qu'un bassin fort étroit,
et l'évaporation suffit pour emporter la masse liquide déversée par ses
petits ruisseaux, dont l'un est le fameux Sanguinetto. C'est dans la
plaine de ce ruisselet que les Carthaginois d'Hannibal et les Romains de
Flaminius étaient aux prises, tandis qu'un tremblement de terre «roulait
inaperçu sous le champ du carnage[91]». Le lac est fort gracieux à voir,
à cause des îles qui le parsèment et du charmant contour de ses rives;
mais les collines basses qui l'entourent sont peu fertiles, le climat
est insalubre, les eaux s'ont très-pauvres en poisson: aussi les
habitants riverains attendent-ils avec impatience que les ingénieurs
tiennent leurs promesses en donnant à l'agriculture les 12,000 hectares
de terres excellentes encore recouvertes par l'eau du lac.

[Note 91:

_................. beneath the fray
An earthquake reeled unheededly away._ (Byron.)
]

Un travail d'assainissement et de conquête agricole bien plus pressant
est celui que réclame la «campagne romaine» proprement dite,
c'est-à-dire le territoire compris entre le Tolfa de Civita-Vecchia, le
mont Soracte, les hauteurs de la Sabine et les volcans du Latium. Aux
portes mêmes de la capitale de l'Italie commence la solitude. Autour de
la grande Rome comme dans les Maremmes de l'ancienne Étrurie, les
guerres, l'esclavage et la mauvaise administration ont changé en désert
une contrée fertile qui devrait nourrir des populations nombreuses. Les
peintres célèbrent à l'envi la campagne de Rome; ils en admirent les
mornes étendues, les ruines pittoresques entourées de broussailles, les
pins solitaires au branchage étalé, les mares où viennent s'abreuver les
buffles, où se reflètent les nuages empourprés du soir. Certes, ces
paysages, dominés par des montagnes au vigoureux profil, sont
magnifiques de grandeur et de tristesse, mais l'air y est mortel. Le sol
et le climat de l'_Agro romano_ se sont détériorés à la fois, et la
fièvre y règne en souveraine

La campagne de Rome, qui s'étend au nord, du Tibre, sur plus de 200,000
hectares, de la mer aux montagnes, était, il y a deux mille ans, un pays
riche et cultivé; mais, après avoir été labouré par des mains d'hommes
libres, il fut livré aux mains des esclaves. Accaparé par les patriciens
qui s'y taillaient de vastes domaines, ce terrain se couvrit de villas
de plaisance, de parcs et de jardins, qui s'étendaient des montagnes à
la mer; puis, lorsque les magnifiques demeures furent livrées aux
flammes et que la population de travailleurs asservis fut dispersée, le
pays se trouva du coup transformé en désert. Depuis cette époque, la
plus grande partie de l'_Agro_ n'a cessé d'être propriété de
«main-morte» entre les mains des corps religieux et de grandes familles
princières. Tandis que le reste de l'Europe progressait en agriculture,
en industrie, en richesses de toute sorte, la Campagne devenait plus
déserte, plus morne, plus insalubre. Le marais n'a cessé d'envahir dans
les bas-fonds, et les collines elles-mêmes se sont recouvertes d'une
atmosphère de miasmes; la malaria, produite par les sporules d'eau douce
qui empoisonnent l'atmosphère et que les vents d'ouest empêchent de
s'échapper vers la mer, a fini par franchir les murs de Rome et décime
la population des faubourgs.

[Illustration: CAMPAGNE DE ROME.]

Pas un village, pas un hameau de cette contrée flétrie n'a pris assez
d'importance pour s'organiser en commune: il n'y a que de simples
masures de dépôt dans les diverses propriétés, qui ont en moyenne 1,000
hectares d'étendue. Ces immenses domaines ne consistent guère qu'en
pâtis où se promènent en troupeaux, à demi sauvages, de grands boeufs
gris, que l'on dit, probablement à tort, être les descendants de ceux
qui suivirent les Huns en Italie, et dont les cornes puissantes, longues
de près d'un mètre, sont conservées soigneusement dans les cabanes comme
préservatif contre le «mauvais oeil». Le sol de ces terrains de pâture,
si mal utilisés, se compose pourtant de grasses alluvions, mêlé à des
matières volcaniques et aux marnes argileuses des Apennins; mais on se
borne à en labourer une faible partie tous les trois ou quatre ans, pour
le compte d'intermédiaires appelés «marchands de campagne». Laboureurs
et moissonneurs, qui descendent des collines des alentours, viennent
pour ainsi dire travailler en courant, poursuivis par la fièvre, et bien
souvent ils succombent au fléau avant d'avoir pu regagner leurs
villages. Que faudrait-il faire pour rendre au sol sa richesse, à l'air
sa pureté, et ramener la population dans la campagne romaine? Sans doute
il faudrait drainer le sol, dessécher les marais, planter des arbres
ayant, comme l'eucalyptus, une grande facilité d'absorption par leurs
feuilles et leurs racines,--et c'est là ce que l'on tente depuis 1870
avec succès autour de l'abbaye de Tre Fontane;--mais il importerait,
avant toutes choses, d'intéresser le cultivateur à la restauration du
terrain qu'il laboure. Même dans les districts du pays romain, les plus
salubres par le sol et le climat, la misère et toutes les maladies qui
en sont la conséquence déciment la population. Ainsi la vallée du Sacco,
qui prolonge vers Rome les campagnes fertiles de la Terre de Labour et
qui est si riche en céréales, en vins, en fruits, n'a que du maïs pour
ses propres cultivateurs; la part prélevée par la grande propriété et
les intérêts des prêteurs dévorent tous les produits; les paysans riches
sont ceux qui, après avoir vendu le sol, gardent encore la propriété des
arbres.

Au sud du Tibre, la zone des terres incultes et insalubres se continue
le long de la mer; les eaux retenues par les dunes du bord emplissent
l'air de miasmes dangereux, et, pour y échapper, il faut se réfugier,
soit sur les collines de l'intérieur, soit même sur les jetées qui
s'avancent en pleine mer, comme à Porto d'Anzio. La mort plane sur ces
rivages qui jadis étaient bordés, d'Ostie à Nettuno, d'une longue façade
de palais célèbres par leurs grands trésors d'art, dont il nous reste le
_Gladiateur_ et l'_Apollon du Belvédère_; à demi enfouis dans le sable
des dunes ou déjà lavés par le flot marin, des pavés de mosaïque et des
murs de fondation rappellent l'oeuvre de destruction accomplie par les
marais. Mais de toutes les campagnes à malaria la plus redoutable est
celle qui occupe, à la base des monts Lepini, la plaine comprise entre
Porto d'Anzio et Terracine. Cette plaine, ancien golfe de la mer
Tyrrhénienne, est celle des marais Pontins ou «Pomptins», ainsi nommée
d'une ville de Pometia, qui n'existe plus. Vingt-trois cités
prospéraient jadis dans cette contrée, aujourd'hui déserte et mortelle.
C'était le domaine le plus fertile de la puissante confédération des
Volsques, et, si l'on en juge par les traditions qu'a poétisées
l'_Énéide_, c'était un pays des plus prospères. Mais les Romains
conquérants vinrent y faire en même temps «la paix et la solitude». La
région était déjà transformée en un marécage lorsque, en l'an 442 de
Rome, le censeur Appius construisit à travers le pays la voie célèbre
qui mène de Rome à Terracine. Depuis cette époque, on a vainement
essayé, à diverses reprises, de reconquérir le territoire, refuge des
sangliers, des cerfs, et de buffles à demi sauvages dont les ancêtres
furent importés d'Afrique au septième siècle. Les canaux creusés du
temps d'Auguste semblent n'avoir pas eu grande utilité; les travaux
entrepris sous le Goth Théodoric furent, dit-on, plus efficaces; mais
les eaux stagnantes et la malaria reprirent bientôt leur empire. Vers la
fin du dix-huitième siècle, le pape Pie VI reprit l'œuvre
d'assainissement; il fit creuser, à côté de la voie Appienne restaurée,
un grand canal de décharge où devaient affluer toutes les eaux du
marais; mais les calculs des ingénieurs se trouvèrent déçus, et la vaste
dépression, d'une superficie totale de plus de 750 kilomètres carrés,
est toujours le même pays de désolation et de mort; quand un brigand s'y
réfugie, on ne l'y poursuit point; on le laisse mourir en paix.

[Illustration: N° 85.--MARAIS PONTINS.]

Toutes les difficultés sont réunies pour gêner les travaux de
dessèchement. A l'ouest des marais Pontins proprement dits,
parallèlement au rivage de la mer, se prolonge une rangée de hautes
dunes boisées, à travers lesquelles furent jadis creusés des canaux
d'écoulement, oblitérés aujourd'hui; mais au delà de cette première
chaîne de dunes s'étend une deuxième zone de marécages séparés de la mer
par un autre rempart de sable, enraciné d'un côté à la pointe d'Astura,
de l'autre au promontoire de Circé, et couvert également de forêts, où
les marins de Naples viennent s'approvisionner de bois et de charbon.
Ainsi deux barrières s'opposent à l'expulsion des eaux vers les parages
de la mer les plus rapprochés: il faut donc que les canaux d'asséchement
se dirigent au sud vers Terracine; mais là aussi un cordon de dunes
borde le littoral. D'ailleurs la pente générale du sol est très-faible,
de 6 mètres à peine, de l'origine des marais au rivage de la mer. En
outre, les eaux sont retenues dans les canaux par de véritables forêts
d'herbes aquatiques; pour débarrasser les fossés de ces énormes
enchevêtrements de plantes et rétablir le courant, on pousse dans l'eau
des troupeaux de buffles qui pataugent sur le fond et le maintiennent
ainsi plus libre de végétation. C'est là, il est vrai, un moyen barbare,
qui hâte la détérioration des berges, et que l'on cherche à remplacer
par des fauchaisons régulières; mais à peine les herbes palustres
ont-elles été coupées et livrées au courant, qu'elles repoussent avec la
même abondance et qu'il, faut s'occuper d'une nouvelle moisson. La masse
des eaux reste donc stagnante: or non-seulement il pleut beaucoup dans
cette partie de l'Italie, mais encore, par un singulier phénomène
géologique, il se trouve que l'eau surabondante des bassins limitrophes
s'épanche par dessous les montagnes dans la dépression des marais
Pontins. M. de Prony a constaté que la masse liquide versée à la mer par
le Badino, canal d'écoulement des marais, dépasse de plus de moitié Peau
de pluie reçue annuellement dans le bassin. C'est que le Sacco,
tributaire du Garigliano, et le Teverone, affluent du Tibre, s'écoulent
partiellement dans les marais par des ruisseaux cachés qui passent
au-dessous des monts Lepini et rejaillissent de l'autre côté en sources
très-abondantes. Lors des grandes pluies, tout se trouve inondé. Pendant
les sécheresses, un nouveau danger se produit: que des pâtres
insouciants allument des broussailles sur les pâturages desséchés, le
sol tourbeux s'enflamme aussitôt et brûle jusqu'au niveau des eaux
souterraines; ainsi se forment de nouvelles cuvettes marécageuses dans
les endroits que l'on croyait, le plus à l'abri des inondations. Mais,
pendant la plus grande partie de l'année, l'aspect des marais Pontins
est celui d'une plaine couverte d'herbes et de fleurs: on se demande
avec étonnement comment ces campagnes si fécondes restent encore
inhabitées. La ville de Ninfa, qui fut bâtie vers le onzième ou douzième
siècle à l'extrémité septentrionale de la plaine, dans la région la
moins insalubre, est pourtant abandonnée. On la voit encore presque
entière, avec ses murs, ses tours, ses églises, ses couvents, ses
palais, ses demeures, toute revêtue de lierre, d'autres plantes
grimpantes, d'arbustes fleuris.

Pour l'assainissement des marais Pontins, il semblait tout naturel
d'avoir recours à la pratique du colmatage, qui a rendu tant de services
dans la vallée de la Chiana. On l'a tenté, en effet, et ça et là
quelques bons résultats ont été obtenus; mais, ainsi que le fait
remarquer de Prony, la «chair» des montagnes avoisinantes est presque
épuisée; les eaux n'en détachent plus guère que des blocs de rochers,
des cailloux, des graviers; il n'en descend que fort peu de ces sables
fins et de ces argiles ténues nécessaires à la formation des colmates.
Il faudra donc recourir à des moyens d'assainissement moins simples et
plus coûteux. Ces moyens existent, aucun ingénieur n'en doute. Il est
possible d'assécher et de repeupler ces contrées, qui sont aujourd'hui
des foyers de pestilence et dont les rares habitants, toujours secoués
par les fièvres, succombent d'anémie au bord des chemins. Bien
employées, les dépenses seront largement couvertes par les produits de
cette plaine féconde, qui, presque sans culture, fournit déjà les plus
belles récoltes de blés et de maïs. Lorsque ce grand travail de
récupération aura été conduit à bonne fin, les antiques cités des
Yolsques renaîtront du sol qui recouvre leurs ruines.

Jusqu'à nos jours, le fleuve romain par excellence, le Tibre, est aussi
resté incorrigible; ses crues soudaines, sans être comparables à celles
du Pô, de la Loire et du Rhône, sont fort dangereuses: on les dit plus
redoutables qu'aux temps de l'ancienne république. Depuis Ancus Martius,
on lutte contre les alluvions fluviales avec des alternatives de
réussite et d'insuccès, pour les déplacer et donner aux eaux un débouché
large et profond. Les ingénieurs italiens, qui se distinguent par la
hardiesse de leurs entreprises, et qui d'ailleurs ont pour les
encourager l'exemple des puissants constructeurs leurs ancêtres, auront
fort à faire pour régulariser le cours du fleuve et pour en diriger les
apports à leur gré.

Le Tibre est de beaucoup le fleuve le plus abondant de la partie
péninsulaire de l'Italie et celui dont le bassin, largement ramifié au
nord et au sud, est le plus étendu[92]. C'est aussi le seul qui soit
navigable dans son cours inférieur, d'Ostie à Fidènes et même au
confluent de la Nera, quoique son courant rapide et ses remous mettent
souvent lés faibles embarcations en danger. Il prend sa source
exactement sous la latitude de Florence, dans ces Alpes de la Lune, dont
l'autre versant épanche la Marecchia vers Rimini. La vallée qu'il
parcourt dans le coeur des Apennins est d'une grande beauté; tantôt elle
s'étale en de larges et fertiles bassins, tantôt elle n'est plus qu'un
défilé penchant, ouvert de vive force à travers les rochers. En aval du
charmant bassin de Pérouse, le Tibre reçoit le Topino, qu'alimentent les
eaux réunies dans la plaine, jadis lacustre, de Fuligno, au pied du
grand Apennin et du chemin sinueux qui monte au col Fleuri (_col
Fiorito_). C'est dans cette plaine, l'une des plus admirées de l'Italie
centrale, que vient déboucher la rivière de Clitumnus, à l'eau si pure,
«le plus vivant cristal où vint jamais se baigner la nymphe.»

[Note 92:

Superficie du bassin du Tibre... 16,770 kilom. car.
Longueur du cours................    418 kilom.
Longueur du cours navigable......     90 kilom.
]

               _... the most living crystal that was e'er
               The haunt of the river nymph, to gaze and lave
               Her limbs_.                     (BYRON.)

Un joli temple, l'un des mieux conservés de l'époque romaine, s'élève
encore au-dessus de la source; mais les troupeaux qui s'abreuvent à
l'onde sacrée ne prennent plus un pelage d'une blancheur éclatante,
comme aux temps de Virgile; la vertu divine a disparu des eaux.

[Illustration: N° 86.--ANCIENS LACS DU TIBRE ET DU TOPINO.]

[Illustration: CASCADE DE TERNI. Dessin de Taylor, d'après une
photographie.]

Le rival du haut Tibre, par sa masse liquide, celui qui «lui donne à
boire», dit le proverbe italien, est le Nar ou Nera, qui réunit dans sa
gorge inférieure plusieurs rivières descendues des montagnes Sibyllines,
du Monte Yelino, des hauteurs de la Sabine. Il y a plus de vingt et un
siècles, dit-on, les plus importantes de ces rivières n'atteignaient pas
le Tibre; elles s'arrêtaient dans la plaine de Reate (Rieti) pour y
former le _lacus Velinus_, dont il reste actuellement quelques petits
bassins et des marécages épars ça et là, au milieu des riches cultures
du Champ des Roses, Une brèche ouverte à travers les roches de sédiment
calcaire, et plusieurs fois recreusée depuis les Romains, a livré
passage en amont de Terni aux eaux du Velino et formé cette admirable
cascade _delle Marmore_, que les peintres et les poëtes ont célébrée à
l'envi. La rivière tombe d'abord en une seule nappe d'une hauteur
verticale de 165 mètres, puis descend en bouillonnant à travers les
blocs amoncelés pour se joindre à l'eau plus paisible de la Nera.
Beaucoup moins grandioses, mais plus charmantes peut-être, sont les
nombreuses cascatelles de l'Anio (Aniene ou Teverone), le dernier
affluent que reçoit le Tibre en amont de Rome. De la colline verdoyante
qui porte le pittoresque Tivoli, entouré de ses vieux murs, on voit
s'échapper de toutes parts le flot argenté des cascades; les unes
glissent en longues nappes sur la roche polie, les autres s'élancent
d'une voûte d'ombre, se déploient un instant dans l'air, puis
disparaissent de nouveau sous le feuillage; toutes, puissantes gerbes ou
simples filets d'eau, ont un trait spécial de beauté qui les distingue,
et par leur ensemble elles forment un des tableaux les plus gracieux de
l'Italie. Aussi Tivoli, dont le nom est proverbial dans le monde entier
comme synonyme de lieu charmant, a-t-il été de tout temps l'un des
grands rendez-vous des Romains. En dépit de la rime populaire:

_Tivoli di mal conforto,--O piove, o tira vento, o suona a morto!_
  (Tivoli sans comfort,--Eau, vent ou glas de mort!)

quelques villas modernes y ont succédé aux maisons de plaisance, vraies
ou prétendues, de Mécène, d'Horace, de Catulle, de Properce et à
l'immense villa d'Hadrien, la plus somptueuse qui fût jamais, et dont
les ruines couvrent, à l'ouest de la Tivoli actuelle, plusieurs
kilomètres carrés de surface. De nos jours il est grandement question
d'utiliser les eaux de l'Aniene pour la grande industrie. Ce fleuve
roule environ 400 mètres cubes en temps de crue et, pendant les saisons
les plus sèches, son débit ne tombe pas au-dessous de 30 ou 25 mètres;
les ingénieurs ont calculé que cette masse d'eau tombant d'une centaine
de mètres de hauteur leur donnerait une force d'au moins 15,000 chevaux,
et ils font leurs plans pour en tirer profit. Les anciens n'exploitaient
industriellement les chutes de Tivoli que pour en retirer les
concrétions de «pierre tiburtine» ou travertin que les eaux calcaires
déposent à droite et à gauche de leur lit et qui en maints endroits
atteignent une puissance de 30 mètres. Ils s'en servaient pour la
construction des monuments de Rome. La couleur du travertin, quand on le
tire de la carrière, est blanche, mais après un certain temps elle
tourne au jaune et prend ensuite une teinte rougeâtre très-agréable à
l'oeil, qui contribue à donner aux édifices un caractère de majesté.

En aval de son confluent avec l'Anio, le Tibre ne reçoit plus que de
faibles ruisseaux. Il est tout formé, et son flot, toujours jaune de
l'argile qu'il a délayée dans son passage à travers les plaines de
l'Ombrie, vient rouler avec toute sa puissance sous les ponts de Rome.
Bientôt après, il contourne de ses méandres les dernières collines, qui
bordent un ancien golfe comblé, et, déjà soulevé par le flot de marée
qui vient à sa rencontre, se bifurque autour de l'île Sacrée, jadis
l'île de Vénus, célèbre par ses roses, aujourd'hui triste solitude
marécageuse, couverte de joncs et d'asphodèles. Le vieux Tibre est le
bras qui coule au sud de l'île; c'est lui qui porte encore à la mer la
plus grande quantité d'eau et qui a poussé en dehors du continent la
péninsule d'alluvions la plus considérable. Ostie, qui était la «porte»
du fleuve aux premiers temps de l'histoire romaine, repose maintenant
sous les champs de céréales et les chardons à 6 kilomètres et demi du
rivage: les fouilles entreprises depuis 1855 la font ressusciter peu à
peu comme la Pompéi napolitaine: on peut y visiter les temples de
Jupiter, de Cybèle, entrer dans un sanctuaire de Mithra, parcourir
l'ancienne voie des tombeaux, se promener dans les rues bordées
d'arcades, à côté de magasins fermés depuis plus de deux mille ans. Les
commerçants de Rome avaient dû abandonner la ville à cause de
l'allongement du lit fluvial et de la barre de sable qui en obstruait
l'entrée. Déjà du temps de Strabon Ostie n'avait plus de port.

Pour reconquérir un débouché sur la mer, les empereurs romains firent
creuser au nord du bras d'Ostie un canal que les eaux du Tibre ont peu à
peu transformé par leurs érosions et leurs apports en un petit fleuve
sinueux: c'est le Fiumicino. Claude fit excaver de vastes bassins au
bord d'une crique assez profonde située au nord du canal, et là s'éleva
bientôt une nouvelle Ostie. Trajan ouvrit, un peu plus au sud-est, un
autre port, qui fut pendant plusieurs siècles la véritable embouchure
commerciale du Tibre. Mais depuis environ mille ans ce port s'est
comblé; les alluvions gagnent incessamment sur la mer et prolongent le
triangle de terres qu'elles ont formé au devant de la courbe naturelle
du rivage tracée entre Civita-Vecchia et Porto d'Anzio; actuellement les
anciens bassins sont laissés à près de 2 kilomètres dans les campagnes.
Du côté du Fiumicino, où le chenal est indiqué par des rangées de pieux
que l'eau vient affouiller à la base, les progrès du delta sont
d'environ un mètre par an, tandis qu'ils atteignent près de trois mètres
à la bouche de l'ancienne Ostie. Sur les bords d'un grand étang qui
servait de darse intérieure au port de Trajan, on trouve des ruines en
grand nombre, palais, thermes, entrepôts. Des fouilles entreprises en
cet endroit pour le compte de la famille Torlonia ont amené la
découverte de quelques objets d'art.

[Illustration: N° 87.--DELTA DU TIBRE. D'après la Carte particulière des
Côtes d'Italie (_Mr. Darondeau, 1881_) et d'après celle de Desjardins.]

Ainsi le Tibre, comme l'Arno, le Pô, le Rhône, l'Èbre, le Nil et tous
les autres fleuves qui se jettent dans la Méditerranée, est obstrué à
son embouchure par des bancs de sable infranchissables aux grands
navires, et Rome, au lieu de se servir de son fleuve pour communiquer
avec les pays d'outre-mer, est obligée d'avoir recours à des ports
éloignés: c'est par Antium, Anxur (Terracine), Pouzzolles même, qu'à
défaut d'Ostie elle se mettait jadis en rapport avec la Sicile, la Grèce
et l'Orient; mais dans les temps modernes la plus grande importance
politique et commerciale des contrées du nord a fait transférer à
Civita-Vecchia l'entrepôt marin de la vallée du Tibre. On sait que
Garibaldi a le projet de consacrer les derniers efforts de sa vie à la
transformation de Rome en une grande cité maritime et commerciale. Un
canal d'assainissement détaché du Tibre emporterait toutes les eaux
stagnantes de la campagne romaine, tandis qu'un lit plus large, où des
portes d'écluse arrêteraient les alluvions du Tibre, irait déboucher
dans un port vaste et profond, en pleine Méditerranée. L'entreprise
grandiose sera en même temps d'une exécution difficile, car la mer est
basse au large des côtes romaines et c'est à plus de 1,200 mètres du
littoral que la sonde marque la profondeur de 10 mètres nécessaire à
l'entrée des grands navires. Cependant, si le Tibre doit être transformé
en un grand fleuve commercial et si les travaux d'excavation d'un port
doivent être entrepris, on ne saurait choisir d'autre emplacement que la
région qui s'étend au nord du delta, et s'il est possible, fort au large
de la zone d'alluvions du fleuve.

Les ingénieurs hydrauliciens trouveront aussi, sinon des obstacles
insurmontables, du moins d'extrêmes difficultés à triompher des crues
qui rendent le Tibre si dangereux pour les villes riveraines. D'après
les auteurs anciens, les débordements du Tibre étaient très-redoutables,
non-seulement à cause du mal qu'ils faisaient directement, mais aussi à
cause des amas de détritus animaux et végétaux, notamment des serpents
noyés, qu'ils laissaient dans les campagnes. Dans ses crues, le fleuve
continue d'apporter ces débris corrompus et cause toujours de grands
dégâts. A Rome, qui n'est pourtant qu'à 56 kilomètres de la mer, le
niveau d'inondation s'élève fréquemment à 12 et 15 mètres au-dessus de
l'étiage; en décembre 1598, le fleuve se gonfla même de plus de 20
mètres. Gomment faire pour retenir ces masses d'eau, pour régler
l'arrivée des ondes successives de la crue sous les ponts de Rome? S'il
est vrai que le déboisement des Apennins soit l'une des grandes causes
du fléau, la restauration des forêts sera-t-elle une mesure suffisante?
Ou bien faudra-t-il rétablir au moyen de barrages, du moins pendant le
temps des pluies, quelques-uns des anciens lacs où venaient aboutir
jadis des rivières sans issue? Dans tous les cas, l'embarras sera grand,
car le versant occidental des Apennins est précisément tourné vers les
vents pluvieux, et les crues spéciales de chaque bassin des affluents du
Tibre coïncident pour former une seule et même vague d'inondation. En
outre, les vents d'ouest et de sud-ouest, qui apportent en hiver les
nuages et les averses, sont aussi les mêmes qui soufflent à l'encontre
des eaux fluviales dans le delta et en retardent l'écoulement vers la
mer.

Si les grandes inondations hivernales du Tibre s'expliquent facilement,
par contre ce fleuve présente dans son régime estival un phénomène qui
resta longtemps incompréhensible. Pendant la saison des sécheresses, les
eaux du Tibre se maintiennent à un niveau de beaucoup supérieur à celui
qui répondrait à la faible quantité de pluies tombées dans le bassin;
jamais leur débit d'étiage n'est inférieur à la moitié du débit moyen.
C'est là un fait peut-être unique dans son genre et que les savants
n'ont constaté pour aucune autre rivière. Ainsi, pour établir une
comparaison avec un fleuve bien connu et relativement constant, la
Seine, dont le bassin est près du quintuple de celui du Tibre et qui
roule d'ordinaire presque deux fois plus d'eau, est souvent, après de
longues sécheresses, de trois à quatre fois moins abondante. Pour
expliquer la pérennité du Tibre, il faut admettre nécessairement que
pendant la saison des sécheresses le fleuve est alimenté par les
émissaires de réservoirs souterrains où se sont accumulées les eaux de
l'hiver. Ces réservoirs sont très nombreux, si l'on en juge par les
écroulements en forme d'entonnoirs qui s'ouvrent ça et là sur les
plateaux et les montagnes calcaires de l'Apennin. Un de ces gouffres,
appelé «Fontaine d'Italie» ou puits de Santulla, et situé non loin
d'Alatri, près de la frontière du Napolitain, est, en effet, une sorte
de puits, de 50 mètres de profondeur, et large de 400 mètres, au fond
duquel une véritable forêt dresse ses troncs élancés vers la lumière;
des sources ruissellent en abondance sous la verdure, et des brebis,
qu'on y a fait descendre au moyen de cordes et qu'un pâtre ira chercher
en se suspendant également à un câble, paissent l'herbe savoureuse qui
croît à l'ombre de ce charmant bosquet. Ce sont des gouffres de cette
espèce qui alimentent de leurs eaux mystérieuses les fleuves de la
contrée, le Sacco et le Tibre. Les ingénieurs Venturoli et Lombardini
ont établi par leurs calculs, qu'environ les trois quarts de la masse
liquide du Tibre pendant l'étiage proviennent de lacs inconnus, cachés
dans les cavernes des Apennins calcaires. L'eau qu'ils fournissent
annuellement au Tibre est égale à celle que renfermerait un bassin de 65
kilomètres carrés sur une profondeur moyenne de 100 mètres[93].

[Note 93:

Pluie moyenne a Rome...................   0m,78 (Schouw).
      »       a la base de l'Apennin...   1m,10 (Lombardini).
      »       sur les sommets..........   2m,40       »

Débit moyen du Tibre.........   291 m. c. par seconde (Venturoli)
 »  le plus fort............. 1,710        »               »
 »  le plus faible...........   160        »               »
]

Le Tibre a fait en grande partie la puissance de la Rome primitive,
sinon comme rivière navigable, du moins comme ligne médiane d'un vaste
bassin, et maintenant encore la disposition générale de la contrée fait
de sa capitale le marché naturel d'une région considérable de l'Italie.
À ces avantages de la ville se joignirent plus tard ceux de sa position
centrale en Italie et dans l'_orbis terrarum_; mais, nous l'avons vu,
l'histoire, qui change sans cesse la valeur géographique relative des
diverses contrées, a graduellement rejeté Rome en dehors du grand chemin
des nations. Il est vrai que cette ville est située à peu près au milieu
de la Péninsule et qu'elle occupe le centre de figure de l'ensemble des
terres, insulaires et continentales, qui entourent la mer Tyrrhénienne;
également au point de vue météorologique, Rome est un centre, puisque sa
température moyenne (15°,4) est précisément de 4 degrés plus élevée que
celle de Turin et de 4 degrés plus faible que celle de Catane; mais ni
la position géométrique, ni les avantages du climat, d'ailleurs
très-compromis par l'insalubrité des campagnes et même d'une partie de
la ville, n'assurent à Rome l'importance de grande capitale qu'elle
ambitionne. Quoique résidence de deux souverains, le roi d'Italie et le
pape, Rome n'est point la tête de la Péninsule, et bien moins encore
celle des pays latins. On affirme que pendant le moyen âge, lors du
séjour des papes à Avignon, la population de la «Ville Éternelle»
descendit à 17,000 individus; ce fait paraît très-contestable à M.
Gregorovius, le savant qui a le mieux étudié cette période de l'histoire
de Rome, mais il est certain qu'après le sac ordonné par le connétable
de Bourbon Rome n'avait guère plus de 50,000 habitants. De nos jours,
elle grandit assez rapidement, mais elle est très-inférieure à Naples et
sa population n'est même pas aussi considérable que celle de Milan.

Dès les premiers âges, les habitants de Rome étaient d'origines
diverses, La légende de Romulus et de Rémus, le récit de l'enlèvement
des Sabines, qui s'applique en réalité à toute une époque de l'histoire
romaine, les conflits incessants des nations enfermées dans la même
enceinte, témoignent de cette diversité première. De même, les restes
des cités que l'on trouve dans la province de Rome, plus fréquemment
encore que dans la Toscane proprement dite, murs dits cyclopéens,
nécropoles, urnes funéraires, vases de toute espèce, poteries et bijoux,
rappellent que sur la rive droite du Tibre l'élément étrusque balançait
au moins celui des Italiotes. Ailleurs, notamment sur le versant de
l'Adriatique, prédominaient les Gaulois, et leur race se mêla
diversement aux autres souches ethniques d'où sortit la population
romaine primitive.

[Illustration PAYSANS DE LA CAMPAGNE ROMAINE. Dessin de D. Maillart,
d'aprés nature.]

Mais ce fut bien autre chose aux temps de la puissance de Rome. Alors
des étrangers, par milliers et par millions, vinrent se mêler à la
population latine. Pendant cinq siècles, les Gaulois, les Espagnols, les
Maurétaniens, les Grecs, les Syriens, les Orientaux de toute race et de
tout climat, esclaves, affranchis et citoyens, ne cessèrent d'affluer
vers la capitale du monde et d'en modifier à nouveau les éléments
ethnologiques. Vers la fin de l'empire, Rome, dit-on, avait dans ses
murs plus d'étrangers que de Romains, et sans doute que ceux-ci, comme
tous les résidents des grandes villes, avaient des familles moins
nombreuses que les immigrants du dehors. Ainsi la race italienne était
déjà mélangée des éléments les plus divers lorsque la grande débâcle de
l'empire d'Occident commença et que les hordes de la Germanie, de la
Scythie, des steppes asiatiques, vinrent tour à tour piller la cité
reine. Ce croisement à l'infini des vainqueurs et des vaincus, des
maîtres et des esclaves, est peut-être la principale raison du
changement considérable qui s'est opéré depuis deux mille ans dans le
caractère et l'esprit des Romains. Cependant les Transtévérins,
c'est-à-dire les Romains de la rive droite du Tibre, ont conservé le
vieux type romain, tel que nous le voyons encore dans les statues et les
médailles.

Rome est plus grande par ses souvenirs que par son présent, plus
attachante par ses ruines que par ses édifices modernes; elle est encore
plus un tombeau qu'une cité vivante. On se sent fortement saisi, secoué
comme par une main puissante, quand on se trouve en présence des
monuments laissés par les anciens maîtres du monde. La vue de ce
prodigieux Colisée, si formidable encore quoique en partie démoli, cause
une admiration mêlée d'épouvante au voyageur qui ne voit pas dans les
constructions humaines de simples tas de pierres. La pensée que cette
immense arène était emplie d'hommes qui s'entre-tuaient, qu'une mer de
têtes oscillait suivant les péripéties du massacre, sur tout le pourtour
de ces gradins, et qu'un effrayant cri de mort, composé de quatre-vingt
mille voix, descendait vers les combattants pour les encourager à la
tuerie, suscite devant l'imagination tout un passé de bassesse, de
férocité, de fureur délirante, qui devaient user toutes les forces vives
de la civilisation romaine et la livraient d'avance en proie aux
barbares qui allaient faire reculer l'humanité de dix siècles vers les
ténèbres primitives. Le Forum réveille des souvenirs d'autre nature:
certes, des abominations de toute espèce s'y sont également commises;
mais, dans l'ensemble de son histoire, cette place herbeuse et inégale,
dont le moyen âge avait fait un marché de vaches (_Campo Vaccino_), se
montre à nous comme le vrai centre du monde romain; c'est le lieu, jadis
sacré, d'où pendant tant de siècles partit l'impulsion première pour
tous les peuples occidentaux, des montagnes de l'Atlas aux rives de
l'Euphrate: c'est là que s'agitaient, comme dans un cerveau vivant, les
idées et, vers la fin de l'empire, les hallucinations venues de toutes
les extrémités du grand corps. Les murs, les restes de colonnades, les
temples, les églises qui entourent le Forum racontent dans leur langage
muet les événements les plus considérables de Rome, et, sous ces
constructions diverses, les débris plus anciens retrouvés par les
fouilles nous font pénétrer plus avant dans l'ombre épaissie des âges;
comme dans un champ où se succèdent les récoltes, les édifices ont
remplacé les édifices autour de cette place où se mouvait sans cesse la
grande houle du peuple romain: ce sont là des annales qui pour le savant
valent bien celles de Tacite. De même sur tous les points de Rome et des
environs où se trouve quelque vieux monument, arcade ou colonne brisée,
niche ou soubassement, chaque pierre rappelle une date, un fait de
l'histoire de Rome. Souvent il est difficile de déchiffrer ce témoignage
du passé, mais du chaos de toutes les hypothèses, du conflit de toutes
les contradictions, la vérité se fait jour peu à peu.

Malgré les pillages et les démolitions en masse, un très-grand nombre de
monuments antiques, parmi lesquels le Panthéon d'Agrippa, cette
merveille d'architecture, subsistent encore, plus ou moins dégradés. Les
Vandales, sur le compte desquels on avait mis l'oeuvre de destruction,
ont pillé à outrance, cela est vrai, mais ils n'ont rien démoli. Le
travail de renversement systématique avait déjà commencé bien avant les
Vandales, lorsque, pour la construction de la première église de
Saint-Pierre, les matériaux avaient été pris au cirque de Caligula et à
d'autres monuments voisins. On fit de même pour les innombrables églises
qui s'élevèrent dans la suite, ainsi que pour les monuments civils et
les bâtisses de toute espèce; les statues qui n'étaient pas enfouies
sous les débris étaient cassées, pour servir de pierre à chaux ou de
pierre à bâtir; au commencement du quinzième siècle, il ne restait plus
debout dans Rome que six statues, cinq de marbre et une de bronze.
L'invasion des Normands, en 1084, et toutes les guerres du moyen âge,
accompagnées du sac et de l'incendie, laissèrent aussi bien des ruines
après elles; mais le nombre des palais, des cirques, des arcs
triomphaux, des colonnades, des obélisques, des aqueducs, avait été si
considérable, que la Renaissance, éprise tout à coup de ces
magnificences du passé, put en trouver encore beaucoup à étudier et à
reproduire par des imitations plus ou moins heureuses. Depuis cette
époque, le vaste musée architectural qu'enferment les murs de Rome est
conservé avec soin; il a même été agrandi par des oeuvres capitales de
Michel-Ange, de Bramante et d'autres architectes; mais cela n'est pas
suffisant: il faut remettre à la clarté du jour tous les trésors d'art,
tous les témoignages de l'histoire qui sont encore enfouis. On s'occupe
actuellement de récupérer par des fouilles toutes les constructions que
les débris accumulés pendant quinze siècles avaient recouvertes de leurs
strates. Il s'agit de retrouver sous la Rome de nos jours la Rome
antique, de la faire surgir de la poussière des rues, comme on a
ressuscité Pompéi de la cendre du Vésuve.

Les restes les plus curieux, notamment les fondements des palais des
Césars et les murs de l'ancienne _Roma quadrata_, ont été mis
partiellement à découvert sur le mont Palatin, à peu de distance du
Forum et du Colisée; la colline tout entière est un ensemble de
monuments des plus précieux.

C'est là que les premiers Romains avaient bâti la ville, afin de la
protéger à la fois par les escarpements de leur roche et par les eaux du
Vélabre et des autres marécages dans lesquels s'épanchaient alors les
inondations du Tibre. Mais, devenue plus populeuse, Rome eut bientôt à
descendre du Palatin; elle s'étendit dans la dépression du Vélabre,
asséchée par les égouts de Tarquin l'Étrusque, se déploya dans la vallée
du Tibre et dans ses ravins latéraux, puis gravit les pentes des
hauteurs environnantes. Au milieu de la ville grandissante, un îlot,
considéré par les Romains comme un lieu sacré, divisait les eaux du
fleuve. Les berges en étaient maçonnées en forme de carène; au centre un
obélisque s'élevait en guise de mât, et le temple d'Esculape occupait la
poupe. L'île était assimilée à un vaisseau portant la fortune de Rome.

Il existe encore une autre Rome, la Rome souterraine, des plus
intéressantes à étudier, car là, mieux que dans tous les livres, on peut
apprendre ce qu'était le christianisme des premiers siècles et juger des
changements qu'y a produits, depuis cette époque, l'incessante évolution
de l'histoire. Les cryptes des cimetières chrétiens occupent autour de
la ville une zone de deux ou trois kilomètres de largeur moyenne,
partagée en une cinquantaine de catacombes distinctes, qui n'ont pas
encore été explorées dans leur entier. M. de Rossi évalue à 580
kilomètres la longueur de toutes les galeries creusées par les chrétiens
dans le tuf volcanique. Elles n'ont en moyenne qu'une largeur moindre
d'un mètre; mais en tenant compte des chambres qui servaient d'oratoires
et des nombreux étages de niches profondes où l'on déposait les corps,
on peut juger de l'énorme travail de déblais que représentent ces
excavations. Les inscriptions, les bas-reliefs, les peintures de ces
tombeaux furent toujours inviolables pour les païens de Rome, pleins de
respect envers les sépultures, et fort heureusement les souterrains
furent comblés lors de l'invasion des barbares, ce qui les sauva des
dégradations qu'eurent à subir pendant tout le moyen âge les monuments
de la surface; ils restèrent intacts jusqu'à l'époque des fouilles, qui
commença vers la fin du seizième siècle. Ces tombeaux chrétiens révèlent
une croyance populaire fort différente de celle qui se trouve exprimée
dans les écrits des contemporains, appartenant presque tous à une autre
classe sociale que celle de la masse des fidèles; ils contrastent bien
plus encore avec les monuments des âges postérieurs du christianisme.
Tout y est d'une gaieté sereine; les emblèmes lugubres n y ont aucune
place: on n'y trouve ni représentations de martyres et de tortures, ni
squelettes, ni images de mort; on n'y voit pas même la croix, devenue
plus tard le grand signe du christianisme. Les symboles le plus
fréquemment figurés sont le «bon Berger», portant un agneau sur les
épaules, la vigne et ses pampres, la joyeuse vendange. Dans les
premières catacombes, au deuxième et au troisième siècle, les figures,
d'ailleurs beaucoup mieux sculptées que celles des siècles suivants, ont
quelque chose de grec et sont fréquemment représentées avec des sujets
païens: le bon Berger se trouve même une fois entouré des trois Grâces.
Deux catacombes judaïques, creusées également dans le tuf de Rome,
permettent de comparer les idées religieuses des deux cultes à cette
époque si intéressante de l'histoire.

[Illustration: N° 88.--LES COLLINES DE ROME.]

Par une bizarre superstition pour les nombres mystiques, on continue de
donner à Rome le nom de «Ville aux Sept Collines», qu'elle ne mérite
plus depuis que l'enceinte de Servius Tullius a été dépassée. Sans
compter le mont Testaccio, composé de tessons que les fabricants de
jarres et les bateliers jetaient au bord du fleuve et que les buveurs
utilisent aujourd'hui pour tenir leur breuvage au frais, au moins neuf
collines bien distinctes s'élèvent dans les murs de la Rome actuelle:
l'Aventin, où se retiraient les plébéiens dans leurs velléités
d'indépendance, le Palatin, où siégèrent les Césars, le Capitolin, que
dominait le temple de Jupiter, le Caelius (Monte Celio), l'Esquilin, le
Viminal, le Quirinal, le Citorio, monticule d'ailleurs peu élevé, le
Monte Pincio, le coteau des promenades et des jardins. Enfin, de l'autre
côté du Tibre, et toujours dans la Rome de nos jours, se montrent deux
autres collines: le Janicule, la plus haute de toutes, et le Vatican,
ainsi nommé parce qu'on y rendait autrefois les oracles.

Héritière des traditions anciennes, cette hauteur est restée le lieu des
«vaticinations». C'est là que les prêtres chrétiens, sortis de
l'obscurité des catacombes, où ils tenaient leurs assemblées secrètes,
sont venus trôner au-dessus de la ville de Rome et de tout le monde
occidental. Là s'élève le palais du pape avec ses riches collections, sa
bibliothèque, son musée, les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et de
Raphaël. A côté resplendit la fameuse basilique de Saint-Pierre, le
centre de la chrétienté catholique. Réuni au palais par une longue
galerie, le mausolée d'Hadrien, découronné de sa colonnade supérieure et
devenu, sous le nom de château Saint-Ange, la grande forteresse papale,
se dresse au bord du Tibre et en domine le passage. Maintenant ses
canons ne protègent plus le Vatican; toute puissance matérielle des
pontifes a disparu, mais la fastueuse église de Saint-Pierre, l'étonnant
portique circulaire qui la précède, la coupole qui la surmonte et
qu'aperçoivent même les navigateurs voyageant au loin sur la mer, les
statues, les marbres, les mosaïques, les décorations de toute espèce
témoignent des richesses immenses qui, de toutes les parties du monde
chrétien, venaient naguère s'engouffrer dans Rome. La seule basilique de
Saint-Pierre, l'une des trois cent soixante-cinq églises de la cité
papale, a coûté près d'un demi-milliard. Pourtant, quelque somptueux que
soit cet édifice, l'admiration qu'il éveille n'est point sans mélange.
Les juges ont beau dire que «le génie de Bramante et de Michel-Ange se
fait sentir ici au point de ramener tout ce qui est ridicule ou mauvais
aux simples proportions de l'insignifiance», on ne peut s'empêcher
pourtant de voir ce qu'il y a d'imparfait dans cette oeuvre colossale.
Le monument est rapetissé par la multiplicité des ornements, et, chose
plus grave encore, il ne répond, comme architecture, qu'à une phase
transitoire et locale de l'histoire du catholicisme. Loin de représenter
toute une époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses,
il résume, au contraire, un âge de contradictions, où le paganisme de la
Renaissance et le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un
néo-catholicisme pompeux qui caresse les sens et s'adapte de son mieux
au goût et aux caprices du siècle: sous les sombres nefs gothiques,
l'impression est bien autrement profonde. Par un phénomène historique
curieux, le quartier du Rome où s'élève l'église de Saint-Pierre est le
seul endroit de la ville actuelle qui ait été dévasté par les Musulmans,
en 846. Ceux-ci se vantent d'avoir saccagé la Rome papale et de posséder
Jérusalem, tandis que jusqu'à nos jours le tombeau de Mahomet est resté
au pouvoir de ses fidèles. Quant aux Juifs, ce n'est point en vainqueurs
qu'ils sont entrés dans Rome. Domiciliés dans l'immonde Ghetto, aux
bords du Tibre vaseux, et non loin de cet arc de Titus qui rappelle la
destruction de leur temple et le massacre de leurs ancêtres, ils ont
porté pendant dix-neuf cents ans le poids de la haine universelle et de
la persécution. Ils ont survécu pourtant, grâce à la puissance de l'or
qu'ils savaient manier mieux que leurs oppresseurs, et, désormais libres
de sortir du Ghetto, les quatre mille Juifs de Rome prennent part, plus
que les chrétiens eux-mêmes, à la transformation de la capitale de
l'Italie.

Le cours des idées s'est trop modifié pendant les siècles modernes pour
que les ingénieurs italiens songent maintenant à inaugurer la troisième
ère de l'histoire de Rome par des édifices de luxe qui puissent se
comparer en grandeur au Colisée ou à Saint-Pierre; mais ils ont des
oeuvres non moins utiles à réaliser dans un autre domaine du travail
humain, s'ils se donnent pour mission de protéger Rome contre les crues
du Tibre et de la replacer dans des conditions de salubrité parfaite. Il
est vrai que les débris accumulés de tant d'édifices détruits ont
exhaussé le niveau de la ville d'au moins un mètre en moyenne; mais le
lit du Tibre s'est également élevé à cause du prolongement de son delta.
Pour assurer le libre écoulement des eaux de crue dans un canal
régulier, il faut nécessairement recreuser le lit du fleuve et le border
de quais élevés dans toute la traversée de Rome; il faut, en outre, pour
assainir la ville, remanier le réseau souterrain des égouts et
distribuer avec intelligence l'eau pure que les travaux des anciens
édiles ont donnée aux vasques des fontaines.

On sait quelle prodigieuse masse liquide Rome recevait jadis pour sa
consommation journalière. Du temps de Trajan, les neuf grands aqueducs,
d'une longueur totale de 422 kilomètres, apportaient environ 20 mètres
cubes par seconde, la valeur d'un véritable fleuve, et les autres canaux
d'amenée construits plus tard accrurent cette quantité d'eau de plus
d'un quart. Actuellement encore, bien que Rome n'ait plus guère que la
dixième partie de ses ruisseaux artificiels et que la plupart des
anciens aqueducs dressent leurs arcades ruinées au milieu des campagnes
sans culture, la capitale de l'Italie est une des cités les plus
abondamment pourvues d'eaux vives; mais si jamais Rome doit emplir son
enceinte et continuer de s'agrandir par l'adjonction de nouveaux
quartiers, si le Forum, naguère presque dans la banlieue, redevient le
centre de la ville, le manque d'eau pourrait bien aussi s'y faire sentir
comme dans la plupart des métropoles de l'Europe[94].

[Note 94: Eau d'alimentation de diverses capitales:

               Quantité     Quantité      Quantité par jour
              par seconde.  par jour.      et par habitant.

Rome (1869)...     2m.c.,2  189,000 m.c.   0m,944
Paris (1875)...    4    ,1  355,000 »      0 ,200
Londres (1874)..   5    ,7  500,000 »      0 ,125
Glasgow (1874)..   1    ,7  147,618 »      0 ,236
Washington (1870). 5    ,6  500,000 »      3 ,000
]

Sans parler de l'insalubrité des campagnes environnantes, il est encore
un côté faible de la Rome actuelle, comparée à la Rome antique. Si l'on
tient compte de la différence des milieux, la ville moderne n'a plus
l'admirable ensemble de voies de communication qui rayonnaient vers tous
les points du monde autour de la borne d'or du Forum. La voie Appienne,
cette large route qui commence au sortir de Rome par une si curieuse
avenue de tombeaux, est le type de ces chemins puissamment construits et
d'une inflexible régularité, qui saisissaient le monde et en abrégeaient
les distances au profit de la ville maîtresse. Il est vrai que ces
anciennes routes pavées ont été en partie remplacées par des chemins de
fer, mais ces lignes sont encore peu nombreuses, indirectes dans leur
tracé et laissent la ville en dehors des grandes voies des nations. La
forme même du réseau montre que le mouvement, loin de se produire, comme
dans les autres pays d'Europe, du centre vers la circonférence, s'est
accompli en sens inverse: c'est de Florence, de Bologne, de Naples, que
l'Italie a marché à la reconquête de Rome.

[Illustration: N° 89.--CIVITA-VECCIA.]

Dépourvue de ports et privée de banlieue à cause des miasmes de la
campagne environnante, Rome est une des grandes villes qui pourraient le
moins subsister dans l'isolement: elle doit se compléter par des
localités éloignées qu'elle retient, pour ainsi dire, par les longs bras
de ses routes, pareille à une araignée placée au milieu de sa toile.
Gomme lieux de jardinage, d'industrie, de villégiature, elle a les
villes des montagnes les plus rapprochées, Tivoli, Frascati, que domine
une paroi de cratère où se trouvent les ruines de Tusculum; Marino, près
de laquelle les peuples confédérés du Latium se réunissaient à l'ombre
des grands bois; Albano, qu'un superbe viaduc moderne unit par-dessus un
large ravin à la ville d'Ariccia; Velletri, la vieille cité des
Volsques, groupant ses maisons sur les pentes méridionales de la grande
montagne du Latium; Palestrina, plus ancienne qu'Albe la Longue et que
Rome, et bâtie tout entière sur les ruines du fameux temple de la
Fortune, gloire de l'antique Praeneste, comme lieux de bains, elle a sur
la mer les plages de Palo, de Fiumicino et celles de Porto d'Anzio,
bourgade qui se continue au sud par la petite ville de Nettuno, si
célèbre par la fière beauté de ses femmes. Comme port d'échanges avec
l'étranger, elle n'a gardé sur la mer Tyrrhénienne que Civita-Vecchia,
triste ville au bassin admirablement construit, pouvant servir de modèle
aux ingénieurs maritimes, mais beaucoup trop étroit [95]; les havres que
possédaient les anciens Romains au sud des bouches du Tibre sont à peine
utilisés, et la charmante Terracine, nid de verdure au pied de ses
«rochers blanchissants», n'est plus la porte de Rome que pour les
voyageurs venus du Midi par la route du littoral. Presque toutes les
autres villes du Latium sont situées sur les deux grandes routes
historiques, dont l'une remonte au nord vers Florence, tandis que
l'autre pénètre au sud-est dans la vallée du Sacco et descend dans les
campagnes du Napolitain. Au nord, la cité principale est Viterbe, «la
ville des belles fontaines et des belles filles;» au sud, sur le versant
du Garigliano, Alatri, dominée par sa superbe acropole aux murs
cyclopéens, est le grand marché et le lieu de fabrique pour les paysans
des alentours. A l'est, dans une des plus charmantes vallées de la
Sabine, que parcourt l'Anio, «aux ondes toujours froides,» est une autre
ville célèbre, Subiaco, l'antique Sublaqueum, ainsi nommée des trois
lacs qu'avait formés Néron au moyen de digues de retenue et dans
lesquels il pêchait les truites avec un filet d'or. C'est près de
Subiaco que saint Benoît établit dans la «sainte caverne» (_sacro
specu_) le couvent célèbre qui précéda l'abbaye plus fameuse encore de
mont Cassin, et qui fut, après le monastère de Lerins en Provence, le
berceau du monachisme de l'Occident [96].

[Note 95: Commerce maritime de Civita-Vecchia:

En 1863...  33,690,000 fr.             En 1868..  24,990,000 fr.

Mouvement des navires dans les ports romains en 1873:

Civita-Vecchia....  2,627 entrées et sorties...  520,000 tonnes,
Fiumicino.........  1,476       »                 63,000   »
Porto d'Anzio.....  1,295       »                 30,900   »
Terracine.........    952       »                 33,500   »
]

[Note 96: Communes du Latium ayant plus de 10,000 habitants:

Rome.....    256,000 habitants (1875).
Viterbe..     20,600     »     (1871).
Velletri..    13,500     »       »
Alatri....    12,800     »       »
]

La grande ville qui sert d'intermédiaire entre Rome et Ancône, entre la
vallée du Tibre inférieur et la région des Apennins de Toscane et des
Marches, est le chef-lieu de l'Ombrie, l'antique Pérouse, l'une des
puissantes cités étrusques des premiers temps de l'histoire, une de
celles dont le voisinage, sondé par les travaux de fouille, a livré aux
regards des tombeaux du plus saisissant intérêt. Après chaque guerre,
après chaque période de destruction et de ruine, la ville s'est relevée,
grâce à sa position des plus heureuses au bord d'une plaine très-fertile
et au point de jonction de plusieurs routes naturelles. A la fois
toscane et romaine, elle devint, à l'époque de la Renaissance, le siège
de l'une des grandes écoles de peinture; par Vanucci «le Pérugin», sa
gloire est une des plus éclatantes de l'Italie. Il reste encore à
Pérouse de beaux monuments de cette époque célèbre. Actuellement la
ville n'est plus l'une des capitales artistiques de la Péninsule, mais,
comme siége d'université, elle a toujours son groupe de littérateurs et
d'érudits; elle est aussi fort active, surtout pour le commerce des
soies gréges; la propreté de ses maisons et de ses rues, qui cependant
ont gardé leur aspect original, la pureté de son atmosphère, le charme
de sa population, y attirent chaque eté une partie considérable de la
colonie d'étrangers riches qui passent l'hiver à Rome. Pérouse a de
beaucoup distancé son ancienne rivale, Foligno ou Fuligno, dont le
bassin lacustre est changé en campagnes d'une si grande fertilité et qui
fut jadis le principal marché d'échanges de toute l'Italie centrale; ses
habitants, fort industrieux, ont gardé quelques spécialités de
fabrication, entre autres le tannage des cuirs. Quant à la ville
d'Assisi, si gracieuse à voir dans son doux paysage, elle est à bon
droit célèbre par son temple de Minerve, si parfaitement conservé, et
par le couvent magnifique où l'on admire les fresques de Cimabüe, «le
dernier des peintres grecs,» et celles de son continuateur Giotto, «le
premier des peintres italiens;» ce n'est qu'une bourgade sans activité,
mais elle est entourée d'une banlieue agricole, riche et populeuse:
c'est là que naquit, à la fin du douzième siècle, François d'Assise, le
fondateur de l'ordre fameux des Franciscains.

D'autres villes secondaires de l'Ombrie, sans grande importance
commerciale, ont du moins un nom considérable dans l'histoire ou se
distinguent par la beauté de leurs monuments ou de leurs paysages [97].
Spoleto, dont Hannibal ne put forcer les portes, a sa basilique superbe
au porche si original, son viaduc romain jeté sur une gorge profonde et
ses montagnes couvertes de bois de pins et de châtaigniers; Terni a dans
les environs l'un des plus beaux spectacles de l'Italie, la puissante
cascade du Velino, dont les Romains ont taillé le lit dans la roche
vive; Rieti, jadis surnommée l'Heureuse, a son lac, reste de l'ancienne
mer qu'a vidée la chute du Velino, à la tranchée delle Marmore. Au nord
du Tibre, sur les frontières de la Toscane, la fière et malpropre
Orvieto, où se fabriquait jadis le fameux remède dit _orviétan_, la
vieille cité papale hérissant de ses clochers et de ses tours le
promontoire de scories qui la porte, possède la merveilleuse façade de
sa cathédrale, aux mosaïques incrustées, qui en font un chef-d'oeuvre
d'ornementation et presque de bijouterie. Enfin, les deux villes
principales de l'Apennin d'Ombrie, Città di Castello, située au bord du
ruisseau qui deviendra le Tibre, et Gubbio, bâtie au coeur même des
montagnes, sont toutes les deux riches en sites charmants ou grandioses,
et l'une et l'autre ont des eaux médicinales fréquentées. Les érudits
vont visiter dans le palais municipal de Gubbio les fameuses «tables
Engubines», sept plaques de bronze couvertes de caractères ombriens: ce
sont les seuls monuments de ce genre qui nous restent. À moitié chemin
entre Pérouse et Città di Castello, dans une région des plus fertiles
que parcourt le Tibre, la petite ville de Fratta, dont le nom a été
récemment changé en celui d'Umbertide, n'a d'importance que par son
commerce local.

[Note 97: Communes de l'Ombrie ayant plus de 10,000 habitants en
1871:

Pérouse (Perugia).....      49,500 hab.
Città di Castello.....      24,000  »
Gubbio................      22,700  »
Fuligno...............      21,700  »
Spoleto...............      20,700  »
Terni.................      16,000  »
Orvieto...............      14,600  »
Rieti.................      14,200  »
Assisi................      14,000  »
Umbertide (Fratta)....      11,000  »
]

Sur la mer Adriatique, le port des contrées romaines est Ancône, la
vieille cité dorienne, encore désignée par le nom grec qu'elle doit à sa
position, à l'angle même de la Péninsule, entre le golfe de Venise et
l'Adriatique méridionale. Près de la racine du grand môle, un bel arc
triomphal, un des édifices de ce genre les plus beaux et les mieux
conservés qui subsistent encore, rappelle l'importance qu'attachait
Trajan à la possession de cette porte maritime. Grâce à sa situation
privilégiée, et naguère aussi à la franchise commerciale de son port,
amélioré par l'art et dragué partout à 4 mètres de profondeur, Ancône
est une des trois cités les plus commerçantes de la côte orientale de
l'Italie et la huitième de tout le littoral de la Péninsule; elle vient
après Venise et dispute la prééminence à Brindisi, bien qu'elle ne soit
pas, comme cette dernière, une étape du chemin des Indes. Elle a pour
alimenter son commerce, non-seulement ce que lui envoient Rome et la
Lombardie, mais aussi les denrées de la campagne des Marches, des fruits
exquis, des huiles, l'asphalte des Abruzzes, le soufre des Apennins,
récemment entré dans le commerce, et la «meilleure soie qu'il y ait au
monde», si l'on en croit les indigènes; d'après les registres du port,
le trafic se serait notablement accru pendant les dernières années: mais
cette augmentation est en grande partie apparente, car elle provient des
grands bateaux à vapeur qui font escale aux jetées de la ville[98]. Les
autres ports du littoral, d'ailleurs fort mal abrités, n'ont qu'un
faible commerce; Pesaro, la patrie de Rossini, n'est guère visitée que
par des navires de vingt à trente tonneaux; Fano n'a que de simples
barques; Senigallia, plus connue à l'étranger sous le nom de Sinigaglia,
était assez fréquentée par les embarcations à l'époque de la célèbre
foire, qui donnait lieu à un mouvement d'affaires d'environ 25 millions;
mais son petit havre de rivière, qui fut un port franc jusqu'en 1870,
époque de la suppression de la foire, ne donne accès qu'à des navires
d'un tirant d'eau de 2 mètres. Toutes ces villes de la côte doivent
expédier à Ancône la plus grande partie de leurs denrées.

[Note 98: Mouvement du port d'Ancône:

1858    2,021 navires jaugeant  258,292 tonneaux.
1867    2,024    »        »     372,877    »
1873    2,129    »        »     751,803    »
]

[Illustration: N° 90.--VALLÉES D'ÉROSION DU VERSANT DE L'ADRIATIQUE.]

[Illustration: PAYSANS DES ADRUZZES. Dessin de D. Maillart, d'après
nature.]

A l'exception de Fabriano, située dans une vallée riante des Apennins,
et d'Ascoli-Piceno, bâtie au bord de la rivière Tronto, toutes les cités
de l'intérieur des Marches: Urbino, dont la plus grande gloire est
d'avoir donné naissance à Raphaël, et qui produisait autrefois, comme sa
voisine Pesaro, les admirables faïences si recherchées des connaisseurs;
Jesi, Osimo, Macerata, Recanati, la patrie de Leopardi; Fermo et
d'autres encore, qui jadis étaient toutes perchées sur une roche abrupte
pour se surveiller mutuellement, commencent à projeter de longs
faubourgs dans la direction de la plaine, afin de s'occuper de
l'exploitation du sol. Une de ces villes haut dressées sur la montagne
est la célèbre Loreto, qui fut autrefois le pèlerinage le plus fréquenté
de tout le monde chrétien. Avant la Réforme, à une époque où pourtant
les grands voyages étaient beaucoup moins faciles qu'aujourd'hui, Loreto
recevait jusqu'à deux cent mille pèlerins par an dans son sanctuaire. Il
est vrai qu'ils y contemplaient une des grandes merveilles de la
chrétienté, la maison même qu'avait habitée la Vierge, et que les anges
avaient transportée de promontoire en promontoire à l'endroit qu'abrite
maintenant une coupole magnifiquement décorée. C'est dans le voisinage
de ce lieu fameux, à Castelfidardo, que la plus grande partie du
«patrimoine de Saint-Pierre» a été ravie au pape par les armes de
l'Italie: quoique la bataille n'ait été qu'un mince événement militaire,
elle marque une date fort importante dans l'histoire de la Péninsule.

La région montueuse des Abruzzes, qui faisait jadis partie du
Napolitain, mais qui se rattache à Rome par son versant tyrrhénien,
tributaire du Tibre, et surtout par sa grande route transversale, n'a
qu'un petit nombre de villes sur les hauteurs du plateau. La principale
est un chef-lieu de province, Aquila, que l'empereur Frédéric II fonda
au treizième siècle pour en faire une aire «d'aigle»; les autres villes
des montagnes ont toujours été trop difficiles d'accès pour avoir de
nombreux habitants, et même elles envoient dans les villes des plaines
des colons vigoureux et persévérants au travail, les _Aquilani_, si
appréciés comme terrassiers dans toute l'Italie. Les localités les plus
populeuses se trouvent dans le bassin inférieur de l'Aterno ou dominent
la route côtière et les campagnes fécondes du versant adriatique.
Solmona groupe ses maisons dans un immense jardin, qui fut jadis un lac
et que bornent au sud les escarpements du Monte Majella; Popoli, à
l'issue du défilé où l'Aterno prend le nom de Pescara, est un marché
d'échanges des plus actifs entre le littoral de l'Adriatique et la
région des montagnes; Chieti, bâtie plus bas sur le même fleuve, est
aussi une ville industrieuse: c'est, dit-on, la première des anciennes
provinces napolitaines où la vapeur ait été appliquée dans les filatures
et autres usines. Teramo, Lanciano sont également des villes de quelque
importance; mais dans toute son étendue le littoral des Abruzzes n'a que
deux petits ports, et fréquentés seulement par quelques barques, Ortona
et Vasto[99].

[Note 99: Communes principales des Marches et des Abrazzes en 1870:

Ancône                     45,700 hab.
Chieti                     23,600  »
Ascoli-Piceno              22,000  »
Senigallia ou Sinigaglia   22,000  »
Macerata                   20,000  »
Recanati                   19,900  »
Pesaro                     19,900  »
Teramo                     19,800  »
Fano                       19,600  »
Fermo                      18,700  »
Jesi                       18,600  »
Lanciano                   18,500  »
Osimo                      16,600  »
Fabriano                   16,500  »
Aquila                     16,000  »
Solmona                    15,500  »
Urbino                     15,200  »
Vasto et Ortona, chacune   13,000  »
]

[Illustration: N° 91--RIMINI ET SAINT-MARIN.]

Un petit État, enclavé dans les Marches Romaines et réuni au littoral
par une route unique, a gardé une existence à part. A une petite
distance au sud de Rimini, dans une des plus belles parties des
Apennins, la superbe roche du mont Titan, dont la base est excavée par
les carriers depuis un temps immémorial, porte sur sa crête, à 750
mètres de hauteur, la vieille et célèbre cité de Saint-Marin (San
Marino), entourée de murs et dominée de tours; le matin, quand le temps
est favorable, les citoyens voient au delà du golfe Adriatique le soleil
apparaître derrière la crête des Alpes d'Illyrie, Saint-Marin constitue
avec quelques localités environnantes une république «illustrissime», le
seul municipe autonome qui existe encore en Italie[100]. D'après la
chronique, la _repubblichetta_ de Saint-Marin, ainsi nommée d'un maçon
dalmate qui vécut en ermite sur le roc du Titan, serait un État
indépendant et souverain depuis le quatrième siècle; quoi qu'il en soit,
il est certain que depuis mille années au moins la petite république a
réussi à sauvegarder son existence, grâce aux rivalités de ses voisins
et à l'extrême habileté avec laquelle ses citoyens ont su ruser avec le
danger. D'ailleurs la constitution de l'État n'est rien moins que
populaire. Le peuple ne vote plus: depuis un nombre inconnu de siècles
il a perdu le suffrage; les citoyens, même propriétaires, n'ont plus que
le droit de remontrance, et ceux qui ne possèdent pas un seul lopin de
terre, c'est-à-dire plus de la moitié des Sanmarinais, ne peuvent
hasarder aucune réclamation. Le pouvoir suprême appartient à un
«conseil-prince» de soixante membres, composé d'un tiers de nobles, d'un
tiers de bourgeois et d'un tiers de campagnards propriétaires. Le titre
de conseiller est héréditaire dans les familles, et quand l'une d'elles
vient à s'éteindre, les cinquante-neuf autres choisissent celle qui
prendra part au pouvoir de la république. C'est le conseil-prince qui
choisit dans son sein les diverses commissions, ainsi que les deux
capitaines-régents,--un pour la ville, un pour la campagne,--qui doivent
exercer pendant six mois le pouvoir exécutif. Saint-Marin a aussi sa
petite armée, son budget, ses monopoles. Elle se fait un petit revenu
par la vente de titres nobiliaires et de décorations; moyennant 35,000
francs, elle a même créé des ducs qui marchent de pair avec la haute
noblesse du royaume. Mais les impôts sont libres: quand la commune a
besoin d'argent, le tambour de l'armée assemble les citoyens et ceux qui
ont bonne volonté sont invités à déposer leur offrande dans la caisse de
l'État. Paye qui veut, et quand la caisse est pleine, on refuse les
dons! D'ailleurs la république, toute libre qu'elle est, reçoit une
subvention de l'Italie et se réclame de la protection spéciale du roi.
Elle enferme ses condamnés dans une prison italienne, fait imprimer ses
actes officiels en Italie et paye un homme de loi italien pour tenir ses
audiences de justice dans le prétoire de la république. Il ne se trouve
pas d'imprimerie dans le petit État: le conseil-prince a repoussé
l'invention moderne, que des voisins, les Romagnols, eussent été fort
heureux de faire fonctionner à leur profit; il a craint que les livres
politiques publiés sur son territoire ne portassent ombrage au royaume
dans lequel il est enclavé. C'est à Saint-Marin que Borghesi, le
fondateur de la science épigraphique, avait son admirable collection, si
importante pour l'étude de l'administration romaine.

[Note 100: République de Saint-Marin:
Superficie, 57 kilom. carrés. Population, en 1869: 7,300 hab. Population
kilométrique, 128.]



VI

L'ITALIE MÉRIDIONALE, PROVINCES NAPOLITAINES.


De tous les États qui se sont groupés pour former l'Italie une, le
royaume de Naples, même sans compter les Abruzzos et la Sicile comme en
faisant partie, est celui qui occupe l'espace le plus considérable, mais
non celui qui a le plus d'importance par le chiffre de sa population et
l'industrie[101]. Le Napolitain comprend toute la moitié méridionale de
la Péninsule et développe son littoral échancré de golfes et de baies
sur plus de 1,600 kilomètres. Ce fut jadis, sous le nom de Grande Grèce,
la partie la mieux connue de l'Italie; de nos jours, au contraire, c'est
dans le Napolitain que se trouvent les districts les plus ignorés, et
l'on pourrait y faire encore des voyages de découverte comme dans les
pays d'Afrique.

[Note 101: Napolitain, moins les Abruzzes:
Superficie, 72,524 kil. car. Population, 6,251,750 hab. Population
kilométrique, 86 hab.]

Au sud des massifs divergents des Abruzzes et de la Sabine, les
Apennins, devenus très-irréguliers dans leur allure, ne peuvent guère
être considérés comme une véritable chaîne: ce sont des groupes
distincts reliés les uns aux autres par des chaînons transversaux ou par
des seuils de hautes terres. Un premier massif, que la profonde vallée
du Sangro, tributaire de l'Adriatique, sépare des Abruzzes, élève la
crête aiguë de la Meta au-dessus de la zone des bois. Plus au sud, de
l'autre côté de la vallée d'Isernia, où naît le Volturne, se groupent
les montagnes du Matese, enfermant dans un de leurs cirques le beau lac
du même nom, que domine le Miletto, dernier boulevard de l'indépendance
des Samnites. Plus loin, vers Bénévent et Avelfino, s'élèvent d'autres
sommets, moins hauts, mais non moins escarpés et d'un aspect non moins
superbe: ce sont aussi des monts aux défilés sauvages où, pendant les
anciennes guerres, se livra mainte bataille sanglante. Sur la route de
Naples à Bénévent, on reconnaît encore entre deux gorges le bassin des
«Fourches caudines», où les Romains, pris comme dans un filet, durent
s'humilier devant les Samnites et faire des promesses qui ne furent
point tenues: la voie Caudarola et le village dit Forchia d'Arpaia,
rappellent le mémorable événement. Cette région montagneuse, à laquelle
on pourrait laisser le nom de ses anciens habitants, les maîtres de
l'Italie méridionale, est terminée au sud par une chaîne transversale
dont la crête, inégale et coupée de profondes entailles, se dirige de
l'est à l'ouest et va finir entre les deux golfes de Naples et de
Salerne, par le cap Campanella, l'ancien promontoire de Minerve. La
belle île de Capri, aux abruptes falaises calcaires où pénètre la mer
d'azur, appartient également à cette rangée transversale des monts
samnites.

Du côté de l'orient, les divers massifs napolitains, d'origine crétacée,
comme presque tous les Apennins méridionaux, et connus, en général, sous
le nom de Murgie, s'abaissent en pente douce et de leurs dernières
déclivités vont disparaître sous les «tables» (_tavoliere_) argileuses
que déposèrent les eaux marines à l'époque pliocène. Ces tables de la
Pouille, de faible élévation, sont peut-être, dans toutes les parties où
elles n'ont pas été reconquises à l'agriculture, les terres les moins
fertiles et les plus tristes à voir de toute la péninsule italienne: les
lits profonds où coulent les minces filets d'eau des rivières du versant
adriatique découpent ces plaines en terrasses parallèles; toute la
population s'est réunie dans les villes à l'issue des vallées, sur les
monticules faciles à défendre ou sur les grandes routes; et la campagne
est une immense solitude, parcourue seulement des bergers nomades. On ne
voit pas même un buisson dans ces grandes plaines; les plantes les plus
élevées sont une espèce de fenouil dont les haies touffues marquent les
limites entre les pâturages. Des masures, semblables à des tombeaux ou à
de simples amas de pierres, s'élèvent çà et là au milieu de la plaine.
Mais les vieux us féodaux qui s'opposaient à la culture de ces contrées
et qui forçaient les habitants de la montagne à maintenir au milieu de
leurs champs de larges chemins ou _tratturi_ pour le passage des brebis,
ont heureusement pris fin, et l'aspect des «tables» change d'année en
année.

Les _tavoliere_ séparent complétement du système des Apennins le massif
péninsulaire du Monte Gargano, qui forme ce que l'on est convenu
d'appeler «l'éperon» de la «botte» italienne. Quelques forêts de hêtres
et de pins, qui fournissent le meilleur goudron de toute l'Italie, des
fourrés de caroubiers, d'arbousiers et de plantes diverses dont les
abeilles transforment les fleurs en un miel exquis, revêtent encore les
pentes septentrionales de ce massif isolé, aux ravins sauvages; mais le
nom même de la plus haute cime, le Monte Calvo ou mont Chauve, témoigne
de l'œuvre déplorable de déforestation qui s'est accomplie aussi dans
cette région comme dans presque tout le reste de la Péninsule. Jadis des
pirates sarrasins s'étaient installés dans le massif du Monte Gargano
comme dans grande forteresse; l'espèce de fossé que forme la vallée du
Candelaro, continuation de la ligne normale des côtes italiennes, les
défendait à l'ouest.

Là ils purent longtemps braver les populations chrétiennes, quoique les
sanctuaires érigés sur les escarpements du Gargano soient parmi les plus
vénérés de la catholique Italie; des églises et des couvents y ont
succédé aux anciens temples païens, et depuis les temps historiques le
flot des pèlerins n'a cessé de s'y diriger: surtout l'église du mont
Sant' Angelo, dont les pentes fort inclinées se dressent au nord de
Manfredonia, est un lieu sacré par excellence. C'est qu'avant l'époque
de la grande navigation les matelots qui venaient de quitter le sûr abri
du golfe, ne se préparaient pas sans inquiétude à doubler la presqu'île
du Gargano et à s'aventurer au milieu des îles bordées d'écueils qui la
continuent au large vers la côte dalmate, Tremiti, Pianosa, Pelagosa.

[Illustration: N° 92.--MONTE GARGANO.]

L'ancien volcan du mont Vultur, au sud de la vallée de l'Ofanto, se
dresse comme la borne méridionale des Apennins de Naples. Au delà, le
sol s'abaisse graduellement et n'est plus qu'un plateau raviné d'où les
eaux rayonnent en trois directions, à l'ouest par le Sele vers le golfe
de Salerne, au sud-est vers le golfe de Tarente, au nord-est vers
l'Adriatique. Loin de se bifurquer, comme on le représentait jadis sur
les cartes, l'Apennin est même complétement interrompu par le seuil de
Potenza, et la longue presqu'île qui forme le «talon» de l'Italie n'a
pour toutes élévations que des terrasses aux contours indécis et des
collines aux longues croupes monotones.

L'autre presqu'île, celle des Calabres, est, au contraire, montueuse et
très-accidentée d'aspect. L'Apennin recommence au sud de Lagonegro et
s'élève en brusques escarpements jusqu'au-dessus de la zone des bois. Le
mont Pollino, d'où l'on domine à la fois les deux mers d'Ionie et
d'Éolie, est plus haut que le Matese et que toutes les autres cimes du
Napolitain; le groupe dont il occupe le centre barre la presqu'île dans
toute sa largeur, d'une mer à l'autre mer, et se prolonge au bord des
eaux occidentales en un mur de rochers plus abrupts encore que ceux de
la Ligurie et beaucoup plus inaccessibles à cause du manque complet de
routes. Au sud, il s'ouvre en de beaux vallons boisés où les habitants
vont recueillir sur le trone des frênes la manne médicinale qui
s'expédie ensuite dans tous les pays du monde. La profonde vallée du
Crati limite au sud et à l'est ce premier massif et le sépare d'un
deuxième, moins élevé, mais à la base plus étendue: c'est la Sila, dont
les rochers de granit et de schistes, d'origine beaucoup plus ancienne
que les Apennins, ont encore gardé la parure et, l'on pourrait dire,
l'horreur de leurs grandes forêts de pins et de sapins, hantées par les
bandits. Jadis ces forêts, qui valurent aux montagnes le nom de «Pays de
la Résine», fournirent aux Hellènes de la Grande Grèce, puis aux
Romains, le bois nécessaire à la construction de leurs flottes, et
maintenant encore les chantiers de construction de l'Italie y prennent
un grand nombre de leurs madriers. Des pâtres, que l'on dit être en
partie les descendants des Sarrasins qui occupèrent autrefois la
contrée, mènent leurs troupeaux pendant la belle saison dans les
clairières de ces forêts.

Au sud du groupe isolé de la Sila s'arrondit le large golfe de
Squillace, au devant duquel la mer Tyrrhénienne projette une autre baie
semi-circulaire, celle de Santa Eufemia. Il ne reste plus entre les deux
mers qu'un isthme étroit, occupé par de petits plateaux disposés en
degrés et entourés d'anciennes plages qui marquent les reculs successifs
de la mer; mais au delà de ce seuil, où des souverains ont eu l'idée,
non suivie d'effet, de faire creuser un canal maritime, s'élève un
troisième massif, au noyau de roches cristallines, bien nommé
l'Aspromonte. Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais
rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents
roulent en hiver, «l'âpre montagne,» encore revêtue de ses bois, étale
largement dans la mer Ionienne ses promontoires panachés de palmiers et
disparaît enfin sous les flots, à la pointe désignée par les marins sous
le nom de «Partage des vents[102]» (_Spartivento_).

[Note 102: Altitudes des Apennins de Naples:

Meta                                   2,245 met.
Monte Miletto (Matese)                 2,047  »
  »   Calvo (Gargano)                  1,570  »
  »   Sant' Angelo (cap Campanella)    1,470  »
Capri (Monte Solara)                     597  »
Monte Pollino                          2,334  »
La Sila                                1,787  »
Aspromonte                             1,909  »
]

Mais, outre les divers massifs plus ou moins isolés que l'on peut
considérer comme faisant partie du système des Apennins, le pays de
Naples a, comme les provinces romaines, ses montagnes volcaniques. Elles
forment deux rangées irrégulières, l'une sur le continent, l'autre dans
la mer Tyrrhénienne, et se rattachent peut-être souterrainement par un
foyer caché aux volcans des îles Lipari et au mont Etna. L'une de ces
montagnes est le Vésuve, la bouche de laves la plus fameuse du monde
entier, non qu'elle soit la plus active ou qu'elle s'élève le plus haut
dans la zone des nuages, mais son histoire est celle de tout un peuple
qui vit au milieu de ses laves; nul volcan n'a été mieux étudié: grâce à
la proximité immédiate de Naples, c'est une sorte de laboratoire de
géologie fonctionnant sous les yeux de l'Europe.

A peine, en sortant du défilé de Gaëte, a-t-on pénétré dans le paradis
de la Terre de Labour, que l'on voit un premier volcan, la Rocca
Monfina, se dresser entre deux massifs calcaires, dont l'un est le
Massico, aux vins exquis célébrés par Horace, le poëte gourmet. Depuis
les temps préhistoriques le volcan repose, ou du moins on ne possède
aucun récit authentique de ses fureurs; un village, qui a succédé à une
place forte des anciens Auronces, adversaires des Romains, s'est niché
avec confiance dans la riche verdure de son cratère ébréché, quoique
l'aspect extérieur de la montagne soit encore en maints endroits aussi
formidable qu'au lendemain d'une éruption. La principale bouche des
laves, entourant un dôme de trachyte, le mont Santa Croce, qui s'élève à
près de 1,000 mètres, est l'une des plus vastes de l'Italie: elle n'a
pas moins de 4,600 mètres de large; deux autres cratères s'ouvrent dans
le voisinage et plusieurs cônes parasites d'éruption, hérissant les
pentes extérieures de la montagne, font comme une sorte de cour à la
coupole centrale. Le sol de la Campanie est formé jusqu'à une profondeur
inconnue des cendres rejetées jadis du cratère de Rocca Monfina, et qui
se sont déposées, soit à l'air libre, soit au fond de baies émergées
depuis. Dans la région méridionale de la Terre de Labour, ces tufs
renferment un grand nombre de coquillages en tout pareils à ceux de la
mer voisine. Toute cette région a donc été récemment soulevée.

[Illustration: N° 93.--CENDRES DE LA CAMPANIE.]

Les collines qui s'élèvent au sud de la merveilleuse campagne n'ont pas
la majesté de la Rocca Monfina, mais leur voisinage du bord de la mer et
les remarquables phénomènes qui s'y sont accomplis les ont rendues bien
autrement célèbres; dès l'antiquité la plus reculée, elles ont été
considérées comme une des grandes curiosités de la Terre. Vus de la
position dominatrice de la colline des Camaldules, au-dessus de Naples,
les «champs Phlégréens», embellis d'ailleurs par la verdure et le
voisinage des eaux marines, ne nous paraissent point une région
d'horreurs, depuis que nous connaissons des régions du monde
incomparablement plus ravagées par les laves et qui par leurs explosions
ont causé des désastres beaucoup plus effrayants. Les volcans de Java,
des îles Sandwich, de l'Amérique centrale, de la Cordillère andine, ont
porté tort dans notre imagination aux pustules du golfe de Baïa; mais
les phénomènes si divers de cette petite région volcanique durent
frapper singulièrement l'esprit de nos premiers ancêtres gréco-romains.
Leur intelligence, si ouverte pourtant, ne pouvait comprendre ces
merveilles: aussi ne manqua-t-elle pas de les attribuer à des dieux: là
était pour eux le seuil du monde souterrain. Cette terre qui frémit, ces
flammes sortant d'un foyer caché, ces ouvertures béantes en
communication avec des cavernes inconnues, ces lacs qui se vident et
s'emplissent soudain, ces antres vomissant des gaz mortels, tout cela
entra pour une forte part dans leur mythologie et dans leur poétique, et
c'est encore là que, malgré nous, se trouve l'origine d'une multitude de
nos images, de nos comparaisons et de nos idées. Du temps de Strabon,
les bords du golfe de Baïa étaient devenus le rendez-vous des
voluptueux, et tous les promontoires, toutes les collines des environs
portaient de somptueuses villas; la contrée tout entière était le plus
charmant des jardins, embelli par la vue la plus admirable de la mer et
des îles; mais on se racontait encore des choses terribles sur le monde
de cavernes et de flammes caché dans les profondeurs. Un oracle
redoutable y siégeait, entouré d'un peuple de mineurs, les mythiques
Cimmériens, auxquels devaient s'adresser les étrangers qui voulaient
consulter les dieux: ces populations de troglodytes étaient tenues de ne
jamais voir le soleil et ne quittaient leurs souterrains que pendant la
nuit. On disait aussi que les champs Phlégréens avaient été le théâtre
de grandes luttes entre les géants; peut-être était-ce un souvenir des
batailles qui s'étaient livrées pour la possession des terres fertiles
de la Campanie. Au moyen âge, Pouzzoles était considéré par les fidèles
comme le lieu par lequel Jésus-Christ était descendu aux enfers.

Les cratères qui servirent de vomitoires à ce foyer ou «pyriphlégéton»
des anciens sont au nombre d'une vingtaine, si l'on compte seulement
ceux dont les bords, entiers ou ébréchés, sont encore nettement
reconnaissables; mais il en est aussi plusieurs qui se sont mutuellement
oblitérés en s'enclavant les uns dans les autres, en croisant ou en
superposant leurs murailles. Vu de haut, et sans la végétation qui
l'embellit, l'ensemble du paysage prendrait un aspect analogue à celui
de la surface lunaire, parsemée d'entonnoirs inégaux. Naples même est
bâtie dans un cratère aux contours indécis, rendus plus vagues encore
par les édifices qui s'élèvent en amphithéâtre sur les pentes; mais à
l'ouest se groupent plusieurs cuvettes volcaniques mieux dessinées, dont
l'une s'appuie extérieurement sur un long promontoire de tuf, où s'élève
le prétendu tombeau de Virgile. Dès qu'on a dépassé le tunnel du
Pausilippe, l'une des anciennes «merveilles du monde», on se trouve dans
la région des champs Phlégréens proprement dits. A gauche, la petite île
de Nisita ou Nisida, au profond cratère ouvrant aux eaux du large
l'échancrure du Porto Pavone, dresse son cône régulier comme la borne
extérieure de cet amas de volcans.

Le plus vaste de tous, et celui qui a le plus gardé de son activité
d'autrefois, est le bassin de la Solfatare, le _Forum Vulcani_ des
anciens. Sa dernière grande éruption date de 1198, mais il continue
d'exhaler en quantité des vapeurs d'hydrogène sulfuré et de décomposer
ses roches sous l'action des gaz: la nuit, un vague reflet rougeâtre
s'échappe d'une centaine de petites ouvertures où s'élaborent le soufre
et les sulfates, et quand on se promène sur le sol du cratère, on entend
résonner ses pas sur le sol poreux, percé d'innombrables vésicules.
Immédiatement au nord s'ouvre une autre coupe volcanique emplie de la
verdure des grands bois et d'eaux, qui la reflètent: c'est le parc
d'Astroni, dont les talus circulaires sont tellement abrupts à
l'intérieur, qu'ils forment une barrière suffisante pour enclore les
sangliers et les chevreuils; la seule entrée de l'enceinte est une
brèche artificielle. Un autre cratère moins régulier enferme les eaux,
étendues, profondes, et parfois bouillantes, du lac d'Agnano, que l'on
croit s'être formé au moyen âge. Dans les environs jaillit, de la
fameuse «grotte du Chien», une source d'acide carbonique visitée par la
foule des étrangers. D'autres jets de gaz et d'eau sulfureuse s'élancent
de tous les terrains des environs, et c'est à eux que Pouzzoles devrait
son appellation, si la véritable signification du mot est celle de
«Ville puante». Par contre, la ville a donné son nom à la terre de
pouzzolane, lave désagrégée par les eaux qui fournit un excellent
mortier et qui servit dans l'antiquité à construire des amphithéâtres,
des temples, des villas, des môles et des bassins. On voit encore à
Pouzzoles quelques restes de la jetée à laquelle se rattachait le fameux
pont de Baïa, construit en travers du golfe par Caligula.

Les rivages de la baie de Pouzzoles ont fréquemment changé de niveau.
Les trois colonnes d'un temple de Neptune, dit de Sérapis, en sont une
preuve bien connue. Après l'époque romaine, peut-être lors de quelque
éruption non mentionnée dans l'histoire, l'édifice s'affaissa dans les
eaux avec la berge qui le portait; ses colonnes durent baigner dans la
mer pendant de longues années ou même pendant des siècles, car jusqu'à
la hauteur d'environ six mètres et demi, on voit sur les fûts de marbre
les enveloppes des serpules et les innombrables trous creusés par les
pholades. A une autre époque, sur laquelle les chroniques restent
également muettes, le temple surgit de nouveau, avec assez de régularité
dans son mouvement d'élévation pour que la colonnade restât
partiellement debout. Tout porte à croire que cette émersion eut lieu en
1538, lorsque la «Montagne Nouvelle» (_Monte Nuovo_) fut rejetée par
l'officine intérieure des laves et des cendres. En quatre jours l'énorme
cône, haut de 130 mètres et d'un pourtour de plusieurs kilomètres,
jaillit de la plaine basse qui continuait le golfe vers le nord; le
village de Tripergola fut enseveli sous les cendres; toute une plage,
dite la Starza, se forma au pied de la falaise de l'ancien littoral, et
deux nappes d'eau qui s'étendent à l'ouest du Monte Nuovo cessèrent de
communiquer avec la mer et prirent une autre forme.

Un de ces lacs, le plus rapproché du golfe, était ce fameux Lucrin, tant
apprécié des gourmets de Rome à cause de ses huîtres; une simple flèche
de sable, percée d'un «grau» naturel où passaient les petites
embarcations, le séparait de la mer: cette plage était, suivant la
tradition, une digue élevée par Hercule, lorsqu'il revenait d'Ibérie,
chassant devant lui les troupeaux de Géryon. L'autre lac, qu'un détroit
unissait alors au Lucrin, est l'Averne, dont Virgile, se conformant aux
vieilles légendes, avait fait l'entrée des enfers. Ses eaux, claires,
poissonneuses et profondes d'environ 120 mètres emplissent un ancien
cratère qui n'a plus rien de bien effrayant et n'émet plus de gaz
mortels: en dépit de l'étymologie de son nom, les oiseaux volent sans
danger au-dessus du lac et se reposent sur les bords. Pourtant les vieux
souvenirs classiques de l'enfer païen hantent encore les alentours du
cratère lacustre; une nappe marécageuse du bord de la Méditerranée, le
lac Fusaro, est devenue l'Achéron des _ciceroni_; à côté se trouve
l'antre de Cerbère; le Cocyte est le ruisseau paresseux de l'Acqua Morta
qui s'écoule de l'étang dans la mer; le lac Lucrin, ou plutôt une source
qui s'y déverse, est le Styx; une grotte artificielle, reste d'une route
souterraine que les anciens avaient creusée, du lac Averne à la mer, est
devenue la grotte de la Sibylle. Les habitants de Cumes, l'antique cité
de fondation chalcidique dont on voit encore quelques débris au bord de
la Méditerranée, entre le lac de Patria et celui de Fusaro, avaient
apporté les mythes de l'Hellade dans leur nouvelle patrie, et la poésie,
qui s'en est emparée, continue de les faire vivre jusqu'à nos jours.

Pour contraster avec le Tartare, il faut des Champs Élysées, et l'on
donne, en effet, ce nom à une partie de la péninsule de Baïa dont les
voluptueux Romains avaient fait le séjour le plus enchanteur de
l'univers: tous les grands y possédaient leur villa; Marius, Pompée,
César, Auguste, Tibère, Claude, Agrippine, Néron, y résidèrent et leurs
palais furent le théâtre de mainte effroyable tragédie. Actuellement il
ne reste de tous ces édifices que des ruines à demi écroulées dans les
flots. La nature a repris le dessus et les seules curiosités de la
péninsule, avec les huîtrières du lac Fusaro, sont les collines de tuf
et les cratères. Le cap terminal, le célèbre promontoire de Misène, est
un de ces anciens volcans, et jadis faisait partie d'un groupe
d'éruption beaucoup plus considérable qui comprenait aussi la charmante
petite île de Procida, séparée de la côte par un canal de moins de
dix-huit mètres de profondeur. La vue que l'on contemple du cap Misène
est une des plus vantées de la planète: de là on voit dans son entier
cet admirable golfe de Naples, «morceau du ciel tombé sur la terre.»
Ischia la joyeuse, la formidable Capri, le promontoire de Sorrente,
bleui par l'éloignement, le Vésuve à la double enceinte, le collier de
villes blanches qui entoure le golfe, les maisons de Naples qui
ruissellent sur les pentes, les fécondes plaines de la Campanie, se
déroulent dans le cadre merveilleux formé par la mer et l'Apennin.

L'île de Procida réunit le massif des champs Phlégréens à la chaîne des
volcans insulaires qui se développe au large du golfe de Gaëte. La plus
importante de ces îles est Ischia, presque rivale du Vésuve par la
hauteur apparente de son volcan, l'Epomeo. Celui-ci, qu'entourent dix ou
douze cônes parasites, s'est ouvert latéralement plusieurs fois pendant
l'époque historique. Une grande éruption de la montagne eut lieu en
1302, et la crevasse vomit alors des laves tellement compactes, que
jusqu'à présent elles se sont refusées à porter toute végétation. On a
remarqué que le Vésuve se trouvait alors dans une période de repos, deux
fois séculaire; mais comme s'il y avait alternance dans les foyers
d'activité, l'Epomeo est redevenu tranquille depuis que le Vésuve a
repris le jeu de ses explosions; de même, lorsque le Monte Nuovo jaillit
du sol, le grand volcan de Naples rentra dans une période de sommeil qui
dura cent trente années. Quoi qu'il en soit de cette alternance présumée
dans le mouvement des laves souterraines, l'île d'Ischia repose depuis
cinq siècles et demi; elle n'a plus d'autre issue pour le dégagement des
gaz élaborés dans ses profondeurs que ses trente ou quarante sources
thermales, qui contribuent, avec l'air pur et la beauté de l'île, à
augmenter chaque année le flot des visiteurs.

Il est certain, qu'à une époque géologique moderne la masse insulaire a
été soulevée, puisque ses laves trachytiques reposent en maints endroits
sur des argiles et des marnes contenant des coquillages semblables à
ceux qui vivent encore dans la Méditerranée: des phénomènes analogues
ont eu lieu sur les plages de Pouzzoles et de Sorrente, mais le
mouvement d'élévation paraît avoir été beaucoup plus considérable dans
l'île d'Ischia, car on y a reconnu les restes de coquilles récentes
jusqu'à 600 mètres de hauteur. Jadis accrue par l'exhaussement du sol
marin, Ischia diminue maintenant, par suite du travail d'érosion que
font les vagues à la base de ses promontoires de tuf. Il en est de même
pour les autres îles volcaniques dont la rangée se prolonge au
nord-ouest. Ventotiene, l'ancienne Pandataria, qui fut un lieu d'exil
pour les princesses romaines, est un âpre rocher de trachyte ne gardant
plus qu'une sorte de chapeau de scories et de cendres; tout le reste a
été balayé par les eaux, et les deux îles de Ventotiene et de San
Stefano, jadis parties d'un même volcan, sont devenues deux terres
distinctes. Ponza, autre lieu de bannissement du temps des Romains,
était également avec les deux îles voisines, Palmarola et Zannone, le
fragment d'une enceinte de volcan démoli depuis par les vagues. Mais ce
volcan s'appuyait sur des masses calcaires comme celles du continent
voisin, car l'extrémité orientale de Zannone se compose d'une roche
jurassique absolument semblable à celle du Monte Circello, qui se dresse
en face sur la côte romaine.

Le Vésuve, la montagne à la fois chérie et redoutée des Napolitains, fut
aussi, aux temps préhistoriques, un volcan insulaire; des coquillages
marins mêlés au tuf du Monte Somma prouvent que cette partie du volcan
était jadis immergée, et du côté du continent la montagne est encore
entourée de plaines basses qui prolongent la mer des eaux par leur mer
de verdure. On sait comment la paisible montagne, couverte jadis des
plus riches cultures jusque dans le voisinage du sommet noirci, révéla
par une explosion soudaine la force terrible qui sommeillait dans ses
profondeurs. Il y a dix-huit siècles bientôt que le dôme de la Somma,
brusquement soulevé, fut réduit en poudre et projeté dans l'espace. Le
nuage de cendres lancé dans les airs cacha toute la contrée sous
d'immenses ténèbres; jusqu'à Rome le soleil en fut obscurci, et l'on
crut que la grande nuit de la Terre allait commencer. Quand la lumière
reparut vaguement dans le ciel roux, tout était méconnaissable; la
montagne avait perdu sa forme; toutes les cultures avaient disparu sous
la couche de débris, et des villes entières étaient ensevelies avec ceux
des habitants qui n'avaient pu s'enfuir: on ne les a retrouvées que de
nos jours.

[Illustration: GOLFE DE NAPLES ET LE VÉSUVE.]

[Illustration: VUE GÉNÉRALE DE CAPRI, PRISE DE MASSA-LUBREUSE. Dessin
d'après nature par Niederhaüsern-Kœchlin.]

[Illustration: ÉRUPTION DU VÉSUVE, LE 26 AVRIL 1872. Dessin de Taylor,
d'après M. A. Heim.]

Depuis le terrible événement, le Vésuve a fréquemment vomi des laves et
des cendres; il est même arrivé, en 472, que ses poussières d'éruption
ont été transportées par le vent jusqu'à Constantinople, à la distance
de 1,160 kilomètres. Jamais on n'a constaté de périodicité dans ces
divers paroxysmes; le Vésuve s'est parfois reposé assez longtemps pour
que des forêts aient pu naître et grandir aux abords mêmes du cratère;
mais depuis la fin du dix-septième siècle les éruptions sont devenues
plus nombreuses: il ne se passe guère de décade qu'il n'y en ait une ou
deux. Chacune d'elles modifie le profil de la montagne: tantôt le grand
cône terminal a la forme la plus régulière, tantôt il est découpé par
des brèches en deux ou trois pyramides distinctes; suivant les époques,
il est percé d'un simple cratère, au fond duquel bouillonnent les laves,
ou bien parsemé de lacs ou de pustules d'éruption, ou muni d'un puissant
vomitoire dont les rebords s'emboîtent les uns dans les autres ou se
croisent diversement. La hauteur du mont ne change pas moins que sa
forme, et les mesures les plus précises indiquent, d'éruption en
éruption, des altitudes différentes, quoique toutes probablement
inférieures à celle qu'avait la Somma avant la grande explosion de 79;
le fragment ruiné de l'enceinte qui se développe en croissant autour de
l'ancien cratère dit Atrio del Cavallo fait supposer que la masse du
volcan était beaucoup plus considérable autrefois. Toutes ces grandes
révolutions sont accompagnées de changements intimes dans la composition
des laves et dans la nature des gaz. Grâce au voisinage de Naples,
toutes ces diverses phases de l'activité volcanique sont connues
désormais. Les _Annales_ du Vésuve, où ces phénomènes sont décrits en
détail, sont assez riches déjà pour servir à l'histoire comparée de tous
les volcans, et un observatoire, que l'on a bâti sur les pentes du cône
et que les laves ont parfois entouré de leurs vagues de feu, permet aux
savants d'étudier les éruptions à leur source même.

Le Vésuve, comme tous les autres volcans, a son entourage d'eaux
thermales et de vapeurs jaillissantes; mais il n'est point accompagné de
cônes secondaires. Il faut aller jusqu'au centre, et même sur le versant
oriental de la Péninsule, pour trouver un autre volcan: c'est le mont
Vultur. Cette masse isolée et régulièrement conique est plus
considérable que le Vésuve lui-même: elle le dépasse en hauteur de cime
et en diamètre de base; mais il ne paraît pas que des éruptions y aient
eu lieu depuis les temps historiques; le grand cratère, ouvert sur le
flanc septentrional de la montagne, n'émet plus que de légers souffles
d'acide carbonique, au bord de deux lacs emplissant le fond de
l'entonnoir. Le mont Vultur s'élève sur le prolongement d'une ligne
tirée d'Ischia au Vésuve, et c'est précisément sur la même ligne, et à
moitié chemin des deux grandes montagnes, le Vésuve et le Vultur, que se
trouve la source d'acide carbonique la plus abondante de l'Italie; elle
jaillit du petit lac ou plutôt de la mare d'Ansanto ou du «Manque
d'air», ainsi nommée à cause de ses gaz irrespirables. Le jet d'acide
s'échappe d'une fente du sol avec un bruit strident, semblable à celui
d'une cheminée de forge. Tout autour, la terre est couverte de débris
d'insectes qui ont péri soudain en pénétrant dans la zone d'air mortel.
Au bord du lac, les Romains avaient élevé un temple à «Junon
Méphitique[103]».

[Note 103: Altitudes des volcans du Napolitain:

Vésuve...............  1,250 mètres.
Epomeo...............    768   »
Vultur...............  1,328   »
Monte Nuovo..........    134   »
Camaldules...........    158   »
Rocca Monfina........  1,006   »
]

Tout effroyables qu'ils soient, les désastres causés dans l'Italie
méridionale par les éruptions de laves et les explosions de cendres sont
moindres que les malheurs produits par les tremblements de terre.
Quelques-unes de ces fatales secousses ont évidemment le mouvement
intérieur des laves pour cause immédiate: ainsi, quand le Vésuve
s'agite, Torre del Greco et les autres villes situées à la base du mont
sont doublement menacées: elles risquent à la fois d'être rasées par les
laves ou bien ensevelies par les cendres et d'être renversées par les
trépidations du sol. Mais, outre ces tremblements volcaniques, la
Basilicate et les Calabres, c'est-à-dire les provinces comprises entre
les deux foyers du Vésuve et de l'Etna, ont éprouvé maintes fois des
ébranlements terribles dont l'origine est encore inconnue. Sur un
millier de tremblements de terre observés pendant les trois derniers
siècles dans l'Italie méridionale, la plupart ont été ressentis dans
cette région, et quelques-uns ont exercé une force de destruction dont
les résultats épouvantent.

Le grand désastre le plus récent, celui de décembre 1857, coûta la vie à
plus de 10,000 personnes, à Potenza et dans les environs; mais le plus
terrible de ces ébranlements raconté par l'histoire fut celui de 1783,
qui secoua la pointe extrême de la péninsule des Calabres. Le premier
choc, dont le point initial se trouvait à peu près au-dessous de la
ville d'Oppido, dans le massif de l'Aspromonte, ne dura que cent
secondes, et ce court espace de temps suffit pour renverser 109 villes
et villages, contenant une population de 166,000 personnes, dont 32,000
restèrent écrasées sous les débris. La disposition des terrains de la
contrée fut pour beaucoup dans ce désastre. En effet, les talus ravinés
qui s'appuient sur les flancs des montagnes granitiques de la Calabre
Ultérieure sont composés de formations tertiaires, sables, marnes et
argiles. En passant à travers la roche, douée d'une certaine élasticité,
quoique fort dure, les secousses se propageaient régulièrement sans
brusques soubresauts; mais, arrivées aux terrains meubles, elles se
retardaient soudain; le mouvement se troublait, changeait de direction,
et de grands éboulis se produisaient; marnes et sables s'écroulaient en
entraînant avec eux les cultures et les édifices de la surface; comme
dans la plaine de San Salvador, en Amérique, des secousses relativement
faibles déterminaient ainsi d'effroyables écroulements. Telle est la
cause de ces lézardes bizarres, de ces étranges déchirures du sol qui
firent l'étonnement des savants et que reproduisent à l'envi, d'après
les figures de l'époque, tous les ouvrages de géologie. En certains
endroits, la terre était étoilée de fissures comme une vitre brisée;
ailleurs des fentes s'étaient ouvertes à perte de vue dans les
profondeurs; des ruisseaux s'étaient engouffrés et plus loin
reparaissaient en lacs; des marnes délayées avaient coulé sur les pentes
comme des fleuves de lave, noyant les maisons et recouvrant les cultures
d'une couche infertile. Les ruines, les changements de niveau, les
crevasses béantes rendaient plusieurs sites presque méconnaissables. Aux
désastres causés par tous ces écroulements s'ajoutèrent les maux
occasionnés par les tremblements de mer. Une grande partie de la
population de Scilla, craignant de rester sur le rivage vibrant, s'était
réfugiée sur une flottille de barques; mais une énorme masse de terre,
se détachant d'une montagne voisine, s'éboula dans les eaux, et la vague
d'ébranlement vint se heurter sur les rives avec les débris des
embarcations rompues. Puis vinrent la famine, causée par le manque de
vivres, et le typhus, conséquence ordinaire de tous les autres fléaux.

S'il est encore impossible de prévoir les tremblements de terre et de se
prémunir contre eux autrement que par une construction plus intelligente
des maisons, il est du moins une cause de misère et de dépopulation que
les habitants du Napolitain peuvent écarter, puisque leurs ancêtres y
avaient réussi. Du temps des Grecs, les marais du littoral étaient
certainement beaucoup moins nombreux qu'ils ne le sont de nos jours; les
guerres et le retour des populations vers la barbarie ont détérioré le
régime des eaux et, par conséquent, le climat lui-même. Baïa, le lieu
salubre par excellence, la ville de campagne des voluptueux Romains, est
devenue le séjour de la malaria. De même, l'ancienne Sybaris, la ville
du luxe et du plaisir, est remplacée par les mares de la plaine
Fiévreuse (_Febbrosa_), «terre pourrie qui mange plus d'hommes qu'elle
ne peut en nourrir.» Les miasmes paludéens, tel est le fléau qui, avec
la misère et l'ignorance, décime encore les habitants de la Pouille, de
la Basilicate, des Calabres. Certaines maladies asiatiques,
l'éléphantiasis, la lèpre même, font aussi leurs ravages parmi ces
populations, que la fertilité du sol et l'excellence du climat naturel
semblaient destiner à une grande prospérité.

En effet, les contrées napolitaines, bien nommées Sicile continentale,
depuis les temps de la domination normande, qui fonda le royaume des
Deux-Siciles, sont une région favorisée. Le versant occidental surtout,
baigné par une quantité suffisante de pluies annuelles, pourrait devenir
un immense jardin, comme le sont déjà quelques-unes de ses plages, à
Sorrente, à Salerne, à Reggio. La température moyenne de Naples est
semi-tropicale; en hiver, le thermomètre n'est pas même inférieur d'un
degré à la hauteur qu'il offre à Paris pour la moyenne de toute l'année.
La neige y tombe fort rarement et ne se montre pendant quelques semaines
ou quelques mois que sur les croupes des montagnes[104]. Dans les
jardins et les vergers du bord de la mer, la végétation est d'une
richesse toute méridionale: les orangers et les citronniers, chargés des
plus beaux fruits, y poussent en grands arbres; les dattiers, se
groupant en bouquets, y déploient leurs éventails de feuilles, et
parfois, à Reggio notamment, ils ont mûri leurs fruits; l'agave
américaine y dresse ses hauts candélabres; la canne à sucre, le
cotonnier et d'autres plantes industrielles, qui dans le reste de
l'Europe se hasardent à peine en dehors des serres, vivent ici dans les
champs en pleine liberté. Quant à l'olivier, l'arbre par excellence des
plages de la Méditerranée, c'est dans les Calabres qu'il faut en
parcourir les admirables forêts, non moins ombreuses que celles de nos
hêtres. Même la roche à peine saupoudrée de terre végétale et sans
humidité apparente est d'une grande fertilité; maint promontoire aux
falaises verticales porte sur ses terrasses de culture des vignobles et
des vergers aux excellents produits. Avec la Sicile, l'Andalousie,
certains districts de la Grèce et de l'Asie Mineure, le Napolitain est
vraiment l'idéal de la zone chaude tempérée; seulement quelques steppes
du versant adriatique, et les hautes vallées des Apennins, qui
rappellent le centre de l'Europe, contrastent avec la magnificence de
végétation du littoral.

[Note 104: Climat du Napolitain:

          Température    Extrême     Extrême      Pluies
            moyenne.    de chaud.   de froid.   annuelles.
Naples       16°,7        40°          -5°       0m 947
]

Cet admirable pays est habité par une population d'origine très-diverse.
Sans remonter jusqu'aux âges mythiques, on trouve les éléments les plus
distincts parmi les peuples qui se sont entremêlés pour former les
Napolitains actuels.

Il y a deux mille trois cents ans, les Samnites occupaient non-seulement
les Apennins, mais encore toute la largeur de la Péninsule, d'une mer à
l'autre mer. Plus nombreux que les Romains, maîtres d'un territoire plus
étendu, ils seraient devenus les conquérants de l'Italie, s'ils avaient
eu la cohésion, l'esprit d'organisation, la discipline qui faisaient la
force de leurs adversaires; mais, divisés en cinq groupes distincts,
parlant cinq dialectes italiques différents, ils ne possédaient pas une
individualité nationale assez précise. Les Samnites de la montagne se
disputaient avec leurs frères de la plaine; ceux qui avaient gardé la
barbarie de leurs anciennes mœurs étaient en guerre ouverte avec les
Samnites hellénisés qui vivaient dans le voisinage des cités grecques du
littoral.

Tous les rivages méridionaux de la péninsule italique, depuis l'antique
ville de Cumes, fondée, plus de mille ans avant notre ère, par les
Cuméens de l'Asie Mineure, jusqu'à Sipuntum, dont il reste quelques
ruines, au sud de la moderne Manfredonia, étaient bordés de villes
grecques. Dans ces régions du midi de l'Italie, le fond de la population
diffère beaucoup de celui des autres parties de la Péninsule. Tandis que
les éléments celtiques, étrusques, latins dominent au nord du Monte
Gargano, ce sont les Hellènes, les Pélasges et des races alliées qui
semblent avoir eu la prépondérance dans les contrées du sud.
Non-seulement les Grecs civilisés, Ioniens et Doriens, y avaient fondé
assez de colonies pour en faire une «Grande Grèce», mais les indigènes
eux-mêmes, les Iapygiens barbares, parlaient un idiome que l'on croit
avoir été très-rapproché de la langue hellénique; peut-être l'hypothèse
de Mommsen, qui voit en eux les descendants de tribus de même origine
que les Albanais du littoral opposé de l'Adriatique, est-elle fondée;
mais, en tout cas, ils étaient les parents des Grecs par la race, et
cette parenté facilita la rapide hellénisation du peuple.

Plus tard, tous les méridionaux de l'Italie, descendants des Iapygiens
et des Grecs, eurent à s'incliner devant la toute-puissance de Rome et à
recevoir ses vétérans et ses colons, mais ils ne se latinisèrent point
complétement. Eux qui avaient donné à Rome presque tous ses premiers
auteurs et ses maîtres en poésie, Andronicus, Ennius, Nævius, ne se
prêtèrent que difficilement à parler la langue des conquérants. Après la
chute de l'empire romain, l'autorité des Césars de Constantinople, qui
put se maintenir encore longtemps dans l'Italie méridionale, rendit au
grec son rang d'idiome prépondérant, puis les patois romanisés reprirent
peu à peu le dessus. Mais l'ignorance même et la barbarie dans laquelle
retombèrent les habitants, des contrées à demi grecques ne leur
permirent pas de se faire au nouveau milieu qui les entourait; ils
conservèrent partiellement leur langue et leurs mœurs, et, de nos jours
encore, plusieurs districts des provinces méridionales ne sont italiens
qu'en apparence; on cite même huit villages de la Terre d'Otrante où
l'on parle le dialecte hellénique du Péloponèse; mais les habitants du
pays sont probablement les descendants de fugitifs du moyen âge. Ce
n'est point sans raison que la mer de Tarente a toujours son nom de mer
Ionienne. En gardant leurs sonores appellations grecques, Naples ou
Napoli, Nicastro, Tarente, Gallipoli, Monopoli ont aussi gardé dans leur
population bien des traits qui font penser aux temps de la Grande Grèce.

De toutes les cités du Napolitain, Reggio ou «la Ville du détroit» (de
la Rupture) est, paraît-il, celle où l'usage du grec s'est conservé le
plus longtemps; vers la fin du treizième siècle, les patriciens de la
ville, qui se vantent tous d'être de pure race ionienne, parlaient
encore, dit-on, la langue de leurs ancêtres. Dans plusieurs villages de
l'intérieur, où ni le commerce, ni les invasions guerrières ne sont
venus modifier les anciennes mœurs, le grec était naguère l'idiome du
pays; des chants recueillis à Bova, bourgade située non loin de la
pointe méridionale de l'Italie, sont en beau dialecte ionien, plus
rapproché, dit-on, de la langue de Xénophon que le romaïque de la Grèce.
Récemment encore, à Roccaforte del Greco, à Condofuri, à Cardeto, le
grec était parlé par tous les paysans, et lorsqu'on les appelait devant
les tribunaux comme témoins ou comme accusés, les magistrats devaient
être assistés d'un interprète. Actuellement tous les jeunes gens parlent
italien; la langue maternelle est oubliée, mais le type se conserve
encore. A Cardeto, hommes et femmes, surtout celles-ci, sont d'une
beauté remarquable: «ce sont toutes des Minerves,» dit un historien du
pays. Leur principal métier, source de bien-être dans leur village, est
de servir de nourrices aux enfants des bourgeois de Reggio. De même les
femmes de Bagnara, entre Scilla et Palmi, sont d'une étonnante beauté,
célébrée d'ailleurs par un proverbe italien; mais elles ont un type
quelque peu farouche, où l'on croit discerner une trace d'origine arabe;
leur visage n'a pas la noble placidité de la figure grecque.

On raconte que les femmes des villages encore helléniques des Calabres
exécutent fréquemment une danse sacrée, qui dure pendant des heures et
qui ressemble tout à fait à celle que l'on voit représentée sur les
anciens vases; seulement elles dansent devant l'église et non plus
devant les temples, et ce sont des prêtres qui bénissent leurs
cérémonies. Lors des enterrements, des pleureuses accompagnent le mort
en poussant des cris et recueillent précieusement leurs larmes dans des
lacrymatoires. Ailleurs, notamment dans les environs de Tarente, les
enfants consacrent leur chevelure aux mânes des parents défunts. Avec
ces anciennes mœurs s'est également maintenue l'ancienne morale. La
femme est encore considérée comme un être très-inférieur à l'homme; sa
position n'a guère changé depuis deux mille ans dans cette partie de la
Grande Grèce. Même à Reggio, les dames de la bourgeoisie et de la
noblesse qui se conforment à la tradition restent dans le gynécée; elles
ne vont point au théâtre, sortent rarement, et, quand elles se
promènent, elles se font accompagner, non par leur mari, mais par des
suivantes aux pieds nus.

Aux éléments samnites, iapygiens et grecs qui ont formé la grande masse
de la population de l'Italie méridionale, il faut ajouter les Étrusques
de la Campanie; les Sarrasins, qui s'établirent dans la presqu'île du
Gargano et ceux dont on croit reconnaître les descendants, dans la
Campanie, à la «marine» de Reggio, à Bagnara et dans plusieurs autres
villes de la côte; les Lombards de Bénévent, qui parlaient encore leur
langue il y a huit cents ans; les Normands, dont les fils seraient
actuellement des pâtres de la montagne; enfin les Espagnols, que l'on
retrouve en plusieurs villes du littoral, notamment à Barletta dans
l'Apulie. De tous les étrangers domiciliés dans l'Italie méridionale,
ceux qui ont fourni le contingent le plus considérable pendant les
derniers siècles sont probablement les Albanais. Ils sont nombreux sur
tout le versant oriental de la Péninsule, du promontoire de Gargano à
l'extrémité des Calabres. Dès 1440, un de leurs clans s'était établi en
Italie, mais la grande émigration se fit pendant la dernière moitié du
quinzième siècle, après les héroïques luttes soutenues par le grand
Scanderbeg; les Chkipétars vaincus n'avaient alors d'autre ressource que
l'expatriation pour échapper au joug des Musulmans. Les rois de Naples,
heureux d'accueillir dans leur armée de si vaillants soldats,
concédèrent aux familles albanaises plusieurs villages ruinés et des
terres incultes, qui sont maintenant parmi les mieux exploitées de
l'Italie du Midi. Les descendants des Chkipétars, domiciliés pour la
plupart dans la Basilicate et les Calabres, comptent au nombre des plus
utiles citoyens de l'Italie; ils se sont mis à la tête du mouvement
intellectuel dans l'ancien royaume de Naples, et lorsqu'il s'est agi de
le délivrer des Bourbons, ils étaient parmi les premiers dans l'armée
libératrice de Garibaldi. Un grand nombre d'Albanais se sont
complétement italianisés, mais il s'en trouve encore plus de 80,000 qui
n'ont oublié ni leur origine, ni leur langage.

Quelle que soit la part qu'il faille attribuer aux divers éléments
ethniques dont se compose la population napolitaine, un fait est
incontestable, c'est que la race est une des plus belles de l'Europe.
Les Calabrais, les montagnards de Molise, les paysans de la Basilicate
ont une taille si bien prise, un corps si merveilleusement d'aplomb,
tant de souplesse dans les membres et d'agilité dans la démarche, qu'on
ne songe point à leur reprocher leur petite taille, comparée à celle des
hommes du Nord. On ne s'arrête pas non plus à ce que les traits de
beaucoup de femmes napolitaines pourraient avoir d'irrégulier, tant
elles ont une physionomie mobile et pleine d'expression. Les figures des
enfants, avec leurs grands yeux noirs et leur bouche si fine et si bien
formée, brillent de la plus vive intelligence, quoique souvent les
vulgarités de la vie misérable à laquelle un trop grand nombre d'entre
eux sont condamnés finissent par éteindre leur regard et avilir leur
physionomie. Mais l'immense poids d'ignorance qui pèse sur la race
n'empêche pas qu'elle ne soit admirablement douée. La contrée qui compte
tant de grands hommes, depuis les temps presque mythiques de Pythagore,
n'est inférieure à aucune autre par le génie naturel de sa population.
Ses philosophes, ses historiens, ses légistes ont exercé une action
puissante dans le mouvement de la pensée humaine, et le nombre des
musiciens de premier ordre qu'elle a fourni au monde est relativement
très-considérable. Il appartenait aux Napolitains de chanter la nature
et la vie: est-il sur la terre des hommes plus favorisés par l'air
qu'ils respirent, les campagnes et les eaux qui les entourent?

Et pourtant la majorité des habitants de l'Italie méridionale est
encore, à bien des égards, au dernier rang parmi les Européens. Depuis
l'époque des libres cités helléniques, analogue à celle qu'eurent à
parcourir, dans un autre cycle de l'histoire, les républiques du nord de
l'Italie, le pays ne s'est jamais appartenu: il n'a fait que changer de
maîtres; tous les conquérants l'ont tour à tour dévasté avec violence ou
méthodiquement opprimé. A l'exception d'Amalfi, aucune ville du
Napolitain n'eut le bonheur de pouvoir s'administrer longtemps elle-même
comme le faisaient tant de cités républicaines de l'Italie du Nord. La
position géographique de la contrée qui fut la Grande Grèce la mettait
tout particulièrement en danger: au centre même de la Méditerranée, elle
se trouvait sur le chemin de tous les pirates et de tous les
envahisseurs, Sarrasins ou Normands, Espagnols ou Français, et l'absence
de toute cohésion naturelle entre les diverses régions du pays ne
permettait pas aux populations de résister. Le midi de l'Italie n'a pas
de grand bassin fluvial comme la Lombardie, la Toscane, l'Ombrie et
Rome; il n'a pas de centre de gravité pour ainsi dire, et s'enfuit de
toutes parts en versants distincts. Ce manque d'unité géographique
enlevait à la contrée son individualité historique et la livrait
d'avance à l'étranger.

Le régime politique sous lequel les populations napolitaines vivaient
récemment encore était des plus humiliants: toute initiative devait s'y
étouffer. «Mon peuple n'a pas besoin de penser!» écrivait le roi de
Naples Ferdinand II. Une idée, une parole que la censure avait
interdites, par peur ou par ignorance, étaient considérées comme des
crimes et punies avec la plus grande sévérité. Nul autre droit que celui
de la mendicité et de la dépravation morale! La science était obligée de
se faire toute petite; l'histoire devait se réfugier dans les catacombes
de l'archéologie; un reste de vie littéraire ne pouvait se maintenir que
par sa corruption ou sa futilité; bien peu nombreux étaient les
Napolitains qui parvenaient à force d'énergie, et sans recourir à
l'expatriation, à prendre rang parmi les hommes illustres de l'Italie.
Hors des grandes villes, les écoles étaient des établissements presque
inconnus et partout surveillés par une police soupçonneuse. Les hommes
qui savaient lire et écrire étaient mal vus et, pour ne pas être accusés
d'appartenir à quelque société secrète, ils étaient obligés de se faire
hypocrites. Les vieilles superstitions avaient gardé tout leur empire;
la masse du peuple, encore iapygienne et grecque par ses pratiques
dévotieuses, c'est-à-dire païenne, obéissait à de véritables
hallucinations dans sa croyance au monde des esprits: à cet égard, elle
valait les Morlaques de Dalmatie et les Albanais. On sait avec quelle
fureur d'idolâtrie la population de Naples se précipite encore au-devant
de la statue de saint Janvier et de quelles insultes elle l'accable
quand il tarde trop à liquéfier son sang miraculeux. Il en est de même
dans la plupart des autres villes du Napolitain: chacune d'elles a son
patron adoré, ou plutôt son dieu; mais si le dieu ne protége pas son
peuple, il est conspué comme un ennemi. Encore en 1858, des villageois
des Calabres, irrités d'une longue sécheresse, emprisonnèrent leurs
saints les plus vénérés. Vers la même époque, Barletta, dans la Pouille,
eut le triste honneur d'être la dernière ville d'Europe à brûler des
protestants, et de continuer ainsi la tradition de massacre léguée par
les exterminateurs des Vaudois de la Calabre.

[Illustration: N° 93.--INSTRUCTION COMPARÉE DES PROVINCES DE L'ITALIE.]

Tel est encore le fanatisme dans la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle[105]!

[Note 105: Proportion des fiancés qui n'ont pas su signer leur nom
(1868):

                                                     Hommes.    Femmes.
Campanie, province la plus instruite du Napolitain  69 p. 100. 88 p. 100.
Basilicate, province la moins instruite             85    »    96    »
]

Une des principales superstitions des Napolitains est relative au
«mauvais œil». Le malheureux affligé d'un nez en bec de corbin et de
grands yeux ronds est tenu pour un jeteur de sorts, un _jettatore_, et,
tout honnête homme qu'il soit d'ailleurs, chacun l'évite comme un être
fatal. Si, par mauvaise chance, on se trouve exposé à la funeste
influence de son regard, il faut s'empresser de lui faire les cornes ou
de lui opposer la puissance de quelque amulette, ayant la même forme que
le _fascinum_ des anciens; les gris-gris en corail surtout ont un grand
pouvoir, et nombre de ceux qui prétendent ne pas croire à leur vertu
sont les premiers à s'en servir. Quant aux paysans des Calabres, la
plupart d'entre eux portent au-dessous de la chemise des tableaux de
saints couvrant toute la poitrine en guise de boucliers. Les bêtes
domestiques et les demeures doivent être aussi défendues par des objets
sacrés et des dieux Iares. A Reggio, presque toutes les maisons, toutes
peut-être, sont protégées contre les influences funestes par une espèce
de cactus placé près de la porte ou sur le balcon: on ne le connaît pas
dans le pays sous un autre nom que celui d'_albero del mal'occhio_,
«arbre du mauvais œil».

Après la superstition, l'un des grands fléaux de l'Italie méridionale
est le brigandage. Le nom des Calabres éveille aussitôt dans les esprits
l'idée de meurtres et de combats à main armée; en entendant parler de ce
pays, on pense immédiatement à des bandits parcourant la montagne en
costume pittoresque et l'escopette au poing. Malheureusement le «brigand
calabrais» n'est point un simple mythe à l'usage des drames et des
opéras: il existe bien réellement, et ni les changements de régime
politique, ni la sévérité des lois, ni les chasses à l'homme organisées
tant de fois n'ont pu le faire disparaître. Souvent, après des battues
prolongées et de nombreuses fusillades, on a cru à l'extermination
complète des brigands, et les autorités se sont mutuellement envoyé des
félicitations officielles; mais le répit a toujours été de peu de durée
et les meurtres ont recommencé de plus belle.

Ce n'est point la vengeance, comme en Sardaigne et en Corse, qui met les
armes aux mains du paysan calabrais, c'est presque toujours la misère.
Dans ce pays, où la féodalité, abolie en droit, n'en existe pas moins de
fait, le sol est en entier accaparé par quelques grands propriétaires,
et par suite le paysan ou _cafone_ est condamné pour vivre à un travail
accablant et mal rémunéré. Dans les années de grande abondance, alors
que le seigle les châtaignes, le vin suffisent à son entretien et à
celui de sa famille, il travaille sans se plaindre; mais que la disette
se fasse sentir, aussitôt les brigands foisonnent. Unis contre l'ennemi
commun, le propriétaire féodal le _gualano_, ils mettent le feu à sa
maison, capturent ses bestiaux, le saisissent lui-même, s'ils le
peuvent, et ne le rendent que moyennant une forte rançon. Quelques-uns
de ces bandits finissent par devenir de véritables bêtes fauves altérées
de sang; mais, tant qu'ils se bornent à leur premier rôle de
«redresseurs de torts», ils peuvent compter sur la complicité de tous
les autres paysans: les pâtres des montagnes leur apportent du lait, des
vivres, les avertissent du danger, donnent le change aux carabiniers qui
les poursuivent. Tous les pauvres sont ligués en leur faveur, tous se
refusent à les dénoncer ou à témoigner contre eux. D'ailleurs la plupart
des bandits napolitains, très-consciencieux à leur manière, sont d'une
extrême dévotion; ils font des voeux à la Vierge ou à leur patron
spécial; ils lui promettent une part du butin et l'apportent
religieusement sur l'autel quand ils ont fait leur coup. On dit que
plusieurs d'entre eux, non contents de porter des amulettes sur tout le
corps pour détourner les balles, se font une incision à la main pour y
introduire une hostie consacrée et donner ainsi une vertu mortelle à
chacune de leurs balles.

L'extrême misère des paysans du midi de l'Italie a donné lieu à une
pratique encore plus abominable que le brigandage, la traite des
enfants. Les familles sont nombreuses dans les montagnes du Napolitain:
mais la mortalité est très-forte parmi les nouveau-nés et des milliers
d'entre eux sont livrés par leurs parents à la charité ou à l'incurie
publiques. En outre, des industriels étrangers, chrétiens et juifs,
parcourent les campagnes, principalement celles de la Basilicate, et,
moyennant quelque misérable pitance, achètent aux parents affamés leurs
garçons et leurs filles; plus l'enfant est gracieux et intelligent, plus
il a de tristes chances d'entrer dans la chiourme du marchand de chair
humaine. Celui-ci, que menacent des lois promulguées récemment, mais qui
se sent protégé par la coutume et par d'ignobles complicités, transporte
sa denrée vivante en France, en Angleterre, en Allemagne, et jusqu'aux
États-Unis, pour en faire des acrobates, des joueurs d'orgue et de
vielle, des chanteurs de rues ou de simples mendiants. Tout est calculé
dans ce honteux commerce; les entrepreneurs savent d'avance ce que
coûteront le transport et la mortalité, ce que rapporteront le travail
et les vices de leurs petits esclaves. Une des bourgades de la
Basilicate, Viggiano, est spécialement exploitée par eux, à cause du
génie des habitants pour la musique. Tous jouent de quelque instrument
avec un remarquable goût naturel.

L'émigration libre commence aussi à devenir très-active, et, si le
gouvernement italien ne prenait des mesures pour empêcher les jeunes
gens d'échapper à la conscription, quelques districts se dépeupleraient
rapidement au profit de l'Amérique du Sud; les paysans les plus
misérables resteraient seuls. Mais, tout gêné qu'il soit, le mouvement
d'émigration est déjà un dérivatif très-important aux anciennes mœurs de
brigandage, et, par les rapports nouveaux qu'il établit de l'un à
l'autre hémisphère, il contribuera, plus que toutes les mesures
officielles, au renouvellement intellectuel et moral de ces populations
païennes. D'ailleurs les routes qui s'ouvrent de toutes parts dans les
régions montagneuses du Napolitain, les chemins de fer du littoral et
l'accroissement de l'industrie dans le voisinage des grandes villes ne
peuvent manquer d'assimiler de plus en plus l'Italie méridionale aux
autres provinces de la Péninsule et au reste de l'Europe. Ce ne sera
point une raison pour que la misère disparaisse, mais, en se déplaçant,
elle prendra un autre caractère. Le brigandage et la traite des enfants
cesseront d'exister, pour être remplacés, hélas! par le prolétariat des
manufactures.

Actuellement, les provinces du Napolitain sont encore presque
exclusivement une contrée de pâture et de labourage. Les _tavoliere_ de
la Pouille et les monts qui les dominent sont encore, nous l'avons vu,
dans une grande partie de leur étendue, des terrains de dépaissance où
«transhument» les troupeaux suivant les saisons; récemment même, les
bergers des Abruzzes étaient obligés, chaque hiver, de descendre dans la
Pouille et de louer un terrain de pâture désigné par les vieux us
féodaux. Cependant la plus grande partie des terres utilisées du
Napolitain consiste en terres de labour. Comme aux temps de Rome, elles
produisent surtout des céréales, même en surabondance, des huiles, des
vins, et l'on y cultive en outre le tabac, le cotonnier, la garance et
quelques autres plantes industrielles. Avec un peu de soin, tous ces
produits peuvent atteindre à un rare degré d'excellence, les huiles de
la Pouille sont de plus en plus recherchées et commencent à faire une
concurrence sérieuse aux huiles de Nice; quant aux vins, ceux que l'on
récolte sur les scories du Vésuve ont toujours joui de la plus grande
célébrité, et de nouveaux crus viennent s'ajouter de temps en temps à
ceux qui sont déjà fameux: ainsi le Falerne d'Horace, recueilli dans les
champs Phlégréens, sur les pentes du Monte Barbaro, et qui depuis des
siècles était à peine buvable, dispute maintenant la prééminence au
lacryma-christi du Vésuve et au vin blanc de Capri.

La zone du littoral étant à peu près la seule qui prenne part à cette
production des denrées agricoles, le commerce du Napolitain, d'ailleurs
relativement très-faible, se fait presque uniquement par la voie
maritime. Les routes et les chemins de fer ne desservent qu'un mouvement
d'échanges insignifiant. Les régions de l'intérieur, encore exploitées
par des procédés barbares, et d'ailleurs incultes dans une grande partie
de leur étendue, ne livrent au mouvement commercial qu'une faible
quantité de produits, et l'absence presque complète de gisements
'miniers n'attire pas les populations du dehors vers cette partie des
Apennins. Par son commerce, comme par son relief géographique et son
développement dans l'histoire, l'Italie méridionale est complètement
dépourvue de centre naturel; elle ne vit que par son pourtour. Un avenir
prochain ne peut manquer d'atténuer cet étrange contraste entre la zone
du littoral et celle de l'intérieur, en propageant le mouvement des
échanges et des idées.

La vie de l'Italie du Sud étant essentiellement excentrique et maritime,
c'est au bord de la mer que se sont naturellement fondées ses villes les
plus riches et les plus populeuses. Il y a deux mille cinq cents ans,
lorsque la civilisation venait de la Grèce et que l'Europe occidentale
était encore peuplée de barbares, les cités importantes devaient, nous
l'avons déjà dit, se trouver sur les rivages de la mer Ionienne; mais,
quand Rome fut devenue la dominatrice de l'Italie et du monde connu, la
Grande Grèce dut faire volte-face, pour ainsi dire, et Naples hérita de
Sybaris et de Tarente; depuis cette époque elle a toujours gardé sa
prépondérance, parce qu'elle est tournée non-seulement vers Rome, mais
aussi vers l'Espagne, la France et l'Angleterre: elle regarde l'Europe
occidentale. Telle est, indépendamment de la férocité des conquérants et
de l'indolence des indigènes, la raison qui avait fait délaisser par les
navires l'admirable port de Tarente, et qui a permis aux herbes et aux
lichens des marais d'étendre leur tapis sur les ruines de Sybaris,
autrefois la plus grande cité de l'Italie. Les deux villes étaient
pourtant admirablement situées à chacun des angles intérieurs du vaste
golfe, mais le flot irrésistible de l'histoire a passé sur elles et les
a laissées au loin derrière lui comme un débris de naufrage!

[Illustration: NAPLES. Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie
de M.E. Lamy.]

Naples, la «ville neuve» des Cuméens, est depuis plusieurs siècles la
cité la plus populeuse de l'Italie, et le nombre de ses habitants est
encore double de celui de Rome. Déjà du temps de Strabon Naples était
une grande cité. Tous les Grecs qui avaient gagné quelque argent, soit
dans l'enseignement des lettres, soit dans toute autre profession, et
qui voulaient finir leurs jours en repos, choisissaient pour lieu de
retraite cette belle ville aux moeurs helléniques, au climat semblable à
celui de leur patrie. Beaucoup de Romains les suivaient, et Naples
devint ainsi, avec toutes les colonies annexes fondées sur le pourtour
du golfe, le séjour par excellence de la paix et du plaisir.
Actuellement, ce n'est plus de Rome seulement, c'est de toutes les
contrées de l'Europe et du Nouveau Monde que les hommes de loisir
accourent à Naples pour y jouir du charme de la vie sous un ciel
clément, dans une nature d'une beauté presque sans égale, dans la
société de gens à la gaieté bruyante, «maîtres dans l'art de crier,»
comme l'a dit Alfieri. Des hauteurs de Capodimonte et de toutes les
autres collines couvertes de villas et de bosquets qui entourent
l'immense Naples, le spectacle est admirable: ces îles éparses au profil
si varié, ces promontoires qui s'avancent au loin dans l'eau bleue, ces
villes blanches qui s'allongent à la base des collines verdoyantes, ces
navires qui voguent sur la mer comme de grands oiseaux planant dans
l'azur, tout l'ensemble de cette merveilleuse baie que les Grecs avaient
désignée sous le nom de cratère ou de «coupe», forme un panorama
vraiment enchanteur. Il n'est pas jusqu'au Vésuve, à la cime grise le
jour, rouge la nuit, à la fumée reployée sous le vent, qui, par sa
menace éternelle, n'ajoute quelque chose de piquant à la volupté de
vivre.

Les Napolitains sont un peuple heureux, s'il est permis d'employer ce
terme pour l'appliquer à une fraction quelconque de l'humanité. En tout
cas, ils savent jouir de toutes les faveurs que la nature veut bien leur
départir, et quand il lui arrive de les traiter en marâtre, ils se
contentent du peu qui leur reste. Grâce à leur intelligence naturelle,
ils peuvent tout comprendre et tout entreprendre; mais, haïssant
l'effort, ils abandonnent facilement ce qu'ils ont commencé et s'amusent
de leur propre insuccès. Les voyageurs aimaient à décrire longuement le
type du _lazzarone_, ce jouisseur paresseux qui, drapé dans quelque
lambeau de toile, dormait sur la plage de la mer ou sur les marches des
églises, et se refusait avec un dédain tranquille à tout travail quand
il avait déjà la pitance de la journée. Quelques représentants de ce
type existent toujours, et non pas seulement à Naples; mais les
exigences de plus en plus pressantes de la vie matérielle, l'immense
engrenage de la société moderne, avec ses mille rouages, s'emparent de
la grande majorité de ces oisifs déguenillés et les façonnent au labeur
quotidien en leur apprenant aussi le poids de la misère; d'ailleurs la
mort fauche rapidement parmi eux, car l'hygiène ne leur est point
connue, et les demeures de la plupart sont des caves ou _bassi_, à l'air
humide et souillé, qui s'ouvrent au-dessous des palais et des maisons de
la ville. Naples prend une large part de besogne dans le mouvement
industriel de la Péninsule; elle fabrique des pâtes alimentaires, des
draps, des soieries dites «gros de Naples», des verres, des porcelaines,
des instruments de musique, des fleurs artificielles, des objets
d'ornement et tout ce qui se rapporte à l'usage d'une grande cité.
Aucune ville de la Méditerranée n'a d'ouvriers plus habiles comme
polisseurs de corail; c'est aussi des environs de Naples, de la
gracieuse Sorrente, que proviennent ces boîtes à ouvrage, ces coffrets à
bijoux et autres objets en bois de palmier gracieument travaillés.
Castellamare di Stabia possède les chantiers de construction les plus
actifs de l'Italie après ceux du littoral génois et de la Spezia. Les
marins du golfe sont parmi les meilleurs de la Péninsule; comme
familiers de la mer, ils peuvent se comparer aux Liguriens, et, comme
pêcheurs, ils disent les dépasser. Les habitants de Torre del Greco, qui
vont à la recherche du corail, connaissent admirablement la topographie
sous-marine des côtes de la Sardaigne, de la Sicile, des Pays
barbaresques, et le moindre indice de l'air et de l'eau leur révèle des
phénomènes cachés à tous les autres yeux. Leur flottille se compose de
près de quatre cents navires[106], que l'on voit appareiller et prendre
leur vol à la même heure. Ce départ des corailleurs, et plus encore leur
retour, quand il s'opère avec ensemble et après une campagne heureuse,
sont des spectacles à la fois émouvants et pittoresques, tels que
l'Italie elle-même n'en offre pas beaucoup de semblables.

[Note 106:

1873. Bateaux corailleurs de Torre del Greco       363
Produit de la pêche                             40,100 kilogr. de corail.
Valeur                                       4,300,000 fr.
]

Au bord d'un golfe comme le sien, et dans le voisinage d'une plaine
aussi féconde que l'est la Campanie, la «Campagne» par excellence, ou la
«Terre de Labour», Naples doit être naturellement une ville de grand
commerce; toutefois elle n'est pas à cet égard la première de l'Italie,
ainsi qu'on pourrait le croire à la vue de son immense rade, de ses
jetées et de ses quais populeux[107]. Elle ne vient qu'après Gênes;
naguère même elle était dépassée par Livourne et Messine. C'est qu'elle
n'est pas, comme cette dernière, un lieu d'étape forcé pour les navires,
et qu'elle n'a pas, comme Gênes et Livourne, des contrées d'une grande
étendue à desservir. A une faible distance au nord, à l'est, au sud,
commencent les massifs irréguliers des Apennins, qu'une seule voie
ferrée traverse dans toute leur largeur pour relier la mer Tyrrhénienne
à la mer Adriatique. Naples n'est pas même rattachée directement par une
ligne de rails au golfe de Tarente: la route maîtresse de la Grande
Grèce est, comme il y a deux mille ans, un chemin de montagnes où le
voyageur n'est pas toujours à l'abri du brigandage. Aussi la navigation
de cabotage avait-elle récemment une grande importance relative dans le
mouvement du port de Naples; elle diminue peu à peu à cause des nouveaux
chemins qui s'ouvrent vers l'intérieur. C'est avec l'Angleterre en
première ligne, puis avec la France, que le port fait son plus grand
commerce extérieur.

[Note 107: Mouvement du golfe de Naples:

Naples(1804)                          10,694 navires,  1,496,500 tonnes.
   »  (1873)                           9,135 jaugeant  1,976,450   »
Castellamare di Stabia (1873)          4,795    »        327,300   »
Ensemble du golfe, d'Ischia à Capri   21,066    »      2,644,450   »
]

Une des gloires de Naples est son université. C'est l'une des plus
anciennes de l'Italie, puisqu'elle a été fondée dans la première moitié
du treizième siècle, mais elle a passé par des périodes d'une décadence
absolument honteuse. Tout récemment, alors que les recherches
d'archéologie et de numismatique étaient les seules qui ne fussent pas
soupçonnées de tendances révolutionnaires, l'université n'était plus
guère, pour la plupart de ses élèves, qu'un lieu de dépravation
intellectuelle; mais la renaissance des études s'est opérée avec un
merveilleux élan. Ce fut comme une sorte d'explosion. Les jeunes
Napolitains, d'une intelligence avide, se précipitèrent sur la science
comme des faméliques, et bientôt l'éloquence naturelle aux méridionaux
aurait pu faire croire que Naples était le plus grand foyer d'études du
monde entier. Quoi qu'il en soit, les deux mille étudiants qui
fréquentent chaque année l'université napolitaine ne peuvent manquer de
donner une impulsion considérable au mouvement des idées.

Naples possède aussi, pour l'instruction de l'Italie et du monde, un
admirable musée d'antiquités, marbres, bronzes, inscriptions, médailles,
camées, papyrus; mais elle a le musée, bien plus précieux encore, que
lui donnent les ruines de Pouzzolles, de Baïes, de Cumes, et ses
catacombes à deux ou trois étages, creusées dans le tuf des collines qui
dominent la cité du côté du nord, et non moins curieuses que celles de
Rome par leurs figures et leurs inscriptions; elle a surtout la ville
romaine de Pompéi, déblayée de toutes les cendres du Vésuve, qui la
moulaient depuis dix-sept siècles. Sans les fouilles de Pompéi et
d'Herculanum, toute une branche de l'art antique, la peinture, nous
serait à peine connue. Et ce n'est pas seulement la ville morte, avec
ses rues de maisons et de tombeaux, ses temples, ses amphithéâtres, ses
palais aux admirables mosaïques, ses forums, ses boutiques, ses lieux de
réunion, que l'on a fait ressusciter après une si longue disparition,
c'est la vie elle-même de la société provinciale romaine que l'on a
retrouvée en la prenant pour ainsi dire sur le fait. Les inscriptions
charbonnées sur les murs et sur les tablettes de cire, les diverses
besognes interrompues par les malheureux que surprit la catastrophe, les
cadavres momifiés dans l'attitude de la fuite, du travail ou du vol,
nous font assister au moment précis du drame. Aucune ville au monde,
parmi toutes celles que les sables des dunes, les cendres volcaniques ou
les boues des inondations ont recouvertes et que l'industrie de l'homme
a dégagées plus tard, ne présente un contraste plus saisissant entre la
vie de toute une population et la mort qui la saisit brusquement. Et
pourtant nous ne connaissons encore qu'une partie des curiosités que les
cendres et les laves du Vésuve ont voilées tout en les conservant
intactes. Depuis plus d'un siècle que l'on travaille au dégagement de
Pompéi, la moitié de la ville seulement a été rendue à la lumière;
Herculanum la grecque, sur laquelle la lave solide a étendu un couvercle
de pierre de vingt mètres d'épaisseur, et qui porte maintenant les
maisons et les villas de Resina, de Portici et d'autres faubourgs de
Naples, n'a permis d'entrevoir qu'une faible part de ses précieux
mystères, et les nouvelles fouilles n'y ont pas été poussées avec assez
d'activité pour donner des résultats bien sérieux; enfin, Stabies, qui
dort près du rivage marin, sous la ville de Castellamare, garde encore
presque en entier le secret de ce qu'elle fut jadis.

[Illustration: N° 96--POMPÉI.]

Des villes populeuses et très-rapprochées les unes des autres forment
tout un cortége à la cité de Naples, et lui disputent le premier rang
pour la beauté de la vue. Autour de la baie, sur la plage méridionale,
ce sont les célèbres Portici, Resina, Torre del Greco, Torre dell'
Annunziata, Castellamare et la molle Sorrente, au climat délicieux, aux
villas charmantes, regardant les flots du milieu de leurs bois
d'oliviers. Au large du cap Campanella, et en face des îles volcaniques
d'Ischia et de Procida, qui dominent l'autre extrémité de la baie, se
dressent les parois abruptes de l'île Capri, pleine encore des souvenirs
de l'effroyable Tibère, le _Timberio_ des indigènes. Au sud de cette
âpre montagne calcaire, d'aspect sicilien, où croissent, dans les
fissures de la pierre, toutes les plantes de l'Europe du Midi, se
déroulent les rivages d'un autre golfe, gardé à l'entrée par les îlots
des Sirènes qui tentèrent en vain d'ensorceler le sage Ulysse. Ce golfe
est à peine moins beau que celui de Naples; ses rivages ne sont pas
moins fertiles, et pourtant aucune des trois cités qui lui ont
successivement donné leur nom, Paestum, Amalfi, Salerne, n'a pu garder
sa prééminence. Amalfi, la puissante république du moyen âge, dont les
pratiques commerciales étaient devenues le code de tous les marins,
n'est plus qu'une bourgade délaissée, abritant quelques balancelles dans
sa crique rocheuse; mais elle a les admirables sites des baies voisines
et, dans un charmant vallon des alentours, la vieille cité mauresque de
Ravello, presque aussi riche que Palerme en monuments d'architecture
arabe. Salerne, encore mieux située qu'Amalfi, puisqu'elle est au
débouché des chemins de la vieille Campanie, a beau se vanter, dans sa
légende, d'avoir été bâtie par un fils de Noé; elle a beau avoir été
choisie, comme capitale de leurs domaines, par les chevaliers normands
qui s'étaient emparés de la contrée au onzième siècle, elle est fort
déchue de l'antique splendeur que lui donna Robert Guiscard. Son
université, jadis la plus fameuse de l'Europe par ses professeurs de
médecine et l'héritière directe de la science arabe, se tait depuis des
siècles, et Salerne n'a plus le moindre titre à se glorifier du nom de
«Ville hippocratique», mais du moins ambitionne-t-elle toujours de se
relever par le commerce et l'industrie. Elle ne demande qu'un
brise-lames et des jetées pour devenir la rivale heureuse de Naples. Les
habitants aiment à répéter le proverbe local:

                     Que Salerne ait un port,
                     Celui de Naple est mort!

C'est vers l'extrémité méridionale de la plage rectiligne qui se
prolonge au sud-est de Salerne que se trouvait l'ancienne dominatrice du
golfe, Paestum ou Posidonie, la ville de Neptune, fondée à nouveau par
les Sybarites, après avoir été occupée depuis un temps immémorial par
les Tyrrhéniens. Paestum, la «cité des roses», chantée par les poëtes
romains à cause de ses belles sources, de ses ombrages, de son doux
climat, a cessé d'exister depuis l'invasion des Sarrasins, en 915;
jusqu'au milieu du siècle dernier, ses ruines mêmes n'étaient connues
que des pâtres et des brigands, et pourtant il en est peu de plus
intéressantes en Italie, car elles datent d'une époque antérieure à la
puissance de Rome; ses trois temples, dont le plus beau est celui dit de
Neptune, parce que le sanctuaire du dieu ne pouvait manquer d'être le
principal monument dans la ville de Poseidon, sont parmi les plus
majestueux de l'Italie continentale, surtout à cause de la solitude qui
les entoure et de la mer qui vient déferler près de leur base. Mais lors
même que des bandits ne rôdent pas dans le voisinage de la route, ce
n'est pas sans danger que l'on peut aller contempler cet édifice, car,
autour de Paestum et de sa superbe enceinte de cinq kilomètres de
longueur, si bien conservée, s'étendent des terrains marécageux, où les
travaux de «bonification» sont encore loin d'être achevés; c'est avec
difficulté que, sous un air aussi insalubre, les fouilles entreprises
pourront être menées à bonne fin.

De Sorrente à Naples, dans les campagnes qui séparent le Vésuve des
premiers contre-forts de l'Apennin, la chaîne des villes et des villages
est presque aussi continue que sur les bords du golfe, entre le cap
Misène et le cap Campanella. En montant de la petite ville de Vietri,
faubourg avancé de Salerne, qui groupe ses vieilles constructions au
bord d'un étroit ravin, la route et le chemin de fer s'élèvent par une
brèche des collines vers l'ombreuse Cava, aux villas délicieuses, séjour
d'été favori des visiteurs étrangers et des riches Napolitains. De Cava,
célèbre dans le monde des antiquaires par les archives d'un couvent
voisin, la Trinità della Cava, très-riche en parchemins et en diplômes,
on descend dans la plaine du Sarno, où se succèdent plusieurs villes:
Nocera, lieu de villégiature des anciens Romains; Pagani, encore située
dans la région des bois; Angri, qui utilise le coton de ses campagnes
dans ses propres filatures; Scafati, plus industrieuse encore. Mais déjà
l'on approche de la banlieue de Naples; on aperçoit près de là Pompéi,
la ville de Torre dell' Annunziata, et sur les pentes méridionales du
Vésuve la ceinture semi-circulaire de maisons que forment Bosco Tre Case
et Bosco Reale. Quelques savants croient reconnaître chez les habitants
de Nocera et des villes voisines les traces du sang arabe et berbère
laissé par les vingt mille Sarrasins qu'y établit l'empereur Frédéric
II.

[Illustration: AMALFI. Dessin de Taylor, d'après une photographie de H.
Hautecoeur.]

En remontant la vallée du Sarno, au sortir de Nocera, la contrée est
toujours fort populeuse jusqu'à la base des Apennins; San Severino,
Solofra se succèdent dans la direction des hauts vallons qui s'ouvrent
au pied du monte Termino; au nord, une autre chaîne de villages se
prolonge vers la ville d'Avellino, aux champs tout bordés de haies
d'aveliniers, qui ont pris leur nom de la cité, fort importante comme
lieu d'échanges entre la montagne et la plaine; mais les grandes
agglomérations d'habitants se trouvent dans le large détroit de la
«Campagne Heureuse», qui s'étend vers le nord-ouest entre le Vésuve et
le Monte Vergine. Sarno, qui porte le nom de la rivière, quoiqu'il ne
soit pas situé sur ses bords, est un centre agricole d'une grande
importance, non-seulement pour les céréales, les vins, les fruits, les
légumes, mais aussi pour les soies gréges et les cotons; Palma est aussi
entourée des campagnes les plus fertiles; Ottajano, la ville d'Octave,
située sur les premières pentes de la Somma Vésuvienne, a ses vins
excellents; Nola, où mourut Auguste, où naquit Giordano Bruno, montre
aussi d'admirables cultures, mais elle doit sa principale célébrité aux
beaux vases grecs trouvés dans ses ruines et aux débris de ses anciens
monuments, dont l'un était un amphithéâtre de marbre, plus grand que
celui de Capoue.

L'antique métropole de la Campanie, la célèbre Capoue, qui fut la rivale
de Rome et qui compta jusqu'à un demi-million d'habitants dans ses murs,
est fort déchue de sa prospérité; son nom même ne lui appartient plus,
puisque la moderne Capoue, forteresse maussade, bâtie sur un méandre du
Volturne, est l'ancienne _Casilinum_ des Romains. La ville de
Santa-Maria Capua Vetere, qui a succédé à la véritable Capoue, n'a
d'autres «délices» que celles d'une vaste et populeuse bourgade; mais on
visite aux environs les belles ruines d'un amphithéâtre, un arc
triomphal et d'autres débris de l'immense cité. C'est au sud, dans le
voisinage de Maddaloni et d'Aversa, grandes villes incohérentes,
véritables faubourgs satellites de Naples, qu'est aujourd'hui le
principal lieu de plaisance de la Campanie, la ville de Caserta, au
palais immense, aux parcs ombreux, aux vastes jardins ornés de statues
et de jets d'eau. C'était naguère le «Versailles» des Bourbons
napolitains, et le faux goût de la décoration à outrance s'y mêle trop à
la beauté des grandes lignes et des perspectives. L'aqueduc de
Maddaloni, qui lui amène les eaux d'une distance de 40 kilomètres,
traverse la vallée sur un pont splendide, à trois rangées d'arcades
superposées, contruit au milieu du siècle dernier par Vanvitelli. C'est
un des chefs-d'oeuvre de l'architecture moderne.

Au nord de Capoue et des passages du Volturne, la grande voie historique
de Naples à Rome se bifurque. Une route, non encore complétée par un
chemin de fer, se détourne vers le littoral pour éviter les escalades de
montagnes; l'autre route, que longe et croise tour à tour une voie
ferrée, contourne le volcan de Rocca Monfina, pénètre dans la vallée du
Garigliano et de son affluent le Sacco, pour gagner la base occidentale
du volcan du Latium, d'où elle descend à Rome. La route du littoral,
coupée de défilés fameux, est historiquement la plus célèbre. Elle passe
d'abord non loin de Sessa, l'antique cité des Auronces, qui avaient
placé leur acropole dans le cratère même de Rocca Monfina; puis, se
rapprochant de la mer, à cause du voisinage des montagnes, elle traverse
le Garigliano, que bordent encore des terres insalubres, restes des
marais de Minturnes, et s'engage dans le défilé de Mola di Gaeta, qui a
pris officiellement le nom de Formia, pour rappeler l'antique _Formiæ_,
où séjourna et mourut Cicéron. C'est de là qu'en venant de Rome se
montre l'admirable tableau de la Campanie et de tout le golfe de Gaëte
avec le groupe des îles volcaniques de Ponza, Ventotiene et la lointaine
Ischia. Gaëte, la forteresse qui défend l'entrée du paradis napolitain,
est bâtie sur le Monte Orlando, colline au sommet péninsulaire que
domine le mausolée de Munatius Plancus, fondateur de Lyon; ce cône, qui
rappelle la forme du Monte Argentaro et du promontoire de Circé, est
rattaché à la terre ferme par un isthme de 280 mètres de large. Bien
abrité des vents d'ouest et du nord, le port de Gaëte est l'un des plus
fréquentés du Napolitain pour le cabotage et la pêche; son mouvement
annuel est de plus de 3,000 navires et d'environ 120,000 tonneaux; mais
c'est comme ville de guerre que Gaëte eut longtemps le plus
d'importance. C'est là que, par la reddition de François II en 1861,
s'éteignit le royaume des Deux-Siciles.

La voie orientale de Naples à Rome possède également pour lieux d'étapes
des villes d'une certaine importance. La principale est San Germano,
dont le nom a été récemment changé en celui de Cassino, en l'honneur du
fameux couvent de Mont-Cassin, qui s'élève au nord-ouest, sur une
esplanade d'où l'on contemple un horizon grandiose de montagnes et de
vallées. C'est le célèbre monastère que fonda saint Benoît au
commencement du sixième siècle, et dont la règle devint le modèle de
tous les couvents de l'Église d'Occident. Nul groupe de religieux
n'exerça plus d'influence que les bénédictins du Mont-Cassin sur
l'histoire du catholicisme; aux temps de leur puissance, leurs domaines,
situés dans toutes les parties de l'Italie, auraient pu former un
royaume; un grand nombre de papes et des milliers de prélats sont sortis
de leurs rangs. La bibliothèque du Mont-Cassin renferme des manuscrits
précieux, des diplômes importants, des éditions rares, que viennent
souvent consulter les érudits. La mémoire des services rendus jadis à la
science par les bénédictins a valu au couvent de Cassino, comme à celui
de la Cava et à la chartreuse de Pavie, l'avantage d'être épargné par
les lois de suppression.

Il n'y a que peu de villes considérables dans la région montagneuse de
l'intérieur du Napolitain. Dans le bassin du haut Liri, au sud des
montagnes du Matese, la localité la plus populeuse et la plus célèbre
est Arpinum, de nos jours Arpino, la patrie de Cicéron et de Marius,
l'antique forteresse dont les murs cyclopéens ont été «construits par
Saturne». Bénévent, jadis enclave des États de l'Église, est la cité
centrale de tout le bassin du Calore, principal affluent du Volturne, et
se trouve au point de jonction naturel des routes qui convergent des
provinces de Molise, de la Capitanate et de la Pouille à travers
l'Apennin. Plus ancienne que Rome, l'antique _Maleventum_ prit le nom de
_Beneventum_, sans doute afin de se rendre le sort plus favorable; mais,
pendant sa longue histoire, elle eut bien des siéges et des
destructions, complètes ou partielles, à subir, et souvent les secousses
des tremblements de terre ont achevé l'oeuvre de démolition commencée
par les hommes. Il ne reste à Bénévent qu'un seul grand édifice de son
passé, le bel arc de triomphe où des bas-reliefs symboliques rappellent
les prêts hypothécaires faits par Trajan à la petite propriété. Les murs
qui enceignent la ville sur un espace de plus de 5 kilomètres, sont
construits presque en entier des fragments de monuments anciens.

A l'est de Bénévent, Ariano, située également dans le bassin du
Volturne, sur trois collines d'où l'on contemple un horizon magnifique,
des sommets souvent neigeux du Matese au cône du Vultur, est à peu près
à moitié chemin de Naples à l'Adriatique, sur la voie ferrée de Foggia,
et par sa position même est un intermédiaire naturel de commerce entre
les deux versants; Campobasso, chef-lieu de la province de Molise, est
aussi un lieu d'échanges naturel entre les deux côtés de l'Apennin, mais
elle n'a pas les avantages de trafic que donne un chemin de fer.

Sur le versant de l'Adriatique, les centres de commerce sont plus
nombreux et plus actifs. Foggia, où convergent quatre chemins de fer et
plusieurs routes maîtresses, est un grand marché de denrées; par
l'importance et la richesse, mais non par la population, c'est la
deuxième cité de tout le Napolitain. Dans la même plaine agricole de la
Pouille, plusieurs villes servent de satellites à Foggia: San Severo,
Cerignola, Lucera, qui fut si puissante et si riche au treizième siècle,
quand les Sarrasins exilés de Sicile par Frédéric II en eurent fait le
siége de leur industrie; mais, en dépit de l'invitation que le golfe si
gracieusement recourbé de Manfredonia fait au commerce, Foggia et ses
voisines manquent de débouchés directs vers la mer; des lagunes
insalubres bordent tout le littoral sur un espace de plus de 50
kilomètres, entre Manfredonia et la bouche de l'Ofanto, la seule rivière
du littoral qui ait toujours un peu d'eau, même au coeur de l'été. La
bonification de ces maremmes est une des oeuvres qu'il est le plus
urgent de mener à bonne fin pour assurer à l'Italie méridionale la libre
exploitation de ses immenses richesses naturelles. La plus grande des
lagunes, le marais de Salpi, qui occupait toute la zone côtière, entre
la bouche du Carapella et celle de l'Ofanto, a été réduite de moitié par
les alluvions empruntées à ces deux rivières; mais, tant que le nouveau
sol ne sera pas affermi et mis en culture, des miasmes mortels ne
cesseront de s'en échapper. A l'extrémité orientale du marais se
trouvent les ruines de l'antique Salapia.

[Illustration: N° 97.--MARAIS DE SALPI.]

Au nord de cette région marécageuse se trouvent les deux ports de
Manfredonia et celui de Vieste, situé à l'extrémité de la péninsule du
Gargano, et grâce à cette position même, fort utile aux navires à voile
qu'un changement des vents oblige à relâcher. Au sud des marais, le
premier port que l'on rencontre est la gracieuse Barletta, à l'ouest de
laquelle, non loin de l'Ofanto, le lieu dit Campo di Sangue rappelle la
sanglante bataille de Cannes; ses habitants exportent en quantité les
céréales, les vins, les huiles, les fruits de leur propre district et
des grandes propriétés, encore féodales par les usages, qui entourent
les villes de l'intérieur, Andria, Corato, Ruvo. Cette dernière,
l'ancienne _Rubi_, est une des localités de l'Italie où l'on a trouvé le
plus grand nombre de débris antiques, idoles, vases, monnaies,
inscriptions. Les autres villes qui se succèdent à intervalles
rapprochés, au sud-est de Barletta: Trani, dont le commerce avec le
Levant eut une si grande importance à la fin du moyen âge, Bisceglie,
Molfetta, Bari, la cité la plus populeuse de tout le versant adriatique
du Napolitain, enfin Monopoli, sont également des ports de cabotage
fréquentés; non loin de Monopoli est situé l'ancien port de Gnatia,
devenue aujourd'hui la ville de Fasano, lieu de trouvailles
archéologiques non moins important que Ruvo.

[Illustration: N° 98.--PORT DE BRINDISI EN 1871.]

A l'angle septentrional de la péninsule d'Otrante, Brindisi, qui par
deux fois déjà, à l'époque romaine et du temps des croisades, fut une
des grandes étapes de passage entre l'Europe occidentale et l'Orient,
commence à reprendre ce rôle d'intermédiaire dans le commerce du monde.
En effet, Brindisi, l'avant-dernière cité de la côte orientale de
l'Italie, est située à l'entrée même de l'Adriatique. Son port, si
fréquenté à l'époque romaine, mais partiellement obstrué par César, est
un des meilleurs de la Méditerranée. Sa rade est excellente, et quand
les navires ont franchi le goulet du port, ils voient s'ouvrir au loin
dans l'intérieur des terres deux longues baies «en forme de bois de
cerf», d'où le nom, d'origine messapienne, que porte la ville. Naguère
l'entrée de ce port admirable était obstruée par des carcasses
d'embarcations et des amas de vase; nettoyée avec soin pour donner accès
aux plus grands vaisseaux, elle permet désormais aux vapeurs d'un tirant
d'eau considérable de débarquer voyageurs et marchandises sur la voie
même du chemin de fer qui les emporte à grande vitesse vers
l'Angleterre. Devenue tête de ligne de la route des Indes sur le
continent européen, Brindisi s'accroît et s'embellit pour faire honneur
à ses nouvelles destinées, mais c'est en vain qu'elle espère de pouvoir
monopoliser une grande partie du commerce de l'Orient. Si quatre ou cinq
milliers de riches voyageurs, pour lesquels la vitesse est la première
de toutes les considérations, sont heureux de s'embarquer ou de prendre
terre à Brindisi, par contre, les expéditeurs de marchandises préfèrent
comme points d'attache les ports situés au bord des golfes qui
échancrent le plus profondément la masse continentale, tels que
Marseille, Gênes, Trieste. D'ailleurs Brindisi n'est que temporairement
tête de ligne des chemins de fer d'Europe; après l'achèvement du réseau
de Turquie, Salonique et Constantinople seront ses héritières. En 1873,
c'était, par ordre de mouvement commercial, le septième port de
l'Italie; son activité a décuplé en onze années[108].

[Note 108: Mouvement du port de Brindisi et des ports voisins:

Brindisi     (1862)    1,100 navires, jaugeant   75,000 tonnes.
   »         (1873)    1,485    »        »      730,270   »
Bari            »      1,140    »        »      184,750   »
Barletta        »      1,138    »        »      104,000   »
Molfetta        »        600    »        »       87,750   »
Vieste          »      1,120    »        »       72,800   »
Manfredonia     »      1,197    »        »       59,200   »
]

La ville de Tarente, au bord de sa «petite mer» et de son golfe, fait
aussi des efforts pour ressusciter à la vie commerciale comme sa voisine
Brindisi. Son port, ou _piccolo mare_, est profond et parfaitement
abrité de tous les vents; sa rade, ou _mare grande_, est aussi très-bien
protégée contre la houle du large par deux îlots; en outre, rade et port
ont chacun, comme le grand havre de la Spezia, leur source d'eau douce,
le Citro et le Citrello, qui jaillissent du milieu des flots salés.
Enfin Tarente, par sa position avancée dans l'intérieur de la Péninsule,
peut disputer à Bari et aux autres ports du littoral adriatique le
commerce des villes de l'intérieur, Matera, Gravina, Altamura: elle
semble destinée à devenir le point vital du commerce de l'Italie
ionienne, quand le sommet du grand triangle de chemins de fer, dont
Naples et Foggia terminent la base, se trouvera dans son voisinage, près
des ruines superbes de l'antique Métaponte.

Aucune cité de l'Italie méridionale n'offrirait donc de plus grands
avantages pour l'établissement d'un port de premier ordre, si la nature
et l'incurie des hommes n'avaient presque comblé les canaux de
communication, l'un naturel, l'autre artificiel, qui réunissent les deux
«mers»; à peine de faibles barques peuvent-elles passer maintenant dans
ces détroits, où le flux et le reflux, très-sensibles en cette partie du
golfe, viennent alternativement se heurter contre les fondements des
ponts. Toutefois les obstacles doivent disparaître prochainement, afin
de permettre aux grands navires de guerre l'entrée de la rade
intérieure. La Tarente moderne, petite ville aux rues étroites, n'occupe
plus l'emplacement de la fameuse cité grecque, dont on voit quelques
vestiges sur la péninsule orientale; pour les besoins de la défense,
elle a groupé toutes ses maisons sur le rocher calcaire que limitent les
deux canaux. Son commerce de cabotage, naguère sans importance,
s'accroît un peu depuis l'ouverture du chemin de fer de Bari; son
industrie, à l'exception de la pêche du poisson, des huîtres et de la
récolte du sel, est presque nulle; aussi les Tarentais ont-ils la triste
réputation d'être les plus indolents de la Péninsule. Les amas de
coquillages qui couvrent leurs grèves, ne leur fournissent plus, comme
autrefois, la couleur de pourpre si vantée de leurs étoffes, mais ils
utilisent encore le byssus d'un bivalve pour en fabriquer des gants
d'une extrême solidité.

[Illustration: N° 99.--TARENTE.]

La pointe extrême de l'Italie orientale, au sud de Tarente et de
Brindisi, ne contient d'autres villes de quelque importance que Lecce,
entourée de plantations cotonnières, et Gallipoli, l'ancienne Kallipolis
ou «belle cité» des Grecs pittoresquement bâtie sur un îlot rocheux
qu'un pont réunit au continent. Les campagnes environnantes, manquant de
l'humidité nécessaire, sont relativement désertes. Quant à la péninsule
occidentale du Napolitain, beaucoup mieux arrosée que la terre
d'Otrante, elle a les désavantages que lui imposent la nature montueuse
du sol et les fréquents tremblements de terre. Ainsi la ville de
Potenza, qui occupe à la racine même de la Péninsule, précisément à
moitié chemin du golfe de Tarante et de la baie de Salerne, une position
commerciale des plus heureuses, a été fréquemment renversée de fond en
comble; les habitants ne peuvent rebâtir leur ville que d'une façon
provisoire.

Les grandes cités de la péninsule proprement dite des Calabres ont cessé
d'exister, comme Métaponte et la ville d'Héraclée, située près de la
moderne Policoro dans les limites de la province actuelle de Basilicate.
La puissante Sybaris, dont les murs avaient 10 kilomètres de
circonférence et qui prolongeait ses faubourgs sur les bords du Crati
jusqu'à 12 kilomètres des remparts, a disparu sous les alluvions et les
broussailles; «ses ruines mêmes ont péri.» Au sud de Gerace, la cité de
Locres, qui subsista jusqu'au dixième siècle, époque de sa destruction
par les Sarrasins, a du moins gardé les vestiges de ses murs, de
plusieurs temples et d'autres édifices. Il ne reste de ces puissantes
villes grecques d'autrefois que le port de Cotrone, héritier du nom de
la fameuse Crotone, et débouché du «grenier de la Calabre». En
parcourant les rivages de la Grande Grèce, on s'étonne de trouver si peu
de monuments d'un passé qui eut tant d'importance dans l'histoire de
l'humanité.

Les villes actuelles des Calabres sont presque insignifiantes en
comparaison des anciennes cités républicaines de la Grande Grèce.
Rossano, voisine des ruines de l'antique Sybaris, est un petit chef-lieu
de circuit visité seulement des caboteurs; Cosenza, située dans la belle
vallée du Crati, au pied des montagnes boisées de la Sila, communique
avec Naples et Messine par le havre de Paola; Catanzaro, riche en
huiles, en soieries, en fruits, expédie les denrées de ses campagnes
d'un côté par le golfe de Squillace, au bord duquel Hannibal avait assis
son camp, de l'autre par le port de Pizzo, à l'extrémité méridionale du
beau golfe de Santa Eufemia[109]. Reggio la charmante, nichée au pied de
l'Aspromonte dans les jardins de citronniers et d'orangers, est la cité
la plus importante des Calabres. Bâtie en face de Messine, au bord de la
«Rupture» du canal, ainsi que son nom grec le rappelle, Reggio ne
pouvait manquer de prendre une part considérable au mouvement de
navigation qui passe par la porte centrale de la Méditerranée, ouverte
entre la mer Tyrrhénienne et la mer d'Ionie. Reggio et Messine se
complètent mutuellement: la prospérité de l'une aide à celle de l'autre
[110].

[Note 109: Mouvement des principaux ports du golfe de Tarente et des
Calabres en 1873:

Reggio              2,047 navires, jaugeant  290,600 tonnes.
Galipolli             690   »         »      128,800   »
Pizzo                 450   »         »      128,750   »
Paola                 751   »         »      117,750   »
Colrone             1,078   »         »      111,400   »
Tarente               892   »         »       91,000   »
Catanzaro (Squillace) 539   »         »       80,000   »
]

[Note 110: Communes (ville et banlieue) principales du Napolitain en
1871:

Naples (Napoli).......... 449,000 hab.
Bari.....................  50,500  »
Foggia...................  38,000  »
Reggio...................  35,000  »
Andria...................  34,000  »
Caserta..................  29,000  »
Barletta.................  28,100  »
Salerne (Salerno)........  28,000  »
Tarente (Taranto)........  27,500  »
Molfetta.................  27,000  »
Castellamare di Stabia...  26,500  »
Corato...................  26,200  »
Bitonto..................  25,000  »
Catanzaro................  24,900  »
Trani....................  24,500  »
Lecce....................  23,000  »
Cerignola................  21,600  »
Bisceglie................  21,200  »
Aversa...................  21,100  »
Maddaloni................  21,000  »
Sessa....................  20,700  »
Bénévent (Benevento).....  20,000  »
Avellino.................  19,800  »
Cava.....................  19,500  »
Santa Maria Capua Vetere.  18,000  »
Cosenza..................  17,700  »
San Severo...............  17,600  »
Altamura.................  17,300  »
Potenza..................  16,000  »
Sarno....................  15,500  »
Lucera...................  15,000  »
Campobasso...............  14,500  »
]



VII

LA SICILE.


[Illustration: N° 100.--DÉTROIT DE MESSINE.]

La Trinacrie des anciens, l'île régulière «aux trois promontoires», est
évidemment une dépendance de la péninsule italienne, dont elle n'est
séparée que par un étroit bras de mer. Dans sa partie la moins large, le
canal de Messine n'a guère plus de 3 kilomètres[111], espace qu'il est
facile de franchir en barque et que les chevaux de Timoléon le
Corinthien, d'Appius Claudius et de Roger, le comte normand,
traversèrent jadis en se débattant à la proue des navires ou au bordage
des radeaux. Avec les ressources dont l'industrie dispose actuellement,
il ne serait nullement impossible de construire un pont de jonction
entre la Sicile et la grande terre, car des travaux presque aussi
gigantesques ont été déjà entrepris par l'homme et menés à bonne fin: ce
ne sera plus qu'une simple question d'argent, quand les intérêts
commerciaux de la Péninsule exigeront cet ouvrage. Il n'est guère
douteux qu'avant la fin du siècle la Sicile se trouvera matériellement
rattachée à l'Italie, soit par un tunnel, soit par un pont fixe ou
flottant. L'industrie humaine ne manquera pas de rétablir ainsi d'une
manière ou d'une autre l'ancien isthme qui reliait la pointe du Phare
aux monts italiens d'Aspromonte. On ne sait à quelle époque géologique
s'est opérée la rupture, quoique certains voyageurs, entraînés par leur
imagination, croient distinguer sur les montagnes des deux rives les
traces de l'antique déchirement. D'après le nom de Heptastade, que lui
donnaient les anciens, on pourrait croire que le détroit n'avait de leur
temps que sept stades, près de 1,300 mètres de largeur; il aurait donc
été deux fois plus resserré qu'aujourd'hui.

[Note 111:

Largeur moindre du détroit.............. 3,147 mètres.
Profondeur extrême......................   332   »
Profondeur moyenne, au seuil du détroit.    75   »
]

Quoi qu'il en soit, la Sicile doit être considérée, au point de vue
historique, comme se trouvant exactement dans les mêmes conditions
qu'une terre continentale. La traversée du détroit n'est guère plus
difficile que celle d'un large fleuve; la guerre seule a fréquemment
isolé la Sicile, et récemment encore, pendant l'invasion des «Mille» de
Garibaldi, l'île entière est restée durant près d'un mois privée de
toute communication avec l'Italie; mais ces faits tout exceptionnels
n'empêchent pas que l'île ne soit géographiquement un appendice de la
péninsule d'Italie. D'autre part, elle jouit aussi de tous les avantages
que lui donne sa position maritime. Située au centre même de la
Méditerranée, entre les deux grands bassins de la mer Tyrrhénienne et de
la mer Orientale, elle commande toutes les routes commerciales entre
l'Atlantique et l'Orient. D'excellents ports invitent les navires à
relâcher sur ses rivages; des terrains d'une grande fertilité, des
ressources naturelles de toute espèce assurent l'existence des
populations; un heureux climat favorise le développement de la vie. Peu
de régions en Europe semblent mieux placées pour nourrir dans l'aisance
un nombre considérable d'habitants. La Sicile est, en effet, beaucoup
plus populeuse et plus riche que la grande île voisine, la Sardaigne, et
que toutes les provinces du Napolitain, à l'exception de la Campanie;
elle rivalise en importance proportionnelle avec les contrées du nord de
l'Italie[112]. Chaque période de paix et de liberté lui donne un
étonnant essor: nul doute qu'elle ne fût une des régions les plus
prospères du monde, si elle n'avait été tant de fois ravagée par la
guerre et si un régime d'oppression n'avait presque constamment pesé sur
elle.

[Note 112:

Superficie de la Sicile     29,240 kil. carrés.
Population en 1870       2,565,500 hab.
Population kilométrique         88  »
]

Dans son ensemble, l'île triangulaire de Sicile présenterait une grande
régularité de structure, si le cône de l'Etna ne dressait sa puissante
masse au-dessus des rivages de la mer Ionienne et de l'entrée du détroit
de Messine.

De sa base au cratère terminal, l'énorme gibbosité du volcan forme une
région géographique spéciale, non moins distincte du reste de la Sicile
par ses produits, ses cultures, sa population, que par son histoire
géologique, L'Etna constitue un monde à part.

[Illustration: N° 101.--PROFIL DE L'ETNA.]

Les anciens navigateurs de la Méditerranée s'imaginaient pour la plupart
que le volcan de là Sicile était le colosse suprême parmi les montagnes
de la Terre. Ils se trompaient de peu pour les contrées du monde connu,
car les cimes du littoral méditerranéen plus élevées que l'Etna ne
s'élèvent qu'aux deux extrémités de la Grande Mer, sur les côtes
d'Espagne et de Syrie, et le mont sicilien a, de plus que ces montagnes,
son majestueux isolement, la fière pureté de ses contours, quelquefois
aussi le reflet flamboyant de ses laves et presque toujours sa haute
colonne de fumée se déployant en arcade dans le ciel. De toutes les mers
qui environnent la Sicile on voit le grand géant dressant sa tête
neigeuse et fumante au-dessus des autres monts qui lui font cortège. La
position de l'Etna au centre précis de la Méditerranée et au bord du
passage de Messine contribuait également, suivant les idées
cosmogoniques des anciens, à donner la prééminence à l'Etna: c'était le
«pilier du Ciel»; c'était aussi le «clou de la Terre». Plus tard, ce fut
pour les Arabes le Djebel, la «montagne» par excellence, et les
indigènes lui donnent encore, par tradition, le nom de Mongibello.

Les pentes moyennes de l'Etna, prolongées par des coulées de laves qui
se sont épanchées dans tous les sens, sont fort douces et diminuent
assez régulièrement vers la base; on s'étonne à la vue des profils qui
constatent combien faible est la déclivité générale de la montagne,
d'aspect si superbe pourtant. Aussi, pour atteindre à sa hauteur
verticale de plus de 3 kilomètres, l'Etna doit s'étaler sur une surface
énorme; il occupe un territoire d'environ 1,200 kilomètres et, sans
compter les petites sinuosités du pourtour, le développement total de la
base est d'environ 35 lieues. Tout cet espace est parfaitement limité
par l'hémicycle des vallées de l'Alcantara et du Simeto; seulement un
col de 860 mètres d'élévation rattache au nord-ouest le massif de l'Etna
au système montagneux du reste de la Sicile; de petits cônes d'éruption
s'élèvent en dehors de la masse du volcan, au nord de l'Alcantara et
quelques coulées de lave se sont déversées à l'ouest en comblant
l'ancienne vallée du Simeto; la rivière obstruée a dû se creuser dans la
roche basaltique un nouveau lit coupé de rapides et de cascades.

Sur le versant de l'Etna tourné du côté de la mer d'Ionie, un vide
énorme d'environ 25 kilomètres de superficie et d'un millier de mètres
de profondeur moyenne interrompt la régularité des pentes de l'Etna:
c'est le val del Bove. Ce vaste cirque d'explosion est tout parsemé de
cratères adventices et s'étage en marches gigantesques, du haut
desquelles, lors des éruptions, les coulées de lave plongent en
cataractes de feu. Jadis ainsi que l'ont établi les recherches de Lyell,
c'est dans le val del Bove que s'ouvrait le grand cratère terminal de
l'Etna; mais, à une époque inconnue, le centre de l'activité volcanique
s'est déplacé, et maintenant la bouche suprême de la montagne se trouve
à quelques kilomètres plus à l'ouest. Peut-être même ce deuxième
cratère, dont chaque nouvelle éruption modifie les dimensions et les
contours, a-t-il souvent changé de place, car la large plate-forme sur
laquelle repose le cône terminal semble avoir porté jadis une masse de
cinq à six cents mètres plus élevée, qu'une explosion aura probablement
fait voler dans les airs[113]. Quoi qu'il en soit, les abîmes du val del
Bove peuvent toujours être considérés comme le vrai centre de l'Etna,
car c'est là que les laves se montrent à nu dans leur ordre de
superposition, leurs failles, leurs ruptures, leurs géodes, leurs roches
injectées: en nul autre cirque de volcan les géologues n'ont pu mieux
étudier la structure intime des montagnes d'éruption. Au bord de la mer,
les falaises qui portent la ville d'Aci-Reale permettent aussi
d'embrasser d'un coup d'œil une longue période de l'histoire du volcan.
Le plateau, qui se termine abruptement du côté de la mer, par une paroi
de 100 mètres d'élévation, se compose de sept coulées de lave vomies
successivement par les crevasses de l'Etna. Chaque coulée offre, dans
presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à
peine insérer leurs racines; mais la partie supérieure de chaque assise
est uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale,
due à l'action de l'atmosphère pendant une série de siècles inconnue.
Après être sorti des flancs de la montagne, chacun des courants de lave
eut le temps de se refroidir, de se recouvrir d'humus et de porter une
végétation arborescente, que devait plus tard recouvrir un autre fleuve
de pierre, On a constaté aussi ce phénomène curieux que, tout en
s'accroissant en haut par l'apport de nouvelles assises, la falaise
grandissait en bas par le soulèvement graduel de la masse: des lignes
d'érosion distinctement tracées par la mer à différents niveaux
au-dessus de la nappe actuelle de la Méditerranée mesurent le mouvement
de poussée qui s'est produit sous ces roches de l'Etna. De belles
grottes encadrées de prismes basaltiques et, dans le voisinage
d'Aci-Trezza, les Faraglioni ou rochers des Cyclopes, témoignent aussi
des changements considérables qui se sont opérés dans la structure des
laves, depuis l'époque où elles sont sorties de l'intérieur du volcan.

[Note 113:

Superficie de l'Etna                    1,200 kil. carrés.
Hauteur actuelle de la montagne         3,369 mètres.
Diamètre actuel du cratère                320    »
        »       du puits                   10(?) »
]

[Illustration: N° 102.--CHEIRE DE CATANE.]

Pendant les vingt-cinq siècles de la période moderne, plus ou moins
vaguement éclairée par l'histoire, l'Etna s'est ouvert plus d'une
centaine de fois pour vomir des matières fondues, et quelques-unes des
éruptions ont duré plusieurs années. On n'a, du reste, pu constater
aucune régularité dans les paroxysmes de la montagne, ni de coïncidence
avec les mouvements volcaniques des îles Éoliennes. Les fentes se
produisent sans ordre sur tout le pourtour du volcan, et les quantités
de lave qui en sortent sont des plus inégales. Le courant le plus
considérable dont parle l'histoire est celui qui se déversa sur la ville
de Catane, en 1669. Issu de terre à une très-haute température, il
s'étala d'abord en lac dans les campagnes de Nicolosi, fondit et emporta
comme un glaçon une partie de la colline de Monpilieri, qui gênait sa
marche, puis se divisa en trois coulées, dont la plus large, se
recourbant au sud-est, marcha sur Catane, rasa une partie de la ville,
noya les jardins sous un déluge de scories et jeta dans la mer un
promontoire de près d'un kilomètre à la place de l'ancien port. On
évalue à un milliard de mètres cubes la quantité de lave qui sortit
alors de l'Etna, pour changer en un désert rocheux d'une centaine de
kilomètres carrés des campagnes d'une extrême fertilité, où plus de
vingt-cinq mille personnes habitaient quatorze villes et villages. Le
double cône des Monti Rossi, au gracieux cratère empli d'une forêt de
genêts aux fleurs d'or, est formé des cendres que lança l'évent
supérieur de la crevasse pendant la grande éruption. Plus de sept cents
cônes parasites d'origine analogue à celle des Monti Rossi sont épars ça
et là sur les pentes extérieures de l'Etna, monuments naturels des
anciennes éruptions. Les uns, plus antiques, sont presque entièrement
oblitérés par les intempéries ou bien enfouis par des coulées de lave
plus récentes; les autres, véritables montagnes de plusieurs centaines
de mètres de hauteur, ont encore leur forme conique primitive. Plusieurs
sont recouverts de forêts; il en est aussi dont les cratères sont
changés en jardins, coupes charmantes où des maisons de plaisance
scintillent au milieu de la verdure.

La zone, de mille à deux mille mètres, où se pressent en plus grand
nombre les cônes parasites, indique la région du volcan où la poussée
intérieure se fait le plus énergiquement sentir. Près du sommet,
l'activité souterraine est d'ordinaire moins violente. Le cratère
terminal n'est, dans la plupart des éruptions, qu'une sorte de cheminée
d'où la vapeur d'eau et les gaz volcaniques s'échappent en tourbillons.
Tout autour, les fumerolles réduisent le sol en une espèce de bouillie,
et, par le dégagement de substances diverses, bariolent les scories des
couleurs les plus éclatantes, rouge écarlate, jaune d'or, vert
d'émeraude. D'ordinaire la chaleur du foyer caché est encore
très-sensible sur les talus extérieurs du cône; elle agglutine les
pierres en une masse cohérente, beaucoup moins pénible à gravir que ne
le sont les cendres meubles du Vésuve. Il est rare que, dans leur
ascension, les visiteurs aient à craindre la chute de quelque bombe
volcanique. Les éruptions de pierres, jaillissant en gerbes de la bouche
suprême, ont lieu quelquefois, et même Recupero a vu des blocs lancés à
deux mille cent cinquante mètres de hauteur; mais ce sont là des
phénomènes exceptionnels. Si les pluies de scories étaient fréquentes,
une petite construction romaine, dite la «Tour du Philosophe.», qui se
trouve dans un épaulement du mont, au-dessus des précipices du val del
Bove, serait depuis longtemps enterrée sous les débris. On pourrait donc
sans danger établir sur ces hauteurs un observatoire météorologique:
nulle station ne serait plus utilement placée, car, du sommet, on
assiste à la formation des orages qui grondent sur les plaines, et,
là-haut, le vent polaire et le vent équatorial annoncent, parleur
conflit, le temps qui se prépare pour les régions inférieures de
l'Europe et de l'Afrique.

[Illustration: N° 103.--CONES PARASITES.]

[Illustration: LE CHATAIGNIER DES CENT CHEVAUX ET L'ETNA. Dessin de E.
Grandsire, d'après une photographie de H. P. Berthier]

La cime de l'Etna ne s'élève pas jusque dans la zone aérienne des neiges
persistantes, et la chaleur du foyer souterrain fond la plupart des
petits névés amassés dans les creux. Cependant la moitié supérieure de
la montagne reste blanche durant la plus grande partie de l'année. La
fonte de ces neiges et les pluies copieuses qu'apportent les vents de la
mer devraient, semble-t-il, former de nombreux ruisseaux sur le pourtour
du volcan; mais les pierrailles et les cendres qui recouvrent en talus
les roches de lave solide absorbent promptement toute l'humidité des
hauteurs, et bien rares sont les endroits favorisés où quelque fontaine
vient rejaillir à la surface. Les grandes sources ne font leur
apparition qu'à la base de la montagne, et quelques-unes seulement dans
le voisinage immédiat de la mer. Telle est la fontaine d'Acis, échappée
au chaos de rochers que Polyphème, c'est-à-dire l'Etna lui-même, le
géant aux «mille voix», lança contre les navires du sage Ulysse; telle
est aussi la rivière d'Amenano, qui surgit dans la ville même de Catane
et s'épanche dans les eaux du port en cascatelles d'argent. A la vue de
ces sources, au flot si clair et si frais, apparaissant au milieu des
sables noirs et des roches brûlées, on comprend sans peine que les
anciens Grecs les aient considérées comme des êtres divins, qu'ils aient
frappé des médailles en leur honneur et leur aient élevé des statues.
Catane s'était mise sous la protection du dieu Amenanos, qui l'abreuvait
de ses ondes.

Si l'eau ruisselante manque presque complètement sur les pentes de
l'Etna, du moins l'humidité se conserve dans les cendres en assez grande
quantité pour nourrir une riche végétation. Partout où les carapaces des
coulées de lave ne sont pas trop compactes pour laisser pénétrer les
radicelles des plantes, les déclivités de la montagne sont revêtues de
verdure. Les hautes régions, occupées pendant la plus grande partie de
l'année par les neiges, sont les seules qui gardent, sur presque tout le
pourtour du mont, leur nudité première. Il est d'ailleurs assez étonnant
que la flore alpine soit tout à fait absente du sommet de l'Etna, où la
température moyenne de l'atmosphère et du sol est précisément ce qui
convient à ces végétaux. Les géologues en concluent que de tout temps
l'Etna s'est trouvé séparé des Alpes par de grands espaces
infranchissables pour les oiseaux qui portent des graines fécondes dans
leur gésier ou aux plumes de leurs pattes.

Jadis le volcan était entouré d'une ceinture de forêts: au-dessous de la
zone des neiges et des cendres, au-dessus de celle des cultures,
s'étendait la région des grands bois, chênes, hêtres, pins et
châtaigniers. De nos jours il n'en est plus ainsi. Sur les pentes
méridionales, que gravissent d'ordinaire les visiteurs, il n'y a plus de
forêts; ça et là seulement on aperçoit quelques gros troncs de chênes
ébranchés. Sur les autres versants, les bouquets d'arbres sont plus
nombreux; même du côté du nord, quelques restes de hautes futaies
donnent à divers paysages de l'Etna un caractère tout à fait alpin; mais
les bûcherons continuent avec acharnement leur œuvre d'extermination, et
l'on peut craindre qu'avant longtemps il n'existe plus un seul débris te
antiques forêts. Les splendides châtaigniers du versant occidental,
parmi lesquels on admirait naguère l'arbre des «Cent Chevaux», découpé
maintenant par la vieillesse et les intempéries en trois fûts séparés,
témoignent de l'étonnante fertilité des laves du volcan. Les jeunes
pousses des taillis, si droites, si lisses et toutes gonflées de séve,
s'élancent du sol avec une fougue singulière; en quelques années, quand
le voudront les agriculteurs, la zone déboisée de l'Etna pourra
reprendre sa parure de feuillage.

Quant à la zone des cultures, qui forme une large bande circulaire à la
base de la montagne, c'est en maints endroits le plus admirable des
jardins. Les bosquets d'oliviers, d'orangers, de citronniers et d'autres
arbres à fruits, auxquels se mêlent çà et là des groupes de palmiers,
transforment toutes les premières pentes en un immense verger; de
nombreuses villas, des coupoles d'églises et de couvents se montrent de
toutes parts au-dessus des massifs de verdure. La terre est si fertile,
que ses produits peuvent suffire à une population trois ou quatre fois
plus dense que celle des autres contrées de la Sicile et de l'Italie.
Plus de trois cent mille habitants se sont groupés sur les pentes de
cette montagne, que de loin on considère comme devant être un lieu
d'épouvante et de péril imminent, et qui de temps à autre s'entr'ouvre
en effet pour noyer ses campagnes sous un déluge de feu. A la base du
volcan, les villes touchent aux villes et se suivent comme les perles
d'un collier[114]. Qu'une coulée de lave recouvre une partie de la
chaîne d'habitations humaines, bientôt celle-ci se reforme au-dessus des
pierres refroidies. Des bords du cratère de l'Etna, le gravisseur
contemple avec étonnement toutes ces fourmilières humaines à l'oeuvre au
pied de la puissante montagne. La zone concentrique de verdure et de
maisons contraste étrangement avec le désert de neiges et de cendres
noires qui occupe le centre du tableau et, par delà le Simeto, avec les
escarpements inhabités des monts calcaires. Mais ce n'est là qu'une
partie de l'immense et merveilleux panorama de 200 kilomètres de rayon.
C'est à bon droit que les voyageurs célèbrent le spectacle presque sans
rival que présentent les trois mers d'Ionie, d'Afrique et de Sardaigne,
entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif
triangulaire de la Sicile, les hautes péninsules de la Calabre et les
îles éparses de l'Éolie.

[Note 114:

Population kilométrique de l'Italie                         90 hab.
    »            »      de la zone habitable de l'Etna     550  »
]

Les monts Pélore, qui continuent en Sicile la chaîne italienne de
l'Aspromonte, sont de hauteur bien modeste en comparaison de l'Etna,
mais ils existaient déjà depuis des âges, lorsque la région où s'élève
de nos jours le volcan était encore un golfe de la mer. On croyait jadis
que la plus haute cime du Pélore, consacrée à Neptune par les anciens,
puis à la «Divine Mère» (_Dinna Mare_) par les Siciliens modernes, était
percée d'un cratère; mais il n'en est rien. Composées de roches
primitives et de transition, revêtues sur leurs flancs de Calcaires et
de marbres, ces montagnes longent d'abord le littoral de la mer d'Ionie,
tout bordé de caps abrupts, puis elles reploient vers l'ouest leur crête
principale et courent parallèlement aux côtes de la mer Éolienne. Vers
le milieu de sa longueur, la chaîne, connue en cet endroit sous le nom
de Madonia, atteint sa plus grande élévation, et de magnifiques forêts,
encore épargnées par la hache, lui donnent un aspect tout septentrional:
on pourrait se croire dans les Apennins ou dans les Alpes Maritimes. Des
promontoires calcaires, presque entièrement isolés, s'avancent dans les
flots au nord des montagnes et, par la beauté de leur profil, la variété
de leurs formes, font de cette côte une des plus remarquables de la
Méditerranée. Même après avoir visité le littoral de la Provence, de la
Ligurie, du Napolitain, on reste saisi à la vue des caps superbes de la
côte sicilienne; on contemple avec admiration l'énorme bloc
quadrangulaire de Cefalù, la colline plus doucement ondulée de Termini,
les masses verticales de Caltafano, et surtout, près de Palerme, la
forteresse naturelle du Monte Pellegrino, roche presque inaccessible de
20 kilomètres de tour, où le vieil Hamilcar Barca se maintint durant
trois années contre tous les efforts d'une armée romaine. Le mont San
Giuliano, qui termine la chaîne à l'occident, est aussi un piton
calcaire presque isolé: c'est l'ancien mont Eryx, jadis consacré à
Vénus.

Toutes les montagnes qui rayonnent de la grande chaîne vers les parties
méridionales de l'île vont en s'abaissant par degrés. La déclivité
générale de la Sicile est tournée vers les côtes de la mer d'Ionie et de
la mer d'Afrique; aussi l'écoulement des eaux se fait-il presque
uniquement sur ces deux versants extérieurs; toutes les rivières à cours
permanent, le Platani, le Salso, le Simeto, coulent au sud de l'arête
des monts Nébrodes et Madonia; les torrents du versant septentrional ne
sont que des _fiumare_, formidables après les pluies, perdus dans les
champs de pierre pendant les sécheresses. C'est également au sud des
montagnes que s'étendent les lacs et les marais de l'île, les _pantani_
et le lac ou _biviere_ de Lentini, la plus grande nappe d'eau de la
Sicile, le lac de Pergusa ou d'Enna, entouré jadis de gazons fleuris où
jouait Proserpine lorsque le noir Pluton vint la saisir, le «vivier» de
Terra-nova, et plusieurs autres nappes marécageuses qui furent autrefois
des golfes de la mer. Autant la côte septentrionale est pittoresque,
imprévue de contours, hérissée de promontoires escarpés, autant la côte
du sud est uniforme et rhythmée en anses également infléchies, sableuses
et manquant d'abri. Sur ce rivage, les ports naturels sont rares et
périlleux: pendant les tempêtes d'hiver les navires ont à courir de
grands dangers dans ces parages.

La longue déclivité de la Sicile, au sud des monts Madonia, se compose
de terrains tertiaires et de strates plus modernes, contenant en
abondance des coquillages fossiles, dont la plupart se trouvent encore à
l'état vivant dans les mers voisines. Divers géologues, et surtout
Lyell, ont pu mesurer l'âge relatif des argiles et des brèches calcaires
de ces contrées par la proportion plus ou moins grande des testacés que
l'on recueille à la fois dans les roches et dans les eaux. On a constaté
que nulle part en Europe les strates de formation récente ne sont plus
solides, plus compactes et plus élevées qu'en Sicile; près de
Castro-Giovanni, au centre même de l'île, les roches postpliocènes
atteignent 900 mètres de hauteur[115]. Une autre particularité
remarquable est que des couches tertiaires, constituant des massifs de
hautes collines au sud de la plaine de Catane, alternent avec des
strates de matières volcaniques. Ce sont évidemment des éruptions
sous-marines qui ont maçonné ces assises de calcaire et de tuf
entremêlés. Tandis que les argiles, les sables, les amas de coquillages
se déposaient en lits réguliers au fond de la mer, des bouches
d'éjection s'ouvraient soudain, pour vomir des cendres et des scories,
puis la mer recommençait son oeuvre; elle égalisait les débris et
formait de nouvelles couches alluviales, que d'autres matières
volcaniques venaient crevasser et recouvrir. C'est de la même manière
que se forment au-dessous de la mer les couches profondes situées à
l'ouest du banc de Nerita, entre Girgenti et l'île de Pantellaria. Le
volcan de Giulia ou Ferdinandea y fait de temps en temps son apparition
depuis la période historique. On dit l'avoir vu en 1801; trente ans plus
tard, il surgit de nouveau et s'entoura d'un îlot de 6 kilomètres de
tour, que purent étudier de Jussieu et Constant Prévost; en 1863, il a
reparu pour la troisième fois; mais le temps de l'émersion définitive
n'est pas encore venu. La mer a toujours balayé les cendres et les
scories pour les étaler en couches régulières et les faire alterner avec
ses propres dépôts. En 1840, la butte sous-marine du volcan n'était
recouverte que par 2 mètres d'eau; actuellement la sonde n'y trouverait
pas le sol à 100 mètres de profondeur.

[Note 115: Altitudes diverses de la Sicile:

Mont Etna                 3,313 mètres (trig.).
Madonia (Pizzo di Case)   1,931       »
Dinnamare                 1,100       »
Centorbi                    736       »
Monte San Giuliano          700       »
Monte Pellegrino            600       »
]

Cette bouche d'éruption ouverte en pleine Méditerranée n'est pas le seul
témoignage de l'activité du foyer souterrain dans les parties
méridionales de la Sicile. Diverses sources minérales dégagent de
l'acide carbonique et d'autres gaz provenant du travail intérieur. Dans
le lac intermittent de Nafta ou de Palici, situé près de Palagonia, au
sud de la plaine de Catane, trois petits cratères s'ouvrant au milieu
des eaux bitumineuses lancent à gros bouillons des gaz irrespirables;
les oiseaux évitent de voler au-dessus du lac et les petits animaux qui
s'en approchent y laissent leurs cadavres. Les dieux Palici étaient
tellement redoutés par les anciens, que l'asile de leur sanctuaire était
inviolable et que les esclaves réfugiés y acquéraient le droit de dicter
des volontés à leurs maîtres; encore de nos jours, ces cratères
lacustres inspirent une grande terreur aux indigènes, quoiqu'ils n'aient
pas remplacé par une chapelle propitiatoire les temples des païens. Il
est probable que le lac de Pergusa présente aussi quelquefois des
phénomènes du même genre; cet ancien cratère, d'environ 7 kilomètres de
tour, est presque toujours très-peuplé d'anguilles et de tanches, mais
soudain tous ces poissons périssent et la surface du lac se recouvre de
leurs corps en décomposition; sans doute ce sont des émissions de gaz
qui causent la foudroyante mortalité. Plus à l'ouest, près de Palazzo
Adriano, une nouvelle salse a jailli du sol en décembre 1870. Tout le
sous-sol de la Sicile est en effervescence chimique.

En dehors de la Sicile etnéenne, le principal centre de l'activité
volcanique se trouve dans les environs de Girgenti, au lieu dit les
Maccalube. L'aspect de la plaine y change suivant les saisons; en été,
de petits cratères emplis d'une bouillie argileuse dégagent incessamment
des bulles de gaz et déversent de la boue sur leurs talus extérieurs;
mais quand viennent les pluies d'hiver, tous les cônes sont délayés et
mélangés en une sorte de pâte d'où s'échappe la vapeur. Au commencement
du siècle, de petits tremblements de terre secouaient parfois le sol, et
des jets de boue et de pierre s'élevaient en gerbes à 10 ou 20 mètres de
hauteur; en 1777, une éruption exceptionnelle avait projeté les débris à
plus de 30 mètres de haut. De nos jours, les Maccalube sont plus
tranquilles. Comme les volcans de laves, ces laboratoires de boues ont
leurs périodes de calme et d'exaspération.

Les gisements de soufre, qui sont l'une des principales richesses de la
Sicile, proviennent sans doute indirectement des foyers de lave qui
bouillonnent au-dessous de la contrée; mais aucun ne se trouve sur les
pentes ni dans le voisinage immédiat du Mongibello. Les masses de
soufre, éparses en petits bassins, sont disposées de l'est à l'ouest sur
plus d'un quart de la superficie de l'île, dans les terrains tertiaires
qui s'étendent de Centorbi à Cattolica dans la province de Girgenti. Ils
datent tous de l'époque miocène Supérieure et reposent sur des bancs
d'infusoires fossiles exhalant une forte odeur de bitume. Les géologues
discutent encore sur la manière dont s'est déposé le soufre, mais il
semble très-probable qu'il provient de sulfure de chaux apporté du sein
de la terre par les sources thermales et décomposé par les intempéries.
La formation géologique où se trouve le soufre est également riche en
gypse et en sel gemme: en maints endroits on reconnaît le voisinage des
couches salées par des efflorescences qui se montrent à la surface et
que l'on connaît sous le nom d'_occhi di sale_, «yeux du sel.»

La Sicile a, comme la Grèce, le climat le plus heureux. Les hautes
températures de l'été sont adoucies par les brises marines qui soufflent
régulièrement pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les
froids de l'hiver ne sont sensibles que par suite du manque absolu de
comfort dans les maisons, car les gelées sont inconnues et bien rarement
la neige tombe sur les pentes inférieures des montagnes. Les pluies
d'automne sont fort abondantes, mais elles alternent souvent avec les
beaux jours de soleil et n'ont pas le temps de refroidir complètement
l'atmosphère. Les vents dominants, qui soufflent du nord et de l'ouest,
sont très-salubres; par contre, le sirocco, provenant généralement du
sud-est, est redouté comme un vent de mort, surtout quand il arrive sur
la côte septentrionale, où il a perdu presque toute son humidité[116].
Il dure d'ordinaire trois ou quatre jours, pendant lesquels on se
garderait bien de coller le vin, de saler la viande, ou de peindre les
appartements ou les meubles. Ce vent est le principal désagrément du
climat. Dans certaines parties de la Sicile, les émanations des
marécages sont aussi fort dangereuses, mais la faute en est à l'homme,
qui laisse croupir les eaux. C'est ainsi qu'Agosta et Syracuse, sur la
côte orientale, sont assiégées par les fièvres et que la mort défend les
approches de l'antique Himéra.

[Note 116:

Température moyenne à Palermo et à Messine           18°C
     »         »    à Catane et à Girgenti           20°C
Écart moyen de température, de l'hiver à l'été   2 à 33°
Pluies moyennes à Palermo                          0m,66
]

Favorisée par les conditions de température et d'humidité, la végétation
présente un caractère semi-tropical dans les plaines et les vallées
basses. Un grand nombre de plantes étrangères d'Asie et d'Afrique se
sont acclimatées facilement en Sicile. Les dattiers sont groupés en
bouquets dans les jardins et même en pleine campagne; les plaines
d'aspect tout africain qui entourent Sciacca sont en maints endroits
complètement recouvertes de palmiers nains ou _giummare_, qui valurent à
l'ancienne Sélinonte le surnom de _Palmosa_; diverses espèces de
cotonniers croissent sur les pentes des collines jusqu'à l'altitude de
200 mètres; le bananier, la canne à sucre, le bambou, fleurissent hors
des serres; la _Victoria regia_ recouvre les viviers de ses larges
feuilles et de ses fleurs; le papyrus du Nil, inconnu dans toutes les
autres parties de l'Europe, s'unit aux grands roseaux pour obstruer le
cours de la rivière d'Anapus, dans les environs de Syracuse; naguère il
croissait aussi dans l'Oreto, près de Palerme, mais il en a disparu.
Quoique d'origine étrangère à l'Europe, le _cactus opuntia_ ou figuier
de Barbarie est devenu la plante la plus caractéristique des campagnes
du littoral de la Sicile; les coulées de lave les plus rebelles à la
culture se recouvrent en peu de temps de fourrés inhospitaliers de
cactus, aux disques de chair verdâtre hérissés d'épines. C'est à la base
méridionale de l'Etna que ces plantes du midi et tous les autres
végétaux des régions voisines des tropiques remontent le plus haut. Sans
grand effort de culture, les paysans y font croître l'oranger jusqu'à
plus de 500 mètres d'altitude, et le mélèze y pousse spontanément
jusqu'à 2,250 mètres. Ces pentes tournées vers le soleil de l'Afrique
sont la terre la plus chaude de l'Europe, non-seulement à cause de leur
exposition, mais à cause du parfait abri que la masse du volcan offre
contre les vents du nord et de la couleur noirâtre des scories et des
cendres, que viennent frapper les rayons du midi.

Dans les régions revêtues d'arbres ou d'arbustes, la campagne est
toujours verte, même en hiver: l'oranger, l'olivier, le caroubier, le
laurier-rose, le lentisque, le tamaris, le cyprès, le pin gardent leur
feuillage et donnent ainsi à la nature une gravité douce, bien
différente de la morne tristesse de nos paysages hivernaux du nord. Avec
un peu de soin, les horticulteurs entretiennent aussi constamment la vie
dans leurs jardins: il n'y a point de primeurs en Sicile, pour ainsi
dire, parce que l'on peut obtenir les légumes frais pendant tout le
courant de l'année. C'est dans le voisinage de Syracuse que les jardins
se montrent dans leur plus grande beauté, à cause du contraste de leur
merveilleuse végétation avec les roches nues. Il en est un surtout, dans
lequel on se trouve comme par enchantement, au sortir d'une fissure de
précipice, et qui est un lieu féerique de verdure, d'ombre et de
parfums: c'est l'_Intagliatella_ ou _Latomia de' Greci_, l'une des
carrières où les esclaves grecs taillaient les pierres de construction
pour les temples et les palais de Syracuse. Des orangers, des
citronniers, des néfliers du Japon, des pêchers, des arbres de Judée,
aspirant à l'air libre et montant vers la lumière du ciel, s'élèvent à
la hauteur gigantesque de 15 et 20 mètres; des arbustes en massifs
entourent les troncs des arbres; des guirlandes de lianes s'entremêlent
aux branches; des fleurs et des fruits jonchent les allées et de
nombreux oiseaux chantent dans le feuillage. Au-dessus de cet élysée
d'arbres odorants et fleuris se dressent les roches coupées à pic de la
carrière; les unes encore nues et blanches comme aux jours où les
taillèrent les instruments des esclaves athéniens, les autres revêtues
de lierre du haut en bas ou portant des rangées d'arbustes sur chacun de
leurs escarpements.

Située, comme elle l'est, sur le parcours de toutes les nations qui se
sont disputé l'empire de la Méditerranée, la Sicile doit représenter,
dans sa situation actuelle, le mélange des éléments les plus divers.
Sans parler des Sicanes, Sicules et autres aborigènes, que le manque de
renseignements historiques ne permet pas de classer avec certitude parmi
les autres races d'Europe, mais qui parlaient probablement une langue
sœur des idiomes latins, on sait que les Phéniciens et les Carthaginois
colonisèrent le littoral et que les Grecs y devinrent presque aussi
nombreux que dans la mère patrie. Il y a vingt-six siècles déjà, la
Sicile commençait à se transformer en une terre hellénique, par la
fondation de Naxos sur un promontoire marin à la base de l'Etna. Bientôt
après, Syracuse, qui plus tard devint une république si puissante,
Lentini, Catane, Megara Hyblæa, Messine, Himéra, Selinus, Camarine,
Agrigente, accrurent le nombre des cités grecques; tout le pourtour de
l'île, de même que de nos jours le littoral de la Macédoine, de la
Thraco et de l'Asie Mineure, devint une autre Grèce, au détriment des
populations indigènes, refoulées dans l'intérieur. Les côtes de Sicile
n'étaient-elles pas d'ailleurs une véritable Hellade par le climat, la
transparence de l'air, l'aspect des rochers et des montagnes? Le port
«marmoréen» et la grande baie de Syracuse, l'acropole et le mont Hybla
ne forment-ils pas un paysage que l'on croirait détaché de l'Attique ou
du Péloponèse? La fontaine d'Aréthuse, que l'on voit surgir au bord de
la mer, dans l'îlot même d'Ortygie, et dont les eaux proviennent de
l'intérieur de la contrée, par-dessous un détroit marin, ne
ressemble-t-elle pas à l'Erasinos et à tant d'autres sources de
l'Hellade qui se perdent dans les gouffres des plateaux pour reparaître
à la lumière dans le voisinage du littoral? Les Syracusains disaient que
le fleuve Alphée, amant de la nymphe Aréthuse, ne se mêlait point à la
mer d'Ionie: au sortir des plaines de l'Élide, il s'engouffrait sous les
eaux salées pour surgir de nouveau sur la rive sicilienne. Parfois,
racontent les marins, on voyait Alphée bouillonner au-dessus de la mer,
à côté de la fontaine Aréthuse, et dans son courant tourbillonnaient des
feuilles, des fleurs et des fruits des arbres de la Grèce. Est-il une
légende qui dise d'une manière plus touchante l'amour du sol natal? La
nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines et ses plantes,
avait suivi l'Hellène dans sa nouvelle patrie.

Beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours, la Sicile devait
compter à l'époque de sa prospérité plusieurs millions de Grecs, si l'on
en juge par les énormes populations que l'on nous dit avoir vécu dans
les murs de Syracuse, de Selinus, d'Agrigente. Les marchands et les
soldats carthaginois ont bien plus exploité le pays qu'ils ne l'ont
colonisé, et quoique, pendant trois ou quatre siècles, ils aient dominé
sur diverses parties de l'île, ils n'y ont guère laissé que de faibles
débris de murailles, des monnaies et des inscriptions. Ainsi que le fait
remarquer judicieusement Dennis, les monuments les plus frappants de
leur règne en Sicile sont les sites désolés où s'élevaient autrefois
Himéra et Selinus. Cependant, quelque minime qu'ait été, relativement à
celle des Grecs, la part qu'ont prise les Carthaginois dans les
croisements de la population sicilienne, et, par conséquent, dans les
destinées ultérieures du peuple, cette part ne doit pas être négligée:
l'élément punique est entré dans le torrent circulatoire de la nation.
Il en est de même, à bien plus forte raison, pour les conquérants
romains, auxquels l'île appartint pendant près de sept siècles. Les
Vandales, les Goths ont aussi laissé leurs traces. Les Sarrasins
eux-mêmes, si mélangés par la race, à la fois Arabes et Berbères,
ajoutèrent au génie sicilien leur feu méridional, tandis que leurs
vainqueurs, devenus leurs élèves en civilisation, les Normands,
apportèrent les qualités solides, l'audace, la force indomptable qui
animait à cette époque ces rudes fils des mers boréales. Lorsque ceux-ci
mirent le siège devant Palermo en 1071, on ne parlait pas moins de cinq
langues dans l'île, l'arabe, l'hébreu, le grec, le latin, le sicilien
vulgaire; mais l'arabe avait si bien pris la prépondérance comme idiome
civilisé, que, même sous la domination normande, les inscriptions des
palais et des églises se gravaient en cette langue: c'est à la cour du
roi Roger qu'Edrisi rédigea sa grande géographie, l'un des principaux
monuments de la science. En 1223, les derniers Arabes de langage furent
déportés dans le Napolitain, mais les croisements avaient déjà
profondément modifié la race.

Plus tard, Français, Allemands, Espagnols, Aragonais ont également
contribué pour une plus faible part à faire des Siciliens un peuple
différent de ses voisins d'Italie par l'aspect, les mœurs, les habitudes
et le sentiment national. Pour l'insulaire, tous les continentaux, même
ceux des Calabres, sont considérés comme des étrangers. Le manque de
communications faciles permettait aux différents groupes de maintenir
plus longtemps leur idiome et leurs caractères distinctifs de race.
Ainsi, par un étrange phénomène, les Lombards de Bénévent et de Palerme
que les Normands déportèrent dans l'île, ont gardé leur langue en Sicile
plusieurs siècles après la disparition de ce dialecte en Lombardie même.
Encore de nos jours, environ cinquante mille Siciliens témoignent par
leur langage de leur origine lombarde; Piazza Armerina, Aidone, San
Fratello, Nicosia sont les localités où le patois lombard continue de se
parler. C'est à San Fratello, sur une colline escarpée de la côte
septentrionale, que le vieil idiome est resté le plus pur; à Nicosia,
dans l'intérieur, l'accent lombard a gardé quelque chose de celui des
anciens maîtres franco-normands. D'ailleurs le dialecte sicilien,
surtout dans les districts les plus reculés de l'intérieur, n'est pas
encore complètement italianisé; il contient toujours plusieurs termes
grecs; en outre, beaucoup de mots arabes et de noms de villes rappellent
l'ancienne domination des Sarrasins. Une des expressions les plus
curieuses est celle de «val», qui s'applique aux diverses provinces de
la Sicile, et que l'on croit dérivée de _vali_, l'ancien titre des
gouverneurs politiques. L'idiome sicilien, moins sonore que ceux du
continent italien, supprime souvent les voyelles entre les consonnes et
change les _o_, et même les _a_ et les _i_, en _ou_, ce qui rend le
parler à la fois plus dur et plus sourd; mais il se prête admirablement
à la poésie. Les chants populaires de la Sicile ne le cèdent en grâce
naturelle et en choix délicat d'expressions qu'aux admirables _rispetti_
de la Toscane.

De tous les immigrants qui sont venus, de gré ou de force, peupler la
Sicile à diverses époques, les Albanais, dits _Greci_ dans le pays, sont
les seuls qui ne se soient pas encore entièrement fondus avec les
populations environnantes; ils forment des groupes distincts de langage
et de rites religieux dans quelques villes de l'intérieur, et surtout à
Piana de' Greci, sur une terrasse qui domine au sud la conque de
Palerme. Mais, si la fusion entre tous les autres éléments ethniques
semble accomplie, la différence des populations siciliennes est
néanmoins très-grande, suivant la prépondérance de telle ou telle race
dans le croisement. Ainsi les Etnéens, surtout les habitants de Catane
et d'Aci-Reale, qui sont peut-être d'origine hellénique plus pure que
les Grecs eux-mêmes, puisqu'ils ne sont point mélangés de Slaves, ont
une excellente renommée de bonne grâce, de gaieté, de douceur,
d'hospitalité, de bienveillance. Ce sont les plus intelligents, les plus
instruits des Siciliens. Ceux de Trapani et de San Giuliano sont,
dit-on, les plus beaux, et leurs femmes charment l'étranger par la
régularité de leur visage et la grâce de leur physionomie. Les
Palermitains, au contraire, chez lesquels l'élément arabe a eu plus
d'influence que partout ailleurs, ont en général les traits lourds,
disgracieux, presque barbares; ils n'ouvrent pas volontiers leur demeure
pour la mettre à la disposition de l'étranger; ils gardent jalousement
l'épouse dans la partie la plus sombre de leur maison; leurs moeurs sont
encore un peu celles des musulmans.

C'est aussi dans Palerme et son district que les moeurs féroces de la
guerre, de la piraterie, du brigandage se sont maintenues le plus
longtemps. Les lois de l'_omertà_, «code des gens de coeur,» font un
devoir de la vengeance. _A chi ti toglie il pane, e tu toglili la vita!_
(A qui te prend le pain, eh bien, toi, prends la vie!) tel est le
principe fondamental du code; mais, dans la pratique, la vengeance
palermitaine n'a pas du tout la simplicité de la _vendetta_ corse, elle
se complique parfois d'atroces cruautés. D'après une statistique,
peut-être exagérée, il n'y aurait pas moins de quatre à cinq mille
Palermitains affiliés à la ligue secrète de la _maffia_, dont les
membres s'engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et de
vols de toute espèce. Encore en 1865, les brigands étaient à peu près
les maîtres de la campagne environnante, jusque dans les provinces
limitrophes de Trapani et de Girgenti. Ils en vinrent même, pour ainsi
dire, à faire le siège de Palermo et à la séparer de ses faubourgs;
aucun étranger n'osait quitter la capitale, de peur d'être assassiné ou
capturé par les bandits; aucun propriétaire n'allait récolter son blé,
son raisin, ses olives, ni tondre son troupeau sans acheter un droit de
passage aux malandrins, Dix ans se sont écoulés depuis cette époque, et,
malgré toutes les mesures exceptionnelles de répression, l'association
de la maffia, protégée par la complicité de la peur et par la haine de
la police étrangère, s'est maintenue dans sa force et fait peser la
terreur sur ses ennemis.

L'histoire de la maffia est encore à faire et risque fort de rester en
grande partie un mystère. On ne la connaît guère que par les scènes de
meurtre et de répression sanglante auxquelles elle a donné lieu. Une
chose est certaine, c'est qu'elle exista, sous d'autres noms, dès
l'époque des rois normands; tantôt elle s'accroît, tantôt elle diminue,
suivant les vicissitudes de la vie politique. Sans nul doute, la
situation s'est empirée depuis vingt ans, par suite de l'aggravation des
impôts, de la misère, de la levée des conscrits, et de tous les brusques
changements qu'amène avec lui un nouveau régime politique; le peuple,
habitué à la routine des anciens abus, n'a pas eu le temps de
s'accoutumer au fardeau plus récent dont l'a chargé l'annexion au
royaume d'Italie. Néanmoins, quelles que soient les difficultés de la
transition politique, il est certain que la population sicilienne
s'italianisera dans les villes d'abord, puis, de proche en proche, dans
les campagnes. La communauté de langue et d'intérêts rattache de plus en
plus l'île à la Péninsule, et désormais les deux contrées ne peuvent
manquer de graviter dans la même orbite. Pour l'Italie, l'adjonction de
la Sicile pourra devenir d'une valeur inestimable, si la bienveillance
mutuelle se rétablit, si la paix se maintient et si les ressources de
l'île sont exploitées avec intelligence par les Siciliens eux-mêmes.
L'accroissement considérable de la population, que l'on dit avoir
presque triplé depuis 1734, est un indice des richesses naturelles du
pays. Que serait-ce donc si la science et l'industrie succédaient
définitivement aux procédés barbares pour la mise en œuvre de tous ces
trésors?

On sait que la Sicile était jadis la terre aimée de Cérés; c'est là,
dans la plaine de Catane, que la bonne déesse enseigna aux hommes l'art
de labourer le sol, de jeter les grains, de couper les moissons. Les
Siciliens n'ont pas oublié les leçons de Demeter, puisque plus de la
moitié du territoire de l'île est cultivée en céréales, mais il faut
dire qu'ils n'ont guère amélioré le système de culture enseigné par la
déesse aux époques fabuleuses; il leur est même à peu près impossible de
faire mieux que leurs ancêtres, puisque, en vertu de leur contrat avec
le noble propriétaire, héritier du feudataire normand, les cultivateurs
sont tenus de suivre l'ancienne routine des travaux. Presque tous leurs
instruments sont encore de formes primitives, les engrais sont à peine
employés, et, dès que la semence est dans la terre, le paysan laisse le
soin de son champ à la bonne nature. Quand on parcourt les campagnes de
Sicile, on s'étonne du manque absolu de maisons. Il n'y a point de
villages, mais seulement, à de grandes distances les unes des autres,
des villes populeuses [117]. Tous les agriculteurs sont des citadins qui
rentrent chaque soir, à la manière antique, dans l'enceinte de la ville;
il en est qui sont obligés de faire chaque jour un double trajet de dix
kilomètres ou davantage pour aller visiter leur champ et revenir au
gîte; seulement, il leur arrive parfois de s'épargner la course du
retour en passant la nuit dans quelque caverne ou dans un fossé couvert
de branches; pendant la moisson et les vendanges, des hangars élevés à
la hâte abritent les travailleurs. Les vastes champs de céréales qui
remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette absence
d'habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de
solennité. On dirait une terre abandonnée et l'on se demande pour qui
mûrissent ces épis.

[Note 117: Population moyenne des communes en Sicile, en
1871.....7,198 habitants.]

Les champs de céréales, quoique beaucoup plus étendus que les campagnes
consacrées à toute autre culture, ont cependant une plus faible
importance par la valeur totale de leurs produits. Les terrains qui
avoisinent les cités et que l'homme peut cultiver en jardins, en vignes,
en vergers, sans avoir à faire de véritables voyages, sont une source de
richesse bien autrement abondante. Actuellement, la denrée de la Sicile
qui a remplacé le froment nourricier comme principal article
d'exportation, c'est l'orange, la pomme d'or des anciens. La Sicile
n'est plus un «grenier», mais elle tend à devenir un immense dépôt de
fruits. Les sept grandes espèces d'orangers, subdivisées en quatre cents
variétés, sans compter de nombreuses formes bâtardes, représentent déjà
pour la Sicile une valeur d'environ cinquante millions de francs, et ce
revenu considérable tend à s'accroître chaque année. Le merveilleux
jardin dont s'est entourée Palerme s'agrandit sans cesse, aux dépens des
anciennes plantations d'arbres à manne et d'autres cultures, et recouvre
les pentes jusqu'à la hauteur de 350 mètres. C'est par centaines de
millions que les fruits s'exportent chaque année sur le continent
d'Europe, en Angleterre, aux États-Unis. Les oranges de moindre valeur,
qui ne trouveraient pas d'acheteurs sur les marchés étrangers, servent à
la fabrication d'huiles essentielles, d'acide citrique, de citrate de
chaux. La Sicile a le monopole de ce dernier article, que l'on emploie
en grande quantité pour l'impression des étoffes.

Comme pays de vignobles, la Sicile occupe aussi l'un des premiers rangs
parmi les contrées de l'Europe. C'est la plus importante des provinces
viticoles de l'Italie; elle fournit à elle seule plus du quart du vin
recueilli par la nation. D'ailleurs la culture de la vigne, dirigée en
grande partie par des étrangers, est beaucoup mieux entendue dans l'île
que sur la péninsule voisine. Marsala, Syracuse, Alcamo, Milazzo
exportent en quantité des vins justement vantés pour leur excellence;
les pentes méridionales et occidentales de l'Etna, de Catane à Bronte,
produisent aussi des vins auxquels la chaleur du sol donne un feu
extraordinaire; seulement, il faut que les cultivateurs aient soin
d'élever entre les ceps de vigne des buttes de terre qui gardent dans
leurs interstices l'humidité des pluies et la rendent ensuite aux
racines durant les sécheresses. L'Angleterre et l'Europe non italienne
sont les principaux acheteurs des vins de Sicile, ainsi que de tous ses
autres produits agricoles, les huiles, les amandes, le coton, le safran,
le sumac et la manne, distillée, comme celle des Calabres, par une
espèce de frêne. Les soies grèges, que, de tous les pays d'Europe, la
grande île méditerranéenne fut la première à produire, prennent aussi le
chemin de l'étranger. Le royaume italien perçoit les impôts de la
Sicile, mais les consommateurs anglais et français en payent leur large
part.

Le grand produit minier de l'île, le soufre, s'expédie aussi presque
exclusivement sur les marchés étrangers, où il se vend à un prix
très-élevé, à cause du monopole commercial que possèdent les «soufriers»
de la Sicile. La teneur des gisements varie beaucoup; dans quelques
roches, elle est d'un quart; mais lors même qu'elle est seulement de 5
ou 6 p. 100, il suffit d'approcher une lampe allumée des parois de la
mine pour la faire bouillir comme de la poix. Ce procédé si simple de la
cuisson est celui que l'on emploie pour obtenir le soufre à l'état
purifié. Les blocs extraits de la mine sont entassés en plein air et
subissent pendant un temps plus ou moins long l'action destructive des
intempéries, puis les débris du minéral sont disposés en tas sur la
flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre fondu descend
dans les moules préparés pour le recevoir. Bien que ces procédés, suivis
conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre environ le
tiers du soufre contenu dans la roche, cependant les produits annuels
sont des plus rémunérateurs, et ils ne peuvent manquer de s'accroître, à
mesure que les procédés d'extraction seront améliorés et que de faciles
routes d'accès seront ouvertes. Actuellement, l'île fournit à l'Europe
environ deux cent mille tonnes de soufre par an, plus des deux tiers de
la quantité nécessaire à l'industrie. On a calculé que les gisements
connus de la Sicile renferment encore de quarante à cinquante millions
de tonnes de soufre; en maintenant leur taux de production, elles ne
seraient pas encore épuisées à la fin du vingt et unième siècle. Dans
certaines contrées de la Sicile, notamment au nord de Girgenti, des
villages sont construits en plâtre sulfureux, l'atmosphère est en tout
temps imprégnée de l'odeur du soufre.

Le sel gemme, qui se trouve dans les mêmes formations que le soufre,
suffirait aux besoins de l'Europe pendant un espace de temps bien plus
considérable encore, car dans le centre de l'île des collines entières
sont composées de ce minéral; mais le sel n'est point une substance
rare, et sur ses côtes mêmes la Sicile possède des plages très-étendues
où les sauniers n'ont qu'à ramasser en tas les cristaux fournis
gratuitement par la Méditerranée, A l'extrémité occidentale de l'île,
Trapani possède un vaste territoire entièrement composé de marais
salants, alternativement inondés et blancs de sel; les navires de
Norvége et de Suède viennent y prendre leurs chargements, C'est aussi
dans les parages de Trapani que la mer fait croître pour les pêcheurs le
meilleur corail des côtes siciliennes. Les thons, dont la pêche a
beaucoup plus d'importance, viennent surtout se faire prendre dans les
grandes baies qui découpent le littoral entre Palerme et Trapani, tandis
que l'espadon se capture dans le détroit de Messine. Les mers de Sicile
sont fort poissonneuses, et les insulaires se vantent d'être les
pêcheurs les plus habiles de la Méditerranée occidentale.

Récemment encore, les chemins de la mer étaient presque les seuls que
connussent les Siciliens voyageurs; c'est à la dernière extrémité
seulement qu'ils se décidaient à se rendre d'un port à un autre en
prenant la voie de terre. On peut en juger par ce fait qu'en 1866 la
seule route carrossable de l'île, celle qui mettait en communication
Messine avec Palerme, par Catane et Leonforte, n'était pas même
parcourue annuellement par quatre cents voyageurs. Encore de nos jours,
l'état de la viabilité est tout à fait primitif dans la plus grande
partie de l'île; de très-importantes mines de soufre et de sel ne
communiquent avec la mer que par les sentiers de mulets, et les
habitants mêmes du pays s'opposent à la construction des routes, de peur
que l'industrie des âniers employés au transport ne soit compromise par
l'introduction de nouveaux véhicules. Le chemin qui réunit le port
commerçant de Terranova à la ville de Caltanissetta est resté plus de
vingt années en construction, et pourtant c'était la seule route qui mît
le littoral en rapport avec les campagnes de l'intérieur. Le réseau de
chemins de fer qui doit rejoindre les trois côtés du triangle sicilien,
mais auquel on travaille avec une extrême lenteur, remédiera en partie à
ce manque de routes et donnera un essor considérable au commerce de
l'île[118]. Déjà les tronçons terminés, dont la longueur totale est
d'environ 400 kilomètres, servent à un mouvement d'échanges de quatre à
cinq fois plus élevé en proportion que celui des lignes de la Calabre.

[Note 118: Commerce de la Sicile, comparé à celui de l'Italie:

1854. Sicile    60,000,000 fr.    Italie   1,000,000,000 fr.
1807.          150,000,000 fr.      »      1,802,000,000  »
1873.          550,000,000 fr.      x      2,600,000,000  »
]

La capitale de la Sicile, Palerme «l'heureuse», est l'une des
principales cités de l'Italie; sous la domination arabe, elle dépassait
toutes les villes de la Péninsule par le nombre de ses habitants, et
maintenant elle n'est distancée en population que par Naples, Milan et
Rome; chaque nouveau recensement témoigne de ses progrès rapides. Nulle
ville d'Europe ne jouit d'un plus délicieux climat, nulle n'est plus
charmante à voir de loin et ne repose mieux dans un nid de verdure et de
fleurs. Ses monts superbes, aux flancs nus, à la base percée de grottes,
encadrent un merveilleux jardin, la fameuse «Conque d'or», au milieu de
laquelle se montrent les tours et les dômes, les fûts à éventail des
palmiers, les branchages étalés des pins, et que domine au sud la masse
énorme des églises et des couvents de Monreale. Une seule ville
sicilienne peut se comparer à Palerme pour la beauté, sa voisine
Termini, qui mérite vraiment l'épithète de la «splendidissime» dont elle
se gratifie. Cette antique cité grecque, où jaillissent les eaux
thermales qui rendirent aux membres du divin Hercule la force et la
souplesse, s'étale en amphithéâtre sur les pentes d'une terrasse qu'un
isthme verdoyant relie à la superbe montagne de San Calogero, rayée de
sillons blanchâtres et flanquée de contre-forts herbeux. C'est un
admirable paysage, complétant à l'est le tableau presque incomparable
qui se déroule à l'ouest jusqu'au Monte Pellegrino de Palerme, par les
jardins de Bagaria et le promontoire qui porta la cité phénicienne de
Solunto.

La splendeur des campagnes contraste avec la misère et la laideur de la
plupart des quartiers de la capitale. Palerme a des édifices somptueux;
elle a sa cathédrale si richement décorée et couverte de sculptures du
fini le plus admirable; elle a, dans le palais royal, sa chapelle
Palatine, monument unique dans son genre, entièrement revêtu de
mosaïques et réunissant à la fois, par une combinaison des plus
harmonieuses, les diverses beautés de l'art byzantin, de l'art mauresque
et du roman; par son église de Monreale, ville assez rapprochée pour
mériter le nom de faubourg, Palerme peut opposer à Ravenne un ensemble
prodigieux de tableaux en mosaïque; mais en outre de ces édifices, de
palais d'architecture arabe, de quelques monuments modernes et des deux
grandes rues qu'un gouverneur espagnol a fait croiser à angle droit au
centre mathématique de Palerme, afin de tracer ainsi le signe de la
croix sur la ville entière, la cité populeuse n'offre guère que de
sombres ruelles et des maisons sales et branlantes, aux fenêtres
pavoisées de guenilles. Naguère Palerme ne méritait point son nom grec
de «port de tous les peuples». Enserrée de montagnes et privée de
communications faciles avec l'intérieur, elle n'avait de trafic avec
l'étranger que pour sa consommation locale et les produits de ses
pêcheries et de son merveilleux jardin. D'un tiers plus peuplée que
Gênes, elle est encore deux fois moins commerçante; mais l'activité de
son port s'accroît rapidement.

[Illustration: PALERME ET LE MONTE PELLEGRINO. Dessin de Taylor, d'après
une photographie de Lévy et Cie.]

[Illustration: N° 104.--TRAPANI ET MARSALA.]

En proportion du nombre de leurs habitants, les deux ports occidentaux
de l'île, Trapani, antique cité carthaginoise comme Palerme elle-même,
bâtie sur une péninsule qui s'avance en forme de faux dans la mer, et
Marsala, la ville aux vins fameux, ont une vie commerciale supérieure à
celle de leur capitale. Quoique presque entièrement dépourvue de routes
de communication avec l'intérieur de l'île, Trapani possède un mouvement
d'échanges fort considérable; elle exploite très-activement, nous
l'avons vu, les salines des environs, qui sont parmi les plus étendues
de tout le littoral de la Méditerranée[119], elle s'occupe avec succès
de la pêche du thon et du corail, des éponges même, et ses artisans sont
fort habiles comme fabricants de toiles et de lainages, polisseurs de
marbres et d'albâtre, monteurs de corail et bijoutiers. Quand Trapani
sera réunie à Messine par un chemin de fer continu et deviendra ainsi la
tête de ligne de tout le réseau européen vers l'Afrique, elle sera
peut-être le principal marché d'échanges entre l'Europe et la Tunisie:
l'excellence de son port, profond de 4 à 7 mètres, et de sa rade, bien
abritée par le groupe des îles Ægades, lui permet cette ambition,
justifiée surtout par l'énergie traditionnelle de ses habitants. Le port
de Mazzara, ancienne capitale de la province ou «val» de Mazzara, et
débouché des deux villes importantes de Castelvetrano et de Salemi, aux
campagnes ombreuses, se trouve, il est vrai, à proximité plus grande de
la Tunisie, mais il n'offre aux navires qu'un abri précaire. Quant à
Marsala, la _Mars-et-Allah_ ou «havre de Dieu» des Arabes, son port,
comblé par Charles-Quint, par crainte des incursions barbaresques, et
transformé pendant trois siècles en un étang malsain, n'a été
reconstruit que tout récemment et n'est pas assez profond pour servir au
grand commerce; il ne sert qu'à l'expédition du sel et des vins du pays,
si appréciés dans la Grande-Bretagne et en France. Marsala est bâtie sur
l'emplacement de l'antique Lilybæum, qui aurait eu, suivant Diodore,
jusqu'à 900,000 habitants dans ses murs; mais ce qui en fait la
célébrité dans l'histoire moderne est le débarquement de Garibaldi et
des Mille, en 1860. La ville de Marsala fut le point de départ de
l'étonnante marche triomphale qui devait se terminer par la bataille de
Volturne et la prise de Gaëte. Le premier conflit eut lieu près de la
ville de Calatafimi, sur la route qui mène à Palerme par les villes
populeuses d'Alcamo, perchée sur une colline de roches arides, roses ou
d'un brun fauve et de Partinico, située dans une riche «conque» de
jardins qui s'incline au nord vers le golfe de San Vito et ses pêcheries
de thons.

[Note 119: Salines de la province de Trapani en 1865:

Trapani     560 hectares.     36,400 tonnes.     400,000 fr.
Marsala     286     »         18,600    »        205,000  »
           _______________   ________________   _____________
            846 hectares.     55,000 tonnes.     605,000 fr.
]

Le grand centre commercial de la Sicile, le seul port de l'île qui soit
un lieu de rendez-vous naturel pour les navires de toutes les nations,
est Messine «la noble», la ville centrale du bassin de la Méditerranée.
Messine est l'étape nécessaire de tous les bateaux à vapeur qui
desservent l'immense commerce maritime entre les pays de l'Europe
occidentale et les contrées du Levant. Sa rade est d'ailleurs un
excellent refuge pour les bâtiments, et les vaisseaux du plus fort
tonnage peuvent y entrer sans crainte[120]. En outre, quand les navires
venus de la mer Tyrrhénienne n'osent pas, durant les tempêtes, se
confier aux courants périlleux du détroit, ils ont le sûr avant-port que
leur offre Milazzo, débouché des riches et populeuses campagnes de Patti
et de Barcellona; une péninsule recourbée, percée de grottes qui,
d'après la légende homérique, servaient d'étables aux boeufs du Soleil,
ancêtres des grands boeufs roux de l'île, se prolonge en cet endroit
vers le groupe des îles Eoliennes et défend la rade contre les vents
dangereux de l'ouest. Le port de Messine, formé par une plage basse qui
se détache de la rive à angle droit et se recourbe en pleine mer comme
une faucille,--d'où le nom de Zancle donné à la cité,--est si
heureusement disposé par la nature, que les brise-lames sembleraient en
avoir été construits par l'homme; les anciens y voyaient la faux que
Saturne, le père des dieux, avait laissé tomber dans la mer d'Ionie.
Malheureusement, Messine est exposée aux vents du nord et du sud; en
outre, elle se trouve située sur la ligne de jonction qui réunit les
deux foyers volcaniques de la Sicile et de l'Italie méridionale, et
peut-être que sa position dans l'espèce de fossé formé par le détroit
contribue encore à augmenter le danger. Peu de cités en Europe sont plus
directement menacées que Messine par les tremblements du sol. On y voit
encore quelques traces de la terrible secousse de 1783, qui coula tous
les navires du port, sapa par la base les palais du rivage et fit périr
plus de mille personnes sous les décombres ou dans les eaux. De
premières secousses prémonitoires avaient donné à presque tous les
Messinois le temps de s'enfuir.

[Note 120:

Ports de Sicile ayant un mouvement de navigation de plus de 70,000
tonneaux, en 1875:

Messine                   10,865 nav.   1,648,650 tonn.
Palerme                   10,434  »     1,507,000  »
Catalane                   5,860  »       535,750  »
Trapani                    6,499  »       368,000  »
Porto-Empedocle (Girgenti) 2,466  »       307,150  »
Licala                     1,595  »       195,000  »
Syracuse                   1,880  »       180,000  »
Terranova                  1,447  »       111,900  »
Marsala                    2,064  »       104,000  »
Sciasca                      761  »        88,000  »
Milazzo                    1,190  »        85,000  »
Cefalu                       841  »        70,600  »
Riposts (Giarre)           1,701  »        70,200  »

Sicile entière, avec les Ægades et les îles Eoliennes
                          70,974 nav.   5,942,700 tonn.
]

Catane, la «Sous-Etnéenne», car tel est le sens de son nom grec, est
menacée comme Messine, non-seulement par les tremblements de terre, mais
aussi par les coulées de lave. Comme Messine, elle est également une
ville de grande prospérité commerciale: elle a la surabondance de ses
produits agricoles comme ses voisines situées à la base du volcan:
Aci-Reale, entourée de ses bois d'orangers; Giarre, aux longues rues où
flotte une poussière couleur de rouille; Paterno, riche en sources
thermales; Aderno, dressée sur son haut rocher de lave; Bronte, à
l'étroit entre deux coulées de scories; Randazzo, que dominent encore de
vieux édifices normands. Mais Catane possède en outre le monopole pour
l'exportation de toutes les denrées de l'intérieur de l'île; c'est le
chef-lieu des districts orientaux, les plus riches et les plus
civilisés, la gare centrale des chemins de fer de l'île et le point de
jonction des routes carrossables les plus nombreuses; aussi le port, que
lui donna un courant de lave au milieu du seizième siècle, et que
rétrécit ensuite la grande coulée de 1669, est-il tout à fait
insuffisant et l'on s'occupe maintenant de l'agrandir au moyen de
brise-lames et de jetées.

Il est tout naturel que dans une île dont aucune localité ne se trouve à
plus de 60 kilomètres de la mer à vol d'oiseau, les grandes villes aient
toutes obéi à la force d'attraction du commerce pour s'établir sur les
rivages. Cependant plusieurs agglomérations de quelque importance ont dû
se former aussi dans l'intérieur, au milieu des campagnes les plus
fertiles et aux points de croisement, sinon des routes, du moins des
voies naturelles de trafic. Ainsi, Nicosia, la ville lombarde, située au
débouché méridional des montagnes de Madonia, est le lieu de passage
forcé entre la riche plaine de Catane et les villes du nord de la
Sicile. De même, Corleone est l'étape intermédiaire entre Palerme et les
côtes du versant africain. Castro-Giovanni, l'antique Enna, occupe
également une de ces situations privilégiées, car elle s'élève presque
au centre géométrique de la Sicile, sur un plateau d'où l'on contemple
un immense horizon et que les anciens disaient être «l'ombilic» de la
Sicile: près de la ville, les habitants montrent encore une grosse
pierre qu'ils disent être l'autel de Cérès. Piazza Armerina
«l'opulentissime» et Caltagirone, dite _la gratissima_, à cause de la
fécondité de ses campagnes, sont toutes les deux plus populeuses que la
cité centrale de la Sicile, et font un commerce assez actif par
l'entremise de Terranova, bâtie, au milieu des champs Géloïques, si
célèbres par leur fécondité sur l'emplacement de l'antique Gela et avec
les débris de ses temples et de ses palais. Plus à l'ouest,
Caltanissetta, chef-lieu de la province de son nom, et sa voisine
Canicatti, à peine moins peuplée, alimentent de leurs denrées
d'exportation la rade fort commerçante de Licata.

Vers le sommet de l'angle méridional de la Trinacrie, les groupes de
population éloignés de la mer sont également en assez grand nombre. Les
deux villes importantes de Modica et de Ragusa sont à quelques
kilomètres l'une de l'autre; Spaccaforno et Scicli, plus voisines de la
mer, ne sont chacune qu'à une quinzaine de kilomètres de Modica; vers
l'ouest, l'industrieuse Comiso, entourée de champs de coton, et
Vittoria, dont les plaines salines fournissent en abondance au commerce
de Marseille la cendre de soude, ne sont séparées que par la vallée où
coule parfois la rivière Hipparis, célébrée par Pindare. Noto, ancien
chef-lieu de la province que forme la partie méridionale de la Sicile,
est bâtie, comme presque toutes les cités de cette partie de l'île, à
une certaine distance du rivage; mais sa ville jumelle, Avola, s'élève
au bord de la mer Ionienne. Noto et Avola ont été toutes les deux
renversées par le tremblement de terre de 1693, et toutes les deux se
sont reconstruites avec une régularité géométrique, à plusieurs
kilomètres de l'endroit qu'elles occupaient jadis. Les campagnes
d'Avola, quoique peu fertiles naturellement, sont parmi les mieux
cultivées de la Sicile: c'est la seule région de l'Italie où la
production de la canne à sucre ait jamais eu quelque importance
industrielle.

Au nord de l'arète principale des collines qui vont en s'abaissant vers
l'angle méridional de la Sicile, d'autres villes enferment dans leurs
murs toute la population agricole de la contrée. Lantini est l'antique
Leontium, qui se vantait d'être la plus ancienne cité de toute la
Sicile, et dont les habitants montrent les grottes qu'ils disent avoir
été les demeures des Lestrygons anthropophages; elle n'est aujourd'hui
qu'une pauvre cité rebâtie en entier depuis le tremblement de terre de
1693. Militello s'est relevée depuis la même époque, et Granmichele a
été fondée au dix-huitième siècle pour recueillir les habitants de la
ville d'Occhialà, également démolie par les secousses du sol. Vizzini et
Licodia di Vizzini sont remarquables surtout par leurs coulées de lave
alternant avec des lits de fossiles marins, et Mineo est voisine du
petit cratère de la mare des Palici. Les chants populaires de Mineo sont
fameux dans toute la Sicile: dans un jardin des environs se trouve une
pierre merveilleuse, la «pierre de la poésie»; tous ceux qui viennent la
baiser, dit la légende, se relèvent poètes.

[Illustration: N°. 105.--PORT DE SYRACUSE.]

La partie méridionale de la Sicile, si riche en centres agricoles, est
au contraire fort pauvre en ports naturels; sur la mer d'Afrique elle
n'avait naguère que des rades ouvertes et des plages basses; mais sur la
mer Ionienne elle a deux havres sûrs, ceux d'Agosta et de Syracuse, qui
se ressemblent d'une manière étonnante par la forme générale de leurs
contours et par la position des villes insulaires qui les dominent.
Agosta ou Augusta, héritière de la cité grecque de Megara Hyblæa, n'est
plus qu'une ville militaire assiégée par la fièvre; Syracuse, l'antique
cité dorienne, qui fut pour un temps la ville la plus populeuse et la
plus riche de tout le bassin de la Méditerranée, n'a plus d'autre rang
que celui de simple chef-lieu de sa province. Cette ville, qui célébrait
encore au siècle dernier sa grande victoire sur Athènes, n'est qu'une
ruine; son port «marmoréen», jadis entouré de statues, ne reçoit plus
que des canots, et son grand port, qui pouvait contenir des flottes et
où se livrèrent des batailles navales, est presque désert. Ce qui reste
de la ville est entièrement enfermé dans l'îlot d'Ortygie, que des
fortifications, un fossé en partie artificiel, et malheureusement aussi
les marécages insalubres de Syraka, qui ont donné leur nom à là cité,
séparent de la terre de Sicile: c'est là, sur cette petite colline,
achetée jadis pour un gâteau de miel, que se groupe toute la population.
La vaste péninsule où s'étendait jadis la ville proprement dite n'a plus
d'habitants sur ses roches calcaires, si ce n'est quelques fermiers dans
les maisons de campagne qui bordent les canaux d'arrosage. Des colonnes
dressées au bord de l'Anapus, issu de la fontaine de Cyane, ou
«l'Azurée», les fortifications des Épipoles et d'Euryelum, bâties par
Archimède et connues aujourd'hui sous le nom bien mérité de Belvédère,
des restes de bains nouvellement découverts, un autel énorme de cent
quatre-vingt-quinze mètres de longueur, sur lequel les prêtres faisaient
rôtir et monter en fumée toute une hécatombe, un amphithéâtre, un
théâtre admirable où vingt-quatre mille spectateurs, assis sur leurs
sièges de pierre, pouvaient embrasser d'un coup d'oeil la ville entière,
ses temples et ses flottes, tels sont les débris grandioses, des
édifices élevés jadis par les Syracusains. Mais rien ne donne une idée
plus grande de ce que fut autrefois la cité populeuse que les profondes
carrières ou _latomie_ (_lautumiæ_), taillées parles esclaves, et les
allées souterraines des catacombes, où furent ensevelis des millions de
cadavres, dont il ne reste plus rien: ces galeries, plus considérables
que celles de Naples mêmes, et beaucoup plus régulières, ne sont
déblayées que sur une faible partie de leur étendue et des fouilles
ultérieures nous tiennent peut-être en réserve d'importantes
découvertes. Jadis, le sommet de l'îlot d'Ortygie, ainsi nommé en
souvenir de la Délos des Cyclades, était couronné par une acropole où se
dressait un temple de Minerve, rival du Parthénon d'Athènes, et que les
marins sortis du port devaient contempler en tenant dans la main un vase
plein de charbons ardents pris sur l'autel de Jupiter. Ce temple existe
encore en partie; mais, chose douloureuse à dire, ses belles colonnes de
marbre ont disparu sous un masque de moellons et de mortier qui sert de
muraille à une église du plus mauvais goût; le monument est toujours là,
mais les modernes en ont fait une bâtisse informe.

[Illustration: TEMPLE DE LA CONCORDE, A GIRGENTI. Dessin de Taylor,
d'après une photographie]

D'autres ruines helléniques, dont quelques-unes sont admirables, font
rivaliser la Sicile, aux yeux de l'artiste, avec la Grèce elle-même; les
temples y sont même plus nombreux que dans la mère patrie. Girgenti,
l'antique Acragas ou Agrigente, qui eut, comme Syracuse, des habitants
par centaines de milliers, et qui de nos jours est non moins déchue que
Syracuse, possède les ruines et les vestiges d'au moins dix édifices
sacrés, dont l'un, celui de Jupiter Olympien, le plus grand de toute la
Sicile, a servi à la construction du môle de Girgenti; un autre, celui
de la Concorde, est le mieux conservé de tous les temples grecs en
dehors de l'Hellade. La ville actuelle n'occupe que l'emplacement de
l'ancienne acropole, sur une assise de grès coquillier, d'où l'on voit
le sol s'abaisser en forme de marches vers la mer. Son principal
édifice, la cathédrale, a pris, au sommet de la colline, la place du
temple de Jupiter Atabyrios, dont les débris ont servi à la construction
du monument moderne; même ses fonts baptismaux sont un sarcophage
antique devenu fort célèbre par les recherches et les discussions des
archéologues: il représente les amours de Phèdre et d'Hippolyte. Jadis
Agrigente descendait jusqu'à trois kilomètres de la mer: ce sont les
grands temples qui indiquent la limite méridionale de l'ancienne
enceinte. Le port actuel, auquel on a donné le nom de Porto-Empedocle,
en l'honneur de l'un des enfants les plus illustres de la cité fameuse,
est situé à l'ouest de l'ancien port hellénique ou _emporium_, à six
kilomètres de la ville; c'est d'ailleurs l'escale de la côte du sud où
le mouvement des échanges est le plus actif; elle exporte une grande
quantité de soufre.

[Illustration: N° 106.--GIRGENTI, PORTO-EMPEDOCLE ET LES MACCALUBE.]

Plus à l'ouest, une autre ville de commerce maritime et de pêche,
Sciacca, l'une des localités de la Sicile les plus fréquemment remuées
par les secousses du sol, se dit aussi l'héritière d'une vieille cité
grecque, Selinus ou Sélinonte, quoique celle-ci s'élevât jadis à
vingt-cinq kilomètres plus à l'ouest sur la côte, au sud de
Castelvetrano. Il ne reste plus de Sélinonte que des ruines, mais des
ruines énormes, qui de loin ressemblent à des tours. Les sept temples
qui s'élevaient sur les bords du détroit d'Afrique ont été tous presque
entièrement renversés par les tremblements de terre, sinon par les
hommes, mais ils présentent encore des restes du style dorique le plus
pur; les métopes de trois temples, appartenant à trois âges différents,
sont conservées au musée de Palerme, dont elles ont formé le premier
noyau et dont elles sont encore l'ornement par excellence.

Sur le versant opposé de l'île, Ségeste n'est plus; mais, au milieu du
désert pierreux où elle se trouvait jadis, s'élève un temple
parfaitement intact, quoique non encore complètement achevé, que le
silence et la solitude rendent d'autant plus auguste. Et combien
d'autres restes moins importants de l'art grec offre encore la Sicile,
sans compter les immenses nécropoles de Pantalica, de Palazzolo,
d'Ispica, dans la partie sud-orientale de l'île, et les monuments
romains où persiste l'influence de l'art grec, tels que le théâtre de
Tyndaris, en face des îles Éoliennes, et celui bien autrement beau de
Taormine, en vue du cône de l'Etna! Le contraste est grand entre ces
étonnantes ruines du passé de la Sicile et tous les monuments élevés
depuis par les Byzantins et les Arabes, les Normands, les Espagnols et
les Napolitains. Ce n'est point de progrès, mais d'une lamentable
décadence que témoigne cette étude comparée des édifices. Hélas! que
sont les Syracusains de nos jours en comparaison des concitoyens
d'Archimède!

En Sicile, peut-être mieux encore qu'en Ligurie, en Provence et en
Catalogne, les villes offrent des exemples frappants de ce phénomène de
déplacement graduel qu'amènent avec eux les changements des moeurs et du
milieu [121]. Au temps de leur puissance, les vieilles cités grecques
pouvaient descendre hardiment vers les plages; mais quand vinrent les
dangers incessants de guerre et de rapine, surtout au moyen âge, quand
les corsaires barbaresques écumaient les mers environnantes et que le
brigandage régnait dans l'intérieur de l'île comme la piraterie sur les
plages, presque toutes les villes siciliennes avaient escaladé les
hauteurs, et leurs bas faubourgs, tombés en ruines, avaient fini par
disparaître. Girgenti en est un exemple. Quelques villes sont même
dressées sur des forteresses naturelles presque inexpugnables sans le
secours de l'art. Telle est Centuripe ou Centorbi, qui s'allonge sur le
taillant même d'une arête de rochers, immédiatement à l'ouest du Simeto
et des laves de l'Etna; telle est aussi, dans son enceinte de murs
antiques, San Giuliano, la ville'd'Astarté, puis de Vénus, qui, du haut
de sa pyramide de 700 mètres de hauteur, riche en veines de métal,
domine la mer de Trapani. Mais, grâce au retour de la paix, les
habitants se fatiguent de leurs escalades et de leurs descentes
journalières, et là où les marécages n'ont pas envahi les terres basses,
ils abandonnent leurs aires d'aigle pour se loger au bord de la mer ou
sur les routes qui passent dans la plaine. Sur toute la côte
septentrionale, de Palerme à la pointe de Messine, chaque _marina_, de
la plage s'agrandit peu à peu aux dépens du _borgo_ de la crête, et
l'ancienne ville unit par se transformer en ruines se dressant comme un
amas de rochers blancs sur des roches plus grises: c'est un squelette de
ville se dressant au-dessus de la cité vivante. Cefalù, le Kephaladion
des Grecs, présente, mieux que toute autre ville sicilienne, le bizarre
contraste de ses deux emplacements successifs. En bas est la ville
actuelle, blottie à la base du promontoire, sur un étroit talus de
débris; en haut, tout le pourtour de la roche est encore festonné d'une
muraille à créneaux, mais sur le plateau même il ne reste plus que des
pâtis pierreux; tout édifice a disparu, si ce n'est pourtant un petit
temple cyclopéen, le plus vénérable débris de la Sicile par son
ancienneté, ruine de trente siècles, que n'a pu encore ronger le temps.

[Note 121: Communes (ville et banlieue) de la Sicile ayant plus de
15,000 habitants en 1871:

Palerme (Palermo).... 219,000 hab.
Messine (Messina).... 112,000  »
Catane (Catania).....  84,000  »
Aci-Reale............  36,000  »
Marsala..............  34,000  »
Trapani..............  33,500  »
Modica...............  33,000  »
Caltanissetta........  26,500  »
Caltagirone..........  26,000  »
Termini..............  26,000  »
Piazza Armerina......  22,100  »
Syracuse (Siracusa)..  21,500  »
Alcamo...............  21,000  »
Canicatti............  21,000  »
Agrigente (Girgenti).  20,500  »
Barcellona...........  20,500  »
Castelvetrano........  20,500  »
Partinico............  20,000  »
Alcamo...............  19,500  »
Licata...............  16,500  »
Corleone.............  16,200  »
Vittoria.............  16,000  »
Comiso...............  15,800  »
Paterno..............  15,300  »
Nicosia..............  15,000  »
Sciacca..............  15,000  »
Noto.................  15,000  »
]


ILES ÉOLIENNES.

Les îles Éoliennes ou de Lipari, quoique séparées de la Sicile par un
détroit de plus de 600 mètres de profondeur, peuvent être considérées
comme une dépendance de la grande île: ce sont, disait-on, de petits
volcans nés à l'ombre de l'Etna. Situées en partie sur la ligne de
jonction qui réunit au Vésuve la haute montagne fumante de la Sicile,
elles appartiennent probablement à la même ère de formation, et ne sont
peut-être que les évents distincts d'un seul et même foyer sous-marin
ayant crevassé en trois fissures étoilées le fond de la mer
Tyrrhénienne. Chacune des îles n'est qu'un amas de débris rejetés,
laves, cendres ou pierres ponces; toutes ont gardé leur aspect de
volcans solitaires ou agglutinés en groupes; deux îles même, Vulcano et
Stromboli, sont encore dans leur période d'activité, et leurs flammes,
leurs fumées ondoyantes servent toujours d'indices aux marins et aux
pêcheurs pour leur faire pressentir les changements de température et
les variations du vent. Il est très-probable que les divers phénomènes
volcaniques, interprétés avec intelligence pour la prédiction du temps,
ont été la raison qui a fait mettre l'archipel sous l'invocation d'Éole;
c'est là que le dieu se révélait aux matelots. L'île de Lipari est à la
fois la plus étendue du groupe et celle qui se trouve au centre de
divergence des crevasses sous-marines. Elle est aussi de beaucoup la
plus populeuse et renferme à elle seule les trois quarts des habitants
de l'archipel. Sur la rive orientale, une ville considérable s'élève en
un double amphithéâtre, aux deux pentes d'un promontoire que couronne un
vieux château. Une plaine bien cultivée en oliviers, en orangers, en
vignes, qui donnent d'excellents produits, s'étend autour de la ville;
les déclivités des montagnes environnantes sont elles-mêmes couvertes de
champs jusqu'au voisinage du sommet. Comme en Sicile-même, la population
s'est recrutée des éléments les plus divers depuis l'époque où des
colons grecs de Rhodes, de Cnide et de Sélinonte sont venus conclure
alliance avec les autochthones, et maintenant plus que jamais le sang
des Lipariotes se renouvelle constamment par suite du va-et-vient que
produit le commerce et de l'arrivée de nombreux bannis de la Calabre,
anciens brigands devenus de tranquilles bourgeois de l'île. Toute cette
population peut multiplier en paix dans la petite île, car les volcans
de Lipari sont en repos depuis plusieurs siècles: c'est là probablement
ce que signifie la légende des Lipariotes, d'après laquelle San Calogero
aurait chassé les diables de leur île pour les enfermer dans les
fournaises de Vulcano; on peut en inférer que la fin des éruptions date
de l'établissement du christianisme à Lipari, vers le sixième siècle.
L'activité souterraine dont les deux centres principaux étaient le Sant'
Angelo et le Monte della Guardia, ne se manifeste plus que par des
sources thermales et par des exhalaisons de vapeurs chaudes, que l'on
utilise depuis l'antiquité pour la guérison des maladies. Cependant le
sol de l'île est encore fréquemment secoué. Le tremblement de terre de
1780 fut si violent, que les habitants effrayés se vouèrent spontanément
à la Vierge; un an après, Dolomieu les trouva portant tous au bras une
petite chaîne pour montrer qu'ils s'étaient faits les esclaves de la
madone «libératrice».

Lipari est une terre promise pour le géologue, à cause de l'extrême
variété de ses laves. Une de ses hauteurs, le Monte della Castagna, est
en entier composé d'obsidienne; une autre colline élevée, le Monte ou
Campo Bianco, consiste en pierres ponces qui de loin ressemblent à des
champs de neige. De longues coulées pareilles à des avalanches
remplissent toutes les ravines, du sommet de la montagne au rivage de la
Méditerranée; dans le voisinage de l'île, les eaux sont parfois
couvertes de ces pierres flottantes, qui ressemblent à des flocons
d'écume: on en trouve jusque sur les côtes de la Corse. C'est l'île de
Lipari qui approvisionne de ponce tous les industriels de l'Europe[122].

[Note 122:

                         Superficie.       Population en 1871.
Lipari                       32                  14,000
Vulcano                      25                     100(?)
Panaria et îlots voisins     20                     200
Stromboli                    20                     500
Salina                       28                   4,500
Felicudi                     15                     800
Alicudi                       8                     300
                          ________________      ________
                            148 kil. car.        18,400
]

Vulcano, au sud de Lipari, contraste étrangement avec l'île riante dont
la sépare un détroit d'un kilomètre à peine dans sa partie la moins
large. A l'exception du versant méridional, où les pentes rougeâtres
sont zébrées de quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et
d'oliviers, Vulcano ne présente aux regards que des scories nues; c'est
bien ainsi que doit être l'île anciennement consacrée à Vulcain. La
plupart des roches sont noires ou d'un beau rouge comme le fer, mais il
en est aussi d'écarlates, de jaunes, de blanchâtres; presque toutes les
couleurs sont représentées dans ce cirque de l'enfer, moins celle que
donne la verdure. L'île est double; au nord s'élève le Vulcanello,
petite montagne d'éruption qui surgit de la mer à une époque inconnue et
qu'un isthme de cendres rougeâtres réunit au volcan principal vers le
milieu du seizième siècle. La montagne centrale est percée d'un cratère
de 2 kilomètres de circonférence, d'où les vapeurs s'échappent en
tourbillons. L'air est saturé de gaz où domine une odeur sulfureuse
difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de sifflements
emplit l'enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de
petits orifices d'où s'élancent les vapeurs. Quelques-unes des
fumerolles ont une température supérieure à 360 degrés. D'autres jets
moins chauds se font jour en diverses parties de l'île et même jusque
dans la baie. Des bords du grand cratère, on aperçoit des nuages de
vapeur qui montent du fond de la mer et se développent en larges volutes
blanches semblables d'aspect à des boues argileuses. Les éruptions
violentes sont rares, puisque dans le dix-huitième siècle on n'en a
compté que trois; la dernière, celle de 1873, s'est produite après un
repos de cent années. Naguère la population de Vulcano se composait de
quelques malheureux bannis chargés de recueillir le soufre et l'acide
borique du cratère et de fabriquer en outre un peu d'alun. Chaque
semaine on leur portait des vivres de Lipari; mais un Écossais
entreprenant s'est récemment emparé du grand laboratoire de produits
chimiques offert par le cratère de Vulcano: il a fondé près du port une
usine considérable, et quelques arbres plantés autour de sa résidence
d'architecture mauresque ont changé un peu l'aspect formidable de la
contrée.

[Illustration: N° 107.--PARTIE CENTRALE DE L'ARCHIPEL ÉOLIEN.]

Moins grande que Lipari et que Vulcano, l'île la plus septentrionale de
l'archipel, Stromboli, l'antique Strongyle, est de beaucoup la plus
célèbre, à cause de ses éruptions fréquentes; depuis l'antiquité la plus
reculée, il est peu de marins qui, passant à sa base, n'en aient vu
flamboyer la cime. Très-souvent on observe un véritable rhythme dans le
jeu des bouches du cratère, ouvertes au milieu des trois enceintes
concentriques, en partie égueulées, qui forment la partie supérieure du
volcan; de cinq en cinq minutes, et quelquefois plus fréquemment encore,
les laves se gonflent en ampoules dans la chaudière, puis font explosion
en lançant dans l'espace des tourbillons de vapeur accompagnés de
fragments solides. Mais, comme au temps de Strabon, ces éruptions, fort
agréables à voir à cause de la splendeur de leurs feux, n'ont rien de
dangereux, et les Stromboliotes vivent sans crainte à la base du volcan,
sans que jamais leurs vignes et leurs olivettes soient endommagées par
des coulées de lave; cependant le volcan a eu aussi ses moments
d'exaspération, car les cendres du Stromboli ont été maintes fois
portées jusque sur les côtes de Calabre, à la distance de plus de 50
kilomètres. Il est très-probable que, dans la lutte du feu contre les
eaux, celles-ci l'ont emporté, car l'îlot de Stromboluzzo, que l'on voit
se dresser comme un phare au nord de l'île et contre lequel les vagues
de tempêtes viennent se briser en prodigieuses fusées, faisait autrefois
partie de la terre voisine; il en a été séparé par les érosions de la
mer.

Le groupe des îles de Panaria, entre Stromboli et Lipari, a eu également
à subir beaucoup de changements, s'il est vrai, comme le pensent
Dolomieu et Spallanzani, que ce soient là les débris d'une île occupant
jadis tout l'espace où se trouvent les îlots et les bancs de sable de
Panaria, de Basiluzzo, de Lisca Bianca; le cratère commun se serait
ouvert dans le voisinage de l'île de Dattilo; une source d'eau chaude et
de temps en temps quelques bouillonnements de l'eau marine
témoigneraient d'un reste d'activité. Du temps de Strabon, il n'était
pas rare de voir dans ces parages des flammes courir à la surface de la
mer. Le géographe grec raconte aussi qu'une île de lave, dont l'ancienne
position n'est pas identifiée, fit son apparition dans le groupe de
Lipari. Quelques jets de vapeur émis par les rochers de la côte
sicilienne, entre Milazzo et Cefalù, semblent provenir aussi du foyer de
laves du groupe éolien.

Quant aux îles occidentales de l'archipel, Salina, nommée par les Grecs
la Jumelle (Didyme) à cause de sa double cime, Felicudi, formée comme
Vulcano d'un grand volcan se rattachant à un petit cône par un mince
pédoncule, Alicudi, cime d'une régularité parfaite, qui de loin
ressemble à une tente posée au bord de l'horizon, ces terres sommeillent
depuis l'époque historique, mais rien ne prouve que ce repos soit
définitif. L'île d'Ustica, située au nord du littoral de Palerme, est
également tranquille, quoiqu'elle soit aussi d'origine volcanique, et
qu'elle se trouve probablement à l'extrémité de la crevasse profonde
d'où se sont élevées les îles de Lipari. Ustica, perdue pour ainsi dire
au milieu de la mer, est un terrible lieu d'exil, l'un des plus redoutés
des bannis de la Péninsule. A une petite distance au nord-ouest est
l'îlot désert de Medico, l'antique _Osteodes_ où blanchirent les os des
mercenaires abandonnés par les Carthaginois à la mort de la faim.


ILES ÆGADES ET PANTELLARIA.

La partie occidentale de la Sicile ne se termine pas comme les deux
autres angles de la Trinacrie par d'étroits promontoires s'allongeant en
péninsules, mais elle s'émousse en un large musoir qui semble se
continuer en pleine mer par des fonds bas, des bancs de sable, des
écueils, des rochers émergés et des îles calcaires de même formation que
la grande terre voisine: ce sont les Ægades, c'est-à-dire les îles des
Chèvres, ainsi nommées, comme tant d'autres îles de la Méditerranée, à
cause des animaux qui bondissent sur leurs escarpements. La plus grande
des Ægades, Favignana, près de laquelle les Romains remportèrent la
victoire navale qui mit un terme à la première guerre punique, est en
partie bordée de falaises dont les grottes renferment des amas de
coquillages et d'ossements rongés, mêlés à des armes et des ustensiles
de pierre qu'y ont laissés les 'contemporains du mammouth et du grand
ours des cavernes. Dans ce labyrinthe de terres, de récifs et de bancs
qui s'avance au large de la Sicile, entre la mer Tyrrhénienne et la mer
d'Afrique, se heurtent souvent les vents contraires; la force des vagues
y est tout particulièrement redoutable; en outre, des phénomènes
irréguliers de marée, ou peut-être des pressions inégales de
l'atmosphère déterminent dans ces parages la formation de courants
périlleux. Les brusques dénivellations des eaux, connues dans l'archipel
sous le nom de _marubia_ ou de «mer ivre» (_mare ubbriaco?_), ont
souvent causé des naufrages.

Au sud du grand banc de l'Aventure, qui de la côte de Mazzara s'étend
vers l'Afrique, une île assez vaste s'élève au milieu du détroit qui
réunit la Méditerranée occidentale à la mer d'Orient: c'est Pantellaria.
Ici recommencent les roches ignées. Comme l'île Giulia, que l'on voit de
temps en temps dresser, non loin de là, la tête hors des flots,
Pantellaria est un massif d'éruption volcanique. Elle est riche en
sources thermales et surtout en jets de vapeur. Une de ses grottes, où
le gaz des fumerolles s'amasse en abondance, se trouve ainsi transformée
en une véritable étuve d'une haute température; ailleurs, la quantité
d'eau qui s'échappe du sol sous forme gazeuse est assez considérable
pour se déposer en un lac d'une certaine étendue. Située, comme elle
l'est, au seuil des deux mers, et sur la grande ligne de navigation
entre l'Orient et l'Occident, Pantellaria n'aurait pu manquer de devenir
très-populeuse et de prendre une grande importance dans le commerce de
l'Europe, si elle avait possédé, comme Malte, un bon port de refuge. A
en juger par les débris qu'on découvre ça et là sur les pentes, l'île
était autrefois beaucoup plus animée qu'aujourd'hui par le mouvement des
hommes. On y retrouve encore, au nombre d'un millier peut-être, des
édifices bizarres qui sont probablement d'anciennes habitations: les
indigènes leur donnent le nom de _sesi_. Ce sont, comme les _nuraghi_ de
la Sardaigne, d énormes ruches en pierres non cimentées reposant sur un
double piédestal formant le rez-de-chaussée et le premier étage;
quelques-unes de ces antiques masures n'ont pas moins de huit mètres en
hauteur et de quatorze mètres en largeur. Des fragments d'obsidienne
taillée trouvés dans une de ces demeures ont fait penser à l'archéologue
dalla Rosa qu'elles datent de l'âge de pierre.

[Illustration: N° 108.--PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE AU SUD DE LA
SICILE.]

Du sommet de la montagne de Pantellaria, on distingue très-bien, par un
beau temps, les promontoires de la Tunisie. L'île est, en effet, plus
rapprochée du continent africain que de la Sicile; cependant, si l'on
tient compte de la configuration du fond marin, c'est bien à l'Europe
qu'appartient Pantellaria. On ne peut en dire autant de l'îlot de
Linosa, groupe de quatre montagnes volcaniques perdu dans la haute mer,
à l'ouest de Malte, ni surtout des îles «Pélagiques». Quoique Lampedusa
et son rocher satellite, le Lampione, dépendent tous les deux du royaume
d'Italie, même de la commune de Licata, néanmoins des sondages qui n'ont
pas cent mètres de profondeur rattachent ces terres et les bancs
avoisinants au littoral des Syrtes[123]. Lampedusa et Lampione, «le
Lampadaire et le Lampion,» doivent leurs noms à des feux que, suivant
une légende du moyen âge, y allumaient chaque nuit des ermites ou des
anges, pour guider les navigateurs; de nos jours, la lampe légendaire
est remplacée par un petit phare qui marque l'entrée du port de
Lampedusa, où les navires de trois à quatre cents tonneaux peuvent
trouver un excellent abri contre les vents du nord. Vers la fin du
dix-huitième siècle, les Russes tentèrent de fonder à Lampedusa un
établissement maritime, qu'ils auraient fait rivaliser d'importance
stratégique avec l'île de Malte et d'où ils auraient pu commander à la
fois sur les deux grands bassins de la Méditerranée; mais ce projet fut
abandonné, et les Italiens n'y ont point donné suite pour leur propre
compte.

Des soldats, des condamnés politiques ou civils, des colons faméliques
parlant l'italien et le maltais, forment le gros de la population des
îles.

[Note 123: Iles siciliennes de la mer d'Afrique:

              Sommet le plus élevé. Superficie.    Population en 1871.

Pantellaria                         103 kil. car.      6,000
Linosa                100            12    »             900
Lampedusa             100             8    »             600
]


MALTE ET GOZZO.

Quoique appartenant politiquement à la Grande-Bretagne, l'archipel de
Malte fait incontestablement partie du monde italien, puisqu'il se
trouve sur le même piédestal de bas-fonds que la Sicile. A. une centaine
de kilomètres vers l'est se creusent les abîmes les plus profonds de la
Méditerranée, où la sonde peut descendre jusqu'à trois et quatre mille
mètres, mais au nord, du côté de la Sicile, les couches d'eau n'ont
qu'une faible épaisseur; en cet endroit, la mer a déblayé un ancien
isthme de jonction. D'ailleurs il est évident pour les géologues que la
terre dont Malte et Gozzo sont les débris s'étendait autrefois sur un
espace considérable. Parmi les fossiles les plus récents de ses roches
calcaires, on a trouvé des éléphants de diverses espèces et d'autres
animaux des régions continentales. De nos jours encore, Malte diminue
peu à peu; les hautes falaises de ses côtes méridionales, toutes percées
de grottes, dites _ghar_ dans la langue du pays, s'écroulent çà et là
sous le choc des vagues et se changent en sable que le flot promène sur
les grèves.

Placé, comme il l'est, au centre de la Méditerranée, et dans l'espace
étroit qui sépare la Sicile de la Tunisie, l'Europe de l'Afrique, et
pourvu d'un meilleur port que Pantellaria, l'archipel maltais ne pouvait
manquer de devenir une station commerciale importante pour toutes les
nations qui se sont succédé dans l'empire de la grande mer intérieure.
Phéniciens, Carthaginois, Romains et Grecs ont été les maîtres de Malte,
mais, avant eux déjà, d'autres peuples, autochthones ou conquérants,
avaient habité le pays; des grottes nombreuses, creusées dans les
rochers, des «tours de géants», et quelques restes de monuments
bizarres, pareils aux nuraghi de la Sardaigne, et même aux dagobas
bouddhistes, témoignent encore du long séjour de ces hommes inconnus.
Peut-être la population maltaise, où se sont mélangés tant d'éléments
divers, a-t-elle pour souche principale ces anciennes peuplades
aborigènes; quoi qu'il en soit, elle s'est fortement arabisée pendant la
domination des Sarrasins. Sa langue même est un italien fort corrompu
dont le vocabulaire a très-largement emprunté à tous les idiomes et à
tous les patois des bords de la Méditerranée, mais principalement à
l'arabe.

Le grand rôle militaire de Malte commença lorsque les chevaliers de
Saint-Jean de Jérusalem, après leur expulsion de Rhodes en 1522, vinrent
s'installer dans l'île italienne et en firent le boulevard du monde
chrétien contre les Turcs et les Barbaresques. Depuis le commencement du
siècle, Malte, passée aux mains des Anglais, leur sert d'arsenal de
guerre et de ravitaillement et leur assure la prépondérance navale dans
la Méditerranée. Ils en ont fait aussi un vaste entrepôt commercial, le
point d'attache de toutes leurs lignes de bateaux à vapeur, la station
centrale du réseau télégraphique sous-marin. Malte est comme une tour de
guet, du haut de laquelle les Anglais surveillent la mer, de Gibraltar à
Smyrne et à Saïd. L'excellent port de la Valette facilite singulièrement
le rôle à la fois commercial et militaire que remplit l'île de Malte
dans le monde méditerranéen. Ce port est double, et chacune de ses
branches se ramifie en d'autres ports secondaires; des escadres, des
flottes entières peuvent s'y mettre à l'abri, et des fortifications sans
nombre, murailles et tours, bastions et citadelles, se dressent de
toutes parts pour en défendre les approches. Depuis trois siècles on ne
cesse de travailler à rendre Malte imprenable. En outre, le commerce y
trouve toutes les facilités désirables pour l'entrepôt des marchandises
et la réparation des navires. Le plus grand bassin de carénage du monde
entier se trouve dans le port de Malte[124]. Le commerce de l'île a
quintuplé pendant les dix dernières années; sa grande importance
provient surtout des céréales de la Russie et de la Roumanie qu'y
apportent les navires de la mer Noire et que viennent y prendre des
bateaux d'Angleterre.

[Note 124:

Mouvement commercial en 1873: 8,408 navires, jaugeant 4,342,000 tonneaux.
Commerce général des articles soumis à la douane        429,963,500 fr.
]

[Illustration: No. 108.--PORT DE MALTE.]

Valetta ou la cité Valette, qui contient, avec ses faubourgs, environ la
moitié de la population de l'île, a gardé son originalité pittoresque,
en dépit des murs qui l'enserrent et du tracé régulier de ses rues. Les
hautes maisons blanches, ornées de balcons en saillie et de cages
vitrées pleines de fleurs, s'élèvent en amphithéâtre sur la pente de la
colline; des escaliers aux larges dalles en gravissent le versant, de
palier en palier; de toutes les rues on voit la mer bleue, les grands
navires immobiles et le fourmillement des barques. Les gondoles, qui
regardent fixement le voyageur de leurs deux larges yeux peints sur la
proue, glissent à la surface de l'eau, tandis que de bizarres carrosses,
dont les roues semblent détachées du coffre, roulent pesamment sur les
quais. Une foule bariolée de Maltais, de soldats anglais, de matelots de
tous les pays s'agite dans les rues. Ça et là, quelque femme glisse
rapidement le long des murailles; comme les femmes de l'Orient chrétien,
elle est revêtue de la _faldetta_, sorte de domino noir qui cache ses
autres vêtements, souvent somptueux, et qui lui sert à masquer ou à
révéler coquettement son visage, mais qui la rend chauve avant le temps,
à cause du froissement incessant de la soie sur les cheveux.

En dehors de la ville, Malte, «l'île de Miel,» n'offre qu'un triste
séjour. Les campagnes, qui s'élèvent en pente douce dans la direction du
sud, vers Città-Vecchia et les collines de Ben Gemma, sont parsemées de
rochers gris; les plantes des champs sont recouvertes de poussière fine;
les villages, aux murs éclatants de blancheur sous le soleil et
contrastant avec les ombres noires, ressemblent à des carrières. On ne
voit point d'arbres, si ce n'est les orangers des jardins, célèbres par
leurs fruits délicieux, surtout par leurs mandarines. Mais ces vergers
sont de rares oasis. Nulle part il ne coule d'eau permanente. Le sol
semble brûlé, et l'on s'étonne qu'il produise de si belles moissons de
céréales et de fourrages et ces prairies de trèfle _sulla_ qui croît
presque à hauteur d'homme; pendant la saison des fleurs on en contemple
avec admiration les nappes de verdure et d'incarnat ondulant en vagues
sous la pression de la brise. Mais aussi les paysans maltais, petits
hommes, âpres, secs et musculeux, font preuve dans leur culture d'une
merveilleuse industrie: ils bêchent jusqu'aux pentes les plus
rocailleuses et là où manque la terre végétale, ils en préparent
artificiellement en triturant la pierre; ils vont même en demander aux
Siciliens: jadis tous les navires étaient tenus d'apporter en lest une
certaine quantité de terre. On ménage avec le plus grand soin cette
précieuse substance, et sur le flanc des rochers on l'encadre de murs
pour empêcher les vents et les pluies de l'entraîner. En dépit de ces
prodiges de travail, les cultivateurs de Malte, de Gozzo et de Comino,
ainsi nommée du cumin, qui est, avec le coton, le principal produit de
l'archipel, récoltent à peine assez pour subvenir à l'entretien de la
population pendant cinq mois de l'année; chaque matin des bateaux
caboteurs de Sicile apportent à la Valette une partie des aliments de la
journée. Les Maltais, fort nombreux en proportion de la faible étendue
du territoire, sont obligés de demander au cabotage et à la pêche le
supplément de gain nécessaire à leur sobre existence. Ils apportent
d'ailleurs dans ce travail le même acharnement et la même patience que
dans la culture de leurs jardins. On montre à Gozzo des falaises à pic
où les pêcheurs se suspendent au moyen de cordes et d'où ils lancent
leurs filets dans les flots grondant au-dessous d'eux. Mais quelque
sobres et travailleurs qu'ils soient, les Maltais devraient mourir de
faim sur leur rocher, qu'ils appellent affectueusement la «Fleur du
monde», si le trop-plein de la population ne se déversait pas sur tous
les rivages de la Méditerranée, en Sicile, en Italie, en Égypte, en
Tunisie et surtout en Algérie, dans la province de Constantine, où ils
se distinguent, comme partout ailleurs, par leur industrie et leur âpre
amour du gain.

[Illustration: ILE DE MALTE, VUE DE LA VALLETTE. Dessin de Taylor,
d'après une photographie de M. Bedford.]

En hiver, le mouvement d'émigration est en partie compensé par l'arrivée
de nombreuses familles anglaises qui viennent jouir à Malte d'un climat
sec et chaud, si peu semblable à celui de leur brumeuse patrie. C'est au
mois de février que Malte est dans toute la beauté de son printemps et
resplendit de verdure; mais combien tôt la chaleur de l'été vient
dessécher la campagne! De petits chemins de fer, mettant la Valette en
communication facile et constante avec Città-Vecchia et les criques du
littoral et avec le petit port qui fait face à l'île de Gozzo, aideront
bientôt à la fondation, dans les parties les plus agréables de Malte, de
villages de plaisance et de bains[125].

[Note 125:

                  Altitude.     Superficie.       Population en 1871.

Malte               150 m.   273 kil. car.   124,400 habitants.
Gozzo et Comino     170 »     97    »         17,400    »
                            _______________  _________________________
                             370 kil. car.    141,800 et 5,000 soldats.
]

Malte n'est pas, au point de vue politique, une simple possession de
l'Angleterre: elle a son administration et sa législation spéciales. Le
gouverneur civil et militaire, nommé par la Grande-Bretagne, exerce le
pouvoir exécutif et jouit du droit de grâce; il est assisté par un
conseil de sept membres qui prépare et vote les lois. Dans chaque
district réside un lord-lieutenant, choisi parmi les nobles maltais; des
députés, que désigne le pouvoir, administrent chaque village. La justice
est exercée par des cours ordinaires et des tribunaux supérieurs; les
débats ont lieu en langue italienne et les actes judiciaires sont
rédigés dans le même idiome, si ce n'est à la cour suprême, où l'usage
de l'anglais est introduit depuis 1823.

Le budget de l'île, d'environ 4 millions de francs par an, est loin de
suffire aux dépenses militaires; mais le gouvernement anglais y pourvoit
aux frais du trésor national.

Le culte général est celui de la religion catholique. L'évêque de Malte,
qui porte en même temps le titre d'archevêque de Rhodes, est nommé par
le pape et possède un revenu de 100,000 francs par an; le choix de la
plupart des titulaires de paroisse appartient au gouvernement anglais.



VIII

LA SARDAIGNE.


C'est un phénomène historique vraiment extraordinaire et bien fait pour
humilier l'Europe civilisée, que l'abandon relatif dans lequel est
restée jusqu'à nos jours cette grande et belle île de Sardaigne, si
fertile, si riche en métaux, si admirablement située au centre de la mer
Tyrrhénienne. Jadis, sous la domination punique, la Sardaigne était
certainement beaucoup plus peuplée et plus productive qu'elle ne l'est
de nos jours; les prodigieux massacres que racontent les historiens de
Rome témoignent de la multitude des habitants qui vivaient autrefois
dans la grande île. La décadence fut rapide et profonde. Elle s'explique
en partie par la configuration de l'île, qui est fort escarpée et
difficile d'accès du côté de l'Italie, d'où auraient pu venir les
immigrants, tandis que du côté de la haute mer elle est bordée de marais
et d'étangs insalubres. Mais la grande cause du sommeil historique dans
lequel la Sardaigne s'est trouvée plongée pendant tant de siècles
provient, non de la nature, mais de l'homme. Les divers conquérants qui
succédèrent à Rome et à Byzance, Sarrasins, Pisans, Génois, Aragonais,
maintenaient à leur profit un monopole absolu des produits de l'île, et
de temps en temps les pirates barbaresques venaient opérer de soudaines
descentes sur les points exposés du rivage. Aussi tard qu'en 1815, les
Tunisiens débarquèrent dans l'île de Sant'Antioco, entre Iglesias et
Gagliari, et tous les habitants en furent massacrés ou réduits en
esclavage. Ces diverses causes ayant peu à peu dépeuplé le littoral, les
Sardes se retirèrent dans les plaines de l'intérieur et les vallées des
montagnes; opprimés par les coutumes féodales, ils vivaient isolés du
reste du monde, comme si leur île eût été, non dans la Méditerranée
d'Europe, mais au milieu de quelque océan lointain. A peine depuis une
génération, la Sardaigne commence à entrer par ses progrès et sa culture
dans le concert des autres provinces d'Italie.

[Illustration: N° 110.--PROFONDEUR DE LA MER AU SUD DE LA SARDAIGNE.]

Presque aussi grande que la Sicile[126], quoique celle-ci ait une
population quadruple, la Sardaigne est géographiquement plus
indépendante de la péninsule italienne, et les mers creusent entre elle
et le continent africain un gouffre presque océanique s'étendant de 500
à 1000 mètres au-dessous de la surface marine. Elle constitue avec la
Corse un groupe d'îles jumelles, séparé de l'archipel toscan par un bras
de mer assez étroit et dont la plus grande profondeur est de 310 mètres.
Au point de vue géologique, la Corse et une partie considérable de la
Sardaigne sont une même terre; elles présentent les mêmes formations, et
les îlots, les rochers, les écueils semés dans les «bouches» de
Bonifacio sont bien les débris d'un isthme que la mer a rompu. Mais si
les deux îles se rattachaient l'une à l'autre, par contre l'étude des
terrains fait croire qu'à une époque peut-être récente la Sardaigne se
composait de plusieurs îles distinctes. La principale continuait au sud
la chaîne montagneuse de la Corse; les autres étaient éparses à l'ouest,
au bord de détroits peu profonds que des alluvions, les déjections
volcaniques et peut-être une poussée souterraine ont graduellement
exhaussés. La forme de sandale qui a valu à la Sardaigne son ancien nom
grec d'_Ichnousa_ est donc toute fortuite, puisque l'île se compose
géologiquement de plusieurs terres distinctes. Le sillon intermédiaire
qui les sépare a été de tout temps le chemin naturel entre le golfe de
Cagliari et la mer de Corse, et c'est là que passent maintenant la
grande route longitudinale et la voie ferrée non encore terminée, qui
lui est parallèle.

[Note 126:

             Superficie.     Population en 1871. Pop. par kil. car.
Sardaigne... 24,450 kil. car.    636,500 hab.           26
]

Les montagnes de la Sardaigne commencent déjà dans les eaux du passage
de Bonifacio par les sommets des îlots de la Maddalena et de Caprera,
puis elles se dressent rapidement pour former le massif de la Gallura,
dont les pics nombreux, les chaînons détachés, les vallées sinueuses
s'enchevêtrent en un véritable chaos, mais qui dans son ensemble
constitue un bourrelet de soulèvement dirigé vers le sud-ouest. Une
dépression profonde, que route et chemin de fer ont empruntée pour
réunir les deux rivages de l'île, limite ce massif du côté du sud; mais
immédiatement au delà, la grande chaîne, épine dorsale de la Sardaigne,
se relève brusquement pour longer toute la côte orientale de l'île
jusqu'au cap Carbonara, où les monts viennent plonger leurs bases dans
les eaux profondes. Comme celle de la Corse dont elle est le
prolongement moins élevé, cette chaîne est composée de roches
cristallines et schisteuses, mais elle en diffère par la disposition de
ses pentes latérales. Tandis que les montagnes corses ouvrent leurs
vallées les plus longues dans la direction de l'est vers les eaux
italiennes et s'inclinent d'une pente plus rapide vers la mer
occidentale, le brusque escarpement de la chaîne sarde est, au
contraire, du côté de l'est, et c'est l'autre versant qui présente les
longues déclivités et les chaînons s'abaissant par degrés. On peut dire
que, par suite de cette disposition des montagnes, la Sardaigne tourne
le dos à l'Italie; elle ne lui montre que ses côtes les plus abruptes et
ses districts les plus sauvages. Dans son ensemble, le pays s'incline à
l'ouest vers le vaste bassin maritime, relativement solitaire, qui le
sépare des côtes d'Espagne. La prise de possession de la Sardaigne par
le gouvernement espagnol n'aurait donc pas manqué d'être justifiée par
des arguments géographiques de quelque valeur, s'il pouvait y avoir
d'autre raison que la volonté des populations elles-mêmes.

Les plus hauts sommets de l'île s'élèvent vers le milieu de la chaîne
cristalline. Là se dresse le Gennargentu (montagne d'Argent), appelé
aussi Punta Florisa; c'est le seul pic de la Sardaigne dont les
anfractuosités gardent encore un peu de neige au coeur de l'été. Avant
que les ingénieurs eussent mesuré les cimes, les habitants du nord de
l'île, qu'une grande rivalité anime contre leurs voisins du midi,
prétendaient posséder sur leur territoire le vrai dominateur des monts
sardes; mais ils se trompaient de beaucoup: quoique superbe de formes,
le Gigantinu ou «Géant», et son voisin le Balestreri, qui dominent les
monts dans le massif septentrional de Limbarra, latéral à la grande
chaîne, s'élèvent à peine aux deux tiers de la hauteur du sommet
principal.

[Illustration: N° 111.--DÉTROIT DE BONIFACIO.]

A l'ouest de ces monts appartenant au système corsico-sarde, des groupes
secondaires s'élèvent sur les anciennes îles que les formations récentes
ont juxtaposées à la masse principale de la Sardaigne. Une de ces
régions insulaires est signalée par les roches granitiques de la Nurra,
presque inhabitées, malgré la fertilité de leurs vallons, et par l'île
d'Asinara, toute peuplée de tortues, qui se recourbe à l'ouest de la mer
de Sassari; un autre massif, interrompu lui-même par la charmante vallée
de Domus-Novas, occupe l'angle sud-occidental de la Sardaigne, entre le
golfe d'Oristano et celui de Cagliari; c'est, d'après l'avis des
géologues, la partie la plus ancienne de la Sardaigne: elle n'a été
réunie à la grande île qu'à l'époque quaternaire, peut-être aux temps où
la Corse se sépara de sa voisine par le détroit de Bonifacio; mais
l'ancien bras de mer, devenu la plaine de Campidano, s'étale encore,
avec un aspect de détroit, sur une largeur moyenne d'environ 20
kilomètres. Enfin, dans la zone intermédiaire qui s'étend à l'ouest du
grand noyau des montagnes se ramifie l'arête transversale de Marghine,
parallèle aux monts de Limbarra. Là s'étalent aussi de larges plateaux
calcaires, percés de roches volcaniques; mais les anciens cratères
n'émettent plus de laves, ni même de jets de gaz; les villageois
construisent tranquillement leurs cabanes dans la bouche des volcans, et
les fontaines thermales semblent être le seul indice d'un reste
d'activité souterraine[127]. Les cônes d'éruption récents s'élèvent dans
la partie nord-occidentale de l'île, entre Oristano et Sassari; il en
existe aussi quelques-uns sur la rive orientale, dans la plaine basse du
torrent d'Orosei. Au sud-ouest de la Sardaigne, les formations
trachytiques des îles de San Pietro et de Sant' Antioco sont de date
beaucoup plus ancienne; les masses d'aspect architectural y sont
nombreuses, et l'on remarque surtout le promontoire méridional de l'île
San Pietro, dit «cap des Colonnes». Ses piliers, composés de gros blocs
angulaires superposés, se dressent, les uns isolément, les autres en
longues colonnades à demi engagées dans la falaise; mais on les démolit
pierre à pierre, afin d'en utiliser les blocs comme pavés, et bientôt
cette partie de la côte aura complètement perdu sa rangée d'obélisques
grandioses. Sant' Antioco, qu'un ancien pont d'une arche fort élevé
réunit à la grande terre, a d'autres curiosités naturelles: ce sont des
grottes profondes où les palombes marines vivent en multitudes. Les
chasseurs tendent des filets à l'entrée, et, pénétrant soudain dans les
cavernes à la clarté des torches, capturent à la fois des centaines
d'oiseaux épouvantés.

[Note 127: Altitudes de la Sardaigne:

Gennargentu                        1,864 mèt.
Fontana-Congiada, près d'Aritzo    1,507  »
Balestreri                         1,310  »
Gigantinu                          1,310  »
Nuoro (ville)                        581  »
Tempio   »                           576  »
Osieri   »                           371  »
Sassari  »                           220  »
]

En outre des mouvements brusques causés par les forces volcaniques, la
Sardaigne montre sur ses rivages les traces des oscillations lentes,
encore inexpliquées, dues au retrait et à l'expansion des assises de la
superficie terrestre. Non loin de Cagliari, La Marmora a reconnu
d'anciennes plages où des coquilles de la Méditerranée, semblables à
celles qui vivent actuellement dans la mer, se mêlent à des poteries et
à d'autres produits du travail humain. D'après lui, ces plages, situées
respectivement à 74 et à 98 mètres de hauteur, se seraient ainsi
exhaussées depuis que l'homme a commencé d'habiter le pays. Par contre,
certaines localités se seraient abaissées au-dessous du niveau de la
mer: telles sont les anciennes villes phéniciennes de Nora, au sud-ouest
de Cagliari, et de Tharros, sur la péninsule septentrionale du golfe
d'Oristano; les antiquités qu'on y a découvertes étaient partiellement
immergées.

Parmi les fleuves que les Sardes énumèrent complaisamment, il en est un
seul, le Tirso ou Fiume d'Oristano, qui puisse prétendre à ce titre par
la masse de ses eaux et la tranquillité de son cours inférieur. D'autres
rivières, dont le bassin est presque aussi étendu, mais qui n'ont pas
pour les alimenter les neiges du Gennargentu et les pluies qui
ruissellent sur les flancs occidentaux de la grande chaîne, ne sont
guère que des torrents, qui tantôt débordent sur les campagnes, tantôt
glissent en minces filets d'eau entre les touffes de lauriers-roses. La
plupart des ruisseaux descendus des montagnes de l'intérieur sont
absolument à sec pendant huit mois de l'année, et même durant les pluies
ils n'atteignent pas la mer; leurs eaux se mêlent à celles des étangs du
littoral. Il en est un cependant qui reçoit de gros bateaux à son
embouchure, grâce aux travaux d'amélioration entrepris à diverses
époques: c'est le Fiume ou torrent de Bosa, entre Alghero et Oristano.

Tous les étangs de la Sardaigne sont saumâtres ou salés. Les plus vastes
communiquent librement avec la mer, du moins pendant la saison
pluvieuse, par des passages ou «graus» qu'ouvre le trop-plein de la
masse liquide. Mais il en est aussi qui reçoivent de trop faibles cours
d'eau pour qu'ils puissent déblayer un chenal à travers les sables de la
plage; néanmoins ces étangs n'en restent pas moins salés et la
percolation souterraine des eaux marines les maintient au même niveau.
Enfin, les étangs situés loin de la mer dans l'intérieur des plaines ont
également leur eau saturée de substances salines, à cause de la nature
des terrains, jadis immergés, qui les entourent. Ils se dessèchent
d'ordinaire en été sous l'ardeur du soleil et leur lit est recouvert
d'une couche de sel blanc, semblable à une neige légère. Cette poudre
saline est trop fine et trop mélangée d'éléments impurs pour que le fisc
puisse s'en emparer et la revendre aux habitants, mais au moins
travaille-t-il à la rendre inserviable. Naguère les commis de la gabelle
avaient la coutume barbare d'employer en corvées les villageois et les
troupeaux des environs pour les faire passer dans tous les sens sur le
lit de l'étang et mêler ainsi par leur piétinement le sel avec l'argile
et la boue. Les seuls marais salants exploités en grand sont
actuellement ceux de Cagliari et ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San
Pietro. La compagnie française qui en a la concession en retire chaque
année près de 120,000 tonnes. Plusieurs centaines de ses travailleurs
sont des forçats que lui a prêtés le bagne de Cagliari.

Les étangs et les marécages des côtes entourent l'île presque tout
entière d'une zone de miasmes à laquelle s'ajoutent les exhalaisons des
vallées fluviales où les eaux d'inondation serpentent au hasard. Les
vents apportent ces effluves impures jusque sur les pentes élevées des
monts, et l'on voit des malheureux tremblant la fièvre, même sur les
hautes Alpes de l'intérieur. Les brouillards qui s'élèvent fréquemment
de ces étendues d'eau et qui rampent pendant les heures du matin,
contribuent par leur humidité malsaine à la propagation des maladies,
d'autant plus que, dans le voisinage des étangs, les arbres et même les
arbrisseaux, qui pourraient arrêter le passage des miasmes, manquent
presque complètement. Dans plusieurs districts, les étrangers qui
respirent en été l'atmosphère empoisonnée des marais sont à peu près
certains de succomber. Par l'insalubrité de son littoral, où toutes les
eaux croupissent, même celles des puits et des sources, la Sardaigne est
la contrée la plus infortunée de toute l'Italie: «l'intempérie» sévit
sur un quart environ de la superficie de l'île. Quoique, par une sorte
de compensation, les Sardes soient relativement indemnes du rachitisme,
de même que de la pellagre, cette maladie si commune au pied des Alpes,
quoique le crétinisme soit à peu près inconnu dans les hautes vallées de
l'île, cependant le fléau de la malaria suffit pour retarder les progrès
de la Sardaigne et la maintenir dans un état de grande infériorité
relativement aux autres provinces italiennes. La faible population de
l'île, et probablement aussi l'inertie intellectuelle de la plupart des
habitants, s'expliquent en grande partie par l'extrême insalubrité du
littoral.

Il est certain que depuis l'époque romaine cette insalubrité s'est
accrue par suite de l'extension que les habitants ont laissé prendre aux
eaux vagues; mais à l'époque de la plus grande prospérité de l'île,
alors qu'elle était un des principaux greniers de Rome et lui expédiait
en abondance ses fromages, sa viande de porc, ses laines et ses étoffes,
le plomb, le cuivre et le fer, ses côtes étaient aussi réputées comme
des lieux mortels, et les empereurs y envoyaient en exil ceux dont ils
tenaient à se débarrasser. Alors, comme de nos jours, les propriétaires
terriens ne séjournaient jamais dans les campagnes vers la fin de l'été:
dès la mi-juin, ils s'enfuyaient dans les villes pour se mettre à l'abri
des murailles contre le mauvais air. Les employés italiens, que le
gouvernement a nommés par disgrâce aux postes dangereux de l'île, se
considèrent pour la plupart comme des condamnés à mort, et ceux qui
n'obtiennent pas de passer des mois de congé dans les localités plus
salubres succombent, en effet, presque tous. Quant aux habitants des
villages, acclimatés de génération en génération, ils sont néanmoins
obligés de prendre les plus grandes précautions pour éviter la fièvre.
De tout temps ils ont essayé de se garantir par d'épais vêtements de
cuir tanné ou non tanné qui présentent aux rayons du soleil, de même
qu'à la pluie, au brouillard et à la rosée du matin, une surface
impénétrable. Pour résister au mauvais climat, c'est précisément quand
il fait le plus chaud que le paysan est le plus lourdement vêtu: par sa
longue toison ou _mastruca_, qui lui donne une certaine ressemblance
avec le pâtre roumain, le Sarde se fait une sorte de climat intérieur
qui le rend moins sensible aux impressions du dehors.

Les géographes de l'antiquité, et comme eux les habitants de la
Sardaigne, disent qu'une des grandes causes de l'insalubrité de l'île
provient de la rareté des vents du nord-est. D'après la croyance
populaire, les monts de Limbarra qui s'élèvent au nord agiraient comme
une sorte d'écran et changeraient, au détriment de toute la basse
Sardaigne, la direction du vent purificateur par excellence. Il y a
probablement du vrai dans ce dire des anciens et des indigènes, car la
bienfaisante «tramontane», qui pourtant est le vent normal du pôle, la
nappe descendante des alizés, ne souffle que rarement dans la partie
méridionale de l'île; la triple barrière des Apennins, des monts de
Corse et du chaînon de Limbarra, ou, ce qui paraît plus probable,
l'appel des brûlants déserts de Libye, l'infléchissent dans la direction
du sud. De même, le vent équatorial ou contre-alizé, connu en Sardaigne
sous le nom de _libeccio_, est peu fréquent, et quand il souffle, c'est
avec une violence de tempête.

Par une sorte de torsion que les conditions météorologiques spéciales de
la Méditerranée et du désert africain ont imprimée au régime des vents,
il se trouve que les deux courants réguliers de la Sardaigne sont, non
les vents du nord-est et du sud-ouest, mais précisément ceux qui
soufflent à angle droit de ces directions normales. Ce sont le mistral
(_maestrale_), qui vient du nord-ouest, c'est-à-dire des Cévennes et des
Pyrénées, et le _levante_ ou _sirocco_, provenant des sables de Libye.
Les Sardes méridionaux, qui redoutent fort ce dernier vent, lui donnent
le nom de _maledetto levante_. Ce vent «maudit» s'est chargé d'humidité
dans son passage sur la Méditerranée, et sa température est en réalité
beaucoup moins élevée que ne le ferait supposer l'état d'accablement
dans lequel il fait tomber l'organisme. Quant au maestrale, il est
accueilli avec joie, à cause de l'énergie qu'il donne au corps et de la
santé qu'il apporte; d'ailleurs il souffle vraiment en maître, et les
arbres soumis à sa violence ne peuvent s'élever qu'à une faible hauteur.
En arrivant sur les côtes occidentales, il laisse fréquemment tomber une
certaine quantité d'eau, que lui a fournie la Méditerranée, mais
lorsqu'il atteint le golfe de Cagliari, il est déjà sec. C'est à ce
vent, ainsi qu'à la brise marine, que la capitale de la Sardaigne doit
une température moyenne (16°,63) inférieure à celle de Naples, située
pourtant plus au nord.

Les orages sont relativement assez rares en Sardaigne, et les fortes,
grêles, qui font ailleurs tant de ravages, sont presque inconnues dans
l'île. Les pluies tombent surtout en automne et cessent d'ordinaire en
décembre, pour faire place à une saison de sécheresse, la plus agréable'
de l'année à cause de la sérénité de l'atmosphère et de l'égalité de la
température: ce sont les «jours alcyoniens» pendant lesquels, suivant
les anciens poëtes, la mer se calme pour permettre à l'oiseau sacré de
faire son nid. Mais ces jours heureux et salubres de l'hiver sont suivis
d'un triste printemps. Février, le «mois à double face» des marins
sardes, apporte des froids capricieux, auxquels succèdent, en mars et en
avril, les brusques alternatives du vent et de la pluie, de la chaleur
et des froidures. Retardée par ce mauvais temps, la végétation de la
Sardaigne est beaucoup plus lente que ne pourrait le faire croire la
latitude méridionale de la contrée. Quoique à trois degrés en moyenne au
sud du littoral de la Provence, les plantes n'y sont pas aussi tôt en
fleurs.

La végétation de la Sardaigne ressemble à celle des autres îles de la
Méditerranée. Dans les hautes vallées de l'intérieur et sur les pentes
sans chemins, les forêts épargnées par les feux des pâtres consistent,
comme celles de la Corse, en pins, et surtout en chênes et en chênes
verts, mêlés ça et là aux charmes et aux érables; des bois de
châtaigniers, des bouquets de noyers superbes entourent les villages;
les croupes, dont les hautes futaies ont disparu, sont revêtues de
plantes odoriférantes et de fourrés d'arbrisseaux, parmi lesquels les
myrtes, les arbousiers, les bruyères arborescentes se distinguent par
leurs fortes dimensions: c'est dans ces fourrés que les abeilles
préparent leur miel amer, tellement dédaigné par Horace. Dans le
voisinage de la mer, l'_olivastro_ ou olivier sauvage, au tronc penché,
aux branches uniformément reployées vers le sud-est par le tempétueux
mistral, recouvre de vastes étendues incultes et n'attend que la greffe
pour donner des fruits excellents. Tous les arbres fruitiers, toutes les
plantes utiles du bassin de la Méditerranée trouvent en Sardaigne le
terrain le plus propice; c'est avec une étonnante vigueur que poussent
l'amandier et surtout l'oranger, introduit par les Maures à la fin du
onzième ou au commencement du douzième siècle; les jardins de Millis,
parfaitement abrités du mistral par l'ancien volcan de Monte Ferru, au
nord d'Oristano, forment par leur ensemble une des plus belles forêts
d'orangers du monde, peut-être la plus grande et la plus productive de
tout le bassin de la Méditerranée: dans les années ordinaires les fruits
d'or y mûrissent au nombre de soixante millions. Les vergers de Domus
Novas, d'Ozieri, de Sassari sont aussi d'une étonnante richesse. Dans
les campagnes méridionales de l'île, partout où les champs cultivés
gagnent sur les landes couvertes de cistes, de fenouils et d'asphodèles,
ils s'entourent, comme en Sicile, de figuiers de Barbarie, aux lobes
épineux; près des villes, surtout aux environs de Cagliari, de nombreux
dattiers déploient leurs éventails de feuilles. Par un singulier
contraste, il se trouve que les palmiers nains manquent dans les plaines
basses du sud de l'île, au climat presque africain, tandis qu'au nord,
dans les solitudes d'Alghero, ils forment d'épais fourrés, pareils à
ceux de l'Algérie. De même que les Maures, les indigènes sardes ont
l'habitude d'en manger les racines.

Bien que toutes les plantes des terres voisines puissent facilement
s'acclimater en Sardaigne, cette île est naturellement moins riche en
espèces que les régions continentales situées sous la même latitude. Ce
phénomène d'appauvrissement est général dans toutes les îles; la faible
surface du champ clos dans lequel les diverses espèces luttent pour
l'existence a eu pour résultat nécessaire de faire succomber celles qui
étaient le moins bien armées pour le combat ou dont les représentants
étaient trop peu nombreux. En revanche, la plupart des îles qui sont
nées en pleine mer et qui ne se sont point rattachées aux masses
continentales les plus voisines, ont une florale spéciale que l'on ne
retrouve pas ailleurs. Tel n'est pas le cas pour la Sardaigne, qui
probablement est le débris d'une terre de jonction entre l'Europe et
l'Afrique. Quant à la fameuse plante dont parlent les anciens et qui,
mangée par mégarde, causerait le rire «sardonique» et la mort, rien ne
prouve que ce soit une herbe spéciale à la Sardaigne: Mimaut croit y
reconnaître, d'après la description de Pline et de Pausanias, la berle à
larges feuilles (_Sium latifolium_).

Le nombre des animaux sardes est aussi beaucoup moindre que celui de
leurs congénères du continent. Parmi les mammifères qui ne se trouvent
pas en Sardaigne, on cite l'ours, le loup, le blaireau, la fouine, la
taupe. On n'y voit pas non plus de vipères ni de serpents venimeux
d'aucune espèce; le seul animal dangereux qui se rencontre dans l'île
est la tarentule (_arza_ ou _argia_), dont la piqûre se guérit par la
danse jusqu'à épuisement de forces ou par un séjour dans le fumier. La
grenouille ordinaire, très-commune sur le continent italien et même en
Corse, manque en Sardaigne tandis que des papillons y représentent la
part spéciale de l'île dans la faune européenne. En revanche, un animal
que les chasseurs ont exterminé dans presque toutes les îles de la
Méditerranée, et qui représente peut-être la race mère de nos brebis, le
mouflon, habite encore les montagnes du système corsico-sarde. Au milieu
du siècle dernier, et encore au commencement de celui-ci, des chevaux
redevenus sauvages parcouraient aussi librement l'île de Sant' Antioco,
au sud-ouest de la Sardaigne; des myriades de lapins peuplent les
petites îles qui bordent le littoral; enfin dans l'îlot de Tavolara,
table calcaire du golfe de Terranova, vivent des chèvres farouches, aux
longues cornes, aux dents d'un jaune doré, qui descendent d'animaux
domestiques abandonnés à une époque inconnue. L'île de Caprera,
illustrée par le séjour de Garibaldi, doit son nom aux troupeaux de
chèvres qui la peuplaient jadis, et les animaux de même espèce qu'on y a
récemment introduits, sont devenus sauvages dans l'espace de quelques
années.

Les naturalistes ont constaté que les races de mammifères sauvages
habitant la Sardaigne sont toutes inférieures en taille à leurs
congénères d'Europe. C'est une règle générale, à laquelle la chèvre
seule fait exception. Le cerf, le daim, le sanglier, le renard, le chat
sauvage, le lièvre, le lapin, la martre, la belette sont tous beaucoup
plus petits que les espèces du continent. Il en est de même pour les
animaux domestiques, à l'exception des porcs, qui atteignent de grandes
dimensions, surtout dans les forêts de chênes, où ils vaguent pendant
des mois entiers: une variété de ces animaux se distingue par un sabot
plein, qui devrait le classer parmi les solipèdes. Anes et chevaux de
Sardaigne sont relativement des nains. Mais tout petit qu'il est, le
cheval sarde est un des animaux qui rendent le plus de services à
l'homme, grâce à son extrême sobriété, à l'étonnante sûreté de son pied,
à sa vigueur et à son endurance: si l'art de l'éleveur réussissait à lui
donner l'élégance de formes, la race chevaline de Sardaigne serait
certainement l'une des plus appréciées de l'Europe. Quant aux ânes, à
peine plus grands que des mâtins, ce sont de vaillants petits animaux.
En beaucoup d'endroits, notamment dans les faubourgs de Cagliari, le
bourriquet domestique partage avec ses maîtres la chambre unique de la
masure. C'est lui qui est la véritable richesse de la famille. Attelé au
manége qui occupe le milieu de la chambre, la tête revêtue d'un bonnet
qui lui couvre les yeux, il tourne lentement pour moudre le grain. Rien
n'est changé depuis l'époque romaine: tels étaient les moulins
représentés sur les bas-reliefs du Vatican.

La Sardaigne est peut-être la contrée de l'Europe occidentale la plus
riche en monuments préhistoriques. Comme en Bretagne, il s'y trouve de
nombreux mégalithes dits «Pierres des Géants», «Autels», «Pierres
Longues» ou «Pierres Fichées», et vierges du ciseau pour la plupart;
mais les dolmens y sont rares: on n'en cite même qu'un seul à l'égard
duquel il n'y ait pas de doute possible. Parmi ces monuments des âges
inconnus il s'en trouve peut-être qui rappellent le culte de quelque
divinité d'Orient, car les Phéniciens et les Carthaginois séjournèrent
longtemps dans l'île; ils y fondèrent d'importantes cités, Caralis,
Nora, Tharros, et même, à l'époque romaine, des inscriptions puniques
étaient gravées sur les tombeaux; après une heureuse trouvaille faite
dans les ruines de Tharros par un lord anglais, les chercheurs de
trésors se précipitèrent par milliers vers cette presqu'île du littoral
d'Oristano et y découvrirent, en effet, un grand nombre d'idoles en or
et d'autres objets, égyptiens pour la plupart, qu'avaient apportés les
commerçants de Phénicie. Mais les principaux témoignages de la
civilisation des anciens Sardes sont de véritables édifices, les fameux
_nuraghi_. Ils se montrent de loin, pyramidant au sommet des collines
comme les débris de vieilles forteresses. Le plateau de la Giara, table
calcaire d'une extrême régularité qui s'élève non loin du centre de
l'île, au nord de la plaine du Campidano, porte une de ces masures à
chaque bastion naturel de son pourtour; l'ovale déchiqueté que forme le
rebord du plateau est ainsi défendu par une véritable enceinte de
nuraghi. Dans toutes les parties de l'île se trouvent des monuments
semblables, tantôt disposés avec ordre, tantôt bâtis comme au hasard. Le
nombre des nuraghi reconnaissables s'élève à près de quatre mille, et
pourtant que de vestiges de ces édifices doivent avoir été nivelés par
le temps! C'est dans les régions du basalte, principalement au sud de
Macomer, qu'ils sont le plus nombreux et le mieux conservés. Rarement on
les trouve isolés; ils s'élèvent par groupes et pour la plupart en des
pays de culture, loin des steppes arides.

On a beaucoup discuté sur l'origine des nuraghi et l'usage auquel ils
servaient autrefois: pour les uns ces constructions étaient des temples,
pour les autres des tombeaux, des «tours du silence», des lieux sacrés
où l'on adorait le feu, des tours de refuge, des foyers de géants.
Phéniciens, Troyens et Ibères, Tyrrhéniens, Thespiens et Pélasges,
Cananéens, Orientaux d'origine inconnue, antédiluviens même, ont été
évoqués par les divers écrivains comme les bâtisseurs probables de ces
mystérieux édifices. Grâce à l'infatigable explorateur des antiquités
sardes, M. Spano, la plupart des archéologues n'ont plus de doute
aujourd'hui que sur le nom des architectes; l'emploi des constructions
elles-mêmes serait connu: les nuraghi auraient été des demeures et leur
nom phénicien signifierait tout simplement «maison ronde». Les plus
grossièrement construites, qui résistent peut-être depuis quarante
siècles et davantage à l'action des intempéries, ne renferment qu'une
seule chambre intérieure; elles dateraient de l'âge de pierre et, comme
habitations humaines, elles représenteraient l'âge de la civilisation
qui suivit la période des troglodytes. Les nuraghi relativement
modernes, qui furent édifiés pendant l'âge du bronze ou même à l'époque
du fer, sont maçonnés avec beaucoup plus d'art, quoique sans ciment, et
se composent de deux ou trois chambres superposées où l'on monte par une
espèce d'escalier formé de grosses pierres. Quelques-uns des
rez-de-chaussée sont assez grands pour contenir quarante ou cinquante
personnes, et sont, en outre, précédés d'antichambres, de réduits et de
petits bastions semi-circulaires. Celui de Su Domu de S'Orcu, près de
Domus Novas, récemment démoli, se composait de dix chambres et de quatre
cours: c'était une forteresse en même temps qu'un groupe de maisons; il
pouvait contenir plus d'une centaine de personnes et soutenir un siége.
Telles sont encore de nos jours les demeures de beaucoup d'Albanais en
Turquie et celles des Souanètes dans les vallées du Caucase.

[Illustration: N° 112.--LA GIARA.]

Les débris de toute espèce accumulés dans le sol des nuraghi ont fourni
une multitude d'objets qui racontent la vie des anciens habitants de ces
constructions et témoignent de leur civilisation relative. Tandis que
les couches inférieures contiennent seulement des outils, des armes en
pierre et des poteries faites à la main, les amas de débris plus élevés,
et par conséquent plus modernes, renferment déjà beaucoup d'objets en
bronze. Dans le voisinage de tous les nuraghi se trouvent d'autres
monuments de construction cyclopéenne: ce sont les «tombes des géants».
En les nommant ainsi, les indigènes ne se sont trompés qu'à demi: ces
amas de pierre placés à l'extrémité d'un hémicycle de blocs massifs
sont, en effet, des sépultures; tous ceux qu'a fait ouvrir M. Spano
contenaient des cendres humaines.

Les Sardes n'ont point de traditions relatives aux anciennes demeures
des aborigènes; quoique fort superstitieux, ils ne racontent même pas de
légendes au sujet de ces ruines; tout au plus en attribuent-ils la
construction au diable, et c'est là tout. Sans doute ce silence du
peuple provient de ce que les conquêtes successives de l'île et les
massacres en grand ont rompu toute tradition nationale. Dans leurs
guerres contre les indigènes, les Carthaginois étaient impitoyables,
puis, durant les premiers siècles de l'occupation romaine, les tueries
et les déportations en masse firent disparaître une grande partie de la
population première, que des colons volontaires et surtout de nombreux
bannis vinrent remplacer. Dans ces conditions, tout souvenir de
l'ancienne histoire du pays devait nécessairement se perdre.

De la multitude des suppositions qui ont été faites sur l'origine des
anciens Sardes, celle qui paraît le mieux répondre à l'apparence
physique des insulaires actuels les rattache au groupe des Ibères; mais,
historiquement, ce sont des autochthones. Ils sont en général de petite
taille, comme si l'influence du climat qui a rapetissé tous les animaux
sauvages et domestiques, avait eu prise également sur eux; mais ils ont
le corps svelte et de belles proportions, la taille fine, les muscles
solides; leur chevelure et leur barbe, toujours noires, sont
très-abondantes et persistent d'ordinaire jusque dans l'extrême
vieillesse. Également gracieux et forts, les Sardes des deux provinces
diffèrent un peu les uns des autres par les traits du visage: ceux du
nord ont d'ordinaire la figure plus ovale et le nez plus aquilin, tandis
que ceux des environs de Cagliari, plus mélangés peut-être, ont moins de
régularité dans les traits et les pommettes fort saillantes. A cet
égard, comme à beaucoup d'autres, il y a contraste entre les populations
des deux parties ou «caps» de l'île.

Les habitants de l'intérieur de la Sardaigne sont peut-être, de tous les
Européens, ceux qui ont le plus maintenu la pureté de leur race depuis
le commencement du moyen âge. Sans doute ils comptent parmi leurs
ancêtres bien des peuples divers, mêlés à la nation mystérieuse qui
éleva les nuraghi; mais, après l'époque romaine, la plupart des
invasions violentes et les immigrations d'étrangers s'arrêtèrent au
littoral; elles refoulèrent les indigènes dans les hautes vallées des
montagnes et ne les suivirent point dans ces retraites. A l'exception
des Vandales, dont la furie s'était déjà calmée, les terribles hordes de
Germanie qui ravagèrent presque toutes les autres contrées de l'Europe
occidentale épargnèrent la Sardaigne, et cette île put ainsi garder sa
population, ses moeurs et sa langue; les envahisseurs, maures, pisans,
génois, catalans, espagnols, ne se mélangèrent qu'avec les habitants des
côtes: on ne signale qu'une seule exception, celle des Barbaricini, qui
habitent, précisément au centre de l'île, la contrée montueuse appelée
de leur nom Barbagia. On croit voir en eux les restes d'une tribu
berbère chassée de l'Afrique par les Vandales et repoussée dans
l'intérieur à la suite de longues guerres avec les indigènes. Quand ils
vinrent dans le pays, ils étaient encore païens, et devenus les voisins
des Ilienses, qui étaient également idolâtres, ils se fondirent avec
eux; leur conversion date seulement du septième siècle. Les femmes de la
Barbagia portent encore un costume sombre qui rappelle celui des
Berbères.

De tous les idiomes d'origine latine, le sarde est de beaucoup celui qui
ressemble le plus à la langue des Romains, non par la grammaire, qui
diffère beaucoup, mais par les mots eux-mêmes: plus de cinq cents termes
sont absolument identiques. Des phrases nombreuses du langage usuel sont
à la fois latines et sardes; même des rimailleurs ont pris à tâche
d'écrire des poëmes entiers appartenant à l'une et à l'autre langue.
Quelques mots grecs qui ne se trouvent pas dans les autres idiomes
latins se sont aussi maintenus dans le sarde, soit depuis le temps des
anciennes colonies grecques, soit depuis l'époque byzantine; enfin on
cite deux ou trois mots usités en Sardaigne et qui ne peuvent se
rattacher à aucun radical des langues européennes: ce sont peut-être des
restes de l'ancienne langue des autochthones. Les deux dialectes
principaux du langage sarde, celui de Logoduro dans le nord de l'île et
celui de Cagliari, sont directement dérivés du latin, comme l'italien
lui-même et l'espagnol, mais peut-être sont-ils plus rapprochés de ce
dernier. En outre, la ville de Sassari et quelques districts du littoral
voisin appartiennent à la zone de langue italienne; on y parle un patois
qui se rapproche beaucoup du corse et du génois. Dans la ville
d'Alghero, des colons catalans, introduits en masse vers le milieu du
quatorzième siècle, à la place de l'ancienne population qui s'était
réfugiée à Gènes, parlent encore, leur vieux provençal presque pur.
Enfin, les _Maurelli_ ou _Maureddus_ des environs d'Iglesias, qui sont
probablement des Berbères, et que l'on reconnaît à leur crâne étroit et
allongé, auraient introduit, d'après La Marmora, quelques mots africains
dans la langue du pays. Maltzan pense que les représentants les plus
purs des immigrants d'Afrique sont les habitants de l'immense jardin de
Millis; ce sont eux qui auraient apporté les orangers en Sardaigne.

Les Sardes de l'intérieur, fidèles à leur langage, le sont aussi
partiellement à leurs moeurs antiques. La danse, qu'ils aiment beaucoup,
est encore la même qu'aux temps de la Grèce. Dans le nord de l'île, les
jeunes gens règlent leur cadence au son de la voix humaine; au milieu de
la ronde se tient un groupe de chanteurs qui précipite ou ralentit les
pas. Dans la partie méridionale de la Sardaigne, c'est un instrument qui
rhythme la marche des danseurs; cet instrument, la _launedda_, n'est
autre que la flûte antique à deux ou trois roseaux. Même ténacité dans
tous les usages relatifs à la vie sociale et surtout dans les cérémonies
et les rites de compérage, d'épousailles et de deuil. Comme chez presque
toutes les anciennes populations de l'Europe, le mariage est précédé
d'un simulacre d'enlèvement; en outre, la jeune femme, dès qu'elle est
entrée dans la maison du mari et que sa captivité est bien constatée,
doit rester toute la journée sans bouger, sans prononcer une seule
parole; immobile et muette comme une statue, elle n'est plus un être
vivant, mais seulement une chose, celle du mari: telle est sans doute la
signification du symbole. C'est pour la même raison qu'on lui interdit
de visiter ses parents pendant les trois premiers jours du mariage et
que, dans les districts méridionaux de l'île, un grand nombre de femmes
ont encore la figure à demi voilée.

Les montagnards sardes ont également conservé la lugubre cérémonie de la
veillée des morts, connue sous le nom de _titio_ ou _attito_. Les
femmes, parentes, amies ou salariées, qui pénètrent dans la chambre
mortuaire, s arrachent les cheveux, se précipitent sur le sol, poussent
des hurlements, improvisent des hymnes de douleur. Ces vieilles
cérémonies païennes prennent un caractère vraiment terrible lorsque le
corps est celui d'un parent assassiné et que les assistants jurent de
verser en échange le sang du meurtrier. Encore à la fin du siècle
dernier et au commencement de celui-ci, les pratiques de la _vendetta_
coûtaient à la Sardaigne une grande partie de sa population de jeunes
hommes, parfois jusqu'à mille dans le cours d'une année. D'après les
statistiques, du reste fort défectueuses, le nombre des habitants de
l'île aurait diminué de plus de soixante mille personnes pendant les
quarante années qui précédèrent 1816, et la principale cause de cette
dîme prélevée par la mort aurait été la _vendetta_. De nos jours, la
redoutable coutume n'est conservée que dans les districts reculés de
l'île et notamment dans celui de Nuoro et dans la Gallura, au milieu des
montagnes; là nul parent n'oublie, quand il fait baptiser un enfant, de
glisser quelques balles dans ses langes, car ces plombs consacrés ne
manqueront jamais leur but. Mais ailleurs les meurtres de vengeance ont
presque disparu et les Sardes sont devenus oublieux des injures en
comparaison de leurs voisins les Corses. Un autre usage encore plus
barbare, suivant nos idées modernes, a disparu au commencement du siècle
dernier. Des femmes, dites «acheveuses» (_accabadure_), avaient pour
charge de hâter la fin des moribonds; souvent ceux-ci les imploraient
eux-mêmes pour échapper à leurs souffrances; mais cette pratique de
piété barbare donna souvent lieu à des actes hideux et de conséquence
fort grave, car la population sarde est très-processive et les gens de
loi y foisonnent. Maltzan, qui voit dans ces récits des anciens
voyageurs une pure calomnie, s'imagine que les «acheveuses» étaient des
femmes chargées de rendre la vie des vieillards tellement amère que
leurs jours en étaient abrégés. Il ne songe pas qu'une pareille pratique
aurait été beaucoup plus atroce que celle d'achever pieusement les
malades.

Le paysan de la Sardaigne a sur celui de la plupart des provinces
italiennes un immense avantage, celui d'être, sinon propriétaire, du
moins usufruitier du sol: on le voit à l'assurance de son attitude et à
la fierté de son regard; il ressemble presque à un paysan des Castilles.
Le système féodal existait encore en Sardaigne avant 1840 et il en reste
toujours des traces nombreuses. Les grands barons, presque tous
d'origine espagnole, étaient à peu près les maîtres des communes et
jusqu'en 1836 ils possédaient le droit de justice; ils avaient leurs
prisons et dressaient le gibet, symbole de leur pouvoir. Néanmoins les
paysans n'étaient pas asservis à la glèbe, ils pouvaient se promener de
fief en fief, et presque partout la coutume leur assurait, sur le vaste
domaine du seigneur une part plus que suffisante de l'usufruit des
terres: en vertu de l'_ademprivio_, ils pouvaient couper du bois dans la
forêt, faire paître leurs brebis sur la montagne, se découper des champs
dans les jachères de la plaine; sans avoir la propriété, ils en avaient
du moins les profits annuels. Malheureusement, avec ce régime d'aventure
et de caprice, la terre ne rendait que de maigres récoltes; presque tous
résidant en dehors de l'île, les titulaires des fiefs ne pouvaient
s'occuper de l'amélioration des cultures et laissaient gérer leurs
domaines par des intendants cupides; de leur côté, les paysans, quoique
jouissant de l'ademprivio, ne pouvaient soigner des terres qui
changeaient constamment de mains: l'agriculture n'était qu'une forme de
pillage. Actuellement, l'État, devenu possesseur d'une grande partie des
terres vagues des anciens fiefs, cherche à s'en débarrasser pour
reconstituer la propriété privée; il en a cédé d'un coup 200,000
hectares à la société anglo-italienne qui s'est chargée de construire le
réseau des chemins de fer de la Sardaigne.

Dans les districts où la population est relativement considérable, la
division de la propriété est devenue extrême; le sol s'est émietté pour
ainsi dire et les champs se sont hérissés de haies, pépinières de
mauvaises herbes: chacun d'eux se divise en autant de parcelles qu'il y
a d'héritiers. Parfois, de deux frères, l'un garde le terrain et l'autre
prend la récolte. Par contre, le berger nomade des districts presque
déserts n'a point de terre bien définie, mais il a son troupeau; les
landes, les maquis lui appartiennent, et si la fantaisie lui en vient,
il peut avoir son petit enclos de cultures à l'endroit le plus fertile
du pâturage. Il est certain qu'avec de semblables errements
l'exploitation sérieuse du sol est tout à fait impossible. Le mal est si
criant, que des économistes ont même proposé le remède bien pire
d'exproprier toutes les parcelles, tous les terrains vagues et de les
revendre à de grands feudataires ou à des compagnies industrielles. Un
pareil régime, renouvelé, sous une autre forme, de celui des fiefs
catalans, ne pourrait qu'accroître la misère déjà fort grande. En
certains villages du district de l'Ogliastra, sur la côte orientale, les
indigènes mangent encore du pain de glands (_quercus ilex_) dont la pâte
a été pétrie avec de l'eau provenant d'une argile onctueuse de schistes
décomposés, sur laquelle on verse ensuite un peu de lard fondu. En
Espagne, on mange aussi des glands, mais ce sont ceux du _quercus
bellotta_, qui sont vraiment comestibles et qu'on se garde bien de
mélanger de terre. Ainsi la Sardaigne offre un exemple, probablement
unique en Europe, de populations partiellement géophages, comme
plusieurs tribus indiennes de la Colombie et du Venezuela.

Quoique possesseur de pâturages ou de parcelles cultivées, le Sarde
n'habite point la campagne. Dans l'île tyrrhénienne comme en Sicile, la
population des laboureurs se groupe dans les bourgs et dans les
villages. Il n'y a point de hameaux ni de logis solitaires, car il eût
été jadis trop dangereux de vivre à l'écart exposé aux ravages des
pirates mahométans ou chrétiens et à l'invasion de la fièvre. De nos
jours le premier péril, celui de la guerre, n'existe plus, mais
l'habitude est prise et le Sarde continue d'élever sa cabane ou sa
maison dans la bourgade dont les murs offraient un refuge à ses aïeux.
Même les pâtres des montagnes aiment à grouper leurs huttes en villages
informes, auxquels on donne le nom de _stazzi_; eux-mêmes s'unissent en
confédérations de défense et de protection mutuelles: ce sont les
_cussorgie_, républiques temporaires qui offrent un modèle parfait de
déférence réciproque, de justice et d'égalité. Lorsqu'un berger a eu le
malheur de perdre son bétail par la peste ou par l'incendie, l'usage
l'autorise à réclamer de chacun de ses camarades du district et des
cantons environnants au moins un animal: il reconstitue ainsi son
troupeau, sans autre obligation que d'avoir à rendre la pareille quand
un autre pâtre tombera dans l'infortune. Ailleurs, notamment dans les
environs d'Iglesias, les vergers sont encore en commun. Quelle que soit
leur pauvreté, les Sardes des montagnes exercent les vieilles pratiques
de l'hospitalité avec une véritable joie; ils habitent des maisons de
pisé grossier ou de pierres brutes, dépourvues de tout confort, mais ils
trouvent moyen d'en faire un séjour agréable pour l'étranger. D'ailleurs
l'avantage de posséder un hôte fournit à la communauté l'occasion,
toujours bienvenue, de célébrer un banquet.

Dans l'ensemble des produits de l'Italie, ceux de la Sardaigne ne
comptent encore que pour une bien faible part. La plupart des paysans ne
sont laborieux que par boutades, et la proportion des terres qu'ils
cultivent est seulement d'un quart ou d'un tiers de la superficie totale
de l'île. Il arrive aussi, en quelques années exceptionnelles, que les
récoltes sont brûlées par les sécheresses ou même dévorées par les
sauterelles, que le vent apporte en nuages par-dessus la mer d'Afrique.
Si ce n'est dans le district de Sassari, les Sardes ont encore une
culture rudimentaire et ne connaissent point l'art d'ennoblir leurs
produits. L'olivier est l'arbre auquel ils donnent le plus de soin.
Séduits par des privilèges politiques qui, suivant le nombre des arbres
plantés, pouvaient s'élever jusqu'à la possession du titre de comte, des
milliers de propriétaires ont changé leurs steppes incultes en vergers,
et quelques districts, dans la vallée du torrent de Bosa, sont devenus
d'immenses olivettes dont les huiles s'exportent en Italie. Quant aux
millions d'oranges que fournissent les jardins de Millis et d'autres
villes sardes, elles ne sont point considérées comme ayant assez de
valeur pour être expédiées sur le continent, et ne sont vendues que dans
l'île même, par des marchands voyageurs. Les produits exquis des
orangers de la Sardaigne ont moins d'importance dans le commerce de
l'île que les salicornes et autres plantes salines qui croissent dans
les terrains bas du littoral et dont les cendres sont expédiées à
Marseille pour la fabrication de la soude. Toute la plaine de Cagliari,
trop infertile pour toute autre culture, est maintenant un vaste champ
de salsolées.

[Illustration: N°. 113.--DISTRICT D'IGLESIAS.]

L'exploitation des carrières de granit et de marbre donne quelque
profit, mais tout récemment encore les mines proprement dites, qui
avaient une si grande importance du temps des Romains, étaient
complètement délaissés. Même de nos jours, il n'est qu'une mine de fer
sérieusement exploitée, celle de San Leone, appartenant à une société
française; les premiers travaux y datent de 1862. On en retire chaque
année environ 50,000 tonnes de minerai contenant environ les deux tiers
de leur poids en métal pur. C'est à San Leone, située à une quinzaine de
kilomètres de Cagliari, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la
baie, que l'on a construit le premier chemin de fer de l'île de
Sardaigne. Depuis 1867, le grand gîte de l'exploitation minière des
anciens, le district d'Iglesias, où les Romains avaient fondé les villes
de Plumbea et de Metalla, et où les Pisans firent aussi des excavations
pour la recherche de l'argent, a commencé de reprendre son antique
importance à cause de ses gisements de plomb et de zinc: on s'y occupe
aussi, comme au Laurion en Attique, de l'exploitation et du traitement
des amas de scories rejetés hors des trous de mine par les anciens; une
grotte à stalactites fort curieuse, qui traverse la montagne près de
Domus Novas, a même été transformée en tunnel pour le service de ces
mines à air libre. Depuis que la fièvre du gain rapide s'est emparée des
populations et que les compagnies françaises, anglaises, italiennes, se
sont fait distribuer le sol en concessions minières, Iglesias se change
en cité d'aspect moderne, le village de Gonessa prend un air de ville,
le petit havre de Porto Scuso, jadis à peine fréquenté par de rares
caboteurs, est encombré de navires d'un faible tonnage qui viennent y
chercher les 800,000 tonnes de minerai de plomb et les 100,000 tonnes de
minerai de zinc extraites des mines du voisinage, pour les transporter
dans la rade de Carlo-Forte, protégée des vents du large par les îles de
San Pietro et de Sant' Antioco. Déjà ce port vient immédiatement pour le
mouvement commercial après les deux autres grands ports de l'île,
Cagliari et Porto Torres, l'escale de Sassari. Par malheur, les travaux
des mines de cette île de la Sardaigne ont été fréquemment compromis par
l'insalubrité du climat; plusieurs fois déjà l'exploitation de mines
très-productives a dû être interrompue à cause de la mort de tous les
travailleurs étrangers qu'avaient amenés les concessionnaires.

La pêche n'est pas accompagnée des mêmes dangers, puisque la proie
poursuivie par le pêcheur vit surtout dans les golfes ouverts au libre
vent marin. Certains parages sont extrêmement poissonneux, notamment la
baie de Cagliari et les bras de mer à fond de roches cristallines qui
serpentent dans l'archipel de la Maddalena et où les anciens venaient
chercher les coquillages pourprés. En outre, la Sardaigne a les bancs
d'anchois et de sardines ou «poissons sardes» qui visitent
périodiquement ses rivages, et les convois de thons qui viennent
s'emprisonner dans la «chambre de mort» des immenses madragues tendues à
l'entrée des baies occidentales: on pêche jusqu'à 50,000 de ces animaux
dans une seule saison; malheureusement les thons ne sont pas toujours
réguliers dans leurs migrations: c'est même après qu'ils eurent disparu
des côtes de l'Andalousie, vers le milieu du dix-huitième siècle, que
les pêcheurs espagnols vinrent poursuivre les poissons sur les rivages
de la Sardaigne. Outre la pêche de mer, les habitants du littoral ont
celle des étangs; les filets tendus en travers des graus d'entrée
fournissent en abondance des poissons de diverses espèces, surtout
l'alose dans l'étang de Cagliari, le muge et l'anguille dans l'étang
d'Oristano, la dorade et le brochet dans celui d'Alghero. L'industrie de
la pêche a donc une grande importance dans l'île de Sardaigne, mais une
très-forte part de ce travail est accaparée par des matelots venus du
continent. Même les pêcheurs de la Maddalena sont d'origine corse; ceux
de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro, sont des Génois immigrés, au
commencement du dix-huitième siècle, de l'île africaine de Tabarca,
occupée par leurs ancêtres quatre cents années auparavant: ces deux
colonies parlent encore purement la langue de leurs aïeux. La pêche du
corail, qui rassemble parfois jusqu'à deux cents embarcations dans le
port d'Alghero, est un monopole exclusif des Italiens. Ce sont eux aussi
qui viennent recueillir la _pinna nobilis_, coquillage dont le byssus
soyeux sert à tisser des articles de vêtement. Il en est de même pour la
navigation proprement dite. Quoique les eaux de la mer les environnent
de toutes parts, les Sardes ne sont point un peuple de marins; ils
redoutent les vagues et laissent volontiers le commerce maritime de
leurs ports entre les mains des Génois et autres Italiens. C'est un fait
remarquable que, sur près de 2,400 proverbes sardes recueillis par
Spano, trois seulement se rapportent à la mer. Cette espèce d'aversion
des insulaires sardes pour les flots qui baignent leurs rivages provient
peut-être de ce que jadis ces flots étaient sillonnés surtout par les
navires des conquérants et des pirates. Quant au commerce, il ne pouvait
avoir grande importance, à cause de la faible population de l'île et de
la ceinture de marais qui borde le littoral; de nos jours encore,
quoique les échanges s'accroissent assez rapidement, ils sont, pour
l'île entière, inférieurs à ceux d'un port méditerranéen de second
ordre[128].

[Note 128:

Mouvement des ports de l'île entière en 1873:
                            11,256 nav., jaugeant 1,080,000 tonnes.
   »   du port de Cagliari   2,472  »        »       390,600   »
Porto Torres                 1,158  »        »       149,000   »
Carlo-Forte                  1,636  »        »       134,000   »
La Maddalena                 1,257  »        »       107,500   »
Torranova                      772  »        »       107,000   »
]

Les habitants du «cap» septentrional passent pour être plus
intelligents, plus actifs, plus civilisés que ceux du «cap» méridional,
et ne manquent pas de s'en vanter. Les gens de Sassari ne se disent
point Sardes; ils laissent ce nom, pour eux un peu synonyme de barbare,
aux habitants de l'intérieur et des côtes méridionales. Autrefois il y
avait grande rivalité, et même de la haine, entre les Sardes du Nord et
ceux du Midi, et les uns et les autres ne parlaient de leurs voisins
qu'en termes de mépris: l'instinct de _vendetta_, qui divisait tant de
familles et de villages, partageait aussi l'île entière en deux moitiés
ennemies. Les traces de cette ancienne animosité persistent, mais aucune
partie ne peut trop accabler l'autre du poids de sa supériorité, car si
le cap de Sassari ou d'En-Haut (_di Sopra_) a certainement l'avantage
par son agriculture, son industrie, ses traditions de liberté, en
revanche le cap de Cagliari ou d'En-Bas (_di Sotto_) possède les mines
les plus riches, les productions les plus diverses et la capitale de
l'île tout entière.

De nos jours, comme au temps des Carthaginois, la cité de _Caralis_,
dont le nom s'est à peine modifié pendant plus de vingt siècles, est le
grand marché d'échanges entre les denrées de la Sardaigne et les
articles manufacturés de l'étranger. Des temps puniques il ne lui reste
rien que des idoles informes, et de l'époque romaine que de nombreuses
grottes sépulcrales et les ruines d'un aqueduc, son amphithéâtre creusé
dans le roc et déblayé par Spano; mais elle a toujours son excellent
port, presque complètement entouré de maisons, et sa magnifique rade où
les naufrages sont inconnus. Bien que Cagliari n'ait pas été longtemps
sous la domination musulmane, elle est cependant l'une des villes
d'Europe qui ont la physionomie la plus orientale à cause du grand
nombre de ses maisons à coupoles et des moucharabys de forme inégale
suspendus au-dessus des rues. Cagliari occupe une position commerciale
excellente. Poste le plus avancé de l'Europe centrale du côté de
l'Afrique, elle est à 200 kilomètres à peine des rives de Carthage, et
les bateaux à vapeur peuvent en moins d'un jour accomplir la traversée;
en outre, Cagliari est située sur le détroit qui réunit la mer de Sicile
à celle des Baléares. La capitale de la Sardaigne ne peut donc manquer
de grandir et d'accroître son importance commerciale, surtout quand elle
aura drainé les marécages insalubres de ses environs et transformé en un
immense jardin l'ancien bras de mer du Campidano qui s'étend au
nord-ouest vers Oristano, la cité des potiers. Cette ville elle-même a
été fort importante dans l'histoire des Sardes, puisqu'elle était au
moyen âge la résidence des seigneurs les plus puissants de l'île, et
qu'Éléonore, «juge» d'Arborée, y promulgua la célèbre charte du pays
(_carta de logu_), qui devint le droit public de toute la Sardaigne; la
fertilité de ses campagnes, son beau golfe profond, protégé à l'ouest
par la péninsule de Tharros, où les Phéniciens avaient fondé leur
emporium de commerce, ne manqueraient pas de rendre à Oristano toute sa
prospérité d'autrefois si les marais n'assiégeaient la ville. Jadis on
avait l'habitude d'allumer de grands feux autour des murs pendant la
saison de «l'intempérie», afin de purifier ainsi l'atmosphère; mais ce
moyen, qui pouvait avoir quelque utilité, ne remplaçait pas, pour
l'assainissement de la contrée, les vastes forêts qui avaient valu à
cette région de la Sardaigne son nom d'Arborea. On raconte que les
marais de Nurachi, situés dans le Campidano Maggiore, au nord-est
d'Orislano, font entendre parfois un bruit pareil au beuglement d'un
taureau. Ce phénomène, produit sans doute par le passage de l'air dans
l'issue d'une caverne souterraine, n'est point spécial à la Sardaigne:
on en cite plusieurs exemples dans les marais de la côte dalmate.

[Illustration: CAGLIARI, VUE PRISE DU COL DE BONERIA. Dessin de Clerget,
d'après une photographie.]

[Illustration: N° 114.--PORT DE TERRANOVA.]

La rivale de Cagliari, Sassari la charmante, qu'entourent des
plantations d'oliviers, des jardins, des maisons de plaisance, a seule,
parmi les villes sardes, la gloire d'avoir été l'une des républiques
d'Italie. Elle a gardé de cette époque de liberté un entrain naturel, un
élan d'initiative qui ne se retrouve point ailleurs; mais elle a,
relativement à Cagliari, le grand désavantage d'être éloignée de la mer;
une zone de terrains bas et marécageux l'en sépare. Elle pourrait
expédier ses denrées par le port d'Alghero et l'admirable havre de Porto
Conte, qui s'ouvre au sud des montagnes de la Nurra, mais la plus grande
facilité des communications lui a fait choisir son port sur la plage
vaseuse du golfe d'Asinara; Porto Torres, tel est le nom du village
d'embarquement, n'est que la ruine d'une antique cite romaine, «géant
mal enseveli,» dit Mantegazza, car du sol fangeux et des forêts de
roseaux on voit surgir les arcades d'un puissant aqueduc et les robustes
colonnes du temple de la Fortune, que les indigènes nomment le «Palais
du Roi Barbare». Ce vieux port romain, ouvert sur la mer de Corse dans
la direction de la France et de Gênes, rendra certainement de grands
services, surtout pour le commerce des huiles, que les campagnes de
Sassari produisent en quantités considérables, et pour celui des vins
que, du haut de son plateau montagneux, expédie la riche bourgade de
Tempio, aux maisons éparses, toutes construites en granit gris;
toutefois Porto Torres a le désavantage de ne pouvoir communiquer avec
l'Italie péninsulaire que par le détroit périlleux de Bonifacio. Aussi
la Sardaigne qui ne possédait sur la côte orientale que le petit port de
Tortoli, s'en est-elle donné récemment un nouveau. Il a suffi pour cela
de rattacher le réseau des routes à la baie de Terranova, le bourg sarde
le moins éloigné de Livourne et de Civita-Vecchia[129]. A l'endroit où
s'élève aujourd'hui la petite ville, se trouvait probablement la cité
d'_Olbia_, qui du temps des Romains n'eut pas moins de 150,000
habitants. Les Sardes, et avec eux tous les Italiens, espèrent que
Terranova redeviendra le grand «emporium» de l'île[130]. Le port est
trop étroit et trop peu profond à l'entrée, mais il est admirablement
abrité et précédé du côté du large par d'excellentes rades. En outre,
les mouillages de l'archipel de la Maddalena, qui se trouvent à
proximité de Terranova, pourraient recevoir des flottes entières dans
les mauvais temps. En plaçant la gare terminale du chemin de fer en face
de Rome, les habitants de l'île comptent rapprocher la Sardaigne de la
métropole, la retourner, pour ainsi dire, et porter son activité du côté
de l'Orient. Quoi qu'il en soit de ces espérances, il n'y aura point
d'améliorations sérieuses pour la Sardaigne, tant que ses funestes
étangs n'auront pas été assainis, tant que le drainage n'aura pas
«transformé en pain le poison des marais».

[Note 129: Chemins de fer de l'île en 1875:

Cagliari a Oristano, et embranchement
                          d'Iglesias     151 kilom.
Sassari à Porto Torres                    20   »
   »    à Terranova                       85   »
                                                    ____________
                                                     256 kilom.
]

[Note 130: Communes principales de la Sardaigne en 1872:

Cagliari     31,000 hab.
Sassari      25,000  »
Tempio       10,500  »
Alghero       8,400  »
Ozieri        7,150  »
Oristano      6,500  »
Iglesias      6,200  »
Terranova     2,500  »
]



IX

LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE L'ITALIE.


Il est impossible de juger une nation autrement que par ses oeuvres
collectives, car elle comprend dans son sein tous les extrêmes; du
travail forcené à la paresse sordide, de la moralité la plus scrupuleuse
à l'avilissement le plus abject, toutes les gradations se succèdent; la
diversité des individus est infinie. Mais la résultante générale de ces
millions de vies diverses se voit nettement par l'état politique et
social des populations et par l'empreinte qu'elles laissent sur la terre
qui les porte.

Depuis que l'Italie a repris sa place parmi les nations indépendantes,
nul homme sincère ne saurait nier qu'elle semble destinée à faire grande
figure en Europe. Déjà l'oeuvre de sa restauration politique a fait
surgir des hommes tout à fait hors ligne par l'intelligence des
événements et la pénétration des caractères, par le courage, le zèle
infatigable, la persévérance, le dévouement magnanime. Il en est même
qui ont mérité le nom de héros et que la postérité placera certainement
au nombre de ceux dont l'existence est une gloire pour le genre humain
tout entier. Peut-être, après ce grand effort des révolutions
préliminaires et de l'émancipation politique définitive, l'Italie
retombera-t-elle pour un temps dans une sorte d'affaissement moral.
C'est là un phénomène qui se produit constamment dans la des vie nations
après toutes les périodes de grandes crises; mais aux générations qui se
reposent épuisées succèdent les générations avides de travaux et de
luttes; il n'y a donc point à s'inquiéter outre mesure d'une diminution
momentanée dans les énergies apparentes du peuple italien.

Pour les sciences et les arts, la patrie de Volta, de Cialdi, de Secchi,
de Rossini, de Verdi, de Vela, n'est-elle pas déjà dans des conditions
d'égalité avec les nations les plus avancées de l'Europe? L'Italien peut
commencer maintenant à parler sans honte des deux grands siècles de la
Renaissance, car il vient d'entrer dans une deuxième période de
rénovation; à côté des grands noms du passé, il peut se hasarder à en
citer d'autres appartenant à la période contemporaine; à la suite des
recherches scientifiques et des inventions d'autrefois, il peut en
placer de non moins remarquables qui sont de notre siècle. L'Italie a
des peintres et des architectes habiles, de grands sculpteurs, des
musiciens incomparables. Ses ingénieurs se distinguent par des travaux
hydrauliques de canaux, de ponts, de digues, de brise-lames que les
étrangers viennent étudier de loin. Ses physiciens, ses météorologistes,
ses géologues, ses astronomes, ses mathématiciens ont parmi eux
quelques-uns des plus grands noms de la science moderne, et la
fréquentation très-assidue des universités promet des élèves qui
continueront l'œuvre de leurs devanciers. Une Société de géographie, qui
s'est en peu d'années placée au premier rang parmi les sociétés-sœurs de
l'Europe, aide par ses publications et ses encouragements à
l'exploration du globe, et nombre de voyageurs et de naturalistes
italiens, dans l'Amérique du Sud, en Abyssinie, dans l'Asie centrale, au
Japon, dans l'archipel de la Sonde, en Papuasie, ont repris le travail
de découverte qui fit la gloire de leurs ancêtres vénitiens et génois.
Il n'est donc pas juste de répéter avec ironie, comme on le fait
souvent: «L'Italie est faite, mais les Italiens restent à faire!» Par la
valeur de ses individus, ainsi qu'on peut le constater facilement en
pénétrant dans une foule et en observant son attitude, en écoutant son
langage, la péninsule latine n'est point inférieure aux autres pays
d'Europe; si même elle a pu se constituer, c'est parce que les hommes
d'une forte trempe n'y manquaient point.

On sait que, par le nombre proportionnel des habitants, l'Italie est une
des contrées de l'Europe qui se placent au premier rang; elle n'est
dépassée à cet égard que par la Saxe, la Belgique, la Néderlande et les
îles Britanniques[131], et pourtant elle a de vastes étendues presque
inhabitables, les hauts Apennins et toute la région marécageuse du
littoral, en Toscane, dans le Latium, dans le Napolitain, en Sardaigne.
Mais l'accroissement de la population italienne n'est pas aussi rapide
que celui de la Russie, de l'Angleterre, de l'Allemagne; à cet égard,
elle représente à peu près la moyenne de l'Europe: sa période de
doublement est d'un siècle environ, tandis qu'elle est de cinquante ans
en Russie et de deux siècles en France. C'est en deux des provinces les
plus pauvres de l'Italie, la Pouille et la Calabre, que les naissances
sont le plus nombreuses, en deux des provinces les plus riches, les
Marches el l'Ombrie, qu'elles sont le plus rares en proportion. La vie
moyenne de l'Italien n'atteint pas trente-deux ans. Ainsi, par le seul
fait de sa plus courte vie d'adulte, l'habitant de la Péninsule ne peut
fournir que le tiers ou le quart du travail que donne l'Anglais ou le
Français.

[Note 131: Population kilométrique on 1872:

Saxe                171 hab.
Belgique            161  »
Néderlande          101  »
Iles Britanniques    91  »
Italie               90  »
France               68  »
]

Encore de nos jours, l'activité matérielle de l'Italie se porte plus
vers l'agriculture et l'exploitation des richesses naturelles du sol et
de la mer, gisements miniers, salines, poissons et corail, que vers
l'industrie proprement dite. La contrée a plus des cinq sixièmes de sa
surface en plein rapport, quoique les rochers et les montagnes occupent
une grande partie du territoire[132]. Les céréales, qui sont les
principales cultures, ne fournissent pas assez pour la consommation du
pays; mais d'autres produits suffisent pour alimenter une exportation
considérable. L'Italie est le premier pays du monde pour la production
des huiles, ses bois et ses forêts d'oliviers couvrant une superficie
totale de plus de 500,000 hectares; malheureusement la qualité de la
denrée n'est pas toujours en raison de sa quantité. Pour les fruits de
table, figues, raisins, amandes, oranges, l'Italie est également en tête
des pays d'Europe. Elle les dépasse aussi par l'abondance des
châtaignes, qu'elle récolte dans ses forêts des Apennins et des Alpes.
Enfin, la prééminence lui appartient encore pour la culture du mûrier et
la production des cocons; pour cette denrée précieuse, elle a distancé
quatre fois la France: on croit même, quoique cette hypothèse repose sur
des statistiques un peu hasardées, qu'elle a été exceptionnellement, en
1873, la supérieure de la Chine centrale pour la production des soies. A
elle seule elle fournirait le tiers de la soie du monde entier[133]. La
Péninsule mérite toujours le nom antique d'Œnotrie, que lui avaient valu
ses vins; toutefois ses viticulteurs sont encore loin d'avoir égalé ceux
de France pour l'habileté des procédés; ils ont encore de grands progrès
à faire, excepté dans certaines parties de l'Italie continentale et de
la Sicile, où se trouvent des vignobles renommés. Quant à la culture
semi-tropicale du coton, elle n'a qu'une très-faible importance
économique. L'élève du bétail et des animaux domestiques, en général,
est une source de richesses beaucoup plus sérieuse,[134], mais c'est
pour certaines espèces de fromages seulement que les fermes de l'Italie
se distinguent en Europe par l'excellence de leurs produits[135].

[Note 132: Superficie approximative du territoire agricole de
l'Italie:

Céréales                    12,000,000 hectares.
Forêts et bois               5,150,000    »
Pâturages                    5,900,000    »
Prairies                     1,200,000    »
Olivettes                      600,000    »
Châtaignerais                  600,000    »
Rizières                       150,000    »
Terrains incultes, étangs    4,000,000    »

Superficie totale   29,600,000 hectares.
]

[Note 133: Production des soies gréges dans le monde:

                                 1873.                 1874.

Italie                       3,125,000 kilogr.     2,860,000 kilogr.
Chine (exportation)          3,106,000    »        3,680,000    »
Japon                          718,000    »          550,000    »
Bengale                        486,000    »          425,000    »
Orient musulman et Géorgie     658,000    »          940,000    »
France                         550,000    »          731,000    »
Espagne                        130,000    »          140,000    »
Grèce                           18,000    »           13,000    »
]

[Note 134: Surface des terrains de culture et valeur approximative
des produits de l'agriculture italienne, en 1869, d'après Maestri:

Terres labourables,
vignobles et vergers   11,035,100 hect.:

Céréales: blé, riz, maïs, etc.   75,000,000 hectol.   2,100,000,000 fr.
Pommes de terre                  10,000,000    »         50,000,000
Vins                             30,000,000    »      1,100,000,000
Fruits                                ?                     ?
Mûriers (soie)?                       ?                 460,000,000
Chanvre, lin, coton, etc.        75,000,000 kilogr.         ?
Tabac                             3,300,000    »            ?

Olivettes          555,000 hect.   Huile      1,700,000 kilogr.  220,000,000
Châtaigneraies     585,000   »     Châtaignes 5,400,000 hectol.        ?
Forêts           4,158,350   »     Bois           ?                    ?
Prairies         1,173,450   »     Foin, produits du bétails, etc.     ?
Pâturages        5,397,450   »
]

[Note 135: Animaux domestiques, en 1869:

Bœufs et vaches           3,700,000
Buffles                      40,000
Chevaux, ânes et mulets   1,400,000
Brebis                    8,500,000
Chèvres                   2,200,000
Cochons                   3,700,000
]

L'exploitation des mines de fer dans l'île d'Elbe, des marbres et des
granits dans les grandes Alpes et les Alpes Apuanes, du borax et de
l'acide borique dans le Subapennin toscan, du plomb et du zinc dans la
Sardaigne, du soufre dans la Sicile, forment la transition entre la
simple extraction des trésors du sol et l'industrie proprement
dite[136]. Celle-ci comprend toutes les spécialités du travail moderne,
depuis la fabrication des épingles jusqu'à celle des locomotives et des
grands navires; mais l'Italie n'a de prééminence que pour certains
produits de luxe, les chapeaux de paille fine, les camées, les marbres
et les bois incrustés, les objets en corail, les verroteries, et pour
certaines préparations culinaires, pâtes et salaisons. Cependant
l'industrie des soies a pris récemment en Italie une grande activité:
Milan est devenue pour Lyon une rivale dangereuse; la fabrication des
soies ouvrées y est constamment en progrès et ses produits sont fort
recherchés par la Suisse et l'Allemagne. Les fabriques de lainages se
comptent par centaines dans la province de Novare, à Biella surtout, et
livrent au commerce des produits fort appréciés. Les manufactures de
coton prennent de l'extension, mais elles sont encore inférieures en
nombre à celles de l'Espagne et ne possèdent qu'un demi-million de
broches, pas même la dixième partie de ce que possède la France. Quant
aux tissus de lin et de chanvre, ils se font encore principalement à la
main dans toute l'Italie. En dehors de la filature des étoffes, la
grande industrie manufacturière, avec ses usines, qui sont des cités, et
son peuple de machines en mouvement, est encore faiblement représentée
dans l'Italie du Nord et, si ce n'est à Naples, tout à fait inconnue
dans l'Italie méridionale. Les ouvriers, d'ailleurs nombreux, puisqu'ils
forment un septième de la population, sont en grande majorité des
artisans travaillant chez eux ou dans de petits ateliers; ils n'ont pas
encore été saisis par l'immense engrenage de la division du travail pour
être groupés en armées au service de la vapeur et de tout le mécanisme
qu'elle met en mouvement. Il en résulte que, dans l'histoire
contemporaine des luttes économiques, l'Italie ne présente pas les mêmes
phénomènes que la France, la Belgique, l'Allemagne et l'Angleterre. Mais
cette différence va s'atténuant de jour en jour, car la plupart des
petites industries, avec leurs ateliers éparpillés et leurs ouvriers
travaillant en chambre ou sur la voie publique, sont condamnées à
disparaître devant la formidable usine.

[Note 136: Produits des mines et salines, exploitées par 50,000
mineurs (en 1869) 54,000,000 fr.

Sel              388,400 tonnes.
Soufre           181,300   »
Minerai de fer   178,475   »
]

[Illustration: N° 113.--NAVIGATION COMPARÉE DES PORTS D'ITALIE.]

Le commerce de la péninsule italienne est destiné à passer par des
transformations analogues à celles de l'industrie. Quoique la flotte
mercantile de l'Italie soit fort considérable et qu'elle le cède en
importance seulement aux flottes des îles Britanniques, des États-Unis,
de l'Allemagne et de la France, quoiqu'elle ait même un énorme personnel
de marins et de pêcheurs, près de 200,000 individus, son activité
commerciale est loin d'être en rapport avec son tonnage[137]. Si ce
n'est à Gênes, qui ressemble par son esprit de spéculation aux grands
ports du nord de l'Europe, et qui possède avec les villes voisines les
trois quarts de la flotte nationale de commerce, l'immense outillage de
navigation maritime ne sert à l'Italie que pour des expéditions de
petite pêche et pour le trafic du cabotage méditerranéen. Les navires
italiens qui se hasardent en plein Océan sont relativement peu nombreux;
avant l'année 1845, leur pavillon ne s'était pas encore montré dans
l'océan Pacifique, et de nos jours encore on le voit rarement dans les
mers de l'extrême Orient. C'est là un sujet d'inquiétude pour les
patriotes et ils font une propagande active pour décider les commerçants
des ports à entrer en relations directes d'affaires avec les pays
d'outre-mer. Il est vrai que, par sa position au centre de la
Méditerranée, l'Italie a le privilége assuré de pouvoir prélever sa part
de tous les échanges qui s'opèrent entre les rivages opposés de son
bassin maritime; elle profitera nécessairement de tous les
accroissements en population et de tous les progrès en industrie qui
s'accompliront en Afrique, de l'Égypte au Maroc; mais les routes
terrestres qui ne passent point sur son territoire la priveront d'un
élément de trafic fort important. On peut affirmer, sans crainte
d'erreur, que le chemin de fer de Calais et d'Anvers à Salonique et à
Constantinople, future grande voie transversale de l'Europe, enlèvera
aux ports de l'Italie une part considérable de leurs échanges. Le petit
nombre de bateaux à vapeur dont les armateurs italiens disposent les met
aussi dans une situation de grande infériorité relativement à leurs
rivaux de Trieste, de Marseille et de l'Angleterre. Eux-mêmes sont
obligés de s'adresser à l'étranger pour l'expédition des marchandises
précieuses; un quart seulement du commerce extérieur se fait sous
pavillon national. Marins et navires ne fournissent par homme et par
tonne qu'une faible quantité du travail qu'ils produiraient ailleurs.

[Note 137: Statistique de la navigation de l'Italie en 1873:

Flotte commerciale (voile et vapeur)   10,845 nav. jaug. 1,046,500 tonnes.
   »        »              à vapeur       133       »       48,600   »
Mouvement de la navigation            239,785       »   21,703,400   »
    »     des navires à voiles        207,114       »    9,481,300   »
    »     des navires à vapeur         32,671       »   12,222,100   »
    »     des navires
          sous pavillon italien       221,598       »   14,687,000   »
    »          »      anglais           5,805       »    3,509,200   »
    »          »      français          4,457       »    1,673,600   »
    »          »      autrichien        2,196       »      605,800   »
    »          »      grec              1,524       »      261,600   »
Marins et pêcheurs                                         190,000   »
]

Le grand mouvement maritime du pourtour des côtes italiennes pourrait
faire illusion sur le mouvement réel des échanges dans la Péninsule. La
forme allongée de l'Italie, les remparts de montagnes qui obstruent les
communications à l'intérieur, le manque de voies navigables, ont rejeté
le commerce sur le littoral, et c'est précisément en raison de
l'activité des ports que les chemins éloignés de la mer restent
infréquentés. Mais ce manque d'équilibre commercial entre la côte et les
contrées de l'intérieur s'atténue graduellement. Sous l'influence des
événements politiques et du travail industriel, la géographie de
l'Italie s'est complétement modifiée; les traits du relief et des
contours de la Péninsule ont pris une autre valeur et le rôle qu'ils ont
à remplir de nos jours est tout différent de celui qui leur appartint
pendant l'histoire des siècles passés.

Les routes, les chemins de fer ont été les principaux agents de ce
nouvel aménagement géographique. C'est avec un grand sens que les
Italiens ont donné à l'une de leurs provinces les plus populeuses le nom
d'une route qui la traverse dans toute sa longueur: l'importance des
grandes voies dans le développement historique des nations est tellement
capitale, que l'Émilie peut être, en effet, considérée comme redevable
de sa prospérité à la voie Émilienne; toutes ses grandes villes, de
l'Adriatique au Pô, reçoivent le flot de vie par cette artère qui les
relie les unes aux autres. Et dans l'Italie du Nord, l'histoire de la
forteresse de Vérone et de tous les champs de bataille qui l'entourent,
ne témoigne-t-elle pas du rôle immense que remplit une simple route dans
les destinées des peuples?

La révolution géographique la plus importante que les voies de
communication aient opérée dans l'intérieur de la Péninsule, est celle
de la subjugation des Apennins, de même que pour les rapports de
l'Italie avec l'étranger le fait le plus considérable est la percée des
Alpes[138]. Les Apennins, qui partageaient autrefois l'Italie en un
grand nombre de bassins séparés ayant d'autres débouchés commerciaux,
une destinée politique différente, ne sont plus qu'un obstacle
très-amoindri entre les deux versants de la Péninsule. Outre les grandes
routes carrossables, cinq chemins de fer franchissent déjà l'Apennin,
entre Turin et Savone, Milan et Gênes, Bologne et Florence, Ancône et
Rome, Naples et Foggia; d'autres lignes de rails, s'avançant de part et
d'autre, vont se rejoindre prochainement dans les galeries souterraines
ou sur les cols de la montagne. Bien plus encore qu'au génie de ses
hommes d'État, et même qu'au dévouement de ses patriotes, l'Italie doit
sa grande évolution politique à ces chemins de fer et aux nouvelles
conditions qui en résultent. Lorsque tous les Italiens, Lombards,
Piémontais et Génois, Florentins, Romains et Romagnols, ne furent plus
séparés matériellement et purent s'établir dans toute ville de la
Péninsule aussi facilement que dans leur lieu natal, la patrie était
fondée. Les ingénieurs avaient déjà fait l'unité de l'Italie lorsqu'ils
eurent relié les unes aux autres les voies ferrées de Civita-Vecchia, de
Naples, d'Ancône et de Florence, sur ce même emplacement d'où les
Romains avaient autrefois lancé vers le monde leurs grands chemins
pavés.

[Note 138: Commerce de l'Italie avec l'Austro-Hongrie:

1861     67,000,000 fr.
1872    447,000,000  »
]

Le chemin de fer qui longe le rivage de l'Adriatique, de Rimini à
Brindisi et à Otrante, et qui fait partie de la ligne commerciale de
Londres à Suez et à Bombay, a fait aussi un grand changement dans la
géographie de la Péninsule. Jusqu'à maintenant, le côté occidental de
l'Italie, celui qui possède l'Arno, le Tibre, le Garigliano, celui dont
le littoral a le privilège des golfes, des ports et des archipels, avait
été la moitié vivante de la presqu'île proprement dite: c'est là que se
trouvaient les grands marchés, les villes opulentes, les centres de
civilisation, les lieux de rendez-vous pour les étrangers. Mais voici
que la voie ferrée a tout à coup reporté l'axe du commerce sur la côte
orientale de la Péninsule. Les villes de premier ordre n'y sont pas
encore nées, mais c'est déjà l'un des principaux chemins de l'ancien
monde, et des milliers de voyageurs qui viennent de faire le tour de la
Terre y passent sans se détourner de leur route pour visiter Naples,
Rome ou Florence, de l'autre côté des Apennins[139].

[Note 139: Voies de communication d'Italie:

Canaux et rivières navigables (1874)              2,990 kilomètres.
Grandes routes nationales et provinciales, etc. 130,000    »
Chemins de fer (1875)                             7,850    »
Recettes des chemins de fer (1874)          140,000,000 francs.
]

[Illustration: VÉRONE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.
Hantecœur.]

[Illustration: N°. 116.--VOIES DE COMMUNICATION DE L'ITALIE.]

L'ensemble des échanges de l'Italie avec le reste du monde s'élève par
terre et par mer, y compris le mouvement de transit, à un total moyen un
peu inférieur à trois milliards de francs, soit à plus de 100 francs par
tête[140]. Le progrès commercial est très-grand, puisque en douze années
le mouvement des échanges a doublé; mais, en proportion des autres
nations européennes, il reste encore beaucoup à faire; pour son activité
commerciale l'Italie n'est pas seulement dépassée par l'Angleterre, la
France, l'Allemagne, l'Austro-Hongrie et la Russie, elle est également
l'inférieure de contrées d'une faible étendue, telles que la Belgique et
la Hollande. Plus du quart du commerce de l'Italie se fait avec la
France, et près d'une moitié avec l'Angleterre, l'Austro-Hongrie et la
Suisse; le quart restant se répartit d'une manière fort inégale entre
les divers pays du monde. Ainsi, tandis que les rapports commerciaux de
l'Italie avec l'Espagne sont presque insignifiants, ils sont assez
actifs et croissent rapidement avec la Turquie et les anciens États
barbaresques; récemment encore les navires italiens ne se hasardaient au
delà du seuil de Gibraltar que pour cingler vers l'estuaire de la Plata,
mais ils savent maintenant prendre le chemin des États-Unis et même
remplacer les bâtiments américains dans le commerce international; des
naturalistes et des commerçants envoyés par la ville de Gênes explorent
maintenant la Nouvelle-Guinée, les Moluques et les archipels voisins
pour y découvrir de nouveaux débouchés de trafic. La lecture des
tableaux statistiques de la Péninsule prouve que chaque année se
réalisent de très-grands progrès dans les relations commerciales de
l'Italie avec les terres lointaines.

[Note 140: Commerce extérieur de l'Italie:

                    Importation.      Exportation.       Total.

1862                830,029,350 fr.   577,468,350 fr. 1,407,497,700 fr.
1872              1,186,600,000  »  1,167,200,000  »  2,353,800,000  »
1873              1,286,700,000  »  1,133,100,000  »  2,419,800,000  »
(avec transit).   1,469,956,000  »  1,307,714,000  »  2,777,670,000  »

Articles de commerce les plus importants, en 1872:

                                   Importation.        Exportation.

1° Soie brute                     49,760,000 fr.     406,686,000 fr.
     »  manufacturée             127,813,000  »       24,774,000  »
2° Mercerie, quincaillerie        90,415,000  »      117,793,000  »
3° Denrées coloniales; sucs
              végétaux, etc.     146,481,000  »       58,410,000  »
4° Céréales, farines et pâtes    123,392,000  »       74,189,000  »
5° Coton brut et manufacturé     157,591,000  »       20,172,000  »
6° Pierres, terres, charbons      58,018,000  »       43,207,000  »

Ordre d'importance des différentes contrées dans le commerce italien, en 1871:

                          Importation.        Exportation.

1° France et Algérie     201,868,000 fr.     402,309,000 fr.
2° Angleterre            282,865,000  »      142,654,000  »
3° Austro-Hongrie        172,574,000  »      198,371,000  »
4° Suisse                 52,009,000  »      156,931,000  »
5° États-Unis             50,745,000  »       31,855,000  »
6° Turquie                49,478,000  »       10,979,000  »
                        _______________    _________________
Commerce total           963,698,000 fr.   1,085,460,000 fr.
]

Le fléau de l'Italie est la misère sous laquelle des millions de ses
cultivateurs sont accablés, même dans les campagnes les plus fécondes,
comme celles de la Lombardie et de la Basilicate maritime. Privés de
terres qui leur appartiennent, incertains du salaire qui viendra, ces
paysans vivent en d'affreux taudis où l'air même n'arrive que souillé.
En tenant compte de ce que père, mère et enfants peuvent gagner dans les
saisons les plus favorables, il se trouve que ce gain ne suffit même pas
à fournir le pain nécessaire à toute la famille; aussi le repas
consiste-t-il en châtaignes, en _polentas_ de maïs, en pâtes de farines
avariées; rien ne reste du salaire pour le vêtement, pour l'ameublement
ou l'ornement de la cabane, pour l'achat de remèdes, trop souvent
nécessaires! Le rachitisme et toutes les maladies causées par
l'insuffisance de nourriture sont très-communes, et la mortalité des
enfants est considérable. L'émigration, qui enlève à la Péninsule un si
grand nombre de ses fils pour les envoyer à la Plata, au Pérou, aux
États-Unis, en France, en Suisse, en Algérie et à Tunis, en Turquie et
en Égypte, est donc un double bienfait. Elle fournit du pain à ceux qui
partent et par les lettres et les envois d'argent relève les espérances
de ceux qui restent. On dit que sur le demi-million d'Italiens qui se
trouvent à l'étranger, une centaine de mille s'occupent d'art sous une
forme ou sous une autre, soit comme musiciens, peintres et sculpteurs,
soit comme chanteurs des rues et porteurs d'orgues de Barbarie.

L'ignorance, compagne ordinaire de la misère, est encore fort grande
dans presque toutes les provinces de la Péninsule. On ne peut mesurer,
il est vrai, l'état relatif de l'éducation dans les différents pays que
par le nombre des écoles et de ceux qui savent lire et écrire, et si
l'on s'arrête à cette indication superficielle, on risque fort de se
tromper, car, grâce aux avantages d'une longue civilisation transmise
par l'hérédité, les cultivateurs toscans et napolitains auxquels tout
grimoire alphabétique est inconnu n'en ont pas moins beaucoup plus
d'esprit et de savoir-vivre que des paysans du Nord relativement
instruits. Toutefois c'est un grand malheur pour l'Italie que
l'ignorance des rudiments mette une part si considérable de sa
population en dehors de toute lutte pour le progrès intellectuel. Encore
moins de la moitié des hommes faits ont sondé les mystères de
l'alphabet; les trois quarts des femmes sont classées parmi les
_analfabeti_, et bien que, d'après la loi, toute commune doive être
pourvue d'une école, il en est encore plusieurs milliers qui n'ont pas
reçu la visite de l'instituteur[141]. Au lieu de la proportion normale
de 1 habitant sur 6 ou 7 suivant les cours de l'école, la proportion des
élèves n'est que de 1 sur 15. Une seule province, le Piémont, présente
un nombre d'_alfabeti_ supérieur à celui des ignares et c'est
précisément la partie de l'Italie qui, de gré, de ruse ou de force, a
fini par s'annexer les autres. Et tandis que les écoles tardent à
s'ouvrir en Italie, les vieilles mœurs de violence et de meurtre se
maintiennent encore. En 1874, le ministre de l'intérieur Cantelli
évaluait le nombre moyen des homicides à 3,000 par an, à 4,000 celui des
vols à main armée, à 30,000 celui des luttes avec blessures. Plus de
150,000 Italiens sont _ammoniti_, c'est-à-dire soumis ou condamnables au
domicile forcé.

[Note 141: État de l'instruction publique en Italie:

Écoles primaires, en 1873            43,380 fréq. par 1,659,107 enfants.
Écoles d'adultes, en 1869             4,619        »    153,235 personnes.
Écoles secondaires, lycées
         et gymnases, etc.              512        »     25,408     »
Universités                              20        »      8,510     »
Nombre des conscrits analfabeti, 1872    56,7 sur 100.
    »      fiancés          »    1868    59 hommes, 78 femmes sur 100.
Communes dépourvues d'écoles, 1870     6,401
Instituteurs dépourvus de diplômes,
                              1870     8,440
]

Une des causes principales d'arrêt ou de retard de développement pour le
peuple italien est le désarroi constant des finances d'État et le lourd
fardeau d'impôts vexatoires qui en est la conséquence. Il est vrai que,
proportionnellement à la France, toute dette nationale peut sembler
légère: celle de l'Italie dépasse dix milliards, ce qui est déjà une
somme prodigieuse, d'autant plus qu'elle s'est accumulée pendant la
durée de moins d'une génération; en outre, elle s'augmente régulièrement
chaque année d'un déficit variant de 120 à 500 millions de francs. Les
recettes s'accroissent, mais les dépenses augmentent dans la même
proportion et par suite l'écart devient de plus en plus inquiétant.
L'aggravation des tarifs douaniers, les impôts sur la consommation, la
loterie, la vente des biens d'église ne comblent point le déficit. Les
600 millions que l'on propose d'obtenir en capitalisant les propriétés
appartenant aux écoles et aux hôpitaux, ne seraient qu'un expédient
temporaire: l'entretien d'une armée considérable, que le gouvernement ne
parvient pourtant pas à organiser d'une manière efficace, le manque de
suite dans les entreprises, des prodigalités injustifiables, des actes
nombreux d'improbité dans l'administration ne permettent pas au système
financier de l'Italie de reprendre son équilibre. Le crédit national est
fortement ébranlé, et le papier-monnaie, qui circule à cours forcé
depuis 1866, n'a jamais été accepté qu'à perte.

La situation besoigneuse de l'Italie la met forcément, beaucoup plus
qu'elle ne voudrait se l'avouer, sous la dépendance de l'étranger. Pour
ménager et consolider son crédit, pour assurer les emprunts et le
service de la dette, il lui faut nouer avec les capitalistes d'Europe
des négociations qui ne sont pas toujours d'ordre purement
financier[142]. En outre, l'état défectueux des forces militaires et
navales oblige le gouvernement italien à s'appuyer, suivant les
circonstances, sur l'une ou l'autre puissance européenne. Quoi qu'en
dise un mot fameux, l'Italie n'a point «fait par elle-même»; c'est à
d'habiles alliances qu'elle a dû de se constituer politiquement, et
c'est encore en dehors de ses frontières qu'elle doit chercher un point
d'appui. Jusqu'à maintenant elle n'a jamais marché dans une fière
indépendance.

[Note 142:

Dépenses du
      trésor italien en 1861  605,173,000 fr. 1875 1,542,600,000 fr.
Recettes    »             »   458,322,000  »   »   1,309,600,000  »
                              _______________      _________________
Déficit     »             »   146,851,000 fr.  »     233,000,000 fr.

Total de la dette         » 2,500,000,000  »   »  10,060,000,000  »
Billets à cours forcé                          »   1,484,400,000  »
]

L'unité de l'Italie n'est même pas tout à fait complète. Le pape, qui
put jadis se qualifier de «soleil parmi les lunes terrestres, empereurs
et rois», a perdu tout pouvoir politique dans ses anciens États. Ce
n'est plus en souverain, mais en hôte, qu'il réside encore au Vatican,
et l'argent que lui offre le gouvernement italien, et que d'ailleurs il
n'a cessé de refuser, n'est pas un tribut, mais une gracieuseté.
Néanmoins le pape, quoique désarmé, n'est pas sans pouvoir et sa seule
présence est un obstacle considérable au solide établissement de l'État
d'Italie. La destitution temporelle du souverain pontife n'a point été
acceptée par l'immense majorité des croyants catholiques; ceux de la
Péninsule, aussi bien que ceux de toute l'Europe et du monde, protestent
et ne laissent passer aucune occasion de s'attaquer au nouvel ordre de
choses. L'Europe politique se trouve ainsi beaucoup trop directement
intéressée aux affaires intérieures de l'Italie pour qu'elle ne soit pas
tentée souvent d'intervenir: il y a là un grand danger que toutes les
habiletés diplomatiques ne parviendront peut-être pas à conjurer. Ce
coin de terre, ce palais, ce jardin qui restent à leur maître sont
comparés par les zélateurs de la papauté au point fixe que cherchait
Archimède, et suffisent, disent-ils, pour appuyer le levier qui
soulèvera le Monde. Quoi qu'il en soit, il y aura lutte, et ce n'est pas
dans la Péninsule seulement qu'auront lieu les péripéties du conflit.

On ne saurait douter que l'Italie ne sorte tôt ou tard de cette fausse
position qui fait de sa capitale le chef-lieu d'un État indépendant, et
en même temps le siége d'un gouvernement théocratique auquel obéissent
tous les catholiques du monde. Cette contradiction est destinée à
disparaître d'autant plus tôt que, parmi les grandes agglomérations
européennes, l'Italie est précisément une de celles qui, par la force
même des choses, garderont le plus longtemps leur individualité
nationale. Tard venus dans l'assemblée des peuples centralisés, les
Italiens tiennent d'autant plus à leur patrie qu'ils l'ont fondée depuis
un temps plus court: elle est pour eux une conquête dont ils ne voudront
pas se dessaisir, surtout tant qu'elle restera inachevée et que
plusieurs terres italiennes manqueront au groupe des provinces unies. La
précision singulière avec laquelle sont dessinés les contours
géographiques de la Péninsule aidera d'ailleurs les Italiens à garder
leur sentiment national dans son intensité. Le mur des Alpes restera
devant leurs yeux comme un symbole, longtemps après que les routes et
les chemins de fer en auront escaladé ou sous-franchi tous les cols
importants. Mais, par cela même que la nationalité italienne est
nettement limitée et qu'elle a toute chance de se maintenir avec plus de
persistance que d'autres à frontières moins précises, elle a moins de
force d'expansion. Si l'on excepte le mouvement d'émigration vers les
contrées de la Plata, le rôle de l'Italie reste essentiellement
méditerranéen: il s'exerce à peine sur le versant extérieur des Alpes,
moins encore en dehors des portes de Suez et de Gibraltar. A Tunis, en
Égypte, la langue italienne, représentée par ses divers patois, peut
acquérir une certaine prépondérance, mais, dans le reste du monde, elle
a peu de chances de pouvoir lutter avec l'anglais, le français,
l'espagnol, l'allemand et le russe. Le beau parler de Dante n'est
certainement point celui qu'emploieront les peuples comme langage
universel.



X

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.


D'après le Statut fondamental du royaume, promulgué au mois de mars
1848, l'Italie est une monarchie héréditaire et représentative.
Appliquée d'abord aux seuls États du roi de Sardaigne, la charte
constitutionnelle a été graduellement étendue, après chaque nouvel
agrandissement du royaume, à la Lombardie, à la Toscane, à l'Émilie et
aux Marches, au Napolitain et à la Sicile, à la Vénétie, puis à Rome et
à sa province.

Le Statut, comme la plupart des documents de même nature, garantit à
tous les «régnicoles» l'égalité devant la loi, la liberté individuelle,
l'inviolabilité du domicile. La presse est libre, «mais une loi en
réprime les abus.» Le droit de réunion est reconnu, mais non quand il
s'agit «d'assemblées tenues dans un lieu ouvert au public;» tous les
citoyens jouissent également des droits civils et politiques et sont
admissibles à toutes les fonctions civiles et militaires, «sauf les
exceptions déterminées par les lois».

Le roi est seul chargé du pouvoir exécutif, mais toutes les lois, tous
les actes du gouvernement doivent être revêtus de la signature d'un
ministre. Le roi, chef suprême de l'État, commande les forces de terre
et de mer, déclare la guerre, conclut les traités de paix, d'alliance et
de commerce, à la seule condition d'en rendre compte aux Chambres «quand
l'intérêt et la sûreté de l'État le permettront;» cependant les traités
qui impliquent un accroissement de charges financières ou des
changements de territoire n'ont de force qu'après avoir obtenu
l'assentiment des Chambres. Le roi nomme à toutes les charges de l'État,
désigne les sénateurs du royaume, dissout la Chambre des députés, fait
exercer la justice en son nom, possède le droit de grâce et de
commutation des peines. Il a l'usage de tous les biens de la Couronne et
peut disposer de son patrimoine privé, soit par acte entre vifs, soit
par testament, sans s'astreindre aux règles des lois civiles, qui
limitent les quotités disponibles. Le traitement que la nation fait au
roi et les apanages des princes de la famille royale dépassent vingt
millions de francs par budget annuel.

Le nombre des sénateurs n'est pas limité. Le roi les choisit parmi les
dignitaires religieux, civils et militaires, les fonctionnaires de tout
ordre, les personnes riches qui payent à l'État plus de 3,000 francs
d'impôt et tous ceux qu'il juge avoir illustré la patrie par des
services ou des mérites éminents. Pour briguer une place au Sénat, il
faut avoir au moins quarante ans d'âge. Les candidats à la députation
doivent avoir accompli l'âge de trente ans; ils sont élus pour un espace
de cinq années, mais leur mandat cesse de plein droit si la Chambre est
dissoute avant l'expiration de cette période. Pas plus que les
sénateurs, ils ne reçoivent d'indemnité: c'est en partie ce qui explique
le peu de zèle dont la plupart des sénateurs et des représentants sont
animés pour l'accomplissement de leur mandat; il en est même qui ne se
sont jamais donné la peine de siéger. Les décisions n'étant valables
qu'après avoir été votées dans une assemblée composée de la moitié des
membres plus un, des semaines entières se passent quelquefois sans qu'on
puisse arriver au vote final des questions importantes; quant aux lois
secondaires, elles sont pour la plupart, au mépris du Statut, votées par
une simple minorité.

Les citoyens ne sont pas tous électeurs politiques: on en compte
seulement 400,000, divisés en 508 colléges électoraux. Ils doivent avoir
au moins vingt-cinq ans d'âge, savoir lire et écrire, et payer, en
outre, un impôt de 40 francs au moins. Tous les membres des académies,
les professeurs d'universités et de colléges, les fonctionnaires et les
membres des ordres équestres, tous ceux qui exercent des professions
libérales, tous les négociants établis et munis d'une certaine patente,
tous les rentiers de l'État recevant plus de 600 francs sont aussi
électeurs de droit. En général les électeurs politiques de l'Italie ne
donnent guère de preuves de leur empressement à courir au scrutin. En
moyenne, le nombre des votants est inférieur à 40 pour 100 des inscrits.

Au point de vue administratif, chaque province de l'Italie est
considérée comme une «personne morale», libre de posséder sans
autorisation du gouvernement central et jouissant d'une certaine
autonomie. Le conseil provincial se compose d'une vingtaine à une
soixantaine de membres, nommés pour cinq ans par les électeurs
municipaux et renouvelé par cinquième. Ce conseil siége d'ordinaire une
seule fois par an et s'occupe presque uniquement des intérêts matériels
du pays et de la fixation des impôts additionnels. Il délègue
temporairement ses pouvoirs à une députation provinciale, qui le
représente auprès du préfet et en contrôle les actes.

L'organisation du municipe ressemble fort à celui de la province. Le
conseil, composé de 15 à 80 membres, est aussi directement élu pour cinq
ans et renouvelable par cinquième. Les électeurs municipaux sont plus
nombreux que les électeurs politiques; ils peuvent exercer leurs droits
dès l'âge de vingt et un ans, mais ils doivent tous être censitaires et
payer un impôt, qui varie de 5 à 25 francs, suivant l'importance des
communes; aux électeurs par droit de cens s'ajoutent les électeurs par
droit de «capacité»: les professeurs, les employés, les militaires
décorés, tous les Italiens qui exercent une profession libérale. Le
conseil municipal se réunit deux fois par an en session ordinaire et
procède au règlement des comptes, à la fixation du budget, à l'examen de
la fortune communale; ses séances sont publiques, lorsque la majorité en
fait la demande. Le conseil choisit lui-même une junte (_giunta_)
municipale, renouvelable par moitié tous les ans et composée de 2 à 12
propriétaires, suivant l'importance de la commune; elle est chargée de
gérer les affaires courantes et de représenter le conseil auprès du
maire ou _sindaco_. Celui-ci est, comme le préfet de la province, nommé
par le gouvernement, mais il doit toujours être choisi dans le sein du
conseil municipal.

Les grandes divisions territoriales de l'Italie, Piémont, Lombardie,
Vénétie, Émilie, Ligurie, Toscane, Marches, Ombrie et Rome, Naples, la
Sicile, la Sardaigne, se partagent en 69 provinces; celles-ci se
distribuent à leur tour en 284 arrondissements ou circonscriptions
(_circondarii_), appelés districts (_distretti_) en Vénétie et dans le
Mantouan. Les arrondissements sont subdivisés en 1,779 mandements
(_mandamenti_), qui sont des divisions purement judiciaires, et en 8,360
communes, ayant en moyenne une superficie double et une population
triple de celles des communes françaises. Dans chaque province le
pouvoir central est représenté par un préfet et par son conseil de
préfecture; le sous-préfet agit avec des attributions analogues dans les
arrondissements; enfin le _sindaco_, qui est censé le représentant de
ses concitoyens auprès du gouvernement, est en même temps le délégué du
pouvoir dans la commune. C'est à peu de chose près le système
d'administration qui a presque toujours prévalu dans la France moderne.

La hiérarchie des tribunaux a été réglée en 1865, de même que
l'organisation des provinces et des communes. Le premier degré est celui
de la judicature de paix. Chaque commune a au moins un «conciliateur»,
nommé pour trois ans par le gouvernement sur la présentation du conseil
municipal. Le préteur rend la justice dans les chefs-lieux de
«mandement»: c'est le juge de première instance; il est assisté par un
ou plusieurs vice-préteurs, dont les fonctions peuvent se confondre avec
celles du juge de paix. Au-dessus du préteur siégent les magistrats des
151 tribunaux civils et de correction, puis viennent les juges des 23
cours d'appel et ceux des 4 cours de cassation, Florence, Naples,
Palerme et Turin, qui prononcent en dernier ressort. Le royaume est
divisé en 86 districts de cours d'assises et en 25 districts de
tribunaux de commerce, également subordonnés à la juridiction des cours
d'appel et des cours de cassation. Sauf quelques détails, le Code
italien est imité du Code français: l'esprit en est le même.

Pour l'armée, on cherche plutôt à se rapprocher du modèle prussien. A
moins de rachat du service et de remplacement, tout Italien âgé de 21
ans est tenu au service militaire et ne peut occuper aucun emploi tant
qu'il n'a pas satisfait à la conscription ou qu'il n'a pas été l'objet
d'exemptions légales. Le contingent se divise en deux catégories, celle
de l'armée permanente et celle de la réserve. La première catégorie se
partage encore en service d'ordonnance et en service provincial. Le
premier dure 8 années et s'exige des carabiniers ou gendarmes, des
arquebusiers, des musiciens, des tireurs d'élite, des élèves des écoles
militaires et des sous-officiers. Le service provincial est demandé à
tous les autres conscrits de la première catégorie; il dure 11 ans, dont
5 sous les drapeaux et 6 en congé illimité. Quant aux hommes de la
réserve, moins propres au service militaire, ils sont exercés pendant
cinquante jours la première année de service, puis renvoyés en congé. A
l'âge de 26 ans, ils sont considérés comme n'appartenant plus à l'armée.
Sur le pied de paix, l'ensemble des forces est évalué à 180,000 hommes;
sur le pied de guerre, il s'élève à 570,000 combattants; mais ces
chiffres ne sont vrais que pour le budget: la réalité leur est
très-inférieure. Quant à la garde nationale, comprenant officiellement
tous les hommes valides de 21 à 55 ans, c'est-à-dire plus de 2 millions
d'hommes, c'est un corps beaucoup plus fictif que réel; l'élite de la
garde nationale constitue la garde mobile et peut être, en cas de péril
public, convoquée pour un service militaire de vingt jours; elle
comprend environ 150,000 hommes. Après Vérone, le grand boulevard de la
vallée du Pô, les principales forteresses de l'Italie du Nord sont
Mantoue, Peschiera, Legnago, qui font partie, avec tous leurs forts
avancés et leurs têtes de pont, du «quadrilatère», devenu si célèbre
pendant la période de la domination autrichienne. Venise, que complète
sur le continent le fort de Malghera, est aussi une ville très-forte,
qui se défendit héroïquement contre les Autrichiens en 1849. Palma, ou
Palmanova, garde la frontière entre le golfe de Trieste et le rempart
des Alpes Juliennes. Rocca d'Anfo, isolée sur sa montagne, au nord du
lac de Garde, domine à la fois les défilés de l'Adige et ceux de la
Chiese. Pizzighettone, sur l'Adda, n'a plus une grande importance
stratégique depuis que le quadrilatère appartient à l'Italie; mais
Alexandrie, au confluent du Tanaro et de la Bormida, est toujours le
point stratégique par excellence du Piémont et l'une des places d'armes
les plus considérables de l'Europe. Casale, sur le Pô, est sa forteresse
avancée, et Gênes, sur la Méditerranée, défend avec elle les passages
des Apennins. Plaisance et Ferrare commandent toutes les deux la
traversée du Pô à une partie fort importante de son cours. Les autres
places fortes du royaume sont: Ancône, dans l'Italie moyenne; Porto
Ferrajo, dans l'île d'Elbe; Gaëte, Capoue, Tarente, dans l'Italie
méridionale; Messine, en Sicile.

La flotte de guerre, diminuée de 33 navires inserviables, qui viennent
d'être vendus, se compose d'environ 50 navires à vapeur, portant 600
canons, et son personnel s'élève à près de 20,000 marins. La durée
obligatoire du service est de 4 ans pendant la paix; le reste du temps
se passe en congé jusqu'à la quarantième année, sauf en temps de guerre.
Les remplaçants et ceux qui ont choisi la marine au lieu de l'armée de
terre sont tenus à 8 années de bord. Les principales stations navales
sont: la Spezia, Gênes, Naples, Castellamare di Stabbia, Venise, Ancône
et Tarente.

D'après le premier article du Statut fondamental, la religion
catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l'État; les
autres cultes ne sont que tolérés. L'antagonisme du pouvoir civil et de
la papauté faciliterait d'ailleurs l'exercice de toute religion non
conforme à celle de l'État si les Italiens se souciaient d'en changer;
mais, sauf dans les vallées vaudoises et parmi les étrangers domiciliés
dans les grandes villes, on peut dire qu'il n'y a point de protestants
en Italie; les communautés juives sont aussi relativement peu
nombreuses. La population dans son ensemble n'est composée que de
catholiques nés, dont un grand nombre, il est vrai, s'est rangé parmi
les ennemis de l'Église ou fait partie de l'immense troupeau des
indifférents.

Comme résidence de la papauté, l'Italie occupe dans le monde une
position toute spéciale. Rome est le siége de deux gouvernements, ceux
du roi et du souverain pontife. Quoique dépourvu actuellement de tout
pouvoir politique, le pape est, en principe, le plus absolu des
monarques. Il n'est responsable de ses actes envers qui que ce soit: dès
que ses collègues les cardinaux, réunis en conclave, l'ont élu comme
successeur de saint Pierre et «vicaire de Jésus-Christ», il n'a ni
parlement, ni conseil, ni assemblée de fidèles qu'il soit tenu de
consulter; s'il demande l'avis du sacré collége quand il s'agit de
prendre quelques décisions importantes, il le fait sans y être obligé
autrement que par la coutume. Tout ce qu'il fait et ce qu'il pense est
tenu pour divin; il possède seul au monde la vertu de l'infaillibilité;
bien plus, il peut à son gré effacer les péchés d'autrui; c'est lui qui
«lie et qui délie»; il a «les clefs dans les mains», c'est-à-dire qu'il
ouvre les portes de l'enfer et celles du paradis; sa puissance sur les
hommes s'étend par delà les bornes de la vie.

Les cardinaux sont les grands dignitaires de ce gouvernement des âmes.
Italiens en grande majorité, mais pris aussi parmi les autres nations,
ils sont désignés par le pape en un consistoire secret, mais ils ne sont
pas toujours proclamés aussitôt après leur nomination. Leur nombre est
limité à 70, depuis Sixte-Quint, en souvenir des anciens d'Israël et des
disciples de Jésus; toutefois le collége est rarement au complet, car,
choisis presque toujours parmi les prêtres âgés, la plupart des
cardinaux ne jouissent que peu de temps de leur dignité. Ils se divisent
en trois classes: les cardinaux-évêques, au nombre de 6, qui résident à
Rome, les cardinaux-prêtres, formant la majorité du corps, à Rome et à
l'étranger, puisqu'ils sont 50, enfin les 14 cardinaux-diacres. Le
cardinal camerlingue, ainsi nommé parce qu'il préside à la chambre
apostolique ou des finances, est celui qui doit remplacer provisoirement
le pape, quand le siége est vacant; il prend alors possession du palais
au nom de la chambre et reçoit en dépôt l'anneau du pêcheur, symbole de
la puissance dévolue à saint Pierre et à ses successeurs; le cardinal
doyen, le plus âgé des cardinaux-évêques, jouit aussi de plusieurs
prérogatives. Dans les circonstances exceptionnelles, les cardinaux des
trois classes, les archevêques, les évêques, les généraux d'ordre
religieux, les abbés avec juridiction épiscopale peuvent être convoqués
en concile œcuménique pour délibérer des intérêts de l'Église et
trancher les questions touchant au dogme. Lors de la vacance du siége
papal, le collége des cardinaux, réuni en conclave, nomme le nouveau
pontife parmi les candidats âgés de plus de 55 ans; mais, pour
l'élection définitive, le vote des deux tiers des voix ne suffit pas
encore, il faut en outre l'assentiment des gouvernements de France,
d'Autriche, d'Espagne et de Naples, devenu aujourd'hui celui d'Italie.
Alors seulement le nouvel élu est proclamé et reçoit le _pallium_ et la
tiare.

Le pape est représenté comme souverain auprès de plusieurs puissances de
l'Europe et du Nouveau Monde. En vertu de la formule de «l'Église libre
dans l'État libre», si souvent répétée depuis Cavour, il est investi de
tous les droits royaux, il convoque à son gré les chapitres et les
conciles, nomme à toutes les charges ecclésiastiques, possède son propre
télégraphe et sa poste, sa garde noble et sa garde suisse, jouit en
toute propriété, sans payement d'impôt, des palais du Vatican et du
Latéran, ainsi que de la villa de Castel-Gandolfo, au bord du lac
d'Albano. Enfin le budget italien est grevé en sa faveur d'une dotation
incommutable de plus de 3 millions de francs. Il a jusqu'à présent
refusé cette liste civile, mais il reçoit une somme au moins deux fois
plus considérable, le «denier de saint Pierre», que lui assure la piété
des fidèles.

L'Italie est divisée religieusement en 47 archevêchés, subdivisés en 206
évêchés et prélatures indépendantes. La population ecclésiastique se
compose d'environ 100,000 prêtres. En 1866, lorsque les couvents furent
supprimés et que leurs biens furent attribués à l'État en échange de
pensions, les moines et les religieuses étaient respectivement au nombre
de 32,000 et de 44,000. L'armée cléricale comprenait donc près de
180,000 personnes, autant que l'armée militaire sur le pied de paix.

Le tableau suivant indique les divisions territoriales et les provinces
de l'Italie, avec leur superficie et la population que leur donnait le
recensement de 1871:

DIVISIONS ADMINISTRATIVES DE L'ITALIE.

DIVISIONS
TERRITORIALES. PROVINCES.          SUPERFICIE             POPULATION
                         DES DIVISIONS  DES        DES DIVISIONS  DES
                         TERRITORIALES. PROVINCES. TERRITORIALES. PROVINCES.

Piémont     Novare (Novara)29,004 11   6,543 50      2,899,564   624,985
            Turin (Turino)            10,269 53                  972,986
            Alexandrie
            (Alessandria)               5,055                     683,361
            Coni (Cuneo)                7,136 08                  618,232

Lombardie   Sondrio        23,532 83    3,259 81      3,460,824   111,241
            Come (Como)                 2,717 26                  477,642
            Bergame (Bergamo)           2,660 38                  368,152
            Milan (Milano)              2,992 54                1,009,794
            Brescia                     4,620 74                  456,023
            Pavie (Pavia)               3,329 51                  448,435
            Crémone (Cremona)           1,736 21                  300,595
            Mantoue (Mantoya)           2,216 38                  288,942

Ligurie     Port Maurice
           (Porto Maurizio) 5,323 87    1,210 34        843,812   127,053
            Gènes (Genova)              4,113 53                  716,759

Vénétie     Vérone (Verona)23,657 09    2,854 02      2,642,807   367,437
            Vicence (Vicenza)           2,696 02                  363,161
            Bellune (Belluno)           3,270 68                  175,282
            Padoue (Padova)             2,086 32                  364,430
            Rovigo                      1,688 52                  200,835
            Trévise (Treviso)           2,431 36                  352,538
            Udine                       6,430 70                  481,586
            Venise (Venezia)            2,199 47                  337,538

Émilie      Plaisance
           (Piacenza)      20,527 34    2,499 78      2,113,828   225,775
            Parme (Parma)               3,239 67                  264,381
            Reggio                      2,288                     240,635
            Modène (Modena)             2,502 25                  273,231
            Ferrare (Ferrara)           2,616 23                  215,369
            Bologne (Bologna)           3,603 80                  439,232
            Ravenne (Ravenna)           1,922 32                  221,115
            Forli                       1,855 23                  264,090

Marches     Pesaro et
                  Urbino    9,714 25    2,965 31        915,419   231,072
            Ancône (Ancona)             1,916 36                  262,349
            Macerata                    2,736 81                  236,994
            Ascoli Piceno               2,095 77                  203,004

Ombrie (Pérouse ou Perugia)
            Ombrie          9,632 86    9,632 86        549,601   549,601

Toscane     Massa et
                 Carrara   24,031 09    1,760 46      2,142,525   161,944
            Lucques (Lucca)             1,493 64                  280,399
            Florence (Firenze)          5,861 32                  766,824
            Livourne (Livorno)            325 67                  118,851
            Pise (Pisa)                 3,056 08                  265,959
            Arezzo                      3,305 91                  234,645
            Sienne (Siena)              3,793 42                  206,446
            Grosseto                    4,434 59                  107,457

Rome        Rome (Roma)    11,790 16   11,790 16        836,704   836,704

Abruzzes    Abruzze Ultér.
et Molise   Ier (Teramo)   17,289 74    3,324 74      1,282,982   246,004
            Abruzze Ultér.
            IIe (Aquila)                6,499 60                  332,784
            Abruzze Citérieure
                  (Chieti)              2,861 46                  339,986
            Molise (Campobasso)         4,603 94                  364,208

Campanie    Terre de Labour
               (Capua)     17,966 98    5,974 74      2,754,582   697,403
            Bénévent (Benevento)        1,751 51                  232,008
            Naples (Napoli)             1,110 52                  907,752
            Principauté Citér.
                (Salerno)               5,480 97                  541,738
            Principauté Ultér.
                (Avellino)              3,649 20                  375,691

Pouilles (Apulie)          22,119 58                  1,420,892
           Capitanate (Foggia)          7,652 18                  322,758
           Terre de Bari (Bari)         5,937 52                  604,540
           Terre d'Otrante (Lecce)      8,529 88                  493,594

Basilicate                 10,675 97                    510,543
           Basilicate (Potenza)        10,675 97                  510,543

Calabres
           Calabre Citér.
                (Cosenza)  17,257 33    7,358 04      1,206,302   440,468
           Calabre Ultér.
           Ier (Catanzaro)              5,975                     412,226
           Calabre Ultér.
           IIe (Reggio)                 3,924 29                  353,608

Sicile     Messine
               (Messina)   29,240 24    4,578 89      2,584,099   420,649
           Palerme (Palermo)            5,086 91                  617,678
           Trapani                      3,145 51                  236,388
           Caltanissetta                3,768 27                  230,066
           Girgenti                     3,861 35                  289,018
           Catane (Catania)             5,102 19                  495,415
           Syracuse (Siracusa)          3,697 12                  294,885

Sardaigne  Sassarie        24,250 17   10,720 26        636,660   243,452
           Cagliari                    13,529 92                  393,208
                          __________                 __________
                          296,013 62                 26,801,154



                              CHAPITRE IX

                                 CORSE


L'île de Corse, l'antique Kyrnos des Grecs, la Corsica des Latins, des
anciens habitants indigènes et des Italiens, constitue, avec la terre
plus considérable de Sardaigne, un groupe parfaitement distinct, une
sorte de monde à part. Jadis, nous le savons, elle était rattachée à
l'île sœur par une arête continue de montagnes: mais des deux terres
jumelles, c'est précisément la Corse, française aujourd'hui, qui est la
plus italienne par la position géographique aussi bien que par les
traditions de l'histoire. A la simple vue de la carte, il apparaît avec
évidence que la Corse dépend naturellement de la péninsule italienne;
tandis qu'elle est séparée des côtes de la Provence par des abîmes
maritimes de plus de 1,000 mètres de profondeur, elle tient aux rivages
plus rapprochés de la Toscane par un plateau sous-marin, un seuil de
hauts fonds parsemé d'îles. Son climat, ses produits naturels sont ceux
de l'Italie, ses anciennes annales et la langue de ses habitants font
aussi de la Corse une terre italienne. Il est donc convenable de décrire
cette île de la mer Tyrrhénienne immédiatement après la péninsule que
baignent les mêmes eaux. Achetée aux Génois, puis conquise sur les
indigènes eux-mêmes, il y a plus d'un siècle, par les moyens ordinaires
de la violence, la Corse se donna plus tard librement à la France,
lorsque le plus vaillant défenseur de l'indépendance de l'île, Pasquale
Paoli, apparut en hôte acclamé devant l'Assemblée nationale. C'est le
libre choix qui fait la patrie, et les Corses, Italiens de race, mais
associés aux Français depuis trois générations par une destinée commune,
se regardent certainement en grande majorité comme faisant partie de la
même nation que leurs concitoyens du continent.

Deux fois moindre en étendue que la Sardaigne, la Corse est encore une
terre considérable, puisqu'elle dépasse de beaucoup en surface la
moyenne d'un département français; elle occupe le quatrième rang parmi
les îles de la Méditerranée[143]: presque aussi étendue que Chypre, mais
de beaucoup sa supérieure en importance actuelle, elle ne le cède en
population et en richesse qu'à la Sicile et à la Sardaigne. C'est une
contrée d'une grande beauté. Ses montagnes, qui se dressent à plus de
2,500 mètres de hauteur sont revêtues de neige pendant la moitié de
l'année; leurs pentes, qui descendent rapidement vers la mer, permettent
d'embrasser d'un coup d'œil les rochers, les pâturages, les forêts et
les cultures. La plupart des vallées ont une grande abondance d'eau, et
de toutes parts on y voit briller les cascades. De vieilles tours
génoises, bâties sur les promontoires, défendaient autrefois contre les
Sarrasins l'entrée de chaque baie; la plupart n'ont plus d'autre utilité
que celle d'embellir le paysage.

[Note 143:

Superficie de la Corse               8,748 kil. car.
Longueur de l'île, du nord au sud      183    kil.
Largeur moyenne                         48     »
Largeur extrême, de l'est à l'ouest     84     »
Développement du littoral              485     »
]

[Illustration: N° 117.--JONCTION SOUS-MARINE DE LA CORSE ET DE
L'ITALIE.]

Le principal massif montagneux, le Niolo, qui s'élève au nord-ouest de
l'île, ne s'arrête guère au-dessous de la limite idéale des neiges
persistantes. C'est une sorte de citadelle granitique dont les hautes
vallées servirent, en effet, de forteresse aux Corses pendant toutes
leurs guerres d'indépendance; des cimes environnantes on voit par un
temps favorable tout le pourtour des côtes du continent, des Alpes de
Provence aux Apennins de la Toscane. Au sud du Niolo, l'arête principale
des montagnes, en entier composée de roches primitives, se développe,
sommet après sommet, vers le détroit de Bonifacio, à peu près
parallèlement au rivage occidental. Sa dernière grande cime, du côté du
sud, est la puissante montagne à laquelle sa forme a fait donner le nom
d'Enclume (_Incudine_). Au nord du Niolo, d'autres montagnes, dont la
direction vers le nord et le nord-est est indiquée par la ligne des
côtes qui en suivent la base, va se rattacher à la chaîne moins haute du
cap Corse. Cette chaîne, parallèle au méridien, forme une véritable
arête dorsale à toute la péninsule de Bastia et se prolonge vers le sud
à l'orient du bassin de Corte; jadis elle devait servir de barrière aux
lacs de l'intérieur, mais ses roches calcaires ont fini par céder à la
pression des eaux, et le Golo, le Tavignano, d'autres torrents encore,
la traversent pour se déverser dans la mer orientale. Dans son ensemble,
l'intérieur de l'île n'est qu'un labyrinthe de montagnes, et l'on ne
peut se rendre de village à village que par des _scale_ ou sentiers en
échelle qui s'élèvent de la région des oliviers à celle des pâturages.
La grande route de l'île, celle d'Ajaccio à Bastia, passe à plus de
1,100 mètres de hauteur; même les chemins qui longent la côte
occidentale, la plus populeuse, ne sont qu'une succession de montées et
de descentes contournant les promontoires qui hérissent le littoral.
Telle est la raison qui a forcé la Corse à rester en arrière de son île
sœur, la Sardaigne, pour la construction des chemins de fer[144].
Récemment la construction d'une voie ferrée entre les deux capitales de
l'île a été votée; mais ce travail, fort difficile, est encore loin
d'être commencé.

[Note 144: Monts et cols principaux de la Corse:

Monte Cinto, principal sommet                             2,816 mètres.
  »   Rotondo                                             2,764   »
  »   d'Oro                                               2,652   »
  »   Paglia Orba, ou Vagliorba                           2,634   »
  »   Cardo                                               2,500   »
  »   Incudine                                            2,065   »
Col de Vizzavona (route d'Ajaccio a Bastia)               1,145   »
 »  de Vergio (chemin du val du Golo au golfe de Porto)   1,532   »
]

[Illustration: N° 118.--PROFIL DE LA ROUTE D'AJACCIO A BASTIA.]

Du côté de l'occident, l'île est profondément découpée par des golfes
ramifiés en baies vers lesquels se penchent les vallées des monts et
dont quelques-uns ont à l'entrée quatre cents mètres d'eau. Ces golfes
ressemblent à des fjords déjà partiellement oblitérés par les alluvions,
et peut-être faut-il y voir en effet des indentations de la côte que le
séjour des glaciers a longtemps maintenues dans leur forme première; les
petits lacs épars dans les cirques élevés des montagnes semblent
indiquer l'ancienne action des glaces. C'est là une question géologique
des plus intéressantes à résoudre par les observateurs futurs. Sur le
versant oriental, ou côté «de Deçà» (_di Quà_), tourné vers l'Italie,
les pentes sont plus douces, les rivières sont plus larges et plus
paisibles, quoique toutes innavigables, l'aspect général du pays est
moins accidenté: on lui donne parfois le nom de _Banda di Dentro_ ou de
«Zone intérieure», pour le distinguer des rivages occidentaux, appelés
_Banda di Fuori_ ou «Zone extérieure». Les terrains granitiques du
versant oriental de l'île sont recouverts par des formations crétacées
et des alluvions modernes, que dominent çà et là des massifs de porphyre
et de serpentine; la côte, égalisée par le mouvement des flots, se
développe en de longues plages basses, enfermant des étangs qui furent
autrefois des golfes. Ces plages, qui semblent avoir été, comme celles
de la Sardaigne, légèrement exhaussées pendant la période moderne,--à en
juger par les plages étagées au-dessus du flot et les bancs de
coquillages émergés,--sont fort insalubres à cause de la putréfaction
des algues rejetées sur la rive: les miasmes se forment en si grande
abondance au-dessus de certains étangs, qu'un linge blanc suspendu près
de l'eau pendant une journée d'été y prend une teinte ineffaçable de
rouille. Aussi «l'intempérie» règne sur ces côtes orientales de la
Corse, et le séjour n'y est pas moins dangereux qu'il ne l'est en
Sardaigne sur les bords des palus de Cagliari et d'Oristano. Le manque
de ventilation dans l'atmosphère, joint à la chaleur intense de l'été et
souvent à des sécheresses prolongées, est, après l'horizontalité des
plages et l'existence des étangs, la grande raison de cette constitution
fiévreuse du climat[145]. L'hémicycle de hautes montagnes qui s'élève à
l'occident arrête les vents d'ouest et de sud-ouest, ainsi que le
purifiant mistral. Le bassin maritime qui s'étend à l'est de la Corse se
trouve presque séparé du reste de la Méditerranée par les terres qui
l'entourent; les calmes y sont beaucoup plus fréquents qu'au large, et
les vents qui s'y succèdent sont, en général, plus faibles et plus
variables; les lourdes vapeurs qui pèsent sur les côtes de Corse ne sont
donc que rarement chassées par de fortes brises et c'est avec le plus
grand danger qu'on s'expose à les respirer pendant la saison des
chaleurs. De Bastia à Porto-Vecchio il n'y a ni ville ni village sur le
littoral même, et, dès la première quinzaine de juillet, presque tous
les cultivateurs de la plaine s'enfuient sur les hauteurs pour ne pas
être saisis par la fièvre; il ne reste dans la région mortelle qu'un
petit nombre de surveillants, d'employés et quelques malheureux
habitants du pénitencier de Casabianda, près de l'étang de Diane. Rien
de plus mélancolique, de plus désolé que ces plaines, jadis
très-peuplées, mais délaissées par l'homme, en dépit de leur riche
verdure et de leur extrême fécondité, comme l'ont été, sur le continent,
les maremmes de l'Étrurie et la campagne romaine. Récemment quelques
plantations d'eucalyptus ont commencé l'oeuvre de restauration de la
contrée.

[Note 145:

Température moyenne à Bastia 19°,24 d'après Cadet.
Pluies moyennes              0m,588      »
]

La hauteur considérable des montagnes de la Corse, en comparaison de la
superficie de l'île, permet de constater, presque aussi bien que sur
l'Etna, l'étagement régulier des climats et des zones de végétation. Le
long des côtes et sur les pentes inférieures, jusqu'à une altitude qui
varie suivant l'exposition du sol, les plantes ont une physionomie
subtropicale et donnent à la contrée un aspect analogue à celui de la
Sicile, de l'Espagne du Sud et du littoral d'Algérie. Quelques districts
privilégiés par la fertilité spontanée des terres peuvent être comptés
parmi les plus belles campagnes des bords de la Méditerranée. Tel est le
_Campo dell' Oro_ (ou _Campo l'Oro_), le «Champ de l'Or», qui entoure la
ville d'Ajaccio, et où l'on voit des haies de cactus, grands comme des
arbres, limitant les jardins et les vergers. Telles sont aussi les
cultures du cap Corse, sur les deux versants de la péninsule montueuse
qui s'avance dans la mer au nord de Bastia: c'est le pays des fleurs
parfumées et des fruits savoureux, oranges, citrons, cédrats, amandes et
raisins. Les oliviers recouvrent en forêts les collines basses du
littoral et contrastent par leur feuillage argenté avec la sombre
verdure des châtaigniers qui s'élèvent plus haut sur les montagnes et
plus avant dans l'intérieur de la contrée. La plus célèbre région des
oliviers est celle de la Balagna, qui s'incline vers Calvi, sur le
versant nord-occidental de l'île: les arbres de ce canton, que domine,
du haut d'un pic, le village bien nommé de Belgodere, ont la réputation
d'être les plus beaux des pays méditerranéens et de résister le mieux au
froid. Sur le versant opposé de la montagne, du côté de Bastia, une
autre vallée renferme l'une des grandes châtaigneraies de la Corse, et
nulle part elles n'offrent de plus superbes troncs, des branchages plus
touffus. Les châtaignes sont une des principales ressources des bandits
et, pendant les diverses guerres civiles et étrangères qui ont dévasté
l'île, elles ont fréquemment permis aux vaincus de continuer longtemps
la résistance. Elles sont en certains districts de l'île l'élément le
plus important de l'alimentation et dispensent l'indigène, assez
nonchalant de sa nature, de labourer péniblement des champs de céréales.
Aussi quelques économistes ont-ils eu l'idée de faire disparaître les
châtaigniers de la Corse, afin d'obliger ainsi les habitants au travail,
et pendant deux années de la fin du dix-huitième siècle il fut, en
effet, défendu de planter d'autres arbres de cette espèce[146].

[Note 146: Zones de végétation:

Olivier       De la plage à 1,160 mètres.
Châtaignier   De 580 à 1,950 mètres.
]

Quant aux forêts vierges qui recouvraient autrefois toute la zone
moyenne des plateaux et des montagnes de l'île, entre les châtaigneraies
d'en bas et les pâturages d'en haut, elles ont en grande partie disparu,
à cause des incendies qu'allumaient fréquemment les bergers et les
bandits: il ne reste en maints endroits que des _macchie_ (maquis),
faisant en réalité l'effet de «taches» sur les escarpements pierreux.
Toutefois quelques districts de montagnes ont encore gardé leurs
antiques forêts de diverses essences, parmi lesquelles domine le pin
laricio (_pinus altissimus_), le plus beau conifère de l'Europe: on voit
encore çà et là de ces arbres superbes ayant des fûts de 40 à 50 mètres
d'élévation; mais il faut se hâter pour contempler ces géants du monde
végétal, car on ne se borne pas à couper les troncs pour la mâture des
navires; les scieries à vapeur sont aussi à l'oeuvre pour débiter ces
arbres magnifiques en douves pour les barils à sucre de Marseille et en
planches pour les caisses à savon. D'après la statistique officielle, il
y aurait en Corse 125,000 hectares de forêts, soit environ un septième
de la superficie totale de l'île; mais ce sont là des chiffres
trompeurs, car de vastes étendues classées sous la dénomination de
forêts n'ont plus que des broussailles. Il n'existe plus que trois
groupes de forêts vraiment belles, celui de la haute Balagna, au
nord-ouest, celui du Valdoniello et d'Aitone, sur les pentes
occidentales du massif de Monte Rotondo, et la Barella, dans les
montagnes qui s'élèvent à l'ouest de Sartène.

Au-dessus de la zone des forêts s'étendent les pâturages nus où paissent
les moulons et les chèvres pendant l'été, et se dressent les rochers où
se cache encore çà et là le mouflon, cet animal d'une étonnante agilité
que l'on trouve aussi en Sardaigne et dans l'île de Chypre. Les bergers
ont remarqué que le sanglier, d'ailleurs assez commun dans les montagnes
de la Corse, ne se rencontre jamais dans les lieux fréquentés par le
mouflon; quant au loup, c'est un animal inconnu dans l'île, et l'ours en
a disparu depuis plus d'un siècle. Les renards, qui sont de forte
taille, et les cerfs, qui sont, au contraire, petits et fort bas sur
jambes, complètent la faune sauvage des forêts de la Corse. L'araignée
_malmignata_, dont la morsure est quelquefois mortelle, est probablement
la même que l'espèce sarde et toscane; la tarentule, qui se trouve aussi
dans l'île, est celle du Napolitain: mais on dit que la fourmi venimeuse
appelée _innafantato_ appartient à la faune spéciale de l'île.

On ne sait quelle est l'origine première des anciens habitants de la
Corse, Ligures, Ibères ou Sicanes. L'île n'a pas de nuraghi, comme sa
voisine la Sardaigne; elle n'a pas non plus ces multitudes d'idoles et
d'objets divers qui permettent de reconnaître dans la nuit des temps
passés les usages, les moeurs et, jusqu'à un certain point, la parenté
des anciens habitants du pays; mais il existe, dans le voisinage de
Sartène et en d'autres parties de l'île, quelques dolmens ou _stazzone_,
des menhirs ou _stantare_, et même des restes d'avenues de pierres
levées, absolument semblables à celles de la Bretagne et de
l'Angleterre, quoique d'un aspect moins grandiose. Il est donc tout
naturel de croire que des populations de même origine ont élevé ces
monuments, aussi bien dans l'île que sur le continent et dans la
Grande-Bretagne. On leur attribue les noms de localités corses qui ne
sont pas dérivés du latin.

C'est au centre de l'île, on le comprend, que la race a dû se conserver
dans sa pureté primitive; les hommes de Corte et les superbes
montagnards de Bastelica surtout se vantent d'être les Corses par
excellence. En s'éloignant de Bastia, où le type est tout italien, on
est surpris de voir que les grands traits, les figures allongées,
deviennent fort rares. D'après Mérimée le Corse des districts du centre
a la face large et charnue; le nez petit, sans forme bien caractérisée,
le teint clair, les cheveux plus souvent châtains que noirs. Sur les
côtes, des colonies d'immigrants étrangers ont fortement modifié le type
primitif. Après les Phocéens et les Romains, puis après les Sarrasins,
qui ne furent définitivement chassés qu'au onzième siècle, sont venus
les Italiens et les Français; Calvi et Bonifacio étaient des cités
génoises; près d'Ajaccio, à Carghese, se trouve même une colonie de
Maïnotes grecs, qui, sous la conduite d'un Comnène Stephanopoli, durent
quitter le Péloponèse à la fin du dix-septième siècle et qui parlent
maintenant les trois langues, le grec, l'italien, le français; mais, en
dépit de ces croisements, les Corses, pris en masse, ont gardé, comme
presque tous les peuples des îles, une grande homogénéité de caractère.
_I Corsi meritano la furca e la sanno sofrire_ (les Corses méritent le
gibet et le savent souffrir), disait un proverbe génois, que Paoli
aimait à citer plaisamment, avec un certain orgueil. L'histoire témoigne
de leur patriotisme, de leur vaillance, de leur mépris de la mort, de
leur respect de la foi jurée; mais elle raconte aussi leurs folles
ambitions, leurs rivalités jalouses, leurs furies de vengeance. Vers le
milieu du siècle dernier, la _vendetta_, qui régnait entre les familles
de génération en génération, coûtait chaque année à la Corse un millier
de ses enfants; des villages entiers avaient été dépeuplés; en certains
endroits, chaque maison de paysan était devenue une citadelle crénelée
où les hommes se tenaient sans cesse à l'affût, tandis que les femmes,
protégées par les moeurs, sortaient librement et vaquaient aux travaux
des campagnes. Terribles étaient les cérémonies funèbres quand on
apportait à sa famille le corps d'un parent assassiné. Autour du cadavre
se démenaient les femmes en agitant les habits rouges de sang, tandis
qu'une jeune fille, souvent la soeur du mort, hurlait un cri de haine,
un appel furieux à la vengeance. Ces _voceri_ de mort sont les plus
beaux chants qu'ait produits la poésie populaire des Corses. Grâce à
l'adoucissement des moeurs, les victimes de la vendetta deviennent de
moins en moins nombreuses chaque année. La fréquence des scènes de
meurtre pendant les siècles passés devait être attribuée surtout à la
perte de l'indépendance nationale: l'invasion génoise avait eu pour
résultat de diviser les familles. D'ailleurs la certitude de ne pas
trouver d'équité chez les magistrats imposes par la force obligeait les
indigènes à se faire justice eux-mêmes; ils en étaient revenus à la
forme rudimentaire du droit, le talion.

[Illustration: BASTIA. Dessin de Taylor, d'après une photographie.]

Le peuple corse, d'où sortit un maître pour la France, était pourtant un
peuple essentiellement républicain, aussi bien par ses moeurs de sauvage
indépendance que par la nature abrupte du pays qu'il habite. Les Romains
ne réussissaient que difficilement à en faire des esclaves. Dès le
dixième siècle, bien avant que la Suisse fût libre, la plus grande
partie de la Corse formait, sous le nom de _Terra del Comune_, une
confédération de communautés autonomes. La population de chaque vallée
constituait une _pieve (plebs)_, groupe à la fois religieux et civil,
qui choisissait elle-même son _podestà_ et les «pères de la commune».
Ceux-ci, à leur tour, nommaient le «caporal», dont la mission expresse
était de défendre les droits du peuple envers et contre tous. De son
côté, l'assemblée des maires faisait choix des «douze», qui devaient
former le grand conseil de la confédération. Telle était la constitution
qui n'a cessé de se maintenir plus ou moins pendant tout le moyen âge,
en dépit des invasions ennemies et de la conquête. Au dix-huitième
siècle, pendant les luttes que la Corse soutint héroïquement contre
Gênes et contre la France, elle se donna aussi par deux fois, en 1735 et
en 1765, un régime bien autrement républicain que celui de la Suisse et
prenant pour point de départ l'égalité absolue de tous les citoyens. Ce
sont leurs institutions de «peuple libre» qui avaient donné à Rousseau
le pressentiment, non encore justifié, que «cette petite île étonnerait
un jour l'Europe». Depuis cette époque, la perspective ouverte aux
ambitions et aux appétits des Corses par l'ère napoléonienne semble
avoir eu pour résultat d'abaisser bien des caractères et de faire
oublier les traditions historiques de liberté.

Quoique la population de l'île ait doublé depuis le milieu du siècle
dernier, elle est encore relativement clair-semée; la Corse est à cet
égard un des derniers départements de la France [147]. Par un contraste
remarquable, le versant oriental de la Corse, le plus large, le plus
fertile, et jadis le plus peuplé, est aujourd'hui relativement désert,
et la vie s'est portée sur le versant occidental; autrefois l'île
regardait vers l'Italie; de nos jours elle s'est tournée vers la France.
La salubrité de l'air et l'excellence des ports expliquent cette
attraction exercée sur les habitants du pays par la mer occidentale. Sur
la côte du levant, l'antique colonie romaine de Mariana n'existe plus,
et l'emporium d'Aleria, d'origine phocéenne, n'était naguère qu'une
ferme isolée près d'un étang malsain. On a souvent répété que cette
ville eut jadis jusqu'à 100,000 habitants; mais l'espace recouvert des
restes de poteries romaines ne permet pas d'admettre qu'Aleria, quoique
fort bien située au débouché de la vallée du Tavignano, le principal
cours d'eau de l'île, et vers le milieu précis de toute la côte
orientale, ait jamais eu une population plus considérable que celle de
l'une ou de l'autre des villes principales de la Corse actuelle, Bastia
et Ajaccio. Vers la fin du treizième siècle Aleria existait encore; la
malaria n'en avait pas chassé tous les habitants. Le groupe de
population se reconstituera facilement, grâce à l'extrême fertilité du
territoire environnant, quand l'assèchement des eaux stagnantes, aura
rendu au climat local la salubrité première; mais c'est là une œuvre qui
se fera peut-être longtemps attendre, si les insulaires seuls doivent
travailler à la restauration de la contrée.

[Note 147:

Superficie de l'île............    8,748 kil. car.
Population en 1740.............  120,380 hab.
    »      en 1872.............  200,000  »
    »      kilométrique........       30  »
]

Les Corses ont une réputation d'indolence que méritent certainement la
plupart d'entre eux, à en juger par le peu de cas qu'ils font des
immenses ressources du pays. Les industries primitives de la pêche et de
l'élève des troupeaux sont celles qu'ils comprennent le mieux. En
plusieurs districts, presque tous les travaux agricoles sont confiés à
des journaliers italiens auxquels on donne le nom de _Lucchesi_ ou
«Lucquois», parce qu'ils venaient tous autrefois de la campagne de
Lucques; ces immigrants temporaires, qui sont parfois au nombre de
22,000, font toute la pénible besogne du sarclage, de la cueillette et
de la moisson, puis s'en retournent dans leur pays avec leur salaire
durement gagné, tandis que les propriétaires, appauvris d'autant, se
croisent paresseusement les bras. Cependant, grâce à l'impulsion venue
de France, on commence à s'occuper sérieusement de l'utilisation des
richesses naturelles de la Corse. Les huiles, qui peuvent rivaliser avec
les meilleurs produits de la Provence, et les vins, qui jusqu'à présent
avaient été fort médiocres, sont préparés avec plus de soin et
deviennent un objet d'échanges assez important[148]. Les fruits secs
s'exportent aussi en quantités croissantes et contribuent à développer
un commerce maritime qui est déjà, dans son ensemble, celui d'un port
français de troisième ordre[149]. Dans un avenir plus ou moins rapproché
la grande île méditerranéenne, dont les produits sont ceux de la
Provence, deviendra pour la France tempérée un complément colonial, une
sorte d'Algérie insulaire.

[Note 148: Moyenne de la production annuelle:

Céréales   950,000 hectolitres
Huiles     150,000     »
Vins       300,000     »

]

[Note 149: Mouvement de la navigation dans les ports de la Corse:
6,600 navires jaugeant 450,000 tonnes.]

La Corse possède de nombreux gisements miniers, comme la Sardaigne sa
voisine, mais il ne paraît pas que ses veines d'argent, de cuivre, de
plomb, de fer, d'antimoine, aient la même puissance que celles des
montagnes sardes. Naguère le minerai de fer était le seul qui fût
l'objet d'une exploitation sérieuse: on l'utilisait pour d'importantes
usines près de Bastia et de Porto Vecchio; maintenant on extrait le
cuivre de Castifao, dans les montagnes de Corte, et le plomb argentifère
d'Argentella, près de l'Ile-Rousse. On travaille aussi quelque peu aux
carrières de granit rouge et bleu, de porphyre, d'albâtre, de
serpentine, de marbre, qui sont un des éléments les plus précieux de la
richesse future de la Corse. Enfin les eaux minérales, qui sourdent pour
la plupart au contact des roches primitives et des autres formations,
attirent chaque année dans les vallées de l'intérieur un certain nombre
de visiteurs et de malades; mais la seule source qui ait acquis jusqu'à
maintenant une réputation européenne est celle d'Orezza, jaillissant
dans cette région si pittoresque et si belle de la Castagniccia. Elle
verse en grande abondance une eau ferrugineuse et gazeuse à la fois, qui
contient jusqu'à 2 litres d'acide carbonique dans 1 litre de liquide: on
la boit généralement en Corse au lieu de l'eau ordinaire. Les médecins
lui attribuent les vertus les plus efficaces contre une foule de
maladies.

Mais, en dehors des richesses que renferme le sol de la Corse et de
celles, bien plus considérables, que le travail de l'homme pourra lui
faire produire, l'île a les grands avantages que lui donne son climat
pour attirer les étrangers et grandir ainsi l'importance de son rôle
dans l'économie générale de l'Europe. Comme Nice, Cannes et Menton, la
ville d'Ajaccio, le village d'Olmeto, tourné vers les côtes de
Sardaigne, et d'autres localités de la Corse sont des résidences
d'hiver. Quoique les visiteurs aient pour s'y rendre à braver le roulis
et les tempêtes, cependant il en vient chaque année un certain nombre
qui contribuent à faire connaître cette terre si curieuse, l'une des
contrées de l'Europe qui ajoutent à la beauté naturelle de leurs
paysages le plus d'originalité dans les mœurs de leur population.

La ville principale de la Corse n'a plus le titre de chef-lieu: c'est
Bastia, ainsi nommée d'une bastille génoise, bâtie vers la fin du
quatorzième siècle, non loin de la «marine» du haut village de Cardo.
Elle succéda comme capitale à Biguglia, qui fut elle-même l'héritière de
Mariana, la cité de Marius. L'emplacement de la ville romaine est
ignoré; seulement la tradition désigne une vieille église abandonnée,
près de la bouche du Golo, comme le lieu où fut située l'ancienne
métropole. Biguglia n'a pas complétement cessé d'exister, mais ce n'est
plus qu'un misérable village, où le vent porte les miasmes d'un vaste
étang, reste d'un golfe où les Pisans remisaient leurs galères. Bastia,
située à quelques kilomètres au nord de ces deux anciennes capitales, a
les mêmes avantages de position géographique: elle se trouve dans la
partie de la Corse la plus rapprochée de l'île d'Elbe, de Livourne et de
Gênes; elle est même à une vingtaine de kilomètres plus près que la
ville d'Ajaccio du port français de Nice; de toutes les cités de l'île
c'est la seule qui soit en communication facile avec le versant opposé,
puisque, à 10 kilomètres à l'ouest, le golfe de Saint-Florent s'avance
profondément dans les terres à la racine de la péninsule du cap Corse;
enfin, grâce aux rapports fréquents avec l'Italie voisine, les habitants
de cette partie de l'île sont les plus civilisés, les plus industrieux,
ceux qui cultivent le mieux leurs terres. Aussi, quoique le petit port
de Bastia soit naturellement l'un des moins sûrs de l'île, est-il
cependant l'un des plus fréquentés; il fait à lui seul plus de la moitié
du commerce de la Corse entière. On a dû l'agrandir récemment et faire
sauter, pour la construction du môle, le beau rocher en forme de lion
qui désignait l'entrée. En grandissant, la ville, pittoresquement bâtie
en amphithéâtre sur les collines, perd aussi peu à peu sa vieille
physionomie génoise pour se donner un aspect plus moderne, cet parsème
les jardins environnants de villas de plus en plus nombreuses.

Sur la rive occidentale de l'île, le port le plus rapproché de Bastia,
Saint-Florent, semblerait devoir faire un commerce assez considérable,
grâce à sa position géographique et à l'excellence de son port; mais
l'air des étangs y est mortel, et c'est plus au sud que se trouve, dans
une région salubre et des plus fertiles, le principal marché de la
Balagne, la ville de l'Ile-Rousse, ainsi nommée d'un écueil voisin.
Paoli la fonda en 1758 pour ruiner la ville de Calvi, restée fidèle aux
Génois, et son but a été partiellement rempli. L'Ile-Rousse, le port le
plus rapproché de la France, expédie en abondance les riches produits de
la Balagne, huiles, laines et fruits, tandis que la ville fortifiée de
Calvi, bâtie sur les pentes de son rocher blanchâtre, n'est plus, malgré
son titre de chef-lieu d'arrondissement, qu'une bourgade sans animation,
en partie envahie par la malaria et dépassée en richesse et en
population par le village de Calenzana, situé dans une vallée de
l'intérieur. Toute la région de la côte qui s'étend au sud de Calvi
jusqu'au golfe de Porto est presque complètement déserte; mais il est à
espérer que la nouvelle route taillée à travers les roches vives des
promontoires aura pour conséquence le peuplement de la contrée et sa
mise en culture: la fertilité naturelle du sol permettait d'en faire une
autre Balagne, et nulle indentation de la côte n'est plus profonde que
celle de Porto et n'offre de meilleurs abris.

Le golfe de Sagone, qui s'ouvre plus au sud et dans lequel débouche le
Liamone, baigne aussi des plages dépeuplées, et de la ville même de
Sagone, exposée à la malaria, il ne reste qu'une tour et un débris
d'église. Mais tandis que la «marine» de ce golfe perdait ses habitants
et son commerce, celle d'Ajaccio qui découpe le littoral, au sud d'un
cap prolongé au loin dans la mer par les blocs de granit rouge des îles
Sanguinaires, prenait une importance croissante. Ajaccio, d'abord simple
faubourg maritime de Castelvecchio, qui se dresse sur une colline de
l'intérieur; était déjà au milieu du siècle dernier la ville la mieux
tenue, la plus agréable de la Corse; maintenant elle espère devenir
bientôt la rivale, peut-être la supérieure de Bastia par la population
et le mouvement des échanges; d'ailleurs, en qualité de chef-lieu
administratif de l'île, elle jouit d'avantages auxquels se sont ajoutées
les faveurs du plus célèbre de ses fils, Napoléon Bonaparte, et de
toutes les puissantes familles qui se sont alliées à sa fortune. Tous
les édifices, toutes les rues d'Ajaccio rappellent par quelque trait les
deux périodes de l'empire. Comme industries spéciales, les habitants
n'ont guère que la pêche et la culture des riches vergers environnants;
depuis quelques années ils ont aussi les ressources que leur procure la
visite de nombreux étrangers, malades ou en santé, qui viennent jouir du
climat local, de l'admirable vue du golfe et des promenades charmantes
que l'on peut faire dans les jardins et sur les coteaux des alentours.

Les autres villes de la Corse sont de petites localités sans importance.
Sartène, quoique chef-lieu d'arrondissement, n'est qu'une simple
bourgade, et toute l'activité du district se concentre dans le petit
port de Propriano, rendez-vous de la flottille des corailleurs
napolitains dans le golfe de Valinco; Corte, autre chef-lieu
d'arrondissement, et fameuse dans l'histoire de la Corse comme
l'acropole de l'île et comme la patrie des héros de l'indépendance, est
à peine plus populeuse que Sartène; Porto-Vecchio, quoique possédant le
havre le plus sûr de toute la Corse, n'est fréquenté que par quelques
caboteurs; enfin Bonifacio, l'ancienne république alliée de Gênes, n'a
d'importance que par ses fortifications[150]. Ville fort pittoresque,
elle occupe une position tout à fait isolée, au sommet d'un rocher de
calcaire blanchâtre, percé de grottes que ferment à demi les festons des
lianes et où viennent s'engouffrer les vagues marines. Le profil des
hautes montagnes de Limbara se dessine dans le ciel, par delà les eaux
du détroit et son archipel d'îles et d'écueils granitiques où sont venus
se briser tant de navires. On se rappelle encore le naufrage de la
frégate la _Sémillante_ en 1855: près de mille hommes périrent dans ce
désastre.

[Note 150: Population des villes principales de la Corse en 1872:

Bastia     17,850 hab.
Ajaccio    16,550  »
Corte       5,450  »
Sartène     4,150  »
Bonifacio   3,600  »
Bastelica   2,950  »
Calenzana   2,600  »
Calvi       2,175  »
]

Département français, la Corse est divisée administrativement comme les
circonscriptions de l'État continental. Elle se partage en cinq
arrondissements, subdivisés en 62 cantons et en 360 communes, et dépend
du 2e sous-arrondissement maritime de Toulon, de la 7e inspection des
ponts et chaussées, de l'arrondissement minéralogique de Grenoble. Le
chef-lieu de préfecture Ajaccio est aussi le siége du diocèse de la
Corse; Bastia possède la Cour d'appel[151].

[Note 151: Département de la Corse:

Arrondissements. Cantons. Communes. Superficie.  Popul. en 1872. Popul. k.

Ajaccio             12       79    205,403 hect.     63,988        31
Bastia              20       93    136,209   »       77,053        57
Calvi                6       35    100,284   »       25,124        25
Corte               16      109    248,509   »       61,168        24
Sartène              8       44    184,336   »       32,728        18
                   ____    _____  _______________  _________      ____
                    62      360    874,741 hect.    259,861        30
]



                               CHAPITRE X

                               L'ESPAGNE



I

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

La péninsule d'Ibérie, Espagne et Portugal, doit être considérée comme
un ensemble géographique. La séparation de la presqu'île en deux États
distincts, quoique justifiée par les différences de sol, de climat, de
langue, de rapports avec l'extérieur, n'empêche pas que dans l'organisme
européen l'Hispano-Lusitanie ne soit un membre indivisible; c'est une
seule et même terre, de même origine et de même histoire géologique,
formant un tout complet par son architecture de plateaux et de
montagnes, par son réseau circulatoire de rivières et de fleuves[152].

[Note 152:

Superficie de la Péninsule, sans les Baléares   584,301 kil. car.
     »     de l'Espagne           »             494,946   »
     »     du Portugal, sans les Açores          89,355   »
Altitude moyenne, d'après Leipoldt                  701 mèt.
]

Comparée aux deux autres péninsules du midi de l'Europe, l'Italie et la
presqu'île de l'Hémus et du Pinde, la terre ibérique est celle qui est
le plus nettement limitée et qui présente le caractère le plus
insulaire. L'isthme qui rattache l'Espagne au corps continental n'a
qu'un huitième environ du pourtour de la presqu'île, et cet isthme est
précisément barré par le mur des Pyrénées, qui continue à l'est jusqu'à
la mer des Baléares la ligne des rivages océaniques. En comparaison de
l'Italie et de la Grèce, l'Espagne se distingue aussi par la massiveté
de ses contours. Tandis que les baies et les golfes découpent en forme
de feuillage les rives du Péloponèse et s'arrondissent en nappes
semi-circulaires entre les promontoires de l'Italie, le littoral de
l'Espagne n'est que légèrement échancré par des anses se développant en
arcs de cercle et se succédant avec un certain rhythme comme des
chaînettes suspendues de pilier en pilier [153].

[Note 153:

Pourtour de la Péninsule.......................... 3,243 kilomètres.
Isthme pyrénéen................................      418    »
Développement des côtes (océaniques....... 1,675)
                        (méditerranéennes. 1,150)  2,825    »
]

On l'a dit depuis longtemps et avec beaucoup de justesse: «L'Afrique
commence aux Pyrénées.» L'Hispano-Lusitanie ressemble, en effet, au
continent africain par la lourdeur des formes, par la rareté des îles
riveraines, par le petit nombre relatif de plaines largement ouvertes du
côté de la mer; mais c'est une Afrique en miniature, cinquante fois
moins étendue que le continent qui semblerait lui avoir servi de modèle.
D'ailleurs son versant océanique, des Asturies, de la Galice, du Beira,
est encore parfaitement européen par le climat, l'abondance des eaux, la
nature de la végétation; certaines coïncidences de la flore entre ces
régions et les îles Britanniques ont même fait supposer qu'à une époque
antérieure de la planète la péninsule d'Ibérie tenait par ce côté au
prolongement nord-occidental de l'Europe. L'Hispanie vraiment africaine
ne commence qu'aux plateaux sans arbres de l'intérieur et surtout aux
rivages méditerranéens. Là se trouve la zone de transition entre les
deux continents. Par son aspect général, sa flore, sa faune et ses
populations elles-mêmes, cette partie de l'Espagne appartient à la zone
intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jusqu'au
désert du Sahara. La sierra Nevada et l'Atlas qui se regardent d'un
continent à l'autre sont des montagnes soeurs. Le détroit qui les sépare
n'est qu'un simple accident dans l'aménagement de la planète.

Un contraste fort remarquable de l'Espagne avec les deux autres
péninsules de la Méditerranée est que la première, quoique presque
entièrement environnée par les eaux marines, est pourtant une terre
essentiellement continentale. Si ce n'est par la plaine du Tage
portugais et par les belles campagnes du Guadalquivir andalou,
l'intérieur de la péninsule ibérique est sans communications faciles
avec la mer. La plus grande partie de la contrée consiste en plateaux
fort élevés qui se terminent au-dessus du littoral par des escarpements
brusques ou même par des crêtes de montagnes, comparables aux remparts
extérieurs d'une citadelle. Il en résulte que des côtes même pourvues de
bons ports sont moins visitées par les navires qu'on ne s'y attendrait à
la vue de leur richesse et de leur fertilité. La zone du littoral est
trop étroite pour alimenter un commerce considérable et les habitants du
plateau ont trop à descendre pour se soucier de venir prendre leur part
de trafic. Ces causes ont de tout temps enlevé à l'Espagne une grande
partie du mouvement commercial qui semblait devoir lui revenir en raison
de sa position avancée dans l'Océan, à la porte même de la Méditerranée;
dans les plus beaux temps de sa puissance maritime, elle a dû emprunter
largement l'aide des navigateurs étrangers.

[Illustration: N° 119.--PLATEAUX DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.]

Depuis la découverte des grands chemins de l'Océan vers l'Amérique et le
cap de Bonne-Espérance, le côté océanique de la Péninsule, celui du
Guadalquivir et du Tage, a plus d'importance dans le mouvement des
échanges et dans l'histoire du monde que le côté méditerranéen tourné
vers Rome et vers la France. Ce fait peut sembler étrange au premier
abord; mais on aurait tort d'y voir l'effet d'une prétendue loi du
progrès qui pousserait fatalement l'humanité d'orient en occident; la
cause en est tout simplement dans la disposition générale du plateau
ibérique. De même que l'Italie péninsulaire, l'Espagne tourne le dos à
l'orient, elle regarde vers l'ouest. La contrée tout entière s'incline
d'une pente graduelle dans la direction de l'Océan et c'est du même côté
que s'épanchent les fleuves parallèles, le Miño, le Duero, le Tage, le
Guadiana, le Guadalquivir. La ligne de partage des eaux, qui est aussi
presque partout la ligne de faîte de l'Ibérie, se développe, d'Algeciras
à Teruel, dans le voisinage immédiat de la Méditerranée. Les bouches de
l'Èbre interrompent cette muraille riveraine par une brèche étroite et
d'un accès périlleux pour les navires; mais immédiatement au delà
recommencent les chaînes du littoral. Presque toute la masse de
l'Espagne s'est trouvée ainsi cachée comme par un écran aux regards des
navigateurs. La «terre de l'Occident», car tel est le sens du mot
Hespérie, que les Grecs donnèrent à l'Espagne après l'avoir appliqué à
l'Italie, est devenue par cela même aussi éloignée des péninsules
orientales que si elle avait été transportée de plusieurs degrés plus
avant dans l'Atlantique.

Si la population première de l'Espagne, ibérique ou autre, n'était pas
aborigène, ce que dans l'état actuel de nos connaissances il serait
téméraire de nier ou d'affirmer, c'est par la frontière des Pyrénées ou
par l'étroit bras de mer des Colonnes d'Hercule que la Péninsule a dû
recevoir ses habitants. Des colons n'auraient pu venir par le littoral
océanique, si ce n'est à l'époque où l'Irlande était plus rapprochée de
l'Hispanie et se rattachait peut-être à quelque Atlantide. Du côté
méditerranéen, les immigrations eussent été non moins difficiles, avant
que l'art de la navigation en pleine mer eût été découvert, et même
lorsque les marins grecs, massiliotes, phéniciens, carthaginois
parcouraient librement la Méditerranée, ils ne pouvaient peupler que la
zone du littoral à cause de l'escarpement des montagnes qui forment le
rebord des plateaux espagnols. Leurs colonies, quelle qu'ait été leur
importance dans l'histoire, sont donc toujours restées dans l'isolement
et n'ont contribué que pour une faible part au mélange ethnologique des
populations de l'intérieur.

Le fond actuel de la nation espagnole est principalement de race
ibérique. Les Basques, repoussés maintenant dans les hautes vallées des
Pyrénées occidentales, occupaient en maîtres la plus grande partie de la
Péninsule. Les noms de montagnes et des eaux courantes, ceux mêmes d'une
quantité de villes témoignent de leur séjour et de leur domination dans
presque toutes les contrées de l'Espagne, du golfe de Gascogne au
détroit de Gibraltar. Des tribus celtiques, venues par les seuils des
Pyrénées, s'étaient, à une époque inconnue, établies çà et là en groupes
de race pure, tandis qu'ailleurs ils s'étaient mêlés aux aborigènes et
formaient avec eux les nations connues sous le nom composé de
Celtibères. Ces populations croisées habitaient surtout les plateaux qui
de nos jours sont désignés par l'appellation de Castilles. Les Celtes
purs, à en juger par les noms de lieux, occupaient la Galice et la plus
grande partie du Portugal. Les Ibères avaient le siége principal de leur
civilisation dans les parties méridionales de la Péninsule; ils
s'avançaient au loin sur les plateaux, peuplaient les régions plus
fertiles du pourtour méditerranéen, la vallée de l'Èbre, les deux
versants des Pyrénées, pénétraient dans les Gaules jusqu'à la Garonne et
à la base des Cévennes, puis, longeant le littoral des golfes du Lion et
de Gênes, poussaient leurs dernières tribus jusqu'au delà des Apennins:
on retrouve encore beaucoup de noms ibériques dans les Alpes
Tessinoises. La répartition des noms géographiques semble témoigner que
la marche des Ibères s'est faite du sud au nord, des Colonnes d'Hercule
aux Pyrénées et aux Alpes.

A ces éléments primitifs vinrent se joindre les colons envoyés par les
peuples commerçants de la Méditerranée: Cádiz, Malaga sont des villes
d'origine phénicienne; Carthagène est l'héritière de Carthage; l'antique
Sagonte avait été fondée par des émigrés de Zacynthe; Rosas est une
colonie rhodienne; les ruines d'Ampurias rappellent l'Emporium des
Massiliotes. Mais le vieux fond ibérique et celtique ne devait être
profondément modifié que par l'influence de Rome. Après une guerre d'un
siècle, les rudes légionnaires furent enfin les maîtres de la Péninsule;
les colons latins purent s'établir sans danger en dehors de chaque
ville, de chaque poste fortifié; la culture italienne se répandit de
proche en proche du littoral et de la vallée du Bétis (Guadalquivir)
jusque dans les replis les moins fréquentés des plateaux, et, sauf dans
les monts Cantabres habités de nos jours par les Basques, la langue des
conquérants devint celle des vaincus. La part des Romains est donc fort
grande dans la formation du peuple espagnol: quoique ibère et celte
d'origine, il n'en est pas moins devenu l'une des nations latines par
son idiome et le moule de sa pensée.

Lorsque l'écroulement de l'empire romain eut fait accourir de toutes les
extrémités du monde les hommes de proie, Suèves, Alains, Vandales et
visigoths envahirent successivement l'Espagne. Usés par leurs victoires
mêmes, aussi bien que par le changement de climat et de vie, pressés par
ceux qui les suivaient, les premiers conquérants disparurent bientôt
sans laisser beaucoup de traces. Les Alains nomades se perdirent au
milieu des populations lusitaniennes, ou peut-être même furent
exterminés en masse par les autres envahisseurs; les Suèves, tribu
teutonique de race pure, se fondirent peu à peu du côté de la Galice;
les Vandales abandonnèrent les riches cités de la Bétique, où ils
avaient séjourné pendant quelques années, pour aller conquérir leur
royaume éphémère de l'Afrique. Mais les Visigoths, plus tard venus et
plus nombreux, peut-être aussi doués d'une plus grande solidité de
caractère, s'établirent fermement sur le sol envahi et l'influence
qu'ils exercèrent sur la race elle-même persiste encore dans la langue,
les mœurs, l'esprit des Espagnols. Il est possible que la pompeuse
gravité du Castillan soit en partie l'héritage des Visigoths.

Après l'Europe septentrionale, l'Afrique devait à son tour déverser son
contingent de populations nouvelles sur cette presqu'île dépendant
géographiquement des deux parties du monde. Au commencement du huitième
siècle, les musulmans de la Maurétanie, Arabes et Berbères, prirent pied
sur le rocher de Gibraltar, et, dans l'espace de quelques mois,
l'Espagne presque tout entière tombait en leur pouvoir. Pendant plus de
sept siècles, le détroit d'Hercule baigna des deux côtés les terres du
«Sarrasin» et nul obstacle n'arrêta le passage des commerçants, des
colons, des industriels appartenant à toutes les races de l'Afrique du
Nord et même de l'Asie. On ne saurait douter que l'influence de tous ces
immigrants sur la population aborigène de la Péninsule n'ait été
capitale; par les croisements continués de siècle en siècle le type
originaire s'est modifié, ainsi que le prouvent suffisamment les traits
des habitants dans les districts méridionaux. Il est vrai que
l'Inquisition fit expulser du royaume ou réduire en esclavage des
centaines de milliers, peut-être un million de Maures; mais ceux qu'elle
traitait ainsi étaient les musulmans ou les convertis douteux; la grande
masse de la population dite espagnole n'en avait pas moins dans ses
veines une forte part de sang berbère et sémite; dans le voisinage même
de Madrid, entre Tolède et Aranjuez, on cite le village de Villaseca
comme étant peuplé de descendants des Maures; le teint foncé, la
chevelure noire des habitants, ainsi que la coutume qu'ont les femmes de
ne jamais se montrer sur la place du marché, témoignent en faveur de
cette origine. La langue castillane elle-même établit combien grande a
été l'influence des Sarrasins; elle a reçu beaucoup plus de mots arabes,
apportés par les Maures, qu'elle n'en a admis de germaniques dus à
l'idiome des Visigoths: environ deux mille termes sémitiques, désignant
surtout des objets et des idées qui témoignent d'un état de civilisation
en progrès, continuent de vivre dans le castillan et rappellent la
période de développement industriel et scientifique inaugurée en Europe
par les Arabes de Grenade et de Cordoue. Plusieurs auteurs pensent que
le son guttural de la lettre _j_ (jota) est aussi de provenance arabe;
mais il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, car cette aspiration est plus
fortement marquée dans les dialectes des provinces où n'ont jamais
pénétré les Arabes, et, par contre, la langue des Portugais, qui
pourtant furent asservis aux mahométans, ne possède pas la _jota_
castillane: ce son est donc probablement d'origine locale, et se sera
maintenu, malgré l'influence du latin, dans le parler des Espagnols.

[Illustration: TYPES CASTILLANS.--PAYSANS DE TOLÈDE. Dessin de D.
Maillart, d'après des types photographiés par J. Laurent.]

En même temps que les Maures, les Juifs avaient singulièrement prospéré
sur le sol de l'Espagne; quelques auteurs évaluent même à 800,000 le
nombre de ceux qui vivaient dans la Péninsule avant l'époque des
persécutions. Souples comme la plupart de leurs compatriotes, ils
avaient un pied dans les deux camps: ils servaient d'intermédiaires de
commerce entre les chrétiens et les musulmans; ils s'enrichissaient en
faisant les affaires des uns et des autres, en leur fournissant l'argent
nécessaire pour se livrer bataille et s'entre-tuer. Pour subvenir à la
guerre deux fois sainte de la croix et du croissant, il fallait
pressurer le peuple, et les Juifs, agents du fisc, s'étaient chargés de
cette besogne. Aussi quand la foi chrétienne eut triomphé et que les
rois, pour se payer des frais de la croisade, en proclamèrent une
seconde contre les Juifs, ce fut avec une véritable explosion de fureur
que le peuple se tourna contre eux; il les poursuivit d'une «immortelle
haine, que le fer, le feu, les tortures, les bûchers n'assouvirent
jamais». Sans doute quelques familles de Juifs convertis par la peur au
catholicisme réussirent à sauver leur existence et sont entrées depuis
par les croisements dans la masse de la nation espagnole, mais l'élément
israélite ne se trouve plus que pour une très-faible part dans la
population de la Péninsule; la race a été plus que persécutée, elle a
été extirpée.

Plus heureux que les Juifs, les Tsiganes ou Zingares, dits Gitanos,
c'est-à-dire Égyptiens, sont assez nombreux en Espagne pour donner à
certains quartiers des grandes villes une physionomie spéciale. Le
mépris dont on les poursuivait et la simplicité empressée avec laquelle
ils pratiquent la religion nationale les a fait tolérer partout; jamais
l'Inquisition, qui brûla tant de Juifs, de Maures et d'hérétiques, ne
fit périr un seul Gitano; elle se bornait à les laisser poursuivre comme
simples délinquants civils et vagabonds par la police de la Santa
Hermandad. Ils ont pu vivre en paix, et, en maints endroits, sont
devenus des citoyens ayant leurs habitations fixes et leur gagne-pain
régulier; néanmoins ils diminuent, sans doute à cause des croisements
qui les ramènent dans le gros de la population. Leur race est loin
d'être pure, car il n'est pas rare que les Tsiganes épousent des
Espagnoles; en revanche la tribu ne permet pas souvent à ses filles
d'épouser des étrangers. On dit que les Gitanos sédentaires, se
rappelant d'instinct et de tradition la vie errante que menèrent leurs
ancêtres, témoignent le plus grand respect à ceux de leurs compatriotes
qui parcourent encore librement les forêts et les plaines; de leur côté,
ceux-ci, fiers de leur titre de _viandantes_ ou «chemineurs», regardent
avec un certain mépris leurs malheureux frères entassés dans les taudis
puants des villes. C'est le contraire dans les contrées danubiennes, où
les Tsiganes sédentaires se considèrent comme une sorte d'aristocratie,
presque comme une autre race. D'ailleurs il semble prouvé que tous les
Gitanos d'Espagne descendent d'ancêtres ayant séjourné pendant plusieurs
générations dans la péninsule des Balkhans, car leur idiome contient
quelques centaines de mots slaves, et grecs témoignant d'un long séjour
de ceux qui le parlent parmi les peuples de l'Europe orientale: c'est là
ce qu'ont établi les recherches de Miklosich.

Ainsi que le faisait remarquer M. de Bourgoing dans son ouvrage sur
l'Espagne, les caractères offrent même un tel contraste, que le portrait
d'un Galicien ressemblerait plus à un Auvergnat qu'à un Catalan, et que
celui d'un Andalou ferait songer au Gascon; de province à province
d'Ibérie, on verrait surgir les mêmes oppositions qu'en France. Au
milieu de toutes les diversités provenant du sol, de la race, du climat
et des mœurs, il est bien difficile de parler d'un type général
représentant tous les Espagnols. Cependant la plupart des habitants de
la Péninsule ont quelques traits communs qui donnent à la nation tout
entière une certaine individualité parmi les peuples d'Europe. Quoique
chaque province ait son type particulier, ces types se ressemblent par
assez de côtés pour qu'il soit possible de s'imaginer une sorte
d'Espagnol idéal où le Galicien se mêle à l'Andalou, l'Aragonais au
Castillan. L'œuvre nationale a été longtemps commune, surtout à l'époque
des luttes séculaires contre les Maures, et de cette communauté
d'action, jointe à la parenté des origines, proviennent quelques traits
appartenant à toutes les populations péninsulaires.

En moyenne, l'Espagnol est de petite taille, mais solide, musculeux,
d'une agilité surprenante, infatigable à la course, dur à toutes les
privations. La sobriété de l'Ibère est connue. «Les olives, la salade et
les radis, ce sont là les mets d'un chevalier,» dit un ancien proverbe
national. Sa force d'endurance physique semble tenir du merveilleux, et
l'on comprend à peine comment les _conquistadores_ ont pu résister à
tant de fatigues sous le redoutable climat du Nouveau Monde! Avec toutes
ses qualités matérielles, l'Espagnol bien dirigé est certainement, ainsi
d'ailleurs que l'a constaté l'histoire, le premier soldat de l'Europe:
il a le feu de l'homme du Midi, la force de l'homme du Nord, et n'a pas
besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante.

Les qualités morales de l'Espagnol ne sont pas moins remarquables et
auraient dû, semble-t-il, assurer à la nation une plus grande prospérité
que celle qui lui est échue. Quelles que soient les diversités
provinciales du caractère espagnol, les Péninsulaires, nonchalants dans
la vie de tous les jours, se distinguent pourtant en masse des autres
peuples par un esprit de résolution tranquille, un courage persistant,
une infatigable ténacité qui, suivant le bon ou mauvais emploi, ont
tantôt fait la gloire, tantôt l'infortune de la nation. L'homme de cour,
l'employé sceptique peuvent servir cyniquement la main qui les paye;
mais quand l'Espagnol du peuple embrasse une cause, c'est jusqu'à la
mort: tant qu'il lui reste un souffle de vie, on ne saurait dire qu'il
est vaincu; d'ailleurs après lui viennent les fils, qui luttent avec le
même acharnement que leur père. De là cette longue durée des guerres
nationales et civiles. La reconquête de l'Espagne sur les envahisseurs
maures a duré sept siècles, presque sans trêve; la prise de possession
du Mexique, du Pérou, de toute l'Amérique andine, ne fut qu'un long
combat d'un siècle. La guerre d'indépendance contre les armées de
Napoléon est aussi un exemple de dévouement et de patriotisme collectif
tel, que l'histoire n'en offre que bien peu d'exemples, et les Espagnols
peuvent dire avec fierté que, pendant les quatre années de lutte, les
Français ne trouvèrent pas parmi eux un seul espion. Dignes fils de la
mère patrie, les créoles du Nouveau Monde soutinrent aussi contre les
Castillans une guerre d'émancipation qui dura vingt ans, et maintenant
une partie des habitants de la grande Antille espagnole ont fait,
d'escarmouches et de batailles incessantes, leur vie normale depuis six
années. Enfin les deux guerres carlistes auraient-elles été possibles
ailleurs que sur la terre d'Espagne? Que de fois des coups qui
semblaient décisifs ont été frappés; mais l'ennemi vaincu la veille se
redressait le lendemain et la lutte reprenait avec une nouvelle énergie.

Il n'est donc pas étonnant que l'Espagnol, parfaitement conscient de sa
valeur, parle de lui-même, lorsqu'il est le plus abaissé par le sort,
avec une certaine fierté, qui chez tout autre pourrait passer pour de
l'outrecuidance. «L'Espagnol est un Gascon, a dit un voyageur français,
mais un Gascon tragique.» Les actes suivent chez lui les paroles. Il est
vantard, mais si quelqu'un pouvait avoir raison de l'être, ce serait
lui. L'Espagnol a des qualités qui chez d'autres peuples s'excluent
souvent. Avec toute sa fierté, il est pourtant simple et gracieux de
manières; il s'estime fort lui-même, mais il n'en est pas moins
prévenant pour les autres; très-perspicace et devinant fort bien les
travers et les vices de son prochain, il ne s'abaisse point à le
mépriser. Même quand il mendie, il sait parfois garder une attitude de
noblesse. Un rien le fera s'épancher en torrents de paroles sonores;
mais que l'affaire soit d'importance, un mot, un geste lui suffiront. Il
est souvent grave et solennel d'aspect, il a un grand fonds de sérieux,
une rare solidité de caractère, mais avec cela une gaieté toujours
bienveillante. L'avantage immense, inappréciable que l'Espagnol si l'on
excepte toutefois le Vieux-Castillan, a d'ordinaire sur la plupart des
autres Européens, est celui d'être heureux. Rien ne l'inquiète; il se
fait à tout; il prend philosophiquement la vie comme elle vient; la
misère ne l'effraye point, et il sait même, avec une ingéniosité sans
pareille, en extraire les joies et les avantages. Quel héros de roman
eut la vie plus traversée et pourtant plus gaie que ce Gil Blas, dans
lequel les Espagnols se sont si bien reconnus? Et néanmoins c'était
alors la sombre époque de l'Inquisition; mais l'effroyable Saint-Office
n'empêchait pas la joie. «La parfaite félicité, dit le proverbe, est de
vivre aux bords du Manzanarès; le second degré du bonheur est d'être en
paradis, mais à la condition de voir Madrid par une lucarne du ciel.»

A tous ces contrastes, qui nous paraissent étranges, de jactance et de
courage, de bassesse et de grandeur, de dignité grave et de franche
gaieté, sont dues ces contradictions apparentes de conduite, ces
alternatives bizarres d'attitude qui étonnent l'étranger, et que
l'Espagnol appelle complaisamment _cosas de España_, comme si lui seul
pouvait en pénétrer le secret. Gomment expliquer, en effet, que l'on
trouve chez ce peuple tant de faiblesse à côté de tant de hautes
qualités, tant de superstitions et d'ignorance avec un bon sens si net
et une si fine ironie, parfois tant de férocité avec un naturel de
générosité magnanime, la fureur de la vengeance avec le tranquille oubli
des injures, une pratique si simple et si digne de l'égalité avec tant
de violence dans l'oppression? Malgré la passion, le fanatisme que les
Espagnols apportent dans tous leurs actes, ils acceptent avec la plus
grande résignation ce qu'ils croient ne pouvoir empêcher. A cet égard,
ils sont tout à fait musulmans. Ils ne répètent point comme l'Arabe: «Ce
qui est écrit est écrit!» Mais ils disent non moins philosophiquement:
«Ce qui doit être ne peut manquer!» (_Lo que ha de ser no puede
faltar_); et, drapés dans leur manteau, ils regardent avec dignité
passer le flot des événements. «Les Espagnols paraissent plus sages
qu'ils ne le sont,» a déjà dit depuis trois siècles le chancelier Bacon.
Presque tous possédés de la passion du jeu, ils se laissent d'avance
emporter par la destinée, prêts au triomphe, non moins prêts à
l'insuccès. Que de fois la sérénité fataliste de l'Espagnol a-t-elle
laissé des maux irréparables s'accomplir!

Parmi ces maux on a pu craindre qu'il ne fallût ranger la décadence
irrémédiable de la nation tout entière. En voyant toutes les ruines
accumulées sur le sol de l'Espagne, en assistant aux luttes qui
s'éternisent sur cette terre ensanglantée, des historiens qui n'avaient
pas une idée assez nette du lien de solidarité qui rattache les nations
les unes aux autres ont parlé des Espagnols comme d'un peuple absolument
tombé. C'est là une erreur, mais le recul étonnant qu'a subi la
puissance castillane depuis trois siècles explique comment il a été
facile de se tromper. Même dans le voisinage des grandes villes et de la
capitale, que de campagnes, jadis cultivées, qui par leur nom de
_despoblados_ et de _dehesas_ rappellent le souvenir des Maures
violemment expulsés ou des chrétiens qui se sont retirés devant le
désert envahissant! Que de cités, que de villages dont les édifices
témoignent par la beauté de leur architecture et la richesse de leurs
ornements que la civilisation locale était, il y a des siècles, bien
supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui? La vie semble s'être enfuie de
ces pierres jadis animées! Et l'Espagne elle-même, comme puissance
politique, n'est-elle pas un débris, comparée à ce qu'elle fut du temps
de Charles-Quint?

[Illustration: Nº 120.--DEHESAS DES ENVIRONS DE MADRID.]

Dans son fameux ouvrage sur la _Civilisation_, Buckle cherche à
expliquer la longue décadence du peuple espagnol par diverses raisons,
tirées, les unes du climat et de la nature du sol, les autres de
l'évolution historique. La sécheresse d'une grande partie du territoire,
les vents âpres qui sur les plateaux succèdent aux chaleurs extrêmes, la
fréquence des tremblements de terre dans certains districts, telles sont
les principales causes d'ordre matériel qui ont contribué à rendre les
Espagnols superstitieux et paresseux d'esprit; mais la cause suprême et
fatale a été la longue suite de guerres religieuses qu'ils ont eues à
soutenir contre leurs voisins. Dès l'origine de la monarchie, les rois
visigoths défendirent avec acharnement l'arianisme contre les Francs;
puis, quand les Espagnols, devenus catholiques à leur tour, n'eurent
plus à guerroyer contre d'autres chrétiens pour le compte de leur foi,
les musulmans envahirent la Péninsule, et l'histoire de la nation ne fut
plus qu'une lutte incessante: durant plus de vingt générations, les
guerres religieuses, qui pour les autres peuples étaient un événement
exceptionnel, devinrent l'état permanent du peuple d'Espagne. Il en
résulta que le patriotisme de race et de langue s'identifia presque
complètement avec l'obéissance absolue aux ordres des prêtres. Tout
combattant, des rois aux moindres archers, étaient soldats de la foi
plus que défenseurs de la terre natale, et par suite leur premier devoir
était de se soumettre aux injonctions des hommes d'église. Les
conséquences de ce long assujettissement de la pensée étaient
inévitables. Le clergé prit possession de la meilleure part des terres
conquises sur les infidèles, il accapara tous les trésors pour en orner
les couvents et les églises; fait bien plus grave encore, il s'empara du
gouvernement et du contrôle de la société tout entière par
l'organisation des tribunaux. Dès le milieu du treizième siècle, le
«Saint-Office» de l'Inquisition fonctionnait dans le royaume d'Aragon;
lorsque les Maures furent définitivement expulsés de l'Espagne, l'action
de ce tribunal souverain devint toute-puissante et les rois mêmes se
prirent à trembler devant lui.

Mais tandis que ces longues guerres religieuses travaillaient à
l'abaissement intellectuel et moral des Espagnols de toutes les
provinces, d'autres causes, agissant en sens inverse, étaient, au
contraire, de nature à développer tous les éléments de progrès: c'est le
côté de la question si complexe de l'histoire d'Espagne que Buckle a
négligé de mettre en lumière. Pour soutenir la lutte contre les
musulmans, et pour garder quelque semblant d'autorité sur leurs vassaux
batailleurs, les rois avaient dû respecter, favoriser même les libertés
de leurs peuples: c'est à ce prix seulement que la guerre pouvait être
nationale. Les villes étaient devenues libres et prenaient part au grand
conflit dans la plénitude de leur volonté; elles seules volaient les
fonds et, dans la plupart des Cortès, leurs délégués no permettaient
même pas aux représentants de la noblesse et du clergé de siéger à côté
d'eux. Lès le commencement du onzième siècle, deux cent cinquante ans
avant qu'on ne parlât d'institutions représentatives en Angleterre,
l'histoire nous montre des cités du royaume de Leon, des Castilles, de
l'Aragon, s'administrant elles-mêmes et formulant leurs coutumes en
lois; de vieux documents nous montrent des souverains qui reconnaissent
ne pouvoir entrer dans les villes sans le consentement de la
municipalité. Grâce à cette autonomie, qui donnait aux Espagnols des
avantages inappréciables sur la plupart des autres populations de
l'Europe, les villes de la Péninsule progressèrent rapidement en
industrie, en commerce, en civilisation: le degré de perfection
qu'avaient atteint la littérature et les beaux-arts, à la grande époque
de la floraison nationale, témoigne quelle était la puissante vitalité
de toutes ces communes espagnoles où s'élevaient de si beaux édifices,
d'où sortaient tant d'hommes de valeur. Les cités commençaient même à se
libérer du joug de l'Église; elles se réservaient, bien avant Luther, de
ne laisser proclamer les indulgences qu'après en avoir examiné la
convenance et le but. En outre, les libertés municipales contribuaient à
développer cette dignité tranquille, ce respect mutuel, cette noblesse
de manières qui semblent être un privilége de race chez les hommes de
souche ibérique.

Entre ces forces opposées, tendant les unes à solliciter l'initiative
individuelle, les autres, au contraire, à la supprimer complétement au
profit de l'Église et de la centralisation monarchique, une lutte
directe ne pouvait manquer d'éclater tôt ou tard. Dès que la reconquête
de l'Espagne par les chrétiens fut achevée et que la ferveur religieuse,
la fidélité aux souverains et le patriotisme local n'eurent plus un même
but à poursuivre, la guerre intérieure commença. Elle se termina
promptement au profit du pouvoir royal et de l'Église; les _comuneros_
des Castilles, qui s'étaient constitués les défenseurs des libertés
locales et régionales, furent mal secondés ou combattus par les
habitants des autres provinces, Asturies, Aragon, Andalousie; même les
Maures de l'Alpujarra aidèrent à l'écrasement du peuple; à l'aide de
l'or du Portugal et de l'Amérique, les généraux de Charles-Quint le
massacrèrent et tout aussitôt le silence se fit dans les villes,
jusqu'alors si actives et si gaies, de la Péninsule.

La découverte du Nouveau Monde, qui précisément alors venait de se faire
au profit de la monarchie espagnole, fut pour la nation un malheur
peut-être plus grand. L'expatriation de tous les jeunes gens d'audace,
de tous les coureurs d'aventures qui allaient conquérir l'Eldorado par
delà l'Atlantique est une des causes qui contribuèrent le plus à
l'affaiblissement de l'Espagne. Les plus hardis partaient; les faibles,
les gens qu'effrayait la mort restaient seuls au logis. C'est ainsi que
peu à peu la mère patrie se trouva privée de ses enfants les mieux
trempés. Toute sa vaillance et son esprit d'entreprise avaient trouvé un
dérivatif dans la prise de possession du Nouveau Monde, et, tout enivrée
de sa gloire d'outre-mer, elle se laissa sans résistance abîmer par ses
maîtres dans la plus profonde ignominie. Un navire trop chargé de toile
s'expose à chavirer à la moindre tempête; de même l'Espagne, trop faible
pour l'immensité de ses colonies, s'affaissa promptement sur elle-même.

Les énormes quantités d'or et d'argent que les mines du Nouveau Monde
fournirent au trésor de la métropole furent aussi un puissant élément
d'appauvrissement et de démoralisation. En deux siècles, de l'an 1500 à
l'an 1702, les envois de métaux précieux faits par les colonies
s'élevèrent à la somme totale de 54 milliards de francs. De pareilles
sommes, acquises sans travail et gaspillées surtout à des oeuvres de
corruption, devaient avoir pour résultat de développer à l'excès
l'indolence naturelle de l'Espagnol. L'or arrivant sans effort, on ne se
donna plus la peine de le gagner: au lieu de produire, on acheta, et
bientôt tous les trésors eurent pris le chemin de l'étranger. Puis,
quand les colonies cessèrent de nourrir la mère patrie, tous ceux qui
s'étaient accoutumés à la paresse durent vivre par la mendicité de la
rue ou par la mendicité bureaucratique, plus basse et plus dissolvante
encore. Peut-être l'Espagne est-elle la seule contrée d'Europe où l'on
voie des ouvriers abandonner leur travail ordinaire, pour aller prendre
leur part de la pitance distribuée aux mendiants à certains jours de la
semaine.

Sans agression du dehors et par le seul effet de la décadence
intérieure, la nation déclina dans le monde avec une rapidité sans
exemple. Après l'expulsion des Maures, les citoyens les plus industrieux
de la contrée, toute activité s'éteignit peu à peu en Espagne. Les
ateliers se fermèrent par milliers dans les villes jadis industrielles,
comme Séville et Tolède. Les procédés de métier se perdirent, faute
d'artisans; le commerce, livré au monopole, délaissa les marchés et les
ports; on cessa d'exploiter les mines et les carrières; souvent même,
disent les chroniques du temps, les champs delà Navarre seraient restés
en friche, aux abords mêmes des villages, si des paysans béarnais
n'étaient allés y faire les semailles et la moisson. Les jeunes
Espagnols entraient en foule dans les monastères pour jouir du privilège
de l'oisiveté; et plus de neuf mille couvents d'hommes, dont les champs
étaient cultivés aux dépens du reste de l'Espagne, s'établirent dans
toutes les parties du royaume. Toute étude sérieuse cessa dans les
écoles et les universités; suivant la forte expression de Saint-Simon,
«la science était un crime; l'ignorance et la stupidité la première
vertu.» Le pays se dépeuplait: il ne naissait plus d'enfants en nombre
suffisant pour remplacer les morts. Les Espagnols étaient tombés si bas,
qu'ils avaient perdu leur vieux renom de vaillance, pourtant si mérité.
Après l'instauration de la dynastie bourbonienne, lorsque des étrangers,
français, italiens, irlandais, furent appelés en foule pour occuper
toutes les hautes positions, c'est que les indigènes eux-mêmes, dégoûtés
de tout travail et privés de toute initiative, étaient devenus
incapables de la gestion des affaires.

L'observateur impartial qui compare l'Espagne de nos jours à ce qu'elle
fut à l'époque de son long silence sous le régime de l'Inquisition, est
frappé des progrès de toute espèce qui se sont accomplis. Un proverbe
bien mensonger proclame «heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire»,
comme si les morts en avaient une. C'est au contraire lorsqu'ils sont en
pleine possession de leur vie, fût-elle même inquiète et tumultueuse,
que les peuples marquent leur existence dans l'humanité par des actes de
valeur historique et des services réels rendus à leurs contemporains.
Quoique depuis le commencement du siècle l'Espagne renaissante ait
toujours, pour ainsi dire, vécu au milieu des flammes, elle a plus
travaillé pour les arts, les sciences, l'industrie, elle a fourni par
quelques-uns de ses fils plus de hauts enseignements que pendant les
deux siècles de morne paix qui s'étaient écoulés depuis que Philippe II
avait fait l'ombre dans son royaume.

Il est toutefois évident que si la vie de l'Espagne ne se dépensait pas
pour une si grande part en luttes intestines et qu'elle s'appliquât tout
entière à des œuvres d'intérêt collectif, l'utilité de la race ibérique
serait bien autrement considérable pour le reste du monde. Mais il se
trouve précisément que les conditions géographiques de la Péninsule se
sont opposées jusqu'à maintenant à tout groupement libre des habitants
en un corps de nation compacte et solide. Quoique se présentant dans
l'ensemble de l'organisme européen avec une grande unité de contours et
de formes, l'Hispano-Lusitanie n'en offre pas moins à l'intérieur, à
cause de ses plateaux et de ses montagnes, une singulière diversité, et
cette diversité est passée de la nature aux hommes qui l'habitent. On
peut dire que toutes les saillies et les creux du plateau montueux de
l'Ibérie se sont moulés sur les populations elles-mêmes. Sur le pourtour
océanique et méditerranéen de la Péninsule tous les avantages se
trouvent réunis: c'est là que le climat est le plus doux, que la terre
féconde se couvre de végétation en plus grande abondance, que la
facilité des communications invite les hommes aux voyages et aux
échanges; aussi les cultivateurs, les commerçants, les marins se
pressent-ils dans la région du littoral et la plupart des grandes villes
s'y sont fondées. Dans l'intérieur du pays, au contraire, les plateaux
arides, les roches nues, les âpres sentiers, les terribles hivers, le
manque de produits variés ont rendu la vie difficile aux habitants, et
souvent les jeunes gens du pays, attirés par les plaines heureuses qui
s'étendent au pied de leurs monts sauvages, émigrent en grand nombre. Il
en résulte que la population espagnole se trouve distribuée en zones
annulaires de densité.

[Illustration: N° 121.--DENSITÉ DES POPULATIONS DE LA PÉNINSULE
IBÉRIQUE.]

La face riveraine de la Péninsule, celle qui comprend les côtes de la
Catalogne, de Valence et de Murcie, Málaga, Cádix et la vallée du
Guadalquivir, le bas Portugal et le versant maritime des Pyrénées
occidentales, est la région vivante par excellence: là est le mouvement
des hommes et des idées. D'un autre côté, la capitale du royaume, située
dans une position dominante, à peu près au centre géométrique de la
contrée, ne pouvait manquer de devenir, elle aussi, un foyer vital, à
cause du réseau de routes dont elle occupe le milieu; mais elle est
entourée de régions faiblement peuplées et même, en quelques endroits,
de véritables déserts.

Cette inégalité de population entre les plaines basses du littoral et
les plateaux de l'intérieur, et, bien plus encore, ce dédoublement de la
civilisation péninsulaire en une zone extérieure et un foyer central ont
produit les résultats les plus considérables dans l'histoire générale de
l'Espagne. Consciente de sa propre vitalité, animée d'une suffisante
initiative pour se gouverner elle-même, chacune des provinces maritimes
tendait à s'isoler des autres parties de l'Espagne et à vivre d'une vie
indépendante. Pendant les sept cents années que dura l'occupation des
Maures, la haine de race et de religion, commune aux états chrétiens de
la Péninsule, avait pu maintenir une certaine union entre les divers
royaumes chrétiens de l'Ibérie et faciliter la création d'une monarchie
unitaire; mais, pour conserver cette unité factice, le gouvernement
espagnol dut avoir recours au système de terrorisme et d'oppression le
plus savant sous lequel un peuple ait jamais été courbé. D'ailleurs le
Portugal, auquel sa position sur l'Océan, l'importance de son commerce,
l'immense étendue de ses conquêtes coloniales avaient assuré un rôle à
part, ne subit la domination détestée des Castillans que pendant moins
d'un siècle et se sépara de l'Espagne comme une pièce neuve se détache
d'un habit cousu de morceaux d'étoffes diverses. Au choc des événements
extérieurs, la monarchie espagnole elle-même faillit disparaître. C'est
en vain que, pour s'asseoir plus solidement, l'autorité royale avait
abêti, appauvri le peuple et tari en apparence la source des idées:
d'incessantes révolutions et des guerres civiles de province à province
montrèrent bien que sous l'oppression commune la forte individualité de
chacun des groupes naturels de population s'était maintenue. Il est
certain que d'année en année le lien d'unité politique se noue plus
fortement entre les divers peuples de l'Espagne, grâce à la facilité
croissante des voyages et des échanges, à la substitution graduelle
d'une même langue aux dialectes provinciaux, au rapprochement spontané
qu'amènent la compréhension des mêmes idées et la formation des partis
politiques; mais Andalous et Galiciens, Basques et Catalans, Aragonais
et Madrileños, sont encore bien éloignés de s'être fondus en une seule
nationalité.

La constitution fédérale que s'était donnée pour un temps la république
espagnole était donc complètement justifiée par la forme géographique du
pays et l'histoire de ses habitants. Cette autonomie provinciale que les
gouvernants n'ont pas voulu consacrer par la paix ne s'en affirme pas
moins par la guerre civile: la violence veut réaliser ce que n'a pu le
bon accord.

Telle est, sous divers noms, intransigeance ou carlisme, et avec
d'autres éléments de dissension civile, la grande cause des révolutions
qui dans les dernières années ont agité l'Espagne. Les populations
cherchent leur équilibre naturel, et l'une des principales conditions de
cet équilibre est le respect des limites tracées entre les provinces par
les différences du sol et du climat, ainsi que par les diversités de
mœurs qui en sont la conséquence. Il est donc nécessaire d'étudier à
part chacune de ces régions naturelles de l'Espagne, en tenant compte de
ce fait, que les divisions politiques ne suivent exactement ni les
lignes de faîte entre les bassins ni les frontières entre les
populations de dialectes différents.



II

PLATEAUX DES CASTILLES, DE LEON ET DE L'ESTREMADURE.


Le plateau central de la Péninsule, entre la vallée de l'Èbre et celle
du Guadalquivir, est parfaitement délimité par la nature: une enceinte
semi-circulaire l'entoure au nord, à l'est et au sud, des Pyrénées
Cantabres à la sierra Morena[154]. Il est vrai que du côté de l'ouest la
pente générale du plateau s'incline vers le Portugal et l'Atlantique;
mais là aussi des massifs montagneux et surtout les escarpements des
gorges fluviales par lesquelles il faut dévaler pour entrer dans les
vallées inférieures constituent une véritable barrière, dont certaines
parties sont malaisées à traverser. La haute région où le Duero, le
Tage, le Guadiana développent leur cours supérieur est donc un tout
géographique distinct encadré par une zone complétement circulaire de
terres à versant maritime: on peut la comparer à une sorte de péninsule
plus petite enfermée dans la grande presqu'île et ne tenant aux Pyrénées
françaises que par l'isthme étroit des provinces Basques. En effet, si
l'eau de la mer s'élevait brusquement de 600 mètres, les plateaux des
Castilles, diversement échancrés par des golfes, s'isoleraient du reste
de l'Espagne. Leur étendue considérable, car ils forment bien près de la
moitié de tout le pays, leur assurait d'avance un rôle historique des
plus importants; par le fait même de leur position dominatrice, les
Castillans ont annexé presque tous les territoires circonvoisins à leur
domaine, qui occupe déjà plus des deux cinquièmes de toute l'Espagne.

[Note 154:

                                       Superficie.
Bassin du Duero,
  Leon et Vieille-Castille,
  sans Logroño et Santander          94,773 kilom. car.
Bassins du Tage et du Guadiana      115,819    »
                                    ___________________
                                    210,592 kilom. car.

                                  Popul. en 1871.  Popul. kilom.
Bassin du Duero,
  Léon et Vieille-Castille,
  sans Logroño et Santander          2,550,000       27 hab.
Bassins du Tage et du Guadiana       2,276,000       20  »
                                     _________       _______
                                     4,826,000       23 hab.
]

Les Castilles, cette Espagne par excellence, ne sont point un beau pays,
ou du moins leur beauté, solennelle et formidable, n'est point de nature
à être comprise par la plupart des voyageurs. De vastes étendues du
plateau, telles que la Tierra de Campos, au nord de Valladolid, sont
d'anciens fonds lacustres, au sol d'une grande fécondité, mais d'une
extrême monotonie, à cause du manque de variété dans les cultures et de
l'absence de toute végétation forestière; le sol s'y montre à nu avec
ses argiles et ses sables diversement nuancés en gris, en bleu, en rouge
clair, en rouge de sang. Ses chemins, sur lesquels de longues files de
mules passent en soulevant des tourbillons de poussière, se confondent
avec les terrains environnants. D'autres parties du plateau, beaucoup
plus inégales, sont bosselées de monticules pierreux jaunis par le
soleil et rayés sur leurs pentes de sillons où les chardons et d'autres
plantes épineuses se mêlent aux céréales. Ailleurs, notamment à l'orient
de Madrid, le plateau prend l'aspect d'un pays de montagnes; de toutes
parts l'horizon est fermé par des croupes et des cimes revêtues d'une
herbe maigre, et des gorges sombres, entaillées par les eaux naissantes,
s'ouvrent ça et là entre des parois de rochers. Ailleurs encore, comme
dans la basse Estremadure, les pâturages s'étendent à perte de vue
jusqu'à la base des montagnes éloignées, et dans ces plaines, semblables
à certaines parties des pampas américaines, pas un arbre n'arrête le
regard. Au commencement du siècle, des terres tout à fait incultes,
quoique très-fertiles naturellement, occupaient dans le district de
Badajoz une étendue de plus de 100 kilomètres en longueur sur une
largeur de la moitié. Un demi-million d'hommes eût vécu à l'aise dans ce
désert.

A voir l'effrayante nudité de la plupart de ces plaines, on ne croirait
pas que, depuis le milieu du siècle dernier, il existe une ordonnance du
Conseil de Castille enjoignant à chaque habitant des campagnes de
planter au moins cinq arbres. L'œuvre de déboisement a été menée avec
plus de zèle que le travail de repeuplement. Les paysans ont un préjugé
contre les arbres: ils disent que le feuillage leur rend le mauvais
service de protéger les petits oiseaux contre les rapaces et livre ainsi
les moissons en proie aux volatiles granivores; aussi, non contents
d'exterminer tous les oisillons, à l'exception des hirondelles,
s'acharnent-ils à la destruction des bois; en maints endroits il ne
reste plus d'arbres que dans les solitudes éloignées de toute demeure de
l'homme; on marcherait pendant des journées entières sans en apercevoir
un seul. La campagne est réduite à un tel état de nudité, que, suivant
le Proverbe, «l'alouette traversant les Castilles doit emporter son
grain.»

Même au milieu des champs cultivés on croirait se trouver dans un désert
surtout quand la moisson n'a laissé que des chaumes flétris. Les masures
en terre grise ou en pierrailles semblent de loin se confondre avec le
sol environnant; les villes elles-mêmes, entourées de leurs murs
ébréchés et jaunâtres, ont l'air de rochers ravinés. L'eau manque en
plusieurs régions du plateau comme dans les solitudes de l'Afrique.
Nombre de villes et de villages alimentés par l'eau de source proclament
joyeusement, par leur nom même, la possession de ce riche trésor. Des
ponts énormes passent sur les ravins, mais, pendant plus d'une moitié de
l'année, on ne voit pas une goutte d'eau dans le lit pierreux que les
constructeurs de la route ont mis tant de peine à franchir.

Le plateau central de l'Espagne n'est pas incliné seulement à l'ouest
vers l'Atlantique lusitanien, il descend aussi, mais d'une pente fort
inégale, de la base des Pyrénées cantabres au bord septentrional de la
vallée du Guadalquivir. Tandis que le haut bassin du Duero se penche de
l'est à l'ouest, entre 1,000 mètres et 700 mètres d'altitude moyenne, la
Nouvelle-Castille et la Manche, dans les bassins du Tage et du Guadiana,
n'ont plus que 600 mètres d'élévation. Dans leur ensemble, les hautes
terres de l'Espagne centrale sont comparables à deux gradins de
différente hauteur séparés l'un de l'autre par une muraille percée de
brèches. Cette muraille qui sert de limite commune aux deux terrasses du
plateau est la sierra de Guadarrama, prolongée à l'ouest par la sierra
de Gredos. Au nord, les eaux qui s'écoulent par le Duero arrosent la
province de Léon et la Vieille-Castille; au sud, les bassins jumeaux du
Tage et du Guadiana constituent les provinces de la Nouvelle-Castille,
de la Manche et de l'Estremadure.

[Illustration: TOLÈDE. Dessin de Ph. Benoist, d'après une photographie
de J. Laurent.]

Les deux plateaux juxtaposés étaient occupés à l'époque tertiaire par de
grands bassins lacustres; des fleuves à cataractes, semblables aux
canaux d'écoulement qui déversent dans l'Atlantique les eaux de la
méditerranée canadienne, faisaient communiquer entre elles ces hautes
mers de l'Ibérie. L'une d'elles, dont les contours sont indiqués par les
limites géologiques d'une couche de débris arénacés, argileux et
calcaires, arrachés aux montagnes environnantes, est celle qui s'est
écoulée par les défilés du bas Duero. Jadis elle était fermée
précisément de ce côté par les montagnes cristallines du Portugal, et
c'est au nord-est, par la brèche de Pancorbo, où passe actuellement le
chemin de fer de Burgos à Vitoria, que l'excédant des eaux s'épanchait
probablement dans le bassin de l'Èbre. En outre, un large détroit,
contournant à l'est les montagnes de Guadarrama, unissait le lac
supérieur, celui dont le fond est devenu la Vieille-Castille, au lac
inférieur remplacé aujourd'hui par les plaines de la Nouvelle-Castille
et de la Manche. À en juger par la superficie des terrains tertiaires
que les eaux ont laissés en témoignage de leur séjour, les deux lacs
avaient ensemble une superficie de 76,000 kilomètres carrés, soit
environ la huitième partie de la surface actuelle de la Péninsule.
Relativement à ce qu'elle est de nos jours, la presqu'île d'Ibérie
n'était donc à ces âges de la planète qu'une sorte de squelette non
encore revêtu de chair; les massifs de granit et de roches anciennes,
unis les uns aux autres par des croupes de terrains triasiques,
jurassiques et crétacés, formaient comme un double anneau montagneux,
limité extérieurement par des eaux salées, intérieurement par des eaux
douces. Les golfes du dehors et les lacs du dedans s'emplissaient à la
fois de dépôts que l'on reconnaît maintenant à leurs fossiles, les uns
d'origine marine, les autres provenant des eaux douces. Cette période
géologique dura pendant de longs âges, car les couches de terrains
lacustres ont en maints endroits plus de 300 mètres d'épaisseur. Les
strates miocènes qui forment la partie superficielle des deux bassins
des Castilles appartiennent exactement à la même époque de la Terre,
puisqu'on y trouve les ossements fossiles des mêmes grands animaux,
mégathériums, mammouths, hipparions.

La partie nord-occidentale et septentrionale de l'enceinte montagneuse
de la terre de Léon et de la Vieille-Castille est formée par le système
des Pyrénées Cantabres; mais immédiatement à l'est du plus haut massif
de ces montagnes, au nœud de la Peña Labra, des croupes allongées se
détachent vers le sud-est et constituent la ligne de faîte qui sépare le
bassin du Duero des sources de l'Èbre. Ces croupes, connues sous divers
noms, forment d'abord les _páramos_ de Lora, inclinés en pente douce
vers le plateau méridional, mais brusquement coupés vers l'Èbre, coulant
comme au fond d'un fossé à quelques centaines de mètres de profondeur. A
l'est, la ligne de partage, d'une altitude de plus de 1,000 mètres, se
prolonge assez régulièrement jusqu'au massif de la Brujula, dont un col
est utilisé par la route de Burgos à la mer, et que les voyageurs,
trompés par les muletiers, se figuraient jadis être un des points les
plus élevés de la Péninsule. Mais au delà, les croupes appelées à tort
_montes_ de Oca, s'exhaussent graduellement et se rattachent à un massif
de véritables montagnes, au noyau de roches cristallines, la sierra de
Demanda, dominée par le pic de San Lorenzo. Un autre massif, appuyé
comme le premier sur de puissants contre-forts, lui succède au sud-est
et porte la haute cime du Pico de Urbion, qui donne naissance à la
source du Duero. Une chaîne, dite sierra Cebollera, continue
régulièrement la ligne de faîte, pour s'abaisser par degrés, tout en se
ramifiant diversement dans les deux bassins de l'Èbre et du Duero.
Enfin, cette partie de l'enceinte du plateau se termine par un troisième
massif, celui de Moncayo, qui se compose de roches cristallines comme le
San Lorenzo, et s'élève à une hauteur encore plus considérable. Au delà,
la chaîne disparaît complètement, elle est remplacée par de larges
croupes aux versants tourmentés qui n'offrent plus aucun obstacle au
passage des routes et que la voie ferrée de Madrid à Saragosse a pu
utiliser sans peine. Mais au sud de la Cebollera et du Moncayo diverses
petites chaînes, disposées parallèlement à ces grands massifs,
emplissent l'angle oriental du bassin du Duero et forcent le fleuve à
décrire un long détour par le défilé de Soria. C'est dans ces montagnes,
non loin du faîte au triple versant de l'Èbre, du Tage et du Duero, que
s'élevait la forteresse de Numance, dont l'héroïque lutte contre
l'étranger a été depuis imitée par tant d'autres cités de la Péninsule.

[Illustration: Nº 122.--PROFIL DU CHEMIN DE FER DE BAYONNE A CADIZ, A
TRAVERS LA PÉNINSULE.]

Entre le bassin du Duero et celui du Tage, la ligne de faîte est plus
haute en moyenne et plus régulière que dans la partie nord-orientale de
la Vieille-Castille. A peine indiquée d'abord par de faibles renflements
d'une centaine de mètres, que porte l'énorme soubassement des hautes
terres, la chaîne se redresse peu à peu dans la direction de l'ouest et
du sud-ouest, et forme bientôt la fameuse sierra de Guadarrama, le
système Carpéto-Vétonique de Bory de Saint-Vincent: c'est la chaîne la
plus connue de toutes celles du centre de l'Espagne, non qu'elle soit la
plus haute, mais elle borne l'horizon de Madrid du superbe hémicycle de
ses roches de granit. La crête de cette chaîne est assez étroite et ses
pentes sont escarpées de part et d'autre; elle est dressée en un
véritable mur entre les deux Castilles, et ce n'est pas sans peine que
l'on a pu construire les routes qui s'élèvent en lacets vers les cols de
Somosierra, de Navacerrada, de Guadarrama; aussi Ferdinand VI, tout fier
du chemin tracé sous son règne à travers la montagne, fit-il dresser,
sur l'un des plus hauts sommets, la statue d'un lion avec une
inscription grandiose rappelant que «le roi a vaincu les monts». Quant
au chemin de fer du nord de l'Espagne, il a dû tourner la sierra du côté
de l'ouest par la dépression d'Avila, mais il passe encore à une
altitude plus grande d'une vingtaine de mètres que la voie ferrée dite
du mont Cenis; il l'emporte également par la hauteur sur toutes les
autres lignes des Alpes actuellement utilisées par la vapeur. Le rempart
naturel que les montagnes de Guadarrama forment au nord de la plaine de
Madrid constitue pour cette ville une ligne stratégique de la plus haute
importance; de sanglantes batailles ont été livrées dont le seul enjeu
était la possession des passages de la sierra.

Au sud-ouest du pic de Peñalara, qui est le plus élevé de l'arête
Carpéto-Vétonique, les monts s'abaissent rapidement et bientôt, au pic
de la Cierva, la chaîne se divise en deux rameaux. Le plus
septentrional, qui se dirige à l'ouest, puis décrit un demi-cercle
autour de la plaine d'Avila, forme la ligne de partage entre les eaux
tributaires du Duero et celles qui vont se jeter dans le Tage; en maints
endroits, c'est plutôt un renflement du sol, une croupe allongée, qu'une
véritable chaîne. Le rameau du sud, plus haut, plus régulier comme
système de montagnes, formerait la chaîne naturelle de jonction entre la
sierra de Guadarrama et la sierra de Gredos, s'il n'était coupé en deux
par le défilé qu'y a creusé la rivière d'Alberche, à sa sortie d'une
étroite vallée supérieure, ménagée entre les deux murs parallèles des
montagnes. Par une sorte de rhythme dont on trouve beaucoup d'autres
exemples en diverses contrées de la terre, l'Alberche, affluent du Tage,
et le Tormes, tributaire du Duero, ont comme entrelacé leurs sources; le
massif qui leur donne naissance épanche au sud la rivière dont les eaux
coulent au nord, et au nord celle qui se dirige vers le midi.

La sierra de Gredos, qui continue, à l'ouest du défilé de l'Alberche, le
système orographique de l'Espagne centrale, est, après la sierra Nevada
de Grenade et les monts Pyrénées, celle qui présente les plus hauts
sommets. La cime qui porte le beau nom de Plaza del Moro Almanzor
s'élève à 2,650 mètres, c'est-à-dire en pleine zone polaire, bien
au-dessus de la limite des forêts. Les crêtes pelées des roches
cristallines, blanches de neige pendant la plus grande moitié de
l'année, se dressent au-dessus de pentes désertes, d'énormes éboulis de
pierres et de cirques enfermant des vasques d'eau bleue. La sierra de
Gredos est une des régions les moins explorées de la Péninsule, l'une
des plus difficiles à parcourir à cause du manque absolu de villages
offrant quelque confort, mais c'est aussi l'une des plus belles. Le
versant méridional, limité au sud par le cours du Tietar, est charmant:
c'est la contrée connue sous le nom de Vera. Les eaux courantes et
pures, les groupes de beaux arbres parsemés sur les pentes, les vergers
fleuris ou verdoyants, dans lesquels se cachent à demi les villages,
font de cette partie de l'Espagne une sorte de Suisse: Charles-Quint
donna une preuve de goût en allant finir ses jours au couvent de Yuste,
un des sites les plus aimables du pays. Jadis un plus grand mouvement
d'hommes se faisait à la base de la sierra de Gredos, car c'est
immédiatement à l'ouest que passait la grande voie stratégique et
commerciale des Romains, la _via lata_ (voie Large), appelée aujourd'hui
_camino de la Plata_, qui faisait communiquer la vallée du Tage et celle
du Duero en empruntant le col nommé Puerto de Baños. L'artère médiane de
la Péninsule s'est déplacée; Tolède et Madrid l'ont portée vers les
montagnes de la Guadarrama; la ville romaine de Mérida la maintenait
autrefois à l'ouest de la sierra de Gredos.

[Illustration: Nº 123.--SIERRAS DE GREDOS ET DE GATA.]

Dans leur ensemble, tous les traits du relief géographique de cette
partie de l'Espagne ont une orientation sensiblement parallèle. De la
percée de l'Alberche aux collines de Plasencia et au Puerto de los
Castaños, près du Tage, la sierra de Gredos se développe dans le sens du
sud-ouest; au sud, la petite chaîne de San Vicente et le renflement
général des plateaux granitiques situés au nord du Tage affectent la
même direction; l'Alberche, dans son cours inférieur, le Tietar, le
Jerte et le bas Alagon, tous affluents du Tage, se dirigent également
vers le sud-ouest; le massif du Trampal projette aussi dans le même sens
vers Plasencia sa longue arête latérale appelée Tras la Sierra; la
dépression où passait la voie Large des Romains est précisément orientée
de la même manière; enfin la sierra de Gata, qui se dresse de l'autre
côté vers les frontières du Portugal, et plus loin les chaînes qui
s'élèvent dans les limites mêmes de la Lusitanie, alignent leurs sommets
dans le sens du nord-est au sud-ouest, suivant la direction que présente
l'inclinaison générale de la Péninsule vers l'Atlantique.

La sierra de Gata est encore plus sauvage et moins explorée que celle de
Gredos. Elle commence aux sources de l'Alagon sous le nom de Peña
Gudina, puis, se dressant à plus de 1,800 mètres, prend la désignation
de Peña de Francia (Roche de France), due, paraît-il, à l'existence
d'une chapelle de Notre-Dame-de-France qu'un chevalier d'outre-Pyrénées
aurait fait bâtir sur une des cimes les plus escarpées[155]. C'est dans
les gorges de ces montagnes que se trouve l'âpre vallée des Batuecas,
restée longtemps presque inconnue. Au sud, une première «clus» formée
par une chaîne transversale, que l'Alagon a dû rompre peu à peu sous
l'effort de ses eaux, rend l'accès de cette région très-difficile aux
habitants de la plaine; plus haut, un deuxième défilé défend l'entrée de
la vallée; les indigènes s'y trouvent enfermés comme dans une citadelle
à double enceinte. Au sud-ouest des Batuecas, une autre vallée, celle de
las Hurdes, est également bien défendue par un rempart de contre-forts
ne laissant aux eaux qu'une étroite issue vers l'Alagon. C'est là que
l'arête de montagnes prend spécialement le nom de sierra de Gata qu'elle
garde jusqu'à son entrée sur le territoire portugais.

[Note 155: Altitudes des monts et des cols entre l'Èbre et le Tage,
d'après Francisco Coello:

Au nord du Duero:
     Paramos de Lora                             1,088 mètres.
     Col de la Brújula                             980   »
     Pic de San Lorenzo (sierra de la Demanda)   2,303   »
     Pic de Urbion                               2,246   »
     Sierra Cebollera                            2,145   »
     Pic de Moncayo                              2,346   »

Sierra Guadarrama:
     Col de Somosierra                           1,428   »
     Pic de Peñalara                             2,400   »
     Col de Navacerrada                          1,778   »
     Col de Guadarrama                           1,533   »
     Passage du chemin de fer                    1,359   »
     Alto de la Cierva                           1,837   »

     Plaza del Moro Almanzor (sierra de Gredos)  2,650   »
     Peña de Francia (sierra de Gata)            4,734   »
]

A l'orient de la Nouvelle-Castille, la plupart des anciennes cartes, et
même un trop grand nombre de feuilles récentes, indiquent de hauts
remparts de montagnes qui n'ont, aucune existence réelle. Il n'y a point
de chaînes, mais la contrée tout entière est une énorme gibbosité de
mille et même treize à quatorze cents mètres d'élévation. A peine
quelques petites rangées de collines montrent-elles leurs croupes sur le
puissant soubassement: de simples buttes aux pentes fort douces sont le
faîte de ce toit de l'Espagne. D'ailleurs les eaux courantes, qui se
sont creusé des lits très profonds dans les terrains du plateau faciles
à entamer, donnent en plusieurs endroits un véritable aspect de
montagnes à des parois érodées; les roches de grès diversement colorées,
les couches d'argile, les strates calcaires de trias ou de jura,
entaillées jusqu'à des centaines de mètres dans l'épaisseur du plateau,
feraient croire que la région est très accidentée, tandis que le
comblement de ces fosses de déblai transformerait toute la haute plaine
en un désert uniforme, faiblement ondulé.

Une des parties du plateau qui offrent le plus l'aspect d'un massif de
montagnes est celle que domine, à l'angle nord-oriental de la
Nouvelle-Castille, la «dent molaire» ou Muela de San Juan: on peut
considérer ces hauteurs comme la principale borne hydrographique de la
Péninsule entre les versants des divers bassins fluviaux; plusieurs
rivières s'en échappent pour aller gagner les plaines inférieures par de
profondes gorges, aux âpres rochers d'apparence africaine. Le Tage, le
fleuve qui divise l'Espagne en deux parties à peu près égales, y prend
son origine; de l'autre côté s'épanchent le Júcar et le Guadalaviar, qui
sont aussi les fleuves du milieu sur le littoral méditerranéen; enfin,
une des branches principales du Jalon y prend au nord la direction de
l'Èbre. Peut-être est-ce à cause de ce rayonnement des eaux dans toutes
les directions qu'une arête de sommets, projetée à l'est de la Muela,
est connue par le nom de «monts Universels» (_montes Universelles_). Une
autre petite chaîne, située plus à l'est, dans le district d'Albarracin,
et dite la sierra del Tremedal est, dit-on, fréquemment agitée par des
secousses volcaniques; des gaz sulfureux s'échappent parfois des failles
ouvertes dans les roches oolithiques en contact avec le porphyre noir et
des roches de basalte. Quelques hauteurs triasiques des environs de
Cuenca sont aussi fort curieuses, à cause de leurs gisements de sel
gemme: les mines les plus connues sont celles de Minglanilla, où l'on
pénètre par des galeries souterraines entre des parois de sel
translucide. Ces larges avenues taillées dans le cristal étaient
considérées autrefois comme l'une des grandes merveilles de la
Péninsule.

Parallèle à la côte de Valence, le renflement du plateau oriental se
prolonge vers le sud, entre les eaux qui descendent vers la Méditerranée
et celles qui vont former les courants du Tage et du Guadiana. Le faîte
de partage ne commence à prendre l'aspect d'une chaîne de montagnes
qu'entre les sources du Guadiana, du Segura et du Guadalimar: c'est là
que s'élèvent les premières cimes de la sierra Morena, formant la limite
naturelle de la Manche et de l'Andalousie, sur un espace d'environ 400
kilomètres. D'ailleurs la sierra Morena, de même que toutes les hauteurs
qui terminent à l'est le plateau de la Nouvelle-Castille, ne mérite
guère son nom de chaîne que du côté tourné vers l'extérieur de la
Péninsule. Vue des plateaux où coulent les premières eaux du Guadiana,
la sierra Morena ou chaîne Marianique apparaît comme une rangée de
collines peu élevées, comme un simple rebord coupé d'étroites
échancrures. Par contre, les voyageurs qui des campagnes basses de
l'Andalousie regardent vers le nord, voient une véritable chaîne de
montagnes avec son profil de cimes, ses escarpements, ses contre-forts,
ses vallées profondes, ses défilés sauvages. La sierra Morena et ses
ramifications occidentales, la sierra de Aracena et la sierra de Aroche,
doivent donc être considérées comme appartenant géographiquement plus à
l'Andalousie qu'au plateau des Castilles. Il faut ajouter que les
délimitations administratives attribuent à la province méridionale de
l'Espagne la plus grande partie du système marianique et s'avancent même
au delà de l'arête sur les étendues monotones du plateau.

A l'occident, la pente générale du sol, révélée par le cours du Tage et
du Guadiana, semblerait devoir fondre par des transitions graduelles les
hautes terres de l'intérieur de l'Espagne avec les plaines basses du
Portugal; mais il n'en est rien. La plus grande partie de l'Estremadure
est occupée par un massif de roches granitiques, l'un des plus
importants de l'Europe occidentale. Cette zone de terrains primitifs,
granits, gneiss, schistes métamorphiques, comprend tout l'espace limité
au nord par les sierras de Gredos et de Gata, au sud par la sierra
d'Aroche; les terrains modernes que l'on rencontre ça et là dans cette
région ne sont que des strates de peu d'épaisseur déposées au-dessus des
roches d'antique origine. Jadis, nous l'avons vu, ce massif des granits
de l'Estremadure retenait les eaux douces amassées en lac dans les
plaines orientales, et c'est par le long travail géologique des siècles
que les anciens déversoirs à cataractes se changèrent en lits fluviaux
régulièrement sciés dans la roche. Des monts qui s'élèvent à cinq cents
mètres de hauteur moyenne au-dessus du plateau, entre le Tage et le
Guadiana et parallèlement au cours de ces deux fleuves, sont les restes
de l'ancien massif les moins entamés par l'action des eaux: on leur
donne le nom de chaîne Orétane ou de monts de Tolède. Sur les confins de
la Castille et de l'Estremadure ils forment le groupe de la sierra de
Guadalupe, devenu fameux par son lieu de pèlerinage jadis si fréquenté
et par la Vierge miraculeuse pour laquelle les Estremeños et les Indiens
christianisés de l'Amérique espagnole professent une si grande
vénération. Le prolongement occidental de ces montagnes, ou sierra de
San Pedro, va se confondre dans la Lusitanie avec les hauteurs de
l'Alemtejo.

Un autre massif complètement distinct au point de vue géologique est
celui que forment, au bord de l'ancien lac de la Manche, les collines du
_campo_ de Calatrava. C'est un groupe de volcans éteints occupant de
l'est à l'ouest, sur les deux bords du Guadiana, un espace d'environ 100
kilomètres. De même que la plupart des foyers d'éruption, ces bouches
volcaniques s'ouvraient dans le voisinage des eaux, au bord de la mer
intérieure qu'ont remplacée les plaines de la Manche. Un vaste cirque
ouvert du côté de l'est était bordé de cratères d'éjection d'où
sortirent les trachytes, les basaltes, les cendres ou _negrizales_ qui
recouvrent actuellement la plaine. Des eaux thermales acidulées par le
gaz carbonique sont les seuls indices qui témoignent encore d'un travail
intérieur[156].

[Note 156: Altitudes diverses dans les bassins du Tage et du
Guadiana:

Cerro de San Felipe (Muela de San Juan)......... 1,800 mètres.
Passage du chemin de fer de Madrid a Alicante...   710   »
Villuercas (Sierra de Toledo)................... 1,559   »
Collines du campo de Calatrava...................  695   »
]

Les eaux courantes des deux Castilles ont une importance géographique
moindre qu'on ne serait tenté de leur attribuer à la vue des longues
lignes serpentines qu'elles tracent à travers plus de la moitié de la
Péninsule. Déjà l'altitude à laquelle coulent les fleuves dans leur
partie supérieure et les âpres défilés par lesquels ils s'échappent pour
gagner la mer suffiraient pour rendre toute navigation sérieuse
impossible; mais, en outre, la quantité d'eau pluviale tombée dans leurs
bassins n'est pas assez considérable pour alimenter des cours d'eau
pareils à ceux des autres contrées de l'Europe occidentale. Arrêtée par
les Pyrénées Cantabres, les monts de la Galice et les massifs
granitiques du Portugal et de l'Estremadure espagnole, l'humidité des
vents pluvieux se décharge presque en entier sur les dentes atlantiques
des montagnes; il n'en reste qu'une très-faible proportion pour les
plateaux castillans. En moyenne, il ne pleut sur ces régions que pendant
soixante jours de l'année et l'ensemble des pluies varie du cinquième au
dixième de la quantité tombée sur le versant extérieur des monts. Par
aggravation, le soleil et le vent font évaporer très-activement la pluie
tombée; toute celle que reçoit la terre altérée pendant les mois d'été
retourne aussitôt dans l'atmosphère, et si les principales rivières
coulent encore pendant cette saison, c'est que le résidu des pluies
d'hiver continue de rejaillir à la surface par les sources profondes.
Mais que de rivières à sec, que de larges lits fluviaux où pendant des
mois pas une goutte d'eau ne se montre au milieu des galets ou des
sables! Si les pluies annuelles, au lieu de pénétrer dans le sol et de
sourdre en fontaines ou de s'écouler promptement par les ravins et les
lits fluviaux, séjournaient en nappes sur le plateau, elles seraient
entièrement évaporées dans l'espace de deux ou trois mois[157].

[Note 157:

Pluie tombée à Madrid en 1868  Dans l'année, 0m,231; d'avril en août, 0m,085
       »       Salamanca  »         »        0m,320        »          0m,054
       »       Valladolid »         »        0m,545        »          0m,109
Évaporation d'une nappe d'eau à Madrid (12 années d'observation), 1m,845.
Moyenne des pluies                »    ( 4    »         »      ), 0m,273.
]

Des trois grands fleuves parallèles, le Duero, le Tage et le Guadiana,
les deux derniers sont les moins abondants, car le bassin qu'ils
traversent est séparé de la mer et de ses vents pluvieux par un rempart
supplémentaire, les chaînes de Guadarrama et de Gredos. Mais, si faible
que soit actuellement la portée de leurs eaux, le travail géologique
accompli par ces rivières pendant les âges antérieurs n'en est pas moins
énorme. Après avoir bu toute l'eau qui lui arrive des anciens fonds
lacustres du plateau, chacun des trois fleuves s'engage dans une
excavation tortueuse de la roche vive, et descendant de plus en plus
au-dessous des lèvres du plateau, se creuse un lit à demi souterrain
pour aller rejoindre les plaines basses du Portugal.

Ainsi le Duero, déjà grossi par toute une large ramure de cours d'eau
tributaires, le Pisuerga uni au Carrion, l'Adaja, l'Esla, entre dans une
étroite déchirure du plateau que l'on a choisie à bon droit, à cause de
l'obstacle qu'elle offre aux communications et aux échanges, comme la
frontière commune entre les deux États limitrophes. Le plus grand
affluent du Duero, le Tormes, alimenté par les neiges de la sierra de
Gredos, le Yeltes, l'Agueda, qui forme la limite du Portugal dans, la
partie inférieure de son cours, passent également au fond de défilés
sauvages, que l'on pourrait appeler des _cañones_, comme les profondes
coupures des fleuves de l'Ouest américain. Mêmes phénomènes pour le
Tage. Après avoir reçu l'Alberche, quand il se trouve resserré entre les
contre-forts de la sierra de Gredos et ceux de la sierra de Altamira, le
fleuve coule, tantôt uni comme une glace, tantôt fuyant en vagues
allongées, entre deux parois peu distantes, dont les angles et les
saillies se correspondent de bord à bord. Le Tietar, l'Almonte,
l'Alagon, l'Eljas, viennent se joindre au courant principal, en passant,
eux aussi, dans les étroites rainures de la roche granitique. Quant au
fleuve Guadiana, il n'échappe au plateau par une «clus» de sortie que
sur le territoire portugais.

Les sources et le cours supérieur de ce dernier cours d'eau ont été
l'objet d'exagérations de toute espèce que les pâtres débitent avec
fierté, comme si leur fleuve était unique dans le monde. Néanmoins
l'hydrographie du haut Guadiana est fort curieuse. Les premières eaux du
bassin naissent au sud du plateau de Cuenca, dans ces régions à pente
indécise où les ruisseaux hésitent et cherchent leur chemin: en maints
endroits, il suffirait d'une digue pour rejeter les eaux de pluie ou de
source, soit à l'ouest vers le Guadiana, soit à l'est vers le Júcar ou
le Segura, ou bien au sud vers le Guadalimar ou le Guadalquivir. On
rencontre même sur ce faîte des lagunes temporaires sans écoulement,
emplies d'une eau saumâtre. Dans l'Europe occidentale, l'Espagne est la
seule contrée qui présente ce phénomène: c'est une ressemblance de plus
avec le continent d'Afrique.

[Illustration: PROVINCE DE GUADALAJARA.--DÉFILÉS DU TAGE. Dessin de E.
Grandsire, d'après une photographie de J. Laurent.]

A en juger par la longueur du cours, les deux ruisseaux qui pourraient
prétendre à l'honneur de donner leur nom au fleuve sont le Zigüela et le
Záncara; mais ils roulent une si faible quantité d'eau, qui s'évapore
d'ailleurs pendant les ardeurs de l'été, que les sources constantes du
Guadiana ont été considérées à bon droit comme l'origine de la véritable
rivière. Ce sont les «yeux» (_ojos_) de Guadiana ou de Villarubia, eaux
claires qui reflètent le ciel et que les habitants de ces pays altérés
ont tout naturellement comparées à des yeux s'ouvrant pour contempler
l'espace. Les trois groupes de sources donnent une quantité d'eau
évaluée à 3 mètres cubes par seconde. Une masse liquide aussi
considérable pour une contrée mal arrosée vient évidemment de loin et
représente l'écoulement d'une zone fort étendue. L'opinion commune est
que le charmant ruisseau du Ruidera, qui s'épanche de lagune en lagune
par une série de rapides et de cascades pittoresques, d'une hauteur
totale de près de 100 mètres, serait le cours d'eau qui reparaît aux
«yeux» du Guadiana. En effet, sa masse liquide est à peu près la même,
et la pente générale du sol permettrait aux eaux souterraines de prendre
la direction des sources. Comme si l'hypothèse de la communication
cachée était incontestable, on donne souvent au Ruidera le nom de
Guadiana-Alto; cependant quelques géographes, notamment Coello, doutent
que le ruisseau supérieur atteigne le bassin du fleuve inférieur. Après
les grandes pluies, ses eaux surabondantes descendent au Záncara par un
lit pierreux; mais d'ordinaire l'évaporation suffit à les épuiser en
entier. Le Jabalon, grand affluent du Guadiana qui arrose le campo de
Calatrava, est également alimenté par des sources abondantes, les «yeux»
de Montiel.

La grande sécheresse relative des plateaux castillans contribue à donner
au climat un caractère essentiellement continental. En Espagne, les
vents généraux de l'atmosphère sont les mêmes que ceux de toute l'Europe
de l'Occident; le courant aérien dominant y est, comme en Portugal, en
France et en Angleterre, l'humide vent du sud-ouest auquel ces contrées
doivent leur température modérée dans les froids et les chaleurs, et
pourtant les hauts bassins du Duero, du Tage, du Guadiana ont une
succession de saisons et des revirements soudains de température qui
font penser aux climats des déserts de l'Afrique et de l'Asie. Les
froidures de l'hiver y sont très-rigoureuses, les étés sont brûlants, et
les températures réelles sont encore aggravées dans un sens ou dans
l'autre par les vents qui soufflent librement sur les grandes plaines
dénudées. En hiver, le _norte_, qui vient de passer sur les neiges et
les glaces des Pyrénées, de la sierra de Urbion, de Moncayo, de
Guadarrama, siffle à travers les broussailles et pénètre par toutes les
fissures dans les tristes réduits, des paysans. En été, le vent
contraire, le redoutable _solano_, traverse parfois le détroit, et
gagnant le plateau par les brèches de la sierra Nevada et de la sierra
Morena, fait peser sur la nature une lourde atmosphère qui brûle la
végétation, irrite les animaux, rend l'homme nerveux et maussade. Sous
l'action de ces diverses causes météorologiques, la plupart des villes
castillanes, dont Madrid peut être considérée comme le type, ont un
climat fort désagréable et redouté à bon droit par les étrangers[158].
L'air, quoique pur, y est d'ordinaire beaucoup trop sec, trop vif, trop
pénétrant, surtout en hiver, ce qui a donné lieu au proverbe bien connu:
«L'air de Madrid n'éteint pas une chandelle, mais il tue un homme!» Les
personnes nerveuses, celles qui ont la poitrine délicate, souffrent
beaucoup de cette constitution de l'atmosphère et, pendant la période du
premier acclimatement, ont de sérieux dangers à courir. «Trois mois
d'hiver, neuf mois d'enfer,» dit un autre proverbe, qui fait allusion
aux accablantes chaleurs de l'été. On dit, il est vrai, que du temps de
Charles-Quint Madrid avait la réputation de jouir d'un excellent climat,
mais cette réputation était peut-être l'effet de basses flatteries à
l'adresse du maître qui avait fait choix de cette résidence en Espagne.
Cependant le voisinage de grandes forêts, actuellement disparues, devait
donner à la contrée une salubrité relative et modérer les excès de
température.

[Note 158:

Température moyenne de Madrid, d'après Garriga...       14°,37 C.
     »      plus haute           »                      40°
     »      plus basse           »                     -10°
]

[Illustration: Nº 124.--STEPPE DE LA NOUVELLE-CASTILLE.]

De la partie la plus basse des plateaux au sommet des montagnes qui les
dominent la variété des plantes est fort grande; mais, dans son aspect
général la flore présente une singulière uniformité. Le nombre des
plantes qui peuvent supporter tour à tour des froids intenses et de
violentes chaleurs est naturellement limité; en outre, les mêmes
conditions du relief et de la nature géologique du sol favorisent le
développement des mêmes plantes; on parcourt dans quelques districts des
dizaines et des centaines de kilomètres sans que l'on puisse observer un
seul changement notable dans l'apparence de la contrée. Les végétaux
dominants qui donnent à la nature sa couleur uniforme sont pour la
plupart des plantes basses et des sous-arbrisseaux. Dans le haut bassin
du Duero, et sur les plateaux qui s'étendent à l'est du Tage et du
Guadiana, les fourrés se composent surtout de thym, de lavande, de
romarin, d'hysope et d'autres plantes aromatiques; sur le versant
méridional des monts Cantabres, les bruyères aux fleurettes roses
l'emportent sur les autres espèces; les spartes aux fibres tenaces
occupent de vastes étendues sur les hautes croupes des montagnes de
Cuenca; les salicornes peuplent les roches à formations salines des
environs d'Albacete. Ces régions, fréquemment désignées sous le nom de
steppes castillans, mériteraient plutôt la désignation de désert: la
nature du sol et la grande rareté de l'eau ont laissé à la contrée sa
nudité primitive. Ici parfaitement horizontal, ailleurs bosselé de
croupes monotones, la steppe se développe en de vastes étendues sans
arbres, d'un rouge brun sur les rochers du trias, grises ou blanches sur
les formations gypseuses. Autour du village de San Clemente, on ne voit
pas un ruisseau, pas une fontaine, pas un arbre sur un espace de
plusieurs lieues autour de la bourgade. A l'ouest, le steppe se prolonge
par les interminables plaines de la Manche, la «Terre desséchée» des
Arabes; les champs de blé, les vignes, les pâtis, y sont entremêlés de
chardons gigantesques, au milieu desquels les moulins à vent montrent à
peine leurs grands bras. L'Estremadure et les pentes de la sierra Morena
sont recouvertes principalement de cistes d'espèces diverses; du haut de
certaines montagnes on n'aperçoit dans tout l'horizon que le tapis des
_jarales_ d'un vert tantôt bleuâtre, tantôt brun, suivant les saisons;
au printemps, la terre resplendit de fleurs blanches comme d'une neige
fraîchement tombée.

Quant aux arbres, on ne les voit plus guère en forêts ou en bois
clair-semés que sur les pentes des montagnes. Les châtaigniers et
surtout les chênes se rencontrent dans la zone inférieure;
chênes-tauzin, chênes-liéges, chênes-nains, chênes à glands doux et
autres espèces encore sont les restes de l'ancienne parure forestière de
la contrée. Plus haut, des pins de diverses essences, dont l'une ne se
retrouve qu'au centre de l'Europe et en Sibérie, croissent jusqu'à la
limite de la végétation arborescente; ils forment encore des bois
étendus sur les croupes du plateau de Cuenca. De vastes surfaces de
sable mouvant, qui s'étendent au nord de la chaîne de Guadarrama, dans
les provinces d'Avila, de Ségovie, de Valladolid, sont également
revêtues de pins; ces terres, analogues aux landes françaises, ne se
prêteraient facilement à aucune autre culture que celle du pin, arbre
qui fournit au moins le bois et la résine.

Des animaux sauvages vivent encore dans les restes de forêts qui
recouvrent les montagnes. Les ours étaient nombreux au commencement du
siècle sur le versant méridional des monts Cantabres et dans la sierra
de la Demanda; les loups, les loups-cerviers, les chats sauvages, les
renards peuplent les fourrés de Guadarrama, de Gredos, de Gata, à
distance des habitations humaines; on y rencontre même des bouquetins.
Les chasseurs y poursuivent aussi le cerf, le daim, le lièvre et tout le
menu gibier de l'Europe occidentale. Le sanglier habite les forêts de
chênes; où il atteint une taille et une force étonnantes; mais le porc
domestique, à peine moins sauvage que son congénère, et mené souvent par
des gardeurs déguenillés, qui rappellent les barbares des anciens jours,
dispute les glands à l'animal encore libre. Jadis, après le triomphe des
chrétiens sur les mahométans, c'était un acte méritoire d'entretenir de
grands troupeaux de cochons. Le voyageur qui s'aventure loin des villes
dans les provinces de Leon, de Valladolid et dans la haute Estremadure,
peut se convaincre que l'ancienne foi n'a pas disparu, s'il en juge du
moins par les hordes porcines, à l'aspect peu rassurant, qu'il rencontre
souvent sur la lisière des forêts de chênes. Les pourceaux noirs des
environs de Trujillo et de Montanchez sont fameux dans toute l'Espagne,
à cause des excellents jambons qu'ils fournissent aux marchés de la
Péninsule.

L'étendue si considérable des pâturages a fait de l'industrie pastorale
le travail par excellence de nombreuses populations des Castilles, et,
par un retour naturel, l'élève des moutons et du gros bétail a augmenté
la superficie des pâturages, aux dépens des forêts et des terres en
culture. Certaines régions des deux Castilles se prêtent admirablement à
la production des céréales et donnent des récoltes moyennes d'une grande
abondance. Telle est, dans le bassin du Duero, la Tierra de Campos, où
coulent le Carrion et le Pisuerga, et que fertilisent, par capillarité,
les eaux d'une nappe souterraine qui s'étend à une faible profondeur
au-dessous de la surface; telles sont aussi la _mesa_ de Ocaña et
d'autres districts des hauts bassins du Tage et du Guadiana, dont la
sécheresse n'est qu'apparente et que nourrit une humidité cachée. Sur
les terrains arides et pierreux, la vigne, cultivée avec intelligence,
pourrait donner des produits exquis; même laissée presque uniquement aux
soins de la Mère bienfaisante, elle fournit aux paysans des vins de
qualité supérieure. On peut en dire autant de l'olivier, richesse du
campo de Calatrava. L'agriculture, aidée par le travail de restauration
des bois, offre donc aux habitants des Castilles des avantages assurés,
mais la paresse du corps et de l'esprit, l'autorité de la routine, la
persistance des coutumes féodales plus ou moins modifiées, quelquefois
aussi le découragement produit par de longues sécheresses, ont maintenu
les vieilles pratiques de la vie nomade, et de vastes étendues de terres
excellentes, auxquelles des centaines de milliers de cultivateurs
pourraient demander leur subsistance, ne sont encore utilisées que comme
de simples pâtis; pendant une saison elles sont animées par les
troupeaux, puis elles ne sont plus, jusqu'à l'année suivante, que de
mornes solitudes.

Pour se nourrir, la plupart des troupeaux _merinos_, composés chacun
d'environ 10,000 brebis, qui se divisent en groupes de 1,000 à 1,200
animaux, ont à traverser près de la moitié de l'Espagne. Un _mayoral_,
assisté d'autant de _rabadanes_ qu'il a de troupeaux distincts, dirige
cette bande de brebis d'étape en étape; chaque _rabadan_ commande à son
tour à tout un petit groupe de subordonnés. Les meilleurs bergers sont,
dit-on, ceux du district de Bália, dans la province de Leon; ce sont
aussi ceux dont les animaux ont la laine la plus fine. Au commencement
d'avril, les merinos abandonnent leurs pâturages de l'Andalousie, de la
Manche ou de l'Estremadure pour remonter au nord en suivant à travers le
pays une large zone, d'où la poussière s'élève en nuages épais. La loi a
fixé à 80 mètres la largeur du chemin que peuvent occuper les brebis
dans leur voyage de transhumance; mais les animaux s'écartent sans cesse
à droite et à gauche, surtout aux abords de leurs gîtes de nuit. Parmi
les troupeaux, les uns vont passer la belle saison dans les montagnes de
Ségovie, d'Avila, de Puerto de Baños; les autres poussent jusque sur le
plateau de Cuenca, jusqu'au Moncayo, à l'Urbion et aux montagnes
Cantabres; puis, à la fin de septembre, le voyage recommence de nouveau,
les bêtes reprennent le chemin du pays «extrême» ou Estremadure. Sans
tenir compte des inévitables détours de la route et des déplacements
incessants sur le lieu de pâture, l'espace que parcourent certains
troupeaux dans l'année dépasse un millier de kilomètres. Le territoire
entier, on peut le dire, est exposé aux ravages du mouton, cet animal
qu'un économiste dit être la bête «féroce» par excellence. Jadis il
était bien plus dangereux encore, car les quatre ou cinq millions de
brebis qui composaient les troupeaux transhumants appartenaient à la
puissante corporation de la _mesta_, disposant depuis le commencement du
seizième siècle d'une autorité vraiment royale. Les grandes maisons
princières, les communautés religieuses qui s'étaient associées pour
exploiter en commun les pâturages de l'Espagne, avaient en même temps
usurpé d'exorbitants privilèges sur les terres d'autrui, jusqu'à celui
de pouvoir interdire la culture. Leurs bergers faisaient la solitude
devant eux. C'est en 1836 seulement que la _mesta_ fut abolie et que les
propriétaires _estremeños_ reprirent le droit de cultiver leur domaine
ou de le laisser en pâturage au mieux de leurs intérêts.

Cependant, en dépit de tous les avantages que la nature et les coutumes
avaient faits à l'industrie pastorale, les races d'animaux dégénéraient.
L'Espagne, qui vers le milieu du dix-huitième siècle avait donné au
reste de l'Europe les beaux moutons mérinos, a fini par être obligée
d'importer à son tour des espèces étrangères pour renouveler ses
bercails. De même, les mulets, que leur force et la sûreté de leur pied
rendent presque indispensables sur les chemins pierreux et montants des
Castilles, ne proviennent pas seulement de la province de Leon et de
l'Andalousie: on les importe en grande partie de France; ce sont
principalement les éleveurs du Poitou qui gardent dans leurs étables les
baudets reproducteurs de la race pure. Quant aux animaux exotiques
introduits en Espagne, le chameau, le lama, le kangurou, le nombre n'en
a jamais été assez considérable pour qu'on les dise acclimatés sur le
sol de la Péninsule. Par sa faune domestique et sauvage, aussi bien que
par sa flore de plantes cultivées et de végétaux croissant en liberté,
les plateaux des Castilles gardent ce caractère d'uniformité qu'ils ont
aussi par leur relief général et leur aspect géologique.

Les habitants eux-mêmes ressemblent singulièrement à la terre qui les
porte. Les gens de Leon et des Castilles sont graves, brefs dans leur
langage, majestueux dans leur démarche, égaux dans leur humeur; même
quand ils se réjouissent, ils se comportent toujours avec dignité; ceux
d'entre eux qui gardent les traditions du bon vieux temps règlent
jusqu'à leurs moindres mouvements par une étiquette gênante et monotone.
Cependant ils aiment aussi la joie, à leurs heures, et l'on cite surtout
les Manchegos ou gens de la Manche pour la prestesse de leur danse et la
gaie sonorité de leur chant. Le Castillan, quoique toujours
bienveillant, est fier entre les fiers. «_Yo soy Castellano!_» Ce mot
remplaçait pour lui tout serment. L'interroger davantage eût été
l'insulter. Il ne reconnaît point de supérieurs, mais il respecte aussi
l'orgueil de son prochain et lui témoigne dans la conversation toute la
politesse due à un égal. Le terme de _hombre_, dont les Castillans, et à
leur exemple tous les Espagnols, se servent pour s'interpeller,
n'implique ni subordination ni supériorité et se prononce toujours d'un
accent fier et digne, ainsi qu'il convient entre hommes de même valeur.
Tous les étrangers qui se trouvent pour la première fois au milieu d'une
foule, à Madrid ou dans toute autre ville des Castilles, sont frappés de
l'aisance naturelle avec laquelle riches et pauvres, élégants et
loqueteux, conversent ensemble, sans morgue d'une part, sans bassesse de
l'autre. En témoignage de ces moeurs égalitaires, on peut citer la
petite ville de Casar, non loin de Cáceres, où naguère encore subsistait
une coutume dont nulle autre contrée d'Europe n'offre d'exemple. Les
habitants, au nombre d'environ 5,000, se réputaient tous parfaitement
égaux en grade, conditions, qualité, et veillaient avec le plus grand
soin à ce que cette égalité ne fût jamais altérée par aucun signe
extérieur d'honneurs et de distinctions. Ainsi l'avaient établi
d'anciennes chartes.

Quoique les Castillans soient devenus les maîtres du reste de l'Espagne,
grâce à leur courage tenace et à la position centrale qu'ils occupaient,
cependant, par un singulier contraste, ils ne dominent plus dans la
capitale de leur propre pays. Madrid, foyer d'appel de toute la
Péninsule, n'est une cité castillane qu'au point de vue géographique,
mais ce ne sont pas les indigènes qui y parlent le plus haut. Galiciens
et Cantabres, Aragonais et Catalans, gens de Murcie et de Valence s'y
rencontrent en foule, et ce sont principalement les Andalous qui se font
remarquer par leurs gestes, leur animation, leur brillante faconde. On
ne voit, on n'entend qu'eux: aussi les prend-on quelquefois pour les
véritables représentants du caractère espagnol, et s'expose-t-on ainsi à
faire de grandes méprises dans ses jugements. A bien des égards, ces
hommes du Midi contrastent absolument avec leurs voisins du Nord.
Certes, s'ils n'ont pas toutes les qualités des Castillans pour la force
et la dignité du caractère, on ne peut les accuser de leur ressembler
par la lenteur et l'apathie de l'esprit!

L'envahissement de Madrid et des Castilles par les provinciaux de toute
l'Espagne n'est pas seulement l'effet naturel de la centralisation
administrative, politique et commerciale, il est également produit par
la rareté des habitants sur le plateau des Castilles. La population
présente des vides que les émigrants des districts plus riches en hommes
peuvent seuls remplir. Incapables d'exploiter eux-mêmes les ressources
de leur pays, les Castillans sont obligés de laisser des colons
s'installer chez eux. D'une manière générale, on peut dire que les
Galiciens et les Basques, les Catalans des Pyrénées et des Baléares
viennent faire à Madrid la besogne matérielle, tandis que les
Méridionaux se chargent surtout des travaux de l'esprit. Les Castillans
eux-mêmes ne suffiraient ni à l'un ni à l'autre ordre de travaux. Déjà
l'âpreté du climat et l'avarice du sol, comparées à celui des régions
littorales, devaient, nous l'avons vu, arrêter l'accroissement des
populations sur les plateaux; mais à ces causes naturelles sont venues
s'en ajouter d'autres appartenant à l'histoire. Il n'est pas douteux que
si les habitants des Castilles n'avaient pas eu à subir le régime
économique et politique auquel ils ont été soumis, ils auraient utilisé
mieux qu'ils ne l'ont fait les riches terres arrosées par le Duero, le
Tage, le Guadiana. Si la densité de population de certaines provinces
castillanes est à peine de 13 habitants par kilomètre carré, ce n'est
pas la nature, c'est l'homme qu'il faut en accuser.

Quoique toute statistique précise relative au passé de l'Espagne manque
aux historiens, les autres documents transmis par les écrivains
permettent d'affirmer qu'autrefois la région des plateaux castillans a
été beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours. La vallée du
Tage, les campagnes du Guadiana étaient couvertes de villes devenues
aujourd'hui des bourgades; le fleuve était navigable de Tolède à la mer,
soit qu'il roulât une quantité d'eau plus considérable, soit plutôt
parce que son lit et ses bords étaient mieux entretenus. L'Estremadure,
qui est actuellement l'une des provinces les plus désolées de l'Espagne,
celle qui, proportionnellement à son étendue, nourrit le moins d'hommes
et les nourrit le plus maigrement, était très-fortement peuplée du temps
des Romains: c'est là que se trouvait Colonia Augusta Emerita, la cité
la plus considérable de la Péninsule. Sous la domination des Maures,
cette contrée continua d'occuper l'un des premiers rangs parmi les
diverses régions de l'Ibérie; ses plaines si fécondes, aujourd'hui
presque inutiles à l'homme, lui donnaient alors des produits en
abondance. Les cités ont été remplacées par les solitudes; les genêts,
les bruyères et les cistes ont succédé aux céréales et aux arbres
fruitiers.

Personne n'ignore que les exterminations partielles des Maures et le
bannissement de ceux qui restaient dans le pays ont été l'une des
grandes causes de la désolation des provinces centrales de l'Espagne et
notamment de l'Estremadure; mais des raisons d'un ordre différent, outre
les causes générales de décadence pour la Péninsule entière, ont aussi
contribué au dépeuplement des plateaux. Le grand nombre de _castillos_
qui ont donné leur nom aux provinces centrales, l'insécurité du travail,
la prise de possession du sol par les grands feudataires de la couronne,
les communautés religieuses et les ordres militaires, Alcántara,
Calatrava et autres, eurent pour conséquence fatale de dégoûter le
cultivateur et de l'éloigner de la terre; les champs retombèrent en
friche, la misère devint générale; les villes et les villages se
dépeuplèrent. Plus tard, quand Cortez, les Pizarre, et d'autres
_conquistadores_ originaires de l'Estremadure eurent accompli leurs
prodigieux exploits dans le Nouveau Monde, toute la jeunesse vaillante
du pays fut entraînée à leur suite. Les imaginations s'allumèrent, un
esprit général d'aventure s'empara des habitants, la paisible
agriculture fut tenue en mépris, et des milliers d'hommes qui ne
pouvaient s'embarquer pour l'Amérique allèrent chercher fortune dans les
villes et les armées. Par une suite naturelle de cette émigration, de
vastes étendues de pays se trouvèrent changées en pâturages, les grands
propriétaires de troupeaux s'en emparèrent, et quarante mille bergers,
voyageant continuellement et ne se mariant point, furent, de génération
en génération, enlevés au travail des champs et au renouvellement des
familles. C'est ainsi que les _Estremeños_, quoique les meilleurs des
Espagnols peut-être, sont devenus, comme on les appelle, _los Indios de
la nacion_.

En même temps que la population des plateaux diminuait, elle perdait en
culture acquise; après avoir été pour un certain nombre d'industries
l'initiatrice de l'Europe, elle cessait même de pouvoir l'imiter. De
toutes les parties de l'Espagne, le royaume de Léon et la
Vieille-Castille sont peut-être, après l'Estremadure, celles où la ruine
du commerce et de l'industrie a été la plus complète: c'est là que les
populations ont le plus rapidement fait retour à la barbarie primitive.
Certes, quelques districts de la Nouvelle-Castille, celui de Tolède
notamment, sont bien bas tombés; mais c'est dans la vallée du Duero, là
où s'est constituée la puissance de l'Espagne chrétienne, que la
décadence s'est montrée dans toute sa tristesse. La région qui occupe le
versant septentrional de la sierra de Guadarrama était, il y a trois
siècles, la contrée de la Péninsule la plus riche en manufactures; les
lainages et les draps d'Avila, de Medina del Campo, de Ségovie, étaient
renommés dans toute l'Europe: les seules fabriques de la dernière de ces
villes occupaient 54,000 ouvriers; Búrgos, Aranda del Duero étaient des
cités de commerce et d'industrie fort actives; Medina de Rio-Seco avait,
des foires si importantes par le mouvement des échanges, qu'on lui avait
donné le nom de «Petites Indes», _India Chica_. Sous la lourde
oppression que les tribunaux ecclésiastiques, le fisc, la grande
propriété faisaient peser sur eux, les habitants des hautes campagnes du
Duero durent abandonner toute initiative et devenir absolument
incapables de lutter avec la concurrence étrangère. C'est ainsi que des
contrées de l'Espagne d'où il n'y avait pourtant pas de Maures à
expulser, s'appauvrirent encore beaucoup plus que les districts dont les
habitants les plus industrieux étaient exilés en foule; des villages
entiers disparurent; de villes, grandes et riches naguère, comme Búrgos,
«il ne resta plus que le nom,» dit un auteur du dix-septième siècle. A
défaut de Juifs, des Catalans venaient grapiller le peu qu'il y avait
encore à prendre dans le pays appauvri. Il faut ajouter, pour expliquer
la décadence générale, que le manque de communications et la pénurie du
combustible devaient porter le plus grand tort aux industries de la
contrée, alors surtout que la vie se portait de plus en plus, d'un côté
vers la capitale, de l'autre vers les villes de commerce du littoral en
rapport avec l'étranger.

[Illustration: N° 125.--SALAMANQUE ET SES DESPOBLADOS.]

La dépopulation et la ruine n'eussent été qu'un malheur secondaire si
elles n'avaient été accompagnées d'un abêtissement progressif des
habitants. La fameuse université de Salamanque et les autres écoles du
pays étaient devenues peu à peu des collèges de dépravation
intellectuelle. A la veille de la Révolution française les professeurs
de la «Mère des sciences» se refusaient encore à parler de la
gravitation des astres et de la circulation du sang; les découvertes de
Newton et de Harvey étaient considérées par les rares «savants» des
Castilles qui en avaient entendu parler comme d'abominables hérésies:
ils s'en tenaient en toutes choses au système d'Aristote, «comme le seul
conforme à la religion révélée.» L'Espagnol Torres raconte qu'après
avoir étudié pendant cinq ans à Salamanque, il apprit, tout à fait par
accident, qu'il existait un corps de sciences du nom de mathématiques.
Et si telle était la situation des universités, que l'on juge de la
profonde ignorance, de la vie d'hallucinations bestiales, dans
lesquelles devaient croupir les habitants des districts écartés où
jamais les voyageurs n'apportaient un écho du monde lointain!

C'est précisément dans la province de Salamanque, à soixante kilomètres
à peine de ce «foyer» des études, qu'au milieu de l'âpre vallée des
Batuecas, au-dessous des rochers de la Peña de Francia, vivent encore
des populations qualifiées de «sauvages», et que l'on accuse, évidemment
à tort, de ne pas même connaître les saisons. Récemment, diverses
légendes se racontaient au sujet de cette peuplade: on prétendait même
qu'elle était restée complètement inconnue de ses voisins jusqu'aux âges
modernes, et que deux amants en fuite l'avaient découverte par hasard;
mais les chartes établissent parfaitement que, dès la fin du onzième
siècle, les Batuecas étaient tributaires d'une église des environs et
qu'elles devinrent ensuite le domaine d'un couvent bâti dans la vallée
même; néanmoins, si l'on en croit les dires des voyageurs, les gens de
la vallée ignoraient à quelle religion ils appartenaient. Plus au sud,
sur les pentes orientales de la sierra de Gata, le district de las
Hurdes, à peine moins difficile d'accès que las Batuecas, serait
également habité par des paysans revenus à une sorte d'état sauvage.

D'ailleurs toutes les régions montagneuses des Castilles éloignées des
grandes routes ont encore des populations, sinon barbares, du moins
vivant bien en dehors de ce que l'on appelle la civilisation moderne. On
peut citer en exemple les _charros_ de Salamanque, et surtout les fameux
_maragatos_ des montagnes d'Astorga, presque tous muletiers, voituriers,
conducteurs de bestiaux; une grande partie du commerce de l'Espagne
passe entre leurs mains. Ils ne se marient qu'entre eux et sont
considérés, probablement avec raison, comme les descendants purs de
quelque ancienne peuplade de l'Ibérie; cependant on a voulu, par une
sorte de jeu de mots, en faire des «Maures Goths», c'est-à-dire des
Visigoths qui se seraient alliés aux Maures et qui en auraient adopté
les moeurs. Rien ne rappelle chez eux des musulmans. Leur vêtement
traditionnel n'est point mauresque. Les maragatos portent des culottes
larges et bouffantes, des espèces de guêtres en drap attachées
au-dessous du genou, un habit court et serré, une ceinture de cuir, une
fraise bouffante autour du cou, un chapeau de feutre à larges bords. Ils
sont d'ordinaire grands et robustes, mais secs et anguleux. Ils sont
taciturnes, ils ne rient point et ne chantent point par les chemins en
poussant devant eux leurs bêtes de somme. Ils se mettent difficilement
en colère, mais, une fois exaspérés, ils deviennent féroces. Leur
fidélité est absolue: on peut leur confier sans crainte les objets les
plus précieux; ils les transporteraient d'une extrémité à l'autre de
l'Espagne, et sauraient les défendre contre toute attaque, car ils sont
fort braves et manient les armes avec une remarquable adresse. Tandis
que les hommes parcourent les grandes routes; les femmes cultivent la
terre; mais le sol est aride et rocailleux et ne produit que de chétives
récoltes.

Malgré la forte originalité des Castilles et de leurs populations, on y
observe, comme dans tout le reste de l'Europe, un phénomène très-lent,
mais continuel, d'égalisation des hommes et des choses. Sous l'influence
du milieu historique, les Castillans du Nord et du Sud, de la montagne
et des terres unies, arrivent à ressembler de plus en plus aux autres
Espagnols, de même que ceux-ci se rapprochent des autres Européens. Les
ressources du pays, mieux connues par les étrangers, sont utilisées
d'une manière plus sérieuse, l'industrie renaît, mais en se déplaçant et
avec des formes nouvelles, suivant les débouchés, que lui offrent les
chemins de fer, suivant les besoins changeants de l'homme et les
procédés qu'il découvre. La population se répartit aussi en obéissant à
de nouvelles lois de groupement, Ce ne sont plus les mêmes cités qui
servent de centres d'attraction.

Les vicissitudes de l'histoire, et surtout l'état de guerre incessant
dans lequel a vécu l'Espagne du temps des Maures, ont valu à un grand
nombre de localités des Castilles l'honneur passager de porter le titre
de capitale. La succession des étapes dans les mouvements de conquête ou
de déroute, parfois aussi le caprice d'un roi, le partage de son domaine
entre plusieurs fils, telles étaient les causes qui ont donné à tant de
cités des provinces de Léon et des Castilles une prééminence transitoire
et leur ont assuré une place dans l'histoire des hauts faits de
l'Espagne.

La vieille Numance, dont la gloire lui vient en entier de sa ruine,
n'existe plus, et l'on ne sait pas même si les ruines que l'on montre à
quelques kilomètres de la maussade ville de Soria, l'ancien fief de
Duguesclin, sont bien les vestiges des murs démolis par Scipion Émilien.
Mais il ne manque point de cités fort antiques ayant encore gardé de nos
jours quelque importance. Telle est Léon, capitale de l'un des anciens
royaumes des Espagnes, quartier général d'une légion romaine (_septima
gemina_), dont le nom corrompu (_Legio_) permet à la ville de porter des
lions dans ses armoiries: c'est la première cité d'importance que les
chrétiens aient reconquise sur les Maures; son enceinte, dont les
assises consistent partiellement en marbre jaspé, est à demi ruinée, et
sa cathédrale, naguère l'une des plus belles de la Péninsule, a été
transformée en un cube de formes assez massives. Astorga, qui fut du
temps des Romains la «magnifique cité» d'Asturica Augusta, est plus
déchue que Leon, tandis qu'une autre rivale, Pallantia, la Palencia
moderne, doit une certaine prospérité à son heureuse position, au point
de rencontre de vallées fertiles et de plusieurs routes commerciales.
Comme Astorga et Leon, elle a pour monument principal sa cathédrale
somptueuse du moyen âge; mais la ville elle-même se renouvelle à cause
des avantages que lui procure le rayonnement des chemins de fer dans
toutes les directions. Palencia et la station voisine, Venta de Baños,
se trouvent précisément à l'endroit où le grand tronc du chemin de
Madrid se ramifie vers la Galice et les Asturies, Santander, Bilbao,
Irun et la France. C'est aussi là que viennent s'unir les diverses
rivières qui forment le Pisuerga; leurs eaux, fort abondantes, font
mouvoir les machines de plusieurs manufactures de lainage.

Búrgos, la ville qui a conservé une sorte de prééminence comme ancienne
capitale de la Vieille-Castille, est fort déchue de la splendeur
d'autrefois; ses rues et ses places sont presque désertes, et la foule
qui se presse à certaines heures devant les églises, les hôtels ou la
gare du chemin de fer est en grande partie composée de mendiants. Mais
Búrgos est toujours une cité fière: elle montre avec orgueil ses
édifices anciens, et surtout sa cathédrale, monument ogival du treizième
siècle, qui compte peu de rivales en Europe pour le fini des sculptures,
la légèreté des flèches et des clochetons. Cette église, ciselée comme
un bijou, est celle de l'Espagne dont les reliques et les objets
révérés, notamment un fameux Christ, en partie revêtu de peau humaine,
sont le plus richement enchâssés; on y voit aussi le coffre célèbre que
le Cid avait donné en gage à des Juifs en l'emplissant de sable et de
«l'or de la parole». Búrgos, noble entre les nobles, se vante de
posséder les cendres du Cid Campeador, que la légende fait naître dans
le voisinage, au village de Bivar. Les couvents historiques des
environs, la Cartuja de Miraflores, San Pedro de Cardena, las Huelgas,
sont des édifices qui ont, il est vrai, perdu en grande partie leurs
trésors d'art, mais ils restent fort curieux par les détails de leur
architecture.

Valladolid, qui fut temporairement la capitale de l'Espagne entière, est
beaucoup mieux située que Búrgos. Moins haute de 180 mètres, elle jouit
d'un climat préférable et se trouve précisément dans la plaine où le
cours supérieur du Duero se termine par la jonction de ce fleuve avec
toutes les rivières orientales du bassin, le Cega, l'Adaja, le Pisuerga,
gonflé de l'Arlanzon, du Carrion, de l'Esgueva. Aussi Valladolid,
l'antique Belad-Oualid, a-t-elle pris une certaine animation, moindre
toutefois qu'au temps où elle était peuplée d'Arabes; elle a de
nombreuses fabriques, fondées par des Catalans. Du reste Valladolid «la
noble» a, comme Búrgos, des monuments curieux et des souvenirs
historiques. On y montre la maison où mourut Colon, celle, où vécut
Cervantes, la riche façade du couvent de San Pablo où résidait le moine
Torquemada, que l'on dit avoir prononcé plus de cent mille
condamnations, et fait périr huit mille hérétiques par le fer ou le feu.
C'est dans les environs de Valladolid, non loin du confluent du Duero et
du Pisuerga, que s'élève le château de Simancas, enfermant le précieux
dépôt des archives espagnoles.

En continuant de descendre le cours du Duero on rencontre Toro, puis
Zamora, jadis nommée «la bien enceinte», des murs contre lesquels vint
longtemps se briser toute la puissance des Maures. Plus célèbre par les
chants du _romancero_ qui parlent de sa gloire passée que par son
importance industrielle dans l'Espagne moderne, Zamora n'est maintenant
qu'une sorte d'impasse, et, quoique destinée à se trouver un jour sur la
grande ligne qui mettra la ville de Porto en communication avec l'Europe
continentale, elle ne se rattache à la frontière portugaise que par de
mauvais chemins de mulets serpentant sur le flanc des promontoires et
dans les gorges périlleuses des torrents. La fameuse Salamanque, sise
sur le Tormes, en face des promontoires avancés de la sierra de Gata,
n'est guère mieux pourvue en voies de dégagement vers le Portugal: de ce
côté, la nature oppose encore toutes les aspérités de son relief
primitif aux rapports entre les hommes.

Salamanque, l'antique Salmantica des Romains, a succédé à Palencia comme
siège d'université. À l'époque de la Renaissance, elle était
non-seulement la «mère des vertus, des sciences et des arts», elle était
aussi la «petite Rome castillane», et l'on peut dire qu'elle mérite
encore ce dernier titre par son magnifique pont de dix-sept arches,
qu'éleva Trajan, et par ses beaux édifices du quinzième et du seizième
siècle, que distinguent une rare élégance et une sobriété relative, bien
peu connues dans les autres villes de l'Espagne. Quant à la suprématie
intellectuelle, Salamanque n'a plus de droits à y prétendre, depuis
qu'en s'attachant obstinément aux traditions du passé, elle s'est laissé
distancer par toutes ses rivales universitaires du reste de l'Europe.

[Illustration: ALCAZAR DE SÉGOVIE ET VALLÉE DE L'ERESMA. Dessin de
Taylor, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.]

A l'orient de Salamanque, la riche bourgade d'Arevalo et la ville jadis
fameuse de Medina del Campo, que brûlèrent les nobles pendant la guerre
des _comuneros_, ont de l'importance comme marchés agricoles pour
l'expédition des céréales que produisent les campagnes fécondes des
alentours; dans le coeur des monts qui s'avancent au nord de la sierra
de Gredos, au bord de l'Adaja torrentueux, un monticule isolé porte la
cité d'Avila, bien autrement curieuse que toutes les villes de la plaine
à blé, aux maisons en pisé d'aspect maussade. Avila est encore
aujourd'hui, sans changement aucun, la place forte du quinzième siècle.
Les murailles de la vieille cité sont étonnamment conservées; sur
quelques points, cette enceinte énorme, avec ses rondes tours de granit
et ses neuf portes, semble avoir été tout récemment bâtie. La cathédrale
est aussi une véritable forteresse, mais c'est en outre une merveille
d'architecture, toute pleine d'objets du travail le plus délicat. Ces
œuvres d'art contrastent singulièrement avec des sculptures d'animaux
taillés dans le granit par des artistes grossiers, appartenant
probablement aux anciennes races aborigènes. Il en existe encore
beaucoup dans les environs d'Avila: on leur donne le nom de «taureaux de
Guisando», d'un village de la sierra de Gredos où il s'en trouve
plusieurs. C'est là que, par fidélité à quelque tradition des ancêtres,
des Castillans allaient autrefois jurer obéissance à leurs rois.

Ségovie, «aux gens avisés,» a quelque ressemblance avec Avila. Comme
cette ville, elle est située dans le voisinage immédiat des montagnes,
près d'un affluent du Duero. Jadis bâtie par Hercule, ainsi que le veut
la légende, elle est toujours d'aspect une forteresse inabordable. Elle
se dresse, ceinte de murailles et de tours, sur une roche escarpée, que
les indigènes disent être en forme de navire, la poupe regardant
l'orient et la proue l'occident. C'est sur l'avant du navire, au-dessus
du confluent du Clamores et de l'Eresma, que s'élèvent les restes de
l'Alcázar maure, au puissant donjon carré, crénelé de tourelles, tandis
que la cathédrale, située vers le centre de la ville, est censée figurer
le grand mât. Pour continuer la comparaison nautique, on pourrait dire
que le magnifique aqueduc romain, au double rang d'arcades, qui apporte
à Ségovie les eaux pures de la sierra de Guadarrama, est un pont jeté
entre le rivage et la nef. C'est le plus beau monument de ce genre que
les conquérants de l'Ibérie aient laissé dans la Péninsule. D'autres
constructions que l'on visite non loin de Ségovie, sur les premières
pentes boisées de la sierra, appartiennent à une époque bien inférieure
par le goût: ce sont les palais royaux de San Ildefonso ou de la Granja,
l'un des Versailles de Madrid. Les édifices sont sans beauté, mais les
ombrages sont admirables et les eaux coulent et jaillissent en
abondance.

Au sud du mur transversal que forment les sierras de Guadarrama, de
Gredos, de Gata, la cité la plus fameuse dans l'histoire est la vieille
Tolède: c'est la _Ciudad Imperial_, la «mère des villes», celle que Juan
de Padilla, le plus illustre de ses enfants, appelait la «couronne de
l'Espagne et la lumière du monde». Déjà construite depuis longtemps, dit
la légende locale, lorsque Hercule y passa pour aller fonder Ségovie,
elle eut ensuite pour rois toute une dynastie de héros et de demi-dieux.
Comme Rome, elle ne peut se dispenser d'être bâtie sur sept collines,
dont on reconnaît plus ou moins vaguement les croupes sous les monuments
qui les recouvrent. Mais, en dehors des mérites fictifs que lui donnent
les historiens nationaux, Tolède a la réelle beauté que lui donnent ses
portes, ses tours, ses édifices de l'époque musulmane et des siècles
chrétiens. Sa cathédrale, l'édifice primatial des Espagnes, est d'une
éblouissante richesse, qui contraste singulièrement avec la pauvreté des
maisons environnantes. La ville est fort déchue. On sait ce qu'y est
devenue la fabrication des armes depuis que les ateliers des artisans
libres ont été remplacés par une manufacture gouvernementale et que les
lames portent une estampille officielle. Nombre de localités des
environs, jadis fort populeuses, ne sont plus que des ruines. Les débris
mêmes de l'ancien palais des rois visigoths avaient disparu, et c'est
par hasard que l'on a découvert en 1858, à la Fuente de Guarrazan, sous
les sillons inégaux d'un champ, la cave où se trouvaient suspendues neuf
couronnes royales d'un travail curieux.

En aval de Tolède, sur le cours du Tage, auquel vient se réunir
l'Alberche, Talavera de la Reyna, attachée à la rive gauche du fleuve
par un pont de 400 mètres, a conservé quelques restes de ses industries
des soies et des faïences. Plus bas, Puente del Arzobispo et les autres
villes riveraines du Tage ne sont plus que des bourgades sans
importance. Le pont trois fois séculaire d'Almaraz, dont les deux arches
franchissent le fleuve à une vertigineuse hauteur, est éloigné de toute
ville populeuse. Le fameux pont d'Alconetar, sur lequel passait
autrefois la route romaine d'Emerita à Salmantica, et que l'on dit avoir
été formé de trente arches de marbre blanc, n'existe plus: on n'en voit
que de faibles débris. Alcántara, c'est-à-dire en arabe, «le Pont» par
excellence, qui franchit le Tage non loin de la frontière du Portugal,
est le chef-d'œuvre des édifices romains de l'Espagne: le nom de
l'architecte, Lacer, qui le construisit, dit l'inscription, «avec un art
divin,» est celui d'un Espagnol. Le pont fut achevé en 105, sous le
règne de Trajan; restauré avec soin en 1543, il l'a été de nouveau
récemment, et réunit de nouveau les deux rives. Du haut des six arcades
de granit, que surmonte, précisément au centre, un arc de triomphe, on
voit à une grande profondeur s'écouler rapidement l'eau du Tage, qui,
suivant les saisons, s'élève ou s'abaisse de vingt à trente mètres dans
son avenue de rochers; en moyenne, le niveau du fleuve est à 50 mètres
au-dessous du viaduc.

Malgré la longueur de son cours et l'abondance relative de ses eaux, le
Tage espagnol est encore si peu utilisé pour l'armement et pour la
navigation, que toutes les villes importantes de l'Estremadure sont
éloignées de ses bords: Plasencia dresse ses vieilles tours à une
trentaine de kilomètres au nord du fleuve, sur une colline couverte de
jardins et de vergers d'où la vue s'étend au loin, d'un côté sur les
hautes montagnes souvent chargées de neiges, de l'autre sur de belles
plaines accidentées et verdoyantes. Cáceres, à l'air salubre, est à peu
près à une égale distance au sud du fleuve. Il en est de même pour
Trujillo, la ville à demi ruinée où les conquérants du Pérou expédièrent
pourtant de si prodigieux trésors, et qui n'a maintenant pour s'enrichir
que ses bandes de porcs et ses troupeaux de bétail. Dans la partie de
l'Estremadure qu'arrose le Guadiana, les villes de quelque importance,
Badajoz, Mérida, Medellin, Don Benito, ont une position plus
avantageuse; elles sont situées au bord du fleuve.

Badajoz est à quelques kilomètres à peine du mince ruisseau qui sépare
l'Espagne et le Portugal. En face de la forteresse lusitanienne d'Elvas,
elle garde la frontière espagnole, et sa cathédrale, qui doit servir de
refuge en cas de siége, est en même temps une citadelle à l'épreuve de
la bombe; mais le rôle militaire de Badajoz est amoindri depuis qu'elle
est chargée de servir d'intermédiaire principal de commerce entre les
deux nations, et qu'un chemin de fer, le seul qui traverse la ligne des
confins, a fait de la ville un entrepôt d'échanges entre Lisbonne et
Madrid. Mérida se trouve sur la même voie ferrée; mais, fort déchue de
son ancienne prospérité, elle n'est plus que la ruine de ce qu'elle fut
jadis. De toutes les villes de l'Espagne Mérida est celle qui a conservé
le plus de monuments de l'époque romaine; elle a son arc de triomphe,
son aqueduc dont il reste de superbes piles en granit et en briques, son
amphithéâtre aux sept rangées de gradins, sa naumachie, un vaste cirque
dont l'arène est envahie par les cultures, un forum, des routes pavées,
des bains, enfin un admirable pont de près de 800 mètres de longueur et
composé de quatre-vingts arches en granit. Celui de Badajoz, également
célèbre et à bon droit, n'a guère plus d'un demi-kilomètre; il date de
la fin du seizième siècle.

Quoique beaucoup plus connue à cause de ses monuments du passé, Mérida
est cependant beaucoup moins riche et moins populeuse qu'une autre ville
de l'Estremadure située plus haut sur le cours du Guadiana, à l'issue de
la vaste plaine de la Serena: c'est la ville de Don Benito, presque
entièrement ignorée de la légende et de l'histoire. Elle a été fondée au
commencement du seizième siècle par des fugitifs, les uns quittant leurs
villages pour échapper à une inondation du fleuve, les autres cherchant
à se soustraire aux cruautés du comte qui dominait à Medellin. De même
que sa voisine Villanueva de la Serena, Don Benito a les grands
avantages que lui donne la fertilité du territoire environnant; ses
fruits et surtout ses melons d'eau sont fort appréciés. De l'autre côté
du Guadiana les plaines qui se relèvent vers la sierra de Montanchez et
celle de Guadalupe sont riches en rognons de phosphates de chaux, vrai
trésor pour l'amendement des campagnes épuisées. L'Angleterre et la
France ont importé déjà de l'Estremadure une certaine quantité de ces
phosphates, mais on peut dire que l'immense réserve des agriculteurs
futurs est à peine entamée.

Les villes de la Manche, dans le bassin supérieur du Guadiana, ne sont
guère plus riches que Don Benito en monuments historiques; elles n'ont
que de rares constructions du moyen âge. Ciudad-Real, jadis fort
industrieuse; Almagro, enrichie par la manufacture des dentelles;
Daimiel, près de laquelle se trouvait le château principal de l'ordre de
Calatrava; Manzanarès, où se bifurquent les chemins de fer d'Andalousie
et d'Estremadure; Val de Peñas, aux collines pierreuses, tirent leur
importance principale de leurs entrepôts, où s'emmagasinent les blés et
les vins de la contrée. Almaden, c'est-à-dire «la Mine», située dans une
des longues vallées de roches siluriennes qui s'étendent au nord de la
sierra Morena, a ses mines de cinabre, qui pendant trois siècles
fournirent au Nouveau Monde tout le mercure nécessaire à l'exploitation
des mines d'or et d'argent et d'où l'on extrait encore en moyenne plus
de 1,200 tonnes de mercure par an. Un mètre cube de terre y donne
environ 200 kilogrammes de métal; malheureusement le travail des mines
est des plus insalubres: les ouvriers, au nombre de 300 en moyenne,
entrent au chantier pendant vingt jours tous les mois; le reste du
temps, ils s'occupent de la culture de leurs champs.

Par une bizarrerie qui n'est point unique dans l'histoire, la Manche est
beaucoup plus fameuse par le roman que par les événements réels. Les
fiers chevaliers de Calatrava, dont les châteaux se dressent encore ça
et là, sont oubliés, mais on se rappelle toujours le chevalier de la
«Triste Figure» qu'a fait vivre le génie de Cervantes. Toboso, les
champs de Montiel, Argamasilla de Alba, les moulins à vent dont on voit
les grands bras s'agiter au-dessus des champs moissonnés, font surgir
devant la pensée le type immortel de l'homme qui se dévoue à faux et que
poursuivent la moqueuse destinée et les sarcasmes de ceux pour lesquels
il se dévoue.

La Castille orientale, au climat trop rigoureux, au sol trop inégal et
raviné, ne peut nourrir une population plus dense que la Manche et
l'Estremadure. Les agglomérations de quelque importance y sont peu
nombreuses, et la capitale elle-même, Cuenca, n'est qu'une ville
provinciale de troisième ordre; elle n'a guère, comme Tolède, que les
souvenirs de son ancienne industrie et sa position pittoresque, sur un
rocher coupe en falaises au-dessus des gorges profondes où coulent le
Huecar et le Jucar. Pour trouver d'autres localités méritant le nom de
villes, il faut descendre dans le haut bassin du Tage. Là, sur les bords
du Henarès, se succèdent deux cités de fondation antique, Guadalajara,
alimentée par un aqueduc romain, et Alcalà, la patrie de Cervantes, la
ville universitaire qui eut jadis jusqu'à 10,000 étudiants dans ses
murs. Si la fantaisie royale avait fait choix, à la place de Madrid, de
l'une ou l'autre de ces deux villes comme lieu de résidence, elles
eussent acquis la même, prospérité que la capitale actuelle de
l'Espagne, car leur position géographique relativement à l'ensemble de
la Péninsule n'est pas moins heureuse.

Au premier abord, il semblerait que Madrid est du nombre de ces
capitales dont l'existence est due surtout au caprice et qui, si elles
n'avaient été la résidence d'une cour, seraient toujours restées de
petites villes sans grande importance. Sans fleuve qui l'arrose, puisque
le Manzanarès est un simple torrent aux eaux soudaines d'hiver et de
printemps, peu favorisée par le climat et la nature du sol, Madrid
offrait certainement moins d'avantages que Tolède, la vieille cité
romaine et visigothe; mais une fois qu'elle eut été choisie comme
capitale, elle ne pouvait manquer d'acquérir peu à peu la prépondérance,
même au point de vue du commerce et de l'industrie.

En effet, Madrid jouit, grâce à sa position centrale, d'une prééminence
naturelle sur toutes les autres villes d'Espagne situées en dehors du
haut bassin du Tage. D'après la tradition, le milieu mathématique de la
Péninsule se trouverait à une faible distance au sud de Madrid: ce
serait la petite localité de Pinto, dont le nom est dérivé, dit-on, du
latin _Punctum_, ou point central par excellence. Des calculs précis de
triangulation nous diront de combien les Espagnols se sont trompés dans
leur mesure approximative; mais, à la simple vue de la carte, on voit
que l'écart ne doit pas être considérable: c'est bien dans la plaine
dominée au nord par la sierra de Guadarrama qu'il faut chercher le
centre de figure de l'Ibérie. Toutes les fois que les diverses provinces
d'Espagne ont essayé de se grouper en un même corps politique, ou
qu'elles ont dû se soumettre à un pouvoir centralisateur, c'est dans
cette région que devaient se nouer les relations et de là que devait
partir l'action du gouvernement. Là aussi devait s'opérer le fait
matériel du croisement des grandes routes, si important dans l'histoire
des nations.

[Illustration: N° 186.--MADRID ET SES ENVIRONS.]

A l'époque romaine, Tolède, dont la position n'est pas moins centrale
que celle de Madrid, devint le grand carrefour des routes, la place
d'armes principale de l'Espagne et le trésor général où venaient
s'entasser les produits des mines avant d'être expédiés en Italie.
Pourtant à cette époque l'Espagne n'était encore qu'une colonie, et
l'attraction de Rome impériale avait pour conséquence de déplacer le
centre de la vie politique et commerciale vers les bords de la
Méditerranée. Dès qu'elle se fut définitivement détachée de Rome,
l'Espagne, libre de chercher son milieu naturel, le trouva dans la ville
de Tolède: c'est là que se tinrent les conciles et que s'établit le
pouvoir dirigeant de l'Église, c'est aussi là que s'installèrent les
rois visigoths. Pendant deux cents ans, Tolède fut la capitale
religieuse et politique du royaume; quand cette «citadelle de l'Espagne»
fut tombée au pouvoir des Maures, tout le reste du pays, jusqu'aux
Pyrénées et aux montagnes des Asturies, eut bientôt succombé.

La division de la Péninsule entre deux races et deux religions sans
cesse en guerre changea brusquement la valeur historique de la haute
vallée du Tage; de région centrale elle devint zone limitrophe, et
«marche» débattue entre les armées; les capitales devaient se déplacer
avec les alternatives des batailles. Mais, dès que les Maures eurent été
expulsés de Cordoue, l'Espagne reprit, comme aux temps des Visigoths,
son centre de gravité naturel au sud de la sierra de Guadarrama. D'abord
les souverains hésitèrent entre l'antique Tolède et sa voisine, la
petite ville de Madrid, où les Cortès avaient tenu plusieurs fois leurs
séances, où des rois de Castille avaient résidé. Tolède avait de grands
avantages: riche en palais et en magnifiques débris du passé, elle
s'élève au bord d'un fleuve, dans une position forte par la nature et
par l'art; elle jouissait, en outre, du prestige que lui donnaient son
ancienne puissance et son titre de ville primatiale des Espagnes; mais
elle prit part à l'insurrection des _comuneros_ contre Charles-Quint,
tandis que Madrid devint le siège des opérations militaires contre les
citoyens révoltés. C'est là probablement ce qui décida du sort respectif
des deux villes. Roi, courtisans, employés s'accordèrent à trouver le
séjour de Madrid plus agréable, d'autant plus que cette ville ouverte
offrait l'avantage réel de pouvoir s'étendre librement dans la plaine.
En 1561, Philippe II avait complètement terminé l'évacuation des deux
anciennes capitales, Valladolid et Tolède: cette dernière ne gardait
qu'une part de royauté, comme siège du tribunal de l'Inquisition. En
vain Philippe III essaya de rendre à Valladolid le rang de capitale,
l'attraction naturelle du centre ramena la cour à Madrid. Depuis cette
époque, l'institution des écoles, des musées, des grands établissements
publics, les usines, les fabriques de toute espèce, et surtout la
convergence des routes et des chemins de fer, ont assuré à la ville
grandissante un rôle d'une telle prépondérance que, dans les conditions
actuelles, aucune force ne pourrait le lui ravir. Le privilège que donne
à Madrid la facilité de ses rapports, trop lentement établis, avec les
extrémités de la Péninsule, a fini par compenser tous les graves
désavantages qui proviennent de son milieu immédiat. Madrid devait
profiter aussi du rôle intellectuel de premier ordre que lui assure
l'usage, devenu général en Espagne, de la noble langue castillane. C'est
à Tolède, il est vrai, que le bel idiome de Cervantes et d'Espronceda,
«cette langue qui semble toujours sortir d'un porte-voix,» se parle dans
toute sa pureté; mais pratiquement c'est Madrid qui modifie, assouplit
et renouvelle la langue; c'est elle qui profite des avantages que lui
donnent les journaux et la presse pour réduire les autres dialectes de
la Péninsule à l'état de patois et pour imprimer à tous les esprits
comme un sceau castillan. En temps de liberté, c'est à la Puerta del
Sol, l'agora des Madrilègnes, que se fait en grande partie l'opinion
publique des Espagnols.

Si Madrid a depuis longtemps distancé toutes les autres cités de la
Péninsule par son action politique, aussi bien que par son travail
industriel et son mouvement commercial, elle est restée bien au-dessous
de Tolède, de Ségovie, de Salamanque pour la beauté des monuments.
Depuis qu'elle a commencé de s'agrandir, elle n'a eu à traverser que des
âges de mauvais goût ou d'indifférence artistique, pendant lesquels les
architectes n'ont eu d'autre mérite que d'élever des constructions
énormes étalant aux regards une lourde majesté. Par compensation, les
trésors d'art que possède Madrid sont inestimables. Son musée de
tableaux est l'un des plus riches du monde entier: c'est une collection
de chefs-d'oeuvre. On y compte par dizaines et par cinquantaines
d'admirables toiles signées des noms de Velasquez, Murillo, Ribera,
Zurbaran, Titien, Véronèse, Raphaël, Durer, Van Dyck, Rubens. Madrid est
une autre Florence, sinon par son atmosphère d'art et de poésie, du
moins par sa prodigieuse richesse en œuvres des grands maîtres [159].

[Note 159: Villes principales des plateaux castillans, avec leur
population approximative, en 1870:

Madrid................... 332,000 hab.

     VIEILLE-CASTILLE.
Valladolid...............  60,000  »
Búrgos...................  14,000  »
Salamanque (Salamanca)...  13,500  »
Palencia.................  13,000  »
Zamora...................   9,000  »
Ségovie (Segovia)........   7,000  »
Leon.....................   7,000  »
Avila....................   6,000  »

     NOUVELLE-CASTILLE.
Tolède (Toledo)..........  17,500  »
Almagro..................  14,000  »
Daimiel..................  13,000  »
Ciudad Real..............  12,000  »
Val de Peñas.............  11,000  »
Almaden..................   9,000  »
Manzanarès...............   9,000  »
Cuenca...................   7,000  »
Talavera de la Reyna.....   7,500  »
Guadalajara..............   6,000  »

     ESTREMADURE.
Badajoz..................  22,000  »
Don Benito...............  15,000  »
Cáceres..................  12,000  »
Villanueva de la Serena..   8,000  »
Plasencia................   6,000  »
Mérida...................   6,000  »
]

[Illustration: N° 127.--ARANJUEZ.]

Immédiatement en dehors des promenades, le Prado, le Buen Retiro,
s'étendent des campagnes peu fertiles et faiblement peuplées; «la ville
est ceinte de feu,» dit un proverbe qui fait allusion aux cailloux
siliceux qui parsèment les champs des alentours. Ces espaces sont fort
tristes à parcourir pour les voyageurs qui ne vont pas visiter, soit
Aranjuez et ses admirables jardins, que baigne l'eau paresseuse du Tage,
soit, dans son amphithéâtre d'âpres rochers, l'immense édifice de
l'Escorial, bâti par Philippe II et garni jadis d'assez de reliques pour
emplir tout un cimetière, soit encore les divers palais de plaisance qui
s'élèvent dans les vallons boisés de la sierra de Guadarrama et de ses
avant-monts. Ces régions ombreuses, qui fournissent à Madrid l'eau pure
de ses aqueducs et de ses fontaines et la glace de ses tables, opposent
encore à la cité bruyante le charmant contraste de la nature libre et
sauvage. Naguère on y voyait même un district dont la population se
disait indépendante des Castilles. Un des petits bassins latéraux de la
vallée de Torrelaguna posséda pendant plus de mille ans le privilège
d'avoir, sinon puissance, du moins titre de royaume. A l'époque de
l'invasion des Maures, les habitants de la plaine du Jarama vinrent en
assez grand nombre se réfugier dans ce cirque de monts faciles à
défendre et réussirent à s'y maintenir en se faisant oublier. Ils se
donnaient à eux-mêmes le nom de Patones. Le chef ou roi qu'ils s'étaient
choisi et dont la dignité était héréditaire de mâle en mâle reconnut la
suzeraineté des rois de Castille après l'expulsion des Maures, mais il
garda son titre, que l'on voulut bien reconnaître, sans doute à cause de
la plaisante figure que faisait un si pauvre roitelet dans le voisinage
du trône. Le dernier de ces rois, qui vivait encore au milieu du
dix-huitième siècle et qui de son métier était porteur de bois, se lassa
d'un rang qui lui rapportait si peu; il remit son bâton de commandement
entre les mains d'un officier royal et depuis lors les Patones dépendent
de la juridiction d'Uceda.



III

ANDALOUSIE.


Dans son ensemble, et sans tenir compte des petites irrégularités du
contour, l'Andalousie, l'ancienne Bétique, est une région naturelle
parfaitement distincte du reste de l'Espagne et présentant un caractère
tout spécial par son relief et son climat. Bien différente des plateaux
castillans et des versants rapides des provinces méditerranéennes et
atlantiques, elle forme une grande vallée, inclinée d'une pente égale
entre deux versants de montagnes, et s'ouvrant largement du côté de la
mer. A l'autre extrémité de la Péninsule, le bassin de l'Èbre est la
contre-partie du bassin du Guadalquivir, mais contre-partie
très-incomplète, à cause des montagnes qui en obstruent partiellement
l'entrée. Des monts de Velez aux plages sablonneuses du golfe de Cádiz,
le fleuve de l'Andalousie se développe avec une régularité parfaite,
parallèlement au littoral méditerranéen, et des deux côtés, les crêtes
des monts se maintiennent à une distance sensiblement égale du fond de
la vallée. En dehors du grand bassin fluvial, il ne reste qu'une faible
partie des provinces andalouses qui déverse ses eaux, soit dans le
Guadiana, soit dans l'estuaire de Huelva ou directement dans la
Méditerranée [160].

[Note 160:

Bassin du Guadalquivir.    54,000 kilomètres carrés.
Provinces andalouses...    73,473        »
Population en 1870..... 2,749,629 hab., soit 37,4 par kilom. carré.
]

Sur la frontière du Portugal, les monts peu élevés, mais aux allures
fort tourmentées, qui font partie du système marianique ou de la sierra
Morena forment un véritable labyrinthe, raviné par les torrents. À côté
des roches de granit, d'énormes masses éruptives de porphyres et
d'ophites s'entremêlent en massifs irréguliers, où les eaux ne peuvent
trouver leur chemin vers le Guadiana, le Guadalquivir, l'Odiel, le rio
Tinto, que par de longs détours. Les monts de ce district qui affectent
le plus la forme de chaînes distinctes sont la sierra de Aracena, au
nord des régions minières du rio Tinto, la sierra de Aroche, qui s'élève
au milieu d'un véritable désert sur les confins du Portugal, et la
sierra de Túdia, dont les eaux descendent au sud vers Séville.

A l'orient de ce dernier massif, le système orographique, où
s'enchevêtrent diversement les eaux tributaires du Guadalquivir et du
Guadiana, s'abaisse en longues croupes, et, sur de vastes étendues,
n'offre plus en rien l'aspect de la montagne. Cependant quelques petits
chaînons, orientés pour la plupart dans la direction de l'ouest à l'est,
indiquent vaguement l'existence souterraine d'un axe de prolongement;
telles sont, parmi ces arêtes secondaires, la sierra de los Santos et
celle qui porte, non loin de Belmez et de son petit bassin houiller, le
sommet dominateur de Pelayo. Dans son ensemble, toute cette partie du
faîte entre le Guadiana et le Guadalquivir forme une espèce de plateau
coupé du côté du sud par des gradins en escalier qui, vus de la plaine,
notamment des campagnes, de Cordoue, prennent un certain air de
montagnes; mais au nord, des régions étendues sont à peine moins unies
et monotones que la haute Manche, entre Albacete et Manzanarès. Tels
sont Los Pedroches, véritable plaine, sinon par l'altitude, du moins par
l'aspect général du terrain.

Immédiatement à l'est de ce plateau si peu accidenté, commence la sierra
Morena proprement dite, ainsi nommée (montagne Noire) des pins à la
sombre verdure qui en recouvrent les pentes; en cet endroit on la
désigne aussi sous le nom local de sierra Madrona; elle se rattache du
côté du nord-ouest aux montagnes d'Almaden. Fréquemment interrompue par
les brèches où passent les eaux du versant méridional de la Manche,
cette chaîne, que l'on doit considérer comme un simple rebord du plateau
des Castilles, est d'une hauteur fort inégale; mais c'est précisément à
son extrémité orientale, à l'endroit où, sous le nom de sierra de
Alcaraz, elle envoie ses derniers contre-forts mourir dans les plaines
d'Albacete, que s'élève la cime culminante du système entier, la Punta
de Almenara. Un chaînon secondaire qui s'abaisse au sud vers le
Guadalquivir, la Loma de Chiclana, sépare l'un de l'autre les deux hauts
affluents du fleuve.

Des bords du Guadiana au plateau d'Albacete, la sierra offre ce trait
remarquable de ne point constituer la ligne de partage entre les bassins
limitrophes. Les masses schisteuses de la chaîne, percées çà et là de
roches éruptives, n'ont pu résister à l'action des eaux, et c'est à
travers l'axe de la sierra Morena que passent les torrents et les
rivières tributaires du Guadalquivir. A l'exemple du Guadiana lui-même,
qui s'ouvre un défilé à travers le prolongement de la sierra Morena, les
eaux qui naissent sur le versant septentrional de la sierra de Aracena
se percent une clus pour descendre dans les campagnes de l'Andalousie.
Plus à l'est, le Viar, le Bembezar, le Guadiato en font autant. Plus
héroïques encore, le Puertollano et le Fresnedas, nés dans les monts de
Calatrava, s'unissent pour traverser ensemble quatre chaînons parallèles
de montagnes, puis la sierra Madrona et d'autres arêtes secondaires,
avant d'aller, sous le nom de Jandula, se jeter dans le Guadalquivir en
aval d'Andújar. Mêmes phénomènes pour le Rumblar le Magaña, le
Guarrizas, le Guadalen, le Guadalimar. Ainsi que les mêmes conditions
géologiques l'ont produit en mainte autre contrée, il se trouve que la
ligne de faîte entre les eaux divergentes ne coïncide nullement avec la
ligne de jonction des cimes de montagnes; l'axe de faîte se développe
sur le plateau de la Manche, parallèlement à l'arête de la sierra Morena
et à une distance moyenne de 20 kilomètres au nord.

[Illustration: N° 128.--BASSIN DU GUADIANA ET DU GUADALQUIVIR.]

[Illustration: VUE GÉNÉRALE DU DÉFILÉ DE DESPEÑAPERROS. Dessin de
Grandsire, d'après une photographie de M. J. Laurent.]

On comprend que les phénomènes d'érosion causés par cette disposition
des pentes ont dû créer à travers la montagne des gorges d'un effet
saisissant. La plus fameuse de toutes, à cause de la grande route et du
chemin de fer qui l'empruntent pour descendre de la Manche en
Andalousie, par une série de viaducs jetés d'une falaise à l'autre, est
le défilé de Despeñaperros ou «Précipite-chiens». La formidable clus, du
fond de laquelle monte la voix du torrent, paraît d'autant plus belle,
qu'elle mène du plateau triste et nu de la Manche aux riches campagnes
de l'Andalousie. Il est des voyageurs qui, après avoir parcouru toute
l'Europe, considèrent la gorge du Despeñaperros comme le lieu de
l'aspect le plus saisissant qu'il leur ait été donné de voir. Son
importance comme chemin de passage entre la vallée du Guadalquivir et le
centre de l'Espagne ne pouvait manquer non plus d'en faire une position
militaire de premier ordre. Dans toutes les guerres civiles et
étrangères qui ont désolé la contrée, un des principaux objectifs était
de s'assurer le libre passage du Despeñaperros. C'est au pied de ce col,
en 1212, que se livra la terrible bataille de Navas de Tolosa, où,
d'après la chronique, 200,000 musulmans furent massacrés [161].

[Note 161: Altitudes des monts et des cols de la sierra Morena,
d'après Coello:

Sierra de Aracena.........................  1,676 mètres.
Villagarcia (route de Badajoz à Cordoue)..    569   »
Sierra de los Sanlos......................    760   »
Sierra de Cordoba.........................    466   »
Pozo-blanco (Pedroches)...................    503   »
Despeñaperros (col).......................    745   »
Punta de Almenara.........................  1,800   »
]

La partie orientale de l'enceinte du bassin de l'Andalousie est aussi
formée de montagnes découpées par les eaux en massifs distincts. Un
premier groupe, limité au nord par la dépression où coulent, d'un côté,
le Guadalimar, affluent du Guadalquivir, de l'autre le Mundo, affluent
du Segura, forme la courte chaîne des Calares. Un peu au sud-ouest, un
second massif, plus élevé d'environ 150 mètres, est dominé par le Yelmo
de Segura, dont les contre-forts, diversement ramifiés à l'occident,
s'abaissent en chaînes de collines, fort contournées entre les hautes
rivières de la vallée andalouse, le Guadalimar, le Guadalquivir
proprement dit, le Guadiana Menor. Enfin un troisième groupe de
montagnes, encore plus haut, sert de borne à la partie sud-orientale du
bassin: c'est la sierra Sagra. Par ses roches et sa position
géographique, ce massif rappelle la Muela de San Juan, qui s'élève entre
le bassin du Tage et le versant méditerranéen; il ressemble d'aspect au
Puy-de-Dôme. Il forme un faîte de partage des plus importants et
s'entoure de plateaux où les rivières ont creusé des gorges de plus de
300 à 350 mètres de profondeur, contrastant par leur beauté sauvage avec
la monotonie des hautes terres environnantes [162].

[Note 162: Altitudes, d'après Coello, des massifs orientaux du
bassin du Guadalquivir:

Calar del Mundo............  1,657 mètres.
Yelmo de Segura............  1,806   »
Sierra Sagra...............  2,398   »
]

Les arêtes qui se dressent au sud de ce plateau angulaire de l'Espagne
affectent uniformément la direction de l'est à l'ouest, et commencent à
limiter la partie méridionale du bassin de la Bétique. Les sierras de
María et de las Estancias, celle de los Filabres, fameuse par ses
montagnes de marbre blanc, se succèdent du nord au sud en remparts
parallèles, contournés à l'occident par les affluents du Guadalquivir. A
l'orient, elles sont nettement séparées les unes des autres par les
cours d'eau qui descendent à la Méditerranée; mais à l'ouest les deux
chaînes les plus méridionales se rapprochent et se confondent en un même
massif, la sierra de Baza, qu'un isthme peu élevé, aux pentes
étrangement ravinées, rattache à la haute citadelle de la sierra Nevada,
point culminant de la Péninsule.

Cette énorme masse, en grande partie composée de schistes, qui
traversent des roches de serpentine et de porphyre, paraît d'autant plus
élevée, qu'elle se dresse sur une base plus étroite; de l'est à l'ouest,
du Monte Negro au Cerro Caballo, elle a seulement 80 kilomètres de
longueur, et du nord au sud, de l'une à l'autre plaine, sa largeur
n'atteint même pas 40 kilomètres. Dressées comme d'un seul jet, les
montagnes présentent de toutes parts des escarpements difficiles à
gravir, et partout on peut voir les zones de végétation se succéder
régulièrement sur les pentes jusqu'à la région des névés persistants que
dépassent les trois cimes de Mulahacen, du Picacho de la Veleta,
d'Alcazaba. Au-dessus des premiers soubassements, revêtus de vignes et
d'oliviers, les déclivités, trop déboisées, sont ombragées çà et là de
noyers, de châtaigniers, puis de chênes d'espèces diverses, au delà
desquels se montre la verdure pâle des gazons, recouverte de neige
pendant une moitié de l'année. Dans les creux bien abrités, surtout dans
ceux du versant septentrional, des amas de neige sont les glacières
naturelles que louent les habitants de Grenade et où ils envoient des
_neveros_ pour s'approvisionner de neige pendant l'été: on donne à ces
névés le nom de _ventisqeros_, à cause de la tourmente ou _ventisca_ qui
souvent en fait tourbillonner en nuages les innombrables aiguilles. Un
de ces amas, emplissant le cirque ou _corral_ de la Veleta, qui s'ouvre
entre les deux sommets de Mulahacen et du Picacho, s'est transformé en
un véritable glacier de 60 à 100 mètres d'épaisseur et tout bordé de
moraines. Ce champ de glace, qui donne naissance à la source principale
du Genil, est le plus méridional de l'Europe et peut-être le seul de
l'Espagne péninsulaire, au sud de la chaîne pyrénéenne; quelques petits
lacs épars çà et là à plus de 3,000 mètres d'altitude témoignent du
passage d'anciens glaciers disparus depuis une époque inconnue. Les
neiges fondantes de la sierra Nevada donnent aux campagnes des vallées
et des plaines environnantes une exubérance prodigieuse de végétation.
C'est à elles, aux ruisseaux gazouilleurs qui en découlent que la Vega
de Grenade, chantée par tous les poëtes, doit la richesse de sa verdure,
l'éclat de ses fleurs, l'excellence de ses fruits. C'est aussi à
l'abondance de ses eaux que la vallée, plus belle encore, de Lecrin, à
la base des pentes méridionales du Picacho de la Veleta, doit son nom de
«Vallée d'Allégresse» et de «Paradis de l'Alpujarra».

[Illustration: LA SIERRA NEVADA, VUE DE BAZA. Dessin de Taylor, d'après
H. Regnault.]

Dans ces montagnes, chaque nom, chaque légende, rappelle le séjour des
Maures. Le sommet principal, le Mulahacen (Muley-Hassan), est encore
l'homonyme d'un de leurs princes; le Picacho de la Veleta est la cime où
ils allumaient leurs feux de signal pour avertir les populations de
l'Andalousie musulmane de l'approche des chrétiens; l'Alpujarra ou mont
des Pâturages est l'ensemble des contre-forts méridionaux, où ils
menaient leurs brebis. Depuis que les Maures ont été presque tous
chassés ou exterminés, après une sanglante guerre qui dura jusque vers
la fin du seizième siècle, les colons de la Galice et des Asturies qui
reçurent les terres conquises sont pour la plupart restés dans un état
de véritable barbarie; ils ne sont en rien les supérieurs des Maures
convertis qui obtinrent à pris d'argent le privilège de rester à Ujijar,
la capitale de l'Alpujarra. Ni les uns ni les autres ne se sont guère
donné la peine d'exploiter les richesses de ces belles montagnes,
qu'entouré une ceinture de _despoblados_; ils se sont bornés à en
dévaster les forêts. C'est à une époque toute récente que les visiteurs
de Grenade ont ajouté les sommets de la sierra Nevada au nombre de ces
buts d'escalade que se sont donnés les membres des divers clubs alpins.
Il est vrai qu'à bien des égards les monts de la sierra Nevada ne sont
comparables ni aux Alpes, ni même aux Pyrénées. Quoique supérieurs à ces
dernières en altitude, ils occupent une trop faible étendue pour offrir
la même diversité de contrastes, les mêmes oppositions de roches, de
climats, de paysages. Mais ils ont la grâce de leurs basses vallées,
l'aspect sauvage de leurs défilés de l'Alpujarra, taillés comme au
ciseau dans l'épaisseur des roches; ils ont surtout l'admirable panorama
que l'on contemple de leurs cimes.

Déjà les voyageurs célèbrent comme d'une merveilleuse beauté le tableau
que l'on a sous les yeux quand on gravit les contre-forts occidentaux de
la sierra, par le chemin qui mène à l'Alpujarra; au delà d'Alhendin,
perchée sur un rocher sauvage, on montre l'endroit précis où, suivant la
légende, Abou-Abdallah ou Boabdil, fugitif, se serait retourné pour
contempler une dernière fois et pour pleurer les belles campagnes de la
Vega, les tours et les palais de Grenade, tout cet ensemble si beau de
villes, de cultures, de montagnes qui avait été son royaume et qu'il ne
devait plus revoir: telle l'origine du nom de «Dernier Soupir du Maure»
(_Ultimo Suspiro del Moro_) ou de «Côte des Larmes» (_Cuesta de las
Lagrimas_) que les Espagnols donnent au col d'Alhendin. Mais du haut des
sommets de la chaîne combien le spectacle est encore plus grandiose et
plus étendu! Du Picacho de la Veleta la vue n'est peut-être pas moins
belle que du sommet de l'Etna. On voit à ses pieds tout le midi de
l'Espagne, avec ses riches vallées d'irrigation, ses âpres rochers, ses
solitudes rousses, rendues vaporeuses par l'éloignement, la noire
muraille des monts de l'Estremadure et de la sierra Morena, qui bordent
le plateau central. Au sud, d'autres montagnes jaillissent comme d'un
abîme, mais le regard se sent attiré surtout vers la lisière verdoyante
du littoral, vers la grande mer et le profil embrumé des monts de
Barbarie, que l'îlot d'Alboran et le haut promontoire marocain de las
Tres Horcas, situés précisément au sud de la sierra Nevada, semblent
rattacher comme un reste d'isthme au continent d'Europe. Parfois, quand
le vent souffle du midi, on entend distinctement le bruit des eaux
grondantes.

Toutes les montagnes qui forment la cour des colosses grenadins sont de
hauteur beaucoup plus modeste et sont en partie couvertes de débris
erratiques apportés par les anciens glaciers de la sierra Nevada. Au
nord, dans l'espace compris entre les vallées du Genil, du Guadiana
Menor et du Guadalquivir, elles s'élèvent en désordre sur un plateau
raviné, les unes semblables à des îles de rochers, comme le Jabalcon de
Baza, les autres disposées en chaînes et s'orientant pour la plupart
dans la direction de l'est à l'ouest et du nord-est au sud-ouest,
parallèlement au littoral méditerranéen et à l'axe de la vallée du
Guadalquivir: telles sont, au-dessus des plaines de Jaen, la sierra de
Jabalcuz et la sierra Magina; telle est, plus au sud, la chaîne
Alta-Coloma, que la route de Jaen à Grenade franchit au Puerto de
Arenas, défilé semblable à celui du Despeñaperros par ses roches
sombres, ses amas de blocs écroulés, ses escarpements en surplomb, ses
redoutables précipices. Enfin, au-dessus même de Grenade, se prolonge la
croupe de la sierra Susana, que continue à l'ouest le massif de
Parapanda, le baromètre des cultivateurs de la Vega.

                  _Cuando Parapanda se pone la montera,
                   Llueve, aunque Dios no lo quisiera._

                  (Quand le Parapanda revêt son capuchon,
                  Il pleuvra sûrement, que Dieu le veuille ou non.)

Presque toutes les montagnes de cette région sont découpées en massifs
distincts par les eaux torrentielles et portent autant de noms
différents qu'elles dominent de villes et de villages. La même
désignation sert au groupe d'habitations humaines et aux sommets
voisins.

Au sud de la sierra Nevada et de la sierra de los Filabres, que l'on
peut considérer comme le prolongement oriental du grand massif de
Grenade, les montagnes ont la même disposition fragmentaire. L'angle
sud-oriental de la Péninsule est occupé par un massif absolument isolé,
la sierra de Gata, percée de volcans éteints, dont l'un, le Morron de
los Genoveses, est vraiment d'un aspect superbe. Le cap de Gata, qui
marque l'entrée du golfe occidental de la Méditerranée, est composé de
basalte, tandis qu'en maints autres endroits du littoral se présentent
les trachytes et s'étendent les couches de pouzzolanes, les obsidiennes,
les pierres ponces. Entre ces foyers de laves refroidies et les
montagnes de los Filabres, la petite chaîne d'Alhamilla et ses divers
contre-forts de moindre hauteur se prolongent du golfe de Vera à celui
d'Almeria; les torrents qui en descendent baignent des grèves si riches
en cristaux de grenat, que ceux-ci servent de chevrotines aux chasseurs.
Interrompus par une rivière, les monts reprennent à l'ouest pour former,
immédiatement au-dessus du rivage méditerranéen, la superbe sierra
schisteuse de Gádor, coupée à son tour par un torrent descendu de
l'Alpujarra. Ainsi les groupes de montagnes se succèdent de coupure en
coupure, en se développant le long du rivage jusqu'à Tarifa comme un
rempart circulaire, tantôt simple, tantôt multiple, percé de brèches
profondes et se continuant en Afrique par d'autres chaînes riveraines.
La partie de ce rempart qui sépare de la Méditerranée le versant de
l'Alpujarra est connue sous les noms de Contraviesa et de sierra de
Lujar; elle présente du côté de la mer une pente des plus escarpées, où
les brebis ne peuvent monter que précédées d'un bouc leur montrant le
chemin. Il en est de même de la sierra de Almijara, qui commence de
l'autre côté de l'étroite vallée du Guadalfeo et qui va se rattacher à
la sierra de Alhamá, appelée aussi sierra Tejeda. Au delà du col
d'Alfarnate ou de los Alazores, la montagne n'est plus que le simple
rebord d'un plateau, jadis lacustre, que limite au nord un renflement
accidenté du sol dit sierra de Yeguas. Le bord méridional du plateau est
connu sous le nom de Torcal à l'endroit où il est traversé par la route,
de Málaga à Antequera. C'est un des sites les plus curieux de la
Péninsule. Les roches sont éparses dans le désordre le plus bizarre et
par l'étrangeté de leur profil donnent l'idée d'une cité fantastique,
aux édifices de tous les styles, aux rues inégales et sinueuses, où des
animaux monstrueux ont été soudain changés en pierre. C'est dans le
voisinage de cette ville de rochers que les archéologues ont retrouvé
quelques-unes des constructions les plus curieuses élevées par les
peuples de l'Ibérie antérieurs à l'histoire.

A l'occident du bassin de Málaga, arrosé par la rivière Guadalhorce, les
âpres montagnes recommencent. Les chaînons se rapprochent, et dans la
sierra de Tolox ou de las Nieves atteignent à une hauteur de près de
2,000 mètres; les vapeurs de la Méditerranée s'y déposent en neiges qui
persistent pendant l'hiver. Le massif de Tolox est le nœud montagneux
duquel divergent dans tous les sens les chaînons qui font de la pointe
méridionale de l'Espagne comme un résumé de la Péninsule entière. La
sierra Bermeja, qui se dirige au sud-ouest, continue de serrer la mer et
d'en border la côte de promontoires abrupts; à l'ouest, la sauvage
«serrania» de Ronda va se relier au massif de San Cristóbal, qui
s'appuie lui-même sur de nombreux contre-forts; ses ramifications
diverses, serpentant entre de petits bassins fluviaux, finissent par
aller mourir aux caps méridionaux de l'Ibérie, à San Roque, Trafalgar,
Tarifa. Quant à la roche de Gibraltar, qui se dresse si fièrement à la
porte intérieure de la Méditerranée, c'est, au point de vue géologique,
un véritable îlot; ses escarpements calcaires, portés par des bancs de
schiste silurien, s'élèvent du milieu des eaux, et seulement une double
plage apportée par les flots rattache le superbe promontoire au
continent [163].

[Note 163: Altitudes des montagnes et des cols entre le Guadalquivir
et la mer, d'après Fr. Coello:

Sierra de María                2,039 mèt.
Tetica de Bacares (Filabres)   1,915  »

Sierra Nevada:
     Mulahacen                 3,554  »
     Picacho de la Veleta      3,470  »
     Alcazaba                  2,314  »
     Suspiro del Moro          1,000  »

Jabalcon de Baza               1,498  »
Sierra de Gádor                2,323  »
Contraviesa                    1,895  »
Sierra Tejeda (Alhamá)         2,134  »
Col d'Alfarnate                  830  »
Torcal                         1,286  »
Sierra Bermeja                 1,450  »
Serrania de Ronda              1,550  »
Sierra de San Cristóbal        1,715  »
Peñon de Gibraltar               429  »
]

[Illustration: BRÈCHE DE LOS GAITANES.--(DÉFILÉ DU GUADALHORCE.) Dessin
de Sorrieu d'après une photographie de M.J. Laurent.]

Comme la sierra Morena, les divers massifs de montagnes qui occupent
l'espace compris entre le bassin du Guadalquivir et la mer ont été
rompus et contournés par les eaux, de sorte que la ligne des hauts
sommets ne concorde nullement avec la ligne de partage. La rivière
d'Almería, simple torrent qui n'a même pas toujours de l'eau pendant
l'été, reçoit ses affluents temporaires des deux versants de la sierra
Nevada; l'Adra s'est ouvert un chemin à travers une chaîne dont il ne
reste plus que deux tronçons, la sierra de Gádor et la Contravesia; le
Guadalfeo a séparé de la même manière la Contravesia de la sierra de
Almejara; le Guadalhorce, dont les diverses branches naissent sur le
plateau d'Antequera, coupe la montagne par l'étroite brèche de Gaytan ou
de los Gaytanes, une des plus sauvages et des plus grandioses de la
Péninsule où les trains de chemin de fer traversent successivement
dix-sept tunnels pour déboucher soudain au milieu des orangers d'Alora;
enfin, le Guadiaro prend aussi son origine sur le versant septentrional
des chaînes riveraines. La rapidité des pentes, la soudaineté des crues
et des baisses d'eau donnent à toutes les rivières du versant
méditerranéen de l'Andalousie un caractère essentiellement torrentiel.
Les cours d'eau d'allures régulières ne se trouvent que sur la face
atlantique de la contrée; et de ces fleuves un seul a de l'importance
par son volume liquide et les facilités qu'il offre à la navigation:
c'est le Guadalquivir.

Le fleuve de la Bétique, qui prend sa source à la sierra Sagra, se
distingue, nous l'avons vu, de ceux des plateaux castillans par sa large
vallée. Tandis que le Duero, le Tage, le Guadiana se développent d'abord
sur de hautes terrasses, puis gagnent les plaines basses par d'étroites
entailles pratiquées dans les roches du plateau, le Guadalquivir,
beaucoup plus avancé dans son histoire géologique, a déjà déblayé, à
droite et à gauche de sa route, les obstacles qui le gênaient et nivelé
sa vallée à 400 mètres en moyenne au-dessous des régions correspondantes
des bassins fluviaux des Castilles. Sa pente est graduellement ménagée
de la source à l'estuaire marin, et dans son ensemble se développe en
une belle courbe parabolique. Le cours inférieur du fleuve n'a qu'une
très-faible déclivité; les eaux se ralentissent et, par suite,
s'amassent en un lit fort large, reployé de droite et de gauche en
méandres énormes: de là le nom de Oued-el-Kebir, «Grand Fleuve,» que les
Arabes ont donné à l'ancien Bétis.

[Illustration: N° 129. PENTE DU GUADALQUIVIR.]

Pour en être arrivé à cette régularité de cours, analogue à celle des
fleuves de la France et de l'Allemagne, le Guadalquivir et ses affluents
ont dû accomplir un énorme travail d'érosion. Tous les petits ruisseaux
qui naissent sur le plateau de la Manche se sont ouvert un chemin à
travers la sierra Morena; tous les lacs qui emplissaient les hautes
Vallées des montagnes, entre les divers massifs et les sierras
parallèles ou entre-croisées, se sont vidés par des vallées ou d'étroits
défilés ouverts entre les roches: il ne reste plus qu'un petit nombre de
laquets ou de mares sans écoulement. Tous les hauts affluents, le
Guadalimar, plus long, quoique moins abondant que le Guadalquivir
lui-même, le Guadalen, le Guadiana Menor, ont ainsi percé les digues des
réservoirs supérieurs; mais celui qui a fait le travail le plus
considérable est le Genil de Grenade, le principal tributaire du fleuve.
La campagne si féconde qu'il traverse et qui a pris une si grande
célébrité sous le nom de Vega était en partie recouverte par les eaux
d'un lac, que barrait un rempart de montagnes, dans le voisinage de
Loja. Cet obstacle a été vaincu, et de coupure en coupure les eaux
descendues de la sierra Nevada ont fini par rejoindre celles
qu'alimentent la sierra Sagra et la sierra Morena.

Les débris apportés des montagnes par le flot qui ronge incessamment ses
bords ont peu à peu comblé l'estuaire de l'Atlantique où se déversaient
les eaux. Un peu en amont de Séville, où le dernier pont traverse le
fleuve, large de moins de 200 mètres, la marée commence à retarder le
courant fluvial; plus bas, elle le fait alterner dans les deux sens. Le
Guadalquivir, qui serpente des collines de la rive droite à celles de la
rive gauche, se divise en deux bras, dont l'un a été creusé de main
d'homme pour abréger la navigation; puis, après avoir réuni ses eaux
dans un seul canal, il se redivise encore et forme deux grandes îles
marécageuses. Certainement l'estuaire marin pénétrait à une époque
moderne jusqu'à cet endroit de la vallée, à 50 kilomètres du rivage
actuel. Le long des deux rives, mais principalement du côté méridional,
s'étendent des terres basses dites _marismas_ et situées au-dessous des
eaux de crue. Pendant la période des sécheresses, ces «maremmes» ne
présentent, dans toute leur largeur, de 10 à 12 kilomètres, qu'un sol
grisâtre et pulvérulent que les pas des taureaux à demi sauvages,
réservés pour les tueries des arènes, font monter en nuages dans
l'atmosphère; à la moindre pluie, ce sont des fondrières
infranchissables. Des ruisseaux salins s'y perdent, tantôt dans les
sables, tantôt dans les boues, suivant la saison. Aucun village, aucun
hameau n'a pu s'établir sur ces terres d'alluvions transformées çà et là
par les joncs en fourrés inabordables. Plus loin du fleuve, les sables
déjà secs se recouvrent de palmiers nains. Au sud de la plaine, quelques
collines de formation tertiaire s'avancent en promontoires dans ces
déserts et par l'aspect de leurs vignes, de leurs olivettes, de leurs
groupes de palmiers, de leurs villages pittoresques, consolent de la
morne solitude étendue à leur base.

Ainsi qu'on en voit de nombreux exemples aux bouches fluviales, un
resserrement de la vallée d'alluvions marque les limites extérieures de
l'ancien estuaire comblé du Guadalquivir. La ville de Sanlúcar de
Barrameda, à l'aspect tout oriental, s'élève au-dessus de la rive
gauche, tandis qu'au nord une chaîne de dunes, reposant sur des couches
de coquillages modernes, s'avance entre la mer et les plages basses de
la rive droite et se prolonge sous l'eau par une barre que les navires
d'un tonnage moyen ont de la peine à franchir pour entrer dans le
fleuve. Ces dunes, connues sous le nom d'_Arenas Gordas_ ou de «Gros
Sables», sont la barrière que le vent de la mer a dressée lui-même entre
les eaux salines de l'Atlantique et les eaux douces de l'intérieur.
Beaucoup moins hautes que les dunes des landes de Gascogne, elles
n'atteignent guère qu'une trentaine de mètres; sur le versant tourné du
côté de la mer elles sont encore mobiles, mais sur la versant oriental
elles ont toujours été stables depuis l'époque historique: une forêt de
pins pignons en a consolidé les talus de quartz blanc. Au milieu des
dunes moins élevées qui dominent les plages de Sanlúcar, les
cultivateurs maraîchers ont creusé jusqu'aux terres humides du sous-sol
des cavités profondes appelées _navasos_ et en ont fait de charmants
jardins qui donnent plusieurs récoltes par année.

[Illustration: Nº 130.--BOUCHE DU GUADALQUIVIR.]

Seul entre tous les fleuves de l'Espagne, le Guadalquivir a l'avantage
d'être navigable à une assez grande distance de l'Océan; les bâtiments
de 100 ou de 200 tonneaux qui ont pu franchir la barre remontent le
cours de l'eau jusqu'à Séville, à une centaine de kilomètres de la mer.
Aidé, il est vrai, par des concessions de priviléges commerciaux et même
par des monopoles absolus de trafic, ce port de rivière avait pu devenir
le grand entrepôt des produits d'outre-mer et le marché principal des
échanges; il est déchu maintenant au profit de l'admirable port de
Cádiz; mais des embarcations de cabotage viennent toujours y prendre
leur chargement de denrées locales et les bateaux à vapeur descendent et
montent sans peine le Guadalquivir entre Séville et Sanlúcar. Quant aux
autres rivières de l'Andalousie débouchant dans l'Atlantique, elles sont
innavigables. Le Guadalete, qui se déverse dans la baie de Cádiz, n'est
qu'une eau sans profondeur se traînant au milieu des marismas; l'Odiel
et le rio Tinto, qui débouchent dans l'estuaire de Huelva, sont des
torrents rapides dont les alluvions emplissent peu à peu les chenaux
navigables de l'entrée maritime. C'est ainsi que le port de Palos, d'où
partirent les caravelles de Colon pour la découverte du Nouveau Monde, a
été complètement envasé: les masures d'un petit village, des plages
indécises que le flot couvre et découvre tour à tour, voilà ce qu'est le
lieu célèbre où s'accomplit un des faits les plus importants qui aient
inauguré l'histoire moderne!

Mais que sont tous les petits changements géologiques accomplis par les
alluvions des rivières, en comparaison de la révolution qui s'est opérée
au sud de l'Andalousie et qui a changé les limites de l'Océan lui-même!
Il est certain que, par la forme générale de son bassin, la Méditerranée
est plus une dépendance des mers orientales que de l'Atlantique. Elle
n'est séparée de la mer Rouge, c'est-à-dire de l'océan Indien, que par
des plages basses et des seuils de poussée récente, où l'industrie
moderne a rétabli sans trop de peine un détroit de jonction. Au
nord-est, elle est éloignée de l'océan Glacial par toute la largeur du
continent d'Asie; mais cet immense espace est encore partiellement
recouvert d'eaux salées et saumâtres qui sont le reste d'une ancienne
mer; nulle part le sol ne s'y redresse en rangées de collines et de
montagnes semblables à celles qui d'Almería, en Espagne, à Melilla, dans
le Maroc, encoignent la «manche» occidentale de la Méditerranée.
Pourtant cette barrière a été rompue, tandis que les isthmes orientaux
émergeaient peu à peu du sein de la mer.

Quel est l'Hercule géologique dont le bras a ouvert cette issue? La
nature caverneuse des roches dans les deux péninsules terminales du
Maroc et de l'Andalousie a certainement facilité l'oeuvre d'érosion,
surtout si la Méditerranée, par suite d'une évaporation plus rapide de
ses eaux, s'est trouvée à un niveau plus bas que celui de l'Atlantique.
Dans ce cas, les fissures de la pierre ont dû s'élargir bien promptement
sous l'action des cataractes océaniques; les piliers de montagnes qui
obstruaient le courant ont pu être déblayés, même sans que des
tremblements de terre aient aidé à l'oeuvre de démolition. L'énorme
masse d'eau que l'Atlantique vomit incessamment dans la Méditerranée
avec une vitesse moyenne de 4 kilomètres et demi et une vitesse extrême
de près de 10 kilomètres, permet de juger de la puissance avec laquelle
procéda l'Océan dès qu'une fente lui eut permis de se glisser entre les
deux continents. Il est à remarquer que le travail d'érosion a été
beaucoup plus actif dans les parages orientaux du détroit, entre les
montagnes de Gibraltar et de Ceuta. Le vrai seuil de séparation entre
l'Océan et la Méditerranée ne se trouve point dans la partie la moins
large du détroit de Gibraltar, au sud de l'île fortifiée de Tarifa. Il
est situé plus à l'ouest, à l'entrée même du détroit, et continue, du
cap Trafalgar au cap Spartel, la courbe régulière des côtes océaniques
de l'Espagne et du Maroc. La crête de ce rempart sous-marin est assez
inégale et varie de 100 à 550 mètres, mais elle est en moyenne de 275
mètres seulement, tandis qu'à l'est le fond s'abaisse graduellement vers
Tarifa et Gibraltar, jusqu'à plus de 900 mètres. Ainsi le détroit tout
entier fait déjà partie de la cuvette méditerranéenne. La pente
sous-marine du canal s'incline à l'est, c'est-à-dire précisément en sens
inverse de la déclivité des terres avoisinantes.

La largeur du détroit s'est-elle accrue depuis les temps historiques? Il
n'y aurait pas de doute à cet égard si l'on devait en juger par les
assertions des anciens. Les dimensions qu'ils donnent aux «Bouches de
Calpé» sont de beaucoup inférieures à celles que les marins trouvent de
nos jours. Toutefois les évaluations des géographes grecs et romains
n'avaient rien de précis, et l'erreur en moins pouvait provenir de
l'illusion d'optique causée par la hauteur et le profil abrupt des
promontoires opposés. Le fait est que les descriptions des anciens
conviennent encore parfaitement à l'apparence du détroit. Les deux
piliers d'Hercule ou «portes Gadirides» se dressent toujours de part et
d'autre à l'entrée méditerranéenne du passage: au nord, le superbe mont
Calpé; au sud, la longue croupe massive de l'Abylix. D'ailleurs, depuis
que la roche de Gibraltar est devenue l'une des positions militaires les
plus importantes du continent, on n'a point observé que ses rivages
aient reculé devant la mer.

Quoique la montagne de Calpé, le Gibraltar, ou Djebel Tarik des Maures
ne soit pas le promontoire méridional de l'Ibérie et qu'elle se trouve
même un peu en retrait par rapport aux rivages du détroit, cependant
elle doit à la beauté de son aspect, et plus encore à son importance
stratégique, d'avoir donné son nom au passage et d'en être considérée
comme la gardienne Pour les marins et les voyageurs, c'est la borne par
excellence entre l'Océan sans limites et la mer Intérieure, entre les
eaux qui mènent au Nouveau Monde et celles qui conduisent au Levant et
aux Indes. Ses roches de calcaire blanchâtre, aux fondements de schiste
silurien, aux crêtes aiguës se profilant sur le ciel presque toujours
bleu, offrent à ceux qui voguent à leur base un aspect incessamment
changeant, à cause de la diversité des escarpements, des terrasses, des
talus de débris; mais de toutes parts elles sont majestueuses à voir et
prennent en maints endroits cette forme puissante de contours qui a fait
comparer Gibraltar à un lion couché gardant la porte des deux mers.
C'est du côté de la Méditerranée que la roche est le plus abrupte; sur
cette face, elle laisse à peine au-dessous des éboulis un espace
suffisant pour les fondements de quelques maisons et les racines de
quelques arbres, tandis que des fortifications sans nombre, des places
d'armes et la ville elle-même ont trouvé place sur les ressauts et les
pentes douces du versant opposé. On a constaté aussi que l'isthme de
sable ou _linea_ qui joint la roche à la terre d'Espagne présente à la
Méditerranée un talus beaucoup plus rapide que celui de la baie
d'Algeciras. C'est de l'orient que viennent les grandes vagues de houle
apportant les matières arénacées qui servent à l'édification de la
digue; sur le versant opposé, les sables s'éboulent et s'étalent en une
plage faiblement inclinée. Les nombreuses grottes que les savants ont
explorées dans le rocher de Gibraltar, renfermaient des ossements
d'hommes du type dolichocéphale, appartenant à l'âge de la pierre polie.
Ces cavernes sont identiques par leur aspect et leur contenance à celles
des côtes de la Dalmatie et des îles Ioniennes. Si distantes les unes
des autres et séparées actuellement par des mers, des îles, des
péninsules, ces diverses contrées sont néanmoins du même âge et de la
même formation.

L'îlot de Gibraltar, dépendance naturelle de l'Espagne, est devenu, en
vertu de la conquête, une forteresse de l'Angleterre. La fiction de
l'empire des mers qui a poussé la Grande-Bretagne à s'emparer de Malte,
de Périm, de Ceylan, de Singapore, de Hong-Kong, ne pouvait permettre
aux Anglais de laisser la forte position de Gibraltar entre les mains de
ses propriétaires naturels et ils en ont fait une citadelle prodigieuse,
ayant une sorte de «coquetterie» dans ses formidables armements. C'est
que la valeur stratégique de Gibraltar est précisément en rapport avec
son immense importance dans le mouvement des échanges de commerce. Si
des navires, par dizaines de mille et portant ensemble des millions de
tonnes de marchandises, passent chaque année entre les promontoires de
l'Europe et de l'Afrique, des centaines de bâtiments de guerre avec
leurs milliers de canons, utilisent le même passage pour aller faire,
sur quelque rivage lointain, acte ou démonstration de force. Les
batailles navales qui se sont livrées dans la baie même de Gibraltar et
aux abords occidentaux du détroit, à Trafalgar et au cap Saint-Vincent,
témoignent du rôle considérable que la porte des deux mers a rempli dans
l'histoire militaire du monde. Il n'est, donc pas étonnant qu'à une
époque où nul ne reconnaissait le droit des populations à disposer
d'elles-mêmes, l'Angleterre se soit emparée d'une place de cette valeur.
Les Espagnols le ressentent comme une insulte et leur cause devrait
avoir la sympathie de tous, s'ils ne détenaient eux-mêmes, de l'autre
côté du passage, la ville et le territoire de Ceuta. On leur a pris l'un
des piliers d'Hercule avec autant de droit qu'ils en avaient eu à
s'emparer de l'autre.

La fréquence des rapports historiques entre l'Andalousie et les contrées
berbères ne s'explique pas seulement par le voisinage des terres
disjointes, elle a aussi sa raison dans la ressemblance des climats.
L'Espagne méridionale a les mêmes conditions de température, d'humidité,
de mouvements aériens que les campagnes du Maroc. L'Andalousie
méridionale, Murcie, Alicante, sont, avec quelques localités
exceptionnelles de la Sicile, de la Grèce, de l'Archipel, les contrées
de l'Europe dont la température moyenne est la plus élevée. Les tableaux
de température dressés par Coello, Willkomm et d'autres géographes
permettaient même de croire que l'isotherme de 20 degrés passait dans
cette partie de l'Espagne. Des observations plus récentes ne confirment
pas cette hypothèse; la moyenne de température ne serait que de 17 à 18
degrés à Gibraltar et à Tarifa. Quoi qu'il en soit, la zone de plus
grande chaleur occupe, jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur,
le littoral de l'Algarve portugais et de la province de Huelva, puis
entre fort avant dans la plaine du Guadalquivir pour embrasser Séville,
Carmona, Écija, la «Poêle à Frire», ou le «Fourneau» de l'Espagne, et se
reploie au sud-ouest, pour aller rejoindre la côte à Sanlûcar de
Barrameda. Cette région a ceci de remarquable, qu'elle forme une île de
chaleur parfaitement limitée de tous les côtés par des zones de
température plus basse.

[Illustration: N° 131.--ZONES DE VÉGÉTATION SUR LE LITTORAL DE
L'ANDALOUSIE.]

Au sud de la grande enclave de fraîcheur relative formée par la baie de
Cádiz et tout le district montagneux de la pointe méridionale, où
souffle librement la _virazon_, ou brise océanique, la région des
grandes chaleurs recommence par les villes du détroit; elle englobe
Algeciras et Gibraltar et s'élève à des hauteurs diverses sur le versant
de tous les monts qui se prolongent à l'est jusqu'au cap de Gata, puis
au delà de Carthagène et d'Alicante, jusqu'au promontoire de la Nao.
Dans cette région côtière, les froids sont pour ainsi dire inconnus; la
température moyenne du mois le moins chaud est de 12 degrés centigrades.
L'île de Madère située à près de 500 kilomètres plus près de l'équateur,
n'a pas des années aussi chaudes que Gibraltar et Málaga, quoiqu'elle
ait le précieux avantage d'avoir un moindre écart dans les alternances
de chaleur et de froid. Les parties les plus torrides de la côte
méditerranéenne de l'Andalousie ne sont pas les promontoires qui
s'avancent au loin vers le sud; ce sont, au contraire, les baies
semi-circulaires qui se reploient vers le nord. Parfaitement abritées
contre tous les vents qui pourraient leur apporter de la fraîcheur,
elles ne sont exposées qu'aux courants atmosphériques venus du continent
africain, et leur chaleur moyenne en est fatalement accrue. C'est par
une raison du même genre que le littoral méditerranéen est dans son
ensemble beaucoup plus tropical que la ville de Cádiz et les cités
voisines, situées sur la côte atlantique. Tandis que celles-ci reçoivent
librement le vent d'ouest, les rivages espagnols qui se développent en
dedans du détroit sont privés de cette atmosphère rafraîchissante. La
porte de Gibraltar est naturellement le lieu où s'opèrent la lutte et le
renversement des courants aériens. Les vents y sont toujours fort vifs,
surtout au milieu du détroit, et pendant l'hiver ils soufflent souvent
en tempête. Les courants qui prédominent sont ceux de l'ouest en hiver,
ceux de l'est en été; les premiers apportent fréquemment des pluies
violentes, qui vont en s'amoindrissant de Cádiz à Gibraltar; les vents
d'est sont d'ordinaire les indices du beau temps. Les deux grandes
bornes d'Afrique et d'Europe qui se dressent en face l'une de l'autre
sont pour les marins les grands indicateurs météorologiques: quand elles
se ceignent de nuages élevés ou s'enveloppent de brouillards, parfois
non moins épais que ceux de Londres, le vent d'est s'annonce; quand
elles se profilent nettement dans le ciel bleu, c'est un signe assuré de
vent d'ouest [164].

[Note 164:

                             Grenade. Séville. Gibraltar.

Température, d'après Coello.  18°,9   20°(?)    20°,7 (?)
Pluie annuelle..............  1m,232  0m,664    0m,735
Pluie d'octobre en mars....   1m,023  0m,588    0m,516
Pluie d'avril en septembre.   0m,209  0m,076    0m,219
]

Le climat semi-tropical de la basse Andalousie est quelquefois tout à
fait accablant pour les Européens du Nord; la sécheresse de l'atmosphère
finit par leur devenir intolérable. Dans la plaine et sur le littoral,
l'été est presque toujours sans pluies; il est rare qu'une goutte d'eau
tombe de juin en septembre. Au fond des vallées latérales dont l'air
n'est pas renouvelé par les brises, la chaleur est souvent très-pénible
à supporter, elle est aussi fort gênante dans la plaine libre, parce que
les vents alizés, qui renouvellent l'atmosphère sous les latitudes
tropicales, ne soufflent pas dans le bassin du Guadalquivir. Même à
Cádiz, qui pourtant se trouve environnée par les eaux, le vent de terre,
connu sous le nom de _medina_, parce qu'il traverse les solitudes du
domaine de Medina Sidonia, apporte un air étouffant, intolérable pour
les gens nerveux: on dit que les actes de violence, les disputes et les
meurtres sont beaucoup plus fréquents sous l'influence de ce vent que
dans tout autre état de l'atmosphère. Pour les côtes méridionales le
vent le plus redouté est le courant dit _solano_ ou _levante_. Quand il
se met à souffler, la chaleur devient comme l'haleine d'un four: on se
croirait transporté en plein Sahara. Une vapeur quelquefois rougeâtre,
blanchâtre le plus souvent et de nature encore inexpliquée, la _calina_,
pèse sur l'horizon du sud; les chaudes bouffées soulèvent sur les
chemins, dans les campagnes mêmes, des tourbillons de poussière et
flétrissent le feuillage des arbres; souvent, lorsque le vent a persisté
pendant plusieurs jours, on a vu les oiseaux périr comme étouffés.

Tandis que dans les régions tempérées de l'Europe l'été est une saison
de fleurs et de feuillage, elle est, au contraire, une saison de
sécheresse et de mort dans l'Andalousie. Si ce n'est dans les jardins et
les campagnes arrosées, qui gardent leur éclat pendant les chaleurs, la
végétation se brûle, se raccornit, prend une teinte grisâtre qui se
confond avec celle de la terre. Mais à l'époque des averses équinoxiales
d'automne, tombant en pluies dans les terres basses, en neiges sur les
montagnes, les plantes jaillissent et se dressent de nouveau; elles
jouissent d'un second printemps. En février, la campagne est dans toute
sa beauté. Les pluies de mars, d'ailleurs assez peu régulières et
presque toujours accompagnées d'orages, entretiennent cette richesse de
la flore, puis la chaleur et les sécheresses reprennent le dessus, la
nature se flétrit de nouveau.

Il est certain que le climat de l'Andalousie, considéré dans son
ensemble, ne fournit pas au sol une suffisante humidité. Quelques
parties de la contrée sont de véritables steppes sans eau, sans
végétation arborescente, sans demeures humaines. La plus grande de ces
plaines infertiles occupe les deux bords de la basse vallée du Genil,
entre Aguilar, Écija, Osuna, Antequera; en certains endroits, elle n'a
pas moins de 48 kilomètres de largeur, et dans cette vaste étendue on ne
trouve d'eau douce nulle part, si ce n'est dans le Genil lui-même. Les
fonds sont remplis par des lagunes saumâtres et salées aux rives
argileuses blanches de sel en été: on pourrait se croire dans le désert
d'Algérie ou sur les plateaux de la Perse. La culture y est impossible;
elle ne reparaît qu'aux abords des fontaines qui donnent leur nom aux
villages circonvoisins, Aguadulce, Pozo Ancho, Fuentes. Un autre steppe
considérable, dit de la «Manche royale», s'étend à l'est de Jaen, sur le
versant oriental des terrasses grenadines et se rattache à diverses
solitudes infertiles que dominent les sierras Sagra, Maria, de las
Estancias, et que parcourent des ruisseaux d'eau salée. Sur les pentes
méditerranéennes de l'Andalousie, les régions absolument désertes sont
encore plus étendues en proportion que dans le bassin du Guadalquivir.
Ainsi toute la pointe sud-orientale de l'Espagne, occupée par les
basaltes et les porphyres des montagnes de Gata, est complètement
stérile, et l'on n'y voit d'autres constructions que les tours de
défense bâties de loin en loin sur les promontoires. Les plaines salines
du littoral qui alternent avec les campagnes bien arrosées ont une
végétation très-rare, composée presque uniquement de salsolées, de
plombaginées, de crucifères; plus d'un cinquième des espèces est
essentiellement africain. Ces terres salées ne se prêtent qu'à la
culture ou plutôt à la récolte de la barille, plante dont les cendres
servent à la fabrication de la soude.

[Illustration: Nº 132.--STEPPE D'ÉCIJA.]

Mais d'ordinaire le nom de l'Andalousie ne rappelle point à l'esprit
l'idée de ces régions infertiles. On songe plutôt aux orangers de
Séville, à la luxuriante végétation de la Vega de Grenade: on se
souvient des appellations de Champs Élysées et de Jardin des Hespérides,
que les anciens avaient données à la vallée du Bétis. Même par sa flore
spontanée, l'Andalousie a mérité d'être nommée «les Indes de l'Espagne»,
mais à toutes ses plantes asiatiques et africaines qui demandent un
climat presque tropical, cette contrée, véritable serre chaude de
l'Europe, a pu joindre un grand nombre d'espèces acclimatées,
introduites de l'Orient et du Nouveau Monde. Aux dattiers, aux
bananiers, aux bambous s'associent les arbres à caoutchouc, les
dragonniers, les magnoliers, les chirimoyas, les érythrines, les
azédarachs; les ricins, les stramoines poussent en vigoureux
arbrisseaux; les nopals à cochenille croissent comme aux Canaries, les
arachides comme au Sénégal; les patates douces, les cotonniers, les
cafiers donnent une récolte régulière au cultivateur soigneux, et la
canne à sucre prospère dans les districts abrités. La seule région de
l'Europe où cette plante ait une valeur économique réelle est celle qui
s'étend au sud des montagnes grenadines, de Motril à Málaga. Torrox,
près de Velez Málaga, est la ville qui par ses plantations rappelle le
mieux l'aspect de celles du littoral cubanais. Du temps de la domination
arabe, les moulins à sucre étaient nombreux sur toute la côte
méditerranéenne jusqu'à Valence; ils le sont de nouveau dans la plaine
de Málaga. On évalue à un demi-million de francs le bénéfice net que
procure aux Malagueños la fabrication du sucre.

La faune de l'Andalousie, de même que sa flore, quoique à un moindre
degré, a une physionomie africaine ou du moins berbère. Tous les types
de mollusques vivants que l'on voit dans le Maroc appartiennent
également à l'Andalousie. L'ichneumon se rencontre sur la rive droite du
bas Guadalquivir et en d'autres parties du bassin; le caméléon y est
très-fréquent; une espèce de bouquetin que l'on trouve, dit-on, dans les
montagnes du Maroc existerait aussi dans la sierra Nevada et dans les
massifs circonvoisins. Enfin, c'est un fait bien connu qu'un singe
africain (_Inuus sylvanus_) a longtemps habité et peut-être même habite
encore le rocher de Gibraltar. A-t-il été importé, comme d'aucuns le
prétendent, par des officiers anglais? N'est-il, en Europe, qu'un
étranger comme les chameaux de la Frontera, près de Cádiz, et comme les
chevaux andalous, certainement d'origine berbère? Ou bien, est-il
réellement un ancien colon du mont Calpé, et témoigne-t-il ainsi de
l'existence préhistorique d'un isthme de jonction entre l'Europe et
l'Afrique? Les divers auteurs se contredisent à cet égard et la question
ne peut être décidée; la seule chose certaine est que le singe a trouvé
sur les rochers du promontoire d'Europe un milieu qui lui convient comme
celui des montagnes opposées.

[Illustration: TYPES ANDALOUS.--PAYSANS DE CORDOUE. Dessin de Maillard,
d'après des photographies de M.J. Laurent.]

Aux origines de notre histoire d'Europe, les populations des contrées
connues aujourd'hui sous le nom d'Andalousie étaient pour la plus forte
part ibériennes, c'est-à-dire très-probablement de même souche que les
Basques actuels. Les Bastules, Bastarnes et Bastétans, qui peuplaient
les régions montagneuses du versant méditerranéen, les Turdétans et
Turdules de la vallée du Bétis portaient des noms euskariens; de même,
nombre de leurs villes étaient désignées par des mots que fait
comprendre le basque de nos jours. Mais, dans son ensemble, la
population était déjà sans aucun doute fort mélangée. Des tribus
celtiques occupaient les régions montueuses qui s'étendent au nord-ouest
du Bétis vers la Lusitanie; les Turdétans, relativement très-policés,
puisqu'ils possédaient des annales, des poëmes, des lois écrites,
avaient reçu sur leur territoire des colonies de Phéniciens, de
Carthaginois, de Grecs; puis ils se latinisèrent; ils oublièrent leur
langue, leurs cités devinrent autant de petites Romes. En dehors de
l'Italie, peu de contrées étaient plus romaines que la leur et prenaient
une plus large part d'influence dans les destinées communes de l'empire.
On a retrouvé à Málaga et, plus récemment encore, à Osuna (_Colonia
Julia Genetiva_), des textes de constitutions municipales du temps de
Jules César et de Domitien: ces documents ont démontré que les cités de
ces provinces jouissaient d'une autonomie locale presque absolue.

La désorganisation du monde romain amena dans l'Espagne méridionale de
nouveaux éléments ethniques, les Vandales, les Grecs byzantins, les
Visigoths, auxquels succédèrent les Arabes et les Berbères, accompagnés
des Juifs. On fait dériver le nom de l'Andalousie des Vandales qui l'ont
habitée pendant quelques années au commencement du cinquième siècle. Il
est vrai que les chroniqueurs espagnols ne donnèrent jamais le nom de
«Vandalousie» à l'ancienne Bétique. C'est au temps des Arabes seulement
que l'appellation d'Andalou apparaît pour la première fois, mais
appliquée à la Péninsule tout entière aussi bien qu'à la vallée du
Guadalquivir; elle ne fut restreinte à l'Andalousie actuelle qu'à
l'époque où les Arabes eurent perdu toutes les autres provinces de
l'Espagne. Peut-être, ainsi que le suppose M. Vivien de Saint-Martin,
les habitants du nord de l'Afrique avaient-ils donné ce nom à l'Hispanie
tout entière lors de la conquête de leur pays par les Vandales: la
contrée qu'ils apercevaient de l'autre côté de la mer n'avait
d'importance à leurs yeux que parce que leurs maîtres en étaient sortis.

Les Maures eux-mêmes, c'est-à-dire les populations mélangées du nord de
l'Afrique, Arabes et surtout Berbères, eurent une part bien autrement
grande que les tribus d'origine germanique dans la formation du peuple
andalou. Possesseurs du pays pendant sept cents années, foisonnant en
multitudes dans les grandes cités, et cultivant partout les campagnes à
côté des anciens habitants, ils s'unirent intimement avec eux et, plus
tard, quand l'ordre d'exil fut promulgué contre toute leur race, ceux
mêmes qui le prononçaient et qui étaient chargés de le mettre à
exécution avaient dans leurs propres artères une forte part de sang
maure. Dans certaines régions des provinces andalouses, notamment dans
les vallées de l'Alpujarra, où les Maures réussirent à se maintenir
indépendants jusqu'à la fin du seizième siècle, la population était
devenue tellement africaine, que les pratiques religieuses, et non la
nuance de la peau, étaient les seuls indices de démarcation entre
musulmans et chrétiens. L'idiome andalou, plus encore que le castillan,
est fortement arabisé par l'accent, non moins que par les mots et les
tournures de phrase; les noms de lieux d'origine sémitique sont beaucoup
plus nombreux en maints districts que les noms ibères et latins; les
fêtes, les cérémonies, les mœurs ont gardé leurs traits mauresques. Dans
les cités, presque tous les édifices remarquables sont des alcazars ou
des mosquées, et même les constructions modernes ont toutes quelque
chose du style arabe modifié par les traditions romaines. Au lieu de
regarder au dehors, comme le font les demeures des autres Européens, les
riches habitations de l'Andalousie regardent surtout en dedans, vers le
_patio_, cour intérieure pavée en dalles de marbre blanc ou multicolore:
c'est là que s'assemble la famille pour prendre le frais, à côté de la
fontaine, dont le jet grésille incessamment dans la vasque polie.

Depuis l'époque des Arabes, aucun élément ethnique nouveau de quelque
importance ne s'est mêlé aux populations primitives. Il est vrai que
pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle des villages peuplés
de colons, allemands pour la plupart, furent établis dans certains
_despoblados_ de l'Andalousie, à la Carolina, sur la route du
Despeñaperros au Guadalquivir, à la Carlota et à Fuente Palmera, entre
Cordoue et Séville; mais ces colonies, mal entretenues, ne prospérèrent
point: les habitants moururent en grand nombre, d'autres retournèrent
dans leur pays; en moins d'une génération, les étrangers s'étaient
fondus dans le reste du peuple. Les quelques négociants non espagnols
établis dans les ports de l'Andalousie ont eu une part d'influence bien
plus sérieuse.

On l'a souvent répété, les Andalous sont les Gascons de l'Espagne. Ils
sont, en général, gracieux et souples de corps, séduisants de manières,
éloquents de mine, de gestes et de langage. Ce sont des charmeurs, mais
le charme qu'ils exercent n'est souvent employé que pour les buts les
plus futiles: sous la faconde on trouve le manque de pensée; toute cette
redondance sonore cache le vide. Les Andalous, quoique non dépourvus de
bravoure, sont très-portés à la fanfaronnade: ils aiment à faire valoir
leur mérite, quelquefois même aux dépens de la vérité; ils font étalage
de tout ce qu'ils possèdent, même de ce qu'ils ne possèdent pas, et leur
désir de briller les emporte au delà des limites du vrai. Mais cette
tendance à l'exagération fastueuse, cette imagination surabondante ont
cela de bon que l'Andalou voit toutes les choses par leur beau côté; il
est heureux quand même, pourvu qu'il fasse et qu'il entende du bruit;
ruiné, misérable, sans ressources matérielles, il lui reste toujours
celles de l'esprit et de la gaieté; il garde aussi son égoïsme
bienveillant; non-seulement il est heureux lui-même, mais il aime à voir
les autres aussi contents que lui. D'ailleurs, en Andalousie comme dans
tout le reste de l'Espagne, les habitants des monts se distinguent de
ceux des campagnes basses par une démarche plus grave et une parole plus
réservée. Ainsi, les _Jaetanos_ ou montagnards de Jaen sont connus sous
le nom de «Galiciens de l'Andalousie». La beauté des femmes des hautes
vallées et de la montagne est aussi plus noble et plus sévère que celle
des femmes de la plaine. Comparées aux charmantes Gaditanes, aux _majas_
fascinatrices de Séville, les Grenadines, les femmes de Guadix, de Baza
ont des traits remarquables surtout par leur noblesse et leur fierté.

Quoique l'on trouve aussi de rudes travailleurs dans la Bétique,
principalement dans les régions montagneuses et les districts miniers,
on peut dire cependant que l'amour du labeur n'est pas la vertu capitale
des Andalous. Aussi les immenses ressources du pays, qui pourrait être
pour le reste de l'Europe une grande serre de productions presque
tropicales, ne sont-elles que très-médiocrement utilisées. Mais il
serait injuste d'en accuser seulement les habitants eux-mêmes; la faute
en est aussi aux conditions de la tenure du sol. La basse Andalousie,
plus encore que les Castilles, est un pays de grande propriété. Là les
domaines princiers sont de véritables États. Aux temps de la conquête
sur les Maures, lorsque le pouvoir royal, fort d'une longue tradition et
consolidé par la conquête, en était arrivé à tenir les peuples en
parfait mépris, les grands seigneurs castillans firent découper la
contrée en immenses domaines, et chacun prit le sien. Nombre de ces
propriétés, consistant en excellentes terres situées sous l'un des
meilleure climats du monde, se sont peu à peu transformées en pâtis à
peine utilisés. Sur des étendues de plusieurs lieues, on ne voit pas une
seule demeure, pas un verger, pas même les vestiges du travail humain.
«Le grand propriétaire, dit M. de Bourgoing, semble y régner comme le
lion dans les forêts, en éloignant par ses rugissements tout ce qui
pourrait approcher de lui.» Dans les régions montagneuses, la terre se
divise aussi en grands domaines, mais elle est répartie entre de
nombreux métayers qui donnent au maître du sol le tiers des produits et
des troupeaux. Leur position est meilleure que celle des habitants de la
plaine, mais leur mode de culture est des plus rudimentaires.

Les magnifiques jardins d'orangers de Séville et de Sanlúcar, de
Carmona, d'Estepa, d'Utrera, les olivettes, les vergers et les vignobles
de Málaga et des autres cités de l'Andalousie livrent au commerce une
quantité considérable de fruits; les riches récoltes de céréales ont
fait de la contrée un des principaux greniers de l'Espagne; mais les
vins sont la seule production agricole de l'Andalousie qui ait une
grande importance économique dans le commerce du monde. Les campagnes de
Jerez, à l'orient de la baie de Cádiz, produisent une énorme quantité de
vin, qui, sous le nom de _sherry_, dérivé de celui de la cité voisine,
est expédié en masse pour les marchés de l'Angleterre. La maladie de la
vigne, qui a longtemps épargné les cépages de Jerez, tandis qu'elle
dévastait les vignobles du reste de l'Europe, est une des causes qui ont
le plus contribué à l'exportation du sherry; mais la réduction
considérable de droits votée par le Parlement anglais a été une raison
plus décisive encore. Une grande partie des vignobles est entre les
mains de propriétaires anglais; des négociants, des préparateurs de la
même nation sont occupés en foule à couper les différents crus avec les
gros vins de Chiclana, de Rota et de Sanlúcar, à se livrer à toutes les
opérations, légitimes ou frauduleuses, qui appartiennent à ce genre de
commerce. Certains vins de premier ordre, la _tintilla_ sucrée de Rota,
le _manzanilla_, jeune vin non encore soumis au coupage, que l'on boit
dans un verre à part, le _pajarete_, fabriqué avec une espèce de raisin
particulière que l'on fait sécher avant de l'envoyer au pressoir,
constituent un véritable monopole entre les mains de quelques
propriétaires et peuvent garder leur authenticité, tandis que les «vins
de table» et les autres produits de qualité inférieure sont manipulés à
outrance. Mais, dans l'ensemble, ces industries ont propagé dans le pays
des habitudes de travail qui n'existaient pas. Le port de Santa Maria,
sur la baie de Cádiz, est au premier rang pour l'exportation des vins,
et grâce à ses vignobles de Jerez, de Málaga et autres villes
andalouses, l'Espagne a pu, pendant les années favorables, disputer à sa
voisine d'outre-Pyrénées la prééminence pour le commerce des «liquides»
[165].

[Note 165: Exportation des vins de la baie de Cádiz:

1858   163,500 hectolitres.
1862   232,500     »
1871   377,400     »
]

L'industrie proprement dite, si florissante pendant les âges mauresques,
alors que les soies, les draps, les cuirs d'Andalousie avaient une
réputation européenne, et que les ateliers de la seule Séville étaient
peuplés, dit-on, de plus de 100,000 ouvriers, n'est plus de nos jours
que l'ombre d'elle-même; mais le travail des mines a, sinon gardé, du
moins repris une part de son importance. Du temps de Strabon, la
Turdétanie, c'est-à-dire la plus grande partie de la vallée du Bétis,
«jouissait à tel point de ce double privilége de la fertilité et de la
richesse en mines, que nulle expression admirative ne pouvait donner une
idée de la réalité. Nulle part on n'avait trouvé l'or, l'argent, le
cuivre, le fer natif en si grande abondance et dans un tel état de
pureté.» «Chaque montagne, chaque colline de l'Ibérie, disait
Posidonius, avec son emphase ordinaire, en parlant de cette même contrée
des Turdétans, semble un amas de matières à monnayer, préparé des
propres mains de la prodigue Fortune... Pour les Ibères, ce n'est pas le
dieu des Enfers, mais bien le dieu des Richesses, ce n'est pas Pluton,
mais bien Plutus qui règne sur les profondeurs souterraines.»

Comparée aux régions minières de l'Australie et du Nouveau Monde,
l'Espagne méridionale ne mérite plus ces éloges à outrance, mais elle a
toujours de très-grandes richesses et l'industrie moderne sait en
profiter partiellement. Le grand obstacle à une exploitation
systématique des gisements reconnus consiste dans le manque de voies de
communication. On a calculé qu'il faut près de cent ânes pour
transporter autant de minerai qu'un seul vagon de chemin de fer. Aussi
toute mine de fer, si riche qu'elle soit, est-elle absolument
inexploitable dès qu'elle se trouve à plus de 2 ou 3 kilomètres d'une
voie ferrée ou d'un port d'embarquement: elle n'est une valeur qu'en
espérance. Les gisements de métaux plus précieux, plomb, cuivre ou
argent, peuvent être utilement exploités à quelques kilomètres plus loin
du point d'expédition, mais cette limite est bientôt atteinte et les
habitants du pays doivent se contenter de savoir que des trésors se
trouvent sous les rochers voisins, en réserve pour leurs descendants.
Telles sont les causes qui, avec le manque d'eau et de combustible,
l'incohérence des travaux d'attaque, les conflits des propriétaires, les
exigences du fisc, la rapacité des gens de loi, rendent parfois si
précaire le rendement des mines d'Andalousie. En Angleterre, de pareils
gisements seraient la source d'incalculables revenus.

Les districts miniers les plus productifs de l'Espagne méridionale se
trouvent presque uniquement dans les régions des montagnes. A l'angle
sud-oriental de la Péninsule, la sierra de Gádor a, dit le proverbe,
«plus de métal que de roche;» on exploite aussi le fer, le cuivre et,
comme dans la sierra de Gádor, le plomb argentifère, en des centaines de
puits de mines ouverts dans les flancs des diverses sierras de Guadix,
de Baza, d'Almería. La haute vallée du Guadalquivir a, près de Linarès,
de riches mines, également argentifères, qui produisent, dit-on, le
premier plomb du monde par sa qualité, et parmi lesquelles on montre
encore les puits et les galeries des Carthaginois et des Romains; vers
le commencement du dix-huitième siècle, l'exploitation en a été reprise,
mais les grands travaux d'extraction n'ont lieu que depuis l'ouverture
du chemin de fer: alors se sont fondées les compagnies anglaises,
françaises, allemandes, et sont arrivés tous les ingénieurs étrangers
qui ont creusé leurs deux cents puits d'extraction et changé l'aspect du
pays [166].

[Note 166: Production des mines de Linarès, en 1872, d'après Rose:
210,000 tonnes de plomb.]

Les mineurs de Linarès sont réputés les plus hardis de toute l'Espagne;
mais les phthisies, les fièvres et les coliques de plomb causées par
leur genre de travail font parmi eux beaucoup de ravages, et les
eucalyptus, ou «arbres à fièvre», plantés en grand nombre dans le pays
n'ont pu qu'assainir l'air extérieur, non celui des mines. On a remarqué
que ni les chevaux, ni les chiens, ni les chats, ni les poulets ne
peuvent respirer l'atmosphère des mines de plomb; mais les rats n'en
souffrent point.

Plus à l'ouest, dans les régions de la sierra Morena qui séparent
l'Estremadure de la province de Séville, d'autres mines d'argent, jadis
non moins fameuses, celles de Constantina et de Guadalcanal, ont été
tantôt délaissées, tantôt reprises, et donnent lieu à une exploitation
intermittente, suivant la richesse des trouvailles et les conditions du
marché.

Les bassins houillers de Bélmez et d'Espiel, situés au nord de Cordoue
dans le voisinage de gisements de fer et de cuivre d'une grande
richesse, et mieux pourvus de chemins que les mines de Constantina, sont
aussi un plus grand trésor pour l'industrie moderne et pourront avoir
dans l'avenir une importance considérable. Ces gisements s'étendent
souterrainement bien au delà des limites visibles et exploitées; on
pense même qu'elles pénètrent, d'un côté, jusque dans la vallée du
Guadalquivir, de l'autre jusque sous les plateaux de l'Estremadure. Le
combustible qu'elles fournissent est excellent, et pourtant les diverses
compagnies qui exploitent ce bassin n'en retirent encore que 200,000
tonnes au plus, le débit s'en trouvant limité par le manque de
consommateurs et par la cherté des moyens de transport. Même quelques
mines de charbon, dans les montagnes situées au nord de Séville,
expédient encore leurs produits à dos de mulet: dans ces conditions, le
travail ne peut que se faire suivant des procédés barbares.

[Illustration: Nº 133.--MINES DE HUELVA.]

De toutes les mines d'Espagne, celles où l'on travaille avec le plus
d'activité sont les excavations de la province de Huelva, sur le versant
méridional du système marianique. Les schistes siluriens de cette
contrée présentent, au contact des roches de porphyre et de diorite qui
les ont traversées, des filons de pyrites de cuivre d'une puissance
extraordinaire: le reste du monde n'offre peut-être pas d'exemples de
formations aussi prodigieuses. Les mines de Rio-Tinto, situées
malheureusement à 80 kilomètres de la mer et à 500 mètres d'altitude,
frappent de stupeur par leurs dimensions: qu'on descende dans leurs
gouffres taillés en carrières, pleines d'ouvriers demi-nus, ou que l'on
pénètre dans leurs galeries en étages, partout on ne voit que de la
pyrite; leurs amas de scories se dressent en véritables collines; au
nord de la vallée de la Dehesa, une énorme table de concrétions
ferrugineuses, dite _mesa de los Pinos_, ressemble à un amas de fonte
sorti de la fournaise. Des restes d'édifices probablement phéniciens,
des sépultures romaines, et surtout les excavations considérables
pratiquées par les anciens mineurs, témoignent de la durée des travaux
d'exploitation pendant les âges antérieurs à l'invasion des Barbares:
des monnaies retrouvées dans les galeries portent à croire que les mines
étaient encore en plein rapport du temps d'Honorius et que l'apparition
des Vandales interrompit brusquement les travaux. Ils n'ont été repris
qu'en 1730, mais très-faiblement, et c'est de nos jours seulement que
les mineurs se sont remis sérieusement à l'œuvre. On peut juger des
immenses trésors réservés à l'industrie future par ce fait, que les deux
principaux gisements de Rio-Tinto contiennent plus de 300 millions de
tonnes de minerai; le seul filon exploité est évalué à 19 millions de
tonnes, malgré les énormes déblais qu'y ont fait les mineurs
d'autrefois.

Les gisements de Tharsis, où quelques archéologues veulent reconnaître
l'antique _Thartesis Bætica_ des Romains, ne sont géologiquement que peu
de chose en comparaison des filons de Rio-Tinto, puisque la quantité
totale du minerai y est seulement de 14 millions de tonnes; mais le
voisinage de la mer et l'altitude moindre ont permis la construction
d'un chemin de fer d'accès qui transporte directement les minerais au
port de Huelva. Les mines de Tharsis offrent un aspect étonnant: la
carrière, travaillée à ciel ouvert, a 900 mètres de longueur et
ressemble à un grand amphithéâtre entouré de gradins de roches grises et
rougeâtres. La couche bleue de sulfure de fer et de cuivre sur laquelle
s'agite la foule des ouvriers n'a pas moins de 138 mètres d'épaisseur;
pour l'épuiser, il faudrait déblayer la montagne elle-même; c'est
probablement à ces énormes gisements que s'applique le passage de
Strabon, d'après lequel le cuivre, sur de certaines mines, aurait
représenté le quart de la masse de terre extraite; il est des couches du
minerai qui contiennent, en effet, jusqu'à 12 et même 20 pour 100 de
cuivre pur. Aux alentours de la fosse, mais surtout du côté de l'est, le
sol est recouvert jusqu'à perte de vue par des amas de débris,
stratifiés suivant les âges: au-dessous des scories modernes, on voit
celles qu'ont déposées les mineurs romains et plus bas celles des
Carthaginois. Des centaines de foyers où l'on fait griller le minerai
brûlent çà et là, empoisonnant l'atmosphère de leurs vapeurs sulfureuses
et flétrissant toute végétation dans le voisinage; plus de 130 tonnes de
soufre se perdent ainsi chaque jour en fumée. D'énormes quantités de
substances métalliques s'en vont aussi par les rivières. Après les
fortes pluies, l'Odiel, le rio Tinto, qui doit son nom à la couleur du
minerai, roulent une eau ferrugineuse qui fait périr tous les poissons
et les crustacés venus de la mer; une ocre jaunâtre se dépose sur les
bords, tandis que plus bas, sur les rives de l'estuaire, le métal, mêlé
au soufre des organismes marins décomposés, se précipite en vase
noirâtre. Aux centaines de mille tonnes de minerai que l'on utilise sur
place ou que l'on expédie en Angleterre il faut donc ajouter un énorme
déchet de métal sans emploi. Et pourtant la mine de Tharsis, quoique la
plus activement exploitée, est loin d'être aussi riche que celles de
Rio-Tinto. On a calculé qu'environ le cinquième du cuivre produit
annuellement dans le monde entier provient de la carrière de Tharsis, et
que plus de la moitié des 500,000 tonnes d'acide sulfurique fabriquées
en Écosse ont la même origine[167].

[Note 167: Exportation des pyrites du bassin de Huelva, en 1873:

Mines de Tharsis    340,000 tonnes.
Autres mines        260,000   »
                   _________________
           TOTAL    600,000 tonnes.

Mouvement du port de Huelva, en 1871: 1,107 navires jaugeant 544,000
tonnes.]

Toute déserte que soit l'Andalousie, en comparaison de ce qu'elle
pourrait être si les ressources en étaient convenablement utilisées,
elle est pourtant une autre Italie par la gloire et la beauté de ses
villes. Les noms de Grenade, de Cordoue, de Séville, de Cádiz, sont
parmi ceux que la poésie a le plus célébrés et qui réveillent dans
l'esprit les idées les plus riantes. Les souvenirs de l'histoire, plus
encore que la splendeur des monuments, ont fait de ces vieilles cités
mauresques la propriété commune, non-seulement des Espagnols, mais aussi
de tous ceux qui s'intéressent à la vie de l'humanité, au développement
de la science et des arts. Quoique déchues pour la plupart, les villes
de l'Andalousie tiennent leur rang parmi leurs sœurs d'Espagne, puisque,
sur huit agglomérations de plus de 50,000 habitants, la province du
Guadalquivir en a quatre à elle seule; mais, quelle que puisse être
d'ailleurs ou devenir l'importance économique de ces villes andalouses,
elles seront toujours privilégiées comme lieux de pèlerinage pour les
hommes qui veulent s'instruire à la vue des choses du passé.

Les grandes villes de l'Andalousie ont toutes des avantages naturels de
position qui expliquent leur prospérité présente ou passée. Cordoue,
Séville ont les riches plaines du Guadalquivir, le beau fleuve qui les
arrose, les routes qui descendent des brèches des montagnes voisines;
Grenade a ses eaux abondantes, la richesse de ses campagnes; Huelva,
Cádiz, Málaga, Almería ont leurs ports sur l'Océan ou la Méditerranée;
Gibraltar a son escale entre les deux mers. D'autres villes moins
importantes pour le commerce, mais jadis d'une très-grande valeur
stratégique, Jaen, Antequera, Ronda, surveillent les routes qui mettent
les vallées du Guadalquivir et du Genil en communication directe avec la
mer.

Parmi ces villes qui doivent un rôle historique à leur position sur une
route de passage entre les deux versants, il faut citer aussi celles qui
se trouvent à l'orient de Grenade: Velez Rubio et Velez Blanco, déjà
situées sur la déclivité méditerranéenne, l'une dans une vallée, l'autre
sur un escarpement de rochers; Cullar de Baza, aux maisons souterraines
creusées dans les couches de gypse, sur la pente occidentale des
_Vertientes_ ou «faîtes de partage»; Huescar, héritière d'une antique
cité carthaginoise; Baza, entourée des magnifiques cultures de sa
«fosse» ou _hoya_, nom que l'on donne à la plaine environnante. Baza
était une petite Grenade; les hautes murailles et les tours crénelées
qui la dominent témoignent de l'importance militaire qu'elle avait au
temps des Maures; mais, depuis que les conquérants espagnols en ont fait
une ville chrétienne, elle est restée fort déchue. Sous les arbres de
ses promenades, on montre encore les canons qui servirent, deux ans
avant la prise de Grenade, à trouer les remparts de Baza et à réduire la
ville.

Grenade elle-même, quoiqu'elle célèbre par les danses et les cris
l'anniversaire du jour où les armées de Ferdinand et d'Isabelle
entrèrent dans ses murs, est bien inférieure à ce qu'elle fut autrefois.
Capitale de royaume pendant plus de deux siècles, elle eut jusqu'à
soixante mille maisons peuplées de 400,000 habitants: elle fut, après
les beaux jours de Cordoue, la cité la plus animée, la plus
industrieuse, la plus riche de la Péninsule, et bien peu de villes en
Europe pouvaient se comparer avec elle. Actuellement, elle est encore,
par sa population, la sixième de l'Espagne; mais dans le nombre de ses
habitants, que de malheureux déguenillés vivant avec les pourceaux en de
hideuses tanières! Que de masures branlantes où l'on reconnaît les
débris entremêlés d'anciens palais! Dans le voisinage immédiat du
faubourg de l'Albaicin, ancien asile des fugitifs de Baeza, toute une
population, composée surtout de Gitanos, n'a même pour s'abriter que des
grottes immondes creusées dans la pierre!

Si ce n'est dans le pittoresque Albaicin, au nord de Grenade, la ville
proprement dite n'a plus un seul édifice de construction mauresque: le
fanatisme des haines nationales et religieuses a tout fait disparaître,
et les maisons bariolées n'ont gardé du style arabe que certains détails
d'architecture légués par les ancêtres. Mais, en dehors de la ville, des
monuments superbes témoignent encore de la gloire des anciens maîtres:
sur un monticule qui portait, à ce que l'on dit, les premières
constructions de la cité, s'élèvent les «Tours Vermeilles», aux
murailles revêtues d'arbustes; beaucoup plus à l'est, et dominant
également le cours du Darro, est le Generalife, aux jardins admirables,
tout ruisselants d'eaux qui s'élancent en jets, se précipitent en
cascatelles, s'étalent en bassins. Entre les Tours Vermeilles et le
Generalife, et se prolongeant sur un espace de près d'un kilomètre, on
voit se dresser au-dessus d'un entassement de murs, de bastions, de
tours avancées, le palais de l'Alhambra, formidable au dehors, mais
délicieux au dedans. Charles-Quint, dans une lubie de sot caprice, en a
fait démolir une partie pour la remplacer par un édifice prétentieux,
d'ailleurs inachevé; mais, tel qu'il est encore, l'Alhambra ou «Palais
Rouge» est toujours une merveille de l'art humain, un de ces
chefs-d'oeuvre d'architecture ornée qui servent, comme le Parthénon, de
types au goût des artistes et sont le modèle, plus ou moins heureusement
imité, de tout un monde d'autres édifices élevés dans les diverses
contrées de la Terre.

L'intérieur de l'Alhambra, tout délabré qu'il est et quoique dépouillé
de la plus grande partie de ses trésors, lasse le visiteur par l'infinie
variété de ses salles, de ses cours, de ses portiques, entremêlés de
jardins aux charmants ombrages. On admire surtout la salle des Lions, la
salle des Ambassadeurs, la porte de la Tour des Infantes; mais toutes
les murailles présentent le même luxe d'arabesques en stuc, d'entre-lacs
variés de la façon la plus harmonieuse, de faïences vernissées et
multicolores formant les dessins les plus ingénieux, de versets du Coran
sculptés en relief au-dessus des colonnades: le regard est charmé par
ces ornements si bien entremêlés, dont l'imagination même se fatigue à
suivre le lacis sans fin. Du temps des Arabes, l'ivoire et les feuilles
d'or servaient à rehausser par leur contraste les dessins qui décorent
tout l'édifice comme un immense bijou. C'est bien là le palais «que les
génies ont doré comme un rêve!»

Du haut de la tour de la Vela et des autres donjons qui dominent la
forteresse on jouit d'une de ces vues merveilleuses qui font époque dans
la vie d'un homme. En bas, Grenade, hérissée de tours, allonge ses
quartiers avancés dans les vallées de ses deux fleuves, entre de
magnifiques promenades et ses collines parsemées de maisons blanches
brillant à travers la verdure. Le Darro, révélé par les épais ombrages
de ses rives, sort de la «Vallée du Paradis» et va rejoindre le Genil,
qui descend du «Val de l'Enfer» et menace souvent Grenade dans ses
débordements. Réunis, les deux cours d'eau arrosent ces riches campagnes
de la Vega, et leur flot d'argent se montre çà et là au milieu de
l'immense verger si souvent comparé par les poëtes, arabes et chrétiens,
à l'émeraude enchâssée dans le saphir. Les montagnes bleues qui dominent
cette plaine verdoyante, théâtre de tant de combats, se succèdent
jusqu'à l'extrême horizon avec une gravité solennelle. Au sud se
dressent les masses géantes de la sierra Nevada; à l'est, au nord, des
monts moins élevés, mais également âpres et nus, limitent brusquement
les campagnes touffues de leurs pentes rougeâtres et ravinées. Une cime
presque isolée, la montagne d'Elvira, qui s'avance en promontoire au
milieu de la plaine, rappelle par son nom corrompu la ville ibérienne
d'Ili-Berri (Ville-Neuve), l'une des cités mères de Grenade.

Le contraste des monts sauvages et de la plaine fertile, de la ville
gracieuse et des rochers abrupts, donne un attrait particulier à ce
merveilleux paysage de Grenade. Les Maures, chez lesquels se retrouve un
contraste analogue, l'impassibilité apparente et la flamme intérieure,
étaient énamourés de la ville andalouse. C'était pour eux la «reine des
cités», la «Damas de l'Occident», «une partie du Ciel tombée sur la
Terre.» Les proverbes espagnols ne sont pas moins louangeurs: _Quien no
ha visto Granada,--No ha visto nada!_ «Qui n'a Grenade vu,--N'a rien
vu!» Grenade «la jolie» est, en effet, l'un des plus beaux coins du
monde, surtout pendant la saison d'été, quand toutes les villes des
plaines inférieures sont brûlées par la sécheresse. C'est précisément
alors que les eaux descendues de la sierra Nevada ruissellent avec le
plus de force, répandant autour d'elles la fertilité, l'abondance et la
joie.

Les autres villes du bassin du Genil ont aussi de belles cultures,
vignes, oliviers, céréales, plantes textiles, arbres à fruits, mais
aucune d'elles ne peut se comparer à la riche Grenade, pas même Loja,
aux fraîches eaux, la «Fleur entre les Épines», l'oasis au milieu des
âpres rochers et des défilés. Jaen en serait presque digne. Cette
vieille cité, qui fut capitale d'un royaume arabe et qui soutint des
luttes heureuses contre sa puissante rivale du Midi, est dans une
admirable position au confluent de plusieurs ruisseaux qui descendent
joyeusement vers le Guadalquivir. Les coteaux qui dominent la ville sont
hérissés de murailles en ruines enserrées par une folle végétation; au
pied de ces hauteurs, la campagne, abondamment arrosée, est à la fois un
jardin plantureux, un verger plein d'ombre, et cà et là les palmiers
ouvrent leur éventail au-dessus des autres arbres au feuillage touffu.
Au milieu de cette vallée à l'aspect oriental, Jaen a gardé sa
physionomie mauresque du moyen âge: ses maisons blanchies à la chaux ne
sont percées que de rares ouvertures, comme si le musulman avait encore
à y garder jalousement ses femmes de tout regard profane.

[Illustration: VUE DE L'ALHAMBRA ET DE GRENADE, PRISE DE LA SILLA DEL
MORO. Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie de M.J. Laurent.]

Dans la haute vallée du Guadalquivir, les villes se pressent. Voici
Baeza, «le royal nid de faucons;» elle avait dans ses murs 150,000
personnes à l'époque de sa prospérité sous les Maures, mais la guerre la
dépeupla au profit de Grenade en emplissant de ses colons le faubourg de
l'Albaicin; elle est toujours très-fière de son passé, et ses
processions le disputent en splendeur à celles de Séville. Dans le
voisinage immédiat se trouve Ubeda, qui fut aussi une grande cité
musulmane et qui, n'était le changement des costumes, semblerait être
encore habitée par des Maures. Plus haut, dans la montagne, est la ville
minière de Linarès, à peine assez grande pour contenir environ 8,000
habitants, quoique obligée maintenant de donner l'hospitalité à 30,000
nouveaux venus; plus bas, en descendant le cours du fleuve, est Andújar,
fameuse par ses _alcarrazas_ et bien connue des voyageurs comme l'un des
endroits où le Guadalquivir est le plus souvent franchi. Plus bas, à une
trentaine de kilomètres en aval de la ville de Montoro, le pont
d'Alcolea, aux vingt arches de marbre noir, est aussi devenu célèbre à
cause du conflit des armées qui s'en disputaient la possession.

Cordoue l'ibérienne, la romaine, l'arabe, a commencé dans l'histoire de
l'Espagne en même temps que la civilisation hispanique. Elle a été de
tout temps fameuse et puissante: aussi la haute aristocratie nobiliaire
aime-t-elle à rattacher ses origines à celle de Cordoue: c'est là que se
trouve la source par excellence du «sang bleu» (_sangre azul_), que les
gentilshommes espagnols disent couler dans leurs nobles veines. C'est à
l'époque des Maures que Cordoue atteignit à l'apogée de sa grandeur; du
neuvième siècle à la fin du douzième, elle eut près d'un million
d'habitants, et ses vingt-deux faubourgs se prolongeaient au loin dans
la plaine et les vallées latérales. La richesse de ses mosquées, de ses
palais, de ses maisons particulières était prodigieuse, mais, gloire
plus haute, Cordoue méritait alors le titre de «nourrice des sciences».
Elle était la principale ville d'études dans le monde entier; par ses
écoles, ses collèges, ses universités libres, elle conservait et
développait les traditions scientifiques d'Athènes et d'Alexandrie: sans
elle, la nuit du moyen âge eût été bien plus épaisse encore. Les
bibliothèques de Cordoue n'avaient pas d'égales dans le monde; l'une,
fondée par un fils du premier Abdérame, contenait plus de 600,000
volumes dont le catalogue n'emplissait pas moins de quarante-quatre
tomes. Mais les guerres civiles, l'invasion étrangère et le fanatisme
firent disparaître tous ces trésors. Conquise par les Espagnols plus
d'un demi-siècle avant Grenade, Cordoue descendit peu à peu au rang
d'une ville secondaire. Quoique occupant le véritable centre
géographique de l'Andalousie, elle est pourtant restée, depuis
l'expulsion des Maures, bien au-dessous de Séville, de Málaga, de Cádiz,
de Grenade. Cordoue a toujours la physionomie arabe que lui donnent ses
ruelles étroites, où ne descend pas le rayon direct du soleil. La
plupart de ses monuments ont péri, mais elle a gardé sa merveilleuse
_mezquita_ ou mosquée, sans égale dans le monde entier. Grenade a le
plus beau palais des musulmans, Cordoue leur plus beau temple. Cet
édifice, le chef-d'oeuvre de l'architecture arabe, a été bâti à la fin
du huitième siècle par Abdérame et son fils, et l'on se demande avec
étonnement comment l'espace de moins d'une génération put suffire pour
élever une si prodigieuse construction. Quand on y pénètre, on voit fuir
au loin les perspectives des colonnes, comme celles des sapins dans une
forêt sombre; les arcades, qui développent en deux étages superposés
leurs courbes de formes variées, simulent dans la demi-obscurité du
temple un immense branchage entremêlé. Bien qu'une grande partie des
colonnades, la moitié peut-être, ait été détruite pour faire place à un
choeur et à des chapelles catholiques, il reste pourtant encore huit
cent soixante piliers, sans compter ceux du portique et de la tour; les
avenues de colonnes ou nefs sont au nombre de dix-neuf dans le sens de
la largeur, et sont croisées par vingt-neuf autres rues ou _calles_, car
tel est le nom que leur donnent les Espagnols, en les distinguant par
les chapelles terminales. Les colonnes, qui proviennent de tous les
temples romains de l'Andalousie, du reste de l'Espagne, de la Gaule
musulmane, de la Maurétanie, et dont cent quarante furent envoyées de
Byzance en présent, offrent une collection presque complète des
matériaux les plus précieux, granit vert d'Egypte, rouge et vert
antiques, brèches de diverses couleurs; «les unes sont cannelées et
torses, les autres rugueuses comme le palmier, nouées comme le bambou,
ou lisses comme le bananier.» Les chapiteaux, corinthiens, doriques ou
arabes, sont des styles les plus variés; de même les arcades ont des
formes diverses: les unes sont à plein cintre, la plupart sont en fer à
cheval, à trois, cinq, sept ou même neuf ou onze lobes, de manière à
figurer un ruban de pierre. Nulle part de fatigante symétrie, partout
les architectes ont gardé la plus grande liberté de fantaisie. Partout
aussi ils avaient prodigué la plus riche ornementation; des nefs étaient
pavées en argent, des sanctuaires étaient revêtus de lames d'or
rehaussées de pierres précieuses, d'ivoire et d'ébène. On peut juger de
ce qu'était le luxe de la mosquée en pénétrant dans le _mihrab_, qui fut
autrefois le «saint des saints» et où l'on conservait une copie du
Livre, écrite en entier de la main d'Othman. La mosaïque du mihrab, de
travail byzantin, est certainement l'une des plus belles qui se voient
dans le monde.

Les districts les plus riches des environs de Cordoue ne sont pas ceux
qu'arrose le Guadalquivir: c'est vers l'intérieur des terres, surtout
dans le bassin du Guadajoz, au pied des montagnes qui prolongent à
l'ouest la sierra de Jaen, que se trouvent les centres agricoles les
plus riches et les plus populeux. Montilla est l'une des villes
d'Espagne les plus justement fameuses par l'excellence des vins;
Aguilar, dont les crus prennent aussi dans le commerce le nom de
_montilla_, le cède à peine à sa voisine par la valeur de ses produits;
Baena, Cabra ont aussi, en abondance, des vins, des huiles, des
céréales; Lucena possède, en outre, une certaine activité industrielle.
Par contre, il n'y a pas une seule grande ville dans la vallée du
Guadalquivir, entre Cordoue et Séville, sur un espace d'environ 150
kilomètres, suivant les détours du fleuve; même Palma del Rio, située
dans une oasis d'orangers, au confluent du Guadalquivir et du Genil,
n'est qu'une bourgade faiblement peuplée et tirant surtout son
importance du débouché qu'elle offre aux campagnes de la brûlante cité
d'Écija, bâtie dans la région des steppes du bas Genil. En maints
endroits, les bords du fleuve sont marécageux et les villages sont
dépeuplés par la fièvre.

Séville, la reine actuelle du Guadalquivir, la cité la plus populeuse de
l'Andalousie, possède aussi des merveilles architecturales; elle a son
Alcázar «aux murailles brodées», à peine moins beau que l'Alhambra de
Grenade, et plus admirable encore par ses jardins tout parfumés de la
senteur des orangers; elle a aussi sa riche cathédrale avec sa haute nef
d'un très-puissant effet, et son palais appelé _Casa de Pilatos_, maison
de Pilate, où le style de la Renaissance se marie admirablement au style
mauresque; car, suivant la remarque ingénieuse d'Edgar Quinet, un des
traits dominants de Séville est que la Renaissance dans l'architecture y
a été arabe, tandis que dans le reste de l'Europe elle a été grecque et
romaine. Mais de tous les monuments de Séville le plus fameux est la
_Giralda_ ou «Girouette», ainsi nommée d'une statue de bronze qui tourne
au sommet du campanile. Les Sévillans sont très-fiers de cette tour
mauresque, à la fois si noble et si élégante, et la considèrent comme
une patronne de leur cité. Toutefois ce n'est point la Giralda, ce ne
sont pas les autres monuments de Séville, ni ses trésors d'art et les
beaux tableaux de Murillo qui ont fait surnommer Séville
«l'enchanteresse» et qui font répéter si fréquemment le proverbe:

                 _Quien no ha visto Sevilla,
                  No ha visto maravilla!_

Ce qui fait la célébrité de cette ville dans toute l'Espagne, ce sont
les agréments de la vie, les danses, les fêtes, le mouvement perpétuel
de gaieté qui anime la population. Les courses de taureaux de Séville
sont les plus renommées de la Péninsule; mais son école de tauromachie
n'existe plus. Séville est espagnole depuis le milieu du treizième
siècle; constituée en république indépendante, elle lutta héroïquement
contre les armées du roi de Castille, mais elle succomba, et l'on
raconte que 300,000 de ses habitants, c'est-à-dire la population presque
entière, durent chercher un refuge dans la Berbérie et l'Espagne encore
musulmane. Ainsi l'antique Hispalis romaine, l'Isbalia des Maures,
devint la Séville castillane. Pendant deux siècles et demi l'élément
arabe se concentra dans les royaumes de l'Andalousie orientale, tandis
que Séville se repeuplait surtout d'immigrants de descendance
chrétienne. Par contre, le faubourg de Triana, qui se trouve sur la rive
droite du Guadalquivir, et qu'un pont de fer unit à Séville, est devenu
le grand quartier général des Gitanos de la Péninsule: c'est là que
siégent leurs conciliabules occultes, qui d'ailleurs prennent le plus
grand soin de ne se mettre jamais en conflit avec les autorités
politiques ou religieuses. A une faible distance au nord de Triana, sur
la rive du Guadalquivir, se trouvent, à côté du hameau de Santiponce,
les restes du fort bel amphithéâtre d'Italica, ancienne rivale de
Séville et patrie de Silius Italicus, ainsi que des empereurs Trajan,
Hadrien, Théodose. Coria, autre cité romaine, qui battit monnaie au
moyen âge, est de l'autre côté de Séville, également sur la rive droite
du fleuve; ce n'est plus qu'un village.

Grâce à son beau fleuve, qui lui permet de libres communications avec le
littoral et la mer, Séville a pu acquérir une certaine importance comme
ville industrielle; elle possède de grandes faïenceries, surtout à
Triana; mais ses manufactures de soieries, d'étoffes de toute espèce, de
tissus d'or et d'argent, n'ont pu soutenir la concurrence de l'étranger.
Le monopole commercial dont jouissait autrefois le port de Séville aux
dépens des autres cités de l'Espagne, a eu les conséquences inévitables
que tout privilége entraîne après lui: il n'a pas permis à l'initiative
industrielle de se développer et, quand est venu le moment d'agir dans
des conditions d'égalité, la situation s'est réglée par un désastre. La
principale manufacture de Séville est toujours restée sous la direction
du fisc: c'est la fabrique des tabacs, bâtisse énorme que l'on dit avoir
coûté près de 10 millions de francs et où travaillent plusieurs milliers
d'ouvrières. Sur un des promontoires qui dominent au sud la vallée du
Guadalquivir s'élève la petite ville aux fortifications mauresques
d'Alcalá de Guadaira, ou de los Panaderos, qui peut être aussi
considérée comme une vaste usine, car c'est là qu'on fabrique une grande
partie du pain que mangent les habitants de Séville: on en expédie
jusqu'à Madrid et à Barcelone et même en Portugal, tant la pâte en est
exquise. Alcalá ne fournit pas la grande ville de pain seulement, elle
lui envoie aussi son eau, qui jaillit de la colline en sources
nombreuses et limpides. Après avoir fait mouvoir les roues de plusieurs
minoteries, l'eau d'Alcalá entre dans Séville par un long aqueduc de
plus de quatre cents arcades, connu sous le nom d'_Arcos_ de Carmona. On
le désigne ainsi parce qu'il est parallèle à la route qui mène, à
travers les vignes et les oliviers, à l'ancienne ville romaine de
Carmona (Carmo), dominant les campagnes du haut de sa colline avancée.

Au sud de Séville, les anciennes cités de la Bétique inférieure,
très-populeuses du temps des Maures, n'ont plus qu'une faible
importance. Utrera, la plus considérable, et d'ailleurs assez jolie
ville, a le grand avantage, rare en Espagne, d'être au point de
croisement de quatre lignes de fer: là viennent s'unir à la principale
voie de l'Andalousie le chemin de fer de Moron, qui apporte les beaux
marbres de la sierra, et celui qui parcourt les riches campagnes d'Osuna
et de Marchena, villes limitées à l'est par le désert. Utrera est
célèbre dans le monde des _aficionados_, à cause des taureaux de course
qui paissent, à l'ouest de son territoire de culture, dans les maremmes
du Guadalquivir. Lebrija, ceinte de ses vieilles murailles et fière de
sa belle tour d'église, imitée de la Giralda, est encore plus rapprochée
qu'Utrera de ces espaces marécageux, qui commencent presque
immédiatement au pied de son coteau pour se continuer au sud-ouest,
jusqu'à la bouche du Guadalquivir. A Lebrija naquit Juan Diaz de Solis,
le navigateur qui découvrit le rio de la Plata.

La gardienne de l'embouchure, Sanlúcar de Barrameda, aux maisons
blanches et roses ombragées de palmiers, n'est plus, comme au temps des
Arabes, le grand port d'expédition de la vallée du Guadalquivir; ses
embarcations de cabotage et celles du petit havre de Bonanza, situé à
une faible distance en amont, à l'endroit où les flots transparents de
la mer viennent se rencontrer avec les eaux jaunes du fleuve, ne servent
plus qu'au transport des denrées locales. Sanlúcar, que l'on accusait
jadis, à tort ou à raison, de compter parmi ses habitants un nombre
malheureusement très-considérable d'hommes violents et débauchés, eut
l'insigne honneur de voir sortir de son port, en 1519, les trois navires
de Magellan et d'y voir rentrer, trois années après, le premier bâtiment
qui eût tracé son sillage sur toute la rondeur du globe. Mais, en dépit
de ce grand titre de gloire commerciale, Sanlúcar, dont les belles
plages invitent les baigneurs, est bien plus une ville de plaisir et de
villégiature qu'une cité de trafic maritime. C'est dans un autre bassin
fluvial, aux bords du Guadalete, peut-être le Léthé des anciens, que
l'on rencontre le centre de commerce le plus actif entre Séville et
Cádiz, la ville élégante et même fastueuse de Jerez de la Frontera,
qu'entourent les immenses _bodegas_ ou celliers, dans lesquels sont
entassées les barriques remplies du vin précieux. La réputation des
divers crus de Jerez date du commencement du dix-huitième siècle, et
depuis cette époque elle n'a cessé de grandir; actuellement, le _sherry_
occupe, avec le vin de Porto, la plus grande part des caves de
l'Angleterre. En montant à la pittoresque cité d'Arcos de la Frontera,
bâtie au sommet d'un escarpement blanchâtre, on a sous les yeux toute la
riche vallée du Guadalete où se recueille la liqueur exquise. Un petit
monticule qui s'élève au milieu des vignobles indique, suivant la
tradition, l'endroit où aurait eu lieu le gros de la fameuse bataille
qui livra l'Espagne aux musulmans.

La baie de Cádiz, si bien défendue des vents et de la houle du large par
la flèche allongée qui commence à l'île de Leon, est tout entourée de
ports, de villes et de villages formant comme une grande cité maritime.
Près de l'angle septentrional de la baie, qui semble le débris d'un
ancien littoral rompu par l'effort des vagues, une vieille enceinte
d'aspect cyclopéen entoure la ville de Rota, rendez-vous des pêcheurs et
peuplée de vignerons auxquels on a fait une réputation de Béotiens, mais
qui n'en savent pas moins préparer l'un des meilleurs vins de l'Espagne.
Puis, après une succession de criques et de becs, on voit s'ouvrir
l'estuaire de Puerto de Santa María, où le Guadalete vient déboucher
dans l'Atlantique: c'est de là que les négociants en vins, dont les
magasins s'alignent le long des quais, expédient presque tous les
produits des vignobles de Jerez. De tout temps un grand mouvement
d'échanges s'est opéré par ce havre, mieux situé que celui de Cádiz, à
cause de la convergence des voies de communication venues de
l'intérieur; on dit même que les habitants de Buenos-Ayres doivent leur
nom de _Porteños_ aux nombreux immigrants andalous que lui expédia le
«port» de Santa María; le célèbre Florentin dont le nom a été donné au
Nouveau Monde, Amerigo Vespucci, était parti de la barre du Guadalete.
Puerto Real, l'ancien _Portus Gaditanus_, situé au milieu d'un dédale de
marigots où les eaux douces et les eaux salées se déplacent tour à tour
est un simple débarcadère; les chantiers voisins, que l'on désigne sous
le nom de Trocadero ou «Lieu d'Échanges» et qui rappellent un fait
d'armes de l'expédition française de 1823, sont fréquemment déserts, et
souvent l'arsenal de la Carraca, ses bassins, ses grands entrepôts, ses
forts casematés ne sont habités que par les galériens, les
gardes-chiourme, la garnison. A l'est et au sud s'étendent des salines
où l'on recueille une quantité de sel fort considérable.

[Illustration: Nº 131.--CADIZ ET SA RADE.]

San Cárlos, au sud de la baie intérieure de Cádiz, est la première des
villes riveraines qui soit tout à fait insulaire. Le chenal navigable de
Santi Petri, ou de San Pedro, ayant de 7 à 8 mètres de profondeur à
marée haute et traversé d'ailleurs par route et chemin de fer, la sépare
du continent et des coteaux qui portent les maisons de plaisance et les
auberges de Chiclana, ville de bains qui est en même temps le lieu de
naissance et l'école des grands _toreros_ de l'Andalousie. San Cárlos
n'est guère qu'un faubourg de San Fernando, appelé aussi tout simplement
_la Isla_, où se trouve l'Observatoire de marine par lequel les
astronomes espagnols font passer leur premier méridien. Au delà d'un
nouveau canal commence l'arête rocheuse et en partie recouverte de sable
de l'Arrecife, que l'on peut comparer à une tige dont Cádiz serait la
fleur épanouie: à la racine de ce pédoncule se trouvait jadis une haute
tour phénicienne servant de piédestal à un dieu de bronze étendant le
bras droit vers les mers inconnues de l'Occident. On dépasse des forts,
les remparts et les fossés de la Cortadura, creusés en 1810 par les
Gaditains eux-mêmes, et des deux côtés on voit la plage s'abaisser vers
les flots bleus. A gauche, dans la grande mer, les bateliers montrent
aux voyageurs naïfs les prétendus restes d'un temple d'Hercule
qu'auraient englouti les vagues. Un fait est certain, c'est que toute la
contrée a subi, soit dans les temps historiques, comme l'affirment les
marins, soit à une époque antérieure, un mouvement considérable de
dépression. Les barres qui prolongent leur ligne de brisants à 3 ou 4
kilomètres en mer, parallèlement à la plage actuelle, sont un reste
sous-marin de l'ancien littoral. Il est vrai qu'un exhaussement du sol
avait précédé la dépression, car la péninsule sur laquelle repose la
ville de Cádiz repose en entier sur des restes de coquillages, huîtres
et pectens.

Enfin on a franchi la dernière ligne des fortifications et l'on est
entré dans la fameuse Cádiz, héritière de l'antique Gadir des
Phéniciens, de la Gadira des Grecs, de la Gadès des Romains. Aux
premiers âges de l'histoire ibérienne, cette ville avait, parmi les
cités de la Péninsule, la prééminence qui appartint plus tard à
Tarragone, à Mérida, à Tolède, à Cordoue, à Grenade, et qui depuis trois
siècles est échue à Madrid. Pendant la période historique, Cádiz eut ses
alternatives de richesse et de décadence, mais elle occupe une position
géographique tellement privilégiée, qu'elle a toujours repris sa
prospérité, en dépit des revers politiques et des règlements de fisc,
plus funestes encore. Non-seulement elle a son excellente rade, ou
plutôt son ensemble de ports, mais elle se trouve près de l'issue d'une
large et féconde vallée fluviale, à côté de la porte qui fait
communiquer les eaux de l'Océan avec celles de la Méditerranée, et non
loin de la pointe terminale d'un continent tout entier. Cádiz est un
port d'embarquement naturel pour les côtes du Nouveau Monde, et lorsque
le réseau des chemins de fer de la Péninsule, déjà rattaché à celui du
reste de l'Europe, sera utilisé comme il devrait l'être, la rade de
Cádiz disputera au grand port du Tage le privilége d'être la tête de
ligne de tout le continent européen sur la route de l'Atlantique
austral.

Si le petit port envasé de Palos, situé au bord de l'estuaire du rio
Tinto, a eu l'honneur d'expédier les caravelles qui découvrirent les
Indes occidentales, c'est le port de Cádiz qui, pour sa part, a eu,
pendant une longue période de l'histoire coloniale, les bénéfices du
commerce avec ces contrées, surtout depuis 1720, époque à laquelle le
tribunal des Indes fut transféré de Séville à Cádiz. En 1792, les
Gaditains expédiaient en Amérique des marchandises d'une valeur de 67
millions de francs et en recevaient des denrées et des matières
précieuses pour une somme de 175 millions. Il est vrai que, bientôt
après, l'Espagne devait payer trois siècles de monopole commercial par
la perte subite et presque totale de ses échanges avec le Nouveau Monde,
et Cádiz vit ainsi tarir la source la plus abondante de ses revenus;
elle n'avait plus guère que la pêche et les salines, mais la fortune lui
est revenue en partie, et de nouveau les navires se pressent devant ses
quais [168].

[Note 168:

Mouvement général de la baie de Cádiz, en 1874       587,000  tonnes.
Commerce général     »          »           »     92,000,000  fr.
Navires et embarcations appartenant à
                                Cádiz, en 1868        3,557,
                                            jaugeant 56,328 tonnes.
Produit de la pêche, en 1868                        900,000 kilogr.
]

Sur cette partie du littoral d'Espagne, entre l'Algarve portugais et le
détroit, Cádiz est la seule ville qui soit en relations d'affaires avec
le monde entier; Huelva, si active d'ailleurs, n'a qu'un trafic spécial,
celui des minerais de toute espèce qu'elle expédie aux usines de
l'Angleterre.

Pour son trafic et sa population nombreuse, Cádiz est trop à l'étroit:
le littoral de la baie est peuplé d'environ 200,000 habitants, dont le
tiers n'a pas même trouvé place dans la ville. A l'est, en dehors de la
«Porte de Terre», existent il est vrai quelques terrains qu'il serait
facile d'agrandir en endiguant les bas-fonds de la baie; mais les
officiers du génie n'y laissent point bâtir de grands édifices, et ce
quartier extérieur n'a pris qu'une faible importance. D'après le
proverbe espagnol, «Cádiz n'est qu'un plat d'argent posé sur la mer.» De
toutes parts entourée d'eau, la «Venise espagnole» a dû gagner en
hauteur ce qui lui manque en surface; ses maisons ont dû se dresser
jusqu'à cinq et six étages, et presque toutes sont encore surmontées
d'un belvédère d'où l'on voit se dérouler autour de la ville le grand
cercle des eaux. Quoique ainsi emprisonnée et n'ayant pour promenade que
le parapet de ses murs d'enceinte, Cádiz est pourtant fort gaie
d'aspect: ses maisons, badigeonnées de nuances claires, sont plaisantes
à voir; les habitants, réputés pour leur amour du plaisir, leur
vivacité, leur talent de repartie, leur élégance presque créole, ont
mérité à la ville le nom de «Cádiz la Joyeuse»; mais ils ont d'autres
titres auprès de leurs concitoyens d'Espagne. De tout temps, ils ont
montré un grand esprit d'indépendance, et c'est au milieu d'eux que
naquit l'Espagne moderne, lorsque les Cortès, assemblées dans l'île de
Leon, représentaient la patrie debout contre l'envahisseur étranger.

Sur les rivages de l'Andalousie méditerranéenne, Almería fut jadis une
autre Cádiz pour l'activité du commerce. A l'époque où les deux rives
opposées de la mer étaient occupées par des peuples de même langue et de
même religion, nul port n'était plus favorablement situé que celui
d'Almería pour la facilité des relations d'une rive à l'autre, car c'est
là que commence l'étroit de la Méditerranée, et les voyageurs pouvaient
ainsi changer de continent sans braver de grands dangers de mer et sans
faire un long détour par le détroit de Gibraltar. La tradition de
l'ancienne grandeur d'Almería s'est maintenue dans le pays et l'on
répète à ce sujet un dicton populaire:

                 Cuando Almería era Almería,
                   Granada era su alquería.

                 Quand Almérie était Almérie,
                 Grenade était sa métairie.

Mais les Espagnols ont pris soin de mettre un terme à cette prospérité
lorsqu'ils s'emparèrent de la ville, au milieu du douzième siècle, avec
l'aide des Génois et des Pisans, et mirent la main sur cette «coupe
sacrée» (_sacro calino_) que la légende dit avoir été le Saint-Graal, le
vase mystique dont la conquête coûta tant d'efforts aux chevaliers de la
Table Ronde. Quoique vaincues, Almería et les autres villes de son
district restèrent longtemps mauresques, comme elles le sont encore par
l'origine de leurs habitants; mais il leur fallut cependant se défendre
contre les incursions des Barbaresques, et la cathédrale d'Almería,
commencée au seizième siècle, témoigne, par son aspect de forteresse,
des périls qu'avait à courir la population. Quant aux maisons blanches à
terrasses, aux ruelles tortueuses, à la vieille casbah, qui pouvait
contenir jusqu'à vingt mille hommes, elles ont conservé leur physionomie
tout à fait arabe, et par les portes entr'ouvertes on entrevoit des
femmes accroupies à la manière orientale qui s'occupent à tisser des
nattes. Depuis que l'Algérie a pris une grande importance comme pays de
colonisation espagnole, Almería renoue la chaîne de commerce qui
l'attachait autrefois à la Maurétanie; à ses expéditions de minerai vers
l'Angleterre et la France elle ajoute un mouvement incessant de
voisinage avec le port algérien d'Oran.

A l'occident d'Almería se succèdent des villes à la température et aux
productions tropicales. Au débouché de la vallée du rio Grande
d'Alpujarra, est le port de Dalias, qui justifie son nom arabe «la
Treille», en produisant des raisins exquis: ce fut, dit-on, le premier
établissement fixe des Arabes venus d'Afrique. Au delà se suivent Adra,
les deux petits ports de Motril, Cala Honda et le Baradero, puis
Almuñecar, Velez-Málaga, et la cité de Málaga «l'enchanteresse»,
entourée de ses magnifiques jardins et de ses vergers qu'arrosent les
eaux du Guadalmedina.

Málaga, d'origine phénicienne comme la plupart des autres ports du
littoral, est la ville la plus populeuse et la plus commerçante de
l'Andalousie; moins riche en beaux monuments arabes que Grenade,
Cordoue, Séville,--car elle ne possède que des palais dégradés,--moins
fameuse par les événements de l'histoire que Cádiz, sa rivale de la côte
atlantique, elle doit à son excellent port et à l'exubérante fertilité
de ses campagnes d'avoir distancé toutes les autres villes de l'Espagne
méridionale par le nombre et l'activité de ses habitants; en Espagne,
elle n'est dépassée que par Barcelone pour l'importance annuelle de ses
échanges. Málaga a sur Cádiz l'avantage de n'être pas un simple lieu
d'entrepôt. Les denrées qu'elle exporte, vins, oranges, fruits de toute
espèce, mais surtout raisins secs (_pasas_), proviennent de sa banlieue
immédiate, admirablement arrosée par les canaux d'irrigation du
Guadalhorce et débarrassée de tous les marécages qui s'y trouvaient
naguère. Málaga possède même pour alimenter son commerce ce que n'a pas
Cádiz, plusieurs établissements industriels, et notamment des fonderies,
de grandes fabriques de sucre de canne; son climat délicieux ferait
aussi de cette ville un séjour des plus désirables pour les étrangers,
si les maisons et les rues étaient tenues plus proprement. Le port de
Málaga, fort vaste, serait menacé, dit-on, de diminuer d'étendue par un
exhaussement du fond; mais il ne faut peut-être attribuer les
empiétements du rivage qu'aux débris charriés par le torrent de
Guadalmedina; une large promenade a été conquise sur ses eaux devant les
anciens quais. Vue de la mer, la cathédrale, qui domine le port, semble
presque aussi grande que le reste de la ville; mais, outre les maisons
groupées à la base de la colline et de la forteresse de Gibralfaro, il
faudrait compter aussi comme appartenant à la cité les innombrables
villas parsemées sur les pentes des coteaux environnants et dans les
vallons tributaires du Guadalhorce et du Guadalmedina. Les villes de
bains sulfureux et autres qui se trouvent ça et là dans les régions les
plus pittoresques des montagnes voisines, Alora, Alhaurin Grande,
Carratraca, et même Alhamá, sur le versant septentrional de la sierra de
Alhamá, peuvent être considérées comme dépendant en grande partie de
Málaga, car ce sont principalement les _Malagueños_ qui animent pendant
l'été les rues de ces lieux de villégiature et de guérison. On dit que
les sources d'Alhamá étaient tellement fréquentées du temps des rois
maures, qu'elles leur rapportaient 500,000 ducats par an. De nos jours
les bains de ces contrées sont beaucoup moins appréciés qu'ils ne le
méritent. Les eaux de Lanjaron, dans le val de Lecrin, ont, dit-on, plus
de vertu que celles de Vichy, et de plus ont l'avantage de jaillir dans
le «Paradis» de l'Alpujarra, au milieu des sites les plus grandioses et
les plus charmants. Les habitants sont eux-mêmes parmi les plus beaux de
la Péninsule: «Il n'y a qu'un Lanjaron en Espagne!» dit le proverbe.

Les villes d'Antequera et de Ronda, qu'on laisse à une certaine distance
dans l'intérieur, appartiennent toutes les deux au bassin de la
Méditerranée, puisque la première est située sur le Guadalhorce, qui se
jette dans la mer un peu à l'ouest de Málaga, et que l'autre s'élève
dans le bassin du Guadiaro, dont les eaux baignent les pentes orientales
des collines de San Roque, au nord de Gibraltar. Antequera est une des
plus antiques cités de l'Espagne; elle sert d'intermédiaire aux échanges
qui s'opèrent directement entre Málaga et la vallée du Guadalquivir; en
outre, elle a les produits agricoles de son admirable vega, l'une des
plus fécondes de l'Andalousie. Sur une colline des environs s'élève un
grand dolmen de six mètres de longueur, fort curieux par sa situation
géographique à égale distance des mégalithes de la Gaule et de ceux de
l'Afrique septentrionale: on lui donne le nom de _Cueva del Mengal_.
Quant à la ville encore tout arabe de Ronda, elle ne peut avoir
l'importance d'Antequera comme lieu d'échanges, à cause de sa position
dans le cœur même de l'âpre serranía, sur les deux rochers que sépare
l'énorme coupure dite le Tajo ou «l'Entaille», profonde de 160 mètres et
d'une largeur de 35 à 70 mètres. Un pont, que l'on croit romain, unit
les deux rives dans la partie supérieure de la gorge; un autre,
d'origine arabe, franchit le défilé à 40 mètres au-dessus du Guadalevin;
enfin, les trois arcades superposées d'un pont moderne rejoignent les
deux lèvres mêmes du défilé. Après avoir dirigé la construction de cette
œuvre prodigieuse pendant quarante-huit années, de 1740 à 1788,
l'architecte Aldehuela l'inaugura tristement, en tombant dans le gouffre
où tournoient les aigles et les vautours. Du palier et des terrasses
suspendues, on jouit d'une vue enchanteresse sur la vallée du Guadalevin
et la sierra de San Cristóbal; mais le spectacle le plus saisissant est
celui qui se présente quand, au sortir de la roche, où serpente un
escalier arabe taillé dans la pierre vive, on se trouve tout à coup dans
la gorge ténébreuse, au bord des cascades du Guadalevin, et que l'on
voit au-dessus de sa tête les arbres, les tourelles et les hautes
arcades se profiler dans le ciel. Un ruisseau tranquille, qui sort des
profondeurs de la roche, vient près de là mêler son eau pure à celle du
torrent.

Comme forteresse, Ronda défendait bien les passages de la montagne entre
la vallée du Genil et celle du Guadiaro, et pendant les guerres elle a
toujours été un point stratégique important; quoiqu'elle eût succombé
sept ans avant Grenade, les habitants du pays environnant défendirent
encore leur nationalité mauresque contre les chrétiens espagnols
jusqu'en l'année 1570. Les _Rondeños_ sont fort habiles à dresser les
chevaux du pays, qui escaladent d'un pied sûr les rudes sentiers des
montagnes; en outre, ils fournissent au commerce un grand nombre
d'agents, ne figurant pas d'ailleurs sur les états réguliers de la
statistique officielle: ce sont les contrebandiers qui se chargent
d'introduire en Andalousie les cotonnades, les étoffes de toute espèce,
les tabacs et autres marchandises entassées dans les magasins de
Gibraltar. Les ports de Marbella et d'Estepona, sur la rive
méditerranéenne de l'Andalousie, et, de l'autre côté du promontoire
d'Europe, la jolie ville d'Algeciras, prennent aussi leur part de ce
commerce interlope. On a souvent parlé de faire d'Algeciras une rivale
de Gibraltar pour le mouvement des échanges; mais comment pareil espoir
pourrait-il se réaliser? Où sont les cités industrielles qui pourraient
alimenter de leurs produits la rade d'Algeciras?

Quant à l'étroit rocher dont les Anglais se sont emparés en 1704, et
qu'ils ont perforé de plusieurs kilomètres de chemins couverts, hérissé
de plus de mille canons, pour dominer de leur mieux le passage du
détroit, ils ont su en faire, non-seulement une forteresse imprenable,
mais aussi un entrepôt de commerce extrêmement actif [169].

[Note 169: Mouvement du port de Gibraltar:

                      Année 1869.

Grands voiliers   2,742 nav. jaugeant 893,350 ton.
Petits voiliers   2,300        »       41,400  »
Bateaux à vapeur  3,894        »    2,521,900  »
                  ______________________________
Totaux            8,936 nav.   »    3,456,550  »

                      Année 1873.

Grands voiliers   2,028 nav. jaugeant 677,700 ton.
Petits voiliers   1,735        »       31,200  »
Bateaux à vapeur  5,268        »    2,712,900  »
                  ______________________________
Totaux            9,031 nav.   »    3,421,800  »

]

A l'exception de quelques fruits mûris dans les jardins qu'on a ménagés
sur les talus de pierrailles, Gibraltar ne peut rien produire. C'est
Tanger qui nourrit sa voisine d'Europe: viande, blé, proviennent en
grande partie de la rive africaine du détroit, et nombre de négociants
de la ville sont eux-mêmes des Marocains s'occupant du placement de
leurs denrées. Mais, si les ressources propres manquent à la ville
anglaise, elle s'en dédommage amplement par les profits qu'elle retire
de son commerce de contrebande avec l'Espagne, consistant principalement
en tabac, et du passage incessant des navires de guerre, des
longs-courriers, des caboteurs. L'importance maritime de Gibraltar, déjà
considérable, mais beaucoup moins grande que ne pourrait le faire
supposer le mouvement extraordinaire de la navigation, serait bien
supérieure, si le port n'était exposé aux vents du sud et du sud-ouest,
même à ceux de l'est. Lorsque le temps est incertain, les navires de
Gibraltar, aussi bien que ceux d'Algeciras, sont obligés de se réfugier
à l'extrémité nord-orientale de la baie, dans la crique de
Puente-Mayorga. Seulement un quart des navires qui passent le détroit
s'arrête à Gibraltar; les autres n'y font qu'une escale temporaire sans
se livrer à aucune opération commerciale. Les navires à vapeur, qui
deviennent de plus en plus nombreux en proportion, à cause de la vitesse
et de la régularité que le commerce exige désormais, n'entrent au port
de Gibraltar que pour y prendre, dans les magasins flottants, la
quantité de charbon qui leur est nécessaire, et les voiliers y relâchent
pour attendre les ordres des armateurs ou le changement de vent. Environ
les trois quarts du prodigieux tonnage des navires qui relâchent à
Gibraltar appartiennent à l'Angleterre; l'Italie et la France se
disputent le deuxième rang, et le pavillon espagnol, qui pourtant flotte
en vue des côtes de la patrie, arrive seulement en quatrième ligne.

[Illustration: Nº 135.--GIBRALTAR.]

Malgré la beauté pittoresque de son rocher et la vue de la rade,
Gibraltar est un séjour peu agréable, à cause de l'air fiévreux qui
s'élève des marécages de l'île et plus encore à cause du régime
strictement militaire qui règne dans la place. Les sujets anglais seuls
ont le droit de s'y établir à demeure et d'y acquérir des propriétés.
Les étrangers ne peuvent résider dans la ville que munis d'une
autorisation spéciale, et les grandes autorisations ne peuvent s'obtenir
qu'après quarante années de résidence. Les centaines d'Espagnols qui
viennent chaque jour pour le marché sont tenus de se munir d'un permis
en entrant dans la ville et doivent être sortis des murs d'enceinte
avant le coup de canon du soir. De leur côté, les Anglais résidant à
Gibraltar, que l'on désigne plaisamment sous le nom de «lézards du
rocher» (_lizards of the rock_), se sentent un peu à l'étroit sur leur
péninsule brûlante, et chaque ville, chaque village des environs, en
reçoit sa petite colonie [170]. San Roque surtout est devenue presque
anglaise à cause des immigrants de Gibraltar qui viennent y chercher
pendant les chaleurs de l'été un air plus frais et plus salubre que
celui de leur promontoire. Lors de la saison de la chasse, les montagnes
de la contrée, fort riches en gibier, retentissent des coups de fusil
tirés par les insulaires en villégiature.

[Note 170: Population probable des villes principales de
l'Andalousie:

Málaga                  92,000 hab.
Séville (Sevilla)       80,000  »
Grenade (Granada)       65,000  »
Cádiz                   62,000  »
Cordoue (Córdoba)       45,000  »
Linarès                 40,000  »
Jerez                   35,000  »
Antequera               30,000  »
Almería                 27,000  »
Écija                   24,000  »
Chiclana                22,000  »
Puerto Santa-María      18,000  »
San Fernando            18,000  »
Carmona                 18,000  »
Jaen                    18,000  »
Sanlúcar de Barrameda   17,000  »
Lucena                  16,000  »
Osuna                   16,000  »
Montilla                15,500  »
Ubeda                   15,000  »
Velez-Málaga            15,000  »
Loja                    15,000  »
Baeza                   15,000  »
Utrera                  14,000  »
Ronda                   14,000  »
Motril                  13,500  »
Baza                    13,500  »
Velez Rubio             13,000  »
Montoro                 12,000  »
Lebrija                 12,000  »
Marchena                12,000  »
Aguilar                 12,000  »
Baena                   14,500  »
Cabra                   11,500  »
Andújar                 11,000  »
Arcos de la Frontera    12,000  »
]



IV

VERSANT MÉDITERRANÉEN DU GRAND PLATEAU, MURCIE ET VALENCE.


Les plateaux de l'intérieur de l'Espagne et les monts qui en forment le
rebord s'abaissent du côté de la Méditerranée avec une déclivité rapide
qui permet de changer de climat et d'horizon dans un petit nombre
d'heures. Des âpres terres où le vent du nord apporte souvent les
froidures, on descend dans les régions heureuses toujours réchauffées
par le soleil. Au lieu de voir les eaux des rivières s'enfuir au loin
vers l'Atlantique boréal, on aperçoit à ses pieds les flots
resplendissants de la Méditerranée. Ces pentes tournées vers la mer
d'Afrique, les plaines étroites qui s'étendent à leur base, les bastions
de promontoires qui leur servent de point d'appui, constituent donc, par
leur ensemble, une région naturelle tout à fait distincte du reste de
l'Espagne. Il est vrai que les frontières administratives de Murcie et
de Valence ne coïncident pas exactement avec les limites de la région
naturelle; Murcie occupe une partie des plateaux qui appartiennent à
l'Espagne centrale: d'autre part, la province aragonaise de Teruel
empiète sur les vallées dont les eaux s'épanchent sur le territoire de
Valence; mais, si l'on considère surtout la population, on reconnaît
qu'elle s'est amassée dans le voisinage du littoral, tandis que les
escarpements supérieurs sont presque déserts. La zone vivante des deux
provinces est précisément indiquée par les traits du relief géographique
[171].

[Note 171:

             Superficie.       Population en 1870. Popul. kilom.

Murcie    32,497 kil. carrés.     1,100,510 hab.        34
Valence   17,608    »               961,360  »          56
         __________________      ________________      ___
          50,105 kil. car.        2,061,870 hab.        41
]

[Illustration: PAYSANS DE MURCIE. Dessin de Fritel, d'après des types
photographiés par M.J. Laurent.]

Au nord de la sierra de Gata, qui forme l'angle sud-oriental de la
Péninsule, les chaînons appartenant au système de la sierra Nevada
s'abaissent par degrés en s'approchant de la mer et se terminent en
sinueuses rangées de montagnes et de collines inégales, séparées par des
_ramblas_, ou ravins, presque toujours sans eau. L'orientation normale
de ces chaînons est dans le sens de l'ouest à l'est et du sud-ouest au
nord-est. La sierra de los Filabres, interrompue par la vallée où
coulent parfois les eaux soudaines de l'Almanzora, reparaît en une
faible chaîne côtière et, sous le nom de sierra de Almenara, se prolonge
entre Lorca et Carthagène; la péninsule en forme de faucille qui
s'avance au loin dans la mer au cap de Palos peut être considérée comme
une ramification lointaine de cette chaîne, qui continue elle-même la
sierra Nevada. L'arête de las Estancias, déprimée au col de Velez Rubio,
puis coupée par le défilé de la Sangonera, en amont de Lorca, va se
rattacher, plus au nord, à des massifs voisins de la sierra de Espuña.
Celle-ci, qui domine de plus de 1,500 mètres les plaines de Murcie, est
elle-même une continuation de la sierra de María, par l'intermédiaire du
massif appelé «le Géant», _el Gigante_. Enfin, les sierras de Sagra et
del Mundo projettent aussi vers le nord-est leurs chaînons avancés qui
forcent à de longues sinuosités les hauts affluents du Segura. Seule la
sierra de Alcaraz, après s'être redressée aux «Roches», ou Peñas de San
Pedro, reste séparée des montagnes de Chinchilla par des plaines
très-faiblement accidentées.

Sur la rive gauche du Segura, les diverses sierras, de Chinchilla, de
Cabras, del Carche, de Pila, de Crevillente, suivent la même direction
moyenne; puis, réunies en un même massif fort tourmenté, dont la plus
haute cime, le Moncabrer, se dresse au-dessus d'Alcoy en une véritable
montagne, elles se rétrécissent en pointe pour former cet ensemble de
caps qui s'allonge au-devant des îles Baléares et qui rhythme d'une
façon si gracieuse le littoral de la Péninsule. La montagne qui termine
la chaîne, au cap San Antonio, est célèbre dans l'histoire de la
géodésie: c'est le Mongo, l'observatoire naturel où s'installèrent
Méchain, Biot, Arago, pour faire leurs opérations relatives à la mesure
du méridien. Des ruines de la cabane en pierres sèches qui couronnent le
sommet de la montagne on jouit d'une vue admirable sur la mer: le groupe
des Baléares et toute la côte de l'Espagne, du delta de l'Èbre au cap de
Palos. Un des promontoires voisins du Mongo, le Peñon de Hifac, à peine
rattaché à la rive par un isthme étroit, est d'origine volcanique. Dans
le voisinage, divers autres indices témoignent de l'activité des
anciennes crevasses du sol.

Les montagnes qui dominent les vallées du Júcar et de ses affluents ne
semblent être que les débris du grand plateau qui s'élève à l'ouest et
qui forme la principale gibbosité de l'Espagne centrale. Les sommets aux
pentes ravinées, les massifs fragmentaires, les chaînons inégaux et
tortueux du versant méditerranéen sont presque tous inférieurs en
élévation à l'énorme croupe occidentale, dont ils ont été détachés par
le travail érosif des eaux; quelques cimes seulement, le Pico Ranera, la
sierra Martes ont l'aspect de véritables montagnes. Dans le bassin du
Guadalaviar, les sierras indépendantes sont plus hautes et d'une plus
fière apparence. Autour de la Muela de San Juan, la borne centrale des
bassins fluviaux, divers contre-forts, la sierra de Albarracin, la
sierra de Valdemeca, les «Monts Universels», sont encore à demi engagés
dans l'épaisseur du plateau; mais, plus à l'est, un massif de formes
arrondies, où pyramide le pic de Javalambre et qui dépasse 2 kilomètres
d'altitude, a tout à fait le caractère montagneux. Au nord de ce massif
et du petit fleuve de Mijares, souvent à sec, se dresse un autre groupe
dominateur, la Peñagolosa, qui se relie à l'est, par un plateau
montueux, à la sierra de Gudar, dont les pentes septentrionales
appartiennent déjà au bassin de l'Èbre.

De la Peñagolosa au grand coude du fleuve, tous les massifs aux noms
catalans, la Muela de Ares, le Tosal des Encanades, le Bosch de la
Espina, et d'autres moins importants, sont disposés en forme de chaîne
côtière, parallèlement au rivage de la Méditerranée. A leur base et dans
le voisinage immédiat de la mer, deux petites chaînes jumelles, coupées
de distance en distance par les vallées d'alluvions ou de pierres que
parcourent les torrents, se développent suivant une même ligne
parallèle, en laissant entre elles une dépression, utilisée par routes
et chemins de fer. La sierra de Montsía termine pittoresquement cette
arête géminée, au bord même de l'Èbre. Avant que ce fleuve n'eût percé
le rempart de montagnes qui le retenait en lac dans les plaines de
l'Aragon, la petite chaîne riveraine, de même que la sierra plus haute
de l'intérieur, se prolongeait régulièrement vers les Pyrénées[172].

[Note 172: Altitudes, d'après Coello, des montagnes du versant
méditerranéen:

Gigante               1,499 mètres.
Morron de Espuña      1,582   »
Moncabrer             1,385   »
Pico de Javalambre    2,002   »
Peñagolosa            1,811   »
Muela de Ares         1,318   »
Tosal des Encanades   1,392   »
Sierra de Montsía       762   »
]

Dans leur ensemble, les montagnes du versant méditerranéen de l'Espagne
centrale sont d'une grande nudité; les broussailles apparaissent de loin
comme des taches noirâtres sur la roche éblouissante. De même qu'en
Grèce et en Provence, on peut suivre du regard les arêtes précises des
sommets, et la pureté de ce profil éclairé par un ciel presque toujours
limpide et bleu ajoute à la beauté sévère des paysages. L'extrême
transparence de l'air a valu à la contrée de Murcie le nom de _Reino
Serentsimo_, «Royaume Très-Serein.» C'est pour la même raison que l'on
désigne les montagnes de la contrée sous la poétique appellation de
_montes de Sol y Aire_, «montagnes du Soleil et de l'Air libre.» Dans le
bassin du Segura, plus encore que dans l'Andalousie, le climat est
décidément africain. Le printemps et l'été cessent d'exister comme
saisons; il n'y a plus, comme sous la zone tropicale, qu'une saison des
chaleurs et un hivernage, qui dure d'octobre en janvier. Mais les écarts
des saisons sont heureusement tempérés, en été par le mistral qui
descend des plateaux, en hiver par les brises régulières qui soufflent
de la mer voisine. Le mois de mars est celui pendant lequel les vents se
propagent le plus souvent en tempêtes.

La végétation du littoral, surtout celle de Murcie, offre un mélange
intime des produits de la zone tropicale et de la zone tempérée. Un
grand nombre d'arbres gardent leur feuillage pendant toute l'année,
tandis que d'autres le perdent en hiver. A côté du froment, du riz, du
maïs, des oliviers, des orangers, des vignes de l'Europe méridionale, on
voit le cotonnier, la canne à sucre, la patate douce, le nopal, l'agave,
le chamærops, le dattier. Maint steppe de la contrée rappelle
non-seulement l'Afrique, mais encore les confins du Sahara. Les maladies
tropicales trouvent aussi dans le climat de l'Espagne sud-orientale un
milieu qui leur convient. Importée par les navires d'Amérique, la fièvre
jaune s'est plusieurs fois développée sur la côte méditerranéenne de
l'Espagne, et même Barcelone, voisine des côtes de France, se souvient
encore des ravages du fléau. Comme tant d'autres contrées riveraines de
la Méditerranée, les côtes de Valence ont aussi à souffrir du mauvais
air, surtout après les inondations soudaines, quand des matières
putréfiées séjournent dans la campagne. Le mélange des eaux douces et
des eaux salées dans les lagunes, ou _albuferas_, du littoral détruit
également la pureté de l'air et fait naître des fièvres dangereuses. Au
contraire, les lacs tout à fait salins qui se succèdent dans le
voisinage de la côte au sud du Segura, et la grande baie intérieure de
Mar Menor, qu'une flèche sablonneuse d'une vingtaine de kilomètres
sépare de la haute mer, n'exercent aucune influence funeste sur le
climat.

La région de l'Espagne où il pleut le moins est la partie sud-orientale
de la Péninsule [173].

[Note 173:

                                    Murcie.  Alicante.  Valence.

Température moyenne, d'après Coello   (?)    20°,7(?)   19°,7(?)
Pluies moyennes                     0m,362    0m,427    0m,446
Journées de pluie                      63       48        45
]

[Illustration: Nº 133.--STEPPE DE MURCIE.]

Entre Almería et Carthagène, la moyenne de l'humidité tombée est d'une
vingtaine de centimètres à peine; dans les campagnes d'Alicante et
d'Elche, elle est peut-être un peu plus abondante; Murcie, située à la
base de montagnes qui arrêtent les vents pluvieux au passage, Valence,
bâtie sur la concavité d'un golfe déjà tourné vers l'est et le nord-est,
ont des pluies plus considérables; mais la moyenne d'un demi-mètre est
peu de chose pour un climat presque tropical, d'autant plus qu'une
partie de l'eau tombée s'évapore aussitôt; seulement un faible excédant
trouve son chemin vers la mer par les sinuosités des pierreuses ramblas.
Répartie sur toute la superficie du versant méditerranéen, cette
quantité d'eau serait tout à fait insuffisante: l'air avide de vapeurs
l'aurait bientôt bue en entier. Si la culture est possible et même d'un
admirable produit dans certaines campagnes du littoral, c'est qu'elles
se trouvent situées sur le parcours des fleuves, où coule le reste des
eaux de pluie. Mais que de terrains naturellement fertiles par la
composition du sol et cependant condamnés à la stérilité à cause du
manque de l'humidité nécessaire! Entre Carthagène et Murcie, les paysans
labourent des champs qui ne produisent en moyenne que chaque troisième
année, à cause de la rareté des pluies. Des deux côtés de la zone
riveraine du Segura s'étendent de véritables steppes, des régions
restées salines à cause du manque d'eau qui les nettoie et les féconde:
ainsi que le dit un voyageur, les campagnes de Carthagène ont «la
végétation d'un four à chaux». Sur un espace que l'on peut évaluer à 500
kilomètres, en suivant toutes les sinuosités du littoral d'Almería à
Villajoyosa, les _campos_ de la côte sont tous infertiles et nus, si ce
n'est dans de rares oasis et aux bords des cours d'eau permanents ou
temporaires: à la base des roches triasiques, où se trouvent des bancs
considérables de sel gemme, les sources salines ou magnésiennes
s'amassent en lacs qui se dessèchent en été, laissant sur le sol une
étendue blanche de cristaux: tel est le lac de Petrola ou de «Sel Amer»,
qui ne laisse en été qu'une couche de sulfate de magnésie. De même les
étangs marins des environs d'Orihuela, qui fournissent le meilleur sel
des provinces du littoral méditerranéen, se recouvrent au mois d'août
d'une croûte si épaisse de sel rose, qu'on la découpe à la hache.

Ces rivières bienfaisantes, dont les eaux se changent en séve pour les
plantes des _huertas_, ou jardins, de leurs rivages, sont le Segura, le
Vinalapo, le Júcar, le Guadalaviar, appelé aussi Túria dans son cours
inférieur, le Mijares et d'autres _rios_ secondaires. Ces petits fleuves
se ressemblent tous d'une manière remarquable par l'âpreté de leurs
hautes vallées, par l'aspect sauvage, effrayant de leurs défilés. Le
Segura traverse plusieurs chaînes de montagnes avant d'entrer dans la
plaine de Murcie et descend ainsi de gradin en gradin par autant de
portes de rochers, d'une hauteur moyenne de trois à quatre cents mètres;
son affluent majeur, le Rio Mundo, naît dans un amphithéâtre pareil à
celui de Gavarnie par sa cascade plongeant en trois bonds successifs,
puis il a dû, comme le Segura, tailler son lit à travers les monts, et,
précisément au-dessus de sa jonction avec le fleuve principal, il passe
dans un étroit _cañon_ de roches rouges et verticales, d'un caractère
grandiose. Le Júcar, le Guadalaviar (Oued-el-Abiad), ou «Fleuve Blanc»,
ont moins d'obstacles à franchir, à cause de la plus grande simplicité
du relief orographique; mais plusieurs de leurs défilés sont d'une
beauté saisissante, même dans cette Espagne si riche en âpres rochers,
en gorges déchirées. On cite surtout, comme étant des plus belles de la
Péninsule, les clus ouvertes par les torrents qui descendent de la Muela
de San Juan et des monts d'Albarracin. Le Júcar commence par couler sur
le plateau comme s'il devait aller se réunir au Tage, puis il se
retourne au sud et au sud-est pour atteindre, par une série de coupures,
le bassin de la Méditerranée. Quant au Guadalaviar, il naît sur le
versant oriental du plateau des Castilles; en entrant dans la plaine de
Valence par la brèche de Chulilla, il descend de 140 mètres par une
succession de nombreux rapides.

Mal alimentés par les pluies, épuisés par l'évaporation, les fleuves du
versant méditerranéen n'apportent aux plaines inférieures qu'une faible
quantité d'eau. Aussi les cultivateurs riverains, du moins ceux de la
province de Valence, plus industrieux que leurs compatriotes de Murcie,
la ménagent-ils avec le plus grand soin. A l'issue de toutes les
vallées, les eaux permanentes ou temporaires apportées par les torrents
sont mises en réserve au moyen de digues, dans un bassin ou _pantano_,
puis distribuées dans les campagnes par des rigoles d'irrigation, se
divisant jusqu'à complet épuisement. Nombre de rivières s'emploient
jusqu'à la dernière goutte à leur travail d'arrosement avant d'atteindre
le lit du fleuve maître, et les fleuves eux-mêmes, saignés de droite et
de gauche, n'arrivent point à la mer, si ce n'est après les pluies
soudaines et abondantes. Quand les campagnes arrosées n'absorbent pas en
entier le précieux liquide, l'excédant de l'eau, chargé de terres et
d'impuretés, va se répandre près de la mer dans quelque étang, mais n'a
que rarement la force de percer la plage pour se former un grau de
sortie [174].

[Note 174:

            Superficie du bassin. Longueur du  Débit le
                                  cours.       plus faible.

Segura      22,000 kilom. car.    350 kilom.     8 mètres.
Jucar       15,000     »          511   »       22  »
Guadalaviar  8,000     »          300   »       10  »
]

Grâce à l'eau nourricière, la végétation des campagnes arrosées est
merveilleuse de fougue et d'éclat et présente un admirable contraste
avec les _campos_, ou terrains cultivés sans le secours de l'irrigation.
Ceux-ci produisent des céréales, du vin, d'autres denrées, et pendant
les années exceptionnelles par leurs pluies donnent même d'abondantes
récoltes; mais qu'ils sont nus et glabres en comparaison des huertas
qu'animé le murmure des eaux ruisselant sous l'ombrage!

La plus célèbre des huertas de l'Espagne est celle dont les arbres
cachent à demi les murailles et les tours de Valence. Il est probable
que, même dès le temps des conquérants romains, les irrigations étaient
pratiquées sur les deux bords du bas Guadalaviar; mais il paraît prouvé
que les grands travaux systématiques d'irrigation sont dus aux Arabes.
Au moyen de huit canaux principaux qui se subdivisent en nombreuses
rigoles secondaires, ou _acequias_, ils transformèrent toute la campagne
de Valence en un paradis de verdure. Aidée dans son travail de
production par des engrais que les cultivateurs diligents de la plaine
vont recueillir, non-seulement dans les étables, mais aussi dans la boue
des rues, la terre humide produit sans se reposer jamais, et avec une
fougue étonnante. On voit dans les jardins des tiges de maïs de 5, de 6
et même de 8 mètres de hauteur; les mûriers donnent trois et quatre
récoltes de feuilles dans l'année; quatre, cinq moissons de plantes
diverses se font dans le même terrain; on fauche jusqu'à neuf et dix
fois l'herbe renaissante des prairies. Il est vrai que toute cette
végétation, trop hâtivement venue, est aqueuse et sans consistance:
c'est de la sève à peine consolidée; de là le proverbe, très-malveillant
pour Valence, que répètent les habitants des contrées voisines:

                       ..... _En Valencia
          La carne es yerba, la yerba agua,
          Los hombres mujeres, las mujeres nada!_

     (La chair n'est que de l'herbe, et l'herbe que de
     l'eau;--L'homme n'est qu'une femme, et la femme est zéro.)

Cette eau précieuse, qui se transforme en une si grande quantité de
produits agricoles et qui enrichit la campagne de Valence, ne pouvait
manquer d'être l'objet de litiges nombreux entre les propriétaires
limitrophes. Aussi a-t-il fallu régler l'usage des eaux de la manière la
plus stricte. Chaque commune a ses heures précises; le signal de
l'ouverture et de la fermeture des rigoles d'alimentation est donné par
la cloche de la cathédrale de Valence. Un tribunal des eaux juge toutes
les questions d'arrosage qui surgissent entre les cultivateurs; il se
compose des huit syndics des huit _acequias_, simples laboureurs élus
librement par leurs égaux, non comme les plus versés dans la chicane,
mais comme les plus sensés et les plus honnêtes. On fait remonter
l'honneur de la fondation de cette cour de justice à un souverain
musulman, Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah; mais il est probable que ce
tribunal est d'origine toute populaire et n'a pas eu besoin pour naître
de plus de chartes et de papiers qu'il ne lui en faut pour se maintenir.
Tout le mobilier du tribunal consiste en un simple canapé de velours,
que le chapitre de la cathédrale, héritier des obligations des prêtres
de la mosquée, est tenu de fournir aux juges. Tous les jeudis, à midi,
ils s'assoient majestueusement sur leur canapé, placé au grand air,
devant une porte de la cathédrale. Les plaideurs comparaissent devant
eux «sans lettrés ni greffiers». Chacun expose son cas, la cour
interroge et discute, puis le jugement est prononcé. Il n'est pas
d'exemple que les délinquants refusent d'acquitter l'amende, ou même de
céder une part de leur terre ou de leurs eaux, lorsqu'ils y ont été
condamnés pour réparation de dommage. Ils savent ce qu'il leur en
coûterait de s'adresser à des tribunaux irresponsables, élus par
d'autres que par eux!

[Illustration N° 136.--PALMIERS D'ELCHE ET JARDINS D'ORIHUELA.]

[Illustration: ELCHE ET SA FORÊT DE PALMIERS. Dessin de A. de Bar,
d'après une photographie de M. J. Laurent.]

Les huertas des rives du Júcar sont moins fameuses, mais plus riches,
s'il est possible, que celle de Valence, à laquelle elles se rattachent
par une succession non interrompue de cultures. Le Júcar, soutenu par
des digues qui lui donnent un niveau supérieur à celui des campagnes
environnantes, se répand en mille canaux parmi les jardins. L'oranger y
domine: autour des deux seules villes d'Alcira et de Carcagente, la
récolte annuelle dépasse vingt millions d'oranges et suffit à fournir au
port de Marseille une grande partie de ces fruits qui se vendent sous le
nom de «valences» sur tous les marchés français. D'autres huertas, non
moins exubérantes de produits que celle d'Alcira, mais plus pittoresques
par le contraste des rochers, s'échelonnent vers le sud-est dans toutes
les vallées des montagnes dont les derniers promontoires forment les
caps de San Antonio et de la Nao. Dans la région basse qui s'étend de
l'autre côté du Júcar, sur les bords de l'albufera de Valence, l'eau
s'emploie surtout à l'irrigation des rizières, qui, tout en donnant de
riches moissons, empestent la contrée.

Les oasis du grand steppe de l'Espagne africaine, entre les montagnes
d'Alcoy et celles d'Almería, n'ont pas la richesse de celles des bassins
du Júcar et du Guadalaviar, à cause de leur moins grande abondance
d'eau; mais elles ont aussi leur physionomie spéciale. Celle d'Alicante
est fécondée par les eaux de la Castalla, que l'on a recueillie dans le
bassin de Tibi, célèbre dans toute l'Espagne par la hauteur et la
solidité de ses digues. La huerta d'Elche, sur les bords du petit
Vinalapo, est en grande partie occupée par une forêt de palmiers, tout à
fait unique en Europe, car les petits bosquets de Bordighera, sur les
côtes de la Ligurie, et les groupes de dattiers épars çà et là sur les
rivages de la Méditerranée ne peuvent lui être comparés. Ces arbres sont
la principale richesse des habitants d'Elche, à cause des fruits, que
l'on exporte jusqu'en France, et plus encore à cause de leurs feuilles,
expédiées en Italie et dans l'intérieur de l'Espagne pour la fête des
Rameaux. La culture de cet arbre demande des soins constants et
très-pénibles; non-seulement il faut arroser le dattier et nettoyer la
terre qui l'entoure, mais il faut souvent grimper le long de la tige
raboteuse pour examiner les fleurs et les fruits, les tourner du côté du
soleil, attacher les feuilles en faisceaux, réparer les dégâts qu'y a
faits le vent. C'est peut-être à ces difficultés qu'il faut attribuer la
diminution graduelle de la forêt de palmiers; à la fin du siècle
dernier, on comptait encore dans le district d'Elche 70,000 palmiers,
autant que dans une grande oasis du Sahara; de nos jours, c'est à peine
s'il en reste la moitié.

La huerta du bas Segura, autour de la ville d'Orihuela, n'a pas
l'originalité pittoresque de la forêt d'Elche, mais elle est plus
productive: les orangers, les citronniers, mêlés aux amandiers, aux
grenadiers, aux mûriers, abritent du soleil les plantes basses et sont
dominés eux-mêmes çà et là par les hampes des palmiers. Le grain
d'Orihuela donne la meilleure farine et le meilleur pain de toute
l'Espagne. Un proverbe local que l'on peut traduire ainsi:

                           Qu'il pleuve ou non,
                           Toujours bonne moisson!

fait hommage de cette fécondité du sol à l'intelligence et à l'activité
des cultivateurs autant qu'à la bonté de la terre et à l'excellente
qualité de l'eau du Segura. Plus haut, sur les bords du même fleuve, les
habitante de Murcie, auxquels la nature a départi les mêmes avantages,
sont loin de les utiliser avec autant de zèle et de savoir-faire. Leur
huerta, dans laquelle vit un tiers de la population totale de la
province, est certainement très-riche, mais elle n'est point comparable
à celles que cultivent leurs voisins De même, les campagnes de Lorca,
quoique fort riantes, sont bien inférieures en beauté à celles
d'Orihuela; il est vrai qu'en 1802 elles furent effroyablement dévastées
à la suite d'un accident dont toutes les huertas du littoral
méditerranéen peuvent être également menacées: plusieurs digues qui se
succédaient sur un espace de plus de 400 mètres de hauteur totale
cédèrent sous la pression des eaux d'un réservoir d'irrigation; la masse
liquide, mêlée aux débris qu'elle entraînait avec elle, se précipita sur
la ville; un faubourg de six cents maisons fut rasé, plusieurs villages
furent entraînés dans la débâcle avec des milliers d'habitants.
L'inondation soudaine causa même de grands ravages dans la ville de
Murcie et jusque dans les jardins d'Orihuela, à 100 kilomètres en aval
du réservoir vidé. Une digue rompue se dresse encore au-dessus de la
vallée, pareille à un porche triomphal de 50 mètres d'élévation.

Une contrée qui présente d'aussi violents contrastes que ceux du plateau
froid et de la plaine brûlante, du désert et des jardins, ne peut
manquer d'offrir aussi de singulières oppositions dans l'apparence
physique et morale de ses habitants. Quoique issus des mêmes ancêtres,
Ibères et Celtes, Phéniciens, Carthaginois, Massiliotes et Romains,
Visigoths, Arabes et Berbères, les hommes de la campagne rase et ceux
qui vivent dans les bosquets toujours verdoyants diffèrent grandement
les uns des autres. Aux changements du milieu correspondent les
changements de la population elle-même.

[Illustration: DIGUE RUINÉE DE LORCA. Dessin de A. de Bar, d'après une
photographie de M. J. Laurent.]

Les gens de la province de Murcie sont en contact plus immédiat avec une
nature hostile, avec la roche nue, le vent desséchant, l'atmosphère
poudreuse et sans vapeur; ils sont aussi, dit-on, ceux qui savent le
moins réagir contre le sol, l'air et le climat; ils s'abandonnent avec
un fatalisme tout oriental, prennent les choses comme elles se
présentent, sans essayer d'y rien changer par leur initiative. Ils se
plaisent beaucoup à la nonchalance et au repos, pratiquent la sieste en
temps et hors de temps; même aux heures de veille, ils restent graves et
froids, comme s'ils poursuivaient un rêve intérieur. Rarement ils se
livrent à la gaieté; ils ne dansent même pas, eux, les voisins des
Andalous sauteurs et des Manchegos chanteurs de _seguidillas_. En même
temps, ils se laisseraient facilement entraîner par la rancune et
mettraient souvent une haine sauvage au service de leurs préjugés. Quoi
qu'il en soit de ces jugements sévères portés sur les habitants de
Murcie par leurs voisins et même par quelques-uns des natifs de la
contrée, il est certain que dans la vie générale de l'Espagne cette
province est celle qui a le moins compté jusqu'à présent. Elle a fourni
la moindre part d'hommes considérables par l'intelligence, et pour ce
qui est du travail matériel, ses fils ne peuvent se comparer, même de
loin, aux Catalans, aux Navarrais, aux Galiciens.

Les Valenciens, au contraire, sont des hommes de labeur. Non-seulement
ils cultivent et arrosent leurs plaines avec un soin et un succès
admirables, mais ils trouvent aussi le moyen d'entourer leurs montagnes
de vergers en terrasses, d'arracher des moissons à la roche, à peine
revêtue de la mince couche de terre qu'ils y ont apportée. Vivant dans
une nature plus riante que celle de la chaude Murcie, ils sont aussi
plus gais que leurs voisins; ils chantent à coeur joie, et leurs danses
sont célèbres; Valence se vante de fournir à l'Espagne ses premiers
artistes en bonds et en entrechats. Mais on prétend qu'à toute cette
gaieté se mêle souvent un instinct féroce; un proverbe plus qu'exagéré
dit que «le paradis de la Huerta est habité par des démons». Le fait est
que la vie humaine est tenue pour peu de chose à Valence. Cette ville et
son district avaient autrefois l'honneur peu enviable de fournir
d'assassins à gages les grands personnages de la cour madrilègne. Jusque
sur les murs qui entourent le grand marché, des croix nombreuses
rappelaient les meurtres fréquents qui avaient eu lieu dans les rixes
soudaines. D'ailleurs, il faut le dire, à Valence, comme dans la plus
grande partie de l'Espagne, les duels au couteau ne sont pas des actes
plus répréhensibles que ne le sont les duels à l'épée dans une certaine
classe de la société française. Ils sont de tradition chevaleresque, et
c'est témoigner d'un sang noble que de jouer sa vie et celle des autres
avec tant de facilité. Aussi nul ne fait attention aux conséquences
inévitables d'une noblesse ainsi comprise. La mort d'homme est un
malheur, mais nul n'y voit l'effet d'un crime; le meurtrier lui-même a
la conscience parfaitement en repos; il essuie son couteau aux pans de
sa ceinture, et s'en sert un instant après pour couper son pain.

Ce qui a contribué à donner aux Valenciens une réputation plus mauvaise
qu'ils ne méritent, c'est qu'ils ont, parmi tous les peuples de
l'Espagne, un caractère de forte originalité, et d'ordinaire ce n'est
pas impunément que l'on se distingue d'autrui. Déjà par leur costume,
auquel ils restent fidèles avec une singulière constance, les Valenciens
semblent se ranger plutôt parmi les Maures que parmi les Espagnols: ils
doivent à cet égard ne différer que bien peu de leurs ancêtres
musulmans. Une large ceinture rouge ou violette retient leur caleçon
flottant de grosse toile blanche; leur gilet de velours est garni de
pièces d'argent; des jambards de laine blanche laissent voir la peau
brune de leurs genoux et de leurs pieds chaussés d'espadrilles; leur
tête rasée est enveloppée d'un foulard de couleur éclatante sur lequel
repose un chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de pompons
et de rubans. Une mante bariolée, aux longues franges, complète le
costume, et tantôt drapée sur une épaule, tantôt enroulée autour du
buste, donne au dernier mendiant un air de noblesse et de grâce. Par les
habitudes, les mœurs, le mode de penser et d'agir, les Valenciens
diffèrent aussi beaucoup de leurs voisins des hauts plateaux, les
Castillans. Quoique depuis longtemps réunie au royaume d'Aragon, et par
l'Aragon aux Castilles, Valence conserva ses droits autonomes jusqu'au
commencement du dix-huitième siècle; elle avait ses lois particulières,
ses libertés municipales, ses Cortès partageant l'autorité législative
avec le suzerain. Pour enlever aux Valenciens leur indépendance
communale il fallut une guerre atroce, pendant laquelle des populations
entières furent exterminées; tous les habitants de Játiva, à l'exception
de quelques femmes et de quelques prêtres, furent passés au fil de
l'épée et la ville elle-même fut réduite en cendres. Le souvenir de ces
horreurs ne s'est point effacé et contribue, dans les guerres civiles, à
relâcher le lien noué par la force entre Madrid et la province du
littoral. Les Valenciens se distinguent aussi des Castillans par leur
langage, pur dialecte provençal. Le parler de Valence, quoique mêlé à
beaucoup de mots arabes, est plus rapproché que le catalan de la langue
des anciens troubadours. Il est fort doux à entendre, surtout dans une
bouche féminine.

A leurs travaux agricoles, qui de tout temps ont été l'occupation
principale des habitants, Murcie et Valence joignent aussi des travaux
industriels d'une certaine importance. En premier lieu, un grand nombre
d'ouvriers sont employés à la manipulation des denrées d'exportation,
huiles, vins, fruits de toute espèce. Les vins fins d'Alicante, les gros
vins noirs de Vinaroz et de Benicarló, recueillis sur les frontières de
la Catalogne, donnent lieu à des opérations fort actives pour le coupage
et l'expédition; les raisins secs provenant des vignobles de Denia, de
Javea, de Gandia, entre la vallée du Júcar et le cap de la Nao, sont
soumis à un lessivage assez compliqué; enfin, les spartes, ou _espartos_
(_stipe tenacissima_), que produisent en abondance les pentes
ensoleillées d'Albacete et de Murcie, servent à la fabrication d'une
foule d'objets, de sandales, de nattes, de paniers. Du temps des
Romains, nous dit Pline, on utilisait cette plante pour tous les usages
domestiques: on en faisait des lits, des meubles, des habits, des
souliers, et le feu de la demeure était alimenté de sparte. Mais de nos
jours ce végétal, le même que l'_alfa_ d'Algérie, est devenu fort
précieux à cause de la résistance de sa fibre; les Anglais en font grand
cas pour la fabrication du papier, ainsi que pour la trame des tapis et
d'autres tissus, et depuis 1856, année où commença l'exportation, l'on
met une telle hâte à satisfaire à leurs demandes, que les collines et
les plaines à sparte risquent fort d'être bientôt absolument
dépouillées. En plusieurs districts, on faisait deux récoltes annuelles
afin de bénéficier de l'accroissement des prix, qui s'étaient élevés du
quadruple dans l'espace de quelques années; mais on ne s'occupe guère de
semer ou de replanter, car il faut attendre de huit à quinze ans avant
que les feuilles aient une fibre de valeur marchande. Il serait pourtant
bien à désirer que le sparte fût planté sur toutes les pentes
rocailleuses de l'intérieur, car c'est l'un des végétaux qui résistent
le mieux à la sécheresse du sol et de l'atmosphère: il croît sur les
roches pierreuses, dans le sable même; mais on ne le rencontre jamais
sur les sols argileux [175].

[Note 175: Récolte du sparte d'Espagne en 1873:

Exportation pour l'Angleterre   67,000 tonnes.
Consommation dans le pays       15,000   »
]

Les veines métallifères connues et fouillées jadis se comptent par
centaines dans les montagnes du littoral de Murcie et de Valence; mais
les seules qui aient de nos jours une grande valeur économique sont
celles que des compagnies anglaises, françaises, belges, font exploiter
dans les collines de las Herrerías, à une faible distance à l'est de
Carthagène; en outre, les amas de scories laissées par les Romains et
que l'on retrouve sur les pentes des collines, revêtues d'une mince
couche de terre végétale, contiennent encore une certaine quantité de
plomb, qu'il est facile d'extraire par des moyens peu coûteux. Le
minerai de plomb argentifère qu'une population de 40,000 ouvriers
recueillait à Carthagène, il y a deux mille ans, pour le compte de la
république romaine, était alors une des plus grandes ressources de
l'État; tout récemment, lors de la lutte des cantonalistes contre le
gouvernement central, ce sont encore les mines de las Herrerías qui ont
fourni aux défenseurs de Carthagène les moyens financiers de prolonger
la guerre. Pendant les années d'activité industrielle qui précédèrent
les dissensions civiles, on a vu jusqu'à 25,000 habitants se grouper
autour des usines de las Herrerías. Les gisements de zinc, inutilisés
avant 1861, ont pris depuis cette époque une assez grande importance, et
la Belgique en demande environ 10,000 tonnes par année moyenne. Les
mineurs ont constaté que dans ces contrées les roches dirritiques sont
toujours associées au cuivre, tandis que le trachyte et le plomb vont
toujours ensemble. Lorsque des voies de communication faciles relieront
au littoral toutes les hautes vallées de l'intérieur, on pourra utiliser
d'autres mines, de cuivre, de plomb, d'argent, de mercure, aussi riches
que celles des environs de Carthagène, et l'exploitation de véritables
montagnes de sel gemme permettra d'abandonner ou de transformer en
pêcheries ou en terrains de culture les marais salants du littoral
d'Alicante et d'Elche.

Les manufactures proprement dites se trouvent presque toutes dans la
plus industrieuse des deux provinces. Albacete, sur le plateau murcien,
a bien ses fabriques de couteaux d'où sortent les _navajas_, que l'on
voit dégainer avec terreur; Murcie a ses filatures de soie, reste d'une
industrie autrefois prospère; Carthagène a ses corderies et autres
établissements nécessaires à l'entretien d'une flotte; Játiva, où les
Arabes introduisirent de Chine la fabrication du papier, possède encore
quelques usines; mais le grand travail manufacturier est concentré
autour de Valence et d'une autre ville de la même province, Alcoy.
Valence fabrique les mantes dont se servent les paysans de la contrée,
des étoffes de laine et de soie, des faïences, des carreaux historiés,
ou _azulejos_, qui servent au revêtement extérieur des maisons. Alcoy
possède aussi des faïenceries, des fabriques d'étoffes, des
teintureries; mais la grande industrie de la ville, celle qui a rendu le
nom d'Alcoy populaire jusqu'aux extrémités de l'Espagne, est la
fabrication du papier à cigarettes. Pour subvenir à l'énorme
consommation que fait la Péninsule de cet article si minime en
apparence, Alcoy le produit et l'expédie par centaines de tonneaux.
Actuellement la France envoie aussi à l'Espagne une grande quantité de
ce papier.

Les mouillages du littoral de Murcie et de Valence ne servaient jadis
qu'à l'expédition des denrées et des marchandises du pays et à
l'importation des objets de consommation locale; mais l'achèvement des
voies ferrées qui relient les villes de la côte à Madrid leur a donné,
en outre, une importance nationale pour les échanges de la Péninsule.
C'est par Alicante que la capitale de l'Espagne se trouve le plus
rapprochée de la mer, et, par conséquent, c'est par là que les
négociants madrilègnes ont avantage à faire passer leurs marchandises
pour ne pas les grever des frais considérables d'un long transport par
terre. Il est même arrivé quelquefois, lorsque la guerre civile
dévastait l'Espagne, que le chemin de fer de Madrid aux ports
méditerranéens fut temporairement le seul libre sur tout son parcours,
et ce chemin détourné devint alors celui de la France et de toute
l'Europe continentale. Le voisinage des côtes d'Algérie, qui se
développent du sud-ouest au nord-est, presque parallèlement au littoral
de Carthagène et d'Alicante, contribue aussi à donner à cette partie de
la Péninsule un rôle actif dans le commerce du monde. Des bateaux à
vapeur vont et viennent fréquemment entre l'un et l'autre rivage du
grand bras de mer. Des Espagnols, par dizaines de milliers, utilisent
ces navires pour leurs relations d'affaires avec la ville d'Oran, et
chaque année un certain nombre d'habitants d'Orihuela, de Denia, des
bords du Júcar, trop à l'étroit dans leurs huertas surpeuplées, vont
chercher une nouvelle patrie sur le territoire d'Alger. Après un
intervalle de plusieurs siècles, les liens de parenté se sont renoués
entre les descendants chrétiens des Maures et leurs frères musulmans.

Les villes importantes du versant, méditerranéen de l'Espagne devaient
naturellement se fonder et grandir, soit sur un point de la côte
favorable pour le commerce, soit au bord d'un fleuve fournissant en
abondance de l'eau d'irrigation, soit encore au point de convergence de
plusieurs routes commerciales. Les villes d'Albacete et d'Almansa
doivent leur rôle historique dans l'histoire de la Péninsule à cette
dernière circonstance. En effet, Albacete est située précisément au bord
oriental du plateau de la Manche, à l'endroit où commence le versant
méditerranéen, et où les deux hautes vallées du Segura et du Júcar sont
le plus rapprochées l'une de l'autre: c'est là que, de tout temps, s'est
trouvée la grande étape des voyageurs et le marché le plus considérable
entre les villes du centre de l'Espagne et celles de la côte
sud-orientale; c'est aussi près de là que commencent les ramifications
du tronc de chemin de fer qui se dirige de Madrid vers la Méditerranée.
Des avantages de même nature ont fait l'importance d'Almansa. Cette
ville se trouve à l'ouest du massif des montagnes d'Alcoy et commande
les deux routes de Valence au nord, d'Alicante et de Murcie au sud. Elle
est comme Albacete, quoique à un moindre degré, un lieu nécessaire
d'arrêt pour les hommes et d'échange pour les marchandises.

Mais toutes les cités des deux provinces vraiment importantes par leurs
ressources propres sont situées sur la côte ou dans le voisinage, à
moins de 40 kilomètres de la mer. La plus méridionale de ces villes,
Lorca, occupe une position très-pittoresque sur les pentes et à la base
d'une colline de formation schisteuse qui porte les ruines de l'antique
citadelle mauresque. Comme toutes les autres places militaires devenues
pendant le cours des âges des villes de travail et de commerce, Lorca
devait nécessairement descendre de ses escarpements pour s'établir dans
la plaine, au milieu des campagnes fertiles qu'arrose le Guadalentin.
Les débris des anciens palais arabes qui s'élèvent dans le dédale des
ruelles tortueuses de la montagne ont été laissés aux Gitanos, et la
ville neuve, aux rues droites et alignées, s'est bâtie sur les terrains
unis dans la vallée. Commercialement, Lorca se complète par la belle
route qui l'unit à la petite ville maritime d'Aguilas, dont, par
malheur, la rade est incommode et peu sûre.

En suivant, sinon les eaux,--car elles manquent souvent,--mais le lit,
tantôt humide, tantôt desséché du Guadalentin, on traverse les deux
villes de Totana, quartier général des Gitanos de la contrée, et
d'Alhamá, dont les eaux thermales étaient jadis très-fréquentées par les
Maures, puis on entre dans les bosquets de mûriers et d'orangers qui
entourent la capitale de la province. Cette huerta n'est pas moins belle
que les vegas de l'Andalousie, mais elle n'est parsemée que de
misérables édifices. Quoique fort étendue, Murcie elle-même n'a pas
l'aspect d'une grande ville; ses rues sont peu animées et ses édifices
sont sans beauté: ce qu'elle a de plus remarquable, après la fameuse
tour de sa cathédrale, où l'on monte, non par un escalier, mais par une
longue rampe en forme d'hélice, ce sont les promenades ombreuses qui
longent les rives du Segura, et les canaux d'irrigation tracés sur le
flanc des montagnes, entre les escarpements jaunâtres et la douce
déclivité des jardins, où le sol disparaît complétement sous la verdure
touffue. Malgré son titre de chef-lieu du «Royaume Serenissime», Murcie
présente moins d'intérêt que sa voisine, le port de Carthagène, et ne
lui est point comparable par son rôle dans l'histoire.

Carthage la Neuve était bien destinée, dans la pensée de ses fondateurs
puniques, à devenir une autre Carthage. Lorsque le grand foyer du
commerce maritime se trouvait sur la côte septentrionale du continent
d'Afrique, le marché des échanges de la péninsule ibérique avait sa
place marquée d'avance sur la côte sud-orientale, et nul port ne
présentait plus d'avantages que la petite mer intérieure, si
admirablement abritée, qu'enferment les montagnes nues et sombres de
Carthagène. Cette importance maritime de la colonie punique ne put que
s'accroître lorsque les riches mines d'argent des environs immédiats
commencèrent à livrer leurs trésors. Sa puissante position militaire lui
valut aussi d'être l'une des grandes cités romaines de l'Ibérie. A
diverses reprises, les souverains de l'Espagne ont essayé de lui rendre
son ancien rôle stratégique en en faisant la principale station de la
flotte nationale, en y construisant des entrepôts, des magasins, des
arsenaux, des chantiers, des fonderies, des bassins de carénage, et
surtout en hérissant de fortifications les hauteurs qui dominent le port
et la rade. Ainsi que l'a prouvé un récent épisode de la guerre civile,
ils ont certainement réussi à rendre la ville imprenable autrement que
par la famine ou par la trahison; mais l'état chronique d'indigence dans
lequel se trouve le budget espagnol ne permet pas de renouveler
l'immense outillage des arsenaux et des flottes, et le grand
établissement naval de Carthagène ne présente d'ordinaire que l'aspect
d'une lamentable ruine: la population de la ville est à peine le tiers
de ce qu'elle était au milieu du dix-huitième siècle. Quant au commerce
pacifique des denrées et des marchandises, on sait qu'il ne se plaît pas
dans les places de guerre, au voisinage des canons; aussi fait-il peu de
cas de l'excellence nautique du port de Carthagène. D'ailleurs la
position géographique de cette ville n'est vraiment bonne que pour le
trafic de la Péninsule avec l'Algérie; c'est par Barcelone, Málaga,
Cádiz que passent les grands chemins des échanges. Carthagène «des
Spartes» reste donc isolée avec son commerce local de _stipa_, de
nattes, de fruits, de minerai.

[Illustration: Nº 137.--PORT DE CARTHAGÈNE.]

Quoique bien moins favorisée par la nature, Alicante est beaucoup plus
active, grâce à la fécondité des huertas d'Elche, d'Orihuela, d'Alcoy,
et au chemin de fer qui la réunit directement à Madrid. Au pied de sa
roche aux longs talus portant sur ses escarpements les ruines d'une
citadelle démantelée, Alicante groupe près de ses quais et de ses jetées
une multitude de petits navires, tandis que les grands vaisseaux doivent
mouiller au large, à cause du manque de fond, et se tenir prêts à fuir
quand s'annoncent les tempêtes ou les vents dangereux. D'autres villes
du littoral valencien, Denia, dont le nom rappelle encore le culte de
Diane, Cullera, au massif de rochers isolé sur les plages, sont encore
bien plus périlleuses d'abords, mais elles n'en sont pas moins
très-fréquentées par les caboteurs à cause de la richesse et de
l'industrie des contrées riveraines. Avant la construction du port
artificiel du «Grau» (_Grao_) de Valence, près de la bouche du
Guadalaviar, les voiliers qui passaient en hiver dans le golfe de
Valence avaient à prendre les plus sérieuses précautions et devaient se
hâter d'entrer en d'autres parages, car les vents d'est et surtout ceux
du nord-nord-est qui poussent à la côte sont assez souvent d'une extrême
violence; quand ils soufflent en tempête, la perte du navire qui ne peut
entrer dans le grau est presque certaine: d'autant plus que la côte se
trouve alors cachée par un épais rideau de vapeur et que le golfe à la
plage aréneuse n'offre pas une seule crique naturelle de refuge. Des
carcasses de bâtiments brisés attestent les périls de la navigation dans
ce golfe redoutable. Heureusement les môles du port de Valence et de son
avant-port ont été construits de manière à offrir un abri sûr par tous
les vents et à rendre l'entrée facile pendant les tempêtes.

Toutes les villes de la grande huerta du Júcar et du Guadalaviar, Játiva
l'héroïque, Carcagente, Alcira, Algemesi, Liria, ont pour centre commun
la grande Valence, la quatrième cité de l'Espagne par sa population, la
première par la beauté de ses cultures. Malgré cette vulgarité
qu'apportent les architectes à la reconstruction graduelle des rues
commerçantes, Valence a gardé une certaine originalité dans son
apparence extérieure, aussi bien que dans sa population. La «Ville du
Cid» a toujours ses murailles crénelées, ses tours, ses portes de
défense, ses rues étroites et tortueuses, ses maisons blanches ornées de
balcons, ses tentures ou ses nattes de jonc suspendues aux fenêtres, ses
toiles déployées au-dessus de la rue pour abriter les passants de
l'ardeur du soleil. Parmi ses nombreux édifices, un seul est vraiment
curieux, c'est la _Lonja de Seda_, la «Bourse de Soie», gracieux
monument de la fin du quinzième siècle, consistant en une vaste nef
supportée par des rangées de colonnes torses et laissant apercevoir par
la porte ogivale du fond un jardin de citronniers et d'orangers. Les
jardins, les allées d'arbres, les bosquets, c'est là ce qui fait la
gloire et le charme de Valence. L'Alameda, qui longe la rive du
Guadalaviar, est peut-être la plus belle promenade urbaine de l'Europe,
les végétaux des tropiques, bananiers, bambous, chirimoyas, palmiers,
s'y mêlent aux arbres d'Europe, aux ormes, aux peupliers, aux platanes.
Des villas, entourées des plus beaux ombrages, sont éparses çà et là
dans les faubourgs de la ville et surtout près de la plage du Grau,
fréquentée des baigneurs et des marins. Le port artificiel rivalise
d'importance avec celui de Cádiz [176].

[Note 176: Mouvement des échanges du port de Valence, en 1867:
67,675,000 fr.]

[Illustration: Nº 131.--GRAO DE VALENCE.]

Au nord de Valence le peu de largeur de la zone cultivable qui longe la
mer à la base des montagnes n'a pas permis à des villes importantes de
naître et de se développer. Castellon de la Plana, bâtie dans la plaine
à laquelle elle a dû son nom, à la base d'un coteau qui portait l'ancien
bourg fortifié, doit à sa position, au débouché de la vallée du Mijares,
d'être l'agglomération d'habitants la plus considérable et le chef-lieu
de l'une des provinces de Valence; mais, plus loin, toutes les localités
qui se succèdent jusqu'aux frontières de la Catalogne, Alcalá de
Chisvert, Benicarló, Vinaroz, ne sont que des bourgades de pêcheurs et
de vignerons. Jadis les promontoires qui dominent les défilés marins de
cette partie du littoral étaient gardés par des châteaux forts ou
_atalayas_, dont on voit les ruines pittoresques envahies par les
broussailles; mais la grande forteresse de défense se trouvait à
l'entrée même de cette succession de Thermopyles, à l'endroit où la
route quitte la large plaine de Valence pour serpenter entre les
montagnes et la mer. Cette place forte, que les auteurs anciens disent
avoir été fondée par des Grecs de Zacynthe, était Sagonte, devenue
fameuse par le siége qu'elle soutint, avec tant d'acharnement, contre
Hannibal. Les ruines romaines qui lui ont fait donner son nom moderne de
Murviedro, ou de «Vieux Murs», n'ont plus rien d'imposant: débris de
temples, murailles lézardées, tout se confond avec les pierres éparses
et les éboulis des masures modernes; on dit que la décadence de la
Sagonte romaine est due à la nature plus qu'aux hommes. Le sol du
littoral se serait graduellement exhaussé, la mer se serait retirée, et,
par le comblement de son port, la ville aurait perdu peu à peu son
commerce et sa population [177].

[Note 177: Villes principales du versant méditerranéen entre le cap
de Gata et l'Èbre:

Valence (Valencia)     108,000 hab.
Murcie (Murcia)         55,000  »
Lorca                   40,000  »
Alicante                31,000  »
Carthagène (Cartagenn)  25,000  »
Orihuela                21,000  »
Castellon de la Plana   20,000  »
Alcoy                   16,000  »
Albacete                15,000  »
Játiva                  13,000  »
Alcira                  13,000  »
Almansa                  9,000  »
]



V

LES BALÉARES.


Le groupe des Baléares se rattache sous-marinement à la péninsule
espagnole. Par les conditions géographiques, aussi bien que par le
développement de l'histoire, il est une dépendance naturelle de Valence
et de la Catalogne. Du cap de la Nao vers Ibiza et d'Ibiza vers Majorque
et Minorque s'avance entre les abîmes de la Méditerranée un plateau de
hauts fonds qui semble indiquer l'existence d'une ancienne terre de
jonction. La direction de cet isthme sous-marin est précisément la même
que celle des montagnes de Murcie et de Valence; la rangée des îles se
développe du sud-ouest au nord-est, et les sommets qui s'y élèvent
suivent dans leur ensemble le même axe d'orientation. D'un autre côté,
la petite péninsule de la Baña, qui se rattache aux terres basses du
delta de l'Èbre, se continue en mer par des bancs rocheux qui se
dirigent vers Íbiza. Un groupe d'îlots dresse les sommets de ses
collines au milieu de cette langue de terre immergée: c'est le groupe
volcanique des Columbretes, dont le piton le plus haut, le Monte
Colibre, domine un cratère ébréché, en forme de fer à cheval, et signale
peut-être le centre d'un grand foyer souterrain qui se révélerait aussi
par un lent soulèvement des îles Baléares. Tous les rochers réunis des
Columbretes n'ont pas même un demi-kilomètre carré de superficie. On dit
que les serpents y sont fort nombreux, et leur nom même, dérivé du latin
_Colubraria_, signifie les «îlots des Couleuvres».

[Illustration: Nº 139.--LA MER DES BALÉARES.]

Par leur superficie, les Baléares ne forment qu'une partie peu
considérable de l'Espagne, pas même la centième. Elles n'ont pas une de
ces positions maritimes exceptionnelles qui donnent une importance si
grande à des îles comme la Sicile ou même à des îlots comme Malte; au
contraire, les Baléares sont en dehors des grandes routes de la
navigation, et les mers environnantes sont si souvent bouleversées par
les tempêtes, que les bâtiments de commerce les évitent volontiers et
cherchent à les contourner au sud pour trouver des parages abrités. Mais
les Baléares ont de grands avantages par la beauté naturelle des sites,
par la douceur du climat, par la fécondité des terres. Ce sont les îles
fortunées que les anciens avaient nommées les Eudémones ou les «Iles des
Bons Génies,» et les Aphrodisiades, ou les «terres de l'Amour». Sans
doute ces appellations flatteuses témoignent surtout de cette tendance à
l'admiration que l'on éprouve pour tout ce qui est lointain et de
difficile abord; mais il est certain que, comparées à l'Espagne
péninsulaire et à la plupart des contrées riveraines de la Méditerranée,
les Baléares sont grandement favorisées. Elles ont eu, il est vrai, à
subir des incursions nombreuses; la guerre, la peste et d'autres fléaux
les ont souvent ravagées; toutefois ces désastres n'ont été que peu de
chose, en proportion des malheurs sans fin qui ont dévasté l'Espagne.
Ainsi, pendant le siècle actuel, les Baléares n'ont pas eu à souffrir
directement des guerres civiles qui se sont succédé dans la Péninsule.
La population a pu s'y accroître à l'aise et s'enrichir par
l'agriculture et le commerce. Sur un même espace de terrain, le nombre
des habitants y est deux fois plus élevé qu'en Espagne; il serait encore
plus considérable si plusieurs grands domaines obérés par les
hypothèques n'étaient cultivés par des paysans toujours soumis à un
régime presque féodal [178].

[Note 178:

                     Superficie.
Pytiuse:
     Íbiza          572 kil. car.
     Formentera      96    »

Baléares:
     Majorque     3,395    »
     Cabrera         20    »
     Minorque       734    »
                 _________________
                  4,817 kil. car.

Popul. en 1870: 289,235
Popul. kilom.: 60
]

Les îles se partagent naturellement en deux groupes: celui de l'ouest ou
des Pytiuses, ainsi nommé dans l'antiquité, des forêts de pins qui
recouvraient toutes les montagnes, et les Gymnésies, ou les Baléares
proprement dites. Le nom de Gymnésies, introduit de nouveau dans les
traités de géographie, mais complètement inconnu du peuple, rappelle les
temps barbares où la population vivait en état de nudité. Quant au nom
des Baléares, le témoignage unanime des anciens auteurs l'attribue à
l'adresse des indigènes dans l'art de manier la fronde. Strabon raconte
que les parents exerçaient leurs enfants dans l'usage de cette arme en
leur donnant pour cible le pain du futur repas: les jeunes tireurs ne
recevaient leur nourriture qu'après l'avoir traversée d'une pierre.
Lorsque Métellus «le Baléarique» voulut débarquer sur le rivage des
Gymnésies, il eut soin de faire tendre des peaux au-dessus du pont de
chaque navire pour abriter ainsi l'équipage contre les projectiles des
frondeurs. On dit que dans l'île de Minorque, où les anciennes mœurs se
sont longtemps conservées, les enfants excellent encore au maniement de
la fronde.

Le climat des Baléares diffère peu de celui des côtes espagnoles situées
sous la même latitude. Il est seulement plus doux et plus égal, plus
humide aussi à cause de l'atmosphère maritime où les îles sont baignées
et qui les alimente de pluies, surtout en automne et au printemps, lors
du changement des saisons. Les coups de vent sont fréquents dans ces
parages et parfois se compliquent de trombes redoutables. Ces météores
ont fait sombrer bien des navires; on cite même les exemples de grands
vaisseaux qui ont disparu sans qu'une seule épave vînt raconter le
désastre.

Les îles Baléares étaient habitées même avant l'époque historique.
Majorque est parsemée de constructions, dites _talayots_, c'est-à-dire
petites _atalayes_ ou «tourelles de guet», qui ressemblent aux _nuraghi_
de la Sardaigne, et que l'on croit avoir été élevées par des tribus de
même race. Minorque est encore plus riche en monuments de cette origine:
le plus grand, qui se dresse sur un monticule dans la partie méridionale
de l'île, est considéré par les indigènes comme un «autel des Gentils».
Quel que soit d'ailleurs le fond de la population première, il a été
singulièrement modifié, depuis les commencements de l'histoire écrite,
par des envahisseurs de toute race et de toute langue, Phéniciens et
Carthaginois, Grecs et Massiliotes, Romains et colons latinisés
d'Ibérie, Goths et Vandales, Arabes et Berbères, Génois, Pisans,
Aragonais, Catalans, Provençaux. En présence d'un pareil croisement, il
serait donc plus que téméraire de vouloir classer les Baléariotes
suivant les affinités de la race primitive. Par la langue, ce sont des
Catalans, mais leur idiome est plus pur et se rapproche plus de l'ancien
parler limousin que le langage des habitants de Barcelone.

Les Majorquins et leurs voisins des petites îles sont, en général,
minces et de bonne tournure. En certains districts, notamment dans celui
de Soller, les femmes sont fort belles; mais là même où elles ont les
traits peu réguliers elles ont toujours une figure expressive par le
regard et le sourire. Comme tous les campagnards, les paysans des îles
sont prudents, réservés, âpres au gain; mais, autant que le leur permet
la passion de la terre, ils sont probes, polis, gracieux, bienveillants,
hospitaliers. Leurs larges caleçons bouffants, la ceinture qui cambre
leur taille, leur veste de drap ou de toile en couleur éclatante, leur
donnent un grand air d'élégance, bien différent de celui des lourds
paysans du nord de l'Europe. Le soir, quand ils reviennent de leur
travail, revêtus de peaux de chèvre dont le poil est tourné en dehors et
dont la queue se balance au rhythme de leurs pas, on se plaît à les voir
danser aux sons de la guitare ou de la flûte que tient le chef de la
bande. C'est sans doute ainsi que faisaient leurs aïeux avant l'époque
de l'invasion carthaginoise.

[Illustration: Nº 140.--LES PYTIUSES.]

[Illustration: TYPES DES BALÉARES.--FEMMES D'IBIZA. Dessin de E. Ronjat,
d'après l'Archiduc Savator.]

Ibiza, la grande Pythiuse et la terre la plus rapprochée du continent,
n'en est séparée que d'un espace de 85 kilomètres. Elle constitue un
massif de collines irrégulières, échancré sur tout son pourtour par des
plaines où coulent en hiver des eaux sauvages, bientôt évaporées à
l'approche des grandes chaleurs. Des cimes de près de 400 mètres
s'élèvent à l'extrémité septentrionale de l'île, au-dessus d'une côte de
difficile accès, bardée de promontoires abrupts. Des îles, des îlots
nombreux sont épars dans le voisinage des côtes, surtout à l'ouest du
Pormany (Port-Magne, ou Grand-Port), qui découpe profondément la partie
du rivage tournée vers le golfe de Valence. La côte méridionale de l'île
est également entaillée par une grande baie, où vient mouiller la
flotille des pêcheurs et au bord de laquelle la petite ville capitale,
ancienne colonie carthaginoise, a pittoresquement groupé sur ses pentes,
ses maisons, ses tours et ses vieilles murailles. Une disposition
semblable des côtes se présente dans l'île de Formentera, qu'une chaîne
d'îlots et d'écueils, analogue au fameux «Pont d'Adam» de Ceylan, réunit
à un cap d'Ibiza; elle est aussi divisée en deux parties par des
indentations du littoral, au nord la Playa de la Tramontana, au sud la
Playa del Mediodia. Entre Formentera et Ibiza, les grands navires
trouvent un excellent abri.

Le climat des Pytiuses est tout particulièrement salubre. Les
insulaires, encore bien ignorants des lois de la dispersion des espèces,
attribuent à la pureté de l'atmosphère locale l'absence complète des
serpents et de tous autres reptiles: aucun poison, disent-ils, ne peut
naître dans leur île fortunée. D'ailleurs toutes les Baléares, comme la
plupart des autres îles éloignées du continent, ont une faune naturelle
plus pauvre que celle de la grande terre. D'après Strabon, les lapins
mêmes, actuellement si nombreux, que deux îlots du groupe ont reçu les
noms de Conillera et de Conejera, avaient été inconnus dans les îles et
n'y furent introduits qu'à l'époque romaine. Sous l'influence du milieu
local, quelques espèces varient aussi de manière à former des races
distinctes. Ainsi l'île de Formentera aurait un faisan différent par son
plumage de ceux du continent. Le lévrier des Baléares se distinguerait
aussi de ses congénères d'Europe; il est magnifique de formes: on le dit
peu fidèle.

Quoique privilégiées par la fertilité du sol, autant que par le climat,
les deux Pytiuses sont faiblement peuplées et n'ont qu'une médiocre
importance économique pour la métropole. Leurs baies, même celle
d'Ibiza, ont le désavantage de ne pas être abritées contre tous les
vents, et les navires qui s'y aventurent risquent toujours d'être jetés
à la côte par les flots brusques et incertains de la Méditerranée
occidentale. Au lieu d'attirer la navigation par ses ports, Ibiza
l'effraye, au contraire, par ses écueils et ses courants rapides. Les
marins la voient de loin, mais ils n'y abordent que rarement: mainte île
de l'Océanie située aux antipodes est plus souvent visitée par eux.

A une époque encore récente, lorsque les pirates barbaresques écumaient
la Méditerranée, le danger de soudaines incursions contribuait aussi à
écarter des Pythiuses tout commerce, toute industrie, et à maintenir les
habitants dans un état de continuelles appréhensions. Des tours de guet,
que des veilleurs occupaient encore au commencement du siècle, se
dressent sur tous les promontoires des îles; et chaque village, chaque
hameau a son château fort où la population se réfugiait et se mettait en
état de défense à la moindre alarme. D'ailleurs les gens d'Ibiza ont la
réputation d'être fort braves; accoutumés au péril pendant des siècles,
ils ont hérité de la vaillance des ancêtres comme d'un patrimoine. Ils
ont dû aussi à leur isolement et à la faible importance relative de leur
île le précieux avantage d'être à peu près laissés à eux-mêmes par le
gouvernement central et de garder une part considérable d'autonomie
administrative. Ils s'en trouvent fort bien, et toute ingérence des
autorités continentales est mal accueillie.

Majorque, ou la Grande Baléare, la Mallorca des Espagnols, est la seule
île du groupe qui ait une véritable sierra. La côte du nord-ouest,
légèrement convexe, et se développant de la pointe Rebasada, ou plutôt
de l'île de la Dragonera, au cap Formentor, parallèlement au rivage de
la Catalogne, est çà et là comme surplombée par les escarpements de la
chaîne; d'en bas on voit les saillies de rochers, les pentes revêtues de
forêts et de broussailles, les grandes aiguilles porphyriques,
dioritiques ou calcaires se dresser les unes au-dessus des autres en un
énorme entassement jusque dans l'azur profond du ciel. La première cime,
non loin de l'extrémité occidentale de la chaîne, s'élève déjà d'un seul
jet à près de 1,000 mètres de hauteur, puis d'autres sommets, d'une plus
grande altitude, dominés par les deux pics jumeaux, Major et Torrella,
se succèdent vers le nord-est; là où la chaîne abaissée ne se compose
plus que de collines, elle se prolonge encore en pleine mer par
l'étroite péninsule rocheuse qui se termine au cap Formentor; une des
dents de cette crête, connue sous le nom d'Agujero, est percée de part
en part, et de la haute mer on voit la lumière rayonner par cette
ouverture. Dans son ensemble, cette rangée de montagnes, fort abrupte du
côté de la mer de Catalogne, en pente douce sur le versant tourné vers
la mer d'Afrique, est une des plus riches du monde en paysages d'une
grande beauté. Les vallées ombreuses qui s'ouvrent dans l'épaisseur de
la chaîne, Soller, Valldemosa, sont admirables par elles-mêmes et par
l'horizon qu'on y contemple. Au nord, la mer est si proche, qu'en se
penchant à l'angle des terrasses on a peur de tomber dans l'immense
gouffre, à travers les ramures entremêlées des pins. Au sud, le regard
se promène au contraire sur de vastes plaines aux douces ondulations,
toutes vertes du feuillage nouveau, ou jaunes de moissons, parsemées de
villes et de bourgades nombreuses. Dans le lointain, la mer paraît
aussi, mais comme une simple ligne d'argent servant de bordure au
merveilleux tableau. L'îlot de Conejera, et, plus loin, la petite île de
Cabrera, où périrent tant de Français captifs pendant les guerres de
l'Empire, semblent flotter sur l'horizon comme des vapeurs translucides.

La sierra proprement dite, dont quelques parties ont un aspect vraiment
alpestre et que les paysans disent abriter encore des moufflons dans ses
forêts de sapins et ses dédales de rochers, occupe une largeur peu
considérable. Quelques-uns de ses contre-forts, blancs et roses à
l'époque de la floraison des cistes, s'avancent en chaînons vers
l'intérieur de l'île; mais, dans sa plus grande étendue, la campagne de
Majorque consiste en plaines d'une cinquantaine de mètres d'élévation où
se montrent des _puigs_ ou «puys» isolés portant tous une vieille
construction, église, ermitage ou château fort; une de ces hauteurs, le
Puig de Randa, d'où l'on voit l'immense tapis de la plaine se dérouler
autour des pentes, était naguère un but de pèlerinage pour toutes les
populations de l'île, et du sommet les prêtres bénissaient les moissons.
Les collines ne se groupent en un vrai massif qu'à l'angle oriental de
l'île, près du cap qui porte encore le nom arabe de Ferrutx, et au sud
duquel se trouve la vaste grotte d'Arta, l'une des plus remarquables de
l'Europe par la richesse et la variété de ses stalactites: ses galeries
descendent au-dessous du niveau de la mer.

La plus grande dépression de la plaine est indiquée par les échancrures
du pourtour. Deux golfes, l'un au sud-ouest, l'autre au nord-est,
découpent le littoral de l'île, comme pour la partager eh deux moitiés.
Le premier est la vaste baie semi-circulaire de Palma, qui se termine
par le petit port artificiel de la capitale. Le deuxième est le golfe
géminé d'Alcudia, le Puerto Mayor et le Puerto Menor, que sépare la
pittoresque péninsule du cap del Pinar[179]. Quant à la côte
septentrionale, elle est trop abrupte pour offrir de véritables ports:
les navires n'y trouvent d'autre lieu d'escale que la petite crique
rocheuse de Soller, célèbre de nos jours par ses expéditions d'oranges,
et fameuse dans les légendes locales comme l'endroit où saint Raymond de
Peñafort s'embarqua sur son manteau pour cingler vers Barcelone.

[Note 179: Altitudes de Majorque, d'après Willkomm:

Puig den Galatzo    1,200 mèt.
Puig den Torrella   1,506  »
Puig Major          1,500  »
Col de Soller         562  »
Bec de Ferrutx        568  »
Ile Dragonera         320  »
]

Quoique bien inférieure à la limite des neiges persistantes, le Puig den
Torrella et les autres sommets de la sierra gardent dans leurs cavités
les plus rapprochées des cimes une assez grande quantité de neige qui
sert à la consommation des habitants de Palma pendant les chaleurs de
l'été. Les montagnes alimentent aussi des torrents temporaires, qui
parfois, à la suite des grandes pluies, débordent dans les campagnes
riveraines, recouvrent les cultures de sable et de pierres et
démolissent les constructions. Ainsi la Riera, qui débouche à Palma dans
la Méditerranée, a souvent fait plus de mal à la ville qu'un siége ou
qu'une épidémie: on dit que l'inondation de 1403 renversa près de deux
mille maisons et fit périr près de 6,000 personnes. Mais d'ordinaire ces
torrents, qu'un auteur majorquin dit complaisamment être au nombre de
plus de deux cents, suffisent à peine pour déverser l'eau fertilisante
dans les _acequias_ ou canaux d'origine arabe qui se ramifient dans
toutes les campagnes de l'île. Pourtant Majorque a le plus grand besoin
d'être abondamment arrosée. Complétement abritée par la sierra des vents
du nord-ouest qui soufflent des Pyrénées et de la vallée de l'Èbre,
l'île est tournée vers l'Afrique et disposée comme un espalier pour
recevoir toute la force des rayons solaires.

De tout temps, les _pageses_, ou paysans majorquins, ont eu la
réputation d'être d'excellents agriculteurs, du moins autant que le
permettaient l'esprit de routine et la grande lésinerie dans les
dépenses d'amélioration. Le sol de Majorque est en moyenne
incomparablement mieux exploité que le reste de l'Espagne. Il est vrai
que les habitants des îles ne sont pas les seuls auxquels on doive
attribuer le mérite de cette bonne tenue des terres. Au commencement du
siècle, pendant que la guerre étrangère ravageait la Péninsule, et
depuis, pendant que _cristinos_, carlistes ou combattants de quelque
autre parti se disputaient la possession de l'Espagne, nombre de
Catalans laborieux ont émigré dans les îles pour y trouver la paix et le
bien-être: ils se sont établis surtout dans la partie centrale de
Majorque, aux environs d'Inca. C'est à eux que l'on doit, pour une bonne
part, ces terrasses nivelées à grands frais sur les pentes des
montagnes, ces olivettes, ces vignes si bien entretenues, ces beaux
jardins d'orangers et d'amandiers. Toutes les économies sont employées à
conquérir sur le roc ou sur le marais un petit lopin de terre, aussitôt
mis en culture. Mais, en dépit de l'industrie des habitants, la
superficie des terres agricoles ne suffit pas à la population qui s'y
presse, et l'excédant des familles doit avoir recours à l'émigration.
Les Majorquins, de même que leurs voisins de Minorque, les excellents
jardiniers «Mahonais», sont fort nombreux dans les villes du littoral
méditerranéen, en Algérie et dans tous les ports des Antilles
espagnoles.

D'ailleurs l'île «dorée» a des éléments de richesse très-variés et ne se
trouve point exposée à un désastre par l'insuccès d'une récolte. Elle
n'a d'autres mines que ses marais salants, près du cap Salinas, en face
de l'île Cabrera; mais aux céréales, qui fournissent l'excellent «pain
de Mallorca», célèbre dans toute l'Espagne, les insulaires ajoutent les
vins délicieux de Benisalem, qui sont expédiés au continent, des huiles,
qui se consomment surtout en Angleterre et en Hollande, des légumes dont
Barcelone est le grand marché, des fruits de toute espèce qu'importe la
France. La vallée de Soller, la gloire de Majorque, est en grande partie
occupée par des forêts d'orangers dont les produits sont expédiés par
cargaisons entières à Aigues-Mortes, au port d'Agde, à Marseille:
malheureusement, une maladie, que l'on n'est pas encore parvenu à
guérir, a fait de grands ravages dans les plantations, et les
cultivateurs ont pu craindre pendant longtemps que l'une des sources les
plus importantes de leur revenu ne fût complétement tarie. Les
Majorquins s'occupent aussi de l'élève des animaux: les grands pâturages
leur manquent pour le gros bétail, mais les débris de cuisine et les
déchets des plantes, des racines, des fruits, leur permettent
d'engraisser des multitudes de cochons qui servent à l'alimentation de
Barcelone. Enfin, Majorque fait aussi preuve d'une certaine activité
industrielle. Ses fabricants de chaussures travaillent pour l'étranger
aussi bien que pour l'île elle-même. Les Majorquins exportent des
étoffes de laine et de toile, des ouvrages de vannerie, des vases de
terre poreuse; mais ils n'ont plus le monopole de ces faïences si
célèbres à l'époque de la Renaissance, et que l'on appelle encore
_majolica_, forme italienne du nom de Majorque.

La capitale actuelle de l'île, Palma, est une ville populeuse et animée.
Vue de la mer, elle se présente fort bien avec ses maisons en
amphithéâtre, ses murailles flanquées de bastions, son vieux château
fortifié de Bellver, la cathédrale qui s'élève sur la colline et que
domine la «tour de l'Ange», de l'architecture la plus gracieuse et la
plus hardie. Les habitants de Palma vantent la beauté de leurs édifices
et prétendent que leur _Lonja_, flanquée aux angles de ses quatre
tourelles octogones, est bien supérieure à celle de Valence en
originalité de construction. Tout en faisant la part du patriotisme
local, on doit reconnaître que le style à demi mauresque des anciens
architectes majorquins de la Renaissance se distingue par une grande
élégance et une légèreté singulière. Les colonnes de marbre noir ou gris
qui soutiennent les fenêtres ogivales sont d'une minceur sans exemple,
relativement à leur hauteur; on dirait des tiges de fer ou des fûts de
bambous.

Le va-et-vient des négociants et des matelots a fort mêlé la population
de Palma, mais au moins un élément ethnique s'y est maintenu pur de tout
croisement: c'est celui des Juifs convertis, parfaitement
reconnaissables par la pureté de leur type, et désignés dans le pays
sous le nom de _Chuetas_. Encore de nos jours ils habitent un quartier
séparé, ne se marient qu'entre eux, ont leurs écoles distinctes. Ils
possèdent aussi leur église spéciale, car c'est au prix de la conversion
qu'ils ont obtenu de ne pas être mis à mort ou du moins exilés: la seule
différence qu'on observe dans leurs rites, c'est qu'ils crient leurs
prières, au lieu de les réciter à voix basse; cela provient sans doute
de ce que, dans les premiers temps, les prêtres les forçaient à parler
haut pour entendre distinctement leurs paroles. Du reste, tout chrétiens
que soient les Chuetas, ils n'en ont pas moins gardé leur génie
mercantile et, l'usure aidant, une grande partie des propriétés de l'île
a fini par leur appartenir. Jadis on avait un procédé commode pour les
empêcher de trop s'enrichir: quand l'opinion publique les soupçonnait,
en dépit de leur apparence minable, d'avoir trop rapidement empli leurs
coffres, vite une accusation de blasphème ou d'hérésie les faisait jeter
en prison, et bientôt leur fortune passait en d'autres mains! Les
registres de l'inquisition palmesane témoignent des persécutions
terribles qu'eurent à subir ces malheureux convertis. Même au siècle
dernier, ils n'étaient jamais assurés de la liberté ni de la vie.

[Illustration: ENTRÉE DU PORT D'IBIZA. Dessin de E. Grandsire, d'après
l'Archiduc Salvator.]

Un chemin de fer, qui ne dépasse pas encore la ville d'Inca, doit réunir
le port de Palma et ceux d'Alcudia en passant par les districts de Santa
María et de Benisalem, les plus riches de l'île après ceux qui entourent
au sud les villes populeuses de Manacor et de Felanitx. Alcudia disputa
jadis à Palma le titre de capitale, et, si elle n'avait à souffrir du
mauvais air et du manque de bonne eau, il est probable qu'elle eût
maintenu son rang de grande ville, car elle occupe une excellente
position maritime. Du haut de sa colline rocheuse elle domine à la fois
deux golfes plus rapprochés de l'Espagne et de la France que celui de
Palma et présentant des communications faciles avec les campagnes de
l'intérieur. Le golfe du Nord, appelé d'ordinaire Puerto Menor, ou de
Pollenza, peut admettre des vaisseaux de haut bord dans un bon mouillage
abrité de tous les vents; il est cependant peu fréquenté: l'île est trop
petite pour avoir deux grands marchés d'échanges. On espère que
d'importants travaux d'assainissement et de culture entrepris au sud
d'Alcudia auront pour résultat de rendre à cette antique cité une part
de son ancienne importance. L'Albufera, ou plaine marécageuse, dont
l'étendue est d'environ 2,800 hectares, a été partiellement reconquise
sur les eaux et sur la fièvre, grâce aux industriels anglais qui
l'exploitent; c'est maintenant une belle plaine traversée par de larges
et solides chemins, drainée par des machines à vapeur, arrosée dans la
saison par des canaux d'eau pure [180].

[Note 180: Villes de Majorque:

Palma        40,000 hab.
Manacor      15,000  »
Felanitx     10,500  »
Lluchmayor    8,800  »
Pollenza      8,000  »
Inca          8,000  »
Soller        8,000  »
Santañy       8,000  »
]

La Minorque des Français, Menorca, ou la «Petite Baléare», que l'on peut
discerner de Majorque, puisqu'elle en est distante seulement de 37
kilomètres, semble continuer vers l'est, puis au sud-est, la courbe
légèrement infléchie de la sierra majorquine; mais elle est elle-même
fort peu montueuse et n'offre que des pitons isolés. Le sommet le plus
élevé, le monte Toro, dont l'altitude est de 357 mètres, est situé à peu
près au centre de l'île et domine de grandes plaines faiblement
accidentées, dont les arbres, exposés au vent du nord, ont le branchage
régulièrement incliné du côté de l'Afrique; les orangers ne peuvent
trouver un abri suffisant que dans les ravins, ou _barrancos_, qui
sillonnent la plaine. Cette absence de sierra rend le climat de Minorque
moins agréable et moins salubre que celui de la terre voisine [181]; le
sol y est aussi moins fertile à cause de la faible quantité des eaux de
source. Il est vrai que les pluies sont plus abondantes qu'à Majorque;
mais les roches calcaires laissent pénétrer l'humidité dans leurs
fissures, et les campagnes sont toujours altérées. Par contre, on trouve
de l'eau dans les grottes profondes. Près de Ciudadela, la roche
crevassée permet de descendre dans un labyrinthe de cavernes, dont l'une
est en communication avec la mer.

[Note 181: Climats comparés de Majorque et de Minorque, d'après
Carreras et Barceló y Combir:

                                     Palma.    Mahon.

Température moyenne                  18°,1      17°,5
     »      du mois le plus chaud     (?)       22°,4
     »      du mois le plus froid     (?)        9°
Moyenne des pluies                   0m,436    0m,690
Jours de pluie                         67        82
]

[Illustration: Nº 141.--PORT-MAHON.]

De même que Majorque et les deux Pytiuses, Ibiza et Formentera, Minorque
doit aux ports de ses deux extrémités opposées d'offrir une sorte de
balancement dans son histoire politique et son commerce. L'île a deux
capitales, qui se sont toujours disputé la suprématie, Ciudadela et
Port-Mahon. La première a l'avantage de regarder vers Majorque et les
deux golfes d'Alcudia, mais elle n'a qu'un mauvais havre aux bords
marécageux. La seconde, qui porte encore le nom de son fondateur
carthaginois, possède un admirable port naturel divisé par des îlots et
des péninsules en cales et en bassins secondaires; tous les avantages se
trouvent réunis dans ce bras de mer. Pourtant, à voir le faible
mouvement du port, on ne se douterait pas que c'est là le havre célèbre
vanté par André Doria dans son fameux dicton, d'ailleurs appliqué aussi
à la baie de Carthagène: «Juin, Juillet et Mahon sont les meilleurs
ports de la Méditerranée.» Port-Mahon est bien déchu de son activité
commerciale depuis que les Anglais l'ont abandonné en 1802, après en
avoir fait une cité riche et prospère. Elle était pour eux une autre
Malte, inférieure toutefois par sa position dans une mer ouverte et
tempétueuse, loin d'une de ces portes de navigation entre deux mers qui
donnent tant d'importance à La Valette, à Messine, à Gibraltar. Dans la
physionomie de ses édifices Mahon a gardé quelque chose d'anglais; la
grande route qui parcourt l'île dans toute sa longueur, de Port-Mahon à
Ciudadela, est également un héritage de la domination britannique; mais
un héritage bien mal apprécié. De même, le port excellent de Fornells,
qui s'ouvre entre deux péninsules rocheuses de la côte septentrionale et
qui pourrait abriter une flotte entière, sert à peine à quelques barques
de pêche [182].

[Note 182:

Port-Mahon 15,000 hab.
Ciudadela   7,500 hab.
]



VI

LA VALLÉE DE L'ÈBRE, L'ARAGON ET LA CATALOGNE.


De même que le bassin du Guadalquivir, la vallée de l'Èbre, dans sa
partie moyenne, est nettement séparée du reste de l'Espagne. Elle forme
une large dépression entre les plateaux intérieurs de la Péninsule et le
système pyrénéen. Si les eaux de la Méditerranée s'élevaient de 500
mètres, elles empliraient tout l'espace triangulaire où serpente l'Èbre,
de Tudela à Mequinenza, et qui fut un lac d'eau douce avant que le
fleuve n'eût percé les montagnes de la Catalogne. Au nord, cette région
a pour limite le puissant rempart des Pyrénées, la barrière naturelle la
plus forte qui existe en Europe; au sud et au sud-ouest, elle a les
âpres versants d'un plateau et de sa bordure de montagnes; elle a
surtout cette limite indécise et changeante, mais des plus gênantes à
franchir, que trace la différence des climats. Au nord-ouest, il est
vrai, la haute vallée de l'Èbre continue vers les Pyrénées cantabres la
plaine de l'Aragon. De ce côté, la ligne de démarcation naturelle n'a
donc rien de précis; mais les collines qui se rapprochent de part et
d'autre donnent un caractère tout à fait spécial à la contrée. En outre,
des hommes différents de race, de langue et de moeurs occupent une
partie considérable de cette région, opposant ainsi une muraille vivante
aux populations de la plaine. Historiquement, la haute vallée de l'Èbre
ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un rôle tout à fait distinct de celui de
l'Aragon. C'est là que se trouvent les lieux de passage nécessaires
entre le seuil des Pyrénées et le plateau des Castilles; là devait
passer de tout temps le flux et le reflux des hommes entre la France et
l'intérieur de la Péninsule.

Par les événements de l'histoire aussi bien que par les conditions
géographiques, l'Aragon et la Catalogne forment donc une des régions
naturelles de l'Espagne, beaucoup moins vaste que les Castilles, mais à
peine moins importante dans le développement de la nation et beaucoup
plus populeuse par rapport à son étendue [183].

[Note 183:

              Superficie.    Population en 1870.  Popul. kilom.

Aragon      46,565 kil. car.       928,763            20
Catalogne   32,330    »          1,768,408            55
           __________________   ___________          ____
            78,895 kil. car.     2,697,171            34
]

Depuis plus de sept siècles, l'Aragon et la Catalogne ont les mêmes
destinées politiques et presque toujours ont défendu la même cause dans
les guerres et les révolutions. Toutefois de grands contrastes existent
aussi dans l'aspect, le relief, le climat de ces deux provinces, et ces
contrastes de la nature se sont reproduits dans le caractère des
populations et dans leur histoire spéciale. L'Aragon, pays de plaines
entouré de tous les côtés par des montagnes, est une contrée
essentiellement continentale, dont les habitants, privés des ressources
de l'industrie et du commerce, devaient rester en grande majorité
pâtres, agriculteurs ou soldats, et n'exercer leur action que sur leurs
voisins de la Péninsule, La Catalogne, au contraire, pays de montagnes,
de vallées ouvertes sur la mer, de plages et de promontoires, devait se
peupler de marins et joindre à des richesses naturelles celles que lui
procurait le mouvement des échanges. Elle devait aussi entrer en
relations intimes avec les contrées limitrophes baignées par la même
mer, surtout avec le Roussillon et le Languedoc. Il y a sept ou huit
siècles, les Catalans appartenaient même beaucoup plus au groupe des
peuples provençaux qu'à celui des Espagnols. Par la vie nationale, aussi
bien que par le langage, ils se rattachaient étroitement aux populations
du nord des Pyrénées.

C'est dans la révolution politique dont la guerre des Albigeois a été le
drame le plus terrible qu'il faut chercher la raison du changement
d'équilibre qui s'est opéré dans l'histoire de la Catalogne et qui a
jeté ce pays en proie aux Castillans. Tant que le monde provençal garda
son centre de gravité naturel entre Arles et Toulouse, toutes les
populations du littoral méditerranéen jusqu'à l'Èbre, et même celles des
côtes de Valence et des îles Baléares, subirent l'influence de la
société policée qui les avoisinait, et furent, pour ainsi dire,
entraînées dans son orbite d'attraction. Entre la Provence d'un côté,
les royaumes arabes de l'autre, les habitants chrétiens de la Péninsule
et des îles se sentaient nécessairement portés vers les Provençaux,
leurs parents de race, de religion et de langage: c'est là ce qui
explique la prédominance de l'idiome dit limousin et de sa littérature
dans la Catalogne et jusqu'à Murcie et à Palma. Mais, quand une guerre
implacable eut changé plusieurs villes des Albigeois en déserts, quand
les barbares du Nord eurent opprimé la civilisation du Midi et que la
contrée du versant méridional des Cévennes eut été réduite par la
violence à n'être guère plus qu'un appendice politique du bassin de la
Seine, il fallut bien que la Catalogne cherchât d'autres alliances
naturelles. Le centre de gravité se déplaça rapidement du nord au sud,
et de la France méridionale se reporta dans la péninsule pyrénéenne. La
Castille gagna ce qu'avait perdu la Provence. Ainsi la langue
provençale, qui s'était jadis répandue de la Catalogne et du Toulousain
dans tout l'Aragon, y fut graduellement remplacée par le castillan, qui
ne cesse d'avancer et qui, dans un avenir prochain, aura certainement
conquis toute la Péninsule, en dépit de l'énergie patriotique avec
laquelle se défendent les idiomes locaux.

Le versant septentrional des plateaux et des monts qui bordent au sud le
bassin de l'Èbre est percé de nombreuses brèches qu'utilisent les voies
de communication. Les rivières permanentes et les ruisseaux temporaires
ont découpé les hautes terres en fragments détachés les uns des autres,
qui portent le nom de _sierras_ quand ils ont une certaine longueur, et
celui de _muelas_ ou «dents molaires», quand ils se présentent comme des
blocs isolés. Ce sont les «témoins» restés debout des plateaux d'une
période géologique antérieure. En s'imaginant que tous les creux, larges
plaines ou défilés étroits, qui séparent ces hauteurs soient de nouveau
remplis, on reconstitue par la pensée l'ancienne pente uniforme et
très-faiblement ondulée qui s'abaissait graduellement des gibbosités du
centre de l'Espagne vers la vallée de l'Èbre. Du haut des protubérances
les plus saillantes de ce plateau en grande partie démoli, on reconnaît
parfaitement que les faces supérieures des prétendues sierras se
correspondent et faisaient partie du même plan incliné. Ainsi, la sierra
de San Just ou de San Yus, que la haute vallée du Guadalope sépare de la
sierra de Gudar, n'est qu'un simple débris. Il en est de même des
sierras de Segura, de Cucalon, de Vicor, d'Aglairen, de la Virgen, qui
se continuent au nord-ouest en rempart ébréché jusqu'au superbe massif
de Moncayo. La sierra de Almenara, qui s'élève à l'ouest de cette
rangée, sur les confins immédiats du plateau des Castilles, n'est
également qu'un fragment de plateau sculpté par les météores.

La masse granitique du Moncayo ou Cayo, bien autrement solide que les
roches crétacées du plateau oriental, a résisté à l'action érosive des
eaux et reste unie au faîte de partage où le Duero prend sa source, où
naissent les premiers pics de l'arête de Guadarrama. Le Moncayo,
laboratoire des orages pour les campagnes de l'Aragon, est aussi la tour
de guet, du haut de laquelle les Castillans regardent la vallée de
l'Èbre. En effet, cette pyramide angulaire, fort escarpée par son
versant septentrional et facilement accessible par ses pentes tournées
au midi, est par cela même une partie du domaine naturel des Castillans,
et c'est en s'appuyant sur ce massif qu'ils ont pu descendre dans le
haut bassin de l'Èbre et rejoindre au bord de ce fleuve les confins de
la Navarre. Par contre, les Aragonais ont dû aux nombreuses brèches du
plateau oriental de pouvoir en remonter le versant bien au delà de leurs
limites naturelles. Par les vallées du Guadalope, du Martin, du Jiloca,
ils ont occupé tout le haut massif de Teruel, cette région du
Maeztrazgo, si importante au point de vue stratégique, à cause de sa
position dominante entre les bassins de l'Èbre, du Mijares, du
Guadalaviar, du Júcar et du Tage. Dans toutes les guerres civiles, la
possession de ce faîte et de ses places fortes est un des grands
objectifs pour les combattants.

Au nord de l'Èbre et de ses affluents se profile la haute crête neigeuse
des Pyrénées qui sépare l'Espagne du reste de l'Europe; mais c'est dans
la géographie de la France et non dans celle de l'Aragon qu'il convient
de décrire cette chaîne, car le versant septentrional est de beaucoup le
plus populeux et le mieux connu: c'est aussi le plus riche en curiosités
naturelles. De ce tronc principal, plusieurs grands rameaux s'abaissent
vers l'Espagne; toutefois il ne faut point croire que les montagnes de
l'Aragon et de la Catalogne soient toutes de simples chaînons latéraux
du système pyrénéen. Quelques massifs sont même complétement isolés. Une
première rangée de hauteurs indépendantes, débris d'anciens plateaux
rongés, s'élève immédiatement au nord du fleuve et prend en certains
endroits un aspect presque montagneux. Cette rangée, interrompue de
distance en distance par les vallées des rivières pyrénéennes, commence
bien modestement, en face même du géant Moncayo, par de petites collines
ravinées, infertiles, revêtues de fougères, offrant çà et là quelques
bouquets de pins. Ce sont les Bardenas Reales. A l'est de l'Arba, ces
hauteurs se continuent par les chaînons parallèles du Castellar et de
tout le district des Cinco Villas, puis, arrêtées par le cours du
Gallego, elles surgissent de nouveau pour former la sierra de
Alcubierre, qui s'abaisse de tous les côtés par de larges terrasses,
vers des plaines presque absolument désertes, connues au sud et à l'est
sous le nom de Monegros. Le massif d'Alcubierre, situé au centre même de
l'ancien lac de l'Aragon, a gardé son aspect insulaire: le seuil par
lequel il se relie aux montagnes de Huesca ne se trouve pas à plus de
380 mètres au-dessus de la mer.

Vers le milieu de l'espace qui sépare les collines riveraines de l'Èbre
et la crête maîtresse des Pyrénées s'élèvent de véritables chaînes de
montagnes qui, dans leur ensemble, se développent avec quelque
régularité dans le sens de l'ouest à l'est; il faut y voir probablement
les restes d'un système montagneux dont les arêtes étaient parallèles à
celles des Pyrénées, mais que les eaux ont diversement rompu et même
partiellement déblayé. Les roches crayeuses qui constituent
principalement la masse de ces montagnes n'ont pas opposé d'obstacle
insurmontable aux eaux pyrénéennes qui descendent en abondance et d'une
pente fort inclinée. Toutefois la résistance des rochers a été
suffisante pour forcer les rivières à de nombreux détours et ne leur
laisser en maints endroits que d'étroits passages, pareils à de simples
fissures de la montagne. Cette région des avant-monts pyrénéens est une
des plus pittoresques de l'Espagne, à cause de ses précipices, de ses
défilés, de ses cascades; c'est aussi l'une des moins connues: elle
attend encore les dessinateurs et les naturalistes qui doivent en
révéler tous les mystères.

La plus fameuse et l'une des plus hautes de ces chaînes secondaires qui
se développent parallèlement aux Pyrénées est la sierra de la Peña, au
nord de laquelle coule, dans une vallée profonde, la rivière qui a donné
son nom au royaume d'Aragon. A l'extrémité orientale de cette chaîne,
dominant la vieille cité de Jaca, se dresse une superbe montagne de
grès, en forme de pyramide, la Peña de Oroel, d'où l'on contemple un
immense horizon de sommets et de vallées, des Pyrénées au Moncayo. La
région sauvage, en partie boisée de hêtres et de pins, qui forme le
centre de ce panorama grandiose est le célèbre pays de Sobrarbe, presque
aussi vénéré des patriotes espagnols que les montagnes de Covadonga,
dans les Asturies. C'est le lieu sacré pour eux où commença, du côté des
Pyrénées, la guerre qui arracha l'Espagne aux Maures. D'après la
légende, quelques hommes, échappés à la domination des Arabes, auraient
vécu pendant des années dans les grottes et les forêts de la sierra;
leur nombre se serait graduellement accru des mécontents et, vers la fin
du huitième siècle, un des chefs de bandes, un Basque, du nom d'Arista,
aurait attaqué les Maures de la contrée et les aurait battus
complètement. Le nom ibérique du nouveau royaume de Sobrarbe, de forme
presque latine, permit aux chroniqueurs d'inventer la légende d'un arbre
merveilleux qu'Arista aurait vu en rêve et dont les branches
ombrageaient tout le territoire conquis par son épée. Les hautes vallées
de l'Aragon, du Gallego, du Cinca sont encore connues dans le langage
usuel comme le district de Sobrarbe. Dans un des vallons boisés qui
s'ouvrent à l'ouest de la Peña de Oroel, on visite aussi la grotte où se
serait montrée la vision de l'arbre mystique. Au-dessus de la caverne
s'élève un ancien couvent, dont une salle, très-richement ornée de
marbres, enferme les restes des anciens rois d'Aragon.

Une rangée de montagnes plus irrégulière que la sierra de la Peña, et
s'y rattachant par un seuil élevé, dresse au sud ses pitons en désordre:
c'est la sierra de Santo Domingo, dont les contre-forts vont s'abaisser
de terrasse en terrasse dans la plaine accidentée des Cinco Villas. A
l'est, une étroite coupure où passe le Gallego, sépare la chaîne de
Santo Domingo de son prolongement naturel, qui se développe jusqu'à la
rivière Cinca sous divers noms, mais que l'on peut désigner dans son
ensemble sous l'appellation de sierra de Guara; d'autres chaînes
secondaires ou fragments ravinés de chaînons suivent parallèlement la
crête principale de la Guara et s'arrêtent également au bord du Cinca.
Au delà de ce torrent, les saillies parallèles du sol s'enchevêtrent et
se croisent avec les extrémités des rameaux pyrénéens; mais on peut y
discerner encore l'orientation de l'ouest à l'est. Plus loin, cette
direction moyenne des montagnes redevient tout à fait évidente. Le
Monsech, ainsi nommé de la sécheresse de ses ravins calcaires, se
continue jusqu'au Sègre avec la régularité d'un rempart de forteresse,
quoiqu'il soit percé à angle droit par les deux Noguera, Ribagorzana et
Pallaresa. Au nord du Monsech, une chaîne encore plus haute, mais
beaucoup moins régulière, est indiquée par les superbes massifs de San
Gervas et de la sierra de Boumort. Il n'est pas douteux qu'à une époque
géologique antérieure toutes les eaux qui s'amassaient dans les hautes
vallées du versant méridional des Pyrénées ne fussent retenues en lacs
par la barrière transversale de ces monts secondaires. Les traces de la
rupture opérée par les torrents de sortie sont encore visibles à la
partie inférieure de ces «conques»; quelques défilés sont aussi étroits,
aussi brusquement taillés, aussi coupés de précipices que si l'eau des
anciens lacs venait à peine d'entr'ouvrir la montagne pour s'abattre en
déluge dans les plaines de l'Ebre.

Un de ces défilés, où le Sègre, quoique fort abondant, passe dans une
fissure de roche que l'on pourrait franchir d'un bond, est la seule
brèche qui sépare les contre-forts de la sierra de Boumort et ceux de la
sierra de Cadi. Cette dernière chaîne doit être considérée
géologiquement comme formant un système à part, indépendant des Pyrénées
proprement dites. Le sillon oblique formé du côté de l'Espagne par la
vallée du Sègre, du côté de la France par le col de la Perche et le
cours de la Têt, est la ligne de séparation entre les deux groupes de
montagnes. Les Pyrénées se terminent par l'énorme ensemble de cimes qui
entoure le val d'Andorre et par les monts de Carlitte, aux immenses
plateaux d'éboulis; le Cadi appartient à cette chaîne à peine moins
grandiose qui porte à son extrémité française la superbe pyramide du
Canigou. Le géant de la partie espagnole de la chaîne, le Cadi, égale
probablement ce colosse en hauteur; du sommet principal, aux
anfractuosités et aux ravins presque toujours emplis de neige, on voit à
ses pieds, comme une mer tempétueuse, tous les monts de la Catalogne aux
innombrables vagues.

De la sierra de Cadi et de son prolongement oriental se détachent vers
le sud un grand nombre de rameaux secondaires qui s'abaissent par degrés
et vont se mêler diversement aux monts du littoral catalan. Cette
région, d'accès très-difficile, à cause des murs parallèles de hauteurs
qui la parcourent, est fort riche en formations géologiques de terrains
siluriens à la craie, et contient en abondance des gisements miniers de
fer, de cuivre et même d'or, qui sont partiellement exploités et qui
pourraient avoir une réelle importance, si des routes faciles et des
chemins de fer pénétraient dans les hautes vallées. La région minière la
plus activement utilisée est le bassin houiller de San Juan de las
Abadesas, occupant, non loin des sources du Ter, un espace de plus de 32
kilomètres carrés, au milieu de grandes montagnes rougeâtres, aux formes
arrondies. Ce dépôt de combustible, richesse future de la Catalogne, ne
lui profite actuellement que dans une faible mesure, car tous les
transports doivent s'effectuer par charrettes sur de mauvais chemins.
Sur le versant occidental du Cadi, d'autres gisements houillers, d'une
grande puissance, attendent que l'industrie s'en empare.

Les célèbres roches salifères de Solsona et de Cardona se trouvent aussi
dans cette région au milieu des contre-forts de montagnes qui servent de
soubassement au massif du Cadi. Une de ces collines, à l'est de Cardona,
est une des curiosités de l'Espagne, à cause de la pureté relative du
sel qui la constitue. La roche saline, qui s'élève à la hauteur d'une
centaine de mètres au-dessus du sol, est tellement déchirée et
déchiquetée par les pluies, que ses pyramides, ses pointes, ses
fissures, ses crevasses lui donnent l'aspect d'un glacier. Les météores
travaillaient naguère plus activement que les carriers à en diminuer le
volume; mais, quoique en ruine, l'énorme bloc de sel n'en pourrait pas
moins suffire pendant des siècles à la consommation de l'Espagne: on en
évalue la contenance approximative à plus de 300 millions de mètres
cubes.

La grande variété des métaux qui ont injecté les roches de la contrée
est peut-être causée par le voisinage du foyer souterrain des laves. Les
seules montagnes volcaniques du nord de la Péninsule se trouvent dans le
haut bassin du Fluvia, immédiatement à l'est de la vallée du Ter, et
précisément sur la ligne droite qui rejoindrait les massifs d'éruption
du cap de Gata, de la Pointe de Hifac et des îlots Columbretes au volcan
d'Agde, sur le littoral français. Les volcans de Catalogne, peu élevés
d'ailleurs, et percés de cratères partiellement oblitérés où verdoient
des restes de forêts, sont épars autour d'Olot et de Santa Pau, sur un
espace d'environ 800 kilomètres carrés. De puissantes coulées de lave
basaltique, issues de quatorze cratères, s'avancent en promontoires dans
les vallées au-dessus des roches qui s'étaient déposées sur la contrée
pendant les âges tertiaires: une de ces coulées, qui porte la ville et
les vieux murs de Castel-Follit, se dresse en un haut rempart, au
confluent même du Fluvia et d'une autre rivière; ses noires colonnades
indistinctes, les broussailles qui croissent dans les angles du basalte,
l'eau bleue qui ronge la base des piliers, les mulets qui cheminent en
longues caravanes sur les cailloux du gué, puis gravissent la route
oblique taillée dans la roche, forment un paysage des plus charmants.
Les volcans de cette contrée sont probablement en repos dès avant
l'époque historique, bien que les chroniques parlent vaguement
d'éruptions qui auraient eu lieu à la fin du quinzième siècle. En tout
cas, il est certain qu'alors un violent tremblement de terre renversa la
ville d'Olot et fit trembler toute la région des Pyrénées orientales
jusqu'à Perpignan et Barcelone. Des courants d'air chaud, qui
jaillissent çà et là des fissures de rochers et que l'on connaît dans le
pays sous le nom de _bufadors_, témoignent aussi d'un travail qui se
continue dans le laboratoire intérieur des laves.

Le système des montagnes du littoral catalan continue exactement celui
des côtes de Valence: de chaque côté de la trouée de l'Èbre, les
saillies du relief se correspondent par la forme générale,
l'orientation, la composition géologique. Sur une largeur de plus de 50
kilomètres, du bord de la mer aux plaines intérieures dites Llanos del
Urgel, la contrée est partout fort accidentée; mais les roches d'aspect
vraiment montagneux ne commencent qu'en amont de Tortose. Une première
chaîne, aux brusques escarpements tournés vers le midi et contournés par
l'Èbre à leur base occidentale, se développe parallèlement à la côte;
une seconde, puis une troisième chaîne dominée par la «Montagne Sainte»
(Mount Sant) et la sierra de Prades, puis encore une quatrième arête se
dressent à l'ouest, au delà de la profonde vallée de la Ciurana. Au
nord, le défilé de Francoli, où passe le torrent du même nom et
qu'utilisent la route et le chemin de fer de Tarragone à Lérida,
interrompt à peine ces hauteurs; elles reprennent pour former le massif
à la cime bien nommée du Montagut. Un nouveau sillon, où coule le Noya,
affluent du Llobregat, coupe encore une fois les monts catalans et
limite à l'ouest et au sud la superbe arête de Monserrat, que le
Llobregat, le Cardoner et le col de Calaf isolent des autres côtés et
montrent ainsi dans toute sa grandeur.

[Illustration: VUE DE MONSERRAT. Dessin de Sorrieu d'après une
photographie de M. J. Laurent.]

Le Monserrat est de hauteur relativement modeste, quoiqu'il soit bien
autrement fameux en Espagne que le pic de Mulhacen et le Nethou, près de
trois fois ses supérieurs en élévation et se dressant dans la région des
neiges et des glaces persistantes. Mais la «Montagne de la Scie» porte
sur une de ses plates-formes, suspendue comme un balcon aux flancs de la
roche verticale, les restes d'un couvent qui fut l'un des plus célèbres
de la chrétienté; les cardinaux, les papes mêmes venaient le visiter en
personne, et Loyola y déposa son épée. D'immenses trésors, dont une
partie servit fort à propos à payer les frais de la guerre
d'Indépendance, étaient contenus dans les coffres du sanctuaire. De nos
jours, le Monserrat a perdu de son prestige comme lieu sacré, mais il
est devenu pour les géologues un des types de montagnes les plus
intéressants à étudier, à cause de sa forme et de la nature de ses
roches. Bien qu'isolé, le Monserrat se trouve précisément au point de
rencontre de trois axes montagneux: au sud-ouest et au nord-est, il se
rattache anx monts de la Catalogne, qui se développent parallèlement au
littoral; à l'ouest, il se continue vaguement par un renflement du sol
qui va rejoindre le Monsech et la sierra de Guara; enfin, au nord, des
massifs et des chaînons latéraux, appartenant comme lui à l'époque
nummulitique, le relient à la sierra de Cadi. Il est composé d'un
conglomérat de cailloux calcaires, schisteux, granitiques, empâtés dans
une argile rougeâtre et provenant d'anciennes montagnes démolies par les
courants; des galeries et des salles ouvertes par les eaux dans
l'épaisseur du mont laissent voir des blocs énormes entassés en désordre
et dans l'équilibre en apparence le plus instable. Au sud-ouest et au
sud, le Monserrat est flanqué à la base de nombreux monticules; mais, au
nord, la paroi formidable s'élève d'un jet, toute hérissée d'aiguilles
et rayée de couloirs verticaux. Jadis la montagne était certainement
beaucoup plus haute, mais les pluies, les vents, le soleil, la gelée
l'ont ainsi découpée en d'innombrables dents et en «colonnes coiffées»
portant encore leur pierre terminale en forme de chapiteau. Des
ermitages, des ruines de châteaux forts s'accrochent ça et là aux
saillies de la montagne, et des escaliers vertigineux en gravissent les
couloirs. Du sommet le plus élevé, dit le San Gerónimo, le spectacle est
admirable: des grands massifs des Pyrénées aux îles Baléares on
contemple un horizon de 350 kilomètres de large.

De l'autre côté de l'abîme formé à la base de la puissante muraille par
la vallée du Llobregat, les hauteurs atteignent au Monseñ, pilier de
granit qui a redressé les craies environnantes, une élévation plus
considérable que celle du Monserrat. A l'exception des marais de
l'Ampourdan, ancien golfe comblé par les alluvions, tout cet angle
extrême de la Catalogne, entre la mer et les Albères, est couvert de
collines en chaînes et en massifs, dont les plus hardies, entre autres
la Madre del Mount, portent aussi sur leurs escarpements des églises de
pèlerinage très-fréquentées. Une série de collines, disposée en chaîne,
longe la côte des deux côtés de Barcelone, et par ses promontoires et
ses vallons aux plages sablonneuses donne au littoral l'aspect le plus
pittoresque et le plus varié. Le dernier de ces petits massifs est une
protubérance de granit qui forme la pointe orientale de l'Espagne et la
borne méridionale du golfe du Lion: c'est la sierra de Rosas, jadis
vénérée des Grecs. Là, sur un des sommets les plus en vue, s'élevait un
temple de Vénus, remplacé depuis par le monastère de San Pedro de Roda,
que n'habitent plus les religieux, mais que les matelots saluent
toujours de loin pour conjurer les caprices du vent. La roche la plus
avancée du massif, le cap Creus de nos cartes, est l'ancien Aphrodision,
aux écueils peuplés de polypes coralligènes [184].

[Note 184: Altitudes diverses du bassin de l'Èbre, au sud des
Pyrénées:

AU SUD DE L'ÈBRE.

Sierra de San Just   1513 mètres.
Pico de Herrera      1306   »
Pico de Almenara     1429   »

ENTRE L'ÈBRE ET LE SÈGRE.

Peña de Oroe        1,769   »

ENTRE LE SÈGRE ET LA MER.

Sierra de Cadi      2,900   »
Monsant             1,071   »
Montagut              840   »
Monserrat           1,237   »
Monseñ              1,608   »
Madre del Mount     1,224   »
]

[Illustration: Nº 142.--PROFIL DU COURS DE L'ÈBRE.]

Dans son ensemble, le bassin de l'Èbre est un des plus géométriquement
réguliers que présente la surface terrestre. Il a la forme d'un triangle
dont la base repose sur les monts de la Catalogne, tandis que la pointe
se trouve près de l'océan Atlantique, dans les Pyrénées cantabres. Les
arêtes, faiblement sinueuses, qui limitent de toutes parts cet espace de
plus de 80,000 kilomètres carrés, sont fort inégales en hauteur, mais
elles offrent entre elles cette ressemblance, d'avoir des noyaux
granitiques, sur lesquels les formations postérieures, jusqu'aux
alluvions récentes, se sont successivement déposées en retrait, à mesure
que se comblait la mer intérieure. L'Èbre serpente au fond de la
dépression médiane du bassin, en maintenant, malgré tous ses méandres,
une direction exactement perpendiculaire au rivage de la Méditerranée où
il doit aboutir: par la régularité de son cours presque inflexible, il
s'accorde parfaitement avec la forme géométrique de son bassin. Mais, en
approchant de la barrière que lui opposent les monts de la Catalogne, il
faut qu'il se ploie et se reploie en sinuosités nombreuses, avant de
trouver une issue pour gagner la mer.

La source de Fontibre (Font d'Èbre), dans une haute vallée des Pyrénées
cantabres, commence fièrement le fleuve par une masse d'eau
considérable, à laquelle se mêlent les neiges fondues de la Peña Labra,
de la sierra de Isar et d'autres montagnes. Près de Reinosa, l'Èbre
semble hésiter dans son cours; un seuil bas, qui peut-être lui servait
jadis de lit vers le golfe de Gascogne, s'ouvre dans la direction du
nord, mais le fleuve, tournant brusquement au sud, puis à l'est, coupe,
de défilé en défilé, divers massifs de hauteurs qui jadis s'élevaient en
travers de sa vallée. Il se grossit dans sa course de plusieurs rivières
que lui envoient les Pyrénées, la sierra de la Demanda, le massif
d'Urbion; mais il ne prend vraiment l'aspect d'un fleuve qu'à sa sortie
des plaines de Navarre, où le Cidaco et l'Alhamá, du côté méridional,
l'Ega et l'Aragon doublé par l'Arga, du côté septentrional, viennent
unir leurs eaux dans le lit commun. Ainsi que le dit le proverbe:

                       _Arga, Ega, Aragon
                       Hacen al Ebro varon._

Ce sont ces rivières qui font le fleuve. L'Èbre est désormais assez fort
pour fournir de l'eau en abondance aux canaux latéraux qui s'y
alimentent en aval de Tudela. A gauche, le canal de Tauste répand la
fertilité dans les campagnes jadis infertiles qui s'étendent au pied des
Bardenas; à droite, le canal Impérial, qui sert à la fois à la
navigation et à l'irrigation des champs, accompagne le fleuve jusqu'à
Saragosse; en temps ordinaire, il ne roule pas moins de 14 mètres cubes
d'eau par seconde: c'est près de la moitié de la portée du Guadalquivir,
dans la saison des «maigres». Malheureusement, une grande partie de
l'eau, de même que celle du canal de navigation creusé en aval de
Saragosse, se perd dans les fissures du terrain calcaire.

Dans les plaines mêmes de l'Aragon, l'Èbre reçoit de droite et de gauche
d'autres rivières qui compensent les saignées des canaux d'arrosage. Du
versant des plateaux du sud lui viennent le Jalon, accru du Jiloca, le
Huerva, l'Aguas, le Martin, le Guadalope; des avant-monts pyrénéens du
nord descend l'Arba, tandis que des grandes Pyrénées elles-mêmes
s'élance le Gallego; mais de tous les cours d'eau du bassin le plus
important est le Sègre, uni au Cinca. En moyenne, l'Èbre, épuisé par les
emprunts des cultivateurs riverains, a beaucoup moins d'eau que ce
déversoir où s'épanche tout le surplus de la masse liquide tombée sur le
versant méridional des Pyrénées, entre le groupe du mont Perdu et celui
de Carlitte. A l'époque des crues annuelles, le flot que roule le Sègre
arrête complétement le cours de l'Èbre et fait refluer ses eaux en sens
inverse du courant. Si le Sègre coulait dans l'axe de la plaine
d'Aragon, c'est lui qui mériterait de donner son nom au tronc commun du
fleuve; mais, par une étrange disposition, caractéristique de ce bassin
triangulaire aux limites rectilignes, le Sègre s'épanche précisément à
angle droit de la dépression centrale des plaines et longe la base même
des montagnes qui forment l'un des côtés de la grande figure
géométrique.

[Illustration: Nº 145.--DELTA DE L'ÈBRE.]

Immédiatement en aval de la jonction, le Sègre et l'Èbre réunis
commencent leur trouée à travers les chaînons parallèles de la
Catalogne. Du confluent à la mer, la pente totale est de 56 mètres sur
un espace développé de plus de 150 kilomètres, mais le fleuve a nivelé
son lit de manière à faire disparaître les cascades et les rapides. Les
matériaux produits par ce grand travail de déblayement se sont déposés
dans la mer en dehors de la ligne normale du rivage. Le delta de l'Èbre
s'avance de 24 kilomètres dans la Méditerranée, et ses terres basses,
couvertes de salines, de lagunes, de fausses rivières, s'étendent sur
près de 400 kilomètres carrés. Il est vrai que du côté du sud les
alluvions de l'Èbre trouvent un point d'appui dans les bas-fonds qui se
dirigent vers le groupe des Columbretes: saisis par le courant qui porte
au sud et au sud-ouest, les troubles se déposent surtout de ce côté;
ainsi s'est formée la flèche de sable qui rattache aux terres
marécageuses du delta l'île élevée de Punta la Baña et qui protège le
port des Alfaques. C'est dans ce port de refuge, en grande partie vaseux
comme le «Puerto del Fangal», à l'extrémité septentrionale du delta, que
s'ouvre la bouche artificielle de l'Èbre, formée par le canal de San
Carlos de la Rapita, que l'on a creusé à travers les terres basses; il a
14 kilomètres de longueur et sa pente est rachetée par trois écluses.
C'est en vain qu'on a essayé de le faire servir à la grande navigation.
Les digues latérales de l'embouchure n'ont pas empêché la formation
d'une barre qui arrête les bâtiments à l'entrée. De même, les bouches
naturelles, entourant la petite île de Buda, sont inaccessibles aux
navires, à cause de leurs barres inconstantes, recouvertes d'une eau peu
profonde.

Si l'étude géologique du delta de l'Èbre avait été faite d'une manière
complète, si des sondages avaient déterminé le volume précis des terres
alluviales jusqu'à la roche sous-jacente, et que l'accroissement annuel
de la masse fût parfaitement connu, on pourrait tenter d'évaluer
approximativement le nombre des siècles écoulés depuis le jour où le lac
intérieur commença de se vider dans la mer par le courant de l'Èbre.
D'ailleurs, les empiétements du delta diminueront d'année en année, et
depuis le commencement du siècle ils ont déjà diminué, en proportion des
progrès accomplis par les cultivateurs dans l'irrigation de leurs
campagnes. Le débit moyen de l'Èbre n'est plus que la moitié, d'après
Antonio de la Mesa, de ce qu'il était naguère, et il ne cessera de se
réduire si toutes les améliorations projetées se réalisent. Déjà,
pendant une grande partie de l'année, plusieurs de ses affluents sont
épuisés en entier par les canaux d'arrosage et n'atteignent pas le lit
majeur du fleuve; mais les grands tributaires pyrénéens ont encore une
masse d'eau considérable qui va se perdre dans la mer et dont chaque
flot pourrait faire germer des moissons dans les steppes riverains.
L'Arga devrait fertiliser le sol des Bardenas et le district des Cinco
Villas: l'eau surabondante du Gallego, de l'Isuela, du Cinca semble
destinée à entourer la sierra de Alcubierre d'un réseau de cultures; le
Sègre surtout tient en réserve dans ses eaux torrentueuses la fécondité
future des Llanos del Urgel, encore bien incomplétement utilisés.
D'énormes capitaux, confiés à des spéculateurs sans probité, ont été
gaspillés à ces diverses entreprises; mais, en dépit de ce mécompte, il
faudra se remettre à l'ouvrage pour employer le faible excédant de pluie
qui reste encore sans emploi dans le bassin de l'Èbre. Tôt ou tard le
grand fleuve, de même que les autres cours d'eau de la Catalogne, le
Llobregat, le Ter, le Fluvia, ressemblera aux rivières de Valence, dont
chaque-goutte est utilisée et se change en séve et en fruits [185].

[Note 185:

Superficie du bassin de l'Èbre               83,500 kilom. carrés.
Pluies moyennes dans le bassin, par
            mètre de surface                       0m,500
Débit de crue                                  5,000 mètres cubes.
  »   moyen                                      100(?) »     »
  »   d'étiage                                    50    »     »
Écoulement moyen par mètre de surface              0m,037
Proportion de l'écoulement à la précipitation      1,14(?)
]

La richesse exubérante des campagnes irriguées témoigne de la bonté du
sol dans la Catalogne et l'Aragon. Même des terrains naturellement
saturés de substances salines, comme ceux des environs de Saragosse, ont
été transformés en d'admirables jardins fournissant des légumes et
surtout des fruits exquis. Sur le littoral catalan, des plantes
tropicales, des agaves, des cactus, et çà et là, au sud de Barcelone,
quelques palmiers étalant leurs éventails au pied des roches rappellent
encore les beaux paysages du midi de la Péninsule. Dans le bassin de
l'Èbre, la transition s'opère graduellement entre la nature presque
africaine de Murcie et de Valence et l'âpre climat des plateaux et des
montagnes; mais nulle part, si ce n'est au bord immédiat des rivières,
l'eau n'est en quantité suffisante. Dans certaines régions des montagnes
on voit des maisons haut perchées, dont les murailles sont rouges à
cause du vin qui a servi à en délayer le mortier: après une bonne
vendange, il est plus économique d'aller puiser dans le cellier le
liquide nécessaire que de chercher au loin dans quelque vallée profonde,
et par des chemins difficiles, une eau précieuse, plus utilement
employée à l'irrigation des champs. Arrêtés par les montagnes et les
plateaux inclinés des Castilles, les vents d'ouest n'apportent aucune
humidité dans la cuvette au fond de laquelle coule l'Èbre; les vents
humides du nord-ouest, qui soufflent de la mer Cantabre, sont aussi
partiellement arrêtés par les monts de la Navarre. Quant à ceux qui
proviennent de la Méditerranée, ils n'arrosent que le versant oriental
des montagnes de la Catalogne et n'entrent que par un petit nombre de
brèches dans les plaines de l'Aragon.

[Illustration: N 144.--STEPPES DE L'ARAGON.]

Cette pénurie d'eau fluviale est un grand désavantage pour certaines
régions du bassin de l'Èbre. On y voit de véritables déserts, qui n'ont
rien à envier à ceux de l'Afrique: tout y manque, eaux courantes,
cultures, prairies et forêts. La plus grande partie des Bardenas, entre
l'Aragon et l'Arba; les Monegros, que limitent l'Èbre, le Sègre et le
Cinca; les terrasses de Calanda, au sud de l'Èbre et à l'ouest du
Guadalope, sont les plus vastes et les plus inhabitables de ces déserts.
Dans ces solitudes, et à un moindre degré dans toute la dépression des
plaines aragonaises, le climat a les inconvénients extrêmes; il est
alternativement très-froid et très-chaud, non-seulement de l'été à
l'hiver, mais encore clans une même saison; malgré le voisinage de la
mer, le climat est tout à fait continental. La rareté de la végétation,
la couleur blanchâtre des terres qui laissent rayonner la chaleur du
jour, la proximité des montagnes neigeuses donnent au climat d'hiver une
singulière âpreté; par contre, les chaleurs estivales sont fréquemment
intolérables: on étouffe dans cette cavité où les vents marins ne
pénètrent que rarement, par bouffées inégales, et où des roches
éclatantes de lumière répercutent partout les rayons du soleil. Sur les
côtes de la Catalogne, le vent chaud, fatal à la végétation, malsain
pour les hommes, n'est pas celui qui souffle d'Afrique; c'est le vent
qui vient de traverser les plaines brûlantes de l'Aragon.

Grâce aux eaux de la Méditerranée qui baignent ses rivages, aux brises
marines qui lui apportent les pluies, l'air salin, l'égalité de
température, la Catalogne jouit d'un bien meilleur climat que l'Aragon.
C'est là un des contrastes qui, avec les autres différences
géographiques et les diversités d'origine, d'alliances, de parenté, de
commerce, ont donné aux deux contrées limitrophes une individualité
distincte [186].

[Note 186:

                                      Saragosse.   Barcelone.

Température moyenne (treize années)    16°          17°,20
Extrême de chaleur                     41°          31°
   »    de froid                       -7°,8         0°,1
     Écart                             48°,8        30°,9
Pluie                                   0m,347       0m,400
]

Sans chercher à connaître l'impossible, c'est-à-dire la filiation des
peuplades aborigènes et de provenance étrangère qui peuplaient avant
l'histoire écrite la vallée de l'Èbre et les monts de la Catalogne, il
est certain que la contrée maritime est celle qui a reçu dans sa
population le plus d'éléments divers. La mer devait lui amener des
colons de tous les peuples navigateurs, tandis que d'autres visiteurs,
hostiles ou pacifiques, devaient arriver du sud par le chemin naturel
des plages ou du nord par les cols peu élevés des Albères. Aussi,
Carthaginois et Phéniciens, Grecs et Massiliotes, Romains, Arabes,
Normands, Français, Provençaux, venus par mer ou par terre, se sont-ils
successivement mêlés aux habitants de la Catalogne. L'Aragon, terre
continentale inconnue des marins et défendue contre les immigrations du
nord par un rempart de rochers et de neiges, devait conserver beaucoup
plus la pureté relative de ses peuples; mais, par contre, les
conquérants qui réussissaient à s'emparer du pays, devaient s'y établir
fortement, sans crainte de nouveaux arrivants qui réussissent à les
déloger. Quand les Maures s'emparèrent de l'Aragon, ce fut pour
longtemps. Barcelone était déjà libre depuis trois siècles lorsque les
Sarrasins tenaient encore dans Saragosse. Comparé à la Catalogne mobile
et changeante, l'Aragon représente la solidité et la durée.

Considérés en masse, les habitants de la vallée de l'Èbre sont d'un
orgueil un peu agressif, d'une hauteur froide et dédaigneuse, d'une
grande paresse d'esprit: ils sont routiniers et superstitieux; mais ils
ont une singulière force de volonté, et par leur vaillance font honneur
à leurs ancêtres les Celtibères. Ces beaux hommes à la forte carrure,
que l'on voit cheminer derrière leurs ânes, la tête entourée d'un
mouchoir de soie et la taille serrée par une ceinture violette, sont
toujours prêts à se battre. Encore à la fin du siècle dernier, il était
de coutume entre villages ou confréries d'en venir aux mains pour le
seul plaisir de lutter et de montrer sa bravoure: ce combat, qui ne se
terminait point sans mort d'hommes, était ce qu'on appelait la
_rondalla_, mot qui s'applique aujourd'hui aux concerts des chanteurs en
plein vent. Dans les petites choses, les Aragonais apportent le même
entêtement que dans les grandes. Ainsi que le dit le proverbe: «Ils
enfoncent des clous avec leur tête!» Hommes et femmes doivent à cette
énergie de résolution une fermeté de traits qui, pour un grand nombre,
s'allie avec une véritable beauté.

Les premiers siècles de la lutte des Aragonais contre les Maures ne
furent qu'une guerre incessante pendant laquelle chaque montagnard
jouait noblement sa vie. Les rois n'étaient alors que des «premiers
parmi des pairs», et ceux-ci d'ailleurs avaient pris les plus grandes
précautions pour que le pouvoir du souverain fût toujours contrôlé. Un
grand juge national, responsable lui-même, surveillait le roi et
l'obligeait à respecter les privilèges de ses sujets; dans les cas
graves de violation des lois, il le faisait même arrêter et garder à
vue. On a beaucoup admiré, et à bon droit, la fière parole que le grand
justicier d'Aragon était chargé de prononcer devant le roi agenouillé,
lorsque celui-ci venait prêter le serment de gouverner selon la loi:
«Nous qui valons autant que vous, et qui pouvons plus que vous, nous
vous faisons notre roi et seigneur, afin que vous gardiez nos fors et
libertés. Sinon, non!» Il est vrai que peu à peu le justicier en vint à
parler, non point au nom du peuple, mais seulement comme représentant
des «riches hommes». Les fors que le roi jurait de maintenir finirent
par n'être plus que des privilèges de la noblesse. Quand on n'eut plus
besoin d'eux pour la lutte, les marchands, les artisans, les laboureurs,
se trouvèrent en dehors du droit; ils n'avaient aucune liberté que rois,
justiciers ou nobles fussent tenus de respecter, et quand on daignait
s'occuper d'eux, ce n'est qu'indirectement, par l'entremise des
«universités» ou corps municipaux.

Quoique la constitution du royaume d'Aragon fût donc bien éloignée
d'être républicaine, pourtant elle contrôlait le pouvoir royal avec tant
d'efficacité, que les souverains tentèrent fréquemment de s'en
débarrasser à tout prix. Enfin, Philippe II réussit à faire pénétrer
secrètement des troupes en Aragon; le grand justicier fut arrêté
inopinément et sa tête tomba sur une place de Saragosse devant la foute
atterrée. Ce n'est pas tout: le roi, profitant de la consternation
générale, fit réunir au milieu de son armée, campée à Tarazona, de
prétendus États qui votèrent la peine de mort contre tout homme poussant
le «cri de liberté». Au commencement du dix-huitième siècle, ce qui
restait de l'ancien appareil des institutions locales fut définitivement
supprimé et l'Aragon perdit toute autonomie pour devenir une simple
«capitainerie générale» de la couronne de Castille. Le pouvoir central a
pu se féliciter de ce résultat, mais les populations elles-mêmes,
privées de tout ressort d'initiative, ont été par ce fait condamnées à
rester dans une véritable barbarie intellectuelle. A bien des égards,
l'Aragon de nos jours est moins avancé, même en civilisation matérielle,
qu'il ne l'était au treizième siècle, la grande époque de sa
prépondérance politique dans le bassin de la Méditerranée occidentale.

Les Catalans ne sont guère moins contents d'eux-mêmes que les Aragonais;
les hommes des plateaux, les bergers surtout, auxquels de vieilles
traditions assurent la noblesse, aiment à vanter leur descendance; mais
leur orgueil se rapproche fort de la vanité, car ils sont abondants en
paroles. Ils sont aussi loquaces que leurs voisins sont silencieux; ils
crient beaucoup, s'insultent volontiers, mais rarement ils en viennent
aux mains. Leur caractère a, dit-on, moins de solidité que celui des
Aragonais; cependant ils résistèrent encore plus longtemps pour le
maintien de leurs libertés provinciales. Plus éloignés du plateau des
Castilles, plus nombreux et, par conséquent, plus assurés de leur force,
aguerris contre le danger par unu périlleuse navigation sur des mers aux
tempêtes soudaines, ils ne pouvaient tolérer que des ordres leur fussent
donnés par ces Castillans qu'ils méprisent. Peu de villes ont été plus
souvent assiégées que Barcelone; bien peu, même dans cette héroïque
Espagne, se sont plus vaillamment défendues; souvent même elle a réussi,
par ses seules forces, à faire lever le siège. Les guerres civiles, qui,
sous divers drapeaux, ensanglantent si fréquemment les rues de Barcelone
et de ses faubourgs, ainsi que les défiles des montagnes environnantes,
ont encore presque toutes pour cause principale ce vieil instinct
d'indépendance catalane auquel le gouvernement de Madrid ne sait point
faire sa part. Naguère les Castillans de vieille roche avaient un mot
pour flétrir leurs compatriotes du nord de l'Èbre: ils les appelaient
«Catalans rebelles»; ceux-ci, de leur côté, acceptaient ce terme, non
comme un opprobre, mais comme un titre de gloire.

Il est aussi un mérite qu'ils s'attribuent et que nul ne peut leur
contester, celui d'une grande âpreté au travail. Non-seulement les
Catalans ont changé en beaux jardins les vallées arrosables tournées
vers la mer, ils ont aussi attaqué les pentes arides des montagnes et
forcé la pierre triturée, mêlée aux terres apportées de la plaine, à
nourrir leurs vignes, leurs oliviers, leurs céréales. Ainsi que le dit
le proverbe: «Le Catalan sait faire du pain avec des pierres.»
Cependant, l'agriculture ne suffisant pas à l'alimentation de la
population surabondante, il a fallu que celle-ci se tournât vers
l'industrie et elle l'a fait avec la plus grande ardeur. Barcelone, ses
faubourgs, les villes de la banlieue et de tout le littoral avoisinant
ont de nombreuses manufactures où l'on met en oeuvre les fibres du
coton, les laines et d'autres textiles, les fers, les bois, les peaux,
les ingrédients chimiques de toute espèce. Il y a un demi-siècle environ
que l'industrie cotonnière a pris pied en Catalogne, et depuis cette
époque Barcelone a gardé sa prééminence et presque le monopole dans ce
domaine du travail national[187]. Avant le commencement de la série de
révolutions que traverse actuellement l'Espagne et dont la Catalogne a
tout particulièrement souffert, la province de Barcelone possédait à
elle seule les deux tiers des machines à vapeur de toute la Péninsule;
elle avait mérité le nom de Lancashire espagnol. D'ailleurs la guerre
civile n'a fait que ralentir le travail, sans le suspendre; Barcelone
est restée le grand atelier où l'Espagne se fournit de tous les produits
de l'industrie moderne. Le rôle d'intermédiaire qui appartenait aux
populations de la Catalogne avant la guerre des Albigeois, leur a été
rendu sous une autre forme. Alors elles propageaient en Espagne la
langue et la civilisation provençales; de nos jours elles lui
transmettent le mouvement industriel de la France. Il est d'autant plus
étonnant que Barcelone n'ait point encore avec l'État limitrophe de
communications rapides pour la rattacher à la France. Elle n'a toujours
que les «routes humides» de la mer et une seule grande route, souvent
difficile à suivre quand les torrents du littoral sont débordés.
Pourtant le chemin de fer futur de Geroua à Banyuls n'est pas un de ceux
qui demandent de très-grands travaux d'art pour la la traversée des
montagnes; le mur peu élevé des Albères est le seul obstacle qui sépare
du réseau continental la capitale industrielle et commerciale de
l'Espagne.

[Note 187: Industrie cotonnière de la Catalogne, en 1870:

Valeur du capital fixe..............  150,000,000 fr.
Manufactures........................          700
Ouvriers (hommes, femmes, enfants)..      104,000
Broches.............................    1,200,000
Production des fils.................   17,500,000 kilogr.
Tissus..............................  200,000,000 mètres.
]

Les Catalans de la Péninsule, de même que ceux des Baléares, émigrent
volontiers; très-âpres au gain et fort habiles à manier l'argent, ils
vont dans les diverses provinces de l'Espagne utiliser les ressources
que les habitants eux-mêmes ne savent pas exploiter: toutes les villes
des plateaux de l'intérieur ont leurs Catalans qui s'essayent à faire
fortune et y réussissent presque toujours. Dans mainte province de
l'Espagne le mot de «Catalan» est synonyme de marchand, de boutiquier,
d'industriel. Aux Philippines, à Puerto-Rico, à Cuba, les colons de
Catalogne sont également en nombre considérable et se distinguent par
leur zèle extrême à s'enrichir. Aussi les créoles blancs et noirs, qui
voient en eux des rivaux ou des maîtres, les regardent-ils avec un
sentiment d'aversion profonde. C'est parmi les Catalans qu'ont été
recrutés en grande partie ces «volontaires de la Liberté» qui ont
combattu avec tant d'acharnement et parfois tant de férocité pour
maintenir les Cubanais dans la servitude politique et les noirs dans
l'esclavage.

Les villes de l'Aragon et celles de la Catalogne présentent le même
contraste que leurs populations. Les premières, plus clair-semées, ont
un aspect grave, solennel, sombre même; les secondes, plus
pittoresquement situées pour la plupart, sont, en général, affairées et
joyeuses. Elles renouvellent plus fréquemment leurs édifices; tandis que
leurs soeurs de l'Aragon représentent encore le moyen âge, elles
appartiennent au monde moderne.

Zaragoza, la Colonia Caesaraugusta des Romains, la Saragosse des
Français, occupe une position naturelle des plus heureuses. Elle se
trouve presque au milieu géométrique de la plaine de l'Aragon, au
confluent de l'Èbre et de deux tributaires, dont l'un, fort important,
le Gallego, lui apporte directement l'eau froide versée par les sources
du mont Perdu. A une vingtaine de kilomètres en amont, l'Èbre reçoit le
Jalon, la rivière la plus abondante du versant méridional et celle qui
ouvre les grands chemins d'accès vers le plateau des Castilles et les
bassins du Júcar et du Guadalaviar. Ainsi Saragosse est au point de
croisement de toutes les routes naturelles de la contrée, et les voies
artificielles ont dû forcément y aboutir.

Comme les cités de l'Andalousie, Saragosse a son alcázar mauresque,
l'Aljaferia, qui fut naguère un palais de l'Inquisition et qui sert
maintenant de caserne. Un autre monument curieux est la fameuse tour
penchée qui date du commencement du seizième siècle; elle est inclinée
de plus de 3 mètres, à peu près autant que la tour de Pise, et, par la
grâce de son architecture, l'élégance et le bon goût de ses ornements,
elle mériterait d'être considérée comme le plus bel édifice de ce genre,
si elle n'était déparée par un clocher à double ventre du plus mauvais
style. Saragosse se vante aussi de sa promenade du Coso et des allées
ombreuses qui longent ses trois rivières; mais, amoureux de la gloire
comme ils le sont, les habitants tiennent surtout pour leur cité au
renom de «ville héroïque», et certes ils ont bien le droit de
revendiquer ce titre pour elle. Le siége qu'elle soutint, en 1808 et en
1809, contre toute une armée française, témoigne à jamais de la
vaillance des Saragossais. Du reste, il s'agissait pour eux,
non-seulement de défendre leurs foyers, mais aussi de sauver la patronne
de la cité, la «Vierge du Pilier» (_Virgen del Pilar_), dont la statue
magnifiquement ornée se dresse dans la cathédrale sur un pilier d'argent
massif. La Vierge l'avait dit elle-même:

                    Elle ne veut pas être française,
                    Elle veut être capitaine
                    De la troupe aragonaise!

Aussi, pour accomplir la volonté sacrée, la «ville préférée de Marie» se
défendit-elle rue par rue, maison par maison, avec un acharnement dont
les annales des peuples offrent peu d'exemples. Encore de nos jours, on
célèbre des courses de taureaux en l'honneur de la Vierge du Pilier; en
1875, 43 taureaux furent tués en un seul jour.

Saragosse a percé quelques rues droites et de larges boulevards dans
l'ancien dédale de ses ruelles tortueuses, mais les autres villes des
provinces aragonaises ont gardé leur physionomie d'autrefois. Dans la
haute vallée de l'Aragon, entre les Pyrénées et la sierra de la Peña,
Jaca aux maisons grises et lézardées est encore ceinte de ses hautes
murailles à tours carrées et dominée par une citadelle; elle fut jadis
capitale du royaume de Sobrarbe, mais ce n'est plus qu'une bourgade
délabrée, qui serait fort peu connue si elle ne se trouvait au débouché
du Somport et dans le voisinage des fameux couvents de la Peña. A la
base des premiers monts, Huesca, capitale de province, est l'antique
Osca, dont le nom rappelle celui de la ville française d'Auch et
l'ancienne domination des Auskes ou Euskariens. Elle a gardé une
certaine importance, grâce à la vaste plaine irriguée qui entoure sa
colline; on y voit une riche cathédrale ayant remplacé une mosquée, des
couvents déserts, un palais des rois d'Aragon changé en université et
les débris d'une enceinte, jadis flanquée de quatre-vingt-dix-neuf
tours. Barbastro, située dans une position analogue à celle de Huesca,
non loin du Cinca, est restée comme Jaca une ville du moyen âge; elle
communique maintenant avec la France, par la route carrossable du
Somport.

Dans la partie méridionale du bassin de l'Èbre, en aval du confluent du
Jalon et du Jiloca, la ville arabe de Calatayud, la deuxième cité de
l'Aragon en importance commerciale, et l'héritière de la Bilbilis des
Ibères, qui s'élevait sur les pentes d'une montagne voisine, possède
encore un faubourg composé en entier de masures et de trous nauséabonds,
où gîte toute une population de mendiants faméliques. Enfin Teruel, le
chef-lieu du Maeztrazgo et dominant le cours du Guadalaviar, a tout à
fait l'aspect d'une place forte du moyen âge, avec ses murs crénelés,
ses tours, ses portes fortifiées: on croirait voir Avila ou Tolède. La
tour arabe de son église est une des principales curiosités de
«l'Espagne inconnue»; son aqueduc, du seizième siècle, qui traverse une
vallée sur un pont de 140 arcades, est une œuvre remarquable.

Plusieurs villes de l'intérieur de la Catalogne sont aussi d'apparence
fort antique, et dans le nombre il en est de tout à fait délabrées et
qui resteront telles, tant que des moyens de communication faciles ne
les rattacheront pas au reste de l'Espagne. Ainsi la «fière Puycerda»,
qui, du haut de sa colline, située sur la frontière même de France,
domine une telle plaine, jadis lacustre, parcourue par le Sègre, n'est
guère qu'un amas de masures entouré de remparts. La Seu d'Urgel, bâtie
également au bord du Sègre, dans une «conque» des plus fertiles
qu'arrose aussi l'Embalira d'Andorre, est sans doute un point militaire
fort important à cause des vallées que commande sa forteresse; mais ses
rues immondes, ses maisons d'aspect sordide, ses murs en pisé que ravine
la pluie, ne peuvent qu'inspirer un véritable dégoût. Aucune route de
voitures n'a forcé encore les défilés inférieurs par lesquels s'enfuient
les eaux du Sègre vers Balaguer et Lérida.

Cette dernière ville, plus ancienne que l'histoire même de l'Espagne, a
toujours eu un rôle considérable comme place romaine, arabe ou
chrétienne, à cause de sa position militaire sur le Sègre, à l'entrée de
la plaine de l'Aragon, au débouché des vallées pyrénéennes et des
passages des montagnes catalanes. Les plaines voisines ont donc été
fréquemment le théâtre de sanglantes batailles entre les armées qui se
disputaient la possession du bassin de l'Èbre, et les murs de sa
forteresse ont eu à subir de nombreux assauts. Actuellement Lérida est
l'étape intermédiaire de commerce entre Saragosse et Barcelone; les
magnifiques jardins des environs lui fournissent en outre des ressources
propres pour ses échanges avec le reste de l'Espagne, mais elle n'a
guère d'autres éléments de prospérité; à moins qu'un chemin de fer
transpyrénéen n'en fasse un des grands entrepôts de commerce
international, elle semble destinée à rester une ville de troisième
ordre.

La pittoresque Tortose, la dernière cité que baigne l'Èbre avant de se
perdre dans la Méditerranée, n'est que l'ombre de ce qu'elle fut
autrefois quand elle était capitale, d'un royaume arabe. De même que
Lérida, elle eut jadis une grande importance stratégique comme ville
frontière de la Catalogne et de l'Aragon et comme place forte dominant
le passage de l'Èbre. Elle est aussi une étape de commerce entre
Barcelone et Valence, et si elle possédait un bon port, nul doute
qu'elle ne se reprît à fleurir. Mais les golfes fangeux qui s'ouvrent
aux deux côtés du delta de l'Èbre ne sont nullement appropriés à
l'établissement de cales et de môles pour l'échange des marchandises. Le
havre de los Alfaques offre bien un excellent mouillage aux navires
surpris par la tempête; malheureusement ils ne peuvent s'approcher des
plages basses, et, comme il a été dit plus haut, le port artificiel de
San Carlos de la Rapita, communiquant avec l'Èbre par un canal creusé de
main d'homme, mais fort mal entretenu, n'est accessible qu'aux
embarcations d'un faible tonnage.

De même que Marseille est le véritable débouché commercial de la vallée
du Rhône, de même, à l'époque des Romains, Tarragone était le grand
marché maritime du bassin de l'Èbre; grâce à sa situation en face de
Rome, de l'autre côté de la Méditerranée, elle était devenue aussi le
principal point d'appui de la domination latine dans la péninsule
Ibérique; elle possédait des monuments superbes, cirques, amphithéâtres,
palais, temples, aqueducs. Sa population était de plusieurs centaines de
milliers d'hommes, d'un million peut-être; son enceinte aurait eu plus
de soixante kilomètres de tour, et le petit port de Salou, situé
maintenant à deux heures de marche au sud-ouest, aurait été compris dans
l'ancienne Tarraco des Romains. La ville moderne, «toute jaune sur la
roche grise,» est presque entièrement construite de fragments d'édifices
ruinés; des inscriptions, des bas-reliefs antiques se montrent ça et là,
encastrés dans les maçonneries grossières. Une cathédrale massive, de
hautes tours du moyen âge, des murailles à demi renversées, quelques
palmiers jaillissant du milieu de la sombre verdure des orangers, un
aqueduc en partie romain traversant une plaine de jardins splendides,
voilà ce que présente la Tarragone d'aujourd'hui. Il est vrai qu'elle se
complète par la ville manufacturière de Réus, qui se trouve à une petite
distance dans l'intérieur et qui a très-rapidement grandi depuis le
commencement du siècle. C'est dans le voisinage que s'élève le couvent
de Poblet, où sont déposées les cendres des rois d'Aragon.

[Illustration: N° 145.--ENVIRONS DE BARCELONE.]

[Illustration: BARCELONE, VUE PRISE DU MONSUICH.] Dessin A. de Deroy,
d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.]

Entre Tarragone, l'antique métropole, et Barcelone, la Barcino romaine
nouvelle capitale des contrées de l'Èbre et deuxième cité de l'Espagne,
la population se presse en agglomérations nombreuses. On traverse les
riches campagnes du Panadès, puis la vallée non moins fertile
qu'arrosent les eaux rougeâtres du Llobregat et l'on voit se succéder
les villes et les villages qui précèdent les faubourgs de Barcelone. La
cité proprement dite est assise au bord de la mer, à la base orientale
du rocher abrupt de Monjuich, hérissé de fortifications menaçantes, qui
ont plus souvent vomi du fer sur les Barcelonais eux-mêmes que sur leurs
ennemis; en outre, une puissante citadelle, égale en surface à tout un
tiers de la ville, la surveille du côté de l'est. Pourtant la ville est
fort gaie au pied de ces batteries qui pourraient la réduire en cendres.
Barcelone se vante d'être en Espagne le lieu par excellence de la joie
et du plaisir. Quoique bien inférieure à Madrid en population, elle a
plus de théâtres, plus de sociétés dramatiques, de musique et de bals;
les représentations théâtrales y sont meilleures, le public plus animé
et d'un goût plus délicat. La large promenade de la Rambla ou du
«Ravin», ainsi nommée parce qu'elle emprunte le lit d'un torrent qui
traversait la ville et que l'on a détourné de son cours, le quai du port
ou «muraille de mer» que borde la grande façade de la ville, les allées
d'arbres qui séparent Barcelone de la citadelle et de son faubourg de
Barcelonette, offrent pendant les belles soirées un aspect vraiment
prodigieux par leurs cohues bruyantes, pressées sous les platanes et
devant les somptueux cafés. Par sa gaieté, Barcelone est bien la «ville
unique» dont parlait Cervantes; elle est aussi le «séjour de la
courtoisie et la patrie des hommes vaillants»; mais il serait trop hardi
de dire qu'elle mérite également d'être qualifiée de «centre commun de
toutes les amitiés sincères».

Barcelone est de beaucoup la cité la plus commerçante de la Péninsule;
même en temps de guerre civile, quand on se bat dans les faubourgs, elle
garde sa prééminence sur les autres ports espagnols. Elle concentre
devant ses quais plus du quart de tous les échanges de la nation;
Málaga, la ville maritime qui vient immédiatement après elle par ordre
d'importance, n'a pas même la moitié du trafic de la place
catalane[188]. Mais le port de Barcelone, parfaitement abrité à l'ouest,
au nord et au sud, est exposé aux vents du sud, et précisément un écueil
dangereux se trouve dans cette direction à l'entrée du port; en outre,
la profondeur de presque tout le bassin est insuffisante, elle n'est en
moyenne que de 5 à 6 mètres. Il serait nécessaire de corriger et de
compléter l'oeuvre de la nature par de grands travaux d'excavation et
d'endiguement, que la pénurie chronique du budget espagnol ne permet
guère de mener à bonne fin, mais que les commerçants de la Catalogne
devraient terminer eux-mêmes. Les autres ports du littoral sont encore
plus mal abrités que celui de Barcelone, mais il serait possible de les
garantir des vents et de la houle du large, grâce à des brise-lames que
l'on construirait sur des chaînes d'écueils parallèles au rivage. Les
longs récifs sont probablement les restes d'un ancien littoral affaissé.

[Note 188: Mouvement des échanges a Barcelone, en 1867: 267,275,000
fr.]

[Illustration: N° 146.--BANCS DE MATARÓ.]

Grande ville de commerce, lieu de rendez-vous de marins, d'industriels
et d'étrangers venus de toutes les parties de l'Europe, Barcelone ne
pouvait manquer dans ses transformations successives de perdre
l'originalité de son architecture. Elle est maintenant une autre
Marseille, aux grandes avenues bordées de maisons régulières, et
quelques-uns de ses quartiers, notamment Barcelonette, construite à
l'orient du port sur une langue de terre en partie artificielle, n'ont
pas moins d'uniformité que ceux des villes américaines. Barcelone n'a de
monuments curieux que sa cathédrale inachevée, à la haute et sombre nef
gothique, et son ancien palais de l'Inquisition, avec ses cachots
horribles. Mais dans les environs de la ville, autour de ses faubourgs
d'usines et de maisons d'ouvriers, que de charmantes villas dans les
creux verdoyants des vallons et sur les escarpements des promontoires!
Joyeuse comme elle l'est, Barcelone a semé de ses _torres_ de plaisance
tous les coteaux, toutes les plages et les vallées de sa banlieue. Les
hauteurs de Sarria sont couvertes de gracieux châteaux, rendez-vous des
élégants de la ville. Il n'est guère en Espagne de pays plus charmant
que le littoral maritime qui s'étend au nord de Barcelone et de
Badalona, aux nombreuses cheminées d'usines jaillissant du milieu de la
verdure, et qui se prolonge vers Masnou, Mataró et la rivière de
Tordera. Les montagnes projettent dans la mer des promontoires couverts
à la cime de pins et de chênes-liéges, cultivés en vignes sur leurs
pentes et portant çà et là sur une arête quelque vieux castel ou bien un
bourg crénelé; chaque vallée intermédiaire est une campagne bariolée de
vergers et de jardins qu'entourent des haies d'aloès; des villes, des
villages aux maisons peintes occupent en un faubourg continu le bord
semi-circulaire des plages, où sont échouées les barques, où sèchent les
filets. Le chemin de fer longe le flot, puis il passe au milieu d'une
ville, traverse un bosquet d'orangers, perce en souterrain un cap de
rochers, pour entrer de nouveau dans une plaine de verdure et de fruits.
C'est un tableau toujours changeant, toujours beau, et fort instructif
au point de vue de l'histoire. Du même regard on embrasse, au sommet des
collines, des villages peureusement entourés de murs comme s'ils
redoutaient encore les corsaires barbaresques, et sur le bord de la mer
les libres habitations modernes qui ne craignent plus l'attaque des
pirates et s'ouvrent toutes grandes pour le commerce. En maints endroits
une même bourgade s'est dédoublée: sur le roc est le vieux nid d'aigle,
_de alt_ ou _d'amount_; sur la plage est l'agglomération moderne, _de
baix_ ou _de mar_.

Dans la province de Barcelone presque toutes les villes imitent la
métropole par leur activité manufacturière. Igualada, que domine au
nord-est la masse du Monserrat, Sabadell dans son vallon tout rempli
d'usines, Tarrasa, la vieille cité romaine, près de laquelle se trouvent
les célèbres bains de la Puda, Manresa, étageant ses maisons sur les
pentes qui dominent le ruisseau Cardoner, Vich, l'antique cité
primatiale de la Catalogne, Mataró, étendant ses faubourgs sur la plage,
ont toutes leur spécialité pour la fabrication des draps fins ou
grossiers, des toiles, des soieries, des cotonnades, du fil, des rubans,
des dentelles, des cuirs, des chapeaux, des faïences, du verre, du
papier. L'industrie manufacturière s'est aussi répandue dans la province
de Gerona et notamment dans la ville d'Olot, entourée de volcans; mais
le voisinage de la frontière française, les habitudes de contrebande, le
va-et-vient des armées, la présence de garnisons considérables dans les
forteresses de Gerona et de Figueras ont empêché le travail industriel
de prendre tout le développement auquel on pouvait s'attendre. Gerona,
la Gérone des Français, est célèbre surtout par les nombreux siéges
qu'elle eut à subir; Figueras ou Figuières, la première ville espagnole
située dans la plaine de la Muga, au débouché du col de Pertus, n'a pas
été moins fréquemment prise et reprise, quoiqu'elle possède depuis le
siècle dernier une citadelle énorme, d'un pourtour de 2 kilomètres et
demi et capable de contenir plus de 20,000 hommes de garnison avec deux
années d'approvisionnements. Le petit port fortifié de Rosas, devenu
fameux dans les guerres maritimes, n'est plus qu'un village dominé par
des murs croulants. Mais du moins en reste-t-il quelque chose, tandis
qu'on ne voit pas un vestige de l'antique cité grecque d'Emporion,
située de l'autre côté de la baie. Les ruines de cette «Ville du Marché»
où vivaient, dit-on, plus de 100,000 habitants, ont été entièrement
recouvertes par les alluvions du Fluvia et les laisses de mer. La plage
a gardé le nom d'Ampúrias, et la contrée tout entière, l'Ampourdan,
porte l'appellation de la ville qui n'est plus[189].

[Note 189: Villes principales de l'Aragon et de la Catalogne avec
leur population approximative:

ARAGON.

Saragosse (Zaragoza).... 56,000 hab.
Calatayud............... 12,000  »
Huesca.................. 10,000  »
Teruel..................  7,000  »

CATALOGNE (CATALUÑA).

Barcelone (Barcelona).. 180,000  »
Réus...................  25,000  »
Tortose (Tortosa)......  22,000  »
Mataró.................  17,000  »
Sabadell...............  15,000  »
Manresa................  14,000  »
Tarragone (Tarragona)..  13,000  »
Lérida.................  12,000  »
Vich...................  12,000  »
Badalona...............  11,000  »
Igualada...............  10,500  »
Olot...................  10,000  »
Tarrasa................   9,000  »
Gérone (Gerona)........   8,000  »
Figuières (Figueras)...   8,000  »
]

La crête suprême des monts Pyrénées constitue sur la plus grande partie
de son développement la frontière entre l'Espagne et la France; c'est là
que les fictions politiques ont fait passer cette ligne idéale qui,
suivant les ordres venus de Paris et de Madrid, sépare tantôt de bons
amis et alliés, tantôt des ennemis mortels. Toutefois les bornes ne sont
point toutes placées sur le faîte. En maints endroits, les sinuosités de
la frontière descendent sur l'un ou l'autre versant pour annexer, soit à
l'Espagne, soit à la France, des pâturages ou des forêts qui
sembleraient devoir appartenir au pays limitrophe. A l'extrémité
occidentale de la chaîne pyrénéenne, c'est l'Espagne qui est le mieux
partagée; elle possède toute la vallée de la Bidassoa, sur le versant
français. A l'autre extrémité des Pyrénées, la France a pris sa
revanche, car elle s'est emparée de tout le massif du Canigou et de la
haute vallée du Sègre, sur le revers méridional des montagnes de
Carlitte. Mais, dans l'ensemble, ce sont les empiétements Espagnols qui
l'emportent, chose toute naturelle d'ailleurs, puisque la déclivité la
plus douce, et par conséquent la plus facilement accessible, est celle
qui regarde le midi. Plus nombreux, plus accoutumés à la vie des
montagnes, les pâtres aragonais et basques n'ont pas manqué de
s'approprier les pâturages du versant septentrional toutes les fois que
l'occasion s'en est présentée, et, plus tard, les traités internationaux
n'ont eu qu'à consacrer les prétentions du plus fort.

Le val d'Aran, au centre même du système orographique des Pyrénées, est
une de ces conquêtes que l'Espagne a faites sur la France sans que le
sang ait eu à couler. Par le cours de ses eaux, cette vallée semblerait
plutôt devoir être française, puisque les deux Garonne y prennent
naissance et s'y réunissent en un seul fleuve; mais le défilé de sortie
est fort étroit et facile à obstruer; partout ailleurs, les montagnes se
dressent en un rempart quadrangulaire couvert de neiges pendant une
grande partie de l'année. Jusqu'au dix-huitième siècle, les Aranais
avaient le «pas pleinier», c'est-à-dire le droit de commerce librement
avec le pays limitrophe; ils jouissaient aussi d'une complète autonomie
administrative. Isolés, comme ils le sont, du reste du monde, les douze
mille montagnards d'Aran auraient encore plus de droits, s'il est
possible, que toute autre population d'Europe, à se constituer en
république indépendante.

A l'est d'Aran, un deuxième massif de montagnes, moins nettement limité
et s'ouvrant assez largement du côté de l'Espagne, est, du moins de nom,
un pays républicain: c'est le val d'Andorre. Ce petit territoire,
comparable à la république italienne de Saint-Marin, occupe une
superficie d'environ 600 kilomètres carrés, peuplée de près de 6,000
habitants. Sauf les pâturages de la Solana (Soulane), situés sur le
versant français, sur la rive gauche de l'Ariége naissante, tout le
domaine d'Andorre écoule ses eaux dans le beau gave d'Embalira ou
Valira, qui va lui-même s'unir au Sègre, dans la plaine riante de la Seu
d'Urgel. Presque toutes les montagnes de la contrée sont devenues
arides, et les Andorrans travaillent de leur mieux à les priver encore
davantage de la terre végétale qui restait; partout les bûcherons sont à
l'œuvre pour faire disparaître des pentes les dernières forêts de pins
et de chênes. D'anciennes moraines, privées des arbres qui les
consolidaient, se sont ainsi écroulées, et l'une d'elles, située dans le
voisinage du bourg d'Andorre, a récemment détruit un hameau qui se
trouvait à sa base.

Des traditions, que l'histoire ne confirme point, associaient les
origines de la république d'Andorre à une victoire de Charlemagne ou de
Louis le Débonnaire sur les Sarrasins, et l'on montre encore des
constructions qui leur sont faussement attribuées. Le fait est qu'avant
la Révolution française le val d'Andorre n'était point constitué en
souveraineté indépendante. Aux origines du régime féodal, le territoire
d'Andorre était une seigneurie dépendant du comté d'Urgel et, par
conséquent, du royaume d'Aragon. A la suite d'héritages, de procès et de
guerres, il fut décidé en 1278 que la vallée serait, au point de vue
politique, une simple seigneurie indivise, tenue à titre égal par les
évêques de la Seu et les comtes de Foix ou leurs ayants droit: c'est là
ce qu'ont établi les recherches de M. Bladé. En 1793, la République
française refusa le tribut accoutumé, que l'on cessa de percevoir
jusqu'en 1806, puis, en 1810, les Cortès espagnoles abolirent le régime
féodal. Andorre prit en conséquence une autonomie distincte, et devint
un petit État s'administrant lui-même, mais dépourvu de ce que le droit
des gens désigne sous le nom de «souveraineté extérieure». Toutefois les
habitants, rendus à eux-mêmes, n'ont cessé de se gouverner suivant les
vieilles coutumes féodales, bien différentes de celles que comporterait
une république égalitaire telle qu'elle se fonderait de nos jours. Le
territoire appartient exclusivement à un petit nombre de familles. La
loi du majorat existe; les aînés sont maîtres, et leurs frères puinés,
presque assimilés au reste des serviteurs, doivent obéissance au chef de
famille et ne jouissent de son hospitalité qu'à la condition de
travailler à son profit. Encore en 1842 la dîme s'était maintenue; il
fallut l'exemple de l'Espagne monarchique pour la faire disparaître. En
réalité, la liberté des montagnards d'Andorre se borne à ne devoir à
l'Espagne ni l'impôt du sang, ni les taxes ordinaires, et à pouvoir se
livrer impunément à la contrebande. C'est l'importation clandestine des
articles de France et du tabac sur les marchés d'Espagne qui fait la
principale richesse du pays: récemment, les «souverainetés d'Andorre»
ont aussi jugé bon de chercher une autre source de revenus dans la
fondation d'une maison de jeu, à proximité d'Ax, sur le versant
ariégeois de leur territoire. La principale industrie légitime de la
vallée est l'élève des bestiaux; les bergers andorrans mènent en hiver
la plus grande partie de leurs troupeaux dans les plaines dites Llanos
del Urgel, sur la rive gauche du Sègre. La république possède aussi de
petites forges et une fabrique d'étoffes, foulées dans les eaux
sulfureuses des Escaldas. Mais cette faible industrie et le commerce ne
suffisent pas à nourrir les Andorrans: un grand nombre d'entre eux
quittent le pays, avec ou sans espoir de retour.

[Illustration: Nº 147.--LE VAL D'ANDORRE.]

La république andorrane reconnaît deux suzerains, l'évêque d'Urgel, qui
perçoit un tribut annuel de 460 francs, et le gouvernement français, qui
touche une somme double. Deux viguiers représentent la seigneurie; l'un,
français, est nommé par la France pour une durée illimitée; l'autre,
andorran, est choisi par l'Espagne pour une période de trois années;
mais, en outre, le gouverneur militaire de la Seu d'Urgel exerce les
fonctions de vice-roi. Les viguiers ont le commandement des milices
locales et nomment les baillis; ils peuvent faire aussi des lois
provisoires en attendant la réunion des Cortès, où ils siégent eux-mêmes
avec le juge d'appel, désigné alternativement par l'un et l'autre
suzerain, et deux _rahonadors_ ou défenseurs des priviléges andorrans. A
la tête de chaque paroisse se trouvent un premier et un deuxième consul,
assistés de douze conseillers élus par les chefs de famille. Le conseil
général, qui siége au village d'Andorre, est composé des consuls et
d'autant de délégués des six paroisses. Mais, en dépit de toutes les
fictions d'indépendance, l'Andorre est, en réalité, une partie
intégrante de l'Espagne, et les carabiniers ne se gênent nullement pour
violer le territoire de la prétendue république. Il n'est pas étonnant
d'ailleurs que les Andorrans dépendent plutôt de l'Espagne que de la
France, car, par le langage, même officiel, par le costume et les
habitudes, ce sont des Catalans et, pendant six mois de l'année, ils
restent complétement séparés du bassin de l'Ariége, tandis que par la
vallée de l'Embalira ils peuvent toujours communiquer avec Urgel,
chef-lieu de leur diocèse religieux. Du reste, l'avantage immense de ne
jamais être troublé par la guerre a permis à la population de dépasser
ses voisins d'Espagne par l'instruction et le bien-être. En général, les
Andorrans sont intelligents et fins, trop fins même, car leur liberté
précaire et l'habitude de la contrebande ont développé chez eux la ruse
outre mesure. Ils excellent à prendre un air ahuri quand ils croient
leurs intérêts en jeu. Feindre la niaiserie pour éviter ou tendre un
piége s'appelle dans les vallées voisines «faire l'Andorran».

La capitale d'Andorre est un village assez propre, situé au-dessous du
confluent de la Massane ou Valira del Nort, à peine sorti d'un «grau» ou
défilé sauvage, et du Valira del Orien, auquel vient de se mêler le
ruisseau thermal sulfureux et ferrugineux de las Escaldas. Mais le
village principal de la Vallée est San Julia de Loria, près de la
frontière d'Espagne: c'est le grand entrepôt des marchandises de
contrebande.



VII

PROVINCES BASQUES, NAVARRE ET LOGROÑO.


Les provinces Basques et le ci-devant royaume de Navarre ne sont en
surface qu'une faible partie, à peine la trentième, du territoire de
l'Espagne. Ces contrées ne constituent pas non plus une région
géographiquement distincte du reste de la Péninsule: à cheval sur les
Pyrénées occidentales, elles appartiennent à la fois au bassin du golfe
de Gascogne et à celui de l'Èbre; en outre, leurs limites politiques
sont bizarrement tracées en lignes sinueuses à travers les vallées et
les montagnes; en certains endroits elles sont même compliquées
d'enclaves. Néanmoins le pays basque et navarrais doit bien être
considéré comme une terre à part dans l'ensemble de l'Espagne. Il est
habité dans une grande partie de son étendue par une race distincte,
ayant encore gardé son vieil idiome, ses moeurs, ses coutumes
politiques. Historiquement, il a eu un rôle tout spécial, non-seulement
à cause du caractère de ses habitants, mais aussi en conséquence de sa
position sur les frontières de la France, à l'endroit où les monts
abaissés permettent les migrations des peuples et le mouvement des
armées. D'ailleurs, les populations de la Biscaye et de la Navarre ont
pu se suffire à elles-mêmes et développer leurs ressources avec une
grande indépendance économique, grâce à la richesse naturelle de leur
pays. Par l'ethnologie et l'histoire, ces contrées forment donc un tout
distinct, auquel on peut joindre la province de Logroño, appartenant
politiquement aux Castilles, mais située sur le versant septentrional du
grand plateau, dans le bassin de l'Èbre [190].

[Note 190:

                    Superficie.    Popul. en 1870.  Popul. kilom.

Provinces basques:
     Guipúzcoa      3,122 kil. car.  180,700 hab.       96 hab.
     Alava          1,885    »       103,300  »         33  »
     Vizcaya        2,198    »       187,900  »         85  »
Navarre            10,478    »       318,700  »         30  »
                  _____________     ____________       _______
                   17,683    »
Logroño             5,037    »       182,900  »         36  »
                  _____________     ____________       _______
                   22,720    »       973,500  »         43  »
]

Dans les provinces Vascongades et la Navarre, les divers systèmes de
montagnes, que séparent en aval les plaines de l'Aragon, se rapprochent
et s'entremêlent, de manière à former un dédale de monts et de collines
rattachant comme un noeud inextricable la chaîne des Pyrénées au plateau
des Castilles. Il est fort difficile d'y reconnaître la direction des
crêtes principales, à cause de leur faible élévation moyenne au-dessus
des hauteurs secondaires, et des cirques, des gorges, des vallées qui
découpent les massifs en d'innombrables fragments. Quand on se trouve
sur un des sommets d'où la vue peut s'étendre au loin, l'aspect de la
contrée est tout à fait celui d'une mer battue par des vents contraires:
jusqu'à l'extrême horizon, des vagues inégales, qu'on dirait produites
par une sorte de bouillonnement, s'y heurtent et s'y entre-croisent.

La chaîne médiane des Pyrénées n'a plus l'aspect des grandes montagnes
dans cette région de son parcours; sa hauteur moyenne n'est plus que
d'un millier de mètres. A l'endroit où elle quitte la frontière de
France pour entrer dans la Navarre espagnole, le sommet d'Izterbegui et
d'autres croupes arrondies, qui s'élèvent à l'angle sud-occidental de la
vallée française des Aldudes, arrosée par la Nive, ne sont que de hautes
collines, où pas même un rocher ne perce le revêtement de terre
végétale, La chaîne se développe d'abord assez régulièrement dans la
direction de l'ouest, puis, interrompue par la dépression profonde du
col d'Azpiroz, elle perd son nom, en même temps que cette allure normale
qui est le caractère distinctif des Pyrénées: c'est là que cesse la
chaîne proprement dite. Au delà, les monts qui continuent vaguement le
système pyrénéen portent le nom de sierra de Aralar, puis des
appellations toutes locales; des seuils, élevés en moyenne de 600 mètres
seulement, en font communiquer les deux versants et permettent aux
routes et aux chemins de fer d'aller facilement des bords de la mer à la
vallée de l'Èbre. Les deux massifs les plus occidentaux de cette partie
indécise qui relient les Pyrénées françaises aux Pyrénées cantabres sont
la Peña Gorbea, où l'on retrouve le cassis à l'état sauvage, et la
sierra Salvada. Ils dominent, le premier à l'est, le deuxième à l'ouest,
la dépression d'Orduña, où le Nervion prend sa source, et où serpente en
brusques sinuosités le chemin de fer de Bilbao à Miranda de Ebre.

[Illustration: Nº 148.--JAIZQUIBEL.]

Les chaînons qui de ces massifs pyrénéens se dirigent vers le golfe de
Gascogne sont également fort irréguliers dans leur allure. La plupart se
relient les uns aux autres par des arêtes transversales, parallèles à
l'axe des Pyrénées, de sorte que les torrents ont à chercher péniblement
leur porte de sortie. Ainsi, la Bidassoa, qui dans la partie inférieure
de son cours sert de limite entre l'Espagne et la France, commence
d'abord par couler au sud, par le val de Baztan, puis, après un long
circuit, revient vers le nord pour se mêler aux eaux salées de
l'estuaire de Fontarabie. Elle sépare ainsi des Pyrénées un massif
distinct, dont l'une des cimes principales est la fameuse montagne de la
Rhune, sur la frontière française. Plusieurs autres sommets du littoral
sont isolés de la même manière et s'élèvent à une hauteur égale à celle
des pointes situées sur l'axe de la chaîne. Parmi ces pics dominateurs
on peut citer le Mendaur, qui se dresse à l'ouest de la vallée de la
Bidassoa, la Haya ou la montagne des Trois-Couronnes, qui, vue des
plaines de l'Adour, commence si superbement l'Espagne, le mont Oiz, si
bien entouré par une ceinture de vallées ombreuses, et les monts qui se
terminent, entre Bilbao et Guernica, par les roches abruptes du cap
Machichaco. Une montagne non moins isolée est celle qui s'élève au nord
de la plaine d'Irun, entre l'estuaire de la Bidassoa et le bassin de los
Pasages, alternativement empli et vidé, par la marée. C'est le
Jaizquibel l'Oeaso des anciens, le sommet aux longues croupes revêtues
de bruyères, d'où l'on contemple l'admirable tour d'horizon formé par
les montagnes et les vallées du pays Basque, l'Adour, les Landes
françaises et l'Océan. Le promontoire terminal du Jaizquibel, le cap de
Higuer ou du Figuier, est l'angle extrême du littoral cantabre et fait
face aux deux rochers de Sainte-Anne, dressés en pleine mer; de l'autre
côté du golfe de la Bidassoa: ce sont les bornes méridionales de la côte
française.

Dans cette étroite zone du versant basque se trouvent représentées de
nombreuses formations géologiques, du granit et des porphyres aux roches
calcaires jurassiques et crayeuses et aux terrains d'alluvion déposés
par les rivières. Cette grande variété d'origine et la multitude des
fissures qui en ont été la conséquence ont donné aux provinces basques
un trésor de mines qui a toujours été d'une certaine importance
économique, mais qui ne peut manquer d'assurer tôt ou tard à ces
contrées un rôle très-considérable dans l'industrie du monde. Le cuivre,
le plomb y sont abondants, mais la grande richesse consiste en minerai
de fer de toute espèce, se prêtant à la fabrication de tous les articles
de fonte et d'acier. Le fer «vernissé» ou «gelé» que fournit la mine de
Mondragon, dans les collines du Guipúzcoa, est celui dont on se servait
jadis pour préparer l'acier incomparable des lames de Tolède. De nos
jours, ce sont des mines voisines qui donnent une partie de l'acier
utilisé pour les canons Krupp. Des montagnes entières sont tellement
remplies de lits ferrugineux, que des compagnies minières les achètent
en bloc, non dans l'espoir de les exploiter en entier, mais afin de
priver de l'excellent minerai les compagnies rivales. Le champ minier,
sinon le plus vaste, du moins le plus connu et le plus activement
exploité de ces contrées est celui de Somorrostro, à l'ouest de la rade
de Bilbao. Ce gîte, d'une superficie de plus de 20 kilomètres carrés,
est composé de masses ferrugineuses intercalées dans une couche de
sables micacés; elles sont très-faciles à fondre et donnent un métal
d'une malléabilité tout exceptionnelle. Quand l'exploitation des mines
n'est pas arrêtée par la guerre civile, le pays tout entier est d'une
couleur de rouille: «les champs, les chemins, les maisons et jusqu'à la
peau des gens. La poussière de minerai a tout recouvert d'une teinte
rougeâtre uniforme, sur laquelle tranche le vert éclatant des maïs et
des grands châtaigniers.»

[Illustration: Nº 149.--BILBAO ET SES ENVIRONS.]

Les sierras qui s'alignent dans l'Aragon, parallèlement à l'axe des
Pyrénées, se continuent aussi dans la Navarre et les provinces
Vascongades, mais en se confondant en maints endroits avec des chaînons
latéraux du grand faîte de partage. La sierra de la Peña se prolonge à
l'ouest de la rivière Aragon par deux arêtes, l'une qui s'unit aux
rameaux pyrénéens et va passer au nord de Pampelune sous le nom de
montagnes de San Cristóbal, l'autre la sierra del Perdon, qui court
assez régulièrement vers l'ouest et se redresse pour former la Higa de
Monreal, mont célèbre dans les légendes, et le meilleur poste
d'observation pour embrasser du regard tout l'ensemble de la Navarre. A
l'ouest de Pampelune et de l'Arga la chaîne du nord s'étale en un
plateau fort accidenté et surmonté de cimes: c'est la sierra de Andía,
que continuent jusqu'à l'Èbre les montagnes de Vitoria et dont les
ramifications s'enchevêtrent bizarrement pour former cette région des
Amézcuas si favorable aux partisans. L'autre, d'abord plus indistincte,
limite au sud le Carrascal ou le «pays des chênes verts», région aussi
sauvage que les Amézcuas et non moins souvent ensanglantée par les
guerres civiles. Au delà de ce massif, la crête principale va former les
monts Cantabrio; ceux-ci s'unissaient jadis, avant l'ouverture des
défilés de l'Èbre, avec les monts Obarenes, sorte de bordure en saillie
qui marque, sur la rive méridionale du fleuve, la limite du plateau des
Castilles et dans laquelle s'ouvrent les fameuses gorges de Pancorbo.
Ainsi se trouve complétée la jonction de tous les systèmes montagneux du
pays Basque. Les Pyrénées sont rattachées à la sierra de Andía par le
seuil d'Alsásua, où passe le chemin de fer de Vitoria à Pampelune, et
les monts sous-pyrénéens sont eux-mêmes reliés aux chaînes du plateau
castillan. Quant à la province de Logroño, tous les chaînons qui la
parcourent sont des contre-forts extérieurs du même plateau: à l'ouest,
ce sont des rameaux du massif de la Demanda; à l'est, ce sont les deux
chaînes de Camero Nuevo et de Camero Viejo, s'abaissant de la sierra
Cebollera vers les plaines de l'Èbre [191].

[Note 191: Altitudes de la Navarre et du pays Basque:

Col de Velate            868 mètres.
 »  Azpiroz              587   »
Mont Aitzcorri         1,535   »
Col de Arlaban           617   »
Peña Gorbea            1,537   »
Mont Mendaur           1,132   »
Mont Haya                987   »
Jaizquibel               583   »
Sierra de Andia        1,454   »
Col de Alsásua           596   »
Vitoria                  513   »
Pampelune (Pamplona)     420   »
]

[Illustration: GORGES DE PANCORBO. Dessin de Sorrieu, d'après une
photographie de M. J. Laurent.]

Le vaste labyrinthe des montagnes basques et navarraises présente en
plusieurs districts, principalement sur le versant de l'Èbre, des
paysages tout à fait castillans par l'âpreté, la nudité de ses pentes:
le déboisement à outrance pratiqué par les maîtres de forges a enlaidi,
aussi bien qu'appauvri la contrée. La Navarre méridionale offre même de
véritables déserts, qui se rattachent aux tristes landes des Bardenas
aragonaises; entre Caparroso et Valtierra, au sud de la rivière Aragon,
le voyageur ne traverse que des collines gypseuses ou salines, presque
sans végétation. Mais dans le pays Basque et la Navarre occidentale, où
les pluies tombent en abondance, toutes les hauteurs qui ont gardé leur
verdure offrent le plus grand charme dans la succession de leurs sites.
Les forêts de hêtres, les bois de châtaigniers, les bouquets de chênes,
les prairies inclinées des vallons, les eaux courantes que l'on voit
briller sous l'ombrage des aunes, forment le plus aimable contraste avec
les parois de grès ou de calcaire qui se dressent au-dessus de la
verdure. Dans les vallées, sur les coteaux, aux pentes des montagnes,
des villages éparpillent leurs petites maisons blanches au milieu des
vergers. Pendant la saison des fleurs, les innombrables pommiers mêlent
dans la campagne l'aspect de l'hiver à celui du printemps.

Les vents humides du nord-ouest, qui soufflent très-fréquemment du golfe
de Gascogne, entretiennent dans ces contrées une température moyenne
fort égale. Les pluies y sont très-abondantes, surtout aux changements
des saisons; mais aucune période de l'année n'en est privée. Sur le
versant atlantique des monts, la chute annuelle de pluie est d'au moins
un mètre et demi, c'est-à-dire triple de celle qu'on observe dans les
plaines de l'Aragon. Aussi le climat local n'a-t-il rien de la nature
africaine qui domine sur les plateaux de l'intérieur et sur les rivages
méditerranéens; il ressemble beaucoup plus à celui de l'Irlande et des
Pays-Bas qu'à celui de Valence et de Murcie. Grâce à l'influence de
l'Océan voisin, la contrée n'a pas à souffrir de fortes chaleurs
estivales; elle ne redoute guère non plus les froids de l'hiver, car le
vent marin les tempère, et les premiers monts des Pyrénées arrêtent au
passage l'âpre souffle du nord et du nord-est. S'il n'avait le
désavantage d'un excès d'humidité, le pays Basque aurait un des climats
les plus agréables de la terre; du moins est-ce l'un des plus salubres.
C'est aussi l'un de ceux qui se prêtent le mieux à la production
agricole. Dans les années de paix, la Navarre, les provinces Basques et
la Rioja, qui s'étend sur la rive gauche de l'Èbre, sont parmi les
contrées les plus riches de l'Espagne en blé, en vins, en huiles, en
bestiaux; avant la guerre civile, la Navarre approvisionnait la France
méridionale de viande de boucherie et de vins à bas prix, et depuis, des
armées vont et viennent dans ses campagnes sans les épuiser. Pendant
leur première grande guerre, les carlistes, presque toujours enfermés
entre l'Èbre et les Pyrénées, eurent constamment d'amples ressources;
malgré le manque de bras et le gaspillage que les combats, les siéges,
les assauts entraînent après eux, la terre suffisait toujours à les
nourrir, tandis que le sous-sol leur donnait en abondance le fer pour
les combats.

L'égalité de température et l'humidité du sol sont aussi très-favorables
au développement rapide de la végétation arborescente. Sur le versant
atlantique, la population, fort nombreuse, profite de ces avantages du
climat pour cultiver une grande variété d'arbres fruitiers, surtout des
pommiers, dont le cidre, ou _zagardua_, est une boisson très-répandue
dans les trois provinces. Dans les vallées pyrénéennes de la Navarre, où
les habitants sont encore clair-semés, les forêts ont gardé leur
uniformité première; elles n'en sont pas moins belles. Celle d'Iraty, où
l'on ne pénètre que par d'âpres défilés et des montagnes escarpées, est
l'une des plus grandioses, aussi bien que l'une des plus solitaires de
la région qui s'étend au sud des Pyrénées françaises, entre le pic
d'Anie et les Aldudes. Plus à l'ouest les forêts qui avoisinent le val
Cárlos (Valcárlos), ou val de Charlemagne, et le fameux col de
Roncevaux, ou Roncesvalles, sont peut-être moins grandioses, mais elles
sont plus aimables à cause de la variété des paysages, et plus
intéressantes à cause des souvenirs de l'histoire et de l'écho des
vieilles traditions. Sur la foi des légendes, on se représente
volontiers ce passage des monts comme une gorge effroyable entre des
rochers à pic, et c'est, au contraire, un vallon doux et tranquille. Le
célèbre mont d'Altabiscar, qui s'élève à l'orient, est une longue croupe
où les fleurs roses des bruyères se mêlent au jaune doré des genêts et
des ajoncs, et la _playa_ de Andrés Zaro, où le grand massacre eut lieu,
est une plaine riante dont les eaux murmurent sous l'ombrage des aunes.
Un vieux couvent, entouré de murailles crénelées et flanqué de quelques
masures, barre une large route carrossable qui vient de Pampelune, puis
au delà, vers la France, un charmant sentier, semblable à l'avenue d'un
parc, se glisse à l'ombre des hêtres et s'élève en pente douce vers un
col gazonné où se trouve la chapelle rustique d'Ibañeta. Ce paysage
gracieux serait le Roncevaux, de sinistre mémoire. On ne voit pas un
seul rocher d'où les Basques auraient pu rouler des blocs de pierre sur
les envahisseurs francs; on cherche vainement des yeux le précipice au
fond duquel Roland fit pour la dernière fois résonner son cor d'ivoire.
C'est à leur vaillance et à leur ruse, non pas à l'âpreté des gorges
d'Altabiscar, que les montagnards doivent leur triomphe sur les armées
de Charlemagne. Sur le versant opposé, dans le val Cárlos proprement
dit, le fond de la vallée, aujourd'hui dominé par une belle route, est
beaucoup plus étroit et plus difficile à parcourir.

Quel est cet ancien peuple dont les traditions célèbrent le courage
indomptable et qui de nos jours encore a maintes fois donné des preuves
de son héroïsme? Quelle est son origine première? Quelle est sa parenté
parmi les autres populations de l'Europe et du monde? Toutes questions
auxquelles il est impossible de répondre. Les Basques sont la race
mystérieuse par excellence. Ils restent seuls au milieu de la foule des
autres hommes. On ne leur connaît point de frères.

Il n'est pas même certain que tous les Euskariens ou Basques
appartiennent à une souche commune, car ils ne se ressemblent nullement
entre eux. Il n'y a point de type basque. Sans doute la plupart des
habitants de la contrée se distinguent par la beauté précise des traits,
l'éclat et la fermeté du regard, l'équilibre et la grâce de la personne;
mais que de variétés dans la stature, la forme du crâne et des traits!
De Basque à Basque, il y a autant de différences qu'entre Espagnols,
Français et Italiens. Il en est de grands et de petits, de bruns et de
blonds, de dolichocéphales et de brachycéphales, les uns dominant dans
tel district, les autres ailleurs. La solution du problème devient de
plus en plus difficile, car la race, si elle est vraiment une, ne cesse
de perdre par les croisements de son originalité première. Il est
probable qu'avant l'ère de l'histoire écrite, des populations d'origine
diverse se sont trouvées réunies dans le même pays, soit par des
migrations, soit par la conquête, et que la langue des plus civilisés
sera devenue peu à peu celle de tous. La vie de chaque peuple abonde en
faits de cette espèce.

Si l'on ne tient pas compte des différences et même des contrastes que
présentent entre eux les Basques des provinces espagnoles et de la
Navarre française, on peut dire que, dans l'ensemble, la plupart des
Basques ont le front large, le nez droit et ferme, la bouche et le
menton très-nettement dessinés, une taille bien proportionnée, des
attaches d'une grande finesse. Leur physionomie est d'une extrême
mobilité. Les moindres sentiments se révèlent sur leur visage par
l'éclair du regard, le jeu des sourcils, le frémissement des lèvres. Les
femmes surtout se distinguent par la pureté de leurs traits; on admire
leurs grands yeux, leur bouche souriante et fine, la souplesse de leur
taille. Même dans les villes et les villages qui servent de lieux de
passage aux étrangers, de Bayonne à Vitoria, et où les croisements ont
le plus altéré les traits de race, on est frappé de la beauté de la
plupart des femmes et de leur élégance naturelle. Dans certains
districts reculés la laideur est un véritable phénomène. Deux localités
du Guipúzcoa, Azpeytia et Azcoytia, près desquelles se trouve le fameux
couvent de Loyola, sont tout particulièrement célèbres à cause de la
beauté de leurs habitants, hommes et femmes. On dit qu'il serait
difficile d'y trouver une jeune fille qui ne fût pas un modèle parfait.

Mais les Basques n'ont pas seulement la beauté de la forme, ils ont
aussi la dignité du maintien. On aime à les voir marcher fièrement, la
veste jetée sur l'épaule gauche, la taille serrée par une large ceinture
rouge, le béret légèrement incliné sur l'oreille. Quand ils passent à
côté du voyageur, ils le saluent avec grâce, mais comme des égaux, sans
baisser le regard. Les femmes, presque toujours modestement vêtues de
couleurs sombres, ne sont pas moins nobles d'attitude. Elles portent
toutes haut la tête, et, quoique marchant très-vite, ont un port de
déesse. L'habitude qu'elles ont de placer leurs fardeaux sur la tête
contribue probablement à leur donner cette fière tournure qui les
distingue; l'équilibre parfait qu'elles doivent apprendre à maintenir,
pour descendre ou monter les pentes sans que leur cruche risque de
tomber, développe dans leurs membres un aplomb naturel, qui se rencontre
rarement chez les femmes des contrées voisines. Elles ont surtout les
épaules et le cou remarquables par la pureté des lignes, beauté bien
rare chez les paysannes accoutumées au dur travail de la terre.

[Illustration: Nº 150.--AZCOYTIA ET AZPEYTIA.]

Les Basques se donnent à eux-mêmes le nom d'Euskaldunac ou d'Euskariens,
et leur langue est l'euskara, ou eskuara. On ne sait pas encore quel est
le sens précis de ce mot; mais, d'après toutes les probabilités, il
signifie simplement «parole». Les Euskariens seraient donc les «Hommes
qui parlent». Tel est aussi le nom que les Slaves et mainte autre race
se sont donné dans leurs idiomes. Cette langue «par excellence» que
parlent les Basques et qui en fait un corps de nation vraiment distinct
parmi toutes les races de l'Europe et du monde, semble jusqu'à
maintenant être tout à fait unique par la structure de ses mots et le
mécanisme de ses phrases. Elle a dû emprunter beaucoup de termes aux
langues des peuples voisins; toutes les choses que les Basques ont
appris à connaître par leurs rapports avec l'étranger, toutes les idées
nouvelles qui leur ont été apportées depuis les temps préhistoriques,
sont naturellement désignées par des expressions qui n'appartiennent pas
au fond primitif de leur idiome; peut-être même faudrait-il remonter
jusqu'à l'âge de pierre, avant l'introduction des animaux domestiques
dans le pays, pour trouver le basque dans sa pureté primitive, car il
semble que tous les noms euskariens de ces animaux et ceux des métaux
sont d'origine âryenne, finnoise ou même sémitique. Mais, si nombreux
que soient tous ces emprunts, il n'en reste pas moins certain que la
langue basque n'est point âryenne comme presque tous les autres idiomes
de l'Europe; ce n'est pas une langue à flexions comme celles de la
famille indo-européenne; mais si elle devait entrer dans un groupe déjà
connu, il faudrait la rattacher au système «polysynthétique» des
dialectes américains, ou aux idiomes «agglutinants» des peuples de
l'Altaï. Elle appartient donc à une période de la vie de l'humanité plus
ancienne, moins avancée que celle dans laquelle sont nées les autres
langues de l'Europe. De leur côté, les patriotes basques déclarent leur
«parole» bien supérieure à toutes les autres: d'après quelques auteurs,
c'est en eskuara que le premier homme aurait salué la lumière;
l'orthodoxie locale érigea même cette imagination en article de foi, et
bien mal venu eût été l'étranger qui se serait permis d'émettre un doute
sur ce fait primitif de l'histoire humaine. Mais de nos jours tous les
philologues peuvent juger la question, car, sans compter une
bibliothèque d'écrits consacrés à l'eskuara, les divers dialectes de
cette langue ont une littérature, chants, comédies, traductions, devenue
accessible aux hommes d'étude.

En attendant que la comparaison des langues humaines nous ait révélé si
l'idiome euskarien est vraiment indépendant de tout autre, il nous faut
considérer les Basques, restés sans frères sur les continents, comme un
peuple entièrement à part, comme le débris d'une ancienne humanité
rongée de tous les côtés par les flots envahissants d'une humanité plus
moderne. Les preuves ne manquent point pour établir que les Euskaldunac
ont été jadis un peuple nombreux occupant une grande étendue de
territoire. Si l'on n'a point encore réussi à retrouver aux bornes du
monde les origines du basque, on découvre cette langue à l'état fossile,
pour ainsi dire, dans les contrées qui entourent le bassin de la
Méditerranée occidentale. Nul monument écrit ne raconte comment des
peuples frères de race occupaient ces régions si bien disposées pour
n'être qu'un seul domaine géographique; mais au lieu de récits, de
légendes ou d'hymnes, il reste encore des noms de montagnes, de fleuves
et de cités qui proclament après des milliers d'années la puissance des
anciens aborigènes. A l'est du pays où se trouvent aujourd'hui les
dernières populations basques, dans les vallées pyrénéennes du Bastan
français, d'Aran, d'Andorre, de Querol, les noms euskariens abondent. Il
en est de même dans les plaines qui s'étendent au nord des monts
jusqu'aux abords de la Garonne, et la ville d'Auch, l'antique Iliberri
(ville neuve), rappelle encore par son nom le séjour des Auskes ou
Euskariens; à l'orient des Pyrénées, Elne et Collioure, situées, l'une à
une faible distance, l'autre au bord du golfe du Lion, étaient aussi des
Iliberri, ainsi que le témoignent encore les noms corrompus des deux
villes modernes; enfin, parmi tant d'autres villes espagnoles aux
appellations euskariennes, on peut citer une troisième Iliberri, la
voisine de Grenade, que domine la montagne nommée d'après elle la sierra
de Elvira. Et que de cités antiques, bâties par les mêmes peuples,
durent précéder ces «villes neuves»!

La plupart des écrivains qui se sont occupés de l'Espagne ont admis,
avec la plus grande plausibilité, que ces anciens peuples de langue
euskarienne étaient les Ibères dont parlent les auteurs anciens et qui
occupaient autrefois la plus grande partie de la Péninsule. Par cela
même, les Basques actuels se trouveraient être les descendants directs
des Ibères; ils seraient, dit Michelet, «le reste de ce monde antérieur
au monde celtique et dont on ne connaît que la décadence.» Tout
naturellement, on a cru également devoir attribuer aux ancêtres des
Basques les diverses inscriptions et légendes de monnaies en «lettres
inconnues», _letras desconocidas_, que l'on a découvertes en Espagne et
dans la France méridionale, et que M. Boudard a fini par interpréter
comme étant réellement de langue euskarienne. Il est à peine permis de
douter de l'identité parfaite des Ibères et des Basques. Cet isolement
du petit peuple pyrénéen n'existait donc pas dans l'antiquité. Par les
Vascons, il occupait le midi de la France, par les diverses tribus
ibériennes et celtibériennes, il couvrait la péninsule d'Hispanie. Au
delà des Colonnes d'Hercule, les Euskaldunac s'étendaient aussi
jusqu'aux pentes de l'Atlas, car les auteurs anciens citent quelques
localités dont les noms sont entièrement basques; l'une des peuplades
énumérées par Strabon porte même la désignation tout euskarienne de
Mutur-Gorri (Visages-Rouges), que les hommes de la tribu devaient
peut-être à leur face bronzée par le soleil. Enfin, les témoignages des
auteurs romains s'accordent à déclarer que les Ibères avaient colonisé
les grandes îles de la Méditerranée; les nations liguriennes qui
habitaient les côtes de l'Italie appartenaient probablement à la même
souche.

On s'est étonné que les Basques aient pu se maintenir en corps de
nation, parlant sa langue, précisément dans cette partie des Pyrénées où
les montagnes, trop basses pour se dresser en barrière contre les armées
d'invasion, ont laissé passer, tantôt dans un sens, tantôt dans un
autre, tous les peuples en marche. D'abord, il faut tenir compte de ce
fait, que les Pyrénées occidentales sont les plus éloignées de Rome et
devaient, par conséquent, échapper plus facilement à l'influence du
peuple-roi; mais le faible relief des montagnes a dû également aider les
Euskariens à garder leur cohésion nationale, leurs moeurs et leur
langue. Dans les autres parties des monts, les tribus ibériennes,
séparées par des crêtes neigeuses difficiles à franchir, étaient
refoulées par leurs ennemis en d'étroites vallées latérales, et ne
pouvaient s'entr'aider en cas de péril commun. Les Basques avaient, au
contraire, le privilège d'habiter un pays offrant à la fois de sérieux
obstacles à l'invasion étrangère et, par-dessus les chaînons parallèles,
des passages faciles pour les indigènes. Les peuplades des diverses
vallées pyrénéennes du nord et du midi pouvaient ainsi se former en une
masse épaisse et puissante au milieu des nations qui les entouraient et
qui toutes entraient, l'une après l'autre, de gré ou de force, dans le
monde latinisé.

On ne sait quelle était, après l'époque romaine, l'étendue des
territoires occupés par des populations de langue basque, mais il est
très-probable que cette étendue a peu changé, car, depuis lors, les
Euskariens ont presque toujours été leurs propres maîtres, et nulle
raison majeure n'a pu les porter à laisser leur langue pour celle de
voisins qu'ils tenaient en mépris. Du côté de la France, les limites
actuelles des dialectes euskariens sont assez bien connues; du côté de
l'Espagne, elles ont été déterminées avec moins de précision. Elles ne
correspondent nullement aux frontières des circonscriptions
administratives et politiques. Le domaine actuel de la langue basque
commence à l'ouest par la vallée du Nervion, au-dessous de Bilbao; sa
limite contourne cette ville, qui est devenue presque entièrement
espagnole, et traverse au sud le col d'Orduña pour suivre les flancs de
la Peña de Gorbea et longer à une certaine hauteur le versant méridional
des Pyrénées en laissant en dehors toutes les villes situées dans la
plaine de l'Alava. Au delà de Salvatierra, elle descend pour remonter
sur les flancs de la sierra de Andía et rattache au pays basque toute la
vallée où court le chemin de fer d'Alsásua à Pampelune; mais cette ville
elle-même, l'ancienne Irun des Ibères, n'est euskarienne que par les
souvenirs historiques, et, plus à l'est, le basque n'est parlé que dans
les hautes vallées de Roncevaux, d'Orbaiceta, d'Ochagavia, de Roncal,
tandis qu'au sud les noms seuls des villages, Baigorri, Mendivil,
Sansoain, Lazaguria, rappellent l'idiome d'autrefois. Le pic d'Anie,
qui, du côté de la France, est la borne des populations de langue
basque, l'est également du côté de l'Espagne. Ainsi, des quatre
provinces euskariennes, une seulement, le Guipúzcoa, est en entier
comprise dans le domaine de l'idiome antique; encore les deux villes
d'Irun et de Saint-Sébastien y forment-elles des îlots de langue
castillane. Toute la zone méridionale des contrées qui font
politiquement partie de la Navarre et des provinces Vascongades, est
depuis un temps immémorial envahie par les dialectes latins, et les
populations y parlent un castillan mélangé de quelques termes locaux
d'origine euskarienne. D'après les affirmations des paysans, que
pourtant n'a point encore corroborées un seul document authentique, on
aurait encore parlé le basque à Olite et à Puente la Reina, situées à
une grande distance au sud de la zone actuelle de langue euskarienne. M.
Broca voit dans ce déplacement de langues, dont il importerait d'abord
de constater la réalité, une conséquence toute naturelle de la
juxtaposition immédiate du basque avec un idiome disposant de la
prépotence administrative et de l'influence littéraire, sociale et
religieuse. Au sud des Pyrénées, le basque n'est pas de force à lutter
contre l'espagnol, tandis qu'au nord des Pyrénées il n'est pas même
menacé par le patois béarnais.

[Illustration: Nº 151.--ZONE DE LA LANGUE BASQUE.]

D'un côté l'espagnol, de l'autre le français, travaillent à se
substituer au basque, non par la conquête violente, mais par un lent
travail de désorganisation. Déjà scindée en sept dialectes, modifiée par
des mots et des tournures contraires à son génie, la langue des Ibères
cherche à s'accommoder de plus en plus à l'esprit des étrangers qui
viennent s'établir dans le pays; elle perd sans cesse en originalité et
se transforme en patois. Chaque grande route qui pénètre dans le
territoire basque fait en même temps une trouée dans la langue
elle-même. Chaque progrès, surtout celui de l'instruction, ne peut
qu'être fatal aux dialectes euskariens; le demi-million de Basques,
désormais enfermé dans un étroit horizon de collines et de montagnes, ne
saurait plus compter sur une longue durée pour le langage des aïeux
[192].

[Note 192: Nombre approximatif de la population de langue basque, en
1875:

Basses-Pyrénées (France)   116,000
Provinces basques:
     Guipúzcoa             170,000
     Viscaya               120,000
     Alava                  50,000
Navarre                    100,000
                          _________
                           556,000
]

Strabon parle des Cantabres, les ancêtres immédiats de nos Basques, avec
une admiration mêlée d'horreur. Leur bravoure, leur amour de la liberté,
leur mépris de la vie, lui paraissaient des qualités tellement
surhumaines, qu'il y voyait une sorte de férocité, une rage bestiale. Il
raconte avec effroi que, dans leur guerre d'indépendance contre les
Romains, des Cantabres se sont entre-tués pour ne pas être réduits en
captivité, que des mères mirent elles-mêmes leurs enfants à mort pour
leur éviter l'opprobre et les misères de l'esclavage, que des
prisonniers, mis en croix, entonnèrent leur chant de victoire. A cette
époque, les Ibères avaient coutume de se prémunir contre les malheurs
inattendus en portant sur eux un poison préparé à l'aide d'une plante
semblable à l'ache et qui tuait sans douleur. Maîtres de leur propre
vie, ils ne craignaient plus rien; ils la risquaient facilement, surtout
quand il s'agissait de combattre pour un ami.

Leurs qualités de courage, souvent mises à l'épreuve depuis leurs luttes
avec les envahisseurs romains, n'ont jamais été trouvées en défaut, mais
elles ne sont point les seules qu'il faille leur accorder. L'histoire et
les lois des fédérations pyrénéennes témoignent de la prééminence que la
droiture des Basques, leur générosité, leur amour de l'indépendance,
leur respect de l'homme libre leur donnaient sur les sociétés voisines.
Les serfs malheureux qui les entouraient, s'imaginant dans leur
abjection que la liberté est un privilège de noblesse, voyaient en eux
des gentilshommes. Tous les habitants du Guipúzcoa et de la Biscaye
proprement dite étaient nobles, même en vertu de la hiérarchie
espagnole, tandis que dans l'Alava et dans la Navarre, où les Maures
dominèrent pendant quelque temps, et où plus tard se fit sentir
l'influence castillane, la noblesse seigneuriale prit naissance avec son
cortége habituel de vassaux et de manants. Mais toutes les provinces
veillaient avec le même soin jaloux sur leurs libertés locales et
forçaient leurs suzerains à observer de point en point le contrat
d'union. Alors que l'histoire de l'Europe n'était qu'une succession de
massacres, les Basques vivaient presque toujours dans une profonde paix;
chaque année, les communes situées sur les versants opposés des
montagnes se juraient une amitié perpétuelle, et tour à tour leurs
ambassadeurs déposaient solennellement une pierre symbolique sur une
pyramide élevée par les ancêtres au milieu des pâturages du col. Toutes
ces petites républiques, dont l'isolement eût fait une proie facile pour
les conquérants, étaient fraternellement unies en une grande fédération;
chacune s'engageait à «sacrifier les biens et la vie» pour maintenir la
patrie commune «en droit et en justice». Leur étendard figure trois
mains unies: _Irurak bat_, «les Trois n'en font qu'Une,» telle est la
belle devise des provinces Vascongades.

Ce qui montre surtout combien la société euskarienne, si peu importante
par le nombre, était supérieure aux populations voisines par ses
éléments de civilisation, c'est le grand respect qu'on y avait pour la
personne humaine. Tout Basque était absolument inviolable dans sa
demeure: jamais il ne pouvait être privé de son cheval ni de ses armes.
Si d'autres Ibères, libres comme lui, portaient devant le conseil une
accusation contre sa personne, sa maison n'en restait pas moins sacrée
pour tous, et quand le moment était venu de répondre à l'imputation, il
sortait fier et superbe, le béret sur la tête, le bâton dans la main,
et, digne comme ses pairs, il arrivait sous le chêne où siégeaient les
prud'hommes assemblés. Dans les assises nationales, tous votaient, et le
suffrage de tous avait la même valeur. Dans plusieurs vallées, les
citoyennes donnaient leur avis et leur voix avec la même liberté que les
hommes. Les vieilles chartes d'Alava stipulaient formellement une place
pour les dames de la «confrérie» délibérante d'Arriaga. Cependant il
n'était pas d'usage que les femmes fussent assises à la même table que
l'_etcheco-jauna_ (le maître de la maison) et ses fils; elles mangeaient
debout à côté du foyer; même de nos jours, cette vieille habitude
d'inégalité n'a point disparu des campagnes, et telle est la force de la
tradition, que la femme se croirait presque déshonorée si on la voyait
assise à côté de son mari à tout autre jour que celui de ses noces. De
même, lors des fêtes publiques, les femmes se tiennent à l'écart: elles
dansent entre elles, tandis que les hommes se livrent à leurs jeux plus
bruyants.

Mais, à part ce reste de la barbarie primitive, les amusements des
Basques ne révèlent que des qualités naturelles. S'il est vrai que l'on
peut juger d'un peuple d'après ses jeux,--car l'homme, quand il se
laisse emporter au plaisir, oublie de veiller sur lui-même,--les
Euskariens gagnent singulièrement à être vus aux jours de fête; ils ne
cessent point alors d'être aimables, gracieux et dignes. Leurs jeux sont
toujours des luttes de force et d'adresse. Sur les pelouses de leurs
vallées, les jeunes Basques s'exercent au saut, à la danse, à la course,
au jet de lourdes pierres. Le jeu de paume est une des gloires de la
nation; elle lui a voué une espèce de culte comme à sa plus précieuse
institution. Les grandes parties sont annoncées d'avance et les Basques
y accourent de toutes parts avec autant d'ardeur que les Grecs
d'autrefois allant à Delphes ou à Olympie. Et, pareille aux tribus
helléniques, la foule euskarienne ne songe pas uniquement aux exercices
corporels, elle s'occupe aussi des plaisirs plus raffinés de l'esprit.
Les Basques jouent encore en plein air des mystères et des pastorales;
ils ont leurs acteurs et leurs poètes.

Toutefois il ne faudrait point croire que les populations euskariennes
sont composées d'hommes supérieurs de toute manière à leurs voisins. Aux
qualités correspondent aussi les défauts. Actuellement le grand malheur
des Basques est précisément dérivé de leurs anciens priviléges
nationaux. Ils veulent continuer les traditions du passé, parce que ce
passé fut héroïque, se renfermer dans les étroites limites de leur
patrie, parce que cette patrie fut libre à côté de nations esclaves,
rester étrangers au mouvement historique des peuples d'Europe, parce que
ceux-ci ne sont pas de race noble comme eux. Par un revirement bizarre
des choses, il se trouve qu'en défendant leurs libertés provinciales les
Basques se sont faits les champions de l'absolutisme pour les autres
provinces; ils ne veulent point qu'on touche à leurs _fors_, et, pour en
assurer la conservation, ils ne veulent pas non plus permettre à leurs
voisins de se débarrasser de leurs entraves. De cette attitude naissent
les plus étranges inconséquences et de singuliers malentendus, causés
d'ailleurs en grande partie par l'ignorance des Basques, car
l'instruction est très-peu répandue chez eux: elle n'était point
stipulée dans leurs fors!

Ces _fueros_, ou droits particuliers des Basques, sont censés les mêmes
qu'en l'année 1332, époque à laquelle les députés des provinces se
présentèrent à Búrgos pour offrir le titre de «seigneur» au roi de
Castille, Alphonse le Justicier. En vertu du traité qui fut conclu, il
est interdit au souverain étranger de bâtir ou de posséder aucune
forteresse, aucun village, aucune maison sur le territoire euskarien.
Les Basques ne doivent leur sang qu'à leur propre pays; ils sont exempts
de la conscription espagnole et gardent leurs soldats ou «miquelets»
dans les limites de leurs provinces. En temps de guerre, il est vrai,
les Basques doivent le service, mais à certaines conditions. Dans la
Biscaye proprement dite, les contingents ne peuvent être menés, sans
leur consentement exprès, au delà d'un certain arbre de la frontière, et
dans ce cas ils ont droit à un payement spécial; des formalités
analogues doivent être observées dans le Guipúzcoa et l'Alava. L'impôt
est toujours fixé et réparti par les juntes provinciales; presque toutes
les contributions perçues sont exclusivement destinées à couvrir les
dépenses locales, et ce qui est accordé à l'État l'est à titre de don
gracieux. Le commerce est plus libre que dans le reste de l'Espagne; les
monopoles n'existent point. Enfin les municipalités locales sont toutes
indépendantes; représentées par leurs alcades, les membres de
l'_ayuntamiento_, les «grands-parents», ou _parientes-mayores_, elles
fixent et arrêtent seules leur propre budget.

Mais que de diversités, de contrastes et de bizarreries féodales dans
cette organisation des communes et des provinces, en apparence si
démocratique! Telle bourgade est une république indépendante; telle
autre se groupe avec un certain nombre de villages en «université»
souveraine; d'autres encore ne se composent que d'enclaves. Dans tel
village, la municipalité nouvelle est nommée par celle qui vient
d'achever ses fonctions; dans tel autre, elle est choisie par des
électeurs censitaires ou par des nobles d'une certaine catégorie, ou
même, soit par le seigneur local, soit par son représentant. Les juntes
provinciales se renouvellent aussi suivant les procédés les plus divers,
en vertu des traditions les plus disparates. Le suffrage, que l'on
considère dans les démocraties modernes comme un droit naturel
appartenant à l'homme libre, est encore un privilège parmi les Basques
et n'est point exercé par tous. En outre, l'usage de ce privilége est
accompagné de formalités puériles et réglé par une étiquette jalouse:
les lois de la préséance ne sont pas moins religieusement observées sous
le «chêne de justice» qu'à la cour de la reine d'Angleterre. On comprend
qu'avec de pareilles institutions, où la tradition féodale se mêle au
vieil instinct de race, les Basques aient fini par se trouver, eux
républicains, les champions les plus obstinés de l'ancienne monarchie
espagnole. Ce sont eux qui ont donné à l'Église catholique son génie
inspirateur, son véritable chef, dans la personne d'Ignace de Loyola.

[Illustration: SAINT-SEBASTIEN. Dessin de Taylor, d'après une
photographie de M. J. Laurent]

Il est évident que la situation tout exceptionnelle des provinces
Vascongades ne pourra se maintenir longtemps. Déjà la Navarre est
assimilée depuis 1839 au reste de l'Espagne en ce qui concerne le
service militaire, les impôts, la constitution des municipalités. Même
en plein pays Basque, le changement s'accomplit d'une manière
irrésistible: si les descendants des Euskariens ne veulent pas d'une
liberté commune avec les autres habitants de la Péninsule, c'est en vain
qu'ils essayeront d'être libres tout seuls. La guerre les a déjà brisés
une première fois; elle menace de les briser encore et de les réduire à
merci; mais la paix, non moins que la guerre, tend à les priver de leur
individualité nationale pour les faire participer à la vie politique des
populations espagnoles. L'industrie moderne, aidée par le commerce et
les voyages, change les moeurs locales, enseigne la langue des voisins,
fait disparaître les anciennes traditions. Les Basques ne sont pas
seulement «un peuple qui saute et danse au haut des Pyrénées», comme le
disait Voltaire, c'est aussi un peuple qui travaille, et c'est par le
travail que se fera la fusion nationale avec les autres Espagnols.

Comme pour hâter la disparition prochaine du groupe distinct que leur
race forme encore dans l'humanité, les Basques émigrent en grand nombre
et laissent derrière eux des places vides que leurs voisins viennent
occuper en partie. Ceux d'entre eux qui habitent les hautes vallées
partiellement emplies de neige pendant l'hiver, descendent par centaines
avant les mois de la saison froide et vont exercer temporairement
quelque industrie lucrative dans les villes de la plaine; d'autres,
entraînés par l'amour des aventures, qui chez eux est traditionnel et
qui fit de leurs ancêtres de si hardis pêcheurs de baleines, partent
sans désir de retour prochain et ne craignent pas d'aller s'établir sur
un autre hémisphère. Naguère les Basques espagnols émigraient beaucoup
moins que leurs frères de nationalité française, chassés de leur patrie
par l'horreur de la conscription militaire; mais ils suivent maintenant
en foule l'exemple qui leur est donné, et la majorité de ceux qui s'en
vont se compose des hommes les plus énergiques, la véritable élite de la
nation. Dans les républiques de la Plata, où ils vont presque tous
chercher fortune, leur race est destinée à se perdre, comme élément
distinct, encore bien plus rapidement qu'en Europe: c'est en vain que
certains patriotes euskariens rêvent la naissance d'une nouvelle
république cantabre dans les pampas de l'Amérique.

Il est vrai que, loin de leur patrie, les Basques gardent avec soin cet
esprit de solidarité qui leur donne tant de force chez eux. A Madrid et
dans les autres villes de l'Espagne proprement dite, à Montevideo, à
Buenos-Ayres, ils s'entr'aident, se soutiennent dans l'infortune, se
liguent contre des concurrents, et de cette façon ils arrivent à faire
bien meilleure figure que beaucoup d'autres groupes de population
relativement plus nombreux; mais, quelle que soit leur force de
cohésion, elle ne peut que retarder, non conjurer les destins. Dans un
petit nombre de générations, le basque sera rayé de la liste des langues
vivantes de l'Europe, comme l'ont été le _cornish_ et le _crévine_,
comme le seront l'_erse_, le _manx_, le _wende_, le _lithuanien_, le
_livonien_, et même avant l'idiome disparaîtront les anciennes moeurs et
les institutions politiques.

Les provinces Vascongades et la Navarre n'ont que peu de villes, et
celles qui se trouvent sur leur territoire sont en grande partie
peuplées d'étrangers. L'Euskarien, comme l'Asturien et l'habitant de la
Galice, aime la libre nature: les villes, les gros bourgs lui
déplaisent. Sauf dans les districts commerçants et industriels, toutes
les maisons se dressent isolément sur les promontoires, sur les pentes
des collines ou sur le bord des ruisseaux; devant la demeure s'étend une
pelouse plantée de chênes, où chaque soir, après le labeur de la
journée, les jeunes gens se reposent de leurs fatigues par les danses et
le chant. Dans ce choix qu'ils faisaient pour leurs demeures on a vu la
preuve que les Basques et leurs voisins des Pyrénées occidentales
avaient un esprit contemplatif et le goût de la solitude: il faut y
reconnaître plutôt la conséquence naturelle de ce fait que les Basques
étaient un peuple libre, n'ayant rien à craindre de ses voisins. Tandis
que les populations du reste du l'Espagne, de la France, de l'Italie et
de presque tous les pays d'Europe étaient obligés, pour échapper aux
invasions guerrières et aux massacres, de se réfugier à l'abri des
forteresses ou dans les cités murées, les Basques, toujours en paix
entre eux et avec leurs voisins, pouvaient tranquillement s'établir au
milieu des champs qui leur appartenaient.

Bilbao, la plus grande ville des provinces Basques et son port le plus
animé, n'est point une ville euskarienne; depuis longtemps livrée au
commerce avec les colonies lointaines du Nouveau Monde, elle est le
débouché naturel des farines de la Castille, et jadis elle fut le siége
du plus haut tribunal de commerce en Espagne. Encore de nos jours,
quoique privée des monopoles qui lui avaient été concédés et beaucoup
moins bien située pour le commerce que plusieurs autres cités d'Espagne,
elle rivalise d'importance pour les échanges avec Valence, Santander et
Cadiz; il lui est arrivé, grâce aux mines importantes des environs,
d'être le troisième port de la Péninsule par le chiffre des affaires
[193]. Tout naturellement elle a vécu d'une autre vie que les
populations basques des montagnes environnantes. Elle est devenue tout
espagnole, et, pendant les guerres carlistes, elle a été assiégée à
plusieurs reprises par les habitants mêmes de sa banlieue. La charmante
vallée où elle groupe ses édifices, les montagnes à pente rapide qui
l'entourent en demi-cercle, les eaux du Nervion, qui portent ses
embarcations au havre de Portugalete et à la mer, ont été souvent
rougies de sang. C'est devant les murs de Bilbao que le plus fameux
général basque, Zumalacarreguy, reçut en 1855 sa blessure mortelle.

[Note 193: Mouvement du port en 1872... 4,058 navires. Exportation
du minerai de fer, en 1871... 300,000 tonnes; en 1872... 422,000
tonnes.]

[Illustration: No. 152.--SAINT-SÉBASTIEN.]

La ville la plus populeuse du Guipúzcoa, Saint-Sébastien, est également
espagnole. A la fois port de trafic comme Bilbao et place de guerre avec
une garnison castillane, elle s'est assimilée d'aspect et de langue aux
villes de l'intérieur de la Péninsule. La roche de la Motta ou du Monte
Orgullo, qui la domine au nord et dresse, à 130 mètres au-dessus de la
mer, ses escarpements hérissés des tours d'une forteresse, la «conque»
d'eau bleue qui s'arrondit à l'ouest de la ville sur une charmante plage
où se promènent les baigneurs, la rivière Urumea qui débouche à l'orient
de la citadelle et lutte incessamment contre les flots écumeux de la
mer, les promenades ombreuses, l'amphithéâtre de collines verdoyantes et
semées de villages qui bornent l'horizon du sud, tout l'ensemble du
gracieux paysage fait de Saint-Sébastien l'une des localités les plus
aimables, une de celles où vient se presser la population cosmopolite
des fatigués et des oisifs. Du reste, la ville même a perdu tout
caractère d'originalité; brûlée en 1813 par ses alliés les Anglais, que
la jalousie de métier fit s'acharner à la destruction de tous les
établissements industriels, elle a été reconstruite avec une monotone
régularité. Son port, assez fréquenté par les navires de cabotage, est
peu sûr et sans profondeur. Le grand havre de commerce de la contrée
devrait être la magnifique baie de Pasages, qui s'ouvre plus à l'est, du
côté de la frontière de France. Il est parfaitement abrité, puisque de
ses eaux on ne voit même pas la mer, avec laquelle il communique par un
étroit goulet facile à défendre. Aux siècles précédents, de grands
navires y pénétraient et venaient s'amarrer aux quais du bourg
aujourd'hui ruiné de Leso: des chantiers de construction très-actifs
s'élevaient sur les bords du golfe intérieur; mais les alluvions de
l'Oyarzun et d'autres ruisseaux, aidées par l'incurie des hommes, ont
comblé une partie du bassin et obstrué par une barre périlleuse l'entrée
du golfe: il est probablement à tout jamais perdu pour la grande
navigation.

[Illustration: No. 153.--GUETARIA.]

[Illustration: ENTRÉE DE LA BAIE DE PASAGES.]

[Illustration: No. 154.--GUERNICA.]

La gracieuse Fontarabie, l'Ondarrabia des Basques, aux maisons
blasonnées, est également séparée de la mer par un seuil redouté des
navigateurs; elle ne doit sa petite importance actuelle qu'à ses bains
de mer et au voisinage de la France, qu'elle regarde du haut de sa
terrasse et de ses murs éventrés par les obus. Irun serait aussi une
ville insignifiante si elle n'était du côté de la France la tête de
ligne des chemins de fer espagnols et la clef stratégique de toute la
contrée. Tolosa, entourée de manufactures, se vante du titre de capitale
du Guipúzcoa; Zarauz, Guetaria, à la racine de son île pittoresque
changée en péninsule, Lequeytio ont leurs bains de mer; Zumaya, à
l'issue de la vallée de l'Urola, a ses carrières de plâtre qui
fournissent aux ingénieurs un incomparable ciment; Vergara, jadis
renommée par ses manufactures d'armes, a les nombreuses sources
ferrugineuses des environs, son collége célèbre fondé en 1776 par la
Société basque, et le souvenir de la convention mémorable qui mit fin,
en 1839, à la première guerre carliste. Durango est également une ville
dont le nom a fréquemment retenti pendant les guerres civiles du nord de
l'Espagne. Guernica, dans la Biscaye, a son palais «foral» et le fameux
chêne sous lequel s'assemblent encore les législateurs de la contrée;
mais, comme toutes les prétendues villes basques, Guernica n'est en
réalité qu'une simple bourgade.

Sur le versant méridional des monts pyrénéens, les grandes
agglomérations ne sont pas plus nombreuses, ce qui s'explique d'ailleurs
par ce fait que la population est trois fois moins dense que sur le
versant atlantique. Vitoria, capitale de l'Alava, située sur le chemin
de fer de Paris à Madrid, est une ville industrielle et commerçante, un
entrepôt d'échanges entre les provinces Basques et les Castilles.
Pampelune ou Pamplona, dont le nom rappellerait encore celui de son
reconstructeur Pompée, est surtout une ville forte, souvent assiégée,
souvent prise; sa cathédrale est une des plus riches et des plus
curieuses de l'Espagne. Tafalla, «_la flor de Navarra_» et l'ancienne
capitale du royaume, a seulement les ruines de son palais, que son
bâtisseur, don Cárlos le Noble, voulait, dit-on, réunir au palais
d'Olite, situé également dans la vallée du Cidaco, par une galerie d'une
lieue de longueur. Puente la Reina est célèbre par ses vins. Estella,
l'une des villes les plus riantes de la Navarre, commande plusieurs
défilés sur les chemins des Castilles et de l'Aragon, et possède par
conséquent une sérieuse importance stratégique. Pendant la guerre
actuelle, les carlistes l'ont transformée en une puissante forteresse.
Dans la province limitrophe, dépendant de la Vieille Castille, Tudela,
riche en vins, Calahorra et Logroño, dont le pont date du onzième
siècle, sont également des places militaires de quelque valeur, parce
qu'elles commandent les passages de l'Èbre. Calahorra, qui avait pris
pour devise la fière parole: «J'ai prévalu sur Carthage et sur Rome,»
fut le boulevard de défense de Sertorius contre Pompée; mais son
héroïsme lui coûta cher. Assiégée par les Romains, elle perdit presque
tous ses citoyens par la famine; les défenseurs de la ville eurent à se
nourrir de la chair le leurs femmes et de leurs enfants. Quoique située
en dehors des pays de langue euskarienne, dans les riches campagnes de
la Rioja, Calahorra, la vieille Calagorri des Ibères, se rattache
intimement à l'histoire des provinces Vascongades, car c'est d'après les
anciennes lois de Calahorra qu'ont été rédigés les fors d'Alava, jurés
en 1332 par le suzerain Alphonse le Justicier. Elle fut la patrie de
Quintilien [194].

[Note 194: Population approximative des principales villes des pays
Basques, de la Navarre et de Logroño:

       BISCAYE (VIZCAYA).
Bilbao               30,000 hab.

           GUIPÚZCOA.
Saint-Sébastien      15,000 hab.
Tolosa                8,000  »

             ALAVA.
Vitoria              12,500 hab.

            NAVARRE.
Pampelune (Pamplona) 22,000 hab.
Estella               6,000  »

            LOGROÑO
Logroño              12,000 hab.
Calahorra             7,000  »
]



VIII

SANTANDER, ASTURIES ET GALICE.


Le versant océanique des Pyrénées cantabres, à l'ouest des provinces
Vascongades, est une région tellement distincte du reste de l'Espagne,
qu'on pourrait la comparer à la Bretagne française, ou même à
l'Angleterre et à l'Irlande, plutôt qu'aux régions du plateau castillan
ou surtout au versant méditerranéen de la Péninsule. Partout on voit se
succéder dans une infinie variété les montagnes, les collines, les
vallées, les eaux courantes, les bois et les cultures; partout la côte
est abrupte, bordée de hauts promontoires et découpée en estuaires où
débouchent de rapides cours d'eau; partout le climat est humide et
salubre. Par la destinée de ses peuples, de race ibère et celtique,
cette partie de l'Espagne présente aussi une remarquable unité; elle a
presque toujours échappé aux grandes agitations des autres provinces
péninsulaires, et par suite la population a pu devenir très-nombreuse,
proportionnellement à la superficie cultivable du sol. Néanmoins, malgré
la grande analogie de toutes les régions du versant cantabre, malgré la
ressemblance des terrains, du climat, de l'histoire et des moeurs, le
pays, fort étroit relativement à sa longueur, s'est divisé en plusieurs
fragments distincts au point de vue de la géographie politique. A
l'ouest, l'ancien royaume de Galice groupe ses quatre provinces à
l'angle nord-occidental de l'Espagne, de manière à former un grand
quadrilatère presque régulier entre l'Atlantique, les frontières du
Portugal et les rameaux en éventail des hautes Pyrénées cantabres; les
Asturies proprement dites, resserrées entre les montagnes et les eaux du
golfe de Gascogne, se sont partagées en deux: d'un côté l'Asturie
d'Oviedo, de l'autre celle de Santillana, en partie réunies de nos jours
comme circonscription administrative; enfin, à l'est, sur les confins du
pays Basque, est le district connu jadis dans le langage populaire sous
le nom de «Montagnes de Búrgos et de Santander» ou simplement de
«Montagnes». Les Castilles en ont fait une de leurs provinces; mais,
géographiquement, Santander est l'intermédiaire naturel entre le pays
Basque et les Asturies [195].

[Note 195:

                       Superficie.     Population    Pop. kilom.
                                        en 1870.

Santander             5,471 kil car.   241,600 hab.     44
Asturies (actuelles) 10,596   »        610,900  »       58
Galice               29,379   »      1,989,300  »       67
                    ----------      ------------       ----
                    45,446 kil. car. 2,841,800 hab.     62
]

[Illustration: N° 155.--COL DE REINOSA.]

A l'ouest de la sierra Salvada et de la dépression dite Valle de Mena,
commence cette région des «Montagnes» qui occupe toute la province de
Santander de ses massifs et de ses chaînons tortueux, entre lesquels les
torrents descendent en brusques sinuosités. Dans cette partie de leur
développement, les Pyrénées cantabres, s'il est permis de donner ce nom
à l'ensemble désordonné des hauteurs, n'ont en réalité qu'un seul
versant, celui qui s'incline vers la mer de Gascogne; du côté
méridional, elles s'appuient sur les terres hautes où l'Èbre naissant a
creusé son sillon. Ainsi le col ou _puerto_ d'Escudo, qui s'ouvre à
travers les monts, directement au sud de Santander, est à près de 1,000
mètres de hauteur au-dessus du littoral, tandis que la déclivité
méridionale, jusqu'au plateau de la Virga, est de 140 mètres seulement.
Plus à l'ouest, le col de Reinosa, que l'on a utilisé pour la
construction du chemin de fer de Madrid au port de Santander, offre un
exemple bien plus curieux encore de cette forme du relief montagneux. En
cet endroit, un seuil presque imperceptible sépare les plateaux de
l'espèce d'escalier qui descend vers la côte cantabre; il suffirait de
creuser un canal de 2 kilomètres de long sur une profondeur de 18 mètres
pour jeter les eaux de l'Èbre dans la rivière de Besaya, qui les
porterait dans l'Atlantique, au port de San Martin de Suances. Il n'est
pas étonnant que ce seuil, situé à l'endroit où le passage de l'Èbre
n'oppose aucun obstacle, et où les voyageurs descendus des hautes
plaines du Duero peuvent gagner de plain-pied le versant maritime, soit
devenu le grand chemin des Castillans vers la mer Cantabre. C'est par là
qu'ils ont trouvé le débouché naturel de leur commerce, et par suite la
province de Santander leur a paru de bonne prise au point de vue
administratif et politique. De même que chaque puissance riveraine d'un
fleuve cherche à s'emparer de ses bouches, de même les populations des
plateaux essayent de se rendre maîtres des chemins les plus faciles qui
les mettent en communication avec la mer.

Mais, immédiatement à l'ouest de la dépression de Reinosa, les montagnes
prennent un autre aspect et se dressent en hauts massifs présentant
aussi vers le midi des escarpements considérables. Des sommets de plus
de 2,000 mètres d'élévation montent jusque dans la zone des longues
neiges hivernales. La Peña Labra domine un premier massif, d'où les eaux
rayonnent dans tous les sens; à l'est l'Èbre, au sud le Pisuerga, au
nord le Nansa, ou Tina Menor, au nord-ouest un torrent qui va déboucher
dans l'estuaire ou _ria_ de Tina Mayor. Plus à l'ouest, la Peña Prieta,
dont les neiges alimentent le Carrion et l'Esla, dépasse 2 kilomètres et
demi de haut; c'est une des grandes cimes pyrénéennes. Elle s'appuie de
tous les côtés sur de puissants contre-forts et se relie au nord par une
crête intermédiaire à un massif plus considérable encore, qui porte le
nom, à coïncidence bizarre, de Picos de Europa, ou de «Pitons d'Europe»,
peut-être d'origine euskarienne. La montagne appelée Torre de Cerredo
est la cime dominatrice de ce groupe, le troisième de l'Espagne par son
élévation, car il n'est dépassé que par les géants de la sierra Nevada
et des Pyrénées centrales. Des amas de neige dure se conservent dans les
creux des ravins tournés vers le nord, et même il s'y trouverait de
véritables glaciers, alimentés par les neiges abondantes qu'amènent en
hiver les vents de mer. Ce serait un exemple remarquable de l'influence
prépondérante qu'exercé l'humidité dans la formation des glaciers, car
sur des montagnes de même hauteur situées plus au nord on ne trouve
point de champs de glace.

La vallée de la Liebana, ou de Potes, qui s'ouvre comme une immense
chaudière à la base orientale des Pitons d'Europe, est peut-être la plus
remarquable de la Péninsule par sa profondeur relative et sa disposition
en forme d'entonnoir. A l'ouest, au sud, à l'est, elle est entourée
d'escarpements dont la crête atteint ou dépasse 2,000 mètres; au nord,
un chaînon transversal, ne laissant aux eaux de la Liebana qu'un étroit
défilé de passage, réunit le massif de la Peña Sagra aux montagnes
d'Europe. Telle est la rapidité des escarpements intérieurs, que le
village de Potes, situé au fond de cette espèce de gouffre, est à une
altitude moindre de 300 mètres relativement au niveau de la mer.
D'ailleurs la zone montagneuse de Santander et des Asturies, plus encore
que celle du pays Basque, présente un grand nombre d'arêtes parallèles à
l'axe général des Pyrénées et au rivage de la mer Cantabre; les monts de
roches secondaires, triasiques, jurassiques, crétacés, se sont disposés
en murailles au devant des hautes montagnes de schistes siluriens
soulevés par le noyau de granit. Il en résulte que les rivières ont un
cours très-inégal et tourmenté. Au sortir des vallons supérieurs, où
elles forment d'admirables cascades, elles se jettent de droite et de
gauche et longent la base des montagnes pour chercher une issue:
quelques-unes même, entre autres l'Ason, entre Bilbao et Santander,
n'ont pu se creuser de défilé à ciel ouvert; elles s'échappent par les
cavernes des remparts qui les arrêtent, et reparaissent de l'autre côté,
après un cours souterrain plus ou moins long.

Au delà des montagnes d'Europa, la hauteur de la crête s'abaisse et
celle-ci présente même des passages inférieurs à 1,500 mètres en
altitude. Les deux vallées, en forme de gouffres, de Valdeon et de
Sajambre, analogues à celle de la Liebana, quoique moins grandes,
s'ouvrent entre la sierra pyrénéenne proprement dite et un chaînon
parallèle que projettent au nord las Picos de Europa. C'est ce dernier
chaînon que traversent les eaux torrentielles pour aller se jeter dans
la mer des Asturies; mais sa hauteur moyenne est fort considérable et
c'est à bon droit que les âpres vallées supérieures ont été rattachées à
la province de Léon, avec laquelle elles ont des communications plus
faciles qu'avec la partie basse de leur propre bassin fluvial; à l'ouest
de ces citadelles de montagnes, la crête des Pyrénées cantabres reprend
une assez grande régularité, comparable à celle des Pyrénées françaises.
S'éloignant graduellement de la côte, la chaîne, dont quelques cimes ont
plus de 2,000 mètres, s'infléchit peu à peu vers le sud-ouest jusqu'aux
frontières de la Galice, où elle prend la direction du sud, comme pour
former une courbe concentrique à celle du rivage de la mer. Là elle perd
complètement sa disposition de sierra régulière; elle se ramifie dans
tous les sens en un grand nombre de chaînons secondaires et de
contre-forts qui, sous divers noms, vont se terminer aux promontoires de
la côte ou se rattacher à d'autres systèmes montagneux. Dans leur
ensemble, les crêtes diminuent graduellement de hauteur en se
rapprochant de la Galice. C'est au sud du Sil et du Miño seulement que
les monts se redressent en grands massifs, la Peña Negra, la Peña
Trevinca, la Cabeza de Manzaneda et autres groupes, qui vont rejoindre
les chaînes du Portugal.

[Illustration: N° 156.--PITONS D'EUROPE.]

Les monts asturiens, surtout ceux qui s'élèvent entre Oviedo et les
Pitons d'Europe, sont vénérés de tous les patriotes espagnols. Fort
beaux d'ailleurs, car leurs premiers versants sont ombragés de
châtaigniers, de noyers, de chênes et, sur les pentes supérieures, les
forêts de hêtres et de noisetiers alternent avec les prairies, ils
paraissent à l'imagination populaire d'autant plus admirables à voir,
qu'ils ont été, aux premiers temps de l'occupation des Maures, la
forteresse des chrétiens restés indépendants. De même qu'on signale en
Aragon la Peña de Oroel, près de laquelle naquit le royaume de Sobrarbe,
on montre ici la montagne d'Ansena, où Pélage fugitif se cachait avec
les siens, les forêts de Verdoyonta qu'il parcourait dans ses
expéditions de guerre, l'abbaye de Covadonga, qui rappelle ses premières
victoires sur l'Islam. Les «Illustres Montagnes», car c'est là le nom
qui les distingue officiellement, n'ont pas seulement leurs souvenirs
historiques, leurs gracieux villages aux maisons éparses, leurs
troupeaux et leur verdure; elles ont aussi dans leurs entrailles le
riche trésor de leurs mines de houille, source principale de prospérité
pour les Asturies.

Dans leur désordre bizarre, les hauteurs de la Galice, de toutes parts
attaquées et rongées parles eaux, n'offrent qu'un petit nombre de
chaînons ou _cordales_ que l'on puisse rattacher à un système régulier.
Ce sont des masses de roches primitives, arrondies pour la plupart,
disposées en petits plateaux de dimensions inégales et dominées çà et là
par des buttes qui s'élèvent, en moyenne, à une centaine de mètres
au-dessus du niveau général de la contrée, Cependant les chaînons
suivent à peu près la même direction que les rivages eux-mêmes, les uns
courant de l'ouest à l'est, en prolongement des côtes Vascongades, les
autres descendant du nord au sud vers le littoral portugais.
Parallèlement au chaînon de Rañadoiro, qui peut être considéré comme la
frontière naturelle de la Galice et des Asturies, se développe à l'ouest
la Sierra de Meira; puis, de l'autre côté de la grande vallée du Miño,
se prolonge un ensemble de groupes montagneux, dont les ramifications
septentrionales vont se terminer à l'Estaca de Vares, principal cap
angulaire de la Galice, et au cap Ortegal ou cap Nord (Norte-Gal), non
loin duquel pyramide le haut Cuadramon. A l'ouest, des massifs orientés
transversalement, dans le même sens que les Pyrénées cantabres, vont
former les célèbres promontoires de Toriñana et de Finisterre, ou de la
«Fin des Terres». Ce cap, que les marins croyaient autrefois le plus
occidental de la péninsule Ibérique, semble bien, ainsi que ses
homonymes de la France et de l'Angleterre, être la fin d'un monde.
Étroite péninsule rocheuse s'avançant en pleine mer à l'ouest de la
grande baie de Corcubion, elle élève ses derniers escarpements comme un
autel dressé au milieu de la solitude immense des eaux. Là se trouvait
un temple des anciens dieux, remplacé depuis par une église vouée à
Marie [196].

[Note 196: Altitudes diverses des Asturies et de la Galice;

MONTAGNES DE SANTANDER:
     Puerto de Escudo              988 mèt.
       »    de Reinosa             847  »
     Peña Labra                  2,002  »

PICOS DE EUROPA:
     Peña Prieta                 2,529  »
     Torre de Cerredo            2,678  »
     Village de Potes              299  »
        »    »  Cain (Valdeon)     466  »

MONTS CANTABRES DE L'OUEST:
     Peña Ubiña                  2,300  »
      »   Rubia                  1,930  »
     Pico de Miravalles          1,939  »
      »   Cuiña                  1,936  »
     Col de Pajares              1,363  »
      »  Piedrafita              1,085  »

     Cuadramon                   1,019  »
     Faro                        1,155  »
     Cabeza de Manzaneda         1,776  »
]

La côte asturienne, assez régulière en apparence, est entaillée d'un
grand nombre de petites baies, ou _rias_, aux berges rocheuses, où
viennent déboucher les rivières torrentielles descendues des Pyrénées
cantabres. La faible largeur de la zone littorale ne permet pas à ces
estuaires d'entrer profondément dans l'intérieur des terres; plusieurs
d'entre eux ne semblent être que de simples bouches fluviales à peine
élargies. Sur les côtes de Galice, c'est autre chose. Là le rivage du
continent est découpé en golfes sinueux et ramifiés, semblables aux
_firths_ de l'Ecosse et aux _fjords_ de la Scandinavie, de l'Islande, du
Labrador, par leurs méandres bizarres, leurs eaux profondes, leurs bords
escarpés. Ce ne sont pas de simples érosions marines, comme les
indentations de la côte de Dalmatie, mais bien des vallées anciennes
s'ouvrant largement du côté de l'Océan, qui n'a pas moins de 1,800
mètres de profondeur à une centaine de kilomètres au large.

[Illustration: Nº 157.--RIAS DE LA COROGNE.]

Quelle est l'origine de ces _rias_? Faut-il y voir, comme dans les
_fjords_, les lits de glaciers que les alluvions des rivières et de la
mer n'ont pas encore eu le temps de combler pendant la période
géologique actuelle? En tout cas, c'est un des phénomènes géographiques
les plus curieux, que l'existence, sous des latitudes aussi
méridionales, de golfes pareils à ceux des côtes voisines de la zone
polaire. La ressemblance du sol s'ajoute pour ces contrées à la
remarquable similitude du climat. Par une autre analogie, non moins
curieuse, il se trouve que la baie de Vigo, et probablement les autres
_rias_ de la Galice, golfes écossais égarés sur les côtes de l'Ibérie,
possèdent une faune maritime rappelant beaucoup plus les formes des
animaux de la Grande-Bretagne que ceux de la Lusitanie: des 200 espèces
de testacés qu'y a recueillies M. Mac Andrew, un huitième seulement
n'appartient pas à la faune britannique. La présence de cette colonie
d'espèces septentrionales, fait auquel il faut ajouter la parenté des
plantes entre les montagnes asturiennes et l'Irlande, donne un grand
poids à l'hypothèse de Forbes, d'après laquelle une terre de jonction
aurait existé, avant la dernière période glaciaire, entre les Açores,
l'Irlande et la Galice: le continent aurait disparu, mais les piliers
d'angle en subsisteraient encore.

Quoi qu'il en soit, le climat des régions nord-occidentales de l'Ibérie,
sur tout le versant extérieur des Pyrénées cantabres et des groupes qui
s'y rattachent, a beaucoup de ressemblance avec celui de la
Grande-Bretagne. Apportées par les vents de mer, qui viennent, les uns
du sud-ouest, avec les contre-alizés, les autres du nord, avec les
courants polaires plus ou moins déviés de leur course, les pluies
tombent en averses considérables sur les pentes extérieures des
montagnes asturiennes: d'un côté l'eau surabonde, tandis qu'à la base de
l'autre versant, privé d'humidité, s'étendent les plaines arides de Leon
et des Castilles. On n'a pas encore établi, par des mesures précises,
quelle est la vallée des Pyrénées cantabres qui d'ordinaire est le plus
largement abreuvée; mais on sait que certaines localités des Asturies
ont reçu dans l'année plus de 4 mètres et demi d'eau pluviale. Le
versant atlantique du plateau d'Ibérie est donc égal, sinon supérieur,
par le ruissellement de ses eaux à la pente occidentale des montagnes de
l'Écosse et de la Norvége, et à la déclivité méridionale des Alpes
suisses. L'étymologie euskarienne que plusieurs linguistes donnent aux
Asturies, d'après eux synonyme de «Pays des Torrents», est parfaitement
justifiée par les conditions du climat. Si le Tessin est,
proportionnellement à son bassin, le fleuve le plus abondant de
l'Europe, les torrents qui descendent des neiges de las Peñas de Europa
sont ceux qui versent à la mer la masse la plus considérable d'eaux
sauvages.

Les pluies tombent en toute saison dans les Pyrénées asturiennes. Les
sécheresses prolongées y sont un phénomène des plus rares; cependant il
arrive quelquefois, à la fin de l'été, que des semaines se passent sans
amener d'averse. L'équinoxe d'automne est toujours accompagné d'une
précipitation d'humidité fort abondante, et très-souvent les conflits et
les brusques remous de l'air se produisent alors et bouleversent les
eaux du golfe de Gascogne: il est peu de mers qui soient plus
redoutables dans cette saison; les annales maritimes racontent les
drames effrayants qui s'y sont accomplis. Ces tempêtes sont le plus
grand inconvénient du climat cantabre; mais la contrée a sur les autres
parties de l'Espagne, à l'exception des provinces Vascongades,
l'inappréciable avantage de jouir d'une température maritime assez
égale, relativement tiède en hiver et fraîche en été. Ce n'est pas le
«printemps perpétuel» que vantent les indigènes; mais la succession des
saisons y offre du moins une oscillation modérée. A sept ou huit cents
kilomètres de distance, les côtes asturiennes et les rivages anglais,
qui se regardent par-dessus les mers de Gascogne et de Bretagne, offrent
une ressemblance singulière de climat; mais, tandis que le Devonshire et
la Cornouaille, exposés au midi, ont une température moyenne plus égale,
les campagnes situées à la base des Pyrénées cantabres, quoique tournées
au nord, jouissent, grâce à leur latitude méridionale, d'une somme de
chaleur plus élevée.

La similitude des climats se révèle aussi dans la grande abondance des
vapeurs rampant sur le sol en brouillards épais, pareils à ceux des îles
Britanniques: cette forme de nuages est très-fréquente en Galice et dans
les Asturies; on lui donne le nom de _bretimas_. Ces phénomènes
météorologiques, si différents de ceux du reste de l'Espagne, ne
pouvaient manquer de faire naître des hallucinations dans les esprits
superstitieux des Gallegos. Ils se figurent les enchanteurs sous forme
de _nuveiros_, ou chevaucheurs de nuées, volant dans les tempêtes,
s'allongeant en nuages ou se rapetissant en nuelles, apparaissant ou
s'évaporant à volonté. C'est la nuit surtout que ces esprits aiment à
voyager. Parfois les fantômes des morts, tenant des lumières à la main,
se font porter par les brouillards de cimetière en cimetière: ses
redoutables processions nocturnes sont connues sous le nom d'_estadeas_
ou _estadinhas_[197].

[Note 197: Climat de la Galice et des Asturies, en 1858:

                                  Température            Tranche
                         moyenne.   Maximum.   Minimum.  de pluie.

Oviedo   (228 mètres).   15°,25      27°,8      -4°,5     2m,064
Santiago (220   »   ).   15°,04      35°,0      -2°,0     1m,084
]

Malgré l'abondance de leurs eaux courantes, les provinces cantabres
n'ont pas de rivières navigables. Dans les Asturies, la zone du littoral
n'a pas assez de largeur et a trop de pente pour que les torrents
puissent se développer en fleuves au cours paisible. L'Ason, le Besaya,
le Nansa, le Sella, le puissant Nalon d'Oviedo, le Navia, l'Eo, torrents
des Asturies, ont bientôt trouvé la fin de leur voyage dans les eaux du
golfe Cantabrique. Les rivières de la Galice, le Tambre et l'Ulla, déjà
plus lentes à cause de la moindre déclivité du sol, s'ouvrent largement
à leur débouché dans les _rias_, et l'on ne sait préciser exactement où
finit le cours d'eau, où commence le golfe de l'Océan. Le seul véritable
fleuve de la Galice est le Miño, appelé Minho par les Portugais dans la
partie inférieure de son cours, qui sert de limite politique entre les
deux États de la Péninsule.

Les eaux du Miño lui viennent à la fois des deux versants des Pyrénées.
Le Miño proprement dit reçoit tous ses affluents des vallées tournées
vers l'Océan, tandis que le Sil, la maîtresse branche du fleuve, prend
sa source au sud de la Peña Rubia, sur le revers des monts Cantabres
incliné du côté des plaines de Leon. «Le Miño porte le nom, dit le
proverbe espagnol, mais c'est le Sil qui porte l'eau!» De même, par la
direction de son cours, le Sil mériterait d'être considéré comme le
véritable fleuve; mais la nomenclature géographique a surtout pour
raison d'être les convenances des populations elles-mêmes; il est donc
tout naturel que les anciens Gallaeci et les Galiciens d'aujourd'hui
aient maintenu les noms de Minius et de Miño au cours d'eau qui coule en
entier sur leur territoire, tandis que le Sil provient de par delà les
monts, d'un pays habité par des populations d'origine différente et
défendu par des gorges de montagnes qui en rendent l'accès difficile.

Avant de sortir de la province de Leon, le Sil coule d'abord dans le
large bassin du Vierzo, de toutes parts environné de montagnes et dont
il reste encore le charmant petit lac de Carrucedo. Tout près de cette
nappe d'eau commence l'âpre défilé de sortie. Le Sil, que vient gonfler
le Cabrera, descendu de la Peña Trevinca, entre dans un second bassin
lacustre, beaucoup moins étendu que le Vierzo, puis il passe sous les
roches du Monte Furado (mont Percé), dans un lit que lui ont taillé les
Romains, afin de faciliter les exploitations minières qu'ils avaient
entreprises et dont on voit çà et là des vestiges importants. En aval de
ce curieux tunnel, le Sil serpente dans une des gorges les plus sauvages
de l'Espagne: les contre-forts des montagnes qui s'élèvent au nord et au
sud et qui formaient autrefois une chaîne continue, des Pyrénées
cantabres aux monts portugais de Gerez, se dressent au-dessus du fleuve
rétréci en escarpements abrupts et même en parois verticales, de 300 et
400 mètres de hauteur. Un nouveau défilé resserre le fleuve
immédiatement en aval de la jonction du Sil et du Miño, puis les eaux
réunies, que grossissent de distance en distance de petits affluents,
vont se jeter dans la mer par un large débouché. Au-dessous de la ville
de Tuy, sur un espace d'une trentaine de kilomètres, le Miño devient
navigable, mais l'entrée du fleuve est obstruée par une barre
périlleuse, et c'est en dehors de l'estuaire, au pied de la montagne de
Santa Tecla, que se trouve le petit port d'embarquement dit la Guardia.
Quoique d'une si faible utilité pour la navigation, le Miño n'en est pas
moins, des huit grands cours d'eau de la presqu'île Ibérique, celui qui,
proportionnellement à l'étendue de son bassin, roule la masse liquide la
plus abondante; il ne le cède qu'au Duero pour la quantité absolue de
ses eaux moyennes [198].

[Note 198: Comparaison, en nombres approximatifs, des fleuves de la
Péninsule:

                        Aire     Longueur
                        du       de la     Pluie    Débit  Écoulement,
                        bassin   maîtresse moyenne. moyen. comparé
                                 branche.                 aux pluies.

Miño avec Sil          25,000 k.c. 305    1m,200    500(?)    50%
Duero                 100,000  »   815    0m,500    650(?)    40%
Tage                   75,000  »   895    0m,400    330(?)    33%
Guadiana avec Záncara  60,000  »   890    0m,350    160(?)    25%
Guadalquivir
 (Guadalimar)          55,000  »   560    0m,480    260(?)    30%
Segura                 22,000  »   350    0m,300     20(?)    10%
Júcar                  15,000  »   511    0m,320     25(?)    15%
Èbre                   65,000  »   750    0m,450    200(?)    20%
                      __________          ________ _______   _____
Ensemble de la
 Péninsule            584,300             0m,400  3,000(?)    33%
]

Cette masse d'eau, qui, dans toutes les parties de l'Espagne situées au
sud de la chaîne pyrénéenne, serait une richesse inappréciable, n'est
guère plus utile à l'agriculture cantabre qu'elle ne l'est au transport
des denrées: c'est comme force motrice de l'industrie qu'elle devrait
être principalement employée, car l'eau de pluie qui pénètre dans le sol
suffit amplement à développer une luxuriante végétation. Comme
l'Angleterre, les Asturies et la Galice sont le pays des beaux gazons,
des prairies d'un vert foncé. Cependant l'ensemble de la flore est d'un
caractère un peu plus méridional que celui des contrées situées de
l'autre côté du golfe de Gascogne et de la mer de France. Dans les
vergers, des orangers se mêlent aux pommiers, aux châtaigniers, aux
noyers, aux noisetiers, et même on voit de vigoureux dattiers croissant
en plein air dans un jardin d'Oviedo. Mais si la température suffit, la
trop grande humidité de l'air empêche que certaines plantes de la
contrée puissent acquérir une sérieuse importance industrielle. Ainsi,
l'élève des vers à soie ne réussit que médiocrement malgré la richesse
de foliaison des mûriers; la vigne même, sauf dans quelques districts,
ne donne guère que des vins âpres et d'un goût désagréable; par contre,
le cidre des Asturies est renommé dans toute l'Espagne et s'exporte même
en Amérique.

Les Astures ou Asturiens, on le sait, se vantent d'être issus d'hommes
libres n'ayant jamais porté le joug du musulman; quelques populations
des montagnes gardèrent en effet leur indépendance, et même les
districts conquis par les Arabes pendant la première irruption furent
rapidement repris par les chrétiens; la ville d'Oviedo reçut le nom de
«Cité des Évêques» du grand nombre de prélats fugitifs qui vinrent y
résider pour y tenir leurs conciliabules et leurs conciles. Les
Galiciens résistèrent aussi avec une grande énergie aux envahisseurs
maures, et leurs descendants montrent encore avec orgueil certaines
montagnes où, disent-ils, se brisa la puissance des Africains. Quoi
qu'il en soit, il est certain que la Galice fut, avec toutes les
contrées pyrénéennes, une des provinces qui continuèrent pendant tout le
moyen âge, sauf une courte interruption, d'appartenir politiquement à ce
monde européen dont elles font partie par leur climat et leurs
conditions géographiques. La race de cette région de l'Espagne,
d'origine celtique, est donc restée relativement pure. Depuis les
commencements de l'histoire écrite, les Asturies et la Galice, situées
en dehors des grands chemins de conquête et de migration, n'ont été que
faiblement visitées, si ce n'est dans les ports où se sont installés des
Catalans, et le sang ne s'y est point modifié comme dans les autres
parties de la Péninsule. Ni Maures ni Juifs ne se sont mêlés à ces
vieilles populations aborigènes, et les Gitanos ne se rencontrent que
rarement dans le pays. Quelques peuplades asturiennes se sont même
maintenues presque sans changement de moeurs et d'habitudes depuis
l'époque romaine. On cite entre autres comme un élément de population
tout à fait distinct les bergers des montagnes de Leitaríegos, dans le
massif où la sierra de Rañadoiro se détache des Pyrénées cantabres. Le
nom de _vaqueros_ ou de «vachers», par lequel on les désigne, n'indique
pas seulement leur genre de vie; c'est en même temps comme un nom de
tribu. Dans les voyages qu'ils font avec leurs troupeaux transhumants,
ils vivent toujours à part du reste des Asturiens; leurs jeunes gens ne
se marient qu'entre eux. Les vieux patois persistent encore dans le
pays. Sur le littoral cantabre, les paysans parlent leur _bable_; dans
les campagnes de la Galice, ils se servent de divers dialectes assez
différents les uns des autres, même de village à village. On peut dire
que, dans l'ensemble, le _gallego_, surtout celui qui se parle sur les
bords du Miño, est plutôt du portugais que de l'espagnol. Cependant il
est difficile à un Lusitanien de comprendre les Galiciens, à cause de la
bizarre cantilène de leur langage. Les habitants des diverses vallées ne
se comprennent pas même tous entre eux.

Quoique le pays soit relativement très-peuplé, les agglomérations
d'habitants sont rares. Nombre de chefs-lieux ne se composent en réalité
que d'une église, d'une maison commune et d'un cabaret; les demeures
sont toutes éparses dans les campagnes, à l'ombre de grands arbres
protecteurs Faudrait-il voir dans cette habitude des Asturiens et des
Galiciens l'effet d'un amour instinctif de la nature, ou bien plutôt ne
serait-elle pas, comme chez leurs voisins les Basques, une conséquence
naturelle de l'état de profonde paix dans lequel ont presque toujours
vécu les populations de la Cantabrie? Grâce à leur isolement, les
habitants de l'Espagne nord-occidentale se sont heureusement distingués
parmi tous leurs compatriotes par leur immunité de la guerre extérieure
et de la guerre civile. Contrées montueuses situées vers la «fin des
terres», en dehors de la grande route des armées, les Asturies et la
Galice ont eu le bonheur de rester épargnées par les marches et
contre-marches des égorgeurs; en outre, le caractère naturellement
pacifique des indigènes les a tenus à l'écart de toute révolution
intestine: c'est par un travail long et patient qu'ils s'efforcent de
conquérir le bien-être. Ce n'est point dans ces contrées qu'est né le
type espagnol du «matamore»; tout entier à sa besogne pacifique, le
Gallego n'a rien de cette férocité native dont les incessantes guerres
ont laissé quelque chose dans le sang de tous les autres Espagnols.
Aucune des villes du nord-ouest n'a de cirques pour les combats de
taureaux; elles n'envient pas à leurs voisines des Castilles le barbare
plaisir de voir la bête éventrer les chevaux, piétiner sur les hommes,
puis tomber elle-même, foudroyée d'un coup d'épée.

Cependant tout n'a point été avantage dans l'isolement et la vie
paisible des habitants de la Cantabrie. Pendant le moyen âge, les
seigneurs locaux en ont profité pour asservir les cultivateurs, leur
ôter toute propriété et tout droit d'hommes libres. Dans le reste de
l'Espagne, le péril commun obligeait les nobles, les prêtres, les
bourgeois, le peuple, à se faire des concessions mutuelles et à prendre
des habitudes de fière égalité. Il n'en était point ainsi dans les
Asturies, si ce n'est du côté des provinces Vascongades. Là tous les
paysans étaient réputés nobles, comme leurs voisins les Euscaldunac, et
leurs communautés jouissaient des mêmes prérogatives que celles de la
Biscaye; mais dans les «Illustres Montagnes» et dans toutes les Asturies
proprement dites les cultivateurs du sol n'étaient qu'un bétail; les
anciens documents établissent qu'on pouvait les engager et les vendre,
comme on l'eût fait d'une marchandise. Encore au commencement du siècle,
presque toutes les propriétés des deux Asturies se trouvaient entre les
mains de quatre-vingts familles et des couvents de moines et de
religieuses: sauf quelques petits cultivateurs isolés, la grande masse
des paysans était composée de gens attachés à la glèbe. Il en était de
même dans la Galice, quoique à un moindre degré: le peuple n'y possédait
presque rien, et la plupart des terres appartenaient à des nobles, à des
églises et à des monastères.

Depuis le commencement du siècle, cet état de choses a peu à peu changé.
L'appauvrissement des seigneurs, la suppression des couvents ont été mis
à profit par les industrieux Astures et Galiciens: ceux-ci échangent
pour de la terre leurs économies péniblement amassées, et c'est ainsi
que s'accomplit, par les ventes et les achats, une révolution
considérable. On raconte aussi que d'anciens tenanciers ont fini par
obtenir gain de cause contre les propriétaires féodaux dans un procès
des plus épineux. Jadis les feudataires et les couvents, qui avaient
reçu des rois les titres de propriété, avaient l'habitude d'accorder à
certains cultivateurs la possession temporaire de quelque domaine, à
charge d'hommage et de redevance; d'ordinaire, la concession ne devait
durer que pendant le règne de deux ou trois rois, suivant les districts;
ailleurs, le droit du paysan propriétaire expirait à la fin du siècle;
suivant les usages spéciaux de la Galice, il devait courir pendant une
période de 329 ans. Mais ces conventions donnaient lieu aux
interprétations les plus diverses: chacun les expliquait suivant son
intérêt, et que deux, trois rois fussent morts, que le siècle ou les
trois siècles se fussent écoulés, les paysans refusaient de se dessaisir
du terrain. Ce sont eux qui ont fini par l'emporter.

Les Galiciens du littoral partagent leur temps entre la culture du sol
et la pêche. Pendant la saison, plus de 20,000 hommes, disposant de
trois à quatre mille embarcations, tendent leurs madragues et d'autres
filets de moindres dimensions dans les baies, si riches en sardines, de
la Corogne, de Muros, d'Arosa, de Pontevedra, de Vigo. Le poisson
capturé est porté dans les ateliers de salaison de la côte, où des
femmes et des enfants aux gages des propriétaires de pêcheries
emplissent de sardines pressées jusqu'à 35,000 boucauts par an. La
consommation locale est énorme, et, dans les années normales, l'Amérique
seule demande jusqu'à 17,000 tonnes de sardines au port de la Corogne.

La répartition du sol entre un plus grand nombre de mains et la bonne
utilisation des richesses de la mer sont absolument indispensables pour
que la Galice puisse nourrir convenablement sa population considérable,
de beaucoup supérieure en densité à celle du reste de l'Espagne. Ainsi,
la province de Pontevedra est, à superficie égale, trois fois plus
peuplée que tout le territoire de l'État, et dépasse d'un tiers la
province même de Madrid. Et pourtant la Galice n'a ni grandes villes, ni
routes nombreuses et bien construites, ni riches industries
manufacturières! Le voisinage de la mer, les facilités de la pêche, la
douceur et l'égalité du climat ne suffisent point à expliquer
l'exubérance de la population. Si les Astures et les Gallegos
n'émigraient en véritables foules pour aller chercher à l'étranger le
pain qu'ils ne trouvent pas dans leur patrie, la famine ne manquerait
pas de les décimer et de rétablir ainsi l'équilibre entre les
subsistances et les consommateurs. Les familles essaiment constamment
vers Lisbonne, Madrid et les autres grandes villes du Portugal et de
l'Espagne. Les Gallegos sont les Auvergnats de la Péninsule. Très-âpres
au gain, très-économes des deniers amassés, se défendant les uns les
autres avec un grand esprit de corps, ils arrivent à monopoliser
certaines professions, et nombre d'entre eux parviennent à la richesse,
après avoir commencé la vie comme manouvriers ou comme porteurs d'eau.

Ceux qui reviennent dans leurs foyers, presque toujours plus à leur aise
qu'au départ, et du moins plus riches d'expérience et d'idées, se
trouvent être les véritables civilisateurs de ces régions éloignées,
dont la population croupissait naguère dans une ignorance sans bornes et
dans une misère sordide. C'est peut-être à l'extrême saleté des masures,
de même qu'à une nourriture où domine trop le poisson, que la Galice
doit d'être encore, seule parmi toutes les autres provinces de
l'Espagne, visitée par la lèpre et l'éléphantiasis. Cette dernière
maladie est de beaucoup la plus redoutée; à une époque peu éloignée de
nous, la loi ordonnait que les cadavres des malheureux morts de cette
affreuse lèpre fussent brûlés et que les cendres en fussent jetées au
vent. Une superstition générale voulait que le fléau fût infectieux même
après la mort de la victime, et que celle-ci, déposée dans un cimetière,
communiquât sa maladie à tous les corps voisins.

L'amélioration matérielle la plus urgente serait de rattacher
définitivement la Galice et les Asturies à Madrid et au reste de la
Péninsule par des voies de communication faciles. Au milieu du siècle
dernier, on construisit de Madrid à la Corogne une fort belle route
militaire, que l'on disait plaisamment avoir été pavée d'argent, tant
elle en avait coûté au trésor; mais cette route ne suffit plus et il
serait grand temps de surmonter la sierra de Leon et les diverses
ramifications terminales des Pyrénées cantabres par un chemin de fer
atteignant enfin les bords de l'Océan. Depuis longtemps la ligne est
tracée, mais on sait pour quelles raisons politiques et financières elle
attend encore son achèvement. De même, le chemin de fer de Leon à
Oviedo, qui parcourt le bassin houiller de Mieres, et qui doit fournir
un jour à l'industrie du centre de l'Espagne l'aliment qui lui est
indispensable, est encore arrêté par la masse des Pyrénées, au-dessous
du col de Pajares. La seule voie de fer que la capitale ait allongée
comme un bras vers les côtes de la Cantabrie est celle qui se dirige
vers le port de Santander par la haute vallée de l'Èbre et le col de
Reinosa. Quant aux chemins de jonction qui réuniront un jour les
extrémités des lignes rayonnantes en suivant le pourtour de la
Péninsule, c'est à peine si l'on peut dire qu'ils soient déjà projetés.
De Tuy à la Corogne, il faudra se contenter pendant longtemps encore
d'une simple route de voitures; la partie du littoral tournée vers la
mer Cantabre, du Ferrol à Santander, n'a pas même sur tout son
développement ce premier outillage de civilisation que donne un chemin
carrossable. En maints endroits, il faut encore longer la côte par un
sentier étroit et périlleux, escaladant les promontoires et remplacé
dans les vallées torrentielles par des gués où l'on saute de pierre en
pierre.

L'étroitesse du littoral cantabre, l'excellence des ports et les
importantes ressources que donne la pêche, ont fait bâtir au bord de la
mer la plupart des centres de population des Asturies. Immédiatement à
l'ouest des provinces Vascongades se trouvent les petites villes
maritimes de Castro-Urdiales, de Laredo, de Santoña, souvent choisies
comme lieux de rassemblement pour les flottilles pendant les guerres
civiles qui ont eu la Biscaye pour théâtre. La rade de Santoña, célèbre
par son excellent poisson, est l'un des havres naturels les plus
commodes et les mieux abrités de la Péninsule; lorsque Napoléon donna
l'Espagne à son frère Joseph, il en excepta la seule place de Santoña et
il y fit commencer des travaux de défense qui l'auraient transformé en
un Gibraltar français, faisant équilibre au Gibraltar anglais. Depuis,
des projets analogues ont été repris par le gouvernement espagnol, mais
ils n'ont reçu qu'un commencement de réalisation.

Fort importante en temps de guerre, Santoña mériterait aussi d'être, en
temps de paix, un centre actif de commerce; mais tout le mouvement des
échanges de la contrée a été accaparé par la ville de Santander, dont le
port offre également un excellent mouillage et possède, en outre, dans
ses nouveaux quartiers conquis sur les bas-fonds de la baie, les
avantages d'un bon aménagement intérieur en quais, darses, chantiers et
magasins. Comme débouché naturel des Castilles, Santander jouit d'un
véritable monopole commercial pour l'exportation des farines de
Valladolid et de Palencia, des laines dites _sorianas_ et _leonesas_ à
cause des pays d'où on les expédie. Santander reçoit aussi, de Cuba et
de Puerto-Rico, une grande quantité de denrées coloniales dont elle
alimente le centre de l'Espagne, et ses commerçants, indigènes et
étrangers, sont en relations constantes d'affaires avec la France,
l'Angleterre, Hambourg et la Scandinavie. Elle dispute à Bilbao, à
Valence et à Cádiz le troisième rang comme ville d'échanges avec
l'extérieur [199].

[Note 199: Mouvement des échanges, en 1867: 67,600,000 fr.]

A l'extrémité supérieure de la baie se trouvent des chantiers de
construction qui eurent jadis une grande importance; mais
l'établissement est déchu, et maintenant c'est à la fabrication des
cigares que l'État emploie, dans la ville de Santander, le plus grand
nombre de mains. Parmi les causes qui ont aidé au développement du port,
il faut en signaler une dont il n'y a point lieu de féliciter l'Espagne:
cette cause est la fréquence des guerres civiles qui ont dévasté les
provinces Vascongades et forcé le mouvement des échanges entre l'Espagne
et la France à faire le grand détour à l'ouest du pays Basque. Il est
arrivé, chose bizarre, que, malgré sa frontière limitrophe de plus de
quatre cents kilomètres de longueur, la France n'ait eu, en dehors des
voies de la Méditerranée, qu'un seul chemin libre vers l'Espagne, celui
de Santander. En été, des centaines de familles, de Madrid et des autres
villes de l'intérieur, viennent prendre les bains de mer sur la plage du
Sardinero, au nord de la petite péninsule de Santander. En outre, des
sources thermales fréquentées, sulfureuses et sodiques, Alceda,
Ontaneda, las Caldas de Besaya, jaillissent dans les vallons des
montagnes qui s'élèvent au sud.

[Illustration: Nº 158.--SANTOÑA ET SANTANDER.]

[Illustration: Nº 159.--OVIEDO.]

Au delà du port de Santander, sur un espace de 150 kilomètres, ne se
trouvent, jusqu'à Gijon, que des villages maritimes sans importance, San
Martin de la Arena, port de la petite ville déchue de Santillana, San
Vicente de la Barquera, Llanes, Rivadesella, Lastres. Gijon, qui possède
une très-grande manufacture de tabacs, n'est pas non plus une ville
considérable, quoiqu'elle ait été la cité de Pélage et la capitale de
toute l'Asturie; mais elle est le port d'expédition des houilles que lui
apporte le chemin de fer de Langreo, et elle partage avec la petite
ville d'Aviles, située de l'autre côté du haut Cabo de Peñas, l'avantage
d'être le faubourg maritime d'Oviedo, bâtie à 25 kilomètres de là, dans
une vallée dont l'eau se verse dans le Nalon. Comme toutes les autres
villes asturiennes, cette capitale est sans grande importance
commerciale. Elle a quelques manufactures actives une des dix
universités d'Espagne, une belle cathédrale gothique, que l'on dit être
la plus riche du monde entier en reliques et en objets divers «fabriqués
par les anges et les apôtres». Cette église en a remplacé une plus
ancienne, qui fut l'édifice autour duquel se sont groupées toutes les
maisons de la cité. Oviedo, qu'abrite la montagne de Naranco contre les
vents du nord, jouit de l'un des climats les plus salubres de l'Espagne:
elle possède des eaux thermales efficaces. Les sites les plus charmants
abondent dans les environs, soit qu'on se dirige à l'ouest vers les
vallées si fertiles de Cangas de Tineo, soit qu'on aille du côté de
l'est vers Cangas de Onis, le village fameux qui fut la première
capitale du royaume de Pélage. Près de là, dans une vallée toute
ruisselante de cascades et pleine de l'ombrage des châtaigniers, des
hêtres et des chênes, les pèlerins visitent la caverne de Covadonga, où
reposent les restes de Pélage; c'est le lieu le plus vénéré des
patriotes espagnols.

Les ports occidentaux des Asturies, Cudillero, Luarca,--Navia, que ses
habitants disent avoir été fondée par Cham, le fils de Noé,--Castropol
au vieux nom grec, et sur la rive opposée du même estuaire, Ribadeo la
Galicienne, ne sont guère que de petites bourgades de pêche; il faut
aller jusqu'aux magnifiques _rias_ de la côte tournée vers l'océan
Atlantique pour rencontrer de véritables villes. La première est le
Ferrol, cité de création moderne: au milieu du dix-huitième siècle, ce
n'était qu'un petit village de caboteurs; mais on comprit alors quelle
pouvait être l'importance militaire de sa baie pour la construction,
l'approvisionnement et la bonne défense des flottes. On éleva des forts
sur les hauteurs qui dominent la rade, on garnit de puissantes batteries
les deux bords du goulet d'entrée qui se trouve à 6 kilomètres de la
ville, et l'on bâtit toute une ville militaire sur un plan régulier,
avec ses arsenaux, ses chantiers, ses magasins immenses. Suivant l'état
des finances espagnoles et l'importance des forces navales, le Ferrol
augmente ou diminue de population; tantôt c'est une ruche trop étroite
pour la foule pressée de ses travailleurs, tantôt elle est presque
déserte, et l'herbe croît dans ses rues.

[Illustration: PHARE DE LA TOUR D'HERCULE. Dessin de A. Deroy, d'après
une photographie de M.J. Laurent.]

La population de la Corogne (Coruña) est beaucoup moins flottante que
celle du Ferrol, car elle n'est pas exclusivement militaire, et le
commerce, la pêche, même l'industrie manufacturière, occupent un grand
nombre d'habitants. La double ville de la Corogne, s'étalant en
amphithéâtre sur la pente de la colline, entre des hauteurs fortifiées
et l'îlot qui porte la vieille tour, de fondation peut-être romaine,
peut-être même phénicienne ou carthaginoise, dite tour d'Hercule, est
l'une des cités les plus pittoresques du littoral océanique de
l'Espagne; elle est aussi l'une de celles qui semblent destinées au plus
grand avenir, à cause de son heureuse position à l'angle même de la
Péninsule, sur l'un des axes principaux du commerce de l'Espagne, et
précisément en face des États-Unis du Nord, qui ont une telle importance
dans le mouvement général des échanges [200]; mais actuellement c'est
avec l'Angleterre que la Corogne fait presque tout son commerce; des
navires anglais, construits spécialement pour ce genre de transport,
viennent y charger des bestiaux par dizaines de milliers. Le
gouvernement espagnol possède à la Corogne l'une des plus grandes
manufactures de tabac de la Péninsule. Ares et Betanzos, célèbre par ses
boulangeries, donnent leur nom aux deux autres _rias_, ou baies
secondaires du grand golfe d'où cingla jadis la grande _Armada_; ces
villes ne sont en réalité que de simples rues, et ne peuvent se comparer
à leurs deux voisines, le Ferrol et la Corogne. Les sources salines
d'Arteijo et sulfureuses de Carballo, au sud-ouest de la Corogne, sont
fort appréciées des baigneurs.

[Note 200: Port de la Corogne:

Mouvement des échanges en 1867          19,325,000 fr.
Navires long-courriers entrés en 1873   353 (307 anglais.)
]

Les rias du sud de la Galice ont aussi chacune un ou plusieurs ports.
Celle de Corcubion est abritée à l'ouest par la péninsule du cap
Finisterre, contournée en forme de hameçon; l'estuaire de Noya baigne
les petites villes de Noya et de Muros; celui d'Arosa sert de mouillage
aux navires d'émigrants que les ports du Padron et de Carril, principaux
débouchés de la ville de Santiago, envoient aux républiques de la Plata;
la ria de Pontevedra fait monter son flux de marée dans la rivière de
Vedra jusqu'à la ville dont elle porte le nom; enfin, plus au sud, Vigo
et Bayona s'élèvent sur la rive méridionale d'un autre grand estuaire,
admirable et profonde baie, défendue du côté du large par des îles que
les anciens appelaient les Iles des Dieux. Si la côte de Galice n'était
déjà si riche en ports excellents, la baie de Vigo serait un grand
rendez-vous de commerce; mais sur ce littoral un bon mouillage n'a rien
d'exceptionnel, et Vigo, malgré tous ses avantages nautiques, n'est
qu'un petit port de cabotage et de pêche. Vigo est bien moins connu par
son faible commerce et sa mesquine industrie que par les trésors
engloutis dans ses eaux, lorsque des corsaires anglais et hollandais
vinrent, en 1702, y couler des galions chargés de l'or du Pérou. Des
compagnies de sauveteurs, munis de tous les engins de l'industrie
moderne, ont vainement tenté de repêcher toutes ces richesses perdues.

Trois des villes notables de l'intérieur de la Galice s'élèvent sur les
bords du Miño: Lugo, Orense, Tuy. La vieille Lugo romaine (Lucus
Augusti), ceinte de ses murs du moyen âge, possède des sources thermales
sulfureuses fort efficaces, et déjà mentionnées par les écrivains
latins. Orense, au superbe pont peut-être romain, jeté sur le Miño, est
également célèbre par ses fontaines d'eau chaude ou _burgas_, assez
abondantes, dit-on, pour élever sensiblement la température moyenne de
la plaine en hiver. On les emploie, non-seulement au traitement des
maladies, mais aussi à tous les usages domestiques de la cité; d'après
une étymologie, qui n'est ni justifiée ni contredite par l'histoire, le
nom même d'Orense ne serait que l'appellation allemande de _Warmsee_
(Lac bouillant), donnée par les Suèves, à l'époque de la migration des
barbares. Tuy, postée sur la rive droite du fleuve, en face de Valença
la Portugaise, n'offre d'intérêt que comme gardienne de la frontière.

[Illustration: No. 160.--BAIE DE VIGO.]

L'ancienne capitale de la Galice entière, la fameuse Santiago, bâtie sur
une colline, au pied de laquelle serpente la petite rivière de Saria,
est restée la ville la plus populeuse du nord-ouest de l'Espagne. Le
site, quoique charmant, n'a pourtant point d'avantage particulier qui
semble fait pour attirer les habitants, mais là est ce «Champ des
Étoiles,» ou Compostela (_Campo Stelle_), où l'on déterra, au
commencement du neuvième siècle, le corps de l'apôtre saint Jacques, et
qui fit accourir pendant le moyen âge des millions de pèlerins. On ne
peut s'imaginer, maintenant que l'ancienne ferveur s'est éteinte,
combien vive était la foi qui avait fait de Compostelle une autre Rome,
et qui, de la France, des Pays-Bas, du fond de l'Allemagne et de la
Pologne, entraînait les fidèles en immenses caravanes que la fatigue et
les maladies décimaient en route; mais le voyage leur conférait une
sorte de sainteté, semblable à celle qui s'attache aux _hadji_
musulmans, et pendant le pèlerinage nulle poursuite pour cause de dettes
ou de simple délit ne pouvait être exercée contre eux. Il fut un temps
où la Voie lactée était considérée par la masse du peuple comme étant
une sorte de reflet merveilleux du chemin de saint Jacques, suivi sur
terre par les pèlerins. Aussi les offrandes, les richesses de toute
espèce affluaient-elles au sanctuaire vénéré. Dans la chapelle des
reliques, on ne voyait que statues d'or, ornements d'argent et de
vermeil, broderies de diamants et de perles. Dans cette ville sainte,
tout s'expliquait par des miracles. Non loin de Santiago, sur la route
de Noya, s'élève l'église de los Angeles, que les anges ont eux-mêmes
bâtie, comme ils ont transporté à travers les airs celle de Loreto. Elle
repose sur une poutre d'or qui faisait partie de la charpente du ciel,
et qui s'étend sous terre jusqu'au-dessous de la cathédrale de
Compostelle [201].

[Note 201: Villes diverses de la Cantabrie:

Santander               21,000 hab.
Asturie:
     Oviedo              9,000  »
     Gijon               6,000  »
Santiago                29,000  »
La Corogne (Coruña)     20,000  »
Le Ferrol (el Ferrol)   17,000  »
Lugo                     8,000  »
Vigo                     6,000  »
Orense                   5,000  »
Pontevedra               4,200  »
]



IX

LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE L'ESPAGNE.


Le désordre est grand dans l'Espagne contemporaine. Non-seulement tous
les rouages politiques et financiers, et la machine sociale tout
entière, sont disloqués; le désarroi existe surtout dans les esprits.
Aux rivalités provinciales s'ajoutent les haines de classes; chaque
ville, de même que chaque province et le royaume tout entier, est le
théâtre d'une guerre active ou latente, qui, suivant les circonstances,
tantôt s'assoupit et tantôt s'exaspère. Chose plus grave encore,
l'indifférence s'empare de ceux que la passion a lassés, et prépare
d'avance les populations à l'avidité, au vice, à la bassesse. Les ruines
de toute espèce amoncelées sur le sol de l'Espagne, pendant les
dernières années, par les incendies, la dévastation des champs, la
cessation des industries, sont vraiment incalculables. Les gouvernements
de divers partis qui se sont succédé en Espagne, ont tous vécu de
misérables expédients: ils ont vainement essayé de déguiser la
banqueroute sous des artifices de budget, les créanciers n'en ont pas
moins été frustrés, et les employés pauvres n'en sont pas moins restés
dans la vaine attente de leurs émoluments. En maints endroits, les
instituteurs ont dû fermer les écoles, reprendre la charrue ou mendier
sur les voies publiques; certains services de l'État ont été
complétement interrompus; l'administration a cessé son fonctionnement
régulier. Ce n'est pas sans raison que, dans un document officiel
récent, le gouvernement de la République mexicaine, renvoyant à son
ancienne métropole les termes de compassion dont celle-ci l'avait
souvent insultée, a fait des voeux pour que «l'ère des révolutions
puisse enfin se fermer dans la malheureuse Espagne!» Les Castillans ont
été blessés de ces paroles de commisération, mais ils ne peuvent nier
que plusieurs de leurs anciennes colonies du Nouveau Monde soient en
train de les distancer par la prospérité matérielle et la civilisation.

Cependant les progrès n'en sont pas moins réels, malgré la ruine
apparente. Pour juger avec équité l'Espagne de nos jours, il faut se
rappeler qu'un siècle ne s'est pas encore écoulé depuis les meurtres
juridiques de l'Inquisition. En 1780, une femme de Séville, «convaincue
de sortilége et de maléfice,» fut condamnée à être brûlée vive, et subit
son supplice. A la même époque, les possessions de main-morte occupaient
encore la plus grande partie de l'Espagne et l'oisiveté générale
empêchait d'exploiter le reste. L'ignorance était lamentable, surtout
dans les universités et les écoles, où les formules régnaient sans
conteste, au mépris de toute observation et du bon sens.

[Illustration: PAYSANS DE LA HUERTA ET CIGARRERA DE VALENCE. Dessin de
P. Fritel, d'après des photographies de M.J. Laurent.]

Depuis les grands événements qui ont inauguré le dix-neuvième siècle,
les Espagnols, secoués de leur torpeur, ont vécu dans la lutte
incessante, comme au milieu des flammes. Pourtant le pays, malgré des
reculs momentanés, a gagné, chaque décade, en population, en industrie,
en richesse. Il est vrai que les statistiques précises ne sont pas
nombreuses; depuis la révolution de 1868 surtout, aucune évaluation
sérieuse n'a été faite en Espagne: les gouvernements éphémères qui se
sont succédé n'ont publié que des chiffres trompeurs ou très-vaguement
approximatifs: c'est par l'examen et la discussion de rapports partiels
que l'on doit tenter d'arriver à la connaissance sommaire des choses.

[Illustration: Nº 161.--CHEMIN DE FER DE LA PÉNINSULE.]

[Illustration: Nº 162.--VALEUR COMPARÉE DES ÉCHANGES DANS LES PORTS DE
L'ESPAGNE.]

En premier lieu, le travail est beaucoup plus respecté qu'il ne l'était
jadis; tandis que les couvents se vidaient, les usines s'emplissaient.
Il est vrai que, grâce à la solidarité industrielle et commerciale des
peuples modernes, l'initiative du travail est en grande partie venue de
l'étranger. L'Espagne est redevable à la France, à l'Angleterre, à la
Belgique, d'une part très-considérable du développement de sa prospérité
matérielle. Non-seulement elle a reçu des ingénieurs, des chimistes, des
ouvriers en foule; mais c'est par milliards que l'argent des autres
nations d'Europe est venu s'appliquer à l'exploitation de ses ressources
de toute espèce. La Belgique et la France ont, à elles seules, prêté à
l'Espagne plus d'un milliard et demi de francs, avec un espoir de gain
qui ne s'est réalisé que dans un petit nombre d'entreprises, mais qui
n'en a pas moins enrichi le pays d'une manière permanente et l'a
rapproché du niveau industriel des autres contrées de l'Europe
occidentale. Les Anglais ont donné la plus vive impulsion aux progrès
agricoles en demandant aux Andalous leurs vins exquis, aux Castillans
leurs blés et leurs farines, aux Galiciens leurs bestiaux; ce sont eux
aussi qui ont le plus contribué à restaurer le travail des mines en
Espagne en exploitant les immenses richesses métallifères du district de
Huelva, de Linarès, de Carthagène, de Somorrostro et d'autres régions du
littoral maritime et du bord des fleuves. Pour l'industrie proprement
dite, les Français ont été les initiateurs les plus actifs de l'Espagne,
en fondant et en soutenant de leurs capitaux de nombreuses manufactures
dans la Catalogne, à Valence et dans les provinces Basques, et en
fabriquant une grande partie de l'outillage industriel des autres
provinces. Enfin, c'est aux capitalistes et aux ingénieurs de toute
nationalité que l'Espagne doit les lignes de bateaux à vapeur qui
forment une sorte de guirlande aux mailles nombreuses sur tout le
pourtour du littoral, et son réseau de chemins de fer, encore inachevé,
mais déjà fort considérable, puisqu'il rayonne de Madrid vers dix cités
du littoral péninsulaire, Barcelone, Valence, Alicante, Carthagène,
Málaga, Cádix, Lisbonne, Santander, Bilbao, Saint-Sébastien [202]. C'est
grâce à l'appui de ses soeurs d'Europe que la nation espagnole a pu
triompher de ces obstacles matériels qui séparaient les provinces de la
Péninsule les unes des autres et leur donnaient des intérêts tout
opposés, cause inéluctable de dissensions et de guerres civiles. Déjà
les petites villes de l'intérieur de l'Espagne commencent à changer de
physionomie. Naguère elles témoignaient du long sommeil de la nation
pendant les trois derniers siècles par l'immuable gravité de leur
aspect; on s'y trouvait comme transporté en plein moyen âge: les places,
les rues, les maisons à grilles ouvragées, rien n'était changé. De nos
jours, la transformation s'opère graduellement sous l'influence des
conditions économiques et de tout le milieu nouveau des moeurs et des
idées.

[Note 202: Évaluation approximative de la production de l'Espagne:

Agriculture                             2,000,000,000 fr.(?)
Mines (1871)                              156,775,000  »
Industrie, d'après Garrido              1,587,000,000  »
Commerce extérieur (1874):
     Importation   382,000,000 fr.
     Exportation   403,100,000  »         785,100,000  »
Flotte commerciale (1874)                 509,800 tonnes
Développement des lignes de chemins de fer  5,600 kil.
]

Au point de vue intellectuel, les progrès de l'Espagne ont été plus
rapides. Certes, l'ignorance est encore bien grande, notamment sur les
plateaux des Castilles; l'école y est encore bien peu respectée;
plusieurs villes populeuses n'ont pas même un libraire; des catéchismes
et des almanachs sont toute la littérature des campagnes. Mais la part
que l'Espagne a prise au mouvement des lettres et des arts pendant ce
siècle prouve suffisamment que le pays de Cervantes et de Velazquez peut
se replacer au rang qui lui convient parmi les autres contrées de
l'Europe. Pour les oeuvres de la science proprement dite, les Espagnols
ont été plus en retard. Il faut constater qu'avec toutes leurs qualités
d'intelligence et l'action considérable qu'ils ont exercée sur le monde,
les chrétiens d'Espagne n'ont fourni à la civilisation qu'un seul homme,
l'Aragonais Michel Servet, dont les oeuvres scientifiques aient fait
époque dans l'histoire du progrès. Mais si les Castillans et les autres
Espagnols n'ont eu qu'un rôle de bien peu d'importance dans la marche
des connaissances humaines, les Arabes du Guadalquivir ont été longtemps
de véritables initiateurs. Pendant quelques générations ils ont été les
maîtres et les éducateurs de l'Europe en astronomie, en mathématique, en
mécanique, en médecine, en philosophie: l'ingratitude et la mauvaise foi
ont seules pu leur contester ce mérite. C'est un Arabe d'Espagne,
Alhazen, qui découvrit le phénomène de la réfraction atmosphérique et la
décroissance de densité de l'air en proportion des altitudes; un autre
Arabe de Séville a donné son nom à la science de l'algèbre; des
physiologistes de Cordoue connaissaient déjà bien des faits d'histoire
naturelle qu'on a retrouvés avec étonnement dans leurs écrits après les
avoir découverts à nouveau tout récemment. Le génie inventif des
musulmans d'Espagne se réveillera peut-être un jour chez leurs
descendants: c'est assez de plusieurs siècles de sommeil!

Il est à désirer aussi que l'adoucissement des moeurs accompagne le
progrès des intelligences [203]. C'est un véritable scandale que la
«noble science de la tauromachie» ait encore tant d'adeptes et que les
fêtes par excellence soient des massacres d'animaux, rendus plus
émouvants par le péril imminent de l'homme qui fait office de boucher.
Quoi qu'en disent les amateurs de la «couleur locale», les courses de
taureaux, de même que les combats de coqs, suivis avec tant de passion
par les Andalous, sont des amusements indignes, et la fière Espagne se
devrait à elle-même d'en avoir honte: on rougit de voir des hôpitaux,
comme celui de Valence, institués pour soulager l'humanité souffrante,
exploiter pour leur propre compte des arènes d'où les hommes, blessés ou
morts, sont emportés sur des civières sanglantes. Il est grand temps que
ces jeux barbares disparaissent comme ont disparu les «actes de foi»,
qui consistaient à brûler des hommes et que l'on venait de toutes parts
contempler avec une joie frénétique. Du reste, il paraît qu'en dépit des
journaux spécialement consacrés à la noble science du _toreo_, les
traditions du «grand art» se perdent; les _toreros_ s'en vont; l'école
de tauromachie, fondée à Séville en 1830, n'a pu se soutenir; à
Barcelone, la ville joyeuse par excellence, les courses n'attirent plus
les spectateurs; la plupart des grands cirques, à l'exception de celui
de Madrid, ne s'ouvrent que deux ou trois fois par an. Le respect de la
vie des animaux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour
peu de chose, semble faire des progrès parmi les Espagnols; mais hélas!
que de sauvages retours vers la guerre et ses violences, les meurtres et
les égorgements en masse.

[Note 203: Statistique approximative de l'instruction en Espagne, en
1870:

             Sachant          Sachant          Ne sachant
         lire et écrire   lire seulement   ni lire ni écrire

Hommes      2,414,000         317,000          5,035,000
Femmes        716,000         389,000          6,803,000
           ___________       _________       ____________
Total       3,130,000         706,000         11,838,000
]

L'Espagne a le bonheur d'être débarrassée depuis une ou deux générations
d'une grande cause d'affaiblissement matériel et moral: elle n'a plus
son immense empire du Nouveau Monde. Argentins, Chiliens, Péruviens,
Colombiens, Mexicains ont secoué l'intolérable joug du monopole
castillan; ils se sont constitués en républiques indépendantes. La
métropole a été ainsi déchargée du soin de «faire le bonheur de ses
peuples d'outre-mer»; elle n'a plus eu à y maintenir l'inquisition,
l'esclavage, les monopoles commerciaux, les castes et les privilèges; on
l'a dispensée du soin d'y entretenir des armées et d'en extorquer des
impôts. Il est vrai que les anciennes colonies, devenues autonomes, ont
eu à passer, depuis leur émancipation, par de terribles crises de
révolutions et de contre-révolutions; la transition du régime colonial à
celui de la liberté s'est accomplie très-péniblement dans plusieurs des
nouvelles républiques; mais, en somme, elles ont grandement progressé en
population, en richesse, en activité commerciale, en importance
économique, depuis qu'elles se sont chargées de veiller elles-mêmes au
soin de leurs propres destinées. La mère-patrie et les colonies-filles
ont également gagné à la rupture du lien de force qui les rattachait
l'une aux autres.

Par malheur pour quelques colonies et pour l'Espagne elle-même, l'empire
transocéanique de la Péninsule ibérique n'a pas été perdu tout entier.
Sans compter les Canaries, qui sont assimilées aux provinces
continentales, et les _presidios_ ou bagnes de la côte marocaine, Cuba,
«la Perle des Antilles,» est restée au pouvoir du gouvernement espagnol;
Puerto-Rico a dû également garder dans ses villes les garnisons
étrangères; enfin, en d'autres parages de l'Océan, l'Espagne possède les
îles de Fernando Pó et d'Annobon, près des côtes de Guinée, et les
Philippines, les Carolines, les Palaos, les Mariannes, à l'orient du
continent d'Asie [204].

[Note 204:

                            Superficie.   Population.    Popul.
                                                         kilom.

Amérique Cuba......         118,833    1,414,500 en 1887   12
         Puerto-Rico          9,314      646,360 en 1866   69

         Canaries...          7,273      284,000 en 1870   39
         Fernando-Pó.
Afrique  Annobon....          1,266       35,000    »      27
         Colonies de Guinée
         Ceuta et Presidios.

         Philippines.        170,600   7,500,000 en 1871   44
Asie et  Carolines et Palaos   2,374      28,000    »      12
Océanie  Mariannes....         1,079       5,610    »       5

                            --------   ------------       ----
          Total....          310,739   9,913,470           29
]

On a souvent représenté ces possessions coloniales, et notamment Cuba et
les Philippines, comme une source de trésors pour l'Espagne. Le fait est
qu'après avoir été temporairement libérée du joug de la métropole
pendant les guerres de l'Empire, l'île de Cuba put fournir chaque année
des sommes considérables au budget du gouvernement de Madrid; grâce aux
privilèges dont les Péninsulaires jouissaient au détriment de tous les
indigènes, les immigrants d'Espagne pouvaient s'enrichir rapidement et
se donner des airs de maîtres; surtout les fonctionnaires d'un rang
élevé avaient toute facilité pour gagner rapidement des fortunes, et
maint personnage espagnol a su rétablir ses finances délabrées au moyen
de faveurs vendues à beaux deniers aux planteurs de Cuba et aux négriers
de toute nation. Les «capitaineries» des Antilles étaient briguées avec
la même ardeur que les proconsulats des provinces romaines, et pour les
mêmes motifs de lucre honteux. Mais si les colonies de l'Espagne donnent
à quelques-uns l'occasion de s'enrichir, soit par des voies honnêtes,
soit par le chemin de la fraude, ce sont là des avantages achetés aux
dépens des populations elles-mêmes. Cuba doit à son état de colonie
d'être encore cultivée par des mains esclaves; seule avec l'empire du
Brésil, elle a le triste honneur de tenir les noirs dans la servitude,
et tout récemment la traite se faisait impudemment sur ses rivages en
dépit des traités internationaux. Même les habitants blancs de l'île
sont tenus dans une complète sujétion administrative; le moindre
Espagnol, fraîchement débarqué de Barcelone ou de Cadix, peut prendre à
leur égard des allures de dominateur. Aussi la conséquence inévitable de
ces injustices a-t-elle fini par se produire. Depuis 1868, la guerre
civile dévaste le pays: d'un côté, les partisans de l'indépendance
républicaine de l'île et les noirs libérés; de l'autre, les immigrants
espagnols et les propriétaires d'esclaves, aidés par les troupes
régulières, se disputent la possession de l'île. Si la république des
États-Unis avait donné le moindre appui aux insurgés, ceux-ci l'eussent
facilement emporté; mais ils ont fait déjà beaucoup pour leur cause en
tenant leurs ennemis en échec pendant sept longues années de combats et
d'embûches.

De fréquentes insurrections ont également éclaté à Puerto-Rico, quoique
la configuration du terrain de cette île ne prête nullement à la guerre
contre des troupes organisées. Dans les Philippines, les populations de
races diverses, opposées les unes aux autres par la politique
traditionnelle de tous les gouvernements de conquête, ont été, en
général, très-dociles à leurs maîtres, bien que la servitude pesât
lourdement sur elles; mais à mesure que les habitants s'instruisent et
se civilisent, principalement sous l'influence des Chinois, ils
deviennent moins gouvernables, et déjà des conflits ont eu lieu, pleins
de menaces pour l'avenir. Si l'Espagne n'adopte pas à l'égard de ses
colonies une politique analogue à celle de la Grande-Bretagne, et ne
leur laisse pas une entière liberté administrative, elle est
certainement condamnée d'avance à perdre les restes de son domaine
colonial, après s'être épuisée en longs efforts de reconquête.

[Illustration: N° 163.--ZONE DE LA LANGUE CASTILLANE DANS LE MONDE,
COMPAREE A LA SURFACE DE L'ESPAGNE.]

Il est donc vivement à souhaiter, dans l'intérêt même de l'Espagne,
qu'elle n'use plus ses forces à continuer par delà les mers la vieille
politique des Charles-Quint et des Philippe II, et qu'elle reconnaisse
le droit des populations à disposer de leur propre sort. Elle sera la
première à en profiter, puisqu'elle pourra concentrer son activité sur
son développement intérieur. D'ailleurs, quoi qu'il arrive, l'influence
exercée par les populations de la péninsule Ibérique sur le reste du
monde est une de celles qui garderont encore leur valeur pendant de
longs siècles. Le fort génie de l'Espagne se révèle historiquement par
la durée de ses oeuvres dans tous les pays où elle domina pendant une
période plus ou moins longue de l'histoire. En Sicile, dans le
Napolitain, en Sardaigne, même en Lombardie, l'architecture et les
moeurs montrent encore combien puissante a été l'empreinte de ces
maîtres d'autrefois. Dans l'Amérique latine, mainte cité, quoique
habitée surtout par des Indiens et des métis, semble aussi parfaitement
espagnole que si elle se trouvait dans les plaines rases de
l'Estremadure, au lieu d'être dans les forêts du Nouveau Monde: on
dirait un quartier détaché de Badajoz ou de Valladolid. Les races
elles-mêmes, aztèques, quichuas et araucaniennes, ont été hispanifiées
par la langue, les moeurs, la manière de penser. Un territoire immense,
double de l'Europe en étendue, et destiné à nourrir un jour des
habitants par centaines de millions, appartient à ces peuples d'idiome
castillan, qui font équilibre aux populations de langue anglaise,
groupées dans l'Amérique du Nord. De toutes les nations d'Europe, les
Espagnols sont les seuls qui puissent avoir actuellement l'ambition de
disputer aux Anglais et aux Russes la prépondérance future dans les
mouvements ethniques de l'humanité. Quoi qu'il en soit, ils ont encore
en réserve une part considérable de travail dans l'oeuvre commune, grâce
à leur forte originalité, à leur caractère solide, à leur noblesse et à
leur droiture.



X

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.


Depuis la Révolution de septembre 1868, qui renversa le gouvernement de
la reine Isabelle II, l'Espagne a passé successivement par divers
régimes politiques; elle a subi la dictature du général Prim, puis du
régent Serrano; ensuite la royauté a été proclamée et les Cortes, en
quête d'un roi, ont élu pour souverain Amédée, fils du roi d'Italie.
Engagé dans une voie sans issue légale, incapable de lutter contre
l'impopularité qui s'attachait à sa qualité d'étranger, Amédée dut
abdiquer et laisser l'Espagne maîtresse de ses destinées. Le pays se
constitua en république fédérale, changée plus tard en république
unitaire; puis une révolution militaire expulsa les Cortes du lieu de
leurs séances pour installer à leur place le dictateur Serrano, qu'un
deuxième _pronunciamiento_, préparé par des intrigues de cour et par
l'argent des planteurs de Cuba, expulsa momentanément de l'Espagne pour
donner le trône vacant au jeune Alphonse XII, fils d'Isabelle. Ainsi se
trouvait fermé, du moins en apparence, tout le cycle des révolutions
inaugurées en 1868, six années auparavant. Il est vrai que le royaume du
souverain madrilègne est limité au nord par un autre royaume, dont les
frontières oscillent suivant les vicissitudes de la guerre, et qui
comprenait naguère presque toute la superficie des provinces Basques,
une moitié de la Navarre, une partie de l'Aragon et de la Catalogne,
même quelques districts de Valence et des Castilles: c'était le domaine
occupé par le roi «légitime» don Carlos. Par une singulière ironie du
sort, qu'explique fort bien l'histoire de l'Espagne, le monarque par la
grâce de Dieu, le maître absolu «responsable seulement devant sa
conscience», convoque les délégués de ses peuples et jure d'observer
leurs _fors_ et libertés, tandis que le roi dit constitutionnel s'est
passé pendant plus d'une année de toute constitution en gouvernant selon
son bon plaisir, ou pour mieux dire, au gré de ses conseillers. La forme
actuelle de l'appareil gouvernemental comprend deux Chambres élues
conformément à la loi de 1870, qui prescrit le suffrage universel pour
l'élection des députés et le vote à deux degrés pour l'élection des
sénateurs. Suivant le projet de nouvelle constitution, les membres de la
Chambre des députés, un par 50,000 habitants, sont élus pour cinq ans,
tandis que le Sénat est composé de 200 membres héréditaires, en partie
choisis par la couronne et 100 élus par les corporations. Le roi nomme
le président et les vice-présidents du Sénat. Il peut dissoudre
simultanément ou séparément la Chambre des députés et la moitié élue du
Sénat, à la condition de faire procéder à de nouvelles élections dans un
délai de trois mois. Il a le droit de refuser la sanction aux lois
votées par le Parlement.

Les révolutions gouvernementales qui se sont opérées coup sur coup en
Espagne n'ont guère été pour la nation qu'un changement de décor, car le
fonctionnement des «bureaux» républicains ou monarchiques s'est à peine
modifié pendant la période de crise politique. Malgré les fictions du
budget, le trésor est en état de banqueroute permanente; si la dette
nationale devait être payée, l'ensemble des recettes annuelles n'y
suffirait point, tandis que le budget de la guerre absorbe actuellement
beaucoup plus de fonds qu'il n'en faudrait pour acquitter l'intérêt
annuel de la dette. Tandis que le service de ces intérêts aurait exigé
en 1875 environ 235 millions de francs, qui n'ont point été payés, les
dépenses de guerre ont dépassé 275 millions[205]. Les impôts n'ont été
remaniés que dans le sens d'une aggravation; la conscription, si
abhorrée des Espagnols, a pris plus d'hommes qu'elle n'en prenait jadis;
le nombre des écoles a décru.

[Note 205: État du trésor espagnol en 1875:

Recettes.............................    544,000,000 fr.
Dette flottante......................    435,000,000  »
Dette totale, par approximation.....  14,500,000,000  »
]

La division politique et administrative est toujours celle qu'a
prononcée le décret de 1841. L'Espagne se partage en 49 provinces, y
compris les îles africaines des Canaries. Chacune de ces provinces est
administrée par un gouverneur civil et se divise elle-même en districts,
de 6 à 7 en moyenne par province. Les communes sont administrées par des
_alcaldes_ ou maires, qu'assistent des conseils municipaux, ou
_ayuntamientos_, composés de 4 à 28 membres, suivant l'importance de la
commune. Dans les grandes villes, les alcaldes sont assistés par des
lieutenants (_alcaldes tenientes_). L'administration judiciaire est
instituée sur le même modèle que celle de la France: la hiérarchie des
tribunaux comprend près de 10,000 justices de paix, une par commune,
environ 500 tribunaux de première instance, 15 cours d'appel, une cour
suprême siégeant à Madrid. Mais la guerre intestine et le régime de
l'état de siége auquel, officiellement ou non, se trouve soumise
l'Espagne entière, donnent aux divisions militaires une importance de
beaucoup supérieure à celle des circonscriptions civiles et judiciaires.
La partie continentale du royaume se partage en 12 capitaineries
générales, Nouvelle-Castille, Catalogne, Aragon, Andalousie, Valence et
Murcie, Galice, Grenade, Vieille-Castille, Estremadure, Búrgos, Navarre,
provinces Vascongades. Les Baléares, les Canaries, Cuba, Puerto-Rico et
les Philippines forment séparément cinq autres capitaineries générales.
Les capitaineries sont subdivisées en commandements militaires.

Tous les Espagnols sont tenus de servir dans l'armée, à l'exception de
ceux qui fournissent un remplaçant; le trésor, presque toujours à vide,
ne pouvait négliger le rachat du service pour subvenir à ses besoins les
plus pressants. La levée annuelle varie suivant les vicissitudes de la
guerre civile et de la lutte contre les insurgés cubanais; elle serait
légalement de 30,000 hommes, mais elle s'est élevée officiellement
jusqu'à 80,000 individus; les décrets ont même appelé jusqu'à 100,000
hommes sous les drapeaux; mais le nombre des réfractaires, des rachetés,
des malades réduisaient ce chiffre d'environ moitié: la force productive
du pays en hommes valides ne permettrait pas de dépasser le nombre de
60,000 conscrits par an. Le temps du service est de sept années dans la
cavalerie et l'artillerie, et dans l'infanterie de huit années, dont
cinq dans les régiments de ligne et trois dans la milice provinciale. On
évalue à plus de 200,000 hommes les troupes de l'armée péninsulaire;
80,000 soldats servant dans l'armée active et 120,000 environ dans
l'armée de réserve. En outre, l'armée de Cuba se compose d'au moins
60,000 hommes, dont la guerre et les maladies font périr le quart chaque
année, et les garnisons de Puerto-Rico et des Philippines s'élèvent
respectivement à 9 ou 10,000 soldats.

Les principales forteresses de l'Espagne continentale sont les villes de
Saint-Sébastien, Santoña, Santander, sur la baie de Biscaye; du Ferrol,
de la Corogne, de Vigo, sur les _rias_ de la Galice; de Ciudad-Rodrigo
sur la frontière portugaise; de Cádiz et de Tarifa à l'entrée du
détroit; de Málaga, Almería, Carthagène, Alicante, Barcelone sur la
Méditerranée; de Figueras, Pampelune et Saragosse aux débouchés des
routes pyrénéennes.

La marine militaire est puissante: elle se compose de plus de 200
vapeurs portant près d'un millier de canons et montés par 10,000
matelots. En 1874, les navires de première classe comprenaient 7
frégates blindées et 13 autres frégates non cuirassées; mais la flotte,
comme l'armée, a un énorme personnel d'officiers supérieurs, tout un
état-major inutile, qui ne sert qu'à ruiner la nation. On compte en
Espagne environ 2,500 officiers de marine, 1 pour 4 matelots. Les
généraux sont au nombre de 600.

Les nobles n'ont plus aucun privilége officiel. Ils sont probablement
plus nombreux en proportion que dans toute autre contrée de l'Europe,
puisque des populations entières, dans les provinces Basques, dans les
Asturies, se vantent d'avoir du «sang bleu» dans les veines. En 1787, on
comptait dans le royaume 480,000 gentilshommes, non compris les femmes
et les enfants, en sorte que, si la proportion s'est maintenue depuis
cette époque, trois millions d'Espagnols pourraient se classer parmi les
_hidalgos_ ou «fils de quelqu'un». Les grands d'Espagne que la coutume
autorise à rester couverts devant le roi sont au nombre d'environ 1,500,
dont 200 de première classe; mais tous ne doivent point leurs titres à
la naissance. Plusieurs roturiers ont profité de la pénurie du trésor ou
de l'avidité des ministres pour se faire octroyer la faveur convoitée.
L'ordre de la «Toison d'Or», fondé en 1431 par Philippe le Bon, est une
des distinctions les plus enviées par les princes et les diplomates de
l'Europe.

La religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de
l'État, et ses prélats jouissent de grands priviléges; mais l'étendue de
leurs droits, relativement au pouvoir royal, est encore l'objet de
discussions ardentes. Dans les grandes villes les cultes non catholiques
sont plus ou moins tolérés, grâce à l'intervention des puissances
étrangères. La surveillance des écoles appartient exclusivement à
l'Église, et la censure est exercée par des ecclésiastiques sur les
pièces de théâtre. Le nombre des prêtres est d'environ 40,000; mais,
quoique les couvents aient été rétablis depuis la restauration de la
monarchie, les ordres monastiques ne sont que très-faiblement
représentés. L'Espagne fut jadis le pays le plus peuplé de moines et de
religieuses en proportion de ses habitants civils. A la fin du siècle
dernier, le monde ecclésiastique du royaume dépassait 250,000 individus,
dont plus de 71,000 moines et 35,000 nonnes. A la même époque, le nombre
des marchands n'était que de 34,000, sept fois moins que de gens
d'église. En 1835, les révolutions, les guerres, les transformations du
milieu social avaient notablement diminué le nombre des religieux, mais
la population des couvents était encore de plus de 50,000 personnes. Une
première mesure de suppression atteignit alors les établissements
religieux et près de mille couvents furent l'objet d'un décret de
fermeture. Dans les années qui suivirent, d'autres lois plus radicales
furent votées contre le monachisme et la propriété de main-morte, et dès
1869 il n'y avait plus un seul moine en Espagne; les derniers religieux,
ceux de la Chartreuse de Grenade, avaient dû quitter la contrée. Par une
étrange vicissitude du sort, ils s'étaient réfugiés en Belgique, dans ce
pays que les Espagnols avaient, trois siècles auparavant, ramené de
force sous le gouvernement des prêtres.

La hiérarchie administrative de l'Espagne se compose de 8 archevêques et
de 54 évêques. Les 9 archevêchés sont ceux de Tolède, siége primatial de
l'Espagne, de Búrgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Tarragone,
Valence, Valladolid.

Le tableau suivant donne, d'après les recensements approximatifs les
plus récents, la population des diverses provinces de l'Espagne,
groupées en régions naturelles:

DIVISIONS   PROVINCES.  SUPERFICIE EN     POPULATION     POPULATION
NATURELLES.            KILOM. CARRÉS.     EN 1870.       KILOM.

                     Des div.  Des     Des div. Des     Par   Par
                     nat.      Prov.   nat.     Prov.   div.  Prov.
                                                        nat.
Castilles,
Leon,
Estradamure.        210,592 3          4,423,421          21
            Madrid             7,762 4           487,482      63
            Avila              7,722 1           175,219      23
            Badajoz           22,499 8           431,922      19
            Búrgos            14,635 1           353,560      24
            Cáceres           20,754 5           302,455      15
            Ciudad Real       20,305 0           264,649      13
            Cuenca            17,418 9           238,731      14
            Guadalajara       12,610 8           208,638      17
            Leon              15,971 2           350,092      22
            Palencia           8,097 2           184,668      23
            Salamanque
              (Salamanca)     12,793 7           280,870      22
            Ségovie (Segovia)  7,027 7           150,812      21
            Soria              9,935 5           158,699      16
            Tolède (Toledo)   14,467 7           342,272      24
            Valladolid         7,880 2           242,384      31
            Zamora            10,710 5           250,968      23

Andalousie          87,187 5           3,264,640          38
            Almería            8,552 9           361,553      42
            Cádiz              7,275 7           426,499      59
            Cordoue (Córdoba) 13,441 6           382,652      28
            Grenade (Granada) 12,787 5           485,346      38
            Huelva            10,676 4           196,469      18
            Jaen              13,426 1           392,100      29
            Málaga             7,312 9           505,010      69
            Séville (Sevilla) 13,714 4           515,011      38

Valence et Murcie.  50,105 3           2,061,873          41
            Albacete          15,465 9           220,973      14
            Alicante           5,434 3           440,470      81
            Castellon          6,336 4           296,222      47
            Murcie (Múrcia)   11,597 1           439,067      38
            Valence (Valencia)11,271 6           665,141      59

Baléares.            4,817 4             289,225          60
            Baléares           4,817 4           289,225      60

Catalogne et Aragon. 78,895 0          2,697,126          34
            Barcelone
            (Barcelona)        7,731 4           762,555      98
            Gérone (Gerona)    5,883 8           325,110      55
            Huesca            15,224 1           274,623      18
            Lérida            12,365 9           330,348      27
            Tarragone
              (Tarragona)      6,348 8           350,395      55
            Teruel            14,229 0           252,201      18
            Saragosse
              (Zaragoza)      17,112 0           401,894      23
\\
Navarre,
 Biscaye,
 et Logroño.       22,719 9              973,617          43
            Alava              3,121 7           103,320      33
            Guipúzcoa          1,884 8           180,743      96
            Logroño            5,037 5           182,941      36
            Navarre (Navarra) 10,478 0           318,687      30
            Biscaye (Vizcaya)  2,197 9           187,926      85

Santander,
Asturies
et Galice.        45,426 0             2,841,745          65
            La Corogne (Coruña) 7,973 2          630,504      79
            Lugo                9,808 4          475,836      49
            Orense              7,092 8          402,796      57
            Oviedo             10,595 8          610,883      58
            Pontevedra          4,504 3          480,145     107
            Santander           5,471 5          241,581      44
                  _____________________ ________________ _______
Espagne entière          499,763           6,835,506        33



                             CHAPITRE XI

                             LE PORTUGAL



I

VUE D'ENSEMBLE.

Le Portugal est l'un des plus petits États souverains de l'Europe,
quoique, pendant une courte période de l'histoire, il en ait été le plus
puissant. Il occupe une superficie inférieure à celle de maint
gouvernement de la Russie d'Europe, et même dans cette faible étendue il
est assez maigrement peuplé, si ce n'est dans la partie septentrionale,
qui est l'une des contrées du continent où les habitants sont le plus
rapprochés les uns des autres[206].

[Note 206:

Superficie du Portugal, sans les Iles.      89,355 kil. car.
Population, en 1872,                     3,990,570 hab.
Population kilométrique.                        44
]

Il semblerait d'abord que, par un résultat naturel des attractions
géographiques, le Portugal dût faire partie intégrante d'un État
ibérique comprenant toutes les provinces transpyrénéennes; pourtant ce
n'est point un effet du hasard ni la conséquence d'événements purement
historiques, si le Portugal a presque toujours eu une existence
nationale indépendante de l'Espagne. Il faut remarquer en premier lieu
que la partie du rivage devenue portugaise est à peu près rectiligne;
elle se distingue par l'extrême uniformité de ses plages, et contraste
absolument avec les côtes espagnoles. Les mêmes conditions de vents, de
courants, de climat, de faune et de végétation se retrouvent sur tout le
développement du littoral lusitanien, et par suite les habitants ont dû
s'accoutumer au même genre de vie, nourrir les mêmes idées, et tendre
naturellement à se grouper en un même corps politique. C'est par le
littoral et de proche en proche que le Portugal s'est constitué en État
indépendant; le royaume s'est formé successivement d'une vallée fluviale
à l'autre vallée fluviale, du Douro au Minho et au Tage, du Tage au
Guadiana, «d'échelon en échelon,» suivant l'expression du géographe Kohl
puis, après avoir été momentanément détruit c'est de la même manière
qu'il s'est reconstitué.

[Illustration: N° 164.--PLUIES DE LA PÉNINSULE.]

La zone de largeur uniforme qui s'est détachée du corps de la péninsule
Ibérique pour suivre la destinée des campagnes du littoral, était
également limitée d'avance par les conditions du sol et du climat. Dans
son ensemble, la zone lusitanienne est formée par la déclivité des
plateaux espagnols s'abaissant de terrasse en terrasse et de chaînons en
chaînons vers la côte océanique. La limite naturelle des grandes pluies
que les vents d'ouest apportent sur les collines et les monts du
Portugal, coïncide précisément avec la frontière des deux pays: d'un
côté, l'atmosphère humide, les averses fréquentes, la riche végétation
forestière; de l'autre, un ciel aride sur une terre desséchée, des
roches nues, des plaines sans arbres. L'abondance des pluies sur le
versant portugais accroît aussi brusquement l'importance des cours d'eau
qui descendent des plateaux de l'intérieur: en Espagne, c'étaient de
faibles rivières au cours obstrué de pierres; en Portugal, ce sont des
fleuves abondants ou même navigables. En outre, les bornes naturelles,
posées par les défilés et les rapides à la navigation du Minho, du
Douro, du Tage, du Guadiana, se trouvent dans le voisinage de la
frontière politique. Toutes ces raisons expliquent suffisamment pourquoi
le Portugal, en se séparant de l'Espagne, a pris cette forme d'un
quadrilatère régulier. De même que dans un précipité chimique un cristal
prend une existence distincte et se limite par des arêtes précises, de
même le Portugal s'est détaché du reste de la Péninsule, en se donnant
des frontières presque rectilignes. Le port si bien situé de Lisbonne a
été, pour ainsi dire, le noyau qui a servi de centre à ce cristal. Là se
développait une force propre indépendante de celle qui faisait graviter
vers Tolède ou Madrid le reste de la Péninsule. La partie vivante,
active, du grand corps ibérique s'est élancée hors de la lourde masse de
l'Espagne, trop lente à la suivre dans son mouvement.

Comme il arrive d'ordinaire entre populations limitrophes obéissant à
des lois différentes, et souvent armées les unes contre les autres par
le caprice de leurs souverains, la plupart des Portugais et des
Espagnols se haïssent mutuellement et s'abordent par leurs mauvais
côtés. On peut juger de l'aversion qui naguère encore séparait les deux
peuples, par cette enseigne que l'on rencontrait, au dire des voyageurs,
sur un grand nombre d'auberges portugaises: «Au meurtrier des
Castillans.» Ailleurs, la première maison lusitanienne que l'on
rencontre en traversant la frontière est décorée d'une statuette faisant
un geste de mépris à l'adresse des Espagnols. Des chants, des légendes,
des proverbes, et l'histoire elle-même, témoignent de l'énergie des
passions soulevées entre les populations voisines. Dans cet absurde
conflit de ressentiments, le Portugais, plus faible, et, par cette
raison même, animé d'un patriotisme plus ardent, apporte plus de rage;
l'Espagnol, plus fort, témoigne plus de mépris. _Portugueses pocos y
locos_!--«Petit peuple, peuple de fous!» dit le proverbe castillan.
Lorsque l'union ibérique, désirée de nos jours par un bien petit nombre
d'hommes, deviendra nécessaire par suite du mélange des intérêts
économiques, lorsque le commerce et l'industrie triompheront des
frontières, ce n'est point sans luttes ni récriminations de haine que
s'accomplira ce travail d'assimilation politique. D'après le témoignage
des auteurs anciens, les éléments ethniques originaires dont se compose
la population portugaise sont à peu près les mêmes que ceux des
provinces espagnoles limitrophes; quelques mégalithes y témoignent aussi
de l'existence de populations parentes de celles de la Bretagne.
L'antique Lusitanie était peuplée de tribus celtiques et ibériennes qui
luttèrent longtemps avec succès contre les armes de Rome. Mais ces
tribus qui, sur les côtes, avaient dû se modifier sous l'influence des
colons grecs, phéniciens, carthaginois, eurent à subir une influence
bien plus énergique encore lorsque les Romains eurent imposé leur
langue, leur administration, leurs formes de gouvernement et de justice.
Ce sont les Latins dont l'impression a été le plus durable, surtout dans
les contrées du Nord, et comparés à ces conquérants, les Barbares du
Nord, Suèves et Visigoths, n'ont laissé que peu de traces. Les
mahométans d'origines diverses, qui s'emparèrent du pays à leur tour,
ont aussi contribué puissamment à changer le sang et les moeurs des
habitants. Dans l'Algarve notamment, où la domination des musulmans se
maintint jusqu'au milieu du treizième siècle, la population est à demi
mauresque. Les nombreuses forteresses que l'on voit sur les sommets, les
vieux murs de défense, rappellent, aussi bien que les légendes racontées
par les paysans, avec quel acharnement se sont livrées les luttes de
race, avant que se soit faite l'unité de gouvernement et de religion.

De même que les rois d'Espagne, les souverains du Portugal, conseillés
par le tribunal de l'Inquisition, ont expulsé de la contrée tous leurs
sujets convaincus ou soupçonnés de n'être point fervents catholiques.
Contre les Maures, les mesures de bannissement furent sans pitié; mais
il y eut des périodes de répit dans la persécution des Israélites. Des
milliers de Juifs espagnols, bravant l'esclavage et la mort, se
domicilièrent en Portugal, près de la frontière d'Espagne, et, grâce à
une conversion apparente, fondèrent sur la terre d'exil d'importantes
communautés. Il reste encore maintes traces de l'ancienne population
israélite, surtout, dit-on, dans les environs de Bragance et dans tout
le Tras os Montes, quoique tous les Juifs avoués, race énergique et
intelligente s'il en fût, soient allés porter leur industrie, leur
esprit d'initiative, leurs connaissances, en diverses contrées de
l'Europe et de l'Orient. On sait l'action que les Juifs portugais ont
exercée et qu'ils exercent encore en Hollande, en France, dans la
Grande-Bretagne. A l'époque de l'exil, ils étaient les auteurs, les
médecins, les légistes, aussi bien que les grands spéculateurs du
Portugal; ils avaient fondé à Lisbonne une académie, d'où sortaient les
hommes les plus instruits du royaume; le premier livre imprimé en
Portugal l'a été par un juif. Spinoza, ce penseur si noble et si
puissant, était issu de juifs portugais. Les Portugais ne sont pas
seulement mélangés d'éléments arabes, berbers, israélites; ils sont
aussi très-fortement croisés de nègres, surtout dans la partie
méridionale et sur le littoral maritime. Avant que les noirs de Guinée
fussent exportés en multitudes dans les plantations d'Amérique, la
traite n'en était pas moins fort active; mais c'est dans les ports
méridionaux de l'Espagne et du Portugal qu'étaient vendus les esclaves
africains. L'historien portugais Damianus a Goes évalue le nombre des
nègres importés à Lisbonne pendant le seizième siècle à dix ou douze
mille par an, sans compter les Maures. D'après le témoignage des
contemporains, on rencontrait autant de noirs que de blancs dans les
rues de Lisbonne; dans chaque maison bourgeoise les serviteurs étaient
des nègres et des négresses, et les riches en possédaient des chiourmes
entières, qu'ils achetaient sur les marchés. A la fin du siècle dernier,
les personnes de couleur formaient encore la cinquième partie de la
population de Lisbonne, et quand elles se rendaient en procession à
l'église de leur patronne, Notre-Dame d'Ataraya, bâtie sur une colline
de la rive opposée du Tage, on aurait pu croire, en présence de ces
multitudes de noirs, qu'on se trouvait dans un pays d'Afrique. Peu à peu
les croisements ont fait entrer dans la masse du peuple tous ces
éléments ethniques provenant des populations les plus diverses de
l'Afrique tropicale, et les Portugais ont pris ainsi dans leurs traits
et leur constitution physique un caractère plus méridional que ne le
comportait leur origine première: ils sont devenus en réalité un peuple
de couleur. Quelques auteurs attribuent à l'influence persistante du
sang nègre la remarquable immunité des immigrants portugais qui
s'exposent au climat du Brésil, des Indes, de l'Afrique australe, ces
contrées redoutables où meurent presque tous les autres colons d'Europe.
Il est vrai, la plupart des Portugais réussissent et prospèrent au
Brésil; mais précisément la majorité de ces immigrants lusitaniens sont
originaires des provinces montueuses du nord, où les croisements avec
les Africains ont été assez rares. La sobriété des colons portugais
semble être la principale raison de leur facilité d'acclimatement.

Actuellement, les étrangers qui ont le plus d'influence sur la
population lusitanienne sont les Galiciens, qui se rendent en si grand
nombre à Lisbonne et dans les autres villes du Portugal pour y exercer
les métiers de boulanger, de porte-faix, de concierge, de majordome, de
domestique. En général, ils se mêlent peu aux autres habitants, d'autant
moins qu'on les tourne en ridicule, à cause de leur grossier langage et
de leur rusticité; mais leurs colonies s'accroissent incessamment et
leur action sur la population environnante augmente en proportion;
d'ailleurs, l'aisance qu'ils finissent presque tous par acquérir, grâce
à leur sobriété et à leur esprit d'économie, fait oublier facilement
leur origine. Le mélange de tous ces éléments divers n'a point produit
une belle race. Il est rare que les Portugais puissent se comparer à
leurs voisins les Espagnols pour la noblesse du visage. Leurs traits
n'ont, en général, aucune régularité, leurs nez sont retroussés, leurs
lèvres épaisses. Si l'on ne voit parmi eux que très-peu d'estropiés et
d'infirmes, par contre on ne trouve que peu d'hommes de belle taille;
trapus, carrés, ils ont une grande disposition à prendre de
l'embonpoint: en certains districts, un reste de lèpre s'est encore
maintenu. La plupart des femmes sont petites et grasses; elles n'ont
point la beauté fière des Espagnoles, mais elles se distinguent par
l'éclat des yeux, l'abondance de la chevelure, la vivacité de la
physionomie, l'amabilité des manières.

[Illustration: TYPES PORTUGAIS.--PAYSAN D'OVAR;--FEMME DE
LEÇA;--PAYSANNE D'AFIFER. Dessin de D. Maillart, d'après des
photographies de M. Ferreira.]

Les voyageurs se louent beaucoup des bonnes façons, de l'obligeance, de
la bonté naturelle des campagnards du Portugal, non encore gâtés par les
habitudes du commerce: quoique ayant à l'étranger une réputation de
barbarie, due sans doute au souvenir de leurs crimes de conquête dans
l'Inde et le Nouveau Monde, la plupart des Portugais ont une tendresse
compatissante pour ceux qui souffrent. Ils aiment le jeu, mais ils ne se
disputent point; ils ont la passion des courses de taureaux, mais ils
ont soin de garnir de liége les pointes des cornes, et l'animal est
épargné pour de nouveaux simulacres de luttes. Bien différents à cet
égard de leurs voisins les Espagnols, ils traitent bien les animaux
domestiques et se distinguent même par un talent spécial pour
apprivoiser les bêtes sauvages: sur les bords du Guadiana, ils élèvent
la fouine, dont ils se servent comme d'un chat contre les rats et les
serpents. Dans leurs rapports mutuels, les Portugais sont doux,
prévenants, polis: dire d'un Lusitanien qu'il est «mal élevé», est
l'offenser de la manière la plus sensible. On s'étonne aussi de
l'élégance, seulement trop cérémonieuse, de leurs discours. Se
distinguant à leur avantage des Galiciens, qui parlent un patois
difficile à comprendre, les paysans portugais ont en général une grande
pureté de langage; ils s'expriment avec une facilité et un choix de
paroles des plus remarquables chez un peuple si pauvre en instruction.
On n'entend aucun jurement, aucune expression indécente, sortir de leur
bouche: quoique grands parleurs, bavards même, ils s'observent avec soin
dans leur conversation. Aussi le Portugal a-t-il fourni de grands
orateurs, et l'un de ses poëtes, Camões, est parmi les plus illustres
que le monde ait vus naître. Mais on se demande si la Lusitanie peut
donner le jour à des artistes proprement dits, car, à l'exception du
mythique Gran Vasco, dont on ignore même la nationalité, elle n'a eu ni
peintres, ni sculpteurs, ni architectes. Camões l'avouait lui-même:
«Notre nation, disait-il, est la première par toutes les grandes
qualités. Nos hommes sont plus héroïques que les autres hommes; nos
femmes sont plus belles que les autres femmes; nous excellons dans tous
les arts de la paix et de la guerre, excepté dans l'art de la peinture.»

La langue des Portugais ressemble fort à celle des Castillans par les
radicaux et la construction générale, mais elle est moins ample et moins
sonore. Les mots sont très-souvent «éviscérés» par la suppression des
consonnes _l, j, n_ entre deux voyelles; en outre, ils s'émoussent à
l'extrémité, se terminent fréquemment par des nasales et se compliquent
de sifflantes auxquelles les étrangers ont quelque peine à s'accoutumer.
Par contre, le portugais n'a pas les gutturales de l'espagnol. Des
historiens ont émis l'opinion que l'influence de la langue française a
contribué pour une forte part à la formation du portugais. D'après eux,
le prince de la maison de Bourgogne qui reçut le Portugal à titre de
fief à la fin du douzième siècle, et les chevaliers français qui
l'aidèrent à guerroyer contre les Maures, auraient eu assez de prise sur
la nation pour leur imposer leur accent étranger et leur mode de
langage. Aucune hypothèse n'est plus improbable, d'autant plus que le
district de Porto, où résidaient les seigneurs français, est précisément
celui où la prononciation du portugais a le plus de rapport avec celle
de l'espagnol. C'est dans l'évolution spontanée du peuple lui-même qu'il
faut chercher la raison de sa langue. Les mots arabes, qui s'appliquent
seulement aux objets introduits par les Maures dans la contrée et aux
faits enseignés par eux, sont moins nombreux dans le portugais que dans
le castillan; mais les Lusitaniens, comme les Espagnols, continuent,
sans s'en douter, de jurer par le dieu des musulmans: _Oxalà (Ojalà)_
«Plaise à Allah!» disent-ils fréquemment. Les dialectes brésiliens ont
fourni aux conquérants portugais des centaines de mots qui ont aussi
pénétré dans l'idiome lusitanien d'Europe.

Bien peu nombreux en comparaison des centaines de millions d'hommes qui
peuplent l'Europe, les Portugais ne pèsent actuellement que d'un faible
poids dans les destinées du monde. Pendant un moment de l'histoire, ils
ont été les premiers par le commerce; leur génie devança celui de tous
les autres peuples. Il est vrai, les Espagnols ont partagé avec les
Portugais la gloire des grandes découvertes du quinzième siècle; mais ce
sont les Portugais qui, après les Vénitiens et les Génois, ont rendu ces
découvertes possibles, en émancipant les premiers la navigation, en
cessant de longer les côtes pour se risquer dans la haute mer, loin de
tout rivage; c'est aussi un Portugais, Magalhães, qui entreprit le
premier voyage de circumnavigation, terminé seulement après sa mort.
Pareille prééminence ne se retrouvera plus. Les forces s'équilibrent
entre les peuples; une tendance à l'égalité de valeur géographique se
produit dans les diverses contrées par suite de la facilité croissante
des moyens d'échange et de communication. Le Portugal ne saurait donc
espérer de reprendre le rôle qu'il eut jadis parmi les nations; mais ses
ressources bien utilisées et les grands avantages de sa position à
l'extrémité du continent suffisent pour lui assurer dans l'avenir un
rang des plus honorables.



II

PORTUGAL DU NORD. VALLÉES DU MINHO, DU DOURO, DU MONDEGO.


Les montagnes de la Lusitanie se rattachent au système orographique du
reste de la Péninsule, mais non pour former de simples contre-forts
s'abaissant graduellement vers la mer; elles se redressent en massifs
distincts, à formes originales, à contours imprévus. L'individualité du
Portugal se manifeste dans son relief comme dans l'histoire de ses
populations.

Pris dans leur ensemble, les groupes montagneux qui s'élèvent à l'angle
nord-oriental du Portugal, au sud de la vallée du Minho, peuvent être
considérés comme la digue extérieure de l'ancien lac qui recouvrait
autrefois toutes les hautes plaines de la Vieille-Castille. Des Pyrénées
à la sierra de Gata, la barrière était continue et sa rupture en
chaînons séparés est un fait relativement moderne, dû au travail érosif
des eaux torrentielles. Le principal percement, celui du Douro, n'a pu
se faire pourtant sans triompher d'énormes obstacles. En aval de sa
jonction avec l'Esla, le fleuve rencontre le mur des plateaux portugais
et doit en longer la base sur une centaine de kilomètres, avant de
trouver le point faible par lequel il peut s'échapper vers l'Atlantique.

Le massif le plus septentrional du Portugal, entre le cours du Minho et
celui de la Lima, est bien choisi comme borne politique des deux
nations, car par ses brusques escarpements et ses rochers, qui s'élèvent
au-dessus de la zone forestière, le monte Gaviarra, ou l'_Outeiro
Maior_, «la Grande Colline,» domine aussi bien la sierra Peñagache,
projetée à l'est, du côté de l'Espagne, que les hauteurs portugaises,
terminées à l'ouest par les coteaux de Santa Luzia. Immédiatement au sud
du défilé où s'engage la Lima pour sortir d'Espagne, se dresse un autre
massif escarpé de montagnes, dont l'arête, orientée du sud-ouest au
nord-est, sert de frontière entre les deux États: c'est la serra de
Gerez, région de montagnes tellement bizarre et tourmentée, qu'on ne lui
trouve guère d'analogue dans la Péninsule que la fameuse serranía de
Ronda. Quoique moins haute que le Gaviarra, il faut y voir néanmoins la
continuation de la branche principale des Pyrénées cantabres; la roche
granitique dont elle est composée, et l'alignement des divers groupes de
sommets que l'on voit se succéder au nord-est, à travers les provinces
espagnoles d'Orense et de Lugo, jusqu'au pic de Miravalles, témoignent
qu'elle se trouve bien sur le prolongement de la grande chaîne
pyrénéenne; tous les autres groupes de montagnes qui, sous divers noms,
se ramifient et s'entremêlent en labyrinthe dans la province de
«Par-delà les monts», _Tras los Montes_, ne sont que des hauteurs
d'ordre secondaire par rapport à la serra de Gerez. Elles paraissent
d'ailleurs moins élevées qu'elles ne le sont en réalité, car elles
reposent sur un plateau de 700 à 800 mètres d'altitude moyenne: en
maints endroits, on dirait de simples rangées de collines.

Les grandes montagnes de la frontière, Gaviarra, Gerez, Laróuco,
ressemblent aux monts de la Galice par le contraste de flores
distinctes, qui semblerait ne pas devoir se rencontrer dans la même
zone. Sur leurs pentes, le botaniste trouve un mélange singulier des
végétaux de la France et même de l'Allemagne avec ceux des Pyrénées, de
la Biscaye et des plaines du Portugal. Quant aux cimes plus
méridionales, notamment celles de la serra de Marão, qui s'avancent en
forme de promontoire, entre le cours du Douro et celui de son grand
affluent le Tamega, et qui protègent Porto et son district des vents du
nord-ouest, trop froids en hiver, trop chauds en été, c'est à peine si
l'on peut y étudier la flore arborescente, car les roches ont été
presque partout dépouillées de leur verdure. De même, les plateaux
schisteux qui se prolongent à l'est en dominant la vallée du haut Douro,
ont perdu leur parure naturelle de forêts: on n'y voit plus entre les
ceps et les pampres des vignes que les débris noirâtres de la pierre
délitée. L'ancienne faune des animaux sauvages a disparu en partie de
ces contrées, comme l'ancienne flore; mais les loups sont encore
nombreux et les bergers les redoutent fort. La chèvre des montagnes
(_capra aegagrus, hispanica_) se rencontrait par troupeaux dans la serra
de Gerez à la fin du siècle dernier; des voyageurs modernes disent
qu'elle existe encore. C'est probablement à la présence de ces chèvres
sauvages que les montagnes d'où s'écoulent les eaux de l'Ave, au
nord-est de Braga et de Guimarães, ont dû leur nom de serra Cabreira.

Si la serra de Gerez peut être considérée comme l'extrémité du système
pyrénéen, la superbe serra da Estrella, qui s'élève entre le Douro et le
Tage, est bien le prolongement occidental de la série de chaînes qui
forme l'arête médiane de la Péninsule, entre les deux plateaux des
Castilles. Mais comme les _sierras_ de Guadarrama, de Gredos, de Gata,
les «monts de l'Étoile» ont une individualité distincte et ne se
rattachent au reste du système que par un seuil montueux et bizarrement
raviné. En pénétrant en Portugal, la sierra de Gata, qui s'étale en une
sorte de plateau, prend en conséquence le nom de las Mesas (Tables), et
va se relever en chaînes indistinctes, la serra Gardunha, la serra do
Moradel, entre le Zezere et le Tage. La grande rangée granitique de
l'Estrella, plus isolée et plus majestueuse que tous ces massifs
secondaires, s'élève en pente douce au-dessus de la région accidentée où
le Mondego et divers affluents du Tage et du Douro prennent leurs
sources. De ce côté, l'accès de la montagne est facile: c'est la _serra
mansa_, la «montagne douce»; du côté du sud, au contraire, au-dessus de
la vallée du Zezere, les escarpements sont abrupts, malaisés à gravir:
c'est la _serra brava_, la «montagne sauvage». Des lacs charmants,
disposés en vasques étagées comme les «laquets» des Pyrénées et les
«yeux de mer» des Carpathes, se rencontrent dans le voisinage du
principal sommet, le Malhão de Serra, et donnent lieu à diverses
légendes. Eux aussi sont censés être en communication avec la mer,
participer à son flux et à ses tempêtes, et cacher, comme elle,
d'immenses trésors dans leurs eaux. Les lacs et les cascades qui s'en
épanchent ont fait donner à plusieurs montagnes de ce massif le nom fort
juste «d'aiguières»: ce sont, en effet, des réservoirs de sources, que
les vents d'ouest, toujours chargés de pluies, prennent soin de ne
jamais laisser tarir.

Les pentes supérieures de la serra Estrella sont couvertes de neige
pendant quatre mois de l'année, et quelques cavités profondes en
conservent même en été. Les habitants de Lisbonne trouvent en abondance,
dans ces glacières naturelles, la provision qui leur est nécessaire pour
la confection de leurs sorbets. Même la serra de Lousão, qui prolonge au
sud-ouest les monts de l'Étoile, reçoit assez de neige en hiver pour en
alimenter les cafés de Lisbonne. C'est aux derniers promontoires du
Lousão que cesse le système orographique de l'Estrella. Les hauteurs et
les collines de l'Estremadure qui se prolongent au sud-ouest vers le
massif de Cintra et qui se terminent au Cabo da Roca, point de repère
des navigateurs, appartiennent à une formation distincte, et consistent
principalement en assises jurassiques revêtues au nord et au sud de
strates crétacées. C'est d'une façon tout à fait générale seulement que
l'on peut rattacher à l'arête «carpéto-vétonique» de la Péninsule ces
diverses petites serras et celles qui accidentent le plateau de Beira
Alta, au sud de la fosse profonde dans laquelle passe le Douro [207].

[Note 207: Altitudes diverses du Portugal, au nord du Tage:

Gaviarra                               2,403 mèt.
Serra de Gerez                         1,500? »
Laróuco                                1,548  »
Serra de Marão                         1,429  »
Malhão da Serra (Serra de Estrella).   2,294  »
Bragança                               2,105  »
Lamego                                 1,514  »
Castello Branco                        1,468  »
]

Exposées comme elles le sont à l'influence des vents océaniques et des
contre-alizés, tout chargés des vapeurs puisées dans les mers
équatoriales, les montagnes de Beira et d'Entre-Douro et Minho reçoivent
annuellement une très-forte part d'humidité. Les pluies tombent en
abondance sur leurs pentes, non par orages violents et soudains, comme
dans les pays tropicaux, mais par averses continues. C'est en hiver et
au printemps que les nuages se fondent le plus fréquemment en eau, mais
il pleut aussi dans les autres saisons; aucun mois ne se passe sans
apporter son contingent d'averses. En outre, les brouillards se montrent
très-souvent à l'issue des vallées et sur le littoral jusqu'à la
latitude de Coïmbre. Il est arrivé que dans cette ville la précipitation
annuelle de l'humidité s'est élevée à près de 5 mètres: même sur les
côtes occidentales de l'Ecosse et de la Norvége, le sol ne reçoit point
une quantité d'eau aussi considérable; seules des contrées tropicales
ont de pareils déluges atmosphériques.

Cette grande humidité de l'air, ce bain de vapeur dans lequel se trouve
immergé le Portugal du Nord ont pour conséquence une grande égalité de
climat. A Coïmbre, l'écart entre le mois le plus chaud et le mois le
plus froid est à peine de 10 degrés [208]. Les froidures ne sont
vraiment rigoureuses que sur les plateaux où souffle la bise, et les
chaleurs ne paraissent presque intolérables que dans les creux et les
vallées où l'air circule avec peine: telle est la fissure au fond de
laquelle coule le haut Douro; au pied des rochers qui réverbèrent les
rayons du soleil, à Penafiel notamment, on se sent comme dans un four.
Mais, si l'on ne tient pas compte de ces climats exceptionnels, on
trouve à l'ensemble du climat boréal de la Lusitanie un caractère
essentiellement tempéré. Ainsi qu'en témoigne, du reste, l'aspect des
forêts, des prairies et des champs, le Portugal du Nord appartient plus
à la zone de l'Europe centrale qu'à celle du monde méditerranéen. Si ce
n'est dans les jardins et à titre de curiosité, le palmier ne se montre
point en Portugal au nord de la vallée du Tage; mais l'olivier,
l'oranger, le cyprès y contrastent délicieusement avec les arbres du
nord.

[Note 208: Température de la Lusitanie septentrionale:

COÏMBRE, d'après Coello.

Hiver       11°,24
Printemps   17°,25
Été         20°,50
Automne     17°,40
Moyenne     16°,68

Mois le plus froid (janvier)   10°,7
Mois le plus chaud (juillet)   20°,8
                              _______
Écart                          10°,1

PORTO, d'après D. Luiz (huit années).

Hiver       10°,6
Printemps   14°,8
Été         21°,0
Automne     16°,2
Moyenne     15°,6

Mois le plus froid (janvier)   10°,1
Mois le plus chaud (août)      21°,3
                              _______
Écart                          11°,2
]

Une autre conséquence de l'extrême humidité de l'air et de la fréquence
des pluies est la multitude et l'abondance des cours d'eau. Camões et,
depuis ce grand poëte, des écrivains sans nombre ont célébré la beauté
des campagnes de Coïmbre qu'arrose le Mondego, le charme des cascades
qui ruissellent entre les branches, la pureté des sources qui s'élancent
des roches tapissées de verdure. Au nord du Mondego, le Vouga, qui va se
perdre dans les étangs marins d'Aveiro, puis les divers affluents du
Douro, et par delà ce fleuve, l'Ave, le Cávado, le Neiva, la Lima
serpentent également dans les campagnes les plus riantes, où la grâce de
la végétation se trouve rehaussée par le contraste des rochers et des
montagnes. La Lima n'est pas la seule rivière de ces contrées qui eût
mérité de faire oublier aux soldats romains les fleuves de leur patrie
et de recevoir d'eux, ainsi que l'affirme une tradition sans valeur, le
nom de la source grecque du Léthé. Tous les autres fleuves des provinces
septentrionales ont des rivages si charmants, que, n'était la trop
grande fréquence des pluies, on voudrait y vivre et y mourir. La Lima,
appelée Limia par les Espagnols, est de tous les cours d'eau de la
Péninsule le seul qui se trouve encore dans sa période de transition
géologique. Les autres ont déjà vidé les lacs du plateau dans lesquels
s'amassaient leurs eaux supérieures. La Lima, que retenait à l'ouest une
digue de rochers plus difficile à percer que celle du Tage et du Douro,
n'a pas encore complétement emporté le trop-plein de son bassin
d'origine: un grand marécage, la lagune Beon, ou Antela, rappelle les
temps où une vaste mer intérieure, semblable au lac de Genève,
emplissait encore son beau cirque de montagnes.

[Illustration: Nº 165.--VALLÉE DE LA LIMA.]

La pente moyenne des fleuves portugais est trop considérable et les
barres qui en défendent l'entrée sont trop périlleuses pour qu'ils aient
pu acquérir une grande importance comme chemins de navigation. Tous ont,
il est vrai, leur port d'accès, mais, à l'exception du Douro, qui roule
les eaux d'un sixième de la péninsule Ibérique, aucun ne peut servir de
débouché à de castes districts de l'intérieur et, par conséquent, n'a de
valeur sérieuse pour le commerce général de la contrée. Bien différente
du littoral de la Galice, si bizarrement découpé en golfes et en _rias_,
en innombrables havres de refuge, la côte de tout le Portugal du Nord se
développe en longues plages, fort dangereuses quand souffle le vent du
large, et redoutées à bon droit par les marins. De la bouche du Minho au
cap Carvoeiro, sur un développement d'environ 300 kilomètres, la plage
ressemble à celle des Landes françaises, entre l'estuaire de la Garonne
et la base des Pyrénées. Sauf le cap de Mondego et quelques monticules
isolés, au pied desquels s'enracinent les sables, la côte ne présente
que de longs estrans aux courbes régulières; toutes les inégalités
primitives du littoral, toutes les baies de formes diverses qui
pénétraient au loin entre les bases des montagnes, ont été masquées par
le cordon de sable, et les vagues le renouvellent incessamment en se
servant des matériaux que leur apportent les fleuves et de ceux qu'elles
prennent elles-mêmes en sapant les rochers granitiques de la Galice. A
la fin de l'époque glaciaire qui avait transformé l'Europe occidentale
en un autre Groenland, les plaines du Portugal étaient depuis longtemps
débarrassées de leurs glaces, tandis que les rivages de la Galice et des
Asturies en étaient encore encombrées; aussi les alluvions ont-elles pu
faire leur oeuvre au midi, tandis que plus au nord elle est encore bien
loin d'être achevée. L'apparence générale de la contrée témoigne que
toute la basse vallée du Vouga était jadis un golfe se ramifiant au loin
dans les terres; mais d'un côté les dépôts marins, de l'autre les
apports fluviaux ont comblé en grande partie l'ancienne mer intérieure.
Géologiquement, le bassin d'Aveiro offre la plus grande ressemblance
avec le bassin d'Arcachon. Ses eaux, de même que celles de tous les
fleuves de la côte, sont extrêmement poissonneuses; mais le Douro est le
cours d'eau le plus méridional de l'Europe où pénètrent encore les
saumons. La vie animale est tellement surabondante dans certaines
parties du Duero espagnol, que, suivant le proverbe, «son eau n'est pas
de l'eau, mais du bouillon.»

[Illustration: Nº 166.--DUNES D'AVEIRO.]

Comme la côte des Landes, la plage rectiligne de Beira-mar est en grande
partie bordée de dunes qu'a dressées le souffle de la mer. Derrière ces
dunes, les eaux douces de l'intérieur, remplaçant peu à peu les eaux
salées des anciens golfes, se sont amassées en étangs insalubres, et
leurs bords, comme ceux des eaux dormantes du sud-ouest de la France,
sont couverts de bruyères diverses, de fougères, d'arbousiers, de
superbes genêts, hauts de 6 à 10 mètres, tandis que les forêts voisines
sont formées de chênes-liéges et de pins. Une même formation géologique
a donné à l'ensemble de la végétation la même physionomie. Jadis aussi
les dunes de la côte portugaise étaient mobiles et marchaient à l'assaut
des campagnes cultivées de l'intérieur, mais, bien avant qu'on ne
songeât en France à les fixer par des semis, on avait eu cette idée en
Portugal. Du temps du roi Diniz «le Laboureur», dès le commencement du
quatorzième siècle, les collines de sable avaient déjà cessé de marcher;
des forêts de pins les avaient consolidées.

Les habitants de la partie cultivable des bassins du Minho et du Douro
sont très-nombreux, proportionnellement à la surface du sol. Dans la
province comprise entre les deux fleuves, la population est même
beaucoup plus dense que dans la province limitrophe de Pontevedra, la
plus riche de toute l'Espagne en hommes. Si la France était relativement
aussi peuplée que l'est la province du Minho, elle aurait près de 70
millions d'habitants. Pour trouver dans cet espace étroit la nourriture
suffisante, il faut que les Portugais du Nord travaillent avec beaucoup
de zèle, et leur province est, en effet, la mieux cultivée de la
Péninsule. Ce fait s'explique d'ailleurs par la raison bien simple que
les cultivateurs sont en grand nombre propriétaires ou du moins
_afforados_, c'est-à-dire usufruitiers inamovibles, moyennant un tribut
nominal de quelques francs au propriétaire en titre. Presque tous les
paysans possèdent un intérêt direct dans la bonne exploitation des
richesses du sol, et peuvent transmettre leur propriété à l'un de leurs
enfants, qui dédommage ses frères et ses soeurs par une certaine somme
que fixe la loi. Grâce à cette tenure du sol, presque toutes les parties
basses de la Lusitanie du Nord sont cultivées comme un jardin. Dès le
siècle dernier, Link constatait que le nombre des paysans aisés était en
raison inverse du luxe des monastères et de l'étendue des grandes
propriétés: il n'est pas rare de rencontrer dans le Minho des paysannes
portant, comme les Frisonnes et les riches Serbiennes, de véritables
fardeaux de bijoux, surtout des colliers d'or, de style mauresque. Les
habitants de la contrée font preuve de la plus ingénieuse industrie pour
arroser les pentes supérieures des collines rocailleuses; en plusieurs
endroits, leurs travaux de recherche à la poursuite des sources
ressemblent à des galeries de mines. Nombre de montagnes ont été
taillées en terrasses _geios_ que l'on arrose avec le plus grand soin et
qui sont cultivées en prairies artificielles. Ce remarquable amour du
travail s'associe chez les Portugais du Nord à de hautes qualités
morales. D'après le témoignage universel, les habitants de ces contrées
seraient certainement les meilleurs de tout le Portugal par la douceur
du caractère, la gaieté, la bienveillance; pour la danse et les chants,
ce sont, dit un auteur, de vrais bergers de Théocrite. Souvent un jeune
homme défie envers un de ses compagnons, et l'autre lui répond en
chantant des rimes improvisées. Quelques-unes des populations du
littoral ont aussi une véritable beauté. Les femmes d'Aveiro, quoique
souvent affaiblies par les fièvres paludéennes, ont la réputation d'être
les plus jolies de tout le Portugal. M. Latouche croit reconnaître dans
les indigènes de ces districts les traits, la physionomie, les moeurs
d'une population orientale.

[Illustration: Nº 167.--PORTO ET LE «PAYS DE VIN».]

De nos jours, l'industrie agricole la plus importante des provinces du
Nord est la culture de la vigne et la préparation des vins connus d'une
manière générale sous le nom de vins de Porto. Le principal district de
vignobles, désigné d'ordinaire sous l'appellation de _Paiz do Vinho_,
occupe, au nord du Douro, entre les deux grands affluents le Tamega et
le Tua, des pentes du collines nues et sans arbres, fort laides à voir,
dont les schistes noirâtres et désagrégés sont exposés directement en
été à toute la force des rayons solaires, tandis que les vents âpres du
nord et parfois les neiges les refroidissent en hiver; mais, outre cette
région des vins exquis, de vastes espaces, moins favorables à la
production du liquide précieux, sont cultivés en vignobles dans toute
l'étendue de la contrée. Vers la fin du dix-septième siècle, le district
du haut Douro, actuellement si riche, était à peine cultivé, et ses
habitants étaient des plus misérables; tous les vins dits de Porto
provenaient alors des rives inférieures du Corgo. Les Anglais n'avaient
pas encore apprécié les vins de ces contrées, et Lisbonne leur
fournissait en abondance tous les crus portugais qui jusqu'alors avaient
flatté leur goût. La culture des vignobles du Douro ne prit une certaine
importance qu'après le traité conclu par lord Methuen, en 1703. Dès
lors, la réputation des vins secs de Porto ne cessa de grandir; une
compagnie, fondée par le marquis de Pombal, et plusieurs fois
transformée depuis, se constitua pour l'exploitation de vastes domaines
et pour l'achat, la manipulation et la garantie des vins; la ville de
Pozo de Regoa, située au bord du Corgo, dans une espèce d'entonnoir de
hautes collines aux crus renommés, devint une localité fameuse par ses
foires, où des transactions d'une heure faisaient la ruine ou la fortune
des négociants; enfin, toute une cité de celliers et d'entrepôts s'éleva
sur la rive gauche du fleuve, en face de la colline qui porte les
édifices de Porto. Depuis plus d'un siècle, le _port-wine_, vrai ou
frelaté, et d'ailleurs toujours fortement mélangé d'eau-de-vie, ainsi
que le _sherry_ (Jerez), est un des vins obligés de toute table anglaise
de la noblesse et de la bourgeoisie. Aussi presque tout le produit des
vendanges du Douro est-il expédié, soit directement en Angleterre, soit
dans les colonies britanniques et aux États-Unis; avant 1852, les
meilleures sortes, dites «vins de factorerie» (_vinhos de feitoria_), ne
pouvaient être envoyées qu'en Angleterre. Le Cap, les Indes anglaises,
Hongkong, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, en reçoivent tous une part
considérable par la voie d'Angleterre, tandis que la France, où ces vins
sont moins appréciés, en importe directement à peine une ou deux
centaines de barriques. Les Brésiliens et les Portugais du Brésil sont,
après les Anglais, les meilleurs clients de Porto; la mère patrie leur
envoie chaque année environ 40,000 hectolitres de vins. Il est bon
d'ajouter que les vignobles du Portugal ne produisent qu'une faible
partie du liquide que l'on boit dans le monde sous le nom de
_port-wine_: on a calculé que, pendant les années de mauvaise récolte,
la consommation de ce que l'on appelait «vin de Porto» dépassait
cinquante et soixante fois la production réelle [209].

[Note 209:

Production des vignes du Portugal, avant l'oïdium (1853)
                                             4,800,000 hectolitres.
Production moyenne des vignes d'Alto-Douro (Porto), en 1848.
                                               533,000 hectolitres.
             »                   »                  en 1870.
                                               517,000 hectolitres.
Exportation en Angleterre.                     169,000    »
    »       au Brésil.                         45,220     »
    »       en France.                            340     »
]

L'élève des mulets, très-bien pratiquée par les montagnards de Tras os
Montes, est aussi une source de revenus considérables pour les provinces
du Nord, de même que l'engraissement des bestiaux, animaux d'une rare
beauté, que l'on importe des provinces limitrophes de l'Espagne pour les
expédier en Angleterre. On s'occupe aussi de la culture des primeurs
pour le marché de Londres et même de Rio de Janeiro. Quant à l'industrie
proprement dite, elle est assez importante depuis le moyen âge dans
cette partie du Portugal, et la présence de nombreux Anglais, habiles à
profiter des ressources du pays, a donné une grande impulsion au travail
des manufactures. Porto a plusieurs filatures de coton, de laine et de
soie, des fabriques d'étoffes, des usines métallurgiques, des
raffineries de sucre; ses joailliers, ses bijoutiers, ses gantiers sont
réputés fort habiles. Cependant l'exploitation du sol, l'industrie, le
commerce licite, enfin la contrebande, qui se pratique dans de vastes
proportions sur les frontières du district de Bragança, ne suffisent pas
à nourrir tous les habitants: le pays, surpeuplé, doit se débarrasser
chaque année de milliers d'émigrants qui, à l'imitation de leurs voisins
les Gallegos, vont chercher fortune à Lisbonne, ou même par delà
l'Océan, à Pará, à Pernambuco, à Bahia, à Rio de Janeiro, sur les
plateaux du Brésil. C'est en majeure partie des bassins du Minho et du
Douro que viennent les hardis colons qui ont fait et qui entretiennent
la prospérité du Brésil: quoique mal vus par les Brésiliens, ils sont
les véritables créateurs de la richesse dans la Lusitanie du Nouveau
Monde. La plupart des émigrants du Minho et de Tras os Montes qui se
rendent au Brésil, et qui sont au nombre de dix à vingt mille par an,
s'embarquent à Porto même; d'autres prennent Lisbonne pour première
étape. Naguère, avant que les chemins de fer n'eussent facilité le
voyage, les Portugais du Nord qui descendaient à Lisbonne, cheminaient
par troupes nombreuses, sous la direction d'un chef, ou _capataz_, et
suivaient, de _rancho_ en _rancho_, un itinéraire connu. Les habitants
du district de Vianna voyagent surtout comme plâtriers et maçons.
Certains districts sont presque uniquement habités par des femmes; les
hommes sont absents.

[Illustration: PORTO. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J.
Laurent.]

[Illustration: N° 168.--SÃO JOÃO DA FOZ.]

Les populations des hautes provinces n'ont pas le seul privilège de
renouveler incessamment le sang des Portugais du Sud et de leurs parents
d'outre-mer, ce sont elles aussi qui ont donné son assiette politique à
l'État de Portugal. C'est le Porto Cale, situé là où se trouve
actuellement le faubourg de Villanova de Gaya, en face de la cité de
Porto, qui a donné son nom à l'ensemble de toutes les contrées
lusitaniennes; c'est à Lamego, sur les coteaux qui dominent au sud la
profonde vallée du Douro, que les Cortes auraient, suivant une tradition
plus ou moins justifiée, constitué le royaume de Portugal en 1143; Porto
fut d'abord capitale du nouvel État, de même que Braga avait été jadis
celle des rois suèves; et quand, après la courte domination des
Espagnols, le pays recouvra son indépendance politique, ce furent les
ducs de Bragança, dans le Tras os Montes, que l'on désigna pour la
royauté. Quoique l'admirable situation de Lisbonne et sa position
centrale lui assurent un rôle prépondérant, c'est fréquemment de Porto
que part l'initiative, quand un changement considérable se prépare. On a
remarqué que le succès des révolutions nationales et les chances des
partis dépendent surtout de l'attitude des énergiques populations du
Nord. Elles ont leur caractère propre, et n'obéissent point à Lisbonne
sans discuter la valeur des ordres; aussi Porto a-t-elle reçu le nom «de
cité mutine». Si l'on en croyait les _Portuenses_ eux-mêmes, ils
seraient de beaucoup les supérieurs de leurs rivaux les _Lisbonenses_
par l'énergie et la valeur morale; eux seuls seraient les dignes fils de
ces Portugais du grand siècle qui parcouraient les mers à la recherche
de peuples inconnus; en tout cas, ils se distinguent certainement des
habitants de la capitale par une allure plus décidée, une parole plus
brève, un regard plus ouvert. Dans le langage populaire, les gens de
Porto et ceux de Lisbonne sont désignés par les appellations peu nobles
de _tripeiros_ (mangeurs de tripes) et d'_alfasinhos_ (mangeurs de
laitue).

Porto ou O Porto, le «Port» par excellence, est la métropole naturelle
de toute la Lusitanie septentrionale et la seconde cité du Portugal par
son commerce et sa population; par l'industrie, elle se trouve au
premier rang. Vue des bords du Douro qui n'a guère en cet endroit plus
de 200 mètres, de large, elle se présente superbement en un double
amphithéâtre. Ses deux collines sont séparées par un étroit vallon
rempli d'édifices, et dominées l'une par la cathédrale, l'autre par le
haut et gracieux clocher _dos Clerigos_ (des Prêtres), qui sert de point
de reconnaissance aux navires cinglant de l'Océan vers la barre
d'entrée. En bas, de larges rues élégantes, tirées au cordeau, de belles
places, semblables à celles de toutes les villes modernes de trafic,
découpent en rectangles uniformes la ville du commerce et de
l'industrie, tandis que, sur les pentes, des rues escarpées et
sinueuses, des escaliers même, montent à l'assaut des quartiers élevés;
d'ailleurs, la propreté est partout fort grande; la ville tient à
mériter par sa bonne tenue les éloges de ses nombreux hôtes venus
d'Angleterre. Sur la rive gauche du fleuve s'étend en un long faubourg
la ville de fabriques et d'entrepôts, Gaya, dont les celliers
contiennent, dit-on, une moyenne de quatre-vingt mille pipes, soit
quatre cent mille hectolitres de vin. Sur les bords du fleuve, et sur
les terrasses qui le dominent, se prolongent de fort belles promenades,
d'où l'on voit se dérouler les admirables perspectives du fleuve et de
ses longs méandres, avec les navires qui le sillonnent, et les maisons
de plaisance qui reflètent vaguement dans les eaux les faïences
bleuâtres de leurs façades. Au loin, sur les collines, se montrent
d'anciens couvents, des tours de défense, des villages à demi cachés
dans la verdure: telle est, sur un coteau de la rive méridionale du
Douro, au sud-est de Porto, la petite bourgade d'Avintes, célèbre par la
beauté de ses femmes. Elles apportent chaque jour à la ville la _broa_
ou pain de maïs, qui entre pour une si grande part dans l'alimentation
des Portuenses: le pain vient de Vallongo, situé à une quinzaine de
kilomètres au nord-est de Porto.

Du côté de la mer, les deux villes soeurs de Porto et de Gaya se
prolongent par des faubourgs dans la direction de l'embouchure, qu'elles
atteindront peut-être un jour, si les ressources locales continuent de
se développer, et si des voies nouvelles, communiquant avec l'intérieur
de l'Espagne, apportent au marché du bas Douro de plus grands éléments
de commerce. Malheureusement l'entrée du fleuve est trop peu profonde,
et, quand souffle le vent du large, elle est fort périlleuse d'accès. A
mer basse, le seuil n'a guère plus de 4 mètres de profondeur; en outre,
il n'a qu'une faible largeur et les rochers voisins mettent en péril les
embarcations qui le franchissent. Enfin, même dans le fleuve, les
navires de quatre à cinq cents tonneaux qui vont s'amarrer aux quais de
Porto et de Gaya ont aussi à craindre un danger, celui des crues; après
les grandes pluies, quand le fleuve gonflé s'exhausse dans son lit trop
étroit, il arrive souvent que les câbles se brisent et que les ancres
chassent sur le fond. C'est donc en dépit de grands désavantages que le
port du Douro rivalise d'activité avec celui du Tage [210].

[Note 210: Commerce de Porto en 1868:

Importations..   44,370,000 fr.
Exportations..   41,308.000 fr.
Total.........   85,678,000 fr.
]

La petite ville de São João da Foz, dont la forteresse surveille
l'embouchure du fleuve, porte sur sa colline un phare qui en signale les
dangers; mais elle n'a point de commerce elle-même: comme ses voisines
Mattozinhos et Leça, dont l'ancien couvent fortifié dresse encore son
donjon tel qu'il était au douzième siècle, elle est surtout fréquentée à
cause de la beauté de ses plages, de la pureté de ses brises marines, du
voisinage des forêts de pins: en été, chaque train y amène en multitude
les habitants de Porto. Ceux-ci se rendent aussi en grand nombre sur les
sables d'Espinho, au sud du fleuve, malgré l'odeur de poisson que répand
le village, peuplé de pêcheurs de sardines. Sur les côtes qui s'étendent
au nord jusqu'aux frontières de l'Espagne, maint petit havre du littoral
doit, comme São João, son mouvement d'affaires bien plus aux visiteurs
qui viennent s'y baigner qu'aux embarcations en quête de denrées. Tous
les ports de rivière de la Lusitanie du Nord ont encore moins d'eau sur
leur barre que n'en a le Douro et par conséquent ne peuvent être les
points d'attache que d'un faible commerce de cabotage. Le Minho, dont la
passe la plus profonde n'a guère plus de 2 mètres à marée basse, a pour
sentinelle portugaise, à son entrée, la petite bourgade fortifiée de
Caminha et «l'îlot», ou Insua, remarquable par sa source d'eau vive. La
Lima, d'un accès peut-être plus difficile encore, a cependant à son
embouchure une ville un peu plus importante que celles du Minho, la
coquette Vianna de Castello, si gracieusement nichée dans sa fertile
campagne semée de maisons de plaisance. A la bouche du Cávado est un
autre petit port, le bourg d'Espozende; puis sur l'Ave, vient la Villa
do Conde, à laquelle des chantiers donnent quelque animation. C'est là
qu'on lançait naguère ces navires si effilés et si rapides qui servaient
à faire la traite des esclaves: lors des grandes expéditions de
découverte qui ont illustré le Portugal, les meilleurs bâtiments étaient
ceux qu'avaient construits les charpentiers de Villa de Conde.

Parmi les cités situées dans l'intérieur de la province d'Entre-Douro et
Minho, on célèbre Ponte de Lima, fameuse depuis les temps anciens par la
beauté champêtre de ses paysages, Barcellos, suspendue, pour ainsi dire,
aux escarpements qui dominent le Cávado et ses bords si bien ombragés,
Amarante, célèbre par ses vins et ses pêches, et fière de son beau pont
sur le Tamega; mais les deux villes vraiment importantes par leur
population, leur industrie, leur richesse, sont les deux cités voisines
de Braga et de Guimarães, toutes les deux admirablement situées sur des
hauteurs d'où l'on contemple les plus riches campagnes. Vieille colonie
romaine, capitale des Callaïques ou Galiciens, puis des Suèves,
résidence des anciens rois de Portugal, devenue, du temps de l'union
avec l'Espagne, la ville primatiale de toute la Péninsule, Braga
(_Bracaraugusta_) n'a pas seulement ses grands souvenirs, elle est aussi
une place de commerce et d'active industrie; on y fabrique, pour le
Portugal, le Brésil, les colonies de la Guinée, des chapeaux, des
lainages, des armes, des objets en filigrane d'une forme élégante et
pure. Guimarães n'est pas moins curieuse que Braga par ses monuments et
ses légendes du moyen âge. On y montre, près d'un porche d'église,
l'olivier sacré qui naquit d'un aiguillon planté dans le sol par Wamba,
quand il était encore laboureur, sans ambition de royauté; le vieux
château qui domine la ville et ses tours est celui où naquit Affonso, le
fondateur de la monarchie portugaise. Guimarães est aussi fort
industrieuse; elle a des fabriques de coutellerie, de quincaillerie, de
linge de table, et les visiteurs anglais ne manquent pas de s'y
approvisionner de boîtes de prunes bizarrement décorées. Dans les
environs jaillissent des eaux sulfureuses, très-fréquentées, que
connaissaient déjà les Romains sous le nom d'_Aquae Levae_. Les eaux les
plus célèbres du pays, las Caldas de Gerez, sourdent dans un vallon
tributaire du Cávado, au pied de monts escarpés, couverts de hêtres et
de pins.

[Illustration: COÏMBRE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.
J. Laurent.]

Les villes de Tras os Montes, de même que celles de Beira Alta, au sud
de la vallée du Douro, se trouvent pour la plupart en des régions trop
montueuses et sont trop éloignées des grands chemins de commerce pour
avoir attiré les populations. Villa Real, sur le Corgo, est la localité
la plus commerçante du Tras os Montes, grâce aux vignobles des environs,
et possède de véritables palais; Chaves, près de la frontière d'Espagne,
est une ancienne forteresse, ayant gardé, sur le Tamega, un de ces
admirables ponts qui ont illustré le siècle de Trajan; elle était
célèbre, du temps des Romains, par ses eaux thermales, dont le nom
(_Aquae Flaviae_) est encore, sous une forme corrompue, celui de la
ville. Bragança, capitale de l'ancienne province de Tras os Montes et
dominée par son admirable citadelle, occupe, à l'angle nord-oriental de
la Lusitanie, une position des plus importantes pour le commerce
légitime ou de contrebande; suivant les oscillations des tarifs
douaniers, elle expédie de l'une ou de l'autre manière les étoffes et
les autres marchandises de ses entrepôts: c'est le centre le plus
important du Portugal pour la production des soies gréges. Au sud du
Douro, la ville pittoresque de Lamego, dominant le fleuve, en face de la
région des grands vignobles, est renommée pour ses jambons; Almeida, qui
veille à la frontière, pour tenir en échec la garnison espagnole de
Ciudad Rodrigo, disputait jadis à la ville d'Elvas le rang de première
citadelle du Portugal; Vizeu, célèbre par les hauts faits du Lusitanien
Viriatus à l'époque de la domination romaine, est un lieu de passage
important entre la vallée du Douro et celle du Mondego. Sa foire de mars
est la plus fréquentée de tout le Portugal. C'est dans la cathédrale de
Viseu que se trouve le plus remarquable tableau du Portugal, vrai
chef-d'oeuvre, attribué à un peintre dont l'existence même est
problématique, Gran Vasco. Les bergers des environs de Viseu sont les
hommes les plus beaux et les plus forts de tout le Portugal: tête et
jambes nues, ils ont un aspect fort sauvage, quoique, à l'égal de tous
leurs compatriotes, ils aient des manières polies et dignes.

Coïmbre, l'ancienne _Aeminium_ et l'héritière de la Conimbrica romaine,
dans le Beira-mar, est la cité la plus fameuse et la plus peuplée entre
les deux métropoles de Lisbonne et de Porto. Elle est connue surtout
comme ville d'université; ses mille ou quinze cents collégiens et
étudiants, jadis deux fois plus nombreux, ses professeurs en soutane,
tout un monde d'école qui rappelle les républiques universitaires du
moyen âge, donnent à la ville une physionomie particulière: c'est là que
le portugais se parle avec le plus de pureté. Coïmbre se distingue aussi
par la beauté de ses environs, ses bosquets d'orangers, ses maisons de
campagne éparses dans la verdure, son admirable jardin botanique où les
plantes tropicales s'entremêlent en groupes charmants aux végétaux de la
zone tempérée. Sur les bords du clair Mondego, d'où l'on aperçoit le
pittoresque amphithéâtre de la ville, s'étalant sur la pente du coteau,
on visite la _quinta das Lagrimas_ (maison des Larmes) où fut égorgée la
belle Inès de Castro, si cruellement vengée plus tard par son mari,
Pierre le Justicier. Sur le corps meurtri d'Inès les nymphes du Mondego
versèrent des larmes qui se sont changées en une source d'eau pure:
ainsi le raconte une légende créée peut-être par les beaux vers de
Camões, que l'on a gravés sur une pierre, à l'ombre des grands cèdres.

Peu de contrées en Europe sont aussi belles et d'un aspect plus
enchanteur que les campagnes du Beira-mar arrosées par le Mondego, cette
«rivière des Muses», d'autant plus chère aux Portugais qu'elle coule en
entier sur le territoire lusitanien. Un des villages situés entre
Coïmbre et la mer porte le nom bien mérité de Formoselha; une ville
voisine est appelée Condeça Nova, qu'une étymologie, probablement
erronée, fait dériver de Condeixa, c'est-à-dire «la Corbeille de
Fruits»; nulle ville ne serait mieux nommée; ses oranges, qui
fournissent à Coïmbre un de ses principaux articles de commerce, sont
exquises; ses jardins, bien cultivés, sont merveilleux par la verdure,
les fleurs et les fruits. Au nord, dans le beau groupe de montagnes qui
domine Coïmbre, l'ancien couvent de Bussaco, bâti sur une terrasse au
milieu de forêts solennelles où se mêlent les cyprès, les cèdres, les
chênes, les ormeaux, est un véritable lieu de délices. La large route
qui conduit au monastère transformé maintenant en un lieu de
villégiature pour les riches habitants de Coïmbre et de Lisbonne,
serpente, de détour en détour, sous les branches entre-croisées. Au pied
de la montagne jaillissent les eaux thermales de Luso, très-fréquentées
depuis quelques années, surtout à cause de la beauté des paysages
environnants. Les pins de Goa et d'autres arbres exotiques ont été
plantés, pour la première fois en Europe, dans la forêt de Bussaco.

Le port de Coïmbre, Figueira da Foz, l'un des mieux abrités du littoral,
a, comme les autres ports de rivière de la Lusitanie du Nord, le
désavantage d'être obstrué à l'entrée par un seuil de sable mobile.
Pourtant l'embouchure du Mondego reçoit un assez grand nombre de
caboteurs qui viennent y chercher les fruits et les autres denrées de
cette contrée si fertile: tous les vins du district de la Barraïda, que
produisent les plaines comprises entre le cours du Mondego et celui du
Vouga, ont même pris de leur port d'expédition le nom de «vins de
Figueira», sous lequel ils sont fort appréciés au Brésil. Les deux
autres ports les plus actifs de la contrée sont les deux villes d'Ovar
et d'Aveiro, situées dans la «Hollande portugaise», au bord des étangs
que les dunes du littoral ont séparés de la haute mer. Au moyen âge et
lors de la grande période des découvertes, un commerce fort important
d'échanges et de pêcherie se faisait par l'entremise de ces deux villes.
Aveiro posséda, dit-on, jusqu'à cent soixante navires qu'elle utilisait
pour la grande pêche. Les variations de la barre ont mis un terme à
cette prospérité. Le littoral sableux ne présentant point une résistance
suffisante à l'action des vagues, il se déplacerait à chaque tempête si
l'on ne travaillait à fixer la passe par des rangées de pieux, à la base
desquels la vase est affouillée par le courant; mais ces moyens ne
suffisent pas toujours et le chenal a fréquemment dévié. L'ancienne
ouverture, dite Barra da Vagueira, se trouvait près de l'extrémité
méridionale du long estuaire intérieur. Actuellement, la passe est
directement en face d'Aveiro: c'est par là que l'on expédie les sels,
les grains et les fruits qu'apporte de l'intérieur la rivière canalisée
du Vouga. Les marins d'Aveiro, de sa voisine Ilhavo et de la cité
d'Ovar, bâtie à l'extrémité septentrionale de l'estuaire, ont la
réputation d'être les plus vaillants du littoral. Ils s'occupent surtout
de la pêche de la sardine et de l'élève des huîtres; ils possèdent sur
le bord de la mer de grands établissements de salaison [211].

[Note 211: Villes principales des provinces du nord: Entre Douro et
Minho, Tras os Montes, Beira:

Porto                89,200 hab. en 1864.
Braga                19,500     »
Coïmbre (Coimbra)    18,000     »
Guimarães            15,000     »
Ovar                 10,000     »
Viseu                 9,000     »
Lamego                9,000     »
Vianna de Castello    9,000     »
Chaves                6,000     »
Aveiro                7,000     »
Figueira da Foz       7,000     »
Bragança              5,000     »
]



III

LA VALLÉE DU TAGE, L'ESTREMADURE.


Le cours inférieur du Tage divise le Portugal en deux moitiés inégales,
fort différentes par l'aspect général et les contrastes du sol et du
climat. C'est dans la vallée de ce fleuve que s'opère la transition
naturelle entre le nord et le sud de la Lusitanie; c'est là aussi qu'à
la faveur du magnifique estuaire envoyé par l'Océan au-devant du fleuve
a pu s'établir la capitale de la contrée et l'une des cités les plus
importantes de l'univers.

A son entrée dans le Portugal, en aval du pont grandiose d'Alcántara, le
Tage, qui sert d'abord de frontière commune entre les deux pays, est
encore un fleuve encaissé, rapide, inutile pour le commerce aussi bien
que pour l'irrigation des plateaux riverains; il se trouve à près de 140
mètres au-dessus du niveau de la mer et doit traverser encore un chaînon
de rochers, au défilé de Villa-Velha de Rodão. Au delà, sa vallée
s'élargit peu à peu, puis, quand le fleuve a reçu son grand affluent le
Zezere, alimenté par les neiges de la serra Estrella, il change de
direction et coule, vers le sud-ouest, dans un lit obstrué d'îles et de
bancs de sable. Dans cette partie de son cours, ses eaux, devenues
tranquilles, sont navigables en toute saison. Le fleuve traverse déjà
les terres d'alluvion qu'il a portées lui-même pour en combler la partie
orientale de son estuaire, et se divise en bras tortueux autour des îles
changeantes. Au-dessous du village de Salvaterra commence le delta
proprement dit; le grand lit continue de longer à droite la base des
collines, tandis que le lit secondaire va recevoir à gauche les deux
rivières de Sorraia et de Santo Estevão et limite, à l'est, la grande
île de Lezirias, terre basse et presque inhabitée où serpentent des
canaux marécageux. Vers la partie méridionale de l'île, les deux bras
qui l'entourent sont déjà la mer; le flot les élargit deux fois par jour
et s'étale au loin sur les plages. Les eaux fluviales se perdent dans le
vaste estuaire de Lisbonne, auquel on a gardé le nom de Tage, mais qui
est vraiment un golfe dont l'eau est plus ou moins salée, suivant
l'alternance des crues et des étiages; déjà tout près de l'extrémité
septentrionale du vaste bassin, entre Sacavem et Alhandra, des salines
bordent la rive. Le contraste de la mer et du courant fluvial se montre
nettement: d'un côté sont les eaux profondes où voguent les navires; de
l'autre, le flot rapide courant sur un lit de sable, que les paysans
traversent à gué pendant les mois de sécheresse.

[Illustration: Nº 169.--ESTUAIRE DU TAGE.]

[Illustration: PONT ROMAIN D'ALCANTARA. Dessin de Taylor, d'après une
photographie de M.J. Laurent.]

Le Tage est une des rivières qui, par la direction de leur cours,
témoignent le plus clairement de la tendance qu'ont les eaux courantes
de l'hémisphère boréal à empiéter sur les terres de leur rive droite.
Jadis, lorsque la grande mer intérieure qui recouvrait les plateaux de
la Nouvelle-Castille se vida par l'issue du Tage, ce fleuve dut rouler
une quantité d'eau fort considérable qui déblaya une partie des collines
de la Lusitanie. Or la configuration du sol permet de voir, comme sur
une carte en relief, que les courants ont passé en déluge sur les terres
de la rive gauche et en ont nivelé les saillies, puisqu'ils ont
incessamment gagné vers la droite, c'est-à-dire vers le nord, pour
longer la base des montagnes et des collines du système de l'Estrella.
Les deux rives du Tage offrent le même contraste que les bords des
fleuves de la Sibérie: la rive gauche ou celle d'outre-Tage (Alemtejo)
est la côte d'aval; la rive droite est la berge d'amont; de ce côté se
trouvent les pentes rapides, les falaises et des hauteurs de plusieurs
centaines de mètres, que la majesté de leur aspect permet presque de
qualifier de montagnes.

La petite chaîne irrégulière qui forme l'ossature de la péninsule
comprise entre le Tage et l'Océan, au nord de Lisbonne, ne se relie aux
monts de l'Estrella que par un seuil raviné, où passe le chemin de fer
de Santarem à Porto, et où s'entremêlent les sources des deux versants.
Au sud de Leiria, les collines, déjà plus hautes, servent de
contre-forts à un sommet dominateur, la Serra do Aire ou «Montagne du
Vent», d'où l'on voit s'étendre à ses pieds, comme un immense tapis
brodé, les campagnes verdoyantes qu'arrosé le Tage et les landes rousses
de l'Alemtejo. Au sud, le Monte Junto est un autre point culminant des
hauteurs de l'Estremadure; il projette à l'ouest un seuil latéral, qui
va former une saillie triangulaire en dehors de la côte, et se rattache
par une plage basse à l'île rocheuse du cap Carvoeiro. Cette île, moins
grandiose d'aspect que l'Argentaro et le Circello du littoral italien,
mais non moins curieuse au point de vue géologique, porte la forteresse
et la petite ville de Peniche, où les femmes, presque isolées du monde,
passent leur temps à faire de la dentelle. Au large, une barre
sous-marine réunit le cap Carvoeiro à l'île de Berlinga, environnée
d'écueils, et aux Farilhãos, également redoutés des marins. Un
pittoresque château fort, qui sert en même temps de prison, s'élève sur
l'île de Berlinga, au-dessus d'un petit havre de pêcheurs.

[Illustration: Nº 170.--PENICHE ET LES BERLINGAS.]

Entre l'estuaire de Lisbonne et la mer, la péninsule rétrécie n'offre
plus qu'un dédale de collines peu élevées, mais présentant néanmoins de
grandes difficultés aux communications, à cause de l'étroitesse des
vallées et de leurs brusques contours. C'est dans cette région
tourmentée que Wellington établit, pendant la guerre péninsulaire, ses
fameuses lignes de Torres Vedras, qui transformaient tout le district de
Lisbonne en un vaste camp retranché. Au sud de ces collines, dont
chacune portait sa redoute, se dressent d'autres collines. Toute la
contrée s'élève jusqu'au massif des admirables hauteurs de Cintra,
devenues si fameuses par leurs palais, leurs vallons ombreux, leur
climat délicieux, et le souvenir des événements qui s'y sont accomplis.
Une partie de ce massif, comprenant les hauteurs de Lisbonne jusqu'à
Sacavem, au bord septentrional de l'estuaire, est occupée par des masses
basaltiques, qu'ont rejetées d'anciens volcans. Durant l'époque
géologique actuelle, aucun nouveau flot de lave ne s'est épanché des
crevasses de ces montagnes, mais il est probable que les terribles
tremblements de terre de 1531 et de 1755 avaient leur cause dans
l'agitation des matières bouillantes et des gaz enfermés sous les
couches superficielles. La première série de secousses dura huit jours,
et renversa un grand nombre d'édifices. Quant à l'ébranlement du siècle
dernier, on sait quels désastres en furent la conséquence; peut-être
aucune des violences de la nature ne fit-elle plus d'impression sur les
esprits des peuples de l'Europe. Dès le premier choc, qui pourtant ne
dura pas plus de quatre à cinq secondes, une grande partie de Lisbonne
était en ruines; plus de quinze mille habitants, même trente ou quarante
mille, suivant quelques historiens, étaient écrasés sous les débris de
3,850 édifices; une minute après, une vague de douze mètres de hauteur
s'élançait de la mer et noyait les fuyards entassés sur le quai. Un seul
quartier, l'Alhama, ou Mouraria, l'ancien lieu de résidence assigné aux
Maures, au pied de la citadelle, échappa au désastre. L'incendie, qui
s'éleva des foyers engloutis, dévora des milliers de maisons que la
secousse avait laissées debout; pour empêcher le pillage, le marquis de
Pombal fit ériger la potence au milieu des ruines: sans l'énergie de cet
homme, la cour se serait enfuie, dit-on, pour transférer le siége du
gouvernement à Rio de Janeiro. Du centre de vibration, qui probablement
se trouvait sous Lisbonne même ou dans le voisinage immédiat, les
oscillations du sol se propagèrent sur un espace immense, que les
historiens de la terrible catastrophe ont diversement évalué, mais qui
ne peut avoir été moindre de 3 millions de kilomètres carrés. Porto fut
partiellement démolie; le havre d'Alvor, dans les Algarves, fut comblé;
les murs de Cádiz furent jetés bas; et l'on affirme que presque toutes
les grandes villes du Maroc tombèrent de la secousse. Une certaine
activité intérieure du sol se manifesterait encore, s'il est vrai que
les roches «poussent» au fond de l'anse de Seixal, dans la partie de
l'estuaire située au sud de Lisbonne, et qu'il ait fallu interrompre
pour cette raison la construction des navires qui se faisait dans cette
baie.

La configuration de la côte et des montagnes, du «Roc de Lisbonne» au
cap d'Espichel, fait présumer que, dans l'antiquité géologique, des
changements bien plus grands encore se sont opérés dans la forme de la
contrée. La courbure si admirablement régulière du littoral qui se
développe au large de l'entrée de Lisbonne, forme dans son ensemble un
seul trait géographique violemment scindé en deux parties par le goulet
de l'estuaire. Ce détroit lui-même, plus géométriquement taillé que
celui de Gibraltar, s'ouvre comme une sorte de défilé régulier, comme
une «cluse» entre l'Océan et la mer intérieure de Lisbonne; il semble
s'être insinué par une fissure entre le massif de Cintra et l'arête
isolée des monts d'Arrabida, qui limitent au nord la baie de Setúbal, et
dont la masse principale se compose de roches crétacées, semblables à
celles de la péninsule du nord. Très-probablement les deux groupes de
collines faisaient partie du même système de montagnes, et le Tage, qui
se déverse actuellement dans la mer par l'estuaire de Lisbonne, allait
la rejoindre autrefois par celui de Sado, à travers les vastes plaines
d'origine tertiaire qui constituent le sol de l'Alemtejo. Quoi qu'il en
soit, peu de régions du littoral méritent plus que la côte de Lisbonne
d'être étudiées, et promettent aux géologues une histoire plus
attachante.

[Illustration: Nº 171.--ENTRÉE DU TAGE.]

Il ne reste plus de la catastrophe du siècle dernier que des traces
insignifiantes, et la capitale du Portugal, quoique peuplée seulement de
la moitié des habitants qu'elle eut au commencement du seizième siècle,
s'est complétement relevée de ses ruines. Même les quartiers du centre,
qui avaient été renversés de fond en comble, sont remplacés par des
blocs d'édifices réguliers, ayant sinon une beauté architecturale, du
moins cette majesté froide que donnent la symétrie des lignes et la
longueur des perspectives. L'antique cité d'Olissipo, qu'une légende
classique dit avoir été fondée par le sage Ulysse, occupe maintenant, au
bord du Tage, un espace d'environ 5 kilomètres; mais si l'on considère
comme une dépendance naturelle du la capitale les faubourgs qu'elle
projette, à l'est et à l'ouest, le long du rivage, la ville n'a pas
moins de 14 kilomètres, de Poço de Bispo à la Tour de Bellem (ou Belem).
Dans l'intérieur des terres, Lisbonne, que l'on ne pouvait manquer, en
la comparant à Rome, de dire également bâtie sur sept collines, emplit
les vallons, et gravit les hauteurs jusqu'à 2 ou 3 kilomètres en
moyenne; en outre, elle s'est agrandie aux dépens de l'estuaire, en
consolidant et en rattachant à la terre ferme les laisses indécises qui
découvraient à basse mer. Une admirable promenade, l'Aterro de Bõa
Vista, qui se prolonge de Lisbonne vers Bellem, sur un espace de plus
d'un kilomètre, a pris la place de vases nauséabondes. C'est de
l'estuaire du Tage, ou mieux encore des collines du sud, qu'il faut
contempler le panorama de la ville. Vues ainsi à distance, Lisbonne, ses
tours, ses coupoles, ses promenades, présentent un spectacle vraiment
enchanteur, qui justifie bien le mot des Portugais:

                 _Que não tem visto Lisbõa,
                 Não tem visto cosa bõa!_

         (Qui n'a pas vu Lisbonne, n'a rien vu de beau!)

Il est vrai que l'intérieur de la superbe métropole ne répond pas à
l'imposante beauté de l'extérieur. Lisbonne possède une grande place de
nobles proportions, dite Largo do Comercio; elle a tous les édifices qui
appartiennent à l'organisme d'une capitale et d'un grand port de
commerce, palais, églises et cathédrale, bourse et douane, université,
collége et théâtres; mais, à l'exception de la chapelle de São João
Baptista, qui fut érigée dans l'église de São Roque, elle n'a point
d'édifice vraiment remarquable. La fameuse chapelle, l'une des
constructions les plus somptueuses qui existent, a été en entier montée
à Rome, où elle fut temporairement exposée dans la basilique de
Saint-Pierre, et d'où elle fut expédiée par fragments: colonnes, autel,
panneaux, pavé, tout n'y est que marbre, porphyre, jaspe, cornaline,
lapis-lazuli. En dehors de la ville, la seule construction vraiment
grandiose et célèbre à bon droit est l'aqueduc, os Arcos das Agoas
Livres, qui apporte à la ville l'eau pure puisée près de Bellas, à une
quinzaine de kilomètres vers le nord-ouest. Dans la plus grande partie
de son cours, l'eau coule en souterrain, mais, en approchant de
Lisbonne, elle franchit une vallée sur un pont superbe de trente-cinq
arches de marbre, dont l'une n'a pas moins de 75 mètres de hauteur. Il a
été construit sous le règne de João V, le _Rei Edificador_, pendant la
première moitié du dix-huitième siècle. Le tremblement de terre de 1755
ne lui fit aucun dommage.

Si Lisbonne est relativement pauvre en monuments curieux, elle possède
en compensation d'inestimables priviléges donnés par la nature; peu de
villes ont été mieux dotées que ne l'a été la célèbre cité. De même que
les conditions du sol et du climat expliquent en grande partie les
destinées du Portugal, de même l'histoire de Lisbonne se lit dans les
traits du milieu géographique. En premier lieu, cette capitale se trouve
à peu près exactement sur la ligne médiane de tout le littoral
portugais, à l'endroit autour duquel devaient le mieux s'équilibrer
toutes les forces du pays. En outre, Lisbonne a le précieux avantage de
posséder un port excellent, accessible aux plus grands navires, puisque
la profondeur du chenal d'entrée dépasse partout 30 mètres; il est
parfaitement protégé contre les vents dangereux du sud-ouest, et se
prolonge jusqu'à plus de 10 kilomètres en amont de la ville; les navires
y sont amenés par la marée et en sont remportés par le jusant. Ce port
est à la fois un estuaire et la bouche de l'un des fleuves de la
Péninsule qui se prêtent le mieux au commerce dans la partie inférieure
de leur cours; les chalands, portant les denrées locales, et les
bâtiments long-courriers viennent à l'encontre les uns des autres dans
la même rade. Les flottes réunies dans le port de Lisbonne ne sont pas
seulement à l'abri des orages; grâce à l'heureuse configuration du
littoral, il est, en outre, facile de les défendre contre les attaques
du dehors. Des deux côtés la terre s'avance en promontoire, comme pour
fermer l'estuaire, et ne laisse aux navires, entre les charmants rivages
de ses collines, qu'un étroit goulet de passage, dont la largeur varie
de 1 à 3 kilomètres, et que l'on a bordé de bastions et de forts. Deux
ouvrages de défense croisent leurs feux, à l'entrée même du détroit: sur
un promontoire du nord, le fort São Julião; sur un îlot de la pointe
méridionale, la Tour de Bugio.

[Illustration: LISBONNE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de
M.J. Laurent.]

Toutefois l'importance naturelle de Lisbonne ne lui vient que pour une
faible part de sa position par rapport au reste du Portugal: elle lui
vient surtout de la situation qu'elle occupe relativement à l'Europe et
au monde. Tant que le grand mouvement de l'histoire ne dépassa point le
bassin de la Méditerranée, pendant la période gréco-romaine et presque
tout le moyen âge, Lisbonne, ne se trouvant pas encore sur un des grands
chemins des nations, ne pouvait évidemment sortir de son obscurité; mais
dès que les Colonnes d'Hercule eurent cessé d'arrêter les marins, dès
que les navigateurs italiens eurent enseigné leur art aux Portugais, le
beau port du Tage devint l'un des principaux points de départ des
navires de découverte. Lisbonne devenait le véritable observatoire de
l'Europe vers les mers atlantiques. Nulle cité n'était mieux placée pour
les explorateurs qui voulaient se rendre aux Açores, à Madère, aux
Canaries, pour ceux qui avaient à suivre les côtes du Maroc,
prolongation naturelle du littoral portugais vers le sud, et qui, de
promontoire en promontoire, cherchaient à contourner le continent
africain. On sait avec quel succès les marins de Lisbonne accomplirent
leur oeuvre de découverte: ils finirent par donner à leur mère patrie un
littoral immense, d'un développement beaucoup plus considérable que la
circonférence même de la terre. En Afrique, en Amérique, en Asie, dans
les îles de l'extrême Orient, les territoires censés appartenir à
l'imperceptible Portugal occupaient une prodigieuse étendue, dont nul
géographe n'eût pu tenter de se rendre compte. De pareilles conquêtes
étaient du domaine de l'épopée; il fallait un Camões pour les chanter.

Cette époque de gloire ne dura pas longtemps. La fière Lisbonne, que les
peuples orientaux désignaient sous le nom de «Résidence des Francs»,
comme si elle eût été la capitale de l'Europe, perdit sa prééminence
vers la fin du seizième siècle. Comparable à une petite barque de trop
forte voilure, la puissance du Portugal chavira soudain. Écrasée par le
terrible régime de Philippe II, corrompue, en outre, par des moeurs trop
luxueuses, énervée par le mépris du travail qu'engendre l'emploi du
labeur des esclaves, Lisbonne eut à céder une grande partie de son
commerce à ses rivales d'Espagne, tandis que les marins hollandais lui
enlevaient, en Amérique et aux Indes, ses plus riches colonies: le
monopole qu'elle avait exercé pendant plus d'un demi-siècle lui était à
jamais ravi. Mais, en dépit de tous ses désastres, en dépit du
tremblement de terre qui jeta bas ses édifices, Lisbonne a toujours tenu
un rang élevé parmi les villes commerçantes. Certes, ses quais sont loin
d'avoir l'animation de ceux de Marseille, de Liverpool ou de la Havane;
les eaux de sa rade ne sont pas incessamment sillonnées par les vapeurs,
et la forêt de mâts est encore loin d'y avoir l'étendue qu'elle eut aux
grandes époques de la prospérité nationale; mais il faut reconnaître que
Lisbonne n'est pas encore à même de tirer parti de tous ses avantages
[212].

[Note 212:

Commerce de Lisbonne, en 1868   105,388,000 fr.
Mouvement des navires     »     3,286 navires jaugeant 1,213,000 tonnes.
]

Sans doute la grande cité du Portugal est devenue le point d'attache de
plusieurs lignes de grands paquebots transocéaniques; en outre, elle est
la tête de ligne du réseau des chemins de fer européens; mais quels
détours bizarres fait encore la voie ferrée pour aller rejoindre Madrid
par les solitudes de l'Estremadure espagnole et les plateaux de la
Manche! Une voie de communication directe vers la France et le reste de
l'Europe manque toujours à Lisbonne, non-seulement à cause de la
jalousie des Espagnols, mais aussi à cause du manque d'initiative des
Portugais eux-mêmes; d'ailleurs, cette route eût-elle existé, les
fréquentes révolutions de l'Espagne en auraient détourné les voyageurs
et les marchandises. C'est donc à l'avenir qu'il appartient encore de
faire du port de Lisbonne un grand lieu d'échange entre les nations.
L'importance croissante du Brésil, avec lequel le Portugal a gardé tant
de rapports intimes, ne peut manquer de réagir favorablement sur la
prospérité de l'ancienne métropole. Quand la colonie se fut affranchie
des liens du monopole, Lisbonne, privée de son commerce exclusif, se
crut ruinée du coup; mais elle peut attendre du Brésil libre beaucoup
plus que ne lui eût donné le Brésil asservi. Cette contrée d'outre-mer
est le meilleur client du Portugal, puisque la moitié des exportations
de Lisbonne lui est destinée; pour l'importation, le Brésil est au
deuxième rang, quoique de beaucoup dépassé par l'Angleterre.

Quant à l'Espagne, qui pourtant confine au Portugal sur près de 1,000
kilomètres d'étendue, Lisbonne ne fait avec elle, pour ainsi dire, aucun
commerce maritime, et, par le chemin de fer, elle ne lui expédie guère
que les porcs de l'Alemtejo. Récemment encore, il n'y avait que très-peu
de relations, même de simple voisinage, entre Lisbonne et la partie
espagnole de la Péninsule; mais les dernières guerres civiles ont forcé
un si grand nombre de familles castillanes à chercher un refuge en
Lusitanie, que les moeurs locales en ont été changées. Naguère on ne
voyait que des hommes dans les rues de Lisbonne; les dames portugaises
restaient presque enfermées comme aux temps de la domination musulmane;
mais l'exemple des alertes et libres Espagnoles a trouvé de nombreuses
imitatrices et la physionomie de Lisbonne y a beaucoup gagné.

Les villes qui entourent la capitale ne sont pas moins célèbres par la
beauté de leurs sites que la métropole du Portugal ne l'est elle-même
par son commerce et son importance historique. Placée dans cette zone
heureuse où n'atteignent plus les froidures du pôle, et qui n'a point à
subir les sécheresses et les brouillards sans fin, l'Estremadure
portugaise est une des contrées de l'Europe dont le climat se rapproche
le plus de celui des «îles Fortunées» et des «bienheureuses Antilles»;
malheureusement les oscillations de température y sont parfois
très-brusques. La neige est si rare à Lisbonne, qu'on lui donne le nom
de _chuva branca_, ou de «pluie blanche»; on la voit de loin resplendir
sur les sommets de la serra Estrella et de la serra de Lousão; mais
quand elle tombe, par exception, sur le littoral, le peuple y reconnaît
un signe de mauvais augure. Encore au siècle dernier, le prodige d'une
neige abondante effrayait tellement les habitants de Lisbonne, qu'ils se
précipitaient dans les églises, s'imaginant que la fin du monde
approchait.

Un autre grand avantage de climat que possèdent les villes de plaisance
des environs de Lisbonne est celui que leur donne l'alternance régulière
des brises. A partir du mois de mai, pendant toute la belle saison, le
vent souffle de terre au lever du soleil; vers le milieu de la journée
il a tourné au sud; le soir, il vient de l'ouest et du nord-ouest, et
pendant la nuit, c'est un vent du nord: cette brise tournante, à
laquelle on attribue une action des plus salubres sur l'atmosphère,
accomplit une rotation complète durant les vingt-quatre heures; aussi
lui donne-t-on le nom de _viento roteiro_ ou «vent giratoire». Quant aux
vents généraux, ils sont beaucoup moins réguliers. Ainsi, les courants
polaires, arrêtés par les _serras_ transversales de la contrée, ne
peuvent suivre leur direction normale; ils soufflent directement du nord
en longeant la côte, ou bien se transforment en vent d'est, en
parcourant tous les plateaux de l'intérieur de l'Espagne. Ce sont ces
courants atmosphériques venus de l'est qui apportent les lourdes
chaleurs de l'été. A Lisbonne, le thermomètre marque exceptionnellement
jusqu'à 38 degrés [213]; en 1798, il s'est même élevé à 40 degrés: les
observations comparées montrent que si la moyenne de chaleur est plus
haute à Rio de Janeiro, c'est à Lisbonne que se fait le plus sentir
l'ardeur des jours caniculaires.

[Note 213:

Température moyenne de Lisbonne (juillet)   32°,56
    »       la plus haute                   39°
    »       la plus basse                   -2°,5
Jours sans nuages                          150
]

[Illustration: Nº 172.--ZONES DE VÉGÉTATION DU PORTUGAL.]

La pénétration mutuelle des climats du nord et du sud dans cette zone
fortunée donne un double aspect à la végétation. Le dattier commence à
se montrer dans les jardins de la basse Estremadure; le palmier
chamaerops croît librement sur les plages; l'agavé, dressant son superbe
candélabre de fleurs, de même que sur les côtes mexicaines, est assez
commun pour avoir donné naissance à une industrie spéciale, celle des
dentelles en «fil d'agavé»; les camellias y sont plus beaux que dans
toute autre partie de l'Europe; les nopals aux raquettes armées de dards
entourent les champs, comme en Sicile et en Algérie. Les arbres
fruitiers des pays méditerranéens y mûrissent leurs fruits à la
perfection; même les manguiers des Antilles, introduits récemment, ont
trouvé dans le Portugal un climat qui leur convient. Les oranges ont
mérité d'être appelées en plusieurs langues et même jusqu'en Egypte des
_portogalli_, comme si la Lusitanie était la contrée où les hommes
avaient vu pour la première fois la merveilleuse pomme d'or. D'après
plusieurs linguistes, le nom que l'on donne aux oranges dans mainte
partie de l'Indoustan, _chintarah_ ou _chantarah_, ne serait qu'une
corruption du mot Cintra. A l'époque de leur prépondérance commerciale
dans l'Inde, les Portugais avaient si bien célébré la magnificence et la
fécondité de leurs jardins royaux, que les habitants de Goa s'en
souviennent encore.

De toutes ces villes entourées de _quintas_ et de parcs, Bellem
(Bethléem) est la plus rapprochée de Lisbonne; elle n'en est séparée que
par un ruisselet auquel un pont mauresque valut le nom d'Alcántara.
C'est aussi la plus connue de tous ceux qui arrivent à Lisbonne par mer,
car elle est située en avant de la capitale, sur le rivage même du canal
de l'estuaire, et l'on aperçoit de loin son admirable tour carrée, de
style un peu arabe, si puissante par sa masse, si gracieuse par les
sculptures de ses fenêtres et de ses guérites en encorbellement. C'est
tout près de cette tour, fondée par le roi Jean, «le Prince Parfait,»
que se trouve l'emplacement d'où Vasco de Gama partit pour la mémorable
expédition qui donna aux Portugais le chemin des Indes orientales: un
magnifique couvent de Hiéronimites bâti par Manoel le «Fortuné», le
«seigneur de la conquête, de la navigation et du commerce de l'Ethiopie,
de l'Arabie, de la Perse et de l'Inde», rappelle ces temps légendaires
de la gloire passée du Portugal. Le couvent a été changé en
établissement d'éducation.

Oeiras, au débouché de sa petite rivière descendue des hauteurs de
Cintra, garde l'entrée septentrionale de l'estuaire du Tage par son fort
de São Julião; plus loin est Carcavellos, aux excellents vins; puis,
déjà sur le bord de la grande mer, vient la ville de Cascães, dont le
petit port est protégé par une citadelle. Au delà le rivage est désert;
seulement de petites tours de garde s'élèvent de distance en distance au
bord des plages et des falaises. Par contre, les collines abruptes de
Cintra qui se dressent au nord de cette partie du littoral sont une des
régions les plus populeuses de la Péninsule, une des celles où le
mouvement des voyageurs est le plus actif. En s'élevant de Lisbonne vers
les hauteurs de Cintra, soit par la grande route de voitures, soit par
le chemin de fer à rail unique construit par l'ingénieur Larmanjat, on
voit se succéder à droite et à gauche les châteaux et les villas de
Bomfica, le palais royal de Queluz, les maisons de plaisance de Bellas,
où sourdent des eaux minérales et la fontaine qui alimente l'aqueduc de
Lisbonne. Cintra même est entourée de petites villes d'hôtels et de
jardins, San Pedro, Arrabalde, Santa Estephania. Au sud de ces groupes
d'habitations s'élève la colline qui porte le château somptueux et
original de la Penha, palais fantastique, à la fois indou, persan,
italien, gothique, dont les contrastes bizarres sont adoucis par des
massifs d'ombrages et des cascades de lianes fleuries. Les nombreux
visiteurs de Cintra gravissent aussi l'éminence où se trouvent les
débris de l'ancien château des Maures et pénètrent dans les cavernes du
«couvent de liége», ainsi nommé des plaques de liége qui garnissaient
les murailles pour parer à l'humidité de la pierre. De toutes ces
hauteurs la vue est fort belle; elle est tout à fait grandiose du haut
des falaises que termine la fameuse «Quenouille» ou _Roca_, dont les
marins ont fait le «Roc de Lisbonne:» c'est le promontoire le plus
occidental de tout le continent européen. Les vagues de l'Atlantique
viennent se briser sur les blocs épars à sa base et leur masse rompue,
changée en écume, s'engouffre en mugissant dans les cavernes du rocher
où tourbillonnent les oiseaux de mer. Sur le revers septentrional du
promontoire se déroule l'une des plus belles vallées de la Péninsule,
celle de Collares, si fameuse par ses jardins et ses bosquets
d'orangers: c'est le «San Remo» du Portugal.

La ville de Mafra, située plus au nord, non loin des bains de mer
d'Ericeira, sur un plateau stérile et monotone, possède aussi un énorme
palais, l'Escorial des rois de la maison de Bragance, transformé
actuellement en école militaire. Pour achever cette prodigieuse bâtisse,
pleine d'églises, de chapelles, de cellules et d'appartements
ecclésiastiques, João V dépensa tout l'argent du Portugal; il y gagna le
titre de «roi Très-Fidèle», que lui donna la cour de Rome. Lorsqu'il
mourut, il n'y avait pas même dans le trésor de quoi faire dire une
messe pour le repos de son âme. Bien plus curieux que l'immense caserne
de Mafra, avec son millier d'appartements et ses 5,200 fenêtres, sont
les autres édifices de fondation royale qui se trouvent à une centaine
de kilomètres plus au nord, à la base occidentale de la serra do Aire,
non loin des célèbres thermes de Caldas da Rainha et de la vieille cité
mauresque d'Obidos. Le couvent délaissé d'Alcobaça, bâti au milieu du
douzième siècle en souvenir de victoires remportées sur les Maures, est
un beau monument d'un gothique austère, encore embelli par le charme
spécial que les ruines donnent à toute architecture. Batalha, autre
couvent qui rappelle la défaite des Castillans dans la plaine
d'Aljubarrota, en 1385, est un édifice aux sculptures beaucoup plus
riches. Les ornements des portails, du cloître, de la salle du chapitre,
de la chapelle dite «imparfaite» parce que le roi Manoel la laissa
inachevée, sont tellement ciselés, fouillés, travaillés dans tous les
sens, qu'ils semblent figurer des étoffes de guipure. Le goût de toutes
ces sculptures est douteux, mais on en admire le merveilleux fini.
D'ailleurs on exagère souvent la richesse architecturale du couvent de
Batalha: presque tous les voyageurs le décrivent comme bâti en marbre
blanc, tandis qu'il est en réalité construit d'une pierre de sable
calcaire, absolument semblable à celle qu'emploient tous les habitants
du pays pour l'édification de leurs masures.

La ville de Leiria, dans le territoire de laquelle est situé Batalha,
est elle-même une ville ancienne et curieuse, occupant un fort beau site
au confluent des deux rivières Liz et Lena, à la base d'un coteau que
termine un vieux palais mauresque. Ce fut jadis la résidence de Diniz,
le «roi Laboureur», celui auquel on doit la plantation du _pinhal_ de
Leiria, la plus belle forêt du Portugal. Après une longue décadence,
cette partie de la contrée a repris une certaine activité; dans les
environs, à Marinha Grande, s'élève une grande verrerie, qui communique
par chemin de fer avec le port presque circulaire appelé Concha de Sao
Martinho.

[Illustration: COUVENT DES CHEVALIERS DU CHRIST A THOMAR. Dessin de
Taylor, d'après une photographie de J. Laurent.]

Sur le versant oriental des montagnes qui dominent les plaines de
Batalha et d'Alcobaça se trouve Thomar, autre ville jadis fameuse par
son couvent; c'est le chef-lieu de ces chevaliers du Christ qui se
firent accorder par les rois de Portugal le droit exclusif de la
conquête et de l'exploitation des contrées lointaines des Indes et du
Nouveau Monde, et qui, après de grandes actions d'éclat, devinrent, par
leur âpreté commerciale et leur impitoyable monopole, les principaux
auteurs de la décadence de leur patrie. Aujourd'hui Thomar, arrosée par
des eaux abondantes qui en font une petite Venise, est une ville de
filatures; mais l'activité commerciale s'est portée surtout vers les
localités riveraines du Tage, et notamment vers Santarem, qui des pentes
de sa montagne, appelée la «Merveille», contemple le cours tortueux du
fleuve, ses îles verdoyantes, et les terres bosselées de l'Alemtejo.
Actuellement, Santarem et sa voisine, la ville fortifiée d'Abrantes, ont
pour principale occupation d'alimenter Lisbonne de légumes et de fruits.
Leurs campagnes sont de vraies forêts d'oliviers.

Au sud de l'estuaire du Tage, la faible profondeur des eaux, la nature
sablonneuse du sol, les marécages qui bordent les ruisseaux, sont de
grands obstacles à l'établissement de villes considérables; ces plages
seraient très-probablement désertes, si Lisbonne n'avait besoin de se
compléter sur cette rive par des ateliers, des magasins, des chantiers,
des embarcadères. Après Almada, la ville de plaisance, qui est déjà sur
le goulet de l'estuaire, plusieurs villages, Seixal, Barreiro, Aldea
Gallega, Alcochete, sont ainsi devenus des faubourgs grandissants de la
capitale, et leur prospérité s'accroît ou diminue avec celle de la
grande ville. Par contre, on peut dire que le port de Setúbal, situé
plus au sud, à l'issue de l'estuaire du Sado ou Sadão, est ruiné par le
trop grand voisinage de Lisbonne. Setúbal a des avantages de premier
ordre, comme lieu d'exportation d'une riche vallée; son port est bien
abrité par l'abrupt chaînon de montagnes qui se dresse au nord-ouest et
la langue de sable recourbée au sud-ouest; une grande baie, ouverte
entre les deux caps d'Espichel et de Sines, invite les navires à
pénétrer dans la rade; mais Lisbonne est trop rapprochée: le Portugal
n'est pas assez riche pour alimenter de son commerce deux cités situées
à une faible distance l'une de l'autre. Cezimbra, placée à l'ouest de
Setúbal, sur la côte escarpée qui se termine au cap d'Espichel, est
également une ville déchue; enfin, la ville de Troja, qui précéda
Setúbal comme entrepôt commercial de l'estuaire du Sado, repose
maintenant sous les sables de la dune; les fouilles entreprises
récemment ont mis à découvert quelques mosaïques romaines, des assises
de marbre, et toute une rue tracée peut-être par les Phéniciens. Le
botaniste Link, qui vit encore quelques débris de la ville à la fin du
siècle précédent, y reconnut des restes de cours, semblables à celles
qui se trouvent au milieu de toute maison mauresque.

[Illustration: N° 175.--ESTUAIRE DU SADO.]

Quoique bien peu animée en comparaison de sa grande rivale des bords du
Tage, Setúbal a pourtant gardé le mouvement d'échanges que lui assurent
ses vins muscats, ses oranges délicieuses, et surtout le sel de ses
marais, très-renommé dans le Nord de l'Europe; c'est un précieux élément
de chargement pour les navires. On dit, et non pas seulement en
Portugal, que le sel de Setúbal est le «meilleur du monde» pour la
salaison des poissons. Les sauniers de Setúbal, qui pourraient faire
plusieurs récoltes par mois, se bornent à en faire deux par année; en
outre, ils ont soin de ne jamais vider les eaux-mères qui restent dans
les compartiments de leurs marais salants, et de laisser au fond le
tapis de conferves qui sépare le sel des autres chlorures, et produit
ainsi des cristaux d'une pureté presque chimique. Des tapis de roseaux
protègent les camelles contre les intempéries [214].

[Note 214:

Production du sel en Portugal (1870)........... 520,000 tonnes.
    »             dans le district de Setúbal.. 184,000   »
]

Setúbal et Cezimbra ont aussi dans les mers voisines d'énormes quantités
de poissons d'espèces diverses. Les eaux qui baignent le Portugal sont
d'une richesse extraordinaire en vie animale, sans doute à cause de la
rencontre des courants océaniques apportant chacun leur faune
particulière. De toutes ces eaux, les plus riches peut-être sont celles
de Setúbal; en comparaison, la Méditerranée et la baie de Gascogne sont
presque désertes. Les pêcheurs de Setúbal exploitent ces trésors de la
mer avec une singulière intelligence. Bien des siècles avant que les
savants eussent imaginé d'explorer le fond des mers pour en étudier les
organismes, lorsque la plupart des zoologistes affirmaient même que
nulle vie animale ne se hasarde dans les ténébreuses profondeurs de
l'Océan, les marins de Setúbal savaient capturer, à 500 et 600 mètres
au-dessous de la surface marine, d'énormes requins qui ne vivent point
ailleurs: hissés sur le pont de l'embarcation de pêche, ces animaux
semblent sur le point de faire explosion, tant ils sont gonflés par
l'air intérieur qui fait équilibre à la pression des couches supérieures
de l'eau marine. Quant aux espèces communes de la surface, c'est par
myriades qu'on les recueille. Les sardines se pêchent en si grande
quantité dans les eaux de Cezimbra, que le peuple les utilise,
non-seulement pour sa propre nourriture, mais encore pour celle de ses
cochons. Aux temps de sa grande prospérité commerciale, le Portugal
fournissait de poisson une grande partie de l'Europe; il exerçait même
une sorte de monopole pour la vente de la morue; ses marchands allaient
en porter jusqu'en Norvége. Vers la fin du quatorzième siècle, la ville
de Lisbonne s'était fait concéder par traité l'exploitation de pêche des
côtes anglaises. Chose qui paraît étrange aujourd'hui, c'étaient alors
les Lusitaniens qui se faisaient les initiateurs industriels des
populations de la Grande-Bretagne [215]!

[Note 215: Populations des villes de l'Estremadure:

Lisbonne......  250,000 hab.
Setúbal.......   15,000  »
Bemfica.......   10,000  »
Cintra.........  10,000  »
Santarem.......   9,000  »
Thomar.........   5,000  »
]



IV

LE PORTUGAL DU MIDI, L'ALEMTEJO ET L'ALGARVE


Les montagnes d'Outre-Tage n'ont qu'en un bien petit nombre d'endroits
un aspect de chaînes régulières; ce ne sont pour la plupart que des
protubérances à faible saillie s'élevant au-dessus de larges plateaux à
base ravinée. L'ensemble de la contrée manque de relief et de variété;
on pourrait se croire partout au milieu du même paysage. Toute cette
région, comprise entre le Tage et les montagnes de l'Algarve, est la
moins belle du Portugal. A l'exception de la serra da Arrabida, qui se
dresse entre les deux estuaires de Lisbonne et de Setúbal, elle n'offre
que des plaines basses, des collines aux pentes monotones, des bois, des
broussailles, des landes nues, où de rares groupes d'habitations se
montrent comme des îles au milieu de la mer. Les terres basses qui
bordent la rive gauche du Tage et le littoral marin, sont formées d'une
épaisse couche de sable fin, reposant sur une argile compacte, et
portant encore çà et là des bois de pins maritimes et des bouquets de
chênes-lièges (_azinheiras_), reste des antiques forêts qui recouvraient
toute la contrée. Plus haut sont les grandes landes ou _charnecas_, avec
leur variété infinie de broussailles et d'arbustes à verdure permanente.
Ce sont des bruyères d'espèces diverses, dont quelques-unes ont jusqu'à
deux mètres de hauteur, des cistes, des genévriers, des romarins, des
myrtes et des chênes rampants, dont l'épaisse ramure, d'un verpâle,
s'élève à peine au-dessus du tapis des autres plantes. Mais la diversité
des végétaux, la multitude des fleurs roses et blanches qui les couvrent
jusqu'au milieu de l'hiver, n'empêchent pas que l'aspect général du pays
ne soit monotone et triste, à cause du manque presque absolu des
cultures. Sur les collines plus élevées, presque toutes composées de
schistes pailletés de mica, la nature finit même par devenir presque
sombre; là tout est recouvert de ces cistes (_cistus ladaniferus_) aux
feuilles résineuses. C'est le prolongement occidental de la zone des
_jarales_ qui s'étendent sur des milliers de kilomètres carrés dans la
sierra Morena et d'autres régions montagneuses de l'Espagne.

Le massif le plus élevé de la Lusitanie méridionale se trouve sur la
frontière même du Portugal, entre les vallées du Tage et du Guadiana:
c'est la serra de São Mamede, appelée aussi serra de Portalegre: ses
chaînons parallèles de roches granitiques, abritant d'étroits vallons,
où coulent, soit vers le nord-ouest, soit vers le sud-est, des affluents
des deux fleuves, atteignent plusieurs centaines de mètres au-dessus du
plateau, et même le plus haut sommet dépasse 1,000 mètres en altitude
totale. Au sud de la large dépression qu'a utilisée le chemin de fer de
Lisbonne à Badajoz, apparaît un deuxième massif granitique moins élevé,
dressé sur le plateau comme une sorte de citadelle aux mille bastions
avancés, et d'un aspect assez grandiose quand on le regarde des bords du
Guadiana, qui coule à sa base orientale: c'est la serra de Ossa, connue
également sous les noms des diverses villes qui se trouvent dans le
voisinage, Elvas, Estremoz, Evora. Elle se rattache, par les hautes
ondulations du plateau, à différentes _serras_ qui viennent abaisser
leurs escarpements aux rives du Guadiana et du Sadão et dans les plaines
uniformes dites Campo de Beja. Ces plaines se continuent, au sud, par le
célèbre «champ d'Ourique», où deux cent mille Maures, commandés par cinq
rois, eurent à subir, au milieu du douzième siècle, la désastreuse
défaite qui permit aux princes du Portugal de fonder leur monarchie.
C'est depuis cette bataille et les massacres qui en furent la
conséquence que les plaines situées au sud du Tage se changèrent en un
désert.

Toutes les hauteurs qui occupent la partie méridionale de l'Alemtejo
appartiennent au système de la sierra Morena d'Espagne. Les contre-forts
de la sierra de Aroche et ceux de la sierra de Aracena, si riches en
minerai de cuivre, s'entremêlent en un dédale de collines dans la partie
du Portugal disposée en forme de triangle irrégulier, sur la rive gauche
du Guadiana. Le fleuve ne les arrête pas; rétréci entre les parois qu'il
a rongées, il est en maints endroits réduit aux dimensions d'un canal,
et même au défilé dit _Pulo do Lobo_ ou «Saut du Loup», il descend en
rapides de rochers en rochers. C'est en aval de ce défilé seulement, à
la ville de Mertola, qu'il devient navigable pour les petites
embarcations; à peine une soixantaine de kilomètres de ce grand fleuve
peuvent être utilisés pour le transport des denrées.

A l'ouest du Guadiana, les montagnes du système marianique se continuent
parallèlement au rivage maritime. Assez basses d'abord, les chaînes sont
de simples «hauteurs des terres» ou _cumeadas_, puis elles s'élèvent
jusqu'à 500 mètres dans la serra do Malhão et dans la serra da Mezquita.
Un plateau, raviné par les torrents supérieurs de la Mira, rejoint ces
massifs à la serra Caldeirão ou du «Chaudron», ainsi nommée, dit-on, en
Portugal d'un cratère de volcan, et à la chaîne qui se termine au nord
du cap Sines par la cime de l'Ataraya ou la «Montagne du Guet». Un autre
plateau, seuil où passera le chemin de fer de l'Algarve à Lisbonne,
continue le système principal et va former la base du beau groupe de la
serra de Monchique, massif angulaire du Portugal. Au delà de ces monts,
une arête aiguë, dite «l'Échine de Chien», s'avance dans la péninsule
terminale, entre les deux mers de l'occident et du sud, et va rejoindre
les rochers de Saint-Vincent et de Sagres, jadis «sacré», d'où le nom
qu'il porte encore [216].

[Note 216: Altitudes du Portugal au sud du Tage:

Serra de São Mamede         1,025 mèt.
  »   de Ossa                 649  »
Foya de Monchique             903  »
Ataraya                       308  »
Beja (Campo de Beja)          252  »
Ourique (Campo de Ourique)    222  »
]

Pour les anciens, le promontoire Sacré était «l'éperon du navire
d'Europe». D'après les récits antiques, ceux qui allaient voir, du haut
de ce cap, le soleil se coucher dans la mer, le voyaient cent fois plus
grand qu'il ne paraît ailleurs et pouvaient entendre le sifflement de
l'astre immense s'éteignant dans les flots. Strabon se donne la peine de
discuter et de combattre cette opinion populaire, bien conforme
d'ailleurs à l'idée que les Grecs non cultivés se faisaient des bornes
du monde: comme les caps occidentaux des pays des Callaïques et des
Armoricains, le promontoire Sacré paraissait être la «Fin des Terres»;
mais, au lieu de terminer le continent du côté des brumes et des frimas,
il avait du moins l'avantage d'être tourné vers la lumière du Midi: «les
dieux, dit Artémidore, venaient s'y reposer la nuit de leurs travaux et
de leurs voyages à travers le monde.» A l'origine de l'histoire moderne,
Henri le Navigateur, le célèbre Infant, y installa son école
hydrographique, dirigée par Jacome de Majorque, et c'est de là qu'il
épiait lui-même le retour des expéditions envoyées à la recherche des
îles et à la reconnaissance des rivages lointains. Peu de localités ont,
aux yeux de l'historien géographe, plus d'intérêt que cette pointe
terminale du continent d'Europe. Les paisibles travaux auxquels on s'y
est livré pendant tant d'années pour arriver à la connaissance du chemin
direct des Indes, lui paraissent avoir plus d'importance que la
sanglante bataille navale, dite de Saint-Vincent, qui se livra dans ces
parages, en 1797, et qui se termina, au profit des Anglais, par la
destruction d'une flotte espagnole.

[Illustration: Nº 174.--PROMONTOIRE DE SAGRES.]

Les collines de Sagres appartiennent, comme celles du Tage, à la
formation volcanique; mais elles semblent avoir perdu toute activité. Un
seul phénomène géologique de la côte méridionale de l'Algarve pourrait
faire supposer qu'un lent travail intérieur se continue sous cette
région du Portugal. Une grande partie du rivage de l'Algarve est bordé
de flèches sablonneuses qui s'allongent en un deuxième rivage au devant
de la côte, de manière à former pour les petites barques une sorte
d'allée marine à l'abri des vents du large. Cette levée, bâtie par les
vagues en pleine mer, est d'autant plus curieuse qu'elle se développe
parallèlement aux rivages d'un territoire montagneux: dans presque
toutes les autres parties de la Terre où se reproduit le phénomène des
cordons littoraux, c'est au large de plaines qui s'étendent à perte de
vue dans l'intérieur de la contrée. On a remarqué, en outre, que la
plupart des cordons littoraux bordent des côtes qui subissent un
mouvement général de lente dépression: là où les campagnes riveraines
s'immergent graduellement, les flots, qui viennent se heurter sans cesse
contre le bord, reprennent les débris arénacés et les redressent en
longues plages qui marquent souvent le tracé de l'ancienne côte. Les
géologues n'ont point encore constaté directement de phénomènes de
dépression du sol dans l'Algarve portugais; mais l'existence de flèches
côtières est déjà un indice fort remarquable: il donne une grande
probabilité à l'opinion de ceux qui considèrent le littoral compris
entre le promontoire de Sagres et la bouche du Guadiana, comme situé
dans une aire d'affaissement. Les traditions, plus ou moins vagues, qui
se rapportent à un effondrement des rivages de Cádiz et à la rupture de
l'isthme d'Hercule, devenu le détroit de Gibraltar, sont une
confirmation lointaine de cette hypothèse sur les mouvements du sol
lusitanien.

[Illustration: Nº 175.--GÉOLOGIE DE L'ALGARVE.]

Le voyageur qui atteint la cime de l'une des serras qui servent de
limite méridionale aux plaines uniformes de l'Alemtejo est frappé du
singulier contraste que présentent avec le versant du nord les
déclivités de l'Algarve tournées vers le midi. D'un côté, les vastes
solitudes, presque le désert; de l'autre, les forêts de châtaigniers,
les villages se montrant çà et là sur les terrasses, les villes blanches
au bord de la mer; les flottilles de bateaux pêcheurs sur les flots
bleus. Au nord s'étend le morne espace jusqu'au vague horizon; au sud,
des paysages variés et charmants se succèdent jusqu'à la limite précise
tracée par l'écume de la houle. Le contraste n'est pas moins grand dans
le genre de vie des habitants des deux provinces. Les gens de l'Alemtejo
sont les plus graves des Portugais; ils n'aiment même pas la danse.
Très-clair-semés au milieu de leurs landes, les uns s'occupent
d'agriculture, les autres sont partiellement nomades à la suite de leurs
troupeaux de porcs et de brebis. Les bergers parcourent des bois
d'_azinheiras_ dont les glands nourrissent leurs pourceaux, puis
traversent le Tage en été pour aller dans les hauts pâturages des
montagnes du Beira; à la fin de l'automne, ils reviennent vers le sud et
font paître leurs moutons dans les fourrés de cistes qui recouvrent une
si grande partie de l'Alemtejo. De leur côté, les gens de l'Algarve,
trois fois plus nombreux en proportion de l'étendue de leur territoire,
sont obligés d'utiliser plus industrieusement le sol: ils le cultivent
en céréales, en vignes, en vergers, en jardins, et quoique la terre leur
donne amplement en échange de leur travail, ils demandent à la mer
poissonneuse un supplément de nourriture [217]. La faible population
relative de l'Alemtejo s'explique en partie par ce fait, que la plupart
des guerres ont eu pour théâtre ses vastes plaines doucement ondulées;
elle s'explique aussi par le régime de la grande propriété qui prévaut
dans cette province: le paysan ne possède point la terre; il la cultive
sans amour et les fièvres naissent des terrains où séjourne l'humidité.
Du temps de la domination romaine, ces régions étaient fort peuplées,
ainsi que le prouve la quantité de pierres à inscriptions que l'on a
découvertes éparses sur le sol.

[Note 217:

             Superficie.      Population en 1871.   Popul. kilom.
Alemtejo   24,387 kil. car.        331,500               14
Algarve     4,850     »            188,500               39
          __________________      _________             ____
           29,237 kil. car.        520,000               18
]

La différence d'altitude et d'exposition a pour conséquence nécessaire
un grand contraste des climats. Sans doute les plaines de l'Alemtejo ont
quelque chose d'africain par leur monotonie même et par l'aspect général
de leur flore de plantes basses et de broussailles; mais l'Algarve, avec
ses forêts d'oliviers, ses groupes de dattiers, ses agavés, ses cactus
épineux, ses fourrés de palmiers nains, semble déjà presque tropicale.
La température moyenne y est fort élevée; sur le littoral, elle n'est
guère inférieure à 20 degrés centigrades. L'abri que la serra de
Monchique et les autres montagnes forment contre les vents du nord et du
nord-ouest, et, d'autre part, l'obstacle que les levées sableuses du
littoral opposent en maints endroits au libre passage des brises
marines, contribuent à rendre les ardeurs de l'été plus intenses. Quand
souffle le vent d'est ou «vent d'Espagne», la chaleur est très-vive et
souvent accompagnée de miasmes qui répandent la fièvre: _De Espanha nem
bom vento nem bom casamento_. «D'Espagne, ni de bon vent ni de bon
mariage,» dit le proverbe.

[Illustration: Nº 176.--FLÈCHES DE TAVIRA.]

On a longtemps cité Villanova de Portimão, au sud de la serra de
Monchique, comme la ville d'Europe dont la température moyenne serait la
plus élevée. Depuis il a été constaté que diverses localités d'Espagne
peuvent lui disputer cet honneur; mais il n'en reste pas moins vrai que
le littoral de l'Algarve appartient, avec la région du bas Guadalquivir
et des côtes méditerranéennes de l'Andalousie et de Murcie, à la zone
européenne des chaleurs les plus torrides. C'est à bon droit que cette
partie de la Lusitanie a reçu des Arabes le même nom que le littoral
marocain tourné vers l'Atlantique, et qui, plus tard, devint aussi
momentanément la conquête des Portugais: les deux moitiés du vaste
hémicycle de côtes étaient pour eux les deux pays de Gharb (Garbe), les
deux Algarves ou «régions de l'Occident» situées en dehors de la mer
Intérieure. Quoique devenu chrétien, l'Algarve portugais ou d'Aquem-Mar
(en Deçà de la Mer) a gardé son vieux nom arabe, de même que dans sa
population, restée mahométane jusqu'au milieu du treizième siècle,
persistent toujours, en dépit de la langue, les éléments berbers et
sémitiques.

Dans le haut Alemtejo, si faiblement peuplé, les villes sont peu
nombreuses et sans grande importance: elles ne seraient que de gros
villages sans le voisinage de l'Espagne et le commerce de transit dont
elles sont les intermédiaires. Crato est de nos jours la station
principale sur le chemin de fer qui rejoint le Tage et le Guadiana, de
même que sa voisine Portalegre était le grand relais sur la route de
terre. Plus au sud, Elvas, où l'on voit un bel aqueduc mauresque à
quatre rangs d'arcades, est bâtie en amphithéâtre sur les pentes de sa
montagne au milieu de vergers dont on vante les prunes, et couronnée de
citadelles, qui passaient au siècle dernier pour un chef-d'oeuvre
d'architecture militaire; elles font face à la ville espagnole de
Badajoz, ainsi qu'à la place forte d'Olivença, que les traités de Vienne
attribuaient formellement au Portugal, mais que l'Espagne n'a jamais
voulu rendre. Sur une des montagnes de la serra de Ossa s'élève
Estremoz, célèbre dans tout le Portugal par ses _búcaros_, jarres de
terre élégamment modelées et répandant une douce odeur. Montemor, aux
vieilles ruines, commande, du haut d'un sommet, l'immense étendue des
landes et des bois monotones. Evora, au centre de la province, domine
aussi de vastes plaines du haut de sa colline; située jadis sur la
grande voie romaine que reliait le bassin du Guadiana à l'estuaire de
Lisbonne, _Ebura_ ou _Ebora Cerealis_ était une ville populeuse; au
moyen âge, elle devint la deuxième résidence des rois et un lieu de
réunion des Cortes: il ne reste de sa grandeur passée qu'un bel aqueduc
romain restauré, les fragments d'un temple de Diane à colonnes
corinthiennes et d'anciens débris féodaux.

Beja, l'antique _Pax Julia_ ou _Colonia Pacensis_, n'est guère non plus
qu'une ruine du passé, tandis que dans la péninsule formée par le
Guadiana et le Chanza, un hameau, naguère inconnu, São Domingos, devient
une ville active et commerçante. Les gisements de pyrites de cuivre et
d'autres métaux qui se trouvent en abondance dans les montagnes
environnantes, prolongement occidental de celles de Rio-Tinto et de
Tharsis, sont exploités avec une grande intelligence par des industriels
anglais, et, depuis 1859, fournissent annuellement à l'industrie plus de
100,000 tonnes de minerai: elles pourraient en livrer le double; mais
leur importance provient surtout du soufre qu'elles contiennent et qui
sert à la fabrication de l'acide sulfurique. Les mines de São Domingos,
avec leur matériel de magasins, d'usines, de chemins de fer, sont
considérées comme pouvant servir de modèle à tous les travaux du même
genre. Ce sont elles qui ont rendu son mouvement au bas Guadiana, gardé
à son entrée par Castro Marim, l'ancienne place d'armes où se
préparaient les expéditions contre les Maures, et Villa Real de Santo
Antonio, naguère simple bourgade de pêcheurs. Chaque année, six cents
navires viennent franchir la barre pour prendre à Villa Real leurs
chargements de minerai. Le village de Pomarão, où vient aboutir la voie
ferrée de São Domingos, au confluent du Guadiana et du Chanza, est aussi
devenu un vaste entrepôt et un port d'embarquement très-actif.

L'ancienne capitale de l'Algarve européen, du temps des Maures, était la
ville de Silves, de nos jours fort déchue et située dans l'intérieur des
terres, loin de tout commerce. Faro, la capitale actuelle, a du moins
l'avantage d'être bâtie au bord de la mer et de posséder un port bien
abrité, mais sans profondeur, d'où les petits navires de cabotage
exportent les fruits de toute espèce, et les thons, les sardines, les
huîtres, qui font la richesse du pays. Tavira, également défendue des
vagues et des vents de la haute mer par un cordon littoral, a les mêmes
facilités de commerce et les mêmes denrées d'échange que la capitale:
c'est la plus jolie ville de l'Algarve. Loulé, située dans une charmante
vallée de l'intérieur, est aussi une cité gracieuse, et lorsque les
valétudinaires qui se rendent maintenant à Nice, à Cannes, en Algérie, à
Madère, auront appris le chemin de l'Algarve, nul doute que Loulé, Lagos
et d'autres localités voisines ne soient considérées comme des «villes
d'hiver», propices au rétablissement de la santé. Déjà les thermes ou
Caldas de Monchique sont réputés au loin, non seulement par l'efficacité
de leurs eaux, mais par la douceur du climat et la beauté des paysages.
C'est de là, dit-on, que viennent les meilleures oranges du Portugal
[218].

[Note 218: Principales villes de l'Alemtejo et de l'Algarve:

Evora       13,000 hab.
Elvas       12,000  »
Faro        10,000  »
Tavara       9,000  »
Loulé        8,500  »
Lagos        8,000  »
Portalegre   6,500  »
Beja         6,600  »
]



V

PRÉSENT ET AVENIR DU PORTUGAL.


Le petit royaume de Portugal n'en est plus maintenant, comme à la fin du
quinzième siècle, à se partager le monde avec ses voisins les Espagnols,
et c'est même à grand'peine s'il peut retenir en son pouvoir quelques
faibles parties de son immense empire colonial d'autrefois. Pour garder
le monopole de ses découvertes, le gouvernement portugais avait fait
observer le secret le plus jaloux: peine de mort était prononcée contre
l'exportation de toute carte marine indiquant la route de Calicut; mais
de pareilles mesures ne firent de tort qu'aux Portugais eux-mêmes. En
observant un tel secret pour leurs explorations, en veillant sur leurs
archives avec tant de soin, ils finirent par oublier leurs propres
conquêtes et par s'en interdire l'exploitation: mainte route des mers
que leurs navires avaient découverte les premiers dut être retrouvée une
seconde fois, et par les navigateurs d'autres nations. D'ailleurs,
l'immense rôle de conquérants et de colonisateurs que s'étaient donné
les Portugais était trop grand pour un petit peuple sans liberté. La
nation fut bientôt épuisée, et d'autres acteurs, les Hollandais, les
Anglais, les Français, entrèrent en scène sur ce vaste théâtre du monde
que les Portugais avaient voulu garder pour eux seuls. Actuellement
ceux-ci possèdent encore en dehors de l'Europe un territoire égal en
superficie à vingt fois l'étendue de leur propre patrie, mais qu'est
cela en comparaison de ce qu'ils ont perdu?

Les descendants de Vasco de Gama et d'Albuquerque n'ont plus, pour ainsi
dire, qu'un pied à terre dans cette péninsule de l'Inde, dont ils ont eu
la gloire de découvrir la route marine. Goa, Salsette, Bardez, Damão,
Diu, n'ont guère avec leur territoire plus de 4,000 kilomètres carrés,
et n'appartiennent au Portugal que grâce à la bonne volonté de
l'Angleterre. Macao, à l'entrée de la rivière de Canton, n'était, tout
récemment encore, qu'un entrepôt de chair humaine, d'où les traitants
exportaient des «engagés» chinois aux plantations du Pérou. Le monde
insulaire qui rattache l'Asie au continent australien, et qui fut
autrefois le domaine le plus précieux et le plus anxieusement surveillé
des Portugais, se trouve maintenant presque en entier en d'autres mains,
et les anciens conquérants n'ont plus qu'une moitié de l'île de Timor et
l'îlot de Kambing. En Afrique, il est vrai, l'étendue des territoires
auxquels prétend le Portugal est fort considérable; et, si l'on en
jugeait par les documents officiels, toute la largeur du continent,
d'Angola et de Mossamedes à Mozambique et à Sofala, serait une terre
lusitanienne; mais cette terre est encore, en grande partie, à
connaître, et ceux qui se livrent à ce travail d'exploration ne sont
point des Portugais: l'anglais Livingstone est le voyageur auquel la
géographie doit la conquête scientifique de ces contrées. Les seuls
établissements sérieux qui ne soient pas de simples comptoirs ou des
fortins assiégés par les populations sauvages, sont ceux de l'Afrique
occidentale, au sud du Congo; mais ils appartiennent pour la plupart à
des maisons de commerce hollandaises. Quelques hectares de terrain sur
les côtes de la Guinée septentrionale et de la Sénégambie complètent,
avec l'île de Santo Thomé, Principe et l'archipel du Cap-Vert, les
possessions portugaises de l'Afrique. Quant au Brésil, la riche colonie
du Nouveau Monde, il vit, depuis un demi-siècle, d'une vie indépendante,
et dépasse de beaucoup la mère patrie en population et en richesse.
Enfin, les terres atlantiques de Madère et des Açores, les premières
conquêtes des navigateurs de Lisbonne, sont considérées comme partie
intégrante du Portugal, et forment des provinces assimilées en droits à
celles de la terre ferme. Ce ne sont pas les moins riches, et récemment
encore, avant que la conscription n'enlevât la jeunesse de ces îles,
elles jouissaient de la plus grande prospérité [219].

[Note 219: Possessions du Portugal:

                                      Superficie.        Population
                                                          en 1871.
ATLANTIQUE:
     Açore                           2,581 kil. car.      238,930 hab.
     Madeira, etc.                     815     »          118,380  »

AFRIQUE:
     Iles du Cap-Vert                4,271 kil. car.       76,000  »
     Sénégambie                         69     »            8,500  »
     S. Thomé et Principe            1,177     »           23,680  »
     Ajuda                              35     »              700  »
     Angola, Benguela, Mossamedes  809,400     »        2,000,000  »
     Mozambique, Sofala, etc.      991,150     »          300,000  »

ASIE:
     Goa, Salsette, etc.             3,748 kil. car.      474,240  »
     Damão                             403     »           40,980  »
     Diu                                 7     »           12,300  »
     Moitié de Timor et Kambing     14,316     »          250,000  »
     Macao                               3     »           71,740  »
                                 _____________________  ________________
Ensemble des possessions         1,827,975     »        3,635,450  »
]

[Illustration: Nº 176.--PAYS DE LANGUE PORTUGAISE.]

Lorsque le Portugal perdit avec le Brésil la seule partie de son empire
colonial qui lui donnât une importance réelle dans l'assemblée des
nations, le petit peuple européen se trouvait dans un état de
prostration vraiment lamentable. Épuisé par la guerre étrangère, il se
débattit encore pendant de longues années dans les dissensions civiles.
Ses finances étaient absolument ruinées, et le manque de communications
à l'intérieur, de débouchés à l'extérieur, ne permettait pas de ramener
la richesse dans le pays par l'exportation des denrées nationales. Le
Portugal aurait pu disparaître tout à coup, qu'à l'exception de quelques
commerçants anglais, propriétaires des vignobles du Douro, et des
contrebandiers espagnols de la frontière, personne, dans le reste du
monde, n'aurait eu à se plaindre d'avoir ses intérêts lésés. Encore en
1851 il n'existait dans toute l'étendue du Portugal qu'une seule route
carrossable, celle de Lisbonne à Cintra, si l'on peut donner le nom de
route à une simple allée de plaisance entre deux palais royaux.
D'ailleurs l'état intellectuel de la contrée ne laissait pas moins à
désirer que l'état économique. L'ignorance dans laquelle vivaient les
Lusitaniens au milieu du siècle était à peu près comparable à celle de
leurs voisins du Maroc, au sud du golfe des Algarves. Dans les districts
septentrionaux, Vianna, Braga, Bragança, une jeune fille sachant lire
était un véritable phénomène. Il est vrai que ces ignorants du Portugal,
bien différents de tant de paysans du nord de l'Europe, presque lettrés
et pourtant restés grossiers, savent discuter avec modération, parler
avec élégance, et même improviser des vers où ne manquent ni le mètre,
ni la césure, ni la véritable poésie.

[Illustration: CHATEAU DE LA PENHA DE CINTRA. Dessin de Thérond, d'après
une photographie de M.J. Laurent.]

Pendant la durée d'une génération, l'instruction s'est bien répandue;
une grande partie de l'espace qui séparait les Portugais des autres
nations d'Europe au point de vue de la civilisation matérielle a été
comblé, et chaque jour on voit se rétrécir l'intervalle. Ainsi, pour ne
citer qu'un exemple, indice de tous les autres progrès d'ordre
économique, le pays s'est déjà pourvu d'un réseau de chemins de fer,
dont toutes les grandes lignes seront complètes dans un petit nombre
d'années [220].Non-seulement Lisbonne sera prochainement reliée à toutes
les villes secondaires du Portugal, même à celles de l'Algarve, mais par
divers points de la frontière, sur le Minho, le Douro, le Guadiana, elle
commence à faire pénétrer ses avenues commerciales dans l'intérieur des
Castilles. On s'en est aperçu à l'importance croissante qu'a prise le
mouvement des échanges, pendant les guerres civiles qui ont souvent
bloqué les ports de l'Espagne situés sur la Méditerranée: Lisbonne et
Porto même ont pu remplacer partiellement ces villes de commerce pour
fournir des marchandises étrangères à l'intérieur de la Péninsule.
D'ailleurs une partie seulement du trafic réel figure sur les registres
de la douane; la contrebande est difficile à surveiller sur le vaste
développement des 800 kilomètres de frontières montagneuses, et
Portugais aussi bien qu'Espagnols se font gloire de tromper la vigilance
des carabiniers. La douane de terre coûte au gouvernement beaucoup plus
qu'elle ne lui rapporte.

[Note 220: Voies de communication du Portugal, en 1875:

Grandes routes   3,600 kil.
Chemins de fer     950  »
]

Le commerce extérieur du Portugal a presque triplé depuis le milieu du
siècle, grâce aux lignes de bateaux à vapeur qui fournissent à la
navigation environ les deux tiers de son tonnage. Plus de la moitié de
ces échanges se fait avec la Grande-Bretagne, pays qui naguère avait
même un monopole presque complet du trafic extérieur de la Lusitanie. Il
est facile de comprendre, même au point de vue géographique, cette
grande influence de l'Angleterre sur le Portugal. Le littoral de ce
dernier pays se trouve précisément sur le chemin qu'ont à suivre les
navires anglais pour se rendre dans la Méditerranée, au Brésil, au cap
de Bonne-Espérance, aux Indes; nul chemin de la mer n'est plus
fréquemment pratiqué par leurs flottes. Porto, Lisbonne, sont pour eux
des ports de relâche et de ravitaillement. Il était donc naturel que le
commerce anglais, avec ses énormes débouchés, s'inféodât les producteurs
du littoral portugais et tâchât de fortifier peu à peu son influence par
des combinaisons politiques. L'aide que l'Angleterre fournit au Portugal
pendant la guerre péninsulaire lui donna un prétexte plausible pour se
poser presque en puissance suzeraine et protectrice, et souvent elle
abusa de son rôle. Mais actuellement elle n'exerce de prépondérance que
par la supériorité de son commerce, et si l'or anglais est le grand
élément de circulation sur les marchés du Portugal, la raison en est aux
achats si considérables de vins et de fruits de toute espèce qu'y font
les négociants de Londres. Ils demandent chaque année des vins pour une
cinquantaine de millions [221].

[Note 221: Commerce et navigation du Portugal:

Valeur des échanges, en 1842   100,408,000 fr.
        »         »     1856   203,185,000 fr.
        »         »     1873   307,140,000 fr.

Mouvement des navires, 1871   19,121 nav. jaugeant 3,280,000 tonnes.
Flotte commerciale     1873      432  »
              (17 vapeurs et 415 voiliers), jaugeant 108,350 tonn.
]

[Illustration: Nº 177.--TÉLÉGRAPHE DE LISBONNE A RIO DE JANEIRO.]

L'importance croissante des échanges du Portugal avec le Brésil, qu'unit
maintenant un câble télégraphique déposé au fond de l'Océan, est
également un phénomène nécessaire causé par le voisinage relatif des
deux contrées et par les rapports de parenté, la communauté de
traditions qui existent entre les deux peuples. Tous les progrès du
Brésil seront, par contre-coup, les progrès de la mère patrie, et l'on
peut déjà, sans un grand effort de l'esprit, s'imaginer combien prospère
est l'avenir réservé aux populations de la Lusitanie du Nouveau Monde:
quand l'esclavage aura disparu, que les fleuves du bassin des Amazones
seront bordés de plantations et que des chemins de fer rattacheront les
vallées des Andes boliviennes aux ports de l'Atlantique, Lisbonne et
Porto auront à servir d'intermédiaires au Brésil et à l'Europe pour des
quantités énormes de denrées et de marchandises.

Mais c'est avec l'Espagne, on le comprend, que la solidarité commerciale
des marchés portugais doit se faire de plus en plus intime, en dépit des
haines originaires et de l'opposition des intérêts dynastiques. A la
fin, les deux nations limitrophes ne peuvent que devenir un seul peuple,
comme le sont devenus Aragonais et Castillans, Andalous et Manchegos.
C'est une question de temps; mais on ne saurait douter que la communauté
de vie industrielle et sociale ne finisse par prévaloir, amenant avec
elle la fédération politique. Il est seulement à désirer que cette union
future se fasse pacifiquement, sans pressions injustes, sans violation
des droits de chaque groupe à la libre gérance de ses intérêts spéciaux.
Égaux des Espagnols par leur grandeur dans le passé et par leur rôle
pendant la période épique du commencement de l'histoire moderne, les
Portugais peuvent hardiment se placer à côté de leurs voisins pour les
qualités morales.



VI

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.


Le Portugal est une monarchie héréditaire et constitutionnelle. D'après
la loi fondamentale de 1826, dite _Carta de ley_, et revisée en 1852, le
gouvernement se compose des quatre pouvoirs: dirigeant, législatif,
exécutif, judiciaire, et de ces divers pouvoirs, deux appartiennent
exclusivement à la couronne; celle-ci partage, en outre, le pouvoir
législatif avec les deux Chambres, et reste toujours irresponsable. La
liste civile s'élève à plus de 3,600,000 francs; en outre, le roi a la
jouissance des biens de la couronne et possède de merveilleux joyaux,
parmi lesquels le fameux «diamant de Bragance», le plus grand du monde.
Il prend le titre de «Majesté très-Fidèle» et se dit comme autrefois
«roi des Algarves, seigneur de Guinée et des Conquêtes.» A défaut
d'enfant mâle, les filles peuvent hériter du trône. Les ministres du
souverain, qui sont au nombre de sept, portent la responsabilité des
décisions royales; ils peuvent être mis en accusation par la Chambre dés
députés, et doivent alors comparaître devant la Chambre des pairs,
constituée en tribunal suprême. Un conseil d'État, composé d'un nombre
indéterminé de membres, nommés à vie, assiste le roi dans toutes les
affaires d'administration. L'héritier présomptif en est membre-né et
prend part aux délibérations dès l'âge de dix-huit ans.

La Chambre des pairs se compose de plus d'une centaine de membres, les
uns héréditaires, les autres nommés à vie par le roi, et choisis presque
tous parmi les nobles. Les princes de la famille royale siégent de droit
dans la Chambre haute et le patriarche de Lisbonne en préside les
séances. La Chambre des députés, nommée par le suffrage, est
spécialement investie du droit de discussion et de vote sur le budget.
Les conditions de cens existent encore pour le corps électoral. D'après
la loi de 1852, sont électeurs tous les Portugais âgés de vingt-cinq ans
qui payent au moins 5 fr. 55 de contributions directes ou 27 fr 75 de
contributions foncières; en outre, «l'adjonction des capacités» a rangé
parmi les électeurs, et sans condition de cens, les bacheliers, tous les
porteurs de diplômes d'instruction supérieure ou secondaire, les
officiers et les prêtres; ceux-ci, de même que les fonctionnaires, les
gradés d'université et les gens mariés, ont de plus le privilége de
pouvoir voter dès l'âge de vingt et un ans. Le cens d'éligibilité, dont
les professeurs sont spécialement exemptés, s'élève à 22 fr. 20 de
contributions directes ou 111 francs de contributions foncières. Les
électeurs, au nombre desquels sont admis aussi les citoyens de Madère et
des Açores, nomment un député par 25,000 habitants; le total des élus
s'élève donc à plus de 150. La durée du mandat est de quatre années et
la session normale est de trois mois. Une indemnité est attachée aux
fonctions de représentant. Le président de la Chambre est nommé par le
roi sur une liste de cinq candidats proposés par les députés.

Le pouvoir judiciaire comprend l'ensemble des magistrats du Portugal,
depuis le «juge élu» (_juiz eleito_) de la paroisse jusqu'aux membres du
tribunal suprême de la justice, qui siége à Lisbonne. La contrée est
divisée en deux grands districts judiciaires, celui de Lisbonne et celui
de Porto, qui se subdivisent eux-mêmes en juridictions, correspondant
aux circonscriptions territoriales; les îles du cap Vert dépendent du
district judiciaire de Lisbonne. Le jury prononce la culpabilité ou la
non-culpabilité dans les procès civils et criminels. La jurisprudence
portugaise s'inspire à la fois du code français et du vieux droit local
représenté par les ordonnances «alphonsines», «manuélines»,
«philippines». La religion catholique romaine est la religion de l'État,
mais l'exercice du culte protestant est toléré dans les villes
commerçantes. Les affaires ecclésiastiques sont administrées par le
patriarche de Lisbonne, les deux archevêques de Braga et d'Evora et
quatorze évêques. L'Inquisition est abolie depuis 1821, et ses revenus,
de même que ceux des 750 couvents d'hommes, supprimés pour la plupart en
1834, se sont ajoutés aux recettes nationales; les dernières communautés
de moines, qui s'éteignent peu à peu par suite de l'interdiction
d'accepter des novices, font retour les unes après les autres au domaine
public. La plupart des couvents de femmes ont été également supprimés.

L'armée, qui doit s'élever en temps de guerre ou de commotion intérieure
à 70,000 hommes, mais à 32,000 hommes seulement en temps de paix, se
compose en réalité des deux tiers de l'effectif normal; elle n'a pas
moins de 2,000 officiers pour 20,000 soldats. Naguère les exemptions de
service et la pratique du remplacement faisaient peser tout le fardeau
de la conscription sur la population pauvre; mais la loi a été récemment
modifiée d'après le modèle prussien, pour répartir plus équitablement
les charges et donner au pays plus de force défensive. Les forteresses
sont nombreuses; mais il n'en reste qu'un petit nombre en bon état de
défense; on cite comme les plus importantes: Elvas, Abrantes, Valença,
sur la frontière de l'Espagne, et du côté de la mer, le fort de São
Julião et la citadelle de Peniche. La flotte ne s'élève plus à mille
vaisseaux, comme au temps où le roi Sébastien se préparait à envahir le
Maroc; elle est d'une quarantaine de petits bâtiments, dont plus de 20
sont à vapeur. Son personnel est de près de 3,000 marins.

Le budget annuel dépasse 130 millions de francs, et depuis 1834 il s'est
régulièrement soldé par un déficit; il en est de même du budget spécial
des colonies, qui dépasse 10 millions. Aussi la dette nationale
s'élève-t-elle à plus de 2 milliards 130 millions, total vraiment
formidable pour un aussi petit pays: c'est environ 500 francs par tête
de Portugais. Cependant les ressources de la contrée, auxquelles
s'ajoutent la vente des biens nationaux et le produit du monopole des
tabacs, se sont accrues plus rapidement que le déficit, et depuis 1875
on a pu renoncer au triste expédient budgétaire qui consistait à opérer
des retenues, variant de 5 à 30 p. 100 sur les traitements des employés.
Le crédit du gouvernement portugais, qui naguère était au plus bas, a pu
se relever peu à peu et ses fonds sont cotés maintenant à près de la
moitié de leur valeur nominale.

Les deux anciens «royaumes» de Portugal et d'Algarve se divisent
administrativement en 17 districts ou provinces, quoique les anciennes
divisions historiques de Minho, Tras os Montes, Beira, Estremadure,
Alemtejo, Algarve, se maintiennent encore dans le langage ordinaire. Les
districts se divisent eux-mêmes en _concelhos_, ou «conseils», beaucoup
plus grands que la commune française, car ils contiennent en moyenne
treize paroisses, ou _freguezias_, subdivisions à la fois religieuses et
civiles.

PROVINCES  DISTRICTS  SUPERFICIE EN          POPULATION
                      KILOM. CARRÉS.           EN 1871.

                     Par.      Par      Des      Des       Par
                     prov.    distr.   prov.    distr.    Kilom.
                                                           carré
Minho               7,271             971,001
           Braga              2,738            321,622     118
           Porto              2,291            439,515     192
           Vianna do Castello 2,242            209,864      94

Tras os Montes     11,105             365,833
           Bragança           6,657            153,738      24
           Villa-Real         4,448            212,095      47

Alemtejo           24,387             331,341
           Beja              10,869            137,784      13
           Evora              7,085             98,053      14
           Portalegre         6,433             95,504      15

Beira              23,942           1,294,282
           Aveiro             2,909            256,544      88
           Coïmbra            3,884            289,266      74
           Viseu              4,975            370,171      74
           Guarda             5,554            214,363      38
           Castello-Branco    6,620            163,938      25

Estremadura        17,800             839,691
          Leiria              3,478            181,164      53
          Lisbonne            7,460            454,691      62
          Santarem            6,862            203,836      31

Algarve             4,850             188,422
          Faro                4,850            188,422      39
                    __________________________________________
Portugal continental
                          89,355           3,990,570        45
Portugal, avec Madère
          et les Açores   92,751           4,367,882        47



FIN DE L'EUROPE MÉRIDIONALE



INDEX ALPHABÉTIQUE

A

Abrantes,
Abruzzes,
Acarnanie,
Achaïe,
Acheloüs,
Achéron,
Aci-Reale,
Açores,
Acqui,
Adaja,
Adamello (mont),
Adda,
Aderno,
Adige (fleuve),
Adra (rivière),
Adra (ville),
Adria,
Ægades (îles),
Ægium (Vostitza),
Ætoliko,
Agosta,
Aguas,
Agueda,
Aguilar,
Agujero,
Aire (serra do),
Aitone,
Ajaccio,
Alagna,
Alagon,
Alatri,
Alava,
Albacete,
Albaicin,
_Albanais_,
Albano,
Albaro,
Albegna,
Albenga,
Alberche,
Alcalá,
Alcalá de Chisvert,
Alcalá de Guadaira,
Alcamo,
Alcántara,
Alcazaba,
Alceda,
Alcira,
Alcobaça,
Alcochete,
Alcolea,
Alconetar,
Alcoy,
Alcubierre (sierra de),
Alcudia,
Aldea Gallega,
Alemtejo,
Aleria,
Alexandria,
Alexandrie (Alessandria),
Alexinatz,
Algarve,
Algeciras,
Algemesi,
Alghero,
Alhamá (rivière),
Alhamá (d'Andalousie),
Alhamá (de Murcie),
Alhamá (sierra de),
Alhamilla,
Alhandra,
Alhaurin Grande,
Alhendin,
Alicante,
Alicudi,
Almada,
Almaden,
Almagro,
Almansa,
Almaraz,
Almeida,
Almenara (pic de),
Almería,
Almería (rivière),
Almijara (sierra de),
Almonte,
Alora,
Alpes,
Alphée,
Alpujarra,
Alsásua,
Altabiscar,
Alta-Coloma,
Altamura,
Amalfi,
Amarante,
Amaxiki,
Ambelakia,
Amenano (rivière),
Amézcuas,
Amiata (monte),
Ampourdan (l'),
Anadoli-Hissar,
Ancône,
Andalousie,
Andía (sierra de),
Andorre (val d'),
Andria,
Andrinople,
Andros,
Andújar,
Angri,
Anie (pic d'),
Anio (Aniene),
Annobon,
Ansena,
Antela,
Antelao (mont),
Anteqnera,
Antimilo,
Antivari,
Aoste (vallée d'),
Apennins,
Apuanes (Alpes),
Aquila,
Aracena (sierra de),
Aragon,
Aragon (rivière),
Aralar (sierra de),
Aran (val d'),
Aranda del Duero,
Aranjuez,
Arba,
Arcadie,
Arcos de la Frontera,
Ares,
Aréthuse,
Arevalo,
Arezzo,
Arga,
Argentaro (monte),
Argolide,
Argos,
Argostoli,
Argyro-Kastro,
Ariano,
_Arnautes_,
Arno (fleuve),
Aroche (sierra de),
Arosa,
Arpino,
Arrabalde,
Arrabida (serra de),
Arriaga,
Arteijo,
Ascoli-Piceno,
Asinara (île d'),
Askyfo,
Ason,
Aspromonte,
Assisi,
Asteris,
Asti,
Astorga,
Astroni (parc d'),
Asturies,
Astypalæa,
Ataraya,
Aterno,
Athènes,
Athos,
Attique,
Ave,
Aveiro,
Avellino,
Averne (lac d'),
Aversa,
Avila,
Aviles,
Avintes,
Avlona,
Avola,
Azcoytia,
Azizirge,
Azpeytia,
Azpiroz (col d'),

B

Bacau,
Bacchiglione (fleuve),
Badajoz,
Badalona,
Baena,
Baeza,
Bagnara,
Bagni di Lucca,
Bagnorea,
Baïa,
Balagna (la),
Baléares,
Balestreri,
Balkhans,
Balta-Lima,
Banda di Dentro,
Banda di Fuori,
Banjalouka,
Baragan,
Barbastro,
Barcellona,
Barcellos,
Barcelone,
Bardenas Reales,
Bardez,
Barella (la),
Bari,
Barigazzo,
Barlaam,
Barletta,
Barreiro,
Basilicate,
Basiluzzo,
_Basques_,
Bassæ (temple de),
Bastelica,
Bastia,
Batalha,
Bathy,
Batuecas,
Bayona,
Baza,
Baza (sierra de),
Bazardjik,
Baztan (val de),
Beira-Mar,
Beja,
Belgodere,
Belgrade,
Bellas,
Bellem (Belem),
Bellune,
Belméz (mines de),
Bembezar,
Benaco (lac de),
Bénévent,
Benicarló,
Beon,
Béotie,
Berat,
Bergame,
Berlinga,
Bermeja (sierra),
Betanzos,
Bianco (monte),
Bidassoa,
Bielopavlitchka,
Bientina (lac),
Biguglia,
Bilbao,
Biscaye (Vizcaya),
Bisceglie,
Bitonto,
Blato,
Boïana,
Bolca (mont),
Bolgrad,
Bologne,
Bolsena,
Bomfica,
Bonifacio,
Bordighera,
Borromées (îles),
Bosa (rivière),
Bosch de la Espina,
Bosna,
_Bosniaques_,
Bosnie,
Bosphore,
Botochani,
Boumort (sierra de),
Bourgas,
Bracciano,
Braga,
Bragança,
Braïla,
Brenta (fleuve),
Brescia,
Brindisi,
Bronte,
Brujula (la),
Bucarest,
Bukavii,
_Bulgares_, Bulgarie,
Búrgos,
Buseo,
Bussaco,
Butrinto,
Buyuk-Déré,
Buzeo.

C

Cebeza de Manzaneda,
Cabo da Roca (Roc de Lisbonne),
Cabra,
Cabras (sierra de),
Cabreira (serra),
Cabrera,
Cáceres,
Cadi (sierra de),
Cádiz,
Cagliari,
Calabres,
Calahorra,
Calamita,
Calares,
Calatayud,
Calatrava,
Calatrava (Campo de),
Caldas de Besaya,
Caldas de Gerez,
Caldas de Monchique,
Caldeirão (serra de),
Calenzana,
Caltafano,
Caltagirone,
Caltanissetta,
Calvi,
Calvo (monte),
Camaldules (col des),
Camero Nuevo,
Camero Viejo,
Caminha,
Camogli,
Campagne de Rome,
Campanella (cap),
Campanie,
Campidano,
Campobasso,
Campo-l'Oro,
Campu-Lungu,
Candie,
Canée (la),
Cangas de Onis,
Cangas de Tineo,
Canicatti,
Cantabrio,
Capannori,
Caparroso,
Capitanate,
Capoliberi,
Capoue (Capua),
Capraja (île de),
Capri (île de),
Caracal,
Cap-Vert (archipel du),
Carballo,
Carcagente,
Carcavellos,
Carche (sierre del),
Cardeto,
Cardo,
Cardona,
Carghese,
Carignano,
Carlo-Forte,
Carmagnola,
Carmona,
Carolines (îles),
Carrara,
Carrascal,
Carratraca,
Carril,
Carrion,
Carthagène (Cartagena),
Carvóeiro (cap),
Casale (Casal-Monferrato),
Casar,
Cascães,
Caserta,
Cassino,
Castagna (monte della),
Castagniccia,
Castalla,
Castelfidardo,
Castel-Follit,
Castellamare di Stabia,
Castellon de la Plana,
Castelnovo,
Castelvetrano,
Castiglione (marais de),
Castilles,
Castoria,
Castro-Giovanni,
Castro-Marim,
Castropol,
Castro-Urdiales,
Catalogne,
Catane,
Catanzaro,
Catenaja (Alpes de),
Catria,
Cava,
Cávado,
Cavo,
Cavour,
Cavriana,
Cebollera (sierra),
Cecina,
Cefalù,
Centuripe (Centorbi),
Céphalonie,
Cephissus,
Cerignola,
Cerigo,
Cesena,
Cetona (mont),
Cettinje,
Cezimbra,
Chabatz,
Chalcidique,
Chalcis,
Champs Phlégréens,
Château-Dauphin (Castel-Delfino),
Chaves,
Chiana (val de),
Cbiavari,
Chiclana,
Chieri,
Chieti,
Chimoera-Mala,
Chinchilla (sierra de),
Chioggia,
Chiusi,
Chkiperi,
_Chkipétars_,
Chkoumb,
Cidaco,
Cinca,
Cinto,
Cintra,
Circello (Cuante),
Cithéron,
Cittá di Castello,
Cittá-Vecchia,
Ciudadela,
Ciudad-Real,
Ciudad-Rodrigo,
Civita-Vecchia,
Clitunno (Clitumnus),
Clusone (rivière),
Cocyte,
Coïmbre (Coimbra),
Collares,
Columbretes,
Comacchio (lagune de),
Comero,
Comino,
Comiso,
Commabio (lac de),
Como,
Como (lac de),
Compostela,
Coucha de São Martinho,
Condeça Nova,
Coni (Cuneo),
Constantinople,
Contraviesa (sierra),
Copaïs,
Copparo,
Corato,
Corcubion,
Cordevole (rivière),
Cordoue (Cordoba),
Corfinium,
Corfou,
Corinthe,
Corleone,
Cornigliano,
Corogne (la) ou Coruña,
Corse,
Corte,
Cortona,
Cosenza,
Cotrone,
Covadonga,
Craïova,
Crato,
Crémone,
Crète,
Crevillente (sierra de),
Cuadramon,
Cuba,
Cudillero,
Cuenca,
Cullar de Baza,
Cullera,
Curtea d'Ardgeche,
Cyanées,
Cyclades,
Cyllène (mont),
Cythnos (Thermia).

D

Daimiel,
Dalias,
Damão,
Danube,
Dardanelles,
Darro,
Daskalion,
Dattilo (Dattolo),
Dólos,
Demanda (sierra de la),
Demotika,
Denia,
Despeñaperros,
Dicté (monts Silia ou),
Diu,
Djakova,
Dodone,
Don Benito,
Dora Baltea (rivière),
Dora Morta,
Dora Riparia,
Dormitor,
Drama,
Drin,
Duero (Douro),
_Dukagines_,
Durango,
Durazzo.

E

Ebre (Ebro),
Écija,
Ega,
Égée (mer),
Égine,
Elhassan,
Elbe (ile d'),
Elche,
Éleusis,
Élide,
Eljas,
Elvas,
Embalira,
Émilie,
Empoli,
Enos,
Enza (rivière),
Éoliennes (îles),
Épidaure,
Épire,
Erasinos,
Ergastiria,
Erkene,
Escorial (l'),
Escudo (col d'),
Eski-Zagra,
Esla,
Espagne,
Espiel (mines d'),
Espinho,
Espozende,
Estaca de Vares,
Estancias (sierra de las),
Estella,
Estrella (serra),
Estremadure,
Estremoz,
Etna,
Eubée,
Euripe,
Europa (pics d'),
Europe,
Eurotas (Iri),
_Euskariens_,
Evora.

F

Fabriano,
Faenza,
Falterone (monte),
Falticheni,
Fano,
Farilhãos,
Faro,
Fasano,
Favignana,
Felanitx,
Felicudi,
Fenestrelle,
Fermo,
Fernando Pô,
Ferrare (Ferrara),
Ferrol (le),
Fidaris,
Fiesole,
Figueira da Foz,
Figueras,
Filabres (sierra de los),
Finisterre (cap),
Fiumicino (Rubicon),
Fiumicino (Tibre),
Florence  (Firenze),
Fluvia,
Foggia,
Fokchani,
Follonica,
Fontana-Congiada,
Fontarabie,
Forchia d'Arpaia,
Forli,
Formentera,
Formia,
Formoselha,
Fossano,
Francoli,
Frascati,
Fresnedas,
Frioul,
Fucino (lac),
Fuligno,
Fumajolo,
Furado (monte).

G

Gaëte,
Galatz,
Galaxidi,
Galice,
Gallego,
Gallipoli (Italie),
Gallipoli (Turquie),
Gallura (monts de la),
Gamzigrad,
Garde (lac de),
Gardunha (serra),
Garfagnana (monts de la),
Gargano (monte),
Gata (sierra de),
Gaviarra,
Gaya,
Generoso (mont),
Gênes,
Genil,
Gennargentu,
Gennaro,
Gerez (serra de),
Gerona,
Giara (la),
Giarre,
Gibraltar,
Gigante (el),
Gigantinu,
Giglio (île de),
Gijon,
Gioura,
Girgenti,
Giulia (volcan),
Giurgiu,
Glieb,
Goa,
Golo,
Gonessa,
Gordola,
Gorgona (île de),
Goritza,
Gornitchova ou Nidjé,
Gozzo,
Grand-Paradis,
Granmichele,
Gran Sasso d'Italia,
Grasso (cap),
Grèce,
Gredos (sierra de),
Grenade (Granada),
Grivola (mont),
Grosseto,
Guadalajara,
Guadalaviar,
Guadalen,
Guadalentin,
Guadalete,
Guadalevin,
Guadalfeo (rivière),
Guadalhorce,
Guadalimar,
Guadalmedina,
Guadalope,
Guadalquivir,
Guadalupe (sierra de),
Guadarrama (sierra de),
Guadiana,
Guadiana menor,
Guadiaro,
Guadiato,
Guara (sierra de),
Guardia (la),
Guarrizas,
Guernica,
Guetaria,
Gubbio,
Gúdar (sierra de),
_Guègues_,
Guimarães,
Guipúzcoa.

H

Hagio-Rouméli,
_Haïkanes_,
Haya,
Hélicon,
Hella,
Hémus,
Herculanum,
Hermoupolis,
Herrerias (mines de las),
Herzégovine,
Higa de Monreal,
Higuer (cap),
Histioea,
Houchi,
Huelva,
Huerva,
Huesca,
Huescar,
Hurdes (las),
Hydra,
Hymette.

I

Íbiza,
Ichtiman,
Ida (Psiloriti),
Idro (lac d'),
Ieropotamo,
Iglesias,
Igualada,
Ile Rousse,
Ilhavo,
Imbros,
Imola,
Inca,
Incudine (monte),
Indjé-Karasou (Haliacmon).
Insua,
Intagliatella,
Ioniennes (îles),
Ipek,
Iraty (forêt d'),
Irun,
Ischia (île d'),
Iseo (lac d'),
Isker,
Isla,
Ismaïl,
Isonzo,
Ispica,
Italica,
Italie,
Ivrea,
Izterbegui.

J

Jabalcon de Baza,
Jabalcuz,
Jabalon,
Jaca,
Jaen,
Jagodina,
Jaizquibel,
Jalon,
Jandula,
Janina,
Jantra,
Jassy,
Játiva,
Javalambre (pic de),
Jerez de la Frontera,
Jesi,
Jiul (Sil ou Chil),
Júcar,
Junto (monte).

K

Kadi-Keuï,
Kaïménipetra,
Kalamata,
Kalameria,
Kalogheros,
Kambing,
Kapaonik,
_Kara-Gounis_,
Karlas (Baebeïs),
Karyès,
Karystos,
Kastro (Myrina),
Katayothra (Oeta),
Katounskà,
Kelidhoni,
Kezanlik,
Khelmos,
Kilia,
_Klementis_,
Kniatchevatz,
Kom,
_Koniarides_,
Kortiach,
Kossovo,
Kotesi,
Koundousi,
Koutchka,
Kragouïevatz,
Kraïna,
Kramdhi,
Krouchevatz,
Kustendje.

L

Labbro (monte d),
Labchislas,
Laconie,
Ladon,
Lagos,
Lamego,
Lamia,
Lampedusa,
Lampione,
Lanciano,
Langreo,
Lanjaron,
Laredo,
Lario (lac),
Larissa,
Laróuco,
Lassiti (monts),
Lastres,
Latium (volcans du),
Laurion,
Lavagna,
Lebrija,
Leça,
Lecce,
Lecco (lac de),
Lech (Alessio),
Legnago,
Leiria,
Leitariegos,
Lemnos,
Lena,
Lentini,
Lentini (lac de),
Leon,
Leon (isla de),
Lépante (Naupacte),
Lepini,
Lequeylio,
Lérida,
Lerne,
Leso,
Leucade (Sainte-Maure),
Leuca-Ori,
Lezirias,
Licata,
Licodia di Vizzini,
Liébana (vallée de la),
Liechanska,
Ligurie,
Lima (Limia),
Limbarra (monts de),
Limnicea,
Linarès,
Linosa,
Lioubatrin,
Lipari,
Liria,
Lisbonne (Lisbõa),
Lisca-Bianca,
Livenza (fl.),
Livourne,
Lixouri,
Liz,
Llanes,
Llanos del Urgel,
Llobregat,
Lluchmayor,
Loano,
Lodi,
Logroño,
Loja,
Lom,
Loma de Chiclana,
Lombardie,
Lorca,
Loreto,
Losnitza,
Loulé,
Lousão (serra de),
Luarca,
Lucena,
Lucera,
Lucques,
Lucrin (lac),
Lugano (lac de),
Lugo (Espagne),
Lugo (Italie),
Lunigiana,
Lycée (Diaforti),
Lyngons (Khassia).

M

Macao,
Maccalube,
Macerata,
Machichaco,
Macra (riv.),
Maddalena (La),
Maddaloni,
Madère (îles),
Madonia,
Madre del Mount,
Madrid,
Maeztrazgo,
Mafra,
Magadino,
Magaña,
Magina,
Magnésie,
Magra (vallée de la),
_Maïnotes_,
Majella,
Majeur (lac),
Major (Pic),
Majorque,
Málaga,
Malée (cap),
Malhão (serra de),
_Malissores_,
Malte,
Manacor,
Manche,
Manfredonia,
Manresa,
Mantinée,
Mantoue,
Manzanarès,
Manzanarès (riv. du),
Maragato,
Marais Pontins,
Marão (serra de),
Marchena,
Marches,
Marciana,
Maremme,
Marghine,
María (sierra de),
Mariannes (îles),
Marinha Grande,
Marino,
Maritza,
Marmara (mer de),
Marmolata (monts),
Marsala,
Martes (sierra),
Martesana,
Martin,
Masnou,
Massa,
Mat,
Matapan (cap),
Mataró,
Matese,
Mattozinho,
Mazzara,
Medellin,
Medico,
Medina del Campo,
Medina de Rio-Seco,
Méditerranée,
Meduna (riv.),
Megalo-Kastron (Candie),
Megalos-Potamos,
Mega-Spileon,
Meira (sierra de),
Mendaur,
Mergozzo (lac),
Mérida,
Mer Noire,
Mertola,
Mesas (las),
Mésie,
Messara,
Messénie,
Messine,
Meta,
Météore,
Metzovo,
Mezquita (serra da),
Mezzola (lac de),
Midia,
Mieres,
Miet,
Mihailem,
Mijares,
Milan,
Milanovatz,
Milazzo,
Miletto,
Militello,
Millis (jardins de),
Milo,
Mineo,
Minglanilla,
Miño (Minho),
Minorque,
Miranda de Ebro,
_Mirdites_,
Misène (cap),
Missolonghi,
Mistra,
Modène,
Modica,
Moldavie,
Molfetta,
Molise (prov. de),
Monastir,
Moncabrer,
Moncalieri,
Moncayo,
Monchique (serra de),
Mondego,
Mondovi,
Mondragon,
Monegros
Monemvasia (Malvoisie),
Mongo,
Monopoli,
Monsant,
Monsech,
Monseñ,
Monserrat (pic de),
Monsía (sierra de),
Montagnes (Illustres),
Montagut,
Mont-Blanc,
Monte Albano,
Monte Cimone,
Monte-Cristo (île de),
Montemor,
Monte Mugello,
_Monténégrins_,
Monténégro,
Montenero (Elatos),
Monte-Nuovo,
Montepulciano,
Monti Catini,
Montilla,
Monti Rossi,
Montoro,
Monza,
Moradel (serra do),
Moratchka,
Morava,
Morée (Péloponèse),
Morena (sierra),
Morron de los Genoveses,
Mostar,
Mosychlos,
Motril,
Motterone (mont),
Muela de Ares,
Muela de San Juan,
Mulahacen,
Mulhacen (pic de),
Mundo,
Murcie,
Murgie,
Muros,
Murviedro,
Muzza,
Mycènes.

N

Nagara,
Nalon,
Nansa,
Naples,
Narenta,
Naupacte (Lépante),
Nauplie,
Navarin,
Navarre,
Navia,
Naviglio Grande,
Naxos,
Nea-Kaïmeni,
Neda,
Negotin,
Neiva,
Nemi,
Nera,
Nerone,
Nervi,
Nervion,
Nethou,
Nevada (sierra),
Nich,
Nicopolis,
Nicosia,
Ninfa,
Niolo,
Nisvoro,
Nocera,
Nola,
Nora,
Noya,
Noto,
Novare (Novara),
Novi,
Novibasar,
Nuoro,
Nurachi (marais de),
Nurra.

O

Obarenes (monts),
Ocaña,
Ochagavia,
Odiel (fleuve),
Oeiras,
OEta (Katavothra),
Oite,
Olissopo,
Oiz,
Okri,
Okrida (Lychnidos),
Olmeto,
Olonos (Erymanthe),
Olot,
Olto (Olt, Oltu, Aluta),
Olympe,
Olympie,
Olynthe,
Ombla,
Ombrie,
Ombrone,
Oneglia,
Onéiens (monts),
Ontaneda,
Orbaiceta,
Orbetello,
Orco (rivière),
Orduña,
Orense,
Orezza,
Orihuela,
Oristano,
Oro (monte d'),
Orobia (monts),
Oroch,
Orsajo (monte),
Orta (lac d'),
Ortegal (cap),
Orteler (mont),
Ortona,
Orvieto,
Osimo,
Ossa (Kissovo),
Ossa (serra de),
Ostie,
Ostiglia,
Ostrovo,
Osuna,
Othrys,
Ottajano,
Oujiza,
Ourique,
Ovar,
Oyarzun,
Oviedo,
Ozieri.

P

Padoue,
Padron,
Pagani,
Paglia Orba (Pagliorba, Vagliorba),
Paiz do Vinho,
Pajares (col de),
Palaos (îles),
Palazzolo,
Palencia,
Palerme,
Palestrina,
Palici (lac dei),
Palma (Baléares),
Palma (Napolitain),
Palma del Rio,
Palmanova,
Palmaria (île de),
Palmarola,
Palos,
Pamisos,
Pampelune (Pamplona),
Panaria,
Pancorvo (Pancorbo),
Pangée (Pilav-Tépé),
Pantalica,
Pantellaria,
Paola,
Páramos de Lora,
Parapanda,
Parga,
Parme (Parma),
Parnasse,
Parnès,
Partinico,
Pasages,
Paterno,
_Patones_,
Patras,
Pavie,
Paxos,
Pedroches (los),
Pegli,
Pelayo,
Pélion (Zagora),
Pellegrino (monte),
Péloponèse (Morée),
Pélore (monte),
Peña de Francia,
Peña de Oroel,
Penafiel,
Peñagache (sierra),
Pañagolosa,
Peña Gorbea,
Peña Gudina,
Peña Labra,
Peñalara (pic de),
Peña Negra,
Peña Prieta,
Peña (sierra de la),
Peña Trevinca,
Pénée,
Pénée (Gastouni),
Peniche,
Peñon de Hifac,
Pentélique,
Pera,
Pera-khova (Geraneia),
Perdon (sierra del),
Pergusa (lac),
Perim ou Perin,
Peristeri,
Pérouse (Perugia),
Pesaro,
Pescara,
Peschiera,
Pescia,
Petra,
Pezo de Regoa,
Pharsale,
Pheneos (Phonia),
Philippines (îles),
Philippopoli (Félibé),
Phocide,
Phthiotide,
Pianosa (île de),
Piatra,
Piave (fleuve),
Piazza Armerina,
Picacho de la Veleta,
Pico de Urbion,
Picos de Europa,
Piémont,
Pieria,
Pietra Mala,
Pietra Santa,
Pignerol (Pinerolo),
Pikermi,
Pila (sierra de),
Pinde,
Pinto,
Piombino  (monte de),
Piperska,
Pisans (monts),
Pise (Pisa),
Pistoja,
Pisuerga (rivière),
Pitesti,
Pittigliano,
Pizzighetone,
Plaisance (Piacenza),
Plasencia,
Platani (rivière),
Plava,
Plaza del Moro Almanzor,
Ploïesti,
Pô (fleuve),
Po di Levante,
Po di Maestra,
Po di Primaro,
Po di Volano,
Poestum,
Poggio di Montieri,
Pollenza,
Pollino,
_Pomaris_,
Pomarão,
Pompéi,
Ponte de Lima,
Pontevedra,
Pontremoli,
Ponza,
Popoli,
Poros,
Porretta,
Portalegre,
Porte de Fer du Vardar,
Portici,
Port-Mahon,
Porto (Oporto),
Porto-Cale (Gaya),
Porto d'Anzio,
Porto-Empedocle,
Porto-Ferrajo,
Porto-Fino,
Porto-Longone,
Porto-Maurizio,
Porto-Scuso,
Porto-Torres,
Porto-Vecchio,
Porto Venere,
Portugal,
Portugalete,
Potenza,
Potes,
Potidée,
Pouilles (Apulie),
Pouzzoles (Puzuoli),
Pozarevatz (Passarevitz),
Prades (sierra de),
Prato,
Prato Magno (mont du),
Prevesa,
Principauté citérieure,
Principauté ultérieure,
Principe (île),
Prinkipo,
Prisrend,
Pristina,
Procida (île de),
Prokletia,
Propriano,
Puente del Arzobispo,
Puente la Reina,
Puerto de Arenas,
Puertollano,
Puerto Real,
Puerto-rico,
Puig de Randa,
Puig den Torrella,
Punta de Almenara,
Puycerda,
Pyrgos,
Pytiuses.

Q

Quarto,
Queluz.

R

Radicofani,
Ragusa,
_Raïtzes_,
Rañadoiro,
Randazzo,
Ranera (pic du),
Rapallo,
Ravello,
Ravenne,
Recanati,
Recco,
Reggio (Calabria),
Reggio (Emilia),
Régille (lac),
Reinosa, 876.
Reni,
Reno (rivière),
Resina,
Retimo ou Rethymnos,
Réus,
Rhodope,
Rhune,
Ribadeo,
Riera,
Rietchka,
Rieti,
Rilo-Dagh,
Rimini,
Rimnik-Sarat,
Rimnik-Valcea,
Rio,
Rioja,
Rio-Tinto,
Riposto,
Rivadesella,
Rivarolo,
Rocca d'Anfo,
Rocca Monfina,
Rodosto,
Roman,
Rome,
Roncal,
Roncevaux (Roncesvalles),
Ronda,
Ronda (serrania de),
Rosapha,
Rosas,
Rosas (sierra de),
Rossano,
Rota,
Rotondo (monte),
Roumanie,
Roumili-Kavak,
Rovere,
Rovigo,
Rtanj,
Ruidera,
Rumblar,
_Ruthènes_
Ruvo.

S

Sabadell,
Sacavem,
Sagone,
Sagonte (Murviedro),
Sagra (sierra),
Sagres,
Saint-Florent,
Saint-Jean de Medua,
Saint-Marin,
Saint-Sébastien,
Saint-Vincent,
Sainte-Maure (Leucade),
Sajambre (vallée de),
Salamanque,
Salambria,
Salerne,
Salina,
Salo,
Salpi,
Salsette,
Salso,
Salso (rivière),
Saluces (Saluzzo),
Salvada (sierra),
Salvaterra,
Salvatierra,
Samolaco,
Samothrace,
San Cárlos,
San Cárlo de la Rapita,
San Cristóbal (sierra de), Andalousie,
San Cristóbal (sierra de), Navarre,
San Fernando,
San Gervas,
San Giuliano (monte),
San Juan de las Abadesas,
San Julia de Loria,
San Just (sierra de),
San Leone,
San Lorenzo,
Sanlúcar de Barrameda,
San Martin de la Arena,
San Martin de Suances,
San Pedro,
San Pedro (roches de),
San Pedro (sierra de),
San Pier d'Arena (Sampierdarena),
San Pietro,
San Remo,
San Severino,
San Severo,
San Stefano,
San Vicente de la Barquera,
Santa Estephania,
_Santa Maria_,
Santa Maria Capua Vetere,
Santander,
Sant'Angelo,
Sant'Antioco,
Santañy,
Santarem,
Santa Tecla,
Santiago,
Santillana,
Santo Domingo (sierra  de),
Santo Estevão (rivière de),
Santoña,
Santorin,
Santos (sierra de los),
Santo Thomé (île de),
São Domingos,
São João de Foz,
São Julião,
São Mamede (serra de),
Saragosse (Zaragoza),
Sarandoporos,
Sardaigne,
Sarno,
Sarria,
Sartène,
Sassari,
Sassuolo,
Savigliano,
Savone (Savona),
Scafati,
Schiena d'Asino,
Sciacca,
Scicli,
Scutari,
Secchia (rivière),
Ségeste,
Ségovie (Segovia),
Sègre,
Segura,
Seixal,
Sélinonte,
Semederevo (Semendria),
Senigallia  (Sinigaglia),
Sept Communes (Sette Comuni),
Serajevo,
Serbie,
Serchio (fleuve),
Serès,
Seriphos,
Serravezza,
Sesia (rivière),
Sessa,
Sestri di Levante,
Sestri di Ponente,
Setúbal,
Seu de Urgel (la).
Séville (Sevilla),
Sicile,
Sienne (Siena),
Sil,
Sila,
Sile (fleuve),
Silves,
Símeto (rivière),
Simopetra,
Siphnos,
Sitnitza,
Skar (Skardus),
Skodra (Seutari),
Skyros,
Slatina,
Slivno,
Sobrarbe,
Sofia,
Solfatare (lac de la),
Solfatare (volcan de la),
Solferino,
Soller,
Solmona,
Solofra,
Solsona,
Somma-Campagna,
Somorrostro,
Sondrio,
Soracte,
Sorraia,
Sorrente,
Soulina,
Sousaki,
Spaccaforno,
Sparte,
Sperchius,
Spezia (Cyclades),
Spezia (la),
_Sphakiotes_,
Splugen (mont),
Spoleto,
Sporades,
Squillace (golfe de),
Stabies (Stabia),
Stenimacho,
Stratio,
Strivali (îles Strophades),
Stromboli,
Stromboluzzo,
Strona,
Strymon (Karasou),
Stymphale,
Styx,
Subapennins,
Subiaco,
Succiso (mont de),
Sumadia,
Sunium (cap),
Susana (sierra),
Suse (Susa),
Suseno,
Sybaris,
Syra,
Syracuse (Siracusa).

T

Tafalla,
Tage (Tajo),
Tagliamento (fleuve),
Talamone,
Talavera de la Reyna,
Tanaro (rivière),
Taormine,
Tarazona,
Tarente (Tarento),
Tarifa,
Taro (rivière),
Tarragone  (Tarragona)
Tarrasa,
_Tartares Nogaïs_,
Tartari,
Tavignano,
Tavira,
Tavolara (îlot de),
Taygète,
_Tchaugheï_,
Tchatal,
Tchatchak,
_Tcherkesses_,
Tchernetz
Tecutch,
Tekir-Dagh,
Tempé,
Tempio,
Ténare,
Ter,
Teramo,
Tergutjilé,
Termini,
Terni,
Terracine,
Terranova,
Terranova (lac),
Terranova di Sicilia,
Terre de Bari,
Terre de Labour,
Terre d'Otrante,
Teruel,
Tessin (Ticino),
Tharros,
Thasopoulo,
Thasos,
Théaki (Ithaque),
Therapia,
Therma (Saloniquie),
Thermopyles,
Thessalie,
Thomar,
Thrace,
Thyamis,
Tibi,
Tibre (Tevere),
Tierra de Campos,
Tietar,
Timok,
Tinos,
Tirana,
Tirgovist,
Tirnova,
Tirso,
Tirynthe,
Titarèse,
Tivoli,
Tjuprija,
Tolède,
Tolfa,
Tolosa,
Tolox (sierra de),
Tomor,
Topino,
Tordera,
Toriñana,
Tormes,
Toro,
Toro (monte),
Torre de Cerredo,
Torre dell Annunziata,
Torre del Greco,
Torrella,
Torres Vedras,
Tortone (Tortona),
Tortose (Tortosa),
Tosal des Encanades,
Toscane,
_Toskes_,
Totana,
Toultcha,
Touzla,
Trampal,
Trani,
Trapani,
Trasimène,
Travnik,
Trebbia (rivière),
Trebinjé,
Trebintchitza,
Treize Communes (Tredici Comuni),
Tremedal (sierra del),
Tresa,
Trévise (Treviso),
Trichonis (lac),
Trikala,
Tripolis (Tripolitza),
Troja,
Trujillo,
Tsernitsa,
_Tsiganes_,
Tudela,
Túdia (sierra de),
Turin,
Turnu-Séverinu,
Turquie d'Europe,
Tutova,
Tuy,
Tymphreste (Veloukhi).

U

Ubeda,
Udine,
Ujijar,
Umbertide,
Una,
Universales (montes),
Urbino,
Ustica,
Utrera.

V

Valachie,
Val Cárlos,
Val del Bove,
Valdeon,
Val de Peñas,
Valdoniello,
Valença,
Valence (Valencia),
Valette (La) ou Valetta,
Valjevo,
Valladolid,
Vallongo,
Valtierra,
Varaita (riv.),
Varassova,
Vardar,
Varese (lac de),
Vaslui,
Vassili-Potamo,
Vasto,
_Vaudois_,
Velate (col de),
Velez-Blanco,
Velez-Málaga,
Velez-Rubio,
Velino,
Velletri,
Veloukhi (Tymphreste),
Vénétie,
Venise,
Venta de Baños,
Ventotiene,
Vera,
Verbano (lac),
Verbas,
Vercelli,
Verdoyonta,
Vergara,
Vérone,
Verria,
Vésuve,
Vettore,
Via-Egnalia,
Vianna do Castello,
Viar,
Viareggio,
Vicence (Vicenza),
Vich,
Vico,
Vid,
Vierzo,
Vieste,
Vietri,
Vigevano,
Viggiano,
Vigo,
Vilkov,
Villa do Conde,
_Villanova de Portimão,
Villanueva de la Serena,
Villa Real,
Villa Real de Santo Antonio,
Villaseca,
Vinadio,
Vinalapó,
Vinaroz,
Viscardo (détroit de),
Viseu,
Viso (mont),
Viterbe (Viterbo),
Vitoch,
Vitoria,
Vittoria,
Vizzini,
Volo,
Volterra,
Voltri,
Vouga,
Vourgaris,
Vulcanello,
Vulcano,
Vultur.

Y

Yeguas (sierra de),
Yeltes.

Z

Zacynthe (Zante),
Zagori,
Zaitchar,
Zamora,
Záncara,
Zannone,
Zarauz,
Zelline (riv.),
Zeta,
Zezere,
Zigüela,
_Zinzares_,
Zumaya,
Zvornik,
Zygos (Lakhmon).



TABLE DES CARTES

1. Frontières naturelles de l'Europe.
2. Relief de l'Europe.
3. Développement kilométrique du littoral des continents relativement
     à leur surface.
4. Zone isothermique de l'Europe.
5. Populations de l'Europe. (Carte en couleur)
6. Profondeurs de la Méditerranée.
7. Seuil de Gibraltar.
8. Principales pêcheries de la Méditerranée.
9. Lignes de vapeurs et télégraphes de la Méditerranée.
10. Populations de la Grèce.
11. Basse-Acarnanie.
12. Les Thermopyles.
13. Lac Copaïs.
14. Athènes et ses longs murs.
15. Athènes antique.
16. Lacs de Pheneos et de Stymphale.
17. Plateau de Mantinée.
18. Bifurcation du Gastouni.
19. Vallée de l'Eurotas.
20. Euripe et Chalcis.
21. Néa-Kaïméni.
22. Canal de Sainte-Maure.
23. Argostoli.
24. Populations de la Turquie d'Europe. (Carte en couleur)
25. Ile de Crète.
26. Profondeurs de la mer Egée.
27. Formations géologiques de la péninsule de Constantinople.
28. Bosphore.
29. Dardanelles et golfe de Saros.
30. Presqu'île du mont Athos.
31. L'Olympe et la vallée de Tempé.
32. Épire méridionale.
33. Lits souterrains des affluents de la Narenta.
34. Vitoch et massifs environnants.
35. Delta du Danube.
36. Débit comparé des bouches danubiennes.
37. Empire turc
38. Voies commerciales de Constantinople
39. Les Roumains
40. Le Chil et l'Olto
41. Danube et Jalomilza
42. Populations de la Bessarabie moldave
43. Confluent du Danube et de la Save
44. Populations de la Serbie orientale
45. _Montenegro et lac de Skodra_
46. Rome et l'empire romain
47. Pente de la vallée du Pô
48. Grand-Paradis
49. _a_. et _b_. Plaine de débris entre les Alpes et les Apennins,
    d'après Zollikofer
50. Salses et sources thermales du nord de l'Apennin
51. Anciens glaciers des Alpes
52. La serra d'Ivrea et les anciens lacs glaciaires de la Doire
53. Anciens lacs du Verbano
54. Alluvions de comblement du Lario
55. Coupe de la partie septentrionale du lac de Como
56. Coupe du lac de Lecco, à la bifurcation des branches
57. Section longitudinale du lac de Como
58. Plage et pinèdes de Ravenne
59. Champs de pierres de la Zelline et de la Meduna
60. Ancien cours présumé et cours actuel de la Piave
61. _Lagunes de Venise_
62. Colonies des vétérans romains
63. Digues et anciens lits du Pô, de Plaisance à Crémone
64. Delta du Pô (Carte en couleur)
65. Communes germaniques
66. Lagunes de Comacchio
67. Pêcheries de Comacchio
68. Issues de la vallée de l'Adige
69. Passages des Alpes
70. Lacs et canaux de Mantoue
71. Palmanova
72. Limite des Alpes et des Apennins
73. Gênes et ses faubourgs
74. Golfe de la Spezia
75. Défilés de l'Arno
76. Monte Argentaro
77. Val de Chiana
78. L'Arno et la Serchio
79. Régions de la malaria
80. Port de Livourne
81. Lac de Bolsena
82. Volcans du Latium
83. Ancien lac de Fucino
84. Lac de Trasimène
85. Marais Pontins
86. Anciens lacs du Tibre et du Topino
87. Delta du Tibre
88. Collines de Rome
89. Civita-Vecchia
90. Vallées d'érosion du versant de l'Adriatique
91. Rimini et Saint-Marin
92. Monte Gargano
93. Cendres de la Campanie
94. Naples et le Vésuve. (Carte en couleur)
95. Instruction comparée des provinces de l'Italie
96. Pompéi
97. Marais de Salpi
98. Port de Brindisi en 1871
99. Tarente
100. Détroit de Messine
101. Profil de l'Etna
102. Cheire de Catane
105. Cônes parasites
104. Trapani et Marsala
105. Port de Syracuse
106. Girgenti, Porto-Empedocle et les Maccalube
107. Partie centrale de l'Archipel éolien
108. Profondeurs de la Méditerranée au sud de la Sicile
109. Port de Malte
110. Profondeurs de la mer au sud de la Sardaigne
111. Détroit de Bonifacio
112. La Giara
113. District d'Iglesias
114. Port de Terranova
115. Navigation comparée des ports d'Italie
116. Voies de communication de l'Italie
117. Jonction sous-marine de la Corse et de l'Italie
118. Profil de la route d'Ajaccio à Bastia
119. Plateaux de la péninsule Ibérique
120. _Dehesas_ des environs de Madrid
121. Densité des populations de la péninsule Ibérique
122. Profil du chemin de fer de Bayonne à Cádiz, à travers la Péninsule
123. Sierras de Gredos et de Gata
124. Steppe de la Nouvelle-Castille
125. Salamanque et ses despoblados
126. Madrid et ses environs
127. Aranjuez
128. Bassins du Guadiana et du Guadalquivir
129. Pente du Guadalquivir
130. Bouche du Guadalquivir
131. Zones de végétation sur le littoral de l'Andalousie
132. Steppe d'Écija
133. Mines de Huelva
134. Cádiz et sa rade
135. Gibraltar
135_bis_. Steppe de Murcie
136. Palmiers d'Elche et jardins d'Orihuela
137. Port de Carthagène
138. Grao de Valence
139. La mer des Baléares
140. Les Pytiuses
141. Port-Mahon
142. Profil du cours de l'Èbre
143. Delta de l'Èbre
144. Steppes de l'Aragon
145. Environs de Barcelone
146. Bancs de Mataró
147. Val d'Andorre
148. Jaizquibel
149. Bilbao et ses environs
150. Azcoytia et Azpeytia
151. Zone de la langue basque
152. Saint-Sébastien
153. Guetaria
154. Guernica
155. Col de Reinosa
156. Pitons d'Europe
157. Rias de la Corogne
158. Santoña et Santander
159. Oviedo
160. Baie de Vigo
161. Chemins de fer de la Péninsule
162. Valeur comparée des échanges dans les ports de l'Espagne
163. Zone de la langue castillane
164. Pluies de la Péninsule
164_bis_. Vallée de la Lima
165. Aveiro
166. Porto et le «Pays du Vin»
167. São João da Foz
168. Estuaire du Tage
169. Peniche et les Berlingas
170. Entrée du Tage
171. Zones de végétation du Portugal
172. Estuaire du Sado
173. Promontoire de Sagres
174. Terrains géologiques de l'Algarve
175. Flèches de Tavira
176. Pays de langue portugaise
177. Télégraphe de Lisbonne à Rio de Janeiro



TABLE DES GRAVURES

      I.--La Terre dans l'espace. (Dessin de E. Collin.)
     II.--Les Alpes Pennines, vue prise de la Becca di Nona ou pic
          Carrel (3,165 mèt.). (D'après un panorama photographié par
          M. Civiale.)
    III.--Vue de Gibraltar, prise de l'isthme de la Linea. (Dessin de
          Taylor, d'après une photographie.)
     IV.--Vue du Parnasse et de Delphes. (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie.)
      V.--Maïnotes et habitants de Sparte. (Dessin de A. de Curzon,
          d'après nature.)
     VI.--L'Acropole d'Athènes, vue de la Tribune aux harangues. (Dessin
          de Taylor, d'après un croquis de M. A. Curzon.)
    VII.--Le Taygète, vu des ruines du théâtre de Sparte. (Dessin de
          A. de Curzon, d'après nature.)
   VIII.--Corfou. (Dessin de E. Grandsire, d'après un croquis fait sur
          nature.)
     IX.--Paysans des environs d'Athènes. (Dessin de D. Maillart,
          d'après des photographies.)
      X.--Entrée des gorges d'Hagio-Rouméli. (Dessin de E. Grandsire,
          d'après un croquis fait sur nature.)
     XI.--Constantinople, vue prise sur la Corne d'Or, des hauteurs
          d'Eyoub. (Dessin de F. Sorrieu, d'après un croquis fait sur
          nature par J. Laurens.)
    XII.--Cavalier musulman d'Andrinople.--Femme musulmane de
          Prisren.--Habitants musulmans d'Andrinople. (Dessin de P.
          Fritel, d'après des photographies.)
   XIII.--Le mont Olympe. (Dessin de Taylor, d'après un croquis fait sur
          nature, communiqué par H. Heuzey, de l'Institut.)
    XIV.--Albanais. (Dessin de Valerio, d'après nature.)
     XV.--Riches Arnautes. (Dessin de P. Fritel, d'après des
          photographies.)
    XVI.--Tirnova. (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie.)
   XVII.--Bulgare chrétien de Viddin.--Dames chrétiennes de
          Skodra.--Bulgares musulmans de Viddin.--Bulgare de Koyoutépé.
          (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies.)
  XVIII.--Muletiers turcs traversant l'Herzégovine. (Dessin de Valerio,
          d'après nature.)
    XIX.--Valaques. (Dessin de E. Ronjat, d'après des photographies.)
     XX.--Bucarest. (Dessin de F. Sorrieu. d'après une photographie.)
    XXI.--Belgrade. (Dessin de F. Sorrieu. d'après une photographie.)
   XXII.--Vue générale de Rome. (Dessin de L. Français, d'après une
          aquarelle.)
  XXIII.--Le mont Viso, vu de San Chiaffredo. (D'après une photographie
          de M. V. Besso.)
   XXIV.--Villa Serbelloni, lac de Como, (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie de MM. J. Lévy et Cie)
    XXV.--Palais de Ferrare. (Dessin de H. Catenacci, d'après une
          photographie.)
   XXVI.--Le Mont Rose, vue prise de Galcoro. (Dessin de Taylor, d'après
          une photographie de M. E. Lamy.)
  XXVII.--Venise. (Dessin de J. Moynet, d'après une photographie.)
 XXVIII.--Gênes. (Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de MM.
          J. Lévy et Cie)
   XXIX.--Défilés de l'Arno à la Gonfolina à Signa, vue prise à la
          Tenula. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. G.
          Matucci)
    XXX.--Florence. (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de
          MM. J. Lévy et Cie)
   XXXI.--Campagne de Rome. (Dessin de A. de Curzon, d'après nature.)
  XXXII.--Cascade de Terni. (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie.)
 XXXIII.--Paysans de la campagne romaine. (Dessin de D. Maillard,
          d'après nature.)
  XXXIV.--Paysans des Abruzzes. (Dessin de D. Maillard, d'après nature.)
   XXXV.--Vue générale de Capri, prise de Massa-Lubrense. (Dessin
          d'après nature, par Niederhaüsern-Koechlin.)
  XXXVI.--Éruption du Vésuve, le 26 avril 1872. (Dessin de Taylor,
          d'après M. A. Heim)
 XXXVII.--Naples. (Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de
          M. E. Lamy)
XXXVIII.--Amalfi. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.
          Hautecoeur)
  XXXIX.--Le Châtaignier des Cent chevaux et l'Etna. (Dessin de E.
          Grandsire, d'après une photographie de M. P. Berthier.)
     XL.--Palerme et le Monte Pellegrino. (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie de MM. J. Lévy et Cie.)
    XLI.--Temple de la Concorde, à Girgenti. (Dessin de Taylor, d'après
          une photographie)
   XLII.--Malte.--Vue de la Valette
  XLIII.--Cagliari. (Dessin de H. Clerget, d'après une photographie.)
   XLIV.--Vérone. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.
          Hautecoeur.)
    XLV.--Bastia. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.)
   XLVI.--Types castillans.--Paysans et paysannes de Tolède.--(Dessin de
          D. Maillart, d'après des photographies de M.J. Laurent.)
  XLVII.--Tolède. (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de
          M. J. Laurent)
 XLVIII.--Défilés du Tage.--(Province du Guadalajara)
   XLIX.--Alcázar de Ségovie et vallée de l'Eresma. (Dessin de Taylor,
          d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.)
      L.--Vue générale du défilé de Despeñaperros. (Dessin de E.
          Grandsire, d'après une photographie de M. J. Laurent.)
     LI.--La sierra Nevada, vue de Baza. (Dessin de Taylor, d'après H.
          Regnault.)
    LII.--Brèche de los Gaitanes. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une
          photographie de M. J. Laurent.)
   LIII.--Types andalous.--Paysans de Cordoue. (Dessin de D. Maillart,
          d'après des photographies de M. J. Laurent.)
    LIV.--Vue de l'Alhambra et de Grenade, prise de la Silla del Moro.
          (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie de M.
          Laurent.)
     LV.--Paysans de Murcie.  (Dessin de P. Fritel,  d'après des
          photographies  de M.J. Laurent.)
    LVI.--Elche et sa forêt de palmiers. (Dessin de A. de Bar, d'après
          une photographie de M.J. Laurent.)
   LVII.--Digue ruinée de Lorca. (Dessin de A. de Bar, d'après une
          photographie de M.J. Laurent.)
  LVIII.--Types des Baléares.--Femmes d'Ibiza. (Dessin de E. Ronjat,
          d'après l'Archiduc Salvator)
    LIX.--Entrée du Port d'Ibiza. (Dessin de E. Grandsire, d'après
          l'Archiduc Salvator)
     LX.--Vue du Monserrat. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une
          photographie de M. J, Laurent)
    LXI.--Barcelone, vue prise du Monjuich. (Dessin de A. Deroy, d'après
          une photographie de MM. Lévy et Cie)
   LXII.--Gorges de Pancorbo. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une
          photographie de M.J. Laurent.)
  LXIII.--Saint-Sébastien. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie
          de M.J. Laurent)
   LXIV.--Entrée de la baie de Pasages. (Dessin de J. Moynet, d'après une
          photographie de M.J. Laurent)
    LXV.--Phare de la Tour d'Hercule. (Dessin de A. Deroy, d'après une
          photographie de M.J. Laurent.)
   LXVI.--Paysans de la huerta et cigarrera de Valence. (Dessin de P.
          Fritel, d'après des photographies de M.J. Laurent.)
  LXVII.--Types portugais.--Paysan d'Ovar.--Femme de Leça.--Paysanne
          d'Affife (Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de
          M. Ferreira.)
 LXVIII.--Porto. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J.
          Laurent.)
   LXIX.--Coïmbre. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J.
          Laurent.)
    LXX.--Pont romain d'Alcántara. (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie de M. J. Laurent.)
   LXXI.--Lisbonne. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J.
          Laurent.)
  LXXII.--Couvent des Chevaliers du Christ à Thomar. (Dessin de Taylor,
          d'après une photographie de M.J. Laurent)
 LXXIII.--Château de la Penha de Cintra. (Dessin de Taylor, d'après une
          photographie de M.J. Laurent.)



LISTE
DES PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS


La bibliographie complète des contrées de l'Europe méridionnale
occuperait des volumes et se trouve d'ailleurs dans les recueils
spéciaux. La liste suivante comprend seulement les ouvrages que j'ai
consultés avec le plus de fruit, et que la probité, non moins que la
reconnaissance, me font un devoir de citer.

Je dois exprimer aussi toute ma gratitude aux personnes bienveillantes
qui m'ont aidé de leurs conseils et qui m'ont signalé, soit des
omissions à réparer, soit des erreurs à corriger. Je citerai surtout MM.
Reyet, Picot, de Mortillet, Manzoni, Albert Heim, Joaquim Torres, le
baron Davillier. M. Ernest Desjardins a passé la complaisance jusqu'à
revoir la plupart de mes épreuves, et, grâce à ses notes précieuses, des
pages entières ont été compètement remaniées.

Dans le volume de la _France_ et dans ceux qui suivront, des notes
placées au bas des pages indiqueront les noms des auteurs et les titres
précis des ouvrages où j'aurai puisé mes renseignements; les lecteurs
pourront ainsi remonter facilement aux sources.

EUROPE

Houzeau, _Histoire du sole de l'Europe_.--Carl Ritter, _Europa_.--Kohl,
_Die geographische lage Hauptstadte Europa's_.

MÉDITERRANÉE.

W. K. Smith, _the Mediterranean_.--Dureau de la Malle, _Géographie
physique de la mer Noire et de la Méditerranée_.--Böttger, _das
Mittelmeer_.

GRÈCE

_Archives des Missions scientifiques_, mémoires de Burnouf, Mézières,
Beulé, Heuzey, Foucart, About, etc.--Leake, _Travels in Northern
Greece._--Bursian, _Geographie von Griechenland_.--Puillon Boblaye,
Virlet, _Expéditions scientifique de Morée_.--Bory de Saint-Vincent,
_Voyage en Morée_.--Curtius, _Peloponnesos_,--Beulé, _Études sur le
Péloponnèse_.--Ludw. Ross, _Griechische Inseln._--J. Schmidt,
_Vulkanstudien. Santorin_, 1886 _bis_ 1872.

TURQUIE.

R. Pashley, _Travels in Crete_.--Raulin, _Description physique de l'île
de Crète_.--G. Perrot, _l'île de Crète_.--Viquesnel, _Voyage dans la
Turquie d'Europe_.--Ami Boué, _la Turquie d'Europe_.--Albert Dumont, _le
Balkan et l'Adriatique_.--Lejean, _Ethnographie de la Turquie
d'Europe_,--Von Hammer, _Konstantinopel une der Bosporus_.--P. de
Tchibatchef, _le Bosphore_.--Heuzey, _Voyage archéologique en
Macédoine_.--Fanshawe Tozer, _Researches in the Highlands of
Turkey_.--Barth, _Reisen in der Europäischen Turkei_.--Von Hahn,
_Albanesische Studien_.--Hecqard, _Histoire et description de la
Haute-Ablanie_.--Dora d'Istria, _Nationalité albanaise_.--Fr. Maurer,
_Reise durch Bosnien_.--E. de Sainte-Marie, _l'Herzégovine_.--Kanitz,
_Donau-Bulgarien und der Balkan_.

ROUMANIE.

Vaillant, _la Roumanie_.--Bolliac, _Mémoires pour serir à l'histoire de
la Roumanie_.--Fr. Damé, _la Roumanie contemporaine_.--V. Duruy, _De
Paris à Bucharest_.--Von Rœssler, _Romanische Studien_.--E. Desjardins,
_Embouchures du Danube et projet de canalisation maritime_.

SERBIE ET MONTENEGRO.

Kanitz, _Serbien_.--Ubicini, _les Serbes de Turquie_.--Cyprien Robert,
_les Slaves de Turquie_.--Louis Léger, _le Monde slave_.--Lejean,
_Visite au Montenegro_.

ITALIE.

Zuccagni Orlandini, _Corografia fisica, storica et statistica dell'
Italia e delle sue Isole_.--Marmocchi, _Descrizione d'Italia_.--Amato
Amati, _l'Italia sotto l'aspetto fisico, storico, artistico e
statistico_.--Taine, _Voyage en Italie_.--Gregorovius, _Wanderjahre in
Italien; Geschishte des Stadt Roms_,--Ann. di Saluzzo, _le Alpi che
cingono l'Italia_.--Cattaneo e Lombardini, _Notizie naturali e civili su
la Lombardia_.--Lombardini, _Pianura subapeninna_.--Lombardini,
_Condizione idraulica del Po_.--Martins, Gastaldi, _Terrains
superficiels de la vallée du Pô_.--De Mortillet, _Anciens glaciers du
versant méridional des Alpes_, et _Mémoires divers_.--Bertolotti,
_Liguria maritima_.--Targioni Tozzetti, _Voyage en Toscane_.--Salvagnoli
Marchetti, _Maremme Toscane_.--Noël des Vergers, _l'Étrurie et les
Étrusques_.--Beulé, _Fouilles et découvertes_.--Giordano, _Roma e suo
territorio_.--Ponzi, _Histoire naturelle du latium_.--De Prony, _Marais
Pontins_.--Ouvrages d'Ampère et de Stendhal, etc.--Davies, _Pilgrimage
of the Tiber_.--Francis Wey, _Rome_.--Spallanzani, _Voyage dans les
Deux-Siciles_.--Smyth, _Sicily ant its Islands_.--De Quatrefages,
_Souvenirs d'un naturaliste_.--La Marmora, _Voyage en Sardaigne,
Description statistique, physique et politique de l'île_.--Mantegazza,
_Profili e paesaggi della Sardegne_.--Von Maltzan, _Reise auf der Insel
Sardinien_.--Spano, _Itinerario della Sardegna_.--Correnti e Maestri,
_Statistice dell' Italia_.

CORSE.

Marmocchi, _Géographie de la Corse_.--Gregorovius, _Corsica_.--Pr.
Mérimée, _Voyage en Corse_.

ESPAGNE.

Coello, F. de Luxan y A. Pascual, _Reseñas geográfica, geológica y
agrícola de España_.--Baron Davillier et Gust. Doré, _Voyage en
Espagne_.--De Laborde, _Itinéraire descriptif de l'Espagne_.--Bory de
Saint-Vincent, _Résumé géographique de la Péninsule ibérique_.--De
Verneuil et Collomb, _Mémoires géologiques sur l'Espagne_.--Fort,
_Handbook for travellers in Spain_.--Fern. Gerrido, _l'Espagne
contemporaine_.--Cherbuliez, _l'Espagne politique_.--Ed. Quinet, _Mes
Vacances en Espagne_.--Th. Gautier, _(Tras los Montes), Voyage en
Espagne_.--E. Willkomm, _die Pyrendische Halbinsel; Strand und
Steppengebiet der iberischen Halbinsel_.--George Sand, _Un Hiver à
Majorque_.--Ludw. Salvator, _Balearen in Wort und Bild_.--Bladé, _Études
géographiques us la vallée d'Andorre_.--W. von Humboldt, _Urbewohner
Spaniens_.--Eug. Cordier, _Organisation de la famille chez les
Basques_.--Paul Broca, _Mémoires d'anthropologie_.

PORTUGAL.

Link und Hoffmannsegg, _Voyage en Portugal_.--Minutoli, _Portugal und
seine Kolonien_.--Vogel, _le Portugal et ses Colonies_.--Lady Jackson,
_Fair Lusitania_.--Latouche, _Travels in Portugal_.

Les publications périodiques où j'ai trouvé les renseignements les plus
utiles sont le _Bulletin de la Société de géographie, la Revue des
Deux-Mondes, l'Auslant, le Globus, la Revue d'anthropologie._



TABLE DES MATIÈRES


CHAP. I. -- CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

CHAP. II -- L'EUROPE
               I. Limites
              II. Divisions naturelles et montagnes
             III. Zone maritime
              IV. Le climat
               V. Les races et les peuples

CHAP. III -- LA MÉDITERRANÉE
               I. La forme et les eaux du bassin
              II. La faune, la pêche et les salines
             III. Commerce et navigation

CHAP. IV -- LA GRÈCE
               I. Vie d'ensemble
              II. Grèce continentale
             III. Morée ou Péloponnèse
              IV. Iles de la mer Égée
               V. Iles Ioniennes
              VI. Le présent et l'avenir de la Grèce
             VII. Gouvernement, administration et divisions politiques

CHAP. V. -- LA TURQUIE D'EUROPE
               I. Vue d'ensemble
              II. La Crète et les îles de l'Archipel
             III. Le littoral de la Turquie hellénique; Thrace,
                  Macédoine et Thessalie
              IV. L'Albanie et l'Épire
               V. Les Alpes illyriennes et la Slavie turque
              VI. Les Balkhans, le Despoto-Dagh et le pays des Bulgares
             VII. La situation présente de l'avenir de la Turquie
            VIII. Gouvernement et administration

CHAP. VI. -- LA ROUMANIE

CHAP. VII -- LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE
               I. La Serbie
              II. La Montagne Noire

CHAP. VIII -- L'ITALIE
               I. Vue d'ensemble
              II. Le bassin du Pô.--Le piémont, la Lombardie, Venise et
                  l'Émilie
             III. Ligurie ou rivière de Gênes
              IV. La vallée de l'Arno, Toscane
               V. Les Apennins de Rome, la vallée du Tibre, les Marches,
                  et les Abruzzes
              VI. L'Italie méridionale, provinces napolitaines
             VII. La Sicile
            VIII. La Sardaigne
              IX. La situation présente et l'avenir de l'Italie
               X. Gouvernement et administration

CHAP. IX. -- CORSE

CHAP. X. -- L'ESPAGNE
              I. Considération générales
              II. Plateaux des Castilles, de Leon et de
                  l'Estramadure
             III. Andalousie
              IV. Versant méditerranéen du grand plateau de Murcie
                  et Valence
               V. Les baléares
              VI. La vallée de l'Èbre, l'Aragon et la Catalogne
             VII. Province Basques, Navarre et Logroño
            VIII. Santander, Asturies et Galice
              XI. Le présent et l'avenir de l'Espagne
               X. Gouvernement et administration

CHAP. XI. -- LE PORTUGAL
               I. Vue d'ensemble
              II. Portugal du Nord. Vallée du Minho, du Doure,
                  du Mondego
             III. La vallée du Tage, l'Estramadure
              IV. Le Portugal du Midi, l'Alemtejo de l'Algarve
               V. Présent et avenir du Portugal
              VI. Gouvernement et administration

Index alphabétique
Table des cartes
Table des gravures
Liste des principaux ouvrages consultés.
Table des matières.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Nouvelle géographie universelle(1/19) - I L'Europe meridionale (1876)" ***

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