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Title: Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792 Author: Robespierre, Maximilien, 1758-1794 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792" *** Discours par Maximilien Robespierre -- 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792 (1758-1794) Note: texte en français moderne établi par Charles Vellay _Principes de réorganisation des jurés et réfutation du système proposé par M, Duport au nom des Comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre, député du Pas-de-Calais à l'Assemblée nationale_ (5 février 1791) _Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l'Assemblée nationale, et membre de cette Société_ (11 mai 1791) _Discours de Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale, sur la réélection des membres de l'Assemblée nationale_ (16 mai 1791) _Second discours prononcé à l'Assemblée nationale, le 18 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député du département du Pas-de-Calais, sur la rééligibilité des membres du Corps législatif_ (18 mai 1791) _Discours sur la peine de mort prononcé à la tribune de l'Assemblée nationale le 30 mai 1791_ (30 mai 1791) _Discours sur la fuite du Roi_ prononcé par Robespierre le 21 juin 1791 aux Jacobins (21 juin 1791) _Discours sur l'inviolabilité royale_ prononcé par Robespierre à l'Assemblée constituante le 14 juillet 1791 (14 juillet 1791) _Discours par Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l'exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d'argent, ou d'un nombre déterminé de journées d'ouvriers_ (11 août 1791) _Discours sur la guerre, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 Janvier 1792, an quatrième de la Révolution_ (2 janvier 1792) _Suite du discours de Maximilien Robespierre sur la guerre prononcé a la société des amis de la constitution le 11 janvier 1792, l'an quatrième de la révolution_ (11 janvier 1792) * * * * * * * * * _Principes de réorganisation des jurés et réfutation du système proposé par M, Duport au nom des Comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre, député du Pas-de-Calais à l'Assemblée nationale_ (5 février 1791) Messieurs, Le mot de Jurés semble réveiller l'idée de l'une des institutions sociales les plus précieuses à l'humanité: mais la chose qu'il exprime est loin d'être universellement connue, et clairement définie; ou plutôt, il est clair que, sous ce nom, on peut établir des choses essentiellement différentes par leur nature et par leurs effets. La plupart des Français n'y attachent guère aujourd'hui qu'une certaine idée vague du système anglais, qui ne leur est point parfaitement connu. Au reste, il nous importe bien moins de savoir ce qu'on fait ailleurs, que de trouver ce qu'il nous convient d'établir chez nous. Les Comités de constitution et de judicature pourraient même avoir calqué exactement une partie du plan qu'ils vous proposent sur les Jurés connus en Angleterre, et n'avoir encore rien fait pour le bien de la nation; car les avantages et les vices d'une institution dépendent presque toujours de leurs rapports avec les autres parties de la législation, avec les usages, les moeurs d'un pays, et une foule d'autres circonstances locales et particulières. On pourrait de plus les avoir modifiés de telle manière, et attachés à de telles circonstances, qu'au lieu des fruits heureux que les Anglais en auraient recueillis, les Jurés ne produisissent chez nous que des poisons mortels pour la liberté. Attachons-nous donc à la nature même de la chose, au principe de toute bonne constitution judiciaire, et de l'institution des Jurés. Son caractère essentiel, c'est que les citoyens soient jugés par leurs pairs; son objet, est que les citoyens soient jugés avec plus de justice et d'impartialité; que leurs droits soient à l'abri des coups du despotisme judiciaire. Comparons d'abord avec ces principes le système des Comités. C'est pour avoir de véritables jurés, que je vais prouver qu'ils ne nous en présentent que le masque et le fantôme. Dans l'étendue d'un département, deux cents citoyens seront pris, seulement, parmi ceux qui paient la contribution exigée pour être éligibles aux places administratives. Ces deux cents éligibles seront choisis par le procureur-général syndic de l'administration du département. Sur ces deux cents, douze seront tirés au sort; ce sont ces douze qui, sous le titre de jurés de jugement, décideront si le crime a été commis, si l'accusé est coupable. Il faut observer seulement que, sur les deux cents éligibles qui formaient la liste des jurés, l'accusateur public et l'accusé ont également la faculté d'en récuser chacun vingt. Maintenant, pour embrasser l'ensemble du système, pour en saisir l'esprit, et en calculer les effets, il faut rapprocher de cette organisation des jurés celle du tribunal qui doit intervenir dans les procès criminels et prononcer la peine. Un tribunal criminel, unique par chaque département, composé de juges pris à tour de rôle, et tous les trois mois, parmi les membres du tribunal de district que renfermera le département. A la tête de ce tribunal, un magistrat permanent, un président, nommé pour l'espace _de douze années_, qui, indépendamment des fonctions de juge, est seul revêtu d'une autorité infiniment étendue, que nous ferons connaître dans la suite. Contentons-nous maintenant de développer les vices cachés, pour ainsi dire, dans la combinaison des dispositions que nous venons d'annoncer. Quels sont-ils, ces jurés, ces hommes appelés à décider de la condamnation ou du salut des accusés? Deux cents citoyens choisis par le procureur-syndic du département. Voilà donc un seul homme, un officier d'administration maître de donner au peuple les juges qu'il lui plaît. Voilà tout ce que le génie de la législation pouvait inventer pour garantir les droits les plus effacés de l'homme et du citoyen, qui aboutit à la sagesse, à la volonté, au caprice d'un procureur-syndic. Je sais bien que, sur ces deux cents, douze seront tirés au sort, et que l'accusé pourra en récuser vingt: mais le sort ne pourra jamais s'exercer que sur deux cents hommes choisis par le procureur-syndic; mais, après les récusations, il ne restera jamais que des hommes dont le choix ne prouvera, tout au plus, que la confiance du procureur-syndic; mais, en dernière analyse, il demeure certain que vous abandonnez au procureur-syndic une influence aussi étrange que redoutable sur l'honneur, sur la liberté, sur la vie, peut-être, des citoyens. J'aurais pu observer aussi que l'effet de la faculté de récuser, que vous donnez à l'accusé, est anéanti ou compensé par celle que vous accordez à l'accusateur public, puisque, si d'un côté il peut écarter les vingt jurés qui pourraient lui être les plus suspects, son adversaire peut lui ravir, de l'autre, le même nombre de ceux en qui il aurait le plus de confiance. Si un pareil pouvoir donné au procureur-syndic est, en soi, un abus extrême, que sera-ce si nous considérons les circonstances particulières à notre nation et à notre Révolution, les seules sans doute qui doivent fixer nos regards! Dans un temps où la nation est divisée par tant d'intérêts, par tant de factions, où elle est surtout partagée en deux grandes sections, la majorité des citoyens, les citoyens les moins puissants, les moins caressés par la fortune et par l'ancien gouvernement, ces citoyens que l'on appelle peuple, que j'appelle ainsi, parce qu'il faut que je parle la langue de mes adversaires, parce que ce nom me paraît à la fois auguste et touchant; dans le temps, dis-je, où l'Etat est comme partagé entre le peuple et la foule innombrable de ces hommes qui veulent, ou rappeler les anciens abus, ou en créer de nouveaux au profit de leur ambition et aux dépens de la liberté; dans le temps où les plus dangereux de ses ennemis ne sont pas ceux qui se montrent à découvert, mais ceux qui cachent leurs sinistres dispositions sous le masque du civisme, et sous les formes de la Constitution nouvelle, n'est-il pas possible, n'est-il pas même inévitable et conforme à l'expérience, que l'intrigue et l'erreur portent souvent aux premières places de l'administration des citoyens de ce caractère? Or, de tels procureurs-syndics ne seraient-ils pas naturellement enclins à appeler aux fonctions de jurés des hommes qui auraient adopté les mêmes principes, et qui suivraient le même parti? Ne pourraient-ils pas même, sans nuire à leurs vues, les entremêler, pour ainsi dire, d'un certain nombre de ces hommes nuls et insignifiants qui appartiennent au plus adroit et au plus puissant; et, s'ils le voulaient, ne le pourraient-ils pas facilement? Seraient-ils réduits à chercher longtemps deux cents de ces hommes-là dans toute l'étendue du département? Et dès lors ne voilà-t-il pas le peuple, les patriotes les plus zélés surtout, livrés à des juges partiaux et ennemis? Je n'en conclurai pas qu'on se hâtera d'abord de déployer l'appareil des jugements criminels contre ceux qui, sur un grand théâtre, auront défendu avec éclat les droits de la nation et de l'humanité; mais je vois les citoyens faibles et sans appui, suspects d'un trop grand attachement à la cause populaire, persécutés au nom des lois et de l'ordre public; je vois des réclamations vigoureuses, des actes de résistance provoqués par de longs outrages, ou, si l'on veut, les actes d'un patriotisme sincère, mais non encore éclairé par la connaissance des lois nouvelles, punis comme des actes de rébellion et comme des attentats à la sûreté publique. Je vois, dans toutes les accusations qui auront le moindre trait aux calomnies que les ennemis de la liberté n'ont cessé de répandre contre le peuple, les meilleurs citoyens abandonnés à toutes les préventions, à toute la malignité hypocrite des faux patriotes, à toutes les vengeances de l'aristocratie soupçonneuse et irritée. Ce n'est pas tout: comme si ce n'était point assez de ces précautions pour nous assurer ce malheur, les Comités ne nous proposent-ils pas encore de restreindre la faculté d'être choisi par le procureur-syndic, à la classe des éligibles aux administrations, c'est-à-dire des citoyens les plus riches et les plus puissants? Est-ce donc là ce que vous appelez être jugé par ses pairs? Ils le seront peut-être, ces citoyens exclusivement appelés aux fonctions d'administrateurs et de jurés; mais ils ne forment pas le quart de la nation: pour les autres, ils le seront de fait par leurs supérieurs; leur sort sera soumis à une classe séparée d'eux par la ligne de démarcation la plus profonde, par toute la distance qui existe entre la puissance politique et judiciaire et la nullité, entre la souveraineté et la sujétion, ou, si vous voulez, la servitude. Et comment la nation retrouverait-elle là, je ne dis pas l'égalité des droits, je ne dis pas les droits imprescriptibles des hommes, mais ce principe fondamental de toute organisation des jurés, ce caractère de justice et d'impartialité qui doit la distinguer? Tous ceux qui seront hors de votre classe privilégiée ne craindront-ils pas de trouver dans ces jurés plus de penchant à l'indulgence, plus d'égards, plus de préventions pour les personnes de leur état, et moins d'humanité, moins de respect pour ceux qu'ils sont accoutumés à regarder comme d'une grande hauteur? Je suis bien éloigné de vouloir que les accusés soient jugés par les tribunaux. Mais certes, je ne crains pas d'affirmer que ce système serait beaucoup moins dangereux, beaucoup moins contraire aux principes de la liberté que celui qu'on nous propose. Du moins, les citoyens seraient jugés par des magistrats qu'ils auraient eux-mêmes choisis: dans l'autre leur sort est soumis à des hommes nommés par un seul fonctionnaire public, peut-être par leur ennemi. Dans le premier, l'égalité des droits est au moins respectée, puisque tous sont jugés par ceux que tous ont choisis; mais le second distingue la nation en deux classes, dont l'une est destinée à juger et l'autre à être jugée; la partie la plus précieuse de la souveraineté nationale est transportée à la minorité de la nation; la richesse devient la seule mesure des droits du citoyen, et le peuple français est à la fois avili et opprimé. Enfin, si le système judiciaire, que je mets en parallèle avec celui du Comité, est défectueux, celui du Comité est inique et monstrueux. Que dirai-je de cette autre disposition qui porte que les deux tiers des jurés seront pris dans la ville où sera établi le tribunal criminel? Que dirai-je de cette partialité injuste et injurieuse aux citoyens des campagnes, dont il est impossible de calculer les suites funestes? de cet oubli inconcevable des premiers principes de la raison et de l'ordre social? Ces inconvénients sont si frappants que je n'ai pas même songé à relever une atteinte directe qu'il porte aux premiers principes de notre Constitution, en donnant le droit d'élire des fonctionnaires publics (et quels fonctionnaires) à un autre fonctionnaire public, à un officier que le peuple n'a pas chargé de cette mission, et dont le pouvoir est renfermé dans les bornes des affaires de l'administration. Défions-nous de cette tendance à investir les Directoires de toutes ces prérogatives; elles sont autant d'attentats à l'autorité nationale et à la liberté publique. Mais je n'ai encore exposé qu'une partie des dangers attachés à l'organisation des jurés dont on nous menace: il faut les voir en action; il faut considérer leur rapport avec ce tribunal criminel auquel on les lie. Vous savez que ce tribunal est composé de deux juges pris dans chaque district; mais ces juges changent tous les trois mois; le président seul reste. Le président est nommé pour douze années; c'est vous dire assez que ce magistrat aura une prodigieuse influence. Mais considérez l'étendue de ses fonctions. Indépendamment de celles qui lui sont communes avec les autres juges, de celle de tirer les jurés au sort, de les convoquer, _il fera subir un interrogatoire à l'accusé immédiatement après son arrivée; il assistera, il présidera à toute l'instruction;_ l'instruction finie, _il sera chargé encore de diriger les jurés eux-mêmes dans l'exercice de leurs fonctions, de leur exposer, de leur résumer l'affaire, de leur faire remarquer les principales preuves, même de leur rappeler leur devoir_. C'en serait assez pour vous convaincre que ce président exercera une singulière influence sur la procédure et sur le jugement des jurés. Peut-être aussi serez-vous étonnés de ce qu'en même temps que l'on considère cette dernière espèce de juges comme les seuls capables de protéger suffisamment les droits de l'innocence et la liberté civile, on les mette ainsi sous la tutelle et sous la férule d'un magistrat nommé pour douze ans. Si on les suppose ineptes, ils verront par les yeux du Mentor que les Comités leur donnent; si on les suppose capables de leurs fonctions, pourquoi ne pas leur laisser cette indépendance qui doit caractériser des juges? Mais ce qui achève de dévoiler l'esprit de ce système, c'est le pouvoir indéfini et arbitraire dont le même président est investi par un autre article. "Le Président du Tribunal criminel, dit-on en propres termes, _peut prendre sur lui de faire ce qu'il croira utile_ pour découvrir la vérité; et la loi charge son honneur et sa conscience d'employer tous ses efforts pour en favoriser la manifestation." La découverte de la vérité est un motif très beau, c'est l'objet de toute procédure criminelle et le but de tout juge. Mais que la loi donne vaguement au juge le pouvoir illimité de prendre sur lui tout ce qu'il croira utile pour l'atteindre; qu'elle substitue l'honneur et la conscience de l'homme à sa sainte autorité; qu'elle cesse de soupçonner que son premier devoir est, au contraire, d'enchaîner les caprices et l'ambition des hommes toujours enclins à abuser de leur pouvoir; et qu'elle fournisse à notre président criminel un texte précis qui favorise toutes les prétentions, qui pallie tous les écarts, qui justifie tous les abus d'autorité, c'est un procédé absolument nouveau, et dont les Comités nous donnent le premier exemple. Je ne veux point parcourir les autres vices dont leur projet est entaché; je ne veux pas même parler des fonctions inutiles et dangereuses du Commissaire du Roi qu'ils mêlent à toute l'instruction, ni de l'autorité énorme qu'ils donnent à l'accusateur public, en lui attribuant le droit de mander, de réprimander arbitrairement les juges de paix, les officiers de police; en les mettant dans sa dépendance; en lui conférant une puissance qui répond à celle de nos intendants et des procureurs généraux de nos Parlements; mais comment taire ou qualifier les dispositions par lesquelles ils remettent ensuite au Roi le pouvoir de _lui donner des ordres pour la poursuite des crimes?_ C'est donc en vain que vous avez retiré des mains du Commissaire du Roi le redoutable ministère de l'accusation publique, pour le confier à un officier nommé par le peuple; voilà que vos Comités osent vous proposer de le remettre indirectement au Roi lui-même, c'est-à-dire de remettre à la Cour et au Ministère la plus dangereuse influence sur le sort des citoyens et des plus zélés partisans de la liberté; de dénaturer, de pervertir l'institution de l'accusateur public, pour en faire un vil instrument des agents du Pouvoir exécutif, pour avilir le peuple lui-même, le souverain, en soumettant à leur empire le magistrat qu'il a choisi pour poursuivre, en son nom, les délits qui troublent la société. Eh! qui ne serait point effrayé de ces voies obliques, par lesquelles on s'efforce sans cesse de ramener tous les jours toute la puissance nationale dans les mains du Roi, et de nous remettre insensiblement sous le joug d'un despotisme constitutionnel, plus redoutable que celui sous lequel nous gémissons! Quel est le résultat de tout ce que nous avons dit sur les principes du système des Comités? Que la place du président sera ce qu'on appelle une _très belle place_ pour celui qui aspirerait à s'asseoir sur ce trône de la Justice criminelle; qu'en lui se concentrerait presque toute l'autorité du tribunal; qu'il dominerait également et sur la procédure et sur les jurés; que ces jurés eux-mêmes ne seraient que des instruments passifs et suspects, passant, pour ainsi dire, des mains de l'officier qui les aurait créés dans celles du président qui les dirigerait. Je vois partout les principes de la justice et de l'égalité violés, les maximes constitutionnelles foulées aux pieds, la liberté civile pressée, pour ainsi dire, entre un accusateur public, un Commissaire du Roi, un président et un procureur-syndic... J'oubliais les officiers de maréchaussées érigés en magistrats de police; mais laissons, pour un moment, ce système fatal qui complète le plan oppressif que nous avons développé, qui livre brutalement la liberté des citoyens aux caprices et aux outrages du despotisme militaire, qui semble proposé, non pour un peuple généreux, conquérant de sa liberté, mais pour un troupeau d'esclaves que l'on voudrait punir d'avoir un instant secoué leurs chaînes... Dissipons, dans ce moment, les illusions dont les Comités semblent couvrir leur système. Ils ne cessent de répéter qu'il existe en Angleterre. Quand on veut adopter la méthode, si incertaine et si fausse, de préférer des exemples étrangers à la raison, on devrait au moins être exact sur les faits. Mais comment peut-on se dissimuler que le système anglais et celui qu'on nous présente diffèrent par des circonstances essentielles qui en changent absolument le résultat? Et d'abord, qui ne sent pas que le système anglais présente à l'innocence une sauvegarde qui suffirait seule pour prévenir bien des inconvénients, pour tempérer bien des vices dans la composition des jurés? C'est la loi qui veut l'unanimité absolue pour condamner l'accusé: or, cette loi salutaire est précisément celle que les Comités commencent par effacer de leur projet. Non contents d'avoir ainsi garanti l'innocence avant le jugement, les lois anglaises lui ménagent une ressource puissante après la condamnation, en donnant à un juge unique le pouvoir de venir à son secours en soumettant l'affaire à un nouveau juré. Les Comités ne laissent la possibilité de réclamer la revision que dans le cas presque chimérique où le tribunal tout entier et le Commissaire du Roi sont unanimement d'un avis contraire à la déclaration du juré qui a prononcé la condamnation, de manière que, suivant, dans les deux cas, le principe diamétralement opposé à celui de la législation anglaise, ils exigent l'unanimité lorsqu'il s'agit de secourir l'accusé; ils en dispensent, lorsqu'il est question de le condamner. Mais quoi! les Anglais ont-ils lié au système de leurs jurés ce pouvoir monstrueux de la maréchaussée? Ont-ils remis dans les mains de l'aristocratie militaire le pouvoir de rendre et d'exécuter des ordonnances de police; de traiter les citoyens comme suspects; de les déclarer prévenus; de les livrer à l'accusateur public; de les envoyer en prison; de dresser des procès-verbaux, et de faire contre eux une procédure provisoire? Ont-ils confondu les limites de la Justice criminelle et de la Police, pour donner à des gendarmes royaux, sous le titre de gendarmes nationaux, le plus terrible de tous les pouvoirs? Ah! ils ont tellement respecté les droits du citoyen, qu'ils ont repoussé avec effroi toutes ces institutions dignes du génie du despotisme. Tout le monde sait qu'ils ont poussé, à cet égard, les précautions jusqu'au scrupule, et qu'ils ont mieux aimé paraître affaiblir l'énergie et l'activité de la police, que d'exposer la liberté civile aux vexations de ses agents. Or, croit-on que cette différence doit être comptée pour rien? Croit-on que ce soit la même chose de pouvoir être exposé arbitrairement à des poursuites criminelles par une autorité essentiellement violente et despotique, ou d'être protégé par la loi contre ces premiers dangers? Pouvez-vous nier encore que, malgré quelques rapports de ressemblance presque matériels, de quelques-unes des dispositions que vous proposez avec celles de la législation anglaise, il y a dans l'ensemble et dans les détails de grandes nuances, qui doivent en déterminer les effets? Mais pouvez-vous surtout vous dissimuler à quel point les vices énormes de votre système sont liés aux circonstances politiques où nous nous trouvons? Les jurés d'Angleterre ont-ils été établis, ont-ils fleuri au milieu des troubles civils, au sein des intrigues des ennemis du peuple qui nous environnent? Sont-ils organisés de manière à fournir à ses oppresseurs les moyens de l'abattre, de le remettre sous le joug, avec l'appareil des formes judiciaires? En Angleterre, le peuple a-t-il réclamé ses droits contre le gouvernement et contre l'aristocratie? Existe-t-il des factions dominantes qui le calomnient, qui peignent les plus zélés défenseurs de la liberté, qui le représentent lui-même comme une troupe de brigands et de séditieux? L'a-t-on livré, sous ce prétexte, à des prévois, à des soldats? A-t-on lieu de croire que les jurés anglais nommés par un seul homme, apporteront sur le tribunal ces sinistres préventions, ou le dessein formé d'immoler des victimes de la tyrannie? Si des représentants du peuple anglais, dans des circonstances semblables à celles que je viens d'indiquer, proposaient de pareilles mesures; si, avant que la révolution fût affermie, au moment où elle serait menacée de toutes parts, ils affectaient toujours une défiance injuste et une rigueur inexorable pour la majorité des citoyens intéressés à la maintenir, et une aveugle confiance, une complaisance sans borne pour ceux dont elle aurait ou irrité les préjugés ou offensé l'orgueil, quel jugement faudrait-il porter, ou de leur prévoyance, ou de leur zèle pour la liberté? Que conclure de tout ce que j'ai dit? Pour moi; j'en conclus d'abord qu'il faut au moins faire disparaître de la constitution des jurés tous les vices monstrueux que je viens de relever. Je conclus qu'à la place de leur système, il faut substituer un plan d'organisation fondé sur les principes d'une Constitution libre, et qui puisse réaliser les avantages que le nom des jurés semble promettre à la société. Nous en viendrons facilement à bout, ce me semble, si nous voulons, d'un côté, fixer un moment notre attention sur les maximes fondamentales de noire Constitution, de l'autre, observer rapidement les causes de la méprise où les Comités me semblent être tombés. Elle consiste, suivant moi, en ce que, se livrant trop à l'esprit d'imitation et à cette espèce d'enthousiasme que nous a inspiré l'habitude d'entendre vanter les jurés anglais, ils n'ont pas fait attention qu'à la hauteur où notre Révolution nous a placés, nous ne pouvons pas être aussi faciles à contenter en ce genre que la nation anglaise. Que les Anglais, chez qui le pouvoir de nommer les officiers de justice était livré au Roi, aient regardé comme un avantage d'être jugés, en matière criminelle, par des citoyens choisis par un officier appelé shérif, et ensuite réduits par le sort, cela se conçoit aisément; que les Anglais, dont la représentation politique, si absurde et si informe, n'était que l'abus de l'aristocratie des riches, ne présentait aux yeux des politiques philosophes qu'un fantôme de Corps législatif asservi et acheté par un monarque; que les Anglais, dis-je, aient vu, sans étonnement le choix des jurés renfermé dans la classe des citoyens qui possédaient une quantité de propriétés déterminée, cela se conçoit avec la même facilité. Que les Anglais, contemplant d'un côté les lois bienfaisantes qui adoucissaient les inconvénients de cette formation vicieuse de leurs jurés, comparant de l'autre leur système judiciaire avec le honteux esclavage des peuples qui les entouraient, et, avec les vices mêmes des autres parties de leur gouvernement, aient regardé ce système comme le Palladium de leur liberté individuelle, et qu'ils nous aient communiqué leur enthousiasme dans le temps où nous n'osions même élever nos regards vers l'image de la liberté, tout cela était dans l'ordre naturel des choses. Mais qu'en France, où les droits de l'homme et la souveraineté de la nation ont été solennellement proclamés; où ce principe constitutionnel que les juges doivent être choisis par le peuple a été reconnu; Qu'en France, où, en conséquence de ce principe, les moindres intérêts civils et pécuniaires des citoyens ne sont décidés que par les citoyens à qui ils ont confié ce pouvoir; leur honneur, leur destinée, soient abandonnés à des hommes qui n'ont reçu d'eux aucune mission, à des hommes nommés par un simple administrateur auquel le peuple n'a point donné et n'a pu donner une telle puissance; Que ces hommes ne puissent être choisis que dans une classe particulière, que parmi les plus riches; que les législateurs descendent des principes simples et justes qu'ils ont eux-mêmes consacrés, pour calquer laborieusement un système de justice criminelle sur des institutions étrangères, dont ils ne conservent pas même les dispositions les plus favorables à l'innocence, et qu'ils nous vantent ensuite avec enthousiasme, et la sainteté des jurés, et la magnificence du présent qu'ils veulent faire à l'humanité, voilà ce qui me paraît incroyable, incompréhensible; voilà ce qui me démontre plus évidemment que toute autre chose à quel point on s'égare, lorsqu'on veut s'écarter de ces vérités éternelles de la morale publique qui doivent être la base de toutes les sociétés humaines. Il suffit de revenir à ce principe pour découvrir le véritable plan d'organisation des jurés que nous devons adopter. Voici celui que je propose, c'est-à-dire les dispositions que je regarde comme fondamentales de l'organisation des jurés (car, pour les lois de détail, et pour les formes de la procédure, je ne me pique pas de les énoncer toutes, d'autant que j'adopte une grande partie de celles que les comités nous proposent, d'après l'exemple de l'Angleterre et l'opinion publique). Formation du Jury d'accusation. I. Tous les ans, les électeurs de chaque canton s'assembleront pour élire, à la pluralité des suffrages, 6 citoyens, qui, durant le cours de l'année, seront appelés à exercer les fonctions de jurés. II. Il sera formé, au directoire de district, une liste des jurés nommés par les cantons. III. Le Tribunal de district indiquera celui des jours de la semaine qui sera consacré à l'assemblée du jury d'accusation. IV. Huitaine avant le jour, le directeur du jury fera tirer au sort, en présence du public, huit citoyens, sur la liste de ceux qui auront été choisis par tous les cantons, et ces huit formeront le jury d'accusation. V. Quand le jury sera assemblé, il prêtera devant le directeur du jury le serment suivant: Nous jurons d'examiner, avec une attention scrupuleuse, les témoignages et les pièces qui nous seront présentées, et de nous expliquer sur l'accusation, selon notre conscience. VI. Ensuite l'acte d'accusation leur sera remis; ils examineront les pièces, entendront les témoins, et délibéreront entre eux. VII. Ils feront ensuite leur déclaration, qui portera qu'il y a lieu, ou qu'il y a pas lieu à l'accusation. VIII. Le nombre de huit jurés sera absolument indispensable pour rendre cette déclaration. IX. Il faudra l'unanimité des voix pour déclarer qu'il y a lieu à accusation. Formation du Jury de jugement. I. Il sera fait une liste générale de tous les jurés qui auront été choisis dans tous les districts du département. II. Sur cette liste, le premier de chaque mois, le président du tribunal criminel, dont il sera parlé ci-après, fera tirer au sort 16 jurés qui formeront le jury de jugement. III. Le 15 de chaque mois, s'il y a quelque affaire à juger, ces 16 jurés s'assembleront, d'après la convocation qui en aura été faite. IV. L'accusé pourra récuser 30 jurés sans donner aucun motif. V. Il pourra récuser, en outre, tous ceux qui auraient assisté au jury d'accusation. Formation du Tribunal criminel. I. Il sera établi un tribunal criminel par chaque département. II. Ce tribunal sera composé de six juges pris à tour de rôle, tous les six mois, parmi les jugés des tribunaux de district. III. Il sera nommé tous les deux ans, par les électeurs du département, un président du tribunal criminel, dont les fonctions vont être fixées. IV. Outre les fonctions de juge, qui lui sont communes avec les autres membres du tribunal, il sera chargé de faire tirer au sort les jurés, de les convoquer, de leur exposer l'affaire qu'ils ont à juger, et de présider à l'instruction. V. Il pourra, sur la demande et pour l'intérêt de l'accusé, permettre ou ordonner ce qui pourrait être utile à la manifestation de l'innocence, quand bien même cela serait hors des formes ordinaire de la procédure déterminée par la loi. VI. L'accusateur public sera nommé tous les deux ans par les électeurs du département. VII. Ses fonctions se borneront à poursuivre les délits sur les actes d'accusation admis par les premiers jurés. VIII. Le Roi ne pourra lui adresser aucun ordre pour la poursuite des crimes, attendu que cette prérogative serait incompatible avec les principes constitutionnels sur la séparation des pouvoirs, et avec la liberté. IX. Le Corps Législatif lui-même ne pourra lui adresser de pareils ordres, la Constitution renfermant sa compétence dans la poursuite des crimes de lèse-nation, devant le tribunal établi pour les punir. X. L'accusateur public étant nommé par le peuple, pour poursuivre, en son nom, les délits qui troublent la société, aucun commissaire du Roi ne pourra partager avec lui aucune de ses fonctions, ni se mêler, en aucune manière, de l'instruction des affaires criminelles. Manière de procéder devant le Jury de jugement. (Je ne présenterai ici que les articles nécessaires pour remplacer celles des dispositions du Comité qui doivent être changées ou supprimées.) I. Les dépositions des témoins seront rédigées par écrit, si l'accusé le demande; mais, quel que soit leur contenu, les jurés pèseront toutes les circonstances de l'affaire, et ne se détermineront que par une intime conviction. II. Néanmoins, si les dépositions écrites sont à la décharge de l'accusé, ils ne pourront le condamner, quelle que soit d'ailleurs leur opinion particulière. III. L'unanimité sera absolument nécessaire pour déclarer l'accusé convaincu. IV. Il n'y aura pas d'appel du jugement des jurés; mais, si deux membres du tribunal criminel pensaient que l'accusé a été injustement condamné, il pourra demander un nouveau jury pour examiner l'affaire une seconde fois. V. Les jurés seront, comme les juges, indemnisés par l'Etat du temps qu'ils donneront au service public. (Je terminerai ce projet par quelques articles qui concernent l'arrestation et les principes de la police.) I. Tout homme pris en flagrant délit pourra être arrêté par tout agent de police et même par tout citoyen. II. Hors ce cas, nul citoyen ne pourra être arrêté qu'en vertu d'une ordonnance de police ou de justice, selon que le fait, par sa nature, pourra donner lieu à une procédure criminelle, ou qu'il sera simplement du ressort de la police. III. Lorsqu'il ne s'agira pas d'un délit emportant peine afflictive, tout citoyen qui donnera caution de se représenter sera laissé à la garde de ceux qui l'auront cautionné. Je sens bien que les Comités ne manqueront pas d'attaquer les deux premières bases de ce système: le pouvoir d'élire que je veux donner au peuple, et le principe d'égalité que je veux maintenir. Je terminerai cette discussion en prévenant leurs objections. Pour nommer les jurés tous les ans, il faudra tous les ans une assemblée nouvelle, me diront-ils; or, les assemblées sont incommodes et fatigantes pour le peuple. Je sais bien que, dès le commencent de la révolution, on cherche à propager ce principe; mais il ne peut être accueilli que par ceux qui veulent sacrifier le peuple et la liberté à des embarras et à des difficultés qu'ils se plaisent à créer. Rassurez-vous, le peuple aimera mieux s'assembler quelquefois pour user de ses droits, que de retomber sous le joug de ses tyrans. Ne découragez pas son patriotisme, n'abattez pas son courage; ne le rendez pas étranger à la patrie, par les distinctions funestes de citoyens éligibles, de citoyens actifs, et vous verrez que des hommes libres ne raisonnent pas comme les despotes. J'avoue que mon système a d'abord en apparence ce désavantage vis-à-vis de celui du Comité, que les jurés seront connus un an d'avance, au lieu que, dans celui du Comité, ils ne le seront que trois mois d'avance; mais il faut d'abord observer que ceux qui, dans chaque affaire, devront de fait en exercer les fonctions, ne le seront qu'à une époque voisine du jugement; et l'on sent assez d'ailleurs que cet avantage de cacher plus ou moins leurs noms n'est qu'accessoire et bien subordonné à la nécessité du choix du peuple et aux premiers principes de la liberté. Ces principes seraient anéantis; l'égalité des droits, qui assure à tous les citoyens la faculté d'être élus par la confiance publique, serait illusoire, si la différence des fortunes mettait le plus grand nombre d'entre eux dans l'impossibilité physique de soutenir le poids des fonctions nationales. C'est pour cela que je regarde comme tenant essentiellement à la liberté l'article par lequel je propose d'indemniser les jurés. J'avoue qu'en général ce n'est pas sans alarmes que j'ai vu introduire encore le système de laisser sans salaire un grand nombre de fonctionnaires publics. Ce n'est pas surtout sans étonnement que j'ai entendu les membres du Comité prononcer cette maxime nouvelle, que si les jurés étaient indemnisés, cette institution serait déshonorée. Les juges, les administrateurs sont donc déshonorés, parce que la justice, la dignité, l'intérêt de la société exigent qu'ils soient salariés? Les législateurs sont déshonorés! Le Roi, surtout, doit être bien humilié de sa liste civile! Je ne sais si cette espèce de délicatesse-là paraît à quelqu'un bien sublime. Pour moi, je la trouve ou bien puérile, ou bien perfide. Oui, le plus dangereux de tous les pièges que l'on peut tendre au patriotisme, la plus funeste manière de trahir le peuple, en le livrant à l'aristocratie des riches, c'est sans contredit d'accréditer cette absurde doctrine, qu'il est honteux de n'être pas assez riche pour vivre en servant la patrie sans indemnité; c'est d'oser mettre en parallèle, avec quelques dépenses nécessaires, l'intérêt sacré de la liberté et de la patrie. * * * * * * * * * _Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l'Assemblée nationale, et membre de cette Société_ (11 mai 1791) Messieurs, Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l'attribut le plus frappant qui distingue l'homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l'homme à l'état social, le lien, l'âme, l'instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d'atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est susceptible. Qu'il les communique par la parole, par l'écriture ou par l'usage de cet art heureux qui a reculé si loin les bornes de son intelligence, et qui assure à chaque homme les moyens de s'entretenir avec le genre humain tout entier, le droit qu'il exerce est toujours le même, et la liberté de la presse ne peut être distinguée de la liberté de la parole; l'une et l'autre est sacrée comme la nature; elle est nécessaire comme la société même. Par quelle fatalité les lois se sont-elles donc presque partout appliquées à la violer? C'est que les lois étaient l'ouvrage des despotes, et que la liberté de la presse est le plus redoutable fléau du despotisme. Comment expliquer en effet le prodige de plusieurs millions d'hommes opprimés par un seul, si ce n'est par la profonde ignorance et par la stupide léthargie où ils sont plongés? Mais que tout homme qui a conservé le sentiment de sa dignité puisse dévoiler les vues perfides et la marche tortueuse de la tyrannie; qu'il puisse opposer sans cesse les droits de l'humanité aux attentats qui les violent, la souveraineté des peuples à leur avilissement et à leur misère; que l'innocence opprimée puisse faire entendre impunément sa voix redoutable et touchante, et la vérité rallier tous les esprits el tous les coeurs, aux noms sacrés de liberté et de patrie; alors l'ambition trouve partout des obstacles, et le despotisme est contraint de reculer à chaque pas ou de venir se briser contre la force invincible de l'opinion publique et de la volonté générale. Aussi voyez avec quelle artificieuse politique les despotes se sont ligués contre la liberté de parler et d'écrire; voyez le farouche inquisiteur la poursuivre au nom du ciel, et les princes au nom des lois qu'ils ont faites eux-mêmes pour protéger leurs crimes. Secouons le joug des préjugés auxquels ils nous ont asservis, et apprenons d'eux à connaître tout le prix de la liberté de la presse. Quelle doit en être la mesure? Un grand peuple, illustre par la conquête récente de la liberté, répond à cette question par son exemple. Le droit de communiquer ses pensées, par la parole, par l'écriture ou par l'impression, _ne peut être gêné ni limité en aucune manière_; voilà les termes de la loi que les Etats-Unis d'Amérique ont faite sur la liberté de la presse, et j'avoue que je suis bien aise de pouvoir présenter mon opinion sous de pareils auspices à ceux qui auraient été tentés de la trouver extraordinaire ou exagérée. La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n'existe pas. Je ne vois que deux moyens de la modifier: l'un d'en assujettir l'usage à de certaines restrictions et à de certaines formalités, l'autre d'en réprimer l'abus par des lois pénales; l'un et l'autre de ces deux objets exige la plus sérieuse attention. D'abord il est évident que le premier est inadmissible, car chacun sait que les lois sont faites pour assurer à l'homme le libre développement de ses facultés, et non pour les enchaîner; que leur pouvoir se borne à défendre à chacun de nuire aux droits d'autrui, sans lui interdire l'exercice des siens. Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de répondre à ceux qui voudraient donner des entraves à la presse sous le prétexte de prévenir les abus qu'elle peut produire. Priver un homme des moyens que la nature et l'art ont mis en son pouvoir de communiquer ses sentiments et ses idées, pour empêcher qu'il n'en fasse un mauvais usage, ou bien enchaîner sa langue de peur qu'il ne calomnie, ou lier ses bras de peur qu'il ne les tourne contre ses semblables, tout le monde voit que ce sont là des absurdités du même genre, que cette méthode est tout simplement le secret du despotisme qui, pour rendre les hommes sages et paisibles, ne connaît pas de meilleur moyen que d'en faire des instruments passifs et de vils automates. Eh! quelles seraient les formalités auxquelles vous soumettriez le droit de manifester ses pensées? Défendrez-vous aux citoyens de posséder des presses, pour faire, d'un bienfait commun à l'humanité entière, le patrimoine de quelques mercenaires? Donnerez-vous ou vendrez-vous aux uns le privilège exclusif de disserter périodiquement sur des objets de littérature, aux autres celui de parler de politique et des événements publics? Décrèterez-vous que les hommes ne pourront donner l'essor à leurs opinions, si elles n'ont obtenu le passeport d'un officier do police, ou qu'ils ne penseront qu'avec l'approbation d'un censeur, et par permission du gouvernement? Tels sont en effet les chefs-d'oeuvre qu'enfanta l'absurde manie de donner des lois à la presse: mais l'opinion publique et la volonté générale de la nation ont proscrit, depuis longtemps, ces infâmes usages. Je ne vois en ce genre qu'une idée qui semble avoir surnagé, c'est celle de proscrire toute espèce d'écrit qui ne porterait point le nom de l'auteur ou de l'imprimeur, et de rendre ceux-ci responsables; mais comme cette question est liée à la seconde partie de notre discussion, c'est-à-dire à la théorie des lois pénales sur la presse, elle se trouvera résolue par les principes que nous allons établir sur ce point. Peut-on établir des peines contre ce qu'on appelle l'abus de la presse? Dans quels cas ces peines pourraient-elles avoir lieu? Voilà de grandes questions qu'il faut résoudre, et peut-être la partie la plus importante de notre code constitutionnel. La liberté d'écrire peut s'exercer sur deux objets, les choses et les personnes. Le premier de ces objets renferme tout ce qui touche aux plus grands intérêts de l'homme et de la société, tels que la morale, la législation, la politique, la religion. Or, les lois ne peuvent jamais punir aucun homme, pour avoir manifesté ses opinions sur toutes ces choses. C'est par la libre et mutuelle communication de ses pensées que l'homme perfectionne ses facultés, s'éclaire sur ses droits, et s'élève au degré de vertu, de grandeur, de félicité, auquel la nature lui permet d'atteindre. Mais cette communication, comment peut-elle se faire, si ce n'est de la manière que la nature même l'a permise? Or, c'est la nature même qui veut que les pensées de chaque homme soient le résultat de son caractère et de son esprit, et c'est elle qui a créé cette prodigieuse diversité des esprits et des caractères. La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions contraires. Il faut, ou que vous lui donniez cette étendue, ou que vous trouviez le moyen de faire que la vérité sorte d'abord toute pure et toute nue de chaque tête humaine. Elle ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables. C'est dans ce mélange que la raison commune, la faculté donnée à l'homme de discerner le bien et le mal, s'exerce à choisir les unes, à rejeter les autres. Voulez-vous ôter à vos semblables l'usage de cette faculté, pour y substituer votre autorité particulière? Mais quelle main tracera la ligne de démarcation qui sépare l'erreur de la vérité? Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées; mais s'ils ne sont que des hommes, s'il est absurde que la raison d'un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n'est qu'une absurdité. Elle renverse les premiers principes de la liberté civile, et les plus simples notions de l'ordre social. En effet, c'est un principe incontestable que la loi ne peut infliger aucune peine là où il ne peut y avoir un délit susceptible d'être caractérisé avec précision, et reconnu avec certitude; sinon la destinée des citoyens est soumise aux jugements arbitraires, et la liberté n'est plus. Les lois peuvent atteindre les actions criminelles, parce qu'elles consistent en faits sensibles, qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes: mais les opinions! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières. Me dénonce-t-on un vol, un meurtre; j'ai l'idée d'un acte dont la définition est simple et fixée, j'interroge des témoins. Mais on me parle d'un écrit incendiaire, dangereux, séditieux; qu'est-ce qu'un écrit incendiaire, dangereux, séditieux? Ces qualifications peuvent-elles s'appliquer à celui qu'on me présente? Je vois naître ici une foule de questions qui seront abandonnées à toute l'incertitude des opinions; je ne trouve plus ni fait, ni témoins, ni loi, ni juge; je n'aperçois qu'une dénonciation vague, des arguments, des décisions arbitraires. L'un trouvera le crime dans la chose, l'autre dans l'intention, un troisième dans le style. Celui-ci méconnaîtra la vérité; celui-là la condamnera en connaissance de cause; un autre voudra punir la véhémence de son langage, le moment même qu'elle aura choisi pour faire entendre sa voix. Le même écrit qui paraîtra utile et sage à l'homme ardent et courageux, sera proscrit comme incendiaire par l'homme froid et pusillanime; l'esclave ou le despote ne verra qu'un extravagant ou un factieux où l'homme libre reconnaît un citoyen vertueux. Le même écrivain trouvera, suivant la différence des temps et des lieux, des éloges ou des persécutions, des statues ou un échafaud. Les hommes illustres, dont le génie a préparé cette glorieuse révolution, sont enfin placés, par nous, au rang des bienfaiteurs de l'humanité: qu'étaient-ils durant leur vie aux yeux des gouvernements? des novateurs dangereux, j'ai presque dit des rebelles. Est-il bien loin de nous, le temps où les principes mêmes que nous avons consacrés auraient été condamnés comme des maximes criminelles par ces mêmes tribunaux que nous avons détruits? Que dis-je! aujourd'hui même, chacun de nous ne paraît-il pas un homme différent aux yeux des divers partis qui divisent l'Etat; et dans ces lieux mêmes, au moment où je parle, l'opinion que je propose ne paraît-elle pas aux uns un paradoxe, aux autres une vérité? ne trouve-t-elle pas ici des applaudissements, et là presque des murmures? Or, que deviendrait la liberté de la presse, si chacun ne pouvait l'exercer qu'à peine de voir son repos et ses droits les plus sacrés livrés à tous les caprices, à tous les préjugés, à toutes les passions, à tous les intérêts? Mais ce qu'il importe surtout de bien observer, c'est que toute peine décernée contre les écrits, sous le prétexte de réprimer l'abus de la presse, tourne entièrement au désavantage de la vérité et de la vertu, et au profit du vice, de l'erreur et du despotisme. L'homme de génie qui révèle de grandes vérités à ses semblables est celui qui a devancé l'opinion de son siècle: la nouveauté hardie de ses conceptions effarouche toujours leur faiblesse et leur ignorance; toujours les préjugés se ligueront avec l'envie, pour le peindre sous des traits odieux ou ridicules. C'est pour cela précisément que le partage des grands hommes fut constamment l'ingratitude de leurs contemporains, et les hommages tardifs de la postérité; c'est pour cela que la superstition jeta Galilée dans les fers et bannit Descartes de sa patrie. Quel sera donc le sort de ceux qui, inspirés par le génie de la liberté, viendront parler des droits et de la dignité de l'homme à des peuples qui les ignorent? Ils alarment presque également et les tyrans qu'ils démasquent, et les esclaves qu'ils veulent éclairer. Avec quelle facilité les premiers n'abuseraient-ils pas de cette disposition des esprits, pour les persécuter au nom des lois! Rappelez-vous pour quoi, pour qui s'ouvraient, parmi vous, les cachots, du despotisme; contre qui était dirigé le glaive même des tribunaux. La persécution épargna-t-elle l'éloquent et vertueux philosophe de Genève? Il est mort; une grande révolution laissait, pour quelques moments du moins, respirer la vérité, vous lui avez décerné une statue; vous avez honoré et secouru sa veuve au nom de la patrie; je ne conclurai pas même de ces hommages que, vivant et placé sur le théâtre où son génie devait l'appeler, il n'essuyât pas au moins le reproche si banal d'homme morose et exagéré. S'il est vrai que le courage des écrivains dévoués à la cause de la justice et de l'humanité soit la terreur de l'intrigue et de l'ambition des hommes en autorité, il faut bien que les lois contre la presse deviennent entre les mains de ces derniers une arme terrible contre la liberté. Mais tandis qu'ils poursuivront ses défenseurs, comme des perturbateurs de l'ordre public, et comme des ennemis de l'autorité légitime, vous les verrez caresser, encourager, soudoyer ces écrivains dangereux, ces vils professeurs de mensonge et de servitude, dont la funeste doctrine, empoisonnant dans sa source la félicité des siècles, perpétue sur la terre les lâches préjugés des peuples et la puissance monstrueuse des tyrans, les seuls dignes du titre de rebelles, puisqu'ils osent lever l'étendard contre la souveraineté des nations, et contre la puissance sacrée de la nature. Vous les verrez encore favoriser, de tout leur pouvoir, toutes ces productions licencieuses qui allèrent les principes de la morale, corrompent les moeurs, énervent le courage et détournent les peuples du soin de la chose publique, par l'appât des amusements frivoles, on par les charmes empoisonnés de la volupté. C'est ainsi que toute entrave mise à la liberté de la presse est entre leurs mains un moyen de diriger l'opinion publique au gré de leur intérêt personnel, et de fonder leur empire sur l'ignorance et sur la dépravation générale. La presse libre est la gardienne de la liberté; la presse gênée en est le fléau. Ce sont les précautions mêmes que vous prenez contre ses abus qui les produisent presque tous; ce sont ces précautions qui vous en ôtent tous les heureux fruits, pour ne vous en laisser que les poisons. Ce sont ces entraves qui produisent ou une timidité servile, ou une audace extrême. Ce n'est que sous les auspices de la liberté que la raison s'exprime avec le courage et le calme qui la caractérisent. C'est à elles encore que sont dus les succès des écrits licencieux, parce que l'opinion y met un prix proportionné aux obstacles qu'ils ont franchis, et à la haine qu'inspire le despotisme qui veut maîtriser jusqu'à la pensée. Otez-lui ce mobile, elle les jugera avec une sévère impartialité, et les écrivains dont elle est la souveraine ne brigueront ses faveurs que par des travaux utiles: ou plutôt soyez libres; avec la liberté viendront toutes les vertus, et les écrits que la presse mettra au jour seront purs, graves et sains comme ses moeurs. Mais pourquoi prendre tant de soin pour troubler l'ordre que la nature établissait d'elle-même? Ne voyez-vous pas que, par le cours nécessaire des choses, le temps amène la proscription de l'erreur et le triomphe de la vérité? Laissez aux opinions bonnes ou mauvaises un essor également libre, puisque les premières seulement sont destinées à rester. Avez-vous plus de confiance dans l'autorité, dans la vertu de quelques hommes, intéressés à arrêter la marche de l'esprit humain, que dans la nature même? Elle seule a pourvu aux inconvénients que vous redoutez; ce sont les hommes qui les feront naître. L'opinion publique, voilà le seul juge compétent des opinions privées, le seul censeur légitime des écrits. Si elle les approuve, de quel droit, vous, hommes en place, pouvez-vous les condamner? Si elle les condamne, quelle nécessité pour vous de les poursuivre? Si, après les avoir d'abord improuvés, elle doit, éclairée par le temps et par la réflexion, les adopter tôt au tard, pourquoi vous opposez-vous aux progrès des lumières? Comment osez-vous arrêter ce commerce de la pensée, que chaque homme a le droit d'entretenir avec tous les esprits, avec le genre humain tout entier? L'empire de l'opinion publique sur les opinions particulières est doux, salutaire, naturel, irrésistible; celui de l'autorité et de la force est nécessairement tyrannique, odieux, absurde, monstrueux. A ces principes éternels, quels sophismes objectent les ennemis de la liberté? La soumission aux lois: il ne faut point permettre d'écrire contre les lois. Obéir aux lois est le devoir de tout citoyen: publier librement ses pensées sur les vices ou sur la bonté des lois est le droit de tout homme et l'intérêt de la société entière; c'est le plus digne et le plus salutaire usage que l'homme puisse faire de sa raison; c'est le plus saint des devoirs que puisse remplir, envers les autres hommes, celui qui est doué des talents nécessaires pour les éclairer. Les lois, que sont-elles? L'expression libre de la volonté générale, plus ou moins conforme aux droits et à l'intérêt des nations, selon le degré de conformité qu'elles ont aux lois éternelles de la raison, de la justice et de la nature. Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans cette volonté générale; il peut donc, il doit même déployer tout ce qu'il a de lumières et d'énergie pour l'éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme, dans une société particulière, chaque associé a le droit d'engager ses co-associés à changer les conventions qu'ils ont faites, et les spéculations qu'ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises; ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conformes à l'avantage commun. S'il en est ainsi des lois qui émanent de la société elle-même, que faudra-t-il penser de celles qu'elle n'a point faites, de celles qui ne sont que la volonté de quelques hommes, et l'ouvrage du despotisme? C'est lui qui inventa cette maxime qu'on ose répéter encore aujourd'hui pour consacrer ses forfaits. Que dis-je? Avant la révolution même, nous jouissions, jusqu'à un certain point, de la liberté de disserter et d'écrire sur les lois. Sûr de son empire, et plein de confiance dans ses forces, le despotisme n'osait point contester ce droit à la philosophie aussi ouvertement que ces modernes Machiavels, qui tremblent toujours de voir leur charlatanisme anticivique dévoilé par la liberté entière des opinions. Du moins faudra-t-il qu'ils conviennent que, si leurs principes avaient été suivis, les lois ne seraient encore, pour nous, que des chaînes destinées à attacher les nations au joug de quelques tyrans, et qu'au moment où je parle, nous n'aurions pas même le droit d'agiter cette question. Mais, pour obtenir cette loi tant désirée contre la liberté, on présente l'idée que je viens de repousser, sous les termes les plus propres à réveiller les préjugés, et à inquiéter le zèle pusillanime et peu éclairé: car, comme une pareille loi est nécessairement arbitraire dans l'exécution, comme la liberté des opinions est anéantie dès qu'elle n'existe point entière, il suffit aux ennemis de la liberté d'en obtenir une, quelle qu'elle soit. On vous parlera donc d'écrits qui excitent les peuples à la révolte, qui conseillent la désobéissance aux lois; on vous demandera une loi pénale pour ces écrits-là. Ne prenons point le change; et attachons-nous toujours à la chose, sans nous laisser séduire par les mots. Croyez-vous, d'abord, qu'un écrit plein de raison et d'énergie, qui démontrerait qu'une loi est funeste à la liberté et au salut public, ne produirait pas une impression plus profonde que celui qui, dénué de force et de raison, ne contiendrait que des déclamations contre cette loi, ou le conseil de ne point la respecter? Non sans doute. S'il est permis de décerner des peines contre ces derniers écrits, une raison plus impérieuse encore les provoquerait donc contre les autres, et le résultat de ce système serait, en dernière analyse, l'anéantissement de la liberté de la presse; car c'est le fond de la chose qui doit être le motif de la loi, et non les formes. Mais voyons les objets tels qu'ils sont, avec les yeux de la raison, et non avec ceux des préjugés que le despotisme a accrédités. Ne croyons pas que, dans un Etat libre, ni même dans aucun Etat, des écrits remuent si facilement les citoyens, et les portent à renverser un ordre de choses cimenté par l'habitude, par tous les rapports sociaux, et protégé par la force publique. En général, c'est par une action lente et progressive qu'ils influent sur la conduite des hommes. C'est le temps, c'est la raison qui détermine cette influence. Ou bien ils sont contraires à l'opinion et à l'intérêt du plus grand nombre, et alors ils sont impuissants; ils excitent même le blâme et le mépris publics, et tout reste calme: ou bien ils expriment le voeu général, et ne font qu'éveiller l'opinion publique, et alors qui oserait les regarder comme des crimes? Analysez bien tous ces prétextes, toutes ces déclamations contre ce que quelques-uns appellent écrits incendiaires, et vous verrez qu'elles cachent le dessein de calomnier le peuple, pour l'opprimer et pour anéantir la liberté dont il est le seul appui; vous verrez qu'elles supposent d'une part une profonde ignorance des hommes, de l'autre un profond mépris de la partie de la nation la plus nombreuse et la moins corrompue. Cependant, comme il faut absolument un prétexte de soumettre la presse aux poursuites de l'autorité, on nous dit: Mais, si un écrit a provoqué des délits, une émeute, par exemple, ne punira-t-on pas cet écrit? Donnez-nous au moins une loi pour ce cas-là. Il est facile, sans doute, de présenter une hypothèse particulière, capable d'effrayer l'imagination; mais il faut voir la chose sous des rapports plus étendus. Considérez combien il serait facile de rapporter une émeute, un délit quelconque, à un écrit qui n'en serait cependant point la véritable cause; combien il est difficile de distinguer si les événements qui arrivent dans un temps postérieur à la date d'un écrit en sont véritablement l'effet; comment, sous ce prétexte, il serait facile aux hommes en autorité de poursuivre tous ceux qui auraient exercé avec énergie le droit de publier leur opinion sur la chose publique ou sur les hommes qui gouvernent. Observez, surtout, que, dans aucun cas, l'ordre social ne peut être compromis par l'impunité d'un écrit qui aurait conseillé un délit. Pour que cet écrit fasse quelque mal, il faut qu'il se trouve un homme qui commette le délit. Or, les peines que la loi prononce contre ce délit sont un frein pour quiconque serait tenté de s'en rendre coupable; et, dans ce cas-là comme dans les autres, la sûreté publique est suffisamment garantie, sans qu'il soit nécessaire de chercher une autre victime. Le but et la mesure des peines est l'intérêt de la société. Par conséquent, s'il importe plus à la société de ne laisser aucun prétexte d'attenter arbitrairement à la liberté de la presse, que d'envelopper dans le châtiment du coupable un écrivain répréhensible, il faut renoncer à cet acte de rigueur, il faut jeter un voile sur toutes ces hypothèses extraordinaires qu'on se plaît à imaginer, pour conserver, dans toute son intégrité, un principe qui est la première base du bonheur social. Cependant, s'il était prouvé d'ailleurs que l'auteur d'un semblable écrit fût complice, il faudrait le punir, comme tel, de la peine infligée au crime dont il serait question, mais non le poursuivre comme auteur d'un écrit, en vertu d'aucune loi sur la presse. J'ai prouvé jusqu'ici que la liberté d'écrire sur les choses doit être illimitée: envisageons-la maintenant par rapport aux personnes. Je distingue à cet égard les personnes publiques et les personnes privées; et je me propose cette question: les écrits qui inculpent les personnes publiques peuvent-ils être punis par les lois? C'est l'intérêt général qui doit la décider. Pesons donc les avantages et les inconvénients des deux systèmes contraires. Une importante considération, et peut-être une raison décisive, se présente d'abord. Quel est le principal avantage, quel est le but essentiel de la liberté de la presse? C'est de contenir l'ambition et le despotisme de ceux à qui le peuple a commis son autorité, en éveillant sans cesse son attention sur les atteintes qu'ils peuvent porter à ses droits. Or, si vous leur laissez le pouvoir de poursuivre, sous le prétexte de calomnie, ceux qui oseront blâmer leur conduite, n'est-il pas clair que ce frein devient absolument impuissant et nul? Qui ne voit combien le combat est inégal entre un citoyen faible, isolé, et un adversaire armé des ressources immenses que donne un grand crédit et une grande autorité? Qui voudra déplaire aux hommes puissants, pour servir le peuple, s'il faut qu'au sacrifice des avantages que présente leur faveur, et au danger de leurs persécutions secrètes, se joigne encore le malheur presque inévitable d'une condamnation ruineuse et humiliante? Mais, d'ailleurs, qui jugera les juges eux-mêmes? Car, enfin, il faut bien que leurs prévarications ou leurs erreurs ressortissent, comme celles des autres magistrats, au tribunal de la censure publique. Qui jugera le dernier jugement qui décidera ces contestations? Car il faut qu'il y en ait un qui soit le dernier; il faut bien aussi qu'il soit soumis à la liberté des opinions. Concluons qu'il faut toujours revenir au principe, que les citoyens doivent avoir la faculté de s'expliquer et d'écrire sur la conduite des hommes publics, sans être exposés à aucune condamnation légale. Attendrai-je des preuves juridiques de la conjuration de Catilina, et n'oserai-je la dénoncer au moment où il faudrait déjà l'avoir étouffée? Comment oserai-je dévoiler les desseins perfides de tous ces chefs de parti, qui s'apprêtent à déchirer le sein de la république, qui tous se couvrent du voile du bien public et de l'intérêt du peuple, et qui ne cherchent qu'à l'asservir et le vendre au despotisme? Comment vous développerai-je la politique ténébreuse de Tibère? Comment les avertirai-je que ces pompeux dehors de vertus, dont il s'est tout à coup revêtu, ne cachent que le dessein de consommer plus sûrement cette terrible conspiration qu'il trame depuis longtemps contre le salut de Rome? Eh! devant quel tribunal voulez-vous que je lutte contre lui? Sera-ce devant le Préteur? Mais s'il est enchaîné par la crainte, ou séduit par l'intérêt? Sera-ce devant les Ediles? Mais s'ils sont soumis à son autorité, s'ils sont à la fois ses esclaves et ses complices? Sera-ce devant le Sénat? Mais si le Sénat lui-même est trompé ou asservi? Enfin, si le salut de la patrie exige que j'ouvre les yeux à mes concitoyens sur la conduite même du Sénat, du Préteur et des Ediles, qui jugera entre eux et moi? Mais une autre raison sans réplique semble achever de mettre cette vérité dans tout son jour. Rendre les citoyens responsables de ce qu'ils peuvent écrire contre les personnes publiques, ce serait nécessairement supposer qu'il ne leur serait pas permis de les blâmer, sans pouvoir appuyer leurs inculpations par des preuves juridiques. Or, qui ne voit pas combien une pareille supposition répugne à la nature même de la chose, et aux premiers principes de l'intérêt social? Qui ne sait combien il est difficile de se procurer de pareilles preuves; combien il est facile au contraire à ceux qui gouvernent d'envelopper leurs projets ambitieux des voiles du mystère, de les couvrir même du prétexte spécieux du bien public? N'est-ce pas même là la politique ordinaire des plus dangereux ennemis de la patrie? Ainsi ce seraient ceux qu'il importerait le plus de surveiller, qui échapperaient à la surveillance de leurs concitoyens. Tandis que l'on chercherait les preuves exigées pour avertir de leurs funestes machinations, elles seraient déjà exécutées, et l'Etat périrait avant que l'on eût osé dire qu'il était en péril. Non, dans tout Etat libre, chaque citoyen est une sentinelle de la liberté, qui doit crier, au moindre bruit, à la moindre apparence du danger qui la menace. Tous les peuples qui l'ont connue n'ont-ils pas craint pour elle jusqu'à l'ascendant même de la vertu? Aristide, banni par l'ostracisme, n'accusait pas cette jalousie ombrageuse qui l'envoyait à un glorieux exil. Il n'eût point voulu que le peuple athénien fût privé du pouvoir de lui faire une injustice. Il savait que la même loi qui eût mis le magistrat vertueux à couvert d'une téméraire accusation aurait protégé l'adroite tyrannie de la foule des magistrats corrompus. Ce ne sont pas ces hommes incorruptibles, qui n'ont d'autre passion que celle de faire le bonheur et la gloire de leur patrie, qui redoutent l'expression publique des sentiments de leurs concitoyens. Ils sentent bien qu'il n'est pas si facile de perdre leur estime, lorsqu'on peut opposer à la calomnie une vie irréprochable et les preuves d'un zèle pur et désintéressé; s'ils éprouvent quelquefois une persécution passagère, elle est pour eux le sceau de leur gloire et le témoignage éclatant de leur vertu; ils se reposent, avec une douce confiance, sur le suffrage d'une conscience pure, et sur la force de la vérité qui leur ramène bientôt ceux de leurs concitoyens. Qui sont ceux qui déclament sans cesse contre la licence de la presse, et qui demandent des lois pour la captiver? Ce sont ces personnages équivoques, dont la réputation éphémère, fondée sur les succès du charlatanisme, est ébranlée par le moindre choc de la contradiction; ce sont ceux qui, voulant à la fois plaire au peuple et servir ses tyrans, combattus entre le désir de conserver la gloire acquise en défendant la cause publique, et les honteux avantages que l'ambition peut obtenir en l'abandonnant, qui, substituant la fausseté au courage, l'intrigue au génie, tous les petits manèges des cours aux grands ressorts des révolutions, tremblent sans cesse que la voix d'un homme libre vienne révéler le secret de leur nullité ou de leur corruption, qui sentent que pour tromper ou pour asservir leur patrie il faut, avant tout, réduire au silence les écrivains courageux qui peuvent la réveiller de sa funeste léthargie, à peu près comme on égorge les sentinelles avancées pour surprendre le camp ennemi; ce sont tous ceux enfin qui veulent être impunément faibles, ignorants, traîtres ou corrompus. Je n'ai jamais ouï dire que Caton, traduit cent fois en justice, ait poursuivi ses accusateurs; mais l'histoire m'apprend que les décemvirs à Rome firent des lois terribles contre les libelles. C'est en effet uniquement aux hommes que je viens de peindre, qu'il appartient d'envisager avec effroi la liberté de la presse; car ce serait une grande erreur de penser que dans un ordre de choses paisible, où elle est solidement établie, toutes les réputations soient en proie au premier qui veut les détruire. Que sous la verge du despotisme, où l'on est accoutumé à entendre traiter de libelles les justes réclamations de l'innocence outragée et les plaintes les plus modérées de l'humanité opprimée, un libelle même digne de ce nom soit adopté avec empressement et cru avec facilité, qui pourrait en être surpris? Les crimes du despotisme et la corruption des moeurs rendent toutes les inculpations si vraisemblables! Il est si naturel d'accueillir comme une vérité un écrit qui ne parvient à vous qu'en échappant aux inquisitions des tyrans! Mais sous le régime de la liberté, croyez-vous que l'opinion publique, accoutumée à la voir s'exercer en tout sens, décide en dernier ressort de l'honneur des citoyens, sur un seul écrit, sans peser ni les circonstances, ni les faits, ni le caractère de l'accusateur, ni celui de l'accusé? Elle juge en général et jugera surtout alors avec équité: souvent même les libelles seront des titres de gloire pour ceux qui en seront les objets, tandis que certains éloges ne seront à ses yeux qu'un opprobre: et, en dernier résultat, la liberté de la presse ne sera que le fléau du vice et de l'imposture, et le triomphe de la vertu et de la vérité. Le dirai-je enfin? Ce sont nos préjugés, c'est notre corruption qui nous exagère les inconvénients de ce système nécessaire. Chez un peuple où l'égoïsme a toujours régné, où ceux qui gouvernent, où la plupart des citoyens qui ont usurpé une espèce de considération ou de crédit, sont forcés à s'avouer intérieurement à eux-mêmes qu'ils ont besoin non seulement de l'indulgence, mais de la clémence publique, la liberté de la presse doit nécessairement inspirer une certaine terreur, et tout système qui tend à la gêner trouve une foule de partisans qui ne manquent pas de le présenter sous les dehors spécieux du bon ordre et de l'intérêt public. A qui appartient-il plus qu'à vous, législateurs, de triompher de ce préjugé fatal qui ruinerait et déshonorerait à la fois votre ouvrage? Que tous ces libelles répandus autour de vous par les factions ennemies du peuple ne soient point pour vous une raison de sacrifier aux circonstances du moment les principes éternels sur lesquels doit reposer la liberté des nations. Songez qu'une loi sur la presse n'arrêterait point, ne réparerait point le mal, et vous enlèverait le remède. Laissez passer ce torrent fangeux, dont il ne restera bientôt plus aucune trace, pourvu que vous conserviez cette source immense et éternelle de lumières qui doit répandre sur le monde politique et moral la chaleur, la force, le bonheur et la vie. N'avez-vous pas déjà remarqué que la plupart des dénonciations qui vous ont été faites étaient dirigées non contre ces écrits sacrilèges où les droits de l'humanité sont attaqués, où la majesté du peuple est outragée, au nom des despotes, par des esclaves lâchement audacieux, mais contre ceux que l'on accuse de défendre la cause de la liberté avec un zèle exagéré et irrespectueux envers les despotes? N'avez-vous pas remarqué qu'elles vous ont été faites par des hommes qui réclament amèrement contre des calomnies que la voix publique a mises au rang des vérités, et qui se taisent sur les blasphèmes séditieux que leurs partisans ne cessent de vomir contre la nation et contre ses représentants? Que tous mes concitoyens m'accusent et me punissent comme un traître à la patrie, si jamais je vous dénonce aucun libelle, sans en excepter ceux où, couvrant mon nom des plus infâmes calomnies, les ennemis de la révolution me désignent à la fureur des factieux comme l'une des victimes qu'elle doit frapper! Eh! que nous importent ces méprisables écrits! Ou bien la nation française approuvera les efforts que nous avons faits pour assurer sa liberté, ou elle les condamnera. Dans le premier cas, les attaques de nos ennemis ne seront que ridicules; dans le second cas, nous aurons à expier le crime d'avoir pensé que les Français étaient dignes d'être libres, et pour mon compte je me résigne volontiers à cette destinée. Enfin faisons des lois, non pour un moment, mais pour les siècles; non pour nous, mais pour l'univers; montrons-nous dignes de fonder la liberté, en nous attachant invariablement à ce grand principe, qu'elle ne peut exister là où elle ne peut s'exercer avec une étendue illimitée sur la conduite de ceux que le peuple a armés de son autorité. Que devant lui disparaissent tous ces inconvénients attachés aux plus excellentes institutions, tous ces sophismes inventés par l'orgueil et par la fourberie des tyrans. Il faut, vous disent-ils, mettre ceux qui gouvernent à l'abri de la calomnie; il importe au salut du peuple de maintenir le respect qui leur est dû. Ainsi auraient raisonné les Guises contre ceux qui auraient dénoncé les préparatifs de la Saint-Barthélémy; ainsi raisonneront tous leurs pareils, parce qu'ils savent bien que tant qu'ils seront tout-puissants, les vérités qui leur déplaisent seront toujours des calomnies, parce qu'ils savent bien que ce respect superstitieux qu'ils réclament pour leurs fautes et pour leurs forfaits mêmes leur assure le pouvoir de violer impunément celui qu'ils doivent à leur souverain, au peuple qui mérite sans doute autant d'égards que ses délégués et ses oppresseurs. Mais qui voudra à ce prix, osent-ils dire encore, qui voudra être roi, magistrat, qui voudra tenir les rênes du gouvernement? Qui? Les hommes vertueux, dignes d'aimer leur patrie et la véritable gloire, qui savent bien que le tribunal de l'opinion publique n'est redoutable qu'aux méchants. Qui encore? Les ambitieux mêmes. Eh! plût à Dieu qu'il y eût sur la terre un moyen de leur faire perdre l'envie ou l'espoir de tromper ou d'asservir les peuples! En deux mots, il faut ou renoncer à la liberté, ou consentir à la liberté indéfinie de la presse. A l'égard des personnes publiques, la question est décidée. Il ne nous reste plus qu'à la considérer par rapport aux personnes privées. On voit que cette question se confond avec celle du meilleur système de législation sur la calomnie, soit verbale, soit écrite, et qu'ainsi elle n'est plus uniquement relative à la presse. II est juste sans doute que les particuliers attaqués par la calomnie puissent poursuivre la réparation du tort qu'elle leur a fait; mais il est utile de faire quelques observations sur cet objet. Il faut d'abord considérer que nos anciennes lois sur ce point sont exagérées, et que leur rigueur est le fruit évident de ce système tyrannique que nous avons développé, et de cette terreur excessive que l'opinion publique inspire au despotisme qui les a promulguées. Comme nous les envisageons avec plus de sang-froid, nous consentirons volontiers à modérer le code pénal qu'il nous a transmis; il me semble du moins que la peine qui sera prononcée contre les auteurs d'une inculpation calomnieuse doit se borner à la publicité du jugement qui la déclare telle et à la réparation pécuniaire du dommage qu'elle aura causé à celui qui en était l'objet. On sent bien que je ne comprends pas dans cette classe le faux témoignage contre un accusé, parce que ce n'est point ici une simple calomnie, une simple offense envers un particulier; c'est un mensonge fait à la loi pour perdre l'innocence, c'est un véritable crime public. En général, quant aux calomnies ordinaires, il y a deux espèces de tribunaux pour les juger, celui des magistrats et celui de l'opinion publique. Le plus naturel, le plus équitable, le plus compétent, le plus puissant, c'est sans contredit le dernier; c'est celui qui sera préféré par les hommes les plus vertueux et les plus dignes de braver les attaques de la haine et de la méchanceté; car il est à remarquer qu'en général l'impuissance de la calomnie est en raison de la probité et de la vertu de celui qu'elle attaque; et que plus un homme a le droit d'en appeler à l'opinion, moins il a besoin d'invoquer la protection du juge: il ne se déterminera donc pas facilement à faire retentir les tribunaux des injures qui lui auront été adressées, et il ne les occupera de ses plaintes que dans les occasions importantes où la calomnie sera liée à une trame coupable ourdie pour lui causer un grand mal, et capable de ruiner la réputation même la plus solidement affermie. Si l'on suit ce principe, il y aura moins de procès ridicules, moins de déclamations sûr l'honneur, mais plus d'honneur, surtout plus d'honnêteté et de vertu. Je borne ici mes réflexions sur cette troisième question, qui n'est pas le principal objet de cette discussion, et je vous propose de cimenter la première base de la liberté par le décret suivant. L'Assemblée nationale déclare: 1° Que tout homme a le droit de publier ses pensées, par quelques moyens que ce soit; et que la liberté de la presse ne peut être gênée ni limitée en aucune manière; 2° Que quiconque portera atteinte à ce droit doit être regardé comme ennemi de la liberté, et puni par la plus grande des peines qui seront établies par l'Assemblée nationale; 3° Pourront néanmoins les particuliers qui auront été calomniés se pourvoir pour obtenir la réparation du dommage que la calomnie leur aura causé, par les moyens que l'Assemblée nationale indiquera. * * * * * * * * * _Discours de Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale, sur la réélection des membres de l'Assemblée nationale_ (16 mai 1791) Messieurs, Les plus grands législateurs de l'antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens, et de se dérober même quelquefois à l'empressement de la reconnaissance publique. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles dépendait beaucoup de celui qu'inspirait la personne des législateurs, et que le respect qu'imprime le législateur est attaché en grande partie à l'idée de son caractère et de son désintéressement. Du moins faut-il convenir que ceux qui fixent la destinée des nations et des races futures doivent être absolument isolés de leur propre ouvrage; qu'ils doivent être comme la nation entière, et comme la postérité. Il ne suffit pas même qu'ils soient exempts de toute vue personnelle et de toute ambition; il faut encore qu'ils ne puissent pas en être soupçonnés. Pour moi, je l'avoue, je n'ai pas besoin de chercher dans des raisonnements bien subtils la solution de la question qui vous occupe; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience. Nous allons délibérer sur la partie de la Constitution qui est la première base de la liberté et du bonheur public, l'organisation du Corps législatif; sur les règles constitutionnelles des élections, sur le renouvellement des corps électoraux. Avant de prononcer sur ces questions, faisons qu'elles nous soient parfaitement étrangères: pour moi, du moins, je crois pouvoir m'appliquer ce principe. En effet, je suppose que je ne fusse pas inaccessible à l'ambition d'être membre du Corps législatif, et certes, je déclare avec franchise que c'est peut-être le seul objet qui puisse exciter l'ambition d'un homme libre; je suppose que les chances qui pourraient me porter à cet emploi fussent liées à la manière dont les grandes questions nationales dont j'ai parlé seraient résolues; serais-je dans cet état d'impartialité et de désintéressement absolu qu'exige une tâche aussi importante? Et si un juge se récuse lorsqu'il tient par quelque affection, par quelque intérêt, même indirect, à une cause particulière, serais-je moins sévère envers moi-même, lorsqu'il s'agit de la cause des peuples? Non. Et puisqu'il n'existe pour tous les hommes qu'une même morale, qu'une même conscience, je conclus que cette opinion est celle de l'Assemblée nationale tout entière. C'est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la Constitution et les assemblées qui doivent venir après eux. En fait de politique, rien n'est utile que ce qui est juste et honnête; et rien ne prouve mieux cette maxime que les avantages attachés au parti que je propose. Concevez-vous quelle autorité imposante donnerait à votre Constitution le sacrifice prononcé par vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels vos concitoyens puissent vous appeler? Combien les efforts de la calomnie seront faibles, lorsqu'elle ne pourra pas reprocher à un seul de ceux qui l'ont élevée d'avoir voulu mettre à profit le crédit que leur mission même leur donne sur leurs commettants, pour prolonger son pouvoir; lorsqu'elle ne pourra pas même dire que ceux qui passent pour avoir exercé une très grande influence sur vos délibérations ont eu la prétention de se faire de leur réputation et de leur popularité un moyen d'étendre leur empire sur une Assemblée nouvelle; lorsqu'enfin on ne pourra pas les soupçonner d'avoir plié au désir très louable en soi de servir la patrie sur un grand théâtre, les principes des importantes délibérations qui nous restent à prendre! Cependant, si, incapables de tout retour personnel sur eux-mêmes, ils étaient attachés au système contraire, par des scrupules purement relatifs à l'intérêt public, il me semble qu'il serait facile de les dissiper. Plusieurs semblent croire à la nécessité de conserver dans la législature prochaine une partie des membres de l'Assemblée actuelle; d'abord, parce que, pleins d'une juste confiance en vous, ils désespèrent que nous puissions être remplacés par des successeurs également dignes de la confiance publique. En partageant le sentiment, honorable pour l'Assemblée actuelle, qui est la base de cette opinion, je crois exprimer le vôtre, en disant que nous n'avons ni le droit, ni la présomption de penser qu'une nation de vingt-cinq millions d'hommes, libre et éclairée, est réduite à l'impuissance de trouver facilement 720 défenseurs qui nous vaillent. Et si, dans un temps où l'esprit public n'était point encore né, où la nation ignorait ses droits et ne prévoyait point encore sa destinée, elle a pu faire des choix dignes de cette révolution, pourquoi n'en ferait-elle pas de meilleurs encore, lorsque l'opinion publique est éclairée et fortifiée par une expérience de deux années si fécondes en grands événements et en grandes leçons? Les partisans de la réélection disent encore qu'un certain nombre de membres, et même que certains membres de cette Assemblée sont nécessaires pour éclairer, pour guider la législature suivante par les lumières de leur expérience, et par la connaissance plus parfaite des lois qui sont leur ouvrage. Pour moi, sans m'arrêter à cette idée qui a peut-être quelque chose do spécieux, je pense d'abord que ceux qui, hors de cette Assemblée, ont lu, ont suivi nos opérations, qui ont adopté nos décrets, qui les ont défendus, qui ont été chargés par la confiance publique de les faire exécuter, que cette foule de citoyens dont les lumières et le civisme fixent les regards de leurs compatriotes, connaissent aussi les lois et la Constitution; je crois qu'il n'est pas plus difficile de les connaître qu'il ne l'a été de les faire. Je pourrais même ajouter que ce n'est pas au milieu de ce tourbillon immense d'affaires où nous nous sommes trouvés, qu'on a été le plus à portée de reconnaître l'ensemble et les détails de toutes nos opérations; je pense d'ailleurs que les principes de notre Constitution sont gravés dans le coeur de tous les hommes, et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tels ou tels orateurs qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous avait précédés et qui nous a soutenus. C'est à elle, c'est à la volonté de la nation, qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Si elle esl votre ouvrage, n'est-elle pas le patrimoine des citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis? N'est-elle pas l'ouvrage de la nation qui l'a adoptée? Pourquoi les assemblées de représentants choisis par elle n'auront-elles pas droit à la même confiance? Et quelle est celle qui oserait renverser la Constitution contre sa volonté? Quant aux prétendus guides qu'une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point du tout à leur utilité. Ce n'est point dans l'ascendant des orateurs qu'il faut placer l'espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme de la masse des assemblées représentatives: l'influence de l'opinion publique et de l'intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n'y a plus d'assemblée, il n'y a plus qu'un fantôme de représentation. Alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait: "Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce." Ainsi une nation de vingt-cinq millions d'hommes serait gouvernée par l'Assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits, et par qui ces orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois?... Je n'ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n'aime point cette science nouvelle qu'on appelle la tactique des grandes assemblées: elle ressemble trop à l'intrigue: la vérité et la raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domination sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai de la confiance en des représentants qui, ne pouvant étendre au delà de deux ans les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur pays et l'humanité, de mériter l'estime et l'amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission. Deux années de travaux aussi brillants qu'utiles sur un tel théâtre suffisent à leur gloire. Si la gloire, si le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus, ils sont au moins dangereux; il faut bien se garder de leur laisser les moyens d'assouvir un autre genre d'ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin à toutes les tentations de l'orgueil ou de la cupidité. Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi; sinon la loi, loin d'être la volonté générale, ne sera plus que l'expression des caprices ou des intérêts particuliers de quelques ambitieux; les représentants, ligués contre le peuple, avec le ministère et la cour, deviendront des souverains, et bientôt des oppresseurs. Ne nous dites donc plus que s'opposer à la réélection, c'est violer la liberté du peuple. Quoi! est-ce violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté? Tous les peuples n'ont-ils pas adopté cet usage? n'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que, sous ce prétexte, les ambitieux ne se perpétuassent par l'intrigue et par la facilité des peuples? N'avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d'éligibilité? Les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets? Or, faut-il que l'on puisse nous accuser de n'avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre que lorsqu'il s'agissait de nous-mêmes, et de n'avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l'intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l'exercice? Oui, sans doute, toute restriction injuste, contraire aux droits des bommes, et qui ne tourne point au profit de l'égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple: mais toute précaution sage et nécessaire, que la nature même des choses indique, pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentants, n'est-elle pas commandée par l'amour même de la liberté? Et d'ailleurs, n'est-ce pas au nom du peuple que vous faites ces lois? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets; c'est la Nation qui les porte elle-même, par l'organe de ses représentants. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la Nation ne puisse convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre elle-même contre l'erreur et contre la surprise? Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l'Assemblée actuelle, j'ai fait plus que prouver qu'il était utile de ne point permettre la réélection; j'ai fait voir une véritable incompatibilité, fondée sur la nature même de ses droits. S'il était convenable de paraître avoir besoin d'insister sur une question de cette nature, j'ajouterais encore d'autres raisons. Je dirais qu'il importe de ne point donner lieu de dire que ce n'était point la peine de tant presser la fin de notre mission, pour la continuer, en quelque sorte, sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive. S'il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c'est, sans contredit, celle qui, durant deux années entières, a supporté des travaux dont l'immensité et la continuité semblaient être au-dessus des forces humaines. Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la pensée; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l'imprudence, pour tout le monde, à se charger encore, pour deux ans, du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheront de trahir leur gloire et leur patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet Empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. Oui, voilà, dans ce moment, la manière la plus digne de nous, et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie, donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations. Que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l'aurez terminée, et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance. Je souhaite que ce parti soit agréable à ceux mêmes qui croiraient avoir les prétentions les plus fondées aux honneurs de la législature. S'ils ont toujours marché d'un pas ferme vers le bien public et vers la liberté, il ne leur reste rien de plus à désirer: si quelqu'un aspirait à d'autres avantages, ce serait une raison pour lui de fuir une carrière où peut-être l'ambition pourrait à la fin rencontrer des écueils. Au reste, je pense que toutes les ressources de l'éloquence et de la dialectique seraient ici inutiles pour obscurcir des vérités que le sentiment, autant que le bon sens, découvre à tous les hommes honnêtes; et s'il est facile en général de tenir l'opinion suspendue par des raisonnements plus ou moins spécieux, il est au moins dangereux, dans certaines occasions, qu'un oeil attentif ne voie l'intérêt personnel percer à travers les plus beaux lieux communs sur les droits et sur la liberté du peuple. Je suis loin de prévoir ici de pareils obstacles pour une proposition qui, par sa nature, semble appeler un assentiment aussi prompt que général; mais, si elle en éprouvait, je la crois tellement nécessaire à l'intérêt de la nation et liée à la gloire de ses représentants, que je n'hésiterais pas à leur demander une permission qu'ils n'ont jamais refusée à personne: celle de dire quelques mois pour répondre aux objections que ma motion pourrait essuyer. Je finis par une déclaration franche: ce qui a achevé de me convaincre de la vérité de l'opinion que je soutiens, ce qui m'y a invariablement attaché, c'est à la fois et la vivacité des efforts et la faiblesse des raisons par lesquels on s'est efforcé de préparer de longue main les esprits au système contraire. Cette curiosité inquiète avec laquelle on interrogeait les opinions particulières; ces insinuations adroites, ces propos répétés à l'oreille pour décréditer d'avance ceux à qui l'on croyait une opinion contraire, en assurant qu'il n'y avait que des ennemis de l'ordre ou de la liberté qui pussent la soutenir; cet art de remplir les esprits de terreur par les mots d'anarchie, d'aristocratie; ces inquiétudes, ces mouvements, ces coalitions: enfin j'ai vu que ce système se réduisait tout entier à cette idée pusillanime, fausse et injurieuse à la nation, de regarder le sort de la révolution comme attaché à un certain nombre d'individus; et j'ai dit: la raison et la vérité ne combattent point avec de pareilles armes, et ne déploient point ce genre d'activité. J'ai cru sentir qu'il importait infiniment de détruire la cause de toutes ces agitations; il m'a paru que, dans un temps où nous devons tous réunir toutes nos forces pour terminer nos travaux d'une manière également prompte et réfléchie, ce serait un grand malheur que des hommes éclairés fussent en quelque sorte partagés entre les soins qu'ils exigent et l'attention qu'ils pourraient donner à ce qui se passerait au dehors, dans le temps des assemblées et des élections dont le moment approche. Quel scandale si ceux qui doivent faire des lois contre la brigue pouvaient en être eux-mêmes accusés! Et combien n'importe-t-il pas de faire cesser certains bruits, mal fondés sans doute, qui se sont déjà répandus et même accrédités! Enfin, et ce seul mot suffisait peut-être: puisque nous allons fixer définitivement les rapports, le pouvoir des législatures, la manière même d'y être élu, procédons à ce grand travail, non comme des hommes destinés à en être membres, mais comme des hommes qui doivent redevenir de simples citoyens. Pour nous garantir à nous-mêmes, pour garantir à la nation entière que nous serons tous animés d'un tel esprit, le moyen le plus sûr est de nous placer, en effet, nous-mêmes dans cette condition. Il faut donc, avant tout, décider la question qui concerne les membres de 'Assemblée actuelle. Je demande que l'on décrète que les membres de l'Assemblée actuelle ne pourront être réélus à la suivante. * * * * * * * * * _Second discours prononcé à l'Assemblée nationale, le 18 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député du département du Pas-de-Calais, sur la rééligibilité des membres du Corps législatif_ (18 mai 1791) Tout prouve l'importance de la question que vous agitez, tout, jusqu'à la manière dont on a défendu le système de la réélection. Quelles qu'aient été les circonstances qui ont précédé et accompagné cette discussion, je ne veux voir, je ne veux examiner que les principes de l'intérêt général, qui doit être la règle de votre décision. Quel est le principe, quel est le but des lois à faire sur les élections? L'intérêt du peuple. Partout où le peuple n'exerce pas son autorité, et ne manifeste pas sa volonté par lui-même, mais par des représentants, si le corps représentatif n'est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie. Le grand principe du gouvernement représentatif, l'objet essentiel des lois, doit être d'assurer la pureté des élections et l'incorruptibilité des représentants. Si la rééligibilité va à ce but, elle est bonne; si elle s'en éloigne, elle est mauvaise. Je ne sais si c'est sérieusement que les partisans de la réélection ont prétendu que le système contraire blessait la liberté du peuple. Toute entrave mise à la liberté des choix, dès qu'elle est inutile, est injuste; à plus forte raison, si elle est nuisible ou dangereuse: mais toute règle qui tend à défendre le peuple contre la brigue, contre les malheurs des mauvais choix, contre la corruption de ses représentants, est juste et nécessaire. Voilà, ce me semble, les vrais principes de cette question. Vous avez cru me mettre en contradiction avec moi-même, en observant que j'avais manifesté une opinion contraire à la condition prescrite par le décret du marc d'argent; et cet exemple même est la preuve la plus sensible de la vérité de la doctrine que j'expose ici. Si plusieurs ont adopté une opinion contraire au décret du marc d'argent, c'est parce qu'ils le regardaient comme une de ces règles fausses qui offensent la liberté au lieu de la maintenir; c'est parce qu'ils pensaient que la richesse ne pouvait pas être la mesure ni du mérite, ni des droits des hommes; c'est qu'ils ne trouvaient aucun danger à laisser tomber le choix des électeurs sur des hommes qui, ne pouvant subjuguer les suffrages par les ressources de l'opulence, ne les auraient obtenus qu'à force de vertus; c'est parce que loin de favoriser la brigue, la concurrence des citoyens qui ne payaient point cette contribution ne favorisait que le mérite. Mais de ce que je croirais que le décret du marc d'argent n'est pas utile, s'ensuit-il que je blâmerais ceux qui repoussent les hommes flétris, ceux qui défendent la réélection des membres des corps administratifs? Mais si, lorsque réellement les principes de la liberté étaient attaqués, vous aviez montré beaucoup moins de disposition à vous alarmer; si ce même décret du marc d'argent avait obtenu votre suffrage, n'est-ce pas moi qui pourrais dire que vous êtes en contradiction avec vous-mêmes, et qui aurais le droit de m'étonner que les excès de votre zèle datent précisément du moment où il était question d'assurer à des représentants, et même sans aucune exception, la perspective d'une réélection éternelle? Laissez donc cette extrême délicatesse de principes, et examinons sans partialité le véritable point de la question, qui consiste à savoir si la rééligibilité est propre ou non à assurer au peuple de bons représentants. C'est d'après les vices des hommes qu'il faut en calculer les effets; car ce n'est que contre ces vices que les lois sont faites. Or, l'expérience a toujours prouvé qu'autant les peuples sont indolents ou faciles à tromper, autant ceux qui les gouvernent sont habiles et actifs pour étendre leur pouvoir et opprimer la liberté publique: c'est cette double cause qui a fait que les magistratures électives sont devenues perpétuelles et ensuite héréditaires. C'est l'histoire de tous les siècles qui a prouvé qu'une loi prohibitive de la réélection est le plus sûr moyen de conserver la liberté. Parlez-vous d'un corps de représentants destinés à faire des lois, à être les interprètes de la volonté générale? La nature même de leurs fonctions les rappelle impérieusement dans la classe des simples citoyens. Ne faut-il pas en effet qu'ils se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur voeu personnel avec celui du peuple? Or, pour cela, il faut que souvent ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens, et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois, ou de celui qui est sûr de n'être bientôt plus qu'un citoyen, ou de celui qui tient encore à son pouvoir par l'espérance de le perpétuer. Vous dites que le Corps législatif sera trop faible pour résister à la force du pouvoir exécutif, si tous les membres sont renouvelés tous les deux ans: mais à quoi tient donc la véritable force du Corps législatif? Est-ce à la puissance, au crédit, à l'importance de tels ou tels individus? Non: c'est à la Constitution sur laquelle il est fondé; c'est à la puissance, à la volonté de la nation qu'il représente et qui le regarde lui-même comme le boulevard nécessaire de la liberté publique. Croyez-vous que la nation consentira encore à reprendre ses premières chaînes, et à voir le despotisme ministériel se relever seul sur les débris des anciennes corporations, ou ces corporations elles-mêmes renaître de leurs propres cendres? Si telle est sa volonté, vos efforts sont superflus; mais s'il est évident aux yeux de tout homme raisonnable que sa volonté est différente, n'est-il pas ridicule de croire que le pouvoir de ses représentants disparaîtra devant le pouvoir exécutif, si tel individu cède sa place à un autre représentant qu'elle aura choisi? Le pouvoir du Corps législatif est immense par sa nature même: il est assuré par sa permanence, par la faculté de s'assembler sans convocation, par la loi qui refusera au roi le pouvoir de le dissoudre. Le respect, l'amour qu'inspireront les collections d'hommes qui le composeront successivement, dépendront des vertus, de la justice de ces hommes. Or, croyez-vous qu'ils seront plus incorruptibles sous la loi de la rééligibilité, que sous celle qui la proscrira? Je crois qu'il est facile de prouver le contraire. C'est dans votre système que le Corps législatif sera trop faible pour résister, non pas à la force du pouvoir exécutif, mais à ses caresses et à ses séductions. Car, dès le moment où il sera assis sur les bases de la Constitution, ce n'est pas à le détruire que le pouvoir exécutif s'appliquera, mais à le corrompre; et ce qui sera à craindre, ce n'est pas qu'il soit trop faible contre la puissance exécutive, c'est qu'il soit trop fort contre la liberté des citoyens. Or, comparez les moyens de corruption dans le cas de la rééligibilité, avec ceux qu'il peut épuiser, dans le système contraire. N'est-il pas clair que le gouvernement aurait bien moins d'intérêt à corrompre des hommes dont la retraite romprait la trame qu'il aurait ourdie de concert avec eux contre la liberté de la nation; qu'il faudrait la renouer périodiquement avec de nouveaux obstacles et de nouveaux frais, sans être jamais sûr de recueillir dans une Assemblée nouvelle ce qu'il aurait semé dans la précédente: au contraire, voyez-le aux prises, pour ainsi dire, avec des représentants rééligibles; il s'attachera à ceux qui, par leur éloquence et par leur adresse, exerceront plus d'influence sur l'Assemblée législative; ils feront servir au succès de ses prétentions la réputation même de popularité qu'ils auront eu soin d'acquérir; et quand il les aura aidés de son pouvoir, pour les faire réélire à la législature suivante, ils achèveront alors de lui rendre les plus signalés services. Mais vous ne comprenez pas, dites-vous, comment le pouvoir exécutif pourrait concevoir l'idée de séduire des membres du Corps législatif, depuis qu'il ne peut plus les appeler au ministère. Je rougirais de vous rappeler qu'il existe d'autres moyens de corruption: mais je pourrais au moins demander si ces places que l'on ne peut obtenir pour soi, on peut ne pas les détourner sur ses amis, sur ses proches, sur son père, sur son fils; si le crédit d'un ministre est entièrement inutile; s'il est impossible que des membres du Corps législatif règnent en effet sous son nom, et qu'ils fassent, avec lui, une espèce d'échange de leur crédit et de leur pouvoir: je pourrais dire même que ce serait déjà un grand avantage que celui d'être porté à la législature par le parti et par l'influence que le pouvoir exécutif peut avoir dans les assemblées électorales. Il est vrai que vous supposez toujours que ceux qui seront réélus seront toujours les plus zélés et les plus sincères défenseurs de la patrie. Vous oubliez donc que vous avez dit vous-mêmes qu'un mot dit à propos lève tous les doutes sur le patriotisme d'un homme? Vous croyez à l'impuissance de l'intrigue et du charlatanisme! Vous croyez au discernement parfait, à l'impartialité absolue de ceux qui choisiront pour le peuple! Vous ignorez qu'il existe un art de s'abandonner toujours au cours de l'opinion du moment, en évitant soigneusement de la heurter pour servir le peuple; et que, dans cette arène, l'intrigant souple et ambitieux lutte souvent, avec avantage, contre le citoyen modeste et incorruptible! Mais c'est ici que le parallèle du représentant rééligible, et de celui qui ne l'est pas, tourne entièrement contre votre système. Suivez-les l'un et l'autre dans le cours de leur carrière. Le premier, séduit par l'espérance de prolonger la durée de son pouvoir, partage sa sollicitude entre ce soin et celui de la chose publique. A mesure surtout qu'il approche de la fin de sa carrière, il s'occupe avec plus d'ardeur des moyens de la recommencer; il songera plus à son canton qu'à sa patrie, à lui-même qu'à ses commettants: parmi ceux-ci, il caressera, il défendra avec plus de zèle ceux qui pourront seconder avec plus de succès son projet favori; il se gardera bien de protéger un citoyen obscur et malheureux contre un homme puissant et accrédité dans sa contrée, surtout si cet acte de justice n'était pas de nature à produire un éclat favorable à son ambition. Représentez-vous une Assemblée tout entière dans cette situation: les représentants du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en autant de rivaux, divisés par la jalousie, par l'intrigue, occupés presque uniquement à se supplanter, à se décrier les uns les autres, dans l'opinion de leurs concitoyens: reconnaissez-vous là des législateurs, des dépositaires du bonheur du peuple? Quelle sera l'influence de ces brigues honteuses? Elles dépraveront les moeurs publiques en même temps qu'elles dégraderont la majesté des lois. Quel respect le peuple aurait-il pour des législateurs qui lui donneraient l'exemple des vices mêmes qu'ils doivent réprimer? Supposez, au contraire, que les législateurs soient mis à l'abri de ces tentations par la loi qui met obstacle à la rééligibilité, ils ne doivent avoir naturellement d'autre pensée que celle du bien public. Le pouvoir exécutif a moins d'intérêt de les séduire, parce qu'ils ne peuvent pas lui vendre un système de perfidies gradué et prolongé dans une autre législature: leur prévarication serait d'autant plus odieuse qu'elle serait plus brusque et plus précipitée. Le véritable objet de leur ambition, déterminé par la durée même de leur mission, est de la mettre à profit pour leur gloire, pour mériter l'estime et la reconnaissance de la nation dans le sein de laquelle ils sont sûrs de retourner. Je m'étonne donc de l'extrême prévention que l'un des préopinants surtout, M. Duport, a marquée pour une législature dont les membres ne pourraient point être réélus, quand il a prononcé qu'ils n'emploieraient leur temps qu'à deux choses: à médire des ministres, et à plaider la cause de leurs départements contre l'intérêt général de la nation. Quant aux intérêts du département, j'ai déjà prouvé que cet inconvénient, et même un inconvénient plus grave, n'existait que dans le système opposé: quant aux ministres, s'ils en médisaient, cela prouverait au moins qu'ils ne leur seraient point asservis; et c'est beaucoup. D'ailleurs, quoique nous soyons nous-mêmes entachés de ce vice capital, par le décret de lundi* [*Il s'agit du décret de l'avant-veille, 16 mai, par lequel l'Assemblée avait prescrit que ses membres ne pourraient être réélus à la législature suivante.], je suis persuadé que nous emploierons notre temps à quelque chose de mieux qu'à médire des ministres sans nécessité, et à parler uniquement des affaires de nos départements; et je suis convaincu, au surplus, que ce décret, quoi qu'on puisse dire, n'a pas affaibli l'estime de la nation pour ses représentants actuels. On a fait une autre objection qui ne me paraît pas plus raisonnable, lorsqu'on a dit que, sans l'espoir delà rééligibilité, on ne trouverait pas, dans les vingt-cinq millions d'hommes qui peuplent la France, des hommes dignes de la législature. Ce qui me paraît évident, c'est que s'opposer à la réélection est le véritable moyen de bien composer la législature. Quel est le motif qui doit appeler, qui peut appeler un citoyen vertueux à désirer ou à accepter cet honneur, le plus grand de ceux que la nation française puisse accorder à ses citoyens? Sont-ce les richesses, le désir de dominer, et l'amour du pouvoir? Non. Je n'en connais que deux: le désir de servir sa patrie; le second, qui est naturellement uni à celui-là, c'est l'amour de la véritable gloire, celle qui consiste, non dans l'éclat des dignités, ni dans le faste d'une grande fortune, mais dans le bonheur de mériter l'amour de ses semblables par des talents et des vertus. Or, je dis que deux années de travaux aussi brillants qu'utiles, sur le plus grand théâtre où les talents et les vertus puissent se développer, suffisent pour satisfaire ce genre d'ambition. Quand on les a bien su mettre à profit, on peut retourner, avec quelque plaisir, dans le sein de sa famille, et souffrir avec patience cet intervalle de deux ans, qui peut paraître une situation violente à un ambitieux, mais qui est nécessaire à l'homme, le plus éclairé, pour méditer sur les principes de la législation avec plus de profondeur qu'on ne peut le faire au milieu du tourbillon des affaires, et surtout pour reprendre ce goût de l'égalité, que l'on perd aisément dans les grandes places. Ne me parlez pas de pur civisme et de perfection idéale, et ne calomniez pas la nature humaine, pour avoir un prétexte de repousser ces principes. Je vous assure que ces sentiments sont plus naturels que vous ne croyez: je connais plus d'un homme qui pense ainsi; j'en ai sous mes yeux; et l'oeil du public en découvrirait davantage, si l'état ancien de notre gouvernement avait permis qu'un plus grand nombre d'hommes acquît ou l'habitude ou l'audace de la parole: mais laissez se répandre les principes du droit public, et s'établir la nouvelle constitution; et vous verrez naître une foule d'hommes qui développeront un caractère et des talents. Croyez, croyez dès à présent qu'il existe dans chaque contrée de l'empire des pères de famille qui viendront volontiers remplir le ministère de législateurs, pour assurer à leurs enfants des moeurs, une patrie, le bonheur et la liberté; des citoyens qui se dévoueront volontiers, pendant deux ans, au bonheur de servir leurs concitoyens, et de secourir les opprimés. Et si vous avez tant de peine à croire à la vertu, croyez du moins à l'amour-propre, croyez que, chez une nation qui n'est pas tout à fait stupide et abrutie, un grand nombre d'hommes, un trop grand nombre peut-être, sera naturellement jaloux d'obtenir le prix le plus glorieux de la confiance publique. Voulez-vous me parler de ces hommes qu'une ambition vile et insensée dévore, qui n'estiment rien que la richesse et l'orgueil du pouvoir; de ces hommes que le génie de l'intrigue pousse dans une carrière que le seul génie de l'humanité devrait ouvrir? Voulez-vous me dire qu'ils fuiront la législature, si l'appât de la réélection ne les y attire? Tant mieux! Ils ne troubleront pas le bonheur public par leurs intrigues; et la vertu modeste recevra le prix qu'ils lui auraient enlevé. Voulez-vous faire des fonctions du législateur un état lucratif, un vil métier? Non. Dispensez-vous donc du détail de toutes ces petites convenances personnelles, de tous ces méprisables calculs qui contrastent avec la grandeur d'une si sainte mission. Faut-il dissiper encore une autre crainte? Vous craignez que, si l'on ne conserve pas des membres de chaque législature, les autres n'aient pas les lumières nécessaires pour remplir leurs fonctions. Je pourrais observer que cet argument banal, comme ceux que j'ai déjà réfutés, s'appliquait à la disposition qui écarte les membres de l'Assemblée nationale actuelle de la législature prochaine, et que l'Assemblée l'a rejeté, quoi qu'on ait dit, avec une profonde sagesse. Son moindre défaut est de présenter les fonctions du législateur comme on présentait la finance lorsqu'elle était couverte d'un voile mystérieux! Quoi! lorsque étrangers, pour la plupart, à ces occupations, vous avez suffi à des travaux si immenses, si compliqués; quand vous avez pensé que la législature qui, après vous, devait être la plus surchargée d'affaires, pouvait se passer de votre secours, et être entièrement composée de nouveaux individus, vous croiriez que les législatures suivantes auront besoin de transmettre à celles qui viendront après elles des guides, des Nestors politiques, dans le temps où toutes les parties du gouvernement seront plus simplifiées et plus solidement affermies? Non; la législation tient bien plus à des principes qu'à la routine. Toutes les lois importantes sont toujours devancées par l'opinion publique, provoquées par un besoin présent, ou par la nécessité de réformer des abus dont on a longtemps gémi. On a voulu fixer votre attention sur de certains détails de finance, d'administration, comme si les législatures, par le cours naturel des choses, ne devaient pas voir dans leur sein des hommes instruits dans l'administration, dans la finance, et présenter une diversité infinie de connaissances, de talents en tout genre. Je conclurai plutôt, de tout ce qu'on a dit à cet égard, qu'il n'est pas bon qu'il reste des membres de l'ancienne; car s'ils étaient présumés d'avance nécessaires à certaines parties qui tiennent à l'administration, ils se perpétueraient dans les mêmes emplois: les autres membres se dispenseraient de s'en instruire; et l'esprit particulier, l'intérêt individuel seraient substitués aux lumières, au voeu général de l'Assemblée représentative. Ce qui m'étonne surtout, c'est que ceux qui veulent nous inspirer ces terreurs aient oublié de faire une observation bien simple, qui les en eût eux-mêmes préservés. Comment croire en effet à cette effroyable pénurie d'hommes éclairés, puisque après chaque législature on pourra choisir les membres de celles qui l'auront précédée? Les partisans les plus zélés de la réélection peuvent se rassurer; s'ils se croyaient absolument nécessaires au salut public, dans deux ans ils pourront être les ornements et les oracles de la législature qui suivra immédiatement la prochaine. Comment concevoir après cela ces cris éternels que nous entendons retentir depuis plusieurs jours: c'en est fait de la Constitution; la liberté est perdue? Il est vrai que ces déclamations portaient principalement sur le décret qui concerne l'Assemblée actuelle; il est vrai que tous ces discours étaient faits et préparés avant ce décret, et qu'ils étaient destinés à prouver aussi que nous devions être réélus; et je ne sais si l'on trouve un secret plaisir à le censurer en discutant une question liée aux principes qui l'ont dicté: mais ce que je sais bien, c'est qu'il est permis de s'étonner de ce que ces personnes n'ont commencé à nous effrayer sur les dangers de la patrie, que le jour où l'Assemblée nationale a donné ce grand exemple de sagesse et de magnanimité. Pour moi, indépendamment de toutes les raisons que j'ai déduites et que je pourrais ajouter, un fait particulier me rassure: c'est que les mêmes personnes qui nous ont dit: tout est perdu, si on ne réélit pas, disaient aussi, le jour du décret qui nous interdit l'entrée du ministère: tout est perdu; la liberté du peuple est violée; la Constitution est détruite. Je me rassure, dis-je, parce que je crois que la France peut subsister, quoique quelques-uns d'entre nous ne soient ni législateurs, ni ministres; je ne crois pas que l'ordre social soit désorganisé, comme on l'a dit, précisément parce que l'incorruptibilité des représentants du peuple sera garantie par des lois sages. Ce n'est pas que je ne puisse concevoir aussi de certaines alarmes d'un autre genre; j'oserais même dire que tel discours véhément, dont l'impression fut ordonnée hier, est lui-même un danger, ou du moins en présage quelqu'un. A Dieu ne plaise que ce qui n'est point relatif à l'intérêt public soit ici l'objet d'une de mes pensées! Aussi suis-je bien loin de juger sévèrement cette longue mercuriale prononcée contre l'Assemblée nationale le lendemain du jour où elle a rendu un décret qui l'honore, et tous ces anathèmes lancés du haut de la tribune contre toute doctrine qui n'est pas celle du professeur: mais si en même temps qu'on prévoit, qu'on annonce des troubles prochains; en même temps que l'on en voit les causes dans cette lutte continuelle des factions diverses et dans d'autres circonstances que l'on connaît très bien, on s'étudiait à les attribuer d'avance à l'Assemblée nationale, au décret qu'elle vient de rendre, on cherchait d'avance à se mettre à part, ne me serait-il pas permis de m'affliger d'une telle conduite, et d'être trop convaincu de ce que l'on aurait voulu prouver: que la liberté serait en effet menacée? Mais je ne veux pas moi-même suivre l'exemple que je désapprouve, en fixant l'attention de l'Assemblée sur un épisode plus long que l'objet de la discussion; j'en ai dit assez pour prouver que, si les dangers de la patrie étaient mis une fois à l'ordre du jour, j'aurais aussi beaucoup de choses à dire. Au reste, le remède contre ces dangers, de quelque part qu'ils viennent, c'est votre prévoyance, votre sagesse, votre fermeté. Dans tous les cas nous saurons consommer, s'il le faut, le sacrifice que nous avons plus d'une fois offert à la patrie! Nous passerons; les cabales des ennemis de la patrie passeront: les bonnes lois, le peuple, la liberté resteront. Maintenant il s'agit de porter une loi qui doit influer sur le bonheur des temps qui nous suivront; j'ai prouvé qu'elle était nécessaire à la liberté: j'aurais pu me contenter d'observer que les mêmes principes qui ont nécessité votre décret relatif à l'Assemblée actuelle s'appliquent à toutes les Assemblées législatives. Ce n'est qu'une raison de convenance très impérieuse, très morale, qui m'a déterminé à provoquer préliminairement le premier décret. Du moins je ne l'eusse jamais proposé, si j'avais pensé qu'il fût contraire aux principes généraux de l'intérêt public: il importe que ceux qui s'opposaient à ce même décret ne vous mettent pas en contradiction avec vous-mêmes, et ne prennent pas le droit de présenter comme un acte de désintéressement ou de générosité ce qui est un acte de raison, de sagesse et de zèle pour le bien public. Au reste, je dois ajouter une dernière observation: c'est que ce même décret et les principes que j'ai développés militent contre toute réélection immédiate d'une législature à l'autre. Ce qui me porte à faire cette observation, c'est que je sais que l'on proposera de réélire au moins pour une législature, parce que, pour peu que les opinions soient partagées, ou se laisse facilement entraîner à ces termes moyens, qui participent presque toujours des inconvénients des deux termes opposés. Je demande que les membres des Assemblées législatives ne puissent être réélus qu'après l'intervalle d'une législature. * * * * * * * * * _Discours sur la peine de mort prononcé à la tribune de l'Assemblée nationale le 30 mai 1791_ (30 mai 1791) La nouvelle ayant été portée à Athènes que des citoyens avaient été condamnés à mort dans la ville d'Argos, on courut dans les temples et on conjura les dieux de détourner des Athéniens des pensées si cruelles et si funestes. Je viens prier non les dieux, mais les législateurs, qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la Divinité a dictées aux hommes, d'effacer du code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques, et que repoussent leurs moeurs et leur Constitution nouvelle. Je veux leur prouver: 1° que la peine de mort est essentiellement injuste; 2° qu'elle n'est pas la plus réprimante des peines, et qu'elle multiplie les crimes beaucoup plus qu'elle ne les prévient. Hors de la société civile, qu'un ennemi acharné vienne attaquer mes jours, ou que, repoussé vingt fois, il revienne encore ravager le champ que mes mains ont cultivé; puisque je ne puis opposer que mes forces individuelles aux siennes, il faut que je périsse ou que je le tue; et la loi de la défense naturelle me justifie et m'approuve. Mais dans la société, quand la force de tous est armée contre un seul, quel principe de justice peut l'autoriser à lui donner la mort? Quelle nécessité peut l'en absoudre? Un vainqueur qui fait mourir ses ennemis captifs est appelé _barbare!_ Un homme qui fait égorger un enfant, qu'il peut désarmer et punir, paraît un monstre! Un accusé que la société condamne n'est tout au plus pour elle qu'un ennemi vaincu et impuissant; il est devant elle plus faible qu'un enfant devant un homme fait. Ainsi, aux yeux de la vérité et de la justice, ces scènes de mort qu'elle ordonne avec tant d'appareil ne sont autre chose que de lâches assassinats, que des crimes solennels, commis, non par des individus, mais par dos nations entières, avec des formes légales. Quoique cruelles, quelque extravagantes que soient ces lois, ne vous en étonnez plus. Elles sont l'ouvrage de quelques tyrans; elles sont les chaînes dont ils accablent l'espèce humaine; elles sont les armes avec lesquelles ils la subjuguent; elles furent écrites avec du sang. "Il n'est point permis de mettre à mort un citoyen romain." Telle était la loi que le peuple avait portée: mais Sylla vainquit, et dit: _Tous ceux qui ont porté les armes contre moi sont dignes mort_. Octave et les compagnons de ses forfaits confirmèrent cette loi. Sous Tibère, avoir loué Brutus fut un crime digne de mort. Caligula condamna à mort ceux qui étaient assez sacrilèges pour se déshabiller devant l'image de l'empereur. Quand la tyrannie eut inventé les crimes de lèse-majesté, qui étaient ou des actions indifférentes, ou des actions héroïques, qui eût osé penser qu'elles pouvaient mériter une peine plus douce que la mort, à moins de se rendre coupable lui-même de lèse-majesté? Quand le fanatisme, né de l'union monstrueuse de l'ignorance et du despotisme, inventa à son tour les crimes de lèse-majesté divine, quand il conçut dans son délire de venger Dieu lui-même, ne fallut-il pas qu'il lui offrît aussi du sang, et qu'il le mît au moins au niveau des monstres qui se disaient ses images? La peine de mort est nécessaire, disent les partisans de l'antique et barbare routine; sans elle il n'est point de frein assez puissant pour le crime. Qui vous l'a dit? Avez-vous calculé tous les ressorts par lesquels les lois pénales peuvent agir sur la sensibilité humaine? Hélas! avant la mort, combien de douleurs physiques et morales l'homme ne peut-il pas endurer! Le désir de vivre cède à l'orgueil, la plus impérieuse de toutes les passions qui maîtrisent le coeur de l'homme; la plus terrible de toutes les peines pour l'homme social, c'est l'opprobre, c'est l'accablant témoignage de l'exécration publique. Quand le législateur peut frapper les citoyens par tant d'endroits et de tant de manières, comment pourrait-il se croire réduit à employer la peine de mort? Les peines ne sont pas faites pour tourmenter les coupables, mais pour prévenir le crime par la crainte de les encourir. Le législateur qui préfère la mort et les peines atroces aux moyens les plus doux qui sont en son pouvoir, outrage la délicatesse publique, émousse le sentiment moral chez le peuple qu'il gouverne, semblable à un précepteur malhabile qui, par le fréquent usage des châtiments cruels, abrutit et dégrade l'âme de son élève; enfin, il use et affaiblit les ressorts du gouvernement, en voulant les tendre avec plus de force. Le législateur qui établit cette peine renonce à ce principe salutaire, que le moyen le plus efficace de réprimer les crimes est d'adapter les peines au caractère des différentes passions qui les produisent, et de les punir, pour ainsi dire, par elles-mêmes. Il confond toutes les idées, il trouble tous les rapports, et contrarie ouvertement le but des lois pénales. La peine de mort est nécessaire, dites-vous? Si cela est, pourquoi plusieurs peuples ont-ils su s'en passer? Par quelle fatalité ces peuples ont-ils été les plus sages, les plus heureux et les plus libres? Si la peine de mort est la plus propre à prévenir les grands crimes, il faut donc qu'ils aient été plus rares chez les peuples qui l'ont adoptée et prodiguée. Or, c'est précisément tout le contraire. Voyez le Japon: nulle part la peine de mort et les supplices ne sont autant prodigués; nulle part les crimes ne sont ni si fréquents ni si atroces. On dirait que les Japonais veulent disputer de férocité avec les lois barbares qui les outragent et qui les irritent. Les républiques de la Grèce, où les peines étaient modérées, où la peine de mort était ou infiniment rare ou absolument inconnue, offraient elles plus de crimes et moins de vertus que les pays gouvernés par des lois de sang? Croyez-vous que Rome fut souillée par plus de forfaits, lorsque, dans les jours de sa gloire, la loi _Porcia_ eut anéanti les peines sévères portées par les rois et par les décemvirs, qu'elle ne le fut sous Sylla qui les fit revivre, et sous les empereurs qui en portèrent la rigueur à un excès digne de leur infâme tyrannie? La Russie a-t-elle été bouleversée depuis que le despote qui la gouverne a entièrement supprimé la peine de mort, comme s'il eût voulu expier par cet acte d'humanité et de philosophie le crime de retenir des millions d'hommes sous le joug du pouvoir absolu? Ecoutez la voix de la justice et de la raison, elle nous crie que les jugements humains ne sont jamais assez certaines pour que la société puisse donner la mort à un homme condamné par d'autres hommes sujets à l'erreur. Eussiez-vous imaginé l'ordre judiciaire le plus parfait, eussiez-vous trouvé les juges les plus intègres et les plus éclairés, il vous restera toujours quelque place à l'erreur ou à la prévention. Pourquoi vous interdire le moyen de les réparer? Pourquoi vous condamner à l'impuissance de tendre une main secourable à l'innocence opprimée? Qu'importent ces stériles regrets, ces réparations illusoires que vous accordez à une ombre vaine, à une cendre insensible? Elles sont les tristes témoignages de la barbare témérité de vos lois pénales. Ravir à l'homme la possibilité d'expier son forfait par son repentir ou par des actes de vertu, lui fermer impitoyablement tout retour à la vertu, à l'estime de soi-même, se hâter de le faire descendre, pour ainsi dire, dans le tombeau encore tout couvert de la tache récente de son crime, est à mes yeux le plus horrible raffinement de la cruauté. Le premier devoir du législateur est de former et de conserver les moeurs publiques, source de toute liberté, source de tout bonheur social; lorsque, pour courir à un but particulier, il s'écarte de ce but général et essentiel, il commet la plus grossière et la plus funeste des erreurs. Il faut donc que la loi présente toujours aux peuples le modèle le plus pur de la justice et de la raison. Si, à la place de cette sévérité puissante, de ce calme modéré qui doit les caractériser, elles mettent la colère et la vengeance; si elles font couler le sang humain qu'elles peuvent épargner et qu'elles n'ont pas le droit de répandre; si elles étalent aux yeux du peuple des scènes cruelles et des cadavres meurtris par des tortures, alors elles altèrent dans le coeur des citoyens les idées du juste et de l'injuste, elles font germer au sein de la société des préjugés féroces qui en produisent d'autres à leur tour. L'homme n'est plus pour l'homme un objet si sacré; on a une idée moins grande de sa dignité quand l'autorité publique se joue de sa vie. L'idée du meurtre inspire bien moins d'effroi, lorsque la loi même en donne l'exemple et le spectacle; l'horreur du crime diminue dès qu'elle ne le punit plus que par un autre crime. Gardez-vous bien de confondre l'efficacité des peines avec l'excès de la sévérité: l'un est absolument opposé à l'autre. Tout seconde les lois modérées; tout conspire contre les lois cruelles. On a observé que dans les pays libres les crimes étaient plus rares, et les lois pénales plus douces: toutes les idées se tiennent. Les pays libres sont ceux où les droits de l'homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout où elles offensent l'humanité par un excès de rigueur, c'est une preuve que la dignité de l'homme n'y est pas connue, que celle du citoyen n'existe pas; c'est une preuve que le législateur n'est qu'un maître qui commande à des esclaves, et qui les châtie impitoyablement suivant sa fantaisie. Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée. * * * * * * * * * _Discours sur la fuite du Roi_ prononcé par Robespierre le 21 juin 1791 aux Jacobins (21 juin 1791) Note: reproduit d'après le numéro 32 des _Révolutions de France et de Brabant_ Ce n'est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire public devait paraître un événement désastreux. Ce jour pouvait être le plus beau de la révolution; il peut le devenir encore, et le gain de quarante millions d'entretien que coûtait l'individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée. Mais, pour cela, il faudrait prendre d'autres mesures que celles qui ont été adoptées par l'Assemblée nationale, et je saisis un moment où la séance est levée pour vous parler de ces mesures qu'il me semble qu'il eût fallu prendre, et qu'il ne m'a pas été permis de proposer. Le roi a saisi, pour déserter son poste, le moment où l'ouverture des assemblées primaires allait réveiller toutes les ambitions, toutes les espérances, tous les partis, et armer une moitié de la nation contre l'autre, par l'application du décret du marc d'argent, et par les distinctions ridicules établies entre les citoyens entiers, les demi-citoyens et les quarterons. Il a choisi le moment où la première législature, à la fin de ses travaux, dont une partie est improuvée par l'opinion, voit, de cet oeil dont on regarde un héritier, s'approcher la législature qui va la chasser et exercer le _veto_ national en cassant une partie de ses actes. Il a choisi le moment où des prêtres traîtres ont, par des mandements et des bulles, mûri le fanatisme et soulevé contre la Constitution tout ce que la philosophie a laissé d'idiots dans les quatre-vingt-trois départements. Il a attendu le moment où l'empereur et le roi de Suède seraient arrivés à Bruxelles pour le recevoir, et où la France serait couverte de moissons; de sorte qu'avec une bande très peu considérable de brigands on pût, la torche à la main, affamer la nation. Mais ce ne sont point ces circonstances qui m'effraient. Que toute l'Europe se ligue contre nous, et l'Europe sera vaincue. Ce qui m'épouvante, moi, Messieurs, c'est cela même qui me paraît rassurer tout le monde. Ici j'ai besoin qu'on m'entende jusqu'au bout. Ce qui m'épouvante, encore une fois, c'est précisément cela même qui paraît rassurer tous les autres: c'est que, depuis ce matin, tous nos ennemis parlent le même langage que nous. Tout le monde est réuni; tous ont le même visage, et pourtant il est clair qu'un roi qui avait quarante millions de rente, qui disposait encore de toutes les places, qui avait encore la plus belle couronne de l'univers et la mieux affermie sur sa tête, n'a pu renoncer à tant d'avantages sans être sûr de les recouvrer. Or, ce ne peut pas être sur l'appui de Léopold et du roi de Suède, et sur l'armée d'outre-Rhin, qu'il fonde ses espérances: que tous les brigands d'Europe se liguent, et encore une fois ils seront vaincus. C'est donc au milieu de nous, c'est dans cette capitale que le roi fugitif a laissé les appuis sur lesquels il compte pour sa rentrée triomphante; autrement sa fuite serait trop insensée. Vous savez que trois millions d'hommes armés pour la liberté seraient invincibles: il a donc un parti puissant et de grandes intelligences au milieu de nous, et cependant regardez autour de vous, et partagez mon effroi en considérant que tous ont le même masque de patriotisme. Ce ne sont point des conjectures que je hasarde, ce sont des faits dont je suis certain: je vais tout vous révéler, et je défie ceux qui parleront après moi de me répondre. Vous connaissez le mémoire que Louis XVI a laissé en partant; vous avez pris garde comment il marque dans la Constitution les choses qui le blessent, et celles qui ont le bonheur de lui plaire. Lisez cette protestation du roi, et vous y saisirez tout le complot. Le roi va reparaître sur les frontières, aidé de Léopold, du roi de Suède, de d'Artois, de Condé, de tous les fugitifs et de tous les brigands dont la cause commune des rois aura grossi son armée: on grossira encore à ses yeux les forces de cette armée. Il paraîtra un manifeste _paternel_, tel que celui de l'empereur quand il a reconquis le Brabant. Le roi y dira encore, comme il a dit cent fois: Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. Non seulement on y vantera les douceurs de la paix, mais celles même de la liberté. On proposera une transaction avec les émigrants, paix éternelle, amnistie, fraternité. En même temps les chefs, et dans la capitale, et dans les départements, avec lesquels ce projet est concerté, peindront de leur côté les horreurs de la guerre civile. Pourquoi s'entr'égorger entre frères qui veulent être tous libres? Car Bender* [*Feld-maréchal qui commandait alors les troupes autrichiennes dans les Pays-Bas.] et Condé se diront plus patriotes que nous. Si, lorsque vous n'aviez point de moissons à préserver de l'incendie, ni d'armée ennemie sur vos frontières, le Comité de constitution vous a fait tolérer tant de décrets nationicides, balancerez-vous à céder aux insinuations de vos chefs, lorsqu'on ne vous demandera que des sacrifices d'abord très légers, pour amener une réconciliation générale? Je connais bien le caractère de la nation: des chefs qui ont pu vous faire voter des remerciements à Bouillé pour la Saint-Barthélémy des patriotes de Nancy auront-ils de la peine à amener à une transaction, à un moyen terme, un peuple lassé, et qu'on a pris grand soin jusqu'ici de sevrer des douceurs de la liberté, pendant qu'on affectait d'en appesantir sur lui toutes les charges, et de lui faire sentir toutes les privations qu'impose le soin de la conserver? Et voyez comme tout se combine pour exécuter ce plan, et comme l'Assemblée nationale elle-même marche vers ce but avec un concert merveilleux. Louis XVI écrit à l'Assemblée nationale de sa main; il signe qu'_il prend la fuite_ et l'Assemblée, par un mensonge, bien lâche, puisqu'elle pouvait appeler les choses par leur nom au milieu de trois millions de baïonnettes; bien grossier, puisque le roi avait l'impudence d'écrire lui-même: _on ne m'enlève pas_, je pars pour revenir vous subjuguer; bien perfide, puisque ce mensonge tendait à conserver au ci-devant roi sa qualité et le droit de venir nous dicter, les armes à la main, les décrets qui lui plairont: l'Assemblée nationale, dis-je, aujourd'hui dans vingt décrets, a affecté d'appeler la fuite du roi un enlèvement. On devine dans quelle vue. Voulez-vous d'autres preuves que l'Assemblée nationale trahit les intérêts de la nation? Quelles mesures a-t-elle prises ce matin? Voici les principales: Le ministre de la Guerre continuera de vaquer aux affaires de son département, sous la surveillance du Comité diplomatique. De même les autres ministres. Or, quel est le ministre de la Guerre? C'est un homme que je n'ai cessé de vous dénoncer, qui a constamment suivi les errements de ses prédécesseurs, persécutant tous les soldats patriotes, fauteur de tous les officiers aristocrates. Qu'est-ce que le Comité militaire chargé de le surveiller? C'est un comité tout composé de colonels aristocrates déguisés, et nos ennemis les plus dangereux. Je n'ai besoin que de leurs oeuvres pour les démasquer. C'est du Comité militaire que sont partis dans ces derniers temps les décrets les plus funestes à la liberté. (Ici Robespierre a commenté quelques-uns de ces décrets, et, pièces à la main, il a prouvé que le Comité militaire regorgeait de traîtres, qu'il n'avait toujours fait qu'un avec Duportail, que Duportail était la créature du Comité, et que la surveillance du ministre par le Comité, son compère, était une dérision.) Et le ministre des Affaires étrangères (a-t-il ajouté) quel est-il? C'est un Montmorin, qui, il y a un mois, il y a quinze jours, vous répondait, se faisait caution que le roi _adorait_ la Constitution. C'est à ce traître que vous abandonnez les relations extérieures! Sous la surveillance de qui? Du Comité diplomatique, de ce Comité où règne un André, et dont un de ses membres me disait qu'un _homme de bien_ qu'un homme qui n'était pas un traître à sa patrie, ne pouvait pas y mettre le pied. Je ne pousserai pas plus loin celle revue. Lessart n'a pas plus ma confiance que Necker, qui lui a laissé son manteau. Citoyens, viens-je de vous montrer assez la profondeur de l'abîme qui va engloutir notre liberté? Voyez-vous assez clairement la coalition des ministres du roi, dont je ne croirai jamais que quelques-uns, sinon tous, n'aient pas su la fuite? Voyez-vous assez clairement la coalition de vos chefs civils et militaires; elle est telle que je ne puis pas ne pas croire qu'ils n'aient favorisé cette évasion dont ils avouent avoir été si bien avertis? Voyez-vous cette coalition avec vos Comités, avec l'Assemblée nationale? Et comme si cette coalition n'était pas assez forte, je sais que tout à l'heure on va vous proposer à vous-mêmes une réunion avec tous nos ennemis les plus connus: dans un moment, tout 89, le maire, le général, les ministres, dit-on, vont arriver ici! Comment pourrions-nous échapper? Antoine commande les légions qui vont venger César! Et c'est Octave qui commande les légions de la république. On nous parle de réunion, de nécessité de se serrer autour des mêmes hommes. Mais quand Antoine fut venu camper à côté de Lépidus, et parla aussi de se réunir, il n'y eut bientôt plus que le camp d'Antoine, et il ne resta plus à Brutus et à Cassius qu'à se donner la mort. Ce que je viens de dire, je jure que c'est dans tous les points l'exacte vérité. Vous pensez bien qu'on ne l'eût pas entendue dans l'Assemblée nationale. Ici même, parmi vous, je sens que ces vérités ne sauveront point la nation, sans un miracle de la Providence, qui daigne veiller mieux que vos chefs sur les gages de la liberté. Mais j'ai voulu du moins déposer dans votre procès-verbal un monument de tout ce qui va arriver. Du moins, je vous aurai tout prédit; je vous aurai tracé la marche de vos ennemis, et on n'aura rien à me reprocher. Je sais que par une dénonciation, pour moi dangereuse à faire, mais non dangereuse pour la chose publique; je sais qu'en accusant, dis-je, ainsi la presque universalité de mes collègues, les membres de l'Assemblée, d'être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me dévoue à toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si, dans les commencements de la révolution, et lorsque j'étais à peine aperçu dans l'Assemblée nationale, si, lorsque je n'étais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie, aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement m'ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai presque comme un bienfait une mort qui m'empêchera d'être témoin des maux que je vois inévitables. Je viens de faire le procès à l'Assemblée nationale, je lui défie de faire le mien. * * * * * * * * * _Discours sur l'inviolabilité royale_ prononcé par Robespierre à l'Assemblée constituante le 14 juillet 1791 (14 juillet 1791) Messieurs, je ne veux pas répondre à certain reproche de républicanisme qu'on voudrait attacher à la cause de la justice et de la vérité: je ne veux pas non plus provoquer une décision sévère contre un individu; mais je viens combattre des opinions dures et cruelles, pour y substituer des mesures douces et salutaires à la cause publique: je viens surtout défendre les principes sacrés de la liberté, non pas contre de vaines calomnies qui sont des hommages, mais contre une doctrine machiavélique dont les progrès semblent la menacer d'une entière subversion. Je n'examinerai donc pas s'il est vrai que la fuite de Louis XVI soit le crime de M. Bouille, de quelques aides de camp, de quelques gardes du corps et de la gouvernante du fils du roi; je n'examinerai pas si le roi a fui volontairement de lui-même, ou si de l'extrémité des frontières un citoyen l'a enlevé par la force de ses conseils; je n'examinerai pas si les peuples en sont encore aujourd'hui au point de croire qu'on enlève les rois comme les femmes; je n'examinerai pas non plus si, comme l'a pensé M. le rapporteur, le départ du roi n'était qu'un voyage sans sujet, une absence indifférente, ou s'il faut le lier à tous les événements qui ont précédé; s'il était la suite ou le complément des conspirations impunies, et par conséquent toujours renaissantes, contre la liberté publique; je n'examinerai pas même si la déclaration signée de la main du roi en explique le motif, ou si cet acte est la preuve de cet attachement sincère à la révolution que Louis XVI avait professé plusieurs fois d'une manière si énergique: je veux examiner la conduite du roi, et parler de lui comme je parlerais d'un roi de la Chine. Je veux examiner, avant tout, quelles sont les bornes du principe de l'inviolabilité. Le crime légalement impuni est en soi une monstruosité révoltante dans l'ordre social, ou plutôt il est le renversement absolu de l'ordre social: si le crime est commis par le premier fonctionnaire public, par le magistrat suprême, je ne vois là que deux raisons de plus de sévir: la première, que le coupable était lié à la patrie par un devoir plus saint; la seconde, que, comme il est armé d'un grand pouvoir, il est bien plus dangereux de ne pas réprimer ses attentats. Le roi est inviolable, dites-vous; il ne peut pas être puni: telle est la loi... Vous vous calomniez vous-mêmes! Non, jamais vous n'avez décrété qu'il y eût un homme au-dessus des lois; un homme qui pourrait impunément attenter à la liberté, à l'existence de la nation, et insulter paisiblement, dans l'opulence et dans la gloire, au désespoir d'un peuple malheureux et dégradé! Non, vous ne l'avez pas fait: si vous aviez osé porter une pareille loi, le peuple français n'y aurait pas cru, ou un cri d'indignation universelle vous eût appris que le souverain reprenait ses droits! Vous avez décrété l'inviolabilité; mais aussi, messieurs, avez-vous jamais eu quelque doute sur l'intention qui vous avait dicté ce décret? Avez-vous jamais pu vous dissimuler à vous-mêmes que l'inviolabilité du roi était intimement liée à la responsabilité des ministres; que vous aviez décrété l'une et l'autre, parce que, dans le fait, vous aviez transféré du roi aux ministres l'exercice réel de la puissance exécutive, et que, les ministres étant les véritables coupables, c'était sur eux que devaient porter les prévarications que le pouvoir exécutif pourrait faire? De ce système, il résulte que le roi ne peut commettre aucun mal en administration; puisque aucun acte du gouvernement ne peut émaner de lui, et que ceux qu'il pourrait faire sont nuls et sans effet; que, d'un autre côté, la loi conserve toute sa puissance contre lui. Mais, messieurs, s'agit-il d'un acte personnel à un individu revêtu du titre de roi? S'agit-il, par exemple, d'un assassinat commis par cet individu? Cet acte est-il nul et sans effet, ou bien y a-t-il là un ministre qui signe et qui réponde? Mais, nous a-t-on dit, si le roi commettait un crime, il faudrait que la loi cherchât la main qui a fait mouvoir son bras... Mais, si le roi, en sa qualité d'homme, et ayant reçu de la nature la faculté du mouvement spontané, avait remué son bras sans agent étranger, quelle serait donc la personne responsable? Mais, a-t-on dit encore, si le roi poussait les choses à certains excès, on lui nommerait un régent... Mais, si on lui nommait un régent, il serait encore roi; il serait donc encore investi du privilège de l'inviolabilité: que les Comités s'expliquent donc clairement, et qu'ils nous disent si, dans ce cas, le roi serait encore inviolable? La meilleure preuve qu'un système est absurde, c'est lorsque ceux qui le professent n'oseraient avouer les conséquences qui en résultent. Or, c'est à vous que je le demande, vous qui soutenez ce système avec tant d'énergie, si un roi dépouille par la force la veuve et l'orphelin, s'il engloutit dans ses vastes domaines la vigne du pauvre et le champ du père de famille, s'il achète les juges pour conduire le poignard des lois dans le sein de l'innocent, la loi lui dira-t-elle: Sire, vous l'avez fait sans crime; ou bien: Vous avez le droit de commettre impunément tous les crimes qui paraîtront agréables à votre Majesté!... Législateurs, répondez vous-mêmes sur vous-mêmes. Si un roi égorgeait votre fils sous vos yeux, s'il outrageait votre femme et votre fille, lui diriez-vous: Sire, vous usez de votre droit; nous vous avons tout permis!... Permettriez-vous au citoyen de se venger? Alors vous substituez la violence particulière, la justice privée de chaque individu, à la justice calme et salutaire de la loi; et vous appelez cela établir l'ordre public, et vous osez dire que l'inviolabilité absolue est le soutien, la base immuable de l'ordre social! Mais, messieurs, qu'est-ce que toutes ces hypothèses particulières, qu'est-ce que tous ces forfaits, auprès de ceux qui menacent le salut et le bonheur du peuple? Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et étrangère; si, à la tête d'une armée de rebelles et d'étrangers, il venait ravager son propre pays, et ensevelir sous les ruines la liberté et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable? Le roi est inviolable! Mais vous l'êtes aussi, vous! Mais avez-vous étendu cette inviolabilité jusqu'à la faculté de commettre le crime? Et oserez-vous dire que les représentants du souverain ont des droits moins étendus pour leur sûreté individuelle que celui dont ils sont venus restreindre le pouvoir, celui à qui ils ont délégué, au nom de la nation, le pouvoir dont il est revêtu? Le roi est inviolable! Mais les peuples ne le sont-ils pas aussi? Le roi est inviolable par une fiction; les peuples le sont par le droit sacré de la nature; et que faites-vous en couvrant le roi de l'égide de l'inviolabilité, si vous n'immolez l'inviolabilité des peuples à celle des rois? Il faut en convenir, on ne raisonne de cette manière que dans la cause des rois... Et que fait-on en leur faveur? Rien; mais on fait tout contre eux; car d'abord, en élevant un homme au-dessus des lois, en lui assurant le pouvoir d'être criminel impunément, on le pousse, par une pente irrésistible, dans tous les vices et dans tous les excès; on le rend le plus vil, et, par conséquent, le plus malheureux des hommes; on le désigne comme un objet de vengeance personnelle à tous les innocents qu'il a outragés, à tous les citoyens qu'il a persécutés; car la loi de la nature, antérieure aux lois de la société, crie à tous les hommes que, lorsque la loi ne les venge point, ils recouvrent le droit de se venger eux-mêmes; et c'est ainsi que les prétendus apôtres de l'ordre public renversent tout, jusqu'aux principes du bon sens et de l'ordre social! On invoque les lois pour qu'un homme paisse impunément violer les lois! Ou invoque les lois pour qu'il puisse les enfreindre! O vous, qui pouvez croire qu'une telle supposition est problématique, avez-vous réfléchi sur la supposition bizarre et désastreuse d'une nation qui serait régie par un roi criminel de lèse-nation? Combien ne paraîtrait-elle pas vile et lâche aux nations étrangères, celle qui leur donnerait le spectacle scandaleux d'un homme assis sur le trône pour opprimer la liberté, pour opprimer la vertu! Que deviendraient toutes ces fastueuses déclamations avec lesquelles on vient vanter sa gloire et sa liberté? Mais au dedans, quelle source éternelle et horrible de divisions, où le magistrat suprême est suspect aux citoyens! Comment les rappellera-t-il à l'obéissance aux lois contre lesquelles il s'est lui-même déclaré? Comment les juges pourront-ils rendre la justice en son nom? Comment les magistrats ne seront-ils pas tentés de se couvrir le visage par pudeur, lorsqu'ils condamneront la fraude et la mauvaise foi au nom d'un homme qui n'aurait pas respecté sa foi? Quel coupable sur l'échafaud ne pourra pas accuser cette étrange et cruelle partialité des lois qui met une telle distance entre le crime et le crime, entre un homme et un homme, entre un coupable et un homme bien plus coupable encore! Messieurs, une réflexion bien simple, si l'on ne s'obstinait à l'écarter, terminerait cette discussion. On ne peut envisager que deux hypothèses en prenant une résolution semblable à celle que je combats; ou bien le roi que je supposerais coupable envers une nation conserverait encore toute l'énergie de l'autorité dont il était d'abord revêtu, ou bien les ressorts du gouvernement se relâcheraient dans ses mains. Dans le premier cas, le rétablir dans toute sa puissance, n'est-ce pas évidemment exposer la liberté publique à un danger perpétuel? Et à quoi voulez-vous qu'il emploie le pouvoir immense dont vous le revêtez, si ce n'est à faire triompher ses passions personnelles, si ce n'est à attaquer la liberté et les lois, à se venger de ceux qui auront constamment défendu contre lui la cause publique? Au contraire, les ressorts du gouvernement se relâchent-ils dans ses mains, alors les rênes du gouvernement flottent nécessairement entre les mains de quelques factieux qui le serviront, le trahiront, le caresseront, l'intimideront tour à tour, pour régner sous son nom. Messieurs, rien ne convient aux factieux et aux intrigants comme un gouvernement faible: c'est seulement sous ce point de vue qu'il faut envisager la question actuelle; qu'on me garantisse contre ce danger, qu'on garantisse la nation de ce gouvernement où pourraient dominer les factieux, et je souscris à tout ce que vos Comités pourront vous proposer. Qu'on m'accuse, si l'on veut, de républicanisme; je déclare que j'abhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffit pas de secouer le joug d'un despote, si l'on doit retomber sous le joug d'un autre despotisme: l'Angleterre ne s'affranchit du joug de l'un de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi nous, je l'avoue, le génie puissant qui pourrait jouer le rôle de Cromwell: je ne vois pas non plus personne disposé à le souffrir; mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient à un peuple libre; mais je vois des citoyens qui réunissent entre leurs mains des moyens trop variés et trop puissants d'influencer l'opinion; mais la perpétuité d'un tel pouvoir dans les mêmes mains pourrait alarmer la liberté publique. Il faut rassurer la nation contre la trop longue durée d'un gouvernement oligarchique. Cela est-il impossible, messieurs, et les factions qui pourraient s'élever, se fortifier, se coaliser, ne seraient-elles pas un peu ralenties, si l'on voyait dans une perspective plus prochaine la fin du pouvoir immense dont nous sommes revêtus, si elles n'étaient plus favorisées en quelque sorte par la suspension indéfinie de la nomination des nouveaux représentants de la nation, dans un temps où il faudrait profiter peut-être du calme qui nous reste, dans un temps où l'esprit public, éveillé par les dangers de la patrie, semble nous promettre les choix les plus heureux? La nation ne verra-t-elle pas avec quelque inquiétude la prolongation indéfinie de ces détails éternels qui peuvent favoriser la corruption et l'intrigue? Je soupçonne qu'elle le voit ainsi, et du moins, pour mon compte personnel, je crains les factions, je crains les dangers. Messieurs, aux mesures que vous ont proposées les Comités, il faut substituer des mesures générales, évidemment puisées dans l'intérêt de la paix et de la liberté. Ces mesures proposées, il faut vous en dire un mot: elles ne peuvent que vous déshonorer, et, si j'étais réduit à voir sacrifier aujourd'hui les premiers principes de la liberté, je demanderais au moins la permission de me déclarer l'avocat de tous les accusés; je voudrais être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. Bouillé lui-même. Dans les principes de vos Comités, le roi n'est pas coupable; il n'y a point de délit!... Mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler un coupable plus faible au coupable puissant, c'est une injustice. Vous ne pensez pas que le peuple français soit assez vil pour se repaître du spectacle du supplice de quelques victimes subalternes; ne pensez pas qu'il voie sans douleurs ses représentants suivre encore la marche ordinaire des esclaves, qui cherchent toujours à sacrifier le faible au fort, et ne cherchent qu'à tromper et à abuser le peuple pour prolonger impunément l'injustice et la tyrannie! Non, Messieurs, il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution générale de tous les coupables. Voici, en dernier mot, l'avis que je propose. Je propose que l'Assemblée décrète qu'elle consultera le voeu de la nation pour statuer sur le sort du roi; en second lieu, que l'Assemblée nationale lève le décret qui suspend la nomination des représentants ses successeurs; 3° qu'elle admette la question préalable sur l'avis des Comités. Et si les principes que j'ai réclamés pouvaient être méconnus, je demande au moins que l'Assemblée nationale ne se souille pas par une marque de partialité contre les complices prétendus d'un délit sur lequel on veut jeter un voile. * * * * * * * * * _Discours par Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l'exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d'argent, ou d'un nombre déterminé de journées d'ouvriers_ (11 août 1791) Messieurs, J'ai douté un moment si je devais vous proposer mes idées sur des dispositions que vous paraissiez avoir adoptées. Mais j'ai vu qu'il s'agissait de défendre la cause de la nation et de la liberté, ou de la trahir par mon silence; et je n'ai plus balancé. J'ai même entrepris cette tâche avec une confiance d'autant plus ferme que la passion impérieuse de la justice et du bien public qui me l'imposait m'était commune avec vous, et que ce sont vos propres principes et votre propre autorité que j'invoque en leur faveur. Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois? Sans doute pour rendre à la nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit; elle n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Vous avez vous-mêmes reconnu cette vérité d'une manière frappante, lorsque, avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu'il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer. "Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. "La souveraineté réside essentiellement dans la nation. "La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement élus. "Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents." Voilà les principes que vous avez consacrés: il sera facile maintenant d'apprécier les dispositions que je me propose de combattre; il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine. Or, 1° La loi est-elle l'expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peuvent concourir en aucune manière à sa formation? Non. Cependant, interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale à trois journées d'ouvrier le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l'Assemblée législative, qu'est-ce autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument étrangère à la formation de la loi? Cette disposition est donc essentiellement anticonstitutionnelle et antisociale. 2° Les hommes sont-ils égaux en droit, lorsque, les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membres du Corps législatif ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits? Non. Telles sont cependant les monstrueuses différences qu'établissent entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif, moitié actif, et moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d'imposition directe, ou un marc d'argent. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anticonstitutionnelles et antisociales. 3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents, lorsque l'impuissance d'acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents? Non. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anticonstitutionnelles et antisociales. 4° Enfin la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté? Non. Et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits, si ces décrets pouvaient subsister? Une vaine formule. Que serait La nation? Esclave; car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre Constitution? Une véritable aristocratie; car l'aristocratie est l'état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujette. Et quelle aristocratie! la plus insupportable de tontes, celle des riches. Tous les hommes _nés et domiciliés_ en France sont membres de la société politique qu'on appelle la nation française, c'est-à-dire citoyens français. Ils le sont par la nature des choses et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d'eux possède, ni de la quotité de l'imposition à laquelle il est soumis, parce que ce n'est point l'impôt qui nous fait citoyens; la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l'Etat, suivant ses facultés. Or, vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les anéantir. Les partisans du système que j'attaque ont eux-mêmes senti cette vérité, puisque, n'osant contester la qualité de citoyen à ceux qu'ils condamnaient à l'exhérédation politique, ils se sont bornés à éluder le principe de l'égalité qu'elle suppose nécessairement, par la distinction de citoyens actifs et de citoyens inactifs. Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par les mots, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme. Mais qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut ni changer les principes, ni résoudre la difficulté; puisque déclarer que tels citoyens ne seront point actifs, ou dire qu'ils n'exerceront plus les droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la même chose dans l'idiome de ces subtils politiques. Or, je leur demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants; je ne cesserai de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare, qui souillera à la fois et notre code et notre langue, si nous ne nous hâtons de l'effacer de l'une et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas lui-même insignifiant et dérisoire. Qu'ajouterai-je à des vérités si évidentes? Rien pour les représentants de la nation dont l'opinion et le voeu ont déjà prévenu ma demande; il ne me reste qu'à répondre aux déplorables sophismes sur lesquels les préjugés et l'ambition d'une certaine classe d'hommes s'efforcent d'étayer la doctrine désastreuse que je combats; c'est à ceux-là seulement que je vais parler. Le peuple! des gens qui n'ont rien! les dangers de la corruption! l'exemple de l'Angleterre, celui des peuples que l'on suppose libres. Voilà les arguments que l'on oppose à la justice et à la raison. Je ne devrais répondre que ce seul mot: Le peuple, cette multitude d'hommes dont je défends la cause, ont des droits qui ont la même origine que les vôtres. Qui vous a donné le pouvoir de les leur ôter? L'utilité générale, dites-vous! Mais est-il rien d'utile que ce qui est juste et honnête? Et cette maxime éternelle ne s'applique-t-elle pas surtout à l'organisation sociale? Et si le but de la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de l'homme, que faut-il penser de ceux qui veulent l'établir sur la puissance de quelques individus, et sur l'avilissement et la nullité du reste du genre humain? Quels sont donc ces sublimes politiques qui applaudissent eux-mêmes à leur propre génie, lorsque, à force de laborieuses subtilités, ils sont enfin parvenus à substituer leurs vaines fantaisies aux principes immuables que l'éternel législateur a lui-même gravés dans le coeur de tous les hommes? L'Angleterre! Eh! que vous importe l'Angleterre et sa vicieuse Constitution, qui a pu vous paraître libre lorsque vous étiez descendus au dernier degré de la servitude, mais qu'il faut cesser enfin de vanter par ignorance ou par habitude? Les peuples libres! où sont-ils? Que vous présente l'histoire de ceux que vous honorez de ce nom, si ce n'est des agrégations d'hommes plus ou moins éloignées des routes de la raison et de la nature, plus ou moins asservies, sous des gouvernements que le hasard, l'ambition ou la force avaient établis? Est-ce donc pour copier servilement les erreurs ou les injustices qui ont si longtemps dégradé et opprimé l'espèce humaine, que l'éternelle providence vous a appelés, seuls depuis l'origine du monde, à rétablir sur la terre l'empire de la justice et de la liberté, au sein des plus vives lumières qui aient jamais éclairé la raison publique, au milieu des circonstances presque miraculeuses qu'elle s'est plu à rassembler pour vous assurer le pouvoir de rendre à l'homme son bonheur, ses vertus et sa dignité première? Sentent-ils bien tout le poids de cette sainte mission, ceux qui, pour toute réponse à nos justes plaintes, se contentent de nous dire froidement: "Avec tous ses vices, notre Constitution est encore la meilleure qui ait existé"? Est-ce donc pour que vous laissiez nonchalamment, dans cette Constitution, des vices essentiels, qui détruisent les premières bases de l'ordre social, que 26 millions d'hommes ont mis entre vos mains le redoutable dépôt de leurs destinées? Ne dirait-on pas que la réforme d'un grand nombre d'abus et plusieurs lois utiles soient autant de grâces accordées au peuple, qui dispensent de faire davantage en sa faveur? Non, tout le bien que vous avez fait était un devoir rigoureux. L'omission de celui que vous pouvez faire serait une prévarication, le mal que vous pouvez, un crime de lèse-nation et de lèse-humanité. Il y a plus: si vous ne faites tout pour la liberté, vous n'avez rien fait. Il n'y a pas deux manières d'être libre: il faut l'être entièrement, ou redevenir esclave. La moindre ressource laissée au despotisme rétablira bientôt sa puissance. Que dis-je? Déjà il vous environne de ses séductions et de son influence; bientôt il vous accablerait de sa force. O vous qui, contents d'avoir attaché vos noms à un grand changement, ne vous inquiétez pas s'il suffit pour assurer le bonheur des hommes, ne vous y trompez pas; le bruit des éloges que l'étonnement et la légèreté font retentir autour de vous s'évanouira bientôt; la postérité, comparant la grandeur de vos devoirs et l'immensité de vos ressources avec les vices essentiels de votre ouvrage, dira de vous avec indignation: "Ils pouvaient rendre les hommes heureux et libres, mais ils ne l'ont pas voulu; ils n'en étaient pas dignes." Mais, dites-vous, le peuple! des gens qui n'ont rien à perdre! pourront donc, comme nous, exercer tous les droits de citoyens? Des gens qui n'ont rien à perdre! Que ce langage de l'orgueil en délire est injuste et faux aux yeux de la vérité! Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent, au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages; tout cela s'appelle _rien_, peut-être, pour le luxe et pour l'opulence; mais c'est quelque chose pour l'humanité; c'est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse. Que dis-je! ma liberté, ma vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon coeur; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l'homme, ne sont-ils pas confiés, comme les vôtres, à la garde des lois? Et vous dites que je n'ai point d'intérêt à ces lois; et vous voulez me dépouiller de la part que je dois avoir, comme vous, dans l'administration de la chose publique, et cela par la seule raison que vous êtes plus riches que moi! Ah! si la balance cessait d'être égale, n'est-ce pas en faveur des citoyens les moins aisés qu'elle devrait pencher? Les lois, l'autorité publique n'est-elle pas établie pour protéger la faiblesse contre l'injustice et l'oppression? C'est donc blesser tous les principes sociaux que de la placer tout entière entre les mains des riches. Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété; ils se sont appelés seuls propriétaires; ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyen; ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et, pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. Et nous, ô faiblesse des hommes! nous qui prétendons les ramener aux principes de l'égalité et de la justice, c'est encore sur ces absurdes et cruels préjugés que nous cherchons, sans nous en apercevoir, à élever notre Constitution! Mais quel est donc, après tout, ce rare mérite, de payer un marc d'argent ou telle autre imposition à laquelle vous attachez de si hautes prérogatives? Si vous portez au trésor public une contribution plus considérable que la mienne, n'est-ce pas par la raison que la société vous a procuré de plus grands avantages pécuniaires? Et, si nous voulons presser cette idée, quelle est la source de cette extrême inégalité des fortunes qui rassemble toutes les richesses en un petit nombre de mains? Ne sont-ce pas les mauvaises lois, les mauvais gouvernements, enfin tous les vices des sociétés corrompues? Or, pourquoi faut-il que ceux qui sont les victimes de ces abus soient encore punis de leur malheur par la perte de la dignité de citoyens? Je ne vous envie point le partage avantageux que vous avez reçu, puisque cette inégalité est un mal nécessaire ou incurable: mais ne m'enlevez pas du moins les biens imprescriptibles qu'aucune loi humaine ne peut me ravir. Permettez même que je puisse être fier quelquefois d'une honorable pauvreté, et ne cherchez point à m'humilier par l'orgueilleuse prétention de vous réserver la qualité de souverain, pour ne me laisser que celle de sujet. Mais le peuple!... mais la corruption! Ah! cessez, cessez de profaner ce nom touchant et sacré du peuple, en le liant à l'idée de la corruption. Quel est celui qui, parmi des hommes égaux en droits, ose déclarer ses semblables indignes d'exercer les leurs pour les en dépouiller à son profit? Et certes, si vous vous permettez de fonder une pareille condamnation sur des présomptions de corruptibilité, quel terrible pouvoir vous vous arrogez sur l'humanité! Où sera le terme de vos proscriptions? Mais est-ce bien sur ceux qui ne paient point le marc d'argent qu'elles doivent tomber, ou sur ceux qui paient beaucoup au delà? Oui, en dépit de toute prévention en faveur des vertus que donne la richesse, j'ose croire que vous en trouverez autant dans la classe des citoyens les moins aisés que dans celle des plus opulents. Croyez-vous de bonne foi qu'une vie dure et laborieuse enfante plus de vices que la mollesse, le luxe et l'ambition, et avez-vous moins de confiance dans la probité de nos artisans et de nos laboureurs, qui, suivant votre tarif, ne seront presque jamais citoyens actifs, que dans celle des traitants, des courtisans, de ceux que vous appeliez grands seigneurs, qui, d'après le même tarif, le seraient six cents fois? Je veux venger une fois ceux que vous nommez le _peuple_ de ces calomnies sacrilèges. Etes-vous donc faits pour l'apprécier, et pour connaître les hommes, vous qui, depuis que votre raison s'est développée, ne les avez jugés que d'après les idées absurdes du despotisme et de l'orgueil féodal; vous qui, accoutumés au jargon bizarre qu'il a inventé, avez trouvé simple de dégrader la plus grande partie du genre humain par les mots de _canaille_, de _populace_; vous qui avez révélé au monde qu'il existait des gens sans naissance, comme si tous les hommes qui vivent n'étaient pas nés; _des gens de rien_ qui étaient des hommes de mérite, et _d'honnêtes gens_, _des gens comme il faut_ qui étaient les plus vils et les plus corrompus de tous les hommes? Ah! sans doute, on peut vous permettre de ne pas rendre au peuple toute la justice qui lui est due. Pour moi, j'atteste tous ceux que l'instinct d'une âme noble et sensible a rapprochés de lui et rendus dignes de connaître et d'aimer l'égalité, qu'en général il n'y a rien d'aussi juste ni d'aussi bon que le peuple, toutes les fois qu'il n'est point irrité par l'excès de l'oppression; qu'il est reconnaissant des plus faibles égards qu'on lui témoigne, du moindre bien qu'on lui fait, du mal même qu'on ne lui fait pas; que c'est chez lui qu'on trouve, sous des dehors que nous appelons grossiers, des âmes franches et droites, un bon sens et une énergie que l'on chercherait longtemps en vain dans la classe qui le dédaigne. Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l'ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple, l'intérêt du peuple est l'intérêt général, celui des riches est l'intérêt particulier; et vous voulez rendre le peuple nul et les riches tout-puissants. M'opposera-t-on encore ces inculpations éternelles dont on n'a cessé de le charger depuis l'époque où il a secoué le joug des despotes jusqu'à ce moment, comme si le peuple entier pouvait être accusé de quelques actes de vengeance locaux et particuliers, exercés au commencement d'une révolution inespérée, où, respirant enfin d'une si longue oppression, il était dans un état de guerre avec tous ses tyrans? Que dis-je? Quel temps a donc jamais fourni des preuves plus éclatantes de sa bonté naturelle, que celui où, armé d'une force irrésistible, il s'est tout à coup arrêté lui-même pour rentrer dans le calme à la voix de ses représentants? O vous qui vous montrez si inexorables pour l'humanité souffrante et si indulgents pour ses oppresseurs, ouvrez l'histoire, et jetez les yeux autour de vous, comptez les crimes des tyrans, et jugez entre eux et le peuple! Que dis-je? A ces efforts mêmes qu'ont faits les ennemis de la révolution pour le calomnier auprès de ses représentants, pour vous calomnier auprès de lui, pour vous suggérer des mesures propres à étouffer sa voix, ou à abattre son énergie, ou à égarer son patriotisme, pour prolonger l'ignorance de ses droits, en lui cachant vos décrets; à la patience inaltérable avec laquelle il a supporté tous ses maux et attendu un ordre de choses plus heureux, comprenons que le peuple est le seul appui de la liberté. Eh! qui pourrait donc supporter l'idée de le voir dépouillé de ces droits par la révolution même qui est due à son courage; au tendre et généreux attachement avec lequel il a défendu ses représentants? Est-ce aux riches, est-ce aux grands que vous devez cette glorieuse insurrection qui a sauvé la France et vous? Ces soldats, qui ont déposé leurs armes aux pieds de la patrie alarmée, n'étaient-ils donc pas du peuple? Ceux qui les conduisaient contre vous, à quelles classes appartenaient-ils?... Etait-ce donc pour vous aider à défendre ses droits et sa dignité qu'il combattait alors, ou pour vous assurer le pouvoir de les anéantir? Est-ce pour retomber sous le joug de l'aristocratie des riches qu'il a brisé avec vous le joug de l'aristocratie féodale? Jusqu'ici je me suis prêté au langage de ceux qui semblent vouloir désigner par le mot peuple une classe d'hommes séparée, à laquelle ils attachent une certaine idée d'infériorité et de mépris. Il est temps de s'exprimer avec plus de précision, en rappelant que le système que nous combattons proscrit les neuf dixièmes de la nation, qu'il efface même de la liste de ceux qu'il appelle citoyens actifs une multitude innombrable d'hommes que les préjugés mêmes de l'orgueil avaient respectée, distingués par leur éducation, par leur industrie et par leur fortune même. Telle est en effet la nature de cette institution, qu'elle porte sur les plus absurdes contradictions, et que, prenant la richesse pour mesure des droits du citoyen, elle s'écarte de cette règle même en les attachant à ce qu'on appelle impositions directes, quoiqu'il soit évident qu'un homme qui paie des impositions indirectes considérables peut Jaotr d'une plus grande fortune que celui qui n'est soumis qu'à une imposition directe modérée. Mais comment a-t-on pu imaginer de faire dépendre les droits sacrés des hommes de la mobilité des systèmes de finances, des variations, des bigarrures que le nôtre présente dans les différentes parties du même Etat? Quel système que celui où un homme, qui est citoyen sur tel point du territoire français, cesse de l'être, ou en tout ou en partie, s'il passe sur tel autre point; où celui qui l'est aujourd'hui ne le sera plus demain, si sa fortune éprouve un revers! Quel système que celui où l'honnête homme, dépouillé par un injuste oppresseur, retombe dans la classe des _ilotes_, tandis que l'autre s'élève par son crime même au rang des citoyens; où un père voit croître, avec le nombre de ses enfants, la certitude qu'il ne leur laissera point ce titre avec la faible portion de son patrimoine divisé; où tous les fils de famille, dans la moitié de l'empire, ne peuvent trouver une patrie qu'au moment où ils n'ont plus de père!... Enfin, à quoi tient cette superbe prérogative de membre du Souverain, si le répartiteur des contributions publiques est maître de me la ravir, en diminuant d'un sou ma cotisation; si elle est soumise à la fois et aux caprices des hommes et à l'inconstance de la fortune? Mais fixez surtout votre attention sur les funestes inconvénients qu'il doit nécessairement entraîner. Quelles armes puissantes ne va-t-il pas donner à l'intrigue? Combien de prétextes au despotisme et à l'aristocratie, pour écarter des assemblées publiques les hommes les plus nécessaires à la défense de la liberté, et livrer la destinée de l'Etat à la merci d'un certain nombre de riches et d'ambitieux! Déjà une prompte expérience nous a révélé tous les dangers de cet abus. Quel ami de la liberté et de l'humanité n'a pas gémi de voir, dans les premières assemblées d'élection, formées sous les auspices de la constitution nouvelle, la représentation nationale réduite, pour ainsi dire, à une poignée d'individus? Quel spectacle déplorable, que celui que nous ont donné ces villes, ces contrées où des citoyens disputaient aux citoyens le pouvoir d'exercer des droits communs à tous; où des officiers municipaux, où les représentants du peuple, par des taxes arbitraires et exagérées des journées d'ouvrier, semblaient mettre au plus haut prix possible la qualité de citoyen actif! Puissions-nous ne pas bientôt ressentir les funestes effets de ces attentats contre les droits du peuple! Mais c'est à vous seuls qu'il appartient de les prévenir. Ces précautions mêmes que vous avez voulu prendre pour adoucir la rigueur des décrets dont je parle, soit en réduisant à 20 sols le plus haut prix des journées d'ouvrier, soit en admettant plusieurs exceptions; tous ces palliatifs impuissants prouvent au moins que vous avez vous-mêmes senti toute la grandeur du mal que votre sagesse est destinée à extirper entièrement. Eh! qu'importe, en effet, que 20 ou 30 sols soient les éléments des calculs qui décident de mon existence politique! Ceux qui n'atteignent qu'à 19 n'ont-ils pas les mêmes droits? Et les principes éternels de la justice et de la raison, sur lesquels ces droits sont fondés, peuvent-ils se plier aux règles d'un tarif variable et arbitraire? Mais voyez, je vous prie, à quelles bizarres conséquences entraîne une grande erreur en ce genre. Forcés par les premières notions de l'équité à chercher les moyens de la pallier, vous avez accordé aux militaires, après un certain temps de service, les droits de citoyens actifs comme une récompense. Vous les avez accordés comme une distinction aux ministres du culte, lorsqu'ils ne peuvent remplir les conditions pécuniaires exigées par vos décrets. Vous les accorderez encore dans des cas analogues, par de semblables motifs. Or, toutes ces dispositions, si équitables par leur objet, sont autant d'inconséquences et d'infractions des premiers principes constitutionnels. Comment, en effet, vous qui avez supprimé tous les privilèges, comment avez-vous pu ériger en privilèges pour certaines personnes, et pour certaines professions, l'exercice des droits du citoyen? Comment avez-vous pu changer en récompense un bien qui appartient essentiellement à tous? D'ailleurs, si les ecclésiastiques et les militaires ne sont pas les seuls qui méritent bien de la patrie, la même raison ne doit-elle pas vous forcer à étendre la même faveur aux autres professions? Et si vous la réservez au mérite, comment en avez-vous pu faire l'apanage de la fortune? Ce n'est pas tout: vous avez fait de la privation des droits de citoyen actif la peine du crime, et du plus grand de tous les crimes, celui de lèse-nation. Cette peine vous a paru si grande, que vous en avez limité la durée; que vous avez laissé les coupables maîtres de la terminer eux-mêmes, par le premier acte de citoyen qu'il leur plairait de faire... El cette même privation, vous l'avez infligée à tous les citoyens qui ne sont pas assez riches pour suffire à telle quotité et à telle nature de contribution: de manière que, par la combinaison de ces décrets, ceux qui ont conspiré contre le salut et contre la liberté de la nation, et les meilleurs citoyens, les défenseurs de la liberté, que la fortune n'aura point favorisés, ou qui auront repoussé la fortune pour servir la patrie, sont confondus dans la même classe. Je me trompe; c'est en faveur des premiers que votre prédilection se déclare; car, dès le moment où ils voudront bien consentir à faire la paix avec la nation, et à accepter le bienfait de la liberté, ils peuvent rentrer dans la plénitude des droits du citoyen, au lieu que les autres en sont privés indéfiniment, et ne peuvent les recouvrer que sous une condition qui n'est point en leur pouvoir. Juste ciel! le génie et la vertu mis plus bas que l'opulence et le crime par le législateur! "Que ne vit-il encore, avons-nous dit quelquefois en rapprochant l'idée de cette grande révolution de celle d'un grand homme qui a contribué à la préparer! que ne vit-il encore, ce philosophe sensible et éloquent, dont les écrits ont développé parmi nous ces principes de morale publique qui nous ont rendus dignes de concevoir le dessein de régénérer notre patrie!" Eh bien! s'il vivait encore, que verrait-il? Les droits sacrés de l'homme, qu'il a défendus, violés par la constitution naissante, et son nom effacé de la liste des citoyens. Que diraient aussi tous ces grands hommes qui gouvernèrent jadis les peuples les plus libres et les plus vertueux de la terre, mais qui ne laissèrent pas de quoi fournir aux frais de leurs funérailles, et dont les familles étaient nourries aux dépens de l'Etat, que diraient-ils, si, revivant parmi nous, ils pouvaient voir s'élever cette constitution si vantée? O _Aristide_, la Grèce t'a surnommé le juste, t'a fait l'arbitre de sa destinée: la France _régénérée_ ne verrait en toi qu'un _homme de rien_, qui ne paie point un marc d'argent. En vain la confiance du peuple t'appellerait à défendre ses droits, il n'est point de municipalité qui ne te repoussât de son sein. Tu aurais vingt fois sauvé la patrie, que tu ne serais pas encore citoyen actif, ou éligible... à moins que ta grande âme ne consentît à vaincre les rigueurs de la fortune aux dépens de la liberté, ou de quelqu'une de tes vertus. Ces héros n'ignoraient pas, et nous répétons quelquefois nous-mêmes, que la liberté ne peut être solidement fondée que sur les moeurs. Or, quelles moeurs peut avoir un peuple chez qui les lois semblent s'appliquer à donner à la soif des richesses la plus furieuse activité? Et quel moyen plus sûr les lois peuvent-elles prendre pour irriter cette passion, que de flétrir l'honorable pauvreté, et de réserver pour la richesse tous les honneurs et toute la puissance? Adopter une pareille institution, qu'est-ce autre chose que forcer l'ambition même la plus noble, celle qui cherche la gloire en servant la patrie, à se réfugier dans le sein de la cupidité et de l'intrigue, et faire de la constitution même la corruptrice de la vertu? Que signifie donc ce tableau civique que vous affichez avec tant de soin? Il étale à me yeux, avec exactitude, tous les noms des vils personnages que le despotisme a engraissés de la substance du peuple: mais j'y cherche en vain celui d'un honnête homme indigent. Il donne aux citoyens cette étonnante leçon: "Sois riche, à quelque prix que ce soit, ou tu ne seras rien." Comment, après cela, pourriez-vous vous flatter de faire renaître parmi nous cet esprit public auquel est attachée la régénération de la France; lorsque, rendant la plus grande partie des citoyens étrangers aux soins de la chose publique, vous la condamnez à concentrer toutes ses pensées et toutes ses affections dans les objets de son intérêt personnel et de ses plaisirs; c'est-à-dire quand vous élevez l'égoïsme et la frivolité sur les ruines des talents utiles et des vertus généreuses, qui sont les seules gardiennes de la liberté? Il n'y aura jamais de constitution durable dans tout pays où elle sera, en quelque sorte, le domaine d'une classe d'hommes, et n'offrira aux autres qu'un objet indifférent, ou un sujet de jalousie et d'humiliation. Qu'elle soit attaquée par des ennemis adroits et puissants, il faut qu'elle succombe tôt ou tard. Déjà, messieurs, il est facile de prévoir toutes les conséquences fatales qu'entraîneraient les dispositions dent je parle, si elles pouvaient subsister. Bientôt vous verrez nos assemblées primaires et électives désertes, non seulement parce que ces mêmes décrets en interdisent l'accès au plus grand nombre des citoyens, mais encore parce que la plupart de ceux qu'ils appellent, tels que les gens à trois journées, réduits à la faculté d'élire sans pouvoir être eux-mêmes nommés aux emplois que donne la confiance des citoyens, ne s'empresseront pas d'abandonner leurs affaires et leurs familles pour fréquenter des assemblées où ils ne peuvent porter ni les mêmes espérances ni les mêmes droits que les citoyens plus aisés; à moins que plusieurs d'entre eux ne s'y rendent pour vendre leurs suffrages. Elles resteront abandonnées à un petit nombre d'intrigants qui se partageront toutes les magistratures, et donneront à la France des juges, des administrateurs, des législateurs. Des législateurs réduits à 750 pour un si vaste empire! qui délibéreront environnés de l'influence d'une cour armée des forces publiques, du pouvoir de disposer d'une multitude de grâces et d'emplois, et d'une liste civile qui peut être évaluée au moins à 35 millions. Voyez-la, cette cour, déployant ses immenses ressources dans chaque assemblée, secondée par tous ces aristocrates déguisés qui, sous le masque du civisme, cherchent à capter les suffrages d'une nation encore idolâtre, trop frivole, trop peu instruite de ses droits, pour connaître ses ennemis, ses intérêts et sa dignité; voyez-la essayer ensuite son fatal ascendant sur ceux des membres du Corps législatif qui ne seront point arrivés corrompus d'avance et voués à ses intérêts; voyez-la se jouer des destins de la France, avec une facilité qui n'étonnera pas ceux qui depuis quelque temps suivent les progrès de son esprit dangereux et de ses funestes intrigues; et préparez-vous à voir insensiblement le despotisme tout avilir, tout dépraver, tout engloutir; ou bien hâtez-vous de rendre au peuple tous ses droits, et à l'esprit public toute la liberté dont il a besoin pour s'étendre et pour se fortifier. Je finis ici cette discussion: peut-être même aurais-je pu m'en dispenser; peut-être aurais-je dû examiner, avant tout, si ces dispositions que j'attaquais existent en effet, si elles sont de véritables lois. Pourquoi craindrais-je de présenter la vérité aux représentants du peuple? Pourquoi oublierais-je que défendre devant eux la cause sacrée des hommes et la souveraineté inviolable des nations, avec toute la franchise qu'elle exige, c'est à la fois flatter le plus doux de leurs sentiments et rendre le plus noble hommage à leurs vertus? D'ailleurs, l'univers ne sait-il pas que votre véritable voeu, que votre véritable décret même est la prompte révocation des dispositions dont je parle; et que c'est en effet l'opinion de la majorité de l'Assemblée nationale que je défends, en les combattant? Je le déclare donc: de semblables décrets n'ont pas même besoin d'être révoqués expressément; ils sont essentiellement nuls, parce qu'aucune puissance humaine, pas même la vôtre, n'était compétente pour les porter. Le pouvoir des représentants, des mandataires d'un peuple est nécessairement déterminé par la nature et par l'objet de leur mandat. Or, quel est votre mandat? De faire des lois pour rétablir et pour cimenter les droits de vos commettants; il ne vous est donc pas possible de les dépouiller de ces mêmes droits. Faites-y bien attention: ceux qui vous ont choisis, ceux par qui vous existez, n'étaient pas des contribuables au marc d'argent, à trois, à dix journées d'impositions directes; c'étaient tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, payant une imposition quelconque. Le despotisme lui-même n'avait pas osé imposer d'autres conditions aux citoyens qu'il convoquait* [*Voyez le règlement de la convocation des Etats généraux. (Note de Robespierre.). Comment donc pouviez-vous dépouiller une partie de ces hommes-là, à plus forte raison la plus grande partie d'entre eux, de ces mêmes droits politiques qu'ils ont exercés en vous envoyant à cette assemblée, et dont ils vous ont confié la garde? Vous ne le pouvez pas sans détruire vous-mêmes votre pouvoir, puisque votre pouvoir n'est que celui de vos commettants. En portant de pareils décrets, vous n'agiriez pas comme représentants de la nation; vous agiriez directement contre ce titre: vous ne feriez point des lois; vous frapperiez l'autorité législative dans son principe. Les peuples mêmes ne pourraient jamais ni les autoriser ni les adopter, parce qu'ils ne peuvent jamais renoncer ni à l'égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuple, ni aux droits inaliénables de l'homme. Aussi, messieurs, quand vous avez formé la résolution, déjà bien connue, de les révoquer, c'est moins parce que vous en avez reconnu la nécessité, que pour donner à tous les législateurs et à tous les dépositaires de l'autorité publique un grand exemple du respect qu'ils doivent aux peuples, pour couronner tant de lois salutaires, tant de sacrifices généreux, par le magnanime désaveu d'une surprise passagère, qui ne changea jamais rien ni à vos principes, ni à votre volonté constante et courageuse pour le bonheur des hommes. Que signifie donc l'éternelle objection de ceux qui vous disent qu'il ne vous est permis dans aucun cas de changer vos propres décrets? Comment a-t-on pu faire céder à cette prétendue maxime cette règle inviolable, que le salut du peuple et le bonheur des hommes est toujours la loi suprême, et imposer aux fondateurs de la Constitution française celle de détruire leur propre ouvrage, et d'arrêter les glorieuses destinées de la nation et de l'humanité entière, plutôt que de réparer une erreur dont ils connaissent tous les dangers? Il n'appartient qu'à l'être essentiellement infaillible d'être immuable: changer est non seulement un droit, mais un devoir pour toute volonté humaine qui a failli. Les hommes qui décident du sort des autres hommes sont moins que personne exempts de cette obligation commune. Mais tel est le malheur d'un peuple qui passe rapidement de la servitude à la liberté, qu'il transporte, sans s'en apercevoir, au nouvel ordre de choses, les préjugés de l'ancien, dont il n'a pas encore eu le temps de se défaire; et il est certain que ce système de l'irrévocabilité absolue des décisions du Corps législatif n'est autre chose qu'une idée empruntée du despotisme. L'autorité ne peut reculer sans se compromettre, disait-il, quoique, en effet, il ait été forcé quelquefois à reculer. Cette maxime était bonne en effet pour le despotisme, dont la puissance oppressive ne pouvait se soutenir que par l'illusion et par la terreur; mais l'autorité tutélaire des représentants de la nation, fondée à la fois sur l'intérêt général et sur la force de la nation même, peut réparer une erreur funeste, sans courir d'autre risque que de réveiller les sentiments de la confiance et de l'admiration qui l'environnent; elle ne peut se compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures contraires à la liberté, et réprouvées par l'opinion publique. Il est cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont ceux qui renferment la Déclaration des Droits de l'homme, parce que ce n'est point vous qui avez fait ces lois; vous les avez promulguées. Ce sont ces décrets immuables du législateur éternel, déposés dans la raison et dans le coeur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits dans votre code, que je réclame, contre des dispositions qui les blessent et qui doivent disparaître devant eux. Vous avez ici à choisir entre les uns et les autres, et votre choix ne peut être incertain d'après vos propres principes. Je propose donc à l'Assemblée nationale le projet de décret suivant: "L'Assemblée nationale, pénétrée d'un respect religieux pour les droits des hommes, dont le maintien doit être l'objet de toutes les institutions politiques; "Convaincue qu'une constitution faite pour assurer la liberté du peuple français, et pour influer sur celle du monde, doit être surtout établie sur ce principe; "Déclare que tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes _nés et domiciliés_ en France, ou naturalisés, doivent jouir de la plénitude et de l'égalité des droits du citoyen, et sont admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents." * * * * * * * * * _Discours sur la guerre, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 Janvier 1792, an quatrième de la Révolution_ (2 janvier 1792) Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu; il y en a, si je ne me trompe, même dans celle-ci; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité. Des deux opinions qui ont été balancées dans cette Assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde, avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me déclare. Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l'égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs? Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l'envisager, si on veut l'embrasser tout entière, et la discuter avec toute l'exactitude qu'elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c'est d'éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis; c'est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l'esprit public dans ces circonstances critiques. Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l'opinion de M. Brissot. Si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l'Europe, sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue; mais son discours m'a paru présenter un vice, qui n'est rien dans un discours académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques; c'est qu'il a sans cesse évité le point fondamental de la question, pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse. Certes, j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves; ces expéditions sont fort de mon goût. Je n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler; je n'aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux. Mais dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que l'enthousiasme nous promet; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi? C'est là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards; mais j'ai prouvé, ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté; je vous en ai montré le but; je vous ai indiqué les moyens d'exécution; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège visible: un orateur, membre de l'Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très importantes; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège, en songeant que c'était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles, qu'on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux. Vous êtes convenu vous-même que la guerre plaisait aux émigrés, qu'elle plaisait au ministère, aux intrigants de la cour, à celte faction nombreuse, dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif; toutes les trompettes de l'aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal: enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la cour, depuis le commencement de cette révolution, n'a pas toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi; quiconque pourrait dire que la cour propose une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement: or, pouvez-vous dire qu'il soit indifférent au bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la liberté ou par l'esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie? Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs? Qu'avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système. La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un étal affreux: elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission. La défiance est un état affreux! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert! Est-ce encore vous qui parlez ici? Quoi! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher; et ce n'est pas sa volonté propre? Quoi! c'est le peuple qui doit croire aveuglément aux _démonstrations_ du pouvoir exécutif; et ce n'est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des _démonstrations, mais par des faits?_ _La défiance attiédit son attachement!_ Et à qui donc le peuple doit-il de l'attachement? est-ce à un homme? est-ce à l'ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté? _Elle relâche sa soumission!_ A la loi, sans doute. En a-t-il manqué jusqu'ici? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs? Si ce texte a excité ma surprise, elle n'a pas diminué, je l'avoue, quand j'ai entendu le commentaire par lequel vous l'avez développé dans votre dernier discours. Vous nous avez appris qu'il fallait bannir la défiance, parce qu'il y avait eu un changement dans le ministère. Quoi! c'est vous, qui avez de la philosophie et de l'expérience; c'est vous, que j'ai entendu vingt fois dire, sur la politique et sur l'esprit immortel des cours, tout ce que pense là-dessus tout homme qui a la faculté de penser; c'est vous qui prétendez que le ministère doit changer avec un ministre! C'est à moi qu'il appartient de m'expliquer librement sur les ministres: 1° parce que je ne crains pas d'être soupçonné de spéculer sur leur changement, ni pour moi, ni pour mes amis; 2° parce que je ne désire pas de les voir remplacer par d'autres, convaincu que ceux qui aspirent à leurs places ne vaudraient pas mieux. Ce ne sont point les ministres que j'attaque; ce sont leurs principes et leurs actes. Qu'ils se convertissent, s'ils le peuvent, et je combattrai leurs détracteurs. J'ai le droit, par conséquent, d'examiner les bases sur lesquelles repose la garantie que vous leur prêtez. Vous blâmez le ministre Montmorin qui a cédé sa place, pour attirer la confiance sur le ministre Lessart qui s'est chargé de son rôle! A Dieu ne plaise que je perde des moments précieux à instituer un parallèle entre ces deux illustres défenseurs des droits du peuple! Vous avez expédié deux certificats de patriotisme à deux autres ministres, par la raison qu'ils avaient été tirés de la classe des plébéiens; et moi, je le dis franchement, la présomption la plus raisonnable, à mon avis, est que, dans les circonstances où nous sommes, des _plébéiens_ n'auraient point été appelés au ministère, s'ils n'avaient été jugés dignes d'être nobles. Je m'étonne que la confiance d'un représentant du peuple porte sur un ministre que le peuple de la capitale a craint de voir arriver à une place municipale; je m'étonne de vous voir recommander à la bienveillance publique le ministre de la justice, qui a paralysé la cour provisoire d'Orléans, en se dispensant de lui envoyer les principales procédures; le ministre qui a calomnié grossièrement, à la face de l'Assemblée nationale, les sociétés patriotiques de l'Etat, pour provoquer leur destruction; le ministre qui, récemment encore, vient de demander à l'Assemblée actuelle la suspension de l'établissement des nouveaux tribunaux criminels, sous le prétexte que la nation n'était pas mûre pour les jurés, sous le prétexte (qui le croirait!) que l'hiver est une saison trop rude pour réaliser cette institution, déclarée partie essentielle de notre Constitution par l'acte constitutionnel, réclamée par les principes éternels de la justice, et par la tyrannie insupportable du système barbare qui pèse encore sur le patriotisme et sur l'humanité; ce ministre, oppresseur du peuple avignonnais, entouré de tous les intrigants que vous avez vous-même dénoncés dans vos écrits, et ennemi déclaré de tous les patriotes invariablement attachés à la cause publique. Vous avez encore pris sous votre sauvegarde le ministre actuel de la guerre. Ah! de grâce, épargnez-nous la peine de discuter la conduite, les relations et le personnel de tant d'individus, lorsqu'il ne doit être question que des principes et de la patrie. Ce n'est pas assez d'entreprendre l'apologie des ministres, vous voulez encore les isoler des vues et de la société de ceux qui sont notoirement leurs conseils et leurs coopérateurs. Personne ne doute aujourd'hui qu'il existe une ligue puissante et dangereuse contre l'égalité et contre les principes de notre liberté: on sait que la coalition qui porta des mains sacrilèges sur les bases de la Constitution s'occupe avec activité des moyens d'achever son ouvrage; qu'elle domine à la cour, qu'elle gouverne les ministres: vous êtes convenu qu'elle avait le projet d'étendre encore la puissance ministérielle, et d'aristocratiser la représentation nationale; vous nous avez priés de croire que les ministres et la cour n'avaient rien de commun avec elle; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l'opinion générale; vous vous êtes contentés d'alléguer que des intrigants ne pouvaient porter aucune atteinte à la liberté. Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples? Ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question? Ignorez-vous que depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s'éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables attentats contre la liberté? D'où vous vient donc tout à coup tant d'indulgence ou de sécurité? Ne vous alarmez pas, nous a dit le même orateur, si cette faction veut la guerre; ne vous alarmez pas si, comme elle, la cour et les ministres veulent la guerre; si les papiers, _que le ministère soudoie_, prêchent la guerre: les ministres, à la vérité, se joindront toujours aux modérés contre les patriotes, mais ils se joindront aux patriotes et aux modérés contre les émigrants. Quelle rassurante et lumineuse théorie! Les ministres, vous en convenez, sont les ennemis des patriotes; les modérés, pour lesquels ils se déclarent, veulent rendre notre constitution aristocratique; et vous voulez que nous adoptions leurs projets? Les ministres soudoient, et c'est vous qui le dites, des papiers dont l'emploi est d'éteindre l'esprit public, d'effacer les principes de la liberté, de vanter les plus dangereux de ses ennemis, de calomnier tous les bons citoyens, et vous voulez que je me fie aux vues et aux principes des ministres? Vous croyez que les agents du pouvoir exécutif sont plus disposés à adopter les maximes de l'égalité, et à défendre les droits du peuple dans toute leur pureté, qu'à transiger avec les membres de la dynastie, avec les amis de la cour, aux dépens du peuple et des patriotes, qu'ils appellent hautement des factieux? Mais les aristocrates de toutes les nuances demandent la guerre; mais tous les échos de l'aristocratie répètent aussi le cri de guerre: il ne faut pas non plus se défier, sans doute, de leurs intentions. Pour moi, j'admire votre bonheur et ne l'envie pas. Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes! Pour moi, j'ai trouvé que plus on avançait dans cette carrière, plus on rencontrait d'obstacles et d'ennemis, plus on se trouvait abandonné de ceux avec qui on y était entré; et j'avoue que si je m'y voyais environné des courtisans, des aristocrates, des _modérés_, je serais au moins tenté de me croire en assez mauvaise compagnie. Ou je me trompe, ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d'aborder le véritable état de la question, vous l'avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n'est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères. Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine? Qu'y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu'un peuple fait à ses tyrans, et un système d'intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante? Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l'Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l'exemple des Américains serait bon à citer: on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s'ils s'étaient reposés sur le duc d'Albe et sur les princes d'Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d'assurer leur liberté. Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l'aristocratie de l'univers? Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l'imagination d'un orateur! Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu'on nous propose? C'est la cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons. Croyez-vous que le dessein de la cour soit d'ébranler le trône de Léopold et ceux de tous les rois, qui, dans leurs réponses à ses messages, lui témoignent un attachement exclusif, elle qui ne cesse de vous prêcher _le respect pour les gouvernements étrangers_, elle qui a troublé par ses menées la révolution de Brabant, elle qui vient de désigner à la nation, comme le sauveur de la patrie, comme le héros de la liberté, le général qui, dans l'Assemblée constituante, s'était déclaré hautement contre la cause des Brabançons? Cette réflexion me fait naître une autre idée; elle me rappelle un fait qui prouve peut-être à quels pièges les représentants du peuple sont exposés. Peut-être est-il étonnant que dans le temps où on parlait de guerre contre des princes allemands, pour dissiper des émigrants français, on se soit hâté de rassurer, par un décret, le chef du corps germanique, contre la crainte de voir se rassembler sur nos frontières les Brabançons, qui viennent chercher un asile parmi nous. Ce qu'il y a de certain, c'est que les plus zélés patriotes de la contrée française où ils se sont retirés ne paraissent pas en avoir une idée aussi défavorable que celle qu'on en a voulu répandre, et qu'ils ne sont pas sur cette affaire du même avis que le directoire du département du Nord. Pour moi, je crains, je l'avoue, que le patriotisme des représentants n'ait été trompé sur les faits. Je le dis sans crainte que l'on me soupçonne de vouloir décréditer leur sagesse; je me serais même épargné cette dernière réflexion, inutile pour mon propre compte, si je ne désirais, depuis quelque temps, de trouver l'occasion de dissiper les préventions que des malentendus ont pu faire naître, et qui pourraient relâcher les liens qui doivent unir tous les amis de la liberté. On dit que l'on cherche à se prévaloir de certaines observations dictées sans doute par l'amour du bien public, et qui, d'ailleurs, sont personnelles à leur auteur, pour éloigner de cette société des députés patriotes, et mettre l'amour-propre des représentants du peuple en opposition avec leur civisme. Je crois le succès de cette entreprise impossible; je crois, de plus, que nul membre de cette société n'a eu l'intention d'abaisser les législateurs actuels par un parallèle injuste entre la première et la seconde Assemblée. Pour moi, je déclare hautement que, loin d'attacher mon intérêt personnel à celui de l'Assemblée constituante, je la regarde comme une puissance qui n'est plus, et pour laquelle le jugement sévère de la postérité doit déjà commencer. Je déclare que personne n'a plus de respect que moi pour le caractère des représentants du peuple en général; que personne n'a plus d'estime et d'attachement pour les députés patriotes qui sont membres de cette société. Je suis même convaincu que c'est aux fautes de la première Assemblée qu'il faut imputer la plupart de celles que la législature actuelle pourrait commettre. Le fait même que je viens de citer en est peut-être un exemple. Je croirai aussi remplir un devoir de fraternité, autant que de civisme, en expliquant librement mon opinion sur toutes les questions qui intéressent la patrie et ses représentants; je pense même qu'ils ne doivent pas rejeter l'hommage des réflexions que me dicte le pur zèle du bien public, et dans lesquelles l'expérience de trois années de révolution me donne peut-être le droit de mettre quelque confiance. Il résulte de ce que j'ai dit plus haut, qu'il pourrait arriver que l'intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois: n'importe, vous vous chargez vous-mêmes de la conquête de l'Allemagne, d'abord; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique. Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la Constitution; notre camp, qu'une école de droit public; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, non pour nous repousser, mais pour nous écouter. Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tète d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle invasion pourrait réveiller l'idée de l'embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre Constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec laquelle elles soupirent après notre Constitution et nos armées. Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu'elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une Constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal. L'exemple de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené insensiblement cette révolution? La déclaration des droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain, que de rétablir dans le coeur des hommes ses sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme. Que dis-je? N'est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée? L'égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitutionnelle? Le despotisme, l'aristocratie ressuscitée sous des formes nouvelles, ne relève-t-elle pas sa tête hideuse? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même? La Constitution, que l'on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle si fort à sa mère? Que dis-je? Cette vierge, jadis rayonnante d'une beauté céleste, est-elle encore semblable à elle-même? N'est-elle pas sortie meurtrie et souillée des mains impures de cette coalition qui trouble et tyrannise aujourd'hui la France, et à qui il ne manque, pour consommer ses funestes projets, que l'adoption des mesures perfides que je combats en ce moment? Comment donc pouvez-vous croire qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre, les prodiges qu'elle n'a pu encore opérer parmi nous? Je suis loin de prétendre que notre révolution n'influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l'annoncer. A. Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance! Mais je dis que ce ne sera pas aujourd'hui; je dis que cela n'est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé, que ses principaux agents ne le veulent pas, et qu'ils l'ont hautement déclaré. Enfin, voulez-vous un contre-poison sûr à toutes les illusions que l'on vous présente? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des Etats constitués, comme presque tous les pays de l'Europe, il y a trois puissances: le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ce pays, elle ne peut être que graduelle; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ainsi que parmi vous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution; ensuite le peuple a paru. Ils s'en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter la révolution, lorsqu'ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté; mais ce sont eux qui l'ont commencée; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l'Europe en général; car, chez elles, loin de donner le signal de l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l'égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement, pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits. Ne nous objectez pas les mouvements qui s'annoncent dans quelques parties des Etats de Léopold, et particulièrement dans le Brabant; car ces mouvements sont absolument indépendants de notre révolution et de nos principes actuels. La révolution du Brabant avait commencé avant la nôtre; elle fut arrêtée par les intrigues de la cour de Vienne, secondées par les agents de celle de France; elle est près de reprendre son cours aujourd'hui, mais par l'influence, par le pouvoir, par les richesses des aristocrates, et surtout du clergé qui l'avait commencée, il y a un siècle, entre les Pays-Bas autrichiens et nous, comme il y a un siècle entre le peuple des frontières de vos provinces du Nord et celui de la capitale. Votre organisation civile du clergé et l'ensemble de votre Constitution proposés brusquement aux Brabançons suffiraient pour raffermir la puissance de Léopold; ce peuple est condamné par l'empire de la superstition et de l'habitude à passer par l'aristocratie pour arriver à la liberté. Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples? Je ne connais rien d'aussi léger que l'opinion de M. Brissot à cet égard, si ce n'est l'effervescence philanthropique _de M. Anacharsis Cloots_. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C'est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d'un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d'attention, était tombé dans une fosse qu'il n'avait point aperçue sur la terre. Eh bien! l'Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil _des taches pareilles à celles de notre Constitution_* [*Discours prononcé par M. Cloots à la Société des Amis de la Constitution. (_Note de Robespierre_.).], en voyant descendre du ciel l'ange de la liberté pour se mettre à la tète de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers, n'a pas vu sous ses pieds un précipice où l'on veut entraîner le peuple français. Puisque _l'orateur du genre humain_ pense que la destinée de l'univers est liée à celle de la France, qu'il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu'il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration. Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l'image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils. Vous pouvez même vous dispenser d'entrer dans de si longs détails, sur les ressources, sur les intérêts, sur les passions des princes et des gouvernements actuels de l'Europe. Vous m'avez reproché de ne les avoir pas assez longuement discutés. Non. Je n'en ferai rien encore, 1° parce que ce n'est point sur de pareilles conjectures, toujours incertaines de leur nature, que je veux asseoir le salut de la patrie; 2° parce que celui qui va jusqu'à dire que toutes les puissances de l'Europe ne pourraient pas, de concert avec nos ennemis intérieurs, entretenir une armée pour favoriser le système d'intrigue dont j'ai parlé, avance une proposition qui ne mérite pas d'être réfutée; 3° enfin, parce que ce n'est point là le noeud de la question. Car je soutiens et je prouverai que, soit que la cour et la coalition qui la dirige fassent une guerre sérieuse, soit qu'elles s'en tiennent aux préparatifs et aux menaces, elles auront toujours avancé le succès de leurs véritables projets. Epargnez-vous donc au moins toutes les contradictions que votre système présente à chaque instant: ne nous dites pas tantôt qu'il ne s'agit que d'aller donner la chasse à 20 ou 30 lieues _aux chevaliers de Coblentz_, et de revenir triomphants, tantôt qu'il ne s'agit de rien moins que de briser les fers des nations. Ne nous dites pas tantôt que tous les princes de l'Europe demeureront spectateurs indifférents do nos démêlés avec les émigrés et de nos incursions sur le territoire germanique, tantôt que nous renverserons le gouvernement de tous ces princes. Mais j'adopte votre hypothèse favorite, et j'en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d'une manière satisfaisante. Je leur propose ce dilemme: ou bien nous pouvons craindre l'intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition; dans ce dernier cas, la France n'a donc d'autre ennemi à craindre que cette poignée d'aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps: or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer? et, si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l'appui gue lui prêteraient nos ennemis intérieurs pour lesquels vous n'avez nulle défiance? Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent; leur déclarer la guerre sur la foi de la cour, violer le territoire étranger, qu'est-ce autre chose que seconder leurs vues? Traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'étaler aux yeux de l'univers Lafayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent? La cour et les factieux ont sans doute des raisons d'adopter ce plan: quelles peuvent être les noires? _L'honneur du nom Français_, dites-vous. Juste ciel! La nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu'impuissants, qu'elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l'univers du sceau du crime et de la trahison! Ah! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur. Celui que vous voulez ressusciter est l'ami, le soutien du despotisme; c'est l'honneur des héros de l'aristocratie, de tous les tyrans, c'est l'honneur du crime, c'est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s'est rangé du parti du premier pour égorger sa mère; il est proscrit de la terre de la liberté; laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin; qu'il aille chercher un asile dans le coeur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz. Est-ce donc avec cette légèreté qu'il faut traiter des plus grands intérêts de l'Etat? Avant de vous égarer dans la politique et dans les Etats des princes de l'Europe, commencez par ramener vos regards sur votre position intérieure; remettez l'ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs. Mais vous prétendez que ce soin ne doit pas même vous occuper, comme si les règles ordinaires du bon sens n'étaient pas faites pour les grands politiques. Remettre l'ordre dans les finances, en arrêter la déprédation, armer le peuple et les gardes nationaux, faire tout ce que le gouvernement a voulu empêcher jusqu'ici, pour ne redouter ni les attaques de nos ennemis, ni les intrigues ministérielles, ranimer par des lois bienfaisantes, par un caractère soutenu d'énergie, de dignité, de sagesse, l'esprit public et l'horreur de la tyrannie, qui seule peut nous rendre invincibles contre tous nos ennemis, tout cela ne sont que des idées ridicules; la guerre, la guerre, dès que la cour la demande; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu'on lui donne la guerre; la guerre contre les justiciables de la cour nationale, ou contre des princes allemands; confiance, idolâtrie pour les ennemis du dedans. Mais que dis-je? En avons-nous, des ennemis du dedans? Non, vous n'en connaissez pas, vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz? Il n'est donc pas à Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous? Quoi! vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la révolution, c'est la peur qu'inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu'elle a toujours méprisés; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres! Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France, que celui de l'évêque de Trêves n'est que l'un des ressorts d'une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous êtes étranger à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous? pourquoi détourner l'attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d'autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent? D'autres personnes, sentant vivement la profondeur de nos maux, et connaissant leur véritable cause, se trompent évidemment sur le remède. Dans une espèce de désespoir, ils veulent se précipiter sur la guerre étrangère, comme s'ils espéraient que le mouvement seul de la guerre nous rendra la vie, ou que de la confusion générale sortiront enfin l'ordre et la liberté. Ils commettent la plus funeste des erreurs, parce qu'ils ne discernent pas les circonstances et confondent des idées absolument distinctes. II est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles. Les mouvements favorables sont ceux qui sont dirigés directement contre les tyrans, comme l'insurrection des Américains, ou comme celle du 14 juillet; mais la guerre au dehors, provoquée, dirigée par le gouvernement dans les circonstances où nous sommes, est un mouvement à contre-sens, c'est une crise qui peut conduire à la mort du corps politique. Une telle guerre ne peut que donner le change à l'opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation, et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. C'est sous ce rapport que j'ai d'abord développé les inconvénients de la guerre. Pendant la guerre étrangère, le peuple, comme je l'ai déjà dit, distrait par les événements militaires des délibérations politiques qui intéressent les bases essentielles de sa liberté, prête une attention moins sérieuse aux sourdes manoeuvres des intrigants qui les minent, du pouvoir exécutif qui les ébranle, à la faiblesse ou à la corruption des représentants qui ne les défendent pas. Cette politique fut connue de tout temps, et, quoi qu'en ait dit M. Brissot, il est applicable et frappant l'exemple des aristocrates de Rome que j'ai cité; quand le peuple réclamait ses droits contre les usurpations du sénat et des patriciens, le sénat déclarait la guerre, et le peuple, oubliant ses droits et ses outrages, ne s'occupait que de la guerre, laissait au sénat son empire, et préparait de nouveaux triomphes aux patriciens. La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d'événements; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d'un voile plus épais et presque sacré; elle est bonne pour la cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l'autorité, la popularité, l'ascendant; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France. Cette faction peut placer ses héros et ses membres à la tête de l'armée; la cour peut confier les forces de l'Etat aux hommes qui peuvent la servir dans l'occasion avec d'autant plus de succès qu'on leur aura travaillé une espèce de réputation de patriotisme; ils gagneront les coeurs et la confiance des soldats pour les attacher plus fortement à la cause du royalisme et du modérantisme; voilà la seule espèce de séduction que je craigne pour les soldats: ce n'est pas sur une désertion ouverte et volontaire de la cause publique qu'il faut me rassurer. Tel homme qui aurait horreur de trahir la patrie peut être conduit par des chefs adroits à porter le fer dans te sein des meilleurs citoyens; le mot perfide de républicain et de factieux, inventé par la secte des ennemis hypocrites de la Constitution, peut armer l'ignorance trompée contre la cause du peuple. Or, la destruction du parti patriotique est le grand objet de tous leurs complots; dès qu'une fois ils l'ont anéanti, que reste-t-il, si ce n'est la servitude? Ce n'est pas une contre-révolution que je crains; ce sont les progrès des faux principes, de l'idolâtrie, et la perte de l'esprit public. Or, croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la cour et pour le parti dont je parle, de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d'armée, de les isoler des citoyens, pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d'honneur, l'esprit d'obéissance aveugle et absolue, l'ancien esprit militaire enfin, à l'amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple? Quoique l'esprit de l'armée soit encore bon en général, devez-vous vous dissimuler que l'intrigue et la suggestion ont obtenu des succès dans plusieurs corps, et qu'il n'est plus entièrement ce qu'il était dans les premiers jours de la révolution? Ne craignez-vous pas le système constamment suivi depuis si longtemps, de ramener l'armée au pur amour des rois, et de la purger de l'esprit patriotique, qu'on a toujours paru regarder comme une peste qui la désolait? Voyez-vous sans quelque inquiétude le voyage du ministre et la nomination de tel général fameux par les désastres des régiments les plus patriotes? Comptez-vous pour rien le droit de vie et de mort arbitraire dont la loi va investir nos patriciens militaires, dès le moment où la nation sera constituée en guerre? Comptez-vous pour rien l'autorité de la police qu'elle remet aux chefs militaires dans toutes nos villes frontières? A-t-on répondu à tous ces faits par la dissertation sur la dictature des Romains, et par le parallèle de César avec nos généraux? On a dit que la guerre en imposerait aux aristocrates du dedans, et tarirait la source de leurs manoeuvres; point du tout, ils devinent trop bien les intentions de leurs amis secrets pour en redouter l'issue; ils n'en seront que plus actifs à poursuivre la guerre sourde qu'ils peuvent nous faire impunément, en semant la division, le fanatisme, et en dépravant l'opinion. C'est surtout alors que le parti modéré, revêtu des livrées du patriotisme, dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera toute sa sinistre influence; c'est alors qu'au nom du salut public, ils imposeront silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les intentions des agents du pouvoir exécutif, sur lequel il reposera, des généraux qui seront devenus, comme lui, l'espoir et l'idole de la nation; si l'un de ces généraux est destiné à remporter quelque succès apparent, qui, je crois, ne sera pas fort meurtrier pour les émigrants, ni fatal à leurs protecteurs, quel ascendant ne donnera-l-il pas à son parti? quels services ne pourra-t-il pas rendre à la cour? C'est alors qu'on fera une guerre plus sérieuse aux véritables amis de la liberté, et que le système perfide de l'égoïsme et de l'intrigue triomphera. L'esprit public une fois corrompu, alors jusqu'où le pouvoir exécutif et les factieux qui le serviront ne pourront-ils pas pousser leurs usurpations? Il n'aura pas besoin de compromettre le succès de ses projets par une précipitation imprudente; il ne se pressera pas peut-être de proposer le plan de transaction dont on a déjà parlé: soit qu'il tienne à celui-là, soit qu'il en adopte un autre, que ne peut-il attendre du temps, de la langueur, de l'ignorance, des divisions intestines, des manoeuvres de la nombreuse cohorte de ses affidés dans le Corps législatif, de tous les ressorts enfin qu'il prépare depuis si longtemps? Nos généraux, dites-vous, ne nous trahiront pas; et si nous étions trahis, tant mieux! Je ne vous dirai pas que je trouve singulier ce goût pour la trahison; car je suis en cela parfaitement de votre avis. Oui, nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, comme vous l'entendez; l'espèce de trahison que nous avons à redouter, je viens de vous la développer, celle-là n'avertit point la vigilance publique; elle prolonge le sommeil du peuple jusqu'au moment où on l'enchaîne; celle-là ne laisse aucune ressource; celle-là,... tous ceux qui endorment le peuple en favorisent le succès; et remarquez bien que, pour y parvenir, il n'est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre; il suffit de nous constituer sur le pied de guerre; il suffit de nous entretenir de l'idée d'une guerre étrangère: n'en recueillît-on d'autre avantage que les millions qu'on se fait compter d'avance, on n'aurait pas tout à fait perdu sa peine. Ces 20 millions, surtout dans le moment où nous sommes, ont au moins autant de valeur que les adresses patriotiques où l'on prêche au peuple la confiance et la guerre. Je décourage la nation, dites-vous; non, je l'éclaire; éclairer des hommes libres, c'est réveiller leur courage, c'est empêcher que leur courage même ne devienne l'écueil de leur liberté; et n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie. Vous avez dit encore que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point le courage des Français dont je me méfie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains; que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles; mais le courage est inutile contre l'intrigue. Vous avez été étonné, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut dire plus, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause; serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel du caractère de tout homme qui n'est point dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or ou des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà tout le secret du coeur humain; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays. Que dois-je donc répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre; que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs: mais en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant, presque seul, les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs; c'est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens; c'est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus; qui soutins contre l'orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même, pour être juste. Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n'est point de l'endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c'est de le défendre, c'est de le prémunir contre ses propres défauts; car le peuple même en a. _Le peuple est là_, est dans ce sens un mot très dangereux. Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l'a plus aimé. "Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours." Pour compléter la théorie des principes des gouvernements, il suffirait d'ajouter: les mandataires du peuple voient souvent le bien, mais ils ne le veulent pas toujours. Le peuple veut le bien, parce que le bien public est son intérêt, parce que les bonnes lois sont sa sauvegarde; ses mandataires ne le veulent pas toujours, parce qu'ils se forment un intérêt séparé du sien, et qu'ils veulent tourner l'autorité qu'il leur confie au profit de leur orgueil. Lisez ce que Rousseau a écrit du gouvernement représentatif, et vous jugerez si le peuple peut dormir impunément. Le peuple cependant sent plus vivement et voit mieux tout ce qui tient aux premiers principes de la justice et de l'humanité que la plupart de ceux qui se séparent de lui; et son bon sens à cet égard est souvent supérieur à l'esprit des habiles gens; mais il n'a pas la même aptitude à démêler les détours de la politique artificieuse qu'ils emploient pour le tromper et pour l'asservir, et sa bonté naturelle le dispose à être la dupe des charlatans politiques. Ceux-ci le savent bien, et ils en profitent. Lorsqu'il s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui; le despotisme se prosterne contre terre, et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion; mais bientôt il se relève; il se rapproche du peuple d'un air caressant; il substitue la ruse à la force; on le croit converti; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté: le peuple s'abandonne à la joie, à l'enthousiasme; on accumule entre ses mains des trésors immenses, on lui livre la fortune publique; on lui donne une puissance colossale; il peut offrir des appâts irrésistibles à l'ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime. Bientôt quiconque a des talents avec des vices lui appartient; il suit constamment un plan d'intrigue et de séduction; il s'attache surtout à corrompre l'opinion publique; il réveille les anciens préjugés, les anciennes habitudes qui ne sont point encore effacées; il entretient la dépravation des moeurs qui ne sont point encore régénérées; il étouffe le germe des vertus nouvelles; la horde innombrable de ses esclaves ambitieux répand partout de fausses maximes; on ne prêche plus aux citoyens que le repos et la confiance; le mot de liberté passe presque pour un cri de sédition; on persécute, on calomnie ses plus zélés défenseurs; on cherche à égarer, à séduire, ou à maîtriser les délégués du peuple; des hommes usurpent sa confiance pour vendre ses droits, et jouissent en paix des fruits de leurs forfaits. Ils auront des imitateurs qui, en les combattant, n'aspireront qu'à les remplacer. Les intrigants et les partis se pressent comme les flots de la mer. Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu'ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l'éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoires, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l'intrigue et du gouvernement, on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance. Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l'égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti. Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. On avait montré au peuple l'insurrection comme un remède; mais ce remède extrême est-il même possible? Il est impossible que toutes les parties d'un empire, ainsi divisé, se soulèvent à la fois; et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte; la loi la punit, et la loi serait entre les mains des conspirateurs. Si le peuple est souverain, il ne peut exercer sa souveraineté, il ne peut se réunir tout entier, et la loi déclare qu'aucune section du peuple ne peut pas même délibérer. Que dis-je? Alors l'opinion, la pensée ne serait pas même libre. Les écrivains seraient vendus au gouvernement; les défenseurs de la liberté qui oseraient encore élever la voix ne seraient regardés que comme des séditieux; car la sédition est tout signe d'existence qui déplaît au plus fort; ils boiraient la ciguë, comme Socrate, ou ils expireraient sous le glaive de la tyrannie, comme Sydney, ou ils se déchireraient les entrailles, comme Caton. Ce tableau effrayant peut-il s'appliquer exactement à notre situation? Non; nous ne sommes pas encore arrivés à ce dernier terme de l'opprobre et du malheur où conduisent la crédulité des peuples et la perfidie des tyrans. On veut nous y mener; nous avons déjà fait peut-être d'assez grands pas vers ce but; mais nous en sommes encore à une assez grande distance; la liberté triomphera, je l'espère, je n'en doute pas même; mais c'est à condition que nous adopterons tôt ou tard, et le plus tôt possible, les principes et le caractère des hommes libres, que nous fermerons l'oreille à la voix des sirènes qui nous attire vers les écueils du despotisme, que nous ne continuerons pas de courir, comme un troupeau stupide, dans la route par laquelle on cherche à nous conduire à l'esclavage ou à la mort. J'ai dévoilé une partie des projets de nos ennemis; car je ne doute pas qu'ils ne recèlent encore des profondeurs que nous ne pouvons sonder; j'ai indiqué nos véritables dangers et la véritable cause de nos maux: c'est dans la nature de cette cause qu'il faut puiser le remède, c'est elle qui doit déterminer la conduite des représentants du peuple. Il resterait bien des choses à dire sur celte matière, qui renferme tout ce qui peut intéresser la cause de la liberté; mais j'ai déjà occupé trop longtemps les moments de la société: si elle me l'ordonne, je remplirai cette tâche dans une autre séance. (La Société a ordonné l'impression de ce discours et invité M. Robespierre à lui communiquer le reste de ses vues.) * * * * * * * * * _Suite du discours de Maximilien Robespierre sur la guerre prononcé a la société des amis de la constitution le 11 janvier 1792, l'an quatrième de la révolution_ (11 janvier 1792) Est-il vrai qu'une nouvelle jonglerie ministérielle ait donné le change aux amis de la liberté sur le véritable objet des projets de ses ennemis? Est-il vrai qu'une proclamation illusoire émanée du Comité des Tuileries ait suffi pour renverser en un moment nos principes, et nous faire perdre de vue toutes les vérités dont l'évidence nous avait frappés? Est-il vrai que les tyrans de la France aient eu quelque raison de croire que les citoyens, dont ils feignent de redouter l'énergie, ne sont que des êtres faibles et versatiles, qui applaudissent tour à tour au mensonge et à la vérité; qui, changeant du jour au lendemain de sentiments et de systèmes, leur laissent tous les moyens d'exécuter impunément le plan de conspiration qu'ils suivent avec autant de constance que d'activité? Non; je vais vous prouver, du moins, que les nouvelles ruses de nos ennemis intérieurs confirment notre système: on s'épargnerait à cet égard beaucoup de discussions, si l'on voulait ne jamais sortir du véritable état de la question. Toute celle où je vais entrer n'aura d'autre but que d'y ramener encore une fois mes adversaires. Est-il question de savoir si la guerre doit être offensive ou défensive; si la guerre offensive a plus ou moins d'inconvénients; si la guerre doit être faite dans quinze jours ou dans six mois? Point du tout; il s'agit, comme nous l'avons prouvé, de connaître la trame ourdie par les ennemis intérieurs de notre liberté qui nous suscitent la guerre, et de choisir les moyens les plus propres à les déjouer. Pourquoi jeter un voile sur cet objet essentiel? Pourquoi n'oser effleurer tant d'ennemis puissants, qu'il faut démasquer et combattre? Pourquoi prêcher la confiance lorsqu'elle est impossible? Je demande aussi la guerre; mais je dirai à qui et comment il faut la faire. Tout le monde paraît convenir qu'il existe en France une faction puissante qui dirige les démarches du pouvoir exécutif, pour relever la puissance ministérielle sur les ruines de la souveraineté nationale: on a nommé les chefs de cette cabale; on a développé leur projet; la France entière a connu, par une fatale expérience, leur caractère et leurs principes. J'ai aussi examiné leur système; j'ai vu, dans la conduite de la cour, un plan constamment suivi d'anéantir les droits du peuple, et de renverser, autant qu'il était en elle, l'ouvrage de la révolution: elle a proposé la guerre, j'ai rapporté cette mesure à son système; je n'ai pas cru qu'elle voulût perdre les émigrés, détrôner leurs protecteurs, les princes étrangers, qui faisaient cause commune avec elle, et professaient pour elle un attachement exclusif, au moment où elle était en guerre avec le peuple français; leur langage, leur conduite étaient trop grossièrement concertés avec elle; les rebelles étaient trop évidemment ses satellites et ses amis; elle avait trop constamment favorisé leurs efforts et leur insolence; elle venait au moment de leur accorder des preuves éclatantes de protection, en les dérobant au décret porté contre eux par l'Assemblée nationale; elle avait accordé en même temps la même faveur à des ennemis intérieurs encore plus dangereux; tout annonçait aux yeux les moins clairvoyants le projet formé par elle de troubler la France au dedans en la faisant menacer au dehors, pour reprendre au sein du désordre et de la terreur une puissance fatale à la liberté naissante. Les intentions de la cour étant évidemment suspectes, quel parti fallait-il prendre sur la proposition de la guerre? Applaudir, adorer, prêcher la confiance, et donner des millions? Non; il fallait l'examiner scrupuleusement, en pénétrer les motifs, en prévoir les conséquences, faire un retour sur soi-même, et prendre les mesures les plus propres à déconcerter les desseins des ennemis de la liberté, en assurant le salut de l'Etat. Tel est l'esprit que j'ai porté dans cette discussion: j'ai mieux aimé la traiter sous ce point de vue, que de présenter le tableau brillant des avantages et des merveilles d'une guerre terminée par une révolution universelle; la conduite de celte guerre était entre les mains de la cour; la cour ne pouvait la regarder que comme un moyen de parvenir à son but; j'ai prouvé que, pour atteindre ce but, elle n'avait pas même besoin de faire actuellement la guerre, et d'entrer en campagne; qu'il lui suffisait de la faire désirer, de la faire regarder comme nécessaire, et de se faire autoriser à en ordonner actuellement tous les préparatifs. Rassembler une grande force sous ses drapeaux; cantonner et camper les soldats, pour les ramener plus facilement à l'idolâtrie pour le chef suprême de l'armée, et à l'obéissance passive, en les séparant du peuple, et en les occupant uniquement d'idées militaires; donner une grande importance et une grande autorité aux généraux jugés les plus propres à exciter l'enthousiasme des citoyens armés et à servir la cour; augmenter l'ascendant du pouvoir exécutif, qui se déploie particulièrement lorsqu'il paraît chargé de veiller à la défense de l'Etat; détourner le peuple du soin de ses affaires domestiques, pour l'occuper de sa sûreté extérieure; faire triompher la cause du royalisme, du modérantisme, du machiavélisme, dont les chefs sont des patriciens militaires; préparer ainsi au ministère et à sa faction les moyens d'étendre de jour en jour ses usurpations sur l'autorité nationale et sur la liberté, voilà l'intérêt suprême de la cour et du ministère. Or, cet intérêt était satisfait, leur but était rempli, dès le moment où l'on adoptait leurs propositions de guerre. C'est dans cette situation que l'on vient nous présenter je ne sais quelle proclamation affichée partout, où l'on défend toute incursion jusqu'au 15 janvier; des actes de certains princes allemands, qui assurent qu'ils ont pris les mesures nécessaires pour dissiper les rassemblements qui pouvaient nous alarmer. Le roi, dit-on, va sans doute vous annoncer que les puissances ont fait cesser tous les prétextes de guerre; donc la cour ne veut pas la guerre... Eh quoi! sommes-nous donc encore assez novices pour être toujours dupes de tous les subterfuges par lesquels une politique perfide cherche à nous tromper? Et quel que soit le motif qui l'ait déterminée à ces actes extérieurs, ne voyez-vous pas qu'ils prouvent la nécessité de se tenir en garde contre les pièges qu'elle vous a tendus? Quel est l'intérêt de la cour, si ce n'est de vous rassurer sur ses intentions perverses? Et ne suffit-il pas que l'empressement avec lequel elle avait ouvertement demandé la guerre, et fait prêcher la guerre par tous ses organes, ait excité la défiance des citoyens, pour qu'elle prenne aujourd'hui le parti de faire croire qu'elle ne veut pas la guerre? Que diriez-vous, vous qui faites dépendre vos opinions de toutes ces apparences trompeuses et contradictoires, qu'on ne cesse de nous présenter pour tenir l'opinion en suspens; que diriez-vous, si elle n'avait d'autre but que de se faire envoyer par l'Assemblée nationale un second message qui la presserait de faire, le plus tôt possible, cette guerre qu'elle désire, de manière qu'en la déclarant elle ne parût que céder au voeu des représentants de la nation? Il est vrai que cette conjecture vraisemblable peut être effacée par une autre qui ne l'est pas moins, mais qui ne serait pas plus favorable au système que je combats: c'est celle que mes adversaires adoptent eux-mêmes quand ils supposent que la cour ne veut pas actuellement commencer la guerre, et qu'elle a intérêt de la différer quelque temps. Cette intention est possible encore; elle peut même se concilier naturellement avec celle que je viens de développer: mais cela même est un des inconvénients attachés au parti que vous prenez de vous livrer à des projets de guerre avec un gouvernement tel que le vôtre. Cela prouve que vous deviez déconcerter ses vues pernicieuses par des mesures d'une nature différente, comme je le ferai voir dans la suite; c'est une nouvelle preuve que tous vos raisonnements portent à faux, quand vous parlez toujours de la guerre, comme si elle devait être faite et conduite par le peuple français en personne, et comme si nos ennemis intérieurs n'étaient pour rien dans tout cela. Au lieu de débiter avec emphase tant de lieux communs sur les effets miraculeux de la déclaration des droits, et sur la conquête de la liberté du monde; au lieu de nous réciter les exploits des peuples qui ont conquis la leur en combattant contre leurs propres tyrans, il fallait calculer les circonstances où nous sommes, et les effets de notre Constitution. N'est-ce pas au pouvoir exécutif seul qu'elle donne le droit de proposer la guerre, d'en faire les préparatifs, de la diriger, de la suspendre, de la ralentir, de l'accélérer, de choisir le moment et de régler les moyens de la faire? Comment briserez-vous toutes ces entraves? Renverserez-vous cette même Constitution, lors même que jusqu'ici vous n'avez pu déployer assez d'énergie pour la faire exécuter? D'ailleurs, qu'opposeriez-vous à tant de motifs spécieux que le pouvoir exécutif vous présentera? Que lui répondrez-vous, quand il vous dira, quand les princes étrangers vous prouveront, par des actes authentiques, qu'ils auront dissipé les rassemblements, qu'ils auront pris toutes les mesures nécessaires pour les mettre hors d'état de tenter contre vous aucun projet hostile? Quel prétexte légitime vous restera-t-il, lorsqu'ils vous auront donné la satisfaction que le pouvoir exécutif exigeait au nom de la nation? Il est vrai que bientôt on pourra recommencer sourdement les mêmes manoeuvres; il est vrai que l'on pourra ménager un moment favorable pour renouveler vos alarmes, et pour entreprendre une guerre sérieuse ou simulée, dirigée par notre gouvernement même; mais, avant que cette nouvelle intrigue éclate, comment la prouverez-vous? quels moyens aurez-vous d'agir? L'un veut attaquer les émigrés et les princes allemands; les autres veulent déclarer la guerre à Léopold; d'autres veulent qu'elle commence demain; d'autres consentent à attendre que les préparatifs soient faits, ou que l'hiver soit passé; d'autres enfin s'en rapportent au patriotisme du ministre, et à la sagesse du pouvoir exécutif, pour lesquels ils prétendent que nous devons avoir une pleine confiance. Mais au milieu de toutes ces opinions diverses, ce sera toujours le pouvoir exécutif seul qui décidera; c'est la nature de la chose qui le veut; c'était à vous à ne pas vous engager dans un système qui entraîne nécessairement tous ces inconvénients, et qui nous met à la merci de la cour et du ministère. Mais quoi! ne voyez-vous pas que le pouvoir exécutif recueille déjà les fruits de l'adresse avec laquelle il vous a attiré dans ses pièges? Vous demandez s'il veut la guerre, quand il fera la guerre; que lui importe? que vous importe à vous-même? Il jouit déjà des avantages de la guerre; et il est vrai de dire, en ce sens, que la guerre est déjà commencée par vous. N'a-t-il pas déjà rassemblé des armées dont il dispose? N'a-t-il pas déjà reçu des preuves solennelles de confiance et d'idolâtrie de la part de nos représentants? N'a-t-il pas obtenu des millions, dans le moment où la corruption est la plus dangereuse ennemie de la liberté? N'a-t-il pas fait violer nos lois et remporté une victoire sur nos principes, en faisant donner à deux de ses généraux des honneurs extraordinaires et anticipés, qui ne retracent que l'esprit et les préjugés de l'ancien régime? Un autre n'a-t-il pas obtenu le commandement de nos armées, dont les fonctions sacrées et délicates qu'il venait de quitter, dont la Constitution l'écartait? N'a-t-on pas vu le président du Corps législatif prodiguant à cet individu des hommages que l'on pourrait à peine accorder impunément aux libérateurs de leur pays, donner à la nation le dangereux exemple du plus ridicule engouement? N'a-t-on pas vu un homme destiné dès longtemps à l'exécution des desseins de la cour, célèbre par la pertinacité avec laquelle il a suivi le projet ambitieux d'attacher à sa personne la multitude des citoyens armés, provoquer et recevoir sur son passage des honneurs qui étaient autant d'insultes aux mânes des patriotes immolés au champ de la fédération, à ceux des soldats égorgés à Nancy, autant d'outrages à la liberté et à la patrie, autant de sinistres témoignages des erreurs de l'opinion et de la faiblesse de l'esprit public, autant d'effrayants pronostics des maux que nous pouvons craindre de l'influence d'une coalition qui a déjà porté tant de coups mortels à notre Constitution? La violation des principes sur lesquels la liberté repose, la décadence de l'esprit public, sont des calamités plus terribles que la perte d'une bataille, et elles sont le premier fruit du plan ministériel que j'ai combattu. Que peut-on attendre pour l'esprit public d'une guerre commencée sous de tels auspices? Les victoires mêmes de nos généraux seraient plus funestes que nos défaites mêmes. Oui, quelle que soit l'issue de ce plan, elle ne peut qu'être fatale. Les émigrés prennent-ils le parti de se dissiper sans retour? ce qui serait l'hypothèse la plus favorable et la moins vraisemblable. Toute la gloire en appartient à la cour et à ses partisans; et dès lors ils écrasent le Corps législatif de leur ascendant; environnés des forces immenses qu'ils ont rassemblées, objets de l'enthousiasme et de la confiance universelle, ils peuvent poursuivre avec une incroyable facilité le projet de relever insensiblement leur puissance sur les débris de la liberté faible et mal affermie. Les apparences de paix, qu'ils semblent nous présenter, ne sont-elles qu'un jeu perfide concerté avec nos ennemis extérieurs, soit pour calmer les inquiétudes des patriotes, en cachant leur ardeur pour la guerre, soit pour la différer à une époque plus favorable? Leur faut-il encore quelque délai pour mieux préparer le succès de la grande conspiration qu'ils méditent? Enfin, ne veulent-ils que sonder les esprits et épier l'occasion, pour s'arrêter à celui de tous les plans contraires à la liberté que les circonstances leur permettront d'adopter avec plus de succès? Quel que puisse être le résultat de toutes ces combinaisons, il est un point incontestable: c'est qu'il tient au parti imprudent qu'on a pris, qu'on semble vouloir soutenir, au refus de vouloir reconnaître de bonne foi les desseins de nos ennemis, et de les déconcerter par les moyens convenables. Ces moyens, quels sont-ils? Avant de les indiquer, je veux m'armer de l'autorité de l'Assemblée nationale, qui avait elle-même reconnu d'abord la nécessité de prendre des mesures d'une nature différente de celles qu'on a proposées depuis, parce que cette circonstance est propre à répandre une nouvelle lumière sur la question, et à mettre dans un jour plus grand la politique du parti contraire à la cause du peuple. Celles qu'elle avait adoptées tendaient, non à faire la guerre, que les intrigues de la cour nous préparaient depuis longtemps, mais à la prévenir; je parle du premier décret sur les émigrés, dont la sagesse et l'utilité ont été attestées par le _veto_. Le plan de la cour exigeait le _veto_, parce que la cour voulait la guerre: la même raison imposait à l'Assemblée nationale la nécessité d'une résolution contraire, aussi sage et plus vigoureuse que le premier décret. Je dirai tout à l'heure quelle était cette résolution. L'Assemblée nationale ne l'a point prise; elle s'est laissé engager dans les défilés où le pouvoir exécutif voulait l'amener; un de ces hommes qui cachaient, sous le voile du patriotisme, les intentions les plus favorables pour la cause du pouvoir exécutif, l'a entraînée, par tous ces moyens plausibles et artificieux qui subjuguent la crédulité de beaucoup de patriotes, à proposer elle-même des mesures hostiles contre les petits princes d'Allemagne. La cour a saisi, comme de raison, cette ouverture avec avidité; l'ancien ministre de la guerre, trop décrié, s'est retiré; on en a montré un nouveau, qui a débuté par des démonstrations incroyables de patriotisme. Ensuite, on est venu annoncer des mesures de guerre; le _veto_ a été oublié, et même approuvé; le seul parti sage que l'on pouvait prendre a été perdu de vue; on est tombé aux genoux du ministre et du roi; l'abandon, l'enthousiasme, l'engouement est devenu le sentiment dominant; tous les actes subséquents ont eu pour but de le faire passer dans l'âme de tous les Français; la guerre, la confiance dans les agents de la cour a été le mot de ralliement, répété par tous les échos de la cour et du ministère; le ministre même avait osé se permettre des insinuations calomnieuses contre ceux qui démentiraient ce langage; et si nous avions eu la faiblesse de céder ici aux conseils timides qui nous imposaient le silence sur une si grande question, ce penchant funeste n'eût pas même été balancé par le plus léger contrepoids, et on eût été dispensé de prendre les nouveaux détours qu'on emploie, qu'on emploiera encore pour nous tromper. Cependant, voyez quels avantages celte conduite donnait à la cour; ce n'était point assez de paralyser le Corps législatif, de contredire le voeu du peuple impunément, et, de l'aveu du peuple même, de prendre sur l'Assemblée nationale un fatal ascendant, et de paraître, aux yeux de la nation, l'arbitre des destinées de l'Etat; elle parvenait à son but favori, de s'entourer d'une grande force publique à ses ordres, et de nous constituer en état de guerre, sans exciter la défiance, sans trahir ses désirs et son secret, en paraissant se rendre au voeu de l'Assemblée nationale. La protection constante que le ministère avait accordée aux émigrations et aux émigrants; son attention à favoriser la sortie des armes et de notre numéraire; son silence imperturbable sur tout ce qui se passait depuis deux ans chez les princes étrangers; le concert ardent qui régnait entre lui et les cours de l'Europe; le refus constant de se rendre aux plaintes de tous les départements qui demandaient des armes pour les gardes nationales; tous les faits qui annonçaient le projet de nous placer entre la crainte d'une guerre extérieure et le sentiment de notre faiblesse intérieure, entre la guerre civile et une attaque étrangère, pour nous amener à une honteuse capitulation sur la liberté; enfin, le _veto_ contre le décret qui rompait toutes ces mesures; et ensuite, la proposition dés mesures de guerre contre ceux que l'on protégeait; c'est en vain que le concours de toutes ces circonstances révélait aux hommes les moins clairvoyants le secret de la cour, annonçait qu'elle était enfin parvenue, par des routes détournées, au grand but de toutes ses manoeuvres, qui était la guerre simulée ou sérieuse. On oubliait que c'était elle qui nous l'avait suscitée; pour la remercier de son zèle à la proposer, on la félicitait du succès de ses propres perfidies, et on semblait craindre que le peuple ne fût ni assez confiant, ni assez aveugle. Tels sont les dangers auxquels la bonne foi des députés du peuple est exposée, que, guidée par le même sentiment de patriotisme, et dans la même affaire, la majorité de nos représentants, après avoir rendu un décret pour prévenir la guerre préparée par nos ennemis du dedans, inclinait elle-même à la guerre, lorsque ceux-ci venaient la provoquer, et prenait des mains du pouvoir exécutif le poison pour nous le présenter, parce que le pouvoir exécutif ne lui avait pas permis d'appliquer le remède. Que fallait-il donc faire, et que peut-on faire encore? Il fallait persister dans la première mesure, puisque le salut de l'Etat l'exigeait, et que le voeu de la nation la réclamait, puisque la conduite contraire compromettait la liberté et l'autorité des représentants. Il fallait maintenir la Constitution, qui refuse formellement au pouvoir exécutif le droit d'anéantir d'une manière absolue les décrets du Corps législatif, et surtout de lui ôter le pouvoir de sauver l'Etat. A qui appartient-il de défendre les principes de la Constitution attaqués? Quel en est l'interprète légitime, si ce ne sont les représentants du peuple, à moins qu'on n'aime mieux dire que c'est le peuple lui-même? Or, je pense que les intrigants de la cour et tous les ennemis du peuple n'aimeraient pas mieux son tribunal que celui de ses délégués. Le Corps législatif pouvait donc, il devait déclarer le _veto_ contraire au salut du peuple et à la Constitution. Ce coup de vigueur eût étourdi la cour; il eût déconcerté la ligue de nos ennemis, et épouvanté tous les tyrans. Vous auriez vu ceux qui veulent entraîner dans le même précipice et le peuple et le monarque, perdre aussi toute leur audace et toutes leurs ressources, qui ne sont fondées que sur l'influence de leur parti dans l'Assemblée nationale; ils n'auraient osé tenter contre elle une lutte inutile et terrible; ou, s'ils l'avaient osé, le voeu public hautement prononcé, l'intérêt public, l'indignation qu'inspirait l'audace des rebelles, et la protection qui leur était donnée, le génie de la nation enfin éveillé dans cette occasion heureuse, par la vertu des représentants autant que par l'intérêt suprême du salut public, aurait assuré la victoire à l'Assemblée nationale, et cette victoire eût été celle de la raison et de la liberté: c'était là une de ces occasions uniques dans l'histoire des révolutions que la Providence présente aux hommes, et qu'ils ne peuvent négliger impunément; puisque enfin il faut que tôt ou tard le combat s'engage entre la cour et l'Assemblée nationale, ou plutôt puisque dès longtemps il s'est engagé entre l'une et l'autre un combat à mort, il fallait saisir ce moment; alors nous n'aurions pas eu à craindre de voir le pouvoir exécutif avilir et maîtriser nos représentants, les condamner à une honteuse inaction, ou ne leur délier les mains que pour augmenter sa puissance, et favoriser ses vues secrètes; dès lors nous n'aurions pas été menacés du malheur de voir tous les efforts du patriotisme échouer contre la puissance active de l'intrigue, et contre la force d'inertie, de l'ignorance, de la faiblesse et de la lâcheté. Ce qu'on a pu faire alors, peut-on le faire encore? Peut-être avec moins d'avantage et de facilité: ce n'est pas que les représentants du peuple n'aient toujours le droit de le sauver; ce n'est pas qu'ils puissent jamais renoncer à ce droit; ce n'est pas que je ne pense encore qu'ils ont assez de crédit auprès de lui pour lui faire connaître son véritable intérêt, quand c'est de bonne foi qu'ils le défendent, et même que le bon sens du peuple éclairé par cet intérêt sacré n'aille quelquefois plus loin à cet égard que la sagacité même de ses représentants; je pense même que l'opinion publique sur les causes et sur le but de la guerre proposée s'est déjà assez clairement manifestée pour faire pressentir que le peuple désire de voir l'Assemblée nationale revenir à une résolution plus utile à ses intérêts, et moins favorable aux projets criminels de ses ennemis. Cependant je ne me dissimule pas que ce parti pourrait rencontrer des difficultés d'un autre genre; que les hommes reviennent difficilement sur leurs premières démarches; que quelquefois même, à force d'avoir raison, on devient insupportable et presque suspect; et qu'en demeurant toujours invariablement attaché à la vérité et aux seuls principes qui puissent sauver la patrie, on s'expose aux attaques de tous les sages, de tous les modérés, de tous ces mortels privilégiés qui savent concilier la vérité avec le mensonge, la liberté avec la tyrannie, le vice avec la vertu. Je me garderai donc bien de proposer ce parti sévère, de déployer cette raideur inflexible; je transige, je demande à capituler. Je ne m'occuperai donc pas de ce _veto_ lancé, au nom du roi, par des hommes qui se soucient fort peu du roi, mais qui détestent le peuple, et voudraient se baigner dans le sang des patriotes, pour régner... Mais je dis que dans la position où ce _veto_ et les faits qui l'ont suivi ont mis l'Assemblée nationale et la nation, il ne reste plus qu'un moyen de salut paisible et constitutionnel; c'est que l'Assemblée législative reprenne un caractère d'autant plus imposant qu'elle a jusqu'ici laissé plus d'avantages aux ministres et à leurs valets; c'est qu'elle comprenne que ses ennemis, comme ceux du peuple, sont les ennemis de l'égalité; que le seul ami, le seul soutien de la liberté, c'est le peuple; c'est qu'elle soit fière et inexorable pour les ministres et pour la cour, sensible et respectueuse pour le peuple; c'est qu'elle se hâte de porter les lois que sollicite l'intérêt des citoyens les plus malheureux, et que repoussent l'orgueil et la cupidité de ceux que l'on appelait grands; c'est qu'elle se hâte de faire droit sur les plaintes du peuple, que l'Assemblée constituante a trop négligées; c'est qu'elle oppose au pouvoir de l'intrigue, de l'or, de la force, de la corruption, la puissance de la justice, de l'humanité, de la vertu; c'est qu'elle use des moyens immenses qui sont entre ses mains de remonter l'esprit public et la chaleur du patriotisme au degré des premiers jours où la liberté fut conquise pour un moment, l'esprit public sans lequel la liberté n'est qu'un mot, avec lequel toutes les puissances étrangères et intérieures viendront se briser contre les bases de la Constitution française. Je ne citerai qu'un exemple: on travaille votre armée; si vous êtes là-dessus dans une profonde sécurité, si tout ce qui se passe depuis quelque temps, si les voyages mêmes et les cajoleries de votre nouveau ministre ne vous sont pas suspectes, vous vous trompez cruellement; on lui donne des chefs propres à la ramener aux vils sentiments du royalisme et de l'idolâtrie, sous les spécieux prétextes de l'ordre, de l'honneur et de la monarchie. Eh bien! déployez votre autorité législative, pour rendre aux soldats des avantages que les principes de la Constitution, d'accord avec la discipline militaire, leur assuraient, et que l'intérêt des patriciens militaires de l'Assemblée constituante leur a ravis; consultez le code militaire et vos principes, et l'armée est au peuple et à vous... Je n'en dirai pas davantage... On sait assez, sans que je le dise, par quels moyens les représentants du peuple peuvent le servir, l'honorer, l'élever à la hauteur de la liberté, et forcer l'orgueil et tous les vices à baisser devant lui un front respectueux. Chacun sent que si l'Assemblée nationale déploie ce caractère, nous n'aurons plus d'ennemis. Ce serait donc en vain que mes adversaires voudraient rejeter ces moyens-là, sous le prétexte qu'ils seraient trop simples, trop généreux: on ne se dispense pas de remplir un devoir sacré, en cherchant à donner à la place un supplément illusoire et pernicieux. Lorsqu'un malade capricieux refuse un remède salutaire, et puis un autre, et qu'il dit: "je veux guérir avec du poison", s'il meurt, ce n'est point au remède qu'il faut s'en prendre, c'est au malade. Que, réveillé, encouragé par l'énergie de ses représentants, le peuple reprenne cette attitude qui fit un moment trembler tous ses oppresseurs; domptons nos ennemis du dedans; guerre aux conspirateurs et au despotisme, et ensuite marchons à Léopold; marchons à tous les tyrans de la terre: c'est à cette condition qu'un nouvel orateur, qui, à la dernière séance, a soutenu mes principes, en prétendant qu'il les combattait, a demandé la guerre; c'est à cette condition, et non au cri de guerre et aux lieux communs sur la guerre, dès longtemps appréciés par cette Assemblée, qu'il a dû les applaudissements dont il a été honoré. C'est à cette condition que moi-même je demande à grands cris la guerre. Que dis-je? Je vais bien plus loin que mes adversaires eux-mêmes; car si cette condition n'est pas remplie, je demande encore la guerre; je la demande, non comme un acte de sagesse, non comme une résolution raisonnable, mais comme la ressource du désespoir; je la demande à une autre condition, qui, sans doute, est convenue entre nous; car je ne pense pas que les avocats de la guerre aient voulu nous tromper; je la demande telle qu'ils nous la dépeignent; je la demande telle que le génie de la liberté la déclarerait, telle que le peuple français la ferait lui-même, et non telle que de vils intrigants pourraient la désirer et telle que des ministres et des généraux, même patriotes, pourraient nous la faire. Français! hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez, formons cette armée qui doit affranchir l'univers. Où est-il le général, qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la haine et par la disgrâce de la cour, ce général, dont les mains, pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme, sont dignes de porter devant nous l'étendard sacré de la liberté? Où est-il, ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu? Qu'il se reconnaisse à ces traits; qu'il vienne; mettons-le à notre tête... Où est-il? Où sont-ils ces héros, qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée? Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux... Où êtes-vous?... Hélas! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu'au despotisme ses victimes! Citoyens, qui, les premiers, signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez, la patrie, la liberté vous appelle aux premiers rangs. Hélas! on ne vous trouve nulle part; la misère, la persécution, la haine de nos despotes nouveaux vous a dispersés. Venez, du moins, soldats de tous ces corps immortels qui ont déployé le plus ardent amour pour la cause du peuple. Quoi! le despotisme que vous aviez vaincu vous a punis de votre civisme et de votre victoire; quoi! frappés de cent mille ordres arbitraires et impies, cent mille soldats, l'espoir de la liberté, sans vengeance, sans état et sans pain, expient le tort d'avoir trahi le crime pour servir la vertu! Vous ne combattez pas non plus avec nous, citoyens, victimes d'une loi sanguinaire, qui parut trop douce encore à tous ces tyrans qui se dispensèrent de l'observer pour vous égorger plus promptement. Ah! qu'avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés? Les criminels tout-puissants ont-ils peur aussi des femmes et des enfants? Citoyens du Comtat, de cette cité malheureuse, qui crut qu'on pouvait impunément réclamer le droit d'être Français et libres; vous qui pérîtes sous les coups des assassins, outragés par nos tyrans; vous qui languissez dans les fers où ils vous ont plongés, vous ne viendrez point avec nous: vous ne viendrez pas non plus, citoyens infortunés et vertueux, qui dans tant de provinces avez succombé sous les coups du fanatisme, de l'aristocratie et de la perfidie! Ah! Dieu! que de victimes, et toujours dans le peuple, toujours parmi les plus généreux patriotes, quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent! Venez au moins, gardes nationales qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières dans cette guerre dont une cour perfide nous menace, venez. Quoi! vous n'êtes point encore armés? Quoi! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas? Que dis-je? On vous a refusé des habits, on vous condamne à errer sans but, de contrées en contrées, objet des mépris du ministère et de la risée des patriciens insolents qui vous passent en revue, pour jouir de votre détresse. N'importe, venez; nous confondrons nos fortunes pour vous acheter des armes; nous combattrons tout nus, comme les Américains... venez. Mais attendrons-nous, pour renverser les trônes des despotes de l'Europe, attendrons-nous les ordres du bureau de la guerre? Consulterons-nous, pour cette noble entreprise, le génie de la liberté ou l'esprit de la cour? Serons-nous guidés par ces mêmes patriciens, ses éternels favoris, dans la guerre déclarée au milieu de nous, entre la noblesse et le peuple? Non. Marchons nous-mêmes à Léopold; ne prenons conseil que de nous-mêmes. Mais, quoi! voilà tous les orateurs de la guerre qui m'arrêtent; voilà M. Brissot qui me dit qu'il faut que M. _le comte de Narbonne_ conduise toute cette affaire; qu'il faut marcher sous les ordres de M. _le marquis de la Fayette_... que c'est au pouvoir exécutif qu'il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah! Français! ce seul mot a rompu tout le charme; il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples! Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brisés, ce ne sera point par de telles mains. L'Espagne sera quelque temps encore l'esclave de la superstition, du royalisme et des préjugés; le Stathouder et sa femme ne sont point encore détrônés; Léopold continuera d'être le tyran de l'Autriche, du Milanais, de la Toscane, et nous ne verrons point de sitôt Caton et Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux. Je le dis avec franchise: si la guerre, telle que je l'ai présentée, est impraticable, si c'est la guerre de la cour, des ministres, des patriciens, des intrigants, qu'il nous faut accepter, loin de croire à la liberté universelle, je ne crois pas même à la vôtre; et tout ce que nous pouvons faire de plus sage, c'est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs, qui vous bercent de ces douces illusions. Je me résume donc froidement et tristement. J'ai prouvé que la guerre n'était entre les mains du pouvoir exécutif qu'un moyen de renverser la Constitution, que le dénouement d'une trame profonde, ourdie pour perdre la liberté. Favoriser ce projet de la guerre, sous quelque prétexte que ce soit, c'est donc mal servir la cause de la liberté. Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs de politique et de morale, ne changeront point la nature des choses, ni le résultat nécessaire de la démarche qu'on propose. Prêcher la confiance dans les intentions du pouvoir exécutif, justifier ses agents, appeler la faveur publique sur ses généraux, représenter la défiance _comme un état affreux_, ou comme un moyen de _troubler le concert de deux pouvoirs et l'ordre public_, c'était donc ôter à la liberté sa dernière ressource, la vigilance et l'énergie de la nation. J'ai dû combattre ce système; je l'ai fait; je n'ai voulu nuire à personne; j'ai voulu servir ma patrie en réfutant une opinion dangereuse; je l'aurais combattue de même, si elle eût été proposée par l'être qui m'est le plus cher. Dans l'horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la faiblesse, la légèreté et l'intrigue, je ne prends conseil que de mon coeur et de ma conscience; je ne veux avoir d'égards que pour la vérité, de condescendance que pour l'infortune, de respect que pour le peuple. Je sais que des patriotes ont blâmé la franchise avec laquelle j'ai présenté le tableau décourageant, à ce qu'ils prétendent, de notre situation. Je ne me dissimule pas la nature de ma faute. La vérité n'a-t-elle pas déjà trop de torts d'être la vérité? Comment lui pardonner, lorsqu'elle vient, sous des formes austères, en nous enlevant d'agréables erreurs, nous reprocher tacitement l'incrédulité fatale avec laquelle on l'a trop longtemps repoussée? Est-ce pour s'inquiéter et pour s'affliger qu'on embrasse la cause du patriotisme et de la liberté? Pourvu que le sommeil soit doux et non interrompu, qu'importe qu'on se réveille au bruit des chaînes de sa patrie, ou dans le calme plus affreux de la servitude? Ne troublons donc pas le quiétisme politique de ces heureux patriotes; mais qu'ils apprennent que, sans perdre la tête, nous pouvons mesurer toute la profondeur de l'abîme. Arborons la devise du palatin de Posnanie; elle est sacrée, elle nous convient: _Je préfère les orages de la liberté au repos de l'esclavage_. Prouvons aux tyrans de la terre que la grandeur des dangers ne fait que redoubler notre énergie, et qu'à quelque degré que montent leur audace et leurs forfaits, le courage des hommes libres s'élève encore plus haut. Qu'il se forme contre la vérité des ligues nouvelles, elles disparaîtront; la vérité aura seulement une plus grande multitude d'insectes à écraser sous sa massue. Si le moment de la liberté n'était pas encore arrivé, nous aurions le courage patient de l'attendre; si celte génération n'était destinée qu'à s'agiter dans la fange des vices où le despotisme l'a plongée; si le théâtre de notre révolution ne devait montrer aux yeux de l'univers que les préjugés aux prises avec les préjugés, les passions avec les passions, l'orgueil avec l'orgueil, l'égoïsme avec l'égoïsme, la perfidie avec la perfidie, la génération naissante, plus pure, plus fidèle aux lois sacrées de la nature, commencera à purifier cette terre souillée par le crime; elle apportera, non la paix du despotisme, ni les honteuses agitations de l'intrigue, mais le feu sacré de la liberté, et le glaive exterminateur des tyrans; c'est elle qui relèvera le trône du peuple, dressera des autels à la vertu, brisera le piédestal du charlatanisme, et renversera tous les monuments du vice et de la servitude. Doux et tendre espoir de l'humanité, postérité naissante, tu ne nous es point étrangère; c'est pour toi que nous affrontons tous les coups de la tyrannie; c'est ton bonheur qui est le prix de nos pénibles combats: découragés souvent par les objets qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer dans ton sein; c'est à toi que nous confions le soin d'achever notre ouvrage, et la destinée de toutes les générations d'hommes qui doivent sortir du néant! Que le mensonge et le vice s'écartent à ton aspect; que les premières leçons de l'amour maternel te préparent aux vertus des hommes libres; qu'au lieu des chants empoisonnés de la volupté, retentissent à tes oreilles les cris touchants et terribles des victimes du despotisme; que les noms des martyrs de la liberté occupent dans ta mémoire la place qu'avaient usurpée dans la nôtre ceux des héros de l'imposture et de l'aristocratie; que tes premiers spectacles soient le champ de la fédération inondé du sang des plus vertueux citoyens; que ton imagination ardente et sensible erre au milieu des cadavres des soldats de Château-Vieux, sur ces galères horribles où le despotisme s'obstine à retenir les malheureux que réclament le peuple et la liberté; que ta première passion soit le mépris des traîtres et la haine des tyrans; que ta devise soit: Protection, amour, bienveillance pour les malheureux, guerre éternelle aux oppresseurs! Postérité naissante, hâte-toi de croître et d'amener les jours de l'égalité, de la justice et du bonheur! * * * * * * * * * *** End of this LibraryBlog Digital Book "Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.