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Title: La Vie Électrique
Author: Robida, Albert, 1848-1926
Language: French
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  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  Le Vingtième Siècle

  LA VIE ÉLECTRIQUE



  CORBEIL.--IMPRIMERIE CRÉTÉ-DE L'ARBRE


  [Illustration: L'Electricité
  (la grande Esclave)

  Héliog. & Imp. Lemercier, Paris]



  Le Vingtième Siècle


  LA
  VIE ÉLECTRIQUE


  TEXTE ET DESSINS
  PAR
  A. ROBIDA

  [Illustration]


  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
  8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

  Tous droits réservés.


  A MON AMI ANGELO MARIANI.
  A. ROBIDA



[Illustration]

LE VINGTIÈME SIÈCLE
La Vie électrique

I

L'accident du grand réservoir d'électricité N.--Un dégel factice.--Le
grand Philox Lorris expose à son fils son moyen pour combattre en lui
un fâcheux atavisme.--Admonestations téléphonoscopiques interrompues.


DANS l'après-midi du 12 décembre 1955, à la suite d'un petit accident
dont la cause est restée inconnue, une violente tempête électrique, une
_tournade_, suivant le terme consacré, se déchaîna sur tout l'Ouest de
l'Europe et amena, au milieu du trouble et des profondes perturbations
à la vie générale, bien de l'inattendu pour certaines personnes que nous
présenterons plus loin.

Des neiges étaient tombées en grande quantité depuis deux semaines,
recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un
épais tapis blanc magnifique, mais fort gênant. Suivant l'usage, le
_Ministère des Voies et Communications aériennes et terriennes_ ordonna
un dégel factice et le poste du grand réservoir d'électricité N (de
l'Ardèche), chargé de l'opération, parvint, en moins de cinq heures, à
débarrasser tout le Nord-Ouest du continent de cette neige, le deuil
blanc de la nature que portaient tristement jadis, pendant des semaines
et des mois, les horizons déjà tant attristés par les brumes livides de
l'hiver.

La science moderne a mis tout récemment aux mains de l'homme de
puissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les
éléments, contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait
naguère subir avec résignation toutes les rigueurs, en se serrant et se
calfeutrant chez soi, au coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires
ne se contentent plus d'enregistrer passivement les variations
atmosphériques; outillés pour la lutte contre les variations
intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que faire se peut
les désordres de la nature.

Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquises
polaires, nos électriciens dirigent contre les courants aériens du Nord
des contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone
factice et les emmènent se réchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique ou
d'Asie, qu'ils fécondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi
ont été reconquis à l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie
et d'Océanie; ainsi ont été fécondés les sables de Nubie et les
brûlantes Arabies. De même, lorsque le soleil d'été surchauffe nos
plaines et fait bouillir douloureusement le sang et la cervelle des
pauvres humains, paysans ou citadins, des courants factices viennent
établir entre nous et les mers glaciales une circulation atmosphérique
rafraîchissante.

Les fantaisies de l'atmosphère, si nuisibles ou si désastreuses parfois,
l'homme ne les subit plus comme une fatalité contre laquelle aucune
lutte n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide,
effaré, sans défense devant le déchaînement des forces brutales de la
Nature, courbant la tête sous le joug et supportant tristement aussi
bien l'horreur régulière des interminables hivers que les
bouleversements tempêtueux et les cyclones.

Les rôles sont renversés, c'est à la Nature domptée aujourd'hui de se
plier sous la volonté réfléchie de l'homme, qui sait modifier à sa
guise, suivant les nécessités, l'éternel roulement des saisons et, selon
les besoins divers des contrées, donner à chaque région ce qu'elle
demande, la portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fraîcheur
après laquelle elle soupire ou les ondées rafraîchissantes réclamées par
un sol trop desséché! L'homme ne veut plus grelotter sans nécessité ou
cuire dans son jus inutilement.

L'homme a régularisé aussi les saisons et les a mieux distribuées. Il a
capté les pluies au moyen d'appareils électriques et recueilli pour
ainsi dire à la main les nuages chargés d'humidité, les ondées
menaçantes qui s'en allaient ici ruiner les moissons,--pour les conduire
là-bas vers des contrées où la terre calcinée, où l'agriculture altérée
imploraient ces pluies comme un bienfait.

Cette merveilleuse conquête de la science moderne, vieille à peine d'une
quinzaine d'années en 1953, a déjà sur bien des points changé la face du
globe; elle a rendu à la vie des zones devenues presque inhabitables,
des déserts de roches effritées ou de sables arides, sur lesquels la
créature végétait misérablement entre la soif et la faim.

Allez voir renaître la vieille Nubie ou les steppes brûlants de la
Perse, semés de débris qui furent des capitales de nations éteintes. Les
mamelles naguère desséchées de l'Asie, vénérable mère des peuples,
redonnent du lait aux fils de l'homme!

C'est la conquête définitive de l'Électricité, du moteur mystérieux des
mondes qui a permis à l'homme de changer ce qui paraissait immuable, de
toucher à l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-oeuvre la
Création, de modifier ce que l'on croyait devoir rester éternellement en
dehors et au-dessus de la Main humaine!

L'Électricité, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide
courant à travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en
fulgurants zigzags rayant les immensités de l'éther, l'Électricité a été
saisie, enchaînée et domptée.

C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, naguère
terrifié devant les manifestations de sa puissance incompréhensible;
c'est elle qui va, humble et soumise, où il lui commande d'aller; c'est
elle qui travaille et qui peine pour lui.

[Illustration: Les pluies régularisées. Appareils de captation
électrique des courants atmosphériques.]

Elle est l'inépuisable foyer, elle est la lumière et la force; sa
puissance captive est employée à faire marcher aussi bien l'énorme
accumulation de machines colosses de nos millions d'usines, que les plus
délicats et subtils mécanismes. Elle porte instantanément la voix d'un
bout du monde à l'autre, elle supprime les limites de la vision, elle
véhicule dans l'atmosphère l'homme, son maître, la lourde créature,
jadis ridiculement attachée au sol comme un insecte incomplet.

Enfin, si elle est outil, flambeau, porte-voix intercontinental,
interocéanique et bientôt interastral, et mille choses encore, elle est
arme aussi, arme terrible, terrifiant engin de bataille...

Mais l'Esclave que nous avons su forcer à nous rendre tant et de si
variés services n'est pas si bien domptée, si bien rivée à ses chaînes
qu'elle n'ait encore parfois ses révoltes. Avec elle, il faut veiller,
toujours veiller, car la moindre erreur, la plus petite négligence ou
inattention peut lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas échapper
d'une sournoise attaque ou même d'un de ces brusques réveils qui font
éclater les catastrophes.

[Illustration: L'ACCIDENT DU POSTE ÉLECTRIQUE 17.]

Précisément, en ce jour de décembre, l'un de ces accidents, causé par un
oubli, par une seconde de distraction d'un employé quelconque, venait de
se produire malheureusement, dans l'opération de dégel menée avec tant
de rapidité par le poste central électrique 17; juste au moment où tout
était heureusement terminé, une fuite se produisit au grand Réservoir
avec une telle soudaineté que le personnel ne put préserver que deux
secteurs sur douze, et qu'une perte énorme, une formidable déflagration
s'ensuivit. C'était une _tournade_ qui commençait, une de ces tempêtes
électriques à ravages terribles comme il s'en déchaîne quelques-unes
tous les ans dans les centres électriques, déjouant toutes les
prévoyances et toutes les précautions.

Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou
minces auxquels nous sommes exposés en évoluant à travers les extrêmes
complications de notre civilisation ultra-scientifique. La _tournade_
fusant du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de
laquelle un certain nombre de personnes qui téléphonaient furent
foudroyées ou paralysées; puis, le _courant fou_, attirant à lui avec
une force irrésistible les électricités latentes, prit un rapide
mouvement giratoire à la manière des cyclones naturels, produisant
encore nombre d'accidents dans les régions par lui traversées et jetant
dans la vie générale une perturbation désastreuse, qui se fût terminée
bientôt par quelque violent petit cataclysme régional si, dès la
première minute, les appareils de captation des régions menacées
n'avaient été mis en batterie. Mais les électriciens veillaient et,
comme d'habitude, après quelques désastres plus ou moins graves, la
_tournade_ devait avorter et le courant fou serait capté et canalisé
avant l'explosion finale.

A Paris, dans une somptueuse demeure du XLIIe arrondissement, sur les
hauteurs de Sannois, un père était en train de sermonner véhémentement
son fils lorsque éclata la tournade. Ce père n'était rien moins que le
fameux Philoxène Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel
savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries
scientifiques.

Nous sommes, avec Philoxène Lorris, bien loin de ce bon et timide savant
à lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, Philoxène Lorris est
un homme aux allures décidées, au geste prompt et net, à la voix rude.
Fils de petits bourgeois vivotant ou plutôt végétant en paix de leurs
40,000 livres de rente, il s'est fait lui-même. Sorti premier de l'École
polytechnique d'abord et ensuite de _International scientific industrie
Institut_, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui
lui proposaient de l'_entreprendre_--suivant le terme consacré--et se
mit carrément de lui-même pour dix ans en quatre mille actions de 5,000
francs chacune, lesquelles, sur sa réputation, furent toutes enlevées le
jour même de l'émission.

Avec les quelques millions de la Société, Philoxène Lorris fonda
aussitôt une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante
étudiée et mijotée par lui avec amour et dont les bénéfices furent si
considérables que, sur la grosse part qu'il s'était réservée par l'acte
de fondation, il fut à même de racheter toutes les actions de la
commandite avant la fin de la quatrième année. Ses affaires prirent dès
lors un essor prodigieux; il monta un laboratoire d'études,
admirablement organisé, s'entoura de collaborateurs de premier ordre et
lança coup sur coup une douzaine d'affaires énormes, basées sur ses
inventions et découvertes.

Honneurs, gloire, argent, tout arrivait à la fois à l'heureux Philoxène
Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour
ses agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses
observatoires, ses établissements d'essais. Les entreprises en
exploitation fournissaient, et très largement, les fonds nécessaires
pour les entreprises à l'étude. Quant aux honneurs, Philoxène Lorris
était loin de les dédaigner; il fut bientôt membre de toutes les
Académies, de tous les Instituts, dignitaire de tous les ordres, aussi
bien de la vieille Europe, de la très mûre Amérique, que de la jeune
Océanie.

La grande entreprise des Tubes en papier métallisé (Tubic-Pneumatic-Way)
de Paris-Pékin valut à Philoxène Lorris le titre de mandarin à bouton
d'émeraude en Chine et celui de duc de Tiflis en Transcaucasie. Il était
déjà comte Lorris dans la noblesse créée aux États-Unis d'Amérique,
baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il fût
surtout fier d'être Philoxène Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, à
l'occasion, l'interminable série de ses titres, parce que cela faisait
admirablement sur les prospectus.

Bien que plongé jusqu'au cou dans ses études et ses affaires, Philoxène
Lorris, à force d'activité, trouvait le temps de jouir de la vie et de
donner à son exubérante nature toutes les vraies satisfactions que
l'existence peut offrir à l'homme bien portant jouissant d'un corps
sain, d'un cerveau sagement équilibré. S'étant marié entre deux
découvertes ou inventions, il avait un fils, Georges Lorris, celui que,
le jour de la _tournade_, nous le trouvons en train de sermonner.

Georges Lorris est un beau garçon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand
et solide comme son père, à la figure décidée, ayant comme signe
particulier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long
en large et répond parfois d'une voix agréable et gaie aux
admonestations de son père.

Celui-ci n'est pas là de sa personne, il est bien loin, à trois cents
lieues, dans la maison de l'ingénieur chef de ses Mines de vanadium des
montagnes de la Catalogne, mais il apparaît dans la plaque de cristal
du téléphonoscope, cette admirable invention, amélioration capitale du
simple téléphonographe, portée récemment au dernier degré de perfection
par Philoxène Lorris lui-même.

[Illustration: M. Philox Lorris mis en actions.]

Cette invention permet non seulement de converser à de longues
distances, avec toute personne reliée électriquement au réseau de fils
courant le monde, mais encore de voir cet interlocuteur dans son cadre
particulier, dans son _home_ lointain. Heureuse suppression de
l'absence, qui fait le bonheur des familles souvent éparpillées par le
monde, à notre époque affairée, et cependant toujours réunies le soir au
centre commun, si elles veulent,--dînant ensemble à des tables
différentes, bien espacées, mais formant cependant presque une table de
famille.

Dans la plaque du _télé_, abréviation habituelle du nom de l'instrument,
Philoxène Lorris apparaît, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux
dents et les mains derrière le dos. Il parle.

«Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton
cerveau pour faire de toi ce que moi, Philoxène Lorris, j'étais en droit
d'attendre et de réclamer, c'est-à-dire un produit de haute culture, un
Lorris supérieur, affiné, perfectionné, voilà tout ce que tu m'offres
pour fils à moi: un Georges Lorris, gentil garçon, j'en conviens,
intelligent, je ne dis pas le contraire, mais voilà tout... simple
lieutenant d'artillerie chimique à... Quel âge as-tu?

--Vingt-sept ans, hélas! répondit Georges avec un sourire en se tournant
vers la plaque du téléphonoscope.

[Illustration: LES SAISONS RÉGULARISÉES.--DISTRIBUTION DE LA PLUIE A LA
DEMANDE]

--Je ne ris pas, tâche un peu d'être sérieux, fit avec vivacité
Philoxène Lorris en tirant avec énergie quelques bouffées de son
cigare.

[Illustration: LA TOURNADE ÉTAIT DANS SON PLEIN.]

--Ton cigare est éteint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu
es trop loin...

--Enfin, reprit le père, à ton âge, j'avais déjà lancé mes premières
grandes affaires, j'étais déjà le fameux Philox Lorris, et toi, tu te
contentes d'être un _fils à papa_, tu te laisses tranquillement couler
au fil de la vie... Qu'es-tu par toi-même? Lauréat de rien du tout,
sorti des grandes écoles dans les numéros modestes et, pour le quart
d'heure, simple lieutenant dans l'artillerie chimique...

--Hélas! voilà tout, fit le jeune homme, pendant que son père, dans la
plaque du téléphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au
bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout découvert ou
inventé, et tout arrangé?... je suis venu trop tard dans un monde trop
bien outillé, trop bien machiné, tu ne nous as rien laissé à trouver, à
nous autres!

--Allons donc! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de la
science, le siècle prochain se moquera de nous... Mais ne nous égarons
pas... Georges, mon garçon, j'en suis désolé, mais, tel que te voilà, tu
ne me parais guère préparé à reprendre, maintenant que tes années de
service obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est-à-dire à
diriger mon grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, à la
réputation universelle, et les deux cents usines ou entreprises qui
exploitent mes découvertes.

--Veux-tu donc te retirer des affaires?

--Jamais! s'écria le père avec énergie, mais j'entendais t'associer
sérieusement à mes travaux, marcher avec toi à la découverte, chercher
avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprès de ce que
je voudrais faire si j'avais deux _moi_ pour penser et agir... Mais, mon
bon ami, tu ne peux pas être ce second moi... C'est déplorable!...
Hélas! je ne me suis pas préoccupé jadis des influences ataviques, je ne
me suis pas suffisamment renseigné jadis!... O jeunesse! Moi, nº 1
d'_International scientific industrie Institut_, j'ai été léger! Car,
mon pauvre garçon, je suis obligé d'avouer que ce n'est pas tout à fait
ta faute si tu n'as point la cervelle suffisamment scientifique; c'est
parbleu bien la faute de ta mère... ou plutôt d'un ancêtre de ta mère...
J'ai fait mon enquête un peu tard, j'en conviens, et c'est là que je
suis coupable. J'ai fait mon enquête et j'ai découvert dans la famille
de ta mère...

--Quoi donc? dit Georges Lorris intrigué.

--A trois générations seulement en arrière... une mauvaise note, un
vice, une tare...

--Une tare?

--Oui, son arrière-grand-père, c'est-à-dire ton trisaïeul à toi, fut, il
y a 115 ans, vers 1840, un...

--Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur!

--Un artiste!» fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un
fauteuil.

Georges Lorris ne put s'empêcher de rire avec irrévérence, et, devant ce
rire, son père bondit furieusement dans le téléphonoscope.

[Illustration: L'ANCÊTRE FRIVOLE.]

«Oui! un artiste! s'écria-t-il, et encore un artiste idéaliste,
nébuleux, romantique, comme ils disaient alors, un rêveur, un futiliste,
un éplucheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseigné...
Pour connaître toute l'étendue de mon malheur, j'ai consulté nos grands
artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il
était, ton trisaïeul! N'aie pas peur, il n'aurait pas inventé la
trigonométrie, ton trisaïeul!... Il n'eut à sa disposition qu'une
cervelle légère et vaporeuse évidemment, comme la tienne, dépourvue des
circonvolutions sérieuses, comme la tienne, car c'est de lui que tu
tiens cette inaptitude aux sciences positives que je te reproche. O
atavisme! voilà de tes coups! Comment annihiler l'influence de ce
trisaïeul qui revit en toi? Comment le tuer, ce scélérat? Car tu penses
bien que je vais lutter et le tuer...

--Comment tuer un trisaïeul mort depuis plus de cent ans? fit Georges
Lorris en souriant; tu sais que je vais défendre mon ancêtre, pour
lequel je ne professe pas le même superbe dédain que toi...

--Je veux le détruire, moralement bien entendu, puisque le scélérat qui
vient ruiner mes plans est hors de ma portée; mais je veux combattre son
influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garçon, que
je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que
coupable, abandonner ma race!... Certes non!... Je ne puis pas te
refaire, hélas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais songé, pour
cinq ou six ans, à _Intensive scientific Institut_...

--Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose...

--J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup plus
fort...

--Voyons ce meilleur plan?

--Voici! Je te marie! Je _nous_ sauve par le mariage!

--Le mariage! s'écria Georges stupéfait.

--Attends! un mariage étudié, raisonné, où j'aurai mis toutes les
chances de notre côté! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe
quelconque--garçons si possible, j'aimerais mieux--enfin, quatre
rejetons de l'arbre Philox-Lorris: un chimiste, un naturaliste, un
médecin, un mécanicien, qui se compléteront l'un par l'autre et
perpétueront la dynastie scientifique Philox-Lorris... Je considère la
génération intermédiaire comme ratée...

--Merci!

--Absolument ratée! C'est une non-valeur, un _resté pour compte_. Je
laisse donc de côté cette génération intermédiaire, et je m'arrange pour
durer jusqu'au moment de passer la main à mes petits-enfants. Voilà mon
plan! Je vais donc te marier...

--Peut-on savoir avec qui?

--Ça ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-même. Il me faut une
vraie cervelle scientifique, assez mûre, autant que possible, pour avoir
la tête débarrassée de toute idée futile!...»

Georges se disposait à répondre lorsque se produisit la première
secousse électrique due à l'accident du réservoir 17. Georges tomba dans
son fauteuil et leva vivement les jambes pour éviter le contact du
plancher qui transmettait de nouvelles secousses. Son père n'avait pas
bronché.

«Écervelé! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu
évolues comme cela dans une maison où l'électricité court partout dans
un réseau de fils entre-croisés et circule comme le sang dans les veines
d'un homme!... Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui
vient de se produire quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'où peuvent
aller les accidents... Allons, je n'ai pas le temps, je te laisse;
d'ailleurs, voilà nos communications embrouillées...»

En effet, l'image très nette dans la plaque du Télé s'affaiblissait
soudain, ses contours se perdaient dans le vague, et bientôt ce ne fut
plus qu'une série de taches tremblotantes et confuses.

[Illustration: GEORGES LORRIS, LIEUTENANT DANS L'ARTILLERIE CHIMIQUE.]



[Illustration: COURSES D'AÉROFLÈCHES.]

II

Le courant fou.--Le désastre de l'_Aéronautic-Club_ de Touraine.--Où
l'on fait téléphonoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe,
des Phares alpins.


La tournade était dans son plein; les accidents causés par la terrible
puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles
emmagasinées, concentrées et mesurées par l'homme, échappées soudain à
sa main directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient
sur une région représentant à peu près le cinquième de l'Europe. Depuis
une heure, toutes les communications électriques se trouvant coupées, on
peut juger de la perturbation apportée à la marche du monde et aux
affaires. La circulation aérienne était également interrompue, le ciel
s'était vidé presque instantanément de tout véhicule aérien, l'ouragan
avait le champ libre pour dérouler dans l'atmosphère ses spirales
dangereuses. Mais, bien qu'au premier signal de leurs électromètres
toutes les aéronefs se fussent garées au plus vite, quelques sinistres
s'étaient produits. Plusieurs aérocabs rencontrés par la trombe au
moment où elle fusait du réservoir furent littéralement pulvérisés
au-dessus de Lyon; il n'en tomba point miette sur le sol et des aéronefs
surprises çà et là sans avoir eu le temps de s'envelopper d'un nuage de
gaz isolateur, dont le rôle est analogue à celui de l'huile dans les
tempêtes maritimes, s'abattirent désemparées avec leur personnel tué ou
blessé.

Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orléans et Tours.
L'_Aéronautic-Club_ de Touraine donnait, ce jour-là, ses grandes régates
annuelles. Mille ou douze cents véhicules aériens, de toutes formes et
de toutes dimensions, suivaient avec intérêt les péripéties de la grande
course du prix d'honneur, où vingt-huit aéroflèches se trouvaient
engagées. Tous les regards suivant les coureurs, dans la plupart des
véhicules on ne s'aperçut pas que l'aiguille de l'électromètre s'était
mise à tourner follement, et, parmi les hourras et les cris des
parieurs, on n'entendit même pas la sonnerie d'alarme.

Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aéronefs une
bousculade fantastique pour chercher un abri à terre. Le millier de
véhicules s'abattit à toute vitesse en une masse confuse et enchevêtrée
où les accidents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La
tournade, arrivant en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de
fuir; il y eut des aéronefs désemparées, emportées dans le tourbillon et
précipitées en quelques secondes à cinquante lieues de là; par bonheur,
dans ce désastre, les grandes aéronefs portant les membres de
l'_Aéronautic-Club_ et leurs familles étaient pourvues du nouvel
appareil réunissant l'électromètre et les tubes de gaz isolateur à une
soupape automatique; l'appareil s'ouvrit de lui-même dès que l'aiguille
marqua _danger_ et les aéronefs, enveloppées dans un nuage protecteur,
fortement secouées seulement, purent regagner l'embarcadère du club.

Si nous revenons à Paris, à l'hôtel Philox Lorris, nous trouvons, au
«plein» de la tournade, le quartier de Sannois dans un désarroi facile à
imaginer: de terrifiants éclairs jaillissent de partout et, dans le
lointain, roulent d'effroyables explosions qui vont se répercutant
encore d'écho en écho, s'affaiblissant peu à peu, pour revenir soudain
et éclater avec plus de violence.

Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la
fenêtre de sa chambre le spectacle du ciel convulsé. Il n'y a rien à
faire qu'à attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit
capté.

Tout à coup, après un crescendo de décharges électriques et de
roulements accompagnés d'éclairs prodigieux, en nappe et en zigzags, la
nature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le
calme se fit instantanément. Les héroïques ingénieurs et employés du
poste 28, à Amiens, venaient de réussir à _crever_ la tournade et à
canaliser le courant fou. Le sous-ingénieur en chef et treize hommes
succombaient victimes de leur dévouement, mais tout était fini, on
n'avait plus de désastres à craindre.

[Illustration: SURPRIS PAR L'OURAGAN.]

[Illustration: LES SAHARAS RENDUS A L'AGRICULTURE PAR LA REFONTE DES
CLIMATS]

Le danger avait disparu, mais non les dernières traces de la grande
perturbation. Sur la plaque du téléphonoscope de Georges Lorris, comme
sur tous les Télés de la région, passèrent avec une fabuleuse vitesse
des milliers d'images confuses et des sons apportés de partout
remplirent les maisons de rumeurs semblables au rugissement d'une
nouvelle et plus farouche tempête. Il est facile de se figurer cette
assourdissante rumeur, ce sont les bruits de la vie sur une surface de
1,600 lieues carrées, les bruits recueillis partout par l'ensemble des
appareils, condensés en un bruit général, reportés et rendus en bloc par
chacun de ces appareils avec une intensité effroyable!

[Illustration: «MADEMOISELLE!» CRIA GEORGES D'UNE VOIX FORTE.]

Au cours de la _tournade_, quelques graves désordres s'étaient
naturellement produits au poste central des Télés; sur les lignes, des
fils avaient été fondus et amalgamés. Ces petits accidents ne font
courir aucun danger à personne, à condition, bien entendu, que l'on ne
touche pas aux appareils. Georges Lorris, ayant pris un livre à
illustrations photographiques, s'installa patiemment dans un fauteuil
pour laisser finir la crise des Télés. Ce ne fut pas long. Au bout de
vingt minutes, la rumeur s'éteignit subitement. Le bureau central venait
d'établir un fil de fuite; mais, en attendant que les avaries fussent
réparées, ce qui allait demander encore au moins deux ou trois heures de
travaux, chaque appareil recevait au hasard une communication quelconque
qui ne pouvait s'interrompre avant que tout fût remis en ordre.

Et, dans la plaque du Télé, les figures, cessant de passer dans une
confusion falotte, se précisèrent peu à peu, le défilé se ralentit, puis
tout à coup une image nette et précise s'encadra dans l'appareil et ne
changea plus.

C'était une chambre au mobilier très simple, une petite chambre aux
boiseries claires, meublée seulement de quelques chaises et d'une table
chargée de livres et de cahiers, avec une corbeille à ouvrage devant la
cheminée. Réfugiée dans un angle, presque agenouillée, une jeune fille
semblait encore en proie à la plus profonde terreur. Elle avait les
mains sur les yeux et ne les retirait que pour les porter sur ses
oreilles dans un geste d'affolement.

Georges Lorris ne vit d'abord qu'une taille svelte et gracieuse, de
jolies mains délicates et de beaux cheveux blonds, un peu en désordre.
Il parla tout de suite pour tirer l'inconnue de sa prostration:

«Mademoiselle! mademoiselle!» fit-il assez doucement.

Mais la jeune fille, les mains sur les oreilles et la tête pleine encore
des terribles rumeurs qui venaient à peine de cesser, ne sembla point
entendre.

«Mademoiselle!» cria Georges d'une voix forte.

La jeune fille, tournant la tête sans baisser ses mains et sans bouger,
regarda, d'un air effaré, vers le Télé de sa chambre.

«Le danger est passé, mademoiselle; remettez-vous, reprit doucement
Georges; m'entendez-vous?»

Elle fit un signe de tête sans répondre autrement.

«Vous n'avez plus rien à craindre, la tournade est passée...

--Vous êtes sûr que cela ne va pas revenir? fit la jeune fille d'une
voix si tremblante que Georges Lorris comprit à peine.

--C'est tout à fait fini, tout est rentré dans l'ordre, on n'entend plus
rien de ce fracas de tout à l'heure qui semble vous avoir si fort
épouvantée...

--Ah! monsieur, comme j'ai eu peur, s'écria la jeune fille, osant à
peine se redresser; comme j'ai eu peur!

--Mais vous n'aviez pas vos pantoufles isolatrices! dit Georges, qui,
dans le mouvement que fit la jeune fille, s'aperçut qu'elle était
chaussée seulement de petits souliers.

--Non, répondit-elle, mes isolatrices sont dans une pièce au-dessous; je
n'ai pas osé aller les chercher...

[Illustration: Des sons apportés de partout remplirent les maisons.]

--Malheureuse enfant, mais vous pouviez être foudroyée si votre maison
s'était trouvée sur le passage direct du _courant fou_; ne commettez
jamais pareille imprudence! Les accidents aussi sérieux que cette
tournade sont rares, mais enfin il faut se tenir constamment sur ses
gardes et conserver à notre portée, contre les accidents, petits ou
grands, qui se peuvent produire, les préservatifs que la science nous
met entre les mains... ou aux pieds, contre les dangers qu'elle a
créés!...

--Elle eût mieux fait, la science, de ne pas tant multiplier les causes
de danger, fit la jeune fille avec une petite moue.

--Je vous avouerai que c'est mon avis! fit Georges Lorris en souriant.
Je vois, mademoiselle, que vous commencez à vous rassurer; allez, je
vous en prie, prendre vos pantoufles isolatrices.

--Il y a donc encore du danger?

--Non, mais cette bourrasque électrique a jeté partout un tel désordre
qu'il peut s'ensuivre quelques petits accidents consécutifs: fils
avariés, _poches_ ou dépôts d'électricité laissés par la tournade sur
quelques points, se vidant tout à coup, etc... La prudence est
indispensable pendant une heure ou deux encore...

--Je cours chercher mes isolatrices!» s'écria la jeune fille.

La jeune fille revint, au bout de deux minutes, chaussée de ses
pantoufles protectrices par-dessus ses petits souliers. Son premier
regard, en rentrant dans sa chambre, fut pour la plaque du Télé; elle
parut surprise d'y revoir encore Georges Lorris.

«Mademoiselle, dit celui-ci, qui comprit son étonnement, je dois vous
prévenir que la tournade a quelque peu embrouillé les Télés; au poste
central, pendant que l'on recherche les fuites, qu'on rétablit les fils
perdus, on a donné à tous les appareils, pendant les travaux, une
communication quelconque; ce ne sera pas bien long, tranquillisez-vous...
Permettez-moi de me présenter: Georges Lorris, de Paris..., ingénieur
comme tout le monde...

--Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station (Suisse), ingénieure aussi,
ou du moins presque, car mon père, inspecteur des Phares alpins, me
destine à entrer dans son administration...

--Je suis heureux, mademoiselle, de cette communication de hasard qui
m'a permis au moins de vous rassurer un peu, car vous avez eu
grand'peur, n'est-ce pas?

--Oh oui! Je suis seule à la maison, avec Grettly, notre bonne, encore
plus peureuse que moi... Elle est depuis deux heures dans un coin de la
cuisine, la tête sous un châle, et ne veut pas bouger... Mon père est en
tournée d'inspection et ma mère est partie par le tube de midi quinze
pour quelques achats à Paris... Pourvu, mon Dieu, qu'il ne leur soit pas
arrivé d'accident! Ma mère devait rentrer à cinq heures dix-sept, et il
est déjà sept heures trente-cinq...

--Mademoiselle, les tubes ont supprimé tout départ pendant l'ouragan
électrique; mais les trains en retard vont partir, et madame votre mère
ne sera certainement pas bien longtemps à rentrer...»

Mlle Estelle Lacombe semblait encore à peine rassurée, le moindre bruit
la faisait tressaillir, et de temps en temps elle allait regarder le
ciel avec inquiétude à une fenêtre qui semblait donner sur une profonde
vallée alpestre. Georges Lorris, pour la tranquilliser, entra dans de
grandes explications sur les tournades, sur leurs causes, sur les
accidents qu'elles produisent, analogues parfois à ceux des tremblements
de terre naturels. Comme elle ne répondait rien et restait toujours pâle
et agitée, il parla longtemps et lui fit une véritable conférence, lui
démontrant que ces tournades devenaient de moins en moins fréquentes, en
raison des précautions minutieuses prises par le personnel électricien,
et de moins en moins terribles en leurs effets, grâce aux progrès de la
science, aux perfectionnements apportés tous les jours aux appareils de
captation des fuites de fluide.

[Illustration: LE PHARE DE LAUTERBRUNNEN.]

«Mais vous savez cela tout aussi bien que moi, puisque vous êtes
ingénieure comme moi, fit-il, s'arrêtant enfin dans ses discours, qui
lui semblaient quelque peu entachés de pédanterie.

--Mais non, monsieur, j'ai encore un dernier examen à passer avant
d'obtenir mon brevet et... faut-il vous l'avouer, j'ai déjà été retoquée
deux fois. Je continue à suivre par phonographe les cours de
l'Université de Zurich, je me prépare à me représenter une troisième
fois, et je travaille, et je pâlis sur mes cahiers, mais sans avancer
beaucoup, il me semble... Hélas! je ne mords pas très facilement à tout
cela, et il me faut mon grade pour entrer dans l'administration des
Phares alpins, comme mon père... C'est ma carrière qui est en jeu!...
Pourtant, j'ai très bien compris ce que vous m'avez dit; je vais prendre
quelques notes, pendant que c'est encore frais, car demain tout sera un
peu brouillé dans ma tête!»

Pendant que la jeune fille, un peu rassurée, cherchait dans
l'amoncellement de livres, de cahiers, de clichés phonographiques qui
couvrait sa table de travail et griffonnait quelques lignes sur un
carnet, Georges Lorris la regardait et ne pouvait s'empêcher de
remarquer la grâce de ses attitudes et l'élégance naturelle de toute sa
personne, dans sa toilette d'un goût simple et modeste. Quand elle
relevait la tête, il admirait la délicatesse et la régularité de ses
traits, la courbure gracieuse du nez, les yeux profonds et purs, et le
front large sur lequel de magnifiques torsades blondes faisaient comme
un casque d'or.

Estelle Lacombe était la fille unique d'un fonctionnaire de
l'administration des Phares alpins de la section helvétique. Depuis le
grand essor de la navigation aérienne, il a fallu éclairer à des
altitudes différentes nos montagnes, nos alpes diverses et les signaler
aux navigateurs de l'atmosphère. Nos monts d'Auvergne, la chaîne des
Pyrénées, le massif des Alpes, ont ainsi à différentes hauteurs des
séries de phares et de feux. L'altitude de 500 mètres est indiquée
partout par des feux de couleur, espacés de kilomètre en kilomètre; il
en est de même pour les altitudes supérieures, de 500 mètres en 500
mètres; des phares tournants signalent les cols, les passages et les
ouvertures de vallées; enfin, plus haut, sur tous les pics et toutes les
pointes étincellent des phares de première classe, brillantes étoiles
perdues dans la pâle région des neiges et que l'homme des plaines
confond parmi les constellations célestes.

M. Lacombe, inspecteur régional des phares alpins, habitait depuis huit
ans Lauterbrunnen-Station, un joli chalet établi au sommet de la montée
de Lauterbrunnen, sur le côté du phare, à 1,000 mètres au-dessus de la
belle vallée, juste en face de la cascade du Staubach. Ingénieur d'un
certain mérite et fonctionnaire consciencieux, M. Lacombe était fort
occupé. Toutes ses journées et souvent ses soirées étaient prises par
ses tournées d'inspection, ses rapports, ses surveillances de travaux
aux phares de sa région. Mme Lacombe, Parisienne de naissance, assez
mondaine avant son mariage, se considérait comme en exil dans ce
magnifique site de Lauterbrunnen-Station, où s'était fondé, à 1,000
mètres au-dessus de l'ancien Lauterbrunnen, un village neuf, avec annexe
aérienne pour les cures d'air, c'est-à-dire un casino ascendant à 700 ou
800 mètres plus haut l'après-midi et redescendant ensuite après le
coucher du soleil.

[Illustration: GRETTLY EST DEPUIS DEUX HEURES LA TÊTE SOUS UN CHALE DANS
UN COIN.]

A Lauterbrunnen-Station, pendant l'été, dans ce chalet suspendu comme un
balcon au flanc de la montagne, l'hiver dans un chalet aussi confortable
en bas, à Interlaken, Mme Lacombe s'ennuyait et regrettait l'immense et
tumultueux Paris.

[Illustration: LAUTERBRUNNEN-STATION.]

Pourtant, les distractions ne manquaient pas. Il passait chaque jour un
nombre considérable d'aéronefs ou de yachts; le véloce aérien
_London-Roma-Cairo_, passant quatre fois par vingt-quatre heures,
déposait toujours quelques voyageurs faisant leur petit tour d'Europe;
de plus, le casino aérien de Lauterbrunnen, très fréquenté pendant les
mois d'été, donnait chaque semaine à ses malades une grande fête et
chaque soir un concert ou une représentation dramatique par Télé. Mme
Lacombe s'ennuyait cependant et saisissait toutes les occasions et
prétextes possibles pour reprendre l'air de son cher Paris.

[Illustration: LES TUBES (VUE PRISE EN AERONEF A 700 MÈTRES).]

Fatiguée de ne participer que par Télé aux petites réunions chez ses
amies restées Parisiennes, elle prenait, de temps en temps, le train du
tube électro-pneumatique ou le véloce aérien pour se retrouver une
après-midi dans le mouvement mondain, pour se montrer à quelques six
o'clock élégants, où, tout en prenant les anti-anémiques à la mode, on
passe en revue tous les petits potins du jour, on s'imprègne de toutes
les médisances et calomnies qui sont dans l'air. Ou bien Mme Lacombe
s'en allait un peu boursicoter, tâcher de mettre à flot son budget trop
souvent chargé d'excédents de dépenses, par quelques bénéfices réalisés
à la Bourse. L'agente de change qui la guidait se trompait souvent et le
budget de ménage s'équilibrait à grand'peine. M. Lacombe n'avait pour
tout revenu que ses appointements, 35,000 francs et le logement, juste
de quoi vivoter à la campagne, en se contraignant à une sévère économie.
Dure nécessité, d'autant plus que Mme Lacombe aimait aussi à magasiner,
et qu'au lieu de se faire montrer par Télé, sans se déranger, les
étoffes ou les confections dont elle et sa fille pouvaient avoir besoin,
elle préférait courir les grands magasins de Paris et vite filer en tube
ou en véloce aérien pour la moindre occasion, pour une idée de ruban qui
lui passait par la tête.

Cette modeste situation se fût améliorée si Mme Lacombe avait eu ses
brevets. Par malheur, au temps de sa jeunesse, en 1930, les exigences de
la vie étant moindres, son éducation avait été négligée. Elle n'était
pas ingénieure; ne possédant que ses diplômes de bachelière ès lettres
et ès sciences, elle n'avait pu entrer dans les Phares avec son mari.

[Illustration: LES COURS PAR TÉLÉPHONOSCOPE.]

Trop bien éclairé sur les difficultés de la vie, M. Lacombe avait voulu
pour sa fille une instruction complète. Il la destinait à
l'administration. A vingt-quatre ans, lorsqu'elle aurait fini ses études
et serait pourvue de ses diplômes, elle entrerait comme ingénieure
surnuméraire à 6,000 francs, avec certitude d'arriver un jour, vers la
quarantaine, à l'inspectorat. Alors, qu'elle restât célibataire ou
qu'elle épousât un fonctionnaire comme elle, sa vie était assurée.

Estelle, depuis l'âge de douze ans, suivait les cours de l'Institut de
Zurich, sans quitter sa famille, uniquement par Télé. Précieux avantage
pour les familles éloignées de tout centre, qui ne sont plus forcées
d'interner leurs enfants dans les lycées ou collèges régionaux. Estelle
avait donc fait toutes ses classes par Télé, sans sortir de chez elle,
sans bouger de Lauterbrunnen. Elle suivait aussi de la même façon les
cours de l'École centrale d'électricité de Paris et prenait, en outre,
des répétitions par phonogrammes de quelques maîtres renommés.

Par malheur, elle n'avait pu passer ses examens par Télé, les règlements
surannés s'y opposant, et, devant les maîtres examinateurs, une timidité
qu'elle tenait un peu de son père lui avait nui.

[Illustration: LES PANTOUFLES ISOLATRICES.]



[Illustration: DANS L'OUEST S'AVANÇAIT UN GIGANTESQUE AÉRO-PAQUEBOT.]

III

Les tourments d'une aspirante ingénieure.--Les cours par Télé.--Une
fidèle cliente de Babel-Magasins.--L'ahurie Grettly circulant parmi
les engins.--Le Téléjournal.


Maintenant que la jeune fille était à peu près rassurée, Georges Lorris
aurait très bien pu prendre congé; mais, sans chercher à se rendre
compte des motifs qui le retenaient, il resta près du Télé à causer avec
elle. Ils parlaient sciences appliquées, instruction, électricité,
morale nouvelle et politique scientifique... Estelle Lacombe, quand elle
sut que le hasard l'avait mise en présence téléphonoscopique du fils de
ce grand Philox, prit naïvement devant Georges une attitude d'élève, ce
qui fit bien rire le jeune homme.

«Je suis le fils de l'illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je
ne suis moi-même qu'un bien pauvre disciple; et, puisque vous voulez
bien me faire confidence de vos insuccès, sachez donc que tout à
l'heure, au moment où la tournade éclata, mon père était en train de
m'administrer ce qui s'appelle un _rebrousse-fil_ de vraiment premier
ordre, c'est-à-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon
insuffisance scientifique... et c'était mérité, trop mérité, je le
reconnais!...

--Oh! non, non; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse
scientifique, pour moi c'est encore la force, la force écrasante... Ah!
si je pouvais arriver seulement au premier grade d'ingénieure!

--Vous vous empresseriez de dire: ouf! et de laisser là vos livres,» dit
Georges en riant.

La jeune fille sourit sans répondre et remua machinalement la montagne
de cahiers et de livres qui couvrait son bureau.

«Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns
de mes cahiers et les phonogrammes de quelques conférences de mon père
aux ingénieurs de son laboratoire...

--Que de remerciements, monsieur!..... J'essayerai de comprendre, je
ferai tous mes efforts...»

Brusquement une sonnerie tinta et le Télé s'obscurcit. L'image de la
jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste
central des Télés, les avaries causées par la tournade étant réparées,
le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire
cessait partout.

Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulé vite pendant
sa conversation et que l'heure de se rendre au laboratoire était
arrivée. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s'ouvrit
d'elle-même, un ascenseur parut; il se jeta dedans et fut transporté en
un quart de minute à l'embarcadère supérieur, un très haut belvédère sur
le toit, abritant l'entrée principale de la maison.

La loge du concierge, placée maintenant, dans toutes les habitations, en
raison de la circulation aérienne, à la porte supérieure, sur la
plate-forme embarcadère, était, chez Philox Lorris, remplacée, ainsi que
le concierge lui-même, par un poste électrique où tous les services se
trouvaient assurés par un système de boutons à presser.

[Illustration: UN AÉROCAB SORTIT DE LA REMISE AÉRIENNE.]

Un aérocab, sorti tout seul de la remise aérienne et filant sur une
tringle de fer, attendait déjà Georges à l'embarcadère. Le jeune homme,
avant de sauter dedans, jeta un regard sur l'immense Paris étendu devant
lui dans la vallée de la Seine, à perte de vue, jusque vers
Fontainebleau rattrapé par le faubourg du Sud. La vie aérienne suspendue
pendant l'ouragan électrique reprenait son cours; le ciel était sillonné
déjà de véhicules de toutes sortes, aéronefs-omnibus se suivant à la
file et cherchant à rattraper leur retard, aéroflèches des lignes de
province ou de l'étranger, lancées à toute vitesse, aérocabs, aérocars
fourmillant autour des stations de Tubes où les trains retenus devaient
se suivre presque sans intervalles. Dans l'Ouest s'avançait
majestueusement, estompé dans la brume lointaine, un gigantesque
aéro-paquebot de l'Amérique du Sud qui avait failli se trouver pris dans
la tournade et ajouter un chapitre de plus à l'histoire des grands
sinistres.

«Allons travailler!» dit enfin Georges en dégageant de sa tringle
l'aérocab, qui fila bientôt vers un des laboratoires Philox Lorris,
établis avec les usines d'essai, sur un terrain de 40 hectares dans la
plaine de Gonesse.

Pendant ce temps, à Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurée
seule, laissait bien vite ses cahiers et courait à sa fenêtre pour
interroger anxieusement l'horizon. Pendant l'ouragan, n'était-il rien
arrivé à sa mère dans sa course à Paris, ou à son père dans sa tournée
d'inspection? Tout était tranquille dans la montagne; le Casino aérien,
redescendu à Lauterbrunnen-Station au premier signal d'alarme, remontait
doucement aux couches supérieures, pour donner à ses hôtes le spectacle
du coucher du soleil derrière les cimes neigeuses de l'Oberland.

Estelle ne resta pas longtemps dans l'inquiétude: un aérocab venant
d'Interlaken parut tout à coup, et la jeune fille, avec le secours d'une
lorgnette, reconnut sa mère penchée à la portière et pressant le
mécanicien. Mais aussitôt une sonnerie du Télé fit retourner Estelle,
qui jeta un cri de joie en reconnaissant son père sur la plaque.

M. Lacombe, dans une logette de phare, de l'air d'un homme très pressé,
se hâta de parler:

«Eh bien! fillette, tout s'est bien passé? Rien de cassé par cette
diablesse de tournade, hein? Heureux! Je t'embrasse! J'étais inquiet...
Où est maman?

--Maman revient! Elle arrive de Paris...

--Encore! fit M. Lacombe. A Paris! pendant cette tourmente! Quelle
inquiétude, si j'avais su!

--La voici...

--Je n'ai pas le temps! Gronde-la pour moi! Je suis resté en panne
pendant la tournade au phare 189, à Bellinzona; je serai à la maison
vers neuf heures; ne m'attendez pas pour dîner...»

Drinn! Il avait déjà disparu. Au même moment, Mme Lacombe mettait le
pied sur le balcon et payait précipitamment son aérocab. La porte du
balcon s'ouvrit et la bonne dame, chargée de paquets, s'écroula dans un
fauteuil.

«Ouf! ma chérie, comme j'ai eu peur! Tu sais que j'ai vu plusieurs
accidents...

--Je viens de communiquer avec papa, répondit Estelle en embrassant sa
mère; il est au 189, à Bellinzona; il va bien, pas d'accident... Et toi,
maman?

[Illustration: MONDAINE PAR TÉLÉ.]

--Oh! moi, mon enfant, je suis mourante! Quelle tempête! Quelle affreuse
tournade! Tu verras les détails dans le Téléjournal de ce soir... C'est
effrayant! Tu sais que, tout bien réfléchi, je n'ai pas changé le
chapeau rose... Figure-toi que j'étais à Babel-Magasins quand elle a
éclaté, cette tournade; j'y suis restée trois heures, affolée, mon
enfant, littéralement affolée!... J'en ai profité pour voir ce qu'ils
avaient de nouveau dans les demi-soies à 14 fr. 50... Il est tombé
devant Babel-Magasins des débris d'aéronefs, il y a eu tant
d'accidents!... Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou
collerettes, j'ai trouvé quelque chose de délicieux... et de très
avantageux!... Oui, mon enfant, j'ai vu, de mes yeux vu, de la
plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d'aéronefs au milieu des
éclairs quand le fluide a passé... Ce fut horrible... Voyons, n'ai-je
pas oublié quelque paquet? Non, tout est bien là... Et j'étais inquiète,
ma pauvre chérie; je me suis précipitée dans la salle des Télés dès que
je l'ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais
les Télés étaient détraqués... Quelle administration! Quelle mécanique
ridicule! Et on appelle ça la science! J'arrive, je veux prendre une
communication. Drinn! J'aperçois un intérieur de caserne avec un major
en train de faire la théorie des pompes à mitraille à ses hommes... Oh!
je suis ferrée là-dessus maintenant... et des jurons, mon enfant, des
jurons affreux, parce qu'il y avait un des hommes... une espèce de
moule...--bon, voilà que je parle comme le major maintenant!--qui ne
saisissait pas le mécanisme... Oh! dans les vingt-quatre Télés du
magasin, rien que des scènes semblables, des communications qu'on ne
pouvait pas couper... Quelle administration!

[Illustration: EMPLETTES PAR TÉLÉ.]

--Oui, je sais, dit Estelle; on a donné provisoirement, pendant le
travail nécessité par les avaries, une communication quelconque à tous
les abonnés.

--Et ici, mon enfant, j'espère que tu n'es pas tombée sur une
communication désagréable.

--Non, maman, au contraire!... C'est-à-dire, fit Estelle en rougissant,
que nous avions communication avec un jeune homme très comme il faut...»

[Illustration: ON RESPIRE LA FRAICHEUR DU SOIR]

--A ces mots, Mme Lacombe sursauta.

«Un jeune homme, parle, tu m'inquiètes! Mon Dieu! quelle administration
ridicule que celle des Télés! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs
erreurs ou leurs accidents! On voit bien que leurs employées sont de
jeunes linottes qui ne songent qu'à bavarder, à médire, à se moquer des
abonnés, à rire des petits secrets qu'elles peuvent surprendre!... Un
jeune homme!... Oh! je me plaindrai!

--Attends, maman!... c'était le fils de Philox Lorris!

--Le fils de Philox Lorris! s'écria Mme Lacombe; tu ne t'es pas sauvée,
n'est-ce pas? tu lui as parlé?

--Oui, maman.

--J'aurais mieux aimé le grand Philox Lorris lui-même; mais enfin
j'espère que tu n'as pas baissé la tête comme une petite sotte, ainsi
que tu le fais devant ces messieurs des examens?

[Illustration: Mme LACOMBE METTAIT LE PIED SUR LE BALCON.]

--J'avais très peur, maman, la tournade m'avait terrifiée... il m'a
rassurée...

--Je suppose que tu as montré pourtant, par quelques mots spirituels,
mais techniques, sur la tournade électrique, que tu étais ferrée sur tes
sciences, que tu avais tes diplômes...

--Je ne sais trop ce que j'ai pu dire... mais ce monsieur a été très
aimable; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m'envoyer
des notes, des phonogrammes de conférences de son père.

--De son père! de l'illustre Philox Lorris! Quelle heureuse chance! Ces
Télés ont quelquefois du bon avec leurs erreurs... je le reconnais tout
de même... Il t'enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de
remerciements, je parlerai de ton père qui croupit dans un poste
secondaire aux Phares alpins... J'obtiendrai une recommandation du grand
Philox Lorris et ton père aura de l'avancement... Je me charge de tout,
embrasse-moi!»

Drinn! Drinn! C'était le Télé. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe.

«Ta mère est revenue! Ah! bon, te voilà, Aurélie? J'étais inquiet; au
revoir, très pressé; ne m'attendez pas pour dîner, je serai ici à neuf
heures et demie...»

Drinn! Drinn! M. Lacombe avait disparu.

Nous ne savons si l'incident amené par la tournade troubla le sommeil
d'Estelle, mais sa mère fit, cette nuit-là, de beaux rêves où MM. Philox
Lorris père et fils tenaient une place importante. Mme Lacombe était en
train, aussitôt levée, de se faire encore une fois raconter par sa fille
les détails de sa conversation de la veille avec le fils du grand Philox
Lorris, lorsque l'aéro-galère du tube amenant des touristes d'Interlaken
apporta un colis tubal adressé de Paris à Mlle Estelle Lacombe.

Il contenait une vingtaine de phonogrammes de conférences de Philox et
de leçons d'un maître célèbre qui avait été le professeur de Georges
Lorris. Le jeune homme avait tenu sa promesse.

«Je vais prendre le tube de midi pour faire une petite visite à Philox
Lorris! s'écria Mme Lacombe joyeuse. C'est mon rêve qui se réalise, j'ai
rêvé que j'allais voir le grand inventeur, qu'il me promenait dans son
laboratoire en me donnant gracieusement toutes sortes d'explications, et
qu'enfin il m'amenait devant sa dernière invention, une machine très
compliquée... «Ça, madame, me disait-il, c'est un appareil à élever
électriquement les appointements; permettez-moi de vous en faire hommage
pour monsieur votre mari...»

--Toujours ton dada! fit M. Lacombe en riant.

--Crois-tu qu'il soit agréable de vivre de privations de chapeaux roses
comme j'en ai vu un hier à Babel-Magasins?... Je vais l'acheter en
passant pour aller chez Philox Lorris!

--Du tout, je m'y oppose formellement, dit M. Lacombe, pas au chapeau
rose, tu le feras venir si tu veux, mais à la visite chez Philox
Lorris... Attendons un peu; quand Estelle passera son examen, si, grâce
aux leçons envoyées par M. Lorris, elle obtient son grade d'ingénieure,
il sera temps de songer à une petite visite de remerciement... par
Télé... pour ne pas importuner.

--Tiens, tu n'arriveras jamais à rien!» déclara Mme Lacombe.

[Illustration: PETITES OPÉRATIONS DE BOURSE.]

[Illustration: M. LACOMBE, INSPECTEUR DES PHARES ALPINS.]

L'entrée de la servante Grettly apportant le déjeuner coupa court au
sermon que Mme Lacombe se préparait, suivant une habitude quotidienne, à
servir à son mari avant son départ pour son bureau. La pauvre servante,
à peine remise de sa frayeur de la veille, vivait dans un état
d'ahurissement perpétuel. Dans nos villes, les braves gens de la
campagne, fils de la terre ne connaissant que la terre, cervelles dures,
réfractaires aux idées scientifiques, les ignorants contraints d'évoluer
dans une civilisation extraordinairement compliquée qui exige de tous
une telle somme de connaissances, vont ainsi perpétuellement de la
stupéfaction à la frayeur. Tourmentés, effarés, ces enfants de la simple
nature ne cherchent pas à comprendre cette machinerie fantastique de la
vie des villes; ils ne songent qu'à se garer et à regagner le plus vite
possible leur trou au fond d'un hameau encore oublié par le progrès.
L'ahurie Grettly, une épaisse et lourde campagnarde à tresses en
filasse, vivait ainsi dans une terreur de tous les instants, ne
comprenant rien à rien, se rencognant le plus possible dans sa cuisine
et n'osant toucher à aucun de tous ces appareils, de toutes ces
inventions qui font de l'électricité domptée l'humble servante de
l'homme. Comme elle cassa une ou deux tasses en circulant autour de la
table, le plus loin possible des appareils divers, dans sa peur de
frôler en passant les boutons électriques ou le Téléjournal, gazette
phonographique du soir et du matin, ce fut sur elle que tombèrent les
flots d'éloquence indignée de Mme Lacombe.

[Illustration: LA FAMILLE LACOMBE A TABLE.]

Puis, sur une pression de M. Lacombe, pour achever la diversion, le
Téléjournal fonctionna et l'appareil commença le bulletin politique dont
M. Lacombe aimait à accompagner son café au lait.

«Si tout porte à croire que les difficultés pendantes pour la
liquidation des anciens emprunts de la république de Costa-Rica ne
pourront se résoudre diplomatiquement et que Bellone seule parviendra à
tirer au clair ces comptes embrouillés, nous devons, au contraire,
constater que notre politique intérieure est tout à l'apaisement et à la
concorde.

«Grâce à l'entrée dans la combinaison, avec le portefeuille de
l'Intérieur, de Mme Louise Muche (de la Seine), leader du parti féminin
qui apporte l'appoint des 45 voix féminines de la Chambre, le ministère
de la conciliation est sûr d'une importante majorité...»

Dans l'après-midi de ce jour, comme Estelle était plongée dans les
leçons de Philox Lorris,--sans y trouver beaucoup d'agrément d'ailleurs,
cela se voyait à la manière dont elle pressait son front dans sa main
gauche pendant qu'elle essayait de prendre des notes--la sonnerie du
Télé, retentissant à son oreille, la tira soudain de cette pénible
occupation.

Son phonographe était en train de débiter une conférence de Philox
Lorris; la voix nette du savant expliquait avec de longs développements
ses expériences sur l'accélération et l'amélioration des cultures par
l'électrisation des champs ensemencés. Estelle mit l'appareil au cran
d'arrêt et coupa le discours juste au milieu d'un calcul. Elle courut au
Télé et ce fut le fils de Philox qui se montra.

Georges Lorris, debout devant son appareil personnel, là-bas à Paris,
s'inclina devant la jeune fille.

«Puis-je vous demander, mademoiselle, dit-il, si vous êtes complètement
remise de la petite secousse d'hier? Je vous ai vue si effrayée...

--Vous êtes trop bon, monsieur, répondit Estelle rougissant un peu; je
conviens que je ne me suis pas montrée très brave hier, mais, grâce à
vous, ma peur s'est vite dissipée... Je vous dois bien d'autres
remerciements: j'ai reçu les phonogrammes et, vous le voyez, j'étais en
train de...

--De subir une petite conférence de mon père, acheva Georges en riant;
je vous souhaite bon courage, mademoiselle...»

[Illustration: PAS DE DIPLOMES.]



[Illustration: L'APPORT DES ANCÊTRES]

IV

Comment le grand Philox Lorris reçoit ses visiteurs.--Mlle Lacombe rate
une fois de plus ses examens.--Demande en mariage inattendue.--Les
théories de Philox Lorris sur l'atavisme.--La doctoresse Sophie Bardoz
et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.


Tantôt pour se rendre compte des progrès d'Estelle Lacombe, ou pour
lui envoyer de nouveaux phonogrammes pédagogiques, tantôt pour prendre
des nouvelles de sa santé et de celle de madame sa mère, Georges
Lorris prit assez souvent communication par Télé avec le chalet de
Lauterbrunnen-Station. Ce devint peu à peu pour lui une douce habitude;
il lui fallut bientôt, toutes les après-midi, comme compensation à ses
heures d'étude et de travail au laboratoire, une causerie de quelques
minutes avec l'élève ingénieure de là-bas.

Estelle faisait de notables progrès grâce à ses conseils et à tous les
documents qu'il lui envoyait. Pour Estelle, le fils de Philox Lorris,
que son père, sévère et difficile, traitait sans façon de _mazette
scientifique_, était un géant de science. D'ailleurs, quand une
question embarrassait la jeune fille, Georges Lorris, muni d'un petit
phonographe, trouvait le moyen, dans le cours de la conversation à
table, d'amener son père à résoudre cette question et le phonogramme
obtenu par surprise partait pour Lauterbrunnen-Station.

Malgré l'opposition de son mari, Mme Lacombe, entre deux courses à la
Bourse des dames, où elle venait de réaliser 2,000 francs de bénéfices,
et aux Babel-Magasins, où elle en avait dépensé 2,005 pour quelques
achats _indispensables_, s'en vint, un jour, faire visite à M. Philox
Lorris, sous prétexte de lui apporter ses remerciements.

Sous la loggia d'attente, au débarcadère aérien, elle trouva une série
de timbres avec tous les noms des habitants de la maison: M. Philox
Lorris, Madame, M. Georges Lorris, M. Sulfatin, secrétaire général
particulier de M. Philox Lorris, etc. Elle remarqua, tout en admirant
l'installation, que ces noms n'étaient pas, comme d'usage, suivis de la
mention: _sorti_, ou _à la maison_ ou _empêché_, ce qui fait gagner du
temps aux visiteurs et supprime des démarches inutiles.

«C'est que ce n'est plus distingué, se dit-elle, c'est devenu bourgeois
et commun, je ferai supprimer cela aussi chez nous.»

La bonne dame appuya sur le timbre du maître de la maison, et aussitôt
la porte s'ouvrit; elle n'eut qu'à entrer dans un ascenseur qui se
présenta devant la porte et à descendre lorsque l'ascenseur s'arrêta.
Une autre porte s'ouvrit d'elle-même, et elle se trouva dans une grande
pièce aux lambris garnis du haut en bas de grandes épures coloriées ou
de photographies d'appareils extrêmement compliqués. Au milieu se
trouvait une grande table entourée de quelques fauteuils. Mme Lacombe
n'avait encore vu personne, aucun serviteur ne s'était présenté.
Étonnée, elle prit un fauteuil et attendit.

«Que désirez-vous?» dit une voix comme elle commençait à s'impatienter.

C'était un phonographe occupant le milieu de la table qui parlait.

«Veuillez me dire votre nom et l'objet de votre visite?» ajouta le
phonographe.

C'était la voix de Philox Lorris, Mme Lacombe la connaissait par les
phonogrammes de conférences envoyés à Estelle. Elle fut interloquée par
cette façon de recevoir les visiteurs.

[Illustration: D'EXAMENS EN EXAMENS]

«En voilà un sans-gêne, par exemple! s'écria-t-elle; ne pas daigner
se déranger soi-même, faire recevoir par un phonographe les gens qui
ont pris la peine de se déranger en personne... je trouve cela un peu
faible comme politesse. Enfin!

--Je suis en Écosse, très occupé par une importante affaire, poursuivit
le phonographe, mais ayez l'obligeance de parler...»

[Illustration: VISITE DE Mme LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.]

Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris était toujours en Écosse ou
ailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui
transmettait dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui
plaisait de le recevoir, il pressait un bouton, le phonographe de la
salle de réception invitait l'arrivant à prendre telle porte, tel
ascenseur et ensuite tel couloir et encore telle porte qui s'ouvrirait
d'elle-même.

«Je suis Mme Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a
chargée de vous présenter tous ses remerciements... de vifs
remerciements...»

Mme Lacombe balbutiait; la chère dame, pourtant bien rarement prise à
court, ne trouvait plus rien à dire à ce phonographe. Elle se proposait
de gagner Philox Lorris par ses manières élégantes, par le charme de sa
conversation, mais elle n'était pas préparée à cette entrevue avec un
phono.

[Illustration: «CONTINUEZ, J'ÉCOUTE!» DIT LE PHONOGRAPHE.]

«Oui, vous êtes en Écosse comme moi, je m'en doute! dit-elle en se
levant fortement dépitée; vous êtes un ours, monsieur, je l'avais déjà
entendu dire et je m'en aperçois, un triple ours et un impoli, avec
votre phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer
avec votre machine...

--Continuez, j'écoute! dit le phonographe.

--Il écoute! fit Mme Lacombe, on n'a pas idée de ça; croyez-vous que
j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la
conversation avec vous, monsieur le phonographe? Tu peux écouter, mon
bonhomme! Je m'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours; mais son fils,
M. Georges Lorris, est un charmant garçon qui ne lui ressemble guère
heureusement!... Il doit tenir ça de sa maman; la pauvre dame n'a sans
doute pas beaucoup d'agrément avec son savant de mari; j'ai entendu
vaguement parler de bisbilles de ménage... Évidemment, avec ses
phonographes, c'est cet ours de mari qui avait tous les torts.

--C'est tout? dit le phonographe; c'est très bien, j'ai enregistré...

[Illustration: «AH! MON DIEU!... IL A MON PORTRAIT MAINTENANT!»]

--Ah! mon Dieu! s'écria Mme Lacombe soudain effrayée, il a enregistré;
Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en même temps il
enregistrait! Ce phonographe va répéter ce que j'ai dit! C'est une
trahison!... Mon Dieu, que faire? Comment effacer? Oh! l'abominable
machine! Comment la tromper?... Aoh! je volais vous dire... Je suis une
dame anglaise, mistress Arabella Hogson, de Birmingham, venue pour
apporter un témoignage d'admiration à l'illustre Philox Lorris...»

Mme Lacombe fouilla fébrilement dans le petit sac qu'elle tenait à la
main, elle en tira une tapisserie de pantoufles qu'elle venait d'acheter
pour M. Lacombe et la déposa sur le phonographe.

«Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodées moi-même pour le
grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon Dieu,
fit-elle, en voilà bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono,
le visiteur est photographié! Il a mon portrait maintenant... Tant pis,
je me sauve!»

Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.

«J'allais mettre le comble à mon impolitesse, partir sans prendre congé;
que penserait-on de moi?... Heureuse et fière d'avoir eu un instant de
conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgré les interruptions
d'une dame anglaise très ennuyeuse, son humble servante met toutes ses
civilités aux pieds du grand homme! prononça-t-elle en se penchant vers
le phonographe.

--J'ai bien l'honneur de vous saluer,» répondit l'appareil.

Mme Lacombe, bien qu'elle ne se démontât pas facilement, rentra tout
émue à Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.

Quelque temps après, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention
du grade d'ingénieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait
bien préparée, bien ferrée sur toutes les parties du programme, grâce
aux conseils de Georges Lorris et à toutes les notes qu'il lui avait
communiquées. Elle partit donc avec tranquillité pour Zurich, se
présenta comme tous les candidats et candidates à l'Université et, forte
des bonnes notes obtenues à l'examen écrit, affronta l'examen oral sans
trop de battements de coeurs cette fois.

Aux premières questions tombant du haut des imposantes cravates blanches
de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de Mlle Estelle
l'abandonna tout à coup; elle rougit, pâlit, regarda en l'air, puis à
terre en hésitant... Enfin, par un violent effort de volonté, elle
parvint à retrouver assez de sang-froid pour répondre. Mais toutes ces
matières qu'elle avait étudiées avec tant de conscience se brouillaient
maintenant dans sa tête; elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant
si bien et répondit complètement de travers. Quelle catastrophe! le
fruit de tant de travail était perdu! Des zéros et des boules noires sur
toute la ligne, voilà ce qu'elle obtint à cet examen décisif.

Sa désolation fut grande; dans son trouble, elle oublia que sa mère,
certaine de son triomphe, devait la venir chercher à Zurich; elle prit
bien vite son aérocab et, à peine rentrée, courut se renfermer dans sa
chambre pour pleurer à l'aise, après avoir chargé le phonographe du
salon d'apprendre à ses parents son échec.

Elle était ainsi plongée dans son chagrin depuis une demi-heure, lorsque
la sonnerie d'appel du téléphonoscope retentit à son oreille. Elle mit
la main en hésitant sur le bouton d'arrêt.

«Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux; tant pis si ce sont des
amis qui viennent s'informer du résultat de mon examen, je ne reçois
pas, je les renvoie à maman.

--Allô! allô! Georges Lorris,» dit l'appareil.

Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.

«Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?...
Cet examen?

--Manqué! s'écria-t-elle, essayant de sourire, encore manqué!

--Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demandé des choses
extraordinaires?

--Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi!...
Les questions étaient difficiles, mais je pouvais répondre, je savais...
grâce à vous...

--Eh bien?

--Eh bien! ma déplorable timidité m'a perdue; devant mes juges, je me
suis troublée, embrouillée, j'ai tout confondu... et j'ai été écrasée
sous les boules noires...

[Illustration: ELLE RÉPONDIT COMPLÈTEMENT DE TRAVERS.]

--Ne pleurez pas, vous vous présenterez une autre fois et vous serez
plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je
ne puis vous voir pleurer!... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma
chère petite Estelle...

--Comment! ma chère petite Estelle? s'écria une voix derrière la jeune
fille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!»

C'était Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontré Estelle à Zurich, venait
de rentrer en proie aux plus vives inquiétudes et d'apprendre la triste
nouvelle par le phono du salon.

Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait Mme Lacombe,
ayant déjà eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer
avec elle.

«Madame, fit-il, je voyais Mlle Estelle si désolée de son échec,
j'essayais de la consoler, et la vive amitié que j'ai conçue pour elle
depuis l'heureux hasard... Enfin, elle pleurait, elle se lamentait, et
je ne pouvais voir couler ses larmes sans...

--Je vous suis très obligée, dit sèchement Mme Lacombe, nous avons subi
un petit échec, nous travaillerons et nous nous représenterons, voilà
tout... Je me charge de consoler ma fille moi-même... Monsieur, je vous
présente mes civilités...

--Madame! s'écria Georges Lorris, je vous en conjure, ne vous fâchez
pas... Un seul mot, je vous prie... j'ai l'honneur de vous demander la
main de Mlle Estelle!

--La main d'Estelle! s'écria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un
fauteuil.

--Si vous voulez bien me l'accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle
Estelle ne... Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les
circonstances... le chagrin de Mlle Estelle m'a tout à fait troublé. Je
vous en prie, Estelle, ne me découragez pas...

Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignité, je ferai part de votre demande
si honorable pour nous à mon mari, et M. Lacombe vous fera connaître sa
réponse; quant à moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est
acquis... et il compte!»

On voit, à cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris était un
homme de décision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune
velléité matrimoniale précise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai
plaisir à ces entrevues téléphonoscopiques avec la jeune étudiante, sans
chercher à se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver
l'habitude si douce. La vue des larmes d'Estelle lui avait subitement
révélé l'état de son coeur, et, sans hésiter, il avait pris la
résolution de lier sa vie à la sienne. Il avait vingt-sept ans, il était
libre de ses actes et il était plus que suffisamment riche pour deux.

Il ne se dissimulait pas que des difficultés pouvaient se présenter du
côté de sa famille à lui. Son père avait d'autres idées. Précisément, le
jour de la tournade, Philox Lorris lui avait développé son plan
matrimonial: _trouver une doctoresse pourvue des plus hauts diplômes,
une vraie cervelle scientifique, une femme sérieuse et assez mûre pour
avoir la tête débarrassée de tout vestige d'idée futile_... Georges
frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr...!
Rien que cette menace suffisait pour le décider à brusquer la situation.

Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dîner, Georges Lorris, arrivé
par le tube pneumatique d'Interlaken, débarqua d'aérocab à
Lauterbrunnen-Station presque en même temps que lui. Mme Lacombe avait à
peine eu le temps de prévenir son mari.

[Illustration: Mlle LA DOCTORESSE BARDOZ.]

«Mon ami, la journée est solennelle! avait-elle dit à son mari, en
prenant sa figure des grands jours; tu ne sais pas ce qui arrive à
Estelle? Prépare-toi à entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas
à deviner... Prépare-toi seulement...

--Je m'en doute, répondit M. Lacombe. J'ai demandé la communication pour
savoir le résultat de son examen, et vous ne m'avez pas répondu... Elle
est refusée, parbleu, encore refusée!

--Il s'agit bien de ces vétilles! fit Mme Lacombe avec un superbe
haussement d'épaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingénieure; non, elle
ne le sera pas! Voilà: on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai
dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espère que M. Lacombe ne dira pas
non!

--Mais qui?

[Illustration: LA SERVANTE GRETTLY.]

--Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s'appelle M. Georges Lorris,
fils unique de l'illustre Philox Lorris!»

M. Lacombe, à ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'était le coup
de théâtre que méditait Mme Lacombe. Contente de l'effet produit, elle
s'assit en face de son mari.

[Illustration: GRAND CHOIX D'AIEUX. QUELLE INFLUENCE ATAVIQUE VA
DOMINER?]

«Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, et
Estelle l'aime aussi.

--Tu rêves! Le fils de Philox Lorris! Songe à la distance qui existe
entre nous et le grand Philox Lorris!... entre notre situation modeste,
et...

--Modeste, j'en conviens, mais à qui la faute, monsieur?

[Illustration: GEORGES REMONTA EN AÉROCAB VERS ONZE HEURES.]

«Et puis assez de Philox, le grand Philox, l'illustre Philox, l'immense
et vertigineux Philox, ce n'est pas lui qu'Estelle épouse!... C'est un
jeune homme moins immense, mais plus aimable.

--Mais la dot? lui as-tu dit qu'Estelle...

--Une dot! Nous nous occupons bien de ces misères... Quel bourgeois tu
fais!»

L'arrivée de Georges Lorris interrompit l'entretien. Il n'était jamais
venu à Lauterbrunnen-Station. Jusqu'à présent, le jeune homme avait
communiqué avec le chalet Lacombe uniquement par Télé. Il était un peu
ému, il allait se trouver réellement en présence d'Estelle.
Qu'allait-elle dire? Il lui venait des craintes; si, par malheur, elle
n'avait pas le coeur libre, si elle allait le repousser!

Il fut bientôt rassuré. L'accueil de Mme Lacombe lui montra que tout
allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pâle
d'émotion, une douce pression de main fut la réponse à la question
muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme.

Il passa une soirée charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en
aérocab, vers onze heures, pour regagner le tube d'Interlaken, les
larges rayons de lumière électrique du phare éclairant fantastiquement
les montagnes, perçant l'obscurité des vallées et faisant étinceler
comme des escarboucles les énormes pics, et luire les glaciers ainsi que
des coulées de diamants, lui semblaient, comme des promesses d'avenir
lumineux, éclairer devant lui une longue existence de bonheur.

Bien entendu, Philox Lorris bondit de colère et d'étonnement, lorsque,
le lendemain matin, son fils lui fit part de sa détermination en
sollicitant son consentement. Philox eut un violent accès d'éloquence
rageuse. Eh quoi! son fils n'attendait pas qu'il lui eût découvert la
doctoresse en toutes sciences, la femme _scientifique_, la fiancée
sérieuse et mûre qu'il lui avait promise! Eh quoi! il allait déranger
tous ses plans, ruiner toutes ses espérances avec ce sot mariage...

«La sélection! la sélection! Tu méconnais la grande loi de la
sélection... Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que la science a donné
raison aux vieilles idées d'autrefois et reconnu que la sélection était
la base de toutes les aristocraties... En notre temps de démocratie à
outrance, on a tout de même été forcé d'en rabattre et de s'incliner
devant la force de la vérité... Mon garçon, les anciennes aristocraties
avaient raison de se montrer hostiles à la mésalliance!

«Il a bien fallu le reconnaître, oui, de toute évidence, les races de
rudes soldats et de fiers chevaliers des âges révolus, en
s'entre-croisant et s'alliant toujours entre elles, fortifiaient les
hautes qualités de vaillance qui les distinguaient et légitimaient leur
belle fierté, et aussi ces prétentions qu'on leur reproche à la
domination sur des sangs moins purs.

«Oui, la décadence a commencé, pour ces vieilles races, le jour où le
sang des fiers barons s'est mélangé avec le sang des enrichis, et ce
sont les mésalliances réitérées qui ont tué la noblesse! Démonstration
scientifique très facile: Prenons un descendant de Roland le paladin,
fils de trente générations de superbes chevaliers... Que ce fils des
preux épouse une fille de traitant, et voilà soudain cette crème du sang
des preux annihilée dans le fruit de cette union, noyée par un afflux de
sang très différent!... Voilà que, par l'atavisme, l'âme d'ancêtres
maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs
d'épiceries ou maltôtiers concussionnaires, va renaître dans le corps de
ce descendant du paladin Roland!... Que recouvrira maintenant le pennon
du paladin?... Allez-y voir! quelque chose de bon peut-être, quelque
chose de douteux ou de médiocre! Pauvre Roland, quelle grimace il fera
là-haut!... Vois-tu, on ne saurait trop se préoccuper de ces
questions... Il faut toujours songer à ses descendants et ne pas les
exposer à loger dans leurs corps des âmes dont on ne voudrait pas pour
soi... Nous sommes aujourd'hui, nous autres, une aristocratie,
l'aristocratie de la science! Songeons aussi à fonder, par une sélection
bien étudiée, une race vraiment supérieure! Je ne veux pas, dans ma
famille, de renaissances ancestrales désagréables. Je ne veux pas
m'exposer à voir renaître, dans un petit-fils à moi, Philox Lorris,
l'âme d'un grand-papa du côté maternel, qui aura été un brave homme
peut-être, mais un simple brave homme! Les recherches sur l'atavisme
l'ont établi, et la photographie, depuis un siècle, nous a fourni des
documents tout à fait probants quant aux ressemblances physiques:
l'enfant qui naît reproduit toujours un type familial plus ou moins
lointain--absolument et trait pour trait souvent--souvent aussi mélangé
de traits divers pris à plusieurs autres types dans l'une ou dans
l'autre famille!... Eh bien! il en est de même pour les qualités
intellectuelles: on les tient aussi d'un ancêtre ou de plusieurs... Il y
a comme un capital spirituel dans une race, réservoir pour la
descendance; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce
petit crâne qui naît... Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a
fait bonne mesure, tant pis si elle a été chiche; c'est au hasard de la
fourchette, tant pis si nous n'avons que des rogatons! dans tous les
cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassé par les ancêtres et
augmenté peu à peu par les générations!...

«C'est donc à nous de bien choisir nos alliances, pour apporter à notre
race un supplément de qualités, pour mettre nos descendants à même de
puiser dans un capital intellectuel plus considérable... Écoute, tu
connais les Bardoz; ce nom représente, du côté du père, trois
générations de mathématiciens des plus distingués; du côté de la mère,
un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du
génie, puisque c'est lui qui a inventé les tubes électriques
pneumatiques remplaçant les chemins de fer de nos ancêtres... Une belle
famille, n'est-ce pas? Eh bien! il y a une demoiselle Bardoz,
trente-neuf ans, doctoresse en médecine, doctoresse en droit,
archi-doctoresse ès sciences sociales, mathématicienne de premier ordre,
une des lumières de l'économie politique et en même temps brillante
sommité médicale! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation
indispensable à ta légèreté...»

[Illustration: RECHERCHES SUR L'ATAVISME.--LUTTE D'INFLUENCES
ANCESTRALES.]

Georges Lorris eut un geste d'effroi et tenta d'interrompre la
conférence de son père. Il entreprit un portrait d'Estelle Lacombe.

«Mlle Bardoz ne te plaît pas, continua Philox Lorris, sans faire
attention à l'interruption; soit, j'en ai une autre: Mlle Coupard, de la
Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus
remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe,
l'homme d'État de la Révolution de 1935, dictateur élu pendant trois
quinquennats consécutifs, petite-fille de l'illustre orateur, Léon
Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministères... Union de
la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles
ambitions sont permises à nos descendants... Arriver à prendre en mains
la direction des peuples, à influer sur les destinées de l'humanité par
la science ou la politique, voilà ce que nous pouvons rêver!...

--Voilà celle que j'épouserai, et pas d'autre, ni la sénatrice Coupard,
de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, déclara Georges, en mettant une
photographie d'Estelle entre les mains de son père: c'est Mlle Estelle
Lacombe, de Lauterbrunnen-Station... Elle n'est pas doctoresse ni femme
politique, mais...

[Illustration: LA SÉNATRICE COUPARD, DE LA SARTHE.]

--Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris; il est venu
l'autre jour une dame Lacombe, qui m'a dit un tas de choses que je n'ai
pas bien comprises, qui m'a traité d'ours, parlant à mon phonographe, et
qui, finalement, m'a fait hommage d'une paire de pantoufles brodées par
elle... Attends, mon appareil l'a photographiée comme tous les
visiteurs, pendant qu'elle exposait l'objet de sa visite... Tiens, la
voici; connais-tu cette dame?

--C'est la mère d'Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite
carte.

--Très bien, je m'explique tout; elle a même ajouté que tu étais un
aimable jeune homme... Je comprends sa préférence! Eh bien! je ne donne
pas mon consentement. Tu épouseras Mlle Bardoz!

--J'épouserai Mlle Estelle Lacombe!

--Voyons, épouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe!

--J'épouserai Mlle Estelle Lacombe.

--Va-t'en au diable!!!»

[Illustration: «C'EST LA MÈRE D'ESTELLE,» FIT GEORGES.]



[Illustration: LE VOYAGE DE NOCES DE PHILOX LORRIS.]

V

Séduisant programme de _Voyage de fiançailles_.--L'ingénieur médical
Sulfatin et son malade.--Tout aux affaires.--Le pauvre et fragile
animal humain d'aujourd'hui.


Georges Lorris n'était pas homme à se décourager pour un refus bien
prévu. Il renouvela tous les jours ses instances, subit tous les jours
un assaut de Philox Lorris, qui s'obstinait à lui jeter à la tête ces
deux séduisantes incarnations de la femme moderne, Mlles la sénatrice
Coupard, de la Sarthe, et la doctoresse Bardoz.

Cependant, Mme Philox Lorris, ayant vu la famille Lacombe et s'étant
trouvée tout de suite séduite par le charme d'Estelle, avait pris le
parti de son fils. Disons bien vite que, si sa petite enquête n'avait
pas tourné à l'avantage de la famille Lacombe, elle eût été désolée de
se trouver de l'avis de son grand homme de mari... pour la première
fois.

Il fallut quatre ou cinq mois de luttes intestines assez violentes et de
combats renouvelés chaque jour pour amener M. Philox Lorris à abandonner
Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, et à consentir enfin au _Voyage
de fiançailles_.

Le Voyage de fiançailles, sage coutume que nos aïeux n'ont pas connue, a
remplacé, depuis une trentaine d'années, le voyage de noces d'autrefois.
Ce voyage de noces, entrepris par les jeunes mariés de jadis après la
cérémonie et le repas traditionnels, ne pouvait servir à rien d'utile.
Il venait trop tard. Si les jeunes époux, tout à l'heure presque
inconnus l'un à l'autre, découvraient après la noce, dans ce long et
fatigant tête-à-tête du voyage, qu'ils s'étaient illusionnés
mutuellement et que leurs goûts, leurs idées, leurs caractères vrais ne
concordaient qu'imparfaitement, il n'y avait nul remède à ce douloureux
malentendu, nul autre que le divorce, et, quand on ne se décidait pas à
recourir à cette amputation qui ne pouvait se faire sans douleur ou tout
au moins sans dérangement, il fallait se résigner à porter toute la vie
la lourde chaîne des forçats du mariage.

[Illustration: FIANCÉS PARTANT POUR LE VOYAGE DE FIANÇAILLES.]

Aujourd'hui, quand un mariage est décidé, quand tout est arrangé,
contrat préparé, mais non signé, les futurs, après un petit lunch
réunissant seulement les plus proches parents, partent pour ce qu'on
appelle le Voyage de fiançailles, accompagnés seulement d'un oncle ou
d'un ami de bonne volonté. Ils vont, libres de toute crainte, avec leur
mentor discret, faire leur petit tour d'Europe ou d'Amérique, courant
les villes ou se portant, suivant leurs goûts, vers les curiosités
naturelles des lacs et des montagnes.

[Illustration: LA COURSE A L'ARGENT]

[Illustration: Chacun s'en va de son côté.]

Dans le tracas du voyage, des courses de montagne, des parties sur les
lacs ou des promenades aériennes, à l'hôtel, aux tables d'hôte, les
jeunes fiancés ont le temps et la facilité de s'étudier et de se bien
connaître.

[Illustration: L'ÉPREUVE A RÉVÉLÉ QUELQUES INCOMPATIBILITÉS.]

C'est alors, en ce quasi tête-à-tête de plusieurs semaines, que les
vrais caractères se révèlent, que les vraies qualités s'aperçoivent, que
les petits défauts se devinent et les grands aussi, quand il y en a. Et
alors, si l'épreuve a révélé aux fiancés quelques incompatibilités, on
ne s'obstine pas. Un seul mot de l'un d'eux en débarquant suffit--avec
une petite signification par huissier pour la régularité--et, sans
discussion, sans brouille, le projet d'union est abandonné, le contrat
préparé est déchiré et chacun s'en va de son côté, libre et tranquille,
soupirant largement, avec soulagement, avec le sentiment d'avoir échappé
à un grand danger, et prêt à recommencer l'épreuve avec un autre ou une
autre.

La statistique nous apprend que, l'an dernier, en 1954, en France,
22-1/2 pour 100 seulement des Voyages de fiançailles aboutirent au
résultat négatif, 77-1/2 ont fini par le mariage définitif. La morale a
gagné à ce changement de coutumes; grâce aux Voyages de fiançailles, le
chiffre des divorces a baissé considérablement.

«Soit, dit enfin Philox Lorris, fatigué de lutter et pris d'ailleurs par
les soucis d'une importante invention nouvelle; soit, faites toujours
votre Voyage de fiançailles, puisque tu le veux, mais rappelle-toi que
ça n'engage à rien... nous verrons après.»

Georges Lorris ne se fit pas répéter deux fois la permission; il courut
à Lauterbrunnen-Station et, les démarches nécessaires faites, les
arrangements pris, il fixa lui-même le jour du départ.

«Nous verrons après,» a murmuré Philox Lorris en donnant son
consentement, et un sourire sardonique a passé sur sa figure. Ce savant
pessimiste est persuadé--hélas! son expérience personnelle le lui a
donné à croire--qu'il n'y a pas d'affection qui résiste aux mille ennuis
du voyage en tête à tête, pour ces deux jeunes gens presque inconnus
encore l'un à l'autre. Il se rappelle son voyage de noces à lui, car, en
ce temps-là, l'usage n'était pas encore adopté de faire voyager les
fiancés. Il est revenu brouillé avec Mme Philox Lorris, après quinze
jours d'excursion seulement, mais trop tard pour s'en aller sans
cérémonie chacun de son côté, M. le maire et M. le curé y ayant passé.
En débarquant du tube, M. et Mme Philox Lorris mirent les avoués en
campagne pour obtenir le divorce par consentement mutuel. Mais cela
nécessitait une foule de pas et de démarches, de dérangements, de
rendez-vous chez les hommes de loi, de séances dans les greffes et chez
les juges, et le volcanique Philox, pressé par ses inventions et
découvertes, n'avait pas de temps à gâcher aussi absurdement.

Ayant terminé ses travaux de perfectionnement des appareils aviateurs,
il fondait d'immenses ateliers de construction d'aéronefs et
d'aéropaquebots en celluloïd rendu incombustible, avec membrure
d'aluminium, et jetait dans la circulation, avec un succès prodigieux,
l'_Aérofléchette_, qu'il avait inventée, ou plutôt dont il avait trouvé
le principe, étant encore sur les bancs des écoles, en se livrant, les
jours de congé, sur son aéroflèche de collégien, à de vertigineuses
courses de fond. Ce véhicule, d'une si parfaite sécurité et d'une si
facile manoeuvre qu'on peut sans danger le mettre entre les mains des
enfants pour leur faire donner leurs premiers coups d'aile, fit la
fortune non pas seulement de Philox Lorris, mais aussi d'une foule de
fabricants de tous pays, qui lancèrent aussitôt des quantités
d'appareils aviateurs à peu près semblables et quelque peu entachés de
contrefaçon.

Mais l'inventeur songeait à bien autre chose qu'à leur faire des procès.
Et le temps pour cela, grand Dieu! Philox Lorris, appliquant ses
facultés à des travaux d'un autre genre, était en train de monter une
grande affaire d'éditions phonographiques.

[Illustration: L'AÉROFLÉCHETTE: PREMIERS COUPS D'AILE.]

O Bibliophonophiles! vous les connaissez ces phono-livres Philox Lorris,
ces clichés de chevet si souvent écoutés, et que nous aimons tous à
reprendre aux bonnes soirées d'hiver, aux heures de repos comme aux
nuits d'insomnie! Tous les érudits gardent précieusement dans leurs
_Phonoclichothèques_ ces superbes éditions des chefs-d'oeuvre de toutes
les littératures, d'une diction admirable et pure, clichés avec tant de
perfection, d'après les auteurs eux-mêmes, pour les contemporains, ou,
pour les oeuvres d'autrefois, d'après les artistes, les conférenciers,
les _liseurs_ les plus célèbres. Philox lançait alors son _Histoire
universelle_ en douze clichés, sa célèbre _Anthologie poétique_ de dix
mille morceaux phonographiés, contenus en une boîte portée sur une
colonne antique et surmontée d'un buste d'Homère, de Dante, de Hugo ou
de Lamartine, au choix. Il lançait un _Grand Dictionnaire_
mécanico-phonographique, dont il se vendit trois millions d'exemplaires
en dix ans, et un _Manuel du bachot_ en quatre mille leçons
phonographiées, sans préjudice de sa bibliothèque de romans modernes,
clichés garantis trois mois pour la vente, ou servis à raison d'un
volume par jour aux abonnés, par la _Librairie phonographique_ qu'il
avait fondée en commandite.

Ainsi occupé, l'esprit accaparé par mille entreprises diverses en sus de
ses recherches et travaux en cours, Philox Lorris ne pouvait guère
fréquenter le Palais de justice. C'est à peine s'il pouvait voler à la
science le temps de conférer téléphoniquement pendant deux minutes tous
les quinze jours avec son avocat.

Le divorce traînant, Philox fit quelques concessions, il se montra un
peu plus gracieux à la maison et se raccommoda avec Mme Lorris pour
avoir l'esprit libre et pouvoir se consacrer plus complètement à son
laboratoire.

[Illustration: Anthologie des poètes en 10,000 pièces phonographiées.]

Quand il disposa d'un peu plus de temps, toutes les affaires
industrielles lancées par lui pouvant se passer de sa direction, les
hostilités recommencèrent; mais d'autres préoccupations de recherches et
de découvertes nouvelles le reprirent, et l'instance en divorce traîna
encore. Le ménage alla ainsi de brouilles en raccommodements jusqu'au
jour où Philox s'aperçut que ces brouilles tournaient, en définitive, au
profit de la science, puisque les discussions habituelles avec Mme
Lorris étaient comme des coups de fouet pour son esprit, qui
l'empêchaient de s'affadir dans la mollesse et la tranquillité, et qui
surexcitaient ses nerfs.

«Nous verrons, se disait donc Philox Lorris, fort de son expérience
personnelle; du voyage résulteront des ennuis, les ennuis produiront de
petits chocs, les petits chocs des désillusions, les désillusions de
grandes brouilles! «Je m'arrangerai, d'ailleurs, pour faire naître ces
ennuis et ces petits chocs... Nous allons bien voir!»

Il se chargea de tous les préparatifs du voyage. Au lieu de mettre son
aéroyacht de voyage à la disposition des fiancés, il leur donna une
simple aéronef d'un confortable plus sommaire et il choisit lui-même les
compagnons des deux jeunes gens. Georges Lorris, tout entier à ses
espérances, heureux de voir son père s'amadouer, ne fit aucune objection
et accepta toutes ces dispositions.

[Illustration: UN ÉRUDIT DANS SA PHONOCLICHOTHÈQUE.]

Le déjeuner de fiançailles eut lieu à l'hôtel Lorris. M. et Mme Lacombe
arrivèrent avec Estelle par un train de tube du matin. Philox se montra
rempli d'attentions pour Mme Lacombe, qui restait un peu gênée par le
souvenir de sa conversation avec le phonographe de l'illustre savant.

«Vous voyez, chère madame, lui dit-il, que j'ai eu soin de mettre les
pantoufles que vous avez eu l'amabilité de m'offrir, vous savez, le jour
où certaine dame anglaise s'en vint me traiter de vilain ours... Mais je
confonds peut-être, est-ce bien la dame anglaise qui...

--C'était la dame anglaise, dit vivement Mme Lacombe; et je vous prie de
croire que, dans l'ascenseur qui nous a transportées à l'embarcadère,
j'ai vertement relevé l'inconvenance de cette insulaire!

[Illustration: Bagages pour voyages de fiançailles.]

--Je n'en doute pas et je vous en offre tous mes remerciements.»

Philox Lorris avait tracé le plan du Voyage de fiançailles; au dessert,
il remit ce programme à son fils.

«Mes chers enfants, dit-il, tout a été préparé par mes soins pour vous
rendre ce voyage agréable et profitable; vous trouverez dans vos bagages
tous les livres et instruments nécessaires, sextants, cartes, guides,
statistiques, questionnaires, compas, éprouvettes, etc. Voici le
programme, rempli, comme vous allez le voir, de vraies attractions:

«Visite des hauts fourneaux électriques, forges et laminoirs de
Saint-Étienne; études et rapports sur les diverses améliorations
apportées depuis une dizaine d'années, etc.

«Visite du grand réservoir central d'électricité d'Auvergne; en établir
un relevé complet, plan, coupe et élévation, avec notices explicatives
détaillées; étudier le système de volcans artificiels adjoint à ce grand
réservoir, développer des considérations sur l'avenir des grandes
exploitations de la force électrique, etc.

«Étude, dans l'ancien bassin houiller de Flandre, des établissements de
la grande Entreprise de transformation électrique du mouvement
planétaire en force motrice transportable à distance et distribuable en
quantités infinitésimales; établissements qui se fondèrent lors de
l'épuisement des houillères et sauvèrent les industries de la région
d'une ruine complète, etc... Trouver quelques applications nouvelles si
possible ou quelques simplifications aux procédés, etc...

«Que dites-vous de cela? Vous ai-je préparé un voyage charmant? dit
Philox Lorris en tendant cet attrayant programme avec un carnet de
chèques à son fils.

Superbe!» répondit le jeune homme en mettant programme et carnet dans sa
poche.

Estelle n'osa rien dire; mais, au fond du coeur, elle trouva les
attractions un peu faibles. La courageuse Mme Lacombe seule hasarda
quelques observations.

«Est-ce bien un Voyage de fiançailles? fit-elle; il me semblait qu'une
bonne petite excursion au Parc européen d'Italie, à Gênes, Venezia la
Bella, Rome, Naples, Sorrente, Palerme, en poussant, de ville d'eaux en
ville d'eaux, jusqu'à Constantinople, par Tunis, le Caire, etc., eût
mieux fait l'affaire.

On est fatigué de voir cela par Télé, répondit le grand Philox, tandis
qu'on revient, d'un bon voyage d'études, bourré d'idées nouvelles...

«Tenez, demandez à Mme Lorris; nous avons fait notre voyage de noces
dans les centres industriels d'Amérique, allant d'usine en usine; je
suis sûr, bien qu'elle n'ait pas adopté la carrière scientifique et
n'ait pas voulu s'associer à mes travaux, que Mme Lorris n'en a pas
moins rapporté de Chicago les meilleurs souvenirs...»

Le déjeuner ne traîna pas, M. Philox Lorris étant pressé de retourner à
son laboratoire. Il ne monta même pas à l'embarcadère pour assister au
départ des fiancés et se contenta de remettre à son fils un cliché
phonographique.

«Tiens, voici mes souhaits de bon voyage, mes effusions paternelles et
mes dernières recommandations; je les ai préparées en me débarbouillant
ce matin; au revoir!»

Les fiancés ne partaient pas seuls. Les compagnons exigés par les
convenances étaient le secrétaire général particulier de Philox Lorris,
M. Sulfatin, et un grand industriel, M. Adrien La Héronnière, autrefois
associé aux grandes entreprises de Philox, actuellement retiré des
affaires pour cause de santé.

Pendant que les voyageurs s'installent dans l'aéronef, il convient de
présenter ces deux personnages. Le secrétaire Sulfatin est un grand,
fort et solide gaillard, marquant environ trente-cinq ou trente-six ans,
large d'épaules, bâti carrément, un peu rugueux de manières et de
physionomie inélégante, mais extrêmement intelligente, avec des yeux
extraordinaires, vifs, perçants, d'un éclat de lumière électrique. Ce
nom de Sulfatin peut sembler bizarre, mais on ne lui en connaît pas
d'autre.

[Illustration: UNE LIBRAIRIE PHONOGRAPHIQUE.]

[Illustration: Le Voyage de Fiançailles

Héliog. & Imp. Lemercier, Paris.]

Il y a une mystérieuse légende sur le secrétaire général de Philox
Lorris. D'après ces on dit, acceptés pour vérités dans le monde savant,
Sulfatin n'a ni père ni mère, sans être orphelin pour cela, car il n'en
a _jamais_ eu, jamais!... Sulfatin n'est pas né dans les conditions
normales--actuelles du moins--de l'humanité; Sulfatin, en un mot, est
une création; un laboratoire de chimie a entendu ses premiers
vagissements, un bocal a été son berceau! Il est né, il y a une
quarantaine d'années, des combinaisons chimiques d'un docteur
fantastique, au cerveau enflammé par des idées étranges, parfois
géniales, mort fou, après avoir épuisé sa fortune et son cerveau en
recherches sur les grands problèmes de la nature. De toutes les
découvertes de l'immense génie sombré si malheureusement dans
l'aliénation mentale avant d'avoir pu conduire à bonne fin ses
recherches et ses miraculeuses expériences, il ne reste que la
résurrection d'une ammonite comestible disparue depuis l'époque
tertiaire, et cultivée maintenant sur nos côtes par grands bancs, qui
font une sérieuse concurrence aux établissements ostréicoles de Cancale
et d'Arcachon; un essai d'ichtyosaure, qui n'a vécu que six semaines, et
dont le squelette est conservé au Muséum, et enfin Sulfatin, échantillon
produit artificiellement de l'homme naturel, primordial, exempt des
déformations intellectuelles amenées au cours d'une longue suite de
générations.

[Illustration: L'HOTEL DE PHILOX LORRIS.]

Le docteur ayant emporté son secret dans la tombe, personne ne sait au
juste ce qu'il y a de vrai dans la mystérieuse origine attribuée à
Sulfatin. En tout cas, les observateurs qui l'ont suivi depuis son
enfance n'ont jamais pu découvrir en lui aucune trace de ces penchants,
de ces idées préconçues, de ces préférences d'instinct que nous
apportons en venant au monde, que nous tenons d'ancêtres lointains et
qui germent dans notre cerveau et se développent d'eux-mêmes. L'esprit
de Sulfatin, cerveau neuf, terrain absolument vierge, se développait
régulièrement et logiquement, suivant ses observations personnelles.
Extrêmement intelligent, manifestant une véritable fringale, pour ainsi
dire, d'étude et de science, Sulfatin, ayant toujours vécu dans un
milieu scientifique, devint peu à peu un ingénieur médical de premier
ordre. Et, si l'esprit progressait sans cesse, le corps aussi se
développait admirablement, défiant toute attaque des microbes
innombrables et de toute nature parmi lesquels nous sommes condamnés à
évoluer. Cet organisme tout neuf, sans aucune tare ni défectuosité
physiologique atavique, ne donnait à peu près aucune prise aux maladies
qui nous guettent tous et trouvent, hélas! trop souvent le terrain
préparé.

L'autre compagnon de voyage, M. Adrien La Héronnière, n'est pas taillé
sur le modèle de Sulfatin, le pauvre hère! Regardez cet homme chétif et
maigre, long plutôt que grand, aux yeux caves abrités sous un lorgnon,
aux joues creuses sous un front immense, au crâne rond et lisse
semblable à un oeuf d'autruche posé dans une espèce de coton rare et
filandreux, tout ce qui reste de la chevelure, relié par quelques mèches
à une barbe rare et blanche. Cette tête bizarre tremble et oscille
constamment dans le faux-col qui soutient le menton, elle se relie à un
corps lamentable et macabre, ayant l'apparence d'un squelette habillé
dont on s'étonne de ne pas entendre claquer et cliqueter les os au
moindre souffle.

Pauvre débris humain, hélas! triste _invalide civil_, carcasse ridée,
broyée, triturée, concassée et décortiquée pour ainsi dire, par tous les
féroces engrenages, les courroies infernales, les rouages à l'allure
frénétique de cette terrible machinerie de la vie moderne.

Vous donnerez par politesse à ce pauvre monsieur un peu moins de
soixante-dix ans, pensant le rajeunir, et, en réalité, ce vénérable
aïeul n'en a que quarante-cinq!

Oui, Adrien La Héronnière est l'image parfaite, c'est-à-dire poussée
jusqu'à une exagération idéale, de l'homme de notre époque anémiée,
énervée; c'est l'homme d'à présent, c'est le triste et fragile animal
humain, que l'outrance vraiment électrique de notre existence haletante
et enfiévrée use si vite, lorsqu'il n'a pas la possibilité ou la volonté
de donner, de temps en temps, un repos à son esprit tordu par une
tension excessive et continuelle, et d'aller retremper son corps et son
âme chaque année dans un bain de nature réparateur, dans un repos
complet, loin de Paris, ce tortionnaire impitoyable des cervelles, loin
des centres d'affaires, loin de ses usines, de ses bureaux, de ses
magasins, loin de la politique et surtout loin de ces tyranniques agents
sociaux, qui nous font la vie si énervante et si dure, de tous les
Télés, de tous les phonos, de tous ces engins sans pitié, pistons et
moteurs de l'absorbante vie électrique au milieu de laquelle nous
vivons, courons, volons et haletons, emportés dans un formidable et
fulgurant tourbillon!

[Illustration: M. Adrien La Héronnière.]

La profonde et lamentable déchéance physique des races trop affinées
apparaît nettement chez cet infortuné bipède, qui n'a presque plus
l'apparence humaine. Des échantillons semblables du Roi de la création
se rencontrent aujourd'hui par milliers dans nos grandes villes, dans
les centres d'affaires où la vie moderne, avec ses terribles exigences,
ravage les organismes énervés dès la naissance et surexcités
intellectuellement ensuite par la culture à outrance du cerveau, par la
série ininterrompue d'examens torturants, qui se poursuit, du
commencement à la fin, de l'entrée à la sortie, dans presque toutes les
carrières, pour l'obtention des innombrables brevets et diplômes
indispensables.

Les tentatives de rénovation par la gymnastique, par les exercices
physiques, logiquement ordonnés et conduits, entreprises au siècle
dernier, n'ont pas réussi. Après quelques succès relatifs et une
certaine vogue au commencement, gymnastique et entraînement raisonné ont
été abandonnés, le temps accaparé par les études ou dévoré par le
travail manquant d'abord et les forces ensuite.

Les générations, de plus en plus débilitées par le travail cérébral
excessif, par le surmenage intellectuel imposé par les circonstances,
surmenage auquel personne ne pouvait se soustraire, ont bientôt cessé la
lutte; elles ont renoncé à ce contrepoids si nécessaire des exercices
corporels, et se sont laissé abattre peu à peu par l'anémie et coucher
l'une après l'autre sur le champ de bataille, épuisées avant l'âge.

[Illustration: On rêve affaires.]

Les médecins, effrayés par cette dégénérescence impossible à enrayer,
ont, il est vrai, lorsqu'il a fallu renoncer à la lutte par les
exercices physiques, essayé d'un autre moyen et tenté quelques essais de
reconstitution des races trop affinées par des croisements intelligents,
unissant quelques fils de cérébraux usés à de solides campagnardes
découvertes à grand'peine au fond de quelque village écarté, ou quelques
pâles et frêles descendantes d'ultra-civilisés à de grossiers portefaix
nègres sachant à peine lire et écrire, cueillis dans les ports du Congo
ou des lacs africains.

Mais, pour que ces tentatives de reconstitution eussent quelque action
sur l'avenir de la race, il faudrait l'ingérence de l'État et une
réglementation obligatoire des mariages. Une reconstitution imposée par
décret, entreprise en grand et poursuivie avec méthode pendant plusieurs
générations donnerait certainement de bons résultats; par malheur, les
circonstances politiques n'ont point, malgré l'urgence, permis jusqu'ici
au gouvernement d'entrer courageusement dans cette voie et d'assumer ces
nouvelles responsabilités.

Nous ne sommes pas mûrs pour cette idée, nous admettons qu'un
gouvernement dispose à son gré de l'existence des citoyens et sème par
le monde les cadavres des gouvernés, nous ne concevons pas encore un
gouvernement véritablement père de famille, se préoccupant, au
contraire, des hommes à naître et songeant à leur assurer par de sages
mesures, autant que possible, un organisme sain et robuste.

Voilà dans ce funèbre épouvantail à moineaux, dans le flageolant Adrien
La Héronnière, le descendant des gaillards robustes que nous dépeignent
les vieux historiens, le fils des Gaulois endurcis à toutes les luttes
et bravant, à demi nus, toutes les intempéries, le fils des Francs
gigantesques, des rudes Normands, des soudards vigoureux du Moyen âge
qui évoluaient sous des carapaces de fer et maniaient des armes d'un
poids formidable! Le petit-fils, hélas! ressemble moins à ces ancêtres à
la chair dure et au sang chaud, qu'à un grotesque macaque tremblant de
sénilité!

[Illustration: LE SURMENÉ DANS LA COUVEUSE.]

Pauvre La Héronnière! Soumis depuis ses plus tendres années à la plus
intensive culture, il eut, au jour de son dix-septième printemps, un
diplôme de docteur en toutes sciences et son grade d'ingénieur. O joie!
il sortait avec un des premiers numéros d'_International scientific
Industrie Institut_, et, muni des meilleures armes intellectuelles, se
jetait dans la mêlée avec la volonté d'arriver le plus vite possible à
la fortune.

Aujourd'hui que le coût de la vie est monté si fabuleusement, quand le
petit rentier qui possède un million peut à peine vivoter de son revenu
dans un coin retiré de campagne, songez à ce que le mot «fortune» peut
représenter de millions!

Hypnotisé par l'éclat de ce mot magique, notre La Héronnière se jeta
dans l'engrenage; corps, âme et pensée, tout en lui fut aux affaires.
Attaché au laboratoire de Philox Lorris, il devint bientôt, de
collaborateur de ses hautes recherches, associé à quelques-unes de ses
grandes entreprises.

Pendant des années, il ne connut pas le repos. A notre époque, si le
corps a le repos des nuits--après les longues veillées, bien
entendu,--l'esprit enfiévré ne peut s'arrêter et, machine trop bien
lancée, il continue le travail pendant le sommeil. On rêve affaires, on
dort un sommeil cahoté dans le perpétuel cauchemar du travail, des
entreprises en cours, des besognes projetées...

«Plus tard! Je n'ai pas le temps!... Plus tard!... Quand j'aurai fait
fortune!» se disait La Héronnière lorsque des aspirations au calme lui
venaient par hasard.

A plus tard les distractions! à plus tard le mariage! La Héronnière se
plongeait davantage dans l'étude et le travail pour arriver plus vite à
son but.

Mais lorsqu'il toucha enfin ce but: la fortune, la brillante fortune,
qui devait lui permettre toutes les joies si longtemps repoussées,
l'opulent Adrien La Héronnière était un quadragénaire sénile, sans
dents, sans appétit, sans cheveux, sans estomac, échiné jusqu'à la
doublure, usé jusqu'à la corde, capable tout au plus, avec bien des
précautions, de végéter encore quelques années au fond d'un fauteuil,
dans un avachissement complet du corps, aux dernières lueurs d'un esprit
vacillant qu'un souffle peut éteindre. Ce fut en vain que les sommités
de la Faculté, appelées à la rescousse, essayèrent, par les plus
vigoureux toniques, de redonner un peu de vigueur à ce vieillard
prématuré, de galvaniser cet infortuné millionnaire; tous les systèmes
essayés ne produisirent guère que des mieux passagers et ne réussirent
qu'à enrayer un tout petit peu l'affaiblissement.

C'est alors que Sulfatin, ingénieur médical des plus éminents, esprit
audacieux cherchant l'au delà de toutes les idées et de tous les
systèmes connus, entreprit de _reprendre en sous-oeuvre_ l'organisme
prêt à s'écrouler et de _rebâtir_ l'homme complètement à neuf.

Par traité débattu et signé, moyennant une série de primes fortement
ascendantes augmentant par chaque année gagnée, il s'engagea à faire
vivre son malade et à lui rendre pour le moins les apparences de la
santé moyenne au bout de la troisième année. Le malade se remettait
entièrement entre ses mains et s'engageait, sous peine d'un énorme
dédit, à suivre complètement et intégralement le traitement institué. La
Héronnière, après avoir vécu quelque temps dans une _couveuse_ inventée
par le docteur-ingénieur Sulfatin, assez semblable à celle dans laquelle
on élève, pendant les premiers mois, les enfants trop précoces, commença
lentement à renaître; Sulfatin lui avait donné d'abord pour gouvernante
une ancienne infirmière en chef d'hôpital qui le traitait comme un
enfant, l'alimentait au biberon, le promenait dans une petite voiture
sous les arbres du parc Philox-Lorris et rentrait le coucher lorsque le
bercement du véhicule l'avait endormi. Lorsqu'il put remuer et marcher
sans trop de difficultés, Sulfatin lui fit abandonner la petite voiture
et permit quelques sorties. C'était déjà un joli résultat.

[Illustration: LA GOUVERNANTE LE PROMENAIT DANS UN PETITE VOITURE.]

«Si ce diable de Sulfatin me prolonge vingt ans, je suis absolument
ruiné! gémissait parfois La Héronnière.

--Soyez tranquille, disait Sulfatin; dans cinq ou six ans, lorsque vous
serez suffisamment rétabli, je vous permettrai de rentrer un peu dans
les affaires, légèrement, à petites doses mesurées, et vous rattraperez
les primes que vous aurez à me payer... Mais, vous savez, obéissance
absolue, ou je vous abandonne en touchant le dédit, le fameux dédit!

[Illustration: NAISSANCE DE SULFATIN.]

--Oui! oui! oui!»

Et M. La Héronnière, effrayé, subissait, sans se permettre la moindre
observation, la direction de l'ingénieur médical.

M. Philox Lorris, «le grand chef», lorsqu'il organisa le Voyage de
fiançailles de son fils, en donnant pour compagnons aux jeunes fiancés
cet étrange docteur Sulfatin, flanqué de son malade, eut une longue
conférence avec Sulfatin et lui donna de minutieuses instructions:

[Illustration: DERNIÈRES ARCHITECTURES NAVALES.--LES DONJONS FLOTTANTS]

«En deux mots, mon ami, votre rôle vis-à-vis de ces deux fiancés
est très simple! Ce qu'il me faut, c'est qu'ils reviennent brouillés
ou, pour le moins, que cet étourneau de Georges perde en route ses
illusions sur le compte de sa fiancée. Vous le savez, parbleu, un
amoureux est un hypnotisé et un illusionné; eh bien! réveillons-le,
désillusionnons-le!... Quelques bonnes projections d'ombre sur l'objet
brillant et l'étincellement cesse... Vous comprenez, n'est-ce pas? que
j'ai d'autres vues pour mon fils: Mlle la sénatrice Coupard, de la
Sarthe, ou la doctoresse Bardoz... Et même, ce qui arrangerait
complètement les choses, si vous étiez adroit, vous l'épouseriez, vous,
cette demoiselle,--je me chargerais de la dot,--ou vous la feriez
épouser à La Héronnière... Il commence à être présentable, La
Héronnière! Entendu, n'est-ce pas? En même temps, comme vous avez votre
malade avec vous, songez aux expériences pour notre grande affaire, que
tous ces tracas pour ces jeunes gens ne doivent pas nous faire oublier.

--Entendu, compris!» répondit Sulfatin.

Comme on le voit, si Philox Lorris avait eu l'air d'accorder à son fils
la fiancée de son choix, il n'en avait pas moins conservé une
arrière-pensée et il espérait bien, en fin de compte, que, le Voyage de
fiançailles terminé de la bonne façon par un refroidissement et une
rupture, le sang des Lorris, vicié par un ancêtre artiste, aurait
l'occasion de se revivifier par l'alliance de son fils avec une
doctoresse. Pour être bien certain d'amener une brouille entre les deux
fiancés, il mettait auprès d'eux un homme sûr qui trouverait le moyen de
désillusionner le jeune Lorris, de lui faire sentir les ennuis de ce
mariage frivole.

[Illustration: ESSAIS DE RECONSTITUTION DES RACES ÉPUISÉES.]



[Illustration: LA PLAGE DE KERNOËL.]

VI

Le _Parc national d'Armorique_ barré à l'industrie et interdit aux
innovations de la science.--Une diligence!--La vie d'autrefois dans
le décor de jadis.--L'auberge du grand Saint-Yves, à Kernoël.--Où se
découvre un nouveau Sulfatin.


Les vagues de l'Océan battent doucement en caresse le sable étincelant
et doré d'une crique étroite, bordée de belles roches, escarpées par
endroits, sur lesquelles se mamelonnent des masses de verdures
suspendues parfois jusqu'au-dessus des flots. Il fait beau, tout sourit
aujourd'hui, le soleil brille, le murmure du flot, comme une douce et
lente chanson, s'élève parmi les roches où l'écume floconne.

Au fond de la crique, près de quelques barques hissées sur la grève, se
voient quelques vieilles maisons de pêcheurs, couvertes d'un chaume
roux, par-dessus lesquelles, au sommet de l'escarpement rocheux, trois
ou quatre menhirs, fantômes des temps lointains, dressent dans le ciel
leurs têtes grises et moussues. Au loin, sur le bord d'une petite
rivière capricieuse et cascadante, un gros bourg cache à demi ses
maisons sous les ombrages des chênes, des aulnes et des châtaigniers que
perce une belle flèche d'église, élancée et ajourée. Un calme profond
règne sur la région tout entière; d'un bout de l'horizon à l'autre,
aussi loin que l'oeil peut voir par-dessus les lignes de collines
bleuâtres où surgissent aussi d'autres clochers çà et là, nulle trace
d'usines ou d'établissements industriels, gâtant tous les coins de
nature, polluant de leurs déjections infâmes les eaux des rivières,
salissant tout au loin, en haut comme en bas, et jusqu'aux nuages du
ciel; pas de tubes coupant le paysage d'une ligne ennuyeuse et rigide,
point de ces hauts bâtiments indiquant des secteurs d'électricité, point
d'embarcadères aériens, et pas la moindre circulation d'aéronefs dans
l'azur.

Où sommes-nous donc? Avons-nous reculé de cent cinquante ans en arrière,
ou sommes-nous dans une partie du monde si lointaine et si oubliée que
le progrès n'y a pas encore pénétré?

Non pas! Nous sommes en France, sur la mer de Bretagne, dans un coin
détaché des anciens départements du Morbihan et du Finistère, formant,
sous le nom de _Parc national d'Armorique_, un territoire soumis à un
régime particulier.

Bien particulier, en effet. De par une loi d'intérêt social, votée il y
a une cinquantaine d'années, le Parc national a été dans toute son
étendue soustrait au grand mouvement scientifique et industriel qui
commençait alors à bouleverser si rapidement et à transformer
radicalement la surface de la terre, les moeurs, les caractères et les
besoins, les habitudes et la vie de la fourmilière humaine.

De par cette loi préservatrice qui a si sagement, au milieu de ce
bouleversement universel, dans cette course haletante vers le progrès,
songé à garder intact un coin du vieux monde où les hommes puissent
respirer, le Parc national d'Armorique est une terre interdite à toutes
les innovations de la science, barrée à l'industrie. Au poteau marquant
sa frontière, le progrès s'arrête et ne passe pas; il semble que
l'horloge des temps soit détraquée; à quelques lieues des villes où
règne et triomphe en toute intensité notre civilisation scientifique,
nous nous trouvons reportés en plein Moyen âge, au tranquille et
somnolent 19e siècle.

Dans ce Parc national, où se perpétue l'immense calme de la vie
provinciale de jadis, tous les énervés, tous les surmenés de la vie
électrique, tous les cérébraux fourbus et anémiés viennent se retremper,
chercher le repos réparateur, oublier les écrasantes préoccupations du
cabinet de travail, de l'usine ou du laboratoire, loin de tout engin ou
appareil absorbant et énervant, sans Télés, sans phonos, sans tubes,
sous un ciel vide de toute circulation.

Comment les fiancés Georges Lorris et Estelle Lacombe, avec Sulfatin et
son malade La Héronnière, sont-ils ici, au lieu d'étudier en ce moment,
suivant les instructions de Philox Lorris, les hauts fourneaux
électriques du bassin de la Loire ou les volcans artificiels d'Auvergne?

[Illustration: L'INGÉNIEUR MÉDICAL SULFATIN.]

Georges Lorris, dès qu'il eut installé Estelle dans un fauteuil d'osier,
plia soigneusement les instructions de Philox Lorris, les mit dans sa
poche et s'en alla dire deux mots au mécanicien. Aussitôt l'aéronef, qui
avait pris la direction du Sud, vira légèrement sur tribord et pointa
droit vers l'Ouest. Sans doute Sulfatin, qui tâtait le pouls à son
malade, ne s'en aperçut pas, car il ne fit aucune observation. Le temps
était superbe, l'atmosphère, d'une limpidité parfaite, permettait à
l'oeil de fouiller jusqu'en ses moindres détails l'immense panorama qui
semblait avec une vertigineuse rapidité se dérouler sous l'aéronef:
chaînes de collines, plaines jaunes et vertes, capricieusement découpées
par les méandres des rivières, forêts étalées en larges taches d'un vert
sombre, villages, villes, bourgs de plaisance, groupements de villas
élégantes, faubourg de quelque riche cité devinée dans le lointain à sa
couronne de véhicules aériens, agglomérations industrielles, noires
usines aux formes étranges, enveloppées d'une atmosphère d'épaisses
fumées dont la coloration suffit parfois à indiquer le genre d'industrie
exploité...

[Illustration: DÉPART POUR LE VOYAGE DE FIANCAILLES.]

On suivit quelque temps, à 600 mètres au-dessus, le tube de Paris-Brest,
on croisa plusieurs aéronefs ou omnibus de Bretagne, et Sulfatin, qui
contemplait le paysage avec une lorgnette, ne dit rien; on passa
au-dessus des villes de Laval, de Vitré, de Rennes, signalées pourtant à
haute voix par Georges, sans qu'il fit aucune observation.

Ce fut Estelle, plongée comme dans un rêve charmant, qui tout à coup
quitta le bras de Georges.

«Mon Dieu, fit-elle, je n'y songeais pas, tant j'étais heureuse, mais
nous n'allons pas à Saint-Étienne?

--Étudier les hauts fourneaux électriques, forges, laminoirs,
établissements industriels et volcans artificiels, etc., répondit
Georges en souriant; non, Estelle, nous n'y allons pas!...

--Mais les instructions de M. Philox Lorris?

--Je ne me sens pas en train en ce moment pour ce genre d'occupations...
Je serais obligé de faire une trop dure violence à mon esprit, qui est
aujourd'hui entièrement fermé aux beautés de la science et de
l'industrie...

--Pourtant...

--Voudriez-vous me voir devenir un second La Héronnière? Je désire pour
quelque temps, pour le plus longtemps possible, ignorer toutes ces
choses, à moins que vous ne teniez vous-même à vous plonger dans ces
douceurs; je souhaite ne plus entendre parler d'usines, de hauts
fourneaux, d'électricité, de tubes, de toutes ces merveilles modernes
qui nous font la vie si bousculée et si fiévreuse!...»

[Illustration: Une diligence!]

L'aéronef atterrit au dernier débarcadère aérien, à la limite du Parc
national, sans que Sulfatin soulevât la moindre objection. Il était six
heures du soir lorsque les voyageurs touchèrent le sol; immédiatement,
Georges Lorris emmena tout son monde vers un véhicule bizarre, à caisse
jaune, traîné par deux vigoureux petits chevaux.

«Oh! c'est une diligence! s'écria Estelle; j'en ai vu dans les vieux
tableaux! Il y en a encore! Nous allons voyager en diligence, quel
bonheur!

Jusqu'à Kernoël, un pays délicieux, vous verrez! Vous n'êtes pas au bout
de vos étonnements! Dans le Parc national de Bretagne, vous n'allez plus
retrouver rien de ce que vous connaissez... Ce qui me surprend, c'est
que notre ami Sulfatin ne dise rien et ne réclame pas contre ces accrocs
au programme... Son silence me stupéfie; mais ces savants sont si
distraits, que Sulfatin se croit peut-être en aérocab!»

Deux heures de route par des chemins charmants, où rien ne rappelait le
décor de la civilisation moderne: petits villages tranquilles à toits de
chaume, calvaires de granit à personnages sculptés, groupés au pied de
la croix, auberges indiquées par des touffes de gui, troupeaux de porcs
gardés par de vieux bergers à silhouettes fantastiques, apparitions
vraiment surprenantes qui semblaient surgir du fond du passé, ou se
détacher de vieilles peintures de musées, voilà tout ce que le regard
apercevait, défilant sur le côté de la route. Estelle, penchée au
carreau de la diligence, croyait rêver. Sur le pas des portes, dans les
villages, des femmes faisaient tourner des rouets, de vrais rouets,
comme on n'en voit plus que dans les vieilles images; bien mieux, sur
les talus des routes, des femmes, assises dans l'herbe, filaient
l'antique quenouille!

[Illustration: Des femmes faisaient tourner des rouets!]

«Quand on songe, dit Sulfatin, aux grandes usines de Rouen, où quarante
mille balles de laine entrent tous les matins pour se faire laver,
carder, teindre, tisser et en sortent, le soir, transformées en
camisoles, gilets, bas, châles et capuchons!»

Sulfatin n'était pas si distrait qu'on le pensait. Georges le regarda
très surpris. Comment! il savait où l'on allait et il ne réclamait pas!

A toutes les auberges de la route, suivant l'antique usage, le postillon
s'arrêtait, échangeant quelques mots avec les servantes accourues sur la
porte, et prenait une grande bolée de cidre avec un petit verre
d'eau-de-vie. Enfin, après bien des changements de décors plus charmants
et plus surannés les uns que les autres, le conducteur, du bout de son
fouet, indiqua aux voyageurs une flèche d'église qui se dressait en haut
d'une colline.

C'était la toute petite ville de Kernoël, assise dans le cadre d'or des
genêts, au bord d'une petite rivière qui s'en allait trouver la mer à
une demi-lieue. Clic, clac! avec un grand bruit de ferraille secouée et
de claquements de fouet, la diligence traversa la ville au grand galop
de ses chevaux. Jolie petite ville, à la mode de jadis en son cadre de
remparts ébréchés et moussus, ombragés de grands arbres, avec une belle
église grise et jaune en haut de la colline, étendant son ombre
protectrice sur un fouillis de vieux toits, avec des rues tortueuses et
des files serrées de maisons à pignons ardoisés, dont toutes les
poutres sont soutenues par de bonnes figures de saints barbus, par des
animaux bizarres, ou se terminent par de grosses têtes qui font au
passant les plus comiques grimaces.

[Illustration: IL Y A MÊME DES RÉVERBÈRES.]

[Illustration: DOUX REPOS SOUS LES DOLMENS (PARC NATIONAL)]

O étonnement! il y a même des réverbères suspendus au-dessus des
carrefours! Des réverbères qu'un bonhomme descend en tirant sur la
corde, et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte
dans une petite lanterne. C'est véritablement inimaginable! Toute la
population est en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers
sont bien vite sur les portes, les bonnes femmes se mettent aux
fenêtres. Nos voyageurs admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin
des modes modernes, les naturels de ce pays s'en moquent autant que des
idées nouvelles. Ils sont restés fidèles aux vieux costumes de leurs
ancêtres. Les hommes ont les bragou-brass et les guêtres, la veste
brodée et le grand chapeau. Les femmes portent les corsages bleus ou
rouges à larges entournures de velours, les jupes droites à plis lourds,
les belles collerettes blanches et les coiffes à grandes ailes. C'est
superbe, et l'on ne voit plus cela qu'ici ou dans les opéras.

[Illustration: L'AUBERGE DU GRAND SAINT-YVES.]

La diligence s'arrêta sur la grande place, à l'auberge du _Grand
Saint-Yves_, flanquée à droite du _Cheval-Rouge_ et à gauche de
l'_Écu-de-Bretagne_. Une plantureuse hôtesse, très empressée, et des
servantes à la figure réjouie reçurent les voyageurs à la descente de la
diligence. On leur donna de vastes chambres éclairées d'un côté sur la
rue et de l'autre sur une cour pittoresque, entourée de bâtiments divers
à grands pavillons et tourelles d'escalier, d'écuries, de remises aux
vieux piliers de bois et encombrée de véhicules, omnibus, cabriolets et
autres antiques guimbardes.

Estelle avait deux chambres, une petite pour Grettly et, pour elle, une
immense pièce à poutres apparentes, à grande cheminée et à meubles
antiques. De naïves lithographies du Moyen âge, retraçant les malheurs
de Geneviève de Brabant, ornaient les murs tapissés d'un papier à
grandes fleurs.

Dès le lendemain, une existence nouvelle commença pour nos voyageurs.
C'était le jour du marché, qui se tenait sur la place, devant le _Grand
Saint-Yves_; ils furent réveillés par le bruit et assistèrent de leurs
fenêtres au défilé des voitures de légumes, des ânes chargés de paniers
de pommes de terre, de choux et d'oignons, des fermiers menant des
cochons roses dans de petites charrettes, des paysannes guidant avec une
gaule des troupes d'oies cancanantes.

Estelle et Georges, suivis de Grettly, furent bientôt sur la place à
tourner autour des paysans et des marchandes, des laitières, des petites
bourgeoises de la ville marchandant une botte de carottes ou une paire
de canards. Sulfatin et son malade les rejoignirent. Toutes ces petites
scènes de la rue semblaient extrêmement curieuses à ces ultra-civilisés;
ils faisaient de longues stations devant une laitière mesurant son lait,
devant le rémouleur ambulant repassant les couteaux des paysans, devant
le maréchal ferrant en train de remettre un fer à un cheval, spectacle
nouveau et plein d'intérêt pour ces chevaucheurs d'aéronefs.

[Illustration: SPECTACLE NOUVEAU ET PLEIN D'INTÉRÊT.]

Après un déjeuner qui menaçait de ne plus finir, car de la cuisine aux
bonnes fumées odorantes surgissaient constamment des servantes avec des
plats nouveaux, les voyageurs gagnèrent la rivière et descendirent vers
la mer par un sentier des plus irréguliers menant à des champs de
roseaux, à de petites criques de sable jaune sous les arbres, où
résonnait le battoir des lavandières en corsages bleus, à côté de ponts
de bois cahotants, jetés de roche en roche, sous les vieux moulins
moussus dont les grandes roues verdies, tournant lentement avec le
courant, versaient comme des ruissellements d'étincelles.

[Illustration: SOUS LES VIEUX MOULINS.]

Grettly était aux anges. Elle retrouvait la vraie nature sans aucune
trace de ces fils électriques tendus comme un immense filet aux mailles
mille fois entre-croisées sur le reste de la terre. De temps en temps,
elle levait la tête, surprise et charmée de ne plus voir le ciel
sillonné de nos véhicules aériens à grande vitesse.

Elle jetait des regards d'envie aux Bretonnes qui marchaient pieds nus
sur la rive, et son bonheur eût été complet s'il lui eût été permis de
retirer ses souliers, ainsi qu'elle faisait, pour ne pas les user, au
temps de son enfance, dans la montagne.

Au moins, il n'était pas besoin de pantoufles isolatrices, et l'on
n'avait point à redouter les dangereuses fantaisies de l'Électricité!

Certes, M. Philox Lorris eût marqué un vif mécontentement s'il avait pu
voir, dans l'après-midi de ce jour et tous les jours suivants pendant
une quinzaine, sur la plage de Kernoël, Georges Lorris étendu sur le
sable à côté d'Estelle Lacombe, à l'ombre d'un rocher ou d'un bateau, ou
couché dans l'herbe, plus haut, à marée haute, au pied des menhirs, avec
Estelle près de lui, passant ces douces journées en causeries d'une
intimité charmante, ou lisant--horreur! au lieu des _Annales de la
Chimie_ ou de la _Revue polytechnique_,--quelque volume de vers ou
quelque recueil de légendes et traditions bretonnes!

[Illustration: SULFATIN SUR LES GRÈVES DE KERNOËL.]

Enfin, sujet d'étonnement non moins grand, Sulfatin était là aussi, la
pipe à la bouche, lançant en l'air des nuages de fumée, pendant que son
malade Adrien La Héronnière ramassait des coquillages ou faisait des
bouquets de fleurettes avec Grettly. La Héronnière n'était plus tout à
fait le lamentable surmené qu'on avait été obligé de nicher pendant
trois mois dans une couveuse mécanique; il allait très bien, le
traitement de l'ingénieur médical Sulfatin faisait merveille et surtout
le régime suivi au Parc national.

[Illustration: ON DANSE SUR LA PLACE.]

Le tête-à-tête du Voyage de fiançailles est bien loin d'avoir produit la
brouille que Philox Lorris jugeait inévitable. Au contraire. Les deux
jeunes gens passent de bien douces journées en longues causeries, à se
faire de mutuelles confidences, à se révéler plus complètement, pour
ainsi dire, l'un à l'autre et à reconnaître dans leurs goûts, leurs
pensées, leurs espoirs, une conformité qui permet d'augurer pour l'union
projetée un long avenir de bonheur.

Dans une belle vieille église remplie de naïves statuettes religieuses,
avec des petits navires en _ex-voto_ suspendus aux voûtes gothiques, ils
ont assisté à la messe et aux vêpres au milieu d'une population revêtue
des costumes des grands jours. Après les vêpres, on danse sur la place;
sur une estrade faite de planches posées sur des tonneaux, des joueurs
de biniou soufflent dans leurs instruments aux sons aigrelets. Bretons
et Bretonnes, formant d'immenses rondes, tournent et sautent en chantant
de vieux airs simples et naïfs.

  Bonheur de revivre aux temps primitifs,
  D'écouter des chants joyeux ou plaintifs...

Georges et Estelle, entraînés par le courant sympathique de ces bonnes
vieilles moeurs, se joignirent aux rondes avec quelques étrangers en
train de faire une cure de repos, et Sulfatin lui-même parut s'y mettre
de bon coeur. Son malade regardait, n'osant se risquer: Grettly le
poussa dans la ronde et lui fit faire quelques tours, après lesquels il
s'en alla tomber, essoufflé, sur un banc de bois, près des tonneaux de
cidre, parmi les gens que la danse altérait.

[Illustration: Le dernier facteur.]

Estelle est tout à fait heureuse. Tous les deux jours, le facteur lui
apporte une lettre de sa mère. Le facteur! On ne connaît guère plus ce
fonctionnaire maintenant, excepté dans le Parc national d'Armorique.
Partout ailleurs, on préfère téléphonoscoper, ou pour le moins
téléphoner; les messages importants sont envoyés en clichés
phonographiques arrivant par les tubes pneumatiques; il n'y a donc plus
que les parfaits ignorants du fond des campagnes qui écrivent encore.
Estelle seule connaît les émotions de l'heure du courrier, car Georges
Lorris ne reçoit pas de lettres. Il a écrit à son père après quelques
jours passés à Kernoël, mais Philox Lorris n'a pas répondu. Peut-être
n'a-t-il pas encore eu le temps d'ouvrir la lettre.

Sulfatin reçoit aussi sa correspondance, non pas des lettres, mais de
véritables colis apportés par la diligence, des paquets de phonogrammes
qu'il se fait lire par le phonographe apporté dans son bagage. Il répond
de la même façon, c'est-à-dire qu'il parle ses réponses et envoie
ensuite les clichés phonographiques par colis. Cette correspondance est
ainsi expédiée rapidement et Sulfatin est ensuite maître de tout son
temps.

A la grande surprise de Georges, l'imperturbable Sulfatin continuait à
ne rien dire, à ne pas protester contre le séjour dans ce pays arriéré
de Kernoël. Il oubliait complètement les instructions de M. Philox
Lorris; un Sulfatin nouveau s'était révélé, un Sulfatin gai, aimable et
charmant. Il ne cherchait aucunement à troubler les joies paisibles de
ces bonnes journées et ne s'efforçait point de susciter, ce qui n'eût
pas été facile d'ailleurs, des motifs de brouille, ainsi que le lui
avait pourtant si expressément recommandé Philox Lorris. Étrange!
étrange!

Georges, qui s'était préparé à soutenir de violents combats contre le
sévère Sulfatin, se réjouissait de n'avoir pas eu même à commencer la
lutte. Seul, le malade de Sulfatin, Adrien La Héronnière, devant qui
Philox Lorris ne s'était pas gêné de parler quand il avait expliqué ses
intentions à Sulfatin, seul La Héronnière se creusait la tête pour
chercher à deviner le motif d'une si complète infraction aux
instructions de son grand Patron. Bien que toute opération mentale, tout
enchaînement d'idées un peu compliqué fût encore une dure fatigue pour
lui, La Héronnière s'efforçait de réfléchir là-dessus, mais il n'y
gagnait que de terribles migraines et des admonestations de Sulfatin.

[Illustration: Le marché de Kernoël.]

Vers le quinzième jour, Sulfatin changea tout à coup: il parut moins
gai, presque inquiet. Sous prétexte que l'on commençait à s'ennuyer à
Kernoël dans un paysage trop connu, il proposa de partir vers
Ploudescan, à l'autre extrémité du Parc national. Georges, pour le
satisfaire, y consentit volontiers. On quitta donc Kernoël. Empilés dans
un mauvais omnibus, secoués sur des chemins rocailleux, entretenus avec
négligence, les voyageurs durent faire quinze longues lieues.

C'était une autre Bretagne, une Bretagne plus rude et plus sévère qui se
révélait à eux, avec ses landes mélancoliques malgré la parure des
genêts, avec ses horizons aux lignes austères, ses sites rocailleux et
ses falaises chauves.

Ploudescan était bien loin de posséder les agréments de Kernoël. C'était
un simple village aux rudes maisons de granit, couvertes en chaume, au
bord de la mer sur des roches sombres, dans un paysage d'une grandiose
austérité. Il s'y trouvait seulement une auberge passable, fréquentée
par les photo-peintres qui viennent braquer chaque été leurs appareils
sur les rochers et récifs de la tempétueuse baie de Ploudescan, et nous
donnent ainsi, en groupant avec art les habitants de Ploudescan, leurs
modèles, dans des scènes ingénieusement trouvées, sur des fonds
appropriés, les magnifiques photo-tableaux que nous admirons aux
différents Salons.

Georges et Estelle entreprirent, à Ploudescan, une série de petites
promenades. Sulfatin ne les accompagnait pas toujours, il était de plus
en plus préoccupé, il s'absentait maintenant assez souvent et laissait
son malade aux soins de Grettly.

Où allait-il pendant ces absences mystérieuses?

[Illustration: LA CUISINE DU GRAND SAINT-YVES.]

Nous allons le dire et révéler, quoiqu'il nous en coûte, les faiblesses
de Sulfatin, cet homme si remarquable d'ailleurs et que nous pouvions
croire d'un modèle nouveau. Ploudescan est situé sur la limite du Parc
national; à trois quarts de lieue se trouve Kerloch, station de Tubes,
pourvu de toutes les facilités que nous assure la science moderne. Tous
les jours, Sulfatin s'en allait à Kerloch et accaparait, pour une heure
ou deux, l'un des Télés de la station.

[Illustration: GRANDES MANOEUVRES.--CHARGE DE BICYCLISTES]

Pénétrons avec lui dans la cabine du téléphonoscope qui permet n'importe
où et n'importe quand de retrouver les êtres aimés restés au logis, de
revoir l'usine ou le bureau qu'on a laissés au loin... Chaque jour,
Sulfatin demande la communication, soit avec _Paris, 375, rue
Diane-de-Poitiers, quartier de Saint-Germain-en-Laye_, soit avec _Paris,
Molière-Palace, loge de Mlle Sylvia_. A Saint-Germain, la correspondante
de Sulfatin est également Mlle Sylvia; le 375 de la rue
Diane-de-Poitiers, élégant petit hôtel tout neuf, a l'honneur d'abriter
la célèbre artiste Sylvia, la tragédienne-médium, étoile de
Molière-Palace, qui fait courir depuis six mois tout Paris à l'ancien
Théâtre-Français.

[Illustration: LA TRAGÉDIENNE-MÉDIUM.]

Bien entendu, courir est une manière de parler, les théâtres, même avec
les plus grands succès, étant souvent presque vides, maintenant qu'avec
le Télé on peut suivre les représentations de n'importe quelle scène
sans bouger de chez soi, sans sortir de table même, si l'on veut, si
bien qu'on a été amené à réduire considérablement les salles et qu'on
parle même de les supprimer complètement, ce qui apportera une notable
diminution aux frais des entreprises théâtrales et permettra d'abaisser
encore le prix des abonnements pour le théâtre à domicile. Sylvia, la
tragédienne-médium, a, en six mois, amené quatre cent mille abonnés
téléphonoscopiques au Molière-Palace, qui réalise des bénéfices
fantastiques, malgré le faible prix de l'abonnement.

Précédemment, Molière-Palace languissait quelque peu, malgré ses
tentatives plus ou moins heureuses, malgré ses changements de genre; il
avait eu beau donner de resplendissants ballets et réunir un superbe
ensemble de ballerines _di primo cartello_ et de mimes extrêmement
remarquables, il avait eu beau engager les clowns les plus extravagants,
le public le délaissait de plus en plus, lorsque le directeur de
Molière-Palace vit un jour, par hasard, Mlle Sylvia, sujet
extraordinairement doué sous le rapport de la médiumnité, dans une
évocation de Racine sur la scène d'un petit théâtre spirite. En écoutant
Mlle Sylvia dire des vers de _Phèdre_ avec l'organe de Racine lui-même,
évoqué pour la circonstance, le directeur de Molière-Palace entrevit le
parti à tirer de la tragédienne-médium et l'engagea aussitôt.

Avec sa tragédienne-médium, devenue tout de suite étoile de première
grandeur, Molière-Palace revint au genre qui avait, plusieurs siècles
auparavant, fait sa fortune et sa gloire, au théâtre classique, mais en
introduisant dans les vieux drames, dans les antiques tragédies,
d'importants changements, en les corsant par des attractions nouvelles.
Tous les événements qui se narraient d'un mot au cours de ces vieilles
pièces, tout ce qui était récit, tout ce qui se passait simplement à la
cantonade, était mis en scène et fournissait des tableaux souvent bien
plus intéressants que la pièce elle-même, qui n'était plus que
l'assaisonnement. Quand la pièce ne fournissait pas suffisamment, on
trouvait tout de même le moyen de la bourrer d'attractions. On vit
ainsi, sur la scène transformée de l'antique et jadis trop solennelle
maison de Molière, des combats d'animaux féroces, des sièges, des
tournois, des batailles navales, des courses de taureaux, des chasses
avec du vrai gibier.

[Illustration: SULFATIN ACCAPARE LA CABINE DU TÉLÉ.]

De plus, la tragédienne-médium, évoquant tour à tour les esprits des
grands artistes d'autrefois, apporta dans l'interprétation des grands
rôles tragiques une extraordinaire variété d'effets. Ce n'était pas
seulement Sylvia, c'était la Clairon, c'était Adrienne Lecouvreur,
c'était Mlle Georges, c'était Rachel ou Sarah Bernhardt apparaissant,
revenant sur le théâtre de leurs anciens succès, retrouvant leurs voix
éteintes depuis cent ou deux cents ans, pour redire encore, dans leur
manière personnelle, les grandes tirades qui avaient enflammé les
spectateurs de naguère. Rien de plus empoignant, de plus tragique même,
que le changement à vue qui se produisait lorsque la tragédienne Sylvia,
grande femme, d'apparence robuste, massive même, très calme et très
bourgeoise d'allures quand le fluide ne rayonnait pas, après avoir
quelque temps assez froidement occupé la scène, se trouvait soudain,
avec une contraction amenée par un simple effort de volonté,
transfigurée comme sous la secousse d'une pile électrique par l'esprit
qui entrait en elle et chassait pour ainsi dire sa personnalité, par
l'esprit de l'artiste depuis longtemps disparue qui reparaissait soudain
sur les planches foulées autrefois, théâtre de ses anciens succès, qui
volait à l'artiste vivante son âme ou l'annihilait, pour se substituer
à elle et retrouver ainsi quelques heures d'une existence nouvelle.

Parfois, aux grands jours, c'était l'esprit des auteurs eux-mêmes que
Sylvia évoquait, et l'on avait cette étonnante surprise d'entendre
vraiment Racine, Corneille, Voltaire, Hugo, disant eux-mêmes leurs vers
et introduisant parfois dans leurs sublimes ouvrages des variantes
tombées dans l'oubli ou des changements marqués au sceau d'un génie
progressant encore outre-tombe.

De bonne famille bourgeoise, la tragédienne-médium était, hors du
théâtre, une femme très simple, vivant tranquillement avec ses parents,
commerçants retirés des affaires, qui ne s'étaient jamais senti aucune
puissance évocatrice ou suggestionniste. Sylvia était un phénomène, sa
puissante médiumnité était pourtant d'origine ancestrale, car elle lui
venait d'un arrière-grand-oncle que ses étranges facultés, son goût pour
l'occultisme et les sciences de l'au-delà, laissées jadis de côté ou
abandonnées aux plus insignes charlatans, avaient fait enfermer comme
fou!

Un soir, assis en sommeillant devant son Télé, Sulfatin l'a vue débuter
dans la doña Sol du grand Hugo et le coup de foudre l'a frappé,
véritable coup de foudre, car, oubliant qu'il suivait la représentation
de loin, par téléphonoscope, Sulfatin, à un moment, emporté par une idée
soudaine, absolument scientifique, croyez-le bien, voulut se précipiter
vers l'actrice et brisa la plaque du Télé.

Cette idée, c'était celle-ci: Que ne pourrait-il, s'il pouvait tourner
au profit de la science l'étonnante puissance de l'actrice-médium, s'il
pouvait, grâce à elle, évoquer les génies des siècles lointains, les
puissants cerveaux endormis dans la tombe, les faire parler, retrouver
les secrets perdus, percer les mystères des sciences obscurcies de
l'antiquité! Qui sait? après le repos absolu, goûté pendant des
centaines d'années au fond des tombeaux, ces génies réveillés, mis au
courant des progrès modernes, ne trouveraient-ils pas tout à coup des
merveilles auxquelles nos cerveaux, accoutumés à certaines idées,
entraînés par d'autres courants, ne pouvaient penser?

En conséquence, entourant ses plans d'un profond mystère, il se fit
présenter chez les parents de la tragédienne-médium et demanda la main
de Sylvia. Le mariage traînait un peu, Sylvia se montrant, en présence
de Sulfatin, d'humeur très irrégulière, tantôt aimable, tantôt inquiète;
un jour consentant presque au mariage projeté, et reprenant sa parole le
lendemain, sans donner de motif.

[Illustration: LES PHOTO-PEINTRES.]

Au moment du départ pour le Voyage de fiançailles, tout le temps de
Sylvia étant pris par les répétitions d'une pièce nouvelle à grand
spectacle, Sulfatin dut se contenter d'une correspondance par clichés
phonographiques; mais maintenant il lui fallait chaque jour une entrevue
par Télé avec la grande artiste. Oui, vraiment, l'absence avait
développé chez lui un défaut qu'il ne se connaissait pas auparavant: il
devenait jaloux, violemment jaloux, au nom de la science, et, songeant
qu'un autre pouvait avoir la même idée que lui et se faire agréer en son
absence, il regrettait amèrement de n'avoir pas disposé dans le petit
hôtel les ingénieux et invisibles appareils photo-phonographiques qui
rendent, en certains cas, la surveillance si facile.

C'est ainsi que, peu à peu, il en vint à courir trois ou quatre fois par
jour au Télé de la station de Kerloch, à prendre communication avec
l'hôtel de la tragédienne-médium ou avec sa loge et même à passer là-bas
une partie de ses soirées à suivre les représentations de
Molière-Palace. Pendant ce temps, La Héronnière restait un peu
abandonné, mais Estelle et Grettly étaient là pour veiller sur le
malade.

Un soir que tout le monde, moins Sulfatin, était réuni dans la grande
salle de l'auberge de Kerloch, où quelques joyeux photo-peintres
déroulaient leurs théories sur l'art, agrémentées de plaisanteries, La
Héronnière, qui semblait plongé depuis longtemps dans un laborieux et
douloureux travail de réflexion, se frappa le front tout à coup et
gloussa dans l'oreille de Georges:

«J'y suis! je devine pourquoi le docteur Sulfatin, ayant pour
instructions précises d'amener, par n'importe quels moyens, une brouille
entre vous et votre fiancée, laisse complètement de côté ses
instructions... Il est déjà le second de Philox Lorris; eh bien! en vous
écartant... ou plutôt en vous aidant à vous écarter vous-même des
laboratoires et des grandes affaires... pas votre goût, hein! les
grandes affaires... il a... qu'est-ce que je disais? je ne me rappelle
plus... ah! oui... il a l'espoir... il compte rester le seul successeur
possible de Philox Lorris... Combinaison très canaille... mais habile...
Hein! avez-vous compris? Voilà!»

La Héronnière n'en pouvait plus après cet effort du cerveau, un violent
mal de tête le terrassait. Grettly le conduisit coucher avec une tasse
de camomille.

[Illustration: «J'Y SUIS!... JE DEVINE!...»]



[Illustration: LE BOUCLIER DE FUMÉE.]

VII

Ordre d'appel.--Mobilisation des forces aériennes, sous-marines et
terriennes du XIIe corps.--Comment le 8e chimistes se distingua dans
la défense de Châteaulin.--Explosifs et asphyxiants.--Le bouclier de
fumée.


Cependant Philox Lorris, se reposant entièrement sur le traître
Sulfatin, s'était replongé dans ses travaux et n'avait pas même songé un
instant aux fiancés, pendant une dizaine de jours. Lorsque enfin, dans
un intervalle de ses travaux, le souvenir lui en revint, il se rappela
soudain la lettre reçue quelques jours auparavant.

Il avait si peu l'habitude de ce mode arriéré de correspondance, que
cette lettre, jetée dans un coin, était restée oubliée. Il eut même
beaucoup de peine à la retrouver. Quand il vit que Georges avait changé
l'itinéraire et que, tout en promettant de faire un petit tour aux
volcans artificiels d'Auvergne en revenant, il avait préféré s'en aller
perdre son temps dans des promenades sans but et sans utilité en
Bretagne, M. Philox Lorris fut très en colère et, tout de suite, il
demanda des éclaircissements à Sulfatin. La réponse par phonogramme
arriva bientôt. L'hypocrite Sulfatin rejetait toute la faute sur
Georges, qui s'obstinait à repousser ses avis et ses bons conseils.

Philox patienta un peu, puis il adressa à Sulfatin un phonogramme
débitant ces simples mots:

«Et cette brouille, où en sommes-nous? Ça ne va pas assez vite!»

Sulfatin répondit par le cliché d'une conversation de Georges et
d'Estelle, recueillie par un petit phonographe qu'il avait adroitement
dissimulé sous le feuillage en laissant les deux jeunes gens en tête à
tête sous la tonnelle de l'auberge.

Cette conversation montrait suffisamment à Philox Lorris que la brouille
attendue était encore bien loin, si elle devait jamais venir!

«Oh! cet ancêtre qui reparaît toujours! se dit Philox Lorris. Que faire?
Puisque Sulfatin n'y suffit pas, il faut que je m'en mêle et que je
tâche de les gêner un peu!...»

Philox Lorris, ayant beaucoup de choses à faire, allait très vite en
besogne et sans barguigner dans tout ce qu'il entreprenait, et Georges
s'en aperçut bientôt.

Un matin, comme il était en train de préparer une promenade avec partie
de pêche dans les roches pour l'après-déjeuner, il reçut, par un exprès
venu de Kerloch, un petit paquet et un fort colis. Le petit paquet
contenait deux phonogrammes, l'un portant l'estampille Philox Lorris et
l'autre le cachet du ministère de la Guerre.

Aussitôt portés au phonographe, voici ce que dirent les clichés:

Premier phonogramme:

  «Artillerie chimique de ton corps d'armée mobilisée pour manoeuvres;
  envoie ordre appel reçu pour toi... Désolé du dérangement apporté à ton
  délicieux Voyage de fiançailles.»

Deuxième phonogramme:

  _MINISTÈRE DE LA GUERRE_

  XIIe CORPS D'ARMÉE.--RÉSERVE

  ESSAI DE MOBILISATION ET MANOEUVRES EXTRAORDINAIRES DE 1956.

  _Artillerie chimique et corps médical offensif, torpilleurs à vapeurs
  délétères, pompistes et torpédistes aériens sont convoqués du 12 au 19
  août._

  ORDRE D'APPEL

  _Le capitaine Georges Lorris, de la 17e batterie du 8e régiment
  d'artillerie chimique, se rendra le 12 août, à cinq heures du matin, à
  Châteaulin, au Dépôt chimique militaire, pour prendre le commandement
  de sa batterie._

«Allons, bon! fit Georges contrarié, un appel!... Qu'est-ce que cela
veut dire? Cet appel n'était que pour l'année prochaine!... Mais je me
doute, c'est l'ingénieur général d'artillerie chimique Philox Lorris qui
l'a fait avancer pour gêner un peu le pauvre capitaine Georges Lorris
dans son Voyage de fiançailles... Allons, je parie maintenant que ce
colis renferme mon uniforme... Juste!

[Illustration: QUELQUES ÉCHANTILLONS DE LA FLOTTE AÉRIENNE]

--Quel malheur! dit Estelle, voilà notre pauvre voyage fini...

[Illustration: UN EXPRÈS VENU DE KERLOCH.]

--Bah! fit Sulfatin, c'est à Châteaulin qu'ont lieu les manoeuvres? Eh
bien! mais Châteaulin est près d'ici, à deux pas du Parc national: nous
assisterons aux manoeuvres... Nous cherchions des distractions, en
voici, et nous aurons le plaisir de contempler le brillant capitaine
Lorris en uniforme, à la tête de sa batterie...

--Mais nos opérations, à nous autres de l'artillerie chimique, n'ont
rien de pittoresque.

--Cela ne fait rien, dit Estelle, nous irons voir les manoeuvres.

--S'il n'y a pas de danger, fit observer la prudente Grettly.

--Si vous êtes là, ma chère Estelle, je prendrai mes ennuis en patience
et je tâcherai que ma batterie se distingue dans ces combats pour rire,»
dit Georges en riant.

Il fut convenu que Georges partirait le soir même, à dix heures, pour
Kerloch, d'où un train de tube devait le conduire à Châteaulin.

La charmante Estelle et Grettly, accompagnées de Sulfatin, ainsi que La
Héronnière, très fatigué de l'usure cérébrale dans l'effort qu'il avait
fallu pour deviner les plans de Sulfatin, gagneraient Châteaulin le
lendemain dans la matinée.

Les armées d'aujourd'hui sont des organismes extraordinairement
compliqués, dont tous les rouages et ressorts doivent marcher avec une
sûreté et une précision absolues. Pour que la machine fonctionne
convenablement, il faut que tous les éléments qui la constituent, tous
les accessoires divers s'emboîtent avec la plus grande régularité, sans
à-coup ni frottement.

Il le faut bien, hélas! et maintenant plus que jamais! Le Progrès, qui,
d'après les suppositions de nos bons rêveurs des siècles passés, devait,
dans sa marche triomphale à travers les civilisations, tout améliorer,
hommes et institutions, et faire à jamais régner la Paix universelle, le
Progrès ayant multiplié les contacts entre les nations, ainsi que les
conflits d'intérêts, a multiplié de même les causes et les occasions de
guerre.

Les moeurs, les habitudes, les idées d'aujourd'hui, enfin, diffèrent des
idées d'autrefois autant que le monde politique, en sa constitution
actuelle, diffère du monde politique de jadis.--Qu'était-ce que la
petite Europe du 19e siècle, régentant les continents de par la
puissance que lui fournissaient ses sciences--à l'état embryonnaire
pourtant, mais dont elle seule monopolisait la possession? L'Europe
seule comptait. Maintenant, la Science, s'étant comme un flot
d'inondation répandue à peu près également sur toute la surface du
globe, a mis tous les peuples au même niveau, ou à peu près, aussi bien
les vieilles nations méprisées de l'Asie que les peuples tout jeunes nés
de quelques douzaines d'émigrants ou d'un noyau de convicts et d'outlaws
dans les solitudes lointaines des Océans. Maintenant, tout l'univers
compte, car il possède les mêmes explosifs, les mêmes engins
perfectionnés, les mêmes moyens pour l'attaque et la défense.

Les idées n'ont pas moins changé, ô rêveurs de l'universel embrassement
entre les peuples, doux utopistes, innocents et naïfs historiens, qui
flétrissiez les violences d'autrefois, aussi bien les guerres de
conquêtes entreprises par quelque prince ambitieux en vue d'arrondir ses
États avec quelques méchantes bribes de provinces, que les guerres
allumées par la vanité des nations, sans motifs intéressés, uniquement
pour établir la suprématie d'une race sur une autre.

[Illustration: PROGRAMME DE VOYAGE DE FIANÇAILLES: L'USINE DE CAPTATION
DES FORCES PLANÉTAIRES.]

O doux rêveurs! ô poètes! il s'agit bien maintenant de ces vétilles,
querelles de princes ou querelles de peuples, petites guerres de
monarques se disputant, dans le tohu-bohu du Moyen âge, la possession de
quelque maigre duché, troubles intérieurs de nationalités en train de se
constituer, ou même grandes guerres entreprises pour l'établissement ou
la conservation d'un certain équilibre entre les nations!

Fadaises que tout cela! Ces luttes, ces querelles sanglantes que vous
flétrissiez si vigoureusement, c'était tout de même la manifestation
d'un confus idéalisme régnant sur les cerveaux; les plus enragés
guerroyeurs ne parlant que de _droit_, toujours on croyait ou l'on
prétendait combattre pour le _droit_ ou la _liberté_ ou même la
_fraternité_ des peuples, en ce temps-là! Aujourd'hui, c'est le règne du
Réalisme dominateur! Nous faisons la guerre autant et même plus
qu'autrefois, non point pour des idées creuses ou des rêveries, mais, au
contraire, en vue de quelque avantage sérieux et palpable, de quelque
profit important.

[Illustration: Georges Lorris en uniforme.]

L'industrie d'une nation périclite-t-elle parce qu'une autre nation
voisine ou éloignée possède les moyens fournis par la nature ou
l'industrie de produire à meilleur compte? Une guerre va décider à qui
doit rester le marché, par la destruction des centres industriels du
vaincu ou par quelque bon traité imposé à coups de torpilles.

Notre commerce a-t-il besoin de débouchés pour le trop-plein de ses
produits? Bellone, avec ses puissants engins, se chargera d'en ouvrir.
Les traités de commerce ainsi imposés ne durent pas longtemps, soit;
mais, en attendant, ils font la richesse d'une génération, et, quand
ceux-ci seront déchirés, nous trouverons bien d'autres occasions!

Lors du triomphe de la Science et de la grande mise en exploitation
industrielle des continents, certaines nations n'ont pu supporter les
frais d'établissement et se sont trop fortement obérées. Les nations
débitrices se moquèrent d'abord très gentiment de leurs créanciers
ruinés; mais les créances existent toujours, elles sont tombées, par
rachat des titres, entre bonnes mains, entre les puissantes tenailles de
nations qui savent se faire payer _manu militari_, ou, ce qui est encore
plus malin, par une saisie de tous les revenus de l'État en faillite, et
convertir les royaumes obérés en bonnes fermes productives.

[Illustration: DÉFILÉ DU 8e CHIMISTES.]

Ainsi va désormais le monde, aussi bien en cette vieille Europe, dont la
division territoriale change assez souvent, que dans l'Amérique,
subdivisée en un certain nombre de coupures plutôt qu'en nations, où les
changements sont encore moins rares, ou que dans l'Asie, plus compacte,
envahie par l'âpre et prolifique race chinoise.

Ainsi donc, dans notre civilisation ultra-scientifique, toujours
environnée de périls latents, une nation doit, suivant le vieil adage,
plus vrai encore que jadis, rester toujours sur le pied de guerre pour
avoir la paix et se garder sévèrement, à terre, sur mer et dans
l'atmosphère.

Que de précautions, que de soins, que d'ordre pour tenir la machine
militaire prête à fournir toute son énergie, à toute heure, à toute
minute, au premier signe, sur un simple bouton pressé dans le cabinet du
ministre de la Guerre!

Mais on y arrive.

Tout est prévu, combiné, arrangé. Notre organisation militaire
d'aujourd'hui est un chef-d'oeuvre de mécanique qui semble dû aux génies
combinés de Vaucanson, de Napoléon et d'Edison.

Les habitants de Châteaulin s'éveillaient à peine, le 12 août, lorsqu'à
cinq heures sonnant aux cadrans électriques officiels, une centaine
d'officiers de réserve de tous grades, débarqués des tubes ou venus par
aéronefs, se présentèrent au Dépôt chimique, où les attendait le colonel
du 8e chimistes.

Georges était là, revêtu de l'uniforme élégant et sévère de son corps:
vareuse marron sombre à brandebourgs, culotte noire et bottes, casque à
visière et mentonnière mobiles se baissant au moment des opérations
chimiques. Un réservoir d'oxygène à tube mobile, un revolver à air
comprimé et un sabre complètent l'équipement.

Le sabre est une tradition, un dernier vestige de l'ancien armement du
Moyen âge; on ne se sert guère, sur les champs de bataille modernes, de
ces instruments encombrants, d'un maniement compliqué et de si peu
d'effet.

Par Bellone! nous avons aujourd'hui mieux que ces glaives, bons tout au
plus à découper les gigots en garnison.

Nous avons beaucoup mieux, certes, avec notre joli catalogue d'explosifs
variés, qui commencent, il est vrai, à se démoder un peu. Ne
possédons-nous pas la série des gaz asphyxiants ou paralysants, commodes
à envoyer par tubes à petites distances ou par obus légers, simples
bonbonnes facilement dirigées à 30 ou 40 kilomètres de nos canons
électriques! Et l'_artillerie miasmatique du corps médical offensif_!
Elle est en train de s'organiser, mais ses redoutables boîtes à miasmes
et ses obus à microbes variés commencent à être appréciés.

Ah oui! nous avons mieux que l'antique coupe-choux, mieux que tous les
instruments perforants ou contondants qui, pendant tant de siècles,
furent les principaux outils des batailles! Quelques esprits, chagrins
contempteurs du progrès, osent les regretter et prétendent que ces
merveilles de la science, appliquées à la guerre, ont tué la vaillance
et supprimé cette belle poussée du coeur qui jetait les hommes en avant
sur l'ennemi, dans la lutte ardente et loyale. D'après eux, feu le
_courage militaire_, inutile et impuissant désormais, se trouve remplacé
par une résignation fataliste, par la passivité des cibles...

Mais foin de ces vains regrets et vive le progrès!

A 5 h. 15, le 8e chimistes se complétait avec ses réservistes amenés par
train spécial du grand tube de Bretagne, bifurquant à Morlaix; ils
recevaient leurs uniformes et leur équipement, plus sept jours de
boulettes de viande concentrée, et à 5 h. 48, sur un coup de sifflet,
les vingt batteries du 8e chimistes, étincelantes sous le soleil levant,
s'alignaient sur le champ de manoeuvres, devant le dépôt.

[Illustration: LES BOMBARDES ROULANTES ARRIVANT PAR LES ROUTES DE
TERRE.]

A 5 h. 51, les pompistes du corps médical offensif, en quatre sections,
arrivaient à leur tour et presque en même temps paraissaient, à 200
mètres dans le ciel, les torpédistes aériens sortant de leur dépôt.

Le général commandant parut à six heures précises, à la tête d'un
brillant état-major, et parcourut rapidement le front des troupes.

Il réunit les officiers supérieurs pour leur communiquer le programme
des manoeuvres et leur donner des ordres.

Un ennemi, représenté par une première portion du corps d'armée, partie
la veille, était supposé avoir pris Brest, en glissant dans le port une
nuée de _Goubets_ de toutes tailles,--ces terribles et difficilement
saisissables torpilleurs sous-marins inventés vers la fin du siècle
dernier, qui font de toute guerre maritime une succession de
surprises,--et en faisant sauter toutes les défenses qui eussent pu
s'opposer au débarquement de ses forces.

Dans sa marche sur Rennes, il menaçait Châteaulin par son aile droite et
cherchait à le déborder par son escadre aérienne.

[Illustration: LES MITRAILLEURS.]

On devait donc exécuter toutes les opérations nécessaires pour défendre
Châteaulin, puis chercher à couper les escadrilles aériennes et les
torpédistes roulants lancés en avant par l'ennemi, couvrir certaines
zones de vapeurs délétères, reprendre, coûte que coûte, les positions,
villes, villages ou hameaux enlevés, et enfin rejeter l'ennemi à la côte
ou dans les zones supposées rendues inhabitables par le corps médical
offensif. Tel était le plan des opérations de défense, exposé en tous
ses détails à ses officiers par le général commandant, un de nos plus
brillants ingénieurs militaires.

A 6 h. 15, les opérations commençaient.

[Illustration: Feu le Courage militaire
remplacé par la résignation fataliste des Cibles.

Héliog. & Imp. Lemercier. Paris]

La mobilisation avait donc demandé une heure quinze minutes, ce qui
était un beau résultat, le précédent essai ayant pris une heure dix-huit
minutes.

[Illustration: GRANDES MANOEVRES.--SURPRISE DU PORT DE BREST PAR LES
GOUBETS.]

Les officiers de l'escadre aérienne, faisant virer leurs hélicoptères,
regagnèrent rapidement leurs postes; on vit aussi une nuée d'éclaireurs
torpédistes à marche accélérée s'élancer en avant, en décrivant une
sorte d'éventail dans le ciel, et disparaître bientôt, perdus dans les
lointaines vapeurs. Derrière, les grosses aéronefs, sur une seule et
immense ligne dont les intervalles s'élargissaient de plus en plus, de
façon à embrasser le plus possible d'horizon, marchaient plus lentement,
toutes prêtes à pivoter sur un point au premier signal, dès que
l'escadrille ennemie serait aperçue.

Les forces terriennes, pendant ce temps-là, s'étaient ébranlées aussi;
un train spécial du tube transporta quelques bataillons de mitrailleuses
jusqu'au trentième kilomètre, où le tube était censé coupé par des
éclaireurs ennemis.

Le premier contact était pris; les éclaireurs torpédistes aériens ou
bicyclistes terriens repoussés, l'ennemi fut signalé en train de se
concentrer à 16 kilomètres de là. Aussitôt les bombardes roulantes
électriques, arrivant par les routes de terre à 10 h. 45, commencèrent
l'attaque en refoulant les bombardes ennemies.

Toute la journée fut employée en manoeuvres aussi savantes d'un côté que
de l'autre. L'ennemi avait eu le temps de se couvrir en semant des
torpilles à blanc qui, dans une guerre, eussent causé des pertes
énormes. Il fallait donc avancer prudemment, les éventer autant que
possible et tourner les obstacles. Les mitrailleurs, divisés en petites
sections, se faufilaient en profitant de tous les mouvements de terrain,
portant leurs petits réservoirs à bras, les officiers et sous-officiers
en avant, fouillant l'horizon avec leurs lorgnettes et calculant les
distances. Dès qu'une section arrivait à bonne portée, c'est-à-dire à 4
kilomètres d'un ennemi visible, chaque homme vissait son tube-fusil aux
embouchures mobiles du réservoir et on ouvrait le feu.

L'artillerie chimique, à 10 kilomètres en arrière de la ligne d'attaque,
tirait sur les points que les éclaireurs à hélicoptères venaient leur
signaler. L'artillerie tirait au jugé, bien entendu, en se repérant sur
la carte, le but, toujours placé à 12 ou 15 kilomètres pour le moins,
restant forcément invisible pour elle. Dans une vraie guerre, elle eût
couvert les points indiqués par les éclaireurs de ses terribles
explosifs ou d'obus à vapeurs délétères.

L'escadre aérienne resta invisible pendant toute la journée. Vers le
soir, le corps de défense remporta quelques avantages marqués, mais on
s'aperçut que l'ennemi avait adroitement dissimulé un mouvement tournant
sur la droite et qu'en somme cette première journée lui était favorable.

Cependant le général commandant avait laissé une réserve de cinq
batteries du 8e chimistes avec le bataillon médical offensif tout entier
à Châteaulin pour couvrir la ville, et nous allons voir que cette sage
précaution ne fut pas inutile. La batterie de Georges Lorris faisait
partie de cette réserve. Le jeune homme put recevoir sa fiancée et ses
amis, et les installer dans un bon hôtel en belle situation sur la
colline dominant tout le cours de la rivière. Il offrit à déjeuner à
Estelle au campement des chimistes, un vrai déjeuner militaire, où les
convives n'avaient pour sièges que des caisses de torpilles et
d'explosifs divers.

[Illustration: DÉJEUNER SUR LE CHAMP DE BATAILLE.]

Dans l'après-midi, voyant qu'il pouvait disposer d'un peu de temps après
une revue du matériel, il prit une aéronef et mena ses amis voir
l'engagement; mais, comme on ne put approcher trop près de peur de
tomber dans les mains de l'ennemi, on ne vit pas grand'chose; à peine,
sur l'immense terrain découvert, quelques groupes d'individus minuscules
filant le long des haies et, çà et là, quelques flocons de fumée
aussitôt dissipée dans l'air.

Comme on ne soupçonnait nul péril, Georges alla dîner à l'hôtel où il
avait logé ses amis; il passa gaiement la soirée avec eux, puis s'en fut
rejoindre ses hommes à leur baraquement. Mais la nuit devait être
troublée: entre trois et quatre heures du matin, Châteaulin endormi fut
réveillé en sursaut par de violentes détonations. C'était l'ennemi qui,
ayant réussi dans son mouvement tournant, essayait de surprendre la
ville; heureusement, les grand'gardes venaient de l'arrêter à 8
kilomètres. On avait le temps de préparer la défense.

[Illustration: LES ÉCLAIREURS A HÉLICOPTÈRES.]

Et, sous les yeux des voyageurs de l'hôtel éveillés par la canonnade,
sous les yeux d'Estelle, souriant à son fiancé qui passe à la tête de sa
batterie, devant la pauvre Grettly, qui croit que c'est _pour de vrai_,
les chimistes, visières baissées, avec les tubes d'ordonnance
communiquant à leurs réservoirs portatifs d'oxygène, établissent des
batteries sur le monticule, à l'abri d'un rideau d'arbres. En vingt
minutes, tous les appareils sont montés, les tubes et tuyaux vissés.
Georges, monté sur son hélicoptère, est allé reconnaître l'ennemi et,
grâce à ses indications reportées sur la carte et soigneusement
vérifiées, les appareils sont pointés sur diverses directions.

[Illustration: UNE BATTERIE D'ARTILLERIE CHIMIQUE.]

Pendant que les aéronefs de réserve se portent en avant, les sections de
torpédistes ont semé de torpilles les points menacés, et les chimistes
commencent à tirer. La situation reste bonne; l'ennemi, se heurtant à
tous les obstacles qu'on sème sur son chemin, fait d'abord peu de
progrès; mais, vers les sept heures, il réussit, en profitant d'un pli
de terrain, à s'avancer de quelques kilomètres en enveloppant certains
postes aventurés.

Pour gagner du temps et laisser aux secours le temps d'arriver, Georges,
qui a le commandement en sa qualité d'officier le plus ancien en grade,
fait couvrir tout le périmètre de la défense de boîtes à fumée. Ces
boîtes, éclatant à 100 mètres en l'air, répandent des flots de fumée
noirâtre et nauséabonde, qu'en cas de guerre les chimistes eussent
rendue absolument asphyxiante. Châteaulin, où l'atmosphère reste pure,
est enveloppé d'un cercle de brouillard opaque qui le rend invisible à
l'ennemi déconcerté.

Les batteries chimiques de la défense continuent à tirer; puis, à l'abri
de la fumée, des torpédistes se glissent jusqu'à l'ennemi, et enfin le
bataillon médical, avec sa batterie particulière, prend l'offensive à
son tour. Il se porte en avant et envoie sur les points repérés quelques
boîtes inoffensives, simplement nauséabondes aujourd'hui et provoquant
des toux désagréables, lesquelles boîtes, dans une guerre, eussent porté
sur les points de concentration de l'ennemi, sur les villages occupés,
les miasmes les plus dangereux.

Châteaulin est sauvé; pendant que l'ennemi tâtonne dans le brouillard,
se heurte aux torpilles ou tourne les points supposés rendus
infranchissables par les miasmes, les secours arrivent.

Nous n'avons pas l'intention de suivre pas à pas ces manoeuvres si
intéressantes; Georges Lorris, qui avait eu l'idée du bouclier de fumée,
fut très chaudement félicité le lendemain par le général, puis, comme sa
batterie avait soutenu presque tout l'effort du combat pendant un jour
et une nuit, et qu'un certain nombre d'hommes, n'ayant pas eu le temps
de renouveler leur provision d'oxygène, étaient indisposés par suite de
la manipulation des produits, elle fut, pendant tout le reste des
opérations, mise en réserve, ce qui permit à Georges de consacrer un peu
plus de temps à sa fiancée.

L'escadre aérienne, après avoir attaqué et dispersé au-dessus de Rennes
les aéronefs ennemies, revenait avec des aéronefs prisonnières,
apportant son concours aux forces terriennes. Le corps de défense, grâce
aux savantes combinaisons du général, reconquit vite le terrain perdu
et, dès le troisième jour des manoeuvres, la situation de l'ennemi
devint assez critique. Toutes les journées étaient employées en combats
ou en conférences par le général lui-même ou par quelques ingénieurs de
l'état-major. Parfois, au milieu d'une bataille, lorsqu'une circonstance
se présentait qui pouvait servir à l'instruction des officiers, un
signal arrêtait brusquement les deux armées, les clouant sur leurs
positions respectives, et, de chaque côté, les officiers réunis
écoutaient la conférence du général, émettaient des opinions ou
proposaient des plans. Puis, sur un signal, l'action reprenait au point
où on l'avait arrêtée.

[Illustration: LE CORPS MÉDICAL OFFENSIF.]

Bientôt, l'armée ennemie, malgré ses efforts, se vit rejetée dans un
canton montagneux et acculée à la mer. Une partie de son escadre
aérienne avait été faite prisonnière, le reste tenta vainement d'enlever
une partie du corps menacé, pour le porter nuitamment sur une meilleure
position; mais les aéronefs veillaient, leurs jets de lumière électrique
fouillant le ciel firent découvrir la tentative.

L'heure suprême avait sonné. Après un travail de toute une nuit pour le
placement des batteries, à l'aube du sixième jour les chimistes et le
corps médical offensif couvrirent la région occupée par l'ennemi de
boîtes à fumée et d'obus à miasmes. L'ennemi riposta aussi
vigoureusement qu'il put; mais ses boîtes, sur le périmètre très étendu
de l'attaque, ne produisaient pas grand effet; il fut bientôt évident
que, dans une action véritable, l'ennemi, noyé dans les gaz asphyxiants
des chimistes et sous les vapeurs délétères à effet rapide du corps
médical offensif, eût été bien vite et définitivement mis hors de
combat. Les deux corps d'armée, attaque et défense, réunis le soir du
septième jour à Châteaulin, furent passés en revue par les généraux,
sous les flots de lumière électrique, félicités pour leurs belles
opérations, et les réservistes, immédiatement congédiés, regagnèrent
leurs foyers.

[Illustration: LE CORPS MÉDICAL OFFENSIF ENTRE EN SCÈNE.]

Seuls restèrent les officiers ayant à passer des examens pour
l'obtention d'un grade supérieur ou à soutenir des thèses pour le
doctorat ès sciences militaires. Le général se montra charmant pour
Georges Lorris.

«Capitaine, lui dit-il, je serais heureux de vous proposer pour le grade
de commandant, mais il vous faut le doctorat auparavant; donc, si vos
occupations au laboratoire de monsieur votre père vous en laissent le
temps, travaillez, piochez ferme et, aux examens de printemps, vous
pourrez vous présenter avec toutes les chances...

[Illustration: GRANDES MANOEUVRES SOUS-MARINES.--MONITOR SOUS-MARIN
SURPRIS PAR LES TORPÉDISTES]

--Mon général, je vous remercie, mais je suis en train de préparer autre
chose.

--Quoi donc?

--Mon mariage, et je dois, mon général, remettre les rêves ambitieux à
plus tard... Permettez-moi de vous présenter ma future...»

Après une journée de repos, les fiancés se décidèrent au retour, sur les
instances de Sulfatin qui, dédaigneux des beautés de la bataille, avait
passé ses journées au Télé de l'hôtel, à Châteaulin, à communiquer avec
Molière-Palace, en confiant son malade aux soins de Grettly.

[Illustration: LE PARC NATIONAL, BARRÉ A L'INDUSTRIE.]



[Illustration: Mlle ESTELLE LACOMBE AU LABORATOIRE]

DEUXIÈME PARTIE

I

Préparatifs d'installation.--La féodalité de l'or.--Quelques figures
de l'aristocratie nouvelle.--La nouvelle architecture du fer, du
pyrogranit, du carton, du verre.--Les photo-picto-mécaniciens et les
progrès du grand art.--Messieurs les ingénieurs culinaires.


«Êtes-vous brouillés? demanda Philox Lorris, lorsque son fils se
présenta devant lui au retour du Voyage de fiançailles.

--Pas le moins du monde; au contraire, je...

--Ta ta ta! Vous ne vous êtes pas éprouvés sérieusement, vous êtes
restés tous les deux, toi surtout, la bouche en coeur, à soupirer des
gentillesses; ce n'est pas ainsi qu'on éprouve celle dont on veut faire
la compagne de sa vie... Ce n'est pas loyal, je trouve que tu as manqué
tout à fait de bonne foi...

--Comment! j'ai manqué de bonne foi?

[Illustration: --Bigre! quand je serai le mari de cette dame!]

--Certainement! Et ta fiancée aussi, de son côté! Tu n'es pas autrement
bâti que tous les autres hommes, parbleu! et ta fiancée ne diffère pas
du reste du genre féminin. Tu devais te montrer comme tu seras pendant
le reste de ta vie--ainsi du reste que tous les hommes occupés--rude,
distrait, grincheux souvent, emporté, violent même..... Nous sommes tous
comme cela dans la vie; elle est si courte, la vie; une fois mariés,
est-ce qu'on a du temps à perdre en manières?

--J'ai pourtant bien l'intention de ne pas me montrer aussi désagréable
que cela...

[Illustration: --Attention! quand je serai la femme de ce monsieur!]

--Certainement, parbleu! des bonnes intentions, ça ne prend pas de
temps, on en a tant que l'on veut... mais les rapports journaliers, la
vie enfin... C'est là que je t'attends! De même une fiancée, pour que le
Voyage de fiançailles constitue un essai vraiment loyal de la vie
conjugale, devrait tout de suite se montrer futile, légère,
contrariante, souvent revêche, portée à la domination, etc., etc.,
enfin, telle qu'elle sera plus tard dans le ménage. Alors, on se juge
franchement, et l'on décide en parfaite connaissance de cause si la vie
commune est possible: «Attention! Quand je serai la femme de ce
monsieur, je l'aurai toujours devant moi!--Bigre! Quand je serai le mari
de cette dame, songeons-y, ce sera à perpétuité...» Voilà les sages
réflexions que les personnes raisonnables doivent faire!»

Georges se mit à rire.

«Est-ce que tu me peindrais l'éminente doctoresse Bardoz et la sénatrice
Coupard, de la Sarthe, avec les mêmes couleurs? demanda-t-il à son père.

--Pas tout à fait! Si je les ai distinguées, c'est qu'elles sont de
vraies exceptions... Et puis elles seraient si occupées elles-mêmes!
Enfin! concluons! Tu persistes vraiment?

--Je persiste à voir le bonheur de ma vie dans l'union avec...

--Bon! bon! pas de phrases! C'est ton ancêtre l'artiste, le poète qui te
travaille... Laisse-le dormir! Nous verrons; mais avant de donner mon
consentement définitif, je veux étudier ta fiancée... Tu connais mes
principes: pas de femme inoccupée. Je propose à Mlle Lacombe d'entrer à
mon grand laboratoire, section des recherches; elle travaillera sous mes
yeux, à côté de toi... Ne crains rien, pas de surmenage, un petit
travail doux! Et, entre temps, vous monterez votre maison et nous
causerons ménage quand le nid sera achevé.»

Georges, comptant bien abréger le plus vite possible cette dernière
période d'épreuves, se déclara satisfait de l'arrangement et porta la
proposition de son père à Estelle. Tout fut vite entendu. D'ailleurs,
Philox Lorris n'eut qu'un mot à dire aux Phares alpins pour faire passer
M. Lacombe aux bureaux de Paris de cette administration: les parents
d'Estelle purent venir habiter Paris, au grand plaisir de Mme Lacombe,
qui voyait ainsi se réaliser un de ses rêves.

Georges Lorris et Estelle s'occupaient de leur installation future avec
Mme Lacombe, mais sur les idées de Philox Lorris. Celui-ci négocia en
quelques jours l'achat pour son fils, au centre de l'ancien Paris, sur
les hauteurs de Passy, d'un petit hôtel que désirait céder, pour
s'installer dans un vaste domaine dans le Midi, un banquier milliardaire
d'Australie qui venait de réaliser dans les bourses du Nouveau Monde un
krach fabuleusement fructueux et qui voulait, avec l'immense fortune
récoltée dans sa magnifique opération, fonder, assez loin des
désagréables criailleries des anciens actionnaires et dans un pays plus
aristocratique que la terre australienne, une puissante famille
seigneuriale.

Ce richissime ex-banquier, Arthur Pigott, traitant M. Philox Lorris en
homme digne de le comprendre, exposa ses plans avec tranquillité quand
il fit visiter son petit hôtel à son acheteur.

«Votre vieille aristocratie territoriale est morte d'inanition, illustre
monsieur, ou elle achève de s'éteindre, dit-il; soufflons donc dessus
et remplaçons-la, car il faut la remplacer, c'est le voeu de la nature;
vous savez bien qu'une aristocratie a son rôle dans la vie sociale et
qu'on n'en a pas plutôt jeté une à terre,--vos révolutions l'ont
prouvé--qu'une autre apparaît. A l'origine de toutes les grandes et
hautes familles, monsieur, que voyez-vous? Un fondateur malin, plus
riche et, par conséquent, plus puissant que ses voisins! Je dédaigne de
rechercher comment il a ramassé cette fortune: il l'a, c'est le
principal!... Les historiens passent assez légèrement là-dessus comme
détail négligeable...

--Des chevauchées la lance au poing en pays ennemi, fit M. Philox
Lorris, la conquête de quelque territoire; autrement dit, l'expulsion
violente ou l'oppression des occupants, venus jadis de la même façon..

[Illustration: SUR LES HAUTEURS DE PASSY.]

--Autrement dit des rapines de soudards, de brutales rapines, continua
M. Pigott, hideuses violences des temps barbares! Eh bien! qu'on nie
encore le progrès! J'ose prétendre que, plus tard, les historiens qui
regarderont à l'origine de la noble famille fondée par moi en mon duché
sur la Dordogne, où j'aurai, j'espère, le plaisir de vous avoir à mes
grandes chasses, distingueront autre chose! Pas de violences, pas de
soudards brutaux! Ils pourront dire: _L'ancêtre Pigott, le fondateur,
fut tout autre chose qu'un vulgaire Montmorency; ce fut un doux malin,
un combattant de l'intelligence qui sut prélever sur des créatures
inférieures la dîme de l'intelligence_.....

--Deux ou trois cent mille actions de 5,000 francs, n'est-ce pas, dans
vos dernières affaires?

--Plus quelques petites choses, pour compenser les frais très sérieux...
Je reprends! Voici ce qu'ils diront, les historiens: _Il sut prélever la
dîme de l'intelligence et vint, apportant la richesse en notre belle
province, fonder une illustre maison, planter l'arbre seigneurial dont
les rameaux s'étendent aujourd'hui si largement, abritant nos têtes sous
leur ombre, et contribuer puissamment au relèvement des principes
d'autorité et des saines idées de hiérarchie sociale trop longtemps
ébranlées par nos révolutions_..... Voilà! ainsi se fonde la nouvelle
aristocratie!»

Et M. Pigott avait raison.

Sur les ruines bientôt déblayées de l'ancien monde, une aristocratie
nouvelle se fonde. Que devient l'ancienne? Les vieilles races en
décadence semblent fondre et disparaître de jour en jour avec plus de
rapidité. Nous voyons leurs descendants appauvris, éloignés par la
défiance des masses des affaires publiques, peu aptes à la pratique des
sciences, impropres aux grandes affaires industrielles et commerciales,
tirer la langue dans leurs châteaux délabrés, qu'ils ne peuvent
entretenir et réparer, ou végéter dans de misérables petites places sans
ouvertures d'avenir.

Leurs terres, leurs châteaux, et leurs noms mêmes avec, s'en vont à la
nouvelle aristocratie, aux seigneurs des nouvelles couches, aux Crésus
de la Bourse, enrichis par l'épargne des autres, aux notabilités de la
grande industrie ou de la productive politique, et, à côté de ces
illustres débris heureux d'obtenir de maigres emplois en des bureaux de
ministère ou d'usine, où le sang actif des anciens chevaucheurs croupit
dans une stagnation lamentable, nous voyons tels grands industriels,
gigantesques coffres-forts, planter le drapeau de Plutus sur les anciens
domaines de l'ex-noblesse, reconstituer peu à peu les vastes fiefs
d'autrefois sur des bases plus solides.

[Illustration: M. ARTHUR PIGOTT.]

Quelques exemples, en outre de celui fourni par le milliardaire Pigott:

Le célèbre marquis Marius Capourlès, fondateur d'une centaine d'usines,
organisateur de syndicats accaparant toutes les féculeries et
distilleries d'une immense région. Avec ses bénéfices, dont il sait à
peine le compte, Marius Capourlès a peu à peu aggloméré un noyau de
vastes domaines comprenant l'étendue d'un département et récemment
érigés en marquisat. Ajoutons bien vite que, parmi les simples petits
commis d'une de ses agences, Marius Capourlès compte un duc authentique,
descendant des rois de Sicile et de Jérusalem, et trois ou quatre
pauvres diables couverts de blasons, dont les pères ont eu terres et
châteaux, gardé, casque en tête, des marches de frontières et arrosé de
leur sang tous les champs de bataille de l'ancienne France.

M. Jules Pommard est non moins célèbre que le marquis Marius. Lancé sur
le terrain giboyeux de la politique, M. Jules Pommard n'est pas de ceux
qui restent bredouilles. Il a eu des hauts et des bas; accusé jadis de
trafics et de malversations, mais amnistié par le succès, il s'est,
après avoir purgé quelques petites condamnations, taillé dans sa
province un véritable petit royaume où il tient tout, dirige tout,
commande à tous et plane sur tous du haut de sa sereine majesté d'homme
arrivé, qu'encadre noblement un grand château historique ayant fait
partie du domaine royal, château dont il compte bien faire porter le nom
à ses héritiers.

Voici une illustration plus haute encore, M. Malbousquet, autre grand
industriel, roi du fer et prince de la fonte, maître et possesseur de
formidables établissements métallurgiques, propriétaire de tubes et de
nombreuses lignes d'aéronefs, à la tête de trois cent mille ouvriers et
du plus titanique outillage qu'il soit possible de rêver, immense
réunion d'engins terrifiants, grinçant, tournant, virant, frappant,
hurlant effroyablement en des usines monstres, colossales cités de fer
aux architectures étranges, où les marteaux-pilons géants s'élèvent
comme d'extraordinaires monuments mobiles et féroces, parmi des ouragans
de vacarmes métalliques et des tourbillons d'âcres fumées, au-dessus de
rouges fournaises attisées par des cohues d'hommes hâves et demi-nus,
roussis, grillés et charbonneux.

Le maître de ce royaume, véritablement infernal, n'a garde de l'habiter;
il domine de loin, il commande et dirige, loin de l'infernal mouvement,
loin des rivières de fonte incandescente et des hauts fourneaux
soufflant des haleines de feu; il règne sur ses esclaves de chair et de
fer du fond d'un somptueux cabinet relié par Télé au cabinet de
l'ingénieur-directeur des usines, dans un castel resplendissant, grand
comme Chambord et Coucy réunis, élevé à coups de millions dans un site
charmant, avec un fleuve à ses pieds, filant vers la mer, et de belles
forêts, sévèrement gardées, se déroulant aux divers horizons.

A perte de vue, tout ici appartient à M. Malbousquet, déjà comte romain,
devenu duc tout récemment, par la grâce du milliard; dans cette terre,
érigée pour lui en duché par les Chambres, tout est à lui, le sol et
aussi les gens, tenus et bridés par mille liens.

C'est pourtant le domaine actuel du roi du fer, le grand centre
métallurgique qui fut, en 1922, le principal foyer de la révolution
sociale et qui vit, lors du triomphe momentané des doctrines
collectivistes, le plus complet bouleversement.

[Illustration: EXAMENS POUR LE DOCTORAT ÈS SCIENCES MILITAIRES]

Ici, pendant qu'une effroyable lutte éclatait à Paris, pendant que se
déroulaient des scènes de sauvagerie épouvantables, où le peuple énervé
et halluciné, dans l'impossibilité de réaliser les rêves insensés des
révoltés et des utopistes, des naïfs farouches et des hâbleurs,
accumulait ruines sur ruines et se ruait à la folie furieuse et à
l'effondrement universel, pendant ce déchaînement de tous les délires,
dans le grand centre métallurgique saisi au nom de la collectivité,
s'appliquaient à peu près pacifiquement les théories socialistes.

[Illustration: EMBARCADÈRE DE L'HÔTEL GEORGES LORRIS.]

Les meneurs, au jour du triomphe, avaient ici trouvé un organisme bien
complet, en bon état de fonctionnement, et ils avaient pensé que tout
devait continuer à marcher comme par le passé et même beaucoup mieux,
simplement par la bonne volonté de tous, moyennant la simple
suppression des directeurs et des actionnaires, et le partage égal entre
tous du produit intégral du travail de tous.

Le programme était simple, clair, à la portée des moins larges
intelligences, mais l'application, au grand étonnement de chacun, donna
lieu pourtant, dès la première heure, à de rudes frottements. L'égalité
des droits décrétée--la Sainte Égalité--pouvait-elle s'accommoder de
l'inégalité des fonctions et des travaux? On laissait les ingénieurs à
leurs travaux forcément, parce que le simple manoeuvre ne pouvait songer
à prendre leur place; mais les autres, bureaucrates, contremaîtres,
chefs ouvriers, ne devaient-ils pas rentrer dans le rang? Comment
procéder à la distribution du travail, avec toutes ces inégalités, qui
semblaient apparaître pour la première fois aux yeux de tous? Personne
ne voulait plus du travail rude, du travail dangereux; chacun,
naturellement, réclama le travail le plus facile et le plus doux, les
postes les plus tranquilles.

Dès le premier jour, les heurts violents se produisirent, les
discussions éclatèrent et s'envenimèrent très vite. Au milieu des
tiraillements, des désordres et même des grèves de certaines
spécialités, les usines marchèrent quelque temps cahin-caha, dévorant
les stocks de minerais amassés et les fonds saisis dans les caisses.
Puis, brusquement, tout s'arrêta, les machines poussèrent leur dernier
râle, les hauts fourneaux s'éteignirent, tout tomba dans une confusion
épouvantable.

Le collectivisme mourait de son triomphe. Tant bien que mal, l'organisme
qu'il avait trouvé en fonctions avait encore marché quelques semaines,
produisant--suivant les comptes rigoureusement tenus par les
bureaux--tout à perte, pour diverses causes, par suite de l'immense
gâchis d'abord, du labeur mal conduit et mollement soutenu pendant les
heures de travail diminuées de moitié,--et laissant, au lieu de fabuleux
bénéfices à répartir, comme tous l'espéraient, un déficit à combler,
gouffre énorme, s'élargissant d'heure en heure.

Six mois d'anarchie épouvantable, avec la tristesse amère des beaux
rêves écroulés, les lugubres désespoirs, les colères impuissantes, avec
la ruine, la fureur et la faim partout!

Le grand centre industriel resta comme un immense tas de ferrailles
inutiles, autour duquel peu à peu la solitude se faisait et que les
affamés abandonnaient en colonnes lamentables.

Quand, après bien d'autres catastrophes, l'anarchie de Paris,
s'éteignant peu à peu dans le sang des sectes socialistes qui
s'entre-dévoraient, fut écrasée définitivement par un retour du bon
sens, puissamment aidé par la force passée aux mains des meneurs
satisfaits, gorgés des dépouilles de l'ancienne société, il n'y avait
plus de désordres à réprimer dans le royaume du fer, il n'y avait plus
que des ruines.

Édouard Malbousquet, jeune alors, ex-petit ingénieur des usines, riche
de quelques petits bénéfices recueillis dans l'eau trouble de la
révolution sociale, eut alors l'habileté de grouper quelques amis parmi
les nouveaux capitalistes éclos dans la tourmente et de racheter, pour
un morceau de pain jeté aux actionnaires survivants, ces tristes ruines
inutiles, et de tout recommencer.

Le résultat, le voici: tout en haut, le puissant seigneur suzerain; tout
en bas, la tourbe des humbles vassaux; d'un côté, une haute personnalité
politique, financière et industrielle, comblée de richesses, de titres
et d'honneurs; et, de l'autre, la noire fourmilière des travailleurs du
fer, revenus au travail avec de la misère et de cruelles désillusions en
plus.

Notre haute civilisation scientifique, l'excès du machinisme,
l'industrialisme écrasant l'homme sous l'engin ou changeant cet homme,
non pas en machine même, mais en simple fragment de rouage de machine,
ont donc, en définitive, abouti à ramener le monde en arrière et à créer
au-dessus des masses travailleuses une nouvelle féodalité, aussi
puissante, aussi orgueilleuse et aussi rude en sa domination que
l'ancienne, si ce n'est plus!

[Illustration: La nouvelle féodalité: Monsieur le duc Malbousquet.]

Serfs des enfers industriels rivés aux plus dures besognes, petits
employés cloués à leur pupitre, petits ingénieurs, rouages un peu plus
fins de la grande machine, petits commerçants, laminés et broyés par les
gigantesques syndicats, paysans cultivant, suivant les nouvelles
méthodes scientifiques, la terre des nouveaux seigneurs, dites-nous si
le sort des manants du Moyen âge, des siècles où l'on avait au moins le
temps de respirer, était plus rude que le vôtre?

Certes, la main humaine, même recouverte du gantelet de fer des hauts
barons, le poing de la féodalité de fer était moins lourd que le
marteau-pilon d'aujourd'hui, symbole écrasant de la nouvelle féodalité
de l'or!...

Le petit hôtel acheté par M. Philox Lorris, à l'un de ces potentats de
la finance et de l'industrie, avoisiné par d'autres hôtels d'un luxe
babylonien, résidences urbaines appartenant à de non moins notables
seigneurs, allait donc être transformé complètement pour le fils du
grand ingénieur; toutes les innovations, toutes les applications de la
science moderne devaient y faire régner un confort scientifique
absolument digne du siècle éclairé où nous avons le bonheur de vivre et
du grand Philox Lorris lui-même.

[Illustration: FORÊTS D'APPARTEMENT.]

Il y avait naturellement très peu de jardins, un simple cadre de
verdure, sertissant les différents bâtiments,--l'espace est si mesuré à
Paris!--mais on s'était rattrapé sur les terrasses, les petites
plates-formes et les balcons suspendus, transformés en véritables
forêts, en forêts vues par le gros bout de la lorgnette, avec des arbres
nains japonais suivant la mode actuelle.

Il n'y a pas que Paris qui soit étroit et resserré, on se sent tellement
pressé aujourd'hui sur notre globe _archi-plein_, dans le coude à coude
des continents bondés, qu'il faut tâcher de gagner un peu de place, de
toutes les façons possibles, par d'ingénieux subterfuges.

[Illustration: LE SOL DE PARIS.]

Voulez-vous des forêts ombreuses avec de vieux chênes aux ramures
puissantes, tordant leurs racines comme un nid de serpents et lançant au
loin de grosses branches à l'épais feuillage? Voulez-vous des pins
fantastiques, hérissés de pointes et cramponnés à des blocs de rochers
moussus? Voulez-vous des arbres exotiques, des fourrés étranges, dominés
par des baobabs monstrueux?

En voici sur votre balcon, dans de jolis bacs de faïence japonaise,
voici sur votre véranda la forêt vivante en réduction, les géants nains,
les arbres centenaires, les colosses végétaux, maintenus, par l'art
inouï du jardinier de Yeddo, à des proportions de plantes
d'appartement.

C'est la forêt minuscule, mais c'est la forêt tout de même, avec ses
fourrés touffus, ses dessous tapissés de bruyères naines, avec ses
profondeurs mystérieuses, qui vous donnent le vertige et le frisson des
solitudes, avec ses rochers, ses ravins même, au-dessus desquels se
dressent de vieux troncs dépouillés, tordus et déchiquetés par les
siècles, ravagés par les ouragans; ce sont de vastes paysages factices,
absolument illusionnants, devant lesquels, en y mettant un atome de
bonne volonté, on peut chercher la poésie du rêve, tout comme si l'on
errait dans les quelques coins de nature sauvage qui nous restent,
éparpillés çà et là par le monde et sur le point de disparaître à
jamais.

Ne cherchez pas d'autres feuillées à Paris, en dehors de ces futaies
factices et des maigres jardinets entretenus à grand'peine autour des
maisons riches.

Le sol de Paris n'en peut guère produire, puisqu'il n'existe plus,
puisque la vraie terre y a disparu ou à peu près, remplacée par un lacis
embrouillé de tunnels, de canalisations diverses, de tubes
métropolitains réunissant les quartiers, de tubes d'expansion au dehors,
d'égouts, de caniveaux, de conduits pour les innombrables fils des
divers Télés et des services électriques divers, force, lumière,
théâtre, musique, etc., entre-croisés à travers un massif de béton et de
pierrailles, où les racines des pauvres diables d'arbres que leur
malheur a exilés dans ce conglomérat rocailleux, saturé de fluides
divers, ne peuvent, même en s'allongeant et s'échevelant outre mesure,
puiser qu'une bien maigre nourriture.

Mais si la villa parisienne de Georges Lorris ne pouvait guère montrer
d'autres verdures que les arbres comprimés et rabougris de ces forêts
d'appartement, elle possédait une annexe un peu plus loin, dans les
montagnes du Limousin, à trente-cinq minutes de tube et deux heures
d'aéronef à peine, une maison de campagne, petite, mais commode,
agréablement placée dans un fort beau paysage, à mi-côte d'une colline
rocheuse, avec des arbres de proportions naturelles et des coins de
véritables bois sous ses fenêtres.

Par une heureuse idée de l'architecte, la partie supérieure de la
maison, sorte de tourelle carrée dominant le corps de bâtiment
principal, était mobile et pouvait monter, faisant cage d'ascenseur,
jusqu'à la crête de la colline voisine et stationner ainsi, pendant les
belles journées, à 80 mètres au-dessus de la maison.

De là, le pays se découvrait plus vaste, pittoresque et tourmenté,
coupé de ravins, sillonné de rivières, et montrait au loin, sur des
roches isolées ou sur les différentes croupes de collines, cinq ou six
ruines de vieux châteaux et seulement, l'industrie étant encore peu
développée dans la région, une vingtaine de groupes d'usines fumeuses à
l'horizon.

Pour revenir à l'hôtel parisien abandonné par le banquier milliardaire
comme trop simple et ne convenant plus à sa haute situation, il n'en
était pas moins un somptueux petit bijou d'architecture moderne en
délicieuse situation.

On jouissait d'une vue admirable et très étendue des loggias du grand
salon du sixième étage au-dessus du sol, c'est-à-dire du _premier_,
comme on a l'habitude de dire, maintenant que l'entrée principale d'une
maison est sur les toits, à l'embarcadère aérien. De cette loggia, ainsi
que des miradors vitrés suspendus aux façades, on apercevait tout Paris,
l'immense agglomération quasi-internationale de 11 millions d'habitants
qui fait battre sur les rives de la Seine le coeur de l'Europe et
presque le coeur du monde, en raison des nombreuses colonies asiatiques,
africaines ou américaines fixées dans nos murs; on planait au-dessus des
plus anciens quartiers, ceux de la vieille Lutèce, bouleversés par les
embellissements et les transformations, par delà lesquels d'autres
quartiers plus beaux, les quartiers modernes, si étonnamment développés
déjà, projetaient au loin d'immenses boulevards en construction.

Là-bas, derrière les hauts fourneaux, les grandes cheminées et les
coupoles de réservoirs électriques du grand musée industriel des
Tuileries, se dressent, au centre du berceau de Lutèce, flottant entre
les deux bras de la Seine,--de la vieille Lutèce agrandie et
transformée, allongée, grossie, gonflée et hypertrophiée--les tours de
Notre-Dame, la vieille cathédrale, surmontées d'un transparent édifice
en fer, simple carcasse aérienne de style ogival comme l'église,
portant, à 80 mètres au-dessus de la plate-forme des tours, une seconde
plate-forme avec bureau central d'aéronefs omnibus, commissariat,
restaurant et salle de concert de musique religieuse. La tour
Saint-Jacques se montre non loin de là, surmontée, elle aussi, à 50
mètres, d'un immense cadran électrique et d'une seconde plate-forme
autour de laquelle voltigent, à différentes hauteurs, les aérocabs d'une
station.

Des édifices aériens pointent très nombreux au-dessus des cent mille
embarcadères des maisons, au-dessus des toits où s'étalent, de cime en
cime, de gigantesques réclames pour mille produits divers. On distingue
d'abord les embarcadères des grandes lignes d'aéronefs omnibus, les
wharfs d'aéronefs transatlantiques,--ces constructions de toutes les
formes et de tous les styles, monumentales, mais très légères, portées
sur de transparentes armatures de fer,--le grand embarcadère central des
Tubes, plus massif, projetant dans toutes les directions des tubes,
portés parfois sur de longues arcatures de fer ou traversant en tunnels
les collines chargées de maisons,--puis bien d'autres édifices divers,
plus ou moins turriformes: phares de quartier, commissariats et postes
aériens pour la surveillance de l'atmosphère, si difficile pendant la
nuit, malgré les flots de lumière électrique répandus par les phares,
embarcadères de grands établissements ou de magasins.

[Illustration: PETITE MAISON DE CAMPAGNE, AVEC ASCENSEUR ET PAVILLON
MOBILE.]

[Illustration: UN QUARTIER EMBROUILLÉ]

Quelques quartiers apparaissent voilés par un treillis serré et
embrouillé de fils électriques qui semblent les envelopper d'une
gigantesque toile d'araignée. Trop de fils! Ces réseaux courant en tous
sens sont, à certains endroits, un obstacle à la circulation aérienne;
bien des accidents ont été causés par eux aux heures nocturnes, malgré
l'éclat des phares et des lampadaires de toits, et l'on a vu maintes
fois des passagers d'aérocabs foudroyés au passage, ou blessés et
presque décapités par la rencontre d'un fil inaperçu.

[Illustration: LA BONNE A TOUT FAIRE.]

Tout près de l'hôtel Lorris se montre le plus ancien de ces légers
édifices escaladant les nuées construit jadis par un ingénieur qui
pressentait la grande circulation aérienne de notre temps, l'antique et
bien vénérable tour Eiffel, élevée au siècle dernier, un peu rouillée et
déversée.

Cette vieille tour a reçu récemment, au cours d'une complète
restauration bien nécessaire, de considérables adjonctions; ses deux
étages inférieurs sont enserrés dans de magnifiques et décoratives
plates-formes d'une contenance de plusieurs hectares, organisées en
jardins d'hiver, supportées par deux ceintures d'arcs de fer d'un grand
style. Comme pendant, de l'autre côté du fleuve, montent et se perdent,
dans l'atmosphère des coupoles, les terrasses et les pointes de
Nuage-Palace, le grand hôtel international aux architectures étranges,
construit au sommet de l'ancien Arc de Triomphe, par une société
financière qui a, par toutes ces splendeurs, ruiné deux séries
d'actionnaires, mais qui, sur l'Arc de Triomphe à elle vendu par l'État
en un moment de gêne après notre douzième révolution, a superposé de
véritables merveilles.

Plus loin, au-dessus du bois de Boulogne, découpé en petits squares,
s'élève Carton-Ville, un quartier ainsi baptisé à cause de ses élégantes
et vastes maisons de rapport entièrement construites en pâte de papier
aggloméré, rendue plus solide que l'acier et plus résistante que la
pierre aux intempéries des saisons, avec des épaisseurs bien moindres,
ce qui économise la place. L'avenir est là; dans la construction
moderne, on n'emploie plus beaucoup les lourds matériaux d'autrefois: la
pierre est à peu près dédaignée, le Pyrogranit en tient lieu dans les
constructions monumentales, disposé en cubes fondus d'une bien autre
résistance que la pierre et appliqué de mille façons à la décoration des
façades. On n'a plus recours au fer que dans certains cas, lorsqu'on a
besoin de supports solides, colonnes ou colonnettes, et partout
maintenant le carton-pâte est employé concurremment avec les plaques de
verre, murailles transparentes, qui laissent les pièces d'apparat des
maisons se pénétrer de lumière.

Les grands magasins, certains établissements, comme les banques, sont
maintenant construits entièrement en plaques de verre; l'industrie est
même parvenue à fondre d'une seule pièce des cubes de 10 mètres de côté,
à cloisons intérieures pour bureaux, et des belvédères également d'une
seule pièce.

De son petit hôtel si merveilleusement situé, M. Philox Lorris veut
faire un modèle d'arrangement intérieur; le chef de son bureau
d'ingénieurs-constructeurs est à l'oeuvre. Georges Lorris donne ses
idées et ses plans, qui sont un peu les idées et les plans d'Estelle et,
par conséquent, ceux de Mme Lacombe; mais son père les met
imperturbablement de côté ou les modifie si complètement que Georges ne
les reconnaît plus. N'importe, ce sera bien.

L'embarcadère, à 12 mètres au-dessus du toit, est tout en verre,
supporté par une gracieuse et artistique arcature de fer. Une coupole,
surmontée d'un phare électrique, abrite quatre ascenseurs desservant les
appartements particuliers de Monsieur et de Madame, les appartements de
réception et l'aile des laboratoires et cabinets de travail. Sur l'un
des côtés de la plate-forme de l'embarcadère débouche le grand
ascenseur de service, près de la remise des aéronefs, haute tour
rectangulaire sur un angle de la maison, ayant place pour dix véhicules
superposés, avec les ouvertures de ses dix étages sur un des côtés.

Les salons de réception sont tout à fait somptueux; le précédent
propriétaire en avait fait une galerie de photo-peinture. M. Philox
Lorris a remplacé les tableaux partis par quatre grands panneaux
décoratifs: _l'Eau_, _l'Air_, _le Feu_, _l'Électricité_, panneaux
animés, vivants pour ainsi dire, et non froides peintures.

Dans chacune de ces grandes décorations, par un procédé tout nouveau,
autour de la statue allégorique de l'élément représenté, cet élément
lui-même joue son rôle. Sur le panneau consacré à l'Élément humide,
l'eau ruisselle et cascade véritablement sur un fond de rochers et de
coquillages, animé par des échantillons des plus remarquables habitants
de l'onde, des poissons vrais ou faux, vrais pour les races de petite
taille et, dans le lointain, représentations minuscules, à mouvements
automatiques bien réglés, des plus formidables espèces.

Le panneau consacré au Feu est le pendant naturel de l'Eau. Le feu est
allégoriquement représenté par une figure à buste de femme sur un corps
de salamandre à longue queue contournée; autour de cette figure des
flammes véritables, mais sans chaleur, dessinent d'étincelantes volutes
et, dans le fond, un volcan en éruption laisse couler des rivières de
lave flamboyante dont on peut à volonté varier les couleurs. On devine
quel magnifique thème les deux autres éléments, l'Air et l'Électricité,
ont pu fournir à l'artiste décorateur; dans le panneau de l'Air, au
milieu de magnifiques effets de nuage, produits, avec l'inépuisable
variété de la nature elle-même, par un procédé particulier, passent les
habitants de l'atmosphère, de charmantes réductions d'aéronefs aux
contours atténués par les vapeurs, absolument comme dans la nature. Tout
ce panneau est admirablement réglé: les aspects changent à volonté, on a
de ravissants levers et couchers de soleil, et même de superbes effets
de véritables nuits constellées d'étoiles, réduction de notre ciel
nocturne aux chemins azurés, poudrés de sable d'or, comme disent les
poètes.

Quant à l'Électricité, l'artiste mécanicien a tiré un bon effet
décoratif des si curieux appareils producteurs et transmetteurs, et M.
Philox Lorris a mis la grande plaque de Télé comme motif central
au-dessus de la figure allégorique.

Nous voyons donc ici vraiment l'art de l'avenir. Après la peinture
d'autrefois, les timides essais artistiques des Raphaël, Titien,
Rubens, David, Delacroix, Carolus Duran et autres primitifs, nous
avons eu la photo-peinture, qui représentait déjà un immense progrès;
les photo-peintres d'aujourd'hui seront dépassés par les
photo-picto-mécaniciens de demain. Ainsi l'art va toujours progressant.

[Illustration: UN PEU D'HYGIÈNE.]

Est-il besoin de dire que le laboratoire-cabinet de travail de Monsieur
et celui de Madame, aménagés par les soins de M. Philox Lorris, qui n'a
pas craint de sacrifier une bonne demi-heure à en tracer de sa main le
plan détaillé, sont pourvus de tous les instruments et appareils
perfectionnés indispensables pour les hautes études?

Mme Lacombe, qui suivait les travaux d'installation avec un intérêt que
l'on comprend, pendant que sa fille était occupée au grand laboratoire
Philox Lorris, ne ménageait ni son admiration lorsqu'elle la croyait
légitimement méritée, ni ses critiques quand il y avait lieu. Mais il ne
lui était pas très facile de faire part de ses observations au père de
son futur gendre. M. Philox Lorris, horriblement avare de son temps,
avait chargé un simple phonographe de recevoir ses observations,
auxquelles ce même phonographe répondait seulement le lendemain... quand
il daignait répondre.

«Ma première opinion sur cet original de Philox Lorris était la bonne!
se disait Mme Lacombe, en se gardant bien cependant de penser tout haut;
ce Philox Lorris est un ours! Enfin, ce n'est pas lui que nous épousons.
Sa pauvre femme est une martyre; heureusement, Georges est doux et
charmant, ma fille sera heureuse!»

Une chose inquiétait Mme Lacombe: elle ne voyait pas de cuisine dans
cette maison si bien montée; elle se hasarda un jour à en témoigner son
étonnement au phono du savant.

La réponse vint le lendemain.

[Illustration: «... CE N'EST JAMAIS QUE DE LA CONFECTION!»]

«Une cuisine! s'écria le phono, y pensez-vous, chère madame? C'est bon
pour les rétrogrades et tardigrades réfractaires au progrès! D'ici vingt
ans, il n'y aura plus de maisons à cuisines que dans les malheureux
hameaux perdus au fond des campagnes! L'économie sociale bien entendue
proscrit les petites cuisines particulières où l'élaboration des petits
plats est forcément et de toutes façons plus dispendieuse que
l'élaboration en grand des mêmes plats dans une cuisine centrale. Il n'y
aura pas plus de cuisine chez mon fils que chez moi. Nous sommes abonnés
à la Grande Compagnie d'alimentation et les repas nous arrivent tout
préparés par une série de tubes et tuyaux spéciaux. On n'a donc à
s'occuper de rien. Économie de temps, ce qui est précieux, et, de plus,
très notable économie d'argent!

--Merci! fit Mme Lacombe, vous me traiterez de tardigrade si vous
voulez, mais je préfère notre petite cuisine de ménage, où je puis
combiner des petites douceurs agréables quand il me plaît! Votre cuisine
de la Grande Compagnie d'alimentation, tenez, ce n'est jamais que de la
confection!

--Je vous assure, dit le phono, qui semblait avoir prévu des objections,
que la cuisine est succulente et que les menus sont très variés. Ce ne
sont pas de vulgaires marmitons, madame, ou d'ignorants cordons bleus
qui préparent nos repas, ce sont des cuisiniers instruits, diplômés, des
ingénieurs culinaires ayant poussé très loin leurs études! Ils sont sous
la direction d'un comité d'hygiénistes des plus distingués, qui savent
ordonner nos repas selon les lois d'une bonne hygiène et nous fournir
une alimentation rationnelle... Au lieu de plats combinés par des chefs
sans responsabilité médicale, au hasard de l'inspiration, à tort et à
travers, la Compagnie fournit la nourriture qui convient à la saison,
aux circonstances, rafraîchissante ou tonifiante, abondante en viandes
fortes ou en légumes quand elle le juge bon pour la santé générale... Et
l'on a constaté, parmi les abonnés, une forte amélioration des gouttes,
gastralgies, dyspepsies, etc.»

Le phono s'arrêta, semblant attendre des objections que Mme Lacombe, qui
se défiait, se garda bien de formuler.

Après un instant, le phono continua avec une nuance d'ironie dans la
voix:

«Dans tous les cas, il est honteux pour des gens de notre époque de se
montrer trop préoccupés des satisfactions de l'estomac! Cet insignifiant
organe ne doit pas primer et opprimer le cerveau, l'organe roi, madame!
D'ailleurs, ces questions sont sans importance; vous savez bien que, de
nos jours, on n'a plus d'appétit!»

Mme Lacombe soupira:

«Bon! il est avare, je m'en doutais!»

Ce fut aussi M. Philox Lorris qui se chargea d'engager le personnel
nécessaire. Mme Lacombe fut terriblement surprise quand elle sut que ce
personnel devait se composer seulement d'un concierge, d'un mécanicien
breveté et d'un aide-mécanicien. Pas plus de femme de chambre ou de
valet de chambre que de cuisinière.

«Heureusement ma fille aura Grettly!» pensa-t-elle.

M. Philox Lorris avait chargé son phono de recevoir les candidatures des
gens.

Ce fut un véritable défilé pendant quelques jours. L'appareil
enregistrait les déclarations, photographiait les candidats. M. Philox
Lorris, de cette façon, put fixer ses choix sans bavardages oiseux et
sans perte de temps. Il eut à écarter de nombreux candidats ne pouvant
justifier d'études complètes et bons à servir seulement dans la petite
bourgeoisie, moins exigeante sur les titres; il lui fallut même
repousser aussi des polytechniciens dont certaines circonstances avaient
entravé la carrière:

«Quels sont vos titres? demandait le phonographe aux candidats; parlez
et veuillez remettre vos brevets.»

Le concierge engagé avait, ainsi que sa femme, outre les meilleures
références, les brevets des baccalauréats ès sciences; quant aux
mécaniciens, ils sortaient dans les bons numéros de l'École centrale. On
pouvait leur remettre en toute confiance la direction des forces
électriques de la maison.

C'est ainsi que fut organisée la maison destinée aux deux jeunes gens.
Malgré les hauts cris de Mme Lacombe, Philox Lorris tint bon et fit
accepter son programme sans y apporter aucune modification. Il sut
fournir la maison de tous les perfectionnements que la mécanique a de
nos jours apportés dans la vie habituelle, perfectionnements qui
permettent de se passer des bonnes, des domestiques et du nombreux
personnel que nos aïeux devaient entretenir autour d'eux.

[Illustration: RÉCEPTION DES SOLLICITEURS.]



[Illustration: «... NOS FLEUVES CHARRIENT LES PLUS DANGEREUX BACILLES.»]

II

Les grandes affaires en train.--Conflit Costa-Rica-Danubien.--L'ère
des explosifs va être close.--La guerre humanitaire.--Triste état de
la santé publique.--Trop de microbes.--Le grand médicament national.


M. Philox Lorris ne voulait pas de femmes inoccupées. C'est un principe
d'ailleurs généralement adopté. Devant la femme égale de l'homme, ayant
reçu la même instruction, électrice, éligible, ayant les mêmes droits
politiques et sociaux que l'homme depuis plus de trente ans, toutes les
carrières jadis fermées se sont ouvertes. C'est un progrès immense,
bien que certaines femmes à l'esprit réactionnaire, et justement Mme
Philox Lorris est du nombre, prétendent y avoir perdu. Mais, hélas!
toutes les carrières libérales, si encombrées déjà lorsque les hommes
seuls pouvaient s'y lancer, le sont bien davantage maintenant que les
femmes peuvent être notairesses, avocates, doctoresses, ingénieures,
etc. Grâce aux vigoureuses campagnes menées par les cheffesses du parti
féminin, nous avons maintenant des mairesses et même quelques
sous-préfètes, et l'on vient de voir dans le dernier cabinet une
ministresse! On le voit, une des carrières les plus belles et les plus
productives en bénéfices, celle qui nourrit le mieux son homme, comme on
disait autrefois, nourrit aussi la femme--l'industrie politique, petite
et grande, côté opposition ou côté gouvernement, compte déjà de
nombreuses notabilités féminines.

[Illustration: LA VIEILLE LUTÈCE ET LA NOUVELLE]

La femme travaille donc à côté de l'homme, comme l'homme, autant que
l'homme, au bureau, au magasin, à l'usine, à la Bourse!... Par ce temps
d'industrialisme et d'électrisme, quand la vie est devenue si
déplorablement coûteuse, tous, hommes et femmes, s'occupent
fiévreusement d'affaires. La femme qui ne trouve pas l'emploi de ses
facultés dans l'industrie de son mari doit se créer à côté une autre
industrie: elle ouvre un magasin, fonde un journal ou une banque, se
démène et se surmène comme lui à travers la grande bataille des
intérêts, au milieu des concurrences surexcitées.

[Illustration: Ce sont des savants vieillis dans les laboratoires.]

Que deviennent le ménage intérieur et les enfants dans ce tourbillon?
Les soucis du ménage sont allégés considérablement par les compagnies
d'alimentation qui nourrissent les familles par abonnement; pour le
reste, on a des femmes à gages, d'une éducation moins soignée ou
d'ambition moindre, qui s'en chargent. Quant aux enfants, qui sont un
embarras considérable pour des gens si occupés, les écoles, puis les
collèges les reçoivent dès l'âge le plus tendre et l'on n'a que le souci
des trimestres à payer, ce qui est déjà bien suffisant.

Mme Philox Lorris faisait exception à la règle, elle était restée
complètement étrangère aux entreprises de son mari, n'avait jamais paru
à ses laboratoires ni à ses bureaux et ne s'était lancée dans aucune
entreprise particulière. Elle avait même dédaigné jusqu'à la politique,
où pourtant la situation de son mari eût pu lui servir de marchepied
initial. Elle ne sortait pas beaucoup; le bruit courait qu'elle
s'occupait de sciences philosophiques et qu'au fond de son cabinet elle
méditait les problèmes métaphysiques, attelée à un grand ouvrage de
haute philosophie.

On aimait à se représenter ainsi la femme du plus illustre représentant
de la science moderne, enfoncée dans ses recherches, au milieu des
livres, lancée dans les chemins de l'inconnu, dans la forêt des
hypothèses, à travers le lacis embroussaillé des erreurs, à la recherche
des hautes vérités morales, comme son mari à la poursuite des grandes
lois physiques.

Philox Lorris avait assigné une place à Estelle Lacombe au grand
laboratoire, dans la section des recherches, la plus importante; les
ingénieurs de cette section des recherches forment, pour ainsi dire,
l'état-major du savant et travaillent sous ses yeux, avec lui; ce sont
pour la plupart des gloires de la science, des savants vieillis dans les
laboratoires, dès longtemps célèbres et pâlissant encore avec joie parmi
les livres et les instruments, ou des jeunes gens dont Philox Lorris a
deviné le génie naissant et que le maître illustre lance, pleins
d'ardeur, sur les pistes inexplorées, sur toutes les voies pouvant
conduire à la découverte des secrets de la nature.

Que faisait la pauvre Estelle, avec son médiocre bagage de science, au
milieu de ces sommités scientifiques? C'est que les questions à l'ordre
du jour dans le laboratoire, les sujets à l'étude sont bien autrement
ardus, compliqués et difficiles que les questions et les sujets qui
l'ont le plus tracassée au temps où elle piochait ses examens pour le
brevet d'ingénieure! Au cours des discussions qu'elle entendait,
lorsqu'elle essayait de monter jusqu'à la compréhension, même
superficielle, des problèmes soulevés, il lui semblait que sa tête
allait éclater.

Estelle avait d'abord été adjointe à quelques dames attachées à la
section des recherches, savantes non moins éminentes, dans leurs
diverses spécialités, que leurs confrères barbus. L'une de ces dames,
sortie jadis de l'École polytechnique, section féminine, avec le nº 1,
avait d'abord paru s'intéresser à la jeune fille, à qui elle supposait,
en raison de son entrée au grand Labo, des facultés transcendantes. Mais
le fond de la science d'Estelle lui était bien vite apparu et alors elle
avait, avec une moue de mépris, tourné le dos à cette représentante de
l'antique et douloureuse futilité féminine.

[Illustration: Elle avait, avec une moue de mépris, tourné le dos à
Estelle.]

Estelle devint donc le secrétaire de l'ingénieur-secrétaire-général de
Philox Lorris, de Sulfatin, bras droit de l'illustre savant, et cela lui
plut davantage, d'abord parce que Sulfatin, qui lui montrait une
certaine condescendance, ne l'intimidait plus, et surtout parce que cela
la rapprochait de Georges Lorris. Alors elle passa ses journées dans le
grand hall du secrétariat, prête à prendre des notes, à transmettre à
l'occasion quelques ordres, ou à recevoir dans les phonos les
recommandations de Philox Lorris destinées à être communiquées, comme
des _ordres du jour_, à ses innombrables chefs de service. Philox Lorris
jouait toujours du phonographe: de cette façon, c'était toujours et
partout, même dans les plus lointaines usines, la voix du grand chef qui
se faisait entendre et entretenait l'ardeur de ses collaborateurs.

C'est en cette qualité de secrétaire adjointe qu'elle assista maintes
fois aux discussions de Sulfatin et de Philox Lorris, aux conférences
avec de très hautes personnalités, conférences et discussions relatives
à trois grandes, à trois immenses affaires, très différentes l'une de
l'autre, qui occupaient alors presque exclusivement les méditations de
Philox Lorris.

Pour être initié aux préoccupations du savant, il nous suffit d'assister
indiscrètement à quelques-unes de ses conférences. Voici aujourd'hui,
dans le grand hall du secrétariat, discutant avec Philox, des messieurs
aux figures basanées, aux chevelures crépues, aux barbes d'un noir
luisant, des militaires revêtus d'uniformes étrangers. Ce sont des
diplomates de Costa-Rica, avec une commission de généraux, qui traitent
une affaire de fourniture d'engins et produits. Écoutons Philox Lorris,
en train de résumer la question avec la concision d'un homme qui tient à
ne jamais gaspiller le quart d'une minute.

«En deux mots, messieurs, dit Philox Lorris en coupant la parole à un
diplomate loquace, la république de Costa-Rica, pour sa guerre avec la
Danubie...

[Illustration: Engins inédits.]

Pardonnez! pardonnez! fait le diplomate, pas de guerre! La république de
Costa-Rica, pour assurer le maintien de la paix avec la Danubie... Les
négociations sont pendantes, nous n'en sommes pas encore aux
ultimatums!... pour assurer le maintien de la paix...

--Désire acquérir une ample provision de nos explosifs inédits, continue
Philox...

--C'est bien cela.

--Ainsi que les engins de notre création, destinés à porter, en cas de
besoin, ces explosifs aux endroits les plus favorables pour endommager
le plus sérieusement possible l'ennemi...

--Précisément.

--Vous avez assisté aux essais de nos produits nouveaux, vous avez
entrevu--de loin--les engins dont nous gardons le secret, et vous
désirez acquérir engins et produits. Vous avez transmis à votre
gouvernement nos conditions; ces conditions ne varieront pas. Certains
de la supériorité de nos produits sur tout ce qui s'est fait jusqu'à ce
jour, nous n'abaisserons pas nos prétentions: c'est à prendre ou à
laisser!

--Cependant...

--Rien du tout... Dites oui, dites non, mais concluons...

--Une simple observation... La république de Costa-Rica fera tous les
sacrifices... pour l'amour de la paix... Mais, en consentant à ces
lourds sacrifices, elle désirerait avoir, pour conduire les armées
chargées d'expérimenter vos nouveaux engins, l'homme qui les a conçus...
vous-même, illustre savant!

--Moi! s'exclama Philox Lorris; croyez-vous que j'aie le temps? Et puis,
je suis ici ingénieur général de l'artillerie, je ne puis prendre du
service à l'étranger...

[Illustration: «NOUS DÉSIRONS ACQUÉRIR, POUR ASSURER LE MAINTIEN DE LA
PAIX, QUELQUES ENGINS ET EXPLOSIFS...»]

--Oh! service provisoire! L'autorisation serait facile à obtenir, en
payant même un fort dédit à votre gouvernement! Vous voyez à quel prix
nous mettons votre précieux concours!

--Messieurs, c'est inutile, d'autres affaires me réclament...

--Donnez-nous au moins l'un de vos collaborateurs, M. Sulfatin, par
exemple...

--J'ai besoin de Sulfatin; je pourrais vous donner quelques-uns de mes
ingénieurs, mais pour un temps seulement... Mais je me réserve le droit
d'exploiter mes engins et produits comme il me conviendra et de livrer à
toutes puissances, même à la Danubie, ce qu'elles me demanderont...

[Illustration: LES ENVOYÉS DE LA RÉPUBLIQUE DE COSTA-RICA.]

--A la Danubie! les mêmes produits qu'à nous!

--C'est également pour le maintien de la paix...

--Oh! mais, rien de fait!

--Soit, je ne vous cache pas que la Danubie a, ces jours derniers,
accepté toutes mes conditions et pris livraison de ces engins que vous
refusez d'acquérir... Elle sera seule pourvue!

--Elle a pris livraison!... Nous acceptons alors...

--C'est ce que vous avez de mieux à faire; il ne reste qu'à régler le
mode de paiement et les sûretés.

--Voulez-vous des hypothèques sur palais gouvernementaux?

--Non, je préfère recevoir de régulières délégations sur produits des
douanes et octrois...»

Si l'affaire de fourniture des engins perfectionnés et produits
chimiques nouveaux aux deux belligérants actuels et dans l'avenir à tous
belligérants quelconques pendant un certain temps était d'une colossale
importance, la seconde affaire, d'un caractère absolument différent,
n'avait pas de moins gigantesques proportions. Inclinons-nous devant la
souveraine puissance de la science! Si, impassible comme le destin, elle
fournit à l'homme les plus formidables moyens de destruction; si elle
met entre ses mains, avec la liberté d'en abuser, les forces mêmes de la
nature, elle donne aussi libéralement les moyens de combattre la
destruction naturelle; elle fournit aussi abondamment des armes
puissantes pour le grand combat de la vie contre la mort!

Cette fois, Philox Lorris n'a plus affaire à des soldats, à des généraux
ayant hâte d'expérimenter sur les champs de bataille ses nouvelles
combinaisons chimiques; il s'agit d'une affaire de médicaments nouveaux,
et pourtant ce ne sont pas des médecins qui discutent avec lui dans le
grand laboratoire, mais des hommes politiques.

[Illustration: Un énorme cerveau sous un crâne semblable à un dôme.]

Il est vrai que, parmi ces hommes politiques, il y a Son Excellence le
ministre de l'Hygiène publique, un avocat célèbre, un des maîtres de la
tribune française, ayant déjà fait partie, depuis vingt ans, de cent
quarante-neuf combinaisons ministérielles, avec les portefeuilles les
plus divers, depuis celui de la Guerre, celui de l'Industrie ou celui
des Cultes jusqu'au ministère des Communications aériennes; en somme, un
homme d'une compétence universelle.

«Hélas! messieurs, dit Philox Lorris, la science moderne est quelque peu
responsable du mauvais état de la santé générale; l'existence hâtive,
enflammée, horriblement occupée et énervée, la vie électrique, nous
devons le reconnaître, a surmené la race et produit une sorte
d'affaissement universel.

--Surexcitation cérébrale! dit le ministre.

--Plus de muscles, fit Sulfatin avec mépris. Le cerveau seul travaillant
absorbe l'afflux vital aux dépens du reste de l'organisme, qui
s'atrophie et se détériore; l'homme futur, si nous n'y mettons ordre, ne
sera plus qu'un énorme cerveau sous un crâne semblable à un dôme monté
sur les pattes les plus grêles!

--Donc, reprit Philox, surmenage; conséquence: affaiblissement! De là,
défense de plus en plus difficile contre les maladies qui nous
assiègent. Premier point: la place est affaiblie.--Deuxième point: les
ennemis qui l'assiègent se montrent de plus en plus nombreux et de plus
en plus dangereux!

--Les maladies nouvelles! fit le ministre.

--Vous l'avez dit! Lorsqu'on a cherché à susciter à des microbes
dangereux des microbes ennemis chargés de les détruire, ces microbes
développés sont devenus à leur tour des ennemis pour la pauvre race
humaine et ont donné naissance à des maladies inconnues, déroutant pour
un instant les hommes de science qui ont le plus étudié la toxicologie
microbienne...

--Et, permettez-moi de vous le dire, messieurs, fit le ministre, les
méfaits de la chimie sont pour beaucoup dans notre triste état de santé
à tous...

--Comment! les _méfaits?_...

--Disons, pour ne pas offenser la science, les _inconvénients_ de la
chimie trop sue, trop pratiquée, c'est-à-dire la chimie appliquée à
tout, à la fabrication scientifique en grand des denrées alimentaires,
liquides ou solides, de tout ce qui se mange et se boit, à l'imitation
de tous les produits naturels et sincères, ou à leur sophistication...
Hélas! tout est faux, tout est feint, tout est fabriqué, imité,
sophistiqué, adultéré, et nous sommes, en un mot, tous empoisonnés par
tous les Borgias de notre industrie trop savante!

--Hélas! dit un député, qui était un ex-bon vivant, actuellement ravagé
par une incurable maladie d'estomac.

--Sans compter mille autres causes, comme le nervosisme général produit
par l'électricité ambiante, par le fluide qui circule partout autour de
nous et qui nous pénètre--les maladies industrielles frappant les hommes
employés à telle ou telle industrie dangereuse et se répandant aussi
autour des usines, puis l'effrayante agglomération des grouillantes
fourmilières humaines de plus en plus serrées sur notre pauvre univers
trop étroit...

[Illustration: LES CONTINENTS BONDÉS COMME LES RADEAUX DE LA MÉDUSE]

--Les continents, l'Amérique, l'Europe, l'Afrique bondées, l'Asie
débordant de Chinois, dit un des hommes politiques, sont comme
d'immenses radeaux flottant sur les eaux et chargés à sombrer de
passagers affamés, prêts à s'entre-dévorer entre eux!...

[Illustration: LA NOUVELLE BELLONE.]

--Malgré l'application en grand à l'agriculture de la chimie
modificatrice du vieil humus usé et l'excitation électrique des champs
assurant la germination et la pousse rapides.

--Ah! si nous n'avions pas, pour y déverser notre trop-plein dans un
avenir très prochain, ce sixième continent en construction, sous la
direction d'un homme au génie créateur, le grand ingénieur Philippe
Ponto, là-bas, dans l'immense et jusqu'ici tout à fait inutile océan
Pacifique! Quelle oeuvre, messieurs, quelle oeuvre!

[Illustration: «MES ESPÉRANCES!»]

--Revenons à notre affaire, reprit Philox Lorris, voyant que la
conversation menaçait de s'égarer; les trop grandes agglomérations
humaines et l'énorme développement de l'industrie ont amené un assez
triste état de choses. Notre atmosphère est souillée et polluée, il faut
s'élever dans nos aéronefs à une très grande hauteur pour trouver un air
à peu près pur,--vous savez que nous avons encore, à 600 mètres
au-dessus du sol, 49,656 microbes et bacilles quelconques par mètre cube
d'air.--Nos fleuves charrient de véritables purées des plus dangereux
bacilles; dans nos rivières pullulent les ferments pathogènes; les
établissements de pisciculture ont beau repeupler régulièrement tous les
cinq ou six ans fleuves et rivières, les poissons n'y vivent plus! Le
poisson d'eau douce ne se rencontre plus que dans les ruisselets et les
mares au fond des campagnes lointaines. Ce n'est pas tout, hélas! Il y a
encore une autre cause à notre triste dépérissement; elle tient aux
moeurs modernes et aux universelles et impérieuses nécessités
pécuniaires, tourment de notre civilisation horriblement coûteuse. Cette
cause, c'est le mariage par sélection à l'envers. Comme philosophes,
nous nous élevons contre ce funeste travers et, comme pères, nous nous
laissons aller à pratiquer aussi pour nos fils cette sélection à
l'envers. Que recherche-t-on généralement quand l'heure est venue de se
marier et de fonder une famille? Quelles fiancées font prime? Les
orphelines, c'est-à-dire les jeunes personnes dont les parents n'ont pu
dépasser la faible moyenne de la vie humaine, ou, à défaut d'orphelines,
celles dont les parents sont au moins souffreteux et caducs, ce qui
permet de compter sur la réalisation rapide des fameuses _espérances_,
miroir aux alouettes des fiancés, supplément de dot généralement
apprécié! Fatal calcul! Le manque de vitalité, la faiblesse d'endurance,
se transmettent dans les descendants et cette sélection à l'envers amène
un dépérissement de plus en plus rapide de la race... Que peuvent tous
les congrès de médecins, de physiologistes et d'hygiénistes contre ces
causes multiples? Vous avez beau, monsieur le ministre de l'Hygiène
publique, faire passer à certains jours des iodures et des toniques par
les tubes des compagnies d'alimentation, ce qui ne peut se faire
seulement que dans les villes assez importantes pour que ces compagnies
aient pu s'établir, la santé générale, dans les grands comme dans les
petits centres, reste mauvaise...

[Illustration: SURVEILLANCE AÉRIENNE DES FRONTIÈRES.]

--Sans compter, ajouta Sulfatin, en ce qui nous concerne, cette
dangereuse épidémie de migranite, qui, malgré les efforts du corps
médical, a désolé nos régions... et qui dure encore, attaquant même les
animaux!

--L'affaire de la migranite sera tirée au clair par la commission de
médecins chargée de l'étudier dans ses effets et de remonter à ses
causes, dit un des hommes politiques; dès à présent, il est permis de
soupçonner qu'elle est due à la malveillance d'une nation étrangère qui,
par des moyens que nous sommes sur le point de découvrir, par des
courants électriques chargés de miasmes soigneusement préparés, nous a
envoyé cette maladie inconnue, fabriquée de toutes pièces pour ainsi
dire, maladie d'abord bénigne et seulement gênante, mais devenue
rapidement, en certains cas, suivant les terrains où elle éclatait,
maligne et désastreuse! Mais ceci doit rester entre nous, messieurs,
c'est de la politique, c'est l'affaire du gouvernement de prendre, un
jour, telles mesures de représailles qu'il jugera convenables.

--Déplorable! s'exclama un des messieurs, situation inquiétante! Il n'y
a plus de sécurité pour les nations avec ces continuels progrès de la
science! Le ministère de la Guerre accable le budget, il réclame sans
cesse des crédits supplémentaires pour création de nouveaux engins pour
croisières aériennes de surveillance... S'il nous faut maintenant nous
défendre contre des invasions de miasmes, au risque de paraître
blasphémer, je me permettrai de déplorer ces incessants et désolants
progrès de la science...

--Ne blasphémez pas! la science poursuit toujours sa marche en avant,
s'écria Philox Lorris; au point de vue militaire, nous sommes en train
de clore l'ère barbare des explosifs et des produits chimiques aux
effets de plus en plus effroyables... Le dernier mot du progrès de ce
côté vient d'être dit, et c'est, messieurs, la maison Philox Lorris qui
l'a prononcé. On ne pourra trouver mieux que les engins et produits que
nous mettons actuellement en circulation... La collision entre la
république de Costa-Rica d'Amérique et la Danubie vous le démontrera. Je
suis heureux de cette occasion de les expérimenter... Vous allez voir,
messieurs, une belle guerre! Mes explosifs sont réellement supérieurs à
tout comme effet et comme facilité d'emploi. Tenez, je me fais fort,
avec une simple pilule de mon produit, de faire sauter très proprement
une ville à 20 kilomètres d'ici... Facilité, simplicité, propreté!
Pfuit! c'est fait! L'explosif idéal vraiment!... C'est, je vous le
répète, le dernier mot du progrès! Hâtons-nous de le prononcer et
cherchons autre chose...

--Il nous va donc falloir encore une fois réformer notre matériel et
notre approvisionnement? Vous m'épouvantez! Et notre budget déjà si
terriblement lourd!

--Monsieur le ministre des Finances, c'est le progrès! Mais
tranquillisez-vous. Je me fais fort de vous trouver mieux, beaucoup
mieux que tout cela, avant deux ans!

--Comment! Mais alors il nous faudra encore recommencer dans deux ans?

[Illustration: «PLUS D'EXPLOSIFS, DES MIASMES!»]

--Sans doute!... Mais attendez et ne maudissez pas la science! Je vous
disais que l'ère des explosifs touchait à sa fin... Nous avons eu l'ère
du fer, le temps des chevaliers enfermés dans leurs carapaces,
chargeant, la lance en avant, ou tapant comme des sourds, à coups de
masses d'armes, de pommes de lourdes épées; ensuite, l'ère de la poudre,
le temps des canons lançant d'abord assez maladroitement boulets et
obus; puis l'ère des explosifs divers, des produits chimiques meurtriers
et des engins perfectionnés, portant la destruction à des distances de
plus en plus longues; ce temps-là touche à sa fin, la guerre chimique
est usée à son tour! Faut-il vous révéler le sujet de mes recherches
actuelles, l'affaire à laquelle je vais exclusivement me consacrer dès
que nous aurons réglé celle qui fait l'objet de notre réunion? Le temps
me semble venu de faire la guerre médicale! Plus d'explosifs, des
miasmes! Nous avons déjà commencé, vous le savez, puisque nous comptons
dans nos armées un corps médical offensif, pourvu d'une petite
artillerie à miasmes délétères; mais ce n'est qu'un essai, un timide
essai!... Notre corps médical offensif n'a encore servi à rien de bien
sérieux... Et pourtant, l'avenir est là, messieurs! De tous côtés, les
savants cherchent; l'affaire de la _migranite_, cette indisposition à
laquelle personne n'a pu échapper, en est une preuve: la migranite nous
a été envoyée par une nation étrangère... Avant peu, on ne se battra pas
autrement qu'à coups de miasmes! Je vais poursuivre mes recherches dans
le plus grand secret, et, avant deux ans, je transforme définitivement
l'art de la guerre! Plus d'armées, ou du moins n'en aura-t-on que juste
ce qu'il faut pour recueillir les fruits de l'action du corps médical
offensif! Supposons-nous en état de guerre avec une nation quelconque:
je couvre cette nation de miasmes choisis, je répands telle ou telle
combinaison de maladie qu'il me plaît, et l'armée auxiliaire du corps
médical n'a qu'à se présenter et à imposer à cette nation couchée sur le
flanc, tout entière malade, les conditions de la paix... C'est simple,
c'est facile et c'est humanitaire! Messieurs, j'en suis certain
d'avance, ce n'est pas comme chimiste, c'est comme philanthrope que
l'avenir m'appréciera...

[Illustration: UNE GOUTTE D'EAU VUE AU MICROSCOPE: 590,000 MICROBES ET
BACILLES!]

--Mais cette diffusion des miasmes de l'autre côté de la frontière n'est
pas sans danger pour nous...

[Illustration: LA NYMPHE DE LA SEINE.]

--Pardon, général! J'ai eu préalablement le soin de couvrir notre
frontière d'un rideau de gaz isolateur, impénétrable à ces miasmes,
autant pour empêcher le retour de nos miasmes que pour arrêter ceux de
l'ennemi... Je ne me dissimule pas les difficultés, mais c'est une
affaire de temps: avant deux ans, j'aurai trouvé les procédés et paré à
toutes les difficultés, l'affaire sera mûre et nous entrerons dans la
période de la réalisation... Vous voyez que la science transforme encore
une fois la guerre et que, d'effroyablement barbare dans ses effets,
elle la rend tout à coup douce et humanitaire. Lorsque les corps
médicaux offensifs seuls seront aux prises, vous ne verrez plus ces
effroyables hécatombes d'êtres jeunes et valides dont l'ère de la poudre
et l'ère des explosifs nous donnaient l'horrible spectacle à chaque
collision de peuples. Quel est l'objectif d'un général au jour d'une
bataille? C'est de mettre le plus possible d'ennemis hors d'état de
nuire à ses troupes ou de s'opposer à sa marche en avant, n'est-ce pas?
Il fallait, jusqu'à présent, se livrer pour cela à de féroces tueries,
par le canon, les explosifs, les produits chimiques, les gaz
asphyxiants, etc... Eh bien! lorsque je serai maître de tous mes
procédés, toutes les armées que l'ennemi lancera sur nous, je me
chargerai de les coucher sur le sol, intoxiquées, malades autant que je
le voudrai et, pour quelque temps, incapables de lever le doigt! La
science, à force de perfectionner la guerre, la rend humanitaire, je
maintiens le mot! Au lieu d'hommes, dans la fleur de leur vigueur et de
leur santé, couchés par centaines de mille dans un sanglant
écrabouillement, la guerre, par les corps médicaux offensifs, ne
laissera sur le carreau que les valétudinaires, les affaiblis, les
organismes grevés de mauvaises hypothèques, qui n'auront pu supporter
l'effet des miasmes! Ainsi la guerre, éliminant les êtres faibles et
maladifs, tournera finalement au profit de la race... Une nation vaincue
sur le champ de bataille se trouvera, en compensation, purifiée, j'ose
le dire! Ai-je raison de qualifier de bienfaisante et d'humanitaire
cette future forme de la guerre? N'ai-je pas, en définitive, le droit de
me proclamer un véritable bienfaiteur de l'humanité, puisque avec la
guerre purement médicale que j'inaugure je terrasse à jamais l'antique
barbarie? Maintenant, donnez-moi deux ans encore ou dix-huit mois, le
temps de porter au point de perfection les engins spéciaux que je rêve,
de surmonter les dernières difficultés et de réunir des
approvisionnements de gaz toxiques suffisamment étudiés, préparés et
dosés... et revenons pour l'instant à notre affaire...

--Du grand MÉDICAMENT NATIONAL! acheva Sulfatin.

--_National!_ appuya Philox Lorris, c'est un médicament _national_ que
je veux lancer et pour lequel je sollicite l'appui du gouvernement! Mon
grand médicament microbicide, dépuratif, régénérateur, réunit toutes les
qualités, concentrées et portées à leur maximum, des mille produits
divers plus ou moins bienfaisants, exploités par la pharmacie; il est
destiné à les remplacer tous... L'État, qui veille surtout et sur tous,
qui s'occupe du citoyen souvent plus que celui-ci ne voudrait, qui le
prend dès l'instant de sa naissance pour l'inscrire sur ses registres,
qui l'instruit, qui dirige une grande partie de ses actions et l'ennuie
très souvent, il faut l'avouer, qui s'occupe même de ses vices,
puisqu'il lui fournit son alcool et son tabac, l'État a pour devoir de
s'occuper de sa santé... Pourquoi n'aurait-il pas le monopole des
médicaments, comme il avait jadis celui des allumettes, quand il y
avait des allumettes, et comme il a encore celui du tabac? Oui, c'est un
monopole nouveau que je vous propose de créer, pour exploiter avec moi
mon grand médicament national...

[Illustration: DÉCHÉANCE PHYSIQUE DES RACES TROP AFFINÉES]

--Mais êtes-vous absolument certain de l'efficacité de votre médicament
national?...

--Si j'en suis certain!... Attendez! Sulfatin, qu'on fasse venir votre
malade La Héronnière. C'est sur lui que nous avons expérimenté... Vous
avez tous connu Adrien La Héronnière, notre très éminent concitoyen,
arrivé au dernier degré de l'anémie physique et morale, tellement
archi-usé qu'aucun médecin ne voulait l'entreprendre, malgré l'énormité
des primes proposées, en raison de l'indemnité payable en cas de
non-réussite... Mon collaborateur Sulfatin l'a entrepris, et vous allez
voir ce qu'il a fait en dix-huit mois de ce valétudinaire à bout de
souffle... M. La Héronnière est en bon état de réparation; avant peu, il
sera comme neuf!...

--Très bien, mais c'est que nous avons à compter avec l'opposition dans
les Chambres, dit un des hommes politiques, et la création d'un nouveau
monopole soulèvera peut-être de fortes objections...

--Allons donc! Avec un exposé des motifs bien fait: état morbide de la
nation bien démontré, l'ennemi signalé; l'anémie et la déchéance
physique qu'elle entraîne, la terrible anémie s'abattant sur un
organisme déjà envahi par cent variétés de microbes divers... Puis chant
de victoire, le remède est trouvé, c'est le grand médicament national de
l'illustre savant et philanthrope Philox Lorris! Le grand médicament
national foudroie tous les bacilles, vibrions et bactéries, il terrasse
la terrible anémie, il relève le tempérament national, rétablit les
fonctions de tous les organismes fêlés, combat victorieusement
l'atrophie musculaire, la sénilité prématurée, etc.. Et le monopole est
voté à quatre cents voix de majorité. Et nous avons, en même temps que
le profit matériel, la gloire et la joie de rendre réellement force et
santé à l'homme moderne, si horriblement surmené!!!»



[Illustration: COMMENT ON SE REPRÉSENTE Mme LORRIS EN SON CABINET DE
TRAVAIL.]

III

Estelle Lacombe assiste à une dispute conjugale.--Bienfaits de la
science appliquée aux scènes de ménage.--Autres beautés du
phonographe.--La petite surprise de Sulfatin.


Estelle, qui passait toutes ses journées dans la maison Philox Lorris,
ne voyait pas souvent Mme Lorris, occupée sans doute à son fameux livre
de haute philosophie. Elle était au courant de la situation du ménage et
savait qu'il y avait toujours eu, presque depuis leur mariage,
divergence d'idées entre Mme Lorris et le savant à l'esprit impérieux et
systématique. On voyait rarement ensemble M. et Mme Lorris, même à la
salle à manger, l'illustre inventeur oubliant facilement l'heure des
repas au milieu de ses immenses occupations.

Un jour qu'Estelle était occupée à rechercher un document dans une des
nombreuses bibliothèques de l'hôtel Philox Lorris, où les livres et les
collections s'accumulaient dans toutes les pièces, à tous les étages,
garnissant tous les coins et recoins, envahissant jusqu'aux couloirs,
elle entendit tout à coup comme une dispute s'élever dans une petite
pièce ouvrant sur le grand salon, où pourtant elle n'avait vu personne
lorsqu'elle l'avait traversée.

[Illustration: Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris.]

Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris se succédant après de courts
intervalles de silence. Mme Lorris semblait faire de vifs reproches à
son mari, puis la pauvre dame se taisait, sans doute en proie à une vive
émotion, et, après un instant, la voix grondeuse de Philox Lorris
s'élevait à son tour, parfois sur un ton de colère.

Estelle, très embarrassée, toussa, remua des chaises pour indiquer sa
présence; mais, dans le feu de la colère sans doute, M. et Mme Lorris
n'y prirent garde et continuèrent leur échange d'aménités conjugales.

Que faire? Pour quitter la place, il fallait de toute nécessité
qu'Estelle traversât le petit salon, théâtre de cette querelle de
ménage. Elle n'osait se montrer et s'exposer aux regards irrités du
terrible Philox Lorris; il lui fallait donc bien rester là et, contre
son gré, continuer à saisir quelques bribes de l'altercation.

«Je vous déclare encore une fois, disait Mme Lorris, que vous êtes
insupportable, extraordinairement insupportable! Quelle existence
m'avez-vous faite, je vous le demande? Vous avez toujours été l'être le
plus désagréable du monde, avec vos idées particulières et vos
systèmes!... J'exècre votre science, si c'est elle qui vous fait ce
caractère; je me moque de vos laboratoires, de votre chimie, de votre
physique et je me soucie très peu de vos inventions et découvertes. Oui,
monsieur, je m'en flatte, notre fils Georges ne sera pas le hérisson de
savant que vous êtes, il tient trop de moi...»

Un instant de silence suivit cette blasphématoire déclaration, puis la
voix de Philox Lorris se fit entendre.

«..... Je désire n'être pas contrecarré toujours dans mes plans et mes
idées... Croyez-vous que j'aie le temps de discuter sur des fadaises de
ménage, sur les futilités auxquelles l'esprit féminin se complaît...

«Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongé dans mes
expériences, je ne songe pas assez à vous offrir quelques
distractions... Je ne veux pas discuter ce point... Pourtant, vous êtes
maîtresse de votre temps et je ne vous empêche en aucune façon de le
gaspiller comme il vous plaît... Vous demandez des distractions, des
soirées, des fêtes mondaines, eh bien! en voici... J'ai horreur de tout
cela, mais enfin vous allez être satisfaite; je donne, nous donnons une
grande soirée artistique, musicale, scientifique même... Oui, madame,
scientifique aussi; cette partie du programme me regarde; pour le reste,
je compte absolument sur vous...»

Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n'arrivent pas
distinctement à l'oreille d'Estelle.

«Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent
s'émousser, ces travaux dont votre esprit irrémédiablement frivole ne
peut même soupçonner l'importance, ont créé notre situation... Ces
préoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passés dans
les laboratoires à l'âpre poursuite de l'inconnu, de l'introuvé, ces
prises de corps avec tous les éléments, ces luttes violentes avec la
nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a créé la
puissante maison Philox Lorris... Et vous, quelle part avez-vous prise à
ces gigantesques efforts? Vous n'avez qu'à jouir du fruit de ces énormes
labeurs, et vous...

--Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l'en félicite...
Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les
cornues et tous les ingrédients de votre diabolique cuisine
scientifique! Pauvre cher enfant! Peut-être bien, comme vous le lui
reprochez sans cesse, l'âme de mon arrière-grand-père, qui fut un
artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, appréciant la
vie, aimant surtout ses beaux côtés, revit-elle en lui... Je me permets
d'avoir d'autres idées que les vôtres.»

Estelle n'en entendit pas davantage: la porte du petit salon,
entre-bâillée, s'ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrétion
forcée, Estelle laissa s'écrouler une pile de volumes et se plongea la
tête dans les comptes rendus de l'Académie des Sciences.

«Eh bien! Estelle?...» dit la personne qui venait d'entrer.

Estelle releva la tête avec une joie mêlée de surprise. Le survenant
n'était pas le terrible Philox Lorris, c'était Georges, son fiancé.
Pourtant, malgré l'arrivée de Georges, qui ne semblait nullement ému,
la querelle continuait dans la pièce à côté. Estelle, très embarrassée
et n'osant parler, montra du doigt la porte.

Georges éclata de rire.

«Ne craignez rien, fit-il, c'est une petite explication entre mon père
et ma mère, une simple escarmouche, ils sont toujours en divergence de
vues et d'opinions...

--Je n'ose pas passer devant eux pour m'en aller, dit tout bas Estelle;
je suis bloquée ici depuis quelques instants, entendant bien malgré
moi...

[Illustration: LA DISPUTE DES DEUX PHONOGRAPHES.]

--Vous n'osez pas passer devant eux? Mais avec moi vous ne craignez
rien; venez donc et voyez!

--Oh! non... je ne veux pas...

--Mais si, venez!...»

Il fit passer devant lui Estelle, qui s'arrêta stupéfaite au milieu de
la pièce. Il y avait de quoi: les voix de M. et Mme Lorris continuaient
la discussion commencée et pourtant la pièce était vide!

Georges, d'un geste, montra deux phonographes placés sur la table, au
milieu d'un fouillis de livres et d'instruments...

«Voilà, dit-il, mes parents se chamaillent un petit peu par
l'intermédiaire de leurs phonographes... Laissons-les, cela n'a pas
grand inconvénient, et je vais vous expliquer...

--Ils se disputent par phonographes! s'écria Estelle, heureuse et
soulagée.

[Illustration: Mme Lorris confie le sermon à son phono.]

--Mon Dieu, oui! Admirez les bienfaits de la science! Vous n'ignorez pas
qu'une certaine mésintelligence règne malheureusement entre mes parents,
cela date de loin!... Vous connaissez mon père, un savant terrible,
autoritaire, systématique... De plus, toujours absorbé par ses travaux
et ses entreprises, il est d'une humeur assez difficile parfois... Ma
mère est d'un caractère tout opposé, elle a des goûts tout différents;
de là, des heurts, des chocs, depuis le lendemain de leur mariage,
paraît-il... Le grand mot de mon père, quand il est bien hors de lui, à
la fin de toutes les querelles, c'est: «_Madame Philox Lorris! Tenez!
vous n'êtes... qu'une femme du monde!!!_» Ma mère tient bon; alors que
tout plie devant l'autorité du savant, elle entend garder sur tout ses
opinions particulières... Et tous les jours, par suite de ces
divergences de vues de mes parents, il y a discussion, querelle...

--Hélas! fit Estelle tristement.

--Heureusement, ajouta Georges, grâce à cette science que ma mère
s'obstine à ne pas vénérer, l'inconvénient est moindre que vous ne
supposez, on se dispute par phonographe! Quand mon père a sur le coeur
quelque chose qui l'étouffe, une semonce, une scène à faire, il saisit
vite son phonographe et se soulage en le chargeant de transmettre
récriminations, admonestations, reproches amers et autres douceurs. Pas
d'objections, pas de répliques qui gâteraient tout, le phono reçoit
tout, mon père le fait porter ici dans cette pièce ainsi consacrée aux
scènes de ménage, et il se remet, l'esprit rasséréné, à ses travaux. De
son côté, ma mère, lorsqu'elle se croit quelque grief contre son mari,
lorsqu'elle a quelque observation à lui faire, emploie le même procédé
et, tout à son aise, confie aussi le sermon à son phonographe... Elle
est tranquille après, le nuage est passé, le ciel se découvre; quand on
se retrouve à table aux repas, il n'est question de rien, on ne se
douterait aucunement que M. et Mme Philox Lorris viennent de se
chamailler... Et je soupçonne que, depuis longtemps, chacun d'eux a
cessé d'écouter ce que le phonographe de l'autre a été chargé de lui
faire savoir! Les phonographes prêchent dans le désert... Mon père
envoie son phono, ma mère arrive avec le sien, fait marcher les
appareils et s'en va... Personne n'écoute le duo! Mon père, pour éviter
des pertes de temps, a fait adapter à ces appareils des récepteurs qui
enregistrent les réponses aux messages, mais il se garde bien d'entendre
ces messages; il a ainsi les clichés de tous les sermons conjugaux
depuis plus de vingt ans, une belle collection, je vous assure, classée
dans un cartonnier!...»

[Illustration: M. PHILOX LORRIS CHARGE SON PHONOGRAPHE DE TRANSMETTRE
REPROCHES, ADMONESTATIONS ET RÉCRIMINATIONS.]

Les phonographes, pendant ces explications, s'étaient tus; la querelle
avait pris fin...

«Je vous soupçonne, ma chère Estelle, fit Georges, de garder encore
contre la science les mêmes préventions que ma mère. Vous voyez pourtant
qu'elle a du bon!... Grâce à elle, on peut vivre en parfaite mauvaise
intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!... Si vous
voulez, quand nous serons mariés, lorsque nous aurons à nous disputer,
nous prendrons aussi des phonographes?

--C'est entendu,» répondit Estelle en riant.

Estelle, ayant trouvé le document qu'elle cherchait, laissait la pièce
consacrée aux scènes de ménage et regagnait le hall du secrétariat.

«Ma chère Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus
heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi,
ma mère a pu me faire entendre le premier cri jeté par moi à mon arrivée
sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon père... Ainsi
nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris à la naissance en
cliché phonographique, de même que nous pouvons garder de la même façon,
pour les réentendre toujours, à volonté, les derniers mots d'un parent,
les dernières recommandations d'un ancêtre à son lit de mort... Le
hasard m'a mis, ces jours-ci, à même d'apprécier une autre application
toute différente, mais aussi heureuse... Il faut que je vous conte
cela... Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous
donnait, depuis quelque temps, des inquiétudes par ses surprenantes
distractions? J'ai la clef du mystère, je connais la cause de ces
distractions: Sulfatin se dérange tout simplement; la science n'a plus
son coeur tout entier!

--En Bretagne, déjà, M. La Héronnière s'en était aperçu.

--Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre
jour, j'allais entrer, pour un renseignement à demander, dans le petit
bureau spécial où Sulfatin s'enferme pour méditer quand il a quelque
grosse difficulté à vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui
disait: «Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!...»
Jugez de mon effarement! Par la porte entre-bâillée, ma foi, je risquai
un coup d'oeil indiscret et je ne vis pas de dame: c'était un
phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin.

--Et vous vous êtes sauvé?

--Non, je suis entré. Sulfatin, comme réveillé en sursaut, a bien vite
arrêté son phonographe et m'a dit gravement: «_Encore l'Académie des
sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives à
nos dernières applications de l'électricité... Ces savants américains
sont des ânes!_» Vous pensez si j'ai dû me retenir pour garder mon
sérieux; ils ont une jolie voix, ses savants américains! Eh bien! nous
allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de
Sulfatin; je crois que je lui ai préparé une petite surprise...

[Illustration: LA FÉODALITÉ NOUVELLE]

--Qu'avez-vous fait?»

Georges s'arrêta sur le seuil du laboratoire.

«Quand j'y songe, j'ai peut-être été un peu loin...

--Comment cela?

--Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manqué de délicatesse; pendant que
Sulfatin avait le dos tourné, je lui ai volé le cliché phonographique du
_savant américain_, et...

[Illustration: LES PREMIERS VAGISSEMENTS DE L'ENFANT, REÇUS PAR LE
PHONOGRAPHE.]

--Et?

--Et je l'ai fait reproduire à cent cinquante exemplaires, que j'ai
placés dans les phonographes du laboratoire de physique, reliés par un
fil; j'ai tout préparé, c'est très simple; tout à l'heure, Sulfatin, en
s'asseyant dans son fauteuil, établira le courant et cent cinquante
phonographes lui répéteront ce que disait l'autre jour le savant
américain...

--Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce
fil...»

Georges hésitait.

«Vous croyez que j'ai été un peu trop loin?..... Mais il est trop tard,
voici Sulfatin!»

Dans le grand laboratoire où, devant des installations diverses, parmi
des appareils de toutes tailles, aux formes les plus étranges, au milieu
d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et
d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou
moins barbus, mais tous chauves, enfoncés dans les méditations ou
suivant, attentifs, des expériences en train, Sulfatin venait d'entrer,
marchant lentement, la main gauche derrière le dos et se tapotant le
bout du nez de l'index de la main droite, ce qui était chez lui signe de
profonde méditation.

Il alla, sans que personne levât la tête, jusqu'à son coin particulier
et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps à prendre sa place,
il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges,
voyant qu'il tardait à s'asseoir, allait s'élancer et couper le fil pour
arrêter sa mauvaise plaisanterie, mais tout à coup Sulfatin, toujours
d'un air préoccupé, se laissa tomber sur son siège.

Ce fut comme un coup de théâtre.

Drinn! drinn! drinn!

Cette sonnerie électrique à tous les phonographes fit lever la tête à
tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stupéfait le petit phonographe
placé sur sa table. La sonnerie s'arrêta et immédiatement tous les
phonographes parlèrent avec ensemble:

«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux! je t'adore et je jure
de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et
délicieux! je t'adore et je jure... Sulfatin! mon ami, tu es charmant et
délicieux...»

Les phonographes ne s'arrêtaient plus et, dès qu'ils arrivaient à
l'exclamation finale, accentuée avec énergie, reprenaient le
commencement de la phrase, doucement modulé!

Tous les savants s'étaient dérangés de leurs méditations ou avaient
quitté leurs expériences; debout, aussi ahuris que pouvait l'être
Sulfatin, ils regardaient alternativement leur collègue et les
phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux,
éclatèrent de rire en jetant un coup d'oeil malicieux à Sulfatin, tandis
que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et
fronçaient les sourcils, l'air indigné et presque personnellement
offensés.

«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dé...»

Les phonographes s'arrêtèrent, Sulfatin venait de couper le fil.

Profitant du trouble général, Georges et Estelle refermèrent la
porte sans avoir été aperçus; ils se sauvaient pendant que retentissait
encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations.
Des _oh!_--des _ah!_--des: _C'est un peu fort!_--_C'est
scandaleux!_--_Quelles turpitudes!..._--_Vous compromettez la science
française!_

[Illustration: «C'EST SCANDALEUX!--VOUS COMPROMETTEZ LA SCIENCE
FRANÇAISE!»]

«Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle.

--Bah! il trouvera une explication!... répondit Georges, et vous voyez,
ma chère Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les
serments que l'on peut se faire répéter éternellement ou faire entendre,
comme un reproche, s'il y a lieu, à l'infidèle; il ne laisse pas se
perdre et s'envoler la musique délicieuse de la voix de la bien-aimée
et il la rend à notre oreille charmée dès que nous le désirons...
Savez-vous, ma chère Estelle, que j'ai pris quelques clichés de votre
voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir,
je me donne le plaisir de les mettre au phonographe?

[Illustration: LA FEMME NOUVELLE.]



[Illustration: GRANDE SOIRÉE A L'HOTEL LORRIS.]

IV

Grande soirée artistique et scientifique à l'hôtel Philox Lorris.--Où
l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de
jadis.--Quelques invités.--Première distraction de Sulfatin.--Les
phonographes malades.


M. Philox Lorris se préparait à donner la grande soirée artistique,
musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcité la
curiosité de tous les mondes. Devant une assemblée choisie, réunissant
le Tout-Paris académique et le Tout-Paris politique, toutes les
notabilités de la science et des Parlements, devant les chefs de partis,
les ministres, devant le chef de cabinet, l'illustre Arsène des
Marettes, à la parole puissante, il compte, après la partie artistique,
exposer, dans une rapide revue des nouveautés scientifiques, ses
inventions récentes et jeter tout à coup l'idée du grand médicament
national, intéresser les ministres, enlever les sympathies du monde
parlementaire, lancer tous les journaux, représentés à cette soirée par
leurs principaux rédacteurs et leurs reporters, sur cette immense,
philanthropique et patriotique entreprise de la régénération d'une race
fatiguée et surmenée, d'un peuple de pâles énervés, par le prodigieux
coup de soleil revivifiant du grand médicament microcidide, dépuratif,
tonique, anti-anémique et national, agissant à la fois sur les
organismes par inoculation et par ingestion!

Tel est le but de Philox Lorris. Après le concert, dans une conférence
avec exemples et expériences, Philox Lorris exposera lui-même sa grande
affaire; le coup de théâtre sera l'apparition du malade de Sulfatin, M.
Adrien La Héronnière, que tout le monde a connu, que l'on a vu, quelques
mois auparavant, tombé au dernier degré de l'avachissement et de la
décadence physique. Aucun soupçon de supercherie ne peut naître dans
l'esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et éclatante
des assertions de l'inventeur, le _sujet_ enfin, n'est pas un pauvre
diable quelconque et anonyme. Tout le monde a déploré la perte de cette
haute intelligence sombrée presque dans une sénilité prématurée, et l'on
va voir reparaître M. La Héronnière restauré de la plus complète façon
au physique comme au moral, réparé physiquement et intellectuellement,
redevenu déjà presque ce qu'il était autrefois!...

M. Philox Lorris s'est déchargé du soin des divertissements frivoles, de
la partie artistique sur Mme Lorris, assistée de Georges et d'Estelle
Lacombe.

«A vous le grand ministère de la futilité, leur a-t-il dit
gracieusement, à vous toutes ces babioles; seulement, j'entends que ce
soit bien et je vous ouvre pour cela un crédit illimité.»

Georges, ayant carte blanche, ne lésina pas.

Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux
soirées de la petite bourgeoisie, des clichés musicaux ordinaires, des
collections de «_Chanteurs assortis_», de «_Voix d'or_», que l'on vend
par boîtes de douze chez les marchands, comme on vend, pour soirées plus
sérieuses, des boîtes de «_douze tragédiens célèbres_», «_douze avocats
célèbres_», etc.

Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il réunit à
grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des
cantatrices les plus triomphantes d'Europe ou d'Amérique, dans leurs
morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes
contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d'autrefois,
étoiles éteintes, astres perdus. Il obtint même du musée du
Conservatoire des clichés de voix d'or du siècle dernier, lyriques et
dramatiques, recueillis lors de l'invention du phonographe. C'est ainsi
que les invités de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans
ses plus exquises créations, et Sarah Bernhardt détaillant perle à perle
les vers d'Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de
Sardou. Et combien d'autres parmi les grandes artistes d'autrefois, Mmes
Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Thérésa, Richard, etc...

[Illustration: S. E. Bonnard-Pacha.]

Quelques marchands peu scrupuleux essayèrent bien de placer des morceaux
de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran; mais Georges avait
sa liste avec chronologie bien établie et il ne se laissa pas prendre à
ces clichés frauduleux de voix éteintes bien avant le phonographe,
petites tromperies constituant de véritables faux phonographiques,
auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent
prendre.

Le grand soir arrivé, tout le quartier de l'hôtel Philox Lorris
s'illumina, dès la tombée de la nuit, de la plus prestigieuse explosion
de feux électriques dessinant comme une couronne de comètes flamboyantes
autour et au-dessus du vaste ensemble de bâtiments de l'hôtel et des
laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une
réduction des anneaux de la planète Saturne. Bientôt ces flots de
lumière furent traversés par des arrivées d'aérocabs de haute allure,
aux élégantes proportions, amenant des invités de tous les points de
l'horizon, de véhicules aériens des formes les plus nouvelles... Dans la
foule, le service d'ordre était admirablement fait par des gardes
civiques à hélicoptères, circulant constamment autour des débarcadères,
maintenant à distance les aéronefs non munies de cartes.

Le flot des notabilités de tous les mondes, en uniformes divers ou
revêtues de l'habit, des dames en superbes toilettes endiamantées, se
répandit du débarcadère aérien dans les salons par les élégants
praticables, remplaçant les ascenseurs pour ce jour-là.

[Illustration: M. Albertus Palla.]

Il nous suffit de jeter indiscrètement les yeux sur le carnet d'une
reporteuse du grand journal téléphonique _l'Epoque_, que nous
rencontrons dès l'entrée, pour avoir les noms des principaux personnages
que nous aurons l'honneur de croiser dans les salons de M. Philox
Lorris.

Déjà sont arrivés, entre autres illustrations:

Mme Ponto, la cheffesse du grand parti féminin, actuellement députée du
XXXIIIe arrondissement de Paris.

[Illustration: M. le duc de Béthanie.]

M. Ponto, le banquier milliardaire, organisateur de tant de colossales
entreprises, comme le grand Tube transatlantique franco-américain et le
Parc européen d'Italie.

M. Philippe Ponto, l'illustre constructeur du sixième continent, en ce
moment à Paris pour des achats considérables de fers et fontes devant
renforcer l'ossature des immenses territoires créés en soudant l'un à
l'autre, à travers les bras de mer desséchés, les archipels polynésiens.

M. Arsène des Marettes, député du XXXIXe arrondissement, l'homme d'État,
le grand orateur qui tient entre ses mains les ficelles de toutes les
combinaisons ministérielles.

[Illustration: L'INVASION ASIATIQUE--CONCENTRATION DES 18 ARMÉES
TARTARES EN DANUBIE SOUS LES ORDRES DU MANDARIN INGÉNIEUR EN CHEF]

Le vieux feld-maréchal Zagovicz, ex-généralissime des forces européennes
qui repoussèrent, en 1941, la grande invasion chinoise et anéantirent,
après dix-huit mois de combats dans les grandes plaines de Bessarabie et
de Roumanie, les deux armées de sept cent mille Célestes chacune,
pourvues d'un matériel de guerre bien supérieur à ce que nous possédions
alors et conduites à la conquête de la pauvre Europe par des mandarins
asiatiques et américains.

[Illustration: LE GÉNÉRAL ZAGOVICZ, L'ILLUSTRE VAINQUEUR DE LA GRANDE
INVASION CHINOISE.]

Ce vieux débris des guerres d'autrefois est encore admirablement
conservé malgré ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille,
toujours droite, les grêles figures de nos ingénieurs généraux, toujours
penchés sur les livres.

Le célébrissime Albertus Palla, photo-picto-mécanicien, membre de
l'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand
succès avec son tableau animé _la Mort de César_, où l'on voit les
personnages se mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant
que les yeux des meurtriers roulent avec une expression de férocité qui
semble le dernier mot de la vérité dans l'art.

[Illustration: M. JACQUES LOIZEL.]

Son Excellence M. Arthur Lévy, duc de Béthanie, ambassadeur de Sa
Majesté Alphonse V, roi de Jérusalem, qui a quitté tout simplement son
splendide chalet de Beyrouth, malgré les attractions de cette ravissante
ville de bains en cette semaine des régates aériennes.

M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte
ottomane, directeur général de la Société des casinos du Bosphore.

Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Académie française,
c'est-à-dire les plus illustres parmi les illustres de nos académiciens
et académiciennes.

Le journaliste le plus considérable, celui dont les rois et les
présidents sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur
le trône, le rédacteur en chef de l'_Epoque_, M. Hector Piquefol, qui
vient de se battre en duel avec l'archiduc héritier de Danubie, à cause
de certains articles où il le morigénait vertement sur sa conduite,--et
qui traite en ce moment avec le conseil des ministres récalcitrant du
royaume de Bulgarie, pour le mariage du jeune prince royal.

L'honorable Mlle Coupard, de la Sarthe, sénatrice.

L'éminente Mlle la doctoresse Bardoz.

Un groupe nombreux d'anciens présidents de républiques sud-américaines
et des îles, retirés après fortune faite, parmi lesquels Son Excellence
le général Ménélas, qui abdiqua le fauteuil d'une république des
Antilles après avoir réalisé tous les fonds d'un emprunt d'État émis en
Europe. Le bon général, dans la haute estime qu'il professe pour notre
pays, n'a pas voulu manger ses revenus ailleurs qu'à Paris.

Quelques monarques de différentes provenances, en retraite volontaire ou
forcée.

Quelques milliardaires internationaux: MM. Jéroboam Dupont, de Chicago;
Antoine Gobson, de Melbourne; Célestin Caillod, de Genève, le richissime
propriétaire de quelques principautés gérées encore par des rois et
princes devenus simplement ses employés et appointés suivant leur rang
et l'illustration de leur famille, etc., etc.

M. Jacques Loizel, un des représentants de la nouvelle féodalité
financière et industrielle, l'aventureux _business-man_ qui, après avoir
eu, en quelques affaires montées avec la fougue de sa jeunesse, 800,000
actionnaires ruinés sous lui,--mais lui avec,--fit preuve, lors de son
retour aux grandes affaires,--après qu'il eut purgé en un voyage à
l'étranger quelques petites condamnations, et laissé refroidir son
ardeur trop imprudente,--d'un si lumineux génie pour l'organisation et
le maniement des syndicats sur les matières premières, qu'il récupéra
pour lui seul en quelques années les millions perdus dans les
spéculations trop audacieusement mal conçues de sa première jeunesse.

Le grand socialiste Évariste Fagard, le _Jean de Leyde_ de Roubaix lors
du grand essai de socialisme de 1922, revenu à de plus saines idées
après fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui
de ses modestes petites rentes, en sage un peu désillusionné, abritant
sa philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, où, comme un
patriarche respecté, il vit entouré de sa nombreuse famille et de ses
nombreux fermiers ou ingénieurs agricoles, regardant avec un sourire
bienveillant, mais légèrement ironique, se dérouler l'éternel défilé des
erreurs humaines.

[Illustration: L'ESSAI DE SOCIALISME DE 1922.]

Quelques débris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais
que M. Philox Lorris tient à traiter avec bienveillance et qu'il honore
assez souvent d'invitations à ses réceptions ou dîners, en raison des
souvenirs qu'ils représentent et bien qu'ils n'occupent point des
situations très élevées dans le monde nouveau, où ils ne sont
généralement que très minces employés de ministères ou très subalternes
ingénieurs sans grand avenir.

M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingénieur médical de la
maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans
ses recherches de bactériologie et microbiologie, dans la découverte,
parmi tous les représentants de l'innombrable famille de bacilles,
vibrions et bactéries, du _microbe de la santé_, et dans les études
relatives à sa propagation par bouillon de culture et inoculations.

La foule des invités s'était répandue dans les différents salons de
l'hôtel et jusque dans les halls où l'on avait à examiner quelques-unes
des récentes inventions de la maison. Pour offrir quelques menues
distractions à ses invités avant le commencement de la partie musicale,
M. Philox Lorris faisait passer dans le Télé du grand hall des clichés
téléphonoscopiques, pris jadis, des événements importants arrivés depuis
le perfectionnement des appareils; ces scènes historiques, catastrophes,
orateurs à la tribune aux grandes séances, épisodes de révolutions ou
scènes de batailles, intéressèrent vivement; puis, les salons étant
pleins, la partie musicale commença.

[Illustration: QUELQUES REPRÉSENTANTS DE L'ANCIENNE NOBLESSE.]

Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour
les concerts ou pour les bals: économie de place, économie d'argent.
Avec un abonnement à l'une des diverses compagnies musicales qui ont
actuellement la vogue, on reçoit par les fils sa provision musicale,
soit en vieux airs des maîtres d'autrefois, en grands morceaux d'opéras
anciens et modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles
des Métra, Strauss et Waldteufel de jadis ou des maîtres d'aujourd'hui.

[Illustration: PLUS D'ORCHESTRE.]

Les appareils remplaçant l'orchestre et amenant la musique à domicile
sont très simples et parfaitement construits; ils peuvent se régler,
c'est-à-dire que l'on peut modérer leur intensité ou les mettre à grande
marche, suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui
fait rêver quand on a le temps de rêver, ou le vacarme musical qui vous
étourdit assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la
tête, en un clin d'oeil, de toutes les préoccupations de notre existence
affairée.

Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin de placer
l'appareil hors de portée, pour ne pas permettre à quelque invité
distrait de mettre, ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur
l'appareil au cran maximum, au moment inopportun, ce qui produit, au
milieu des conversations du salon, une secousse désagréable.

On abuse un peu de la musique; quelques passionnés font jouer leurs
phonographes musicaux pendant les repas, moment consacré généralement à
l'audition des journaux téléphoniques, et des raffinés vont même jusqu'à
se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie
mis au cran de sourdine.

Cette consommation effrénée n'a rien de surprenant. Après tout, à
quelques exceptions près, les gens énervés de notre époque sont
beaucoup plus sensibles à la musique que leurs pères aux nerfs plus
calmes, gens sains, assez dédaigneux des vains bruits, et ils vibrent
aujourd'hui, à la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la
pile électrique.

M. Philox Lorris ne se serait pas contenté du concert envoyé
téléphoniquement par les compagnies musicales; il offrit à ses abonnés
l'ouverture d'un célèbre opéra allemand de 1938, cliché pour Télé à la
première représentation, avec le maître--mort couvert de gloire en
1950--conduisant l'orchestre. Pendant cette exécution par Télé de
l'oeuvre du petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'était
assise dans un coin, à côté de Georges, lui pressa soudain le bras.

«Ah, mon Dieu! dit-elle, écoutez donc?

--Quoi? fit Georges, cette algébrique et hermétique musique?

--Vous ne vous apercevez pas?

--Il faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer à
comprendre...

--Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essayé le cliché pour voir...

[Illustration: LE MUSICOPHONE DE CHEVET.]

--Gourmande!

--Eh bien! aujourd'hui, c'est très différent... Il y a quelque chose...
cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous
assure que ce n'est pas comme hier!

--Qu'est-ce que ça fait? on ne s'en aperçoit pas; moi-même, je croyais
que c'était une des beautés de la partition; écoutez, pour ne pas
applaudir tout haut, on se pâme.

--N'importe, je suis inquiète... M. Sulfatin avait les clichés; qu'en
a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais à
sa recherche!»

Lorsque les dernières notes de l'ouverture de l'opéra célèbre se furent
éteintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingénieur,
chargé de la partie musicale fit passer au Télé un air de _Faust_, par
une cantatrice célèbre de l'Opéra français de Yokohama. La cantatrice
elle-même apparut dans le téléphonoscope, saisie par le cliché, il y a
quelque dix ans, à l'époque de ses grands succès, un peu minaudière
peut-être en détaillant ses premières notes, mais fort jolie.

[Illustration: CHEZ L'ÉDITEUR DE MUSIQUE.]

Après quelques notes écoutées dans un silence étonné, un murmure s'éleva
soudain et couvrit sa voix: la cantatrice était horriblement enrouée,
le morceau se déroulait avec une succession de couacs plus atroces
les uns que les autres; au lieu de la remarquable artiste à l'organe
délicieux, c'était un rhume de cerveau qui chantait! Et dans le Télé,
elle souriait toujours, épanouie et triomphante comme jadis!

[Illustration: ADDUCTION ET DISTRIBUTION DU FEU CENTRAL.--TRANSFORMATION
DE L'AGRICULTURE, EMPLOIS INDUSTRIELS ET DE MÉNAGE]

[Illustration: LES PHONOGRAMMES ENRHUMÉS.]

Vite, l'ingénieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de
_Faust_ et fit passer dans le Télé le grand air de _Lucia_ par Mme
Adelina Patti. Rien qu'à la vue du rossignol italien du 19e siècle, les
murmures s'arrêtèrent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en
pâmoison modulèrent des _bravi_ et des _brava_ en se renversant au fond
de leurs fauteuils, dans une délectation anticipée. Drinn! drinn! La
Patti lance les premières notes de son morceau... Un mouvement se
produit, on se regarde sans rien dire encore... Le morceau continue...
Plus de doute: ainsi que la première cantatrice, la Patti est
abominablement enrhumée, les notes s'arrêtent dans sa gorge ou sortent
altérées par un lamentable enrouement... Ce n'est pas un simple chat que
le rossignol a dans la gorge, c'est toute une bande de matous
vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles! Quelle stupeur!
Les invités effarés se regardent, on chuchote, on rit tout bas, pendant
que, sur la plaque du Télé, Lucia, souriante et gracieuse, continue
imperturbablement sa cantilène enchifrenée!

Philox Lorris, préoccupé de sa grande affaire, ne s'aperçut pas tout de
suite de l'accident; quand il comprit, aux murmures de l'assemblée, que
le concert ne marchait pas, il fit passer au troisième numéro du
programme. C'était le chanteur Faure, du siècle dernier. Aux premières
notes, on fut fixé sur le pauvre Faure: il était aussi enrhumé que la
Patti ou que l'étoile de l'Opéra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait
dire? On passa aux comédiens. Hélas! Mounet-Sully, le puissant tragique
d'autrefois, paraissant dans le monologue d'_Hamlet_, était complètement
aphone; Coquelin cadet, dans un des plus réjouissants morceaux de son
répertoire, ne s'entendait pas davantage! Et ainsi des autres. Étrange!
Quelle était cette plaisanterie?

Était-ce une mystification?

Furieux, M. Philox Lorris fit arrêter le Télé et se leva pour chercher
son fils.

Georges et Estelle, de leur côté, demandaient partout Sulfatin. Philox
Lorris les arrêta dans un petit salon.

«Voyons, dit-il, vous étiez chargés de la partie musicale; que signifie
tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiers
artistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gens
enrhumés?

--Je n'y comprends rien! dit Georges; nous avions des clichés de premier
ordre, cela va sans dire! C'est tout à fait inouï et incompréhensible...

--D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suis
permis hier de les essayer au Télé de Mme Lorris: c'était admirable, il
n'y avait nulle apparence d'enrouement...

--Vous avez essayé le cliché Patti?

--Je l'avoue...

--Et pas de rhume?

--Tout le morceau était ravissant!... J'ai remis les clichés à M.
Sulfatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...»

Georges, qui, pendant cette explication, avait gagné le cabinet de
Sulfatin, revint vivement avec quelques clichés à la main.

«J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'énigme. Sulfatin a laissé passer la
nuit à nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa véranda... En
voici quelques-uns oubliés encore; la nuit a été fraîche, tous nos
phonogrammes sont enrhumés, tous nos clichés perdus!

--Animal de Sulfatin! s'écria Philox Lorris, voilà mon concert gâché!
C'est stupide! Ma soirée sombre dans le ridicule! Toute la presse va
raconter notre mésaventure! La maison Philox Lorris ne manque pas
d'ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?...

--Si j'osais... fit Estelle, avec timidité.

--Quoi? osez! dépêchez-vous!

--Eh bien! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichés
de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai
essayés hier... Je cours les chercher, ceux-là n'ont pas passé par les
mains de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits...

--Courez, petite, courez! vous me sauvez la vie! s'écria M. Philox
Lorris. Oh! la musique! bruit prétentieux, tintamarre absurde! comme
j'ai raison de me défier de toi! Si l'on me reprend jamais à donner des
concerts, je veux être écorché vif!»

Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses à ses
invités, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis,
Estelle étant arrivée avec ses clichés particuliers, il la pria de se
charger elle-même de les faire passer au téléphonoscope.

Estelle avait raison, ses clichés étaient excellents, la Patti n'était
pas enrhumée, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices
pouvaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire résonner
magnifiquement les sublimes harmonies des maîtres. A chaque diva
célèbre, à chaque ténor illustre qui paraissait dans le Télé, un frisson
de plaisir secouait les rangs des invités et des dames s'évanouissaient
presque dans leurs fauteuils.

Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait
jamais. Pour un homme d'un nouveau modèle, inédit et perfectionné, à
l'abri de toutes les imperfections que nous lèguent nos ancêtres en nous
lançant sur la terre, il faut avouer que le secrétaire de Philox Lorris
baissait considérablement; à tout prendre, l'aïeul artiste de son fils
Georges faisait moins de dommages dans la cervelle de ce dernier: la
formule chimique d'où l'on avait fait éclore Sulfatin n'était sans doute
pas encore assez parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit
d'adresser une verte semonce à son secrétaire.



[Illustration: DÉCOUVERTE DU BACILLE DE LA SANTÉ.--PROJECTION DE SES
LUTTES AVEC LES DIFFÉRENTS MICROBES.]

V

M. le député Arsène des Marettes, chef du parti masculin.--La _Ligue
de l'émancipation de l'homme_.--Encore Sulfatin!--M. Arsène des
Marettes songe à son grand ouvrage.


Parmi toutes ces notabilités de la politique, de la finance et de la
science que M. Philox Lorris comptait intéresser à ses idées, il était
un homme tout-puissant par son influence et sa situation, qu'il était
important surtout de convertir. C'était le député Arsène des Marettes,
tombeur ou soutien des ministères, le grand leader de la Chambre, le
grand chef du parti masculin opposé au parti féminin, l'homme d'État
qui, depuis l'admission de la femme aux droits politiques, s'efforce
d'élever une barrière aux prétentions féminines, de mettre une digue aux
empiètements de la femme, et qui vient tout récemment de créer pour cela
la _Ligue de l'émancipation de l'homme_.

Cette tentative, d'une véritable urgence, a tout naturellement suscité à
la Chambre une violente interpellation de Mlle Muche, députée du
quartier de Clignancourt, soutenue par les plus distinguées oratrices du
parti féminin et par quelques députés transfuges, trahissant par
faiblesse honteuse la noble cause masculine.

[Illustration: Le parti féminin à la Chambre.]

Mais M. des Marettes s'y attendait, il était préparé. Courageusement,
pour défendre son oeuvre, il a fait tête à l'orage, dans le tumulte
d'une séance comme on n'en a guère vu depuis les grandes journées de la
dernière Révolution; il est monté quatre fois à la tribune, malgré les
plus furibondes clameurs, malgré quelques paires de gifles et un certain
nombre d'égratignures reçues des plus farouches députées, et il a
enlevé, avec 350 voix de majorité, un ordre du jour approuvant
l'attitude de stricte neutralité observée par le gouvernement dans la
question.

Le grand orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamais
et rien ne semble désormais pouvoir se faire à la Chambre et dans le
pays en dehors de lui.

De la sympathie ou tout au moins de la neutralité de M. Arsène des
Marettes dépend le succès des deux grosses affaires de la maison Philox
Lorris: l'adoption du monopole du grand médicament national d'abord, et
ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise à l'étude, la
transformation complète de notre système militaire, de l'armée et du
matériel, et l'organisation en grand de corps médicaux offensifs.

M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses idées; mais, pour
arriver vite, il doit gagner à ses vues M. Arsène des Marettes. Aussi
toutes les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'État. Dès
qu'il a vu qu'Arsène des Marettes commençait à en avoir assez de la
musique et à somnoler, bercé malgré lui par les grands airs d'opéra
téléphonoscopés, M. Philox Lorris a entraîné le député vers un petit
salon réservé, pour causer un peu sérieusement, pendant le défilé des
futilités de la partie artistique du programme.

«Je suis très intrigué, cher maître, dit le député, et je me demande à
quelles nouvelles révélations scientifiques étonnantes nous devons nous
attendre de votre part; le bruit court que vous allez encore une fois
bouleverser la science...

--J'ai, en effet, quelques petites nouveautés à exposer tout à l'heure
dans une courte conférence, avec expériences à l'appui; mais c'est
justement parce que mes nouveautés ont un caractère à la fois
humanitaire et politique que je ne suis pas fâché de cette occasion d'en
causer un peu avec vous avant ma conférence... Je serais singulièrement
flatté de conquérir là-dessus l'approbation d'un homme d'État tel que
vous...

--Vos découvertes nouvelles ont un caractère humanitaire et politique,
dites-vous?

--Vous allez en juger! D'abord, mon cher député, ayez l'obligeance de
regarder un peu là-bas à votre droite.

--Ces appareils compliqués?

--Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes coudés, ces tuyaux,
ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espèce de réservoir où tout
aboutit?...

--Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt
sur l'appareil.

--Ne touchez pas, fit négligemment Philox Lorris; il y a là dedans assez
de ferments pathogènes pour infecter d'un seul coup une zone de 40
kilomètres de diamètre...»

M. Arsène des Marettes fit un bond en arrière.

«Si les dames et les messieurs en train d'écouter notre Télé-concert,
reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une légère
imprudence pour déterminer ici tout à coup l'explosion de la plus
redoutable épidémie, j'imagine que leur attention aux roulades des
cantatrices en souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout à
l'heure... Il y a ici, dans cet appareil, des miasmes divers cultivés,
amenés par des mélanges et amalgames, combinaisons et préparations, au
plus haut degré de virulence et concentrés par des procédés
particuliers, le tout dans un but que je vais vous révéler bientôt...
Maintenant, cher ami, ayez l'obligeance de regarder à votre gauche...

--Ces appareils aussi compliqués que ceux de droite?

--Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux...

--Il y a un réservoir aussi au milieu!

[Illustration: «IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOGÈNES POUR INFECTER
UNE ZONE DE 40 KILOMÈTRES!»]

--Tout juste! Considérez ce réservoir!

--Encore plus dangereux que l'autre, peut-être?

--Au contraire, mon cher député, au contraire! A droite, c'est la
maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus
délétères que je suis prêt, au premier signal de guerre, à porter chez
l'ennemi pour la défense de notre patrie! A gauche, c'est la santé,
c'est l'arsenal défensif, c'est le bienfaisant médicament qui nous
défend contre les atteintes de la maladie, qui répare les dégâts de
notre organisme et l'universelle usure causée par les surmenages
outranciers de notre vie électrique!

--J'aime mieux ça! fit Arsène des Marettes en souriant.

--Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gémissions tous de
l'usure corporelle si rapide en notre siècle haletant? Plus de jambes!

--Hélas!

--Plus de muscles!

--Hélas!

--Plus d'estomac!

--Trois fois hélas! C'est bien mon cas!

--Le cerveau seul fonctionne passablement encore.

--Parbleu! Quel âge me donnez-vous? demanda piteusement Arsène des
Marettes.

--Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous avez
beaucoup moins!

[Illustration: «PLUS D'ESTOMAC!»]

--Je vais sur cinquante-trois ans!

--Nous sommes tous vénérables aujourd'hui dès la quarantaine; mais
tranquillisez-vous, il y a là dedans de quoi vous remettre presque à
neuf... Vous commencez maintenant à pressentir l'importance des
communications que j'ai à vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de
mon collaborateur Sulfatin et de son sujet, un ex-surmené que vous avez
jadis connu et que vous allez revoir avec quelque étonnement, j'ose le
dire! Permettez que j'aille le chercher...»

[Illustration: NOS FLEUVES ET NOTRE ATMOSPHÈRE.--MULTIPLICATION DES
FERMENTS PATHOGÈNES, DES DIFFÉRENTS MICROBES ET BACILLES]

Sulfatin avait disparu dès le commencement du concert. Philox Lorris,
qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne
l'intéressant nullement, ne s'en était pas inquiété. Sans doute,
Sulfatin avait préféré causer dans quelque coin avec des gens plus
sérieux que les amateurs de musique. Quelques groupes d'invités, pour la
plupart illustrations scientifiques françaises ou étrangères, se
livraient çà et là, dans les petits salons, à de graves discussions en
attendant la partie scientifique de la fête, mais il n'y avait pas de
Sulfatin avec eux.

Où pouvait-il être? Ne serait-il pas monté prendre l'air sur la
plate-forme? M. Philox Lorris s'informa. Sulfatin, peu contemplatif,
n'était pas allé admirer l'illumination électrique de l'hôtel portant
ses jets de lumière, au loin dans les profondeurs célestes, par-dessus
la couronne stellaire des mille phares parisiens.

«J'y suis, se dit Philox Lorris, où avais-je la tête? Parbleu! Sulfatin
avait une heure à lui; au lieu de rester à bâiller au concert, ce digne
ami, il est allé travailler...»

[Illustration: «NOUS SOMMES TOUS VÉNÉRABLES DÈS LA QUARANTAINE.»]

Le compartiment du grand hall où se trouvait le laboratoire personnel de
Sulfatin avait été réservé; on avait entassé là tous les appareils qui
eussent pu gêner la foule. Philox Lorris y courut et frappa vivement à
la porte, pensant que Sulfatin s'y était enfermé. Pas de réponse.
Machinalement, M. Lorris mit le doigt sur le bouton de la serrure et la
porte, non fermée, s'ouvrit sans bruit.

Dans l'encombrement des appareils, Philox Lorris n'aperçut pas d'abord
son collaborateur; à son grand étonnement, il entendit une voix de femme
parlant vivement sur un ton de colère; puis la voix de Sulfatin s'éleva
non moins furieuse.

«Qui diable mon Sulfatin peut-il invectiver ainsi? pensa Philox Lorris
stupéfait et hésitant un instant à avancer, partagé qu'il était entre la
curiosité et la crainte d'être indiscret.

--Et d'abord, mon bon, disait la voix de femme, je vous dirai que vous
commencez à m'ennuyer en m'appelant à tout instant au téléphonoscope;
c'est bien assez déjà de vous voir arriver tous les jours avec votre
mine de savant renfrogné... Avec ça que votre conversation est
amusante!... Tenez, j'en ai assez!

--Je n'ai pas la mine d'un de ces idiots qui tournent autour de vous au
Molière-Palace... répliquait Sulfatin; mais pas tant de raisons... Vous
allez me dire tout de suite qui était ce monsieur qui vient de filer? Je
veux le savoir!

--Je vous dis que j'en ai assez de vos scènes incessantes! J'en ai
assez, enfin, de votre surveillance par Télé ou par phonographe!
Savez-vous que vous m'insultez avec toutes vos machines qui notent mes
faits et gestes; je ne veux plus supporter ces façons! On rit de moi au
théâtre!

--Je ne ris pas, moi!

--Je ne puis faire un pas chez moi, recevoir quelqu'un, causer avec des
amis, sans que des appareils subrepticement braqués sur moi ne me
photographient, ne phonoclichent mes faits et gestes... et alors, quand
vous avez vos clichés, quand vos phonographes répètent ce qui s'est dit
ici, ce sont des bouderies ou des scènes à n'en plus finir! J'en ai
assez!...

--Encore une fois, qui était ce monsieur?

--C'était mon pédicure!... mon bottier!... mon notaire!... mon oncle!...
mon grand-père!... mon neveu!... mon coiffeur!... s'écria la dame avec
volubilité.

--Ne vous moquez pas de moi... Voyons, je vous en supplie, Sylvia, ma
chère Sylvia! rappelez-vous...»

M. Philox Lorris, avançant doucement, aperçut alors Sulfatin: il était
seul, criant et gesticulant devant la grande plaque du Télé, dans
laquelle on distinguait une dame paraissant non moins émue que lui, une
forte et plantureuse brune dans laquelle le savant reconnut l'étoile du
Molière-Palace, Sylvia, la tragédienne-médium, qu'il avait vue
quelquefois dans ses grands rôles des classiques arrangés.

«Eh bien! eh bien! se dit M. Philox Lorris, c'est donc vrai ce qu'on m'a
dit. Sulfatin se dérange! Qui l'eût dit! Qui l'eût cru!»

Mais Sulfatin faiblissait maintenant, sa voix s'adoucissait; plus de
colère dans ses paroles, seulement un accent de reproche.

«Je vous demande seulement de m'expliquer... Mon Dieu, vous devriez
comprendre... Sylvia, je vous prie, rappelez-vous ce que vous me disiez
naguère, ce que vous m'avez juré...»

[Illustration: SULFATIN LANÇAIT UNE CHAISE A TRAVERS LE TÉLÉ.]

La dame du Télé eut un accès de rire nerveux.

«Ce que j'ai juré? serments de théâtre, monsieur, s'il faut vous le dire
pour en finir avec toutes vos scènes de jalousie, serments de théâtre!
Ça ne compte pas!

--Ça ne compte pas! s'écria Sulfatin rugissant de fureur. Coquine!!!»

Un grand bruit de cristal brisé fit bondir M. Philox Lorris, l'image de
Sylvia disparut, la plaque du Télé éclata en morceaux. Sulfatin venait
de lancer une chaise à travers le Télé et piétinait maintenant sur les
débris.

[Illustration: SURVEILLANCE A DOMICILE PAR PHOTO-PHONOGRAPHE.]

«Coquine! Gueuse! Ah! ça ne compte pas!... Tiens! attrape!»

Philox Lorris se précipita sur son collaborateur:

«Sulfatin! que faites-vous? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous!
C'est une honte!»

Sulfatin s'arrêta brusquement. Ses traits contractés par la fureur se
détendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.

«Un accident, dit-il; je crois que j'ai eu une rage de dents... il
faudra que j'aille chez le dentiste.

--Vous ne savez pas ce que vous faites! Vous laissez mes phonogrammes
musicaux se détériorer sur votre balcon; et maintenant, vous cassez les
appareils... Vous allez bien! Mais il n'est pas question de cela, mon
ami; reprenez vos esprits et songeons à notre grande affaire... Où est
Adrien La Héronnière?

--Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front,
je ne l'ai pas vu.

--Mais sa présence est nécessaire, s'écria Philox Lorris, il nous le
faut pour la démonstration de l'infaillibilité de notre produit...
Est-ce désolant d'être aussi mal secondé que je le suis! Mon fils est un
niais sentimental, il n'aura jamais l'étoffe d'un savant passable... je
renonce à l'espoir de voir jaillir en lui l'étincelle... Et voilà que
vous, Sulfatin, vous que je croyais un second moi-même, vous vous
occupez aussi de niaiseries! Voyons, qu'avez-vous fait de La Héronnière?
Qu'avez-vous fait de votre ex-malade?

--Je vais voir, je vais m'informer...

--Dépêchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet... M.
Arsène des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui
tire à sa fin, je vais dire à Georges d'ajouter quelques morceaux.»

[Illustration: M. ARSÈNE DES MARETTES.]

Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait à la poursuite de
Sulfatin, pendant la scène du Télé, M. Arsène des Marettes, resté seul,
s'était légèrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'État
était fatigué, il venait de travailler fortement, pendant les vacances
de la Chambre, d'abord à une édition phonographiée de ses discours,
pour laquelle il avait dû revoir un à un les phonogrammes originaux
afin de modifier çà et là une intonation ou de perfectionner un
mouvement oratoire; puis à un grand ouvrage qu'il avait en train depuis
de bien longues années, lequel grand ouvrage, outre l'énorme érudition
qu'il exigeait, outre une quantité inouïe de recherches historiques,
d'études documentaires, demandait à être longuement et fortement pensé,
à être creusé en de profondes et solitaires méditations.

Cet ouvrage, d'un intérêt immense et universel, destiné à une
_Bibliothèque des Sciences sociales_, portait ce titre magnifique:

  HISTOIRE DES DÉSAGRÉMENTS

  CAUSÉS A L'HOMME PAR LA FEMME
  DEPUIS L'AGE DE PIERRE JUSQU'A NOS JOURS

  ÉTUDE SUR L'ÉTERNEL FÉMININ A TRAVERS LES SIÈCLES

  SUBDIVISÉE EN PLUSIEURS PARTIES:

  LIVRE Ier.--_Les fautes lointaines et leurs funestes conséquences._

  LIVRE II.--_Tyrannie hypocrite et domination ouverte._

  LIVRE III.--_Développement général des tendances dominatrices dans la
    vie privée._

  LIVRE IV.--_Les époques troublées et leurs vraies causes. Siècles
    frivoles et sanglants._

  LIVRE V.--_Les reines du monde._

  LIVRE VI.--_Grandissement néfaste de la puissance féminine depuis
    l'accession de la femme aux fonctions publiques._

Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui
soulève les plus importants problèmes et touche davantage aux éternelles
préoccupations de la race humaine? Cet ouvrage, qui prend l'homme à ses
débuts et nous montre les longues et douloureuses conséquences de ses
premières fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En
réalité, M. Arsène des Marettes entend créer une nouvelle école
historique, moins sèche, moins politique, plus réaliste et plus simple.

Il faut nous attendre à de véritables révélations, à un bouleversement
complet des vieilles idées traditionnellement admises! La lumière de
l'histoire va éclairer enfin bien des causes obscures ou restées
inaperçues jusqu'ici et faire apparaître les peuples et les races sous
leur vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulèvera, le jour de son
apparition, les plus violentes polémiques, M. Arsène des Marettes s'y
attend bien; mais il est armé pour la lutte et il soutiendra vaillamment
ce qu'il croit être le bon combat. Déjà, sur de vagues indiscrétions, le
parti féminin, très remuant à la Chambre et dans le pays, attaque en
toute occasion M. des Marettes; celui-ci a déjà porté un premier coup au
parti en créant la _Ligue pour l'émancipation de l'homme_, et il s'est
juré de lancer son _Histoire des désagréments causés à l'homme par la
femme_ avant les élections prochaines.

Hélas! on le devine aisément, M. Arsène des Marettes a souffert. Le chef
de la ligue revendicatrice des droits masculins est une victime!

Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a été marié.
Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves désagréments avec
Mme des Marettes, épouse frivole et capricieuse, volage même, dit-on. A
la suite de pénibles dissentiments, M. et Mme des Marettes, un beau
matin, abandonnèrent, chacun de son côté, le domicile conjugal, sans
s'être donné le mot. M. des Marettes partit à droite, Mme des Marettes à
gauche.

Ce fut le commencement d'une ère de douce tranquillité. M. Arsène des
Marettes put reprendre ses esprits, revenir à ses chères études et
consacrer tous ses instants à la lutte par la parole et par la plume
contre toutes les tyrannies.

Pendant quelque temps, les deux époux se sont parfois rencontrés dans
les salons, en voyage, aux bains de mer; après un échange de regards
courroucés, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis Mme des
Marettes disparut et M. des Marettes, à son grand soulagement, n'en
entendit plus parler.

Étendu dans un large fauteuil, l'auteur de l'_Histoire des désagréments
causés à l'homme_ somnole en songeant à ce livre qui couronnera sa
carrière et posera définitivement sa gloire sur de larges assises. Il
voit, dans une rêverie évocatrice, le défilé des grandes figures
féminines de tous les temps, de ces femmes dont la beauté ou
l'intelligence pernicieuse influèrent trop souvent sur le cours des
événements, sur le destin des empires, de ces femmes qui furent toutes,
suivant M. des Marettes, en tous pays et à toutes les époques, par leurs
défauts ou même par leurs qualités, plus ou moins funestes au repos des
peuples!

Regardez! C'est l'aurore des temps. C'est Ève d'abord, la première, dont
il est inutile de rappeler la faute aux incalculables conséquences, Ève
marchant, blonde et souriante, en tête d'un cortège d'apparitions
étincelantes et fulgurantes: Sémiramis, Hélène, Cléopâtre, et bien
d'autres; des reines, des princesses, des épouses tyranniques, tourments
de paisibles monarques, des fiancées jalouses bouleversant les États de
malheureux princes inoffensifs, de terribles reines mérovingiennes,
d'altières duchesses du Moyen âge amenant ou portant la ruine et la
dévastation de province en province, des favorites enfin qui, par leurs
intrigues ou simplement par le jeu de leurs jolis yeux, doucement voilés
de cils blonds, lancent les peuples les uns contre les autres!...

Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les
époques, bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint
de la vie privée, à défaut de peuples à tracasser, de destins de nations
à bouleverser, ont dû se contenter de gouverner plus ou moins
despotiquement leur ménage...

[Illustration: LA LIGUE DES REVENDICATIONS MASCULINES.]

Ah, grand Dieu! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infime
théâtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non
répandues entre les frontières d'un vaste royaume, ce sont peut-être les
plus dures, celles dont le joug pèse le plus lourdement, sans repos,
sans trêve, toujours... Ce pauvre Arsène des Marettes ne le sait que
trop par expérience!

[Illustration: LA CHIMIE VÉNÉNEUSE, EMPOISONNEUSE ET SOPHISTIQUEUSE]

Phénomène étrange, toutes ces apparitions, impératrices ou favorites,
grandes dames ou bourgeoises, depuis Hélène jusqu'à la Pompadour, elles
ont toutes la figure de Mme des Marettes, telle qu'elle était lors de sa
fugue il y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif
époux! Ève elle-même, la première de toutes, c'est déjà Mme des
Marettes, qui fut une fort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de
langueur; l'orgueilleuse Sémiramis, c'est Mme des Marettes cherchant à
imposer cruellement son autorité; Frédégonde, c'est la coléreuse petite
Mme des Marettes s'escrimant du bec et des ongles et cassant jadis les
assiettes du ménage; Marguerite de Bourgogne, c'est encore Mme des
Marettes; Marie Stuart, qui avait le mot piquant et qui, ses maris
manquant, ennuya fort Élisabeth d'Angleterre, c'est Mme des Marettes
lançant à son époux, dès la lune de miel, changée en lune de vinaigre,
des mots désagréables; Catherine de Médicis, la terrible dame aux
poisons savants, aux élixirs de courte vie, c'est Mme des Marettes,
servant un jour aux invités de son mari, de graves magistrats, des
carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...

Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du défilé, ont les traits de
la terrible Mme des Marettes..... C'est toujours la même, toujours la
figure blonde inoubliable qui hante depuis si longtemps les rêves et les
cauchemars de M. Arsène des Marettes.

[Illustration: «JE VIENS REPRENDRE MA PLACE AU FOYER!»]

Mêlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, aux
réminiscences historiques, M. Arsène des Marettes voit défiler, pour
ainsi dire, tous les chapitres de son oeuvre maintenant si avancée, la
partie historique et la partie philosophique, où, de déduction en
déduction, de constatation en constatation, avec sa pénétrante analyse,
il nous montre ce phénomène psychologique qui a déjà préoccupé les
penseurs: la femme restant toujours la femme, toujours identique à
elle-même, toujours pareille, en tous lieux et en tous temps, à tous les
âges et sous tous les climats, alors que l'homme présente tant de
variétés de caractère, suivant les races, les époques et les milieux.

Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe à
l'effet que la grande _Histoire des désagréments causés à l'homme_ va
produire, aux bienfaits qui en découleront, aux idées de révoltes
masculines qu'elle va réveiller.

Tout à coup, la sonnerie du Télé, cet éternel drinn-drinn que nous
entendons retentir à toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui
toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine
électrique traversée par des millions de fils, la sonnerie du Télé tira
M. des Marettes de sa rêverie historico-philosophique.

Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya
sur le bouton du récepteur.

«Allô! allô! dit une voix, M. le député Arsène des Marettes est-il à la
soirée de M. Philox Lorris? Il est prié de venir à l'appareil...»

C'était justement lui qu'on demandait. Le grand historien se réveilla
tout à fait et répondit immédiatement:

«Allô! allô! me voici! Qui me demande?»

La plaque du Télé s'éclaira subitement et, après quelques secondes d'un
balancement papillotant, une image se forma. C'était une dame assise
dans le cabinet de travail de M. des Marettes, là-bas, en son austère
retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXIIe
arrondissement), une dame d'un certain âge, assez forte, aux traits
accentués, aux sourcils très fournis dessinant un arc noir au-dessus
d'un nez à courbure aquiline.

M. Arsène des Marettes se laissa retomber comme pétrifié dans son
fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgré les années, malgré
les changements apportés par l'âge: c'était la femme de son rêve,
toujours la même, l'éternelle ennemie, _Elle_ enfin, Mme des Marettes!

Elle était blonde jadis, elle était plus svelte, plus souriante;
n'importe, il la reconnaissait d'instinct, après les trente-deux années
d'absence, dans la majestueuse dame, un peu épaissie, à l'expression un
peu alourdie mais toujours dominatrice, qui était devant lui.

«Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame; vous
voyez que j'ai bon caractère, c'est moi qui reviens la première, en
laissant de côté mes légitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos
légers dissentiments de l'autre jour...»

[Illustration: M. ARSÈNE DES MARETTES COMPOSANT SON GRAND OUVRAGE.]

L'autre jour, c'était trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le
pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer.

«Je suis heureuse de voir votre émotion à ma vue, mon ami, continua la
dame, cette émotion prouve en faveur de votre coeur... Je vois que vous
ne m'avez pas oubliée tout à fait, n'est-ce pas?

--Oh! non, murmura M. des Marettes.

--Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la vôtre!...
mais je suppose que dans la solitude vous vous êtes amélioré...»

M. des Marettes soupira.

«J'espère que vous avez fini par reconnaître vos torts, mon ami, n'en
parlons plus, je suis prête à passer l'éponge sur tout cela; j'oublie,
mon ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends
votre émotion; remettez-vous, Arsène; vous êtes en soirée, présentez mes
meilleurs compliments à M. et Mme Philox Lorris. Allez!... Pendant ce
temps-là, je vais m'installer!...»

La communication cessa, Mme des Marettes disparut.

M. Arsène des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans
son fauteuil comme un homme foudroyé. Enfin, il soupira, releva la tête
et fit un geste de résignation.

«Allons. Elle est revenue, soit!... Après tout, mon livre finissait un
peu mollement, c'était faiblot! Auprès de Mme des Marettes,
l'inspiration va venir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout
est pour le mieux; ma conclusion, la dernière partie de mon _Histoire
des désagréments causés à l'homme par la femme, depuis l'âge de pierre
jusqu'à nos jours_, c'est le morceau le plus important; il faut, Mme des
Marettes aidant, que ce soit quelque chose de foudroyant!»

[Illustration: «L'ENNEMI EST A NOS PORTES, L'ANÉMIE, LA TERRIBLE
ANÉMIE!...»]



[Illustration: LE COIN DES FEMMES SÉRIEUSES.]

VI

M. Philox Lorris développe ses plans.--La santé obligatoire par le
grand _Médicament national_.--Deuxième distraction de Sulfatin.--Le
réservoir à miasmes.


Sulfatin, ayant enfin retrouvé son ex-malade Adrien La Héronnière dans
la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la
grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe
d'invités sérieux qui avaient délaissé le concert. Il y avait là Mlle
Bardoz, la savante doctoresse, et Mlle la sénatrice Coupard, de la
Sarthe, qui discutaient certains points de science avec Philox Lorris.

«Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris à son
fils; tu vas voir ce que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas
simplement un moulin à fadaises... Il est encore temps... il est encore
temps; tu sais, tu peux préférer l'une ou l'autre... n'importe laquelle!

[Illustration: L'EX-MALADE ET SA GARDE.]

--Merci!»

Adrien La Héronnière était bien changé depuis quelques mois; sous
l'action du fameux médicament national essayé sur lui par l'ingénieur
Sulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remonté
rapidement la pente descendue. Tombé au dernier degré de
l'avachissement, on l'avait vu reprendre peu à peu toutes les apparences
de la vigueur et de la santé. Le fluide vital, tout à fait évaporé
précédemment, semblait bien revenu. Adrien La Héronnière, placé naguère
comme une larve humaine dans la couveuse de Sulfatin, couché ensuite
comme un pantin cassé dans un fauteuil roulant, était redevenu un homme;
il marchait, agissait et pensait comme un citoyen en possession de
toutes ses facultés.

Philox Lorris voulait faire admirer à M. des Marettes et à ses invités
ces résultats vraiment merveilleux; il voulait leur montrer cette ruine
humaine solidement réparée. Mais Adrien La Héronnière, qui avait
retrouvé avec la vigueur de son intelligence son grand sens des
affaires, discutait déjà chaudement avec Sulfatin.

«Mon cher ami, je suis guéri, c'est une affaire entendue; mais, si je
consens à vous payer immédiatement, en résiliant notre traité, les
formidables sommes stipulées à une époque où je ne jouissais pas de
tous mes moyens et où je ne pouvais guère discuter vos conditions, il me
semble juste de réclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand
Médicament national...

--Du tout, déclara Sulfatin; notre traité subsiste, je ne résilie pas,
vous me payerez à leur date les annuités stipulées... D'ailleurs, mon
cher, vous vous abusez, vous n'êtes réparé qu'à la surface et pour un
temps, le traitement doit continuer...

--Permettez... si je demande à résilier?

--Soit, mais vous payez les annuités et le dédit...

--Alors, je ne résilie pas, mais je vous fais un procès pour avoir
essayé sur moi des médicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez
être fixé...

--Puisque ces médicaments vous ont remis sur pied...

[Illustration: «LE COFFRE EST BON, JE VOUS L'AFFIRME...»]

--Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant; en somme, j'étais un
sujet pour vous, sur lequel vous opériez tranquillement, et au lieu
d'être payé pour servir à vos expériences, je payais... Cela me semble
abusif. Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un
malade connu, j'ai une notoriété, l'effet pour le lancement de votre
produit est donc bien plus considérable, je veux entrer tout à fait dans
l'affaire ou bien nous plaiderons!

--En attendant, dit Sulfatin impatienté, comme, de par notre traité,
vous êtes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais
avaler d'autres médicaments et je vous remets dans l'état où vous étiez
lorsque je vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous réintègre
dans votre couveuse, vous n'étiez pas gênant, là... Je me suis engagé
par notre traité à vous faire durer; je vous ferai seulement durer,
voilà tout!

--Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatienté; M. La
Héronnière sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs,
voici M. des Marettes qui s'ennuie...»

En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en
large d'un air agité, en murmurant des phrases indistinctes:

«... Irréductible esprit de domination... servi par un charme dangereux,
pernicieux... profonde astuce cachée sous un vernis de fausse douceur...
Femme, créature artificielle et artificieuse...

Ah! ah! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander des
explications, grand homme; je reconnais le portrait, vous travaillez à
un discours destiné à battre en brèche les prétentions du parti
féminin...»

M. des Marettes passa la main sur son front.

«Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais... Nous disions donc?

--Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais à vous présenter un
homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tombé, par l'excessif
surmenage moderne, dans une lamentable sénilité... Regardez-le
aujourd'hui!»

Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumière.

«Ce cher La Héronnière! s'écria M. des Marettes, est-il possible! Est-ce
bien vous?

--C'est bien moi, répondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en
croire vos yeux, je vous assure...»

Et La Héronnière se frappa vigoureusement sur la poitrine.

«Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous éloges,
et je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie!

--Vous tenez sur vos jambes? on le croirait vraiment, ma foi! Vous
n'êtes donc plus en enfance?

[Illustration: LE RÊVE DE M. ARSÈNE DES MARETTES]

--Comme vous voyez, mon bon ami!

[Illustration: LE GRAND MÉDICAMENT NATIONAL.]

--Il revient de loin; nous l'avions pris à son dernier souffle pour que
l'exemple fût plus probant! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la
peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre
peu à peu en état de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous
pouvez regarder, toucher, faire mouvoir M. de La Héronnière, il n'y a
pas de supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons
donc, La Héronnière, remuez donc! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il
jonglerait avec ce divan! Bien; maintenant passons aux facultés
intellectuelles, à la mémoire... Quel était avant-hier le cours du
2 0/0?... Bien, bien, assez! M. des Marettes est convaincu... Maintenant
que vous avez vu le résultat, nous allons vous expliquer comment il a
été obtenu... Sulfatin, passez-moi ces petits flacons là-bas... Pas par
là, c'est l'appareil aux miasmes; faites donc attention, mon ami!... Ne
touchez donc pas aux robinets, vous êtes terriblement distrait,
savez-vous!...»

Sulfatin, en effet, n'était pas encore complètement revenu de son
trouble de tout à l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesuré par
excellence, il était agité, fronçait les sourcils par moments et se
promenait d'un pas saccadé.

«Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les
deux flacons, voici donc le grand médicament que j'aspire à dénommer
_national_; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les
inoculations microbicides, et dans cette fiole le même liquide,
considérablement dilué et mélangé à différentes préparations qui en font
le plus puissant des élixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin
microbicide, deux gouttes matin et soir de l'élixir, voici le traitement
très simple par lequel je me charge de faire d'un peuple d'anémiques, de
surmenés, de nervosiaques, un peuple solide, équilibré, sain, dans les
veines duquel circulera un torrent de sang nouveau, chargé de globules
rouges et dépouillé de tous bacilles, vibrions ou microbes! Mais il me
faut l'appui d'hommes politiques éminents, d'hommes d'État comme vous,
monsieur le député; il me faut l'intervention gouvernementale,
l'autorité de l'État, pour que ma grande découverte produise les
résultats que j'en attends... Permettez-moi de vous exposer en deux mots
l'idée que je vais développer tout à l'heure dans ma conférence...

--Exposez! dit le député.

--Une loi dont vous êtes le promoteur, monsieur le député, une loi que
votre entraînante éloquence fait voter par toutes les fractions du
Parlement, rend mon grand Médicament national obligatoire en
garantissant à la maison Philox Lorris, sous le contrôle du
gouvernement, le monopole de la fabrication et de l'exploitation...
Inutile de dire, monsieur le député, que des avantages sont réservés aux
amis de l'entreprise qui l'ont soutenue de leur haute influence... Je
reprends!... Nous organisons par tout le pays des services d'inoculation
et de vente... Chaque Français, une fois par mois, est vacciné avec le
liquide microbicide et il emporte un flacon du médicament. L'obligation
n'a rien de vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui;
l'État peut bien intervenir une fois de plus et imposer sa direction
lorsque l'intérêt public est si évident... Par cette loi bienfaisante et
vraiment de salut public, c'est tout simplement la santé obligatoire que
vous nous décrétez! Êtes-vous conquis, mon cher député?

--Je m'incline et j'admire, répondit M. des Marettes; dans quatre
jours, à la rentrée des Chambres, je dépose une proposition... Mais
quelle est cette étrange odeur?

--Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avez
raison, quelle singulière odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez
touché aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite!

[Illustration: L'ACCIDENT AU RÉSERVOIR DES MIASMES.]

--Une fuite!... Où cela? demanda M. des Marettes.

--Au réservoir de droite, celui des miasmes pour le corps médical
offensif... mon autre grande affaire.

--Sapristi de sapristi! gémit M. des Marettes renversant les chaises
pour gagner la porte, vite, mon aérocab... Je suis attendu chez moi...
Je ne me sens pas bien!...»

Sulfatin et Philox Lorris s'étaient précipités et tous deux cherchaient
à découvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le
trouva. Un tuyau que Sulfatin, dans sa préoccupation, avait un peu
dérangé, laissait fuser un mince filet de vapeurs délétères. M. Philox
Lorris et Sulfatin, la sueur au front, s'efforcèrent de réparer la
légère et imperceptible avarie, ce n'était pas grand'chose et ce fut
bientôt fait, mais il était temps; s'ils avaient tardé, d'épouvantables
malheurs eussent été la conséquence de la fatale distraction de
Sulfatin.

Mais l'air effaré de M. des Marettes, qui s'efforçait de percer la foule
pour gagner un ascenseur, avait jeté l'émoi parmi les invités et
interrompu un morceau en exécution. Quelques personnes se levèrent dans
le clan des gens sérieux que la musique ne passionnait pas; à leur tête,
accoururent la doctoresse Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.

«Qu'est-ce qu'il y a, cher maître? demanda la doctoresse; seriez-vous
malade? Quelle odeur singulière!

--Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais
la tête me tourne. N'ébruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde,
le plus tôt possible, se mette au lit... C'est le plus sûr...

--N'alarmez personne, dit Sulfatin, il n'y aura rien de grave, la fuite
est trouvée et bouchée... Ah! je ne me sens pas bien!

--Quel accident? quelle fuite? firent quelques voix effrayées.

--Le réservoir aux miasmes! gémit M. des Marettes, qui revenait
s'écrouler sur un divan.

--Du calme! s'écria Philox Lorris en se serrant le front, ce ne sera
rien, nous aurons une légère épidémie!... une toute petite épidémie!
Aïe! la tête!

--Une épidémie!!!»

Déjà le désarroi avait gagné le grand hall, le concert était abandonné,
on se pressait, on se bousculait pour savoir ce qui venait d'arriver.
Sur ce mot _épidémie!_ tout le monde pâlit et quelques personnes furent
sur le point de s'évanouir.

Une toute petite épidémie! Je réponds de tout, la fuite était
insignifiante...

--Je ne me sens pas bien non plus, dit Mlle la doctoresse Bardoz en se
tâtant le pouls.

--Du calme! du calme!»

En moins de cinq minutes, le petit salon où s'était produit l'accident
fut plein de gens qui accouraient, s'informaient, entouraient les
malades et, peu après, tombaient eux-mêmes indisposés... Ce fut bientôt
un concert de plaintes indignées contre M. Lorris. Des invités, pâles et
affadis, gisaient sans force sur tous les meubles; d'autres, au
contraire, agités et surexcités, semblaient en proie à de véritables
attaques de nerfs. M. Philox Lorris, très atteint, n'avait pas la force
de faire évacuer le petit salon, particulièrement dangereux, ni même de
faire ouvrir les fenêtres pour laisser échapper les miasmes; ce fut M.
La Héronnière qui, voyant les gens continuer à s'accumuler dans la pièce
infectée, eut la pensée de les ouvrir toutes grandes.

[Illustration: «C'EST MOI QUI VOUS SOIGNE MAINTENANT!»]

La Héronnière s'interrogeait inquiet et se tâtait le pouls; mais, seul
de tous ceux qui se trouvaient là, il était indemne et ne ressentait pas
le plus petit malaise. Cependant l'ex-malade, rassuré pour lui-même,
prit peur tout de même en songeant que son médecin était atteint, et il
s'en vint offrir son aide et ses soins à Sulfatin.

«Vous m'affirmiez que mon traitement n'était pas terminé, lui dit-il,
n'allez pas me faire la mauvaise farce de me laisser en plan! C'est moi
qui vous soigne, maintenant; je devrais vous réclamer des honoraires ou
une déduction sur mon compte!... Comment se fait-il que je n'aie rien
quand tous ceux qui sont là sont atteints?

--Vous pouvez braver les miasmes grâce aux inoculations que vous avez
subies, répondit Sulfatin d'une voix entrecoupée... Faites évacuer
l'hôtel, les personnes qui ne sont pas entrées dans cette pièce
auront... une petite migraine tout au plus...»

Ainsi La Héronnière continuait à être une réclame vivante et venait
ajouter le poids d'une nouvelle expérience à la belle théorie des
inoculations obligatoires que Philox Lorris avait développée à M. des
Marettes. Jusqu'à présent, on était sûr que le remède de Sulfatin
guérissait; on pouvait être certain maintenant que son inoculation
rendait réfractaire aux millions de microbes que l'accident survenu au
laboratoire Philox Lorris allait répandre dans l'atmosphère.

[Illustration: L'ILLUSTRE PHILOX LORRIS.]



[Illustration: L'AMBULANCE DE L'HOTEL PHILOX LORRIS.]

VII

La catastrophe de l'hôtel Philox Lorris.--Trente-trois martyrs de la
science.--Naissance d'une maladie nouvelle absolument inédite.--Le
grand ouvrage de Mme Lorris.--Où l'illustre savant se trouve
cruellement embarrassé.


L'hôtel Philox Lorris est converti en ambulance. Trente-quatre personnes
sont entrées dans le salon aux miasmes, trente-trois sont malades. Seul,
Adrien La Héronnière n'a rien ressenti. Les autres invités de M. Philox
Lorris ont pu rentrer chez eux avec une très légère indisposition qui
s'est dissipée rapidement dans la journée du lendemain.

Les malades sont restés à l'hôtel, les dames dans les chambres
particulières, les hommes dans les salons de réception, subdivisés par
des cloisons mobiles en petites salles d'hôpital. La maladie n'a rien de
grave heureusement, mais elle présente une singulière variété de
symptômes qui tiennent tous en partie d'autres maladies connues.

[Illustration: PHILOX LORRIS ET SULFATIN PASSAIENT LE TEMPS A SE
QUERELLER.]

Par suite d'une heureuse chance, Georges Lorris, Estelle et Mme Lorris
se trouvaient à une autre extrémité de l'hôtel quand l'épidémie a
éclaté, ils n'ont donc ressenti qu'un simple malaise, un mal de tête,
accompagné de vertiges. Ils ont pu prendre la direction de l'ambulance
et donner tous leurs soins aux malades. Dans la même salle, M. Philox
Lorris, Sulfatin et M. des Marettes sont couchés en proie à une fièvre
assez violente. Comme ils ont absorbé les vapeurs délétères plus
longtemps que les autres, ils sont les plus atteints.

M. Philox Lorris et Sulfatin passent leur temps à se quereller.
L'illustre savant, excité par la fièvre, accable son collaborateur de
ses sarcasmes et de sa colère.

[Illustration: LE DÉBLAIEMENT DE L'ANCIEN MONDE]

«Vous êtes un âne! Est-ce qu'un véritable homme de science a de ces
distractions? Mon fils Georges, ce jeune homme futile et léger, n'en eût
pas fait autant! Je vous croyais d'une autre étoffe! Quelle désillusion!
quelle chute! Notre grande affaire va manquer par votre faute... Vous
m'avez couvert de ridicule devant le monde savant!... Mais vous me le
paierez! Je vous fais un procès et vous demande de formidables dommages
et intérêts pour notre affaire ratée...»

Quant à M. des Marettes, il déclamait dans un vague délire des morceaux
de ses anciens discours à la Chambre, ou des chapitres entiers de son
_Histoire des désagréments causés à l'homme par la femme_, ou bien il se
croyait chez lui et se disputait avec Sulfatin qu'il prenait pour Mme
des Marettes.

«Ah! ah! femme ridicule et surannée! Vous voilà donc revenue... Vous
voulez ressaisir votre proie et me faire connaître de nouveaux
tourments!...»

[Illustration: Mlle BARDOZ FUT EN ÉTAT D'ÉTUDIER LA MALADIE SUR
ELLE-MÊME.]

Mlle la doctoresse Bardoz au bout d'une huitaine se trouva rétablie,
elle avait été furieuse en premier lieu et s'était promis de traîner
Philox Lorris devant les tribunaux; mais, quand elle fut en état
d'étudier la maladie sur elle-même d'abord, puis sur les autres, sa
colère tomba. C'est que cette maladie était extrêmement intéressante; il
n'y avait pas moyen de la rattacher à une fièvre connue et classée; dans
la première phase, elle participait de toutes les fièvres possibles à la
fois, elle réunissait les symptômes les plus divers, compliqués et
entre-croisés, avec les anomalies les plus bizarres, puis soudain son
évolution devenait complètement originale, absolument inédite.

Il n'y avait pas à en douter, c'était une maladie nouvelle, créée de
toutes pièces dans le laboratoire Philox Lorris et qui de là, peu à peu,
commençait à se répandre épidémiquement dans Paris. Quelques cas étaient
signalés çà et là, dans les quartiers les plus divers; il fallait
attribuer cette contamination soit à des miasmes emportés par le vent
lorsqu'on avait ouvert les fenêtres du salon infecté, soit à des invités
qui pourtant n'avaient ressenti eux-mêmes qu'un insignifiant malaise. Et
de ces centres épidémiques la maladie rayonnait peu à peu, prenant, au
fur et à mesure, un caractère plus franc.

[Illustration: LA DISCORDE MENAÇAIT DE DIVISER LE CORPS MÉDICAL.]

Sur les rapports de Mlle la doctoresse Bardoz, ingénieure en médecine et
doctoresse en toutes sciences, l'Académie de médecine avait délégué une
commission de docteurs et de doctoresses pour étudier de près cette
maladie nouvelle, la classer autant que possible et lui donner un nom.
On ne s'entendait guère sur ce point, et chaque membre de la commission
avait déjà son mémoire en train dans lequel il formulait des conclusions
différentes et proposait un nom particulier. La discorde menaçait de
diviser le corps médical, car on ne s'accordait pas davantage sur la
question du traitement.

[Illustration: «C'est une maladie nouvelle!»]

Par bonheur, M. Philox Lorris se trouva enfin rétabli. Quand la fièvre
lui laissa la faculté de réfléchir, l'immunité d'Adrien La Héronnière
traité par le grand Médicament national lui fut une indication
précieuse; il s'inocula lui-même pour essayer. En deux jours, il se
trouva complètement guéri. Il se garda bien de rien dire à la commission
de médecins et, les laissant discuter et disputer sur le nom à donner à
la maladie et sur le traitement à lui appliquer, il inocula tous ses
malades et les remit sur pied au grand étonnement de la Faculté.
L'affaire, qui faisait un bruit énorme depuis une quinzaine au détriment
du crédit et de la renommée de l'illustre savant, prit soudain une autre
tournure. Ses ennemis avaient eu beau jeu pendant quelques jours pour
dauber sur lui à propos de l'aventure et ils s'étaient efforcés de jeter
un peu de ridicule sur l'accident. Mais, lorsqu'on vit Philox Lorris et
son collaborateur Sulfatin se lever de leur lit de souffrance, se guérir
eux-mêmes en un tour de main et guérir tous leurs malades pendant que la
Faculté continuait à se perdre dans les plus contradictoires hypothèses
et à développer les plus bizarres théories sur cette maladie entièrement
inconnue, l'opinion publique changea brusquement. On les proclama
martyrs de la science! Des adresses de félicitations leur arrivèrent de
toutes parts.

Martyrs de la science! Et tous les invités de la fameuse soirée
l'étaient aussi quelque peu en leur compagnie. Tous avaient plus ou
moins été atteints, tous avaient droit aux mêmes palmes.

Écoutons les journaux les plus importants et les plus autorisés leur
rendre un public hommage après avoir détaillé leurs souffrances:

«Au moment où l'illustre inventeur,--disait l'_Époque_, le journal
téléphonoscopique de M. Hector Piquefol, invité de la grande soirée et
martyr de la science lui aussi,--au moment où le grand Philox Lorris
venait de couronner sa carrière en faisant profiter la France d'abord et
l'humanité ensuite, non pas d'une, comme on l'a dit, mais de deux
immenses découvertes, il a failli périr victime de ses courageux essais
et, avec lui, l'élite de la société parisienne...

[Illustration: Martyr de la science!]

«Non pas une, mais deux immenses découvertes qui doivent, la première,
révolutionner complètement l'art de la guerre et le faire sortir de son
éternelle routine, et la seconde révolutionner de même l'art médical et
lui faire quitter les mêmes sempiternels errements où il se traîne
depuis Hippocrate!

«Deux découvertes sublimes véritablement, et qui se tiennent, malgré
leur apparente opposition!

«La première amène la suppression des anciennes armées et le rejet
complet des anciens systèmes militaires; elle permet d'organiser la
guerre médicale, faite seulement par le corps médical offensif mis en
possession d'engins qui portent chez l'ennemi les miasmes les plus
délétères. Plus d'explosifs comme jadis, plus même d'artillerie
chimique, mais seulement l'artillerie des miasmes, les microbes et
bacilles envoyés électriquement sur le territoire de l'ennemi.

«Merveilleuse transformation! Gigantesque pas en avant! Bellone
n'ensanglante plus ses lauriers, immense progrès!

«La seconde découverte, qui met l'illustre savant au rang des
bienfaiteurs de l'humanité, c'est le _grand médicament national_,
agissant par inoculation et ingestion, médicament dont la formule est
encore un secret, mais qui va rendre soudain vigueur et santé à un
peuple surmené, à un sang appauvri par toutes les fatigues de la vie
électrique que nous menons tous...

[Illustration: NOUVELLES DE LA MALADIE DE M. LORRIS.]

«Bienfaiteur de l'humanité, le sublime Philox Lorris l'est donc
doublement--par la santé et l'énergie physique et morale rendues à tous
au moyen du miraculeux philtre que le grand magicien moderne a
composé--et par sa puissante conception de la guerre médicale qui clôt à
jamais l'ère sanglante des explosifs projetant au loin en débris
sanglants les innombrables bataillons amenés sur les champs de
bataille... La guerre médicale, ô progrès! ayant pour but seulement la
mise hors de combat, déchaînera sur les belligérants des maladies qui
coucheront des populations entières sur le flanc pour un temps donné,
mais du moins n'enlèveront que les organismes déjà en mauvaises
conditions!...

[Illustration: Martyr de la science!]

«Mais, de même que, lors de l'invention de la poudre, le moine Schwartz,
inaugurant l'ère des explosifs, fut la première victime de sa grande
découverte, de même Philox Lorris, inaugurant l'ère de la guerre
médicale, inventeur de procédés et d'engins merveilleux, faillit périr
dans son laboratoire sur le théâtre de sa victoire, terrassé, avec son
collaborateur Sulfatin, par une fuite des miasmes concentrés réunis pour
ses études!

[Illustration: Martyr de la science, l'illustre savant entre en
convalescence.]

«Il a failli périr, mais il vit pour assurer le triomphe de la science,
pour faire franchir une étape nouvelle à l'humanité, pour faire faire un
pas décisif à la cause sacrée du progrès et de la civilisation!...

«Il a failli périr, mais il vit... Couché sur un lit de douleur, il paye
par de cruelles souffrances noblement supportées la rançon du génie...»

Et dans le grand téléphonoscope de l'_Epoque_, celui qui montrait chaque
jour aux Parisiens, devant l'hôtel du journal, l'événement à sensation,
apparut, matin et soir, la chambre du malade, avec l'illustre savant
dans son lit, en proie à la fameuse fièvre inédite.

On voyait, avec le bulletin rédigé chaque matin et chaque soir par les
illustrations médicales:

L'illustre savant en proie à un accès de délire;

L'illustre savant commençant à aller un peu mieux;

L'illustre savant ayant une rechute;

..... Jusqu'au jour où l'on put voir ce martyr de la science debout dans
la robe de chambre du convalescent et déjà au travail.

L'homme d'État, le grand orateur et historien des Marettes, fier d'être
aussi compté parmi les martyrs de la science, se hâta, aussitôt rétabli,
de déposer à la Chambre, en demandant l'urgence, la proposition de loi
relative au _grand médicament national_. Depuis quinze jours on ne
parlait que de l'affaire Philox Lorris; c'était la grande actualité à
l'ordre du jour de toutes les conversations, le sujet de toutes les
discussions des Académies scientifiques. La proposition des Marettes ne
traîna donc pas dans les bureaux; elle fut examinée par une commission,
ses articles furent débattus avec l'illustre savant, discutés d'avance
par tous les journaux, et, lorsqu'elle parut devant les Chambres,
presque tous les partis s'y rallièrent, opposants et gouvernementaux; et
même, grâce à l'appui de Mme Ponto à la Chambre, de la sénatrice
Coupard, de la Sarthe, au Sénat, le parti féminin, et le parti intégral
masculin, les adhérents de la Ligue de l'émancipation de l'homme,
dirigés par M. des Marettes, se trouvèrent d'accord et votèrent du même
côté pour la première fois.

La loi passa à une énorme majorité.

Il résultait ceci de ses nombreux articles:

1º L'inoculation du _grand médicament_ devenait obligatoire une fois par
mois pour tous les Français à partir de l'âge de trois ans;

2º Le monopole de la fabrication du _grand médicament national_
microbicide et dépuratif, anti-anémique et reconstituant, était assuré
pour cinquante ans à la maison Philox Lorris;

3º Une récompense nationale à l'illustre Philox Lorris était votée à
l'unanimité.

Disons tout de suite que celui-ci n'accepta qu'une grande médaille d'or,
remarquable objet d'art, qui représentait d'un côté l'illustre savant en
Hercule, vainqueur des hydres modernes, avec une inscription
commémorative de sa grande découverte sur le revers.

Les questions secondaires, relatives à l'organisation des services,
restaient à régler; mais c'était l'affaire de Philox Lorris, nommé
administrateur général, avec pleins pouvoirs. De plus, sur l'avis de
Philox Lorris, la création d'un ministère de plus fut décidée; on
l'intitula _ministère de la Santé publique_. Le portefeuille en fut
donné à une éminente avocate et femme politique, Mlle la sénatrice
Coupard, de la Sarthe, rapporteuse au Sénat du projet de loi sur le
_grand médicament national_.

Cette réglementation de tout ce qui concerne l'hygiène et la santé
publique va simplifier considérablement bien des choses et rendre aux
populations d'immenses services.

En bien des cas le _grand médicament national_ suffira parfaitement à
rétablir les santés chancelantes, à remettre en bon état les organismes
avariés ou fatigués, sans intervention aucune du médecin.

[Illustration: AU RESTAURANT PHARMACEUTIQUE.]

Anémiés, dyspeptiques, gastralgiques, malades du foie, etc., seront très
vite soulagés. Ils n'auront plus besoin de prendre leurs repas, ainsi
que beaucoup s'y résignaient, dans les restaurants pharmaceutiques
fondés avec tant de succès en ces dernières années, cuisines officinales
où les repas étaient préparés, sur ordonnances, par des pharmaciens
diplômés, disciples à la fois de M. Purgon et de Brillat-Savarin,
inventeurs de plats hygiéniques renommés, mais, en somme, assez
coûteux.

[Illustration: Le parc National d'Armorique

Héliog. & Imp. Lemercier Paris]

M. Philox Lorris se trouva donc débarrassé des préoccupations de sa
grande affaire du médicament. Il était temps, car il commençait à se
sentir le cerveau horriblement fatigué. Lui aussi, dans le travail
formidable de ces derniers jours, il avait eu des distractions et par
moments s'était vu sur le point de confondre les flacons du _grand
médicament national_ avec les cornues de l'affaire des miasmes.
Maintenant il était libre, et suivant son habitude de se reposer d'une
fatigue par une autre fatigue et d'un travail par un autre travail, dont
la nouveauté surexcitait ses facultés, il pouvait se consacrer
entièrement aux dernières études sur la _concentration des miasmes et
leur emploi généralisé dans les opérations militaires_.

[Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE. COMITÉ DE RÉORGANISATION DU CORPS
MÉDICAL OFFENSIF.]

Une commission d'ingénieurs généraux, nommée par le ministère de la
Guerre, avait été chargée d'élaborer dans le plus grand secret un projet
d'organisation du corps médical offensif. Elle tenait séance toutes les
après-midi, sous la présidence de l'illustre savant.

On voyait peu Estelle Lacombe au laboratoire; la jeune fille, en
arrivant chaque matin, se hâtait, après avoir fait acte de présence chez
M. Sulfatin, de gagner l'appartement de Mme Lorris, où personne des amis
et relations de Philox Lorris, tous gens de science, d'affaires ou de
politique, ne pénétrait jamais. Mme Philox Lorris était si occupée,
pensait-on, toujours perdue dans les plus profondes méditations
philosophiques, tournant et retournant pour son grand ouvrage les plus
nébuleux problèmes de la métaphysique.

La fiancée de Georges Lorris, ayant gagné complètement la confiance et
l'amitié de sa future belle-mère, fut pourtant à la fin mise dans la
confidence de ces travaux, dont la seule idée la faisait trembler
presque autant que les vastes conceptions scientifiques de Philox
Lorris. Un jour, Mme Lorris l'introduisit mystérieusement dans une
petite pièce que Philox Lorris appelait le cabinet d'études de Madame.

C'était un petit salon fort gai, rempli de fleurs, suspendu comme une
cage vitrée sur l'angle de l'hôtel, avec vues sur le parc et sur
l'immense déroulement des toits et des monuments de la grande ville.

«Voyez si j'ai confiance en vous, ma chère Estelle, dit Mme Lorris; je
vais tout vous dire, il me semble que vous n'êtes pas trop _ingénieure_
pour me comprendre.

--Hélas! je le suis si peu, madame, à mon grand regret et malgré mes
efforts! M. Philox Lorris me le reproche toujours...

--Tant mieux! tant mieux! Je puis vous révéler mon grand secret... Je
m'enferme ici pour...

--Je sais, madame, pour méditer et écrire votre grand ouvrage
philosophique, dont M. Lorris donnait l'autre jour devant moi des
nouvelles à quelques membres de l'Institut...

--Vraiment! il en parlait?

--Oui, madame...

Il paraît que votre travail avance... du moins c'est ce que disait M.
Lorris...

--Mon grand ouvrage philosophique, le voici!» dit Mme Lorris en riant.

Et elle montrait à Estelle stupéfaite une petite tapisserie en train et
diverses broderies jetées parmi des journaux de modes sur une coquette
table à ouvrage.

«Oui, je m'enferme ici pour travailler à ces petites inutilités, je me
cache soigneusement de mes amies bourrées de sciences, ingénieures,
doctoresses, femmes politiques! C'est ma frivolité qui s'obstine à
lutter et à protester contre notre siècle scientifique et polytechnique,
contre mon tyrannique mari et ses tyranniques théories... Nous serons
deux, si vous voulez?

--Si je le veux? Ah! je crois bien... J'abandonne le laboratoire et je
reste avec vous, dit Estelle avec joie.

Ne voyant presque plus Estelle, M. Philox Lorris en était arrivé à
l'oublier. Georges Lorris put s'en apercevoir un jour que M. Lorris,
entre une matinée de manipulations de miasmes dans son laboratoire et
une après-midi réclamée par le Comité d'organisation du nouveau corps
médical offensif, crut pouvoir consacrer quelques instants à ses devoirs
de père de famille.

[Illustration: LE CABINET DE TRAVAIL DE Mme LORRIS.]

«A propos, et l'affaire de ton mariage? dit-il à Georges; qu'est-ce que
nous avons conclu donc, je ne me rappelle plus? Où en sommes-nous?

--Nous en sommes, répondit Georges, à la conclusion naturelle, vous
n'avez plus qu'à fixer le jour...

--Très bien! Voyons, je suis tellement pris... Passe-moi mon carnet...
Bien... mercredi prochain, non, il faut les huit jours de
publications... samedi, alors! j'aurai une heure à moi, vers midi;
crie-moi cette date dans mon phono-calendrier de chevet: samedi 27,
mariage Georges au revoir... A propos, sapristi! avec laquelle des
deux?...

--Comment! des deux?

--Oui, de la doctoresse Bardoz, ou de la sénatrice Coupard, de la
Sarthe... Je dois t'avouer, mon cher enfant, que j'ai eu des
distractions en ces temps derniers... Je baisse, mon ami, je baisse...
Je voyais beaucoup ces dames dans nos comités. Un jour, j'ai demandé la
main de la doctoresse Bardoz et, deux jours après, par suite d'un oubli
que je ne m'explique pas, j'ai aussi demandé celle de la sénatrice... Je
suis fort embarrassé et ennuyé... C'est à toi de décider... Tu sais,
j'ai eu acceptation immédiate, ces dames n'aiment pas à gaspiller leur
temps ni celui des autres... Voyons, laquelle?

--Ni l'une ni l'autre! s'écria Georges en s'efforçant de ne pas rire;
votre distraction a été plus grande que vous ne le soupçonniez; vous
avez oublié que j'étais fiancé à une troisième personne... Et c'est
celle-là que j'épouse.

--Ah! sapristi! qui donc?

--Mlle Estelle Lacombe!

--Aïe! la jeune demoiselle encore imbue des frivolités d'un autre âge...
Je n'y pensais plus du tout, je te croyais guéri!... Ah! mais, nous en
recauserons... nous verrons... Je me sauve!»

Le samedi 27, le téléphono-agenda de M. Philox Lorris lui rappela que le
jour fixé pour le mariage de Georges était arrivé. Quelle corvée!
Justement, il avait le matin une série d'expériences décisives pour
l'affaire des miasmes, et ensuite une importante séance du Comité!... M.
Philox Lorris s'habilla à la hâte et téléphona à son fils.

«Tu ne m'as pas dit avec laquelle?

--Mais si, avec Mlle Estelle Lacombe!

--Alors, c'est décidé?

--Tout à fait! Toute la noce est prévenue... Maman s'habille pour la
cérémonie...

Je n'ai pas le temps de discuter... Tu y mets vraiment de
l'obstination... Soit! mon garçon; je te préviens seulement une dernière
fois que tu ne dois pas t'attendre à une descendance forte en
mathématiques...

--J'y suis résigné!...

--Comme tu voudras!...

«Mais avec tout cela, me voilà fort embarrassé... avec mes deux autres
demandes en mariage... Tu m'as tellement troublé depuis quelque temps,
l'inconcevable légèreté avec laquelle tu arranges ta vie et gâches si
regrettablement ton avenir, m'a si fort inquiété!... J'ai la doctoresse
Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe, sur les bras maintenant.
Et à cause de toi!... Cela va me faire certainement deux bons procès à
soutenir... Et j'ai bien d'autres choses en tête pour le moment...
Comment me tirer de là?

--Dame! je ne sais pas trop.

[Illustration: --LA GUERRE MIASMIQUE. PRÉPARATION DES ENGINS.]

--J'y pense: une sénatrice, une doctoresse, cela ferait bien l'affaire de
Sulfatin...

--Comment! toutes les deux?

--Non, une seulement, n'importe laquelle, c'est un homme sérieux, lui...
Ce n'est pas un joli coeur comme toi, un cerveau atrophié par le
futilisme, il est redevenu le Sulfatin d'autrefois, d'avant la petite
chute... Sur lui, désormais, fadaises, billevesées sentimentales
n'auront plus prise! Pour Sulfatin, j'en suis sûr, sénatrice ou
doctoresse, peu importe, elles se valent.

--Mais c'est qu'il en restera une...

--Saperlotte! Tu peux dire que ton mariage me jette dans de cruels
embarras, à un moment où, je te le répète, je n'ai guère le temps de
m'occuper de toutes ces niaiseries... Que ferons-nous de la deuxième?
Mon Dieu, qu'en ferons-nous?

--Il y a bien M. Adrien La Héronnière, votre ex-malade... Mais il avait
parlé, pour être bien soigné, d'épouser Grettly, qui s'entendait à le
dorloter...

--Puisqu'il n'est plus malade... D'ailleurs, il pourrait épouser la
doctoresse Bardoz, et Sulfatin, qui est ambitieux, aurait la main de la
sénatrice... Il faut absolument que j'arrange ces affaires-là avant
d'aller pour toi à la mairie...

[Illustration: LA LUTTE CONTRE LE MICROBE.--MÉDAILLE D'HONNEUR DE M.
PHILOX LORRIS.]



[Illustration: MIGRAINES SCIENTIFIQUES.]

VIII

Le mariage Lorris.--M. Philox Lorris n'en a pas fini avec les
difficiles négociations.--Double mariage à arranger.--Retour à
Kernoël.--Le temps des vacances.--Arrivée des énervés.


Enfin, tous les obstacles étant aplanis, tout se trouvant à peu près
arrangé, Georges et Estelle sont mariés.

La cérémonie a été imposante. Comme M. Philox Lorris se préparait à
voler, en soupirant, un quart d'heure à ses occupations pour aller
donner la signature indispensable, à la mairie, une avouée se présenta,
en même temps qu'une grêle de papiers timbrés et de phonogrammes
d'avoués, d'huissiers et autres officiers ministériels s'abattait sur
lui. C'étaient Mlles la doctoresse Sophie Bardoz et la sénatrice
Hubertine Coupard, de la Sarthe, qui entamaient chacune un procès en
rupture de négociations matrimoniales, demande en mariage impliquant
promesse, et demandaient chacune 6 millions de dommages-intérêts.

M. Philox Lorris, qui n'aimait pas à laisser traîner les affaires et
tenait à se débarrasser de toutes préoccupations aussi rapidement que
possible, se mit, de plus en plus maugréant, à son Télé et entreprit
toute une série de négociations difficultueuses pour essayer d'amener
Mlles Bardoz et Coupard à renoncer à ce procès qui devait produire un
tel éclat de scandale, susceptible même de nuire à leur carrière, à
rappeler les huissiers lancés sous le coup de la colère, et enfin, aux
lieu et place de ce jeune écervelé de Georges Lorris, qui ne pouvait se
couper en deux--et dans tous les cas peu digne d'elles,--à vouloir bien
accepter l'illustre docteur Sulfatin, bras droit et successeur tout
désigné de M. Philox Lorris, et l'éminent Adrien La Héronnière,
également ingénieur et docteur en toutes sciences et plus
particulièrement docteur ès finances, grand brasseur d'affaires, tout
nouvellement restauré et remis à neuf par le grand, par le merveilleux
_médicament national_, sur le produit duquel il prélevait une part assez
sérieuse, suivant contrat.

[Illustration: L'AVOUÉ DE Mlle COUPARD.]

Hâtons-nous de dire, à la louange du sens pratique de ces dames, que
leur colère bien justifiée s'apaisa vite devant les explications de M.
Philox Lorris et qu'elles consentirent à discuter elles-mêmes les
propositions de leur adversaire, au lieu de le renvoyer aux hommes de
loi.

[Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE.--MANOEUVRES DE L'ARTILLERIE DU
CORPS MÉDICAL OFFENSIF]

M. Philox Lorris, pour épargner du temps, avait pris la communication en
même temps avec les deux dames; il n'avait pas à se répéter, son
discours servait pour les deux.

[Illustration: LE MARIAGE LORRIS.--ARRIVÉE A LA MAIRIE.]

Enfin, après deux heures de discussions téléphoniques, tout fut arrangé:
Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, désarmèrent; la plaque des Télés
refléta des visages rassérénés.

M. Philox Lorris fit retentir toutes les sonneries de l'hôtel et manda
dans son cabinet ou au Télé Sulfatin et La Héronnière, pour les mettre
au courant de l'affaire.

Nouvelles et délicates négociations.

Par convenance, M. Philox Lorris interrompit la communication avec ces
dames, afin que l'on pût discuter tranquillement et sérieusement, sans
perdre de temps en formules et en vaines périphrases.

Un quart d'heure d'explications.

Un quart d'heure de réflexions.

Total: encore une demi-heure de perdue! Mais M. Philox Lorris eut la
joie d'enlever l'adhésion de Sulfatin et de son ex-malade à la
combinaison qui arrangeait l'ennuyeux imbroglio et sauvait la maison
Philox Lorris d'un scandaleux procès.

Sulfatin et La Héronnière consentaient. Vite! l'illustre savant,
poussant un _ouf!_ de soulagement, mit le doigt sur le timbre pour
rétablir la communication avec ces dames, avec les _adversaires_!

Trop tôt, hélas! Aux premiers mots, M. Philox Lorris vit qu'il était
tombé dans une nouvelle distraction. Dans sa hâte d'en finir, il avait
négligé de préciser un point assez important: laquelle des deux épousait
Sulfatin? laquelle épousait La Héronnière? Il leur avait donné le choix
à toutes les deux et chacune avait jeté le dévolu sur le même, sur
l'illustre ingénieur et docteur Sulfatin, certain du plus magnifique
avenir et n'ayant jamais eu besoin d'être remis à neuf.

Ce fut peut-être la partie la plus difficile de ces négociations.
Sulfatin, aux premiers mots, eut par bonheur la délicatesse de couper la
communication avec Adrien La Héronnière, resté chez lui et en train de
s'habiller pour la noce; l'amour-propre de l'ex-malade n'eut donc pas à
souffrir trop cruellement de la discussion.

Une heure encore de négociations!

M. Philox Lorris rongeait furieusement son frein. Que de temps perdu!
Tout cela par la faute de cet étourneau de Georges, en ce moment bien
tranquille et en train de roucouler des fadeurs vieilles comme le monde
auprès de sa fiancée, pendant que son père se donnait tant de mal et se
fatiguait aussi ridiculement la cervelle à cause de lui!

[Illustration: PARC NATIONAL.--L'ARRIVÉE DES ÉNERVÉS]

Enfin, cette fois tout fut conclu et arrangé. Mlle la sénatrice Coupard,
de la Sarthe, acceptait la main de l'ingénieur-docteur Sulfatin,
moyennant contrat d'association complète de ce dernier à la grande
maison Philox Lorris et promesse de cession pour plus tard,--et Mlle la
doctoresse Bardoz daignait agréer la main de M. Adrien La Héronnière.
Un si curieux cas de restauration! Un triomphe de la science médicale!
C'était si bien son affaire, à elle doctoresse...

[Illustration: L'ARRIVÉE DES ÉNERVÉS.]

Enfin, on put faire reparaître Adrien La Héronnière pour lui apprendre
son bonheur et terminer les derniers arrangements.

M. Philox Lorris était libre; il se hâta, après courtes félicitations
aux deux couples, de commander son aéronef pour voler à la mairie et en
finir avec ses absorbants devoirs de père.

Il se trouvait en retard pour l'État-civil; comme il allait partir en
coup de foudre, la sonnerie du Télé, retentissant de nouveau, l'arrêta
encore une fois.

C'était M. le maire du LXIIe arrondissement qui tranchait la difficulté
en proposant de marier téléphoniquement les jeunes époux.

M. Philox Lorris, heureux de la bonne attention de ce magistrat, lequel
d'ailleurs était très pressé lui-même, accepta bien vite et téléphona
sans plus tarder le consentement paternel.

Il eut de cette façon l'agrément de s'épargner une course et d'éviter la
rencontre de quelques huissiers lancés trop vite et non avertis encore
de l'apaisement si difficilement obtenu, qui venaient, de la part des
demoiselles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, signifier aux jeunes époux
l'ouverture des hostilités, parlant à leur personne, en pleine noce.
Coût: 7,538 fr. 90.

Après la signature sur le registre, M. le maire, pour aller plus vite,
eut l'obligeance, au lieu de prononcer l'allocution des grandes
occasions, réservée aux mariés d'importance, de remettre des
phonogrammes de cette allocution à Georges, qui les mit dans sa poche,
en promettant de les écouter avec respect et attention le lendemain
même, ou plus tard.

La noce se dirigea ensuite vers l'église, où se pressaient déjà toutes
les notabilités de la science, de la politique, de l'industrie, du haut
commerce, des lettres et des arts. Plus de douze cents aéronefs ou
aérocabs se balançaient au-dessus de l'édifice et ce fut un charmant
coup d'oeil que le défilé de tous ces élégants véhicules aériens
escortant les nouveaux époux jusqu'à l'hôtel Philox Lorris.

Dans l'après-midi, les nouveaux mariés remontèrent dans leur aéronef.
Ils fuyaient vers le coin de nature tranquille interdit aux
envahissements de la science moderne, vers le Parc national de Bretagne,
où ils avaient naguère fait leur Voyage de fiançailles.

La petite ville de Kernoël les revit. Par autorisation spéciale, Georges
Lorris put amener dans une anse de la petite baie un aéro-chalet des
plus confortables et s'y installer avec Estelle à 50 mètres au-dessus de
la grève, dans l'embrun de la mer et le parfum des landes, devant un
panorama splendidement pittoresque de criques sauvages ou de pointes
rocheuses hérissées de vieux clochers, de forêts de chênes enchâssant
dans l'émeraude frissonnante de vieilles ruines féodales ou de
mystérieux cercles de pierres celtiques...

Les semaines passèrent vite dans ces délicieuses solitudes... Un jour
vint cependant où elles furent envahies. C'était le commencement des
vacances. Toutes les diligences du pays, toutes les carrioles, toutes
les guimbardes roulaient chargées de gens pâles et fatigués, dont les
têtes ballottaient sous les cahots des chemins. C'était l'arrivée
annuelle des citadins lamentables venant chercher le repos et puiser de
nouvelles forces dans le calme et la tranquillité des landes, l'arrivée
de tous les énervés et de tous les surmenés, accourant se rejeter sur le
sein de la bonne nature, haletants des luttes passées et heureux
d'échapper pour quelque temps à la vie électrique.

Il fallait les voir jaillir de toutes les voitures, descendre plus ou
moins péniblement, aux portes de Kernoël, les pauvres énervés et se
laisser tomber aussitôt sur la première herbe entrevue, s'étendre sur le
gazon, s'allonger dans le foin, se rouler sur le ventre ou sur le dos,
avec des soupirs de soulagement et des frémissements d'aise.

Il en venait, il en arrivait de partout par bandes lamentables...

Ouf! enfin! L'air pur, non souillé par toutes les fumées soufflées par
les monstrueuses usines! la tranquillité, la détente complète du cerveau
et des nerfs, la joie suprême de se sentir renaître et le bonheur de
revivre!

Nous, dans la douceur des prairies, dans la bonne senteur des prairies,
dans la fraîcheur des grèves, nous allons nous reprendre, nous allons
respirer, souffler, nous allons reconquérir des forces pour les luttes
futures... Continue à tourner avec les autres, ceux qui, hélas! ne
peuvent se donner ces quelques bonnes semaines de vacances, avec les
malheureux ilotes trop profondément engagés dans tes rudes engrenages,
absorbante et terrifiante machine sociale!


FIN

[Illustration]



TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE


  Pages.

  I. De l'accident du grand réservoir d'électricité N. Le dégel
    factice. Le grand Philox Lorris expose à son fils son moyen
    pour combattre en lui un fâcheux atavisme. Admonestations
    téléphonoscopiques interrompues.                                 1

  II. Le courant fou. Le désastre de l'_Aéronautic-Club_ de
    Touraine. Où l'on fait téléphonoscopiquement connaissance
    avec la famille Lacombe, des phares alpins.                     14

  III. Les tourments d'une aspirante ingénieure. Les cours par
    Télé. Une fidèle cliente de Babel-Magasins. L'ahurie Grettly
    circulant parmi les engins. Le Téléjournal.                     27

  IV. Comment le grand Philox Lorris reçoit ses visiteurs.
    Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens. Demande en
    mariage inattendue. Les théories de Philox Lorris sur
    l'atavisme. La doctoresse Sophie Bardoz et la sénatrice
    Coupard, de la Sarthe.                                          39

  V. Séduisant programme du _Voyage de fiançailles_. L'ingénieur
    médical Sulfatin et son malade. Tout aux affaires. Le
    pauvre et fragile animal humain d'aujourd'hui.                  55

  VI. Le _Parc national d'Armorique_ barré à l'industrie et
    interdit aux innovations de la science. Une diligence! La
    vie d'autrefois dans le décor de jadis. L'auberge du grand
    Saint-Yves, à Kernoël. Où se découvre un nouveau
    Sulfatin.                                                       74

  VII. Ordre d'appel. Mobilisation des forces aériennes,
    sous-marines et terriennes du XIIe corps. Comment le
    huitième chimistes se distingua dans la défense de Châteaulin.
    Explosifs et asphyxiants. Le bouclier de fumée.                 95

DEUXIÈME PARTIE

  I. Préparatifs d'installation. La féodalité de l'or. Quelques
    figures de l'aristocratie nouvelle. La nouvelle architecture
    du fer, du pyrogranit, du carton, du verre. Les
    photo-picto-mécaniciens et les progrès du grand art.
    Messieurs les ingénieurs culinaires.                           114

  II. Les grandes affaires en train. Conflit Costa-Rica-Danubien.
    L'ère des explosifs va être close. La guerre humanitaire.
    Triste état de la santé publique. Trop de microbes. Le grand
    Médicament national.                                           128

  III. Estelle Lacombe assiste à une dispute conjugale.
    Bienfaits de la science appliquée aux scènes de ménage.
    Autres beautés du phonographe. La petite surprise de
    Sulfatin.                                                      154

  IV. Grande soirée artistique et scientifique à l'hôtel Philox
    Lorris. Où l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des
    grands artistes de jadis. Quelques invités. Première
    distraction de Sulfatin. Les phonographes malades.             165

  V. M. le député Arsène des Marettes, chef du parti masculin.
    La _Ligue de l'émancipation de l'homme_. Encore Sulfatin.
    M. Arsène des Marettes songe à son grand ouvrage.              180

  VI. Philox Lorris développe ses plans. La santé obligatoire par
    le _Grand Médicament national_. Deuxième distraction de
    Sulfatin. Le réservoir à miasmes.                              197

  VII. La catastrophe de l'hôtel Philox Lorris. Trente-trois
    martyrs de la science. Naissance d'une maladie nouvelle
    absolument inédite. Le grand ouvrage de Mme Lorris. Où
    l'illustre savant se trouve cruellement embarrassé.            207

  VIII. Le mariage Lorris. M. Philox Lorris n'en a pas fini
    avec les difficiles négociations. Double mariage à arranger.
    Retour à Kernoël. Le temps des vacances. Arrivée des
    énervés.                                                       223

[Illustration]



[Illustration]

TABLE
DES
GRAVURES HORS TEXTE


  L'Électricité (la grande Esclave).                      FRONTISPICE.
  Les saisons régularisées. Distribution de la pluie à
    la demande.                                                      9
  Les Saharas rendus à l'agriculture par la refonte des
    climats.                                                        17
  Les Tubes, vue prise en aéronef à 700 mètres.                     25
  On respire la fraîcheur du soir.                                  33
  D'examens en examens.                                             41
  Grand choix d'aïeux. Quelle influence atavique va
    dominer?                                                        49
  La course à l'argent.                                             57
  Le Voyage de fiançailles.                                         65
  Dernières architectures navales. Les donjons
    flottants.                                                      73
  Doux repos sous les dolmens (Parc national).                      81
  Grandes manoeuvres. Charge de bicyclistes.                        89
  Quelques échantillons de la flotte aérienne.                      97
  Feu le courage militaire, remplacé par la
    résignation fataliste de cibles.                               105
  Grandes manoeuvres sous-marines. Monitor sous-marin
    surpris par les torpédistes.                                   113
  Examens pour le doctorat ès sciences militaires.                 121
  Un quartier embrouillé.                                          129
  La vieille Lutèce et la nouvelle.                                137
  Les continents bondés comme des radeaux de la Méduse.            145
  Déchéance physique des races trop affinées.                      153
  La féodalité nouvelle.                                           161
  L'invasion asiatique. Concentration des dix-huit
    armées tartares en Danubie, sous les ordres du
    Mandarin ingénieur en chef.                                    169
  Adduction et distribution du feu central.
    Transformation de l'agriculture, emplois industriels
    et de ménage.                                                  177
  Nos fleuves et notre atmosphère. Multiplication des
    ferments pathogènes, des différents microbes
    et bacilles.                                                   185
  La chimie vénéneuse, empoisonneuse et sophistiqueuse.            193
  Le rêve de M. Arsène des Marettes.                               201
  Le déblaiement de l'ancien monde.                                206
  Le Parc national d'Armorique.                                    217
  La guerre miasmatique. Manoeuvres de l'artillerie du
    corps médical offensif.                                        225
  Parc national. L'arrivée des énervés.                            226

[Illustration]


CORBEIL.--IMPRIMERIE CRÉTÉ-DE L'ARBRE

[Illustration: Imp Draeger & Lesieur, Paris]


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  page  68: «responsasbilités» remplacé par «responsabilités» (et
              d'assumer ces nouvelles responsabilités)
  page 178: «ton» par «son» (et se leva pour chercher son fils.)
  page 220: rajouté à (et téléphona à son fils)
  page 231: «Coupart» remplacé par« Coupard» (et la sénatrice
              Coupard, de la Sarthe)
  page 232: «Maretes» par« Marettes» (M. le député Arsène des Marettes)





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