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Title: Oeuvres Completes de Rollin Tome 1 - Histoire Ancienne Tome 1
Author: Rollin, Charles, 1661-1741
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres Completes de Rollin Tome 1 - Histoire Ancienne Tome 1" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



                              ŒUVRES
                            COMPLÈTES
                            DE ROLLIN.

                        NOUVELLE ÉDITION,
     ACCOMPAGNÉE D'OBSERVATIONS ET D'ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES,
                        PAR M. LETRONNE,
                     MEMBRE DE L'INSTITUT
         (ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES).

                           ---------

                       HISTOIRE ANCIENNE.
                            TOME I.



                            PARIS,
               DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
       IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT, RUE JACOB, No 24.
                             ----
                          M DCCC XXI.



                            ŒUVRES
                          COMPLÈTES
                          DE ROLLIN.
                          ---------

                        TOME PREMIER.


                           À PARIS,

         { FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, Libraires,
         { rue Jacob, no 24;
     CHEZ{ LOUIS JANET, Libraire, rue St-Jacques, no 59;
         { BOSSANGE, Libraire, rue de Tournon, no 6;
         { VERDIÈRE, Libraire, quai des Augustins, no 25.


--------------------------------------------------------------------

                         AVERTISSEMENT
                          DE L'AUTEUR
        DES OBSERVATIONS ET ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES
                   JOINTS À CETTE ÉDITION.

                    ----------------------

Depuis long-temps on sentait la nécessité d'une édition critique des
œuvres historiques de Rollin. Il est en effet reconnu que Rollin n'a
point également soigné toutes les parties du grand ensemble d'histoire
dont il a fait présent à la France. Ne pouvant examiner avec assez
d'attention le sens de certains passages difficiles qui auraient exigé
un examen approfondi, il a dû s'en rapporter quelquefois à des versions
inexactes. Le temps lui a manqué pour remonter toujours à la source des
faits: et souvent il a incorporé dans son ouvrage les résultats des
travaux de ses prédécesseurs, sans les soumettre à l'épreuve d'un nouvel
examen: c'est ce qu'il avoue cent fois avec une franchise et une candeur
admirables.

On ne saurait donc être surpris de ce que ses ouvrages historiques
renferment quelques erreurs de détail, dont une critique malveillante
s'est servie pour tâcher de décréditer ces ouvrages. Dans le siècle
dernier, Rollin a été violemment attaqué par des pédants jaloux du
succès de son Histoire ancienne, ou par des hommes qui ne lui
pardonnaient point d'avoir composé un livre d'histoire dicté par l'amour
de la religion. Les critiques pointilleuses et mesquines d'un abbé
Bellanger, qui voulait faire croire que Rollin ne savait pas un mot de
grec; les sarcasmes de Voltaire, répétés par mille échos, ont contribué
à répandre l'opinion, nous dirons le préjugé, que l'Histoire ancienne et
l'Histoire romaine fourmillent de contre-sens, et sont remplies
d'erreurs de tout genre, de réflexions niaises et puériles, de contes
rassemblés sans critique. Ils n'ont pu réussir à en faire abandonner la
lecture; mais ils en ont diminué l'autorité et le poids, en exagérant le
nombre des fautes qui peuvent s'y trouver.

Il nous a paru qu'un moyen efficace de rendre à ces ouvrages une grande
partie de l'autorité qu'on a voulu leur faire perdre; de les relever
dans l'opinion des juges éclairés; de ramener les lecteurs prévenus, ou
qui manquent du loisir nécessaire pour examiner les faits par eux-mêmes;
c'était de réduire à leur juste valeur les critiques dont les écrits de
Rollin ont été l'objet, en publiant pour la première fois une édition
qui offrît, sur les endroits vraiment fautifs, les rectifications et les
éclaircissements nécessaires.

Le traducteur[1] italien de l'Histoire ancienne avait déjà essayé de
suppléer à quelques défauts qu'il avait cru remarquer dans cette
histoire; mais nous n'approuvons nullement la méthode qu'il a suivie,
d'insérer une multitude d'additions dans le texte même: à l'inconvénient
d'être diffuses et fort insignifiantes, ces additions joignent celui de
dénaturer l'ouvrage original.

[Note 1: _Storia Antica_ di Carlo ROLLIN, etc. Genova, MDCCXCII.]

Notre méthode est entièrement différente. En premier lieu, nous
conservons absolument intact le texte original, pour lequel nous avons
suivi l'édition in-4°, imprimée sous les yeux de l'auteur; toutes les
citations, les notes, ont été textuellement reproduites; nous ne nous
sommes permis de changements que pour corriger les nombreuses
inexactitudes qui s'étaient glissées dans l'orthographe de certains noms
propres, dans l'indication des auteurs cités; ou les fautes qui
défiguraient plusieurs citations de textes grecs et latins.

Nos observations sont rejetées au bas des pages, et se trouvent ainsi
entièrement séparées du texte. Il y avait, dans cette méthode même, un
écueil à redouter; c'était de multiplier ou d'étendre les notes et les
observations, au point de faire réellement un ouvrage à côté de celui de
Rollin, et de surcharger le sien d'un appareil scientifique tout-à-fait
déplacé, qui eût brisé continuellement la narration, et en eût détruit
l'intérêt. Nous croyons avoir évité cet écueil, en nous renfermant dans
les limites indiquées par la nature même de l'ouvrage. Nos observations,
bornées à ce qu'il y a d'essentiel, sont de deux espèces: les unes ont
pour objet de rectifier une erreur de fait, une traduction fautive; les
autres contiennent, soit l'indication d'une particularité négligée par
l'historien, mais nécessaire pour la connaissance parfaite du trait
historique qu'il rapporte; soit la discussion des motifs qu'on peut
avoir de douter des faits qu'il a présentés comme certains, ou de croire
à quelques autres qu'il a donnés comme douteux. Ces notes sont en
général fort courtes et précises: quelques-unes, en petit nombre, ont
plus d'étendue; mais l'importance ou l'intérêt du sujet rendait
nécessaires de plus grands développements.

Il est presque inutile d'avertir que nos observations ne portent que sur
des faits matériels, jamais sur des opinions: les digressions de
l'auteur, ses réflexions, sa manière de voir et de juger les choses, de
saisir les rapports de l'histoire profane avec l'histoire sacrée,
constituent son caractère particulier, pour ainsi dire sa physionomie;
et nous en avons scrupuleusement respecté les traits. Sans doute, il
nous eût été facile de mettre quelquefois notre opinion en regard de
celle de l'auteur; mais quelle eût été la plus vraie des deux?

Nous nous sommes également interdit des discussions générales sur la
chronologie de l'ancienne Égypte et de l'empire d'Assyrie. Rollin a
sur-tout évité toute discussion approfondie sur ce sujet; il s'est
contenté de suivre principalement Ussérius et Fréret: il a le soin d'en
prévenir ses lecteurs. Que les systèmes de ces hommes habiles prêtent à
quelques difficultés, c'est ce dont nous ne faisons nul doute: il
faudrait de longues discussions pour les faire ressortir, et sur-tout
pour les lever; et, quand on y parviendrait, serait-on sûr de ne les
avoir point remplacées par d'autres difficultés plus grandes encore? En
de telles matières, où l'on voit autant d'opinions différentes qu'il y a
de gens qui s'en occupent, le difficile n'est pas de faire un système,
c'est d'en faire un plus probable de tous points que celui qu'on a la
prétention de détruire. Nous nous sommes donc contentés de donner
quelques observations de détail.

Nous en dirons autant des notions géographiques par lesquelles Rollin a
commencé l'histoire de chaque pays: ces notions sont toujours
incomplètes, mais évidemment l'auteur n'a pas voulu en dire davantage;
il le pouvait sans peine. Nous nous sommes donc bornés à quelques notes
sur ce qui pouvait s'y trouver d'inexact, sans insister davantage;
d'autant plus qu'il n'y a pas maintenant de petit livre de géographie
qui ne renferme plus de détails sur ce sujet.

Un article important, et qui avait besoin de rectifications
continuelles, est celui de l'évaluation des mesures et des monnaies
anciennes: les recherches qu'on a faites depuis Rollin ont modifié
sensiblement celle qu'il avait adoptée. Pour les mesures itinéraires,
nous nous sommes servis des travaux les plus récents. L'évaluation des
monnaies grecques et romaines a été établie sur les bases dont nous
avons démontré la certitude dans un ouvrage spécial[2]. A la fin de
l'histoire romaine, nous placerons un exposé des principes sur lesquels
reposent ces diverses évaluations, et des tableaux dressés d'après ces
principes.

[Note 2: _Considérations générales sur l'évaluation des monnaies
grecques et romaines et sur la valeur de l'or et de l'argent avant la
découverte de l'Amérique_, chez F. Didot.]

Toutes les notes qui nous appartiennent sont suivies de la lettre--L.

Quand il nous arrive de compléter une note de l'auteur, par une addition
qui nous paraît nécessaire, cette addition est précédée des deux traits
==, et suivie de la même lettre--L.

Quelquefois, nous avons jugé à propos de mettre en marge une citation
qui avait échappé à l'auteur; ou l'indication du livre et de la page,
quand il ne l'a point mise: ces additions marginales sont renfermées
entre crochets [].

Nous ferons quelques modifications et additions à l'atlas de d'Anville
qu'on joint ordinairement aux œuvres de Rollin: elles seront spécifiées
dans un avertissement particulier qui sera mis en tête de cet atlas.

                                                                   L.

Paris, 20 décembre 1820.



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                              ÉLOGE
                            DE ROLLIN,
                             DISCOURS
              QUI A REMPORTÉ LE PRIX D'ÉLOQUENCE
               DÉCERNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
                DANS SA SÉANCE DU 27 AOÛT 1818;
                   PAR SAINT-ALBIN BERVILLE,
               AVOCAT À LA COUR ROYALE DE PARIS.

                            ---------

                                 Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.
                                                               HORAT.

La nature commence l'homme, et l'éducation l'achève. Par elle, ses
facultés deviennent des talents; ses penchants, des vertus; par elle se
perpétuent d'âge en âge, avec les traditions de la science, les leçons
de la sagesse. Aussi, dans l'antiquité, voyons-nous l'éducation exciter
constamment la sollicitude des philosophes et des législateurs. Lycurgue
fonde sur son pouvoir les lois qu'il donne à son peuple; Platon, le code
qu'a rêvé son génie; magistrat et père à-la-fois, Caton honore la
pourpre consulaire par les fonctions d'instituteur. Et certes, s'il est
un art digne de l'estime des sages, c'est celui qui se propose pour
objet la perfection de l'homme: art aussi grand dans son but qu'immense
dans ses détails; d'autant plus noble, qu'il n'offre point, pour les
soins qu'il commande, pour les devoirs qu'il impose, le dédommagement
flatteur de la célébrité; d'autant plus délicat, qu'il faut montrer la
vérité à des yeux faibles encore, éclairer l'intelligence sans instruire
les passions, et préparer les triomphes de la vertu sans altérer la
sécurité de l'innocence!

Rollin servit l'enseignement par ses travaux; il honora sa carrière par
des talents et des vertus. Pour le louer, il suffit de raconter ce qu'il
a fait, de montrer ce qu'il a été. Je n'offenserai point, par le faste
de mes louanges, la mémoire d'un sage: je parlerai rarement de sa
gloire; mais je parlerai souvent de sa bonté, et sans doute son ombre ne
repoussera point cet éloge.

PREMIÈRE PARTIE.

Lorsqu'après la chute de l'empire d'Occident cette belle partie de
l'Europe perdit la civilisation qu'elle devait aux Romains, les écrits
des anciens y conservèrent le germe d'une civilisation nouvelle. Mais ce
germe resta long-temps stérile. Des institutions barbares opposaient une
barrière aux progrès de l'esprit humain; les peuples n'existaient que
pour la servitude, les grands n'existaient que pour les combats;
l'instruction était renfermée dans les cloîtres, et plusieurs siècles
dûrent s'écouler avant qu'elle pût se répandre dans les rangs de la
société. Mais lorsqu'enfin le temps eut amené dans l'ordre politique une
révolution salutaire, les études commencèrent à refleurir: c'est alors
qu'un établissement dont l'origine se perd dans la nuit des âges,
l'Université, exerça sur l'enseignement une utile influence.
L'éducation, auparavant livrée au hasard, prit dans son sein une forme
régulière: son indépendance jeta quelques idées de liberté parmi les
générations naissantes; les traditions de l'antiquité hâtèrent, en se
propageant, le retour des lumières; et la raison humaine s'affranchit
par degrés des liens qui l'avaient tenue si long-temps captive.

Nourri dans cette école célèbre, Rollin avait puisé dans les leçons des
Gerson, des Hersan, les saines doctrines de l'enseignement, et cet amour
de l'antiquité, qui n'est que l'amour du vrai beau en morale comme dans
les arts. Héritier de leurs fonctions, il l'avait été de leurs succès:
des réformes salutaires, de sages innovations, avaient marqué sa
carrière. Une disgrâce vient arrêter le cours de ses travaux: l'homme de
paix renonce sans murmure, et non sans regrets peut-être, à l'emploi de
faire le bien; mais il sait rendre sa retraite utile encore: il lègue à
l'enseignement public les fruits de sa longue expérience; il éclaire
comme écrivain ceux qu'il ne lui est plus permis de guider comme
instituteur.

Rollin, dans le _Traité des Études_, n'a point prétendu, ainsi qu'un
philosophe célèbre, refaire l'éducation sur de nouvelles bases; il n'a
voulu que rassembler des traditions consacrées par l'usage. Toutefois,
s'il n'a point cette audacieuse indépendance de l'auteur d'_Émile_, qui
remonte par la pensée à la source de nos institutions pour leur
imprimer, du haut de son génie, une direction nouvelle, il s'éloigne
également de cette superstition du passé, qui subroge l'usage aux droits
de la raison, et compte les années au lieu de peser les avantages.
Rousseau, dans sa marche hardie, a poussé plus avant l'investigation des
principes; mais, dominé par une imagination impérieuse, il a quelquefois
abusé de la vérité. Rollin, plus circonspect, s'arrête avant le but
plutôt que de s'exposer à le franchir; mais, s'il se borne à cultiver
des vérités connues, il sait les rendre fécondes. Il n'appelle point les
réformes, mais il les accepte des mains de l'expérience. Un autre
écrivain, qui souvent a servi de guide à l'auteur du Traité des Études;
qui, en voulant former l'orateur, s'occupe d'abord à former l'homme de
bien, et conduit son élève à l'éloquence par la vertu, Quintilien,
interdit aux soins paternels l'ouvrage de l'éducation. Il veut
développer par l'émulation nos facultés naissantes, et paraît craindre
qu'amollis par les douceurs de la vie domestique, l'ame ne perde son
ressort et le corps sa vigueur. Peut-être, en prononçant cette exclusion
rigoureuse, Quintilien n'a-t-il pas assez rendu justice à cette
éducation qui ne sépare point ceux qu'unit la nature; qui permet de
chercher la convenance la plus parfaite entre les moyens de l'élève et
le caractère de l'institution, et rassemble sur une tête chérie une
vigilance et des soins qui, en se disséminant, sont quelquefois en
danger de se ralentir: peut-être, en voulant transporter de l'ordre
politique dans l'ordre moral le mobile puissant, mais délicat, de
l'émulation, n'a-t-il pas assez considéré le danger d'éveiller les
passions avant d'avoir affermi la raison qui doit les réprimer. Quoi
qu'il en soit, je sais gré à Rollin de s'être montré moins sévère;
d'avoir permis à la tendresse du père de seconder quelquefois le zèle de
l'instituteur; et sur-tout d'avoir respecté ces liens d'affection
mutuelle, qui, formés au sein de la famille par l'habitude et
l'intimité, préparent à l'ordre social la garantie des vertus
domestiques.

Mais, si l'éducation peut varier dans sa forme, son objet est
invariable. Éclairer l'esprit par la science, la raison par la morale,
l'ame par la religion, tels sont les soins que Rollin lui impose: c'est
à la vertu de consacrer le savoir; c'est à la piété de consacrer la
vertu.

Avant que les écrivains du siècle de Louis XIV eussent fixé la langue
française, l'enseignement dut chercher dans les langues anciennes des
formes régulières et des modèles pour l'éloquence. Depuis, lorsque la
France, grace au génie des Pascal, des Fénélon, des Racine, fut devenue
à son tour une terre classique; l'usage, qui devrait être l'expression
de la raison universelle, et qui n'est souvent que celle des erreurs
dominantes, continua de bannir de nos écoles une langue que leurs écrits
venaient d'illustrer. Rollin la rétablit dans ses droits: il en
développe les avantages; et s'il ne l'égale point à celles de
l'antiquité pour la richesse et l'harmonie, il lui accorde une
précision, une clarté que l'antiquité n'avait point connue. Bientôt il
nous transporte par l'étude loin de la terre natale; il veut agrandir
notre intelligence en nous faisant connaître d'autres hommes, d'autres
mœurs, d'autres sociétés. C'est alors qu'il nous conduit sur les rivages
de la Grèce, et qu'il étale à nos regards les beautés de cette langue,
dépositaire des plus nobles créations de l'esprit humain, et qui fut la
langue du génie, parce qu'elle fut celle de la liberté. De là il nous
ramène vers l'ancienne Rome, et nous découvre la commune origine de nos
modernes idiomes dans cette autre langue, autrefois la souveraine du
monde, aujourd'hui le lien des peuples civilisés: elle ne transmet plus
les décrets des vainqueurs de la terre, mais elle conserve du moins les
paisibles conquêtes de la science, et cette gloire est assez belle
encore.

Le langage, qui ne fut d'abord qu'un moyen de communication entre les
hommes, devint un art, lorsque ces communications, en se multipliant,
eurent étendu son usage et varié ses ressources. L'éloquence lui confia
les vérités de la morale, les souvenirs de l'histoire, les découvertes
de la science, les destinées des hommes et des peuples: la poésie
l'arrondit en mètres harmonieux, l'orna de brillantes images. Fille de
la religion et des passions peut-être, la poésie peut se vanter d'une
ancienne origine et nous offre les premiers monuments que le génie de la
parole ait élevés chez les nations. A travers l'immensité des âges, elle
nous apparaît sous la majestueuse figure d'Homère, d'Homère qui, pareil
aux dieux qu'il a chantés, semble avoir en partage une éternelle
jeunesse. A sa suite, se présente l'antiquité tout entière, avec ce
cortége de beautés naïves que faisait éclore, sous un ciel riant,
l'influence d'une société vierge encore. Combien l'on aime à retrouver,
dans ces tableaux des vieux âges, l'empreinte de la nature, presque
effacée de nos sociétés modernes! Placés plus près de cette nature,
principe éternel de tous les arts, les anciens purent saisir ses
premiers traits, la peindre dans sa pureté native, et leur goût, en la
retraçant, sut l'embellir encore. C'est elle que Rollin chérit dans
leurs ouvrages; c'est elle qui en relève le prix aux yeux de l'homme
simple et sensible: s'il ne retrouve plus le modèle, il est encore
touché de l'image. En vain, dès le siècle de Louis XIV, la médiocrité,
toujours impuissante et toujours téméraire, osa secouer le joug d'une
légitime admiration: le génie moderne resta fidèle au génie de
l'antiquité, et les Despréaux, les Racine, ne rougirent point de
s'avouer les disciples de ceux dont peut-être ils avaient droit de se
déclarer les rivaux. De nos jours encore, de hardis réformateurs ont
voulu fonder en poésie une religion nouvelle, ils ont tenté de nous
éblouir par le prestige de quelques beautés originales recueillies dans
la littérature informe d'une nation voisine; mais leurs efforts n'ont pu
ébranler les autels de l'antiquité. Ils ont indiqué à nos écrivains une
source où l'imagination puisera quelquefois des couleurs; mais le goût
ira toujours chercher ses modèles parmi ces hommes des siècles éloignés,
qui furent nos premiers maîtres, et qu'il faudra toujours imiter, parce
qu'ils n'ont imité que la nature.

Admirateur sincère des anciens, Rollin n'est point l'adorateur de leurs
défauts: il sait voir des taches dans leurs écrits: les anciens
n'étaient-ils pas des hommes? mais ses principes, ses remarques, son
style même, révèlent encore en lui le sentiment profond, le sûr
discernement de leurs beautés. Ce même discernement ne brille pas moins
dans les jugements qu'il porte sur ses contemporains; et ce n'est pas
son moindre titre de gloire, d'avoir averti la France de la grandeur de
Bossuet.

Le nom de Bossuet rappelle celui de l'éloquence. Cette fille de la
liberté fit long-temps retentir de ses mâles accents la tribune de Rome
et d'Athènes. Parmi nous, lorsque la liberté, encore écartée du corps
politique, s'était réfugiée tout entière au pied des autels, la chaire
évangélique lui ouvrit un asyle, et l'orateur chrétien retrouva, dans le
caractère sacré que la religion imprime à ses ministres, cette
indépendance que les Cicéron et les Démosthène avaient trouvée dans les
institutions de leur patrie. Mais la tribune aux harangues resta fermée
pour elle, et, dans les règles que Rollin a tracées de cet art, on
cherche en vain le nom de ce genre d'éloquence où l'orateur parle de la
patrie à la patrie elle-même, et puise dans un si noble sujet des
inspirations dignes d'un si noble théâtre. Un tel oubli, qui accuse les
institutions contemporaines, ne serait plus possible aujourd'hui.
Français, une gloire nouvelle vous attend! Déjà vos Bossuet, vos
Massillon ont illustré par les triomphes du génie leur auguste
ministère: à côté de leur éloquence va s'élever une éloquence rivale, et
ses accents aussi seront sacrés; car chez les peuples libres, après le
culte de la Divinité, il est encore une religion, celle de la Patrie.

En révélant à ses élèves les beautés de la poésie et de l'éloquence,
Rollin n'oublie pas des études plus austères, mais non moins utiles.
Puisque l'éducation ne peut embrasser le cercle entier des connaissances
humaines, forcé de choisir entre elles, il donne la préférence à celle
qui nous offre les leçons les plus salutaires, à l'histoire; l'histoire,
cette perpétuelle allégorie qui, sous les traits du passé, nous montre
le présent et l'avenir. Il jette en passant un regard sur la fable, dont
les riants mensonges ont fécondé les arts, sur les antiquités, dont
l'étude éclaire celle de l'histoire: mais il réprouve ce luxe indigent
de la mémoire, qui la surcharge sans l'enrichir; il ne veut point
fatiguer l'esprit d'une instruction stérile, et c'est au profit de la
raison qu'il cultive le savoir; ou plutôt, c'est l'ame qu'il veut orner
des trésors dont il enrichit l'intelligence. L'éducation vulgaire ne se
propose que la science pour objet: le sage voit plus loin. Le savoir
n'est à ses yeux qu'un progrès qui nous rapproche de la vertu, ou qu'un
instrument dont elle doit diriger l'usage dans l'intérêt de la patrie et
de l'humanité. Comptables envers la société, comme envers la nature, de
l'emploi de nos facultés, c'est à l'éducation d'en régler le cours, et
de nous faire aimer le bien en nous facilitant les moyens de
l'accomplir. Des études que Rollin nous prescrit, la première est celle
de nos devoirs. En formant l'homme instruit, ses leçons tendent surtout
à former l'honnête homme et le bon citoyen. Tour-à-tour éclairant
l'exemple par le précepte, autorisant le précepte par l'exemple, il
appelle au secours de la morale l'expérience des siècles passés. Les
fastes de l'antiquité sont pour lui un répertoire inépuisable de
salutaires instructions: c'est avec le nom d'Aristide, qu'il combat
l'avarice; avec le souvenir de Camille, qu'il ennoblit l'amour de la
patrie. Quelquefois, s'élevant à de plus vastes considérations, il
examine la vertu dans son alliance avec le pouvoir, préparant le bonheur
des hommes et la prospérité des états. Il ne sépare point la politique
de la justice: comme l'auteur du Télémaque, il voudrait appliquer la
morale à la science du gouvernement, et peut-être ce vœu de la vertu
est-il aussi un conseil de la sagesse.

Si de nombreux travaux n'attendaient encore mes regards, que j'aimerais
à rappeler ces pages éloquentes de raison et de bonté, où le vertueux
recteur, en exposant les devoirs des hommes qui président à
l'instruction publique, fait, sans y songer, sa propre histoire, et se
peint lui-même en voulant nous instruire! Est-il un plus beau traité de
morale que ces instructions où respire une si tendre sollicitude, une
onction si pénétrante, une si touchante modestie, un respect si vrai
pour les mœurs, pour le bonheur même de cet âge où le bonheur est facile
encore? Si la sagesse elle-même voulait parler aux hommes, il me semble
que ce serait là son langage.

C'est par la religion que Rollin sanctionne ses enseignements, et c'est
par la philosophie qu'il veut nous y conduire; car la vraie religion est
sœur de la vraie philosophie. Rollin ne veut point fonder sur les ruines
de la raison le règne de la foi; il hait et la superstition qui
l'avilit, et le fanatisme qui la déshonore. Le christianisme est à ses
yeux la perfection de la morale, et, s'il évoque les vertus du
paganisme, ce n'est point pour leur insulter par un injuste dédain, mais
pour apprendre au chrétien que son devoir est de les surpasser. Bien
éloigné sur-tout de cette sombre austérité qui, d'une religion de
douceur et de paix, fait une religion de terreur, apprend le remords à
l'innocence même et précipite dans l'incrédulité par le désespoir, il
dit ses bienfaits et non ses vengeances; il rassure l'homme et ne
l'effraie pas. J'oserais pourtant lui reprocher de s'être montré trop
rigoureux envers la gloire. La gloire porte des fruits si semblables à
ceux de la vertu! Sans doute, il est plus pur, cet héroïsme qui se
montre supérieur à l'éloge même et n'écoute point le retentissement de
ses actions dans l'opinion des hommes: toutefois pardonnons d'aimer la
louange à qui la sait mériter, et si la gloire est une erreur,
respectons une erreur à qui le genre humain doit les Thémistocle et les
Démosthène, les Décius et les Émile.

Rollin, dans son premier ouvrage, avait enseigné la manière d'étudier
l'histoire: elle va maintenant devenir l'objet de ses travaux. Il
n'interroge point les annales des temps modernes, trop peu fécondes en
nobles souvenirs; il nous montre le genre humain sortant des mains de la
nature, et florissant sous l'influence d'une civilisation naissante.
Héritières d'une société dégénérée, les sociétés modernes n'ont pu
répudier entièrement cette funeste succession: trop long-temps leurs
fastes ne présentent que la force érigée en loi; l'erreur, en vérité; la
corruption sans politesse et la barbarie sans vertu. L'histoire de
l'antiquité, au contraire, nous offre deux grands sujets d'étude, les
institutions et les hommes. Les anciens furent nos maîtres dans la
liberté, et cette éducation n'est pas leur moindre titre à notre
reconnaissance. C'est en ramenant sur nos propres origines la lumière
qu'ils nous avaient apportée, que nous avons retrouvé le germe de cette
belle constitution, digne d'être enviée de Sparte même, et qui,
balançant les pouvoirs les uns par les autres, leur impose à tous
l'heureuse nécessité de la modération. C'est encore chez eux que nous
admirons ces grandes proportions de la nature humaine, qui, en étonnant
l'imagination, élèvent l'ame et sont pour la morale ce que sont pour les
arts les modèles du beau idéal. Déjà Bossuet avait éclairé du flambeau
de la religion cet imposant tableau: mais son ouvrage est plutôt fait
pour être médité par l'âge mûr, que pour instruire la jeunesse. Dans son
vol sublime, il plane sur toute l'histoire, mais il ne s'arrête que sur
les hauteurs, pour y reconnaître l'empreinte d'une main divine. La
rapidité de sa marche exclut les détails, et les détails sont
l'instruction elle-même, quand c'est le discernement qui les choisit.

Dans un cadre plus étendu, Rollin passe en revue les peuples les plus
célèbres, parmi tant d'états qui tour-à-tour ont fleuri sur la terre. Au
fond de ce mouvant tableau, l'Égypte, qui fut après l'Inde le premier
berceau de la civilisation; la superstitieuse Égypte se laisse entrevoir
au loin comme une statue à demi voilée, et cache dans la nuit des temps
son origine inconnue, ses obscures antiquités, ses douteuses traditions,
sa religion mystérieuse. Non loin d'elle s'élève cette fière Carthage,
un instant la rivale de Rome, et dont les destinées vinrent échouer
contre la puissance qui devait envahir le monde. Ni ses nombreux
vaisseaux, ni l'or que le commerce attirait dans son sein, ni ces
peuples qu'elle attelait à son char sans les unir à sa fortune, ni ces
bandes dont elle achetait le sang mercenaire, n'ont pu balancer le
double ascendant du patriotisme et du courage. Un jour, une grande
infortune viendra s'asseoir sur ses ruines et sera consolée. Ici,
j'entends, à travers le silence des âges, le bruit lointain des empires
qui s'écroulent, et dont la chute retentit confusément sur les bords de
l'Euphrate. Cyrus paraît, et sur ces vastes débris s'élève l'empire des
Perses. Fondé par la discipline et la valeur, bientôt avili par le
despotisme, énervé par la mollesse, à peine laisserait-il dans
l'histoire un souvenir de son existence, si la Grèce ne l'y traînait à
sa suite, comme ces vaincus qui suivaient enchaînés le char des
triomphateurs.

Parvenue à ces peuples dont l'existence sociale a préparé la nôtre,
l'histoire acquiert un nouvel intérêt. Ce sont les archives de nos
ancêtres, que Rollin met sous nos yeux. Originaire des contrées
orientales, mais semblable pour elles à ces germes qui se développent
loin de la plante qui les a produits, la civilisation va jeter ses
racines sur le sol fécond de la Grèce. Là, s'élèvent sur un espace
étroit vingt nations célèbres; là, fleurissent, aux rayons de la
liberté, le génie et la vertu. Athènes nous montre cette liberté, portée
trop loin peut-être, mais séduisante dans son excès même, souvent
orageuse, toujours brillante, et couvrant ses nombreuses erreurs du
prestige des talents et de l'héroïsme. Sparte, tempérant la démocratie
par le pouvoir monarchique et la monarchie par les lois, nous offre la
première trace de cette constitution ingénieuse, où l'alliance de la
royauté, de l'aristocratie et du gouvernement populaire produit
l'égalité sans confusion, l'indépendance sans anarchie, et la
subordination sans esclavage. En vain le despotisme asiatique soulève
contre ces petits états l'effort gigantesque de sa puissance: ce colosse
d'argile vient se briser contre le bouclier d'airain de la liberté.
C'est un beau spectacle que cette lutte entre la puissance et la vertu,
où la vertu remporte la victoire!

Éblouis de leurs prospérités, les Grecs oublient que l'ambition produit
la servitude, et qu'aspirer à la domination, c'est courir à l'esclavage.
Deux cités rivales se disputent l'empire, et déjà la Grèce indignée a vu
les descendants de Miltiade et de Léonidas humilier devant un satrape
les lauriers de Marathon et les cyprès des Thermopyles. Bientôt s'élève
dans son sein une puissance nouvelle qui menace de l'asservir. La Grèce,
abattue par Philippe, accepte la servitude en triomphant sous Alexandre,
et ratifie aux champs d'Arbelles le traité imposé par la victoire dans
les plaines de Chéronée. Le Macédonien l'a vengée, mais elle a payé de
sa liberté le plaisir de la vengeance, et ce n'est qu'avec ses chaînes
qu'elle a terrassé son ennemi. Après la mort d'Alexandre, nous la
verrons briser ses fers, mais pour en reprendre de nouveaux. La
politique romaine ne l'affranchit un instant que pour mieux l'asservir,
et la Grèce, à son tour, va se perdre dans ce torrent dont les flots
engloutiront l'univers. Mais un nouveau triomphe l'attend dans sa
défaite. Les vainqueurs vont puiser chez les vaincus une civilisation
nouvelle, et triomphants par les armes, ils sont conquis par les mœurs.
Rome, subjuguée par les arts de Corinthe et d'Athènes, met désormais son
orgueil à devenir l'élève des peuples qu'elle a soumis, et ses orateurs
vont perfectionner sur les rivages de la Grèce une éloquence qui
décidera des destinées du monde.

Un peuple s'offrait encore aux pinceaux de Rollin: bien différent des
Grecs, mais non moins admirable, profond dans sa politique, immuable
dans ses desseins, sage dans les succès, inébranlable aux revers. La
Grèce, sensible, ingénieuse, avide de gloire et féconde en vertus
héroïques, a multiplié ses titres d'illustration et peuplé ses annales
de brillants souvenirs: Rome n'eut qu'une ambition, ce fut de régner sur
l'univers. Dans la Grèce, j'admire les hommes; chez les Romains, c'est
le peuple que j'admire. Ce peuple, calme dans la sédition même,
respectant au sein des troubles civils les lois de l'état et le sang des
citoyens, toujours uni contre l'ennemi du dehors, suivant, à travers les
révolutions de son gouvernement et les vicissitudes de la fortune, un
système invariable durant plusieurs siècles, présente un phénomène sans
exemple dans l'histoire. L'aristocratie a remplacé chez lui le pouvoir
monarchique; le gouvernement populaire a succédé à l'aristocratie; mais
si la constitution change, l'esprit ne change pas. Au milieu de ces
variations, le peuple romain marche à son but, appuyé sur la force de
ses mœurs et sur la sagesse de sa politique. Il grandit, il s'élance, il
renverse tout ce qui résiste: sa force s'accroît des succès de Pyrrhus,
des triomphes d'Annibal. En vain le héros de Carthage est à ses portes:
Rome assiégée est encore la cité des maîtres de la terre; elle
n'acceptera point la paix de la main du vainqueur. Ses commencements ont
été la rapine et le pillage: son terme ne sera que l'empire du monde.

Quel peuple, si sa gloire était pure et ses vertus sans mélange! si la
politique n'avait souvent fait taire la justice, et le patriotisme
l'humanité! Mais ces citoyens si généreux oublièrent trop qu'ils étaient
des hommes. Et qu'était-ce, après tout, que ce plan d'asservir le monde,
conçu avec tant d'audace, suivi avec tant de constance? une brillante
erreur, une faute imposante. Combien Sparte fut plus sage! ainsi que
Rome, instituée pour la guerre, elle s'interdit les conquêtes, dont Rome
fit l'objet de sa politique: l'une ne pouvait périr qu'en abandonnant
son principe; l'autre devait périr par son principe même. Quel fruit
recueillit-elle de sept cents ans de victoires? l'esclavage. En dévorant
l'univers, elle engraissait une victime pour les tyrans, et enfin une
proie pour les barbares. Chaque conquête était un progrès vers la
décadence, chaque triomphe un pas vers la servitude. Son abaissement fut
égal à sa grandeur, et ses maux ont vengé les nations qu'elle avait
opprimées. Un rival de Tacite, Montesquieu, a, d'un pinceau énergique,
retracé cette grande expiation: Rollin a jeté un voile sur cette partie
du tableau: non que les prestiges de la prospérité, les séductions même
de l'héroïsme aient pu imposer à sa sagesse; mais il écrivait pour
l'adolescence, et, parmi les illusions de cet âge heureux, il en est une
sur-tout que la sagesse elle-même doit respecter, celle de la vertu.

En appelant notre admiration sur ces grands tableaux, Rollin ne veut pas
toutefois qu'un enthousiasme légitime pour l'antiquité nous rende
indifférents pour nos propres annales. Peut-être va-t-il même trop loin,
lorsqu'il laisse entendre que les fastes du moyen âge pourraient, sous
la main du talent, balancer les brillants souvenirs de la Grèce et de
l'Ausonie. Mais on doit l'applaudir du moins d'avoir revendiqué pour
l'histoire nationale le rang qui lui appartient dans le système des
études. Ces anciens, que nous admirons, doivent encore être ici nos
maîtres. Chez eux, le premier objet de l'éducation était de graver dans
les cœurs l'amour de la patrie: en parlant aux enfants de la gloire de
leurs pères, elle élevait leur courage, et les avertissait de ne point
dégénérer. Aux jours de la prospérité, ce noble héritage entretenait une
émulation salutaire: dans l'adversité, il conservait parmi les peuples
cette force morale qui contraint la fortune à respecter le malheur, et
l'orateur d'Athènes consolait par les trophées de Salamine les désastres
de Chéronée. Imitons cet exemple, et, dociles aux conseils de Rollin,
ramenons quelquefois nos regards sur les monuments de notre histoire.
Ils nous révéleront des destinées assez brillantes. Il sied bien à une
nation d'être orgueilleuse d'elle-même, à un citoyen d'être fier de sa
patrie; et cet orgueil est plus juste encore quand cette patrie est la
France.

DEUXIÈME PARTIE.

C'est à la jeunesse que Rollin destinait ses ouvrages: content d'être
utile, il n'aspirait point à la renommée; et cependant la renommée a
proclamé ses travaux. Des mains de l'adolescence, ses écrits ont passé
dans celles de l'âge mûr; du sein de la retraite, ils se sont répandus
dans le monde. Quel charme les recommandait? la bonté. C'est elle qui
fait leur éloquence, et cette éloquence vaut bien celle du génie: si
elle fait goûter le livre, elle fait estimer et chérir l'auteur. Et qui,
en lisant Rollin, pourrait ne pas l'aimer? Quelle sagesse dans ses
paroles! quel zèle pour la vertu! quel ton de candeur et de simplicité!
Ce n'est point la naïveté souvent hardie de Montaigne, la bonhomie
parfois maligne de La Fontaine; la candeur, chez Rollin, tient à la
pureté de l'ame, à la droiture du caractère: il a confiance en son
lecteur. Et comment en effet être sévère avec lui? Il se livre à vous
avec tant d'abandon! Il aime le bien de si bonne foi! Découvrez-vous en
lui quelques prétentions? Aspire-t-il à faire secte? Non: ce n'est point
pour lui qu'il sollicite nos hommages; c'est pour la vérité. Il n'impose
point par un fastueux langage; il ne cherche point à nous éblouir par
l'éclat d'une pompeuse éloquence; sa force est dans la raison: il
n'entraîne point, il persuade; il ne veut point séduire, mais éclairer.
Un tel succès n'a rien de brillant, mais du moins il est pur, et
sur-tout il est durable. L'erreur peut obtenir un triomphe passager,
quand elle a le talent pour auxiliaire; mais elle ne garde point ses
conquêtes. On subjugue l'imagination, on séduit même le jugement; mais
la conscience, plus incorruptible, se révolte contre cette conviction
trompeuse, et la vérité, exilée de nos esprits, se réfugie souvent au
fond de nos cœurs.

Je n'oserais parler de l'originalité de Rollin: on me répondrait sans
doute que ce mérite suppose la hardiesse de la pensée, l'énergie et la
nouveauté de l'expression. Rarement l'homme sans passion rencontre ces
tours vifs, ces traits frappants qui donnent au style une couleur
prononcée. Ce sont les secrets de l'imagination; elle ne les révèle que
lorsqu'elle est émue. Vainement chercherait-on dans les écrits de Rollin
ces paroles foudroyantes de Pascal et de Bossuet, ces surprises de La
Bruyère: également éloigné de la gravité sentencieuse de Salluste, de la
mâle énergie de Rousseau, il se rapproche plutôt de la douceur de
Fénélon et du grand sens de Plutarque. Cependant, sa manière n'est point
d'emprunt: la bonté lui tient lieu d'originalité. Alors même qu'il
ressemble, il n'imite pas. Imite-t-on la bonté? Quelquefois, en lisant
ses ouvrages, je me figure entendre un de ces vieillards des premiers
âges du monde, assis au milieu de sa nombreuse postérité, raconter à sa
famille attentive les faits des temps passés, lui révéler avec une
simplicité grave et touchante les vérités de la morale, lui enseigner la
vertu, l'hospitalité, la crainte des dieux, le respect pour la
vieillesse. Le style de Rollin favorise cette illusion; il a, pour ainsi
dire, un parfum d'antiquité. Sa clarté, son abondance harmonieuse et
facile, rappellent les beaux siècles de la littérature grecque et
romaine, en même temps qu'il retrace quelques traits de la simplicité
naïve de nos vieux écrivains. Cette simplicité, chez Rollin, n'exclut
point cependant l'élégance; car l'élégance, qui n'est qu'un choix fait
par le goût dans les formes du langage, a plus d'un caractère.
Travaillée chez Fléchier, riche et noble chez Massillon, attique et
précise chez Voltaire, pompeuse chez Buffon, elle est doucement fleurie
dans les ouvrages de Rollin. Il écrit dans ce style tempéré, qui
peut-être est le plus difficile, parce qu'il est le plus voisin des
brillants défauts qui séduisent le goût et corrompent le talent. Mais ce
n'est pas lui que les affectations du bel-esprit peuvent éblouir: s'il a
quelquefois la richesse de Cicéron et de Quintilien, jamais il n'imite
ni le faux éclat de Sénèque, ni le luxe de Pline le Jeune. Il s'occupe
moins de parer l'expression que d'éclairer la pensée: d'autres cherchent
les ornements du style; Rollin se les permet.

L'élégance n'offre point le même caractère aux diverses époques de la
littérature. D'abord féconde en tours oratoires, en riches
développements, elle se resserre et s'observe davantage, à mesure que
les esprits, plus exercés, deviennent plus prompts à saisir et plus
difficiles à satisfaire. L'éloquence oratoire fait place alors à
l'éloquence philosophique; le langage prend des formes plus sévères;
l'harmonie est souvent sacrifiée à la concision, la clarté à la
profondeur. Le goût a changé sans dégénérer encore: seulement le style,
en voulant être plus plein et plus fort, a perdu quelque chose de ses
graces premières: plus travaillé, plus grave, il a moins de franchise et
de naïveté. C'est le temps des Tacite, c'est celui des Montesquieu.
Quelquefois cependant, le génie ou les études d'un écrivain lui font
devancer son siècle, ou le retiennent dans le siècle précédent. Ainsi
Salluste et La Bruyère, contemporains de Cicéron et de Bossuet,
appartiennent par leur manières à l'époque suivante, tandis que Rollin,
écrivant dans le XVIIIe siècle, rappelle dans toute sa pureté l'école de
Fénélon. Ce caractère, il le doit à l'imitation des écrivains du siècle
d'Auguste. Il avait médité toute sa vie ces illustres modèles, et l'on
reconnaît aisément qu'il s'est formé sur eux. C'est même un phénomène
assez remarquable que Rollin, parvenu au déclin de son âge sans avoir
cultivé l'art d'écrire dans sa langue maternelle, se soit cependant
élevé dans la littérature française au rang des classiques. C'est qu'il
avait étudié les anciens, non pour devenir leur rival, mais pour épurer
son goût, et pour transporter dans une langue vivante les tours heureux,
la richesse d'expressions, qui caractérisent les idiomes de l'antiquité.
C'est qu'à leur lecture, il avait joint celle des chefs-d'œuvre du
siècle de Louis XIV. Aussi, malgré la juste estime qu'ont obtenue ses
essais dans la langue de Virgile, je les considère moins comme des
titres littéraires que comme de savantes études. Inventer est la
première condition de l'art d'écrire: comment cet art pourrait-il
exister quand la source de l'invention est tarie, quand le langage,
frappé d'immobilité, ne peut plus seconder par les créations du style
les créations de la pensée? Le génie des langues, qui n'est que le génie
des sociétés, permet-il de traduire dans l'idiome de l'antique Ausonie
les idées que la société fait éclore sous le ciel de la Gaule moderne?
Rollin imita ces anciens philosophes qui, pour instruire leur patrie,
commençaient par visiter les contrées étrangères, et rapportaient chez
eux les usages, les lois dont ils avaient reconnu l'utilité et la
sagesse.

Mais les anciens n'ont pu lui servir également de modèles pour la
manière d'écrire l'histoire. Écrivant dans un autre but, son talent a dû
prendre un autre caractère. L'austérité de Thucydide, l'énergique
pénétration de Tacite, n'auraient pu convenir à la jeunesse: Rollin a
tempéré pour elle la gravité de l'histoire. Toutefois, en se mettant à
sa portée, il ne descend point à son niveau: sous des formes agréables,
il cache une instruction solide, et s'il tend la main à ses jeunes
lecteurs, ce n'est point pour s'abaisser jusqu'à eux, mais pour les
élever jusqu'à lui. La critique lui a reproché une crédulité trop
facile: il aurait fallu ajouter que, si Rollin est crédule, c'est
sur-tout en faveur de la vertu. Il trouva dans son ame les raisons de
cette confiance. Et peut-on le blâmer d'avoir environné de nobles
illusions les exemples qu'il offrait à l'adolescence, et qu'il proposait
à son admiration? Si, plus tard, sa vieillesse s'est laissée quelquefois
surprendre à de fabuleux récits, s'il n'a pas toujours porté le flambeau
d'une critique sévère sur des erreurs qui s'offraient à lui entourées
d'autorités imposantes et revêtues des graces de l'éloquence, fermons
les yeux sur ce tribut payé à la faiblesse humaine, et sur-tout
n'oublions pas qu'il nous avait armés contre la séduction avant de se
laisser séduire. Jamais du moins il ne permit à la partialité d'égarer
sa plume et d'altérer les révélations de l'histoire: il juge avec une
constante équité les institutions et les hommes, et son exemple est une
leçon pour quiconque entreprend d'instruire les peuples en retraçant
leurs annales. Malheur à l'écrivain qui suborne l'histoire au gré de ses
passions! sa gloire n'est jamais qu'une brillante ignominie, et son
talent, en immortalisant ses ouvrages, ne fait qu'éterniser sa honte.

Si je louais seulement un littérateur, j'ai parlé de ses écrits, je
pourrais borner là son éloge. Mais Rollin fut en même temps un sage, un
bienfaiteur de l'humanité; je dois jeter un regard sur sa vie. Elle fut
plus utile que brillante; elle offre moins d'événements que de vertus.
Né dans une condition obscure, Rollin s'élève aux premières dignités de
l'enseignement public. Long-temps il se dévoue à ce noble ministère: il
consacre ses talents à former des hommes pour la société, des citoyens
pour la patrie. Une disgrace est le prix de ses services. Combien
l'autorité doit craindre d'être injuste, lorsque, créant des devoirs
d'après la voix de ses préjugés ou de ses caprices, elle punit ce que la
conscience pardonne, et n'accepte pas la vertu même pour garant de
l'innocence! Incapable d'orgueil ainsi que de faiblesse, Rollin se
soumet sans se plaindre, mais sans se démentir. La persécution a troublé
sa destinée, sans altérer son ame. Il emporte dans sa retraite l'estime
publique, la paix du cœur et les consolations de l'étude; il y trouve
encore des devoirs à remplir et des bienfaits à répandre. Les regards
des rois viennent l'y chercher, et, ce qu'il estimait sans doute
davantage, l'amitié vient lui offrir ses douceurs; l'amitié, que la
divinité a mise sur la terre pour être la récompense de la vertu. Rollin
était fait pour la connaître; elle acheva son bonheur; elle aurait
satisfait tous ses vœux, quand la gloire n'aurait pas daigné sourire à
sa vieillesse.

Rollin fut heureux! Cette vérité est douce à proclamer: elle réconcilie
avec la destinée. Hélas! la vie de l'homme de lettres est si souvent
troublée par des orages! il y a si peu d'intelligence entre le talent et
le bonheur! Rollin demanda peu de chose à l'opinion, et rien à la
fortune; il trouva sa félicité dans cette vertu dont un philosophe a
fait le devoir du législateur, et dont la religion fait le devoir de
tous les hommes, la modération.

Essaierai-je ici d'établir un parallèle entre deux hommes chers à notre
mémoire? Je crains qu'on ne m'accuse d'appeler à mon secours les lieux
communs d'une trop facile éloquence. Cependant, en faisant l'éloge de
Rollin, pourrais-je être blâmé de prononcer le nom de Fénélon? Ne
voyons-nous pas des deux côtés même modestie, même douceur de sentiments
et de style, même sagesse dans les desirs, même charité dans le cœur? Si
nous voulons peindre un talent formé à l'école de l'antiquité, la morale
la plus pure, alliée à la plus aimable indulgence, la vertu méconnue,
mais résignée, se consolant par son propre témoignage des rigueurs du
pouvoir, l'un et l'autre ne peuvent-ils pas nous servir de modèles? Tous
deux ont défendu la religion, et tous deux, par leur vie, plus encore
que par leurs écrits, ont rendu témoignage des vérités qu'ils avaient
enseignées. Le monde rit de ces hommes du siècle, que l'amour des
vanités traîne au pied des autels, et qui, en présence de la divinité,
n'adorent que la fortune et le pouvoir. Mais l'incrédulité même
s'incline avec respect devant la piété se dévouant à l'instruction de
l'adolescence, ou gravant dans le cœur des rois les leçons de
l'humanité. Peut-être, entre ces deux hommes vénérables, ne peut-on
remarquer qu'une seule différence: l'ame de Fénélon fut plus tendre,
celle de Rollin fut plus paisible; l'imagination sensible et passionnée
du premier répandit plus d'éclat sur ses ouvrages; la raison toujours
calme du second répandit plus de bonheur sur sa vie.

Au moment où l'Europe, régénérée par les lumières, dépouille enfin les
derniers vestiges d'une longue barbarie, où l'esprit humain achève la
plus noble des conquêtes, celle de la liberté, où les rois et les
peuples, éclairés par la philosophie, conspirent à fonder ces
institutions tutélaires dont les uns attendent leur gloire, les autres
leur bonheur, la France devait un hommage public aux sages qui, en
l'éclairant, ont préparé ses nouvelles destinées, et l'homme dont les
travaux eurent pour objet, pendant soixante ans, la science de
l'éducation, n'était pas le moins digne de sa reconnaissance.
Aujourd'hui, cette science acquiert un caractère encore plus solennel:
chez les peuples libres, le ministère de l'éducation n'est plus
seulement une fonction honorable, il devient un auguste sacerdoce. C'est
elle qui affermira nos institutions naissantes; c'est par elle que la
génération qui se prépare s'élèvera pour la liberté et pour la patrie.
Liberté! Patrie! noms chers et sacrés, soutiens des mœurs et principes
des vertus, les sentiments dont vous remplirez tous les cœurs y
resteront gravés en traits ineffaçables: vous frapperez, au sortir du
berceau, l'oreille de l'enfant; vous viendrez vous mêler aux études, aux
plaisirs de l'adolescence; vous ferez l'orgueil de l'âge mûr, et la
consolation de la vieillesse.

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                           A SON ALTESSE
                            SÉRÉNISSIME
                            MONSEIGNEUR
                              LE DUC
                            DE CHARTRES.

                            -----------

Monseigneur,

Lorsque je commençai l'Histoire Ancienne, VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME
était encore dans les premières années de l'enfance, et ni l'ouvrage ni
l'auteur n'avaient l'avantage d'être connus de vous. Souffrez que je
fasse maintenant ce que je n'ai pu faire alors, et qu'en finissant mon
travail, il me soit permis de le décorer du nom de VOTRE ALTESSE.

Depuis que Monseigneur le duc d'Orléans a souhaité que j'eusse l'honneur
d'assister quelquefois à vos études, j'ai été témoin par moi-même du
compte exact que vous avez rendu, presque toujours en sa présence, de
toute la suite de cette histoire; et ç'a été pour moi une grande
satisfaction de voir que mon ouvrage, destiné principalement pour
l'instruction de la jeunesse, fût de quelque utilité à un Prince dont
l'éducation intéresse si vivement le public. A-présent que vous êtes
entré dans l'Histoire Romaine, MONSEIGNEUR, je ne vous sers plus de
guide; et vous y marchez à pas si rapides, que je ne puis pas même vous
suivre: mais j'ai du moins le plaisir de voir et d'admirer vos progrès.

Dans l'attention continuelle qu'on a de vous inspirer des sentiments
dignes de votre naissance, on a eu grande raison, MONSEIGNEUR, de donner
une préférence marquée à l'Histoire sur tous les autres exercices de
littérature. C'est là proprement l'étude des princes, capable plus
qu'aucune autre de leur former l'esprit et le cœur. Outre qu'elle leur
présente d'illustres modèles de toutes les vertus qui leur conviennent,
elle est en possession de leur dire la vérité dans tous les temps, et de
leur montrer jusqu'à leurs fautes mêmes, sans craindre de blesser la
délicatesse de leur amour-propre. Comme la censure qu'elle fait des
vices ne leur est point personnelle, elle n'a rien pour eux d'amer ni
d'offensant. Quand elle peint dans Philippe et dans Alexandre son fils
des défauts bas et indignes, qui ont terni l'éclat de leurs belles
actions et déshonoré leurs règnes, ne sont-ce pas autant de leçons pour
tous les princes qui auraient le malheur de s'abandonner aux mêmes
excès?

La timide vérité, rarement admise dans les palais des grands, n'oserait
leur faire des leçons à visage découvert; elle emprunte la voix de
l'Histoire, et, cachée sous l'ombre de son nom, elle donne aux princes,
avec assurance, des avis que peut-être ils ne recevraient jamais
d'aucune autre part, tant on craint de s'attirer leur disgrâce par de
salutaires, mais dangereuses, remontrances.

Vous détestez maintenant la flatterie, MONSEIGNEUR. Vous ne souffrez
qu'avec peine les plus justes louanges. Vous aimez sincèrement la
vérité, lors même qu'elle pourrait ne vous être pas agréable. Je
n'oublierai jamais la sage réponse que vous me fîtes dans une occasion
où j'usais de la liberté que vous m'aviez donnée de vous représenter
tout ce que je croirais pouvoir vous être utile. Bien loin de vous en
tenir offensé, vous daignâtes vous récrier qu'à cette marque vous
reconnaissiez que j'étais de vos meilleurs amis. Oui, MONSEIGNEUR (qu'il
me soit permis de le répéter après vous), vos bons et solides amis
seront ceux qui auront le courage de vous dire la vérité, au péril même
de vous déplaire; mais malheureusement le nombre en sera toujours fort
petit.

A leur défaut, l'Histoire, qui aura contracté de bonne heure avec vous
une espèce de familiarité, vous en fournira plusieurs, et d'un grand
nom: un Aristide, un Phocion, un Dion, un Cyrus, un Tite, un Trajan, et
tant d'autres qui vous sont connus. Que de belles choses, MONSEIGNEUR,
ces grands hommes auront à vous dire sur tout ce qui peut rendre un
prince véritablement estimable et aimable? Quel facile accès ne
trouveront-ils pas dans un cœur comme le vôtre, bon, compatissant,
docile, sans hauteur et sans fierté! Nos Grecs et nos Romains sont bien
propres, MONSEIGNEUR, à détromper les grands des fausses idées que
souvent ils se forment de la gloire et de la grandeur. On la fait
consister pour l'ordinaire dans un vain éclat d'actions brillantes, ou
dans le frivole appareil du faste et du luxe: au lieu que ces héros de
l'antiquité, tout païens qu'ils étaient, n'avaient que du mépris pour
les plaisirs, les richesses, la pompe, la magnificence, et ne se
croyaient revêtus de la puissance que pour faire du bien, et pour rendre
les peuples heureux.

Il faut pourtant l'avouer, MONSEIGNEUR, ces vertus, quelque éclatantes
qu'elles fussent, manquaient de ce qui leur est le plus essentiel; et
quoique un gouvernement semblable à celui d'un Cyrus ou d'un Trajan fût
capable de faire en un sens le bonheur des peuples, les princes seraient
bien malheureux eux-mêmes, s'ils se contentaient de ces fantômes de
vertus qui étaient sans ame et sans vie. Or cette ame et cette vie,
MONSEIGNEUR, c'est la piété, c'est la crainte de Dieu, sans laquelle
tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde n'est qu'un pur néant.

Ce que l'Histoire profane ne peut vous fournir, MONSEIGNEUR, vous avez
l'avantage de le trouver sous vos yeux et à chaque instant dans la
personne d'un père en qui la piété relève toutes ses autres excellentes
qualités, et qui estime infiniment plus le bonheur d'être chrétien, que
le haut rang de premier prince du sang de France. Puissiez-vous,
MONSEIGNEUR, imiter ses exemples, et même (je ne crains point qu'il s'en
trouve choqué) les surpasser! Ce sont les vœux que je ne cesserai de
faire pour VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME, et qu'elle agréera sans doute
beaucoup plus que tous les éloges dont je la pourrais combler. Je suis
avec un profond respect et un parfait dévouement,

    MONSEIGNEUR,

            DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME

                         Le très-humble et très-obéissant
                           serviteur,
                                      C. ROLLIN.



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                             PRÉFACE.
                            ---------


PARAGRAPHE PREMIER.

_Utilité de l'Histoire profane, sur-tout par rapport à la Religion._

[Marge: Observer dans l'Histoire, outre les faits et la chronologie:]
L'étude de l'Histoire profane ne mériterait point qu'on y donnât une
attention sérieuse et un temps considérable, si elle se bornait à la
stérile connaissance des faits de l'antiquité, et à la sombre recherche
des dates et des années où chaque événement s'est passé. Il nous importe
peu de savoir qu'il y a eu dans le monde un Alexandre, un César, un
Aristide, un Caton, et qu'ils ont vécu en tel ou tel temps; que l'empire
des Assyriens a fait place à celui des Babyloniens, et ce dernier à
l'empire des Mèdes et des Perses, qui ont été ensuite subjugués
eux-mêmes par les Macédoniens, et ceux-ci par les Romains.

[Marge: 1. La cause de l'élévation et de la chute des empires.] Mais il
est d'une grande importance de connaître comment ces empires se sont
établis, par quels degrés et par quels moyens ils sont arrivés à ce
point de grandeur que nous admirons, ce qui a fait leur solide gloire et
leur véritable bonheur, et quelles ont été les causes de leur décadence
et de leur chute.

[Marge: 2. Le génie et le caractère des peuples et des grands hommes:]
Il n'est pas moins important d'étudier avec soin les mœurs des peuples,
leur génie, leurs lois, leurs usages, leurs coutumes; et sur-tout de
bien remarquer le caractère, les talents, les vertus, les vices même de
ceux qui les ont gouvernés, et qui, par leurs bonnes ou mauvaises
qualités, ont contribué à l'élévation ou à l'abaissement des États qui
les ont eus pour conducteurs et pour maîtres.

Voilà les grands objets que nous présente l'Histoire Ancienne, en
faisant passer comme en revue devant nous tous les royaumes et tous les
empires de l'univers, et en même temps tous les grands hommes qui s'y
sont distingués de quelque manière que ce soit, et en nous instruisant,
moins par des leçons que par des exemples, sur tout ce qui regarde l'art
de régner, la science de la guerre, les principes du gouvernement, les
règles de la politique, les maximes de la société civile et de la
conduite de la vie pour tous les âges et pour toutes les conditions.

[Marge: 3. L'origine et le progrès des arts et des sciences.]
On y apprend aussi, et ce ne doit point être une chose indifférente pour
quiconque a du goût et de la disposition pour les belles connaissances;
on y apprend comment les sciences et les arts ont été inventés,
cultivés, perfectionnés; on y reconnaît, et l'on y suit comme de l'œil,
leur origine et leurs progrès; et l'on voit avec admiration que plus on
s'approche des lieux où les enfants de Noé ont vécu, plus on y trouve
les sciences et les arts dans leur perfection: au lieu qu'ils paraissent
oubliés ou négligés à proportion que les peuples en ont été dans un plus
grand éloignement; de sorte que quand on a voulu les rétablir, il a
fallu remonter à l'origine d'où ils étaient partis.

Je ne fais que montrer légèrement tous ces objets, quelque importants
qu'ils soient, parce que je les ai traités ailleurs[3] avec étendue.

[Note 3: Second volume de la _Manière d'étudier_.]

[Marge: 4. Observer principalement ce qui a rapport à la religion.] Mais
un autre objet, infiniment plus intéressant, doit attirer notre
attention. Car quoique l'histoire profane ne nous parle que de peuples
abandonnés à toutes les folies d'un culte superstitieux, et livrés à
tous les déréglements dont la nature humaine, depuis la chute du premier
homme, est devenue capable, elle annonce par-tout la grandeur de Dieu,
sa puissance, sa justice, et sur-tout la sagesse admirable avec laquelle
sa providence conduit tout l'univers.

Si[4] l'intime conviction de cette dernière vérité élevait, selon la
remarque de Cicéron, le peuple romain au-dessus de tous les peuples de
la terre, on peut assurer de même que rien ne relève plus l'Histoire
au-dessus de beaucoup d'autres connaissances, que d'y trouver empreintes
presque à chaque page des traces précieuses et des preuves éclatantes de
cette grande vérité, que Dieu dispose de tout en maître souverain; que
c'est lui qui fixe et le sort des princes, et la durée des empires;
et[5] qu'il transporte les royaumes d'un peuple à un autre pour punir
les injustices et les violences qui s'y commettent.

[Note 4: «Pietate ac religione, atque hàc uni sapientiâ quòd Deorum
immortalium numine omnia regi gubernarique perspeximus, omnes gentes
nationesque superavimus.» (Orat. _de Arusp. respons_. n. 19.)]

[Note 5: «Regnum a gente in gentem transfertur propter injustitias,
et injurias, et contumelias, et diversos dolos.» (_Eccl_. 10, 8.)]

[Marge: Dieu a pris un soin plus particulier de son peuple.] Il faut
avouer qu'en comparant la manière attentive, bienfaisante, sensible dont
il gouvernait autrefois son peuple, et celle dont il conduisit toutes
les autres nations de la terre, on dirait que celles-ci lui ont été
indifférentes et étrangères. Dieu regardait la nation sainte comme son
domaine propre, et comme son héritage. Il y demeurait comme un maître
dans sa maison, et comme un père dans sa famille. Israël était son fils,
et son fils premier-né. Il avait pris plaisir à le former dès son
enfance, et à l'instruire par lui-même. Il se communiquait à lui par ses
oracles; il le gouvernait par des hommes miraculeux; il le protégeait
par les merveilles les plus étonnantes. A la vue de tant de glorieux
priviléges, qui ne s'écrierait avec le Prophète: «Ce n'est que dans
Israël que Dieu fait éclater sa grandeur et sa magnificence!» [Marge:
Isaï. 33, 21.] _Solummodò ibi magnificus est Dominus noster._

[Marge: Mais il veille sur tous les peuples de la terre.] Cependant ce
même Dieu, quoique oublié par les nations, et quoiqu'il parût les avoir
oubliées, exerçait toujours sur elles un empire souverain, qui, pour
être caché sous le voile des événements ordinaires et d'une conduite
purement humaine, n'en était ni moins réel, ni moins divin. [Marge: Ps.
23, 1.] Toute la terre est au Seigneur, dit le Prophète, et tous les
hommes qui la remplissent sont également son ouvrage; et il n'a garde de
le négliger. Ce serait une erreur bien injurieuse à Dieu, que de penser
qu'il n'est le maître que d'une seule famille, et non le maître de
toutes les nations.

[Marge: Il a présidé à la dispersion des hommes après le déluge.] On
reconnaît cette importante vérité en remontant jusqu'à l'antiquité la
plus reculée, et jusqu'à l'origine primitive de l'histoire profane, je
veux dire jusqu'à la dispersion des descendants de Noé dans les
différentes contrées de la terre où ils s'établirent. La liberté, le
hasard, les vues d'intérêt, le goût pour certains pays, et d'autres
motifs pareils, furent, ce semble, les seules causes des choix
différents que firent les hommes. Mais l'Écriture nous apprend qu'au
milieu de la confusion et du trouble qui suivirent le changement subit
qui se fit dans le langage des descendants de Noé, Dieu présida
invisiblement à tous leurs conseils et à toutes leurs délibérations, que
rien ne se fit que par son ordre, et que ce fut lui qui conduisit[6] et
plaça tous les hommes selon les [Marge: Genes. 11, 8 et 9.] règles de sa
miséricorde et de sa justice: _Dispersit et divisit eos Dominus in
universas terras._

[Note 6: Les Anciens même, au rapport de Pindare (_Olymp._ Od. 7),
avaient retenu quelque idée que la dispersion des hommes ne s'était
point faite au hasard, et qu'ils avaient été placés par les ordres de la
Providence.]

Il est vrai que dès lors Dieu eut une attention particulière sur le
peuple qu'il devait un jour s'attacher. Il marqua la place qu'il lui
destinait. Il la fit garder par un autre peuple laborieux, qui
s'appliqua à la cultiver et à l'embellir, et à faire valoir l'héritage
futur des Israélites. Il mesura le nombre des familles qu'il en mit
alors en possession, sur le nombre des familles d'Israël quand il serait
temps de le lui rendre; et il ne permit à aucune des nations qui
n'étaient pas sujettes à l'anathème prononcé par Noé contre Chanaan,
d'entrer dans un héritage qui devait être restitué tout entier aux
Israélites. [Marge: [Deuteron. xxxii. 8.]] _Quando dividebat Altissimus
gentes, quando separabat filios Adam, constituit terminos populorum
juxta numerum filiorum Israel._[7] Mais cette attention particulière de
Dieu sur son peuple futur n'est point contraire à celle qu'il eut sur
tous les autres peuples, attestée clairement par les deux passages de
l'Écriture que j'ai cités, qui nous apprennent que toute la suite des
siècles lui est présente, qu'il n'arrive rien dans le monde que par son
ordre, et que d'âge en âge il en règle tous les événements. [Marge:
[Eccles. 39, 19, 22, 25.]] _Tu es Deus conspector seculorum... A seculo
usque in seculum respicis._

[Note 7: «Quand le Très-Haut a fait la division des peuples, quand
il a séparé les enfants d'Adam, il a marqué les limites des peuples
selon le nombre des enfants d'Israël (qu'il avait en vue).» C'est un des
sens qu'on donne à ce passage, et qui paraît fort naturel.]

[Marge: Dieu seul a réglé le sort de tous les empires, soit par rapport
à son peuple, soit par rapport au règne de son Fils.] Il faut donc
regarder comme un principe incontestable, et qui doit servir de base et
de fondement à l'étude de l'histoire profane, que c'est la Providence
divine qui, de toute éternité, a réglé et ordonné l'établissement, la
durée, la destruction des royaumes et des empires, soit par rapport au
plan général de tout l'univers, connu de Dieu seul, qui met un ordre et
une harmonie merveilleuse dans toutes les parties qui le composent; soit
en particulier par rapport au peuple d'Israël, et encore plus par
rapport au Messie, et à l'établissement de l'Église, qui est sa grande
œuvre, et le but de tous ses autres ouvrages, toujours présent à sa
vue:[Marge: Act. 15, 18.] _Notum a seculo est Domino opus suum_.

Il a plu à Dieu de nous découvrir dans ses Écritures une partie des
liaisons que plusieurs peuples de la terre ont eues avec le sien; et le
peu qu'il nous en a découvert répand une grande lumière sur l'histoire
de ces peuples, dont on ne connaît que la surface et l'écorce, si l'on
ne pénètre plus avant par le secours de la révélation. C'est elle qui
expose au grand jour les pensées secrètes des princes, leurs projets
insensés, leur fol orgueil, leur impie et cruelle ambition; qui
manifeste les véritables causes, et les ressorts cachés des victoires et
des défaites des armées, de l'agrandissement et de la décadence des
peuples, de l'élévation et de la ruine des États; et, ce qui est le
principal fruit de l'Histoire, c'est elle qui nous apprend le jugement
que Dieu porte et des Princes et des Empires, et qui fixe par conséquent
l'idée que nous devons nous en former.

[Marge: Rois puissants, employés pour punir ou pour protéger Israël.]
Pour ne point parler de l'Égypte, qui d'abord servit comme de berceau à
la nation sainte; qui se changea ensuite pour elle[8] en une dure prison
et en une fournaise ardente, et qui devint enfin le théâtre des plus
étonnantes merveilles que Dieu ait opérées en faveur d'Israël: les
grands empires de Ninive et de Babylone nous fournissent mille preuves
de la vérité que j'établis ici.

[Note 8: «Educam vos de ergastulo Ægyptiorum (_Exod._, 6, 6). De
fornace ferrea Ægypti.» (_Deuteronom._ 4, 20.)]

Leurs plus puissants rois, Théglathphalasar, Salmanasar, Sennachérib,
Nabuchodonosor, et plusieurs autres, étaient entre les mains de Dieu
comme autant d'instruments dont il se servait pour punir les
prévarications de son peuple. [Marge: Isaï. 5, 25-30, 10, 28-34, 13, 4
et 5.] Il les appelait, selon Isaïe, d'un coup de sifflet des extrémités
de la terre pour venir prendre ses ordres; il leur mettait lui-même
l'épée en main; il réglait leur marche jour par jour; il remplissait
leurs soldats de courage et d'ardeur, rendait leurs troupes infatigables
et invincibles, répandait à leur approche la terreur et l'effroi.

La rapidité de leurs conquêtes aurait dû leur faire entrevoir la main
invisible qui les conduisait; mais,[Marge: Sennacherib] dit l'un d'entre
eux au nom de tous les autres: «C'est par la force de mon bras que j'ai
fait ces grandes choses, et c'est ma propre sagesse qui m'a éclairé.

J'ai enlevé les anciennes bornes des peuples, j'ai pillé les trésors des
princes, et, comme un conquérant, j'ai arraché les rois de leurs trônes.
Les peuples les plus redoutables ont été pour moi comme un nid de petits
oiseaux qui s'est trouvé sous ma main. J'ai réuni sous ma puissance tous
les peuples de la terre, comme on ramasse quelques œufs (que la mère a
abandonnés); et il ne s'est trouvé personne qui osât seulement remuer
l'aile, ni ouvrir la bouche, ni faire le moindre son.»

Mais ce prince si grand et si sage à ses propres yeux, qu'était-il à
ceux de Dieu? Un ministre subalterne, un serviteur mandé par son maître,
une verge et un bâton dans sa main: [Marge: Isaï. 10, 5.] _Virga furoris
mei et baculus ipse est._ Le dessein de Dieu était de corriger ses
enfants, et non de les exterminer. Mais Sennachérib avait résolu de tout
perdre et de tout détruire: [Marge: Isaï. 10, 7.] _Ipse autem non sic
arbitrabitur, sed ad conterendum erit cor ejus._ Que deviendra donc
cette espèce de combat entre les desseins de Dieu et ceux de ce prince?
Lorsqu'il se croyait déjà maître [Marge: Isaï. 10, 12.] de Jérusalem, le
Seigneur d'un souffle seul dissipe toutes ses pensées fastueuses, fait
périr en une nuit cent quatre-vingt-cinq mille hommes de son armée, _et,
lui[9] mettant un cercle au nez et un mors à la bouche_, comme à une
bête féroce, le ramène dans ses États, couvert d'opprobre, à travers ces
mêmes peuples, qui l'avaient vu, un peu auparavant, plein d'orgueil et
de fierté.

[Note 9: «Insanisti in me, et superbia tua ascendit in aures meas:
ponam itaque circulum in naribus tuis, et camum in labiis tuis, et
reducam te in viam per quam venisti.» (_4 Reg._ 19, 28.)]

[Marge: Nabuchodonosor.] Nabuchodonosor, roi de Babylone, paraît encore
plus visiblement régi par une Providence qu'il ignore, mais qui préside
à ses délibérations, et qui détermine toutes ses démarches.

[Marge: Ezech. 21. 19-23.] Arrivé avec son armée à la tête de deux
chemins, dont l'un conduit à Jérusalem, l'autre à Rabbath, capitale des
Ammonites, ce prince, incertain et flottant, délibère lequel il prendra,
et jette le sort: Dieu le fait tomber sur Jérusalem, pour accomplir les
menaces qu'il avait faites à cette ville de la détruire, de brûler le
temple, et d'emmener son peuple en captivité.

[Marge: Ezech. cap. 26, 27 et 28.] Des raisons seules de politique
semblaient déterminer ce conquérant au siége de Tyr, pour ne pas laisser
derrière soi une ville si puissante et si bien fortifiée. Mais le siége
de cette place était ordonné par une volonté supérieure. Dieu voulait
d'un côté humilier l'orgueil d'Ithobal son roi, qui, se croyant plus
éclairé que Daniel dont la réputation était répandue dans tout l'Orient,
n'attribuant qu'à sa rare prudence l'étendue de son domaine et la
grandeur de ses richesses, se considérait en lui-même comme un dieu; de
l'autre, il voulait aussi punir le luxe, les délices, l'arrogance de ces
fiers négociants, qui se regardaient comme les princes de la mer et les
maîtres des rois mêmes; et sur-tout cette joie inhumaine de Tyr qui lui
faisait trouver son agrandissement dans les ruines de Jérusalem sa
rivale. C'est par ces motifs que Dieu lui-même conduisit Nabuchodonosor
à Tyr, lui faisant exécuter ses ordres sans qu'il les connût: IDCIRCO
_ecce_ EGO ADDUCAM _ad Tyrum Nabuchodonosor_.

[Marge: Ezech. 29, 18-10.] Pour récompenser ce prince, qu'il tenait à sa
solde, du service qu'il vient de lui rendre à la prise de Tyr (c'est
Dieu lui-même qui s'exprime ainsi), et pour dédommager les troupes
babyloniennes, épuisées par un siége de treize ans, il leur donne toutes
les contrées de l'Égypte, comme des quartiers de rafraîchissement, et
leur en abandonne les richesses et les dépouilles[10].

[Note 10: Ce fait est plus détaillé dans l'histoire des Égyptiens
sous le règne d'Amasis. [p. 133.]]

[Marge: Dan. c. 4, vers. 1-34.] Le même Nabuchodonosor, plein du desir
d'immortaliser son nom par toutes sortes de voies, voulut ajouter à la
gloire des conquêtes celle de la magnificence, en embellissant la
capitale de son empire par de superbes bâtiments, et par les ornements
les plus somptueux; mais pendant qu'une cour flatteuse, qu'il comblait
de richesses et d'honneurs, fait retentir par-tout ses louanges[11], il
se forme un sénat auguste des esprits surveillants, qui pèse dans la
balance de la vérité les actions des Princes, et prononce sur leur sort
des arrêts sans appel. Le roi de Babylone est cité à ce tribunal, où
préside le Juge souverain, qui réunit une vigilance à qui rien
n'échappe, et une sainteté qui ne peut rien souffrir contre l'ordre:
_vigil et sanctus_. Toutes ses actions, qui faisaient l'objet de
l'admiration publique, y sont examinées à la rigueur; et l'on fouille
jusqu'au fond de son cœur pour en découvrir les pensées les plus
cachées. Où se terminera ce redoutable appareil? Dans le moment même où
Nabuchodonosor, se promenant dans son palais, et repassant avec une
secrète complaisance ses exploits, sa grandeur, sa magnificence, se
disait à lui-même: _N'est-ce pas là cette grande Babylone dont j'ai fait
le siége de mon royaume, que j'ai bâtie dans la grandeur de ma puissance
et dans l'éclat de ma gloire?_ c'est dans ce moment précis, où, se
flattant de ne tenir que de lui seul sa puissance et son royaume, il
usurpait la place de Dieu, qu'une voix du ciel lui signifie sa sentence,
et lui déclare que son royaume va lui être enlevé, qu'il sera chassé de
la compagnie des hommes, et réduit à la condition des bêtes, jusqu'à ce
qu'il reconnaisse que _le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les royaumes
des hommes, et qu'il les donne à qui il lui plaît_.

[Note 11: «In sententia vigilum decretum est, et sermo sanctorum et
petitio, etc.» (DAN. 4, 14.)]

Ce tribunal, toujours subsistant quoique invisible, a prononcé le même
jugement sur ces fameux conquérants, sur ces héros du paganisme, qui se
regardaient, aussi-bien que Nabuchodonosor, comme les seuls artisans de
leur haute fortune, comme indépendants de toute autre autorité, et comme
ne relevant que d'eux-mêmes.

[Marge: Cyrus.] Si Dieu faisait servir des Princes à l'exécution de ses
vengeances, il en a rendu d'autres les ministres de sa bonté. Il destine
Cyrus à être le libérateur de son peuple, et, pour le mettre en état de
soutenir dignement un si noble ministère, il le remplit de toutes les
qualités qui forment les grands capitaines et les grands princes, et lui
fait donner cette excellente éducation que les païens ont tant admirée,
mais dont ils ne connaissaient point l'auteur ni la véritable cause.

On voit dans les historiens profanes l'étendue et la rapidité de ses
conquêtes, l'intrépidité de son courage, la sagesse de ses vues et de
ses desseins, sa grandeur d'ame, sa noble générosité, son affection
véritablement paternelle pour les peuples, et, du côté des peuples, un
retour d'amour et de tendresse qui le leur faisait regarder moins comme
leur maître que comme leur protecteur et leur père. On voit tout cela
dans les historiens profanes; mais on n'y voit point le principe secret
de toutes ces grandes qualités, ni le ressort caché qui les mettait en
mouvement.

Isaïe nous le montre, et s'explique en des termes dignes de la grandeur
et de la majesté du Dieu qui le faisait parler[12]. Il le représente, ce
Dieu des armées tout-puissant, qui prend Cyrus par la main, qui marche
devant lui, qui le conduit de ville en ville et de province en province,
qui lui assujettit les nations, qui humilie en sa présence les grands de
la terre, qui brise pour lui les portes d'airain, qui fait tomber les
murs et les remparts des villes, et lui en abandonne toutes les
richesses et tous les trésors.

[Note 12: «Hæc dicit Dominus christo meo Cyro, cujus apprehendi
dexteram, ut subjiciam ante faciem ejus gentes, et dorsa regum vertam,
et aperiam coram eo januas, et portæ non claudentur. Ego ante te ibo, et
gloriosos terræ humiliabo: portas æreas conteram, et vectes ferreos
confringam. Et dabo tibi thesauros absconditos, et arcana secretorum; ut
scias quia ego Dominus, qui voco nomen tuum, Deus Israël.» (ISAÏ. 45,
1-3.)]

[Marge: Isaï. 45, 13 et 4.] Le Prophète ne nous laisse pas même ignorer
les motifs de toutes ces merveilles. C'est pour punir Babylone et pour
affranchir Juda que Dieu conduit Cyrus pas à pas, et qu'il fait réussir
toutes ses entreprises: _Ego suscitavi eum ad justitiam, et omnes vias
ejus dirigam.......propter servum meum Jacob, et Israel electum meum_.
Mais ce prince aveugle et ingrat ne connaît point son maître, et oublie
son bienfaiteur. [Marge: Isaï. 45, 4, 5.] _Vocavi te nomine tuo, et non
cognovisti me: accinxi te, et non cognovisti me_.

[Marge: Belle image de la royauté.] Il est rare qu'on juge sainement de
la vraie gloire et des devoirs essentiels de la royauté. Il n'appartient
qu'à l'Écriture de nous en donner une juste idée; et elle le fait d'une
manière admirable dans [Marge: Dan. 4, 7-9.] un arbre grand et fort,
dont la hauteur monte jusqu'au ciel, et qui paraît s'étendre jusqu'aux
extrémités de la terre. Couvert de feuilles et chargé de fruits, il fait
l'ornement et le bonheur de la campagne. Il fournit une ombre agréable
et une retraite assurée à tous les animaux; les bêtes privées et les
bêtes sauvages demeurent dessous, les oiseaux du ciel habitent sur ses
branches, et tout ce qui a vie trouve de quoi s'y nourrir.

Est-il une idée plus juste et plus instructive de la royauté, dont la
véritable grandeur et la solide gloire ne consistent point dans cet
éclat, cette pompe, cette magnificence qui l'environnent, ni dans ces
respects et ces hommages extérieurs qui lui sont rendus par les sujets,
et qui lui sont dus, mais dans les services réels et les avantages
effectifs qu'elle procure aux peuples, dont elle est, par sa nature et
par son institution, le soutien, la défense, la sûreté, l'asyle; en un
mot, source féconde de toutes sortes de biens, sur-tout par rapport aux
petits et aux faibles, qui doivent trouver sous son ombre et sous sa
protection une paix et une tranquillité que rien ne puisse troubler,
pendant que le prince lui-même sacrifie son repos et essuie seul les
orages et les tempêtes dont il met les autres à l'abri?

Il me semble voir, à la religion près, la réalité de cette noble image
et l'exécution de ce beau plan dans le gouvernement de Cyrus, dont
Xénophon nous trace le portrait dans sa belle préface de l'histoire de
ce prince. Il y a fait le dénombrement d'un grand nombre de peuples,
séparés les uns des autres par de vastes espaces, et encore plus par la
diversité des mœurs, des coutumes, du langage, mais réunis tous ensemble
par les mêmes sentiments d'estime, de respect et d'amour pour un
prince[13] dont ils auraient souhaité que le gouvernement eût pu durer
toujours, tant ils se trouvaient heureux et tranquilles sous son empire.

[Note 13: Ἐδυνήθη [δέ] έπιθυμίαν έμβαλεἴν τοσαύτην τοῦ πάντας αủτῳ
χαρίζεσθαι ὤστε άεί τᾕ αủτοῦ γνώμῃ ἀξιοῦν κυβερνᾶσθαι. [Cyrop. I. 5]]

[Marge: Juste idée des anciens conquérants.] A ce gouvernement si
aimable et si salutaire opposons l'idée que la même Écriture nous donne
de ces empires et de ces conquérants si vantés dans l'antiquité, qui, au
lieu de ne se proposer pour fin que le bien public, n'ont suivi que les
vues particulières de leur intérêt et de leur ambition. [Marge: Dan.
cap. 7.] Le Saint-Esprit les représente sous les symboles de monstres
nés de l'agitation de la mer, du trouble, de la confusion, du choc des
vagues; et sous l'image de bêtes cruelles et féroces, qui répandent
partout la terreur et la désolation, et qui ne se nourrissent que de
meurtres et de carnage; ours, lions, tigres, léopards. Quel tableau!
Quelle peinture!

C'est néanmoins de ces modèles funestes que l'on emprunte souvent les
règles de l'éducation qu'on donne aux enfants des grands; c'est à ces
ravageurs de provinces, à ces fléaux du genre humain, qu'on se propose
de les faire ressembler. En excitant en eux des sentiments d'une
ambition démesurée et l'amour d'une fausse gloire, on en forme, selon
l'expression de l'Écriture, de jeunes lionceaux, que l'on accoutume de
bonne heure et que l'on dresse de [Marge: Ezech. 19, 2-7.] loin à
piller, à dévorer les hommes, à faire des veuves et des malheureux, à
dépeupler les villes. MATER LEÆNA _in medio leunculorum ENUTRIVIT
catulos suos....._ DIDICIT _prædam capere, et homines devorare...._
DIDICIT _viduas facere, et civitates in desertum adducere._ Et quand
avec l'âge ce lionceau est devenu lion, Dieu nous avertit que le bruit
de ses exploits et la renommée de ses victoires n'est qu'un affreux
rugissement qui porte partout l'effroi et la désolation. _Et leo factus
est, et desolata est terra et plenitudo ejus a voce rugitûs illius._

Les exemples dont j'ai fait mention jusqu'ici, tirés de l'histoire des
Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Perses, prouvent
suffisamment le souverain domaine que Dieu exerce sur tous les empires,
et le rapport qu'il lui a plu de mettre entre les autres peuples de la
terre et celui qu'il s'est attaché en particulier. La même vérité paraît
encore aussi clairement sous les rois de Syrie et d'Égypte, successeurs
d'Alexandre-le-Grand, avec l'histoire desquels on sait que celle du
peuple de Dieu a une liaison particulière sous les Machabées.

A tous ces faits je ne puis m'empêcher d'en ajouter encore un, connu de
tout le monde, mais qui n'en est pas moins remarquable; c'est la prise
de Jérusalem par Tite. [Marge: Joseph. I. 3, cap. 46. [Bell. Jud. vi,
cap. 9, § 1.]] Quand il fut entré dans la ville, et qu'il en eut
considéré les fortifications, ce prince, tout païen qu'il était,
reconnut le bras tout-puissant du Dieu d'Israël, et plein d'admiration
il s'écria: «Il paraît bien que Dieu a combattu pour nous, et a chassé
les Juifs de ces tours, puisqu'il n'y avait point de forces humaines ni
de machines qui fussent capables de les y forcer.»

[Marge: Dieu a toujours réglé les événements humains par rapport au
règne du Messie.] Outre ce rapport de l'Histoire profane avec l'Histoire
sacrée, qui est visible, et qui se montre sensiblement, il y en a un
autre plus secret et plus éloigné, qui regarde le Messie, à l'avénement
duquel Dieu, qui a toujours eu son œuvre devant les yeux, a préparé les
hommes de loin par l'état même d'ignorance et de déréglement où il a
permis que le genre humain demeurât pendant quatre mille ans. C'est pour
nous faire sentir la nécessité d'un Médiateur, que Dieu a laissé si
long-temps les nations marcher dans leurs voies, sans que les lumières
de la raison, ni les instructions de la philosophie, aient pu ou
dissiper leurs ténèbres, ou corriger leurs inclinations.

Quand on envisage la grandeur des empires, la majesté des princes, les
belles actions des grands hommes, l'ordre des sociétés policées et
l'harmonie des différents membres qui les composent, la sagesse des
législateurs, les lumières des philosophes, la terre semble n'offrir
rien aux yeux des hommes que de grand et d'éclatant; mais aux yeux de
Dieu elle était stérile et inculte, comme au premier instant de sa
création, [Marge: Gen. 1, 2.] _inanis et vacua_; c'est peut dire, elle
était tout entière souillée et impure (il faut se souvenir que je parle
ici des païens), et n'était devant [Marge: Gen. 6, 11.] lui qu'une
retraite d'hommes ingrats et perfides, comme au temps du déluge:
_Corrupta est terra coram Deo, et repleta est iniquitate_.

Cependant, l'arbitre souverain du monde, qui dispense, selon les règles
de sa sagesse, la lumière et les ténèbres, et qui sait mettre des bornes
au torrent des passions, n'a pas permis que la nature humaine, livrée à
toute sa corruption, dégénérât en une barbarie absolue, et s'abrutît
entièrement par l'obscurcissement des premiers principes de la loi
naturelle, comme nous le remarquons dans plusieurs nations sauvages. Cet
obstacle aurait trop retardé le cours rapide qu'il avait promis aux
premiers prédicateurs de la doctrine de son Fils.

Il a jeté de loin dans l'esprit des hommes des semences de plusieurs
grandes vérités, pour les disposer à en recevoir d'autres plus
importantes. Il les a préparés aux instructions de l'Évangile par celles
des philosophes; et c'est dans cette vue que Dieu a permis que dans
leurs écoles ils examinassent plusieurs questions, et établissent
plusieurs principes, qui ont un grand rapport à la religion, et qu'ils y
rendissent les peuples attentifs par l'éclat de leurs disputes. On sait
que les philosophes enseignent partout dans leurs livres l'existence
d'un Dieu, la nécessité d'une Providence qui préside au gouvernement du
monde, l'immortalité de l'ame, la dernière fin de l'homme, la récompense
des bons et la punition des méchants, la nature des devoirs qui sont le
lien de la société, le caractère des vertus qui font la base de la
morale, comme la prudence, la justice, la force, la tempérance, et
d'autres pareilles vérités, qui n'étaient pas capables de conduire
l'homme à la justice, mais qui servaient à écarter certains nuages, et à
dissiper certaines obscurités.

C'est par un effet de la même Providence, qui de loin préparait les
voies à l'Évangile, que, lorsque le Messie vint au monde, Dieu avait
réuni un grand nombre de nations par les deux langues grecque et latine,
et qu'il avait soumis à un seul maître, depuis l'Océan jusqu'à
l'Euphrate, tous les peuples que le langage n'unissait point, pour
donner un cours plus libre à la prédication des apôtres. L'étude de
l'Histoire profane, quand elle est faite avec jugement et maturité, doit
nous conduire à ces réflexions, et nous montrer comment Dieu fait servir
les empires de la terre à l'établissement du règne de son Fils.

[Marge: Talents extérieurs accordés aux païens.] Elle doit aussi nous
apprendre le cas qu'il faut faire de tout ce qu'il y a de plus brillant
dans le monde, et de ce qui est le plus capable d'éblouir. Courage,
bravoure, habileté dans l'art de gouverner, profonde politique, mérite
de la magistrature, pénétration pour les sciences les plus abstruses,
beauté d'esprit, délicatesse de goût en tout genre, succès parfait dans
tous les arts: voilà ce que l'Histoire profane nous montre, et ce qui
fait l'objet de notre admiration, et souvent de notre envie. Mais en
même temps cette même histoire doit nous faire souvenir que, depuis le
commencement du monde, Dieu accorde à ses ennemis toutes ces qualités
brillantes que le siècle estime, et dont il fait beaucoup de bruit; au
lieu qu'il les refuse souvent à ses plus fidèles serviteurs, à qui il
donne des choses d'une autre importance et d'un autre prix, mais que le
monde ne connaît et ne désire point. [Marge: Ps. 143, 15.] _Beatum
dixerunt populum cui hæc sunt: beatus populus, cujus dominus Deus ejus_.

[Marge: Être sobre dans les louanges qu'on leur donne.] Une dernière
réflexion, qui suit naturellement de ce que j'ai dit jusqu'ici,
terminera cette première partie de ma Préface. Puisqu'il est certain que
tous ces grands hommes, si vantés dans l'Histoire profane, ont eu le
malheur d'ignorer le vrai Dieu et de lui déplaire, il faut être sobre et
circonspect dans les louanges qu'on leur donne. S. Augustin[14], dans le
livre de ses Rétractations, se repent d'avoir trop élevé et d'avoir trop
fait valoir Platon et les philosophes platoniciens, parce qu'après tout,
dit-il, ce n'étaient que des impies, dont la doctrine était, en
plusieurs points, contraire à celle de Jésus-Christ.

[Note 14: «Laus ipsa, quâ Platonem vel platonicos seu academicos
philosophos tantùm extuli, quantùm impios homines non oportuit, non
immeritò mihi displicuit: præsertim quorum contra errores magnos
defendenda est christiana doctrina.» (_Retract_, lib. I, cap. 1.)]

Il ne faut pas pourtant s'imaginer que S. Augustin ait cru qu'il ne fût
pas permis d'admirer ou de louer ce qu'il y a de beau dans les actions
et de vrai dans les maximes des païens. Il veut[15] qu'on y corrige ce
qui se trouve de défectueux, et qu'on y approuve ce qu'elles ont de
conforme à la règle. Il loue les Romains en plusieurs occasions, et
surtout dans ses livres de la Cité de Dieu, qui est l'un de ses derniers
et de ses plus beaux ouvrages. [Marge: Lib. 5, c. 19 et 21, etc.] Il y
fait remarquer que Dieu les a rendus vainqueurs des peuples, et maîtres
d'une grande partie de la terre, à cause de la modération et de l'équité
de leur gouvernement (il parle des beaux temps de la république);
accordant à des vertus purement humaines des récompenses qui l'étaient
aussi, dont cette nation, aveugle en ce point, quoique fort éclairée sur
d'autres, avait le malheur de se contenter. Ce ne sont donc point les
louanges des païens en elles-mêmes, mais l'excès de ces louanges, que
Saint Augustin condamne.

[Note 15: «Id in quoque corrigendum, quod pravum est; quod autem
rectum est, approbandum.» (_De Bapt. cont. Donat._ lib. 7, cap. 16.)]

Nous devons craindre, nous sur-tout qui, par l'engagement même de notre
profession, sommes continuellement nourris de la lecture des auteurs
païens, de trop entrer dans leur esprit, d'adopter, sans presque nous en
apercevoir, leurs sentiments en louant leurs héros, et de donner dans
des excès qui ne leur paraissaient pas tels, parce qu'ils ne
connaissaient point de vertus plus pures. Des personnes, dont j'estime
l'amitié, comme je le dois, et dont je respecte les lumières, ont trouvé
ce défaut dans quelques endroits de l'ouvrage que j'ai donné au public
sur l'éducation de la jeunesse, et ont cru que j'avais poussé trop loin
la louange des grands hommes du paganisme. Je reconnais en effet qu'il
m'est échappé quelquefois des termes trop forts, et qui ne sont pas
assez mesurés. Je pensais qu'il suffisait d'avoir inséré dans chacun des
deux volumes qui composent cet ouvrage plusieurs correctifs, sans qu'il
fût besoin de les répéter, et d'avoir établi en différents endroits les
principes que les pères nous fournissent sur cette matière, en
déclarant, avec saint Augustin, que, sans la véritable piété,
c'est-à-dire, sans le culte sincère du vrai Dieu, il n'y a point de
véritable vertu, et qu'elle ne peut être telle quand elle a pour objet
la gloire humaine; vérité, dit ce père, qui est incontestablement reçue
par tous ceux qui ont une vraie et solide piété. [Marge: De Civit. Dei,
lib. 5, cap. 19.] _Illud constat inter omnes veraciter pios, neminem
sine vera pietate, id est, veri Dei vero cultu, veram posse habere
virtutem; nec eam veram esse, quando gloriæ servit humanæ_.

[Marge: Tom. 2, pag. 344.] Quand j'ai dit que Persée n'avait pas eu le
courage de se donner la mort, je n'ai point prétendu justifier la
pratique des païens, qui croyaient qu'il leur était permis de se faire
mourir eux-mêmes, mais simplement rapporter un fait, et le jugement
qu'en avait porté Paul Émile. Un léger correctif, ajouté à ce récit,
aurait ôté toute équivoque et tout lieu de plainte.

L'ostracisme employé à Athènes contre les plus gens de bien, le vol
permis, ce semble, par Lycurgue à Sparte, l'égalité des biens établie
dans la même ville par voie d'autorité, et d'autres endroits semblables,
peuvent souffrir quelques difficultés. J'y ferai une attention
particulière dans le temps, lorsque la suite de l'Histoire me donnera
lieu d'en parler, et je profiterai avec joie des lumières que des
personnes éclairées et sans prévention voudront bien me communiquer.

Dans un ouvrage comme celui que je commence à donner au public, destiné
particulièrement à l'instruction des jeunes gens, il serait à souhaiter
qu'il ne s'y trouvât aucun sentiment, aucune expression qui pût porter
dans leur esprit des principes faux ou dangereux. En le composant, je me
suis proposé cette maxime, dont je sens toute l'importance: mais je suis
bien éloigné de croire que j'y aie toujours été fidèle, quoique ç'ait
été mon intention; et j'aurai besoin en cela, comme en beaucoup d'autres
choses, de l'indulgence des lecteurs.

PARAGRAPHE II.

_Observations particulières sur cet ouvrage._

Le volume que je donne ici au public est le commencement d'un ouvrage où
je me propose d'exposer l'Histoire ancienne des Égyptiens, des
Carthaginois, des Assyriens, tant de Ninive que de Babylone, des Mèdes
et des Perses, des Macédoniens et des différents états de la Grèce.

Comme j'écris principalement pour les jeunes gens, et pour des personnes
qui ne songent point à faire une étude profonde de l'Histoire ancienne,
je ne chargerai point cet ouvrage d'une érudition qui pourrait
naturellement y entrer, mais qui ne convient point au but que je me
propose. Mon dessein est, en donnant une histoire suivie de l'antiquité,
de prendre dans les auteurs grecs et latins ce qui me paraîtra de plus
intéressant pour les faits, et de plus instructif pour les réflexions.

Je souhaiterais pouvoir éviter en même temps et la stérile sécheresse
des abrégés, qui ne donnent aucune idée distincte, et l'ennuyeuse
exactitude des longues histoires, qui accablent un lecteur. Je sens bien
qu'il est difficile de prendre un juste milieu, qui s'écarte également
des deux extrémités; et quoique, dans les deux parties d'histoire qui
font la moitié de ce premier volume, j'aie retranché une grande partie
de ce qui se rencontre dans les Anciens, je ne sais si on ne les
trouvera pas encore trop étendues: mais j'ai craint d'étrangler les
matières en cherchant trop à les abréger. Le goût du public deviendra ma
règle, et je tâcherai dans la suite de m'y conformer.

J'ai eu le bonheur de ne pas lui déplaire dans le premier ouvrage que
j'ai composé. Je souhaiterais bien que celui-ci eût un pareil succès,
mais je n'oserais l'espérer. La matière que je traitais dans le premier,
belles-lettres, poésie, éloquence, morceaux d'histoire choisis et
détachés, m'a laissé la liberté d'y faire entrer une partie de ce qu'il
y a dans les auteurs anciens et modernes de plus beau, de plus frappant,
de plus délicat, de plus solide, tant pour les expressions que pour les
pensées et les sentiments. La beauté et la solidité des choses mêmes que
j'offrais au lecteur l'ont rendu plus distrait ou plus indulgent sur la
manière dont elles lui étaient présentées; et d'ailleurs, la variété des
matières a tenu lieu de l'agrément que le style et la composition
auraient dû y jeter.

Ici je n'ai pas le même avantage. Je ne suis pas tout-à-fait le maître
du choix. Dans une histoire suivie, on est obligé de rapporter bien des
choses qui ne sont pas toujours fort intéressantes, sur-tout pour ce qui
regarde l'origine et le commencement des empires; et ces sortes
d'endroits, pour l'ordinaire, sont mêlés de beaucoup d'épines, et
présentent peu de fleurs. La suite fournira des matières plus agréables,
et des événements qui attachent davantage; et je ne manquerai pas de
faire usage des précieuses richesses que les meilleurs auteurs nous
offriront. En attendant, je supplie le lecteur de se souvenir que dans
une grande et belle contrée tout n'est pas riches moissons, beaux
vignobles, riantes prairies, fertiles vergers: il s'y rencontre
quelquefois des terrains moins cultivés et plus sauvages. Et, pour me
servir d'une autre comparaison tirée de Pline, parmi les arbres[16], il
y en a qui, au printemps, étalent à l'envi une quantité infinie de
fleurs, et qui, par cette riche parure, dont l'éclat et les vives
couleurs flattent agréablement la vue, annoncent une heureuse abondance
pour une saison plus reculée: il y en a d'autres[17] qui sont plus
tristes, et qui, bien que fertiles en bons fruits, n'ont pas l'agrément
des fleurs, et semblent ne prendre point de part à la joie de la nature
renaissante. Il est aisé d'appliquer cette image à la composition de
l'Histoire.

[Note 16: «Arborum flos est pleni veris indicium et anni
renascentis; flos gaudium arborum. Tunc se novas, aliasque quàm sunt,
ostendunt: tunc variis colorum picturis in certamen usque luxuriant. Sed
hoc negatum plerisque. Non enim omnes florent, et sunt tristes quædam,
quæque non sentiunt gaudia annorum; nec ullo flore exhilarantur,
natalesve pomorum recursus annuos versicolori nuntio promittunt.» (PLIN.
_Hist. nat._ lib. XVI, cap. 25.)]

[Note 17: Comme les figuiers.]

Pour embellir et enrichir la mienne, je déclare que je ne me fais point
un scrupule ni une honte de piller par-tout, souvent même sans citer les
auteurs que je copie, parce que quelquefois je me donne la liberté d'y
faire quelques changements. Je profite, autant que je puis, des solides
réflexions que l'on trouve dans la seconde et la troisième partie de
l'Histoire universelle de M. Bossuet, qui est l'un des plus beaux et des
plus utiles ouvrages que nous ayons. Je tire aussi de grands secours de
l'Histoire des Juifs, du savant M. Prideaux, Anglais, où il a
merveilleusement approfondi et éclairci ce qui regarde l'Histoire
ancienne. Il en sera ainsi de tout ce qui me tombera sous la main, dont
je ferai tout l'usage qui pourra convenir à la composition de mon livre,
et contribuer à sa perfection.

Je sens bien qu'il y a moins de gloire à profiter ainsi du travail
d'autrui, et que c'est en quelque sorte renoncer à la qualité d'auteur;
mais je n'en suis pas fort jaloux, et je serais très-content, et me
tiendrais très-heureux, si je pouvais être un bon compilateur, et
fournir une histoire passable à mes lecteurs, qui ne se mettront pas
beaucoup en peine si elle vient de mon fonds ou non, pourvu qu'elle leur
plaise.

Je ne puis pas dire précisément de combien de volumes sera composé mon
ouvrage; mais j'entrevois qu'il n'ira pas à moins de cinq ou six. Des
écoliers, pour peu qu'ils soient studieux, pourront faire aisément cette
lecture en particulier dans le cours d'une année, sans que leurs autres
études en souffrent. Dans mon plan, je destinerais la Seconde à cette
lecture: c'est une classe où les jeunes gens sont capables d'en
profiter, et d'y trouver quelque plaisir; et je réserverais l'Histoire
romaine pour la Rhétorique.

Il aurait été utile, et même nécessaire, de donner à mes lecteurs
quelque idée et quelque connaissance des auteurs anciens d'où je tire
les faits que je rapporte ici. La suite même de l'Histoire me donnera
lieu d'en parler, et m'en fournira une occasion naturelle.

[Marge: Jugement qu'il faut porter sur les augures, les prodiges, les
oracles des anciens.] En attendant, je crois devoir dire ici quelque
chose par avance sur la crédulité superstitieuse qu'on reproche à la
plupart de ces auteurs dans ce qui regarde les augures, les auspices,
les prodiges, les songes, les oracles. En effet, on est blessé de voir
des écrivains, d'ailleurs fort judicieux, se faire un devoir et une loi
de les rapporter avec une exactitude scrupuleuse, et d'insister
sérieusement sur un détail ennuyeux de petites et ridicules cérémonies,
du vol des oiseaux à droite ou à gauche, des signes marqués dans les
entrailles fumantes des animaux, de l'avidité plus ou moins grande des
poulets en mangeant, et de mille autres absurdités pareilles.

Il faut avouer qu'un lecteur sensé ne peut voir sans étonnement que les
hommes de l'antiquité les plus estimés pour le savoir et pour la
prudence, les capitaines les plus élevés au-dessus des opinions
populaires et les mieux instruits de la nécessité de profiter des
moments favorables, les conseils les plus sages des princes consommés
dans l'art de régner, les plus augustes assemblées de graves sénateurs,
en un mot, les nations les plus puissantes et les plus éclairées, aient
pu, dans tous les siècles, faire dépendre de ces petites pratiques et de
ces vaines observances la décision des plus grandes affaires, comme de
déclarer une guerre, de livrer une bataille, de poursuivre une victoire;
délibérations qui étaient de la dernière importance, et d'où souvent
dépendaient la destinée et le salut des États.

Mais il faut en même temps avoir l'équité de reconnaître que les mœurs,
les coutumes, les lois, ne permettaient point alors de s'écarter de ces
usages; que l'éducation, la tradition paternelle et immémoriale, la
persuasion et le consentement universel des nations, les préceptes et
l'exemple même des philosophes, leur rendaient ces pratiques
respectables; et que ces cérémonies, quelque absurdes qu'elles nous
paraissent et qu'elles soient en effet, faisaient chez les Anciens
partie de la religion et du culte public.

Cette religion était fausse, et ce culte mal entendu; mais le principe
en était louable, et fondé sur la nature. C'était un ruisseau corrompu
qui partait d'une bonne source. L'homme, par ses propres lumières, ne
connaît rien au-delà du présent: l'avenir est pour lui un abyme fermé à
la sagacité la plus vive et la plus perçante, qui ne lui montre rien de
certain sur quoi il puisse fixer ses vues et former ses résolutions. Du
côté de l'exécution, il n'est pas moins faible et moins impuissant. Il
sent qu'il est dans une dépendance entière d'une main souveraine, qui
dispose avec une autorité absolue de tous les événements, et qui, malgré
tous ses efforts, malgré la sagesse des mesures le mieux concertées, le
réduit, par les moindres obstacles et par les plus légers contre-temps,
à l'impossibilité d'exécuter ses projets.

Ces ténèbres, cette faiblesse, l'obligent de recourir à une lumière et à
une puissance supérieure. Il est forcé par son propre besoin, et par le
vif désir qu'il a de réussir dans ce qu'il entreprend, de s'adresser à
celui qu'il sait s'être réservé à lui seul la connaissance de l'avenir
et le pouvoir d'en disposer. Il offre des prières, il fait des vœux, il
présente des sacrifices, pour obtenir de la Divinité qu'il lui plaise de
s'expliquer ou par des oracles, ou par des songes, ou par d'autres
signes qui manifestent sa volonté, bien convaincu qu'il ne peut arriver
que ce qu'elle ordonne, et qu'il a un extrême intérêt de la connaître,
afin de pouvoir s'y conformer.

Ce principe religieux de dépendance et de respect à l'égard de l'Être
suprême est naturel à l'homme; il le porte gravé dans son cœur; il en
est averti par le sentiment intérieur de son indigence, et par tout ce
qui l'environne au-dehors; et l'on peut dire que ce recours continuel à
la Divinité, est un des premiers fondements de la religion, et le plus
ferme lien qui attache l'homme au Créateur.

Ceux qui ont eu le bonheur de connaître le vrai Dieu, et d'être choisis
pour former son peuple, n'ont point manqué de s'adresser à lui, dans
leurs besoins et dans leurs doutes, pour obtenir son secours et pour
connaître ses volontés. Il a bien voulu se manifester à eux; et les
conduire par des apparitions, par des songes, par des oracles, par des
prophéties, et les protéger par des prodiges éclatants.

Ceux qui ont été assez aveugles pour substituer le mensonge à la vérité
se sont adressés, pour obtenir le même secours, à des divinités fausses
et trompeuses, qui n'ont pu répondre à leur attente, et payer l'hommage
qu'on leur rendait, que par l'erreur et l'illusion, et par une
frauduleuse imitation de la conduite du vrai Dieu.

De là sont nées les vaines observations des songes, qu'une superstition
crédule leur faisait prendre pour des avertissements salutaires du ciel;
ces réponses obscures ou équivoques des oracles, sous le voile
desquelles les esprits de ténèbres cachaient leur ignorance, et par une
ambiguité étudiée se ménageaient une issue, quel que dût être
l'événement. De là sont venus ces pronostics de l'avenir, que l'on se
flattait de trouver dans les entrailles des bêtes, dans le vol et le
chant des oiseaux, dans l'aspect des astres, dans les rencontres
fortuites, dans les caprices du sort; ces prodiges effrayants qui
répandaient la terreur parmi tout un peuple, et qu'on croyait ne pouvoir
expier que par des cérémonies lugubres, et quelquefois même par
l'effusion du sang humain; enfin, ces noires inventions de la magie, les
prestiges, les enchantements, les sortilèges, les évocations des morts,
et beaucoup d'autres espèces de divination.

Tout ce que je viens de rapporter était un usage reçu et observé
généralement parmi tous les peuples; et cet usage était fondé sur les
principes de religion que j'ai montrés sommairement. [Marge: Xenoph. in
Cyrop. l. 1, p. 25 et 37.] On en voit une preuve éclatante dans
l'endroit de la Cyropédie où Cambyse, père de Cyrus, donne à ce jeune
prince de si belles instructions, et si propres à former un grand
capitaine et un grand roi. Il lui recommande sur-tout d'avoir un
souverain respect pour les dieux; de ne former jamais aucune entreprise,
soit petite, soit grande, sans les avoir auparavant invoqués et
consultés; d'honorer les prêtres et les augures, qui sont leurs
ministres et les interprètes de leurs volontés; mais de ne pas s'y fier
ni s'y livrer si aveuglément qu'il ne s'instruise par lui-même de ce qui
regarde la science de la divination, des augures et des auspices. Et la
raison qu'il rapporte de la dépendance où doivent être les princes à
l'égard des dieux, et de l'intérêt qu'ils ont à les consulter en tout;
c'est que, quelque prudents et quelque clairvoyants que soient les
hommes dans le cours ordinaire des affaires, leurs vues sont toujours
fort courtes et fort bornées par rapport à l'avenir; au lieu que la
Divinité, d'un seul regard, embrasse tous les siècles et tous les
événements. «Comme les dieux sont éternels, dit Cambyse à son fils, ils
savent tout, et connaissent également le passé, le présent et l'avenir.
Entre ceux qui les consultent, ils donnent des avis salutaires à ceux
qu'ils veulent favoriser, pour leur faire connaître ce qu'il faut faire
et ce qu'il ne faut pas entreprendre. Que si l'on voit qu'ils ne donnent
pas de semblables conseils à tous les hommes, il ne faut pas s'en
étonner, puisque nulle nécessité ne les oblige de prendre soin des
personnes sur qui il ne leur plaît pas de répandre leurs grâces.»

Telle était la doctrine des peuples les plus éclairés, par rapport aux
différentes espèces de divination; et il n'est pas étonnant que des
historiens qui écrivaient l'histoire de ces peuples se soient crus
obligés de rapporter avec soin ce qui faisait partie de leurs religion
et de leur culte, et qui souvent était l'ame de leurs délibérations et
la règle de leur conduite. J'ai cru, par cette même raison, ne devoir
pas entièrement supprimer dans l'Histoire que je donne au public ce qui
regarde cette matière, quoique pourtant j'en aie retranché une grande
partie.

Je me propose de mettre à la fin de cet ouvrage un abrégé chronologique
de tous les faits, et une table exacte des matières.

Mon guide pour la chronologie est ordinairement Ussérius. Dans
l'histoire des Carthaginois, je marque le plus souvent quatre époques:
l'année de la création du monde, que je désigne par ces lettres, pour
abréger, AN. m.; celles de la fondation de Carthage et de Rome; enfin,
l'année qui précède la naissance de Jésus-Christ, dont je compte les
années depuis l'an du monde 4004, suivant en cela Ussérius et les
autres, qui ne laissent pas de la croire antérieure de quatre ans.

                       ----------------------



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                           AVERTISSEMENTS
                            DE L'AUTEUR,
           RÉPANDUS DANS L'IN-12, EN DIFFÉRENTS TOMES,
                 ET RÉUNIS ICI TOUS ENSEMBLE[18].

                      ----------------------

[Note 18: Voulant donner une édition complète des œuvres de Rollin,
nous avons dû conserver ces Avertissements, quoiqu'ils semblent
maintenant inutiles. Comme les volumes de notre Édition ne peuvent
correspondre à ceux de l'édition in-12, à la tête desquels ces
avertissements se trouvaient placés, nous aurions eu quelque peine à
leur trouver une place convenable dans le corps de l'ouvrage. Il nous a
donc semblé préférable de les mettre tous ensemble après la Préface,
dont ils forment en quelque sorte le complément. [_Note des Éditeurs._]]

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TOME TROISIÈME.

Je m'étais flatté de conduire ce troisième volume jusqu'à la fin de la
guerre du Péloponnèse, et de le terminer par quelques réflexions sur les
mœurs, le caractère, le gouvernement des peuples de la Grèce les plus
connus. Je me suis trouvé hors d'état de tenir ma parole. Les additions
que j'ai faites dans le cours de l'impression, pour tâcher de ne rien
omettre d'intéressant, ont fait croître le livre plus que je ne l'avais
prévu. J'ai donc été obligé de m'arrêter à la déroute de l'armée des
Athéniens devant Syracuse, et à la mort de Nicias, qui arrivent la
dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse. J'aurais même souhaité
pouvoir finir plus tôt ce volume; mais c'est ce qu'il ne m'a pas été
possible de faire, quelque envie que j'en eusse. L'entreprise des
Athéniens contre Syracuse étant la plus grande que cette république ait
jamais faite, et étant devenue la principale cause de sa chute, je n'ai
pas cru devoir couper la narration d'un événement si grand et si lié; et
il me semble que ç'aurait été tromper l'attente du lecteur, si, après
l'avoir introduit dans une scène pleine d'action et de mouvement, je lui
en avais dérobé la catastrophe.

J'ai retranché tout le reste, et l'ai renvoyé au volume suivant. Malgré
tous ces retranchements, celui-ci est demeuré encore très-incommode pour
les lecteurs, qu'il charge d'un trop grand poids; pour les ouvriers, qui
ne peuvent le relier qu'avec peine; et sur-tout pour le libraire, dont
la dépense est augmentée considérablement par le surcroît de cinq ou six
feuilles de plus que dans les deux premiers volumes, c'est-à-dire de 150
ou de 200 pages. Il m'a paru que le public, par rapport à l'impression
de ce livre, n'était pas mécontent ni du papier, ni des caractères, ni
de l'exactitude et de la correction, et j'ai veillé à ce qu'on y
apportât tous les soins possibles. Sur la représentation que m'a faite
la veuve du libraire (car Dieu a appelé à lui depuis peu son mari), que
ce troisième volume surpassait de beaucoup les deux autres, je n'ai pu
lui refuser la grace qu'elle m'a demandée, et que je regarde comme une
justice, qui est d'ajouter dix sols au prix ordinaire, mais pour ce
volume seulement. Je l'ai priée de continuer d'avoir égard aux personnes
qui s'adresseront à elle avec un témoignage de ma part. Je prendrai de
meilleures mesures dans la suite, et ne tomberai plus dans le même
inconvénient.

Dès que l'impression de ce troisième volume a été achevée, on a commencé
à réimprimer les deux premiers. J'y ai fait quelques corrections et
quelques légers changements sur les avis que des amis m'ont donnés. Je
les aurais marqués à la fin de ce volume, si je n'avais craint de le
trop charger: je le ferai dans les volumes suivants, afin que ceux qui
ont la première édition puissent en faire usage. Ce petit recueil de
corrections, c'est-à-dire de fautes, ramassées ensemble, et mises sous
les yeux du lecteur, ne peut pas être fort agréable à l'amour-propre;
mais il peut être utile au public en rendant le livre moins défectueux,
et cela doit me suffire. D'ailleurs, en matière de littérature, comme
dans la morale, les fautes reconnues et avouées sincèrement sont
oubliées, ou, pour mieux dire, ne subsistent plus.

Je prie les lecteurs qui auront remarqué dans ces trois volumes des
endroits qui leur paraîtront demander quelque changement nécessaire,
soit pour la justesse de l'expression, soit pour la vérité des faits,
soit pour l'exactitude des dates, soit même pour quelques circonstances
essentielles que j'aurai omises, de vouloir m'en donner avis, en
adressant leurs lettres chez le libraire. On me permettra de n'y faire
d'autre réponse que celle que je fais ici par avance, en témoignant dès
à-présent une très-sincère et très-vive reconnaissance à toutes les
personnes qui voudront bien m'aider de leurs lumières.

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE QUATRIÈME VOLUME.

Il est bien difficile, dans un ouvrage d'une aussi grande étendue qu'est
celui de l'Histoire ancienne, qu'il n'échappe bien des fautes à un
écrivain, quelque attention et quelque exactitude qu'il tâche d'y
apporter. J'en avais déjà reconnu plusieurs par moi-même. Les avis qu'on
m'a donnés, soit dans des lettres particulières, soit dans des écrits
publics, m'en ont fait encore remarquer d'autres. J'espère les corriger
toutes dans l'édition suivante de mon Histoire, que l'on doit bientôt
commencer.

Quand je ne serais pas porté par moi-même à profiter des avis qu'on me
donne, il me semble que l'indulgence, je pourrais presque dire la
complaisance, que le public témoigne pour mon ouvrage, devrait m'engager
à faire tous mes efforts pour le rendre le moins défectueux qu'il me
serait possible. Il est bien aisé de prendre son parti, lorsque la
critique tombe sur des fautes marquées et sensibles: il ne s'agit alors
que de reconnaître qu'on s'est trompé, et de corriger ses fautes. Mais
il est une autre sorte de critique qui embarrasse et laisse dans
l'incertitude, parce qu'elle ne porte pas avec elle une pareille
évidence; et c'est le cas où je me trouve. J'en apporterai un exemple
entre plusieurs autres.

Quelques personnes croient que, dans mon Histoire, les réflexions sont
trop longues et trop fréquentes. Je sens bien que cette critique n'est
point sans fondement, et qu'en cela je me suis un peu écarté de la règle
que les historiens ont coutume de suivre, qui est de laisser pour
l'ordinaire au lecteur le soin et, en même temps, le plaisir de faire
lui-même ses réflexions sur les faits qu'on lui présente; au lieu qu'en
les lui suggérant, il paraît qu'on se défie de ses lumières et de sa
pénétration. Ce qui m'a déterminé à en user ainsi, c'est que mon premier
et principal dessein, quand j'ai entrepris cet ouvrage, a été de
travailler pour les jeunes gens, et de ne rien négliger de ce qui me
paraîtrait propre à leur former l'esprit et le cœur. Or c'est l'effet
que produisent naturellement les réflexions; et l'on sait que la
jeunesse en est moins capable par elle-même qu'un âge plus avancé, et
que, pour lui faire tirer de l'étude de l'Histoire tout le fruit qu'on a
lieu d'en attendre, il n'est pas inutile, quand les faits sont
singuliers et remarquables, de lui mettre devant les yeux le jugement
qu'en ont porté les auteurs de l'antiquité les plus sensés et les plus
sages, afin de lui apprendre à faire par elle-même dans la suite de
pareilles réflexions, et à juger sainement de tout.

L'usage que j'ai vu faire de mon Histoire à des enfants de neuf à dix
ans de l'un et de l'autre sexe qui la lisent avec plaisir, et le compte
exact que je leur ai entendu rendre, non-seulement des plus beaux
événements, mais de ce qu'il y a de plus solide dans les réflexions,
m'ont confirmé dans l'opinion où j'étais qu'elles pouvaient leur être de
quelque utilité, et qu'elles n'étaient point au-dessus de leur portée.
Si effectivement elles étaient propres à accoutumer les jeunes gens à
saisir dans l'Histoire le vrai, le beau, le juste, l'honnête, ce qui en
est le grand fruit, il me semble que cet avantage, ou du moins
l'intention que j'ai eue de le leur procurer, pourrait faire excuser la
liberté que j'ai prise de m'écarter peut-être un peu trop de la règle
ordinaire. Cependant je ne suis point attaché à mon sentiment, et si je
m'apercevais qu'il fût contraire à celui du public, j'y renoncerais sans
peine.

Je reviens encore à mes jeunes gens, et il faut qu'on me le pardonne;
car[19] j'avoue que je ne puis les perdre de vue, et que tout ce qui
peut contribuer à leur instruction me touche sensiblement. Il va
paraître un livre qui sera de ce genre; il a pour titre, _le Spectacle
de la Nature_, ou _Entretiens sur les particularités de l'Histoire
naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens
curieux, et à leur former l'esprit_. On y développe d'une manière
agréable et spirituelle ce qu'il y a de plus curieux dans la nature,
pour ce qui regarde les animaux terrestres, les oiseaux, les insectes,
les poissons. S'il m'était permis de juger du succès de ce livre par le
plaisir que la lecture m'en a causé, je pourrais assurer par avance
qu'il sera grand. C'est à ma prière, et sur mes vives sollicitations,
que l'auteur a entrepris cet ouvrage, qui peut être beaucoup augmenté,
s'il se trouve au goût du public.

[Note 19: «Neque enim me pœnitet ad hoc quoque opus meum, et curam
susceptorum semel adolescentium respicere.» (QUINTIL. lib. XI, c. 1.)]

_Lettre de monsieur Rousseau._

J'espère que le public ne me saura pas mauvais gré d'avoir inséré ici
une lettre de M. Rousseau, dans laquelle, à l'occasion de
l'Avertissement qui précède, il m'exhorte à ne point suivre l'avis des
personnes qui me conseilleraient de retrancher ou d'abréger les
réflexions que je répands de temps en temps dans mon Histoire.
L'autorité d'un écrivain aussi généralement estimé pour la justesse et
la délicatesse du goût que l'est celui dont je parle a été pour moi d'un
grand poids; et, m'imaginant que le public me parlait par sa bouche, je
n'ai pas cru devoir appeler de sa décision. Je n'en dirais pas
tout-à-fait autant des louanges qu'il donne à mon Ouvrage, parce que
j'ai lieu de craindre que son bon cœur n'ait fait illusion à son esprit,
et ne l'ait aveuglé en faveur d'un ami qu'il considère depuis
long-temps. L'erreur est pardonnable, et Horace souhaiterait que, dans
l'amitié, elle fût plus commune qu'elle n'est.

     Vellem in amicitia sic erraremus, et isti
     Errori nomen virtus posuisset honestum.

A Bruxelles, le 27 août 1732.

«J'ai bien des grâces à vous rendre, monsieur, de l'agréable présent que
vous m'avez fait du quatrième volume de votre Histoire. Je l'ai lu pour
ainsi dire tout d'une haleine, et avec une satisfaction qui n'a été
interrompue en aucun endroit. Si le sentiment peut passer pour bon juge
en ces matières, je puis dire qu'il n'y eut jamais difficulté plus mal
fondée que celle que vous dites vous avoir été objectée sur la prétendue
longueur des réflexions dont votre narration est quelquefois
accompagnée, ni de plus mauvais conseil que celui qu'on vous a donné de
les abréger. C'est vouloir retrancher de votre livre ce qui le distingue
le plus utilement et même le plus agréablement de tant d'autres
histoires dont le public se trouve inondé, et qui, dépouillées de
l'instruction qui doit être le but de l'écrivain et le fruit de la
lecture, méritent plutôt le nom de Gazettes savantes que celui
d'Histoires. Quelque nécessaires que ces réflexions soient aux jeunes
gens, vous connaissez trop bien les hommes pour ne pas sentir combien
elles le sont aux personnes avancées en âge, et qui passent même pour
les plus raisonnables. La plupart lisent pour satisfaire leur curiosité,
et pour pouvoir dire qu'ils ont lu. Trouverez-vous même parmi les plus
sensés une demi-douzaine de lecteurs qui veuillent se donner le temps et
la peine de méditer sur leur lecture? et quand ils se la donneraient,
est-il sûr qu'ils soient capables de méditer comme il faut et où il
faut? Les uns s'attacheront à un mot ou à une expression qui ne leur
aura pas plu. Les autres s'arrêteront à quelque point de chronologie ou
à quelque fait contesté par d'autres auteurs; et à peine dans le grand
nombre s'en trouvera-t-il quelqu'un qui se mette en peine d'y chercher
le véritable et l'unique objet de toute lecture sensée, qui est
l'instruction. C'est pourtant pour le plus grand nombre que vous
travaillez. Votre but n'est pas d'instruire ceux qui sont déjà
instruits; et quand ce le serait, quelle satisfaction n'est-ce pas pour
eux de se retrouver, pour ainsi dire, dans les réflexions d'un homme
comme vous, et de s'assurer par cette conformité de la vérité des leurs?
Ne faites donc point de difficulté, monsieur, de continuer comme vous
avez commencé. La fonction du philosophe et celle de l'historien sont
les mêmes. L'un cherche à instruire par les préceptes, l'autre par les
exemples; mais si ces exemples ne sont accompagnés de préceptes à
propos, ils deviennent la plupart du temps inutiles, soit par la
paresse, soit par l'incapacité, soit par le peu de loisir des lecteurs.
C'est à vous de leur lever ces obstacles; et ils vous en seront d'autant
plus obligés, que cette partie de votre Ouvrage, qui est la plus utile,
est en même temps la plus agréable, et celle qui satisfait plus
l'esprit, les réflexions s'y trouvant mêlées et comme incorporées aux
faits d'une manière si naturelle et si éloignée de toute affectation,
que, si on les en détachait, il semble qu'elles laisseraient un vide
dans votre narration. Ne croyez pas pourtant que mon intention, en vous
écrivant ceci, soit de m'ériger avec vous en donneur de conseils. Je
n'ai pas assez de témérité pour m'en croire capable; mais, plein comme
je le suis de la lecture que je viens d'achever, j'aurais cru me faire
tort à moi-même si je vous avais caché ma pensée sur ce qui m'a paru de
plus important dans le plan que vous vous êtes fait, et sur ce qui m'a
le plus charmé dans la manière dont vous l'avez exécuté. Je suis avec
beaucoup de respect,»

MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
ROUSSEAU.


AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TOME CINQUIÈME.

Quoique le public n'attende pas de moi une apologie sur la promptitude
avec laquelle je le sers, je me crois néanmoins obligé de lui rendre
compte de mon travail, et de lui expliquer comment, au lieu d'un seul
volume de mon Histoire, qui est le tribut annuel que j'avais coutume de
lui payer, je me prépare cette année à lui en fournir deux. En voici
déjà un qui paraît; et j'espère que, vers le mois d'août, il sera suivi
d'un autre. Il peut y avoir quelque lieu d'en être surpris, et de douter
si c'est assez respecter le public que de se hâter ainsi de lui donner
livre sur livre, sans paraître avoir pris tout le temps nécessaire pour
les travailler et les polir comme il convient.

Je serais fâché qu'on me soupçonnât d'une pareille négligence, que je
regarde comme directement contraire au devoir d'un écrivain. Je ne le
serais guère moins qu'on attribuât cette promptitude à une heureuse
fécondité de génie, à une grande facilité de composition, à un fonds de
connaissances amassé de longue main. Je ne me reconnais point, ou peu, à
tous ces traits.

Il est vrai, et le public ne me saura pas mauvais ré de cet aveu, que,
pour répondre à son estime et à son attente, je me livre tout entier à
mon ouvrage, que j'en fais mon unique affaire, que j'y donne tout mon
temps et tous mes soins, et que j'écarte sévèrement toute autre
occupation, parce que celle-ci me paraît dans l'ordre de la Providence,
et que j'ai lieu de croire, par le succès que Dieu y a donné jusqu'ici,
que c'est à quoi il m'appelle, et le travail qu'il m'impose.

Mais ce qui a avancé cette année mon ouvrage au-delà de la mesure
ordinaire, sont les secours considérables que j'ai tirés de plusieurs
livres, sur les principales matières dont traitent les deux volumes qui
suivent le quatrième. A ce prix, il est aisé de devenir auteur, et l'on
gagne bien du temps quand on trouve une partie de la besogne faite par
d'excellents ouvriers, et qu'il ne reste qu'à l'adopter, et à en faire
usage comme de son bien propre. C'est la possession où je me suis mis
dès le commencement, et dont il semble que le public m'a passé titre.

Outre ces secours, j'en trouve d'autres qui ne sont pas moins
importants, dont le public souffrira que je lui rende ici compte, parce
que ma reconnaissance ne peut pas demeurer muette plus longtemps. J'ai
l'avantage de passer près de quatre mois de suite au voisinage de Paris,
dans une agréable campagne, qui me fournit tout ce que je puis désirer
et pour le travail, et pour le délassement: la bonne compagnie, la
conversation, le bon air, la promenade, des prairies enchantées, un bord
de rivière toujours amusant, une vue douce et qui se présente toujours
avec un nouveau plaisir; et, ce qui fait l'assaisonnement de tout le
reste, une pleine et entière liberté.

Deux frères (M. l'abbé et M. le marquis d'Asfeld), qui se sont tous deux
également distingués, chacun dans leur profession, par un mérite rare et
solide, me sont aussi tous deux d'un secours infini pour mon ouvrage.
L'un, qui a fait et soutenu des siéges, et qui s'est trouvé à plusieurs
actions (le public sait avec quel succès), veut bien que je lui lise les
principales batailles dont je fais mention dans mon Histoire, et par là
m'épargne beaucoup de fautes et de bévues grossières, telles que Polybe
en relève un [Marge: Polyb. l. 12, p. 662-666.] grand nombre dans les
écrits du philosophe Callisthène, qui avait accompagné
Alexandre-le-Grand dans ses glorieuses campagnes, et qui s'était mal à
propos ingéré de décrire les expéditions guerrières de ce conquérant, où
il n'entendait rien, sans avoir pris la précaution de consulter les gens
du métier.

L'autre frère, l'un de mes plus anciens et de mes plus intimes amis,
qui, outre la science profonde de la théologie, et la connaissance des
Écritures, où il excelle, possède nos historiens grecs et latins, aussi
bien qu'aucune personne que je connaisse, et qui paraît n'avoir rien
oublié de tout ce qu'il a lu, a la patience de lire et de relire tous
mes Ouvrages avant qu'ils paraissent en public, et ne refuse pas de me
donner ses remarques, de me faire part de ses vues, de me communiquer
ses réflexions; et il m'en fournit d'excellentes. Je sens bien que la
tendre amitié dont il m'honore depuis long-temps entre pour beaucoup
dans toutes les peines qu'il veut bien se donner pour perfectionner mon
Ouvrage; mais je lui dois ce témoignage, que l'amour du bien public, qui
fait l'un des principaux caractères de ces deux frères, y a encore plus
de part; et ce sentiment, loin de rien diminuer de ma reconnaissance, la
rend encore plus vive, et j'ose dire plus religieuse.

Qu'on juge, après cela, si Colombe ne doit pas être pour moi un séjour
agréable et utile en même temps. Je voudrais que ce fût encore la
coutume, comme autrefois, d'inscrire ses ouvrages du lieu où on les a
composés. Je mettrais à la tête des miens: DE MA MAISON DE COLOMBE[20];
car le maître de celle-ci veut que je la regarde comme mienne. Je lui
desire, pour récompense, moins la graisse de la terre que la rosée du
ciel; et je souhaite de tout mon cœur, trop heureux si j'y pouvais
contribuer en quelque chose, qu'il ait la consolation de voir ses
aimables enfants croître sous ses yeux de plus en plus en sagesse et en
grâce devant Dieu et devant les hommes.

[Note 20: E Columbano meo.]

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TOME ONZIÈME.

Ce onzième volume, qui contient huit cents pages, s'est trouvé d'une
grosseur si énorme, qu'on s'est cru obligé de le diviser pour la
commodité des lecteurs, et de le couper en deux tomes, qui ne seront
vendus tout reliés que trois livres dix sous.

Le traité des arts et des sciences m'a conduit bien plus loin que je ne
pensais, et il occupera encore le douzième volume tout entier au moins.
Je me suis repenti plus d'une fois de m'être engagé dans une entreprise
qui demanderait un grand nombre de connaissances, et même portées à une
grande perfection, pour donner de chacune une idée juste, précise,
complète. J'ai bientôt senti qu'elle était infiniment au-dessus de mes
forces; et j'ai tâché de suppléer à ce qui me manquait, en profitant du
travail des plus habiles en chaque art pour me conduire dans des routes,
dont les unes m'étaient peu familières, et les autres entièrement
inconnues.

J'envisageais avec une secrète joie la fin prochaine de mon travail, non
pour me livrer à une molle et frivole oisiveté, qui ne convient point à
un honnête homme, et encore moins à un chrétien, mais pour jouir d'un
tranquille repos, qui me permettrait de ne plus employer ce qu'il peut
me rester encore de jours à vivre qu'à des études et à des lectures
propres à me sanctifier moi-même, et à me préparer à ce dernier moment
qui doit décider pour toujours de notre sort. Il me semblait qu'après
avoir travaillé pour les autres pendant plus de cinquante ans, il devait
m'être permis de ne plus travailler que pour moi, et de renoncer
absolument à l'étude des auteurs profanes, qui peuvent plaire à
l'esprit, mais qui sont incapables de nourrir le cœur. Une forte
inclination me portait à prendre ce parti, qui me paraissait tout-à-fait
convenable, et presque nécessaire.

Cependant les désirs du public, qui ne sont pas obscurs sur ce sujet,
m'ont fait naître quelque doute. Je n'ai pas voulu me déterminer
moi-même, ni prendre pour règle de ma conduite mon inclination seule.
J'ai consulté séparément des amis sages et éclairés, qui m'ont tous
condamné à entreprendre l'Histoire romaine, j'entends celle de la
république. Une conformité de sentiments si peu suspecte m'a frappé; et
je n'ai plus eu de peine à me rendre à un avis que j'ai regardé comme
une marque certaine de la volonté de Dieu sur moi.

Je commencerai ce nouvel ouvrage aussitôt que j'aurai achevé l'autre, ce
que j'espère qui n'ira pas loin. Agé de soixante et seize ans accomplis,
je n'ai pas de temps à perdre. Ce n'est pas que je me flatte de pouvoir
le conduire jusqu'à sa fin: je l'avancerai autant que mes forces et ma
santé me le permettront. N'ayant entrepris ma première Histoire que pour
remplir le ministère auquel il me semblait que Dieu m'avait appelé, en
commençant à former le cœur des jeunes gens, à leur donner les premières
teintures de la vertu par l'exemple des grands hommes du paganisme, et à
en jeter les premiers fondements pour les conduire à des vertus plus
solides, je me sens plus obligé que jamais à porter les mêmes vues dans
celle où je suis près d'entrer. Je tâcherai de ne point oublier que
Dieu, me prenant sur mon Ouvrage (car c'est à quoi je dois m'attendre),
n'examinera pas s'il est bien ou mal écrit, ni s'il aura été reçu avec
applaudissement ou non, mais si je l'aurai composé uniquement pour lui
plaire, et pour rendre quelque service au public. Cette pensée ne
servira qu'à augmenter de plus en plus mon ardeur et mon zèle par la vue
de celui pour qui je travaillerai, et m'engagera à faire de nouveaux
efforts pour répondre à l'attente publique, en profitant de tous les
avis qu'on a bien voulu me donner sur ma première Histoire.

Au reste, je serais bien à plaindre si je n'attendais d'autre récompense
d'un si long et si pénible travail que des louanges humaines. Et qui
peut se flatter néanmoins d'être assez attentif pour se défendre de la
surprise d'une si douce illusion? Les païens ne travaillaient que dans
cette vue. Aussi est-il écrit d'eux: _Receperunt mercedem suam. Vani
vanam,_ ajoute un Père. _Ils ont reçu leur récompense, aussi vaine
qu'eux_. Je dois bien plutôt me proposer pour modèle ce serviteur qui
emploie toute son industrie et toute son application à faire valoir le
peu de talents que son maître lui a confiés, afin d'entendre comme lui,
au dernier jour, ces consolantes paroles, bien supérieures à toutes les
louanges des hommes: [Marge: Matth. 25, 21.] _O bon et fidèle serviteur,
parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur
beaucoup: entrez dans la joie de votre Seigneur._ FIAT, FIAT.

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TREIZIÈME VOLUME.

Me voici enfin arrivé au terme d'un Ouvrage qui m'a occupé tout entier
pendant plusieurs années. Je ne puis m'empêcher, en le finissant, de
marquer au public ma reconnaissance pour l'accueil favorable qu'il lui a
fait. J'ai éprouvé de sa part une bonté et une indulgence qui m'ont
étonné, et auxquelles certainement je ne m'attendais pas. J'ai trouvé
les mêmes dispositions chez les étrangers que dans mes compatriotes, et
j'en ai reçu des témoignages d'approbation et de bienveillance qui me
feraient beaucoup d'honneur, s'il m'était permis de les rendre publics.

Il faut bien, et je ne puis me le dissimuler, que l'Ouvrage ne soit pas
mauvais, puisqu'il a eu le bonheur de plaire à tant de personnes; mais
je dois aussi reconnaître que la gloire ne m'en appartient pas tout
entière. On sait que le fond de tout ce que j'ai écrit est tiré
d'auteurs anciens tant grecs que latins, qui ont fait l'admiration de
tous les siècles, et qui m'ont fourni les faits, les réflexions, les
pensées, les tours, et souvent même les expressions, par la beauté et
l'énergie de celles qu'ils me présentaient. Les traductions qu'on a de
plusieurs de ces historiens m'ont été d'un grand secours, et m'ont
épargné beaucoup de peine et de temps, parce qu'en les comparant avec
les originaux j'y trouvais pour l'ordinaire peu de choses à changer. Je
me suis donné la liberté, et il me semble qu'on ne m'en a pas su mauvais
gré, d'enrichir mon ouvrage d'une infinité de beaux morceaux que je
trouvais dans ceux des Modernes, et qui convenaient au mien, et j'en
userai de même encore dans l'Histoire romaine; mais ce qui m'a le plus
aidé dans mon travail, et ce qui a le plus contribué à le mettre en état
de ne pas déplaire au public, ce sont les remarques de quelques amis
d'un goût rare et exquis, qui ont eu la patience de lire et de
critiquer, presque en ennemis, mes écrits avant qu'ils parussent, et qui
m'ont épargné bien des fautes. On voit donc que, tout compté et bien
examiné, il y a beaucoup à rabattre pour moi des louanges que mon
Ouvrage a pu m'attirer; aussi je ne prétends en tirer d'autre avantage
que celui de m'animer de plus en plus dans la nouvelle carrière de
l'Histoire romaine, où je commence à entrer.

Quoi qu'il en soit, l'Ouvrage est enfin achevé. On trouvera à la fin de
ce dernier volume deux tables, l'une chronologique, l'autre des
matières.

[Marge: En 1738.] J'espère donner au public le premier tome de
l'Histoire romaine avant le mois de septembre prochain. Pour en avancer
la composition, j'ai cru devoir me reposer entièrement du soin des deux
tables qui terminent l'Histoire ancienne sur des personnes qui ont bien
voulu s'en charger. Au défaut d'autres qualités, je me pique d'être
prompt à servir le public, et je lui consacre de bon cœur tout mon
temps, sur lequel il a un droit justement acquis par toutes les bontés
qu'il me témoigne.



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                             ÉDITIONS
                   DES PRINCIPAUX AUTEURS GRECS
                              CITÉS
            DANS LE TEXTE DE L'HISTOIRE ANCIENNE[21].

                            ---------

[Note 21: Cette table ne s'applique point aux citations qui se
trouvent dans mes notes. Les éditions récentes dont je me suis servi
étant presque toutes divisées par chapitres, paragraphes et numéros,
c'est de cette manière que j'en indique les citations. Quand il m'arrive
de me servir d'une édition qui n'est pas ainsi divisée, je cite la page,
en ayant le soin de spécifier l'édition que j'ai eue sous les yeux; dans
ce cas, c'est ordinairement la même que celle que Rollin a
consultée.--L.]

HERODOTUS. _Francof._, an. 1608.

THUCYDIDES. _Apud Henricum Stephanum_, an. 1588.

XENOPHON. _Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum_, an.
1625.

POLYBIUS. _Parisiis_, an. 1609.

DIODORUS SICULUS. _Hanoviæ, Typis Wechelianis_, an. 1684.

PLUTARCHUS. _Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum_,
an. 1624.

STRABO. _Lutetiæ Parisiorum, Typis regiis_, an. 1620.

ATHENÆUS. _Lugduni_, an. 1612.

PAUSANIAS. _Hanoviæ, Typis Wechelianis_, an. 1613.

APPIANUS ALEXANDRINUS. _Apud Henric. Stephan._, an. 1592.

PLATO. _Ex nova Joannis Serrani interpretatione, apud Henricum
Stephanum_, an. 1578.

ARISTOTELES. _Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum_,
an. 1619.

ISOCRATES. _Apud Paulum Stephanum_, an. 1604.

DIOGENES LAERTIUS. _Apud Henricum Stephanum_, an. 1594.

DEMOSTHENES. _Francof._, an. 1604.

ARRIANUS. _Lugd. Batav._, an. 1704.



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                          HISTOIRE ANCIENNE
                            DES ÉGYPTIENS,
          DES CARTHAGINOIS, DES ASSYRIENS, DES BABYLONIENS,
                       DES MÈDES ET DES PERSES,
                    DES MACÉDONIENS ET DES GRECS.

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AVANT-PROPOS.

ORIGINE ET PROGRÈS DE L'ÉTABLISSEMENT
DES ROYAUMES.

Pour connaître comment se sont formés les états et les royaumes qui ont
partagé l'univers, par quels degrés ils sont parvenus à ce point de
grandeur que l'histoire nous montre, par quels liens les familles et les
villes se sont réunies pour composer un corps de société, et pour vivre
ensemble sous une même autorité et sous des lois communes, il est à
propos de remonter, pour ainsi dire, jusqu'à l'enfance du monde, et
jusqu'au temps où les hommes, répandus en différentes contrées après la
division des langues, commencèrent à peupler la terre.

Dans ces premiers temps, chaque père était le chef souverain de sa
famille, l'arbitre et le juge des différends qui y naissaient, le
législateur-né de la petite société qui lui était soumise, le défenseur
et le protecteur de ceux que la naissance, l'éducation et leur faiblesse
mettaient sous sa sauvegarde, et dont sa tendresse lui rendait les
intérêts aussi chers que les siens propres.

Quelque indépendante que fût l'autorité de ces maîtres, ils n'en usaient
qu'en pères, c'est-à-dire, avec beaucoup de modération. Peu jaloux de
leur pouvoir, ils ne songeaient point à dominer avec hauteur, ni à
décider avec empire. Comme ils se trouvaient nécessairement obligés
d'associer les autres à leurs travaux domestiques, ils les associaient
aussi à leurs délibérations, et s'aidaient de leurs conseils dans les
affaires. Ainsi tout se faisait de concert, et pour le bien commun.

Les lois que la vigilance paternelle établissait dans ce petit sénat
domestique, étant dictées par le seul motif de l'utilité publique,
concertées avec les enfants les plus âgés, acceptées par les inférieurs
avec un libre consentement, étaient gardées avec religion, et se
conservaient dans les familles comme une police héréditaire qui en
faisait la paix et la sûreté.

Différents motifs donnèrent lieu à différentes lois. L'un, sensible à la
joie de la naissance d'un fils qui, le premier, l'avait rendu père,
songea à le distinguer parmi ses frères par une portion plus
considérable dans ses biens et par une autorité plus grande dans sa
famille. Un autre, plus attentif aux intérêts d'une épouse qu'il
chérissait, ou d'une fille tendrement aimée qu'il voulait établir, se
crut obligé d'assurer leurs droits et d'augmenter leurs avantages. La
solitude et l'abandon d'une épouse qui pouvait devenir veuve toucha
davantage un autre, et il pourvut de loin à la subsistance et au repos
d'une personne qui faisait la douceur de sa vie. De ces différentes
vues, et d'autres pareilles, sont nés les différents usages des peuples,
et les droits des nations, qui varient à l'infini.

A mesure que chaque famille croissait par la naissance des enfants et
par la multiplicité des alliances, leur petit domaine s'étendait, et
elles vinrent peu-à-peu à former des bourgs et des villes.

Ces sociétés étant devenues fort nombreuses par la succession des temps,
et les familles s'étant partagées en diverses branches, qui avaient
chacune leurs chefs, et dont les intérêts et les caractères différents
pouvaient troubler l'ordre public, il fut nécessaire de confier le
gouvernement à un seul, pour réunir tous ces chefs sous une même
autorité, et pour maintenir le repos public par une conduite uniforme.
L'idée qu'on conservait encore du gouvernement paternel, et l'heureuse
expérience qu'on en avait faite, inspirèrent la pensée de choisir parmi
les plus gens de bien et les plus sages celui en qui l'on reconnaissait
davantage l'esprit et les sentiments de père. L'ambition et la brigue
n'avaient [Marge: Justin. lib. 1, cap. 1.] point de part dans ce choix:
la probité seule et la réputation de vertu et d'équité en décidaient, et
donnaient la préférence aux plus dignes[22].

[Note 22: «Quos ad fastigium hujus majestatis non ambitio popularis,
sed spectata inter bonos moderatio provehebat.»]

Pour relever l'éclat de leur nouvelle dignité, et pour les mettre plus
en état de faire respecter les lois, de se consacrer tout entiers au
bien public, de défendre l'État contre les entreprises des voisins et
contre la mauvaise volonté des citoyens mécontents, on leur donna le nom
de _roi_, on leur érigea un trône, on leur mit le sceptre en main, on
leur fit rendre des hommages, on leur assigna des officiers et des
gardes, on leur accorda des tributs, on leur confia un plein pouvoir
pour administrer la justice; et, dans cette vue, on les arma du glaive
pour réprimer les injustices et pour punir les crimes.

[Marge: Justin. lib. 1, cap. 1.] Chaque ville, dans les commencements,
avait son roi, qui, plus attentif à conserver son domaine qu'à
l'étendre, renfermait son ambition dans les bornes du pays qui l'avait
vu naître[23]. Les démêlés presque inévitables entre des voisins, la
jalousie contre un prince plus puissant, un esprit remuant et inquiet,
des inclinations martiales, le désir de s'agrandir et de faire éclater
ses talents, donnèrent occasion à des guerres, qui se terminaient
souvent par l'entier assujettissement des vaincus, dont les villes
passaient sous le pouvoir du conquérant, et grossissaient peu-à-peu son
domaine. [Marge: Justin. _ibid._] De cette sorte, une première victoire
servant de degré et d'instrument à la seconde, et rendant le prince plus
puissant et plus hardi pour de nouvelles entreprises, plusieurs villes
et plusieurs provinces, réunies sous un seul monarque, formèrent des
royaumes plus ou moins étendus, selon que le vainqueur avait poussé ses
conquêtes avec plus ou moins de vivacité[24].

[Note 23: «Fines imperii tueri magis quàm proferre mos erat. Intra
suam cuique patriam regna finiebantur.»]

[Note 24: «Domitis proximis, quum accessione virium fortior ad alios
transiret, et proxima quæque victoria instrumentum sequentis esset,
totius Orientis populos subegit.»]

Parmi ces princes, il s'en rencontra dont l'ambition, se trouvant trop
resserrée dans les limites d'un simple royaume, se répandit par-tout
comme un torrent et comme une mer, engloutit les royaumes et les
nations, et fit consister la gloire à dépouiller de leurs états des
princes qui ne leur avaient fait aucun tort, à porter au loin les
ravages et les incendies, et à laisser par-tout des traces sanglantes de
leur passage. Telle a été l'origine de ces fameux empires qui
embrassaient une grande partie du monde.

Les princes usaient diversement de la victoire, selon la diversité de
leurs caractères ou de leurs intérêts. Les uns, se regardant comme
absolument maîtres des vaincus, et croyant que c'était assez faire pour
eux que de leur laisser la vie, les dépouillaient eux et leurs enfants
de leurs biens, de leur patrie, de leur liberté; les réduisaient à un
dur esclavage; les occupaient aux arts nécessaires pour la vie, aux plus
vils ministères de la maison, aux pénibles travaux de la campagne; et
souvent même les forçaient, par des traitements inhumains, à creuser les
mines, et à fouiller dans les entrailles de la terre pour satisfaire
leur avarice; et de là le genre humain se trouva partagé comme en deux
espèces d'hommes, de libres et de serfs, de maîtres et d'esclaves.

D'autres introduisirent la coutume de transporter les peuples entiers,
avec toutes leurs familles, dans de nouvelles contrées, où ils les
établissaient, et leur donnaient des terres à cultiver.

D'autres, encore plus modérés, se contentaient de faire racheter aux
peuples vaincus leur liberté, et l'usage de leurs lois et de leurs
privilèges, par des tributs annuels qu'ils leur imposaient; et
quelquefois même ils laissaient les rois sur leur trône, en exigeant
d'eux seulement quelques hommages.

Les plus sages et les plus habiles en matière de politique se faisaient
un honneur de mettre une espèce d'égalité entre les peuples nouvellement
conquis et les anciens sujets, accordant aux premiers le droit de
bourgeoisie, et presque tous les mêmes droits et les mêmes priviléges
dont jouissaient les autres; et par-là, d'un grand nombre de nations
répandues dans toute la terre, ils ne faisaient plus en quelque sorte
qu'une ville, ou du moins qu'un peuple.

Voilà une idée générale et abrégée de ce que l'histoire du genre humain
nous présente, et que je vais tâcher d'exposer plus en détail en
traitant de chaque empire et de chaque nation. Je ne toucherai point à
l'histoire du peuple de Dieu, ni à celle des Romains. Les Égyptiens, les
Carthaginois, les Assyriens, les Babyloniens, les Mèdes et les Perses,
les Macédoniens, les Grecs feront le sujet de l'ouvrage que je donne au
public. Je commence par les Égyptiens et par les Carthaginois, parce que
les premiers sont fort anciens, et que les uns et les autres sont plus
détachés du reste de l'histoire, au lieu que les autres peuples ont plus
de liaison entre eux, et quelquefois même se succèdent.



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                           LIVRE PREMIER.

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                 HISTOIRE ANCIENNE DES ÉGYPTIENS.

Je diviserai en trois parties ce que j'ai à dire sur les Égyptiens. La
première renfermera un plan abrégé et une courte description des
différentes parties de l'Égypte, et de ce qu'on y trouve de plus
remarquable. Dans la seconde, je parlerai des coutumes, des lois et de
la religion des Égyptiens. Enfin, dans la troisième, j'exposerai
l'histoire des rois d'Égypte.



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                          PREMIÈRE PARTIE.

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DESCRIPTION DE L'ÉGYPTE, ET DE CE QUI S'Y TROUVE
DE PLUS REMARQUABLE.

[Marge: Herod, lib. 2 cap. 177.] L'Égypte, dans une étendue assez
bornée, renfermait autrefois[25] un grand nombre de villes, et une
multitude incroyable d'habitants[26].

[Note 25: On marque que, sous Amasis, il y avait en Égypte vingt
mille villes habitées.]

[Note 26: La population de l'ancienne Égypte n'a rien d'incroyable.
Seulement il faut distinguer, dans les textes anciens qui en font
mention, ceux qui donnent un renseignement positif, de ceux qui
n'offrent que des circonstances vagues dont on croit pouvoir conclure la
population de ce pays.

Diodore de Sicile dit qu'autrefois, et de son temps, l'Égypte contenait
sept millions d'habitants (I, § 31).

Josèphe, environ un siècle après, porte la population de ce pays à sept
millions cinq cent mille ames, sans compter celle d'Alexandrie (Jos.
_Bell. Jud._ II, c. 16, §4), qui était, selon Diodore, de trois cent
mille ames.

Il résulte de ces deux passages clairs et positifs que, depuis les temps
anciens jusqu'au règne de Titus, la population de l'Égypte était
constamment restée au-dessous de huit millions d'habitants.

Comme la surface habitable de ce pays est d'environ deux mille deux
cents lieues carrées, on voit que la population était de trois mille
quatre cents à trois mille cinq cents habitants par lieue carrée de
terre habitable; ce qui n'a rien d'extraordinaire, quand on songe à la
prospérité de l'ancienne Égypte.

Quant à la population qu'on a voulu conclure du nombre d'un million de
soldats qui sortaient des cent portes de Thèbes, ou bien encore des
dix-sept cents enfants mâles nés, selon Diodore de Sicile, le même jour
que Sésostris (I, § 54), elle serait en effet incroyable; car elle
monterait à quarante ou cinquante millions d'individus. Mais, de ces
deux faits, le premier est fondé sur une erreur de mots; le second, sur
une erreur faite par Diodore de Sicile, ou peut-être sur une des
exagérations familières aux prêtres égyptiens, qui ont débité tant de
contes aux voyageurs grecs. C'est ce que j'établis dans un Mémoire dont
je n'ai pu présenter ici que le principal résultat.--L.]

Elle est bornée au levant par la mer Rouge et l'isthme de Suez, au midi
par l'Éthiopie, au couchant par la Libye, et au nord par la mer
Méditerranée. Le Nil parcourt du midi au nord toute la longueur du pays
dans l'espace de près de deux cents lieues[27]. Ce pays se trouve
resserré de côté et d'autre par deux chaînes de montagnes, qui souvent
ne laissent entre elles et le Nil qu'une plaine d'une demi-journée de
chemin, et quelquefois moins.

Du côté occidental, la plaine s'élargit en quelques endroits[28] jusqu'à
une étendue de vingt-cinq ou trente lieues. La plus grande largeur de
l'Égypte se prend d'Alexandrie à Damiette, dans un espace d'environ
cinquante lieues[29].

[Note 27: La longueur de la vallée de l'Égypte, y compris ses
sinuosités, est de cinq cent soixante-dix milles géographiques, ou deux
cent trente-sept lieues de vingt-cinq au degré, et cent quatre-vingt-dix
lieues de vingt au degré.--L.]

[Note 28: Par exemple, dans la partie de l'Égypte moyenne, qu'on
appelle le _Faïoum_, ancien nome _Arsinoïtes_, dont le point le plus
éloigné du Nil en est distant de quarante milles géographiques, ou
quatorze lieues environ.--L.]

[Note 29: La plus grande largeur se prend d'Alexandrie à Péluse: la
distance est de cent quarante milles, ou quarante-six lieues.--L.]

L'ancienne Égypte peut se diviser en trois principales parties: la haute
Égypte, appelée autrement Thébaïde, qui était la partie la plus
méridionale; l'Égypte du milieu, nommée Heptanome, à cause des sept
nomes ou départements qu'elle renfermait; la basse Égypte, qui
comprenait ce que les Grecs appellent Delta, et tout ce qu'il y a de
pays jusqu'à la mer Rouge, et le long de la [Marge: Strab. l. 17, pag.
787.]mer Méditerranée jusqu'à Rhinocolure, ou au mont Casius. Sous
Sésostris, toute l'Égypte fut réunie en un [Marge: [Diod. Sic. I §
54.]]seul royaume, et divisée en trente-six gouvernements ou nomes: dix
dans la Thébaïde, dix dans le Delta, et seize dans le pays qui est
entre-deux.

Les villes de Syène et d'Éléphantine séparaient l'Égypte et l'Éthiopie;
et, du temps d'Auguste, elles servaient [Marge: Tacit. Ann. l. 2, c.
61.]de bornes à l'empire romain: _claustra olim romani imperii_.



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                          CHAPITRE PREMIER.

                              THÉBAIDE.

Thèbes, qui donna son nom à la Thébaïde, le pouvait disputer aux plus
belles villes de l'univers. Ses cent portes chantées par Homère sont
connues de tout le [Marge: Hom. II. 1, vers. 381.] monde, et lui font
donner le surnom d'Hécatompyle, pour la distinguer d'une autre Thèbes
située en Béotie. Elle n'était pas moins peuplée qu'elle était vaste, et
on a dit qu'elle pouvait faire sortir ensemble deux cents chariots et
dix mille combattants par chacune de ses [Marge: Strab. l. 17, pag.
816.]portes. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence
[Marge: Tacit. Ann. l. 2, c. 60.]et sa grandeur, encore qu'ils n'en
eussent vu que les ruines, tant les restes en étaient augustes.

[Marge: Voyage de Thévenot.] On a découvert dans la Thébaïde (on
l'appelle maintenant le Sayd) des temples et des palais encore presque
entiers, où les colonnes et les statues sont innombrables. On y admire
sur-tout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour
effacer la gloire des plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de
vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi
rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre
portiques dont la hauteur étonne les yeux. Encore ceux qui nous ont
décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le
tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié; mais tout ce
qu'ils ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le
milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingts colonnes de
six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées
d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. La peinture y avait
étalé tout son art et toutes ses richesses. Les couleurs même,
c'est-à-dire, ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se
soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y
conservent leur vivacité: tant l'Égypte savait imprimer un caractère
d'immortalité à tous ses ouvrages. Strabon, qui avait été sur les
[Marge: Lib. 17, pag. 805.] lieux, fait la description d'un temple qu'il
avait vu en Égypte, presque entièrement semblable à ce qui vient d'être
rapporté[30].

[Marge: Pag. 816.] Le même auteur, en écrivant les raretés de la
Thébaïde, parle d'une statue de Memnon, fort célèbre, dont il avait vu
les restes[31]. On dit que cette statue, lorsqu'elle était frappée des
premiers rayons du soleil levant, rendait un son articulé. En effet
Strabon entendit ce son; mais il doute qu'il vînt de la statue.

[Note 30: Ce temple est celui d'Héliopolis. Voyez l'explication que
j'en ai donnée dans la traduction française, tom. V, p. 386 et
suiv.--L.]

[Note 31: «Germanicus aliis quoque miraculis intendit animum, quorum
præcipua fuêre Memnonis saxea effigies, ubi radiis solis icta est,
vocalem sonum reddens, etc.» TACIT. _Annal._ lib. 2, cap. 61.

= Cette statue colossale est assise et haute de 19 mètres 55 centimètres
(environ 60 pieds), y compris le piédestal, qui a 4 mètres: si la statue
était debout, elle aurait plus de 60 pieds. Ses jambes sont encore
toutes couvertes d'inscriptions grecques et latines, la plupart du temps
d'Adrien. Elles ont été gravées par des personnes qui attestent avoir
entendu Memnon saluer l'Aurore. (Voy. Jablonski, _Syntagm._ III, _de
Memn._, pag. 57.) On a soupçonné que les prêtres, au moyen de conduits
souterrains, pénétraient dans la statue, afin que Memnon n'oubliât point
de saluer sa mère. M. de Humboldt a cherché une explication physique du
bruit que l'on croyait entendre. (_Voyages_, tom. IV, p. 560.)--L.]



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                            CHAPITRE II.

                  ÉGYPTE DU MILIEU, OU HEPTANOME.

Cette partie de l'Égypte avait pour capitale Memphis. On voyait dans
cette ville plusieurs temples magnifiques, entre autres celui du dieu
Apis, qui y était honoré d'une manière particulière. Il en sera parlé
dans la suite, aussi-bien que des pyramides, qui étaient dans le
voisinage de Memphis, et qui ont rendu cette ville si célèbre. Elle
était située sur le bord occidental du Nil.

[Marge: Voyage de Thévenot.] Le grand Caire, qui semble avoir succédé à
Memphis, a été bâti de l'autre côté du Nil. Le château du Caire est une
des choses les plus curieuses qui soient en Égypte. Il est situé sur une
montagne hors de la ville. Il est bâti sur le roc qui lui sert de
fondement, et entouré de murailles fort hautes et fort épaisses. On
monte à ce château par un escalier taillé dans le roc, si aisé à monter,
que les chevaux et les chameaux tout chargés y vont facilement. Ce qu'il
y a de plus beau et de plus rare à voir dans ce château, c'est le puits
de Joseph. On lui donne ce nom, soit parce que les Égyptiens se plaisent
à attribuer à ce grand homme ce qu'ils ont chez eux de plus remarquable,
soit parce qu'en effet cette tradition s'est conservée dans le pays[32].
C'est une preuve au moins que l'ouvrage est fort ancien; et certainement
il est digne de la magnificence des plus puissants rois de l'Égypte. Ce
puits est comme à double étage, taillé dans le roc vif, d'une profondeur
prodigieuse. On descend jusqu'au réservoir qui est entre les deux puits
par un escalier qui a deux cent vingt marches, large d'environ sept à
huit pieds, dont la descente, douce et presque imperceptible, laisse un
accès très-facile aux bœufs qui sont employés pour faire monter l'eau.
Elle vient d'une source qui est presque la seule qui se trouve dans le
pays. Les bœufs font tourner continuellement une roue où tient une corde
à laquelle sont attachés plusieurs seaux. L'eau tirée ainsi du premier
puits, qui est le plus profond, se rend par un petit canal dans un
réservoir qui fait le fond du second puits, au haut duquel elle est
portée de la même manière; et de là elle se distribue par des canaux en
plusieurs endroits du château. Comme ce puits passe dans le pays pour
être fort ancien, et qu'effectivement il se sent bien du goût antique
des Égyptiens, j'ai cru qu'il pouvait ici trouver sa place parmi les
raretés de l'ancienne Égypte.

[Note 32: Le nom de _puits de Joseph_ vient uniquement de ce que ce
puits a été construit vers l'an 1176 de notre ère, par les ordres du
sultan Salah-Eddin ou Saladin, qui se nommait aussi _Joseph_
(Yousouf).--L.]

[Marge: Lib. 17, pag. 807.] Strabon parle d'une machine pareille, qui,
par le moyen de roues et de poulies, faisait monter de l'eau du Nil sur
une colline fort élevée, avec cette différence qu'au lieu de bœufs
c'étaient des esclaves, au nombre de cent cinquante, qui étaient
employés à faire tourner ces roues.

La partie de l'Égypte dont nous parlons ici est célèbre par plusieurs
raretés qui méritent d'être examinées chacune en particulier. Je n'en
rapporterai que les principales: les obélisques, les pyramides, le
labyrinthe, le lac de Mœris, et ce qui regarde le Nil.

§ Ier. _Obélisques._

L'Égypte semblait mettre toute sa gloire à dresser des monuments pour la
postérité. Ses obélisques font encore aujourd'hui, autant par leur
beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome; et la
puissance romaine, désespérant d'égaler les Égyptiens, a cru faire assez
pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois.

Un obélisque est une aiguille ou pyramide quadrangulaire, menue, haute,
et perpendiculairement élevée en pointe, pour servir d'ornement à
quelque place, et qui est souvent chargée d'inscriptions ou
d'hiéroglyphes. On appelle hiéroglyphes, des figures ou des symboles
mystérieux, dont se servaient les Égyptiens pour couvrir et envelopper
les choses sacrées et les mystères de leur théologie.

[Marge: Diod. lib. 1, pag. 37.] Sésostris avait fait élever dans la
ville d'Héliopolis deux obélisques d'une pierre très-dure, tirée des
carrières de la ville de Syenne, à l'extrémité de l'Égypte. Ils avaient
chacun cent-vingt coudées de haut[33], c'est-à-dire, trente toises ou
cent quatre-vingts pieds. L'empereur Auguste, après avoir réduit
l'Égypte en province, fit transporter à Rome ces deux obélisques, dont
l'un a été brisé depuis. Il n'osa pas en faire autant à l'égard d'un
troisième, qui était d'une grandeur énorme. [Marge: Plin. lib. 36, cap.
6 et 8.] Il avait été construit sous Ramessès: on dit qu'il y avait eu
vingt mille hommes employés à le tailler. Constance, plus hardi
qu'Auguste, le fit transporter à Rome[34]. On y voit encore deux de ces
obélisques, aussi-bien qu'un autre de cent coudées ou vingt-cinq toises
de haut, et de huit coudées ou deux toises de diamètre. Caïus César
[Marge: _Ibid._ cap. 9.] l'avait fait venir d'Égypte sur un vaisseau
d'une fabrique si extraordinaire, qu'au rapport de Pline on n'en avait
jamais vu de pareil.

[Note 33: Je prends pour la coudée égyptienne celle qu'on a trouvée
gravée dans le nilomètre d'Éléphantine: elle est de 0 mètre 527
millimètres. Les 120 coudées font 63 mètres 24 centim., ou 194 pieds 8
pouc.--L.]

[Note 34: Les principaux obélisques égyptiens qui existent à Rome
sont ceux de

                                 Mètr. Cen.
     St-Jean de Latran, hauteur.  33     3
     Saint-Pierre.                27     7
     Du palais Pamphili.          16    53
     De Sainte-Marie-Majeure.     14    74
     Du Quirinal.                 14    74
     De la Porte du Peuple.       24    57

                                                 --L.]

Toute l'Égypte était pleine de ces sortes d'obélisques. Ils étaient pour
la plupart taillés dans les carrières de la haute Égypte, où l'on en
trouve encore qui sont à demi taillés. Mais ce qu'il y a de plus
admirable, c'est que les anciens Égyptiens avaient su creuser jusque
dans la carrière un canal, où montait l'eau du Nil dans le temps de son
inondation; d'où ensuite ils enlevaient les colonnes, les obélisques, et
les statues sur des radeaux[35] proportionnés à leur poids, pour les
conduire dans la basse Égypte[36]. Et, comme le pays était tout coupé
d'une infinité de canaux, il n'y avait guère d'endroits où ils ne
pussent transporter facilement ces masses énormes, dont le poids aurait
fait succomber toute autre sorte de machines.

[Note 35: Le radeau est un assemblage de plusieurs pièces de bois
plates, qui sert à voiturer des marchandises sur une rivière.]

[Note 36: Le procédé employé par les Égyptiens, et dont Rollin ne
donne pas une idée assez précise, mérite bien d'être rapporté ici.
Lorsque Ptolémée Philadelphe voulut faire transporter à Alexandrie un
obélisque de 80 coudées (42 mètres 160 millim.), que le roi Nectanebis
avait fait tailler autrefois, Callisthène dit qu'on creusa d'abord un
canal qui, partant du Nil, allait passer sous l'obélisque qu'on voulait
enlever. On construisit ensuite deux barques qu'on remplit de pierres
dont la masse était double de celle de l'obélisque. Cette pesante charge
les fit enfoncer dans l'eau assez profondément pour qu'elles pussent
être conduites sous l'obélisque, qui se trouvait couché en travers du
canal, ayant ses extrémités appuyées sur les deux bords. Ensuite on vida
les bâtiments de toutes les pierres qu'ils contenaient. Dégagés de ce
poids, ils soulevèrent nécessairement l'obélisque, qu'il fut aisé de
conduire au lieu de sa destination (lib. 36, c. 9.). Ce procédé
ingénieux, analogue à celui que nous employons pour remettre à flot les
vaisseaux submergés, explique comment les Égyptiens ont pu transporter
d'un bout de l'Égypte à l'autre d'énormes fardeaux, tels que les temples
monolithes, ou d'une seule pierre.--L.]

§ II. _Pyramides._

Une pyramide est un corps solide ou creux, qui a une base large et
ordinairement carrée, qui se termine en pointe.

[Marge: Herodot., lib. 2, c. 124, etc.] Il y avait en Égypte trois
pyramides plus célèbres que toutes les autres, qui, selon Diodore de
Sicile, ont mérité [Marge: Diod. lib. 1, p. 39-41.] [Marge: Plin. lib.
36, cap. 12.] d'être mises au nombre des sept merveilles du monde. Elles
n'étaient pas fort éloignées de la ville de Memphis[37]. Je ne parlerai
ici que de la plus grande des trois. Elle était, comme les autres, bâtie
sur le roc qui lui servait de fondement, de figure carrée par sa base,
construite au-dehors en forme de degrés[38], et allait toujours en
diminuant jusqu'au sommet. Elle était bâtie de pierres d'une grandeur
extraordinaire, dont les moindres étaient de trente pieds, travaillées
avec un art merveilleux, et couvertes de figures hiéroglyphiques. Selon
plusieurs des anciens auteurs, chaque côté avait huit cents pieds de
largeur, et autant de hauteur[39]. Le haut de la pyramide, qui d'en bas
semblait être une pointe, une aiguille, était une belle plate-forme de
dix ou douze grosses pierres, et chaque côté de cette plate-forme était
de seize à dix-sept pieds.

[Note 37: Elles en étaient à 120 stades (DIOD. SIC. 1, § 63.).--L.]

[Note 38: Autrefois les degrés étaient recouverts et cachés par un
revêtement qui a tout-à-fait disparu: aussi était-il fort difficile
d'arriver au sommet, comme Pline le donne à entendre (lib. 36, c. 12;
cf. Silv. de Sacy, _Trad. d'Abdallatif_, p. 216). J'ai expliqué ailleurs
ce revêtement (_Recherches critiques sur Dicuil._, pag. 101 et
suiv.).--L.]

[Note 39: Les anciens ne sont point d'accord sur les dimensions de
la grande pyramide. On peut voir leurs textes dans M. Larcher
(_Traduction d'Hérodote_, tom. II, pag. 440.).--L.]

Voici la mesure qu'en a donnée feu M. de Chazelles[40], de l'Académie
des Sciences, qui avait été exprès sur les lieux en 1693:

     Le côté de la base, qui est tout carré        110 toises.
     Ainsi la superficie de la base est de      12,100 tois. carrées.
     Les faces sont des triangles équilatéraux.
     La hauteur perpendiculaire.                    77 toises 3/4.
     Et la  solidité.                          313,590 toises cubes.

[Note 40: Les mesures trigonométriques prises par M. Nouet diffèrent
un peu de celles de M. de Chazelles.

                                                     Mètr. Cent.

     La base est de                                   227    25
     La hauteur perpendiculaire
       jusq'à la plate-forme actuelle, de             136    95
     L'inclinaison des faces sur
       le plan, de                                   51° 33' 44"

Au témoignage de Diodore, la pyramide n'était pas terminée tout-à-fait
en pointe: la plate-forme supérieure avait six coudées, ou trois mètres
162 mill. de côté (DIOD. SIC. I, § 63); d'une autre part, on a la preuve
que le revêtement était de 2 mètres 710 mill.: on a donc pour la base
232 mètres 67 cent., ou 119 toises; et pour la hauteur 144 mètres, 60
cent., ou 75 toises. Il s'ensuit que la solidité de la pyramide est
d'environ 2,620,000 mètres cubes.

Voici les dimensions des deux autres pyramides construites, l'une par
Mycérinus, l'autre par Chéphren:

               Base.    Haut.        Solidité.

     Mycér.   103  1       53          193,000 mètres cub.
     Chéph.   207  1      132        1,880,000

Ainsi la solidité des trois pyramides est égale à 4,690,000 mètres
cubes. En supposant qu'avec les pierres qui entrent dans ces trois
édifices on voulût construire une muraille de trois mètres (environ 9
pieds) de haut, et de 1/3 de mètre (environ 1 pied d'épaisseur), on
pourrait lui donner 469 myriamètres ou 1054 lieues de longueur;
c'est-à-dire, qu'elle serait assez longue pour traverser l'Afrique
depuis Alexandrie jusqu'à la côte de Guinée. Ces calculs sont propres à
donner une idée de l'immensité du travail que ces monuments ont
exigé.--L.]

Cent mille ouvriers travaillaient à cet ouvrage, et de trois mois en
trois mois un pareil nombre leur succédait. Dix années entières furent
employées à couper les pierres, soit dans l'Arabie, soit dans
l'Éthiopie, et à les voiturer en Égypte; et vingt autres années à
construire ce vaste édifice, qui au-dedans avait une infinité de
chambres et de salles. On avait marqué sur la pyramide, en caractères
égyptiens, ce qu'il avait coûté simplement pour les aulx, les poireaux,
les ognons, et autres pareils légumes fournis aux ouvriers, et cette
somme montait à seize cents talents d'argent,[41] c'est-à-dire, quatre
millions cinq cent mille livres; d'où il était facile de conjecturer
combien pour tout le reste la dépense était énorme.

[Note 41: 8,800,000 francs, s'il s'agit de talents attiques; ce qui
est douteux.--L.]

Telles étaient les fameuses pyramides d'Égypte, qui, par leur figure,
autant que par leur grandeur, ont triomphé du temps et des barbares.
Mais, quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout.
Ces pyramides étaient des tombeaux, et l'on voit encore aujourd'hui, au
milieu de celle qui était la plus grande, un sépulcre[42] vide, taillé
tout entier d'une seule pierre, qui a de largeur et de hauteur environ
trois pieds, sur un peu plus de six pieds de longueur. Voilà à quoi se
terminaient tant de mouvements, tant de dépenses, tant de travaux
imposés à des milliers d'hommes pendant plusieurs années, à procurer à
un prince, dans cette vaste étendue et cette masse énorme de bâtiments,
un petit caveau de six pieds. Encore les rois qui ont bâti ces pyramides
n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de
leur sépulcre. La haine publique qu'on leur portait, à cause des duretés
inouïes qu'ils avaient exercées contre leurs sujets en les accablant de
travaux, les obligea de se faire inhumer dans des lieux inconnus, afin
de dérober leurs corps à la connaissance et à la vengeance des peuples.

[Note 42: Strabon parle de ce sépulcre, liv. 17, p. 808.

= M. Belzoni, qui vient de pénétrer dans la seconde pyramide, y a trouvé
également un tombeau.--L.]

[Marge: Diod. lib. 1, pag. 46.] Cette dernière circonstance, que les
historiens ont soigneusement remarquée, nous apprend quel jugement nous
devons porter de ces ouvrages si vantés dans l'antiquité. Il est
raisonnable d'y remarquer et d'y estimer le bon goût des Égyptiens par
rapport à l'architecture, qui les porta dès le commencement, et sans
qu'ils eussent encore de modèles qu'ils pussent imiter, à viser en tout
au grand, et à s'attacher aux vraies beautés, sans s'écarter jamais
d'une noble simplicité, en quoi consiste la souveraine perfection de
l'art. Mais quel cas doit-on faire de ces princes qui regardaient comme
quelque chose de grand de faire construire, à force de bras et d'argent,
de vastes bâtiments, dans l'unique vue d'éterniser leur nom, et qui ne
craignaient point de faire périr des milliers d'hommes pour satisfaire
leur vanité? Ils étaient bien éloignés du goût des Romains, qui
cherchaient à s'immortaliser par des ouvrages magnifiques, mais
consacrés à l'utilité publique.

[Marge: Lib. 36, cap. 12.] Pline nous donne en peu de mots une juste
idée de ces pyramides en les appelant une folle ostentation de la
richesse des rois, qui ne se termine à rien d'utile: _regum pecuniæ
otiosa ac stulta ostentatio_; et il ajoute que c'est par une juste
punition que leur mémoire a été ensevelie dans l'oubli, les historiens
ne convenant point entre eux du nom de ceux qui ont été les auteurs
d'ouvrages si vains: _inter eos non constat à quibus factæ sint,
justissimo casu obliteratis tantæ vanitatis auctoribus_. En un mot,
selon la remarque judicieuse de Diodore, autant l'industrie des
architectes est louable et estimable dans ces pyramides, autant
l'entreprise des rois est-elle digne de blâme et de mépris.

Mais ce que nous devons le plus admirer dans ces anciens monuments,
c'est la preuve certaine et subsistante qu'ils nous fournissent de
l'habileté des Égyptiens dans l'astronomie, c'est-à-dire dans une
science qui semble ne pouvoir se perfectionner que par une longue suite
d'années et par un grand nombre d'expériences. M. de Chazelles, en
mesurant la grande pyramide dont nous parlons, trouva que les quatre
côtés de cette pyramide étaient exposés précisément aux quatre régions
du monde, et par conséquent marquaient la véritable méridienne de ce
lieu[43]. Or, comme cette exposition si juste doit, selon toutes les
apparences, avoir été affectée par ceux qui élevaient cette grande masse
de pierres il y a plus de trois mille ans, il s'ensuit que, pendant un
si long espace de temps, rien n'a changé dans le ciel à cet égard, ou
(ce qui revient au même) dans les pôles de la terre, ni dans les
méridiens. C'est M. de Fontenelle qui fait cette remarque dans l'éloge
de M. de Chazelles.

[Note 43: Les savants Français ont trouvé que l'orientement de la
pyramide n'est exact qu'à environ 18' près; ce qui est déjà une
précision étonnante: car nos astronomes reconnaissent qu'il est fort
difficile de tracer une méridienne de plus de 700 pieds de longueur, à
18' près, quand on ne peut se guider que sur des alignements.
D'ailleurs, la difficulté de tracer une parallèle exacte à la base de la
pyramide, dans l'état où se trouve ce monument, laisse encore beaucoup
d'incertitude sur l'observation de M. de Chazelles et sur celle de M.
Nouet. Toujours est-il certain que les Égyptiens savaient mettre une
grande précision dans les travaux de ce genre.]

§ III. _Labyrinthe_.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 148. Diod. lib. 1, pag. 42. Plin. l. 36, cap.
13. Strab. l. 17, pag. 811.] Ce que nous avons dit sur le jugement qu'on
doit porter des pyramides peut être appliqué aussi au labyrinthe,
qu'Hérodote, qui l'avait vu, nous assure avoir été encore plus
surprenant que les pyramides. On l'avait bâti à l'extrémité méridionale
du lac de Mœris, dont nous parlerons bientôt, près de la ville des
Crocodiles, qui est la même qu'Arsinoé. Ce n'était pas tant un seul
palais qu'un magnifique amas de douze palais disposés régulièrement, et
qui communiquaient ensemble. Quinze cents chambres entremêlées de
terrasses s'arrangeaient autour de douze salles, et ne laissaient point
de sortie à ceux qui s'engageaient à les visiter[44]. Il y avait autant
de bâtiments sous terre. Ces bâtiments souterrains étaient destinés à la
sépulture des rois; et encore (qui le pourrait dire sans honte, et sans
déplorer l'aveuglement de l'esprit humain?) à nourrir les crocodiles
sacrés, dont une nation d'ailleurs si sage faisait ses dieux[45].

[Note 44: Dans une dissertation spéciale, j'ai essayé d'expliquer la
construction de cet édifice étonnant (_trad. de Strabon_, tom. V, p.
407; et _Nouv. Annales des Voyages_, t. VI, pag. 133 et suiv.)]

[Note 45: Hérodote (II, § 148) dit que les souterrains _servaient de
tombeau_ aux crocodiles sacrés, mais non pas qu'on les y nourrissait, ce
qui, du reste, ne se concevrait pas facilement (Voyez Larcher,
_traduction d'Hérodote_, tom. II, pag. 494).

L'erreur appartient à Bossuet, que Rollin copie en cet endroit: tout le
paragraphe est tiré du Discours sur l'Histoire universelle.--L.]

Pour s'engager dans la visite des chambres et des salles du labyrinthe,
on juge aisément qu'il était nécessaire de prendre la même précaution
qu'Ariane fit prendre à Thésée, lorsqu'il fut obligé d'aller combattre
le Minotaure dans le labyrinthe de Crète. Virgile en fait ainsi la
description:

[Marge: Æneid. l. 5, v. 588.]

     Ut quondam Cretâ fertur labyrinthus in altâ
     Parietibus textum cæcis iter ancipitemque
     Mille viis habuisse dolum, quà signa sequendi
     Falleret indeprensus et irremeabilis error.

[Marge: Lib. 6, v. 27, etc.]

     Hîc labor ille domûs, et inextricabilis error.
     Dædalus ipse dolos tecti ambagesque resolvit,
     Cæca regens filo vestigia.

§ IV. _Lac de Mœris_.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 149. Strab. l. 17, pag. 787. Diod. lib. 1,
pag. 47. Plin. lib. 5, cap. 9. Pomp. Mela, [1. 1.9, 64.]] Le plus grand
et le plus admirable de tous les ouvrages des rois d'Égypte était le lac
de Mœris: aussi Hérodote le met-il beaucoup au-dessus des pyramides et
du labyrinthe. Comme l'Égypte était plus ou moins fertile, selon qu'elle
était plus ou moins inondée par le Nil, et que, dans cette inondation,
le trop et le trop peu étaient également funestes aux terres, le roi
Mœris, pour obvier à ces deux inconvénients, et pour corriger autant
qu'il se pourrait les irrégularités du Nil, songea à faire venir l'art
au secours de la nature. Il fit donc creuser le lac qui depuis a porté
son nom. Ce lac, selon Hérodote et Diodore de Sicile, dont Pline ne
s'éloigne pas, avait de tour trois mille six cents stades, c'est-à-dire
cent quatre-vingts lieues, et de profondeur trois cents pieds. Deux
pyramides, dont chacune portait une statue colossale placée sur un
trône, s'élevaient de trois cents pieds au milieu du lac, et occupaient
sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisaient voir qu'on les
avait érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu'un lac
de cette étendue avait été fait de main d'homme sous un seul prince.

Voilà ce que plusieurs historiens ont marqué du lac de Mœris, sur la
bonne foi des gens du pays; et M. Bossuet, dans son Discours sur
l'histoire universelle, rapporte ce fait comme incontestable. Pour moi,
j'avoue que je n'y trouve aucune vraisemblance[46]. Est-il possible
qu'un lac de cent quatre-vingts lieues d'étendue ait été creusé sous un
seul prince? Comment et où transporter les terres? Pourquoi perdre la
surface de tant de terrain? Comment remplir ce vaste espace du superflu
des eaux du Nil? Il y aurait bien d'autres objections à faire. Je crois
donc qu'on s'en peut tenir au sentiment de Pomponius Mela, ancien
géographe, d'autant plus qu'il est appuyé par plusieurs relations
modernes. Il ne donne de circuit à ce lac que vingt mille pas, qui font
sept ou huit de nos lieues. [Marge: Mela, lib. 1. [9-64.]] _Mœris,
aliquandò campus, nunc lacus, viginti millia passuum in circuitu
patens[47]._

[Note 46: Rollin a raison, d'après l'estimation donnée par Bossuet.
La difficulté diminue, si l'on fait attention aux mesures dont les
anciens se sont servis en cette occasion.

Le _Birket-el-Kéroun_, lac que l'on reconnaît maintenant pour être
l'ancien _Lac de Mœris_, est un bassin naturel, encaissé par des
montagnes qui l'environnent de toutes parts: il a existé de tout temps;
et les travaux de Mœris n'ont pu avoir pour objet que de l'agrandir, ou
de le rendre plus profond en certains endroits; ils n'ont donc pas tout
le merveilleux que les anciens auteurs se sont plu à leur attribuer.

Par sa constitution physique, le Birket-el-Kéroun n'a jamais pu éprouver
d'autre changement dans ses dimensions que celui qui provient de
l'élévation ou de l'abaissement des eaux du Nil. Il doit être aussi
grand de nos jours qu'il l'était dans l'antiquité. Dans le temps de
l'inondation, ce lac n'a que 105 milles géographiques, ou 35 lieues, de
circonférence.

Or, les 3,600 stades d'Hérodote, dans le module du stade égyptien,
valent 137 lieues(et non 180, comme le dit Rollin, d'après Bossuet), ce
qui est précisément le quadruple de la grandeur véritable: et, comme
nous voyons dans Strabon qu'en Égypte il y avait des schènes de 30, 60
et 120 stades (STRAB. XIV, pag. 804), c'est-à-dire, _doubles et
quadruples_ les uns des autres, on peut supposer qu'Hérodote a fait ici
quelque confusion de dimension, d'où il est résulté une mesure trop
forte dans le rapport de 120 à 30, ou de 4 à 1. Ce genre de méprise,
dont on pourrait rapporter ici d'autres preuves, explique naturellement
une difficulté qu'on aurait beaucoup de peine à résoudre d'une autre
manière.--L.]

[Note 47: Au lieu de _viginti millia_, Ciaconius et Isaac Vossius
lisent _quingenta_, correction à laquelle conduit la leçon
_quinquaginta_ que donnent des manuscrits et les anciennes éditions.
Comme, en Égypte, le mille comprenait 7 stades 1/2, on voit que les 500
milles de Pomponius Mela représentent 500 x 7-1/2=3750 stades, ce qui
revient à-peu-près aux 3600 stades d'Hérodote.--L.]

Ce lac communiquait au Nil par le moyen d'un grand canal, qui avait plus
de quatre lieues[48] de longueur, et cinquante pieds de largeur. De
grandes écluses ouvraient le canal et le lac, ou les fermaient selon le
besoin.

[Note 48: 85 stades.=Diodore dit 80 stades (et non 85) de long (1; §
52); ce qui vaut 16,864 mètres; et 3 plèthres, ou 300 pieds égyptiens
(105 mètres) de large.--L.]

Pour les ouvrir ou les fermer il en coûtait cinquante talents,
c'est-à-dire cinquante mille écus[49]. La pêche de ce lac valait au
prince des sommes immenses; mais sa grande utilité était par rapport au
débordement du Nil. Quand il était trop grand, et qu'il y avait à
craindre qu'il n'eût des suites funestes, on ouvrait les écluses; et les
eaux, ayant leur retraite dans ce lac, ne séjournaient sur les terres
qu'autant qu'il fallait pour les engraisser. Au contraire, quand
l'inondation était trop basse et menaçait de stérilité, on tirait de ce
même lac, par des coupures et des saignées, une quantité d'eau
suffisante pour arroser les terres. [Marge: [lib. 17, p. 788.]] Par ce
moyen les inégalités du Nil étaient corrigées; et Strabon remarque que,
de son temps, sous Pétrone, gouverneur d'Égypte, lorsque le débordement
du Nil montait à douze coudées, la fertilité était fort grande; et, lors
même qu'il n'allait qu'à huit coudées, la famine ne se faisait point
sentir dans le pays: sans doute parce que les eaux du lac suppléaient à
celles de l'inondation par le moyen des coupures et des canaux[50].

[Note 49: S'il s'agit du talent attique, les 50 talents valent, non
pas 150,000 fr., mais environ 300,000 fr.--L.]

[Note 50: Sans doute aussi parce que ce gouverneur avait fait curer
les canaux (GOSSELIN, _Notes sur Strabon_, t. V, p. 316): car Strabon
dit qu'avant Pétrone la famine se faisait sentir lorsque l'élévation du
Nil n'allait qu'à 8 coudées (STRAB. XVII, pag. 788). Probablement ce
gouverneur en agit ainsi par l'ordre d'Auguste; nous voyons en effet
dans Aurélius Victor que ce prince fit creuser les canaux de l'Égypte,
encombrés de limon, pour assurer la fertilité de ce pays (AUREL. VICT.
C. I).--L.]

§ V. _Débordement du Nil_.

Le Nil est la plus grande merveille de l'Égypte. Comme il y pleut
rarement, ce fleuve, qui l'arrose toute par ses débordements réglés,
supplée à ce qui lui manque de ce côté-là, en lui apportant, en forme de
tribut annuel, les pluies des autres pays; ce qui fait dire
ingénieusement à un poëte que l'herbe chez les Égyptiens, quelque grande
que soit la sécheresse, n'implore point le secours de Jupiter pour
obtenir de la pluie:

     Te propter nullos tellus tua postulat imbres,
       Arida nec pluvio supplicat herba Jovi[51].

[Note 51: Sénèque (_Nat. Quæst._ lib. 4, cap. 2) attribue ces vers à
Ovide; mais ils sont de Tibulle [I, 7, 23].]

Pour multiplier un fleuve si bienfaisant, l'Égypte était coupée de
plusieurs canaux d'une longueur et d'une largeur proportionnées aux
différentes situations et aux différents besoins des terres. Le Nil
portait partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les
villes entre elles, et la mer Méditerranée avec la mer Rouge,
entretenait le commerce au-dedans et au-dehors du royaume, et le
fortifiait contre l'ennemi: de sorte qu'il était tout ensemble et le
nourricier et le défenseur de l'Égypte. On lui abandonnait la campagne;
mais les villes, rehaussées avec des travaux immenses, et s'élevant
comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie de cette
hauteur toute la plaine inondée et en même temps fertilisée par le Nil.

Voilà une idée générale de la nature et des effets de ce fleuve si
renommé chez les anciens. Mais une merveille si étonnante, et qui dans
tous les siècles a fait l'objet de la curiosité et de l'admiration des
savants, semble demander que j'entre ici dans quelque détail.
J'abrégerai le plus qu'il me sera possible.

_Sources du Nil._

Les anciens ont mis les sources du Nil dans les montagnes appelées
vulgairement les montagnes de la Lune, au dixième degré de latitude
méridionale. Mais nos voyageurs modernes ont découvert que ces sources
sont vers le douzième degré de latitude septentrionale[52]. Ainsi ils
retranchent environ quatre ou cinq cents lieues du cours que les anciens
lui donnaient. Il naît au pied d'une grande montagne du royaume de
Goïame en Abyssinie. Ce fleuve sort de deux fontaines, ou de deux yeux,
pour parler comme ceux du pays; le même mot en arabe signifiant _œil_ et
_fontaine_. Ces fontaines sont éloignées l'une de l'autre de trente pas,
chacune de la grandeur d'un de nos puits ou d'une roue de carrosse. Le
Nil est augmenté de plusieurs ruisseaux qui viennent s'y joindre; et,
après avoir traversé l'Éthiopie en serpentant beaucoup, il se rend enfin
en Égypte.

[Note 52: Dans la réalité, nous n'en savons pas plus à ce sujet que
les anciens au temps d'Ératosthènes. Il reconnaissait deux affluents du
Nil (STRAB. XVII, pag. 786), l'_Astaboras_, ou _Astosaba_ (Tacazzé), et
l'_Astapus_ (Abawi): ces rivières entouraient l'île de Méroé avant de se
jeter dans le Nil, qui est évidemment le _Bahr-el-Abyad_, ou rivière
Blanche des modernes. Cette dernière descend des montagnes de _Dyre_ et
_Tegla_, qui paraissent faire partie des montagnes de la Lune, appelées
par les Arabes _Djebel-al-Qamar_. C'est en effet le _vrai Nil_, quoi
qu'en aient dit les jésuites portugais et Bruce. On a maintenant toute
raison de croire, d'après quelques récits des Arabes, qu'il existe une
communication entre cette rivière et le Niger ou Joliba (_Annales des
Voyages_, tom. XVIII, p. 342).

La source que décrit ici Rollin est celle de l'Abawi, que les jésuites
ont pris pour le Nil, de même que Bruce, qui n'était pas fâché de passer
pour avoir fait le premier cette prétendue découverte.--L.]

_Cataractes du Nil._

On appelle ainsi quelques endroits où le Nil fait des chutes, et tombe
de dessus des rochers escarpés. Ce fleuve[53], qui d'abord coulait
paisiblement dans les vastes solitudes de l'Éthiopie, avant que d'entrer
en Égypte, passe par les cataractes. Alors devenu tout d'un coup, contre
sa nature, furieux et écumant, dans ces lieux où il est resserré et
arrêté, après avoir enfin surmonté les obstacles qu'il rencontre, il se
précipite du haut des rochers en bas, avec un tel bruit, qu'on l'entend
à trois lieues de là.

[Note 53: «Excipiunt eum (Nilum) cataractæ, nobilis insigni
spectaculo locus.... Illic excitatis primùm aquis, quas sine tumultu
leni alveo duxerat, violentus et torrens per malignos transitus
prosilit, dissimilis sibî.... tandemque eluctatus obstantia, in vastam
altitudinem subitò destitutus cadit, cum ingenti circumjacentium.
regionum strepitu, quem perferre gens ibi a Persis collocata non potuit,
obtusis assiduo fragore auribus et ob hoc sedibus ad quietiora
translatis. Inter miracula fluminis incredibilem incolarum audaciam
accepi. Bini parvula navigia conscendunt, quorum alter navem regit,
alter exhaurit. Deindè multùm inter rapidam insaniam Nili et reciprocos
fluctus volutati, tandem tenuissimos canales tenent, per quos angusta
rupium effugiunt: et cum toto flumine effusi, navigium ruens manu
temperant, magnoque spectantium metu in caput nixi, quum jam
adploraveris, mersosque atque obrutos tantâ mole credideris, longè ab eo
in quem ceciderant loco navigant, torrenti modo missi. Nec mergit cadens
unda, sed planis aquis tradit.» SENEC. _Nat. Quæst._ lib. IV, cap. 2
[4].

= Ce passage de Sénèque se sent de l'exagération que tous les anciens
ont mise dans la description des cataractes du Nil. Celles de la Nubie
méritent ce nom; mais les cataractes qu'on voit au-dessus d'Éléphantine
ne sont que des _rapides_, dont la hauteur, dans les basses eaux,
n'excède pas quatre ou cinq pieds. Au reste, ce que Sénèque raconte de
la hardiesse des naturels prouve assez que cette prétendue cataracte
n'est pas aussi effrayante qu'il le fait entendre. Un Anglais, qui
voulut tenter, il y a quelques années, une pareille entreprise à la
cataracte du Rhin, n'en est point revenu. Le dernier éditeur de Sénèque,
M. Ruhkopf, doute de la réalité du trait, parce que Sénèque ne le
rapporte que sur ouï-dire; il ne s'est pas souvenu que Strabon, témoin
oculaire, en parle comme d'un divertissement que les gens du pays
donnaient aux gouverneurs, quand ils poussaient leur inspection jusqu'à
Syène (STRAB. XVII, p. 818).

Du reste, les expressions de Sénèque, _illic excitatis primùm aquis,
quas sine tumultu leni alvea duxerat_, prouvent que cet auteur n'avait
point entendu parler des cataractes du Nil en Nubie: cependant Diodore
de Sicile les connaissait (DIOD. SIC. I, § 32, fin.), ainsi qu'Aristide,
qui en portait le nombre à trente-six, d'après le témoignage d'un
Éthiopien (ARISTID. _in Ægyptio_, tom. III, p. 581, edit. Canter.)--L.]

Des gens du pays, accoutumés par un long exercice à ce petit manége,
donnent ici aux passants un spectacle plus effrayant encore que
divertissant. Ils se mettent deux dans une petite barque, l'un pour la
conduire, l'autre pour vider l'eau qui y entre. Après avoir longtemps
essuyé la violence des flots agités, en conduisant toujours avec adresse
leur petite barque, ils se laissent entraîner par l'impétuosité du
torrent, qui les pousse comme un trait. Le spectateur tremblant croit
qu'ils vont être abymés dans le précipice où ils se jettent. Mais le
Nil, rendu à son cours naturel, les remontre sur ses eaux tranquilles et
paisibles. C'est Sénèque qui fait ce récit, et les voyageurs modernes en
parlent de même.

_Causes du débordement._

[Marge: Herod. l. 2, cap. 19-27. Diod. lib. 1, pag. 35-39. Senec. Nat.
Quæst. l. 4, cap. 1 et 2.] Les anciens ont imaginé plusieurs raisons
subtiles du grand accroissement du Nil, que l'on peut voir dans
Hérodote, Diodore de Sicile, et Sénèque. Ce n'est plus maintenant une
matière de problème, et l'on convient presque généralement que le
débordement du Nil vient des grandes pluies qui tombent dans l'Éthiopie,
d'où ce fleuve tire sa source. Ces pluies le font tellement grossir, que
l'Éthiopie, et ensuite l'Égypte, en sont inondées, et que ce qui n'était
d'abord qu'une grosse rivière devient comme une petite mer, et couvre
toutes les campagnes.

[Marge: Lib. 17, pag. 789.] Strabon remarque que les anciens[54] avaient
seulement conjecturé que le débordement du Nil était causé par les
pluies qui tombent abondamment dans l'Éthiopie; et il ajoute que
plusieurs voyageurs s'en sont assurés depuis par leurs propres yeux,
Ptolémée Philadelphe, qui était fort curieux pour tout ce qui regarde
les arts et les sciences, ayant envoyé exprès sur les lieux d'habiles
gens pour examiner ce qui en était, et pour constater la cause d'un fait
si singulier et si considérable.

[Note 54: Par ces anciens, Strabon paraît entendre Eudoxe, Aristote
(EUSTATH _ad Odyss._, p. 1505, l. 18) et Callisthène (STRAB. XVII, p.
790).--L.]

_Temps et durée du débordement._

[Marge: Herod. l. 2, cap. 19. Diod. lib. 1 pag. 32.] Hérodote, et après
lui Diodore de Sicile, et plusieurs autres, marquent que le Nil commence
à croître en Égypte au solstice d'été, c'est-à-dire vers la fin de juin,
et continue d'augmenter jusqu'à la fin de septembre, vers lequel temps
environ il s'arrête, et va toujours depuis en diminuant pendant les mois
d'octobre et de novembre, après quoi il rentre dans son lit, et reprend
son cours ordinaire. Ce calcul, à peu de chose près, est conforme à ce
qu'on lit sur ce sujet dans toutes les relations des modernes, et il est
fondé en effet sur la cause naturelle du débordement, savoir les pluies
qui tombent dans l'Éthiopie. Or, selon le témoignage constant de ceux
qui ont été sur les lieux, ces pluies commencent à y tomber au mois
d'avril, et continuent pendant cinq mois jusqu'à la fin d'août et au
commencement de septembre. La crue du Nil en Égypte doit donc
naturellement commencer trois semaines ou un mois après que les pluies
ont commencé en Abyssinie; et aussi les relations des voyageurs
marquent-elles que le Nil commence à croître dans le mois de mai, mais
d'une manière peu sensible d'abord, en sorte apparemment qu'il ne sort
point encore de son lit. L'inondation marquée n'arrive que vers la fin
de juin, et dure les trois mois suivants, comme Hérodote le dit.

Je dois avertir ceux qui consultent les originaux, d'une contradiction
qui se rencontre ici entre Hérodote et Diodore d'un côté, et de l'autre,
Strabon, Pline et Solin. Ces derniers abrégent de beaucoup la durée de
l'inondation, et supposent que le Nil laisse les terres libres après
l'espace de trois mois ou de cent jours. Et ce qui augmente la
difficulté, c'est que Pline semble appuyer son sentiment sur l'autorité
d'Hérodote: _in totum autem revocatur (Nilus) intra ripas in Librâ, ut
tradit Herodotus, centesimo die_. Je laisse aux savants le soin de
concilier cette contradiction[55].

[Note 55: Je ne vois nulle contradiction entre ces auteurs: il me
paraît que Rollin ne s'est point assez pénétré du sens de leurs textes.
Strabon n'a parlé que du temps employé par le Nil à rentrer dans son
lit.

Hérodote dit: «Le Nil commence à grossir à partir du solstice d'été, et
continue ainsi durant cent jours.» C'est à-peu-près ce qu'on lit dans
Diodore de Sicile: «Le Nil commence à croître au solstice d'été, et
s'arrête à l'équinoxe d'automne (I, § 36).» Sénèque dit la même chose,
excepté que, selon lui, l'inondation se prolonge au-delà de l'équinoxe:
«At Nilus ante ortum Caniculæ augetur mediis æstibus, ultra æquinoctium»
(_Quæst. Natur._ IV, II, I). Cela est plus conforme à ce que dit
Hérodote, et à ce que les voyageurs ont observé: car la crue s'étend
assez ordinairement jusqu'au 30 septembre, et même jusqu'au 3 ou 4
octobre.

Voilà pour la crue du Nil. Quant à sa décroissance, Hérodote ajoute: «Il
rétrograde et rentre tout-à-fait dans son lit, après le même nombre de
jours.» Πελάσας δ' ἐς τὸν ἀριθμὸν τουτέων τὥν ἡμερέων, ὀπίσω ἀπέρχεται
ἀπολείπων τὸ ῥέεθρον. Car c'est là le vrai sens de ce passage entrevu
par Laurent Valla et Wesseling, et que M. Larcher n'a point saisi,
s'étant trompé sur le sens de πελάσας (SCHWEIGH. _ad h. loc. Herod._).
Hérodote veut dire que le Nil _ayant mis cent jours à croître, met cent
autres jours à rentrer tout-à-fait dans son lit_. Nous lisons la même
chose dans Strabon: «Le Nil (parvenu à sa plus grande hauteur) reste
stationnaire pendant plus de 40 jours de l'été; puis il baisse
peu-à-peu, comme il s'était élevé; et 60 jours après, le sol est
entièrement découvert, et même séché (lib. XVII, pag. 789).» Il s'écoule
donc _cent_ jours, comme dit Hérodote, entre le point de la plus grande
hauteur et celui où le fleuve rentre dans son lit. Diodore de Sicile (I,
§ 36), et Aristide (tom. II, pag. 338), mettent la même égalité dans la
durée de la crue et de la décroissance. Enfin Pline lui-même, au milieu
de quelques erreurs légères, finit par dire, d'après Hérodote, qu'_au
bout du centième jour, le Nil est rentré dans son lit_; c'est le sens du
passage cité par Rollin: la seule difficulté est dans les mots _in
Libra_, qui ne sont point dans Hérodote, et qui d'ailleurs sont une
grave erreur: car, le Nil croissant jusqu'après l'équinoxe,
c'est-à-dire, jusqu'au temps où le soleil entre dans la Balance;
lorsqu'il est rentré dans son lit, _cent jours après_, le soleil doit se
trouver dans le signe du Capricorne. L'erreur de Pline consiste donc en
ce que, citant le témoignage d'Hérodote, il a ajouté mal-à-propos _in
Librâ_: puisque ce signe correspond _au commencement_, et non à la _fin_
de la _décroissance_ des eaux du Nil. Ou l'auteur lui-même a fait la
faute par précipitation, ce qui lui arrive souvent; ou les mots _in
Librâ_ sont une note marginale qui a passé dans le texte. La première
supposition est plus probable, attendu que ces mots se trouvent dans
tous les manuscrits de Pline, dans Solin, qui a copié cet auteur, et
dans un passage de l'Irlandais Dicuil, qui écrivait au neuvième siècle.

A cette difficulté près, qui me paraît nulle au fond, les textes anciens
d'Hérodote, de Strabon, de Diodore, d'Aristide, de Pline, s'accordent,
sans exception, sur la durée de l'inondation du Nil.

Je remarquerai, dans tous les cas, que les crues présentent de grandes
différences entre elles. Ainsi, par exemple, celle de 1799 s'éleva à la
plus grande hauteur le 23 septembre; et celle de 1800 n'y parvint que le
4 oct. (GIRARD, _sur l'exhaussement de la vallée du Nil_, p. 10.)--L.]

_Mesure du débordement._

La juste grandeur[56] du débordement, selon Pline, est de seize coudées.
Quand il n'y en a que douze ou treize, on est menacé de famine; et quand
l'inondation passe les seize, elle devient dangereuse. Il faut se
souvenir [Marge: Juli. ep. 50.] qu'une coudée est un pied et demi.
L'empereur Julien marque, dans une lettre à Ecdice, préfet d'Égypte, que
la hauteur du débordement du Nil s'était trouvée de quinze coudées le 20
septembre (en 362). Les anciens ne conviennent point entièrement sur la
mesure du débordement, ni entre eux, ni avec les modernes: mais la
différence n'est pas fort considérable, et elle peut venir 1º de celle
des mesures anciennes et modernes, qu'il est difficile d'évaluer sur un
pied fixe et certain; 2º du peu d'exactitude des observateurs et des
historiens; 3º de la différence réelle de la crue du Nil, qui était
moins grande lorsqu'on approchait de la mer[57].

[Note 56: «Justum incrementum est cubitorum XVI. Minores aquæ non
omnia rigant: ampliores detinent tardiùs recedendo. Hæ serendi tempora
absumunt solo madente: illæ non dant sitiente. Utrumque reputat
provincia. In duodecim cubitis famem sentit, in tredecim etiamnum
esurit: quatuordecim cubita hilaritatem afferunt, quindecim securitatem,
sexdecim delicias.» (Lib. v, c. 9.)

= Ce passage (de même que celui d'Hérodote) s'applique sans doute à
l'Égypte moyenne. Les 16 coudées, d'après le module du nilomètre
d'Éléphantine,

     valent                   8 met.  432
     15 coudées               7       905
     14                       7       378
     13                       6       851
     12                       6       324

En 1779, la crue fut au

     Caire, de                7       961
     En 1800, seulement de    6       857
     Donc le terme moyen est  7       419.

Il est digne de remarque que cette quantité est égale à celle de 14
coudées, que Pline semble donner comme la crue moyenne. Ce fait, et
d'autres qu'on pourrait citer, prouvent que rien n'est changé en Égypte
relativement aux inondations du Nil, depuis les plus anciens temps. Le
sol de l'Égypte s'est élevé graduellement; mais, comme le lit du fleuve
s'est élevé dans la même proportion, le rapport entre le niveau des
basses eaux et celui des hautes est resté à-peu-près le même.--L.]

[Note 57: Nous lisons dans Plutarque (_de Isid. et Osirid._, pag.
368, B), et dans Aristide (tom. II, pag. 361, éd. Gebb.), que
l'inondation était de 28 coudées (grecques) à Éléphantine, de 21 à
Coptos, de 14 à Memphis, de 7 à Mendès.--L.]

[Marge: Diod. lib. 1, pag. 35.] Comme la richesse de l'Égypte dépendait
des débordements du Nil, on en avait étudié avec soin toutes les
circonstances et les différents degrés de ses accroissements; et par une
longue suite d'observations régulières qu'on avait faites pendant
plusieurs années, l'inondation même faisait connaître quelle devait être
la récolte de l'année suivante. Les rois avaient fait placer à Memphis
une mesure où ces différents accroissements étaient marqués; [Marge:
Lib. 17, pag. 817.] et de là on en donnait avis à tout le reste de
l'Égypte, qui par ce moyen était avertie de ce qu'elle avait à craindre
ou à espérer pour la moisson. Strabon parle d'un puits bâti sur le bord
du Nil, près de la ville de Syène, pour le même usage[58].

[Note 58: Ce nilomètre est placé par Strabon dans l'île
d'Éléphantine. Il subsiste encore. On a trouvé sur les parois l'échelle
métrique qui indiquait en coudées la hauteur des eaux. C'est le module
de cette coudée dont je me sers pour l'évaluation des mesures
égyptiennes.--L.]

Encore aujourd'hui au grand Caire la même coutume s'observe. Il y a dans
la cour d'une mosquée une colonne où l'on marque les degrés de
l'accroissement du Nil, et chaque jour des crieurs publics annoncent
dans tous les quartiers de la ville de combien il est cru[59]. Le tribut
que l'on paie au grand-seigneur pour les terres est réglé sur
l'inondation. Le jour qu'elle est parvenue à un certain degré, il se
fait dans la ville une fête extraordinaire, accompagnée de festins, de
feux d'artifice, et de toutes les marques publiques de réjouissance; et,
dans les temps les plus reculés, l'inondation du Nil a toujours causé
une joie universelle dans toute l'Égypte, dont elle faisait le bonheur.

[Note 59: Il s'agit ici du _Mékyaz_, situé à l'extrémité méridionale
de l'île de Roudah, vis-à-vis le Caire. Ce nilomètre fut construit, vers
847 de notre ère, par le calife El-Mozouatel. La pièce principale
consiste en une colonne de marbre blanc, érigée au milieu d'un réservoir
quadrangulaire qui communique par un canal avec le Nil. Cette colonne
est divisée, depuis sa base jusqu'à son chapiteau, en seize coudées de
24 doigts, ayant chacune 0 mètre 541 millimèt. de longueur.--L.]

[Marge: Socrat. l. 1, cap. 18. Sozam. l. 5, cap. 3.] Les païens
attribuaient à leur dieu Sérapis l'inondation du Nil; et la colonne qui
servait à en marquer l'accroissement était gardée religieusement dans le
temple de cette idole. L'empereur Constantin l'ayant fait transporter
dans l'église d'Alexandrie, ils publièrent que le Nil ne monterait plus,
à cause de la colère de Sérapis; mais il déborda et s'accrut à
l'ordinaire les années suivantes. Julien-l'Apostat, protecteur zélé de
l'idolâtrie, fit remettre cette colonne dans le même temple, d'où elle
fut encore retirée par l'ordre de Théodose.

_Canaux du Nil. Pompes._

La providence divine, en donnant un fleuve si bienfaisant à l'Égypte,
n'a pas prétendu que ses habitants demeurassent oisifs, ni qu'ils
profitassent d'une si grande faveur sans se donner aucune peine. On
comprend sans peine que, le Nil ne pouvant pas de lui-même couvrir
toutes les campagnes, il a fallu faire de grands travaux pour faciliter
l'inondation des terres, et pratiquer une infinité de canaux pour porter
les eaux de tous côtés. Les villages, qui sont en fort grand nombre sur
les bords du Nil, dans des lieux élevés, ont chacun des canaux qu'on
ouvre à propos pour faire couler l'eau dans la campagne. Les villages
plus éloignés en ont ménagé d'autres jusqu'aux extrémités de ce royaume.
Ainsi les eaux sont conduites successivement dans les lieux les plus
reculés. Il n'est pas permis de couper les tranchées pour y recevoir les
eaux, jusqu'à ce que le fleuve soit à une certaine hauteur, ni de les
ouvrir toutes ensemble, parce qu'il y aurait en ce cas-là des terres qui
seraient trop inondées, et d'autres qui ne le seraient pas assez. On
commence par les ouvrir dans la haute Égypte, ensuite dans la basse, et
cela suivant un tarif dont on observe exactement toutes les mesures. Par
ce moyen, on ménage l'eau avec tant de précaution, qu'elle se répand
dans toutes les terres. Les pays que le Nil inonde sont si vastes et si
profonds, et le nombre des canaux si grand, que de toutes les eaux qui
entrent en Égypte aux mois de juin, de juillet et d'août, on croit qu'il
n'en arrive pas la dixième partie dans la mer[60].

[Note 60: Pour bien entendre le système d'irrigation de l'Égypte, il
faut remarquer que ces canaux sont dérivés de différents points du Nil,
sur l'une et l'autre de ses rives, et qu'ils en portent les eaux
jusqu'au pied des collines qui séparent la vallée de l'Égypte, du
désert: de distance en distance, à partir de cette limite, chaque canal
d'irrigation est barré par des digues transversales qui coupent
obliquement la vallée, en s'appuyant sur le fleuve. Les eaux que le
canal conduit contre l'une de ces digues s'élèvent jusqu'à ce qu'elles
aient atteint le niveau du Nil, au point d'où elles ont été tirées.
Ainsi tout l'espace compris, dans la vallée, entre la prise d'eau et la
digue transversale, forme, pendant l'inondation, un étang plus ou moins
étendu. Lorsque cet espace est suffisamment submergé, on ouvre la digue
contre laquelle l'inondation s'appuie: les eaux se déversent alors dans
le prolongement du canal au-dessous de cette digue; et elles sont
arrêtées à quelque distance par un second barrage, contre lequel elles
sont obligées de s'élever de nouveau pour inonder l'espace renfermé
entre cette digue et la première.

La vallée de l'Égypte présente donc, lors de l'inondation, une suite de
petits lacs disposés par échelons les uns au-dessous des autres, de
manière que la pente du fleuve, entre deux points donnés, se trouve, sur
les deux rives, distribuée par gradins. (GIRARD, _sur l'exhaussement du
sol de l'Égypte_, pag. 10.)]

[Marge: Lib. i, p. 30, et lib. 5. pag. 313. [cf. Vitruv., x. 11; Philon.
_Jud._ p. 325; D. Strab. 17, p. 807-819.]] Mais comme, malgré tous ces
canaux, il reste encore bien des terres dans des lieux élevés, qui ne
peuvent point avoir part à l'inondation du Nil, on y a pourvu par le
moyen des pompes en forme de vis, qu'on fait tourner par des bœufs pour
faire entrer l'eau dans des tuyaux qui la conduisent dans ces terres.
Diodore parle d'une pareille machine, inventée par Archimède dans le
voyage qu'il fit en Égypte, et qu'on appelle _cochlia ægyptia_.

_Fécondité causée par le Nil._

Il n'y a point de pays dans le monde où la terre soit plus féconde qu'en
Égypte; et c'est au Nil qu'elle doit sa fécondité[61]. Car, au lieu que
les autres fleuves emportent le suc des terres et les épuisent en les
inondant, celui-ci, au contraire, par un heureux limon qu'il traîne avec
lui, les engraisse et les fertilise de telle sorte, qu'il suffit pour
réparer les forces que la moisson précédente leur a fait perdre. Le
laboureur, dans ce pays-là, ne se fatigue point à tracer avec le soc de
la charrue de pénibles sillons, ni à rompre les mottes de terre. Dès que
le Nil est retiré, il n'a qu'à retourner la terre, en y mêlant un peu de
sable pour en diminuer la force; après quoi il la sème sans peine, et
presque sans frais. Deux mois après, elle est couverte de toutes sortes
de grains et de légumes. On sème ordinairement dans les mois d'octobre
et de novembre, à mesure que les eaux se sont écoulées, et on fait la
moisson dans les mois de mars et d'avril.

[Note 61: «Quum cæteri amnes abluant terras et eviscerent, Nilus
adeò nihil exedit, nec abradit, ut contrà adjiciat vires.... Ita juvat
agros duabus ex causis, et quòd inundat, et quòd oblimat.» SENEC. _Nat.
Quæst._, l. 4, c. 2 [§ 10].]

Une même terre porte dans une même année trois ou quatre sortes de
fruits différents. On y sème des laitues et des concombres, ensuite du
blé; et, après la moisson, différents légumes qui sont particuliers à
l'Égypte. Comme la chaleur du soleil y est extrême, et la pluie
très-rare, on conçoit aisément que l'humidité de la terre serait bientôt
desséchée, les grains et les légumes brûlés par une ardeur si vive, sans
le secours des canaux et des réservoirs dont l'Égypte est toute remplie,
et qui, par les saignées et les coupures que l'on a eu soin d'y faire,
fournissent abondamment de quoi humecter et rafraîchir les campagnes et
les jardins.

Le Nil ne contribue pas moins à la nourriture des bestiaux, qui sont une
autre source de richesses pour l'Égypte. On commence à les mettre au
vert au mois de novembre, ce qui dure jusqu'à la fin de mars. On ne peut
exprimer combien les pâturages sont abondants, et combien les troupeaux,
à qui la douceur de l'air permet d'y demeurer nuit et jour,
s'engraissent en peu de temps. Pendant l'inondation du Nil, on leur
donne du foin, de la paille hachée, de l'orge, des fèves: c'est là leur
nourriture ordinaire.

[Marge: Tome 2.] On ne peut s'empêcher, dit Corneille Le Bruyn dans ses
Voyages, de remarquer ici l'admirable conduite de Dieu, qui envoie dans
un temps précis des pluies dans l'Éthiopie, afin d'humecter l'Égypte, où
il ne pleut presque point, et qui, par ce moyen, du terrain le plus sec
et le plus sablonneux, en fait le pays le plus gras et le plus fertile
qu'il y ait dans l'univers.

Une autre chose qu'on doit encore ici remarquer, c'est que, selon le
témoignage des habitants, au commencement de juin et les quatre mois
suivants, les vents du nord-est soufflent régulièrement[62], afin de
repousser l'eau, qui s'écoulerait trop tôt, et pour l'empêcher de se
décharger dans la mer, dont ils lui ferment pour ainsi dire l'entrée.
Les anciens n'ont pas omis cette circonstance.

[Note 62: C'est ce que les anciens appelaient les vents _étésiens_
ou _annuels_. Thalès croyait même que ces vents, qui soufflaient en sens
inverse du courant du Nil, étaient la seule cause de l'inondation.
(DIOD. SIC. I, § 38; DIOGEN. LAERT. I, § 37; SENEC., _Quæst. Nat._ IV,
2, § 21.)--L.]

[Marge: Multiformis sapientia. Eph. 3, 10.] La même Providence, riche et
inépuisable en ressources et en merveilles, qu'elle sait varier à
l'infini, éclatait d'une manière toute différente dans la Palestine, en
la rendant extrêmement fertile, non par les pluies qui tombent pendant
le cours de l'année, comme cela est ordinaire ailleurs; non par une
inondation particulière, comme celle du Nil en Égypte; mais par des
pluies fixes, qu'elle envoyait régulièrement aux deux saisons quand son
peuple lui était fidèle, afin de lui faire mieux sentir la dépendance
continuelle où il était de son maître. C'est Dieu lui-même qui lui
commande[Marge: Deuter. 11, 10-13.] par la bouche de Moïse de faire
cette réflexion: «La terre dont vous allez prendre possession n'est pas
comme la terre d'Égypte d'où vous êtes sortis, où, après que l'on a jeté
la semence, on fait venir l'eau par des canaux pour l'arroser, comme on
fait dans les jardins: mais c'est une terre de montagnes et de plaines,
qui attend les pluies du ciel, que le Seigneur votre Dieu regarde
toujours, et sur laquelle il tient ses yeux arrêtés depuis le
commencement de l'année jusqu'à la fin.» Après cela Dieu s'engage de
donner à ce peuple, tant qu'il lui sera fidèle, la pluie des deux
saisons, _temporaneam et serotinam_: la première dans l'automne,
nécessaire pour faire lever les blés; la seconde dans le printemps et
l'été, nécessaire pour les faire croître et mûrir.

_Double spectacle causé par le Nil._

Rien n'est si beau à voir que l'Égypte dans deux saisons de l'année[63];
car, si l'on monte sur quelque montagne, ou sur les grandes pyramides du
Caire, vers les mois de juillet et d'août, on voit une vaste mer, sur
laquelle il s'élève une infinité de villes et de villages, avec
plusieurs chaussées qui conduisent d'un lieu à un autre; le tout
entre-mêlé de bosquets et d'arbres fruitiers dont on ne voit que les
têtes, ce qui fait un coup-d'œil charmant. Cette perspective est bornée
par des montagnes et des bois qui, dans l'éloignement, terminent le plus
agréable horizon qu'on puisse voir. En hiver, au contraire, c'est-à-dire
vers les mois de janvier et de février, toute la campagne ressemble à
une belle prairie, dont la verdure émaillée de fleurs charme les yeux.
On voit de tous côtés des troupeaux répandus dans la plaine, avec une
infinité de laboureurs et de jardiniers. L'air est alors embaumé par la
grande quantité de fleurs que fournissent les orangers, les citronniers,
et les autres arbres; et il est si pur, qu'on n'en saurait respirer ni
de plus sain, ni de plus agréable: en sorte que la nature, qui est alors
comme morte dans un grand nombre de climats, semble presque n'avoir de
vie que pour un séjour si charmant.

[Note 63: «Illa faciès pulcherrima est, quum jam se in agros Nilus
ingessit. Latent campi, opertæque sunt valles: oppida insularum modo
exstant. Nullum in mediterraneis, nisi per navigia, commercium est:
majorque est lætitia in gentibus, quò minus terrarum suarum vident.»
(SENEC., _Natur. Quæstion._, lit. 4, cap. 2 § 11).]

_Canal de communication entre les deux mers par le Nil._

[Marge: Herod. l. 2, cap. 158. Strab. l. 17, pag. 804. Plin. lib. 16,
cap. 29. Diod. lib. 1, pag. 29.] Le canal qui faisait la communication
des deux mers, savoir de la mer Rouge et de la Méditerranée, doit
trouver ici sa place, et n'est pas un des moindres avantages que le Nil
procurait à l'Égypte. Sésostris, ou, selon d'autres, Psammitichus, fut
le premier qui en forma le dessein, et qui commença l'ouvrage[64].
Néchao, successeur du dernier, y employa des sommes immenses et un grand
nombre de troupes. On dit que plus de six-vingt mille Égyptiens périrent
dans cette entreprise. Il l'abandonna, effrayé par un oracle qui lui
avait répondu que c'était ouvrir aux étrangers un chemin dans l'Égypte.
L'entreprise fut recommencée par Darius, premier de ce nom; mais il la
quitta aussi, parce qu'on lui dit que la mer Rouge, étant plus haute que
l'Égypte, inonderait tout le pays[65]. Enfin elle fut achevée sous les
Ptolémées, qui, par le moyen des écluses, tenaient le canal ouvert ou
fermé selon leurs besoins. Il commençait assez près du Delta[66], vers
la ville de Bubaste. Il avait de largeur cent coudées[67], c'est-à-dire
vingt-cinq toises, de sorte que deux bâtiments pouvaient y passer à
l'aise; de profondeur, autant qu'il en faut pour porter les plus grands
vaisseaux[68]; et de longueur, plus de mille stades, c'est-à-dire plus
de cinquante lieues[69]. Ce canal était d'une grande utilité pour le
commerce. Aujourd'hui il est presque entièrement comblé, et à peine en
reste-t-il quelque vestige[70].

[Note 64: Je ne crois pas qu'aucun auteur dise que Psammitichus ait
commencé ce canal. Cette erreur légère de Rollin me paraît tenir à une
fausse traduction de ce passage de Strabon: οἱ δὲ ὑπὸ τοῦ Ψαμμιτίχου
παιδός que les versions latines rendent par _a Psammiticho filio_,
tandis que le sens est _a Psammitichi filio_ (par le fils de
Psammitique), ce qui désigne _Nécheo_, fils et successeur de
_Psammitichus_.

Quant à Sésostris, Strabon dit en effet que ce prince eut la première
idée du canal; mais c'est dans un endroit différent de celui que Rollin
a cité: c'est au livre premier (pag. 38), et Strabon n'a fait que copier
Aristote (_Meteorol._ I, c. 14.)--L.]

[Note 65: Les travaux des modernes prouvent que cette opinion des
anciens était bien fondée. Il résulte des opérations de nivellement
faites par les ingénieurs français entre le fond de la mer Rouge et la
Méditerranée, à Péluse, que la différence de niveau des deux mers peut
aller à 30 pieds 6 pouces (9 mètres 907). Le niveau des hautes eaux du
Nil, au Caire, surpasse celui des hautes eaux de la mer Rouge, de 9
pieds 1 pouce; et celui des basses eaux, de 14 pieds 7 pouces: mais le
niveau des basses eaux du Nil est surpassé de 8 pieds 6 pouces par les
basses eaux de la mer Rouge, et de 14 pieds 2 pouces par les hautes eaux
de cette mer.

C'est cette différence de niveau qui rendit nécessaire l'établissement
d'une espèce de sas fermé par des écluses, à l'embouchure du canal dans
la mer Rouge.--L.]

[Note 66: Il commençait au Delta même; puisque Bubaste, dont les
ruines subsistent encore à Tell-Bastah, était située sur la branche
Pélusiaque, à environ 50,000 mètres au-dessous du sommet du Delta.

Ce canal suivait la vallée de l'Ouadi, et allait aboutir à un bassin,
appelé parles anciens _lacs amers_ (VI, 29; STRAB. XVII, p. 804); de ce
bassin, il se prolongeait jusqu'à _Clysma_ ou _Clisma_, lieu situé sur
la mer Rouge, près d'Héroopolis, et dont le nom me semble venir du mot
Κλεῖσμα, qui a pu désigner le barrage fermant le canal à son
extrémité.--L.]

[Note 67: 52 mètres 70 centimètres.--L.]

[Note 68: L'expression est un peu forte. Il y a dans Strabon
μυριοφόρος ναῦς, ce qui signifie un _vaisseau de charge_ et rien de
plus.--L.]

[Note 69: La longueur totale du canal, depuis Bubaste jusqu'à la mer
Rouge, était d'environ 80 milles géographiques, ou 27 lieues.

La longueur de _mille stades_, donnée par Rollin, est une erreur fondée
sur ce qu'il applique au canal la mesure de l'intervalle qui sépare les
deux mers entre Péluse et Héroopolis; cet intervalle est en effet de
1000 stades, selon Hérodote (II, § 158--IV, § 41), Strabon (I, p. 35,
D), et Pline (V, c. 11.)--L.]

[Note 70: L'utilité de ce canal fixa l'attention des Romains; il fut
réparé par Adrien: j'ai prouvé ailleurs (_Rech. sur Dicuil_, pag. 12),
qu'il était encore navigable vers l'an 500 de notre ère. Les Arabes,
sous le calife Omar, le réparèrent en 640; il servit à la navigation
jusqu'en 767, époque à laquelle le calife Abou-Giafar-Almanzor le fit
définitivement combler, pour qu'on ne pût porter de secours aux révoltés
de la Mecque et de Médine.--L.]



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                            CHAPITRE III.

                            BASSE ÉGYPTE.

Il me reste à parler de la basse Égypte. Sa figure, qui ressemble à un
triangle ou à un (Δ) _delta_, lui a fait donner ce dernier nom, qui est
celui d'une lettre grecque. La basse Égypte forme une espèce d'île. Elle
commence à l'endroit où le Nil se divise en deux grands canaux, par
lesquels il va se jeter dans la mer Méditerranée. L'embouchure qui est à
droite s'appelle _Pélusienne_, l'autre _Canopique_, du nom des deux
villes dont elles sont voisines, _Pelusium_ et _Canopus_, appelées
maintenant Damiette et Rosette[71]. Entre ces deux grandes branches il y
en a cinq autres moins célèbres. Cette île est la partie de l'Égypte la
plus cultivée, la plus fertile et la plus riche. Ses principales villes
furent, dans les temps les plus reculés, Héliopolis[72], Héracléopolis,
Naucratis, Saïs, Tanis, Canope, Péluse; et, dans les temps postérieurs,
Alexandrie, Nicopolis, etc. Ce fut dans le pays de Tanis que les
Israëlites habitèrent[73].

[Note 71: Rosette et Damiette ne répondent point à _Canopus_ et à
_Pelusium_. _Canopus_ était situé à environ 3 lieues d'Alexandrie, et à
6 lieues de Rosette; _Pelusium_ était à plus de 16 lieues de Damiette.

La branche Pélusiaque est comblée; la Canopique l'est aussi dans la
partie septentrionale. La branche actuelle de Rosette répond à la
Bolbitine; la branche de Damiette, à la _Phatmitique_.

Les sept branches étaient, à partir, de l'Ouest, la _Canopique_, la
_Bolbitine_, la _Sébennytique_, la _Phatmitique_, la _Mendésienne_, la
_Tanitique_, la _Pélusiaque_.--L.]

[Note 72: Elle était située à la pointe, mais hors du Delta.--L.]

[Note 73: Il est au contraire à peu près reconnu que les Israëlites
habitèrent dans les vallées de l'Ouadi et de Sabah-Byar, vers l'isthme
de Suez.--L.]

[Marge: Plut. de Isid. pag. 354. [cf. Procl. in Tim. p. 30.]] Il y avait
dans Saïs un temple dédié à Minerve, qu'on croit être la même qu'Isis,
avec cette inscription: «Je suis tout ce qui a été, ce qui est, et ce
qui sera; et personne n'a encore percé le voile qui me couvre.»

[Marge: Strab. l. 7, pag. 805.] Héliopolis, c'est-à-dire ville du
soleil, fut ainsi appelée à cause d'un temple magnifique qui y était
dédié au soleil. [Marge: Herod. l. 2, cap. 73. Plin. l. 10, cap. 2.
Tacit. Ann. lib. 6, cap. 28.] Hérodote, et après lui d'autres auteurs,
racontent une chose qui se passait dans ce temple, et qui serait bien
merveilleuse si elle était vraie: c'est au sujet du _phénix_[74]. Cet
oiseau, si l'on en croit les anciens, est unique dans son espèce. Il
naît dans l'Arabie, et vit cinq ou six cents ans. Il est de la grandeur
d'un aigle. Il a la tête ornée et brillante d'un plumage exquis, les
plumes du cou dorées, les autres pourprées, la queue blanche, mêlée de
plumes incarnates, des yeux étincelants comme des étoiles. Lorsque,
chargé d'années, il voit sa fin approcher, il forme un nid de bois et de
gommes aromatiques, après quoi il meurt. De ses os et de sa moelle il
naît un ver, d'où il se forme un autre phénix. Son premier soin est de
rendre à son père les honneurs de la sépulture: pour cela il compose
comme une boule ou un œuf de quantité de parfums de myrrhe, du poids
qu'il se sent capable de porter, et il en fait souvent l'épreuve; puis
il le vide en partie, y dépose le corps de son père, et en ferme avec
soin l'entrée, qu'il enduit de myrrhe et d'autres parfums. Alors il
charge ses épaules de ce précieux fardeau, et va le brûler sur l'autel
du soleil dans la ville d'Héliopolis.

[Note 74: On peut voir tout ce que les anciens ont rapporté sur cet
oiseau fabuleux, dans un mémoire de M. Larcher (_Mémoires de l'Institut,
classe d'histoire_, tom. 1, pag. 166 et suiv.).--L.]

Hérodote et Tacite révoquent en doute quelques circonstances de ce fait,
mais semblent supposer que le fond en est vrai. Pline, au contraire, dès
le commencement du récit qu'il en fait, insinue assez clairement que le
tout lui paraît fabuleux; et c'est le sentiment de tous les modernes.

Cette vieille tradition, fondée sur une fausseté évidente, a pourtant
établi un usage commun dans presque toutes les langues, de donner le nom
de phénix à tout ce qui est singulier et rare dans son espèce: _rara
avis in terris_, dit Juvénal[75], en parlant de la difficulté de trouver
une femme accomplie en tout point. Et Sénèque en dit autant d'un homme
de bien[76].

[Note 75: Juvénal dit (Satyr. VI, 165): Rara avis in terris,
nigroque simillima cycno! sorte de proverbe qui n'a point de rapport
avec le Phénix.--L.]

[Note 76: «Vir bonus tam citò nec fieri potest, nec intelligi...
tanquam phœnix semel anno quingentesimo nascitur.» (Epist. 42.)]

Ce que l'on dit des cygnes, qu'ils ne chantent que quand ils sont près
de mourir, et qu'alors ils chantent fort mélodieusement, n'est fondé de
même que sur une erreur populaire[77], et cependant est employé
non-seulement, [Marge: Od. 3, l. 4. [ibi not. Mitscherlich.]] par les
poëtes, mais par les orateurs et même par les philosophes. _O mutis
quoque piscibus donatura cycni, si libeat, sonum_, dit Horace en
s'adressant à [Marge: Lib. 5, de Orat. n. 6.] Melpomène. Cicéron compare
l'admirable discours que fit Crassus dans le sénat, peu de jours avant
sa mort, à la voix mélodieuse d'un cygne mourant: [Marge: Lib. 1, Tusc.
Quæst. n. 73.] _illa tanquam cycnea fuit divini hominis vox et oratio_.
Et Socrate disait que les gens de bien devaient imiter les cygnes, qui,
sentant, par un instinct secret et une sorte de divination, l'avantage
qui se trouve dans la mort, meurent avec joie et en chantant:
_providentes quid in morte boni sit, cum cantu et voluptate moriuntur_.
J'ai cru que cette petite digression ne serait pas inutile pour les
jeunes gens. Je reviens à mon sujet.

[Note 77: Cette opinion est cependant fondée sur quelque chose de
réel. Les observations des modernes, et particulièrement de M. Mongez,
ont constaté que les Cygnes sauvages sont doués d'une espèce de chant;
ainsi les anciens ne se sont pas trompés en leur attribuant cette
faculté; ils ont erré seulement en l'attribuant à tous les cygnes sans
distinction, tandis qu'elle est particulière aux cygnes sauvages. (Voyez
Mongez, _Dictionnaire des Antiquités_, _art._ CYGNES, tom. 11, pag.
281.)--L.]

[Marge: Strab. l. 17, pag. 805.] C'est dans Héliopolis qu'un bœuf, sous
le nom de Mnévis, était honoré comme un dieu. Cambyse, roi des Perses,
exerça sur cette ville sa fureur sacrilège, brûlant les temples,
renversant les palais, et détruisant les plus rares monuments de
l'antiquité. On y voit encore quelques obélisques qui échappèrent à sa
fureur; et quelques autres en ont été transportés à Rome, dont ils font
encore l'ornement.

Alexandrie, bâtie par Alexandre-le-Grand, qui lui donna son nom, égala
presque la magnificence des anciennes villes d'Égypte. Elle est à quatre
journées du Caire. [Marge: Strab. l. 16, pag. 781.] C'est là
principalement que se faisait le commerce de l'Orient. On déchargeait
les marchandises dans une ville sur la côte occidentale de la mer Rouge,
nommée _Portus Muris_[78]; on les conduisait ensuite sur des chameaux à
une ville de la Thébaïde appelée _Coptos_; et on les voiturait enfin par
le Nil jusqu'à Alexandrie, où les marchands abordaient de toutes parts.

[Note 78: Μυὸς Ỏρμος. C'est le _Vieux-Cosseir_. La route de
Myos-Hormos à Coptos n'était que de 6 à 7 journées de chemin. Elle fit
négliger une route plus ancienne, tracée par Ptolémée Philadelphe, entre
Coptos et Bérénice (STRAB. XVII, p. 815), et qui était de 12 journées,
et de 258 milles ou environ 70 lieues. (VI, 23. Itiner. Anton, p. 173,
etc.)

_Coptos_ est à présent _Keft_.--L.]

On sait que le commerce de l'Orient a toujours enrichi ceux qui l'ont
exercé. Ce fut là la principale source des trésors incroyables que
Salomon amassa, et qui servirent à construire le magnifique temple de
Jérusalem. [Marge:2. Reg. 8, 14.] David, en subjuguant l'Idumée, était
devenu maître d'Elath et d'Asiongaber, deux villes situées sur le bord
oriental de la mer Rouge. [Marge: 3. Reg. 9, 26-28.] C'est de là que
Salomon envoya ses flottes vers Ophir et Tarsis, d'où elles revenaient
toujours chargées de richesses immenses. Ce commerce, après avoir été
quelque temps entre les mains des rois de Syrie, qui reconquirent
l'Idumée, passa en celles des Tyriens. [Marge: Strab. 1. 16, pag. 781.]
Ils faisaient venir par Rhinocolure, ville maritime située entre
l'Égypte et la Palestine, leurs marchandises à Tyr, d'où ils les
distribuaient dans tout l'Occident. Ce négoce enrichit extrêmement les
Tyriens sous les Perses, par la faveur et la protection desquels ils en
furent pleinement en possession. Mais, lorsque les Ptolémées se furent
rendus maîtres de l'Égypte, ils attirèrent bientôt ce trafic dans leur
royaume, en bâtissant Bérénice et d'autres ports sur la côte occidentale
de la mer Rouge qui appartenait à l'Égypte. Ils établirent leur
principale foire à Alexandrie, qui par là devint la ville la plus
marchande de l'univers. C'est par cette voie, savoir par la mer Rouge et
l'embouchure du Nil, que s'est fait pendant plusieurs siècles le
commerce des pays occidentaux avec la Perse, les Indes, l'Arabie et les
côtes orientales d'Afrique. Depuis environ deux cents ans qu'on a
découvert une route pour aller aux Indes en doublant le cap de
Bonne-Espérance, les Portugais sont devenus les maîtres de ce commerce,
qui maintenant est tombé presque entier entre les mains des Anglais et
des Hollandais. [Marge: I. Part. l. 1, Pag. 9.] C'est de M. Prideaux que
j'ai tiré cette histoire abrégée du commerce des Indes orientales depuis
Salomon jusqu'à notre temps.

[Marge: Strab. l. 17, pag. 791. Plin. l. 36, cap. 12.] Ce fut pour la
commodité du commerce que l'on bâtit, tout près d'Alexandrie, dans une
île appelée Pharos[79], une tour qui en porta aussi le nom. Au haut de
cette tour il y avait un fanal pour éclairer de nuit les vaisseaux qui
naviguaient sur les côtes, pleines d'écueils et de bancs de sable; et
elle a communiqué son nom à toutes les autres destinées au même usage:
Phare de Messine, etc. Le célèbre architecte Sostrate l'avait bâtie par
ordre de Ptolémée Philadelphe[80], qui y employa huit cents talents[81].
Elle était comptée au nombre des sept merveilles du monde. Par une[82]
erreur de fait, on a loué ce prince d'avoir permis qu'au lieu de son nom
l'architecte mît le sien dans l'inscription de cette tour. Elle est fort
courte et fort simple, selon le goût des anciens: _Sostratus Cnidius
Dexiphanis F. diis servatoribus, pro navigantibus_; c'est-à-dire:
_Sostrate le Cnidien, fils de Dexiphanes, aux dieux sauveurs, pour le
bien de ceux qui vont sur mer_. Il faudrait en effet que Ptolémée eût
fait bien peu de cas de cette sorte d'immortalité, dont ordinairement
les princes sont si avides, pour consentir que son nom n'entrât pas même
dans l'inscription d'un ouvrage si capable de l'immortaliser[83].
[Marge: De scrib. hist. p. 706.] Mais ce qu'on lit dans Lucien sur ce
sujet ôte à Ptolémée le mérite d'une modestie qui paraîtrait assez mal
placée. Cet auteur nous apprend que Sostrate, pour avoir seul chez la
postérité tout l'honneur de cet ouvrage, après avoir fait graver sur le
marbre même l'inscription sous son nom, la mit sous le nom du roi sur de
la chaux dont il enduisit le marbre. La suite des années fit bientôt
tomber la chaux, et, au lieu de procurer à l'architecte la gloire qu'il
s'était promise, ne servit qu'à manifester aux siècles futurs sa
criminelle supercherie et sa ridicule vanité.

[Note 79: Elle était jointe à la ville par une chaussée de 7 stades
de longueur, appelée _Heptastade_.--L.]

[Note 80: Cette tour, qu'Eusèbe (_Chron. ad Olymp._ CXXIV, an. 1) et
le Syncelle (_Chronograph._, pag. 272 fin.) attribuent à Ptolémée
Philadelphe, fut bâtie, selon Suidas, lorsque Pyrrhus monta sur le trône
d'Epire (Voce φάρος), ce qui répond à la 23e année de Ptolémée Soter: il
est vraisemblable en effet qu'elle fut construite par ce prince.--L.]

[Note 81: Huit cent mille écus. = Si ce sont des talents attiques,
800 talents représentent 4,440,000 francs.--L.

J'ai montré ailleurs, par plusieurs rapprochements et plusieurs calculs,
que cette tour devait avoir de 150 à 160 pieds de haut. (_Trad. de_
STRABON, pag. 332, 334.)--L.]

[Note 82: «Magno animo Ptolemæi regis, quòd in eâ permiserit
Sostrati Cnidii architecti structuræ nomen inscribi.» [XXXVI. 12. p.
739.]]

[Note 83: La manière dont l'inscription a été expliquée par
d'habiles critiques sert à rendre compte du fait, sans qu'on ait besoin
de recourir à l'historiette de Lucien. L'inscription portait en grec:
Σώσρατος Κνίδιος Δεξιψανοῦς Θεοῖς Σωτῆρσιν ὑπὲρ τῶν πλωἳζομένων. D'après
la remarque de Spanheim, appuyée sur les monuments (_Prœst. Numism._,
pag. 415, tom. 1), Ptolémée Soter et sa femme Bérénice étaient appelés
_les Dieux Sauveurs_, Θεοί Σωτῆρες. Il est donc probable que ce sont eux
que l'inscription a désignés par leur titre, plutôt que par leur nom. M.
Visconti croit même que le datif θεοῖς Σωτῆρσιν ne doit pas s'entendre
d'une dédicace, mais se rapporte à l'ordre de construire le monument:
dans cette idée, la tournure de l'inscription serait tout elliptique; et
l'on devrait suppléer à-peu-près ainsi les ellipses: Σώσρατος Κνίδιος
Δεξιψανοῦς [τοῦτον τὸν πύργον] θεοῖς Σωτῆρσιν [κατεσκέυασεν] ὑπὲρ τῶν
πλωἳζομένων, c'est-à-dire: «Sostrate de Cnide, fils de Dexiphanes, a
construit cette tour, par l'ordre des Dieux Sauveurs, pour le bien des
navigateurs.» D'après cette interprétation, il ne serait plus douteux
que le phare eût été construit par Ptolémée Soter.--L.]

Les richesses ne manquèrent pas, comme c'est l'ordinaire, d'introduire
dans cette ville le luxe et la licence; [Marge: Quint.] et les délices
d'Alexandrie passèrent en proverbe[84]. On y cultiva aussi beaucoup les
arts et les sciences: témoin ce superbe bâtiment surnommé Musée, où les
savants tenaient leurs assemblées, et où ils étaient entretenus aux
dépens du public; et cette fameuse bibliothèque que Ptolémée Philadelphe
augmenta considérablement, et que les princes ses successeurs firent
enfin monter au nombre de sept cent mille volumes. [Marge: Plut. In Cæs.
pag. 731. Senec. de tranq. anim. cap 9. [Dion. Cassius. XLII. § 38.]]
Dans la guerre qu'eut César avec ceux d'Alexandrie, un incendie consuma
une partie de cette bibliothèque, qui était placée dans le[85] Bruchium,
et qui contenait quatre cent mille volumes.

[Note 84: «Ne alexandrinis quidem permittenda deliciis.»

= Ce passage de Quintilien (_Institut. Orat._ I, 2) n'a pas tout-à-fait
le sens que lui donne Rollin: le mot _deliciæ_ ne signifie point
_délices_; il doit s'entendre des _pueri delicati quales domi habere
solebant divites Romani, Ægyptios maxime et Alexandrinos, qui jocis suis
heros demereri deberent_. V. la note de Burman et de Spalding sur
Quintilien. L'expression proverbiale, à laquelle Rollin fait allusion,
se retrouve plutôt dans le _Alexandrina vita atque licentia_ de Jules
César (_Bell. civ._ III, § 110).--L.]

[Note 85: C'était un quartier de la ville d'Alexandrie.]



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                           SECONDE PARTIE.

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               DES MOEURS ET COUTUMES DES ÉGYPTIENS.


L'Égypte a toujours été regardée parmi les anciens comme l'école la plus
renommée en matière de politique et de sagesse, et comme l'origine de la
plupart des arts et des sciences. Ses plus nobles travaux et son plus
bel art consistaient à former les hommes. La Grèce en était si
persuadée, que ses plus grands hommes, un Homère, un Pythagore, un
Platon, Lycurgue même et Solon, ces deux grands législateurs, et
beaucoup d'autres qu'il est inutile de nommer, allèrent exprès en Égypte
pour s'y perfectionner, et pour y puiser en tout genre d'érudition
[Marge: Act. 7, 22.] les plus rares connaissances. Dieu même lui a rendu
un glorieux témoignage, en louant Moïse «d'avoir été instruit dans toute
la sagesse des Égyptiens.»

Pour donner quelque idée des mœurs et des coutumes de l'Égypte, je
m'arrêterai principalement à ce qui regarde les rois et le gouvernement;
les prêtres et la religion; les soldats et la guerre; les sciences, les
arts et les métiers.

Je dois avertir le lecteur de n'être pas surpris s'il rencontre
quelquefois parmi les coutumes que je rapporte une espèce de
contradiction. Elle vient, ou de la différence des pays et des peuples,
qui ne suivaient pas toujours les mêmes usages, ou de la diversité des
sentiments de la part des historiens qui me servent de guides.



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                          CHAPITRE PREMIER.

            DE CE QUI REGARDE LES ROIS ET LE GOUVERNEMENT.

Les Égyptiens sont les premiers qui aient bien connu les règles du
gouvernement. Cette nation grave et sérieuse comprit d'abord que la
vraie fin de la politique est de rendre la vie commode et les peuples
heureux.

Le royaume était héréditaire; mais, selon Diodore, les rois ne se
conduisaient pas en Égypte comme il est [Marge: Diod. lib. 1 p. 63,
etc.] assez ordinaire dans les autres monarchies, où le prince ne
reconnaît d'autres règles de ses actions que sa volonté et son bon
plaisir. Ils étaient obligés plus que les autres à vivre selon les lois.
Ils en avaient de particulières qu'un roi avait digérées et qui
faisaient une partie de ce que les Égyptiens appelaient les livres
sacrés. Ainsi, une coutume ancienne ayant tout réglé, ils ne s'avisaient
pas de vivre autrement que leurs ancêtres.

Nul esclave[86], nul étranger n'était admis auprès du prince pour le
servir: cet important emploi n'était confié qu'aux personnes les plus
distinguées par leur naissance, et qu'à celles qui avaient reçu la plus
excellente éducation[87]; afin qu'ayant le privilège d'approcher jour et
nuit de sa personne, elles ne lui apprissent jamais rien d'indigne de la
majesté royale, et ne lui inspirassent que des sentiments nobles et
généreux; car, ajoute Diodore, il est rare que les rois se portent à des
excès vicieux, s'ils ne trouvent dans ceux qui les approchent des
approbateurs de leur dérèglement, et des ministres de leurs passions.

[Note 86: Le texte dit: _nul esclave acheté, ou né à la
maison_.--L.]

[Note 87: Le texte dit: _aux fils des prêtres les plus distingués:
ils devaient avoir dépassé 20 ans, et être les mieux élevés de tous ceux
de leur caste._--L.]

Les rois d'Égypte souffraient sans peine, non-seulement que la qualité
des viandes et la mesure du boire et du manger leur fussent marquées
(car c'était une chose ordinaire en Égypte, où tout le monde était
sobre, et où l'air du pays inspirait la frugalité), mais encore que
toutes leurs heures et presque toutes leurs actions fussent réglées par
la loi.

Dès le matin et au point du jour, lorsque l'esprit est le plus net, et
les pensées le plus pures, ils lisaient leurs lettres, pour prendre une
idée plus juste et plus véritable des affaires qu'ils avaient à décider.

Sitôt qu'ils étaient habillés, ils allaient sacrifier au temple. Là,
environnés de toute leur cour, et les victimes étant à l'autel, ils
assistaient à la prière que le pontife prononçait à haute voix, et dans
laquelle il demandait aux dieux, pour le roi, la santé et toutes sortes
de biens et de prospérités, parce qu'il gouvernait ses peuples avec
bonté et avec justice, et suivait exactement les lois du royaume. Le
pontife entrait dans un grand détail de ses vertus royales, marquant
qu'il était religieux envers les dieux, doux envers les hommes, modéré,
juste, magnanime, sincère et éloigné du mensonge, libéral, maître de
lui-même, punissant au-dessous du mérite, et récompensant au-dessus. Il
parlait ensuite des fautes que les rois pouvaient commettre; mais il
supposait toujours qu'ils n'y tombaient que par surprise et par
ignorance, chargeant d'imprécations les ministres qui leur donnaient de
mauvais conseils et leur déguisaient la vérité. Telle était la manière
d'instruire les rois. On croyait que les reproches ne faisaient
qu'aigrir leurs esprits; et que le moyen le plus efficace de leur
inspirer de la vertu était de leur marquer leurs devoirs dans des
louanges conformes aux lois, et prononcées gravement devant les dieux.
Après la prière et le sacrifice, on lisait au roi, dans les saints
livres, les conseils et les actions des grands hommes, afin qu'il
gouvernât son état par leurs maximes, et maintînt les lois qui avaient
rendu ses prédécesseurs heureux aussi-bien que leurs sujets.

J'ai déjà remarqué que le boire et le manger des rois étaient réglés par
les lois, tant pour la quantité que pour la qualité. On ne servait sur
leur table que des mets fort communs, parce que le but de leurs repas
était, non de flatter le goût, mais de satisfaire aux besoins de la
nature. On aurait dit, remarque l'historien, que ces règles avaient été
dictées non pas tant par un législateur que par un habile médecin,
uniquement attentif à la santé du prince. [Marge: De Isid. et Osir. p.
354.] Le même goût de simplicité régnait dans tout le reste; et on lit
dans Plutarque qu'il y avait dans un temple de Thèbes une colonne sur
laquelle on avait gravé des imprécations contre un roi qui, le premier,
avait introduit la dépense et le luxe parmi les Égyptiens.

Le principal devoir des rois, et leur fonction la plus essentielle, est
de rendre la justice aux peuples. Aussi c'était à quoi les rois d'Égypte
donnaient le plus d'attention, persuadés que de ce soin dépendait
non-seulement le repos des particuliers, mais le bonheur de l'état, qui
serait moins un royaume qu'un brigandage, si les faibles demeuraient
sans protection, et si les puissants trouvaient dans leurs richesses et
dans leur crédit l'impunité de leurs crimes et de leurs violences.

Trente juges étaient tirés des principales villes[88] pour composer la
compagnie qui jugeait tout le royaume. Le prince, pour remplir ces
places, choisissait les plus honnêtes gens du pays, et mettait à leur
tête[89] celui qui se distinguait le plus par la connaissance et l'amour
des lois, et qui était le plus généralement estimé. Il leur assignait
certains revenus, afin qu'affranchis des embarras domestiques, ils
pussent donner tout leur temps à faire observer les lois. Ainsi,
entretenus honnêtement par la libéralité du prince, ils rendaient
gratuitement au peuple une justice qui lui est due de droit, et qui doit
être également ouverte à tous les sujets, et encore plus, en un certain
sens, aux pauvres qu'aux riches, parce que ceux-ci, par eux-mêmes,
trouvent assez d'appui, au lieu que les autres, par leur état même, sont
plus exposés à l'injure et ont plus besoin de la protection des lois.
Pour éviter les surprises, les affaires étaient traitées par écrit dans
cette assemblée. On y craignait la fausse éloquence, qui éblouit les
esprits et émeut les passions. La vérité ne pouvait être expliquée d'une
manière trop sèche, et l'on voulait qu'elle seule dominât dans les
jugements, parce qu'elle seule devait être la ressource du riche et du
pauvre, du puissant et du faible, du savant et de l'ignorant. Le
président du sénat portait un collier d'or et de pierres précieuses,
d'où pendait une figure sans yeux, qu'on appelait la _Vérité_. Quand il
la prenait, c'était le signal pour commencer la séance. Il l'appliquait
à la partie qui devait gagner sa cause, et c'était la forme de prononcer
les sentences.

[Note 88: Diodore dit que Thèbes, Memphis et Héliopolis
fournissaient chacune dix de ces juges.--L.]

[Note 89: Le même auteur dit au contraire que les 30 juges élisaient
un président parmi eux; et que la ville à laquelle appartenait l'élu,
envoyait un autre juge à sa place: de sorte qu'il y avait 30 juges, sans
compter le président.--L.]

[Marge: Plat. in Tim. pag. 656.] Ce qu'il y avait de meilleur parmi les
lois des Égyptiens, c'est que tout le monde était nourri dans l'esprit
de les observer. Une coutume nouvelle était un prodige en Égypte: tout
s'y faisait toujours de même; et l'exactitude qu'on y avait à garder les
petites choses maintenait les grandes. Aussi n'y eut-il jamais de peuple
qui ait conservé plus long-temps ses usages et ses lois.

[Marge: Diod. lib. I, pag. 70.] Le meurtre volontaire était puni de
mort, de quelque condition que fût celui qui avait été tué, libre ou
non: en quoi les Égyptiens montraient plus d'humanité et d'équité que
les Romains, qui donnaient aux maîtres droit absolu de vie et de mort
sur leurs esclaves. L'empereur Adrien le leur ôta dans la suite, et crut
devoir corriger cet abus, quelque ancien et quelque autorisé qu'il fût
par les lois romaines.

[Marge: Pag. 69.] Le parjure était aussi puni de mort: parce que ce
crime attaque en même temps et les dieux, dont on méprise la majesté en
attestant leur nom par un faux serment; et les hommes, en rompant le
lien le plus ferme de la société humaine, qui est la sincérité et la
bonne foi.

[Marge: _Ibid._] Le calomniateur était impitoyablement condamné au même
supplice qu'aurait subi l'accusé, si le crime s'était trouvé véritable.

[Marge: _Ibid._] Celui qui, pouvant sauver un homme attaqué, ne le
faisait pas, était puni de mort aussi rigoureusement que l'assassin. Que
si l'on ne pouvait secourir le malheureux, il fallait du moins dénoncer
l'auteur de la violence; et il y avait des peines établies contre ceux
qui manquaient à ce devoir. Ainsi les citoyens étaient à la garde les
uns des autres, et tout le corps de l'état était uni contre les
méchants.

[Marge: Diod. lib. 1 pag. 69.] Il n'était pas permis d'être inutile à
l'état[90]: chaque particulier était tenu d'inscrire son nom et sa
demeure sur un registre public qui demeurait entre les mains du
magistrat, d'y marquer sa profession, et de déclarer d'où il tirait de
quoi vivre. Si l'on énonçait faux, la peine de mort s'ensuivait.

[Note 90: Cette loi fut faite par Amasis, et Solon la transporta à
Athènes (Hérodote II, § 177).--L.]

[Marge: Herod. l. 2, cap. 136.] Pour empêcher les emprunts, d'où
naissent la fainéantise, les fraudes, et la chicane, le roi Asychis
avait fait une ordonnance fort sensée. Les états les plus sages et les
mieux policés, comme Athènes et Rome, ont toujours été embarrassés pour
trouver un juste tempérament pour réprimer la dureté du créancier dans
l'exaction de son prêt, et la mauvaise foi du débiteur qui refuse ou
néglige de payer ses dettes. L'Égypte prit un sage milieu, qui, sans
toucher à la liberté personnelle des citoyens, et sans ruiner les
familles, pressait continuellement le débiteur par la crainte de passer
pour infame, s'il manquait d'être fidèle. Il n'était permis d'emprunter
qu'à condition d'engager au créancier le corps de son père, que chacun
dans l'Égypte faisait embaumer avec soin, et conservait avec honneur
dans sa maison, comme il sera dit dans la suite, et qui pouvait, par
cette raison, être aisément transporté. Or c'était une impiété et une
infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gage si
précieux; et celui qui mourait sans s'être acquitté de ce devoir était
privé des honneurs qu'on avait coutume de rendre aux morts.

[Marge: Diod. lib. I, pag. 71.] Diodore remarque une faute qu'avaient
commise quelques législateurs de la Grèce. Ils défendaient qu'on pût,
par exemple, enlever pour dettes, à des laboureurs, leurs chevaux, leurs
charrues, et les autres instruments dont ils se servaient pour cultiver
la terre, parce qu'ils trouvaient de l'inhumanité à réduire par là ces
pauvres gens à l'impossibilité et de payer leurs dettes et de gagner
leur vie: mais en même temps ils permettaient d'emprisonner les
laboureurs mêmes, qui seuls peuvent faire usage de ces instruments; ce
qui les exposait aux mêmes inconvénients, et d'ailleurs enlevait à
l'état des citoyens qui lui appartiennent, qui lui sont nécessaires, qui
travaillent pour l'utilité publique, et sur la personne desquels le
particulier n'a aucun droit.

[Marge: Pag. 72.] La polygamie était permise en Égypte[91], excepté aux
prêtres, qui ne pouvaient épouser qu'une femme. De quelque condition que
fût la femme, libre ou esclave, les enfants étaient censés libres et
légitimes.

[Note 91: Hérodote dit au contraire que les Égyptiens n'avaient
qu'une femme chacun (II, § 92).--L.]

[Marge: Pag. 22.] Ce qui marque le plus les profondes ténèbres où
étaient plongées les nations qui passaient pour les plus éclairées, est
de voir qu'en Égypte le mariage des frères avec les sœurs était
non-seulement autorisé par les lois, mais fondé en quelque sorte sur
leur religion même, et sur l'exemple des dieux le plus anciennement et
le plus généralement honorés dans le pays, savoir Osiris et Isis.

[Marge: Herod. l, 2, cap. 80.] Les vieillards étaient fort respectés en
Égypte. Les jeunes gens étaient obligés de se lever devant eux, et de
leur céder partout la place d'honneur. C'est de là que cette loi a passé
à Sparte.

La principale vertu des Égyptiens était la reconnaissance. La gloire
qu'on leur a donnée d'être les plus reconnaissants de tous les hommes
fait voir qu'ils étaient aussi les plus sociables. Les bienfaits sont le
lien de la concorde publique et particulière. Qui reconnaît les graces
aime à en faire; et, en bannissant l'ingratitude, le plaisir de faire du
bien demeure si pur, qu'il n'y a plus moyen de n'y être pas sensible.
C'était surtout à l'égard de leurs rois que les Égyptiens se piquaient
de reconnaissance. Ils les honoraient pendant leur vie comme des images
vivantes de la Divinité, et ils les pleuraient après leur mort comme les
pères communs des peuples. Ce sentiment de respect et de tendresse
venait de la forte persuasion où ils étaient que c'était la Divinité
même qui avait placé les rois sur le trône, en les distinguant si fort
du reste des mortels; et qu'ils en portaient le plus noble caractère, en
réunissant en eux le pouvoir et la volonté de faire du bien aux autres.



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                             CHAPITRE II.

            DES PRÊTRES ET DE LA RELIGION DES ÉGYPTIENS.

Les prêtres, en Égypte, tenaient le premier rang après les rois. Ils
avaient de grands priviléges et de grands revenus; leurs terres étaient
exemptes de toute imposition.

[Marge: Genes. 47.] On voit ici des traces, de ce qui est dit dans la
Genèse, que, du temps de Joseph, les terres des prêtres ne furent point
chargées d'une redevance perpétuelle au prince comme celles de tous les
autres Égyptiens.

Le prince, pour l'ordinaire, leur donnait beaucoup de part dans sa
confiance et dans le gouvernement, parce que, de tous les sujets de
l'empire, c'étaient eux qui avaient été le mieux élevés, qui avaient le
plus de lumières, et qui étaient le plus dévoués à la personne du roi et
au bien public. Ils étaient en même temps les dépositaires de la
religion et des sciences; et c'est ce qui leur attirait un si grand
respect de la part des habitants du pays et des étrangers, qui
s'adressaient également à eux pour les consulter sur ce qu'il y avait de
plus sacré dans les mystères et de plus profond dans les sciences.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 60.] Les Égyptiens prétendent être les
premiers qui ont établi des fêtes et des processions pour honorer les
dieux. Il s'en faisait une dans la ville de Bubaste où l'on se rendait
de toute l'Égypte, et où il se trouvait plus de soixante et dix mille
personnes[92], sans compter les enfants. Il y avait une autre fête,
surnommée _des lumières_[93], qui se célébrait à Saïs. Ceux qui ne s'y
trouvaient pas étaient obligés, dans toute l'étendue de l'Égypte, de
tenir des lampes allumées aux fenêtres de leurs maisons.

[Note 92: Il y a dans Hérodote 700,000 personnes, ἑβδομήκοντα
μυριάδας. Cette faute de Rollin, copiée par Dupuis, a été relevée par
Larcher (tom. II, pag. 296).--L.]

[Note 93: Dans le grec, Λυχνοκαΐη qui signifie (fête) _des lampes
allumées_.--L.]

[Marge: Cap. 39.] On immolait différents animaux, selon les différents
pays; mais c'était une cérémonie commune, et généralement observée dans
tous les sacrifices, d'imposer les mains sur la tête de la victime, de
la charger d'imprécations, et de prier les dieux de détourner sur elle
tous les malheurs dont les Égyptiens pouvaient être menacés.

[Marge: Diod. lib. 1, pag. 88.] C'est de l'Égypte que Pythagore avait
emprunté son dogme favori de la métempsycose. Les Égyptiens croyaient
qu'à la mort des hommes leurs ames passaient dans d'autres corps
humains, et que, si elles avaient été vicieuses, elles étaient enfermées
dans des corps de bêtes immondes ou malheureuses pour y expier leurs
crimes, et qu'après quelques siècles elles venaient de nouveau animer
d'autres corps humains.

Les prêtres avaient entre les mains les livres sacrés, qui renfermaient
dans un grand détail et les principes du gouvernement et les mystères du
culte divin. [Marge: Plut. de Is. et Osir. pag. 354.] Les uns et les
autres étaient ordinairement enveloppés de symboles et d'énigmes, qui,
en voilant la vérité, la rendaient plus respectable, et piquaient plus
vivement la curiosité. La figure d'Harpocrate, qu'on voyait dans les
sanctuaires égyptiens avec le doigt sur la bouche, semblait avertir
qu'on y renfermait des mystères qu'il n'était pas permis à tout le monde
de pénétrer. Les sphinx, qui étaient toujours à l'entrée des temples,
donnaient le même avertissement. Tout le monde sait que les pyramides,
les obélisques, les colonnes, les statues, en un mot tous les monuments
publics, étaient pour l'ordinaire ornés d'hiéroglyphes, c'est-à-dire
d'écritures symboliques, soit que ce fussent des caractères inconnus au
vulgaire, soit que ce fussent des figures d'animaux, qui avaient un sens
caché et parabolique. [Marge: Plut. Sympos. lib. 4, p. 670.] Ainsi le
lièvre signifiait une attention vive et pénétrante, parce que cet animal
a le sens de l'ouïe fort délicat. Une statue de [Marge: Plut. de Isid.
pag. 355.] juge sans mains, et les yeux baissés en terre, marquait les
devoirs de ceux qui exerçaient la judicature.

Il y aurait beaucoup de choses à dire si l'on voulait traiter à fond ce
qui regarde la religion des Égyptiens; mais je me borne à deux articles
qui en font la principale partie: le culte de différentes divinités, et
les cérémonies des funérailles.

§ I. _Culte de différentes divinités._

Jamais nation ne fut plus superstitieuse que celle des Égyptiens. Elle
avait un grand nombre de dieux de différents ordres et de différents
étages, dont je ne parle point ici, parce que cette matière appartient
plus à la fable qu'à l'histoire. Entre les autres, il y en avait deux
qui étaient généralement honorés dans l'Égypte, Osiris et Isis, qu'on a
prétendu être le soleil et la lune: en effet, c'est par le culte de ces
astres qu'a commencé l'idolâtrie.

Outre ces dieux, l'Égypte adorait un grand nombre de bêtes, le bœuf, le
chien, le loup, l'épervier, le crocodile, l'ibis, le chat, etc.
Plusieurs de ces bêtes n'étaient l'objet de la superstition que de
quelques villes particulières; et, pendant qu'un peuple élevait une
espèce d'animaux sur ses autels, ses voisins les avaient en abomination.
De là les guerres continuelles d'une ville contre une autre, effet de la
fausse politique d'un de leurs rois qui chercha à les amuser par des
guerres de religion, pour leur ôter le temps et les moyens de conspirer
contre l'état. J'appelle cette politique fausse et mal entendue, parce
qu'elle est directement contraire au véritable esprit du gouvernement,
qui tend à unir tous les membres de l'état par les liens les plus
étroits, et qui fait consister sa force dans la parfaite harmonie de
toutes ses parties.

[Marge: Lib. 1, de Nat. deor. n. 82. Lib. 5, Tuscul. Quæst. n. 78.
Herod. l. 2, cap. 65. Diod. Lib. 1, p. 74 et 75.] Chaque peuple avait un
grand zèle pour ses dieux. Parmi nous, dit Cicéron, il n'est pas rare de
voir des temples dépouillés et des statues enlevées; mais, chez les
Égyptiens, il est inouï qu'aucun ait jamais maltraité un crocodile, un
ibis, un chat; et ils auraient souffert les derniers tourments, plutôt
que de commettre un tel sacrilége. Il y avait peine de mort contre
quiconque aurait tué volontairement aucun de ces animaux, et même peine
contre celui qui aurait tué un ibis ou un chat, de quelque manière que
ce fût, volontairement ou non. Diodore rapporte un fait dont il avait
été témoin pendant son séjour en Égypte. Un Romain ayant tué un chat par
mégarde et sans dessein, la populace en fureur courut à sa maison; et ni
l'autorité du roi, qui sur-le-champ envoya ses gardes, ni la crainte du
nom romain, ne purent le sauver. Leur respect pour ces animaux les
porta, dans le temps d'une famine extrême, à aimer mieux se manger les
uns les autres que de toucher à leurs prétendues divinités.

[Marge: Herod. l. 3, cap. 27, etc. Diod. lib. 1, pag. 76. Plin. lib. 8,
cap, 46.] De tous ces animaux, le bœuf Apis, nommé par les Grecs
_Epaphus_, était le plus célèbre. On lui avait bâti des temples
magnifiques. On lui rendait des honneurs extraordinaires pendant sa vie,
et de plus grands encore après sa mort. L'Égypte alors entrait dans un
deuil général. On célébrait ses funérailles avec une magnificence qu'on
a de la peine à croire. Sous Ptolémée Lagus, le bœuf Apis étant mort de
vieillesse, la dépense de son convoi, outre les frais ordinaires, monta
à plus de cinquante mille écus. Après qu'on avait rendu les derniers
honneurs au mort, il s'agissait de lui trouver un successeur, et on le
cherchait dans toute l'Égypte. On le reconnaissait à certains signes qui
le distinguaient de tout autre: sur le front, une tache blanche en forme
de croissant; sur le dos, la figure d'un aigle; sur la langue, celle
d'un escarbot. Quand on l'avait trouvé, le deuil faisait place à la
joie, et ce n'était plus dans toute l'Égypte que festins et
réjouissances. On amenait le nouveau dieu à Memphis pour y prendre
possession de sa nouvelle qualité, et il y était installé avec beaucoup
de cérémonies. On verra dans la suite que Cambyse, au retour de sa
malheureuse expédition contre l'Éthiopie, trouvant toute l'Égypte en
joie à cause qu'on avait trouvé le dieu Apis, et croyant qu'on insultait
à son malheur, tua, dans les transports de sa colère, ce jeune bœuf, qui
ne jouit pas long-temps de sa divinité.

On voit aisément que le veau d'or érigé près de la montagne de Sinaï par
les Israélites était un fruit de leur séjour dans l'Égypte, et une
imitation du dieu Apis, aussi-bien que ceux qui dans la suite furent
érigés aux deux extrémités du royaume d'Israël par le roi Jéroboam, qui
lui-même avait fait un assez long séjour en Égypte.

Les Égyptiens ne se contentaient pas d'offrir de l'encens aux animaux:
ils portaient la folie jusqu'à attribuer la divinité aux légumes de
leurs jardins[94]. C'est ce que leur reproche si ingénieusement le poète
satirique.

[Note 94: Il y a sur cette superstition, une dissertation curieuse
de Schmidt (_de cepis et alliis apud Ægyptios cultis_), dans ses
_Opuscula_, p, 71-122.--L.]

[Marge: Juv. satir. 15. [init.]]

     Qui nescit, Volusi Bithynice, qualia demens
     Ægyptus portenta colat? Crocodilon adorat
     Pars hæc: illa pavet saturam serpentibus ibiu.
     Effigies sacri nitet aurea cercopitheci,
     Dimidio magicæ resonant ubi Memnone chordæ,
     Atque vetus Thebe centum jacet obruta portis.
     Illic cæruleos, hîc piscem fluminis, illic
     Oppida tota canem venerantur, nemo Dianam.
     Porrum et cepe nefas violare ac frangere morsu.
     O sanctas gentes quibus hæc nascuntur in hortis
     Numina!

On doit être bien étonné de voir la nation du monde qui se piquait le
plus de sagesse et de lumières s'abandonner si follement aux
superstitions les plus grossières et les plus ridicules. En effet,
rendre à des animaux et à de vils insectes un culte religieux, les
placer au milieu des temples, les nourrir avec soin et à grands [Marge:
Lib. 1, p. 76.] frais,[95] punir de mort ceux qui leur ôtaient la vie,
les embaumer et leur destiner des tombeaux publics, aller jusqu'à
reconnaître pour dieux des poireaux et des ognons, invoquer de pareilles
divinités dans ses besoins, en attendre du secours et de la protection,
ce sont des excès qui nous paraissent à peine croyables; et qui sont
néanmoins attestés par toute l'antiquité. [Marge: Lucian. Imag. [§11.]]
On entre dans un temple magnifique, dit Lucien, où brillent de toutes
parts l'or et l'argent. Les yeux avides y cherchent un dieu, et n'y
trouvent qu'une cicogne, un singe, un chat [et un bouc]: belle image,
ajoute-t-il, de beaucoup de palais, dont les maîtres ne sont pas le plus
bel ornement.

[Note 95: Diodore assure que de son temps même ces dépenses
n'allaient pas à moins de cent mille écus. = Dans le texte, 100 talents,
ou 550,000 fr. Cette somme est donnée par Diodore comme le montant des
frais d'embaumement et de sépulture des animaux sacrés (I. § 84.)--L.]

[Marge: Diod. lib. 1, p. 77, etc.] On rapporte différentes raisons du
culte que les Égyptiens rendaient aux animaux.

La première se tire de la fable. On prétend que les dieux, dans une
conspiration que firent contre eux les hommes, se réfugièrent en Égypte,
et s'y cachèrent [Marge: Cf. Ovid. Metamorph. v. 527; Hyg. astron. II,
28; Porphyr. abstin. III, 16.] sous différentes formes d'animaux; et de
là le culte divin qui depuis leur a été rendu.

La seconde est tirée[96] de l'utilité que chacun de ces animaux
procurait aux hommes: les bœufs, pour le labourage; les brebis, par leur
laine et leur lait; les chiens, pour la chasse et pour la garde des
maisons, d'où vient que le dieu Anubis est représenté avec une tête de
chien; l'ibis, qui est une espèce de cicogne, parce qu'il donne la
chasse à des serpents ailés, qui sans cela infesteraient l'Égypte;
[Marge: Herod. l. 2, cap. 68.] le crocodile, qui est un animal amphibie,
c'est-à-dire qui vit également dans l'eau et sur la terre, d'une
grandeur[97] et d'une force surprenantes, parce qu'il défend le pays
contre l'incursion des voleurs arabes[98]; et l'ichneumon, parce qu'il
empêche la race des crocodiles de se trop multiplier, ce qui deviendrait
funeste à l'Égypte. Or cette petite bête rend ce service au pays en deux
manières: premièrement elle observe le temps que le crocodile est
absent, et elle brise ses œufs sans les manger; en second lieu, lorsque
le crocodile dort sur le rivage du Nil, et il dort toujours la gueule
ouverte, ce petit animal, qui s'était tenu caché dans le limon, saute
tout d'un coup dans sa gueule, pénètre jusque dans ses entrailles, qu'il
ronge, puis se fait une ouverture en lui perçant le ventre, dont la peau
est fort tendre, et sort impunément vainqueur, par sa finesse, de la
force d'un si terrible animal.

[Note 96: _Ipsi, qui irridentur, Ægyptii nullam belluam, nisi ob
aliquam utilitatem quam ex eâ caperent, consecraverunt_. (Cic. lib. 1 de
Nat. deor. n. 101).]

[Note 97: Cette grandeur va jusqu'à plus de 17 coudées.

= 17 Coudées valent 8 mètres, 953. Selon Élien (_Hist. Anim._ XVII, c.
6), on en avait vu un de 25 coudées (13 mètres 175), au temps de
Psammitichus; et un autre de 26 coudées, 4 palmes (14 mètres 053), sous
Amasis. Norden en a vu de 50 pieds (16 mètres).--L.]

[Note 98: Cela est fort douteux. Cicéron dit: _Possem, de ichneumone
utilitate, de crocodilorum, de felium dicere_ (_de Nat. Deor._ 1, § 36);
mais il aurait été vraisemblablement assez embarrassé pour dire quelle
pouvait être l'utilité des crocodiles. On a prétendu que les hommages
des Égyptiens s'adressaient particulièrement à une espèce de crocodiles
d'un naturel fort doux: malheureusement pour cette explication, on lit
dans Élien (_Hist. Anim._ X, c. 21), et dans Maxime de Tyr (_Dissert._
XXXVIII), que les crocodiles sacrés dévoraient les enfants de leurs
adorateurs.--L.]

Les philosophes, peu contents de raisons si faibles pour couvrir de si
étranges absurdités qui déshonoraient le paganisme, et dont ils
rougissaient en secret, ont imaginé, surtout depuis l'établissement du
christianisme, une troisième raison du culte que les Égyptiens rendaient
aux animaux, et on dit que ce n'était pas à ces animaux, mais aux dieux,
dont ils étaient les symboles, que se terminait ce culte. [Marge: Pag.
382.] «Les philosophes,» dit Plutarque dans le traité même où il examine
ce qui regarde les deux divinités les plus célèbres de l'Égypte, Isis et
Osiris, «les philosophes honorent l'image de Dieu, quelque part qu'elle
se montre, même dans les êtres qui sont sans vie, bien plus encore par
conséquent dans ceux qui sont animés. On doit donc approuver, non ceux
qui adorent ces créatures, mais ceux qui, par elles, remontent jusqu'à
la Divinité. On les doit regarder comme autant de miroirs que nous
fournit la nature, dans lesquels la Divinité se peint d'une manière
éclatante; ou comme autant d'instruments dont elle se sert pour faire
éclore au-dehors son incompréhensible sagesse. Quand donc, pour embellir
des statues, on entasserait dans un même endroit tout l'or et toutes les
pierreries du monde, ce n'est point à ces statues qu'il faudrait
rapporter son culte; car la Divinité n'existe point dans des couleurs
artistement dispensées, ni dans une matière fragile, destituée [Marge:
Pag. 377 et 378.] de mouvement et de sentiment.» Plutarque dit, dans le
même traité, que «comme le soleil, la lune, le ciel, la terre, la mer,
sont communs à tous les hommes, mais ont des noms différents, selon la
différence des nations et des langages, ainsi, quoiqu'il n'y ait qu'une
divinité unique et une providence unique qui gouverne l'univers, et qui
a sous elle différents ministres subalternes, on donne à cette divinité,
qui est la même, différents noms, et on lui rend différents honneurs,
selon les lois et les coutumes de chaque pays.»

Ces réflexions, qui présentent ce qu'on peut dire de plus raisonnable
pour justifier le culte idolâtre, étaient-elles bien propres à en
couvrir le ridicule? Était-ce relever dignement les attributs divins,
que de les vouloir faire admirer et d'en chercher l'image dans les bêtes
les plus viles et les plus méprisables, dans un crocodile, dans un
serpent, dans un chat? N'était-ce pas plutôt dégrader et avilir la
Divinité, dont les plus stupides ont ordinairement une idée tout
autrement grande et auguste?

Encore ces philosophes n'étaient-ils pas toujours si fidèles à remonter
des êtres sensibles à leur auteur invisible. [Marge: Rom. cap. 1, v.
21-25.] L'Écriture nous apprend que ces prétendus sages ont mérité, par
leur orgueil et par leur ingratitude, «d'être livrés à un sens réprouvé,
et de devenir _plus_ fous _que le peuple_, pour avoir changé la gloire
du Dieu incorruptible en l'image de bêtes à quatre pieds, d'oiseaux et
de reptiles, et pour avoir adoré la créature à la place du Créateur.»

Pour faire voir ce qu'était l'homme par lui-même, Dieu a permis que le
pays de toute la terre, où la sagesse humaine avait été portée au plus
haut degré, fût aussi le théâtre de l'idolâtrie la plus grossière et la
plus ridicule; et, d'un autre côté, pour faire voir ce que peut la force
toute-puissante de sa grâce, il a converti les affreux déserts d'Égypte
en un paradis terrestre, en les peuplant, dans le temps marqué par sa
providence, d'une troupe innombrable d'illustres solitaires, qui, par la
ferveur de leur piété et l'austérité de leur pénitence, ont fait tant
d'honneur au christianisme. Je ne puis m'empêcher d'en rapporter un
célèbre exemple, et j'espère que le lecteur me pardonnera cette espèce
de digression.

[Marge: Tom. 5, p. 23 et 26.] La grande merveille de la basse Thébaïde,
dit M. l'abbé Fleury dans son Histoire ecclésiastique, était la ville
d'Oxirinque[99]. Elle était peuplée de moines dedans et dehors, en sorte
qu'il y en avait plus que d'autres habitants. Les bâtiments publics et
les temples d'idoles avaient été convertis en monastères; et on en
voyait par toute la ville plus que de maisons particulières. Les moines
logeaient jusque sur les portes et dans les tours. Il y avait douze
églises pour les assemblées du peuple, sans compter les oratoires des
monastères. Cette ville avait vingt mille vierges et dix mille moines:
on y entendait jour et nuit retentir de tous côtés les louanges de Dieu.
Il y avait, par ordre des magistrats, des sentinelles aux portes pour
découvrir les étrangers et les pauvres; et c'était à qui les retiendrait
le premier pour exercer envers eux l'hospitalité.

[Note 99: À-présent Behnécé.--L.]

§ II. _Cérémonies des funérailles._

Il me reste à rapporter en abrégé les cérémonies des funérailles.

Le respect que tous les peuples ont eu dans tous les temps pour les
corps morts, et les soins religieux qu'ils ont toujours pris des
tombeaux, semblent insinuer la persuasion où l'on était que ces corps
n'y étaient mis qu'en dépôt.

Nous avons déjà observé, en parlant des pyramides, avec quelle
magnificence étaient construits les sépulcres de l'Égypte. C'est
qu'outre qu'on les érigeait comme des monuments sacrés, pour porter aux
siècles futurs la mémoire des grands princes, on les regardait encore
comme des demeures où les corps devaient séjourner pendant le cours
d'une longue suite de siècles; au lieu que les maisons étaient appelées
des [Marge: Diod. lib. 1, pag. 47.] _hôtelleries_, où l'on n'était qu'en
passant, et pendant une vie trop courte pour s'y attacher.

Quand quelqu'un était mort dans une famille, tous les parents et tous
les amis quittaient leurs habits ordinaires pour en prendre de lugubres,
et s'abstenaient du bain, du vin, et de tout mets exquis. Le deuil
durait quarante ou soixante et dix jours, apparemment selon la qualité
des personnes.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 85, etc. Diod. lib. 1, pag. 81.] Il y avait
trois manières d'embaumer les corps. La plus magnifique était pour les
personnes les plus considérables; et la dépense montait à un talent
d'argent, c'est-à-dire à trois mille écus.[A] [Marge A: 5500 f.--L.]

Plusieurs ministres étaient employés à cette cérémonie. Les uns vidaient
la cervelle par les narines, avec un ferrement fait exprès pour cela;
d'autres vidaient les entrailles et les intestins, en faisant au côté
une ouverture avec une pierre d'Éthiopie tranchante comme un rasoir;
puis ils remplissaient ces vides de parfums et de diverses drogues
odoriférantes. Comme cette évacuation, accompagnée nécessairement de
quelques dissections, semblait avoir quelque chose de violent et
d'inhumain, ceux qui y avaient travaillé prenaient la fuite quand
l'opération était achevée, et étaient poursuivis à coups de pierres par
les assistants. On traitait fort honorablement ceux qui étaient chargés
d'embaumer le corps. Ils le remplissaient de myrrhe, de cannelle, et de
toutes sortes d'aromates. Après un certain temps ils l'enveloppaient de
bandelettes de lin très-fines[100], qu'ils collaient ensemble avec une
espèce de gomme fort déliée, et qu'ils enduisaient encore des parfums
les plus exquis. Par ce moyen on prétend que la figure entière du corps,
les traits même du visage, et jusqu'aux poils des paupières et des
sourcils, se conservaient parfaitement. Quand le corps avait été ainsi
embaumé, on le rendait aux parents, qui l'enfermaient dans une espèce
d'armoire ouverte, faite sur la mesure du mort; puis ils le plaçaient
debout et droit contre la muraille, soit dans leurs tombeaux, s'ils en
avaient, soit dans leurs maisons. C'est ce qu'on appelle _momies_. Il en
vient encore tous les jours d'Égypte, et plusieurs curieux en conservent
dans leurs cabinets. On voit par là quel soin les Égyptiens prenaient
des corps morts. Leur reconnaissance envers leurs parents était
immortelle. Les enfants, en voyant les corps de leurs ancêtres, se
souvenaient de leurs vertus, que le public avait reconnues, et
s'excitaient à aimer les lois qu'ils leur avaient laissées. On reconnaît
dans les funérailles de Joseph en Égypte une partie des cérémonies dont
je viens de parler.

[Note 100: Ou plutôt de coton, qui est le _byssus_ dont parle
Hérodote (LARCHER, tom. II, pag. 357).--L.]

J'ai dit que le public avait reconnu les vertus des morts, parce
qu'avant que d'être admis dans l'asyle sacré des tombeaux, il fallait
qu'ils subissent un jugement solennel. Et cette circonstance des
funérailles chez les Égyptiens est une des choses les plus remarquables
qui se trouvent dans l'histoire ancienne.

C'était, chez les païens, une consolation en mourant de laisser son nom
en estime parmi les hommes; et ils croyaient que de tous les biens
humains c'est le seul que la mort ne peut nous ravir. Mais il n'était
pas permis en Égypte de louer indifféremment tous les morts; il fallait
avoir cet honneur par un jugement public. L'assemblée des juges se
tenait au-delà d'un lac, qu'ils passaient dans une barque. Celui qui la
conduisait s'appelait en langue égyptienne _Charon_; et c'est sur cela
que les Grecs, instruits par Orphée, qui avait été en Égypte, ont
inventé leur fable de la barque de Charon. Aussitôt qu'un homme était
mort, on l'amenait en jugement. L'accusateur public était écouté[101].
S'il prouvait que la conduite du mort eût été mauvaise, on en condamnait
la mémoire, et il était privé de la sépulture. Le peuple admirait le
pouvoir des lois, qui s'étendait jusqu'après la mort; et chacun, touché
de l'exemple, craignait de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que si
le mort n'était convaincu d'aucune faute, on l'ensevelissait
honorablement.

[Note 101: Diodore de Sicile (I, § 92), d'où ceci est tiré, ne parle
point d'_accusateur public_; il dit: _La loi permettait à qui le voulait
de venir l'accuser_.--L.]

Ce qu'il y avait de plus étonnant dans cette enquête publique établie
contre les morts, c'est que le trône même n'en mettait pas à couvert.
Les rois étaient épargnés pendant leur vie, le repos public le voulait
ainsi; mais ils n'étaient pas exempts du jugement qu'il fallait subir
après la mort, et quelques-uns ont été privés de la sépulture. Il se
passait quelque chose de semblable chez les Israélites. Nous voyons dans
l'Écriture que les méchants rois n'étaient point ensevelis dans les
tombeaux de leurs ancêtres. Par là ils apprenaient que, si leur majesté
les met pendant leur vie au-dessus des jugements humains, ils y
reviennent enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes.

Lors donc que le jugement qui avait été prononcé se trouvait favorable
au mort, on procédait aux cérémonies de l'inhumation. On faisait son
panégyrique, mais sans y rien mêler de sa naissance; toute l'Égypte
était censée noble. On ne comptait pour louanges solides et véritables,
que celles qui étaient rendues au mérite personnel du mort. On le louait
de ce que, dans sa jeunesse, il avait eu une excellente éducation, et de
ce que, dans un âge plus avancé, il avait cultivé la piété à l'égard des
dieux, la justice envers les hommes, la douceur, la modestie, la
retenue, et toutes les autres vertus qui font l'homme de bien. Alors
tout le peuple applaudissait, et donnait aussi des louanges magnifiques
au mort, comme devant être associé pour toujours à la compagnie des
hommes vertueux dans le royaume de Pluton.

En finissant l'article qui regarde les cérémonies des funérailles, il
n'est pas hors de propos de faire remarquer aux jeunes gens les manières
différentes dont en usaient les anciens à l'égard des corps morts. Les
uns, comme nous l'avons déjà dit des Égyptiens, après les avoir
embaumés, les exposaient en vue, et en conservaient le spectacle.
D'autres les brûlaient sur un bûcher; et cette coutume était en usage
chez les Romains. D'autres enfin les déposaient dans la terre.

Le soin de conserver les corps sans les cacher dans les tombeaux paraît
injurieux à l'humanité en général, et aux personnes en particulier que
l'on prétend ainsi respecter; parce qu'il rend leur humiliation et leur
difformité visibles, et, quelque soin qu'on en puisse prendre, n'offre
aux spectateurs que de tristes et d'affreux restes de leurs visages. La
coutume de brûler les morts a quelque chose de cruel et de barbare, en
se hâtant de détruire ce qui reste des personnes les plus chères. Celle
d'enterrer les morts est certainement la plus ancienne et la plus
religieuse. Elle remet à la terre ce qui en a été tiré, et nous prépare
à croire que le corps, qui en a été formé une première fois, pourra bien
en être tiré une seconde.



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                            CHAPITRE III.

                   DES SOLDATS ET DE LA GUERRE.

[Marge: [Herod. 2, c. 168.]] La profession militaire était en grand
honneur dans l'Égypte. Après les familles sacerdotales, celles qu'on
estimait les plus illustres étaient, comme parmi nous, les familles
destinées aux armes. On ne se contentait pas de les honorer, on les
récompensait libéralement. Les soldats avaient douze _aroures_, exemptes
de tout tribut et de toute imposition[102]. L'_aroure_ était une portion
de terre labourable, qui répondait à peu près à la moitié d'un de nos
arpents. Outre ce privilége, on fournissait par jour à chacun d'eux[103]
cinq livres de pain, deux livres de viande, et une pinte de vin[104].
C'était de quoi nourrir une partie de leur famille. Par là on les
rendait plus affectionnés et plus courageux; et l'on trouvait, remarque
Diodore, que c'eût été manquer contre les règles, [Marge: Lib. 1, p.
67.] non-seulement de la saine politique, mais du bon sens, que de
confier la défense et la sûreté de l'état à des gens qui n'auraient eu
aucun intérêt à sa conservation.

[Marge: Herod. l. 2, c. 164-168.] Quatre cent mille soldats[105] que
l'Égypte entretenait continuellement étaient ceux de ses citoyens
qu'elle exerçait avec le plus de soin. On les préparait aux fatigues de
la guerre par une éducation mâle et robuste. Il y a un art de former les
corps aussi-bien que les esprits. Cet art, que notre nonchalance nous a
fait perdre, était bien connu des anciens, et l'Égypte l'avait trouvé.
La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots, se
faisaient en Égypte avec une adresse admirable; et il n'y avait point
dans tout l'univers de [Marge: Cant. 1, 8, Isai. 36, 9.] meilleurs
hommes de cheval que les Égyptiens. L'Écriture vante en plusieurs
endroits leur cavalerie.

[Note 102: L'aroure, selon Hérodote (II, 168), et Philon (_Opp._, p.
224, 225), était un carré de 100 coudées (52 mètres 7) de côté,
conséquemment de 10,000 coudées de surface, c'est-à-dire de 27 ares 77
centiares (ou 54 perches de l'arpent de Paris).--L.]

[Note 103: Ceci n'est point exact. Ces fournitures, selon Hérodote
(II, § 168), n'avaient lieu que pour les 2,000 soldats auxquels tous les
ans on confiait la garde du roi: elles ne leur étaient faites que
pendant leur service.--L.]

[Note 104: Le texte porte: _quatre arustères de vin_. L'arustère,
selon Hésychius, est égale au cotyle; et le cotyle, selon Paucton, vaut
0,24 de la pinte de Paris: les 4 arustères reviennent donc à 0,96 d'une
pinte.--L.]

[Note 105: Hérodote dit 410,000 (II, 165, 166).--L.]

Les lois de la milice se conservaient aisément parmi eux, parce que les
pères les apprenaient à leurs enfants; car la profession de la guerre
passait de père en fils [Marge: [Herod. 2, § 166.]] comme les autres. On
attachait seulement une note d'infamie à ceux qui prenaient la fuite
dans le combat, [Marge: Diod. p. 70.] ou qui faisaient paraître de la
lâcheté, parce qu'on aimait mieux les retenir par un motif d'honneur que
par la crainte du châtiment.

Je ne veux pas dire pourtant que l'Égypte ait été guerrière. On a beau
avoir des troupes réglées et entretenues, on a beau les exercer à
l'ombre dans les travaux militaires et parmi les images des combats, il
n'y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent les
hommes guerriers. L'Égypte aimait la paix parce qu'elle aimait la
justice, et n'avait de soldats que pour sa défense. Contente de son
pays, où tout abondait, elle ne songeait point à faire des conquêtes.
Elle s'étendait d'une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la
terre, et avec elles la politesse et les lois. Elle régnait par la
sagesse de ses conseils et par la supériorité de ses connaissances; et
cet empire d'esprit lui parut plus noble et plus glorieux que celui
qu'on établit par les armes. Elle a cependant formé d'illustres
conquérants; et nous en parlerons dans la suite, quand nous traiterons
de l'histoire de ses rois.



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                             CHAPITRE IV.

             DE CE QUI REGARDE LES SCIENCES ET LES ARTS.

Les Égyptiens avaient l'esprit inventif, mais ils le tournaient aux
choses utiles. Leurs Mercures ont rempli l'Égypte d'inventions
merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui
pouvait contribuer à perfectionner l'esprit et à rendre la vie commode
et heureuse. Les inventeurs de choses utiles recevaient, et de leur
vivant, et après leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux.
C'est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait
regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où l'on
voie des bibliothèques est celui d'Égypte. Le titre qu'on leur donnait
inspirait l'envie d'y entrer et d'en pénétrer les secrets: [Marge: Ψυχῆς
ἰατρεῖον] on les appelait le _trésor des remèdes de l'ame_. Elle s'y
guérissait de l'ignorance, la plus dangereuse de ses maladies, et la
source de toutes les autres.

Comme leur pays était uni, et leur ciel toujours pur et sans nuages, ils
ont été des premiers à observer le cours des astres. Ces observations
les ont conduits à régler le cours[106] de l'année sur celui du soleil;
car chez eux, comme le remarque Diodore, dans les temps les plus
reculés, l'année était composée de trois cent soixante-cinq jours et six
heures.

[Note 106: On ne sera pas surpris que les Égyptiens, les plus
anciens observateurs du monde, soient parvenus à cette connaissance, si
l'on fait réflexion que l'année lunaire, dont se servaient les Grecs et
les Romains, tout incommode et tout informe qu'elle paraît, supposait
néanmoins la connaissance de l'année solaire, telle que Diodore de
Sicile l'attribue aux Égyptiens. On verra du premier coup-d'œil, en
calculant leurs intercalations, que ceux qui avaient été les auteurs de
cette forme d'année avaient su qu'aux trois cent soixante-cinq jours il
fallait ajouter quelques heures pour se retrouver avec le soleil. Ils se
trompaient seulement en ce qu'ils croyaient que c'était six heures
juste, au lieu qu'il s'en faut près de onze minutes.

= On doit observer que les Égyptiens, dans l'usage ordinaire, ne se
servaient que de l'année _vague_ de 365 jours: elle était trop courte de
6 heures (d'après la durée qu'ils supposaient à l'année). Le
commencement de l'année rétrogradait donc tous les ans de 6 heures, ou
de 1/4 de jour, et après une période de 4 fois 365 ans, ou de 1461
années vagues, qui ne faisaient que 1460 années juliennes de 365 jours 6
heures, l'année recommençait à-peu-près au même point; c'est ce qu'on
appelle la _période caniculaire_. L'usage de cette année _vague_
subsista en Égypte bien long-temps après l'introduction de l'année
julienne dans l'usage civil.

Il paraît certain, quoi qu'on en ait dit, que les prêtres de Thèbes et
d'Héliopolis, connaissaient et pratiquaient, avant l'arrivée des
Romains, l'année bissextile de 365 jours 6 heures, avec l'intercalation
d'un jour tous les 4 ans; il l'est également que Jules César en fit
l'année commune chez les Alexandrins. Cette année commençait le 1er
thot, qui répond au 29 août.--L.]

Pour reconnaître leurs terres, couvertes tous les ans par le débordement
du Nil, les Égyptiens ont été obligés de recourir à l'arpentage, qui
leur a bientôt appris la géométrie[107]. Ils étaient grands observateurs
de la nature, qui, dans un pays si serein, et sous un soleil si ardent,
était forte et féconde. C'est aussi ce qui leur a fait inventer ou
perfectionner la médecine.

[Note 107: On a la preuve que les Égyptiens, à force de recommencer
la mesure des terres, étaient parvenus à connaître les dimensions de
leur pays avec une singulière exactitude; et même qu'ils avaient acquis
une connaissance assez précise de la grandeur d'un degré terrestre. Il y
a lieu de croire que les cartes géographiques ne leur étaient point
inconnues; on a vu plus haut (pag. 20, n. 1), qu'ils savaient tracer une
ligne méridienne avec une exactitude surprenante.--L.]

On n'abandonnait point au caprice des médecins la manière de traiter les
malades. Ils avaient des règles fixes, qu'ils étaient obligés de suivre;
et ces règles étaient les observations anciennes des habiles maîtres,
qui étaient consignées dans les livres sacrés. En les suivant, ils ne
répondaient point du succès: autrement, on les en rendait responsables,
et il y avait contre eux peine de mort. Cette loi était utile pour
réprimer la témérité des charlatans, mais pouvait être un obstacle aux
nouvelles découvertes et à la perfection de l'art. [Marge: Lib. 2, c.
84.] Chaque médecin, si l'on en croit Hérodote, se renfermait dans la
cure d'une seule espèce de maladie: les uns pour les yeux, d'autres pour
les dents, et ainsi du reste.

Ce que nous avons dit des pyramides, du labyrinthe, de ce nombre infini
d'obélisques, de temples, de palais, dont on admire encore les précieux
restes dans toute l'Égypte, et dans lesquels brillaient à l'envi la
magnificence des princes qui les avaient construits, l'habileté des
ouvriers qui y avaient été employés, la richesse des ornements qui y
étaient répandus, la justesse des proportions et des symétries qui en
faisaient la plus grande beauté; ouvrages dans plusieurs desquels s'est
conservée jusqu'à nous la vivacité même des couleurs malgré l'injure du
temps, qui amortit et consume tout à la longue: tout cela, dis-je,
montre à quel point de perfection [Marge: Diod. l. 1, pag. 73.] l'Égypte
avait porté l'architecture, la peinture, la sculpture, et tous les
autres arts[108].

[Note 108: Voici le résumé de ce que les nouvelles découvertes en
Égypte ont fait connaître sur l'état de l'industrie et des arts chez les
anciens Égyptiens.

Ils fabriquaient des toiles de lin aussi belles et aussi fines que les
nôtres: on trouve, dans les enveloppes des momies, des toiles de coton
d'une finesse égale à celle de notre mousseline, et d'un tissu
très-fort; et l'on voit par quelques-unes de leurs peintures qu'ils
savaient faire des tissus aussi transparents que nos gazes, nos linons,
ou même que nos tulles.

L'art de tanner le cuir leur était parfaitement connu; de même que celui
de le teindre en diverses couleurs, comme nos maroquins; et d'y imprimer
des figures.

Ils savaient fabriquer aussi une sorte de verre grossier, avec lequel
ils faisaient des colliers et autres ornements.

L'art d'émailler, et celui de la dorure, étaient portés chez eux à un
haut degré de perfection: ils savaient réduire l'or en feuilles aussi
minces que les nôtres; et possédaient une composition métallique
semblable à notre plomb, mais un peu plus molle.

Ils avaient porté fort loin l'art de vernir: la beauté de la couverte de
leurs poteries, n'a point été surpassée, peut-être même égalée par les
modernes.

La peinture n'a jamais été très-perfectionnée par eux; ils paraissent
avoir toujours ignoré l'art de donner du relief aux figures par le
mélange des clairs et de l'ombre: mais ils disposaient les couleurs avec
intelligence; et le trait, dans leurs beaux ouvrages, est d'une
hardiesse et d'une pureté extraordinaires. Du reste, ils n'entendaient
rien à la perspective: et presque tous leurs dessins ne présentent les
objets que de profil: l'uniformité des attitudes et des poses montre
assez qu'en peinture comme en sculpture les artistes égyptiens étaient
forcés de ne point s'écarter d'un certain style de convention, qui s'est
conservé jusques sous les derniers empereurs romains.

Il en était de même de l'architecture; très-remarquable par la grandeur
des masses, par la majesté de l'ensemble, par le grandiose qui en
caractérise tous les détails, elle était lourde, sans goût dans la
disposition des parties, dans le choix des ornements: il paraît que dès
les plus anciens temps, ils l'ont portée au plus haut degré qu'il leur
était donné d'atteindre; et qu'elle n'a éprouvé presque aucun
perfectionnement sensible, dans les siècles postérieurs.--L.]

Ils ne faisaient pas grand cas ni de cette partie de la gymnastique ou
palestre, qui ne tendait point à procurer au corps une force solide et
une santé robuste[109]; ni de la musique, qu'ils regardaient comme une
occupation non-seulement inutile, mais dangereuse, et propre seulement à
amollir les esprits[110].

[Note 109: Τἠν δὲ μουσικὴν νομίζουσιν οὐ μόνον ἄχρησον ὑπαρχειν,
ἀλλὰ καὶ βλαβερὰν, ὡς ἂν ἐκθηλύνουσαν τἀς τῶν ἀνδρῶν ψυχάς. [Diod. 1, §
81.]]

[Note 110: «Il faut entendre de même ce que cet auteur (Diodore de
Sicile), dit touchant la musique. Celle qu'il fait mépriser aux
Égyptiens, comme capable de ramollir les courages, était sans doute
cette musique molle et efféminée qui n'inspire que les plaisirs et une
fausse tendresse; car, pour cette musique généreuse dont les nobles
accords élèvent l'esprit et le cœur, les Égyptiens n'avaient garde de la
mépriser, puisque, selon Diodore même, leur Mercure l'avait inventée, et
avait aussi inventé le plus grave des instruments de musique. Dans la
procession solennelle des Égyptiens, où l'on portait en cérémonie le
livre de Trismégiste, on voit marcher à la tête le chantre tenant en
main un symbole de la musique (je ne sais pas ce que c'est), et le livre
des hymnes sacrés.» Cette excellente observation de Bossuet modifie
suffisamment ce que l'assertion de Rollin pouvait présenter de
fautif.--L.]



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                              CHAPITRE V

             DES LABOUREURS, DES PASTEURS, DES ARTISANS.

[Marge: Diod. l. 1, pag. 67, 68.] Les laboureurs, les pasteurs, les
artisans, qui formaient les trois conditions du bas étage en Égypte, ne
laissaient pas d'y être fort estimés, surtout les laboureurs et les
pasteurs. Il fallait qu'il y eût des emplois et des personnes plus
considérables, comme il faut qu'il y ait des yeux dans le corps; mais
leur éclat ne fait pas mépriser les bras, les mains, les jambes, ni les
parties les plus basses. Ainsi, parmi les Égyptiens, les prêtres, les
soldats, les savants, avaient des marques d'honneur particulières; mais
tous les métiers, jusqu'aux moindres, étaient en estime, parce qu'on ne
croyait pas pouvoir sans crime mépriser des citoyens dont les travaux,
quels qu'ils fussent, contribuaient au bien public.

Une autre raison supérieure leur avait pu d'abord inspirer ces
sentiments d'équité et de modération, qu'ils conservèrent long-temps.
Comme ils descendaient tous d'un même père, qui était Cham, le souvenir
de cette origine commune, encore récente, étant présent à l'esprit de
tous dans les premiers siècles, établit parmi eux une espèce d'égalité
qui leur faisait dire que toute l'Égypte était noble. En effet la
différence des conditions, et le mépris qu'on fait de celles qui
paraissent les plus basses, ne vient que de l'éloignement de la tige
commune, qui fait oublier que le dernier des roturiers, si l'on veut
remonter à la source, descend d'une famille aussi noble que les plus
grands seigneurs.

Quoi qu'il en soit, en Égypte nulle profession n'était regardée comme
basse et sordide. Par ce moyen tous les arts venaient à leur perfection.
L'honneur, qui les nourrit, se mêlait partout. La loi assignait à chacun
son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir
deux, ni changer de profession. On faisait mieux ce qu'on avait toujours
vu faire, et à quoi on s'était uniquement exercé dès son enfance; et
chacun, ajoutant sa propre expérience à celle de ses ancêtres, avait
bien plus de facilité à exceller dans son art. D'ailleurs cette coutume
salutaire, établie anciennement dans la nation et dans le pays,
éteignait toute ambition mal entendue, et faisait que chacun demeurait
content dans son état, sans aspirer, par des vues d'intérêt, de vanité
ou de légèreté, à un plus haut rang.

C'était là la source d'une infinité d'inventions singulières que chacun
imaginait dans son art pour le conduire à sa perfection, et pour
contribuer ainsi aux commodités de la vie et à la facilité du commerce.
[Marge: Diod. l. 1, pag. 67.] J'avais d'abord regardé comme une fable ce
que Diodore rapporte de l'industrie des Égyptiens, qui savaient, par une
fécondité artificielle, faire éclore des poulets sans faire couver les
œufs par des poules[111]; mais tous les voyageurs modernes attestent la
vérité de ce fait, qui mérite certainement d'être observé, et que l'on
dit aussi n'être pas inconnu en Europe. Selon leurs relations, les
Égyptiens mettent les œufs dans des fours auxquels ils savent donner un
degré de chaleur si tempéré, et qui se rapporte si bien à la chaleur
naturelle des poules, que les poulets qui en viennent sont aussi forts
que ceux qui sont couvés à l'ordinaire. Le temps propre à cette
opération est depuis la fin de décembre jusqu'à la fin d'avril, la
chaleur étant excessive en Égypte tout le reste de l'année. Pendant ces
quatre mois ils font couver plus de trois cent mille œufs, qui ne
réussissent pas tous, à la vérité, mais qui ne laissent pas de fournir à
peu de frais une quantité prodigieuse de volailles. L'habileté consiste
à donner aux fours un degré de chaleur convenable, et qui ne passe pas
une certaine mesure. On emploie environ dix jours pour échauffer ces
fours, et autant à peu près pour faire éclore les œufs. C'est une chose
divertissante, disent les relations, que de voir éclore ces poulets,
dont les uns ne montrent que la tête, les autres sortent de la moitié du
corps, et les autres tout-à-fait; et, dès qu'ils sont sortis, ils
courent au travers de ces œufs; [Marge: Tom. 2, pag. 64. Lib. 10, c.
54.] ce qui fait un vrai plaisir. On peut voir, dans les Voyages de
Corneille LeBruyn, ce que les différents voyageurs ont écrit sur ce
sujet. Pline en fait aussi mention; mais il paraît qu'au lieu de fours
les Égyptiens anciennement [Marge: [V. pl. haut, p. 80.]] faisaient
éclore les œufs dans du fumier.

[Note 111: Le premier auteur qui en fait mention est Aristote
(_Hist. Anim._ VI, c. 2). Antigone de Caryste (_Hist. Mirab._, c. 104),
Pline (x, c. 54), s'accordent à dire, d'après lui, que ces œufs étaient
mis dans du fumier. Le procédé actuellement en usage paraît avoir été
inconnu des anciens Égyptiens, au moins jusqu'à l'an 133 de J.C.
(Vopisc. _in Saturn._) Pline, il est vrai, parle, comme nouvellement
inventé, d'un procédé analogue à celui des Égyptiens modernes (X, c.
55); mais il ne dit point que cette invention eût été faite en
Égypte.--L.]

J'ai dit que les laboureurs sur-tout, et ceux qui prenaient soin des
troupeaux, étaient fort considérés en Égypte, à l'exception de quelques
contrées, où les derniers n'étaient point soufferts. En effet c'est à
ces deux professions qu'elle devait ses richesses et son opulence. C'est
une chose étonnante de voir ce que le travail et l'adresse des Égyptiens
tiraient d'un pays dont l'étendue n'était pas fort considérable, mais
dont le fonds était devenu, par le bienfait du Nil et par l'industrie
laborieuse des habitants, d'une merveilleuse fécondité.

Il en sera toujours ainsi de tout royaume où l'attention de ceux qui
gouvernent sera tournée vers le bien public. La culture des terres et la
nourriture des animaux seront une source inépuisable de biens et
d'avantages par-tout où, comme en Égypte, on se fera un devoir de les
soutenir et de les protéger par principe d'état et de politique: et
c'est un grand malheur qu'elles soient tombées maintenant dans un mépris
général, quoique ce soient elles qui fournissent les besoins et même les
délices de la vie à toutes les conditions que nous regardons comme
relevées. «Car,» dit M. l'abbé Fleury dans son admirable livre des Mœurs
des Israélites, où il examine à fond la matière que je traite, «c'est le
paysan qui nourrit les bourgeois, les officiers de justice et de
finance, les gentilshommes, les ecclésiastiques; et, de quelque détour
que l'on se serve pour convertir l'argent en denrées, ou les denrées en
argent, il faut toujours que tout revienne aux fruits de la terre et aux
animaux qu'elle nourrit. Cependant, quand nous comparons ensemble tous
ces différents degrés dé conditions, nous mettons au dernier rang ceux
qui travaillent à la campagne; et plusieurs estiment plus de gros
bourgeois inutiles, sans force de corps, sans industrie, sans aucun
mérite, parce qu'ayant plus d'argent ils mènent une vie plus commode et
plus délicieuse.»

«Mais, si nous imaginions un pays où la différence des conditions ne fût
pas si grande; où vivre noblement ne fût pas vivre sans rien faire, mais
conserver soigneusement sa liberté, c'est-à-dire n'être sujet qu'aux
lois et à la puissance publique, subsister de son fonds sans dépendre de
personne, et se contenter de peu plutôt que de faire quelque bassesse
pour s'enrichir; un pays où l'on méprisât l'oisiveté, la mollesse et
l'ignorance des choses nécessaires pour la vie, et où l'on fît moins de
cas du plaisir que de la santé et de la force du corps, en ce pays-là il
serait bien plus honnête de labourer ou de garder un troupeau que de
jouer ou se promener toute la vie.» Or il ne faut point recourir à la
république de Platon pour trouver des hommes en cet état. C'est ainsi
qu'a vécu la plus grande partie du monde pendant près de quatre mille
ans, non-seulement les Israélites, mais les Égyptiens, les Grecs, les
Romains, c'est-à-dire les nations les plus policées, les plus sages, les
plus guerrières, les plus éclairées en tout genre. Elles nous apprennent
toutes le cas que nous devrions faire de la culture des terres et du
soin des troupeaux: dont l'une, sans parler du chanvre et du lin d'où
l'on tire les toiles, nous fournit, par les grains, les fruits, les
légumes, une nourriture non-seulement abondante, mais délicieuse; et
l'autre, outre les viandes exquises dont il couvre nos tables, met
presque seul en mouvement les manufactures et le commerce par le moyen
des cuirs et des étoffes.

L'intention des princes, pour l'ordinaire, et leur intérêt certainement,
est qu'on ménage et qu'on favorise les gens de la campagne, qui
soutiennent à la lettre le poids du jour et de la chaleur, et qui
supportent une grande partie des charges du royaume; mais les bonnes
intentions des princes sont souvent frustrées par l'insatiable et
impitoyable avidité de ceux qui sont chargés du recouvrement de leurs
deniers. L'histoire nous a conservé une belle parole de Tibère à ce
sujet: Un gouverneur du pays même dont nous parlons ici, c'est-à-dire
[Marge: Diodor. [lis. Dio. Cassius] l. 57, p. 608.] de l'Égypte, ayant
augmenté l'imposition annuelle que payait la province, sans doute pour
faire sa cour à l'empereur, et lui ayant envoyé une somme plus
considérable qu'à l'ordinaire, Tibère, qui, dans ses premières années,
pensait ou du moins parlait bien, lui répondit que[112] _son intention
était qu'on tondît ses brebis, et non pas qu'on les écorchât_.

[Note 112: Κέιρεσθαι μοῦ τὰ πρόβατα, ἀλλ' ουκ ἀποξύρεσθαι βοὺλομαι.]



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                             CHAPITRE VI.

                    DE LA FÉCONDITÉ DE L'ÉGYPTE.

Je ne parlerai ici que de quelques plantes particulières à l'Égypte, et
de l'abondance du blé qui y croissait.

_Papyrus_[113]. C'est une plante qui pousse quantité de tiges
triangulaires, hautes de six ou sept coudées. [Marge: Plin. l. 13, c.
11.] Les anciens ont écrit d'abord sur des feuilles de palmier, puis sur
des écorces d'arbre, d'où est venu le mot _liber_: après cela sur des
tablettes enduites de cire, où l'on imprimait les caractères avec un
poinçon qui avait un bout aigu pour écrire, et l'autre plat pour
effacer: ce qui a donné lieu à cette expression d'Horace, [Marge: Satir.
10, lib. 1 [v. 72.]]

     Sæpè stylum vertas, iterùm quæ digna legi sint
     Scripturus.

qui signifie que, pour faire un bon ouvrage, il faut beaucoup effacer,
beaucoup corriger. Enfin on introduisit l'usage du papier. C'était des
feuilles propres à écrire, faites de l'écorce de la plante dont nous
parlons, _papyrus_, appelée autrement _byblus_: [Marge: Lucan. [Pharsal.
III, v. 222.]]

     Nondum flumineas Memphis contexere byblos
     Nuverat.

[Note 113: Pour les différents usages du papyrus, voyez une
dissertation de M. de Caylus (_Académ. Insc._ tom. XXVI, pag. 267).--L.]

Merveilleuse invention[114], dit Pline, qui est d'un si grand usage dans
la vie, qui fixe la mémoire des faits, et qui immortalise les hommes!
Varron l'attribue à Alexandre-le-Grand, lorsqu'il bâtit Alexandrie: mais
elle est bien plus ancienne que lui; il ne fit que la rendre plus
commune. Le même Pline ajoute qu'Eumène, roi de Pergame, substitua le
parchemin au papier, par jalousie contre Ptolémée, roi d'Égypte, se
piquant de l'emporter par ce moyen sur sa bibliothèque, dont les livres
n'étaient que de papier. Le parchemin est une peau de mouton ou de
bélier préparée pour écrire; on l'appelle _pergamenum_, à cause qu'il a
été inventé par les rois de Pergame. Tous les anciens manuscrits sont
sur du parchemin, ou sur du vélin, qui est une peau de veau plus
délicate que le parchemin ordinaire. C'est une chose curieuse de voir
comment notre papier, qui est si blanc et si fin, se fait de vieux
haillons et de sales chiffons qu'on ramasse dans les rues. La plante
nommée _papyrus_ servait aussi à faire des voiles de vaisseau, des
cordages, des habits, des couvertures, etc.

[Note 114: «Postea promiscuè patuit usus rei, quà constat
immortalitas hominum... Chartæ usu maximè humanitas constat in
memoria.»]

[Marge: Plin. l. 19, cap. 1.] _Linum._ Le lin est une plante dont
l'écorce est pleine de filets qui servent à faire de la toile déliée. On
avait en Égypte une adresse merveilleuse pour le préparer et le
travailler, les fils qu'on en tirait étant d'une si grande finesse,
qu'ils échappaient presque à la vue. Les prêtres n'y étaient vêtus que
de lin, et jamais de laine, et c'était aussi l'habillement ordinaire des
personnes considérables. On en faisait un grand commerce, et il s'en
transportait beaucoup dans les pays étrangers. Ce travail occupait un
grand nombre de personnes en Égypte, sur-tout parmi les femmes, comme on
le voit dans l'endroit d'Isaïe où ce prophète menace l'Égypte d'une
affreuse sécheresse qui en fera cesser tous les travaux: [Marge: Is. 19,
9. Exod. 9, 31.] _Confundentur qui operabantur linum, pectentes et
texentes subtilia_. On voit aussi dans l'Écriture que l'un des effets de
la grêle que Moïse fit tomber en Égypte fut de ruiner tout le lin qui
commençait déjà à monter en graine: c'était au mois de mars.

[Marge: Plin. _Ibid._] _Byssus._ C'était une autre espèce de lin[115],
extrêmement fin et délié, qui était souvent teint en pourpre. Il était
fort cher, et il n'y avait que les gens riches et aisés qui s'en
vêtissent. Pline, qui donne la première place au lin incombustible, met
celui-ci après, et[116] dit qu'il servait à la parure et à l'ornement
des dames. Il paraît, par l'Écriture sainte, que c'était de l'Égypte
[Marge: Ezech. 27] sur-tout qu'on tirait les toiles composées de cette
espèce de lin: _byssus varia de Ægypto texta est tibi_.

[Note 115: Forster (_de bysso_) et Larcher ont prouvé que le byssus
était le coton. (Voyez plus haut, p. 69.)--L.]

[Note 116: «Pioximus byssino, mulierum maxime deliciis... genito.»]

Je ne parle point du _lotus_, plante fort commune et fort estimée en
Égypte, dont la graine servait autrefois à faire du pain[117]. Il y
avait un autre _lotus_ en Afrique, qui a donné son nom aux _lotophages_,
parce qu'ils [Marge: Odys. l. 9 v. 84-102.] vivaient du fruit de cet
arbre[118], fruit d'un goût si délicieux, s'il en faut croire Homère,
qu'il faisait oublier à ceux qui en mangeaient toutes les douceurs de la
patrie, comme Ulysse l'éprouva à son retour de Troie.

En général les légumes et les fruits étaient excellents en Égypte, et
auraient pu[119], comme Pline le remarque, suffire seuls pour la
nourriture, tant la bonté et l'abondance en étaient grandes; et en effet
les ouvriers ne vivaient presque d'autre chose, comme on le voit dans
ceux qui travaillaient aux pyramides.

[Note 117: Et dont on mangeait la racine. Le _lotus_ est une plante
aquatique, espèce de _nymphæa_.--L.]

[Note 118: Ce lotus est une espèce de jujubier, selon M.
Desfontaines.--L.]

[Note 119: «Ægyptus frugum quidem fertilissima, sed ut propè sola
iis carere possit, tanta est ciborum ex herbis abundantia.» (Plin., lib.
21, cap. 15.)]

Outre ces richesses champêtres, le Nil, par la pêche et par la
nourriture des troupeaux, fournissait la table des Égyptiens de poissons
exquis de toute espèce, et de viandes très-succulentes. C'est ce qui fit
regretter si fort l'Égypte aux Israélites, quand ils se trouvèrent dans
le désert. [Marge: Num. 11, 4, 5.] _Qui nous donnera de la chair à
manger?_ disaient-ils d'un ton plaintif et séditieux. _Nous nous
souvenons des poissons que nous mangions en Égypte_ presque _pour rien.
Les concombres, les melons, les poireaux, les ognons et l'ail nous
reviennent dans l'esprit.... [Marge: Exod. 16, 5.] Nous étions assis
près des marmites pleines de viandes, et nous mangions du pain tant que
nous voulions_.

Mais la grande et l'incomparable richesse de l'Égypte était le blé, qui
la mettait en état, même dans des temps de famine presque universelle,
de nourrir tous les peuples voisins, comme cela arriva sous Joseph. Dans
les temps postérieurs elle fut toujours la ressource et le grenier le
plus assuré de Rome et de Constantinople. On sait que la calomnie
inventée contre saint Athanase, à qui l'on imputait d'avoir menacé
d'empêcher à l'avenir que l'on ne transportât du blé d'Alexandrie à
Constantinople, fit entrer en fureur contre ce saint évêque l'empereur
Constantin, parce qu'il savait que cette ville ne pouvait subsister sans
les convois d'Égypte. C'est la même raison qui porta toujours les
empereurs romains à prendre un si grand soin de l'Égypte, qu'ils
regardaient comme la mère nourricière de Rome.

Cependant le même fleuve qui a mis cette province en état de nourrir et
de faire subsister les deux villes du monde les plus peuplées, la
réduisait quelquefois elle-même à une affreuse famine; et il est
étonnant que la sage prévoyance de Joseph, qui, dans des temps
d'abondance, avait mis en réserve des blés pour des années de stérilité,
n'ait point appris à ces politiques si vantés à se précautionner par une
pareille industrie contre les variétés et les incertitudes du Nil[120].
Pline le jeune, dans le panégyrique de Trajan, nous fait une peinture
admirable de l'extrémité où la famine réduisit cette province sous cet
empereur, et de la généreuse libéralité qu'il fit paraître pour la
soulager. On ne sera pas fâché d'en voir ici un extrait, qui rendra
moins les expressions que les pensées.

[Note 120: Sénèque nous apprend que, pendant deux années
consécutives, dans la dixième et la onzième années du règne de
Cléopatre, l'inondation du Nil trompa l'espérance des laboureurs; et que
ce malheur arriva pendant neuf années, au témoignage de Callimaque.
(Senec., _Quæst. Natur._ IV, 2, § 15.) Le passage de Callimaque, dont
Sénèque rappelle le sens, a été conservé par le grand étymologiste. On
le trouve dans l'édit. d'Ernesti (t. 1, p. 357).--L.]

L'Égypte, dit Pline, qui se glorifiait de n'avoir besoin, pour nourrir
et faire croître ses grains, ni des pluies, ni du ciel, et qui se
croyait assurée pour toujours de le disputer aux terres les plus
fertiles, fut condamnée à une sécheresse inopinée, et à une funeste
stérilité, parce que l'inondation du Nil, source et mesure certaine de
l'abondance, beaucoup moins étendue qu'à l'ordinaire, avait laissé à sec
la plupart des terres[121]. Pour-lors elle implora le secours du prince,
comme elle avait coutume d'attendre celui du fleuve. Le délai ne dura
que ce qu'il fallut de temps au courrier pour porter à Rome cette triste
nouvelle; et il semblait que ce malheur n'était arrivé que pour faire
paraître avec plus d'éclat la bonté de César[122]. C'était une ancienne
et commune opinion, que notre ville ne pouvait subsister que par les
vivres qu'elle tirait d'Égypte. Cette nation vaine et fastueuse se
vantait de nourrir, toute vaincue qu'elle était, ses vainqueurs, d'avoir
leur sort entre ses mains, et de régler par son fleuve leur bonne ou
mauvaise destinée. Nous avons rendu au Nil ses moissons, et lui avons
renvoyé ses convois: que l'Égypte apprenne donc, par son expérience,
qu'elle ne nous est point nécessaire, mais qu'elle est notre esclave:
qu'elle sache que ce n'est pas tant des vivres qu'elle nous envoie qu'un
tribut qu'elle nous paie; et qu'elle n'oublie jamais que nous pouvons
bien nous passer de l'Égypte, mais que l'Égypte ne peut point se passer
de nous. C'en était fait de cette province si fertile, si elle eût
encore été libre. Elle a trouvé un sauveur et un père dans son maître.
Étonnée de voir ses greniers remplis sans le travail de ses laboureurs,
elle n'a su d'où lui pouvaient venir ces richesses étrangères et
gratuites. La disette de peuples si éloignés de nous, et secourus si
promptement, n'a servi qu'à faire mieux sentir quel avantage c'est que
d'être sous notre empire[123]. Le Nil a pu, dans d'autres temps, couvrir
d'une plus grande inondation les campagnes d'Égypte, mais il n'a jamais
coulé plus abondamment pour la gloire des Romains. Puisse le ciel,
content d'avoir mis à une telle épreuve et la patience des peuples, et
la bonté du prince, rendre pour toujours à l'Égypte son ancienne
fécondité!

[Note 121: «Inundatione; id est ubertate regio fraudata, sic opem
Cæsaris invocavit, ut solet amnem suum.»]

[Note 122: «Pererebuerat antiquitas, urbem nostram nisi opibus
Ægypti ali sustentarique non posse. Superbiebat ventosa et insolens
natio, quôd victorem quidcm populum pasceret tamen, quòdque in suo
flumine, in suis manibus, vel abundantia nostra vel fames esset.
Refudimus Nilo suas copias. Recepit frumenta quæ miserat, deportatasque
messes revexit.»]

[Note 123: «Nilus Ægypto quidem sæpè, sed gloriæ nostræ nunquam
largior fluxit.»]

Le reproche que Pline fait ici aux Égyptiens, d'avoir une vaine et folle
complaisance dans les inondations de leur Nil, marque un de leurs
caractères les plus particuliers, et me fait souvenir d'un bel endroit
d'Ézéchiel, où Dieu parle ainsi à Pharaon, l'un de leurs rois: [Marge:
Ezech. 29, v. 3 et 9.] «Je viens à toi, grand dragon, qui te couches au
milieu de tes fleuves, et qui dis: Le fleuve est à moi, c'est moi qui
l'ai fait, c'est moi-même qui me suis créé.» _Ecce ego ad te, Pharao,
rex Ægypti, draco magne, qui cubas in medio fluminum tuorum, et dicis:
Meus est fluvius, et ego feci eum, et ego feci memetipsum._

Dieu voyait dans le cœur de ce prince un orgueil insupportable, un
sentiment de sécurité, de confiance dans les inondations du Nil, d'une
entière indépendance des influences du ciel, comme s'il n'eût dû les
heureux effets de cette inondation qu'à ses soins et à ses travaux, ou à
ceux de ses prédécesseurs: _Meus est fluvius, et ego feci eum._

Avant que de terminer cette seconde partie, qui regarde les mœurs des
Égyptiens, je crois devoir avertir les lecteurs de se rendre attentifs à
différents traits répandus dans l'histoire d'Abraham, de Jacob, de
Joseph, de Moïse, qui confirment et éclaircissent une partie de ce que
nous trouvons dans les auteurs profanes sur ce sujet. Ils y remarqueront
la police parfaite qui régnait en Égypte, soit à la cour, soit dans le
reste du royaume; la vigilance du prince, qui était averti de tout, qui
avait un conseil réglé, des ministres choisis, des troupes toujours bien
entretenues, et de toute sorte, infanterie, cavalerie, chariots armés en
guerre; des intendants dans toutes les provinces; des gardes des
greniers publics, des dispensateurs exacts du blé, qui le distribuaient
avec grand ordre; une cour formée avec tous les officiers de la
couronne, capitaine des gardes, grand échanson, grand panetier, en un
mot tout ce qui compose la maison d'un prince et qui fait l'éclat d'une
cour brillante. [Marge: Gen. 12, 10-20.] Ils y admireront plus que tout
cela encore la crainte des menaces de Dieu, inspecteur de toutes les
actions, et juge des rois mêmes; et l'horreur de l'adultère, reconnu
comme un crime capable de faire périr un royaume.



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                           TROISIÈME PARTIE.

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                     HISTOIRE DES ROIS D'ÉGYPTE.

Il n'y a point dans toute l'antiquité d'histoire plus obscure ni plus
incertaine que celle des premiers rois d'Égypte. Cette nation fastueuse,
et follement entêtée de son antiquité et de sa noblesse, trouvait qu'il
était beau de se perdre dans un abyme infini de siècles, qui [Marge:
Diod. l. 1, p. 41.] semblait l'approcher de l'éternité. Si on l'en
croit, les dieux d'abord, ensuite les demi-dieux ou héros, la
gouvernèrent successivement pendant l'espace de plus de vingt mille
ans[124]. On sent assez combien cette prétention est vaine et fabuleuse.

[Note 124: Diodore, cité par Rollin, dit: _un peu moins de dix-huit
mille ans_. (1, § 44.) Fréret a montré que cette antiquité si reculée
provient de l'équivoque causée par le mot _année_, qui a désigné
originairement des saisons de trois ou de quatre mois. En réduisant les
dates égyptiennes, d'après cette hypothèse, on reconnaît qu'elles se
renferment dans les limites de la chronologie de l'Écriture Sainte.--L.]

Après les dieux et demi-dieux régnèrent des hommes égyptiens, dont
Manéthon nous a laissé trente dynasties ou principautés. Ce Manéthon
était Égyptien, grand-prêtre et garde des archives sacrées de l'Égypte;
il avait été instruit dans les lettres grecques. Il a écrit l'histoire
des Égyptiens, et l'a tirée, à ce qu'il dit, des écrits de Mercure, et
des autres anciens mémoires conservés dans les archives des temples. Il
avait composé cet ouvrage sous le règne et par l'ordre de Ptolémée
Philadelphe.

Si l'on suppose les trente dynasties de Manéthon successives, elles
composent plus de cinq mille trois cents ans jusqu'au règne d'Alexandre,
ce qui est manifestement convaincu de fausseté. D'ailleurs on voit dans
Ératosthène[125], appelé à Alexandrie par Ptolémée Evergète, une liste
de trente-huit rois thébains, tous différents [Marge: Eratosthen. ap.
Syncell. p. 91. c. 147 D.] de ceux de Manéthon. Le soin d'éclaircir ces
difficultés a beaucoup exercé les savants. La voie la plus sûre de
concilier ces contradictions est de supposer, comme le font maintenant
presque tous ceux qui traitent cette matière, que les rois dont il est
parlé dans les différentes dynasties ne se sont pas tous succédé les uns
aux autres, mais que plusieurs ont régné en même temps dans des contrées
différentes. Il y a eu en Égypte quatre dynasties principales: celle de
Thèbes, celle de Thin, celle de Memphis, et celle de Tanis. Je ne ferai
point ici le dénombrement des rois qui y ont régné: l'histoire ne nous
en a presque conservé que les noms. Je ne rapporterai que ce qui me
paraîtra propre à éclairer et à instruire les jeunes gens, pour qui
principalement j'écris; et je m'arrêterai sur-tout à ce qu'Hérodote et
Diodore de Sicile nous apprennent des rois d'Égypte, sans même y garder
une suite fort exacte, du moins dans les commencements de cette
histoire, qui sont fort obscurs, et sans me mettre en devoir de
concilier ces deux historiens. Leur dessein, surtout d'Hérodote, a été,
non de donner une suite exacte des rois d'Égypte, mais seulement
d'indiquer ceux dont l'histoire leur a paru plus intéressante et plus
instructive. Je suivrai le même plan; et j'espère qu'on ne me saura pas
mauvais gré de n'être point entré moi-même, et de n'avoir point engagé
avec moi les jeunes gens, dans un labyrinthe de difficultés qui est
presque sans issue, et d'où les plus habiles ont bien de la peine à se
tirer quand ils veulent suivre le fil de l'histoire et fixer des dates
assurées. Les curieux pourront consulter les savants[126] ouvrages où
cette matière est traitée à fond.

[Note 125: Il était de Cyrène.]

[Note 126: La chronique du chevalier Marsham; les ouvrages du P.
Pezron; les dissertations du P. Tournemine, et celles de M. l'abbé
Sevin.]

Je dois avertir dès le commencement qu'Hérodote, sur la foi des prêtres
Égyptiens qu'il avait consultés, rapporte beaucoup d'oracles et de faits
singuliers qu'un lecteur éclairé ne prendra que pour ce qu'ils sont,
c'est-à-dire pour des fables.

L'histoire ancienne d'Égypte contient 2158 ans, et elle se divise
naturellement en trois parties.

La première commence à l'établissement de la monarchie égyptienne,
fondée par Ménès ou Mesraïm, fils de Cham, l'année du monde 1816, et
finit à la destruction de cette même monarchie par Cambyse, roi de
Perse, l'an 3479; et cette première partie comprend 1663 ans.

La seconde partie est mêlée avec l'histoire des Perses et des Grecs, et
s'étend jusqu'à la mort d'Alexandre-le-Grand, arrivée en 3681, et
renferme par conséquent 202 ans.

La troisième est celle où s'est élevée en Égypte une nouvelle monarchie
sous les Lagides, c'est-à-dire sous les Ptolémées, descendants de Lagus,
jusqu'à la mort de Cléopatre, dernière reine d'Egypte, en 3974; et ce
dernier espace renferme 293 ans.

Je ne traiterai ici que la première partie, réservant les deux autres
pour les temps qui leur sont propres.

ROIS D'ÉGYPTE.

[Marge: AN. M. 1816 AV. J.C. 2188] MÉNÈS. Tous les historiens
conviennent que Ménès est le premier roi d'Égypte. On prétend, et ce
n'est point sans fondement, qu'il est le même que Mesraïm, fils de Cham.

Cham était le second fils de Noé. Lorsque la famille de ce dernier,
après la folle entreprise de la tour de Babel, se dispersa en
différentes contrées, Cham tourna du côté de l'Afrique: et c'est lui
sans doute qui dans la suite y fut honoré comme dieu sous le nom de
Jupiter Ammon. Il avait quatre enfants: Chus, Mesraïm, Phuth [Marge:
Gen. 10, 6.] et Canaan. Chus s'établit en Ethiopie; Mesraïm dans
l'Égypte, qui, dans l'Écriture, est le plus souvent appelée de son nom
et de celui de Cham son père; Phuth, dans la partie de l'Afrique qui est
à l'occident de l'Égypte; et Canaan, dans le pays qui depuis a porté son
nom. Les Cananéens sont certainement le même peuple que les Grecs
nomment presque toujours Phéniciens, sans qu'on puisse rendre raison ni
de ce nom étranger, ni de l'oubli du véritable.

[Marge: Herod. l. 1, cap. 99. Diod. lib. 1, pag. 42.] Je reviens à
Mesraïm. On convient que c'est le même que Ménès, que tous les
historiens donnent pour le premier roi d'Égypte. Ils disent que c'est
lui qui y établit le premier le culte des dieux et les cérémonies des
sacrifices.

BUSIRIS, assez long-temps après, bâtit la fameuse ville de Thèbes, et y
établit le siège de l'empire[127]. Nous avons parlé ailleurs de la
magnificence et des richesses de cette ville. Ce n'est pas le Busiris
connu par sa cruauté[128].

[Note 127: Diodore de Sicile compte deux rois de ce nom: le premier
a régné 1400 ans après Ménès; et l'autre est le huitième successeur du
premier: c'est à celui-ci qu'il attribue la fondation de Thèbes. (I, §
45.)--L.]

[Note 128: Strabon (XVII, pag. 802), et Diodore de Sicile (§ 45 et
88), nient l'existence de ce Busiris, et traitent de fables tout ce que
les Grecs en ont dit. Marsham et Newton sont de l'avis de ces deux
auteurs.--L.]

[Marge: Diod. lib. 2, pag. 44, 45.] OSYMANDYAS. Diodore décrit fort au
long plusieurs édifices magnifiques que ce prince avait fait
construire[129], dont l'un entre autres[130] était orné de scupltures et
de peintures d'une beauté parfaite, qui représentaient son expédition
contre les Bactriens, peuple de l'Asie, qu'il avait attaqués avec une
armée de quatre cent mille hommes de pied, et de vingt mille chevaux. On
y voyait, dans un autre endroit, une assemblée de juges, dont le
président portait au cou une image de la Vérité, qui avait les yeux
fermés, et avait autour de lui un grand nombre de livres; symbole
énergique, qui marquait que les juges devaient être instruits des lois,
et juger sans acception de personnes.

On y avait peint aussi le roi, qui offrait aux dieux l'or et l'argent
qu'il tirait chaque année des mines d'Égypte, qui montaient à la somme
de seize millions[131].

[Note 129: A Thèbes.--L.]

[Note 130: C'était son tombeau.--L.]

[Note 131: Trois mille deux cents myriades de mines. = Rollin a
voulu dire _seize cent millions_; car les trois mille deux cents
myriades ou 32,000,000 de mines d'argent, 533,000 talents, valent
1,599,000,000 fr., d'après l'évaluation du talent, suivie par Rollin, ou
les talents dont il est question ici sont de fort peu de valeur, ou les
prêtres en ont imposé à Diodore de Sicile.--L.]

Non loin de là paraissait une magnifique bibliothèque, la plus ancienne
dont il soit parlé dans l'histoire; elle avait pour titre: _le trésor
des remèdes de l'ame_. Près de cette bibliothèque on avait placé des
statues de tous les dieux d'Égypte, à chacun desquels le roi offrait des
présents convenables; par où il semblait vouloir annoncer à la postérité
que pendant sa vie il avait eu le bonheur de montrer toujours beaucoup
de piété envers les dieux et de justice envers les hommes.

Son tombeau était d'une magnificence extraordinaire. Il était environné
d'un cercle d'or qui avait une coudée de largeur, et trois cent
soixante-cinq coudées de circuit[132], sur chacune desquelles étaient
marqués le lever et le coucher du soleil, de la lune et des autres
constellations; car dès-lors les Égyptiens divisaient l'année en douze
mois, chacun de trente jours, et après le douzième mois ils ajoutaient
chaque année cinq jours [Marge: [plus haut, p. 76.]] et six heures. On
ne savait ce qu'on devait le plus admirer dans ce superbe monument, ou
la richesse de la matière, ou l'art et l'industrie des ouvriers.

[Marge: Diod. p. 46.] UCHORÉUS, l'un des successeurs d'Osymandyas, bâtit
la ville de Memphis[133]. Elle avait cent cinquante stades de
circuit[134], c'est-à-dire plus de sept lieues. Il la plaça à la pointe
du Delta, à l'endroit où le Nil se partage en plusieurs branches. Du
côté du midi, il fit une levée fort haute. A droite et à gauche, il
creusa des fossés très-profonds[135] pour y recevoir le fleuve. Ils
étaient revêtus de pierres, et, du côté de la ville, rehaussés par de
fortes chaussées: le tout pour mettre la ville en sûreté et contre les
inondations du Nil, et contre les attaques des ennemis. Une ville si
avantageusement située, et si bien fortifiée, qui était comme la clef du
Nil, et qui par là dominait sur tout le pays, devint bientôt la demeure
ordinaire des rois. Elle demeura en possession de cet honneur jusqu'au
temps où Alexandre-le-Grand fit bâtir Alexandrie.

[Note 132: Il est permis de douter de l'existence de ce merveilleux
cercle d'or, qui avait 192 mètres (590 pieds) de circonférence; car
Diodore n'a pu le décrire que d'après le récit des prêtres, attendu
qu'il avait été détruit cinq siècles auparavant par Cambyse. (I, §
49.)--L.]

[Note 133: Bâtie par Ménès, selon Hérodote.--L.]

[Note 134: Environ 31,620 mètres, environ 6 lieues; mais peut-être
s'agit-il du petit stade (V. plus bas, p. 101): dans ce cas, la mesure
se réduit à 3 lieues.--L.]

[Note 135: Diodore dit un _lac_.--L.]

[Marge: plus haut, p. 22, n. 1.] MOERIS. C'est lui qui construisit ce
lac si fameux qui porta son nom. Nous en avons parlé ci-devant.

[Marge: AN. M. 1920 AV. J.C. 2084.] L'Égypte avait été long-temps
gouvernée par des princes nés dans le pays même, lorsque des étrangers,
qu'on nomma rois-pasteurs, en langue égyptienne _hycsos_, Arabes ou
Phéniciens, s'emparèrent d'une grande partie de la basse Égypte et de
Memphis: mais ils ne furent point maîtres de la haute Égypte, et le
royaume de Thèbes subsista toujours jusqu'au temps de Sésostris. La
domination de ces rois étrangers dura environ 260 ans.

[Marge: Gen. 12, 20-20. AN. M. 2084 AV. J.C. 1920.] C'est sous l'un
d'eux, appelé dans l'Écriture Pharaon, nom commun à tous les rois
d'Égypte, qu'Abraham passa dans ce pays avec Sara sa femme, qui y courut
un grand risque, parce que le prince, informé de sa rare beauté, et ne
la croyant que sœur et non épouse d'Abraham, l'avait fait enlever.

[Marge: AN. M. 2179 AV. J.C. 1825 AN. M. 2276 AV. J.C. 1728.] TETHMOSIS,
ou Amosis, ayant chassé les rois-pasteurs, régna dans la basse Égypte.

Long-temps après, Joseph fut mené en Égypte par des marchands
ismaélites, vendu à Putiphar, et, par une suite d'événements
merveilleux, conduit à une suprême autorité, et élevé à la première
place du royaume. Je ne dis rien ici de son histoire, qui est connue de
tout le monde. [Marge: Justin. l. 36, cap. 2.] J'avertis seulement que
Justin, qui n'a fait qu'abréger Trogue Pompée, historien excellent du
temps d'Auguste, remarque que Joseph, le dernier des enfants de Jacob,
que ses frères, par envie, avaient vendu à des marchands étrangers,
ayant reçu du ciel l'intelligence des songes et la connaissance de
l'avenir, sauva, par sa rare prudence, l'Égypte de la famine dont elle
était menacée, et fut extrêmement considéré du roi.

[Marge: AN. M. 2298 AV. J.C. 1706.] Jacob y passa aussi avec toute sa
famille, qui fut toujours bien traitée par les Égyptiens pendant qu'ils
conservèrent le souvenir des services importants que Joseph leur avait
rendus. Mais, dit l'Écriture, après la [Marge: Exod. 1-8.] mort de
Joseph il s'éleva un nouveau roi, à qui Joseph était inconnu.

RAMESSÈS-MIAMUN était, selon Ussérius, le nom de ce nouveau roi connu
dans l'Écriture sous celui de [Marge: AN. M. 2427 AV. J.C. 1577.]
Pharaon. Il régna pendant soixante-six ans, et fit souffrir aux
Israélites des maux infinis. «Il établit, _dit l'Écriture_, des
intendants des ouvrages, afin qu'ils accablassent les Hébreux de
fardeaux _insupportables_. [Marge: Exod. 1-11-13-14.] Et ils bâtirent à
Pharaon des villes pour servir de[136] magasins, savoir: Phithom et
Ramessès... Les Égyptiens haïssaient les enfants d'Israël: ils les
affligeaient en leur insultant; et ils leur rendaient la vie ennuyeuse
en les employant à des travaux pénibles de boue, de mortier et de
brique, et à toutes sortes d'ouvrages de terre dont ils étaient
accablés.» Ce roi avait deux fils, Aménophis et Busiris.

[Note 136: Heb. _urbes thesaurorum_; Sept. _urbes munitas_. Ces
villes étaient destinées pour y mettre en réserve le blé, l'huile et les
autres richesses de l'Égypte. _Vatab._ = Dans la Vulgate, _urbes
tabernaculorum_.--L.]

[Marge: AN. M. 2494 AV. J.C. 1510. AN. M. 2513 AV. J.C. 1491,]
AMÉNOPHIS, qui était l'aîné, lui succéda. C'est ce Pharaon sous qui les
Israélites sortirent d'Égypte, et qui fut submergé au passage de la mer
Rouge.

Selon le P. Tournemine, Sésostris, dont nous parlerons bientôt, est
celui des rois d'Égypte qui commença la persécution contre les
Israélites, et qui les accabla de travaux pénibles; ce qui est
très-conforme à ce que Diodore remarque de ce prince, qu'il n'employa
dans les ouvrages qu'il fit en Égypte que des étrangers. Ainsi l'on peut
mettre le grand événement du passage de la mer Rouge sous[137] Phéron
son fils; et le caractère d'impiété que lui donne Hérodote rend cette
conjecture très-vraisemblable. Le plan que je me suis proposé me
dispense d'entrer dans ces discussions de chronologie.

[Note 137: Ce nom ressemble fort à celui de Pharaon, qui était
commun aux rois d'Égypte.]

[Marge: Lib. 3, p. 74] Diodore, en parlant de la mer Rouge, dit une
chose bien digne de remarque. Il y avait, observe cet historien, dans
tout le pays, une ancienne tradition, transmise des pères aux enfants
depuis plusieurs siècles, qu'autrefois, par un reflux extraordinaire, la
mer avait été entièrement desséchée, en sorte qu'on en voyait le fond,
et que bientôt après, les eaux, par un flux violent, avaient repris leur
première place. Il est évident que c'est le passage miraculeux de la mer
Rouge sous Moïse qui est ici désigné; et j'en fais la remarque exprès
pour avertir les jeunes gens de ne pas laisser échapper, dans la lecture
des auteurs, ces traces précieuses d'antiquité, sur-tout quand elles
ont, comme celle-ci, quelque rapport à la religion.

Ussérius dit qu'Aménophis laissa deux fils, l'un nommé Séthosis ou
Sésostris, l'autre Armaïs. Les Grecs l'ont appelé Bélus, et ses deux
enfants, Ægyptus et Danaüs.

[Marge: Herod. l. 2, c. 102-110.] Sésostris a été non-seulement l'un des
plus puissants [Marge: Diod. l. 1, p. 48-54.] rois qu'ait eus l'Égypte,
mais l'un des plus grands conquérants que vante l'antiquité.

Son père, ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les
Égyptiens, par l'autorité d'un oracle, conçut le dessein de faire de son
fils un conquérant. Il s'y prit à la manière des Égyptiens, c'est-à-dire
avec grandeur et noblesse. Tous les enfants qui naquirent le même jour
que Sésostris furent amenés à la cour par ordre du roi. Il les fit
élever comme ses enfants, et avec les mêmes soins que Sésostris, près
duquel ils étaient nourris. Il ne pouvait lui donner de plus fidèles
ministres, ni des officiers plus zélés pour le succès de ses armes. On
les accoutuma sur-tout, dès l'âge le plus tendre, à une vie dure et
laborieuse, pour les mettre en état de soutenir un jour avec facilité
les fatigues de la guerre. On ne leur donnait pas à manger qu'auparavant
ils n'eussent fait à pied ou à cheval une course considérable[138]. La
chasse était leur exercice le plus ordinaire.

[Note 138: Diodore dit 180 stades, mesure qui a paru si longue à
Rollin, qu'il n'a pas osé l'exprimer; et pour sauver l'invraisemblance,
il laisse croire que ces jeunes gens faisaient cette route _ou à pied ou
à cheval_, quoique Diodore parle seulement d'une course à pied; il faut
voir comme Voltaire se moque de l'extravagance de Diodore (_Philosoph.
de l'hist._), à l'occasion de ces 180 stades, qu'il évalue à 8 lieues.
Diodore se sert ici, comme plus bas (pag. 106, note 2), du petit stade
Égyptien (= 105, 4 mètres), et les 180 stades valent 18,970 mètres, ou
seulement 3 lieues 1/2; or, il n'y a rien d'invraisemblable à ce qu'on
exige de jeunes gens, habitués à de rudes exercices, qu'ils fassent tous
les matins 3 lieues 1/2 avant de prendre de la nourriture.--L.]

[Marge: Lib. 12, c. 4.] Élien[139] remarque que Sésostris fut instruit
par Mercure, et qu'il apprit de lui la politique et l'art de régner. Ce
Mercure est celui que les Grecs ont appelé _Trismégiste_, c'est-à-dire
_trois fois grand_[140]. L'Égypte, où il était né, lui doit l'invention
de presque tous les arts. Les deux ouvrages que nous avons sous son nom
portent des marques si certaines de nouveauté, qu'il n'y a personne qui
doute maintenant de leur supposition. Il y a encore eu un autre Mercure,
fort célèbre chez les Égyptiens par ses rares connaissances, et beaucoup
plus ancien que celui-ci. Jamblique, prêtre de l'Égypte, nous assure que
l'usage de ce pays était de mettre sous le nom d'Hermès ou Mercure les
ouvrages et les inventions que l'on donnait au public.

[Note 139: Τὰ νοήματα έκμουσωθῆναι.]

[Note 140: _Trois fois très-grand._--L.]

Quand Sésostris fut plus âgé, son père lui fit faire son apprentissage
par une guerre contre les Arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter
la faim et la soif, et soumit cette nation, jusqu'alors indomptable. La
jeunesse élevée avec lui le suivit toujours dans toutes ses campagnes.

Accoutumé aux travaux guerriers par cette conquête, son père le fit
tourner vers l'occident de l'Égypte. Il attaqua la Libye, et la plus
grande partie de cette vaste région fut subjuguée.

[Marge: AN. M. 2513 AV. J. C. 1491.] SÉSOSTRIS. En ce temps son père
mourut, et le laissa en état de tout entreprendre. Il ne conçut pas un
moindre dessein que celui de la conquête du monde; mais, avant que de
sortir de son royaume, il avait pourvu à la sûreté du dedans, en gagnant
le cœur de tous ses peuples par la libéralité, par la justice, et par
des manières douces et populaires. Il n'eut pas moins de soin de ménager
les officiers et les soldats, qui devaient toujours être prêts à
répandre leur sang pour lui, persuadé qu'il ne pourrait réussir dans ses
entreprises s'ils n'étaient fortement attachés à sa personne par les
liens de l'estime, de l'affection, et même de l'intérêt. Il divisa tout
le pays en trente-six gouvernements (on les appelait des _nomes_), et il
les donna à des personnes du mérite et de la fidélité desquelles il
était assuré.

Cependant il faisait ses préparatifs. Il levait des troupes, et leur
donnait pour capitaines les officiers les plus braves et les plus
estimés, et sur-tout les jeunes gens que son père avait fait nourrir
avec lui. Il y en avait dix-sept cents[141], capables d'inspirer aux
troupes le courage, l'amour de la discipline, et le zèle pour le service
du prince. Son armée montait à six cent mille hommes de pied, et
vingt-quatre mille chevaux, sans compter vingt-sept mille chars armés en
guerre.

[Note 141: Ce nombre est beaucoup trop fort; il est impossible que
l'on vît naître en Egypte 1700 mâles en un jour. En adoptant la
condition la plus favorable pour les naissances, il en résulte une
population d'environ 29,000,000 d'habitants. Or, on a tout lieu de
croire que celle de l'Égypte n'a jamais excédé 7,500,000 ames. Ce
passage de Diodore a beaucoup exercé les savants; j'ai fait voir, dans
un Mémoire particulier, que Diodore a mal compris le renseignement que
lui ont donné les prêtres égyptiens.--L.]

Il commença son expédition par l'Éthiopie, située au midi de l'Égypte.
Il la rendit tributaire, et obligea les peuples de lui payer tous les
ans une certaine quantité d'ébène, d'ivoire et d'or.

Il avait équipé une flotte de quatre cents voiles. L'ayant fait avancer
sur la mer Rouge, il se rendit maître des îles, et de toutes les villes
placées sur le bord de la mer. Pour lui, il marcha à la tête de son
armée de terre. Il parcourut et soumit l'Asie avec une rapidité
étonnante, et pénétra dans les Indes plus loin qu'Hercule et que
Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puisqu'il soumit le
pays au-delà du Gange, et s'avança jusqu'à l'Océan[142]. On peut juger
par là si les pays voisins lui résistèrent. Les Scythes, jusqu'au Tanaïs
lui furent assujettis, aussi-bien que l'Arménie et la Cappadoce. Il
laissa une colonie dans l'ancien royaume de Colchos, situé vers la
partie orientale de la mer Noire, où les mœurs d'Égypte sont toujours
demeurées depuis. Hérodote a vu dans l'Asie mineure, d'une mer à
l'autre, les monuments de ses victoires. On lisait en plusieurs pays
cette inscription gravée sur des colonnes: _Sésostris, le roi des rois
et le seigneur des seigneurs, a conquis ce pays par ses armes._ Il y en
avait jusque dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange
jusqu'au Danube. Il y eut des peuples qui défendirent courageusement
leur liberté: d'autres cédèrent sans résistance. Sésostris eut soin de
marquer dans ses monuments cette différence en figures hiéroglyphiques,
à la manière des Égyptiens.

[Note 142: Les prêtres Égyptiens, en décrivant les conquêtes de
Sésostris, paraissent avoir pris à tâche de faire croire qu'il avait été
aussi loin que le Bacchus, l'Hercule et l'Alexandre des Grecs.--L.]

La difficulté des vivres l'arrêta dans la Thrace, et l'empêcha d'entrer
plus avant dans l'Europe. On remarque un caractère singulier dans ce
conquérant, qui ne songea pas, comme les autres, à maintenir sa
domination sur les nations vaincues, mais qui, se bornant à la gloire de
les avoir assujetties et dépouillées, après avoir couru le monde pendant
neuf ans, se renferma presque dans les anciennes bornes de l'Égypte, à
l'exception de quelques provinces voisines: car on ne voit par aucun
vestige que ce nouvel empire ait subsisté, ni sous lui, ni sous ses
successeurs.

Il revint donc chargé des dépouilles de tous les peuples vaincus,
traînant après lui une multitude infinie de captifs, et couvert de
gloire plus que ne l'avait jamais été aucun de ses prédécesseurs;
j'entends de cette gloire qui consiste à faire beaucoup parler de soi, à
envahir par les armes et par la violence un grand nombre de provinces,
et souvent à faire bien des malheureux. Il récompensa les officiers et
les soldats avec une magnificence vraiment royale, traitant chacun selon
sa qualité et son mérite. Il se faisait un plaisir, et regardait comme
un devoir, de mettre les compagnons de ses victoires en état de jouir
paisiblement le reste de leur vie d'un doux loisir, juste fruit de leurs
travaux.

Pour lui, toujours occupé du soin de sa réputation, et encore plus du
désir de rendre sa puissance utile et salutaire à ses peuples, il
employa le repos que la paix lui laissait, à construire des ouvrages
plus propres encore à enrichir l'Égypte qu'à immortaliser son nom, et où
l'art et l'industrie des ouvriers se faisaient plus admirer que
l'immense grandeur des dépenses qu'on y avait faites.

Cent temples fameux, érigés en actions de graces aux dieux tutélaires de
toutes les villes, furent les premiers aussi-bien que les plus illustres
témoignages de ses victoires; et il eut soin de publier par des
inscriptions que ces grands ouvrages avaient été achevés sans fatiguer
aucun de ses sujets. Il mettait sa gloire à les ménager, et à ne faire
travailler que les captifs aux monuments de ses victoires.
L'Écriture[143] remarque quelque chose de pareil en parlant des
bâtiments de Salomon.

[Note 143: «Porrò de filiis Israel non posuit ut servirent operibus
regis». (2 Paral. 8, 9.)]

Il se piqua sur-tout d'orner et d'enrichir le temple de Vulcain à
Péluse, en reconnaissance de la protection qu'il croyait en avoir
éprouvée lorsqu'au retour de ses expéditions, son frère lui dressa des
embûches dans cette ville, et voulut le faire périr avec sa femme et ses
enfants en mettant le feu à l'appartement où il était couché.

Son grand travail fut de faire construire dans toute l'étendue de
l'Égypte un nombre considérable de hautes levées[144], sur lesquelles il
bâtit de nouvelles villes, afin que les hommes et les bestiaux y pussent
être en sûreté pendant les débordements du Nil.

Depuis Memphis jusqu'à la mer, il fit creuser des deux côtés du fleuve
un grand nombre de canaux pour faciliter le commerce et le transport des
vivres, et pour établir une communication aisée entre les villes les
plus éloignées les unes des autres; outre que par là il rendit l'Égypte
inaccessible à la cavalerie des ennemis, qui avait coutume auparavant de
l'infester par de fréquentes irruptions.

Il fit plus: pour mettre le pays à l'abri des incursions des Syriens et
des Arabes, qui en sont fort voisins, il fortifia tout le côté de
l'Égypte qui est tourné vers l'orient, depuis Péluse jusqu'à Héliopolis,
c'est-à-dire plus de sept lieues en longueur[145].

[Note 144: Les collines factices dont Rollin a parlé plus haut (p.
25.)--L.]

[Note 145: 1500 stades.

= Cette distance était, selon Strabon, de 750 stades (XVII, pag. 1156
Almel.); selon Diodore, elle était de 1500 stades, ce qui est
précisément le double. Il s'ensuit que Diodore se sert ici, comme plus
haut (p. 101, n. 1), du petit stade égyptien, qui était la moitié du
grand, égal à 210,8 mètres. Ainsi les 750 grands stades, ou 1500 petits,
représentent une distance de 158,300 mètres, ou environ 28 lieues. C'est
précisément la distance qui existe entre Péluse et Héliopolis, en ligne
droite.--L.]

On pourrait regarder Sésostris comme un des héros les plus illustres et
les plus vantés de l'antiquité, s'il n'avait lui-même terni l'éclat de
ses exploits guerriers et de ses vertus pacifiques par une soif de
gloire et par une aveugle complaisance dans sa grandeur, qui lui firent
oublier qu'il était homme. Les rois et les chefs des nations subjuguées
venaient, dans de certains temps marqués, rendre hommage à leur
vainqueur, et lui payer les tributs qu'on leur avait imposés. En toute
autre occasion, il les traitait avec assez de douceur et de bonté; mais,
quand il allait au temple ou qu'il entrait dans la ville, il faisait
atteler à son char ces rois et ces princes quatre à quatre, au lieu de
chevaux, et se croyait bien grand de se faire ainsi traîner par les
maîtres et les seigneurs des autres nations. Ce qui m'étonne le plus,
c'est que l'historien Diodore mette cette folle et inhumaine vanité au
nombre de ses plus éclatantes actions.

Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à lui-même, après
avoir régné trente-trois ans, et laissa l'Égypte extrêmement riche. Son
empire pourtant ne passa point la quatrième génération; mais il [Marge:
Tacit. Annal. lib. 2, cap. 60.] restait encore du temps de Tibère des
monuments magnifiques qui marquaient l'étendue qu'il avait eue du vivant
de Sésostris, aussi-bien que la quantité des tributs qu'on lui payait.

Je reprends quelques faits particuliers arrivés dans le temps dont je
viens de parler, que j'ai omis pour ne point interrompre le fil de
l'histoire, et que je me contenterai d'indiquer ici simplement.

[Marge: AN. M. 2448.] Vers le temps dont nous parlons, les peuples
d'Égypte s'établirent dans divers endroits de la terre. La colonie que
Cécrops amena d'Égypte fonda douze villes, ou plutôt douze bourgs, dont
il composa le royaume d'Athènes.

Nous avons remarqué que le frère de Sésostris, appelé par les Grecs
Danaüs[146], lui avait dressé des embûches et avait voulu le faire périr
lorsque après ses conquêtes il revint en Égypte. Son dessein n'ayant
[Marge: 2530.] pas réussi, il fut obligé de prendre la fuite. Il se
retira dans le Péloponnèse, où il s'empara du royaume d'Argos, fondé
près de quatre cents ans auparavant par Inachus.

[Note 146: C'est Manéthon qui donne Sésostris comme frère de Danaüs.
Son témoignage à cet égard est vivement attaqué par plusieurs
chronologistes, tels que Périzonius et Larcher. (_Chronol. d'Hérodote_,
tom. VII, pag. 323.)--L.]

[Marge: 2533.] Busiris, frère d'Aménophis, si célèbre chez les anciens
pour sa cruauté, exerçait alors sa tyrannie en[Marge: [V. plus haut p.
96, n. 1.]] Égypte sur les bords du Nil, et égorgeait impitoyablement
tous les étrangers qui abordaient dans le pays: ce fut apparemment
pendant l'absence de Sésostris.

[Marge: 2549.] Vers le même temps Cadmus porta de Syrie en Grèce
l'invention des lettres. Quelques-uns prétendent que ces lettres étaient
les égyptiennes, et que Cadmus lui-même était d'Égypte, et non de
Phénicie; et les Égyptiens, qui se disent inventeurs de tout, et qui
vantent leur antiquité par-dessus celle de tous les autres peuples,
n'ont pas manqué d'attribuer à leur Mercure l'invention des
lettres[147]. La plupart des savants conviennent que Cadmus porta en
Grèce les lettres syriennes ou phéniciennes, et que ces lettres sont les
mêmes que les hébraïques, les Hébreux, qui ne faisaient qu'un petit
peuple, étant compris sous le nom général de _Syriens_. Joseph Scaliger,
dans ses notes sur la Chronique d'Eusèbe, prouve que les lettres
grecques, et celles de l'alphabet latin qui en ont été formées, tirent
leur origine des anciennes lettres phéniciennes, qui sont les mêmes que
les samaritaines, dont les Juifs se sont servis avant la captivité de
Babylone. Cadmus ne porta que seize lettres[148] en Grèce, auxquelles on
en ajouta huit autres dans la suite.

[Note 147: On peut voir sur cette matière deux savantes
dissertations de M. l'abbé Renaudot, insérées dans le second volume de
_l'Histoire de l'Académie des Inscriptions_.]

[Note 148: Les seize lettres que Cadmus porta en Grèce sont: α, β,
γ, δ, ε, ι, κ, λ, μ, ν, ο, π, ρ, σ, τ, υ. Palamède, à l'époque de la
guerre de Troie, c'est-à-dire plus de 250 ans après Cadmus, ajouta les
quatre suivantes: ξ, θ, χ, φ; et Simonide, long-temps après, inventa les
quatre autres, qui sont: η, ω, ζ, ψ.

VIII, cap. 57.

= Quelques savants, et entre autres M. Larcher, croient que les Grecs
avaient une écriture alphabétique avant l'arrivée de Cadmus, et que ce
prince apporta seulement quelques lettres nouvelles. (LARCHER, _sur
Hérodote_, tom. IV, pag. 258.)--L.]

Je reviens à l'histoire des rois d'Égypte, et je les rangerai désormais
dans l'ordre qu'Hérodote leur a donné[149].

[Note 149: Je ne crois pas devoir entrer dans la discussion d'une
difficulté qui serait fort embarrassante s'il fallait concilier ici la
suite des rois d'Hérodote avec le sentiment d'Ussérius. Celui-ci
suppose, avec plusieurs savants, que Sésostris est le fils du roi
d'Égypte qui fut submergé dans la mer Rouge, dont le règne, par
conséquent, a commencé l'année du monde 1513, et a duré jusqu'à l'année
1547, puisque son règne est de 33 ans. Quand on donnerait 50 ans au
règne de Phéron, son fils, il resterait encore plus de 200 ans entre
Phéron et Protée, qu'Hérodote dit avoir succédé immédiatement au
premier, puisque Protée était du temps du siége de Troie, dont Ussérius
met la prise en 2820. Je ne sais pas si c'est parce qu'il a senti cette
difficulté que, depuis Sésostris, il ne parle presque plus des rois
d'Égypte. Je suppose qu'entre Phéron et Protée il y a eu un grand vide
et un long intervalle. En effet Diodore (lib. 1, pag. 54) y place
plusieurs rois, et il en faut dire autant de quelques-uns des rois
suivants.]

[Marge: AN. M. 2547 AV. J.C. 1457] PHÉRON succéda aux états de
Sésostris, mais non à sa gloire. Hérodote ne rapporte de lui qu'une
action, qui marque combien il avait dégénéré des sentiments religieux de
son père. Dans un débordement du Nil,[Marge: Herod. l. 2, c. III. Diod.
lib. 1, pag. 54.] qui fut extraordinaire, et qui passa dix-huit coudées,
indigné du dégât qu'il causerait dans le pays, il lança un javelot
contre le fleuve, comme pour le châtier; et, s'il en faut croire
l'historien, il fut puni lui-même sur-le-champ de son impiété par la
perte de la vue.

[Marge: AN. M. 2800 AV. J.C. 1204. Herod. lib. 2, c. 112-120.] PROTÉE.
Il était de Memphis, où, du temps d'Hérodote, on voyait encore son
temple, dans lequel il y avait une chapelle dédiée à Vénus l'étrangère:
on conjecture que c'était Hélène. Du temps de ce roi, Pâris le Troyen,
retournant chez lui avec Hélène, qu'il avait ravie, fut poussé par la
tempête à une des embouchures du Nil appelée Canopique. De là il fut
conduit à Memphis devant Protée, qui lui reprocha fortement le crime et
la lâche perfidie dont il s'était rendu coupable en enlevant la femme de
son hôte et avec elle tous les biens qu'il avait trouvés dans sa maison.
Il ajouta qu'il ne s'abstenait de le faire mourir, comme son crime le
méritait, que parce que les Égyptiens évitaient de souiller leurs mains
dans le sang des étrangers; qu'il retiendrait Hélène avec toutes ses
richesses, pour les restituer à leur légitime possesseur; que, pour lui,
il eût à sortir de ses états dans l'espace de trois jours, faute de quoi
il serait traité comme ennemi. La chose fut ainsi exécutée. Pâris
continua sa route, et arriva à Troie. L'armée des Grecs l'y suivit de
près. Elle commença par sommer les Troyens de leur rendre Hélène et
toutes les richesses qu'on avait emportées avec elle. Ils répondirent
que ni cette princesse ni ses biens n'étaient point dans leur ville.
Quelle apparence en effet, remarque Hérodote, que Priam, ce vieillard si
sage, eût mieux aimé voir périr sous ses yeux ses enfants et sa patrie
que de donner aux Grecs une satisfaction aussi juste que celle qu'ils
lui demandaient? Mais ils eurent beau affirmer avec serment qu'Hélène
n'était point dans leur ville, les Grecs, persuadés qu'on se moquait
d'eux, persistèrent opiniâtrément à ne les point croire: la Divinité,
ajoute encore le même historien, voulant que les Troyens, par la
destruction entière de leur ville et de leur empire, apprissent à
l'univers effrayé[150], _que les dieux vengent les grands crimes d'une
manière éclatante_. Ménélas, à son retour, passa en Égypte chez le roi
Protée, qui lui rendit Hélène avec toutes ses richesses. Hérodote
prouve, par quelques passages d'Homère, que le voyage de Pâris en Égypte
n'était point inconnu à ce poëte.

[Note 150: «ᾨς τῶν μεγάλων ἀδικημάτων μεγάλαι εἰσὶ καὶ αἱ τιμορίαι
παρὰ τῶν θεῶν. II. § 120 fin.»]

[Marge: Lib. 2, c. 121-123.] RHAMPSINIT. Ce qu'Hérodote raconte du
trésor que Rhampsinit, le plus riche des rois d'Égypte, fit bâtir, et de
sa descente dans les enfers, sent trop la fiction et le roman pour être
rapporté ici.

Jusqu'à ce dernier roi, il y avait eu dans le gouvernement de l'Égypte
quelque ombre de justice et de modération; mais, sous les deux règnes
suivants, la violence et la dureté en prirent la place.

[Marge: Herod. l. 2, c. 124-128. Diod. lib. 1, pag. 57.] CHÉOPS et
CHÉPHREN [151]. Ces deux princes, véritablement frères par la
ressemblance de leurs mœurs, semblaient avoir pris à tâche de se
signaler à l'envi l'un de l'autre par une impiété ouverte à l'égard des
dieux, et par une barbare inhumanité à l'égard des hommes. Le premier
régna cinquante ans, et l'autre après lui cinquante-six. Ils tinrent les
temples fermés pendant tout le temps de leur règne, et défendirent aux
Égyptiens, sous de grosses peines, d'offrir des sacrifices. D'un autre
côté, ils accablèrent leurs sujets par de durs et d'inutiles travaux, et
ils firent périr un nombre infini d'hommes pour satisfaire la folle
ambition qu'ils avaient d'immortaliser leur nom par des bâtiments d'une
grandeur énorme et d'une dépense sans bornes. Il est remarquable que ces
superbes pyramides[152], qui ont fait l'admiration de l'univers, étaient
le fruit de l'irréligion et de l'impitoyable dureté de ces princes.

[Note 151: Son frère.--L.]

[Note 152: Ce sont les deux plus grandes (suprà, pag. 17), que les
voyageurs sont convenus d'appeler _Chéops_ et _Chéphren_, du nom des
rois qui les ont fait bâtir.--L.]

[Marge: Herod. l. 2, p. 139-140. Diod. p. 58.] MYCÉRINUS. Il était le
fils de Chéops, mais d'un caractère bien différent. Loin de marcher sur
les traces de son père, il détesta sa conduite, et suivit une route tout
opposée. Il rouvrit les temples des dieux, rétablit les sacrifices,
s'appliqua à soulager les peuples et à leur faire oublier leurs maux
passés, et il ne se crut roi que pour rendre la justice à ses sujets et
pour leur faire goûter la douceur d'un règne équitable et paisible. Il
écoutait leurs plaintes, essuyait leurs larmes, soulageait leur misère,
et se regardait moins comme le maître que comme le père des peuples:
aussi en était-il infiniment chéri. Toute l'Égypte retentissait de ses
louanges, et son nom était par-tout en vénération.

Il semble qu'une conduite si douce et si sage aurait dû lui attirer la
protection des dieux. Il en fut tout autrement. Ses malheurs
commencèrent par la mort d'une fille unique qu'il aimait tendrement, et
qui faisait toute sa consolation. Il lui fit rendre des honneurs
extraordinaires, qui subsistaient encore du temps d'Hérodote. Il dit que
dans la ville de Saïs on brûlait pendant tout le jour des parfums exquis
auprès du tombeau de cette princesse, et que pendant la nuit on y
conservait toujours une lampe allumée.

Il apprit par un oracle qu'il ne régnerait que sept ans; et, comme il en
fit ses plaintes aux dieux en demandant pourquoi le règne de son père et
de son oncle, tous deux également impies et cruels, avait été si heureux
et si long; et pourquoi le sien, qu'il avait tâché de rendre le plus
équitable et le plus doux qu'il lui avait été possible, devait être si
court et si malheureux, il lui fut répondu que cela même en était la
cause, parce que la volonté des dieux avait été que le peuple d'Égypte,
en punition de ses crimes, fût maltraité et accablé de maux pendant
l'espace de cent cinquante ans; et que son règne, qui aurait dû être de
cinquante ans comme les précédents, avait été abrégé parce qu'il avait
été trop doux. Il bâtit aussi une pyramide, mais bien moindre que celle
de son père.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 136.] ASYCIUS. Ce fut lui qui établit la loi
sur les emprunts, par laquelle il n'est permis à un fils d'emprunter
qu'en mettant en gage le corps mort de son père. Cette loi ajoute que,
s'il n'a soin de le retirer en rendant la somme empruntée, il sera privé
pour toujours, lui et ses enfants, du droit de sépulture.

Il se piqua de surpasser tous ses prédécesseurs par la construction
d'une pyramide de brique, plus magnifique, si l'on en croit, que toutes
celles qu'on avait vues jusque-là. Il y fit graver cette inscription:
DONNEZ-VOUS BIEN DE GARDE DE ME MÉPRISER EN ME COMPARANT AUX AUTRES
PYRAMIDES FAIRES DE PIERRE. JE LEUR SUIS AUTANT SUPÉRIEURE QUE JUPITER
L'EST AUX AUTRES DIEUX.

En supposant que les six règnes précédents, parmi lesquels il y en a
plusieurs dont Hérodote ne fixe point la durée, aient été de cent
soixante et dix ans, il reste un intervalle de près de trois cents ans
jusqu'au règne de Sabacus l'Éthiopien. Je place dans cet intervalle deux
ou trois faits que l'Écriture sainte nous fournit.

[Marge: 3 Reg. 3, 1. AN. M. 2991 AV. J.C. 1013.] PHARAON, roi d'Égypte,
donna sa fille en mariage à Salomon, roi d'Israël, qui la fit venir dans
cette partie de Jérusalem appelée la _ville de David_, jusqu'à ce qu'il
lui eût bâti un palais.

SÉSAC. Il est appelé autrement _Sésonchis_.

[Marge: AN. M. 3026 AV. J.C. 978. 3, Reg. c. 11, 40, etc. 12.] C'est
vers lui que se réfugia Jéroboam pour éviter la colère de Salomon, qui
voulait le faire mourir. Jéroboam demeura en Égypte jusqu'à la mort de
Salomon, après laquelle il retourna à Jérusalem; et, s'étant mis à la
tête des révoltés, il enleva à Roboam, fils de Salomon, dix tribus, dont
il se fit déclarer roi.

[Marge: 2 Paral. 12, 1, 9. AN. M. 3033 AV. J.C. 971.] Le même Sésac, la
cinquième année du règne de Roboam, marcha contre Jérusalem, parce que
les Juifs avaient péché contre le Seigneur. Il avait avec lui douze
cents chariots de guerre, et soixante mille hommes de cavalerie. Le
peuple qui était venu avec lui ne pouvait se compter; il étaient tous
Libyens, Troglodytes et Éthiopiens. Sésac se rendit maître des plus
fortes places du royaume de Juda, et avança jusque devant Jérusalem.
Alors le roi et les premiers de la cour ayant imploré la miséricorde du
Dieu d'Israël, Dieu leur déclara par son prophète Séméias que, parce
qu'ils s'étaient humiliés, il ne les exterminerait point entièrement
comme ils l'avaient mérité, mais qu'ils seraient assujettis à Sésac;
afin, leur dit-il, qu'ils apprennent quelle différence il y a entre me
servir et servir les rois de la terre: _ut sciant distantiam servitutis
meæ et servitutis regni terrarum_. Sésac se retira donc de Jérusalem
après avoir enlevé les trésors de la maison du Seigneur et ceux du
palais du roi. Il emporta tout avec lui, et même les trois cents
boucliers d'or que Salomon avait fait faire.

[Marge: 2. Paral. 14, 9-13. AN. M. 3063 AV. J.C. 941.] ZARA, roi
d'Éthiopie, et sans, doute roi d'Égypte en même temps, fit la guerre à
Asa, roi de Juda. Son armée était composée d'un million d'hommes et de
trois cents chariots de guerre. Asa marcha au-devant de lui, rangea son
armée en bataille, et, plein de confiance dans le Dieu qu'il servait:
«Seigneur, lui dit-il, c'est une même chose, à votre égard, de nous
secourir avec un petit nombre ou avec un grand. C'est par ce que nous
nous confions en vous et en votre nom que nous sommes venus contre cette
multitude. Seigneur, vous êtes notre Dieu: ne permettez pas que l'homme
l'emporte sur vous.» Une prière si pleine de foi fut exaucée. Dieu jeta
l'épouvante parmi les Éthiopiens. Ils prirent la fuite, et furent
défaits sans qu'il en restât un seul; parce que c'était le Seigneur, dit
l'Écriture, qui les taillait en pièces pendant que son armée combattait:
_ruerunt usque ad internecionem, quia Domino cædente contriti sunt, et
exercitu illius præliante_.

[Marge: Herod. l. 2, c. 137-140. Diod. lib. 1, pag. 59.] ANYSIS. Il
était aveugle. Sous son règne, SABACUS, roi d'Éthiopie, excité par un
oracle, entra avec une nombreuse armée en Égypte, et s'en rendit maître.
Il régna avec beaucoup de douceur et de justice. Au lieu de faire mourir
les coupables condamnés à mort par les juges, il les faisait travailler,
chacun dans leurs villes, aux réparations des levées sur lesquelles
elles étaient situées. Il bâtit plusieurs temples magnifiques; un entre
autres dans la ville de Bubaste, dont Hérodote fait une longue et belle
description. Après avoir régné cinquante ans, qui était le terme que lui
avait marqué l'oracle, il se retira volontairement en Éthiopie, et
laissa le trône à Anysis, qui s'était tenu [Marge: 4. Reg. 17, 4. AN. M.
3279. AV. J.C. 723.] caché pendant tout ce temps dans les marais. On
croit que ce Sabacus est le même que SUA, dont Osée, roi d'Israël,
implora le secours contre Salmanasar, roi des Assyriens.

[Marge: AN. M. 3285. AV. J.C. 719.] SÉTHON. Il régna quatorze ans. C'est
le même[153] que _Sévéchus_, fils de _Sabacon_ ou _Sual_, Éthiopien, qui
avait régné si long-temps en Égypte. Ce prince, au lieu de s'acquitter
des fonctions d'un roi, affectait celles d'un prêtre, s'étant fait
consacrer lui-même souverain-pontife de Vulcain. Livré entièrement à la
superstition, loin de s'appliquer à défendre ses états par les armes, il
fit peu de cas des gens de guerre; et, persuadé qu'il n'aurait jamais
besoin de leur secours, il ne se mit point en peine de les ménager, leur
ôta leurs privilèges, et alla jusqu'à les dépouiller des fonds de terre
que les rois ses prédécesseurs leur avaient assignés.

Il éprouva bientôt leur ressentiment dans une guerre qui lui survint
tout-à-coup, et dont il ne se tira que par une protection miraculeuse,
si l'on s'en rapporte au récit qu'en fait Hérodote, qui est mêlé de
beaucoup de fables. Sannacharib[154], roi des Arabes et des Assyriens,
étant entré avec une armée nombreuse en Égypte, les officiers et les
soldats égyptiens refusèrent de marcher contre lui. Le prêtre de
Vulcain, réduit à une telle extrémité, eut recours à son dieu, qui lui
dit de ne point perdre courage et de marcher hardiment contre les
ennemis avec le peu de gens qu'il pourrait ramasser. Il le fit. Un petit
nombre de marchands, d'ouvriers, et de gens de la lie du peuple, se
joignit à lui. Avec cette poignée de soldats, il s'avança jusqu'à
Péluse, où Sannacharib avait établi son camp. La nuit suivante une
multitude effroyable de rats se répandit dans le camp des Assyriens, et,
y ayant rongé toutes les cordes de leurs arcs et toutes les courroies de
leurs boucliers, les mit hors d'état de se défendre. Ainsi désarmés, ils
furent obligés de prendre la fuite; et ils se retirèrent après avoir
perdu une grande partie de leurs troupes. Séthon, de retour chez lui, se
fit ériger une statue dans le temple de Vulcain, où, tenant à sa main
droite un rat, il disait, dans une inscription: QU'EN ME VOYANT, ON
APPRENNE À RESPECTER LES DIEUX [155].

[Note 153: Rien n'est plus douteux.--L.]

[Note 154: Hérodote appelle ainsi ce prince. [II, c. 141.]]

[Note 155: Ἐς ἐμέ τις ὀρέων εὺσεβὴς ἕστω.]

Il est visible que cette histoire, telle que je la viens de raconter et
qu'on la lit dans Hérodote, est une altération de celle qui est
rapportée dans le quatrième livre des Rois. On y voit que Sannacharib,
roi des Assyriens, [Marge: Cap. 17, etc.] après avoir subjugué toutes
les nations voisines et s'être rendu maître de toutes les autres villes
du royaume de Juda, prit la résolution d'assiéger Ézéchias dans
Jérusalem, qui en était la capitale. Les ministres de ce saint roi,
malgré son opposition et les remontrances du prophète Isaïe qui
promettait une protection assurée de la part de Dieu si l'on ne mettait
sa confiance qu'en lui seul, mendièrent secrètement le secours des
Égyptiens et des Éthiopiens. Leurs armées, unies ensemble, s'avancèrent,
dans le temps marqué, vers Jérusalem. L'Assyrien marcha à leur
rencontre, les défit en bataille rangée, poursuivit les vaincus jusque
dans l'Égypte et la ravagea entièrement. A son retour, la nuit même qui
précéda le jour où l'on devait donner l'assaut à la ville de Jérusalem
et où tout paraissait désespéré, l'ange exterminateur ravagea le camp
des Assyriens, y fit périr par l'épée et par le feu cent
quatre-vingt-cinq mille hommes, et montra qu'on avait raison de se fier,
comme avait fait Ézéchias, à la parole et aux promesses du Dieu
d'Israël.

Voilà la vérité du fait; mais, comme elle était peu honorable pour les
Égyptiens, ils ont tâché de la tourner à leur avantage en la déguisant
et la corrompant. Cependant les traces de cette histoire, quoique
défigurées, doivent paraître précieuses dans un historien d'une aussi
haute antiquité et d'un aussi grand poids qu'est Hérodote.

Le prophète Isaïe avait prédit à plusieurs reprises que cette expédition
des Égyptiens, concertée, ce semble, avec tant de prudence, conduite
avec tant d'habileté, et où les forces de deux puissants empires
s'étaient réunies pour secourir les Juifs; Isaïe, dis-je, avait prédit
que cette expédition, non-seulement serait inutile à Jérusalem, mais
tournerait à la ruine de l'Égypte même, dont les plus fortes villes
seraient prises, les terres ravagées, les habitants de tout sexe et de
tout âge emmenés captifs. On peut consulter les chapitres 18, 19, 20,
30, 31, etc.

Ussérius et M. Prideaux croient que c'est dans ce temps qu'arriva la
ruine de[156] _No-Amon_, cette fameuse [Marge: Nahum. 3 8-10.] ville
dont parle le prophète Nahum, et dont il dit que les habitants avaient
été traînés en captivité, que les jeunes enfants avaient été écrasés
dans les carrefours de ses rues, et que ses plus grands seigneurs,
chargés de chaînes, avaient été partagés par sort entre les vainqueurs.
Il marque que tous ces malheurs tombèrent sur elle lorsque _l'Égypte et
l'Éthiopie étaient sa force_; ce qui semble désigner assez clairement le
temps dont nous parlons, où Tharaca et Séthon étaient unis ensemble. Ce
sentiment n'est point sans difficulté, et est contredit par d'habiles
gens. Il me suffit d'en avertir le lecteur.

[Note 156: La vulgate nomme _Alexandrie_ la ville qui est appelée
dans l'hébreu _No-Amon_, parce qu'Alexandrie fut depuis bâtie à la place
de cette dernière. M. Prideaux, après Bochard, croit que c'est _Thèbes_,
surnommée _Diospolis_. En effet, Amon chez les Égyptiens est le même que
Jupiter; mais _Thèbes_ n'est point l'endroit où fut bâtie depuis
Alexandrie. Il se peut faire qu'il y eût là une autre ville appelée
aussi _No-Amon_.]

[Marge: Herod. l, 2, cap. 142.] Jusqu'au règne de Séthon, les prêtres
égyptiens comptaient trois cent quarante et une générations d'hommes, ce
qui fait onze mille trois cent quarante années, en mettant trois
générations d'hommes pour cent ans. Ils comptaient pareil nombre de
prêtres et de rois. Ces derniers, soit dieux, soit hommes, s'étaient
succédé sans interruption sous le nom de _piromis_, mot égyptien qui
signifie _bon et honnête_. Les prêtres égyptiens montrèrent à Hérodote
trois cent quarante et un colosses de bois de ces _piromis_, rangés tous
en ordre dans une grande salle. C'était la folie des Égyptiens de se
perdre dans une antiquité dont aucun autre peuple n'approchât.

[Marge: AN. M. 3299 AV. J.C. 705. Afric. apud Syncel. p. 74.] THARACA.
C'est celui-là même qui était venu avec une armée d'Éthiopiens au
secours de Jérusalem avec Séthon. Quand celui-ci fut mort, après avoir
occupé le trône pendant quatorze ans, Tharaca y monta à sa place, et le
tint pendant dix-huit. Ce fut le dernier des rois éthiopiens qui
régnèrent dans l'Égypte.

Après sa mort, les Égyptiens, ne pouvant s'accorder sur la succession,
furent deux ans dans un état d'anarchie accompagné de grands désordres.

DOUZE ROIS[157].

[Note 157: Jusqu'ici la chronologie égyptienne, incertaine et
interrompue par des lacunes, commence à prendre de la suite et de la
certitude. D'après Hérodote, le règne des douze rois est de l'an 673:
ils régnèrent 15 ans; ainsi Psammitique régna seul, à partir de l'an
656, et non pas en 670: ce prince mourut, après un règne de 39 ans;
conséquemment son fils Néchao lui succéda vers 617, comme l'a marqué
Rollin (616), p. 124. Les deux dates de 685 et de 670 sont donc
fautives.--L.]

[Marge: AN. M. 3319 AV. J.C. 685. Herod. l. 2, cap. 147-152. Diod. lib.
1, pag. 59.] Enfin douze des principaux seigneurs, s'étant ligués
ensemble, se saisirent du royaume, et le partagèrent entre eux en douze
parties. Ils convinrent de gouverner chacun leur district avec un
pouvoir et une autorité égale, sans que jamais l'un songeât à rien
entreprendre contre l'autre ni à s'emparer de son gouvernement. Ils
crurent devoir faire ensemble cet accord, et le cimenter par les plus
terribles serments, pour éviter l'effet d'un oracle qui avait prédit que
celui d'entre eux qui aurait fait des libations à Vulcain dans un vase
d'airain deviendrait le maître de l'Égypte. Ils régnèrent ensemble
pendant quinze ans dans une grande union; et, pour en laisser à la
postérité un célèbre monument, ils bâtirent de concert et à frais
communs le fameux labyrinthe, qui était un amas de douze grands
palais,[Marge: [Pag. 20.]] et qui avait autant de bâtiments sous terre
qu'il en paraissait au-dehors. J'en ai fait mention précédemment.

Un jour que les douze rois assistaient ensemble dans le temple de
Vulcain à un sacrifice solennel qui s'y faisait régulièrement dans un
certain temps marqué, les prêtres ayant présenté à chacun d'eux une
coupe d'or pour faire les libations, il s'en trouva une de manque, et
Psammitique, l'un des douze, sans aucun dessein prémédité, au lieu de
coupe prit son casque d'airain, car ils en portaient tous, et s'en
servit pour faire les libations. Cette circonstance frappa les autres,
et leur rappela dans l'esprit le souvenir de l'oracle dont j'ai parlé.
Ils crurent donc se devoir mettre en sûreté contre ses entreprises, et
le reléguèrent dans les pays marécageux de l'Égypte[158].

[Note 158: Dans la partie septentrionale du Delta, entre les bouches
Phatmitique et Sébennytique--L.]

Après que Psammitique y eut passé quelques années, attendant une
occasion favorable pour se venger de l'affront qu'il avait reçu, un
courrier vint lui dire qu'il était arrivé en Égypte des hommes d'airain:
c'étaient des soldats de Grèce, Cariens et Ioniens, que la tempête avait
jetés sur les côtes d'Égypte, et qui étaient tout couverts de casques,
de cuirasses et d'autres armes d'airain. Psammitique se souvint aussitôt
d'un oracle qui lui avait répondu que des hommes d'airain viendraient du
côté de la mer à son secours. Il ne douta point que ce n'en fût ici
l'accomplissement. Il fit donc amitié avec ces étrangers, les engagea
par de grandes promesses à demeurer avec lui, leva sous main d'autres
troupes, mit à leur tête ces Grecs, et, ayant attaqué les onze rois, il
les défit, et demeura seul maître de l'Égypte.

[Marge: AN. M. 3334 AV. J.C. 670. Herod. l. 2, c. 153, 154.]
PSAMMITIQUE. Ce prince, qui devait son salut aux Ioniens et aux Cariens,
les établit dans l'Égypte, fermée jusqu'alors aux étrangers, et leur y
assigna des bons fonds de terre et des revenus assurés, qui leur firent
oublier leur patrie. Il leur donna de jeunes enfants égyptiens à élever,
à qui ils apprirent leur langue. A cette occasion et par ce moyen, les
Égyptiens entrèrent en commerce avec les Grecs; et depuis ce temps aussi
l'histoire d'Égypte, jusque-là mêlée de fables pompeuses par l'artifice
des prêtres, commence, selon Hérodote, à avoir plus de certitude.

Dès que Psammitique fut affermi sur le trône, il entra en guerre avec le
roi d'Assyrie au sujet des limites des deux empires. Cette guerre dura
long-temps. Depuis que les Assyriens eurent conquis la Syrie, la
Palestine, étant le seul pays qui séparât les deux royaumes, devint
entre eux un sujet continuel de discorde, comme elle le fut ensuite
entre les Ptolémées et les Séleucides. Ce fut à qui des deux l'aurait,
et cette province devint tour à tour le partage du plus fort.
Psammitique, se voyant maître paisible de toute l'Égypte et ayant remis
toutes choses sur[159] l'ancien pied, crut qu'il était temps de penser
aux frontières de son royaume, et de les mettre en sûreté contre
l'Assyrien son voisin, dont la puissance augmentait de jour en jour. Il
entra pour cet effet à la tête d'une armée dans la Palestine.

[Note 159: Cette révolution arriva environ sept ans après la
captivité de Manassé, roi de Juda.]

[Marge: Lib. 1, p. 61.] Peut-être faut-il placer au commencement de
cette guerre ce qu'on lit dans Diodore, que les Égyptiens, indignés de
ce que le roi avait placé les Grecs à l'aile droite, par préférence à
eux, quittèrent le service au nombre de plus de deux cent mille, et se
retirèrent en Éthiopie, où on leur donna un établissement avantageux.

[Marge: Herod. [l. 2,] cap. 157.] Quoi qu'il en soit, Psammitique entra
en Palestine. Mais il s'y trouva d'abord arrêté à Azot, une des
principales villes du pays, qui lui donna tant de peine, que ce ne fut
qu'après un siége de vingt-neuf ans qu'il s'en rendit maître. C'est le
plus long siége dont il soit parlé dans l'histoire ancienne.

Cette place était anciennement une des cinq villes capitales des
Philistins. Les Égyptiens, quelque temps auparavant, s'en étant emparés,
la fortifièrent si bien, qu'elle devint la plus forte barrière de leur
pays de ce côté-là; en sorte que Sennachérib ne put entrer en Égypte
qu'il n'eût premièrement emporté cette place. C'est ce qu'il fit par
Tarthan, l'un de ses généraux. Les Assyriens l'avaient conservée jusqu'à
ce temps-ci, et ce ne fut qu'après le long siége dont je viens de parler
qu'elle revint aux Égyptiens.

[Marge: Isai. 20, 1. Herod. l. 1, cap. 105.] En ce temps-là les Scythes,
sortis des environs des Palus-Méotides, s'étant jetés dans la Médie,
défirent Cyaxare, qui en était roi, et le dépouillèrent de toute la
haute Asie, dont ils demeurèrent maîtres pendant vingt-huit ans. Ils
poussèrent leurs conquêtes dans la Syrie jusqu'aux frontières d'Égypte.
Mais Psammitique alla au-devant d'eux, et fit si bien par ses présents
et par ses prières, qu'ils ne passèrent pas plus avant, et délivra ainsi
son royaume de ces dangereux ennemis.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 2, 3.] Jusqu'à son règne les Égyptiens
s'étaient toujours crus le plus ancien peuple de la terre. Il voulut
s'en assurer par lui-même, et pour cela il employa une expérience fort
extraordinaire, si pourtant ce fait doit paraître digne de foi. Il fit
élever à la campagne, dans une cabane fermée, deux enfants nés tout
récemment de pauvres parents, et il chargea un berger de les faire
nourrir par des chèvres (d'autres disent que ce furent des nourrices à
qui l'on avait coupé la langue), avec défense de laisser entrer aucune
personne dans cette cabane, ni de prononcer jamais lui-même devant eux
aucune parole. Quand ces enfants furent parvenus à l'âge de deux ans, un
jour que le berger entra pour leur donner ce qui leur était nécessaire,
ils s'écrièrent tous deux, en étendant les mains vers leur père
nourricier, _beccos, beccos_. Le berger, surpris de ce langage, nouveau
pour lui, et qu'ils répétèrent dans la suite plusieurs fois, en donna
avis au roi, qui se les fit apporter pour être témoin lui-même de la
vérité du fait; et ils recommencèrent tous deux en sa présence à bégayer
leur petit jargon. Il ne s'agissait plus que de vérifier chez quel
peuple ce mot était usité; et il se trouva que c'était chez les
Phrygiens, qui appellent ainsi du pain. Ils eurent depuis ce temps-là
parmi tous les peuples l'honneur de l'antiquité, ou plutôt de la
primauté, que l'Égypte elle-même, quelque jalouse qu'elle en eût
toujours été, fut obligée de leur céder, malgré sa longue possession.
Comme on amenait à ces enfants des chèvres pour les nourrir, et qu'il
n'est point marqué qu'ils fussent[Marge: [Schol. Apollon. Rhod. 4.
262.]] sourds, quelques-uns croient qu'ils avaient pu, d'après le cri de
ces animaux, former ce mot _bec_ ou _beccos_[160].

[Note 160: Il est indubitable que telle est l'origine de ce mot, si
cette histoire est vraie.--L.]

Psammitique mourut l'an vingt-quatrième de Josias, roi de Juda. Il eut
pour successeur son fils Néchao.

[Marge: AN. M. 3388 AV. J.C. 616.] NÉCHAO. L'Écriture fait souvent
mention de ce prince sous le nom de _Pharaon Néchao_.

[Marge: Herod. l. 1, cap. 158.] Il entreprit de joindre le Nil à la mer
Rouge, en tirant un canal de l'un à l'autre. L'espace qui les sépare est
au moins de mille stades, c'est-à-dire de cinquante lieues. Après avoir
fait périr six vingt mille hommes[Marge: [V. plus haut p. 40, n. 5.]]
dans ce travail, il fut obligé de l'abandonner. L'oracle, qu'il avait
envoyé consulter, lui répondit que, par ce nouveau canal, il ouvrait une
entrée aux barbares: c'est ainsi que les Égyptiens appelaient tous les
autres peuples.

Néchao réussit mieux dans une autre entreprise. D'habiles mariniers de
Phénicie, qu'il avait pris à son [Marge: Herod. l. 4, cap. 42.] service,
étant partis de la mer Rouge, avec ordre de découvrir les côtes
d'Afrique, en firent heureusement le tour, et retournèrent, la troisième
année de leur navigation, en Égypte par le détroit de Gibraltar; voyage
fort extraordinaire pour un temps où l'on n'avait pas encore l'usage de
la boussole[161]. Ce voyage fut fait vingt et un siècles avant que
Vasquez de Gama, Portugais, eût trouvé, par la découverte du cap de
Bonne-Espérance, l'an de notre Seigneur 1497, le même chemin pour aller
aux Indes, par lequel ces Phéniciens étaient venus des Indes dans la mer
Méditerranée.

[Marge: Joseph. Antiq. lib. 10, cap. 6. 4 Reg. 23, 29, 30. 2. Paral. 35,
20-25.] Les Babyloniens et les Mèdes, ayant détruit Ninive et avec elle
l'empire des Assyriens, devinrent si redoutables, qu'ils s'attirèrent la
jalousie de tous leurs voisins. Néchao en fut si alarmé, qu'il s'avança
vers l'Euphrate à la tête d'une puissante armée pour arrêter leurs
progrès. Josias, ce roi de Juda si recommandable par sa rare piété,
voyant qu'il prenait son chemin au travers de la Judée, résolut de
s'opposer à son passage. Il amassa dans ce dessein toutes les forces de
son royaume, et se posta dans la vallée de Mageddo. (Cette ville était
dans la tribu de Manassé, en-deçà du Jourdain; Hérodote l'appelle
_Magdole_[162].) Néchao lui manda par un héraut que ce n'était pas à lui
qu'il en voulait; qu'il avait d'autres ennemis en vue; qu'il
entreprenait cette guerre de la part de Dieu, qui était avec lui; et
qu'il lui conseillait de n'y prendre aucune part, de peur qu'elle ne
tournât à son désavantage. Josias ne fut point touché de ces raisons. Il
voyait qu'une si puissante armée ne manquerait pas de ruiner entièrement
son pays par ses seules marches; et d'ailleurs il craignait qu'après la
défaite des Babyloniens le vainqueur ne retombât sur lui, et ne lui
enlevât une partie de ses états. Il marcha donc à sa rencontre. La
bataille se donna; et Josias, non-seulement fut vaincu, mais reçut
encore malheureusement une blessure dont il mourut à Jérusalem, où il
s'était fait transporter.

[Note 161: On a nié la possibilité et le fait de ce voyage. Le récit
d'Hérodote contient des circonstances qui portent le caractère de la
vérité. Les opinions des savants sont encore partagées à cet égard.--L.]

[Note 162: La ville appelée _Magdole_ par Hérodote était située dans
la Basse Égypte; elle est conséquemment fort différente de _Mageddo_,
ville de Palestine. On croit qu'Hérodote a été trompé par la
ressemblance des noms. (LARCHER, _Chron. d'Hérod._ t. VII, p. 114,
115.)--L.]

Néchao, encouragé par cette victoire, continua sa marche et s'avança
vers l'Euphrate. Il battit les Babyloniens; prit Charcamis, grande ville
dans ces quartiers-là; et, s'en étant assuré la possession par une bonne
garnison qu'il y laissa, il reprit au bout de trois mois le chemin de
son royaume.

[Marge: 4. Reg. 23, 33-35. 2. Paral. 36, 1-4.] Comme il apprit en chemin
que Joachas s'était fait déclarer roi à Jérusalem sans lui demander son
consentement, il lui ordonna de le venir trouver à Rébla en Syrie. Ce
prince n'y fut pas plus tôt arrivé, que Néchao le fit mettre aux fers et
l'envoya prisonnier en Égypte, où il mourut. De là, poursuivant son
chemin, il arriva à Jérusalem, où il établit roi Joakim, un des autres
fils de Josias, à la place de son frère, et imposa sur le pays un tribut
annuel de cent talents d'argent et un talent d'or[163]. Après quoi il
retourna triomphant dans son royaume.

[Note 163: Cette somme montait à 330,000 liv.

= 610,000 f.--L.]

[Marge: Lib. 2, cap. 159.] Hérodote, faisant mention de l'expédition de
ce roi d'Égypte et de la bataille qu'il gagna à Mageddo, à qui il donne
le nom de _Magdole_, dit qu'après la victoire il prit la ville de
Cadytis, qu'il représente comme située dans les montagnes de la
Palestine, et de la grandeur de Sardes, qui était en ce temps-là, la
capitale, non-seulement de la Lydie, mais encore de toute l'Asie
mineure. Cette description ne peut convenir qu'à Jérusalem, qui était
ainsi située, et qui alors était la seule ville de ces quartiers-là qui
pût être comparée à Sardes. Il paraît d'ailleurs par l'Écriture que
Néchao, après sa victoire, se rendit maître de cette capitale de Judée;
car il y était en personne lorsqu'il donna la couronne à Joakim. Le nom
même de _Cadytis_, qui en hébreu signifie la _sainte_[164], désigne
clairement la ville de Jérusalem, comme le prouve le savant M. Prideaux.

[Note 164: Les Arabes appellent encore aujourd'hui la ville de
Jérusalem _el-Qods_, la Sainte.--L.]

[Marge: L. 1. Part. I. 1, p. 106, etc.] [Marge: AN. M. 3397 AV. J.C.
607.] Nabopolassar, roi de Babylone, voyant que, depuis la prise de
Charcamis par Néchao, toute la Syrie et la Palestine s'étaient détachées
de son obéissance, son âge d'ailleurs et ses infirmités ne lui
permettant pas d'aller en personne réduire ces rebelles, s'associa à
l'empire son fils Nabuchodonosor, et l'envoya à la tête d'une armée dans
ces quartiers-là. Ce jeune prince battit celle [Marge: Jerem. 46. 2,
etc.] de Néchao vers l'Euphrate, reprit Charcamis, et fit rentrer dans
son obéissance les provinces soulevées, comme Jérémie l'avait prédit.
Ainsi il enleva aux Égyptiens [Marge: 4. Reg. 24, 7.] tout ce qu'ils
possédaient depuis ce qu'on appelait [Marge: A rivo Ægypti.] le
_ruisseau d'Égypte_[165] jusqu'à l'Euphrate, ce qui comprend toute la
Syrie et toute la Palestine.

[Note 165: Ce ruisseau d'Égypte, dont il est si souvent parlé dans
l'Écriture, comme servant de borne à la terre promise du côté d'Égypte,
n'était pas le Nil, mais une petite rivière qui, coulant au travers du
désert qui est entre ces deux pays, passait anciennement pour leur borne
commune. C'est jusque-là que s'étendait le pays qui fut promis à la
postérité d'Abraham, et qui lui fut ensuite divisé par sort.]

Néchao, étant mort après avoir régné seize ans, laissa son royaume à son
fils.

[Marge: AN. M. 3404 AV. J.C. 600. Herod. l. 2, cap. 160.] PSAMMIS. Son
règne fut fort court, et ne dura que six ans. L'histoire ne nous en
apprend rien de particulier, sinon que ce prince fit une expédition en
Éthiopie.

[Marge: _Ibid._] Ce fut vers lui que ceux d'Élide, après avoir établi
les jeux olympiques[166], dont ils avaient concerté toutes les règles et
toutes les circonstances avec tant d'attention, qu'ils ne croyaient pas
qu'on y pût rien ajouter ni y trouver rien à redire, envoyèrent une
célèbre ambassade pour savoir ce que penseraient de cet établissement
les Égyptiens, qui passaient pour les hommes les plus sages et les plus
sensés de tout l'univers. C'était plutôt une approbation qu'un conseil
qu'ils venaient chercher. Le roi assembla les anciens du pays. Après
qu'ils eurent entendu tout ce qu'on avait à leur dire sur l'institution
de ces jeux, ils demandèrent aux Éléens s'ils y admettaient
indifféremment citoyens et étrangers: et comme on leur eut répondu que
l'entrée en était également ouverte à tous, ils ajoutèrent que les
règles de la justice auraient été mieux observées si l'on n'avait admis
à ces combats que les étrangers, parce qu'il était fort difficile que
les juges, en adjugeant la victoire et le prix, ne fissent pencher la
balance du côté de leurs concitoyens.

[Note 166: Hérodote dit: _Les Éléens qui se vantaient d'avoir
établi, pour la célébration des jeux olympiques, les règlements les plus
justes, etc._, et non pas _après avoir établi les jeux olympiques_.--L.]

[Marge: AN. M. 3410 AV. J.C. 594. Jerem. 44, 30.] APRIÈS. Il est appelé
dans l'Écriture _Pharaon Éphrée_, ou _Ophra_. Il succéda à son père
Psammis, et régna vingt-cinq ans.

[Marge: Herod. l. 2, cap. 161. Diod. lib. 1, pag. 62.] Pendant les
premières années de son règne, il fut aussi heureux qu'aucun de ses
prédécesseurs. Il porta ses armes contre l'île de Cypre. Il attaqua par
terre et par mer la ville de Sidon, la prit, et se rendit maître de
toute la Phénicie et de toute la Palestine.

De si prompts succès lui enflèrent extrêmement le cœur. Hérodote
rapporte de lui qu'il était devenu si orgueilleux, et tellement infatué
de sa grandeur, qu'il se vantait qu'il n'était pas au pouvoir des dieux
mêmes de le détrôner, tant il s'imaginait avoir établi solidement sa
puissance. C'est par rapport à de tels sentiments qu'Ézéchiel lui met à
la bouche ces paroles pleines d'une vanité folle et impie: _La rivière
est à moi, c'est [Marge: Ezech. 29, 3.] moi qui l'ai faite_. Le vrai
Dieu lui fit bien sentir dans la suite qu'il avait un maître, et qu'il
n'était qu'un homme; et il fit prédire par ses prophètes, long-temps
auparavant, tous les maux dont il avait résolu de punir son orgueil.

[Marge: Ezech. 17, 15.] Peu de temps après qu'Ophra fut monté sur le
trône, Sédécias, roi de Juda, lui envoya des ambassadeurs, fit alliance
avec lui; et l'année d'après, rompant le serment de fidélité qu'il avait
fait au roi de Babylone, il se révolta ouvertement contre lui.

Quelques défenses que Dieu eût faites à son peuple d'avoir recours aux
Égyptiens et de mettre en eux sa confiance, et quelque malheureux succès
qu'eussent eu les différentes tentatives que les Israélites avaient
faites de ce côté-là, l'Égypte leur paraissait toujours une ressource
assurée dans leurs dangers, et ils ne pouvaient s'empêcher d'y recourir.
C'est ce qui était déjà arrivé sous le saint roi Ézéchias. Isaïe leur
disait de la part de Dieu: [Marge: Is. cap. 31, v. 1 et 3.] «Malheur à
ceux qui vont en Égypte chercher du secours, qui mettent leur confiance
dans sa cavalerie et dans ses chariots, et qui ne s'appuient point sur
le Saint d'Israël, et ne cherchent point l'assistance du Seigneur!...
L'Égyptien est un homme et non pas un Dieu: ses chevaux ne sont que
chair, et non pas esprit. Le Seigneur étendra sa main, et celui qui
donnait secours sera renversé par terre; celui qui espérait d'être
secouru tombera avec lui, et une même ruine les enveloppera tous.» Ils
n'écoutèrent ni le prophète ni le roi, et ne reconnurent la vérité des
paroles de Dieu que par une funeste expérience.

Il en fut de même en cette occasion. Sédécias, malgré les remontrances
de Jérémie, voulut faire alliance avec l'Égyptien. Celui-ci, fier de
l'heureux succès de ses armes, et ne croyant pas que rien pût résister à
sa puissance, se déclara le protecteur d'Israël, et lui promit de le
délivrer des mains de Nabuchodonosor. Dieu, irrité qu'un mortel eût osé
prendre sa place, s'en expliqua ainsi à un autre prophète: [Marge:
Ezech. 24, 1-12.] «Fils de l'homme, tournez le visage contre Pharaon,
roi d'Égypte, et prophétisez tout ce qui lui doit arriver, à lui et à
l'Égypte. Parlez-lui, et dites-lui: Voici ce que dit le Seigneur notre
Dieu: Je viens à vous, Pharaon, roi d'Égypte, grand dragon, qui vous
couchez au milieu de vos fleuves, et qui dites: Le fleuve est à moi, et
c'est moi-même qui me suis créé. Je mettrai un frein à vos mâchoires,
etc.» Après l'avoir comparé à un roseau qui se brise sous celui qui s'y
appuie, et qui lui perce la main, Dieu ajoute: «Je vais faire tomber la
guerre sur vous, et je tuerai parmi vous les hommes avec les bêtes. Le
pays d'Égypte sera réduit en un désert et en une solitude; et ils
sauront que c'est moi qui suis le Seigneur, parce que vous avez dit: Le
fleuve est à moi, et c'est moi qui l'ai fait.» Le même prophète
continue, dans plusieurs [Marge: Cap. 29, 30, 31, 32.] chapitres de
suite, à prédire les maux dont l'Égypte allait être accablée.

Sédécias était bien éloigné d'ajouter foi à ces prédictions. Quand il
apprit que l'armée des Égyptiens approchait, et qu'il vit Nabuchodonosor
lever le siège de Jérusalem, il se crut délivré, et triomphait déjà. Sa
joie fut courte. Les Égyptiens, voyant approcher les Chaldéens,
n'osèrent en venir aux mains avec une armée si nombreuse et si aguerrie.
Ils reprirent le[Marge: AN. M. 3416 AV. J.C. 588. Jerem. 37, 6, 7.]
chemin de leur pays, et abandonnèrent Sédécias à tous les périls de la
guerre où ils l'avaient eux-mêmes engagé. Nabuchodonosor revint devant
Jérusalem, y remit le siège, la prit et la brûla, comme Jérémie l'avait
prédit.

[Marge: AN. M. 3430 AV. J.C. 574. Herod. l. 2, cap. 161, etc. Diod. lib.
1, pag. 62.] Plusieurs années après, les châtiments dont Dieu avait
menacé Apriès, roi d'Égypte, commencèrent à tomber sur lui; car les
Cyrénéens, colonie des Grecs qui s'était établie en Afrique, entre la
Libye et l'Égypte, ayant pris et partagé entre eux une grande partie du
pays des Libyens, forcèrent ces peuples dépouillés à se jeter entre les
bras de ce prince et à implorer sa protection. Aussitôt Apriès envoya
une grande armée dans la Libye pour faire la guerre aux Cyrénéens; mais,
cette armée ayant été défaite et presque toute taillée en pièces, les
Égyptiens s'imaginèrent qu'il ne l'avait envoyée dans la Libye que pour
l'y faire périr, afin que, quand il en serait défait, il pût régner plus
despotiquement sur ses sujets. Dans cette pensée, ils crurent devoir
secouer le joug d'un prince qu'ils regardaient comme leur ennemi.
Apriès, ayant appris cette révolte, leur envoya Amasis, un de ses
officiers, pour les apaiser et pour les faire rentrer dans leur devoir.
Mais, lorsque Amasis eut commencé à parler, ils lui mirent sur la tête
un casque pour marque de la royauté, et le proclamèrent roi. Amasis,
ayant accepté la couronne qu'ils lui offrirent, demeura avec eux, et les
confirma dans leur révolte.

Apriès, à cette nouvelle, encore plus enflammé de colère, envoya
Patarbémis, un autre de ses officiers et l'un des principaux seigneurs
de sa cour, pour arrêter Amasis et le lui amener. Mais Patarbémis, ne
s'étant pas trouvé en état d'enlever Amasis au milieu de cette armée de
révoltés dont il était entouré, fut traité à son retour, par Apriès, de
la manière la plus indigne et la plus cruelle; car ce prince, sans
considérer que ce n'était que faute de pouvoir qu'il n'avait pas exécuté
sa commission, lui fit couper le nez et les oreilles. Un outrage si
sanglant fait à un homme de ce rang irrita si fort les Égyptiens, que la
plupart allèrent se joindre aux mécontents et que la révolte devint
générale. Ce soulèvement de ses sujets obligea Apriès de se sauver dans
la haute Égypte, où il se maintint pendant quelques années, tandis
qu'Amasis occupa tout le reste de ses états.

Les troubles qui agitaient l'Égypte furent une occasion favorable à
Nabuchodonosor pour l'attaquer, et ce fut Dieu lui-même qui lui en
inspira le dessein. Ce prince, qui, sans le savoir, était l'instrument
de la colère de Dieu contre les peuples qu'il voulait châtier, venait de
prendre la ville de Tyr, où lui et son armée avaient essuyé des fatigues
incroyables. Pour les en récompenser, Dieu leur abandonna l'Égypte. Il
est beau de l'entendre lui-même s'expliquer sur ce sujet: il y a peu
d'endroits dans l'Écriture plus remarquables que celui-ci, et qui
fassent mieux comprendre la souveraine autorité de Dieu sur tous les
princes et sur tous les royaumes de la terre. «Fils de l'homme (c'est
ainsi [Marge: Ezech. 29, 20.] qu'il parle au prophète Ézéchiel),
Nabuchodonosor, roi de Babylone, m'a rendu, avec son armée, un grand
service au siége de Tyr. Toutes les têtes de ses gens en ont perdu les
cheveux, et toutes les épaules en sont écorchées; et néanmoins ni lui ni
son armée[167] n'ont point reçu de récompense pour le service qu'ils
m'ont rendu à la prise de Tyr. C'est pourquoi (continue Dieu) je vais
donner à Nabuchodonosor, roi de Babylone, le pays d'Égypte. Il en
prendra tout le peuple, il en fera son butin, et il en partagera les
dépouilles. Son armée recevra ainsi sa récompense, et il sera payé du
service qu'il m'a rendu dans le siége de cette ville. Je lui ai
abandonné l'Égypte, parce qu'il a travaillé pour moi, dit le Seigneur
notre Dieu.» Il enlèvera tout, dit-il par un autre prophète, avec la
même facilité qu'un berger se couvre de son manteau. Il se chargera
ainsi de tout le butin: il mettra ainsi sur ses épaules, et sur celles
de ses soldats, toute la dépouille de l'Égypte. [Marge: Jerem. 43, 12.]
_Amicietur terra Ægypti, sicut amicitur pastor pallio suo; et egredietur
indè in pace_: nobles expressions, qui montrent avec quelle facilité
toute la puissance et toutes les richesses d'un état sont enlevées,
quand Dieu le veut, et passent comme un manteau à un nouveau maître, qui
n'a qu'à le prendre et à s'en couvrir.

[Note 167: Pour bien entendre ce qui est dit ici, il faut savoir que
Nabuchodonosor essuya des fatigues incroyables dans le siége de Tyr, et
que, lorsque les Tyriens se virent pressés, les plus nobles de la ville
montèrent sur des vaisseaux avec tout ce qu'ils avaient de plus
précieux, et se retirèrent en d'autres îles. Ainsi Nabuchodonosor, ayant
pris la ville, n'y trouva rien qui fût digne de récompenser les grands
travaux qu'il avait soufferts dans ce siége. (S. HIERON.)]

Le roi de Babylone, profitant donc des divisions intestines où la
révolte d'Amasis avait jeté ce royaume, marcha de ce côté-là à la tête
de son armée. Il subjugua l'Égypte depuis Migdol ou Magdole, qui est à
l'entrée du royaume, jusqu'à Syène, qui est à l'autre extrémité, vers
les frontières d'Éthiopie. Il y fit par-tout d'horribles ravages, tua un
grand nombre d'habitants, et réduisit le pays dans une si grande
désolation, qu'il ne put se rétablir de quarante ans. Nabuchodonosor,
ayant chargé son armée de dépouilles et soumis tout le royaume, en vint
à un accommodement avec Amasis; et, l'ayant confirmé dans la possession
du royaume comme son vice-roi, il reprit le chemin de Babylone.

[Marge: Herod. l. 2, c. 163 et 169. Diod. lib. 1, pag. 62.] Alors
Apriès, sortant du lieu de sa retraite, s'avança vers les côtes de la
mer, apparemment du côté de la Libye; et, y ayant pris à sa solde une
armée de Cariens, d'Ioniens et d'autres étrangers, il marcha contre
Amasis, et lui livra bataille près de la ville de Memphis[168]. Mais,
ayant été battu et fait prisonnier, il fut mené à la ville de Saïs, et y
fut étranglé dans son propre palais[169].

[Note 168: Lisez: _près de la ville de Momemphis_; elle était située
à plus de 12 lieues au N. de Memphis, sur la branche Canopique, comme je
l'ai fait voir ailleurs. (_Trad. de Strabon_, t. V, p. 372.)--L.]

[Note 169: Amasis voulait lui conserver la vie; mais les Égyptiens
forcèrent ce prince de leur livrer Apriès, qu'ils étranglèrent.--L.]

Dieu avait annoncé par ses prophètes, dans un détail étonnant, toutes
les circonstances de ce grand événement. C'était lui qui avait brisé la
puissance d'Apriès, d'abord si formidable, et qui avait mis l'épée à la
main de Nabuchodonosor pour aller punir et humilier cet orgueilleux. «Je
viens à Pharaon, roi d'Égypte, dit-il, [Marge: Ezech. 30, 22-25.] et
j'achèverai de briser son bras, qui a été fort, mais qui est rompu, et
je lui ferai tomber l'épée de la main.... Je fortifierai en même temps
le bras du roi de Babylone, et je mettrai mon épée entre ses mains....
Et ils sauront que c'est moi qui suis le Seigneur.»

[Marge: Id. v. 14-17.] Il fait le dénombrement de toutes les villes qui
doivent être la proie du vainqueur: Taphnis, Péluse, No, appelée dans la
Vulgate Alexandrie, Memphis, Héliopolis, Bubaste, etc.

[Marge: Jerem. 44, 30.] Il marque en particulier la fin malheureuse du
roi, qui doit être livré à ses ennemis. «Je vais livrer, dit-il, Pharaon
Éphrée, roi d'Égypte, entre les mains de ses ennemis, entre les mains de
ceux qui cherchent à lui ôter la vie.»

En fin il déclare que pendant quarante ans les Égyptiens seront accablés
de toutes sortes de maux, et réduits à un état si déplorable, qu'ils
n'auront plus à l'avenir aucun prince de leur nation: [Marge: Ezech. 30,
13.] _et dux de terrâ Ægypti non erit ampliùs_. L'événement a justifié
cette prédiction, qui a été accomplie par degrés et en différents temps.
Peu de temps après l'expiration de ces quarante années, ils devinrent
une province des Perses, auxquels leurs rois, quoique originaires du
pays, étaient soumis; et la prédiction commença ainsi à s'accomplir.
Elle eut son entière exécution à la mort [Marge: AN. M. 3654.] de
Nectanébus, dernier roi de race égyptienne. Depuis ce temps-là, les
Égyptiens ont toujours été gouvernés par des étrangers: car, après
l'extinction du royaume des Perses, ils ont été successivement
assujettis aux Macédoniens, aux Romains, aux Sarrasins, aux Mamelucs, et
enfin aux Turcs; qui en sont aujourd'hui les maîtres.

[Marge: Jerem. c. 43 et 44.] Dieu ne fut pas moins fidèle à accomplir
ses prédictions à l'égard de ceux de son peuple qui, après la prise de
Jérusalem, s'étaient retirés en Égypte contre sa défense, et qui y
avaient entraîné Jérémie malgré lui. Dès qu'ils y furent entrés, et
qu'ils furent arrivés à Taphnis (c'est la même que Tanis), le prophète,
après avoir caché en leur présence, par l'ordre de Dieu, des pierres
dans une grotte qui était près du palais du roi, leur déclara que
Nabuchodonosor entrerait bientôt en Égypte, et que Dieu établirait son
trône dans cet endroit-là même; que ce prince ravagerait tout le pays,
et porterait par-tout le fer et le feu; qu'eux-mêmes tomberaient entre
les mains de ces cruels ennemis, qui en massacreraient une partie, et
traîneraient le reste captif à Babylone; qu'un très-petit nombre
seulement échapperait à la désolation commune, et serait enfin rétabli
dans sa patrie. Toutes ces prédictions eurent leur accomplissement dans
les temps marqués.

[Marge: AN M. 3435 AV. J.C. 569.] AMASIS. Après la mort d'Apriès, Amasis
devint possesseur paisible de toute l'Égypte, dont il occupa le trône
pendant quarante ans. Il était, selon Platon, de[Marge: In Timæo. [p.
21, E.]] la ville de Saïs[170].

[Note 170: Selon Hérodote, de la ville de Siouph, qui était
probablement voisine de Saïs.--L.]

[Marge: Herod. l. 2, cap. 172.] Comme il était de basse naissance, les
peuples, dans le commencement de son règne, en faisaient peu de cas, et
n'avaient que du mépris pour lui. Il n'y fut pas insensible; mais il
crut devoir ménager les esprits avec adresse, et les rappeler à leur
devoir par la douceur et par la raison. Il avait une cuvette d'or, où
lui et tous ceux qui mangeaient à sa table se lavaient les pieds. Il la
fit fondre, et en fit faire une statue, qu'il exposa à la vénération
publique. Les peuples accoururent en foule, et rendirent à la nouvelle
statue toutes sortes d'hommages. Le roi, les ayant assemblés, leur
exposa à quel vil usage cette statue avait d'abord servi; ce qui ne les
empêchait pas de se prosterner devant elle par un culte religieux.
L'application de cette parabole était aisée à faire: elle eut tout le
succès qu'il en pouvait attendre; et les peuples, depuis ce jour, eurent
pour lui tout le respect qui est dû à la majesté royale.

[Marge: _Ibid._ c. 173.] Il donnait régulièrement tout le matin aux
affaires, pour recevoir les placets, donner ses audiences, prononcer des
jugements, et tenir ses conseils: le reste du temps était accordé au
plaisir; et comme, dans les repas et dans les conversations, il était
d'une humeur extrêmement enjouée, et qu'il poussait, ce semble, la gaîté
au-delà des justes bornes, les courtisans ayant pris la liberté de le
lui représenter, il leur répondit que l'esprit ne pouvait pas être
toujours sérieux et appliqué aux affaires, non plus qu'un arc demeurer
toujours tendu.

Ce fut lui qui obligea les particuliers, dans chaque ville, d'inscrire
leur nom chez le magistrat, et de marquer de quelle profession ou de
quel métier ils vivaient. Solon inséra cette loi dans les siennes.

Il bâtit plusieurs temples magnifiques, principalement à Saïs, qui était
le lieu de sa naissance. Hérodote y admirait sur-tout une chapelle faite
d'une seule pierre, qui avait au dehors vingt et une coudées de longueur
sur quatorze de largeur et huit de hauteur, et un peu moins en dedans.
On l'avait apportée d'Éléphantine; et deux mille hommes avaient été
occupés pendant trois ans à la voiturer sur le Nil[171].

[Note 171: Ce temple _monolithe_ (HEROD. II. c. 175) avait en dehors
21 coudées de long (11 met. 87 mill.), 14 de large (7 met. 378 mill.) et
8 de haut (4 met. 216 mill.): ainsi sa solidité était de 344 mètres
cubes (9990 pieds cubes) environ, dont le poids (en supposant à la
matière la pesanteur spécifique du marbre) était de 965,720 kilogrammes
(1,972,000 livres): Hérodote en ayant donné les dimensions intérieures,
savoir 18 coudées 20 doigts de long, 12 de large et 5 de haut, on voit,
par le calcul, que la partie évidée était égale à 165 mètres cubes,
pesant 463,092 kilogrammes; ainsi le poids du temple monolithe,
probablement travaillé dans la carrière même, était égal à 502,600
kilogrammes ou plus d'un million de livres. Voyez ce que j'ai dit plus
haut, p. 15, n. 2, des moyens de transport.--L.]

Amasis considérait fort les Grecs. Il leur accorda de grands priviléges,
et permit à ceux qui voudraient s'établir en Égypte d'habiter dans la
ville de Naucratis, très-renommée pour son port[172]. Lorsqu'il s'agit
de rebâtir le fameux temple de Delphes qui avait été brûlé, réparation
qui devait monter à trois cents talents, c'est-à-dire à trois cent mille
écus[173], il fournit à ceux de Delphes une somme fort considérable pour
les aider à payer leur quote-part, qui était le quart de toute la
dépense.

[Note 172: Ville sur la branche Canopique, à environ 16 lieues dans
les terres un peu au S. de Damanhour.--L.]

[Note 173: 1,650,000 f.--L.]

Il fit alliance avec les Cyrénéens, et prit chez eux une femme.

Il est le seul des rois égyptiens qui ait conquis l'île de Cypre, et qui
l'ait rendue tributaire.

Ce fut sous son règne que Pythagore vint en Égypte: il lui était
recommandé par le célèbre Polycrate, tyran de Samos, dont il sera parlé
ailleurs, et qui était lié d'amitié avec Amasis. Dans le séjour que ce
philosophe fit en Égypte, il fut initié dans tous les mystères du pays,
et apprit des prêtres tout ce qu'il y avait de plus secret et de plus
important dans leur religion. C'est là qu'il puisa sa doctrine de la
métempsycose.

Dans l'expédition où Cyrus s'était rendu maître d'une grande partie de
la terre, l'Égypte sans doute avait subi le joug comme toutes les autres
provinces, et Xénophon le dit formellement au commencement de la
Cyropédie. Apparemment qu'après que les quarante années de désolation
prédites par le prophète furent expirées, l'Égypte commençant un peu à
se rétablir, Amasis secoua le joug et se remit en liberté.

Aussi voyons-nous qu'un des premiers soins de Cambyse, fils de Cyrus,
dès qu'il fut monté sur le trône, fut de porter la guerre contre
l'Égypte. Quand il y arriva, Amasis venait de mourir, et avait eu pour
successeur son fils Psamménit.

[Marge: AN. M. 3479 AV. J.C. 525.] PSAMMÉNIT. Cambyse, après le gain
d'une bataille, poursuivit les vaincus jusque dans Memphis, assiégea la
place, et la prit en fort peu de temps. Il traita le roi avec douceur,
lui laissa la vie, et lui assigna un entretien honorable; mais, ayant
appris qu'il prenait des mesures secrètes pour remonter sur le trône, il
le fit mourir. Le règne de Psamménit ne fut que de six mois. Alors toute
l'Égypte se soumit au vainqueur. Je rapporterai plus en détail cette
histoire lorsque j'exposerai celle de Cambyse.

Ici finit la suite des rois d'Égypte. L'histoire de ce pays, comme je
l'ai déjà remarqué, sera confondue avec celle des Perses et des Grecs
jusqu'à la mort d'Alexandre. Alors s'élèvera une nouvelle monarchie
d'Égypte, fondée par Ptolémée, fils de Lagus, qui sera continuée jusqu'à
Cléopatre; et ce dernier espace sera environ de 300 ans. Je traiterai
chacune de ces matières dans son temps.



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                            LIVRE SECOND.

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                 HISTOIRE ANCIENNE DES CARTHAGINOIS.

Je diviserai en deux parties ce que j'ai à dire sur les Carthaginois.
Dans la première, je donnerai une idée générale des mœurs de ce peuple,
de son caractère, de son gouvernement, de sa religion, de sa puissance
et de ses richesses. Dans la seconde, après avoir indiqué en peu de mots
la manière dont Carthage s'établit et s'accrut, je rapporterai les
guerres qui l'ont rendue si célèbre.



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                           PREMIÈRE PARTIE.

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CARACTÈRE, MŒURS, RELIGION ET GOUVERNEMENT
DES CARTHAGINOIS.

§ Ier. _Carthage formée sur le modèle de Tyr, dont elle était une
colonie._

Les Carthaginois ont reçu des Tyriens, non-seulement leur origine, mais
leurs mœurs, leur langage, leurs usages, leurs lois, leur religion, leur
goût et leur industrie pour le commerce, comme toute la suite le fera
connaître. Ils parlaient le même langage que les [Marge: Bochard, Part.
2, l. 2, cap. 16.] Tyriens, et ceux-ci le même que les Cananéens et les
Israélites, c'est-à-dire la langue hébraïque, ou du moins une langue qui
en était entièrement dérivée. Leurs noms avaient pour l'ordinaire une
signification particulière. Hannon signifie _gracieux_, _bienfaisant_;
Didon, _aimable_ ou _bien-aimée_; Sophonisbe, _elle gardera bien le
secret de son mari_. Ils se plaisaient aussi, par esprit de religion, à
faire entrer le nom de Dieu dans les noms qu'ils portaient, selon le
génie des Hébreux. Annibal, qui répond à Ananias, signifie: _Baal_ (ou
_le Seigneur_) _m'a fait grace_; Asdrubal, qui répond à Azarias,
signifie: _le Seigneur sera notre secours_. Il en est ainsi des autres
noms, Adherbal, Maharbal, Mastanabal, etc. Le mot _Pœni_, d'où vient
_punique_, est le même que _Phœni_ ou _Phéniciens_, parce qu'ils
tiraient leur origine de la Phénicie[174]. On a dans le _Pœnulus_ de
Plaute une scène en langue punique qui a fort exercé les savants.

[Note 174: Dans beaucoup de mots, les Latins ont changé la
diphthongue _œ_ en _u_. Ils disaient originairement _pœnire_ pour
_punire_, ce qui s'est conservé dans _pœna_; _mœrus_ pour _murus_ comme
on le voit par le mot _pomœrium_; _mœnire_ pour _munire_, ce qui s'est
conservé dans _mœnia_. Sur les anciennes inscriptions, on lit _œti_,
_lœdos_, _cœira_, pour _uti_, _ludos_, _cura_, etc.: de même, ils ont
dit _Puni_ au lieu de _Pœni_.--L.]

Mais ce qu'il y a de plus remarquable ici, c'est l'union étroite qui a
toujours subsisté entré les Phéniciens et [Marge: Herod. l. 3, c. 17 et
19.] les Carthaginois[175]. Lorsque Cambyse voulut porter la guerre
contre ces derniers, les Phéniciens, qui faisaient la principale force
de son armée navale, lui déclarèrent nettement qu'ils ne pouvaient pas
le servir contre leurs compatriotes; et ce prince fut obligé de renoncer
à son dessein. Les Carthaginois, de leur côté, n'oublièrent jamais d'où
ils étaient sortis et à qui ils devaient leur origine. Ils envoyaient
régulièrement à Tyr, tous les [Marge: Polyb. pag. 944. Q. Curt. l. 4, c.
2 et 3.] ans, un vaisseau chargé de présents, qui étaient comme un cens
et une redevance qu'ils payaient à leur ancienne patrie; et ils
faisaient offrir un sacrifice annuel aux dieux tutélaires du pays,
qu'ils regardaient aussi comme leurs protecteurs. Ils ne manquaient
jamais à y envoyer les prémices de leurs revenus, aussi-bien que la dîme
des dépouilles et du butin qu'ils faisaient sur les ennemis, pour les
offrir à Hercule, une des principales divinités de Tyr et de Carthage.
Lorsque Tyr fut assiégée par Alexandre, les Tyriens, pour mettre en
sûreté ce qu'ils avaient de plus cher, envoyèrent à Carthage leurs
femmes et leurs enfants, qui y furent reçus et entretenus, quoique dans
le temps d'une guerre fort pressante; avec une bonté et une générosité
telles qu'on aurait pu les attendre des pères et des mères les plus
tendres et les plus opulents. Ces marques constantes d'une vive et
sincère reconnaissance font plus d'honneur à une nation que les plus
grandes conquêtes et les plus glorieuses victoires.

[Note 175: L'histoire offre beaucoup d'autres exemples de ce genre.
Ils tiennent au droit des métropoles sur les colonies. (V. Heyn. _Opusc.
Academic._ t. I, p. 312, seq.)--L.]

§ II. _Religion des Carthaginois._

Il paraît, par plusieurs traits de l'histoire de Carthage, que ses
généraux regardaient comme un devoir essentiel de commencer et de finir
leurs entreprises[Marge: Liv. lib. 21, n. 1. _Ibid._ n. 21.] par le
culte des dieux. Amilcar, père du grand Annibal, avant que d'entrer en
Espagne pour y faire la guerre, eut soin d'offrir des sacrifices aux
dieux. Son fils, marchant sur ses traces, avant que de partir de
l'Espagne et de marcher contre les Romains, se transporte jusqu'à Cadix
pour s'acquitter des vœux qu'il avait faits à Hercule, et il lui en fait
de nouveaux si ce dieu favorise son entreprise. Après la bataille de
[Marge: Lib. 23, n. 11.] Cannes, lorsqu'il fit savoir cette heureuse
nouvelle à Carthage, il recommanda sur-tout qu'on eût soin de rendre aux
dieux immortels de solennelles actions de graces pour toutes les
victoires qu'il avait remportées: _pro his tantis totque victoriis verum
esse grates diis immortalibus agi haberique_.

Ce n'étaient pas seulement les particuliers qui se piquaient ainsi de
faire paraître en toute occasion un soin religieux d'honorer la
Divinité; on voit que c'était le génie et le goût de la nation entière.

[Marge: Lib. 7, pag. 502.] Polybe nous a conservé un traité de paix
entre Philippe, fils de Démétrius, roi de Macédoine, et les
Carthaginois, où l'on voit d'une manière bien sensible le respect de
ceux-ci pour la Divinité, et leur intime persuasion que les dieux
assistaient et présidaient aux actions humaines, et sur-tout aux traités
solennels qui se faisaient en leur nom, sous leurs yeux et en leur
présence. Il y est fait mention de cinq ou six ordres différents de
divinités; et ce dénombrement paraît bien extraordinaire dans un acte
public comme est un traité de paix entre deux empires. J'en rapporterai
les termes mêmes, qui peuvent servir à nous donner quelque idée de la
théologie des Carthaginois: _Ce traité a été conclu en présence de
Jupiter, de Junon et d'Apollon; en présence du démon ou du génie des
Carthaginois (δαίμονοσ), d'Hercule et d'Iolaüs; en présence de Mars, de
Neptune, de Triton; en présence des dieux qui_ _accompagnent l'armée des
Carthaginois, et du Soleil, de la Lune et de la Terre; en présence des
rivières, des prairies et des eaux; en présence de tous les dieux qui
possèdent Carthage_. Que dirions-nous maintenant d'un pareil acte, où
l'on ferait intervenir les anges et les saints, protecteurs d'un
royaume?

Il y avait chez les Carthaginois deux divinités qui y étaient
particulièrement adorées, et dont il est à propos de dire ici un mot.

La première était la déesse _Céleste_, appelée aussi _Uranie_, qui est
la lune, dont on implorait le secours dans les grandes calamités,
sur-tout dans les sécheresses, pour obtenir de la pluie _ista ipsa virgo
cœlestis_, dit Tertullien, [Marge: Tertul. Apolog. cap. 23.] _pluviarum
polliciatrix_. C'est en parlant de cette déesse et d'Esculape que
Tertullien fait aux païens de son temps un défi bien hardi, mais bien
glorieux au christianisme, en déclarant que le premier venu des
chrétiens obligera ces faux dieux d'avouer hautement qu'ils ne sont que
des démons; et en consentant qu'on fasse mourir sur-le-champ ce
chrétien, s'il ne vient à bout de tirer cet aveu de la bouche même de
leurs dieux: _nisi se dæmones confessi fuerint christiano mentiri non
audentes, ibidem illius christiani procacissimi sanguinem fundite_.
Saint Augustin parle souvent aussi de cette divinité. «Céleste, dit-il,
autrefois régnait souverainement à Carthage. Qu'est devenu son règne
depuis Jésus-Christ?» [Marge: S. August. in psalm. 98.]_Regnum Cœlestis
quale erat Carthagini! ubi nunc est regnum Cœlestis?_ C'est sans doute
la même divinité que Jérémie appelle [Marge: Jerem. c. 7, v. 18; etc. 44
v. 17-25.]_la reine du ciel_, à laquelle les femmes juives avaient
grande dévotion, lui adressant des vœux, lui faisant des libations, lui
offrant des sacrifices, et lui préparant de leurs propres mains des
gâteaux, _ut faciant placentas reginæ cœli_, et dont elles se vantaient
d'avoir reçu toutes sortes de biens, pendant qu'elles étaient exactes à
lui rendre ce culte; au lieu que, depuis qu'il avait cessé, elles
s'étaient vues accablées de toutes sortes de malheurs.

La seconde divinité honorée particulièrement chez les Carthaginois, et à
qui l'on offrait des victimes humaines, c'est _Saturne_, connu sous le
nom de _Moloch_ dans l'Écriture; et ce culte avait passé de Tyr à
Carthage. Philon cite un passage de Sanchoniaton, où l'on voit que
c'était une coutume à Tyr que, dans les grandes calamités, les rois
immolassent leurs fils pour apaiser la colère des dieux, et que l'un
d'eux, qui l'avait fait, fut depuis honoré comme un dieu sous le nom de
la constellation appelée _Saturne_: ce qui a sans doute donné occasion à
la fable qui dit que Saturne avait dévoré ses enfants. Les particuliers,
quand ils voulaient détourner quelque grand malheur, en usaient de même,
et n'étaient pas moins superstitieux que leurs princes; en sorte que
ceux qui n'avaient point d'enfants en achetaient des pauvres, pour
n'être pas privés du mérite d'un tel sacrifice. Cette coutume se
conserva long-temps chez les Phéniciens et les Cananéens, de qui les
Israélites l'empruntèrent, quoique Dieu le leur eût défendu bien
expressément. On brûlait d'abord inhumainement ces enfants, soit en les
jetant au milieu d'un brasier ardent, tel qu'étaient ceux de la vallée
d'Ennon, dont il est si souvent parlé dans l'Écriture; soit en les
enfermant dans une statue de Saturne, qui était tout enflammée. [Marge:
Plut. de superst. p. 171.] Pour étouffer les cris que poussaient ces
malheureuses victimes, on faisait retentir pendant cette barbare
cérémonie le bruit des tambours et des trompettes. Les mères se
faisaient un honneur et un point de religion d'assister à ce cruel
spectacle, l'œil sec et sans pousser aucun gémissement; et, s'il leur
échappait quelque larme ou quelque soupir, le sacrifice en était moins
agréable à la divinité, et elles en perdaient le fruit. [Marge: Tertul.
in Apolog.] Elles portaient la fermeté d'ame, ou plutôt la dureté et
l'inhumanité, jusqu'à caresser elles-mêmes et baiser leurs enfants pour
apaiser leurs cris, de peur qu'une victime offerte de mauvaise grâce et
au milieu des pleurs ne déplût à Saturne: [Marge: Minuc. Fel.]
_Blanditiis et osculis comprimebant vagitum, ne flebilis hostia
immolaretur_. Dans la suite, on se contenta de faire passer les enfants
à travers le feu, comme cela paraît par plusieurs endroits de
l'Écriture, et très-souvent ils y périssaient.

[Marge: Q. Curt. lib. 4, cap. 3.]

Les Carthaginois retinrent jusqu'à la ruine de leur ville cette coutume
barbare d'offrir à leurs dieux des victimes humaines; action qui
méritait bien plus le nom de _sacrilége_ que de sacrifice: _sacrilegium
veriùs quàm sacrum_. Ils la suspendirent seulement pendant quelques
années, pour ne pas s'attirer la colère et les armes de Darius Ier, roi
de Perse, qui leur fit défendre d'immoler des victimes humaines, et de
manger de la chair de chien. [Marge: Plut. de serâ vindicatione deor.
pag. 552. [_Id._ Apopht. p. 174-175.]] Mais ils revinrent bientôt à leur
génie, puisque, du temps de Xerxès, qui succéda à Darius, Gélon, tyran
de Syracuse, ayant remporté en Sicile une victoire considérable sur les
Carthaginois, parmi les conditions de paix qu'il leur prescrivit, y
inséra celle-ci, qu'ils n'immoleraient plus de victimes humaines à
Saturne; et sans doute que ce qui l'obligea à prendre[Marge: Herod. l.
7, cap. 167.] cette précaution fut ce qui avait été mis en pratique dans
cette occasion-là même par les Carthaginois; car pendant tout le combat,
qui dura depuis le matin jusqu'au soir, Amilcar, fils d'Hannon leur
général, ne cessa point de sacrifier aux dieux des hommes tout vivants,
et en grand nombre, en les faisant jeter dans un bûcher ardent[176]; et,
voyant que ses troupes étaient mises en fuite et en déroute, il s'y
précipita lui-même pour ne pas survivre à sa honte, et, comme le dit
saint Ambroise en rapportant cette action, pour éteindre par son propre
sang ce feu sacrilège qu'il voyait ne lui avoir servi de rien.

Dans des temps de peste[177] ils sacrifiaient à leurs dieux un grand
nombre d'enfants, sans pitié pour un âge qui excite la compassion des
ennemis les plus cruels, cherchant un remède à leurs maux dans le crime,
et usant de barbarie pour attendrir les dieux.

[Marge: Lib. 20, pag. 756. [Lactant. Institut. 1, 21.]] Diodore rapporte
un exemple de cette cruauté, qui fait frémir. Dans le temps qu'Agathocle
était près de mettre le siége devant Carthage, les habitants de cette
ville, se voyant réduits à la dernière extrémité, imputèrent leur
malheur à la juste colère de Saturne contre eux, parce qu'au lieu des
enfants de la première qualité qu'on avait coutume de lui sacrifier, on
avait mis frauduleusement à leur place des enfants d'esclaves et
d'étrangers. Pour réparer cette faute, ils immolèrent à Saturne deux
cents enfants des meilleures maisons de Carthage; et, outre cela, plus
de trois cents citoyens, qui se sentaient coupables de ce prétendu
crime, s'offrirent volontairement en sacrifice. Diodore ajoute qu'il y
avait une statue d'airain de Saturne, dont les mains étaient penchées
vers la terre, de telle sorte que l'enfant qu'on posait sur ces mains
tombait aussitôt dans une ouverture et une fournaise pleine de feu.

[Note 176: «In ipsos, quos adolebat, sese præcipitavit ignes, ut eos
vel cruore suo extingueret, quos sibi nihil profuisse cognoverat.» (S.
AMBROS.)]

[Note 177: «Quum peste laborarent, cruentâ sacrorum religione et
scelere pro remedio usi sunt. Quippe homines ut victimas immolabant, et
impuberes (quæ ætas etiam hostium misericordiam provocat) aris
admovebant, pacem deorum sanguine eorum exposcentes, pro quorum vità dii
maximè rogari solent.» (JUSTIN. lib. 18, cap. 6.)]

[Marge: Plut. de superst. pag. 169-171.] Est-ce là, dit Plutarque,
adorer les dieux? Est-ce avoir d'eux une idée qui leur fasse beaucoup
d'honneur, que de les supposer avides de carnage, altérés du sang
humain, et capables d'exiger et d'agréer de telles victimes?[Marge: Id.
in Camil. pag. 132.] La religion, dit cet auteur sensé, est environnée
de deux écueils également dangereux à l'homme, également injurieux à la
Divinité: savoir, de l'impiété et de la superstition. L'une, par
affectation d'esprit fort, ne croit rien; l'autre, par une aveugle
faiblesse, croit tout. L'impiété, pour secouer un joug et une crainte
qui la gêne, nie qu'il y ait des dieux; la superstition, pour calmer
aussi ses frayeurs, se forge des dieux selon son caprice, non-seulement
amis, mais protecteurs et modèles du crime. Ne valait-il pas mieux,
dit-il encore,[Marge: De superstit. [pag. 171.]] que Carthage, dès le
commencement, prît pour législateurs un Critias, un Diagoras, athées
reconnus et se donnant pour tels, que d'adopter une si étrange et si
perverse religion? Les Typhons, les géants, ennemis déclarés des dieux,
s'ils avaient triomphé du ciel, auraient-ils pu établir sur la terre des
sacrifices plus abominables?

Voilà ce que pensait un païen, du culte carthaginois tel que nous
l'avons rapporté. En effet on ne croirait pas le genre humain
susceptible d'un tel excès de fureur et de frénésie. Les hommes ne
portent point communément dans leur propre fonds un renversement si
universel de tout ce que la nature a de plus sacré. Immoler, égorger
soi-même ses propres enfants, et les jeter de sang-froid dans un brasier
ardent! Des sentiments si dénaturés, si barbares, adoptés cependant par
des nations entières, et des nations très-policées, par les Phéniciens,
les Carthaginois, les Gaulois, les Scythes, les Grecs même et les
Romains, et consacrés par une pratique constante de plusieurs siècles,
ne peuvent avoir été inspirés que par celui qui a été homicide dès le
commencement, et qui ne prend plaisir qu'à la dégradation, à la misère
et à la perte de l'homme.

§ III. _Forme du Gouvernement de Carthage._

Le gouvernement de Carthage était fondé sur des principes d'une profonde
sagesse; et ce n'est point sans [Marge: Arist. lib. 2, de Rep. c. 11.]
raison qu'Aristote met cette république au nombre de celles qui étaient
les plus estimées dans l'antiquité, et qui pouvaient servir de modèles
aux autres. Il appuie d'abord ce sentiment sur une réflexion qui fait
beaucoup d'honneur à Carthage, en marquant que, jusqu'à son temps,
c'est-à-dire depuis plus de cinq cents ans, il n'y avait eu ni aucune
sédition considérable qui en eût troublé le repos, ni aucun tyran qui en
eût opprimé la liberté. En effet c'est un double inconvénient des
gouvernements mixtes, tels qu'était celui de Carthage, où le pouvoir est
partagé entre le peuple et les grands, de dégénérer ou en abus de la
liberté par les séditions du côté du peuple, comme cela était ordinaire
à Athènes et dans toutes les républiques grecques; ou en oppression de
la liberté publique du côté des grands, par la tyrannie, comme cela
arriva à Athènes, à Syracuse, à Corinthe, à Thèbes, à Rome même du temps
de Sylla et de César. C'est donc un grand éloge pour Carthage d'avoir
su, par la sagesse de ses lois, et par l'heureux concert des différentes
parties qui composaient son gouvernement, éviter pendant un si long
espace d'années deux écueils si dangereux et si communs.

Il serait à souhaiter que quelque auteur ancien nous eût laissé une
description exacte et suivie des coutumes et des lois de cette fameuse
république. Faute de ce secours, on n'en peut avoir qu'une idée assez
confuse et imparfaite, en ramassant différents traits qu'on trouve épars
dans les auteurs. C'est un service qu'a rendu à la république des
lettres Christophe Hendreich[178]. Son ouvrage m'a été d'un grand
secours.

[Marge: Polyb. lib. 6, pag. 493.] Le gouvernement de Carthage
réunissait, comme celui de Sparte et de Rome, trois autorités
différentes qui se balançaient l'une l'autre et se prêtaient un mutuel
secours: celle des deux magistrats suprêmes, appelés _suffètes_[179];
celle du sénat, et celle du peuple. On y ajouta ensuite le tribunal des
cent, qui eurent beaucoup de crédit dans la république.

[Note 178: «_Carthago, sive Carthaginiensium respublica, etc._»
Francofurti ad Oderam. An 1664.]

[Note 179: Ce nom est dérivé d'un mot qui, chez les Hébreux et les
Phéniciens, signifie juges: _shophetim_.

= C'est l'opinion de Bochart (_Chanan I. 24_) et de Selden (_de Diis
Syriis. Proleg. c. 2_); bien plus naturelle que celle de Scaliger, qui
faisait venir ce nom de _Tzazaph_, il _regarde d'en haut_, dans le même
sens que ἔφορος έπίσκοπος ἐποπτής. (SCALIGER, _in Fest._ voce
_Suffet_.)--L.]

_Suffètes._

Le pouvoir des suffètes ne durait qu'un an[180], et ils étaient à
Carthage ce que les consuls étaient à Rome[181].

[Note 180: «Ut Romæ consules, sic Carthagine quotannis annui bini
reges creabantur.» (CORN. NEP. _in Annib._ cap. 7.)]

[Note 181: Ou les deux rois à Lacédémone; avec cette différence que
leurs fonctions ne duraient qu'un an, et qu'ils étaient pris
indifféremment dans les plus nobles familles.--L.]

Souvent même les auteurs leur donnent les noms de _rois_, de
_dictateurs_, de _consuls_, parce qu'ils en remplissaient l'emploi.
L'histoire ne nous apprend point par qui ils étaient choisis. Ils
avaient droit et étaient chargés du soin d'assembler le sénat[182]: ils
en étaient les présidents et les chefs: ils y proposaient les affaires
et recueillaient les suffrages. Ils présidaient[183] aussi aux jugements
qui se rendaient sur les affaires importantes. Leur autorité n'était pas
renfermée dans la ville, ni bornée aux affaires civiles; on leur
confiait quelquefois le commandement des armées. Il paraît qu'au sortir
de la dignité de _suffètes_ on les nommait _préteurs_, qui était une
charge considérable, puisque, outre le droit de présidence dans certains
jugements, elle leur donnait celui de proposer et de porter de nouvelles
lois, et de faire rendre compte à ceux qui étaient chargés du
recouvrement [Marge: Liv. lib. 33, n. 46 et 47.] des deniers publics,
comme on le voit dans ce que Tite-Live nous raconte d'Annibal à ce
sujet, et que je rapporterai dans la suite[184].

[Note 182: «Senatum itaque suffetes, quod velut consulare imperium
apud eos erat, vocaverunt.» (LIV. lib. 30, n. 7.)]

[Note 183: «Quum suffetes ad jus dicendum consedissent.» (LIV. lib.
34, n. 62.)]

[Note 184: Un autre magistrat paraît avoir eu les mêmes fonctions
que le Censeur à Rome. (NEPOS, _in Hamilcare_, § 3.)--L.]

_Le sénat._

Le sénat, composé de personnes que leur âge, leur expérience, leur
naissance, leurs richesses, et sur-tout leur mérite, rendaient
respectables, formait le conseil de l'état, et était comme l'ame de
toutes les délibérations publiques. On ne sait point précisément quel
était le nombre des sénateurs; il devait être fort grand, puisqu'on voit
qu'on en tira cent pour former une compagnie particulière, dont j'aurai
bientôt lieu de parler. C'était dans le sénat que se traitaient les
grandes affaires, qu'on lisait les lettres des généraux, qu'on recevait
les plaintes des provinces, qu'on donnait audience aux ambassadeurs,
qu'on décidait de la paix ou de la guerre, comme on le voit en plusieurs
occasions.

[Marge: Arist. loc. cit.] Quand les sentiments étaient uniformes et que
tous les suffrages se réunissaient, alors le sénat décidait
souverainement et en dernier ressort. Lorsqu'il y avait partage et qu'on
ne convenait point, les affaires étaient portées devant le peuple, et
dans ce cas le pouvoir de décider lui était dévolu[185]. Il est aisé de
comprendre quelle sagesse il y avait dans ce règlement, et combien il
était propre à arrêter les cabales, à concilier les esprits, à appuyer
et à faire dominer les bons conseils, une compagnie comme celle-là étant
extrêmement jalouse de son autorité, et ne consentant pas aisément à la
faire passer à une autre. On en voit un exemple mémorable dans Polybe.
Lorsque, après la perte de la [Marge: Polyb. l. 15, p. 706 et 707]
bataille donnée en Afrique à la fin de la seconde guerre punique, on fit
dans le sénat la lecture des conditions de paix qu'offrait le vainqueur,
Annibal, voyant qu'un des sénateurs s'y opposait, représenta vivement
que, s'agissant du salut de la république, il était de la dernière
importance de se réunir, et de ne point renvoyer une telle délibération
à l'assemblée du peuple; et il en vint à bout. Voilà sans doute ce qui,
dans les commencements de la république, rendit le sénat si puissant, et
ce qui porta son autorité à un si haut point; [Marge: Polyb. l. 6, pag.
494.] et le même auteur remarque, dans un autre endroit, que, tant que
le sénat fut le maître des affaires, l'état fut gouverné avec beaucoup
de sagesse, et que toutes les entreprises eurent un grand succès.

[Note 185: Aristote est plus précis: «Les rois avec les sénateurs
sont maîtres de porter une affaire au peuple, ou de ne la point porter,
s'ils sont _tous_ d'accord [sur cette affaire]; sinon, le peuple est
aussi appelé à en décider.» Τοῦ μὲν γὰρ τὸ μὲν προςάγειν, τὸ δὲ μὴ
προςάγειν πρὸς τὸν δῆμον οἱ βασιλεἴς κύριοι ΜΕΤẢ τῶν γερόντων ἄν
ὁμογνομονῶσι ΠẢΝΤΕΣ εἰ δὲ μὴ καὶ τούτων ὀ δῆμος. (_Polit._ II, 8, § 3,
éd. Schn.)--L.]

_Le peuple._

Il paraît, par tout ce que nous avons dit jusqu'ici, que jusqu'au temps
d'Aristote, qui fait une si belle peinture et un si magnifique éloge du
gouvernement de Carthage, le peuple se reposait volontiers sur le sénat
du soin des affaires publiques, et lui en laissait la principale
administration: et c'est par là que la république devint si puissante.
Il n'en fut pas ainsi dans la suite. Le peuple, devenu insolent par ses
richesses et par ses conquêtes, et ne faisant pas réflexion qu'il en
était redevable à la prudente conduite du sénat, voulut se mêler aussi
du gouvernement, et s'arrogea presque tout le pouvoir. Tout se conduisit
alors par cabales et par factions; ce qui fut, selon Polybe, une des
principales causes de la ruine de l'état.

_Le tribunal des cent._

C'était une compagnie composée de cent quatre personnes, quoique
souvent, pour abréger, il ne soit fait mention que de cent. Elle tenait
lieu à Carthage, selon Aristote, de ce qu'étaient les éphores à Sparte;
par où il paraît qu'elle fut établie pour balancer le pouvoir des grands
et du sénat; mais avec cette différence, que les éphores n'étaient qu'au
nombre de cinq et qu'ils ne demeuraient qu'un an en charge, au lieu que
ceux-ci étaient perpétuels et passaient le nombre de cent. On croit que
ces centumvirs sont les mêmes que les cent juges dont parle Justin, qui
furent tirés du sénat,[Marge: Lib. 19, c. 2.] et établis pour faire
rendre compte aux généraux de leur conduite. Le pouvoir exorbitant de
ceux de la famille de Magon, [Marge: An. M. 3609. De Carthage, 487.]
qui, occupant les premières places et se trouvant à la tête des armées,
s'étaient rendus maîtres de toutes les affaires, donna lieu à cet
établissement. On voulut par là mettre un frein à l'autorité des
généraux, laquelle, pendant qu'ils commandaient les troupes, était
presque sans bornes et souveraine; et on la rendit soumise aux lois par
la nécessité qu'on leur imposa de rendre compte de leur administration à
ces juges, au retour de leurs campagnes: [Marge: Justin. _Ibid._] _ut
hoc metu ita in bello imperia cogitarent, ut domi judicia legesque
respicerent_. Parmi ces cent quatre juges, il y en avait cinq qui
avaient une juridiction particulière et supérieure à celle des autres:
on ne sait pas combien elle durait de temps. Ce conseil des cinq était
comme le conseil des dix dans le sénat de Venise. Quand il y vaquait
quelque place, c'étaient eux seuls qui avaient le droit de la remplir.
Ils avaient droit aussi de choisir ceux qui entraient dans le conseil
des cent. Leur autorité était fort grande; et c'est pour cela qu'on
avait soin de ne mettre dans cette place que des hommes d'un rare
mérite; et l'on ne crut point devoir attacher à leur emploi aucune
rétribution ni aucune récompense, le motif seul du bien public devant
être assez fort dans l'esprit des gens de bien pour les engager à
remplir leurs devoirs avec zèle et fidélité. Polybe, en rapportant
[Marge: Lib. 10, pag. 592.] la prise de Carthagène par Scipion,
distingue nettement deux compagnies de magistrats établies à Carthage.
Il dit que, parmi les prisonniers qu'on fit dans Carthagène, il se
trouva deux magistrats du corps des vieillards, ἐκ τῆς γερουσίας (on
appelait ainsi la compagnie des cent), et quinze du sénat, ἐκ τῆς
συγκλήτου.[Marge: Lib. 26, n. 15. Lib. 30, n. 16.] Tite-Live ne fait
mention que de ces quinze derniers sénateurs. Mais dans un autre endroit
il nomme les vieillards, et marque qu'ils composaient le conseil le plus
respectable de l'état, et qu'ils avaient une grande autorité dans le
sénat: _Carthaginienses... oratores ad pacem petendam mittunt triginta
seniorum principes. Id erat sanctius apud illos concilium, maximaque ad
ipsum senatum regendum vis_.

Les établissements les plus sages et les mieux concertés dégénèrent
peu-à-peu, et font place enfin au désordre et à la licence, qui percent
et pénètrent partout. Ces juges, qui devaient être la terreur du crime
et le soutien de la justice, abusant de leur pouvoir, qui était presque
sans bornes, devinrent autant de petits tyrans, comme nous le verrons
dans l'histoire du grand Annibal, qui, pendant sa préture, lorsqu'il fut
retourné[Marge: AN. M. 3802. DE CARTHAGE 682.] en Afrique, employa tout
son crédit pour réformer un abus si criant; et de perpétuelle qu'était
l'autorité de ces juges, la rendit annuelle, environ deux cents ans
depuis que la compagnie des cent avait été formée.

_Défauts du gouvernement de Carthage._

Aristote, entre quelques autres observations qu'il fait sur le
gouvernement de Carthage, y remarque deux grands défauts, fort
contraires, selon lui, aux vues d'un sage législateur et aux règles
d'une bonne et saine politique.

Le premier de ces défauts consiste en ce qu'on mettait sur la tête d'un
même homme plusieurs charges; ce qui était considéré à Carthage comme la
preuve d'un mérite non commun. Aristote regarde cette coutume comme
très-préjudiciable au bien public. En effet, dit-il, lorsqu'un homme
n'est chargé que d'un seul emploi, il est beaucoup plus en état de s'en
bien acquitter, les affaires pour-lors étant examinées avec plus de soin
et expédiées avec plus de promptitude. On ne voit pas, ajoute-t-il, que,
ni dans les troupes, ni dans la marine, on en use de la sorte: un même
officier ne commande pas deux corps différents; un même pilote ne
conduit pas deux vaisseaux. D'ailleurs le bien de l'état demande que,
pour exciter de l'émulation parmi les gens de mérite, les charges et les
faveurs soient partagées; au lieu que, lorsqu'on les accumule sur un
même sujet, souvent elles produisent en lui une sorte d'éblouissement
par une distinction si marquée, et excitent toujours dans les autres la
jalousie, les mécontentements, les murmures.

Le second défaut qu'Aristote trouve dans le gouvernement de Carthage,
c'est que, pour parvenir aux premiers postes, il fallait, avec du mérite
et de la naissance, avoir encore un certain revenu; et qu'ainsi la
pauvreté pouvait en exclure les plus gens de bien, ce qu'il regarde
comme un grand mal dans un état: car alors, dit-il, la vertu n'étant
comptée pour rien, et l'argent pour tout, parce qu'il conduit à tout,
l'admiration et la soif des richesses saisit toute une ville et la
corrompt; outre que les magistrats et les juges, qui ne le deviennent
qu'à grands frais, semblent être en droit de s'en dédommager ensuite par
leurs propres mains.

On ne voit, je crois, dans l'antiquité aucune trace qui marque que les
dignités, soit de l'état, soit de la judicature, y aient jamais été
vénales; et ce que dit ici Aristote des dépenses qui se faisaient à
Carthage pour y parvenir tombe sans doute sur les présents par lesquels
on achetait les suffrages de ceux qui conféraient les charges[186]; ce
qui, comme le remarque aussi Polybe, était fort ordinaire parmi les
Carthaginois[187], chez qui nul gain n'était honteux. Il n'est donc pas
étonnant qu'Aristote condamne un usage dont il est aisé de voir combien
les suites peuvent être funestes.

Mais, s'il prétendait qu'on dût mettre également dans les premières
dignités les riches et les pauvres, comme il semble l'insinuer[188], son
sentiment serait réfuté par la pratique générale des républiques les
plus sages, qui, sans avilir ni déshonorer la pauvreté, ont cru devoir
sur ce point donner la préférence aux richesses, parce qu'on a lieu de
présumer que ceux qui ont du bien ont reçu une meilleure éducation,
pensent plus noblement, sont moins exposés à se laisser corrompre et à
faire des bassesses; et que la situation même de leurs affaires les rend
plus affectionnés à l'état, plus disposés à y maintenir la paix et le
bon ordre, plus intéressés à en écarter toute sédition et toute révolte.

[Note 186: Le texte d'Aristote me paraît se prêter difficilement à
cette ingénieuse interprétation. Cet auteur parle formellement de la
vénalité des charges. (_Polit._ II, 8, §7, _ed. Schneid._)--L.]

[Note 187:Παρὰ Καρχηδονίοις οὐδὲν αἰσχρὸν τῶν ἀνηκόντων πρὸς κέρδος.
(POLYB. lib. 6, pag. 497.)]

[Note 188: Aristote semble avoir prévu l'objection: «S'il est
nécessaire, dit-il, de considérer la fortune [en nommant aux places], à
cause du loisir qu'elle procure, il est mal que les plus grandes charges
de l'état soient à vendre.»--L.]

Aristote, en finissant ses réflexions sur la république de Carthage,
approuve fort la coutume[189] qui y régnait d'envoyer de temps en temps
des colonies en différents endroits, et de procurer ainsi aux citoyens
des établissements honnêtes. Par là on avait soin de pourvoir aux
nécessités des pauvres, qui sont, aussi-bien que les riches, membres de
l'état; on déchargeait la capitale d'une multitude de gens oisifs et
fainéants, qui la déshonorent et souvent lui deviennent dangereux; on
prévenait les mouvements et les troubles en éloignant ceux qui y donnent
lieu pour l'ordinaire, parce que, mécontents de leur fortune présente,
ils sont toujours prêts à remuer et à innover.

[Note 189: Cette coutume existait également dans la plupart des
républiques grecques.--L.]

§ IV. _Commerce de Carthage, première source de ses richesses et de sa
puissance._

Le commerce était, à proprement parler, l'occupation de Carthage,
l'objet particulier de son industrie, son caractère propre et dominant;
c'en était la plus grande force et le principal soutien: en un mot, le
commerce peut être regardé comme la source de la puissance, des
conquêtes, du crédit et de la gloire des Carthaginois. Situés au centre
de la Méditerranée, et prêtant une main à l'orient et l'autre à
l'occident, ils embrassaient, par l'étendue de leur commerce, toutes les
régions connues, et le portaient sur les côtes d'Espagne, de la
Mauritanie, des Gaules, au-delà du détroit et des colonnes d'Hercule.
Ils allaient par-tout acheter à bon marché le superflu de chaque nation,
pour le convertir à l'égard des autres en un nécessaire qu'ils leur
vendaient fort chèrement. Ils tiraient de l'Égypte le fin lin, le
papier, le blé, les voiles et les câbles pour les vaisseaux; des côtes
de la mer Rouge, les épiceries, l'encens, les aromates, les parfums,
l'or, les perles et les pierres précieuses; de Tyr et de la Phénicie, la
pourpre et l'écarlate, les riches étoffes, les meubles somptueux, les
tapisseries, et les différents ouvrages curieux et d'un travail
recherché: en un mot, ils allaient chercher en diverses contrées tout ce
qui peut fournir aux nécessités, et contribuer aux commodités, au luxe,
aux délices de la vie. A leur retour ils rapportaient en échange le fer,
l'étain, le plomb, et le cuivre des côtes occidentales; et par la vente
de toutes ces marchandises ils s'enrichissaient aux dépens de toutes les
nations, et les mettaient à une espèce de contribution d'autant plus
sûre, qu'elle était plus volontaire.

En se rendant ainsi les facteurs et les négociants de tous les peuples,
ils étaient devenus les princes de la mer, le lien de l'orient, de
l'occident et du midi, et le canal nécessaire de leur communication; et
avaient rendu Carthage la ville commune de toutes les nations que la mer
avait séparées, et le centre de leur commerce.

Les plus considérables de la ville ne dédaignaient pas de faire le
négoce; ils s'y appliquaient avec le même soin que les moindres
citoyens; et leurs grandes richesses ne les dégoûtaient jamais de
l'assiduité, de la patience et du travail nécessaires pour les
augmenter. C'est ce qui leur a donné l'empire de la mer, ce qui a fait
fleurir leur république, ce qui l'a mise en état de le disputer à Rome
même, et qui l'a portée à un si haut degré de puissance, qu'il fallut
aux Romains plus de quarante années d'une guerre cruelle et douteuse
pour dompter cette fière rivale. Enfin, Rome triomphante ne crut pouvoir
l'assujettir et la subjuguer entièrement qu'en lui ôtant les ressources
qu'elle eût encore pu trouver dans le négoce, qui, pendant un si long
temps, l'avait soutenue contre toutes les forces de la république.

Au reste, il n'est pas étonnant que Carthage, sortie de la première
école du monde pour le commerce, je veux dire de Tyr, y ait eu un succès
si prompt et si constant. Les mêmes vaisseaux qui conduisirent ses
fondateurs en Afrique, après le transport, leur servirent pour le
négoce. Ils commencèrent à s'établir sur les côtes d'Espagne, dans
quelques ports qui leur furent ouverts pour y débarquer leurs
marchandises. Les commodités et les facilités qu'ils y trouvèrent leur
firent naître la pensée de conquérir ces vastes régions; et dans la
suite Carthage la Neuve, ou Carthagène, donna aux Carthaginois en ce
pays-là un empire presque égal à celui que l'ancienne possédait en
Afrique.

§ V. _Mines d'Espagne, seconde source des richesses et de la puissance
de Carthage._

[Marge: Lib. 4, pag. 312, etc.] Diodore remarque avec raison que les
mines d'or et d'argent que les Carthaginois trouvèrent en Espagne furent
pour eux une source inépuisable de richesses qui les mirent en état de
soutenir de si longues guerres contre les Romains. Les naturels du pays
avaient longtemps ignoré ces trésors cachés dans le sein de la terre, ou
du moins ils en connaissaient peu l'usage et le prix. Les Phéniciens,
par l'échange qu'ils faisaient de marchandises de peu de valeur avec ces
précieux métaux, profitèrent de l'ignorance de ces peuples, et
amassèrent des richesses immenses. Quand les Carthaginois se furent
rendus maîtres du pays, ils creusèrent la terre plus avant que n'avaient
fait les anciens Espagnols, qui d'abord apparemment s'étaient contentés
de ce qu'ils trouvaient sur la superficie; et les Romains, quand ils
eurent enlevé l'Espagne aux Carthaginois, ne manquèrent pas de profiter
de leur exemple, et tirèrent de ces mines d'or et d'argent de fort
grands revenus.

[Marge: Diod. lib. 4, p. 312, etc.] Le travail pour parvenir à ces mines
et pour en tirer l'or et l'argent était incroyable; car les veines de
ces métaux paraissent rarement sur la superficie: il fallait les
chercher et les suivre dans des profondeurs affreuses, où souvent l'on
trouvait de l'eau en quantité, qui arrêtait tout court les ouvriers, et
semblait devoir les rebuter pour toujours. Mais la cupidité n'est pas
moins patiente pour soutenir les fatigues qu'ingénieuse pour trouver des
ressources. Dans la suite, par le moyen des [Marge: [plus haut, p. 35.]]
pompes qu'Archimède avait inventées dans son voyage en Égypte, les
Romains venaient à bout d'élever en haut toute l'eau de ces espèces de
puits, et de les mettre à sec. Pour enrichir les maîtres de ces mines,
il en coûta la vie à une infinité d'esclaves, qui étaient traités avec
la dernière dureté, que l'on faisait travailler malgré eux à coups de
bâton, et à qui on ne donnait de repos ni [Marge: Strab. l. 3, pag.
147.] jour ni nuit. Polybe, cité par Strabon, dit que de son temps il y
avait quarante mille hommes occupés aux mines qui étaient dans le
voisinage de Carthagène, et qu'ils fournissaient chaque jour au peuple
romain vingt-cinq mille drachmes[190], c'est-à-dire douze mille cinq
cents livres.

On ne doit pas être surpris de voir les Carthaginois, après les plus
grandes défaites, mettre en peu de temps sur pied de nombreuses armées,
équiper de grosses flottes, et soutenir pendant plusieurs années des
dépenses considérables pour les guerres qu'ils faisaient au loin. Mais
il doit paraître bien surprenant que les Romains fissent la même chose,
eux dont les revenus étaient fort modiques avant ces grandes conquêtes
qui leur assujettirent les peuples les plus puissants, et qui n'avaient
aucune ressource ni du côté du trafic, absolument inconnu à Rome, ni du
côté des mines d'or et d'argent, fort rares en Italie[191], supposé
qu'il y en eût, et dont les frais, par cette raison, auraient absorbé
tout le profit. Ils trouvaient dans leur vie simple et frugale, dans
leur zèle pour le bien public, et dans l'amour du peuple pour la patrie,
des fonds non moins prompts ni moins assurés que ceux de Carthage, mais
plus honorables à la nation.

[Note 190: Les drachmes dont parle Polybe sont des deniers romains:
c'est 20,460 francs par jour, et par an 6,138,000 f., en ne comptant que
300 jours de travail; ce qui donne pour le produit du travail de chaque
esclave 153 f. environ.--L.]

[Note 191: Selon Pline, aucun pays ne l'emporte sur l'Italie par
l'abondance des mines de tous métaux (III, 20, p. 177). Mais son
assertion paraît hasardée: il faut se souvenir, comme d'un fait capital,
que Rome n'a eu que de la monnaie de cuivre, jusqu'en l'année 247 avant
J.C. (Voyez mes _Considérations générales sur l'évaluation des monnaies
grecques et romaines_, pag. 108.)--L.]

§ VI. _La guerre._

Carthage doit être considérée comme une république marchande tout
ensemble et guerrière. Elle était marchande par inclination et par état;
elle devint guerrière, d'abord par la nécessité de se défendre contre
les peuples voisins, et ensuite par le désir d'étendre son commerce et
d'agrandir son empire. Cette double idée nous donne, ce me semble, le
vrai plan et le vrai caractère de la république carthaginoise. Nous
avons parlé du commerce.

La puissance militaire de Carthage consistait en rois alliés, en peuples
tributaires dont elle tirait des milices et de l'argent, en quelques
troupes composées de ses propres citoyens, et en soldats mercenaires
qu'elle achetait dans les états voisins, sans être obligée ni de les
lever, ni de les exercer, parce qu'elle les trouvait tout formés et tout
aguerris, choisissant dans chaque pays les troupes qui avaient le plus
de mérite et de réputation. Elle tirait de la Numidie une cavalerie
légère, hardie, impétueuse, infatigable, qui faisait la principale force
de ses armées; des îles Baléares, les plus adroits frondeurs de
l'univers; de l'Espagne, une infanterie ferme et invincible; des côtes
de Gênes et des Gaules, des troupes d'une valeur reconnue; et de la
Grèce même, des soldats également bons pour toutes les opérations de la
guerre, propres à servir en campagne ou dans les villes, à faire des
sièges ou à les soutenir.

Elle mettait ainsi tout d'un coup sur pied une puissante armée, composée
de tout ce qu'il y avait de troupes d'élite dans l'univers, sans
dépeupler ses campagnes ni ses villes par de nouvelles levées, sans
suspendre les manufactures ni troubler les travaux paisibles des
artisans, sans interrompre son commerce, sans affaiblir sa marine. Par
un sang vénal elle s'acquérait la possession des provinces et des
royaumes, et convertissait les autres nations en instruments de sa
grandeur et de sa gloire, sans y rien mettre du sien que de l'argent,
que même les peuples étrangers lui fournissaient par son négoce.

Si dans le cours d'une guerre elle recevait quelque échec, ces pertes
étaient comme des accidents étrangers qui ne faisaient qu'effleurer
extérieurement le corps de l'état sans porter de plaies profondes dans
les entrailles mêmes ni dans le cœur de la république. Ces pertes
étaient promptement réparées par les sommes qu'un commerce florissant
fournissait comme un nerf perpétuel de la guerre, et comme un restaurant
de l'état toujours nouveau pour acheter des troupes toujours prêtes à se
vendre; et, par l'étendue immense des côtes dont ils étaient les
maîtres, il leur était aisé de lever en peu de temps tous les matelots
et les rameurs dont ils avaient besoin pour les manœuvres et le service
de la flotte, et de trouver d'habiles pilotes et des capitaines
expérimentés pour la conduire.

Mais toutes ces parties fortuitement assorties ne tenaient ensemble par
aucun lien naturel, intime, nécessaire; aucun intérêt commun et
réciproque ne les unissait pour en former un corps solide et
inaltérable; aucune ne s'affectionnait sincèrement au succès des
affaires et à la prospérité de l'état. On n'agissait pas avec le même
zèle et on ne s'exposait pas aux dangers avec le même courage pour une
république qu'on regardait comme étrangère, et par là comme
indifférente, que l'on aurait fait pour sa propre patrie, dont le
bonheur fait celui des citoyens qui la composent.

Dans les grands revers, les rois alliés[192] pouvaient être aisément
détachés de Carthage, ou par la jalousie que cause naturellement la
grandeur d'un voisin plus puissant que soi, ou par l'espérance de tirer
des avantages plus considérables d'un nouvel ami, ou par la crainte
d'être enveloppés dans le malheur d'un ancien allié.

[Note 192: Comme Syphax et Masinissa.]

Les peuples tributaires, dégoûtés par le poids et la honte d'un joug
qu'ils portaient impatiemment, se flattaient pour l'ordinaire d'en
trouver un plus doux en changeant de maître: ou, si la servitude était
inévitable, ils étaient fort indifférents pour le choix, comme on le
verra par plusieurs exemples que cette histoire nous fournira.

Les troupes mercenaires, accoutumées à mesurer leur fidélité sur la
grandeur ou sur la durée du salaire, étaient toujours prêtes, au moindre
mécontentement ou sur les plus légères promesses d'une plus grosse
solde, à passer du côté de l'ennemi qu'elles venaient de combattre, et à
tourner leurs armes contre ceux qui les avaient appelées à leur secours.

Ainsi la grandeur de Carthage, qui ne se soutenait que par ces appuis
extérieurs, se voyait ébranlée jusque dans ses fondements aussitôt
qu'ils lui étaient ôtés; et, si par-dessus cela son commerce, qui
faisait son unique ressource, venait à être interrompu par la perte de
quelque bataille navale, elle croyait toucher à sa ruine et se livrait
au découragement et au désespoir, comme il parut clairement à la fin de
la première guerre punique.

Aristote, dans le livre où il marque les avantages et les inconvénients
du gouvernement de Carthage, ne la reprend point de n'avoir que des
milices étrangères; et il est à croire qu'elle n'est tombée que
long-temps après dans ce défaut. Les révoltes arrivées dans les derniers
temps dûrent lui apprendre qu'il n'y a rien de plus malheureux qu'un
état qui ne se soutient que par les étrangers, où il ne trouve ni zèle,
ni sûreté, ni obéissance.

Il n'en était pas ainsi dans la république romaine. Comme elle était
sans commerce et sans argent, elle ne pouvait acheter des secours
capables de l'aider à pousser ses conquêtes aussi rapidement que
Carthage; mais aussi, comme elle tirait tout d'elle-même et que toutes
les parties de l'état étaient intimement unies ensemble, elle avait des
ressources plus sûres dans ses grands malheurs que n'en avait Carthage
dans les siens: et de là vient qu'elle ne songea point du tout à
demander la paix après la bataille de Cannes, comme celle-ci l'avait
demandée dans un danger moins pressant.

Carthage avait de plus un corps de troupes composé seulement de ses
propres citoyens, mais peu nombreux. C'était l'école où la principale
noblesse et ceux qui se sentaient plus d'élévation, de talents et
d'ambition pour aspirer aux premières dignités, faisaient
l'apprentissage de la profession des armes. C'était de leur sein qu'on
tirait tous les officiers-généraux qui commandaient les différents corps
de troupes, et qui avaient la principale autorité dans les armées. Cette
nation était trop jalouse et trop soupçonneuse pour en confier le
commandement à des capitaines étrangers. Mais elle ne portait pas si
loin que Rome et Athènes sa défiance contre ses citoyens, à qui elle
donnait un grand pouvoir, ni ses précautions contre l'abus qu'ils en
pouvaient faire pour opprimer leur patrie. Le commandement des armées
n'y était point annuel ni fixé à un temps limité comme dans ces deux
autres républiques. Plusieurs généraux l'ont conservé pendant un long
cours d'années, et jusqu'à la fin de la guerre ou de leur vie,
quoiqu'ils demeurassent toujours comptables de leurs actions à la
république, et sujets à être révoqués quand, ou une véritable faute, ou
un malheur, ou le crédit d'une cabale opposée, y donnait occasion.

§ VII. _Les sciences et les arts._

On ne peut pas dire que Carthage eût entièrement renoncé à la gloire de
l'étude et du savoir. Masinissa, fils d'un roi[193] puissant, qui y fut
envoyé pour y être instruit et élevé, fait croire qu'il y avait dans
cette ville quelque école propre à donner une bonne éducation. [Marge:
Corn. Nep. in vit. Annib. cap. 13.] [Marge: Cic. lib. 1 de Orat. n. 249.
Plin. lib. 18, cap. 3.] Le grand Annibal, qui en a fait l'honneur en
tout genre, n'était pas ignorant dans les belles-lettres, comme on le
verra dans la suite. Magon, autre général fort célèbre, n'a pas moins
illustré Carthage par ses ouvrages que par ses victoires. Il avait écrit
vingt-huit volumes sur l'agriculture; et le sénat romain en fit tant de
cas, qu'après la prise de Carthage, lorsqu'il distribuait aux princes
d'Afrique les bibliothèques qui s'y trouvèrent (nouvelle preuve que
l'érudition n'en était pas absolument bannie), il donna ordre qu'on
traduisît en latin ces livres sur l'agriculture, quoique l'on eût déjà
ceux que Caton avait composés sur la même matière. [Marge: Voss. de
hist. græc. lib. 4. [p. 513.]] Nous avons encore une version grecque
d'un traité composé en langue punique[194], par Hannon, sur le voyage
qu'il avait fait par ordre du sénat, avec une flotte considérable,
autour de l'Afrique, pour y établir différentes colonies. On croit cet
Hannon plus ancien que celui dont il est parlé du temps d'Agathocle.

[Note 193: Roi des Massyliens en Afrique.]

[Note 194: Ce qui nous reste d'Hannon est moins un _traité_ qu'une
espèce d'inscription (traduite du punique par un auteur inconnu),
contenant les principaux faits du voyage, et qu'Hannon aura fait déposer
dans un temple à son retour.

Les savants s'accordent assez généralement à placer l'époque du Périple
d'Hannon, vers le temps d'Hérodote.--L.]

[Marge: Plut. de fortun. Alex. pag. 328. Diog. Laert. in Clitom. [IV,
§67.]] [Marge: Tuscul. Quæst. l. 3, n. 54.] Clitomaque, appelé en langue
punique _Asdrubal_, tient un rang considérable parmi les philosophes. Il
succéda au fameux Carnéade, qui avait été son maître, et soutint à
Athènes l'honneur de la secte académique. Cicéron[195] lui trouve assez
d'esprit pour un Carthaginois, et beaucoup d'ardeur pour l'étude. Il
composa plusieurs livres, dans l'un desquels il consolait les malheureux
citoyens de Carthage, qui, après la ruine de cette ville, se trouvaient
réduits au triste état de captivité.

[Note 195: «Clitomachus, homo et acutus ut Pœnus, et valdè studiosus
ac diligens.» (_Academ. quæst._ lib. II, n. 98.)]

Je pourrais mettre au nombre, ou plutôt à la tête des écrivains qui ont
illustré l'Afrique, le célèbre Térence, capable de lui faire seul un
honneur infini par l'éclat de sa réputation, s'il n'était évident que,
par rapport à ses écrits, Carthage, où il naquit, doit moins être
regardée comme sa patrie que Rome, où il fut élevé, et où il puisa cette
pureté de style, cette délicatesse, cette élégance, qui l'ont rendu
l'admiration de tous les siècles. On conjecture qu'il fut enlevé encore
enfant, ou du moins fort jeune, par les Numides, dans [Marge: Suet. in
vit. Terent.] les courses qu'ils faisaient sur les terres des
Carthaginois, pendant la guerre qu'eurent ensemble ces deux peuples
depuis la fin de la seconde guerre punique jusqu'au commencement de la
troisième. On le vendit comme esclave à Térentius Lucanus, sénateur
romain, qui, après l'avoir fait élever avec beaucoup de soin,
l'affranchit, et lui fit porter son nom comme c'était alors la coutume.
Il fut uni d'une amitié très-étroite avec Scipion l'Africain le second,
et avec Lélius; et c'était un bruit public à Rome, que ces deux grands
hommes lui aidaient à composer ses pièces. Le poëte, loin de se défendre
d'un bruit qui lui était si avantageux, s'en fit honneur. Il ne nous
reste de lui que six comédies. Quelques auteurs, au rapport de Suétone,
qui a écrit sa vie, disent qu'à son retour de Grèce, où il avait fait un
voyage, il perdit cent huit pièces qu'il avait traduites de Ménandre, et
qu'il ne put survivre à un accident qui devait lui causer une douleur
très-sensible. Mais on ne trouve pas que cette particularité de la vie
de Térence ait un fondement fort solide. Quoi qu'il en soit, il mourut
l'an de Rome 594, sous le consulat de Cn. Cornelius Dolabella et de M.
Fulvius, à l'âge de trente-cinq ans; et par conséquent il était né l'an
560.

Il faut pourtant avouer, malgré tout ce que je viens de dire, que la
disette d'hommes savants a toujours été grande à Carthage, puisque dans
le cours de plus de sept siècles cette puissante république fournit à
peine trois ou quatre auteurs connus. Quoiqu'elle eût des liaisons avec
la Grèce et avec les nations les plus policées, elle ne s'était pas mise
en peine d'en emprunter les belles connaissances, dont l'acquisition
n'entrait point dans les vues de son commerce. L'éloquence, la poésie,
l'histoire, semblent y avoir été peu connues. Un philosophe
carthaginois, parmi les savants, passe presque pour un prodige. Que
croirait-on d'un géomètre ou d'un astronome? Je ne sais s'ils faisaient
quelque cas de la médecine, si utile à la vie; et de la jurisprudence,
si nécessaire à la société.

Au milieu d'une indifférence si marquée pour tous les ouvrages de
l'esprit, l'éducation de la jeunesse ne pouvait être que fort imparfaite
et fort grossière. A Carthage toute l'étude, toute la science des jeunes
gens se bornait, pour le grand nombre, à écrire et chiffrer, à dresser
un registre, à tenir un comptoir, en un mot à ce qui regarde le trafic.
Belles-lettres, histoire, philosophie, c'étaient toutes choses peu
estimées à Carthage. Elles furent même, dans la suite des temps,
interdites par les lois[196], qui défendaient expressément à tout
Carthaginois d'apprendre la langue grecque, de peur que par là il ne se
mît en état d'entretenir commerce, ou par lettres, ou de vive voix, avec
les ennemis.

[Note 196: «Factum senatusconsultum ne quis postea Carthaginiensis,
aut litteris græcis, aut sermoni studeret; ne aut loqui cum hoste, aut
scribere sine interprete posset.» (JUST. lib. 2, cap. 5.)]

Que pouvait-on attendre d'une telle disposition? Aussi ne vit-on jamais
parmi eux cette douceur dans la conduite, cette facilité de mœurs, ces
sentiments de vertu, que l'éducation a coutume d'inspirer aux nations où
elle est cultivée. Il faut que le petit nombre des grands hommes que
celle-ci a portés n'aient dû leur mérite qu'à un heureux naturel, qu'à
des talents singuliers et à une longue expérience, sans que la culture
et l'instruction y aient beaucoup contribué. De là vient que chez ce
peuple le mérite des plus grands hommes est terni par de grands défauts,
par des vices bas, par des passions cruelles; et il est rare d'y voir
briller une vertu sans tache et sans reproche, noble, généreuse,
aimable, et soutenue par des principes constants et éclairés, telle
qu'on en voit en foule parmi les Grecs et les Romains. On sent bien que
je ne parle ici que des vertus païennes, et selon l'idée qu'en avaient
les païens. Je ne trouve pas plus de monuments de leur habileté dans les
arts moins élevés et moins nécessaires, comme sont la peinture et la
sculpture. Je lis qu'ils avaient beaucoup pillé de ces sortes d'ouvrages
sur les nations vaincues: mais je n'apprends nulle part qu'ils en
eussent beaucoup fait eux-mêmes.

De tout ce que je viens de dire on ne peut s'empêcher de conclure, que
le commerce était le goût dominant et le caractère propre de la nation;
qu'il faisait comme le fonds de l'état; qu'il était l'ame de la
république, et le grand mobile de toutes ses entreprises. Les
Carthaginois étaient la plupart de bons négociants, uniquement occupés
de leur trafic, poussés par le désir du gain, n'estimant que les
richesses, et mettant tous leurs talents aussi-bien que leur principale
gloire à en amasser beaucoup, sans en connaître trop la véritable
destination, et sans savoir en faire un noble et digne usage.

§ VIII. _Caractères, mœurs, qualités des Carthaginois._

Dans le dénombrement[197] des différentes qualités que Cicéron attribue
aux différentes nations, et par lesquelles il les caractérise, il donne
aux Carthaginois, pour caractère dominant, la finesse, l'habileté,
l'adresse, l'industrie, la ruse, _calliditas_, qui avait lieu sans doute
dans la guerre, mais qui paraissait encore davantage dans tout le reste
de leur conduite, et qui était jointe à une autre qualité fort voisine,
qui leur était encore moins honorable. La ruse et la finesse conduisent
naturellement au mensonge, à la duplicité, à la mauvaise foi; et en
accoutumant insensiblement l'esprit à devenir moins délicat sur le choix
des moyens pour parvenir à ses fins, elles le préparent à la fourberie
et à la perfidie. C'était[198] encore un des caractères des
Carthaginois, et il était si marqué et si connu, qu'il avait passé en
proverbe, et que, pour désigner une mauvaise foi, on disait une foi
carthaginoise, _fides punica_; et que, pour marquer un esprit fourbe, on
n'avait point d'expression ni plus propre ni plus énergique que de
l'appeler un esprit carthaginois, _punicum ingenium_.

[Note 197: «Quam volumus licet ipsi nos amemus; tamen nec numero
Hispanos, nec robore Gallos, nec calliditate Pœnos, nec artibus Græcos,
nec denique hoc ipso hujus gentis ac terræ domestico nativoque sensu
Italos ipsos ac Latinos, sed pietate ac religione, atque hâc unâ
sapientiâ quòd deorum immortalium numine omnia regi gubernarique
perspeximus, omnes gentes nationesque superavimus.» (_De Arusp. resp._
n. 19.)]

[Note 198: «Carthaginienses fraudulenti et mendaces... multis et
variis mercatorum advenarumque sermonibus ad studium fallendi quæstûs
cupiditate vocabantur.» (Cic. _orat. 2 in Rull._ n. 94.)]

Le désir excessif d'amasser et l'amour désordonné du gain étaient parmi
eux une source ordinaire d'injustices et de mauvais procédés. Un seul
exemple en sera la preuve[199]. Pendant une trève que Scipion avait
accordée à leurs instantes prières, des vaisseaux romains battus par la
tempête, étant arrivés à la vue de Carthage, furent arrêtés et saisis
par ordre du sénat et du peuple, qui ne purent laisser échapper une si
belle proie. Ils voulaient gagner à quelque prix que ce fût[200]. Les
habitants de Carthage reconnurent, au rapport de saint Augustin, dans
une occasion assez particulière, qu'ils conservaient encore quelque
chose de ce caractère.

[Note 199: «Magistratus senatum vocare, populus in curiæ vestibulo
fremere, ne tanta ex oculis manibusque amitteretur præda. Consensum est
ut, etc.» (LIV. lib. 30, n. 24.)]

[Note 200: Un charlatan avait promis aux habitants de Carthage de
leur découvrir à tous leurs plus secrètes pensées, s'ils venaient un
certain jour l'écouter. Lorqu'ils furent tous assemblés, il leur dit
qu'ils pensaient tous, quand ils vendaient, à vendre cher; et, quand ils
achetaient, à le faire à bon marché. Ils convinrent tous en riant que
cela était vrai; et par conséquent ils reconnurent, dit saint Augustin,
qu'ils étaient injustes. _Vili vultis emere et carè vendere. In quo
dicto levissimi scenici omnes tamen conscientias invenerunt suas, eique
vera et tamen improvisa dicenti admirabili favore plauserunt._ (S.
AUGUST. lib. 13, _de Trinit._ cap. 3.)]

[Marge: Plut. deger. rep. p. 799.] Ce n'étaient pas là les seuls défauts
des Carthaginois. Ils avaient dans l'humeur et dans le génie quelque
chose d'austère et de sauvage, un air hautain et impérieux, une sorte de
férocité qui, dans le premier feu de la colère, n'écoutant ni raison, ni
remontrance, se portait brutalement aux derniers excès et aux dernières
violences. Le peuple, timide et rampant dans la crainte, fier et cruel
dans ses emportements, en même temps qu'il tremblait sous ses
magistrats, faisait trembler à son tour tous ceux qui étaient dans sa
dépendance. On voit ici quelle différence l'éducation met entre une
nation et une nation. Le peuple d'Athènes, ville qui a toujours été
regardée comme le centre de l'érudition, était naturellement jaloux de
son autorité et difficile à manier, mais cependant avait un fonds de
bonté et d'humanité qui le rendait compatissant au malheur des autres,
et lui faisait souffrir avec douceur et patience les fautes de ses
conducteurs. Cléon demanda un jour qu'on rompît l'assemblée où il
présidait, parce qu'il avait un sacrifice à offrir et des amis à
traiter. Le peuple ne fit que rire, et se leva. A Carthage, dit
Plutarque, une telle liberté aurait coûté la vie.

[Marge: Lib. 22, n. 61.] Tite-Live fait une pareille réflexion au sujet
de Terentius Varro, lorsque, revenant à Rome après la bataille de
Cannes, qui avait été perdue par sa faute, il fut reçu par tous les
ordres de l'état, qui allèrent au-devant de lui et le remercièrent de ce
qu'il n'avait pas désespéré de la république, lui, dit l'historien, qui
aurait dû s'attendre aux derniers supplices s'il avait été général à
Carthage, _cui, si Carthaginiensium ductor fuisset, nihil recusandum
supplicii foret_. En effet, chez eux il y avait un tribunal établi
exprès pour faire rendre compte aux généraux de leur conduite, et on les
rendait responsables des événements de la guerre. A Carthage, un mauvais
succès était puni comme un crime d'état, et un commandant qui avait
perdu une bataille était presque sûr à son retour de perdre la vie à une
potence: tant ses habitants étaient d'un caractère dur, violent, cruel,
barbare, et toujours prêts à répandre le sang des citoyens, comme celui
des étrangers. Les supplices inouïs qu'ils firent souffrir à Régulus en
sont une bonne preuve, et leur histoire nous en fournira des exemples
qui font frémir.



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                            SECONDE PARTIE.

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                      HISTOIRE DES CARTHAGINOIS.

Tout le temps qui s'est écoulé depuis la fondation de Carthage jusqu'à
sa ruine est de sept cents ans, et peut se diviser en deux parties. La
première, beaucoup plus longue et beaucoup moins connue, comme cela est
ordinaire pour le commencement de tous les états, s'étend jusqu'à la
première guerre punique, et renferme cinq cent quatre-vingt-deux ans. La
seconde, qui se termine à la destruction de Carthage, n'est que de cent
dix-huit ans.

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                          CHAPITRE PREMIER.

          FONDATION DE CARTHAGE, ET SES ACCROISSEMENTS
               JUSQU'A LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE.

Carthage d'Afrique était une colonie de Tyr, la ville du monde la plus
renommée pour le commerce[201]. Long-temps auparavant, Tyr avait déjà
fait passer dans le même pays une autre colonie, qui y bâtit la ville
d'Utique, célèbre par la mort du second Caton, qu'on appelle
ordinairement, pour cette raison, _Caton d'Utique_.

[Note 201: «Utica et Carthago, ambæ inclytæ, ambæ à Phœnicibus
conditæ: illa fato Catonis insignis, hæc suo.» (POMPON. MEL. lib. 1,
cap. 7.)]

Les auteurs varient beaucoup sur l'époque de l'établissement de
Carthage. Il est difficile et peu important d'entreprendre de les
concilier: du moins, pour suivre le plan que je me suis proposé dans cet
ouvrage, il suffit de savoir, à peu d'années près, le temps où cette
ville a été bâtie.

[Marge: Liv. Epitome, lib. 51.] Carthage a duré un peu plus de sept
cents ans. Elle a été détruite sous le consulat de Cn. Lentulus et de L.
Mummius, l'année 603 de Rome, 3859 du monde, 145 ans avant Jésus-Christ.
Ainsi sa fondation peut être placée l'an du monde 3158, pendant que Joas
régnait sur Juda, 98 ans avant que Rome fût bâtie, 846 ans avant
Jésus-Christ[202].

[Note 202: Appien place cette fondation 50 ans avant la guerre de
Troie; ce serait 1150 ans av. J.-C. selon le calcul de la chronique de
Paros, et même 1320, suivant le calcul d'Hérodote. Eusèbe, d'après
Philistus, met la fondation de Carthage à l'an 804 depuis la vocation
d'Abraham (1211 av. J. C.); le Syncelle en 1037; d'autres auteurs, selon
Eusèbe, en 1014 et 1044.

D'un autre côté Timée, place cet événement en 814; Velleius Paterculus
en 818; Justin en 825; Tite-Live en 845; Ménandre d'Éphèse, en 867;
Solin en 884.

On peut diviser ces opinions en deux principales: celle qui reporte la
fondation de Carthage au-dessus de l'an 1000; et celle qui la fait
descendre au-dessous de l'an 900, Il est vraisemblable que des
différences si grandes viennent de ce qu'on a confondu l'époque de
plusieurs fondations successives.--L.]

[Marge: Justin, lib. 18, c. 4, 5, 6. App. de bel. pun. pag. 1. Strab. l.
17, pag. 832. Paterc. l. 1, cap. 6.] L'établissement de Carthage est
attribué à Élissa, princesse tyrienne, plus connue sous le nom de Didon.
Ithobal, roi de Tyr, et père de la fameuse Jézabel, nommé dans
l'Écriture _Ethbaal_, était son bisaïeul. Elle avait épousé Acerbas, son
proche parent, appelé autrement Sicharbas et Sichée, prince extrêmement
riche, et avait pour frère Pygmalion, qui régnait à Tyr. Celui-ci ayant
fait mourir Sichée, dans le dessein de s'emparer de ses grands biens,
Didon trompa la cruelle avarice de son frère, s'étant retirée
secrètement avec tous les trésors de Sichée. Après plusieurs courses,
elle aborda enfin sur les côtes de la mer Méditerranée, au golfe où
était Utique, dans le pays appelé l'_Afrique_ [Marge: Strab. l. 17, pag.
832.] proprement dite, à six lieues de Tunis[203], ville aujourd'hui
fort connue par ses corsaires, et s'y établit[204] avec sa petite
troupe, ayant acheté un terrain des habitants du pays.

Plusieurs de ceux qui demeuraient dans le voisinage, invités par
l'attrait du gain, s'y rendirent en foule pour vendre à ces
nouveaux-venus les choses nécessaires à la vie, et s'y établirent
eux-mêmes peu de temps après. De ces habitants ramassés de différents
endroits se forma une multitude fort nombreuse. Ceux d'Utique, qui les
regardaient comme leurs compatriotes et comme des gens qui avaient avec
eux une origine commune, leur envoyèrent des députés avec de grands
présents, et les exhortèrent à construire une ville dans l'endroit même
où ils s'étaient d'abord établis. Les naturels du pays, par un sentiment
d'estime et de considération assez ordinaire pour les étrangers, en
firent autant de leur côté. Ainsi, tout concourant aux vues de Didon,
elle bâtit sa ville, qui fut chargée de payer aux Africains un tribut
annuel pour le terrain qu'on avait acheté d'eux, et qui fut appelée
_Carthada_[205], Carthage, nom qui, dans la langue phénicienne et dans
la langue hébraïque, qui sont fort semblables, signifie _la ville
neuve_. On dit que, lorsqu'on en creusait les fondements, il s'y trouva
une tête de cheval; ce qui fut pris pour un bon augure, et comme une
marque qu'un jour cette ville serait fort belliqueuse[206].

[Note 203: 120 stades.]

[Note 204: Quelques-uns disent que Didon usa d'adresse avec les
habitants du pays, et demanda qu'on voulût bien lui vendre, pour
l'établissement qu'elle méditait, autant de terrain qu'en pourrait
renfermer une peau de bœuf. On ne crut pas devoir lui refuser une grâce
si petite en apparence. Elle divisa cette peau en lanières fort
étroites, et entoura par ce moyen un circuit fort étendu, où elle bâtit
une citadelle, qui de là fut appelée _Byrsa_. Mais ce petit conte du
cuir de bœuf divisé en lanières est généralement décrié parmi les
savants, qui font remarquer que le mot hébreu _bosra_, qui signifie
_fortification_, a donné lieu au mot grec _byrsa_, qui est le nom de la
citadelle de Carthage.]

[Note 205: Kartha hadath, _ou_ hadtha.]

[Note 206:

     Effodêre loco signum, quod regia Juno
     Monstrârat, caput acris equi: sic nam fore bello
     Egregiam, et facilem victu per sæcula gentem.

                           VIRG. _Æn._ lib. I, v. 447.]

Cette princesse, dans la suite, fut recherchée en mariage par Iarbas,
roi de Gétulie, qui menaçait de lui faire la guerre si elle ne
consentait à sa proposition. Didon, qui s'était engagée par serment à ne
passer jamais à de secondes noces, ne pouvant se résoudre à violer la
foi qu'elle avait jurée à Sichée, demanda du temps comme pour délibérer
et pour apaiser les mânes de son premier mari par des sacrifices qu'elle
lui offrirait. Ayant donc fait préparer un bûcher, elle monta dessus,
et, tirant un poignard qu'elle avait caché sous sa robe, elle se donna
la mort.

Virgile a changé beaucoup de choses dans cette histoire, en supposant
qu'Énée, son héros, était contemporain de Didon, quoiqu'il se soit
écoulé près de trois siècles entre l'un et l'autre, Carthage ayant été
bâtie près de trois cents ans après la prise de Troie. On lui pardonne
aisément cette licence[207], excusable dans un poëte, qui n'est point
astreint à l'exactitude scrupuleuse d'un historien; et l'on admire avec
raison le dessein spirituel de Virgile, qui, voulant intéresser à sa
poésie les Romains, pour qui il écrivait, trouve le moyen d'y faire
entrer la haine implacable de Carthage et de Rome, et en va chercher
ingénieusement les semences dans l'origine la plus reculée de ces deux
villes rivales.

Carthage, qui avait eu de très-faibles commencements, comme nous l'avons
dit, s'accrut d'abord peu-à-peu dans le pays même; mais sa domination ne
demeura pas long-temps renfermée dans l'Afrique. Cette ville ambitieuse
porta ses conquêtes au-dehors, envahit la Sardaigne, s'empara d'une
grande partie de la Sicile, soumit presque toute l'Espagne; et, ayant
envoyé de tous côtés de puissantes colonies, elle demeura maîtresse de
la mer pendant plus de six cents ans, et se fit un état qui le pouvait
disputer aux plus grands empires du monde par son opulence, par son
commerce, par ses nombreuses armées, par ses flottes redoutables, et
surtout par le courage et le mérite de ses capitaines. La date et les
circonstances de plusieurs de ces conquêtes sont peu connues[208]. Je
n'en dirai qu'un mot, pour mettre le lecteur au fait, et pour lui donner
quelque idée des pays dont il sera souvent parlé dans la suite.

[Note 207: D'après la diversité des opinions sur l'époque de la
fondation de Carthage, on voit que Virgile a pu se croire le maître de
choisir, entre toutes les dates, celle qui s'accommodait le mieux avec
l'économie de son ouvrage: cette date n'est pas aussi dénuée de
fondement qu'on se l'imagine, puisque d'habiles critiques donnent la
préférence à la date 1255 avant J.-C., qui est à peu-près celle de la
guerre de Troie. (GOSSELLIN, _Géogr. systém._ 2, 1, p. 138.) Ainsi le
_choix_ de Virgile n'est pas une _licence_.--L.]

[Note 208: Il existe une lacune de près de 300 ans, dans l'histoire
de Carthage, après la mort de Didon.--L.]

_Conquêtes des Carthaginois en Afrique._

[Marge: Justin. l. 29. cap. 1.] Les premières guerres de Carthage furent
pour se délivrer du tribut qu'elle s'était engagée à payer tous les ans
aux Africains pour le terrain qui lui avait été cédé. Une telle démarche
ne lui fait guère d'honneur. Ce tribut était le titre primordial de son
établissement. Il semble qu'elle en voulait couvrir l'obscurité en
abolissant ce qui en était la preuve; mais elle n'y réussit pas
pour-lors. Le bon droit était entièrement du côté des Africains: le
succès répondit à la justice de leur cause, et la guerre se termina par
le paiement du tribut.

[Marge: Id. cap. 2.] Elle porta ensuite ses armes contre les Maures et
les Numides, sur qui elle fit plusieurs conquêtes; et, devenue plus
hardie par ces heureux succès, elle secoua entièrement le joug du tribut
qu'elle payait avec peine, et se rendit maîtresse d'une grande partie de
l'Afrique.

[Marge: Sallust. de bell. Jugurt. [c. 78.] Val. Max. lib. 5, cap. 6.] Il
y eut vers ce temps-là une grande dispute entre Carthage et Cyrène au
sujet des limites. Cyrène était une ville fort puissante, située sur le
bord de la mer Méditerranée, vers la grande Syrte, qui avait été bâtie
par Battus, Lacédémonien.

On convint de part et d'autre que deux jeunes gens partiraient en même
temps de chacune des deux villes, et que le lieu où ils se
rencontreraient servirait de limite aux deux états. Les Carthaginois
(c'étaient deux frères nommés Philènes) firent plus de diligence: les
autres, prétendant qu'il y avait de la mauvaise foi, et qu'ils étaient
partis avant l'heure marquée, refusèrent de s'en tenir à l'accord, à
moins que les deux frères, pour écarter tout soupçon de supercherie, ne
consentissent à être ensevelis tout vivants dans l'endroit même où
s'était faite la rencontre. Ils y consentirent. Les Carthaginois y
élevèrent en leur nom deux autels, leur rendirent chez eux les honneurs
divins; et depuis ce temps-là ce lieu a été appelé les _Autels des
Philènes_, _Aræ Philænorum_, et a servi de borne à l'empire des
Carthaginois, qui s'étendait depuis cet endroit jusqu'aux colonnes
d'Hercule.

_Conquêtes des Carthaginois en Sardaigne, etc._

[Marge: Strab. lib. 5, pag. 224. Diod. lib. 5, pag. 296.] L'histoire ne
nous apprend rien de précis, ni du temps où les Carthaginois entrèrent
en Sardaigne, ni de la manière dont ils s'en rendirent les maîtres. Elle
fut pour eux d'un grand secours, et, pendant toutes leurs guerres, elle
leur fournit toujours des vivres en abondance: elle n'est séparée de
l'île de Corse que par un détroit d'environ trois lieues. La partie
méridionale, qui était la plus fertile, avait pour capitale _Caralis_ ou
_Calaris_ (maintenant _Cagliari_). A l'arrivée des Carthaginois, les
naturels du pays se retirèrent sur les montagnes situées vers le nord,
qui sont presque inaccessibles, et d'où on ne put les faire sortir.

Les Carthaginois s'emparèrent aussi des îles Baléares, appelées
maintenant _Majorque_ et _Minorque_. Le Port-Magon (_Portus Magonis_),
qui est dans la dernière, fut ainsi appelé du nom d'un général
carthaginois qui, [Marge: Liv. lib. 28, n. 37.] le premier, en fit usage
et le fortifia. On ne sait point quel était ce Magon. Il y a assez
d'apparence que c'était le frère d'Annibal. Encore aujourd'hui ce port
est un des plus considérables de la mer Méditerranée.

[Marge: Diod. lib. 5, pag. 298; et lib. 19, pag. 742.] Ces îles
fournissaient aux Carthaginois les plus habiles frondeurs de l'univers,
qui leur rendaient de grands services, et dans les batailles et dans les
siéges de villes.

[Marge: Liv. lib. 28, n. 37.] Ils lançaient de grosses pierres du poids
de plus d'une livre, et quelquefois même des balles de plomb[209], avec
une telle force et une telle roideur, qu'ils perçaient les casques, les
boucliers, les cuirasses les plus fortes; et de plus, avec tant
d'adresse, que presque jamais ils ne manquaient l'endroit qu'ils avaient
dessein de frapper. On accoutumait dès l'enfance les habitants des îles
Baléares à manier la fronde; et pour cela les mères plaçaient sur une
branche d'arbre élevée le morceau de pain destiné au déjeuner des
enfants, qui demeuraient à jeun jusqu'à ce qu'ils l'eussent abattu.
C'est ce qui a fait appeler ces îles par les Grecs, [Marge: Strab. lib.
3, pag. 167; [et 14. p. 654.]] _Baleares_ et _Gymnasiæ_, parce que leurs
habitants s'exerçaient de bonne heure à lancer des pierres avec leurs
frondes.

[Note 209: «Liquescit excussa glans fundà, et attritu aeris, velut
igne, distillat.» (SENEC. _nat. Quæst._ lib. 2, c. 57.)

= On trouvera plus bas (liv. IX, ch. 11, § v.) une note détaillée sur
les balles de plomb que lançaient les frondeurs des îles Baléares.--L.]

_Conquêtes des Carthaginois en Espagne._

Avant que de parler de ces conquêtes, je crois devoir donner une légère
idée de l'Espagne.

[Marge: Cluver. lib. 2, cap. 2.] L'Espagne se divise en trois parties:
la Bœtique, la Lusitanie, la Tarragonaise.

La BŒTIQUE [210], ainsi appelée du fleuve Bœtis (le Guadalquivir), était
au midi, et contenait ce qu'on appelle maintenant le royaume de Grenade,
l'Andalousie, une partie de la nouvelle Castille, et l'Estramadoure.
Cadix, appelée par les anciens _Gades_ et _Gadira_, est une ville située
dans une petite île du même nom, sur la côte occidentale de
l'Andalousie, à neuf lieues environ de[Marge: Strab. lib. 3, pag. 171.]
Gibraltar. On sait qu'Hercule, ayant poussé jusque-là ses conquêtes, s'y
arrêta, comme étant parvenu au bout du monde. Il y érigea deux colonnes
pour servir de monuments à ses victoires, selon la coutume de ces
temps-là. Le lieu en a toujours conservé le nom, quoique les colonnes
aient été ruinées par l'injure des temps. Les sentiments des auteurs
sont fort partagés sur l'endroit où l'on doit placer ces colonnes. La
Bœtique était [Marge: Strab. l. 3, p. 139-142.] la partie de l'Espagne
la plus fertile, la plus riche et la plus peuplée. On y comptait jusqu'à
deux cents villes. C'était là qu'habitaient les peuples appelés
_Turdetani_, ou _Turduli_. Sur le Bœtis étaient situées trois grandes
villes: vers la source, _Castulo_; plus bas, _Corduba_ (Cordoue), la
patrie de Lucain et des deux Sénèques; enfin _Hispalis_ (Séville).

[Note 210: Il faut lire par-tout BÆTIQUE et BÆTIS; c'est la
véritable orthographe.--L.]

La LUSITANIE est terminée au couchant par l'Océan, au nord par le fleuve
_Durius_ (le Duero), et au midi par le fleuve _Anas_ (la Guadiana).
Entre ces deux fleuves est le Tage. C'est aujourd'hui le Portugal, avec
une partie de la nouvelle Castille.

La TARRAGONAISE renfermait le reste de l'Espagne, c'est-à-dire, les
royaumes de Murcie et de Valence, la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, la
Biscaye, les Asturies, la Galice, le royaume de Léon, et la plus grande
partie des deux Castilles. _Tarraco_ (Tarragone), ville
très-considérable, a donné son nom à cette partie de l'Espagne. Assez
près de cette ville est _Barcino_ (Barcelone). Son nom fait conjecturer
qu'elle a été bâtie par Amilcar, surnommé _Barca_, père du grand
Annibal. Les peuples les plus célèbres de la Tarragonaise étaient:
[Marge: Iberus.] _Celtiberi_, placés au-delà de l'Èbre; _Cantabri_,
maintenant la Biscaye; Carpetani, dont la capitale était Tolède;
_Oretani_, etc.

L'Espagne, abondante en mines d'or et d'argent, et peuplée d'habitants
belliqueux, avait de quoi piquer en même temps et l'avarice et
l'ambition des Carthaginois, plus marchands encore que conquérants par
la constitution même de leur république. Ils savaient sans doute ce que
Diodore rapporte des Phéniciens, leurs ancêtres, [Marge: Diod. lib. 5,
pag. 312.] lesquels, profitant de l'heureuse ignorance où étaient encore
les Espagnols des richesses immenses cachées dans les entrailles de
leurs terres, leur enlevèrent les premiers ces précieux trésors pour des
marchandises de nul prix, qu'ils leur donnaient en échange. Ils
prévoyaient aussi que, si ce pays pouvait passer sous leurs lois, il
leur fournirait en abondance de bonnes troupes, qui leur serviraient à
conquérir les autres nations, comme cela arriva en effet.

[Marge: Justin. lib. 44, c. 5. Diod. lib. 5, pag. 300.] Ce qui donna
d'abord occasion aux Carthaginois de passer en Espagne, fut le secours
qu'ils envoyèrent à ceux de Cadix, qui étaient attaqués par les
Espagnols. Cette ville était une colonie de Tyr, aussi-bien qu'Utique et
que Carthage, et même plus ancienne que l'une et que l'autre. Les
Tyriens, l'ayant bâtie, y établirent le culte d'Hercule, et y
construisirent en son honneur un temple magnifique, qui depuis a
toujours été fort célèbre. L'heureux succès de cette première expédition
des Carthaginois leur fit naître l'envie de porter leurs armes en
Espagne.

On ne sait point précisément dans quel temps les Carthaginois entrèrent
en Espagne, ni jusqu'où d'abord ils poussèrent leurs conquêtes. Il y a
de l'apparence que, dans ces premiers commencements, elles furent fort
lentes, parce qu'ils avaient affaire à des peuples très-belliqueux et
qui se défendaient avec beaucoup de [Marge: Strab. lib. 3, pag. 158.]
courage. Ils n'en seraient même jamais venus à bout, comme l'observe
Strabon, si les Espagnols, réunis tous ensemble, avaient formé un corps
d'état, et s'étaient prêté un mutuel secours; mais chaque canton, chaque
peuple étant entièrement séparé de ses voisins, sans avoir avec eux ni
commerce ni liaison, il fallait les dompter les uns après les autres: ce
qui, d'un côté, fut la cause de leur perte, mais, de l'autre, faisait
traîner les guerres en longueur, et rendait la conquête du pays beaucoup
plus difficile[211]. Aussi a-t-on remarqué que, quoique l'Espagne ait
été la première province de celles qui sont dans le continent que les
Romains aient attaquée, elle est la dernière qu'ils aient domptée; et
elle ne passa entièrement sous leur joug qu'après plus de deux cents ans
d'une vigoureuse résistance.

[Note 211: «Hispania, prima Romanis inita provinciarum quæ quidem
continentis sint, postrema omnium perdomita est.» (LIV. lib. 28, n.
12.)]

Il paraît, par ce que Polybe et Tite-Live nous disent des guerres
d'Amilcar, d'Asdrubal et d'Annibal en Espagne, dont nous parlerons
bientôt, qu'avant ce temps les Carthaginois n'y avaient pas fait de
grandes conquêtes, et qu'il leur restait encore beaucoup de pays à
subjuguer; mais dans l'espace de vingt ans ils achevèrent de s'en rendre
presque entièrement maîtres.

[Marge: Polyb. l. 3, pag. 192; et lib. 1, pag. 9.] Dans le temps
qu'Annibal partit pour l'Italie, toute la côte d'Afrique, depuis les
Autels des Philènes (_Philænorum Aræ_), qui sont le long de la grande
Syrte, jusque vis-à-vis des colonnes d'Hercule, était soumise aux
Carthaginois. En passant le détroit, ils avaient subjugué toute la côte
occidentale de l'Espagne, le long de l'Océan jusqu'aux Pyrénées. La côte
de l'Espagne qui est sur la mer Méditerranée avait été aussi presque
entièrement subjuguée par les Carthaginois: c'est là qu'ils avaient bâti
Carthagène; et ils étaient maîtres de tout ce pays jusqu'à l'Èbre, qui
bornait leur domaine. Voilà quelle était pour-lors l'étendue de leur
empire. Il était resté dans le cœur du pays quelques peuples qu'ils
n'avaient pu soumettre.

_Conquêtes des Carthaginois en Sicile._

Les guerres des Carthaginois en Sicile sont plus connues. Je rapporterai
ici celles qui se sont faites depuis le règne de Xerxès, qui engagea les
Carthaginois à porter leurs armes en Sicile, jusqu'à la première guerre
punique. Cet espace renferme près de deux cent vingt ans, depuis l'an du
monde 3520 jusqu'à 3738. Dans le commencement de ces guerres, Syracuse,
qui était la plus considérable et la plus puissante ville de Sicile,
avait mis l'autorité souveraine entre les mains de Gélon, d'Hiéron, de
Thrasybule, trois frères qui se succédèrent l'un à l'autre. Après eux,
le gouvernement démocratique, c'est-à-dire populaire, y fut établi, et
subsista plus de soixante ans. Depuis ce temps-là, ceux qui dominèrent à
Syracuse furent les deux Denys, Timoléon et Agathocle. Pyrrhus ensuite
fut appelé en Sicile, et n'en demeura maître que pendant fort peu
d'années. Tel fut le gouvernement de la Sicile pendant le temps des
guerres dont je vais parler. Elles ne contribueront pas peu à faire
connaître quelle était la puissance des Carthaginois quand ils
commencèrent à entrer en guerre avec les Romains.

La Sicile est la plus grande et la plus considérable de toutes les îles
de la mer Méditerranée. Elle est de figure triangulaire, et c'est pour
cela qu'elle est appelée _Trinacria_ et _Triquetra_. Le côté oriental,
qui répond à la mer Ionienne[212] ou de Grèce, s'étend depuis le
promontoire ou cap _Pachynum_ (Passaro) jusqu'à _Pelorum_ (le cap de
Pharo). Les villes les plus célèbres sur cette côte sont, _Syracusæ_,
_Tauromenium_, _Messana_[213]. Le côté septentrional, qui regarde
l'Italie, s'étend depuis le cap de Pélore jusqu'au cap _Lilybée_ (le cap
Boéo). Les villes les plus célèbres sont, _Mylæ_, _Hymera_, _Panormus_,
_Eryx_, _Motya_, _Lilybæum_. Le côté méridional, qui regarde l'Afrique,
s'étend depuis le cap Lilybée jusqu'à Pachynum. Les villes les plus
célèbres sont, _Selinus_, _Agrigentum_, _Gela_, _Camarina_. Cette île
est séparée de l'Italie par un détroit de quinze cents pas seulement,
qu'on appelle le [Marge: Strab. lib. 6, pag. 267.] _phare de Messine_,
parce qu'il est proche de cette ville. Le trajet de Lilybée en Afrique
n'est que de 1500 stades, c'est-à-dire soixante et quinze lieues.
Strabon le marque ainsi: mais il faut qu'il y ait erreur dans le
chiffre; et ce qu'il ajoute immédiatement après en est une preuve. Il
dit qu'un homme qui avait la vue excellente pouvait, du bord de la
Sicile, compter les vaisseaux qui sortaient du port de Carthage. Est-il
possible que la vue porte jusqu'à 60 ou 75 lieues? Il faut donc corriger
ainsi cet endroit: Le trajet de Lilybée en Afrique n'est que de 25
lieues[214].

[Note 212: Mer de Sicile: c'est le nom de la portion de mer qui
sépare la Sicile de la Grèce. La mer _Ionienne_ était plus haut, entre
la Grèce et l'Italie.--L.]

[Note 213: Ajoutez: _Catana_, _Megara_, _Naxos_.--L.]

[Note 214: Il ne faut rien changer au texte de Strabon, parce que ce
texte est confirmé par deux autres passages du même auteur, dans
lesquels la distance de Lilybée à Carthage est également donnée comme
étant de 1500 stades (II, p. 122; XVII, p. 834). La correction que
propose Rollin est donc inadmissible. D'ailleurs, le trajet de Carthage
à Lilybée, d'après les observations récentes du capitaine Gauthier, que
m'a communiquées M. Buache, de l'Institut, est de 1° 55' 30" de
l'échelle des latitudes, ou de 38 lieues 1/2 de 20 au degré; et non 25
lieues, comme le dit Rollin: cet intervalle, converti en stades, est
égal à 1602 stades de 833-1/3 au degré: ainsi la mesure de Strabon pèche
plutôt en défaut qu'en excès.

Quant à l'impossibilité du fait rapporté par Strabon et par d'autres
auteurs, elle est certaine, à ne considérer que la distance des deux
points. Dans un mémoire lu à l'Institut, M. Mongez cherche à
l'expliquer, en supposant, ce qui est possible, que les Carthaginois, au
moment où ils envoyaient du secours à Lilybée, allumaient de grands feux
sur les hauteurs voisines de Carthage pour avertir la garnison de
Lilybée; or, on a des exemples que la diffusion de la lumière dans
l'atmosphère rend visibles de tels signaux à des distances
considérables. Dans cette hypothèse, on conçoit qu'un homme placé sur
une vigie élevée, instruit par ces feux du départ des vaisseaux, ait
voulu faire croire qu'il les voyait réellement sortir du port de
Carthage.--L.]

On ne sait point non plus précisément dans quel temps les Carthaginois
commencèrent à porter leurs armes en Sicile[215]. Il est certain
seulement qu'ils en possédaient [Marge: AN. M. 3501 CARTH. 343. ROME
245. AV. J.C. 503.] déjà quelque partie lorsqu'ils firent avec les
Romains un traité, l'année même où les rois furent chassés de Rome et
les consuls substitués en leur place, vingt-huit ans avant que Xerxès
attaquât la Grèce. Ce traité, qui est le premier dont il soit fait
mention entre ces [Marge: Polyb. lib. 3, pag. 176.] deux peuples, parle
de l'Afrique et de la Sardaigne comme appartenant aux Carthaginois, au
lieu que, pour la Sicile, les conventions ne tombent que sur les parties
de cette île qui leur obéissaient. Par ce traité, il est marqué
expressément que les Romains ni leurs alliés ne pourront naviguer
au-delà du _Beau-Promontoire_, qui était tout près de Carthage, et que
les marchands qui aborderont dans cette ville pour le commerce ne
paieront que certains droits qui y sont fixés.

[Note 215: Les auteurs de l'Histoire universelle (T. XII, p. 17, éd.
in 4o) trouvent ici une contradiction manifeste avec ce que Rollin a dit
un peu plus haut: _ce fut Xerxès qui engagea les Carthaginois à porter
leurs armes en Sicile_. La contradiction existerait en effet si Rollin
avait dit: _à porter pour la première fois leurs armes en Sicile_.--L.]

Par ce même traité l'on voit que les Carthaginois étaient attentifs à ne
donner aux Romains aucune entrée dans les pays de leur obéissance, ni
aucune connaissance de ce qui s'y passait; comme si dès-lors les
Carthaginois eussent pris ombrage de la puissance naissante des Romains,
et qu'ils eussent déjà couvé dans leur sein des semences secrètes de la
jalousie et de la défiance qui devaient un jour éclater par des guerres
aussi longues que cruelles, et par une animosité et une haine de part et
d'autre que la ruine seule de l'un des deux empires pouvait éteindre.

[Sidenote: Diod. l. II, p. 1 et 16-22. AN. M. 3520 AV. J.C. 484.]
Quelques années après ce premier traité, les Carthaginois firent
alliance avec Xerxès, roi des Perses. Ce prince, qui ne se proposait
rien moins que d'exterminer entièrement les Grecs, qu'il regardait comme
des ennemis irréconciliables, ne crut pas pouvoir réussir dans son
dessein s'il n'engageait dans son parti les Carthaginois, dont la
puissance dès-lors était formidable. Ceux-ci, qui ne perdaient point de
vue le dessein qu'ils avaient conçu de s'emparer du reste de la Sicile,
saisirent avidement l'occasion favorable qui se présentait d'en achever
la conquête. Le traité fut donc conclu. On convint que les Carthaginois
attaqueraient avec toutes leurs forces les Grecs établis dans la Sicile
et dans l'Italie, pendant que Xerxès en personne marcherait contre la
Grèce même.

Les préparatifs de cette guerre durèrent trois ans. L'armée de terre ne
montait pas à moins de trois cent mille hommes. La flotte était composée
de deux mille vaisseaux[216], et de plus de trois mille petits bâtiments
de charge. Amilcar, qui était le capitaine de son temps le plus estimé,
partit de Carthage avec ce formidable appareil. Il aborda à
Palerme[217], et, après y avoir fait prendre quelque repos à ses
troupes, il marcha contre la ville d'Hymère, qui n'en est pas fort
éloignée, et en forma le siège. Théron, gouverneur de la place[218], se
voyant fort serré, députa à Syracuse vers Gélon, qui s'en était rendu
maître. Il accourut aussitôt à son secours avec une armée de cinquante
mille hommes de pied, et cinq mille chevaux. Son arrivée rendit le
courage et l'espérance aux assiégés, qui, depuis ce temps-là, se
défendirent très-vigoureusement.

[Note 216: J'ai peine à croire que cette armée fût aussi nombreuse
que le disent Hérodote et Diodore de Sicile. On ne voit pas qu'en aucune
autre circonstance les Carthaginois aient mis sur pied une armée de
150,000 hommes, à plus forte raison de 300,000: et, quant au nombre de
2000 vaisseaux de guerre, on peut en douter, quand on songe que la
flotte de Xerxès n'était que de 1200 vaisseaux.

Hérodote ne paraît pas du reste garantir la certitude de ces
renseignements; il les rapporte sur la foi des Siciliens eux-mêmes:
λεγέται δὲ καὶ τάδε ὑπὸ τῶν ἐν Σικελίῃ οἰκημένων (HÉRODOTE, VII, § 165);
et l'on peut croire que les Siciliens ont grossi le nombre de leurs
ennemis pour augmenter la gloire de leur triomphe.--L.]

[Note 217: Cette ville est appelée en latin _Panormus_.]

[Note 218: Il était tyran d'Agrigente.--L.]

Gélon était fort habile dans le métier de la guerre, sur-tout pour les
ruses. On lui amena un courrier chargé d'une lettre des habitants de
Sélinonte, ville de Sicile, pour Amilcar, par laquelle ils lui donnaient
avis que la troupe de cavaliers qu'il leur avait demandée arriverait un
certain jour. Gélon en choisit dans ses troupes un pareil nombre, qu'il
fit partir vers le temps dont on était convenu. Ayant été reçus dans le
camp des ennemis comme venant de Sélinonte, ils se jetèrent sur Amilcar,
qu'ils tuèrent, et mirent le feu aux vaisseaux. Dans le moment même de
leur arrivée, Gélon attaqua avec toutes ses troupes les Carthaginois,
qui se défendirent d'abord fort vaillamment; mais, quand ils apprirent
la mort de leur général, et qu'ils virent leur flotte en feu, le courage
et les forces leur manquant, ils prirent la fuite. Le carnage fut
horrible, et il y en eut plus de cent cinquante mille de tués. Les
autres, s'étant retirés dans un endroit où ils manquaient de tout, ne
purent pas s'y défendre long-temps, et se rendirent à discrétion. Ce
combat se donna le jour même de la célèbre action des Thermopyles, où
trois cents Spartiates disputèrent, au prix de leur sang, à Xerxès le
passage dans la Grèce[219]. [Marge: Lib. 7, cap. 167.] Hérodote raconte
autrement la mort d'Amilcar. Il dit que le bruit commun parmi les
Carthaginois était que ce général, voyant la défaite entière de ses
troupes, pour ne point survivre à sa honte, se précipita lui-même dans
le bûcher où il avait immolé plusieurs victimes humaines.

Quand on apprit à Carthage la triste nouvelle de la défaite entière de
l'armée, la surprise, la douleur, le désespoir, y causèrent un trouble
et une alarme qui ne peuvent s'exprimer. Ils croyaient déjà voir
l'ennemi à leurs portes. C'était le caractère des Carthaginois, de
perdre d'abord courage dans les grands revers. Ils députèrent aussitôt
vers Gélon pour lui demander la paix, à quelque condition que ce fût: il
les écouta avec bonté. La victoire si complète qu'il venait de
remporter, loin de le rendre fier et intraitable, n'avait fait
qu'augmenter sa modestie et sa douceur, même à l'égard des ennemis. Il
leur accorda la paix, exigeant seulement d'eux qu'ils payassent pour
frais de la guerre deux mille talents; ce qui revient à six millions de
notre monnaie[220]. Il demanda aussi qu'ils bâtissent deux temples où
l'on exposât en public et où l'on gardât comme en dépôt les conditions
du traité. Les Carthaginois crurent que ce n'était point acheter trop
cher une paix qui leur était si nécessaire, et qu'ils n'avaient presque
pas osé espérer. Giscon, fils d'Amilcar, selon la coutume injuste qu'ils
avaient d'imputer aux généraux les mauvais succès de la guerre, et de
leur en faire porter la peine, fut puni du malheur de son père, et
envoyé en exil. Il passa le reste de sa vie à Sélinonte, ville de
Sicile.

[Note 219: Hérodote (II, § 166) et Aristote (_Poetic._ § 23) disent
au contraire que ce fut le jour même de la bataille de Salamine. Leur
témoignage mérite sans doute la préférence.--L.]

[Note 220: 11,000,000 francs.--L.]

Gélon, de retour à Syracuse, convoqua le peuple, et invita tous les
citoyens à venir à l'assemblée avec leurs armes. Pour lui, il entra sans
armes et sans gardes, et rendit compte de toute la conduite de sa vie.
Son discours ne fut interrompu que par des témoignages publics de
reconnaissance et d'admiration. Loin d'être traité comme un tyran qui
eût opprimé la liberté de sa patrie, il en fut regardé comme le
bienfaiteur et le libérateur. Tous, d'un consentement unanime, le
proclamèrent roi; et cette dignité, après lui, fut conférée à deux de
ses frères.

[Marge: Diod. l. 13, p. 169-171, et 179-186. AN. M. 3592 CARTH. 434.
ROM. 336. AV. J.C. 412.] Après la célèbre défaite des Athéniens devant
Syracuse, où Nicias périt avec toute sa flotte, les Ségestains, qui
s'étaient déclarés pour eux contre les Syracusains, craignant le
ressentiment de leurs ennemis, et se voyant déjà attaqués par ceux de
Sélinonte, implorèrent le secours des Carthaginois, et se mirent, eux et
leur ville, sous leur protection. On délibéra quelque temps à Carthage
sur le parti qu'il fallait prendre, l'affaire souffrant de grandes
difficultés. D'un côté les Carthaginois désiraient fort se rendre
maîtres d'une ville qui était tout-à-fait à leur bienséance; de l'autre
ils craignaient la puissance et les forces des Syracusains, qui venaient
d'exterminer l'armée nombreuse des Athéniens, et qu'une si grande
victoire rendait plus formidables que jamais. La passion de s'agrandir
l'emporta, et l'on promit du secours aux Ségestains.

On confia le soin de cette guerre à Annibal, lequel avait pour-lors la
première dignité de l'état, c'est-à-dire celle de suffète. Il était
petit-fils d'Amilcar, qui avait été défait par Gélon, et tué devant
Hymère, et fils de Giscon, qui avait été condamné à l'exil. Il partit,
animé d'un vif désir de venger sa famille et sa patrie, et d'effacer la
honte de la dernière défaite. Son armée et sa flotte étaient
très-nombreuses[221]. Il aborda à un lieu appelé le _Puits de
Lilybée_[222], qui a donné son nom à la ville bâtie depuis dans le même
endroit. Sa première entreprise fut le siège de Sélinonte. L'attaque fut
très-vive, et la défense ne le fut pas moins, les femmes même montrant
un courage beaucoup au-dessus de leur sexe. Après une longue résistance,
la ville fut prise d'assaut et abandonnée au pillage. Le vainqueur
exerça les dernières cruautés, sans avoir égard ni au sexe ni à l'âge.
Il permit aux habitants qui s'étaient sauvés par la fuite de demeurer
dans la ville, après l'avoir démantelée, et de cultiver les terres, à
condition de payer un tribut aux Carthaginois. Cette ville subsistait
depuis 242 ans.

[Note 221: Suivant Éphore, il avait 200,000 hommes de pied, 4000
cavaliers (ap. Diod. XIII, § 54): selon Timée, seulement 100,000 en tout
(ap. eumd. l. 1.); et ce dernier s'accorde avec Xénophon (_Hellen._ I,
c. 1, § 27).--L.]

[Note 222: Il aborda au cap Lilybée, et campa près du puits de ce
nom.--L.]

Hymère, qu'il assiégea ensuite, et qu'il prit aussi d'assaut, après
avoir été traitée avec encore plus de cruauté, fut entièrement rasée 240
ans après sa fondation. Il fit souffrir toutes sortes d'ignominie et de
supplices à trois mille prisonniers, et les fit égorger tous dans
l'endroit même où son grand-père avait été tué par les cavaliers de
Gélon, pour apaiser et satisfaire ses mânes par le sang de ces
malheureuses victimes.

Après ces expéditions, Annibal retourna à Carthage. Toute la ville
sortit au-devant de lui, et le reçut au milieu des cris de joie et des
applaudissements.

[Marge: Diod. l. 13, p. 201-203, 206-211, 226-231.] Ces heureux succès
renouvelèrent le désir et le dessein qu'avaient toujours eus les
Carthaginois de se rendre maîtres de la Sicile entière. Trois ans après,
ils nommèrent encore pour général Annibal; et, comme il s'excusait sur
son grand âge, et refusait de se charger de cette guerre, on lui donna
pour lieutenant Imilcon, fils d'Hannon, qui était de la même famille.
Les préparatifs de la guerre furent proportionnés au grand dessein que
les Carthaginois avaient conçu. La flotte et l'armée se trouvèrent
bientôt prêtes, et l'on partit pour la Sicile. Le nombre des troupes
montait, selon Timée, à plus de six-vingt mille hommes, et, selon
Éphore, à trois cent mille[223]. Les ennemis, de leur côté, s'étaient
mis en état de les bien recevoir; et les Syracusains avaient envoyé chez
tous leurs alliés pour y lever des troupes, et dans toutes les villes de
la Sicile pour les exhorter à défendre courageusement leur liberté.

[Note 223: Timée, presque toujours en opposition avec Éphore, mérite
beaucoup plus de confiance. L'antiquité reprochait à ce dernier peu de
véracité: et ce reproche paraît assez confirmé par les passages que
Diodore cite de lui.--L.]

Agrigente s'attendait à essuyer les premières attaques. C'était une
ville puissamment riche, et environnée de bonnes fortifications. Elle
était située, aussi-bien que Sélinonte, sur la côte de Sicile qui
regarde l'Afrique. En effet, Annibal commença la campagne par le siége
de cette ville. Ne la jugeant prenable que par un endroit, il tourna
tous ses efforts de ce côté-là, fit faire des levées et des terrasses
qui allaient jusqu'à la hauteur des murs, et employa à ces ouvrages les
décombres et les démolitions des tombeaux qui étaient autour de la
ville, et qu'il avait fait abattre pour cet effet. La peste se mit
bientôt après dans l'armée, et fit périr un grand nombre de soldats, et
le général même. Les Carthaginois crurent que c'était une punition des
dieux, qui vengeaient ainsi l'injure faite aux morts, dont plusieurs
même s'imaginèrent avoir vu les spectres pendant la nuit. On cessa donc
de toucher aux tombeaux, on ordonna des prières selon le rit observé à
Carthage, on immola un enfant à Saturne par une superstition inhumaine,
et l'on jeta plusieurs victimes dans la mer en l'honneur de Neptune.

Les assiégés, qui d'abord avaient remporté plusieurs avantages, se
trouvèrent tellement pressés par la famine, que, se voyant sans
espérance et sans ressource, ils prirent le parti d'abandonner la ville:
on marqua la nuit suivante pour le départ. On juge aisément quelle fut
la douleur de ces pauvres habitants, obligés d'abandonner leurs maisons,
leurs richesses, leur patrie; mais la vie leur était plus chère que tout
le reste. Jamais spectacle ne fut plus triste. Sans parler des autres,
on voyait une troupe de femmes éplorées traîner après elles leurs
enfants pour les dérober à la cruauté du vainqueur; mais ce qu'il y eut
de plus douloureux fut la nécessité où l'on se trouva de laisser dans la
ville les vieillards et les malades, à qui leur état ne permettait ni de
fuir ni de se défendre. Ces malheureux exilés arrivèrent à Gela, qui
était la ville la plus prochaine, et ils y reçurent tous les
soulagements qu'ils pouvaient attendre dans un état si déplorable.

Cependant Imilcon entra dans la ville, et fit égorger tous ceux qui y
étaient restés. Le butin fut immense, et tel qu'on peut s'imaginer dans
une ville des plus opulentes de la Sicile, qui avait deux cent mille
habitants, et qui n'avait jamais souffert de siége, ni par conséquent de
pillage. On y trouva un nombre infini de tableaux, de vases, de statues
de toutes sortes (car cette ville avait un goût exquis pour ces
raretés), et entre autres le fameux taureau de Phalaris, qui fut envoyé
à Carthage.

Le siége d'Agrigente avait duré huit mois. Imilcon y fit passer le
quartier d'hiver à ses troupes, pour leur donner quelque repos, et au
commencement du printemps il en sortit, après avoir ruiné entièrement la
ville. Il assiégea ensuite Gela, et la prit malgré le secours qu'y mena
Denys le Tyran, qui s'était emparé de l'autorité à Syracuse. Imilcon
termina la guerre par un traité qu'il fit avec Denys, dont les
conditions furent que les Carthaginois, outre leurs anciennes conquêtes
dans la Sicile, demeureraient maîtres du pays des Sicaniens[224], de
Sélinonte, d'Agrigente, d'Hymère, comme aussi de celui de Géla et de
Camarine, dont les habitants pourraient demeurer dans leurs villes
démantelées, en payant tribut aux Carthaginois; que les Léontins, les
Messéniens, et tous les Siciliens vivraient selon leurs lois, et
conserveraient leur liberté et leur indépendance; qu'enfin les
Syracusains demeureraient soumis à Denys. Imilcon, après la conclusion
de ce traité, retourna à Carthage, où la peste fit périr un grand nombre
de citoyens.

[Note 224: Les Sicaniens et les Siciliens anciennement étaient deux
peuples distingués.]

[Marge: Diod. l. 14, p. 268-278. AN. M. 3600 CARTH. 442. ROM. 344. AV.
J.C. 404.] Denys n'avait conclu la paix avec les Carthaginois que pour
se donner le temps d'affermir son autorité naissante, et de travailler
aux préparatifs de la guerre qu'il méditait contre eux. Comme il savait
combien la puissance de ce peuple était formidable, il n'oublia rien
pour se mettre en état de l'attaquer avec succès; et il fut
merveilleusement secondé dans son dessein par le zèle de ses peuples. La
réputation de ce prince, le désir de s'en faire connaître, l'attrait du
gain, et la vue des récompenses qu'il promettait à ceux dont l'industrie
se ferait distinguer, attirèrent de toutes parts en Sicile ce qu'il y
avait pour-lors de plus habiles ouvriers en tout genre. Syracuse entière
était devenue comme un grand atelier, où de tous côtés on était occupé à
faire des épées, des casques, des boucliers, des machines de guerre, et
à préparer tout ce qui est nécessaire pour la construction et pour
l'équipement des vaisseaux. L'invention de ceux à cinq rangs de rames
était toute récente: jusque-là on n'avait vu que des vaisseaux à trois
rangs de rames, _triremes_. Denys animait le travail par sa présence,
par des libéralités et des louanges qu'il savait dispenser à propos, et
sur-tout par des manières populaires et engageantes, moyens encore plus
efficaces que tout le reste pour réveiller l'industrie et l'ardeur des
ouvriers, et il faisait souvent manger avec lui ceux qui excellaient
dans leur genre[225].

[Note 225: «Honos alit artes.»]

Quand tout fut prêt, et qu'il eut levé en différents pays un grand
nombre de troupes, il convoqua l'assemblée des Syracusains, leur exposa
son dessein, et leur représenta que les Carthaginois étaient les ennemis
déclarés des Grecs; qu'ils ne se proposaient rien moins que d'envahir
toute la Sicile; qu'ils voulaient mettre sous le joug toutes les villes
grecques, et que, si l'on n'arrêtait leurs progrès, Syracuse se verrait
bientôt elle-même attaquée; que, s'ils ne faisaient point actuellement
d'entreprise, on devait leur inaction aux ravages que la peste avait
causés parmi eux; que c'était une conjoncture favorable dont il fallait
profiter. Quoique la tyrannie et le tyran fussent très-odieux aux
Syracusains, la haine contre les Carthaginois l'emporta; et tout le
monde, plus touché des motifs d'une politique intéressée que de la
justice, applaudit au discours de Denys. Sans aucun sujet de plaintes,
sans déclaration de guerre, il abandonna au pillage et à la fureur du
peuple les biens et la personne des Carthaginois. Il y en avait un assez
grand nombre à Syracuse, qui, sur la foi des traités, y exerçaient le
commerce. On courut de tous côtés dans leurs maisons; on pilla leurs
effets; on prétendit être suffisamment autorisé pour leur faire souffrir
à eux-mêmes toutes sortes d'ignominies et de supplices, en représailles
des cruautés qu'ils avaient exercées contre les habitants du pays; et ce
pernicieux exemple de perfidie et d'inhumanité fut suivi dans toute
l'étendue de la Sicile. Ce fut là comme le signal sanglant de la guerre
qu'on leur déclarait. Denys, après avoir ainsi commencé par se faire
justice à lui-même, envoya des députés à Carthage, pour demander qu'ils
rendissent la liberté à toutes les villes de la Sicile; qu'autrement ils
y seraient traités comme ennemis. Cette nouvelle y répandit une grande
alarme, sur-tout à cause du pitoyable état où ils se trouvaient.

Denys ouvrit la campagne par le siège de Motya, qui était la place
d'armes des Carthaginois en Sicile, et il poussa vivement ce siége, sans
qu'Imilcon, qui commandait la flotte ennemie, pût la secourir. Il fit
avancer ses machines, battit la place à coups de béliers, approcha des
murs les tours à six étages qui étaient portées sur des roues, et qui
égalaient la hauteur des maisons, et de là il incommodait fort les
assiégés par ses catapultes, machines nouvellement inventées, qui
lançaient en grand nombre et avec grande force des traits et des pierres
contre les ennemis. La ville enfin, après une longue et vigoureuse
résistance, fut prise d'assaut, et tous les habitants passés au fil de
l'épée, excepté ceux qui se réfugièrent dans les temples. On abandonna
le pillage au soldat. Denys, y ayant laissé une bonne garnison et un
gouvernement sûr, retourna à Syracuse.

[Marge: Diod. l. 14, p. 279-295. Justin. l. 19, c. 2 et 3.] L'année
suivante, Imilcon, que les Carthaginois avaient nommé suffète, revint en
Sicile avec une armée beaucoup plus nombreuse qu'auparavant[226]. Il
aborda à Palerme, recouvra Motya par force, et prit plusieurs autres
villes[227]. Animé par ces heureux succès, il marcha vers Syracuse pour
en former le siége, menant ses troupes de pied par terre, pendant que sa
flotte, sous la conduite de Magon, côtoyait les bords.

[Note 226: De 300,000 hommes de pied, de 4000 chevaux, et de 400
chariots, selon Éphore; et seulement de 100,000 hommes, selon Timée.
(Diod. Sic. XIV, § 54).--L.]

[Note 227: Entre autres, Messane qu'il rasa, et Catane.--L.]

L'arrivée d'Imilcon jeta un grand trouble dans la ville. Plus de deux
cents vaisseaux, ornés des dépouilles des ennemis, et s'avançant en bon
ordre, entrèrent comme en triomphe dans le grand port, suivis de cinq
cents barques[228]. On vit en même temps arriver d'un autre côté l'armée
de terre, composée, selon quelques auteurs, de trois cent mille hommes
de pied et de trois mille chevaux. Imilcon fit dresser sa tente dans le
temple même de Jupiter: le reste de l'armée campa à douze stades,
c'est-à-dire à un peu plus d'une demi-lieue de la ville. S'en étant
approché, il présenta la bataille aux habitants, qui se donnèrent bien
de garde de l'accepter. Content d'avoir tiré des Syracusains l'aveu de
leur faiblesse et de sa supériorité, il retourna dans son camp, ne
doutant point que bientôt il ne dût se rendre maître de la ville, et la
regardant déjà comme une proie assurée et qui ne pouvait lui échapper.
Pendant trente jours il fit le dégât des terres voisines, et ruina tout
le pays. Il se rendit maître du faubourg d'Acradine, et pilla les
temples de Cérès et de Proserpine. Pour fortifier son camp, il abattit
tous les tombeaux qui étaient autour de la ville, et entre autres celui
de Gélon et de Démarète sa femme, qui était d'une magnificence
extraordinaire.

[Note 228: Le texte de Diodore est ici corrompu.--L.]

Ces heureux succès ne furent pas d'une longue durée. Tout l'éclat de ce
triomphe anticipé s'évanouit en un moment, et montra à tous les mortels,
dit l'historien, que quiconque s'élève insolemment par l'orgueil, tôt ou
tard abattu par une force supérieure, sera forcé de reconnaître sa
faiblesse. Lorsque Imilcon, maître de presque toutes les villes de
Sicile, s'attendait à mettre le comble à ses victoires par la prise de
Syracuse, la maladie contagieuse se mit dans son armée, et y fit des
ravages incroyables. On était dans le fort de l'été; et la chaleur,
cette année, était très-grande. La contagion commença par les Africains,
qui mouraient à tas, sans qu'on pût les secourir. D'abord on enterrait
les morts; mais le nombre en augmentant tous les jours, et le mal se
communiquant promptement, les cadavres demeurèrent sans sépulture, et
les malades sans secours. Cette peste était accompagnée de symptômes
extraordinaires, de cruelles dyssenteries, de fièvres violentes, de
déchirements d'entrailles, de douleurs aiguës par tout le corps, de
frénésie même et de fureur, en sorte qu'ils se jetaient sur quiconque
venait à leur rencontre, et le mettaient en pièces.

Denys ne laissa pas échapper une occasion si favorable d'attaquer les
ennemis. Plus qu'à demi vaincus par la peste, ils ne firent pas grande
résistance. Les vaisseaux furent, pour la plupart, ou pris par l'ennemi,
ou consumés par le feu. Tous les habitants de Syracuse, vieillards,
femmes, enfants, sortirent en foule de la ville pour être témoins d'un
événement qui leur paraissait tenir du miracle. Ils levaient les mains
au ciel pour remercier les dieux protecteurs de leur ville, et vengeurs
de la sainteté des temples et des tombeaux violés indignement par ces
barbares. La nuit étant survenue, chacun se retira de son côté. Imilcon
profita de ce moment de relâche, et envoya vers Denys pour lui demander
la permission d'emmener avec lui à Carthage le peu qui lui restait de
troupes, en lui offrant trois cents talents[229], qui étaient tout
l'argent qu'il avait de reste. Il ne put obtenir cette permission que
pour les seuls Carthaginois, avec lesquels il se sauva de nuit, laissant
tous les autres soldats à la discrétion de l'ennemi.

[Note 229: Trois cent mille écus. = 1,650,000 francs.--L.]

Voilà l'état dans lequel ce chef des Carthaginois, si fier quelques
moments auparavant, se retira de Syracuse. Plaignant amèrement son sort,
et encore plus celui de la république, il accusait avec insulte et
emportement les dieux, seuls auteurs de son infortune; «car l'ennemi,
disait-il, peut bien se réjouir de nos maux, mais non s'en glorifier.
Vainqueurs des Syracusains, la peste seule a pu nous vaincre.» Sa grande
douleur, et qui le touchait le plus vivement, était d'avoir survécu à
tant de braves guerriers qui étaient morts les armes à la main; «mais,
ajoutait-il, la suite fera connaître si c'est la crainte de la mort, ou
le désir de ramener dans leur patrie les restes malheureux de mes
citoyens, qui m'a fait survivre à la perte de tant de généreux soldats.»
En effet, dès qu'il fut arrivé à Carthage, qu'il trouva dans une
désolation qui ne se peut exprimer, il entra dans sa maison, en ferma
les portes sur lui sans vouloir y admettre personne, pas même ses
enfants; et se donna la mort par un prétendu courage que les païens
admiraient, mais qui n'en avait que le nom, et qui cachait dans le fond
un véritable désespoir.

Un nouveau surcroît de malheurs accabla cette ville infortunée. Les
Africains, de tout temps pleins de haine contre Carthage, mais irrités
alors jusqu'à la fureur de ce qu'on avait laissé leurs compatriotes à
Syracuse, en les livrant à la boucherie, s'assemblent comme des
forcenés, sonnent l'alarme, prennent les armes, et, après s'être saisis
de Tunis, marchent contre Carthage au nombre de plus de deux cent mille
hommes. La ville se crut perdue. On regarda ce nouvel incident comme un
effet et comme une suite de la colère des dieux, qui poursuivait les
coupables jusque dans Carthage même. Comme ses habitants portaient la
superstition à l'excès, sur-tout dans les calamités publiques, on songea
avant tout à apaiser les dieux. Cérès et Proserpine étaient des
divinités inconnues jusque-là dans le pays. Pour réparer l'outrage qui
leur avait été fait par le pillage de leurs temples, on leur érigea de
magnifiques statues, on leur donna pour prêtres les personnes les plus
qualifiées de la ville, on leur offrit des sacrifices et des victimes
selon le rit grec, et l'on n'omit rien de ce qu'ils croyaient pouvoir
leur rendre ces déesses propices. Après ce premier soin, on songea à la
défense de la ville. Heureusement pour les Carthaginois cette armée
nombreuse était sans chef, c'est-à-dire, comme un corps sans ame: nulles
provisions, nulles machines de guerre; point de discipline ni de
subordination: chacun voulait commander ou se conduire à son gré. La
division s'étant donc mise parmi ces troupes, et la famine augmentant
tous les jours de plus en plus, ils se retirèrent chacun dans son pays,
et délivrèrent Carthage d'une grande alarme.

Rien ne rebutait les Carthaginois, et ils faisaient toujours de
nouvelles tentatives sur la Sicile. Magon, leur général, qui était un
des deux suffètes, perdit une grande bataille, où il fut tué[230]. Les
chefs des Carthaginois demandèrent la paix, qui leur fut accordée à ces
conditions, qu'ils sortiraient de toutes les villes de la Sicile, et
qu'ils paieraient tous les frais de cette guerre. Ils parurent les
accepter; mais, ayant représenté qu'ils ne pouvaient livrer les villes
sans l'ordre de leur ville, ils obtinrent une trève assez longue pour
envoyer à Carthage. On y profita de cet intervalle pour lever et exercer
de nouvelles troupes, à qui l'on donna pour chef Magon, fils de celui
qui venait d'être tué. Il était tout jeune, mais il avait beaucoup de
mérite et de réputation. Dès qu'il fut arrivé en Sicile, et que le temps
de la trève fut expiré, il donna une bataille contre Denys, où Leptine,
l'un de ses généraux, fut tué, et où il demeura sur la place, du côté
des Syracusains, plus de quatorze mille hommes. Le fruit de cette
victoire fut une paix honorable, qui laissait les Carthaginois en
possession de tout ce qu'ils avaient dans la Sicile, en y ajoutant même
quelques places, et qui leur assignait mille talents pour les frais de
la guerre, c'est-à-dire trois millions de livres[231].

[Note 230: Son armée était de 80,000 hommes.--L.]

[Note 231: 5,500,000 francs.--L.]

[Marge: Justin. lib. 2, cap. 5.] Ce fut à-peu-près vers ce temps-là qu'à
l'occasion d'un citoyen de Carthage qui avait écrit en grec à Denys pour
lui donner avis du départ de l'armée carthaginoise, il fut défendu, par
arrêt du sénat, aux Carthaginois d'apprendre à écrire ou à parler la
langue grecque, pour les mettre hors d'état d'avoir aucun commerce avec
les ennemis, soit par lettre, soit de vive voix.

[Marge: Diod. l. 15, pag. 344.] Carthage eut bientôt après une nouvelle
secousse à essuyer. La peste se répandit dans la ville, et y fit de
grands ravages. Des terreurs paniques et de violents transports de
frénésie saisissaient tout-à-coup les malades. Ils sortaient brusquement
de leurs maisons les armes à la main, comme si l'ennemi se fût emparé de
la ville, et tuaient ou blessaient tous ceux qu'ils trouvaient à leur
rencontre. Les Africains et ceux de Sardaigne voulurent profiter de
l'occasion pour secouer un joug qu'ils portaient avec peine; mais les
uns et les autres furent domptés, et rentrèrent dans l'obéissance. Une
entreprise que Denys forma en Sicile, dans le même temps et par les
mêmes vues, ne lui réussit pas mieux. Il mourut quelque temps après, et
eut pour successeur son fils, qui porta le même nom.

[Marge: Polyb. l. 3, pag. 178.] Nous avons déjà rapporté un premier
traité conclu entre les Romains et les Carthaginois. Il y en eut un
second, qu'Orose dit avoir été conclu la 402e année de la fondation de
Rome, et par conséquent vers le temps dont nous parlons. Ce second
traité contenait à-peu-près les mêmes conditions que le premier, excepté
que ceux de Tyr et d'Utique y étaient nommément compris, et joints aux
Carthaginois.

[Marge: Diod. l. 16, p. 459-572. Plut. in Timol. AN. M. 3656 CARTH. 498.
ROM. 400. AV. J.C. 348.] Après la mort du premier Denys, il y eut de
grands troubles à Syracuse. Denys le Jeune, qui en avait été chassé, s'y
rétablit à main armée, et y exerça de grandes cruautés. Une partie des
citoyens implora le secours d'Icétès, tyran des Léontins, qui était
originaire de Syracuse. La conjoncture de ces troubles parut
très-favorable aux Carthaginois pour s'emparer de la Sicile, et ils y
envoyèrent une grosse flotte. Dans cette extrémité, ceux d'entre les
Syracusains qui étaient les mieux intentionnés eurent recours aux
Corinthiens, qui les avaient déjà souvent aidés dans leurs périls, et
qui d'ailleurs étaient les peuples de la Grèce les plus déclarés contre
la tyrannie, et les plus vifs défenseurs de la liberté. Les Corinthiens
leur envoyèrent Timoléon. C'était un homme d'un rare mérite, et qui
avait signalé son zèle pour le bien public, en affranchissant sa patrie
du joug de la tyrannie aux dépens de sa propre famille. Il partit avec
dix vaisseaux seulement, et, étant arrivé à Rhége, il éluda par un
heureux stratagème la vigilance des Carthaginois, qui, ayant été avertis
de son départ et de son dessein par Icétès, voulaient l'empêcher de
passer en Sicile.

Timoléon n'avait guère plus de mille soldats avec lui. Avec cette
poignée de gens, il marche hardiment au secours de Syracuse. Sa petite
troupe se grossit à mesure qu'il avance. Les Syracusains se trouvaient
dans un étrange état, et avaient perdu toute espérance. Ils voyaient les
Carthaginois maîtres du port; Icétès, de la ville; Denys, de la
citadelle. Heureusement, dès que Timoléon fut arrivé, Denys, qui était
sans ressource, lui remit entre les mains la citadelle avec toutes les
troupes, les armes et les vivres qui y étaient, et il se sauva par son
moyen à Corinthe. Timoléon avait fait représenter adroitement aux
soldats étrangers, qui, selon le défaut que nous avons remarqué dans le
gouvernement de Carthage, faisaient la principale force de l'armée de
Magon, et qui même pour la plupart étaient de Grèce, qu'il était bien
étrange que des Grecs travaillassent à rendre les barbares maîtres de la
Sicile, d'où ils passeraient bientôt dans la Grèce; car enfin pouvait-on
s'imaginer que les Carthaginois fussent venus de si loin uniquement pour
établir Icétès tyran à Syracuse? Ces discours s'étant répandus dans le
camp, Magon fut saisi de frayeur; et, comme il ne cherchait qu'un
prétexte pour se retirer, supposant que les troupes étaient prêtes à le
trahir et à l'abandonner, il fit sortir sa flotte du port, et cingla
vers Carthage. Icétès, après son départ, ne put pas tenir long-temps
contre les Corinthiens: ainsi, ils demeurèrent seuls maîtres de toute la
ville.

Dès que Magon fut arrivé à Carthage, on lui fit son procès. Il prévint
le supplice par une mort volontaire. Son corps fut attaché à une
potence, et exposé en spectacle au peuple. [Marge: Plut. in Timoleone,
p. 248-250.] On leva de nouvelles troupes, et l'on fit partir pour la
Sicile une flotte plus nombreuse encore que la précédente. Elle était
composée de deux cents vaisseaux, sans compter mille barques de
transport; et l'armée, montait à plus de soixante et dix mille hommes.
Ils abordèrent à Lilybée, sous la conduite d'Amilcar et d'Annibal, et
résolurent d'aller d'abord attaquer les Corinthiens. Timoléon ne les
attendit pas, et marcha à leur rencontre. Mais la consternation était si
grande à Syracuse, que, de toutes les troupes qui y étaient, il n'y eut
que trois mille Syracusains qui le suivirent, et quatre mille étrangers;
encore de ces derniers il y en eut mille qui, par crainte,
l'abandonnèrent dans le chemin. Il ne perdit point courage, et, ayant
exhorté le reste de ses troupes à combattre vaillamment pour le salut et
la liberté de leurs alliés, il les mena contre l'ennemi, dont il savait
que le rendez-vous était près d'une petite rivière appelée Crimise. Il
paraissait de la folie à aller attaquer une armée si nombreuse avec
quatre ou cinq mille hommes d'infanterie seulement, et mille chevaux;
mais Timoléon, qui savait que la bravoure conduite par la prudence
l'emporte sur le nombre, comptait sur le courage de ses soldats, qui
paraissaient déterminés à périr plutôt que de céder, et qui demandaient
avec ardeur qu'on les menât contre l'ennemi. L'événement justifia ses
vues et son espérance. La bataille se donna: les Carthaginois furent mis
en déroute. Il y eut de leur côté plus de dix mille hommes de tués,
parmi lesquels il se trouva trois mille citoyens de Carthage, ce qui
causa dans cette ville un grand deuil et une grande consternation. Leur
camp fut pris, et l'on y trouva des richesses immenses: on fit aussi un
grand nombre de prisonniers.

[Marge: Plut. pag. 248-250.] Timoléon, avec les nouvelles de sa
victoire, envoya à Corinthe les plus belles armes qui se trouvèrent
parmi le butin; car il voulait que sa ville fût louée et admirée de tous
les hommes, lorsqu'ils verraient que c'était la seule de toutes les
villes de Grèce où les plus beaux temples étaient ornés, non de
dépouilles grecques, ni d'offrandes teintes encore du sang de la nation,
et dont la vue ne pouvait que renouveler un souvenir funeste, mais de
dépouilles barbares, qui, par de belles inscriptions, faisaient
connaître en même temps et le courage et la reconnaissance religieuse de
ceux qui les avaient remportées: car elles disaient _que les
Corinthiens, et Timoléon leur général, après avoir affranchi du joug des
Carthaginois les Grecs établis dans la Sicile, avaient appendu ces armes
dans les temples pour en rendre aux dieux des actions de graces
immortelles_.

Après cela, Timoléon, laissant dans le pays ennemi les troupes
étrangères pour achever de piller et de ravager toutes les terres des
Carthaginois, s'en retourna à Syracuse. En arrivant, il bannit de la
Sicile les mille soldats qui l'avaient abandonné en chemin, et il les
fit sortir de Syracuse avant le coucher du soleil, sans en tirer d'autre
vengeance.

Cette victoire des Corinthiens fut suivie de la prise de plusieurs
villes, ce qui obligea les Carthaginois à demander la paix.

Autant que les apparences du succès les rendaient prompts à faire de
grands efforts et à mettre sur pied de puissantes armées de terre et de
mer, et que la prospérité leur faisait user de la victoire avec
insolence et avec cruauté, autant une adversité imprévue les jetait dans
le découragement, leur faisait perdre tout d'un coup de vue toutes leurs
ressources, et leur inspirait la bassesse d'aller demander quartier à
des ennemis peu considérables, et d'en accepter sans honte les
conditions les plus dures et les plus humiliantes. Celles qu'on leur
imposa ici, en leur accordant la paix, furent: qu'ils ne tiendraient que
les terres qui étaient au-delà du fleuve Halycus[232]; qu'ils
laisseraient la liberté à tous ceux du pays d'aller s'établir à Syracuse
avec leurs familles et leurs biens; et qu'il ne conserveraient avec les
tyrans ni alliance ni intelligence.

[Note 232: Cette rivière n'est pas loin d'Agrigente; elle est nommée
_Lycus_ dans Diodore [XVI, § 82] et dans Plutarque [in _Timol._, p. 252
D.]; mais on croit que c'est une faute.

= Cela est certain. Diodore donne ailleurs le vrai nom de cette rivière
(XV, § 17, XXIII, eclog. 9; XXIV, § 1).--L.]

[Marge: Justin. lib. 21, c. 4.] Il paraît que c'est à peu près dans le
temps dont nous venons de parler qu'arriva à Carthage ce qu'on lit dans
Justin. Hannon, l'un de ses citoyens les plus puissants, forma le
dessein de se rendre maître de la république, en faisant périr tout le
sénat. Il choisit pour cette cruelle exécution le jour même des noces de
sa fille, où il devait donner chez lui un repas aux sénateurs, et les
faire tous empoisonner. La chose fut découverte. On n'osa pas punir un
crime si horrible, tant était grand le crédit du coupable; on se
contenta de le prévenir et de le détourner par un décret qui défendait
en général la trop grande magnificence des noces, et mettait certaines
bornes aux dépenses qu'on y pourrait faire. Voyant que la ruse lui avait
mal réussi, il songea à employer la force ouverte en armant tous les
esclaves. Il fut encore decouvert; et, pour éviter la punition, il se
retira avec vingt mille esclaves armés dans un château extrêmement
fortifié, et de là il tâcha d'engager dans sa révolte les Africains et
le roi des Maures, mais en vain. Il fut pris et conduit à Carthage.
Après qu'on l'eut battu de verges, on lui arracha les yeux, on lui brisa
les bras et les cuisses, on le fit mourir à la vue du peuple, et l'on
attacha à la potence son corps tout déchiré de coups. Ses enfants et
tous ses parents, quoiqu'ils n'eussent pris aucune part à sa
conspiration, en eurent à son supplice. On les condamna tous à la mort,
afin de ne laisser personne dans sa famille en état ou d'imiter son
crime, ou de venger sa mort. Tel était le génie de Carthage: toujours
sévère et excessive dans ses punitions, elle les portait aux dernières
rigueurs, et les étendait jusque sur les innocents, sans consulter ni
l'équité, ni la modération, ni la reconnaissance.

[Marge: Diod. l. 19, p. 651-656, 710-712-737 743-760. Justin. l. 2, cap.
116. AN. M. 3685 CARTH. 527. ROM. 429. AV. J.C. 319.] J'ai maintenant à
parler des guerres que soutinrent les Carthaginois, tant dans la Sicile
que dans l'Afrique même, contre Agathocle qui, pendant plusieurs années,
leur donna beaucoup d'exercice.

Cet Agathocle était Sicilien, d'une naissance obscure et d'une condition
très-basse. Soutenu d'abord par les forces des Carthaginois, il avait
envahi la souveraine autorité dans Syracuse, et en était devenu le
tyran. Dans les commencements ils réprimèrent ses entreprises, et
Amilcar leur chef le fit consentir à un traité qui mettait la paix dans
la Sicile. Mais il n'en garda pas long-temps les conditions et il se
déclara bientôt contre les Carthaginois mêmes, qui, sous la conduite
d'Amilcar, remportèrent sur lui une victoire[233] considérable, après
laquelle il fut obligé de se renfermer dans Syracuse. Les Carthaginois
l'y poursuivirent, et formèrent le siège de cette importante place, dont
la prise devait les rendre maîtres de toute la Sicile.

[Note 233: C'était proche du fleuve et de la ville d'Hymère.]

Agathocle, qui leur était beaucoup inférieur en force, et qui d'ailleurs
se voyait abandonné par tous les alliés à cause de sa cruauté inouïe,
conçut un dessein si hardi et si impraticable selon toutes les
apparences, que, même après l'exécution et le succès, il paraît encore
presque incroyable: c'était de porter la guerre en Afrique, et d'aller
assiéger Carthage, lui qui ne pouvait ni se défendre en Sicile, ni
soutenir le siége de Syracuse. Le profond secret qu'il garda n'est pas
moins étonnant que l'entreprise même. Il ne s'ouvrit à personne sur son
dessein, et se contenta de déclarer au peuple qu'il avait imaginé un
moyen sûr de le tirer du péril où il était; qu'il ne s'agissait que de
supporter avec patience, pendant un court intervalle, les incommodités
du siége; qu'au reste il laissait à ceux qui ne pourraient se résoudre à
prendre ce parti la liberté de sortir de la ville. Il n'en sortit que
seize cents personnes. Il y laissa son frère Antandre, avec assez de
troupes et de vivres pour faire une bonne défense. Il accorda la liberté
à tous les esclaves qui étaient en âge de porter les armes, et, après
leur avoir fait prêter serment, il les joignit à ses troupes. Il
n'emporta que cinquante talents[234] pour les besoins présents, bien
assuré de trouver dans le pays ennemi tout ce qui lui serait nécessaire.
Il partit donc avec deux de ses fils, Archagathe et Héraclide, sans
qu'aucun sût où la flotte devait faire voile. Ils croyaient tous qu'on
les mènerait dans l'Italie ou dans la Sardaigne pour y faire du butin,
ou vers les côtes de la Sicile qui appartenaient à l'ennemi, pour en
faire le dégât. Les Carthaginois, surpris d'un départ si inopiné, se
mirent en état de l'empêcher; mais Agathocle se déroba à leur poursuite,
et prit le large.

[Note 234: Cinquante mille écus. = 257,000 francs.--L.]

Il ne découvrit son dessein que lorsqu'on fut abordé en Afrique. Là,
ayant assemblé ses troupes, il leur exposa ses raisons en peu de mots.
Il leur représenta que l'unique moyen de délivrer leur patrie était de
porter la guerre dans le pays ennemi; qu'il les menait, eux qui étaient
aguerris et intrépides, contre des citoyens amollis et énervés par les
délices d'une vie oisive et voluptueuse; que les habitants du pays,
accablés du joug d'une servitude également dure et honteuse, au premier
bruit de leur arrivée, viendraient en foule se joindre à eux; que la
hardiesse seule de leur projet déconcerterait les Carthaginois, qui ne
s'attendaient à rien moins qu'à voir l'ennemi à leurs portes; qu'enfin
jamais entreprise ne procurerait plus d'avantages et ne ferait plus
d'honneur que celle-ci, puisque toutes les richesses de Carthage
seraient la récompense des vainqueurs, et que tous les siècles
parleraient avec éloge et avec admiration de leur courage. Tous les
soldats, se croyant déjà maîtres de Carthage, applaudirent à son
discours. Une seule chose les inquiétait, c'était l'éclipse de soleil
qui était arrivée précisément à leur départ. Les peuples alors, même les
plus policés, connaissaient peu la cause de ces phénomènes
extraordinaires de la nature, et étaient accoutumés par leurs devins à
en tirer, des conjectures superstitieuses et arbitraires, qui servaient
souvent à régler les plus grandes entreprises. Agathocle rassura ses
soldats en leur faisant entendre que ces sortes de defaillances des
astres marquaient toujours un changement dans l'état présent; qu'ainsi
le bonheur des Carthaginois allait prendre fin, et qu'il passerait de
leur côté.

Voyant les soldats bien disposés, il exécuta presque dans le même temps
une seconde entreprise encore plus hardie et plus hasardeuse que n'avait
été la première, par laquelle il les avait transportés en Afrique; ce
fut de brûler entièrement la flotte qui les y avait amenes. Plusieurs
raisons le déterminèrent à prendre un parti si extrême. Il n'avait aucun
bon port en Afrique où il pût mettre ses vaisseaux en sûreté. Les
Carthaginois, étant maîtres de la mer, n'auraient pas manque de venir
bientôt s'emparer sans résistance de sa flotte: s'il avait laissé tout
ce qu'il fallait de troupes pour la defendre, il aurait trop affaibli
son armée, d'ailleurs assez mediocre, et il se serait mis hors d'état de
tirer aucun avantage de cette diversion inopinée, qui dépendait
uniquement d'un succès prompt et éclatant; enfin, il voulait mettre ses
soldats dans la nécessité de vaincre, en ne leur laissant d'autre
ressource que la victoire. Il fallait bien du courage pour prendre une
telle résolution. Il y avait préparé les officiers, qui lui étaient tous
dévoués, et suivaient en tout ses impressions. On le vit donc paraître
tout d'un coup dans l'assemblée avec une couronne sur la tête et un
habit éclatant, dans l'équipage d'un homme qui se prépare à une
cérémonie de religion. Alors prenant la parole: «Lorsque nous partîmes
de Syracuse, dit-il, et que l'ennemi nous poursuivait vivement, dans
cette funeste extrémité, j'eus recours à Proserpine et à Cérès,
divinités protectrices de la Sicile, et je leur promis, si elles nous
délivraient d'un danger si pressant, de brûler en leur honneur tous nos
vaisseaux dès que nous serions arrivés ici. Aidez-moi, soldats, à
m'acquitter de mon vœu: les déesses sauront bien nous dédommager de ce
sacrifice.» En même temps, le flambeau à la main, il s'avance à grands
pas vers le vaisseau qu'il montait, et y met lui-même le feu. Tous les
officiers en font autant chacun de leur côté, et sont suivis du soldat.
Les trompettes sonnaient de toutes parts, et toute l'armée retentissait
de cris de joie et d'applaudissements. En un moment la flotte fut
brûlée. On n'avait pas laissé aux soldats le temps de réfléchir sur la
proposition qu'on leur faisait; une ardeur aveugle et impétueuse les
avait tous entraînés. Mais, lorsqu'ils furent un peu revenus à
eux-mêmes, et que, mesurant dans leur esprit cette vaste étendue de mer
qui les séparait de leur patrie, ils se virent dans un pays ennemi, sans
ressource et sans aucun moyen d'en sortir, une noire tristesse et un
morne silence succédèrent à ces marques de joie et à ces acclamations
qui avaient été générales dans toute l'armée.

Agathocle ne laissa pas non plus ici le temps aux réflexions. Il
conduisit sur-le-champ son armée vers une place qu'on appelait _la
Grande-Ville_[235], qui était du domaine de Carthage. Le pays qui y
conduisait était le lieu du monde le plus délicieux et le plus agréable
à la vue. On voyait de tous côtés de grandes prairies entrecoupées de
ruisseaux agréables, et couvertes de toutes sortes de troupeaux; des
maisons de campagne bâties avec une magnificence extraordinaire; de
belles avenues plantées d'oliviers et d'autres arbres fruitiers de toute
espèce; des jardins d'une vaste étendue, et entretenus avec un soin et
une propreté qui faisait plaisir à l'œil. Cette vue ranima les soldats:
ils arrivèrent pleins de courage à la Grande-Ville, qu'ils emportèrent
d'emblée, et s'y enrichirent du butin qui leur fut abandonné. Tunis ne
fit pas plus de résistance: cette place n'était pas fort éloignée de
Carthage.

[Note 235: _Mégalopolis_: Rollin aurait dû conserver ce nom, comme
ceux de _Néapolis_, _Tripolis_, etc.--L.]

L'alarme y fut grande quand on apprit que l'ennemi était dans le pays,
et avançait à grandes journées vers la ville. L'arrivée d'Agathocle fit
conclure que les armées des Carthaginois avaient été défaites devant
Syracuse, et leur flotte entièrement dissipée. Le peuple court en
desordre dans la place publique: le sénat s'assemble à la hâte et
tumultuairement. On délibère sur les moyens de sauver la ville. Il n'y
avait point de troupes sur pied qu'on pût opposer à l'ennemi, et le
danger présent ne permettait pas d'attendre celles qu'on pourrait lever
à la campagne et chez les alliés. Il fut donc résolu, après bien des
avis, d'armer les citoyens. Le nombre de troupes monta à quarante mille
hommes d'infanterie, mille chevaux et deux mille chariots armés en
guerre. On en donna le commandement à Hannon et à Bomilcar, quoique, par
des intérêts de famille, ils fussent divisés entre eux. Ils marchèrent
aussitôt à l'ennemi, et, l'ayant atteint, rangèrent leur armée en
bataille. Les troupes d'Agathocle ne montaient qu'à treize ou quatorze
mille hommes. On donna le signal, le combat fut très-rude. Hannon, avec
sa cohorte sacrée (c'était l'élite des troupes carthaginoises), soutint
long-temps les Grecs, et les enfonça même quelquefois; mais enfui,
accablé d'une grêle de pierres, et percé de coups, il tomba mort.
Bomilcar aurait pu rétablir le combat; mais il avait des raisons
secrètes et personnelles de ne pas procurer la victoire à sa patrie.
Ainsi il jugea à propos de se retirer avec ses troupes, et il fut suivi
du reste de l'armée, qui se vit obligée malgré elle de céder à l'ennemi.
Agathocle, après l'avoir poursuivie pendant quelque temps, revint sur
ses pas, et pilla le camp des Carthaginois. On y trouva vingt mille
paires de menottes, dont ils s'étaient fournis, comptant sûrement qu'ils
feraient beaucoup de prisonniers. Le fruit de la victoire fut la prise
d'un grand nombre de places, et la révolte de plusieurs habitants du
pays qui se joignirent au vainqueur.

[Marge: Liv. lib. 28, n. 43.] Cette descente d'Agathocle en Afrique fit
naître sans doute dans l'esprit de Scipion l'idée de tenter contre la
même république, et en partant du même lieu, une semblable entreprise.
Aussi, en répondant à Fabius, qui taxait de témérité le dessein qu'il
avait de porter la guerre de Sicile en Afrique, il ne manqua pas de
citer l'exemple d'Agathocle, pour montrer que souvent l'unique moyen de
se débarrasser d'un ennemi trop pressant, c'est de passer dans son pays,
et qu'on se sent un tout autre courage en attaquant qu'en se defendant.

[Marge: Diod. l. 17, p.519 Quint. Curt. lib. 4, cap. 3.] Pendant que les
Carthaginois étaient ainsi pressés par leurs ennemis, ils reçurent une
ambassade de Tyr. Elle venait implorer leur secours contre
Alexandre-le-Grand, qui était tout près d'emporter cette ville, qu'il
assiégeait depuis long-temps[236]. L'extrémité où étaient réduits leurs
compatriotes (car ils les appelaient ainsi) les toucha aussi vivement
que leur propre danger. Étant hors d'état de les secourir, ils se
crurent au moins obligés de les consoler, et députèrent vers eux trente
de leurs principaux citoyens, pour leur témoigner la douleur où ils
étaient de ne pouvoir leur envoyer de troupes dans un besoin si
pressant. Les Tyriens, déchus de l'unique espérance qui leur restait, ne
perdirent pourtant point courage. Ils remirent entre les mains de ces
députés leurs femmes, leurs enfants et tous les vieillards de la ville;
et, délivrés d'inquiétude pour ce qu'ils avaient de plus cher au monde,
ils ne songèrent plus qu'à se défendre avec courage, préparés à tout
événement. Carthage reçut cette troupe désolée avec toutes les marques
possibles d'amitié, et rendit à des hôtes si chers et si dignes de
compassion tous les services qu'ils auraient pu attendre des pères les
plus affectionnés et des mères les plus tendres.

[Note 236: Le fait peut être vrai; mais le synchronisme est faux. La
prise de Tyr par Alexandre est de l'an 330 avant J.C. et le siège de
Carthage par Agathocle est de l'an 308. Alexandre était mort depuis 16
ans. Quinte-Curce a fait un anachronisme d'environ 22 ans.--L.]

Quinte-Curce place l'ambassade de Tyr vers les Carthaginois pendant que
les Syracusains ravageaient l'Afrique, et lorsqu'ils s'étaient avancés
jusqu'aux portes de Carthage; mais l'expédition d'Agathocle contre
l'Afrique ne peut pas se concilier avec le siége de Tyr, qui lui est
antérieur de plus de vingt ans.

Elle songea en même temps à chercher un remède aux maux dont elle était
elle-même accablée. On regarda l'état présent de la république comme un
effet de la colère des dieux; et on reconnut l'avoir justement méritée,
sur-tout par rapport à deux divinités à l'égard desquelles on avait
manqué aux devoirs prescrits par la religion, et observés autrefois avec
beaucoup d'exactitude. C'était une coutume à Carthage, aussi ancienne
que la ville même, d'envoyer tous les ans à Tyr, d'où elle tirait son
origine, la dîme de tous les revenus de la république, et d'en faire une
offrande à Hercule, le patron et le protecteur des deux villes. Le
domaine, et par conséquent le revenu de Carthage, s'étant augmenté
considérablement depuis un certain temps, on avait diminué la portion du
dieu, et il s'en fallait bien qu'on lui envoyât la dîme en entier. Le
scrupule les saisit: ils reconnurent et avouèrent publiquement leur
mauvaise foi et leur sacrilége avarice; et, pour expier leur faute, ils
envoyèrent à Tyr un grand nombre de présents et de petites chapelles des
dieux, toutes d'or, dont le prix montait à une grande somme.

Un autre violement de la religion, qui ne parut pas moins considérable à
leur superstition inhumaine que le premier, causa aussi de grands
scrupules. Anciennement on immolait à Saturne les enfants des meilleures
maisons de Carthage. Ils se reprochèrent d'avoir manqué de rendre à
cette divinité tous les honneurs qu'ils lui croyaient dus, et d'avoir
usé de fraude et de mauvaise foi à son égard en offrant à la place des
enfants de qualité, d'autres enfants de pauvres ou d'esclaves, qu'on
achetait dans cette vue. Pour expier une si étrange impiété, on immola à
ce dieu sanguinaire deux cents enfants tirés des plus nobles maisons de
la ville; et plus de trois cents personnes, qui se sentaient coupables
d'un crime si affreux, s'offrirent elles-mêmes en sacrifice pour
éteindre par leur sang la colère des dieux.

Après ces expiations, on dépêcha vers Amilcar en Sicile pour lui porter
les nouvelles de ce qui était arrivé en Afrique, et le presser d'envoyer
du secours. Il donna ordre aux députés de garder un profond silence sur
la victoire d'Agathocle, et répandit un bruit tout contraire, assurant
que ce général avait été entièrement défait avec toutes ses troupes, et
que sa flotte avait été prise par les Carthaginois; et, pour confirmer
ce bruit, il montrait les ferrements des vaisseaux, qu'on avait eu soin
de lui envoyer. On ne douta point dans la ville que cette nouvelle ne
fût vraie: le grand nombre songeait déjà à se rendre et à capituler,
lorsqu'une galère à trente rames, qu'Agathocle avait fait construire à
la hâte, arriva dans le port, et parvint, non sans peine et sans danger,
jusqu'aux assiégés. La nouvelle de la victoire d'Agathocle se répandit
bientôt dans toute la ville, et rendit la joie et le courage à tous les
habitants. Amilcar fit un dernier effort pour emporter la ville [Marge:
Diod. pag. 767-769.] d'assaut, et fut repoussé avec perte. Il leva le
siége, et envoya cinq mille hommes de secours à sa patrie. Quelque temps
après, ayant repris le siége, et croyant surprendre les Syracusains en
les attaquant de nuit, son dessein fut découvert, et il tomba vif entre
les mains des ennemis, qui lui firent souffrir les derniers supplices.
La tête d'Amilcar fut envoyée sur-le-champ à Agathocle. Il s'approcha
aussitôt du camp des ennemis, et y répandit une consternation générale
en leur montrant la tête de ce commandant, qui leur marquait en quel
état étaient leurs affaires de Sicile.

[Marge: Diod. p. 779-781. Justin. lib. 22, c. 7.] Aux ennemis étrangers
s'en joignit un domestique, plus dangereux et plus à craindre que les
autres: c'était Bomilcar leur général, et qui actuellement exerçait la
première magistrature. Il songeait depuis long-temps à se faire tyran
dans Carthage, et à s'y procurer une autorité souveraine. Il crut que
les troubles présents lui en offriraient une occasion favorable. Il
entre donc dans la ville, et, soutenu par un petit nombre de citoyens
complices de sa révolte, et par une troupe de soldats étrangers, il se
fait déclarer tyran, et commence en effet à montrer qu'il l'était
véritablement, en égorgeant sans pitié tout ce qu'il rencontre de
citoyens dans les rues. Un grand tumulte s'étant élevé dans la ville, on
crut d'abord que c'était l'ennemi qui y était entré par trahison: mais,
lorsqu'on eut reconnu que c'était Bomilcar, la jeunesse s'arma pour
repousser le tyran, et du haut des toits on accabla ses gens de traits
et de pierres. Quand il vit une armée en forme marcher contre lui, il se
retira avec sa troupe sur un lieu élevé, dans le dessein de s'y bien
défendre, et de vendre chèrement sa vie. Pour épargner le sang des
citoyens, on leur fit promettre à tous, sans exception, une amnistie
générale, s'ils quittaient leurs armes. Il se rendirent à cette
condition, et on leur tint parole, excepté à Bomilcar leur chef. Les
Carthaginois, sans avoir égard à leur serment, le condamnèrent à mort,
et l'attachèrent à une croix, où ils lui firent souffrir les plus cruels
supplices. Du haut de sa potence, comme d'un tribunal, il harangua le
peuple, et se crut en droit de lui reprocher avec force son injustice,
son ingratitude et sa perfidie, en faisant le dénombrement de beaucoup
d'illustres généraux dont il avait payé les services par une mort
infâme. Il expira sur la croix en leur faisant ces reproches.

[Marge: Diod. pag. 777-779, et 791-802. Justin. l. 22, c. 7 et 8.]
Agathocle avait engagé dans son parti un puissant roi de Cyrène, nommé
Ophellas, dont il avait flatté l'ambition par de magnifiques espérances,
en lui faisant entendre que, content pour lui-même de la Sicile, il lui
laisserait l'empire de l'Afrique. Comme les plus grands crimes ne lui
coûtaient rien lorsqu'il espérait en pouvoir tirer quelque utilité, dès
que ce prince lui eut amené son armée, il le fit périr par une perfidie
sans exemple, afin de se rendre maître de ses troupes. Plusieurs peuples
étaient entrés dans son alliance. Il avait sous son pouvoir un grand
nombre de places fortes. Voyant les affaires d'Afrique en bon état, il
crut devoir songer à celles de Sicile, et il y passa, ayant laissé le
commandement des troupes à son fils Archagathe. Sa renommée et le bruit
de ses conquêtes l'y avaient précédé. Quand on sut qu'il y était arrivé,
plusieurs villes se rendirent à lui; mais les mauvaises nouvelles qu'il
reçut d'Afrique l'obligèrent bientôt d'y retourner. Son absence avait
tout changé; et, quelque effort qu'il fit, il ne put y rétablir ses
affaires. Toutes ses places s'étaient rendues à l'ennemi; les Africains
avaient quitté son parti; il avait perdu une partie de ses troupes; ce
qui lui en restait n'était pas en état de tenir tête aux Carthaginois,
et il ne pouvait les transporter en Sicile, parce qu'il manquait de
vaisseaux, et que les ennemis étaient maîtres de la mer; il ne pouvait
espérer ni paix, ni traité de la part des barbares, qu'il avait insultés
d'une manière si outrageante, étant le premier qui eût osé faire une
descente dans leur pays. Dans cette extrémité, il ne songea plus qu'à
sauver sa vie. Après plusieurs aventures, lâche déserteur de son armée,
et cruel traître de ses enfants, qu'il abandonnait à la boucherie, il se
déroba par la fuite aux maux qui le menaçaient, et arriva avec un petit
nombre de personnes à Syracuse. Ses soldats, se voyant ainsi trahis,
égorgèrent ses enfants et se rendirent à l'ennemi. Lui-même fit bientôt
après une fin misérable, et termina par une mort cruelle une vie remplie
de crimes[237].

[Note 237: Il mourut empoisonné par Méganon qui fit aussi massacrer
Archagathe, fils d'Agathocle, et voulut ensuite usurper l'autorité à
Syracuse.--L.]

[Marge: Justin l. 21, cap. 6.] On peut aussi placer ici un autre fait
rapporté par Justin. Le bruit des conquêtes d'Alexandre-le-Grand fit
craindre aux Carthaginois qu'il ne songeât à tourner ses armes du côté
de l'Afrique. Le malheur de Tyr, d'où ils tiraient leur origine, et
qu'il venait de détruire; l'établissement d'Alexandrie, qu'il avait
bâtie sur les confins de l'Afrique et de l'Égypte, comme pour opposer à
Carthage une ville rivale; les prospérités non interrompues de ce
prince, qui ne mettait point de bornes ni à son ambition, ni à son
bonheur, tout cela leur donnait de justes alarmes. Pour découvrir ses
sentiments et sonder ses pensées, Amilcar, surnommé Rhodanus, feignant
d'avoir été chassé de sa patrie par les cabales de ses ennemis, passa
dans le camp d'Alexandre, à qui il fut présenté, par le moyen de
Parménion, et lui offrit ses services. Le roi le reçut fort bien, et eut
plusieurs entretiens avec lui. Amilcar ne manqua pas de mander à ses
compatriotes tout ce qu'il avait pu découvrir. Cependant, quand il fut
revenu à Carthage, après la mort d'Alexandre, il fut traité comme un
traître qui avait vendu sa patrie au roi, et mis à mort par une sentence
qui prouvait également l'ingratitude et la cruauté des Carthaginois.

[Marge: Polyb. l. 3, pag. 180. AN. M. 3727 CARTH. 569. ROM. 471. AV.
J.C. 277.] Il me reste à parler des guerres que les Carthaginois
soutinrent en Sicile du temps de Pyrrhus, roi d'Épire. Les Romains, à
qui les desseins de ce prince ambitieux n'étaient pas inconnus, pour se
fortifier contre les entreprises qu'il pourrait faire en Italie, avaient
renouvelé leurs traités avec les Carthaginois, qui, de leur côté, ne
craignaient pas moins qu'il ne passât en Sicile. On ajouta aux
conditions des traités précédents qu'en cas de guerre de la part de
Pyrrhus les deux peuples se prêteraient mutuellement du secours.

[Marge: Justin. l. 18, cap. 2.] La prévoyance des Romains n'avait pas
été vaine. Pyrrhus tourna ses armes contre l'Italie, et y remporta
plusieurs victoires. Les Carthaginois, en conséquence du dernier traité,
se crurent obligés de secourir les Romains, et leur envoyèrent une
flotte de six-vingts vaisseaux, commandée par Magon. Ce général, ayant
été admis à l'audience du sénat, lui marqua la part que ses maîtres
prenaient à la guerre qu'ils avaient appris qu'on leur suscitait, et il
leur offrit ses services. Le sénat témoigna sa reconnaissance pour la
bonne volonté des Carthaginois, mais, pour le présent, n'accepta point
leur secours.

[Marge: Ibid.] Magon, quelques jours après, se transporta près de
Pyrrhus, sous prétexte de pacifier ses différends au nom des
Carthaginois, mais en effet pour le sonder et pour pressentir ses
desseins au sujet de la Sicile, où le bruit commun était qu'il avait
résolu de passer. Ils craignaient également que Pyrrhus ou les Romains
ne prissent connaissance des affaires de cette île, et n'y fissent
passer des troupes.

En effet les Syracusains, assiégés depuis quelque temps par les
Carthaginois, avaient envoyé députés sur députés vers Pyrrhus pour le
presser de venir à leur secours. Ce prince avait une raison particulière
de prendre les intérêts de Syracuse, ayant épousé Lanassa, fille
d'Agathocle, dont il avait eu un fils nommé Alexandre. Il partit enfin
de Tarente, passa le détroit, et entra en Sicile. Ses conquêtes d'abord
y furent si rapides, qu'il ne resta dans toute l'île, aux Carthaginois,
qu'une seule ville, qui était Lilybée. Il en forma le siége; mais il fut
bientôt obligé de le lever, tant il y trouva de résistance; et
d'ailleurs on le pressait de retourner en Italie, où sa présence était
absolument nécessaire. Elle ne l'était pas moins en Sicile; et, dès
qu'il en fut sorti, elle retourna à ses anciens maîtres. Ainsi il perdit
cette île avec autant de rapidité qu'il l'avait conquise. [Marge: Plut.
in Pyrrh. pag. 398.] Quand il se fut embarqué, tournant les yeux vers la
Sicile:[238] _Oh! le beau champ de bataille_, dit-il à ceux qui étaient
autour de lui, _que nous laissons là aux Carthaginois et aux Romains_!
Et sa prédiction se vérifia bientôt.

[Note 238: Ὁίαν ἀπολείπομεν, ὦ φίλοι, Καρχηδονίοις καὶ Ῥωμαίοις
παλαίσραν. Le mot grec est beau. En effet, la Sicile fut comme _une
palestre_ où les Carthaginois et les Romains s'exercèrent dans le métier
de la guerre, et semblèrent, pendant plusieurs années, _lutter_ les uns
contre les autres.]

Après son départ, la première magistrature de Syracuse fut déférée à
Hiéron; et dans la suite on lui accorda d'un commun consentement le nom
et l'autorité de roi, tant on se trouvait bien sous son gouvernement. Il
fut chargé de la guerre contre les Carthaginois, et remporta sur eux
plusieurs avantages; mais des intérêts communs réunirent les
Carthaginois et les Syracusains contre un nouvel ennemi qui commençait à
paraître en Sicile et qui leur donnait aux uns et aux autres de vives et
de justes alarmes: c'étaient les Romains, qui, débarrassés de tous les
ennemis qu'ils avaient eu à combattre jusque-là dans l'Italie même, se
virent enfin en état de porter leurs armes au-dehors, et d'y jeter les
fondements de cette vaste domination, dont il est vraisemblable que
dès-lors ils avaient conçu l'idée et formé le projet. La Sicile était
trop à leur bienséance pour ne pas songer à s'y établir. Ils saisirent
avidement une occasion favorable d'y passer, qui se présenta pour-lors à
eux, et qui causa leur rupture avec les Carthaginois, et donna lieu à la
première guerre punique. C'est ce que nous exposerons plus au long, en
rapportant les causes de cette guerre.



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                            CHAPITRE II.

           HISTOIRE DE CARTHAGE, DEPUIS LA PREMIÈRE GUERRE
                  PUNIQUE JUSQU'À SA DESTRUCTION.

Le plan que je me suis proposé ne me permet pas d'entrer dans un détail
exact des guerres entre Rome et Carthage, ce qui appartient plutôt à
l'histoire romaine, à laquelle je n'ai point dessein de toucher, si ce
n'est en passant et par occasion. Je n'en rapporterai donc que ce qui me
paraîtra le plus propre à donner une juste idée de la république dont
j'entreprends de parler, en m'arrêtant principalement sur ce qui regarde
les Carthaginois mêmes, et sur ce qui s'est passé de plus important en
Sicile, en Espagne et en Afrique; ce qui ne laisse pas d'avoir une assez
grande étendue.

J'ai déjà remarqué que, depuis la première guerre punique jusqu'à la
destruction de Carthage, il s'était écoulé cent dix-huit ans. Tout ce
temps peut se diviser en cinq parties, ou cinq intervalles.

     I. La première guerre punique dure vingt-quatre
     ans.                                                  24

     II. L'intervalle entre la première et la seconde
     guerre punique est aussi de vingt-quatre ans.         24

     III.  La seconde guerre punique dure dix-sept
     ans.                                                  17

     IV.  L'intervalle entre la seconde et la troisième
     est de quarante-neuf ans.                             49

     V.  La troisième guerre punique, terminée par
     la destruction de Carthage, ne dure que quatre
     ans et quelques mois.                                  4
                                                          ----
                                                          118

ARTICLE PREMIER.

_Première guerre punique._

Voici quelle fut l'occasion de la première guerre punique. Des soldats
campaniens, qui étaient à la solde [Marge: Polyb. lib. 1 pag. 5.]
d'Agathocle, tyran de Sicile, étant entrés comme amis dans la ville de
Messine, égorgèrent bientôt après une partie des citoyens, chassèrent
les autres, épousèrent leurs femmes, envahirent tous leurs biens, et
demeurèrent seuls maîtres de cette place, qui était fort importante. Ils
prirent le nom de _Mamertins_[239]. [Marge: AN. M. 3724 ROM. 468. AV.
J.C. 280.] A leur exemple, et par leur secours, une légion romaine[240]
traita de la même sorte la ville de Rhége, située vis-à-vis de Messine,
à l'autre côté du détroit; et ces deux villes perfides, se soutenant
mutuellement dans la suite, se rendirent formidables à leurs voisins,
sur-tout celle de Messine, qui devint fort puissante, et causa beaucoup
d'inquiétude, tant aux Syracusains qu'aux Carthaginois, qui étaient
maîtres d'une partie de la Sicile. Dès que les Romains se virent
délivrés des ennemis qu'ils avaient eus jusque-là sur les bras, et
surtout de Pyrrhus, ils songèrent à punir le crime de leurs citoyens,
qui s'étaient établis à Rhége d'une manière si injuste et si cruelle
depuis près de dix ans. Ils prirent la ville, et tuèrent pendant
l'attaque la plus grande partie des habitants, que le désespoir avait
fait combattre jusqu'à la mort. Il n'en resta que trois cents, qui
furent conduits à Rome, et qui, après avoir été battus de verges dans la
place publique, furent tous décapités. La vue des Romains, dans cette
exécution sanglante, était de justifier auprès des alliés leur bonne foi
et leur innocence. Rhége, sur-le-champ, fut restituée à ses véritables
maîtres. Les Mamertins, considérablement affaiblis, tant par la chûte de
leurs alliés que par les échecs qu'ils avaient soufferts de la part des
Syracusains, qui venaient de choisir Hiéron pour leur roi, crurent
devoir songer à leur sûreté; mais la division se mit parmi les
habitants. Les uns livrèrent la citadelle aux Carthaginois, les autres
appelèrent à leur secours les Romains, résolus de leur livrer la ville.

[Note 239: Selon Festus, ce nom venait du mot _Mamers_ qui, dans la
langue campanienne, signifie _Mars_.--L.]

[Note 240: Cette légion était composée de _Campaniens_, commandés
par Décius Jubellus _Campanien_. Ce fait n'est pas indifférent. Il
explique la révolte de la légion, de concert avec les Mamertins de
Messine.--L.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 9-11.] L'affaire fut mise en délibération dans
le sénat romain, qui, en l'envisageant par ses différentes faces, y
trouva de la difficulté. D'un côté, il paraissait honteux et indigne de
la vertu romaine de prendre ouvertement la défense de traîtres et de
perfides, qui étaient précisément dans le même cas que ceux de Rhége,
qu'on venait de punir si sévèrement. D'un autre côté, il était de la
dernière importance d'arrêter les progrès des Carthaginois, qui, non
contents des conquêtes qu'ils avaient faites en Afrique et en Espagne,
s'étaient encore rendus maîtres de presque toutes les îles de la mer de
Sardaigne et d'Étrurie, et le deviendraient bientôt certainement de la
Sicile entière, si on leur abandonnait Messine: or, de là en Italie la
distance n'était pas grande; et c'était en quelque sorte inviter un
ennemi si puissant à y passer, que de lui en ouvrir ainsi l'entrée. Ces
raisons, quelque fortes qu'elles fussent, ne purent déterminer le sénat
à se déclarer pour les Mamertins, et les motifs d'honneur et de justice
l'emportèrent ici sur ceux de l'intérêt et de la politique. [Marge: AN.
M. 3741 CARTH. 583. ROM. 485. AV. J.C. 263. Front. [Strateg. I. 4. 11.]]
Mais le peuple ne fut pas si délicat; dans l'assemblée qui se tint à ce
sujet, il fut résolu qu'on secourrait les Mamertins. Le consul Appius
Claudius partit sur-le-champ avec son armée, et traversa hardiment le
détroit, après avoir trompé par une ingénieuse ruse la vigilance du
général des Carthaginois. Ceux-ci, moitié par ruse, moitié par force,
furent chassés de la citadelle, et la ville aussitôt fut remise entre
les mains du consul. Les Carthaginois firent pendre leur chef pour avoir
livré si facilement la citadelle, et ils se préparèrent à assiéger la
ville avec toutes leurs troupes. Hiéron y joignit les siennes; mais le
consul, les ayant battus séparément, fit lever le siége et ravagea
impunément tout le pays voisin, les ennemis n'osant plus paraître devant
lui. Ce fut là la première expédition des Romains hors de l'Italie.

On doute[241] si les motifs qui portèrent les Romains à passer en Sicile
étaient bien purs et bien conformes à la justice. Quoi qu'il en soit,
leur passage en Sicile, et le secours donné à ceux de Messine, est comme
le premier pas qui devait les conduire un jour à ce haut point de gloire
et de grandeur où ils parvinrent dans la suite.

[Note 241: M. le chevalier Folard examine cette question dans ses
Remarques sur Polybe. (Liv. I, pag. 16.)

= Quel doute peut-il y avoir sur les motifs de la conduite des Romains
en cette occasion? Évidemment c'est l'ambition qui l'a emporté sur la
justice. Polybe convient lui-même de tous les reproches qu'on peut leur
faire (III, c. 26, §6).--L.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 15-19.] Hiéron s'étant accommodé avec les
Romains, et ayant fait alliance avec eux, les Carthaginois tournèrent
tous leurs soins sur la Sicile, et y envoyèrent de nombreuses armées.
Ils choisirent pour place d'armes Agrigente. [Marge: AN. M. 3743. ROM.
487.] Les Romains les y attaquèrent, et, après un siége de sept mois et
le gain d'une bataille, ils se rendirent maîtres de la ville.

[Marge: Pag. 20.] Quelque avantageuses que fussent cette victoire et la
conquête d'une place si importante, ils sentirent bien que, tant que les
Carthaginois demeureraient maîtres de la mer, les villes maritimes de
l'île se déclareraient toujours pour eux, et que jamais ils ne
pourraient venir à bout de les en chasser. D'ailleurs, ils souffraient
avec peine que l'Afrique demeurât paisible et tranquille pendant que
l'Italie était infestée par les fréquentes incursions de l'ennemi. Ils
songèrent donc pour la première fois à bâtir une flotte et à disputer
l'empire de la mer aux Carthaginois. L'entreprise était hardie, et
pouvait sembler téméraire; mais elle montre quel était le courage et la
grandeur d'ame des Romains. Ils n'avaient pas alors une seule felouque
en propre; et, pour passer d'Italie en Sicile, ils avaient été obligés
d'emprunter des vaisseaux de leurs voisins. Ils n'avaient aucun usage de
la marine; ils n'avaient point d'ouvriers qui sussent construire des
bâtiments; ils ne connaissaient pas même la forme des quinquérèmes,
c'est-à-dire des galères à cinq rangs de rames, qui faisaient alors la
force principale des flottes. Mais heureusement, l'année précédente, ils
en avaient pris une, qui leur servit de modèle. Ils se mirent donc, avec
une ardeur et une industrie incroyables, à en bâtir de pareilles; et,
pendant qu'ils étaient occupés à ce travail, d'un autre côté on amassait
des rameurs, on les formait à une manœuvre qui jusque-là leur avait été
absolument inconnue; et, assis sur des bancs au bord de la mer, dans le
même ordre qu'on l'est dans les vaisseaux, on les accoutumait, comme
s'ils eussent été actuellement à la chiourme, et qu'ils eussent eu en
main des rames, à s'élancer en arrière en retirant leurs bras, puis à
les repousser en avant pour recommencer le même mouvement, et cela tous
ensemble, de concert, et dans le même instant, dès qu'on leur en donnait
le signal. On construisit, dans l'espace de deux mois, cent galères à
cinq rangs de rames, et vingt à trois rangs. Après qu'on eut exercé
pendant quelque temps les rameurs dans les vaisseaux mêmes, la flotte se
mit en mer, et alla chercher l'ennemi. Elle était commandée par le
consul Duilius.

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 22. AN. M. 3745 ROM. 489.] Quand on fut à la
vue des Carthaginois, près des côtes de Myle, on se prépara au combat.
Comme les galères des Romains, construites grossièrement et à la hâte,
n'étaient pas fort agiles, ni faciles à manier, ils suppléèrent à cet
inconvénient par une machine[242] qui fut inventée sur-le-champ, et que
depuis on a appelée _corbeau_, par le moyen de laquelle ils accrochaient
les vaisseaux des ennemis, passaient dedans malgré eux, et en venaient
aussitôt aux mains. On donna le signal du combat. La flotte des
Carthaginois était composée de cent trente vaisseaux, et commandée par
Annibal[243]. Il montait une galère à sept rangs de rames, qui avait
appartenu à Pyrrhus. Les Carthaginois, pleins de mépris pour des ennemis
à qui la marine était absolument inconnue, et qui n'oseraient pas sans
doute les attendre, s'avancent fièrement, moins pour combattre que pour
recueillir les dépouilles dont ils se croyaient déjà maîtres. Ils furent
pourtant un peu étonnés de ces machines qu'ils voyaient élevées sur la
proue de chaque vaisseau, et qui étaient nouvelles pour eux; mais ils le
furent bien plus quand ces mêmes machines, abaissées tout d'un coup, et
lancées avec force contre leurs vaisseaux, les accrochèrent malgré eux,
et, changeant la forme du combat, les obligèrent à en venir aux mains,
comme si on eût été sur terre. Ils ne purent soutenir l'attaque des
Romains. Le carnage fut horrible. Les Carthaginois perdirent
quatre-vingts vaisseaux, parmi lesquels était celui du général, qui se
sauva avec peine dans une chaloupe.

[Note 242: Polybe fait une description fort détaillée de cette
machine. Il y a plusieurs sortes de corbeaux. On peut voir la
dissertation de M. Folard (POLYB. liv. 1, pag. 83, etc.).]

[Note 243: Ce n'est pas le grand Annibal.]

Une victoire si considérable et si inespérée enfla extrêmement le
courage des Romains, et semblait avoir doublé leurs forces pour
continuer cette guerre. Ils rendirent des honneurs extraordinaires au
consul Duilius. Il fut le premier de tous les Romains à qui le triomphe
naval fut accordé. On lui érigea une colonne rostrale[244] avec une
belle inscription: cette colonne subsiste encore à Rome.

[Note 244: On appelait ces colonnes _rostratæ_, à cause des becs,
des éperons des vaisseaux dont elles étaient ornées, _rostra_.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 24.] Pendant les deux années qui suivirent,
les Romains se fortifièrent toujours de plus en plus sur mer par
plusieurs combats qu'ils y donnèrent, et par les heureux succès qu'ils y
eurent. Ils ne les regardaient que comme des essais et des préparatifs
pour une entreprise qu'ils avaient dans l'esprit, qui était de porter la
guerre en Afrique, et d'aller attaquer les Carthaginois dans leur propre
pays. Il n'y avait rien que ceux-ci craignissent davantage; et, pour
détourner un coup si dangereux, ils résolurent de donner bataille à
quelque prix que ce fût.

[Marge: Pag. 25. AN. M. 3749 ROM. 493.] Les Romains avaient nommé pour
consuls M. Atilius Régulus et L. Manlius. Leur flotte était de trois
cent trente vaisseaux, et portait cent quarante mille hommes, chaque
vaisseau ayant trois cents rameurs, et six-vingts combattants. Celle des
Carthaginois, commandée par Hannon et Amilcar, avait vingt vaisseaux de
plus, et plus de monde aussi à proportion. Les deux flottes se
trouvèrent en présence près d'Ecnome en Sicile. On ne pouvait envisager
deux flottes et deux armées si nombreuses, ni être témoin des mouvements
extraordinaires qui se faisaient pour se préparer au combat, sans être
saisi de quelque frayeur, dans la vue du danger qu'allaient courir deux
des plus puissants peuples de la terre. Comme le courage, aussi-bien que
les forces, était égal des deux côtés, le combat fut opiniâtre, et le
succès long-temps douteux; mais enfin les Carthaginois furent vaincus.
Plus de soixante de leurs vaisseaux furent pris, et trente coulés à
fond. Les Romains en perdirent vingt-quatre, dont aucun ne tomba entre
les mains des ennemis.

[Marge: Polyb. lib. 1, pag. 30.] Le fruit de cette victoire fut, comme
l'avaient projeté les Romains, de faire voile en Afrique, après avoir
radoubé les vaisseaux, et les avoir remplis de tous les préparatifs
nécessaires pour soutenir une longue guerre dans un pays étranger. Ils
abordèrent heureusement en Afrique, et commencèrent par se rendre
maîtres d'une ville nommée _Clypea_, qui avait un bon port. De là, après
avoir dépêché des courriers à Rome pour donner avis de leur débarquement
et pour recevoir les ordres du sénat, ils se répandirent dans le plat
pays, y firent un dégât épouvantable, emmenèrent un grand nombre de
troupeaux et vingt mille captifs.

[Marge: AN. M. 3750. ROM. 494.] Le courrier cependant, étant revenu de
Rome, apporta les ordres du sénat, qui avait jugé à propos de continuer
à Régulus, sous la qualité de _proconsul_, le commandement des armées
d'Afrique, et de rappeler son collègue avec une grande partie de la
flotte et des troupes, ne laissant à Régulus que quarante vaisseaux,
quinze mille hommes de pied, et cinq cents chevaux. C'était renoncer
visiblement au fruit que l'on pouvait attendre de la descente en
Afrique, que de réduire les forces du consul à un si petit nombre de
vaisseaux et de troupes.

[Marge: Val. Max. lib. 4, c. 4.] On comptait beaucoup à Rome sur
l'habileté et le courage de Régulus. La joie y fut universelle quand on
sut que le commandement dans l'Afrique lui avait été continué. Lui seul
en fut affligé lorsqu'il reçut cette nouvelle. Il écrivit à Rome pour
demander avec instance qu'on lui envoyât un successeur. Sa principale
raison était que, la mort de son fermier ayant donné lieu à un de ses
mercenaires d'enlever tous les instruments de labour, sa présence était
nécessaire pour faire valoir ce petit fonds de terre, qui seul faisait
subsister sa famille. Il n'était que de sept arpens. Le sénat se chargea
de faire cultiver ses terres aux dépens du public, de fournir à la
subsistance de sa femme et de ses enfants, de le dedommager des pertes
qu'il avait faites par le vol du mercenaire. Heureux siècle, où la
pauvreté était ainsi en honneur, et se trouvait jointe au plus rare
mérite et aux premières dignités de l'état! Régulus, déchargé des soins
domestiques, ne songea plus qu'à bien remplir ceux d'un général.

[Marge: Polyb. l. 1, p. 31-36.] Après avoir enlevé plusieurs châteaux,
il entreprit le siége d'Adis, une des plus fortes places du pays. Les
Carthaginois, ne pouvant plus souffrir qu'on ravageât ainsi impunément
leurs terres, se mirent enfin en campagne, et marchèrent vers l'ennemi
pour lui faire lever le siége. Dans ce dessein, ils se postèrent sur une
colline qui commandait le camp des Romains, et d'où ils pouvaient fort
les incommoder, mais dont la situation rendait inutile une partie de
leurs troupes; car la principale force des Carthaginois consistait dans
la cavalerie et les éléphants, qui ne sont d'usage que dans les plaines.
Régulus ne leur laissa pas le temps d'y descendre; et, pour profiter de
la faute essentielle qu'avaient faite les généraux carthaginois, les
attaqua dans ce poste, et, après une faible résistance de leur part, les
mit en déroute, pilla le camp, ravagea tous les lieux circonvoisins:
puis, ayant pris Tunis, place importante et qui l'approchait de
Carthage, il y fit camper son armée.

L'alarme fut extrême parmi les ennemis; tout leur avait mal réussi
jusque-là. Ils avaient été battus par terre et par mer; plus de deux
cents places s'étaient rendues au vainqueur. Les Numides faisaient
encore plus de ravage dans la campagne, que les Romains. Ils
s'attendaient à chaque moment à se voir assiégés dans la capitale. Les
paysans, s'y réfugiant de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants
pour y chercher leur sûreté, augmentèrent le trouble, et firent craindre
la famine en cas de siége. Régulus, dans la crainte qu'un successeur ne
vînt lui enlever la gloire de ses heureux succès, fit faire quelques
propositions de paix aux vaincus; mais elles leur parurent si dures,
qu'ils ne purent y prêter l'oreille. Comme il ne doutait point que
bientôt il ne fût maître de Carthage, il n'en rabattit rien; et, par un
éblouissement que causent presque toujours les succès grands et
inopinés, il les traita avec hauteur, prétendant qu'ils devaient
regarder comme une grâce tout ce qu'il leur laissait, en ajoutant avec
une sorte d'insulte:[245] _qu'il faut, ou savoir vaincre, ou savoir se
soumettre au vainqueur_. Un traitement si dur et si fier les révolta, et
ils prirent la résolution de périr plutôt les armes à la main que de
rien faire qui fût indigne de la grandeur de Carthage.

Réduits à cette fatale extrémité, il leur arriva fort à propos de Grèce
un renfort de troupes auxiliaires[246], qui avaient à leur tête
Xanthippe, Lacédémonien, élevé dans la discipline de Sparte, et qui
avait appris l'art militaire dans cette excellente école. Quand il se
fut fait raconter toutes les circonstances de la dernière bataille,
qu'il eut vu clairement pourquoi on l'avait perdue, qu'il eut connu par
lui-même en quoi consistaient les principales forces de Carthage, il dit
hautement, et le répéta souvent dans les conversations qu'il eut avec
les autres officiers, que, si les Carthaginois avaient été vaincus, ils
ne devaient s'en prendre qu'à l'incapacité de leurs chefs. Ces discours
furent rapportés au conseil public; on en fut frappé: on le pria de
vouloir bien s'y rendre. Il appuya son sentiment de raisons si fortes et
si convaincantes, qu'il rendit palpables à tout le monde les fautes
qu'avaient commises les généraux; et il fit voir aussi clairement qu'en
gardant une conduite opposée, on pouvait non-seulement mettre le pays en
sûreté, mais en chasser l'ennemi. Un tel discours fit renaître dans les
esprits le courage et l'espérance. On le pria, et on le força en quelque
sorte d'accepter le commandement de l'armée. Quand on vit, dans les
exercices qu'il fit faire aux troupes tout près de la ville, la manière
dont il s'y prenait pour les ranger en bataille, pour les faire avancer
ou reculer au premier signal, pour les faire défiler avec ordre et
promptitude, en un mot, pour leur faire faire toutes les évolutions et
tous les mouvements que demande l'art militaire, on fut tout étonné, et
l'on avoua que tout ce que Carthage jusque-là avait eu de plus habiles
chefs n'étaient que des ignorants en comparaison de celui-ci.

[Note 245: Δεἴ τοὺς ἀγαθοὺς ἢ νικᾅν, ἢ εἴκειν τοἴς ὑπερέχουσιν.
[DIODOR. _Eclog._ lib. 23, cap. 3.]]

[Note 246: Troupes qu'ils avaient chargé un officier carthaginois de
lever en Grèce. (POLYB. I, 32.)--L.]

Officiers et soldats, tout était dans l'admiration; et, ce qui est bien
rare, la jalousie n'en empêcha point l'effet, la crainte du danger
présent et l'amour de la patrie étouffant sans doute dans les esprits
tout autre sentiment. A la morne consternation qui s'était répandue dans
les troupes, succédèrent tout d'un coup la joie et l'allégresse. Elles
demandaient à grands cris et avec empressement qu'on les menât droit à
l'ennemi, assurées, disaient-elles, de vaincre sous leur nouveau chef,
et d'effacer la honte des défaites passées. Xanthippe ne laissa pas
refroidir leur ardeur. La vue de l'ennemi ne fit que l'augmenter.
Lorsqu'il n'en fut plus éloigné que de douze cents pas, il crut devoir
tenir conseil de guerre, pour faire honneur aux officiers carthaginois
en les consultant. Tous, d'un consentement unanime, s'en rapportèrent
uniquement à son avis: la bataille fut donc résolue pour le lendemain.

L'armée des Carthaginois était composée de douze mille hommes de pied,
de quatre mille chevaux, et d'environ cent éléphants. Celle des Romains,
autant qu'on le peut conjecturer par ce qui précède (car Polybe ne le
marque point ici), avait quinze mille fantassins, et trois cents
chevaux.

Il est beau de voir aux prises deux armées peu nombreuses comme
celles-ci, mais composées de braves soldats, et commandées par des
généraux très-habiles. Dans ces actions tumultueuses où de part et
d'autre on compte des deux, ou trois cent mille combattants, il ne se
peut qu'il n'y ait beaucoup de confusion; et il est difficile, à travers
mille événements, où le hasard, pour l'ordinaire, semble avoir plus de
part que le conseil, de démêler le vrai mérite des commandants et les
véritables causes de la victoire. Ici rien n'échappe à la curiosité du
lecteur, qui envisage clairement l'ordonnance des deux armées; qui croit
presque entendre les ordres que donnent les chefs; qui suit tous les
mouvements et toutes les démarches des troupes; qui touche, pour ainsi
dire, au doigt et à l'œil toutes les fautes qui se font de part et
d'autre, et qui par là est en état de juger certainement à quoi l'on
doit attribuer le gain et la perte de la bataille. Le succès de
celle-ci, quoiqu'elle paraisse peu considérable par le petit nombre des
combattants, devait décider du sort de Carthage.

Voici quelle était la disposition des deux armées: Xanthippe mit à la
tête ses éléphants sur une même ligne; derrière, à quelque distance, il
rangea en phalange, qui ne faisait qu'un même corps, l'infanterie
composée de Carthaginois: pour les troupes étrangères qui étaient à leur
solde, une partie fut mise à la droite, entre la phalange et la
cavalerie; et l'autre, composée de soldats armés à la légère, fut rangée
par pelotons à la tête des deux ailes de cavalerie.

Du côté des Romains, comme ce qui les épouvantait le plus était les
éléphants, Régulus, pour remédier à cet inconvénient, distribua les
troupes armées à la légère sur une ligne, à la tête des légions; après
elles il plaça les cohortes les unes derrière les autres, et mit sa
cavalerie sur les deux ailes. En donnant ainsi au corps de bataille
moins de front et plus de profondeur, il prenait, à la vérité, de justes
mesures contre les éléphants (dit Polybe); mais il ne remédiait point à
l'inégalité de la cavalerie, qui, du côté des ennemis, était beaucoup
supérieure à la sienne.

Les deux armées, ainsi rangées, n'attendaient que le signal. Xanthippe
ordonne de faire avancer les éléphants, pour enfoncer les rangs des
ennemis, et commande aux deux ailes de la cavalerie de prendre en flanc
les Romains. Ceux-ci, en même temps, après avoir jeté de grands cris
selon leur coutume, et fait grand bruit avec leurs armes, marchent
contre l'ennemi. Leur cavalerie ne tint pas long-temps, elle était trop
inférieure à celle des Carthaginois. L'infanterie de la gauche, pour
éviter le choc des éléphants, et faire voir combien elle craignait peu
les soldats étrangers qui faisaient la droite dans l'infanterie ennemie,
l'attaque, la renverse, et la poursuit jusqu'au camp. De ceux qui
étaient opposés aux éléphants, les premiers furent foulés aux pieds et
écrasés en se défendant vaillamment; le reste du corps de bataille fit
ferme quelque temps à cause de sa profondeur. Mais, lorsque les derniers
rangs, enveloppés par la cavalerie, furent contraints de tourner face
pour faire tête aux ennemis, et que ceux qui avaient forcé le passage au
travers des éléphants rencontrèrent la phalange des Carthaginois, qui
n'avait point encore chargé et qui était en bon ordre, les Romains
furent mis en déroute de tous côtés, et entièrement défaits. La plupart
furent écrasés sous le poids énorme des éléphants; le reste, sans sortir
de son rang, fut criblé des traits de la cavalerie. Il n'y en eut qu'un
petit nombre qui prirent la fuite: mais, comme c'était dans un pays
plat, les éléphants et la cavalerie en tuèrent une grande partie. Cinq
cents ou environ, qui fuyaient avec Régulus, furent faits prisonniers.
Les Carthaginois perdirent en cette occasion huit cents soldats
étrangers, qui étaient opposés à l'aile gauche des Romains; et, de
ceux-ci, il ne se sauva que les deux mille qui, en poursuivant l'aile
droite des ennemis, s'étaient tirés de la mêlée: tout le reste demeura
sur la place, à l'exception de Régulus et de ceux qui furent pris avec
lui. Les deux mille qui avaient échappé au carnage se retirèrent à
Clypea, et furent sauvés comme par miracle.

Les Carthaginois, après avoir dépouillé les morts, rentrèrent
triomphants dans Carthage, traînant après eux le général des Romains et
cinq cents prisonniers. Leur joie fut d'autant plus grande, que quelques
jours auparavant ils s'étaient vus à deux doigts de leur perte. Hommes
et femmes, jeunes gens et vieillards, tous se répandirent dans les
temples pour rendre aux dieux d'immortelles actions de graces; et ce ne
furent, pendant plusieurs jours, que festins et réjouissances.

Xanthippe, qui avait eu tant de part à cet heureux changement, prit le
sage parti de se retirer bientôt après, et de disparaître, de peur que
sa gloire, jusque-là pure et entière, après ce premier éclat éblouissant
qu'elle avait jeté, ne s'amortît peu-à-peu, et ne le mît en butte aux
traits de l'envie et de la calomnie, toujours dangereux, mais encore
plus dans un pays étranger, où l'on se trouve seul, sans parents, sans
amis, et destitué de tout secours.

[Marge: De bel. pun. pag. 30.] Polybe dit qu'on racontait autrement le
départ de Xanthippe, et promet de l'exposer ailleurs; mais cet endroit
n'est pas parvenu jusqu'à nous. On lit dans Appien que les Carthaginois,
piqués d'une basse et noire jalousie de la gloire de Xanthippe, et ne
pouvant soutenir cette pensée, qu'ils étaient redevables à Sparte de
leur salut, sous prétexte de le reconduire par honneur dans sa patrie
avec une nombreuse escorte de vaisseaux, donnèrent ordre sous main à
ceux qui les conduisaient de faire périr en chemin le général
lacédémonien et tous ceux qui l'accompagnaient; comme s'ils avaient pu
ensevelir avec lui dans les eaux, et le souvenir du service qu'il leur
avait rendu, et la noirceur du crime qu'ils commettaient à son
égard[247].

[Note 247: Ni Polybe, ni Tite Live, ni Florus, ni Eutrope, ne font
mention de ce trait d'ingratitude, rapporté seulement par Appien et par
Zonaras qui l'a copié; certes, les historiens latins, s'ils l'avaient
connu, n'auraient pas laissé échapper une aussi belle occasion de
couvrir d'un opprobre éternel ces ennemis du nom romain, envers lesquels
ils montrent d'ailleurs une haine si violente et presque toujours si
injuste.--L.]

[Marge: Lib. 1, p. 36 et 37.] Cette bataille, dit Polybe, quoique moins
considérable que beaucoup d'autres, peut nous donner de salutaires
instructions; et c'est là, ajoute-t-il, le solide fruit de l'histoire.

Premièrement, doit-on beaucoup compter sur son bonheur après ce qui
arrive ici à Régulus? Fier de sa victoire, et inexorable à l'égard des
vaincus, à peine daigne-t-il les écouter; et lui-même bientôt après il
tombe entre leurs mains. Annibal fit faire la même réflexion à Scipion,
lorsqu'il l'exhortait à ne se pas laisser éblouir par l'heureux succès
de ses armes[248]. Régulus, lui disait-il, aurait été un des plus rares
modèles de courage et de bonheur qu'il y ait jamais eu, si, après la
victoire qu'il remporta dans le même pays où nous sommes, il avait voulu
accorder à nos pères la paix qu'ils lui demandaient; mais, pour n'avoir
pas su mettre un frein à son ambition, et ne s'être pas contenu dans de
justes bornes, plus son élévation était grande, plus sa chute fut
honteuse.

[Note 248: «Inter pauca felicitatis virtutisque exempla M. Atilius
quondam in hâc eâdem terrâ fuisset, si victor pacem petentibus dedisset
patribus nostris. Sed non statuendo tandem felicitati modum, nec
cohibendo efferentem se fortunam, quantò altiùs datus erat, eò fœdiùs
corruit.» (LIV. lib. 30.)]

En second lieu, on reconnaît bien ici la vérité de ce que dit Euripide;
_qu'un sage conseil vaut mieux que mille bras_[249]. Un seul homme, dans
cette occasion, change toute la face des affaires. D'un côté, il met en
fuite des troupes qui paraissaient invincibles; de l'autre, il rend le
courage à une ville et à une armée qu'il avait trouvées dans la
consternation et dans le désespoir.

[Note 249: Ὡς ἕν σοφὸν βοὑλευμα τὰς πολλὰς χεἵρας νικᾅν.

= C'est ainsi que Polybe a cité. Mais le passage de la tragédie
d'Antiope (maintenant perdu), cité par Stobée (_Serm._ LII), et par
Plutarque (_An seni gerenda sit Resp._ p. 790), est conçu de cette
manière:

     Σόφον γὰρ ἕν βοὑλευμα τὰς πολλὰς χέρας
     Νικᾅ σὺν ὂχλῳ δ' ἀμαθία πλέσν κακόν.

                                          --L.]

Voilà, remarque Polybe, l'usage qu'il faut faire de ses lectures; car, y
ayant deux voies de profiter et d'apprendre, l'une par sa propre
expérience, et l'autre par celle d'autrui, il est bien plus sage et plus
utile de s'instruire par les fautes des autres que par les siennes.

[Marge: App. de bel. punic. p. 2 et 3. Cic. lib. 3, de Off. num. 99 et
100; [Orat. in Pison. c. 19.] Aul. Gel. lib. 6, cap. 4. Senec. ep. 98.
AN. M. 3755 ROM. 499.] Je reviens à Régulus, pour achever ce qui le
regarde, dont il est fâcheux que nous ne trouvions plus rien dans
Polybe[250]. Après avoir été retenu quelques années en prison, il fut
envoyé à Rome pour y proposer l'échange des prisonniers. On lui avait
fait prêter serment de revenir en cas qu'il ne réussît point. Il exposa
au sénat le sujet de son voyage. Invité par la compagnie à dire son
avis, il répondit qu'il ne pouvait le faire comme sénateur, ayant perdu
cette qualité, aussi-bien que celle de citoyen romain, depuis qu'il
était tombé entre les mains des ennemis: mais il ne refusa pas de dire,
comme particulier, ce qu'il pensait. La conjoncture était délicate. Tout
le monde était touché du malheur d'un si grand homme. Il n'avait, dit
Cicéron, qu'à prononcer un mot pour recouvrer, avec sa liberté, ses
biens, ses dignités, sa femme, ses enfants, sa patrie; mais ce mot lui
paraissait contraire à l'honneur et au bien de l'état. Il déclara donc
nettement qu'on ne devait point songer à faire l'échange des
prisonniers: qu'un tel exemple aurait des suites funestes à la
république: que des citoyens qui avaient eu la lâcheté de livrer leurs
armes à l'ennemi étaient indignes de compassion, et incapables de servir
leur patrie: que, pour lui, à l'âge où il était, on ne devait compter sa
perte pour rien; au lieu qu'ils avaient entre leurs mains plusieurs
généraux carthaginois dans la vigueur de l'âge, et capables de rendre
encore à leur patrie de grands services pendant plusieurs années.
[Marge: Horat. l. 3, od. 5. [v. 13, seq.]] Ce ne fut point sans peine
que le sénat se rendit à un avis si généreux, et qui était sans exemple.
Cet illustre exilé partit donc de Rome pour retourner à Carthage, sans
être touché, ni de la vive douleur de ses amis, ni des larmes de sa
femme et de ses enfants; et cependant il n'ignorait pas à quels
supplices il était réservé. En effet, dès que les ennemis le virent de
retour sans avoir obtenu l'échange, il n'y eut point de tourments que
leur barbare cruauté ne lui fît souffrir. Ils le tenaient long-temps
resserré dans un noir cachot, d'où, après lui avoir coupé les paupières,
ils le faisaient sortir tout-à-coup pour l'exposer au soleil le plus vif
et le plus ardent. Ils l'enfermèrent ensuite dans une espèce de coffre
tout hérissé de pointes, qui ne lui laissaient aucun moment de repos ni
jour ni nuit. Enfin, après l'avoir ainsi long-temps tourmenté par une
cruelle insomnie, ils l'attachèrent à une croix, qui était un supplice
ordinaire chez les Carthaginois, et l'y firent périr. Telle fut la fin
de ce grand homme: en lui dérobant quelques jours ou quelques années de
vie, elle couvrit ses ennemis d'une honte éternelle.

[Note 250: Ce silence de Polybe est regardé de plusieurs savants
comme un préjugé contre une grande partie de ce qu'on rapporte de
Régulus, depuis sa prise.

= Voyez à ce sujet une excellente note de Paulmier de Grentesmenil
(_Exercit. in auct. Græc._ p. 151, sq.); il montre assez clairement que
le supplice de Régulus est un conte.--L.]

[Marge: Polyb. l. 1 pag. 37.] L'échec reçu en Afrique ne découragea
point les Romains. Ils firent de plus grands préparatifs que jamais pour
réparer cette perte, et mirent en mer, la campagne suivante, trois cent
soixante vaisseaux. Les Carthaginois allèrent à leur rencontre avec une
flotte de deux cents vaisseaux. Ils furent battus dans le combat qui se
donna à la vue de la Sicile, et perdirent cent quatorze vaisseaux, qui
furent pris par les Romains. Ceux-ci passèrent en Afrique pour y
recueillir le peu de soldats qui avaient échappé à la poursuite des
ennemis après la défaite de Régulus, et qui s'étaient défendus avec
beaucoup de courage dans Clypea, où on les avait assiégés inutilement.

On est encore ici étonné que les Romains, après une victoire si
considérable, et avec une flotte si nombreuse, viennent en Afrique
uniquement pour en tirer une petite garnison, au lieu qu'ils auraient pu
en tenter la conquête, que Régulus, avec beaucoup moins de troupes,
avait presque entièrement achevée.

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 38-40.] Les Romains, à leur retour, furent
accueillis d'une horrible tempête, qui fit périr presque toute leur
flotte. Le même malheur leur arriva encore l'année suivante. Ils se
consolèrent de cette double perte par le gain d'une bataille contre
Asdrubal, où ils prirent près de cent[Marge: Pag. 41 et 42.] quarante
éléphants[251]. Quand cette nouvelle fut portée à Rome, elle y répandit
une grande joie, non-seulement parce que la perte des éléphants avait
extrêmement diminué les forces de l'ennemi, mais sur-tout parce qu'elle
avait rendu le courage aux troupes de terre, qui, depuis la défaite de
Régulus, n'avaient osé tenter aucun combat, tant la crainte de ces
redoutables animaux avait saisi généralement tous les esprits. On crut
donc qu'il fallait faire de plus grands efforts que jamais pour mettre
fin, s'il se pouvait, à une guerre qui durait depuis quatorze ans. Les
deux consuls partirent avec une flotte de deux cents vaisseaux, et,
étant arrivés en Sicile, ils formèrent le hardi dessein d'attaquer
Lilybée. C'était la plus forte place qu'eussent les Carthaginois, dont
la perte devait entraîner après elle celle de tout ce qui leur restait
dans l'île, et laisser aux Romains un libre passage en Afrique.

[Note 251: Polybe ne parle que de dix éléphants pris avec leurs
conducteurs. Diodore de Sicile en porte le nombre à 60 (lib. XXIII,
_eclog._ xiv.)--L.]

[Marge: Pag. 44-50.] On conçoit aisément quelle fut l'ardeur de part et
d'autre, soit pour l'attaque, soit pour la défense. Imilcon commandait
dans la place: il avait dix mille hommes de troupes, sans compter les
habitants; et Annibal, fils d'Amilcar, lui en amena bientôt autant de
Carthage, ayant passé avec un courage intrépide au travers de la flotte
ennemie, et étant entré heureusement dans le port. Les Romains n'avaient
point perdu de temps. Ayant fait avancer leurs machines, ils abattirent
plusieurs tours à coups de bélier; et, gagnant tous les jours un nouveau
terrain, ils allaient toujours en avant, en sorte que les assiégés, se
trouvant fort serrés, commencèrent à craindre. Le commandant sentit bien
que l'unique moyen de sauver la ville était de mettre le feu aux
machines des assiégeants. Ayant donc disposé ses troupes pour cette
entreprise, il les fit sortir dès la pointe du jour, portant des
flambeaux à la main, avec des étoupes et toutes sortes de matières
combustibles, et attaqua en même temps toutes les machines. Les Romains
firent des efforts extraordinaires pour les repousser: le combat fut des
plus sanglants. Chacun, de part et d'autre, tenait ferme dans son poste,
et mourait plutôt que de le quitter. Enfin, après une longue résistance
et un furieux carnage, les assiégés sonnèrent la retraite, et laissèrent
les Romains maîtres de leurs ouvrages. Cette affaire finie, Annibal se
mit en mer pendant la nuit, et, dérobant sa marche, prit la route de
Drépane, où était Adherbal, chef des Carthaginois. Drépane est une place
avantageusement située, avec un beau port, à six-vingts stades[252] de
Lilybée, et que les Carthaginois eurent toujours fort à cœur de
conserver.

[Note 252: Six lieues. = Quatre lieues de 20 au degré.--L.]

Les Romains, animés par cet heureux succès, recommencèrent l'attaque
avec encore plus d'ardeur qu'auparavant, sans que les assiégés osassent
penser à faire une seconde tentative pour brûler les machines, tant la
première les avait rebutés par la perte qu'ils y avaient faite; mais, un
vent très-violent s'étant levé tout-à-coup, quelques soldats mercenaires
en donnèrent avis au commandant, lui représentant que c'était une
occasion tout-à-fait favorable pour mettre le feu aux machines des
assiégeants, d'autant plus que le vent donnait de leur côté, et ils
s'offrirent pour cette expédition: leur offre fut acceptée; on leur
fournit tout ce qui était nécessaire pour cette entreprise. En un moment
le feu prit à toutes les machines, sans qu'il fût possible aux Romains
d'y remédier, parce que, dans cet incendie qui était devenu presque
général en fort peu de temps, le vent portait dans leurs yeux les
étincelles et la fumée, et les empêchait de discerner où il fallait
appliquer le secours; au lieu que les autres voyaient clairement où ils
devaient porter leurs coups et jeter le feu. Cet accident fit perdre aux
Romains l'espérance de pouvoir emporter la place de vive force. Ils
changèrent donc le siége en blocus, entourèrent la ville par une bonne
contrevallation, et répandirent leur armée dans tous les environs,
résolus d'attendre du temps ce qu'ils se voyaient hors d'état d'exécuter
par une voie plus courte.

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 50.] Quand on apprit à Rome ce qui se passait
au siége de Lilybée, et qu'une partie des troupes y avait péri, cette
fâcheuse nouvelle, loin d'abattre les esprits, sembla renouveler
l'ardeur et le courage des citoyens. Chacun se hâtait de porter son nom
pour se faire enrôler. On leva en peu de temps une armée de dix mille
hommes, qui, ayant passé le détroit, alla par terre se joindre aux
assiégeants.

[Marge: Pag. 51. AN. M. 3756 ROM. 500.] En même temps le consul P.
Claudius Pulcher forma le dessein d'aller attaquer Adherbal dans
Drépane. Il se tenait comme sûr de le surprendre, parce qu'après la
perte que les Romains venaient de faire à Lilybée, l'ennemi ne pourrait
plus s'imaginer qu'ils songeassent à se mettre en mer. Sur cette
espérance il fait partir de nuit la flotte pour mieux couvrir son
dessein; mais il avait affaire à un chef actif et appliqué, dont il ne
put tromper la vigilance, et qui ne lui laissa pas à lui-même le temps
de ranger ses vaisseaux en bataille, mais l'attaqua vivement pendant que
la flotte était encore en désordre et en confusion. La victoire fut
complète du côté des Carthaginois; il ne s'échappa de la flotte romaine
que trente vaisseaux, qui, étant auprès du consul, prirent la fuite avec
lui, en se dégageant le mieux qu'ils purent le long du rivage: tout le
reste, au nombre de quatre-vingt-treize, tomba avec l'équipage en la
puissance des Carthaginois, à l'exception de quelques soldats qui
s'étaient sauvés du débris de leurs vaisseaux. Cette victoire fit chez
les Carthaginois autant d'honneur à la prudence et à la valeur
d'Adherbal, qu'elle couvrit de honte et d'ignominie le consul romain.

[Marge: Pag. 54-59.] Son collègue Junius ne fut ni plus prudent, ni plus
heureux que lui, et perdit par sa faute toute sa flotte. Cherchant à
couvrir son malheur par quelque exploit considérable, il ménagea des
intelligences secrètes dans Éryx[253], et se fit livrer la ville. Sur le
sommet de la montagne était le temple de Vénus Érycine, le plus beau
sans contredit et le plus riche de tous les temples de la Sicile. La
ville était située un peu au-dessous de ce sommet, et l'on n'y pouvait
monter que par un chemin très-long et très-escarpé. Junius plaça une
partie de ses troupes sur le sommet, et le reste au pied de la montagne,
et crut, après ces précautions, n'avoir rien à craindre; mais Amilcar,
surnommé _Barca_, père du fameux Annibal, trouva le moyen d'entrer dans
la ville, qui était entre les deux camps des ennemis, et de s'y établir.
De ce poste si avantageux il ne cessait de harceler les Romains, ce qui
dura pendant deux ans. On a peine à concevoir comment les Carthaginois
purent se défendre, attaqués comme ils étaient et d'en haut et d'en bas,
et ne pouvant recevoir de convois que par un seul endroit de mer dont
ils étaient maîtres. C'est par de tels coups, autant et peut-être plus
que par le gain d'une bataille, qu'on connaît l'habileté et la sage
hardiesse d'un commandant.

[Note 253: Ville et montagne de Sicile.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 59-62.] Cinq années se passèrent sans que, de
part et d'autre, il se fit rien de considérable. Les Romains avaient cru
qu'avec leurs seules troupes de terre ils pourraient terminer le siège
de Lilybée; mais, voyant qu'il traînait en longueur, ils revinrent à
leur premier plan, et firent des efforts extraordinaires pour armer une
nouvelle flotte. L'argent manquait au trésor public; le zèle des
particuliers y suppléa, tant l'amour de la patrie dominait dans les
esprits: chacun, selon ses forces, contribua à la dépense commune, et,
sur la foi publique, n'hésita point à faire les avances pour une
expédition d'où dépendaient la gloire et la sûreté de l'état. L'un
équipait seul un vaisseau à ses frais; d'autres se joignaient deux ou
trois ensemble pour en faire autant: en fort peu de temps il y en eut
deux cents de prêts. On en donna le commandement au [Marge: AN. M. 3763
ROM. 507.] consul Lutatius, qui, sans perdre de temps, se mit en mer. La
flotte ennemie s'était retirée en Afrique. Il s'empara donc sans peine
de tous les postes avantageux qui étaient aux environs de Lilybée; et,
comme il prévoyait qu'il en faudrait bientôt venir à un combat, il
n'oublia rien de tout ce qui pouvait en assurer le succès, et employa
tout le temps qui lui restait à exercer sur mer les soldats et les
matelots.

En effet, il apprit bientôt que la flotte ennemie approchait. Elle était
commandée par Hannon, qui aborda à une petite île nommée _Hiera_, qui
était vis-à-vis de Drépane. Son dessein était d'approcher d'Éryx avant
que d'être aperçu des Romains, pour y décharger ses vivres, y prendre un
renfort de troupes, et faire monter Barca sur sa flotte, afin que
celui-ci le secondât dans la bataille qui allait se donner. Mais le
consul, qui se douta bien de ce qu'il voulait faire, le prévint, et,
ayant ramassé tout ce qu'il avait de meilleures troupes, il s'avança
vers une petite île, voisine de l'autre, qu'on appelait _Éguse_[254]. Il
indiqua le combat pour le lendemain. Dès la pointe du jour il s'y
prépara. Malheureusement le vent était favorable aux ennemis. Il hésita
quelque temps s'il hasarderait la bataille; mais, voyant que la flotte
carthaginoise, quand on aurait déchargé les vivres, deviendrait plus
légère et plus propre pour l'action, et que d'ailleurs elle serait
considérablement fortifiée par les troupes et par la présence de Barca,
il prit son parti sur-le-champ, et, malgré le mauvais temps, il alla
attaquer l'ennemi. Le consul avait des troupes d'élite, de bons matelots
qui avaient été fort exercés, d'excellents vaisseaux construits sur le
modèle d'une galère qu'on avait prise quelque temps auparavant sur les
ennemis, et qui était la plus accomplie qu'on eût jamais vue en ce
genre. C'était tout le contraire du côté des Carthaginois. Comme, depuis
quelques années ils s'étaient vus seuls maîtres de la mer, et que les
Romains n'osaient paraître devant eux, ils les comptaient pour rien, et
se regardaient eux-mêmes comme invincibles. Au premier bruit du
mouvement que ceux-ci se donnèrent, Carthage avait mis en mer une flotte
équipée à la hâte, et où tout sentait la précipitation: soldats et
matelots, tous mercenaires, de nouvelle levée, sans expérience, sans
courage, sans zèle pour la patrie, comme sans intérêt pour la cause
commune. Il y parut bien dans le combat: ils ne purent pas soutenir la
première attaque. Cinquante de leurs vaisseaux furent coulés à fond, et
soixante-dix furent pris avec tout l'équipage. Le reste, à la faveur
d'un vent qui se leva fort à propos pour eux, se retira vers la petite
île d'où ils étaient partis. Le nombre des prisonniers passa dix mille.
Le consul s'avança aussitôt vers Lilybée, et joignit ses troupes à
celles des assiégeants.

[Note 254: On appelle aussi ces îles _Égates_.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 63.] Quand cette nouvelle fut portée à
Carthage, elle y causa d'autant plus de surprise et d'effroi, qu'on s'y
était moins attendu. Le sénat ne perdit point courage, mais il se voyait
absolument hors d'état de continuer la guerre. Les Romains tenant la
mer, il n'était plus possible d'envoyer ni vivres ni secours aux armées
de Sicile. Ils dépêchèrent donc au plus tôt vers Barca, qui y
commandait, et laissèrent à sa prudence de prendre tel parti qu'il
jugerait à propos. Tant qu'il avait vu quelque rayon d'espérance, il
avait fait tout ce qu'on pouvait attendre du courage le plus intrépide
et de la sagesse la plus consommée; mais, ne lui restant plus de
ressource, il députa vers le consul pour traiter de la paix: la
prudence, dit Polybe, consistant à savoir et résister et céder à propos.
Lutatius savait combien le peuple romain était las de cette guerre, qui
avait épuisé ses forces et ses finances, et il n'avait pas oublié les
malheureuses suites de la hauteur inexorable et imprudente de Régulus;
il ne se rendit donc point difficile, et dicta le traité suivant: _Il y
aura, si le peuple romain l'approuve, amitié entre Rome et Carthage, aux
conditions qui suivent: Les Carthaginois évacueront la Sicile; ils ne
feront point la guerre à Hiéron, et ne porteront point les armes contre
les_ _Syracusains ni contre leurs alliés; ils rendront aux Romains, sans
rançon, tous les prisonniers qu'ils ont faits sur eux; ils leur
paieront, dans l'espace de vingt ans, deux mille deux cents talents
euboïques d'argent_[255]. Il est bon de remarquer en passant la
simplicité, la précision, la clarté de ce traité, qui dit tant de choses
en si peu de mots, et qui règle en peu de lignes tous les intérêts de
deux puissants peuples et de leurs alliés sur terre et sur mer.

[Note 255: Cette somme monte à peu près à celle de six millions cent
quatre-vingt mille livres.

= Le talent euboïque, comme on le pense, est le même que le talent
attique; les 2200 talents euboïques valent environ 11,000,000 fr.--L.]

Quand on eut porté ces conditions à Rome, le peuple, ne les approuvant
point, envoya dix députés sur les lieux pour terminer l'affaire en
dernier ressort. Ils ne changèrent rien dans le fond du traité. [Marge:
Polyb. l. 3, pag. 182.] Ils abrégèrent seulement les termes du paiement,
en les réduisant à dix années, ajoutèrent mille talents à la somme qui
avait été marquée, qui seraient payés sur-le-champ, et exigèrent des
Carthaginois qu'ils sortiraient de toutes les îles qui sont entre
l'Italie et la Sicile. La Sardaigne n'y était pas comprise; mais elle
leur fut aussi enlevée par un autre traité qui se fit quelques années
après.

[Marge: AN. M. 3763 CARTH. 605. ROME. 507. AV. J.C. 241.] Ainsi fut
terminée une des plus longues guerres dont il soit parlé dans
l'histoire, puisqu'elle dura vingt-quatre ans entiers, sans
interruption. L'ardeur opiniâtre à disputer de l'empire fut égale de
part et d'autre: même fermeté, même grandeur d'ame, et dans les projets,
et dans l'exécution. Les Carthaginois l'emportaient par la science de la
marine, par l'habileté dans la construction des vaisseaux, par l'adresse
et la facilité avec laquelle ils faisaient les manœuvres, par
l'expérience des pilotes; par la connaissance des côtes, des plages, des
rades, des vents; par l'abondance des richesses capables de fournir à
toutes les dépenses d'une rude et longue guerre. Les Romains n'avaient
aucun de ces avantages; mais le courage, le zèle pour le bien public,
l'amour de la patrie, une noble émulation pour la gloire, leur tenaient
lieu de tout ce qui leur manquait d'ailleurs. On est étonné de les voir,
tout neufs et inexpérimentés qu'ils sont dans la marine, non-seulement
tenir tête à la nation du monde la plus habile et la plus puissante sur
mer, mais gagner contre elle plusieurs batailles navales. Nulles
difficultés, nuls malheurs, n'étaient capables de les décourager. Ils
n'auraient pas fait certainement la paix dans les mêmes circonstances où
nous venons de voir que les Carthaginois la demandèrent. Une seule
campagne malheureuse les abat; plusieurs n'ébranlèrent point les
Romains.

Pour les soldats, nulle comparaison entre ceux de Rome et ceux de
Carthage, les premiers l'emportant infiniment pour le courage. Parmi les
chefs, Amilcar, surnommé Barca, fut sans contredit celui de tous qui se
distingua le plus et par sa bravoure et par sa prudence.

GUERRE DE LIBYE, OU CONTRE LES MERCENAIRES.

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 65-89.] A la guerre que les Carthaginois
soutinrent contre les Romains, en succéda[256] immédiatement une autre
bien moins longue, mais infiniment plus dangereuse, qui se fit dans le
cœur même de l'état, et qui fut accompagnée d'une cruauté et d'une
barbarie dont on a vu peu d'exemples: c'est celle que les Carthaginois
eurent à soutenir contre les soldats mercenaires qui avaient servi sous
eux en Sicile, et qu'on appelle ordinairement la guerre d'Afrique ou de
Libye. Elle ne dura que trois ans et demi, mais elle fut bien sanglante.
Voici quelle en fut l'occasion.

[Note 256: La même année que finit la première guerre punique.]

[Marge: Polyb. l. 1, pag. 66.] Aussitôt après que le traité avec les
Romains eut été conclu, Amilcar, ayant conduit dans Lilybée les troupes
qui étaient à Éryx, déposa le commandement, et laissa à Giscon,
gouverneur de la place, le soin de faire passer les troupes en Afrique.
Celui-ci, comme s'il eût prévu ce qui devait arriver, ne les fit pas
partir toutes ensemble, mais les envoya par petits corps et par bandes,
afin que, les premiers venus étant payés de ce qui leur était dû pour
leur solde, on pût les renvoyer chez eux avant l'arrivée des autres.
Cette conduite marquait beaucoup de sagesse: mais à Carthage on n'en fit
pas tant paraître. Comme l'état était épuisé par les dépenses d'une
longue guerre et par la somme de près de trois millions qu'il avait
fallu payer comptant aux Romains en signant le traité de paix, on ne se
pressa pas de payer les troupes à mesure qu'elles arrivaient; mais on
crut devoir attendre les autres, dans l'espérance d'obtenir d'elles,
lorsqu'elles seraient toutes ensemble, une remise d'une partie de la
paie qui leur était due: et ce fut là une première faute.

On voit ici le génie d'un état composé de négociants, qui connaissent
tout le prix de l'argent, mais qui connaissent peu le mérite des
services de gens de guerre, qui marchandent le sang des troupes comme
tout le reste, et qui vont toujours au bon marché. Dans une telle
république, le besoin passé, nulle reconnaissance pour les secours qu'on
a reçus.

Ces soldats, qui entrèrent la plupart dans Carthage, étant accoutumés à
une grande licence, causèrent beaucoup de désordre dans la ville: de
sorte que, pour y remédier, on proposa à leurs chefs de les conduire
tous dans une petite ville voisine nommée Sicca, en leur fournissant de
quoi y subsister, jusqu'à ce que, le reste de leurs compagnons étant
arrivé, on payât toutes les troupes, et qu'on les renvoyât: seconde
faute.

Une troisième fut de ne pas vouloir leur permettre de laisser à Carthage
leurs bagages, leurs femmes et leurs enfants, comme ils le demandaient,
et qui auraient été de leur part comme autant d'ôtages, mais de les
forcer malgré eux de les emmener à Sicca.

Quand ils y furent tous assemblés, comme ils avaient beaucoup de loisir,
ils commencèrent à compter les paies qu'on leur devait, les faisant
monter beaucoup plus haut qu'elles ne devaient aller. Ils y ajoutaient
aussi les promesses magnifiques qu'on leur avait faites en différentes
occasions, quand on les exhortait à faire leur devoir; et ils
prétendaient les faire entrer en ligne de compte. Hannon, qui était
alors gouverneur de l'Afrique, et qu'on leur avait envoyé, leur proposa,
vu le mauvais état de la république et l'épuisement où elle se trouvait,
de faire quelque remise sur ce qui leur était dû, et de se contenter
qu'on leur en payât seulement une partie. Il est aisé de juger comment
cette proposition fut reçue. Ce ne furent que plaintes, que murmures,
que cris insolents et séditieux. Ces troupes étaient composées de
différentes nations, qui ne s'entendaient point les unes les autres, et
à qui il n'était pas possible de faire entendre raison quand une fois
elles étaient mutinées. Il y avait des Espagnols, des Gaulois, des
Liguriens, des habitants des îles Baléares, des Grecs, la plupart
transfuges ou esclaves, et sur-tout un fort grand nombre d'Africains.
Transportés de colère, ils partent sur-le-champ, marchent vers Carthage,
au nombre de plus de vingt mille, et vont camper à Tunis, qui n'était
pas fort loin de la ville.

Les Carthaginois reconnurent alors, mais trop tard, la faute qu'ils
avaient faite. Il n'y eut point de bassesse où ils ne descendissent pour
tâcher d'adoucir ces furieux, et point de perfidie que ceux-ci
n'employassent pour tirer d'eux de l'argent. Quand on leur avait accordé
un point, ils faisaient une nouvelle chicane et une nouvelle demande. La
paie était-elle réglée, quoiqu'on l'eût portée au-delà des conventions,
il fallait encore les dédommager des pertes qu'ils disaient avoir
faites, soit par la mort de leurs chevaux, soit par le prix excessif du
blé, qui leur avait coûté fort cher en certains temps, et leur donner
les récompenses qu'on leur avait promises. Comme rien ne finissait, les
Carthaginois les engagèrent avec assez de peine à s'en rapporter à
l'avis de quelqu'un des généraux qui avaient commandé en Sicile. Ils
choisirent Giscon, qui leur était fort agréable, et dont ils avaient
toujours été contents. Il leur parla d'une manière douce et insinuante,
les fit souvenir du longtemps qu'ils avaient servi sous les
Carthaginois, des sommes considérables qu'ils en avaient reçues, et leur
accorda presque toutes leurs demandes.

On était près de conclure le traité, lorsque deux séditieux remplirent
de tumulte tout le camp. L'un était Spendius, de Capoue[257], qui avait
été esclave à Rome, et était passé chez les ennemis. Il était d'une
grande taille, et d'une hardiesse encore plus grande. La crainte qu'il
avait de retomber entre les mains de son maître, qui n'aurait pas manqué
de le faire pendre, comme c'était la coutume, le porta à rompre
l'accord. Il était soutenu d'un second, nommé Mathos[258], qui avait
beaucoup contribué d'abord à faire soulever les troupes. Ils
représentèrent aux Africains que, dès que leurs compagnons seraient
retournés chez eux, se trouvant seuls dans leur pays, ils deviendraient
les victimes de la colère des Carthaginois, qui se vengeraient sur eux
de la révolte commune. Il n'en fallut pas davantage pour les faire
entrer en fureur: ils choisirent pour chefs Spendius et Mathos.
Quiconque entreprenait de leur faire des remontrances était mis à mort.
Ils courent à la tente de Giscon, pillent l'argent destiné pour le
paiement des troupes, l'entraînent lui-même en prison avec tous ceux de
sa suite, après les avoir traités avec la dernière indignité. Toutes les
villes d'Afrique, à qui ils avaient envoyé des députés pour les exhorter
à se mettre en liberté, se rangèrent de leur parti, excepté deux
seulement, Utique et Hippacra[259], dont sur-le-champ ils formèrent le
siége.

[Note 257: Polybe dit simplement qu'il était Campanien, Καμπανός.
Rollin a-t-il confondu ce mot avec Καπυανός, qui signifie _de
Capoue_?--L.]

[Note 258: Africain, né libre (Polyb.)--L.]

[Note 259: Le nom de _Hippacra_, Ίππάκρα, est formé par élision de
Ἲππου ἄκρα, _cap du cheval_. C'est le nom ancien de _Hippo-Diarrhytos_
ou _Zarytos_, appelée aussi _Hippône_, ville au N.O. de Carthage, sur
l'emplacement actuel de _Bona_ (SCHWEIGH. _ad Appian._ t. III, p.
480).--L.]

Jamais Carthage ne s'était vue dans un si grand danger. Les Carthaginois
tiraient leur subsistance chacun en particulier du revenu de leurs
terres, et les dépenses publiques des tributs que payait l'Afrique. Or
tout cela leur manquait en même temps, et se tournait même contre eux.
Ils se trouvaient sans armes, sans troupes ni de terre ni de mer, sans
aucun des préparatifs nécessaires, soit pour soutenir un siége, soit
pour équiper une flotte, et, ce qui mettait le comble à leur malheur,
sans aucune espérance de secours étranger de la part de leurs amis ou de
leurs alliés.

Ils pouvaient en un certain sens s'imputer à eux-mêmes l'abandonnement
où ils se voyaient réduits. Pendant la guerre précédente, ils avaient
traité avec une extrême dureté les peuples d'Afrique, exigeant d'eux des
tributs excessifs, ne faisant aucun quartier aux plus pauvres et aux
plus misérables, témoignant beaucoup d'estime, non pour ceux des
gouverneurs qui traitaient avec le plus de douceur les peuples, mais
pour ceux qui en tiraient de plus grosses sommes; et tel avait été
Hannon. Aussi ne fallut-il pas beaucoup d'efforts pour porter les
Africains à la révolte. Au premier signal elle éclata, et en un moment
devint générale. Les femmes, qui souvent avaient eu la douleur de voir
emmener en prison leurs maris et leurs pères faute de paiement, étaient
les plus animées, et elles se dépouillèrent avec joie de tous leurs
ornements pour fournir aux frais de la guerre; de sorte que les chefs de
la sédition, après avoir payé aux soldats tout ce qu'ils leur avaient
promis, se trouvèrent encore dans l'abondance: grand exemple, dit
Polybe, de la manière dont il faut traiter les peuples, en ne songeant
pas seulement au présent, mais en prévoyant l'avenir.

Dans quelque détresse que fussent alors les Carthaginois, ils ne
perdirent pas courage, et firent des efforts extraordinaires. Le
commandement de l'armée fut donné à Hannon.

On leva des troupes de terre et de mer, de pied et de cheval; on fit
prendre les armes à tous les citoyens capables de les porter; on fit
venir de tous côtés des mercenaires; on équipa tout ce qui restait de
vaisseaux à la république.

Les séditieux, de leur côté, ne montraient pas moins d'ardeur. Nous
avons déjà dit qu'ils avaient formé le siége des deux seules places qui
avaient refusé de se joindre à eux. Leur armée s'était grossie jusqu'au
nombre de soixante-dix mille hommes. Après en avoir fait des
détachements pour ces deux siéges, ils établirent leur camp à Tunis, et
jetaient la terreur, approchant fréquemment de ses murs, soit le jour,
soit la nuit.

Hannon s'était avancé au secours d'Utique, et y avait remporté un
avantage considérable, qui aurait pu être décisif, s'il en avait su
profiter; mais, étant entré dans la ville, et ne songeant qu'à s'y
divertir, les mercenaires, qui s'étaient retirés sur une hauteur voisine
couverte de bois, ayant appris ce qui se passait, survinrent tout d'un
coup, trouvèrent les soldats débandés de côté et d'autre, prirent et
pillèrent le camp, et profitèrent de tout ce qu'on avait apporté de
Carthage pour le secours des assiégés. Ce ne fut pas la seule faute
qu'il commit: et, dans de telles conjonctures, les choses sont bien plus
funestes. On mit donc à sa place Amilcar, surnommé _Barca_. Il répondit
à l'idée qu'on avait conçue de lui, et commença par faire lever aux
séditieux le siége d'Utique; puis il s'avança contre l'armée qui était
près de Carthage, en défit une partie, et s'empara de presque tous les
postes avantageux qu'elle occupait. Ces heureux succès ranimèrent le
courage des Carthaginois.

L'arrivée d'un jeune seigneur numide, nommé Naravase, qui, par estime
pour la personne et le mérite de Barca, vint se joindre à lui avec deux
mille Numides, lui fut d'un grand secours. Encouragé par ce renfort, il
attaqua les séditieux, qui le tenaient resserré dans un vallon, en tua
dix mille, et en fit quatre mille prisonniers. Le jeune Numide se
distingua fort dans ce combat. Barca reçut dans ses troupes ceux des
prisonniers qui voulurent s'y enrôler, et laissa aux autres la liberté
d'aller où ils voudraient, à condition qu'ils ne porteraient jamais les
armes contre les Carthaginois, faute de quoi, s'ils étaient jamais pris,
ils seraient punis du dernier supplice. Cette conduite fait voir la
sagesse de ce général: il jugea que cet expédient était plus utile
qu'une sévérité outrée. En effet, lorsqu'il s'agit d'une multitude
mutinée, dont la plupart ont été entraînés par les plus échauffés, ou
arrêtés par la crainte des plus furieux, la clémence réussit presque
toujours.

Spendius, le chef des révoltés, craignit que cette douceur affectée de
Barca ne lui fît perdre beaucoup de ses gens; il crut donc devoir, par
quelque coup éclatant, leur ôter toute pensée et toute espérance de
rentrer en grâce avec l'ennemi. Dans cette vue, après leur avoir lu des
lettres supposées, où on lui donnait avis d'une trahison secrète
concertée entre quelques-uns de leurs camarades et Giscon, pour le
sauver de la prison où il était retenu depuis assez de temps, il leur
fit prendre la barbare résolution de le massacrer lui et tous les autres
prisonniers; et quiconque osait proposer seulement un parti plus doux
était sur-le-champ immolé à leur fureur. On tire donc de la prison ce
chef infortuné, avec sept cents prisonniers qui y étaient enfermés avec
lui, et on les fait venir à la tête du camp. Giscon est exécuté le
premier, et tous les autres de suite. On leur coupe les mains, on leur
brise les cuisses, on les enfouit tout vivants dans une fosse. Les
Carthaginois envoyèrent demander leurs corps pour leur rendre les
derniers devoirs: on les leur refusa, et on leur déclara que, si
désormais, on envoyait encore quelque héraut ou quelque député, il
souffrirait le même supplice. En effet, sur-le-champ il fut arrêté, par
un consentement général, que tout Carthaginois qui tomberait entre leurs
mains serait traité de la sorte; et, pour les alliés, qu'ils seraient
renvoyés après qu'on leur aurait coupé les mains: et cela fut
ponctuellement exécuté dans la suite.

Dans le temps que les Carthaginois commençaient, ce semble, à respirer,
plusieurs accidents fâcheux les replongèrent dans un nouveau danger. La
division se mit parmi leurs chefs; une tempête fit périr les vivres
qu'on leur apportait par mer, et dont ils avaient un extrême besoin.
Mais ce qui leur fut le plus sensible, fut la défection subite des deux
seules villes qui leur étaient demeurées fidèles, et qui, dans tous les
temps, avaient eu un attachement inviolable à la république: c'étaient
Utique et Hippacra. Ces villes tout d'un coup, sans aucune raison, sans
même aucun prétexte, passèrent du côté des révoltés, et, transportées
comme eux de fureur et de rage, commencèrent par égorger le commandant
et la garnison qui étaient venus à leur secours, et portèrent
l'inhumanité jusqu'à refuser leurs corps morts aux Carthaginois qui les
redemandaient.

Les séditieux, animés par ces heureux succès, allèrent mettre le siége
devant Carthage; mais ils furent bientôt obligés de le lever: ils ne
laissèrent pas de continuer la guerre. Ayant ramassé toutes leurs
troupes et celles de leurs alliés, au nombre de plus de cinquante mille
hommes, ils côtoyaient l'armée d'Amilcar, observant de se tenir toujours
sur les hauteurs et d'éviter les plaines, où l'ennemi avait trop
d'avantage à cause de sa cavalerie et des éléphants. Amilcar, plus
habile qu'eux dans le métier de la guerre, ne leur donnait aucune prise
sur lui, profitait de toutes leurs fautes, leur enlevait souvent des
quartiers, pour peu que leurs gens s'écartassent, et les harcelait en
mille manières; et tous ceux qui tombaient entre ses mains étaient
exposés aux bêtes. Enfin il les surprit lorsqu'ils s'y attendaient le
moins, et les enferma dans un poste d'où il leur fut impossible de se
retirer. N'osant hasarder le combat, et ne pouvant pas prendre la fuite,
ils se mirent à fortifier leur camp, et à l'environner de fossés et de
retranchements. Mais un ennemi intérieur et bien plus formidable les
pressait vivement: c'était la faim, qui fut telle, qu'ils en vinrent à
se manger les uns les autres; la divine providence, dit Polybe, vengeant
ainsi la barbare inhumanité dont ils avaient usé à l'égard des autres.
Aucune ressource ne leur restait. Ils savaient à quels supplices ils
étaient destinés, s'ils tombaient vifs entre les mains de l'ennemi.
Après les cruautés qu'ils avaient commises, il ne leur venait pas même
dans l'esprit de parler de paix et d'accommodement. Ils avaient envoyé
vers leurs troupes qui étaient restées à Tunis, pour demander du
secours, mais inutilement. La famine cependant augmentait tous les
jours: ils avaient commencé par manger les prisonniers, puis les
esclaves; enfin, il ne leur restait plus que leurs concitoyens. Alors
les chefs, ne pouvant plus soutenir les plaintes et les cris de la
multitude qui menaçait de les égorger, s'ils ne se rendaient, allèrent
eux-mêmes trouver Amilcar, dont ils avaient obtenu un sauf-conduit. Les
conditions du traité furent que les Carthaginois prendraient à leur
choix dix personnes parmi les révoltés, pour les traiter comme il leur
plairait, et que les autres seraient renvoyés chacun avec un seul habit.
Quand le traité fut signé, ces chefs eux-mêmes furent arrêtés, et
demeurèrent entre les mains des Carthaginois, qui montrèrent clairement
dans cette occasion qu'ils ne se piquaient pas beaucoup de bonne foi.
Les révoltés, ayant appris qu'on avait arrêté leurs chefs, ne sachant
rien de la convention qu'on avait faite, et soupçonnant qu'on les avait
trahis, prirent les armes: mais Amilcar les ayant enveloppés de toutes
parts, et ayant fait avancer contre eux les éléphants, ils furent tous
écrasés ou égorgés au nombre de plus de quarante mille.

L'effet de cette victoire fut la réduction de presque toutes les villes
d'Afrique, qui rentrèrent aussitôt dans leur devoir. Amilcar, sans
perdre de temps, marcha contre Tunis, qui, depuis le commencement de la
guerre, avait servi de retraite aux révoltés, et avait été leur place
d'armes. Il l'environna d'un côté, pendant qu'Annibal, qui commandait
avec lui, l'assiégeait de l'autre: puis, s'approchant des murs, et
faisant élever des potences, il y attacha et fit mourir Spendius, chef
des révoltés, et ceux qu'on avait arrêtés avec lui. Mathos, l'autre
chef, qui commandait dans la place, vit par là ce qui lui était préparé,
et il en devint encore plus attentif à se bien défendre. S'apercevant
qu'Annibal, comme sûr de la victoire, agissait en tout fort
négligemment, il fait une sortie, attaque ses retranchements, tue un
grand nombre de Carthaginois, en fait plusieurs prisonniers, et entre
autres Annibal leur chef, et se rend maître de tout le bagage: puis,
détachant de la potence Spendius, il fait mettre à sa place Annibal,
après lui avoir fait souffrir des tourments inouïs, et immole autour du
corps de l'autre trente des plus considérables citoyens de Carthage,
comme autant de victimes de sa vengeance. Il semble qu'entre les deux
partis il y avait une espèce de défi à qui ferait paraître plus de
cruauté.

Barca, qui pour-lors était éloigné de son camp, n'avait appris que fort
tard le danger de son collègue; et d'ailleurs il était hors d'état de
courir promptement à son secours, parce que le chemin qui séparait les
deux camps était impraticable. Ce fâcheux accident causa une grande
consternation dans Carthage. On a pu remarquer, dans tout le cours de
cette guerre, une alternative continuelle de prospérités et
d'adversités, de confiance et d'alarme, de joie et de douleur: tant les
événements, de part et d'autre, ont été variés et peu constants.

On crut dans Carthage devoir faire un dernier effort; on arma tout ce
qui restait de jeunesse capable de servir. On envoya Hannon pour
collègue à Amilcar, et on députa en même temps trente sénateurs pour
conjurer, au nom de la république, ces deux chefs, qui jusque-là avaient
été brouillés ensemble, d'oublier les querelles passées, et de sacrifier
leurs ressentiments au bien de l'état. Ils le firent sur-le-champ,
s'embrassèrent mutuellement, et se réconcilièrent sincèrement et de
bonne foi.

Depuis ce temps-là tout réussit du côté des Carthaginois; et Mathos,
qui, dans toutes les entreprises qu'il avait tentées, avait toujours eu
du dessous, crut enfin devoir hasarder une bataille: c'est ce qu'on
souhaitait le plus. De part et d'autre chacun exhorta ses troupes comme
pour une action qui allait décider pour toujours de leur sort: on en
vint aux mains. La victoire ne fut pas long-temps disputée; les révoltés
cédèrent bientôt. Presque tous les Africains furent tués: le reste se
rendit. Mathos fut pris en vie et conduit à Carthage. Toute l'Afrique
aussitôt rentra dans l'obéissance, excepté les deux villes perfides qui
s'étaient révoltées en dernier lieu; mais elles furent bientôt obligées
de se rendre à discrétion.

Alors l'armée victorieuse revint à Carthage, et y fut reçue avec les
cris de joie et les applaudissements de toute la ville. Mathos et les
siens, après avoir servi d'ornement au triomphe, furent menés au
supplice, et terminèrent, par une mort également honteuse et
douloureuse, une vie souillée par les trahisons les plus noires et par
les cruautés les plus barbares. Ainsi finit la guerre contre les
mercenaires, après avoir duré trois ans et quatre mois. Elle fournit,
dit Polybe, une grande instruction à tous les peuples, et leur apprend à
ne pas employer dans les armées un plus grand nombre d'étrangers que de
citoyens, et à ne pas se reposer de la défense de l'état sur des troupes
qui n'y sont attachées ni par l'affection ni par l'intérêt.

J'ai différé exprès jusqu'ici à parler de ce qui se passa en Sardaigne
dans le même temps, et qui fut comme une dépendance et une suite de la
guerre que les Carthaginois soutinrent en Afrique contre les
mercenaires. On y vit les mêmes secousses de révolte et les mêmes excès
de cruauté, comme si un vent de discorde et de fureur eût soufflé
d'Afrique en Sardaigne.

Dès qu'on y apprit ce qu'avaient fait Spendius et Mathos, les
mercenaires qui étaient dans cette île secouèrent, à leur exemple, le
joug de l'obéissance. Ils commencèrent par égorger Bostar, leur
commandant, et tout ce qu'il y avait de Carthaginois avec lui. On avait
envoyé à sa place un autre général: toutes les troupes qu'il avait
amenées se rangèrent du côté des séditieux, le mirent lui-même en croix;
et dans toute l'étendue de l'île on fit main-basse sur les Carthaginois,
en leur faisant souffrir des tourments inouïs. Ayant attaqué toutes les
places l'une après l'autre, ils se rendirent en peu de temps maîtres de
tout le pays: mais, la division s'étant mise entre eux et les habitants
de l'île, les mercenaires en furent entièrement chassés, et se
réfugièrent en Italie. C'est ainsi que les Carthaginois perdirent la
Sardaigne, île d'une grande importance par son étendue, par sa
fertilité, et par le grand nombre de ses habitants.

Les Romains, depuis leur traité avec les Carthaginois, s'étaient
toujours conduits à leur égard avec beaucoup de justice et de
modération. Une querelle passagère au sujet de quelques marchands
romains qu'on avait arrêtés à Carthage, parce qu'ils portaient des
vivres aux ennemis, les avait brouillés; mais les Carthaginois, à la
première demande, leur ayant renvoyé leurs citoyens, les Romains, qui se
piquaient en tout de générosité et de justice, leur avaient rendu leur
première amitié, les avaient servis en tout ce qui dépendait d'eux,
avaient défendu à leurs marchands de porter des vivres ailleurs que chez
les Carthaginois, et avaient même refusé pour-lors de prêter l'oreille
aux propositions que leur faisaient les révoltés de Sardaigne, qui les
invitaient à venir s'emparer de l'île.

Mais dans la suite ils ne furent pas si délicats; et il serait difficile
d'appliquer ici le témoignage avantageux que César rend à leur bonne foi
dans Salluste. «[260]Quoique dans toutes les guerres d'Afrique, dit-il,
les Carthaginois eussent fait quantité d'actions de mauvaise foi pendant
la paix et pendant la trève, les Romains n'en usèrent jamais de la sorte
à leur égard, plus attentifs à ce qu'exigeait d'eux leur gloire qu'à ce
que la justice leur permettait contre leurs ennemis.»

[Note 260: «Bellis punicis omnibus, quum sæpè Carthaginienses et in
pace et per inducias multa nefanda facinora fecissent, nunquam ipsi per
occasionem talia fecère: magis quod se dignum foret, quam quod in illos
jure fieri posset, quærebant.» (SALLUST, _in bello Catilin_.)]

[Marge: AN. M. 3767 CARTH. 609. ROM. 511. AV. J.C. 237.] Les
mercenaires, qui s'étaient retirés, comme nous l'avons dit, en Italie,
déterminèrent enfin les Romains à passer dans la Sardaigne pour s'en
rendre maîtres. Les Carthaginois l'apprirent avec douleur, prétendant
que la Sardaigne leur appartenait à bien plus juste titre qu'aux
Romains. Ils se mirent donc en état de tirer une prompte et juste
vengeance de ceux qui avaient fait soulever l'île contre eux: mais les
Romains, sous prétexte que ces préparatifs se faisaient contre eux, et
non contre les peuples de Sardaigne, leur déclarèrent la guerre. Les
Carthaginois, épuisés en toutes manières, et qui, à peine, commençaient
à respirer, n'étaient point en état de la soutenir. Il fallut donc
s'accommoder au temps, et céder au plus fort. On fit un nouveau traité,
par lequel ils abandonnaient la [Marge: Polyb. l. III, cap. 1, 27, § 7.]
Sardaigne aux Romains, et s'obligeaient à leur payer de nouveau douze
cents talents[261], pour se rédimer de la guerre qu'on voulait leur
faire; et c'est cette injustice de la part des Romains qui fut la
véritable cause de la seconde guerre punique, comme nous le dirons dans
la suite.

[Note 261: Douze cent mille écus. = 6,600,000 francs.--L.]

SECONDE GUERRE PUNIQUE.

La seconde guerre punique que j'entreprends de traiter est une des plus
mémorables dont il soit parlé dans l'histoire, et des plus dignes de
l'attention d'un lecteur curieux, soit par la hardiesse des entreprises,
[Marge: Liv lib. 21 n. 1.] et par la sagesse des mesures dans
l'exécution; soit par l'opiniâtreté des efforts des deux peuples rivaux,
et par la promptitude des ressources dans leurs plus grands revers; soit
par la variété des événements inopinés, et par l'incertitude de l'issue
d'une longue et cruelle guerre; soit enfin par la réunion des plus beaux
modèles en tout genre de mérite, et des leçons les plus instructives que
puisse donner l'histoire, tant pour la guerre que pour la politique et
l'art de gouverner. Jamais villes ou nations plus puissantes, ou du
moins plus belliqueuses, ne combattirent ensemble; et jamais celles dont
il s'agit ici ne s'étaient vues dans un plus haut degré de puissance et
de gloire. Rome et Carthage étaient alors, sans contredit, les deux
premières villes du monde. Ayant déjà mesuré leurs forces dans la
première guerre punique, et fait essai de leur habileté dans l'art de
combattre, elles se connaissaient parfaitement de part et d'autre. Dans
cette seconde guerre, le sort des armes fut tellement balancé, et les
succès si mêlés de vicissitudes et de variétés, que le parti qui
triompha fut celui qui s'était trouvé le plus près du danger de périr.
Quelque grandes que fussent les forces des deux peuples, on peut presque
dire que leur haine mutuelle l'était encore plus: les Romains, d'un
côté, ne pouvant voir sans indignation que les vaincus osassent les
attaquer; et les Carthaginois, de l'autre, étant irrités à l'excès de la
manière également dure et avare dont ils prétendaient que le vainqueur
en avait usé à leur égard.

Le plan que je me suis proposé ne me permet pas d'entrer dans un détail
exact de cette guerre, qui eut pour théâtre l'Italie, la Sicile,
l'Espagne, l'Afrique, et qui a plus de rapport encore à l'histoire
romaine qu'à celle que je traite ici. Je m'arrêterai donc principalement
à ce qui regarde les Carthaginois, et je m'appliquerai sur-tout à faire
connaître, autant qu'il me sera possible, le génie et le caractère
d'Annibal, le plus grand homme de guerre qui ait peut-être jamais été
chez les anciens.

_Causes éloignées et prochaines de la seconde guerre punique._

Avant que de parler de la déclaration de la guerre entre les Romains et
les Carthaginois, je crois devoir en exposer les véritables causes, et
marquer comment cette rupture entre les deux peuples se prépara de loin.

[Marge: Lib. 3, p. 162-168.] Ce serait se tromper grossièrement, dit
Polybe, que de regarder la prise de Sagonte par Annibal comme la
véritable cause de la seconde guerre punique. Le regret qu'eurent les
Carthaginois d'avoir cédé trop facilement la Sicile par le traité qui
termina la première guerre punique; l'injustice et la violence des
Romains, qui profitèrent des troubles excités dans l'Afrique pour
enlever encore la Sardaigne aux Carthaginois, et pour leur imposer un
nouveau tribut; les heureux succès et les conquêtes de ces derniers dans
l'Espagne: voilà qu'elles furent les véritables causes de la rupture du
traité[262], comme Tite-Live, suivant en cela le plan de Polybe,
l'insinue en peu de mots dès le commencement de son histoire de la
seconde guerre punique.

[Note 262: «Angebant ingentis spiritûs virum Sicilia Sardiniaque
amissæ: nam et Siciliam nimis celeri desperatione rerum concessam; et
Sardiniam inter motum Africæ fraude Romanorum, stipendio etiam
superimposito, interceptam.» (LIV. lib. 21, n. 1.)]

En effet Amilcar, surnommé _Barca_, souffrait avec peine le dernier
traité que le malheur des temps avait obligé les Carthaginois
d'accepter; et il songea à prendre de loin de justes mesures pour se
mettre en état de le rompre à la première occasion favorable.

[Marge 1: Polyb. l. 2, pag. 90.] Dès que les troubles d'Afrique furent
apaisés, il fut chargé d'une expédition contre les Numides; et, après y
avoir donné de nouvelles preuves de son habileté et de son courage, il
mérita qu'on lui confiât le commandement de l'armée qui devait agir en
Espagne. Annibal, son fils, qui n'avait alors que neuf ans, demanda avec
empressement de l'y suivre, et employa pour cela les caresses ordinaires
à cet âge, langage puissant sur l'esprit d'un père qui aimait tendrement
son fils. [Marge 2: Id. lib. 3. pag. 167. Liv. lib. 21, n. 1.] Amilcar
ne put donc lui refuser cette grâce; et, après lui avoir fait prêter
serment sur les autels qu'il se déclarerait l'ennemi des Romains dès
qu'il le pourrait, il l'emmena avec lui.

Amilcar avait toutes les qualités d'un grand général, joignant des
manières douces et insinuantes à un courage invincible et à une prudence
consommée. Il soumit en peu de temps la plupart des peuples d'Espagne,
soit par la force des armes, soit par les charmes de sa douceur; et,
après y avoir commandé pendant neuf ans, il fit une fin digne de lui, en
mourant glorieusement dans une bataille[263] pour le service de sa
patrie.

[Note 263: Contre les Vectons, peuple d'Espagne (NEPOS, _in Hamilc._
c. IV, § 2).--L.]

[Marge: Polyb. l. 2, pag. 101. AN. M. 3776 ROM. 520.] Les Carthaginois
nommèrent à sa place Adrusbal, son gendre. Celui-ci, pour s'assurer du
pays, bâtit une ville, que l'avantage de sa situation, la commodité de
ses ports, ses fortifications, l'abondance de ses richesses procurée par
la facilité du commerce, rendirent une des plus considérables villes du
monde: il l'appela Carthage-la-Neuve, et nous l'appelons aujourd'hui
Carthagène.

A toutes les démarches de ces deux grands généraux, il était aisé de
voir qu'ils avaient en tête un grand dessein qu'ils ne perdaient point
de vue, et pour l'exécution duquel ils préparaient tout de loin. Les
Romains s'en aperçurent bien, et ils se reprochèrent à eux-mêmes la
lenteur et l'engourdissement qui les avaient tenus comme endormis
pendant que l'ennemi faisait en Espagne de rapides progrès, qui
pourraient un jour tourner contre eux. L'attaquer de force, et lui
arracher ses conquêtes, aurait bien été de leur goût; mais la crainte
d'un autre ennemi non moins formidable, qu'ils appréhendaient de voir au
premier jour à leurs portes (c'étaient les Gaulois), ne leur permettait
pas d'éclater. Ils employèrent donc la voie des négociations, et
conclurent un traité avec Asdrubal, dans lequel, sans s'expliquer sur le
reste de l'Espagne, on se contentait de marquer que les Carthaginois ne
pourraient point s'avancer au-delà de l'Èbre.

[Marge: Polyb. l. 2, pag. 123. Liv. lib. 21, n. 2.] Asdrubal cependant
poussait toujours ses conquêtes, mais en se tenant dans les bornes dont
on était convenu; et, s'attachant à gagner les principaux du pays par
ses manières honnêtes et engageantes, il avançait encore plus les
affaires de Carthage par la voie de la persuasion que par celle de la
force ouverte. Mais malheureusement, après avoir gouverné l'Espagne
pendant huit ans, il fut tué en trahison par un Gaulois, qui se vengea
ainsi de quelque mécontentement particulier qu'il en avait reçu.

[Marge: Liv. lib. 21, n. 3 et 4. AN. M. 3783 ROM. 530.] Trois ans avant
sa mort, il avait écrit à Carthage pour demander qu'on lui envoyât
Annibal, qui était alors âgé de vingt-deux ans. La chose souffrit
quelque difficulté. Le sénat était partagé par deux puissantes factions,
qui, dès le temps d'Amilcar, avaient déjà commencé à suivre des vues
opposées dans la conduite des affaires de l'état. L'une avait pour chef
Hannon, à qui sa naissance, son mérite et son zèle pour le bien de
l'état, donnaient une grande autorité dans les délibérations publiques;
et elle était d'avis en toute occasion de préférer une paix sûre, et qui
conservait toutes les conquêtes d'Espagne, aux événements incertains
d'une guerre onéreuse, qu'elle prévoyait devoir un jour se terminer par
la ruine de la patrie. L'autre faction, qu'on appelait la faction
_Barcine_, parce qu'elle soutenait les intérêts de Barca et de ceux de
sa famille, avait ajouté à l'ancien crédit qu'elle avait dans la ville
la réputation que les exploits signalés d'Amilcar et d'Asdrubal lui
avaient donnée, et elle était ouvertement déclarée pour la guerre. Quand
il s'agit donc de délibérer dans le sénat sur la demande d'Asdrubal,
Hannon représenta qu'il était dangereux d'envoyer de si bonne heure à
l'armée un jeune homme qui avait déjà toute la fierté et le caractère
impérieux de son père, et qui, par cette raison, avait un besoin
particulier d'être retenu longtemps sous les yeux des magistrats et sous
le pouvoir des lois, pour apprendre à obéir, et à ne pas se croire
supérieur à tous les autres. Il finit en disant qu'il craignait que
cette étincelle, qui commençait à s'allumer, n'excitât un jour un grand
incendie. Ses remontrances furent vaines; la faction Barcine l'emporta,
et Annibal partit pour l'Espagne.

Dès qu'il y fut arrivé, il attira sur lui les regards de toute l'armée,
et l'on crut voir revivre en lui Amilcar son père. C'était le même feu
dans les yeux, la même vigueur martiale dans l'air du visage, les mêmes
traits et les mêmes manières; mais ses qualités personnelles le firent
encore plus estimer. Il ne lui manquait presque rien de ce qui forme les
grands hommes: patience invincible dans le travail, sobriété étonnante
dans le vivre, courage intrépide dans les plus grands dangers, présence
d'esprit admirable dans le feu même de l'action, et, ce qui est
surprenant, un génie souple, également propre à obéir et à commander; en
sorte qu'on ne pouvait dire de qui il était plus aimé, des troupes ou du
général: il servit trois campagnes sous Asdrubal.

[Sidenote: Polyb. l. 3, p. 168-169.] Quand celui-ci fut mort, les
suffrages de l'armée et [Marge: Liv. lib. 21, n. 3-5. AN. M. 3784 CARTH.
626. ROM. 528.] ceux du peuple se réunirent pour mettre Annibal à sa
place. Je ne sais même si pour-lors, ou environ dans ce temps, la
république, pour lui donner plus de crédit et d'autorité, ne le nomma
pas suffète, qui était la première dignité de l'état, et que l'on
conférait quelquefois aux généraux. C'est Cornélius Népos qui nous
apprend[Marge: In vita Annib. c. 7.] cette particularité, lorsque,
parlant de la préture qui fut donnée au même Annibal après son retour à
Carthage, et la conclusion de la paix, il dit que ce fut vingt-deux ans
depuis qu'il avait été nommé roi: «_Hic, ut rediit, prætor factus est,
postquàm rex fuerat anno secundo et vigesimo._»

Dès le moment qu'il eut été nommé général, comme si l'Italie lui fût
échue en partage, et qu'il fût déjà chargé de porter la guerre contre
Rome, il tourna secrètement toutes ses vues de ce côté-là, et ne perdit
point de temps, pour n'être point prévenu par la mort comme l'avaient
été son père et son beau-frère. Il prit en Espagne plusieurs villes de
force, et subjugua plusieurs peuples; et, quoique l'armée ennemie,
composée de plus de cent mille hommes, passât de beaucoup la sienne, il
sut choisir si bien son temps et ses postes, qu'il la défit et la mit en
déroute. Après cette victoire, rien ne lui résista. Cependant il ne
toucha point encore à Sagonte[264], évitant avec soin de donner aux
Romains aucune occasion de lui déclarer la guerre avant qu'il eût pris
toutes les mesures qu'il jugeait nécessaires pour une si grande
entreprise: et en cela il suivait le conseil que lui avait donné son
père. Il s'appliqua sur-tout[265] à gagner le cœur des citoyens et
[Marge: Polyb. l. 3, p. 170-173. Liv. lib. 21, n. 6-15.] des alliés, et
à s'attirer leur confiance en leur faisant part avec largesse du butin
qu'il prenait sur l'ennemi, en leur payant exactement tout ce qui leur
était dû de leur solde pour le passé: précaution sage, et qui ne manque
jamais de produire son effet dans le temps.

[Note 264: Cette ville était située en-deçà de l'Èbre, par rapport
aux Carthaginois, assez près de l'embouchure de cette rivière, dans le
pays où il était permis aux Carthaginois de porter leurs armes; mais
Sagonte, comme alliée des Romains, était, en vertu de ce titre, exceptée
par le traité.

= La ville de Sagonte, à 25 lieues au S. de l'embouchure de l'Èbre, est
appelée en latin _Saguntum_, en grec Ζάκανθα, nom dans lequel se
conserve presque intact celui de Ζάκυνθος, _Zacynthe_, dont cette ville
était une colonie.--L.]

[Note 265: «Ibi largè partiendo prædam, stipendia præterita cum fide
exsolvendo, cunctos civium sociorumque animos in se firmavit.» (LIV.
lib. 21, n. 5.)]

Les Sagontins, de leur côté, sentant bien le danger dont ils étaient
menacés, firent savoir aux Romains combien Annibal avançait ses
conquêtes. Ceux-ci nommèrent des députés pour aller s'informer par
eux-mêmes, sur les lieux, de l'état présent des affaires, avec ordre de
porter leurs plaintes à Annibal, en cas qu'ils le jugeassent à propos,
et, supposé qu'il ne leur donnât point satisfaction, d'aller à Carthage
pour le même sujet.

Cependant Annibal forma le siége de Sagonte, prévoyant de grands
avantages dans la prise de cette ville. Il comptait que par là il
ôterait toute espérance aux Romains de faire la guerre dans l'Espagne;
que cette nouvelle conquête assurerait toutes celles qu'il y avait déjà
faites; que, ne laissant point d'ennemis derrière lui, sa marche en
serait plus sûre et plus tranquille; qu'il amasserait là de l'argent
pour l'exécution de ses desseins; que le butin que les soldats en
remporteraient les rendrait plus vifs et plus ardents à le suivre;
qu'enfin, avec les dépouilles qu'il enverrait à Carthage, il se
gagnerait la bienveillance des citoyens. Animé par ces grands motifs, il
n'épargnait rien pour presser le siége; il donnait lui-même l'exemple
aux troupes, se trouvant à tous les travaux, et s'exposant aux plus
grands dangers.

On apprit bientôt à Rome que Sagonte était assiégée. Au lieu de voler à
son secours, on perdit encore le temps en vaines délibérations, et en
députations qui ne le furent pas moins. Annibal fit savoir à ceux qui le
venaient trouver de la part des Romains qu'il n'avait pas le temps de
les entendre. Les députés se rendirent donc à Carthage, où ils ne furent
pas mieux reçus, la faction Barcine l'ayant emporté sur les plaintes des
Romains et sur les remontrances d'Hannon.

[Marge: [Polyb. III, c. 17, § 10. Diod. sic. XXV, ecl. v. Appian bell.
Hispan. c. 12.]] Pendant tous ces voyages et toutes ces délibérations,
le siége continuait avec beaucoup d'ardeur. Les Sagontins étaient
réduits à la dernière extrémité, et manquaient de tout. On parla
d'accommodement; mais les conditions qu'on leur proposait leur parurent
si dures, qu'ils ne purent se résoudre à les accepter. Avant que de
rendre une dernière réponse, les principaux des sénateurs, ayant porté
dans la place publique tout leur or et leur argent, et celui qui
appartenait en commun à l'état, le jetèrent dans le feu qu'ils avaient
fait allumer pour cet effet, et s'y précipitèrent eux-mêmes. Dans le
même temps, une tour que les béliers frappaient depuis long-temps étant
tombée tout-à-coup avec un bruit épouvantable, les Carthaginois
entrèrent dans la ville par la brèche, s'en rendirent maîtres en peu de
temps, et égorgèrent tous ceux qui étaient en âge de porter les armes.
Malgré l'incendie, le butin fut fort grand. Annibal ne se réservait rien
des richesses que lui procuraient ses victoires, mais les appliquait
uniquement au succès de ses entreprises. Aussi Polybe remarque-t-il que
la prise de Sagonte lui servit à réveiller l'ardeur du soldat par la vue
du riche butin qu'il venait de faire, et par l'espérance de celui qu'il
se promettait pour l'avenir; et à achever de gagner les principaux de
Carthage, par les présents qu'il leur fit des dépouilles.

[Marge: Polyb. p. 174-175. Liv. lib. 21, n. 16 et 17.] Il est difficile
d'exprimer quelle fut à Rome la douleur et la consternation, quand on y
apprit la triste nouvelle de la prise et du cruel sort de Sagonte. La
compassion que l'on eut pour cette ville infortunée; la honte d'avoir
manqué à secourir de si fidèles alliés; une juste indignation contre les
Carthaginois, auteurs de tous ces maux; de vives alarmes sur les
conquêtes d'Annibal, que les Romains croyaient déjà voir à leurs portes;
tous ces sentiments causèrent un si grand trouble, qu'il ne fut pas
possible, dans les premiers moments, de prendre aucune résolution, ni de
faire autre chose que de s'affliger et de répandre des larmes sur la
ruine d'une ville[266] qui avait été la malheureuse victime de son
inviolable attachement pour les Romains, et de l'imprudente lenteur dont
ceux-ci avaient usé à son égard. Quand les esprits furent un peu revenus
à eux, on convoqua l'assemblée du peuple; et la guerre contre les
Carthaginois y fut résolue.

[Note 266: «Sanctitate disciplinæ, quâ fidem socialem usque ad
perniciem suam coluerunt.» (LIV. lib. 21, n. 7.)]

_Déclaration de la guerre._

[Marge: Polyb. pag 187. Liv. lib. 21, n. 18-19.] Pour ne manquer à
aucune formalité, on envoya des députés à Carthage pour savoir si
c'était par ordre de la république que Sagonte avait été assiégée, et,
en ce cas, pour lui déclarer la guerre; ou pour demander qu'on leur
livrât Annibal, s'il avait entrepris ce siége de son autorité. Comme ils
virent que dans le sénat on ne répondait point précisément à leur
demande, l'un d'eux, montrant un pan de sa robe qui était plié: _Je
porte ici_, dit-il d'un ton fier, _la paix et la guerre; c'est à vous de
choisir l'une des deux_. Sur la réponse qu'on lui fit qu'il pouvait
lui-même choisir: _Je vous donne donc la guerre_, dit-il, en déployant
le pli de sa robe. _Nous l'acceptons de bon cœur, et la ferons de même_,
répliquèrent les Carthaginois avec la même fierté: ainsi commença la
seconde guerre punique.

[Marge: Polyb. l. 3, p. 184 et 185.] Si l'on en impute la cause à la
prise de Sagonte, tout le tort, dit Polybe, était du côté des
Carthaginois, qui ne pouvaient, sous aucun prétexte raisonnable,
assiéger une ville comprise certainement, comme alliée de Rome, dans le
traité qui défendait aux deux peuples d'attaquer réciproquement leurs
alliés. Mais, si l'on remonte plus haut, et qu'on aille jusqu'au temps
où la Sardaigne fut enlevée par force aux Carthaginois, et où, sans
aucune raison, on leur imposa un nouveau tribut, il faut avouer,
remarque le même Polybe, que sur ces deux points la conduite des Romains
est tout-à-fait inexcusable, comme fondée uniquement sur l'injustice et
sur la violence; et que, si les Carthaginois, sans chercher de vains
circuits et de frivoles prétextes, avaient demandé nettement
satisfaction sur ces deux griefs, et, en cas de refus, déclaré la guerre
à Rome, toute la raison et toute la justice auraient été de leur côté.

L'espace, entre la fin de la première guerre punique et le commencement
de la seconde, fut de vingt-quatre ans.

_Commencement de la seconde guerre punique._

[Marge: Polyb. l. 3, pag. 187. Liv. lib. 21, n. 20 et 22. AN. M. 3787
CARTH. 629. ROM. 531. Av. J.C. 217.] Quand la guerre fut résolue et
déclarée de part et d'autre, Annibal, qui pour-lors était âgé de
vingt-six ou vingt-sept ans, avant que de faire éclater son grand
dessein, songea à pourvoir à la sûreté de l'Espagne et de l'Afrique; et,
dans cette vue, il fit passer les troupes de l'une dans l'autre, en
sorte que les Africains servaient en Espagne, et les Espagnols en
Afrique. Il en usa ainsi, persuadé que ces soldats, éloignés chacun de
leur patrie, seraient plus propres au service, et d'ailleurs lui
demeureraient plus fidèlement attachés, se servant comme d'otages les
uns aux autres. Les troupes qu'il laissa en Afrique montaient environ à
quarante mille hommes, dont il y en avait douze cents de cavalerie;
celles d'Espagne à un peu plus de quinze mille, parmi lesquels il y
avait deux mille cinq cent cinquante chevaux. Il laissa à son frère
Asdrubal le commandement des troupes d'Espagne, avec une flotte de près
de soixante vaisseaux pour garder les côtes, et lui donna de sages
conseils sur la manière dont il devait se conduire, soit par rapport aux
Espagnols, soit par rapport aux Romains, s'ils venaient l'attaquer.

Avant qu'Annibal partît pour son expédition, Tite-Live remarque qu'il
alla à Cadix pour s'acquitter des vœux qu'il avait faits à Hercule, et
qu'il lui en fît de nouveaux pour obtenir un heureux succès dans la
[Marge: Lib. 3, p. 192 et 193.] guerre où il allait s'engager. Polybe
nous donne en peu de mots une idée fort nette de l'espace des lieux que
devait traverser Annibal pour arriver en Italie. On compte depuis
Carthagène, d'où il partit, jusqu'à l'Èbre, deux mille deux cents stades
(110 lieues)[267]; depuis l'Èbre jusqu'à Emporium, petite ville maritime
qui sépare l'Espagne des Gaules, selon Strabon, seize cents [Marge: Lib.
3, pag 199.] stades (80 lieues); depuis Emporium jusqu'au passage du
Rhône, pareil espace de seize cents stades (80 lieues); depuis le
passage du Rhône jusqu'aux Alpes, quatorze cents stades (70 lieues);
depuis les Alpes jusque dans les plaines de l'Italie, douze cents stades
(60 lieues): ainsi, depuis Carthagène jusqu'en Italie, l'espace est de
huit mille stades, c'est-à-dire, de quatre cents lieues.

[Note 267: Polybe dit 2600 stades, ἑξακόσιοι στάδιοι προς
διχιλίους., c'est-à-dire 260 milles géographiques, ou 86 lieues 2/3.

     Ci     2600 stades, ou 86 lieues 2/3.
     Plus   1600            53        1/3.
     Plus   1600            53        1/3.
     Plus   1400            46        2/3.
     Plus   1200            40        "

     Total. 8400 stades, ou 280 lieues.

Polybe donne, en nombre rond, _environ 9000 stades_. Comme cet auteur a
le soin de dire que la route était marquée de 8 en 8 stades par des
bornes milliaires, on voit que les stades dont il est question sont des
stades grecs, dits olympiques, dont 8 étaient compris dans un mille
romain, et 600 dans un degré; conséquemment il en faut 10 pour un mille
géographique, et 30 pour une lieue de 20 au degré.--L.]

[Marge: Polyb. l. 3, p. 188 et 189.] Annibal avait long-temps auparavant
pris de sages précautions pour connaître la nature et la situation des
lieux par où il devait passer; pour pressentir la disposition des
Gaulois à l'égard des Romains[268]; pour gagner, par des présents, leurs
chefs, qu'il savait être fort intéressés; et pour s'assurer de
l'affection et de la fidélité d'une partie des peuples. Il n'ignorait
pas que le passage des Alpes lui coûterait beaucoup de peine; mais il
savait qu'il n'était pas impraticable, et cela lui suffisait.

[Note 268: «Audierunt præoccupatos jam ab Annibale Gallorum animos
esse: sed ne illi quidem ipsi salis mitem gentem fore, ni subindè auro,
cujus avidissima gens est, principum animi concilieritur.» (LIV. lib.
21, n. 20.)]

[Marge: Polyb. p. 189 et 190. Liv. lib. 21, n. 22-24.] Dès que le
printemps fut venu, Annibal se mit en marche, et partit de Carthagène,
où il avait passé le quartier d'hiver. Son armée, pour-lors, était
composée de plus de cent mille hommes, dont il y en avait douze mille de
cavalerie: il menait près de quarante éléphants. Ayant passé l'Èbre, il
subjugua en peu de temps les peuples qui se rencontrèrent sur sa marche,
et perdit assez de monde dans cette expédition. Il laissa Hannon pour
commander dans tout le pays entre l'Èbre et les Pyrénées, avec onze
mille hommes, et leur confia les bagages de ceux qui devaient le suivre.
Il en renvoya autant, chacun dans son pays, s'assurant par là de leur
bonne volonté quand il aurait besoin de recrues, et montrant aux autres
une espérance certaine de retour quand ils le voudraient. Il passe donc
les Pyrénées, et s'avance jusqu'au bord du Rhône avec cinquante mille
hommes de pied et neuf mille chevaux: armée formidable, moins par le
nombre que par la valeur des troupes, qui avaient servi plusieurs années
en Espagne, et qui y avaient appris le métier de la guerre sous les plus
habiles capitaines qu'eût jamais eus Carthage.

_Passage du Rhône._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 195-200. Liv. lib. 21, n. 26-28.] Annibal,
arrivé[269] environ à quatre journées de l'embouchure du Rhône,
entreprit de le passer, parce qu'en cet endroit le fleuve n'avait que la
simple largeur de son lit. Il acheta des habitants du pays tous les
canots et toutes les petites barques, qu'ils avaient en assez grand
nombre à cause de leur commerce; il fit construire aussi à la hâte une
quantité extraordinaire de bateaux, de nacelles, de radeaux. A son
arrivée il avait trouvé les Gaulois postés sur l'autre bord, et bien
disposés a lui disputer le passage. Il n'était pas possible de les
attaquer de front. Il commanda un détachement considérable de ses
troupes sous la conduite d'Hannon, fils de Bomilcar, pour aller passer
le fleuve plus haut; et, afin de dérober sa marche et son dessein à la
connaissance des ennemis, il le fit partir de nuit. La chose réussit
comme il l'avait projetée[270]: ils passèrent le fleuve le lendemain,
sans trouver aucune résistance.

[Note 269: Un peu au-dessus d'Avignon.]

[Note 270: On croit que ce fut entre Roquemaure et le
Pont-Saint-Esprit.

= Un peu au-dessus de Roquemaure, à 9 ou 10,000 toises au N. d'Avignon.
La date de ce passage est du 28 au 30 Septembre.--L.]

Us se reposèrent le reste du jour, et pendant la nuit ils s'avancèrent à
petit bruit vers l'ennemi. Le matin, quand ils eurent donné les signaux
dont on était convenu, Annibal se mit en état de tenter le passage. Une
partie des chevaux, tout équipés, était dans les bateaux, afin que les
cavaliers pussent, à la descente, attaquer sur-le-champ les ennemis: les
autres passaient à la nage aux deux côtés des bateaux, du haut desquels
un homme seul tenait les brides de trois ou quatre chevaux. Les
fantassins étaient ou sur des radeaux, ou dans de petites barques, et
dans des espèces de petites gondoles, qui n'étaient autre chose que des
troncs d'arbres qu'ils avaient eux-mêmes creusés. On avait rangé les
grands bateaux sur une même ligne, au haut du courant, pour rompre la
rapidité des flots, et rendre le passage plus aisé au reste de la petite
flotte. Quand les Gaulois la virent s'avancer sur le fleuve, ils
poussèrent, selon leur coutume, des cris et des hurlements
épouvantables, heurtèrent leurs boucliers les uns contre les autres, en
les élevant au-dessus de leurs têtes, et lancèrent force traits; mais
ils furent bien étonnés quand ils entendirent derrière eux un grand
bruit, qu'ils aperçurent le feu qu'on avait mis à leurs tentes, et
qu'ils se sentirent attaqués vivement en tête et en queue. Ils ne
trouvèrent de sûreté que dans la fuite, et se retirèrent dans leurs
villages. Le reste des troupes passa ensuite fort tranquillement.

Il n'y eut que les éléphants qui causèrent beaucoup d'embarras. Voici
comme on s'y prit pour les faire passer; ce ne fut que le jour suivant.
On avança du bord du rivage dans le fleuve un radeau long de deux cents
pieds, et large de cinquante, qui était fortement attaché au rivage par
de gros câbles, et tout couvert de terre, en sorte que ces animaux, en y
entrant, s'imaginaient marcher à l'ordinaire sur la terre. De ce premier
radeau ils passaient dans un second, construit de la même sorte, mais
qui n'avait que cent pieds de longueur, et qui tenait au premier par des
liens faciles à délier. On faisait marcher à la tête les femelles: les
autres éléphants les suivaient; et, quand ils étaient passés dans le
second radeau, on le détachait du premier, et on le conduisait à l'autre
bord en le remorquant par le secours des petites barques; puis il venait
reprendre ceux qui étaient restés. Quelques-uns tombèrent dans l'eau,
mais ils arrivèrent comme les autres sur le rivage, sans qu'il s'en
noyât un seul.

_Marche qui suivit le passage du Rhône._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 200-202. Liv. lib. 21, n. 31, 32.] Les deux
consuls romains étaient partis dès le commencement du printemps, chacun
pour sa province: P. Scipion pour l'Espagne, avec soixante vaisseaux,
deux légions romaines, quatorze mille fantassins, et douze cents chevaux
des alliés; Tib. Sempronius pour la Sicile, avec cent soixante
vaisseaux, deux légions, seize mille hommes d'infanterie et dix-huit
cents chevaux des alliés. La légion pour-lors, chez les Romains, était
de quatre mille hommes de pied et de trois cents chevaux. Sempronius
avait fait des préparatifs extraordinaires à Lilybée, ville et port de
Sicile, dans le dessein de passer tout d'un coup en Afrique. Scipion,
pareillement, avait compté de trouver encore Annibal en Espagne, et d'y
établir le théâtre de la guerre. Il fut bien étonné, quand, arrivant à
Marseille, il apprit qu'Annibal était au bord du Rhône, et songeait à le
passer. Il détacha trois cents cavaliers pour aller reconnaître
l'ennemi; et Annibal, de son côté, dès qu'il eut appris que Scipion
était à l'embouchure du Rhône, envoya, pour le même effet, cinq cents
Numides, pendant qu'on était occupé à faire passer les éléphants.

Dans le même temps, ayant fait assembler l'armée, il donna une audience
publique, par le moyen d'un truchement, à un des princes de la Gaule
située vers le Pô, qui venait l'assurer, au nom de la nation, qu'on
l'attendait avec impatience; que les Gaulois étaient prêts à se joindre
à lui pour marcher contre les Romains: et il s'offrait à conduire
l'armée par des endroits où elle trouverait des vivres en abondance.
Quand le prince se fut retiré, Annibal parla aux troupes, fit valoir
extrêmement cette députation d'une nation gauloise, releva par de justes
louanges la bravoure qu'elles avaient montrée jusque-là, et les exhorta
à soutenir dans la suite leur réputation et leur gloire. Les soldats,
pleins d'ardeur et de courage, levèrent tous ensemble les mains, et
témoignèrent qu'ils étaient prêts à le suivre par-tout où il les
mènerait. Il marqua le départ pour le lendemain; et, après avoir fait
des vœux et des supplications aux dieux pour le salut de tous les
soldats, il les renvoya, en leur recommandant de prendre de la
nourriture, et du repos.

Les Numides revinrent dans ce moment: ils avaient rencontré le
détachement des Romains, et l'avaient attaqué. Le choc fut très-rude, et
le carnage fort grand, eu égard au nombre. Il resta sur la place, du
côté des Romains, cent soixante hommes, et de l'autre plus de deux
cents; mais l'honneur de cette action demeura aux premiers, les Numides
ayant cédé le champ de bataille, et s'étant retirés[271]. Cette première
action fut prise comme un présage du sort de cette guerre, et elle
sembla promettre aux Romains un heureux succès, mais qui leur coûterait
bien cher, et qui leur serait bien disputé. De part et d'autre, ceux qui
étaient restés du combat, et qui avaient été à la découverte,
retournèrent vers leurs chefs pour leur en porter des nouvelles.

[Note 271: «Hoc principium simulque omen belli, ut summâ rerum
prosperum eventum, ita haud sanè incruentam ancipitisque certaminis
victorium Romanis portendit.» (LIV. lib. 21, n. 29.)]

Annibal partit le lendemain, comme il l'avait déclaré, et traversa la
Gaule par le milieu des terres, en s'avançant vers le septentrion; non
que ce chemin fût le plus court pour arriver aux Alpes, mais parce qu'en
l'éloignant de la mer il lui faisait éviter la rencontre de Scipion, et
favorisait le dessein qu'il avait d'entrer en Italie avec toutes ses
forces, sans les avoir affaiblies par aucun combat.

Quelque diligence que fît Scipion, il n'arriva à l'endroit où Annibal
avait passé le Rhône que trois jours après qu'il en était parti.
Désespérant de pouvoir l'atteindre, il retourna à sa flotte, et se
rembarqua, résolu de l'aller attendre à la descente des Alpes; mais,
afin de ne pas laisser l'Espagne sans défense, il y envoya son frère
Cnéius avec la plus grande partie de ses troupes, pour faire tête à
Asdrubal, et partit aussitôt pour Gênes, destinant l'armée qui était
dans la Gaule vers le Pô, pour l'opposer à celle d'Annibal.

Celui-ci, après une marche de quatre jours, arriva à une espèce d'île
formée par le confluent[272] de deux rivières qui se joignent en cet
endroit[273]. Là il fut pris pour arbitre entre deux frères qui se
disputaient le royaume. Celui à qui il l'adjugea fournit à toute l'armée
des vivres, des habits et des armes. C'était le pays des Allobroges: on
appelait ainsi les peuples qui occupent maintenant les diocèses de
Genève, de Vienne et de Grenoble. Sa marche fut assez tranquille jusqu'à
ce qu'il fut arrivé à la Durance; et il s'avança de là au pied des Alpes
sans trouver d'obstacle.

[Note 272: Le texte de Polybe, tel que nous l'avons, et celui de
Tite-Live, mettent cette île au confluent de la Saône et du Rhône,
c'est-à-dire à l'endroit où Lyon a été bâti. C'est une faute visible. Il
y avait dans le grec Σκώρας, et l'on a substitué à ce mot ό Ἅραρος.
Jacq. Gronove dit avoir vu dans un manuscrit de Tite-Live, _Bisarar_, ce
qui montre qu'il faut lire, _Isara Rhodanusque amnes_, au lieu de _Arar
Rhodanusque_, et que l'île en question est formée par le confluent de
l'Isère et du Rhône. La situation des Allobroges, dont il est parlé ici,
en est une preuve évidente.

= Les variantes de Polybe sur cet important passage donnent τᾕ δὲ ΣΚΏΡΑΣ
ΣΚΌΡΑΣ, et dans quatre manuscrits τᾕ δὲ ΣΚΆΡΑΣ. Lucas Holstenius a dit
ingénieusement que ΣΚΆΡΑΣ ou CΚΆΡΑC est un mot mal lu, pour ΟΙCΑΡΑC, les
copistes ayant confondu le C avec O, ce qui leur arrive souvent, et lié
ensemble les deux IC, pour en former la lettre Κ: cette correction est
d'autant plus certaine que l'article Ό manquait devant le mot ΣΚΆΡΑΣ;
car on lisait: τᾕ μὲν γὰρ ό Ῥοδανὸς τᾕ δὲ ΣΚΆΡΑC; il est clair qu'il
aurait fallu au moins τᾕ δὲ ό ΣΚΆΡΑC: or, la correction donne ΟΙCΑΡΑC ou
ό Ἰσάρας: M. Schweighæuser a inséré cette correction dans le texte de
Polybe.

Quant aux variantes de Tite-Live, elles donnent _pervernit ibi Ara_ ou
_Ibique Arar ou ibi Arar_, ou _Pervenit Bisarar_: de la comparaison de
ces variantes il résulte évidemment _pervenit: ibi Isarar ou Isara_, qui
est la vraie leçon.--L.]

[Note 273: Sorte de triangle, dit Polybe, borné d'un côté par le
Rhône, de l'autre par l'Isère, assez semblable au Delta d'Égypte. Ce
pays est maintenant occupé en très-grande partie par le département de
l'Isère; le reste par celui de la Drôme, et une portion de la
Savoie.--L.]

_Passage des Alpes._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 203-208. Liv. lib. 21, n. 32-37.] La vue de ces
montagnes, qui semblaient toucher au ciel, qui étaient couvertes
par-tout de neige; où l'on ne découvrait que quelques cabanes informes,
dispersées ça-et-là, et situées sur des pointes de rochers
inaccessibles; que des troupeaux maigres et transis de froid; que des
hommes chevelus, d'un aspect sauvage et féroce: cette vue, dis-je,
renouvela la frayeur qu'on en avait déjà conçue de loin, et glaça de
crainte tous les soldats. Quand on commença à y monter, on aperçut les
montagnards, qui s'étaient emparés des hauteurs, et qui se préparaient à
disputer le passage: il fallut s'arrêter. S'ils s'étaient cachés dans
une embuscade, dit Polybe, et qu'après avoir laissé aux troupes le temps
de s'engager dans quelque mauvais pas, ils fussent venus tout d'un coup
fondre sur elles, l'armée était perdue sans ressource. Annibal apprit
qu'ils ne gardaient ces hauteurs que de jour, après quoi ils se
retiraient: il s'en empara de nuit. Quand les Gaulois revinrent de grand
matin, ils furent fort surpris de voir leurs postes occupés par
l'ennemi; mais ils ne perdirent pas courage. Accoutumé à grimper sur ces
roches, ils attaquent les Carthaginois qui s'étaient mis en marche, et
les harcèlent de tous côtés. Ceux-ci avaient en même temps à combattre
contre l'ennemi, et à lutter contre la difficulté des lieux, où ils
avaient peine à se soutenir; mais le grand désordre fut causé par les
chevaux, et les bêtes de somme chargées du bagage, qui, effrayées des
cris et des hurlements des Gaulois, que les montagnes faisaient retentir
d'une manière horrible, et blessées quelquefois par les montagnards, se
renversaient sur les soldats, et les entraînaient avec elles dans les
précipices qui bordaient le chemin. Annibal, sentant bien que la perte
seule de ses bagages pouvait faire périr son armée, vint au secours des
troupes en cet endroit, et, ayant mis en fuite les ennemis, continua sa
marche sans trouble et sans danger, et arriva à un château qui était la
place la plus importante du pays. Il s'en rendit maître, aussi-bien que
de tous les bourgs voisins, où il trouva de grands amas de blé et
beaucoup de bestiaux, qui servirent à nourrir son armée pendant trois
jours[274].

[Note 274: Annibal côtoya la rive gauche de l'Isère, puis la rive
gauche du Drac, jusqu'à S. Bonnet, à l'entrée du département des
Hautes-Alpes; de là il gagna la Durance, qu'il remonta tantôt sur la
rive droite, tantôt sur la rive gauche, jusqu'au-dessus de Briançon; et
il atteignit le col du mont Genèvre, entre le 26 et le 30 octobre. On
peut voir la discussion de cette route dans deux dissertations que j'ai
insérées au journal des savants (année 1819, _Janvier_, p. 22-36; et
_Décembre_, p. 733-762).--L.]

Après une marche assez paisible, on eut un nouveau danger à essuyer. Les
Gaulois, feignant de vouloir profiter du malheur de leurs voisins, qui
s'étaient mal trouvés d'avoir entrepris de s'opposer au passage des
troupes, vinrent saluer Annibal, lui apportèrent des vivres, s'offrirent
à lui servir de guides, et lui laissèrent des ôtages pour assurance de
leur fidélité. Annibal ne s'y fia que médiocrement. Les éléphants et les
chevaux marchaient à la tête: il suivait avec le gros de son infanterie,
attentif et prenant garde à tout. On arriva dans un défilé fort étroit
et roide, commandé par une hauteur où les Gaulois avaient caché une
embuscade. Elle en sortit tout-à-coup, attaqua les Carthaginois de tous
côtés, roulant contre eux des pierres d'une grandeur énorme. Ils
auraient mis l'armée entièrement en déroute, si Annibal n'eût fait des
efforts extraordinaires pour la tirer de ce mauvais pas.

Enfin, le neuvième jour, il arriva sur le sommet des Alpes. L'armée y
passa deux jours à se reposer et à se refaire de ses fatigues, après
quoi elle se remit en marche. Comme on était déjà en automne, il était
tombé récemment beaucoup de neige, qui couvrait tous les chemins, ce qui
jeta le trouble et le découragement parmi les troupes. Annibal s'en
aperçut; et, s'étant arrêté sur une hauteur d'où l'on découvrait toute
l'Italie, il leur montra les campagnes fertiles[275] arrosées par le Pô,
auxquelles il touchait presque, ajoutant qu'il ne fallait plus qu'un
léger effort pour y arriver. Il leur représenta qu'une ou deux batailles
allaient finir glorieusement leurs travaux, et les enrichir pour
toujours en les rendant maîtres de la capitale de l'empire romain. Ce
discours, plein d'une si flatteuse espérance, et soutenu de la vue de
l'Italie, rendit l'allégresse et la vigueur aux troupes abattues. On
continua donc de marcher; mais la route n'en était pas devenue plus
aisée: au contraire, comme c'était en descendant, la difficulté et le
danger augmentaient; car les chemins étaient presque par-tout escarpés,
étroits, glissants, en sorte que les soldats ne pouvaient se soutenir en
marchant, ni s'arrêter lorsqu'ils avaient fait un mauvais pas, mais
tombaient les uns sur les autres, et se renversaient mutuellement.

[Note 275: Du Piémont.]

On arriva en un endroit plus difficile que tout ce qu'on avait rencontré
jusque-là: c'était un sentier déjà fort roide par lui-même, et qui,
l'étant encore devenu davantage par un nouvel éboulement des terres,
montrait un abyme qui avait plus de mille pieds de profondeur. La
cavalerie s'y arrêta tout court. Annibal, étonné de ce retardement, y
accourut, et vit qu'en effet il était impossible de passer outre. Il
songea à prendre un long détour et à faire un grand circuit; mais la
chose ne se trouva pas moins impossible. Comme, sur l'ancienne neige qui
était durcie par le temps, il en était tombé depuis quelques jours une
nouvelle qui n'avait pas beaucoup de profondeur, les pieds d'abord, y
entrant facilement, s'y soutenaient; mais, quand celle-ci, par le
passage des premières troupes et des bêtes de somme, fut fondue, on ne
marchait que sur la glace, où tout était glissant, où les pieds ne
trouvaient point de prise, et où, pour peu qu'on fît un faux pas et
qu'on voulût s'aider des genoux ou des mains pour se retenir, on ne
rencontrait plus ni branches ni racines pour s'y attacher. Outre cet
inconvénient, les chevaux, frappant avec effort la glace pour se
retenir, et y enfonçant leurs pieds, ne pouvaient plus les en retirer,
et y demeuraient pris comme dans un piége. Il fallut donc chercher un
autre expédient.

Annibal prit le parti de faire camper et reposer son armée pendant
quelque temps sur le sommet de cette colline, qui avait assez de
largeur, après en avoir fait nettoyer le terrain, et ôter toute la neige
qui le couvrait, tant la nouvelle que l'ancienne, ce qui coûta des
peines infinies. On creusa ensuite, par son ordre, un chemin dans le
rocher même, et ce travail fut poussé avec une ardeur et une constance
étonnantes. Pour ouvrir et élargir cette route, on abattit tous les
arbres des environs; et, à mesure qu'on les coupait, le bois était rangé
autour du roc, après quoi on y mettait le feu. Heureusement il faisait
un grand vent, qui alluma bientôt une flamme ardente: de sorte que la
pierre devint aussi rouge que le brasier même qui l'environnait. Alors
Annibal, si l'on en croit Tite-Live (car Polybe n'en dit rien), fit
verser dessus une grande quantité de vinaigre[276], qui, s'insinuant
dans les veines du rocher entr'ouvert par la force du feu, le calcina et
l'amollit. De cette sorte, en prenant un long circuit, afin que la pente
fût plus douce, on pratiqua le long du rocher un chemin qui donna un
libre passage aux troupes, aux bagages, et même aux éléphants. On
employa quatre jours à cette opération. Les bêtes de somme mouraient de
faim, car on ne trouvait rien pour elles dans ces montagnes toutes
couvertes de neige. On arriva enfin dans des endroits cultivés et
fertiles, qui fournirent abondamment du fourrage aux chevaux, et toutes
sortes de nourritures aux soldats.

[Note 276: Plusieurs rejettent ce fait comme supposé. Pline ne
manque pas d'observer la force du vinaigre, pour rompre des pierres et
des rochers. _Saxa rumpit infusum, quæ non ruperit ignis antecedens_
(lib. 23, c. 1). C'est pourquoi il appelle le vinaigre _succus rerum
domitor_ (lib. 33, cap. 2). Dion, en parlant du siége de la ville
d'Éleuthère, dit qu'on en fit tomber les murailles par la force du
vinaigre (lib. 36, pag. 8). Apparemment ce qui arrête ici est la
difficulté, où Annibal dut être, de trouver dans ces montagnes la
quantité de vinaigre nécessaire pour cette opération.

=Évidemment c'est en cela que consiste la difficulté: car on ne nie pas
que le vinaigre ne décompose la pierre calcaire lorsqu'elle est calcinée
par le feu: mais cette difficulté est insoluble. On a cru que cette
fable est de l'invention de Tite-Live; je ne le pense pas. C'est
probablement une de ces traditions populaires qui durent leur origine à
l'étonnement dont la marche merveilleuse d'Annibal avait frappé tous les
esprits. Polybe en effet reproche aux historiens d'Annibal, d'accueillir
de ces traditions mensongères pour rendre leur narration plus attachante
et plus dramatique (POLYB. III, c. 47, § 6). Appien lui-même ne dédaigne
pas de rapporter cette fable (_Bell. Annib._ § 4). Il n'est donc pas
surprenant que Tite-Live l'ait insérée dans son histoire.--L.]

_Entrée dans l'Italie._

[Marge: Polyb. l. 3, pag. 209 et 212-214. Liv. lib. 21, n. 39.] L'armée
d'Annibal, lorsqu'elle entra en Italie, était beaucoup inférieure en
nombre à ce qu'elle était quand il partit de l'Espagne, où nous avons vu
qu'elle montait à près de soixante mille hommes. Sur la route elle avait
fait de grandes pertes, soit dans les combats qu'il fallut soutenir,
soit au passage des rivières. En quittant le Rhône, elle était encore de
trente-huit mille hommes de pied et de plus de huit mille chevaux: le
passage des Alpes la diminua de près de la moitié. Il ne restait plus à
Annibal que douze mille Africains, huit mille Espagnols d'infanterie, et
six mille chevaux: c'est lui-même qui l'avait marqué sur une colonne
près du promontoire Lacinien. Il y avait cinq mois et demi qu'il était
parti de la Nouvelle-Carthage, en comptant les quinze jours que lui
avait coûté le passage des Alpes, lorsqu'il planta ses étendards dans
les plaines du Pô (à l'entrée du Piémont): on pouvait être alors dans le
mois de septembre.

Son premier soin fut de donner quelque repos à ses troupes, qui en
avaient un extrême besoin. Lorsqu'il les vit en bon état, les peuples du
territoire de Turin[277] ayant refusé de faire alliance avec lui, il
alla camper devant la principale de leurs villes, l'emporta en trois
jours, et fit passer au fil de l'épée tous ceux qui lui avaient été
opposés. Cette expédition jeta une si grande terreur parmi les barbares,
qu'ils vinrent tous d'eux-mêmes se rendre à discrétion. Le reste des
Gaulois en aurait fait autant, si la crainte de l'armée romaine qui
approchait ne les eût retenus. Annibal alors jugea qu'il n'y avait point
de temps à perdre, qu'il fallait avancer dans le pays, et hasarder
quelque exploit qui pût établir la confiance parmi les peuples qui
auraient envie de se déclarer pour lui.

[Note 277: Les Taurins, qui habitaient au pied du Mont Genèvre,
jusqu'aux bords du Pô.--L.]

Cette rapidité extraordinaire d'Annibal étonna Rome, et y jeta une
grande alarme. Sempronius reçut ordre de quitter la Sicile pour venir au
secours de sa patrie; et P. Scipion, l'autre consul, s'avança à grandes
journées vers l'ennemi, passa le Pô, et alla camper près du Tésin[278].

[Note 278: C'est une petite rivière de l'Italie, dans la Lombardie.

= C'est une grande rivière qui sort du lac Majeur, et se jette dans le
Pô.--L.]

_Combat de cavalerie près du Tésin._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 214-218. Liv. lib. 21, n. 39-47.] Les armées
étant en présence, les chefs de part et d'autre haranguent leurs soldats
avant que d'en venir aux mains. Scipion[279], après avoir représenté à
ses troupes la gloire de leur patrie et les exploits de leurs ancêtres,
les avertit que la victoire est entre leurs mains, puisqu'ils n'auront
affaire qu'à des Carthaginois, si souvent vaincus, réduits à être leurs
tributaires pendant vingt ans, et accoutumés depuis long-temps à être
presque leurs esclaves; que l'avantage qu'ils ont remporté contre
l'élite de la cavalerie carthaginoise[280] est un gage assuré du succès
du reste de toute la guerre; qu'Annibal, au passage des Alpes, vient de
perdre la meilleure partie de son armée; que ce qui lui en reste est
épuisé par la faim, le froid, les fatigues et la misère; qu'il leur
suffira de se montrer pour mettre en fuite des troupes qui ressemblent
plus à des spectres qu'à des hommes; qu'enfin la victoire est devenue
nécessaire, non-seulement pour couvrir l'Italie, mais pour sauver Rome
même, du sort de laquelle le combat va décider, et qui n'a point d'autre
armée à opposer aux ennemis.

[Note 279: Il avait débarqué à Pise, en Étrurie, ramenant ses
troupes de Marseille (v. plus haut, p. 287).]

[Note 280: Scipion veut parler du succès des 300 cavaliers romains
contre les 500 cavaliers numides, envoyés par Annibal en reconnaissance,
lors du passage du Rhône (v. plus haut, p. 285).--L.]

Annibal, pour se mieux faire entendre à des soldats d'un esprit
grossier, parle à leurs yeux avant que de parler à leurs oreilles, et ne
songe à les persuader par des raisons qu'après les avoir remués par le
spectacle. Il offre des armes à plusieurs des prisonniers montagnards,
les fait combattre deux à deux à la vue de son armée, promettant la
liberté et des présents magnifiques à ceux qui sortiraient vainqueurs.
La joie avec laquelle ces barbares courent au combat sur de pareils
motifs donne occasion à Annibal de tracer plus vivement à ses gens, par
ce qui vient de se passer à leurs yeux, une image sensible de leur
situation présente, qui, en leur ôtant tous les moyens de reculer en
arrière, leur impose une nécessité absolue de vaincre ou de mourir, pour
éviter les maux infinis préparés à ceux qui seront assez lâches pour
céder aux Romains. Il étale à leurs yeux la grandeur des récompenses, la
conquête de toute l'Italie, le pillage de Rome, cette ville si riche et
si opulente, une victoire illustre, une gloire immortelle. Il rabaisse
la puissance romaine, dont le vain éclat ne doit point éblouir des
guerriers comme eux, qui sont venus des colonnes d'Hercule jusque dans
le cœur de l'Italie, au travers des nations les plus féroces. Pour ce
qui le regarde personnellement, il ne daigne pas se comparer avec un
Scipion, général de six mois, lui, presque né, du moins nourri, dans la
tente d'Amilcar son père; vainqueur de l'Espagne, de la Gaule, des
habitants des Alpes, et, ce qui est beaucoup plus, vainqueur des Alpes
mêmes. Il excite leur indignation contre l'insolence des Romains, qui
ont osé demander qu'on le leur livrât avec les soldats qui avaient pris
Sagonte; et il pique leur jalousie contre l'orgueil insupportable de ces
maîtres impérieux, qui croient que tout leur doit obéir, et qu'ils ont
droit d'imposer des lois à toute la terre.

Après ces discours de part et d'autre, on se prépare au combat. Scipion,
ayant jeté un pont sur le Tésin, fit passer ses troupes. Deux mauvais
présages avaient jeté le trouble et l'alarme dans son armée. Les
Carthaginois étaient pleins d'ardeur: Annibal leur fait de nouvelles
promesses; et, ayant fendu avec une pierre la tête de l'agneau qu'il
immolait, il prie Jupiter de l'écraser de même, s'il ne donnait à ses
soldats les récompenses qu'il venait de leur promettre.

Scipion fait marcher à la première ligne les gens de trait avec la
cavalerie gauloise, forme la seconde ligne de l'élite de la cavalerie
des alliés, et avance au petit pas. Annibal marche au-devant de lui avec
toute sa cavalerie, plaçant au centre la cavalerie à frein, et la
numide[281] sur les ailes, pour envelopper l'ennemi. Les chefs et la
cavalerie ne demandant qu'à combattre, on commence à charger. Au premier
choc, les soldats de Scipion, armés à la légère, eurent à peine lancé
leurs premiers traits, qu'épouvantés par la cavalerie carthaginoise, qui
venait sur eux, et craignant d'être foulés aux pieds par les chevaux,
ils plièrent, et s'enfuirent par les intervalles qui séparaient les
escadrons. Le combat se soutint long-temps à forces égales: de part et
d'autre beaucoup de cavaliers mirent pied à terre, de sorte que l'action
devint d'infanterie comme de cavalerie. Pendant ce temps-là les Numides
enveloppent l'ennemi, et fondent par les derrières sur ces gens de trait
qui d'abord avaient échappé à la cavalerie, et les écrasent sous les
pieds de leurs chevaux. Les troupes qui étaient au centre des Romains
avaient combattu jusque-là avec beaucoup de valeur: de part et d'autre
il était resté sur la place bien du monde, et plus même du côté des
Carthaginois; mais les troupes romaines furent mises en désordre par
l'attaque des Numides, qui les prirent en queue, et sur-tout par la
blessure du consul, qui le mit hors d'état de combattre: ce général fut
tiré des mains des ennemis par le courage de son fils, qui n'avait
pour-lors que dix-sept ans, et qui mérita ensuite le surnom
d'_Africain_, pour avoir terminé glorieusement cette guerre.

[Note 281: Les Numides ne mettaient à leurs chevaux ni frein, ni
bride, ni selle.

= Il paraît que leurs chevaux n'avaient qu'une muserolle, à laquelle
était attachée une bride. C'est là ce que Virgile a entendu par _Numidæ
infreni_ (_Æneid._ IV, 41).--L.]

Le consul, blessé dangereusement, se retira en bon ordre, et fut conduit
dans son camp par un gros de cavaliers qui le couvraient de leurs armes
et de leurs corps: le reste des troupes l'y suivit. Il se hâta d'arriver
au Pô, le fit passer à son armée, et rompit le pont: ce qui empêcha
Annibal de l'atteindre.

On convient qu'Annibal dut cette première victoire à sa cavalerie, et on
jugea dès-lors qu'elle faisait la principale force de son armée, et que
pour cette raison les Romains devaient éviter les plaines larges et
découvertes, telles que sont celles qui se trouvent entre le Pô et les
Alpes.

Aussitôt après la journée du Tésin, tous les Gaulois du voisinage
s'empressèrent à l'envi de venir se rendre à Annibal, de le fournir de
munitions, et de prendre parti dans ses troupes; et ce fut là, comme
Polybe l'a déjà fait remarquer, la principale raison qui obligea ce sage
et habile général, malgré le petit nombre et la faiblesse de ses
troupes, de hasarder une bataille, qui était devenue pour lui d'une
absolue nécessité, dans l'impuissance où il était de retourner en
arrière quand il l'aurait voulu, parce qu'il n'y avait qu'une bataille
qui pût faire déclarer en sa faveur les Gaulois, dont le secours était
l'unique ressource qui lui restât dans la conjoncture présente.

_Bataille de la Trébie._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 220-227. Liv. lib. 21, n. 51-56.] Le consul
Sempronius, sur les ordres du sénat, était revenu de Sicile à
Rimini[282]. De là il marcha vers la Trébie, petite rivière de la
Lombardie, qui se jette dans le Pô un peu au-dessus de Plaisance, où il
joignit ses troupes avec celles de Scipion. Annibal s'approcha du camp
des Romains, dont il n'était plus séparé que par la petite rivière. La
proximité des armées donnait lieu à de fréquentes escarmouches, dans
l'une desquelles Sempronius, à la tête d'un corps de cavalerie, remporta
contre un parti de Carthaginois un avantage assez peu considérable, mais
qui augmenta beaucoup la bonne opinion que ce général avait
naturellement de son mérite.

[Note 282: Appelée alors _Ariminium_.--L.]

Ce léger succès lui paraissait une victoire complète. Il se vantait
d'avoir vaincu l'ennemi dans un genre de combat où son collègue avait
été défait, et d'avoir par là relevé le courage abattu des Romains.
Déterminé à en venir au plus tôt à une action décisive, il crut, pour la
bienséance, devoir consulter Scipion, qu'il trouva d'un avis entièrement
contraire au sien. Celui-ci représentait que, si l'on donnait aux
nouvelles levées le temps de s'exercer pendant l'hiver, on en tirerait
plus de service la campagne suivante; que les Gaulois, naturellement
légers et inconstants, se détacheraient peu à peu d'Annibal; que, sa
blessure étant guérie, sa présence pourrait être de quelque utilité dans
une affaire générale: enfin il le priait instamment de ne point passer
outre.

Quelque solides que fussent ces raisons, Sempronius ne put les goûter:
il voyait sous ses ordres seize mille Romains et vingt mille alliés,
sans compter la cavalerie; c'était le nombre où montait en ce temps-là
une armée complète, lorsque les deux consuls se trouvaient joints
ensemble: l'armée ennemie était à peu près de pareil nombre. La
conjoncture lui paraissait tout-à-fait favorable. Il disait hautement
que tous demandaient la bataille, excepté son collègue, qui, devenu par
sa blessure plus malade de l'esprit que du corps, ne pouvait souffrir
qu'on parlât de combat. Mais enfin, était-il juste de laisser languir
tout le monde avec lui? Qu'attendait-il davantage? Espérait-il qu'un
troisième consul et qu'une nouvelle armée viendraient à son secours? Il
tenait de pareils discours, et parmi les soldats, et jusque dans la
tente de Scipion. Le temps de l'élection des nouveaux généraux, qui
approchait, lui faisait craindre qu'on ne lui envoyât un successeur
avant qu'il eût pu terminer la guerre, et il croyait devoir profiter de
la maladie de son collègue pour s'assurer à lui seul tout l'honneur de
la victoire. Comme il ne cherchait pas le temps des affaires, dit
Polybe, mais le sien, il ne pouvait manquer de prendre de mauvaises
mesures. Il donna donc ordre aux soldats de se tenir prêts à combattre.

C'était tout ce que desirait Annibal, qui avait pour maxime qu'un
général qui s'est avancé dans un pays ennemi ou étranger, et qui a formé
une entreprise extraordinaire, n'a de ressource qu'en soutenant toujours
les espérances des alliés par quelque nouvel exploit: d'ailleurs,
sachant qu'il n'aurait affaire qu'à des troupes de nouvelle levée, qui
étaient sans expérience, il desirait profiter de l'ardeur des Gaulois,
qui demandaient le combat, et de l'absence de Scipion, à qui sa blessure
ne permettait pas d'y assister. Il ordonna donc à Magon de se mettre en
embuscade avec deux mille hommes, tant cavalerie qu'infanterie, sur les
bords escarpés du petit ruisseau[283] qui séparait les deux camps, et de
se tenir caché parmi les arbrisseaux, qui y étaient en grande quantité.
Souvent une embuscade est plus sûre dans un terrain plat et uni, mais
fourré comme était celui-là, que dans des bois, parce qu'on s'en défie
moins. Il fit ensuite passer la Trébie aux cavaliers numides, avec ordre
de s'avancer dès le point du jour jusqu'aux portes du camp des ennemis
pour les attirer au combat, et de repasser la rivière en se retirant,
pour engager les Romains à la passer aussi. Ce qu'il avait prévu ne
manqua pas d'arriver. Le bouillant Sempronius envoya d'abord contre les
Numides toute sa cavalerie, puis six mille hommes de trait, qui furent
bientôt suivis de tout le reste de l'armée. Les Numides lâchèrent le
pied à dessein: les Romains les poursuivirent avec chaleur, et passèrent
la Trébie sans résistance, mais non sans beaucoup souffrir, ayant de
l'eau jusque sous les aisselles, parce qu'ils trouvèrent le
ruisseau[284] enflé par les torrents qui y étaient tombés des montagnes
voisines pendant la nuit. On était pour-lors vers le solstice d'hiver,
c'est-à-dire en décembre; il neigeait ce jour-là même, et faisait un
froid glaçant. Les Romains étaient sortis à jeun, et sans avoir pris
aucune précaution; au lieu que les Carthaginois, par l'ordre d'Annibal,
avaient bu et mangé sous leurs tentes, avaient mis leurs chevaux en
état, s'étaient frottés d'huile, et revêtus de leurs armes auprès du
feu.

[Note 283: Il paraît que par le mot Ῥεῖθρον, Polybe entend un
_ravin_; c'est dans le lit de ce ravin, dont les bords étaient élevés,
qu'Annibal plaça son embuscade.--L.]

[Note 284: Il s'agit de la Trébie, et non du _ruisseau_. Il semble
que Rollin n'a pas bien entendu Polybe en cet endroit.--L.]

On en vint aux mains en cet état. Les Romains se défendirent assez
long-temps et avec assez de courage; mais la faim, le froid, la fatigue,
leur avaient ôté la moitié de leurs forces. La cavalerie carthaginoise,
qui surpassait de beaucoup la romaine en nombre et en vigueur, l'enfonça
et la mit en fuite. Le désordre se mit bientôt aussi dans l'infanterie.
L'embuscade, étant sortie à propos, vint fondre tout-à-coup sur elle par
les derrières, et acheva la déroute. Un gros de troupes, au nombre de
plus de dix mille hommes, eut le courage de se faire jour à travers les
Gaulois et les Africains, dont ils firent un grand carnage; et, ne
pouvant ni secourir les leurs, ni retourner au camp, dont la cavalerie
numide, la rivière et la pluie ne leur permettaient pas de reprendre le
chemin, ils se retirèrent en bon ordre à Plaisance: la plupart des
autres qui restèrent périrent sur les bords de la rivière, écrasés par
les éléphants et par la cavalerie. Ceux qui purent échapper allèrent
joindre le gros dont nous avons parlé. Scipion se rendit aussi à
Plaisance la nuit suivante. La victoire fut complète du côté des
Carthaginois, et la perte peu considérable, si ce n'est que le froid, la
pluie, la neige, leur firent périr beaucoup de chevaux, et de tous les
éléphants on n'en put sauver qu'un seul.

[Marge: Polyb. l. 5, p. 228-229. Liv. lib. 21, n. 60-61.] Cette campagne
et la suivante furent plus heureuses pour les Romains en Espagne. Cn.
Scipion la subjugua jusqu'à l'Èbre, défit Hannon, et le fit prisonnier.

[Marge: Polyb. pag. 229.] Annibal profita des quartiers d'hiver pour
faire reposer ses troupes, et pour gagner les habitants du pays. Dans
cette vue, après avoir déclaré aux prisonniers qu'il avait faits sur les
alliés des Romains qu'il n'était pas venu pour leur faire la guerre,
mais pour remettre les Italiens en liberté, et pour les défendre contre
les Romains, il les renvoya tous sans rançon dans leur patrie.

[Marge: Liv. lib. 21, n. 58.] A peine l'hiver était-il fini, qu'il prit
le chemin de la Toscane, où il se hâtait de passer pour deux grandes
raisons; la première était pour éviter les effets de la mauvaise volonté
des Gaulois, qui se lassaient du long séjour de l'armée carthaginoise
sur leurs terres, et qui souffraient avec impatience de porter tout le
poids d'une guerre dans laquelle ils n'étaient entrés que pour la faire
chez leurs ennemis communs; la seconde, pour augmenter, par une démarche
hardie, la réputation de ses armes parmi tous les peuples d'Italie, en
portant la guerre jusque dans le voisinage de Rome, et pour ranimer
l'ardeur de ses troupes et des Gaulois ses alliés par le pillage des
terres ennemies. Mais il fut attaqué au passage de l'Apennin d'une
horrible tempête, qui lui fit perdre beaucoup de monde. Le froid, la
pluie, les vents, la grêle, semblaient avoir conjuré sa ruine, en sorte
que ce que les Carthaginois avaient souffert au passage des Alpes leur
paraissait moins affreux. De là il retourna à Plaisance, où il donna
contre Sempronius, qui était aussi revenu de Rome, un second combat: la
perte fut à peu près égale de part et d'autre.

[Marge: Polyb. _Ibid._
Liv. lib. 22, n. 1. Appian. in bell. Annib. pag. 316.] Ce fut dans ce
même quartier d'hiver qu'il s'avisa d'un stratagème vraiment
carthaginois. Il était environné de peuples légers et inconstants; la
liaison qu'il avait contractée avec eux était encore toute récente; il
avait à craindre que, changeant à son égard de dispositions, ils ne lui
dressassent des piéges, et n'attentassent sur sa vie. Pour la mettre en
sûreté, il fit faire des perruques et des habits pour toutes les
différentes sortes d'âge: il prenait tantôt l'un, tantôt l'autre, et se
déguisait si souvent, que non-seulement ceux qui ne le voyaient qu'en
passant, mais ses amis même, avaient peine à le reconnaître.

[Marge: Polyb. l. 3, p. 230-231. Liv. lib. 22, n. 2.] On avait nommé à
Rome pour consuls Cn. Servilius et C. Flaminius. Annibal ayant appris
que celui-ci était déjà arrivé à Arretium, Ville de la Toscane, crut
devoir [Marge: AN. M. 3788 ROM. 552.] hâter sa marche pour l'atteindre
au plus tôt. De deux chemins qu'on lui indiqua, il prit le plus court,
quoiqu'il fût très-difficile et presque impraticable, parce qu'il
fallait passer à travers un marais. L'armée y souffrit des fatigues
incroyables. Pendant quatre jours et trois nuits, elle eut le pied dans
l'eau, sans pouvoir prendre un moment de sommeil. Annibal lui-même,
monté sur le seul éléphant qui lui restait, eut bien de la peine à en
sortir. Les veilles continuelles, jointes aux vapeurs grossières qui
s'exhalaient de ce lieu marécageux, et à l'intempérie de la saison, lui
firent perdre un œil.[285]

[Note 285: Cette partie de la marche d'Annibal a offert aux
critiques de grandes difficultés: ils ont fait errer ce général dans les
Apennins, depuis Bologne jusqu'à _Fesulæ_, de la manière la plus
invraisemblable. Je pense qu'Annibal se rendit directement de Plaisance,
à travers l'Apennin, par Pontremoli, Sarzani, Lucques; et que les marais
dans lesquels il fut forcé de s'engager, sont ceux que l'Arno formait
dans toute la partie inférieure de son cours. Ceux qui se sont autorisés
des ossements d'éléphants fossiles qu'on a trouvés dans certains lieux
des Apennins, pour établir qu'Annibal y avait passé, n'ont pas songé
que, selon Polybe, un _seul_ de ses éléphants put échapper au froid,
lors de la bataille de la Trébie.--L.]

_Bataille de Trasimène._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 231-238. Liv. lib. 22. n. 3-8.] Annibal, après
être sorti, presque contre toute espérance, de ce pas dangereux, et
avoir fait prendre quelque repos à ses troupes, alla camper entre
Arretium et Fésule, dans le territoire le plus riche et le plus fertile
de la Toscane. Il s'attacha d'abord à connaître le caractère de
Flaminius, pour tirer avantage de son faible; ce qui, selon Polybe, doit
faire la principale étude d'un général d'armée. Il apprit que c'était un
homme entêté de son mérite, entreprenant, hardi, impétueux, avide de
gloire. Pour[286] le précipiter de plus en plus dans ces vices, qui lui
étaient naturels, il commença à irriter sa témérité par le dégât et les
incendies qu'il fit faire à sa vue dans toute la campagne.

[Note 286: «Apparebat ferociter omnia ac præproperè acturum. Quòque
pronior esset in sua vitia, agitare eum atque irritare Pœnus parat.»
(LIV. lib. 22, n. 3.)]

Flaminius n'était pas d'humeur à rester tranquille dans son camp, quand
même Annibal serait demeuré en repos; mais, quand il vit qu'on ravageait
à ses yeux les terres des alliés, il crut que c'était une honte pour lui
qu'Annibal pillât impunément l'Italie, et s'avançât sans trouver de
résistance vers les murailles mêmes de Rome. Il rejeta avec mépris les
sages avis de ceux qui lui conseillaient d'attendre son collègue, et de
se contenter pour le présent d'arrêter les ravages de l'ennemi.

Cependant Annibal avançait toujours vers Rome, ayant Cortone à sa
gauche, et le lac de Trasimène à sa droite. Quand il vit que le consul
le suivait de près, dans le dessein de le combattre, pour l'arrêter dans
sa marche, ayant reconnu que le terrain était propre à donner bataille,
il ne songea aussi, de son côté, qu'aux moyens de la donner. Le lac de
Trasimène et les montagnes de Cortone forment un défilé fort serré,
au-delà duquel on entre dans un vallon assez spacieux, bordé des deux
côtés, dans sa longueur, par des hauteurs assez grandes, et fermé dans
le débouché, qui est à l'autre extrémité, par une colline escarpée, et
de difficile accès. C'est sur cette colline qu'Annibal alla camper avec
le gros de son armée, après avoir traversé tout le vallon, et avoir
posté l'infanterie légère en embuscade sur les collines à droite, et
fait couler une partie de sa cavalerie derrière les éminences, jusque
vers l'entrée du défilé par où Flaminius devait nécessairement passer.
En effet, ce général, qui suivait l'ennemi avec chaleur pour le
combattre, étant arrivé à la vue du défilé près du lac, fut obligé de
s'y arrêter, parce que la nuit approchait; mais il y entra le lendemain
dès la pointe du jour.

Annibal l'ayant laissé avancer avec toutes ses troupes plus de la moitié
du vallon, et voyant l'avant-garde des Romains assez près de lui, donna
le signal du combat, et envoya ordre à ses troupes de sortir de leur
embuscade pour fondre en même temps sur l'ennemi de tous côtés. On peut
juger du trouble des Romains.

Ils n'étaient pas encore rangés en bataille, et n'avaient pas préparé
leurs armes, lorsqu'ils se virent pressés par-devant, par-derrière, et
par les flancs. Le désordre se met en un moment dans tous les rangs.
Flaminius, seul intrépide dans une consternation si universelle, ranime
ses soldats de la main et de la voix, et les exhorte à se faire un
passage par le fer à travers les ennemis; mais le tumulte qui règne
par-tout, les cris affreux des ennemis, et le brouillard qui s'était
élevé, empêchent qu'on ne puisse ni le voir ni l'entendre. Cependant,
lorsqu'ils aperçurent qu'ils étaient enfermés de tous côtés, ou par les
ennemis, ou par le lac, l'impossibilité de se sauver par la fuite
rappela leur courage, et l'on commença à combattre de tous côtés avec
une animosité étonnante. L'acharnement fut si grand dans les deux
armées, que personne ne sentit un tremblement de terre qui arriva dans
cette contrée, et qui renversa des villes entières. Dans cette
confusion, Flaminius ayant été tué par un Gaulois insubrien, les Romains
commencèrent à plier, et prirent ensuite ouvertement la fuite. Un grand
nombre, cherchant à se sauver, se précipita dans le lac: d'autres, ayant
pris le chemin des montagnes, se jetèrent eux-mêmes au milieu des
ennemis qu'ils voulaient éviter. Six mille seulement s'ouvrirent un
passage à travers les vainqueurs, et se retirèrent en un lieu de sûreté;
mais ils furent arrêtés et faits prisonniers le lendemain. Il y eut
quinze mille Romains de tués dans cette bataille. Environ dix mille se
rendirent à Rome par différents chemins. Annibal renvoya les Latins,
alliés des Romains, sans rançon. Il fit chercher inutilement le corps de
Flaminius pour lui donner la sépulture. Il mit ensuite ses troupes en
quartier de rafraîchissement, et rendit les derniers devoirs aux
principaux de son armée qui étaient restés sur le champ de bataille au
nombre de trente. De son côté, la perte ne fut en tout que de quinze
cents hommes, la plupart Gaulois.

Annibal dépêcha alors un courrier à Carthage, pour y porter la nouvelle
des heureux succès qu'il avait eus jusque-là en Italie. Elle y causa une
joie infinie pour le présent, fit concevoir de merveilleuses espérances
pour l'avenir, et ranima le courage de tous les citoyens. Ils
s'appliquèrent avec une ardeur incroyable à prendre des mesures pour
envoyer en Italie et en Espagne tous les secours capables d'y soutenir
les affaires.

A Rome, au contraire, la douleur et l'alarme furent universelles, quand
le préteur, du haut de la tribune aux harangues, eut prononcé ces mots
en présence du peuple: _Nous avons perdu une grande bataille_. Le sénat,
uniquement occupé du bien public, crut que, dans un si grand malheur et
dans un danger si pressant, il fallait avoir recours à des remèdes
extraordinaires. On nomma pour dictateur Quintus Fabius, personnage
aussi distingué par sa sagesse que par sa naissance. A Rome, dès qu'on
avait nommé un dictateur, toute autorité cessait, excepté celle des
tribuns du peuple. On lui donna pour général de la cavalerie Marcus
Minucius. C'était la seconde année de la guerre.

_Conduite d'Annibal par rapport à Fabius._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 239-255. Liv. lib. 22, n. 9-30.] Annibal, après
la bataille de Trasimène, ne jugeant pas encore à propos de s'approcher
de Rome, se contenta de battre la campagne et de ravager le pays. Il
traversa l'Ombrie et le Picénum, et arriva dans le territoire
d'Adria[287], après dix jours de marche. Il fit dans cette route un
riche butin. Ennemi implacable des Romains, il avait ordonné que l'on
fit main-basse sur tout ce qui s'en rencontrerait en âge de porter les
armes; et, ne trouvant d'obstacle nulle part, il s'avança jusque dans la
Pouille, en abandonnant au pillage les pays qui se trouvaient sur sa
route, et faisant par-tout le dégât, pour forcer les peuples à quitter
l'alliance des Romains, et pour apprendre à toute l'Italie que Rome
découragée lui cédait la victoire.

[Note 287: Petite ville qui a donné son nom à la mer Adriatique.]

Fabius, suivi de Minucius et de quatre légions, était parti de Rome pour
aller chercher l'ennemi, mais dans la ferme résolution de ne lui donner
aucune prise sur lui, de ne pas faire un seul mouvement sans avoir bien
reconnu les lieux, et de ne point hasarder de bataille qu'il ne fût
assuré du succès.

Dès que les deux armées furent en présence, Annibal, pour jeter
l'épouvante dans les troupes romaines, ne manqua pas de leur présenter
la bataille en s'avançant jusque auprès des retranchements de leur camp;
mais, quand il vit que tout y était calme, il se retira, blâmant en
apparence la lâcheté de ses ennemis, à qui il reprochait d'avoir enfin
perdu cette valeur martiale si naturelle à leurs pères, mais outré au
fond de voir qu'il avait affaire à un général si différent de Sempronius
et de Flaminius, et que les Romains, instruits par leur défaite, avaient
enfin trouvé un chef capable de tenir tête à Annibal.

Dès ce moment il comprit qu'il n'aurait point à craindre d'attaques
vives et hardies de la part du dictateur, mais une conduite prudente et
mesurée, qui pourrait le jeter dans de très-grands embarras. Restait à
savoir si le nouveau général aurait assez de fermeté pour suivre
constamment le plan qu'il paraissait s'être tracé. Il essaya donc de
l'ébranler par les divers mouvements qu'il faisait, par le ravage des
terres, par le pillage des villes, par l'incendie des bourgs et des
villages. Tantôt il décampait avec précipitation, tantôt il s'arrêtait
tout d'un coup dans quelque vallon détourné pour voir s'il ne pourrait
point le surprendre en rase campagne: mais Fabius conduisait ses troupes
par des hauteurs, sans perdre de vue Annibal; ne s'approchant jamais
assez de l'ennemi pour en venir aux mains, mais ne s'en éloignant pas
non plus tellement, qu'il pût lui échapper. Il tenait exactement ses
soldats dans son camp, ne les laissant jamais sortir que pour les
fourrages, où il ne les envoyait qu'avec de fortes escortes. Il
n'engageait que de légères escarmouches, et avec tant de précaution, que
ses troupes y avaient toujours l'avantage. Par ce moyen il rendait
insensiblement au soldat la confiance que la perte de trois batailles
lui avait ôtée, et il le mettait en état de compter comme autrefois sur
son courage et sur son bonheur.

Annibal, après avoir fait un butin immense dans la Campanie, où il était
demeuré assez long-temps, décampa pour ne point consumer les provisions
qu'il avait amassées, et dont il se réservait l'usage pour la saison où
la terre n'en fournit plus. D'ailleurs, il ne pouvait plus demeurer dans
un pays de vignobles et de vergers, plus agréable pour le spectacle
qu'utile pour la subsistance d'une armée, où il se serait vu réduit à
passer ses quartiers d'hiver entre des marais, des rochers et des
sables, pendant que les Romains auraient tiré abondamment leurs convois
de Capoue et des plus riches contrées de l'Italie: il prit donc le parti
d'aller s'établir ailleurs.

Fabius jugea bien qu'Annibal serait obligé de prendre pour son retour le
même chemin par lequel il était venu, et qu'il serait facile de
l'inquiéter dans sa marche. Il commence par s'assurer de Casilin, petite
ville située sur le Vulturne, qui séparait les terres de Falerne de
celles de Capoue, en y jetant un corps de troupes assez considérable: il
détache quatre milles hommes pour s'emparer du seul défilé par lequel
Annibal pouvait sortir; puis, selon sa coutume ordinaire, il va se
poster avec le reste de l'armée sur les hauteurs qui bordaient le
chemin.

Les Carthaginois arrivent, et campent dans la plaine au pied des
montagnes. Pour ce coup, le rusé Carthaginois tomba dans le même piège
qu'il avait tendu à Flaminius au défilé de Trasimène; et il semblait ne
pouvoir jamais se tirer de ce mauvais pas, n'y ayant qu'une seule issue,
dont les Romains étaient les maîtres. Fabius, comptant que sa proie ne
pouvait point lui échapper, ne délibérait plus que sur la manière de
s'en saisir. Il se flattait, avec assez d'apparence, de terminer la
guerre par cette seule action; cependant il jugea à propos de remettre
l'attaque au lendemain.

Annibal reconnut qu'on employait contre lui ses propres artifices[288].
C'est dans de pareilles conjonctures qu'un commandant a besoin d'une
présence d'esprit et d'une fermeté d'ame non communes pour envisager le
péril dans toute son étendue sans s'effrayer, et pour imaginer de sûres
et de promptes ressources sans délibérer. Le général carthaginois
sur-le-champ fait assembler une grande quantité de bœufs, jusqu'au
nombre de deux mille, et commande qu'on attache à leurs cornes de petits
faisceaux de sarment. Vers le milieu de la nuit, y ayant fait mettre le
feu, il fait pousser ces animaux à grands coups vers le sommet des
montagnes sur lesquelles étaient campés les Romains. Lorsque la flamme
eut pénétré jusqu'au vif, ces animaux, que la douleur rendait furieux,
se dispersèrent de tous côtés, communiquant le feu aux buissons et aux
arbrisseaux qu'ils rencontraient. Cet escadron d'une nouvelle espèce
était soutenu par un bon nombre de soldats armés à la légère, qui
avaient ordre de s'emparer du sommet de la montagne, et de charger les
ennemis en cas qu'ils les y rencontrassent. Tout réussit comme Annibal
l'avait prévu. Les Romains qui gardaient le défilé, voyant que les feux
gagnaient les collines qui les commandaient, et croyant que c'était
Annibal qui marchait de ce côté-là à la faveur des flambeaux pour se
sauver, quittent leur poste, et accourent vers les hauteurs pour lui en
disputer le passage. Le gros de l'armée, qui ne savait que penser de
tout ce tumulte, et Fabius lui-même, n'osant faire aucun mouvement dans
les ténèbres de la nuit de peur de surprise, attendent le retour du
jour. Annibal saisit ce moment, fait traverser à ses troupes et au butin
le défilé qui était sans garde, et sauve son armée d'un piége où un peu
plus de vivacité de la part de Fabius aurait pu le faire périr, ou du
moins l'affaiblir considérablement. Il est beau de savoir tirer avantage
de ses fautes mêmes, et de les faire servir à sa propre gloire.

[Note 288: «Nec Annibalem fefellit suis se artibus peti.» (LIV.)]

L'armée carthaginoise reprit le chemin de la Pouille, toujours
poursuivie et harcelée par celle des Romains. Le dictateur, obligé de
faire un voyage à Rome pour quelque cérémonie de religion, conjura,
avant que de partir, le général de la cavalerie de ne faire aucune
entreprise pendant son absence. Minucius ne fit aucun cas ni de ses avis
ni de ses prières, et, à la première occasion qui se présenta, pendant
qu'une partie des troupes d'Annibal était allée au fourrage, il attaqua
le reste, et remporta quelque avantage. Il en écrivit aussitôt à Rome
comme d'une victoire considérable. Cette nouvelle, jointe à ce qui était
arrivé tout récemment au passage des défilés, excita des plaintes et des
murmures contre la lente et timide circonspection de Fabius. Enfin la
chose en vint à ce point, que le peuple lui égala en pouvoir son général
de cavalerie; ce qui était sans exemple. Il apprit cette nouvelle en
chemin; car il était parti de Rome, pour ne point être témoin oculaire
de ce qui se tramait contre lui: sa constance n'en fut point
ébranlée[289]. Il savait bien qu'en partageant l'autorité dans le
commandement on n'avait pas partagé l'habileté dans le métier de la
guerre: cela parut bientôt.

[Note 289: «Satis fidens haudquaquàm cum imperii jure artem
imperandi æquatam.» (LIV. lib. 22, n. 26.)]

Minucius, tout fier de l'avantage qu'il venait de remporter sur son
collègue, proposa qu'ils commandassent chacun leur jour, ou même un plus
long espace de temps. Fabius rejeta ce parti, qui aurait exposé toute
l'armée au danger pendant le temps qu'elle aurait été commandée par
Minucius; il aima mieux partager les troupes, pour être en état de
conserver au moins la partie qui lui serait échue.

Annibal, parfaitement instruit de tout ce qui se passait dans le camp
romain, eut une grande joie d'apprendre la division des deux chefs. Il
eut soin de présenter un appât et de tendre un piége à la témérité de
Minucius; celui-ci ne manqua pas d'y donner tête baissée, et engagea la
bataille sur une colline où l'on avait caché une embuscade. Ses troupes
furent mises en désordre, et allaient être taillées en pièces, lorsque
Fabius, averti par les premiers cris des blessés: «Courons, dit-il à ses
soldats, au secours de Minucius; allons arracher aux ennemis la
victoire, et à nos citoyens l'aveu de leur faute.» Il arriva fort à
propos, et obligea Annibal de sonner la retraite. Ce dernier, en se
retirant, disait «que cette nuée qui depuis longtemps paraissait sur le
haut des montagnes avait enfin crevé avec un grand fracas, et causé un
grand orage.» Un service si important, et placé dans une telle
conjoncture, ouvrit les yeux à Minucius; il reconnut son tort, rentra
sur-le-champ dans le devoir et l'obéissance, et montra qu'il est
quelquefois plus glorieux de savoir réparer ses fautes que de n'en point
commettre.

_État des affaires en Espagne._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 245-250. Liv. lib. 22, n. 19-22.] Au
commencement de cette même campagne, Cn. Scipion, étant venu fondre tout
d'un coup sur la flotte des Carthaginois, commandée, par Amilcar, la
défit, prit vingt-cinq vaisseaux, et remporta un grand butin. Cette
victoire fit comprendre aux Romains qu'ils devaient donner une attention
particulière aux affaires d'Espagne, d'où Annibal pouvait tirer des
secours considérables et d'argent et de troupes. Ils y envoyèrent une
flotte, et en donnèrent le commandement à P. Scipion, qui, s'étant joint
à son frère après son arrivée en Espagne, rendit de très-grands services
à la république. Jusqu'alors les Romains n'avaient osé passer l'Èbre:
ils avaient cru assez faire de gagner l'amitié des peuples d'en-deçà, et
de la fortifier par des alliances. Mais sous Publius ils traversèrent ce
fleuve, et portèrent leurs armes bien au-delà.

Ce qui contribua le plus à avancer leurs affaires, fut la trahison d'un
Espagnol qui était à Sagonte. Annibal y avait laissé en dépôt les otages
des peuples de l'Espagne: c'étaient les enfants des familles les plus
distinguées du pays. Abélox, c'était le nom de cet Espagnol, persuada à
Bostar, qui commandait dans la place, de renvoyer ces jeunes gens dans
leur patrie, pour attacher par là plus fortement les peuples au parti
des Carthaginois: il fut chargé lui-même de cette commission. Il les
conduisit aux Romains, qui les remirent ensuite entre les mains de leurs
parents, et gagnèrent leur amitié par un présent si agréable.

_Bataille de Cannes._

[Marge: Polyb. l. 3, p. 255-268. Liv. lib. 22, n. 34-54. AN. M. 3789
ROM. 533.] Au printemps suivant on élut à Rome pour consuls C. Térentius
Varron et L. Émilius Paulus. On fit dans cette campagne (c'était la
troisième de la seconde guerre punique) ce qui ne s'était jamais
pratiqué jusqu'alors, qui fut de composer l'armée de huit légions,
chacune de cinq mille hommes, sans les alliés; car, comme nous l'avons
déjà dit, les Romains ne levaient jamais que quatre légions, dont
chacune était environ de quatre mille hommes et de trois cents[290]
chevaux: ce n'était que dans les conjonctures les plus importantes
qu'ils y mettaient cinq mille des uns et quatre cents des autres. Pour
les troupes des alliés, leur infanterie était égale à celle des légions,
mais il y avait trois fois plus de cavalerie. On donnait ordinairement à
chaque consul la moitié des troupes des alliés, et deux légions, pour
agir séparément; et il était rare que l'on se servît de toutes ces
forces en même temps pour la même expédition. Ici les Romains emploient
non-seulement quatre, mais huit légions; tant l'affaire leur paraît
importante. Le sénat voulut même que les deux consuls de l'année
précédente, Servilius et Atilius, servissent dans l'armée en qualité de
proconsuls; mais le dernier ne le put faire à cause de son grand âge.

[Note 290: Polybe ne met que deux cents chevaux dans chaque légion;
mais Juste-Lipse croit que c'est ou une erreur de l'historien, ou une
faute du copiste.]

Varron, en partant de Rome, avait déclaré hautement que, dès le premier
jour qu'il rencontrerait l'ennemi, il donnerait le combat, et
terminerait la guerre, ajoutant qu'elle ne finirait point tant qu'on
mettrait des Fabius à la tête des armées. Un avantage assez considérable
qu'il remporta sur les Carthaginois, dont près de dix-sept cents
demeurèrent sur la place, augmenta encore sa fierté et sa hardiesse.
Annibal regarda cette perte comme un véritable gain pour lui, persuadé
qu'elle servirait d'appât pour amorcer la témérité du consul, et pour
l'engager dans une action: il en avait un besoin extrême. On sut depuis
qu'il était réduit à une telle disette de vivres, qu'il ne lui était pas
possible de subsister encore dix jours. Les Espagnols songeaient déjà à
l'abandonner. C'en était fait de lui et de son armée, si sa bonne
fortune ne lui eût envoyé Varron.

Les armées, après plusieurs mouvements, se trouvèrent en présence près
de Cannes, petite ville située dans l'Apulie, sur le fleuve Aufide.
Comme Annibal était campé dans une plaine fort unie et toute découverte,
et que sa cavalerie était de beaucoup supérieure à celle des Romains,
Émilius ne jugea pas à propos d'engager le combat dans cet endroit: il
voulait qu'on attirât l'ennemi dans un terrain où l'infanterie pût avoir
le plus de part à l'action. Son collègue, général sans expérience, fut
d'un avis contraire; et c'est le grand inconvénient d'un commandement
partagé par deux généraux, entre lesquels la jalousie, ou l'antipathie
d'humeur, ou la diversité de vues, ne manquent guère de mettre la
division.

Les troupes, de part et d'autre, s'étaient contentées pendant quelque
temps de faire de légères escarmouches. Enfin, un jour que Varron
commandait, car le commandement roulait de jour à autre entre les deux
consuls, tout se prépara au combat des deux côtés. Émilius n'avait point
été consulté; mais, quoiqu'il désapprouvât extrêmement la conduite de
son collègue, comme il ne pouvait l'empêcher, il le seconda du mieux
qu'il lui fut possible.

Annibal, après avoir fait convenir ses troupes que, quand on leur aurait
donné le choix d'un terrain propre pour combattre, supérieures comme
elles étaient en cavalerie, elles n'en pouvaient pas choisir de plus
favorable: «Rendez donc grâces aux dieux, leur dit-il, d'avoir amené ici
les ennemis pour vous en faire triompher; et sachez-moi gré aussi
d'avoir réduit les Romains à la nécessité de combattre. Après trois
grandes victoires consécutives, que faut-il pour vous inspirer de la
confiance, que le souvenir de vos propres exploits? Les combats
précédents vous ont rendus maîtres du plat pays: par celui-ci, vous le
deviendrez de toutes les villes, et, j'ose le dire, de toutes les
richesses et de la puissance des Romains. Il n'est plus question de
parler, il faut agir. J'espère de la protection des dieux que vous
verrez dans peu l'effet de mes promesses.»

Les deux armées étaient bien inégales en nombre. Il y avait dans celle
des Romains, en comptant les alliés, quatre-vingt mille hommes de pied,
et un peu plus de six mille chevaux; et dans celle des Carthaginois
quarante mille hommes de pied, tous fort aguerris, et dix mille chevaux.
Émilius commandait à la droite des Romains, Varron à la gauche;
Servilius, l'un des deux consuls de l'année précédente, était au centre.
Annibal, qui savait profiter de tout, s'était posté de manière que le
vent vulturne, qui se lève dans un certain temps réglé, devait souffler
directement contre le visage des Romains pendant le combat, et les
couvrir de poussière; et, ayant appuyé sa gauche sur la rivière d'Aufide
et distribué sa cavalerie sur les ailes, il forma son corps de bataille,
en plaçant l'infanterie espagnole et gauloise au centre, et l'infanterie
africaine, pesamment armée, moitié à leur droite et moitié à leur
gauche, sur une même ligne avec la cavalerie. Après cette disposition,
il se mit à la tête de ce corps d'infanterie espagnole et gauloise, et,
l'ayant tiré de la ligne, il marcha en avant pour commencer le combat,
en arrondissant son front à mesure qu'il approchait de l'ennemi, et en
allongeant ses flancs en espèce de demi-cercle, afin de ne point laisser
d'intervalle entre son corps et le reste de la ligne composée de
l'infanterie pesante, qui ne s'était point ébranlée.

On en vint bientôt aux mains; et les légions romaines qui étaient aux
deux ailes, voyant leur centre vivement attaqué, s'avancèrent pour
prendre l'ennemi en flanc. Le corps d'Annibal, après une vigoureuse
résistance, se voyant pressé de toutes parts, céda au nombre, et se
retira par l'intervalle qu'il avait laissé dans le centre de la ligne.
Les Romains l'y ayant suivi pêle-mêle avec chaleur, les deux ailes de
l'infanterie africaine, qui était fraîche, bien armée et en bon ordre,
s'étant tout d'un coup, par une demi-conversion, tournées vers ce vide
dans lequel les Romains, déjà fatigués, s'étaient jetés en désordre et
en confusion, les chargèrent des deux côtés avec vigueur, sans leur
donner le temps de se reconnaître ni leur laisser de terrain pour se
former. Cependant les deux ailes de la cavalerie venaient de battre
celles des Romains, qui leur étaient fort inférieures; et, n'ayant
laissé à la poursuite des escadrons rompus et défaits que ce qu'il
fallait pour en empêcher le ralliement, elles vinrent fondre
par-derrière sur l'infanterie romaine, qui, étant en même temps
enveloppée de toutes parts par la cavalerie et l'infanterie des ennemis,
fut toute taillée en pièces, après avoir fait des prodiges de valeur.
Émilius, qui avait été couvert de blessures dans le combat, fut tué
ensuite par un gros d'ennemis qui ne le reconnurent point, et avec lui
deux questeurs, vingt-un tribuns militaires, plusieurs hommes
consulaires ou qui avaient été préteurs, Servilius, consul de l'année
précédente, et Minucius, qui avait été maître de la cavalerie sous
Fabius, et quatre-vingts sénateurs. Il demeura sur la place plus de
soixante-dix mille hommes[291]; et les Carthaginois, acharnés contre
l'ennemi, ne cessèrent de tuer, jusqu'à ce qu'Annibal, dans la plus
grande ardeur du carnage, se fut écrié plusieurs fois: _Arrête, soldat;
épargne le vaincu_[292]. Dix mille hommes, qui avaient été laissés à la
garde du camp, se rendirent prisonniers de guerre après la bataille. Le
consul Varron se retira à Venouse, accompagné seulement de soixante-dix
cavaliers; et quatre mille hommes[293] environ se sauvèrent dans les
villes voisines. Du côté d'Annibal, la victoire fut complète; et il la
dut principalement, aussi-bien que les précédentes, à la supériorité de
sa cavalerie.

[Note 291: Tite-Live diminue beaucoup le nombre des morts, qu'il ne
fait monter qu'à quarante-trois mille environ; mais Polybe est plus
digne de foi.]

[Note 292: «Duo maximi exercitus cæsi ad hostium satietatem, donec
Annibal diceret militi suo: Parce ferro.» (FLOR. lib. 1, cap. 6.)]

[Note 293: Le texte de Polybe porte 3000.--L.]

Il y perdit quatre mille Gaulois, quinze cents tant Espagnols
qu'Africains, et deux cents chevaux.

Maharbal, l'un des généraux carthaginois, voulait que, sans perdre de
temps, l'on marchât droit à Rome, promettant à Annibal de le faire
souper, à cinq jours de là, dans le Capitale. Et sur ce que celui-ci
répliqua qu'il fallait prendre du temps pour délibérer sur cette
proposition[294], «Je vois bien, dit Maharbal, que les dieux n'ont pas
donné au même homme tous les talents à-la-fois. Vous savez vaincre,
Annibal; mais vous ne savez pas profiter de la victoire.»

[Note 294: «Tum Maharbal: Non omnia nimirum eidem dii dedêre.
Vincere scis, Annibal; victoriâ uti nescis.» (LIV. lib. 22, n. 51.)]

On prétend que ce délai sauva Rome et l'empire. Plusieurs, et Tite-Live
entre autres, le reprochent à Annibal comme une faute capitale.
Quelques-uns sont plus réservés, et ne peuvent se résoudre à condamner,
sans des preuves bien claires, un si grand capitaine, qui, dans tout le
reste, n'a jamais manqué ni de prudence pour prendre le bon parti, ni de
vivacité et de promptitude pour exécuter. Ils sont encore retenus par
l'autorité, ou du moins par le silence de Polybe, qui, en parlant des
grandes suites qu'eut cette mémorable journée, convient que, parmi les
Carthaginois, on conçut de grandes espérances d'emporter Rome d'emblée;
mais, pour lui, il ne s'explique point sur ce qu'il eût fallu faire à
l'égard d'une ville fort peuplée, extrêmement aguerrie, bien fortifiée,
et défendue par une garnison de deux légions; et il ne laisse nulle part
entrevoir qu'un tel projet fût praticable, ni qu'Annibal eût tort de ne
l'avoir point tenté.

En effet, en examinant les choses de plus près, on ne voit pas que les
règles communes de la guerre permissent de l'entreprendre. Il est
constant que toute l'infanterie d'Annibal avant la bataille ne montait
qu'à quarante mille hommes; qu'étant diminuée de six mille hommes qui
avaient été tués dans l'action, et d'un plus grand nombre sans doute qui
avait été blessé et mis hors de combat, il ne lui restait que vingt-six
ou vingt-sept mille hommes de pied en état d'agir, et que ce nombre ne
pouvait suffire pour faire la circonvallation d'une ville aussi étendue
que Rome, et coupée par une rivière, ni pour l'attaquer dans les formes,
n'ayant ni machines, ni munitions, ni aucune des choses nécessaires pour
un siége. Par la même raison, Annibal, [Marge: Liv. lib. 22, n. 9. Liv.
lib. 23, n. 18.] après le succès de Trasimène, tout victorieux qu'il
était, avait attaqué inutilement Spolette: et, un peu après la bataille
de Cannes, il avait été contraint de lever le siége d'une petite ville
sans nom et sans force. On ne peut disconvenir que, si, dans l'occasion
dont il s'agit, il avait échoué, comme il devait s'y attendre, il aurait
ruiné sans ressource toutes ses affaires[295]. Mais il faudrait être du
métier, et peut-être du temps même de l'action, pour juger sainement de
ce fait. C'est un ancien procès sur lequel il ne sied bien qu'aux
connaisseurs de prononcer.

[Note 295: Ces réflexions, pleines de justesse, rappellent le
jugement de Montesquieu, qui justifie également Annibal des reproches
qu'on avait faits à sa conduite. (_Grand. et décad. des Romains_, ch.
IV.)--L.]

[Marge: Liv. 23, n. 11-14.] Annibal, aussitôt après la bataille de
Cannes, avait dépêché son frère Magon pour porter à Carthage la nouvelle
de sa victoire, et pour demander du secours afin de terminer la guerre.
Lorsque Magon fut arrivé, il fit en plein sénat un discours magnifique
sur les exploits de son frère et sur les grands avantages qu'il avait
remportés contre les Romains; et, pour faire juger de la grandeur de la
victoire par quelque chose de sensible, en parlant en quelque sorte aux
yeux, il fit répandre au milieu du sénat un boisseau d'anneaux d'or
qu'on avait tirés des doigts des nobles romains qui avaient été tués à
la bataille de Cannes. Il termina sa harangue par demander de l'argent,
des vivres et de nouvelles troupes. Tous les assistants ressentirent une
joie extraordinaire; et Imilcon, partisan d'Annibal, croyant que c'était
là une belle occasion d'insulter Hannon, chef de la faction contraire,
lui demanda s'il était encore mécontent de la guerre qu'on avait
entreprise contre les Romains, et s'il croyait qu'on leur dût livrer
Annibal. Hannon, sans s'émouvoir, lui répondit qu'il était toujours dans
les mêmes sentiments, et que les victoires dont on parlait, supposé
qu'elles fussent véritables, ne lui pouvaient donner de joie qu'autant
qu'on s'en servirait pour faire une paix avantageuse: puis il entreprit
de prouver que ces grands exploits que l'on faisait sonner si haut
n'étaient que chimériques et imaginaires. «J'ai taillé en pièces,
disait-il, en reprenant le discours de Magon, les armées romaines:
envoyez-moi des soldats. Que demanderiez-vous autre chose si vous aviez
été vaincu? Je me suis deux fois rendu maître du camp ennemi, plein
apparemment de toutes sortes de provisions: envoyez-moi des vivres et de
l'argent. Tiendriez-vous un autre langage, si vous-même aviez perdu
votre camp?» Ensuite il demanda à Magon si quelqu'un des peuples latins
s'était venu rendre à Annibal, si les Romains lui avaient fait quelques
propositions de paix. Magon ayant été forcé d'avouer qu'il n'en était
rien: «Nous avons donc, reprit Hannon, la guerre dans l'Italie aussi
forte que jamais.» Sa conclusion fut qu'il ne fallait leur envoyer ni
hommes ni argent. Comme la faction d'Annibal était la plus puissante, on
n'eut aucun égard aux remontrances d'Hannon, qui furent regardées comme
l'effet de sa jalousie et de sa prévention: il fut ordonné qu'on ferait
incessamment des levées d'hommes et d'argent pour envoyer à Annibal les
secours qu'il demandait. Magon partit sur-le-champ pour lever en Espagne
vingt-quatre mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux; mais ce
secours fut arrêté dans la suite, et envoyé d'un autre côté: tant la
faction contraire était appliquée à traverser les desseins d'un général
qu'elle ne pouvait souffrir[296]. Pendant qu'à Rome on remerciait un
consul qui avait fui de n'avoir pas désespéré de la république, à
Carthage on savait presque mauvais gré à Annibal de la victoire qu'il
venait de remporter. Hannon ne lui pouvait pardonner les avantages d'une
guerre entreprise contre son avis. Plus jaloux de l'honneur de ses
sentiments que du bien de l'état, plus ennemi du général des
Carthaginois que des Romains, il n'oubliait rien pour empêcher les
succès qu'on pouvait avoir, ou pour ruiner ceux qu'on avait eus.

[Note 296: De Saint-Évremond.]

_Quartier d'hiver passé à Capoue par Annibal._

[Marge: Liv. lib. 23, n. 4 et 18.] La journée de Cannes soumit à Annibal
les plus puissants peuples d'Italie, attira dans son parti ceux de la
grande Grèce avec la ville de Tarente, et détacha des Romains leurs plus
anciens alliés, entre lesquels Capoue tenait le premier rang. C'était
une ville que la bonté de son terroir, sa situation avantageuse et la
longue paix dont elle jouissait, avaient rendue fort riche et fort
puissante. Le luxe et les délices, qui sont une suite ordinaire de
l'opulence, avaient corrompu l'esprit de tous ses citoyens, déjà portés
par leur inclination naturelle au plaisir et à la débauche.

[297]Annibal choisit cette ville pour y passer son quartier d'hiver. Ce
fut là que cette armée, qui avait essuyé les plus grands travaux et
bravé les périls les plus affreux sans y succomber, fut vaincue par
l'abondance et les délices, dans lesquelles elle se plongea avec
d'autant plus d'avidité, qu'elle n'y était point accoutumée. Leurs
courages s'amollirent si fort pendant ce séjour, que, s'ils se
soutinrent encore quelque temps, ce fut plutôt par l'éclat de leurs
victoires passées que par leurs forces présentes. Quand Annibal tira ses
soldats de cette ville, on eût dit que c'étaient d'autres hommes, tout
différents de ce qu'ils avaient été jusque-là. Accoutumés à demeurer
dans des maisons commodes, à vivre dans l'abondance et dans l'oisiveté,
ils ne pouvaient plus souffrir la faim, la soif, les longues marches,
les veilles, ni les autres travaux de la guerre: outre qu'ils ne
savaient plus ce que c'était que d'obéir aux officiers, ni de garder
aucune discipline.

[Note 297: «Ibi partem majorem hiemis exercitum in tectis habuit,
adversùs omnia humana mala, sæpè ae diù durantem, bonis inexpertum atque
insuetum. Itaque quos nulla mali vicerat vis, perdidêre nimia bona ac
voluptates immodicæ: et eò impensiùs, quô avidiùs ex insolentiâ in eas
se merserant.» (LIV. lib. 23, n. 18.)]

Je ne fais ici que copier Tite-Live. Si on l'en croit, le séjour de
Capoue est, dans la vie d'Annibal, une grande tache, et il prétend que
ce général fit en cela une faute incomparablement plus grande que quand,
après le gain de la bataille, il manqua d'aller à Rome[298]; car ce
délai, dit Tite-Live, pouvait paraître avoir seulement différé sa
victoire, au lieu que cette dernière faute le mit absolument hors d'état
de vaincre. En un mot, comme Marcellus sut bien le dire dans la
suite[299], ce que Cannes avait été aux Romains, Capoue le fut aux
Carthaginois et à leur général. Là se perdit leur vertu guerrière et
leur attachement à la discipline; là disparut et leur gloire passée, et
l'espérance presque sûre que leur montrait l'avenir. En effet, depuis ce
jour, les affaires d'Annibal allèrent toujours en décadence, la fortune
se rangea du côté de la prudence, et la victoire sembla s'être
réconciliée avec les Romains.

[Note 298: «Illa enim cunctatio distulisse modò victoriam videri
potuit, hic error vires ademisse ad vincendum.» (LIV. lib. 23, n. 18.)]

[Note 299: «Capuam Annibali Cannas fuisse. Ibi virtutem bellicam,
ibi militarem disciplinam, ibi præteriti temporis famam, ibi spem futuri
extinctam.» (LIV. lib. 23, n. 45.)]

Je ne sais si tout ce que dit ici Tite-Live des suites funestes
qu'eurent les quartiers d'hiver passés par l'armée carthaginoise dans
cette ville délicieuse est bien juste et bien fondé. Quand on examine
avec soin toutes les circonstances de cette histoire, on a de la peine à
se persuader qu'il faille attribuer le peu de progrès qu'eurent les
armes d'Annibal dans la suite au séjour de Capoue: c'en est bien une
cause, mais la moins considérable; et la bravoure avec laquelle ses
troupes battirent depuis ce temps-là des consuls et des préteurs,
prirent des villes à la vue des Romains, maintinrent leurs conquêtes et
restèrent encore quatorze ans en Italie sans en pouvoir être chassées,
tout cela porte assez à croire que Tite-Live exagère les pernicieux
effets des délices de Capoue.

[Marge: Liv. lib. 23, n. 23.] La véritable cause de la chute des
affaires d'Annibal, c'est le défaut de recrues et de secours de la part
de sa patrie. Après l'exposé de Magon, le sénat de Carthage avait jugé
nécessaire, pour pousser les conquêtes d'Italie, d'y envoyer d'Afrique
un renfort considérable de cavalerie numide, quarante éléphants, mille
talents[300], qui font trois millions, et d'acheter en Espagne vingt
mille hommes de pied et quatre mille chevaux pour en [Marge: _Ibid._ n.
32.] renforcer leurs armées d'Espagne et d'Italie; néanmoins Magon n'en
put obtenir que douze mille fantassins, avec deux mille cinq cents
chevaux; et même, quand il fut près de partir pour l'Italie avec cette
troupe, si fort au-dessous de celle qu'on lui avait promise, il fut
contre-mandé pour passer en Espagne. Annibal, après de si grandes
promesses, ne reçut donc ni infanterie, ni cavalerie, ni éléphants, ni
argent, et il fut absolument abandonné à ses ressources personnelles:
son armée se trouvait réduite à vingt-six mille hommes de pied et à neuf
mille chevaux. Comment, avec une armée si affaiblie, pouvoir occuper
dans un pays étranger tous les postes nécessaires, contenir les nouveaux
alliés, maintenir les conquêtes, en faire de nouvelles, et tenir la
campagne avec avantage contre deux armées des Romains qui se
renouvelaient tous les ans? Voilà la véritable cause de la décadence des
affaires d'Annibal et de la ruine de celles de Carthage. Si nous avions
l'endroit où Polybe avait parlé sur cette matière, nous verrions sans
doute qu'il avait plus insisté sur cette cause que sur les délices de
Capoue.

[Note 300: 5,500,000 francs.--L.]

_Affaires d'Espagne et de Sardaigne._

[Marge: Liv. lib. 23, n. 26-30 et n. 32-40, 41. AN. M. 3790 ROM. 534.]
Les deux Scipions avaient toujours le commandement de l'Espagne, et y
faisaient d'assez grands progrès, lorsque Asdrubal, qui seul paraissait
capable de leur résister, reçut ordre de Carthage de passer en Italie au
secours de son frère. Avant que de quitter la province, il écrivit au
sénat pour lui faire connaître la nécessité qu'il y avait d'envoyer en
sa place un général qui pût tenir tête aux Romains. On y envoya Imilcon
avec une armée, et Asdrubal se mit en chemin avec la sienne pour aller
joindre son frère. La première nouvelle de son départ avait rangé la
plus grande partie des Espagnols sous le pouvoir des Scipions. Ces deux
généraux, animés par un si grand succès, se mirent en devoir de lui
fermer la sortie de la province. Ils considéraient le danger auquel
seraient exposés les Romains, si, ayant déjà bien de la peine à résister
au seul Annibal, les deux frères venaient à leur tomber sur les bras
avec deux puissantes armées: ils le poursuivirent donc dans sa marche,
et l'obligèrent, malgré lui, à combattre. Asdrubal fut vaincu; et, loin
de pouvoir passer dans l'Italie, il ne se vit pas même en état de
demeurer en sûreté dans l'Espagne.

Les Carthaginois ne réussirent pas mieux dans la Sardaigne. Prétendant
profiter de quelques révoltes qu'ils y avaient excitées, il y perdirent
douze mille hommes dans une bataille contre les Romains, qui firent
encore un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels furent Asdrubal,
surnommé _Calvus_; Hannon et Magon[301], distingués par leur naissance
et par leurs emplois militaires.

[Note 301: Ce n'était pas le frère d'Annibal.]

_Mauvais succès d'Annibal. Siéges de Capoue et de Rome[302]._

[Note 302: Rollin passe sous silence plusieurs faits qu'il raconte
avec détail dans une autre partie de son histoire ancienne, et dans
l'histoire Romaine (livre quinzième).--L.]

[Marge: AN. M. 3791 ROM. 535. Liv. lib. 23, n. 41-46; lib. 25, n. 22;
lib. 26, n. 5-16.] Depuis le séjour d'Annibal à Capoue, les affaires des
Carthaginois en Italie ne se soutinrent plus avec le même éclat. M.
Marcellus, d'abord comme préteur, ensuite comme consul, eut beaucoup de
part à ce changement. Il harcelait Annibal en toute occasion, il lui
enlevait des quartiers, il lui faisait lever des siéges; il le battit
même en plusieurs rencontres, en sorte qu'il fut appelé _l'épée de
Rome_, comme Fabius en avait été nommé _le bouclier_.

[Marge: AN. M. 3793 ROM. 537.] Ce qui fut le plus sensible au général
carthaginois, fut de voir Capoue assiégée par les Romains. Pour ne point
perdre son crédit parmi ses alliés, en négligeant de soutenir ceux qui y
tenaient le premier rang, il vola au secours de cette ville, en fit
approcher ses troupes, [Marge: AN. M. 3794 ROM. 538.] attaqua les
Romains, leur donna plusieurs combats pour leur faire lever le siége.
Enfin, voyant que toutes ses tentatives étaient inutiles, pour faire une
puissante diversion il marcha brusquement vers Rome. Il ne désespérait
pas que, s'il pouvait, dans la première surprise, s'emparer de quelque
quartier de la ville, le danger où serait la capitale n'obligeât les
généraux romains de lever le siège de Capoue pour accourir avec toutes
leurs troupes au secours de leur patrie: du moins il se flattait que,
si, pour continuer le siége, ils partageaient leurs forces, leur
affaiblissement pourrait faire naître aux assiégés ou à lui quelque
occasion de les battre. Rome fut étonnée, mais non déconcertée. Sur ce
que l'un des sénateurs proposa de rappeler toutes les armées au secours
de Rome, Fabius[303] remontra qu'il serait honteux de se laisser
effrayer et de changer de dessein aux moindres mouvements d'Annibal. On
se contenta de faire revenir, avec une partie de l'armée, l'un des deux
commandants qui étaient au siége: ce fut Q. Fulvius, proconsul. Annibal,
après avoir fait quelques ravages, rangea son armée en bataille devant
la ville, et les consuls en firent autant. Chacun se disposait à bien
faire son devoir dans un combat dont Rome devait être le prix,
lorsqu'une tempête violente obligea les deux partis de se retirer. Ils
ne furent pas plutôt rentrés dans leur camp, que le temps devint calme
et serein. La même chose arriva plusieurs fois de suite; en sorte
qu'Annibal, croyant qu'il y avait dans cet événement quelque chose de
surnaturel[304], dit, au rapport de Tite-Live, que tantôt la fortune, et
tantôt la volonté lui manquait pour se rendre maître de Rome.

[Note 303: «Flagitiosum esse terreri ac circumagi ad omnes Annibalis
comminationes.» (LIV. lib. 26, n. 8.)]

[Note 304: «Audita vox Annibalis fertur, Potiundæ sibi urbis Romæ,
modò mentem non dari, modò fortunam.» (LIV. lib. 26, n. 11.)]

Mais ce qui le surprit étrangement et l'effraya le plus, c'est qu'il
apprit que, pendant qu'il était campé à une des portes de Rome, les
Romains avaient fait sortir par une autre des recrues pour l'armée
d'Espagne, et que le champ dans lequel il s'était campé avait été vendu
dans le même temps, sans que cette circonstance eût rien diminué de son
prix. Un mépris si marqué le piqua vivement: il fit mettre aussi à
l'encan les boutiques d'orfèvres qui étaient autour de la place publique
à Rome. Après cette bravade, il se retira, et pilla en passant le riche
temple de la déesse Féronie.

Capoue, ainsi abandonnée à elle-même, ne tint pas long-temps. Après que
ceux de ses sénateurs qui avaient eu le plus de part à la révolte, et
qui, par cette raison, n'attendaient aucun quartier de la part des
Romains, se furent donné à eux-mêmes la mort d'une manière tout-à-fait
tragique, la ville se rendit à discrétion[305]. Le succès de ce siége,
qui fut décisif par les suites heureuses qu'il eut, et qui rendit
pleinement aux Romains la supériorité sur les Carthaginois, montra en
même temps combien la puissance romaine était formidable quand elle
entreprenait de punir des alliés infidèles, et combien peu il fallait
compter sur Annibal pour la défense de ceux qu'il avait reçus sous sa
protection.

[Note 305: «Confessio expressa hosti, quanta vis in Romanis ad
expetendas pœnas ab infidelibus sociis, et quàm nihil in Annibale
auxilii ad receptos in fidem tuendos esset.» (LIV. lib. 26, n. 16.)]

_Défaite et mort des deux Scipions en Espagne._

[Marge: Liv. lib 23, n. 32-39. AN. M. 3793 ROM. 537.] La face des
affaires était bien changée en Espagne. Les Carthaginois y avaient trois
armées: l'une était commandée par Asdrubal, fils de Giscon; l'autre par
Asdrubal, fils d'Amilcar; la troisième, sous la conduite de Magon,
s'était jointe au premier Asdrubal. Les deux Scipions, Cnéus et Publius,
crurent devoir diviser leurs troupes pour attaquer les ennemis
séparément; et c'est ce qui fut la cause de leur perte. Ils convinrent
que Cnéus, avec un petit nombre de Romains et trente mille Celtibériens,
irait contre Asdrubal, fils d'Amilcar, pendant que Publius, avec le
reste des troupes, composées de Romains et d'alliés d'Italie, marcherait
contre les deux autres généraux.

Publius fut accablé le premier. Aux deux chefs qu'il avait en tête
s'était joint Masinissa, fier des victoires qu'il venait de remporter
contre Syphax, et il devait bientôt être suivi par Indibilis, prince
puissant en Espagne. On en vint aux mains. Les Romains, attaqués en même
temps de tous côtés, se défendirent courageusement, tant qu'ils eurent
leur général à leur tête: mais, lorsqu'il eut été tué, le peu qui avait
échappé au carnage prit la fuite.

Les trois armées victorieuses partirent aussitôt pour aller contre
Cnéus, et pour terminer la guerre par sa défaite. Il était déjà plus
qu'à demi vaincu par la désertion de ses alliés, qui avaient tous
abandonné son parti[306], et qui laissèrent aux chefs romains cette
importante instruction, de ne souffrir jamais que dans leur armée le
nombre de leurs propres troupes fût inférieur à celui des troupes
étrangères. Il eut quelque pressentiment de la mort et de la défaite de
son frère en voyant les ennemis arriver en si grand nombre. Il ne lui
survécut pas long-temps, et fut tué dans le combat. Ces deux grands
hommes furent également pleurés par leurs citoyens et par leurs alliés,
et les Espagnes les regrettèrent à cause de leur justice et de leur
modération.

[Note 306: «Id quidem cavendum semper romanis ducibus erit,
exemplaque hæc verè pro documentis habenda: ne ità externis credant
auxiliis, ut non plus sui roboris suarumque propriè virium in castris
habeant.» (LIV. n. 33.)]

La perte de ces vastes pays paraissait inévitable pour les Romains; mais
la valeur d'un simple officier, nommé _L. Marcius_, chevalier romain,
les leur conserva. Bientôt après on y envoya le jeune Scipion, qui
vengea bien la mort de son père et de son oncle, et y rétablit
entièrement les affaires des Romains.

_Défaite et mort d'Asdrubal._

[Marge: Polyb. l. 11, p. 622-625. Liv. lib. 27, n. 35-39-51. AN. M. 3798
ROM. 542.] Un échec inopiné acheva de ruiner en Italie toutes les
mesures et toutes les espérances d'Annibal. Les consuls de cette année,
la onzième de la seconde guerre punique (car je passe beaucoup
d'événements pour abréger), étaient C. Claudius Néron et M. Livius.
Celui-ci avait pour département la Gaule cisalpine, où il devait
s'opposer à Asdrubal, qu'on disait être près de passer les Alpes:
l'autre commandait dans le pays des Brutiens et dans la Lucanie,
c'est-à-dire dans l'extrémité opposée de l'Italie, et là il tenait tête
à Annibal.

Le passage des Alpes ne coûta presque point de peine à Asdrubal, parce
qu'il trouva le chemin frayé par son frère, et tous les peuples disposés
à le recevoir. Quelque temps après il dépêcha des courriers vers
Annibal: ils furent arrêtés. Néron apprit par les lettres dont ils
étaient chargés qu'Asdrubal devait se joindre à son frère dans l'Ombrie:
il jugea que, dans une conjoncture aussi importante qu'était celle-là,
d'où dépendait le salut de l'état, il était permis de se mettre
au-dessus[307] des règles ordinaires pour le service et le bien même de
la république; et il crut devoir faire un coup hardi et imprévu, capable
de jeter la terreur dans l'esprit des ennemis, en se hâtant d'aller
joindre son collègue pour attaquer brusquement Asdrubal avec leurs
forces réunies. Ce dessein, à bien examiner toutes les circonstances, ne
doit pas être facilement taxé d'imprudence: c'était sauver l'état que
d'empêcher la jonction des deux frères. On ne hasardait pas beaucoup, en
supposant même qu'Annibal dût être informé de l'absence du consul. Sur
son armée de quarante-deux mille hommes, il n'en avait pris que sept
mille pour son détachement, qui étaient à là vérité l'élite des troupes,
mais qui n'en faisaient qu'une très-petite partie; le reste était
demeuré dans le camp bien fortifié et bien retranché: était-il à
craindre qu'Annibal attaquât et forçât un bon camp défendu par
trente-cinq mille hommes?

[Note 307: Il était défendu à un général de sortir de la province
qui lui était assignée, et de passer dans celle d'un autre.]

Néron partit sans avertir ses soldats de son dessein. Lorsqu'il eut fait
assez de chemin pour le leur découvrir sans danger, il leur dit qu'il
les menait à une victoire certaine: que dans la guerre tout dépendait de
la renommée: que le bruit seul de leur arrivée déconcerterait les
Carthaginois: qu'au reste ils auraient tout l'honneur de cette action.

Ils marchèrent avec une diligence extraordinaire. La jonction se fit de
nuit et sans multiplier les camps, pour mieux tromper l'ennemi. Les
troupes nouvellement arrivées se joignirent à celles de Livius. L'armée
du préteur Porcius était campée tout près de celle du consul. Dès le
matin du lendemain on tint conseil. Livius était d'avis de donner
quelques jours de repos aux troupes; Néron le pria de ne point rendre
téméraire par le délai une entreprise que la promptitude seule pouvait
faire réussir, et de profiter de l'erreur de leurs ennemis, tant absents
que présents: on donna donc le signal pour la bataille. Asdrubal,
s'étant avancé aux premiers rangs, reconnut à plusieurs marques qu'il
était arrivé de nouvelles troupes, et il ne douta point que ce ne
fussent celles de l'autre consul: d'où il conjectura qu'il fallait que
son frère eût reçu quelque perte considérable, et craignit fort d'être
venu trop tard à son secours.

Après ces réflexions il fit sonner la retraite. Son armée se mit en
marche avec assez de désordre. La nuit survint; et, ses guides l'ayant
abandonné, il ne sut quelle route tenir. Il suivait au hasard les bords
du fleuve Métaure, et il se mettait en devoir de le passer, lorsqu'il
fut joint par les trois armées ennemies: il jugea, dans cette extrémité,
qu'il lui était impossible d'éviter le combat, et il fit tout ce qu'on
pouvait attendre de la présence d'esprit et du courage d'un grand
capitaine. Il prit tout d'un coup un poste avantageux, et rangea ses
troupes dans un terrain étroit, qui lui donnait lieu de placer sa
gauche, composée des troupes les plus faibles, de manière qu'elle ne
pouvait être ni attaquée de front, ni prise en flanc, et de donner à son
corps de bataille et à sa droite plus de profondeur que de front. Après
cette disposition faite à la hâte, il se mit au centre, et marcha le
premier pour attaquer la gauche des ennemis, bien convaincu qu'il
s'agissait de tout, et qu'il fallait ou vaincre, ou mourir. L'action
dura long-temps, et on combattit de part et d'autre avec beaucoup
d'opiniâtreté. Asdrubal sur-tout mit dans cette journée le comble à la
gloire qu'il s'était déjà acquise par un grand nombre de belles actions.
Il mena ses soldats épouvantés et tremblants au combat, contre un ennemi
qui les surpassait en nombre et en confiance; il les anima par ses
paroles, il les soutint par son exemple, il employa les prières et les
menaces pour ramener les fuyards, jusqu'à ce qu'enfin, voyant que la
victoire se déclarait pour les Romains, et ne pouvant survivre à tant de
milliers d'hommes qui avaient quitté leur patrie pour le suivre, il se
jeta au milieu d'une cohorte romaine, où il périt en digne fils
d'Amilcar, et en digne frère d'Annibal.

Ce combat fut pour les Carthaginois le plus sanglant de toute cette
guerre; et, soit par la mort du chef, soit par le carnage qui fut fait
des troupes carthaginoises, il servit comme de représailles pour la
journée de Cannes. Il fut tué du côté des Carthaginois cinquante-cinq
mille hommes[308], et il y en eut six mille de pris. Les Romains
perdirent huit mille hommes. Ils étaient si las de tuer, que, quelqu'un
étant venu avertir Livius qu'il était aisé de tailler en pièces un gros
d'ennemis qui s'enfuyait «Il est bon, dit-il, qu'il en reste
quelques-uns pour porter aux Carthaginois la nouvelle de leur défaite.»

[Note 308: La perte, selon Polybe, fut beaucoup moindre, et ne monta
qu'à dix mille hommes.

= Il ajoute que la perte des Romains fut de 2000 hommes (XI, c. 3,
§3).--L.]

Néron se mit en marche dès la nuit même qui suivit le combat. Par-tout
où il passait, les cris de joie et les applaudissements prirent la place
de l'inquiétude et de la frayeur qu'il y avait laissées en venant. Il
arriva à son camp le sixième jour. La tête d'Asdrubal jetée dans le camp
des Carthaginois apprit à leur chef le funeste sort de son frère.
Annibal reconnut à ce cruel coup la fortune de Carthage. «C'en est fait,
dit-il[309], je ne lui enverrai plus de superbes courriers. En perdant
Asdrubal, je perds toute mon espérance et tout mon bonheur.» Il se
retira ensuite dans l'extrémité du pays des Brutiens, où il ramassa
toutes ses troupes, qui eurent beaucoup de peine à y subsister, parce
qu'il ne ne recevait aucun convoi de Carthage.

[Note 309: Horace le fait parler ainsi dans la belle ode où il
décrit cette défaite:

     Carthagini jam non ego nuncios
     Mittam superbos. Occidit, occidit
     Spes omnis et fortuna nostri
     Nominis, Asdrubale interempto.

     (HOR. lib. 4. Od. 4.) [V. 69.]]

_Scipion se rend maître de toute l'Espagne. Il est nommé consul, et
passe en Afrique. Annibal y est rappelé._

[Marge: Polyb. l. 11, p. 650; et l. 14, p. 677-687; et l. 15, p.
689-694. Liv. lib. 28, n. 1-4, 16, 38, 40-46; l. 29, n. 24-36; l. 30, n.
20-28. AN. M. 3799 ROM. 543.] Le sort des armes ne fut pas plus heureux
pour les Carthaginois en Espagne. La sage vivacité du jeune Scipion y
avait rétabli entièrement les affaires des Romains, comme la courageuse
lenteur de Fabius l'avait fait auparavant en Italie. Les trois chefs des
Carthaginois, qui y commandaient de nombreuses armées, savoir Asdrubal,
fils de Giscon, Hannon et Magon, ayant été défaits en plusieurs
rencontres par les troupes romaines, Scipion enfin se rendit maître de
l'Espagne, et la soumit tout entière aux Romains. Ce fut pour-lors que
Masinissa, prince très-puissant en Afrique, se rangea de leur côté:
Syphax, au contraire, embrassa le parti des Carthaginois.

[Marge: AN. M. 3800 ROM. 544.] Scipion, étant retourné à Rome, y fut
nommé consul; il avait pour-lors trente ans. On lui donna pour collègue
P. Licinius Crassus. Le département du premier fut la Sicile, avec
permission de passer en Afrique, s'il le jugeait à propos: il partit le
plus promptement qu'il put pour sa province. L'autre devait commander
dans le pays où Annibal s'était retiré.

La prise de Carthagène, où Scipion avait fait paraître toute la
prudence, tout le courage, toute l'habileté qu'on peut attendre des plus
grands capitaines, et la conquête de l'Espagne entière, étaient plus que
suffisantes pour immortaliser son nom: mais il ne les avait regardées
que comme des degrés et des préparatifs qui devaient le conduire à une
plus grande entreprise; c'était la conquête de l'Afrique. Il y passa en
effet, et y établit le théâtre de la guerre.

Le ravage des terres, le siège d'Utique, une des plus fortes places de
l'Afrique, la défaite entière des deux armées de Syphax et d'Asdrubal,
dont Scipion brûla le camp, et ensuite la prise de Syphax même, qui
était la plus puissante ressource des Carthaginois, tout cela les
obligea à songer enfin à la paix. Ils députèrent pour cet effet trente
des principaux sénateurs, choisis dans cette compagnie qui était si
puissante à Carthage, et qu'on nommait le _conseil des cent_. Dès qu'ils
furent admis dans la tente du général romain, ils se prosternèrent tous
par terre (c'était la coutume du pays), lui parlèrent avec beaucoup de
soumission, rejetant la cause de tous leurs malheurs sur Annibal, et
promirent de la part du sénat une aveugle obéissance à tout ce
qu'ordonnerait le peuple romain. Scipion leur répondit que, quoiqu'il
fût venu dans l'Afrique pour vaincre et non pour faire la paix, il la
leur accorderait cependant, à condition qu'ils rendraient aux Romains
leurs prisonniers et leurs transfuges; qu'ils feraient sortir leurs
armées de l'Italie et des Gaules; qu'ils n'entreraient plus en Espagne;
qu'ils se retireraient de toutes les îles qui sont entre l'Italie et
l'Afrique; qu'ils livreraient aux vainqueurs tous leurs vaisseaux,
excepté vingt; qu'ils donneraient cinq cent mille boisseaux[310] de
froment, et trois cent mille boisseaux d'orge; et qu'ils paieraient la
somme de cinq mille talents[311], c'est-à-dire quinze millions. Que, si
ces conditions les accommodaient, ils pourraient envoyer des
ambassadeurs au sénat. Ils feignirent d'y donner les mains; mais en
effet ils ne cherchaient qu'à gagner du temps jusqu'au retour d'Annibal.
On accorda une trêve aux Carthaginois, qui firent partir sur-le-champ
leurs députés pour Rome, et qui envoyèrent en même temps vers Annibal
pour lui ordonner de revenir en Afrique.

[Note 310: Boisseaux romains, c. à. d. _modius_. Le modius vaut le
quinzième de notre setier (v. mes _Considérations sur les Monnaies_, p.
118): il s'agit donc ici de 33,333 setiers (52,000 hectolitres) de
froment; et de 20,000 setiers (31,200 hectolitres) d'orge.--L.]

[Note 311: Environ 27,500,000 francs: selon d'autres, dit Tite-Live,
on leur imposa 5,000 livres d'argent, et non 5,000 talents. La somme est
bien différente car la livre romaine était la 80e partie du talent: il
ne s'agirait donc que de 331,250 francs. Cette somme paraît trop
faible.--L.]

[Marge: AN. M. 3802 ROM. 546.] Il était pour lors retiré dans les
extrémités de l'Italie, comme nous l'avons déjà dit. C'est là que lui
furent portés les ordres de Carthage, qu'il ne put entendre sans pousser
des soupirs, et sans presque verser des larmes, frémissant de colère de
se voir ainsi forcé d'abandonner sa proie. Jamais exilé ne témoigna plus
de regret en quittant son pays natal, qu'Annibal en sortant d'une terre
ennemie. Il tourna souvent les yeux vers les côtes de l'Italie, accusant
les dieux et les hommes de son malheur, en prononçant contre lui-même,
dit Tite-Live[312], mille exécrations de ce qu'au sortir de la bataille
de Cannes, il n'avait pas conduit à Rome ses soldats encore tout fumants
du sang des Romains.

[Note 312: Tite-Live suppose toujours que ce délai était une faute
essentielle pour Annibal, dont lui-même se repentit dans la suite.]

A Rome, le sénat, fort mécontent des mauvaises excuses qu'employaient
les députés de Carthage pour justifier leur république, et de l'offre
absurde qu'ils faisaient en son nom de s'en tenir au traité de Lutatius,
crut devoir renvoyer la décision du tout à Scipion, qui, étant sur les
lieux, pouvait mieux juger de ce que demandait le bien de l'état.

Vers ce même temps, le préteur Octavius, passant de Sicile en Afrique
avec deux cents vaisseaux de charge, fut attaqué près de Carthage par
une furieuse tempête qui dissipa toute sa flotte. Le peuple de la ville,
ne pouvant se résoudre à laisser échapper de ses mains une si riche
proie, demande à grands cris qu'on fasse sortir la flotte carthaginoise
pour s'en emparer. Le sénat, après une faible résistance, y consent.
Asdrubal, étant sorti du port, se saisit de la plupart des vaisseaux
romains, et les amena à Carthage, malgré la trêve qui subsistait encore.

Scipion envoya des députés au sénat de Carthage pour en faire ses
plaintes: on y eut peu d'égard. L'approche d'Annibal leur avait rendu le
courage, et leur avait fait concevoir de grandes espérances; il s'en
fallut peu même que le peuple ne maltraitât les députés. Ils demandèrent
une escorte pour s'en retourner en sûreté; elle leur fut accordée, et
deux vaisseaux de la république les accompagnèrent. Mais les magistrats,
qui ne voulaient point de paix, et qui étaient déterminés à recommencer
la guerre, firent dire sous main à Asdrubal, qui était avec sa flotte
près d'Utique, de faire attaquer la galère romaine lorsqu'elle serait
arrivée au fleuve Bagrada, tout près du camp des Romains, où l'escorte
avait ordre de les laisser. Il le fit, et détacha contre les
ambassadeurs deux galères. Ils se sauvèrent pourtant, non sans peine ni
sans danger.

Ce fut un nouveau sujet de guerre entre les deux peuples, plus animés,
ou plutôt plus acharnés que jamais l'un contre l'autre: les Romains, par
le désir de venger une si noire perfidie; les Carthaginois, par la
persuasion où ils étaient qu'il n'y avait plus de paix à attendre pour
eux.

Dans ce temps-là même, Lélius et Fulvius, chargés des pleins pouvoirs
que le sénat et le peuple romain envoyaient à Scipion, arrivent au camp,
et avec eux les députés carthaginois. Carthage ayant non-seulement rompu
la trêve, mais violé le droit des gens dans la personne des ambassadeurs
romains, il était naturel d'user de représailles contre les députés
carthaginois. Mais Scipion[313], considérant plus ce que demandait la
générosité romaine que ce que méritait la perfidie carthaginoise, pour
ne point s'éloigner des principes de sa nation ni de son propre
caractère, renvoya les députés sans leur faire aucun mal. Une modération
si étonnante dans de telles conjonctures effraya et fit rougir Carthage
même, et donna à Annibal une nouvelle estime pour un chef qui n'opposait
à la mauvaise foi de ses ennemis qu'une droiture et une noblesse d'ame
encore plus dignes d'admiration que toutes ses vertus guerrières.

[Note 313: Ἐσκοπεῖτο παρ' αủτῷ συλλογιζόμενος, οὐχ οὕτω τὶ δέον
παθεῖν Καρχηδονίους, ὡς τὶ δέον ἦν πράξαι Ῥωμαίους. (POLYB. lib. 15, p.
693.)

«Dixit Scipio se nihil nec institutis populi romani nec suis moribus
indignum in iis facturum.» (LIV. lib. 30, n. 25.)]

Cependant Annibal, pressé par ses citoyens, avançait dans le pays. Il
arriva à Zama, qui est à cinq journées de Carthage, et il y fit camper
ses troupes: il envoya de là des espions pour observer la contenance des
Romains. Scipion, les ayant surpris, loin de les punir, les fit promener
par tout son camp; et, après leur en avoir fait remarquer soigneusement
toute la disposition, il les renvoya à Annibal. Celui-ci sentait bien
d'où partait une si noble assurance; après tout ce qui lui était arrivé,
il ne comptait plus sur le retour de sa fortune. Pendant que tout, le
monde l'exhortait à donner la bataille, il était le seul qui songeât à
la paix; il espérait la faire à des conditions plus raisonnables, se
trouvant à la tête d'une armée, et le sort des armes pouvant encore
paraître incertain. Il envoya donc demander une entrevue à Scipion: on
convint du temps et du lieu.

_Entrevue d'Annibal et de Scipion en Afrique, suivie du combat._

[Marge: Polyb. l. 15, p. 694-703. Liv. lib. 30, p. 29-35. AN. M. 3803
ROM. 547.] Ces deux capitaines, non-seulement les plus illustres de leur
temps, mais dignes d'être mis en parallèle avec ce qu'il y avait jamais
eu de plus grands princes et de plus fameux généraux, s'étant rendus au
lieu marqué, demeurèrent quelque temps en silence, comme étonnés à la
vue l'un de l'autre, et comme saisis d'une mutuelle admiration. Enfin
Annibal prit le premier la parole, et, après avoir loué Scipion d'une
manière fine et délicate, il lui fit une vive peinture des désordres de
la guerre, et des maux qu'elle avait causés tant aux victorieux qu'aux
vaincus: il l'exhorta à ne pas se laisser éblouir par l'éclat de ses
victoires. Il lui représenta que, quelque heureux qu'il eût été
jusque-là, il devait appréhender l'inconstance de la fortune; que, sans
en chercher bien loin des exemples, il en était lui-même, qui lui
parlait, une preuve éclatante; que Scipion était alors ce qu'Annibal
avait été à Trasimène et à Cannes; qu'il profitât de l'occasion mieux
qu'il n'avait fait lui-même, en faisant la paix dans un temps où il
était maître des conditions. Il finit en déclarant que les Carthaginois
voulaient bien céder aux Romains la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, et
toutes les îles qui sont entre l'Afrique et l'Italie; qu'il fallait bien
se résoudre, puisque les dieux en ordonnaient ainsi, à se renfermer dans
les bords de l'Afrique, tandis qu'ils verraient les Romains faire
respecter leurs lois jusque dans les régions les plus éloignées.

Scipion répondit en moins de paroles, mais avec non moins de dignité. Il
reprocha aux Carthaginois la perfidie avec laquelle ils venaient de
piller quelques galères romaines avant que la trêve fût expirée: il
rejeta sur eux seuls et sur leur injustice tous les maux qu'avaient
entraînés les deux guerres. Après avoir remercié Annibal des conseils
qu'il lui donnait sur l'incertitude des événements humains, il finit en
l'avertissant de se préparer au combat, s'il n'aimait mieux accepter les
conditions qu'il avait déjà proposées, auxquelles néanmoins on en
ajouterait encore quelques-unes pour punir les Carthaginois d'avoir
rompu la trêve.

Annibal ne put se résoudre à accepter ces conditions, et on se sépara
dans le dessein de décider du sort de Carthage par une action générale.
Chacun des généraux exhorta donc ses troupes à combattre vaillamment.
Annibal faisait le dénombrement des victoires qu'il avait remportées sur
les Romains, des chefs qu'il avait tués, des armées qu'il avait taillées
en pièces. Scipion représentait aux siens la conquête des Espagnes, les
succès qu'il avait eus en Afrique, et l'aveu que les ennemis faisaient
de leur faiblesse en venant demander la paix;[314] et il disait tout
cela d'un air et d'un ton de vainqueur. Jamais motifs ne furent plus
puissants pour porter des troupes à bien combattre. Ce jour allait
mettre le comble à la gloire de l'un ou de l'autre des chefs, et décider
qui de Rome ou de Carthage donnerait la loi aux nations.

[Note 314: «Celsus hæc corpore, vultuque ita læto, ut vicisse jam
crederes, dicebat.» (LIV. lib. 30, n. 32.)]

Je n'entreprends point de décrire l'ordre de la bataille ni la valeur
des deux armées. Il est aisé d'imaginer que deux capitaines si
expérimentés n'oublièrent rien de ce qui pouvait contribuer à la
victoire. Les Carthaginois, après un combat fort opiniâtre, furent enfin
obligés de prendre la fuite, laissant vingt mille des leurs sur le champ
de bataille; et les Romains firent un pareil nombre de prisonniers.
Annibal se sauva pendant le tumulte; et, étant entré dans Carthage, il
avoua qu'il était vaincu sans ressource, et que la ville n'avait plus
d'autre parti à prendre que de demander la paix, à quelques conditions
que ce fût. Scipion lui donna de grands éloges, principalement sur son
habileté à prendre les avantages, à disposer son armée, à donner ses
ordres dans le combat; et il assura qu'Annibal s'était surpassé lui-même
dans cette journée, quoique le succès n'eût pas répondu à son courage ni
à sa prudence.

Pour lui, il sut bien profiter de sa victoire et de la consternation des
ennemis. Il ordonna à un de ses lieutenants de mener son armée de terre
à Carthage, pendant que lui-même allait y conduire la flotte.

Il n'en était pas éloigné, lorsqu'il rencontra un vaisseau couvert de
banderoles et de branches d'olivier, qui portait dix ambassadeurs,
choisis d'entre les plus considérables de la ville, et chargés d'aller
implorer sa clémence. Il les renvoya sans réponse, avec ordre de le
venir trouver à Tunis, où il devait s'arrêter. Les députés de Carthage
vinrent au nombre de trente trouver Scipion au lieu marqué, et lui
demandèrent la paix en des termes très-soumis. Il assembla son conseil:
la plupart étaient assez d'avis qu'il prît et rasât Carthage, et qu'il
en traitât les habitants avec la dernière sévérité; mais la vue du temps
que durerait le siége d'une ville si bien fortifiée, et la crainte
qu'avait Scipion qu'on ne lui envoyât un successeur pendant qu'il serait
occupé à ce siége, le firent pencher vers la douceur.

_Paix conclue entre les Carthaginois et les Romains. Fin de la seconde
guerre punique._

[Marge: Polyb. l. 15, p. 704-707. Liv. lib. 30, n. 36-44.] Les
conditions de paix qu'il leur dicta furent, que les Carthaginois
vivraient libres en conservant leurs lois, aussi-bien que les villes et
les terres qu'ils possédaient en Afrique avant cette guerre; qu'ils
rendraient aux Romains tous les transfuges, les esclaves et les
prisonniers qu'ils avaient à eux; qu'ils leur livreraient tous leurs
vaisseaux, à l'exception de dix à trois rangs de rames; qu'ils
livreraient aussi tous les éléphants qu'ils avaient alors, et qu'ils
n'en dresseraient plus dorénavant pour la guerre; que toute guerre hors
de l'Afrique leur serait absolument interdite, et que, dans l'Afrique
même, ils ne pourraient la faire sans la permission du peuple romain;
qu'ils restitueraient à Masinissa tout ce qu'ils avaient pris sur lui ou
sur ses ancêtres; qu'ils fourniraient des vivres et paieraient la solde
aux troupes auxiliaires des Romains, jusqu'à ce que leurs députés
fussent de retour de Rome; qu'ils paieraient aux Romains dix mille
talents euboïques[315] d'argent, en cinquante paiements d'année en
année; qu'ils donneraient cent ôtages[316] au choix de Scipion. Pour
leur donner le temps d'envoyer à Rome, il convint de leur accorder une
trêve, à condition qu'ils rendraient les vaisseaux qu'ils avaient pris à
l'occasion de la première, sans quoi ils ne devaient espérer ni trêve ni
paix.

[Note 315: Dix mille talents attiques feraient trente millions. Dix
mille talents euboïques font un peu plus de vingt-huit millions
trente-trois mille livres; parce que, selon Budée, le talent euboïque ne
vaut que cinquante-six mines, et quelque chose de plus; au lieu que le
talent attique vaut soixante mines.

= 10,000 talents euboïques valent 55,000,000 francs. Le cinquantième,
que les Carthaginois s'engageaient à payer annuellement, est de
1,100,000 francs.--L.]

[Note 316: Ils ne devaient pas avoir moins de 14 ans, ni plus de 30:
on trouve une circonstance analogue dans le traité des Romains avec les
Étoliens. (POLYB. XXII, 15, 10.)--L.]

Quand les députés furent de retour à Carthage, ils exposèrent au sénat
les conditions que Scipion leur avait dictées. Alors Giscon, qui les
trouvait insupportables, se leva, et fit un discours pour détourner ses
citoyens d'une paix si honteuse. Annibal, indigné qu'on écoutât
tranquillement un tel harangueur, prit Giscon par le bras, et le jeta en
bas de son siége. Une démarche si violente, et bien éloignée du goût
d'une ville libre comme était Carthage, excita un murmure universel.
Annibal en fut troublé, et sur-le-champ s'excusa. «Sorti de cette ville
à l'âge de neuf ans, leur dit-il, et n'y étant revenu qu'après
trente-six ans d'absence, j'ai eu tout le temps de m'instruire dans
l'art militaire, et je me flatte d'y avoir assez bien réussi. Pour vos
lois et vos coutumes, on ne doit pas être surpris que je les ignore; et
c'est de vous que je veux les apprendre.» Il s'étendit ensuite sur la
nécessité indispensable où ils étaient de faire la paix. Il ajouta qu'on
devait remercier les dieux de ce que les Romains voulaient bien
l'accorder, même à ces conditions; et il leur montra de quelle
importance il était de se réunir dans le sénat, et de ne point donner
lieu, par le partage des sentiments, à porter devant le peuple une
affaire de cette nature. Tout le monde revint à son avis, et la paix fut
acceptée. Le sénat satisfit Scipion sur les vaisseaux qu'il avait
redemandés; et, après avoir obtenu de lui une trêve de trois mois, il
fit partir des ambassadeurs pour Rome.

Quand ils y furent arrivés, le sénat leur donna audience; ils étaient
tous recommandables par leur âge et leur dignité. Asdrubal, surnommé
_Hœdus_, toujours ennemi d'Annibal et de sa faction, parla le premier;
et, après avoir excusé autant qu'il put le peuple de Carthage, en
rejetant la rupture du traité sur l'ambition de quelques particuliers,
il ajouta, que si les Carthaginois eussent voulu suivre ses conseils et
ceux d'Hannon, ils auraient donné aux Romains la paix qu'ils étaient
obligés de leur demander. «Mais, ajouta-t-il, il est bien rare que la
prospérité et la modération se rencontrent ensemble, et qu'il soit donné
aux hommes d'être en même temps heureux et sages. Le peuple romain est
invincible, parce qu'il ne se laisse point aveugler par la bonne
fortune; et il faudrait s'étonner s'il agissait autrement: car la
prospérité ne transporte de joie et n'éblouit que ceux pour qui elle est
nouvelle; au lieu que les Romains sont si accoutumés à vaincre, qu'ils
ne sont presque plus sensibles au plaisir que cause la victoire, et
qu'on peut dire, à leur honneur, qu'ils ont en un sens plus augmenté
leur empire en traitant les vaincus avec bonté qu'en remportant des
victoires[317].» Les autres députés parlèrent d'un ton plus plaintif, en
représentant le triste état où Carthage allait être réduite, après
s'être vue au comble de la grandeur et de la puissance.

[Note 317: «Rarò simul hominibus bonam fortunam bonamque mentem
dari. Populum romanum eo invictum esse, quòd in secundis rebus sapere et
consulere menunerit. Et herculè mirandum fuisse, si aliter facerent. Ex
insolentiâ, quibus nova bona fortuna sit, impotentes lætiliæ insanire:
populo romano usitata ac propè obsoleta ex victoria gaudia esse; ac plus
penè parcendo victis, quàm vincendo, imperium auxisse.» (LIV. lib. 30,
n. 42.)]

Le sénat et le peuple, qui étaient également portés à la paix, donnèrent
un plein pouvoir à Scipion pour en traiter, le laissèrent maître des
conditions, et lui permirent de ramener son armée après la conclusion du
traité.

Les ambassadeurs demandèrent la permission d'entrer dans la ville, et de
racheter quelques-uns de leurs prisonniers. Il s'en trouva environ deux
cents qu'ils souhaitaient recouvrer: le sénat les envoya à Scipion pour
les rendre sans rançon, en cas que la paix se conclût. Les Carthaginois,
après le retour de leurs ambassadeurs, firent la paix avec Scipion aux
conditions qu'il leur avait imposées. Ils lui remirent plus de cinq
cents vaisseaux, qu'il fit brûler à la vue de Carthage: spectacle bien
triste pour les habitants de cette malheureuse ville! Il fit trancher la
tête aux alliés du nom latin, et pendre[318] les citoyens romains, qui
lui furent rendus comme transfuges.

[Note 318: _Mettre en croix._--L.]

Quand on procéda au premier paiement de la taxe imposée par le traité,
comme les fonds de l'état étaient épuisés par les dépenses d'une si
longue guerre, la difficulté de ramasser cette somme causa une grande
tristesse dans le sénat, et plusieurs ne purent retenir leurs larmes: on
dit qu'Annibal alors se mit à rire. Asdrubal Hœdus lui faisant de vifs
reproches de ce qu'il insultait ainsi à l'affliction publique, dont il
était la cause: «Si l'on pouvait, dit-il, pénétrer dans le fond de mon
cœur et en démêler les dispositions comme on voit ce qui se passe sur
mon visage, on reconnaîtrait bientôt que ce ris qu'on me reproche n'est
pas un ris de joie, mais l'effet du trouble et du transport que me
causent les maux publics; et ce ris, après tout, est-il plus hors de
saison que ces larmes que je vous vois répandre? C'était lorsqu'on nous
a ôté nos armes, qu'on a brûlé nos vaisseaux, qu'on nous a interdit
toute guerre contre les étrangers; c'était alors qu'il fallait pleurer,
car voilà le coup et la plaie mortelle qui nous a abattus: mais nous ne
sentons les maux publics qu'autant qu'ils nous intéressent
personnellement; et ce qu'ils ont pour nous de plus affligeant et de
plus douloureux, est la perte de notre argent. C'est pourquoi, lorsqu'on
enlevait à Carthage vaincue ses dépouilles, lorsqu'on la laissait sans
armes et sans défense au milieu de tant de peuples d'Afrique puissants
et armés, personne de vous n'a poussé un soupir; et maintenant, parce
qu'il faut contribuer par tête à la taxe publique, vous vous désolez
comme si tout était perdu. Ah! que j'ai lieu de craindre que ce qui vous
arrache aujourd'hui tant de larmes ne vous paraisse bientôt le moindre
de vos malheurs!»

Scipion, après que tout fut terminé, s'embarqua pour repasser en Italie.
Il arriva à Rome à travers une multitude infinie de peuples que la
curiosité attirait sur son passage. On lui décerna le triomphe le plus
magnifique [Marge: AN. M. 3804 CARTH. 646. ROM. 548. AV. J.-C. 200.]
qu'on eût encore vu, et on lui donna le surnom d'_Africain_, honneur
inouï jusque-là, personne avant lui n'ayant pris le nom d'une nation
vaincue. Ainsi fut terminée la seconde guerre punique, après avoir duré
dix-sept ans.

_Courte réflexion sur le gouvernement de Carthage au temps de la seconde
guerre punique._

[Marge: Lib. 6, p. 493, 494.] Je finirai ce qui regarde la seconde
guerre punique par une réflexion de Polybe, qui peut beaucoup servir à
faire connaître la différence des deux républiques dont nous parlons. Au
commencement de la seconde guerre punique, et du temps d'Annibal, on
peut dire en quelque sorte que Carthage était sur le retour: sa
jeunesse, sa fleur, sa vigueur, étaient déjà flétries: elle avait
commencé à déchoir de sa première élévation; et elle penchait vers sa
ruine; au lieu que Rome alors était, [Marge: Liv. lib. 24, n. 8 et 9.]
pour ainsi dire, dans la force et la vigueur de l'âge, et s'avançait à
grands pas vers la conquête de l'univers. La raison que Polybe rend de
la décadence de l'une et de l'accroissement de l'autre est tirée de la
différente manière dont étaient gouvernées ces deux républiques dans le
temps dont nous parlons. Chez les Carthaginois, le peuple s'était emparé
de la principale autorité dans les affaires publiques; on n'écoutait
plus les avis des vieillards et des magistrats; tout se conduisait par
cabales et par intrigues. Sans parler de ce que la faction contraire à
Annibal fit contre lui pendant tout le temps de son commandement, le
seul fait des vaisseaux romains pillés pendant un temps de trève,
perfidie à laquelle le peuple força le sénat de prendre part et de
prêter son nom, est une preuve bien claire de ce que dit ici Polybe. Au
contraire, à Rome c'était le temps où le sénat, c'est-à-dire cette
compagnie composée d'hommes si sages, avait plus de crédit que jamais,
et où les anciens étaient écoutés et respectés comme des oracles. On
sait combien le peuple romain était jaloux de son autorité, sur-tout
dans ce qui regarde l'élection [Marge: Liv. lib. 24, n. 8 et 9.] des
magistrats. Une centurie, composée des jeunes, à qui il était échu par
le sort de donner la première son suffrage, qui entraînait ordinairement
celui de toutes les autres, avait nommé deux consuls: sur la simple
remontrance de Fabius[319], qui représenta au peuple que, dans un temps
de tempête et d'orage comme était celui où l'on se trouvait pour lors,
on ne pouvait choisir de trop habiles pilotes pour conduire le vaisseau
de la république, la centurie retourna aux suffrages, et nomma d'autres
consuls. De cette différence de gouvernement, Polybe conclut qu'il était
nécessaire qu'un peuple conduit par la prudence des anciens l'emportât
sur un état gouverné par les avis téméraires de la multitude. Rome en
effet, guidée par les sages conseils du sénat, eut enfin le dessus dans
le gros de la guerre, quoi qu'en détail elle eût eu du désavantage dans
plusieurs combats; et elle établit sa puissance et sa grandeur sur les
ruines de sa rivale.

[Note 319: «Quilibet nautarum rectorumque tranquillo mari gubernare
potest: ubi sæva orta tempestas est, ac turbato mari rapitur vento
navis, tum viro et gubernatore opus est. Non tranquillo navigamus, sed
jam aliquot procellis submersi penè sumus. Itaque quis ad gubernacula
sedeat, summâ curâ providendum ac præcavendum nobis est.»]

_Intervalle entre la seconde et la troisième guerre punique._

Cet intervalle, quoique assez considérable pour la durée, puisqu'il est
de plus de cinquante ans, l'est fort peu par rapport aux événements qui
regardent Carthage. On peut les réduire à deux chefs, dont l'un concerne
la personne d'Annibal, l'autre regarde quelques différents particuliers
entre les Carthaginois et Masinissa, roi des Numides. Nous les
traiterons séparément, mais sans leur donner beaucoup d'étendue.

§ I. _Suite de l'histoire d'Annibal._

Lorsque la seconde guerre punique fut terminée par le traité de paix
conclu avec Scipion, Annibal avait quarante-cinq ans, comme il le dit
lui-même en plein sénat. Ce qui nous reste à dire de ce grand homme
comprend un espace de vingt-cinq ans.

_Annibal entreprend et vient à bout de réformer à Carthage la justice et
les finances._

Depuis la conclusion de la paix, Annibal fut fort considéré à Carthage,
du moins dans le commencement, et il y exerça les premiers emplois de la
république avec honneur et avec éclat. Il fut chargé du commandement
[Marge: Corn. Nep. in Annib. c. 7.] des troupes dans quelques guerres
que les Carthaginois eurent à soutenir en Afrique; mais les Romains, à
qui le nom seul d'Annibal faisait ombrage, ne pouvant voir
tranquillement qu'on lui laissât encore les armes à la main, en firent
des plaintes, et il fut rappelé à Carthage.

A son retour, on le nomma préteur. Il paraît que cette charge était
très-considérable, et donnait beaucoup d'autorité. Carthage va donc être
pour lui un nouveau théâtre, où il fera paraître des vertus et des
qualités d'un genre tout différent de celles qui nous l'ont fait admirer
jusqu'ici et qui achèveront de nous donner de ce grand homme une juste
et parfaite idée.

Tout occupé du désir de rétablir les affaires de sa patrie désolée, il
comprit que les deux plus puissants moyens pour faire fleurir un état,
sont une grande exactitude à rendre la justice à tous les sujets, et une
grande fidélité dans le maniement des finances: l'une, en maintenant
l'égalité entre les citoyens, et en les faisant jouir d'une liberté
tranquille sous la protection des lois qui mettent en sûreté leurs
biens, leur honneur et leur vie, lie plus étroitement les particuliers
entre eux, et les attache plus fortement à l'état, à qui ils doivent la
conservation de ce qu'ils ont de plus cher et de plus précieux; l'autre,
en ménageant avec fidélité les fonds publics, fournit ponctuellement à
toutes les dépenses de l'état, tient en réserve des ressources toujours
prêtes pour ses besoins imprévus, et épargne aux peuples l'imposition de
nouvelles charges, que la dissipation rend nécessaires, et qui
contribuent le plus à indisposer les esprits contre le gouvernement.

Annibal vit avec douleur le désordre qui régnait également dans
l'administration de la justice et dans le maniement des finances. Quand
on l'eut nommé préteur, comme son amour pour l'ordre lui faisait
regarder avec peine tout ce qui s'en écartait, et le portait à tout
tenter pour le rétablir, il eut le courage d'entreprendre la réforme de
ce double abus, qui en entraînait une infinité d'autres; sans craindre
l'animosité de l'ancienne faction qui lui était opposée, ni les
nouvelles inimitiés que son zèle pour la république ne manquerait pas de
lui attirer.

[Marge: Liv. lib. 33, n. 46] L'ordre des juges exerçait impunément les
concussions les plus criantes. C'étaient autant de petits tyrans, qui
disposaient à leur gré des biens et de la vie des citoyens, sans qu'il
fût possible de se mettre à l'abri de leurs violences, parce que leurs
charges étaient à vie, et qu'ils se soutenaient mutuellement. Annibal,
en qualité de préteur, manda chez lui un officier de cette compagnie,
qui abusait apparemment de son pouvoir: Tite-Live dit qu'il était
questeur. Cet officier, qui était de la faction opposée à Annibal, et
qui avait déjà tout l'orgueil et toute la fierté des juges, dans l'ordre
desquels il devait passer en sortant de la questure, refusa insolemment
d'obéir. Annibal n'était pas d'un caractère à souffrir tranquillement
une telle injure. Il le fit saisir par un licteur, et le traduisit
devant le peuple. Là, non content de s'en prendre à cet officier
particulier, il accusa l'ordre entier des juges, dont l'orgueil
insupportable et tyrannique n'était arrêté ni par la crainte des lois,
ni par le respect des magistrats; et, comme il s'aperçut qu'on
l'écoutait favorablement, et que les plus faibles d'entre le peuple
témoignaient ne pouvoir plus souffrir l'insolente fierté de ces juges,
qui semblait en vouloir à leur liberté, il proposa et fit passer une loi
qui ordonnait qu'on choisirait tous les ans de nouveaux juges sans
qu'aucun pût être continué au-delà de ce terme. Autant que par cette loi
il gagna l'amitié du peuple, autant s'attira-t-il la haine du plus grand
nombre des puissants et des nobles.

[Marge: Liv. lib. 33 n. 46 et 47.] Il entreprit une autre réforme qui ne
lui fit pas moins d'ennemis ni moins d'honneur. Les deniers publics, ou
étaient dissipés par la négligence de ceux qui les maniaient, ou
devenaient la proie et le butin des principaux de la ville et des
magistrats; en sorte que, ne se trouvant plus d'argent pour fournir
chaque année au paiement du tribut que l'on devait aux Romains, on était
près d'imposer une taxe sur les particuliers. Annibal, entrant dans un
fort grand détail, se fit rendre un compte exact des revenus de la
république, de l'usage que l'on en faisait, des charges et des dépenses
ordinaires de l'état; et, ayant reconnu par cet examen qu'une grande
partie des fonds publics était détournée par la mauvaise foi des gens
d'affaires, il déclara et promit en pleine assemblée du peuple que, sans
imposer de nouvelles taxes aux particuliers, la république serait
désormais en état de payer le tribut aux Romains: et il accomplit sa
promesse.[320] Les fermiers-généraux, dont il avait dévoilé au peuple
les vols et les rapines, accoutumés jusque-là à s'engraisser des deniers
publics, jetèrent alors les hauts cris, comme si c'eût été leur ravir
leur bien, et non arracher de leurs mains avares celui qu'ils avaient
volé à l'état.

[Note 320: «Tum verò isti, quos paverat per aliquot annos publions
peculatus, velut bonis ereptis, non furto eorum manibus extorto, infensi
et irati Romanos in Annibalem instigabant.» (LIV.)]

_Retraite et mort d'Annibal._

[Marge: Liv. lib. 33, n. 45-46.] Cette double réforme fit beaucoup crier
contre Annibal. Ses ennemis ne cessaient d'écrire à Rome, aux premiers
de la ville et à leurs amis, qu'il avait de secrètes intelligences avec
Antiochus, roi de Syrie; qu'il recevait souvent des courriers, et que ce
prince lui avait envoyé sous main des députés pour prendre avec lui de
justes mesures sur la guerre qu'il méditait; que, comme il y a des
animaux si féroces, qu'ils ne s'apprivoisent jamais, ainsi cet homme,
d'un esprit inquiet et implacable, ne pouvait souffrir le repos, et que
tôt ou tard il éclaterait. Ces discours étaient écoutés à Rome; et ce
qui s'était passé dans la guerre précédente, dont il avait été presque
seul l'auteur et le promoteur, y donnait une grande vraisemblance.
Scipion s'opposa toujours fortement aux violentes résolutions qu'on
voulait prendre sur ce sujet, en représentant qu'il n'était point de la
dignité du peuple romain de prêter son nom à la haine et aux accusations
des ennemis d'Annibal, d'appuyer de son autorité leurs injustes
passions, et de s'acharner à le poursuivre jusque dans le sein de sa
patrie, comme si c'eût été trop peu pour les Romains de l'avoir vaincu
dans la guerre les armes à la main.

Malgré de si sages remontrances, le sénat nomma trois commissaires, et
les chargea de porter leurs plaintes à Carthage, et de demander qu'on
leur livrât Annibal. Quand ils y furent arrivés, quoiqu'ils couvrissent
leur voyage d'un autre prétexte, Annibal sentit bien que c'était à lui
seul qu'on en voulait. Il se sauva vers le soir sur un vaisseau qu'il
avait fait préparer secrètement, déplorant le sort de sa patrie encore
plus que le sien: _sæpius patriæ quàm suorum[321] eventus miseratus_.
C'était la huitième année depuis la conclusion de la paix. La première
ville où il aborda fut Tyr. Il y fut reçu comme dans une seconde patrie,
et on lui rendit tous les honneurs dus à un homme de sa réputation.
[Marge: AN. M. 3809 ROM. 556.] Après s'y être arrêté quelques jours, il
partit pour Antioche, d'où le roi venait de sortir: il alla le trouver à
Éphèse. L'arrivée d'un capitaine de ce mérite lui fit grand plaisir, et
ne contribua pas peu à le déterminer à la guerre contre les Romains; car
jusque-là il avait toujours paru incertain et flottant sur le parti
qu'il devait prendre. [Marge: Cic. lib. 2, de Orat. n. 75 et 76.] C'est
dans cette ville qu'un philosophe, qui passait pour le plus beau
discoureur de l'Asie, eut l'imprudence de parler fort long-temps en
présence d'Annibal sur les devoirs d'un général d'armée, et sur les
règles de l'art militaire. Tout l'auditoire fut charmé de son éloquence.
Comme on demanda au Carthaginois ce qu'il en pensait: «J'ai bien vu des
vieillards, dit-il, qui manquaient de sens et de jugement; mais je n'en
ai point vu de moins sensé et de moins judicieux que celui-ci.»

[Note 321: Il paraît qu'il faut lire _suos_.]

Les Carthaginois, qui craignaient avec raison de s'attirer les armes
romaines, ne manquèrent pas de faire savoir à Rome qu'Annibal s'était
retiré près d'Antiochus. Ce fut un grand sujet d'inquiétude pour les
Romains; et ce pouvait être une grande ressource pour ce roi, s'il en
eût su profiter.

[Marge: Liv. lib. 34, n. 60.] Le premier conseil qu'Annibal lui donna
pour-lors, et qu'il ne cessa de lui donner dans la suite, fut de porter
la guerre dans l'Italie, qui ne pouvait être vaincue que dans l'Italie
même. Il demandait cent vaisseaux, avec onze ou douze mille hommes de
débarquement, et s'offrait de commander la flotte, de passer en Afrique
pour engager les Carthaginois à entrer dans cette guerre, et d'aller
ensuite faire une descente en Italie pendant que le roi demeurerait en
Grèce avec son armée, se tenant toujours prêt à passer en Italie
lorsqu'il en serait temps. C'était l'unique parti qu'il y eût à prendre,
et le roi d'abord goûta fort cet avis.

[Marge: _Ibid._ n. 61.] Annibal crut devoir prévenir et préparer les
amis qu'il avait à Carthage pour les mieux faire entrer dans ses
desseins. Outre que des lettres sont peu sûres, elles ne peuvent
s'expliquer suffisamment, ni entrer dans un assez grand détail. Il
envoie donc un homme de confiance, et lui donne ses instructions. A
peine est-il arrivé à Carthage, qu'on se doute du sujet qui l'y amène.
On l'épie, on le fait suivre, et enfin on donne des ordres pour
l'arrêter; mais il les prévient, et se sauve de nuit, après avoir fait
afficher en plusieurs endroits des placards où il déclarait nettement le
sujet de son voyage. Le sénat, sur-le-champ, donna avis aux Romains de
ce qui s'était passé.

[Marge: Liv. lib. 35, n. 14.] Villius, l'un des députés qui avaient été
envoyés [Marge: Polyb. l. 3, p. 166 et 167. AN. M. 3813 ROM. 557.] en
Asie pour s'informer sur les lieux de l'état des affaires, et pour
découvrir, s'ils pouvaient, quels étaient les desseins d'Antiochus,
rencontra Annibal à Ephèse. Il eut avec lui plusieurs entretiens, lui
rendit plusieurs visites, et affecta de lui témoigner par-tout une
considération particulière. Sa principale vue était de diminuer son
crédit auprès du roi en le lui rendant suspect: et en effet il y
réussit.

[Marge: Liv. lib. 35, n. 14. Plut. in vit. Flamin. etc.] Il y a quelques
auteurs qui assurent que Scipion était de cette ambassade, et qui
rapportent même l'entretien qu'il eut avec Annibal. Ils disent que, le
Romain lui ayant demandé qui il croyait avoir été le plus grand de tous
les capitaines, il répondit que c'était Alexandre-le-Grand, parce
qu'avec une poignée de Macédoniens il avait défait des armées
innombrables, et porté ses conquêtes dans des pays si éloignés, qu'à
peine paraissait-il possible d'y aller même en voyageant. Interrogé
ensuite à qui il donnait le second rang, il dit que c'était à Pyrrhus;
que ce prince avait été le premier qui avait, enseigné à camper
avantageusement; que personne n'avait jamais mieux su choisir ses postes
ni ranger, ses troupes; qu'il avait eu une dextérité merveilleuse pour
se concilier l'amitié des peuples, jusque-là que ceux d'Italie auraient
mieux aimé l'avoir pour maître, tout étranger qu'il était, que les
Romains, établis depuis si long-temps dans le pays. Scipion continuant à
l'interroger pour savoir qui il mettait le troisième, il ne fit point de
difficulté de se donner cette place à lui-même. Scipion ne put
s'empêcher de rire: «Et que feriez-vous donc, lui dit-il, si vous
m'aviez vaincu? Je me mettrais, reprit Annibal, au-dessus d'Alexandre,
de Pyrrhus, et de tous les généraux qui ont jamais été.»

Scipion ne fut pas insensible à une flatterie si délicate et si fine, à
laquelle il ne s'attendait pas, et qui, le mettant hors de pair,
semblait insinuer que nul capitaine ne méritait d'entrer en parallèle
avec lui. [Marge: Plut. in Pyrrho, pag. 687.] La réponse dans Plutarque
est moins spirituelle et moins vraisemblable. Annibal met au premier
rang Pyrrhus, au second Scipion, et ne se donne à lui-même que la
troisième place.

[Marge: Liv. lib. 35, n. 19.] Annibal, s'étant aperçu du refroidissement
d'Antiochus pour lui, depuis les entretiens qu'il avait eus avec
Villius, ou avec Scipion, dissimula quelque temps, et ferma les yeux;
mais enfin il jugea plus à propos d'avoir un éclaircissement avec le
roi, et de s'expliquer nettement avec lui. «Ma haine contre les Romains,
lui dit-il, est connue de tout le monde. Je m'y suis engagé par serment
dès ma plus tendre enfance. C'est cette haine qui a armé mes mains
contre eux pendant trente-six ans. C'est elle qui, pendant la paix, m'a
fait chasser de ma patrie, et qui m'a obligé de venir chercher un asyle
dans vos états. Toujours conduit et animé par cette haine, si je vois
ici mes espérances frustrées, j'irai par toute la terre chercher et
susciter des ennemis aux Romains. Je les hais, et je les haïrai toujours
mortellement: ils me haïssent de même. Tant que vous serez déterminé à
leur faire la guerre, vous pouvez mettre Annibal au nombre de vos
meilleurs amis. Si d'autres raisons vous font penser à la paix, je vous
le déclare une fois pour toutes, cherchez d'autres conseils que les
miens.» Un tel discours, qui partait du cœur, et dont la sincérité se
faisait sentir, toucha le roi, et parut dissiper tous ses soupçons. Il
résolut de lui donner le commandement d'une partie de sa flotte.

[Marge: Liv. lib. 35, n. 32 et 43.] Mais quels ravages ne fait point la
flatterie dans la cour et dans l'esprit des princes! On représenta à
celui-ci qu'il n'était pas de sa prudence de se fier à Annibal; que
c'était un exilé et un Carthaginois, à qui sa fortune ou son génie
pouvaient suggérer dans un même jour mille projets différents; que
d'ailleurs cette réputation même qu'il avait acquise dans la guerre, et
qui faisait comme son apanage, était trop grande pour un simple
lieutenant; que le roi devait être seul chef, seul général; qu'il devait
seul attirer sur lui les yeux et l'attention; au lieu que, si Annibal
était employé, cet étranger aurait seul la gloire de tous les heureux
succès. [322]Il n'y a point, dit Tite-Live, d'esprits plus susceptibles
de jalousie que ceux qui n'ont point un mérite égal à leur naissance et
à leur rang; parce qu'alors tout mérite leur devient odieux, par cette
raison seule qu'il leur est étranger. Cela parut bien clairement dans
cette occasion. On avait su prendre Antiochus par son faible. Un
sentiment de basse jalousie, qui est la marque et le défaut des petits
esprits, étouffa en lui toute autre pensée et toute autre réflexion. Il
ne fit plus aucun cas ni aucun usage d'Annibal. Le succès vengea bien
celui-ci, et montra quel malheur c'est pour un prince d'ouvrir son cœur
à l'envie, et ses oreilles aux discours empoisonnés des flatteurs.

[Note 322: «Nulla ingenia tam prona ad invidiam sunt, quàm eorum qui
genus ac fortunam suam animis non æquant: quia virtutem et bonum alienum
oderunt.» Il semble qu'on pourrait lire, _ut bonum alienum_.]

[Marge: Liv. lib. 36, n. 7.] Dans un conseil qui se tint quelque temps
après, où Annibal avait été appelé pour la forme, lorsque son rang de
parler fut venu, il s'appliqua sur-tout à prouver qu'il fallait, à
quelque prix que ce fût, engager dans l'alliance d'Antiochus Philippe et
la Macédoine, ce qui n'était pas si difficile qu'on se l'imaginait.
«Pour la manière de faire la guerre, dit-il, je m'en tiens toujours à
mon premier sentiment; et, si l'on m'avait cru d'abord, on entendrait
dire maintenant que la Toscane et la Ligurie sont en feu, et, ce qui
fait la terreur des Romains, qu'Annibal est en Italie. Quand je ne
serais pas fort habile pour le reste, j'ai dû certainement apprendre par
mes bons et mes mauvais succès comment il leur faut faire la guerre. Je
ne puis que vous donner mes conseils et vous offrir mes services.
Puissent les dieux faire réussir le parti que vous prendrez, quel qu'il
soit!» On applaudit à Annibal, mais on n'exécuta rien de ce qu'il avait
proposé.

[Marge: Liv. lib. 36. n. 41.] Antiochus, trompé et endormi par ses
flatteurs, demeurait tranquille à Éphèse après avoir été chassé de la
Grèce par les Romains, ne pouvant s'imaginer que ceux-ci songeassent à
le venir attaquer dans son propre pays. Annibal, qui pour-lors était
rentré en faveur, lui répétait sans cesse qu'au premier jour il verrait
la guerre en Asie et l'ennemi à ses portes; qu'il fallait qu'il se
résolût ou à renoncer à son empire, ou à tenir tête à un peuple qui
voulait se rendre maître de toute la terre. Ces discours réveillèrent un
peu le roi de son assoupissement. Il fit quelques légers efforts; mais,
comme dans sa conduite il n'y avait rien de suivi, après plusieurs
pertes considérables, la guerre se termina par une paix honteuse, dont
une des conditions fut qu'il livrerait Annibal aux Romains. Celui-ci ne
lui en laissa pas le temps, et se retira d'abord dans l'île de Crète
pour y délibérer sur le parti qu'il aurait à prendre.

[Marge: Corn. Nep. in Annib., c. 9 et 10. Justin. l. 32, cap. 4.] Les
richesses qu'il avait emportées avec lui, et dont on eut quelque
connaissance dans l'île, pensèrent l'y faire périr. Les ruses ne
manquaient pas à Annibal. Il en fit usage ici pour sauver ses trésors et
pour se sauver lui-même. Il remplit plusieurs vases de plomb fondu,
couvrant seulement la surface d'or et d'argent, et il les mit en dépôt
dans le temple de Diane en présence des Crétois, à la bonne foi desquels
il confiait toutes ses richesses. On fit bonne garde depuis ce temps-là
autour du temple, et on laissa une entière liberté à Annibal, de qui
l'on croyait tenir les trésors. [Marge: AN. M. 3820 ROM. 564.] Il les
avait cachés dans des statues d'airain creuses qu'il portait toujours
avec lui. Ayant trouvé un moment favorable, il partit, et alla chercher
un asyle chez Prusias, roi de Bithynie.

[Marge: Corn. Nep. ibid. cap. 10 et 11. Justin. l. 33, cap. 4.] Il
paraît qu'il fit quelque séjour dans la cour de ce prince, qui entra
bientôt en guerre contre Eumène, roi de Pergame, ami déclaré des
Romains. Annibal fit remporter aux troupes de Prusias plusieurs
victoires, tant sur terre que sur mer.

[Marge: Justin. l. 32, cap. 4. Corn. Nep. in vit. Annib.] Il employa un
stratagème assez extraordinaire dans un combat naval. La flotte des
ennemis étant plus nombreuse que la sienne, il appela à son secours la
ruse. Il fit enfermer dans des pots de terre toutes sortes de serpents,
et donna ordre de jeter ces pots dans les vaisseaux des ennemis. Son
principal dessein était de faire périr Eumène. Il fallait s'assurer du
vaisseau qu'il montait. Annibal le découvrit en dépêchant une chaloupe
sous prétexte de lui porter une lettre. Après cela il commanda aux
officiers de ses vaisseaux de s'attacher principalement à celui
d'Eumène. Ils le firent, et ils l'auraient pris, s'il ne s'était retiré
à force de voiles. Les autres vaisseaux de Pergame se battirent
vigoureusement jusqu'à ce qu'on y eut jeté les pots de terre. D'abord
ils n'avaient fait qu'en rire, surpris qu'on employât contre eux de
telles armes; mais, quand ils se virent environnés des serpents qui
sortaient de ces pots cassés, la frayeur les saisit, ils se retirèrent
en désordre, et cédèrent la victoire à l'ennemi.

[Marge: Liv. lib. 39 n. 51. AN. M. 3822 ROM. 566.] Des services si
importants semblaient assurer pour toujours à Annibal un asyle chez ce
roi. Mais les Romains ne l'y laissèrent pas en repos, et députèrent
Quintius Flaminius[323] vers ce roi, pour se plaindre de ce qu'il lui
donnait une retraite. Il ne fut pas difficile à Annibal de deviner le
sujet de cette ambassade, et il n'attendit pas qu'on le livrât à ses
ennemis. D'abord il essaya de se sauver par la fuite; mais il s'aperçut
que les sept issues cachées qu'il avait fait faire à son palais étaient
occupées par les soldats de Prusias, qui voulait faire sa cour aux
Romains, en trahissant son hôte. Il se fit donc apporter le poison qu'il
gardait depuis longtemps pour s'en servir dans l'occasion, et le tenant
entre ses mains: «Délivrons, dit-il, le peuple romain d'une inquiétude
qui le tourmente depuis long-temps, puisqu'il n'a pas la patience
d'attendre la mort d'un vieillard. La victoire que remporte Flaminius
sur un homme désarmé et trahi ne lui fera pas beaucoup d'honneur. Ce
jour seul fait voir combien les Romains ont dégénéré. Leurs pères
avertirent Pyrrhus de se garder d'un traître qui voulait l'empoisonner,
et cela dans le temps que ce prince leur faisait la guerre dans le cœur
de l'Italie: et ceux-ci ont envoyé un homme consulaire pour engager
Prusias à faire mourir par un crime abominable son ami et son hôte.»
Après avoir fait des imprécations contre Prusias, et invoqué contre lui
les dieux protecteurs et vengeurs des droits sacrés de l'hospitalité, il
avala le poison, et mourut âgé de soixante-dix ans.

[Note 323: Son vrai nom est _Flamininus_; ce point sera discuté dans
les notes sur l'Histoire Romaine.--L.]

Cette année fut célèbre par la mort de trois grands hommes, Annibal,
Philopémen et Scipion, qui eurent cela de commun, qu'ils terminèrent
tous trois leur vie hors de leur patrie, par un genre de mort qui
répondait peu à la gloire de leurs actions. Les deux premiers périrent
par le poison, Annibal ayant été trahi par son hôte, et Philopémen fait
prisonnier dans un combat par les Messéniens, et ensuite jeté dans un
cachot, où on le força de prendre du poison. Pour Scipion, il se
condamna lui-même à un exil volontaire, pour éviter une accusation
injuste qu'on lui intentait à Rome; et il y mourut dans une sorte
d'obscurité.

_Éloge et caractère d'Annibal._

Ce serait ici le lieu de représenter les excellentes qualités d'Annibal,
qui a fait tant d'honneur à Carthage; [Marge: 2e vol. de la man.
d'étud.] mais, comme j'ai tâché ailleurs d'en marquer le caractère et
d'en donner une juste idée en le comparant avec Scipion, je ne crois pas
devoir beaucoup m'étendre sur son éloge.

Les personnes destinées à la profession des armes ne peuvent trop
étudier ce grand homme, que les connaisseurs regardent comme le
capitaine le plus accompli presque en tout genre, qui ait jamais été.

Dans l'espace de dix-sept ans que dura la guerre, on ne lui reproche que
deux fautes[324]: la première, de n'avoir pas, aussitôt après la
bataille de Cannes, mené ses troupes victorieuses vers Rome pour en
former le siége; la seconde, d'avoir laissé amollir leur courage dans
les quartiers d'hiver qu'il leur fit prendre à Capoue: fautes qui
montrent seulement que, les grands hommes ne le sont pas en tout:
[Marge: Quintil.] _summi enim sunt, homines tamen_; et qui peut-être
même peuvent être excusées en partie.

[Note 324: Ici Rollin contredit ce qu'il avait avancé plus haut (p.
121) pour justifier Annibal de ces deux prétendues fautes.--L.]

Mais, pour ce peu de fautes, que d'éminentes qualités dans Annibal!
quelle étendue de vues et de desseins, même dès sa plus tendre jeunesse!
quelle grandeur d'ame! quelle intrépidité! quelle présence d'esprit dans
le feu même de l'action, pour savoir profiter de tout! quelle dextérité
à manier les esprits, en sorte que parmi tant de nations différentes,
qui manquaient souvent de vivres et d'argent, il n'y eut jamais aucune
sédition dans son camp, ni contre lui, ni contre aucun de ses généraux!
quelle équité, quelle modération dut-il faire paraître à l'égard des
nouveaux alliés, pour être venu à bout de les tenir inviolablement
attachés à son service, quoiqu'il fût obligé de leur faire porter
presque tout le poids de la guerre par les séjours de son armée, et par
les contributions qu'il en tirait! Enfin quelle fécondité de ressources
pour soutenir si long-temps la guerre dans un pays éloigné, malgré une
puissante faction domestique, qui lui refusait tout et le traversait en
tout! On peut dire que, pendant le cours d'une si longue guerre, Annibal
parut seul le soutien de l'état, et l'ame de tout l'empire des
Carthaginois, qui ne purent jamais croire qu'ils étaient vaincus,
jusqu'à ce qu'Annibal leur eût avoué lui-même qu'il l'était.

Ce ne serait pas bien connaître Annibal, que de ne le considérer qu'à la
tête des armées. Ce que l'histoire nous apprend des intelligences
secrètes qu'il entretenait avec Philippe, roi de Macédoine; des sages
conseils qu'il donna à Antiochus, roi de Syrie; de la double réforme
qu'il mit à Carthage dans l'administration des finances et dans celle de
la justice, montre qu'il était un grand homme d'état en toutes manières.
Son génie supérieur et universel lui faisait embrasser toutes les
parties du gouvernement, et ses talents naturels le rendaient capable
d'en remplir avec gloire toutes les fonctions. Il était aussi grand
politique que grand guerrier, aussi propre aux emplois civils qu'aux
militaires; en un mot, il réunissait les différents mérites de toutes
les professions, de l'épée, de la robe, et des finances.

Il n'était pas même sans érudition[325]; et, tout occupé qu'il fut des
travaux militaires et d'une infinité de guerres, qu'il eut à soutenir,
il trouva des moments pour cultiver les lettres. Plusieurs reparties
spirituelles d'Annibal, que l'histoire nous a conservées, marquent qu'il
avait un fonds d'esprit excellent; et il le perfectionna par la
meilleure éducation qu'on pouvait recevoir dans ce temps, et dans une
république telle qu'était celle de Carthage. Il parlait passablement le
grec, et avait même écrit quelques livres en cette langue. Il avait eu
pour maître un Lacédémonien nommé _Sosile_, qui l'accompagna toujours
dans ses expéditions guerrières, aussi-bien que Philénius, autre
Lacédémonien[326]: ils travaillaient tous deux à l'histoire de ce grand
capitaine.

[Note 325: «Atque hic tantus vir, tantisque bellis districtus,
nonnihil temporis tribuit litteris, etc.» (CORN. NEP. _in vit. Annib._
cap. 13.)]

[Note 326: _Philænius_, dans Cornélius Népos et Cicéron (_Divin._ I,
c. 49); _Philinus_, dans Polybe et Diodore. Il était d'Agrigente
(DIODOR. SIC. XXIII, _eclog._ VIII) et non de Lacédémone, comme le dit
Rollin; trompé peut-être par ces mots de Cornélius Népos,... _Philænius
et Sosilus Lacedæmonius_, où il aura lu, par mégarde, _Lacedæmonii_ (_in
Annib._ c. 13, § 3). Le jugement de Polybe n'est pas très-favorable à ce
Philinus (III, c. 14).--L.]

Pour ce qui regarde la religion et les mœurs, il n'était point
tout-à-fait tel que Tite-Live nous le [Marge: Lib. 21, n. 4.]
représente, d'une cruauté inhumaine, d'une perfidie plus que
carthaginoise; sans respect pour la vérité, pour la probité, pour la
sainteté du serment; sans crainte des dieux, sans religion. _Inhumana
crudelitas, perfidia plus quàm punica: nihil veri, nihil sancti, nullus
deûm metus, nullum jusjurandum, nulla religio[327]._ [Marge: Excerpt. è
Polyb. p. 33.] Polybe dit qu'il rejeta avec horreur une proposition
cruelle qu'on lui fit avant son entrée en Italie, qui était de manger de
la chair humaine, parce que les vivres lui manquaient. [Marge: Excerpt.
è Diod. p. 282. Liv. lib. 15, n. 17.] Quelques années après, loin de
sévir, comme on l'y exhortait, contre le cadavre de Sempronius Gracchus,
que Magon lui avait envoyé, il lui fit rendre les derniers honneurs à la
vue de toute son armée. [Marge: Lib. 32. c. 4.] Nous l'avons vu en
plusieurs occasions marquer un grand respect pour les dieux, et Justin,
qui écrivait d'après un auteur[328] bien digne de foi, remarque qu'il
fit toujours paraître beaucoup de sagesse et de modération parmi le
grand nombre de femmes qu'il fit prisonnières pendant le cours d'une si
longue guerre; en sorte qu'on n'aurait pas cru qu'il fût né en Afrique,
où l'incontinence était le vice du pays et de la nation: _pudicitiamque
eum tantam inter tot captivas habuisse, ut in Africâ natum quivis
negaret_.

[Note 327: La passion perce dans tout ce que Tite-Live a écrit
d'Annibal et des Carthaginois.--L.]

[Note 328: Trogue Pompée.]

Son désintéressement, au milieu de tant d'occasions de s'enrichir par
les dépouilles des villes qu'il prenait et des peuples qu'il domptait,
nous marque qu'il savait le véritable usage qu'un général doit faire des
richesses, qui est de gagner le cœur des soldats, et de s'attacher les
alliés en faisant à propos des largesses, et n'épargnant point les
récompenses: qualité bien importante pour un commandant, et qui n'est
pas commune. Annibal ne se servait de l'argent que pour acheter les
succès, bien persuadé qu'un homme qui est à la tête des affaires trouve
tout le reste dans la gloire de réussir.

[329]Il mena toujours une vie dure et sobre, même en temps de paix, et
au milieu de Carthage, lorsqu'il y occupait la première dignité, où
l'histoire remarque qu'il ne mangeait jamais couché sur un lit, comme
c'était la coutume, et qu'il ne buvait que fort peu de vin. Une vie si
réglée et si uniforme est un grand exemple pour nos guerriers, qui
mettent souvent parmi les privilèges de la guerre, et parmi les devoirs
des officiers, de faire bonne chère et de vivre dans les délices.

[Note 329: «Cibi potionisque desiderio naturali, non voluptate,
modus finitus.» (LIV. lib. 21, n. 4.)

«Constat Annibalem, nec tùm quum romano tonantem bello Italia
contremuit, nec quum reversus Carthaginem summum imperium tenuit, aut
cubantem cœnasse, aut plus quàm sextario vini induisisse.» (JUSTIN. lib.
32, cap. 4.)]

Je ne prétends pas cependant justifier pleinement Annibal de tous les
reproches qu'on lui a faits. Au milieu de ces grandes qualités que nous
avons rapportées, on ne peut dissimuler qu'il lui restait quelque chose
du caractère et des vices de sa nation, et qu'il y a dans sa vie des
actions et des circonstances qu'il serait difficile d'excuser. Polybe
remarque qu'il était [Marge: Excerpt. è Polyb. p. 34 et 37.] accusé
d'avarice à Carthage, et de cruauté à Rome: il ajoute en même temps que
les sentiments étaient partagés sur son sujet; et il ne serait pas
étonnant que les ennemis qu'il s'était faits dans l'une et dans l'autre
de ces villes eussent répandu des bruits contraires à sa réputation. En
supposant même que les faits qu'on lui impute fussent vrais, Polybe est
porté à croire qu'ils venaient moins de son naturel et de son fonds que
de la difficulté des temps et des affaires pendant une longue et pénible
guerre, et de la complaisance qu'il était forcé d'avoir pour des
officiers-généraux, qui étaient absolument nécessaires à l'exécution de
ses entreprises, et qu'il ne pouvait pas toujours contenir, non plus que
les soldats qui servaient sous eux.

§ II. _Différends entre les Carthaginois et Masinissa, roi de Numidie._

Entre les conditions de la paix accordée aux Carthaginois, il y en avait
une qui portait qu'ils rendraient à Masinissa toutes les terres et les
villes qui lui avaient appartenu avant la guerre; et d'ailleurs Scipion,
pour récompenser le zèle et la fidélité qu'il avait fait paraître à
l'égard du peuple romain, avait ajouté à son domaine tout ce qui était
de celui de Syphax. Ce présent fut dans la suite une source de disputes
et de divisions entre les Carthaginois et les Numides.

Ces deux princes, Syphax et Masinissa, régnaient tous deux en Numidie,
mais sur différents peuples. Ceux qui obéissaient au premier
s'appelaient _Massæsyli_, et avaient pour capitale Cirta; les autres se
nommaient _Massyli_; les uns et les autres sont plus connus sous le nom
de _Numides_, qui leur est commun. [Marge: Æneid. lib. 4, v. 41. [V. pl.
haut, p. 296.]] Leur principale force était la cavalerie. Ils se
tenaient à cru sur les chevaux; plusieurs même les conduisaient sans
bride, d'où vient que Virgile les appelle _Numidæ infreni_.

[Marge: Liv. lib. 24, n. 48 et 49.] Au commencement de la seconde guerre
punique, Syphax s'était rangé du côté des Romains. Gala, père de
Masinissa, pour prévenir les progrès d'un voisin si puissant, crut
devoir embrasser le parti des Carthaginois, et envoya contre lui une
armée nombreuse sous la conduite de son fils, âgé seulement alors de
dix-sept ans. Syphax, vaincu dans une bataille où l'on dit qu'il y eut
trente mille hommes de tués, se sauva en Mauritanie; mais dans la suite
les choses changèrent bien de face.

[Marge: Liv. lib. 29, n. 29-34.] Masinissa, ayant perdu son père, se
trouva plusieurs fois réduit à la dernière extrémité, chassé de son
royaume par un usurpateur, poursuivi vivement par Syphax, près à chaque
moment de tomber entre les mains de ses ennemis, sans troupes, sans
argent, sans ressources. Il était alors allié des Romains et ami de
Scipion, avec qui il avait eu une entrevue en Espagne. Ses malheurs ne
lui laissèrent pas le moyen d'amener de grands secours à ce général.
Quand Lélius arriva en Afrique, Masinissa alla le joindre avec une
petite troupe de cavaliers, et depuis ce temps-là il demeura toujours
inviolablement attaché au parti des Romains. Syphax, au contraire, ayant
épousé la fameuse Sophonisbe, [Marge: Liv. lib. 29, n. 23.] fille
d'Asdrubal, passa dans celui des Carthaginois.

[Marge: Lib. 30, n. 11 et 12.] Le sort des deux princes changea encore
une fois, mais sans retour. Syphax perd une grande bataille, et tombe
vivant entre les mains de l'ennemi. Masinissa, vainqueur, attaque Cirta,
capitale de son royaume, et s'en rend maître; mais il y trouve un danger
plus grand que dans le combat, Sophonisbe, aux attraits et aux caresses
de laquelle il ne peut résister. Pour la mettre en sûreté, il l'épouse;
mais il est bientôt obligé, pour présent nuptial, de lui envoyer du
poison, n'imaginant point d'autre voie de lui tenir sa parole et de la
soustraire au pouvoir des Romains[330].

[Note 330: On trouve beaucoup plus de détails sur ces événements,
dans l'histoire romaine de Rollin.--L.]

[Marge: Lib. 30, n. 44.] C'était une faute considérable en elle-même, et
qui d'ailleurs ne pouvait pas manquer de déplaire extrêmement à une
nation fort jalouse de son autorité. Ce jeune prince la répara
avantageusement par les services signalés qu'il rendit depuis à Scipion.
Nous avons dit qu'après la défaite et la prise de Syphax il fut mis en
possession du royaume de ce prince, et que les Carthaginois furent
obligés de lui restituer tout ce qui lui appartenait. C'est ce qui donna
lieu aux contestations dont il nous reste à parler.

[Marge: Liv. lib. 34, n. 62.] Un territoire situé vers le bord de la
mer, près de la petite Syrte, en fut le sujet: c'était un pays
très-fertile et très-riche; la preuve en est, que la seule ville de
Leptis, qui y était située, payait chaque jour aux Carthaginois pour
tribut un talent[331], c'est-à-dire mille écus. Masinissa s'était emparé
d'une partie de ce territoire. De part et d'autre on envoya des députés
à Rome, qui plaidèrent chacun leur cause dans le sénat. On jugea à
propos d'envoyer sur les lieux Scipion l'Africain et deux autres
commissaires pour examiner l'affaire; ils revinrent sans avoir prononcé
de jugement, et laissèrent tout en suspens. Peut-être agirent-ils ainsi
par ordre du sénat; et c'était secrètement favoriser Masinissa, qui
était en possession du territoire.

[Note 331: C'est par an 1,980,000 francs.--L.]

[Marge: Liv. lib. 40, n. 17. AN. M. 3823 ROM. 567.] Dix ans après, de
nouveaux commissaires, nommés pour examiner la même affaire, en usèrent
comme les premiers, et ne décidèrent rien.

[Marge: Liv. lib. 42, n. 23 et 24. AN. M. 3833 ROM. 577.] Après un
pareil espace de temps, les Carthaginois portèrent encore leurs plaintes
devant le sénat, mais avec beaucoup plus de force qu'auparavant. Ils
représentèrent qu'outre les terres dont il s'était agi d'abord,
Masinissa, dans les deux années précédentes, avait usurpé sur eux plus
de soixante-dix places ou châteaux; qu'ils avaient les mains liées par
l'article du dernier traité, qui leur défendait de faire la guerre à
aucun des alliés du peuple romain; qu'ils ne pouvaient plus soutenir la
fierté, l'avarice, la cruauté de ce prince; qu'ils étaient envoyés pour
demander au peuple romain qu'il lui plût d'ordonner de trois choses
l'une: ou que l'affaire serait examinée et jugée dans le sénat; ou qu'il
leur serait permis de repousser la force par la force, et de se défendre
par la voie des armes; ou que, si la faveur l'emportait sur la justice,
il plût au peuple romain de marquer une fois pour toutes ce qu'il
voulait qui fût donné à Masinissa des terres qui appartenaient aux
Carthaginois; qu'au moins ils sauraient désormais à quoi s'en tenir, et
que le peuple romain garderait quelque mesure à leur égard, au lieu que
ce prince ne mettrait d'autres bornes à ses prétentions que son
insatiable avidité. Les députés finirent par demander que si, depuis la
conclusion de la paix, les Romains avaient quelque faute à leur
reprocher, ils la punissent par eux-mêmes plutôt que de les abandonner à
la discrétion d'un prince qui leur rendait et la liberté et la vie
insupportables. Après ce discours, pénétrés de douleur, et versant des
larmes en abondance, ils se prosternèrent par terre; spectacle qui
toucha de compassion tous les assistants, et rendit Masinissa
extrêmement odieux. On demanda à Gulussa son fils, qui était présent, ce
qu'il avait à répliquer. Il répondit que le roi son père ne lui avait
donné aucune instruction, ne sachant pas qu'on dût l'accuser; qu'il
priait les Romains de faire réflexion que ce qui lui attirait la haine
de Carthage, était l'inviolable fidélité qu'il avait toujours gardée à
leur égard. Le sénat, après les avoir entendus, répondit qu'il était
disposé à rendre à chacun d'eux la justice qui leur était due; que
Gulussa eût à partir sur-le-champ pour avertir Masinissa d'envoyer au
plus tôt des députés avec ceux de Carthage; que les Romains feraient
pour lui tout ce qui dépendrait d'eux, mais sans faire tort aux autres;
qu'il était juste de s'en tenir aux anciennes bornes, et que l'intention
du peuple romain n'était pas que pendant la paix on enlevât par violence
aux Carthaginois les terres et les villes qui leur avaient été laissées
par le traité. On les renvoya ainsi de part et d'autre, après leur avoir
fait les présents ordinaires.

[Marge: Polyb. Pag. 951.] Tout cela n'était que des paroles. Il est
visible qu'à Rome on ne se mettait point du tout en peine de satisfaire
les Carthaginois ni de leur rendre justice, et qu'on y traînait exprès
cette affaire en longueur, pour laisser à Masinissa le temps de
s'affermir dans ses usurpations et d'affaiblir ses ennemis.

[Marge: App. de bel. pun. p. 37. AN M. 3848 ROM. 592.] On ordonna une
nouvelle députation pour aller sur les lieux faire de nouvelles
enquêtes. Caton était du nombre des commissaires. Quand ils furent
arrivés, ils demandèrent aux parties si elles voulaient s'en rapporter à
leur arbitrage. Masinissa y consentit volontiers. Les Carthaginois
répondirent qu'ils avaient une règle fixe à laquelle ils s'en tenaient,
qui était le traité conclu par Scipion, et demandèrent à être jugés en
rigueur: on ne put donc rien décider. Les députés visitèrent tout le
pays, qu'ils trouvèrent en fort bon état, sur-tout la ville de Carthage;
et ils furent étonnés de la voir, si peu de temps après le malheur qui
lui était arrivé, rétablie au point de grandeur et de puissance où elle
était. A leur retour, ils ne manquèrent pas d'en rendre compte au sénat,
déclarant que Rome ne serait jamais en sûreté tant que Carthage
subsisterait; et depuis ce temps-là, sur quelque affaire qu'on délibérât
dans le sénat, Caton ajoutait dans son avis, _et je conclus de plus
qu'il faut détruire Carthage_; sans que ce grave sénateur se mît en
peine de prouver que les seuls ombrages de la puissance d'un voisin
soient des titres suffisants pour détruire une ville contre la foi des
traités. Scipion Nasica pensait, au contraire, que la ruine de cette
ville entraînerait celle de la république, parce que Rome, n'ayant plus
de rivale à craindre, quitterait ses anciennes mœurs, et s'abandonnerait
absolument au luxe et aux délices, qui sont la peste certaine des états
les plus florissants.

[Marge: App. de bel. pun. p. 38.] Cependant la division se mit dans
Carthage. La faction populaire, étant devenue supérieure à celle des
grands et des sénateurs, exila quarante citoyens, et fit prêter serment
au peuple que jamais il ne souffrirait qu'on parlât de rappeler les
exilés. Ceux-ci se retirèrent chez Masinissa, qui envoya à Carthage deux
de ses fils, Gulussa et Micipsa, pour solliciter leur rétablissement. On
leur ferma les portes de la ville; et l'un d'eux même fut vivement
poursuivi par Amilcar, l'un des généraux de la république. Nouveau sujet
de guerre: on lève une armée de part et d'autre. La bataille se donne.
Scipion le jeune, qui depuis ruina Carthage, en fut spectateur. Il était
venu vers Masinissa de la part de Lucullus, qui faisait la guerre en
Espagne, et sous qui il servait, pour lui demander des éléphants.
Pendant tout le combat il se tint sur le haut d'une colline qui était
tout près du lieu où il se donnait. Il fut étonné de voir Masinissa, âgé
pour lors de plus de quatre-vingts ans, monté à cru sur un cheval, selon
la coutume du pays, donner partout des ordres comme un jeune officier,
et soutenir les fatigues les plus dures. Le combat fut très-opiniâtre,
et dura depuis le matin jusqu'à la nuit: mais enfin les Carthaginois
plièrent. Scipion disait dans la suite qu'il avait assisté à bien des
batailles, mais que nulle ne lui avait fait tant de plaisir que
celle-ci, où, tranquille et de sang-froid, il avait vu plus de cent
mille hommes en venir ensemble aux mains, et se disputer long-temps la
victoire. Et, comme il était fort versé dans la lecture d'Homère, il
ajoutait que jusqu'à son temps il n'avait été donné qu'à Jupiter et à
Neptune de jouir d'un pareil spectacle, lorsque l'un du haut du mont
Ida, l'autre du haut de la Samothrace, avaient eu le plaisir de voir
[Marge: [Hom. Iliad. XIII, V. 12.]] un combat entre les Grecs et les
Troyens. Je ne sais si la vue de cent mille hommes qui s'entre-coupent
la gorge cause une joie bien pure, ni si cette joie peut subsister avec
le sentiment d'humanité qui nous est naturel.

[Marge: App. de bell. pun. p. 40.] Les Carthaginois, après le combat,
prièrent Scipion de vouloir bien terminer leurs disputes avec Masinissa.
Il écouta les deux parties. Les premiers consentaient à céder le
territoire d'Emporium[332], qui avait fait le premier sujet du procès; à
payer actuellement à Masinissa deux cents talents d'argent, et à y en
ajouter dans la suite huit cents[333], en différents termes dont on
conviendrait: mais, comme Masinissa demandait le rétablissement des
exilés, les Carthaginois n'ayant point voulu écouter cette proposition,
on se sépara sans rien conclure. Scipion, après avoir fait ses
compliments et ses remercîments à Masinissa, partit avec les éléphants
qu'il y était venu chercher.

[Note 332: D'après la manière dont Rollin s'exprime ici, il
semblerait qu'_Emporium_ était une ville. On appelait _Emporium_ ou
plutôt _Emporia_ (τὰ Ἐμπόρια) une région d'Afrique, située le long de la
petite Syrte, et d'une extrême fertilité, dont _Leptis_ était la ville
la plus considérable. (V. POLYB. I, c. 82, III, c. 23; LIV. XXXIV, c.
62, XXIX, c. 25; APPIAN. _Bell. Pun._ c. 72.) V. plus haut ce qui a été
dit de _Leptis_, p. 371, 372.--L.]

[Note 333: C'est-à-dire 1,100,000 francs, et 4,400,000 francs.--L.]

[Marge: App. de bell. pun. p. 40.] Le roi, depuis le combat, tenait le
camp des ennemis enfermé sur une colline, où il ne pouvait leur arriver
ni vivres ni troupes. Sur ces entrefaites arrivent des députés de Rome.
Ils avaient ordre, en cas que Masinissa eût eu du dessous, de terminer
l'affaire; autrement, de ne rien décider, et de donner de bonnes
espérances au roi: et c'est ce dernier parti qu'ils suivirent. Cependant
la famine augmentait tous les jours dans le camp des ennemis; et, pour
surcroît de malheur, la peste s'y joignit et fit un horrible ravage.
Réduits à la dernière extrémité, ils se rendirent, avec promesse de
livrer à Masinissa les transfuges, de lui payer cinq mille talents
d'argent[334] dans l'espace de cinquante années, et de rétablir les
exilés malgré le serment qu'ils avaient fait au contraire. Les soldats
furent tous passés sous le joug, et renvoyés chacun avec un habit
seulement. Gulussa, pour se venger du mauvais traitement que nous avons
dit auparavant qu'il avait reçu, envoya contre eux un corps de
cavalerie, dont ils ne purent ni éviter l'attaque, ni soutenir le choc,
dans l'état de faiblesse où ils étaient. Ainsi de cinquante-huit mille
hommes il en retourna fort peu à Carthage.

[Note 334: C'est-à-dire 27,500,000 francs.--L.]

TROISIÈME GUERRE PUNIQUE.

[Marge: AN. M. 3855 CARTH. 697. ROM. 599. AV. J.C. 149.] La troisième
guerre punique, moins considérable que les deux premières par le nombre
et la grandeur des combats, et par la durée, qui ne fut guère que de
quatre ans, le fut beaucoup plus par le succès et l'événement,
puisqu'elle se termina par la ruine et la destruction de Carthage.

[Marge: App. p. 41, 42.] Cette ville sentit bien, depuis sa dernière
défaite, ce qu'elle avait à craindre des Romains, en qui elle avait
toujours remarqué beaucoup de mauvaise volonté toutes les fois qu'elle
s'était adressée à eux dans ses démêlés avec Masinissa. Pour en prévenir
l'effet, les Carthaginois déclarèrent, par un décret du sénat, Asdrubal
et Carthalon, qui avaient été, l'un général de l'armée, l'autre[335]
commandant des troupes auxiliaires, coupables de crime d'état, comme
étant les auteurs de la guerre contre le roi de Numidie; puis ils
députèrent à Rome pour savoir ce qu'on pensait et ce qu'on souhaitait
d'eux. On leur répondit froidement que c'était au sénat et au peuple de
Carthage à voir quelle satisfaction ils devaient aux Romains.

[Note 335: Les troupes étrangères avaient chacune des chefs de leur
nation, qui, tous ensemble, étaient commandés par un officier
carthaginois qu'Appien appelle βοήθαρχος]

N'ayant pu tirer d'autre réponse ni d'autre éclaircissement par une
seconde députation, ils entrèrent dans une grande inquiétude; et, saisis
d'une vive crainte par le souvenir des maux passés, ils croyaient déjà
voir l'ennemi à leurs portes, et se représentaient toutes les suites
funestes d'un long siége et d'une ville prise d'assaut.

[Marge: Plut. in vit. Cat. p. 352.] Cependant à Rome on délibérait dans
le sénat sur le parti que devait prendre la république; et les disputes
entre Caton l'ancien et Scipion Nasica, qui pensaient tout différemment
sur ce sujet, se renouvelèrent. Le premier, à son retour d'Afrique,
avait déjà représenté vivement qu'il avait trouvé Carthage, non dans
l'état où les Romains la croyaient, épuisée d'hommes et de biens,
affaiblie et humiliée; mais au contraire remplie d'une florissante
jeunesse, d'une quantité immense d'or et d'argent, d'un prodigieux amas
de toutes sortes d'armes, et d'un riche appareil de guerre; et si fière
et si pleine de confiance dans tous ces grands préparatifs, qu'il n'y
avait rien de si haut à quoi elle ne portât son ambition et ses
espérances. On dit même qu'après avoir tenu ce discours il jeta au
milieu du sénat des figues d'Afrique qu'il avait dans le pan de sa robe;
et que, comme les [Marge: Plin. lib. 15, cap. 18.] sénateurs en
admiraient la beauté et la grosseur, il leur dit: _Sachez qu'il n'y a
que trois jours que ces fruits ont été cueillis. Telle est la distance
qui nous sépare de l'ennemi_.

[Marge: Plut. in vit. Caton. p. 352] Caton et Nasica avaient tous deux
leurs raisons pour opiner comme ils faisaient. Nasica, voyant que le
peuple était d'une insolence qui lui faisait commettre toutes sortes
d'excès; qu'enflé d'orgueil par ses prospérités, il ne pouvait plus être
retenu par le sénat même, et que sa puissance était parvenue à un point,
qu'il était en état d'entraîner par force la ville dans tous les partis
qu'il voudrait embrasser; Nasica, dis-je, dans cette vue, voulait lui
laisser la crainte de Carthage comme un frein, pour modérer et réprimer
son audace; car il pensait que les Carthaginois étaient trop faibles
pour subjuguer les Romains, et qu'ils étaient aussi trop forts pour en
être méprisés. Caton, de son côté, trouvait que, par rapport à un peuple
devenu fier et insolent par ses victoires, et qu'une licence sans bornes
précipitait dans toutes sortes d'égarements, il n'y avait rien de plus
dangereux que de lui laisser pour rivale et pour ennemie une ville
jusque-là toujours puissante, mais devenue par ses malheurs mêmes plus
sage et plus précautionnée que jamais, et de ne pas lui ôter entièrement
toute crainte du dehors lorsqu'il avait au-dedans tous les moyens de se
porter aux derniers excès.

Mettant à part pour un moment les lois de l'équité, je laisse au lecteur
à décider qui de ces deux grands hommes pensait plus juste selon les
règles d'une politique éclairée, et par rapport aux véritables intérêts
de l'état. Ce qui est certain, c'est que tous les[336] historiens ont
remarqué que, depuis la destruction de Carthage, le changement de
conduite et de gouvernement fut sensible à Rome; que ce ne fut plus
timidement et comme à la dérobée que le vice s'y glissa, mais qu'il leva
la tête, et saisit avec une rapidité étonnante tous les ordres de la
république, et qu'on se livra sans réserve, et sans plus garder de
mesures, au luxe et aux délices, qui ne manquèrent pas, comme cela est
inévitable, d'entraîner la ruine de l'état. «[337]Le premier Scipion,
dit Paterculus en parlant des Romains, avait jeté les fondements de leur
grandeur future; le dernier, par ses conquêtes, ouvrit la porte à toutes
sortes de dérèglements et de dissolutions. Depuis que Carthage, qui
tenait Rome en haleine en lui disputant l'empire, eut été entièrement
détruite, la décadence des mœurs n'alla plus lentement, ni par degrés,
mais fut prompte et précipitée.»

[Note 336: «Ubi Carthago, et æmula imperii romani, ab stirpe
interiit.... fortuna sævire ac miscere omnia cœpit.» (SALLUST. _in bell.
Catil._) [c. 10.]]

[Note 337: «Potentiæ Romanorum prior Scipio viam aperuerat; luxuriæ
posterior aperuit. Quippè remoto Carthaginis metu, sublatàque imperii
æmulà; non gradu, sed præcipiti cursu a virtute descitum, ad vitia
transcursum.» (VELL. PATERC. lib. 2, cap. 1.)]

[Marge: App. p. 42.] Quoi qu'il en soit, il fut résolu dans le sénat
qu'on déclarerait la guerre aux Carthaginois: et les raisons ou les
prétextes qu'on en apporta furent que, contre la teneur du traité, ils
avaient conservé des vaisseaux, conduit une armée hors de leurs terres
contre un prince allié de Rome, dont ils avaient maltraité le fils dans
le temps même qu'il avait avec lui un ambassadeur romain.

«Ante Carthaginem deletam, populus et senatus romanus placide modestèque
inter se rempublicam tractabant... metus hostilis in bonis artibus
civitatem retinebat; sed ubi formido illa mentibus decessit, ilicet ea,
quæ secundæ res amant, lascivia atque superbia incessère.» (Id. _in
bell. Jugurth._) [c. 41.]

[Marge: App. bell. pun. pag. 42. AN. M. 3856 ROM. 600.] Un événement,
que le hasard fit tomber heureusement dans le temps qu'on délibérait sur
l'affaire de Carthage, contribua sans doute beaucoup à faire prendre
cette résolution. Ce fut l'arrivée des députés d'Utique, qui venaient se
mettre, eux, leurs biens, leurs terres et leur ville, entre les mains
des Romains. Rien ne pouvait arriver plus à propos. Utique était la
seconde place d'Afrique, fort riche et fort opulente, qui avait un port
également spacieux et commode, qui n'était éloignée de Carthage que de
soixante stades[338], et qui pouvait servir de place d'armes pour
l'attaquer. On n'hésita plus pour-lors, et la guerre fut déclarée dans
les formes. On pressa les deux consuls de partir le plus promptement
qu'il serait possible: c'étaient M. Manilius et L. Marcius Censorinus.
Ils reçurent du sénat un ordre secret de ne terminer la guerre que par
la destruction de Carthage. Ils partirent aussitôt, et s'arrêtèrent à
Lilybée en Sicile. La flotte était considérable; elle portait
quatre-vingt mille hommes d'infanterie, et environ quatre mille de
cavalerie.

[Note 338: Trois lieues. = Deux lieues.--L.]

[Marge: Polyb. excerpt. légat. pag. 972.] Carthage ne savait point
encore ce qui avait été résolu à Rome. La réponse que les députés en
avaient rapportée n'avait servi qu'à y augmenter le trouble et
l'inquiétude. C'était aux Carthaginois, leur avait-on dit, à voir par où
ils pouvaient satisfaire les Romains. Il ne savaient quel parti prendre.
Enfin ils envoient encore de nouveaux députés, mais avec plein pouvoir
de faire tout ce qu'ils jugeront à propos, et même (à quoi ils n'avaient
jamais pu se résoudre dans les guerres précédentes) de déclarer que les
Carthaginois s'abandonnaient, eux et tout ce qui leur appartenait, à la
discrétion des Romains. C'était, selon la force de cette formule, _se
suaque eorum arbitrio permittere_, les rendre maîtres absolus de leur
sort, et se reconnaître pour leurs vassaux. Ils n'attendaient point
cependant un grand succès de cette démarche, quelque humiliante qu'elle
fût pour eux, parce que ceux d'Utique, les ayant prévenus, leur avaient
enlevé le mérite d'une prompte et volontaire soumission.

En arrivant à Rome, les députés apprirent que la guerre était déclarée,
et que l'armée était partie. Rome avait dépêché un courrier à Carthage,
qui y porta le décret du sénat, et déclara en même temps que la flotte
était en mer. Ils n'eurent donc pas à délibérer, et se remirent, eux et
tout ce qui leur appartenait, entre les mains des Romains. En
conséquence de cette démarche, il leur fut répondu que, parce qu'enfin
ils avaient pris le bon parti, le sénat leur accordait la liberté,
l'usage de leurs lois, toutes leurs terres, et tous les autres biens que
possédaient, soit les particuliers, soit la république, à condition que,
dans l'espace de trente jours, ils enverraient en ôtage à Lilybée trois
cents des jeunes gens les plus qualifiés de la ville, et qu'ils feraient
ce que leur ordonneraient les consuls. Ce dernier mot les jeta dans une
étrange inquiétude: mais le trouble où ils étaient ne leur permit pas de
rien répliquer, ni de demander aucune explication; et ç'aurait été bien
inutilement. Ils partirent donc pour Carthage, et y rendirent compte de
leur députation.

[Marge: Polyb. excerp. legat. pag. 972.] Tous les articles du traité
étaient affligeants: mais le silence gardé sur les villes, dont il
n'était point fait mention dans le dénombrement, de ce que Rome voulait
bien leur laisser, les inquiéta extrêmement. Cependant il ne leur
restait autre chose à faire que d'obéir: après les pertes anciennes et
récentes qu'ils avaient faites, ils n'étaient pas en état de tenir tête
à un tel ennemi, eux qui n'avaient pu résister à Masinissa; troupes,
vivres, vaisseaux, alliés, tout leur manquait, l'espérance et le courage
encore plus que tout le reste.

Ils ne crurent pas devoir attendre l'expiration du terme de trente jours
qui leur avait été accordé: mais, pour tâcher de fléchir l'ennemi par la
promptitude de leur obéissance, quoique pourtant ils n'osassent pas s'en
flatter, ils firent partir sur-le-champ les ôtages; c'était l'élite et
toute l'espérance des plus nobles familles de Carthage. Jamais spectacle
ne fut plus touchant: on n'entendait que cris, on ne voyait que pleurs.
Tout retentissait de gémissements et de lamentations; sur-tout les mères
éplorées, toutes baignées de larmes, s'arrachaient les cheveux, se
frappaient la poitrine, et, comme forcenées par la douleur et le
désespoir, jetaient des hurlements capables de toucher les cœurs les
plus durs. Ce fut encore tout autre chose dans le moment fatal de la
séparation, lorsque, après les avoir conduits jusqu'au bord du vaisseau,
elles leur faisaient les derniers adieux, ne comptant plus les revoir
jamais, les baignaient de leurs larmes, ne se lassaient point de les
embrasser, les tenaient étroitement serrés entre leurs bras sans pouvoir
consentir à leur départ, en sorte qu'il fallut les leur arracher par
force, ce qui était plus dur pour elles que si on leur eût arraché leurs
propres entrailles. Quand ils furent arrivés en Sicile, on fit passer
les ôtages à Rome; et les consuls dirent aux députés que, quand il
seraient à Utique, ils leur feraient savoir les ordres de la république.

[Marge: Polyb. pag. 975. App. pag. 44-46.] Dans de pareilles
conjonctures il n'y a rien de plus cruel qu'une affreuse incertitude,
qui, sans rien montrer en détail, laisse envisager tous les maux. Dès
qu'on sut que la flotte était arrivée à Utique, les députés se rendirent
au camp des Romains, marquant qu'ils venaient au nom de l'état pour
recevoir leurs ordres, auxquels on était prêt à obéir en tout. Le
consul, après avoir loué leur bonne disposition et leur obéissance, leur
ordonna de lui livrer sans fraude et sans délai généralement toutes
leurs armes. Ils y consentirent; mais ils le prièrent de faire réflexion
à quel état il les réduisait, dans un temps où Asdrubal, qui n'était
devenu leur ennemi qu'à cause de leur parfaite soumission aux ordres des
Romains, était presque à leurs portes avec une armée de vingt mille
hommes: on leur répondit que Rome y pourvoirait.

[Marge: App. p. 46.] Cet ordre fut exécuté sur-le-champ. On vit arriver
dans le camp une longue file de chariots chargés de tous les préparatifs
de guerre qui étaient dans Carthage: deux cent mille armures complètes,
un nombre infini de traits et de javelots, deux mille machines propres à
lancer des pierres et des dards. Suivaient les députés de Carthage,
accompagnés de ce que le sénat avait de plus respectables vieillards, et
la religion de prêtres plus vénérables, pour tâcher d'exciter à la
compassion les Romains dans ce moment critique où l'on allait prononcer
leur sentence et décider en dernier lieu de leur sort. Le consul
Censorinus, car ce fut toujours lui qui porta la parole, se leva un
moment à leur arrivée avec quelques témoignages de bonté et de douceur;
puis, reprenant tout-à-coup un air grave et sévère: «Je ne puis pas,
leur dit-il, ne point louer votre promptitude à exécuter les ordres du
sénat. Il m'ordonne de vous déclarer que sa dernière volonté est que
vous sortiez de Carthage, qu'il a résolu de détruire, et que vous
transportiez votre demeure dans quel endroit il vous plaira de votre
domaine, pourvu que ce soit à quatre-vingts stades[339] de la mer!»

[Note 339: Quatre lieues. = 2 lieues 2/3.--L.]

[Marge: App. pag. 46-53.] Quand le consul eut prononcé cet arrêt
foudroyant, ce ne fut qu'un cri lamentable parmi les Carthaginois.
Frappés comme d'un coup de tonnerre qui les étourdit sur-le-champ, ils
ne savaient ni où ils étaient, ni ce qu'ils faisaient. Ils se roulaient
dans la poussière, déchirant leurs habits, et ne s'expliquant que par
des gémissements et des sanglots entrecoupés. Puis, revenus un peu à
eux, ils tendaient leurs mains suppliantes, tantôt vers les dieux,
tantôt vers les Romains, et imploraient leur miséricorde et leur justice
pour un peuple qui allait être réduit au désespoir. Mais, comme tout
était sourd à leurs prières, ils les convertirent bientôt en reproches
et en imprécations, les faisant ressouvenir qu'il y avait des dieux
vengeurs aussi-bien que témoins des crimes et de la perfidie. Les
Romains ne purent refuser des larmes à un spectacle si touchant; mais
leur parti était pris: les députés ne purent même obtenir qu'on sursît
l'exécution de l'ordre jusqu'à ce qu'ils se fussent encore présentés au
sénat pour tâcher d'en obtenir la révocation. Il fallut partir, et
porter la réponse à Carthage.

[Marge: App. pag. 53-54.] On les y attendait avec une impatience et un
tremblement qui ne se peuvent exprimer. Ils eurent bien de la peine à
percer la foule qui s'empressait autour d'eux pour savoir la réponse,
qu'il n'était que trop aisé de lire sur leurs visages. Quand ils furent
arrivés dans le sénat, et qu'ils eurent exposé l'ordre cruel qu'ils
avaient reçu, un cri général apprit au peuple quel était son sort; et
dès ce moment ce ne fut plus dans toute la ville que hurlements, que
désespoir, que rage et que fureur.

Qu'il me soit permis de m'arrêter ici un moment pour faire quelque
attention sur la conduite des Romains. Je ne puis assez regretter que le
fragment de Polybe où cette députation est rapportée finisse précisément
dans l'endroit le plus intéressant de cette histoire; et j'estimerais
beaucoup plus une courte réflexion d'un auteur si judicieux, que les
longues harangues qu'Appien met dans la bouche des députés et dans celle
du consul. Or, je ne puis croire que Polybe, plein de bon sens, de
raison et d'équité comme il était, eût pu approuver, dans l'occasion
dont il s'agit, le procédé des Romains[340]. On n'y reconnaît point, ce
me semble, leur ancien caractère; cette grandeur d'ame, cette noblesse,
cette droiture; cet éloignement déclaré des petites ruses, des
déguisements, des fourberies, qui ne sont point, comme il est dit
quelque part, du génie romain: _minime romanis artibus_. Pourquoi ne
point attaquer les Carthaginois à force ouverte? Pourquoi leur déclarer
nettement par un traité, qui est une chose sacrée, qu'on leur accorde la
liberté et l'usage de leurs lois, en sous-entendant des conditions qui
en sont la ruine entière? Pourquoi cacher, sous la honteuse réticence du
mot de _ville_, dans ce traité, le perfide dessein de détruire Carthage;
comme si, à l'ombre de cette équivoque, ils le pouvaient faire avec
justice? Pourquoi enfin ne leur faire la dernière déclaration qu'après
avoir tiré d'eux, à différentes reprises, leurs ôtages et leurs armes,
c'est-à-dire après les avoir mis absolument hors d'état de leur rien
refuser? N'est-il pas visible que Carthage, après tant de pertes, tant
de défaites, tout affaiblie et épuisée qu'elle est, fait encore trembler
les Romains, et qu'ils ne croient pas la pouvoir dompter par la voie des
armes? Il est bien dangereux d'être assez puissant pour commettre
impunément l'injustice, et pour en espérer même de grands avantages.
L'expérience de tous les empires nous apprend qu'on ne manque guère de
la commettre quand on la croit utile.

[Note 340: Rollin me paraît s'exprimer ici avec trop de réserve: il
n'a pas dépeint sous des couleurs assez noires l'infame conduite des
Romains.--L.]

[Marge: Polyb. l. 13, p. 671, 672.] L'éloge magnifique que Polybe fait
des Achéens est bien éloigné de ce que nous voyons ici. Ces peuples,
dit-il, loin d'employer des ruses et des tromperies à l'égard de leurs
alliés pour augmenter leur puissance, ne croyaient pas même qu'il leur
fût permis d'en user contre leurs ennemis, et ne comptaient pour solide
et glorieuse victoire que celle qui se remporte les armes à la main par
le courage et la bravoure. Il avoue, dans le même endroit, qu'il ne
reste plus chez les Romains que de légères traces de l'ancienne
générosité de leurs pères; et il se croit obligé, dit-il, de faire cette
remarque contre un principe devenu fort commun de son temps parmi ceux
qui étaient chargés du gouvernement, qui croyaient que la bonne foi
n'est point compatible avec la bonne politique, et qu'il est impossible
de réussir dans l'administration des affaires publiques, soit en guerre,
soit en paix, sans employer quelquefois la fraude et la tromperie.

[Marge: App. p. 55. Strab. l. 17, pag. 833.] Je reviens à mon sujet. Les
consuls ne se hâtèrent pas de marcher contre Carthage, ne s'imaginant
pas qu'ils eussent rien à craindre d'une ville désarmée. On y profita de
ce délai pour se mettre en état de défense; car il fut résolu d'un
commun accord de ne point abandonner la ville. On nomma pour général,
au-dehors, Asdrubal, qui était à la tête de vingt mille hommes, vers qui
l'on députa pour le prier d'oublier en faveur de la patrie l'injustice
qu'on lui avait faite par la crainte des Romains: on donna le
commandement des troupes, dans la ville, à un autre Asdrubal, petit-fils
de Masinissa: puis on fabriqua des armes avec une promptitude
incroyable. Les temples, les palais, les places publiques, furent
changés en autant d'ateliers: hommes et femmes y travaillaient jour et
nuit. On faisait chaque jour cent quarante boucliers, trois cents épées,
cinq cents piques ou javelots, mille traits, et un grand nombre de
machines propres à les lancer; et, parce qu'on manquait de matières pour
faire les cordes, les femmes coupèrent leurs cheveux, et en fournirent
abondamment.

[Marge: App. p. 55.] Masinissa était mécontent de ce qu'après qu'il
avait extrêmement affaibli les forces des Carthaginois, les Romains
venaient profiter de sa victoire, sans même qu'ils lui eussent fait part
en aucune sorte de leur dessein; ce qui causa entre eux quelque
refroidissement.

[Marge: Pag. 55-58.] Cependant les consuls s'avancent vers la ville pour
en former le siége. Ils ne s'étaient attendus à rien moins qu'à y
trouver une vigoureuse résistance; et la hardiesse incroyable des
assiégés les jeta dans un grand étonnement. Ce n'étaient que sorties
fréquentes et vives pour repousser les assiégeants, pour brûler les
machines, pour harceler les fourrageurs. Censorinus attaquait la ville
d'un côté, et Manilius de l'autre. Scipion, surnommé depuis
l'_Africain_, servait alors en qualité de tribun, et se distinguait
parmi tous les officiers autant par sa prudence que par sa bravoure. Le
consul sous qui il commandait fit plusieurs fautes pour n'avoir pas
voulu suivre ses avis. Ce jeune officier tira les troupes de plusieurs
mauvais pas où l'imprudence des chefs les avait engagées. Un célèbre
Phaméas, chef de la cavalerie ennemie, qui harcelait sans cesse et
incommodait beaucoup les fourrageurs, n'osait paraître en campagne quand
le tour de Scipion était venu pour les soutenir; tant il savait contenir
ses troupes dans l'ordre, et se poster avantageusement. Une si grande et
si générale réputation lui attira de l'envie; mais, comme il se
conduisait en tout avec beaucoup de modestie et de retenue, elle se
changea bientôt en admiration; de sorte que, quand le sénat envoya des
députés dans le camp pour s'informer de l'état du siége, toute l'armée
se réunit pour lui rendre un témoignage favorable, soldats, officiers,
généraux même, et ce ne fut qu'une voix pour relever le mérite du jeune
Scipion: tant il est important d'amortir, pour parler ainsi, l'éclat
d'une gloire naissante par des manières douces et modestes, et de ne pas
irriter la jalousie par des airs de hauteur et de suffisance, dont
l'effet naturel est de réveiller dans les autres l'amour-propre, et de
rendre la vertu même odieuse.

[Marge: App. p. 63. AN. M. 3857 ROM. 601.] Dans le même temps Masinissa,
se voyant près de mourir, pria Scipion de vouloir bien venir lui rendre
une visite, afin qu'il pût lui mettre en main un plein pouvoir de
disposer comme il le jugerait à propos de son royaume et de ses biens en
faveur des enfants qu'il laissait. Il le trouva mort en arrivant. Ce
prince leur avait commandé en mourant de s'en rapporter pour toutes
choses à ce que réglerait Scipion, qu'il leur laissait pour père et pour
tuteur. Je diffère à parler ailleurs avec plus d'étendue de la famille
et de la postérité de Masinissa, pour ne point interrompre trop
long-temps l'histoire de Carthage.

[Marge: Pag. 65.] L'estime que Phaméas avait conçue pour Scipion
l'engagea à quitter le parti des Carthaginois pour embrasser celui des
Romains. Il vint se rendre à lui avec plus de deux mille cavaliers, et
il fut dans la suite d'un grand secours aux assiégeants.

[Marge: Pag. 66.] Calpurnius Pison, consul, et L. Mancinus son
lieutenant, arrivèrent en Afrique au commencement du printemps. La
campagne se passa sans qu'ils fissent rien de considérable; ils eurent
même du dessous en plusieurs occasions, et ils ne poussèrent que
lentement le siége de Carthage. Les assiégés, au contraire, avaient
repris courage; leurs troupes augmentaient considérablement; ils
faisaient tous les jours de nouveaux alliés. Ils envoyèrent jusque dans
la Macédoine vers le faux Philippe[341], qui se faisait passer pour le
fils de Persée, et qui faisait pour lors la guerre aux Romains,
l'exhortant de la presser vivement, et lui promettant de lui fournir de
l'argent et des vaisseaux.

[Note 341: Andriscus.]

[Marge: App. p. 68.] Ces nouvelles causèrent de l'inquiétude à Rome. On
commença à craindre le succès d'une guerre qui devenait de jour en jour
plus douteuse et plus importante qu'on ne se l'était d'abord imaginé.
Autant qu'on était mécontent de la lenteur des généraux, et qu'on
parlait mal d'eux, autant chacun s'empressait à dire du bien du jeune
Scipion, et à vanter ses rares vertus. Il était venu à Rome pour
demander l'édilité. Dès qu'il parut dans l'assemblée, son nom, son
visage, sa réputation, la croyance commune que les dieux le destinaient
pour terminer la troisième guerre punique, comme le premier Scipion, son
grand-père adoptif, avait terminé la seconde, tout cela frappa
extrêmement le peuple; et, quoique la chose fût contre les lois, et que
par cette raison les anciens s'y opposassent, au lieu de l'édilité qu'il
demandait, le peuple lui donna le consulat, laissant [Marge: AN. M. 3858
ROM. 602.] dormir les lois pour cette année, et voulut qu'il eût
l'Afrique pour département, sans tirer les provinces au sort comme
c'était la coutume, et comme Drusus son collègue demandait qu'on le fît.

[Marge: App. p. 69.] Dès que Scipion eut achevé ses recrues, il partit
pour la Sicile, et arriva bientôt après à Utique. Ce fut fort à propos
pour Mancinus, lieutenant de Pison, qui s'était engagé témérairement
dans un poste où les ennemis le tenaient enfermé, et où ils allaient le
tailler en pièces le matin même, si le nouveau consul, qui apprit en
arrivant le danger où il était, n'eût fait remonter de nuit ses troupes
dans ses vaisseaux, et n'eût volé à son secours.

[Marge: Pag. 70.] Le premier soin de Scipion, à son arrivée, fut de
rétablir parmi les troupes la discipline, qu'il y trouva entièrement
ruinée: nul ordre, nulle subordination, nulle obéissance; on ne songeait
qu'à piller, qu'à faire bonne chère, et qu'à se divertir. Il chassa du
camp toutes les bouches inutiles, régla la qualité des viandes que les
vivandiers pourraient apporter, et n'en voulut point d'autres que de
simples et de militaires, écartant avec soin tout ce qui sentait le luxe
et les délices.

Quand il eut bien établi cette réforme, qui ne lui coûta pas beaucoup de
temps ni de peine, parce qu'il donnait l'exemple aux autres, il compta
pour lors avoir des soldats, et songea sérieusement à pousser le siége.
Ayant fait prendre à ses troupes des haches, des leviers et des
échelles, il les conduisit de nuit, en grand silence, vers une partie de
la ville appelée _Mégare_; et, ayant fait jeter tout d'un coup de grands
cris, il l'attaqua fort vivement. Les ennemis, qui ne s'attendaient pas
à être attaqués de nuit, furent d'abord fort effrayés; mais ils se
défendirent avec beaucoup de courage, et Scipion ne put point escalader
les murs. Mais, ayant aperçu une tour qu'on avait abandonnée, qui était
hors de la ville, fort près des murs, il y envoya un nombre de soldats
hardis et déterminés, qui, par le moyen des pontons, passèrent de la
tour sur les murs, entrèrent dans Mégare, et en brisèrent les portes.
Scipion y entra dans le moment, chassa de ce poste les ennemis, qui,
troublés par cette attaque imprévue, et croyant que toute la ville avait
été prise, s'enfuirent dans la citadelle, et y furent suivis par ces
troupes mêmes qui campaient hors de la ville, qui abandonnèrent leur
camp aux Romains, et crurent devoir aussi se mettre en sûreté.

Avant que de passer outre, je dois donner ici quelque idée de la
situation et de la grandeur de Carthage, [Marge: App. p. 56 et 57.
Strab. l. 17, pag. 832.] qui contenait, au commencement de la guerre
contre les Romains, sept cent mille habitants. Elle était située dans le
fond d'un golfe, environnée de mer en forme d'une presqu'île, dont le
col, c'est-à-dire l'isthme qui la joignait au continent, était large
d'une lieue et un quart (vingt-cinq stades)[342]. La presqu'île avait de
circuit dix-huit lieues (trois cent soixante stades). Du côté de
l'occident il en sortait une longue pointe de terre, large à peu près de
douze toises (un demi stade[343]), qui, s'avançant dans la mer, la
séparait d'avec le marais, et était fermée de tous côtés de rochers et
d'une simple muraille[344]. Du côté du midi et du continent, où était la
citadelle, appelée _Byrsa_, la ville était close d'une triple muraille
haute de trente coudées[345], sans les parapets et les tours qui la
flanquaient tout à l'entour par égales distances, éloignées l'une de
l'autre de quatre-vingts toises. Chaque tour avait quatre étages: les
murailles n'en avaient que deux; elles étaient voûtées, et dans le bas
il y avait des étables pour mettre trois cents éléphants, avec les
choses nécessaires pour leur subsistance, et des écuries au-dessus pour
quatre mille chevaux, et les greniers pour leur nourriture. Il s'y
trouvait aussi de quoi y loger vingt mille fantassins et quatre mille
cavaliers. Enfin tout cet appareil de guerre était renfermé dans les
seules murailles[346]. Il n'y avait qu'un seul endroit de la ville dont
les murs fussent faibles et bas; c'était un angle négligé, qui
commençait à la pointe de terre dont nous avons parlé, et continuait
jusqu'aux ports, qui étaient du côté du couchant. Il y en avait deux qui
se communiquaient l'un à l'autre, mais qui n'avaient qu'une seule
entrée, large de soixante-dix pieds[347], et fermée avec des chaînes. Le
premier était pour les marchands, où l'on trouvait plusieurs et diverses
demeures pour les matelots; l'autre était le port intérieur pour les
navires de guerre, au milieu duquel on voyait une île, nommée
_Cothon_[348], bordée, aussi-bien que le port, de grands quais, mais où
il y avait des loges séparées pour mettre à couvert deux cent vingt
navires, et des magasins au-dessus, où l'on gardait tout ce qui est
nécessaire à l'armement et à l'équipement des vaisseaux. L'entrée de
chacune de ces loges, destinées à retirer les vaisseaux, était ornée de
deux colonnes de marbre d'ouvrage ionique: de sorte que tant le port que
l'île représentaient des deux côtés deux magnifiques galeries. Dans
cette île était le palais de l'amiral; et, comme elle était vis-à-vis de
l'entrée du port, il pouvait de là découvrir tout ce qui se passait dans
la mer, sans que de la mer on pût rien voir de ce qui se faisait dans
l'intérieur du port. Les marchands de même n'avaient aucune vue sur les
vaisseaux de guerre, les deux ports étant séparés par une double
muraille; et il y avait dans chacun une porte particulière pour entrer
dans la ville, sans passer par l'autre port. On peut donc distinguer
trois parties dans [Marge: Boch. in Phal. p. 512.] Carthage: le port,
qui était double, appelé quelquefois _Cothon_, à cause de la petite île
de ce nom; la citadelle, appelée _Byrsa_; la ville proprement dite, où
demeuraient les habitants, qui environnait la citadelle, et était nommée
_Mégara_.

[Note 342: 25 stades, selon Appien (_Bell. pun._ § 95) et Polybe (I,
c. 73, § 5); mais Strabon dit 60 stades (XVII, p. 832). Au lieu de 360
stades, mesure que cet auteur donne à la circonférence de la presqu'île,
Tite-Live ne lui donne que 23 milles, qui font 184 stades (TIT.-LIV.
_Épit. lib._ LI), ou la moitié environ: comme les mesures de Strabon
sont ici le double environ de celles des autres auteurs, il est
vraisemblable que cette différence provient de ce qu'elles sont
exprimées dans un stade dont le module était de moitié plus court.
D'après cette hypothèse, prenant les mesures de Tite-Live, de Polybe et
d'Appien pour base, on trouve que Carthage avait 6 lieues 4/10 de tour;
et que la largeur de l'isthme était de 5/6 de lieue.--L.]

[Note 343: Un demi-stade équivaut à 92 mètres ou 47 toises; et non
pas à _douze_ toises.--L.]

[Note 344: Le texte que Rollin avait sous les yeux est altéré; il y
existe une lacune que M. Schweighæuser a très-bien remplie: ταινία στενὴ
καὶ ἐπιμήκης, ήμισταδίου μάλιστα τὸ πλάτος, ἐπὶ δυσμὰς ἐχώρει, μέση
λίμνης τε καὶ τῆς Θαλάσσης..... ἁπλῶ τείχει περίκρημνα ὄντα. (_Bell.
pun._ § 95). Cet habile éditeur propose de lire: καὶ περιτετείχιστο τῆς
πόλεως τὰ μὲν πρὸς Θαλάσσης ἁπλῶ τείχει περίκρημνα ὄντα.plô teichei
perikrêmna onta, c. à. d. «la partie qui regarde la mer était entourée
d'un mur simple, parce que des escarpements la bordaient de toutes
parts.»--L.]

[Note 345: C. à. d. 13 mètres 83 centim.--L.]

[Note 346: Le texte dit à 2 plèthres de distance les unes des
autres, ou un tiers de stade, c'est 61 mètr. 7, ou un peu plus de 32
toises.--L.]

[Note 347: 21 mètr. 56.--L.]

[Note 348: J'ai dressé un plan de ce port _Cothon_, pour la
traduction de Strabon (T. V, p. 473). J'y renvoie.--L.]

[Marge: App. p. 72.] Asdrubal[349], au point du jour, voyant la honteuse
déroute de ses troupes, pour se venger des Romains, et en même temps
pour ôter aux habitants toute espérance d'accommodement et de pardon,
fit avancer sur le mur tout ce qu'il avait de prisonniers romains, en
sorte qu'ils fussent à portée d'être vus de toute l'armée. Là, il n'y
eut point de supplices qu'il ne leur fît souffrir: on leur crevait les
yeux; on leur coupait le nez, les oreilles, les doigts; on leur
arrachait toute la peau de dessus le corps avec des peignes de fer; et,
après les avoir ainsi tourmentés, on les précipitait du haut des murs en
bas. Un traitement si cruel fit horreur aux Carthaginois; mais il ne les
épargnait pas eux-mêmes, et il fit égorger plusieurs des sénateurs qui
osèrent s'opposer à sa tyrannie.

[Note 349: C'est celui qui commandait hors de la ville, et qui,
ayant fait périr un autre Asdrubal, petit-fils de Masinissa, s'était
fait donner le commandement dans la ville même.--L.]

[Marge: Pag. 73.] Scipion, se voyant maître absolu de l'isthme, brûla le
camp que les ennemis avaient abandonné, et en construisit un nouveau
pour ses troupes. Il était de forme carrée, environné de grands et de
profonds retranchements armés de bonnes palissades. Du côté des
Carthaginois il éleva un mur haut de douze pieds, flanqué, d'espace en
espace, de tours et de redoutes; et sur la tour qui était au milieu s'en
élevait une autre de bois fort haute, d'où l'on découvrait tout ce qui
se passait dans la ville. Ce mur occupait toute la largeur de l'isthme,
c'est-à-dire vingt-cinq stades[350]. Les ennemis, qui étaient à portée
du trait, firent tous leurs efforts pour empêcher cet ouvrage; mais,
comme toute l'armée y travaillait sans relâche jour et nuit, il fut
achevé en vingt-quatre jours. Scipion en tira un double avantage:
premièrement, parce que ses troupes étaient logées plus sûrement et plus
commodément; en second lieu, parce qu'il coupa par ce moyen les vivres
aux assiégés, à qui l'on n'en pouvait plus porter que par mer, ce qui
souffrait de très-grandes difficultés, tant à cause que la mer de ce
côté-là est souvent orageuse, que par la garde exacte que faisait la
flotte romaine. Et ce fut là une des principales causes de la famine qui
se fit bientôt sentir dans la ville. D'ailleurs Asdrubal ne distribuait
le blé qui lui arrivait qu'aux trente mille hommes de troupes qui
servaient sous lui, se mettant peu en peine du reste de la multitude.

[Note 350: Une lieue et un quart. = Voyez la note, p. 393.--L.]

[Marge: App. p. 74.] Pour leur couper encore davantage les vivres,
Scipion entreprit de fermer l'entrée du port par une levée qui
commençait à cette langue de terre dont nous avons parlé, laquelle était
assez près du port. L'entreprise d'abord parut folle aux assiégés, et
ils insultaient aux travailleurs; mais, quand ils virent que l'ouvrage
avançait extraordinairement chaque jour, ils commencèrent véritablement
à craindre, et songèrent à prendre des mesures pour le rendre inutile:
femmes et enfants, tout le monde se mit à travailler; mais avec un tel
secret, que Scipion ne put jamais rien apprendre par les prisonniers de
guerre, qui rapportaient seulement qu'on entendait beaucoup de bruit
dans le port, mais sans qu'on sût pourquoi. Enfin, tout étant prêt, les
Carthaginois ouvrirent tout d'un coup une nouvelle entrée d'un autre
côté du port, et parurent en mer [Marge: [Strab. XVII, p. 833.]] avec
une flotte assez nombreuse, qu'ils venaient tout récemment de construire
des vieux matériaux qui se trouvèrent dans les magasins. On convient
que, s'ils avaient été sur-le-champ attaquer la flotte romaine, ils s'en
seraient infailliblement rendus maîtres, parce que, comme on ne
s'attendait à rien de tel, et que tout le monde était occupé ailleurs,
ils l'auraient trouvée sans rameurs, sans soldats, sans officiers; mais,
dit l'historien, il était arrêté que Carthage serait détruite: ils se
contentèrent donc de faire comme une insulte et une bravade aux Romains,
et rentrèrent dans le port.

[Marge: App. p. 75.] Deux jours après ils firent avancer leurs vaisseaux
pour se battre tout de bon, et ils trouvèrent l'ennemi bien disposé.
Cette bataille devait décider du sort des deux partis; elle fut longue
et opiniâtre, les troupes de côté et d'autre faisant des efforts
extraordinaires, celles-là pour sauver leur patrie réduite aux abois,
celles-ci pour achever leur victoire. Dans le combat, les brigantins des
Carthaginois, se coulant par-dessous le bord des grands vaisseaux des
Romains, leur rompaient tantôt la poupe, tantôt le gouvernail, et tantôt
les rames; et, s'ils se trouvaient pressés, ils se retiraient avec une
promptitude merveilleuse pour revenir incontinent à la charge. Enfin,
les deux armées ayant combattu avec égal avantage jusqu'au soleil
couchant, les Carthaginois jugèrent à propos de se retirer, non qu'ils
se comptassent vaincus, mais pour recommencer le lendemain. Une partie
de leurs vaisseaux, ne pouvant entrer assez promptement dans le port,
parce que l'entrée en était trop étroite, se retira, devant une terrasse
fort spacieuse qu'on avait faite contre les murailles pour y descendre
les marchandises, sur le bord de laquelle on avait élevé un petit
rempart durant cette guerre, de peur que les ennemis ne s'en saisissent.
Là le combat recommença encore plus vivement que jamais, et dura bien
avant dans la nuit: les Carthaginois y souffrirent beaucoup, et ce qui
leur resta de vaisseaux se réfugia dans la ville. Le matin étant venu,
Scipion attaqua la terrasse; et, s'en étant rendu maître avec beaucoup
de peine, il s'y logea, s'y fortifia, et y fit faire une muraille de
brique du côté de la ville, fort proche des murs, et de pareille
hauteur. Quand elle fut achevée, il y fit monter quatre mille hommes,
avec ordre de lancer sans cesse des traits et des dards sur les ennemis,
qui en étaient fort incommodés, à cause que, les deux murs étant d'une
hauteur égale, ils ne jetaient presque aucun trait inutilement. Ainsi
fut terminée cette campagne.

[Marge: Pag. 78.] Pendant les quartiers d'hiver, Scipion s'appliqua à se
débarrasser des troupes de dehors, qui incommodaient fort ses convois,
et facilitaient ceux qu'on envoyait aux assiégés. Pour cela il attaqua
une place voisine, nommée _Néphéris_, qui leur servait de retraite. Dans
une dernière action, il périt du côté des ennemis plus de soixante-dix
mille hommes, tant soldats que paysans ramassés; et la place fut
emportée avec beaucoup de peine, après vingt-deux jours de siége. Cette
prise fut suivie de la reddition de presque toutes les places d'Afrique,
et contribua beaucoup à la prise même de Carthage, où depuis ce temps-là
il n'était presque plus possible de faire entrer des vivres.

[Marge: App. p. 79. AN. M. 3859. ROM. 603.] Au commencement du
printemps, Scipion attaqua en même temps le port appelé _Cothon_ et la
citadelle. S'étant rendu maître de la muraille qui environnait ce port,
il se jeta dans la grande place de la ville, qui en était proche, d'où
l'on montait à la citadelle par trois rues en pente, bordées de côté et
d'autre d'un grand nombre de maisons, du haut desquelles on lançait une
grêle de dards sur les Romains, qui furent contraints, avant que de
passer outre, de forcer les premières maisons, et de s'y poster, pour
pouvoir de là chasser ceux qui combattaient des maisons voisines. Le
combat au haut et au bas des maisons dura pendant six jours, et le
carnage fut horrible. Pour nettoyer les rues et en faciliter le passage
aux troupes, on tirait avec des crocs les corps des habitants qu'on
avait tués ou précipités du haut des maisons, et on les jetait dans des
fosses, la plupart encore vivants et palpitants. Dans ce travail, qui
dura six jours et six nuits, les soldats étaient relevés de temps en
temps par d'autres tout frais, sans quoi ils auraient succombé à la
fatigue: il n'y eut que Scipion qui pendant tout ce temps-là ne dormit
point, donnant partout les ordres, et s'accordant à peine le temps de
prendre quelque nourriture.

[Marge: Pag. 81.] Il y avait tout lieu de croire que ce siége durerait
encore long-temps et coûterait beaucoup de sang. Mais le septième jour
on vit paraître des hommes en habits de suppliants, qui demandaient pour
toute composition qu'il plût aux Romains de donner la vie à tous ceux
qui voudraient sortir de la citadelle: ce qui leur fut accordé, à la
réserve seulement des transfuges. Il sortit cinquante mille tant hommes
que femmes, qu'on fit passer vers les champs avec bonne garde. Les
transfuges, qui étaient environ neuf cents, voyant qu'il n'y avait point
de quartier à espérer pour eux, se retranchèrent dans le temple
d'Esculape avec Asdrubal, sa femme et ses deux enfants, où, quoiqu'ils
fussent en petit nombre, ils pouvaient se défendre long-temps, parce que
le lieu était fort élevé, assis sur des rochers, et qu'on y montait par
soixante degrés: mais enfin, pressés de la faim, des veilles et de la
crainte, et voyant leur perte prochaine, l'impatience les saisit, et,
abandonnant le bas du temple, ils se retirèrent au dernier étage,
résolus de ne le quitter qu'avec la vie.

Cependant Asdrubal, songeant à sauver la sienne, descendit secrètement
vers Scipion, portant en main une branche d'olivier, et se jeta à ses
pieds. Scipion le fit voir aussitôt aux transfuges, qui, transportés de
fureur et de rage, vomirent contre lui mille injures, et mirent le feu
au temple. Pendant qu'on l'allumait, on dit que la femme d'Asdrubal se
para le mieux qu'elle put, et, se mettant à la vue de Scipion avec ses
deux enfants, lui parla à haute voix en cette sorte: «Je ne fais point
d'imprécations contre toi, ô Romain, car tu ne fais qu'user des droits
de la guerre; mais puissent les dieux de Carthage, et toi de concert
avec eux, punir comme il le mérite ce perfide qui a trahi sa patrie, ses
dieux, sa femme et ses enfants!» Puis, adressant la parole à Asdrubal:
«Scélérat, dit-elle, perfide, le plus lâche de tous les hommes, ce feu
va nous ensevelir moi et mes enfants; pour toi, indigne capitaine de
Carthage, va orner le triomphe de ton vainqueur, et subir à la vue de
Rome la peine que tu mérites.» Après ces reproches elle égorgea ses
enfants, les jeta dans le feu, puis s'y précipita elle-même: tous les
transfuges en firent autant.

[Marge: App. p. 82.] Pour Scipion, voyant cette ville, qui avait été si
florissante pendant sept cents ans, comparable aux plus grands empires
par l'étendue de sa domination sur mer et sur terre, par ses armées
nombreuses, par ses flottes, par ses éléphants, par ses richesses;
supérieure même aux autres nations par le courage et la grandeur d'ame;
qui, toute dépouillée qu'elle était d'armes et de vaisseaux, lui avait
fait soutenir pendant trois années entières toutes les misères d'un long
siége: voyant, dis-je, alors cette ville absolument ruinée, on dit qu'il
ne put refuser des larmes à la malheureuse destinée de Carthage. Il
considérait que les villes, les peuples, les empires, sont sujets aux
révolutions aussi-bien que les hommes en particulier; que la même
disgrâce était arrivée à Troie, jadis si puissante, et depuis aux
Assyriens, aux Mèdes, aux Perses, dont la domination s'étendait si loin;
et tout récemment encore aux Macédoniens, dont l'empire avait jeté un si
grand éclat. Plein de ces lugubres pensées, il prononça deux vers
d'Homère, dont le sens est:[351] _Il viendra un temps où la ville sacrée
de Troie et le belliqueux Priam et son peuple périront_; désignant par
ces vers le sort futur de Rome, comme il l'avoua à Polybe, qui lui en
demanda l'explication.

S'il avait été éclairé des lumières de la vérité, il [Marge: Eccl. 10,
8.] aurait su ce que nous apprend l'écriture: «qu'un royaume est
transféré d'un peuple à un autre à cause des injustices, des violences,
des outrages qui s'y commettent, et de la mauvaise foi qui y règne en
différentes manières.» Carthage est détruite parce que l'avarice, la
perfidie, la cruauté, y étaient montées à leur comble. Rome aura le même
sort, lorsque son luxe, son ambition, son orgueil, ses injustes
usurpations, palliées sous le faux dehors de vertu et de justice, auront
forcé le souverain maître et distributeur des empires à donner par sa
chute une grande leçon à l'univers.

[Note 351:

     Ἔσσεται ἤμαρ ὄταν ποτ' ὀλώλῃ Ἵλιος ἱρὴ,
     Καὶ Πρίαμος, καὶ λαὸς ἐὔμμελίω Πριάμοιο.

                                 _Iliad_, lib. VI [v. 448].]

[Marge: App. p. 83. AN. M. 3859. CARTH. 701. ROM. 603. AV. J.C. 145.]
Carthage ayant été prise de la sorte, Scipion en abandonna le pillage
aux soldats pendant quelques jours, à la réserve de l'or, de l'argent,
des statues, et des autres offrandes qui se trouveraient dans les
temples. Ensuite il leur distribua plusieurs récompenses militaires,
aussi-bien qu'aux officiers, parmi lesquels deux s'étaient sur-tout
distingués, Tib. Gracchus, et C. Fannius, qui les premiers avaient
escaladé le mur. Il fit parer des dépouilles des ennemis un navire fort
léger, et l'envoya à Rome porter la nouvelle de la victoire.

[Marge: App. p. 83.] En même temps, il fit savoir aux habitants de la
Sicile qu'ils eussent chacun à venir reconnaître et reprendre les
tableaux et les statues que les Carthaginois leur avaient enlevés dans
les guerres précédentes; et, en rendant à ceux d'Agrigente[352] le
fameux taureau de Phalaris, il leur dit que ce taureau, qui était en
même temps un monument de la cruauté de leurs anciens rois et de la
bonté de leurs nouveaux maîtres, devait leur apprendre s'il leur serait
plus avantageux d'être sous le joug des Siciliens que sous le
gouvernement du peuple romain.

[Note 352: «Quem taurum Scipio quum redderet Agrigentinis, dixisse
dicitur, æquum esse illos cogitare utrùm esset Siculis utilius, suisne
servire, an populo romano obtemperare, quum idem monumentum et domesticæ
crudelitatis, et nostræ mansuetudinis haberent.» (CIC. VERR. 6, p. 73.)]

Ayant mis en vente une partie des dépouilles qu'on avait trouvées à
Carthage, il fit de sévères défenses à ses gens de rien prendre, ni même
de rien acheter de ces dépouilles, tant il était attentif à écarter de
sa personne et de sa maison jusqu'au plus léger soupçon d'intérêt.

[Marge: App. p. 83.] Quand la nouvelle de la prise de Carthage fut
arrivée à Rome, on s'y livra sans mesure au sentiment de la joie la plus
vive, comme si ce n'eût été que de ce moment que le repos public fût
assuré. On repassait dans son esprit tous les maux qu'on avait soufferts
de la part des Carthaginois en Sicile, en Espagne, et même en Italie
pendant seize ans consécutifs, durant lesquels Annibal avait saccagé
quatre cents villes, fait périr en diverses rencontres trois cent mille
hommes, et réduit Rome même à la dernière extrémité. Dans le souvenir de
ces maux, on se demandait l'un à l'autre s'il était donc bien vrai que
Carthage fût ruinée. Tous les ordres témoignèrent à l'envi leur
reconnaissance envers les dieux, et la ville, pendant plusieurs jours,
ne fut occupée que de sacrifices solennels, de prières publiques, de
jeux et de spectacles.

[Marge: App. p. 84.] Après qu'on eut satisfait aux devoirs de la
religion, le sénat envoya dix commissaires en Afrique pour en régler
l'état et le sort à l'avenir, conjointement avec Scipion. Le premier de
leurs soins fut de faire démolir tout ce qui restait de Carthage.
Rome[353], déjà maîtresse du monde presque entier, ne crut pas pouvoir
être en sûreté tandis que le nom de Carthage subsisterait: tant une
haine invétérée, et nourrie par de longues et de cruelles guerres, dure
au-delà même du temps où l'on a à craindre, et ne cesse de subsister que
lorsque l'objet qui l'excite a cessé d'être. Défenses furent faites au
nom du peuple romain d'y habiter désormais, avec d'horribles
imprécations contre ceux qui, au préjudice de cet interdit,
entreprendraient d'y rebâtir quelque chose, et principalement le lieu
nommé _Byrsa_, et la place appelée _Mégare_[354]. Au reste on n'en
défendait l'entrée à personne, Scipion[355] n'étant pas fâché qu'on vît
les tristes débris d'une ville qui avait osé disputer de l'empire avec
Rome. Ils arrêtèrent encore que les villes qui, dans cette guerre,
avaient tenu le parti des ennemis seraient toutes rasées, et donnèrent
leur territoire aux alliés du peuple romain; et ils gratifièrent en
particulier ceux d'Utique de tout le pays qui est entre Carthage et
Hippone. Ils rendirent tout le reste tributaire, et en firent une
province de l'empire romain où l'on enverrait tous les ans un préteur.

[Note 353: «Neque se Roma, jam terrarum orbe superato, securam
speravit fore, si nomen usquàm maneret Carthaginis, adeò odium
certaminibus ortum ultra metum durat, et ne in victis quidem deponitur,
neque ante invisum esse desinit, quàm esse desiit.» (VELL. PATERC. lib.
1, c. 12.)]

[Note 354: Il semble que par le mot _Megara_ on entendait la _cité_
proprement dite, _le lieu où étaient les maisons_, selon le sens qu'a ce
mot en phénicien. (BOCHART. _de Phœnic. colon_, cap. 24.)--L.]

[Note 355: «Ut ipse locus eorum, qui cum hac urbe de imperio
certârunt, vestigia calamitatis ostenderet.» (CIC. _Agrar._ 2, n. 50.)]

[Marge: App. p. 84.] Quand tout fut réglé, Scipion retourna à Rome, où
il entra en triomphe. On n'en avait jamais vu de si éclatant; car ce
n'étaient que statues, que raretés, que pièces curieuses et d'un prix
inestimable, que les Carthaginois, pendant le cours d'un grand nombre
d'années, avaient apportées en Afrique, sans compter l'argent qui fut
porté dans le trésor public, et qui montait à de très-grandes sommes.

[Marge: App. p. 85. Plut. in vit. Gracch. p. 839.] Quelques précautions
qu'on eût prises pour empêcher que jamais on ne pût songer à rétablir
Carthage, moins de trente ans après, et du vivant même de Scipion, l'un
des Gracques, pour faire sa cour au peuple, entreprit de la repeupler,
et y conduisit une colonie composée de six mille citoyens. Le sénat,
ayant appris que plusieurs signes funestes avaient répandu la terreur
parmi les ouvriers lorsqu'on désignait l'enceinte et qu'on jetait les
fondements de la nouvelle ville, voulut en surseoir l'exécution; mais le
tribun, peu délicat sur la religion et peu scrupuleux, pressa l'ouvrage
malgré tous ces présages sinistres, et le finit en peu de jours. Ce fut
là la première colonie romaine envoyée hors de l'Italie.

On n'y bâtit apparemment que des espèces de cabanes, puisque,
[356]lorsque Marius dans sa fuite en Afrique s'y retira, il est dit
qu'il menait une vie pauvre sur les ruines et les débris de Carthage, se
consolant par la vue d'un spectacle si étonnant, et pouvant aussi, en
quelque sorte, par son état, servir de consolation à cette ville
infortunée.

[Note 356: «Marius cursum in Africam direxit, inopemque vitam in
tugurio ruinarum carthaginensium toleravit: quum Marius aspiciens
Carthaginem, illa intuens Marium, alter alteri possent esse solatio.»
(VELL. PATERC. lib. 2, cap. 19.)]

[Marge: App. p. 85.]

Appien rapporte que Jules César, après la mort de Pompée, étant passé en
Afrique, vit en songe une grande armée qui l'appelait en versant des
larmes; et que, touché de ce songe, il écrivit dans ses tablettes le
dessein qu'il avait formé à cette occasion de rétablir Carthage et
Corinthe: mais qu'ayant été tué bientôt après par les conjurés, César
Auguste, son fils adoptif, qui trouva ce mémoire parmi ses papiers, fit
rétablir la ville de Carthage près du lieu où était l'ancienne, pour ne
pas encourir les exécrations qu'on avait fulminées, lorsqu'elle fut
démolie, contre quiconque oserait la rebâtir.

Je ne sais pas sur quoi est fondé ce que rapporte Appien; mais nous
voyons dans Strabon que Carthage [Marge: App. l. 17, pag. 833.] fut
rétablie en même temps que Corinthe par César[357], à qui il donne le
nom de dieu, par où, un peu auparavant, [Marge: App. p. 83.] il avait
clairement désigné Jules César[358]; et Plutarque, [Marge: Pag. 733.]
dans sa vie, lui attribue en termes formels l'établissement de ces deux
colonies, et remarque que ce qu'il y a de singulier sur ces deux villes,
c'est que, comme il leur était arrivé auparavant d'être prises et
détruites toutes deux en même temps, il leur arriva aussi à toutes deux
d'être en même temps rebâties et repeuplées. Quoi qu'il en soit, Strabon
assure que de son temps Carthage était aussi peuplée qu'aucune autre
ville d'Afrique; et elle fut toujours, sous les empereurs suivants, la
capitale de toute l'Afrique. Elle a encore subsisté avec éclat pendant
environ sept cents ans; mais elle a été enfin entièrement détruite par
les Sarrasins, au commencement du septième siècle, sans que dans le pays
même on en connaisse le nom ni les vestiges.

[Note 357: Outre l'autorité de Strabon qui est formelle, et celle de
Plutarque qui ne l'est pas moins, on peut citer le témoignage de Dion
Cassius (lib. XLIII, § 50) pour prouver la réalité du rétablissement de
Carthage par Jules César. Ce qui paraît avoir trompé Appien, c'est qu'en
effet Auguste y envoya également une colonie en 725 de Rome, au
témoignage de Dion Cassius (lib. LII, § 43), confirmé d'ailleurs par les
médailles de ce prince. (HARDUIN. _Num. urb. illustr._ p. 117.).--L.]

[Note 358: Strabon, par les mots Θεὸς Καῖσαρ, ne peut en effet
désigner que Jules César.--L.]

_Digression sur les mœurs et le caractère du second Scipion l'Africain._

Scipion, le destructeur de Carthage, était propre fils du fameux Paul
Émile qui vainquit Persée, dernier roi de Macédoine, et par conséquent
petit-fils de cet autre Paul Émile qui fut tué à la bataille de Cannes.
Il fut adopté par le fils du grand Scipion l'Africain, et nommé _Scipio
Æmilianus_; ce qui, selon la loi des adoptions, réunissait les noms des
deux familles. Il en soutint également l'honneur par toutes les grandes
qualités qui peuvent illustrer la robe et l'épée. Pendant tout le cours
de sa vie, dit un historien, on ne vit rien en lui que de louable:
actions, discours, sentiments[359]. Il se distingua particulièrement
(éloge bien rare maintenant dans les gens de guerre!) par un goût exquis
pour les belles-lettres et pour toutes sortes de sciences, et par
l'estime singulière qu'il faisait des personnes lettrées et savantes.
Tout le monde sait qu'on lui attribuait les comédies de Térence, ouvrage
le plus achevé que Rome ait jamais produit pour l'élégance et la
finesse[360]. On dit à sa louange que personne ne savait mieux que lui
entremêler le repos et l'action, ni mettre à profit avec plus de
délicatesse et de goût les vides que lui laissaient les affaires.
Partagé entre les armes et les livres, entre les travaux militaires du
camp et les occupations paisibles du cabinet, ou il exerçait son corps
par les fatigues de la guerre, ou il cultivait son esprit par l'étude
des sciences. Il montra par là que rien n'est plus capable de faire
honneur à un homme de qualité, dans quelque profession qu'il se trouve,
que les belles connaissances. Cicéron[361] dit de lui qu'il avait
toujours entre les mains les ouvrages de Xénophon, si pleins
d'instructions solides, soit pour la guerre, soit pour la politique.

[Note 359: «P. Scipio Æmilianus, vir avitis P. Africani paternisque
L. Pauli virtutibus simillimus, omnibus belli ac togæ dotibus,
ingeniique ac studiorum eminentissimus seculi sui, qui nihil in vita
nisi laudandum aut fecit, aut dixit, ac sensit.» (VELL. PATERC. lib. 1,
cap. 12.)]

[Note 360: «Neque enim quisquam hoc Scipione elegantiùs intervalla
negotiorum otio dispunxit; semperque aut belli aut pacis serviit
artibus, semper inter arma ac studia versatus, aut corpus periculis, aut
animum disciplinis exercuit.» (Ibid. cap. 13.)]

[Note 361: «Africanus semper socraticum Xenophontem in manibus
habebat.» (TUSC. _Quæst._ lib. 2, n. 62.)]

[Marge: Plut. invit. Æmil. Paul.] Ce goût exquis pour les belles-lettres
et pour les sciences était le fruit de l'excellente éducation que Paul
Émile avait donnée à ses enfants. Il les avait fait instruire par les
plus habiles maîtres en tout genre, n'épargnant pour cela aucune
dépense, quoiqu'il n'eût qu'un bien très-médiocre; et il assistait à
tous leurs exercices autant que les affaires publiques le lui
permettaient, voulant par là devenir lui-même leur premier maître.

[Marge: Excerpt. e Polyb. p. 147-163.] L'union intime de notre Scipion
avec Polybe acheva de perfectionner en lui les rares qualités qu'un
heureux naturel et une excellente éducation y faisaient déjà admirer.
Polybe, avec un grand nombre d'Achéens qui étaient devenus suspects aux
Romains pendant la guerre de Persée, était retenu à Rome, où son mérite
le fit bientôt connaître et rechercher par les personnes de la ville les
plus distinguées. Scipion, âgé à peine de dix-huit ans, se livra tout
entier à lui, et regarda comme le plus grand bonheur de sa vie de
pouvoir être formé par un tel maître, dont il préférait l'entretien à
tous les vains amusements qui ont ordinairement tant d'attrait pour les
jeunes gens.

Polybe commença par lui inspirer une aversion extrême pour ces plaisirs
également dangereux et honteux auxquels s'abandonnait la jeunesse
romaine, déjà presque généralement déréglée et corrompue par le luxe et
la licence que les richesses et les nouvelles conquêtes avaient
introduits à Rome. Scipion, pendant les cinq premières années qu'il fut
à une si excellente école, sut bien profiter des leçons qu'il y
recevait; et, se mettant au-dessus des railleries et du mauvais exemple
des jeunes gens de son âge, il fut regardé dès-lors dans toute la ville
comme un modèle de retenue et de sagesse.

De là il fut aisé de le faire passer à la générosité, au noble
désintéressement, au bel usage des richesses, vertus si nécessaires aux
personnes d'une grande naissance, et que Scipion porta à un suprême
degré, comme on le peut voir par quelques faits que Polybe en rapporte,
qui sont bien dignes d'admiration.

[Marge: Polyb. 32, c. xii, seq.] [362]Émilie, femme du premier Scipion
l'Africain, et mère de celui qui avait adopté le Scipion dont parle ici
Polybe, avait laissé à ce dernier, en mourant, une riche succession.
Cette dame, outre les diamants, les pierreries, et les autres bijoux qui
composent la parure des personnes de son rang, avait une grande quantité
de vases d'or et d'argent destinés pour les sacrifices, un train
magnifique, des chars, des équipages, un nombre considérable d'esclaves
de l'un et de l'autre sexe; le tout proportionné à l'opulence de la
maison où elle était entrée. Quand elle fut morte, Scipion abandonna
tout ce riche appareil à sa mère Papiria, qui, ayant été répudiée, il y
avait déjà quelque temps, par Paul Émile, et n'ayant pas de quoi
soutenir la splendeur de sa naissance, menait une vie obscure, et ne
paraissait plus dans les assemblées ni dans les cérémonies publiques.
Quand on l'y vit reparaître avec cet éclat, une si magnifique libéralité
fit beaucoup d'honneur à Scipion, surtout parmi les dames, qui ne s'en
turent pas, et dans une ville où, dit Polybe, on ne se dépouillait pas
volontiers de son bien.

[Note 362: Elle était sœur de Paul Émile, père du second Scipion
l'Africain.]

Il ne se fit pas moins admirer dans une autre occasion. Il était obligé,
en conséquence de la succession qui lui était échue par la mort de sa
grand'mère, de payer, en trois termes différents, aux deux filles de
Scipion son grand-père adoptif, la moitié de leur dot, qui montait à
cinquante mille écus[363]. A l'échéance du premier terme, Scipion fit
remettre entre les mains du banquier la somme entière. Tibérius Gracchus
et Scipion Nasica, qui avaient épousé ces deux sœurs, croyant que
Scipion s'était trompé, allèrent le trouver, et lui représentèrent que
les lois lui laissaient l'espace de trois ans pour fournir cette somme
en trois différents paiements. Le jeune Scipion répondit qu'il
n'ignorait pas la disposition des lois, qu'on en pouvait suivre la
rigueur avec des étrangers, mais qu'avec des proches et des amis il
convenait d'en user avec plus de simplicité et de noblesse; et il les
pria d'agréer que la somme entière leur fût payée. Ils s'en retournèrent
pleins d'admiration pour la générosité de leur parent, et[364] se
reprochant à eux-mêmes la bassesse de leurs sentiments par rapport à
l'intérêt, quoiqu'ils fussent les premiers de la ville et les plus
estimés. Cette libéralité leur paraissait d'autant plus admirable, dit
Polybe, qu'à Rome, loin de vouloir payer cinquante mille écus avant
l'échéance du terme, personne n'aurait voulu en payer mille avant le
jour préfix.

[Note 363: Il y a dans Polybe (XXXII, c. 13, § 10) 50 talents; ce
qui doit s'entendre en cet endroit de 50 fois 6000 deniers romains, ou
de 300,000 deniers, valant alors 245,500 francs.--L.]

[Note 364: Κατεγνωκότες τῆς αὐτῶν [forte αὑτῶν] μικρολογίας
mikrologias. [POLYB. XXXII, c. 13, 16.]]

Ce fut par le même esprit que, deux ans après, Paul Émile son beau-père
étant mort, il céda à son frère Fabius, qui était moins riche que lui,
la part qu'il avait dans la succession de leur père, laquelle montait à
plus de soixante mille écus[365], afin de corriger ainsi l'inégalité de
biens qui se trouvait entre les deux frères.

Ce même frère ayant dessein de donner un spectacle de gladiateurs après
la mort de son père, pour honorer sa mémoire, comme c'était alors la
coutume, et ne pouvant pas facilement soutenir cette dépense, qui allait
fort loin, Scipion donna quinze mille écus[366] pour en supporter du
moins la moitié.

[Note 365: Dans Polybe, 60 talents ou 360,000 deniers ou 294,000
francs.--L.]

[Note 366: 15 talents ou 73,500 francs.--L.]

Les présents magnifiques, que Scipion avait faits à sa mère Papiria, lui
revenaient de plein droit après sa mort; et ses sœurs, selon l'usage de
ce temps, n'y pouvaient rien prétendre; mais il aurait cru se déshonorer
et rétracter ses dons, s'il les avait repris. Il laissa donc à ses sœurs
tout ce qu'il avait donné à leur mère, ce qui montait à une somme fort
considérable, et il s'attira de nouveaux applaudissements par cette
nouvelle preuve qu'il donna de sa grandeur d'ame et de sa tendre amitié
pour sa famille.

Ces différentes largesses, qui, réunies ensemble, montaient à de
très-grandes sommes, tiraient, ce semble, un nouveau prix de l'âge où il
les faisait, car il était très-jeune, et encore plus des circonstances
du temps où il plaçait ses dons, et des manières gracieuses et
obligeantes dont il savait les assaisonner.

Les faits que je viens de citer sont si éloignés de nos mœurs, qu'il y
aurait lieu de craindre qu'on ne les regardât comme une exagération
outrée d'un historien prévenu en faveur de son héros, si l'on ne savait
que le caractère dominant de Polybe, qui les rapporte, était un grand
amour de la vérité et un extrême éloignement de toute flatterie. Dans
l'endroit même d'où j'ai tiré ce récit, il a cru devoir prendre quelques
précautions par rapport à ce qu'il dit des actions vertueuses et des
rares qualités de Scipion: il fait observer que, ses écrits devant être
lus par les Romains, qui étaient parfaitement instruits de tout ce qui
regarde ce grand homme, il ne manquerait pas d'être démenti par eux s'il
osait avancer quelque chose qui fût contraire à la vérité; affront
auquel il n'est pas vraisemblable qu'un auteur qui a quelque soin de sa
réputation voulût s'exposer gratuitement.

Nous avons déjà remarqué que Scipion n'avait pris aucune part aux
dérèglements et aux débauches qui régnaient alors presque généralement
parmi la jeunesse romaine. Il fut avantageusement dédommagé et
récompensé de cette privation volontaire des plaisirs, par la santé
ferme et vigoureuse qu'elle lui procura pour tout le reste de sa vie,
qui le mit en état de goûter des plaisirs bien plus purs, et de faire
ces grandes actions qui lui acquirent tant de gloire.

Les exercices de la chasse, auxquels il se plaisait extrêmement,
contribuèrent aussi beaucoup à rendre son corps robuste, et capable de
soutenir les plus rudes fatigues. La Macédoine, où il suivit son père,
lui fournit abondamment de quoi satisfaire son inclination, parce que la
chasse, qui y faisait le divertissement ordinaire des rois, ayant été
suspendue depuis quelques années à cause de la guerre, il y trouva une
quantité incroyable de gibier de toute espèce. Paul Émile, attentif à
procurer à son fils d'honnêtes plaisirs, pour le dégoûter et le
détourner de ceux que la raison lui interdisait, lui laissa goûter avec
une pleine liberté celui de la chasse pendant tout le temps que les
troupes romaines demeurèrent dans le pays, depuis la victoire qu'il
avait remportée sur Persée. Le jeune homme employa son loisir à cet
exercice si convenable à son âge et à son inclination, et il n'eut pas
moins de succès dans cette guerre innocente qu'il déclara aux bêtes de
Macédoine, que son père en avait eu dans celle qu'il avait faite contre
les habitants de ce pays.

C'est au retour de ce voyage que Scipion trouva Polybe à Rome, et lia
avec lui cette étroite amitié qui devint si utile à ce jeune Romain, et
qui ne lui a guère moins fait d'honneur dans la postérité que toutes ses
conquêtes. Il paraît que Polybe demeurait et mangeait avec les deux
frères. Un jour que Scipion se trouva seul avec lui, il lui ouvrit son
cœur avec une pleine effusion, et se plaignit, mais d'une manière douce
et tendre[367], de ce que Polybe, dans les conversations qu'on avait à
table, adressait toujours la parole à son frère Fabius et jamais à lui.
«Je sens bien, lui dit-il, que cette indifférence vient de la pensée où
vous êtes, comme tous nos citoyens, que je suis un jeune homme
inappliqué, et qui n'ai rien du goût qui règne aujourd'hui dans Rome,
parce qu'on ne voit pas que je m'attache aux exercices du barreau, et
que je m'applique au talent de la parole. Mais comment le ferais-je? On
me dit perpétuellement que ce n'est point un orateur que l'on attend de
la maison des Scipions, mais un général d'armée. Je vous avoue,
pardonnez-moi la franchise avec laquelle je vous parle, que votre
indifférence pour moi me touche et m'afflige sensiblement.» Polybe,
surpris de ce discours, auquel il ne s'attendait point, le consola du
mieux qu'il put, et l'assura que, s'il adressait ordinairement la parole
à son frère, ce n'était point du tout faute d'estime pour lui, mais
uniquement parce que Fabius était l'aîné, et que d'ailleurs, sachant que
les deux frères pensaient de même, il avait cru que parler à l'un,
c'était parler à l'autre; qu'au reste, il s'offrait de tout son cœur à
son service, et qu'il pouvait disposer absolument de sa personne: que,
par rapport aux sciences, pour lesquelles il lui voyait beaucoup de
goût, il trouverait des secours suffisants dans ce grand nombre de
savants qui venaient tous les jours de Grèce à Rome; mais que, pour le
métier de la guerre, qui était proprement sa profession aussi-bien que
sa passion, il pourrait lui être de quelque utilité. Alors Scipion, lui
prenant les mains et les serrant avec les siennes: «Oh, dit-il, quand
verrai-je cet heureux jour où, libre de tout autre engagement et vivant
avec moi, vous voudrez bien vous appliquer à me former l'esprit et le
cœur! C'est alors que je me croirai digne de mes ancêtres.» Depuis ce
temps-là, Polybe, charmé et attendri de voir dans un jeune homme[368] de
si nobles sentiments, s'attacha particulièrement au jeune Scipion, qui
le respecta toujours dans la suite comme son propre père.

[Note 367: Polybe ajoute ce trait charmant, et en rougissant un peu:
καὶ τῷ χρώματι γενόμενος ἐνερευθής (POLYB. XXXII, c. 9, § 8.)--L.]

[Note 368: Il n'avait pas plus de 18 ans, dit Polybe (XXXII, c. 10,
§ 1).--L.]

La qualité d'historien n'était pas la seule que Scipion estimât dans
Polybe; il faisait bien plus de cas et d'usage de celles de grand
capitaine et de grand politique. Aussi il le consultait en tout, et ne
se conduisait que par ses avis, lors même qu'il fut à la tête des
troupes, concertant en secret avec lui toutes les opérations de la
campagne, tous les mouvements de l'armée, toutes les entreprises contre
l'ennemi, et toutes les [Marge: Pausan. in Arcad. l. 8 [c. 30] pag.
505.] mesures propres à les faire réussir. En un mot, l'opinion
constante était que ce Romain n'avait rien fait de bon dont il n'eût
l'obligation à Polybe, et qu'il ne faisait de fautes que lorsqu'il
agissait sans le consulter.

Je prie le lecteur de me pardonner cette longue digression, qui peut
paraître étrangère à mon sujet puisque je ne traite point de l'histoire
romaine, mais qui m'a paru si propre au dessein que je me propose en
général dans cet ouvrage, de former la jeunesse, que je n'ai pu
m'empêcher de l'insérer ici, quoique je sentisse bien que ce n'était pas
tout-à-fait sa place. En effet, on y voit de quelle importance est la
bonne éducation, et combien il est avantageux aux jeunes gens de se lier
de bonne heure avec des personnes de mérite; car ce furent là les
fondements de cette gloire et de cette réputation qui ont rendu le nom
de Scipion si illustre. Mais sur-tout quel exemple pour notre siècle, où
souvent les plus légers intérêts divisent les frères et les sœurs, et
troublent la paix des familles, que ce généreux désintéressement de
Scipion, à qui les sommes les plus considérables ne coûtaient rien quand
il s'agissait d'obliger ses proches! Ce bel endroit de Polybe m'avait
échappé, parce qu'il ne se trouve point dans l'édition _in-folio_ que
nous en avons. Sa place naturelle était le lieu où, traitant du goût de
la solide gloire, j'ai parlé du mépris et du noble usage que les anciens
faisaient de l'argent. J'ai cru ne pouvoir me dispenser de rendre ici
aux jeunes gens ce que j'avais lieu de me reprocher de leur avoir, en
quelque sorte, alors dérobé.

_Histoire de la famille et de la postérité de Masinissa._

J'ai promis, après que j'aurais achevé ce qui regarde la république de
Carthage, de revenir à la famille et à la postérité de Masinissa. Ce
point d'histoire fait une partie considérable de celle d'Afrique, et,
par cette raison, n'est pas tout-à-fait étranger à mon sujet.

[Marge: App. [Bell. pun.] p. 63. [c. 105.] Val. Max. lib. 5, cap. 2. AN.
M. 3857 ROM. 601.] Depuis que Masinissa, sous le premier Scipion, eut
embrassé le parti des Romains, il était toujours demeuré dans cette
honorable alliance avec un zèle et une fidélité qui ont peu d'exemples.
Se voyant près de mourir, il écrivit au proconsul d'Afrique, sous qui
servait alors le jeune Scipion, pour le prier de vouloir bien le lui
envoyer, ajoutant qu'il mourrait content s'il pouvait expirer entre ses
bras, après l'avoir rendu le dépositaire de ses dernières volontés.
Mais, sentant que sa fin approchait avant qu'il pût avoir cette
consolation, il fit venir sa femme et ses enfants, et leur dit qu'il ne
connaissait dans toute la terre que le seul peuple romain, et parmi ce
peuple, que la seule famille des Scipions; qu'il laissait en mourant un
pouvoir suprême à Scipion Émilien de disposer de ses biens et de
partager son royaume entre ses enfants; qu'il voulait que tout ce qu'il
aurait décidé fût exécuté ponctuellement, comme si lui-même l'avait
arrêté par son testament. Après leur avoir ainsi parlé, il mourut âgé de
plus de quatre-vingt-dix ans.

Ce prince, qui pendant sa jeunesse avait essuyé d'étranges malheurs,
s'étant vu dépouillé de son royaume, obligé de fuir de province en
province, et près mille fois de perdre la vie, soutenu, dit l'historien,
par la protection divine, n'eut plus jusqu'à sa mort qu'une [Marge: App.
p. 63.] suite continuelle de prospérités, qui ne fut interrompue par
aucun accident fâcheux. Non-seulement il recouvra son royaume, mais il y
ajouta celui de Syphax son ennemi; et, maître de tout le pays depuis la
Mauritanie jusqu'à Cyrène, il devint le prince le plus puissant de toute
l'Afrique. Il conserva jusqu'à la fin de sa vie une santé très-robuste,
qu'il dut sans doute et à l'extrême sobriété dont il usa toujours pour
le boire et le manger, et au soin qu'il eut de s'endurcir sans relâche
au travail et à la fatigue. Agé de quatre-vingt-dix ans, il faisait
encore tous les exercices d'un jeune homme, et se tenait à cheval sans
selle; et Polybe fait remarquer [Marge: An seni gerenda sit Resp. pag.
791.] (c'est Plutarque qui nous a conservé cette remarque) que, le
lendemain d'une grande victoire remportée contre les Carthaginois, on
l'avait trouvé devant sa tente faisant son repas d'un morceau de pain
bis.

Il laissa en mourant cinquante-quatre fils, dont trois seulement étaient
d'un mariage légitime; savoir, Micipsa, [Marge: App. p. 63. Val. Max.
lib. 5, cap. 2.] Gulussa et Mastanabal. Scipion partagea le royaume
entre ces trois derniers, et donna aux autres des revenus considérables;
mais bientôt après Micipsa demeura seul possesseur de ces vastes états
par la mort de ses deux frères. Il eut deux fils, Adherbal et Hiempsal;
et il fit élever avec eux dans son palais Jugurtha[369] son neveu, fils
de Mastanabal, et en prit autant de soin que de ses propres enfants. Ce
dernier avait des qualités excellentes, qui lui attirèrent une estime
générale. Bien fait de sa personne, beau de visage, plein d'esprit et de
sens, il ne donna point, comme c'est l'ordinaire des jeunes gens, dans
le luxe et le plaisir. Il s'exerçait avec ceux de son âge à la course, à
lancer le javelot, à monter à cheval; et, supérieur à tous, il savait
pourtant s'en faire aimer. La chasse était son unique plaisir, mais la
chasse contre les lions et d'autres bêtes féroces. Pour achever son
éloge, il excellait en tout, et parlait peu de lui-même: _plurimùm
facere, et minimùm ipse de se loqui_.

[Note 369: Toute l'histoire de Jugurtha est tirée de Salluste.]

Un mérite si éclatant et si généralement approuvé commença à donner de
l'inquiétude à Micipsa. Il se voyait âgé, et ses enfants fort jeunes.
[370]Il savait de quoi l'ambition est capable quand il s'agit d'un
trône; et qu'avec beaucoup moins de talents que n'en avait Jugurtha, il
est aisé de se laisser entraîner à une tentation si délicate, sur-tout
quand elle est aidée de circonstances si favorables. Afin d'éloigner un
compétiteur si dangereux pour ses enfants, il lui donna le commandement
des troupes qu'il envoyait au secours des Romains, occupés alors au
siège de Numance, sous la conduite de Scipion. Il se flattait que
Jugurtha, brave comme il était, pourrait bien s'engager mal à propos
dans quelque action périlleuse, et y laisser la vie; mais il se trompa.
[371]Ce jeune prince à un courage intrépide joignait un grand
sang-froid; et, ce qui est fort rare à cet âge, il était également
éloigné et d'une prévoyance timide et d'une hardiesse téméraire. Il
gagna dans cette campagne l'estime et l'amitié de toute l'armée. Scipion
le renvoya avec des lettres de recommandation pour son oncle, et des
témoignages fort avantageux, après lui avoir donné pourtant de sages
avis sur la conduite qu'il devait tenir; car, habile comme il était à
connaître les hommes, il avait apparemment entrevu dans ce jeune prince
une ambition dont il craignait les suites.

[Note 370: «Terrebat eum natura mortalium avida imperii, et præceps
ad explendum animi cupidinem: prætereà opportunitas suæ liberorumque
ætatis, quæ etiam mediocres viros spe prædæ transversos agit.» SALLUST.
[c. 6.]]

[Note 371: «Ac sanè, quod difficillimum imprimis est, et prælio
strenuus erat, et bonus consilio: quorum alterum ex providentia timorem,
alterum ex audacia temeritatem adferre plerumque solet.» [c. 7.]]

Micipsa, touché de tout le bien qu'on lui mandait de son neveu, changea
de disposition à son égard, et ne songea plus qu'à le gagner à force de
bienfaits. Il l'adopta, et par son testament le fit son héritier comme
ses deux autres enfants. Se voyant près de mourir, il les manda tous
trois ensemble, et les fit approcher de son lit. Là, en présence de
toute la cour, il fit souvenir Jugurtha de tout ce qu'il avait fait en
sa faveur, le conjurant au nom des dieux de défendre et de protéger
toujours ses enfants, qui, de proches qu'ils lui étaient par le sang,
étaient devenus ses frères par son bienfait. [372]Il lui représenta que
ce n'étaient point les armes ni les trésors qui faisaient la force d'un
royaume, mais les amis, qui ne s'acquièrent ni par les armes, ni par
l'or, mais par des services réels, et par une fidélité inviolable. Or
peut-on trouver de meilleurs amis que des frères? et quel fond peut
faire sur des étrangers quiconque devient ennemi de ses proches? Il
exhorta ses enfants à ménager avec grand soin et à respecter Jugurtha,
et à n'avoir d'autre dispute avec lui que pour tâcher de l'atteindre, et
même, s'il se pouvait, de le surpasser en mérite. Il finit en leur
recommandant à tous de demeurer fidèlement attachés au peuple romain, et
de le regarder toujours comme leur bienfaiteur, leur patron, leur
maître. Micipsa mourut peu de jours après.

[Note 372: «Non exercitus, neque thesauri, præsidia regni sunt,
verùm amici: quos neque armis cogere, neque auro parare queas; officio
et fide pariuntur. Quis autem amicior quàm frater fratri? aut quem
alienum fidum invenies, si tuis hostis fueris?» [c. 9.]]

[Marge: AN. M. 3887 ROM. 631.] Jugurtha ne se contraignit pas
long-temps. Il commença par se délivrer d'Hiempsal, qui lui avait parlé
avec beaucoup de liberté, et le fit égorger. Adherbal vit par-là ce
qu'il avait à craindre pour lui-même. [Marge: AN. M. 3888 ROM. 632.] La
Numidie se divise et prend parti entre les deux frères. On lève de part
et d'autre de nombreuses troupes. Adherbal, après avoir perdu la plupart
de ses places, est vaincu dans un combat, et obligé de se réfugier à
Rome. Jugurtha n'en est pas fort effrayé; il savait que presque tout y
était vénal. Il y envoie donc des députés, avec ordre de corrompre à
force de présents les principaux des sénateurs. Dans la première
audience qu'on leur donna, Adherbal exposa le malheureux état où il se
trouvait réduit, les injustices et les violences de Jugurtha, le meurtre
de son frère, la perte de presque toutes ses places, et il insista
principalement sur les derniers ordres que son père, en mourant, lui
avait donnés, de mettre uniquement sa confiance dans le peuple romain,
dont l'amitié serait pour lui et pour son royaume un appui plus ferme et
plus sûr que toutes les troupes et tous les trésors du monde. Son
discours fut long et pathétique. Les députés de Jugurtha répondirent en
peu de mots qu'Hiempsal avait été tué par les Numides à cause de sa
cruauté, qu'Adherbal avait été l'agresseur, et qu'après avoir été vaincu
il venait se plaindre de n'avoir pas fait tout le mal qu'il aurait
souhaité; que leur maître priait le sénat de juger de sa conduite en
Afrique par celle qu'il avait gardée à Numance, et de compter plus sur
ses actions que sur les accusations de ses ennemis. Ils avaient employé
en secret une éloquence plus efficace que celle des paroles; et elle eut
tout son effet. A l'exception d'un petit nombre de sénateurs qui
conservaient encore quelques sentiments d'honneur, et n'étaient pas
vendus à l'injustice, tout le reste pencha du côté de Jugurtha. Il fut
résolu qu'on enverrait sur les lieux des commissaires pour partager
également les provinces entre les deux frères. On peut bien juger que
Jugurtha n'épargna pas l'argent. Le partage fut fait entièrement à son
avantage, en gardant néanmoins quelque apparence d'équité.

Ce premier succès enfla son courage et augmenta sa hardiesse. Il attaque
son frère à force ouverte; et, pendant que celui-ci s'amuse à envoyer
vers les Romains, il enlève plusieurs de ses places, pousse toujours ses
conquêtes, et, après le gain d'une bataille, l'assiége lui-même dans
Cirta, capitale de son royaume. Cependant surviennent des députés de
Rome, avec ordre de déclarer aux deux princes, de la part du sénat et du
peuple, qu'ils aient à mettre bas les armes et à faire cesser toute
hostilité. Jugurtha, après avoir protesté de son profond respect et de
sa parfaite soumission pour les ordres du peuple romain, ajouta qu'il ne
croyait pas que son intention fût de l'empêcher de défendre sa propre
vie contre les embûches de son frère: qu'au reste, il enverrait au plus
tôt à Rome pour informer le sénat de sa conduite. Par cette réponse
vague, il éluda les ordres du sénat, et ne laissa pas même aux députés
la liberté d'aller trouver Adherbal.

Quelque serré qu'il fût dans la place, il trouva le moyen d'écrire à
Rome pour implorer le secours du peuple romain contre un frère qui le
tenait assiégé depuis cinq mois, et qui en voulait à sa vie. Quelques
sénateurs étaient d'avis que, sans perdre de temps, on déclarât la
guerre à Jugurtha; mais son crédit l'emporta encore, et l'on se contenta
d'ordonner une députation composée de sénateurs de grand poids, du
nombre desquels était Émilius Scaurus, homme puissant dans la noblesse,
factieux, et qui cachait de grands vices sous une apparence de probité.
Jugurtha fut d'abord effrayé, mais il sut éluder aussi leur demande, et
les renvoya sans rien conclure. Alors Adherbal, n'ayant plus aucune
ressource, se rendit, à condition qu'il aurait la vie sauve; mais il fut
égorgé sur-le-champ, et un grand nombre de Numides avec lui.

Malgré l'horreur que cette nouvelle excita à Rome, l'argent de Jugurtha
lui fit encore trouver des défenseurs dans le sénat. Mais C. Memmius,
tribun du peuple, homme vif et ennemi de la noblesse, engagea le peuple
à ne pas souffrir qu'un crime si horrible demeurât impuni. La guerre fut
donc déclarée à Jugurtha. [Marge: AN. M. 3894 ROM. 638. AV. J. C. 110.]
Le consul Calpurnius Bestia en fut chargé.[373] Il avait d'excellentes
qualités; mais elles étaient gâtées et rendues inutiles par son avarice.
Scaurus partit avec lui. Ils emportèrent d'abord plusieurs places; mais
l'argent de Jugurtha arrêta ces conquêtes[374]; Scaurus même, qui
jusque-là avait paru fort vif contre ce prince, ne put résister à une
attaque si violente. On fit un traité. Jugurtha parut se rendre au
peuple romain. Trente éléphants, quelques chevaux, et une somme d'argent
fort médiocre, furent remis entre les mains du questeur.

[Note 373: «Multæ bonæque artes animi et corporis erant, quas omnes
avaritia præpediebat.» [c. 28.]]

[Note 374: «Magnitudine pecuniæ a bono honestoque in pravum
abstractus est.»]

L'indignation publique éclata pour-lors à Rome. Le tribun Memmius
échauffa les esprits par ses discours. Il fit nommer Cassius, qui était
préteur, pour aller trouver Jugurtha, et l'engager à venir à Rome sous
la garantie du peuple romain, afin qu'en sa présence on examinât qui
étaient ceux qui avaient reçu de l'argent. Il ne put se dispenser de s'y
rendre. Sa vue ranima la colère du peuple; mais un tribun, corrompu à
force de présents, traîna l'assemblée en longueur, et enfin la dissipa.
Un prince numide, petit-fils de Masinissa, qui se nommait Massiva, et
était pour-lors à Rome, fut conseillé de demander le royaume de
Jugurtha. Celui-ci le sut, et le fit égorger au milieu de Rome. Le
meurtrier fut arrêté, et mis entre les mains de la justice; et Jugurtha
eut ordre de se retirer de l'Italie. Ce fut pour-lors que, sortant de la
ville, et tournant plusieurs fois ses regards de ce côté-là, il dit
«[375]que Rome n'attendait pour se vendre qu'un acheteur, et qu'elle
périrait s'il s'en trouvait un.»

[Note 375: «Postquam Romà egressus est, fertur sæpè tacitus eò
respiciens, postremò dixisse, _Urbem venalem et maturè perituram, si
emptorem invenerit_.» [c. 35.]]

La guerre recommence donc de nouveau. Elle réussit fort mal, d'abord par
la nonchalance, et peut-être par la connivence du consul Albinus; puis,
lorsqu'il fut retourné à Rome pour y tenir les assemblées, par
l'ignorance de son frère Aulus, qui, ayant engagé l'armée dans un défilé
d'où elle ne pouvait sortir, se rendit honteusement à l'ennemi, qui fit
passer les Romains sous le joug, et leur fit promettre qu'ils
sortiraient de Numidie dans l'espace de dix jours.

Il est aisé de juger comment une paix si ignominieuse, conclue sans
l'autorité du peuple, fut regardée à Rome. On n'y conçut de bonnes
espérances pour le succès de cette guerre, que lorsque le soin en fut
confié au consul L. Métellus.[376] A toutes les autres vertus d'un
excellent général il joignait un parfait désintéressement, qualité la
plus essentielle alors contre un ennemi tel que Jugurtha, qui jusque-là,
pour vaincre, avait moins employé l'épée que l'argent. Il trouva
Métellus invincible de ce côté-là comme de tout autre: il fallut donc
payer de sa personne et de son courage, au défaut de cette ressource qui
commença à lui manquer. Aussi fit-il des efforts extraordinaires; et
tout ce qu'on peut attendre de la bravoure, de l'habileté, de
l'attention d'un grand capitaine, à qui le désespoir fournit de
nouvelles forces et de nouvelles lumières, il l'employa dans cette
campagne, mais toujours sans succès, parce qu'il avait affaire à un
consul à qui il n'échappait aucune faute, et qui ne manquait aucune
occasion de prendre avantage sur son ennemi.

[Note 376: «In Numidiam proficiscitur, magnâ spe civium, quum
propter artes bonas, tùm maximè quòd adversùm divitias invictum animum
gerebat.» [c. 43.]]

La grande peine de Jugurtha fut de se mettre à couvert du côté des
traîtres: Depuis qu'il eut su que Bomilcar, en qui il avait une entière
confiance, avait songé à attenter sur sa vie, il n'eut plus un moment de
repos. Il ne trouvait nulle part de sûreté; le jour, la nuit, le
citoyen, l'étranger, tout lui était suspect, tout le faisait trembler;
il ne prenait le sommeil qu'à la dérobée, changeant même souvent de lit
sans garder les bienséances de son rang: quelquefois, s'éveillant en
sursaut, il prenait des armes et jetait de grands cris, tant la crainte
le troublait et l'agitait comme un forcené.

Marius servait en qualité de lieutenant sous Métellus. Dévoré
d'ambition, il travailla d'abord secrètement à le décrier dans l'esprit
des soldats: et, devenu bientôt l'ennemi déclaré et le calomniateur de
son général, il vint à bout, par ces voies indignes, de le supplanter et
de se faire nommer en sa place pour terminer la guerre contre
Jugurtha.[377] Quelque force d'ame qu'eût d'ailleurs Métellus, il fut
abattu par ce coup imprévu, qui lui arracha des larmes et des discours
peu dignes d'un grand homme comme lui. Il y avait en effet dans le
procédé de Marius une noirceur affreuse, qui montre clairement ce que
c'est que l'ambition, et comment elle est capable d'étouffer dans
quiconque s'y livre tout sentiment d'honneur et de probité. Métellus,
ayant pris soin d'éviter la rencontre d'un successeur dont la seule vue
aurait été pour lui un cruel tourment, arriva à Rome, où il fut reçu
avec un applaudissement général.[Marge: AN. M. 3898 ROM. 642.] L'honneur
du triomphe lui fut accordé, et il prit le surnom de _Numidicus_.

[Note 377: «Quibus rebus supra bonum atque honestum perculsus, neque
lacrymas tenere, neque moderari linguam: vir egregius in aliis artibus,
nimis molliter ægritudinem pati.» [c. 81.]]

J'ai cru devoir réserver pour l'histoire romaine le détail des actions
particulières qui se sont passées en Afrique sous Métellus et sous
Marius, dont Salluste nous a laissé un récit fort circonstancié dans son
admirable histoire de Jugurtha. Je me hâte de venir à la fin de cette
guerre.

Jugurtha, dans la déroute de ses affaires, avait eu recours à Bocchus,
roi des Maures, dont il avait épousé la fille. La Mauritanie est un pays
qui s'étend depuis la Numidie jusque par-delà les bords de la mer qui
répondent à l'Espagne. A peine le nom du peuple romain y était-il connu;
et cette nation, de son côté, était absolument inconnue aussi aux
Romains. Jugurtha fit entendre à son beau-père que, s'il laissait
subjuguer la Numidie, son pays aurait sans doute le même sort, d'autant
plus que les Romains, ennemis déclarés de la royauté, semblaient avoir
juré la ruine de tous les trônes. Il engagea donc Bocchus à entrer en
ligue avec lui contre eux, et il en reçut à différentes reprises des
secours fort considérables.

Cette liaison qui, de part et d'autre, n'était fondée que sur l'intérêt,
n'avait jamais été bien ferme entre eux. Une dernière défaite de
Jugurtha acheva d'en rompre tous les nœuds. Bocchus conçut le noir
dessein de livrer son gendre aux Romains. Dans cette vue, il avait écrit
à Marius de lui envoyer un homme de confiance. Sylla lui parut fort
propre pour cette négociation. C'était un jeune officier d'un rare
mérite, qui servait sous lui en qualité de questeur. Il ne craignit
point de se mettre à la discrétion du barbare, et il y alla. Quand il
fut arrivé, Bocchus, qui, selon le génie de la nation, ne se piquait pas
beaucoup de fidélité, et qui de moment à autre changeait de dessein,
délibère s'il ne le livrerait pas lui-même à Jugurtha. Il demeura
long-temps dans cette incertitude, combattu en lui-même par des pensées
toutes contraires; et le changement subit qu'on voyait sur son visage,
dans son air, dans tout son maintien, marquait assez ce qui se passait
dans son esprit. Enfin, revenant à son premier dessein, il fit ses
conditions avec Sylla, et lui remit entre les mains Jugurtha, qui fut
conduit aussitôt à Marius.

[Marge: Plut. in vit. Marii. [c. 10]] [378]Sylla, dit Plutarque, se
conduisit dans cette occasion en jeune homme avide et altéré de gloire,
dont il commençait tout récemment à goûter la douceur. Au lieu
d'attribuer à son général l'honneur de cet événement, comme son devoir
l'y obligeait, et comme ce doit être une règle inviolable, il s'en
réserva la plus grande partie, et fit faire un anneau qu'il portait
toujours, où il était représenté recevant Jugurtha des mains de Bocchus,
et il affecta dans la suite de s'en servir toujours pour son cachet.
Marius, piqué jusqu'au vif de cette espèce d'insulte, ne la lui pardonna
jamais. Et ce fut là l'origine et la semence de cette haine implacable
qui éclata depuis entre ces deux Romains, et qui coûta tant de sang à la
république.

[Note 378: Οἷα νέος φιλότιμος, ἄρτι δόξης γεγευμένος, οủκ ἤνεγκε
μετρίως τὸ εὐτύχημα. (PLUT. Præcept. reip. ger. p. 806.)]

[Marge: Plut. ibid. AN. M. 3901 ROM. 645. AV. J. C. 103.] Marius entra
en triomphe dans Rome, faisant voir aux Romains un spectacle qu'ils
avaient de la peine à croire, même en le voyant, Jugurtha captif: cet
ennemi redoutable, pendant la vie duquel on n'avait osé espérer de voir
la fin de cette guerre, tant son courage était mêlé de ruses et de
finesses, et son génie fertile en nouvelles ressources au milieu des
malheurs les plus désespérés. On dit que dans la marche du triomphe il
perdit l'esprit, qu'après la cérémonie il fut mené en prison, et que les
sergents, se hâtant d'avoir sa dépouille, lui déchirèrent toute sa robe,
et lui arrachèrent les deux bouts des oreilles pour avoir les pendants
qu'il y portait. En cet état, il fut jeté tout nu et plein d'effroi dans
une fosse profonde, où il passa six jours entiers à lutter contre la
faim et contre la crainte de la mort, ayant toujours conservé jusqu'au
dernier soupir un désir ardent de la vie: digne fin, ajoute Plutarque,
digne récompense de ses forfaits, s'étant toujours cru tout permis pour
assouvir son ambition, ingratitude, perfidie, noires trahisons, cruautés
sanglantes et barbares.

Juba, roi de Mauritanie, a fait trop d'honneur aux lettres et aux
sciences pour être entièrement omis dans l'histoire de la famille de
Masinissa, dont son père, nommé aussi Juba, était arrière-petit-fils, et
petit-fils de Gulussa. Juba le père se signala dans la guerre, entre
César et Pompée par son attachement inviolable au parti du dernier. Il
se donna la mort après la bataille [Marge: AN. M. 3959 ROM. 703.] de
Thapse, où ses troupes et celles de Scipion furent entièrement défaites.
Juba son fils, encore enfant, fut livré au vainqueur, qui en fit un des
principaux ornements de son triomphe. Il paraît qu'on prit grand soin de
son éducation à Rome, où il acquit des lumières qui dans la suite
l'égalèrent aux plus savants hommes qu'ait jamais eus la Grèce. Il ne
quitta le séjour de cette ville que pour aller prendre possession des
états de son père. Auguste les lui rendit lorsque, par la mort [Marge:
AN. M. 3974 ROM. 719. AV. J. C. 30.] d'Antoine, il se vit le maître
absolu de disposer des provinces de l'empire. Juba, par la douceur de
son règne, gagna le cœur de tous ses sujets. Sensibles à ses bienfaits,
ils le mirent au nombre de leurs dieux. Pausanias [Marge: [Pausan.
Attic. c. 17.]] parle d'une statue que les Athéniens lui avaient érigée.
Il était bien juste qu'une ville de tout temps consacrée aux Muses
donnât des marques publiques de son estime à un roi qui tenait un rang
illustre parmi les savants. Suidas[379] attribue à ce prince plusieurs
ouvrages, dont aujourd'hui il ne nous reste que des fragments. Il avait
écrit[380] de l'histoire d'Arabie, des antiquités d'Assyrie, des
antiquités romaines, de l'histoire des théâtres, de celle de la peinture
et des peintres, de la nature et des propriétés de différents animaux,
de la grammaire, et d'autres matières semblables[381], dont on peut voir
le dénombrement dans la petite dissertation de M. l'abbé Sevin sur la
vie et sur les ouvrages de Juba le jeune, d'où j'ai tiré le peu que j'en
ai dit ici.

[Note 379: In voce Ἰόβας.]

[Note 380: Tom. IV des Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, p.
457.]

[Note 381: Il ne faut pas oublier ses Commentaires sur l'Afrique,
tirés principalement des livres carthaginois. (AMM. MARCELL. XII, c.
15.)

Ajoutons, comme un fait important, que ce prince, s'occupant avec ardeur
des progrès de la géographie, avait fait reconnaître par ses vaisseaux
les îles _Fortunées_, actuellement les îles _Canaries_.--L.]


                FIN DU TOME PREMIER DE L'HISTOIRE ANCIENNE.



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                          TABLE DES MATIÈRES
                              CONTENUES
                         DANS LE TOME PREMIER.

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                                                                 Pages.
     Avertissement de l'auteur des observations et
     éclaircissements historiques joints à cette édition.             V
     Éloge de Rollin, par M. Saint-Albin Berville.                 XIII
     Épitre dédicatoire.                                         XXXVII

     PRÉFACE.

     § I. Utilité de l'Histoire profane, sur-tout par rapport à
     la religion.                                                 XLIII
     § II. Observations particulières sur cet ouvrage.             LXVI
     Avertissements de l'auteur répandus dans l'in-12, en
     différents tomes, et réunis ici tous ensemble.              LXXVII
     Édition des principaux auteurs grecs cités dans l'Hist.
     ancienne.                                                    XCVII

     AVANT-PROPOS.

     Origine et progrès de l'établissement des royaumes.              1

     LIVRE PREMIER.

     HISTOIRE ANCIENNE DES ÉGYPTIENS.

     PREMIÈRE PARTIE.

     Description de l'Égypte, et de ce qui s'y trouve de plus
     remarquable.                                                     7

     CHAPITRE PREMIER.

     Thébaïde.                                                        9

     CHAPITRE II.

     Égypte du milieu ou Heptanome.                                  11
         § I. Obélisques.                                            13
         § II. Pyramides.                                            15
         § III. Labyrinthe.                                          20
         § IV. Lac de Mœris.                                         21
         § V. Débordement du Nil.                                    24

     1. Sources du Nil.                                              25
     2. Cataractes du Nil.                                           26
     3. Causes du débordement.                                       28
     4. Temps et durée du débordement.                               29
     5. Mesure du débordement.                                       31
     6. Canaux du Nil. Pompes. P.                                    33
     7. Fécondité causée par le Nil.                                 35
     8. Double spectacle causé par le Nil.                           38
     9. Canal de communication entre les deux mers par le Nil.       39

     CHAPITRE III.

     Basse Égypte.                                                   41

     SECONDE PARTIE.

     Des mœurs et coutumes des Égyptiens.                            49

     CHAPITRE PREMIER.

     De ce qui regarde les rois et le gouvernement.                  50

     CHAPITRE II.

     Des prêtres et de la religion des Égyptiens.                    57
     § I. Culte de différentes divinités.                            60
     § II. Cérémonies des funérailles.                               68

     CHAPITRE III.

     Des soldats et de la guerre.                                    72

     CHAPITRE IV.

     De ce qui regarde les sciences et les arts.                     75

     CHAPITRE V.

     Des laboureurs, des pasteurs, des artisans.                     79

     CHAPITRE VI.

     De la fécondité de l'Égypte.                                    84

     TROISIÈME PARTIE.

     Histoire des rois d'Égypte.                                     92
     Rois d'Égypte.                                                  95

     LIVRE SECOND.

     HISTOIRE DES CARTHAGINOIS.

     PREMIÈRE PARTIE.

     Caractère, mœurs, religion et gouvernement des
     Carthaginois.                                                  141

     § I. Carthage formée sur le modèle de Tyr, dont elle était
     une colonie.                                                   141
     § II. Religion des Carthaginois.                               143
     § III. Forme du gouvernement de Carthage.                      150

     Suffètes.                                                      151
     Le sénat.                                                      152
     Le peuple.                                                     154
     Le tribunal des cent.                                          154
     Défauts du gouvernement de Carthage.                           156

     § IV. Commerce de Carthage. Première source de ses richesses
     et de sa puissance.                                            159
     § V. Mines d'Espagne. Seconde source des richesses et de la
     puissance de Carthage.                                         161
     § VI. La guerre.                                               163
     § VII. Les sciences et les arts.                               168
     § VIII. Caractère, mœurs, qualités des Carthaginois.           172

     SECONDE PARTIE.

     Histoire des Carthaginois.                                     176

     CHAPITRE PREMIER.

     Fondation de Carthage et ses accroissements jusqu'à la
     première guerre punique.                                       176
     Conquêtes des Carthaginois en Afrique.                         181
     Conquêtes des Carthaginois en Sardaigne, etc.                  182
     Conquêtes des Carthaginois en Espagne.                         183
     Conquêtes des Carthaginois en Sicile.                          187

     CHAPITRE II.

     Histoire de Carthage, depuis la première guerre punique
     jusqu'à sa destruction.                                        226
     Article I. Première guerre punique.                            227
     Art. II. Guerre de Libye, ou contre les mercenaires.           254
     Art. III. Seconde guerre punique.                              269
     Causes éloignées et prochaines de la seconde guerre punique.   270
     Déclaration de la guerre.                                      278
     Commencement de la seconde guerre punique.                     280
     Passage du Rhône.                                              282
     Marche qui suivit le passage du Rhône.                         284
     Passage des Alpes.                                             288
     Entrée dans l'Italie.                                          293
     Combat de cavalerie près du Tésin.                             294
     Bataille de la Trébie.                                         298
     Bataille de Trasimène.                                         304
     Conduite d'Annibal par rapport à Fabius.                       308
     État des affaires en Espagne.                                  314
     Bataille de Cannes.                                            315
     Quartier d'hiver passé à Capoue par Annibal.                   323
     Affaires d'Espagne et de Sardaigne.                            327
     Mauvais succès d'Annibal. Siéges de Capoue et de Rome.         328
     Défaite et mort des deux Scipions en Espagne.                  330
     Défaite et mort d'Asdrubal.                                    332
     Scipion se rend maître de toute l'Espagne. Il est nommé
     consul, et passe en Afrique. Annibal y est rappelé.            336
     Entrevue d'Annibal et de Scipion en Afrique suivie du combat.  341
     Paix conclue entre les Carthaginois et les Romains. Fin de la
     seconde guerre punique.                                        344
     Courte réflexion sur le gouvernement de Carthage au temps de
     la seconde guerre punique.                                     349
     Intervalle entre la seconde et la troisième guerre punique.    351
     § I. Suite de l'histoire d'Annibal.                            351
     Annibal entreprend et vient à bout de réformer à Carthage la
     justice et les finances.                                       352
     Retraite et mort d'Annibal.                                    355
     Éloge et caractère d'Annibal.                                  364
     § II. Différends entre les Carthaginois et Masinissa, roi
     de Numidie.                                                    369

     Art. IV. Troisième guerre punique.                             377
     Digression sur les mœurs et le caractère du second Scipion
     l'Africain.                                                    407
     Histoire de la famille et de la postérité de Masinissa.        416


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.





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